idées

MAGAZINE
LA FERMENTATION La justice à l’ère
À L’HONNEUR de la réparation

WEEK-END
UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE,
EN BELGIQUE ET AU LUXEMBOURG

SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 - 78E ANNÉE - NO 24239 - 4,90 € - FRANCE MÉTROPOLITAINE - WWW.LEMONDE.FR - FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Fin de vie : la délicate recherche d’un débat apaisé

▶ La convention ▶ Durant neuf sessions de ▶ La légalisation de l’aide ▶ Le chef de l’Etat ne s’est ▶ In fine, il reviendra au
citoyenne, à laquelle trois jours, les participants active à mourir, qu’il pas engagé à suivre les Parlement de se pronon­
participent quelque tenteront de répondre à la s’agisse de l’euthanasie ou recommandations formu­ cer sur un texte, si les
170 personnes tirées question sur d’éventuels du suicide assisté, est au lées par la convention, travaux font apparaître
au sort, s’ouvre vendredi changements à apporter cœur des discussions qui mais espère que le proces­ une nécessité de réforme
9 décembre au CESE au cadre législatif s’achèveront en mars 2023 sus aplanira les difficultés PAGE 9

XI JINPING ET Macron tranche

« MBS » VEULENT pour la retraite
DESSINER UNE à 65 ans
« NOUVELLE ÈRE » lors d’un dîner avec les respon­
sables de sa coalition, le chef de
l’Etat a clairement fait valoir sa
▶ Le président préférence pour un report de
l’âge légal de départ à la retraite à
chinois a été reçu, 65 ans. Cet arbitrage va à l’encon­
à Riyad, avec des tre des recommandations de pru­
égards auxquels dence formulées par certains de
ses alliés, comme François Bay­
n’avait pas eu droit rou. Le moyen législatif a, en re­
Joe Biden vanche, fait consensus : il s’agira,
a priori, d’un amendement au
▶ Les deux leaders projet de loi de financement rec­
veulent mettre en tificatif de la Sécurité sociale, ce
scène les nouveaux qui permettra une adoption par
49.3, sans obérer la capacité de la
rapports de force Le prince héritier, majorité à utiliser ce mécanisme
Mohammed
mondiaux, avec un Ben Salman, et
une nouvelle fois dans le semes­
tre à venir. Les syndicats, qui ont
monde arabe davan­ le président chinois, eu vent des arbitrages du dîner
tage tourné vers l’est Xi Jinping, à Riyad, alors que les concertations
le 8 décembre. étaient en cours, sont remontés.
SAUDI ROYAL PALACE/AFP
PAGE 2 PAG E 11

International Le Monde des vins 1

Moscou libère L’art pétille en Champagne ÉDITO RIAL
la basketteuse LA MUE INCOMPLÈTE
Brittney Griner DU CHANCELIER SCHOLZ
contre un truand PAGE 31

La sportive américaine
Brittney Griner a été Climat
échangée contre le célèbre Les promesses
marchand d’armes russe non tenues
Viktor Bout
PAGE 5
du budget 2023
PAGE 8

Entreprise
Politique Derrière le succès
Entre Ciotti et du groupe Arc­en­
ciel, un droit du
Retailleau, LR à travail malmené
l’heure du choix Crayères gallo­romaines de Saint­Nicaise, à Reims. TAITTINGER
PAGE 16

Au terme d’un second la champagne viticole vit une producteurs devraient écouler Musique
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tour qui apparaît indécis,
le futur président devra
redonner une dynamique
année 2022 de rêve, avec une pro­
duction abondante et qui s’an­
nonce de grande qualité. Après
quelque 339 millions de bou­
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PAGE 10 gel et les ravages du mildiou, les SUP P L É M E NT 24 PAGES PAGES 2 2-23
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Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 5,10 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
2|
Xi Jinping reçu en majesté en Arabie saoudite
A Riyad pour trois jours, le numéro un chinois promeut une « nouvelle ère » dans les relations sino­arabes
pékin ­ correspondant
L
a scène a fait l’ouverture
du journal télévisé chi­
nois, jeudi 8 décembre, à
19 heures. On y voit le
Boeing 747 d’Air China transpor­
tant Xi Jinping, d’abord escorté
par quatre avions de chasse dans
le ciel saoudien puis, une fois
posé sur le tarmac à Riyad, sur­
volé par six autres jets, laissant
dans leur sillage une traînée
rouge et jaune, les couleurs du
drapeau chinois. Dans le même
temps, vingt et un coups de ca­
non saluent alors l’arrivée du
président chinois.
Même si ni le roi Salman, ni le
prince héritier Mohammed Ben
Salman (« MBS ») n’étaient pré­
sents sur le tarmac pour accueillir
le numéro un chinois, l’Arabie
saoudite a réservé à celui­ci des
honneurs auxquels le président
américain Joe Biden n’avait pas eu
droit lors de sa visite en juillet.
Jeudi, une autre vidéo montre Xi
Jinping descendre de sa berline
chinoise Drapeau rouge escortée
d’une garde d’honneur à cheval
jusqu’au palais royal et serrant la
main du prince héritier.
« Un message à Washington »
Là encore, le contraste avec le sim­
ple « fist bump » qu’avaient
échangé durant l’été le président
américain et « MBS » est saisis­
sant. Cette visite du président chi­
nois en Arabie saoudite est quali­
fiée d’« événement diplomatique le
plus important et du niveau le plus
élevé entre la Chine et le monde
arabe depuis la fondation de la Ré­
publique populaire de Chine » par
Mao Ning, la porte­parole du mi­
nistère des affaires étrangères.
« Un jalon qui fera date », a­t­elle
dit. De son côté, Xi Jinping parle
d’une « nouvelle ère dans les rela­
tions de la Chine avec le monde
arabe, avec les Etats arabes du
Golfe et avec l’Arabie saoudite ».
Une nouvelle ère dans laquelle le
monde arabe « regarde vers l’Est »,
comme le dit la presse chinoise, et
non plus vers les Etats­Unis.
Durant ce déplacement de trois
jours, Xi Jinping doit effectuer
une visite d’Etat en Arabie saou­
dite mais également participer à
un sommet Chine­pays arabes et
à un second, réunissant la Chine
et le Conseil de coopération du
Golfe. Une douzaine de
dirigeants arabes sont attendus à
Riyad à cette occasion : ceux des
six Etats du Golfe (Arabie saou­
dite, Oman, Koweït, Bahreïn,
Emirats arabes unis et Qatar)
mais aussi ceux d’Egypte, du
Soudan, d’Irak, du Maroc, du Li­
ban et de Palestine.
Il y sera question de pétrole
mais aussi de l’après­pétrole et de
diplomatie dans une région qui
cherche à la fois à réduire sa dé­
pendance à l’égard de l’or noir
mais aussi à celle de Washington.
Ces derniers mois, Riyad a
d’ailleurs refusé d’augmenter sa
production de brut comme le
souhaitait Joe Biden. Alors que ce­
lui­ci, avant son élection, avait
qualifié l’Arabie saoudite d’Etat
« paria » après l’assassinat du
journaliste saoudien Jamal Khas­
hoggi et que depuis lors, les rela­
tions entre Riyad et la Maison
Blanche restent tendues, Xi
Jinping n’a pas manqué de rappe­
« La Chine et
les Etats arabes
continueront
de brandir
la bannière de la
non-interférence
dans les affaires
intérieures »
XI JINPING
ler que « la Chine et les Etats ara­
bes continueront de brandir la
bannière de la non­interférence
dans les affaires intérieures [et] de
se soutenir mutuellement dans la
sauvegarde de la souveraineté et
de l’intégrité territoriale ».
Les propos tenus en retour par
« MBS » n’ont pu que plaire au
numéro un chinois : « L’Arabie
saoudite soutient fermement le
principe d’une seule Chine, sou­
tient fermement la Chine dans la
sauvegarde de sa souveraineté, sa
sécurité et son intégrité territo­
riale, soutient fermement les me­
sures et les efforts pris par la Chine
en faveur de la déradicalisation et
s’oppose fermement à toute inter­
férence de forces extérieures dans
les affaires intérieures de la Chine
au nom des droits de l’homme. »
Sur Taïwan et surtout le Xinjiang
où la Chine est accusée de crimes
contre les Ouïgours, Riyad se si­
tue clairement du côté de Pékin
et non de Washington. Selon la
presse chinoise, « Xi a insisté sur
la nécessité d’une plus grande
coopération » dans la lutte « con­
tre le terrorisme et l’éradication de
l’extrémisme ».
« Afficher des relations fortes
avec la Chine a souvent été pour
les pays du Golfe un moyen d’en­
voyer un message à Washington »,
observe Camille Lons, cher­
cheuse associée à l’Institut inter­
national d’études stratégiques de
Londres. « Les Etats­Unis récoltent
les fruits amers qu’ils ont semés »,
se félicite l’éditorial du China
Daily, vendredi 9 décembre. Pour
le quotidien du Parti commu­
niste, le voyage de Xi Jinping illus­
tre le fait que « plus les Etats­Unis
cherchent à isoler la Chine, plus ils
s’isolent eux­mêmes ».
Principal client des pays du
Golfe, la Chine développe avec
eux des intérêts communs.
« Alors que la Chine profite actuel­
lement des bas prix de l’énergie
russe, il est important pour les
pays du Golfe de garantir un accès
de long terme au marché chinois,
en signant des contrats d’approvi­
sionnement ou en investissant
dans la chaîne de valeur (raffine­
ries, stockage, pétrochimie) », pré­
cise Mme Lons. Mais il n’y a pas
que le pétrole. « La Chine est aussi
un partenaire­clé pour les straté­
gies de diversification économi­
que de ces pays : il s’agit d’aug­
menter les flux d’investissements
dans les deux sens, de coopérer
dans le secteur des nouvelles tech­
nologies, des énergies renouvela­
bles. Les pays du Golfe sont aussi
des hubs logistiques, industriels et
financiers majeurs pour le
commerce de la Chine avec le reste
du Moyen­Orient et de l’Afrique »,
note la chercheuse.
« Partenariat stratégique »
Les premiers accords conclus en
témoignent. Xi Jinping et
« MBS » ont annoncé un « parte­
nariat stratégique » qui fait le lien
entre le projet chinois des Routes
de la soie et le projet saoudien Vi­
sion 2030 destiné à penser
l’après­pétrole. Mercredi, des en­
treprises saoudiennes et chinoi­
ses ont signé trente­cinq accords
d’investissement dans les do­
maines aussi variés que l’hydro­
gène vert, les technologies de
l’information, le cloud, le trans­
port, la construction, les indus­
tries de la santé et même les jeux
en ligne. Leur valeur dépasserait
110 milliards de riyals saoudiens
(27,8 milliards d’euros).
Les échanges commerciaux bi­
latéraux ont totalisé 304 mil­
liards de riyals saoudiens
(76,9 milliards d’euros) en 2021,
et 103 milliards de riyals (26 mil­
liards d’euros) au 3e trimestre
2022, selon Riyad. En 2021, la
Chine a importé 87 millions de
tonnes de pétrole d’Arabie saou­
dite, son principal fournisseur. Si
le commerce entre les deux pays
est florissant, les investisse­
Riyad a acheté
des équipements
militaires chinois
pour une valeur
de 4 milliards
de dollars
ments directs chinois en Arabie
saoudite sont restés limités. « En
fait, alors que l’économie ralentis­
sait tant en Chine qu’au Moyen­
Orient, l’enthousiasme pour les in­
vestissements a commencé à dé­
cliner en 2017 et le mouvement
s’est accéléré », notait l’écono­
miste Alicia Garcia­Herrero (Na­
tixis) dans une note publiée en
février. Par ailleurs, c’est surtout
en Iran et en Israël que la Chine
investissait, bien plus qu’en Ara­
bie saoudite.
Si le voyage de Xi Jinping est
l’occasion pour les pays arabes, et
notamment l’Arabie saoudite,
d’affirmer leur autonomie à
l’égard de Washington, il permet
aussi à la Chine de ne pas accen­
tuer sa dépendance à l’égard de
l’Iran, avec lequel Pékin a signé
en 2021 un accord stratégique
d’une durée de vingt­cinq ans.
« La Chine cherche à diversifier les
appuis dans la région pour veiller
à la sécurité de ses approvisionne­
ments pétroliers. Une perspective
d’autant plus urgente que l’Iran
traverse une crise politique grave
depuis quatre mois », analyse Em­
manuel Lincot, auteur de Chine et
Terres d’Islam. Un millénaire de
géopolitique (PUF, 2021).
La Chine a toujours gardé une
position d’équilibre entre
l’Arabie saoudite, l’Iran et Israël et
en récolte actuellement les fruits.
Pékin et Riyad ont décidé de tenir
désormais des sommets
bilatéraux tous les deux ans. La
Chine soutient la candidature de
l’Arabie saoudite à l’Organisation
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Le président
chinois
Xi Jinping
et son hôte, le
prince héritier
saoudien
Mohammed
Ben Salman,
à Riyad,
le 8 décembre.
SAUDI ROYAL PALACE/AFP
de coopération de Shanghaï,
créée en 2001 par Pékin et
Moscou pour coopérer en Asie
centrale mais qui s’étend peu à
peu au Proche­Orient. L’Iran en
est membre depuis 2021. Mer­
credi, Washington a mis en garde
contre « l’influence que la Chine
veut gagner dans le monde en­
tier », estimant que la seconde
puissance mondiale n’est pas en
mesure de préserver « l’ordre in­
ternational ».
De plus, la coopération entre
Pékin et Riyad n’est pas seule­
ment civile. En novembre, des
médias chinois ont indiqué que
Riyad avait acheté des équipe­
ments militaires chinois pour
une valeur de 4 milliards de dol­
lars. Une somme bien plus im­
portante que les précédents
contrats militaires entre les deux
pays. Certains évoquent même
l’achat de 300 drones à l’occasion
du Zhuhai Air Show qui s’est tenu
en novembre à Hainan. L’Arabie
saoudite aurait notamment ac­
quis de nouveaux drones CH­4,
un appareil de reconnaissance
qu’elle utilise déjà au Yémen.
Les Etats­Unis ont par ailleurs
annoncé en 2021 que la Chine
aidait Riyad à développer ses
propres missiles balistiques.
Selon le South China Morning
Post, la Chine chercherait à
vendre ses avions de chasse
furtifs FC­31 à l’Arabie saoudite
mais Riyad, très dépendant des
Etats­Unis pour son équipement
militaire, n’est pas prêt à aller
aussi loin. De même, il n’a pas été
pour le moment annoncé que
Riyad acceptait de se passer du
dollar américain dans ses
transactions avec Pékin. Même si
les jets qui ont salué l’arrivée de
Xi Jinping à Riyad étaient des
Hawks, de conception britanni­
que, l’ombre de Washington
plane toujours sur les relations
entre Riyad et Pékin. p
frédéric lemaître

4 | international
A Lesbos, deux réfugiés
afghans accusés d’être
des passeurs libérés
Abandonnés en mer, les migrants font face
à de lourdes peines s’ils guident leur bateau
lesbos ­ envoyée spéciale
L a salle d’audience du tribu­
nal de Lesbos a retenu son
souffle jusqu’au bout, après
trois heures de procès. Zahra,
9 ans, regarde avec angoisse der­
rière une porte vitrée le sort ré­
servé, lors de ce jugement en ap­
pel, à son père, Amir Zahiri, 27 ans,
condamné en septembre 2020 à
50 ans de prison pour avoir facilité
l’entrée illégale de migrants sur le
territoire grec. Condamné cette
fois à huit ans de prison, mais
ayant déjà été détenu pendant
deux ans et demi, et bénéficiant
d’un allégement de peine pour
« bon comportement », Amir sera
libre dans quelques jours.
Zahra court vers son père. Des
larmes de joie coulent. Hamid, son
petit frère, titube. A deux ans et
demi, il ne connaît presque pas
son père. En mars 2020, lorsque
Amir embarque depuis une plage
près d’Izmir, en Turquie, avec sa
fille et sa femme alors enceinte de
sept mois, il ne s’attend pas à être
arrêté dès son arrivée à Lesbos, en
Europe. Le passeur turc les avait
abandonnés au bout de quelques
mètres en mer, seuls, avec une
vingtaine de passagers.
Les passeurs approchent de
moins en moins vers les îles grec­
ques de peur d’être arrêtés et op­
tent pour cette tactique : laisser
les migrants conduire eux­mê­
mes leur embarcation. Amir, dans
sa déposition au procureur, avait
déclaré que, pour ne pas couler,
plusieurs personnes avaient
tenté de diriger le bateau et qu’il
avait aussi touché la barre, d’où sa
condamnation.
Modifier la loi
Dans la loi grecque (4251­ arti­
cle 30), datant de 2014, tout mi­
grant accusé d’avoir conduit un ca­
not plein de réfugiés encourt une
peine minimale de dix ans de pri­
son, même s’il est prouvé que ce
n’est pas un passeur et qu’il n’a pas
été payé pour effectuer la traver­
sée. « Plus de 2 000 réfugiés sont
emprisonnés en Grèce, accusés
d’avoir facilité l’entrée de migrants
sur le territoire grec. C’est la
deuxième plus grande population
carcérale en Grèce », souligne Lor­
raine Leete de l’ONG Legal Centre
Lesvos. Pour la juriste américaine
basée à Lesbos, il faudrait que cette
loi, qui criminalise aussi les activi­
tés de sauvetage en mer et ne per­
met pas d’intervenir en cas de re­
foulements illégaux de migrants
en mer, soit modifiée.
Mais le juge insiste « nous ne
sommes pas des législateurs, nous
Internationales
Le grand entretien sur l’actualité
du monde
Pour son dernier numéro de l’année, Internationales propose une
sélection des grands entretiens d’actualité du magazine en 2022.
Parmi les invités :
• Valérie Masson Delmotte, coprésidente du GIEC
• Thomas Pesquet, astronaute
• Mohamed Bazoum, président de la République du Niger
• Louise Mushikiwabo, secrétaire générale de la Francophonie
• Josep Borrell, chef de la diplomatie européenne
• Dominique de Villepin, ancien Premier ministre français
et ancien Ministre des Affaires étrangères
• Brigitte Autran, immunologue et présidente du Comité de veille
et d’anticipation des risques sanitaires.
Internationales, une émission de TV5MONDE, en partenariat avec le journal Le Monde
devons juger ce cas dans le cadre de
la loi actuelle ». Un des avocats
d’Amir, Dimitris Choulis invoque
alors une situation d’extrême ur­
gence dans laquelle le jeune
homme a été obligé de diriger le
bateau pour éviter un naufrage :
« Si essayer de sauver sa femme en­
ceinte et son enfant n’est pas un cas
d’urgence alors comment peut­on
le qualifier ? ».
Pour le deuxième accusé qui se
trouvait dans le même bateau,
Akif Razuli, 25 ans, l’affaire a vite
été close. « Aujourd’hui, nous nous
réjouissons de son acquittement
mais cet homme a passé deux ans
et demi en prison sans aucune
preuve contre lui. Trop souvent les
procédures judiciaires impliquant
des migrants sont bâclées, les tra­
ductions ne sont pas précises »,
souligne l’eurodéputé grec du Sy­
riza (gauche) Stelios Kouloglou qui
a lancé une campagne de sensibili­
sation sur la criminalisation des
migrants aux frontières de l’Eu­
rope. Alexandros Georgoulis, l’un
des avocats d’Amir, espère que ce
jugement pourra « servir d’exem­
ple » pour d’autres procès : « La
procédure a été cette fois juste et
nous espérons que ce sera le cas
pour d’autres affaires similaires. »
Car dans la prison de Chios, île
voisine de Lesbos, Mohammad
Hanad Abdi attend avec impa­
tience son procès en appel en jan­
vier. En quelques mois, il a perdu
15 kilos, et son regard s’est assom­
bri. Le 13 mai 2021, le Somalien de
28 ans, qui a fui son pays pour­
chassé par le groupe terroriste Al­
Shabab, a été condamné à 142 ans
de prison dont vingt ferme pour
transport illégal de migrants avec
des circonstances aggravantes
puisque deux femmes se sont
noyées lors du trajet en mer. La loi
grecque prévoit 15 ans d’emprison­
nement pour toute personne
morte lors du voyage, et huit ans
pour chaque passager transporté.
Le 1er décembre 2020, Moham­
mad Hanad Abdi était monté avec
33 autres personnes dans un ba­
teau. Après vingt minutes, le mo­
teur s’était arrêté. Avant de les
abandonner, le passeur a pointé
un pistolet sur Mohammad en lui
ordonnant en turc de guider l’em­
barcation. « Les enfants et les fem­
mes pleuraient, le bateau commen­
çait à couler, il fallait agir, expli­
que­t­il. J’ai voulu aider et je me suis
retrouvé en prison. Où est la jus­
tice ? » Dans la prison de Chios, sur
la centaine de détenus, une quin­
zaine sont des réfugiés syriens,
afghans, turcs, pakistanais, tous
accusés d’être des passeurs. p
marina rafenberg
en partenariat avec
Les Européens plus divisés que
jamais sur la question migratoire
Les Pays­Bas et l’Autriche ont opposé leur veto à l’entrée de la Roumanie
et de la Bulgarie dans l’espace Schengen. Seule la Croatie peut y accéder
bruxelles ­ bureau européen
C
e devait être un jour de
joie pour la Croatie, la
Bulgarie et la Roumanie.
Après onze ans d’at­
tente, ces deux derniers pays, en
particulier, espéraient enfin en­
trer dans l’espace Schengen et re­
joindre les vingt­deux membres
de cette zone de libre circulation.
Mais jeudi 8 décembre, si les mi­
nistres de l’intérieur des Etats
membres de la zone ont bien va­
lidé l’entrée de la Croatie, ils n’ont
pas souhaité passer au vote con­
cernant la Bulgarie et la Roumanie
qui ont plaidé, trois heures durant,
leur cause. En vain.
Les Pays­Bas s’opposaient de
longue date à leur entrée, en
avançant la faiblesse des mesures
de lutte contre la corruption et
l’Etat de droit dans ces pays, avant
d’assouplir un peu leur position
– la Haye avait ainsi fini par
ouvrir la porte à Bucarest. Mais
depuis un mois, à son tour, l’Autri­
che est sortie du bois, refusant en
bloc l’entrée des deux postulants.
Rapport ténu avec Schengen
« Il n’y a aucun argument pour ce
refus, ni analyse ni rien d’autre », a
réagi le ministre bulgare des affai­
res étrangères, Nikolay Milkov, à
l’issue du conseil des ministres
réuni à Bruxelles. Ylva Johansson,
la commissaire au marché inté­
rieur, a également regretté cette
décision. « Quand nous sommes
unis, nous sommes très forts.
Quand nous sommes désunis,
comme sur la Bulgarie et la Rou­
manie, nous sommes faibles », a­t­
elle déploré. De fait, l’Autriche a
Des ONG alertent sur les violences
contre les migrants aux frontières de l’UE
Le second « Livre noir des refoulements », somme de 1 600 témoignages, a été publié jeudi
bruxelles ­ bureau européen
L e sujet revient avec force.
Depuis le début de l’année,
l’agence Frontex, chargée
de la surveillance des frontières
de l’Union européenne (UE), a
détecté quelque 281 000 entrées
irrégulières, en hausse de 77 % par
rapport à la même période de
2021. Jeudi 8 décembre, à Bruxel­
les, le sujet a été une nouvelle fois
abordé lors d’un conseil euro­
péen des ministres de l’intérieur
au cours duquel ont été évoqués
les plans d’actions récemment
présentés par la Commission
pour répondre à cette situation.
Si les discussions vont bon train
dans la capitale européenne, sur le
terrain, la gestion des frontières a
sa part sombre : les « pushbacks »
– le fait de refuser l’accueil à des
personnes recherchant une pro­
tection, au mépris du droit inter­
national – se multiplient sur l’en­
semble des routes migratoires.
Jeudi, une dizaine d’ONG réunies
depuis 2016 dans le projet Border
Violence Monitoring Network
(réseau de surveillance des violen­
ces aux frontières) a, une nouvelle
fois, dénoncé ce phénomène en
publiant la seconde édition de son
« Livre noir des refoulements ».
Cette somme de plus de
3 000 pages cartographie les vio­
lences qui se déroulent aux fron­
tières de l’UE grâce à quelque
1 600 témoignages, qui concer­
nent environ 25 000 migrants, re­
cueillis dans plus de la moitié des
L’accélération
des arrivées en
Europe a remis le
sujet à l’agenda
de l’UE, où les
gouvernements
restent très
soucieux de leur
opinion publique
durci sa position à cause de la
question migratoire, qui n’a ja­
mais autant divisé les Vingt­Sept.
« Cette année, nous avons enre­
gistré plus de 100 000 passages illé­
gaux de la frontière en Autriche »,
soulignait Gerhard Karner, le mi­
nistre de l’intérieur, dès son arri­
vée au conseil. Or, le gouverne­
ment autrichien redoute que la le­
vée des contrôles aux frontières de
la Roumanie et de la Bulgarie ac­
croisse la pression migratoire. La
position de Vienne paraît surtout
en partie dictée par des raisons de
politique interne à proximité des
prochaines élections législatives
prévues début 2023. Afin de rega­
gner en popularité, le gouverne­
ment d’union entre la droite et les
verts a ainsi décidé de jouer la
carte de la fermeté sur l’immigra­
tion face à la remontée dans les
sondages de l’extrême droite.
Si l’Europe ne nie pas la forte
croissance des arrivées irréguliè­
res depuis le début de l’année, le
rapport avec la zone Schengen pa­
raît pourtant ténu. D’autant que
sur la voie des Balkans empruntée
pays européens, y compris les
Etats balkaniques. Toutes les per­
sonnes interrogées ont été refou­
lées, battues, humiliées, volées,
maltraitées, privées d’eau ou de
nourriture alors qu’elles deman­
daient l’asile. « La nouvelle édition
du “Livre noir” montre clairement
la violence que subissent encore
chaque jour les femmes, les hom­
mes et les enfants arrivant sur les
frontières extérieures et intérieures
de l’UE, commente Cornelia Ersnt,
eurodéputée allemande de gau­
che (Die Linke). La Commission
européenne est toujours inactive,
n’entamant pas de procédures d’in­
fraction contre les Etats membres
[qui] refusent le droit d’asile. »
« Tactiques de dissuasion »
Après sa première édition,
en 2020, déjà édifiante, ce second
tome prend en compte la période
du Covid­19, pendant laquelle le
nombre de personnes entrant sur
le territoire de l’UE a fortement
décliné. Cela n’a pour autant pas
entraîné de baisse des violences
et autres refoulements, bien au
contraire.
Alors que les pays prenaient des
mesures de restrictions de circu­
lation afin de lutter contre le
coronavirus, les ONG ont évacué
leurs employés des zones fronta­
lières. « Conscients de ce manque
de témoins, écrivent Hope Barker
et Milena Zajovic, les coauteurs
du rapport, les gardes­frontières
de Croatie, Grèce, Albanie, Macé­
doine du Nord, Hongrie, Slovénie,
par de nombreux migrants, la
Croatie ne fait pas mieux que la
Roumanie ou la Bulgarie pour en­
diguer les arrivées. Avec la pandé­
mie de Covid­19, puis l’invasion
russe de l’Ukraine, et ses multiples
conséquences, notamment la
hausse des prix de l’énergie, la
question migratoire était passée
au second plan. Depuis l’été, l’accé­
lération des arrivées sur le Vieux
Continent, via la Méditerrannée
ou la voie des Balkans, a remis le
sujet à l’agenda de l’Union euro­
péenne (UE), où les gouverne­
ments restent extrêmement sou­
cieux de leur opinion publique.
Après la passe d’armes entre la
France et l’Italie au sujet de l’ac­
costage de l’Ocean Viking, le rap­
port de force se durcit entre les
Etats de la première ligne (Italie,
Espagne, Grèce, Chypre, Malte) et
ceux où veulent se rendre de
nombreux migrants (Allemagne,
Autriche, Belgique, France…)
Mercredi, Nicole de Moor, la se­
crétaire d’Etat belge à l’asile et à la
migration, avait ainsi profité de la
réunion du Conseil pour ac­
cueillir, la veille, une dizaine de
ses collègues néerlandais, fran­
çais ou encore suédois, afin d’évo­
quer la problématique du règle­
ment de Dublin, qui rend respon­
sable le premier pays d’accueil du
suivi d’un demandeur d’asile. Or,
l’Italie refuse désormais de « re­
prendre » ces demandeurs qui re­
lèvent de sa juridiction au motif
que le pays est submergé, et ce,
alors que le système d’accueil
belge est lui­même saturé…
« Qu’il y ait un autre discours que
celui des pays de la première ligne
est plutôt bon signe, juge­t­on à
Italie, Autriche, Roumanie, Bulga­
rie, Serbie, Bosnie­Herzégovine,
Pologne et d’autres pays concernés
ont commencé à mettre en œuvre
d’horribles “tactiques de dissua­
sion” : celles­ci comprenaient des
passages à tabac extrêmes et pro­
longés, le rasage de la tête, des dés­
habillages forcés, des agressions
sexuelles, des attaques de chiens et
des attaques avec des armes à dé­
charge électrique, entre autres. »
Deux ans plus tard, l’invasion de
l’Ukraine par la Russie a démon­
tré par contraste que l’UE savait
faire face à l’accueil soudain de
réfugiés. Depuis le début de l’an­
née, quelque 7,8 millions de réfu­
giés ukrainiens ont fui vers les
Etats européens, en quête de pro­
tection.
« Ces événements ont prouvé que
les valeurs fondatrices de l’UE exis­
tent toujours, avec l’application de
la directive sur la protection tem­
poraire, poursuivent Hope Barker
et Milena Zajovic. Cependant,
cette réponse est restée l’apanage
L’invasion de
l’Ukraine par
la Russie
a démontré que
l’UE savait faire
face à l’accueil
soudain
de réfugiés
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Bruxelles, cela va permettre de re­
lancer le débat et d’avancer au con­
seil. » Sachant que le groupe de
pays d’Europe centrale, long­
temps réticents à toute réforme,
est lentement en train d’évoluer,
la Commission espère faire avan­
cer le pacte asile et migration, qui
contient une dizaine de règle­
ments censés gérer ce sujet, encal­
miné depuis deux ans, de manière
coordonnée.
« Mécanisme de solidarité »
Jeudi, un « délicat équilibre politi­
que a été trouvé pour avancer sur
un mécanisme de solidarité des
Vingt­sept », a annoncé Vit Raku­
san, le ministre de l’intérieur tchè­
que. C’est l’un des textes les plus
importants et complexes politi­
quement du pacte, qui devrait
échoir à la Suède dont ce sera le
tour, au 1er janvier, d’assumer la
présidence de l’UE. Il prévoit que
les Etats accueillent des deman­
deurs d’asiles pour soulager les
pays de la première ligne. Pour
l’heure, à l’initiative de la France,
un mécanisme volontaire et tem­
poraire de solidarité fonctionne,
tant bien que mal.
En parallèle, plusieurs autres
textes finalisés, notamment sur
l’enregistrement digital des de­
mandeurs d’asile et leurs condi­
tions d’admission aux frontières,
doivent être examinés au Parle­
ment européen. L’objectif est tou­
jours d’aboutir d’ici à février 2024.
« Même si c’est compliqué, et que
des désaccords persistent, les pays
se rendent compte qu’il est possible
d’arriver à un compromis »,
veut­on croire à la Commission. p
philippe jacqué
des réfugiés ukrainiens, tandis que
les autres, y compris les jeunes Rus­
ses et Tchétchènes fuyant la même
guerre, ont été rejetés, mis en dé­
tention arbitraire et/ou exposés
aux mêmes méthodes horribles de
violence frontalière que nous do­
cumentons depuis des années. »
Le « Livre noir » revient égale­
ment sur le rôle de l’agence de gar­
des­frontières européens Frontex,
dont le directeur Fabrice Leggeri, a
finalement démissionné au prin­
temps, après la publication d’un
rapport accablant de l’Office euro­
péen de lutte antifraude (OLAF)
évoquant des cas présumés illé­
gaux de refoulements par les
autorités grecques. « Frontex opère
toujours en Grèce, même si sa
complicité dans les violations des
droits de l’homme n’est pas un se­
cret », déplore Cornelia Ernst.
Mais l’élue de gauche critique
surtout « le financement par l’UE
de forces frontalières perpétrant
des violences, et des Etats membres
comme la Pologne, la Lituanie et la
Lettonie qui adoptent des lois
visant à légaliser les refoulements,
une législation qui viole le droit
européen et le droit international ».
Pour elle, cette nouvelle édition
du « Livre noir » vise « à tenir l’UE
et les gouvernements responsables
des tortures, des traitements inhu­
mains et dégradants et les viola­
tions du droit à la vie auxquelles
sont quotidiennement confrontées
les personnes en quête de sécurité
en Europe ». p
philippe jacqué
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Moscou libère la sportive
Brittney Griner contre un truand
La star américaine du basket, détenue en Russie depuis février a fait
l’objet d’un échange, à Abou Dhabi, conclu entre Moscou et Washington
washington ­ correspondant
U
n tweet présidentiel a
annoncé la nouvelle,
jeudi 8 décembre, peu
après 8 heures. « Il y a
quelques instants, j’ai parlé à
Brittney Griner. Elle est en sécurité.
Elle est dans l’avion. Elle rentre à la
maison. » Par ce message, Joe Bi­
den officialisait un échange de pri­
sonniers entre les Etats­Unis et la
Russie, discuté depuis des mois,
permettant à la joueuse vedette
de basketball, âgée de 32 ans, de
sortir de prison et de retourner
dans son pays. Brittney Griner, qui
jouait l’hiver pour le club russe de
Iekaterinbourg, avait été arrêtée
en février lors d’un contrôle de sé­
curité dans un aéroport de Mos­
cou, lorsque de l’huile de cannabis
avait été trouvée dans son bagage.
Dès lors, la sportive était devenue
un pion, voire un otage, aux
mains des autorités russes.
Le Kremlin a obtenu en contre­
partie la libération, espérée de
longue date, d’une personnalité
d’un tout autre profil, mais égale­
ment célèbre : le marchand d’ar­
mes Viktor Bout, qui a longtemps
prospéré grâce aux guerres civiles
d’une bonne partie de la planète.
Les deux parties ont procédé à
l’échange à l’aéroport d’Abou
Dhabi (Emirats arabes unis). L’en­
voyé spécial du président pour les
affaires d’otages, Roger Carstens,
a accueilli sur le tarmac Brittney
Griner, qui avait été d’abord ra­
menée à Moscou en provenance
de la colonie de Iavas, dans la ré­
gion de la Mordovie, où elle était
détenue depuis la mi­novembre.
« Obligation morale »
Peu après son message sur les ré­
seaux sociaux, Joe Biden a fait une
déclaration à la Maison Blanche
dans la Roosevelt Room, aux côtés
de Cherelle, l’épouse de Brittney
Griner, de la vice­présidente, Ka­
mala Harris, et du secrétaire d’Etat,
Antony Blinken. Le président s’est
félicité de cette libération, obtenue
au terme de « négociations inten­
ses » et évoqué les « circonstances
intolérables » de sa détention et de
sa condamnation, en août, à neuf
ans de prison. Il a appelé à respec­
ter le temps et l’intimité nécessai­
res pour que la sportive se remette
de cette épreuve.
La libération de Brittney Griner
inspire un soulagement teinté
d’amertume à l’administration
américaine, qui espérait que les
négociations avec la Russie per­
mettraient aussi d’obtenir le re­
tour d’un autre prisonnier, Paul
Whelan. « Nous n’avons pas oublié
Paul Whelan, qui est détenu injus­
tement en Russie depuis des an­
nées », a souligné Joe Biden.
Ancien Marine, cet Américain
était le directeur de la sécurité
dans un groupe du Michigan fa­
briquant des pièces détachées
dans le secteur automobile. Titu­
laire également de passeports ca­
nadien, irlandais et britannique, il
avait été arrêté dans un hôtel mos­
covite en décembre 2018, en pos­
session d’une clé USB contenant
des documents classifiés. Dénon­
çant un complot, il avait été
condamné à seize ans de prison
pour espionnage en juin 2020.
De source américaine, on expli­
que que la Russie a refusé d’inté­
grer Paul Whelan dans l’échange
La Russie a
refusé d’intégrer
l’ancien marine
Paul Whelan
dans l’échange
de prisonniers
international | 5
Le « marchand de mort »,
Viktor Bout, de retour en
Russie en jet privé
Le trafiquant d’armes purgeait aux Etats­
Unis une peine de vingt­cinq ans de prison
de prisonniers, malgré « un large
éventail d’alternatives » propo­
président américain. Considéré
par de nombreux experts comme
L’administration Biden est cons­
ciente de l’interprétation qui R etour triomphal en Russie
pour Viktor Bout, le trafi­
quant d’armes échangé
L’ancien militaire
a alimenté les
sées pour aboutir à cette issue, se­ proche du renseignement mili­ pourrait être faite de cet échange contre la basketteuse américaine
lon un haut responsable. « Hélas, taire russe (GRU), il avait été con­ déséquilibré de prisonniers : une Brittney Griner, jeudi 8 décembre,
conflits les plus
pour des raisons totalement illégi­ damné en 2011 par un tribunal sportive contre un trafiquant d’ar­ sur le tarmac de l’aéroport d’Abou sanglants au
times, la Russie traite le cas de Paul new­yorkais, notamment pour mes, dont la funeste réputation a Dhabi, aux Emirats arabes unis.
différemment de celui de Brit­ avoir conspiré en vue de tuer des même inspiré un film, Lord of Après l’échange, les chaînes russes
Moyen-Orient
tney », a reconnu Joe Biden. citoyens américains. War, avec Nicolas Cage. La Maison de télévision l’ont montré à bord et en Afrique
La pression populaire était im­ Bout avait été arrêté en Blanche estime qu’il existe une d’un jet privé en partance pour
portante pour obtenir le retour au Thaïlande, avant d’être extradé « obligation morale » à tout faire Moscou, faisant vérifier sa ten­
pays de la basketteuse, la guerre vers les Etats­Unis. Des agents pour ramener au pays des Améri­ sion, téléphonant à sa famille. Le chez lui, comme un patriote injus­
en Ukraine imposant un contexte des services antidrogues (DEA) cains détenus injustement dans le ministère des affaires étrangères a tement emprisonné par une
très tendu aux négociations. L’ad­ avaient prétendu être des repré­ monde. Mais il serait faux d’ima­ confirmé sa libération après onze administration américaine viscé­
ministration Biden a fini par lâ­ sentants des forces armées révolu­ giner qu’un échange de prison­ années passées aux Etats­Unis où ralement antirusse. Le fait de s’être
cher une carte maîtresse, dont tionnaires de Colombie (FARC), dé­ niers de cette nature puisse deve­ il purgeait une peine de vingt­ acoquiné avec les talibans, Al­
elle ne possède plus d’équivalent sireux d’acheter des armes. nir la nouvelle norme, explique un cinq ans de prison pour trafic d’ar­ Qaida, l’ex­président libérien Char­
dans ses prisons : Viktor Bout. Au terme d’une rencontre à Bang­ haut responsable. Ce dernier rap­ mes et soutien au terrorisme. les Taylor, qui purge cinquante ans
Surnommé le « marchand de la kok, Bout s’était engagé à leur pelle qu’avant Joe Biden, d’autres L’ancien militaire, 55 ans, connu de prison pour crimes contre l’hu­
mort », il a été libéré après avoir fournir un chargement de présidents avaient aussi consenti à l’étranger comme le « marchand manité et crimes de guerre, le dic­
purgé moins de la moitié de sa 800 missiles sol­air (SAM), de à de telles mesures, dans « des cas de mort », qui a alimenté les con­ tateur libyen Mouammar Kadhafi,
peine de vingt­cinq ans de prison, 30 000 armes automatiques rares et extraordinaires ». p flits les plus sanglants au Moyen­ n’est pas disqualifiant en Russie,
grâce à un acte de clémence du AK­47 et de 5 tonnes d’explosifs. piotr smolar Orient et en Afrique, est décrit, au contraire. Les médias le décri­
vent comme un commerçant raf­
finé, végétarien, peintre à ses heu­
res. Ses toiles ont d’ailleurs été ex­
posées récemment par le Conseil
de la Fédération, la Chambre haute
du Parlement. La Chambre basse,
la Douma, l’a invité à prononcer
prochainement un discours.
Son ascension est aussi fulgu­
rante que mystérieuse. Traducteur
pour l’armée soviétique en Angola
et au Mozambique à la fin des
années 1980, le lieutenant Bout se
lance dans les affaires lorsque
l’URSS s’effondre en 1991. Dans la
Russie de l’époque, de nombreux
pilotes militaires sont au chô­
mage, les avions sont cloués au sol
et l’industrie de défense a des
stocks à revendre. En quelques
années, cet obscur interprète mili­
taire va créer le réseau le plus
étendu de livraisons d’armes aux
guerres civiles et aux dictatures,
en Afrique surtout, se jouant des
sanctions de l’ONU. Son empire
– 6 milliards de dollars en 2008,
selon Associated Press – est un
écheveau de sociétés opaques. Et,
personne ne sait avec quels fonds
il a lancé son entreprise.
Pas regardant sur la clientèle
En 1992, âgé de 25 ans, il achète
deux Antonov à l’armée ex­sovié­
tique. Officiellement, pour trans­
porter des fleurs, des meubles,
des poulets congelés. Le trafic aé­
rien est organisé depuis l’Afrique
du Sud, puis des Emirats arabes
unis. Le succès est immédiat.
- CIC Banque Privée - RCS Paris 542 016 381. © Ng Hua Choon / EyeEm - View Pictures / Contributeur.
Quatre ans plus tard, l’entreprise
a 160 avions et un millier
d’employés. Viktor Bout n’est pas
regardant sur la clientèle. En 1995,
la cargaison (30 tonnes d’armes)
qu’il a fait affréter par avion pour
le chef afghan Burhanuddin
Rabbani tombe entre les mains
des talibans, ses ennemis. Lors
des négociations pour la libéra­
tion de l’équipage, il en profite
pour leur vendre ses services.
C’est en Angola, au Liberia, en
Sierra Leone, au Togo, au Rwanda,
au Congo et au Soudan, qu’il fait
fortune dans les années 2000,
fournissant à l’envi missiles, blin­
dés, kalachnikovs, munitions, ex­
plosifs. Ses liens avec les responsa­
bles de Rosoboronexport, l’agence
russe d’exportation des arme­
ments, ainsi qu’avec les services de
renseignements de l’armée (GRU)
lui ouvrent les portes des usines.
Démasqué par plusieurs rap­
ports de l’ONU, placé sous sanc­
tions par Washington, recherché
par la Belgique pour blanchiment,
le marchand d’armes est contraint
de rentrer en Russie en 2002. Il y
restera jusqu’à son arrestation en
mars 2008 dans un hôtel de luxe à
Bangkok, en Thaïlande, par des
agents américains de la lutte anti­
drogue qui s’étaient fait passer
pour des représentants des Forces
armées révolutionnaires de
Colombie en quête d’une grosse
cargaison d’armes. p
marie jégo

6 | international
Pérou : la « triste fin » du président Pedro Castillo
L’instabilité politique n’est pas résolue par l’arrivée au pouvoir de sa vice­présidente, Dina Boluarte
lima ­ envoyée spéciale
L
a crise au Pérou s’achève­
ra­t­elle avec la séquence
entamée, mercredi 7 no­
vembre, avec la chute du
président Pedro Castillo et l’inves­
titure dans la foulée de sa vice­pré­
sidente, Dina Boluarte ? Rien n’est
moins sûr dans un pays où la divi­
sion politique provoque instabi­
lité et insatisfaction croissante au
sein d’une population frappée par
la crise économique.
Première femme à la tête de
l’Etat péruvien, la nouvelle prési­
dente, qui succède à M. Castillo
après sa tentative ratée d’« auto­
coup d’Etat », a rencontré les re­
présentants des différents grou­
pes parlementaires jeudi 8 dé­
cembre. Elle les a convoqués un à
un au sein du palais présidentiel,
dans un geste de dialogue et de
main tendue, alors que la confron­
tation entre les pouvoirs exécutif
et législatif empoisonne la vie po­
litique depuis six ans. Aucun prési­
dent n’a depuis lors disposé de
majorité parlementaire.
Jeudi soir, Dina Boluarte n’avait
pas encore annoncé la composi­
tion de son gouvernement, mais
se montrait sereine devant les
caméras, annonçant une nouvelle
ère de relations avec la presse
– très tendues sous Castillo –,
ainsi qu’avec l’unique Chambre
parlementaire. Toutefois, ces ren­
contres ont suscité réserves et
méfiance au sein d’une partie de
la classe politique et de la popula­
tion, des voix s’élevant pour dé­
noncer un pacte tacite de Dina Bo­
luarte avec l’opposition de droite.
Suicide politique
« Qu’elle écoute les organisations
de la société civile, les syndicats de
travailleurs et les mouvements so­
ciaux (…) et pas seulement le Con­
grès, où se trouvent les partis
coresponsables de la crise », a dé­
claré une coalition d’organisa­
tions de la société civile. D’autres
rappelaient que le Congrès re­
cueille lui­même à peine 13 %
d’opinions favorables et qu’une
partie de l’opinion en souhaite­
rait la dissolution que M. Castillo
avait tenté d’obtenir mercredi.
Son coup de force, qui prévoyait
l’instauration d’un gouverne­
ment d’exception et la « prise de
contrôle des institutions, du pou­
voir judiciaire, du parquet et du
tribunal constitutionnel », rappelle
Fernando Tuesta Soldevilla, ex­
responsable de l’organisme en
charge des élections au Pérou, a
En Iran, première exécution d’un manifestant de 23 ans
Selon Amnesty International, vingt­huit personnes, dont trois mineurs, arrêtées depuis le début de la contestation risquent le même sort
D es rues aux couloirs de la
mort, la répression fran­
chit un nouveau cap en
Iran après l’exécution, jeudi 8 dé­
cembre à l’aube, de Mohsen She­
kari, un manifestant de 23 ans ar­
rêté à la fin du mois de septem­
bre. C’est le premier condamné
exécuté depuis le début du soulè­
vement qui a suivi la mort, le
16 septembre, de Mahsa Amini,
22 ans, à l’issue de sa garde à vue
dans la capitale iranienne pour
un voile jugé « mal porté » par la
police des mœurs.
Mohsen Shekari avait été jugé
pour « inimitié à l’égard de Dieu ».
Soit le fait de « prendre les armes
avec l’intention d’enlever la vie, les
biens ou l’honneur de personnes
afin de susciter la peur ou créer un
climat d’insécurité ». Le code pé­
nal iranien ne précise pas com­
ment un acte doit être commis
pour créer ce « climat d’insécu­
rité », laissant aux juges le soin
d’interpréter cette disposition.
M. Castillo sera
resté moins de
dix-sept mois à la
tête de l’Etat,
subissant le
même sort que
beaucoup de ses
prédécesseurs
été perçu comme un suicide poli­
tique, alors qu’il n’a pu compter
sur le soutien des forces armées ni
même sur celui des membres de
son propre cabinet.
Le Congrès, réuni en session
extraordinaire, a immédiatement
voté sa destitution, et l’ex­prési­
dent de gauche a été arrêté quel­
ques heures plus tard. Il a été
transféré en hélicoptère mercredi
soir dans un centre pénitentiaire
de l’est de la capitale, celui­là
même où est incarcéré l’ancien
autocrate Alberto Fujimori (1990­
2000). La justice a ordonné sept
jours de détention provisoire afin
de mener les enquêtes pour « ré­
bellion » et « conspiration ». Les
forces de sécurité ont effectué à
l’aube des perquisitions à la prési­
dence et dans certains ministères.
M. Castillo sera resté moins de
dix­sept mois à la tête de l’Etat, su­
bissant le même sort que beau­
coup de ses prédécesseurs. Il est le
cinquième président à quitter le
pouvoir en l’espace de six ans, et le
troisième destitué par le Parle­
ment. Très peu, au Pérou, avaient
misé sur le fait qu’il termine son
mandat en 2026. Ces derniers
mois, sa chute semblait inélucta­
ble, tant le Congrès se montrait
déterminé à obtenir sa destitu­
tion. L’opposition de droite n’a
jamais accepté la victoire de cet
instituteur de campagne éloigné
des cercles politiques tradition­
nels et des élites de la capitale. En
moyenne, l’opposition parlemen­
taire a proposé des motions de
censure tous les quatre mois. Trois
ont été soumises à un vote du Par­
lement. La dernière a été la bonne.
« C’est une triste fin » pour un pré­
sident ayant incarné, lors de son
élection, « un espoir de change­
ment pour des millions de Péru­
viens qui avaient le sentiment qu’il
allait mettre fin à leur sentiment
d’abandon par l’Etat dans un pays
très centraliste » et aux inégalités
sociales prononcées, estime Patri­
cia Zarate, sociologue de l’Institut
d’études péruviennes. « Pour la
Mizan, l’agence de presse du pou­
voir judiciaire, qui a annoncé son
exécution, l’a qualifié « d’émeutier
qui, le 25 septembre, a bloqué le
boulevard Sattar­Khan à Téhé­
ran ». Il aurait supposément « poi­
gnardé » et légèrement blessé un
bassidj, un membre des milices
territoriales qui dépendent du
corps des gardiens de la révolu­
tion, l’armée idéologique du ré­
gime.
« Pour me faire peur »
L’exécution de Mohsen Shekari
intervient après trois jours de
mobilisation sur les campus uni­
versitaires et de grèves de com­
merçants qui ont touché une cin­
quantaine de villes. Des rassem­
blements et des tentatives de ma­
nifestation à Téhéran ont à
nouveau été réprimés par les for­
ces de l’ordre.
Présenté une première fois de­
vant un tribunal le 1er novembre,
Mohsen Shekari a été condamné
Dina Boluarte assermentée par le Congrès en tant que nouvelle présidente du Pérou, le 7 décembre à Lima. GUADALUPE PARDO/AP
première fois, notre pays sera gou­
verné par un paysan, une personne
qui appartient au groupe des op­
primés », avait clamé M. Castillo
lors de sa prise de fonctions en
juillet 2021. Il n’a cependant ja­
mais mis en place les change­
ments promis, et il y avait peu de
monde dans les rues, ces derniers
jours, pour le défendre.
L’ex­président est visé par six
affaires de corruption ou de trafic
d’influence. Il existe « de nombreu­
ses preuves » contre lui et son en­
tourage, affirme Samuel Rotta, de
l’ONG Proetica, branche péru­
vienne du réseau Transparency
International, qui dessinent « un
système de capture de l’Etat (…), en
particulier de ministères disposant
des budgets les plus importants
comme les transports, les commu­
nications et celui du logement et de
la construction » au bénéfice d’un
petit groupe de proches de M. Cas­
tillo. Ce dernier a « tenté d’obstruer
les enquêtes judiciaires, usant de
son pouvoir de président, docu­
ments signés à l’appui, notamment
en destituant certains fonctionnai­
res », selon M. Rotta.
à mort le 20 novembre et exécuté
dix­huit jours plus tard. Jusqu’au
bout, ce jeune employé d’un café
de la capitale s’est accroché à l’es­
poir d’être épargné. « Ils m’ont
condamné pour me faire peur »,
expliquait­il à ses codétenus de la
section 241 de la prison d’Evin,
dans le nord de Téhéran. L’un
d’eux, libéré depuis, se rappelle
que Mohsen Shekari espérait que
sa peine serait ramenée à « dix ans
d’emprisonnement si le milicien
retire sa plaine ». La famille du
jeune homme, qui n’avait pas été
informée de la confirmation de sa
condamnation à mort par la Cour
suprême, recherchait son corps
jeudi dans les morgues et les ci­
metières de la ville, les autorités
ayant refusé de le leur rendre.
Le 5 décembre, le chef de l’Auto­
rité judiciaire, Mohseni Ejei, a
confirmé que certaines des pei­
nes de mort prononcées contre
les contestataires avaient été vali­
dées par la Cour suprême et que
« Il faut annuler
cette possibilité
[la destitution] ou
alors qu’elle soit le
dernier recours »
SAMUEL ROTTA
membre de l’ONG Proetica
Sur ce point non plus, M. Castillo
ne fait pas figure d’exception.
Quatre anciens présidents sont
poursuivis pour corruption, no­
tamment dans des procédures
liées à des attributions de marchés
publics. Un cinquième, Alan Gar­
cia, s’est suicidé en 2019 alors qu’il
était sur le point d’être arrêté pour
les mêmes charges. Néanmoins, la
célérité avec laquelle se sont dé­
roulées les enquêtes et l’abon­
dance des « preuves, documents et
vidéos » recueillis constituent un
fait inédit, souligne M. Rotta.
Les Péruviens, exaspérés par
leur classe politique et la corrup­
tion endémique, espèrent que
l’arrivée au pouvoir de Dina Bo­
des exécutions auraient lieu pro­
chainement. Le même jour, le
corps des gardiens de la révolu­
tion a félicité le pouvoir judiciaire
pour sa « fermeté » et l’a invité à
accélérer les procédures à l’encon­
tre des manifestants accusés de
« corruption sur Terre » ou d’« ini­
mitié à l’égard de Dieu ». Le re­
cours à ces deux accusations mar­
que une volonté d’appliquer rapi­
dement la peine capitale contre
les manifestants et les détenus
politiques.
« Corruption sur Terre »
Ces deux concepts, juridique­
ment vagues, permettent aux ju­
ges de condamner à mort des ac­
cusés à l’issue de procès expédi­
tifs, en l’absence d’un avocat libre­
ment désigné et à huis clos. Les
condamnés n’ont aucun moyen
de contester les accusations ni de
faire appel à des témoins. Selon
Amnesty International, au moins
28 personnes, dont trois mineurs,
luarte pourra constituer un fac­
teur de stabilisation. Pourtant, les
ingrédients qui constituent le
terreau de la crise politique sont
toujours présents. Mme Boluarte
sera tôt ou tard appelée à entrer
en confrontation avec le Congrès,
ne pouvant s’appuyer sur une
majorité ou un groupe parlemen­
taire. Elle devra donc nouer des
alliances et au fond, « aura peu de
marges de manœuvre », résume
Samuel Rotta.
Corruption
Dans son premier discours de­
vant les parlementaires, elle a ap­
pelé à une trêve. Mais pour com­
bien de temps ? La carte de la des­
titution est toujours là, plaçant le
président sur un siège éjectable.
« Il faut annuler cette possibilité ou
alors qu’elle soit le dernier re­
cours », estime Samuel Rotta, éga­
lement membre de la Coalition
citoyenne, laboratoire de recher­
ches de solutions à la crise politi­
que. Une solution consisterait à
organiser de nouvelles élections
allant de pair avec une réforme
des institutions. « Il faut changer
pourraient être exécutées en lien
avec la contestation en cours et
seraient d’ores et déjà en danger
de mort imminente.
Révélé début décembre après
qu’un groupe de hackeurs a an­
noncé avoir réussi à pirater
l’agence de presse Fars News, affi­
liée au corps des gardiens de la ré­
volution, un enregistrement
audio provenant d’une réunion
du Conseil de la coalition des for­
ces de la révolution islamique, un
regroupement de partis ultracon­
servateurs au Parlement, avait
confirmé la volonté des autorités
d’élargir ces deux accusations au
plus grand nombre. Le secrétaire
de la coalition, Reza Davari, indi­
quait alors que 80 personnes
étaient poursuivies sous les chefs
d’accusation d’« inimitié à l’égard
de Dieu » et de « corruption sur
Terre ». A l’en croire, si les autori­
tés avaient opté pour des accusa­
tions de « meurtre » ou de « terro­
risme », elles n’auraient été en
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
les règles du jeu, tout réinitialiser »,
poursuit M. Rotta.
La coalition dont il fait partie
préconise des réformes électora­
les, comme l’interdiction de se
porter candidat pour des person­
nes liées à des affaires de corrup­
tion ou l’organisation de primai­
res dans les partis. Une façon de
redonner du crédit à des forma­
tions politiques faibles, souvent
des structures vides et éphémères
créées au gré des élections autour
de personnalités politiques.
Pour Fernando Tuesta Solde­
villa, qui a présidé la commission
de la réforme politique en 2018, la
priorité serait de modifier le
calendrier des élections législati­
ves afin de les faire coïncider avec
le second tour de la présidentielle,
et non au premier comme c’est le
cas actuellement, un système
favorisant la dispersion des voix.
Cela donnerait la possibilité au
président de compter sur une
majorité parlementaire. Faute de
quoi, la guerre ouverte entre le
Congrès et le pouvoir exécutif ne
cessera pas. p
amanda chaparro
mesure de prononcer la peine ca­
pitale que pour une dizaine d’en­
tre eux, soulignait­il.
Le directeur de l’agence Fars
News a été arrêté à la suite de ces
fuites. Depuis le début du soulè­
vement, près de 18 000 personnes
ont été interpellées, selon les or­
ganisations de défense des droits
humains. Au moins 450 civils ont
été tués dans les rues.
Avant même le début des mani­
festations, la République islami­
que avait multiplié les exécutions
capitales. Au moins 251 condam­
nés ont été mis à mort entre le
1er janvier et le 30 juin 2022, selon
des recherches menées par le
Centre Abdorrahman Borou­
mand pour les droits humains en
Iran et Amnesty International,
qui accusent : « Au cours du pre­
mier semestre 2022, les autorités
iraniennes ont exécuté au moins
une personne par jour en
moyenne. » p
madjid zerrouky
 PLANÈTE
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 |7

A Strasbourg,
un exercice pratique
sur des hamsters
suscite la controverse
Des étudiantes en master ont refusé de poser
des sondes dans l’abdomen de rongeurs.
Elles y voient un acte illégal et contraire à leur éthique,
et dénoncent la note de 0/20 qui leur a été promise

A « Les mêmes
l’université de Stras­ versité « où siègent du reste des
bourg, le master d’éco­ étudiants », et que le TP, comme
physiologie, écologie données ont toute expérimentation animale, a
et éthologie tient une été recueillies reçu l’onction du comité d’éthi­
place particulière. A écouter le que local puis du ministère de la
doyen de la faculté des sciences de les années recherche. Vétérinaire et direc­
la vie, Jacky de Montigny, « parmi précédentes. trice de l’animalerie scientifique
tous les parcours que nous propo­ de l’université, Sophie Reibel­
sons, c’est clairement le plus de­ A quoi bon sacrifier Foisset renchérit : « Tout est fait
mandé ». Défense de la biodiver­ de nouveaux dans le respect de la réglementa­
sité, amour des animaux, rêves de tion et du bien­être animal. Les
nature exotique, passion pour les animaux ? », gestes chirurgicaux ou délicats,
sciences expérimentales : les mo­ note une élève ceux qui peuvent entraîner une
tifs d’adhésion ne manquent pas. souffrance animale, sont réalisés
« Les étudiants que nous sélection­ par l’encadrant. Ce TP a été pensé
nons viennent de toute la région, pour mettre les étudiants dans une
au­delà parfois, et tous sont excel­ sant des PCR. Mais on n’a rien fait situation qu’ils pourront rencon­
lents », insiste le microbiologiste. de tout ça : l’enseignant refusait trer sur le terrain. » Enfin, tous
Sauf que, depuis la rentrée, la que l’on continue si l’on n’avait pas deux l’assurent : « Il n’y avait pas
formation d’élite fait face à une posé les sondes. » d’obligation. » « Les étudiants qui
fronde d’une partie de ces bril­ Pour motiver leur geste, aucune refusaient n’étaient pas sanction­
lants cerveaux. Sept étudiantes n’avance une opposition de prin­ nés à condition qu’ils assistent au
de deuxième année de master, cipe à l’expérimentation animale. TP », observe le doyen.
parmi les vingt­deux inscrits, ont Mais elles demandent l’applica­ Les étudiantes assurent qu’au
refusé de participer aux travaux tion du principe cardinal en la contraire il n’en a jamais été ques­
pratiques d’écophysiologie réali­ matière, appliqué dans le monde tion. « Nous avons fait des proposi­
sés sur des hamsters, en ce pre­ entier, la règle des trois R « qui tions d’aménagement, dont cel­
mier trimestre, en avançant une nous a été enseignée » : remplacer, le­là, depuis janvier, quand nous
impossibilité éthique. Droit dans réduire, raffiner. Autrement dit, avons découvert qu’il y avait ce TP
ses bottes, le responsable de éviter le recours aux animaux si en deuxième année et compris ce
l’unité d’enseignement a an­ ce n’est pas indispensable, limiter qu’on devait y faire. Mais l’ensei­
noncé la sentence : la note de leur nombre, éviter leurs souf­ gnant est resté inflexible. »
0/20. Depuis, l’affaire divise les frances. Or, selon les étudiantes,
enseignants et inquiète l’admi­ tuer un hamster par étudiant ne « Cas d’objection de conscience »
nistration Tous s’accordent toute­ se justifie ni par des considéra­ Le détail a son importance. Prési­
fois à y voir le signe de l’époque, tions scientifiques – « les mêmes dente du comité scientifique du
celle d’une sensibilité accrue au données ont été recueillies les an­ groupement d’intérêt scientifi­
bien­être des animaux et aux nées précédentes. A quoi bon sacri­ que FC3R, le référent français sur
conditions de leur utilisation fier de nouveaux animaux ? » –, ni la règle des « 3R » en expérimenta­
dans le cadre scientifique. pour des besoins pédagogiques. tion animale, la biologiste Audrey
Le premier TP, prévu le 8 septem­ « Sauf peut­être pour nous habi­ Ferrand (Inserm, Toulouse) juge
bre, consistait à placer une sonde tuer à l’expérimentation animale, « toujours préférable, quand cela
dans l’abdomen des hamsters afin concède l’une d’elles, mais nous est possible, de favoriser des dé­
de pouvoir enregistrer la tempéra­ voulons presque toutes être étho­ marches permettant de réduire le
ture en continu. « On devait raser logues et étudier les animaux dans nombre d’animaux utilisés. Par
et désinfecter l’animal, la responsa­ leur milieu naturel, en les déran­ exemple, si des données antérieu­
ble de TP faisait l’incision, puis on geant le moins possible. Ça ne res permettent de réaliser au moins
installait le capteur, on recousait les nous apporte rien. » une partie de la formation sans sa­
chairs et on plaçait les agrafes », ra­ Pire, elles jugent le TP « illégal ». crifier d’animaux, alors elles de­
conte l’une des étudiantes. « On nous demande de commettre vraient être utilisées. » Quant à
un geste chirurgical sans forma­ l’obligation, elle est formelle : « Si
Règle des « 3R » tion, de réaliser des expérimenta­ des étudiantes ont clairement ex­
Comme ses camarades, elle a un tions sur des animaux vivants, là primé leur refus d’expérimenter sur
peu hésité avant de répondre aux encore sans avoir la formation l’animal, ceci est leur droit et cela
sollicitations du Monde. Mais, fi­ prévue. » Des règles imposées par s’apparente à un cas d’objection de
nalement, elles ont décidé de par­ une directive européenne de 2010 conscience qui est tout à fait rece­
ticiper à une visioconférence et transposées en droit français vable. On ne peut pas les obliger à
commune, en demandant de con­ par l’arrêté du 1er février 2013. réaliser des expériences sur l’ani­
server l’anonymat. Une autre Trois d’entre elles décident ainsi mal si elles le refusent. » Pas ques­
poursuit : « Six semaines plus tard, de boycotter la séance, quatre se tion donc de les sanctionner.
les hamsters sont asphyxiés au présentent à la porte mais refu­ Quatre des sept étudiantes, qui
CO2. On les ouvre, on récupère les sent d’y participer. ont présenté un certificat médical
sondes pour avoir les données, on « Illégal, sûrement pas », réagit du service de santé universitaire
pèse les testicules et on prélève les Jacky de Montigny. Le doyen sou­ soulignant leur « inaptitude psy­
tissus adipeux bruns que l’on ana­ ligne que la formation a été vali­ chologique » à réaliser ces expé­
lysera lors de deux autres TP en fai­ dée par tous les conseils de l’uni­ riences, ont finalement échappé
au 0/20. Le TP ne comptera pas
dans leur moyenne. Les trois
Neuralink, la start-up d’Elon Musk, autres, qui refusent de se préten­
dre inaptes, se sont vu promettre
visée par une enquête la note nulle, évidemment lour­
La société Neuralink fait l’objet d’une enquête fédérale menée dement pénalisante pour ces
par le ministère de l’agriculture américain pour non-respect des chercheuses en herbe qui rêvent
règles en matière de bien-être animal, a révélé lundi 5 décembre presque toutes de poursuivre en
l’agence Reuters. Selon elle, 1 500 animaux, notamment des mou- thèse. « Mais ce n’est qu’une pro­
tons, des porcs et des singes, sont morts depuis 2018 dans les position de note de l’enseignant,
essais menés par la start-up du multimilliardaire américain Elon insiste Jacky de Montigny. Un jury
Musk. La société veut développer des implants connectés pour se réunira pour valider toutes les
le cerveau humain et dit vouloir démarrer ses premiers essais cli- notes du trimestre et au besoin les
niques chez l’homme dans six mois. Des employés et anciens em- corriger. » Quant au TP, les étu­
ployés témoignent de manquements aux règles encadrant le re- diants de master 1 ont appris par
cours aux animaux dans la recherche, et décrivent des pressions e­mail qu’il ne serait pas renou­
intenses pour multiplier les expériences, au risque de tuer un velé en 2023. p
grand nombre d’animaux. Ni Neuralink ni Elon Musk n’ont réagi. nathaniel herzberg

