Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

79e année – No 24306

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

L’Époque – Supplément SUV en ville : la guerre est déclarée

Le tourisme face à la désertion de ses salariés

▶ En France, 250 000 pos- ▶ Travail le week-end ou ▶ Alors que s’organise la ▶ Déjà des patrons conver- ▶ D’autres tablent sur
tes ne sont toujours pas le soir, coupures entre saison estivale, Domini- tissent des CDD en CDI, l’arrivée de personnes
pourvus dans l’hôtellerie deux services, heures sup- que Marcel, président de inventent des primes en reconversion ayant
et la restauration, malgré plémentaires imposées, l’Alliance France Tourisme, de retour pour fidéliser déserté un autre secteur
une augmentation de 16 % les conditions d’emploi appelle le secteur à un les saisonniers et leur professionnel
des salaires en 2022 ne séduisent plus « choc d’attractivité » proposent des logements Page 9

Fin de vie Les doutes

de la convention citoyenne
« Polluants éternels »
La « ville Tefal »
À quelques semaines de la re- propre mort et l’existence de
mise de leur rapport au gouver- « douleurs réfractaires à tout trai-
nement, le 19 mars, les membres tement médical ».

et sa contamination
de la convention citoyenne sur la Ce vote massif du 19 février
fin de vie affinent leurs travaux, masque des divergences entre les
qu’ils veulent le plus nuancés cent quatre-vingt-trois membres
possible. Après vingt-sept jour- du collectif et occulte le regret
▶ « Le Monde » ▶ Reportage à nées de débats et l’audition de d’une partie des conventionnels
soixante experts, le groupe s’est d’avoir dû se prononcer sur les
a enquêté sur la Rumilly (Haute- prononcé à 75 % pour la légalisa- grandes lignes avant la version
stratégie du lobby Savoie), polluée par tion d’une « aide active à mou- définitive du texte. Ce travail de-
rir », s’appuyant sur « la liberté in- vrait servir de base à une évolu-
du plastique un composé chimi- dividuelle » de disposer du mo- tion du cadre légal de la fin de vie.
pour stopper cette que interdit mais ment et des conditions de sa Page 6
substitution sur longtemps utilisé
laquelle travaille comme antiadhésif
l’Union européenne Pag e s 1 4 -1 5
Géopolitique Politique
L’Alliance Dussopt, l’écorché
atlantique à de la réforme
l’épreuve du feu des retraites
L’engagement massif Le ministre du travail,
des Etats-Unis et le réveil qui doit encore défendre
de l’OTAN permettent le texte au Sénat,
aux Occidentaux de faire à partir du 28 février en
front uni en soutien commission, et du 1er mars
à l’Ukraine, même s’ils en session, ressort
n’ont pas la même percep- fragilisé des débats
tion des enjeux du conflit à l’Assemblée nationale
Plan d’eau de Rumilly dans lequel des traces de PFAS ont été retrouvées. Ici, le 10 février. BRUNO AMSELLEM/DIVERGENCE pour « le monde » Page s 16- 17 Pag e 8

Ariane Ascaride : « Actrice Covid-19 Culture KINOELEKTRON ET DULAC DISTRIBUTION PRÉSENTENT

La HAS limite le Les icônes d’hier

engagée ? Non, actrice citoyenne » vaccin aux seules
personnes à risque déboulonnées
Page 7
dans les amphis « UN PORTRAIT MAGNÉTIQUE »
LE MONDE
Ukraine Dans les écoles d’art,
Le patron de de cinéma et de théâtre,
des artistes tels Godard,
Wagner révèle Koltès ou Tchekhov
l’hécatombe russe sont « déconstruits »,
Page 4 accusés de sexisme
ou de postcolonialisme
Pag es 2 0 -21
Energie
Quand le solaire
gagne les toits Tunisie
des entreprises
Page 1 2
La dérive
autocratique
En 2021, à Paris. Léa Crespi/Pasco
1 de Kaïs Saïed
Figure emblématique des films à leurs frères ». Récompensée
de Robert Guédiguian, son com- en 1998 du César de la meilleure
éditor ial Vague d’arrestations
sans précédent, migrants
pagnon, Ariane Ascaride revient
pour Le Monde sur son enfance
actrice pour Marius et Jeannette,
la comédienne multiplie les pro-
Les impératifs désignés à la vindicte…
à Marseille, « dans une famille à
moitié d’origine italienne, à une
jets théâtraux et se vit toujours à
68 ans comme « une actrice ci-
de la transition la fuite en avant
époque où les filles, dans un milieu toyenne », que les injustices « met- agricole du régime entache
l’image du pays
populaire, étaient là pour aider tent de plus en plus en colère ». P age 29 et Dé ba ts p . 26 -27 MARS
leur mère, apporter le café au lit Page 2 5 Pag e 2
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
2|
Tunisie : la dérive autocratique
du président Kaïs Saïed
L’
étoile avait déjà bien
pâli mais, là, elle vire
au sombre et, demain
peut-être, à l’obscur.
Que reste-t-il de l’aura de la Tuni-
sie ? Que conserve-t-elle de son
prestige alors que chaque se-
maine apporte son lot d’arresta-
tions ou d’interpellations à carac-
tère politique ? De quel rayonne-
ment peut-elle se prévaloir après
que son président, Kaïs Saïed, a
jeté l’opprobre sur les immigrés
subsahariens en les associant, sur
un mode complotiste, à « un plan
criminel » visant à « métamorpho-
ser la composition démographi-
que de la Tunisie » ? L’heure est
aux pires inquiétudes quant à
la dérive nationale-populiste et
autoritaire de ce petit pays d’Afri-
que du Nord. Une certaine idée de
la Tunisie est en train de dépérir.
Non que les autocraties passées
de Habib Bourguiba (1956-1987) et
de Zine El-Abidine Ben Ali (1987-
2011) l’aient jamais franchement
distinguée des dictatures voisi-
nes. Pourtant, sous la chape de
plomb, avaient mûri des germes
de modernité politique, puisés
dans une longue tradition réfor-
miste, qui ont éclos en 2011 sous
les couleurs d’un printemps dé-
mocratique. Dépourvue de rente
pétrolière, la Tunisie se voyait gra-
tifiée d’une rente politique : son
statut d’avant-garde. Un chantier
pluraliste unique dans le monde
arabo-musulman, qui lui a valu
respect et même admiration sur
la scène internationale.
Or, ce crédit est aujourd’hui pul-
vérisé. Depuis le coup de force du
21 juillet 2021, à la faveur duquel
M. Saïed s’est arrogé les pleins
pouvoirs au nom d’un « péril im-
minent » jamais défini, le pays est
aspiré dans une régression politi-
que. Après avoir déconstruit bri-
que par brique l’édifice institu-
tionnel mis en place par la Consti-
tution semi-parlementaire de
2014, le dirigeant tunisien écha-
faude son propre modèle qui, der-
rière l’exaltation totémique du
« peuple », rétablit un hyperprési-
dentialisme aux airs de déjà-vu.
Une vague d’arrestations sans précédent
s’abat sur l’opposition, tandis que les migrants
sont désignés à la vindicte publique.
Le pouvoir accroît sa politique répressive
Ceux qui n’avaient pas senti
­ enir le danger, créditant de
v ganiser des « pénuries » pour « en-
­nobles intentions un président
« propre et intègre » résolu à guer-
royer contre la corruption, doi-
vent aujourd’hui se rendre à l’évi-
dence : le pouvoir de M. Saïed
prend un visage ouvertement
­répressif et rétrograde.
Depuis le 11 février, une vague
d’arrestations sans précédent
s’abat sur les milieux de l’opposi-
tion. Dernier en date, Jawhar Ben
Mbarek, 55 ans, a été interpellé
dans la nuit du 23 au 24 février.
­Figure de la gauche tunisienne,
ce spécialiste en droit constitu-
tionnel et ancien conseiller du
gouvernement, est aussi le lea-
der du mouvement « Citoyens
contre le coup d’Etat », et l’un des
principaux dirigeants du Front
de salut national, la coalition
de l’opposition qui a vu le jour
après que M. Saïed s’est ar-
rogé les pleins pouvoirs.
Adepte du conspirationnisme,
ce dernier accuse une dizaine de
prévenus (militants politiques,
hommes d’affaires, juges, avo-
cats, journalistes) de « complot
contre la sûreté intérieure et exté-
rieure de l’Etat », de « terrorisme »,
de fomenter un projet d’« assassi-
La classe
politique a péché
par légèreté,
en sous-estimant
la détermination
de Kaïs Saïed
à appliquer
son modèle
nat » contre sa personne ou d’or-
venimer la situation sociale ». A ce
jour, la justice n’a apporté aucun
commencement de preuve à ce
scénario rocambolesque. Le chef
de l’Etat tranche d’abord. A charge
pour les tribunaux de suivre.
Répertoire complotiste
L’épisode n’est en rien isolé. On ne
compte plus les voix critiques
convoquées devant un juge d’ins-
truction, en particulier en vertu
du décret-loi 54 de septembre
2022, qui, sous le couvert de lutter
contre des rumeurs et des fausses
nouvelles sur Internet potentiel-
lement attentatoires à la « sûreté
publique » et à la « défense natio-
nale », criminalise de plus en plus
l’expression d’opinions dissiden-
tes. Ce durcissement va de pair
avec la dénonciation rituelle des
« ennemis » et des « affameurs du
peuple », devenue un classique de
la rhétorique du chef de l’Etat.
Ses imprécations belliqueuses
­filent de douteuses métaphores
animalières et médicales. Les
« traîtres » à la Tunisie sont assimi-
lés à des « bêtes sauvages », à des
« hyènes », à des « vipères », à des
« microbes » ou des « virus politi-
ques ». Une autre est apparue. Le
21 février, Kaïs Saïed s’est ainsi ré-
féré aux Subsahariens présents en
­Tunisie en évoquant des « hordes
de migrants clandestins », source à
ses yeux « de violence, de crimes et
d’actes inacceptables », soit un vo-
cabulaire susceptible d’attiser de
périlleuses tensions raciales. Plus
inédit, il a projeté sur cette ques-
tion migratoire le répertoire com-
plotiste dont il est par ailleurs fa-
milier. A l’en croire, « certaines par-
ties [qu’il ne nomme pas] ont reçu
de grosses sommes d’argent après
2011 » pour faciliter des flux migra-
toires, avec pour « objectif non an-
noncé » de modifier la Tunisie en
« Etat africain n’ayant aucune ap-
partenance arabe et islamique ».
Comment en est-on arrivé là ?
M. Saïed, élu au palais de Carthage
en octobre 2019 avec une très
­confortable majorité de 73 % des
suffrages, est d’abord et avant
tout le produit d’un amer désen-
chantement à l’égard de la décen-
nie post-révolution. Face à la pro-
messe de justice sociale trahie, il
incarne alors l’espoir d’une re-
lance des idéaux de 2011, notam-
ment au sein de la jeunesse et des
régions déshéritées de la Tunisie
intérieure. Le plébiscite de
2019 n’est à ses yeux que la pre-
mière étape d’un plan à long
terme. Son but ultime n’est autre
que la refonte radicale du système
politique, un projet nourri aux
sources idéologiques d’un natio-
nalisme arabe mâtiné de con-
seillisme municipal.
Hostile à la démocratie repré-
sentative, l’enseignant en droit
constitutionnel qu’est Kaïs Saïed
a théorisé ce nouveau paradigme
– baptisé « construction démo­-
cratique par la base » – consistant
à « renverser le sablier » institu-
tionnel en ancrant la légiti-
mité au niveau local.
La classe politique tunisienne a
péché par légèreté en sous-esti-
mant la détermination de cet
« outsider » atypique propulsé à la
tête de l’Etat à appliquer son mo-
dèle. Le grand chambardement
étant impossible à réaliser dans
le cadre de la Constitution semi-
parlementaire de 2014, il a fallu
à M. Saïed renverser la table. Ce
qu’il a accompli en juillet 2021 en
instaurant un régime d’excep-
tion, servi par une gestion chaoti-
que de la crise due au Covid-19 qui
avait dressé la population contre
un système parlementaire dys-
fonctionnel. Malgré le fâcheux
symbole d’un char posté devant
l’Assemblée, M. Saïed est alors
­acclamé dans la rue comme un
sauveur providentiel, le nouveau
guide qui « nettoiera » le pays des
islamistes d’Ennahda (associés au
pouvoir post-2011) et des mafias
« volant le peuple ».
Une frange significative de
l’élite sociale tunisienne, aveuglée
par son hostilité à Ennahda – à qui
elle imputait toutes les turpitudes
de la Tunisie –, avait comme ac-
cordé un chèque en blanc au nou-
veau César pour éradiquer les
« Frères musulmans ». Le pari rele-
vait en fait du malentendu. Car
si Kaïs Saïed abhorre Ennahda,
c’est uniquement par hostilité
de principe à tout parti politique,
et non par opposition à l’isla-
misme. Cette idéologie lui est
même très familière, lui dont
la nouvelle Constitution de juillet
2022 énonce dans son arti-
cle 5 que « l’Etat devra veiller à ga-
rantir les objectifs de l’islam ».
Et la méprise s’est poursuivie
quand cette élite a pris toute la
mesure de l’aversion foncière de
Kaïs Saïed pour les classes domi-
nantes qui ont géré le pays depuis
l’indépendance, en 1956. Usant de
la menace de poursuites anti­-
corruption, il tient aujourd’hui
en respect ces puissants d’hier,
qui n’ont d’autre option que celle
de l’effacement.
Populisme vengeur
Autre acteur floué : l’Union géné-
rale tunisienne du travail. La cen-
trale syndicale, dont une branche
nationaliste arabe est proche de la
pensée de M. Saïed, n’a pas seule-
ment agréé le coup de force du
25 juillet 2021. Elle a aussi
­contribué à le légitimer en disqua-
lifiant les dix ans qui avaient
­précédé comme une « décennie
noire ». Elle découvre aujourd’hui
que les corps intermédiaires sont
en fait condamnés dans le modèle
absolutiste du président. Aussi
se rebiffe-t-elle, contrairement au
patronat, neutralisé. L’issue de
l’épreuve de force amorcée, autour
des libertés syndicales comme
d’un accord avec le Fonds moné-
taire international en préparation,
est toutefois loin d’être certaine.
Car la dynamique forgée autour
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Manifestation
contre le
président
tunisien,
Kaïs Saïed,
à l’occasion
de l’anniversaire
du soulèvement
de 2011, à Tunis,
le 14 janvier.
ZOUBEIR SOUISSI/REUTERS
Les « traîtres »
sont assimilés
à des « bêtes
sauvages »,
à des « hyènes »,
à des « vipères »
ou à des « virus
politiques »
de M. Saïed, qu’elle plaise ou non,
est plus solide qu’il y ­paraît. Ap-
puyée sur des forces ­sécuritaires
jusqu’à présent loyales, elle
s’adosse aussi à un soutien popu-
laire non négligeable. Les taux
d’abstention record aux récentes
élections (89 % aux ­législatives du
29 janvier) ne ­doivent pas faire il-
lusion. Ils expriment moins un re-
jet de M. Saïed que la disqualifica-
tion même de l’acte électoral.
Surtout, la haine de classe qui
cible les possédants d’hier est
­devenue à ce point répandue en
Tunisie que le populisme ven-
geur exalté par M. Saïed lui
­confère un crédit qu’il recharge
à chaque purge des présumés
« ennemis du peuple ». « Oui, nous
souffrons économiquement, mais
les mafias de l’ombre l’empêchent
de travailler », entend-on sou-
vent à travers le pays. La formule
vaut toutes les absolutions.
Enfin, le souverainisme ombra-
geux – hérité de sa formation na-
tionaliste arabe – brandi par le
chef d’Etat, fustigeant les « ingé-
rences » et les « diktats » de l’étran-
ger, rencontre un écho certain
auprès d’une population en proie,
comme ailleurs dans le monde,
aux crispations nationalistes et
encline à trouver des coupables
extérieurs à ses difficultés socia-
les grandissantes.
Aussi le vent n’a-t-il pas encore
tourné contre M. Saïed. Le mo-
ment viendra inévitablement,
quand il aura épuisé son stock de
boucs émissaires disponibles. Pa-
radoxalement, l’hyperprésiden­-
tialisme qu’il organise méthodi-
quement derrière la façade trom-
peuse d’une « construction démo-
cratique par la base » finira à
terme par le desservir, en mettant
à nu sa propre responsabilité. p
Frédéric Bobin
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 LES PORTES
BLINDÉES
QUI NE
LAISSENT
RIEN PASSER
 0123
4 | International Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

A Kiev, Zelensky célèbre « l’année de l’invincibilité »

Un an après l’invasion russe, le président ukrainien a prédit « la victoire » pour la seconde année de guerre

Reportage Le chef de l’Etat

Kiev - envoyé spécial
a reconnu que le

D
ans les commémora-
tions solennelles de-
sort de l’Ukraine
puis un an, il n’est ja- dépendait
mais question, à Kiev,
face à une menace russe demeu-
beaucoup de
rant vertigineuse en dépit des re- ses partenaires
vers de Moscou, de fragilité ou de
doute. Dans ces moments-là, il
étrangers
n’est question, en Ukraine, que de
résistance, de fierté, de détermi-
nation. Et de l’inéluctable victoire Le chef de l’Etat, Volodymyr
à venir. Ce vendredi 24 février, ­ elensky, a ouvert cette journée
Z
jour du premier anniversaire de commémorative, durant laquelle
l’invasion du pays par l’armée les Ukrainiens sont allés tant
russe, n’a pas échappé à ce qui est au cimetière rendre hommage à
devenu une règle de conduite. leurs morts qu’à des manifesta-
La présidence ukrainienne avait tions culturelles sur l’année de
choisi de célébrer ce qu’elle a bap- guerre, par un message vidéo à
tisé « l’année de l’invincibilité ». ses concitoyens. Il a promis
Souvent aux premières loges de qu’après « l’année de l’invincibi-
cet esprit de résistance, la poste lité », durant laquelle l’Ukraine a
ukrainienne a par exemple décidé vaillamment résisté aux assauts
d’émettre un nouveau timbre re- russes, la seconde année de
prenant une fresque dessinée par guerre serait celle de « la victoire
l’artiste britannique Banksy sur inévitable ».
un mur détruit de la ville de Boro- M. Zelensky a longuement évo-
dianka. L’œuvre représente un en- qué le 24 février 2022, « le plus long
fant (ukrainien) faisant une prise jour de nos vies, le plus dur de no-
de judo et mettant au tapis un tre histoire moderne ». « Nous
homme (russe) que l’on imagine nous sommes réveillés tôt et nous
volontiers être le président russe ne nous sommes pas rendormis
Vladimir Poutine, lui-même cein- depuis. Nous n’avons pas hissé le Présentation d’un timbre reproduisant un dessin de Banksy, au bureau de poste principal de Kiev, le 24 février. SERGEI SUPINSKY/AFP
ture noire de judo et qui s’est sou- drapeau blanc et avons défendu
vent mis en scène pratiquant cet notre drapeau bleu et jaune. Nous
art martial. Le timbre est orné n’avons pas été brisés, nous a promis « la victoire » pour l’avoir été du Tribunal pénal in- montrent des signes de « fati- au moins certains des points con-
des initiales « PTN PNK ! » pour, n’avons pas capitulé », a-t-il dit, re- « cette année » 2023. ternational pour l’ex-Yougoslavie, gue » dans leur soutien, selon lui sensuels de sa « formule pour la
en ukrainien, « Poutine, va te faire prenant lui aussi l’image symboli- Durant une conférence de qui a jugé les crimes de guerre du « à cause de problèmes économi- paix », mentionnant la sécurité
foutre ! ». Soit l’adaptation de la que des soldats de l’île aux Ser- presse, Volodymyr Zelensky a dernier conflit ayant eu lieu sur le ques internes », il a rappelé que nucléaire ou la question environ-
phrase désormais célèbre, au pre- pents, sujet de culte national. évoqué les principaux fronts sur sol européen), La Haye s’est dis- l’Ukraine estime « combattre nementale.
mier jour de guerre, des défen- Après avoir énuméré les princi- lesquels l’Ukraine travaille avec tinguée, concernant l’Ukraine, en pour tous », notamment pour Le discours sur une paix future
seurs de l’île aux Serpents refu- pales étapes politiques et militai- ses alliés étrangers : les livraisons accueillant le procès par contu- « la sécurité de l’Europe ». semble évidemment être en com-
sant de capituler et qui avaient ré- res d’« une année de résilience, d’armes à l’armée ukrainienne, mace des auteurs russes du tir La logique est identique, pour le plet décalage avec la détermina-
pondu, sous la menace des ca- d’attention, de courage, de dou- les sanctions envers la Russie et la contre l’avion MH17 de la Malay- président ukrainien, à propos de tion de Moscou à continuer l’in-
nons, « Navire de guerre russe, va leur, d’espoir, d’unité » durant la- création d’un tribunal spécial sia Airlines en 2014, puis récem- ce que Kiev appelle sa « formule vasion de l’Ukraine, et avec les
te faire foutre ! », avant d’être bom- quelle « l’Ukraine a surpris, ins- destiné à juger Vladimir Poutine ment en proposant d’ouvrir dans pour la paix », c’est-à-dire le plan combats qui font rage sur le front
bardés et emmenés en captivité. piré et uni le monde », le président et son entourage pour le crime l’année un bureau d’enquête pré- en dix points que M. Zelensky a oriental du Donbass.
d’agression. Il a estimé qu’offrir curseur d’un tribunal spécial sur évoqué en septembre 2022 lors M. Zelensky le sait : avant d’envi-
« une porte de sortie » au président le crime d’agression. de l’Assemblée générale de sager une sortie de crise, M. Pou-
Nouvelles sanctions américaines russe serait une erreur. « Quel-
qu’un doit être responsable » « Formule pour la paix »
l’ONU, puis en novembre à l’occa-
sion du sommet du G20. Un plan
tine répétant à chaque discours
qu’il ne changera pas d’avis sur le
et européennes quand « tant de gens ont été tués », Concernant ce tribunal comme soutenu par les alliés de conflit qu’il a ordonné, l’Ukraine
Les Etats-Unis ont annoncé, vendredi 24 février, une nouvelle a-t-il poursuivi. pour la question de l’armement, l’Ukraine mais refusé par la Rus- doit d’abord vaincre son ennemi
salve de sanctions contre la Russie. Elles visent des responsables Sans mentionner le fait que les M. Zelensky a reconnu que le sort sie, qui a réitéré ces derniers sur le champ de bataille. C’est
politiques, des banques, des entreprises des secteurs du métal, plus puissants alliés de l’Ukraine, de l’Ukraine dépendait beaucoup jours, à l’occasion de l’anniver- pourquoi, en ce premier anniver-
des mines, des équipements militaires ou des semi-conducteurs. dont les trois pays membres du de ses partenaires étrangers. Lui- saire du conflit, sa volonté de saire de l’invasion russe, les re-
Une trentaine de personnes et d’entreprises de pays européens, Conseil de sécurité de l’ONU même a pour « tâche principale », poursuivre son effort de guerre. gards sont avant tout tournés
accusées d’avoir aidé à contourner les sanctions en fournissant (Etats-Unis, France, Royaume- chaque jour, d’« unir le monde » Désireux d’étendre le soutien à vers les armées des deux pays,
des équipements militaires à la Russie, sont aussi ciblées et Uni), ne sont guère favorables à la autour de l’Ukraine, a-t-il souli- l’Ukraine au-delà des pays d’Eu- chacun se demandant laquelle
voient leurs avoirs aux Etats-Unis gelés. L’Union européenne éga- création d’un nouveau tribunal, gné. En ce jour anniversaire de la rope et d’Amérique du Nord, le sera la première capable, après
lement a approuvé un dixième train de sanctions avec des res- M. Zelensky a salué le rôle moteur guerre, il a d’ailleurs fait un dis- président ukrainien a émis le sou- des mois de guerre de position
trictions d’exportations vers la Russie pour 11 milliards d’euros et des Pays-Bas. Déjà hôte de la Cour cours, par liaison vidéo, devant hait que la Chine et l’Inde, ainsi sans mouvement significatif, de
le gel des avoirs de trois banques russes et d’entreprises iranien- internationale de justice et de la les dirigeants des pays du G7. Re- que des pays d’Amérique latine et reprendre l’initiative. p
nes fournissant des drones. Cour pénale internationale (après connaissant que certains pays d’Afrique, acceptent de soutenir Rémy Ourdan

Prigojine, chef du Groupe Wagner, révèle les énormes pertes russes

Pour obtenir de l’armement, l’entrepreneur a levé un tabou et publié des photos de dizaines de combattants morts en Ukraine

L e patron de la compagnie
de mercenaires Wagner,
Evgueni Prigojine, a exposé
devant l’opinion publique, mer-
credi 22 février, la photographie
d’un tas de cadavres russes pour
ouvrir les arsenaux du ministère
de la défense. « Sur cette image [où
l’on distingue une cinquantaine
de corps d’hommes alignés à
même le sol enneigé], vous voyez
l’un des endroits où l’on rassemble
les cadavres. Ces gars sont morts
hier. A cause de la disette d’obus. Il
devrait y avoir cinq fois moins de
morts », s’indigne l’homme d’af-
faires, au micro du blogueur ul-
tranationaliste Vladlen Tatarski.
Depuis plusieurs jours, il récla-
mait au ministre de la défense
russe, Sergueï Choïgou, des obus
sur tous les tons, y compris l’in-
sulte. Dans un message vocal pu-
blié sur Telegram mercredi, on
l’entend éructer sur un registre
emphatique typique des bas-
fonds : « La moitié de mes gars
meurent parce que certains fonc-
tionnaires militaires ne veulent
pas se bouger le cul. Ceux qui nous
empêchent de gagner cette guerre
travaillent directement pour l’en-
nemi, aidant l’ennemi à briser le
dos de la Russie. Vous n’avez donc
aucune conscience ? », s’indignait
Evgueni Prigojine, qui a envoyé
entre 30 000 et 50 000 prison-
niers russes à une mort presque
certaine sur le front ukrainien.
Truand ayant passé neuf ans
derrière les barreaux à l’époque
soviétique, il s’était discrètement
enrichi à partir de l’arrivée au
pouvoir de Vladimir Poutine
grâce à d’énormes contrats pu-
blics. Il semblait, depuis l’invasion
de l’Ukraine, s’être hissé au som-
met de l’élite politique. Déployer à
l’étranger une armée privée et ex-
traire des dizaines de milliers de
criminels des prisons – activités
totalement illégales en Russie –
requiert des ressources politiques
auxquelles seul le président Vladi-
mir Poutine peut donner accès. La
montée en puissance d’Evgueni
Prigojine s’est toutefois heurtée à
la résistance acharnée des Ukrai-
niens depuis huit mois autour de
la ville de Bakhmout. Ainsi qu’aux
nombreux ennemis qu’il s’est
faits au sein de l’appareil d’Etat.
« Malgré toutes mes relations
haut placées, je ne peux pas résou-
dre le problème [de déficit de mu-
nitions], admettait l’homme d’af-
faires réputé proche du banquier
pétersbourgeois Iouri Kovalt-
chouk, qui est un intime du prési-
dent russe. On me susurre : “Vous
savez, Evgueni Viktorovitch, vous
avez des relations compliquées [il
pointe un doigt vers le haut en le-
vant les yeux au ciel], et donc vous
devez vous excuser et faire preuve
de contrition. Ensuite vos combat-
tants recevront des munitions.” »
Grand déballage informationnel
Il a préféré briser un tabou en il-
lustrant les monstrueuses pertes
militaires russes. Les livraisons
n’ont pas traîné. Dès le lendemain
de la publication macabre, il expli-
quait à travers sa chaîne Telegram
avoir reçu à 6 heures du matin,
jeudi, un premier bon de livrai-
son. Une date symbolique forte
en Russie, le Jour du défenseur de
la patrie, instituée en référence
aux soldats de l’Armée rouge.
Le jour même, il apparaissait
dans une vidéo filmée à Bakh-
mout pour encourager ses sol-
dats, déplacement que son rival
Sergueï Choïgou n’a jamais osé
faire depuis le début de l’invasion.
Enfonçant le clou, l’ex-truand a dé-
claré dans un message : « Mettons
les choses au clair : des centaines de
milliers de soldats sont morts au
front. » Toute révélation sur les
pertes militaires est passible de
prison en Russie. Le dernier chiffre
communiqué par le ministère de
la défense, qui remonte à septem-
bre 2022, s’élève à 6 000 morts.
Est-ce un geste de défiance
montrant qu’il reste au-dessus
des lois ? « C’est déjà du déses-
poir », lit-on sur l’influente chaîne
Telegram « VChK-OGPU » (acro-
nyme de la police politique du
temps de Staline). L’auteur ano-
nyme cite une source au sein du
ministère de la défense russe : « Il
restait [à Prigojine] l’espoir que
l’échec [de l’offensive russe] à
­Vouhledar ramènerait le ministère
de la défense à la réalité. D’autant
que Prigojine a pris sur lui de pro-
mettre des résultats probants du
Groupe Wagner. Au final, Wagner
est incapable de surfer sur une vic-
toire contrastant avec l’échec de
l’état-major. Le contrat initial était
de consommer du prisonnier dans
les troupes d’assaut pour prendre
Bakhmout. Mais, au rythme ac-
tuel des pertes, la ressource des re-
pris de justice s’épuise trop vite, et
sans résultat. Ce pourrait être la fin
« Mettons les
choses au clair :
des centaines
de milliers
de soldats sont
morts au front »
Evgueni Prigojine
patron du Groupe Wagner
prochaine de “l’orchestre” [sur-
nom du Groupe Wagner]. »
Début février, Evgueni Prigojine
a essuyé un premier revers lors-
que M. Choïgou lui a confisqué
son monopole sur les « munitions
humaines » carcérales, en recru-
tant à son tour dans les prisons.
La chaîne Telegram relève un
autre problème « insoluble » : les
territoires pris par Wagner néces-
sitent des troupes pour être te-
nus. Plus son armée en conquiert,
plus il lui faut des hommes et des
obus, alors que ces deux ressour-
ces s’épuisent rapidement. Avec à
la clé un risque de débâcle : « Wa-
gner n’a pas de réserves et n’a pas
de lignes défensives si les forces
ukrainiennes lancent une contre-
attaque massive. »
Pour l’heure, Moscou cherche
une parade au grand déballage in-
formationnel déclenché par
l’homme d’affaires. Le quotidien
en ligne The Moscow Times rap-
porte que les employés des mor-
gues du pays ont reçu l’ordre de
« limiter » la remise quotidienne
des corps des soldats tués en
Ukraine aux proches. Il s’agirait
de réduire le risque qu’un vent de
panique se lève dans les médias
locaux et sur les réseaux sociaux.
A titre d’exemple, un décret en Os-
sétie du Nord, république du Cau-
case russe, prescrit de « ne pas ren-
dre plus de deux corps par jour ».
Ordre aurait été donné de
bâillonner Evgueni Prigojine. Se-
lon le journal en ligne indépen-
dant russe Viorstka, les médias
d’Etat ont reçu la consigne de ne
plus reprendre la moindre remar-
que critique de l’homme d’affai-
res. Dans les faits, les agences
TASS et RIA Novosti se limitent
déjà depuis plusieurs semaines à
ne reprendre ses déclarations que
si elles annoncent de « bonnes
nouvelles du front ». p
Emmanuel Grynszpan
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Portugal : mouvements sociaux Aux
Joe Biden restreint
contre les bas salaires et l’inflation l’accès au droit d’asile
Formé il y a un an, le gouvernement d’Antonio Costa est fragilisé
Madrid - correspondante
I
l y a à peine plus d’un an, la
large victoire du Parti socia-
liste (PS) aux élections législa-
tives portugaises le dotait
d’une confortable majorité abso-
lue au Parlement. Mais la lune de
miel avec les électeurs semble ter-
minée. Depuis plusieurs mois, le
gouvernement d’Antonio Costa
est confronté à de multiples mou-
vements sociaux et à une rapide
détérioration de sa popularité. Sa-
medi 25 février, des milliers de Por-
tugais devaient à nouveau descen-
dre dans la rue sous une bannière
commune, celle d’une nouvelle
plate-forme intitulée Vie juste, ap-
pelant les Portugais à manifester
contre l’inflation dans ce pays aux
salaires bas et aux logements de-
venus hors de prix.
Selon un sondage de l’Université
catholique pour les médias Pu-
blico, RTP et Antena 1, paru jeudi
23 février, 53 % des Portugais ju-
gent la gestion du gouvernement
« mauvaise » ou « très mauvaise »,
quinze points de plus qu’il y a huit
mois, face aux 39 % qui la considè-
rent « raisonnable » et à peine 7 %
« bonne ». Le PS chute aussi de six
points dans les intentions de vote
par rapport à juillet, à 32 %, ta-
lonné par le Parti social-démo-
crate (PSD, centre droit), à 31 %.
Symboles du mécontentement
social qui a gagné le pays, les ensei-
gnants manifestent massivement
à Lisbonne depuis plus de
deux mois pour réclamer des
hausses de salaire et de meilleures
conditions de travail. Ils deman-
dent le rattrapage de salaires gelés
après la crise financière de 2008.
Ils dénoncent la précarité des mil-
liers de contractuels affectés à cha-
que rentrée scolaire à des dizaines,
voire des centaines de kilomètres
En Ecosse, la succession ouverte de Sturgeon
Le Parti national écossais départagera trois candidats après la démission de sa cheffe
Londres - correspondante
L a succession de Nicola
­Sturgeon démarre dans un
climat plutôt morose pour
le mouvement indépendantiste
écossais. Seules trois personnali-
tés se sont mises sur les rangs,
vendredi 24 février, à la date bu-
toir de dépôt des candidatures,
pour remplacer la première mi-
nistre écossaise et cheffe du Parti
national écossais (SNP), après sa
démission surprise mi-février :
son ministre de la santé, Humza
Yousaf, sa ministre des finances,
Kate Forbes, et Ash Regan, son an-
cienne ministre des collectivités.
Aucun de ces élus ne dispose
du charisme de Mme Sturgeon,
qui, à la tête du gouvernement ré-
gional écossais depuis fin 2014,
était consi­dérée comme l’une des
plus brillantes politiques britan-
niques de sa génération, y com-
pris par ses adversaires travaillis-
tes et conservateurs. Les poids
lourds du SNP, John Swinney,
­l’adjoint de Mme Sturgeon, ex-diri-
geant du SNP au début des années
2000, ou Angus Robertson, ex-
chef de file du parti à la Chambre
des communes, ont préféré pas-
ser leur tour, prétextant des rai-
sons familiales ou la nécessité
d’une « nouvelle approche » pour
le mouvement indépendantiste.
A 32 ans, Kate Forbes est la plus
prometteuse des trois préten-
dants, mais elle a saboté sa cam-
pagne quelques heures après
l’avoir lancée, peut-être de ma-
nière irrémédiable. Cette diplô-
Etats-Unis,
Près du quart
de la population
touche le salaire
minimum,
fixé à 866 euros
mensuels
de chez eux. Leur salaire de
1 200 euros, qui ne tient compte ni
de l’ancienneté ni des frais de dé-
placement et de logement qui dé-
coulent de cette affectation, leur
permet à peine de boucler le mois.
« Le manque d’enseignants est de
plus en plus criant et les mesures du
gouvernement pour répondre aux
besoins, en particulier dans les ré-
gions du sud de Lisbonne, où les
loyers sont hors de prix, ne font
qu’aggraver leurs conditions de tra-
vail », assure Sandra Dias, porte-
parole du nouveau Syndicat de
tous les professionnels d’éduca-
tion. Pour cette professeure d’es-
pagnol de 44 ans qui enseigne à Se-
tubal, au sud de Lisbonne, et qui
fut contractuelle pendant plus de
dix-huit ans avant d’être titulari-
sée, le gouvernement pèche par
« arrogance », du fait de sa majo-
rité absolue et par « manque de vo-
lonté politique pour investir dans le
secteur public, alors qu’il a distribué
des millions d’euros à la compagnie
aérienne TAP ou aux banques » me-
nacées de faillite. Une opinion ré-
currente chez les manifestants.
Ces dernières semaines, les en-
seignants ont été rejoints par les
cheminots, qui étaient en grève
jusqu’au 21 février, et par les soi-
gnants, qui débrayeront les 6 et
7 mars pour dénoncer la surcharge
de travail et les bas salaires qui
poussent de nombreux profes-
sionnels à partir à l’étranger.
mée de Cambridge avait pourtant
impressionné par sa maturité, en
remplaçant au pied levé, le jour
même de la présentation du bud-
get écossais, début 2020, son pré-
décesseur démissionnaire. Mais
cette membre de la Free Church
of Scotland, une Eglise presbyté-
rienne ultra-conservatrice, a ma-
ladroitement réaffirmé ces der-
niers jours qu’elle était contre le
mariage homosexuel ou la nais-
sance des enfants hors mariage.
Des positions en contradiction
totale avec la ligne progressiste
défendue par Nicola Sturgeon et
une grande majorité du SNP. Kate
Forbes a aussi confié que, si elle
n’avait pas été en congé mater-
nité à l’époque, elle n’aurait pas
voté pour le Gender Recognition
Reform Bill, la loi permettant de
changer d’identité de genre dès
16 ans sans avis médical, adoptée
en décembre 2022 au Parlement
écossais, défendue depuis des an-
nées par Nicola Sturgeon. Jeudi,
elle a assuré que, au-delà de ses
convictions religieuses, elle s’en-
gageait, si elle était désignée, à
« protéger les droits de chacun en
Ecosse, en particulier ceux des mi-
norités, à vivre et à aimer sans
peur du harcèlement, dans une so-
ciété pluraliste et tolérante ».
Le ministre Humza Yousaf,
37 ans, fait office de favori après les
faux pas de sa collègue, bien qu‘il
ait un bilan ­contesté. L’état du NHS
Scotland, l’hôpital public écossais,
est en effet tout aussi alarmant
que celui de son grand cousin an-
glais (NHS England), avec des listes
Malgré la montée de la colère, le
ministre des finances, Fernando
Medina, a refusé le rattrapage des
années de gel de salaires et d’évo-
lution de carrière au motif que
« l’équilibre des comptes publics »
reste une priorité et que les reven-
dications des enseignants ne
manqueraient pas d’être suivies
par celles d’autres fonctionnaires.
« Le gouvernement est très res-
pectueux de l’orthodoxie budgé-
taire et des règles de la gouver-
nance européenne, au point qu’il
semble à présent qu’il y a deux pays,
celui de la macroéconomie, aux ré-
sultats remarquables, et celui de la
vie des gens, confronté à un vérita-
ble problème de répartition des ri-
chesses, avec des profits qui aug-
mentent beaucoup plus vite que les
salaires, résume José Reis, profes-
seur d’économie à l’université de
Coimbra. Les gens attendent d’un
gouvernement socialiste qu’il sache
combiner les questions budgétaires
et les besoins de justice sociale. »
Fin des « visas dorés »
Sur le papier, la reprise économi-
que du pays est enviable. La crois-
sance a bondi de 6,7 % en 2022 et
le taux de chômage est inférieur à
7 %, tandis que la dette publique a
baissé de plus de dix points, pour
se situer à 115 % du PIB, avec un dé-
ficit public qui avoisine à peine 1 %
du PIB. Dans la rue, les difficultés
des Portugais, aggravées par l’in-
flation (9,6 % fin 2022), sont crian-
tes. Près du quart de la population
touche le salaire minimum qui,
même revalorisé de 7,8 % en dé-
but d’année, est de 866 euros
mensuels. Les vols dans les super-
marchés ont bondi au point que
certains magasins ont mis les
­boîtes de thon sous antivol. Les
loyers, dopés par le succès du
­tourisme et l’engouement des
d’attente à rallonge pour des opé-
rations et un très gros déficit de
personnel médical.
Ce politique d’origine pakista-
naise se présente comme le candi-
dat de la continuité, approuve le
Gender Recognition Reform Bill
(il promet qu’il va contester la
­décision du gouvernement bri­-
tannique de bloquer l’application
du texte). Il s’est jusqu’à présent
gardé de critiquer frontalement le
bilan de Mme Sturgeon, émettant
surtout des réserves sur sa volonté
de transformer les prochaines lé-
gislatives britanniques en référen-
dum de facto sur l’indépendance.
« Un cadeau empoisonné »
Candidate encore plus improba-
ble, la députée Ash Regan, 48 ans,
s’inscrit au contraire en opposi-
tion à Mme Sturgeon. « Je respecte
tout ce qui a été réalisé par mes
prédécesseurs depuis 2007 [date
d’entrée du SNP au gouverne-
ment écossais], mais nous nous
sommes récemment égarés », a
­affirmé vendredi cette élue, qui
avait démissionné à l’automne
2022, pour protester contre le
Gender Recognition Reform Bill.
Les 100 000 membres du SNP
ont jusqu’au 27 mars pour dépar-
tager ces élus. Mme Regan n’est cré-
ditée que de 7 % des intentions de
vote, contre 28 % pour Kate Forbes
et 20 % pour Humza Yousaf (31 %
des personnes interrogées restent
indécises), selon un sondage pu-
blié vendredi par BIG Partnership.
« La faiblesse de ces candidatures
en dit long sur l’héritage de Nicola
r­ etraités d’Europe du Nord qui y
installent leur résidence secon-
daire, ont explosé.
Face à cette situation, et sans
doute conscient de la nécessité de
donner des gages aux électeurs
progressistes qui l’ont porté au
pouvoir, Antonio Costa semble
avoir décidé de réagir. Le 17 février,
il a annoncé un plan visant à
­freiner les hausses de prix de
­l’immobilier. Il devrait ainsi met-
tre fin aux « visas dorés », ces ti-
tres de séjour offerts aux étran-
gers qui investissent plus de
500 000 euros dans un bien im-
mobilier, mais aussi interdire les
nouvelles autorisations de loge-
ments touristiques dans les gran-
des villes, considérés comme un
facteur de spéculation.
Il veut aussi obliger les proprié-
taires des quelque 700 000 loge-
ments vides recensés à les louer à
l’Etat pour que ce dernier les
mette ensuite sur le marché loca-
tif à un prix raisonnable pour une
durée de cinq ans. Ces mesures,
jugées trop timides par la gauche,
lui ont valu d’être taxé de « com-
muniste », voire de « bolchevi-
que », par l’opposition de droite.
Ce plan devrait être présenté au
Parlement en mars.
L’économie n’est pas le seul point
noir pour le gouvernement. De
nombreux scandales ont touché
plusieurs ministres, provoquant
une dizaine de démissions ces der-
niers mois. Cas de pantouflage et
conflits d’intérêts, conjoint accusé
de corruption et autres casseroles
ont porté un coup à la crédibilité
de l’exécutif. Début janvier, le pré-
sident de la République, Marcelo
Rebelo de Sousa, a donné un an à
Antonio Costa pour stabiliser son
gouvernement, sous peine d’élec-
tions anticipées. p
Sandrine Morel
Sturgeon. Les poids lourds du SNP
­considèrent le poste de chef de
parti (et de premier ministre)
comme un cadeau empoisonné »,
constate James Mitchell, politiste
à l’université d’Edimbourg et très
bon ­connaisseur du SNP. Mme Stur-
geon quitte la barre alors que ses
demandes pour un deuxième
­référendum sur l’indépendance,
après celui, raté, de 2014 n’ont pas
abouti, le gouvernement britanni-
que refusant de donner son feu
vert et la Cour suprême ayant ex-
clu que le Parlement d’Edimbourg
puisse valider un référendum
sans l’aval de Londres.
Le SNP est en panne d’idées
pour contourner ces obstacles
cruciaux et le soutien à l’indépen-
dance ne progresse plus dans
l’opinion écossaise (à environ
45 %). « Nicola Sturgeon a préféré
faire campagne pour un deuxième
référendum plutôt que de gouver-
ner l’Ecosse, de peur de prendre des
décisions difficiles concernant la
santé ou l’éducation, qui auraient
pu faire perdre des soutiens pour
sa cause », ajoute James Mitchell.
L’absence d’un successeur cha-
rismatique est problématique
pour le mouvement : une grande
partie de l’attrait pour l’indépen-
dance, en Ecosse, était liée à la
brillante personnalité de Nicola
Sturgeon. Selon un sondage de
l’institut Savanta paru vendredi,
un tiers des Britanniques estiment
que sa démission a rendu l’avène-
ment de l’indépendance écossaise
moins probable. p
Cécile Ducourtieux
International | 5
Une réglementation empêchera de venir
demander protection à la frontière mexicaine
San Francisco - correspondante
D ans l’un de ses premiers
décrets, le 2 février 2021,
le nouveau président Joe
Biden avait ordonné à son admi-
nistration de « restaurer et amélio-
rer » le processus de demande
d’asile aux Etats-Unis. Celui-ci
avait été « gravement détérioré »,
estimait-il, par son prédécesseur,
Donald Trump, architecte d’une
politique « contrevenant à [leurs]
valeurs et causant des souffrances
humaines inutiles ».
La Maison Blanche espérait
réussir l’impossible : garantir le
droit d’asile, conformément au
droit international, tout en dis-
suadant les migrants de se presser
à la frontière pour essayer d’en bé-
néficier. Pari perdu. En 2022, la po-
lice des frontières a interpellé
2,4 millions de personnes, un re-
cord surmontant même celui de
2021 (1,7 million d’arrestations).
A la déception des organisations
humanitaires, l’administration
Biden a effectué un revirement de
politique complet. En janvier, elle
a annoncé que 30 000 candidats à
l’asile originaires de Cuba, d’Haïti,
du Venezuela et du Nicaragua se-
raient admis chaque mois, et pour
une durée de deux ans, à condi-
tion qu’ils ne se présentent pas à la
frontière et qu’ils aient un parrain
aux Etats-Unis. Cette approche a
abouti à une chute spectaculaire
(95 %) du nombre d’arrestations
de ressortissants de ces pays. Tou-
tes nationalités confondues, le
nombre de migrants interpellés
est passé de 251 487 en décem-
bre 2022 à 150 000 en janvier, le
plus faible depuis l’entrée en fonc-
tions du président démocrate.
Le 21 février, l’administration Bi-
den a jugé le test suffisamment
concluant pour en étendre le prin-
cipe à l’ensemble des migrants.
Selon la nouvelle réglementation,
qui entrera en vigueur fin mars,
les migrants seront déclarés inéli-
gibles pour obtenir l’asile s’ils
ont franchi illégalement la fron-
tière ou s’ils ont transité par des
pays tiers – par exemple, le Mexi-
que – sans y avoir d’abord de-
mandé protection.
Ils devront recourir à des méca-
nismes « légaux, sûrs et ordonnés »
pour déposer leur demande :
prendre rendez-vous avec une ap-
plication sur smartphone ou s’ins-
crire dans l’un des programmes
spécifiques annoncés en janvier
pour les pays d’Amérique centrale.
Des exceptions sont prévues pour
les cas d’urgence médicale, les per-
sonnes victimes de menaces « ex-
trêmes » ou « imminentes » ou de
trafic d’êtres humains. Les enfants
non accompagnés sont égale-
ment dispensés de ces règles.
Le projet a suscité l’indignation
des associations de défense des
migrants, qui déplorent que le
droit d’asile soit conditionné à la
manière dont les migrants sont
entrés dans le pays et de facto ré-
servé à ceux qui peuvent arriver
en avion. « C’est essentiellement
une copie de la réglementation de
l’époque Trump. C’était illégal et
immoral à l’époque ; ça ne l’est pas
moins maintenant », a dénoncé
Krish O’Mara Vignarajah, une an-
Le 11 mai
doit expirer
le dispositif
dit « Title 42 »,
invoqué par
Donald Trump
dans le cadre
de la pandémie
de Covid-19
« C’est
essentiellement
une copie de la
réglementation
de l’époque
Trump »
Krish O’Mara Vignarajah
directrice d’une ONG
de défense des migrants
cienne de l’administration Obama
et directrice de l’ONG Lutheran
Immigration and Refugee Service,
signataire, comme plus de 290 as-
sociations, d’une lettre appelant le
président à surseoir à la mise en
place de la réglementation.
En juillet 2019, M. Trump avait
déjà essayé d’imposer aux candi-
dats à l’asile ce qui avait été rapide-
ment décrit comme « transit ban »
(interdiction de transiter). Le plan
avait été invalidé par la justice fé-
dérale. Lors d’un débat avec son
adversaire républicain, en 2020, le
démocrate Joe Biden avait jugé
« scandaleux » d’imposer à des mi-
grants en détresse de devoir de-
mander asile « dans un pays tiers ».
Pression du calendrier
Dans un communiqué commun,
des sénateurs démocrates, dont
Ben Ray Lujan, du Nouveau-Mexi-
que, et Alex Padilla, de Californie,
se sont déclarés « vivement déçus ».
D’autres, comme la très progres-
siste sénatrice du Massachusetts
Elizabeth Warren, se sont refusés à
faire le parallèle avec la politique
de M. Trump, évoquant des mesu-
res temporaires qui ne seraient
pas nécessaires si le Congrès sur-
montait ses divisions pour se sai-
sir du dossier de l’immigration. « Si
[leur] but était d’empêcher les gens
de demander une aide à laquelle le
droit international dit qu’ils ont
droit, ce serait une terrible erreur »,
a noté Mme Warren sur la chaîne
publique PBS. Mais Joe Biden, se-
lon elle, s’efforce surtout d’épar-
gner aux demandeurs d’asile
d’avoir à entreprendre des voya-
ges « longs, coûteux et périlleux ».
L’administration Biden est sous
la pression du calendrier. Le 11 mai
doit expirer ce qui tenait lieu de
politique migratoire depuis le dé-
but de la pandémie de Covid-19 : le
dispositif dit « Title 42 », du nom
d’un article du code de santé publi-
que. Invoqué le 21 mars 2020 par
Donald Trump, ce mécanisme a
depuis pris le pas sur le droit de
l’immigration et permis de refou-
ler 2,6 millions de migrants. Le
gouvernement souhaitait y met-
tre fin en 2022, mais plusieurs
Etats républicains se sont pourvus
en justice pour l’en empêcher, crai-
gnant une « invasion » à la fron-
tière. La Cour suprême, qui devait
arbitrer le contentieux le 1er mars,
a renoncé : les autorités sanitaires
ayant fixé au 11 mai la fin de l’état
d’urgence sanitaire dû au Co-
vid-19, le Title 42 devrait prendre
automatiquement fin.
L’administration s’efforce aussi
d’agir avant le printemps, lorsque
des groupes de centaines de mi-
grants quittent l’Amérique cen-
trale pour traverser le Mexique sur
la route du Texas ou de l’Arizona.
Des « caravanes » que ne man-
quent pas d’exploiter les républi-
cains. Depuis qu’ils ont repris la
majorité au Congrès, ceux-ci re-
doublent d’attaques sur le thème
de l’immigration, sachant que
c’est l’un de ceux sur lesquels Joe
Biden est le plus vulnérable : selon
un sondage Washington Post-ABC
News, début février, seuls 28 % ap-
prouvent l’action du président
dans ce domaine, contre 59 % qui
sont en désaccord. p
Corine Lesnes
 France
0123
6| Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

Fin de vie : les doutes par-delà les votes

Des membres de la convention citoyenne regrettent d’avoir déjà dû se prononcer sur certains points