8 | planète
Climat : les promesses non tenues du budget 2023
Plusieurs groupes de réflexion dénoncent l’insuffisance des investissements dans la transition écologique
I Transition écologique : l’écart entre les engagements et le financement prévu
dentifier les dépenses favo­
rables ou défavorables à l’en­
vironnement ou évaluer où
en sont les sommes promi­
ses par le candidat Macron pour
lutter contre le changement cli­
matique dans le projet de loi de
finances 2023 n’est pas chose
aisée. Deux études publiées cette
semaine en font le constat.
L’une, rédigée par l’Institut de
l’économie pour le climat (I4CE)
et présentée jeudi 8 décembre
lors d’une conférence tenue avec
l’Institut du développement du­
rable et des relations internatio­
nales (IDDRI), l’Institut Jacques
Delors et l’Observatoire français
des conjonctures économiques
(OFCE), s’intéresse aux 10 mil­
liards d’euros supplémentaires
par an consacrés à la transition
écologique promis par le « prési­
dent candidat » pour la durée du
quinquennat. L’autre document,
publié deux jours plus tôt par le
Réseau Action Climat (RAC), est
un « panorama des dépenses né­
fastes pour le climat et l’environne­
ment », évaluées à 67 milliards
d’euros en 2023.
LES CHIFFRES
45 MILLIARDS
La somme, en euros, des diffé-
rentes mesures du bouclier tari-
faire face à la flambée des prix
de l’énergie pour 2023, soit
33,8 milliards pour l’électricité
et 11,1 milliards pour le gaz.
33,9 MILLIARDS
Le total, en euros, des dépenses
« défavorables à l’environne-
ment », selon le chiffrage
du gouvernement, comparées
aux 29,5 milliards identifiés
en 2022 ; 37,5 milliards d’euros
si l’on intègre les 3,5 milliards
prévus par le plan de relance.
2 MILLIARDS
Le montant, en euros, du Fond
vert destiné à soutenir les « pro-
jets verts » des collectivités terri-
toriales (rénovation des bâti-
ments publics, prévention des
inondations et des incendies…).
Nitrites dans la charcuterie : première victoire judiciaire pour Yuka
Dans un arrêt rendu jeudi, la cour d’appel d’Aix­en­Provence a reconnu le droit à informer du site d’informations nutritionnelles
A près avoir essuyé trois
condamnations en pre­
mière instance courant
2021 pour « actes de dénigre­
ment » ou « pratique commer­
ciale déloyale et trompeuse » face
à des représentants de l’industrie
charcutière, l’application Yuka a
obtenu une première victoire
judiciaire : dans un arrêt publié
jeudi 8 décembre, la cour d’appel
d’Aix­en­Provence a infirmé le
jugement du 13 septembre 2021
dans l’affaire opposant le site
d’informations nutritionnelles à
une entreprise provençale, ABC
industrie. Au cœur de ce conten­
tieux : l’enjeu des nitrites, ces
additifs qui prolongent la durée
de conservation des charcuteries,
et accessoirement, qui donnent
sa couleur rose au jambon.
Depuis des années, les publi­
cations scientifiques s’accumu­
lent sur le caractère génotoxique
et cancérogène des composés
nitrosés, formés dans le tube
digestif lors de la consommation
de nitrites, dont l’interdiction est
demandée par des médecins et
associations de patients et de
consommateurs.
Premier élément de constat, sur
les 10 milliards d’euros annuels
supplémentaires d’investisse­
ment public annoncés par le prési­
dent, devant s’ajouter aux crédits
de France Relance et de France
2030, seuls 3,5 milliards en plus
par rapport à 2022 apparaissent
dans le budget 2023. Dans l’étude
de I4CE, les auteurs, Charlotte
Vailles, cheffe de projet « Industrie,
énergie et climat », et Damien
Demailly, directeur adjoint de
l’institut, préviennent que si le dé­
bat parlementaire sur le PLF n’est
pas encore terminé, ils ont pris en
compte les modifications appor­
tées jusqu’au 1er décembre. « Et
force est de constater que le budget
2023 s’éloigne fortement de ce qui
était prévu par le président pen­
dant sa campagne. Il y a moins,
beaucoup moins d’investissements
et de cofinancements publics que
prévu », écrivent­ils.
La hausse de 3,5 milliards d’euros
des investissements publics est
constituée essentiellement de dé­
penses en faveur de la rénovation
des bâtiments et des aides à l’achat
de véhicules propres. Mais, alerte
Damien Demailly, « une partie de
ces nouveaux crédits budgétaires
prennent en fait le relais des crédits
de France Relance [le plan de re­
lance] qui commencent à s’ame­
nuiser ». Ainsi les crédits pour la
rénovation proposés par France
Relance ont baissé de 520 millions,
comparés à l’année dernière.
« Contre-intuitif »
Pour l’ensemble des think tanks
présents à la conférence de jeudi,
au cœur du problème se trouve le
bouclier tarifaire. Avec ses
quelque 45 milliards d’euros dé­
volus au soutien des dépenses
des foyers et des entreprises en
énergies fossiles, en priorité, il
répond bien sûr à une urgence
économique et sociale. « Le bou­
clier tarifaire poursuit plusieurs
objectifs, avance Xavier Timbeau,
directeur de l’OFCE. L’objectif
principal, ce n’est pas la transition
écologique mais bien la réponse à
une situation exceptionnelle et la
gestion de l’inflation. »
Dans un rapport de juillet 2021,
« Analyse des conditions de re­
prise d’une valeur équitable du
carbone », l’Ademe, l’Agence de la
transition écologique, analyse
que le bouclier « favorise les émis­
C’est au titre du préjudice
économique qu’ABC industrie
avait attaqué Yuka, qui revendi­
que 18 millions d’utilisateurs en
France, relevant que ses jambons
obtenaient une mauvaise note de
9/100, assortie d’une mention
« A éviter » signalant la présence
d’additifs nitrités. L’entreprise
contestait également le fait que
Yuka propose, directement sur
son application, un renvoi vers
une pétition demandant l’inter­
diction des nitrites, lancée
conjointement avec la Ligue
contre le cancer et l’association
Foodwatch.
Trois affaires
Dans son arrêt, la cour d’appel
d’Aix­en­Provence considère que
la mauvaise note attribuée aux
jambons est étayée par des « critè­
res parfaitement explicités au
consommateur sur l’application ».
La cour d’appel rappelle que l’acti­
vité de Yuka vise à informer le
consommateur et l’aider dans ses
choix. « En diffusant les informa­
tions telles que portées sur son
application, la société Yuka n’a pas
outrepassé la liberté d’expression
Comparaison entre le plan de financement pour la transition écologique envisagé par Emmanuel Macron pendant la campagne
et le budget prévu en 2023, en milliards d’euros
Rénovation Transport
Engagements de campagne d’Emmanuel Macron
2,6
Investissements dans le budget 2023 par rapport à 2022
1,55 1,06
0,02
0,28
0,09
Infographie Le Monde
sions de CO2 et entretient la dépen­
dance énergétique ».
Xavier Timbeau rappelle aussi
que les sommes investies pour
aider les foyers à faire face à la
hausse des prix de l’énergie sont
d’un ordre de grandeur bien plus
élevé que les investissements
pour la transition. « Si on avait
fait du “1 euro pour 1 euro”, on
aurait investi 40 milliards dans la
transition environnementale »,
constate­t­il.
Il faut, estiment les économis­
tes de ces think tanks, conserver
une politique volontariste pour
freiner la consommation des
énergies fossiles. « On a absolu­
ment besoin de maintenir un si­
gnal prix, que les énergies fossiles
soient chères, car le prix est un élé­
ment déterminant du choix. Mais
il faut que l’accompagnement
social soit efficace », assure en­
core Xavier Timbeau.
Une analyse partagée par Phuc­
Vinh Nguyen, de l’Institut Jacques
Delors. « Le plafonnement des prix
[de l’essence ou du gaz] n’agit pas
sur le signal­prix et est contre­in­
tuitif car il n’incite pas à la so­
briété, à la réduction de la con­
sommation », explique le cher­
cheur sur les politiques française
et européenne de l’énergie.
qui lui est reconnue par les textes »,
relève la cour, qui considère que
Yuka est fondée, à ce titre, à ren­
voyer depuis son site vers une
page de pétition.
« Cette décision met un coup d’ar­
rêt à la tentative de museler l’infor­
mation sur les risques associés aux
nitrites ajoutés », réagit Julie Cha­
pon, cofondatrice de Yuka. Entre
la condamnation en première
instance et son infirmation par la
cour d’appel, une étape majeure
dans ce dossier est intervenue en
juillet : la publication d’un avis de
l’Agence nationale de sécurité sa­
nitaire de l’alimentation, de l’envi­
ronnement et du travail (Anses),
confirmant le lien entre exposi­
tion aux nitrites et risque de can­
cer colorectal, avis auquel la cour
d’appel d’Aix­en­Provence fait
plusieurs fois référence.
Ce lien était déjà au cœur du
classement en 2015 par le Centre
international de recherche sur le
cancer (CIRC) des viandes trans­
formées comme « cancérogène
avéré ». Sans se prononcer sur
une interdiction de ces additifs,
l’Anses préconise des « mesures
volontaristes » pour réduire
Forêt Adaptation
5,4
+ 3,5 milliards
entre les budgets 2022 et 2023
0,35
0,17
« Le
plafonnement
des prix [de
l’essence ou du
gaz] n’incite pas
à la sobriété »
PHUC-VINH NGUYEN
chercheur
L’autre faiblesse dans la politi­
que de transition écologique fran­
çaise, outre son manque de
moyens, réside dans les mauvai­
ses politiques d’accompagne­
ment social prévues. « Si on avait
mis l’argent de la ristourne à la
pompe sur une subvention à
l’achat de véhicules électriques
pour les artisans, on aurait pu sub­
ventionner 1 million de véhicules à
hauteur de 8 000 euros par voi­
ture », renchérit Xavier Timbeau.
La crise de l’énergie, à l’origine de
ces nouvelles dépenses publiques,
va durer plusieurs années, pronos­
tiquent les experts de ces think
tanks, et les risques sur la sécurité
d’approvisionnement risquent de
se répéter. Dans un tel contexte,
s’il faut maintenir le bouclier tari­
C’est au titre
du préjudice
économique
que l’entreprise
provençale
ABC industrie
avait attaqué
l’application
« autant que possible » leur utilisa­
tion dans l’alimentation.
Le feuilleton judiciaire auquel
fait face Yuka est toutefois loin
d’être terminé. Deux autres con­
tentieux l’opposent à un indus­
triel et à la Fédération des indus­
triels charcutiers­traiteurs (FICT).
Au total, dans les trois affaires,
Yuka a été condamnée à verser
95 000 euros de dommages et in­
térêt aux plaignants.
« Pour une société comme la nô­
tre, qui est tout juste à l’équilibre
financier (19 000 euros de béné­
fice net en 2020 et un bénéfice net
négatif en 2021), ces condamna­
tions nous ont beaucoup fragili­
Agriculture Charleur
renouvelable
0,1 0,4 0,4
0,6
faire, il faut le revoir. « Sur les
45 milliards d’euros de moyens mo­
bilisés par l’Etat en 2023, la moitié
devrait servir à des aides ciblées au
paiement des factures d’énergie, et
l’autre moitié fléchée sur les disposi­
tifs d’aide à la rénovation énergé­
tique, la mobilité bas carbone et les
énergies renouvelables, pour accé­
lérer massivement la transition »,
estime ainsi Andreas Rüdinger, le
coordinateur transition énergéti­
que France de l’IDDRI.
Bouclier tarifaire
En présentant son rapport sur les
dépenses néfastes au climat,
mardi, le RAC a aussi expliqué que
s’il n’était pas question de remet­
tre en question les politiques de
soutien mises en place par le gou­
vernement face à la crise énergéti­
que, il convenait d’étudier leur
pertinence. La transition écologi­
que doit être socialement juste et
ne doit pas être « portée par les mé­
nages fragilisés », ceux­là mêmes
qui devraient disposer en priorité
des aides à la consommation.
« Notre critique des dépenses “né­
fastes” à l’environnement et au cli­
mat ne veut pas dire qu’il faut arrê­
ter de mettre en place le bouclier
tarifaire ou qu’il faut supprimer le
chèque énergie. Mais il faut se
sés », note Julie Chapon. Pour
faire face aux frais de justice (avo­
cats, huissiers…), que Yuka estime
à plus de 400 000 euros, la so­
ciété avait lancé en octobre 2021
une cagnotte en ligne, obtenant
quelque 380 000 euros.
Les appels des deux autres dos­
siers devraient être rendus cou­
rant 2023. Et, selon la FICT, la pre­
mière affaire pourrait être portée
devant la Cour de cassation.
« Milliers de cancers évitables »
Le sujet des nitrites est par
ailleurs entre les mains du gou­
vernement. Dans la foulée de
l’avis de l’Anses en juillet, l’exécu­
tif avait indiqué qu’un plan d’ac­
tions pour aboutir à « la réduc­
tion ou à la suppression » de l’uti­
lisation des additifs nitrés serait
lancé. Ce plan devait être pré­
senté au Parlement avant la fin
de l’automne, mais aucun calen­
drier ni objectif chiffré n’ont en­
core été présentés. Un peu plus
tôt, début 2022, le gouvernement
s’était engagé à définir une « tra­
jectoire de baisse » lors d’un débat
parlementaire. « Les choses n’ont
jamais autant bougé sur les
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Dépenses diverses
en faveur du climat
+ 9,5 milliards
supplémentaires par an
pour la transition
écologique
Source : I4CE
poser les bonnes questions pour
demain, et trouver des réponses
structurelles pour ne pas avoir à ré­
pondre par des à­coups », insiste
Emeline Notari, responsable des
politiques climat au RAC.
Outre le bouclier tarifaire, le ré­
seau qui regroupe une quaran­
taine d’associations nationales,
locales et régionales spécialisées
sur les questions de climat, de
transport, d’énergie… a aussi ciblé
toutes les mesures néfastes au
climat, atteignant un total de
67 milliards, contre 25 milliards
en 2022. « Des dépenses qui sont
directement le fruit de la dépen­
dance française aux énergies fossi­
les et à la transition trop lente de
notre pays », avance le RAC.
Parmi celles­ci, on trouve les
dépenses de fonctionnement de
l’Etat (1,5 milliard d’euros) – avec
des achats de véhicules thermi­
ques, de carburant… –, des « dé­
penses génératrices d’artificialisa­
tion des sols et néfastes à la biodi­
versité » (890 millions), des niches
fiscales… Par exemple, la non­
taxation du kérosène « représente
approximativement 3,6 milliards
d’euros, dont profite essentielle­
ment le secteur aérien », rappelle
Emeline Notari. p
rémi barroux
nitrites que ces trois dernières an­
nées, constate Julie Chapon.
Maintenant, la balle est dans le
camp du gouvernement, en espé­
rant qu’il aura le courage d’aller
vers une interdiction. »
L’industrie charcutière, elle,
reste opposée à une suppression
totale, même si les gammes « sans
nitrites » se développent et
représentent, sur le marché des
jambons cuits, 15 % des volumes.
Pour Bernard Vallat, président de
la FICT, « il faut mettre en œuvre
une politique progressive de ré­
duction sans mettre en danger les
consommateurs. Aujourd’hui, le
botulisme est beaucoup moins
présent, mais c’est le risque de
prolifération de listeria ou de sal­
monelle qui est redouté ».
Une ligne de défense que dé­
nonce Daniel Nizri, président de
la Ligue contre le cancer, dans un
communiqué : « Attention aux
fausses solutions ! Une simple ré­
duction des doses de ces additifs
(…) n’est pas du tout une solution
acceptable pour la protection de la
santé publique. On parle de mil­
liers de cancers évitables. » p
mathilde gérard
 FRANCE
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Fin de vie : l’enjeu de la convention citoyenne
170 participants devront se prononcer sur l’évolution éventuelle du cadre légal. L’idée est d’apaiser le débat
S
eulement vingt­sept jours
pour apaiser – à défaut de
trancher – un débat qui
tourmente les Français. Le
temps est court et le défi im­
mense. Les quelque 170 partici­
pants appelés à siéger à la conven­
tion citoyenne sur la fin de vie, qui
s’ouvre vendredi 9 décembre au
Conseil économique, social et en­
vironnemental (CESE), vont se
réunir neuf week­ends de trois
jours jusqu’au 19 mars 2023 pour
tenter de répondre à la question
formulée par la première minis­
tre, Elisabeth Borne : « Le cadre
d’accompagnement de la fin de vie
est­il adapté aux différentes situa­
tions rencontrées ou d’éventuels
changements devraient­ils être in­
troduits ? » En creux, ils sont appe­
lés à se prononcer sur la légalisa­
tion de l’aide active à mourir, qu’il
s’agisse de l’euthanasie ou du
suicide assisté.
La convention citoyenne est
« une formidable innovation dé­
mocratique. Je la défends à mort…
sans mauvais jeu de mots », avait
expliqué Emmanuel Macron le
12 septembre. Mais à la différence
de la précédente convention,
consacrée au climat, le chef de
l’Etat se réserve dès le départ la
possibilité de ne pas retenir toutes
les propositions. Seul engagement
de l’exécutif : venir rendre compte
de ses choix devant les citoyens.
La convention qui s’ouvre a vo­
cation à « éclairer » le gouverne­
ment pour, « le cas échéant », en
fonction de ses réponses, l’ame­
ner à « faire changer le cadre lé­
gal » et à « faire prospérer un pro­
jet de loi (…) d’ici la fin 2023 », pré­
cisait M. Macron en septembre.
Voire en 2024, a­t­il indiqué de­
puis. En ouvrant la convention,
vendredi, Mme Borne doit encou­
rager les participants à mener
Une « France en miniature »
le remboursement de leurs
frais de garde d’enfant, leurs
nuitées d’hôtel et leurs repas
pris en charge, une indemnité
journalière de 94,60 euros, l’ac­
cès si nécessaire à une cellule
psychologique… Tout a été
conçu pour que les quelque
170 participants de la conven­
tion citoyenne sur la fin de vie,
qui débute vendredi 9 décem­
bre, puissent se faire une opi­
nion aussi sereinement que
possible sur l’amélioration de
l’accompagnement des mou­
rants ou des malades incura­
bles, appréhender les subtilités
du débat sur l’euthanasie et le
suicide assisté, thèmes sur les­
quels le gouvernement leur de­
mande de rendre une contri­
bution en mars.
La veille du lancement, les or­
ganisateurs de cette agora ci­
toyenne se montraient peu in­
quiets du manque d’assiduité
des protagonistes. « L’expé­
rience montre que dans les
conférences citoyennes les par­
ticipants se prennent très vite
au jeu, observe Jean­Daniel
Levy, directeur délégué d’Har­
ris Interactive, chargé du tirage
au sort de l’assemblée. Quand
les personnes arrivent, elles se
demandent : “Qu’est­ce que je
fais là ?” Et très vite, il y a toute
une vie qui s’organise entre el­
les, des groupes WhatsApp qui
se créent… » Le panel initial
comprend toutefois plus de
170 personnes afin qu’en dépit
de défections le seuil de 150
prévu au départ soit respecté
jusqu’au terme des travaux.
Les citoyens sollicités par télé­
phone lors de plus de 100 000
appels forment un groupe à
l’image de la population ma­
jeure en France, selon les critè­
res sociaux, démographiques
et territoriaux. Ils ont entre 18
|9
leurs travaux dans la plus grande que « la convention ne va pas pro­ par ailleurs fervent militant de Espagne, qui a une très grande
« liberté », à ne taire ni leurs dou­ duire de l’inédit », analyse la philo­
« [La question l’aide active à mourir. Ses travaux difficulté dans la mise en œuvre
tes ni leurs désaccords. sophe et psychanalyste Cynthia de la fin de vie] commenceront en janvier 2023 de sa réforme sur la fin de vie [l’Es­
L’objectif affiché du gouverne­ Fleury, qui siège au comité de gou­ pour se conclure en mars. pagne a légalisé l’euthanasie
ment n’est pas d’obtenir de la vernance de la convention ci­
requiert Les deux ministres pilotent sous conditions en 2021]. »
convention une solution clé en toyenne. « On peut imaginer, de prendre le également un groupe de travail Pierre angulaire du débat natio­
main mais d’apaiser le débat poursuit­elle, qu’elle rende un avis composé de professionnels de nal sur la fin de vie, les travaux de
pour préparer le pays à toute similaire ou très en écho à celui du
temps d’un débat santé qui réunit une vingtaine la convention citoyenne ne doi­
éventualité. « La convention ci­ Comité consultatif national d’éthi­ approfondi » d’instances. Alors que les prati­ vent pas risquer de susciter « un
toyenne est inspirée de la mé­ que [CCNE]. » Le CCNE, dans son ciens des soins palliatifs se décla­ conflit de légitimité », selon l’ex­
CLAIRE THOURY
thode irlandaise qui a abouti avis rendu le 13 septembre, a pour rent opposés pour la plupart à pression du chef de l’Etat. C’est
présidente du comité
à légaliser le mariage pour tous la première fois ouvert la voie à une légalisation de l’euthanasie, bien le Parlement, in fine, qui sera
de gouvernance
et l’IVG dans ce pays, rappelle une aide active à mourir, à condi­ le gouvernement veut éviter de chargé de voter une éventuelle ré­
de la conférence citoyenne
Olivier Véran, ministre délégué tion qu’elle soit assortie d’un ren­ braquer la communauté médi­ forme. Et si M. Macron indiquait,
chargé du renouveau démocrati­ forcement de l’accès aux soins cale, dans l’hypothèse où l’exécu­ en septembre, avoir « la convic­
que. Elle doit permettre d’aplanir palliatifs. En 2013 et en 2018, tif décide de mettre en chantier tion qu’il faut bouger parce qu’il y
les angles en amont du débat par­ des consultations de citoyens au fin octobre un groupe de travail une évolution de la loi actuelle. a des situations inhumaines qui
lementaire, de vérifier que tout le format nettement plus réduit transpartisan de députés et séna­ « La méthode choisie consiste existent et qu’il faut y apporter
monde soit bien consulté et que le s’étaient également prononcées teurs (les socialistes au Sénat et aussi à veiller à ce que les profes­ une réponse », le débat n’est pour­
débat soit serein. » en faveur d’une légalisation d’une Les Républicains des deux assem­ sionnels de santé aient leur mot à tant pas pour lui de pure forme.
aide active à mourir. blées ont refusé d’y participer). Et dire, confie M. Véran. Si on consi­ « Il ne légiférera que s’il sent qu’il
« Besoin de nuances » Sur le même sujet, Olivier Véran à l’Assemblée nationale, un co­ dérait que l’on peut passer outre peut s’appuyer sur l’opinion publi­
« La fin de vie est un sujet qui et Agnès Firmin Le Bodo, la minis­ mité d’évaluation de la loi Claeys­ leur avis, en estimant que c’est que pour trancher », résume
se prête bien à une convention tre déléguée chargée de l’organi­ Leonetti a été créé, présidé par une question d’usagers et pas de François Patriat, patron des séna­
citoyenne parce qu’il touche à sation territoriale et des profes­ Olivier Falorni, député (apparenté soignants, on risquerait d’échouer teurs macronistes. p
l’intime, fait appel à des valeurs, sions de santé, animent depuis la MoDem) de Charente­Maritime, et d’avoir le même écueil qu’en béatrice jérôme
à la sensibilité de chacun, fait va­
loir Marc Ferracci, député Re­
naissance des Français de Suisse
et du Liechtenstein, proche du
chef de l’Etat. Et parce qu’il ne re­
quiert pas d’expertises techni­
ques, contrairement à des sujets
comme celui du climat, pour le­
quel le format n’était pas idéal. »
La question de la fin de vie « re­
quiert de prendre le temps d’un dé­
bat approfondi, a besoin de nuan­
ces », souligne également Claire
Thoury, présidente du comité de
gouvernance de la convention ci­
toyenne. L’enjeu pour les ci­
toyens, poursuit cette spécialiste
de la démocratie participative,
« sera d’abord d’arriver à formuler
des points de divergence et de
convergence, et de repérer ceux qui
peuvent ou non être surmontés ».
A quelle conclusion peuvent
aboutir les 170 citoyens ? Peut­être
et 87 ans, sont pour 54 % des
hommes, 20 % ont 65 ans et
plus, 16 % entre 18 et 34 ans…
L’échantillon compte huit fem­
mes issues de la grande préca­
rité, contactées par le truche­
ment d’ATD Quart Monde.
Au-delà des murs
Cette « France en miniature »
va établir ses quartiers au siège
du Conseil économique, social
et environnemental (CESE). Les
deux premiers week­ends se­
ront consacrés à l’intégration
des règles du débat citoyen, et
surtout à s’imprégner des fon­
damentaux du sujet. Un docu­
ment a été réalisé par le Centre
national des soins palliatifs et
de la fin de vie avec des témoi­
LAURÉAT 2022
gnages de patients et des clés
Athanasios Typas
de compréhension des termes
et des législations en France et
au­delà. Une liste des premiè­
res auditions arrêtée par le co­
mité de gouvernance de la con­
vention prévoit, samedi 10 dé­ European Molecular Biology Laboratory (EMBL)
cembre, celle d’Alain Claeys,
coauteur de la loi Claeys­Leo­ Heidelberg, Allemagne
netti de 2016 et corapporteur
du dernier avis du CCNE. Le
même jour, des experts suis­
ses, belges, italiens présente­
Établissement d'espèces bactériennes modèles
ront la législation de leur pays. pour l'étude du microbiote intestinal
Pour les sessions suivantes, les
citoyens pourront faire des et la caractérisation de sa matière noire génétique
© Romain Redler
propositions d’auditions.
Après cette séquence d’audi­
tions, des ateliers thémati­
ques, des éventuels voyages à
l’étranger, viendra la délibéra­
tion. Les citoyens pourront
alors si nécessaire voter pour
trancher leurs débats.
La convention va aussi vivre
au­delà des murs du CESE. Les
auditions seront retransmises
sur un site Internet. Toute per­
sonne qui le souhaite pourra y
laisser un témoignage. p
b. j.
 0123
10 | france SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

Les Républicains face à deux discours de la méthode

Eric Ciotti ou Bruno Retailleau héritera, dimanche, à l’issue du congrès LR, d’un parti menacé par les divisions

C
hoisir un nouveau de dimanche. Jeudi soir, lors d’un
visage, sans savoir meeting à Paris, M. Ciotti a
encore s’il accompa­ répondu à ceux qui le voient
gnera la renaissance ou comme un personnage trop
le délitement. Ce week­end, les clivant : « Toute ma vie j’ai rassem­
91 109 adhérents du parti Les blé, à l’Assemblée nationale, dans
Républicains (LR) appelés à voter mon département, en mettant en
éliront leur nouveau président. A avant des idées claires et fortes. »
l’approche de ce second tour, les « Nous sommes des polytraumati­
deux candidats, le député des Al­ sés des divisions, et je pense que ce
pes­Maritimes Eric Ciotti (42,73 % rassemblement est la condition de
des voix au premier tour) et le notre renaissance », a affirmé, de
chef de file des sénateurs LR et son côté, M. Retailleau, mardi
sénateur de Vendée Bruno Re­ soir, lors d’un meeting en ligne. Le sénateur LR
tailleau (34,45 %), ont multiplié les Jeudi en fin de journée, l’am­ de Vendée,
réunions publiques, les meetings biance est devenue un peu plus Bruno
en ligne, les tribunes d’élus, les pesante. Après un article de Libé­ Retailleau,
déplacements… Derniers instants ration sur des adhésions « dou­ à Paris,
pour mobiliser, et surtout rassu­ teuses » dans le département de le 4 décembre.
rer. Car pour la droite républi­ son concurrent, Bruno Retailleau BRUNO
caine, une nouvelle division se­ a adressé un courrier à la Haute LÉVY/DIVERGENCE
rait mortifère. autorité de LR, dans lequel il es­ POUR « LE MONDE »
Dans Le Figaro, mercredi, le troi­ time que cet élément jette « de
sième homme du premier tour, nouveau la suspicion sur la fiabi­
Aurélien Pradié (22,29 %), a refusé lité de notre système de votation
de donner une consigne de vote. interne » et demande d’étudier
Mais il a prévenu : « Le plus impor­ « toute nouvelle mesure qui vien­
tant est à venir : rassembler. Le drait renforcer la sécurité (…) de
futur président sera à la hauteur notre élection ». Une lettre pour
s’il réussit cette première étape », a l’instant restée sans réponse.
déclaré le député du Lot, tout en
mettant la pression sur plusieurs « Première pierre »
sujets : une réforme des retraites Pour colmater les petites brèches
plus juste, ou encore l’écologie. ouvertes par ce congrès avant de
« Ça sera l’élection du président la s’atteler aux plaies électorales
plus serrée de l’histoire du parti béantes, le vainqueur devra très alliance avec Emmanuel Macron. Sur le fond, les adhérents n’ont militants et des sympathisants, D’abord les idées, ensuite les ego. »
puisque Nicolas Sarkozy, Laurent vite envoyer des premiers signes Une manière d’enterrer définiti­ pas à trancher entre deux lignes fatigués des primaires mortifères. Fidèle à son image de pas­
Wauquiez et Christian Jacob d’ouverture, en soignant les équi­ vement cette hypothèse défendue très distinctes, malgré une nuance Objectif : dévoiler le nom du sionné du débat intellectuel,
avaient été largement élus. Il y libres du bureau politique et de la par Nicolas Sarkozy. « Ce sera re­ de taille sur l’agenda des baisses prochain candidat à l’élection M. Retailleau souhaite, dans un
aura d’autant plus un impératif à stratégique commission natio­ jeté à 90 % », prédit son directeur d’impôts, M. Retailleau souhai­ présidentielle dès 2023, surtout premier temps, s’atteler à l’inven­
rassembler sans nier les différen­ nale d’investiture. Afin de souder de campagne, Othman Nasrou. Le tant d’abord faire des économies. s’il s’agit de Laurent Wauquiez, taire, en remontant jusqu’à 2007,
ces », poursuit Antoine Vermorel­ les troupes restantes face à un tout devra se faire avec des pincet­ Mais ils devront choisir entre des président de la région Auvergne­ puis faire plancher LR et ses élus
Marques, député de la Loire et adversaire commun et clarifier la tes. Car M. Ciotti et M. Retailleau méthodes très différentes. Pour Rhône­Alpes. « Je crois que tu es sur les thèmes et les idées, dans le
soutien de M. Retailleau. position d’un parti tiraillé entre savent que la moindre phrase mal ressusciter la droite, Eric Ciotti naturellement cette espérance cadre d’« assises de la refonda­
Dans cet entre­deux­tours, les le bloc macroniste et l’extrême dosée pourrait servir de prétexte à veut lui donner le plus rapide­ pour la droite, pour moi il n’y en a tion ». Cette étape s’étalerait sur
finalistes ont promis de réserver droite, le sénateur de Vendée veut certains élus désireux de quit­ ment possible une incarnation. pas d’autres. C’est à toi d’ouvrir le un an, avant une désignation du
une place de choix à M. Pradié et organiser, s’il est élu, un référen­ ter le navire. La majorité relative Un retour au bonapartisme et une chemin quand tu le décideras. Et candidat à la présidentielle par les
ses soutiens, mais aussi au vaincu dum interne sur la question d’une macroniste n’attend que ça. façon de répondre au blues des ton choix, nous le respecterons », a militants, après les élections euro­
lancé le candidat, jeudi soir, à un péennes de 2024. « C’est énervant,
Laurent Wauquiez aligné. « Cette car nous avons raison sur les cons­
Edouard Philippe observe le congrès LR avec distance élection est la première pierre de
notre reconstruction », a estimé
tats mais nous n’arrivons pas à per­
cer sur les propositions, il y a donc
l’ancien président du parti, rétif à tout un travail à mener. Qu’est­ce
comme son mentor Alain Juppé, tiens d’Alain Juppé et les lemairistes ce contexte, la personnalité d’Edouard attendre trop longtemps la dési­ que la droite a à dire sur l’écologie,
Edouard Philippe déteste précipiter les avaient, d’abord officieusement, critiqué la Philippe n’aide pas. Beaucoup d’élus LR, gnation : « On ne va pas repartir sur le travail, sur l’éducation natio­
choses. Entre deux interviews soigneuse­ tournure droitière de la campagne. Puis, au même au sein de l’aile la plus compatible encore avec la méthode qui nous a nale, sans ressortir les recettes de
ment pesées, l’ancien premier ministre moment du second tour, l’attitude de avec les idées de l’ex­premier ministre, fait échouer deux fois de suite. » 2007 ? », s’interroge M. Vermorel­
prend son temps et observe, du haut de certains sarkozystes, tels M. Ciotti et Lau­ n’ont pas apprécié son départ préci­ Marques. « La crédibilité passe par
ses bons sondages d’opinion, l’éventuelle rent Wauquiez, qui refusaient d’appeler à pité en 2017. Fin novembre, le président de « Tout un travail à mener » les idées. Les Français ne savent
poursuite de la recomposition politique. A voter pour Emmanuel Macron, avaient la région Provence­Alpes­Côte d’Azur, Un agenda qui ne convient pas à plus de quoi nous sommes le
plus de quatre ans de la prochaine élection accéléré la prise de distance d’Edouard Renaud Muselier, a préféré rejoindre direc­ Bruno Retailleau et à ses soutiens. nom », tranche M. Nasrou.
présidentielle, lui et ses soutiens regardent Philippe, de Gérald Darmanin, ou encore tement le parti macroniste Renaissance. Mardi soir, le président du groupe Cette méthode cache­t­elle les
le congrès du parti Les Républicains (LR) de Bruno Le Maire. Au même moment, ils Mais les ex­juppéistes savent être pa­ LR au Sénat a demandé de ne pas ambitions de M. Retailleau ?
avec une certaine distance. Sans espoir sur négociaient leur entrée au gouvernement. tients. Même s’il est parfaitement conscient « faire les choses à l’envers ». « Cer­ Est­ce une façon de repousser
une scission de leur ancienne formation. que l’étiquette compte de moins en moins tains veulent que ce congrès soit Laurent Wauquiez en attendant
« Franchement, je ne m’y intéresse pas et Anciennes personnalités fortes dans le vote des électeurs, particulièrement l’antichambre de la présidentielle. Xavier Bertrand, qui a soutenu le
ça ne passionne pas les Français qui ont « Moi j’avais pris acte dès 2017 que ce n’était aux élections locales, M. Philippe structure Dans ce cas­là, on abandonnera Vendéen ? En évitant de l’attaquer
d’autres soucis en ce moment, résume Alain plus ma famille politique. Depuis, il y a une son jeune parti autour d’élus venus de la notre destin entre les mains d’un frontalement, M. Ciotti s’interro­
Chrétien, maire Horizons de Vesoul et évolution vers la droite la plus dure, analyse droite. Il s’appuie sur d’anciennes person­ seul individu », a­t­il analysé, geait, lundi soir, lors d’un échange
ancien soutien du ministre de l’économie, Laurent Marcangeli, député de Corse­du­ nalités fortes de l’UMP puis de LR, comme le avant d’évoquer la « paresse intel­ en visioconférence avec les mili­
Bruno Le Maire, à la primaire de la droite, Sud et président du groupe Horizons à l’As­ maire de Nice, Christian Estrosi, ou encore lectuelle » d’une telle éventualité. tants. « Est­ce qu’il sera candidat
en 2016. On ne va pas faire des pieds et des semblée nationale. Après, est­ce qu’on est l’ancien premier ministre Jean­Pierre Raffa­ « Ce n’est pas une méthode qui lui­même ? Est­ce qu’il soutiendra
mains pour recruter les élus déçus. Nous toujours inconciliables sur le fond ? Non, on rin, mais aussi sur un réseau de près de nous fera gagner, c’est un projet. Xavier Bertrand ? Quand c’est flou,
laissons les gens choisir en leur âme et cons­ se rejoint sur beaucoup de thèmes mais ils 400 maires. Il passe régulièrement une tête c’est qu’il y a un loup », a prévenu
cience. Et puis 90 % de ceux qui devaient font un point de fixation sur le président de au Sénat, l’assemblée la plus en lien avec les le député, en reprenant une ex­
partir sont déjà partis. » la République, avec un rejet du macronisme. « territoires ». Horizons mise donc plutôt pression de la maire socialiste de
Pourtant, le second tour de ce dimanche, Ils ne sont pas dans le principe de réalité, ça sur les sénatoriales en 2023, sur les élections « Les Français Lille, Martine Aubry, signe que
entre le député des Alpes­Maritimes Eric reste une différence fondamentale. » européennes de 2024 ou encore sur les très l’heure est grave. Mardi soir,
Ciotti et le président du groupe LR au Sénat Alors qu’une partie des macronistes lointaines municipales, en 2026, pour élar­
ne savent plus Bruno Retailleau lui avait ré­
Bruno Retailleau, valide le constat fait par espère que l’élection de M. Ciotti entraîne gir son assise. « Si LR fait un bon score aux de quoi nous pondu : « Si on a l’obsession prési­
les juppéistes en 2017. Au printemps de des départs de LR, les cadres d’Horizons européennes, cela voudra dire que leur stra­ dentielle tout de suite, on se divi­
cette année­là, alors qu’ils avaient quitté la ne sont pas aussi optimistes. Le mercato tégie est la bonne et ça change les choses »,
sommes le nom » sera. » Comme un ultime avertis­
campagne de François Fillon, au moment politique paraît gelé jusqu’à 2024, au mo­ résume M. Marcangeli. La précampagne OTHMAN NASROU sement à son concurrent et, sur­
de sa mise en examen pour, notamment, ment où les ambitions des successeurs présidentielle pourra alors débuter. p directeur de campagne tout, à Laurent Wauquiez. p
« détournement de fonds publics », les sou­ d’Emmanuel Macron se réveilleront. Dans m. gr. de Bruno Retailleau matthieu goar

DIMANCHE11DÉCEMBRE
12H-13H OUESTIONS THOMAS
Yaël Braun-Pivet,
Présidente de l’Assemblée nationale,
députée Renaissance des Yvelines
POLITIOUES. SNEGAROFF avec Carine Bécard,
Nathalie Saint-Cricq
TV canal 27

et Françoise Fressoz
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 france | 11

Réforme des retraites : Macron tient sa ligne

Le chef de l’Etat a réaffirmé, mercredi, devant les leaders de la majorité, qu’il voulait reculer l’âge de départ à 65 ans

A
l’Elysée, le dîner avait
un air de déjà­vu, mer­
credi 7 décembre. Le
menu, il est vrai, était
presque identique à celui qui fut
offert aux convives deux mois
plus tôt. Tout comme l’ordre du
jour qui leur était proposé : les re­
traites. Mais le chef de l’Etat tenait
à « caler la méthode », explique un
participant de ces agapes.
Emmanuel Macron, sa pre­
mière ministre, Elisabeth Borne,
le président du MoDem, François
Bayrou, le secrétaire général du
parti Renaissance, Stéphane
Séjourné, les chefs de file des ma­
cronistes à l’Assemblée et au
Sénat, Aurore Bergé et François
Patriat, ainsi que le maire (Hori­
zons) du Havre, Edouard
Philippe, épaulé par le plus actif
des retraités de la politique,
Richard Ferrand, ancien prési­
dent de l’Assemblée nationale, se
sont donc retrouvés dans l’un
des salons du rez­de­chaussée de
l’Elysée pour parler, une fois de
plus, de la réforme incontourna­
ble et, peut­être, la plus délicate
du second quinquennat. A leurs
côtés, le ministre du travail,
Olivier Dussopt.
Fin septembre, Emmanuel
Macron avait cédé, notamment
face à François Bayrou, qui,
redoutant une grogne sociale,
avait plaidé pour laisser un
temps à la concertation. Deux
mois ont passé et si des points de
passages ont été identifiés sur les
carrières longues, les retraites
minimales, l’emploi des seniors,
la question du recul de l’âge de
départ à la retraite à 65 ans reste
une ligne rouge. Ces deux mois
ont été utiles, a fait valoir la pre­
mière ministre. Mais attendre
davantage ne servirait à rien,
pense le président.
Calendrier arrêté
De retour d’une tournée interna­
tionale, Emmanuel Macron était
décrit comme « remonté », « vif »
et « combatif ». Le dîner élyséen
devait le démontrer : le chef de
l’Etat ne veut plus tergiverser. « Je
reste pleinement mobilisé sur les
sujets nationaux », avait­il déclaré
à Paris Match dans l’avion prési­
dentiel qui le ramenait de
Louisiane (Etats­Unis). Le maire
de Pau a eu beau persister, récla­
mant plus de « pédagogie »
concernant une réforme que la
population n’a, à ses yeux, tou­
jours pas comprise, aucun sursis
ne semble plus possible. Malgré
l’usage de citations latines cen­
sées argumenter ses positions, le
centriste a été prié par le chef de
l’Etat de faire lui­même ce travail
d’explication de texte, comme les
autres membres de la majorité.
« Vous êtes mes invités », a glissé le
locataire de l’Elysée, un brin agacé.
Le calendrier est donc arrêté. La
réforme sera présentée en conseil
des ministres le 11 ou le 18 jan­
vier 2023, pour un passage à
l’Assemblée puis au Sénat entre
février et mars, et une entrée en
vigueur prévue à l’été 2023.
Ne restait qu’à affiner quelques
points tactiques. Et techniques.
Concernant le « véhicule » législa­
tif notamment. Il s’agira, a priori,
de faire passer la réforme des re­
traites dans un projet de loi de fi­
nancement rectificatif de la Sécu­
rité sociale. François Patriat, qui
plaidait pour une possibilité en
présentant la réforme des retrai­
tes dans un texte examiné
d’abord par le Sénat, espérant
ainsi amadouer quelques séna­
teurs du parti Les Républicains
(LR), a dû se rendre à la volonté
présidentielle. En cas d’échec,
« passer par le Sénat et un texte dé­
dié faisait planer le risque de gas­
piller un 49.3 », reconnaît le séna­
teur bourguignon. Et employer,
dès le premier trimestre 2023, cet
outil stratégique pour un gouver­
nement qui n’a pas de majorité
absolue à l’Assemblée était jugé
bien trop risqué. L’usage du texte
financier a aussi l’avantage d’être
plus rapide qu’un texte spécifi­
que. Et il faut aller vite, pense
Emmanuel Macron.
Vite et fort. Entre ceux qui pro­
posaient de lâcher un peu de lest,
comme Olivier Dussopt, François
Le texte passera
a priori dans
un projet de loi
de financement
rectificatif de la
Sécurité sociale
Bayrou, Richard Ferrand ou
François Patriat, s’en tenant à une
retraite à 64 ans plutôt que de
brandir le chiffre devenu totem
de 65 ans, Emmanuel Macron a
tranché pour l’option dite « droit
dans ses bottes ». « Votre serviteur
a défendu les 65 ans et tous les can­
didats de la majorité aussi », a­t­il
rappelé, évoquant les campagnes
présidentielle et législatives, où
ce chiffre maudit a fait de nom­
breuses victimes électorales au
sein de la majorité. Et si une hypo­
thétique négociation est encore
possible avec LR ou les syndicats,
mieux vaut partir de haut pour se
laisser une marge de manœuvre.
« Moi, je veux bien bouger, mais il
faut que ça ait un coût » pour les
autres, a signalé le chef de l’Etat.
Le chiffre de 65 ans a aussi le mé­
rite de la cohérence. Le 2 décem­
bre, dans un entretien au Parisien,
Elisabeth Borne l’affirmait :
« Pour nous, l’engagement porté
dans la campagne, c’est 65 ans. »
« Je m’en fous »
L’ex­premier ministre Edouard
Philippe aurait alors pris la parole
en fin de dîner, pour lâcher : « 64
ou 65 ans, je m’en fous », ap­
puyant : « Il faut faire la réforme et
ce sera jamais le bon moment »,
ont rapporté divers participants
du dîner. En réalité, la position du
maire du Havre est moins désin­
volte. L’ancien premier ministre,
qui avait défendu, en septem­
bre 2021 dans le magazine
Challenges, une réforme propo­
sant un départ à la retraite à 65, 66
voire 67 ans, s’est montré ici favo­
rable à « faire entrer dans l’atmos­
phère l’idée d’un départ à 64 ans
accompagné d’un allongement de
la durée de cotisations », pour, ex­
plique son entourage, « montrer
que les concertations » avaient été
utiles dans ce contexte particu­
lier de majorité relative.
Présenté comme un « repas de
famille » de la majorité, afin d’évi­
ter que certains se poussent du
col, ce dîner comporte, de fait, le
risque de donner le sentiment
que tout est déjà joué, alors que
les concertations entre le gouver­
nement et les partenaires so­
ciaux ne sont pas encore closes.
Celles­ci doivent se poursuivre
jusqu’au 15 décembre et, ven­
dredi, Elisabeth Borne recevait
encore les représentants des dif­
férentes organisations syndicales
pour parler de la réforme. Mais
d’ici à la date butoir, Emmanuel
Macron n’a, semble­t­il, qu’un
maigre espoir de voir les lignes
bouger. Autant jouer le tout pour
le tout. p
claire gatinois

« La messe est dite »

pour les syndicats
Le président a dévoilé ses intentions alors
que les concertations étaient encore en cours

Q u’il est désagréable de

dialoguer avec le pouvoir
exécutif quand celui­ci
semble avoir déjà arrêté
sa position. Jeudi 8 décembre, plu­
sieurs responsables syndicaux
ont exprimé leur irritation après
avoir été reçus par Elisabeth
Borne, la cheffe du gouvernement,
ou au ministère du travail pour
parler de la réforme des retraites.
Alors que les arbitrages doivent
être dévoilés avant les congés de
Noël – le 15 décembre, proba­
blement –, les organisations de sa­
lariés constatent, avec dépit, que
« tout est calé » sur le volet le plus
décrié du projet : l’âge d’ouverture
des droits à une pension va être
décalé, le scénario d’un curseur
poussé de 62 à 65 ans ayant la pré­
férence d’Emmanuel Macron.
Aucun suspense
Laurent Berger a manié l’euphé­
misme pour décrire son état d’es­
prit, jeudi matin : « On est arrivés
[à hôtel Matignon] un peu aga­
cés », a relaté le dirigeant de la
CFDT, accompagné de Marylise
Léon, la numéro deux de la confé­
dération, et d’Yvan Ricordeau, se­
crétaire national. Le leader de la
centrale cédétiste a fait référence
aux « comptes­rendus » dans la
presse du dîner qui avait eu lieu la
veille à l’Elysée, en présence des
principaux soutiens du chef de
l’État. Dîner au cours duquel
M. Macron a réaffirmé son inten­
tion de porter à 65 ans l’âge légal
de départ à la retraite.
« On a demandé des éclaircisse­
ments [à Mme Borne] », a ajouté
M. Berger. Mais la lumière n’a pas
été faite, d’après le syndicaliste,
qui a conclu son intervention en
lâchant : « Je ne suis pas spéciale­
ment confiant, évidemment. »
En réalité, il n’y a plus aucun
suspense, aux yeux de Philippe
Martinez : « Ils sont obstinés – je
pèse mes mots – à dire qu’il faut
travailler jusqu’à 65 ans », a déclaré
le secrétaire général de la CGT, en
ironisant sur le « cadeau » qui sera
offert à la population à quelques
jours des fêtes de Noël. « La messe
est dite, Emmanuel Macron veut
aller à l’affrontement », confie au
Monde François Hommeril, le
président de la CFE­CGC. Son ho­
mologue de la CFTC, Cyril Chaba­
nier, renchérit : « Ils ont l’air fermé
sur le recul de l’âge de départ. »
Lancée début octobre, la concer­
tation entre l’exécutif et les par­
tenaires sociaux sur la réforme
touche à sa fin. « Il n’y a pas eu
de réelle volonté d’écouter les syn­
dicats », estime Michel Beaugas,
secrétaire confédéral de FO, qui
évoque des échanges sous « con­
trainte », ayant surtout permis au
pouvoir en place de « montrer qu’il
ne passait pas en force ». M. Cha­
banier est moins négatif : s’agis­
sant de la prévention de l’usure
professionnelle et de l’emploi des
seniors, il pense que des orienta­
tions « intéressantes » ont peut­
être été obtenues grâce aux dis­
cussions conduites durant l’au­
tomne. Deux dossiers sur lesquels
la CFDT a beaucoup travaillé, avec
l’espoir qu’il y ait des annonces
« concrètes », comme l’a expliqué
M. Berger, jeudi.
Mais s’il y a des avancées socia­
les dans le projet, elles ne dissipe­
ront pas l’opposition unanime des
organisations de salariés à une
mesure relevant l’âge d’ouverture
des droits. Dans cette hypothèse,
il faut se préparer à des « choses
importantes dès le mois de jan­
vier », a prévenu M. Martinez. p
bertrand bissuel