N
euf jours : le temps
qu’il reste à la conven-
tion citoyenne sur la
fin de vie pour décli-
ner toutes les nuances dans l’avis
qu’elle rendra le 19 mars au gou-
vernement. Le document a voca-
tion à devenir la pierre angulaire
d’une réforme de l’accompagne-
ment de la mort en France. Puis-
qu’il y aura « vraisemblablement »
une loi, a annoncé Olivier Véran,
jeudi 23 février.
« Il y a manifestement un esprit
d’ouverture », a relevé le porte-pa-
role du gouvernement au vu du
vote, dimanche 19 février, de l’as-
semblée des 183 citoyens qui se
sont prononcés à 75 % pour
l’ouverture à la possibilité légale
de « l’aide active à mourir ». En
clair, pour la légalisation du sui-
cide assisté et de l’euthanasie.
Pourtant, derrière une « ouver-
ture » nette à première vue, se ca-
chent de nombreux doutes.
A l’approche des trois week-ends
de trois jours qu’ils vont ­consacrer
à la rédaction de leur rapport final,
à partir du 3 mars, les convention-
nels sont loin d’avoir tranché
leurs dilemmes sur les conditions
dans lesquelles le cadre légal de
la fin de vie devrait évoluer. Cer-
tains se disent même « plus fluc-
tuants que jamais ».
Ils ont auditionné 60 experts,
auront à terme débattu vingt-sept
jours pendant neuf week-ends,
passés au Conseil économique,
social et environnemental (CESE),
chargé d’organiser la convention.
Une boucle WhatsApp continue
de réunir une bonne centaine La convention citoyenne sur la fin de vie, réunie au Conseil économique, social et environnemental, à Paris, le 20 janvier. Nicolas LASCOURRÈGES
d’entre eux. Certains tiennent un
carnet de bord. Tous évoquent
une expérience « unique », « magi- dit cette conventionnelle, car on puisse se positionner, pour que les La Croix, Mgr Pierre d’Ornellas, application aux mineurs », a si-
que » qui les aura conduits à n’aura jamais les garanties du ca-
« Certaines positions les plus minoritaires l’archevêque de Rennes. « Certai- gnalé, vendredi 24 février, l’ADMD
« s’impliquer », à « s’écouter » sans ractère éclairé de la décision de la questions ne soient pas diluées au milieu nes questions n’ont peut-être pas dans un communiqué.
s’invectiver. Mais il leur reste, di- personne qui la demande. » des positions majoritaires. » toujours été bien formulées, re- Certains ont déjà une idée de la
sent-ils, à dénouer « les nœuds ». S’ils refusent de se montrer
n’ont peut-être Mme Thoury le martèle encore : connaît Mme Thoury. Nous allons réforme idéale qu’ils veulent dé-
ouvertement critiques « de peur pas toujours été « Toutes les nuances d’opinions revenir sur ces sujets de la cons- fendre. « J’ai voulu me forger ma
« Un parti pris assumé » de nuire à la légitimité du travail seront conservées et restituées » cience et du discernement lors des propre opinion en rencontrant
Sur 167 votants le 19 février, 72 % engagé », plusieurs convention-
bien formulées » dans l’avis de la convention. prochaines sessions. » beaucoup de médecins et de pa-
se sont prononcés pour l’ouver- nels regrettent de ne pas avoir Claire Thoury Le 19 février, le recours au vote tients », confie Blaise T. Son
ture à l’accès au suicide assisté et pu « approfondir, détailler plus présidente du comité de n’aura toutefois pas fait apparaî- « Malaise » schéma « réserve l’accès à l’aide ac-
66 % pour l’euthanasie. « Même abondamment les propositions gouvernance de la convention tre « les nuances que nous souhai- Une autre question déconte- tive à mourir aux majeurs, ­Français
s’il est malhonnête de nous de- de la convention avant de voter », tons », observent plusieurs nance les conventionnels : celle et capables de s’administrer la po-
mander de nous prononcer sur les le 19 février, sur les onze ques- ­conventionnels. Les citoyens ont concernant les enfants et adoles- tion létale et renvoie les cas comple-
limites de la loi Claeys-Leonetti de tions qui concernaient « l’aide tions de la convention pour pou- ainsi dû répondre à la question cents. 67 % des votants se sont xes à un collège d’experts ».
2016 puisqu’elle n’est pas pleine- ­active à mourir ». Certains vont voir anticiper les travaux de rédac- suivante : « La possibilité d’un ac- prononcés en faveur de l’ouver- Si tous n’ont pas été gênés de vo-
ment appliquée, observe Domini- jusqu’à remettre en cause la pos- tion de l’avis qui vont occuper les cès à l’euthanasie devrait-elle être ture aux mineurs de l’euthanasie ter le 19 février, ils sont très nom-
que F., un conventionnel, ce n’est sibilité d’avoir organisé ces vo- trois derniers week-ends. » ouverte seulement aux personnes et 56 %, du suicide assisté. Mais breux à regretter que ce scrutin ait
pas une raison pour ne pas recon- tes dès lors que les travaux de la Le recours au vote est un « parti capables d’exprimer une volonté avec, dans les deux cas, une forte occulté, dans les médias, l’autre
naître qu’elle ne répond pas à tou- convention sur « les garde-fous » pris assumé » du comité de gou- libre et éclairée ? » abstention (21 %), signe d’« un chantier de la convention : l’exi-
tes les situations de fin de vie. » de la mise en œuvre de l’euthana- vernance dès le début de la 37 % ont répondu « oui », 35 %, malaise » diffus dans les rangs gence de développement des
Une position majoritaire qui sie ou du suicide assisté ne ­convention. Depuis le 9 décem- « non » et 28 % se sont abstenus. des citoyens. « J’espère que l’ouver- soins palliatifs, de nature à apaiser
n’empêche pas les minoritaires sont pas terminés ni validés par bre, six scrutins ont été organi- Un résultat plus qu’ambigu. « On ture à l’aide active à mourir dans les douleurs et les souffrances des
de s’exprimer. « Je ne nie pas qu’il « les citoyens ». sés dans l’hémicycle du CESE. a répondu à une question com- l’avis ne prendra pas la forme d’un malades incurables. Le volet de-
existe des cas de souffrance réfrac- « Il était important que ces votes D’autres ont eu lieu au sein des plexe posée de manière trop ré- tel saut quantique, confie Mi- vrait pourtant occuper au moins
taire [qu’aucun traitement ne aient lieu, explique à l’inverse groupes de travail. Une méthode ductrice, explique Philippe (qui chel C. Surtout s’agissant du sui- la moitié de leur avis. « Notre am-
permet de soulager], confie Claire Thoury, présidente du co- qui tranche avec celle de la n’a souhaité indiquer que son cide assisté ouvert aux mineurs », bition serait de convaincre Emma-
­Soline C. Je sais que la médecine ne mité de gouvernance de la ­convention citoyenne sur le cli- prénom), un autre convention- précise ce conventionnel. nuel Macron de ne pas se contenter
peut pas tout. Mais l’ouverture à ­convention. Il fallait que nous mat, qui avait organisé des votes nel. Le vote doit être refait. » Une Consciente de la polarisation de piocher dans nos travaux pour
l’aide active à mourir est ingérable, connaissions les grandes orienta- à la toute fin de ses débats, au « erreur » qui contraste avec « la que risque de susciter le sujet, engager sa réforme sociétale de
printemps 2020. bonne méthodologie des débats ­l’Association pour le droit de mou- l’aide active à mourir, confie
« Notre objectif est d’éviter à par ailleurs », nuance-t-il. rir dans la dignité (ADMD) a pris ­Martial B., un conventionnel.
tout prix que la convention Difficile à interpréter, cette soin de se démarquer du vote de la Nous voudrions l’obliger à assortir
­aboutisse à un consensus qui fe- question a offert une prise facile convention. « Il paraît souhaitable, cette réforme de plus de moyens
rait passer au second plan les dis- aux opposants à l’ouverture de si une loi de légalisation de l’aide pour les soins palliatifs et d’une re-

DE CAUSE À
sensus et les points de contro- l’aide active à mourir. « Si ce vote active à mourir devait être votée, de fonte du système de santé. »
verse, décrypte Mme Thoury. Le des citoyens dictait la loi, alors la la réserver dans un premier temps Pour y parvenir, la plupart des
vote est le seul outil que porte est ouverte à toutes les déri- aux seules personnes majeures et conventionnels sont favorables à

EFFETS. Chaque
nous avons pour que chacun ves », a aussitôt réagi, dans capables, avant de réfléchir à son la création d’un « droit opposa-
ble » aux soins palliatifs. « Une
mesure choc qui obligerait le gou-
mardi
21H-22H
Une réforme souhaitée d’ici à la fin de l’année vernement à prendre des mesures
concrètes », plaide Marianne T.
Aurélie L’explication ressemble à une boutade. Le leurs travaux, le 19 mars. La rencontre pourrait
Comme d’autres, cette conven-
tionnelle souhaite que l’avis ne
© Radio France/Ch. Abramowitz

Luneau dîner sur la fin de vie prévu à l’Elysée le 22 février
aurait été annulé pour qu’il n’ait pas lieu à une
date religieuse, le mercredi des Cendres. L’his-
toire se chuchote dans les coulisses de la
­convention citoyenne sur la fin de vie, faute
Le magazine de d’explication officielle de l’Elysée sur son report.
Qu’importe la raison puisque le dîner est de
l’environnement nouveau programmé au 9 mars, « sous réserve
d’une nouvelle modification du calendrier », indi-
Disponible sur
franceculture.fr
que l’Elysée. Le plan de table initial reste le
et l’application même : Emmanuel Macron recevra, en pré-
Radio France sence des ministres concernés, des partisans de
L’esprit l’ouverture à une « aide active à mourir », qu’il
En partenariat d’ouver- s’agisse du suicide assisté ou de l’euthanasie.
avec
ture. Ainsi que six représentants des cultes religieux.
Par ailleurs, le chef de l’Etat accueillera les par-
ticipants de la convention citoyenne à l’issue de
avoir lieu dès le 20 mars. Les travaux des 183 ci-
toyens de cette convention qui ont voté, le 19 fé-
vrier, pour une « aide active à mourir » débou-
cheront « vraisemblablement » sur une loi, a
­déclaré, jeudi 23 février, Olivier Véran, le porte-
parole du gouvernement. D’ici à la fin mars,
le chef de l’Etat posera « les bases d’un calen-
drier » et déterminera « les conditions d’une mo-
dification de la loi », a-t-il expliqué.
L’exécutif pose ainsi les premiers jalons
d’une réforme qu’il espère voir adoptée
avant la fin de l’année. Mais la mener à bien
suppose de tester ceux qui s’y opposent
pour cerner les chemins possibles. Un ballet
diplomatique qui commence par le dîner avec
les cultes, en mars. p
B. J.
soit pas « hors-sol, compatible
avec l’état du système de santé et
avec les réticences des soignants
vis-à-vis de l’euthanasie ».
Qui fera le geste létal ? Quel en-
cadrement médical du suicide as-
sisté ? Autant de sujets qu’ils vont
fouiller, à défaut de trancher d’ici
au 19 mars. Convaincus que « seul
un travail de qualité » fera autorité
sur l’exécutif et les parlementai-
res, les conventionnels veulent ci-
seler les subtilités, « faire dans la
dentelle » pour que « chacun dans
la société » se reconnaisse dans
leurs propositions. p
Béatrice Jérôme
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Covid-19: le vaccin recommandé
aux seules personnes à risque
La Haute Autorité de santé estime que la primovaccination
n’est plus utile pour la population générale
C’
est un pas de plus
vers l’annualisation
de la dose de rappel
vaccinal contre le
Covid-19. Saisie par le ministère
de la santé souhaitant anticiper
la prochaine campagne vacci-
nale, la Haute Autorité de santé
(HAS) préconise, dans un avis
­publié vendredi 24 février, de
proposer une dose supplémen-
taire, dès l’automne, aux person-
nes les plus à risque de forme
grave de la maladie.
Dans un souci de simplification
et « pour des raisons de mobilisa-
tion et de logistique », l’autorité
indépendante, dont l’avis est gé-
néralement suivi par le gouverne-
ment, recommande de coupler
cette campagne de vaccination à
celle de la grippe, comme cela a
été le cas à l’automne 2022.
Les individus concernés par ce
rappel restent les mêmes que lors
de la campagne précédente : tou-
tes les personnes âgées de 65 ans
et plus, celles souffrant de comor-
bidités (hypertension, problèmes
cardiaques, vasculaires, hépati-
ques, rénaux, pulmonaires, dia-
bète, obésité, cancers, personnes
transplantées, atteintes de triso-
mie 21, de troubles psychiatriques
ou de démence), les femmes en-
ceintes, les personnes immuno-
déprimées. Et, enfin, les individus
vivant dans l’entourage ou en
contacts réguliers avec des per-
sonnes immunodéprimées ou
vulnérables, ce qui comprend les
professionnels de santé et ceux
qui exercent dans des structures
médico-sociales.
La liste des personnes souffrant
de comorbidités est étendue aux
jeunes enfants, dès 6 mois, en ac-
cord avec l’avis du 19 décem-
bre 2022 qui recommandait
d’ouvrir cette vaccination aux
La star marocaine Saad Lamjarred condamnée
à six ans de prison pour viol aggravé
La cour s’est dite «convaincue » des faits décrits de manière «constante et précise» par Laura P.
I l est arrivé libre pour enten-
dre le verdict dans l’affaire
pour laquelle il était accusé et
est reparti les menottes aux poi-
gnets pour dormir en prison. La
star marocaine de la chanson
Saad Lamjarred a été condamnée,
vendredi 24 février, à six ans de
prison pour viol aggravé par la
cour d’assises de Paris. Il a été re-
connu coupable d’avoir violé et
frappé Laura P., alors âgée de
20 ans, dans la chambre d’un pa-
lace parisien, dans la nuit du 25 au
26 octobre 2016. Circonstance ag-
gravante : il était sous l’emprise de
l’alcool et de substances stupé-
fiantes. En revanche, il a été ac-
quitté de l’accusation de violen-
ces volontaires aggravées. Il sera
inscrit au fichier national des
auteurs d’infractions sexuelles.
Les jurés ont délibéré sept heu-
res après avoir entendu les der-
niers mots de l’accusé. Vendredi
matin, le chanteur de 37 ans s’était
avancé une dernière fois à la
barre. Insistant pour s’exprimer
en français, il avait déclaré : « J’ai
essayé au cours de cette audience
de m’exprimer, de vous dire la vé-
rité du fond de mon cœur, parce
que, absolument, je n’ai pas fait ce
dont j’étais accusé. J’insiste, Ma-
dame la présidente, je n’ai jamais,
jamais, pénétré Laura P. »
Laura P. avait rencontré Saad
Lamjarred dans une boîte de
enfants de 6 mois à 4 ans à risque
de formes graves. Des injections
rendues possibles avec le vaccin
à ARN messager produit par
­Pfizer, qui a obtenu le 25 novem-
bre une extension d’indication
pour cette classe d’âge pour la-
quelle il n’y avait jusque-là pas de
vaccin disponible.
Concernant le public spécifique
des 80 ans et plus, la HAS précise
qu’il pourrait bénéficier d’une
dose supplémentaire dès le prin-
temps au cas où leur dernière in-
jection ou infection daterait de
plus de six mois. Plusieurs études
parues récemment montrent en
effet que la protection fournie par
une dose de rappel est très forte
dans les deux premiers mois
mais diminue rapidement dans
le temps, en particulier dans cette
catégorie d’âge.
« Virus peu virulent »
La HAS repousse donc une nou-
velle fois l’idée d’un rappel en po-
pulation générale, alors que, à
l’automne, le dernier rappel de la
majorité des moins de 65 ans re-
montera à plus de deux ans. « Ac-
tuellement ne circulent que les
sous-variants de la famille Omi-
cron, avec des conséquences sani-
taires limitées ; par ailleurs, l’immu-
nité cellulaire est ancrée pour long-
temps, justifie Elisabeth ­Bouvet,
présidente de la commission tech-
nique des vaccinations de la HAS.
Donc tant qu’il y a une circulation à
bas bruit d’un virus peu virulent, la
stratégie vaccinale n’a pas à viser la
population générale. »
Cette recommandation est tou-
tefois entourée de beaucoup de
précautions et dépendra de l’évo-
lution de la dynamique épidémi-
que et virologique, notamment la
diffusion du variant recombinant
XBB.1.5, qui représente désormais
nuit huppée du quartier des
Champs-Elysées. Après avoir
sympathisé pendant une heure,
elle l’avait accompagné, ainsi
qu’un autre couple, pour un after
dans la chambre de ce couple à
l’hôtel ­Intercontinental. Pendant
deux heures, les quatre person-
nes se sont amusées, ont dansé,
bu de l’alcool et consommé de la
drogue, à l’exception de Laura P.
Puis cette dernière et Saad
Lamjarred se sont rendus à l’hô-
tel où résidait le chanteur maro-
cain dans l’attente de son con-
cert prévu le 29 octobre 2016 au
Palais des congrès.
La plaignante et l’accusé ont
passé trois heures en tête-à-tête,
ont flirté, échangé un baiser. Au
moment où Laura P. a refusé un
second baiser, le chanteur l’a vio-
lemment projetée au sol, frappée
et déshabillée avant de la péné-
trer, « sans son consentement », a
souligné la cour. Saad Lamjarred,
de son côté, assure lui avoir porté
un coup par réflexe, alors qu’elle
l’aurait violemment griffé pen-
dant qu’ils se caressaient.
Puis la jeune femme s’est réfu-
giée dans la salle de bains et s’est
rhabillée. A sa sortie, il a tenté de
l’amadouer en lui proposant de
l’argent et un bracelet avant de
l’attaquer de nouveau. Elle
s’échappe alors de la chambre ; le
personnel de l’hôtel la prend en
Dans un texte
temporaire,
l’autorité ouvre
pour la première
fois la voie à la fin
de la vaccination
obligatoire contre
le Covid-19 pour
les soignants
20 % des séquences étudiées, se-
lon le dernier bulletin épidémio-
logique publié jeudi 23 février au
soir par Santé publique France.
De manière plus inattendue,
pour la première fois dans un
avis, la HAS écrit que la primo-
vaccination n’est plus recom-
mandée pour la population gé-
nérale. « Cette recommandation
s’est un peu rajoutée, glisse
­Elisabeth Bouvet. Car on ne fait
globalement plus de recomman-
dation vaccinale en population
générale. Nous pensons que pres-
que toute la population qui n’est
pas à risque de forme grave a déjà
été en contact au moins une fois
avec le virus, que ce soit par l’in-
fection ou la vaccination. »
Cette décision est loin d’être
anodine et participe à une banali-
sation du risque associé au
­Covid-19. « Le virus qui circule
aujourd’hui sur le territoire n’est
plus vraiment dangereux pour la
population générale, il va falloir
vivre avec d’une façon ou d’une
autre et on ne va pas prendre de
mesure particulière, sauf pour les
gens qui ont des risques particu-
liers », souligne Elisabeth Bouvet.
Si la question de l’obligation de
la vaccination des soignants
charge et appelle la police. Elle dé-
pose plainte le matin même.
La cour s’est dite « convaincue »
du viol, « décrit de manière cons-
tante et précise » par Laura P. de-
puis sa plainte jusqu’à l’audience.
A l’énoncé du verdict, prononcé
dans une salle bondée, Saad
Lamjarred s’est levé, blême, sans
rien dire. Sur le banc des parties
civiles, Laura P. s’est effondrée en
larmes, comme sous l’effet d’une
tension trop longtemps conte-
nue, et a enlacé sa mère.
« Soulagée »
Les motivations du jugement,
lues par la présidente Frédérique
Aline, soulignent les déclarations
« constantes et concordantes » de
la plaignante. Elles sont « corro-
borées par l’expertise génétique »
faisant état de la présence de
l’ADN de M. Lamjarred sur et
dans la culotte de Mme P. au ni-
veau de l’entrejambe.
Autre élément important souli-
gné par les motivations : les cons-
tatations médicales de blessures et
lésions sur Laura P. qui ne concor-
dent pas avec la scène décrite par
Saad Lamjarred, c’est-à-dire un
« coup réflexe involontaire » donné
à la suite de griffures dont les tra-
ces n’ont pas pu être constatées.
Les attendus du jugement souli-
gnent également « les déclara-
tions variables et évolutives de
n’est pas abordée dans cet avis,
cette réflexion fait écho à la
­consultation publique à ce sujet,
qui doit se clore le 3 mars et fera
l’objet d’un avis définitif de la
HAS fin mars. Dans un texte tem-
poraire soumis à l’avis des pro-
fessionnels, et mis en ligne ven-
dredi, l’autorité indépendante
ouvre pour la première fois la
voie à la fin de la vaccination
obligatoire anti-Covid chez les
soignants. Une hypothèse qui a
fait réagir très vivement des as-
sociations de personnes immu-
nodéprimées telles que Renaloo,
qui représente des patients at-
teints de maladies rénales, pour
qui la proposition de la HAS ne
repose sur aucun argument
scientifique. « Une des missions
fondamentales de la HAS est
d’améliorer la qualité des soins et
la sécurité des patients dans les
établissements de santé et en mé-
decine de ville. En quoi sa proposi-
tion de suppression de certaines
obligations vaccinales pour les
professionnels de santé contri-
bue-t-elle à cet objectif ? », inter-
roge l’association dans un com-
muniqué publié jeudi.
« Je comprends que cela puisse
choquer les associations, mais vis-
à-vis des patients à risque, on n’a
pas du tout baissé la garde. On
maintient l’importance que les
gens qui s’occupent des personnes
immunodéprimées restent vacci-
nés, insiste Elisabeth Bouvet,
ajoutant : Mais l’obligation pose
des questions de cohérence, et no-
tamment l’obligation de rappel
vaccinal. » La décision finale de-
vra prendre en compte, outre
l’avis définitif de la HAS, l’avis que
rédigera le Comité consultatif na-
tional d’éthique pour les sciences
de la vie et de la santé. p
Delphine Roucaute
Saad Lamjarred ». Il avait d’abord
expliqué que Laura P. était « bour-
rée », puis qu’elle avait voulu lui
soutirer de l’argent, pour enfin
dire à l’audience qu’elle « avait dû
se tromper ». Le jugement balaie
les insinuations de la défense qui
avait cherché à orienter les débats
sur les réseaux sociaux de Laura P.
et sur sa réputation.
La présidente, qui a mené les
débats sans concession pour l’ac-
cusé, a souligné « la personnalité
immature », « l’ego surdimen-
sionné » et « l’intolérance à la frus-
tration, notamment sexuelle » de
Saad Lamjarred, ainsi que son
« discours banalisant ». Elle a sou-
ligné, à sa décharge, son « ab-
sence d’antécédents », son « inser-
tion sociale » et les suivis psycho-
logique et psychiatrique qu’il a
entamés en 2020, ainsi que l’ar-
rêt de sa consommation d’alcool
et de stupéfiants.
Les avocats du chanteur, Jean-
Marc Fedida et Thierry Herzog,
n’ont pas commenté le verdict et
ont déclaré « réfléchir » avant de
faire éventuellement appel. Une
décision d’autant plus délicate à
prendre que Saad Lamjarred sera
jugé devant les assises du Var. Il est
accusé d’avoir violé dans sa cham-
bre d’hôtel une jeune femme ren-
contrée dans une boîte de nuit de
Saint-Tropez, en 2018. p
Christophe Ayad
Corps retrouvé
aux Buttes-Chaumont :
le mari d’Assia M. avoue
Youcef M. doit être présenté à un juge
d’instruction en vue d’une mise en examen
D’ elle, on connaît sur-
tout la fin. Son corps,
retrouvé morcelé et
disséminé dans un parc pari-
sien. Elle s’appelait Assia. Elle
avait 46 ans, des yeux presque
noir de jais et trois enfants de 8,
14 et 17 ans.
Comment a-t-elle vécu et com-
ment est-elle morte ? L’enquête, et
désormais l’information judi-
ciaire ouverte depuis le 17 février
pour assassinat, atteinte à l’inté-
grité d’un cadavre et recel de cada-
vre, s’attache à le découvrir cha-
que jour un peu plus. Dix jours
après l’horreur de la découverte de
son cadavre, son mari, Youcef M.,
a avoué l’avoir tuée au cours de sa
garde à vue débutée jeudi 23 fé-
vrier au matin, a rapporté au
Monde une source proche de l’en-
quête, confirmant une informa-
tion du Parisien. Il devait être pré-
senté à un juge d’instruction sa-
medi 25 février au matin, en vue
d’une mise en examen. Le parquet
de Paris demandera son place-
ment en détention provisoire.
« Très inquiet »
Lundi 13 février, un agent des es-
paces verts qui travaillait aux But-
tes-Chaumont, un parc très fré-
quenté du 19e arrondissement pa-
risien, s’était approché d’un tas de
feuilles et de branches d’où dépas-
sait un sac plastique. A l’intérieur :
une partie de corps féminin, sec-
tionné de sous la poitrine jus-
qu’au-dessus des genoux. Le parc
est immédiatement fermé pour
laisser place à la fouille méthodi-
que de ses 25 hectares. Le lende-
main, les enquêteurs finissent
par découvrir des sacs-poubelles
contenant d’autres restes hu-
mains, au niveau des voies ferrées
désaffectées de la petite ceinture.
Les analyses confirmeront qu’il
s’agit de la même victime, et
ses empreintes digitales finiront
par lui rendre son nom : Assia B.
épouse M..
Elle habitait à Montreuil, en Sei-
ne-Saint-Denis, dans un petit im-
meuble proche du centre-ville et
du terminus de la ligne 9 du mé-
tro. Son mari multipliait les mes-
sages sur les réseaux sociaux de-
puis plusieurs jours, appelant à la
retrouver et priant pour son re-
tour. Sur Facebook, il expliquait
ainsi qu’il n’avait « aucune nou-
velle d’elle » depuis le mardi 31 jan-
vier. Assia serait « sortie le matin »
et, depuis, plus rien. Entre quel-
J ustic e
Professeure tuée :
l’élève mis en examen
et incarcéré
L’élève de 2de qui a poignardé
à mort sa professeure d’espa-
gnol, mercredi 22 février, à
Saint-Jean-de-Luz (Pyrénées-
Atlantiques), a été mis en
examen, vendredi 24 février,
pour assassinat et placé en
détention provisoire. Selon le
procureur de la République de
Bayonne, l’adolescent a « mis
en avant une petite voix qui
lui parle » au cours de sa garde
à vue. Ses « motivations per-
sonnelles (…) ont besoin d’être
sondées (…) par des psychia-
tres », afin de déterminer si
son discernement était « en-
tier », ou « au contraire aboli,
ou éventuellement altéré », a
­déclaré son avocat Me Thierry
Sagardoytho. – (AFP.)
Affaire Palmade :
une deuxième garde
à vue dans l’enquête
pour pédopornographie
Une deuxième personne a été
placée en garde à vue dans le
cadre de l’enquête pour dé-
France | 7
Youcef M.
multipliait
les messages
sur les réseaux
sociaux, appelant
à retrouver
Assia et priant
pour son retour
ques photos des trois enfants et
d’elle souriants, il racontait que sa
femme partait « faire des brade-
ries » à Paris, Pantin et vers la
porte de la Villette, et qu’il était
« très inquiet », comme sa famille
« en France ou en Algérie ».
Sur une publication marquée
d’un bandeau rouge « disparition
inquiétante », il ajoutait qu’elle
portait « un manteau noir avec de
la fourrure » et « un bonnet noir
avec des strass ». Il ne déclarera sa
disparition au commissariat que
près d’une semaine plus tard, le
6 février, entraînant l’ouverture
d’une enquête qui ne donnera
rien jusqu’à ce que le corps soit re-
trouvé. Sur un autre appel à té-
moins relayé sur les réseaux so-
ciaux « à la demande de sa fa-
mille », il était précisé qu’Assia
était partie avec sa carte d’iden-
tité, mais sans sa carte bancaire ni
sa carte de transport.
Très tôt, les enquêteurs
s’étaient étonné du temps que
Youcef M. avait mis à alerter la
police sur la disparition de son
épouse. S’il l’a évoquée sur les ré-
seaux sociaux dès le 31 janvier, il
ne l’a signalée officiellement aux
autorités que le 6 février. Les po-
liciers de la brigade criminelle de
Paris ont ensuite relevé des inco-
hérences dans ses déclarations. Il
avait notamment affirmé que
son épouse était sortie la nuit du
30 au 31 janvier alors qu’aucune
image des caméras de vidéosur-
veillance de l’immeuble ne l’at-
teste. Il avait aussi assuré qu’il
s’était rendu à Paris pour cher-
cher sa femme, ce qui a été dé-
menti par l’enquête. Autant
d’éléments qui l’ont conduit à
passer aux aveux.
Selon le collectif #NousToutes,
on dénombrait, au 24 février, dix-
huit féminicides depuis le début
de l’année, sans compter celui
d’Assia M. p
Lucie Soullier
tention d’images à caractère
pédopornographique visant
Pierre Palmade, a indiqué,
vendredi 24 février, le parquet
de Paris. Mardi, un homme
affirmant détenir une vidéo
montrant M. Palmade en
train de regarder une vidéo
pédopornographique avait
été entendu comme témoin.
Par ailleurs, la cour d’appel
de Paris dira lundi 27 février
si le comédien, mis en exa-
men après l’accident qu’il a
provoqué sous l’emprise de
la cocaïne, doit être placé en
détention provisoire. – (AFP.)
Délibéré le 24 mars
dans l’affaire Vecchi
L’avocat général près la cour
d’appel de Lyon a requis,
vendredi 24 février, la remise
à l’Italie de Vincenzo Vecchi.
Le militant altermondialiste
fait l’objet d’un mandat
d’arrêt européen de son pays
après sa condamnation à
une lourde peine de prison
pour violences lors du som-
met du G8 à Gênes en 2001,
prononcée sur la base d’une
loi datant du fascisme.
 0123
8 | France Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

Dussopt, l’écorché de la réforme des retraites

Alors qu’il doit défendre le texte au Sénat, le ministre du travail est ressorti fragilisé des débats à l’Assemblée

Portrait Ses anciens

I
l est minuit passé. Olivier collègues du PS
Dussopt reste seul, figé, dans
un Hémicycle soudain silen-
lui ont mené la
cieux. Les députés se sont re- vie dure : ce sont
tirés après soixante-treize heures
et demie de joutes et d’empoigna-
eux qui ont mis
des autour de la réforme des re- en lumière ses
traites. Dans la nuit du vendredi
au samedi 18 février, le ministre
approximations
du travail, encore sonné par la et formulé les
violence des débats, respire un
grand coup. « Tu as fini ton voyage
critiques de fond
en enfer », le félicite Agnès Firmin
Le Bodo, ministre chargée des j­ ustifie l’ancien socialiste auprès
professions de santé, en lui mas- du Monde, en ciblant « une partie
sant les cervicales. Un périple aux de la gauche ».
allures de douloureux marathon, Dans son viseur : les troupes de
dont l’ancien socialiste, voix Jean-Luc Mélenchon, qu’il perçoit
éteinte, tisane au banc et écharpe comme des prédateurs flairant
serrée autour du cou comme une l’odeur du sang. Il se compare à
minerve, a parcouru les derniers un animal blessé, avec en mé-
mètres en peinant à déplier ses moire le conseil de son beau-
jambes pour donner la réplique. père, chasseur de lièvres et de
« Une laryngite, c’est pire que La sangliers, de ne pas tuer une bête
France insoumise », lâche-t-il pour à moitié. Lui n’est « pas un lapin »,
décontracter l’atmosphère. prévient-il. « Ce n’est pas parce
Un instant avant, Olivier que j’ai une petite voix que je n’ai
­Dussopt a clos les débats dans un pas de caractère. On n’est pas
hurlement à s’en déchirer les obligé de surjouer le virilisme ab-
­cordes vocales, tandis qu’une solu pour être costaud », revendi-
haie d’huissiers faisait barrière de que l’ancien maire d’Annonay
leurs corps entre lui et les dépu- (Ardèche), décrit par ses amis Le ministre du travail, Olivier Dussopt, à la fin des débats sur la réforme des retraites, à l’Assemblée, le 18 février. LUDOVIC MARIN/AFP
tés « insoumis » qui se levaient en comme un « dur au mal ».
chantant On est là !. Pris entre A 44 ans, il se lève à 5 h 15, en-
l’air associé aux « gilets jaunes » à chaîne cinquante pompes et député socialiste Boris Vallaud, se- d’établir ses prévisions. La cica- avant tout un effort. Il rejette les
sa gauche, et La Marseillaise autant d’abdominaux avant crétaire général adjoint à l’Elysée trice laisse des traces.
En son absence, accusations de mensonges sur la
­entonnée par la majorité jusqu’à 6 h 30, suit un régime protéiné à sous Hollande. Le 23 janvier, auditionné en Elisabeth Borne pension minimale – pourtant
l’extrême droite, il vocifère alors, base de steaks tartares. « On a dé- Ses anciens collègues du PS lui commission des affaires sociales théorique – à 1 200 euros.
rouge écarlate : « Personne n’a couvert un dur à cuire, évalue ont mené la vie dure. Ce sont eux à l’Assemblée, Olivier Dussopt
désigne son Quant aux quarante-trois an-
­craqué ! Personne n’a craqué, et Agnès Pannier-Runacher, minis- qui ont mis en lumière ses ap- souhaitait cordialement un ministre « comme nuités, il n’approuve pas que la
nous sommes là, devant vous, tre de la transition énergétique, proximations, eux qui ont for- joyeux anniversaire à Jérôme cheffe du gouvernemet ait couru
pour la réforme ! » rompue aux négociations. Il a du mulé les critiques de fond. S’il Guedj ; quatre semaines plus tard,
celui qui est après la surenchère de LR. « Les
M. Dussopt n’oublie rien et ne caractère et sait se farcir des réu- avait prévu les attaques en trahi- il évite son regard lorsqu’il le tout rouge et qui carrières longues, c’est un débat de
pardonne pas. Ni la vision du dé- nions de cinq heures pour attendrir son de son ancienne famille, qu’il croise. « Les récriminations venant con », assène Olivier Dussopt, fâ-
puté LFI de Seine-Saint-Denis la viande. » Le cuir tanné par l’as- a quittée en 2017 pour rejoindre du PS l’ont le plus affecté, car on a
fait la gueule » ché de s’être laissé enfermer, alors
Thomas Portes, qui s’est photo- cension sociale, ce fils d’ouvriers Emmanuel Macron, Olivier mené une confrontation subtile et que la réforme réduira l’écart
graphié le pied fièrement posé est monté à Paris de son village ­Dussopt n’avait pas anticipé l’in- argumentée, se réjouit le député existant entre les carrières lon-
sur un ballon figurant la tête du natal de Peaugre, près d’Annonay, terpellation du député des Pyré- PS. On a mis en avant ses contra- rompu par un accès de colère qui gues et les autres. Au conseil des
ministre. Ni l’insulte d’« assas- où sa famille vit depuis des géné- nées-Atlantiques Iñaki Echaniz, dictions personnelles et politi- le fait soudain sortir de son texte : ministres, mercredi, Emmanuel
sin » proférée par son collègue rations. C’est dans ce coin de l’Ar- qui lit mot pour mot sa propre in- ques. » Comme si le débat sur un « Vous voulez quoi ? Vous voulez Macron a appelé ses troupes à re-
« insoumis » des Hauts-de-Seine dèche qu’il a franchi la première tervention de 2010, lorsque le texte se confondait, au fil des ma tête ? » dire que les quarante-trois ans de
Aurélien Saintoul – même si ce fois les portes d’une permanence jeune député Dussopt s’opposait jours, avec le procès d’un homme. Un courroux qui n’a pas étonné cotisation constituentun « plan-
dernier s’en est excusé. Ce jour-là, du Parti socialiste (PS), en 1999. De au ministre du travail d’alors, Eric Ses amis sont à droite. « Tu ren- François Hommeril, le président cher », pas un « plafond ». Le pou-
le ministre a quitté l’Hémicycle, ses vingt années de socialisme, il Woerth, sur la réforme des retrai- tres dans une belle période, cou- de la CFE-CGC, celui-ci ayant pro- voir exécutif envisage d’ailleurs
donnant de rage un coup de pied lui reste quelques camarades. Cer- tes repoussant l’âge légal de 60 à rage à toi », lui dit Gérald Darma- voqué le ministre en qualifiant ses d’enterrer discrètement, au Sénat,
dans une porte. L’épisode a soudé tains lui ont écrit un mot de sou- 62 ans. Pénible retournement. nin, le matin de la présentation de ­conseillers énarques de « stagiai- l’amendement sur les quarante-
la Macronie. Et au-delà. Jusqu’à tien. Des exceptions. la réforme. Du Havre (Seine-Mari- res » sur Franceinfo. Lors d’une trois ans, cédé à la droite par
cette scène renversante de la vie M. Dussopt voue une haine aux Des amis à droite time), son autre copain, ancien du réunion à Matignon, le 8 décem- Mme Borne, qui a hâté la rupture
parlementaire : Marine Le Pen « socialistes de salon », comme le Il n’avait pas imaginé non plus parti Les Républicains (LR), bre, M. Dussopt s’emporte contre de LR avec Aurélien Pradié.
­debout, applaudie par les députés disent ses proches, lui qui se vit que le député PS de l’Essonne Edouard Philippe, le soutient. le syndicaliste pour défendre ses
de la majorité, alors qu’elle venait comme un « socialiste des campa- ­Jérôme Guedj, dans un réflexe Reste qu’Olivier Dussopt, reconnu équipes. « Ça suffit », le freine Un paratonnerre
de faire lever son groupe en sou- gnes ». L’ancien plus jeune député d’ancien inspecteur général des pour sa technicité, n’a pas coloré ­Elisabeth Borne, la main sur le A force d’avoir joué le paraton-
tien au ministre malmené. de l’Assemblée nationale n’oublie affaires sociales, irait vérifier les débats à son avantage. bras de son ministre. nerre, Olivier Dussopt apparaît
Un peu plus tard, Olivier Dus- pas que François ­Hollande l’a né- auprès de la « Sécu » les chiffres En deux semaines, il n’a laissé M. Dussopt n’oublie pas que sa fragilisé. Il a des idées pour rebon-
sopt croise la représentante de gligé, par deux fois, au moment de avancés pour vanter la pension dans les esprits aucune grande ti- seule boussole se trouve au 55, dir au Sénat. La principale : per-
l’extrême droite dans un couloir. composer ses gouvernements. minimale à 1 200 euros. Dans rade ni de ces répliques calibrées rue du Faubourg-Saint-Honoré. mettre aux mères de famille de
« Merci pour vos mots », lui dit-il. Une ingratitude qu’il n’a jamais di- l’Hémicycle, le ministre perd de pour souffler l’adversaire. Beso- « Je n’ai qu’un chef », a-t-il cou- choisir entre des trimestres pour
« C’est normal », répond-elle du gérée. Et qui transparaît dans cette nouveau son calme. Il accuse l’élu gneux et rétif à l’improvisation, le tume de dire à propos d’Emma- maternité et une majoration de
tac au tac. L’Ardéchois n’oublie pique, le 8 février : « Je m’étonne de socialiste de « perdre les pédales » ministre du travail planche sur les nuel ­Macron, pour qui il a « brûlé leur pension, à la carte. Une piste
rien. Quelques jours après, le votre manque de gratitude : vous – une formule pour laquelle il s’est notes de son cabinet chaque ma- tous ses vaisseaux » en le rejoi- qui devrait plaire à Bruno
calme est revenu. « Elle a été bien pourriez me remercier d’avoir voté excusé – et se targue de ne pas tin avant 8 heures, lit ses fiches gnant. Taiseux, il protège cette re- ­Retailleau, patron des sénateurs
plus républicaine que beaucoup la loi “travail” dont vous êtes un ins- avoir « à rendre de comptes ni sur méthodiquement, argumente lation comme un secret. « Ne lâ- LR. Mais le ministre devra aussi
d’autres dans ce moment-là », pirateur », a lancé le ministre au les canaux ni sur la manière » d’un ton monocorde, parfois che rien de rien. Tu me diras ton trouver des ressorts pour les fu-
ressenti », lui écrit le chef de l’Etat, turs textes. Pourra-t-il incarner la
au lendemain de la mobilisation jambe sociale de la prochaine loi
Non adopté à l’Assemblée, le texte poursuit sa route au Sénat du 19 janvier, ravi de voir son mi-
nistre détailler les dispositifs un à
sur l’asile et l’immigration, après
avoir tant crispé la gauche ?
un sur les plateaux de télévision. ­Concrétiser la promesse d’amélio-
L’examen de la réforme des retraites à que c’est ce que nous devons au peuple fran- sera présenté aux députés le 16 mars, puis Quand l’affaire de soupçons de rer les conditions de travail, en
l’Assemblée nationale s’est achevé le 17 fé- çais qui attend que ce débat ait lieu », a fait aux sénateurs, pour un vote final. favoritisme ressort, début fé- portant le projet de loi sur le plein-
vrier, après vingt jours de débats qui n’ont valoir le chef de file des sénateurs socialis- C’est ici que les élus LR, divisés à l’Assem- vrier, le président de la Républi- emploi, au printemps ? « Il
pas permis aux députés d’aller au bout du tes,Patrick Kanner, jugeant qu’« heureuse- blée, joueront un rôle décisif en faisant ou que se fait très protecteur. Il in- ­conserve toute sa capacité à incar-
texte – le temps de discussion était limité, ment pour la démocratie et pour l’image du non basculer le vote, puisqu’il faut au camp vite Olivier ­Dussopt à l’Elysée, à ner les autres réformes et restera le
en application de l’article 47 alinéa 3 de la Parlement », « la Haute Assemblée travaille présidentiel au moins 289 voix pour obte- un dîner confidentiel, qui lui re- meilleur pour mettre en musique la
Constitution. Le texte soumis aux séna- différemment » de l’Assemblée. Constatant nir la majorité absolue – il ne dispose en monte le moral. Mme Borne n’en loi sur le travail », défend le député
teurs est donc celui porté par le gouverne- le « fiasco » des députés, le président des sé- l’état que de 250 élus. En cas de vote favora- est pas informée. Renaissance de l’Oise, Eric Woerth.
ment, enrichi d’amendements votés par les nateurs Les Républicains (LR), Bruno ble des deux hémicycles sur cette version Avec la première ministre, l’Ar- M. Dussopt y voit l’occasion de
députés et que l’exécutif souhaite reprendre ­Retailleau, a assuré qu’« à partir du 2 mars, du texte, la réforme des retraites sera alors déchois a traversé désaccords et mettre en œuvre cette remarque
à son compte. Ceci permet, par exemple, à le Sénat devra donner une tout autre image définitivement adoptée. Mais si aucun ac- turbulences. Fin décembre, fu- du secrétaire général de la CFDT,
l’article 2 – relatif à l’« index seniors », rejeté de la démocratie parlementaire ». cord n’est trouvé en CMP ou que cet accord rieux que Matignon lui impute Laurent Berger, après sa nomina-
par les députés – d’être réintroduit au Sénat. est modifié ou rejeté dans l’une des cham- une concertation qui piétine, Oli- tion rue de Grenelle : « Tu as de la
Le texte arrivera en commission dès le Un accord à trouver bres, le texte repartira pour une nouvelle vier Dussopt décroche son télé- chance, toi, tu vas pouvoir être le
28 février, avant d’être examiné à partir du La réforme, soutenue en grande partie par lecture à l’Assemblée puis au Sénat. phone et passe même un savon à ministre de l’emploi et du travail,
2 mars. Les débats seront limités à la majorité sénatoriale, a toutes les chances Si dans ce dernier tour de « navette parle- la cheffe de gouvernement. « Il pas le ministre du chômage. » Un
quinze jours. Le Sénat a décidé de siéger d’être adoptée au palais du Luxembourg, les mentaire » – davantage restreint puisqu’il faut que ça s’arrête », fait-il remon- débat qu’il aurait souhaité amor-
dans l’hémicycle durant les deux week- sénateurs de droite et du centre souhaitent dure moins de dix jours –, députés et séna- ter à l’Elysée, déterminé à « mor- cer plus tôt, au point d’en faire le
ends qui jalonnent le passage du texte. Ceci toutefois obtenir des inflexions du gouver- teurs n’arrivent à examiner le texte, ce der- dre » en retour. En son absence, thème cardinal de son discours,
permet aux sénateurs de bénéficier de plus nement sur plusieurs points (pénibilité, car- nier pourra entrer en vigueur par voie d’or- Elisabeth Borne le désigne sans lorsqu’il a ouvert la discussion sur
de temps d’examen en séance que leurs col- rières des femmes, politique familiale, etc.). donnances dès le 27 mars. Il s’agirait d’une pincettes comme « celui qui est la réforme, le 6 février. L’Ardé-
lègues députés (onze jours contre neuf). Dès le lendemain de l’adoption du texte première pour une réforme des retraites tout rouge et qui fait la gueule ». chois se rêvait ailleurs, à la tête
Les sénateurs de droite et du centre, favo- par le Sénat, le projet de réforme des retrai- ­depuis 1982. Mais, si le gouvernement ne Critiqué pour avoir ouvert une d’un ministère régalien, avant la
rables à la réforme, souhaitent réussir à tes sera soumis à la discussion de représen- souhaite pas passer par cette voie régle- grille de mots croisés durant les réélection d’Emmanuel Macron,
examiner l’ensemble du texte d’ici au tants des parlementaires des deux cham- mentaire, il dispose d’une dernière arme débats, ce qu’il a reconnu comme en 2022. Au fond, le ministre du
12 mars à minuit. La gauche, qui ne veut pas bres, en commission mixte paritaire pour faire adopter la réforme sans vote du une « bêtise », le ministre du tra- travail n’a jamais voulu être
le voir adopté, promet de son côté d’aller au (CMP), composée de sept députés Parlement : user une onzième fois de l’arti- vail, de l’emploi et de l’insertion l’homme des retraites. p
moins jusqu’à l’article 7 – relatif au report et sept sénateurs. A l’issue de la CMP, si un cle 49.3 depuis le début de législature. p n’a qu’un vrai regret : ne pas avoir Thibaud Métais
de l’âge de départ à 64 ans. « Nous estimons accord est trouvé, ce texte de conciliation Marie Pouzadoux admis que cette réforme exigeait et Ivanne Trippenbach
 Économie & Entreprise
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Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023 |9

Tourisme : la grande désertion des salariés

Hôtels, bars et campings doivent changer leurs pratiques pour rendre leurs métiers attractifs

B
ranle-bas de combat
chez Sandaya. En ce
mois de février, ce
groupe de campings a
lancé son plan d’attaque pour re-
cruter 2 400 personnes : anima-
teurs, cuisiniers, réceptionnistes,
agents de nettoyage, responsa-
bles de sites… L’objectif : éviter de
se retrouver, comme la saison
2022, avec des centaines de pos-
tes vacants et des problèmes en
cascade. « Dans les restaurants, on
avait dû fermer certains jours ou
réduire les horaires. Le ménage,
c’était très compliqué aussi. On a
fait appel à des boîtes d’intérim,
mais ça nous a coûté très cher et ce
n’était pas le service qu’on atten-
dait », expose François Georges,
le patron du groupe.
En 2023, chez Sandaya, tout un
catalogue de nouvelles mesures
est en train d’être déployé : aug-
mentation des salaires (jusqu’à
+ 20 % pour certains métiers),
création d’une prime à la coopta-
tion (jusqu’à 250 euros) pour
tout employé qui recommande
un candidat de son entourage,
d’une prime de retour (de 200 à
500 euros) pour ceux qui revien-
nent d’une année sur l’autre,
hausse « d’un tiers » du nombre
de logements proposés au per-
sonnel… « Les premiers signaux
semblent dire que ça marche »,
­relève François Georges.
Le secteur du tourisme réussira-
t-il à repenser ses emplois afin de
les rendre plus attractifs ? Depuis
la pandémie de Covid-19, les diffi-
cultés de recrutement se sont
­aggravées, notamment car les Un saisonnier dans un camping de Biscarrosse (Landes), lors d’une journée caniculaire, le 17 juin 2022. Valentino BELLONI/HANS LUCAS
longues périodes d’interruption
et de ralentissement global de
l’activité, en 2020 et en 2021, ont entre employeurs, qui se piquent emplois sont assimilés à une voie « Il faut que le secteur réagisse, le mois. En ce qui concerne les sa-
poussé nombre de salariés à bi- leurs meilleurs éléments », com- de garage, à des jobs d’été sans car il est en danger. Les entreprises
« On a un laires, « on a regardé la concur-
furquer vers d’autres horizons. mente Christian Mantei, prési- perspectives. Ils ne sont pas envisa- doivent balayer devant leur problème rence autour de nous, et on a mis
dent d’Atout France. gés comme des vecteurs d’ascen- porte », estime Dominique Mar- un euro de plus par heure ».
« Absence de considération » Comment attirer davantage de sion sociale. Cette absence de cel. Lui appelle à un « choc d’at-
culturel avec L’autre problème du secteur,
Chez Belambra, parmi les 450 sai- jeunes vers ce secteur ? Il y a du ­considération se reflète dans l’offre tractivité », qui passe notamment les métiers c’est la proportion de CDD de sai-
sonniers réguliers, 175 ont « dis- pain sur la planche, car c’est toute de formations, pas très lisible, avec par l’adaptation des postes pour sonniers qui, s’ils peuvent attirer
paru ». « Des gens qui nous étaient la vision de ces métiers qu’il faut peu d’établissements prestigieux », les rendre plus alléchants : davan-
du tourisme, qui certains profils, sont aussi des
fidèles depuis des années ont posé repenser, explique Dominique poursuit Dominique Marcel. tage de polycompétence, un ma- sont assimilés à obstacles pour nombre de candi-
le crayon et nous ont dit : je peux Marcel, président de l’Alliance La question des rémunérations nagement moins hiérarchique, dats en quête de stabilité. Pour
plus, relate Alexis Gardy, le prési- France Tourisme, un groupe de est bien au cœur du sujet – même une attention plus forte à l’équili-
de la servitude » ­fidéliser son personnel, Sandaya
dent de ces clubs de vacances. Ils réflexion qui a produit un rapport les grilles ont été revalorisées bre avec la vie privée, un surcroît Dominique Marcel convertit de plus en plus de pos-
ont passé du temps en famille, ils sur ce sujet, fin 2022. « On a un en 2022, avec une augmentation de formation… président de l’Alliance tes en CDI, même si ses campings
ont eu du temps pour réfléchir à problème culturel avec les métiers moyenne de 16 % des salaires. France Tourisme sont fermés d’octobre à avril. « On
leur avenir. Avec le recul, certaines du tourisme, qui sont assimilés Mais, au-delà, ce sont bien les Bataille du recrutement propose par exemple à un cuisinier
contraintes liées au secteur leur à de la servitude », observe-t-il. conditions d’emploi qui sont Des employeurs disent que cette de faire, pendant les périodes de
sont devenues insupportables. » Une spécificité très française : la montrées du doigt. Travail le situation leur a ouvert les yeux « Il faut ça pour attirer des cuisi- fermeture, des petits travaux sur
En France, environ 250 000 pos- marchandisation du patrimoine, week-end, le soir, coupures en sur certaines difficultés, en parti- niers et des réceptionnistes et des site de peinture, de jardinage. Ils
tes seraient à pourvoir rien que de la culture et les relations de ser- milieu de journée non rémuné- culier sur le logement des salariés. manageurs », affirme Rodolphe prennent aussi leurs vacances à ce
dans l’hôtellerie et la restaura- vices qui y sont associés ne sont rées entre deux services, jours C’est sur ce point que le parc d’at- Gélis, directeur de ce parc. Il a moment. On arrive à s’arranger »,
tion. « On a beau avoir fait une an- pas perçues comme des activités de repos non choisis, heures tractions Nigloland, dans l’Aube, a aussi mis en place d’autres dispo- note François Georges. Les pro-
née 2022 extra, on aurait pu faire « nobles », explique Julien Barnu supplémentaires très fréquentes concentré ses efforts : en 2022, il sitifs : « prime au kilomètre » pour priétaires des hôtels de luxe Les
5 % à 10 % de plus si on n’avait pas dans un essai intitulé Industrie du et pas toujours payées, dispari- a fait construire une résidence de les salariés motorisés, ainsi Domaines de Fontenille ont, pour
réduit l’offre en raison d’un man- tourisme : le mythe du laquais tion des pourboires, difficultés à 12 studios pour ses saisonniers, et qu’une prime de 100 euros pour leur part, décidé de garder cer-
que de personnel. Et cela com- (Presses de l’Ecole des mines, se loger dans les zones les plus en ajoute 12 autres en 2023. Mon- les salariés qui n’enregistrent tains hôtels ouverts en février et
mence à donner lieu à des frictions 2014). « Le résultat, c’est que ces touristiques… tant total : 4 millions d’euros. aucune absence injustifiée dans mars « pour fidéliser [leur] person-
nel avec des CDI, même si l’activité
n’est pas rentable pour [eux] à
« C’était un monde que j’adorais et, en même temps, un monde pourri » cette période », constate Frédéric
Biousse, le PDG.
Dans cette bataille du recrute-
Une maison achetée à crédit, un CDI lectif, du plaisir du service, de « l’esprit de Toutes ces désertions pourraient être prise de coaching et d’assistance en li- ment, tous les employeurs ne lut-
à l’agence Orpi du centre-ville d’Aurillac, famille » qui s’en dégageait. Ou du senti- l­ imitées si les employeurs « étaient plus gne pour des entrepreneurs. tent pas à armes égales. Dans les
un van aménagé pour partir en week- ment de liberté que procurait cette pos- nombreux à prendre en compte le bien- « Certains patrons sont des loups », cor- zones rurales, la situation est plus
end avec son compagnon : telle est la sibilité de travailler comme saisonnier, être de leurs salariés », estime pour sa part robore Cyril Dessaigne, 28 ans, barman tendue, comme l’assure le direc-
nouvelle vie de Marjolaine Guibal, l’hiver à la montagne, l’été au soleil. Estelle (elle ne souhaite pas donner son et pizzaïolo bordelais, dans la restaura- teur du PAL, un parc animalier
30 ans, depuis qu’elle a quitté le monde « Quand tu es dans ce secteur, tu tra- nom), 31 ans, qui a travaillé comme ser- tion depuis ses 16 ans. S’il fait état de de l’Allier, important recruteur lo-
de l’hôtellerie. Elle y a passé dix ans, dont vailles quand tout le monde est en week- veuse ou barmaid en France, en Espagne multiples bonnes expériences, il a aussi cal (350 saisonniers l’été). « On a de
plusieurs saisons comme réceptionniste end ou en vacances. Tu rates tout : les et Australie. « En Australie, les patrons gé- eu son lot d’histoires sordides. Comme fortes difficultés à trouver des can-
d’un village vacances à Super-Besse (Puy- ­anniversaires, les soirées, les mariages, raient leur personnel avec plus d’anticipa- ce restaurateur, qui, en 2022, ne voulait didats. Et parmi les personnes con-
de-Dôme). « Sans le Covid, j’y serais en- la vie, quoi ! », exprime Delphine Palatan, tion, davantage de formations. Les salai- pas le déclarer. « Je dis non, j’ai besoin voquées aux entretiens, à peine une
core !, assure cette diplômée d’une li- 39 ans, qui, quinze ans durant, a été gou- res étaient bien plus élevés quand on tra- d’un contrat. Trois semaines de boulot sur deux se déplace », déplore Ar-
cence en commerce. La pandémie a été vernante dans divers hôtels de Savoie. vaillait le soir et le week-end. Et on n’avait plus tard, je ne l’avais toujours pas. J’ai fini naud Bennet, qui a fait appel à des
un déclic. On devait se confiner, l’hôtel fer- « Le Covid, ça a été un moment qui m’a jamais de coupures [non payées] entre par partir. Mais ça s’est mal fini. On en est travailleurs polonais en passant
mait, et je n’avais pas de logement à moi. permis de penser à moi », déclare celle qui deux services, comme c’est souvent le cas venus aux mains. J’ai porté plainte. » par une agence spécialisée. Une
J’ai compris que ce n’était plus possible. » a amorcé un processus de reconversion en France », raconte la jeune femme. Le même hiver, il avait trouvé un job expérience non concluante.
Comme Marjorie Guibal, de nombreux pour devenir formatrice, « avec des ho- « C’était un monde que j’adorais et, en dans une station de ski des Pyrénées. Un « La bonne nouvelle, c’est que si le
salariés du monde du tourisme (hôtelle- raires normaux, du lundi au vendredi ». même temps, un monde pourri », com- poste logé sur place. « Au bout d’une se- secteur a connu beaucoup de dé-
rie, restauration, campings, parcs de loi- mente Estelle, qui relate des événéments maine, je me fais voler mon argent et mes parts depuis le Covid, il attire aussi
sirs…) ont changé de vie au cours de ces « Certains patrons sont des loups » difficiles avec des employeurs, compo- cartes bancaires dans l’appartement qu’on de nouvelles personnes en quête
trois dernières années, accentuant les Aucun d’eux ne dit regretter sa nouvelle sés en majorité de toutes petites entre- partageait à quatre. J’en parle au proprié- de reconversion. Question profils,
difficultés de recrutement que connaît vie, même Lucie Ha, 30 ans, qui précise prises peu régulées. « Certains abusent. taire du resto, et, le lendemain, lui me dit : nous avons évolué : nous sommes
ce secteur. Les longues périodes de fer- gagner « un peu moins » aujourd’hui que Par exemple, je sais que le physique, ça “C’est fini.” Je rentre à Bordeaux, il me pro- beaucoup plus ouverts qu’avant »,
meture ou de ralentissement de l’acti- lorsqu’elle travaillait en salle dans la res- compte pour travailler au bar, et que ça met qu’il m’envoie l’argent pour me payer affirme Christophe Laure, direc-
vité liées à la crise sanitaire, en 2020 et tauration. Elle officie désormais dans m’avait aidé. Mais plus jeune, j’ai accepté ma semaine de travail. Je n’ai rien reçu. Il teur de l’Intercontinental de Paris,
2021, ont accéléré leur prise de cons- une charcuterie installée au sein des hal- des trucs pas normaux. Si ça m’arrivait ne répondait plus à mes appels. » Ce fut qui a recruté nombre d’anciens
cience, en particulier sur l’impact de les de Poitiers. « J’embauche tôt le matin, aujourd’hui, je pense que je porterais l’expérience de trop. Il vient de commen- salariés de l’aérien, des hôtesses,
leurs conditions de travail sur leur vie mais au moins, j’ai deux jours de repos plainte. » Echaudée par une mauvaise cer un emploi dans l’énergie. Sa nouvelle des stewards… et même un ex-pi-
privée. Et ce, même si les personnes que consécutifs. J’ai mes soirées, les horaires expérience de chômage à Paris, confinée vie : installer des boîtiers pour limiter sa lote de ligne, qui fait ses débuts en
nous avons interrogés parlent aussi avec sont carrés. Pour la vie de couple, ça dans un studio de 19 mètres carrés, elle consommation. « Un CDI, direct. » p cuisine comme chef de brigade. p
nostalgie de leur ancien métier, du col- change tout », commente-t-elle. a fini par dire stop, et a lancé son entre- Je. Go. Jessica Gourdon