12 | france
Guerre en Ukraine : Olena
Zelenska bientôt en visite à Paris
L’épouse du président ukrainien, accompagnée d’une délégation
du gouvernement de Kiev, viendra récolter des fonds pour sa fondation
C’
est une visite hy­
bride qui se pré­
pare au plus haut ni­
veau de l’Etat depuis
deux mois. Olena Zelenska,
l’épouse du président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, est attendue
à Paris du 12 au 14 décembre, une
première depuis le déclenche­
ment de la guerre par Vladimir
Poutine. Sa troisième visite, après
celles de juin 2019 et d’avril 2021,
se déroulera sans son époux, qui
ne quitte pas le sol ukrainien de­
puis l’invasion de son pays. Une
partie du gouvernement de Kiev
fera le voyage : le premier minis­
tre, Denys Chmyhal, et plusieurs
ministres chargés de la recons­
truction, dont Ioulia Svyrydenko
(économie), Olexandr Ku­
brakov (infrastructures) ou Ger­
man Galushchenko (énergie).
Ce bref séjour est censé témoi­
gner du soutien indéfectible de la
France à Kiev et de la « résilience »
du peuple ukrainien, bien qu’il in­
tervienne dans une atmosphère
tendue par les récents propos
d’Emmanuel Macron, jugés préve­
nants à l’égard du Kremlin. « Com­
ment nous protégeons nos alliés en
donnant des garanties pour sa
propre sécurité à la Russie ? », s’est
interrogé le chef de l’Etat, diman­
che sur TF1, citant « la peur [de
Poutine] que l’OTAN vienne jusqu’à
ses portes ». Une sortie qui a ulcéré
les alliés de la France en Europe
orientale et inspiré la méfiance en
Ukraine. « Fournir des garanties de
sécurité à un Etat terroriste et
meurtrier » relève de la « diploma­
tie de la carpette », a tancé le secré­
taire du Conseil national de sécu­
rité et de défense ukrainien, Oleksi
Danilov, proche de Zelensky.
Mais Olena Zelenska, qui
confiait en juin à « M Le magazine
du Monde » ne pas vouloir écou­
ter « la petite musique qui monte
Elisabeth Borne déclenche un nouveau 49.3
avant le volet « recettes » du budget
Pour la huitième fois de l’automne, la première ministre a engagé la responsabilité de son
gouvernement. La France insoumise a annoncé le dépôt d’une nouvelle motion de censure
L a partie « recettes » du pro­
jet de loi de finances pour
2023 n’aura pas droit à sa se­
conde lecture à l’Assemblée natio­
nale. Avant même que les députés
n’aient entamé sa discussion,
la première ministre, Elisabeth
Borne, est montée à la tribune, en
début d’après­midi, jeudi 8 dé­
cembre, pour déclencher d’emblée
l’article 49, alinéa 3 de la Constitu­
tion et engager de nouveau la res­
ponsabilité de son gouvernement
sur le premier volet du budget.
Si l’objectif initial des dirigeants
de la majorité était de laisser les
députés aborder au moins la mo­
tion de rejet préalable au texte dé­
posée par le groupe socialiste, la
crainte de voir les oppositions se
mobiliser en masse au moment
du vote a conduit la première
ministre à anticiper sa venue
pour engager ce huitième 49.3 de
l’automne. Dans un Hémicycle où
le gouvernement ne dispose que
d’une majorité relative, Elisabeth
Borne a d’ailleurs justifié sa déci­
sion par le fait qu’« aucun des
groupes d’opposition ne nous a
fait connaître une évolution de sa
position sur son vote final ».
Après avoir rappelé que « la
France doit être dotée d’un budget
au 1er janvier prochain », la pre­
mière ministre a aussi évoqué la
expliquant qu’il faut ménager la
Russie », pas plus que le gouverne­
ment de Kiev, n’en a pris ombrage
au point d’ajourner sa venue. La
première dame d’Ukraine sera ac­
cueillie à l’Elysée lundi par Brigitte
Macron – l’entourage du chef de
l’Etat ne souhaitait pas confirmer
d’entrevue avec ce dernier.
Une « amitié très particulière »
Mardi 13 décembre, Mme Zelenska
participera, au côté d’Emmanuel
Macron, à la conférence interna­
tionale de soutien à la résilience
civile de l’Ukraine durant l’hiver,
baptisée « Solidaires du peuple
ukrainien », que le chef de l’Etat
avait annoncée en novembre
après un appel avec M. Zelensky.
Le président ukrainien doit inter­
venir en visio lors de cette réunion
multilatérale au Quai d’Orsay.
Suivra, à Bercy, un forum bilaté­
ral destiné à mobiliser des entre­
prises françaises en faveur de
l’Ukraine, dans les infrastructu­
res, la santé, l’énergie, le numéri­
que et l’agriculture. Trois cents en­
treprises participeront – dont les
groupes Eiffage, Airbus, Alstom,
Dassault, Thales, Renault, Saint­
Gobain, TotalEnergies, Engie, Ser­
vier ou Sanofi – et dialogueront
avec les ministres ukrainiens,
sous l’égide de Bruno Le Maire.
Ces deux jours serviront la mise
en scène de l’« amitié très particu­
lière » entre Brigitte Macron et
Olena Zelenska, selon la formule
commune à l’Elysée et à l’ambas­
sade d’Ukraine à Paris. Le 13 dé­
cembre après­midi, les deux fem­
mes visiteront une école du centre
de la capitale, avec le ministre de
l’éducation, Pap Ndiaye, où sont
scolarisés des élèves ukrainiens
ayant trouvé l’asile en France. Le
soir, Olena Zelenska tiendra
un gala à la Salle Pleyel, presti­
gieuse salle Art déco à deux pas
nécessité d’adopter ce texte
« dans les délais impartis ». Alors
que la Constitution prévoit un
délai de soixante­dix jours pour
l’examen du budget, la date li­
mite de son adoption finale est
fixée au 16 décembre à minuit.
« Notre temps de débat a été rac­
courci par le dépôt systématique
de motions de censure », a­t­elle
accusé, en visant sans le nommer
le groupe de La France insoumise
(LFI). En réponse à ce nouveau
49.3, la présidente « insoumise »,
Mathilde Panot, a d’ailleurs an­
noncé le dépôt de leur huitième
motion de censure pour renver­
ser le gouvernement.
« On n’aura
jamais discuté
en séance
du budget
de l’éducation
nationale ou
de la culture »
CHRISTINE PIRÈS-BEAUNE
députée (PS)
du Puy-de-Dôme
« Les premières
dames ne sont
pas seulement
douces, mais une
force puissante
pour vaincre
l’agresseur »
OLENA ZELENSKA
épouse du président
ukrainien
des Champs­Elysées, où Brigitte
Macron devait, selon les cartons
d’invitation, prononcer un dis­
cours sur scène – une venue com­
promis par un engagement de
dernière minute, indique l’Elysée.
Comme à New York et à Londres,
Olena Zelenska y présentera sa
fondation en présence d’un mil­
lier d’invités attendus, une qua­
rantaine d’élus et nombre de busi­
nessmans, dont son mécène Marc
Ladreit de Lacharrière, l’une des
plus grandes fortunes de France,
patron milliardaire du groupe
Fimalac et propriétaire de la Salle
Pleyel. Parmi les donateurs : le
scénariste Michel Hazanavicius,
et ses 125 000 euros issus d’une
vente aux enchères d’accessoires
de cinéma. Les fonds récoltés ser­
viront à reconstruire l’hôpital
central d’Izioum, selon l’entou­
rage de Mme Zelenska.
Olena Zelenska et Brigitte
Macron se sont vues pour la troi­
sième fois en septembre, à New
York, en marge de l’Assemblée gé­
nérale des Nations unies. Leur
étreinte a eu lieu loin des caméras,
au premier étage de l’Ukrai­
nian Institute of America, qui
abritait l’exposition « Russian War
Crimes ». Les quelques visiteurs
ont pu apercevoir les deux fem­
Si Elisabeth Borne s’est félicitée
dans son discours « d’un texte enri­
chi par le travail parlementaire », la
partie « recettes » du budget n’a
été amendée qu’à la marge durant
la navette parlementaire. Les prin­
cipales mesures, comme l’indexa­
tion sur l’inflation du barème de
l’impôt sur le revenu (6 milliards
d’euros) et, surtout, la très contes­
tée suppression en deux ans de la
cotisation sur la valeur ajoutée des
entreprises (8 milliards d’euros en
tout), ont été conservées.
« Gestion antidémocratique »
Bien que le texte comprenne
l’instauration d’une contribu­
tion sur les entreprises des sec­
teurs du pétrole, du charbon, du
raffinage et du gaz, la première
ministre, en déclenchant rapide­
ment ce 49.3, évite aussi à la coa­
lition présidentielle d’étaler une
nouvelle fois ses divisions sur
les superprofits. Le président du
groupe MoDem, Jean­Paul
Mattei, avait en effet de nouveau
déposé son amendement en fa­
veur de la mise en place d’une
surtaxation temporaire des su­
perdividendes. En première lec­
ture, cet amendement avait été
adopté en séance publique,
contre l’avis du gouvernement,
avec l’apport de dix­neuf députés
mes se tenir la main longuement,
à peine perturbées par l’irruption
de Liz Truss, l’éphémère première
ministre britannique, qui passait
par là. « Les premières dames ne
sont pas seulement douces, mais
une force puissante pour vaincre
l’agresseur », clame Mme Zelenska.
Les deux femmes entretiennent
une correspondance soutenue
depuis le début de l’offensive
russe, que Le Monde a pu consul­
ter. « En ces heures sombres, je
pense à vous », écrit Mme Macron
dès le 2 mars, en offrant l’aide de la
Fondation des hôpitaux, qu’elle
préside. Plus de 1 million d’euros
versés à des organismes humani­
taires. Le 21 mars, Olena Zelenska
la remercie de son « grand cœur »
et de leurs « efforts unis » pour
acheminer des enfants ukrai­
niens atteints de maladie grave
dans les hôpitaux français. Si elles
s’écrivent pour élaborer l’« opéra­
tion Cigogne », du nom de leur ini­
tiative, Olena Zelenska se fait poli­
tique lorsqu’elle félicite le couple
après la réélection de M. Macron.
A l’image d’une cheffe de gou­
vernement, la femme de Volody­
myr Zelensky multiplie les
contacts avec les chefs d’Etat et
leurs conjoints, les entretiens
dans les grands médias, les an­
nonces avec les ministres ukrai­
niens et les voyages à l’étranger
pour, dit­on à l’Elysée, que
« l’Ukraine ne soit pas oubliée ». La
France n’est qu’une étape de sa
tournée des capitales alliées. A
Londres, la semaine dernière, elle
était reçue au 10 Downing Street,
déambulait avec le couple royal,
discourait au Parlement britanni­
que, réclamait des armes de l’Occi­
dent dans une interview au Times,
après avoir dénoncé les viols et
crimes sexuels commis « systéma­
tiquement » par l’armée russe. p
ivanne trippenbach
Renaissance, provoquant des
tensions chez les macronistes.
« Ce gouvernement n’est pas ca­
pable du moindre compromis »,
ont déploré les députés de la
Nouvelle Union populaire écolo­
gique et sociale (Nupes) dans la
foulée du discours de la première
ministre. « On est sur une gestion
de plus en plus autoritaire, de plus
en plus antidémocratique, de plus
en plus court­termiste », a dénoncé
le président (LFI) de la commis­
sion des finances, Eric Coquerel.
« On n’aura jamais discuté une
seule minute en séance du budget
de l’éducation nationale, du budget
de la culture, du sport, des services
publics locaux », a pour sa part re­
gretté la députée socialiste du Puy­
de­Dôme Christine Pirès­Beaune,
avant de s’interroger : « Est­ce
qu’ils vont pouvoir continuer
comme ça pendant cinq ans ? » « A
quoi bon discuter avec des gens qui
ne veulent pas discuter ? », a répli­
qué le député Renaissance du Val­
de­Marne Mathieu Lefèvre. Ce scé­
nario désormais bien rodé où cha­
cun se renvoie la responsabilité de
la situation devrait se répéter
lundi, avec l’arrivée en séance du
second volet du budget consacré
cette fois aux dépenses et, avec lui,
probablement un nouveau 49.3. p
jérémie lamothe
Le Bloc syndical mené
par Alliance en tête des
élections dans la police
La liste rapprochant treize syndicats
a remporté près de la moitié des suffrages
S ans grande surprise, le
Bloc syndical regroupant
treize syndicats de poli­
ciers et personnels techniques,
scientifiques et administratifs de
la police est arrivé en tête des
élections professionnelles, selon
les résultats publiés par le minis­
tère de l’intérieur, jeudi soir 8 dé­
cembre. Il a remporté huit sièges
au comité social d’administra­
tion ministériel, avec 49,45 % des
suffrages, soit près de
67 500 voix. Jusque­là syndicat
majoritaire, Unité­SGP Police­FO
est toutefois parvenu à résister
au rouleau compresseur adverse,
tout en augmentant légèrement
son score de 2018, avec 35 % des
suffrages et six sièges au sein de
cet organe, véritable centre
névralgique du ministère de l’in­
térieur en matière de dialogue
social. C’est dans cette instance
que se négocient notamment les
règles de fonctionnement des
services, leur organisation, la
gestion des mutations et des pro­
motions, le temps et les condi­
tions de travail ou la formation.
Le millésime 2022 des élections
professionnelles, toujours parti­
culièrement suivies dans une
police où le taux de syndicalisa­
tion reste très élevé – de l’ordre
de 75 % à 80 % des effectifs –, a été
l’occasion de véritables empoi­
gnades, en particulier sur les
réseaux sociaux, sur fond de
lutte des classes version police.
Unité­SGP Police­FO accusait
notamment son grand rival
Alliance, chef de file du Bloc
syndical­Ensemble pour agir,
d’avoir pactisé avec les syndicats
d’officiers et de commissaires
pour se détourner de la défense
de la grande majorité des effec­
tifs, constituée par le corps d’en­
cadrement et d’application qui
rassemble les grades inférieurs
de l’institution. « Nous combat­
tons un système où le policier ad­
joint gagne 30 euros de plus sur sa
fiche de paie et prend des risques
au quotidien quand les indemni­
tés allouées à la haute hiérarchie
Unité-SGP Police-
FO a accusé
son grand rival
Alliance d’avoir
pactisé avec
les syndicats
d’officiers et
de commissaires
PO L ITIQ U E
La métropole
de Saint-Etienne vote
pour la démission
de Gaël Perdriau
Saint­Etienne Métropole a
voté, jeudi 8 décembre, à une
large majorité (60 %) pour la
démission de son président,
Gaël Perdriau, maire de
la ville, englué depuis trois
mois dans une affaire de
chantage à la « sextape ».
Ce dernier avait annoncé en
début de séance qu’il se met­
tait en « retrait total » de ses
fonctions de président de
la métropole, après un long
plaidoyer sur la « présomp­
tion d’innocence ». Le maire
de Saint­Etienne se trouve
au cœur d’une enquête
judiciaire sur le tournage
et l’usage d’une vidéo à ca­
ractère sexuel visant son
ex­premier adjoint Gilles Ar­
tigues, révélée par Mediapart.
Sa tentative avortée de
bloquer par voie judiciaire
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
ont flambé de 25 % », détaille
Grégory Joron, le patron d’Unité.
Des critiques indues, selon
Fabien Vanhemelryck, secrétaire
général d’Alliance et tête de la liste
Ensemble pour agir : « A la tête du
Bloc syndical, il y a un simple
gardien de la paix : moi », expli­
quait­il avant les résultats du
scrutin, en arguant de la néces­
saire constitution d’un front syn­
dical le plus large possible pour
« affronter les grands débats à ve­
nir et incarner un éventuel pouvoir
de nuisance car nous représentons
tous les corps de l’institution ».
« La police sera dans la rue »
La composition de ce nouveau
paysage syndical se révèle
cruciale pour le ministre de l’in­
térieur, Gérald Darmanin. Mardi
6 décembre, celui­ci avait suscité
une vague de protestation en
affirmant sur Franceinfo qu’il
était favorable à une modifica­
tion du système de retraite des
policiers, des gendarmes et des
sapeurs­pompiers. « Il est évident
que les agents du ministère de
l’intérieur seront concernés pour
travailler comme tous les Fran­
çais un peu plus. Il n’est pas ques­
tion [qu’ils] fassent autrement
que le reste des Français », avait­il
déclaré, alors que la première
ministre, Elisabeth Borne, doit
présenter, avant la fin de l’année,
les contours de sa réforme.
La précédente tentative de
ramener dans le droit commun
le système actuel, qui permet
aux personnels concernés
d’ouvrir des droits dès 52 ans
pour un départ en retraite à
57 ans, avait soulevé en 2019 un
fort mouvement de protesta­
tion, avec commissariats symbo­
liquement bloqués et grève du
zèle menée par les organisations
syndicales, jusqu’à ce que le
gouvernement finisse par y
renoncer – et avant l’abandon du
projet de réforme. D’ores et déjà,
Alternative police, un syndicat
minoritaire mais très actif rele­
vant de la CFDT, a prévenu : « La
police sera, elle aussi, dans la rue
le moment venu ! »
M. Darmanin, dont le projet de
loi d’orientation et de program­
mation du ministère de l’inté­
rieur sera de nouveau examiné
au Sénat en deuxième lecture, le
14 décembre, doit également
anticiper les discussions autour
de son vaste projet de départe­
mentalisation de la police, qui
suscite une nette opposition du
côté de la police judiciaire. p
antoine albertini
une nouvelle publication
de Mediapart à son sujet, fin
novembre, a provoqué l’indi­
gnation de ses pairs et s’est
retournée contre lui. – (AFP.)
SAN TÉ
Emmanuel Macron
annonce la gratuité
des préservatifs
pour les 18-25 ans
L’accès aux préservatifs
masculins sera gratuit en
pharmacie pour les jeunes
de 18 ans à 25 ans dès le
1er janvier, a annoncé, jeudi
8 décembre, le président de
la République. « C’est une
petite révolution de préven­
tion », a­t­il lancé lors d’une
session du Conseil national
de la refondation consacrée
à la santé des jeunes, près
de Poitiers. Le coût de cette
mesure, décidée dans un
contexte de recrudescence
des infections sexuellement
transmissibles, n’a pas été
chiffré à ce stade.
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Le cas Pieri une nouvelle fois
au cœur des crispations en Corse
L’ancien leader nationaliste, interpellé lundi, est soupçonné
d’« association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes »
V
oilà un épisode qui ne
devrait pas arranger
l’état des relations
entre le gouverne­
ment et une partie du mouve­
ment nationaliste corse. Inter­
pellé, lundi 5 décembre, en Corse
avec six autres personnes, dont
l’un de ses fils et l’un de ses petits­
fils, l’ancien leader indépendan­
tiste Charles Pieri ainsi que les
autres mises en cause, devaient,
selon une source proche de l’en­
quête, être présentés, vendredi
9 décembre, à un juge antiterro­
riste pour être mis en examen.
A l’issue de quatre jours de
garde à vue dans les locaux de la
sous­direction antiterroriste de la
police judiciaire à Levallois­Perret
(Hauts­de­Seine), le vieux chef
nationaliste, âgé de 72 ans,
suspecté d’avoir été dans les
années 1990 et 2000 l’un des
principaux dirigeants du Front de
libération nationale de la Corse
(FLNC) est poursuivi pour « asso­
ciation de malfaiteurs en vue de
préparer des actes terroristes » et
détention d’armes. Lors de
perquisitions menées, lundi, à
son domicile et à ceux de ses pro­
ches, les policiers ont découvert
deux pistolets automatiques, plu­
sieurs armes de chasse ainsi que
des chargeurs et des munitions.
Charles Pieri, qui, jusqu’à ces
derniers mois, était encore mem­
bre de la direction exécutive du
parti indépendantiste Corsica
Libera, est un multirécidiviste.
Depuis le début des années 1980,
on ne compte plus ses séjours en
prison et ses condamnations,
tant pour ses engagements liés au
nationalisme que pour ses activi­
tés criminelles de droit commun.
Sa dernière condamnation à six
mois de prison – peine qui a été
aménagée et ne lui a pas valu de
détention – remonte à octo­
Farid El Haïry, un homme innocent
devant la cour de révision
En 2003, ce Nordiste avait été déclaré coupable d’« agressions sexuelles et de viol aggravé
sur mineure », sur la foi des accusations d’une jeune fille qui, depuis, a reconnu avoir menti
F arid El Haïry se tient bien
droit face aux juges de la
cour de révision, sous les
ors et les plafonds à caissons de
la salle d’audience du vieux
Palais de justice de Paris, jeudi
8 décembre. « D’abord, merci de
me recevoir. Aujourd’hui, pour
moi, c’est difficile. Tout ce que je
vous demande, c’est que la justice
fasse son devoir et me recon­
naisse innocent, et surtout rapi­
dement. Mes parents sont très
malades, en soins palliatifs, et je
voudrais juste qu’ils puissent
entendre que je suis innocent,
même s’ils n’ont jamais douté de
moi. Je vais arrêter là parce que je
ne me sens pas très bien. Merci.
– C’est la cour qui vous remercie,
Monsieur », répond le président,
Nicolas Bonnal.
En 2003, la cour d’assises des
mineurs du Nord, à Douai, a
condamné Farid El Haïry pour
« agressions sexuelles et viol
aggravé sur mineure de 15 ans »,
et l’a condamné à cinq ans de
prison, dont quatre ans et deux
mois avec sursis, soit une peine
qui couvrait sa détention provi­
soire. Il avait 17 ans lorsqu’il a été
incarcéré à la prison de Loos
(Nord). Il en a 41 aujourd’hui et
les cheveux gris. La jeune fille qui
l’avait accusé, Julie D., a écrit
Lors de
perquisitions
menées lundi,
les policiers ont
découvert
deux pistolets
automatiques
bre 2021. Elle vise des délits de
« recel d’abus de confiance ».
Charles Pieri bénéficiait de voitu­
res à titre « gracieux » auprès de la
société Filippi Auto, franchisée
Hertz, qui avait « omis » de lui
facturer la location d’un véhicule
de mai 2017 à mai 2019.
Avant cela, et pour ne parler que
des vingt dernières années,
« Carlu » – ainsi que ses amis l’ap­
pellent –, avait été condamné,
en 2005, par la cour d’appel de Pa­
ris à huit ans d’emprisonnement
pour « abus de biens sociaux »,
« extorsions de fonds », « finance­
ment de terrorisme » et « associa­
tion de malfaiteurs en relation
avec une entreprise terroriste ».
Depuis une vingtaine d’années, le
« système Pieri » est au cœur des
relations incestueuses entre
voyous et nationalistes armés.
« Répression aveugle »
Dans un rapport de mars, qui
dresse l’inventaire des 25 princi­
pales « équipes criminelles en
Corse », la direction de la police
nationale lui consacre un chapi­
tre. « Charles Pieri est une figure
historique du mouvement natio­
naliste corse depuis le début des
années 1980 », relève­t­elle. Elle
lui attribue des liens avec le grand
banditisme insulaire, particuliè­
rement avec la Brise de mer et
l’un de ses parrains, Francis
en 2017 au procureur de Douai
pour dire qu’elle avait menti.
Ses mots résonnent par la voix
de son avocate, Anne­Sophie
Wagnon­Horiot. « Après un long
travail sur moi­même en psycho­
thérapie, je vous confesse avoir
menti. M. Farid El Haïry n’est cou­
pable de rien et n’a jamais commis
d’actes d’agression sexuelle ou de
viol sur ma personne. Je souhaite
aujourd’hui rétablir la vérité. Je
suis consciente de la gravité de
mes actes et me suis enfermée
dans un puissant déni durant tou­
tes ces années. Je demande par­
don, autant à la cour qu’à M. El
Haïry, sa famille et ses proches,
pour ces fausses accusations. Je
me suis retrouvée ensuite dans un
processus d’interrogatoires et
d’enquête que je n’ai pas réussi à
stopper. La vérité est la suivante :
j’ai été victime d’incestes répétés
de la part de [mon] grand frère, en­
tre mes 8 et 12 ans. Je n’ai pas réussi
à rétablir la vérité auprès de mes
parents, les gendarmes et la justice
à l’époque, étant enfermée dans
mon propre mensonge et coincée
dans l’emprise du secret familial. Je
me sens honteuse et coupable vis­
à­vis de Farid El Haïry. Il ne méri­
tait pas cela. J’ai mis de longues an­
nées à sortir de ce déni. Je ne peux
malheureusement pas revenir en
Mariani, mort dans une explo­
sion criminelle en janvier 2009,
et en compagnie duquel Charles
Pieri s’était évadé de la prison de
Borgo (Haute­Corse), en 1984.
Avec l’élection des nationalistes
à la collectivité de Corse, en 2015,
Charles Pieri est revenu sur la
scène politique insulaire. En
mars, il a participé aux manifes­
tations qui ont suivi la mort
d’Yvan Colonna, dans la prison
d’Arles. Sur l’île, ses nouveaux
démêlés judiciaires suscitent de
vives réactions, qui émanent
principalement de son parti,
Corsica Libera. Mercredi, lors d’un
rassemblement de protestation
devant le palais de justice de
Bastia, Petru Antone Tomasi, por­
te­parole de Corsica Libera, s’en
est pris à « l’appareil d’Etat [qui]
signe le retour des opérations de
police politique ». Les indépen­
dantistes de Corsica Libera, qui
n’ont jamais dénoncé les dérives
affairistes de Charles Pieri, voient
dans ces événements un nouveau
coup porté à la cause nationaliste
et « au peuple corse ». « Paris est
entré dans une nouvelle phase de
répression aveugle visant à ex­
clure Corsica Libera de l’espace po­
litique », s’est indigné M. Tomasi.
Quelques jours avant cet épi­
sode, trois nationalistes, égale­
ment membres ou proches de
Corsica Libera, avaient été inter­
Depuis deux mois
et demi, les
discussions sur
un éventuel statut
d’autonomie
de l’île sont
au point mort
arrière. J’assumerai les conséquen­
ces de mes actes. »
A ceux de sa cliente, l’avocate
ajoute ses propres mots : « J’ai
conscience de la gravité de ce mo­
ment solennel et vertigineux, face à
un homme accusé à tort, détenu à
tort et condamné à tort. Votre
audience appelle à l’humilité. Mais
permettez­moi d’évoquer le cou­
rage de Julie D., qui a permis cette
révision. » A l’intention des juges
de cette cour, et au­delà d’eux, elle
appelle à « ne pas sacraliser une pa­
role, dont le contenu doit être con­
fronté aux éléments d’un dossier, à
ne pas se contenter d’une seule pa­
role ». « La justice, dit Me Wagnon­
« Mes parents
sont très
malades, en soins
palliatifs, et je
voudrais juste
qu’ils puissent
entendre que
je suis innocent »
FARID EL HAÏRY
condamné pour viol et
agressions sexuelles en 2003
pellés à Ajaccio pour une même
affaire d’« association de malfai­
teurs en vue de préparer des actes
terroristes ». L’un d’eux, Ricardo
Bouza­Fernandez, a été mis en
examen et placé en détention pro­
visoire, jeudi 8 décembre. La jus­
tice le soupçonne d’avoir participé
à un attentat contre une résidence
secondaire, en septembre 2021, à
Capo di Feno (Corse­du­Sud), non
loin d’Ajaccio et à une conférence
de presse clandestine, tenue le
2 septembre de la même année.
Selon nos informations, les
enquêteurs auraient mis au jour
des traces correspondant à son
ADN sur un morceau de scotch re­
trouvé sur les lieux de l’attentat.
Visite annulée
Cette recrudescence des atten­
tats, et cette résurgence de ce qui
reste du FLNC, jette le trouble sur
le cycle de dialogue commencé
entre Paris et la Corse au mois de
juillet. Depuis deux mois et demi,
les discussions sur un éventuel
statut d’autonomie de l’île sont
au point mort. Pour la deuxième
fois consécutive, le ministre de
l’intérieur, Gérald Darmanin, qui
devait effectuer un déplacement
dans l’île entre les 8 et 10 décem­
bre, a annulé sine die sa visite.
« Aller en Corse sans parler de
l’avenir des Corses et de la Corse,
ce n’est pas la peine », a­t­il dé­
claré, mardi 6 décembre, sur les
ondes de Franceinfo.
Aux déclarations de Corsica
Libera, qui fustige « la parodie de
processus » mise en place par le
gouvernement, s’ajoutent désor­
mais le refus de Core in Fronte,
l’autre parti indépendantiste qui
siège à l’assemblée de Corse, de
poursuivre les discussions tant
que la question des « prisonniers
politiques » n’est pas réglée. p
yves bordenave
Horiot, est grande quand elle est
capable de dire qu’elle s’est trom­
pée. Tout comme est grande la per­
sonne qui est capable de dire qu’elle
a menti pour rétablir la vérité. »
« Vie d’innocent »
Avec la même sobriété, Me Frank
Berton, l’avocat de Farid El Haïry,
s’adresse à la cour. « Vous avez au
dossier une photo de lui quand il a
été incarcéré à 17 ans. Au moment
où ses parents vont perdre la vie, je
vous demande de lui rendre son
honneur et sa respectabilité, de lui
rendre sa vie à lui, sa vie d’inno­
cent. » L’avocat pose sa main sur
l’épaule de son client et ajoute :
« Ça fait du bien, de voir un inno­
cent devant une cour de justice. »
Il ne fait aucun doute que la cour
de révision suivra les réquisitions
de l’avocate générale, en faveur de
l’annulation pure et simple, sans
renvoi devant une nouvelle juri­
diction, de la condamnation de
Farid El Haïry. Cette dernière a re­
quis l’effacement définitif de cette
mention de son casier judiciaire et
la suppression de son nom dans le
fichier des délinquants sexuels.
La décision a été mise en délibéré
au 15 décembre, soit vingt­quatre
ans, jour pour jour, après la plainte
déposée par son accusatrice. p
pascale robert­diard
Au procès en appel des
écoutes, Nicolas Sarkozy
seul en scène
Dans ses saillies indignées ou humoristiques,
l’ancien chef de l’Etat reprend les mêmes
arguments qu’en première instance
O n est sur une conversa­
tion totalement affec­
tueuse, décousue, avec
mon Thierry. Il me dit “euh”, “euh”,
“euh”, ça allait, “euh”, “euh”… enfin
voilà, il ne m’a rien dit. » Débit mi­
traillette, appuyé par force gestes
et intonations destinées à renfor­
cer le cocasse du propos : Nicolas
Sarkozy aurait sans doute pu faire
carrière dans le stand­up, cet
exercice où un comique, seul sur
scène, fait rire l’audience au récit
de ses déboires.
La cour d’appel de Paris n’est pas
un café­théâtre. Mais, au qua­
trième jour de son procès dans
l’affaire dite « Bismuth » – le patro­
nyme d’emprunt trouvé par son
avocat, Thierry Herzog, lorsqu’il a
acheté un téléphone destiné à dis­
cuter en toute discrétion avec son
client –, l’ancien chef de l’Etat mo­
bilise, comme souvent, l’espace
physique comme sonore. Et tous
ses talents de tribun, passant par
le comique comme par le tragique
ou la colère, n’hésitant pas à inter­
peller, voire à hausser le ton, face
aux avocats généraux comme à la
présidente, Sophie Clément.
La cour a engagé l’examen mé­
thodique des conversations te­
nues en 2014 avec Me Herzog à
propos de leur informateur au
sein de la Cour de cassation, l’an­
cien magistrat Gilbert Azibert. Ce
dernier les a renseignés sur le
cheminement des conseillers qui
devaient rendre une décision
cruciale : autoriser ou non la sai­
sie des agendas de M. Sarkozy
dans le cadre de l’affaire Betten­
court. En échange de ses infor­
mations, selon l’accusation, la
promesse d’une intervention de
l’ancien chef de l’Etat pour per­
mettre à M. Azibert d’obtenir un
poste honorifique dans la princi­
pauté de Monaco.
Des « bavardages »
Un « pacte de corruption », a es­
timé le tribunal en première ins­
tance. Absolument pas, martèle
M. Sarkozy. Thierry Herzog, lié par
le secret professionnel, ne peut
pas s’exprimer sur ces conversa­
tions. Gilbert Azibert est peu ba­
vard. Mais Nicolas Sarkozy parle
pour trois, et s’emploie à démon­
trer sa bonne foi sur chaque mot,
ou presque, des retranscriptions.
Démonstration sur une écoute,
où l’ancien président de la Répu­
blique dit à Thierry Herzog, à pro­
pos de Gilbert Azibert : « Moi, je le
fais monter (…) je l’aiderai (…) ap­
pelle­le et dis­lui que je vais l’aider,
je vais à Monaco, je vais rencontrer
le prince. » Nicolas Sarkozy assure
qu’il ne faut pas y voir la preuve
d’une promesse d’appui pour un
JUSTICE
Condamnation
de Laurent Bigorne,
ex-directeur de l’Institut
Montaigne
L’ancien directeur de l’Insti­
tut Montaigne, Laurent
Bigorgne, a été condamné,
jeudi à Paris, à douze mois
d’emprisonnement avec sur­
sis et 2 000 euros d’amende
pour avoir drogué à son insu
son ex­belle­sœur et collabo­
ratrice, lors d’une soirée
en février. Le tribunal correc­
tionnel a considéré qu’il avait
administré cette drogue
« afin de commettre à son
égard un viol ou une agres­
sion sexuelle », requalifiant
ainsi les faits. Me Sébastien
Schapira, avocat de M. Bigor­
gne, fustigeant un « jugement
incohérent qui retient une in­
tention sexuelle tout en pro­
france | 13
L’ex-président
de la République
parle pour trois,
et s’emploie
à démontrer
sa bonne foi
sur chaque mot,
ou presque, des
retranscriptions
poste. Et de raconter comment
« Thierry apprend », lors d’un dî­
ner, que M. Sarkozy se rend à Mo­
naco avec son épouse pour des
vacances. « C’est parce que je vais à
Monaco qu’il me pose la question.
Si ma femme avait voulu aller faire
une cure à Vichy, le problème ne se
posait pas. »
Quant à « je le fais monter », cela
« fait écho à la possibilité de rece­
voir » M. Azibert.
« Le faire monter par l’escalier ?,
questionne Sophie Clément.
– Vous n’avez jamais entendu
l’expression monter à Paris ?, ré­
torque Nicolas Sarkozy, imper­
turbable.
– Mais il travaille à la Cour de
cassation [donc à Paris], s’étonne
la présidente.
– Dans mon esprit, il est borde­
lais, et, quand on est à Bordeaux,
on monte à Paris. »
Interrogé sur une autre conver­
sation téléphonique, survenue
alors qu’il s’apprête à monter
dans un avion, M. Sarkozy décor­
tique : « Je réponds quoi ? “Parfait,
parfait, parfait”, et au revoir. Et je
prends mon avion. » Et de mimer
la porte de l’appareil qui se ferme.
« Je ne relance pas, je ne dis rien. »
D’ailleurs, la carrière de Gilbert
Azibert, il s’en « moque du tiers
comme du quart ». S’il veut bien
faire un geste, c’est par amitié
pour Me Herzog. « Je suis un
homme politique depuis quarante
ans, toute ma vie ça a été de don­
ner des coups de pouce. »
Le monologue se poursuit,
pour tenter de démontrer que ces
conversations ne sont que des
« bavardages », menés avec « ami­
tié et gentillesse » par Thierry He­
rzog, qui « est dans son rôle
d’ami » et lui « dit de bonnes nou­
velles pour le rassurer », mais qu’il
n’écoute que d’une oreille dis­
traite. « Je comprends que ça fasse
tomber de l’armoire beaucoup de
gens, mais c’est ça, la réalité »,
conclut­il. Yves Micolet, l’un des
deux avocats généraux, s’inter­
roge : « Vous n’avez pas l’impres­
sion de maltraiter vos amis ? » p
samuel laurent
nonçant une peine inférieure
aux réquisitions du parquet »,
lequel avait réclamé dix­huit
mois avec sursis, a annoncé
que son client faisait appel.
S ANTÉ
Grève des médecins
libéraux : une baisse
d’activité de 30 %, selon
l’Assurance-maladie
L’Assurance­maladie a fait
savoir, jeudi, qu’elle avait
enregistré une « baisse d’acti­
vité d’environ 30 % chez
les médecins généralistes,
et pas de baisse d’activité chez
les spécialistes », lors de la
grève des 1er et 2 décembre.
Les syndicats de praticiens
libéraux, qui avaient appelé
à la mobilisation, en pleine
négociation conventionnelle,
avaient, eux, fait état de 60 %
à 80 % des cabinets fermés.
 0123
14 | SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

QUART DE FINALE

Hugo Lloris,
gardien du temple
une 143 fois
e
Personnage discret et leader légitimiste,
le Niçois, qui deviendra l’international français
le plus capé, samedi, face à l’Angleterre,
n’a jamais couru après la notoriété

ANGLETERRE ­ FRANCE carrière comme la sienne, sinon, assure son

SAMEDI 10 DÉCEMBRE - 20 HEURES
doha ­ envoyé spécial
entraîneur à Lyon entre 2008 et 2011. Mais
comme en dehors du terrain c’est un père de
famille discret, qu’il se montre peu, ne s’ex­
pose pas trop sur les réseaux sociaux, il y a
cette image de lui. »

D
ifficile d’imaginer deux per­
sonnalités plus opposées.
Samedi 10 décembre, à Al­
Khor, au nord de Doha,
Hugo Lloris enfilera ses
gants pour la 143e fois en
équipe de France, à l’occasion d’un quart de fi­
nale de Coupe du monde. Face à l’Angleterre,
il sera seul avec son record, devant un Lilian
Thuram passé de défenseur des Bleus à celui
de la lutte contre le racisme. Thuram le politi­
que, dont l’ancien international Patrice Evra
écrivait, perfide, dans son autobiographie
qu’« il se prend pour Malcolm X parce qu’il
porte des lunettes et lit des livres ».
A 35 ans, Hugo Lloris ne se prend pour per­
sonne, n’a aucun problème de vue, et l’on
ignore tout de ses lectures. En réalité, le Niçois
reste un livre fermé. A force, certains ne
voient en lui qu’un robinet d’eau tiède,
d’autres plaident pour l’idée d’un homme pu­
dique doublé d’un légaliste. A Doha, Lloris
porte la parole du pouvoir. Quand, avant le
début de ce Mondial si décrié, on presse les
Bleus de prendre position sur les droits hu­
mains au Qatar, le capitaine des Bleus affiche
une neutralité embarrassante : « Lorsqu’on ac­
cueille des étrangers en France, on a souvent
l’envie qu’ils se prêtent à nos règles et respec­
tent notre culture. J’en ferai de même quand
j’irai au Qatar. »
A force d’occuper la fonction, Lloris – capi­
taine depuis une bonne décennie – est de­
venu la fonction, avec le devoir de réserve
qui l’accompagne. Quand le footballeur
prend place derrière le micro lors de la tradi­
tionnelle conférence d’avant­match, le jour­
naliste s’attend à recevoir une parole offi­
cielle articulée dans un français fluide. Au
choix, il va être question de respecter l’adver­
saire, de la primauté du collectif sur l’indivi­
duel et de l’honneur de représenter son pays.
Une image publique lisse et assumée mais
trompeuse, à en croire Claude Puel. « Il est
tout le contraire. Il a un gros caractère et
beaucoup de personnalité. On ne fait pas une
L’intéressé a aussi contribué à la cultiver, par
cet effacement affiché ou le verrouillage de
ses mots. Dans les salles de presse climatisées
du Qatar, des confrères évoquent avec regret
un autre Hugo Lloris, celui des débuts à Nice
ou de ses premières années lyonnaises. Avec
un père banquier à Monaco et une mère avo­
cate (morte en 2008 des suites d’un cancer), le
jeune homme détonne par son profil sociolo­
gique, déclare n’être « obligé à rien dans le
foot » et parle librement, en particulier de son
cœur de métier : arrêter des tirs adverses.
LA THÉORIE DU GRAND ARRÊT
Hugo Lloris dit ne pas croire à la « baraka » du
gardien ou à la réussite, du moins sur la lon­
gueur. En janvier 2008, il s’en explique à Libé­
ration, dix mois avant ses débuts internatio­
naux face à l’Uruguay. « En vérité, le gardien
se construit arrêt après arrêt, match après
match, club après club. Prenez Fabien Barthez,
une légende pour nous. A chacun de ses arrêts,
je me disais : “C’est Barthez qui l’a fait, c’est le
monsieur qui l’a fait.” Même si cet arrêt est
techniquement similaire à des dizaines
d’autres, en fait, il est différent. Parce que celui
qui l’a réalisé est un homme à part. Dans cet
arrêt, il y a le passé de Barthez, les échecs qui
l’ont construit, l’expérience accumulée. »
A trop voir en lui le gardien du temple bleu,
on a fini par perdre parfois le gardien dans ses
cages. Contre la Pologne (3­1), le portier de Tot­
tenham a peut­être été imprécis avec son jeu
au pied, relâchant bêtement un ballon dans sa
surface, sans conséquence fâcheuse. Mais il a
aussi détourné une frappe à bout portant de
Piotr Zielinski. Un arrêt du genou, d’un acadé­
misme incertain, mélange de talent, de
chance ou de maladresse du tireur, mais qui
porte surtout l’expérience accumulée par un
gardien disputant son quatrième Mondial.
Dans le même article de Libération en 2008,
le jeune Lloris traçait une ligne infranchissa­
ble entre les grands gardiens (dont il fait par­
tie) et les autres. Ceux dont quelques envolées
ou réflexes fulgurants brûlent un temps la ré­
Le capitaine tine. Le football français en a connu, des
des Bleus, « grands gardiens de quelques mois », avant
Hugo Lloris, ou pendant le long règne du Niçois. Mais ce
le 4 décembre, dernier a toujours gardé la place et contraint
à Doha, face son rival devenu partenaire, Steve Man­
à la Pologne. danda, à un long remplacement. Il a aussi éva­
MANAN VATSYAYANA/AFP cué les doutes d’un Didier Deschamps, sélec­
tionneur parfois piquant avec lui.
Sur la route du titre mondial, en 2018, Hugo
Lloris a réalisé des arrêts qui portent sa mar­
que et qui ont changé le cours du destin de
son équipe. A commencer par cette « hori­
zontale », un envol spectaculaire sur une re­
prise de la tête de l’Uruguayen Martin Cace­
res. Peut­être son chef­d’œuvre, par l’impor­
tance du match (un quart de finale de Coupe
du monde) et l’étonnement de ne pas voir le
ballon terminer au fond des filets.
Avant l’Euro 2021, Le Monde lui a tendu la
perche pour revenir sur cette action et la
confronter à sa théorie forgée sur l’exemple
de Fabien Barthez. « Sur la parade en ques­
tion, tout se passe en une fraction de seconde.
Je me relève, je passe à l’action suivante, résu­
me­t­il. On n’a pas le droit de se déconcentrer,
sinon on est souvent sanctionné derrière. »
Rien de plus. En 1970, Pelé a transformé un
arrêt similaire de l’Anglais Gordon Banks en
« parade du siècle » en racontant avoir « mar­
qué un but », mais que Banks « l’avait arrêté ».
Martin Caceres n’a sans doute pas le sens de
la formule du Brésilien, et encore moins sa lé­
gende. Lloris ne s’en plaint pas, prétend ne
pas avoir le recul pour s’épancher sur une de
ses actions en particulier et pense que « ça
viendra après [s]a carrière ».
GRAND ACTEUR SANS OSCAR
De Russie, le Français est rentré avec le tro­
phée de la Coupe du monde, mais sans celui
de meilleur gardien. Il n’a jamais crié à l’injus­
tice ni remis en question les qualités du lau­
réat, le Belge Thibaut Courtois. Il a peut­être
payé sa bourde sans conséquence en finale
contre la Croatie, ou un vote politique pour
donner un lot de consolation à la Belgique.
Son tournoi était pourtant dans la lignée de
ceux de Gianluigi Buffon (2006), Iker Casillas
(2010) et Manuel Neuer (2014), tous cham­
pions du monde et désignés par la FIFA
comme les meilleurs à leur poste.
A l’étranger comme en France, il existe
comme un manque de reconnaissance pour
le portier des Bleus. L’Italie aime Buffon, ses
envolées, sa liberté de ton et son charisme so­
laire. L’Espagne a beaucoup dépensé en cier­
ges pour prier puis remercier « San Iker ». L’Al­
lemagne a vu en Neuer un roc et un révolu­
tionnaire, celui qui fait sortir le gardien de sa
surface pour le transformer en onzième

Pour l’équipe de France, les choses sérieuses commencent

Comme attendu, Français et Anglais se retrouvent en quarts de finale, dans un match entre rivaux, qui fait figure de premier véritable test

doha ­ envoyé spécial faites tricolores –, l’équipe de valité historique formidable qui a Eric Dier après le net succès de son sans filet. Notre niveau de jeu de­ Suisse, l’Equateur et le Nigeria,
France et celle d’Angleterre n’ont donné de grands matchs. » équipe contre le Sénégal, diman­ vait s’élever », se souvient­il. Hugo Lloris, Raphaël Varane, An­

L a présence de l’équipe de
France et de celle d’Angle­
terre en quarts de finale du
Mondial qatari n’est rien d’autre
qu’un Eurostar qui arrive à l’heure.
Sans faire offense aux Danois, aux
Américains, aux Sénégalais ou
aux Polonais, les Français et les
Anglais n’ont pas encore rencon­
tré à Doha d’adversaires de leur ca­
libre – la défaite des Bleus en phase
de groupes face à la Tunisie n’était
qu’une péripétie. Samedi 10 dé­
cembre, au stade Al­Bayt, les deux
rivaux feront le grand saut vers
l’inconnu, lors d’un affrontement
qui ne pardonnera pas au vaincu.
Si cette affiche est un classique
du football – 41 matchs pour 24 dé­
pas de référence en match à élimi­
nation directe dans un Mondial.
Bien malin qui peut prédire l’issue
de cette 42e opposition. « Les gran­
des nations sont programmées
pour jouer ces matchs à élimina­
tion directe. C’est du 50­50 », assure
au Monde Emmanuel Petit, cham­
pion du monde 1998.
Le sélectionneur anglais, Gareth
Southgate, ressent l’excitation du
public – et des premiers concer­
nés – devant ce choc rendu encore
plus alléchant par l’enjeu inédit :
« Cela sera notre plus grand test. Ils
sont champions du monde, ont un
talent incroyable, des joueurs ex­
cellents. Ce sera un gros défi et un
match génial à jouer, avec une ri­
Ancien joueur d’Arsenal et de
Chelsea, consultant pour RMC,
« Manu » Petit prévient ses suc­
cesseurs : face aux Anglais, il n’y
aura pas de temps pour un
échange d’amabilités devant une
tasse de thé. « En quarts, l’adversité
augmente. Les détails deviennent
de plus en plus importants, lance­
t­il. Cela s’équilibre, l’incertitude
arrive. Il faut immédiatement se
mettre au diapason, oublier ce qui
s’est passé avant. »
Les Bleus et les Three Lions pos­
sèdent chacun des munitions. « Ce
sont deux équipes très fortes, je ne
pense pas que quiconque ait peur
de l’autre, il y aura beaucoup de res­
pect », notait le défenseur anglais
che (3­0). « Nos latéraux vont avoir
affaire à des joueurs comme Phil
Foden ou Bukayo Saka, analyse Pe­
tit. On n’a pas eu l’habitude d’être
défié en un contre un dans les cou­
loirs. Au milieu, Jude Bellingham
impressionne. »
« Une question d’honneur »
En 1998, après des galops d’essai
face aux Saoudiens, aux Sud­
Africains ou aux Danois, et mal­
gré un piège paraguayen évité de
justesse en huitièmes de finale,
Petit et les futurs champions du
monde avaient senti le goût du
sang avant de se mesurer à l’Italie
en quarts de finale. « Il y avait
plus de tension et de stress. C’était
D’autant que les joueurs de ces
grandes sélections se connaissent
par cœur, puisqu’ils évoluent au
sein des mêmes championnats ou
se mesurent en Ligue des cham­
pions. Avant ce France­Italie,
Lilian Thuram l’avait rappelé, au
moment de fouler la pelouse du
Stade de France : « Aujourd’hui,
c’est une question d’honneur. Il est
interdit de perdre. »
Certains des Bleus actuels ont
moins bien vécu que leurs aînés
une situation similaire en 2014, à
l’occasion du premier Mondial
disputé sous les ordres du sélec­
tionneur Didier Deschamps. Lors
du tournoi brésilien, après des
matchs contre le Honduras, la
toine Griezmann et Olivier Gi­
roud avaient été pris de vertige
dès que la route s’était élevée en
quarts de finale contre l’Allema­
gne, future championne du
monde. Leur dernière élimina­
tion dans le prestigieux tournoi.
Face au voisin anglais, dont la
génération actuelle est fidèle au
rendez­vous du dernier carré de­
puis quatre ans (demi­finale du
Mondial 2018 et finale de l’Euro
2021), l’équipe de France 2022
saura si elle est à la hauteur de ses
ambitions. Et que dire de la pres­
sion de l’autre côté de la Manche,
où toute une nation attend un sa­
cre depuis 1966. p
anthony hernandez
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
À FORCE D’OCCUPER
LA FONCTION, LLORIS
– CAPITAINE DEPUIS
UNE BONNE DÉCENNIE –
EST DEVENU
LA FONCTION, AVEC
LE DEVOIR DE RÉSERVE
QUI L’ACCOMPAGNE
joueur de champ. Mais la popularité n’a ja­
mais été l’affaire d’Hugo Lloris. La perspective
de battre le record de Thuram aurait pu être
l’occasion de se raconter, de prendre la lu­
mière. Mais non. « Il a refusé de faire des docu­
mentaires ou des choses comme ça en amont
parce qu’il estime que le football réserve tou­
jours des choses inattendues », confie à
L’Equipe son ami d’enfance, Cédric Messina.
Fabien Barthez défend le statut de celui
dont il a été l’idole. A écouter le champion du
monde 1998, il suffit de connaître un peu le
rôle. « Les connaisseurs du football en général
et du poste de gardien en particulier ne sont
pas dupes. Pour eux, Hugo figure parmi les
meilleurs. Il est dans le top 5 mondial », avance
au Parisien celui qui a eu l’occasion de le con­
seiller chez les Bleus entre 2010 et 2012.
Hugo Lloris regarde à peine son classement
au Ballon d’or, où il n’a jamais fini plus haut
qu’une 20e place. « Il y a de très grands acteurs
qui n’ont pas eu d’Oscar dans leur vie. C’est
comme ça. (…) Je ne cours pas après ça », avan­
çait­il au Monde en 2019. Fidèle à lui­même, le
capitaine des Bleus avait mesuré et soupesé
ses mots. Pour leur donner un peu de vie et
de texture, il s’agit de les interpréter, de choi­
sir un début de piste à peine tracé.
Ce jour­là, l’ancien bon joueur de tennis du
club des Combes, sur les hauteurs de Nice,
évoquait le souvenir de Pete Sampras. A l’en­
tendre, l’Américain aux quatorze victoires
en Grand Chelem incarne un idéal révolu.
« Sous Sampras, il n’y avait pas les réseaux so­
ciaux, très peu de médias, Internet démarrait.
J’aimais ce que dégageait le grand champion,
et la personnalité qu’il y avait derrière. » Soit
le champion tranquille, encombré par sa no­
toriété à son sommet et qui coule depuis
vingt ans une retraite paisible et confortable
entre deux parties de golf. Hugo Lloris n’en
est pas encore là, mais on imagine bien ce
père de trois enfants en prendre le chemin.
Libéré de sa fonction, et peut­être libre de ra­
conter enfin sa grande carrière de gardien. p
alexandre pedro
Face aux Bleus, les Anglais ne font pas les fiers
Les Three Lions redoutent l’efficacité des Français lors des phases finales, avérée depuis 1998
doha ­ envoyé spécial
londres ­ correspondance
I ls ne l’ont pas fait exprès, mais
Français et Anglais s’évitaient
depuis quarante ans en Coupe
du monde. Le 16 juin 1982 – deux
jours après la fin de la guerre des
Malouines –, les Three Lions domi­
naient les Bleus (3­1) endormis à
l’heure de la sieste à Bilbao (Espa­
gne). Et en l’espace de qua­
rante ans, vous avez le temps de
quitter l’Union européenne ou
d’être deux fois champions du
monde. Les Anglais ont opté pour
la première option.
A l’heure des retrouvailles, en
quarts de finale, à Al­Khor (Qatar),
samedi 10 décembre (20 heures),
une petite musique de fond monte
d’outre­Manche ces derniers jours :
« Ne craignez pas la France. » « Res­
pecter la France, admirer la France,
bien sûr. Mais en avoir peur ? Abso­
lument pas », assure Alan Shearer,
ancien buteur maison. Le com­
mentateur de la BBC vante le calme
et la maîtrise de l’équipe dirigée
par Gareth Southgate.
Les Anglais avancent cependant
avec une confiance raisonnable et
sans campagne de presse exces­
sive. Même les tabloïds n’en appel­
lent pas à brûler Jeanne d’Arc une
seconde fois. « L’Angleterre ferait
bien de s’inquiéter », prévient
même le pourtant très patriotique
Daily Mail. Intrigante psychologie.
Longtemps, parce qu’ils ont codifié
les premières règles du football et
ont le meilleur championnat au
monde, les Anglais ont affiché un
complexe de supériorité mal placé.
Puis, à force d’éliminations cruel­
les, les sujets de Charles III ont
adopté la posture du perdant forcé­
ment magnifique. Même au Qatar,
on entend les supporteurs anglais
entonner Football’s Coming Home.
Un match couperet pour Noël Le Graët
Fragilisé, le président de la FFF espère pouvoir s’appuyer sur un bon résultat des Bleus
A u Qatar, Noël Le Graët est
un homme épanoui et
apaisé. Pour le président
de la Fédération française de foot­
ball (FFF), qui aura 81 ans le 25 dé­
cembre, cette Coupe du monde
dans l’émirat s’apparente à une
« cure de jouvence », à en croire ses
proches. Au gré des victoires des
Bleus, qui affrontent l’Angleterre
en quarts de finale, samedi 10 dé­
cembre, le patriarche s’est rassé­
réné. Il en oublierait presque la
tempête médiatique de ce début
d’automne, entre accusations de
harcèlement sexuel à son encon­
tre venant d’ex­collaboratrices et
guerre larvée avec sa directrice gé­
nérale, Florence Hardouin.
Dans sa bulle de Doha, où il oc­
cupe avec son épouse un loge­
ment de fonction attribué par la
Fédération internationale de foot­
ball, « NLG » se dit « serein » avant
la remise, en janvier 2023, des
conclusions de la mission d’ins­
pection diligentée à la FFF, en sep­
tembre, par la ministre des sports,
Amélie Oudéa­Castéra. La pré­
sence de cette dernière dans les
tribunes du stade Al­Bayt d’Al­
Khor pour le duel avec les Trois
Lions devrait toutefois rappeler à
M. Le Graët que ce match coupe­
ret revêt un enjeu tout autant
sportif que politique.
Si la FFF avait tablé sur une quali­
fication en quarts de finale en
échafaudant son budget 2022­2023,
le sélectionneur Didier Deschamps
devra atteindre le dernier carré
pour atteindre l’objectif fixé par
son président. En fin de contrat, le
Bayonnais n’aura guère la main
pour négocier une prolongation
en cas de revers face à l’Angleterre.
Ce tube doux­amer célèbre autant
le retour du football à la maison à
l’occasion de l’Euro 1996 que les dé­
faites (de préférence contre l’Alle­
magne), et les « trente ans de dou­
leur » depuis le titre mondial de
1966 à Wembley (Londres). Le pre­
mier et le dernier à ce jour.
Eternelle prétendante
Dans les paroles de la chanson, le
musicien Ian Broudie n’évoque ja­
mais la France. Logique. A l’époque,
les Anglais n’ont alors ni crainte ni
antécédents marquants face aux
Bleus. « Avant, on était considérés
comme talentueux mais sans le
mental pour gagner, selon eux. On
était des romantiques », résume à
gros traits Emmanuel Petit. Mais
avec les titres, ce regard a changé,
avance l’ancien milieu de terrain
d’Arsenal, consultant à RMC. « Les
Anglais ne sont pas stupides. Depuis
1998, sur sept Coupes du monde, on
en gagne deux et une finale. On a été
en finale à l’Euro 2016 et on gagne
l’Euro 2000. On est la nation la plus
représentée dans le dernier carré.
Avant, c’étaient les Allemands. »
Mais les « Frenchies » n’ont ja­
mais traumatisé les inventeurs du
football comme la Mannschaft
dans les années 1990. La défaite à
l’Euro 2004 était cruelle avec ce
doublé de Zinédine Zidane dans les
arrêts de jeu, mais ce n’était jamais
qu’un premier match de phase de
groupe. Pas de quoi provoquer un
traumatisme national durable.
« L’équipe de Didier Deschamps est
loin d’être imbattable », assure
d’ailleurs Tony Cascarino dans sa
chronique pour The Times. Le bu­
teur passé par Marseille estime
que les champions du monde sont
dépendants de leur numéro 10.
« Kylian Mbappé peut gagner des
matchs à lui tout seul. Sans lui, la
France n’aurait pas gagné en 2018
A contrario, « DD » aura carte blan­
che s’il bat les Anglais. C’est le deal
qu’ont conclu le sélectionneur et le
président de la FFF.
Soucieux de protéger médiati­
quement M. Deschamps, avec le­
quel il forme la « dyarchie ga­
gnante » du football français de­
puis une décennie, « NLG » a as­
suré, dans un entretien au Figaro,
le 6 décembre, qu’il souhaitait que
« Didier reste ». « Qui voulez­vous
trouver de mieux ? (…) Est­ce qu’il
aura envie de continuer ? Quels sont
les problèmes qui peuvent se soule­
ver ? », s’est interrogé à voix haute
M. Le Graët, alors que plane l’om­
bre de Zinédine Zidane, qui s’est dit
intéressé par le poste de sélection­
neur. « Les liens entre “DD” et “NLG”
se sont resserrés avec ce Mondial,
c’est le retour de l’alliance contre le
reste du monde », sourit un ancien
cadre de la FFF. Un autre observa­
teur avisé de la « 3F » note qu’« un
Deschamps qui gagne représente
un argument politique, constitue
un bouclier » pour M. Le Graët,
dont l’avenir à la tête de la FFF est
clairement menacé et dépendra
des conclusions du rapport du
ministère des sports.
Les trois inspecteurs ont audi­
tionné une cinquantaine de per­
sonnes, dont des membres du co­
mité exécutif ainsi que d’anciens
salariés concernés par le plan de
sauvegarde de l’emploi (PSE) mis en
place en 2021, prétendument pour
des raisons budgétaires, par
Mme Hardouin. Selon nos informa­
tions, la mission est en passe de fi­
naliser son rapport. Elle s’est polari­
sée sur les allégations de harcèle­
ment sexuel contre M. Le Graët et a
tenté de vérifier si ce dernier a tenu
et ne serait pas candidate à une po­
tentielle victoire au Qatar. »
L’analyse est un peu restrictive, si
on suit son confrère du Daily Tele­
graph, Jim White. « Les Français
jouent pour les meilleures équipes
au monde (…) Ils savent ce qu’il faut
faire pour remporter un match
dans un tournoi. Si seulement
l’Angleterre n’avait pas à les ren­
contrer en quarts de finale… », re­
grette l’éditorialiste.
Vue depuis l’autre rive de la Man­
che, la sélection anglaise traîne en­
core un peu l’image de cette éter­
nelle prétendante d’avant un grand
tournoi ou du premier tour, mais
qui finit toujours par rater une mar­
che. Un humour british, mais de ré­
pétition, avec très souvent ces mau­
dits tirs au but à la fin pour pleurer.
Du dernier Euro, on peut donc rete­
nir les ratés de Rashford, Sancho et
Saka dans l’exercice, ou alors
George de Cambridge découvrir, à
7 ans, la cruauté du football avec ce
titre ramené de Wembley par les
Italiens. Ou encore que les Anglais
étaient tout proches de toucher au
titre, trois ans déjà après une demi­
finale de Coupe du monde.
Le complexe de supériorité
peut­il être alors du côté français ?
Olivier Giroud jure que non. « Cette
équipe [anglaise] a des références,
elle est solide, a beaucoup d’argu­
ments sur le plan offensif, avec des
joueurs qui vont très vite sur les cô­
tés », vante l’attaquant, presque
« L’ANGLETERRE FERAIT
BIEN DE S’INQUIÉTER »,
PRÉVIENT
LE TRÈS PATRIOTIQUE
« DAILY MAIL »
des propos sexistes ou eu des com­
portements déplacés en interne.
Elle s’est évertuée à recueillir des té­
moignages concordants ainsi que
des preuves, comme des captures
d’écran de SMS tendancieux poten­
tiellement envoyés par le patron de
la FFF à des collaboratrices.
Par ailleurs, les inspecteurs se
sont focalisés sur les dysfonction­
nements du couple exécutif formé
par Noël Le Graët et sa direc­
trice générale, sur le déroulement
du PSE et sur le management
de Mme Hardouin, décrié en in­
terne. Dans un rapport d’audit
commandé en 2020 à un cabinet
externe par la FFF et révélé par
Le Monde, ce « style managérial »
avait été jugé « brutal, errati­
que, peu empathique et parfois
arbitraire ».
« Guerre de tranchées »
Si d’aventure les Bleus atteignaient
les demi­finales et poursuivaient
leur route jusqu’à décrocher une
troisième étoile, Mme Oudéa­Cas­
téra aurait­elle toute la liberté pour
« tirer toutes les conclusions », en
janvier, du rapport d’inspection ?
« Un doublé des Bleus rendrait
“NLG” intouchable », veut croire un
proche du dirigeant. « Ma main ne
tremblera pas, avait prévenu la mi­
nistre, en octobre. Ce n’est pas dans
ma nature d’étouffer les choses. »
Avant même la fin du Mondial
et la remise des conclusions de la
mission d’inspection, les grandes
manœuvres ont commencé à la
FFF. Dans son entretien au Figaro,
M. Le Graët a pour la première fois
entrouvert la porte à un départ de
Mme Hardouin, directrice générale
depuis une décennie. « Il faudra
| 15
« londonien » après six années pas­
sées à Arsenal et trois à Chelsea.
Les clichés ont toujours la vie
dure et celui d’une sélection pas au
niveau d’une Premier League li­
vrée aux talents étrangers (dont
français) trotte encore dans les tê­
tes. A tort, selon Claude Puel. L’an­
cien manageur de Southampton et
Leicester salue le travail réalisé par
les clubs et la fédération ces derniè­
res années. « Les Anglais ont pro­
gressé au niveau de la formation et
rattrapé le temps perdu par rapport
à la France. Aujourd’hui, ils dispo­
sent de jeunes joueurs avec des
grosses qualités techniques avec les
Foden, Mount, Saka ou Bellingham.
Sur le banc, ils ont plus de solutions
que les Bleus avec Rashford ou
Grealish par exemple. »
Admiratif de la capacité des hom­
mes de Didier Deschamps « à réagir
pendant leurs matchs », Puel pointe
aussi des passages à vide contre
l’Australie et la Pologne, ou l’ab­
sence d’un joueur créatif au milieu
en cas de blessure d’Antoine Griez­
mann. « Le public français est moins
connaisseur que l’anglais. Quand ça
gagne, on attrape vite la grosse tête,
et si ça perd, tout sera à jeter, regret­
te­t­il. Ce public qui s’intéresse au
football tous les quatre ans va pen­
ser que ça sera facile contre l’Angle­
terre parce qu’on a Mbappé. »
Car oui, la France a Kylian
Mbappé. Et la presse anglaise peut
toujours vanter les capacités de Kyle
Walker à rivaliser en vitesse avec le
meilleur buteur du tournoi, Albion
craint presque autant le prodige de
Bondy qu’une éventuelle pénurie
de thé ou les nouvelles révélations
de Harry et Meghan sur la famille
royale. Aux Bleus et à leur attaquant
vedette de faire rajouter une ligne
sur eux dans la prochaine version
de Football’s Coming Home. p
alexandre pedro et éric albert
bien traiter le sujet à mon retour », a­
t­il dit. Une façon pour l’octogé­
naire de donner des gages à plu­
sieurs membres de son comité
exécutif qui lui ont demandé, en
octobre, de mettre un terme à sa
collaboration tumultueuse avec
celle que les salariés fédéraux sur­
nomment « la Grande ».
Les propos de M. Le Graët doi­
vent­ils être pris au sérieux alors
qu’un revers en quarts alourdirait
l’atmosphère en interne, l’assem­
blée fédérale devant tenir son
« conclave » le 7 janvier 2023 ?
« Oui », affirme avec aplomb un
membre influent du comité exécu­
tif de la FFF. Un autre élu nuance
plutôt : « On ne peut rien exclure au
moment où les couteaux s’aigui­
sent en coulisses, mais je ne crois
pas que le départ de Florence [Har­
douin] soit si proche que ça. »
Pour un ancien cadre, le dirigeant
breton « joue sa dernière carte »
avec la possible éviction de
Mme Hardouin. Imperméable à la
pression, il a toujours affirmé qu’il
entendait rester jusqu’au terme
de son mandat, en décembre 2024.
« Quel que soit le résultat de France­
Angleterre, “NLG” ne sortira pas fra­
gilisé sportivement du Mondial.
Concernant le résultat de l’inspec­
tion, c’est lui qui décidera du mo­
ment de sa sortie, sinon ce sera la
guerre de tranchées avec le minis­
tère », affirme l’un de ses proches.
Quant à Mme Hardouin, qui doit
rallier le Qatar pour assister au
match contre l’Angleterre, elle « ne
souhaite pas réagir pour le mo­
ment » aux menaces à peine voi­
lées de son patron. Tout est dans le
« pour le moment ». p
rémi dupré
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
16 | SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

Arc­en­ciel ne ménage pas le droit du travail

Malgré des condamnations aux prud’hommes, le groupe de nettoyage reste prisé des structures publiques

L
a nuit est encore noire en
ce matin de la mi­novem­
bre. Les réverbères éclai­
rent des rues désertes. Ou
presque. Derrière la mairie de Pu­
teaux (Hauts­de­Seine), retentis­
sent les éclats de voix des hom­
mes et femmes de ménage des bâ­
timents municipaux. D’habitude,
à 6 heures, leur journée à eux a
déjà commencé. Mais ils sont en
grève, depuis quatre jours déjà.
Car Arc­en­ciel Ile­de­France
ouest 2, le sous­traitant qui les
emploie, a une semaine de retard
sur le versement de leurs salaires.
« C’est pas gratuit le travail ! »,
lance une femme. « C’est au moins
la troisième fois que ça arrive cette
année. Un coup, ils ont été piratés,
un coup, c’est un problème infor­
matique… Y’a toujours une bonne
raison ! Mais chaque virement re­
jeté sur mon compte me coûte
20 euros ! », s’inquiète un em­
ployé. « En plus, il manque tou­
jours des heures sur la fiche de
paie », déplore une autre. « Et cer­
tains font moins d’heures que le
minimum autorisé ! », ajoute sa
voisine. Ils sont une quarantaine
d’hommes et de femmes, la plu­
part immigrés.
A quelques kilomètres, un autre
piquet de grève sur le site Pierre­
Mendès­France de l’université Pa­
ris­I, aussi appelé Tolbiac. Des
agents de nettoyage au même
profil. Travaillant pour Arc­en­ciel
Environnement, autre filiale du
même groupe, dans le cadre d’un
marché public attribué par l’uni­
versité. Pas de salaire versé non
plus. Des heures supplémentaires
manqueraient également sur les
fiches de paie (on parle d’heures
« complémentaires » quand le sa­
larié travaille à mi­temps), là aussi
on prolongerait des CDD sans
faire signer de contrat. C’est le li­
cenciement pour « faute grave »
de Sivamohana, agent de maîtrise
de 59 ans, le 28 octobre, qui les a
décidés à cesser le travail. Em­
ployée sur le site depuis cinq ans,
tout dégénère, selon elle, lorsque
Arc­en­ciel remporte le marché
début 2021.
Dans le monde du nettoyage,
quand une entreprise remporte
un appel d’offres, la convention
collective prévoit qu’elle re­
prenne les salariés de la société
sortante. Ces travailleurs sont
ainsi habitués à changer d’em­
ployeur tous les trois ou quatre
ans. Et à comparer les pratiques.
Main courante
« Arc­en­ciel fait beaucoup de bêti­
ses…, glisse une employée à Pu­
teaux. Les sociétés qu’on avait
avant étaient plus correctes. » A
Tolbiac, Sivamohana estime
qu’elle a payé pour son opposition
à un projet de réduction de
l’équipe du soir (18 heures­22 heu­
res) de douze à neuf personnes.
LES CHIFFRES
15 000
C’est le nombre d’entreprises
de propreté en France. Elles
réalisent 17 milliards d’euros
de chiffre d’affaires et emploient
570 000 personnes, selon
la Fédération des entreprises de
propreté, d’hygiène et services
associés.
25 %
C’est la part du chiffre d’affaires
des entreprises de propreté
réalisé, en moyenne, dans les
marchés publics.
1 500
C’est le nombre de marchés
publics de propreté publiés
chaque année.
Rassemblement en soutien aux agents de la société Arc­en­ciel, sur le site Pierre­Mendès­France, de l’université Paris­I, le 14 novembre. CLÉMENT MARTIN/HANS LUCAS
« Pour moi, c’était impossible de
faire le travail demandé à trois de
moins. A partir de là, ils n’ont cessé
de créer des problèmes, en chan­
geant mes horaires par exemple. Je
finissais le vendredi à 22 heures et
devais revenir le samedi à 6 heures.
Même pas le temps de repos lé­
gal ! » Elle dit avoir déposé une
main courante pour harcèlement
en juillet. Arc­en­ciel lui a annoncé
à la rentrée sa mutation sur un
autre site. Ce que Sivamohana a re­
fusé. Son licenciement pour
« faute grave » a suivi.
Voilà qui résonne avec les mou­
vements de grève survenus chez
les personnels de ménage de cette
même société sur le site de Jussieu
de l’université Pierre­et­Marie­
Curie, à Paris, en septembre 2021,
puis février 2022. Un projet de
modification des horaires de tra­
vail a « semé un vent de panique ».
Là encore, sont remontés les
griefs constatés ailleurs : heures
complémentaires non majorées,
non­respect de la convention col­
lective, problème de déclaration
et de paiement des arrêts maladie,
de la prévoyance… Et là encore,
des leaders de la contestation ont
été licenciés pour « faute grave ».
Le conflit en cours à la gare de
Lyon­Perrache depuis deux mois
oppose, lui, salariés, direction et
donneur d’ordre, sur la passation
du nouveau marché.
Le Monde a aussi eu connais­
sance de difficultés similaires sur
d’autres sites, qui n’ont pas
donné lieu à des conflits ouverts.
« Parce que les salariés mécon­
naissent leurs droits, constate Da­
nielle Cheuton, du collectif pari­
sien du nettoyage CGT. Dans ce
secteur, les délégués du personnel,
soit on les casse, soit on les
achète. » Un constat unanime
chez les connaisseurs du secteur.
« La société se sent libre de ne pas
respecter le code du travail si per­
sonne ne proteste ou ne vient véri­
fier », souligne Julie Valentin, maî­
tresse de conférences d’économie
à Paris­I. « Oublier » de majorer de
10 % ou 25 % les heures complé­
mentaires, c’est autant d’écono­
misé. « Jusqu’à ce qu’une humilia­
tion de trop déclenche une grève.
Ce qui peut alors changer la donne,
« Je finissais
le vendredi
à 22 heures
et devais revenir
le samedi à
6 heures. Même
pas le temps
de repos légal ! »
SIVAMOHANA
employée licenciée
c’est d’être aidés par les personnels
ou usagers du site. » Des conflits
semblables ont éclaté à l’univer­
sité d’Aix­Marseille et à l’univer­
sité Jean­Jaurès de Toulouse
en 2020. Chaque fois, en cause, la
gestion d’Arc­en­ciel, ou d’une des
filiales réunies au sein de la hol­
ding T2MC, qui est structurée en
réseau sur tout le territoire.
Arc­en­ciel (AEC) se décline en
une quinzaine de sociétés régio­
nalisées (AEC Bretagne, Sud­
Ouest, Ile­de­France…) ou sectori­
sées (Environnement, Tertiaire,
Santé…), auxquelles s’ajoutent
des filiales plus spécialisées,
comme Horizon Appro, qui four­
nit le matériel de nettoyage.
Secteur en plein essor
Dans son bilan social 2021, le PDG
du groupe, Mohamed Tandert, af­
fiche fièrement les valeurs de la
société : « Bienveillance, travail
d’équipe et performance. » Et décrit
sa success story : avec son associée
et compagne, Célia Da Silva Mar­
ques, ils se sont hissés en quinze
ans d’une PME francilienne,
Nickel, à un groupe de 8 000 sala­
riés implanté dans toute la France.
Leur chiffre d’affaires, 130 millions
d’euros en 2021, les place dans le
top 10 d’un secteur en plein essor.
Un succès construit en grande
partie sur des contrats avec des
structures publiques, qui repré­
sentent 60 % de l’activité, deux
fois plus que la moyenne dans le
secteur. « Avec le public, vous êtes
sûrs d’être payés », explique Mo­
hamed Tandert. A titre d’exem­
ple, ces dernières années les filia­
les de la holding T2MC­Arc­en­ciel
ont remporté des « lots » dans des
appels d’offres du ministère de
l’économie et des finances ou de
l’agriculture, des universités
d’Avignon ou de Limoges, des cen­
tres hospitaliers de Versailles,
Sud­Essonne, Bichat et Necker, à
Paris, de collectivités locales dans
le Loiret, en Moselle, à Nantes, de
musées prestigieux comme le
Louvre ou le Centre Pompidou, et
même des tribunaux de la cour
d’appel de Versailles, dont le
conseil des prud’hommes de Fon­
tainebleau (Seine­et­Marne).
Le Monde a justement pu exhu­
mer des dizaines de procédures
contre les filiales T2MC­Arc­en­
ciel devant les prud’hommes pour
des motifs extrêmement proches
des griefs de Tolbiac, Puteaux ou
Jussieu. En particulier, des licen­
ciements pour « faute grave », re­
qualifiés en « licenciements sans
cause réelle et sérieuse ». Comme
ce jugement de juin : deux jours
après avoir fait valoir par courrier
recommandé qu’il était épuisé par
sa charge de travail, un responsa­
ble de secteur se voyait mis à pied
et convoqué à un entretien préala­
ble à licenciement pour « faute
grave ». La cour d’appel de Paris a
condamné Arc­en­ciel Tertiaire à
lui payer notamment 218 heures
supplémentaires et à verser son
indemnité de licenciement.
Deux jugements récents du
conseil des prud’hommes de Cré­
teil illustrent les dérives décrites
par les salariés que Le Monde a ren­
contrés. Le premier, du 17 octobre,
juge notamment qu’il « résulte des
pièces produites que les salariées
étaient rémunérées sur la base de
quinze heures hebdomadaires »,
quand la convention collective de
la propreté fixe « la durée mini­
male (…) à seize heures ». Le second,
du 22 octobre, acte que la société
« ne faisait pas systématiquement
signer les CDD dans les délais exi­
gés ». Une salariée avait ainsi tra­
vaillé quatre mois avant de se voir
soumettre un contrat antidaté.
« Ces jugements montrent qu’on
est là sur une société où c’est systé­
matique, ce n’est pas le hasard
d’un petit chef », estime Etienne
Deschamps, juriste à la Confédé­
ration nationale des travailleurs­
Solidarité ouvrière (CNT­SO).
« Il est inadmissible de livrer les
agents du nettoyage de notre uni­
versité à une entreprise ayant un
tel passif judiciaire », s’indignait
en février dans un communiqué
le syndicat SUD­Education, appe­
lant l’université à résilier le con­
trat à Jussieu « sans délai ». Les
universités de Toulouse et d’Aix­
Marseille l’ont fait en 2020. Etu­
diants et professeurs ont formulé
la même demande à Paris­I.
« Entre deux feux »
« Depuis la fin de la crise Covid et
avec le télétravail, beaucoup de
nos clients revoient leurs besoins
en termes de surface à nettoyer, ce
qui engendre beaucoup de tension
sociale », justifie Mohamed Tan­
dert, qui met en regard ces dizai­
nes de condamnations avec ses
milliers de salariés. « C’est encore
trop, mais des erreurs, tout le
monde en fait. » Les heures
complémentaires non majorées,
la prévoyance non déclarée ? Des
« trous dans la raquette » qu’il pro­
met de corriger. Pareil pour l’ab­
sence de contrat. « Mais c’est juste
un document administratif, souf­
fle­t­il, ce qui compte c’est le bulle­
tin de salaire ! »
Aucun donneur d’ordre inter­
rogé par Le Monde n’a voulu s’ex­
primer sur les raisons qui lui ont
fait choisir Arc­en­ciel pour son
marché. L’un d’entre eux indique
tout juste en off la difficulté d’être
pris « entre deux feux », « celui de
l’optimisation du denier public », le
choix d’offres peu chères et « le
confort de travail des agents ».
Alors que l’Etat comme les col­
lectivités locales bannissent auto­
matiquement des appels d’offres
les entreprises ayant des arriérés
Le contrat
de travail
« c’est juste
un document
administratif »
MOHAMED TANDERT
PDG d’Arc-en-ciel
fiscaux, la condamnation pour
des infractions au code du travail
ne fait pas partie des critères réd­
hibitoires pour attribuer un mar­
ché. « Je n’ai jamais vu un donneur
d’ordre chercher à avoir une infor­
mation de cet ordre », indique
François­Xavier Devetter, profes­
seur d’économie au Centre lillois
d’études et de recherches sociolo­
giques et économiques et coau­
teur, avec Julie Valentin, de Deux
millions de travailleurs et des
poussières. L’avenir des emplois du
nettoyage dans une société juste
(Les Petits Matins, 2021).
Tout juste, dans une circulaire du
16 mars, le gouvernement a­t­il ap­
pelé les acheteurs publics à « faire
preuve d’une particulière vigilance
quant à la qualité sociale et envi­
ronnementale attendue des presta­
tions et dans l’attribution des mar­
chés », en veillant notamment à ce
que la note technique (qui com­
prend les conditions d’exercice de
la prestation) pèse autant ou plus
que le prix dans les critères. C’est
souvent l’inverse aujourd’hui.
Pour Julie Valentin, le problème
de fond vient du choix d’externali­
ser ces fonctions : « C’est comme si
ces salariés n’avaient plus vraiment
d’employeurs, puisqu’ils en chan­
gent tous les deux ou trois ans. Quel
employeur va investir dans la for­
mation, les salaires, le bien­être de
salariés qui ne seront plus les siens
dès qu’il perdra le marché ? Pour le
donneur d’ordres, l’intérêt n’est pas
financier. En externalisant, il se dé­
douane de la question des condi­
tions de travail de ces salariés. »
« Les prix baissent de plus en plus
et au final, sur qui ça pèse ? Sur
nous, les salariés, décrit une gré­
viste de Puteaux. Par rapport à il y
a dix ans, pour le même nombre
d’heures, il y a deux fois plus de
boulot. » La grève à Puteaux s’est
arrêtée dès le paiement des salai­
res. Celle à Tolbiac a pris fin lundi
5 décembre. Le protocole d’accord
prévoit notamment une évolu­
tion des qualifications des salariés
– beaucoup n’en avaient jamais
connu – et l’embauche de trois
CDD. Mais pas la réintégration de
Sivamohana, qui reste licenciée. p
samuel laurent
et aline leclerc
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 économie & entreprise | 17

Pull, mitaines et télétravail… l’arrivée du 19°C, a résonné un

fort écho « il fait froid au bureau ».
Et toute la garde­robe d’hiver a dé­
filé sur Twitter : « Derrière un bu­
tionne une obligation pour les
employeurs de chauffer les lo­
caux fermés affectés au travail
pendant la saison froide. « Sans
« On a fermé un
rez-de-jardin, car
c’était compliqué
Dans les entreprises, reau je t’assure il fait froid, je suis à
2 doigts de venir en boots au lieu
de mes escarpins » a posté Adry le
précision de température, remar­
que Me Camille Tafani, avocate
chez Daher avocats. En revanche,
à chauffer »
XAVIER TEDESCHI

la bataille du thermomètre 29 novembre ; « Quand j’ai froid

avec mitaines­bonnet­écharpe +
gants de sport sous les mitaines je
me dis “ok là je vais peut­être
le code de l’énergie fixe pour les
bureaux, pour les locaux qui re­
çoivent du public, et tous autres
locaux excepté les crèches, les
DRH du groupe
pharmaceutique Innothera

Les plans de sobriété énergétique commencent généralement par apporter le thermomètre pour Ephad et les hôpitaux, une tempé­
savoir », twittait Anne_GE le rature moyenne de 19 0C, mesurée télétravail pour fermer un site »,
la baisse du chauffage. Pour remédier à l’inconfort, l’organisation 1er décembre. dans l’intégralité du bâtiment explique Me Tafani. C’est ce qu’a
du travail est légèrement modifiée et les salariés s’emmitouflent Jusqu’à cet automne, la tempé­ (R241­26 et suivants). C’est une décidé Air France début septem­
rature ambiante était générale­ moyenne. La pièce où est l’impri­ bre en proposant jusqu’à trois
ment autour de 20­21 0C dans les mante, par exemple, peut être jours de télétravail par semaine

T
artiflette, gros pull et le sens où il n’y aura pas de police bre pour allumer le chauffage. bureaux. Le changement ne se­ moins chauffée. » afin de pouvoir fermer son siège
chaleur humaine sont des températures », a précisé C’était une vraie bataille, recon­ rait­ce que de 1 0C en a refroidi tous les vendredis, pour une éco­
plébiscités par les sala­ Agnès Pannier­Runacher, la mi­ naît Ugo Annicchiarico, fonda­ plus d’un. Et comme souvent « la Fermer tous les vendredis nomie de 3 000 mégawatt­heures
riés pour s’adapter à la nistre de la transition énergétique, teur et directeur général de la bataille du thermomètre » est plus Certains tentent donc de remé­ par an. Xavier Tedeschi relativise
baisse de température sur leur lieu le même jour sur RTL. Pour autant start­up Starbolt. Au nom de la so­ rude pour les salariés de sous­ dier à l’inconfort en adaptant les l’intérêt de cette piste : « On a fait
de travail. Depuis l’intervention de dans les entreprises, le message briété, les salariés passaient un traitants et les précaires. « Dans équipements ou l’organisation évaluer le projet. La fermeture du
la première ministre, Elisabeth est bien passé. « Nos salariés sont mauvais moment. Je n’avais pas mon équipe, tous les internes ont du travail. « On a fermé un rez­de­ siège un jour par semaine grâce au
Borne, fin juillet appelant ses mi­ assez solidaires des mesures de so­ envie que ça dure. » une polaire “corporate” fournie jardin, où il y avait une activité télétravail de mes 200 salariés ne
nistres à l’« exemplarité » en leur briété énergétique. On a informé Dans l’espace de coworking par l’entreprise, mais les prestatai­ d’appels téléphoniques, car c’était représente que 6 000 euros par an.
demandant de n’activer le chauf­ nos collaborateurs qu’on allait pas­ qu’ils partagent avec une ving­ res se débrouillent comme ils peu­ compliqué à chauffer. Les deux sa­ Ça ne valait pas le coup de boule­
fage que lorsque la température ser de 21 0C à 19 0C en octobre, la taine d’autres entreprises, le vent », témoigne Hussein (le pré­ lariés qui y travaillaient ont été re­ verser l’organisation générale. »
des bureaux est inférieure à 19 0C, mise en œuvre a été assez fluide », chauffage se décide collégiale­ nom a été modifié), cadre infor­ montés au premier », décrit M. Te­ Au­delà de quarante­huit heu­
c’est devenu la règle pour toutes assure Valérie Vezinhet, la DRH ment. Dans un premier temps, les matique d’une grande entreprise deschi. La Caisse nationale d’assu­ res d’inoccupation des locaux, le
les entreprises de France. France du géant du conseil PWC. treize salariés de son équipe ont de services. « Selon les étages, il rance vieillesse (CNAV) a adopté la code de l’énergie recommande de
La recommandation est inscrite Il y a aussi les missionnaires de donc vécu le passage à 19 0C fait plus ou moins froid. Moi, j’ai même approche inscrite dans son maintenir la température à 8°C.
dans le plan de sobriété lancé par la première heure. « Les dernières comme un réconfort, contraire­ les doigts gelés, j’utilise des gants plan sobriété présenté au CSE à la Le retour au bureau, le lundi, peut
le gouvernement le 6 octobre semaines, c’était glacial, on était ment à la plupart des autres sala­ pour taper sur mon clavier. On a mi­novembre : « Il est très difficile être difficile. L’Institut national
pour économiser l’énergie cet hi­ tous en manteaux sur les pla­ riés, même si pour les déjeuners remonté le problème aux services d’uniformiser une température de de recherche et de sécurité estime
ver. « Il n’y a pas d’obligation dans teaux. On a attendu le 21 novem­ d’équipe, ils préfèrent désormais généraux, les syndicats ont signalé 19 0C dans tous les bureaux, quelle qu’un environnement de travail
« la tartiflette aux salades », confie qu’il faisait vraiment froid. Les RH que soit leur orientation. Aussi, est considéré comme froid en
M. Annicchiarico. ont froid aussi, mais il n’y a pas eu nous allons inciter les salariés en dessous de 18 0C.
Des recommandations de bon sens « Des pulls plus épais »
de suite. Pour l’instant on est à
19 0C, donc on n’aura rien. »
zone froide à se déplacer vers des
zones mieux exposées, grâce à
C’est souvent le ressenti des sa­
lariés en début de semaine, avant
« Fatigue accrue, perte de dextérité… Le froid peut avoir Mais pour conserver leur enthou­ Le code du travail ne fixe l’utilisation non simultanée de que les bâtiments refroidis par le
des répercussions sur la qualité du travail », prévient l’Institut siasme, les salariés enfilent des aucune température minimale tous les postes, en raison du télé­ week­end n’aient retrouvé leur
national de recherche et de sécurité (INRS). L’organisme paritaire moufles. « C’est sûr qu’il y a un au travail. L’article R4223­13 men­ travail », explique Jérôme Friteau. moyenne de 19 0C. « Le temps de
spécialisé dans la prévention des risques professionnels temps d’adaptation. Les premiers Le DRH de la CNAV ajoute vouloir boire un café, c’est rétabli, assure
énumère quelques recommandations. La plus efficace consiste jours, on a tous eu un peu froid, re­ « fermer les locaux certaines jour­ M. Tedeschi qui note une écono­
à éviter ou à limiter le temps de travail au froid. A défaut, connaît Xavier Tedeschi, DRH du nées entre Noël et le Nouvel An ». mie de 7 % de la consommation
il convient d’organiser le travail, de fournir des équipements groupe pharmaceutique Inno­ L’environnement Le télétravail est un remède au d’électricité depuis la réduction
de travail adaptés et d’aménager les locaux de pause chauffés. thera. On voit apparaître des pulls moins aussi efficace que les mitai­ de deux degrés de la température
Concernant la protection vestimentaire, il est préférable de por- plus épais, des foulards. Les portes
de travail nes. « J’en ai parlé à mon chef. Pour au siège et dans les quatre sites
ter plusieurs couches qu’un seul vêtement épais ; la tête et les des bureaux sont plus fermées, est considéré lui, tant que le travail est fait, ça lui industriels du groupe. Si on n’a
mains doivent être protégées. « Lorsque la température ambiante c’est moins sympa. » va », dit Hussein. « Les entreprises pas de levée de boucliers, le 19 0C
est inférieure à 5 °C, la vigilance s’impose », insiste l’institut. Sur les réseaux sociaux, le ton
comme froid en nous demandent régulièrement ce sera pérenne. » p
A 19 °C en moyenne, on reste encore loin de la chambre froide. est bien plus vif. A l’annonce de dessous de 18 °C qu’elles peuvent faire en termes de anne rodier

PERTES & PROFITS | JEUX VIDÉO É N ER GI E

TotalEnergies se retire
Exposition | 5 octobre 2022 – 16 janvier 2023
Centre Pompidou

p ar phi l i ppe e scand e du géant gazier russe

Novatek

Alice Neel
Microsoft contre TotalEnergies a annoncé ven­
dredi 9 décembre retirer ses
administrateurs de la société

l’antitrust américain Novatek et ne plus comptabi­

liser dans ses résultats les
19,4 % qu’il détient dans le
géant gazier russe. TotalEner­

Sur Call of Duty, on ne fait pas
dans la dentelle. L’arme en main,
il faut tirer le premier pour tuer
les méchants. Comme dans les
vieux westerns. Mais qui est le
méchant ? Pour le « shérif » améri­
cain de l’antitrust, c’est clairement
Microsoft. Jeudi 8 décembre, la
Federal Trade Commission (FTC),
qui gère la politique de la concur­
rence aux Etats­Unis, a déclaré
qu’elle entendait s’opposer à l’ac­
quisition du studio de jeux vidéo
Activision, le créateur du célèbre
Call of Duty. Pour cela, Microsoft
a sorti l’artillerie lourde, soit
75 milliards de dollars (71 mil­
liards d’euros), la plus grosse opé­
ration financière de son histoire.
Pour la FTC, ce rachat va pénali­
ser fortement la concurrence et
donc, par ricochet, l’innovation
et le consommateur. Pourtant,
les analystes estiment qu’après
cette acquisition, le groupe fondé
du numérique. Juriste réputée,
spécialisée dans le droit de la
concurrence, elle a décortiqué la
stratégie d’Amazon, champion en
la matière. Le reproche qui est
fait à Microsoft est du même or­
dre. Déjà présent dans les systè­
mes informatiques et les conso­
les de jeux, il descend dans les
contenus. Et quand les consoles
auront été supplantées par les
jeux en ligne, il profitera de sa
position de force dans l’informa­
tique dématérialisée pour réunir
sous un même toit l’infrastruc­
ture, les données sur les utilisa­
teurs et le contenu. La capture
du consommateur par le ver­
rouillage d’un marché.
Ce vertige de la verticalisation
qui atteint Amazon, Google ou
Facebook est loin d’être nouveau.
Dans leur passionnant livre Le
Nouveau Western (Le Cherche
Midi, 210 pages, 19 euros), les
Un regard engagé
gies enregistrera une dépré­
ciation exceptionnelle
de 3,7 milliards de dollars
(3,5 milliards d’euros) au qua­
trième trimestre 2022. – (AFP.)
CON JON CT U RE
L’économie française
devrait résister fin 2022
L’activité mesurée par l’évo­
lution du produit intérieur
brut (PIB) devrait croître très
légèrement, de 0,1 %, au qua­
trième trimestre, dans un
contexte de grande incerti­
tude liée notamment à la
crise énergétique, a indiqué,
jeudi 8 décembre, la Banque
de France. En novembre,
« il y a une hausse de l’acti­
vité » dans l’industrie, les
services marchands et le bâti­
ment, plus forte qu’anticipé
le mois précédent. Pour l’en­
semble de l’année, la Banque
© The Estate of Alice Neel. Photo Courtesy The Estate of Alice Neel, David Zwirner, and Victoria Miro
Alice Neel, Marxist Girl, Irene Peslikis, 1972, Huile sur toile, 150 × 105,5 cm, Daryl and Steven Roth,

par Bill Gates ne détiendrait que
11 % du marché de l’édition de
jeux, derrière le chinois Tencent
et le japonais Sony.
Intégration verticale
Mais ce que craignent les autori­
tés américaines, c’est que la
société, déjà troisième fabricant
mondial de consoles de jeux en
profite pour combiner les deux :
la puissance de feu de sa plate­
forme Xbox et les jeux addictifs
d’Activision. « Microsoft aura les
moyens et la motivation pour
manipuler les prix et dégrader la
qualité des produits d’Activision
sur les plates­formes concurren­
tes », estime la FTC.
Cette pratique de l’intégration
verticale est le nouveau combat
économistes Olivier Bomsel et
Rémi Devaux rappellent que la
compagnie pétrolière Standard
Oil, de Rockefeller, à la fin du
XIXe siècle, était bâtie sur ce
même principe, achetant pro­
gressivement tous les acteurs du
secteur, du puits à la pompe.
Son laborieux démantèlement
a fondé la doctrine de l’antitrust
américain. Après trente ans de
laisser­faire, Washington tente
de reprendre la main dans le do­
maine. Microsoft, qui conteste
cette vision « idéologique »,
contre­attaque, en signant avec
Nintendo sur l’utilisation de Call
of Duty pour montrer sa bonne
volonté. La plainte de la FTC sera
instruite devant un tribunal.
L’Europe ne s’est pas prononcée.
de France a confirmé sa
prévision d’une croissance
de 2,6 %, identique à celle de
l’Insee, qui s’attend pour sa
part à une stagnation du PIB
au dernier trimestre. – (AFP.)
Chine : l’inflation sous
les 2 % en novembre
L’inflation en Chine a encore
nettement décéléré en no­
vembre, passant sous la barre
des 2 % sur un an, soit bien
moins que la plupart des
pays développés, selon des
chiffres officiels publiés ven­
dredi 9 décembre. De leur
côté, les prix à la sortie des
usines ont poursuivi leur
chute, signe d’une faible de­
mande et de marges réduites L’exposition a bénéficié du soutien de En partenariat média avec

de l’antitrust américain. Sa pa­ Le combat ne fait que commen­ pour les entreprises. Ces indi­ réservation conseillée
tronne, Lina Khan, nommée par cer, mais les géants du Web sont cateurs s’expliquent par les sur centrepompidou.fr
Joe Biden, est une adversaire re­ prévenus. Les temps s’annoncent restrictions sanitaires qui ont
connue de l’hégémonie des stars plus difficiles pour eux. p nui à l’activité. – (AFP.)

18 | économie & entreprise
Les investisseurs se ruent
sur le whisky écossais
La Belgique craint pour son
approvisionnement électrique
O n pouvait imaginer que la remontée des taux d’intérêt,
les incertitudes géopolitiques et la multiplication
des faillites – comme l’effondrement de la plate­forme
de cryptomonnaies FTX – allaient calmer les ardeurs des in­
Face au risque que la France ne puisse plus alimenter sa voisine, une
vestisseurs en quête de rendements toujours plus élevés. Loin
s’en faut : certains se sont tournés vers des actifs dits « alterna­
nouvelle prolongation de réacteurs nucléaires est désormais défendue
tifs » et parfois surprenants. Comme le whisky.
Dans un rapport publié le 28 novembre sur le sujet, la banque
d’investissement écossaise Noble & Co souligne que, depuis bruxelles ­ correspondant
janvier, le marché des single malt et pure malt les plus rares a
L’
bondi de 23 % en volume et de 21 % en valeur. « Les marchés état du parc nucléaire
boursiers en Asie ont considérablement diminué, avec des pertes français et les menaces
majeures dans la technologie et les cryptomonnaies, le prix de de coupures d’élec­
l’or a chuté, les montres de collection traversent un second tricité dans l’Hexagone
semestre difficile… Le whisky de prestige, lui, surpasse tous ces font souffler un léger vent de pa­
actifs », égrène le rapport, qui a passé en revue 580 000 ventes nique en Belgique. Mercredi 7 dé­
aux enchères de l’alcool made in Ecosse, en fût ou en bouteille. cembre, les principaux ministres
Ce dernier est de plus en plus prisé par les collectionneurs se sont réunis dans la soirée pour
– mais aussi par ceux qui, refroidis par examiner les perspectives éner­
les turbulences boursières, se tour­ gétiques du pays, qui redoute dé­
nent vers des placements concrets. sormais des ruptures d’approvi­
DEPUIS DIX ANS, « C’est le cas de nombreux milléniaux, sionnement lors des prochains
qui considèrent désormais les investis­ hivers, la France risquant de ne
LES DISTILLERIES sements financiers classiques comme plus pouvoir alimenter sa voisine.
MULTIPLIENT un grand risque », notent les auteurs. La crainte est telle qu’une nou­
velle prolongation de réacteurs
LES BOUTEILLES Contrefaçons et arnaques nucléaires est désormais défen­
Pour preuve, le segment des bou­ due aussi par les écologistes, l’une
DITES « PREMIUM », teilles vendues entre 100 et 1 000 li­ des quatre composantes du gou­
vres sterling (entre 115,8 et 1 158 euros), vernement fédéral dirigé par le li­
EN ÉDITIONS LIMITÉES privilégié par les moins de 35 ans, est béral flamand Alexander De Croo.
celui qui a le plus progressé (+ 30 % en C’est un changement de cap spec­
valeur depuis début janvier). Surtout, les non­fungible tokens taculaire pour un courant politi­
(NFT, jetons non fongibles, en français), ces certificats de pro­ que qui milite depuis des décen­
priété numérique inscrits dans la blockchain, une technologie de nies pour l’abandon de l’atome.
stockage et de transmission d’informations reposant sur la cryp­
tographie, prospèrent eux aussi sur la précieuse eau­de­vie écos­ Solutions alternatives
saise – et sont souvent prisés des plus jeunes. Un marché sur le­ « Les difficultés que connaît la
quel les excès spéculatifs se multiplient, prévient la banque. France pourraient avoir un impact
En mai, un NFT sur une bouteille de Johnnie Walker, 48 ans d’âge, considérable pour l’hiver 2024­
s’est ainsi vendu à 35 642 dollars (34 443 euros). 2025 et les deux suivants », con­
Depuis dix ans, les distilleries écossaises – mais aussi japonai­ fiait, jeudi 8 décembre, le con­
ses – multiplient les bouteilles dites premium, en éditions limi­ seiller de l’un des participants à
tées. Et leurs prix flambent, en particulier lors des ventes aux la réunion de la veille. Aucune dé­
enchères. D’après le Knight Frank Luxury Investment Index, un cision formelle n’a cependant été
indice réputé qui suit les investissements dans le luxe, le adoptée, la ministre de l’énergie,
whisky s’est apprécié de 428 %, parmi les placements considé­ Tinne Van der Straeten, une éco­
rés comme relevant de collections haut de gamme, entre 2011 logiste flamande, étant chargée
et 2021. C’est plus que les voitures de luxe (164 %). En 2019, à de formuler des propositions qui
Londres, une bouteille de Macallan 1926 a ainsi été adjugée à seront examinées dans un mois.
1,45 million de livres sterling (1,7 million d’euros), par Sotheby’s. Comme d’autres responsables,
Les risques ne sont pas nuls pour autant : la forte volatilité des elle avait tenu jusqu’ici un dis­
NFT peut laisser sur la paille ceux qui misent gros, tandis que cours assez apaisant, mais le
les contrefaçons et les arnaques en tout genre se multiplient. constat est désormais unanime
En juin, le FBI a ainsi arrêté Casey Alexander, un Britannique,
pour une fraude présumée de 10 millions de livres sterling.
Il avait convaincu 150 retraités américains d’investir dans du
whisky haut de gamme qu’il assurait conserver dans des entre­
pôts au Royaume­Uni. Mais aucun d’eux n’a reçu l’argent pro­
mis, ni une goutte du Craigellachie 2017 promis… p
marie charrel
Italie : le retour du paiement cash fait débat
Deux mesures du projet de budget pour 2023 prévoient de faciliter l’utilisation des espèces
en partenariat avec
rome ­ correspondance
D epuis deux semaines, ce
sont trois mots qui s’af­
fichent à la « une » de
tous les journaux italiens :
« Tetto al contante ». Une expres­
vivre l’art autrement sion que l’on pourrait traduire
par « plafond au retrait liquide ».
Dans le projet de loi de finances
pour 2023, approuvé en conseil
des ministres, le 21 novembre,
le gouvernement de Giorgia Me­
loni prévoit en effet de donner
plus de marge aux commer­
çants pour refuser les paiements
par carte bancaire.
Ainsi, le nouveau projet de loi
propose que l’on puisse payer en
liquide jusqu’à 60 euros d’achat,
en levant les amendes aux
commerces qui refusent la carte
de crédit. Une mesure qui a pro­
voqué une intense polémique
dans la Péninsule. « Cette loi
budgétaire est un hymne à l’éva­
sion fiscale », s’est notamment
insurgé Enrico Letta, le secrétaire
général du Parti démocrate (PD,
centre gauche).
Autre nouveauté très commen­
tée, l’autorisation, dès le 1er jan­
vier 2023, de pouvoir utiliser des
billets pour payer des transac­
tions… jusqu’à 5 000 euros, alors
que le plafonnement des paie­
ments en espèces avait été fixé
S’émerveiller, se cultiver et s’évader
au cœur d’un musée imaginaire au 1er janvier à 1 000 euros, à l’ins­
tar de la France.
Cette mesure spectaculaire, por­
Votre rendez-vous trimestriel chez votre marchand de presse et en librairie
tée en particulier par la Ligue (ex­
trême droite) du vice premier
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ministre, Matteo Salvini, est une
avec le code MUIDNN4A à saisir dans Clé Prismashop
rupture nette avec les gouver­
nements précédents. Le parti de
et s’appuie sur un rapport des
gestionnaires du réseau : si elle ne
peut plus compter sur les impor­
tations qui lui permettraient
d’éviter un black­out, la Belgique
doit rapidement envisager des so­
lutions alternatives. Les experts
tablaient, au départ, sur un défaut
de deux réacteurs français et esti­
ment désormais que quatre d’en­
tre eux risquent d’être à l’arrêt.
Dans l’immédiat, un parc de
batteries pourrait suffire à éviter
des ruptures. Le recours à de nou­
velles centrales au gaz et aux re­
nouvelables serait envisageable,
mais les projets risquent de ne
pas être concrétisés à temps. Il
reste donc le nucléaire pour af­
fronter un possible manque de
500 mégawatts lors de l’hiver
2024­2025 et de 1 gigawatt pour
les suivants. Or, les problè­
mes s’additionnent : les partis au
pouvoir sont en désaccord quant
à l’ampleur du projet à redéfinir,
Engie­Electrabel – gestionnaire
du parc – aligne les impossibilités
techniques et, après d’innombra­
bles hésitations, un calendrier de
sortie du nucléaire avait été fixé
avec une date butoir, 2025.
Le royaume compte sept réac­
teurs, situés à Doel, en Flandre,
et à Tihange, en Wallonie. L’un
d’eux, Doel 3, est déjà fermé,
Tihange 2 devrait l’être en fé­
vrier 2023. Les cinq autres unités
devaient en principe s’arrêter
en 2025, mais le gouvernement
mène désormais de tardives né­
gociations avec Engie­Electrabel
pour prolonger Tihange 3 et
Doel 4. Ces discussions s’éterni­
sent et les réacteurs devront être
arrêtés pour des travaux en vue
M. Salvini avait même proposé de
relever la limite de paiement en li­
quide à 10 000 euros, mesure qui
n’a finalement pas été retenue
par Mme Meloni. « Se promener
avec des valises pleines d’argent li­
quide ne répond pas aux besoins
des citoyens, mais correspond plu­
tôt aux tentations des corrompus
et des fraudeurs », a tonné le pa­
tron du Mouvement 5 étoiles
(antisystème), Giuseppe Conte.
Cette polémique met en lu­
mière les zones d’ombre d’un
pays qui peine à rompre avec
l’économie souterraine. « Le fait
d’élever le seuil de paiement en es­
pèces à 5 000 euros est considéré
comme une mesure peu sensée
pour un gouvernement qui a pro­
mis de s’occuper des plus pauvres,
car elle concerne d’abord des
citoyens qui ont les moyens »,
commente Leonardo Becchetti,
professeur d’économie à l’univer­
sité Tor Vergata de Rome. « Une
transaction à 5 000 euros est celle
d’une personne qui veut la faire
au noir en évitant de payer les
taxes », précise­t­il.
« Une transaction
à 5 000 euros
est celle d’une
personne qui
veut la faire au
noir en évitant de
payer les taxes »
LEONARDO BECCHETTI
professeur d’économie
« Les difficultés
françaises
pourraient avoir
un impact
considérable
pour l’hiver 2024-
2025 et les deux
suivants », confie
un conseiller
d’un redémarrage au plus tôt à
la fin de 2026, en vue d’une
prolongation de dix ans de leur
durée de vie. Les Verts jugent
possible de les rendre opération­
nels un an plus tôt, Engie, invo­
quant le respect des règles de sé­
curité belges et européennes, est
moins optimiste.
Taxation des surprofits
Soudain saisi par l’urgence à la
suite des problèmes de mainte­
nance en France, couplés aux in­
quiétudes pour l’approvisionne­
ment en Allemagne, le gouverne­
ment envisage d’autres pistes, ré­
vélées par la presse il y a quelques
jours. A savoir, un usage au ralenti
de certaines unités à des mo­
ments où la consommation fai­
blit, afin d’économiser du com­
bustible qui serait utilisable en hi­
ver. Et surtout une « microprolon­
gation » : le fonctionnement de
Doel 1 et 2 ainsi que Tihange 1 se­
rait étendu jusqu’en 2026.
Cette option, elle aussi évoquée
tardivement, se heurte aux réti­
cences de l’opérateur, qui souli­
gne que ces unités, vieilles de
Même si la numérisation des
transactions s’est accélérée, le
Covid aidant, l’Italie reste encore
très dépendante de son argent li­
quide. Dans son dernier rapport
intitulé « Vers une Italie sans
cash », le centre de réflexion Euro­
pean House­Ambrosetti, basé à
Milan, relève que le pays, troi­
sième économie de la zone euro,
est au 25e rang européen sur 27
pour ce qui concerne le nombre
de transactions par carte et
par habitant.
Transparence financière
Si le rapport souligne néanmoins
que 57 % des Italiens ont davan­
tage utilisé leur carte en 2021 que
l’année précédente, d’autres chif­
fres montrent la prégnance de
l’argent liquide dans les rouages
de l’économie italienne, malgré
l’obligation pour les commerces
de disposer de moyens de paie­
ment électronique depuis 2012. Le
centre European House­Ambro­
setti a fait un sondage auprès de
400 entreprises de la Péninsule.
Durant cette année 2022, 25 %
d’entre elles n’ont activé aucun
moyen de paiement virtuel ni
n’ont l’intention de le faire.
Outre la classe politique, les dis­
positions envers le cash conte­
nues dans le projet de loi de finan­
ces du gouvernement de Giorgia
Meloni se sont également heur­
tées aux sérieuses réserves de la
Banque centrale italienne. « Les li­
mites à l’utilisation de l’argent li­
quide, bien qu’elles ne constituent
pas un obstacle absolu à la
conduite illégale, sont un obstacle
à diverses formes de criminalité
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
cinquante ans, pourront difficile­
ment respecter les normes de sé­
curité plus strictes imposées par
l’Union européenne dès… 2025.
Ce qui n’empêche pas le Mouve­
ment réformateur, d’inspiration
libérale, l’un des partis du gouver­
nement De Croo, de prôner une
prolongation de cinq réacteurs au
total. Un raisonnement qui s’ap­
puie sur les études de l’associa­
tion des fournisseurs d’énergie :
elle juge que, même avec les deux
nouvelles centrales au gaz qui
sont projetées et deux unités nu­
cléaires prolongées, des risques
de pénurie existeraient.
Cette situation aux allures de
casse­tête pour M. De Croo com­
porte une autre incertitude :
après avoir bataillé en vain, au ni­
veau européen, pour un plafon­
nement strict des prix du gaz, son
gouvernement entend toujours
instaurer une taxation des sur­
profits. Selon les calculs du Parti
du travail de Belgique (gauche ra­
dicale), Engie aura engrangé
7 milliards d’euros de bénéfices
supplémentaires d’ici à 2025. Plus
modestement, la ministre Van
der Straeten parle de 3,5 milliards
pour l’ensemble des acteurs.
Au sein même de la majorité,
des doutes s’expriment, en
tout cas sur la solidité de son
montage juridique, et des partis
craignent un effet dommageable
sur les projets d’investisse­
ments étrangers. Même si une
commission parlementaire a ap­
prouvé le texte, mardi 6 décem­
bre, son objectif de « justice fis­
cale et sociale » n’est donc pas en­
core atteint. p
jean­pierre stroobants
et d’évasion », a expliqué le res­
ponsable des études économi­
ques de Bankitalia, Fabrizio Balas­
sone, lors d’une audition, le 5 dé­
cembre, devant une commission
parlementaire.
« Nos études montrent que des
seuils plus élevés de paiements
électroniques encouragent l’éco­
nomie souterraine ; il existe égale­
ment des preuves que l’utilisation
de paiements électroniques, en
permettant de suivre les transac­
tions, réduirait l’évasion fiscale », a
souligné le banquier.
Face aux polémiques, Giorgia
Meloni a dû rétropédaler, expli­
quant que « le seuil de 60 eu­
ros était indicatif ». La cheffe du
gouvernement, même si elle re­
vendique « des mesures de bon
sens », semble prête à faire des
concessions, mais souhaite que la
question du seuil des paiements
en liquide fasse l’objet d’un débat
entre pays européens. L’Europe
justement, scrute l’Italie à la
loupe, elle qui a fait de la transpa­
rence financière et de la lutte
contre l’évasion fiscale une des
conditions non négociables aux
subsides de son plan de relance.
Le maintien des amendes
contre les commerçants refusant
les paiements bancaires faisait
partie des conditions de l’octroi
des 21 milliards d’euros que Rome
s’est vu verser au premier semes­
tre de cette année. Le gouverne­
ment Meloni va devoir convain­
cre Bruxelles d’ici au 31 décembre,
alors qu’une nouvelle tranche
de 19 milliards d’euros est atten­
due par Rome. p
olivier bonnel
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 économie & entreprise | 19

REPORTAGE
kozani (grèce) ­ envoyée spéciale

D
ans la vallée de
Kozani, dans le
nord de la Grèce,
d’épaisses fu­
mées blanchâ­
tres se dégagent
des imposantes cheminées des
cinq centrales à lignite encore en
activité. La région, surnommée la
« Ruhr des Balkans », était jusqu’à
récemment la troisième plus
grande productrice de charbon
d’Europe. Mais la Macédoine de
l’Ouest s’est engagée dans une ré­
volution verte et devrait dire au
revoir au lignite en 2028.
« L’extraction de cette roche a
donné du travail à plusieurs géné­
rations, et a augmenté le niveau de
vie de la population. Tout le
monde voulait travailler pour la
Compagnie d’électricité publique
(DEI). Mais évidemment, c’est une
énergie polluante qui a eu des con­
séquences néfastes », constate
Moschos Moschou, le président
du syndicat des employés de DEI.
L’entreprise, qui gère les usines
depuis les années 1950, a été de­
puis partiellement privatisée. Son
grand­père et son père étaient
déjà embauchés par DEI, et après
une trentaine d’années de travail
pour cette société, le syndicaliste
à la carrure imposante se fait diffi­
cilement à l’idée d’une fermeture Parc photovoltaïque en construction dans la région de Kozani (Grèce), le 4 octobre. DIMITRIS STRAVOU/EPA-EFE
définitive. Il y a encore dix ans,
7 000 personnes étaient embau­
chées par DEI. Ils ne sont plus que
2 000 CDI et 1 500 intérimaires.
« Pour ceux qui sont proches de la
retraite, le choc sera moins grand.
PLEIN CADRE
Mais pour les quadragénaires, il
faudra trouver des solutions pour
faire vivre leur famille », soupire
Moschos Moschou.