10 | Économie & Entreprise
« Paris Match » connaît
une vague de départs inédite
L’OPA de Vivendi sur Lagardère a poussé des journalistes à quitter le titre
A
quoi ressemblera la ré-
daction de Paris Match
dans trois semaines ?
Depuis mercredi 22 fé-
vrier au soir, les journalistes de
l’hebdomadaire, à l’instar de leurs
collègues du Journal du dimanche,
autre titre du groupe Lagardère,
ont été mis en télétravail, le temps
que des travaux soient menés
dans leur immeuble commun –
CNews, principale chaîne d’infor-
mation du groupe de Vincent Bol-
loré, murmure-t-on dans les cou-
loirs, pourrait bientôt les y rejoin-
dre. « On se demande qui reviendra
et qui l’on ne reverra plus », raconte
une journaliste qui, comme beau-
coup, requiert l’anonymat.
Il faut dire que, ces derniers
temps, à Match, qu’ils soient choi-
sis ou négociés, les départs s’en-
chaînent à une allure inédite.
Après les journalistes Sophie
des Déserts, Aurélie Raya et Emi-
lie Lanez, le « rewriter » Jean-
Pierre Bouyxou, le directeur artis-
tique, Cyril Clément, le chef de la
photographie, Guillaume Claviè-
res, ou encore le secrétaire géné-
ral de la rédaction, Alain Dorange,
c’est la rédactrice en chef des
­pages « Vivre Match », Elisabeth
Lazaroo, qui est partie définitive-
Les ventes de l’hebdomadaire
sont à la peine
En matière de diffusion, Paris Match recule doucement, mais,
avec les années, la baisse semble inéluctable. L’hebdomadaire
emblématique écoulait environ 480 000 exemplaires en décem-
bre 2021 (diffusion France payée), selon les données communi-
quées à l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias.
Le chiffre est tombé à 447 000 en décembre 2022. La diminution
est moins violente si l’on observe les moyennes annuelles :
488 000 exemplaires ont été distribués en 2021, contre près
de 479 000 en 2022.
Transport aérien : les ambitions
de l’Inde profitent à Groupe ADP
L’entreprise française a acquis 49 % de l’indien GMR Airports en 2020
A ugustin de Romanet, PDG
de Groupe ADP, a le sou-
rire aux lèvres. En dépla-
cement en Inde, il a même es-
quissé un pas de danse sous les
lambris du Taj Falaknuma Palace,
l’ancienne demeure royale, à Hy-
derabad. Il est vrai qu’il a de quoi
se réjouir. L’acquisition par son
groupe pour 1,2 milliard d’euros,
en 2020, après deux tentatives
avortées, de 49 % du capital de
GMR Airports, filiale du groupe fa-
milial de BTP indien GMR, com-
mence enfin à porter ses fruits.
Covid-19 oblige, le partenariat
semblait être resté en sommeil.
Maintenant que la pandémie de
Covid-19 a reflué en Inde, ADP et
GMR accélèrent. C’est à Goa, l’ex-
point de chute des hippies des an-
nées 1970, considéré aujourd’hui
comme le Saint-Tropez indien,
que les deux partenaires ont con-
crétisé leur union. Le 5 janvier, ils
ont inauguré un aéroport flam-
bant neuf d’une capacité de
4,4 millions de passagers. Il rem-
place un vieil aérodrome mili-
taire ne disposant d’aucun par-
king et qui ne pouvait accueillir
que quelques centaines de mil-
liers de passagers chaque année.
Travaux pharaoniques
Pour ses débuts, la plate-forme de
Goa, au hall décoré de façades
d’immeubles d’inspiration luso-
brésilienne, n’opère que des vols
domestiques. Une mise en jam-
bes avant que le terminal destiné
aux lignes internationales ouvre
ses portes cet été. A Goa, ADP et
ment cette semaine. Et ce, après
que le site Internet de Franceinfo
a révélé que la reporter Emilie Bla-
chère avait déposé une requête
aux prud’hommes afin de faire
valoir sa clause de conscience. Ce
dispositif permet à un journaliste
de quitter son emploi avec des
­indemnités en cas de cession de
son journal ou de changement
de sa ligne éditoriale.
« Motion de défiance »
Or, il y a un an, le groupe Vivendi
de Vincent Bolloré a lancé une
OPA sur le groupe Lagardère. S’il
en détient 57 % du capital, il n’est
pas censé le contrôler tant que
Bruxelles n’a pas donné son aval.
Pourtant, et comme elle l’a lon-
guement expliqué au site Les
Jours, « Paris Match est en train de
perdre la neutralité politique qui
le caractérisait. Continuer d’y tra-
vailler était de nature à porter at-
teinte à mon travail et à ma répu-
tation », défend-elle.
Les noms qui s’affichent dans
l’ours, cette sorte de carte d’iden-
tité qui figure dans tous les jour-
naux, ne cessent de changer. Trop
rapidement, parfois. Celui de la
spécialiste du Vatican, Caroline
Pigozzi, véritable personnage
GMR voient grand. D’ici à
cinq ans, l’aéroport « accueillera
13,5 millions de passagers », estime
Grandhi Mallikarjuna Rao, prési-
dent fondateur de GMR. Un opti-
misme qui ravit M. de Romanet.
En trois ans, fait-il savoir, « la va-
leur de [son] investissement dans
GMR Airports a déjà doublé ».
Et ce n’est qu’un début. Sous
l’impulsion du premier ministre,
Narendra Modī, l’Inde veut se dé-
velopper à marche forcée. Notam-
ment pour s’imposer comme un
hub entre l’Europe et l’Asie. Pour y
parvenir, il lui faut des infrastruc-
tures à la dimension de cette am-
bition. Depuis que M. Modi est ar-
rivé au pouvoir, en 2014, le nom-
bre d’aéroports a doublé.
Le pays en compte déjà 146,
dont 39 plates-formes internatio-
nales. Un total que le premier mi-
nistre veut porter à 200 dans les
prochaines années. « Avec GMR,
ADP va participer à la vague de
privatisations d’aéroports » qui
devrait prochainement débuter
en Inde, explique M. de Romanet.
Vingt-cinq aéroports devraient
être privatisés, dont une dou-
zaine, principalement des plates-
formes régionales, d’ici un an.
Pour ne pas manquer le décol-
lage de l’Inde – jusqu’à mainte-
nant, seuls 5 % des 1,4 milliard
d’Indiens ont déjà pris l’avion –,
les deux partenaires ont entrepris
des travaux pharaoniques. Exem-
ple avec l’aéroport Indira-Gandhi,
à New Delhi. En 2019, il avait ac-
cueilli 68,5 millions de passagers.
Après agrandissement, dont un
Le 31 mars,
ce sera au tour
de Gilles Martin-
Chauffier, auteur
de la chronique
« L’Air du temps »,
de s’effacer
d’un journal pour lequel elle écrit
depuis trente ans, a disparu dès
le numéro du 9 février. Désor-
mais septuagénaire, elle est pour-
tant censée ne le quitter que le
mardi 28 février.
Le 31 mars, ce sera au tour de
Gilles Martin-Chauffier, auteur de
la chronique « L’air du temps », de
s’effacer. A 68 ans, dont 43 de mai-
son, lui aussi fait figure de pilier.
« Si la motion de défiance de l’été
[2022] a été signée par 93 % des vo-
tants, souffle une plume, c’est en
partie parce qu’il avait pris la pa-
role » pour fustiger les conditions
du départ de Bruno Jeudy, le chef
du service politique, aujourd’hui
remplacé par Laurence Ferrari,
présentatrice sur CNews et Eu-
rope 1 – le journaliste avait
­assumé de contester la « une »
­consacrée au cardinal Robert Sa-
rah, ultraconservateur et homo-
phobe. « Ma voix n’a pas du tout
compté, et je pars de mon plein
gré », réfute pourtant le rédacteur
en chef de l’« editing », qui espère
poursuivre sa collaboration par
quelques piges.
Il reste que, selon plusieurs té-
moins, la rédaction en chef s’est
récemment entendue reprocher
un « manque de solidarité avec la
direction » par la directrice de la
tout nouveau terminal, il pourra
en recevoir plus de 100 millions.
ADP devra patienter cinq ans pour
bénéficier de son retour sur inves-
tissement, car les travaux coûtent
très cher. Pour créer l’aéroport de
Goa et agrandir ceux d’Hyderabad
et de Delhi, GMR Airports a dû in-
vestir plus de 2 milliards d’euros.
Apurer la dette
Mais ces futurs dividendes ne se-
ront pas de trop pour apurer la
dette d’ADP (7,44 milliards
d’euros). Avec TAV Airports, sa fi-
liale turque, et GMR Airports,
« ADP a ses deux têtes de pont pour
aller chercher ses relais de crois-
sance à l’international », confie
Edward Arkwright, directeur gé-
néral exécutif du groupe. Notam-
ment en Asie. Mais c’est l’Inde qui
retient aujourd’hui l’attention.
Après les près de 500 avions
commandés à Airbus et à Boeing,
le 14 février, par Air India, la pre-
mière compagnie indienne, In-
diGo, préparerait « un contrat
énorme », dit Hervé Millequant,
ancien de la direction générale de
l’aviation civile, aujourd’hui con-
seiller aéronautique et aviation ci-
vile à l’ambassade de France en
Inde. A la clé, plusieurs centaines
d’avions. In fine, c’est tout l’écosys-
tème du transport aérien indien
qui va, à très court terme, changer
de dimension. « La flotte indienne
devrait croître de 100 avions par
an, et il faudra former 10 000 pilo-
tes dans les cinq ans à venir », s’en-
thousiasme M. Millequant. p
Guy Dutheil
rédaction, Caroline Mangez, dont
le management, décrit comme
­erratique, est très critiqué.
« Il y a des départs, dont certains
que je ne souhaitais pas vraiment,
mais il y a aussi des arrivées, rétor-
que Patrick Mahé, le directeur
­général de la rédaction, revenu
à l’automne 2021. La porte est
ouverte dans les deux sens. » « Ils
virent des historiques qui savent
comment marche Match pour pla-
cer des gens plus dociles et moins
chers », traduit une plume.
A 75 ans, Patrick Mahé, lui aussi
figure historique de l’hebdoma-
daire, jure que « la ligne éditoriale
n’a pas changé », sinon dans le re-
gard de la société des journalistes,
forte de soixante-dix membres.
La multiplication des « unes »
consacrées aux sujets de société,
concomitante à la disparition
­intégrale du service dévolu à l’ac-
tualité people (neuf personnes),
aurait pourtant tendance à le
contredire.
« Il n’a échappé à personne que
l’Europe connaissait un état de
guerre depuis un an, justifie-t-il.
Il y a un peu moins de couvertures
people, c’est vrai, mais ça va reve-
nir. » A moins qu’il ne s’agisse de
donner des gages à Bruxelles, qui
redoute qu’en absorbant Match,
alors qu’il possède déjà les maga-
zines people Gala et Voici, Vivendi
ne jouisse d’une position domi-
nante sur ce segment de presse.
En attendant, cette inflexion no-
table de l’identité de l’hebdoma-
daire ne semble pas lui réussir
dans les kiosques. Les évolutions
éditoriales, les départs de la rédac-
tion, « c’est logique, soupire une
ex-salariée depuis peu. Mais là, ils
sont en train de tout détruire ». p
Aude Dassonville
Ha bi l le m ent
Burton of London
ferme un quart
de ses magasins
La chaîne française de maga-
sins Burton of London devait,
samedi 25 février, fermer 26
de ses 109 points de vente.
« Un maximum » de 221 em-
plois sur 441 est potentielle-
ment menacés, selon l’entre-
preneur Thierry Le Guénic,
qui avait racheté le groupe
pour un euro symbolique, fin
2020. Selon la CFTC, « 62 ma-
gasins vont être fermés ou cé-
dés, et 47 seulement resteront
ouverts ». Le syndicat déplore
un « plan de sauvegarde de
l’emploi [qui] prévoit des
mesures sociales très faibles,
voire déplorables ». − (AFP.)
T él écoms
Ericsson va supprimer
8 500 emplois
dans le monde
Le géant suédois de l’équipe-
ment télécoms Ericsson a an-
noncé, vendredi 24 février,
supprimer 8 500 emplois
dans le monde, sur un total
de 105 000 en 2022, dans le
cadre d’un plan de réduction
des coûts, après une chute
de 39 % de son bénéfice net
(6,2 milliards de couronnes,
soit environ 561 millions
d’euros) en 2022. – (AFP.)
Con jon ctu re
Etats-Unis : l’inflation
repart à la hausse
en janvier
L’inflation est repartie
à la hausse en janvier aux
Etats-Unis, à 5,4 % sur un an,
contre 5,3 % le mois précé-
dent, selon l’indice PCE pu-
blié vendredi 24 février par
le département du commerce
et privilégié par la Banque
centrale américaine. – (AFP.)
Matières premières
par Laurence Girard
Le prix du gaz
se liquéfie
Il y a un an, le gaz était sous pres-
sion maximale. L’invasion de
l’Ukraine par la Russie de Vladi-
mir Poutine faisait s’affoler les
compteurs. Déjà sous tension
à la fin de 2021, avec la relance
de l’économie post-Covid-19,
le prix du gaz explosait sous
le feu de la mitraille russe.
L’assaut militaire propulsait
aussi pétrole, charbon et blé vers
les sommets, au moment précis
où s’ouvraient à Paris les portes
du Salon de l’agriculture, ce qui
faisait souffler un vent d’inquié-
tude dans les allées des halls
d’exposition. Le président de la
République, Emmanuel Macron,
soucieux de rassurer, annonçait
alors un « plan de résilience »
pour « bâtir des boucliers »
contre les hausses de coûts
attendues sur l’énergie, les
engrais et l’aliment du bétail.
Un an plus tard, samedi 25 fé-
vrier, veaux, vaches, cochons,
ovins et lapins étaient à nouveau
en vitrine de la plus grande
ferme de France, porte de Ver-
sailles. Et Ovalie, la vache égérie,
choisie pour sa photogénie,
est bien arrivée dans la capitale.
Seules les poules, confinées,
n’ont pas eu de bon de sortie.
Les agriculteurs, dans leur en-
semble, sont plutôt rassérénés.
L’année 2022, inespérée pour
les céréaliers, a également été
meilleure pour les éleveurs.
La hausse des cours du blé, du
sucre, du lait, du beurre, du colza
comme de la viande leur a été
profitable. Et la pénurie d’en-
grais, un épouvantail un temps
agité, n’a pas eu lieu.
Comment se profile 2023 ?
A l’heure de la livraison des pre-
miers concombres de l’année,
Jean-Pierre La Noë, président de
l’AOP Tomates et Concombres de
La timide percée des
smartphones pliants
Dans la foulée de Samsung, tous les acteurs
du secteur investissent ce nouveau créneau
L e Mobile World Congress de
Barcelone (Espagne), qui de-
vait s’ouvrir lundi 27 février,
n’est plus seulement boudé par les
plus grandes marques de smart-
phones, Apple et Samsung réser-
vant leurs dernières nouveautés
à des événements maison. Mais,
avant même l’ouverture du salon
catalan, le chinois Oppo, qua-
trième fabricant mondial selon le
cabinet Counterpoint, a présenté,
dès le 15 février, son premier ­télé­-
phone à écran pliant destiné aux
marchés occidentaux.
Ce type de produit constitue
l’innovation la plus tangible sur
un marché qui, depuis des an-
nées, se repose sur des améliora-
tions incrémentales (5G, meilleur
appareil photo, etc.), mais reste de
niche. Une étude publiée en octo-
bre 2022 par le cabinet de recher-
che IDC rappelle qu’il ne pesait
que 1,1 % du marché l’an dernier. Il
devrait toutefois croître de 38,7 %
en moyenne d’ici à 2026 (contre
1 % pour l’industrie), pour attein-
dre 2,8 % de part de marché.
Presque tous les grands du sec-
teur se sont aventurés sur ce nou-
veau territoire. Dans la foulée de
Samsung, Huawei, Vivo, Honor
et Xiaomi se sont lancés. Apple
pourrait suivre en 2023. Même s’il
leur reste à convaincre les clients
de l’intérêt de ce type de produit
(et de persuader les développeurs
d’adapter leurs applications),
l’avantage pour les fabricants est
d’afficher des prix très élevés :
1 599 euros pour un Galaxy Z
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
France, est plutôt soulagé au vu
de l’évolution récente des prix
de l’énergie. « Sur le marché spot,
le mégawattheure se négocie à
46 euros contre 130 euros il y a un
an », affirme-t-il. Il a même cul-
miné à 340 euros en août 2022.
Alors que la sortie de l’hiver
approche et que les stocks euro-
péens sont encore bien remplis,
la pression décroît. Le prix du gaz
se liquéfie, même s’il reste sensi-
ble à l’évolution du mercure. Le
coup de froid actuel a fait repas-
ser le cours du gaz naturel euro-
péen TTF (Title Transfer Facility)
au-dessus de 50 euros le mé-
gawattheure, vendredi 24 février.
Episodes de chaleur
Face à la flambée des prix, il y
a un an, M. La Noë explique qu’il
a incité les maraîchers français
à ne pas décaler les calendriers
de production sous serre. Ils
se sont adaptés. « Nous faisons
comme dans une maison, nous
avons calé le thermostat du
chauffage à 16 °C au lieu de 20 °C
et nous avons ajouté des protec-
tions sur les serres », raconte-t-il.
Les épisodes de chaleur durant
le printemps 2022 et cet hiver
ont également contribué aux
économies d’énergie. « Nous
avons augmenté nos prix de
vente de 5 % à 10 % », ajoute-t-il.
Il espère désormais maintenir
les tarifs pour la nouvelle récolte
qui arrive, d’autant qu’une vague
de froid a frappé l’Espagne et
réduit sa production.
La détente du prix du gaz est
aussi une bonne nouvelle pour
les acheteurs d’engrais. Même
s’il reste élevé, leur prix a été di-
visé par deux, passant de 900 à
450 euros la tonne. Les céréaliers
sont maintenant obnubilés par
celui du blé… p
Fold 4 ou 1 100 euros pour le Oppo
N2 Flip, par exemple.
Selon un rapport d’IDC du 2 dé-
cembre 2022, les livraisons de
smartphones dans le monde
auraient reculé de 9,1 % en 2022.
« Ce marché restera difficile au
cours du premier semestre 2023 »,
estimait alors Ryan Reith, vice-
président du cabinet. Son collè-
gue Anthony Scarsella soulignait
que, « malgré le ralentissement (…)
les consommateurs optent pour
des appareils haut de gamme ».
Evolution contre-intuitive
En France, le constat est le même.
Le segment des téléphones à
moins de 200 euros connaît le dé-
clin le plus important, tandis que
celui des appareils compris entre
400 et 600 euros progresse de
45 % (+ 26 % pour ceux à plus de
800 euros). Une évolution contre-
intuitive, à l’heure où l’inflation
rogne le pouvoir d’achat.
« Les clients qui achètent des pro-
duits à ces prix-là n’ont probable-
ment pas les mêmes contraintes fi-
nancières », souligne David Chau-
vaud, chef de produit marke-
ting pour Oppo en France. « Le
budget des consommateurs va res-
ter un sujet, mais la tendance à
vouloir acheter du haut de gamme
va perdurer, d’autant que les offres
commerciales des opérateurs per-
mettent de réduire la facture »,
constate François Hernandez, vi-
ce-président chargé de la division
mobile chez Samsung France. p
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12 | Économie & Entreprise
Le Groupama Stadium, stade
de l’Olympique lyonnais, et son parc
de panneaux photovoltaïques,
à Décines-Charpieu (Rhône),
le 9 décembre 2021.
Eurasia Sport Images/Getty Images
D
ans la région,
plus personne
ne fait vraiment
attention à ces
grandes oreilles.
Il y a bien encore
quelques fantasmes sur la pré-
sence d’une base secrète enterrée
sous ces immenses antennes pa-
raboliques blanches tournées
vers le ciel. Mais, depuis son ins-
tallation, en 1978, dans la cuvette
de Bercenay-en-Othe (Aube), la
station satellitaire s’est fondue
dans le paysage.
Le maire, Jean-Pierre Gitzhof-
fen, n’est d’ailleurs pas mécon-
tent de la présence sur sa com-
mune de ce téléport créé par le
Centre national d’études des télé-
communications pour assurer,
durant les années 1980, les
liaisons téléphoniques transcon-
tinentales. Propriété d’Orange, la
station est toujours en service.
A ses débuts, plus d’une cen-
taine de personnes y tra-
vaillaient. Protégé par des forêts
longeant la crête des collines, le
site ressemblait à un petit village
avec son comptoir dans la salle
commune et son court de tennis,
démonté récemment. Depuis, les
effectifs ont fondu à une tren-
taine de salariés, mais « le té-
léport aide bien pour boucler le
budget », sourit M. Gitzhoffen.
« Début d’une tendance »
Alors, quand le maire a appris la
construction d’une centrale so-
laire photovoltaïque sur les 5 hec-
tares de prairies inutilisées du té-
léport, il y a vu une « preuve d’en-
gagement sur la durée » au profit
de son village. L’opérateur des té-
lécoms compte bien, lui aussi, sur
les bénéfices de sa future centrale,
dont la mise en service est prévue
pour 2025. D’une puissance totale
de 5 mégawatts (MW), elle assu-
rera 20 % des besoins en électri-
cité du site de Bercenay-en-Othe.
Les 4 MW non consommés sur
place seront réinjectés sur le ré-
seau électrique suivant un contrat
d’achat conclu dans le cadre d’un
appel d’offres de la Commission
de régulation de l’énergie. L’électri-
cité produite par ces 25 000 pan-
neaux coûtera un peu moins de 5
centimes d’euro le kilowattheure
(kWh), deux fois moins que le prix
actuellement payé par Orange.
En tenant compte de la part du
chiffre d’affaires réalisé par la re-
vente de l’électricité sur le réseau,
PLEIN CADRE
Quand le solaire gagne
les toits des entreprises
L’envolée des prix de l’énergie incite de plus en plus de sociétés
à installer des centrales électriques pour allier indépendance de
l’approvisionnement, économies et baisse de l’empreinte carbone
le coût tombera même à 3,6 centi- début d’une tendance de fond »,
mes d’euro le kilowattheure. Au confirme Pierre de Froidefond,
total, Orange estime à 2 millions associé cofondateur de Cap Vert
d’euros les économies d’énergie Energie (CVE), producteur indé-
sur vingt ans générées par la cen- pendant d’électricité renouvela-
trale. L’opérateur est d’autant plus ble actif dans cette mutation et
séduit que l’investissement, es- présent aux Etats-Unis, au Chili et
timé à 5 millions d’euros, est inté- bientôt en Espagne. Sorte de
gralement pris en charge par Re- « mini-EDF » des renouvelables,
servoir Sun, filiale d’Engie et du CVE a déjà développé ou installé
fonds d’investissement Ardian. des centrales solaires sur des toi-
Le constructeur de la centrale se tures, des terrains, des parkings,
rémunérera sur la revente de et ce, au sein d’entreprises
l’électricité à Orange et sur le ré- comme Boiron et Carrefour ou de
seau, selon un modèle dit de tiers collectivités.
investisseur. « Nous avons Face à l’urgence et au besoin de
d’autres sites en mesure d’ac- flexibilité des entreprises, le pro-
cueillir ce type de centrale », an- ducteur a même lancé une offre
nonce Michaël Trabbia, directeur de petites centrales solaires au sol
de la technologie et de l’innova- pouvant être déployées en six à
tion à Orange. Une deuxième de- douze mois pour compléter des
vrait être installée sur l’ancien té- ombrières sur les parkings. Ces
léport de Pleumeur-Bodou (Cô- dernières sont promises à un fort
tes-d’Armor), reconverti depuis accroissement, compte tenu de la
2006 en cité des télécoms. loi sur les renouvelables adoptée
Bercenay-en-Othe illustre la ré- le 7 février, qui vise à les rendre
volution qui est en marche dans obligatoires sur les lieux de sta-
l’Hexagone, où ce type d’installa- tionnement de plus de 80 places.
tions fleurit. Début février, Safran A l’instar de ce qui s’était pro-
a annoncé vouloir recouvrir de duit en Californie dès 2019, mais
panneaux solaires 180 000 m2, aussi ailleurs au Brésil ou en Afri-
principalement les parkings de que du Sud, la France profite de
ses usines, pour une puissance to- l’essor des contrats de vente de
tale de près de 50 MW, dont 15 % gré à gré d’électricité renouvela-
répondront directement à la con- ble sur le long terme, qui lient un
sommation de ses sites. « C’est le producteur à un consommateur
(entreprise ou collectivité) : ce
dernier s’engage sur une longue
période, souvent quinze ou
Malgré vingt ans, à acheter l’énergie pro-
duite sur son site ou par une cen-
les avancées, les trale installée en dehors.
acteurs français Ainsi, même les entreprises qui
n’ont pas de toitures ou de réser-
restent en retrait ves foncières suffisamment gran-
par rapport aux des peuvent conclure des con-
trats d’approvisionnement en
concurrents électricité verte auprès d’énergé-
étrangers ticiens, comme Voltalia, un des
pionniers dans ce domaine.
« Nous avons remporté en 2022
1,1 GW de nouveaux contrats (Le-
roy Merlin, Rio Tinto…), dont celui
avec Renault de 350 MW, le plus
grand accord de vente d’électricité
avec une entreprise à ce jour »,
précise Sébastien Clerc, directeur
général de cette entreprise à l’ini-
tiative des premiers contrats si-
gnés dans l’Hexagone avec la
SNCF et Boulanger. « C’est un mar-
ché qui grossit vite, de l’ordre de
20 % par an », constate-t-il.
« Les industriels veulent désor-
mais produire et consommer leur
propre électricité pour se protéger
d’éventuelles coupures et pour
contrôler leurs factures », explique
Mathieu Cambet, directeur géné-
ral de Reservoir Sun. Directeur gé-
néral du stade de l’Olympique
lyonnais, Xavier Pierrot ne re-
grette pas le choix, pris dès la
­conception de la nouvelle en-
ceinte du club de football, d’équi-
per de panneaux photovoltaïques
les parkings et le toit d’une salle
omnisport près du stade. Une
partie de ces deux centrales, dont
la capacité totale sera de 10 MW,
est déjà en fonctionnement.
L’idée d’un fonds de garantie
« Cela nous a permis d’éviter la
flambée des prix sur les 10 % de la
production d’électricité que nous
autoconsommons », apprécie-t-il.
Grâce à l’installation de nou-
veaux panneaux et à un système
de batteries permettant de con-
server l’électricité produite la
journée pour l’utiliser le soir lors
des matchs ou des concerts, le di-
rigeant espère pouvoir accroître
la part de l’autoconsommation
dans les prochaines années. Et,
pourquoi pas, « devenir totale-
ment autonomes d’ici à dix ou
Safran a prévu
180 000 m2
de panneaux
photovoltaïques
sur ses sites,
dont 15 % pour
ses besoins
quinze ans ». Avec un bémol :
l’installation de batteries reste
encore très coûteuse.
Selon Mathieu Cambet, difficile
d’imaginer aujourd’hui une nou-
velle usine qui, dès sa sortie de
terre, ne prévoirait pas de centrale
destinée à l’autoconsommation,
quelle que soit la région. « L’enso-
leillement n’est plus le facteur dé-
terminant. Pour les industriels, le
sujet est de tenir les factures et de
limiter les émissions de CO2 »,
poursuit le directeur général de
Reservoir Sun. Sur les 500 MW de
projets en développement avancé
de son groupe, « le barycentre se
situe d’ailleurs dans un grand
quart nord-est de la France ».
Malgré ces avancées, les entre-
prises françaises restent encore
en retrait par rapport à leurs con-
currents étrangers, notamment
américains. Les grands groupes de
technologie (Google, Amazon, Fa-
cebook…), dont les serveurs con-
somment énormément d’éner-
gie, représentent près de la moitié
de tous les contrats de vente de
gré à gré d’électricité renouvelable
d’entreprise au monde.
« Le gouvernement a longtemps
tardé à installer un cadre pour dé-
velopper ces contrats, mais il évo-
que désormais un fonds de garan-
tie », espère le patron de CVE. Un
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
outil essentiel pour démocratiser
ce type de pratique auprès des plus
petites entreprises. « Nous investis-
sons des dizaines de millions
d’euros dans ces infrastructures
que nous finançons avec de la dette,
précise Pierre de Froidefond. Si
l’entreprise qui achète l’électricité
n’est pas connue, si sa solidité finan-
cière n’est pas garantie, les banques
risquent de ne pas nous prêter l’ar-
gent. C’est un enjeu important. »
Bien que ces premiers outils
soient longs à se mettre en place,
le ministère de la transition éner-
gétique assure que la banque pu-
blique d’investissement Bpi-
france fait son maximum pour
qu’ils soient accordés dans le cou-
rant de l’année. « Le marché est en
train de se structurer au niveau de
son cadre réglementaire, il lui faut
à présent se stabiliser », explique
l’entourage de la ministre, Agnès
Pannier-Runacher, ajoutant que
« la réforme du marché européen
de l’électricité devrait donner toute
sa place à ce type d’outil ».
Ces nouveaux modèles énergé-
tiques, sous forme de « circuit
court », rebattent les cartes du
secteur, en permettant aux petits
intervenants de trouver leur
place face aux gros producteurs
tels EDF et Engie. « Récemment,
un grand acteur nous a contactés
pour nous donner un projet qu’il
ne voulait pas réaliser, car trop pe-
tit pour lui », raconte M. Soufflot,
directeur général délégué d’Ener-
coop. Cette coopérative de pro-
duction d’énergies renouvela-
bles a été la première à cons-
truire, en 2018, une centrale
d’autoconsommation d’électri-
cité pour une collectivité.
Depuis, ce type de projet se mul-
tiplie, à l’initiative de collectivi-
tés, de bailleurs sociaux, de zones
d’activité… Enercoop en a re-
censé 149 en 2022, deux fois plus
que l’année précédente. « Pour
ces clients, il y a une logique de
prix, mais il y a énormément
d’autres valeurs derrière ces pro-
jets. L’électricité produite locale-
ment est souvent mieux consom-
mée, avec un plus grand souci
d’économies », est persuadé
M. Soufflot. Pour lui, la transition
énergétique ne pourra s’effectuer
que par une décentralisation de
la production d’électricité au plus
près de sa zone de consomma-
tion. Une vraie révolution. p
Marjorie Cessac
et Olivier Pinaud
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023 Carnet | 13
Paris. La direction de l’Institut d’histoire Beatriz Mesa Tarnero,
moderne et contemporaine (CNRS, Formation
son épouse,
Mme Annick Gharsallah, ENS-PSL, Panthéon-Sorbonne),
son épouse, Jean-Luc Chappey et Muriel Le Roux, Jacques et Noah Tarnero,
en vente Ses enfants Les membres de l’IHMC, Samuel, Daphné et Bo Tarnero,
actuellement Le Carnet Et toute la famille,
Ses collègues, ses étudiants, Les familles Mesa-Betancour (en
ont la tristesse de faire part du décès Ses amis,
Colombie) et Tarnero (à Paris),
K En kiosque de
ont la très grande tristesse de faire Ses amis de par le monde,
Vous pouvez nous faire M. Faouzi GHARSALLAH, part du décès de
0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2023
parvenir vos textes ancien directeur exécutif
ont la très grande tristesse d’annoncer Turquie 2023 :
LE BILAN de la Chambre de commerce
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT

risques et opportunités.
▶ ÉCONOMIE

franco-arabe, Daniel ROCHE,

DU MONDE
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B ATS :
soit par e-mail : directeur de l’IHMC de 1990 à 2000,
le décès, survenu le 17 février 2023,
Formation professionnelle,
BERTRAND BADIE, LAUREN ELKIN, SOROUR KASMAÏ,

survenu le 11 février 2023, à Paris, à Blonay (Suisse), de

carnet@mpublicite.fr
MARIE MENDRAS, VALÉRIE NIQUET, MARC-ANTOINE PÉROUSE DE MONTCLOS...

à l’âge de soixante-seize ans.

(en précisant impérativement survenu le 19 février 2023. Giuseppe TARNERO
Inalco, Paris 13e.
Un dernier hommage lui a été
votre numéro de téléphone rendu le vendredi 17 février, au (Alexandrie - Brent).
Les 17 et 24 mars, 7 avril
et votre éventuel numéro cimetière d’Antony. Les historiens et historiennes qui (10 heures de formation).
ont eu la chance de travailler sous
d’abonné ou de membre l’égide de cet humaniste, pour qui la La famille Vaïsse
Francine Guidez, Inscriptions jusqu’au 1er mars.
de la SDL) sa mère,
recherche collective était une nécessité,
Hors-série savent combien ils et elles lui sont a la tristesse d’annoncer que Contact :
Laurence Dupont,
redevables.
soit sur le site : son épouse, formation.continue@inalco.fr
Isabelle Koné, Magali Sophys,
UNE VIE, UNE ŒUVRE https://carnet.lemonde.fr Colin Mathey, Les membres de l’IHMC présentent Sauveur VAÏSSE,
ses enfants, à sa famille et à ses proches leurs professeur agrégé
Communication diverse
leurs conjoints, Salif, Richard, sincères condoléances.
Colette
Le tourbillon L’équipe du Carnet Mouna, Keesha, Matteo, Pierre, des Facultés de droit,
de la vie
reviendra vers vous ses petits-enfants,
L’université Paris 1 Panthéon- avocat à la Cour,
dans les meilleurs délais font part du décès de Sorbonne, chevalier de la Légion d’honneur,
Sa présidente, officier dans l’ordre
ÉDITION
2023
pour vous confirmer Serge GUIDEZ.
L’École d’histoire de la Sorbonne, national du Mérite,
avec Julia Kristeva, Amélie Nothomb, Juliette, Emmanuelle Lambert...
la parution.
Un dernier hommage a eu lieu ce Son directeur, croix de la Valeur militaire,
Hors-série samedi 25 février 2023, à 11 h 30, au fondateur du cabinet d’avocat
funérarium de Grammont, Montpellier. Ses collègues, Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
carnet@mpublicite.fr Vaïsse & Associés,
Ses anciens étudiants,
HORS-SÉRIE https://carnet.lemonde.fr Vous pouvez adresser des dons à Les bénévoles de SOS Amitié
l’association « SOS Méditerranée ». écoutent
ont la profonde tristesse de faire part s’est éteint le vendredi 17 février
de la disparition, le 19 février 2023, par téléphone et/ou par internet
Grenoble. 2023, à l’âge de quatre-vingt-dix ans,
AU CARNET DU «MONDE» de ceux qui souffrent de solitude,
au haras du Coussoul, à Mouriès de mal-être et peuvent avoir
MM. Benoît et Vincent Guigue, Daniel ROCHE, (Bouches-du-Rhône), entouré de sa des pensées suicidaires.
Décès Les familles professeur émérite
Et les amis proches, famille.
LES DIEUX GRECS ET ROMAINS d’histoire moderne,
Mme Manuela Audoin, Nous recherchons des écoutants
ont la tristesse de faire part du décès ancien directeur
son épouse, bénévoles
de de l’École d’histoire Qu’il repose en paix.
Laurent et Bertrand Audoin, sur toute la France.
de la Sorbonne.
ses enfants, L’écoute peut sauver des vies
Hors-série M. Jacques GUIGUE,
formateur, Ils rendent hommage à un Hommage et enrichir la vôtre !
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de chef de projet ressources professeur dont l’œuvre magistrale Choix des heures d’écoute,
humaines et éducation populaire, démontre qu’il fut un acteur majeur Le président
HORS-SÉRIE formation assurée.
CNFPT, CDG, de l’histoire moderne à la pensée de l’Inalco,
Claude AUDOIN, mairie de Grenoble,
L’EAU & LES OCÉANS
fine et asserrée. L’ensemble des personnels et En IdF RDV sur
CIFBA, SNC,

CARTES
EN
survenu le 21 février 2023, enseignants www.sosamitieidf.asso.fr
à La Rochelle, survenu le 20 février 2023, Ils s’associent à la peine de sa
Et les membres En région RDV sur
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. à Grenoble, famille en lui adressant leurs
sincères condoléances. www.sos-amitie.com
à l’âge de soixante-quatorze ans. du département d’études hébraïques
La cérémonie aura lieu au
et juives,
crématorium de La Rochelle, le 1er mars. Les obsèques auront lieu le lundi L’UFR GHES,
27 février, à 10 heures, au Centre La faculté Sociétés et Humanités Société éditrice du « Monde » SA
funéraire (PFI), avenue du Grand ont appris avec une profonde Président du directoire, directeur de la publication
Et la présidence d’université Paris- Louis Dreyfus
Sablon, à La Tronche.
Philippe BLANCHARD, Cité, tristesse la disparition de Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Hors-série inspecteur général publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
des affaires sociales, Véronique Otto, expriment leur vive émotion, suite Direction adjointe de la rédaction
ENA promotion Fernand Braudel, ses enfants et petits-enfants, au décès de Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Maxime et Monica Otto, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
leurs enfants et petits-enfants, René-Samuel SIRAT, Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
100 GRILLES
s’est éteint à son domicile, le 16 février Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
2023, à l’âge de soixante-treize ans. Patricia Gründ ancien professeur à l’Inalco
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 4
et ses enfants, Daniel ROCHE, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
et grand rabbin de France, Directrice déléguée au développement des services
abonnés Françoise Tovo
Toute notre gratitude aux équipes Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
soignantes de l’Institut Curie et de ont la tristesse de faire part du décès
survenu le 19 février 2023. Gilles van Kote
l’hospitalisation à domicile de la de leur mère, grand-mère et arrière- Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
grand-mère, Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Croix Saint-Simon. survenue le 10 février 2023, à
Professeur honoraire au Collège de Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
Mme Sylvie LAMBIOTTE, France, il avait commencé sa carrière à Jérusalem.
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
Ses obsèques auront lieu le Directrice du design Mélina Zerbib
vendredi 3 mars, au crématorium du l’université Paris 7 (1973-1977). Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
survenu le 15 février 2023, dans sa Infographie Delphine Papin
cimetière du Père-Lachaise, en la salle quatre-vingt-quatorzième année. Directrice des ressources humaines du groupe
Magazine N°4 C’est une figure internationale de Toutes nos pensées vont à sa
de la Coupole, à 10 h 30, Paris 20e. Emilie Conte
Une cérémonie aura lieu le mardi l’histoire de la France des Lumières famille et ses proches. Nous lui Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
qui s’est éteinte. C’est aussi un acteur Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
Isabelle, 28 février, à 15 heures, au crématorium rendons hommage. présidente, Gilles Paris, vice-président
son épouse, du cimetière du Père-Lachaise, majeur du renouvellement de la
Paul, Paris 20e. science historique que nous perdons.
son fils.
Nous présentons à sa famille nos
Olivier Roche, Marie-Noëlle Causse,
Ses filles, Sophie Roche-Ridard très sincères condoléances.
Son petit-fils, et l’ensemble de leurs familles,
Son gendre, (Le Monde du 22 février.)
Les familles Brenez, Sperry, ont la tristesse de faire part du décès
de François, Dominique et Arnaud,
ont la douleur d’annoncer le décès, ses fils
survenu à Arbois, le 18 février 2023, Daniel ROCHE, et leurs familles,
de professeur honoraire
Musée idéal la revue n° 4 au Collège de France Geneviève,
et cavalier émérite, sa belle-sœur,
Michelle BRENEZ,
professeur à l’université
Collection née SPERRY,
à Mulhouse, le 25 octobre 1932.
Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
directeur d’études à l’EHESS,
font part du décès, à son domicile
des Ardillats (Rhône), de
Enfant victime de l’annexion nazie, survenu le dimanche 19 février 2023,
P R É S E N T E

devenue professeure de langue, elle a

œuvré à la compréhension réciproque
des cultures française et allemande.
Les cérémonies d’adieu ont eu lieu
au funérarium de Poligny, le samedi
25 février, à 10 heures, puis seront au
cimetière central de Mulhouse, le
mardi 28 février, à 14 h 30.
Hervé Cachin,
son mari,
Christophe et Delphine,
ses enfants,
Noémie et son mari, Victor,
Actuellement en vente, Valentin, Lætitia, Julien, Etienne,
le volume n° 4 ses petits-enfants,
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE Marin,
son arrière-petit-fils,
Danièle
au matin dans son sommeil. MOUSNIER-LOMPRÉ,
née CAMES,
Une cérémonie laïque aura lieu en
la salle de la Coupole du crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e, survenu le 19 février 2023,
le jeudi 2 mars, à 15 h 30. dans sa quatre-vingt-douzième année.
Ni fleurs ni couronnes. Dons Enseignante, autrice, elle était très
bienvenus à l’Association des amis sensible à la cause animale.
de Vauquois et de sa région ou au
Secours populaire.
Tours.
Daniel reposera au cimetière de
Brantes, aux côtés de son épouse, Le professeur Dominique Sauvage,
son époux,
Fanette, Jérôme et Nicolas,
ses fils
de ses beaux-parents, et leurs conjoints,
Romane,
André et Yvonne PEZARD sa petite-fille,

Nos services ont la grande tristesse de faire part

du décès de
et de sa belle-sœur,
Son frère, ses belles-sœurs et ses
beaux-frères
Ainsi que toute la famille,
Sylvie PEZARD.
Lecteurs
fltlRondt
Marie-Françoise CACHIN, ont la douleur de faire part du décès
née CHASSIN, La famille remercie Héléna et
l’équipe de AD Paris, services d’aide de
K Abonnements professeur des Universités,
à domicile.
Sur abo.lemonde.fr Mme Odile SAUVAGE,
survenu le 21 février 2023. Le Carnet
Par tél. au 03 28 25 71 71 « Maintenant, les corbillards à née GASLAIS,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) tombeau grand ouvert
La cérémonie d’adieu a lieu ce lundi Emportent les trépassés jusqu’au
27 février, à 15 heures, au cimetière survenu le 16 février 2023,
K Le Carnet du Monde du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
diable vauvert à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Pour toute information:
carnet@mpublicite.fr Les malheureux n’ont même plus le
Quinet, Paris 14e. plaisir enfantin
De voir leurs héritiers marron La cérémonie d’hommage a eu camel@mpuhliciLe.fr
Cet avis tient lieu de faire-part. marcher dans le crottin. » lieu le mercredi 22 février, dans la Prix à la ligne: 33C TTC.
Georges Brassens. maison funéraire intercommunale
1, rue Blaise-Desgoffe, de Tours, suivie de l’inhumation
75006 Paris. olior69@yahoo.fr dans l’intimité familiale.
14 | Enquête 0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

P FA S

Rumilly, la « ville Tefal » face à sa pollution

En Haute-Savoie, la « capitale mondiale de la poêle » est un hot spot de la contamination aux PFAS