UNE FERMETURE INÉVITABLE

La production de lignite a atteint
jusqu’à 60 millions de tonnes,
alors que cette année elle devrait
se situer entre 18 millions et
20 millions de tonnes. Un niveau
deux fois supérieur à celui de 2021
car il a fallu répondre à la crise en­
gendrée par la guerre en Ukraine.
« Malgré cette hausse temporaire,
le plan est toujours de se défaire du
lignite en 2028 et de revenir même
dans moins de deux ans à ce que le
lignite ne dépasse pas 10 % de la
production totale d’électricité
dans le pays », explique Kostas
Skrekas, le ministre de l’énergie et
de l’environnement. En effet, gar­
der ses centrales coûte à DEI
300 millions d’euros par an, no­
tamment en raison de la taxe car­
bone imposée par l’Union euro­
péenne.
Pour Lefteris Ioannidis, ancien
maire écologiste de Kozani entre
2014 et 2019, la fermeture des usi­
nes était aussi inévitable. « Mais il
fallait s’y préparer en amont. Tous
les secteurs dépendaient de la pro­
duction de lignite », souligne­t­il.
Un emploi à la DEI contribuait
jusqu’à récemment à trois postes
créés dans l’économie locale.
« Depuis les années 1950, les habi­
tants ont délaissé les champs et les
autres secteurs. Jusqu’en 2019, la
production de lignite participait à
40 % du PIB de la région. C’est donc
évident que l’arrêt de cette activité
a des conséquences socio­écono­
miques dramatiques », note Anas­
BULGARIE
Kozani
Akrini
Ptolemaïda
Mer
GRÈCE Egée TURQUIE
Athènes
Mer
Méditerranée 200 km
La lente mue verte de
la « Ruhr des Balkans »
Dans la région de Kozani, en Grèce, longtemps troisième
productrice de charbon d’Europe, la transition écologique est
ralentie par la guerre en Ukraine. Les habitants, qui travaillaient
en majorité dans les centrales, se préparent avec appréhension
tasios Sidiropoulos, le responsa­
ble de l’Agence régionale de déve­
loppement (ANKO). Le chômage a
atteint 19,7 % au deuxième tri­
mestre de 2022, le taux le plus
élevé de Grèce. Entre 2015 et 2020,
la région a même perdu 11 750 ha­
bitants, selon l’autorité grecque
de statistiques (Elstat).
« Nulle part au monde, une telle
transition n’a eu lieu de façon aussi
radicale. En dix ans, la région doit
changer totalement de modèle
économique et énergétique ! », re­
marque Anastasios Sidiropoulos.
A titre de comparaison, l’Allema­
gne s’est donné vingt­neuf ans
pour fermer ses mines. La nou­
velle unité Ptolemaïda V, inaugu­
rée en 2022, ne poursuivra pas ses
activités au­delà de 2028. Une dé­
cision incompréhensible pour
Moschos Moschou : « Avec la
guerre en Ukraine, nous ne pou­
vons pas dépendre des importa­
tions extérieures, et cette centrale
pourrait fonctionner une dizaine
d’années avec 200 employés. »
« DEVENIR UN MODÈLE »
Selon Lefteris Ioannidis, inutile
d’attendre plus longtemps. La
transition énergétique sera une
opportunité pour la région.
« Nous pouvons devenir un mo­
dèle pour toute l’Europe. Prouver
qu’une région minière peut se re­
construire rapidement », assure le
quinquagénaire. Mais il faut que
les annonces et les projets du gou­
vernement se traduisent sur le
terrain par de vraies politiques de
soutien aux différents secteurs.
« Car les habitants sont pour le
moment très pessimistes. Ils pen­
sent d’abord à leur survie écono­
mique, ce qui est normal. Ils n’ont
pas encore compris que la protec­
tion de l’environnement et le chan­
gement de modèle énergétique al­
laient de pair avec l’amélioration
de leur vie », avoue­t­il.
Le gouvernement conservateur
a lancé un plan pour la transfor­
mation de la région qui s’appuie
sur des fonds nationaux et euro­
péens. Avec une enveloppe de
1,6 milliard d’euros de la Commis­
sion européenne, récemment
approuvée, « la région doit être
convertie en nœud d’énergie alter­
native, devenir un modèle pour le
reste du pays en termes de déve­
loppement des parcs photovol­
taïques, d’agriculture intelligente,
de tourisme alternatif », note
Kostis Moussouroulis, directeur
du programme Pour une transi­
tion juste.
A Livera, sur une colline déserte
de 450 hectares, le premier minis­
tre a inauguré en grande pompe,
en avril, le plus grand parc photo­
voltaïque avec technologie bifa­
ciale en Europe, construit par Juwi
et propriété de Hellenic Petro­
leum, répondant aux besoins de
75 000 foyers. « Cinq cent cin­
quante personnes ont travaillé sur
sa construction, mais désormais
nous ne sommes plus qu’une ving­
taine d’employés, reconnaît Dimi­
trios Karapatsidis, chef du chan­
tier. Mais cette transition, même si
elle est difficile pour la région, est
une aubaine pour tout le pays. »
Le gouvernement grec s’est fixé
un nouvel objectif pour 2030 afin
que les énergies renouvelables
participent à 80 % dans la produc­
tion d’électricité. Kostis Moussou­
roulis ajoute que des formations
sont proposées à 3 400 chômeurs
qui travaillaient à DEI, et qu’une
baisse de l’imposition pour les en­
treprises qui souhaitent se reloca­
liser dans la région est mise en
place. Mais le projet peine encore
à convaincre localement.
COUVERTS DE CENDRES
En périphérie de Kozani, le pay­
sage lunaire et cabossé porte en­
core les traces de décennies d’ex­
ploitation de l’or noir, qui ont fini
par engloutir cinq villages. Près
de 5 000 personnes ont été expro­
priées, indemnisées et relogées
dans les environs. Il ne reste plus
rien de la commune de Kardia
(« cœur », en grec). A quelques ki­
lomètres seulement, Akrini a
failli subir le même sort, mais a
survécu… difficilement. Avant
2010, 1 160 habitants vivaient
dans le village ; désormais, ils ne
sont plus que 700. Les familles
sont parties à cause de la pollu­
tion. Theocharis Kazantzidis,
maire de la commune, se bat afin
d’obtenir des dédommagements
pour les habitants. « En 2011, une
loi avait été votée pour que notre
village soit exproprié et que nous
soyons indemnisés. Mais avec l’an­
nonce de la fin du lignite, cela n’a
pas eu lieu. Maintenant que nous
avons souffert pendant des années
de la pollution, le gouvernement
nous dit : mais pourquoi vous vous
plaignez ? Les usines vont fermer et
l’air sera de nouveau respirable… »,
s’énerve l’agriculteur.
Ici, impossible de faire sécher ses
vêtements dans son jardin. A
moins de les retrouver couverts de
cendres. L’eau contient une
grande quantité de chrome et n’est
pas potable. Dimanche 4 décem­
bre, les habitants d’Akrini étaient
appelés à voter pour l’avenir de
leur village : trois électeurs sur
quatre ont voté pour la relocalisa­
tion. « Les problèmes respiratoires,
les bronchites sont très fréquents »,
glisse Theocharis Kazantzidis.
D’après Greenpeace, les morts as­
sociées à la pollution dégagée par
les usines à lignite en Grèce s’élè­
vent à 1 149. L’ONG révèle que dans
une lettre au ministère grec de la
santé, le directeur régional adjoint
de la santé avait écrit, il y a quel­
ques années, que sept décès sur
dix à Ptolemaïda (proche de Ko­
zani) étaient liés à un cancer ou à
Le paysage
lunaire et
cabossé porte
les traces
de décennies
d’exploitation de
l’or noir, qui ont
fini par engloutir
cinq villages
une maladie thromboembolique
(AVC, embolie pulmonaire).
Theocharis Kazantzidis ne sait
pas de quoi l’avenir sera fait. « La
DEI a pris 5 000 hectares pour
creuser des mines et il existe moins
de champs pour les agriculteurs. Le
gouvernement veut développer à
toute vitesse le photovoltaïque,
mais nous ne voulons pas que no­
tre village soit emprisonné derrière
des panneaux ! », s’exclame­t­il.
Dans le village voisin d’Agios Di­
mitrios, des vaches se promènent
avec en toile de fond les usines bé­
tonnées. Nikos Koltsidas et Sta­
this Paschalidis sont éleveurs et
ne croient pas que « le photovol­
taïque va sauver la région ». Les
deux acolytes ont monté un pro­
jet d’incubateur, « Proud Farm »,
pour aider ceux qui voudraient se
reconvertir en agriculteurs en uti­
lisant des nouvelles technologies.
« Notre initiative, qui a déjà reçu
des fonds européens et nationaux,
va permettre de soutenir pendant
trois ans les personnes qui vou­
draient devenir fermiers, de leur
prêter 100 bêtes, de la nourriture,
du foin, et une étable pour se lan­
cer », commente Stathis Paschali­
dis. Il a bien conscience que tous
les anciens mineurs ne vont pas
se mettre à l’élevage. « Nous vou­
lons leur montrer qu’exercer le mé­
tier d’agriculteur peut être plus hu­
main, avec des horaires moins dif­
ficiles, grâce aux nouvelles techno­
logies », affirme le trentenaire.
A quelques kilomètres du décor
apocalyptique d’Agios Dimitrios,
des champs tapissés de fleurs vio­
lettes font le bonheur de Dimitris
Deligiannis et de sa femme. L’or
rouge de la région, c’est le safran,
qui se ramasse entre octobre et
novembre. Après trente et un ans
dans les usines, Dimitris Deli­
giannis a sauté le pas et s’est remis
à cultiver le crocus comme ses
grands­parents. En travaillant la
terre, le quinquagénaire a pris
conscience de l’importance de la
transition énergétique : « La ré­
colte du safran a lieu plus tard
dans l’année à cause du réchauffe­
ment climatique. Les fleurs dimi­
nuent… Le safran a fait la réputa­
tion de notre région autant que le
lignite, il faut le préserver ! » p
marina rafenberg
20 | argent
Les contraintes du transfert d’un PEA
Pendant la durée de l’opération, l’épargnant n’a plus la main sur ses placements
A
lors que le plan d’épar­
gne en actions (PEA)
souffle cette année ses
30 bougies, son trans­
fert d’une banque vers une autre,
légalement autorisé et sans perte
d’antériorité fiscale, s’avère une
vraie galère. Dans son rapport an­
nuel, publié le 20 avril 2022, le
médiateur de l’Autorité des mar­
chés financiers (AMF) fait état
d’un doublement des litiges liés
au PEA entre 2020 et 2021.
Face à ce constat et afin d’iden­
tifier « ces dysfonctionnements »,
l’AMF a monté, en septem­
bre 2022, un groupe de travail qui
planche sur cet épineux dossier.
En attendant la publication
d’éventuelles préconisations à
l’encontre des établissements
bancaires dépositaires de ces
plans et d’une exigence de davan­
tage de transparence concernant
l’information fournie aux clients,
beaucoup de particuliers sont
déjà englués dans ces procédures
de longue haleine.
Même s’il n’existe pas de dé­
lai réglementaire, « le temps “nor­
mal” d’un transfert est d’un mois
environ », indique Philippe Par­
guey, directeur général de Nortia.
Dans la réalité, cette opéra­
tion s’avère bien plus longue.
Dans son rapport, le médiateur
de l’AMF signale que « ces délais
préoccupants peuvent parfois at­
teindre trois, six, neuf voire
douze mois ». Et lorsque la ma­
329
C’est le nombre de litiges liés au plan d’épargne en actions (PEA)
et qui ont été traités en 2021 par le médiateur de l’Autorité
des marchés financiers (AMF). Ce chiffre a plus que doublé
en un an puisqu’il s’établissait à 154 en 2020. Le rapport annuel
du médiateur de l’AMF souligne, par ailleurs, que les conflits liés
au PEA arrivent désormais en tête devant ceux consécutifs
à l’épargne salariale. En outre, à y regarder de plus près, 64 %
des dossiers PEA traités et clos par le médiateur font l’objet
de difficultés rencontrées à l’occasion des transferts.
PLACEMENTS
Ces fonds qui se jouent de la volatilité des marchés
F ace à l’extrême volatilité
qui agite depuis déjà plu­
sieurs mois les places fi­
nancières, les fonds dénommés
« global macro » parviennent à
sortir leur épingle du jeu. Fin no­
vembre, cette catégorie compo­
sée de 64 fonds affiche une per­
formance moyenne en léger repli
de 2,11 % depuis le 1er janvier, tan­
dis que le CAC 40, l’Euro Stoxx 50
et le S&P 500 sur cette même pé­
riode reculent respectivement de
6,3 %, 8 % et de 14,6 %.
L’évolution de ces produits fi­
nanciers n’est volontairement
pas corrélée à l’évolution des mar­
chés financiers. On les appelle
« global », car ils sont susceptibles
d’investir dans toutes les classes
d’actifs (actions, obligations, mo­
nétaires) sans avoir de limites en
matière de secteurs d’activité et
de zones géographiques. « Ils peu­
vent également prendre des posi­
tions sur des emprunts souverains,
des indices boursiers, des devises,
des matières premières et même
sur des produits dérivés via des
contrats à terme », précise Sté­
phane Monier, président de la
Banque Lombard Odier & Cie SA.
Pour caractériser ces fonds, on
ajoute aussi le vocable « macro »,
car leur stratégie consiste à déni­
cher des opportunités d’investis­
sements sur la base des tendan­
ces macroéconomiques. Cette
analyse prend en compte des élé­
ments comme la situation éco­
nomique mondiale, l’orientation
des politiques publiques, l’évolu­
tion des taux d’intérêt et celle de
chine s’enraye vraiment, cela
peut aller jusqu’à dix­huit mois.
« C’est la situation d’une personne
cliente de ING Direct qui a de­
mandé le transfert de son plan.
Cela a été un timing malheureux,
car après sa demande, cette ban­
que en ligne a décidé d’arrêter son
activité en France et vendu son
portefeuille de clients », raconte
Michel Guillaud, président de
France Conso Banque, une asso­
ciation de défense des particu­
liers ayant des problèmes avec
leur banque.
Double peine
Dans ces situations de blocage,
c’est souvent la double peine
pour l’épargnant. En plus d’une
procédure qui traîne et reste par­
fois plusieurs semaines au « point
mort », ce dernier devient, parfois
sans le savoir, vulnérable.
Ainsi, il se trouve malgré lui en
risque financier. La raison de
cette situation de faiblesse ? En
demandant la mobilité de son
plan, la banque de départ com­
mence par le « geler », le rendant
ainsi inaccessible.
Il devient alors impossible de
réaliser des opérations et donc de
procéder à des arbitrages en
phase avec l’évolution du marché
des actions. « Dans une bourse
haussière, on peut rater des op­
portunités de marché avec un
possible manque à gagner », af­
firme Edouard Michot, fondateur
Nom du fonds
(pays d’émission)
Performances positives
Odey Swan R EUR Acc
(Irlande)
H2O Allegro FCP EUR SRC
(France)
H2O Multibonds FCP NEUR C
(France)
H2O Vivace FCP QC
(France)
M&G (Lux) Episode Macro S-H EUR Acc
(Luxembourg)
Infographie Le Monde
l’inflation. « Ces fonds multiactifs
se nourrissent de la situation éco­
nomique du moment et des anti­
cipations à venir. C’est justement
leur côté “non directionnel” qui
fait leur singularité et constitue
leur atout dans des périodes
comme celle que nous vivons en
ce moment. Certains parviennent
ainsi à performer dans des mar­
chés baissiers », résume Sébastien
Grasset, directeur de l’Asset Ma­
nagement d’Auris Gestion.
Diversification
A y regarder de plus près, cette di­
versification tous azimuts n’est
pas gagnante à tous les coups. Les
performances affichées des fonds
global macro sont hétérogènes.
« Les écarts de résultats au sein de
cette catégorie sont colossaux. En­
LORSQU’UN ÉPARGNANT
DEMANDE LA MOBILITÉ
DE SON PEA, LA BANQUE
DE DÉPART COMMENCE
PAR LE « GELER »,
LE RENDANT AINSI
INACCESSIBLE
et président d’Assurancevie.com.
Lorsque le marché chute, comme
c’est le cas en 2022, c’est évidem­
ment bien pire. Dans cette confi­
guration, les moins­values sont
susceptibles de s’accumuler dan­
gereusement.
« Faute de gérer leur PEA bloqué,
certains de mes clients ont subi des
préjudices financiers qui se chif­
frent de 25 000 à 300 000 euros. Il
nous faut prouver la notion de per­
tes de chance d’avoir pu agir à
temps », affirme Ludovic Huet,
avocat spécialiste des questions
bancaires. « Nous traitons une di­
zaine de dossiers de ce genre par
an. Cela coince presque toujours
entre la banque de départ qui
traîne toujours des pieds et celle
d’arrivée qui ne parvient pas à ob­
tenir toutes les informations sur
l’historique du PEA », précise­t­il.
« C’est une interminable partie de
ping­pong entre les deux établisse­
ments. Et cela tourne parfois au
dialogue de sourds. De plus, le titu­
laire du plan n’est averti que tardi­
vement des problèmes de délais »,
commente Michel Guillaud.
Envie malgré tout de changer
d’établissement gestionnaire de
votre PEA ? Plusieurs précautions
s’imposent. Premier réflexe : faire
le ménage dans son plan. Moins il
y aura de lignes dans le porte­
feuille, moins les frais de trans­
fert seront coûteux. Même pla­
fonnée par la loi Pacte, cette dé­
pense est à prendre en compte. Il
faudra penser à laisser suffisam­
ment d’argent sur le compte espè­
Société
de gestion
Performance
sur un an (%)
Odey AM 104,02
Natixis/H2O 27,41
Natixis/H2O 18,57
Natixis/H2O 16,28
M&G 14,65
Source : Morningstar, au 29 novembre
tre le premier et le dernier fonds du
classement, on relève respective­
ment + 116 % et − 43 % sur un an »,
fait remarquer Mara Dobrescu,
analyste spécialiste des fonds de
taux chez Morningstar.
Cette disparité s’explique par des
méthodes de gestion différentes.
« Alors que certaines maisons de
gestion privilégient une stratégie
quantitative basée sur des datas et
des analyses chiffrées, d’autres dé­
cident de mettre l’accent sur l’as­
pect humain et qualitatif reposant
sur les convictions d’un gérant ou
d’une équipe », explique Christo­
phe Machu, directeur Europe ges­
tion diversifiée de M & G, une so­
ciété de gestion d’actifs.
En dépit de ces expositions
multiples et à géométrie variable
qui jouent la diversification to­
Quand la fortune expose
à la mise sous tutelle
ces du plan. Un solde insuffisant
risque d’allonger les délais.
Ensuite, la présence de titres
spécifiques (actions étrangères
ou non cotées) peut aussi consi­
dérablement compliquer la ma­
nœuvre. « Mieux vaudra céder en
amont les éventuels titres partici­
patifs de la banque que l’on quitte
et ses fonds “maison”. Car il y a de
fortes chances qu’ils ne soient pas
éligibles au PEA de la banque d’ac­
cueil », ajoute Philippe Parguey.
Une parade salvatrice
Pour éviter toutes déconvenues
et fluidifier le transfert entre
deux établissements, certains
conseillers en gestion de patri­
moine préconisent tout simple­
ment de liquider la totalité des
positions en actions du plan pour
ne garder que du cash au sein
de cette enveloppe. « C’est une
stratégie qui a le mérite de mettre
toutes les chances de son côté
pour que l’opération se réalise ra­
pidement et sans accroc », recon­
naît Edouard Michot.
Cette parade est salvatrice pour
retrouver rapidement un PEA
« actif ». Pour mémoire, il est im­
possible d’en souscrire un autre
ailleurs, car il est unique et nomi­
natif. Enfin, ultime conseil au
moment d’enclencher le trans­
fert : « Envoyer un courrier avec ac­
cusé de réception à la banque que
l’on quitte, lui demandant bien de
préciser le calendrier de l’opéra­
tion », insiste Ludovic Huet.
Aussi étonnant que cela puisse
paraître, « il ne faut pas hésiter à
mettre en contact ses interlo­
cuteurs dans les deux banques
concernées pour qu’ils échangent
sans perte de temps », ajoute ce
dernier. A ce sujet, le médiateur
de l’AMF signale dans son rapport
qu’« il arrive fréquemment que la
demande de transfert soit adres­
sée par l’établissement d’accueil à
une mauvaise adresse électroni­
que ou qu’elle comporte un nu­
méro de PEA inexact ». p
laurence boccara
CLIGNOTANT
tale, la performance des fonds
global macro n’est pas toujours
au rendez­vous. « Il est extrême­
ment difficile de voir “juste” sur
l’économie sur le long terme. Les
résultats peuvent être positifs pen­
dant un à trois ans, puis après de­
venir négatifs », ajoute Mara Do­
brescu. Pour autant, en raison de
leur construction si particulière,
ces véhicules parviennent géné­
ralement à surfer sur des pério­
des qui secouent les marchés
boursiers (crises, récessions).
QUESTION À UN EXPERT
Pour ce genre de fonds, il faut
néanmoins éviter quelques
écueils. D’abord, ce sont des pro­
duits complexes. Aussi, il est for­
tement conseillé de comprendre
la mécanique du placement. De
plus, Stéphane Monier souligne
que « ces stratégies offrent un re­
gistre d’opportunités plus restreint
qu’un fonds en actions, ce qui peut
entraîner une concentration des
risques. Et s’y on ajoute l’effet de le­
vier [le recours à des techniques
financières pour augmenter sa
capacité d’investissement], les
performances s’avèrent volatiles ».
Enfin, les frais de gestion sont sa­
lés. « Ils évoluent en moyenne à
hauteur de 1,45 % par an, contre
1,2 % pour des fonds actions
monde », affirme Mara Dobrescu.
Pour des véhicules dont la déten­
tion conseillée est d’au moins
cinq ans, cette facturation régu­
lière érode une hypothétique per­
formance. Jouer cette classe d’ac­
tifs à titre de diversification et à
petite dose. p
l. bo
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
SOS CONSO
CHRONIQUE PAR RAFAËLE RIVAIS
U
ne personne majeure, dont les facultés mentales
ne sont que modérément altérées, mais dont les
ressources sont importantes, risque­t­elle plus
qu’une personne aux revenus modestes d’être
placée sous tutelle et de perdre toute capacité juridique ?
Telle est la question que pose l’affaire suivante.
En 2016, Léonie X (prénoms modifiés), devenue veuve,
cesse toute relation avec ses deux filles. Pendant trois ans,
elle ne voit plus que son petit­fils, Arnaud, auquel elle fait
d’importantes donations. En 2019, Léonie renoue avec ses
filles. Elle modifie en leur faveur plusieurs actes précédem­
ment consentis au profit d’Arnaud. Celui­ci demande alors
que sa grand­mère soit placée sous la tutelle d’un tiers, qui la
représentera dans tous les actes de la vie civile, et qui empê­
chera la captation de ses biens. Il fournit pour ce faire le certi­
ficat d’un gériatre, selon lequel l’octogénaire présente une
« altération des fonctions intellectuelles modérée ». La vieille
dame et ses filles s’opposent à cette mesure. Elles fournissent
d’autres certificats, qui font seulement état d’un caractère
« vulnérable et influençable ».
Le 16 juillet 2020, un juge place néan­
LES JUGES moins Léonie sous tutelle ; et, le 17 dé­
DOIVENT cembre 2020, la cour d’appel de Nîmes
confirme sa décision. Elle considère que
CONSTATER « [le] comportement [de l’intéressée] ne
doit pas (…) aller à l’encontre de ses inté­
LE BESOIN D’UNE rêts ». Elle conclut qu’« une simple mesure
REPRÉSENTATION de curatelle renforcée n’apparaît pas suffi­
sante, en considération de l’importance de
« CONTINUE » ses revenus (environ 5 550 euros par mois)
et de son patrimoine ».
Le 12 octobre 2022, la Cour de cassation, saisie par Léonie et
ses filles, censure cette décision, pour manque de « base lé­
gale ». Elle renvoie les parties devant une autre formation de
la même cour d’appel, afin que l’affaire soit rejugée confor­
mément aux articles 425 et 440 du code civil.
En vertu de ces textes, les juges doivent, avant de prendre la
grave décision de placer une personne sous tutelle, faire le
« double » constat que ses facultés mentales sont « altérées »
au point d’empêcher l’expression de sa volonté, et qu’elle doit
être représentée « d’une manière continue » dans les actes de
la vie civile. Or ce double constat manque ici, comme l’a si­
gnalé Me Frédéric Rocheteau, avocat des requérantes ; la
cour d’appel n’a, en effet, pas expliqué en quoi les troubles
modérés de l’octogénaire lui imposaient, tels ceux d’une
malade d’Alzheimer, une représentation « continue ». A la
place, elle a invoqué la préservation de « ses intérêts » finan­
ciers et patrimoniaux – ce qu’elle n’aurait pu faire pour une
personne dépourvue de fortune. Cela fait dire à Me Roche­
teau : « Ce n’est pas [Léonie X] que la cour d’appel a entendu
protéger mais… un patrimoine et une succession à venir. » p
PL AN D’É PARGNE LO GE MENT
Un taux à 2 % le 1er janvier
Bruno Le Maire, ministre de l’économie, a annoncé la
revalorisation à 2 %, contre 1 % aujourd’hui, des Plans
d’épargne logement (PEL) ouverts à partir du 1er jan­
vier 2023. C’est la première hausse du taux du PEL de­
puis vingt­deux ans, mais il reste très au­dessous du ni­
veau d’inflation. Le ministre a suivi la recommandation
du gouverneur de la Banque de France, fondée sur la
formule de calcul du taux du PEL qui permet de prendre
en compte l’évolution des taux d’intérêt dans la rému­
nération de l’épargne déposée sur le livret. Depuis 2016,
le taux de rémunération des PEL ouverts était de 1 %.
Qui doit payer la taxe
sur les logements vacants ?
laurent chatel, avocat associé, CMS Francis Lefebvre
La taxe annuelle sur les logements vacants (TLV) s’applique aux biens
inoccupés et vides de tout meuble dans les territoires dits tendus.
C’est-à-dire les communes situées dans des zones d’urbanisation de
plus de 50 000 habitants marquées par un important déséquilibre en-
tre l’offre et la demande de logements. Elle est à payer au 15 décem-
bre pour les paiements non dématérialisés et au 20 décembre pour
les règlements en ligne, sur la base d’un rôle émis par l’administra-
tion, sans déclaration préalable du contribuable. La TLV 2022 sera due
si l’administration constate qu’aucune taxe d’habitation 2021 n’a été
émise pour ce logement. Vous n’êtes donc pas concerné si le bien
inoccupé est meublé, puisque vous êtes soumis dans ce cas à la taxe
d’habitation sur les résidences secondaires. En cas d’occupation tem-
poraire de plus de quatre-vingt-dix jours l’année précédant celle de
l’imposition, ou de vacance indépendante de sa volonté, le proprié-
taire pourra contester la TLV une fois émise. Cette taxe est assise sur
la valeur locative du logement. Son taux : 12,5 % la première année,
25 % les années suivantes. Ces niveaux devraient toutefois augmen-
ter en 2023, à 17 % et 34 %. Il ne faut pas confondre la TLV avec la
taxe d’habitation sur les logements vacants (THLV), qui, elle, ne peut
s’appliquer que dans les communes non situées en zone tendue. p
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
L
a première note d’espoir ? Un
message venu de Dijon (Cô­
te­d’Or), le 28 février, quatre
jours après le déclenchement
des hostilités russes contre son
pays, l’Ukraine. Lorsqu’elle le re­
çoit, Anna Stavychenko, directrice déléguée
de l’Orchestre symphonique de Kiev, a tout
juste franchi la frontière polonaise après
une nuit de terreur dans un train menacé
par des chars russes.
L’Orchestre de Dijon, « le plus petit orchestre
permanent de France », selon sa directrice,
Floriane Cottet, lui propose d’accueillir quel­
ques­uns de ses musiciens fuyant les bom­
bardements. « J’avais lu le portrait d’Anna
dans un magazine musical allemand, retrace
Mme Cottet. Je me suis identifiée à cette jeune
dirigeante d’orchestre, de la même génération
Erasmus que moi. Comment réagit­on dans
une situation pareille ? » Son homologue
ukrainienne lui répond sur­le­champ, recon­
naissante. Mais quitter le pays est compliqué,
explique­t­elle. « Elle ajoute qu’elle aura plai­
sir à organiser un événement avec nous dès
que l’Ukraine aura gagné la guerre », se remé­
more la patronne de l’orchestre bourgui­
gnon, encore impressionnée.
Une poignée de jours après l’invasion de
son pays, Anna Stavychenko mène déjà sa
propre guerre, sur le front culturel, contac­
tant les grands orchestres d’Europe afin de
promouvoir les compositeurs ukrainiens.
Aussi loin que remontent ses souvenirs, l’élé­
gante trentenaire, violoniste de formation, a
été de tous les combats en faveur de l’indé­
pendance. Quand ses boucles dessinent
l’ovale d’un visage lumineux, son regard vire
au noir à l’évocation de la Russie. « Ce pays qui
a déjà décimé ma famille pendant l’Holodo­
mor, la famine provoquée par Staline. »
Lorsqu’elle s’adresse à la Philharmonie de
Paris, la réponse dépasse ses attentes. L’or­
chestre français n’entend pas se contenter du
répertoire ukrainien, il souhaite permettre
aux musiciens d’exercer de nouveau leur art,
et d’en vivre. Son directeur général, Olivier
Mantei, vient de passer un coup de fil à une
consœur de Kiev, à la tête de l’opéra : « Elle
était un peu perdue, à la frontière polonaise,
cherchant un train avec ses deux enfants. Je
n’ai pas osé lui dire que nous projetions le dra­
peau ukrainien sur la façade de la Philharmo­
nie et que nous jouions leur hymne. Quel déca­
lage ! Il fallait moins de postures, un soutien
plus ancré dans la réalité des musiciens. »
Alors le 31 mars, il embauche Anna Stavy­
chenko pour piloter l’accueil de musiciennes
issues de différents ensembles ukrainiens,
que l’exil a disséminées en Europe – les hom­
mes, mobilisés, doivent demeurer au pays.
Anna dresse des listes, localise, organise de
périlleuses traversées de frontières qui la pri­
vent de sommeil, jusqu’au SMS rassurant.
Sous la houlette de Sarah Koné, chargée des
projets sociétaux, l’opération mobilise tous
les étages de la Philharmonie. Allegro, presto,
orchestrer l’artistique et le prosaïque, penser
intégration aux pupitres autant que trains,
avions, hébergements, autorisations provi­
soires de séjour, comptes bancaires, écoles et
poussettes des enfants… Quatre premières
violonistes débarquent de Kiev, en avril, avec
une violoncelliste d’Odessa.
Bientôt, Sarah Koné et Anna Stavychenko se
retrouvent à coordonner tout un réseau soli­
daire. Neuf des plus prestigieux orchestres de
la capitale (Philharmonie de Paris, Orchestre
national de France, d’Ile­de­France, Orchestre
philharmonique de Radio France) et des ré­
gions (Orchestres de Lyon, Lille, Metz, Tou­
louse, Dijon­Bourgogne) se joignent à l’opéra­
tion dont bénéficient dix­sept musiciennes,
désormais – ainsi qu’un violoniste présent
dans l’Hexagone quand la guerre a éclaté. Des
concertistes devenues réfugiées, qui, encore
abasourdies, disent l’irruption incongrue de
la violence, la fuite une valise dans une main,
un violon dans l’autre, le temps suspendu de
l’exil, l’attente rongée d’inquiétudes, le sem­
blant de normalité retrouvé dans le cocon de
l’orchestre. Leur immense gratitude.
MAIN TREMBLANTE SUR L’ARCHET
« On avait une belle vie, une carrière, des amis,
on allait au musée, on voyageait, et un jour, il
faut mettre ses émotions de côté, remplir vite
fait une valise en oubliant les affaires d’hiver,
alors qu’on va se retrouver à Copenhague…
Partir sans savoir ce que sera la vie », résume
Natalia Ivanovska, 26 ans, violoncelliste à
Odessa avant de rejoindre la Philharmonie­
Orchestre de Paris. Bras tendu, la discrète
Hanna Voievodkina, violoniste quadragé­
naire passée du Philharmonique de Kiev à ce­
lui de Paris, mime cet échange téléphonique
des premières heures de l’attaque : « J’étais à
Irpin, au quatrième étage d’un immeuble pro­
che de l’aéroport militaire bombardé. J’ai ap­
pelé un ami russe en pointant mon téléphone
vers l’extérieur, par la fenêtre, je criais : “C’est
De gauche à droite, Hanna Voievodkina, Kateryna Khudiakova, Natalia Ivanovska et Anna Stavychenko, le 29 novembre 2022, à Paris. JULIEN MIGNOT POUR « LE MONDE »
Ukraine : la fugue
des musiciennes
Fuir la guerre et continuer à exercer son art. Au lendemain
de l’invasion russe, un réseau s’est structuré pour
accueillir des Ukrainiennes en France, de la Philharmonie
de Paris à l’Orchestre national du Capitole de Toulouse
votre guerre !” Il n’a jamais voulu me croire.
On ne se parle plus. »
Dépourvue de voiture, Hanna a survécu
dans un abri, entourée de voisins, puis seule
avec son chat, avant de s’échapper vers l’Alle­
magne. N’y trouvant pas de travail, elle son­
geait à devenir femme de ménage. « Pas seu­
lement pour l’argent, pour m’occuper l’esprit. »
Liudmyla Zolotarova, elle, s’est épuisée dans
une usine de produits laitiers pendant l’occu­
pation de Kherson, dont elle témoigne
avec effroi, évoquant à mots comptés les tirs
dans les jambes de manifestants, puis l’assas­
sinat de Yuriy Kerpatenko, son chef d’orches­ « JE SUIS ARRIVÉE
tre, pour refus de collaboration. Après une
décision douloureuse – s’éloigner de son À PARIS LE SOIR,
mari, sa fille, ses petits­enfants – et quatre
jours de périple, la violoniste sexagénaire de LE LENDEMAIN
l’Orchestre régional de chambre de Kherson
est enfin arrivée à Toulouse, éberluée face à
MATIN J’ÉTAIS DÉJÀ
tout ce monde déambulant dans les rues, le EN RÉPÉTITION
soir. « Les feux d’artifice, les avions, les sirènes
du premier mercredi du mois… Je me deman­ DE “LA CINQUIÈME
dais si je devais courir. »
Elles sont catapultées dans un pays étran­ SYMPHONIE”
ger, dans un nouvel orchestre de haut vol, DE BEETHOVEN »
avec son répertoire, ses rythmes propres, et
leurs débuts ne sont pas sereins. « Stres­ KATERYNA KHUDIAKOVA
sants », plutôt, pour Kateryna Khudiakova, premier violon à Kiev
44 ans, premier violon à Kiev : « Je suis arrivée
le soir à Paris, le lendemain matin, j’étais déjà
en répétition de la Cinquième symphonie de
Beethoven avec l’ancien chef d’orchestre du
Philharmonique de New York Jaap Van Zwe­
den. Le jour suivant, c’était le concert. Malgré
toute mon expérience, j’étais tendue ! » Yevge­
niia Atamas, qui excellait à l’Orchestre sym­
phonique de Kiev, a vécu son concert d’arri­
vée à Toulouse « comme le premier de [sa]
vie », main tremblante sur l’archet. « Après
trois mois sans jouer, je revenais à la musi­
que. »
Horreur, pour la jeune Natalia Ivanovska :
elle doit se présenter à la Philharmonie sans
son violoncelle, resté à Lviv. Le premier vio­
loncelle solo, Eric Picard, lui prête son instru­
horizons | 21
ment de secours, puis convainc son luthier
d’en confier durablement un autre à la musi­
cienne. Côté entraide, les orchestres sont à
l’unisson. Tenues de gala prêtées, collectes de
vêtements, dons de boîtes d’instruments, de
partitions, de cordes, covoiturage et invita­
tions répétées… A Paris, le public fidèle (Les
Amis de la Philarmonie) est sollicité pour l’hé­
bergement ; à Metz, la ville dégote un loge­
ment social ; mais à Lyon, deux violonistes et
une alto posent leur valise chez des collègues
et même chez la directrice, Aline Sam­Giao.
SENSIBLES À L’ANGOISSE
Le recrutement très international de ces en­
sembles fournit les ressources linguistiques
pour s’épauler, pupitre par pupitre. Anglo­
phones et russophones jouent les traduc­
teurs de chefs d’orchestre. D’origine russe, la
régisseuse de l’Orchestre d’Ile­de­France
guide les musiciennes dans les méandres de
l’administration. « C’est très beau de voir sur
notre sol des Russes et des Ukrainiennes se sou­
tenir. C’est l’humanité sous nos yeux », veut
croire la directrice de l’orchestre, Fabienne
Voisin. Elle a noté combien ses musiciens
sont sensibles à l’angoisse de la violoniste
Tatiana Kurochkina­Yurchyk dont le fils, tou­
jours en Ukraine, veille sur sa grand­mère
malade. « Le conflit prend chair, poursuit­elle.
Comme lors de cette réunion à la Philharmo­
nie où nous avons appris le décès sous les bom­
bes d’une des musiciennes qui devaient venir.
D’un coup, nous avons mesuré l’importance de
la petite chose que nous faisions. »
Dans les orchestres (treize ont été impliqués
à tour de rôle depuis le printemps), l’accueil
est d’autant plus chaleureux que des dis­
cussions préalables ont apaisé l’inquiétude.
Promis, ces réfugiées embauchées comme
« supplémentaires » n’évinceraient pas les
jeunes intermittents du spectacle sollicités,
d’habitude, pour remplacer les malades ou ré­
pondre aux exigences d’une partition. « Nous
nous sommes limités à deux musiciennes
ukrainiennes par souci d’équilibre, pour que
rien ne contrecarre l’élan de générosité », pré­
cise Jean­Marc Bador, délégué général de l’Or­
chestre de Radio France. « Les relations socia­
les ne sont pas toujours simples dans les or­
chestres, rappelle Aline Sam­Giao, à Lyon.
Mais une fois passé le petit réflexe “emploi”,
tous les musiciens considéraient comme nor­
mal d’accueillir. Et ce geste leur fait du bien, ils
en sont fiers. Il rajoute du sens à leur travail. »
Court­circuité le long, le drastique proces­
sus de recrutement par auditions successives.
Confiance est accordée à Anna Stavychenko
pour proposer des profils adaptés. Anne­So­
phie Brandalise, à la tête de l’Orchestre de Pa­
ris, écoute bien au préalable quelque enregis­
trement, pour se faire une idée, « mais le ni­
veau artistique est secondaire ». « Les enjeux
humains priment. Et nous veillons à répartir
les musiciennes dans chaque pupitre de cor­
des. Elles se fondent dans un collectif. » Au re­
nouvellement du premier contrat, la ques­
tion de l’homogénéité artistique a émergé, ici
ou là. Des transferts se sont opérés, entre or­
chestres. Pas de doute, néanmoins, pour la di­
rectrice de l’Orchestre national de Lyon :
« L’Ukraine est un sacré pays de musiciens ! »
Malgré les supplications de sa famille, si
soulagée de la savoir en sécurité, Yevgeniia
Atamas, accueillie à Toulouse, a choisi, début
décembre, de rentrer en Ukraine. « Quand je
joue, je suis concentrée. C’est pour moi la seule
façon de me déconnecter de la guerre, confiait
la violoniste de 29 ans, yeux rougis, quelques
jours avant sa décision. Mais le concert à
peine fini, j’attrape mon téléphone, je scrute
sur Telegram la localisation des dernières ex­
plosions. Je suis terrorisée pour ma grand­
mère à Kiev, ma mère à Tcherkassy, mes amis
d’Odessa. Je vérifie qu’ils sont bien aux abris,
j’attends confirmation en photo… »
Au printemps, Anna Stavychenko a pro­
posé à ses compatriotes le soutien en ligne
d’une psychologue ukrainienne. « Même si se
sentir déprimé est normal étant donné ce
qu’on traverse, pose­t­elle, d’une voix blan­
che. La culpabilité de ne pas être en Ukraine, à
nous battre directement, l’envie de repartir…
Nous avons toutes ces pensées. Alors nous
contribuons financièrement à l’effort de
guerre et nous nous répétons comme un man­
tra que nous représentons notre pays, cette
culture que les Russes veulent détruire. Que
nous sommes la voix de l’Ukraine. Personne
ne peut dire que nous n’existons pas. »
Les administrations des orchestres se dé­
mènent pour que les Ukrainiennes jouant
en leur sein depuis des mois décrochent le
statut d’intermittent du spectacle, histoire
de naviguer plus aisément d’un ensemble à
l’autre. Leur venue a déclenché une ré­
flexion plus globale sur les musiciens que
la guerre contraint à l’exil, confie Olivier
Mantei, à la Philharmonie de Paris : « D’évi­
dence, nous devons sanctuariser pour eux
des postes de musiciens supplémentaires
dans nos orchestres. » Anna Stavychenko ne
doute toujours pas une seconde que son
tour viendra d’inviter l’Orchestre de Dijon à
Kiev. Seule manque la date. p
pascale krémer
 CULTURE
22 |
La musique
sous coffret
Intégrales, anthologies, albums réputés…
Les critiques du « Monde » proposent
leur sélection pour les fêtes de fin d’année
P
our les fêtes de fin
d’année, le support
physique pour la mu­
sique est à l’honneur
avec des coffrets
conçus le plus sou­
vent avec soin. Musique classique
et contemporaine, pop, rock,
chanson, musiques du monde,
sont au programme de ces sorties,
reflets de carrières au long cours,
rééditions d’enregistrements de
référence avec des inédits, des ra­
retés, des captations de concerts.
CLAUDIO ARRAU
The Complete Warner
Classics Recordings
Classique
Né à l’orée du XXe siècle, il en fut
l’un des pianistes majeurs : le lé­
gendaire Claudio Arrau (1903­
1991) laisse un legs essentiel,
grand seigneur du piano au jeu
impeccable, dont la rigueur intel­
lectuelle et la quête de perfection
s’expriment dans une technique
transcendante et un clavier aux
couleurs infinies. Le Chilien ar­
pente avec le même bonheur
l’immensité des répertoires. En
1920, encore ex­enfant prodige,
il sidère par sa maturité. Chopin,
Liszt, Debussy, Schumann, enfin
Beethoven, aucun ne lui résiste.
Pas plus que les chefs d’orchestre
avec lesquels il est en osmose :
Otto Klemperer dans un « Empe­
reur » d’anthologie, et plus encore
Carlo Maria Giulini dans des
concertos de Brahms restés inou­
bliables. p marie­aude roux
24 CD Warner Classics. 75 €.
PEDRO BACAN
& LE CLAN DES PININI
Remate
Flamenco
Pedro Bacan, formidable guitariste
de flamenco, est mort sur la route
reliant Séville à son village natal
de Lebrija, en Andalousie, en jan­
vier 1997. A la veille de concerts
prévus pour la sortie d’un album
d’une puissance fiévreuse, enre­
gistré en public en 1996, à la MC93
de Bobigny, où il était entouré
d’Antonio Moya (guitare), Inès
Bacan, Pepa de Benito, Joselito de
Lebrija (chant), Antonio Peña (pal­
mas), Concha Vargas et Carmen
Ledesma (danse), le clan des Pi­
nini. Vingt­cinq ans après, le label
PeeWee ! lui rend hommage
en rééditant, sous le format d’un
livre­disque soigné (photos de
Philippe Fresco, livret trilingue de
84 pages), l’album initial remas­
térisé, augmenté d’un EP d’inédits
consacré à Pedro Bacan en solo,
incluant des bouts d’interview du
guitariste extraits du documen­
taire Inès, ma sœur (1996), de
Carole Fierz. p patrick labesse
2 CD Peewee !/Socadisc. 35 €.
JEAN-SÉBASTIEN BACH
Isabelle Faust Plays Bach
Classique
La passion bien connue d’Isabelle
Faust pour Bach est ici déclinée
sous la forme de quatre « évangi­
les » de vastes dimensions (deux
CD par corpus). Les Concertos
brandebourgeois valent à la violo­
niste allemande de dialoguer avec
la puissante Akademie für Alte
Musik Berlin, tout comme le volet
consacré aux Sinfonias et aux
ouvertures. L’intégrale des Sona­
tes pour violon et clavecin obligé
associe la soliste à l’irremplaçable
Kristian Bezuidenhout. Tout aussi
magique par son nom (La Belle au
bois dormant) que par son timbre
(proche parfois de celui d’un haut­
bois !), le Stradivarius d’Isabelle
Faust irradie les Sonates et Partitas
pour violon solo qu’un DVD per­
met aussi d’apprécier dans la
Thomaskirche de Leipzig, l’église
du cantor. p pierre gervasoni
8 CD et 1 DVD Harmonia Mundi.
28 €.
BARBARA
25e anniversaire
Chanson
Pour le 25e anniversaire de la mort
de Barbara, le 24 novembre 1997,
le peintre Marc Duran a conçu les
illustrations de ce coffret an­
noncé, avec plus de cinq cents ti­
tres, comme l’« intégrale de la
discographie officielle studio et
live ». Soit les albums en studio
des débuts, quand Barbara chante
Brel ou Brassens, fait ses premiers
pas d’autrice et compositrice, de­
vient une icône (Ma plus belle
histoire d’amour, Le Soleil noir,
L’Aigle noir…) jusqu’à son seizième,
en 1996. Ceux des concerts, avec
des inédits. Et des raretés ou iné­
dits en studio. Il y manque, Je me
balance, savoureuse chanson du
film La Fiancée du pirate (1969),
de Nelly Kaplan, pourtant pré­
sente dans des coffrets en 2012
et 2017, mais qui est aujourd’hui
hors du catalogue d’Universal
Music. p sylvain siclier
29 CD Mercury-
Panthéon/Universal Music. 230 €.
DAVID BOWIE
A Divine Symmetry
Pop rock
Un passionnant ensemble où Da­
vid Bowie (1947­2016) élabore son
album Hunky Dory, commercia­
lisé en décembre 1971. Petit début
d’un succès, critique assurément,
commercial moins, avec notam­
ment les chansons Life on Mars ?
et Changes. Six mois plus tard,
ce sera The Rise and Fall of Ziggy
Stardust and the Spiders from
Mars et la « bowiemania ». En
4 CD, des pistes de travail ou des
versions différentes de chansons
de l’album, des inédits en studio
(How Lucky You Are, King of the
City…) ou lors de concerts pour la
BBC, et l’historique prestation au
Les infinies variations de Glenn Gould sur Bach
le nom de bach n’est même
plus mentionné sur la po­
chette, tant la réputation
du grand pianiste canadien
Glenn Gould exerce son im­
primatur définitif sur le grand
Club Friars, le 25 septembre 1971,
avec les futurs Spiders from Mars,
Mick Ronson (guitares), Trevor
Bolder (basse) et Woody Wood­
mansey (batterie). Avec un su­
perbe livre à la riche iconogra­
phie, des détails sur chaque prise
et un fac­similé d’un cahier
de travail de Bowie. Hunky Dory,
dans sa remastérisation de 2015,
est sur le Blu­ray avec une sélec­
tion de prises différentes. p s. si.
4 CD et 1 Blu-ray
Parlophone/Warner Music. 123 €.
PABLO CASALS
The Philips Legacy
Classique
En 1958, le violoncelliste catalan
de 81 ans se produit au Beetho­
venfest de Bonn (en Allema­
gne). Le temps n’a pas de prise
sur lui. Ainsi ces sonates beetho­
véniennes de feu et de glace, où
s’opposent la raucité des cordes
et le clavier élégant d’Horszowski.
Un duo de longue date auquel
le violon du jeune Sandor Vegh
offre des trios d’une rigueur ar­
dente, dont un électrisant « Geis­
ter­Trio ». Avant la version assagie
de Prades (Pyrénées­Orientales),
en 1961, avec le Suisse Karl Engel,
l’année où le Quatuor Vegh et Ca­
sals au second violoncelle osent
un Quintette à cordes D 956 de
Schubert d’une expressivité bou­
leversante. Inédits, les concerts
de 1956 à la Sorbonne au pupitre
de l’Orchestre Lamoureux, avec
lequel Casals accompagnera dans
Haydn et Boccherini son élève
Maurice Gendron. p m.­a. r.
7 CD Decca Eloquence/Universal
Music. 55 €.
DIVERS ARTISTES
Cajun, volume 2,
The Post-War Years.
Louisiane 1946-1962
Musique cajun
Plongée dans le son des bayous
et l’enivrante musique cajun
jouée au son des violons, des gui­
tares et de l’accordéon diatonique
dans le sud de la Louisiane. Chan­
tée par des voix à la verve
gouailleuse, c’est une musique
du peuple, celle des descendants
des francophones d’Acadie (nord­
est du Canada) ayant échoué ici
au XVIIIe siècle, après avoir été
chassés et déportés par les An­
œuvre du Cantor de Leipzig,
dont il livre ici un second
enregistrement studio, qui
sera publié par CBS Records
un mois avant sa mort,
le 4 octobre 1982, à l’âge de
50 ans. On a tout dit de l’obses­
sion du pianiste, qui s’attaque
ici aux Variations Goldberg
(pour la quatrième fois de sa
carrière), de son interpréta­
tion singulière, alliage de na­
turel et de sophistication, de
fantaisie et de rigueur.
Articulation au scalpel,
aveuglante rigueur polypho­
nique, rebond rythmique
sans repos : un art souvent
imité, jamais égalé, dont cette
luxueuse édition en format
vinyle remastérisé reprend
l’intégralité des prises effec­
tuées dans les studios new­
yorkais de Columbia entre
glais. Conçue par Jean Buzelin,
également auteur de plusieurs
ouvrages consacrés au blues et
au jazz, cette anthologie édifiante
(accompagnée d’un livret sé­
rieux) fait suite à une première
sélection parue en 1994, centrée
sur les enregistrements d’avant­
guerre. Couvrant une période qui
court de 1946 à 1962, elle rassem­
ble de fameux classiques (Jolie
Blonde, Le Sud de la Louisiane,
La Valse du bambocheur…) et des
ténors du genre (Lawrence Wal­
ker, Dewey Balfa, Nathan Abshire,
Leroy Broussard…). p p. la.
2 CD Frémeaux & Associés/
Socadisc. 30 €.
MYLÈNE FARMER
Collection 1986-1996
Chanson
Alors qu’est commercialisé le
douzième album studio de My­
lène Farmer, L’Emprise, voici un
retour sur les premières années
de la chanteuse et autrice au sein
de la compagnie phonographique
Polydor – ses deux premiers sin­
avril et mai 1981. Outre la pâte
sonore plus généreuse du
piano Yamaha CF, on peut
entendre le musicien au tra­
vail, réfléchissant, reprenant,
peaufinant, en dialogue avec
l’équipe de production.
Une plongée sonore au cœur
d’un des enregistrements
les plus bouleversants du
XXe siècle, qu’accompagne un
livre magnifiquement illustré,
avec photographies, partitions
et conversations, histoire de
combler une nouvelle fois les
inconditionnels et de séduire
la jeune génération. p
m.­a. r.
The Goldberg Variations –
The Complete Unreleased
1981 Studio Sessions,
de Glenn Gould, 10 CD
Sony Classical, 83 €.
gles pour RCA sont donc absents.
Soit les albums en studio (Cendres
de lune, Ainsi soit je…, L’Autre…, Ana­
morphosée) et en public des tour­
nées 1989 et 1996, les chansons
parues uniquement en single, des
instrumentaux et les multiples
versions remix dont Mylène Far­
mer se fera une spécialité nova­
trice pour une artiste franco­
phone. Parmi lesquelles, celles
disséminées sur des tirages limi­
tés, réservés à la promotion ou à
un marché particulier – bonheur
autant que gouffre financier pour
les collectionneurs – sont ici ras­
semblées. p s. si.
16 CD Polydor-Panthéon/
Universal Music. 110 €.
THE FLAMING LIPS
Yoshimi Battles The Pink
Robots 20th Anniversary
Pop psyché
Le disque qui a mené les Améri­
cains The Flaming Lips à la célé­
brité, The Soft Bulletin, en 1999
– hormis le succès du single She
Don’t Use Jelly, en 1993 –, par une
approche plus pop que les précé­
dents, n’a pas eu de coffret anni­
versaire. Le suivant y a droit.
Sommet commercial du groupe
devenu référence du courant
néopsychédélique, Yoshimi Batt­
les The Pink Robots fête ses 20 ans
avec les fantaisies, bizarreries
et mélodies poignantes (la chan­
son titre, Do You Realize ??), croi­
sement de pop, rock et fins traite­
ments électro de l’album, des
pistes de travail, le contenu
des deux maxi­singles publiés
à l’époque, des sessions pour des
émissions de radio et deux con­
certs. Une profusion – 89 pistes
en plus des onze de l’album –,
bien dans l’esprit festif et excessif
du groupe. p s. si.
6 CD Warner Records/Warner
Music. 50 €.
CÉSAR FRANCK
Complete Organ
& Harmonium Works
Classique
Rendre hommage à César Franck
(1822­1890), à l’occasion du bicen­
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
tenaire de sa naissance, par un
enregistrement intégral de sa
production pour orgue tombe
sous le sens. Joris Verdin fait plus
que revisiter le legs franckiste,
il le dynamise en passant d’un
Cavaillé­Coll à un autre (de Rouen
à Saint­Omer, avec une incursion
dans le Pays basque). Le musicien
belge nous rappelle aussi que,
chez Franck, un instrument peut
en cacher un autre et que, der­
rière l’orgue monumental, se
glisse l’harmonium, ô combien
expressif. D’abord interprété sur
l’instrument à tuyaux, le célèbre
triptyque de l’op. 18 (Prélude, Fu­
gue, Variation) nous est ensuite
proposé par son petit­cousin
à soufflet. Et là, pas de doute, c’est
l’harmonium qui l’emporte. Quel
élan, quelle pureté mélodique,
quels timbres inouïs ! Sans
oublier l’écrin pianistique réalisé
par Jos van Immerseel, expert
en marqueterie du XIXe siècle.
Un authentique joyau au cœur de
ce coffret authentiquement non
conformiste. p p. gi
5 CD Ricercar/Outhere Music. 45 €.
GUNS N’ROSES
Use Your Illusion I et II
Super Deluxe
Hard rock
Sortis simultanément en septem­
bre 1991, les gargantuesques Use
Your Illusion I et II combinaient
trente titres pour une durée totale
de deux heures trente. Le succès
fut colossal pour le sulfureux
gang californien d’Axl Rose, les
deux disques s’écoulant à 37 mil­
lions d’exemplaires. Si aucun iné­
dit ni rareté ne sont proposés
(à l’exception d’une version sym­
phonique de November Rain), les
deux opus remastérisés sont tou­
tefois accompagnés de deux con­
certs : le premier, sur deux CD et
un Blu­ray, enregistré en mai 1991
au Ritz de New York, précède leur
retour médiatique et le départ du
guitariste Izzy Stradlin ; le second,
à Las Vegas, en janvier 1992
(trois CD). Marketing oblige, dix
titres à l’Hippodrome de Vincen­
nes, en 1992, sont uniquement
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 culture | 23

les de Jean­Louis Florentz ou

disponibles sur les rééditions
deux CD. Un livre de 100 pages
avec photos et dix lithographies
complètent cette imposante
boîte. p franck colombani
7 CD et 1 Blu-ray ou 12 vinyles et
1 Blu-ray Geffen/Universal Music.
270 € et 440 €.
L’ARPEGGIATA
La Tarantella e un po’
di follie
Baroque
Christina Pluhar et son Arpeg­
giata ont ouvert de nouvelles
voies dans la redécouverte et l’in­
terprétation des musiques baro­
ques, notamment italiennes. Les
cinq enregistrements réalisés par
la harpiste, luthiste et théorbiste
autrichienne aux longs cheveux
roux (surnommée par le maga­
zine Der Spiegel « the domina of
early music ») ont changé la façon
d’appréhender les musiques po­
pulaires du sud de l’Italie. En té­
moigne le fameux album La Ta­
rantella (2002) au succès jamais
Thierry Escaich, on découvrira
avec bonheur des inédits plus in­
timistes, tels ceux de Franz Liszt
(Evocation à la chapelle Sixtine),
de César Franck (Fantaisie en la)
ou de Charles­Valentin Alkan
(Prière). p m.­a. r.
10 CD et 1 Blu-ray Deutsche
Grammophon/Universal Music.
55 €.
MEREDITH MONK
The Recordings
Contemporain
Accéder au monde et même aux
mondes de Meredith Monk par
le seul biais d’enregistrements so­
nores peut paraître illusoire, dans
la mesure où l’aspect visuel (mi­
miques, danse, vidéo, etc.) contri­
bue grandement à l’expression de
la polyvalente Américaine. Le pari
est pourtant gagné haut la main
avec ce panorama en douze CD
publié par ECM New Series à l’oc­
casion des 80 ans de la grande
dame du minimalisme. De Dol­
men Music (1981) à On Behalf of
Nature (2016), le compagnonnage
de Meredith Monk avec Manfred
Eicher (directeur fondateur du la­
bel ECM) ne néglige aucune
source (la voix dans Facing North,
le clavier avec Piano Songs) et
s’enrichit ici d’un livret de 300 pa­
ges, une merveille de guide par
les mots et les images. p p. gi
12 CD ECM New Series/Universal
Music. 93 €.
JACQUES OFFENBACH
Le Voyage dans la Lune
Opéra
Salué par les International Opera
Awards 2022, ce premier enregis­
trement intégral de l’opéra­féerie
d’Offenbach s’impose d’emblée.
Inspirée de Jules Verne, l’œuvre
créée en 1875 fit grand bruit, qui
de personnages loufoques en con­
trées imaginaires ne mégotait pas
sur les effets scéniques. De la re­
création de l’Observatoire de Paris
à celle d’un volcan en éruption
– le Jardin d’acclimatation four­
nira autruche et dromadaire –, le
fascinant voyage des Terriens vers
l’astre lunaire (et leur rencontre
« avec une société orwellienne dé­
sabusée ») s’accompagne d’une
musique tendre et truculente, ser­
vie par une pléiade de solistes
engagés, le Chœur et l’Orchestre
national Montpellier Occitanie
s’épanouissant sous la baguette
de Pierre Dumoussaud. p m.­a. r.
Livre-disque de 2 CD et 212 p.,
Palazetto Bru Zane/Outhere
Music. 35 €.
TOM PETTY
& THE HEARTBREAKERS
Live at The Fillmore
Rock
Entre le 10 janvier et le 7 fé­
vrier 1997, le natif de Gainesville
(Floride) Tom Petty (1950­2017),
accompagné de ses fidèles Heart­
breakers, joue à guichets fermés
durant vingt soirs au Fillmore,
à San Francisco (Californie), tem­
soul Tina Turner comme une
icône rock populaire, après son
La filiation américaine des Kinks
Private Dancer, come­back in­
croyable de 1984. Sa crinière élec­ de folk insulaire, Ray Davies choisissait
trique était alors omniprésente de la conter sur un mode country (la musi­
sur les écrans à la fois de la chaîne que des hillbillies), croisé d’autres référen­
musicale MTV et des shows de va­ ces aux musiques traditionnelles américai­
riété du samedi soir. Ex­compa­ nes (blues acoustique, vieux jazz…).
gne du musicien Ike Turner (1931­ Fantasmée depuis leur enfance à travers
2007), elle voulait faire table rase le cinéma et la musique, l’Amérique trans­
de son passé à ses côtés, jeter aux portait cette mélancolie urbaine entre Ap­
orties le rhythm and blues, la mu­ palaches, Nouvelle­Orléans et Mississippi,
sique soul qui a façonné sa voix en préservant la grâce mélodique et la ten­
rugueuse et puissante, et embras­ dresse ironique chères aux Londoniens.
ser le rock’n’roll. Son sixième al­ Après avoir été longtemps privée de voya­
bum solo, Break Every Rule (1986), ges outre­Atlantique pour manquement
est plus apaisé, avec des morceaux à la législation du travail, leur carrière dé­
comme Typical Male, What You collait au même moment aux Etats­Unis.
Get Is What You See,Break Every Dans la foulée, ce double album té­
Rule. Ce coffret contient l’album moignait à nouveau de cette filiation
original remastérisé, un CD réca­ américaine, en se partageant entre un dis­
pitulant tous les remix et les faces que studio et un disque live, enregistré au
B, un autre du live historique au Carnegie Hall de New York. L’enthousiasme
stade Maracana à Rio de Janeiro originel se teintait alors d’une désillusion,
(Brésil), qui réunit plus de 180 000 accrue par la fatigue de tournées à répé­
personnes, inscrivant ce record au les coffrets célèbrent souvent des tition et des problèmes d’alcool, expli­
Guinness et consacrant la reine classiques. Ils peuvent aussi remettre en quant en partie la qualité inégale des chan­
du rock’n’roll. p stéphanie binet majesté des merveilles méconnues. C’est le sons et un concert sympathiquement
3 CD et 2 DVD Warner Music. 36 €. cas de cette nouvelle réédition de Muswell chaotique. L’album n’en contient pas
Hillbillies (1971), l’un des plus touchants et moins deux superbes ballades : Sitting in
WILCO longtemps sous­estimés albums des Kinks, My Hotel et surtout Celluloid Heroes, subli­
Yankee Hotel Foxtrot couplée avec celle de son successeur, le plus mant l’âge d’or hollywoodien.
Super Deluxe Edition erratique Everybody’s in Showbiz (1972). Rassemblés dans un luxueux coffret, les
Rock Deux disques qui voyaient ce groupe, quin­ deux albums, remastérisés, se déclinent
Le disque à la célèbre pochette tessence britannique des stars des années sur support vinyle et CD, enrichis de nom­
aux épis de maïs, les tours jumel­ 1960, coudre un patchwork assemblant breux remix (mais peu d’inédits), d’un livre
les de Marina City de Chicago, fut Union Jack et bannière étoilée. agrémenté de photos, d’analyses et d’ar­
charnière dans la carrière du Baptisé en référence au quartier du nord ticles de presse, mais aussi d’un petit film
groupe de l’Illinois emmené par de Londres, Muswell Hill, où ont grandi d’époque où Ray Davies partage son épui­
Jeff Tweedy. Après un change­ le chanteur­auteur­compositeur Ray Da­ sement face à la vie sur la route. p
ment de label et de musiciens, vies et son frère, le guitariste Dave Davies, stéphane davet
leur quatrième opus, Yankee l’album de ces grands nostalgiques se fai­
Hotel Foxtrot (2001), inaugure sait l’écho d’une culture ouvrière londo­ Muswell Hillbillies/Everybody’s in Showbiz
leur collaboration avec le touche­ nienne brutalement dispersée par la mo­ Super Deluxe Boxset, de The Kinks,
à­tout Jim O’Rourke (Sonic dernité. Au lieu de nourrir cette chronique 6 vinyles, 4 CD et 1 Blu­ray, BMG, 197 €.
Youth). Ce dernier contribuera
étroitement à dévier le country
rock alternatif de Wilco vers de
passionnantes expérimentations Tweedy, Jim O’Rourke et du bat­ riste et auteur­compositeur amé­ taire sur les séances d’enregis­
modernistes, prolongées sur teur Glenn Kotche. p fr. c. ricano­canadien. Souvent réédité, trement de Harvest. Avec ses mu­
A Ghost Is Born (2004). Cette réé­ 8 CD ou 11 LP Nonesuch/Warner. le voici de nouveau pour son siciens, des proches, Young y est
dition, de loin leur plus pléthori­ 190 € et 250 €. 50e anniversaire. On trouvera ici concentré, souriant. p s. si.
que – 82 titres inédits, démos, le master d’après les bandes ana­ 3 CD et 2 DVD ou 3 vinyles
versions de travail et instrumen­ NEIL YOUNG logiques de l’album original, trois et 2 DVD Reprise Records/Warner
taux – met en perspective les in­ Harvest 50th Anniversary chansons enregistrées lors des Music. 45 € et 154 €.
nombrables pistes envisagées Edition séances et mises de côté, et un
en studio. En sus, un concert Folk-rock concert en solo filmé pour la BBC, A savoir : il n’y a pas de prix unique
(deux CD) enregistré en Devenu un classique, Harvest, de le 23 février 1971 – qui circulait sur pour le disque. Celui qui est men­
juillet 2002, une session radio et Neil Young, sorti en février 1972, de nombreux disques pirates –, tionné est indicatif, moyenne de
un entretien de septembre 2001, alliance de folk, de country et avec, déjà, des chansons de Har­ ceux constatés par les signataires
ainsi qu’un livre de 84 pages in­ de rock, est le plus grand succès vest et présenté en CD et en DVD. des textes dans les magasins
cluant des entretiens de Jeff commercial du chanteur, guita­ Passionnant ajout, un documen­ et sur les sites de vente en ligne.
© Sam Jinks; Courtesy of the artist, Sullivan & Strumpf, Sydney and Institute for Cultural Exchange, Tübingen

démenti. Rythmes endiablés, mé­ ple de la contre­culture sixties.

lodies piquantes ou nostalgiques Profitant de la configuration inti­

MUSÉE
dans un enivrant florilège de mu­ miste de la salle (1 300 places),
siques sacrées et profanes, de le groupe au sommet de sa forme

danses et d’improvisations mê­
lant instruments anciens et voix
traditionnelles. p m.­a. r.
6 CD Alpha Classics/Outhere
Music. 30 €.
OLIVIER LATRY
Complete Recordings on
Deutsche Grammophon
Classique
Depuis déjà plus de trois ans, l’or­
MAILLOL
change tous les soirs sa setlist.
De cette résidence bien connue
des collectionneurs (qualité audio
parfaite) sont issus 58 titres dont 08.09.22 > 05.03.23
35 reprises, notamment de Bob W W W.MUSEEMAILLOL.COM
Dylan, des Kinks, des Rolling Sto­
nes, de Booker T. & The M.G.’s,
d’Everly Brothers… Le bluesman
John Lee Hooker et l’ex­Byrds Ro­
ger McGuinn sont également
conviés sur scène. Un livret de
Sam Jinks, Untitled (Kneeling Woman), 2015

gue de Notre­Dame de Paris a été 32 pages et quelques bonus (mé­

réduit au silence. Mais les amou­
reux du grand Cavaillé­Coll – l’un
des plus imposants du monde –
auront de quoi patienter et se
consoler avec cette magnifique
réédition des enregistrements
gravés au début des années 2000
par le titulaire en titre depuis
1985, Olivier Latry. Si l’impres­
sionnante intégrale pour orgue
de Messiaen constitue naturelle­
ment la pièce maîtresse de l’en­
semble (elle reste une référence),
suivie par des œuvres magistra­
diators, patch, répliques de billets)
étoffent ce bel objet, complément
bienvenu au live Anthology
(2009), où figuraient seulement
six titres au Fillmore. p fr. c.
4 CD ou 6 vinyles Warner.
60 € et 170 €.
TINA TURNER
Break Every Rule
Deluxe Edition
Soul-rock
C’est l’album, en 1986, qui a défi­
nitivement imposé la chanteuse
24 | télévision
Une plongée dans les coulisses du « Parrain »
« The Offer » s’inspire des souvenirs du producteur Albert S. Ruddy pour raconter la genèse du film de Coppola
PARAMOUNT+
À LA DEMANDE
MINISÉRIE
S
ur le papier, « la proposi­
tion » (cela pourrait être
une traduction de The
Offer) de Paramount+ est
plus qu’excitante, puisqu’il s’agit
pour le studio fondé en 1916
et inauguré en 1926 de raconter
un bout de son histoire à travers
la production du Parrain, sorti il
y a tout juste cinquante ans.
On a beau savoir qu’il s’agit in
fine d’une success story, l’épreuve
que furent l’écriture, le casting,
le financement, le tournage puis
le montage du chef­d’œuvre de
Francis Ford Coppola méritait
d’être racontée avec l’ampleur
dont la minisérie développée par
le scénariste Michael Tolkin (The
Player) témoigne. Surtout que,
une fois n’est pas coutume, la
qualité de The Offer augmente
au fil de la saison, à mesure que
s’édifie le mythe de ce qui n’était à
l’origine qu’un film à petit budget
sur un sujet épineux et jamais
nommé comme tel : la Mafia.
Un synopsis sulfureux
Il faut passer sur le caractère plate­
ment explicatif des premiers épi­
sodes, sur les costumes et les ma­
quillages d’époque un peu outrés.
La mise en place est laborieuse,
d’autant plus qu’il faut inscrire
Guillaume Meurice met son humour au service des orques et des dauphins
Le chroniqueur de France Inter alterne blagues et images­chocs pour mettre en lumière le sort réservé aux cétacés en captivité
USHUAÏA TV
SAMEDI 10 - 20 H 45
DOCUMENTAIRE
J e vous annonce la fin de la pré­
sence d’orques et de dauphins
dans des delphinariums », dé­
clarait la ministre de la transi­
tion écologique Barbara Pompili
en septembre 2020. Après la pro­
mulgation, le 30 novembre 2021,
de la loi actant la fin des parcs
aquatiques en 2026, l’humoriste
de France Inter, Guillaume Meu­
rice, a eu envie d’aller sur le terrain
voir comment cela se passait, dans
GRILLE N° 22 - 287
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V nifesta par-derrière. IX. Ouverture de
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 286
HORIZONTALEMENT I. Criaillement. II. Histrion. Via. III. Agora. Neva.
IV. Ti. Agreste. V. Odeurs. Green. VI. Ui. Matait. Rt. VII. Ifs. Irse (ires).
PMU. VIII. Liasses. Poil. IX. Lento. Abonné. X. Ergonomistes.
VERTICALEMENT 1. Chatouille. 2. Rigidifier. 3. Iso. Sang. 4. Atrium. STO.
5. Ira. Raison. 6. Li. Astre. 7. Long. Assam. 8. Energie. Bi. 9. Vert. POS.
10. Evasé. Pont. 11. Ni. Terminé. 12. Tarentules.
Albert S. Ruddy, producteur du « Parrain », de Francis Ford Coppola (Miles Teller). PARAMOUNT+
la genèse du Parrain dans son
contexte et que cela demande des
personnages, des dialogues et pas
mal de lignes de scénario. La tra­
jectoire de celui­ci est purement
rectiligne, et c’est sans doute l’uni­
que faiblesse de la série que de
nous raconter un moment de re­
vivification du cinéma sans vrai­
ment renouveler le format sériel.
Tiré du roman The Godfather
(Laffont, 1970) signé de l’ancien
un documentaire diffusé lors de la
Journée internationale pour les
droits des animaux.
Le sujet lui tient à cœur,
vraiment, comme en témoigne
encore son récent « Moment
Meurice » sur France Inter consa­
cré à « Darmanin contre la souf­
france animale ». « Dans la vie, je
fais des blagues », dit­il pour se pré­
senter à l’écran. Mais lorsqu’il évo­
que le destin des cétacés captifs,
Guillaume Meurice ne fait pas que
rire. Certes, il continue de se
mettre en scène souriant, chapeau
en arrière, et balance des vannes,
7 8 9 10 11 12
journaliste Mario Puzo (1920­
1999), Le Parrain est d’abord
un synopsis sulfureux dont les
droits sont détenus par un studio
au bord de la faillite et dont aucun
réalisateur ne veut, à part un
jeune cinéaste à la silhouette ron­
douillarde et aux racines italien­
nes, qui voit en ce grand récit cri­
minel une métaphore du capita­
lisme américain. Le projet est
alors défendu par un jeune pro­
mais, dès les premières minutes,
il utilise des images­chocs de
soignants le visage en sang après
avoir été attaqués par une orque
rendue agressive par sa détention.
Souffrance animale
S’il frappe fort, c’est parce que les
Marineland – le plus connu est
celui d’Antibes, sur la Côte d’Azur –
restent pour beaucoup syno­
nymes de plaisir : « Les delphina­
riums nous ont fait rêver. » Aussi
prend­il soin de ne pas culpabili­
ser les spectateurs. « Les gens ne
peuvent pas imaginer », excuse
HORIZONTALEMENT
I. Leur influence politique est liée à
leur fortune. II. Entraîne vers des dé-
penses excessives. Met de côté.
III. Des barres sur le parcours du cava-
lier. Réserver pour être bien placé.
IV. Ebranlés pour entrer en action.
A toujours besoin de quelques euros.
V. Dans l’erreur. Concert à la cam-
pagne. Le temps de faire un tour.
VI. Plaisirs italiens au dessert. Person-
nel. VII. Travaille et vit en sous-sol.
Anglais, excellent à l’arrêt. VIII. Tout
va bien quand elles sont bonnes. Ma-
gamme. A la mâchoire solide. Sa réac-
tion est attendue. X. Protègent les
premiers protecteurs.
VERTICALEMENT
1. Encourageant, à condition que cela
tienne. 2. Abondante et remarquable
dans son développement. 3. Bonnes
gardiennes. Coup de chaleur.
4. Le parti du Général. Usées jusqu’à
la trame. 5. Dernières volontés avant
de partir. 6. Ouvre des possibilités.
Attention, s’il vous veut du bien.
Croix de Saint-Antoine. 7. Le césium.
Nous mène souvent en bateau. 8. Mis
à l’écart. 9. Rien de nouveau de ce cô-
té-là. Dans le coin. 10. Dans un coin
de l’échiquier. Solution pour de nom-
breux problèmes. 11. Saison chaude.
Bat le rappel. 12. Donnerais des cours
de chant aux oiseaux.
ducteur autodidacte en mal de
succès, Albert S. Ruddy (Miles
Teller) – dont les souvenirs
servent de base à la série The Of­
fer –, et par son assistante Bettye
McCartt (Juno Temple). A la tête
de la Paramount, personne n’y
croit, à part le grand Robert Evans
(incarné, avec un délicieux sens
de l’excès, par Matthew Goode),
qui sert de tampon entre Ruddy
et les cadres du studio.
ainsi Christine, de l’association
C’est assez, devant un spectacle de
dauphins, par nature rieurs.
Pour convaincre, le film donne la
parole à des scientifiques, qui
mettent en lumière l’intelligence
des mammifères marins. « Le pire,
c’est que les soignants aiment
vraiment ces animaux », souligne
Pierre Gallego, vétérinaire spécia­
lisé en médecine des mammifères
marins, ex­salarié d’un parc aqua­
tique, aujourd’hui « repenti ».
Le procès du Seaworld d’Orlando
en 2013, après qu’une orque de
5 tonnes a démembré et scalpé
SUDOKU
N°22­287
1 5
8 2 3 Très difficile
3 4 7
2 4
7 6 9
6 9 1 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
« Aujourd’hui, les hommes
aux manettes sont des artistes à
la con qui pensent que ce sont eux,
le talent », peste d’ailleurs l’un
d’entre eux. Au tournant des
années 1960 et 1970, c’est en effet
toute l’industrie du cinéma qui se
recompose autour d’une poignée
de réalisateurs influencés par la
Nouvelle Vague, qui revendiquent
une plus grande liberté artistique
et surtout un pouvoir décisionnel
autrefois réservé aux majors. A
travers Le Parrain, The Offer ra­
conte un épisode de la naissance
du Nouvel Hollywood, l’émer­
gence d’un cinéma d’auteur né
sous la contrainte et qui n’en est
peut­être que meilleur.
« Ce qui nous intéresse, ce n’est
pas ce que le public veut voir, mais
ce qu’il a besoin de voir », martèle
Evans au moment de défendre le
final cut de Coppola sur son film.
Cette idée que le cinéma est vital
à ceux qui le font, et que de cet
élan naissent les grands films,
donne son souffle à la série.
Mieux, elle lui fait traverser les
décennies pour la raccrocher aux
débats d’aujourd’hui sur l’avenir
du cinéma et de la salle. p
audrey fournier
The Offer, de Michael Tolkin
et Laurence Bennett. Avec Miles
Teller, Matthew Goode, Dan
Fogler, Juno Temple, Giovanni
Ribisi (EU, 2022, 10 × 60 min).
une dresseuse le 24 février 2010, a
pourtant révélé au grand jour les
dangers de la captivité. Là encore,
les récits sont très durs. Comme
les séquences montrant la
souffrance animale : dauphin
boursoufflé par la maladie, orque
atone, la dorsale tombante. Alors
qu’il existe 3 500 delphinariums
dans le monde, la France est l’un
des pays qui protègent le mieux
les animaux sauvages en captivité.
Reste le coûteux problème de
l’après… Pour l’évoquer, direction
le cadre paradisiaque du sanc­
tuaire de Bali, où vit un autre re­
8 4 3 7
6 7 5 4
1 2 9 5
4 6 7 1 2 8
5 3 8 1
7 8 4 9 6 2
9 8 7 3
2 5 1 6
3 6 4 9
5 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
6 7 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
“ZÉRO COVID” IRAN — DES COMPROMIS EN
PÉKIN PLIE MAIS TROMPE-L’ŒIL FRANCE — EN ISÈRE,
NE RENONCE PAS LA DÉTRESSE DES AGRICULTEURS
No 1675 du 8 au 14 décembre 2022
courrierinternational.com
France : 4,50 €
FAUT-IL
LÉGALISER
LA COCAÏNE ?
Contre les ravages du trafic et face
à l’échec de la guerre contre la drogue,
le président colombien Gustavo Petro
propose une tout autre approche.
La presse étrangère s’interroge.
6 2 1 9
9 1 2 8
3 8 4 7
5 9 3 6
4 6 9 2
7 3 5 1
2 5 6 4
8 4 7 3
1 7 8 5
Grande-Bretagne 4,70 £, Grèce 5,40 €,
Andorre 5,30 €, Canada 7,95 $CAN,
Algérie 530 DA, Allemagne 5,70 €,
Afrique CFA autres 3500 F CFA.
Portugal cont. 5,40 €, Sénégal
Maroc 43 DH, Pays-Bas 5,40 €,
3400 F CFA, Suisse 6,80 CHF,
TOM 850 XPF, Tunisie 7,70 DT,
DOM 5,10 €, Espagne 5,40 €,
Italie 5,40 €, Japon 850 Y,
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
NOTRE
SÉLECTION
SAMED I 10 D ÉC E MBRE
Arte
La Véritable Histoire
de d’Artagnan
20.50 Charles de Batz de
Castelmore, dit d’Artagnan, né vers
1615 près de Lupiac, en Gascogne,
escrimeur de génie au caractère de
cochon, eut une vie aussi fascinante
que celle de son double littéraire.
OCS Max
Envole-moi
21.00 Un feel good movie
signé Christophe Barratier
(Les Choristes, 2004), qui campe
l’invraisemblable duo d’un fils à
papa (Victor Belmondo) et d’un ado
polyhandicapé (Yoann Eloundou),
avec leurs quatorze ans d’écart.
BrutX
La Vie d’Hadyl
A la demande Histoire d’un jeune
de quartier qui veut devenir
comédien. A 19 ans, un cambriolage
l’envoie en prison. Il en ressort à 27,
court les castings, est pris sous
son aile par Emma, comédienne.
France 5
Les Trésors
du patrimoine équestre
00.00 L’équitation française
est classée au patrimoine culturel
immatériel de l’humanité depuis
2011. Visite au Cadre Noir de Saumur
(Maine-et-Loire) et au Musée vivant
du cheval de Chantilly (Oise).
penti, célèbre. Ric O’Barry (83 ans)
fut, en effet, le dresseur des
dauphins de la série Flipper, dont
les quelque quatre­vingt­dix épi­
sodes sortis entre 1964 et 1967, et
multirediffusés, ont ravi des gé­
nérations d’enfants. Aujourd’hui,
certains manifestent avec leurs
parents pour exiger la liberté des
cétacés : « Les temps changent »,
sourit Guillaume Meurice. p
catherine pacary
Delphinariums, game over ?,
de Stéphane Jacques
(Fr., 2022, 52 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
5
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0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
MODE
dakar
I
l y a encore quelques mois, le
large parvis de l’ancien palais de
justice de Dakar servait aux mo­
niteurs d’auto­école à enseigner
l’art du créneau. Ce mardi 6 décembre,
à 16 heures, il n’est plus question de
cours de conduite : Chanel, qui a ré­
nové le bâtiment cette année, y orga­
nise son défilé Métiers d’art 2022­
2023. Sur le parvis arrivent des clientes
en total look double C, des journalistes
français, anglais ou américains, ainsi
que des célébrités telles que Pharrell
Williams, Naomi Campbell, Caroline
de Monaco et sa fille Charlotte Casira­
ghi. Mais, pour une fois, ce petit
monde qui peuple d’ordinaire les défi­
lés parisiens est minoritaire. Parmi les
850 invités, on compte 550 artistes,
designers, étudiants, journalistes ou
personnalités politiques africains ou
sénégalais − telle Marème Faye Sall,
première dame du Sénégal, entourée
de quatre ministres.
Les temps changent, et le luxe avec.
Depuis 2020, les crises mondiales
s’empilent en même temps que la
croissance du secteur s’envole, pous­
sant les marques de luxe à redéfinir
leur rôle au sein de la société : elles ont
fourni du matériel de première néces­
sité pendant la crise due au Covid­19,
ont été sommées d’émettre une
opinion politique après la mort de
George Floyd en juin 2020, sont atten­
dues comme des acteurs (encore
théoriques) d’une transition écologi­
que de plus en plus pressante. En 2022,
l’idée que les mastodontes du luxe
peuvent se contenter de vendre des
sacs ne va donc plus de soi.
L’incroyable vigueur économique de
Chanel, qui a annoncé en mai 2022 un
chiffre d’affaires de 14,5 milliards
d’euros, explique peut­être aussi que
la griffe ait fait le choix d’entreprendre
ce qu’aucune autre marque de luxe oc­
cidentale n’a osé faire auparavant : or­
ganiser un défilé de mode en Afrique
noire, où Chanel n’a ni lien historique,
ni boutique, ni le projet d’en avoir
dans un futur proche. « C’est dans les
valeurs de la maison d’être curieux,
d’aller là où on a besoin de tout appren­
dre », défend Bruno Pavlovsky, prési­
dent des activités mode de Chanel.
Pas de droit à l’erreur
La genèse de ce projet remonte à 2019,
un peu avant la tempête Covid. Virgi­
nie Viard, directrice artistique de
Chanel, fait part de son envie d’aller
défiler en Afrique. L’idée est encore
floue, elle a en tête des images de sa­
peurs congolais (qui pratiquent l’art de
bien s’habiller, à la manière de dandys)
et des échos intéressants des scènes
artistiques de Dakar, d’Abidjan, de La­
gos. Après investigations, le choix se
porte sur Dakar : « J’avais envie de
quelque chose de très pur, du cœur, de
la chaleur humaine… Quand j’ai décou­
vert la ville et l’ancien palais de justice
laissé à l’abandon depuis 1992, même
s’il a parfois abrité depuis la Biennale
d’art contemporain, ce fut une
évidence », détaille Virginie Viard.
« Dakar est riche en culture, c’est une
ville qui vit, qui a de l’avenir et de l’es­
poir », confirme l’actrice sénégalaise
Rokhaya Niang, invitée du défilé. Par
ailleurs, le Sénégal est francophone,
jouit d’une relative stabilité politique,
avec à sa tête le président sénégalais,
Macky Sall, dont Emmanuel Macron a
salué la réélection en mars 2019.
S’il n’y avait pas eu le Covid­19, Cha­
nel aurait organisé le défilé bien plus
tôt, sans doute en 2020. Mais la pandé­
mie a forcé la maison à repousser le
projet, et à le fignoler, ce qui s’avère fi­
nalement être une chance. Car sur un
événement aussi singulier, la griffe de
luxe n’a pas le droit à l’erreur : la moin­
dre maladresse dans ce pays en déve­
loppement, où cohabitent un vrai dy­
namisme et une grande pauvreté, lui
vaudrait des critiques de néocolonia­
lisme et d’appropriation culturelle.
Ainsi, au fil des mois, une cinquan­
taine de collaborateurs de Chanel,
dont Bruno Pavlovsky, le président des
activités mode de la marque, ont fait
régulièrement le voyage à Dakar pour
travailler étroitement avec des acteurs
Chanel à Dakar,
un dialogue de mode
Le mardi 6 décembre, la maison présentait son défilé
Métiers d’art dans la capitale sénégalaise,
devenant la première marque de luxe à dévoiler
une collection en Afrique noire. Des silhouettes
où le Sénégal infuse avec délicatesse
locaux (comme l’Institut fondamen­
tal d’Afrique noire, institut de recher­
ches en sciences et sociologie), mais
aussi avec l’ambassade de France, afin
d’établir un programme d’échanges
culturels et économiques avec le Séné­
gal, qui donne à sa venue une légiti­
mité. « Je voulais que le défilé se déroule
en douceur, sur plusieurs jours d’échan­
ges profonds, respectueux », explique
Virginie Viard.
Le volet culturel occupe une place
centrale, à la hauteur de la réputation
effervescente de Dakar. Il prend la
forme d’un circuit pour faire visiter les
galeries d’art de la capitale. Mais aussi
d’un superbe spectacle de danse sur
les marches de l’ancien palais de jus­
tice par l’Ecole des sables (centre inter­
national de formation et de création
en danses traditionnelles et contem­
poraines d’Afrique) et le chorégraphe
Dimitri Chamblas. En amont du défilé,
une table ronde littéraire a fait dialo­
guer l’autrice Marie NDiaye et l’actrice
Rokhaya Niang. A l’instar de cette der­
nière, du rappeur Nix ou du perfor­
meur Mbaye Diop, la plupart des artis­
tes mis en lumière sont sénégalais.
Mais la programmation reste ouverte :
le réalisateur français d’origine ma­
lienne Ladj Ly a par exemple signé une
série de courts­métrages sur la prépa­
ration de l’événement (avec les écoles
Kourtrajmé de Montfermeil et Dakar).
Pour le volet artisanal, plutôt que de
demander à des artisans locaux de
travailler sur la collection Métiers
d’art, Chanel a favorisé des initiatives
qui s’inscrivent dans une temporalité
plus longue : le 19M, qui rassemble à
Paris les ateliers des métiers d’arts
Chanel et un espace musée, se déloca­
lisera à Dakar pour trois mois en jan­
vier 2023. Le lieu accueillera des ate­
liers de création, des discussions, une
exposition d’œuvres textiles françai­
ses et sénégalaises anciennes ou spé­
cialement créées pour l’occasion.
Enfin, Chanel compte aussi s’atta­
quer au volet environnemental en
soutenant des agriculteurs de Saint­
Louis et de Casamance soucieux de la
santé des sols, en développant à la fois
l’entrepreneuriat social pour lutter
contre la pollution plastique et une fi­
lière de coton régénératif. Un pro­
gramme « vert » louable, mais sur le­
quel la maison ne donne pour l’ins­
tant que peu de précisions.
Temporalité longue
Quoi qu’il en soit, on n’a jamais vu
une marque de mode se soucier
autant de l’impact de son défilé dans
le pays hôte, et ces initiatives sont re­
çues positivement dans les milieux
concernés. « Ce défilé positionne le Sé­
négal comme un pôle créatif, c’est une
belle opportunité de soft power pour la
culture sénégalaise », estime Laureen
Kouassi­Olsson, qui a lancé un fonds
d’investissement pour soutenir les
marques de mode et de luxe en Afri­
que. « La présence de Chanel offre aux
« Je voulais que
le défilé se déroule
en douceur,
sur plusieurs jours
d’échanges
profonds,
respectueux »
VIRGINIE VIARD
directrice artistique de Chanel
styles | 25
Dans les coulisses
du défilé Métiers
d’art 2022­2023
de Chanel,
qui s’est tenu,
le 6 décembre,
à Dakar. CHANEL
créateurs de Dakar une reconnais­
sance de leur travail et apporte une
ouverture sur l’international qui peut
nourrir la création », affirme de son
côté Malick Ndiaye, conservateur du
Musée Théodore­Monod d’art afri­
cain. Un point de vue confirmé par
Aloyse Diouf, directeur des manufac­
tures des arts décoratifs de Thiès (est
du Sénégal), à qui Chanel a com­
mandé un tapis ornemental pour
l’expo du 19M : « Leur demande sort du
cadre dans lequel nous avons l’habi­
tude de travailler et nous force à inno­
ver », se réjouit­il.
Du côté du grand public sénégalais,
la réception de l’événement est moins
évidente : la présence de Chanel n’est
pas très relayée par les quelques mé­
dias locaux, la ville étant plutôt obnu­
bilée par la Coupe du monde de foot­
ball. Partout, on vend des drapeaux et
des maillots aux couleurs du Sénégal
(éliminé en huitièmes de finale).
D’ailleurs, après le défilé le soir du
6 décembre, les voitures klaxonnent
sans discontinuer… pour fêter la vic­
toire du Maroc sur l’Espagne. Et, pour
les Dakarois qui ont entendu parler du
défilé, les raisons pour lesquelles
Chanel a choisi la ville sont confuses.
« Je n’ai pas vraiment compris pour­
quoi ils venaient ici », confie Awa, tren­
tenaire employée dans le tourisme,
qui, malgré tout, aurait bien aimé
pouvoir découvrir la collection.
« Le monde a changé, et il a changé
pour toujours, affirme Bruno Pavlo­
vsky. On ne peut plus faire de défilé
sans comprendre l’impact local que ça
a. Si on veut continuer à faire du busi­
ness, il faut faire mieux. » Au rythme
effréné actuel de la mode, l’objectif
reste complexe. p
elvire von bardeleben
Le Sénégal
« cousu dans
chaque look »
la collection Métiers d’art de
Chanel 2022­2023 a été présentée
mardi 6 décembre dans l’ancien
palais de justice de Dakar, cons­
truit en 1957 par Daniel Badani et
Pierre Roux­Dorlut dans un style
qui rappelle la cité judiciaire de
Chandigarh de Le Corbusier.
La salle des pas perdus y offre
un immense espace perforé par
99 colonnes, avec, au centre, un
puits de lumière et un jardin.
« C’est l’un des plus beaux endroits
dans lequel il nous a été donné de
présenter une collection. Il s’est
imposé comme une source d’ins­
piration », affirme Virginie Viard,
directrice artistique de Chanel.
Hauts à volants autour de la taille
La collection a été réalisée à Paris,
par le studio et les maisons d’art
Chanel, qui regroupent des
savoir­faire spécifiques : brodeur,
chapelier, plisseur, plumassier…
Avec ses tailleurs en tweed, ses
robes en dentelle enduite, ses
camélias brodés, son double C
omniprésent, son goût pour
l’étincelant et le noir et blanc, elle
reprend en 62 looks les codes his­
toriques de la marque et s’inscrit
dans le prolongement du travail
de Virginie Viard, à la tête de la
création depuis 2019.
Mais, à bien y regarder, le Séné­
gal infuse aussi avec délicatesse
les silhouettes métissées : des
petites vestes sans manches
brodées de perles, des motifs
géométriques colorés incrustés
dans une veste unie, des foulards
noués sur la tête, des hauts à
volants autour de la taille…
autant de détails qui évoquent
les silhouettes croisées dans les
rues de Dakar. « Le Sénégal me
semblait cousu dans chaque look,
s’enthousiasme la créatrice de
mode sénégalaise Diarra Bousso,
invitée au défilé. Et c’était fait
avec naturel, parce qu’ils ont
beaucoup travaillé en amont, ont
fait l’effort de s’intéresser à la cul­
ture locale. Avec les mannequins
noires et africaines [elles étaient
19 Africaines, parmi elles l’actrice
sénégalaise Mama Sané, qui a
ouvert le défilé] et la musique
[des performances des musiciens
Obree Daman et DBN Gogo], j’ai
vraiment eu la chair de poule. »
Organiser un défilé de mode de
luxe dans un pays en développe­
ment est un exercice périlleux.
La griffe n’échappera sans doute
pas à des critiques – la présence
d’éléments de style africain sur
des mannequins blanches, par
exemple, devrait sans doute ali­
menter des conversations sur
l’appropriation culturelle –, mais
elle montre qu’un échange et un
dialogue culturel et de savoir­
faire entre les continents sont
possibles. p
e. v. b.
 IDÉES
0123
26 | SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

La justice au temps
de la réparation
ligne Johann Michel, que « le monde social
peut être perçu comme un vaste ensemble
Crimes de masse, abus sexuels, scandales d’échanges réparateurs qui visent à réguler
de manière immanente les interactions »,
sanitaires… Ces dernières décennies, avant même « l’intervention de l’Etat et la
contrainte objective du droit ».
des demandes de réparation ont bouleversé Ces institutions se posent sur le tissu de la
vie collective en prenant en charge cette
une conception strictement pénale de la justice fonction. Au sens judiciaire, mais aussi médi­
cal. Le pouvoir réparateur est un attribut de
13 novembre 2015. A la logique pénale axée
sur la punition du coupable, ce mouvement
ratifie une victoire du civil fondée sur la ré­
paration de la victime. Ce que verbalise l’ar­
ticle 1240 du code civil français : « Tout fait
quelconque de l’homme, qui cause à autrui
un dommage, oblige celui par la faute duquel
il est arrivé à le réparer. » Pour Johann
Michel, « ce nouvel âge de la réparation se
laisserait penser sous la catégorie du théra­

V
13, trois signes qui résument l’in­
dicible : les crimes que furent les
attentats du 13 novembre 2015, et
le procès qu’ils désignent. Cent
trente et un morts, des centaines
de blessés, des milliers de victi­
mes. « Fin juillet, on a appris que le procès ne
durerait pas six mois, mais neuf. Une année
scolaire, une grossesse. Son programme ne
change pas. Ce qui change, c’est le temps
dévolu aux victimes », note Emmanuel
Carrère le jour de son ouverture. Dans son
recueil de chroniques V13 (P.O.L, 368 pages,
22 euros), l’écrivain remarque : « On alloue,
en moyenne, une demi­heure à chacune
– mais qui osera dire “votre temps de parole
est écoulé” à quelqu’un qui cherchera ses
mots pour raconter l’enfer du Bataclan ? »
Ce V comme vendredi est aussi le V de vic­
times : trois cent cinquante d’entre elles ont
témoigné durant le procès. Qui n’est pas uni­
quement historique pour le drame qu’il juge,
aux yeux de la politiste Sandrine Lefranc.
« Alors que la justice pénale ne s’intéresse pas
aux victimes, V13 a marqué leur consécration :
une autre conception de la réparation par la
parole s’est jouée », explique cette directrice
de recherche au CNRS, qui travaille sur les
procès des attentats de Paris et de Nice. En
l’absence des principaux terroristes, morts,
cette voix a marqué les audiences : « Durant
V13, les victimes sont venues à la barre pour
raconter, ou montrer des photos de proches.
La justice pénale française a soudain fait
place au récit de la souffrance : ce dispositif
est extraordinairement proche des commis­
sions vérité et réconciliation. »
Commissions vérité et réconciliation : le
nom convoque évidemment l’Afrique du Sud.
Sous la présidence de l’archevêque anglican
et Prix Nobel de la paix Desmond Tutu, ce
dispositif de témoignage des victimes en pu­
blic s’est tenu entre 1995 et 1998 pour tenter
d’exorciser les décennies de ségrégation ra­
ciale sous la politique d’apartheid. Mais l’ini­
tiative ne se résume pas à son exemple le
plus célèbre. Du Pérou au Timor oriental, du
Maroc au Brésil, une cinquantaine de com­
missions vérité se sont tenues. Cet engoue­
ment mondial saisit par sa temporalité : ces
commissions ont toutes eu lieu depuis les
années 1980. Cette convergence signale, pour
Sandrine Lefranc, un mouvement de fond
vers « un processus de justice dont la
réparation devient le maître­mot ».
Dans cette inflation se glisseraient les
signes d’une mutation. Peut­être même
d’une rupture, diagnostique le philosophe
Johann Michel : « Depuis une trentaine d’an­
nées, on observe une demande de réparation
sans précédent dans l’histoire. » Essor des dis­
positifs pour clore des dictatures et des exac­
tions de masse, mondialisation des procédu­
res visant à faire dialoguer victime et coupa­
ble, inflation des politiques mémorielles…
Depuis la fin du XXe siècle, un bouleverse­
ment historique s’opère. « Ce n’est plus le
temps de la rédemption ou de l’émancipation
qui marquait encore l’historicité des
Modernes pour laquelle le sacrifice des victi­
mes pouvait encore se justifier », constate
Johann Michel dans Le Réparable et l’Irrépa­
rable. L’humain au temps du vulnérable (Her­
mann, 2021). « Ecrite depuis toujours par les
vainqueurs, l’histoire demande désormais à
être jugée par les vaincus d’hier et les pré­
sumées victimes d’aujourd’hui », poursuit le
professeur à l’université de Poitiers et cher­
cheur à l’Ecole des hautes études en sciences
sociales, à Paris.
Cette évolution anthropologique, Didier
Fassin et Richard Rechtman ont entrepris de
l’ausculter dans L’Empire du traumatisme.
Enquête sur la condition de victime (Flamma­
rion, 2007). Le sociologue et le psychiatre y
réfléchissent au passage d’un temps où les
symptômes du soldat blessé ou de l’ouvrier
accidenté étaient « systématiquement mis en
doute » à notre « régime de véridiction où leur
souffrance, devenue incontestée, vient attes­
ter une expérience qui suscite la sympathie et
appelle une indemnisation ». Selon eux, ce
renversement témoigne d’une évolution
profonde des sensibilités par laquelle la
notion de traumatisme, « désignant une
réalité irrécusable associée à un sentiment
d’empathie, a envahi l’espace moral des socié­
tés contemporaines ». De Réparer les vivants
(Gallimard, 2014), de Maylis de Kerangal, au
dernier prix Goncourt, Vivre vite, de Brigitte
Giraud (Flammarion, 208 pages, 20 euros),
cette ère façonnerait même un nouveau
paradigme dans le roman contemporain,
soutient le critique Alexandre Gefen dans
Réparer le monde. La littérature française
face au XXIe siècle (Corti, 2017).
PROCESSUS IMMÉMORIEL
Vouloir réparer cristallise une sensibilité
nouvelle. La réparation, elle, reste un pro­
cessus immémoriel. Issu du latin reparare,
qui signifie préparer de nouveau, restaurer,
remettre en l’état, rétablir. Dans Le Répara­
ble et l’Irréparable, Johann Michel fait repo­
ser son universalité sur un paramètre
constitutif de nos êtres : la vulnérabilité du
vivant. « Qu’est­ce alors que réparer ? Il s’agit
d’un ensemble de dispositions (biologiques),
de dispositifs (matériels), de techniques ordi­
naires (sociales), de procédures spécifiques
(juridiques) qui visent à remettre en l’état
(une chose), à soigner et à guérir (un orga­
nisme), à compenser (une offense, un dom­
mage, un crime). » De la cicatrice qui suture
une plaie au pardon qui estompe un affront,
la réparation circule au cœur de toute exis­
tence, jusque dans le minuscule des interac­
tions dont Erving Goffman (1922­1982) a fait
le cœur de sa sociologie.
Dans Les Rites d’interaction (1967) et La
Mise en scène de la vie quotidienne (1973), le
célèbre sociologue canadien a exploré les
violations du « territoire du moi » et les
« échanges réparateurs » qu’elles appellent,
visant à sauver la face par un jeu subtil, mais
connu de tous, convoquant la justification
ou l’excuse. Cette panoplie réparatrice est
d’autant plus vaste que les religions ont for­
malisé un arsenal de dispositifs (prières,
rituels, confessions, rachats, offrandes…) en
vue de purifier la souillure, conjurer la perte
de l’innocence, racheter les péchés. Nos vies,
biologiques comme collectives, sont ainsi
traversées par les réparations. Au point, sou­
pouvoir dans toutes les sociétés humaines,
ou presque : l’anthropologue britannique Ja­
mes George Frazer (1854­1941) en a compilé
des exemples sur tous les continents dans
son immense exploration des royautés
sacrées qu’est Le Rameau d’or (1911­1915). Le
règne de la magie n’est pas si lointain. Un rite
a perduré jusqu’au sacre de Charles X,
en 1825 : la guérison des écrouelles par sim­
ple toucher des mains, en vertu d’un pouvoir
miraculeux attribué aux rois de France et
d’Angleterre dont l’historien Marc Bloch
(1886­1944) a tiré une étude canonique, Les
Rois thaumaturges (Gallimard, 1983).
Quelques siècles plus tard, la toute­puis­
sance de l’Etat et de sa justice s’est ébréchée.
L’ère de la réparation se présente aussi
comme un symptôme de cette crise de légiti­
mité. Un détour par Sigmund Freud (1856­
1939) peut aider à élucider une telle muta­
tion. D’abord parce que dans Deuil et mélan­
colie, en 1917, le fondateur de la psychanalyse
est l’un des premiers à conceptualiser l’objet
de tout processus de réparation : compenser
l’irrémédiable de la perte. C’est dans cette
lignée que Paul Ricœur (1913­2005) va ancrer
ses réflexions sur le souvenir, lui qui cher­
chera dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli
(Seuil, 2000) une voie vers une « politique de
la juste mémoire » ni engluée dans l’abus ni
DE LA CICATRICE insultée par l’oubli. Ensuite parce qu’un autre
concept de Freud permet de condenser l’am­
QUI SUTURE UNE pleur des dénis collectifs, selon le philosophe
Charles­Edouard Leroux : « Nous vivons un
PLAIE AU PARDON “retour du refoulé” des tragédies collectives
car il n’y a pas eu de travail de reconnaissance
QUI ESTOMPE et de dialogue. On a eu tendance à penser que
UN AFFRONT, le passé était passé », considère l’auteur de
Réparer les mémoires (L’Harmattan, 2021).
LA RÉPARATION Ce passé qui revient s’incarne dans trois
tragédies de l’histoire – la colonisation, l’es­
CIRCULE AU CŒUR clavage et la Shoah – formant le noyau sur
DE TOUTE lequel s’appuie l’ère de la réparation. Pour le
magistrat et essayiste Antoine Garapon, son
EXISTENCE avènement marque l’aboutissement d’un
processus historique qui s’est déployé en
trois actes : punir, réconcilier, réparer. Des
tribunaux de Nuremberg et Tokyo au sortir
de la seconde guerre mondiale, à la création
de la Cour pénale internationale en 1998, un
premier mouvement a d’abord conduit à
« criminaliser l’histoire », esquisse­t­il dans
Peut­on réparer l’histoire ? Colonisation,
esclavage, Shoah (Odile Jacob, 2008). Puis,
dans les années 1990, cette pénalisation a
laissé place à l’essor des commissions vérité
et réconciliation, guidées par l’objectif d’un
retour à la stabilité et à la paix. « Nous voici
entrés, depuis quelques années, dans une
troisième phase : nous ne cherchons plus à ré­
primer quelques acteurs ou à réconcilier les
peuples après une grave crise, mais nous pré­
tendons réparer les crimes du passé. »
Cet essor de la réparation scellerait une
« double nouveauté », selon Antoine Gara­
pon : une extension du mouvement de judi­
ciarisation, produisant en retour le recul du
politique ; et une globalisation de l’exigence
de réparation, car ces demandes concernent
autant les régimes autoritaires que les « dé­
mocraties stables ». Au­delà de ces innova­
tions se jouerait une mutation profonde
dans l’attente de justice, qu’incarne la tour­
nure prise par le procès des attentats du
peutique : la justice n’aurait plus simplement
comme finalité de “rendre son dû” à la vic­
time (ou de punir le coupable), mais de la
soigner, de la guérir, de lui redonner vie, de la
faire renaître de son malheur. »
« UTOPIE LIBÉRALE »
En matière d’histoire, la France a jusqu’ici
privilégié un « modèle de réparation morale »
qui s’est traduit par une nuée de dispositifs
(lois mémorielles, ouverture d’archives, mé­
moriaux, Comité pour la mémoire et l’his­
toire de l’esclavage…), explique le philoso­
phe. Elle a récemment consenti à restituer
au Bénin des œuvres d’art spoliées durant la
colonisation. Mais la France s’est « toujours
montrée réticente à l’idée de réparations
financières, a fortiori sous la forme d’indem­
nisations individuelles », quand le droit civil a
été mobilisé dans les pays anglo­saxons
pour obtenir des réparations matérielles.
Cela ne signifie pas que l’Etat ne paie ja­
mais pour réparer. Au contraire, plusieurs
dispositifs existent, comme le Fonds de ga­
rantie des victimes des actes de terrorisme
et d’autres infractions, l’Office national
d’indemnisation des accidents médicaux,
ou les Fonds d’indemnisation des victimes
de l’amiante et des pesticides. En février,
une loi sur les Harkis a conjoint mémoire et
réparation. Reconnaissant « l’indignité des
conditions d’accueil et de vie » des supplétifs
de l’armée française en Algérie après leur
rapatriement en 1962, elle pourrait con­
duire à 50 000 indemnisations pour un to­
tal de 310 millions d’euros, prévoit son
étude d’impact.
« Le passé (colonisation, esclavage, etc.) que
les dominants pensaient révolu se trans­
forme en dette qui doit être apurée », observe
Johann Michel. « L’utopie qui sous­tend ces
actions est libérale en ce qu’elle postule la
possible conversion de toute chose, de tout
bien et de tout mal en une dette liquide et exi­
gible », abonde Antoine Garapon. Ce dernier
fonde sa réflexion sur les actions de groupe
pionnières lancées aux Etats­Unis par des
associations juives à l’encontre des banques
suisses autour des spoliations de la seconde
guerre mondiale. « Ces actions ont incontes­
tablement inauguré un nouveau type de
contentieux » qui a essaimé depuis, relève le
magistrat, citant les procédures entamées
par les populations natives en Australie et
au Canada, ou les assignations de la SNCF
par des enfants de déportés.
Cet ancrage américain éclaire l’in­
conscient philosophique de ce mouve­
ment : « Pour la culture américaine, la vio­
lence peut être domestiquée par le droit, et
non par une réponse politique » car « la poli­
tique, par nature, est corrompue et donc mo­
ralement dangereuse », décrypte Antoine
Garapon. Cette conception irrigue la justice
restaurative – parfois dite réparatrice ou re­
constructrice –, qui repose sur des procédu­
res de dialogue entre une victime et un cou­
pable en vue d’un apaisement, au­delà du
seul jugement. En France, elle vient d’être
mobilisée par la Commission indépendante
sur les abus sexuels dans l’Eglise (2019­
2021), dont Antoine Garapon a fait partie.
Qu’elle ait éclos aux Etats­Unis dans les an­
nées 1970 n’a rien de fortuit.
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Car cette justice est née d’une curieuse
rencontre entre des « courants pouvant être
à la fois très à droite comme très à gauche et
qui, de l’abolitionnisme pénal au liberta­
rianisme de droite, se rejoignent sur l’envie de
faire la justice autrement », détaille Sandrine
Lefranc. Du côté gauche, elle puise dans
l’héritage progressiste des mouvements
d’accès aux droits, lassés par une justice
punitive à la fois inefficace et racialement
inéquitable. Un sentiment que résume
Robert Cario, promoteur de la justice res­
taurative en France, où elle a été introduite
au début des années 2000 et consacrée par
une loi en 2014 : cette approche s’enracine
dans « la crise de la pénalité moderne confis­
quée par un populisme pénal dévastateur, la
considération du droit de la victime à un
procès équitable et la (re)découverte de pra­
tiques traditionnelles de régulation des
conflits », écrit ce criminologue dans La
Justice restaurative en France. Une utopie qui
marche ? (L’Harmattan, 2010).
IMPUNITÉ DES CRIMINELS
A cet enjeu se greffe l’idée d’un apaisement
par la parole qui renvoie à son autre ori­
gine, religieuse. Car la justice restaurative a
été inventée par des protestants anabaptis­
tes mennonites, un courant foncièrement
pacifiste, et diffusée par des groupes évan­
géliques. « La logique de conversion par la
parole est ancrée dans ce protestantisme,
qui transpose également dans cette appro­
che sa culture individualiste », décrypte
Sandrine Lefranc. Son père fondateur, le
criminologue américain Howard Zehr, lui
aussi mennonite, y voit même une « justice
biblique » susceptible de remplacer la jus­
tice libérale. « Le succès de l’exportation de
la justice restauratrice contribue en retour
au renforcement de la position évangélique
dans le débat politique nord­américain »,
observe la chercheuse, qui travaille depuis
vingt ans sur une autre conception ciblant
la reconstruction : la justice transitionnelle.
Comme pour la justice restaurative, l’ex­
pression renvoie à une kyrielle d’initiatives
découlant d’une « somme de bonnes prati­
ques et de dispositifs innovants » visant à
« concevoir une politique servant efficace­
ment tout à la fois la paix, la démocratie, la
justice, la vérité, la prévention de la récurrence
du conflit », résume Sandrine Lefranc dans
Comment sortir de la violence ? Enjeux et limi­
tes de la justice transitionnelle (CNRS Edi­
tions, 480 pages, 28 euros). Née à la fin des
années 1980, la justice transitionnelle a im­
médiatement été un produit d’exportation
mondiale. Procès, commissions vérité, répa­
rations, purges : 848 initiatives dans 129 pays
ont été décomptées entre 1970 et 2007.
Toute l’ambiguïté de ces dispositifs vient
de la subordination de la réparation à leur
objectif premier : le retour à la paix et, si
possible, à la démocratie. La justice tran­
sitionnelle fut ainsi la sœur d’une éphé­
mère discipline portée sur les transitions
démocratiques, la transitologie, morte avec
les échecs des interventions occidentales.
Loin des idéaux de ses promoteurs, « les
réparations sont une politique pragma­
tique », tranche Sandrine Lefranc. Si quatre
types de réparations sont distingués (vi­
sant à restituer, indemniser, réadapter et
garantir une non­répétition), les com­
missions vérité s’imposent comme une
forme emblématique de la justice transi­
tionnelle. Nées au cours des années 1980
dans une Amérique latine sortant des dic­
tatures, elles ont d’abord lieu à huis clos. La
Truth and Reconciliation Commission
d’Afrique du Sud devient célèbre en ren­
dant publiques les prises de parole des vic­
times, systématiquement remerciées pour
leur témoignage.
Cette mise en scène de l’émotion lui a valu
le sobriquet de « commission Kleenex ».
TALI RANDALL
Lequel éclaire, pour Sandrine Lefranc, son
aspect moins honorable : « Je suis très criti­
que à l’égard de la justice transitionnelle, car
elle vise d’abord à offrir des réparations aux
victimes pour faire admettre la renonciation
à la justice pénale. » La continuité des pou­
voirs publics, et donc l’impunité des crimi­
nels coupables d’exactions de masse, est
souvent le prix de la stabilité visée. L’expé­
rience menée en Afrique du Sud n’y déroge
pas ; ce pays, qui reste l’un des plus violents
et racistes au monde, demeure miné par un
ressentiment nourri par la persistance des
inégalités et des catégories raciales forgées
« LA JUSTICE sous le régime de l’apartheid. D’où la
conclusion tranchée de Sandrine Lefranc,
TRANSITIONNELLE après ses vingt années de recherche : « La
VISE D’ABORD justice transitionnelle est un échec moral,
mais elle est un succès politique. » C’est­à­
À OFFRIR DES dire qu’elle ne répare pas vraiment, mais
produit quand même des résultats. « Il ne
RÉPARATIONS AUX faut pas prendre au pied de la lettre les repré­
VICTIMES POUR sentations naïves de la justice transition­
nelle, mais elle a des effets politiques car des
FAIRE ADMETTRE LA citoyens sans droit de vote ont pu exercer
leur droit à la parole, ce qui redistribue les
RENONCIATION À LA statuts », décortique­t­elle.
Si le procès des attentats du 13 novem­
JUSTICE PÉNALE » bre 2015 lui rappelle les commissions vérité
SANDRINE LEFRANC et réconciliation, c’est aussi pour ces
politiste défauts. Encouragement des larmes, évic­
tion de la colère et des revendications poli­
tiques : « seuls la souffrance et le deuil peu­
vent être dits », écrit Sandrine Lefranc dans
une analyse du procès publiée sur le site
AOC. « Les experts internationaux qui
conseillent les gouvernements d’après­
guerre entérinent cette logique de dépoliti­
sation et d’adoucissement ; le traumatisme
est un postulat indiscuté et la base des choix
politiques », poursuit­elle, appelant à ex­
traire les victimes des attentats « du marbre
de leur trauma », au lieu de les y figer. Dans
cette équivoque se révèle une ombre de
idées | 27
l’ère de la réparation. « Ce maître­mot de
l’époque va avec une tendance à refuser qu’il
y ait du dégât, de la perte, des choses dont on
ne puisse pas se remettre », se hérisse la phi­
losophe et psychanalyste Hélène L’Heuillet,
autrice de Tu haïras ton prochain comme
toi­même (Albin Michel, 2017).
« Tout doit désormais pouvoir être réparé,
non seulement les choses mais aussi les hu­
mains » : cette maîtresse de conférences en
philosophie politique et éthique à la Sor­
bonne lit dans ce mantra l’hégémonie d’un
« modèle réifiant », qui étendrait aux êtres le
schéma néolibéral de marchandisation.
« La métaphore de la réparation nous invite
à considérer nos brisures sur un mode cu­
rieusement mécanique », écrit­elle dans l’ar­
ticle « Le désir de réparation, sens et limites »
(revue Sens­Dessous, 2022). Selon elle, cette
sommation réparatrice irait de pair avec un
autre mot d’ordre de l’époque, celui de la
résilience, qui alimente « la fiction néolibé­
rale distinguant les forts et les faibles ». Dans
Contre la résilience. A Fukushima et ailleurs
(L’Echappée, 2021), le chercheur Thierry
Ribault a produit une critique radicale de
cette notion à partir de la catastrophe
nucléaire japonaise : « technologie du
consentement » au désastre, l’injonction à la
résilience ôte « aux populations toute pers­
pective de prise de conscience de leur situa­
tion et de révolte par rapport à elle ».
L’IRRÉPARABLE DU TEMPS
Durant le procès des attentats du 13 no­
vembre 2015, Sandrine Lefranc a justement
observé cet écueil : les parties civiles
étaient tantôt dépeintes comme « des êtres
accablés par le poids du traumatisme », tan­
tôt comme des victimes résilientes, dont la
capacité de rebond se trouvait louée. Or, là
où croît le trauma croît aussi l’irréparable.
Pour Hélène L’Heuillet, cet irréparable
prime : « L’impossibilité de combler les trous
que creusent en nous les pertes et les dispari­
tions invite à questionner radicalement le
souhait qui anime l’intention réparatrice. »
Johann Michel ne part pas du même
axiome, tout en admettant également qu’il
demeure toujours un irréversible : « On ne
revient jamais à l’état antérieur, car toute
forme de réparation implique un irrépara­
ble, qui est fondamentalement celui du
temps. » Dans Le Réparable et l’Irréparable,
il défend aussi un concept intermédiaire,
« l’a­réparable », c’est­à­dire le refus de la
norme réparatrice – tel un handicap qu’on
refuserait de gommer.
Même monétaire ou matérielle, la répara­
tion n’est « qu’une forme de métaphore »,
considère Hélène L’Heuillet, une « fiction »
dont l’enjeu est de circonscrire la zone du
trauma. Pour elle, le travail essentiel porte
sur le langage qui, seul, « nous permet de
composer avec l’irréparable » : afin que la
souffrance n’envahisse pas toute la vie
psychique, elle doit être « reconnue et exa­
minée ». Le procès des attentats du 13 no­
vembre 2015 a servi à ça, aussi. Sinon, les
traumas, les échecs et les malheurs revien­
nent hanter le sujet. Hélène L’Heuillet
convoque une image pour décrire ce tra­
vail. Chaque psychisme aurait un « tiroir
aux expériences désastreuses ». Les irrépara­
bles s’y entassent à mesure qu’on compose
avec eux, et l’événement douloureux finit
par se ranger parmi les souvenirs. « C’est ce
que j’appelle être arrangé. » Ni dévoré par
une blessure ni réparé comme une
machine ; un peu entre les deux : « Le sujet
est entamé, mais peut à nouveau dire “je”. »
Sur cette crête fragile, le désir de vie conjure
alors la pulsion de mort. p
youness bousenna
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28 | idées SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

Antoine Lilti Pluraliser les Lumières

est la condition même de leur universalisation
L’historien est titulaire de la chaire « Histoire des terprétation en termes d’influence
ou de diffusion, comme si les idées
Lumières, XVIIIe­XXIe siècle » au Collège de France. circulaient exclusivement et pacifi­
« Le Monde » publie des extraits de sa leçon quement de l’Europe vers le reste
du monde.
inaugurale, qu’il a prononcée le 8 décembre Les reformulations, théoriques
ou militantes, des idées des Lumiè­
res, dans des contextes nouveaux,
aussi à celle d’Al­Farabi. Ces Lumiè­
res juives et musulmanes avaient,
selon lui, promu la liberté de philo­
sopher et l’usage critique de la rai­
son, mais sans opposer celle­ci à la
L’IDENTIFICATION religion révélée.
DES LUMIÈRES Néanmoins, ce n’est qu’en réfé­
rence aux Lumières du XVIIIe siècle

U
ne question essentielle mé­
rite d’être posée : de qui les
Lumières sont­elles l’héri­
tage ? Les textes et les idées
des Lumières ont fait l’objet, depuis
le XVIIIe siècle, de très nombreuses
traductions. Ils ont circulé, ils ont
été transmis, reçus et adaptés, dans
des contextes différents.
L’historien indien Partha Chatter­
jee a évoqué avec subtilité devant
un parterre d’étudiants africains,
en 1997, l’ambivalence de cet héri­
tage pour de nombreux intellec­
tuels issus du monde colonisé par
l’Europe : les Lumières ont été trans­
mises par l’ancien colonisateur bri­
tannique, mais aussi par la philoso­
phie et les sciences sociales contem­
poraines, elles sont indissociables
de la modernité, c’est donc un héri­
tage qu’il est possible de revendi­
quer et de défendre, avec une dis­
tance critique née de la conscience
aiguë que cet héritage a été trans­
mis à travers une situation de domi­
nation violente, même s’il a fourni,
par ailleurs, les ressources pour la
dénoncer et la vaincre.
Ce processus de transmission a
donc contribué à l’universalisation
des Lumières, mais à une universa­
lisation ambiguë et incomplète
puisque subsiste, chez certains de
ces héritiers, un rapport dual qui
s’apparente peut­être à ce que W. E.
B. Du Bois, dans un autre contexte,
celui des Noirs américains, appelait
la « double conscience ».
C’est toute l’identification des Lu­
mières à l’Europe, si prégnante
dans nos représentations, qui doit
être interrogée. Les Lumières n’ont
jamais été un héritage exclusive­
ment européen. Les révolutionnai­
res sud­américains, au tournant
des XVIIIe et XIXe siècles, tradui­
saient et lisaient le Contrat social
qui fut une des principales sources
du républicanisme, du rio de la
Plata jusqu’au Venezuela.
A leur tour, les réformateurs otto­
mans et persans, puis les Japonais
de l’ère Meiji, comme Fukuzawa Yu­
kichi ou Nakae Chomin, se tournè­
rent vers les auteurs français, alle­
mands et anglais pour penser la
modernité et ce qu’ils appelaient
les droits du peuple. Ils les adap­
taient à leurs propres objectifs et
les interprétaient au regard de
leurs traditions. Comme l’a montré
Maruyama Masao, qui fut lui­
même, dans le Japon du XXe siècle,
une figure d’intellectuel éclairé, le
succès des Lumières de Meiji ne
tient pas seulement à l’appropria­
tion du savoir occidental, mais à
l’existence d’une modernité intel­
lectuelle japonaise, qui au cours du
XVIIIe siècle, avait déjà entamé la
critique du néoconfucianisme, des
rites et de la tradition.
Traduction et hybridation
Si le cas japonais est particulière­
ment parlant, il n’est pas isolé.
Aujourd’hui, dans de nombreux
pays du monde, les Lumières res­
tent une promesse d’émancipa­
tion, non plus comme une leçon
venue d’ailleurs, mais parce que de­
puis longtemps des processus de
traduction et d’hybridation ont
forgé des traditions intellectuelles
locales, même si celles­ci restent
parfois minoritaires ou étouffées. Il
est essentiel de se défaire d’une in­
relancent leur interprétation ; elles
pluralisent leur héritage, elles uni­
versalisent leur signification. C’est
grâce aux Jacobins noirs de l’histo­
rien caribéen C. L. R. James, puis
aux écrits d’Aimé Césaire, et plus
tard de Michel­Rolph Trouillot,
qu’a été reconnue, y compris par
l’historiographie occidentale, l’im­
portance de la révolution haï­
tienne (1791­1904) pour compren­
dre le véritable potentiel universa­
liste des Lumières.
Aujourd’hui, ce sont les femmes
iraniennes, luttant contre un ré­
gime théocratique et patriarcal, qui
font résonner à leur tour le mot
d’ordre de la liberté individuelle, qui
fut si souvent, y compris en Occi­
dent, confisqué par les hommes.
Plutôt que d’universalisme, il fau­
drait parler d’une « universalisa­
tion » des Lumières, c’est­à­dire
d’un processus de reprises et de re­
formulations grâce auquel l’idéal
d’émancipation a pris des figures
nouvelles. En matière morale et po­
litique, le véritable universalisme
ne peut pas être l’affirmation sur­
plombante d’une vérité, indiffé­
rente à son lieu et à ses conditions
d’énonciation. Il doit encore
moins, bien sûr, être confondu
avec le rejet des identités particu­
lières, qui n’est que l’interprétation
française d’un certain républica­
nisme fondé sur l’assimilation.
A cet universalisme de surplomb,
qui se traduit toujours par une in­
jonction à la conformité, on préfé­
rera l’universalisme latéral, évoqué
par Maurice Merleau­Ponty dans
un très beau texte consacré à
Claude Levi­Strauss, auquel on ac­
cède par « l’incessante mise à
À L’EUROPE DOIT
ÊTRE INTERROGÉE.
ELLES N’ONT JAMAIS
ÉTÉ UN HÉRITAGE
EXCLUSIVEMENT
EUROPÉEN
l’épreuve de soi par l’autre, et de
l’autre par soi », ou encore, pour ci­
ter Souleymane Bachir Diagne, par
« l’inscription du pluriel du monde
sur un horizon commun ».
Traditions non européennes
À la différence de l’universalisme,
l’universalisation ne se décrète pas.
Elle ne prétend pas revendiquer,
depuis une position d’autorité, la
validité universelle de valeurs qui
sont le résultat d’une histoire parti­
culière. Elle est la démonstration
en acte de la capacité de certaines
idées à prospérer et à s’épanouir
dans des contextes historiques dif­
férents, dans la pluralité des lan­
gues et des cultures, jusqu’à servir
contre ceux qui les trahissent tout
en s’en réclamant. Pluraliser les Lu­
mières est la condition même de
leur universalisation.
On peut même aller plus loin, si
on veut prendre au sérieux la ten­
sion entre les Lumières comme pé­
riode historique et comme idéal
philosophique. En 1935, le jeune
Leo Strauss fit un geste important
en opposant aux Lumières moder­
nes, celles du XVIIIe siècle, des Lu­
mières médiévales, qu’il identifiait
à l’œuvre de Maïmonide, mais
européen que prend sens l’opéra­
tion qui consiste à désigner sous ce
terme d’autres moments de l’his­
toire de la pensée. Or ce geste, avec
plus ou moins de rigueur, a été ré­
pété à plusieurs reprises, en géné­
ral avec l’objectif d’identifier des
traditions non européennes des
Lumières.
Que fait­on lorsque l’on parle des
Lumières andalouses ou des Lu­
mières perdues de l’Asie centrale au
temps d’Avicenne, que l’on cherche
dans la philosophie chinoise classi­
que un équivalent humaniste
des Lumières ? Ce ne sont évidem­
ment pas les mêmes Lumières que
l’on identifie selon que l’on met en
avant la liberté de philosopher, la
critique des religions, la diffusion
du savoir, l’essor du progrès tech­
nologique, ou encore les droits po­
litiques des individus. Dès lors, on
doit envisager une histoire globale
de ces « Lumières multiples », qui
désignent les sources diverses,
dans différents contextes, d’un
idéal d’émancipation par le savoir.
La spécificité du XVIIIe siècle euro­
péen n’est pas réfutée, mais elle de­
vient l’objet d’une approche
comparative plutôt qu’une péti­
tion de principe. p
Antoine Lilti est historien,
spécialiste de l’histoire sociale
et culturelle des Lumières.
La leçon inaugurale d’Antoine
Lilti, « Actualité des Lumières »,
paraîtra en juin 2023
(Collège de France-Fayard)

La surexposition au bruit aérien menace l’espérance de vie

Plus d’une centaine de soignants dénoncent l’accroissement du nombre des vols d’avion, au mépris de la santé des riverains
des aéroports. Ils réclament la mise en place d’un couvre­feu et des mesures préconisées par la convention citoyenne pour le climat