Reportage
Rumilly (Haute-Savoie) - envoyé spécial

L
a poêle géante installée à l’entrée
de Rumilly a été démontée. Trop
encombrante pour la cité haut-
savoyarde ? Non, trop énergivore.
Elle est officiellement en mainte-
nance pour mettre son système
d’éclairage aux normes environnementales.
En temps normal, de jour comme de nuit,
elle rappelle au visiteur que Rumilly, à mi-
chemin entre Annecy et Aix-les-Bains (Sa-
voie), est « la capitale mondiale de la poêle ».
Quarante-cinq millions de ces ustensiles de
cuisine sortent chaque année de son usine
Tefal, premier employeur revendiqué du dé-
partement avec ses 1 850 salariés. La 500 mil-
lionième (conçue le 26 mars 1994) est expo-
sée au musée de la ville. La version collector
célébrant les exploits du club de foot local en
Coupe de France en 2021 trône dans une vi-
trine dans le bureau du président de la com-
munauté de communes Rumilly Terre de
­Savoie, Christian Heison. « Rumilly, c’est Tefal.
Et Tefal, c’est Rumilly », résume celui qui est
aussi le maire (sans étiquette) de la ville.
Alors, quand Rumilly ne peut plus boire de
son eau à cause d’une pollution aux très
toxiques PFAS (les substances per- et poly-
fluoroalkylées), tous les regards se tournent
vers Tefal. La faute au Teflon, ce revêtement
antiadhésif, qui a fait la réputation de la mar-
que, a longtemps été fabriqué à l’aide de
PFOA, l’une des PFAS les plus dangereuses.
Interdit depuis 2020 notamment en raison
de son potentiel cancérogène et considéré
comme un « polluant éternel » car il ne se dé-
grade pas dans l’environnement, le PFOA a
été retrouvé à l’automne 2022 dans les nap-
pes phréatiques de la ville. Et à des teneurs
jugées « significatives » par la préfecture de Martine Debure, le 10 février,
Haute-Savoie. Au point de contraindre le sur les rives du plan d’eau de Rumilly
maire à « neutraliser » en urgence deux nap- (Haute-Savoie), dans lequel des PFAS
pes phréatiques qui alimentaient 12 000 de ont été détectées. Ci-contre : la chaîne
ses 16 000 administrés et à se raccorder sur d’application du Teflon, dans l’usine
le réseau du Grand Annecy. « Quand le préfet Tefal de Rumilly, le 9 février.
m’appelle fin septembre pour me dire : “Il faut BRUNO AMSELLEM/dIVERGENCE « POUR LE MONDE »
qu’on discute, on a un petit souci”, j’étais à des
années-lumière de penser ce qui allait nous
tomber dessus, raconte Christian Heison. Fin août 2022, l’agence régionale de santé
Je n’avais jamais entendu le mot “PFAS”. » (ARS) de la région Auvergne-Rhône-Alpes
Malgré la multiplication des alertes de- procède à des prélèvements dans deux cap-
puis la fin des années 1990 sur la pollution tages du réseau public d’eau potable. Les ré-
au PFOA liée à la production de Teflon, l’Etat sultats tombent à l’automne ; ils sont alar-
ne s’y intéresse que depuis le printemps mants : 114 nanogrammes par litre pour le
2022. Après la diffusion d’un reportage puits de Madrid, 117 ng/l pour la source de
d’« Envoyé spécial » en mai sur une pollu- Broise. Or, la limite fixée par les experts pour
tion aux PFAS dans la « vallée de la chimie », caractériser un hot spot est de 100 ng/l : au-
au sud de Lyon, ils cherchent à identifier dessus, les niveaux sont jugés dangereux
d’autres zones potentiellement concernées pour la santé. Les concentrations en PFOA
dans la région. Rumilly apparaît vite sur la mesurées dans les captages publics de Ru-
carte : outre Tefal, l’ancienne usine de ski Sa- milly sont près de 60 fois supérieures à la va-
lomon (à l’arrêt depuis 2009) et une an- leur limite (2 ng/l) adoptée par le Danemark
cienne tannerie dont les activités ont cessé qui, contrairement à la France, a mis en place
officiellement en 2015 sont susceptibles un seuil sanitaire.
d’avoir utilisé des PFAS.
À côté de Sophie la girafe
Des teneurs atteignant près de 600 ng/l ont
même été mesurées dans le captage privé uti-
Ce qu’il lisé par l’entreprise Cereal Partners France
(CPF) pour fabriquer ses céréales pour le petit
faut savoir déjeuner (Chocapic, Nesquik, Lion ou
Crunch). Le site de Tefal est à proximité im-
d’hiver, quand ils ne sont pas sur les pistes de
ski, c’est là, tout près de l’usine Tefal, que la
milly indique au Monde que la présence de
PFOA – qui n’avait jamais été recherchée
médiate. Le Monde a sollicité la direction et les Rumillienne les emmène se défouler ou ob- avant malgré des cas de pollutions spectacu-
Les PFAS Très répandus dans nos salariés de CPF : « On ne peut pas vous répon- server les pêcheurs à la mouche. L’été, la laires aux Etats-Unis – a également été mise
objets du quotidien, pratiques et dre. » Le groupe Nestlé, propriétaire de l’entre- plage est prise d’assaut. Mais, ces dernières en évidence dans le plan d’eau. Ses adminis-
lucratifs pour les industriels, les prise, s’en charge : « La direction départemen- années, la baignade est régulièrement inter- trés n’ont donc pas seulement bu de l’eau
composés per- et polyfluoroalky- tale de la protection des populations a procédé dite à cause de la qualité de son eau. Une « pifassée », ils se sont aussi baignés dedans.
lés (PFAS) sont extrêmement en septembre 2022 à un contrôle des céréales source de pollution a été identifiée : les déjec-
­persistants dans l’environne- produites par l’usine. Les résultats sont rassu- tions canines. Martine Debure n’y croit Un « héritage malheureux »
ment et très nocifs pour la santé. rants puisque les quatre PFAS [PFOA, PFOS, Des teneurs pas. Elle a une autre explication : « J’ai tou- Tefal s’est installé à Rumilly en 1961, en
PFNA, PFHxS] sous vigilance particulière ne jours entendu dire que Tefal venait décharger même temps que Sophie la girafe. Cette an-
L’enquête Pendant plusieurs sont pas détectées. » Et les salariés ? Ils ont
atteignant près de des cochonneries ici avant que ce soit un plan née-là, Jackie Kennedy apparaît dans la
mois, Le Monde et ses partenai- « toujours eu à disposition des fontaines à eau 600 ng/l ont été d’eau. » Nicolas Chartier a travaillé trente- presse américaine une poêle Tefal à la main.
res du « Forever Pollution minérale » avant que le site soit « basculé sur le sept ans chez Tefal. Il a été secrétaire du co- La photo fait le tour du monde, la légende est
­Project » ont réuni des milliers réseau de la ville » le 30 septembre 2022. mesurées dans mité d’entreprise et délégué CGT. « Pendant née. Elle raconte qu’en 1954 un ingénieur,
de données pour construire une Le site de Tefal, qui s’étend sur une surface des années, Tefal a déversé ses boues de PTFE Marc Grégoire, invente un procédé fixant le
carte inédite (à retrouver sur équivalente à 17 terrains de rugby, jouxte un le captage utilisé [polytétrafluoroéthylène, le nom scientifi- PTFE sur l’aluminium : amateur de pêche, il
­Lemonde.fr), qui montre pour autre fleuron de Rumilly : Sophie la girafe. par l’entreprise CPF que du Teflon] par camions dans ce qui était le teste d’abord sur le moulinet de sa canne
la première fois l’ampleur de De l’eau « pifassée » (adjectif employé par encore une décharge, témoigne-t-il. Tout ça fi- avant d’essayer sur une poêle, sur les conseils
la contamination de l’Europe. l’édile de la commune) est-elle également pour fabriquer nit par remonter un jour ou l’autre. J’espère de son épouse lui réclamant un modèle qui
entrée dans le processus de fabrication de ce que c’est le groupe SEB qui paiera la dépollu- n’accroche pas. Près de soixante-dix ans plus
Les révélations Elaborée selon jouet en caoutchouc mâchouillé par des mil- ses céréales tion et pas le contribuable. » tard, le groupe SEB affirme n’avoir « rien à ca-
une méthodologie validée par lions de bébés ? Le groupe Vulli n’a pas ré- Chez SEB, propriétaire de Tefal depuis 1968, cher ». Il nous ouvre les portes de son usine
des scientifiques, cette « carte pondu à nos questions. on assure n’avoir « jamais » pratiqué de « dé- où sont fabriqués chaque jour une centaine
de la pollution éternelle » révèle Les petits-enfants de Martine Debure, pôt sauvage ». Environ 30 000 mètres cu- de milliers d’articles culinaires en PTFE selon
l’existence de milliers de sites 65 ans, ont, eux, passé l’âge de faire leurs bes de boues provenant de la station d’épura- un « procédé unique » et un « savoir-faire maî-
contaminés en Europe, dont dents sur Sophie la girafe. A la différence de tion ont été déposées de 1968 à 1974 et de trisé ». Un automate prend les disques d’alu-
plus de 2 300 à des niveaux sa voisine Annecy, Rumilly n’a pas de lac, 1979 à 1988 sur une ancienne carrière qui minium et les dépose sur la ligne d’enduc-
dangereux pour la santé. mais un plan d’eau : pendant les vacances jouxte l’actuel plan d’eau. Le maire de Ru- tion : le fameux PTFE est appliqué sous la
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
L’été, la plage du lac
est prise d’assaut.
Mais, ces dernières
années, la baignade
est régulièrement
interdite à cause de
la mauvaise qualité
de son eau
forme d’une pâte noire en trois à quatre cou-
ches. Les disques sont ensuite passés au four.
L’opération est répétée pour chaque face.
En fin de ligne, un ouvrier contrôle l’ab-
sence de défaut (rayure, bosse) et empile les
disques qui ressemblent à ce stade davan-
tage à des vinyles. Ils passeront ensuite par
les phases d’emboutissage, rognage, soudure
et vissage de la poignée. Tous les articles anti-
adhésifs vendus par Tefal (des poêles, mais
aussi des casseroles, des marmites, des appa-
reils à raclette ou à fondue, des moules à gâ-
teau…) sont garantis « sans PFOA ». SEB as-
sure ne plus utiliser de PFOA depuis 2012.
Comment expliquer qu’il soit retrouvé en
aussi grande quantité à Rumilly plus de dix
ans après ? « Un héritage malheureux du
passé », regrette la directrice de la communi-
cation du groupe, Cathy Pianon. Seule habili-
tée à s’exprimer dans la presse, elle suggère
que d’autres industries locales ont pu contri-
buer à cet « héritage malheureux » et qu’elles
se montreraient moins « proactives » que Te-
fal avec les autorités. Salomon n’a pas ré-
pondu à nos sollicitations, et le site de son
ancienne usine de ski est situé en amont
d’un des captages d’eau publique contaminé.
Le préfet de Haute-Savoie a demandé à la so-
ciété plusieurs études pour identifier d’éven-
tuelles sources de pollution dont les pre-
miers résultats sont attendus en mars. Un
diagnostic des sols a également été réalisé
sur le site de l’ancienne tannerie, où un pro-
jet immobilier est en voie de finalisation. Les
résultats n’ont pas encore été communiqués.
L’option dilution écartée
Deux contrôles inopinés des rejets des eaux
résiduaires de Tefal ont également été réali-
sés en juin et en septembre 2022 : outre du
PFOA, ils ont mis en évidence la présence de
trois autres PFAS. Un quatrième, le 6:2 FTS, a
également été retrouvé en concentration im-
portante (plus de 2 100 ng/l) dans les rejets de
sa station d’épuration. SEB explique leur pré-
sence par une « contamination » de la matière
première utilisée par leurs fournisseurs pour
fabriquer le Teflon. « Nous ne sommes pas des
chimistes, nous ne fabriquons pas de PTFE,
nous l’achetons à des fournisseurs de premier
rang », explique Cathy Pianon. Elle assure que
celui associé au 6:2 FTS a été « écarté ».
Le PTFE a beau figurer dans le viseur des
autorités européennes, Tefal n’est pas prêt à
l’abandonner : « Ce ne sont pas les PFAS les plus
dangereuses, et les substituts peuvent s’avérer
pires. » Et quand on demande à SEB quelle
PFAS a remplacé le PFOA, la responsable de la
communication botte en touche : « secrets de
fabrication ». Selon nos informations, il s’agi-
rait de l’adona. L’adona fait partie des vingt-
quatre PFAS que la Commission européenne
prévoit d’inclure dans la liste des substances
prioritaires à surveiller dans les eaux souter-
raines. Fabriquée par 3M Dyneon notam-
ment dans son usine de Gendorf en Allema-
gne, l’adona a été détectée dans les rivières en
aval de l’usine et jusque dans le Rhin. En 2017,
l’autorité de sécurité sanitaire bavaroise en a
retrouvé également dans le plasma de don-
neurs de sang du sud de l’Allemagne. L’adona
a été recherchée à Rumilly, mais les résultats
n’ont pas encore été divulgués.
Une étude épidémiologique est-elle prévue
pour mesurer l’imprégnation de la popula-
tion rumillienne aux PFAS ? « L’ARS ne nous a
pas alertés sur des taux de cancers anormaux
à Rumilly », répond le maire, affairé à trouver
une solution pour que ses administrés puis-
sent boire une eau « non pifassée ». L’option
dilution (« On vous met un peu de poison,
mais pas trop ») a été écartée. La construction
d’une usine avec une cuve de charbon actif
pour traiter les nappes polluées coûterait
plusieurs millions d’euros, sans compter la
question des déchets. Persuadé qu’il ne sera
pas le dernier élu confronté à cette « pollu-
tion éternelle », Christian Heison a « un con-
seil » pour ses collègues : « Regardez s’il y a
des PFAS dans l’eau ! » Tefal a un autre site his-
torique de production, à Tournus, en Saône-
et-Loire. Contactée, l’ARS Bourgogne-Fran-
che-Comté, chargée du contrôle de l’eau po-
table, répond ne pas avoir regardé. p
Stéphane Mandard
et Stéphane Horel (à Paris)
L’intense lobbying des industriels
contre l’interdiction des PFAS
Le secteur du plastique pèse de tout son poids, au moment où l’Europe
travaille à une réglementation ambitieuse du « poison du siècle »
O
n sort de l’ascenseur
comme dans une
­série américaine.
Comptoir sombre,
bouquet sophistiqué, accompa-
gnateur affable. Dans la vaste
salle de réunion qui surplombe le
palais royal de Bruxelles, bloc-no-
tes et stylos disposés au cordeau
portent le logo sans fioritures du
cabinet d’avocats : Mayer Brown.
Jean-Philippe Montfort reçoit
sans cravate, en chemise ajustée
et « en citoyen », dit-il.
Fort demandé sur la place de
Bruxelles, cet avocat est un spé-
cialiste du ­règlement européen
Reach sur les substances chimi-
ques. Ces temps-ci, le problème
numéro un de ses clients, des fir-
mes du secteur, est la possible in-
terdiction de toute une famille de
molécules, les PFAS, dans l’Union
européenne (UE).
Au cours de plusieurs mois d’en-
quête, Le Monde et ses partenaires
du « Forever Pollution Project »
ont décortiqué plus de 1 200 docu-
ments confidentiels de la Com-
mission européenne et de
l’Agence européenne des produits
chimiques (ECHA), obtenus par
des demandes d’accès aux docu-
ments publics, ainsi que des cen-
taines de sources ouvertes.
Outre l’avocat, qui opère en ac-
teur discret de l’influence, notre
enquête a mis au jour une vaste
campagne de lobbying animée
par une centaine d’organisations
et une trentaine d’industriels
de la chimie de premier plan,
comme 3M, Chemours (ex-Du-
Pont), Arkema, Solvay ou encore
ExxonMobil. Son objectif : diluer
autant que possible le projet de
« restriction universelle » de ces
substances per- et polyfluoroalky-
lées, ultra-toxiques et persistan-
tes dans l’environnement, plus
connues sous le nom de « pol-
luants éternels ». Inauguré fin
2019, le processus réglementaire
devrait s’achever en 2025. Qua-
rante-trois organisations patro-
nales sont impliquées dans cette
bataille de lobbying qui ne fait
que commencer.
L’interdiction des PFAS serait
une étape historique dans la ré-
glementation des toxiques. De-
puis des décennies, en effet, que
ce soit en Europe ou ailleurs,
les prohibitions se font molécule
par molécule, au prix d’années
d’efforts pour les pouvoirs publics
et de décennies de dommages sur
l’environnement et sur la santé.
A l’origine de cette démarche
par regroupement, désormais en
cours pour les PFAS : la volonté de
stopper la « substitution regretta-
ble », une pratique des industriels
consistant à remplacer un pro-
duit nocif interdit par un autre
produit qui s’avère parfois tout
aussi dangereux par la suite.
Pour l’industrie, l’enjeu est mo-
numental. Si les PFAS y passent,
c’est l’avenir d’autres familles en
Depuis
des décennies,
les prohibitions
se font molécule
par molécule,
au prix d’années
d’efforts pour les
pouvoirs publics
difficulté, comme les phtalates ou
les bisphénols, qui s’en trouvera
oblitéré. « Arbitraire », le regrou-
pement « représente probable-
ment l’un de nos plus gros problè-
mes », reconnaît Jean-Philippe
Montfort, qui fuit d’ordinaire
toute exposition médiatique. Et,
comme tous les « problèmes »
d’importance, il suscite une mo-
bilisation hors norme.
Parmi ces industriels (fournis-
seurs ou utilisateurs de ces subs-
tances), un secteur en particulier
déploie des efforts remarquables
pour sauver ses produits : celui
des plastiques de « haute perfor-
mance » fabriqués à l’aide de
PFAS, appelés fluoropolymères,
dont le Teflon (ou PTFE) est le plus
illustre. Employés dans la fabrica-
tion d’une multitude d’objets aux
propriétés antiadhésives, antita-
ches, imperméabilisantes et résis-
tantes aux hautes températures,
ils rendent nos ustensiles quoti-
diens pratiques et les objets plus
complexes, comme les semi-con-
ducteurs, les batteries lithium-
ion ou certains implants médi-
caux, fiables et performants.
La danse de l’influence
Or c’est précisément la fabrica-
tion des fluoropolymères qui est
liée aux cas de pollution les plus
graves. La saga de la « contamina-
tion du monde » par les PFAS a
commencé à la fin des années
1990 avec les usines de DuPont,
en Virginie-Occidentale, et de
3M, dans le Minnesota, aux Etats-
Unis. Ces deux entreprises sem-
blent mener la danse d’influence.
Elles le font d’une part en leur
nom propre, fait relativement
rare à Bruxelles, où la Commis-
sion préfère dialoguer avec des
organisations sectorielles, mais
aussi sous l’ombrelle de ces
­dernières.
Parmi ces organisations, on re-
trouve d’abord Plastics Europe,
qui a recruté, dès juillet 2020, un
lobbyiste professionnel plutôt
qu’un expert issu des rangs de
l’industrie pour diriger sa task
force propre, le « Fluoropolymers
Product Group ». Mais aussi
l’American Chemistry Council,
l’organisation de lobbying de l’in-
dustrie chimique aux Etats-Unis.
Cette présence américaine mar-
quée est due au fait que les sièges
de la majorité des quinze firmes
dont ces associations représen-
tent les intérêts se trouvent
outre-Atlantique.
A en croire Plastics Europe,
les fluoropolymères n’auraient
aucun défaut et les critiques sem-
blent devoir être effacées de l’es-
pace public à tout prix. Ainsi, l’or-
ganisation a insisté pendant plus
de six mois, en vain, pour que
l’agence chargée de ce dossier,
l’ECHA, modifie sur son site Inter-
net la description des problèmes
posés par les PFAS. Exfiltrer l’en-
semble des fluoropolymères du
filet réglementaire, voilà ce que
vise ce club d’industriels.
Adresser le bon message au bon
moment et à la bonne personne,
tel est le b.a.-ba du lobbying. Et ces
« bonnes personnes » travaillent
à la Commission, à l’ECHA, mais
aussi dans les instances des cinq
pays à l’initiative de la restriction
(Allemagne, Danemark, Norvège,
Suède et Pays-Bas) et chargés de
développer une proposition con-
crète pour le début de 2023.
Nous avons identifié trois des
principaux arguments du secteur
des fluoropolymères pour les
Le club des
fluoropolymères
a réussi à agréger
une coalition de
vingt organisations
sectorielles autour
de lui. Dont la
Fédération européenne
de la coutellerie
faire analyser scientifiquement
par un expert reconnu des PFAS,
Martin Scheringer, chercheur
en chimie de l’environnement
à l’Ecole polytechnique fédérale
de Zurich (Suisse).
Premier argument : à la diffé-
rence des autres PFAS, la quasi-
totalité des fluoropolymères du
marché ne présenteraient pas de
risque significatif pour la santé
humaine ou pour l’environne-
ment. Inertes, donc incapables
d’avoir une action biologique,
toxique a fortiori, ils seraient
donc des « polymères peu préoc-
cupants ». A l’appui de cette affir-
mation, plusieurs articles pu-
bliés dans des revues scientifi-
ques… sponsorisés par Che-
mours, Gore (Gore-Tex) ou AGC.
D’ailleurs, argue Plastics Europe,
les émissions dans l’environne-
ment peuvent être réduites
par des initiatives volontaires du
secteur, comme des « principes
de fabrication responsable » que
les membres de sa task force
­s’engagent à suivre.
Un « conte de fées » pour
M. Scheringer. Car c’est le cycle de
vie entier des fluoropolymères
qu’il faut prendre en compte.
Avant, il y a la production, ensuite
vient l’existence du produit sous
la forme de matière plastique et,
après, la fin de vie. La production
de fluoropolymères, rappelle le
chercheur, est à l’origine des
grands « désastres » de pollution
aux PFAS dans le monde. « Leur bi-
lan est plutôt médiocre en la ma-
tière. Les industriels ont fabriqué
des fluoropolymères de manière
extrêmement polluante pendant
des décennies, et maintenant ils
prétendent que tout est parfaite-
ment propre, stable et inerte. »
Quant à la fin de vie, « les fluoro-
polymères en tant que tels seront
là pour toujours et finiront dans
une autre boîte à problèmes : celle
des déchets plastiques ».
Bannir les usages non essentiels
Deuxième argument : les qualités
uniques des fluoropolymères les
rendraient essentiels au fonction-
nement de la société. Ce point-là
est conçu pour contrer le principe
d’« usage essentiel » (« essential
use »), qui devrait bientôt être in-
clus dans le règlement Reach.
Avancé en 2019 par une douzaine
de scientifiques, dont M. Scherin-
ger, ce concept est calqué sur le
protocole de Montréal, qui visait
à supprimer l’usage des chloro-
fluorocarbones, responsables du
trou dans la couche d’ozone dé-
couvert en 1985. Objectif : bannir
les usages dont le « caractère es-
sentiel pour la santé et la sécurité,
ou le fonctionnement de la so-
ciété », n’est pas démontré.
« Nous avons donc proposé l’ap-
plication du même concept pour
les PFAS », raconte M. Scheringer.
Enquête | 15
Les industriels y sont vivement
opposés. Son application, écrit
3M à la direction générale de l’en-
vironnement de la Commission
européenne, en juillet 2020, « si-
gnifie que des produits seraient
­interdits sur la base de jugements
inutilement intrusifs de ce qui
est bon ou mauvais pour la so-
ciété, ce qui est par nature relatif
et doit rester évolutif ».
Il existe bien entendu des « zo-
nes grises », explique M. Scherin-
ger. Mais la question peut être
vite résolue pour un grand nom-
bre d’usages. « Les ustensiles de
cuisine non adhésifs sont très pra-
tiques, certes. Mais la commodité
n’est pas ce que désigne le proto-
cole de Montréal par “essentiel
pour le fonctionnement de la so-
ciété”. Les PFAS sont dangereux
et le but est de s’en débarrasser.
Et, dans cette hypothèse, la com-
modité, y compris pour des mil-
lions de personnes, n’entre pas en
compte. »
Courrier « confidential !!! »
Troisième argument de lobbying,
enfin : il n’existerait pas d’autre
option pour la plupart des usages.
Un point récemment contredit
par l’industrie elle-même. Début
février, la firme indienne Gujarat
Fluorochemicals Limited (GFL)
annonçait être en mesure de fa-
briquer la totalité de ses fluoropo-
lymères sans PFAS d’ici à la fin de
l’année. Mais un courrier d’octo-
bre 2021 aux autorités nationales
et européennes révèle les décon-
venues subies par cet industriel :
sous l’intitulé « Confidential !!! »,
GFL s’y plaint d’une stratégie mo-
nopolistique des grands groupes.
Affairés à breveter des solutions
de rechange sans PFAS dont ils ne
se servent pas, ils semblent avoir
longtemps empêché petits ac-
teurs et procédés alternatifs de
leur faire concurrence. Une étude
produite par GFL en 2023 réperto-
rie en effet des brevets de 3M, de
Chemours, de Solvay, d’Arkema
et d’AGC qui s’égrènent depuis
une vingtaine d’années.
Au climax de cette campagne
d’influence aussi intense que
techniquement raffinée, une let-
tre est adressée, en janvier 2023,
aux cinq pays chefs de file et aux
commissaires européens à l’in-
dustrie et à l’environnement
(dans cet ordre). Le club des fluo-
ropolymères a réussi à agréger
une coalition de vingt organisa-
tions sectorielles autour de lui.
On y trouve notamment la Fédé-
ration européenne de la coutelle-
rie, qui compte Tefal parmi ses
membres. Mais l’opération est un
échec. Rendue publique le 7 fé-
vrier, la proposition de restriction
universelle n’offre pas de traite-
ment de faveur pour les fluoropo-
lymères. Un choix « plus guidé
par l’émotion que par la science »,
pour Plastics Europe.
Premier round perdu. Le
deuxième commence fin mars
sous la forme d’une consultation
publique. Et après ? Jean-Philippe
Montfort plonge la main dans un
bol de mignonnettes de chocolat.
Sa stratégie pour l’ultime round
est déjà affûtée. « Aucun dom-
mage des PFAS n’a été démontré
scientifiquement, assure-t-il. Or
le règlement Reach exige l’exis-
tence d’un “risque inacceptable”. »
Est-ce l’argument qu’il plaidera
devant un tribunal ? L’avocat
des firmes répond sans l’ombre
d’une hésitation : « Oui. » p
S. Ho.
 Géopolitique
0123
16 | Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

Washington - correspondant

L
e vent souffle fort sur le palais
royal, à Varsovie. D’un pas alerte,
acclamé par la foule, Joe Biden
s’avance sur la scène, jusqu’au pu-
pitre protégé d’une vitre blindée.
En ce mardi 21 février, le président
américain, tout juste revenu d’une visite sur-
prise à Kiev, vient remercier les Polonais pour
leur engagement aux côtés de l’Ukraine. Par sa
présence et cette allocution solennelle, il veut
aussi graver dans l’histoire la détermination
de son pays à contrecarrer les visées impéria-
listes russes déployées au mépris du droit
­international, de la souveraineté de l’Ukraine
et de l’intégrité territoriale de celle-ci. « Cette
guerre n’a jamais été une nécessité. C’est une
tragédie », résume Joe Biden. Avant d’ajouter,
au sujet du président russe, Vladimir Poutine :
« Il pensait que l’OTAN se fracturerait et se divi-
serait. Au lieu de cela, l’OTAN est plus unie et
plus ­unifiée que jamais. »
L’Organisation du traité de l’Atlantique
Nord (OTAN) fêtera ses 75 ans en 2024. Pour
cette occasion, a annoncé M. Biden à Varso-
vie, les Etats-Unis accueilleront le sommet de
l’alliance, revitalisée par le conflit ukrainien
et qui a retrouvé sa boussole dans l’adversité.
Mais cette même année 2024 sera aussi mar-
quée par l’élection présidentielle américaine.
Et son issue incertaine laisse planer un doute Après son discours
sur le réengagement, à long terme, de au Capitole,
Washington dans la défense de l’Europe. Le à Washington,
traumatisme de la présidence Trump, qui le président
avait menacé de retirer les Etats-Unis de ukrainien,
l’OTAN, demeure vif chez les alliés. « Aussi Volodymyr
longtemps qu’il le faudra », a pourtant promis Zelensky, reçoit un
Joe Biden, son pays se tiendra aux côtés de drapeau américain
Volodymyr Zelensky et des Ukrainiens. des mains
Atlantiste convaincu, marqué par les décen- de la présidente
nies de la guerre froide, le président améri- de la Chambre
cain a engagé sa crédibilité politique et celle des représentants,
de son pays, en soutenant Kiev. Lui qui préten- Nancy Pelosi, le
dait clore l’ère des aventures militaires sans 21 décembre 2022.
fin, avec le retrait d’Afghanistan à l’été 2021, se J. Scott Applewhite/AP
retrouve engagé dans une forme de guerre
par procuration. Dorénavant, l’Ukraine signi-
fie plus que l’Ukraine. Elle représente une
bannière de ralliement, le lieu où se joue le
destin de l’ordre international reposant sur le
droit – pour reprendre une expression prisée
à Washington. Défaire la Russie est l’objectif
­général. Les modalités concrètes pour y par-
venir, elles, demeurent obscures.

Alignement des stratégies

Face à cet adversaire commun, l’unité des
­Occidentaux est réelle. Américains et Euro-
péens partagent le refus de tout affronte-
ment direct avec la Russie de Vladimir

L’Alliance atlantique
­Poutine. Il s’agit de circonscrire la guerre au
territoire ukrainien et de faire reculer l’ar-
mée occupante. « Le consensus est très fort
entre l’Europe et les Etats-Unis, et il existe très
peu de débats sur la stratégie à avoir vis-à-vis
de l’Ukraine et, plus largement, de la Russie.
On se contente d’un slogan, “Aider l’Ukraine

à l’épreuve
jusqu’à la victoire” », note Nicole Gnesotto,
vice-présidente de l’Institut Jacques-Delors
et spécialiste des questions de sécurité
euroaméricaines. « Ce qui me frappe, pour-
suit-elle, c’est l’alignement européen sur la
position américaine – elle-même alignée sur
la stratégie ukrainienne. Il faut dire que les

du feu russe
Européens n’ont ni la volonté ni la possibilité
d’avoir une stratégie propre. »
Cet alignement n’empêche pas les perspecti-
ves et les sensibilités de diverger de part et
d’autre de l’Atlantique, et même entre Euro-
péens. En un an, ces derniers ont mené au pas
de charge un découplage énergétique avec la
Russie, qui constitue, en soi, une révolution
historique, avec des conséquences financières
lourdes pour les consommateurs. Ils ont aussi
accepté, parfois au prix de débats internes L’engagement massif des Etats-Unis et le réveil de l’OTAN permettent
houleux, comme en Allemagne, des livraisons
sans précédent d’équipements militaires à aux Occidentaux de faire front uni pour soutenir l’Ukraine,
l’Ukraine. Mais la géographie détermine la
perception. Tandis que les pays baltes et la même s’ils n’ont pas toujours la même perception des enjeux du conflit
Pologne ont expérimenté dans leur chair les
griffes soviétiques, Paris et Berlin raisonnent
d’un point de vue géopolitique, souvent
daté, cherchant les voies d’une impossible
normalisation avec Moscou – comme si la
guerre était une fièvre ponctuelle qu’il suffi- sur le Vieux Continent, en attendant de ­ remier ministre britannique, Boris Johnson –
p avertie des conséquences d’une attaque con-
rait de faire retomber. Pour la France et ­réévaluer leur répartition permanente. L’ad- Atlantiste sur les préparatifs du Kremlin. Au cours des tre Taïwan. L’Occident peut, lorsqu’il le veut.
­l’Allemagne, il faudra bien, un jour, se mettre ministration Biden a consacré plus de 30 mil- convaincu, mois suivants, l’administration Biden n’a L’Ukraine revêt un enjeu existentiel pour
d’accord avec la Russie, afin de restaurer l’ar- liards de dollars (28 milliards d’euros) à l’aide cessé de dénoncer les plans de Moscou, susci- l’Union européenne. Pas pour les Etats-Unis.
chitecture de sécurité européenne et « bâtir la sécuritaire bilatérale. Et lancé, avec Bruxelles Joe Biden tant le scepticisme de certains Européens, à Toutefois, la guerre voulue par le Kremlin
paix », selon les mots d’Emmanuel Macron. et les capitales européennes, des vagues de Paris et à Berlin, notamment. constitue un test-clé pour Washington, en
Au sein de l’Alliance atlantique, les Etats- sanctions inédites, individuelles et sectoriel- a engagé Lorsque l’invasion a commencé, le 24 fé- mettant en jeu sa capacité à entraîner les
Unis montrent la voie. Indispensables, à la les, contre Moscou. vrier 2022, la coordination transatlantique ­alliés et à défendre le droit international. Ce
fois très présents et lointains, ils ont moins à Ce rôle moteur, Washington l’a joué dès
sa crédibilité étroite a permis de lancer très vite les sanc- conflit permet aussi d’affaiblir les capacités
perdre que leurs partenaires européens, mal- l’automne qui a précédé l’invasion russe. politique et tions économiques contre la Russie. Même militaires russes, sans sacrifier de vies améri-
gré l’impopularité croissante du soutien à C’est en marge du sommet du G20 à Rome, si le pays a supporté leur impact, grâce no- caines, et d’offrir un appel d’air puissant au
l’Ukraine dans l’opinion publique améri- fin octobre 2021, que Joe Biden a mis en alerte celle de son pays tamment à une bonne gestion du rouble et à secteur militaro-industriel américain, invité
caine. Washington a relevé de façon tempo- ses ­alliés européens – Emmanuel Macron, la des voies habiles de contournement, le mes- à répondre à une demande imprévue en
raire à 100 000 le nombre de soldats déployés chancelière allemande, Angela Merkel, et le en soutenant Kiev sage était clair. La Chine, en particulier, était équipements et munitions.
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Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Si la victoire ukrainienne s’inscrit dans un
horizon incertain aux yeux de Washington,
la défaite est devenue une hypothèse inac-
ceptable. Les Américains jouent « un rôle
comparable à celui des Russes pendant la
guerre du Vietnam ou à celui qu’ils tenaient
pendant l’invasion soviétique en Afghanistan,
en soutenant une force indigène hautement
motivée qui assume tous les combats contre
un adversaire géopolitique acharné, expli-
quait Rich Lowry, rédacteur en chef du
­National Review, dans une tribune publiée
par Politico Magazine, le 8 février. Cela de-
vrait être vu comme un avantage, et non
comme une position nous incitant à nous la-
ver les mains de cette affaire. »
Réarmement européen
Pour l’Europe, la question ne se pose pas en
ces termes. Elle qui se percevait comme un
« continent de paix » depuis la fin de la guerre
froide, malgré les conflits sanglants en Bosnie
et au Kosovo dans les années 1990, doit faire
face au retour d’une guerre de haute intensité
à ses portes. Un conflit déclenché par une
puissance nucléaire, un membre du Conseil
de sécurité prompt à fouler aux pieds tous les
principes de la charte des Nations unies. Huit
ans après l’annexion illégale de la Crimée,
Moscou a violé de nouveau les frontières de
son voisin ukrainien et multiplie les crimes de
guerre pour obérer son avenir, mettre son Etat
en faillite et le priver de toute perspective
européenne. Derrière l’Ukraine, les Européens
se sentent eux-mêmes menacés.
Après avoir drastiquement réduit leurs dé-
penses militaires depuis la fin de la guerre
froide, les capitales européennes cherchent
toutes, désormais, à se réarmer, à l’image du
Zeitenwende (« changement d’époque »)
amorcé en Allemagne, ou des efforts annon-
cés par la France dans le cadre de sa loi de pro-
grammation militaire. Face à la faiblesse des
stocks d’armements et aux contraintes de
leur industrie de défense, une partie des pays
européens se tournent, comme une évi-
dence, vers leur allié américain. « De nom-
breux Etats qui voudraient aider à armer
l’Ukraine dépendent aujourd’hui parfois de
décisions de pays non européens et de beau-
coup d’industriels non européens », a regretté
Emmanuel Macron, lors de la Conférence de
Munich sur la sécurité, vendredi 17 février :
« Si l’Europe veut pouvoir défendre l’Europe,
elle doit aussi s’armer, profiter de l’interopé-
rabilité de l’OTAN, mais [aussi] accélérer sa
capacité à produire sur le sol européen. » Une
façon de mettre en garde contre la facilité
qui consisterait, dans l’esprit du chef de
l’Etat français, à s’équiper auprès des Etats-
Unis, au risque d’affaiblir encore l’industrie
européenne de défense et la « souveraineté »
du continent.
En Europe, le lien transatlantique renforcé
par la guerre en Ukraine produit des senti-
ments ambivalents. Il rassure, mais il inter-
roge. Il vient rappeler une évidence historique,
celle de la prépondérance militaire améri-
caine, depuis des décennies, dans le camp oc-
cidental. Mais il renvoie aussi les Européens
aux limites de leurs ambitions en matière de
souveraineté. Dans leur grande majorité, les
Etats membres de l’UE paraissent accepter le
confort de leur dépendance envers Washing-
ton, sans mesurer la précarité de ce retour de
l’Amérique, après l’ère Trump. « La complé-
mentarité UE-OTAN est clairement apparue de-
puis le début de la guerre, mais n’est-elle pas
aussi une bonne excuse pour ne pas aller plus
loin, en matière de défense et de souveraineté
européennes ? », s’interroge Tara Varma, spé-
cialiste de la relation transatlantique à la
­Brookings Institution, à Washington.
Tara Varma souligne la place centrale, dans
la réflexion américaine, de la menace chi-
noise et de l’hypothèse d’une guerre dans
l’Indo-Pacifique. « Les Etats-Unis sont dans
l’attente d’un alignement complet des Euro-
péens sur leurs intérêts et leur point de vue, dit-
elle. Ils passent d’ailleurs leur temps à répéter
que leur priorité est en Asie. S’ils étaient con-
frontés à deux terrains de guerre simultanés,
ils ne pourraient pas assurer une présence
égale. Le retrait même limité d’équipements
d’Ukraine, par exemple de chars Abrams, cons-
tituerait alors un message symbolique très
Géopolitique | 17
puissant » sur les priorités américaines. Sous
l’administration Biden, les Etats-Unis sont
entrés dans une ère de sobriété idéologique,
à mille lieues du « Freedom Agenda » des
­néoconservateurs qui, dans les années
2000, imaginaient imposer la démocratie
comme un vaccin contre l’« extrémisme » et
la « tyrannie » dans le monde. Une politique
étrangère qui a souvent montré les limites
de la puissance américaine. En organisant le
retrait militaire précipité d’Afghanistan à
l’été 2021, Joe Biden a reconnu cette réalité et
assumer les conséquences d’une aventure
coûteuse et sans issue.
De la même façon, le président démocrate
s’est largement désintéressé d’autres dos-
siers brûlants, tels que la guerre en Syrie ou le
conflit israélo-palestinien. La priorité absolue
est, sur le long terme, la « gestion de la compé-
tition stratégique » avec la Chine, à l’orée
d’une « décennie décisive », selon le conseiller
à la sécurité nationale, Jake Sullivan. Dans cet
objectif, la Maison Blanche a tenté de conci-
lier deux entreprises étroitement liées : un
investissement massif dans l’économie et les
infrastructures nationales, pour être mieux
outillée dans la compétition contre Pékin, et
le souci de renforcer et d’élargir les alliances
de l’Amérique. Dans cette perspective,
l’Ukraine a cimenté l’Alliance transatlantique
avec une efficacité remarquable, permettant
à l’OTAN de retrouver une vocation et un dy-
namisme qui avaient disparu.
Ambivalence américaine
Les Européens redoutent d’être pris en otage
dans un affrontement entre Chine et Etats-
Unis, surtout si le bellicisme russe devait
­persister. En pleine guerre d’Ukraine, l’adop-
tion par le Congrès de législations protection-
nistes comme l’Inflation Reduction Act, le
16 août 2022, en soutien des entreprises de la
transition énergétique produisant aux Etats-
Unis, a été très mal perçue par l’Europe.
­Celle-ci estime payer, au-delà de la seule ques-
tion des livraisons d’armes, le plus lourd tribut
au conflit en Ukraine : accueil des réfugiés
ukrainiens, contrecoup des sanctions, envolée
des prix de l’énergie et de l’alimentation…
« Si on ne prend que la guerre en Ukraine, on
peut dire que la relation euroaméricaine est au
plus haut, dit Nicole Gnesotto, de l’Institut
Jacques-Delors. Mais Joe Biden est une sorte de
condensé étrange de ferveur européenne et
d’isolationnisme brutal. Face à la Chine, le
­président démocrate protège l’économie et la
haute technologie américaines. Nous ne som-
mes plus dans le monde du laisser-faire, du
­libre-échange et du triomphe du libéralisme de
l’époque Obama. » Pour cette experte en géo-
politique, « les Européens ont alterné, ces
­dernières décennies, des phases d’inquiétudes
avec les présidents républicains – de George
W. Bush sur l’Irak à Donald Trump – et des
phases de réassurance avec les démocrates –
de Bill Clinton à Barack Obama. Aujourd’hui, ils
sont condamnés à vivre les deux en même
temps : Joe Biden donne certes des garanties sur
l’Ukraine, mais il a retiré sans concertation ses
Pour les pays troupes d’Afghanistan et il insiste sur le défi chi-
nois. » Sans oublier, dit Mme Gnesotto, l’épisode
du front Aukus. Cette alliance militaire conclue par
oriental, Washington, dans le dos de Paris, avec Can-
berra et Londres, avait alors provoqué la rup-
il n’est pas ture brutale du contrat de vente, à l’Australie,
de sous-marins conventionnels français, en
question de septembre 2021, au profit de submersibles
américains à propulsion nucléaire.
sacrifier Parmi les Vingt-Sept, le soutien politique et
la protection de militaire américain majeur apporté à Kiev
nourrit, par ailleurs, un débat intense – que
l’OTAN sur l’autel ne peuvent plus confisquer les grandes capi-
tales – sur l’avenir de la sécurité européenne.
d’une défense Dorénavant, Washington s’appuie autant,
européenne voire davantage, sur Varsovie que sur Paris
ou Berlin, qui s’efforcent de modérer les
encore ­ardeurs des Etats membres de l’UE les plus
­radicaux dans leur opposition à Moscou.
embryonnaire Pour ces derniers, le parapluie sécuritaire
américain demeure irremplaçable.
Ces pays du front oriental européen sont les
premiers à se féliciter du regain de vitalité de
l’OTAN, dont le président français avait pro-
clamé un peu vite la « mort cérébrale », deux
ans avant le déclenchement de l’invasion.
Pour eux, il n’est pas question de sacrifier cette
protection sur l’autel d’une défense euro-
péenne encore embryonnaire. Même l’Alle-
magne, qui commençait à douter de la « fiabi-
lité » de l’allié américain, à l’époque de la chan-
celière Angela Merkel, affirme de nouveau son
attachement au lien transatlantique – au dé-
triment, à ce stade, des coopérations euro-
péennes. Le projet allemand de bâtir un bou-
clier antiaérien avec l’aide des Etats-Unis a
contribué à la brouille entre Emmanuel
­Macron et le chancelier Olaf Scholz.
Paris, pour sa part, estime que le débat sur la
défense européenne – pour ne pas parler
▶▶▶
d’« autonomie stratégique », expression fran-
çaise suscitant dorénavant toutes les suspi-
cions en raison de la prise de distance qu’elle
induirait vis-à-vis de Washington – ne doit pas
être enterré. « C’est une nécessité pour les Euro-
péens de réfléchir à leur sécurité commune, car
les Etats-Unis leur demandent d’y contribuer
davantage. Et, dans deux ans, il faudra voir ce
qu’il se passe avec un nouveau président améri-
cain, qui accentuera peut-être le pivot vers
l’Asie, dit Pierre Vimont, ancien ambassadeur
de France à Washington. Le vrai débat consiste
à savoir comment rendre cette défense euro-
péenne complémentaire de l’OTAN. »
Pour assurer la victoire de l’Ukraine face à la
Russie, le défi commun des Américains et des
Européens va bien au-delà du soutien mili-
taire à Kiev. « Le conflit démontre certes la vita-
lité de l’alliance entre les Occidentaux, mais il
révèle aussi la contestation de leur emprise sur
les affaires du monde », constate l’ancien diplo-
mate Michel Duclos, directeur de l’ouvrage
Guerre en Ukraine et nouvel ordre du monde
(Editions de l’Observatoire, 336 p., 24 euros).
L’Ouest entend prouver la force de son mo-
dèle, basé sur la démocratie, l’Etat de droit et
l’économie de marché. Il doit rallier, à l’ONU,
les pays dits « du Sud global » dubitatifs, voire
critiques, qui se refusent à choisir leur camp
dans cette guerre perçue comme européenne.
« La Russie est parvenue à faire croire qu’elle ne
se bat pas uniquement contre l’Ukraine, mais
contre l’Ouest, observe le politologue Ivan
Krastev, président du Centre pour les straté-
gies libérales de Sofia (Bulgarie). Pour l’Occi-
dent, cette guerre est exceptionnelle puisqu’elle
touche l’Europe. Pour les pays du Sud global, ce
n’est qu’un conflit parmi d’autres. »
Dans ce monde multipolaire, le leadership
américain ne va plus de soi, au-delà du péri-
mètre occidental. Le traumatisme de l’inva-
sion en Irak, il y a vingt ans, constitue un mo-
ment de bascule irrémédiable. Sur chaque
dossier, au cas par cas, Washington doit doré-
navant plaider et convaincre. Arrivé à la Mai-
son Blanche dans la foulée de l’assaut du
6 janvier 2021 contre le Capitole par les parti-
sans de Donald Trump, Joe Biden avait cerné
la fragilité de la démocratie de son pays.
­Celle-ci a conforté sa vision en matière de po-
litique étrangère. Dès sa campagne électo-
rale, il se référait à un paradigme binaire, évo-
quant l’affrontement entre les démocraties
et les autocraties, incarnées notamment par
Vladimir Poutine et le président chinois, Xi
Jinping. Après les secousses et les humilia-
tions subies sous l’ère Trump, les Européens
seraient donc à nouveau choyés et rassurés.
« Arrangements flexibles »
Cette grille de lecture peu convaincante est en-
core évoquée, de temps à autre, à Washington,
mais la réalité quotidienne de la politique
étrangère américaine se développe plus en
nuances, et sans sentiment. On y perçoit une
grande souplesse, un pragmatisme, en fonc-
tion des nécessités et des circonstances.
« Dans cette administration Biden, nous pen-
sons que nous sommes arrivés à un moment où
nous pouvons et, simplement, devons affronter
simultanément la compétition géopolitique et
les défis transnationaux partagés », résumait le
conseiller à la sécurité nationale, Jake ­Sullivan,
en octobre 2022. Plus de blocs, mais des cercles
dont la circonférence varie.
Le conseiller prônait, ce jour-là, des « arran-
gements flexibles et novateurs » dans la politi-
que étrangère des Etats-Unis, en raison, no-
tamment, de la perception très divergente,
selon les continents, de la guerre en Ukraine.
Les ambiguïtés chinoises, la neutralité in-
dienne, la réserve israélienne, le double jeu
turc, l’opportunisme saoudien : ce large éven-
tail de positions a montré à quel point une
approche binaire ne convenait pas à l’époque
actuelle. Le mois précédent, devant l’Assem-
blée générale de l’ONU, Joe Biden, comme ses
homologues européens, avait déjà préféré
mettre l’accent sur les principes fondamen-
taux menacés par la Russie, qui dépassent la
question des régimes politiques : l’intégrité
territoriale et la souveraineté des pays. Dans
l’idée que des Etats, las des prêches sur la dé-
mocratie, se montreraient plus réceptifs aux
risques posés par une modification brutale et
arbitraire des frontières.
Pour l’administration Biden, la guerre en
Ukraine relève d’une crise majeure qui s’ins-
crit dans la durée. Mais pour combien de
temps ? En cas de victoire républicaine à l’élec-
tion présidentielle américaine de 2024, il n’est
pas exclu que l’approche synchronisée de la
crise ukrainienne de part et d’autre de l’Atlan-
tique tourne court. Les Européens seraient
alors renvoyés à leur solitude et à leurs regrets
stratégiques, tandis que les Etats-Unis se foca-
liseraient sur l’affrontement avec la Chine. p
Philippe Ricard (à Paris)
et Piotr Smolar
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Oleksandra
Matviichuk
« La Russie
n’a pas peur
de l’OTAN,
mais de la
liberté »
Entretien
a
vocate ukrainienne, Oleksan-
dra Matviichuk, 39 ans, est
­directrice du Centre pour les
libertés civiles. Elle a reçu,
conjointement avec l’organi-
sation non gouvernementale
russe Memorial et l’opposant biélorusse Ales
Bialiatski, le prix Nobel de la paix 2022.
Quel premier bilan tirez-vous, un an
après l’invasion russe de l’Ukraine ?
C’est une année très difficile. Cela fait neuf
ans que nous documentons des crimes, mais
pas de cette ampleur ni de ce niveau de dou-
leur humaine. Ce ne sont pas que des viola-
tions des Conventions de Genève. Ce sont
des souffrances infinies, infligées par la Rus-
sie pour briser la résistance des Ukrainiens.
Avec les ONG de l’initiative « Un tribunal
pour juger Poutine », nous avons déjà docu-
menté 31 000 épisodes de crimes de guerre.
Et nous avons pour objectif de documenter
tous les crimes.
D’un point de vue humain et personnel, il
est très dur de faire face à une guerre de cette
ampleur. Pas seulement pour des raisons
­sécuritaires, parce qu’il n’y a nulle part où
s’abriter des missiles russes. La vie devient
­incertaine, on ne peut plus programmer une
journée ni même la prochaine heure. On ne
sait pas quand il faudra descendre aux abris ni
quand l’électricité et Internet seront coupés.
Cela dit, cette année a aussi démontré que
les gens sont plus forts qu’une des plus puis-
santes armées du monde. Il y a eu une vague
de solidarité extraordinaire. Les Ukrainiens
se sont révélés par leur courage, leur détermi-
nation à lutter pour la liberté. Des gens ris-
quent leur vie pour en aider d’autres qu’ils ne
connaissent pas. Cela donne un sens au fait
d’être un être humain.
L’Ukraine soutient l’idée d’un tribunal
spécial sur le crime d’agression, en plus
du travail de la Cour pénale internatio-
nale (CPI). Comment juger les crimes
commis par l’armée russe ?
Il y a eu un crime d’agression, l’invasion in-
justifiée de l’Ukraine par la Russie. Au regard
du droit, c’est un crime international. Or, il ne
peut actuellement être jugé ni par la CPI ni par
les tribunaux ukrainiens. C’est pourquoi nous
souhaitons la création d’un tribunal spécial
chargé de juger [Vladimir] Poutine. Pour
l’Ukraine, mais aussi pour d’autres nations.
Face à ceux qui agressent des pays, dans le
sang, au XXIe siècle, il faut un tribunal sur le
crime d’agression. Sinon, que devient le
monde ? La guerre en Ukraine est la preuve
que le système international ne fonctionne
pas, que seuls des pays puissants dotés de
l’arme nucléaire sont à l’abri d’une agression.
Il faut donc réinventer un système internatio-
nal de sécurité, pour éviter le scénario apoca-
lyptique selon lequel chaque pays ne songe-
rait qu’à s’armer, voire à développer des ar-
mes nucléaires, si c’est la seule façon de se pro-
téger. Il faut juger le crime d’agression russe
pour protéger le monde civilisé.
Ensuite, il y a les crimes de guerre, les cri-
mes contre l’humanité et les crimes de géno-
cide, qui relèvent de la CPI : utilisation d’ar-
mes interdites, destructions systématiques,
attaques de corridors humanitaires, kidnap-
pings, déportation forcée, mobilisation for-
cée, viols, tortures, assassinats…
Les juristes internationaux débattent
pour savoir si la Russie commet ou non
un crime de génocide en Ukraine…
Le crime de génocide – le crime des crimes –
est très difficile à prouver devant une cour. Il
faut démontrer l’intention de destruction
totale ou partielle d’un groupe humain, dé-
montrer qu’une politique délibérée est à
l’œuvre. Certains experts pensent que les
preuves existent, d’autres qu’il faut poursui-
vre les enquêtes. Pour moi, le comporte-
ment russe dans les territoires occupés, avec
les attaques contre l’identité ukrainienne et
la déportation ­d’enfants afin de les « russi-
fier », prouve l’intention génocidaire. Il suf-
fit par ailleurs d’écouter les propagandistes
de la télévision russe : ils répètent, chaque
jour, que les Ukrainiens doivent être soit
russifiés, soit tués.
Quel est, aujourd’hui, l’objectif de guerre
de la Russie ?
L’objectif est de restaurer un empire russe
et de réduire les espaces de liberté à une
­cellule de prison. Un empire a un centre,
mais pas de frontières ; il cherche toujours à
s’étendre. Il y a un an, la Russie pensait que
l’Ukraine ferait partie de son empire en quel-
ques jours, mais les Ukrainiens ont prouvé
qu’en combattant pour la liberté, on peut
changer les perspectives stratégiques. C’est
ce qui rend cette guerre globale : au-delà des
questions économiques, énergétiques ou ali-
mentaires, c’est une guerre entre deux systè-
mes de valeur, entre autoritarisme et démo-
cratie. Ce dont la Russie a peur n’est pas
l’OTAN, c’est la liberté.
Quelles sont les conditions de la paix
en Ukraine ?
D’abord, il n’y aura pas de paix sans justice.
La Russie commet des crimes de guerre de-
puis des décennies, dans la région et ailleurs
dans le monde, et le déni et l’impunité sont
« o.t., 2018 + 2.6.22 »
de Miriam Cahn (huile sur
toile, 104,5 × 92cm), détail
de l’installation « Kriegsraum
Frühling 2022 » (« Espace
de guerre printemps 2022 »).
françois Doury/courtesy Miriam
Cahn et galeries Jocelyn Wolff
et Meyer Riegger
Miriam Cahn
Née à Bâle, en Suisse,
en 1949, cette figure de l’art
contemporain a construit
une œuvre picturale
intense mêlant dessins,
photographies, films,
et écriture pour saisir
et arrêter le flux des
images volatiles de
l’actualité mondiale.
Engagée dans le
mouvement féministe
et antinucléaire dès ses
études à la Gewerbeschule
de Bâle (de 1968 à 1973),
elle pose alors les bases
de son œuvre qu’elle
envisage comme un acte
de résistance individuelle
contre la violence. Depuis
les guerres des Balkans,
elle témoigne des conflits
contemporains et de leur
médiatisation. Aujourd’hui,
elle répond avec rage à
la guerre en Ukraine avec
des toiles présentées dans
l’exposition « Ma pensée
sérielle » que lui consacre
le Palais de Tokyo, à Paris.
(jusqu’au 14 mai).
ADRIENNE SURPRENANT/
MYOP POUR « LE MONDE »
Géopolitique | 19
ancrés dans sa culture. Ce cercle de l’impunité
doit être brisé. Ensuite, quelle est la définition
de la paix ? Certains veulent des négociations,
ce qui ­perpétuerait l’occupation de territoires.
Mais l’occupation n’est pas une alternative à
la guerre, ce n’est pas la paix. Il est impossible
de protéger les droits humains dans les terri-
toires occupés. Les Russes y font des choses
horribles, des tortures, des viols, des assassi-
nats. Il faut donc aider l’Ukraine à gagner cette
guerre. Poutine ne cessera que s’il est stoppé.
Comment le stopper, même si l’Ukraine
obtenait une victoire militaire ?
Et comment, ensuite, vivre en bon
voisinage avec la Russie ?
Le monde civilisé n’a aucune stratégie à
l’égard de la Russie. Même une victoire ukrai-
nienne ne serait qu’une stratégie à court
terme. Or, il faut une stratégie à long terme,
sinon la Russie restera une menace pour ses
citoyens et pour la région. Il faut développer
une stratégie qui l’empêche de devenir une
sorte de Corée du Nord, un trou noir doté
d’armes nucléaires. Le monde civilisé doit
adopter une stratégie envers Moscou.
Comment, dans un conflit aussi
meurtrier, donner du sens à la lutte
pour les droits humains ?
Depuis des décennies, la Russie viole les
droits de ses propres citoyens et constitue un
danger pour tous. Le monde civilisé a fermé
les yeux, serré la main de Poutine, fait du bu-
siness comme si de rien n’était. La seule solu-
tion est que les droits humains deviennent
la base des décisions politiques et que le res-
pect de ces droits apporte à chaque pays un
bénéfice politique et sécuritaire. Malheureu-
sement, les relations internationales sont
encore imprégnées de la vieille école.
Après la seconde guerre mondiale,
la communauté internationale a adopté
des textes fondamentaux sur les droits
humains : la Déclaration universelle des
droits de l’homme et les Conventions de
Genève. De tels textes pourraient-ils être
adoptés dans le monde d’aujourd’hui ?
Ils ont été adoptés par des dirigeants qui
avaient expérimenté la guerre et compris
qu’ils devaient défendre quelque chose de
plus grand que leurs petits objectifs politi-
ques. Ce ne fut possible que parce qu’ils
avaient lutté pour la liberté.
Aujourd’hui, dans les pays développés, il y a
une génération de politiques qui ne savent
plus comment lutter pour la démocratie et la
liberté. Ils sont des consommateurs de ces
idées, ils n’en sont plus les producteurs. On
voit même des forces politiques qui remet-
tent en cause les droits humains remporter
Prix Nobel de
la paix, l’avocate
ukrainienne des
droits humains
revient sur une
année de guerre,
plaidant pour
la création
d’un tribunal
international
spécial sur
le crime
d’agression,
qui permettrait
de juger Poutine
des succès électoraux, par confort, pour le
business, par illusion sécuritaire. C’est très
dangereux, car la paix n’est jamais acquise.
Le fait que votre prix Nobel ait été
décerné conjointement à des Russes et à
des Biélorusses a été critiqué en Ukraine…
Il y a une explication. Pour ces trois pays
[Russie, Biélorussie, Ukraine], cela rappelle la
propagande soviétique sur les « pays frères »,
quand c’était, en fait, une domination russe.
Des Ukrainiens ont donc critiqué la décision
du comité Nobel. Je leur explique que ce
prix n’est pas décerné à des Etats, mais à des
personnes. Et que si leurs Etats sont des
agresseurs de l’Ukraine, mes collègues rus-
ses et biélorusses sont des gens avec qui
nous travaillons depuis des décennies pour
protéger les droits humains.
Parvenez-vous, malgré la guerre,
à poursuivre ce combat commun ?
Oui. Depuis la guerre de 2014, nous tra-
vaillons ensemble encore plus intensément
qu’avant. Eux appellent une guerre « une
guerre » et savent que c’est un crime interna-
tional. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de
nos collègues russes sont en prison. Malheu-
reusement, ces activistes sont peu nom-
breux en Russie, la majorité de la population
étant acquise à l’idée de l’empire. Cela souli-
gne encore davantage le courage des défen-
seurs russes des droits humains.
Une phrase d’Adolf Eichmann durant son
procès, dans le livre d’Hannah Arendt
­[Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la bana-
lité du mal, Gallimard, 1966], m’a frappée. In-
terrogé sur comment il avait pu commettre
de tels crimes, il a répondu quelque chose
comme : « Personne ne m’a dit que c’était mal. »
Les Russes ne pourront pas dire la même
chose, car nos collègues russes, défenseurs
des droits humains, le leur auront dit.
Dans votre discours à Oslo, vous avez dit :
« Nous ne devons pas devenir le miroir
de l’Etat agresseur. » Craignez-vous que,
dans cette guerre, l’Ukraine se comporte
comme la Russie ?
C’est un défi majeur. Il faut poursuivre la dé-
mocratisation, même pendant une agression
de cette ampleur. Nous n’avons pas le luxe de
lutter pour seulement survivre, il faut conti-
nuer à défendre les valeurs de la « révolution
de la dignité ». Il faut gagner cette guerre sans
devenir le miroir de la Russie. Je crois que les
Ukrainiens savent pourquoi ils combattent,
pour la liberté, pour des choix démocrati-
ques, pour bâtir un pays où les droits hu-
mains sont respectés. p
Propos recueillis par
Rémy Ourdan
 Culture
20 |
Quand les étudiants
déboulonnent
les icônes d’hier
Accusés de sexisme ou de postcolonialisme,
dans les écoles d’art, de cinéma et de théâtre,
des artistes tels Godard, Koltès ou Tchekhov
sont aujourd’hui « déconstruits », et la parole
des enseignants est remise en question
Enquête
L
undi 5 décem-
bre 2022, à la Fémis,
la grande école pari-
sienne de cinéma,
­Nicole Brenez tient
un cours sur l’art et
la manière de conclure un film. La
directrice du département Ana-
lyse et culture cinématographi-
que projette la fin de Sombre
(1998), de Philippe Grandrieux :
un féminicide, analyse-t-elle,
après avoir averti que l’extrait
contenait des images violentes.
Tollé des étudiants qui quittent la
salle. « Le viol n’est pas un motif
narratif, il n’est pas un pivot
­dramaturgique, il n’est pas une
pulsion de mort qui existe en
­chaque être humain », écrivent,
deux jours plus tard, les élèves de
première année, dans un long
mail interpellant l’ensemble de la
Fémis. « Le viol est une construc-
tion sociale largement acceptée,
normalisée, esthétisée et érotisée.
Il est temps d’en parler comme
tel. » Signé : « Les femmes de la
promotion Kelly Reichardt… »
Anecdotique ? Pas vraiment.
L’événement raconte un mouve-
ment que l’on retrouve dans la
plupart des lieux où s’enseigne la
culture. A la Fémis, dans l’ur-
gence, la direction organise un
débat, vendredi 9 décem-
bre 2022. « Trois heures de dialo-
gue de sourds, entre deux généra-
tions irréconciliables », juge une
étudiante. « Un échange
­fructueux, assure, au contraire,
Nathalie Coste-Cerdan, la direc-
trice générale, pour qui tout est
rentré dans l’ordre. Un groupe de
réflexion, dont font partie certai-
nes étudiantes de la pétition, s’est
réuni plusieurs fois : comment
mieux encadrer et contextualiser
les représentations violentes, sans
les interdire ? »
Fin janvier, au bar Le 61, un café
parisien près du canal de La
­Villette, Nicole Brenez dédicace le
livre qu’elle vient d’écrire, Jean-
Luc Godard (De L’incidence édi-
teur, 336 pages, 9 euros). La petite
salle grouille de cinéphiles venus
l’écouter. Emue, elle parle mezza
voce, tout son corps semble s’ex-
cuser d’être là, un tout petit peu
dans la lumière : « Dans ma géné-
ration, on s’intéressait plus aux
œuvres qu’aux gens. Je suis une
formaliste, j’ai été éduquée comme
ça. Alors que je suis une groupie de
Godard, je n’avais pas lu une bio-
graphie et n’avais jamais imaginé
le rencontrer », raconte la critique
devenue une proche du réalisa-
teur. On cherche à lui ­parler. On
évoque la Fémis. Sa voix se tarit,
submergée de tristesse. Tout juste
balbutie-t-elle : « Tout mon prin-
salutaire
pour les jeunes
générations,
le changement
de paradigme laisse
les professeurs
parfois bien seuls
face à la vague
cipe de base existentiel, structu-
rant, idéologique, m’empêche de
me battre contre mes élèves. J’ai
toujours été pour la liberté de la
parole, la remise en question, je
suis là pour les aider. On est dans
une absurdité totale… »
Aux Beaux-Arts de Marseille,
c’est Le Mépris (1963), de ce même
Godard, qui a mis sur la sellette
Didier Morin, professeur de ci-
néma et de lettres pendant un
quart de siècle. « Depuis quelque
temps, pendant les projections,
j’entendais un brouhaha dans le
fond de la salle, je croyais que
c’était de l’inattention, mais, ce
jour-là, j’ai compris… » Ce jour-là,
« elles » se sont levées et ont dé-
branché le projecteur. C’était
en 2019. Exit Brigitte Bardot dans
le plus ­simple appareil roucou-
lant « Tu les aimes mes fesses ? Et
mes seins ? ». Spécialiste de Pier
Paolo Pasolini et de Jean Genet,
Didier Morin pousse un soupir
sans fin : « Et encore, je n’ai jamais
montré Une sale histoire (1977), de
Jean Eustache, où Michael Lons-
dale raconte comment il est de-
venu voyeur grâce à un trou percé
dans les toilettes des femmes… Je
me ­serais fait incendier. »
Partout, des professeurs sur le
gril. En février 2020, à Paris-VIII,
une historienne travaillant sur les
représentations de l’affaire
Dreyfus met le film de Roman Po-
lanski à son programme. La
séance est ­interrompue. Un an
plus tôt à la Sorbonne, Les Sup-
pliantes, ­d’Eschyle, sont bloquées
parce que le metteur en scène, Phi-
lippe ­Brunet, spécialiste de la
Grèce antique dont il dit suivre la
tradition, a maquillé une Danaïde
­couleur cuivre : délit de « black-
face ». Ici, c’est un linguiste tenant
une conférence anti-écriture in-
clusive qui est arrosé d’urine ; là,
une professeure qui écrit « chère
madame » à ses élèves se retrouve
attaquée parce que le « chère » est
jugé familier. « C’est une généra-
tion hypersensible », se désole un
professeur confronté à une étu-
diante horrifiée par la photo de Ri-
chard Avedon, Dovima with Ele-
phants (1955), qui heurte ses
­convictions animalistes. Combat
de nègre et de chiens (1979), la pièce
de ­Bernard-Marie Koltès, reste elle
en travers de la gorge d’élèves de
Paris-III. La liste est sans fin.
« Juste de la hargne contre notre
autorité de la part de quelques
harpies débiles », s’emporte un
prof d’histoire de l’art. Attaqué
pour ses manières d’un autre âge
– du genre à dire à une étudiante
qu’elle est « jolie comme une
sculpture de porcelaine » –, il a
fini, poussé par son administra-
tion, par partir à la retraite bien
avant ses 64 ans. Au commissa-
riat de police où il avait été convo-
qué, l’inspectrice lui avait si-
gnalé : « Vous montrez des nus
dans vos cours ! » Il en rigole
­encore. « Je travaillais sur l’arte po-
vera et l’art brut, je n’ai jamais
montré de nus, mais je lui ai con-
seillé d’aller faire un tour au Lou-
vre. » Convoqué au commissariat,
Didier Morin l’a été lui aussi.
L’homme qui, aux Beaux-Arts de
Marseille, faisait étudier Le
­Mépris aurait, à la cantine, touché
avec son plateau-repas les fesses
d’une élève. Non-lieu judiciaire,
opprobre public. Il a quitté
­l’enseignement.
L’élève consommateur
Ce que, dans leur texte, les
­« femmes de la promotion Kelly
Reichardt » de la Fémis repro-
chent à leur professeur, au-delà
d’avoir montré quelque chose
qu’elles considèrent comme du
« male gaze » (le regard masculin
érotisant le corps des femmes),
c’est de ne pas les avoir mieux
averties du contexte, de n’avoir
pas actionné de « trigger
­warning » (« avertissement en
amont »)… Né sur les campus
américains, le lexique « woke » (le
« réveil » des consciences) a ­gagné
l’université française. « Cancel
culture » (dénonciation publique
et annulation d’événements
comme méthode de lutte), « safe
place » (lieu où l’on ne ­tolère pas
les comportements stigmati-
sants), « blackface » (grimage du
visage en noir)…
« On sait bien ce que produit le
“trigger warning” aux Etats-Unis :
de l’injustice, de la censure, s’in-
quiète un professeur de Paris-III
qui a longtemps travaillé outre-
Atlantique. Là-bas, les élèves sont
des clients. Ils paient et il faut les
satisfaire. Chez nous, c’est moins
le cas. » A voir. Là où l’école publi-
que, laïque et obligatoire avait
sanctifié la parole du maître,
l’autonomie grandissante des
établissements du supérieur et
l’optimisation financière qui va
avec sont en train de changer la
donne. L’élève, qu’il paie
­chèrement ses études ou qu’il
soit boursier, devient une varia-
ble économique, un consomma-
teur à satisfaire. Le professeur,
autrefois systématiquement
soutenu par l’institution, est
­remis en question. Ajoutez la
caisse de résonance des réseaux
sociaux : désormais, la voix des
élèves n’est pas seulement écou-
tée, elle est entendue. Comme le
raconte Emma, en cinquième
année d’un cursus de médiation
culturelle à Bordeaux : « A nous,
on a appris qu’on avait le droit de
parler et que notre parole avait
un sens. » En 2022, un de leurs
professeurs tenait des propos
« sexistes et racistes ». Les élèves
sont allés voir la direction. Il a
disparu des effectifs.
Un changement de paradigme
salutaire pour les jeunes généra-
tions. Qui laisse, de l’autre côté,
les enseignants parfois bien seuls
face à la vague. Spécialiste de l’es-
sai documentaire et du montage
cinématographique, Bertrand
Bacqué, 58 ans, est professeur as-
socié à la Haute Ecole d’art et de
design (HEAD) de Genève
(Suisse). En avril, il travaille avec
ses élèves sur un texte de Johan
van der Keuken datant de 1967,
« La vérité 24 fois par seconde » –
référence à une formule de
­Godard, une fois de plus. Comme
il le fait depuis dix ans, Bertrand
Bacqué diffuse un extrait d’un
film de l’auteur, Lucebert, temps
et adieux (1994). « C’est un mon-
tage très serré, des travailleurs
sous le soleil, un dictateur grima-
çant, une chèvre qu’on égorge, et
puis une fête en Espagne avec les
Rois mages, dont Balthazar, le vi-
sage peint, raconte un élève. Une
étudiante noire a jugé que c’était
négrophobe, elle s’est couchée sur
sa table. Le prof a essayé de lui ex-
pliquer que van der Keuken était
de son côté. Rien n’y a fait. »
L’élève ne vient plus aux cours,
le professeur ne valide pas son se-
mestre. Le voilà bientôt convo-
qué par l’administration pour dif-
« La nouvelle
génération
a un prisme
beaucoup plus vif
sur les questions
de sexisme »
Iris Brey
critique de cinéma
fusion d’images racistes. C’est
que la HEAD est à la pointe de la
lutte contre les discriminations. Il
y a quatre ans, son président a
nommé un « déléguex » à l’inclu-
sivité – le « X » désigne le non-
genré. Transgenre, Nayansaku
Mufwankolo est en effet, tel que
l’explique sa bio sur le site de
l’université, « unx poetx et cher-
cheurx en art contemporain diplo-
méx d’un master de l’université de
Lausanne en anglais avec spéciali-
sation en new american studies et
en histoire de l’art ». A Bertrand
Bacqué, on demande de suivre
une formation sur ces questions.
« Ça a l’air futile, raconté comme
ça, mais si l’écriture inclusive fait
autant peur, c’est qu’elle ques-
tionne le pouvoir », réagit Iris
Brey, 37 ans. Avec son essai Le
­Regard féminin. Une révolution à
l’écran (Ed. de L’Olivier, 2020),
cette critique de cinéma est deve-
nue un modèle pour les élèves
qui se clament « déconstruit.e.s ».
« On est à un endroit de fracture et
de scission. C’est un moment d’in-
confort, qui peut créer des situa-
tions ubuesques, mais je pense
que ça va déboucher sur une vi-
sion fructueuse du cinéma. A
l’image de ce qu’a fait le mouve-
ment structuraliste dans les
­années 1960, réfléchir aujourd’hui
à travers une grille féministe ne
peut que générer de la pensée.
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
­ odard ne disparaîtra pas, mais il
G
rencontrerait moins de résistance
si, à côté de ses films, on étudiait
un peu plus ceux de Chantal
­Akerman. »
Helléniste, venue au cinéma par
la littérature et le mythe de
­Médée, longtemps enseignante à
la New York University, Iris Brey
se veut conciliatrice : « Nicole
­Brenez est, pour moi, une des plus
grandes critiques qui existent, qui
a beaucoup apporté à la compré-
hension d’un cinéma queer. Mais,
à la Fémis comme ailleurs, c’est
moins la question du “trigger war-
ning” que celle de l’enseignement
qui est en jeu. Dans les listes de
films recommandés par le corps
professoral, je vois une absence
criante de réalisatrices ou de
­cinéastes issus de minorités. »
­Nathalie Coste-Cerdan insiste,
elle, sur la marche vers davantage
de parité et de pluralité qu’a en-
treprise son établissement : « Ce
socle, coconstruit avec les étu-
diants, ne s’érige pas en un jour. »
Iris Brey en convient : revoir sa
­façon d’enseigner exige du
temps. « Quand j’ai commencé à
donner des cours, ayant pro-
grammé A bout de ­souffle, j’ai vu
des étudiantes me montrer des
choses – le regard sur la femme en-
ceinte, la façon dont le corps est ca-
dré, le mépris qui en ressort –, que
je n’avais pas perçues alors que je
me pensais plutôt déconstruite et
féministe. La nouvelle génération
a un prisme qui est beaucoup plus
vif sur les questions de sexisme. »
Risque de l’autocensure
Lisa Quiesse, 19 ans, et Enora
­Giboire, 21 ans, sont en
deuxième année de licence de ci-
néma à La Sorbonne - Saint-
Charles. « On est en colère depuis
le début de ­l’année », dit l’une.
« Ça fait plaisir de voir que c’est en
train d’éclore un peu partout »,
confirme l’autre. « Par exemple,
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
ce matin, en cours de postproduc-
tion, un élève a présenté un film
sur une femme trans. Et le prof
ne savait pas comment en parler.
Il ? Elle ? Il parlait de transsexua-
lité au lieu de transidentité,
s’étonne Lisa. Les profs auraient
besoin d’une mise à niveau. »
La première vient de Caen,
l’autre de Rennes. Elles sont
­toutes deux cisgenres et « elles »
(dans le monde « déconstruit »,
on annonce son pronom pour
mieux inclure les personnes
trans et non binaires). ­Parents
brodeuse, sculpteur, architecte…
ouverts à la discussion. Elles
aussi. Révoltées certes (« Entre les
déconstruits et les autres élèves, il
y a une rupture »), capables de te-
nir la dragée haute aux manda-
rins ou de passer à l’action (la-
quelle, elles ne le savent pas en-
core), mais aussi promptes à
s’émerveiller qu’on les écoute.
« On a compris que ça n’allait
pas, grimace Enora, quand une
prof, à qui on suggérait qu’il y
avait un peu plus de réalisatrices
importantes que les trois qu’elle
citait, nous a répondu : “Ça fait
trente ans que je fais le même
cours, je ne vais pas le refaire.” » Et
Lisa d’embrayer : « On a un docto-
rant, on dirait qu’il n’aime qu’un
seul film : La Vie d’Adèle ! Quand
on fait remarquer que Kechiche
pose un regard masculin, que D.
W. Griffith a aidé le Ku Klux Klan,
que Polanski a été accusé de viol,
on nous renvoie toujours au con-
texte. Il a bon dos, le contexte.
Eux, ils ne se remettent pas dans
le contexte ! »
Un vent de panique passe sur
l’université. A Toulouse, un collo-
que est organisé en mars 2022 sur
« Les Nouvelles Censures ». Sim-
ple journée d’études réservée aux
doctorants ? Quand nous avons
voulu en savoir plus, les organisa-
trices ont pris peur : « Il ne faut
pas en parler. D’ailleurs ce n’est pas
ouvert au public », ont-elles botté
en touche. « Le vrai risque derrière
tout ça, c’est l’autocensure, relève
une professeur de philosophie
qui préférera, tout compte fait,
rester anonyme. Tzvetan Todorov
racontait comment, avant la
chute du ­rideau de fer, les intellec-
tuels bulgares s’étaient rués sur le
structuralisme. Parce que c’était
un sujet neutre. On parlait de
forme, ça évitait les ennuis… C’est
compréhensible de ne pas vouloir
aller en cours la peur au ventre. »
« Des pyramides de pouvoir »
C’est ainsi que les rebelles d’hier,
dans leur refus de tout diktat, se
retrouvent en première ligne :
« Quand le wokisme est arrivé,
j’étais plein d’espoir, cela allait ap-
porter de l’air frais, témoigne le
plasticien Jean-Luc Verna, qui en-
seigne le dessin aux Beaux-Arts
de Cergy (Val-d’Oise). Puis c’est de-
venu une idéologie, et enfin du
marketing. Cela donne des grou-
pes fermés, beaucoup d’entre-soi,
les queers avec les queers, les raci-
sés avec les racisés. Ces gens non
binaires ont une vision très bi-
naire. Quid du droit au flou ? Je
n’en peux plus des “alphabet
­people” [référence à l’acronyme
LGBTQIA+ : lesbiennes, gay, bi-
sexuels, transexuels, queer, inter-
sexe, asexuel]. C’est le monde d’In-
ternet, des catégories, qui crée de
la souffrance pour ceux qui n’en-
trent pas dans le cadre… Tout ça,
ce sont des élèves qui érigent des
pyramides de pouvoir. Plus ils ré-
clament de l’horizontalité, plus ils
recréent de la verticalité. »
Enorme chaîne noire sur sa
combinaison noire, couvert de
tatouages qui ruissellent depuis
le sommet du crâne qu’il a rond
et lisse, un sourire brillant de
dents métalliques, Jean-Luc
Verna n’est pas du genre à se
­cacher derrière son petit doigt :
« Entre profs, on ne parle plus que
Culture | 21
œuvres que cette génération bat ce mouvement « comme une suffisamment riche pour les initier
« La question, en brèche, revendiquant ses pro- chance, une voie à suivre » . « Dès à la complexité de l’histoire de la
c’est d’interroger pres repères. On vit un moment que des gens protestent fort, on dit culture européenne ».
particulier et passionnant qui in- qu’ils protestent trop fort, et mal, « La génération de 68 voulait en
le répertoire, vite toute la communauté à se dé- qu’ils sont dangereux. Alors que finir avec le puritanisme, au nom
placer. Après, c’est vrai que ça nous j’ai en face de moi des gens qui me de l’autonomie du règne esthéti-
pas de le mettre demande d’être agiles. » font découvrir des choses. Même que. Il fallait choquer le bourgeois,
De l’agilité, Claire Lasne sur Tchekhov, mon auteur, mon en brandissant Sade, Bataille… La
à la poubelle » ­Darcueil en a : « Le tout, c’est de ne chéri… » Et de citer l’acte III d’On- nouvelle génération ramène de la
Claire Lasne Darcueil pas monter dans les tours, si vous cle Vania, lorsque Astrov arrache morale, un désir de justice qu’il
directrice du Conservatoire voulez que l’autre n’y aille pas non un baiser à Elena Andréevna : faut écouter. » Lui qui, dans Que
national supérieur plus », dit en souriant la directrice « C’est le classique “Tu me dis non, faire du passé ? Réflexions sur la
d’art dramatique du Conservatoire national supé- mais tu veux dire oui.” Il y a encore cancel culture (Fayard, 2022), rap-
rieur d’art dramatique qui quitte trois ans, ça ne me faisait rien. pelle que les Romains érigeaient
son poste fin juin. « On assiste à la Aujourd’hui, ça me saute aux des statues à leurs ennemis,
de ça. Il y a quelque temps, on a remise en cause d’un héritage par yeux. Du coup, on l’a travaillé. d’Hannibal à Cléopâtre, en est
reçu une circulaire. Règle 1 : pas des gens qui n’en sont pas très Quinze versions différentes, persuadé : « L’esthétique doit pou-
d’interaction physique. Donc si ­contents. Si on est honnête, est-ce quinze interprétations, c’était très voir dialoguer avec l’éthique. »
quelqu’un pleure, on ne peut pas que l’on peut l’être de ce que nous riche. La question, c’est d’interro- Sur quel art, quel cinéma, quel
lui toucher le bras ?, commente- leur laissons ? On a bouffé des ger le répertoire, pas de le mettre à théâtre, tout cela ouvre-t-il ? Telle
t-il. J’ai rassuré les étudiants : je ­fraises en hiver et on a vécu une li- la poubelle. » est la question qui travaille ces en-
n’aime pas les corps de jeunes. » Il berté de création qui repose sur Latiniste et helléniste, Pierre seignants mis au défi de leur pro-
prend une pose pour minauder : des injustices fondamentales… Je Vesperini, 45 ans, replace ces sou- pre déconstruction. Aux Beaux-
« J’ai 57 ans, mais j’en parais 37 », ne ­comprends pas les gens qui uti- bresauts dans le temps long. « A la Arts de Paris, où il enseigne, le ci-
avant de reprendre : « Règle nu- lisent le mot de “censure” n’im- fac, quand j’enseignais le viol de néaste et plasticien ­Clément
méro 2 : des interactions “mates”. porte comment. Quand je passe Lucrèce, l’événement fondateur de ­Cogitore n’est pas inquiet, bien au
Pas d’humour, quoi. C’est dom- dans la classe internationale, en la République romaine, j’avais à contraire : « De tout ça, on me
mage parce que, pour moi, c’est le écoutant les Afghanes, je pèse ce l’esprit qu’il était tout à fait possi- parle beaucoup, de ces échanges
lubrifiant pédagogique nu- que c’est vraiment. » ble qu’une ou plusieurs de mes violents. Moi, je n’y suis pas con-
méro 1. » Il en rit, mais ces « ligues étudiantes aient subi un viol. Je fronté. Mes étudiants pensent la
de vertu » le mettent en colère. « A « Un désir de justice » faisais attention à la façon dont complexité, et cela me donne une
Cergy, mes collègues blancs, hété- La photo des élèves du Conserva- j’en parlais. C’était il y a vingt ans, grande foi en l’avenir. Parce que,
ros, de plus de 50 ans, rasent les toire, témoigne-t-elle, a changé bien avant #metoo. Mais il suffi- entre un paternalisme qui regarde
murs. Ils sont considérés comme en dix ans. « On est passé de 15 % sait d’avoir un minimum de dé- le monde d’un point de vue domi-
des agresseurs potentiels, suppôts de boursiers à quelque chose cence et de respect pour y penser. » nant et des slogans qui simplifient,
du patriarcat. Le fait que je sois so- comme 60 % aujourd’hui. Nous L’historien ne nie pas un fossé en- le vrai sujet est là : celui de la com-
lidaire et que je le dise en public, ça enseignons à des personnes qui tre des professeurs « engourdis » plexité, souligne l’artiste de
ne passe pas. » ont lutté pour être là. Et qui dou- et des étudiants « démunis », les 39 ans. Tout mouvement impor-
En octobre 2022, il était invité à tent que le monde du théâtre et du premiers prisonniers d’un « sa- tant crée sa radicalité ; il n’en reste
donner une conférence devant cinéma les attende à bras voir sacralisé et sclérosé », les se- pas moins important. » p
trois cents personnes à la Villa Ar- ouverts… » Claire Lasne Darcueil conds manquant de recul, faute Laurent Carpentier
son, à Nice, où il a passé vingt- est de celles et ceux qui prennent d’avoir reçu « un enseignement et Aureliano Tonet
cinq ans. « Moi qui suis une vieille
pédale maquillée, qui leur ai pavé le
chemin, j’ai senti du flottement
quand j’ai dit qu’avant d’être homo-
sexuel, j’étais un homme, et avant
d’être un homme, un artiste. Que je
n’étais pas fier d’être homosexuel :
je ne l’ai pas choisi, comme je n’ai
pas choisi d’être blanc. Et que j’ac-
cepterai de porter le drapeau arc-
en-ciel lorsqu’il comprendra une
couleur pour les hétérosexuels… »
Le Niçois s’est pris une bronca.
Un mois après, une autre an-
cienne de l’école, l’artiste égyp-
tienne réputée féministe Ghada
Amer se voit, elle aussi, reproché
de n’être « pas assez ». « C’est
beaucoup plus agressif qu’aux
Etats-Unis », raconte celle qui vit
et travaille désormais à New York.
De passage en France cet hiver,
elle donne quelques conférences
dans les écoles d’art. A Marseille,
la voilà prise à partie. « Je suis in-
clusive, pas exclusive, #metoo est
devenu ça. » Elle rit mais son rire
sonne tristement. « Ils dogmati-
sent une pensée qui est impor-
LE SALON DE LA
tante pour moi, sur laquelle, pen- FORMATION CONTINUE
dant trente ans, j’étais seule à me
battre. » Jointe au téléphone, elle
évoque ce professeur qui, lors-
qu’elle étudiait à la Villa Arson, à
la fin des années 1980, refusait
aux femmes l’accès à son cours
de peinture. « C’est lui qui m’a ré-
veillée. J’ai été à la bibliothèque et
vu le peu de place fait aux femmes
dans les arts plastiques… En
Egypte, j’avais dû me battre pour le
corps, en France, pour la tête.
C’était angoissant, mais j’en ai fait
une arme. » 25 MARS 2023 10H30 - 17H
Lorsqu’elle revient à la Villa
­Arson, en décembre 2022, l’am- Palais Brongniart • Paris 2
phithéâtre est plein. De nouveau,
on l’interpelle : « Quel est votre
rapport au postcolonialisme ? »
Elle répond qu’elle fait de l’art…
OSEZ ACQUÉRIR
« C’est comme si j’avais dit “Dieu
n’existe pas” à des religieux. » La
DE NOUVELLES COMPÉTENCES !
salle insiste : « Que pensez-vous
du racisme systémique de la Villa Conférences avec les journalistes du Monde
Arson ? » Elle ne comprend pas. Masterclass animée par IAE Paris-Sorbonne Business School
« Le directeur était là, il aurait dû Rendez-vous individuels
réagir… », s’étonne-t-elle. Les élè-
ves ont quitté le lieu.
« Qu’une génération nouvelle
s’affirme en rupture, c’est un mé-
canisme assez classique, consi-
dère Sylvain Lizon, le directeur de
CONNECTEZ-VOUS SUR
l’école. En France, il y a une his- EXED.GROUPELEMONDE.FR
toire particulière des relations
­entre le pouvoir, les artistes et les

22 | Culture
« La Nuit du 12 », grand gagnant
de la soirée des Césars
L’œuvre de Dominik Moll, sacrée meilleur film, a remporté six statuettes
A
l’image de la fameuse
statuette distribuée
aux lauréats, c’est dans
une version compres-
sée qu’a eu lieu, vendredi 24 fé-
vrier sur la scène de l’Olympia,
à Paris, la 48e cérémonie des Cé-
sars. Elle fut moins chahutée qu’à
l’accoutumée, mais menée au pas
de course, et a vu se succéder sur
l’estrade, au lieu du maître de céré-
monie, une bonne demi-douzaine
d’hôtes et d’hôtesses. Un signe
qui ne trompe pas : l’antenne fut
rendue un peu avant minuit, sur
la traditionnelle « photo de fa-
mille » des primés, et le rituel ex-
pédié en trois heures top chrono,
au lieu des quatre habituelles.
A l’arrivée, le grand gagnant
de la soirée est La Nuit du 12,
qui remporte à la fois le titre
­emblématique de meilleur film et
­cumule le plus de récompenses,
au nombre de six : celle du
meilleur réalisateur pour Domi-
nik Moll, du meilleur acteur de
­second rôle pour Bouli Lanners,
du meilleur espoir masculin pour
l’excellent Bastien Bouillon, mais
aussi de la meilleure adaptation
et du meilleur son.
Tiré du récit documenté 18.3.
Une année à la PJ, de Pauline
Guéna (Denoël, 2020), le film plé-
biscité retrace une ténébreuse
­enquête sur un cas de féminicide
dans l’avant-pays alpin, et en tire
une réflexion sur la relation mi-
née des hommes avec les femmes.
Nul doute qu’il représentait un
candidat idéal pour l’Académie
des Césars, jouant la carte du po-
lar, genre maître en France, très
prisé du public, en lui insufflant
des thématiques actuelles.
Brad Pitt en invité surprise
Dans la course aux favoris, le film
n’était pourtant donné que se-
cond. Il dame ainsi le pion à L’In-
nocent, comédie de braquage
en famille de Louis Garrel, qui
ne repart qu’avec deux statuet-
tes : l’une pour Noémie Merlant,
meilleure actrice de second rôle,
et l’autre récompensant le
meilleur scénario (Louis Garrel,
Tanguy Viel et Naïla Guiguet).
Succès surprise du cinéma
d’auteur cette année, le film ar-
rive sur la même ligne que
­Simone, le voyage du siècle, d’Oli-
vier Dahan (meilleur costume,
meilleur décor), biopic de Simone
Veil, A plein temps, d’Eric Gravel
(meilleure musique originale,
meilleur montage) – course
­contre la montre de Laure Calamy
par temps de grève –, et Pacific-
tion. Tourment sur les îles, le trip
tahitien d’Albert Serra. Le César
A Madrid, la foire Arco monte tranquillement en puissance
La capitale espagnole et ses institutions sont l’épicentre des collectionneurs et amateurs d’art contemporain espagnols et latino-américains
Arts
Madrid
L a Méditerranée vient cette
année bousculer la géogra-
phie de la foire Arco, à
­Madrid − du 24 au 26 février −,
avec une section sous forme
d’exposition intitulée « La Médi-
terranée : une mer ronde ». « La
foire s’est toujours essentielle-
ment tournée vers l’Amérique la-
tine, qui reste très présente, mais
cette ouverture vers des artistes
de tout le monde méditerranéen
montre que les lignes bougent »,
se réjouit la galeriste parisienne
Chantal Crousel, fidèle parmi
les fidèles, puisqu’elle participe
à Arco depuis son lancement, il y
a quarante ans.
Le réalisateur Dominik Moll, lors de la 48e cérémonie des Césars, le 24 février. BERTRAND GUAY/AFP
Benoît Magimel a
reçu le troisième
César de sa
carrière pour son
rôle de politicien
magouilleur dans
« Pacifiction »
du premier film revient à l’une
des œuvres fortes de l’année :
Saint Omer, d’Alice Diop, mise en
scène au cordeau du procès d’une
mère infanticide, révélant le biais
qui pèse sur les identités noires.
Au rayon comédiens, Virginie
Efira repart avec le prix de la
meilleure actrice pour son rôle de
victime des attentats dans Revoir
Paris, d’Alice Winocour. Peu aupa-
ravant, elle remettait un César
d’honneur au cinéaste américain
David Fincher, avec Brad Pitt en in-
vité surprise venu saluer l’homme
qui lui confia le rôle principal
de Fight Club (1999). Le niveau de
glamour et de décontraction de la
soirée est alors monté d’un cran.
Benoît Magimel a reçu le troi-
sième César de sa carrière, après
De son vivant et La Tête haute,
Confiée à la commissaire
­ recque Marina Fokidis, avec
g
les conseils de trois artistes
(dont la Franco-Marocaine Bou-
chra ­Khalili), cette séduisante
section propose une traversée
circulaire autour d’une ving-
taine d’artistes et autant de gale-
ries invitées venues d’une dou-
zaine de pays. Une installation
vidéo de la ­Française Pauline
Curnier Jardin (Ellen de Bruijne
Projects, ­Amsterdam) y côtoie
des sculptures de la Palesti-
nienne Jumana Manna (Holly-
bush Gardens, Londres) ou du
Franco-Algérien Mohamed Bou-
rouissa (Kamel Mennour, Paris).
Deux autres sections sont plus
classiques, avec des invitations
faites à de jeunes galeries, qui
pour son rôle de politicien ma-
gouilleur dans Pacifiction. Tour-
ment sur les îles, également primé
pour la photographie crépuscu-
laire d’Artur Tort. Au rang des
­promesses, c’est la jeune Nadia
­Tereszkiewicz qui se voit sacrée
meilleur espoir féminin pour
son rôle d’apprentie comédienne
dans Les Amandiers, de Valeria
Bruni Tedeschi.
Que serait toutefois une céré-
monie des Césars sans les petits
accrocs qui viennent contrarier
le protocole ? Interrompant le
duetto d’Ahmed Sylla et de Léa
Drucker, une militante écologiste
s’est invitée sur scène, arborant
un tee-shirt où l’on pouvait lire
« We have 761 days left », soit
« il nous reste 761 jours », en réfé-
rence aux prévisions du Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat. Au lieu
d’accueillir sereinement la reven-
dication, l’antenne a été suspen-
due illico, pendant que l’activiste
était évacuée manu militari.
Un gimmick pénible s’attachait,
cette fois, à la musique enregis-
trée venant couper le sifflet des
lauréats, sommés d’exprimer
leurs remerciements en moins
d’une minute, sans quoi les vio-
lons venaient les pousser vers
­ énéficient de stands à prix mo-
b
dérés pour présenter des « solo
shows ». C’est le cas de l’allée
« Opening », qui rassemble dix-
sept propositions de galeries de
Valence, Marseille, Sao Paulo,
­Munich, Amsterdam, Cluj-Na-
poca (Roumanie), Bogota ou
Lima. La Parisienne Anne-Sarah
Bénichou y présente la jeune
­artiste française d’origine boli-
vienne Kenia Almaraz Murillo,
28 ans, avec un ensemble de
somptueux tissages conceptuels.
Enfin, la rubrique « Jamais pa-
reil » se concentre sur l’art con-
temporain latino-américain, avec
onze galeries présentant chacune
un ou une artiste venu(e) du Mexi-
que, du Pérou, du Brésil ou d’Ar-
gentine. La galerie Karen ­Huber,
la sortie. Outre sa grossièreté, dé-
noncée avec esprit par Alice Diop
(« Vous osez couper une femme
noire en plein discours ! »), le pro-
cédé avait pour effet de rogner
ce qui fait tout l’intérêt de ce
genre de tribune, à savoir un peu
de libre parole, celle d’artistes pas
toujours habitués aux médias,
que l’on aurait volontiers échan-
gée contre une poignée de
sketchs dispensables, peinant
à restaurer l’« esprit Canal ».
Hormis la traditionnelle sé-
quence d’adieu aux disparus,
des hommages spécifiques ont
été rendus à Jacques Perrin, à
Jean-Louis Trintignant et à Jean-
Luc Godard, par des montages
­commémoratifs plutôt réussis.
Enfin, il faut saluer l’excellent
discours d’introduction de Jamel
Debbouze, qui, par son sens im-
parable du tempo, a su dérider
une salle réputée difficile, et
­taquiner le milieu culturel. On
l’aurait bien vu rester, mais « per-
sonne ne voulait présenter la céré-
monie tout seul », a-t-il lâché dans
son arsenal de blagues. Un mot
qui vise pourtant le principal défi
des Césars pour l’année pro-
chaine : se fixer enfin sur le bon
régime d’incarnation. p
Mathieu Macheret
de Mexico y présente ainsi le
jeune peintre queer Ana ­Segovia
(30 ans), qui explore les gestes de
la masculinité de manière ciné-
matographique et tendre.
Trente-six pays
Au total, 211 galeries de trente-six
pays, dont un tiers d’espagnoles,
participent à l’événement. Dans
cette manifestation qui monte,
une trentaine de galeries interna-
tionales viennent pour la pre-
mière fois, dont l’américaine Da-
vid Zwirner et la brésilienne Men-
des Wood DM ou, côté français,
Ceysson & Bénétière, la galerie Su-
zanne Tarasiève et Christian Berst.
Contrairement à la foire Art
­Basel Miami Beach (de trois à qua-
tre fois plus chère pour les galeris-
Louis Vuitton pris
la main dans le sac
LVMH a retiré une campagne publicitaire
utilisant des peintures de Joan Mitchell
L a dernière campagne de
­publicité internationale de
Louis Vuitton pour pro-
mouvoir des sacs à main a déclen-
ché une guerre avec les ayants
droit de Joan Mitchell, grande fi-
gure de l’expressionnisme abs-
trait américain (1925-1992). Sur
les affiches incriminées, l’actrice
Léa Seydoux pose devant trois
œuvres : La Grande Vallée XIV (For
a Little While) (1 983), Quatuor II
for Betsy Jolas (1 976) et Edrita
Fried (1 981). Ces toiles sont pré-
sentées à la ­Fondation Louis Vuit-
ton jusqu’au 27 février, dans le ca-
dre de l’exposition « Monet-Mit-
chell ». Pour la Joan Mitchell
Foundation (JMF), chargée du
droit moral de l’artiste, cette cam-
pagne est illégale.
La JMF a adressé, mardi 21 février,
« une mise en demeure à Louis Vuit-
ton Malletier, en exigeant que la so-
ciété retire immédiatement sa
campagne publicitaire imprimée et
numérique qui reproduit et utilise
illégalement au moins trois œuvres
de l’artiste Joan Mitchell pour la
promotion de ses biens commer-
ciaux ». Fin 2022, la marque de
luxe avait demandé une première
fois à la JMF l’autorisation d’utili-
ser des toiles de l’artiste dans le ca-
dre d’une future campagne publi-
citaire. En effet, même si deux des
toiles appartiennent au Musée na-
tional d’art moderne du Centre
Pompidou – Quatuor II for Betsy
Jolas et La Grande Vallée XIV (For a
Little While) –, la JMF doit donner
son accord pour toute utilisation
commerciale des œuvres. Qu’elles
soient ou non dans sa propre col-
lection, comme l’est Edrita Fried.
Or la JMF avait alors clairement
refusé cette demande « par écrit,
conformément à sa politique, se-
lon laquelle les images des œuvres
de l’artiste ne doivent être utilisées
qu’à des fins éducatives », en esti-
mant que l’œuvre de Joan Mit-
chell n’avait strictement rien à
voir avec le commerce d’une
gamme de sacs à main vendus au
minimum 5 500 euros pièce.
Offre déclinée
Christa Blatchford, directrice de la
JMF, a précisé au New York Times
du 21 février que Jean-Paul Clave-
rie, qui conseille Bernard Arnault,
le PDG de LVMH, en matière de
mécénat, était revenu à la charge
en janvier, lui précisant par cour-
riel que cette demande provenait
« d’Arnault lui-même » et que « le
milliardaire [était] prêt à faire un
don à la Joan Mitchell Founda-
tion ». Preuve que tout ne s’achète
pas, Christa Blatchford avait une
nouvelle fois décliné cette offre.
La campagne de publicité a
pourtant démarré sans l’accord
tes), Arco fonctionne sans les très
grandes enseignes, bien que cer-
taines y participent depuis plu-
sieurs années, comme l’autri-
chienne Thaddaeus Ropac (qui
présente qui présente parmi les
œuvres les plus chères ici, avec
des pièces de Rauschenberg et
de Baselitz à plus de 1,5 million
d’euros), ou la française Perrotin.
Parmi les grands habitués fran-
çais : les galeries Lelong & Co.,
­Jocelyn Wolff, Mor Charpentier,
ou Jérôme Poggi, qui a réalisé, le
premier jour, le meilleur démar-
rage de foire de son histoire.
« C’est une foire d’amoureux de
l’art plus que de spéculateurs »,
glisse une directrice de galerie,
qui souligne la qualité des échan-
ges, avec de très nombreuses
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
La Joan Mitchell
Foundation
doit donner
son accord pour
toute utilisation
commerciale
des œuvres
des ayants droit, le 12 février 2023.
Hasard du calendrier ? Le jour de
l’anniversaire de Joan Mitchell.
« En permettant que ces œuvres
soient photographiées dans ce but
et de cette manière, la Fondation
Louis Vuitton a violé ses engage-
ments avec la JMF », fustige cette
dernière, qui se dit « très déçue
que Louis Vuitton fasse preuve
d’un tel mépris pour les droits
d’une artiste et exploite son œuvre
à des fins financières ».
« Si Louis Vuitton ne met pas ra-
pidement un terme à cette campa-
gne et ne cesse pas l’utilisation
­illégale des œuvres de Mitchell »,
la JMF menaçait, le 21 février,
d’« engager rapidement toute ac-
tion en justice pour mettre un
terme à cette situation ». Avant
l’expiration du délai de trois jours,
Louis Vuitton a retiré les campa-
gnes litigieuses, sans en faire de
publicité pour autant. Ni LVMH
ni la Fondation Louis Vuitton
n’ont fait de commentaire.
Léa Seydoux avait déjà posé
pour des campagnes de publicité
de sacs à main Louis Vuitton de-
vant des toiles de Gerhard Richter,
puis de Claude Monet au Musée
de l’Orangerie. Et la marque de
maroquinerie utilise de longue
date les collaborations avec des
­artistes de renom, comme Yayoi
Kusama, Jeff Koons, Stephen
Sprouse ou Takashi Murakami,
pour auréoler son image et amé-
liorer encore ses performances fi-
nancières. D’ailleurs, lors de la pu-
blication de ses résultats 2 022,
LVMH a souligné que Louis Vuit-
ton a réalisé « une excellente an-
née, toujours porté, notamment,
par ses liens forts avec l’art et la
­culture ». Et annoncé une exposi-
tion « LV Dream », qui rendra
hommage « aux 160 ans d’échan-
ges créatifs qui nourrissent l’esprit
d’innovation » de la marque.
Pris la main dans le sac, Louis
Vuitton, qui précise sur son site
appliquer « en matière de contre-
façon une politique de tolérance
zéro », avait « engagé plus de
38 000 procédures en contrefaçon
dans le monde » rien qu’en 2017 et
fait fermer plus de 6 000 sites
Web litigieux. p
Nicole Vulser
­ élégations de collectionneurs,
d
et une ambiance plus concentrée
qu’électrique. A Arco, les collec-
tionneurs espagnols et sud-amé-
ricains, pour beaucoup installés
à Madrid, viennent soutenir
leur scène.
Du côté des nouveaux venus,
une galerie détonne par son am-
biance crépusculaire : Voloshyn,
de Kiev, célèbre pour avoir servi
d’abri antibombes au début des
frappes aériennes, un refuge uti-
lisé notamment par l’artiste
­Nikita Kadan, dont le travail est
présenté ici. Bien que fermée de-
puis le ­début de la guerre, Volo­-
shyn a ­continué de participer à
des foires internationales, et an-
nonce qu’elle rouvrira en mars. p
Emmanuelle Jardonnet
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Gorillaz, lors d’un concert en réalité augmentée, donné à Times Square, à New York, le 17 décembre 2022. JAMIE HEWLETT/WARNER MUSIC
Le rêve californien de Gorillaz
Le groupe virtuel imaginé par Damon Albarn et Jamie Hewlett sort
un huitième album, « Cracker Island », enregistré à Los Angeles
Rencontre
L
e 20 décembre 2022,
­Damon Albarn, habituel-
lement discret sur les
­réseaux sociaux, poste
une vidéo émouvante sur son
compte Instagram : on le voit in-
terpréter fébrilement, seul au
piano, Friday Night, Saturday
Morning, une des chansons em-
blématiques des Specials, groupe
néoska de la fin des années 1970.
Ce jour-là était annoncée la dispa-
rition de leur chanteur, Terry
Hall, à l’âge de 63 ans.
Quelques semaines plus tard,
alors que le huitième album de
Gorillaz, Cracker Island, s’apprête
à sortir, Damon Albarn est
­toujours marqué par la mort de
son ami et mentor. « Je ne pense
pas que ­quelqu’un d’autre a eu
autant d’influence sur moi que
Terry », confie l’éminence grise
du groupe ­virtuel, par écran in-
terposé, ­depuis son domicile lon-
donien.
« Adolescent, j’ai eu la chance
d’assister à l’émission télévisée
“Top of the Pops” en 1982. Terry
­faisait sa première apparition
avec Fun Boy Three, et j’étais là à le
­regarder depuis le côté de la scène.
C’était la personne la plus cool
que j’aie jamais vue, très multicul-
turelle, très stylée, avec des paro-
les très fortes. » Tous deux ont
collaboré à ­plusieurs reprises,
que ce soit en duo avec Gorillaz
sur 911, ­chanson dédiée aux at-
tentats du 11-Septembre, à New
York en 2001, ou sur l’album The
Hour of Two Lights, souk géniale-
ment débridé orchestré par Terry
Hall et Mushtaq, paru en 2003
sur le label Honest Jon’s de Da-
mon ­Albarn. « Nous nous som-
mes ­revus il y a quelques années.
J’aurais aimé composer davan-
tage avec lui, hélas… »
L’album réunit
un casting
éclectique,
dont Stevie
Nicks, Beck,
Kevin Parker,
Bad Bunny
De cette aptitude à fédérer diffé-
rentes cultures et musiques,
­Gorillaz est devenu le meilleur
ambassadeur. Dernier exemple
en date, le groupe hybride fa-
çonné par Albarn et son com-
plice, le dessinateur Jamie
Hewlett, a sorti le single Tor-
menta, en collaboration étroite
avec le rappeur star portoricain
Bad Bunny, récemment récom-
pensé aux Grammy Awards.
La dernière fois que Gorillaz
­glissait des paroles en espagnol
sur sa musique remonte à plus de
vingt ans, sur Latin Simone, avec
Ibrahim Ferrer du Buena Vista
­Social Club… La connexion avec
l’idole de la trap latine s’est faite
naturellement. « J’ai mentionné
un jour à la radio que j’aimerais
travailler avec lui, raconte Damon
Albarn. Il en a entendu parler et fi-
nalement, nous nous sommes re-
trouvés ensemble en Jamaïque
pour enregistrer Tormenta. Je lui ai
laissé carte blanche pour écrire ses
paroles. C’est quelqu’un de brillant
qui sait exactement ce qu’il fait. »
Pop synthétique
Damon Albarn porte une affec-
tion particulière aux îles. Son
deuxième disque solo paru
en 2021, The Nearer the Fountain,
More Pure the Stream Flows, s’ins-
pirait des paysages blancs imma-
culés d’Islande. Si plusieurs titres
de Cracker Island font référence à
un archipel imaginaire, le musi-
cien britannique a toutefois enre-
gistré sur le continent, sous le
­soleil californien. Les sessions en
studio se sont déroulées à Los
­Angeles, auprès du très sollicité
producteur américain Greg
­Kurstin. Ce n’est pas la première
incursion du groupe dans la cité
des Anges : la vidéo du single Hu-
mility en 2018 avait été tournée
sur l’esplanade de Venice Beach.
Cette fois, les drôles de démons
d’Albarn et Hewlett ont décidé de
prendre de la hauteur, en grim-
pant sur les collines de la ville, le
quartier branché de Silver Lake. Le
bassiste Murdoc Niccals, le
­batteur Russel Hobbs, la guita-
riste Noodle et le claviériste 2-D y
intègrent une mystérieuse secte,
nommée The Last Cult. « L’idée au
départ était une série de tableaux
sur Los Angeles vue des collines,
nous explique Albarn, arborant
« L’idée au départ
était une série
de tableaux
sur Los Angeles
vue des collines »
Damon Albarn
musicien
une casquette au logo L. A., car
c’est là où sont situés les plus célè-
bres lieux de culte de la ville. Avec
Jamie, nous avons également inté-
gré cette notion d’occulte pour dé-
velopper notre trame. Chaque
chanson représente un tableau de
Los Angeles interprété à travers
des rêves. »
Pour colorer ces toiles, une foule
de célèbres musiciens résidents de
la Côte ouest : la chanteuse Stevie
Nicks de Fleetwood Mac ; le tou-
che-à-tout inclassable Beck sur
Possession Island ; le bassiste
Thundercat sur la chanson-titre, et
le rappeur Adeleye Omotayo sur
Silent Running. Ce casting éclecti-
que, comme à son habitude, con-
tribue à l’un des longs formats les
plus accessibles de la bande.
­Toujours à la croisée de l’électro-
pop, du hip-hop et du funk, moins
porté sur l’expérimentation, ce
huitième album, dominé par le
chant d’Albarn, détient son lot de
refrains aguicheurs.
Cette orientation plus pop
­serait-elle due à la présence ­accrue
des synthétiseurs sur ­Cracker
­Island ? L’Anglais en convient vo-
lontiers. « Jean-Michel Jarre serait
fier de moi ! », plaisante-t-il. Dans
cette inclinaison synth-pop, l’ap-
port de Greg Kurstin semble avoir
été décisif. Le Britannique ne tarit
pas d’éloges sur le producteur
américain, multi-instrumentiste,
également réputé pour avoir
­composé pour Liam Gallagher,
Adele ou Lana Del Rey.
Les deux quinquas ont grandi
dans les années 1980, décennie
phare de la pop synthétique qui
coule dans leur ADN. Et la collec-
tion de claviers vintage de Greg
Kurstin n’a pas laissé Damon
­Albarn insensible. « Mon studio et
celui de Greg Kurstin se ressem-
blent, dit-il. Nous avons chacun
accumulé une énorme quantité de
synthétiseurs analogiques. Greg
Culture | 23
a l b u m s
Alfredo D’Ambro s io
Concertos nos 1 & 2 –
Pièces pour piano et violon
Concerto n° 1 pour violon en si mineur,
op. 29. Concerto n° 2 pour violon en sol
mineur, op. 51. Pièces pour piano et
­violon. Avec Jean-Jacques Kantorow
(violon), Haruko Ueda (piano), Orches-
tre de Douai – Région Hauts-de-France, Arie van Beek (direction).
Il fut un temps où le Premier Concerto de D’Ambrosio était « le
morceau de violon le plus prisé par les violonistes niçois souhai-
S é l e c t i o n
tant passer le premier tour du concours du Conservatoire de
­Paris », affirme Jean-Jacques Kantorow, qui a fait ses premières
études à Nice. Le violoniste a souhaité rendre hommage au
­compositeur et violoniste italien (1871-1914), ancien élève de
­Pablo de Sarasate (1844-1908), venu s’installer en France (à Nice
puis à Paris), dont les partitions furent interprétées de son vi-
vant par de grands virtuoses tels Jascha Heifetz, Efrem Zimbalist,
Georges Enesco ou Josef Gingold. Une musique expressive, voire
tragique, tour à tour fougueuse et élégiaque, dans la lignée des
grands concertos romantiques de Mendelssohn, Bruch, Brahms
et Tchaïkovski, que le Français défend d’un archet au lyrisme
­sobre et plein de noblesse. Dirigé par un Arie van Beek aux petits
soins pour son soliste, l’Orchestre de Douai se révèle tout au
long un allié sans faille. Quelques pièces avec piano, dont la célè-
bre Canzonetta, op. 6, mélodie aux harmonies modales mâtinée
de tournures tziganes, achèvent de dresser cet attachant portrait
violonistique d’Alfredo D’Ambrosio. p Marie-Aude Roux
1 CD Soupir Editions.
Mio sse c
Simplifier
Certes, après la radicalité acoustique de
ses débuts (Boire, en 1995), Miossec a pu
côtoyer la fantaisie instrumentale (Brûle,
en 2001), l’ampleur orchestrale (1964,
en 2004) ou le violon manouche ­(Mam-
mifères, en 2016), mais le Brestois a sur-
tout façonné un répertoire faisant l’éloge de l’épure et de l’émo-
tion tirée au cordeau. « Compliquer » aurait donc été un ­titre
plus surprenant que Simplifier, mais force est de reconnaître
qu’en ne s’accompagnant que d’une basse, d’une guitare électri-
que et d’une boîte à rythmes vintage (Elka Drummer One) le
chanteur est rarement allé aussi loin dans le minimalisme. A
l’instar des quelques traits sobrement dessinés par Nathalie
­Bihan pour la pochette du disque, cela lui réussit. Car cet inti-
misme, qui évoquera celui du classique post-punk Colossal
Youth (1980), des Young Marble Giants, peut prendre de
­l’ampleur grâce à l’élégance crépusculaire d’une six-cordes rap-
pelant que Miossec fut, dans une autre vie, guitariste d’un
groupe new wave, Printemps Noir. Sur fond de sautillements
synthétiques, citant Wall of Voodoo, Polyphonic Size ou Domini-
que A, le ­timbre esquinté du Breton porte avec profondeur et
malice des thèmes de prédilection (Tout est bleu, Mes voitures, Le
en possède certains que je ne peux
même pas me permettre d’acheter,
Fruit), mais aussi des personnages « publics », tel l’acteur disparu
­Gérald Thomassin (Meilleur jeune espoir masculin) ou Charles
dont un vieux Yamaha qui sonne Muzy (Je m’appelle Charles), patron du Vauban, place forte de
incroyablement. Si vous utilisez ce l’identité brestoise. p Stéphane Davet
clavier, que vous le vouliez ou non, 1 CD Columbia/Sony Music.
vous faites de la pop. »
On pense notamment au très H amza
new wave Oil, où Stevie Nicks pose Sincèrement
sa voix ensorcelante sur des nap- En quatre ans et trois albums studio, le
pes de claviers exotiques, rémi- rappeur et beatmaker belge Hamza a im-
niscences de Tango in the Night posé son style au rap francophone. Le
(1987), de Fleetwood Mac. Ou en- ­public outre-Manche et outre-Atlantique
core New Gold, fignolé avec le n’y est pas insensible, puisque son troi-
gourou néopsychédélique Kevin sième disque, Sincèrement, publié
Parker de Tame Impala, un autre ­vendredi 17 février, est le plus écouté dans le monde sur la plate-
fanatique notoire de matériel forme Spotify. Son style est un savant dosage de R’n’B mielleux,
analogique. L’enregistrement sur de drill agressive et de rap « sale », comme dit son collègue
ce morceau avec Parker et le Damso, qu’il invite d’ailleurs sur le remarquable Nocif, qui
­rappeur américain Bootie Brown ­sample et ralentit un des tubes de la French touch, Lady, de
s’est déroulé à Mexico, seule esca- ­Modjo. C’est la clé du succès de ce disque : chacun des morceaux
pade hors L. A., avec celle jamaï- est une réminiscence de ce qui a donné envie de danser, des
caine de Bad Bunny. ­années 1990 à aujourd’hui. Ma réalité réinterprète avec tact la
Après le trip californien, il sera ­ligne mélodique des tubes de Bad Boy Records comme I Need a
temps cet été pour Damon Albarn Girl, de P. Diddy et Usher, avec des textes qui avouent sa dépen-
de revenir aux sources, avec le dance aux drogues douces, son enfance tourmentée, violente,
grand retour de Blur sur scène. qu’il a appris, dit-il, « à romancer avec un joint de beuh ». Sur
Les figures de la brit pop ont ­Sadio, du nom du footballeur sénégalais Sadio Mané, attaquant
choisi la France et le festival Beau- du Bayern, il invite l’Américain Offset, du groupe Migos, le Pari-
regard (Calvados) pour inaugurer sien Tiakola pour Atasanté Part 2 et le Nigérian CKay pour
leur tournée, le 6 juillet, deux ­Cocoro. Un album pour danser et roucouler. p Stéphanie Binet
jours avant Wembley. Sur le plan 1 CD Just Woke Up/Ada France.
créatif, indéniablement, les créa-
tures de Gorillaz ont désormais K Lire aussi sur Lemonde.fr les critiques de l’album
pris le dessus sur son premier de Luca Quintavalle et d’un hommage à Bob Andy
groupe. The Magic Whip, dernier
album en date avec le guitariste
Graham Coxon, remonte à 2015.
Mais, consigne du label anglais,
interdiction d’évoquer Blur Hic h am Berrada
E
­durant l’entretien. On s’y risque Galerie Kamel Mennour
I
tout de même sur une dernière Dans un grand terrarium,
question, en y mettant les où l’on s’attendrait à voir
R
­formes : le public peut-il s’atten- des insectes ou des
E
dre à d’éventuelles surprises sur ­batraciens, des circuits
scène ? « On ne sait jamais, on es- ­imprimés se décomposent
L
père peut-être pouvoir apporter du lentement, rongés par
A
nouveau matériel et voir comment ARCHIVES MENNOUR/HICHAM BERRADA, ­l’humidité et la végétation,
ça se passe…, répond Damon ADAGP, PARIS, 2023 et retournent à la terre.
G
­Albarn. J’aimerais surprendre les D’autres circuits sont
gens, transporter ceux qui sont là ­détruits par un bain électrolytique sous le regard d’une ­caméra
depuis le début vers une autre par- qui fonctionne elle-même grâce à de tels composants,
tie de leur vie. Mais j’aimerais aussi et filme donc sa mort prochaine. Dans des blocs de ­résine,
permettre à ceux qui viennent des ­paysages sont figés sous une lune électrique. Leurs rochers
pour la première fois de profiter de et leurs stalagmites sont les résidus de ce même processus
ce moment. Pour chaque généra- de destruction chimique. Ce seront les dernières traces de
tion, Blur signifie quelque chose de la ­présence humaine quand celle-ci aura enfin disparu de
différent. » Les retrouvailles du la ­planète. Ainsi Hicham Berrada actualise-t-il la poétique des
public chantant à l’unisson ­« Hol- ruines. A la peinture des vestiges antiques de jadis il substitue
ding on for tomorrow » n’auront installations et vidéos des ruines du monde actuel, et ses
que plus de sens. p œuvres allient la plus séduisante apparence à la certitude
Franck Colombani de la catastrophe inéluctable. p Philippe Dagen
« Vestiges ». Galerie Kamel Mennour, 47, rue Saint-André-des-Arts,
Cracker Island, de Gorillaz, 1 CD Paris 6e. Du mardi au samedi, de 11 heures à 19 heures.
Warner/Parlophone Records. Jusqu’au samedi 18 mars.
24 | Télévision
Kim Jong-un, l’électron libre du nucléaire
Un documentaire raconte, à charge et non sans imprécisions, les coulisses de la dictature de Corée du Nord
France 5
Dimanche 26 – 20 h 55
Documentaire
R
éaliser un documen-
taire sur la Corée du
Nord reste difficile. Peu
enclin à se dévoiler aux
caméras du monde, le pays reclus
d’Asie de l’Est est totalement
­verrouillé depuis la pandémie
­de Covid-19. Avec Corée du Nord :
la dynastie nucléaire, le réalisa-
teur Romain Icard propose pour-
tant une « plongée dans les coulis-
ses de la dictature la plus fermée du
monde » et de « raconter le règne »
de l’actuel dirigeant, Kim Jong-un.
Organisé de manière chronolo-
gique et divisé en trois parties, son
travail, focalisé sur la question nu-
cléaire et malheureusement ponc-
tué de quelques imprécisions – la
Corée du Sud n’a jamais signé l’ar-
mistice suspendant les combats
de la guerre de Corée (1950-1953) –,
n’y parvient que partiellement.
La première partie, « Naissance
d’un despote », évoque la jeunesse
de Kim Jong-un, qui succède à son
père Kim Jong-il (1941-2011), fin
2011. Le déroulé revient sur les ori-
gines et le fonctionnement du ré-
gime établi après la seconde
guerre mondiale, de « culture dy-
nastique, comparable avec ce que
les historiens appellent l’Ancien Ré-
gime, avec un mélange de nationa-
lisme coréen et de marxisme dans
Plongée glaçante dans la nébuleuse complotiste française
Une impeccable série audio donne à revivre, à travers l’enlèvement de Mia, en 2021, les cinq jours de traque d’un groupuscule d’ultradroite
France Inter
À la demande
Podcast
C’ est une histoire de din-
gues que nous donne
à entendre France In-
ter. Une histoire de dingues pour-
tant bien réelle, même si elle
est traitée sous forme de fiction.
Une idée de Christophe Barreyre,
le producteur d’« Affaires sensi-
bles », désormais à la retraite mais
qui coordonne cette nouvelle
­série, après tant d’autres remar-
quables : Jeanne revient (2019),
GRILLE N° 23 - 049
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V sessif. Entendras comme autrefois.
VI
VII
VIII
IX
X 5. Point. Belle en sabots. Sans fantai-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 048
HORIZONTALEMENT I. Recouvrement. II. Ameutait. Sue. III. TB. Regrettes.
IV. SO. Ariens. Et. V. Dublin. Dansa. VI. Ecrin. Cars. VII. Chue. Mai. EPR.
VIII. Ae. Naine. Oui. IX. Verniront. Ac. X. Espérantiste.
VERTICALEMENT 1. Rats-de-cave. 2. Embouchées. 3. Ce. Bru. Rp. 4. Oura-
lienne. 5. Utérin. Air. 6. Vagin. Mira. 7. Rire. Canon. 8. Etendaient.
9. Tsar. Ti. 10. Est. NSEO. 11. Nuées. Puât. 12. Testatrice.
Kim Jong-un, le 31 janvier 2015, à Pyongyang, en Corée du Nord. IMAGO/PANORAMIC/STARFACE
sa lecture léniniste, voire stali-
nienne », explique Andreï Lankov,
de l’université Kookmin, à Séoul.
Sanctions imposées
La seconde partie, « Rocket Man »,
retrace les premières années
de Kim Jong-un au pouvoir.
Le trait est mis sur la « violence »
du dirigeant, qui fait arrêter et exé-
cuter son oncle, Jang Song-thaek,
L’Otage (2020), Panda, la voix du
djihad (2021), etc.
Tentons de résumer l’affaire :
le 13 avril 2021, deux hommes qui
se font passer pour des inspec-
teurs des services sociaux enlè-
vent dans les Vosges Mia, 8 ans,
dont la grand-mère avait la garde.
Et ce à la demande de sa mère,
qui n’avait plus le droit de la voir
seule. Cinq jours plus tard, la mère
et la fille étaient retrouvées saines
et sauves dans un squat en Suisse.
Très vite, il est apparu que cet en-
lèvement avait été organisé par
Rémy Daillet, figure des milieux
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
en décembre 2013 et assassiner
son demi-frère, Kim Jong-nam,
en février 2017, tout en enchaînant
les tirs de missiles et les essais nu-
cléaires, qui amènent l’ONU à dur-
cir les sanctions imposées à la Co-
rée du Nord. Le titre de cette partie
reprend un surnom donné par le
président Donald Trump, au plus
fort des tensions, en 2017. Enfin,
« Le Diplomate » s’attarde sur les
complotistes, à la tête d’un groupe
d’ultradroite projetant des ac-
tions violentes et un « coup
d’Etat » contre le gouvernement.
C’est cela que raconte très bien la
série de Vincent Hazard. Au-delà
de l’enlèvement dramatique de la
petite fille, c’est bien l’essor
du complotisme qui est au cœur
d’Opération Lima, réalisé par Cé-
dric Aussir avec une distribution
impeccable : Robinson Stévenin
incarne l’adjudant-chef Gomis ;
Carine Goron, le capitaine Joyant.
Racontée du point de vue des
gendarmes donc, et en suivant
HORIZONTALEMENT
I. Evite mensonges et cachotteries en
toutes circonstances. II. Mettrait en
valeur. III. Dans la poche de la bou-
langère. Se servir des autres à son gré.
IV. Corps simple, proche du carbone.
Installe en réseaux. V. Rend tout ori-
ginal et singulier. Fait tout à moitié.
VI. Bouts de caoutchouc. Interjection.
Mot mal écrit. Note. VII. Cicatrice sur
la graine. Rétrécissement dans les ca-
naux et les vaisseaux. VIII. En appel.
Table sacrée. Démonstratif. IX. Pos-
X. Fleur bleue.
VERTICALEMENT
1. Piègent les oiseaux et pèsent
les petits poids. 2. A retrouvé plein
accord et harmonie. 3. Surpris et stu-
pide. Préposition. 4. Propos enfantin.
Eventuellement, quand c’est le cas.
sie. 6. Fait appel discrètement. A né-
gocier dans la descente. 7. Dans la
sienne quand tout va bien. 8. Pour de
lourds rideaux. S’attrape en prenant
la grosse tête. 9. Travail du temps qui
passe. Dans une pétition. 10. Complè-
tement foutu. Colora avec de la terre.
11. Les associés en réduction. Ren-
voie vers le Louvre ou Orsay. 12. Gê-
nante au passage, mauvaise pour
l’esprit.
efforts de Kim Jong-un pour relan-
cer le dialogue, à partir de 2018, et
les sommets avec Donald Trump,
aussi spectaculaires, médiatiques
et théâtraux que dénués d’avan-
cées vers la dénucléarisation.
Le documentaire s’appuie sur
des témoignages, principalement
de Nord-Coréens ayant fui leur
pays, comme Thae Yong-ho, an-
cien diplomate, aujourd’hui dé-
les cinq jours de traque, la série
permet de conserver l’attention
de l’auditeur – nourrie par
de nombreux mais habiles flash-
back, sur les parcours de la mère,
des ravisseurs et des complices,
afin de mieux donner à entendre
les ressorts et risques à l’œuvre
dans ce qui est souvent qualifié
de nébuleuse complotiste.
Une nébuleuse suffisamment
dangereuse pour que le parquet
de Nancy annonce, le 9 juin 2022,
que la juridiction interrégionale
spécialisée se dessaisissait de l’af-
faire Mia au profit du pôle antiter-
sudoku
n°23-049
3 2
5 8
1 2
6 7
5 6 8
1 5
2 1
7 6 9 3 8 5
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
NUMÉRO SPÉCIAL
UKRAINE
UN AN DE GUERRE
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
puté conservateur en Corée
du Sud, mais aussi d’experts
et d’acteurs des négociations avec
le Nord, comme Joseph DeTrani,
directeur Asie de la CIA dans les an-
nées 2000 ayant participé à des
pourparlers avec Pyongyang, ou
John Bolton, conseiller à la sécu-
rité nationale de Donald Trump.
Est-ce le choix des interlocu-
teurs, dans leur majorité connus
pour leur hostilité à Pyongyang
et à l’idée de négocier avec le ré-
gime ? Le documentaire élude cer-
tains aspects du régime dont
les choix, pas uniquement en ma-
tière nucléaire, répondent depuis
près de quatre-vingts ans à des
­enjeux géopolitiques régionaux
complexes et à des questions in-
ternes fluctuantes – la famine des
années 1990 résulte plus de pro-
blèmes météorologiques et de la
chute de l’URSS que d’un pro-
gramme nucléaire alors au ralenti.
Il aurait aussi été intéressant
d’accorder un moment à l’atten-
tion réelle que porte Kim Jong-un
au bien-être de la population,
un point essentiel à la stabilité du
régime. Depuis 2013, Pyongyang
suit la politique « byongjin »,
soit le « développement parallèle »
de l’économie et du nucléaire. p
Philippe Mesmer
Corée du Nord : la dynastie
nucléaire, documentaire de
Romain Icard (Fr., 2022, 71 min).
roriste du tribunal judiciaire de
Paris : « Il est, en effet, apparu (…)
que ces agissements faisaient par-
tie intégrante du plan d’actions
violentes du groupuscule d’ultra-
droite baptisé “DW Renversement”
visant l’Etat et ses représenta-
tions », avait alors précisé le
­procureur de la République Fran-
çois Perain. Rappelons encore
que Rémy Daillet, ancien cadre
du MoDem (dont il avait été exclu
en 2010), défendait l’idée d’un
coup d’Etat populaire et se disait
opposé, en vrac, aux impôts, aux
vaccins, aux masques ou à la 5G.
8 5
1 3
9 2
5 5 7 2
4 9
6 6 8 3
3 6
7 4
2 1
Expert
1 3 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
9 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
UKRAINE
TENIR
Un an après le début de la guerre
en Ukraine, rien ne semble pouvoir
arrêter Vladimir Poutine.
Est-il pour autant le maître du jeu ?
Comment les Ukrainiens résistent-ils ?
60 pages de reportages
et d’analyses de la presse étrangère.
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
0123
Notre
sélection
Dimanc he 26 fé vrie r
Arte
Tatarstan, la voix des femmes
10.25 Dans cette république
autonome russe, l’enjeu quotidien
est de transmettre aux enfants les
traditions tatares, clé du tourisme,
pour effacer le lissage des
particularismes dû à l’ère soviétique.
Netflix
Demon Slayer. Le train de l’infini
A la demande Adapté en 2020
du manga Kimetsu no Yaiba,
de Koyoharu Gotoge, Demon Slayer
est vu comme un chef-d’œuvre
dans le monde du manga
avec ses graphismes et ses
personnages époustouflants.
Lun di 27 fé vrie r
France 5
La Vie secrète du zoo
13.00 Le zoo de Chester,
au Royaume-Uni, abrite plus de
500 espèces animales. Des dizaines
de caméras et de micros permettent
de découvrir les comportements
insolites et les relations surprenantes
qui se nouent entre animaux,
soigneurs, vétérinaires…
TF1 Séries Films
Inception
23.10 Ce thriller-culte de science-
fiction sorti en 2010 a laissé nombre
de spectateurs perplexes.
Christopher Nolan y perd ses
personnages (Leonardo DiCaprio,
Marion Cotillard) entre rêve et réalité.
Autant dire que cette plongée
chez les complotistes fait froid
dans le dos. On peut se réjouir
pourtant que cette affaire haute-
ment sensible soit désormais
­largement audible sur l’antenne
de France Inter, tant cette série
permet de mieux comprendre le
monde dans lequel nous vivons. p
Émilie Grangeray
Opération Lima, série de Vincent
Hazard, réalisée par Cédric Aussir
(Fr., 2023, 6 × 30 min).
Sur Radiofrance.fr
et les plates-formes d’écoute.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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9 6 1 4 3 8 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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Afrique CFA autres 3600 F CFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
No 1686 du 23 février
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
au 1er mars 2023
75013 PARIS
courrierinternational.com
France : 4,90 €
NUMÉRO
SPÉCIAL Elisabeth Cialdella Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023
Ariane Ascaride « Je suis l’héritière
de gens qui n’avaient rien »
Entretien
F igure emblématique des films de Ro-
bert Guédiguian, son compagnon,
Ariane Ascaride a obtenu le César de la
meilleure actrice en 1998 pour Marius et
Jeannette. A 68 ans, la comédienne multiplie
les projets théâtraux. Elle est actuellement
sur deux scènes à Paris, au Lucernaire pour
des poèmes de Bertolt Bretch et à La Scala
pour Gisèle Halimi, une farouche liberté, où
elle raconte, au côté de Philippine Pierre-
Brossolette, l’itinéraire de la célèbre avocate,
une combattante. Comme elle.
Je ne serais pas arrivée là si…
Si je n’étais pas née dans une famille mo-
deste, la dernière après deux garçons.
En quoi cette position dans la fratrie
est-elle importante ?
Je suis née à Marseille, dans une famille à
moitié d’origine italienne, à une époque où
les filles, dans un milieu populaire, étaient là
pour aider leur mère, apporter le café au lit à
leurs frères, et peut-être après, se marier. Si
elles faisaient des études, on était content,
mais ce n’était pas mis en avant. Mon père
était heureux d’avoir une fille, mais en arri-
vant beaucoup plus tard que mes frères, dans
cette famille déjà chaotique, j’ai bousculé
l’équilibre qui s’était instauré.
Ce sentiment de différence entre fille
et garçon, l’avez-vous ressenti très tôt ?
Je l’ai ressenti presque physiquement, parce
qu’un jour mon père m’a coupé les cheveux.
Jusqu’à l’âge de 8 ans, j’avais de longues tres-
ses, des jupes plissées et tout le monde disait
que j’étais très gentille. Quand ma mère me
démêlait les cheveux et me coiffait, je pleu-
rais beaucoup et ça la mettait en retard pour
partir au travail. Elle était employée de bu-
reau. Un matin, mon père, ancien coiffeur de-
venu représentant pour L’Oréal, a lancé : « Ça
suffit, je lui coupe les cheveux. » Il neigeait
sur Marseille. Ma mère m’avait acheté un
pantalon. Je suis sortie dans la rue avec cette
tenue et mes cheveux courts. Ce matin-là, la
boulangère m’a dit : « Petit, qui tu es ? » J’ai
adoré, c’était comme si je transgressais quel-
que chose. Je pouvais enfin courir comme un
garçon. J’ai eu la sensation d’une grande li-
berté, qui ne m’a jamais plus quittée.
Vous évoquez une famille « chaotique »
qu’est-ce que cela signifie ?
Mes parents ne s’entendaient plus du tout.
Mon père avait des maîtresses, il était sou-
vent absent. Cette névrose de couple est pas-
sée avant nous. Ils ne discutaient jamais du
sort de leurs enfants. Ils étaient dans un com-
bat. Ma mère a toujours aimé mon père,
c’était le seul homme de sa vie alors elle s’est
fermée, est devenue très dure pour s’en sortir.
C’était une époque où on restait ensemble,
quoi qu’il en soit. Ils ne se sont jamais quittés.
De toute façon, pour ma mère, ce n’était pas
possible de partir. Elle n’aurait pas pu s’en sor-
tir financièrement avec trois enfants. Mes pa-
rents ne se parlaient plus, sauf pour s’engueu-
ler. Avec mes frères, on a poussé un peu tout
seuls. Il fallait juste bien travailler à l’école. Ça,
c’était fondamental pour mes parents.
Est-ce parce qu’ils regrettaient
de ne pas avoir fait d’études ?
Ma mère aurait rêvé d’être institutrice, mais
elle a été mise au travail à 15 ans pour que de
l’argent rentre dans sa maison. Et mon père a
travaillé dès l’âge de 12 ans. Ce sont deux auto-
didactes. Mon père était curieux de tout, il li-
sait beaucoup et faisait du théâtre en amateur.
Son goût pour le théâtre vient du fait que la
réalité était pour lui insupportable. Je dis tou-
jours que je suis la fille de Peter Pan parce que
mon père détestait la réalité. C’était un être de
fantaisie, avec les défauts et le côté difficile à
vivre qui vont avec. Il aurait aimé être chan-
teur d’opéra. Il nous cassait les pieds à chanter
tous les matins ! Il nous obligeait à écouter des
émissions de radio sur l’opéra, il était aussi un
conteur, avec toute une culture populaire. Il
nous racontait les légendes du sud de l’Italie.
Tout cela m’a nourrie. Mais il était absolu-
ment interdit de parler italien à la maison.
Et c’est grâce à votre père
que vous ­découvrez le théâtre…
Quand on était petits, avec mes frères, on al-
lait le voir sur scène les week-ends. Quand il
jouait, il se grimait. J’avais une fascination
pour sa grande boîte à maquillage. Je l’ouvrais
pour en respirer l’odeur que j’adorais. C’était
« Je ne serais pas arrivée là si… » Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de son existence. L’actrice
revient sur ses origines populaires,
où elle a puisé son énergie
un temps où on parlait du théâtre amateur
dans les journaux locaux. Mon père décou-
pait les critiques pour les garder. Un jour, je
devais avoir 7 ans, il m’a emmenée, sans rien
m’expliquer, à une répétition. Je me suis re-
trouvée sur une scène. D’un coup, c’était un
espace que je maîtrisais complètement.
Comme un marin qui met les pieds sur un ba-
teau, j’avais trouvé mon endroit, un endroit
où on pouvait faire des choses folles et qui me
procurait une sensation de liberté. A 10 ans,
j’ai joué un rôle de garçon dans une pièce avec
mon père et j’ai décroché un prix d’interpréta-
tion au concours national de théâtre amateur.
Quel processus vous mène
au métier de comédienne ?
Au lycée de filles, un de mes profs avait
monté un club de théâtre et choisi Le Barbier
de Séville. Il m’a imposé de jouer Figaro. Je me
suis beaucoup amusée à faire ce rôle. Les en-
seignants me disaient que j’étais formidable,
alors que pour moi ce n’était rien. J’étais ado-
lescente, la question était plutôt d’avoir un
copain, de faire un métier de fille. Et puis ça a
cheminé tout seul dans ma tête. En dernière
année de lycée, je me suis inscrite au con-
cours du conservatoire de Marseille. Je l’ai an-
noncé à mes parents une fois reçue. Puis j’ai
obtenu mon bac. Personne ne m’a accompa-
gnée pour voir les résultats. Mes frères
l’avaient eu, donc c’était normal de l’avoir. La
gratification, ce n’était pas le genre de la mai-
son, alors que, quand même, merde, j’étais
contente de décrocher le bac !
Au conservatoire de Marseille, il n’y avait
que des filles de la bourgeoisie. Les parents de
mes copines disaient : « Elle a une énergie As-
caride, mais elle est quand même un peu vul-
gaire. » Je n’étais pas vulgaire, j’étais juste issue
d’un milieu populaire. Et je les ai eus, mes pre-
miers prix de classique et de moderne ! A cette
époque, j’ai découvert dans une émission de
télévision un monsieur qui s’appelait Marcel
Bluwal. Sa manière de parler avec un accent
parisien insensé, ce qu’il disait sur son métier,
Rencontre | 25
A Paris,
en septembre 2021.
Lea Crespi/Pasco
tout m’interpellait chez ce metteur en scène.
A travers l’écran, c’était comme une rencontre
humaine. Quand j’ai su qu’il était professeur
au Conservatoire national d’art dramatique
de Paris, j’ai décidé de passer ce concours. Je
voulais absolument le rencontrer, cela m’était
nécessaire. Mais, pour l’heure, je menais, en
parallèle du conservatoire de Marseille, mes
études à la fac de sociologie. Socio, c’était logi-
que pour la fille d’une famille de gauche.
La discussion politique est-elle
présente dans votre famille ?
Tout le temps. Ça se foutait sur la gueule le
dimanche. Mon grand-père français était
anarcho-syndicaliste et mon père a été résis-
tant pendant la guerre. Un de mes frères, gau-
chiste à mort, a occupé la fac d’Aix-Marseille
pendant Mai 68. Et puis quand même, merde,
je sortais d’un milieu où il n’y avait pas d’ar-
gent. Alors, soit vous vous dites « ben c’est
comme ça » (je ne supporte pas cette phrase),
soit vous considérez que « peut-être, on peut
¶ faire quelque chose ». Je suis de ce côté-là.
« Du bonheur de donner »
jusqu’au 5 mars au Théâtre Et c’est grâce à la politique que vous avez
du Lucernaire (Paris 6e) rencontré Robert Guédiguian…
« Gisèle Halimi, J’étais en deuxième année de sociologie et
une farouche liberté » adhérente à l’UNEF. Lors de la rentrée univer-
jusqu’au 6 avril sitaire, je fais, auprès des nouveaux étu-
à La Scala (Paris 10e) diants, une intervention en amphithéâtre au
nom du syndicat. Au fond de l’amphi, j’aper-
çois deux mecs. L’un avait de longs cheveux,
un casque et un blouson de moto, il était ha-
billé en noir avec une écharpe rouge. Je sors
et reste devant la porte avec mes bulletins
d’adhésion à l’UNEF. Et lui, il vient me voir et
me dit [elle imite l’accent marseillais ] : « Bien
parlé ». Je le regarde et je lâche : « Qui est ce
con ? » Je crois que ça lui a plu que je dise ça !
Evidemment, il s’est syndiqué à l’UNEF. Il
était déjà au PCF. On a d’abord eu une formi-
dable connivence amicale. Il roulait des mé-
caniques, à un point dont vous n’avez pas
idée ! Ça me faisait rire. Il arrivait de l’Estaque,
la jouait prolo et il avait sa moto. Il m’a dit :
« Toi, tu peux monter sur ma moto. » Il dra-
guait comme un malade.
Et vous vous êtes mariés très jeunes…
Très, très jeunes. J’avais 20 ans. Lui 21 ans.
N’est-ce pas contradictoire avec votre
goût pour la liberté ?
Vous pensez ça parce que vous ne savez pas
comment a été faite la demande en mariage.
Dans le cadre de mes cours d’ethnologie, je
faisais un stage à Vauvenargues, près d’Aix-en-
Provence. On était plus ou moins ensemble,
Robert et moi. Un jour, il vient me chercher
avec sa moto. On roule et il me dit : « Et si on se
mariait ? » J’étais tellement étonnée ! Il ajoute :
« Comme ça, on combattra l’institution de
l’intérieur. » Cela m’a fait tellement rire que j’ai
dit oui. Pour sa mère, j’étais tout le contraire
de ce dont elle avait rêvé pour son fils.
Puis j’ai passé le concours du Conservatoire
national de Paris. Je l’ai réussi à la deuxième
tentative. Dans le jury, il y avait notamment
Marcel Bluwal et Antoine Vitez. En première
année, je n’étais pas dans la classe de Marcel
Bluwal, mais je pouvais assister à ses cours.
Un jour, j’y suis allée. Il travaillait sur Le Cercle
de craie caucasien. Dans cette pièce de Bertolt
Brecht, il y a une scène où le personnage de
Groucha lave le linge au bord d’une rivière.
« Ça ne va pas, tu ne sais pas laver », dit Bluwal
à son élève. Il se retourne et lance : « Qui veut
le faire ? » Je lève le doigt. J’y vais et j’ai le geste
juste parce que dans ma famille, il n’y avait
pas de machine, on lavait tout à la main. « Eh
ben, voilà », dit-il. J’étais tellement contente.
Lui et Antoine Vitez m’ont beaucoup aidée.
C’étaient des militants du PCF qui voulaient
d’autres physiques, d’autres origines que
ceux de la bourgeoisie dans les promotions.
Avec Jean-Pierre Darroussin et Patrick Bon-
nel, on est tous entrés la même année au con-
servatoire et on est tous allés chez Bluwal.
Même après ma sortie du conservatoire, on
me disait que j’étais atypique. On ne savait
pas où me mettre. J’ai eu une conversation
avec Marcel Bluwal, il m’a prévenue : « Ça ira
quand tu auras 40 ans. » J’ai failli tomber par
terre. Mais il avait raison. Sans la bande de Ro-
bert Guédigian, je ne sais pas ce que je serais
devenue. Cette bande, ce sont des gens qui se
sont reconnus et qui ne se sont jamais fâchés.
Quel a été votre moteur pour vous
faire une place dans le milieu bourgeois
du ­cinéma ?
Un orgueil démesuré. L’orgueil n’est pas un
défaut. Vous n’avez pas idée à quel point je
suis têtue et opiniâtre. Il ne faut jamais lais-
ser quelqu’un vous dire que vous ne pouvez
pas faire quelque chose. Jamais. Même si ça
semble fou. Il faut essayer. Et j’ai un senti-
ment de survie extrêmement développé.
Qu’est-ce que vous appelez
un ­« sentiment de survie » ?
Je suis une survivante. Je ne devais pas naî-
tre. Je n’étais pas du tout prévue et pas du
tout voulue. A 15 ans, ma mère – qui est un
peu directe – m’a dit : « Quand je pense à tout
ce que j’ai fait pour ne pas t’avoir ! Mais
quand même, maintenant, je suis contente. »
Inconsciemment, les discours entendus
enfant vous marquent. La mémoire est très
importante. Je suis l’héritière de pauvres, de
gens qui n’avaient rien, qui ont été obligés de
quitter leur pays, de gens qu’on a traités de
macaronis d’un côté, de cons, de pauvres de
l’autre côté. En seconde, un prof de français
m’avait dit : « Oh, mais vous, Ascaride, d’où
vous venez, vous ne pouvez pas compren-
dre. » Je ne l’ai jamais oublié. Alors quand An-
nie Ernaux, lors de son prix Nobel, a parlé de
revanche, de « venger sa race », j’ai adoré, c’est
exactement ça.
L’attribution de ce prix à Annie Ernaux
a aussi suscité des réactions violentes…
Cela a été immonde. Honte à ceux qui ont
critiqué cette attribution ! On nous raconte
que la lutte des classes est une vieille his-
toire… Tu parles, Charles ! C’est le monde
dans lequel on est depuis des siècles. Ce qui
s’est passé autour d’Annie Ernaux raconte à
quel point nous n’avons pas de place, et
quand on arrive à en avoir une, c’est le résul-
tat d’une lutte inimaginable. Parce que la
bourgeoisie, elle, ne laisse pas de place.
On me dit souvent que je suis une actrice
engagée. Non, je suis une actrice citoyenne. Je
croyais qu’avec l’âge je me calmerai, mais
non, les injustices me mettent de plus en
plus en colère. On ne mesure pas à quel point
c’est fatigant d’être pauvre, de tout le temps
réfléchir à comment on va finir le mois.
Que reste-t-il de la petite fille aux che-
veux courts que vous étiez à 8 ans ?
Je n’ai jamais abandonné mon enfance.
Toute ma vie, j’ai essayé de retrouver cette li-
berté d’enfant. A mon âge, je suis en train d’y
parvenir, je me sens beaucoup plus libre. Je
suis ce que je suis. Ça a pris du temps. Au
moins, je mourrai en étant ce que je suis. Je
suis contente de ça. Je vais vous faire une con-
fidence : peut-être qu’un jour je vais tomber,
paf, comme ça. Alors je me dis : « Vas-y, fais
des trucs, plein de trucs. » p
Propos recueillis par
Sandrine Blanchard
 Idées
0123
26 | Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