N
os villes vivent noyées
dans un environnement
de décibels : partout, des
projets d’extension d’aé­
roports, de voies ferrées et routiè­
res exposent les Français à des
nuisances sonores sans cesse
croissantes. Selon l’Agence de
l’environnement et de la maîtrise
de l’énergie (Ademe), 25 millions
de métropolitains subissent les
nuisances sonores du transport
routier et aérien, dont 9 millions
sont surexposés au bruit.
Sait­on que cette surexposition
au bruit ne se limite pas à une
sensation d’inconfort, mais pose
un véritable problème de santé
publique ? Cela se traduit par le
coût des dépenses de santé liées
aux nuisances sonores : 147 mil­
liards d’euros annuels, selon
l’Ademe. Selon l’étude « Discus­
sion sur les effets du bruit des aé­
ronefs touchant la santé » (De­
bats), la surexposition au bruit
aérien fait exploser les maladies
cardio­vasculaires avec, pour
chaque augmentation de 10 déci­
bels, un surcroît de mortalité
évalué à 18 % et allant jusqu’à
28 % pour l’infarctus du myo­
carde. C’est l’espérance de vie qui
est menacée avec, en première li­
gne, les populations riveraines
des aéroports.
Dans les zones aéroportuaires
d’Ile­de­France, les études de
Bruitparif évaluent à 1,9 million
le nombre de Franciliens exposés
à un niveau de bruit supérieur à
la valeur guide de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) pour
la protection de la santé, dont
1,4 million pour le seul aéroport
Roissy­Charles­de­Gaulle.
Le plan de prévention du bruit
dans l’environnement de l’aéro­
port de Roissy, actuellement en
cours de validation, est une véri­
table catastrophe, car il aggrave­
rait une situation sanitaire déjà
alarmante. La direction générale
de l’aviation civile table sur un
accroissement de 180 000 mou­
vements par an, soit 37 % de vols
supplémentaires dans les années
à venir, les mêmes perspectives
que pour le projet d’extension de
l’aéroport, pourtant officielle­
ment abandonné. L’abandon du
terminal 4 n’est­il qu’un miroir
aux alouettes pour citoyens
crédules ?
L’impact du bruit nocturne sur
le sommeil est bien documenté
par Bruitparif, et pourtant la
question d’un couvre­feu brille
par son absence dans ce plan de
prévention. A l’heure où de
grands aéroports européens
(Heathrow, Francfort, Madrid,
Orly) limitent ou interdisent les
vols de nuit sur des plages horai­
res d’au moins six heures, la di­
rection de Groupe ADP se refuse
toujours à envisager un couvre­
POUR CHAQUE
AUGMENTATION
DE 10 DÉCIBELS,
LE SURCROÎT DE
MORTALITÉ GRIMPE
JUSQU’À 28 %
POUR L’INFARCTUS
DU MYOCARDE
feu à Roissy. Pourtant, l’OMS re­
commande huit heures de som­
meil consécutives et l’association
américaine National Sleep Foun­
dation préconise une durée plus
longue encore pour les nouveau­
nés et pour les adolescents. Pour
les enfants d’âge scolaire vivant
et apprenant dans ces zones
bruyantes, outre les troubles du
sommeil, ce sont les capacités
d’apprentissage qui sont compro­
mises par le bruit, comme le dé­
montrent les études.
Désintérêt pour la santé
La région parisienne n’a pas l’ex­
clusivité des nuisances sonores
liées à l’aviation : l’étude « De­
bats » couvre aussi les aéroports
de Lyon et de Toulouse. Pour ce
dernier, la population exposée à
un bruit nocturne de plus de 50
décibels s’est accrue de 70 % entre
2012 et 2017. Plus de 14 000 per­
sonnes sont concernées. Du fait
de l’absence de couvre­feu, de­
mandé en vain par les associa­
tions, ce sont environ 8 000 avi­
ons par an qui survolent de nuit
un hôpital à basse altitude, sans
que cela semble poser de pro­
blème éthique aux autorités aé­
roportuaires, à la direction géné­
rale de l’aviation civile et à la ma­
jorité municipale. Partout, la
santé publique passe après les in­
térêts financiers.
Ce profond désintérêt pour la
santé et pour la vie de nos conci­
toyens est mortifère et ne peut
pas laisser indifférents les méde­
cins, et plus largement les soi­
gnants et soignantes : nous, pro­
fessionnels de santé signataires,
appelons nos élus municipaux et
nationaux à se désolidariser
d’une politique qui fait aussi peu
de cas de la personne humaine.
Nous attendons de l’Etat qu’il
mette en place les mesures préco­
nisées par la convention ci­
toyenne pour le climat en interdi­
sant les extensions aéroportuai­
res ; qu’il établisse, pour chaque
aéroport, des plans de prévention
du bruit dans l’environnement
vraiment protecteurs, incluant le
plafonnement des aéroports en
nombre de mouvements d’avi­
ons ; que le couvre­feu devienne la
règle et pas l’exception ; et qu’il se
conforme enfin aux normes euro­
péennes trop souvent ignorées. p
Premiers signataires :
Pierre Souvet, président de
l’Association Santé Environne-
ment France (ASEF) ; André
Cicolella, président de Réseau
Environnement Santé (RES) ;
Jean-Pierre Enjalbert, prési-
dent du Collectif Santé Nuisances
aériennes ; Isabelle Amiel, mé-
decin réanimatrice, CHU Robert-
Debré, Paris ; Evelyne Cordier,
médecin généraliste, Groslay ;
François Abalan, psychiatre,
Talence ; Alexandre Duparc,
cardiologue, CHU Toulouse ;
Andréane Dufour, infirmière ;
Emilien Maisonneuve, pédia-
tre, CHU Grenoble ; Thomas
Menzel, professeur cardiologue,
Mayence (Allemagne) ; Georges
Mion, professeur, anesthésiste,
CHU Cochin, Paris ; Pierre
Sassier, médecin généraliste re-
traité ; Christian Vanjak, méde-
cin réanimateur, CHU Eaubonne ;
Dominique Vanjak, médecin
infectiologue, CHU Eaubonne.
Retrouvez la liste des signataires
sur Lemonde.fr
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SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Les Verts à l’épreuve LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE TRIOMPHANTE
de la maturité LIVRE
ANALYSE
S
amedi 10 décembre à Run­
gis (Val­de­Marne), dans la
banlieue parisienne, une
inconnue deviendra la
nouvelle patronne d’Europe Eco­
logie­Les Verts (EELV). Marine
Tondelier, forte de 47 % des suffra­
ges obtenus au premier tour du
congrès, le 26 novembre, devrait
succéder au député de Paris Julien
Bayou. A 36 ans, la conseillère mu­
nicipale d’opposition d’Hénin­
Beaumont (Pas­de­Calais) espère
ouvrir une nouvelle ère, et mettre
fin à la crise dans laquelle sont
plongés les Verts, marqués par le
score famélique de Yannick Jadot
à l’élection présidentielle, l’évic­
tion brutale de Julien Bayou, ac­
cusé de violences psychologiques
à l’égard d’une ancienne compa­
gne par Sandrine Rousseau, la
même qui a créé la polémique
avec ses déclarations sur le barbe­
cue « symbole de virilité ».
Amateurisme, ambiguïté face à
l’exercice du pouvoir, goût pour
les querelles internes, les maux
des écologistes sont connus. Pas
étonnant que les Français jettent
un regard sévère sur ce parti
vieux de bientôt quarante ans :
bien que l’écologie soit un sujet
de préoccupation majeure, leur
confiance envers cette formation
pour gouverner le pays s’est sen­
siblement dégradée ces dernières
années, selon l’enquête Fractures
françaises du Cevipof pour Le
Monde publiée en octobre.
Même si les écolos ont gagné de
grandes métropoles, comme
Lyon, Bordeaux ou Grenoble, et
que des élus apparaissent à tous
les étages de la démocratie depuis
des décennies, le parti se heurte
au plafond de verre du national
où il « n’apparaît pas plus crédible
qu’auparavant », juge Simon Per­
sico, enseignant­chercheur en
sciences politiques à Sciences Po
Grenoble. Pour Noël Mamère, il
faut voir là non une crise d’ado­
lescence mal digérée, mais le syn­
drome d’un rétrécissement.
« Dans le parti, certains sont là
depuis quarante ans », analyse
l’ancien journaliste retiré de la vie
politique en 2017 à l’issue de son
dernier mandat de député.
Deux formes d’action
Malgré les promesses, aucune des
dernières directions n’a réussi à
créer la grande maison écologiste
rêvée. Le nombre de militants
(autour de 10 000) n’a que peu
évolué et la jeunesse engagée
dans les marches climat ou les
actions de désobéissance civile
boude le parti. Ce phénomène ne
serait qu’un symptôme de la
« méfiance » originelle inscrite
dans l’ADN des militants écologis­
tes à l’égard des institutions, sou­
haite­t­on se rassurer au sein
d’EELV. « Dans les années 1970­
1980, la création du parti a été vé­
cue comme un passage doulou­
reux », rappelle l’ancien secrétaire
national David Cormand. Une
vision datée, d’après Noël
Mamère : « c’était vrai lorsque les
militants venaient du milieu asso­
ciatif. Aujourd’hui, ils sont issus de
la société civile », argue l’ancien
maire de Bègles (Gironde).
Pour Dominique Voynet, qui
vient de reprendre du service en
se faisant élire secrétaire régio­
nale en Franche­Comté, l’une des
difficultés intrinsèques tient au
fait d’avoir à la fois « un pied dans
MÊME SI LES
ÉCOLOS ONT GAGNÉ
DE GRANDES
MÉTROPOLES,
LE PARTI SE HEURTE
AU PLAFOND DE
VERRE DU NATIONAL
L’ÉPOQUE
OÙ UN CANDIDAT
À LA PRIMAIRE –
HENRI STOLL –
PORTAIT
UNE CRAVATE EN
BOIS EST RÉVOLUE
les luttes et un pied dans les insti­
tutions ». Un élu est à la fois
sommé de montrer qu’il est sur le
terrain et de faire des proposi­
tions. Les dernières passes d’ar­
mes entre Sandrine Rousseau et
Yannick Jadot sont l’illustration
de ce tiraillement.
La députée écoféministe a ac­
cusé l’ancien patron de
Greenpeace de « payer la manière
dont il faisait de l’écologie », autre­
ment dit de vouloir frayer avec le
pouvoir. Il lui a reproché de n’avoir
jamais mis les pieds à Notre­Da­
me­des­Landes (Loire­Atlantique)
ou dans un champ d’OGM, où lui
s’est fait connaître. Pour Mme Voy­
net, ancienne ministre de Lionel
Jospin, plutôt que d’opposer ces
deux formes d’action, il serait plus
judicieux d’« articuler l’émotion
provoquée par la dénonciation aux
débouchés politiques ».
Un cercle infernal
Autre difficulté, une lourdeur or­
ganisationnelle et le profil de mi­
litants, souvent des CSP+ peu ha­
bitués aux actions coup de poing.
« Les Verts ne sont pas en mode
machine de guerre », juge Simon
Persico. Le fonctionnement du
parti, fondé sur un fort niveau de
décentralisation, et un système
de proportionnelle qui favorise la
concurrence interne ajoutent au
manque d’efficacité. Faut­il y voir
un lien de cause à effet ? Des néo­
députées venues de la vie associa­
tive, comme Alma Dufour des
Amis de la Terre, ou Aurélie
Trouvé d’Attac, ont choisi La
France insoumise plutôt qu’EELV.
Visionnaires sur le mariage
pour tous ou sur le réchauffe­
ment climatique, les écologistes
sont désormais soumis à la
concurrence féroce des autres
partis de gauche qui ont intégré
les questions écologiques. Evi­
demment, ils ne sont pas aidés
par un système électoral majori­
taire, mais les autres formations,
à commencer par La France in­
soumise, non plus. Il est vrai
qu’en Allemagne, la proportion­
nelle a permis aux écolos d’émer­
ger : ils y comptent deux minis­
tres de premier plan, à l’économie
et aux affaires étrangères.
A l’heure de l’urgence climati­
que, des signaux faibles démon­
trent une envie de sortir de ce cer­
cle infernal. En quinze ans, les
Verts ont gagné en professionna­
lisme. L’époque où un candidat à
la primaire (Henri Stoll) portait
une cravate en bois est révolue. Ils
semblent enfin avoir envie
d’exercer le pouvoir. A la dernière
présidentielle, ils ont désigné la
figure la plus populaire du parti,
une façon de mettre toutes les
chances de leur côté. Même si en­
suite, l’impréparation et l’impro­
visation de la campagne, asso­
ciées aux querelles avec Sandrine
Rousseau, ont rendu impossible
le décollage de Yannick Jadot. En­
fin, en plébiscitant Marine Ton­
delier, plutôt que les candidates
soutenues par l’ancien patron de
Greenpeace et la députée écofé­
ministe, les militants ont montré
leur envie de tourner la page des
dissensions internes. Le plus dur
reste à faire : la nouvelle équipe va
devoir engager des réformes, et
surtout donner à voir un projet
politique dont on peine à discer­
ner les contours. Un défi de taille
pour Marine Tondelier. p
sandrine cassini
(service politique)
M
ars 2022, sur la côte toscane.
Alors que la Russie a envahi
l’Ukraine et que les Occiden­
taux annoncent qu’ils gèle­
ront tous les biens du prési­
dent russe et des oligarques proches du
Kremlin, un super­yacht à 600 millions de
dollars, susceptible d’appartenir à Vladimir
Poutine, parade dans la station balnéaire de
Marina di Carrara. Le navire qui bat pavillon
des Caïmans nargue les douanes italiennes,
car il est adossé à une société­écran créée aux
îles Marshall, qui rend impossible l’identifica­
tion de son propriétaire.
Dans Offshore. Dans les coulisses édifiantes
des paradis fiscaux, publié aux éditions Les
liens qui libèrent, Renaud van Ruymbeke, l’an­
cien magistrat anticorruption parti à la retraite
en 2019, place cette scène en ouverture de son
récit. Elle illustre de façon saisissante le fond de
son propos : comment l’Union européenne et,
au­delà, l’ensemble de la communauté interna­
tionale se retrouvent aujourd’hui prises au
piège de territoires opaques qu’elles ont long­
temps laissés prospérer. Qu’un acte politique
aussi fort que la mise en œuvre de sanctions en
temps de guerre, et en l’occurrence cette traque
aux avoirs russes, bute sur l’écueil des sociétés
offshore n’est pas pour surprendre l’ancien
juge d’instruction. Situé aux avant­postes de la
lutte contre la corruption et le blanchiment
d’argent vingt ans durant, Renaud van Ruym­
beke a passé des milliers d’heures au pôle fi­
nancier du tribunal de Paris, à disséquer les
circuits financiers illicites utilisés par des cri­
minels en col blanc ou des réseaux mafieux.
Or, du financement occulte de partis à la
fraude fiscale complexe, en passant par le ver­
sement de pots­de­vin en marge de contrats
d’armement internationaux, toutes les gran­
des affaires dont il a eu la charge se rejoignent
sur un point : l’usage de comptes ou d’entités
La biodiversité en jeu | par serguei
LA LAÏCITÉ DANS TOUS SES ÉTATS
LA REVUE DES REVUES
L a laïcité doit­elle être « ouverte » ou
« combative » ? Mettre l’accent sur
la neutralité ou le pluralisme reli­
gieux ? La liberté de conscience ou la li­
berté de pratique ? En France, le débat est
passionnel. Et le dernier numéro de la Re­
vue du droit des religions, éditée par l’uni­
versité de Strasbourg, n’y mettra pas fin.
L’objectif de la publication est en effet de
souligner la diversité des conceptions dans
le monde. « Nombre d’Etats étrangers prô­
nent l’instauration d’un régime de laïcité (…)
et cela hors de toute contrainte symbolique
que pourrait imposer le modèle français.
Il convient plutôt pour ces pays de faire
œuvre de pragmatisme », avance le profes­
seur Francis Messner dans l’avant­propos.
Un citoyen français pourra être surpris
par le modèle de liberté religieuse dit
« maximaliste » du Canada, où la loi et
la jurisprudence visent à protéger « qui­
conque croit sincèrement que sa religion
« OFFSHORE.
DANS LES COULISSES
ÉDIFIANTES
DES PARADIS
FISCAUX »,
de Renaud
van Ruymbeke,
Les Liens qui
libèrent, 272 p., 20 €
créées dans des territoires plus ou moins exoti­
ques pratiquant l’impôt zéro et le secret ban­
caire, du Luxembourg à Dubaï, fonctionnant
comme des paravents par rapport aux autori­
tés, fisc, police, justice.
« Abolition des privilèges »
De l’affaire Boulin en 1979 aux affaires Karachi
et Balkany (son dernier dossier), l’ancien juge
emmène le lecteur au cœur de ses grandes in­
vestigations. Alors qu’il s’efforçait de « suivre
l’argent » – traduction française du fameux
adage anglo­saxon « follow the money », mon­
trant qu’une enquête bien menée consiste à re­
monter jusqu’à l’origine des fonds ou suivre
leur destination – Renaud van Ruymbeke a vu
les techniques d’opacification devenir de plus
en plus sophistiquées. Le compte à numéro
ouvert dans une banque suisse et les valises de
billets transportées de part et d’autre des fron­
tières ont progressivement laissé la place aux
trusts de Jersey et aux sociétés offshore, ven­
dues comme des petits pains au Panama ou à
Dubaï. A chaque fois, l’argent sale a trouvé un
territoire où se dissimuler, pour finalement se
recycler dans l’économie réelle.
La grande délinquance financière a toujours
un coup d’avance sur les régulateurs, et Renaud
van Ruymbeke parle de son expérience profes­
sionnelle comme d’« un long apprentissage du
monde de l’offshore », qui l’a conduit de décou­
l’oblige à faire une chose plutôt qu’une
autre » – jusqu’à autoriser un enfant sikh
à venir à l’école avec son couteau rituel. Ce
qui frappe à la lecture du dossier, c’est
qu’aucun modèle ne semble être à même
d’apaiser toutes les tensions. Le Canada
fait face à une violente polémique depuis
l’adoption, en 2019, par l’Etat du Québec,
d’une loi interdisant le port de signes reli­
gieux à certains de ses agents et imposant
aux usagers du service public de se mon­
trer à visage découvert. Certains crient
à l’atteinte aux libertés, quand d’autres
défendent une neutralité nécessaire face à
un pluralisme religieux croissant.
En Italie, la Cour de cassation a pour
la première fois imposé des restrictions
à l’exposition de crucifix dans les salles
de classe. Ils peuvent désormais être reti­
rés ou déplacés si cela heurte la conviction
d’un enseignant ou d’un élève. Néan­
moins, comme l’observe le professeur de
droit Ignazio Spadaro, en laissant aux éta­
blissements la responsabilité d’appliquer
idées | 29
verte en découverte. Mais s’il revisite ses dos­
siers, l’ancien magistrat souligne aussi les
failles des règles et des lois et, surtout, l’impuis­
sance des politiques à réguler un univers hy­
pertrophié, malgré les avancées, et notam­
ment l’action déterminée de l’Organisation de
coopération et de développement économi­
ques ces dernières années.
Qu’un paradis fiscal se normalise, un autre
rouvrira, à l’autre bout de la planète, dans une
course au moins­disant réglementaire et fiscal.
A ce titre, l’auteur d’Offshore donne crédit aux
lanceurs d’alerte, aux ONG et aux journalistes
réunis en consortium de médias internatio­
naux, dont les enquêtes comme les « Panama
Papers », en 2016, ont servi de détonateur à une
prise de conscience internationale sur les excès
et les dangers liés à l’offshore. Souvent, les in­
vestigations des journalistes et celles du juge se
sont croisées. Au fil des pages, le témoignage de
l’ancien magistrat a des airs de polar noir de la
finance. L’argent des dictateurs et des diri­
geants de pays corrompus continue à se cacher
dans des paradis fiscaux sous pavillons de pays
occidentaux et, depuis la guerre en Crimée de
2014, les oligarques « intouchables » ne sem­
blent pas avoir rencontré trop de problèmes
pour mettre leurs avoirs à l’abri.
L’auteur appelle à un sursaut de nature politi­
que. Dans un surprenant « plaidoyer pour l’abo­
lition des privilèges », l’ancien juge propose
des mesures fortes directement pilotées par les
Etats (un véritable impôt minimum mondial,
plus de transparence…), qui mettraient fin à
« l’hypocrisie des vingt dernières années » et re­
mettraient de l’ordre dans la mondialisation.
Il ne s’agit pas seulement de porter un coup
d’arrêt à la fraude cachée « offshore », mais
aussi de restaurer de l’équité fiscale envers les
citoyens et de remplir les caisses des Etats. Il en
va « de l’avenir de nos démocraties », conclut
l’auteur. Renaud van Ruymbeke est à la retraite,
mais il n’a pas raccroché les gants. p
anne michel
ou non ces restrictions, la cour les laisse
seuls face à d’innombrables questions :
faut­il afficher d’autres signes religieux ?
Peut­on mettre ainsi fin à une tradition
multiséculaire ? Que répondre à un élève
qui verrait dans le crucifix la présence
réelle du Christ ?
Le cas belge permet d’examiner la « neu­
tralité ». Signifie­t­elle la neutralisation du
religieux, ou au contraire qu’il faille s’abs­
tenir de se prononcer sur les choix (d’atti­
tudes, vestimentaires…) des croyants ? La
jurisprudence laisse apercevoir « une neu­
tralité intrinsèquement plurielle », pen­
chant vers l’une ou l’autre des interpréta­
tions selon les affaires, souligne l’auteur
de l’article, dans une conclusion applica­
ble bien au­delà des frontières belges. p
gaétan supertino
Revue du droit des religions n° 14,
« De quelques états de la laïcité »,
Presses universitaires de Strasbourg,
(novembre 2022), 200 pages, 25 euros
30 | carnet
Antonio
Recalcati
Peintre
L
e peintre italien Antonio
Recalcati est mort à Milan,
le 4 décembre, à l’âge de
84 ans. Né en 1938 dans
une famille ouvrière à Bresso, en
banlieue de Milan, cet autodidacte
fait intrusion dans le monde de
l’art en 1959 en exposant dans une
galerie milanaise ses premières
Impronte, empreintes de parties
de son corps ou de ses vêtements
imprimées dans une couche de
peinture noire ou brune. Autant
les Anthropométries féminines en
bleu d’Yves Klein (1928­1962), con­
temporaines, cherchent à séduire,
autant les Impronte de Recalcati,
en dépit de la similitude de pro­
cédé, relèvent d’un expression­
nisme inquiétant, car les traces de
lui­même qui s’inscrivent sur la
toile semblent souvent celles d’un
blessé ou d’un mourant. « Vérisme
halluciné », juge alors son ami
l’écrivain Dino Buzzati (1906­1972).
Antonio Recalcati doit à cette
technique radicale sa première no­
toriété. En 1961, à l’invitation
d’Alain Jouffroy (1928­2015) et de
Jean­Jacques Lebel, il participe à
l’exposition « Anti­Procès 3 », à la
galerie Brera, toujours à Milan, qui
dénonce la guerre d’Algérie et la
torture. Il est alors, avec Lebel, Erro,
Enrico Baj, Roberto Crippa et
Gianni Dova, l’un des signataires
du Grand Tableau antifasciste
collectif (1960), dans lequel le texte
du Manifeste des 121, « déclaration
sur le droit à l’insoumission dans
la guerre d’Algérie », est collé. Saisi
pour « insulte à la religion de
l’Etat » par la police italienne et
resté caché vingt­quatre ans du­
rant à la Questura de Milan (pré­
fecture de police), le tableau est de­
venu, depuis sa réapparition
en 1985, l’archétype de l’œuvre de
combat dans la seconde moitié du
XXe siècle, et n’a cessé d’être pré­
senté un peu partout en Europe.
En 1963, après un séjour à Lon­
dres, Antonio Recalcati, dont les
expositions se multiplient rapide­
ment, est invité à la Biennale de Pa­
ris, y vient et y reste jusqu’en 1965.
Dans son atelier, les Impronte de­
viennent Impronte del racconto
– « empreintes du récit » – compo­
sitions construites par une grille
qui juxtapose aux empreintes des
parties de figuration picturale de
plus en plus vastes, fragments de
paysages et d’architectures, par­
fois maculés ou barrés de croix.
Ces éléments suggèrent l’amorce
d’une narration, que l’on devine
tragique. Aussi Antonio Recalcati
s’est­il trouvé, plus tard, souvent
rangé du côté de la figuration nar­
rative parisienne, bien qu’il n’ait
pas pris part aux expositions de ce
groupe. Mais la question du récit
en peinture devient néanmoins
capitale pour lui. En 1964, il com­
A la Galerie Di Meo,
à Paris, en 2008.
CARLOS MUNOZ YAGUE/DIVERGENCE
1938 Naissance à Bresso
(Italie)
1964 « Une passion
dans le désert »
1973-1974 « La Bohème
de Chirico »
1996 « Essaouira »
4 DÉCEMBRE 2022 Mort
à Milan (Italie)
pose avec Gilles Aillaud (1928­
2005) et Eduardo Arroyo (1937­
2018) une suite de onze toiles, Une
passion dans le désert, d’après une
nouvelle de Balzac. L’année sui­
vante, les trois mêmes récidivent
pour une histoire en huit tableaux,
Vivre et laisser mourir ou la fin tra­
gique de Marcel Duchamp, qui
imagine ce dernier passé à tabac,
jeté nu au bas d’un escalier et porté
au tombeau par Warhol, Raysse et
d’autres artistes pop, ainsi dénon­
cés pour leur supposée indiffé­
rence politique. La polémique qui
suit sépare Antonio Recalcati de
plusieurs des artistes parisiens
dont il était proche jusque­là.
Dénonciation de l’impérialisme
Après un premier séjour à New
York en 1965, il se rend à La Havane
en 1967 et participe au grand mu­
ral collectif qui y est exécuté par les
artistes du Salon de mai, venus à
Cuba en soutien au régime cas­
triste. En 1968, il revient à Milan
pour les premières toiles d’une
Biographie imaginaire dont les
images sont parfois quasi photo­
graphiques. A New York, en 1970, il
accumule les observations visuel­
les qu’il met en forme dans ses
Intérieurs américains, figuratifs et
satiriques, Antonio Recalcati étant
demeuré fidèle à sa dénonciation
de l’impérialisme.
Par la suite, son œuvre est entre­
coupée de périodes où il cesse de
travailler, particulièrement de
1988 à 1996, se consacrant à la cé­
ramique et au marbre. Elle a des
motifs de moins en moins politi­
ques, des variations sur la pittura
metafisica de De Chirico, dans La
Bohème de Chirico (1973­1974), aux
scènes érotico­macabres des sé­
ries Essaouira (1996), Mano a
mano et Le Nu et la mort (1996­
2002). La technique de l’empreinte
revient le temps des Impronte ri­
trovate (2007), de Sunset Boulevard
(2008­2010) et de La Nascita (2011),
plus colorée qu’à ses débuts. Après
avoir vécu à Paris de 1972 à 1980, il
s’établit à New York jusqu’en 1985,
avant de revenir à Paris, qu’il
quitte pour Milan en 2000. S’il a
été assez fréquemment montré en
Italie dans ses deux dernières dé­
cennies, une rétrospective fran­
çaise reste à faire. p
philippe dagen
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
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AU CARNET DU «MONDE»
Message
C’était ton quatre-vingt-quatrième
anniversaire,
Mum,
hier, le 8 décembre 2022.
Je vous aime plus que tout avec
Papa et pour toujours.
Marianne.
Mariage
Céline
Virevolte petit flocon
Espiègle outreblanc
Aujourd’hui je te dis oui.
Alexandre.
Décès
Le Canon de la Presse,
25, avenue des Gobelins, à Paris 13e
a le regret de vous informer de la
disparition de sa tendre
maman.
Julien, Elisabeth, Béonika,
ses enfants
et leurs familles,
font part du décès de
Jean CARRICABURU.
La cérémonie aura lieu le lundi
12 décembre, à 14 heures, en l’église
Saint-Jean-Baptiste de Grenelle,
Paris 15e.
15, rue Lakanal,
75015 Paris.
Saint-Pée-sur-Nivelle, Cambremer
(Calvados).
Jocelyne et Pascal Dejoux,
sa fille et son gendre,
Christophe et Adelina, Katialine et
Stéphane, Clément,
ses petits-enfants et leurs conjoints,
Ellande, Alexandre, Elorri, Antoine
et Valentin,
ses arrière-petits-enfants,
Gérard Cléret (†) et Anne,
son frère et sa belle-sœur,
Les familles Chambrier et Terrier,
Parents
Et amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Geneviève CHEVALIER,
née CLÉRET,
ancienne employée
du journal Le Monde,
survenu le 3 décembre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le lundi 12 décembre, à 10 h 30, en
l’église Saint-Denis de Cambremer.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Vos condoléances sur :
cridel.fr
Maison Duhart,
2, chemin Harri Ondoa,
64250 Cambo-les-Bains.
Tél. : 05 59 29 24 62.
Michelle Dollé,
son épouse,
Yves, Marion, Antoine, Isabelle,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
François DOLLÉ,
survenu à l’âge de quatre-vingt-dix-
sept ans.
L’inhumation aura lieu au cimetière
du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
Quinet, Paris 14e, ce lundi 12 décembre
2022, à 14 heures.
Claire Duplay,
Emmanuelle Duplay
Et Dune Delhomme,
ont l’immense tristesse d’annoncer
la disparition de
Michel DUPLAY,
architecte DPLG,
professeur d’architecture,
poète,
peintre,
survenue le 5 décembre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
Pour toujours dans nos cœurs.
Cyril Rojinsky,
son fils,
Vitya Rojinsky,
son petit-fils,
ont la douleur d’annoncer le décès
de
Anne-Marie
FINKELSTEIN-ROJINSKY,
ancienne dirigeante de presse,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu dans sa soixante-dix-huitième
année, le 6 décembre 2022.
Les obsèques auront lieu le mardi
13 décembre, à 14 heures, en l’église
Saint-Sulpice, Paris 6e.
La présidente
de l’université Paris-Saclay,
Le doyen
de la faculté des sciences d’Orsay,
Le directeur
de l’institut de chimie moléculaire et
des matériaux d’Orsay,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Alain GAUDEMER,
professeur émérite
et ancien président
de l’université Paris-Sud (1994-1998),
chevalier
dans l’ordre des Palmes académiques,
chevalier
dans l’ordre national du Mérite,
survenu le 5 décembre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La communauté se souviendra
de son enthousiasme et de son
appétence pour l’histoire de « sa »
science et s’associera par la pensée à
son épouse, Odile, ses enfants, petits-
enfants et arrière-petite-fille, lors de
la cérémonie religieuse qui aura lieu
le lundi 12 décembre, à 11 heures, au
crématorium de Nîmes.
Paris. Neuilly-sur-Seine.
Odile Krug-Basse,
sa sœur,
Pierre et Simone Zimmer
Catherine, Isabelle, Philippe et
Pierre-Jean,
ses nièces et neveux,
Toute la famille,
Ses ami(e)s,
ont la douleur de faire part du décès
de
Anne Marie KRUG-BASSE,
lieutenant (h.),
grand’croix de la Légion d’honneur,
grand’croix
de l’ordre national du Mérite,
croix de guerre 1939-1945,
médaille de la Résistance,
survenu le 3 décembre 2022,
dans sa centième année.
Une cérémonie religieuse a eu
lieu ce vendredi 9 décembre, à 10 h 30,
en la cathédrale Saint-Louis-des-
Invalides, 6, boulevard des Invalides,
Paris 7e.
À l’issue de la cérémonie religieuse,
les honneurs militaires lui ont été
rendus dans la cour d’honneur.
La famille remercie par avance
toutes les personnes qui prendront
part à sa peine ainsi que le personnel
de l’Institution nationale des Invalides
pour leur accompagnement et leur
gentillesse.
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Jean Lempérière, Mme Eric W. Pfrunder
son époux,
Anne et Victoire Lempérière,
ses filles,
Mauricio Buraglia,
et ses enfants, Candice, Tess et
Jasper,
son gendre,
Florence et Pierre,
ses petits-enfants,
Amadeo,
ont la très grande tristesse de faire
part du décès de
Eric W. PFRUNDER,
son arrière-petit-fils,
ont la douleur de faire part du décès
de
survenu à Paris, le 5 décembre 2022,
à l’âge de soixante-quatorze ans.
Geneviève LEMPÉRIÈRE,
Ils lui témoigneront leur immense
née MARTRES,
affection lors d’une cérémonie ce
peintre et musicienne,
vendredi 9 décembre, à 15 h 30, en
survenu le 6 décembre 2022, dans sa l’église Saint-Germain-des-Près, 3, place
quatre-vingt-dix-neuvième année.
Saint-Germain-des-Près, Paris 6e, suivie
La cérémonie religieuse sera d’un moment autour d’un verre
au marché Saint-Germain, 6, rue
célébrée le mercredi 14 décembre,
à 10 heures, en l’église Saint- Lobineau, Paris 6e.
François-Xavier, 12, place du
Président-Mithouard, Paris 7e, suivie
L’inhumation aura lieu le samedi
de l’inhumation, à 11 h 30, au
cimetière du Montparnasse, 3, 10 décembre, dans la stricte intimité
boulevard Edgar-Quinet, Paris 14e. familiale.
Bussy-Saint-Georges (Seine-et- Hommage
Marne).
Paris, le 8 décembre 2022.
Gérard LULIN
Eric W. PFRUNDER.
nous a quittés le 3 décembre 2022,
âgé de soixante-douze ans.
Au revoir cher Eric, ce fut un
Une cérémonie aura lieu à la privilège de vous connaître et un
maison funéraire de Montfermeil honneur de faire partie de votre
(Seine-Saint-Denis), 55, rue du Général
famille.
Leclerc, le mardi 13 décembre, à 14 h 30.
Sa femme, Que votre talent et votre vision
Sa famille, guident et inspirent toujours nos
Ses ami(e)s. vies.
« La vie ne nous appartient pas,
c’est nous qui lui appartenons. » Antonio Rummo.
François Cheng.
Commémoration
Paris. Paucourt (Loiret).
Il y a trente ans, le 9 décembre 1992,
François, Emmanuel, Armelle et
Marie-Laure, Dominique BAGOUET
ses enfants,
Ses beaux-enfants,
nous quittait, à quarante et un ans.
Ses dix petits-enfants
Et son arrière-petite-fille,
Figure majeure de la danse
ont la tristesse de faire part du décès contemporaine française, il a
de marqué de son empreinte poétique
Christine PATRON, des générations passées et à venir
née CHAPEROT, de danseurs et de chorégraphes.
chevalier de la Légion d’honneur,
fondatrice de l’Association ISATIS, Tous ceux qui l’ont connu et aimé
ont une pensée affectueuse pour lui
survenu le 3 décembre 2022.
aujourd’hui.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le lundi 12 décembre, à Jean-Paul Montanari
15 heures, en l’église de Paucourt
Et l’équipe de Montpellier Danse.
(Loiret).
Communication diverse
Sapphram, Marianne et Laurent
Weiss,
ses enfants,
Humara Weiss et Léo Weiss,
ses petit-fils,
Nethi Oury-Weiss,
son arrière-petite-fille,
ont la tristesse d’annoncer la
disparition de
Jeanne Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
WEISS-ROUANET,
Les bénévoles de SOS Amitié
décédée à Paris, le mercredi
30 novembre 2022, à l’âge de quatre- écoutent
vingt-quinze ans et demi, entourée
par téléphone et/ou par internet
de ses proches.
ceux qui souffrent de solitude,
Anesthésiste infatigable et émérite, de mal-être et peuvent avoir
en cardiologie à l’hôpital Broussais, des pensées suicidaires.
puis à la maternité des Lilas, figure
militante du MLAC, du GIS, et de
l’ANCIC, son engagement pour le Nous recherchons des écoutants
droit des femmes, son énergie, son
bénévoles
amour de l’art et son beau sourire
continueront à nous accompagner. sur toute la France.
L’écoute peut sauver des vies
Les obsèques auront lieu en la
grande salle de la Coupole du et enrichir la vôtre !
crématorium du cimetière du Choix des heures d’écoute,
Père-Lachaise, Paris 20e, le vendredi
formation assurée.
16 décembre, à 10 h 30.
Ni fleurs ni couronnes. En IdF RDV sur
www.sosamitieidf.asso.fr
Vous pouvez faire un don en sa
En région RDV sur
mémoire à la Fondation des Femmes.
www.sos-amitie.com
weissrouanet@yahoo.fr
Société éditrice du « Monde » SA
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Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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Infographie Delphine Papin
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Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
CULTURE | CHRONIQUE
p a r m i c he l g ue r ri n
La victoire totale
de Chantal Akerman
O
n imagine, non sans
gourmandise, la tête
qu’ont dû faire des
dizaines de milliers
de professionnels du cinéma, de
par le monde, à Hollywood en
particulier, quand ils ont décou­
vert les « 100 meilleurs films de
l’histoire » dévoilés le 1er décem­
bre par la revue britannique de
cinéma Sight and Sound. Surtout
l’identité du gagnant. Qui est une
gagnante. Soit Chantal Akerman,
et son film Jeanne Dielman,
23, quai du Commerce, 1080
Bruxelles, qu’elle a tourné en 1975
avec Delphine Seyrig.
Beaucoup n’ont sans doute
jamais entendu parler de ce film
au titre bizarre et de la cinéaste
franco­belge, autrice d’une tren­
taine de films, morte en 2015 à
l’âge de 65 ans.
On entend déjà les soupirs. C’est
n’importe quoi, ces classements…
Sauf que ce journal produit un
palmarès respecté, car révisé tous
les dix ans depuis 1952, et que son
jury est conséquent – 1 639 spécia­
listes de cinéma, dans le monde
entier. Ajoutons qu’un classe­
ment, parce qu’il est subjectif,
constitue le miroir d’un art, d’une
société, d’une époque.
Le jury consacre pour la pre­
mière fois un film réalisé par une
femme, tourné avec quasiment
que des femmes, qui raconte l’his­
toire d’une femme. Et depuis huit
jours, les réactions oscillent entre
admiration et affliction. Beau­
coup, par curiosité, ont dû regar­
der un extrait sur YouTube et
découvrir cette séquence où
Delphine Seyrig, filmée en un
plan fixe, épluche trois pommes
de terre pendant six minutes. Les
intrépides la verront prendre un
bain et récurer une baignoire
pendant cinq minutes. Ils sorti­
ront de ce voyage au bout de
l’ennui fascinés ou effrayés. Pour
se remettre, ils courront le 14 dé­
cembre voir Avatar : la voie de
l’eau, de James Cameron.
Le film d’Akerman, réalisé alors
qu’elle a 25 ans, raconte trois
journées domestiques, métrono­
miques, englouties par les tâches
ménagères, d’une veuve au foyer
avec son ado, et qui est également
prostituée pour trois clients afin
de tenir son budget – le titre com­
plet du film y fait référence. Il en
va ainsi durant plus de trois heu­
res, rythmées par des dialogues ra­
res et secs, jusqu’au moment où le
quotidien routinier se dérègle
pour s’achever en un geste radical.
Un chef-d’œuvre
C’est un film épouvantable pour
beaucoup, un chef­d’œuvre selon
nous – pour son sujet, sa forme,
son récit, pour le son du couteau
sur la planche à découper, pour
Delphine Seyrig. Quand on de­
mandait à l’actrice, pourquoi elle
avait tourné ce film, elle répon­
dait : « On n’a jamais filmé ce que
vit la moitié de l’humanité. »
La consécration de Chantal
Akerman est étroitement liée à
l’évolution récente du jury – plus
nombreux, féminisé, mondia­
lisé, diversifié. Sa victoire est
totale puisqu’un autre de ses
films figure au palmarès (News
from Home, 1977). En prime,
Jeanne Dielman détrône Vertigo,
d’Hitchcock, et Citizen Kane, d’Or­
son Welles, soit deux œuvres
monstres par deux cinéastes in­
carnant le macho tyrannique.
AKERMAN VOULAIT
MONTRER COMMENT
« ON PEUT FAIRE
DE L’ART AVEC UNE
FEMME QUI FAIT
LA VAISSELLE »
0123 | 31
ALLEMAGNE : LA
MUE INCOMPLÈTE
DU CHANCELIER messes ont été tenues, comme la hausse du
salaire minimum, passé de 9,80 euros à
500 milliards d’euros qui n’étaient pas pré­
vus, dont plus de la moitié pour faire face à
OLAF SCHOLZ 12 euros brut de l’heure, l’invasion de la flambée des prix, à commencer par ceux
l’Ukraine par la Russie, le 24 février, a rendu
largement obsolète le « contrat de coali­
tion » signé quelques semaines plus tôt.
de l’énergie ?
Que des choix parfois aussi éloignés des
positions défendues par les partis du gou­
Membre d’un parti de culture profondé­ vernement aient été actés – et si vite – est à
ment pacifiste et qui, depuis l’Ostpolitik de mettre au crédit d’Olaf Scholz. Dans la tem­
Willy Brandt (1969­1974), avait constam­ pête, ce dernier est parvenu à asseoir son
LA CONSÉCRATION ment prôné de bonnes relations avec autorité sur une coalition hétéroclite dont
Moscou, le chancelier social­démocrate a beaucoup d’observateurs, il y a un an, pen­
DE LA RÉALISATRICE pris tout le monde de court en annonçant, saient qu’elle était soit condamnée à l’im­
PAR LA REVUE trois jours après le début de la guerre, que mobilisme, soit vouée à éclater au bout de
l’Allemagne allait créer un fonds spécial de quelques mois seulement.
BRITANNIQUE 100 milliards d’euros pour sa défense, avec Prises dans l’urgence par une Allemagne
« SIGHT AND SOUND »
EST UNE BELLE C’ était il y a un an. Le 8 décem­
bre 2021, Olaf Scholz succédait à
Angela Merkel à la tête d’une coa­
lition tripartite rassemblant les sociaux­dé­
pour ambition d’avoir la première armée
conventionnelle d’Europe.
A cette décision majeure, qualifiée à juste
titre de « tournant historique » (Zeitenwende)
contrainte de sortir à toute vitesse de sa
dépendance au gaz russe, ces décisions ont
toutefois été souvent mal comprises dans
les autres capitales européennes, à Paris
NOUVELLE mocrates (SPD), les Verts et les libéraux par Olaf Scholz, s’en ajoutèrent d’autres, el­ notamment, où Olaf Scholz se voit repro­
(FDP). S’il affichait de vraies ambitions ré­ les aussi totalement inattendues mais pri­ cher un manque d’esprit de concertation et
formatrices, notamment en matière de ses au prix de renoncements douloureux. de solidarité.
Plus largement, onze femmes transition énergétique et numérique, le Qui aurait cru que l’entrée des écologistes De la part d’un chancelier qui entend as­
figurent cette année dans le nouveau gouvernement allemand s’inscri­ au gouvernement allait s’accompagner de sumer un véritable « leadership » en Eu­
Top 100, dont Agnès Varda, Jane vait toutefois dans une grande continuité la réouverture d’une vingtaine de centrales rope, notamment sur les questions de poli­
Campion et Céline Sciamma, alors avec le précédent. Une continuité incarnée à charbon, de la construction de terminaux tique étrangère et de défense, soit un rôle
qu’elles n’étaient que deux en 2012 par Olaf Scholz lui­même : déjà vice­chan­ géants de gaz naturel liquéfié et d’une pro­ que s’était toujours refusé de jouer sa
(déjà Akerman, et Claire Denis celier depuis trois ans, le successeur longation de quelques mois de la durée de prédécesseure, c’est sans doute sur ce plan
pour Beau travail) et zéro durant d’Angela Merkel était, comme elle, un prag­ vie des trois dernières centrales nucléaires que son bilan est le plus perfectible. Un an
les soixante premières années. matique prudent au style tout en sobriété. encore en activité ? Qui s’attendait à ce que après son arrivée au pouvoir, tel est le prin­
En toute logique, une lecture Un an plus tard, le bilan d’Olaf Scholz le FDP, garant de l’orthodoxie budgétaire, se cipal défi du nouveau chancelier allemand :
féministe du palmarès domine n’est pas mince, même s’il ne correspond voit confier le ministère des finances pour prouver qu’il peut être aussi un grand
les débats. En s’appuyant sur plu­ guère à ce qui avait été imaginé. Si des pro­ dépenser, en une seule année, quelque chancelier européen. p
sieurs indices, notamment le fait
que des membres du jury, avant le
vote, ont appelé à « mettre le feu
aux films masculins blancs hété­
ros », le cinéaste Paul Schrader
et l’historien du cinéma Daniel
Kremer, chacun de son côté,
dénoncent un palmarès joué
d’avance visant à opérer « un re­
centrage woke ». Le second ajoute
que la consécration d’Akerman
est un mauvais service qui lui
est rendu, empêchant de regar­
der son film comme « le
chef­d’œuvre qu’il est ».
Cette polémique est bien de
l’époque. Dans tous les arts, les
œuvres sont jugées non plus en
fonction de ce qu’elles sont, des
innovations qu’elles portent, de
la poésie et de l’émotion qu’elles
font naître, mais de l’identité de
son auteur et des bons senti­
ments enrobant des questions
sociétales (écologie, minorités,
féminisme, racisme…).
Chantal Akerman, tout en
constatant avec bienveillance que
Jeanne Dielman occupait une
place de choix dans les études fé­
ministes, n’a jamais déclaré que
son film était féministe. Il s’inscrit
plutôt dans une moisson esthéti­
que diverse. Akerman citait Go­
dard. Son film épuré fait écho à
l’art minimaliste, il est aussi hyp­
notisant qu’une musique répéti­
tive du compositeur Philip Glass,
aussi brutal que la formidable
vidéo Semiotics of the Kitchen, que
l’artiste américaine Martha Ros­
ler réalise la même année 1975 : un
plan fixe de six minutes, où elle se
filme dans sa cuisine, brandit une
dizaine d’ustensiles, du batteur au
couteau, les nomme, mime leur
fonction pour les transformer en
instrument de torture.
Akerman, rappelons­le, était
une figure de l’art contemporain.
Elle était représentée par la galerie
américaine Marian Goodman,
une des plus réputées au monde,
et elle a multiplié les expositions
dans le monde, à partir d’écrans,
notamment à la Biennale de Ve­
nise. Il y a justement dans Jeanne
Dielman un côté arty. Akerman di­
sait qu’elle ne montrait pas une
femme faire la vaisselle mais com­
ment « on peut faire de l’art avec
une femme qui fait la vaisselle ».
Comment de cinéma a­t­il pu sa­
crer une artiste ayant un pied dans
un autre monde ? Parce qu’il est
composé d’universitaires, d’histo­
riens, d’archivistes et de conserva­
teurs de musées, et par des criti­
ques aimantés par la radicalité. Au
passage, s’est perdue une utopie
incarnée par un Stanley Kubrick et
son 2001, l’Odyssée de l’espace : ré­
volutionner la forme cinéma sans
perdre le grand public. Reste que la
consécration d’Akerman est une
belle nouvelle si elle permet de
remettre son cinéma dans la lu­
mière. En espérant que le film ne
serve pas juste à ouvrir un débat
sur la répartition des tâches ména­
gères entre femmes et hommes. p
NOTRE SÉLECTION
DE CHAMPAGNES
ROSÉS
65 bouteilles plaisir
à tous les prix
PAGES 10 À 14

CE QUE BOIT
NEW YORK
L’ART PÉTILLE
Rencontre avec
les professionnels du vin
de la Grosse Pomme, de
ses cavistes à la sommelière
EN CHAMPAGNE
Pascaline Lepeltier
PAGES 16 ET 17

ENTRETIEN AVEC
RIDLEY SCOTT
Le cinéaste suit de près
la production de ses vins
du Luberon
PAGE 23

L
a Champagne viticole a des étoiles dans les
yeux, tant les ventes de bulles explosent les
compteurs. L’année 2022 file tout droit vers
les 339 millions de bouteilles écoulées, ce qui
serait un nouveau record, le dernier datant de 2007.
De quoi oublier les montagnes russes des dernières
années – Covid­19 oblige. Cerise sur le gâteau, la ven­
dange de l’automne est exceptionnelle, en quantité
et en qualité, permettant de reconstituer les réserves
en cave, après une récolte de 2021 catastrophique en
raison du gel et du mildiou, un sale champignon.
Puisque la Champagne voit la vie en rose, nous
avons choisi d’axer notre sélection de bouteilles
pour la fin d’année sur les bulles rosées, qui accom­
pagnent si bien les beaux événements comme les
repas les plus gastronomiques. Nous avons même
déniché des flacons à prix doux, et ce n’est pas simple,
car il faut constater que les prix ont augmenté cette
année et ils vont encore augmenter en 2023, en raison
de l’inflation et de la hausse continue de la « matière
sèche » (verre, étuis, transport). Autre point
d’inquiétude : l’année historiquement chaude, qui en
annonce d’autres, fait qu’il sera toujours plus épineux
de produire un champagne désaltérant et capable de
vieillir en cave. Dépêchons­nous donc de trinquer
avant que le climat ne fasse trinquer la vigne.
De trinquer à l’art et à la création aussi. Nous
sommes partis à Reims à la rencontre des marques
Pommery et Ruinart, deux maisons mitoyennes qui
ont pour point commun de jouer à fond la carte de
l’art contemporain pour faire rêver, et aussi vendre
des bouteilles. Dans une crayère de Pommery,
à 30 mètres sous terre, à côté de millions de flacons
« dormants », nous sommes tombés par surprise sur
ce bouquet de fruits colorés prêts à éclore. Un vrai
cadeau de Noël. p
michel guerrin et ophélie neiman

« Free Tree », de Choi Jeong­hwa (2015), dans une crayère de Pommery, 30 mètres sous terre. BALLADE STUDIO

Cuvée Rosé, choisie par les meilleurs*.

Photographe : Iris Velghe / Conception : Luma

MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE

* dans les meilleurs établissements de l’hôtellerie et de la restauration. champagnelaurentperrier

L’ A B U S D ’ A L C O O L E S T D A N G E R E U X P O U R L A S A N T É , À C O N S O M M E R AV E C M O D É R AT I O N.

Cahier du « Monde » No 24239 daté Samedi 10 décembre 2022 ­ Ne peut être vendu séparément
 0123
2 | 0123 des vins SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

Pommery et Ruinart,
deux visions de l’art en Champagne
Quand d’autres multiplient les mécénats
reims (marne) ­ envoyé spécial
dans l’art contemporain, ces deux maisons a installé des dizaines de silhouettes en alumi­
nium froissé, vides à l’intérieur, sans visage :
uand on de­
de champagne poussent leur engagement alignées, à genoux, elles prient. Cette œuvre,

Q
mande à Cathe­
rine Delot, direc­
trice du Musée
des beaux­arts de
Reims, si certai­
nes œuvres déte­
nues par des mai­
sons de champa­
gne la font rêver, elle en cite deux. Une sculp­
ture sonore, magique, à partir de verre bleuté,
de Jean­Michel Othoniel, qui trône au Réfec­
toire, le restaurant gastronomique de Pom­
mery. Et une installation envoûtante du desi­
gner néerlandais Maarten Baas appartenant à
Ruinart : un lustre de Murano affaissé sur une
table de banquet délicieusement disloquée.
Pommery et Ruinart. Les deux maisons de
champagne sont mitoyennes à Reims. Elles
sont aussi très actives dans le domaine de
l’art contemporain, produisant de nombreu­
ses œuvres et expositions, délivrant bourses
et prix. A la différence de concurrents,
comme Louis Roederer, qui ont opté pour le
seul mécénat, ces marques organisent leurs
propres événements, non sans lien avec le
commerce des bulles. Si l’engagement de Rui­
nart et de Pommery se voit plus qu’ailleurs,
c’est aussi parce que ces maisons creusent
surtout le sillon de l’art contemporain. « Se
disperser dans la culture, c’est l’échec assuré »,
disent­elles de conserve.
Ces deux maisons rémoises seraient égale­
ment celles qui consacreraient le plus d’ar­
gent à la création. On parle de plusieurs mil­
lions d’euros pour chacune, même si, comme
d’autres du reste, elles sont avares de chiffres.
Autre signe d’engagement sérieux, une per­
sonne se consacre entièrement à l’action ar­
tistique, chez Pommery comme chez Ruinart.
Un climat défavorable aux œuvres
Arrêtons là les points communs. Tout distin­
gue ces maisons. Pommery (plus de 6 millions
de cols), propriété du groupe Vranken Pom­
mery Monopole, a la réputation d’être accessi­
ble avec son Brut royal que l’on trouve à
30 euros en supermarché, voire 20 euros en
période de promotion. Ruinart (entre 4 et
5 millions de cols), marque du groupe de luxe
LVMH, a une image racée, un chouïa snob,
avec sa bouteille trapue que l’on trouve plutôt
chez les cavistes au­dessus de 50 euros. Ces
profils contrastés ne sont pas anodins. Ils in­
duisent des implications distinctes dans l’art
jusqu’à produire œuvres et expositions.
Une démarche aussi vertueuse
que bénéfique à leur image
air, mais aussi dans ses locaux, le cellier Pom­
padour, la villa Demoiselle, chef­d’œuvre de
l’Art nouveau, longtemps à l’abandon et res­
taurée en 2008. Mais il veut également des
œuvres sous terre. Car il est estomaqué par les
caves de Pommery. Il y a de quoi. Vous em­
pruntez un escalier de 116 marches plongeant
à 30 mètres de profondeur et vous tombez sur
une soixantaine de crayères gallo­romaines,
de 30 mètres de hauteur, reliées entre elles par
18 kilomètres de tunnels. Le site souterrain a
une fonction précise : 25 millions de bouteilles
y mûrissent avant d’être commercialisées.
Disons que la place ne manque pas. Sauf
qu’il faut être un peu givré pour faire subir à
des œuvres d’art une température de 10 de­
grés et 98 % d’humidité (les murs suintent).
Impensable d’y descendre des tableaux ou
photos pendant six mois. Il n’y a que trois
options : des œuvres qui se jouent du froid et
de l’humidité, des sculptures en métal solide,
ou des installations éphémères qui finiront à
la poubelle et que l’artiste reproduira. Ainsi,
les seules œuvres pérennes dans les caves
Pommery sont sculptées dans la craie : qua­
tre bas­reliefs célébrant le vin créés par l’ar­
tiste régional Gustave Navlet au début des an­
nées 1880, et les fameuses rayures noires et
blanches de Daniel Buren en 2007. « Daniel
les a gravées dans la seule galerie où tous les
visiteurs passent », note en souriant Paul­
François Vranken.
A partir de là, Nathalie Vranken a réalisé
l’impossible : installer depuis 2004 quelque
trois cents œuvres, parfois monumentales, 30
mètres sous terre. Etre à la fois l’épouse du pa­
tron et la directrice générale déléguée du
groupe Vranken Pommery Monopole, ça aide.
Discrets mécènes
Son caractère aussi, car sa détermination et sa
franchise jouent pour elle. Quand on lui dit
qu’elle n’a pas l’air commode, elle répond : « Je
confirme. » D’autres figures du champagne,
qui l’ont côtoyée, approuvent aussi. Elle
ajoute : « Je suis la spécialiste des trucs de fous. »
Chez Pommery, on n’organise d’ailleurs pas
des expositions mais des « Experiences ». C’est
bien trouvé.
Nathalie Vranken invite chaque année un
spécialiste de l’art qui choisit les artistes. A elle,
ensuite, de concrétiser les projets. Par exemple
pour cette œuvre d’Anne­Flore Cabanis : qua­
tre fois 21 fils épais et tendus dans une crayère
sur 30 mètres de hauteur. Ou pour la cathé­
drale de 3 200 chaises empilées par l’artiste Ta­
dashi Kawamata. Pour une autre œuvre, il a
fallu faire descendre 30 tonnes de terre végé­
tale. Ou de multiples écrans vidéo…
Deux fantômes exigeants
Le plaisir de Nathalie Vranken est de tra­
vailler avec des artistes bien vivants. « Van
Gogh n’était pas disponible », précise­t­elle.
Elle adore les recevoir, les flairer, écouter leurs
désirs, leur dire non quand elle juge une de­
mande superflue – « je peux les envoyer
chier ». Les satisfaire quand elle y croit. « Les ar­
tistes pensent autrement, ils m’aident à imagi­
ner le monde de demain. Je suis plus copine
avec eux qu’avec Google. » Son mari sourit et
cerne sa place à lui : « Je suis le premier visiteur
et le premier critique. »
La liste des centaines d’artistes invités à
Pommery est impressionnante : par exemple
Camille Henrot, Fabrice Hyber, Laurent
Grasso, Tania Mouraud, Adel Abdessemed,
Pascale Marthine Tayou. En 2007, Kader Attia
Emptiness/Fullness (Ghost), figure parmi les
plus fortes de l’artiste, et c’est ici qu’elle est ap­
parue, avant d’être montrée un peu partout
dans le monde.
Le couple Vranken se dit passionné par les
vivants tout en évoquant deux fantômes qui
hantent leur maison : d’abord Jeanne Alexan­
drine Louise Pommery. A la mort de son mari,
en 1858, elle prend les rênes de la maison. Elle
n’a alors que 39 ans. Visionnaire, elle invente
le champagne brut, en 1874, et fait passer la
production de sa marque de 50 000 à 2 mil­
lions de bouteilles. Ensuite Henry Vasnier, son
génial associé, avec qui elle partage un goût
immodéré pour l’art. Louise collectionne la
céramique, Henry les tableaux de Delacroix,
Corot, Millet, Monet, Renoir ou Sisley. Ce tan­
dem a tout légué au Musée des beaux­arts de
Reims. « Sans eux, il n’y a pas de musée », tran­
che Catherine Delot.
Louise Pommery et Henry Vasnier ont égale­
ment trouvé une synergie entre l’art et leur
marque. En 1888, ils achètent aux enchères Des
glaneuses (1857), tableau de Millet, pour la ron­
delette somme de 300 000 francs­or. Ils le font
RUINART EST CONNU
POUR SA CAPACITÉ
À MONTER SON PROPRE
STAND SUR UNE FOIRE,
À FAIRE VENIR DES ARTISTES
OU DES COLLECTIONNEURS
pour que le tableau ne parte pas en Amérique
et l’offrent au Louvre (il est aujourd’hui au
Musée d’Orsay). Mais ils procurent aussi une
publicité phénoménale à Pommery et en­
voient un signal rassurant aux viticulteurs à
qui la marque achète en masse du raisin : s’ils
peuvent dépenser une telle somme pour une
toile, c’est qu’ils sont solvables. Le couple Vran­
ken aime rappeler cette histoire. C’est leur fa­
çon de dire que leur aventure à eux, dans l’art,
est aussi un succès. Près de 150 000 personnes
visitent Pommery chaque année : le billet
coûte 24 euros, exposition et dégustation
d’une coupe comprises. Aucune marque de
champagne n’attire autant de monde.

P
contemporain.
L’art chez Pommery se développe essentiel­
lement dans ses murs rémois, soit une pro­
priété gigantesque de 55 hectares, sorte de
ville dans la ville, avec des bâtiments de style
néo­élisabéthain − « kitsch », selon l’artiste
Daniel Buren − devant lesquels s’étend une
pelouse en plan incliné, avec au milieu une
œuvre accueillante : un banc rouge géant de
l’artiste Lilian Bourgeat, champion des objets
surdimensionnés. Depuis 1878, Pommery est
ouvert au public, qui accourt en masse pour
voir comment le champagne se fabrique, se
déguste, se conserve. Quand il rachète la mar­
que, en 2002, au groupe LVMH, le Belge Paul­
François Vranken souhaite ajouter un ingré­
dient à la visite : une exposition d’art contem­
porain différente chaque année.
L’industriel collectionne un peu, et il a un
mentor, son ami Alain Dominique Perrin, qui
lui a fait rencontrer les artistes César ou
Robert Combas en son château viticole de Ca­
hors et qui a conçu la Fondation Cartier pour
l’art contemporain, mondialement célèbre.
« Alain Dominique m’a fait avancer », reconnaît
Paul­François Vranken. Ce dernier, comme
d’autres ailleurs dans le vignoble français, sait
aussi que l’art de son temps est un médium lé­
ger, souple, abordable et efficace pour jouer les
acteurs culturels et se donner une image chic.
Par exemple pour porter sa cuvée de prestige,
nommée « Louise », aussi délicieuse que chère.
L’art, Paul­François Vranken le veut en plein
DANS LES CAVES, SEULES PEUVENT
ÊTRE EXPOSÉES DES ŒUVRES
QUI SE JOUENT DU FROID
ET DE L’HUMIDITÉ, OU DES
INSTALLATIONS ÉPHÉMÈRES
resque toutes les maisons de champagne sont
actives dans la culture, à des degrés très divers.
D’abord en entretenant leur exceptionnel patri­
moine bâti. Ensuite, plusieurs marques ont également
donné des millions d’euros pour la rénovation récente
du Musée du vin de Champagne et d’archéologie ré­
gionale, à Epernay. D’autres enfin
financent la rénovation du Musée des beaux­arts de
Reims, dont la réouverture est prévue pour 2025.
Sinon, il est difficile de cerner l’ampleur de leur
mécénat dans la culture. Deux marques parmi les
plus actives sont les rares à donner des chiffres :
Taittinger (900 000 euros par an) et Louis Roederer
(580 000 euros). Si, dans la création, les arts plasti­
ques sont le champ le plus aidé, Veuve Clicquot est
partenaire de La Cartonnerie, scène musicale à Reims.
L’engagement des maisons prend des formes diver­
ses : financer un événement, fournir des bouteilles
gratuitement, faire dessiner un coffret ou une
étiquette par un artiste (Philippe Starck pour Louis
Roederer), produire ou acheter des œuvres, inviter
un créateur en résidence, délivrer une bourse, décer­
ner un prix… L’argent peut servir à promouvoir la
marque (il dépend souvent du budget communica­
tion) ou être donné de façon désintéressée.
A chaque maison sa fondation
La Fondation Louis Roederer, créée en 2011, est le
modèle d’un mécénat discret, au service de lieux cul­
turels et coupé de l’activité champagne. Elle vient de
recruter une directrice artistique, Audrey Bazin, pour
lui apporter de la cohérence et faire monter en puis­
sance un mécénat pour l’instant axé sur les arts vi­
suels et la création émergente : expositions de photos
à la Bibliothèque nationale de France et prix aux Ren­
contres d’Arles, Palais de Tokyo, aide au cinéma en
lien avec le Festival de Cannes et celui de Deauville…
Taittinger s’apprête également à créer, en 2023,
une fondation dans un bâtiment au centre de Reims,
dans le but de fédérer et d’intensifier ses multiples
actions de mécénat – patrimoine, art contemporain,
musique, création – tout en mettant l’accent sur
la gastronomie. p
m. g.
Les œuvres exposées abordent des sujets qui
n’ont strictement rien à voir avec Pommery, ni
même avec la bulle. « Chez nous, l’art n’est pas
un complément à la marque, il est une entité
autonome et son rôle n’est pas de vendre des
bouteilles », assure Paul­François Vranken. Il
faut nuancer. Le patron concède qu’il vend
une demi­bouteille de Pommery par visiteur.
Soit autour de 80 000 flacons par an. Sans
doute l’art ne provoque­t­il pas un réflexe
d’achat, mais il y contribue.
Tant pis pour l’empreinte écologique
Au printemps 2023, Pommery fêtera les
20 ans de l’unique centre d’art souterrain
ouvert toute l’année dans le monde avec une
nouvelle « Experience ». « Je suis fière d’avoir
créé une identité et que Pommery soit devenue
une destination culturelle importante », confie
Nathalie Vranken. Catherine Delot acquiesce :
« Pommery a une très belle réputation dans
l’art, et c’est pour cela qu’au nom du Musée de
Reims nous avons multiplié les collabora­
tions. » Il faut « aller plus loin », ajoute Paul­
François Vranken, rappelant que Pommery
possède une collection d’une centaine de piè­
ces, parfois monumentales, soit l’héritage des
« Experiences » passées, que son épouse ap­
pelle « souvenirs » et qu’il faudra un jour réunir
dans un lieu à trouver.
Quand on évoque son voisin à Reims, on
sent un brin d’admiration et un léger regret
dans la voix de Paul­François Vranken. Car si
l’art est omniprésent chez Pommery, Ruinart,
lui, est omniprésent dans le monde culturel
en général, et celui de l’art contemporain en
particulier. « La grande question, c’est : être à la
mode ou pas », relève Paul­François Vranken,
qui a la réputation d’être un as du marketing.
Il n’est pas rare d’entendre un artiste, dans
un dîner de musiciens, d’acteurs ou de plasti­
ciens, lâcher d’un ton péremptoire, même s’il
n’y connaît rien : « Je ne bois que du Ruinart. »
La sentence a tendance à se répéter aux quatre
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 0123 des vins | 3

L’artiste chinois Liu Bolin (à droite) s’est mis en scène, en 2018, au côté de Frédéric Panaiotis, chef de cave chez Ruinart. LIU BOLIN

Attention, ajoute Frédéric Dufour, Ruinart A la différence de Pommery, l’art chez Rui­
n’est pas seulement choisi pour l’argent nart reflète l’aventure et les convictions de la
donné, mais pour son image et pour ses servi­ marque. Avec distance. On est loin d’Alfons Mu­
ces : sa capacité à monter son propre stand sur cha, virtuose de l’Art nouveau qui, en 1896,
une foire, à créer un bar lounge, à faire venir créait une affiche publicitaire pour cette mai­
des artistes ou collectionneurs, à activer son son. « C’est la première collaboration en France
réseau, à monter des événements, des déjeu­ entre une marque, tous secteurs confondus, et
ners… « Franchement, on sait faire. Si je sens un artiste », assure Frédéric Dufour. Ruinart se
qu’un responsable de foire ne s’intéresse qu’à retrouve aujourd’hui à la tête de plus de deux
notre portefeuille, ça ne m’intéresse pas », as­ cents œuvres. « En attendant de les réunir en un
sène Frédéric Dufour. Qui note que grâce à ses espace, nous les prêtons à des expositions », ex­
nombreux atouts, Ruinart a supplanté plique Fabien Vallérian. Certaines créations,
d’autres marques sur les foires d’art, notam­ présentes sur la propriété rémoise, sont inclu­
ment Pommery. « Notre image est plus en adé­ ses dans la visite ouverte au public et dont le
quation avec celle du luxe. » temps fort reste les crayères spectaculaires.
A côté des foires et des « cartes blanches » –
Un engagement dans la durée « notre colonne vertébrale », selon Frédéric Du­
Ruinart passe chaque année une com­ four –, Ruinart a la particularité de multiplier
mande à un artiste, dont les œuvres produi­ les actions, bourses, prix, qui consolident sa
tes sont montrées sur une dizaine de foires position dans l’art contemporain. Ainsi, tou­
partenaires dans le monde : le Danois Jeppe jours dans une optique environnementale,
Hein en 2022, le britannique David Shrigley d’autres commandes sont passées à des artis­
en 2020­2021, le Brésilien Vik Muniz en 2019, tes jusqu’en 2029, date à laquelle la maison fê­
le Chinois Liu Bolin en 2018, l’Espagnol Jaume tera son 300e anniversaire.
« Cathédrale de chaises » (2007), de Tadashi Kawamata, dans la crayère de Pommery. POMMERY Plensa en 2017, le Néerlandais Erwin Olaf Cette année, l’artiste Claude Viallat, as de
en 2016… Chacun se voit offrir une « carte 86 ans du mouvement Supports/Surfaces, a
blanche »… qui n’en est pas totalement une. dessiné une deuxième peau aux couleurs aci­
coins de la planète. Les artistes aiment la lu­ Pour s’afficher dans ces événements, Rui­ Car l’artiste vient d’abord chez Ruinart pen­ dulées pour une cuvée Ruinart, commerciali­
mière comme ils aiment le cépage roi de la nart signe un gros chèque et fournit gracieu­ dant une semaine, discute avec les équipes, sée en série limitée. Il a également conçu pour
maison : le chardonnay flamboyant. sement des bouteilles. Le jeu en vaut la chan­ arpente le vignoble, puis ses œuvres doivent cette marque une longue palissade qui masque
Cette présence de Ruinart dans les cercles delle. « Luxe et art contemporain font très bon faire écho au savoir­faire de la maison et à des travaux en son jardin rémois. Le résultat
de la création résulte d’un combat mené de­ ménage », dit Frédéric Dufour, qui donne cet son action en faveur de l’écologie et du déve­ fonctionne. Comme les expositions de Pom­
puis une quinzaine d’années et intensifié par exemple : « Quand, en 2012, on arrive à la Foire loppement durable. Le casting mondialisé, mery ont du succès. Pour une raison : leur ac­
Frédéric Dufour quand il a pris la direction de de Hongkong, notre marque est introuvable choisi par Frédéric Dufour, Fabien Vallérian tion dans l’art est jugée solide, donc légitime.
la maison, en 2011. A son arrivée, Ruinart dans la ville. Un an après, on est incontourna­ (« M. Art » de la maison) et par le directeur du C’est toute la difficulté pour qui veut séduire
vend 80 % des bouteilles en France, ce qui fra­ bles dans les quinze endroits qui comptent. La marketing, n’est pas sans lien non plus avec un milieu artistique à la réputation difficile. p
gilise son expansion et son standing. Ses prix foire y a contribué. » la quête de marchés à conquérir. michel guerrin
aussi. Du reste, on a oublié que la plus an­
cienne marque de champagne (créée en 1729)
était à l’agonie à la fin des années 1970, avant
de remonter la pente après son rachat par
LVMH en 1988. Mais la seule façon de s’envo­
ler, de gagner en prestige et en rentabilité, a
consisté à devenir une marque internatio­
nale et à vendre plus de 50 % de sa produc­
tion à l’étranger.
L’art contemporain a contribué à cette con­
quête de territoires, car il est sans doute le pan
de la culture le plus mondialisé qui soit. Il
existe même un symbole de cette mondialisa­
tion : les foires marchandes, où des centaines
de galeries de tous pays (surtout riches) sont
réunies dans un vaste espace pour vendre des
œuvres à des collectionneurs fortunés. Ces
événements marchands ont une empreinte
carbone épouvantable, mais ils ont remporté
un succès tel qu’ils ont été multipliés par dix
sur la planète depuis une quinzaine d’années.
Ruinart a accompagné ce mouvement.
Aujourd’hui, cette marque est la « boisson
officielle » de plus de trente foires et bienna­
les à travers le monde. Elle accompagne les
plus prestigieuses : celle de Bâle, en Suisse, et
ses déclinaisons à Miami, Hongkong et Paris,
Frieze, à Londres, ArtBrussels… La marque
fait aussi du mécénat : la Biennale de Venise,
le Palais de Tokyo, à Paris, la collection Lam­
bert à Avignon, le New Museum à New York,
la Fondation Beyeler à Bâle, le festival Kyoto­ Une installation de l’artiste Suzanne Husky produite par la maison Ruinart lors de la foire d’art internationale
graphie au Japon… de Frieze, à Los Angeles, du 12 au 16 octobre. RUINART
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Bruno Paillard, l’empereur à part
PORTRAIT | En quarante ans, l’ancien courtier rémois devenu vigneron a bâti par absorption un groupe puissant
de marques historiques, tout en cultivant la sienne propre… et des idées fixes, à l’origine de sa réussite
l est discret, mais, en quatre décen­
I
nies, Bruno Paillard s’est imposé
comme un des piliers de la Champa­
gne. Le sage de la région. Le régional
de l’étape, même. A la différence de
ses concurrents mondialisés,
comme Bernard Arnault (groupe LVMH), Paul­
François Vranken (Pommery) ou encore
Alexandra et Stéphanie de Nonancourt (Lau­
rent­Perrier), Bruno Paillard, lui, est né à Reims
et il n’a jamais quitté sa ville. Il est le seul à pré­
sider à la fois un portefeuille de marques histo­
riques (Lanson, Boizel, Philipponnat…) et à
posséder une marque portant son nom.
Le champagne familial Bruno Paillard, qui
produit 400 000 bouteilles par an, ne fait
pas partie du groupe qu’il a fondé en 1991 et
qui pèse aujourd’hui 15 millions de bou­
teilles. Il faut donc se méfier de la jovialité
rêveuse du patron. Bruno Paillard est un
homme déterminé, souvent à contre­courant,
mais qui a su imposer ses convictions aux
exigences du marché.
L’entrepreneur rémois de 69 ans est issu
d’une famille qui est « dans la vigne » et dans
la bulle, d’une manière ou d’une autre, depuis
1704. Lui, diplômé de l’école de commerce
ESCE à Paris, fait ses gammes pendant six ans
à Reims dans l’entreprise familiale de cour­
tage en vins, laquelle vend dans le monde en­
tier des bouteilles qu’elle ne produit pas. Il en
profite pour labourer le terrain, dans cette ré­
gion où les marques doivent séduire les viti­
culteurs aux terroirs prestigieux pour leur
acheter leurs grappes. « Ce réseau de confiance
est essentiel pour réussir en Champagne »,
confirme­t­il.
En 1981, il décide de créer seul, sans sa
famille, le champagne Bruno Paillard. Sans
vignoble et sans argent. En empruntant. « Je
crois à l’ascenseur social qui s’appelle le crédit.
Quand j’ai créé la maison, j’avais 27 ans et
50 000 francs (19 533 euros actuels) provenant
de la vente de ma vieille Jaguar MK2 que j’avais
achetée d’occasion. Mais je bénéficiais déjà de
la confiance de ma banque, car j’ai toujours res­
pecté mes engagements. »
Le sucre et la craie
Bruno Paillard commence par acheter du
raisin et il ne se trompe pas sur les parcelles.
Puis, au moment de l’assemblage des jus, il
sait le goût qu’il souhaite obtenir : un faible
dosage en sucre. Il veut des champagnes pour
être bus assis à table et pas seulement debout
lors d’un vernissage ou d’une fête. Pas simple
à une époque où un brut contenait jusqu’à
15 grammes de sucre, contre 7 à 8 grammes
aujourd’hui.
Il existe un autre frein au sucre faible, cette
fois économique. « Un dosage minoré néces­
site un élevage plus long, et donc un coût plus
élevé, explique Bruno Paillard. Mais je m’y suis
tenu et j’ai même été le premier à produire des
extra­bruts. Mon champagne était le moins
dosé de tous à l’époque. »
Sa formule fonctionne, d’autant que sa
maison de négoce lui permet d’écouler 75 %
des bouteilles à l’étranger. Son affaire tourne
si bien que, une dizaine d’années plus tard,
en 1994, il peut acheter 3 hectares de vignes
au cœur de la côte des Blancs, à Oger
(aujourd’hui intégrée à Blancs­Coteaux) – un
terroir très prisé. Bruno Paillard peut alors
La belle endormie des Riceys se ranime
D
ans le groupe Lanson­BCC, on trouve
le Domaine Alexandre Bonnet, que
Bruno Paillard a acheté en 1998.
Ce dernier s’en souvient encore : « Quand Serge
Bonnet m’a remis symboliquement le trousseau
de clés de son domaine, il m’a montré les titres
de propriété de ses parcelles, dans lesquels mon
grand­père apparaissait ! » Créée en 1934, cette
maison est un peu atypique dans le groupe.
Plus proche de la Bourgogne que d’Epernay et
de Reims, le vignoble occupe 47 hectares dans
la bourgade médiévale des Riceys (Aube),
recherchée aujourd’hui pour ses vins rosés.
Gérant depuis 2019, Arnaud Fabre, 44 ans,
réveille une marque endormie durant de
longues années. Ce dernier applique son
expérience acquise dans la coopérative de
champagne Castelnau, dont il a redressé la
qualité en seulement cinq ans. « Jusqu’en 2017,
les raisins de chez Alexandre Bonnet étaient
assemblés à d’autres achetés en négoce. C’était
dommage, car le vignoble représente un trésor,
indique Arnaud Fabre. Son pinot noir, qui
le compose essentiellement et qui a une
cinquantaine d’années, est remarquable. »
Bruno Paillard (ici, en 2020) a fondé et dirige Lanson­BCC, le cinquième groupe de champagne en France. STUDIO CABRELLI
enfourcher un autre dada : il est persuadé
que la craie du terroir de la côte des Blancs
donne une saveur particulière. « Pendant
longtemps, j’ai prêché dans le désert avec ma
recherche crayeuse. » Aujourd’hui, personne
ne la conteste.
Il n’y a pas que sur la question du sucre et de
la craie que Bruno Paillard n’en fait qu’à sa
tête. Il élève ses vins cuvée par cuvée et non
cru par cru, dans des barriques en bois (700
au total) plutôt que dans de l’Inox parce que,
selon lui, ce matériau altère le goût. Et puis, il
a déserté Reims et ses traditionnelles crayè­
res pour un bâtiment en marge de la ville, ul­
tramoderne, en acier et un brin provocateur :
« J’ai signifié que mon entreprise serait comme
ce matériau, inoxydable ! »
Il propose aussi une bouteille atypique, plus
arrondie que certaines, mais moins trapue
que d’autres, et est le premier à mentionner
la date de dégorgement sur les étiquettes.
« Dès le début, je me suis adressé à des ama­
Les vignes comptent également 20 ares
de pinot meunier, un peu de chardonnay, et des
cépages anciens comme l’arbane, le blanc vrai,
le buret et le petit meslier. Ces cépages blancs
permettent l’élaboration d’une cuvée d’un blanc
de blancs des plus atypiques. « On vient de planter
un hectare supplémentaire d’arbane », annonce
Arnaud Fabre, qui a bien l’intention de mettre en
exergue l’originalité de cette maison riche d’une
trentaine de parcelles.
Les nouveaux vins signés Alexandre Bonnet,
constitués uniquement à partir de raisins de la
propriété (les premiers récoltés en 2017), ne sont
sur le marché que depuis l’an dernier à peine. Ils
ont été concoctés par le chef de cave Alain Pailley,
qui signe en 2022 sa trente­huitième vendange
en ces murs. Sur les huit cuvées proposées,
quatre sont de rosés, effervescents ou tranquilles,
sur lesquels repose l’identité du terroir des
Riceys. « On a plein de projets pour redonner vie
à cette maison plantée en plein vignoble »,
annonce Arnaud Fabre. Actuellement plus
connue dans les pays scandinaves, la marque
entend devenir prophète en son pays. p
l. g.
0123 des vins | 5
POUR LES AMATEURS ÉCLAIRÉS,
IL EST LE PREMIER À MENTIONNER
LA DATE DE DÉGORGEMENT
SUR LES ÉTIQUETTES
teurs éclairés qui pouvaient être intéressés par
cette information, cruciale selon moi. »
Iconoclaste ? Bruno Paillard a surtout trouvé
un vaste public – notamment dans la restau­
ration –, prêt à suivre son style et à acheter ses
vins. Il règne à présent sur un vignoble de
32 hectares, piloté par Alice Paillard, la der­
nière de ses quatre enfants.
Mais l’homme comprend très vite que les
maisons familiales de Champagne finissent
souvent par être absorbées par des groupes.
S’il réussit à préserver l’indépendance de sa
propre maison, il crée, un peu par hasard, le
sien en 1991, avec la reprise de Chanoine, qui
était alors mal en point. « J’ai dépanné mon ami
Philippe Baijot, qui était mon associé, se sou­
vient Bruno Paillard. Il avait développé Cha­
noine en écoulant les bouteilles dans les super­
marchés, à prix modeste. C’était aux antipodes
de ce que je fais chez Bruno Paillard, mais le but
n’était pas de faire la même chose. »
La bataille est néanmoins si rude sur le
marché du champagne peu cher en grande
distribution que la qualité est souvent sacri­
fiée. Aussi Bruno Paillard invente, au sein de
la marque Chanoine, la cuvée « Tsarine » : à
peine plus chère, mais offrant une qualité
dont il puisse être fier. « Il reste du travail,
mais la marque qui s’appelait alors Chanoine
1730 redevient une jolie maison », assure
Bruno Paillard.
Etape suivante, en 1994 : l’entrepreneur s’as­
socie avec le champagne Boizel. Le groupe de­
vient Boizel­Chanoine­Champagne. C’est un
succès. Il fait aussi entrer au capital des inves­
tisseurs, mais, au bout de deux ans, ce ma­
riage ne fonctionne pas. En quête de fonds, le
groupe est restructuré : il entre en Bourse
en 1996, Bruno Paillard en gardant le contrôle
avec aujourd’hui 43 % des actions. « Le fait de
réinvestir continuellement les résultats nous a
permis d’avancer », raconte­t­il.
En 1997 se présente l’opportunité d’acheter
Philipponnat, un champagne prestigieux.
Dans la famille
Lanson-BCC…
Bruno Paillard est le PDG
de Lanson­BCC, qui réunit
huit maisons de champagne.
Les mythiques Lanson
(5 millions de bouteilles
annuelles) et Philipponnat
(650 000 bouteilles), ainsi
que Burtin (6,5 millions
de bouteilles), Boizel
(500 000 bouteilles),
Besserat de Bellefon
(800 000 bouteilles),
Chanoine Frères (3,5 millions
de bouteilles), de Venoge
(2 millions de bouteilles)
et Alexandre Bonnet
(665 000 bouteilles). Le chiffre
d’affaires de l’ensemble du
groupe s’élève à 271 millions
d’euros en 2021, ce qui
le positionne à la cinquième
place dans la région, après
LVMH, Laurent­Perrier,
Vranken­Pommery Monopole
et Mumm.
« Beaucoup auraient aimé acquérir cette mai­
son d’Aÿ, mais, mal gérée à l’époque, elle faisait
un peu peur. En vingt­cinq ans, grâce notam­
ment à Charles Philipponnat, qui travaillait en
Amérique latine et que j’ai convaincu de revenir
pour en prendre la tête, elle a retrouvé son
éclat », précise l’industriel. Philipponnat per­
met au groupe d’entrer dans l’univers des
grands restaurants (en concurrence avec la
maison Bruno Paillard !), notamment grâce à
son « Clos des Goisses », une cuvée très recher­
chée. C’est ensuite au tour de la maison de
Venoge d’être rachetée, où, là encore, un tra­
vail de fond est accompli.
Une acquisition cruciale
Le moment le plus crucial pour le groupe est
l’acquisition de Lanson, en 2007, en raison de
la notoriété et de la taille de cette marque :
plus de 23 millions de bouteilles dormant
dans plusieurs kilomètres de caves, sous le
siège rémois, avec en prime un hectare de vi­
gne, le clos Lanson, en plein centre de la ville.
Et puis Lanson détient également Burtin et
Besserat de Bellefon, deux maisons de cham­
pagne alors au bord du gouffre. Bruno Paillard
se rappelle : « Le groupe Lanson faisait deux
fois notre taille, mais plus de pertes que nous ne
faisions de bénéfices. » Le prix de l’acquisition
est de 123 millions d’euros. « Ce n’est pas cher. »
Il a fallu néanmoins ajouter 10 % du capital du
groupe Paillard en obligations remboursables
en actions (ORA) et reprendre la dette du
groupe Lanson. « Mais celle­ci correspondait à
la valeur des stocks. »
L’acquisition est si importante que le groupe
est rebaptisé : Boizel­Chanoine­Champagne
devient en 2007 « Lanson­BCC ». Les débuts du
mariage sont compliqués. « C’était juste avant
la crise financière de 2008. » Mais si la maison
Lanson dormait, ses vins possédaient une
vraie personnalité, un style reconnaissable.
« Cela valait la peine de se battre », dit Bruno
Paillard. Le groupe, rentable, réalise désormais
un chiffre d’affaires de 271 millions d’euros, ce
qui en fait le cinquième groupe de champagne
en France. Et s’il ne possède que 138 hectares
de vignes − il doit acheter du raisin à des cen­
taines de viticulteurs pour concocter ses dizai­
nes de millions de bouteilles −, Bruno Paillard
est bien passé de vigneron indépendant à pa­
tron d’un empire du champagne. p
laure gasparotto