Agriculture : un modèle à changer

Le modèle agricole français reste le symbole
de l’inadaptation du système économique
à la double crise du climat et de la biodiversité

Hannes Lorenzen L’Europe agricole ignore

ce que fait l’Europe verte
La politique agricole commune vide de sa substance taire écologiquement soutenable
la politique environnementale menée par ailleurs avant 2027, l’accord de Paris perdra
sa pertinence et la souveraineté ali-
par la Commission européenne, dénonce le président mentaire européenne sera menacée.
de l’Agricultural and Rural Convention 2020 L’Union européenne (UE) est struc-
turellement très dépendante des
­importations d’aliments pour ani-
les quelques tentatives d’écologisa-
tion comme la rotation des cultures
et l’abandon des jachères, qui sont
désormais labourables. Un non-sens
agronomique, écologique et climati-
que. Si ce lobby continue de bloquer
avec succès toute tentative concrète
ont pas besoin. L’alimentation est
toujours plus transformée, moins
saine et moins abordable. Les expor-
tations subventionnées et le gas-
pillage alimentaire subsistent.
Les grandes expositions agricoles
et alimentaires, la Semaine verte à

Le contexte
Le Salon de l’agriculture,
qui a ouvert ses portes à Paris
­samedi 25 février, ne manquera
pas d’afficher les ambitions
de l’agriculture industrielle et
de l’industrie agroalimentaire
en matière de « verdissement »,
de résilience au choc
­climatique et d’adaptation
aux préoccupations
­des consommateurs pour
une alimentation saine.
Mais l’impact de la guerre en
Ukraine a redonné du souffle
à un modèle de production
­agricole qui reste dominé par
le productivisme et continue à
guider les politiques agricoles,
nationales comme
­européennes, aux dépens
des expérimentations locales
de plus en plus nombreuses
qui tentent de proposer
un nouveau modèle plus
­écologique et plus respectueux
de la biodiversité.
L
a politique agricole com-
mune (PAC) est un dino-
saure. Elle maintient des
pratiques de production
non durables face aux défis
du climat et de la biodiver-
sité, et affaiblit la cohésion euro-
péenne. La Commission euro-
péenne a commis des erreurs straté-
giques au cours des dernières
années. Elle a renationalisé la PAC,
au lieu de renforcer sa dimension de
pilier de l’intégration européenne
et de la transformation agroécologi-
que. Elle a cédé aux pressions des
Etats membres en faveur de règles
moins communes et de restrictions
agro-environnementales peu ambi-
tieuses. Elle a accepté que cette PAC
ne soit pas soumise aux ambitions
écologiques du Pacte vert qui fait
déjà trop peu, trop tard. Au regard de
l’impact climatique et environne-
mental de l’agriculture, c’est une
aberration. A croire que personne,
à Bruxelles, n’a lu le rapport du
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat
(GIEC) sur l’usage des terres.
Cette PAC sape les engagements de
l’accord de Paris (2015) en matière de
climat et de biodiversité. Si elle reste
inchangée, basée sur des subven-
tions pour les combustibles fossiles,
les engrais chimiques et les pestici-
des, si le Pacte vert ne transforme
pas l’utilisation extractive des terres
en un système agricole et alimen-
maux et de denrées alimentaires en
provenance de pays tiers dont les
systèmes de production ne sont pas
durables, et dont certains sont escla-
vagistes. Parallèlement, l’UE subven-
tionne ses exportations vers les pays
émergents et en développement,
avec un effet de déstabilisation des
marchés et d’insécurité alimentaire.
La guerre en Ukraine a révélé cette
dépendance avec l’emballement
du prix des céréales et la pénurie
d’huile de tournesol. Les céréales qui
ont quitté l’Ukraine ont d’abord été
acheminées vers les sites européens
de production de viande avant d’être
fournies aux régions souffrant de la
faim. Sous pression du lobby agro-
industriel, notamment le Comité
des organisations professionnelles
agricoles de l’Union européenne, le
réflexe politique des ministres de
l’agriculture de l’UE a été de faucher
L’UE continue
d’être injuste
envers
les paysans, les
consommateurs
et ses partenaires
commerciaux
de la Commission européenne de
faire fonctionner un Pacte vert dans
la pratique, ce qui reste de PAC ris-
que d’être annexé aux politiques de
cohésion nationales ou régionales
sans dimension spécifique agricole
ou rurale. Dans cette configuration,
si l’Ukraine et les Balkans occiden-
taux rejoignent l’UE comme promis,
il en sera fini de la PAC comme pilier
de l’intégration européenne.
Rigidité de l’industrie
La Commission et l’agro-industrie
avancent « l’agriculture du carbone »
comme voie vertueuse de contribu-
tion de l’agriculture à la limitation
de l’effet de serre. Il s’agirait de rétri-
buer les agriculteurs – à travers le
marché du carbone – en calculant
à l’hectare la quantité de carbone
qu’une culture ou une prairie ab-
sorbe (ce qu’elle a toujours fait). C’est
un moyen d’une part de faire gagner
de l’argent aux propriétaires fon-
ciers et d’autre part, aux accapareurs
de terres de continuer les grandes
cultures industrielles, sans pour
autant avoir d’effet positif sur le cli-
mat et la biodiversité, tout en mi-
nant la légitimité de nouvelles sub-
ventions de la PAC. Les mêmes gar-
dent la main sur le magot. Il s’agit
de ne rien changer sur le fond.
L’UE continue d’être injuste envers
la plupart de ses paysans et ruraux,
envers les consommateurs et envers
ses partenaires commerciaux. L’es-
sentiel des subventions agricoles va
à des propriétaires terriens qui n’en
Berlin et le Salon de l’agriculture à
Paris, qui se tient jusqu’au 3 mars,
reflètent la rigidité de l’industrie
agricole et alimentaire qui s’en tient
au business as usual. Les robots,
les grosses machines, la « food in-
dustry » se présentent sous un ma-
quillage de paysannerie idéalisée,
laissant croire aux visiteurs des sa-
lons que les choses sont bien en
place et sous contrôle. Il n’y a aucun
signe de changement du système
agricole et alimentaire pour le ren-
dre plus résilient et équitable.
N’attendant plus rien de Bruxelles,
des agriculteurs, des consomma-
teurs et des conseils municipaux
s’emparent des questions agricoles
et alimentaires et bâtissent des poli-
tiques agricoles et alimentaires que
nous répertorions dans l’ouvrage
Rural Europe Takes Action. Ces expé-
rimentations devraient être inté-
grées à la révision en cours des plans
stratégiques nationaux agricoles.
­Elles devraient aussi inspirer le
­nouveau cadre de réforme de la PAC
que la Commission européenne an-
nonce pour la fin de l’année 2023. p
Hannes Lorenzen est président
de l’Agricultural and Rural
Convention 2020 (ARC2020), plate-
forme européenne de proposition
et d’échanges sur les initiatives
agroécologiques en Europe

Gilles Fumey Se nourrir Reprenons l’histoire de la nourriture des

hominidés, d’abord frugivores, puis carni-
vores, et qui diversifient leur alimentation
produits alimentaires d’origine cellulaire.
Mais le secret industriel entourant les mi-
lieux de culture avec des hormones de
taire veillent au grain des mots en parve-
nant à écarter de l’appellation « lait » les
boissons végétales issues de la transfor-

sans agriculture ?
il y a dix mille ans avec les céréales, les légu-
mineuses, les tubercules. Les premières tra-
ces écrites de contestation d’une alimenta-
tion carnée datent du VIIIe siècle avant no-
tre ère, quand Parshvanatha, maître
Le géographe s’interroge sur la fin de l’ère jaïniste, enseigne la non-violence envers
tous les êtres vivants. En Grèce, en Egypte, à
de l’alimentation carnée, née au néolithique Rome, où Ovide dénonce l’élevage comme
un crime, ou durant le Moyen Age arabe, la
détestation des produits carnés est parta-
synthèse – pourtant interdites pour l’éle-
vage en Europe – ne facilite pas l’évalua-
tion de leur innocuité.
Ecarter les risques de contamination par
les champignons et les bactéries, maîtriser
l’instabilité génétique de cellules en forte
multiplication demande des conditions
d’exploitation dignes des usines à vaccins.
D’où un premier positionnement haut
de gamme, qui semble peu compatible
mation d’amandes, de soja, d’avoine, etc.
Ils ne cessent de dénoncer l’absence de
biodisponibilité en nutriments (fer, vita-
mine B12…) présents dans la viande. Ils
font douter de la digestibilité des nutri-
ments. Ils parient sur l’impossibilité pour
l’épidémiologie de prévoir les impacts sa-
nitaires de ces nourritures, en feignant
d’oublier que les plats ultra-transformés
gorgés d’additifs – aujourd’hui fortement

D
ans notre quête de ruptures sur la
longue histoire du vivant sur Terre,
ce que le naturaliste et préhistorien
britannique John Lubbock (1834-
1913) a appelé en 1865 le néolithique pour-
rait bien devenir une parenthèse amenée à
se fermer. En clair, l’humanité sait, depuis
La transition une décennie, fabriquer des nourritures
sans agriculture. Jamais les humains n’y
n’est-elle étaient parvenus avant 2013. Tout au plus,
pas dans les l’auteur américain de science-fiction Harry
Harrison (1925-2012) avait-il imaginé, dans
« faux-mages », le scénario du film Soleil vert (1973), le New
York de 2022, où des aliments de synthèse
« vromages » auraient remplacé végétaux et animaux.
Ces aliments étaient censés être fabriqués
et autres par la multinationale Soylent Industries à
« faux-gras », partir du plancton océanique ou de germes
de soja. La réalité était autrement plus
qui ne sont ­sinistre, mais l’idée était bien de fabriquer
de la nourriture sans agriculture sur une
que des protéines planète Terre grillée par l’effet de serre, avec
végétales pour conséquences l’épuisement des res-
sources naturelles, la pauvreté, la surpopu-
transformées ? lation et l’euthanasie volontaire.
gée par des élites jusqu’en Europe. Pour-
tant, les produits carnés sont restés le pivot
à partir duquel on construit un repas jus-
qu’à l’époque moderne. Mais, avec une
meilleure connaissance des végétaux, les
échanges entre les Amériques et les trois
autres continents, les Lumières, avec des
auteurs comme Buffon, Voltaire, Rousseau,
qui condamnent le régime carné, le retour
du crudivorisme et le premier restaurant
végétarien qui ouvre en 1898, tout va dans
le sens d’une diversification de la produc-
tion alimentaire : on compte 80 millions de
végans dans le monde en 2022.
Veiller au grain
Un nouveau modèle est-il en train de naî-
tre avec l’usage de cellules souches ? Les le-
vées exceptionnelles de fonds en 2022 de
la foodtech sont une piste pour pouvoir
l’affirmer. Les GAFA (Google, Apple,
­Facebook, Amazon), mais aussi Unilever,
Nestlé, Cargill, Tyson, JBS, ou encore des
géants de la pharmacie, sans oublier quel-
ques célébrités antispécistes du show-biz,
sont bien présents dans la fabrication de
avec leur ultra-transformation : les chefs
cuisiniers joueront-ils les prescripteurs
contre des redevances ? C’est possible.
Après tout, les plats industriels, aujourd’hui
déconseillés par les nutritionnistes, ont été
promus par ­Robuchon et consorts…
Beaucoup doutent de l’acceptabilité de
ces produits. Un effet de génération peut
jouer. Déconnectés de la sphère agricole,
les jeunes urbains peuvent être insensibles
à la préservation d’un élevage où les ani-
maux ont disparu des paysages. Eux-mê-
mes mangeurs, ils apprécient les burgers,
qui sont une viande déjà désanimalisée,
permettant d’accepter facilement de nou-
velles textures, dans un amalgame com-
plexe de pain, de fromage et de sauces.
La peine des lexicographes à nommer
ces nouvelles nourritures peut-elle retar-
der l’échéance d’une banalisation de ce
qu’on persiste à toujours nommer viande ?
La transition n’est-elle pas dans les « faux-
mages », « vromages » et autres « faux-
gras », qui ne sont, pour l’instant, que
des protéines végétales transformées ?
Aujourd’hui, les lobbys de l’agroalimen-
déconseillés par les nutritionnistes – sont,
pourtant, toujours sur le marché. Le pro-
pre des humains n’est-il pas d’être, face
aux nourritures, autant néophobes que
néophiles, autant méfiants que curieux ?
La ficelle consistant à faire croire que
l’élevage « disparaîtrait » est si grosse qu’il
suffit de penser que cette alimentation
cellulaire (une niche) ouvre juste les
­portes d’une autre manière de produire
des nourritures. Gageons que Léonard
de Vinci aurait été bluffé, lui qui avait re-
jeté la viande depuis son enfance, écri-
vant que « le temps viendra où les hommes
comme moi regarderont le meurtre des
animaux comme ils regardent le meurtre
de leurs semblables ». p
Gilles Fumey est professeur de géogra-
phie à Sorbonne Identités, relations in-
ternationales et civilisations de l’Europe
(Sirice, Sorbonne Université-CNRS)
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023 Idées | 27

La chronique
Jean-Philippe Martin ciation de promoteurs de l’agro-
biologie née en 1964, n’étaient
mises en œuvre que par une poi-
aides les plus importantes », alors
que celles qui faisaient des efforts
environnementaux percevaient
DeJean Pisani-Ferry

Produire une
gnée de pionniers. Ces hurluber-
lus soulignaient et critiquaient
déjà les dérives de l’industrialisa-
tion de l’agriculture. Défenseurs
alimentation de
de l’agriculture biologique, ils re-
fusaient les produits chimiques
de synthèse, portaient une atten-
des aides par hectare bien moin-
dres. Et il n’y a pas eu depuis d’in-
version de la politique agricole.
Pire, sur le plan national, l’actuel
Répondre à l’Inflation
Reduction Act
gouvernement supprime les
aides au maintien dans l’agricul-
ture biologique et crée une certifi-

E
tion renouvelée aux sols et à la cation haute valeur environne-

qualité est possible

qualité de leur production.
A partir des années 1980,
d’autres ont suivi : des Bretons
­issus du moule moderniste plai-
dent alors pour une agriculture
plus autonome et plus économe.
L’historien retrace l’émergence d’un André Pochon, originaire des Cô-
tes-d’Armor, défend le revenu des
mouvement favorable à l’agroécologie de plus paysans, la qualité de l’eau et s’op-
en plus puissant parmi les exploitants agricoles, pose aux pollutions d’origine
agricole. Pour lui, il faut « mettre le
malgré le faible soutien des autorités cochon sur la paille, pas l’éleveur ».
Promouvoir une réorientation
mentale bien peu exigeante, au
risque de concurrencer les pro-
ductions de ceux qui infléchis-
sent réellement leurs pratiques.
Certes, le retour de l’inflation et
le contexte international compli-
quent les choses. Une partie des
consommateurs recherchent des
prix bas, alors que les agriculteurs
sont eux aussi confrontés à une
augmentation des prix (matériel,
énergie, etc.). De fait, la transition
de l’agriculture est rendue plus
difficile. Mais fournir une alimen-
n 2019, l’Union européenne (UE)
paraissait assurée de pouvoir
compter pour longtemps sur un Jean Pisani-
gaz russe abondant et bon mar- Ferry est profes-
ché. C’est dans ce contexte qu’elle a seur d’économie à
lancé son « Pacte vert ». De cette initia- Sciences Po (Paris),
tive, elle attendait d’abord l’affirmation chercheur à l’Insti-
d’un leadership mondial sur le climat, tut Bruegel (Bruxel-
mais elle espérait aussi le gain d’avanta- les) et au Peterson
ges concurrentiels dans les produits et Institute for Inter-
les industries de demain. national Economics
Le pari valait la peine d’être tenté, mais la (Washington)
stratégie de transition reposait beaucoup
sur le gaz : celui-ci se substituerait, dans

L
e 25 février s’ouvre à Paris,
porte de Versailles, le Salon
de l’agriculture. Il devrait
encore attirer profession-
nels, politiques et nombre de visi-
teurs urbains en quête de ruralité.
Comme chaque année, ce sera
l’heure des bilans. Les commen-
taires seront nombreux sur l’état
de l’agriculture et la situation des
agriculteurs. Selon les intérêts des
uns et des autres, l’accent sera mis
sur la nécessité d’exporter nos
produits agricoles, de poursuivre
la modernisation des exploita-
tions avec les outils du début du
XXIe siècle, ou sur la hausse des
prix des intrants. Quelques-uns
évoqueront la sécheresse de l’été
2022 et les conséquences à en ti-
rer dans le domaine agricole.
Et, comme chaque année, les
agriculteurs qui se disent « pay-
sans » parce qu’ils expérimentent
d’autres systèmes tâtonnent en-
core et entendent avoir des prati-
ques plus respectueuses de l’en­-
vironnement, risquent d’être
oubliés, niés par certains, mépri-
sés par d’autres, alors que leur
nombre augmente lentement,
­irrégulièrement mais incontes­-
tablement. Pourtant, près de
60 000 exploitations sont en bio
(un peu plus de 13 % des exploita-
tions) sur plus de 10 % de la sur-
face agricole utilisée. Avec une
part plus importante dans plu-
sieurs régions et secteurs (légu-
mes, vignoble) et une progres-
sion significative. Par ailleurs,
nombreux sont les agriculteurs
qui, sans être en bio, font de réels
efforts méritant d’être relevés et
soutenus, qu’ils soient éleveurs,
maraîchers ou céréaliers.
Il est donc loin, le temps où les
idées de Nature & Progrès, asso-
Nombreux sont
les agriculteurs
qui, sans être
en bio, font
de réels efforts
méritant d’être
soutenus
De nos jours, la chambre dissi-
dente d’agriculture du Pays bas-
que, des néoruraux en Aveyron,
en Ardèche ou ailleurs mais aussi
des filles et des fils de paysans
poursuivent ces efforts afin de
protéger l’environnement. Leurs
pratiques souvent caricaturées
montrent qu’une autre agricul-
ture est non seulement possible
mais nécessaire. Produire une ali-
mentation de qualité, qui ne soit
pas nuisible à la santé et ne pollue
ni les eaux ni les sols n’est pas un
objectif irréaliste, inatteignable et
inutile. Malgré les critiques, des
paysans le font depuis des années
dans des conditions difficiles
avec des soutiens insuffisants des
pouvoirs publics.
En effet, les aides ne sont pas
­allouées en priorité à ceux qui
produisent autrement et respec-
tent l’environnement, même si
les mots « vert », « verdissement »,
« environnemental » font florès
dans les textes officiels de l’Union
européenne et des gouverne-
ments français. Un rapport de la
Cour des comptes rendu public
en 2019 affirme que jusqu’en 2015,
les exploitations qui avaient les
« pratiques les plus défavorables
à l’environnement (…) ont perçu les
tation de qualité accessible à tous
devrait être une préoccupation
majeure des pouvoirs publics.
Leur rôle est de promouvoir une
réorientation de l’agriculture que
le dérèglement climatique rend
inéluctable, tout en accompa-
gnant et en soutenant les produc-
teurs afin qu’ils s’y préparent et
puissent vivre de leur travail.
Et non de tout faire pour que rien
ne change malgré des dégâts en-
vironnementaux considérables,
liés au recours massif aux in-
trants chimiques et au gigan-
tisme de certains élevages. Des
agriculteurs écologisent leurs
pratiques, ils doivent être encou-
ragés et soutenus : le dérèglement
climatique et la pollution des
eaux et des sols en confirment la
nécessité. Ce défi majeur doit être
relevé par la société. p
Jean-Philippe Martin
est historien. Il a écrit
« Des paysans écologistes.
Politique agricole, environne-
ment et société » (Champ
Vallon, à paraître en mai)
un premier temps, au fioul et au charbon,
et, en attendant qu’hydrogène et stockage de l’électricité d’origine
renouvelable aient trouvé leur modèle économique, il y serait fait
appel dans les périodes sans soleil ni vent. Mais, aujourd’hui, l’in-
terruption des livraisons russes oblige l’UE à s’en passer beaucoup
plus rapidement que prévu. Baisse de la demande et recours au
gaz naturel liquéfié ont permis d’éviter les pénuries, mais le coût
de l’énergie pour les usages industriels est aujourd’hui deux fois
plus élevé qu’outre-Atlantique. L’Europe fait donc face à un pro-
blème de compétitivité aggravé et très probablement durable.
L’autre changement dans le paysage est le virage pris par les
Etats-Unis avec l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022. Pour
­mettre fin au blocage qui prévalait au Congrès, l’administration
Biden et la majorité démocrate ont fait le choix d’une stratégie
climatique qui repose exclusivement sur les subventions. Ne
sont prévus ni fiscalité carbone, ni obligations réglementaires, ni
élimination des énergies fossiles. L’administration fait le pari
que, si les entreprises y sont suffisamment encouragées, elles
­investiront dans les technologies vertes.
Ambitions revues à la baisse
L’IRA prévoit ainsi, en matière climatique, des subventions et des
crédits d’impôt d’un montant de 400 milliards de dollars sur dix
ans, selon les estimations du Congressional Budget Office, et
peut-être du double, selon celles du Credit Suisse – le coût total
dépendra du succès des dispositifs mis en place. La plus grande
part consiste en des subventions aux énergies renouvelables,
mais sont également introduits des soutiens au verdissement de
la production manufacturière et à l’achat de véhicules électri-
ques par les particuliers. Le vote de l’IRA est évidemment une
bonne nouvelle pour l’action climatique. La loi va accélérer le
­virage des Etats-Unis vers la décarbonation et, parce qu’elle ne
comporte ni interdiction ni taxation, elle a peu de chances d’être
remise en cause par un renversement de majorité au Congrès.
Mais elle pousse également à s’interroger sur la stratégie de
l’Union européenne, qui craint de voir les technologies vertes
lui échapper. Et, surtout, elle comporte des dispositions

Gilles Luneau Un lobby du vieux monde

Le journaliste, spécialiste d’autre part, l’arrêt de l’usage de ce poison ne
du monde agricole, dénonce pourra intervenir que quand un nouveau poi-
son sera disponible – sans jamais chercher à sa-
le refus de la principale voir comment on faisait avant les néonicoti-
organisation syndicale noïdes, apparus au début des années 1990. Ou
encore les bassines de Poitou-Charentes, des
du secteur, la FNSEA, retenues d’eau perpétuant des cultures et des
de prendre la mesure pratiques climaticides et écocidaires qui ont
déjà mis en péril l’environnement régional.
de la crise climatique On pourrait multiplier les exemples mêlant
lobbying et faits accomplis au mépris de la loi :
en Provence, quand l’eau salée s’infiltre dans
l’eau douce, quand les arbres fruitiers n’ont
plus le repos vital de la dormance, quand il y
a quatre saisons en une, quand les insectes ra-
vageurs prolifèrent, quand il faut envisager de
remplacer les vaches normandes par des zé-
bus et les pêchers par des palmiers-dattiers,
l’heure n’est plus à tergiverser sur un nouvel
outil ou une nouvelle subvention pour conti-
nuer comme avant. Pendant que le lobby agri-
cole s’arc-boute sur le vieux monde, d’autres
­ouvertement protectionnistes : spécifiquement, une partie des
subventions sont conditionnées à des clauses de contenu local,
en violation délibérée des règles du commerce international.
C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron a évoqué le
­risque de « fragmenter l’Occident ».
Les Européens ont des raisons de s’inquiéter : retard technologi-
que sensible, compétitivité dégradée et adoption par Washington
d’une stratégie de subvention des relocalisations industrielles sur
le territoire américain douchent sérieusement leur espoir de
­reprendre l’initiative. A défaut d’une réaction à la mesure du défi,
il ne va pas falloir longtemps avant que les opposants au verdis­-
sement en tirent argument pour réclamer une révision à la baisse
de nos ambitions climatiques.
L’asymétrie Que peut faire l’UE ? Certainement
pas réclamer que les Etats-Unis s’ali-
des politiques gnent sur sa propre approche. L’asy-
métrie des politiques climatiques est
climatiques inscrite dans l’accord de Paris, et elle
est inscrite va perdurer. Trois stratégies sont pos-

L
e climat n’est pas une crise, c’est un bou-
leversement dynamique, sans retour à
l’état antérieur. La chute de la biodiver-
sité sauvage et domestique obéit aussi à
un mouvement sans retour. Climat, biodiver-
sité, nous sommes face à des défis systémiques
qui exigent une métamorphose des pratiques
agricoles et alimentaires, et non une adapta-
tion technique au cas par cas. Quand la science
parle d’adaptation, c’est de capacité intellec-
tuelle à changer de paradigme qu’il s’agit, et
pas de nouveau matériel, de nouveaux OGM,
de nouvelles molécules pesticides ou de ligne
de crédit sur la fixation du carbone, comme le
clament le lobby de l’agro-industrie et le prin-
cipal syndicat agricole, la Fédération nationale
des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA).
Ce syndicat, qui a l’oreille des gouverne-
ments, s’est saisi de la guerre en Ukraine pour
remettre en question les décisions européen-
nes sur les rotations de cultures et les jachères,
indispensables à la restauration de la vie biolo-
gique des sols, à la biodiversité, au climat.
Même attaque contre la stratégie européenne
dite « Farm to Fork » (« de la ferme à la four-
chette »), destinée à réduire les dégâts écologi-
ques de la politique agricole, mais que la
FNSEA qualifie de « logique de décrois-
sance [alors qu’]il faut au contraire produire
plus ». Oubliée, la priorité donnée au « produire
mieux ». Tout comme l’interdiction des néoni-
cotinoïdes, au double prétexte que l’Allemagne
continue d’en utiliser, d’une part, et que,
pression sur le gouvernement pour reculer
l’interdiction du glyphosate, sabotage des
plans Ecophyto de réduction de 50 % des pesti-
cides, non-respect des « zones de non-traite-
ment », dérogations préfectorales aux normes
réglementaires d’épandage, agrandissements
des poulaillers et porcheries industriels, etc. Le
lobby agro-industriel s’est emparé de l’histoire
(guerre, sécheresse) pour mener de fait une
contre-révolution climatique et écologique en
orchestrant la désinformation sur ses inten-
tions, multipliant les références à la « souverai-
neté alimentaire » et aux « pratiques durables ».
L’heure n’est plus à tergiverser
La FNSEA, qui fut le fer de lance de la « révolu-
tion silencieuse » des années 1960-1970, est
aujourd’hui incapable de se remettre en
cause, de se projeter à long terme. Son aveu-
glement mène ses adhérents à leur perte et,
avec elle, notre capacité à nous nourrir de la
nature. Ce syndicat, qui ne représente qu’un
quart des agriculteurs (55,31 % des votes avec
53,48 % d’abstention), se pense porteur d’un
modèle agricole indépassable et taxe ses op-
posants d’agribashing. Pourtant, l’agriculture
ne se maintiendra que si elle préserve le cli-
mat, qu’elle détruit pour le moment à hauteur
de 20 % des émissions de CO2, et la biodiver-
sité, qu’elle anéantit par ses pratiques.
Nous avons besoin d’une mutation générale
de l’agriculture conventionnelle, pas d’un
« volet climat » ou de mesurettes « agro-envi-
ronnementales ». Quand il fait plus de 40 °C
forces économiques internationales se mobi-
lisent pour substituer aux productions agri-
coles des aliments de synthèse végétale et ani-
male, et rayer ainsi les paysans de la carte.
Les réponses au dérèglement climatique et à
la chute de la biodiversité se pensent à l’échelle
de la géographie physique et humaine. Au cha-
pitre agricole, les solutions ne peuvent se ré-
duire à une « adaptation » ferme par ferme. Il
faut une approche multi-acteurs qui prenne
physiquement en compte le territoire consi-
déré : vallée, plaine, plateau, couvert forestier,
bassin versant, vents dominants, urbanisa-
tion, organisation de l’autonomie alimentaire
du territoire, identification des flux de mar-
chandises alimentaires, politiques foncières
et d’installation des jeunes agriculteurs, etc.
Aujourd’hui, cette approche reste un im-
pensé scientifique et politique en agriculture.
Aucune organisation agricole ne s’est empa-
rée du sujet climat pour en faire une dynami-
que de transition collective non corporatiste.
Aucune ne lie climat et biodiversité pour
structurer une réforme de la politique agri-
cole à la hauteur des enjeux. Qui en aura le
courage politique ? p
Gilles Luneau est journaliste et réalisateur.
Il a écrit « Les Paysans face au chaos
­climatique » (Impacts, 2022)
sibles. La première est d’assouplir
dans l’accord l’encadrement des aides ­publiques
pour permettre aux Etats de faire
de Paris, et elle pièce aux aides américaines. La ten-
va perdurer tation est grande, mais, comme le dit
avec force une étude de l’institut de
réflexion européen Bruegel (« How
Europe should answer the US Inflation Reduction Act », 23 février),
l’idée est mauvaise. Elle achèverait de détruire ce qui reste de dis-
ciplines internationales et déclencherait en Europe une guerre
des subventions dont il n’est pas difficile d’anticiper qui sortirait
vainqueur. Il est heureux que la récente décision de la Commis-
sion européenne n’aille pas loin dans cette voie.
La deuxième stratégie est de tenter d’obtenir des concessions
américaines, qui exonèrent les entreprises européennes des dis-
positions les plus contestables de l’IRA. Ce serait prendre acte de ce
que le système multilatéral est mort, s’engager dans une alliance
largement dirigée contre la Chine et envoyer au reste du monde
un signal désastreux. Qui plus est, cela ne répondrait en rien au
problème de compétitivité européen, qui ne date pas de l’IRA…
La troisième stratégie est, pour l’UE, de jouer pleinement de ses
atouts. Elle implique d’abord de revoir les dispositions parfois
­excessivement complexes qui gouvernent l’accès à ses propres
subventions. Elle requiert ensuite d’accroître le financement
européen de l’action climatique, au besoin en recourant à l’em-
prunt commun, comme cela a été fait en réponse à la crise sani-
taire. Elle suppose enfin que l’UE soit prête à contester les dis­-
positions protectionnistes de l’IRA devant l’Organisation mon-
diale du commerce. Une telle démarche n’aboutira certainement
pas, puisque Washington bloque le fonctionnement de l’organe
d’appel, mais elle permettrait de légitimer d’éventuelles mesures
de rétorsion et ouvrirait la voie à la négociation d’un ­accord plu­-
rilatéral sur les politiques climatiques, dont la nécessité est d’ores
et déjà patente. C’est l’option qu’il faut préférer. p
 0123
28 | Idées Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023

Yann Bisiou Rien ne va en matière

de dépistage de la drogue au volant
Le juriste plaide pour une politique publique la réalité du risque routier. Trouver un
taux élevé de THC, le marqueur du can-
plus efficace, car, selon lui, la loi laisse aujourd’hui nabis, ne permet pas de conclure à un
échapper des responsables et punit des innocents risque accidentogène élevé, et le manque
de fiabilité du dépistage salivaire ren-
force encore le risque d’arbitraire. Certai-
pose le ministre, que la lutte contre les
violences routières va s’améliorer. Si
l’objectif est d’empêcher un usager de
reprendre le volant, il est déjà large-
ment couvert par le droit positif.
C’est toute la stratégie centrée sur la
souvent dépistés positifs, qu’il faut
s’adresser. Plus ces messages sont précis
et destinés à la population concernée,
plus ils sont efficaces. Aux Etats-Unis,
des programmes de prévention par télé-
phone auprès des lycéens de plus de

L’
annonce, par le ministre de l’inté-
rieur, Gérald Darmanin, d’un ren-
forcement des sanctions contre
les consommateurs de stu­-
péfiants qui prennent le volant le
­confirme : il n’est pas bon de légiférer
sous le coup de l’émotion. Car rien ne va
en matière de dépistage des conduites à
risque au volant, et les propositions
du ministre n’y changeront rien.
Aujourd’hui, la loi laisse échapper des
responsables et punit des innocents.
Pour comprendre cet échec, il faut reve-
nir vingt ans en arrière. En 2003, sous la
pression d’un précédent fait divers, le
drame de la petite Marilou, tuée, début
2002, par un chauffard qui avait
­consommé du cannabis, le législateur
modifie l’article L. 235-1 du code de la
route et rend punissable le seul fait d’être
dépisté positif aux stupéfiants au volant,
indépendamment de toute influence sur
la conduite. Avec 1,3 million d’usagers
­réguliers de cannabis et un demi-million
d’usagers de cocaïne ou de drogues de
synthèse chaque année, la France vient
de créer un contentieux de masse
­déconnecté du risque routier.
Et le mouvement ne cesse de s’ampli-
fier. Les seuils de positivité sont abaissés,
les modalités de dépistage, simplifiées.
La Cour de cassation sanctionne même
le « cannabisme passif » au volant lors-
qu’un test s’avère positif sous le seuil
­légal de détection. Des malades chroni-
ques sous traitement ou les consomma-
teurs de CBD, non stupéfiant, sont punis-
sables quand bien même la conduite ne
leur est pas déconseillée. En 2010, pour
seule réponse, Michèle Alliot-Marie,
alors ministre de la justice, propose de
s’en remettre à la sagesse des procureurs
de la République pour apprécier l’oppor-
tunité des poursuites.
Statistiques trompeuses
Les statistiques de la Sécurité routière
témoignent de cette rigueur pénale. En
dix ans, le nombre de dépistages a été
multiplié par dix. Sur la même période,
la hausse des infractions pour conduite
après usage de stupéfiants atteint 319 %.
En 2021, pour la première fois, ces
­infractions dépassent en nombre les
­infractions pour alcoolémie. Mais les
statistiques témoignent aussi des fragi-
lités du dispositif. Le taux de positivité
des dépistages, c’est-à-dire le rapport
entre le nombre de dépistages réalisés
et le nombre de résultats positifs, s’ef-
fondre, passant de 47 % en 2010 à seule-
ment 17 % en 2021. On dépiste beaucoup
plus, mais on cible beaucoup moins les
comportements à risques.
La fréquence des dépistages est aussi
très inégale. Proportionnellement au
nombre d’habitants, police et gendarme-
rie effectuent de dix à quinze fois plus de
contrôles en Ariège ou dans les Alpes-de-
Haute-Provence qu’à Paris ou dans le Val-
de-Marne. Pire, ces statistiques sont
trompeuses, car les tests ne reflètent pas
nes études évoquent jusqu’à 20 % de
faux positifs pour le cannabis ou les dro-
gues de synthèse. Rapportés au nombre
de dépistages effectués, ce sont des cen-
taines, voire des milliers, d’innocents qui
sont poursuivis. Dans n’importe quel
contentieux, le risque de voir condam-
nés tant d’innocents aurait conduit à
­renoncer ; pas en droit routier.
Ce constat ne signifie pas qu’il faille
rester indifférent aux drames de la
route. En 2021, les stupéfiants ont été
identifiés dans 43 accidents mortels.
C’est moins que pour l’alcool ou la
­vitesse (une centaine d’accidents mor-
tels par an), mais c’est trop. Or ce n’est
pas en retirant douze points sur le per-
mis des contrevenants, comme le pro-
Vitesse et alcool
restent les
principaux facteurs
de risque routier,
présents dans 33 %
et 25 % des accidents,
contre 14 % pour
les stupéfiants
généralisation des dépistages routiers
qu’il faut revoir. Que ce soit Marilou il y
a vingt ans ou les victimes de l’accident
causé par le comédien Pierre Palmade,
mi-février, ces drames illustrent les
­limites de cette politique de dépistage.
Pour des routes plus sûres, il faut
­s’appuyer sur trois leviers : la réduction
globale des risques, une prévention
­ciblée et un meilleur contrôle de la
­conduite sous influence.
S’adresser aux moins de 30 ans
Les causes des accidents de la route sont
multifactorielles. Dans 63 % des acci-
dents pour lesquels l’usage de stupé-
fiants est une cause quasi certaine, le
conducteur est aussi sous l’influence de
l’alcool et, dans 45 % des cas, il roule à
une vitesse excessive. Vitesse et alcool
restent d’ailleurs les principaux fac-
teurs de risque routier, présents dans
33 % et 25 % des accidents, contre 14 %
pour les stupéfiants et 12 % pour l’inat-
tention au volant. Réduire les risques
d’accident, c’est agir sur l’ensemble de
ces facteurs – vitesse, alcool, stupé-
fiants, inattention –, et non s’intéresser
au seul usage de stupéfiants, comme le
propose le ministre.
La prévention est le deuxième pilier. En
intervenant sur l’appréciation du risque
par les personnes susceptibles de
­conduire après usage de stupéfiants, on
obtient une diminution des conduites
dangereuses. C’est aux conducteurs de
moins de 30 ans, ceux qui sont le plus
18 ans donnent, par exemple, des résul-
tats prometteurs.
Et puis, il faut simplifier et rendre plus
efficiente l’intervention de la police. Pro-
gressivement, les pays anglo-saxons
­renoncent aux stratégies de dépistage à
grande échelle au profit des tests compor-
tementaux standardisés – Standardized
Field Sobriety Test (SFST) et Drug Recogni-
tion Evaluation (DRE) –, couplés avec un
dépistage sanguin lorsque le test est posi-
tif. Les forces de l’ordre doivent être for-
mées à l’utilisation de ces tests, une for-
mation qui pourrait être généralisée dans
les écoles de police et de gendarmerie.
On a longtemps reproché aux tests
comportementaux leur manque de fia-
bilité, mais les tests salivaires ne sont pas
plus précis. Et, à la différence des tests
­salivaires, les tests comportementaux
standardisés permettent de se concen-
trer sur le risque routier en évaluant
­l’aptitude à la conduite et non un risque
hypothétique. Enfin, ces tests compor­-
tementaux, qui ne nécessitent aucun
équipement, peuvent être utilisés à une
échelle beaucoup plus grande. Les
­contrôles sont à la fois plus fréquents et
mieux ciblés, et la sécurité routière,
mieux assurée. p
Yann Bisiou est maître de conférences
à l’université Paul-Valéry Montpellier-III

Bertrand Hervieu et François Purseigle Le modèle de l’exploitant

agricole classique a perdu une grande part de sa pertinence
Le secteur doit mieux prendre en compte les nouvelles modalités d’entrée dans les métiers que souhaitent
les futurs agriculteurs afin d’assurer le renouvellement des générations, préviennent les sociologues

D
epuis le soutien que la Ré-
publique lui a apporté au
XIXe siècle, le modèle de
la petite exploitation fa-
miliale s’est imposé en France
comme la forme « naturelle » de
l’activité agricole. Celle-ci, qui oc-
cupait encore un tiers de la po-
pulation active en 1945, s’est
massivement organisée selon ce
mode jusqu’au grand élan mo-
dernisateur des années 1960. En
dépit des transformations gigan-
tesques de l’agriculture interve-
nues depuis, ce modèle familial
pèse un poids considérable dans
l’imaginaire des Français et im-
prègne encore la vision de l’ex-
ploitation – entretenue par les
organisations professionnelles
agricoles –, en particulier lorsque
la question de la transmission de
celle-ci d’une génération à
l’autre est en jeu.
Or, à l’heure où la part des chefs
d’exploitation ne représente plus
que 1,5 % de l’emploi total, le scé-
nario classique du père de fa-
mille, épaulé sa vie durant par sa
femme (au travail longtemps in-
visibilisé) et éventuellement par
ses enfants, aides familiaux,
transmettant à sa retraite la
ferme à son fils (beaucoup plus
rarement à sa fille !), a perdu une
grande part de sa pertinence. La
moitié des exploitants encore en
activité partira d’ici à 2030, et
seulement un tiers d’entre eux
déclare avoir un successeur. Cet
amenuisement touche particu-
lièrement l’élevage et coïncide
avec la quasi-disparition de l’agri-
culture conjugale : moins d’un
chef d’exploitation sur cinq tra-
vaille encore en couple.
Une révision de fond en comble
Ce modèle agricole d’activité fa-
miliale conjugalement partagée a
vécu. Cela ne signifie pas que les
exploitations françaises aient
perdu tout caractère familial,
souvent conservé pour des rai-
sons patrimoniales, sans lien né-
cessaire avec un projet profes-
sionnel. A côté des chefs d’exploi-
tation travaillant seuls ou avec
des salariés émergent des formes
sociétaires complexes et des as-
sociations entre agriculteurs sans
lien de parenté, mais partageant
une même ambition économi-
que ou agronomique. Certaines
recourent à une délégation d’acti-
vité, à des assistants à maîtrise
d’ouvrage ou à des sous-traitants.
Si le nombre des salariés em-
bauchés directement dans les ex-
ploitations a peu augmenté de-
puis le début des années 2010, ce-
lui des salariés des sociétés
spécialisées travaillant à façon
pour des exploitations croît de
manière spectaculaire. Et ce no-
tamment dans les filières de la vi-
ticulture, des productions légu-
mières et de la grande culture.
Au sein des exploitations, en
même temps que montent en
puissance les formes sociétaires,
les statuts et les pratiques profes-
sionnelles se complexifient :
ainsi, le travail temporaire ou sai-
sonnier qui concernait dans le
passé des travaux et des tra-
vailleurs peu qualifiés peut impli-
quer aujourd’hui des tâches de
haute technicité et de haute res-
ponsabilité ; un chef d’entreprise
agricole peut combiner son acti-
vité indépendante avec des activi-
tés salariées conduites ailleurs ;
ce même chef d’entreprise peut
déléguer des travaux sur son ex-
La moitié des
exploitants en
activité partira
d’ici à 2030,
et seulement un
tiers d’entre eux
déclare avoir
un successeur
ploitation à une entreprise de
prestations de services, etc.
A ces transformations, liées à
l’alignement des formes de l’acti-
vité agricole sur un modèle entre-
preneurial banalisé régi par le
marché, répond la diversification
des attentes et projets de ceux qui
aspirent à s’investir profession-
nellement dans ce secteur. D’un
côté, les enfants d’agriculteurs ré-
cusent de plus en plus l’assigna-
tion familiale à s’installer sur la
ferme et entendent, s’ils le font,
ne s’engager dans cette voie
qu’au titre d’un projet profes-
sionnel qui leur est propre. De
l’autre côté, de nouveaux aspi-
rants aux métiers de l’agriculture
revendiquent de faire valoir des
trajectoires de formation, des
parcours professionnels anté-
rieurs et des projets, individuels
ou collectifs, moins attendus que
la reproduction du modèle classi-
que de l’exploitation familiale. Ils
cherchent des voies d’entrée dans
le métier parfois progressives et
des modalités d’accès à la terre et
au capital d’exploitation que la
profession agricole ne leur ouvre
qu’avec parcimonie.
Comment remédier à cette si-
tuation ? En révisant de fond en
comble des dispositifs d’accompa-
gnement qui demeurent indexés
sur le modèle de la transmission
intergénérationnelle au sein de la
famille. Cela concerne en premier
lieu la formation au métier, qu’il
s’agit de pluraliser en fonction de
la nouvelle configuration des pro-
fessions agricoles : formation
agro-environnementale et techni-
que, mais aussi au droit, aux mé-
thodes d’organisation du travail,
au management d’équipe, au con-
trôle de la qualité des produits, etc.
Soulager les nouveaux entrants
Plus qu’une question de statut
professionnel, la question de l’ac-
quisition en continu de nouvelles
compétences apparaît comme
l’une des priorités. L’enseigne-
ment agricole, public et privé,
s’est déjà largement engagé dans
cette voie. Il est surtout urgent de
déverrouiller les critères d’attri-
bution des aides publiques à l’en-
trée dans le métier (la dotation
jeunes agriculteurs, la DJA, désor-
mais régionalisée), véritable par-
cours du combattant, pour tenir
compte de la diversification des
métiers et des statuts que l’instal-
lation recouvre désormais, et no-
tamment de la place aujourd’hui
prépondérante du salariat, y
compris des cadres salariés.
L’enjeu est davantage celui du
renouvellement de l’ensemble
des actifs que le remplacement
des seuls chefs d’exploitation. Il
faut promouvoir les métiers du
salariat tout en soutenant et dé-
ployant les dispositifs de portage
de projets agricoles par des fonds
qui lèvent des capitaux et les pla-
cent dans ces projets : cela per-
mettrait de soulager les nou-
veaux entrants, non seulement
du poids de l’accès au foncier –
trop souvent rendu inaccessible
du fait de stratégies capitalisti-
ques d’agrandissement des struc-
tures prenant le pas sur toute
autre visée de développement
agricole local –, mais également
des complications successorales.
Cette relance des modalités de
l’entrée en agriculture ne repo-
sera pas seulement sur la diversi-
fication des outils techniques et
financiers, mais aussi sur un re-
nouvellement des visions des
métiers de l’agriculture. p
Bertrand Hervieu est socio-
logue, ancien président de
l’Institut national de la recher-
che agronomique (INRA, de-
venu Inrae en 2020) ; François
Purseigle est professeur de
sociologie à l’Ecole nationale
supérieure agronomique de
Toulouse. Ils sont tous deux
auteurs d’« Une agriculture
sans agriculteurs » (Presses
de Sciences Po, 2022)
0123
Dimanche 26­­- Lundi 27­ février 2023 0123 | 29

Planète | chronique Les impératifs

par R émi Bar roux
de la
prendront leur retraite, dont une majorité dictoires adressées aux agriculteurs. Ces
transition
Le climat, angle agricole
sans succession assurée. Ils seront rempla-
cés par d’autres modes de production, liés
au développement de véritables entrepri-
derniers sont sommés à la fois de produire
mieux, y compris si cela entraîne une
baisse de la production, tout en garantis-
mort pour les retraites ses agricoles et au recours à la sous-
traitance. Cette évolution remet en cause
le rôle des agriculteurs en tant qu’acteurs
sant une souveraineté alimentaire déjà
mise à mal. C’est notamment le cas, en
France, du poulet produit à bas coût, dont
centraux de l’espace rural, comme le no- 45 % de la consommation est importée.
tent les sociologues Bertrand Hervieu et Les tensions autour de l’agriculture peu-

P
eut-on respirer avant
d’expirer ? » « Espèces en
voie d’extinction : thon
rouge, ours polaire, ac-
quis sociaux »… Les messages rap-
pelant l’urgence climatique
étaient bien visibles lors des ma-
nifestations à répétition contre la
réforme des retraites. Dans celle
du 16 février, à Paris, une jeune
participante avait même résumé
son inquiétude sur une pancarte
en carton : « Notre génération et
les suivantes subiront sécheresses,
canicules, réfugiés climatiques,
batailles de l’eau et des énergies…
Qu’avez-vous contre nous ? »
Cette convergence de deux
combats, social et écologique,
s’est bien traduite par la présence,
dans les cortèges, d’associations
environnementales et climati-
ques, Greenpeace, Alternatiba,
Extinction Rebellion, Les Amis de
la Terre, etc. Elle fait pourtant face
à un vide, un véritable angle
mort, de cette réforme.
Rien dans le dernier rapport,
daté de septembre 2022, du Con-
seil d’orientation des retraites
(COR) qui fasse état des boulever-
sements attendus par nos socié-
tés. Pourtant, l’augmentation
des températures et la multipli-
L’augmentation
des températures
va changer
les conditions
de travail et,
à terme, modifier
les espérances
de vie
térieur, agriculture, bâtiment…
D’autant plus si les travailleurs ac-
cusent deux années de plus.
L’allongement de la durée du tra-
vail aura aussi un effet secondaire
mais relevé par des responsables
d’associations, environnementa-
les notamment, qui s’inquiètent.
« Cette réforme priverait aussi les
associations d’un grand nombre de
retraités, obligés de travailler plus
longtemps. Or ils ont un rôle impor-
tant dans la vie associative », argu-
mente Khaled Gaiji, le président
des Amis de la Terre. La moitié des
présidents d’association sont des
retraités, soulignait en 2007 la
chercheuse du CNRS Viviane
Tchernonog, dans une étude sur
L a « plus grande ferme de France »
vient d’ouvrir ses portes comme cha-
que année à Paris. Evénement popu-
laire et prisé, le Salon de l’agriculture ali-
mente un imaginaire national qui ne cesse
pourtant de s’éloigner d’une réalité aux
contours de plus en plus incertains. Elle
concerne en premier lieu les agriculteurs
eux-mêmes. Un demi-siècle après la fin
d’une civilisation paysanne prédite par le
sociologue Henri Mendras, l’agriculture
française amorce une nouvelle mutation,
marquée par la contraction du modèle de
l’exploitation familiale transmise de géné-
ration en génération. L’ancien schéma y as-
sociant un couple ne concerne déjà plus
que 19 % des agriculteurs, selon l’Insee.
Dans les dix ans qui viennent, environ
200 000 des 398 000 chefs d’exploitation
François Purseigle, dont le dernier ouvrage,
publié en 2022, annonce, provocateur,
« une agriculture sans agriculteurs ». Dé-
sormais marginalisés, y compris à l’échelle
communale, qui a été longtemps leur bas-
tion, ils subissent une remise en cause sans
précédent de leurs pratiques.
Les conflits naissants autour de la gestion
de la ressource hydrique ne sont que les
derniers exemples d’une impasse. Elle
­oppose un corporatisme agraire, d’autant
plus conservateur qu’il est sur la défensive,
aux tentations de diktats de nouveaux ac-
teurs qui nient avec superbe la complexité
de la transition indispensable vers une
agriculture durable et responsable. Celle
vers laquelle l’Union européenne veut aller
avec la stratégie dite « de la ferme à la four-
chette » (Farm to fork), qui est un des élé-
ments de son Pacte vert.
Cette transition s’insère dans une équa-
tion complexe. L’invasion par la Russie de
l’Ukraine, l’un des greniers à blé du monde,
a mis en évidence les injonctions contra-
en partenariat avec
vent apparaître aussi désespérantes que
stériles. Quelques vérités s’imposent pour-
tant. La transition vers une agroécologie
ne relève plus du choix. Le plafonnement
des rendements de blé qui découle, selon
l’Inrae, d’aléas climatiques toujours plus
nombreux en témoigne. Une meilleure
prise de compte de l’état des sols, un soin
plus attentif accordé à la biodiversité de-
viennent des impératifs pour une agri­-
culture plus résistante.
Ces objectifs impliquent la vigilance en
matière de traités commerciaux. L’ambi-
tion de durabilité à l’intérieur des frontiè-
res européennes n’a aucun sens si elle s’ac-
commode d’importations produites selon
des standards inférieurs en matière d’envi-
ronnement. La transition nécessite égale-
ment pour les agriculteurs de meilleurs re-
venus, afin de leur permettre de s’adapter
alors qu’ils sont souvent le maillon faible
de la chaîne de valeur alimentaire. Les agri-
culteurs ont besoin d’un pacte national,
pas d’une guerre de religion. p

Vivre l’art autrement

cation des canicules vont profon-
dément changer les conditions
de travail, les rendant plus péni-
bles, impactant les organismes,
voire, à terme, modifiant les es-
pérances de vie.
Dans un rapport de 2018,
l’Agence nationale de sécurité sa-
nitaire, de l’alimentation, de l’en-
vironnement et du travail (An-
ses) s’était penchée sur « l’évalua-
tion des risques induits par le
changement climatique sur la
santé des travailleurs ». L’environ-
nement du travail sera profon­-
dément modifié, « en cause la
hausse des températures, l’évolu-
tion de l’environnement biologi-
que et chimique, et la modifica-
tion de la fréquence et de l’inten-
sité de certains aléas climati-
ques ». Cette analyse de l’Anses
sur l’accroissement de la pénibi-
lité au travail fait ainsi écho aux
débats actuels sur la réforme.
Méfiance mutuelle
Dans un rapport de décem-
bre 2022, l’Organisation interna-
tionale du travail avançait même
la « retraite anticipée » parmi les
solutions pour prendre en
compte les évolutions climati-
ques et avancer pour une « transi-
tion juste ». Soit à l’opposé de l’ob-
jectif de travailler plus longtemps
soutenu dans la réforme.
Les militants du climat, eux,
font le lien entre les deux causes.
Jean-François Julliard, le direc-
teur général de Greenpeace
France, organisation peu habi-
tuée jusqu’alors à rallier les mobi-
lisations sociales, l’affirme : « On
ne peut que combattre ce projet de
réforme qui vise à faire travailler
plus longtemps, à produire plus de
biens, plus de consommation, plus
de déchets, plus d’émissions de
gaz à effet de serre et plus de pres-
sion sur les ressources naturelles
de la planète. »
Les militants écologistes évo-
quent l’augmentation des tempé-
ratures qui rendront certains
­métiers plus pénibles, notam-
ment ceux qui sont réalisés en ex-
Notre système de
protection sociale
est conçu pour
une économie
industrialisée
et basée sur
la croissance
les associations en France.
Comment expliquer alors ce
fossé entre les deux questions,
écologique et sociale ? Pour Bruno
Palier, directeur de recherches au
Centre d’études européennes-
CNRS, cet « oubli » de la question
climatique relève d’un biais plus
important. « Le gouvernement
voulait faire une réforme sur le sys-
tème de retraites, mais c’est toute
la question du travail qui est posée,
analyse le chercheur, auteur de
nombreux ouvrages sur le social,
dont Réformer les retraites (Pres-
ses de Science Po, 2021). On le voit
avec la problématique de l’emploi
des seniors, qui devient centrale.
La plupart des gens veulent tra-
vailler, mais ils estiment qu’ils
n’ont pas de bonnes conditions
pour le faire. Et quand on leur dit
“vous allez travailler deux ans de
plus”, ils ne l’acceptent pas. »
Bruno Palier avance aussi le fait
que notre système de protection
sociale est conçu pour une écono-
mie industrialisée et basée sur la
croissance : « Cela explique que,
traditionnellement, les acteurs du
social et les spécialistes de l’envi-
ronnement se soient considérés
mutuellement avec méfiance. »
Pourtant, la CGT, Solidaires ou
la FSU côtoient, depuis des an-
nées, Greenpeace, Les Amis de la
Terre, Oxfam… dans l’Alliance
écologique et sociale. Quand la
CFDT, elle, est associée au Réseau
Action Climat ou à Humanité
et biodiversité, dans le « pacte
pour le pouvoir de vivre ». Malgré
ces fréquentations, les syndicats,
présents dans le COR, n’ont pas
vraiment porté la question clima-
tique en son sein. « La dynamique
interne des débats, les priorités sur
l’emploi font qu’elle n’apparaît pas
dans le périmètre, qu’elle été peu
abordée, c’est un tort », reconnaît
Pierre-Yves Chanu, représentant
la CGT dans cette instance.
Pour le prochain rapport du
COR, prévu à la mi-juin, il espère
introduire cette problématique.
« En parlant emploi et croissance,
pour élaborer les scénarios de re-
traite, on aborde bien la question
de l’épuisement des ressources na-
turelles comme limite à la crois-
sance », explique Pierre-Yves
Chanu. « Dans un contexte de ré-
chauffement climatique, on ne
peut plus penser le vieillissement
La revue trimestrielle
et le travail de la même façon », af-
firme aussi une autre membre du
Chez votre marchand de presse et en librairie
COR, la députée écologiste de Pa-
ris, Eva Sas. D’où l’urgence de faire ABONNEZ-VOUS ! Profitez
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émerger la question climatique
dans un débat social de plus en
plus chaud. p
 2
enq u ê te

Vade retro, SUV

Contre ces voitures XL qui empiètent sur
l’espace dévolu aux piétons et aux cyclistes,
abîment les trottoirs et sont source
5
Aida nts d’accidents, la contestation enfle en ville
Les petits
traducteurs
Leurs parents ne maîtrisent pas le
français, ils sont donc leurs inter-
prètes. Pour les enfants d’immi-
grés, la charge mentale est lourde

g oû t
7
Le rebond de
la grenouille
L’appétit pour les cuisses
d’amphibiens ne manque pas,
même si mâcher ces petites pattes
reste une expérience troublante

Un ap éro ave c …
8
Sarah Abitbol
La patineuse a le sentiment
du devoir accompli : après avoir
LEONARDO SCOTTI POUR « LE MONDE »

jeté le pavé #metoo dans la mare

du sport, elle consacre désormais
beaucoup de son temps à aider
les victimes d’abus sexuels.
Un engagement qui l’épanouit

D i ma n ch e 26 ­ - L u n di 27 ­ f é vr i er 2023 C ahi e r d u « M o n d e » N o 24 30 6 - Ne p eu t ê tr e v end u s épa r ém e nt

2 0123
D im anch e 26­­ - L un d i 27 ­ f é v ri e r 2023

Des SUV mal garés

dans les rues des 8e et
16e arrondissements Par Pascale Krémer cite le débat. S’agenouiller près de la civile. » Plus d’autre choix que les légu- scientifiques de s’impliquer, les rapports ne
de la capitale,
roue, feignant de nouer un lacet, deux mineuses et la colère pour Framboise, suffisent pas. Là, je fais quelque chose qui

E
le 15 février. LEONARDO
SCOTTI POUR « LE MONDE »
lle n’attire pas le regard, cette
petite troupe joviale qui ar-
pente, à la nuit glaciale tom-
bée, les rues du 9e arrondisse-
ment parisien. On la dirait
sortie d’un dîner de copines.
Tout en sang-froid et en dextérité, les
quatre jeunes femmes dégonflent pour-
tant, sur leur passage, les pneus des SUV
stationnés. En deux heures, près d’une
trentaine de gros véhicules « désarmés »,
selon la rhétorique de ces vingtenaires,
qui opèrent dans la capitale au moins
deux fois par semaine.
Repérer une rue sombre, sans
piéton ni fumeur au balcon. Un véhi-
cule utilitaire sportif (SUV), 4 × 4 ou
pick-up, dépourvu de tout macaron
­signalant un handicap ou une profes-
sion médicale – le siège enfant, lui, sus-
I dé e s re ç u es
comparses faisant écran de leur corps
tandis qu’une quatrième guette en
bout de rue l’éventuelle patrouille de
police. Dévisser le capuchon de la valve
du pneu, y introduire deux lentilles
vertes (les corail s’écrasent) qui font
pression une fois le capuchon revissé à
moitié, ­attendre le pschiiiiiiiiit de l’air
qui s’échappe… En quelques minutes, le
mauvais tour est joué à qui grimpera au
volant le lendemain matin.
Un prospectus est glissé sous les
essuie-glaces, pour éviter l’accident.
« Nous avons dégonflé un pneu de ce vé-
hicule qui représente une atteinte à l’en-
vironnement. Nous regrettons de devoir
en arriver à des actions touchant les par-
ticuliers. Mais pour tenter de protéger no-
tre avenir et celui de nos enfants, nous
n’avons plus d’autre choix que la résistance
Mélisse, Malau, Léa – autant de pseudo-
nymes –, qui partagent un haut niveau
d’études (deux doctorantes en biologie,
une agrégée de physique-chimie, une
experte en finances) et une vaine pra­-
tique des pétitions, manifestations,
­actions associatives variées.
« Dix ans que je milite et c’est de
pire en pire, pose Framboise, regard dé-
terminé sous lunettes rectangulaires.
Dans ma famille, tout le monde s’est mis
aux SUV, par exemple, alors que, claire-
ment, personne n’a besoin de ces tanks,
même à la campagne. Il faut passer à la
vitesse supérieure. En Suède, l’effet dis-
suasif des dégonflages sur les achats a
été documenté. » Pouce et index noircis
par les valves, Malau, une des deux thé-
sardes, met désormais les mains dans le
cambouis : « C’est la responsabilité des
questionnera, qui impactera des décisions.
Il n’y a pas de dégradation permanente, ce
n’est pas radical, pas dangereux légale-
ment, on ne risque qu’une amende pour
dégradation mineure de bien d’autrui. »
Si le dommage volontaire n’est pas jugé
« léger », l’amende grimpe tout de
même à 30 000 euros, comme se sont
vu rappeler deux dégonfleurs parisiens,
convoqués mi-février au commissariat
de Sèvres (Hauts-de-Seine).
Malau risque surtout une alterca-
tion – qui ne s’est encore jamais pro-
duite – avec le ou la propriétaire du
« symbole d’émissions inutiles, effet de
mode pour les riches », au dire de sa collè-
gue de laboratoire universitaire Mélisse,
dont une mèche blonde s’échappe du
bonnet. Mélisse qui a dépassé le stade de
l’écoanxiété (« Je suis écoenragée ! ») et ba-
laye d’un revers de phrase le risque con-
tre-productif du sabotage temporaire :
« Plus les gens sont énervés, plus ils postent
sur les réseaux, plus la crainte se diffuse. »

On fait fausse route quand… La colère, aussi, à parcourir les commen-

… on croit que les SUV
sont plus sûrs
Volontiers mis en avant par les constructeurs, l’ar-
gument sécuritaire semble indiscutable au vu des
pare-chocs, du poids, de la hauteur de châssis du
véhicule et de ses équipements électroniques em-
barqués. Reste que, au crash test, les SUV font jeu
égal avec certaines berlines. Et qu’un conducteur
de SUV a 10 % de risques de collision supplémen-
taires par rapport à celui d’une voiture standard,
selon les statistiques de l’assureur Axa, en Suisse
(août 2020). Cette suraccidentalité grimpe même à
27 % pour les SUV au-delà de 2 tonnes. Elle s’accom-
pagne de blessures plus graves pour les usagers de
la route moins protégés – piétons, cyclistes, véhi-
cules moins lourds.
« Des études américaines montrent que ces
véhicules participent notablement à la mortalité des
piétons, rapportait la Ligue française contre la vio-
lence routière, dans sa revue Pondération, en jan-
vier 2021. La probabilité qu’a le piéton de mourir
double s’il est heurté par un SUV, par rapport à un vé-
hicule de tourisme ordinaire. » Elle est même multi-
pliée par huit pour un enfant, selon une étude du
Journal of Safety Research américain, en septem-
bre 2022. Pour la Ligue contre la violence routière,
la conduite d’un SUV procure par ailleurs un senti-
ment de sécurité qui peut se révéler néfaste pour le
conducteur « en amoindrissant sa vigilance, en aug-
mentant pernicieusement sa confiance en lui, voire
en favorisant les conduites risquées ».
… on pense que les SUV
électriques ne polluent pas
Les voitures électriques, qui comptent pour 13 %
des ventes aujourd’hui, n’ont rien d’une mobilité
décarbonée. S’ils n’émettent pas de dioxyde de car-
bone en roulant, leurs pneus et freins émettent des
particules d’abrasion en quantité d’autant plus
­importante que le véhicule est lourd. Il faut aussi
« tenir compte de l’impact environnemental sur
l­ ’ensemble du cycle de vie du véhicule », rappelait
France Stratégie, dans une note de juin 2019 : étant
donné la quantité de matériaux utilisés (y compris
des métaux rares) et l’énergie nécessaire à la fabri-
cation des batteries électriques, « un gros SUV élec-
trique peut émettre plus de CO2 sur son cycle de vie
qu’une petite essence ». Le WWF-France estimait
même en octobre 2020 qu’« un SUV électrique im-
posant a une empreinte carbone deux fois plus im-
portante qu’une petite citadine thermique ».
Voilà pourquoi le véhicule électrique n’a
d’intérêt que si sa taille est très raisonnable, tran-
che l’Ademe. Vincent Cobée, le patron de Citroën, a
lui-même admis en janvier, dans une interview à
Auto Express, que le SUV est incompatible avec la
motorisation électrique : sa piètre aérodynamique
et son poids pénalisent l’autonomie et obligent à
installer de plus grosses batteries. Quant aux SUV
hybrides rechargeables, encore plus lourds que
leurs équivalents purement électriques, leur bilan
énergétique est extrêmement mauvais s’ils ne
sont pas rechargés entre chaque déplacement. Les
SUV électriques et hybrides rechargeables sont
pourtant exemptés de malus lié au poids.
taires haineux, jusqu’à l’appel au meur-
tre, laissés par les automobilistes sous les
tweets des deux groupes de dégonfleurs
de pneus parisiens. Cette cinquantaine
d’activistes s’inspire des Tyre Extin-
guishers, collectif international né en
­Angleterre, qui recense à Paris « la plus
forte concentration de dégonfleurs de
­toutes les villes européennes », auxquels
s’ajoutent « au moins vingt autres groupes
opérant dans toute la France ».
Une compétition se joue entre vil-
les européennes, pour gonfler les ­scores
de dégonflages : 600 SUV immobilisés
dans neuf pays le 7 septembre 2022,
900 le 29 novembre… Depuis que,
en 2019, les écologistes allemands ont
perturbé le Salon de l’automobile de
Francfort, puis bloqué une cargaison de
SUV dans le port de Bremerhaven, la
­contestation s’amplifie contre ces voitu-
res aux allures de 4 × 4, plus hautes, ­larges,
longues, lourdes et puissantes que le com-
mun de l’automobile. Entre les ­années
1960 et aujourd’hui, l’auto moyenne a ga-
gné 25 centimètres en ­largeur, 10 centi-
mètres en hauteur et 400 kilos (passant
 0123
Di man che 26 ­ - Lun di 27 ­ f évr i er 2023 3

enquête
La guerre aux SUV
spécialiste des mobilités : « Le matra-
quage publicitaire impose ce véhicule
comme la norme, les constructeurs dé-
laissent les modèles plus petits, moins
rentables, et celui qui s’insère dans la cir-

est déclarée
culation entouré de SUV se sent en
­danger. Alors il fait le choix de tout le
monde, ­participant à la course à l’arme-
ment. » Au volant d’une Mini, tête à mi-
portière du voisin de file… L’angoisse !

Des petits groupes

« C’est l’escalade des gabarits, confirme
Laurent Castaignède, jadis ingénieur
chez Renault. Qui change sa Renault
Clio achète dans la même marque un
­petit SUV ­Captur, pensant à raison que

d’activistes dégonflent
s’il ne grossit pas sa sécurité diminue. Et
la course au gigantisme a de la marge
réglementaire, puisque le permis B va
jusqu’à 3,5 tonnes ! »
Les alertes ne manquent pas,

leurs pneus la nuit ;

pourtant. Entre mastodontes motorisés
et habitabilité de la planète, il faudra
choisir. Voilà qui fut acté, en octo-
bre 2019, par l’Agence internationale de
l’énergie (AIE), désignant les SUV comme

des municipalités
deuxième source de croissance des
émissions de CO₂ dans le monde entre
2010 et 2018, après le secteur de l’énergie.
Et confirmé la même année par France
Stratégie, institution chargée d’éclairer

envisagent de
les choix collectifs : « La masse et la puis-
sance des voitures neuves ont augmenté
de 66 % et 147 % entre 1980 et 2018, sur-
compensant la baisse des émissions ga-
gnée par optimisation du rendement des

renchérir leur coût

moteurs. Premier responsable de cette
tendance, l’engouement pour les SUV. »
En juin 2020, la convention ci-
toyenne pour le climat enfonçait le clou
dans les gros pneus, suggérant de taxer

de stationnement.
les véhicules de plus de 1,4 tonne (malus
adopté en janvier 2022 par le gouverne-
ment, quoique rehaussé à 1,8 tonne).
Sur ce clou venait encore taper le WWF,
quatre mois plus tard, dénonçant le

En ville, la voiture
« fardeau climatique des SUV », qui
émettent en moyenne 20 % de gaz à ef-
fet de serre de plus qu’une voiture de
taille moyenne de la même année. Et
concluant : « La progression des ventes

préférée des Français,

de SUV est incompatible avec la réalisa-
tion des objectifs climatiques de la
France pour 2030. » L’électrification du
parc ? Elle ne changera pas la donne, se-
lon l’organisation protectrice de la na-

surélevée, imposante,
ture, « si nos voitures continuent dans le
même temps de gagner en volume, en
poids et en puissance ». Le coup de canif
fatal au pneumatique fut donné par
l’Agence de la transition écologique

polluante, est
(Ademe), en octobre 2022 : puisque
­« l’impact carbone d’un véhicule électri-
que augmente quasiment proportionnel-
lement à son poids », il faut impérative-
ment choisir « le modèle de véhicule le

devenue l’emblème
plus petit et léger possible ».
Incarnation métallique du mal
écologique pour les uns (qui l’ont rebap-
tisé socially unacceptable vehicule, « vé-
hicule socialement inacceptable »), em-

de 800 kilos à 1,2 tonne), jauge-t-on grâce
à la revue L’Argus.
Régulièrement, à Paris ou à Nan-
tes, les affiches publicitaires parodiques
de l’association Résistance à l’agression
publicitaire (« Toyota Land Crusher, écra-
sez la vie ») recouvrent celles des cons-
tructeurs. Sur Twitter, sous le hashtag
#antisuv, se joue une autre guerre des
images : photos de SUV ou de pick-up
encastrés dans le mobilier urbain, d’en-
fants invisibles devant les hauts capots,
de quasi-chars d’assaut (comme le
Rezvani Vengeance californien), de véhi-
cules d’hier et d’aujourd’hui superpo-
sés, pour comparaison édifiante… En
août 2022, les critiques se déchaînent
contre l’animateur télé Cyril Hanouna,
conduisant à Monaco le monstrueux
4 × 4 Mercedes classe G Brabus. Le mois
suivant, c’est au tour de l’« insoumis »
Jean-Luc Mélenchon d’être stigmatisé,
pour l’enchaînement malheureux d’un
discours sur l’écologie avec un trajet en
SUV Jeep Compass.
Ce vent mauvais, les propriétai-
res de gros SUV le sentent monter, à en
croire Yves Carra, porte-parole de l’Auto-
mobile Club Association : « Ils s’inquiè-
tent de plus en plus, ces derniers temps.
du mal
S’ils se garent dans un quartier populaire,
ils savent qu’ils ont de grandes chances
de retrouver leur voiture rayée ou dégra-
dée. Ces SUV attirent l’œil et les jalou-
sies. » ­Mêmes « craintes de vandalisme »
rapportées par Pierre Chasseray, délé-
gué ­général de l’association 40 millions
d’automobilistes : « Le SUV est devenu le
symbole de la pollution. Il déplaît à une
minorité d’illuminés urbains démagos
qui veulent se contenter du vélo. »
Pourquoi tant de haine, contre
les similis tout-terrain urbains ? Parce
que leur nombre croît aussi vite que les
signaux d’alarme sur leur nocivité envi-
ronnementale. Depuis une bonne dé-
cennie, la patrie mère des 2 CV, 4L et
autres Twingo n’est plus épargnée par
l’épidémie mondiale d’« autobésité », un
terme du consultant en environnement
Laurent Castaignède, auteur d’Airvore
ou le mythe des transports propres (Eco-
société, 2022). Sous influence améri-
caine, la ­« SUVisation » du parc automo-
bile français approche la moitié des ven-
tes de ­voitures neuves (45 % en 2022,
selon AAA Data), contre 9 % en 2011.
Croisé tandis qu’il manœuvre
son Audi Q5 diesel aux Lilas (Seine-
Saint-Denis), Jérôme, consultant en
« Il y a ce qu’une
bagnole grosse,
puissante,
véhicule
inconsciemment.
Les attributs de
masculinité… »
Jérôme,
la cinquantaine, 3 enfants
et une Audi Q5 diesel
transformation numérique, défend
sans s’emballer l’imposant engin haut
sur pattes : « J’ai trois enfants, besoin
d’espace. La semaine, je roule à scooter
parce qu’en SUV je galère pour circuler,
et pour me garer, même dans mon par-
king. Mais je m’en sers pour faire la route
le week-end, aux vacances, pour éviter
les billets de train pour cinq. Et je le
trouve joli, moderne. La berline ou le
break, ça fait voiture à papa, je m’y sens
trop bas. » Et le quinquagénaire d’ajou-
ter, après pause introspective : « Aussi, il
y a ce qu’une bagnole grosse, puissante,
véhicule inconsciemment. Les attributs
de masculinité… »
« Le SUV répond aux besoins des
gens qui ont une famille, c’est l’évidence !
Sinon, pourquoi ils achèteraient un truc
ingarable et qui coûte plus cher ? »,
s’agace Pierre Chasseray. Qui précise :
« Ce qui se vend en France, ce sont des
­petits et moyens SUV, qui ont rem-
placé les monospaces, pas les Porsche
Cayenne, pas les SUV de luxe. Les écolos
mettent tout dans le même panier ! »
­Espace dans l’habitacle et le coffre, mo-
dularité, facilité d’accès et d’installation
du siège bébé, sentiment de sécurité
conféré par la position surélevée, et côté
flottes des entreprises, garantie statu-
taire pour cadres ­supérieurs… Les SUV
brillent de mille vertus aux yeux de
leurs possesseurs, dont 1,8 milliard
d’euros de publicité annuelle (unique-
ment consacrée à ce type de carrosserie
en 2019, selon le WWF France) forge
l’imaginaire automobile.
« Cercle vicieux enclenché », com-
mente Mathieu Chassignet, ingénieur
blème d’une liberté et d’un confort in-
justement attaqués pour d’autres, le
SUV dit en trois lettres toutes les contra-
dictions d’une époque prônant molle-
ment la sobriété. Toutes ses crispations,
aussi. Car en ville, où ils sont massive-
ment achetés (en tête, Paris et les Hauts-
de-Seine, avec 53 % des ventes pour les
SUV), ces engins charriant souvent une
seule personne polluent, encombrent,
endommagent tant, désormais, que
monte une sourde contestation. Dans le
réseau France urbaine, qui regroupe les
métropoles françaises, ces « véhicules
qui émettent plus, mobilisent plus d’es-
pace public, génèrent des coûts pour la
collectivité » sont devenus sujets de
­discussion, depuis peu.
« Là, je marche dans le 19e arron-
dissement, je vois tous ces SUV qui
­empiètent sur le trottoir ou sur la chaus-
sée, commente au smartphone David
Belliard, adjoint (écologiste) chargé des
transports et de la voirie à la Mairie de
Paris. Pour un usage non collectif, ils
­gaspillent un espace de plus en plus
­précieux, parce qu’il faut faire de la place
aux piétons, aux vélos, à la nature. Les
SUV vont à l’encontre de l’adaptation de
la ville au dérèglement climatique. Leur
acceptabilité diminue, je le vois, ils sem-
blent aberrants dans une ville comme Pa-
ris ! » D’où le vigoureux appel lancé, avec
soixante autres élus écologistes d’Ile-de-
France, le 10 février, dans Le Monde : les
SUV, en particulier ceux ­frôlant les
2 tonnes à vide, doivent ­contribuer au fi-
nancement des transports en commun.
A Lyon, Valentin Lungenstrass,
adjoint (EELV) à la mobilité et aux espa-
▶▶▶
4 0123
D ima nc h e 26 ­ - L un d i 27 ­ f é v ri e r 2023

Au centre :
une activiste pour
le climat dégonfle voitures ». « Avec les SUV, leur horizon se marcher aux côtés de mon épouse handi- ment le stationnement en fonction du
un pneu de SUV,
mi-février, à Paris.
rétrécit, ils anticipent moins bien les dan- « Certains trottoirs capée ! Sans compter la dégradation poids ». La mairie de Lyon cherche aussi
gers. A Lille, la moitié des rues font 10 mè- ­accélérée de la bande de trottoir que les à « envoyer des signaux aux particuliers
A droite : sur le pare-
brise d’un SUV garé tres de large, les vélos en contresens ont rétrécissent, énormes pneus endommagent ! » pour qu’ils choisissent des véhicules plus
du mal à croiser des véhicules de plus en Aux Etats-Unis, des places XXL sobres, si la voiture est nécessaire ». An-
à Paris, un message
laissé par les plus imposants. » Biclous frôlés, coincés les potelets sont dessinées dans les parkings de nonces à venir « avant l’été » sur ce dos-
activistes explique contre les voitures garées, poussés à se ­zones commerciales. En Europe, l’on sier, d’autant plus sensible qu’entrent
pourquoi un pneu
a été dégonflé.
réfugier sur le trottoir… Nantaise, la sont reculés de ­hésite encore : s’adapter ? Ou dissuader, en vigueur les zones à faibles émissions
­vice-présidente de la Fédération des voire interdire ? La taille des stationne- (ZFE), dans onze agglomérations. « Un
Un autre, laissé par
un riverain, propose
­usagers de la bicyclette, Annie-Claude 20 centimètres ments et les files de voirie s’élargissent, risque de rébellion contre les voitures des
Thiolat, « redouble de vigilance depuis en Suisse. Du côté de Bruxelles, des rues riches » est identifié par le député (socia-
au propriétaire du
véhicule de l’aider à
quelque temps » avec « ces SUV qui ne pour que les SUV devenues trop étroites passent en sens liste) de Seine-Maritime Gérard Leseul,
mesurent pas leur encombrement, et unique, des stationnements sont sacri- qui a mené une mission sur les ZFE avec
regonfler son pneu.
LEONARDO SCOTTI cette notion d’angles morts latéraux qui n’accrochent pas fiés. Les Londoniens raillent les Chelsea un collègue centriste.
n’est pas travaillée ». Certaines rues à tractors, « tracteurs » conduits le matin D’urgence, demande-t-il, réviser
POUR « LE MONDE »
double sens, quoique étroites, de Bor- leurs rétroviseurs » par les parents dans les quartiers chics. la vignette Crit’Air, fondée sur l’âge du vé-
deaux, ne permettent pas à deux SUV de Les Allemands, eux, sont encore sous le hicule et le carburant, pour y intégrer
Claude Lievens,
se croiser sans obliger l’un des deux à coup de cet accident, en 2019 : une Pors- poids et consommation. Et abaisser le
75 ans, piéton à Rambouillet
grimper sur le trottoir. « Les piétons che Macan avait tué quatre personnes, malus fixé à 1,8 tonne, qui exonère la qua-
s’écartent ou meurent », résume Laurent dont un enfant, dans une sortie de route si-totalité des SUV. « La révolte » se profile,
Castaignède, qui y réside. à Berlin. Certaines villes, comme Tübin- craint aussi Etienne Chaufour, directeur
« Cycliste depuis soixante-cinq « Les parents répugnent à laisser leurs gen, renchérissent le prix du parking en mobilités du réseau France ­urbaine :
ans », comme il se présente fièrement, enfants se rendre à l’école à vélo à côté de fonction du poids du véhicule. « Quand on devra mettre au ­rebut sa Clio
et défenseur des piétons de Rambouillet ces monstres. Certains trottoirs rétrécis- Paris explore cette dernière un peu ancienne et qu’on verra passer un
(Yvelines), Claude Lievens, 75 ans, s’indi- sent, les potelets sont reculés de 20 centi- piste, confie l’adjoint au maire David SUV de luxe tout neuf, on pensera qu’avec
gne de cette « pression automobile », de mètres pour que les SUV n’accrochent Belliard, qui « étudie toutes les possibili- de l’argent tout est possible. » Les lentilles
▶▶▶ la « sensation de danger qui s’accroît ». pas leurs rétroviseurs. Je ne peux plus tés juridiques pour faire payer plus forte- ne sont pas loin.
ces publics, observe « leur emprise sur
l’espace public, leur impact sur la sécu-
rité, sans compter la pollution de l’air Mo bilit és dou c es
­locale ». « Les SUV, explique-t-il, débor-
dent en longueur et en largeur des places
de stationnement. Quand ils tournent et
qu’il y a plus d’une voie, ils perçoivent
Et si les véhicules légers s’imposaient en ville ?
mal leur environnement. Les enfants

Q
sont moins visibles, les cyclistes et les
­piétons se font des frayeurs dans les
rues résidentielles. Et dans certains
­parkings à étages un peu étroits, ils ont
des problèmes de rotation dans les
­parties hélicoïdales… »
Bâtis aux normes pré-inflation
automobile, les parkings contraignent
les SUV à occuper deux places, ou trans-
forment en gymkhana la sortie du
­véhicule glissé au chausse-pied entre
deux murets. Plus grave, ils menacent
de s’effondrer, comme s’en alarmait fin
­décembre 2022 l’Association britanni-
que des parkings : les édifices à étages
conçus pour les autos des années 1970
supportent aujourd’hui des SUV électri-
ques deux fois plus lourds. Guère plus
sereine, la Fédération française des mé-
tiers du stationnement admet avoir
« lancé des études auprès d’architectes et
de spécialistes structure ». Le parking de
la rue du Grenier-Saint-Lazare, au cen-
tre de Paris, a dû fermer, monte-charge
bloqué par les mastodontes.
Même à l’air libre, cela coince,
côté stationnement. Pour Frédéric Héran,
économiste des transports, urbaniste et
maître de conférences à l’université de
Lille, « les SUV envahissent l’espace pu-
blic, parce que les garages privés des an-
nées 1960-1970 sont devenus trop petits,
ils sont transformés pour d’autres fonc-
tions ». Faute d’entrer dans les box indi-
viduels, ils se retrouvent à cheval sur les
trottoirs, semant la zizanie dans les
quartiers pavillonnaires. Aux amendes
municipales pour stationnement gê-
nant répondent les pétitions de déten-
teurs de SUV, auxquelles font inévitable-
ment suite les récriminations d’usagers
des trottoirs squattés.
La cohabitation avec les mobili-
tés douces se durcit dans les rues. Frédé-
ric Héran se souvient qu’« autrefois pié-
tons et cyclistes voyaient au-dessus des
uatre roues, un pédalier, un moteur électri-
que, un volant assez haut, une carcasse en
plastique rafistolée avec du scotch… Voici
le « véloto », vélo-auto, qu’Hélène et Michel
Jacquemain, qui vivent à Castelnau-Pégayrols
(Aveyron, 340 habitants), empruntent pour faire
leurs courses à Millau, à 20 kilomètres de chez eux.
La « bestiole », comme ils l’appellent, est fabriquée
par un artisan de Carcassonne. « Nous voulions un
véhicule adapté à nos déplacements. Le vélo, même
électrique, est insuffisant sur les routes de l’Aveyron,
trop lent et pas assez puissant. La voiture, même
confortable, est bien trop lourde. Comme un mar-
teau-piqueur là où une pince à épiler suffirait »,
explique Hélène Jacquemain en riant.
A l’autre bout de la France, à Soissons
(Aisne), Arnaud Sivert se déplace avec l’un ou
l’autre de ses deux véhicules : « Un vélo couché,
qui a fait 60 000 kilomètres, et un vélomobile »,
sorte de bicyclette électrique recouverte d’une
coque en plastique oblongue, 30 000 kilomètres
au compteur. « Entre un vélo classique et un cou-
ché, l’énergie consommée est divisée par deux ! »,
lance ce Géo Trouvetou, qui a lui-même bricolé
ses objets roulants. Pour se rendre à Laon, la pré-
fecture du département, il a besoin d’une heure
et quart, et il met « trois heures en traînant un
peu » pour rejoindre la capitale.
A Paris, Patrick Tonnelier, ancien com-
merçant en station de sports d’hiver, a conçu il y
a huit ans l’EV4, un quadricycle à moteur, sans
pédales, qui s’incline dans les virages. Une sorte
de mini-voiture électrique, longue d’un mètre
cinquante, qui lui permet « d’aller partout ».
Tous ces adeptes de la mobilité douce
­assurent bénéficier d’une certaine bienveillance
de la part des automobilistes qu’ils croisent ou
qui les doublent. « Les gens nous filment, posent
des questions », témoigne Hélène Jacquemain.
Ça foisonne. Dans les villes et sur les rou-
tes de campagne, on aperçoit désormais des vé-
los adaptés, tricycles carénés, grosses trottinet-
tes, quadricycles à pédales, etc. Les inventeurs,
monomaniaques de leur objet fétiche, rarement
homologué pour être produit à grande échelle,
n’ont pas peur de passer pour des doux dingues.
Tous ces objets roulants non identifiables
entrent dans une même catégorie, celle des « vé-
hicules intermédiaires », affirment l’ingénieur
Aurélien Bigo et l’économiste Frédéric Héran,
qui ont contribué à un numéro de la revue Trans-
ports urbains consacré à ce sujet, en septem-
bre 2022. « Le poids des véhicules, positionnés en-
tre le vélo et la voiture, ne dépasse pas 600 kilos »,
explique Aurélien Bigo. Ces objets, qui compren-
nent également les vélos-cargos et les voiturettes
sans permis, sont appelés, selon eux, à rempla-
cer la voiture classique pour les trajets du quoti-
dien. Les modèles que les constructeurs pro­-
duisent aujourd’hui « ne sont plus adaptés aux
besoins réels des usagers, car ils sont trop gros,
trop chers, trop rapides, trop consommateurs de
ressources », constate l’ingénieur. Les SUV, initia-
lement conçus pour les chemins de terre et les
traversées du désert, encombrent les rues des vil-
les, au point que plusieurs municipalités songent
à en réguler l’usage.
A l’inverse, l’intérêt pour les véhicules so-
bres, en poids comme en consommation, va
grandissant. Et bien au-delà de cercles d’inven-
teurs isolés qui redécouvrent la roue, chacun
dans son coin. L’Agence de la transition écologi-
que (Ademe) a sélectionné quarante-trois projets
dans le cadre d’une démarche au nom d’événe-
ment sportif, l’Extrême Défi, lancée en 2022.
Créateurs, designers, élus, militants ou simples
curieux, tous sont invités à concevoir, tester et
vulgariser des prototypes.
Dans l’Aveyron, Hélène et Michel Jacque-
main ont créé une association, appelée In’VD,
pour « Innovation véhicules doux ». A partir de ce
printemps, une quinzaine de prototypes, dont
leur « véloto », seront proposés à des « testeurs »,
qui en feront usage dans le parc naturel régional
des Grands Causses pendant un mois. « Cent cin-
quante des trois cents membres de l’association
sont déjà volontaires ! », s’enthousiasme Hélène
Jacquemain. L’opération, appelée « Vitamine 12 »,
référence au numéro de ce département rural et
montagneux, fera l’objet d’une évaluation scien-
tifique, dans le but d’observer les usages réels de
ces véhicules dans cet environnement.
A Paris, le 8 février, une centaine de person-
nes participaient au lancement d’un rapport sur
« la mobilité sobre » publié par le Forum vies mobi-
les, soutenu par la SNCF et le « laboratoire d’idées »
la Fabrique écologique. Signe que l’industrie n’est
plus indifférente à l’enjeu, on repérait la présence
d’un observateur mandaté par plusieurs sous-
traitants automobiles, à l’affût des nouveautés.
Mais ces véhicules intermédiaires, ou
« véhicules légers », comme préfère les appeler
Géraud Guibert, président de la Fabrique écologi-
que, vont-ils remplacer progressivement les SUV,
ou au contraire encombrer davantage les rues ?
Rien n’est acquis. Ainsi, le scooter utilitaire à
deux, trois, puis quatre roues, bruyant, acciden-
togène et toujours plus volumineux, a fini par
s’ajouter, depuis une vingtaine d’années, au tra-
fic motorisé des grandes villes. Tandis que la voi-
turette Ami de Citroën, qui se conduit sans per-
mis dès 14 ans, connaît un grand succès auprès
des collégiens et des lycéens dont les parents
peuvent débourser 7 000 euros, « bonus écologi-
que déduit », affiche le constructeur. Une Ami à
14 ans, un SUV à 18 ans ? « Tant que l’offre des véhi-
cules intermédiaires se construit, on ne peut pas
savoir quelle sera la demande et de quelle manière
les gens les utiliseront », temporise Aurélien Bigo.
Olivier Razemon

N
ée à Istanbul
en 1999, Arev est
d’origine kurde
et arménienne.
En 2005, sa mère
quitte la Turquie
pour l’Ile-de-France, dans l’es­­poir
de trouver une vie meilleure. Elles
s’installent d’abord chez la tante
d’Arev, qui s’occupe de remplir
tous les papiers administratifs.
« A la fin du CP, je savais parler
français », se souvient la brunette.
Au bout d’un moment, la jeune
élève sent que demander l’aide de
sa tante et de ses cousins com-
mence à devenir gênant. En CE2,
l’aînée de la fratrie – ses deux
sœurs naîtront en France – se met
alors à exercer un contrat à durée
indéterminée : celui d’interprète
et de modératrice entre ses pa-
rents et l’environnement social
(institutions, médecins, etc.). A
l’époque, l’élève studieuse doit
parfois sécher des cours pour
aider sa famille. Aujourd’hui, la
jeune femme de 23 ans continue,
au quotidien, de poser des jours
pour accompagner ses parents
aux rendez-vous médicaux. Et,
chaque année, elle renseigne
leurs impôts avec soin, avant
même qu’on la sollicite.
Sophie, elle, est née en
France. Ses parents ont quitté l’Al-
gérie après la guerre ; ils se sont
rencontrés à Paris et ont eu trois
enfants. « Mes parents ne sont pas
allés à l’école, mais ils parlent fran-
çais. Par contre, ma mère est anal-
phabète, elle ne lit ni l’arabe ni le
français. C’est quelque chose dont
elle souffre beaucoup. Parfois, elle
en pleure même », témoigne la ca-
dette de la fratrie, âgée de 27 ans.
Sa grande sœur, Sabrina, a
d’abord pris en charge toutes les
tâches administratives et médi-
cales. Mais, à mesure que Sophie
grandissait, sa mère attendait
d’elle qu’elle reprenne le flam-
beau et soit à la hauteur. « A 8 ans,
ma mère me disait que, vu que ma
sœur savait remplir des chèques à
6 ans, il fallait que je puisse le faire
aussi. On me faisait bien compren-
dre qu’elle, elle ne se trompait
pas », se remémore-t-elle.
Aidants
Secrétaires
particuliers
A eux de renseigner les impôts
ou de traduire les propos du médecin.
Les enfants dont les parents ne parlent pas
français sont très tôt responsabilisés
Anne Chirol
ment fait la grande sœur de So-
phie. Désormais, l’une gère les
dossiers Pôle emploi quand
l’autre s’occupe de ceux de la CAF.
Pour ces enfants, le risque
de se tromper dans la traduction,
ou de relayer une information
difficile à dire, peut être source de
stress, alertent les psychologues.
La mère célibataire de Diego a
émigré du Mexique vers la France
lorsqu’il avait 3 ans, pour lui offrir
une meilleure éducation. En
grandissant, le soir, le petit bilin-
gue s’isole dans la salle de bains
du studio pour travailler ses
cours, debout, les cahiers étalés
sur la machine à laver. Rapide-
A travers leurs travaux, ment, il devient indispensable au
les psychologues Muriel Bossu- foyer : il remplit des papiers de
roy et Perrine Jouve observent bout en bout, jusqu’aux comple-
que ce sont souvent les aînés qui xes dossiers médicaux.
occupent le rôle de traducteur – Lors d’un passage à la Pré-
ce qui constitue pour eux une fecture de Paris avec sa mère,
source de fierté. En levant la bar- alors qu’il n’a que 8 ans, Diego se
rière de la langue, les enfants sont trouve confronté à une situation
responsabilisés dès leur plus angoissante. « C’était sa première
jeune âge. « Un jour, on a eu un demande de titre de séjour. J’ai dû
problème de voiture et on n’avait lui expliquer que ça n’allait pas,
pas la carte grise avec nous. Spon- parce qu’un papier était sorti un
tanément, j’ai sorti les dix-sept peu flou à l’impression. C’est diffi-
­caractères d’identification du vé- cile d’annoncer une mauvaise
hicule de mémoire. La personne à nouvelle à quelqu’un qui est dans
l’autre bout du fil était choquée. l’attente. J’étais loin d’être le seul,
Que ce soient des numéros, des on était beaucoup d’enfants à oc-
identifiants de connexion… je cuper ce rôle. Encore aujourd’hui,
­connais tout par cœur ! », dit Arev, la préfecture, ce ne sont que des
qu’on appelle encore « secrétaire mauvais souvenirs, estime le
de la maison » à 23 ans. Au bout jeune homme de 25 ans, ému à
de quelques années de pratique, l’évocation de ces moments de
les grands ont tendance à délé- doute et de peur. Ce n’était pas un
guer aux plus petits, car cette endroit pour un enfant mais je de-
charge de suppléant est vais être là et me confronter à des
lourde. C’est ce qu’a progressive- problèmes d’adultes. »
Ce rôle qui incombe à
Diego au quotidien finit par
­devenir source de tensions dans
sa famille. Tous les jours, sa tante
mexicaine lui demande de tra-
duire un message de l’espagnol
au français – quasiment toujours
le même, dans lequel elle con-
firme ses heures de ménage –
pour qu’elle l’envoie ensuite à
ses multiples patrons. Il a bien
essayé de lui montrer comment
utiliser Google Traduction, mais
il a compris qu’elle n’appren-
drait jamais, notamment parce
qu’elle n’a pas pu aller au collège.
En revanche, il en veut parfois à
sa mère, plus jeune, qui, elle, a
fait des études.
Quand il lui explique
qu’elle compte trop sur lui, elle
s’emporte. Car là-bas, au Mexi-
que, elle vivait mieux : elle avait
une maison, un bon travail, une
vie stable. Elle a tout abandonné
pour lui offrir le meilleur avenir
possible et ne manque pas de le
lui rappeler. « Plus jeune, elle me
culpabilisait énormément en
m’expliquant ce qui pourrait nous
arriver si je ne faisais pas l’effort
de remplir tel ou tel dossier : on
pouvait se faire expulser. Mais la
culpabilité qu’elle me faisait res-
sentir venait d’une mère céliba-
taire ne parlant pas la langue,
dans un pays loin de chez elle.
Pour moi, c’était l’appel à l’aide
d’une personne que j’étais le seul à
pouvoir aider. » Enfant, il subit la
situation, et commence à la por-
ter comme un fardeau dès l’ado-
lescence. Jusqu’à ce qu’il prenne
conscience que, pour sa mère et
0123
Di man che 26 ­ - Lu ndi 27 ­ f évr i er 2023 5
Charles Monnier
sa tante, demander de l’aide pour
des choses qui seraient éviden-
tes dans leur langue maternelle,
l’espagnol, constituait une humi-
liation. « Leur charge mentale est
qu’on ne puisse plus aller sur place
directement », observe Sophie.
Pour elle, c’est un vrai « mur tech-
nologique » que sa sœur Sabrina
et elle doivent l’aider à franchir,
devenue la mienne. Parfois, j’ai
l’impression d’avoir des enfants »,
souffle Diego.
Les psychologues Muriel
Bossuroy et Perrine Jouve ont tra-
en plus de la barrière de la langue.
Tout parent réfugié ou
immigré transfère ses désirs d’in-
tégration et de réussite sociale
sur son enfant, selon l’histo-
vaillé sur la « parentification »,
soit la responsabilité émotion-
nelle due au fait de jouer le rôle
rienne et théoricienne de l’art
Soko Phay, dont la famille cam-
bodgienne a fui l’arrivée des
d’interprète pour ses parents. Au
fil des recherches, elles remar-
­Khmers rouges, en 1975. « Quand
j’étais enfant, peu de temps après
quent un « risque d’inversion des
générations au sein des familles,
notre arrivée en France, mon père
nous disait : “Si je dois faire la
de remise en question de l’autorité
parentale, de surcharge de respon-
vaisselle jusqu’à l’âge de 70 ans
pour que vous puissiez faire vos
sabilité pour les enfants et de con- études, je le ferai.” Après avoir dé-
frontation à des situations d’adul- croché le plus grand diplôme
tes déstabilisantes à cette période qu’on puisse obtenir, l’habilita-
de la vie ». Si l’enfant n’est ni re- tion à diriger des recherches, j’ai
dit : “Ça y est papa, j’ai fini mes
études. Je t’ai fait gagner cinq
ans” », raconte l’enseignante-
« à 8 ans, chercheuse. Avec le recul, elle es-
time qu’elle a réussi à « réparer
ma mère me [ses] parents », qui auraient voulu
disait que, vu étudier mais ne l’ont pas pu.
Mais ne lui parlez pas
que ma sœur pour autant de « mission », voca-
savait remplir ble probablement trop ancré
des chèques à dans le court terme. Tous les jeu-
nes interrogés évoquent plutôt
6 ans, il fallait un rôle, une posture, une place,
que je puisse un devoir permanent. « Certains
enfants ont conscience que leurs
le faire aussi » parents ont beaucoup sacrifié
Sophie, 27 ans, pour ouvrir, par la migration, plus
née en France de de possibilités aux générations
parents algériens suivantes. Ainsi, toute leur vie, ils
peuvent se sentir contraints par
cette dette », décrypte la psycho-
logue Muriel Bossuroy.
Le défi est de taille pour
connu ni remercié, et que la si- Diego, puisque sa famille reste
tuation est perçue comme « nor- dans une situation précaire.
male », elle peut alors susciter des « C’est malsain mais cela fait
réactions de rejet et d’agressivité vingt-deux ans que ma mère me
de la part du futur adulte. dit que je suis l’objet de sa réus-
A la méconnaissance de la site, ce qui m’a mené à faire des
langue s’ajoutent parfois d’autres choix que je n’aurais pas faits
difficultés comme l’analphabé- seul, comme le fait d’aller en li-
tisme, l’illettrisme, la complexité cence d’économie », avoue-t-il.
institutionnelle. Ou encore l’il- Dès son plus jeune âge, il a su ce
lectronisme, soit l’impossibilité qui l’attendait. Enfant unique, ce
d’accéder aux démarches en li- Mexicain a toujours eu en tête
gne. De nos jours, de plus en plus qu’il devrait gagner beaucoup
de requêtes auprès des services d’argent. Selon lui, les retraites
publics s’effectuent sur Internet, de femmes de ménage de sa
ce qui peut accentuer la dépen- mère et de sa tante ne suffiront
dance des parents à l’égard de pas, même en rentrant vivre au
leur enfant. Né en 1947, le père de pays. Il sait depuis toujours qu’il
Sophie vient d’avoir un smart- lui reviendra de subvenir à leurs
phone, dont il se sert seulement besoins, et que l’échec n’est pas
pour téléphoner. « Il regrette envisageable.
6 0123
D imanc he 26­­ - Lu n d i 27 ­ f é v r i e r 2023

Ci-dessous : selfie d’Emily (Lily Collins) depuis Trois endroits

son appartement, dans la saison 1 de la série. qu’Emily a oublié
Ci-contre : le quartier de Montmartre.
de visiter
STÉPHANIE BRANCHU/NETFLIX. JULIAN ELLIoTT/GETTY IMAGES

> Le Musée Carnavalet

Elle qui adore Paris, elle
aurait dû aller y faire un
tour ! Consacré à l’histoire
de la capitale, cet ensem-
ble d’hôtels particuliers du
Marais a rouvert en 2021
après quatre ans et demi
de travaux. Au rez-de-
chaussée, la collection
d’enseignes rappelle
la vocation commerciale
de la ville, bien avant les
marques haut de gamme
appréciées d’Emily :
Au griffon (marchand de
meubles), A la couronne
d’or (aubergiste), Au gant
d’or, etc. Le jardin serait un
décor idéal pour la série.
Voyage

23, rue de Sévigné, Paris 3e.

Du mardi au dimanche,
de 10 heures à 18 heures.
Entrée gratuite pour les
collections permanentes.
Carnavalet.paris.fr

Vous aimez En t r ai n Paris s’atteint facilement en train,

de n’importe quelle ville de France. A partir de
10 euros l’aller pour un adulte, 5 euros par enfant.
Ouigo.com ; Sncf-connect.com
> Le Musée national
du Moyen Age
Pas loin du domicile
d’Emily, cette institution a

« Emily in Paris »,
rouvert en 2022, après…
Hôtel Scar lett A Belleville, dans onze ans de travaux. Après
un quartier encore peu arpenté par Emily le bisou donné à Gabriel
(heureusement ?), cet hôtel est bon marché. sous la grande horloge du
1, rue Jouye-Rouve, Paris 20e. Chambres à partir Musée d’Orsay, l’Améri-

vous aimerez Paris

de 115 €, avec petit déjeuner. Hotelscarlett.com caine pourrait y emmener
son nouveau chéri, Alfie.
Le Bar ati n Juste à côté de l’Hôtel Scarlett, Elle adorerait l’hyper-stylée
il y a ce très bon restaurant, que certains Améri- dame à la licorne, sur sa
cains connaissent (mais pas encore Emily, ouf). grande tapisserie en six vo-
Julien Thèves lets. Quant au frigidarium,
3, rue Jouye-Rouve, Paris 20e. Menu du midi à 23 €,
à la carte le soir (plats à partir de 22 €). il est un témoignage uni-
que de thermes gallo-ro-
mains, avant même l’avè-

L
a nuit tombe, place de
l’Estrapade, dans le
5e arrondissement de
la capitale. Deux jeu-
nes Espagnoles photo-
graphient une devan-
ture banale. C’est Terra Nera, le
restaurant d’Emily in Paris (Les
Deux Compères dans la série).
­Elles sont fans et sont venues ex-
près. A côté, devant la Boulange-
rie moderne, deux couples de
­Japonais sont attablés, malgré le
froid, avec un latte. Depuis fin
2020, l’Américaine overdressed a
posé ses valises à Paris, au 1, place
de l’Estrapade, dans un petit ap-
partement avec vue sur les pau-
lownias. Au fil de trois saisons,
des spectateurs du monde entier
ont suivi ses aventures sur Net-
flix (58 millions, rien que pour la
saison 1). A la fois ingénue et
­horripilante, déambulant sur des
talons de 12 centimètres sur le
pavé parisien, elle travaille pour
l’agence marketing Savoir dirigée
par Sylvie Grateau (Philippine
­Leroy-Beaulieu), la cinquantaine
conquérante et sublime, pari-
sienne jusqu’au bout des ongles.
Attention, choc culturel !
La fille débarquée de Chicago a un
peu de mal, au début, avec les usa-
ges de la capitale. Concierge aca-
La capitale est
un rêve. Et pas
seulement dans
le centre ! Au
fur et à mesure
des épisodes,
Emily s’aventure
à l’est
riâtre, boulangère mal aimable,
collègues hostiles, étrons canins
en plein milieu du trottoir… C’est
compliqué. Mais Emily adore Pa-
ris et instagramme la ville à tout
bout de champ. Il faut dire que la
capitale a revêtu ses plus beaux
atours, plus belle que dans la réa-
lité (ciel bleu vif, habitants élé-
gants, terrasses charmantes, mo-
numents somptueux).
Mais, au fond, et si Paris
ressemblait vraiment à ça ? Rive
gauche, dans le quartier d’Emily,
se promener est un enchante-
ment. Rue Tournefort, à deux
pas de l’adresse de l’Américaine,
on est à mille lieues de l’agita-
tion. En tournant rue Amyot, au
n° 7, une maison particulière est
cachée derrière de grands arbres.
Le dôme à colonnes du Pan-
théon impressionne depuis la
rue d’Ulm, siège de l’Ecole nor-
male supérieure (Emily, elle, ap-
prend péniblement le français
dans un cours collectif). De
l’autre côté du boulevard Saint-
Michel, c’est le jardin du Luxem-
bourg, avec la romantique fon-
taine Médicis et le palais du Sé-
nat, tel un château de plaisance,
autrefois résidence de Marie de
Médicis (encore une étrangère à
Paris, italienne par son père,
autrichienne par sa mère).
Traversons la Seine. De-
vant le 6, place de Valois, aux
abords du Palais-Royal, une fa-
mille de touristes venue de Bue-
nos Aires prend la pose. Ici tra-
vaillent Emily et Sylvie. « Bien sûr,
la météo n’est pas au rendez-vous
et les gens ne sont pas aussi sty-
lés », témoigne la mère. A ses cô-
tés, une adolescente dégaine un
iPhone avec sa coque appareil
photo vintage, la même qu’Emily.
Elle découvre Paris pour la pre-
mière fois. Une jolie placette, une
porte banale. On reprend la pose.
Tout près, il y a les colonnes de
­Buren et le jardin du Palais-Royal,
aimé de Colette et de Jean Cocteau,
Le Café de la mai ri e A Saint-Germain-
des-Prés, dans le Paris historique qu’Emily affec- nement du Moyen Age,
tionne, la terrasse plein sud du Café de la Mairie quand Paris était Lutèce.
28, rue du Sommerard,
est prisée. A ne pas confondre avec le Café de la
Nouvelle Mairie, place de l’Estrapade, où Emily et Paris 5e. Du mardi au
ses copines se posent souvent pour un café, sur une dimanche, de 9 h 30 à
mince bande de trottoir (ni avec un autre Café de la 18 h 15. De 10 € à 12 €.
Musee-moyenage.fr
Mairie, rue de Bretagne, de l’autre côté de la Seine).
8, place Saint-Sulpice, Paris 6e.
Expresso à 3,20 €, verre de vin à partir de 6,20 €, > Bourse de commerce-
Collection Pinault
croque-monsieur à 12 €, salades à partir de 18 €.
Aux Halles, la Bourse de
commerce est longtemps
restée fermée aux visiteurs.
encore accessible malgré la nuit ché d’Aligre (Paris 12e) date Depuis 2021, le milliardaire
qui avance. Sous les arcades, d’avant la Révolution française. François Pinault, proprié-
Emily aurait certainement été Tous les jours sauf le lundi, il met taire de Gucci (Emily arbore
­séduite par la boutique obscure l’eau à la bouche. Gabriel, le cuisi- un sac de la marque), en
des parfums Serge Lutens et par nier amoureux d’Emily, y fait les est locataire pour cin-
le showroom Pierre Hardy (ses courses avec elle. Quand il est un quante ans. Il y expose une
sacs à main et ses sneakers font peu déprimé, il traîne au canal partie de sa collection d’art
d’ailleurs une apparition dans la Saint-Martin, où Emily le rejoint. contemporain. Restauré et
série, véritable défilé de mode). C’est toujours joli, dans la soli- transformé par l’architecte
Paris est un rêve. Et pas tude de l’hiver comme au prin- japonais Tadao Ando,
seulement dans le centre ! Au fur temps, quand les bars débordent le site vaut aussi pour sa
et à mesure des épisodes, Emily sur le trottoir et sur les quais. spectaculaire coupole
s’aventure à l’est. Elle se promène Mais peut-être que l’un des plus vitrée, autour de laquelle
au cimetière du Père-Lachaise, beaux endroits de Paris se s’enroule la fresque allégo-
qui est aussi un très beau parc, trouve finalement rive gauche ? rique du commerce mon-
avec vues lointaines et monu- Place de l’Odéon, avec le théâtre dial réalisée au XIXe siècle
ments funéraires improbables du même nom et les immeubles par quatre peintres.
(gisant de Victor Noir au sexe en demi-cercle, c’est comme une 2, rue de Viarmes, Paris 1er.
frotté pour favoriser la fertilité, scène. Sylvie la Frenchie ne s’y Du mercredi au lundi,
dolmen spirite d’Allan Kardec, trompe pas. Elle y emmène son de 11 heures à 19 heures.
etc.). Envie de bonne chère ? A la amoureux à elle. En espérant ne De 10 € à 14 €.
fois couvert et découvert, le mar- pas croiser Emily… Pinaultcollection.com

p a r ic i la s or tie

Quatre ateliers créatifs pour enfants dans les musées de Paris et alentour
Gladys Marivat

> Céramique, photographie et peinture
au Plateau (Paris 19e)
La sympathique équipe de médiation du
Plateau (une salle d’exposition du fonds régional
d’art contemporain d’Ile-de-France) accueille les
enfants le samedi après-midi à 14 h 30 pour une
visite-atelier destinée aux 6-12 ans. C’est gratuit et
sans réservation (dans la limite des places
­disponibles) : on vous conseille de vous présenter
cinq, voire quinze minutes avant le début – succès
de l’atelier oblige.
Au programme de ces prochains jours :
« Mondes invisibles » le 4 mars, pour créer son
propre film burlesque ; « Au fil des rêves » le
11 mars, une invitation à donner forme à ses rêves
en utilisant la vidéo, la céramique et le dessin.
Pendant les deux heures de l’atelier, les
parents ont le temps de visiter l’exposition (gra-
tuite) et de faire un tour au parc des Buttes-
Chaumont, juste à côté.
Le Plateau, 22, rue des Alouettes, Paris 19e.
Notez le vernissage de l’exposition des enfants
le 22 avril, avec une présentation
de leurs créations suivie d’un goûter.
Fraciledefrance.com
> Créer avec tous les matériaux
au Musée des arts décoratifs (Paris 1er)
Au centre de Paris, le Musée des arts déco-
ratifs propose aux enfants à partir de 4 ans une
large palette d’activités à faire en famille ou sans
les parents, les mercredis ou pendant les vacan-
ces scolaires. D’une durée de deux heures, les
ateliers commencent par une visite du musée
conçue pour favoriser l’inspiration, avant une
mise en pratique personnelle.
Les enfants sont répartis par tranche
d’âge (4-6 ans, 7-10 ans, 11-14 ans). Création d’un
bestiaire fantastique inspiré des collections du
Moyen Age et de la Renaissance, fabrication d’un
petit mobilier flashy aux formes géométriques à
la mode des années 1980, portrait-tableau,
­couronnes, blasons, décoration d’une assiette
avec un dragon médiéval ou à la manière des
porcelaines chinoises : l’imagination ne connaîtra
aucune frontière.
Musée des arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris 1er.
Durée : deux heures. Quinze personnes maximum
par groupe, 12 euros par participant.
Madparis.fr
> Modelage au Musée de la céramique
de Sèvres (Hauts-de-Seine)
Si les ateliers de modelage en famille
­proposés chaque premier samedi du mois par le
Musée de la céramique affichent vite complet, il
est encore possible de participer aux « samedis
après-midi en famille ». Le prochain sera le
11 mars, de 14 heures à 17 heures, et tournera
autour de l’exposition « Formes vivantes » : des
énigmes, des contes, un atelier de modelage et
de la danse. C’est gratuit et sans réservation.
Musée de la céramique,
2, place de la Manufacture, Sèvres.
Sevresciteceramique.com
> Réaliser un herbier imaginaire ou
un portrait sans cliché à la Maison européenne
de la photographie (Paris 4)
Pendant les vacances scolaires, la Maison
européenne de la photographie (MEP) program­-
me des stages pour les enfants et les adoles-
cents. Il ne restait qu’une place pour « Auto­-
portraits métamorphosés », du 1er au 3 mars, avec
l’artiste plasticienne Soraya Hocine quand nous
avons écrit ces lignes. En revanche, les ateliers
en famille « Toutes et tous égaux » (le 11 mars à
14 h 30), où l’on réalise des portraits loin des
clichés de genre avec la photographe Marie-
Hélène Le Ny, et « Herbier fantastique », pour as-
sembler un herbier imaginaire en utilisant la tech-
nique du cyanotype avec la photographe et
plasticienne Brenda Hoffman (le 13 mai à 14 h 30),
n’attendent que vous.
Maison européenne de la photographie,
5-7, rue de Fourcy, Paris 4e. Ateliers en famille
à partir de 6 ans. Durée : trois heures.
Douze participants maximum.
Tarifs : de 40 € (pour un adulte et un enfant) à 80 €
(pour deux adultes et trois enfants).
Mep-fr.org
 0123
Di manche 26 ­ - Lu n di 27 ­ fév ri er 2023 7

Goût
La cuisse de grenouille
ne bat pas de l’aile
Le batracien se raréfie sous nos latitudes. Mais l’appétit pour sa
chair délicate perdure, et des chefs de renom le remettent à la carte
Léo Bourdin

CLÉMENT SAVEL POUR « LE MONDE »

pla t féti ch e

L’agrume givré
de Pascal Barbot
Elvire von Bardeleben

Pascal Barbot a ob- avec les agrumes disponi-

tenu trois étoiles en 2007 à
Paris avec son restaurant
L’Astrance, qu’il a fermé
en 2020 pour le délocali-
ser dans un endroit plus
grand, plus ambitieux.
Après trois années de tra-
vaux et de procédures, il
vient d’ouvrir la version 2,
près du Trocadéro.
« L’agrume givré est
un dessert récent, imaginé
pour le nouveau restaurant,
mais qui représente vrai-
ment ma cuisine. Les fruits
font partie de mes fonda-
mentaux, au même titre
que l’ail, le gingembre, le pi-
ment. Sans eux, je suis mort,
je ne sais plus rien faire !
STUDIO PARIS SE QUEMA POUR « LE MONDE » Quand j’ai ouvert
L’Astrance en 2000, pour
définir mon identité, il m’a
bles : pamplemousse, po-
mélo, citron, key lime, man-
darine, yuzu… On prélève
des suprêmes pour les écla-
ter à la fourchette et on
congèle cette pulpe. Je pré-
pare aussi un sorbet au
yaourt. On farcit tout ça
dans la peau d’un agrume.
Je prépare en parallèle un
gâteau nantais, entre le fi-
nancier et la madeleine,
qu’on imbibe au sirop de
bergamote. Au moment du
service, il est volontaire-
ment mis sur le côté, car le
gâteau n’est pas central,
c’est un condiment. Et on
complète le dessert avec
une troisième assiette : une
tranche d’agrume cru.
Je ne fais pas une
cuisine de concours hyper-

A
u commencement étaient les grenouilles, six ingurgiter. En gastronomie, c’est une tout autre réalité. Dans un fallu trouver les produc- maîtrisée, j’aime le naturel,
au total, lovées au creux d’un petit poêlon en vieil épisode de « La Cuisine des mousquetaires » mis en ligne teurs avec qui collaborer. le côté “non parfait”. Un
fonte, les troncs saillants, les cuisses charnues, sur le compte YouTube de l’INA et intitulé « Les cuisses de gre- Pendant trois ans, j’ai fait coup, on met 35 grammes
préalablement dorées à l’huile d’olive, arran- nouilles à la gasconne de Maïté », la plus cathodique des cheffes un énorme travail de re- de sorbet, un coup 42, par-
gées en « Y », barbotant pour la dernière fois landaises explique combien ce mets, rare et cher, peut s’avérer cherche dans toute la fois on mélange 8 agru-
dans une mare de beurre moussant, lui-même difficile à préparer. « Pour commencer, hélas, il faudra réussir à France, et je suis tombé sur mes, parfois 7… on ajuste
délicatement parfumé à l’ail. Le plat est arrivé encore brûlant et, les immobiliser et à les peler », précise-t-elle en parlant de ces les Bachès, ce couple dans en fonction du goût des
quand la serveuse l’a déposé sur la table, tout le monde a en- animaux qu’elle achète vivants et qui étaient déjà, à la fin des les Pyrénées-Orientales qui fruits. La technique permet
tendu ce léger grésillement, comme une crépitation sourde et années 1990, difficiles à trouver. produisait des centaines d’avancer, mais la sponta-
diffuse, résultat de la caramélisation des chairs. Alors que le Bestioles rurales par excellence, les grenouilles ont long- d’agrumes différents. Je néité me paraît beaucoup
bruit nous frôlait les oreilles, tout ce que j’entendais désormais, temps été chassées en vue d’être mangées. Dans le nord-est de la leur suis resté fidèle, et je plus importante.
c’était le chant des criquets et le coassement lointain des batra- France et jusqu’au début du XXe siècle, elles étaient cueillies à travaille aujourd’hui avec Je comprends qu’on
ciens, bande-son originale des bois et fourrés, des campagnes à l’aide de faux par les paysans à même les prés et « aucun homme Perrine et Etienne Schaller puisse être déçu par ma
l’heure des longues nuits d’été. ne résistait à cette sollicitation du destin », apprend-on dans l’ex- qui ont repris l’exploitation. cuisine parce qu’elle est
Nous sommes attablés chez Allard à hauteur de nappe cellent Bêtes à manger, de Colette Méchin (Presses universitai- La cuisine est tra­- simple. La simplicité peut
blanche, au milieu des tapisseries fleuries et d’une enfilade de res de Nancy, 1992). Longtemps présentes en nombre dans la versée par des modes – la être casse-gueule : un petit
boiseries vernies à la patine usée par le temps. Dans ce bistrot pa- Dombes – terre d’étangs située entre la Bresse et le Bugey, dans cuisine moléculaire espa- rien, pas assez d’amertume,
risien typique, fondé en 1932 et repris par Alain Ducasse en 2013, laquelle de nombreux chefs lyonnais, Paul Bocuse en tête, gnole, le mouvement loca- trop de sel, et le plat bas-
les cuisses de grenouilles, fleuron de la gastronomie française, ­venaient jadis s’approvisionner –, les grenouilles se font vore nordique… – et en ce cule du mauvais côté. On
n’ont jamais vraiment quitté la carte. Elles tiennent ici une aujourd’hui de plus en plus rares. Et pour cause, victimes de la moment, c’est la folie des est sur un fil. Mais je fais les
place de choix aux côtés des escargots de Bourgogne, des bœufs pollution, de la mortalité sur les routes et du braconnage, les ba- agrumes. Mais, dans trois choses comme je les res-
bourguignons, des pavés de saumon rôtis et toutes ces vieilles traciens bons à consommer sont, depuis 2007, des espèces pro- ans, la plupart des chefs se- sens, j’aime déstabiliser et
connaissances culinaires dont la maison s’est fait spécialités. tégées en France, comme l’expliquait dans un article du Monde ront passés à autre chose. j’ai envie d’épurer encore
Mais pour moi, ce jour-là, les cuisses de grenouilles sem- Margherita Nasi, en marge d’un reportage à Pierrelatte (Drôme) Moi, je ne zappe pas : ce plus. Il y a une part d’égo-
blaient appartenir à une autre catégorie : celle des expériences chez Patrice François, unique raniculteur français – et, acces- plat, c’est aussi ça qu’il ra- ïsme dans mon travail : je
gastronomiques qui convoquent l’imaginaire et suscitent tout soirement, fournisseur des tables les plus prestigieuses de conte, mon engagement ne suis pas là pour séduire. »
un tas de réactions en chaîne. Au centre de l’assiette, les pattes l’Hexagone. En parallèle, et cela ne surprendra personne, les auprès des producteurs. L’Astrance, 32, rue de
des amphibiens m’apparaissaient comme des jambes de pan- Français restent les plus gros mangeurs de grenouilles – jus- Dans mon nouveau Longchamp, Paris 16e.
tins désarticulées. « Après tout, ce n’est qu’une grenouille », me qu’à 4 000 tonnes par année, selon l’Agence nationale de sécu- restaurant, j’ai enfin la Dessert aux agrumes à 45 €,
disais-je, comme pour m’encourager, en portant la première rité sanitaire de l’alimentation. Alors, pour contenter tout le place pour un espace con- menu à partir de 125 €.
victime à hauteur de lèvres. Une fois en bouche, la texture de la monde, les restaurateurs comme les acteurs de la grande distri- sacré à la pâtisserie. Main- Astranceparis.fr
chair, à la fois tendre et maigre, quelque part entre celle de la vo- bution se tournent vers d’autres marchés, en tête desquels la tenant que je peux faire
laille et du poisson d’eau douce, brouillait carrément les pistes. Turquie, les pays d’Europe de l’Est ou encore l’Indonésie. des sorbets, j’ai eu envie de
A mesure que je décortiquais la viande du bout des dents, les os Car en haute cuisine française plus qu’ailleurs, la gre- retravailler l’orange givrée
de grenouilles, qui font plus ou moins la taille d’un cure-dents, nouille est un animal emblématique qui, par tradition ou de l’enfance, celle qu’on
venaient s’empiler en tas dans un coin de l’assiette. Plus l’édifice ­simple pouvoir de suggestion, ne cesse d’inspirer les chefs. A la mangeait les jours de fête,
grandissait, plus mes mains se faisaient géantes en proportion, ­Grenouillère, à La Madelaine-sous-Montreuil, et chez Anecdote, à sortie du congélateur et…
et plus j’avais l’impression de ressembler à un ogre. Etais-je au Montreuil-sur-Mer (deux localités du Pas-de-Calais), le chef plutôt dégueulasse ! Mais
restaurant ou dans un conte des frères Grimm ? Je demandais Alexandre Gauthier, deux étoiles Michelin, s’emploie à faire revi- pas question de faire un
que l’on débarrasse rapidement mon plat, au risque d’y voir vre les recettes de cuisses de grenouilles, signatures de son père, faux fruit ou un trompe-l’œil
­apparaître un jeune prince, tout hébété, dans un remake du Roland : en les déstructurant dans une soupe, en les accommo- ici. On ne fera jamais mieux
Roi Grenouille, aux accents très beurre persillé. dant de jus de viande ou en incitant ses convives à les saisir à plei- que la nature.
Dans l’univers fantastique de Harry Potter, tel qu’ima- nes mains. Au restaurant La Côte d’Or, à Saulieu, en Bourgogne, Ma version n’a rien
giné par J.K. Rowling, il arrive que les jeunes sorciers se fassent Blanche Loiseau avance sur les traces de son père, et travaille à une de sorcier. On veut apporter
la dent sur des « chocogrenouilles » : de véritables grenouilles version moderne des fameuses Jambonnettes de grenouilles de le maximum de fraîcheur.
en chocolat qui ont la fâcheuse manie de pouvoir reprendre Bernard Loiseau : un plat d’une finesse rare dans lequel des cuis- Donc on réalise des sorbets
soudainement vie, bondir et échapper à celui qui essaie de les ses de grenouilles, parées comme des manchons de canard,
s’ébrouent dans une crème aérienne agrémentée d’ail et de persil.
Plus au nord, à l’auberge A la bonne idée (Oise), le chef Sébastien
Tantot surprend les esprits avec le « diaphane » de grenouilles, La dégustati on
une tuile transparente de la taille d’une main qui restitue, façon
« Après tout, grande cuisine, le goût tradi des cuisses en persillade. Au centre du dessert, une vraie mandarine coupée en deux,
Dans un tout autre registre, chez Roger La Grenouille, remplie de sorbets, dont on a un peu de mal à identifier
ce n’est qu’une vieille institution du 6e arrondissement parisien, très fréquen- les goûts à cause du froid, mais la sensation de fraîcheur est là.
tée par les touristes américains, on goûte le batracien à toutes Le gâteau nantais est un habile contrepoint, sucré, gras,
grenouille », me les sauces. Sur la carte, une interprétation audacieuse attire no- moelleux, relevé par une pointe d’acidité. Sur une troisième
tre attention : le burger de grenouilles, sauce tartare et frites assiette, le fruit brut : un morceau de pamplemousse cru qui
disais-je, comme (27 euros). Preuve, s’il en fallait une, que la grenouille sait bondir se révèle, hélas, un peu fade. L’ensemble est bon et doté d’une
sur les bonnes occasions – vus de l’extérieur, les Français sont vraie personnalité : ce n’est pas tous les jours qu’un aspirant
pour m’encourager toujours les Froggies de quelqu’un. trois étoiles s’autorise autant de simplicité.
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Dim anc he 26­­ - Lu n d i 27 ­ f é v r i e r 2023
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. La championne de patinage artistique fait son retour sur la glace
avec Holiday on Ice. Trois ans après avoir fait entrer le monde du sport dans l’ère #metoo, la revoilà combative
« J’étais fanée, je refleuris »
Sarah Abitbol avec son
chien, dans la brasserie
Chez ma belle-mère,
Paris 12e, le 8 février.
TIPHAINE CARO POUR « LE MONDE »
T
résor n’a pas envie de rester dans son sac et Sarah
Abitbol n’a pas envie de contrarier son yorkshire.
Elle le réinstalle gentiment près d’elle sur la ban-
quette : « Assis, voilà, c’est très bien ! » Trois secondes
plus tard, le chiot de 4 mois part en expédition der-
rière un radiateur, en habitué. Il fréquente souvent
ce salon privé lambrissé de Chez ma belle-mère, un
café du 12e arrondissement de Paris où Sarah Abitbol, qui
habite à côté, donne tous ses rendez-vous.
« Je vais prendre un thé vert, c’est bon pour la
santé, non ? », interroge la championne de patinage ar-
tistique de 47 ans. Plus qu’un bourbon, répond-on. « Si je
buvais un whisky, les lecteurs se diraient : “Ah bah, ça va
mieux la petite Sarah !” », dit-elle en riant. C’est vrai
qu’elle a l’air d’aller bien, rayonnante de la tête aux pieds
avec son brushing parfait, son ombre à paupières som-
bre qui intensifie son regard, sa petite veste violette, son
jean strassé et ses bottines à talons. Est-ce bien vrai ?
« J’étais fanée, je refleuris. Je dirais que je suis à 70 % de
guérison maintenant. »
De 1993 à 2003, son nom a été associé aux victoi-
PLaylist res françaises en patinage artistique : avec son parte-
naire Stéphane Bernadis, elle a collectionné les mé-
> Dernier morceau dailles aux championnats du monde, d’Europe, de
écouté France, a remporté trois grands prix internationaux.
« Conquistador », Aujourd’hui, le nom de Sarah Abitbol est intimement lié
de Kendji Girac au #metoo du sport français. La sportive de haut niveau
a publié, en janvier 2020, Un si long silence (Plon), livre
> Dernier livre lu dans lequel elle raconte les agressions sexuelles dont
« Les Pervers narcissi- elle a été victime entre 15 et 17 ans de la part de son en-
ques », de Jean-Charles traîneur. L’ouvrage, qui a jeté un pavé dans la mare, a
Bouchoux (Pocket, 2014) donné lieu à un documentaire de quatre-vingt-dix mi-
nutes diffusé sur France 2 en 2022, année où elle a créé
> Dernier concert son association La Voix de Sarah, pour faire de la préven-
« Noé. La force de vivre », tion et venir en aide aux victimes. « Depuis que j’ai pris la
le spectacle sur l’arche parole, plus de 900 cas d’agression ont été avérés et 50 fé-
de Noé dérations ont été touchées. Maintenant, les athlètes par-
lent », affirme Sarah Abitbol.
> Dernière appli « Wouf ! » Trésor bondit sur ses jambes, elle le
consultée garde lové contre elle en lui caressant la tête, mais sans
Moovit pour gérer se déconcentrer. « Je me dis que j’avais une mission sur
ses déplacements terre : protéger les enfants et briser le silence. Peut-être
que tout ça m’est arrivé parce que j’étais capable de m’en
> Derniers réseaux sortir. » Sarah Abitbol, croyante, a gardé sa foi intacte et
sociaux avant trouve du réconfort dans les nombreuses lettres de vic-
de se coucher times qu’elle reçoit. Parmi elles, une octogénaire qui,
Facebook et Instagram après la lecture de son livre, a trouvé la force de raconter
son agression à ses proches. Ou cette mère dont la fille
est allée porter plainte contre son prof de natation. « Elle
m’a dit que je lui avais sauvé la vie. »
Sarah Abitbol s’investit corps et âme dans son as-
sociation, elle donne de son temps, se rend « sur le ter-
rain ». « Si une ancienne victime était venue au club parler
Un apéro avec…
Sarah Abitbol
Elvire von Bardeleben
de sa propre expérience, peut-être que j’aurais réussi à me
confier. C’est mon rôle maintenant d’essayer de détecter
s’il y a des problèmes, d’être présente », détaille-t-elle. Elle
imagine aussi des projets pour toucher le grand public,
comme cette exposition de 20 photos réalisées par Tom
Bartowicz, exposées à l’Insep, à Paris, jusqu’au mois de
juin. Sur l’une d’elles, Sarah Abitbol pose au milieu de ses
trophées avec la légende « Ma plus grande victoire, c’est
d’avoir parlé ». Vraiment ? « Gagner des médailles, c’est
magnifique, mais sauver des vies, c’est bien plus fort. »
Trésor s’échappe de ses bras et entreprend de
grimper sur la table pour mâchonner le sachet de thé
sous les yeux dubitatifs de sa maîtresse. Sarah Abitbol
n’en continue pas moins de détailler les contours de ses
actions, notamment son dernier spectacle avec Holiday
on Ice (en tournée en France jusqu’au 29 avril), où elle a
chorégraphié les deux tableaux qu’elle interprète : dans
le premier, on la voit prisonnière d’élastiques tenus par
d’autres patineurs, « comme dans une toile d’araignée » ;
dans le second, elle parvient à se libérer. « Le spectacle se
finit dans le noir, mais quand les projecteurs se rallument,
je vois l’émotion dans le regard des spectateurs. Quand ils
applaudissent, je sens qu’ils félicitent la performance et
qu’ils se demandent aussi si on peut applaudir un
drame. » Un camion-poubelle mugit dans l’avenue Dau-
mesnil. Un ange passe. « Ce qui m’importe, c’est que les
gens puissent en parler, que les parents expliquent à leurs
enfants : les monstres, ça existe. »
Sarah Abitbol répond à toutes les questions,
sans passion, presque sereinement, en prenant de peti-
tes gorgées de son thé vert qu’elle allonge à l’eau chaude.
Et pourtant, plus elle détaille son passé, plus on perçoit à
quel point elle revient de loin. Après ses agressions, elle
a connu une amnésie traumatique pendant onze ans,
jusqu’à ce que son compagnon de l’époque, en 2004,
s’étonne du mal-être qu’il sentait en elle et fasse ressur-
gir ses souvenirs. Elle tente alors d’alerter son club, son
« Je me dis
que j’avais
une mission
sur terre :
protéger
les enfants
et briser
le silence »
président, le ministère des sports. « On m’a répondu : “Si
tu ne portes pas plainte, on ne peut rien faire pour toi.” J’ai
essayé, je suis allée au commissariat avec mon père, mais
je n’ai pas pu monter les escaliers. Je n’arrivais déjà telle-
ment pas à en parler à ma psychologue, alors à des poli-
ciers… Leur expliquer dans les détails, ça m’était impossi-
ble. Ce n’était pas juste “il s’est assis sur mon lit”. »
Sarah Abitbol s’est alors enfermée dans son si-
lence et a « essayé d’oublier ». « C’est là où les angoisses
sont devenues terribles, incontrôlables ; je n’avais pas un
instant de répit. Je ne mangeais plus, je dormais à peine,
je ne tenais plus debout, je pesais 42 kilos, je faisais li-
mite des malaises sur la glace, il a fallu que j’arrête les
tournées. J’ai voulu mourir. »
Trésor a délaissé le sachet de thé et commence à
nous renifler les mains. Sarah Abitbol le rappelle à l’or-
dre gentiment. « J’ai toujours eu des yorkshires, ce sont
mes doudous. Quand ils sont là, ça va mieux. » Ben-Hur a
été le premier, offert par son père pour la récompenser
de son titre de championne de France. Récemment,
Princesse Ice lui a permis de surmonter sa phobie des
déplacements. A une époque, s’éloigner de chez elle lui
était même devenu impossible.
C’est le visionnage, en 2019, du film La Consola-
tion, de Flavie Flament (sorti en 2017), également vic-
time de violences sexuelles à l’adolescence, qui lui a
donné le courage de tenter à nouveau de s’exprimer. « Je
savais que mon entraîneur était toujours en place au sein
de ce club, proche d’enfants auxquels il avait accès. Je me
suis dit que j’étais complice de ce silence. Et puis peut-être
aussi le fait d’avoir une fille… » Avec la journaliste de L’Obs
Emmanuelle Anizon, elle commence une enquête pour
retrouver d’autres victimes et lance le projet du livre, qui
aboutit en 2020. Mais la démarche ne s’est pas faite sans
douleur. « Quand j’ai vu la couverture avec mon visage et
la mention “Violée à 15 ans par son entraîneur”, j’ai appelé
l’éditrice et j’ai dit : “On arrête tout.” Elle m’a dit que c’était
parti à l’impression », se souvient Sarah Abitbol.
De manière tout à fait inexplicable, Trésor
trouve nos mains délicieuses et s’est mis à les lécher
avec conviction. « Tu sais que t’es une vedette, Trésor ? Tu
vas passer dans le journal ! », lui annonce Sarah Abitbol
en le ramenant à elle. Une odeur de frites flotte dans
l’air, titille les narines de la sportive, qui, depuis qu’elle a
rechaussé les patins, a repris une hygiène de vie irrépro-
chable, sans alcool, à base d’entraînements intensifs, de
tours de patinoire à fond la caisse, sur la musique de
Rocky qui la motivait quand elle faisait de la compéti-
tion. « Je crois que demain, après ma journée d’entraîne-
ment, je vais me faire des frites », annonce-t-elle, sou-
riant à cette perspective. « C’est agréable de retrouver
goût à la vie. » « Wouf ! » Depuis les genoux de sa maî-
tresse, Trésor approuve.