6 | 0123 des vins
Sous le ciel, la vigne.
Sous la terre,
400 kilomètres de
caves. Le sous-sol
champenois
abrite un milliard
de flacons qui
s’y bonifient
au fil du temps.
Reportage
dans ses galeries
reims et épernay (marne),
château­thierry (aisne)
­ envoyé spécial
ous les vignobles
T
de France met­
tent en avant
leur terroir. Leur
géologie, même.
Il faut être vrai­
ment spécialiste pour compren­
dre les atouts des terres jurassi­
ques de la côte châlonnaise en
Bourgogne, du bassin sédimen­
taire de la vallée du Rhône, des
graviers et galets mêlés aux sa­
bles et argiles du Médoc et des
graves dans le Bordelais… Cela dit,
aucune terre de vin − et de loin −
ne profite de son sous­sol comme
la Champagne. C’est une pépite
dans cette région qui compte près
de 34 000 hectares de vignes, ré­
partis sur cinq départements
(Marne, Haute­Marne, Aube,
Aisne et Seine­et­Marne).
Comme ailleurs, c’est sous terre
que les vignes puisent les res­
sources nécessaires au breuvage
magique. Mais il n’y a qu’ici que le
sous­sol abrite un trésor : des
quantités astronomiques de jus
du passé dormant dans des caves.
Ils servent à composer les bou­
teilles de brut dit « sans année »
(90 % de ce qui se retrouve pro­
posé à la vente), mais aussi des
bouteilles millésimées qui vieilli­
ront avant d’être commerciali­
sées. Tout cela se compte en cen­
taines de millions de flacons…
De l’espace et du temps
Un exemple précis : la marque
Taittinger garde entre 25 millions
et 30 millions de bouteilles dans
ses caves, alors qu’elle en vend en­
viron 7 millions par an. Le groupe
Un nouveau musée où coincer la bulle
Q
uand on n’a pas l’oc­
casion de courir les
caves ou les crayères,
mais tout de même le
temps d’une virée dans la
Marne, deux musées permet­
tent de découvrir la Champa­
gne et la richesse de ses sous­
sols. Il y avait déjà, à Epernay,
dans le puissant château
Perrier, le Musée du vin de
Champagne et d’archéologie
régionale, sur la prestigieuse
avenue de Champagne. Il y a
aussi maintenant Pressoria,
à Aÿ, autre lieu prestigieux
du breuvage à bulles. Il a coûté
la bagatelle de 12 millions
Les caves
de la maison
Taittinger.
TAITTINGER
LVMH, qui domine la concurrence
avec les marques Moët & Chan­
don, Veuve Clicquot, Ruinart,
Dom Pérignon, Mercier et Krug, se
montre avare de chiffres, comme
tant d’autres, mais on sait qu’il
vend près de 70 millions de cols
chaque année. Alors on imagine
les quantités stockées en sous­
sol… Selon une estimation, pour
toute la Champagne, un milliard
de bouteilles, au moins, seraient
d’euros, financés par la commu­
nauté de communes, l’Etat, la
région et le département.
« Notre ouverture fut compli­
quée par les confinements liés
à la pandémie de Covid­19 », se
souvient le directeur de Presso­
ria, Victor Canchon, 35 ans. Mais
le musée est bien là, dont le
projet œnotouristique vise
à offrir au public une initiation
à toutes les facettes de la pro­
duction du champagne, notam­
ment de façon immersive.
On commence naturellement
la visite par la découverte du
sous­sol. Les mains posées sur
la craie, très présente dans la
Les dessous
du champagne
stockées dans les quelque 400 ki­
lomètres de caves champenoises.
Il y a une raison. De Reims à Bar­
sur­Aube, d’Epernay à Sézanne,
un vin doit dormir au moins
quinze mois en cave pour être ap­
pelé « champagne ». Dans la réa­
lité, c’est de deux à trois ans
− trois ans réglementairement
pour un millésimé, mais jusqu’à
dix ans dans les faits. En bonifiant
les bouteilles, en offrant aussi
Champagne souterraine, le
visiteur s’initie, grâce à une
animation, à la formation
géologique de la région.
S’expriment ensuite les racines,
dans une odeur générale
d’humus, qui viennent puiser
dans le sol les oligoéléments et
l’eau dont la plante a besoin.
Puis le déroulement des saisons
et l’évolution de la plante et du
raisin, le lien avec le travail à la
vigne, les effets sur les sols et
les sous­sols, les phénomènes
de ruissellement, la sécheresse
sont expliqués par le biais d’une
projection d’images sur les
parois d’une grande salle.
tant de place pour les conserver,
les caves champenoises jouent
un rôle économique majeur.
Elles ont aussi joué un rôle social
particulier pendant la première
guerre mondiale, quand une par­
tie de la population, notamment
les salariés de la filière viticole et
leurs familles, a trouvé refuge
dans le sous­sol pour se protéger
des bombardements. Alors qu’une
pluie de bombes tombait sur
La visite se poursuit dans
de beaux espaces, qui
reconstituent un pressoir ou
une cuverie – l’occasion de
comprendre l’art de
l’élaboration du champagne et
des assemblages, de percer
les secrets de l’effervescence et
des arômes. La visite se conclut
par la dégustation de deux
champagnes. Ou de deux jus de
pomme pour les enfants. p
r. b.
Pressoria. 11, boulevard
Pierre­Cheval, Aÿ­Champagne.
Tél. : 03­26­77­98­77. 16 € et
8,50 €. Pressoria.com
Reims, la ville s’est réorganisée
sous terre. « La plupart des mai­
sons ont ouvert leurs caves pour y
organiser une autre vie : des soldats
y ont installé leur campement mais
on y trouvait aussi, pour tous les
habitants, des écoles, des hôpitaux
bien sûr, des bureaux… », raconte
l’historien du champagne Yves
Tesson, qui a participé à l’ouvrage
collectif Reims 14­18. De la guerre à
la paix (La Nuée bleue, 2013). Par
exemple, la maison Krug, mise
sous séquestre car la famille était
allemande, a abrité un temple pro­
testant et une infirmerie, alors que
chez Mumm on a mis en place une
école souterraine.
Depuis 2 000 ans
Pierre­Emmanuel Taittinger est
bien placé pour parler des trésors
souterrains de la Champagne, sa
géologie et ses caves. Ce sexagé­
naire vaillant, qui dirigea long­
temps la maison du même nom
− sa fille Vitalie l’a remplacé début
2020 − et dont le père, Jean, fut
maire de Reims durant dix­huit
ans (1959­1977) et député gaulliste
de la Marne, est depuis six ans le
président de la mission Coteaux,
maisons et caves de Champagne,
inscrite au Patrimoine mondial
de l’Unesco depuis 2015.
« Cela doit être un des rares
exemples de classement d’un pay­
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Craie, marne
et sable
L
a craie, roche calcaire
blanche, est la marque
de la région champen­
oise, idéale pour la vigne, car
elle conserve l’eau et la restitue
quand il fait sec. Agissant
comme un réservoir, elle peut
stocker de 300 à 400 litres
d’eau par mètre cube. Selon
le bureau de recherches géolo­
giques et minières, la craie
est très majoritaire à Reims,
à Bouzy et Verzenay, à Vitry­le­
François ou encore dans la
Grande Vallée de la Marne.
Le sous­sol champenois est
aussi constitué de marnes cal­
caires, comme dans la région
de Bar­sur­Aube où elles repré­
sentent 87 % du sous­sol, du
côté de Château­Thierry ou sur
la rive droite de la Marne. Les
sables, eux, sont très présents
dans le massif de Saint­Thierry,
au nord de la Champagne, et
les argiles et limons argileux se
trouvent d’abord à Sézanne,
dans le sud­ouest de la région.
Chaque formation lithologi­
que apporte sa pierre à l’élabo­
ration des vins, permettant
aussi de promouvoir une
viticulture de terroir, de plus
en plus mise en avant par les
vignerons et les marques. « On
a repensé le sous­sol quand il
a fallu parler du terroir. La ten­
dance à l’abandon des herbici­
des a aussi renforcé la nécessité
de comprendre le sol et le végé­
tal », témoigne Christelle Rain­
ville, la directrice du vignoble
de la maison Taittinger. p
r. b.
sage souterrain. Il faut l’entretenir,
le mettre mieux en valeur et le rôle
de la mission est de veiller à cela »,
assène Pierre­Emmanuel Taittin­
ger. Dans son document de pré­
sentation, la Convention du Patri­
moine mondial de l’Unesco évo­
que la « colline Saint­Nicaise [à
Reims], avec ses carrières­caves
monumentales et les anciennes
maisons de Champagne ». Elle pré­
cise aussi : « Les carrières de craie
sont toujours utilisées pour la pro­
duction de champagne et le réseau
des caves est bien préservé et tou­
jours parfaitement opérationnel. »
Ah, les crayères ! Il faut être des­
cendu dans une de ces carrières
creusées des dizaines de mètres
sous terre pour prendre la me­
sure de ces époustouflantes ca­
thédrales aux murs de craie, par­
fois hautes de 30 mètres et reliées
entre elles par des kilomètres de
galeries. Leur origine remonte à
l’époque gallo­romaine. Elles ser­
vaient alors à la construction. « La
craie était utilisée pour bâtir un
habitat modeste. Elle a aussi con­
tribué, aux XIIIe et XIVe siècles, à
l’édification des défenses de la ville.
La craie servait enfin à la confec­
tion de la chaux », énumère Pa­
trick Demouy, historien médié­
viste de la Champagne.
Pierre­Emmanuel Taittinger
complète : « Les crayères ont été
creusées dès le IIIe siècle, et cette
roche bon marché a servi à cons­
truire les voies romaines, les pre­
mières églises pour les chrétiens…
Il y avait plus de 200 kilomètres
de galeries, et les moines, dès le
XIIe siècle, les ont utilisées pour
garder leurs vins. »
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
DES VIGNERONS, REVENUS
DES TRANCHÉES, ONT CREUSÉ
LES CAVITÉS DE MAILLY
Rien qu’à Reims, sept maisons
de champagne abritent leurs
bouteilles dans des crayères :
Pommery (la plus ancienne à
avoir accueilli du public), Rui­
nart, Charles Heidsieck, Taittin­
ger, Veuve Clicquot, Henriot et
Abel Lepitre. Beaucoup sont
ouvertes aux curieux. Chez Tait­
tinger, la visite des crayères s’ap­
parente à une découverte artisti­
que tant les vastes cavités creu­
sées sont impressionnantes, mi­
ses en valeur par de délicats
éclairages. Les briques rouges se
mêlent à la pâleur d’une craie
souvent friable qu’il faut renfor­
cer. On peut lire, gravés dans le
calcaire tendre, les témoignages
de soldats de la guerre de 14­18 ou
ceux de centaines de personnes
réfugiées dans ces galeries, dont
la plus profonde se trouve à
70 mètres. « Je suis de l’armée ita­
lienne et je viens pour sauver
l’honneur de la France, 1914 », a
écrit Francesco Baracca, pilote de
chasse. Des prisonniers de guerre
ont aussi laissé leurs empreintes.
En calèche dans les galeries
Ce patrimoine crayeux, il faut
l’entretenir pour sa dimension
mémorielle et pour garantir la
conservation des vins, mais aussi
le transformer en atout touristi­
que. A Epernay (Marne), la mai­
son Mercier l’a bien compris, elle
qui propose des visites en train.
Pratique quand les souterrains de
la maison, sous la glorieuse ave­
nue de Champagne, font 18 kilo­
mètres de long. Il a fallu six an­
nées pour les creuser, à partir de
1871. Ici, la maison fut pionnière
quand elle ouvrit ses caves aux vi­
siteurs en 1885. Eugène Mercier
ne fut pas peu fier d’y accueillir,
six ans plus tard, le président de la
République, Sadi Carnot, qui les
parcourut en calèche.
Les caves de Mercier étaient di­
rectement reliées à la voie de che­
min de fer, construite quelques
années auparavant, qui menait de
Paris à Strasbourg. Aujourd’hui, le
petit train ne dépasse pas les 3 ki­
lomètres à l’heure et la visite dure
environ une heure. Avant de des­
cendre 30 mètres sous terre et de
circuler entre les centaines de
milliers de bouteilles et les gyro­
palettes, le visiteur peut déguster
une, deux ou trois coupes selon la
formule choisie. Le nombre de vi­
siteurs avoisine les 100 000 cha­
que année.
Proche de Mercier à Epernay, la
maison Moët & Chandon pro­
pose aussi plusieurs formules de
visites qui permettent de parcou­
rir, à pied, durant plus d’une
heure, une petite partie des 28 ki­
0123 des vins | 7
L’arbre de Noël
Legrand-Latour soigne ses fossiles
Q
dans les caves uand on pousse la porte du sées (de 15 à 90 euros la journée de fouille et
de la maison 39, rue du Bourg­de­Vesle, à Fleury­ de dégagement des fossiles), et on repart avec
Krug, en 1915. la­Rivière (Marne), on ne sait « son » fossile. La visite se termine par la
ARCHIVES MAISON KRUG d’abord pas trop si on entre dans découverte des champagnes de la maison.
un musée voué à la géologie ou dans une C’est l’occasion pour Patrice, Anne ou leur
maison de champagne. Les coquillages fos­ fils Thibault de faire le lien entre la richesse
silisés géants, tel un Campanile giganteum géologique du sous­sol et le jus de la vigne qui
(espèce d’escargot de plus de 50 centimè­ y puise ses racines.
tres), occupent l’espace, écrasant de leur « Mon père m’a appris le métier et à tailler les
présence minérale les bouteilles que ceps. Pas à faire le vin puisqu’on apportait notre
propose la maison Legrand­Latour. récolte à la coopérative. » Thibault, 33 ans, qui
La confusion s’amplifie quand le viticul­ pratique les sports de montagne, a repris la
teur, Patrice Legrand, vous reçoit avec, dans direction de la maison en 2012. Il exprime aus­
la main, un piochon. On est, certes, à une sitôt dans le vignoble son goût pour la nature,
douzaine de kilomètres au nord d’Epernay, adoptant les outils mécaniques, oubliant les
dans une région connue pour son champa­ intrants chimiques. « Mais j’apportais des
gne, mais on se trouve surtout dans une raisins sans herbicide à la cave coopérative, qui
maison réputée pour son réseau de galeries étaient mélangés aux autres », se souvient­il.
et ses innombrables fossiles qui en tapissent En 2016, il se lance dans la conversion en bio et
les parois, le sol et le plafond. Patrice quitte la coopérative un an plus tard. Pour faire
Legrand nous accueille en effet dans « La son vin. Son approche est plutôt pragmatique :
Cave aux coquillages », l’un des lieux les plus « Bac moins 2, BEP mécano auto, je me suis
intéressants de la Champagne touristique, formé auprès de Flavien Nowack, producteur de
attirant quelque 13 000 visiteurs à l’année. champagnes naturels. » Ce parcours atypique
L’heureux sexagénaire, accompagné de constitue, selon lui, un avantage : « Je n’avais
son épouse Anne, a su conjuguer une histoire pas d’idées préconçues, pas de tradition d’usage
viticole − ils possèdent 4 hectares de vignes −, d’adjuvant, mes vins étaient tout
avec sa passion pour la géologie. « Quand de suite naturels. » Pour la récolte 2019, les
j’étais enfant, je ramassais les cailloux dans champagnes Legrand­Latour sont officielle­
les vignes. Puis je me suis passionné pour cette ment certifiés en bio et biodynamie.
histoire du sous­sol qui remonte à quarante­ Mais il faudra attendre 2023 pour goûter les
cinq millions d’années », raconte le vigneron. cuvées proposées par Thibault. Elles portent
des noms qui ne doivent rien au hasard :
Les scientifiques ont accès libre « Eocène » (meunier et chardonnay, 54 €),
Ce dernier continue d’explorer le réseau « Campanien » (meunier 100 %, 63 €),
mettaient à profit leur savoir­faire souterrain des maisons qu’il a acquises dans « Lutétien » (100 % chardonnay, 63 €), ou en­
acquis lors de la percée des tran­ le petit village, non loin de la Marne. Après core « Yprésien » (meunier et pinot noir, 45 €).
chées durant la première guerre avoir obtenu les autorisations nécessaires, il Sans surprise, les superbes étiquettes, illus­
mondiale. »
Ces travaux ont duré une tren­
a pu laisser libre cours à son enthousiasme.
« Quand il y a moins de visites, je creuse,
trées par des dessins de fossiles, évoquent ces
temps remontant à plusieurs dizaines de mil­
taine d’années, chaque famille de assure­t­il. Ce site fossilifère est incroyable, on lions d’années. Ici, ce ne sont pas les parcelles
lomètres de caves. Après s’être coopérateur étant tenue de met­ peut toujours espérer découvrir une nouvelle qui sont mises en valeur mais les strates géo­
émerveillé devant les innombra­ tre la main à l’ouvrage. Xavier espèce de coquillages. D’ailleurs, on laisse libre logiques, qui apportent chacune, assure le vi­
bles bouteilles dormant dans Millard l’assure : « Cela résume accès aux scientifiques. » gneron, une particularité. L’argile de l’éocène
leurs cavités de briques, repérant bien l’esprit solidaire de la cave et Aujourd’hui, 250 mètres de galeries sont permet un vin plus riche, l’yprésien, sur les
au passage la plaque de marbre un attachement à cette coopéra­ ouverts à la visite et les explorateurs peu­ sables, apporte un côté minéral. Un héritage
célébrant la venue souterraine de tive construite par tous. » p vent même s’initier à la fouille. Plusieurs familial parfaitement assumé. p
« Napoléon le grand empereur des rémi barroux formules d’ateliers et de stages sont propo­ r. b.
Français », le 26 juillet 1807, vient
le temps de déguster une « flûte »
de Moët.
En dehors de la craie mais en
restant dans la pierre, en descen­
dant moins profond aussi, il
existe en Champagne d’autres ca­
ves magnifiques installées dans
d’anciennes carrières. A Château­
Thierry (Aisne), 10 000 person­
nes environ arpentent chaque
année celles de la maison Pan­
nier, propriété de la Covama
Cuvée Rosé, choisie par les meilleurs.
(Coopérative vinicole de la vallée
de la Marne). La carrière a été
creusée au XIIe siècle pour ex­
traire la pierre nécessaire à la
construction de la cité fortifiée.
Les caves accueillent aussi des sé­
minaires, des dégustations et
permettent surtout de stocker
une partie des 11 millions de bou­
teilles de la Covama. Et des crus
remontant à 1973, un an avant
que la maison, créée par Louis
Eugène Pannier en 1899 à Dizy,
près d’Epernay, ne soit reprise
par la coopérative vinicole.
A Aÿ­Champagne (Marne), la
maison Bollinger propose, sur Le Taillevent
6 kilomètres, une découverte de
ses superbes voûtes de briques, Paris
car la craie est ici très friable et
n’est visible qu’à de rares en­
droits. Sa cave abrite aussi une
formidable œnothèque, avec des
bouteilles remontant au début
du siècle dernier. Et elle est
même devenue un lieu de re­
cherche : « Nous travaillons avec
une équipe de scientifiques de
Grenoble qui modélise l’am­
biance de la cave, pour prévenir
les variations d’humidité, de tem­
pératures et les infiltrations
d’eau », explique Denis Bunner,
le chef de cave de Bollinger.
A Mailly­Champagne (Marne),
au nord­est de la montagne de
Reims, ce sont les vignerons eux­
mêmes qui ont creusé les cavités
où dorment aujourd’hui quelque
2 millions de bouteilles de la cave
coopérative Mailly Grand Cru
(pour une vente annuelle d’envi­
ron 500 000 cols). « Ils étaient au
début une quinzaine d’adhérents
de la coopérative [créée en 1929] à MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE
empoigner pelles et pioches dans
les années 1931­1932, durant l’hiver
champagnelaurentperrier www.laurent-perrier.com
lorsque la vigne n’exige pas de tra­ Photographe : Iris Velghe / Illustration : Sacha Floch Poliakoff / Conception Luma
vail, pour forer jusqu’à 20 mètres
de profondeur afin de stocker leurs
bouteilles, raconte Xavier Millard,
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
le directeur général de Mailly
Grand Cru. La plupart d’entre eux

8 0123 des vins
Laurent-Perrier et son chef
de cave, deux immuables
Il assemble les jus
de Laurent-Perrier depuis
cinq décennies.
L’indéboulonnable
Michel Fauconnet concourt
ainsi à la longévité de
la maison de champagne
a stabilité des équipes, dit­on
L
en Champagne, est un garant
du succès. Il n’est donc pas rare
qu’un chef de cave, le respon­
sable des assemblages de jus et
le maître du goût dans le verre,
reste dans la même propriété deux ou trois
décennies. Mais Laurent­Perrier tient un cas
unique. Un record. Michel Fauconnet, 70 ans,
participe à la fabrication des assemblages de
la maison depuis cinquante ans. Et il est de­
puis 2004 seul chef d’orchestre et gardien du
temple de la marque. « Il a la mainmise sur les
vins », confirme Arnaud Richard, le directeur
du marketing de Laurent­Perrier.
Michel Fauconnet, jovial quand on l’appro­
che, de caractère plus aiguisé selon certaines
personnes qui ont travaillé avec lui, recon­
naît que sa carrière est sans équivalent. Il en­
tre chez Laurent­Perrier en 1973 comme ap­
prenti. Puis, année après année, il grimpe
tous les échelons. Il a contrôlé la vendange de
septembre dernier – sa cinquantième – et
concocté le millésime 2022. « C’est atypique
de vivre toute une carrière dans une même
maison », admet­il.
Bernard de Nonancourt, l’emblématique pa­
tron de Laurent­Perrier de 1949 jusqu’à sa
mort en 2010, expert lui aussi en longévité
(soixante et un an de gouvernance !), est celui
qui a fait grandir Michel Fauconnet. Il lui a
même lancé vers la fin : « Tu seras éternel ici. »
En effet, après la disparition de Bernard de No­
nancourt, ses deux filles, Alexandra Pereyre
de Nonancourt et Stéphanie Meneux de No­
nancourt, ont repris une maison cotée en
Bourse qu’elles possèdent aujourd’hui à 61 %,
et dans la continuité du père, elles font entiè­
rement confiance à un chef de cave qui est
également le directeur général de la maison.
Recrutement délicat
De là à être éternel… Même s’il n’a aucun
problème de santé, qu’il a la réputation de
débarquer tous les matins chez Laurent­Per­
rier à 4 h 30, d’en repartir tard le soir, et qu’il
prépare la marque pour l’avenir, Michel Fau­
connet doit organiser sa succession à la cave
avec les deux coprésidentes du groupe. Or, la
maison lui avait trouvé un successeur en la
personne de Dominique Demarville. Une
pointure. Ce dernier avait quitté Veuve­Clic­
quot en 2020 pour rejoindre Laurent­Perrier,
où il n’est resté que quelques mois avant de
trouver un poste chez Lallier.
Cet épisode, rare en Champagne, a beau­
coup fait parler dans le microcosme des bul­
les, d’autant que la maison Laurent­Perrier,
fondée en 1812, a plutôt la réputation d’être
célèbre sans être tapageuse. Autre particula­
rité : elle est cotée en Bourse tout en restant
une maison familiale. « Michel Fauconnet ne
veut pas de successeur » est une formule per­
sistante en Champagne, suscitant moult
commentaires. L’intéressé s’amuse de ce
bruissement et balaie les questions. « Nous
n’avons juste pas réussi nos premiers recrute­
ments. » Pour l’avenir, il entend procéder
autrement : « Nous avons une équipe en place
qui est solide, à tous les postes. » Il ajoute que
sept personnes l’entourent déjà et qu’elles
seront même bientôt dix. Mais il ne donne
aucun nom pour le remplacer. Les impa­
tients attendront.
Alors, puisque ça marche, pourquoi s’en
faire ? Alexandra et Stéphanie de Nonan­
court ne se posent sans doute même pas la
question. Car Laurent­Perrier est une affaire
qui tourne bien. En fait, c’est toute la Cham­
pagne qui s’apprête à boucler une année
2022 exceptionnelle. Certains tablent sur 330
à 350 millions de bouteilles vendues à la fin
décembre, ce qui serait un record. Et comme
les prix des flacons sont à la hausse…
Le groupe Laurent­Perrier illustre cette
euphorie. Le groupe, oui, puisque la famille
Nonancourt possède aussi les marques Sa­
lon, Delamotte et Castellane, soit au total
12 millions de bouteilles, dont 80 % sont cé­
dées à l’étranger, et un stock en cave de quel­
que 60 millions de flacons. D’autres données
parlent d’elles­mêmes : le chiffre d’affaires
du groupe lors du dernier exercice s’élève à
293 millions contre 234 millions en 2019, la
dernière année avant le Covid­19, et les béné­
fices, sur la même période, ont plus que dou­
blé, passant de 23 millions à 50 millions.
Dans le groupe, la marque Laurent­Perrier
domine largement et il faut toujours revenir
à elle. Selon Michel Fauconnet, un des secrets
de la réussite réside justement dans sa stabi­
lité. Et dans son enracinement, aussi. Lau­
rent­Perrier est installée à Tours­sur­Marne,
à l’écart des villes­phares de la région que
sont Epernay et Reims, mais proche des vi­
« AU NIVEAU HUMAIN,
LAURENT-PERRIER A TOUT
COMPRIS. ET ÇA RESTE
UNE MAISON FAMILIALE »
Thibaut Bremont, vigneron à Ambonnay
gnes et de ses vignerons. C’est central pour
une raison : les 150 hectares de vignes que
possède la maison ne représentent que 10 %
de ses besoins – il faut bien plus de raisins
pour remplir 12 millions de bouteilles.
C’est la confiance bâtie par les ans et la sta­
bilité qui convainc des centaines de vigne­
rons indépendants, couvrant l’équivalent de
1 300 hectares, de vendre leurs raisins à Lau­
rent­Perrier. Ainsi Thibaut Bremont, 55 ans,
qui possède une quinzaine d’hectares à Am­
bonnay, près de Tours­sur­Marne : « Mes pa­
rents vendaient toute leur récolte à Laurent­
Perrier. Et même si je suis très sollicité [par
d’autres maisons], je reste fidèle. C’est une
philosophie. »
Une philosophie qui s’explique aussi par le
réseau, et qui s’entretient. Thibaut Bremont
est allé à l’école avec Emmanuel Robinet, son
meilleur ami, aujourd’hui responsable des
achats de Laurent­Perrier. Et quand il étu­
diait au lycée viticole, il a fait son stage chez
Laurent­Perrier avec le chef de cave de l’épo­
que, Alain Terrier, dont Michel Fauconnet
était le second. Le vigneron d’Ambonnay en
conclut : « Au niveau humain, Laurent­Perrier
a tout compris. Et ça reste une maison fami­
liale. A chaque vendange, les sœurs Nonan­
court viennent me voir. Elles sont très simples
et classe. »
« Adapter les jus en permanence »
Le style des vins joue son rôle dans le suc­
cès. La suprématie du chardonnay chez Lau­
rent­Perrier influence beaucoup le style de
ses champagnes : ce cépage blanc leur con­
fère des notes florales élégantes récurrentes,
et grâce à un faible dosage en sucre, ils sont
réputés pour leur fraîcheur. Le brut, nommé
« La Cuvée », qui représente 75 % de la produc­
tion, est la carte de visite de la maison. « J’en
suis le plus fier, car il faut adapter les jus en per­
manence pour retrouver chaque année notre
style, dans des millions de bouteilles », confie
Michel Fauconnet. Ce dernier, par exemple, a
récolté cette année des raisins avant leur ma­
turité afin d’obtenir l’acidité nécessaire à l’as­
semblage avec des vins de réserve.
D’autres cuvées, rares en nombre de bou­
teilles, s’inscrivent dans le style maison.
« Grand Siècle », chère (autour de 170 euros),
est le fruit d’un assemblage de millésimes, et
non d’un seul comme c’est la norme. En
plus, elle est rare, tant elle dépend de la qua­
lité des raisins : dix cuvées commercialisées
en soixante­trois ans. « Blanc de blancs na­
ture » correspond, elle, à l’évolution du cli­
mat. « Alexandra rosé » n’a connu que neuf
cuvées en quarante ans et la dernière, le mil­
lésime 2012, arrive seulement sur le marché.
Preuve qu’un temps étiré, aussi proustien
que son chef de cave, reste la clé du succès de
Laurent­Perrier. p
laure gasparotto
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Le champagne
soigne son
bilan carbone
I
l a fallu vingt ans à la Champagne,
qui compte 15 000 exploitations
viticoles, pour commencer à
corriger – un peu – son impact environ­
nemental. « Le progrès est flagrant :
il y a plus d’arbres, la vigne est plus verte,
même en hiver, grâce à l’enherbement »,
affirme Brigitte Batonnet, qui travaille
depuis quarante ans au Comité interpro­
fessionnel des vins de Champagne
(CIVC). La région revient de très loin.
Pendant des décennies, les composts ur­
bains ont été déversés dans le vignoble.
Encore à la fin des années 1990, 97 % des
surfaces viticoles champenoises étaient
désherbées… par des moyens chimiques.
Les choses s’inversent ensuite. Dans
les années 2000, les propriétés qui
optent pour le désherbage le font méca­
niquement. Mais c’est surtout l’enherbe­
ment qui se généralise au point que,
en 2009, 75 % du vignoble champenois
est concerné. « Avant, on parlait de
culture raisonnée. Aujourd’hui, on parle
de viticulture durable », indique Brigitte
Batonnet. En 2022, 63 % des propriétés
champenoises possèdent un des labels
certifiant leur engagement environne­
mental (le CIVC vise 100 % pour 2030).
Sauf qu’il existe des dizaines de labels,
que tous ne se valent pas et que seule­
ment 8 % des propriétés travaillent en
Michel bio. Par ailleurs, en avril, le Syndicat
Fauconnet général des vignerons de Champagne
au a abandonné son objectif d’inscrire
Domaine l’interdiction des herbicides dans le
Laurent­ cahier des charges de l’appellation
Perrier, champagne. Une décision dénoncée par
à Tours­ des dizaines de vignerons.
sur­Marne
(Marne), Une « peau » plutôt qu’une boîte
en 2020. Avec le CIVC, la Champagne a été,
MARTIN DESJOIE en 2003, la première région viticole au
monde à réaliser un audit environne­
mental de la filière : ce bilan carbone
(actualisé depuis tous les cinq ans)
concluait déjà que l’emballage était
problématique, à commencer par la
bouteille. La méthode champenoise
induit une pression de 15 bars, bien plus
forte que chez les autres vins
pétillants. Le verre est plus épais, plus
lourd, pour éviter qu’il n’explose.
En 2011, une nouvelle bouteille est
apparue, allégée de 65 grammes.
Le syndicat des vignerons cherche
désormais à imposer une coiffe en
papier plutôt que celle en aluminium
qui recouvre le bouchon de liège. Mais
sans obligation pour l’instant.
L’emballage individuel ou le coffret
cadeau posent aussi problème. Car ils ne
sont pas nécessaires au produit. Ruinart,
par exemple, l’a remplacé par une
« seconde peau » blanche, entourant
la bouteille. Telmont, pour sa part,
a supprimé tout coffret en juin 2021 –
soit une réduction de 8 % de l’émission
carbone pour chaque bouteille.
Dans ce combat environnemental
en Champagne, la marque Drappier est
la première à être reconnue
« carbone neutre » (EcoAct) grâce à des
mesures qui vont de la vigne à la
dégustation. L’entreprise produit
75 % de son électricité grâce à des
panneaux photovoltaïques et possède
une flotte de véhicules électriques
(tracteurs, etc.). p
l. g.
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 0123 des vins | 9

A
vec des prix de vente dé­
passant le million d’euros à
l’hectare, l’achat de vignes
en Champagne pour lancer
un nouveau domaine tient de la mission
presque impossible. L’autre option est
d’acheter du raisin, voire des jus dor­
mants, à des viticulteurs indépendants,
mais ces derniers sont déjà très convoi­
tés par les marques installées − surtout
ceux des terroirs nobles. Pourtant, le vi­
gnoble champenois, aussi prestigieux
que cadenassé, a vu apparaître en moins
de cinq ans de nouvelles marques, telles
Gustave Eiffel ou EPC, tendant à prouver
que ce marché n’est pas si impénétrable.
A condition d’y imposer sa singularité et
des concepts innovants.
Patron de l’entreprise Firstinox, spécia­
lisée dans les métaux inoxydables, Hervé
Taïeb s’est rapproché des descendants du
créateur de la « dame de fer » pour propo­
ser, sous licence, en 2021, un champagne
baptisé simplement « Gustave Eiffel ».
Synchronisé avec la sortie du film Eiffel,
de Martin Bourboulon, avec Romain Du­
ris dans le rôle de l’ingénieur, ce lance­
ment avait tout de l’opération marketing,
prompte à attraper le touriste.
« Mais nous avons choisi de faire bon,
avant de faire gros », affirme Hervé
Taïeb. Comprenant vite que le cours de
la vigne champenoise ne lui permettrait
pas de créer son propre domaine, l’in­
dustriel s’est tourné vers des vignerons
de la région. Après avoir approché une
demi­douzaine d’entre eux et dégusté
leurs jus, Hervé Taïeb et son épouse,
Irène, grande amatrice de champagne,
ont choisi un vigneron de la vallée de
l’Ardre, Jérôme Fournaise, de la maison
familiale Fournaise­Dubois, membre de
la coopérative La Vigneronne, à Crugny
(Marne), où sont vinifiés ses raisins.
Rajeunir l’image
L’an prochain, après qu’il aura puisé
dans ses stocks pour concocter la cuvée de
2021, Jérôme Fournaise élaborera les trois
références « Eiffel » en collaboration avec
Irène Taïeb. Il utilisera pour cela des vins
spécialement réservés, mais le nom du
fournisseur de raisins ne sera pas men­
tionné sur la contre­étiquette, à l’instar de
beaucoup de marques, qui restent floues
sur ce type de partenariat.
Bien que des exportateurs soient attirés
par ce nom évocateur, Hervé Taïeb assure
projeter de se concentrer d’abord sur le
seul marché français pendant quatre ans.
« Nous voulons faire un champagne de ni­
che, bien ancré dans de beaux établisse­
ments », explique celui dont l’équipe
commerciale ne vend des bouteilles
qu’aux cafés, hôtels, restaurants et dans
le secteur de l’événementiel. Il reconnaît
Créer une nouvelle
marque est difficile,
pas impossible
Il faudrait être richissime pour acquérir des vignes en Champagne, mais pas
forcément pour racheter des jus aux coopératives. A l’image d’EPC ou de
Gustave Eiffel, de nouvelles étiquettes apparaissent donc chez les cavistes
que le nom très identifiable d’Eiffel peut
se révéler une arme à double tranchant.
« Les sommeliers ont souvent un a priori
négatif pour un produit qu’ils pensent
marketing, admet Hervé Taïeb. Leur avis
change quand ils y ont goûté. »
Une de ses fiertés est d’avoir conquis
Philippe Faure­Brac, meilleur sommelier
du monde en 1992, qui propose le cham­
pagne Eiffel dans son bistrot parisien, et
d’avoir damé le pion à Ruinart pour l’ap­
pel d’offres de la Biennale des antiquaires.
Avec un budget de lancement (« sans
campagne publicitaire ») modestement
annoncé à 500 000 euros, Gustave Eiffel
aurait vendu 12 000 bouteilles en 2021,
« NOTRE DOCTRINE EST
QUE NOTRE AVIS NE VAUT RIEN,
SEUL COMPTE CELUI DES
CONSOMMATEURS »
Edouard Roy, cofondateur d‘EPC
22 000 en 2022, et miserait sur 30 000 à
50 000 cols à l’horizon 2024, une année
olympique parisienne dont la tour Eiffel
sera l’un des symboles.
Cette patiente progression, EPC ne la
connaît pas. Lancée en 2019 par trois jeu­
nes entrepreneurs − Edouard Roy, 31 ans,
Jérôme Queige, 48 ans, et Camille Jullien,
34 ans −, la marque fonce et innove en
mode start­up. Qu’elle ne détienne pas
de vignes ne la freine pas. « Les structures
coopératives de champagne possèdent
des outils flambant neufs qui ne deman­
dent qu’à tourner davantage », signale
Edouard Roy, en vantant les mérites des
vignerons qui y contribuent.
A la différence d’Eiffel, EPC joue la
transparence en revendiquant ceux qui
lui fournissent, par terroir (vallée de
l’Arce, coteaux du Sézannais…), les vins
nécessaires à ses cuvées permanentes ou
éphémères. Après tout, si Edouard Roy a
débuté dans le monde de la tech (« une
start­up développant une application op­
timisant les tournées des grands logisti­
ciens »), il est aussi fils et petit­fils de vi­
gnerons coopérateurs. « Mon grand­père
a été l’un des fondateurs de la coopérative
de Bethon et EPC s’est installé à Vindey, un
autre village marnais, où mon père a
acheté ses premières vignes », détaille­t­il.
Cette traçabilité revendiquée se veut en
phase avec les nouveaux modes de con­
sommation et le credo de l’entreprise : dé­
sacraliser le « moment champagne » et
rajeunir son image. Ou plutôt utiliser l’in­
fluence croissante d’une nouvelle géné­
ration. « Comme on l’a constaté avec Uber,
Deliveroo ou Amazon, les jeunes sont de­
venus prescripteurs auprès des plus âgés,
qui s’emparent à leur tour des nouvelles
tendances », veut croire Edouard Roy.
Pour incarner cette dynamique, la
start­up n’a pas hésité à choisir un nom
loin des traditions patrimoniales − EPC
pour « épicurien » ou « E pluribus unum
Champagnum » (l’union fait la force en
Champagne, en latin de marketing) − et
un design disruptif, mais si froid qu’il
vient d’être abandonné pour une ron­
deur plus « premium ». Les partis pris vi­
suels mais aussi gustatifs sont si forts
que le trio a tenu à les faire valider à cha­
que occasion par des clients potentiels.
« Notre doctrine est que notre avis ne vaut
rien, seul compte celui des consomma­
teurs », martèle Edouard Roy, en évo­
quant le temps passé à sonder les gens
dans la rue, sur des quais de gare ou lors
de panels de dégustation.
Objectif : 1 million de cols en 2027
Dotée d’outils commerciaux nova­
teurs, dont un logiciel permettant une
prospection numérique, la marque cool
et gentiment provoc a réussi à lever,
avant son lancement, 1,5 million d’euros
lors d’un premier tour de table en con­
vainquant des investisseurs souvent is­
sus de la tech (Xavier Niel – par ailleurs,
actionnaire du Monde à titre individuel –,
Charles­Edouard Bouée, Cédric Siré…),
mais aussi la famille Mulliez (Auchan),
Hervé Augustin (ex­PDG de Bollinger et
d’Ayala) ou… Didier Deschamps, l’entraî­
neur de l’équipe de France de football.
Alors que le budget se partage essen­
tiellement entre équipe commerciale
(40 %), marketing (40 %) et production
(20 %), le financement a été consolidé en
juillet par une nouvelle levée de 5,5 mil­
lions d’euros afin d’accélérer la produc­
tion (de 50 000 bouteilles en 2020 à
260 000 en 2022) et les ventes en visant
l’export. EPC a pour ambition de vendre
un million de cols d’ici à cinq ans.
Autre signe fort de reconnaissance
pour ces nouveaux venus, Stéphane
Baschiera vient d’entrer au conseil d’ad­
ministration d’EPC. L’ancien « M. Cham­
pagne » du groupe LVMH, qui avait déve­
loppé des marques patrimoniales telles
Moët & Chandon, Ruinart ou Veuve Clic­
quot, s’investit auprès de jeunes agita­
teurs du champagne. p
stéphane davet

La famille Pinault entre

champagne et bourgogne
L
a traditionnelle vente
de vins des Hospices de
Beaune (Côte­d’Or), le
20 novembre, a atteint des prix
record. C’est heureux pour l’hô­
pital de la ville et les deux asso­
ciations entre lesquels sont
partagés les bénéfices, mais
aussi pour les vins de Bourgo­
Si on fait une bonne action en
achetant à Beaune, on hésite
d’autant moins que la Bourgogne
a le vent en poupe. Pour Jasper
Morris, les 8 % de hausse
moyenne de la barrique illus­
trent l’évolution du prix des bou­
teilles de bourgogne chez le
caviste, qui, depuis plusieurs
* Garance THIÉNOT, Directrice de la Maison Thiénot - www.champagne-thienot.com

gne, dont la resplendissante années, est « en nette augmenta­

santé se voit ainsi confirmée.
Les enchères pour 802 barri­
ques de 228 litres chacune,
issues de vignes appartenant
à l’hôpital et des vendanges de
septembre, ont atteint 31,3 mil­
lions d’euros (avec les frais),
auxquels il faut ajouter la
« pièce des présidents », conte­
nant un corton grand cru,
vendu 810 000 euros. Ce
produit total a plus que doublé
par rapport à l’an dernier.
« Oui, mais le nombre de pièces
à vendre a aussi quasiment
doublé par rapport à 2021, et la
qualité des jus est belle », tem­
père Jasper Morris, spécialiste
de la Bourgogne et consultant
pour Sotheby’s.
Les négociants sont les
principaux acheteurs, avec en
tête la maison Albert Bichot
(111 pièces pour 984 000 euros),
mandatée par de nombreux
clients, « contents de participer
à l’effort global et de recevoir
aussi des grands vins de Bour­
gogne avec des étiquettes per­
sonnalisées », explique Albéric
Bichot, qui dirige la maison.
tion ». En décembre 2021,
à l’heure de mettre en vente le
millésime 2020, les vignerons
avaient augmenté leurs prix pour
compenser sa trop faible quan­
tité. Sans que les consommateurs
rechignent à l’acheter. Il pourrait
se passer la même chose cette
année avec le millésime 2021.
Autre signe de l’euphorie, la
vente des Hospices de Beaune a
eu lieu quelques semaines après
l’acquisition par François Pinault
(Artemis Domaines) de la mai­
son de champagne Henriot
− elle­même propriétaire de
deux entités bourguignonnes, la
maison de négoce Bouchard Père
et Fils et le domaine William
Fèvre − et d’un domaine en Ore­
gon (Etats­Unis). Ne nous y trom­
pons pas : la famille Pinault est
d’abord attirée par Bouchard
Père et Fils, installée dans le
prestigieux château de Beaune,
et propriétaire de 86 hectares
de grand cru et de premier cru.
Reste à voir si la Bourgogne
restera désirable malgré son L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
image toujours plus luxueuse. p
l. g.

10 0123 des vins
Notre sélection
de champagnes rosés
Laure Gasparotto et Ophélie Neiman ont dégusté à l’aveugle près de 130 bouteilles
et en ont retenu 65. Des plaisirs à tous les prix à découvrir pour les fêtes de fin d’année
MOINS DE
20 EUROS
Couvent­Parent, brut rosé
Sa robe d’un rosé pâle cache
un vin plutôt rond et fin. Ne nous
y trompons pas, il faut un vrai
savoir­faire pour réaliser une telle
simplicité et la proposer à un prix
aussi bas. Issu essentiellement
du millésime 2019, assemblé à
des vins de réserve (pour moitié)
de 2018, ce champagne généreu­
sement dosé à 10 g/l de sucre
est celui des fêtes par excellence.
Une bouteille assez bien faite
pour qu’on pense à autre chose
et donc assez discrète pour ne pas
s’imposer. Finale riche. 15,50 €.
Champagne­couvent­parent.com
Malingre­Truchon,
brut rosé
Voilà une bouteille qui fait partie
de cette tendance des rosés
soutenus en couleur et en goût.
Normal, les cépages rouges,
pinots noir et meunier, sont
dominants, agrémentés d’un
peu de chardonnay. Son côté
pulpeux et crémeux lui donne
une très belle ligne qui file droit
et de manière originale entre
minéralité et rondeur.
Un champagne savoureux,
de gastronomie, d’un très
bon rapport qualité­prix. 16,20 €.
Champagne­malingre­truchon.fr
Paul Pothelet,
« La Fée Romane », rosé
On ose rarement ce qualificatif,
mais ce champagne se révèle des
plus sympathiques. Pourquoi ?
Parce qu’il se fonde sur un
Fait maison et biodynamie pour la fratrie Fleury
B ien qu’unanimement sa­
luée par les connaisseurs
de champagne − une ré­
putation confirmée par notre
dégustation à l’aveugle −, la mai­
son Fleury est atypique à plu­
sieurs titres. Premier domaine
de cette région a s’être converti
en biodynamie, en 1989, il est
aujourd’hui dirigé par une fra­
trie − Benoît, Jean­Sébastien et
Morgane Fleury. Pendant que les
frères s’occupent des vignes et
du chai, à Courteron (Aube),
dans la côte des Bar, au sud de
Troyes, la sœur gère, depuis
2009, Ma cave Fleury, une cave
et bar à vins située dans le
2e arrondissement de Paris.
« Cette cave permettait de nous
rapprocher des clients et d’aider
mon père à le représenter à
Paris, se remémore la femme à
la joie contagieuse. Et vu notre
petite dimension [15 hectares,
120 000 bouteilles], on s’est tou­
jours dit que notre meilleure
publicité était la dégustation. » Morgane, fruit de dix ans de re­
Aujourd’hui, la cave à vins pa­ cherche et désormais vendues
risienne, qui ne propose pas que sous le nom de Quartz à d’autres
les cuvées familiales, jouit d’une domaines champenois. « On la
réputation internationale, et le reconnaît chez les confrères car
domaine exporte la moitié de sa elle crée une bulle très fine et très
production dans 35 pays. caractéristique », se réjouit la
Toutes les cuvées sont vini­ commerciale de la famille.
fiées grâce à des levures maison, Depuis 2006, les vins de réserve
mises au point par le père de sont constitués en solera dans des
équilibre vineux réconfortant.
Et, en effet, il est issu de vieilles
vignes de pinot noir qui
engendrent une certaine
profondeur dans le résultat final.
Il y a presque quelque chose
de ludique dans les bulles pâles
dont on sent la gourmandise
enfantine. Finale fruitée
et gourmande. 18,50 €.
Champagne­paul­pothelet.com
Laurent­Gabriel,
« Grand Rosé »
On regarde toujours de près
la gamme des champagnes
à moins de 20 €, tant la qualité
est disparate. Dans cette tranche
de prix, ce « Grand Rosé » se
révèle remarquable. Champagne
familial d’un vigneron (le père)
et d’une vigneronne (la fille),
ce pur pinot noir à la robe pâle
déroule une palette de saveurs
tout aussi gourmandes les unes
que les autres. On retiendra
les notes originales de marme­
lade et de grenade. L’ensemble
est salivant, plein d’élan et
s’achève sur une finale longue
pleine de classe. Incroyable ! 19 €.
Laurent­gabriel.fr
Didier­Ducos, « La Rosée »
Le petit côté acidulé de ce jus
lui confère un certain charme,
entre notes salines et pointes
citronnées. Il tient la barre grâce
à un train de bulles dynamique
d’une belle tenue. Issu des
trois cépages (chardonnay,
pinot noir et pinot meunier),
foudres et donnent de la profon­
deur aux champagnes. Et, depuis
2009, Fleury propose une cuvée
sans ajout de soufre, nommé
« Sonate ». Pour Noël, le domaine
sort une nouvelle cuvée, « 4 cépa­
ges », un millésime 2014 sans sou­
fre constitué de chardonnay et de
pinots blanc, noir et gris. p
o. ne.
avec une dominance du premier,
il déploie des nuances fines
de tilleul et de pamplemousse.
Ce domaine familial de 8 hecta­
res prouve, avec ce rosé fondé sur
le millésime 2016, qu’il travaille
dans les règles de l’art. 19 €.
Champagnedidierducos.com
DE 20
À 29 EUROS
Th. Petit,
« Rosé brut grand cru »
Elle a beau être « grand cru », cette
bouteille s’impose plus à l’apéritif
que sur une table. Légèrement
orangée, elle n’est pas du genre
guindée et invite à la détente. Les
bulles fines et séduisantes font
immédiatement saliver. Elles
décomplexent grâce à un fruité
gourmand et généreux. Joyeuse,
cette cuvée ne s’éternise pas,
virevolte en laissant quelques
notes poivrées agréablement
élancées. 20,50 €.
Champagnethpetit.com
L. Bénard­Pitois,
brut rosé
Le millésime de base de ce jus
pourrait expliquer sa robe très
soutenue. 2019 a été une
année très solaire qui confère
plus de tanins au vin. Or,
le pinot noir est, ici, le cépage
principal – une partie de la
récolte est même élevée en vin
rouge. Tout est donc réuni pour
obtenir une effervescence
très colorée et des arômes très
intenses de cassis, cerise et
groseille, tout juste apaisés par
Benoît,
Morgane,
Jean­Pierre
et Jean­
Sébastien
Fleury. YANN
TOURBE/EST ECLAIR
des notes de pamplemousse
en finale. C’est long, salivant
et bien fait ; si bien fait que, le
succès aidant, il faudra patienter
jusqu’à janvier 2023 pour
de nouveaux flacons. 23,80 €.
Champagne­benard­pitois.com
Jean Marniquet,
« Rosé brut premier cru »
Rosé pâle, ce pur pinot noir offre
un panel de nuances très riches
et attirantes : de la framboise
aux épices en passant par des
notes d’abricot et de cerise.
Voilà un champagne aux bulles
complexes, qui ne laisse pas
indifférent. Profond et long,
il sera apprécié aussi bien au
cours d’un repas qu’à l’apéritif.
Une belle affaire. 23,80 €.
Marniquet.fr
Remi Henry,
« Grand Cru Bouzy rosé »
Le rosé de cette maison familiale,
implantée sur le terroir de Bouzy
(grand cru de la montagne de
Reims, connu pour ses magnifi­
ques pinots noirs), nous a immé­
diatement chavirés. Intense à
l’œil (belle couleur saumonée)
comme au nez (avec des arômes
de cerise, de canneberge, de fruits
secs et de fleur de vanille), il se
révèle également puissant en
bouche, avec une franchise qui
réjouit le palais. L’effervescence
est un poil trop marquée à notre
goût, signe de peu de vieillisse­
ment (base de vendange 2019),
mais, pour le prix, c’est tout de
même une prouesse que d’offrir
ce résultat. 24 €.
Champagne­remi­henry.com
Marie Tassin,
« Provocation rosée »
Voici un jus retenu dans cette
dégustation qui apparaît
quasiment rouge : à la vue et
au nez, on jurerait qu’il s’agit
d’un lambrusco, en Italie. Même
s’il n’est pas dans les standards
habituels d’un rosé de
champagne, ce pur pinot noir
se révèle tout de même aussi
velouté qu’aérien. Un style fruité
qu’on aime ou pas, mais qui
ne laisse pas indifférent. Ce n’est
pas sans raison qu’il se nomme
« Provocation ». Finale originale
sur des saveurs de prune. 24,40 €.
Champagnefumeytassin.com
Marc Chauvet, « Cuvée
Rubis, rosé de saignée »
Malgré son côté « fraise Tagada »
enfantin au nez et son aspect
quasi rouge flamboyant à l’œil,
ce champagne impose sa
qualité en bouche. Harmonieux,
il prouve que le changement
climatique commence à faire son
effet sur les vins de Champagne.
A nous d’en comprendre le style
nouveau, plus axé sur la gour­
mandise vineuse que sur la
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
touche élégante évanescente.
Malgré tout, on choisit
ce champagne pour l’apéritif ou
le dessert, car il est plus fruité
que salin. 25 €.
Champagne­marc­chauvet.com
DE 30
À 39 EUROS
Alfred Tritant, rosé
Une robe rouge de plus, dans
cette dégustation, pour un cham­
pagne qui se dit rosé. Pourtant, il
est composé de 60 % de chardon­
nay et de seulement 40 % de pi­
not noir (uniquement en grands
crus de Bouzy et d’Ambonnay).
Une fois encore, changement cli­
matique oblige et style nouveau
assumé, cette bouteille gour­
mande et enrobée n’en est pas
moins élégante. A la fois saline et
pulpeuse, éclatante et crayeuse,
elle rassemble les contraires
pour offrir des bulles, in fine,
des plus joyeuses. 30 €.
Champagne­tritant.fr
Bonvalet,
« Marpésia », rosé
Marpésia est le nom d’une reine
et d’une guerrière amazone
gothe. On veut bien se laisser
conquérir par cette jolie cuvée
aux reflets dorés, élaborée par
une toute jeune maison (fondée
en 2004 sans un seul hectare
de vigne, donc en achetant des
raisins). Car, pour le prix, voilà
un champagne convaincant,
aux arômes gourmands de fruits
d’été, mûr et rond en bouche, ju­
teux en un sens. Un rosé solaire,
et simplement réussi. 30 €.
Champagne­bonvalet.com
Charles de Cazanove, rosé
Si l’on cherche un rosé discret,
ni tapageur, ni trop gourmand, ni
trop puissant, bref un rosé assez
versatile et à petit prix, la produc­
tion de la maison rémoise est
une solution. Avec un équilibre
tenu entre un caractère fruité et
vineux, une structure classique,
une finale propre, cette cuvée
née d’un assemblage de cépages
des différentes zones viticoles
de la Champagne fait le job. 30 €.
Champagnedecazanove.com
Waris­Hubert,
« Succulente », rosé
Une bouteille tonique qui
s’apaise vite et vous entraîne
aisément de l’apéritif à la table.
Avec ce jus, majoritairement
à base de chardonnay, vous
pouvez faire deux en un, de
l’accueil au dîner. C’est la qualité
des grands vins : se dévoiler
sans précipitation. Celui­ci offre
d’abord des notes citronnées,
puis évolue vers des saveurs
fleuries. Très jeune encore, vous
pouvez garder cette bouteille
en cave sans problème.
Une belle découverte. 34 €.
Champagne­waris­hubert.fr
E.P.C., « Blanc rosé »
Très joli vin aux allures pâles,
mais plein d’élan, porté par
des notes fleuries élégantes. Bien
dessiné sur une base importante
de chardonnay (d’où son nom
étrange de « blanc rosé ») et
d’un peu de pinot noir, il joue
habilement entre finesse et
consistance. Son magnifique
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
terroir, le village de Vertus, n’y
est pas étranger. Finale sur des
saveurs gourmandes acidulées
de framboise mûre. 34,90 €.
Epc­champagne.com
Comtes de Dampierre,
« Cuvée des ambassadeurs
premier cru », rosé
Ce rosé est composé avant tout
de chardonnay, à 85 %, complété
par 15 % de pinot noir (de Verzy
et Ambonnay) vinifié en vin
rouge léger. Est­ce la belle pré­
sence des raisins blancs qui lui
donne ce velouté de bouche ? En
effet, il y a beaucoup de tendreté
en bouche, et on voudrait l’asso­
cier avec un risotto ou des pâtes,
quelque chose d’aussi moelleux.
Les arômes de fruits compotés lui
donnent un caractère automnal
et ajoutent à son charme. 35 €.
Dampierre.com
Pierre Mignon, « Prestige
rosé de saignée »
Il faut lui laisser le temps de
s’ouvrir, ne pas la servir glacée
pour qu’elle s’exprime pleine­
ment, car cette bouteille est
pleine de subtilités. Composée
à 50 % de pinot meunier, elle
dévoile de jolies notes pâtissières
et fruitées, une bouche enro­
bante, crémeuse et d’une netteté
impeccable. Cette maison de la
vallée de la Marne propose géné­
ralement des champagnes qui
ont un excellent rapport qualité­
prix, c’est encore le cas ici. 35 €.
Champagne­pierre­mignon.com
Castelnau, rosé
Rien de foufou dans cette cuvée,
mais son classicisme et son
équilibre font sa qualité. Résultat
d’un assemblage des trois cépa­
ges (avec le pinot meunier légè­
rement devant), elle se livre avec
beaucoup de finesse, une texture
aérienne et une finale très nette.
Un rosé bon, qui s’adaptera
à toutes les occasions. 35,50 €.
Champagne­castelnau.fr
Franck Bonville,
« Murmure printanier »
grand cru, rosé
La maison familiale, installée
à Avize et dirigée par Olivier
Bonville, brille par la qualité de
ses chardonnays. C’est donc une
très bonne surprise de retrouver
son rosé en sélection. Là encore,
cette cuvée fait la part belle
au cépage blanc, qui compose
90 % de l’assemblage (pinot noir
d’Ambonnay pour le reste).
Le nez est expressif, sur de gour­
mandes notes pâtissières, et la
structure en bouche est charnue
avec une très belle longueur. Ne
pas hésiter à le dégainer à table
avec un tartare de poisson. 36 €.
Champagne­franck­bonville.com
Jacquart,
« Mosaïque Rosé »
Au­delà de son attirante
couleur, façon jus de groseille,
ce champagne nous plaît pour
son équilibre réussi. Rien
n’est radical, tout est mesuré.
Un assemblage des trois grands
cépages champenois, 16 % de vin
rouge, environ 30 % de vin
de réserve, un dosage assez
généreux de 9 g/l de sucre, tout
est bien dosé. Dans le verre,
le nez est très expressif sur
les fruits rouges frais, puis le jus
dévoile sur la langue une agréa­
ble rondeur. Une bouteille de
plaisir simple, facile à boire. 36 €.
Champagne­jacquart.com
Laurent Lequart,
« Rosé Andésyne brut »
La petite maison familiale
de la vallée de la Marne cultive
0123 des vins | 11
DE 40
un peu plus de 11 hectares dont déroge pas, conçue dans une ap­ Cattier, « Brut rosé Laherte Frères, « Rosé
une grosse partie de pinot meu­ proche parcellaire et s’intégrant premier cru » de meunier extra­brut »
nier. Pas étonnant, donc, d’en dans la gamme « Les Chemins ». Voilà un bon mélange entre Comme son nom l’indique,
retrouver une majorité (80 %)
dans cette cuvée à la couleur
très marquée, dont le fruité est
Sur une base de vendange 2016,
avec près de 60 % de vins
de réserve, elle évolue au fil de
À 49 EUROS un champagne joyeux pour
les fêtes et un jus gastronomique.
La bouteille est bien balancée
ce rosé produit par Laherte est
un pur cépage meunier. Mais
il est surtout remarquablement
contrebalancé par un dosage la dégustation. Super aromatique Lanson, « Le Rosé » entre des arômes très classiques envoûtant. Récapitulons :
minime en sucre (2,5 g/l). Finale­ au départ, avec des notes de Lanson est l’une des premières de rosé et une bouche ronde, une couleur fuchsia, une bulle
ment, voici un rosé expressif, net fraise cuite, elle se fait souple et maisons de champagne à avoir gourmande, avec un joli retour très fine, des notes d’orange
et précis, harmonieux surtout. câline sur la langue et se termine réalisé un rosé d’assemblage fruité, mais aussi de la tenue. sanguine, de prune, de tabac
On le boit sans lassitude, car il en­ en dévoilant une ravissante évo­ (dès 1833). Ce savoir­faire Côté cépages, cette maison et d’herbes séchées. Et, avant
voie un message universel. 36 €. lution. Un rosé de caractère, sin­ se retrouve dans cette cuvée familiale de la montagne tout, une texture qui vit :
Champagne­laurent­lequart.fr gulier, à l’image de son bouchon à la structure bien construite, de Reims privilégie, là aussi, elle démarre en onctuosité,
attaché par une agrafe. 39 €. à la bouche parfaitement l’équilibre. 40,50 €. puis s’affine et lave la bouche,
Odyssée 319, Lebrundeneuville.fr en place. Des arômes en retrait, Cattier.com laissant une trace saline
« Rosé grand cru » une personnalité sérieuse, sur la langue. Tout bonnement
On peut apprécier ce jus sans de l’élégance surtout. 40 €. formidable. 41 €.
connaître son histoire. Ce que Lanson.com Champagne­laherte.com 
nous avons fait, en le retenant
à l’aveugle. C’est encore mieux
de savoir qu’il est né d’une envie
d’Olivier Bonville (de la maison
Franck Bonville) et de son
gendre, Ferdinand Ruelle,
d’explorer les 319 villages de
l’appellation champagne. Un
travail précis d’achat de raisins
par parcelle et qui commence ici
avec des chardonnays d’Avize et
pinots noirs d’Ambonnay, et un
assemblage de millésimes 2015
à 2018. Et donc ? Un rosé couleur
pétale de rose, pimpant à tous
niveaux, ouvert et épuré ;
un champagne lumineux
dans sa simplicité. 36 €.
Champagneodyssee319.com
Piper­Heidsieck,
« Rosé sauvage »
Avec cette cuvée, Piper­Heidsieck
poursuit sa révolution contem­
poraine. Avec assurance et
franchise, les bulles révèlent une
gourmandise d’une belle assise.
Plein et généreux, ce champagne
possède une classe folle qu’il
répand autour de lui en rehaus­
sant les mets qu’il accompagne.
Issue pour moitié de pinot noir,
dont une partie a été vinifiée
en vin rouge, et assemblée à du
chardonnay et du pinot meunier,
cette bouteille ouvre la porte
à une série de jus modernes,
chics et décomplexés. 37,90 €.
Piper­heidsieck.com
Christian Gosset,
« Rosé A03 grand cru »
Excellente découverte à prix
doux que cet extra­brut rosé.
87 % pinot noir, le reste
de chardonnay et surtout un
nez renversant de meringue
à la fraise, façon gâteau pavlova.
Un champagne adorable
pour qui aime les pâtisseries,
mais qui est également soutenu
par une assise vineuse, de légers
tanins – en somme une structure
solide qui lui permet de
s’inviter à table, avec une volaille,
du fromage ou un dessert. 38 €.
contact@champagne­christian­
gosset.com
Le Brun de Neuville,
« Au bout du chemin »,
rosé de noirs et blancs
Cette petite maison de coopéra­
teurs, installée sur la côte
de Sézanne, nous a habitués
à de jolies cuvées. Celle­ci n’y

12 0123 des vins
Face au réchauffement climatique,
AR Lenoble réserve l’avenir
S ituée à Damery (Marne) et
créée en 1920, la maison
AR Lenoble – dont un fla­
con nous a épatées lors de la
dégustation – est gérée par Anne
et Antoine Malassagne, arrière­
petits­enfants du fondateur.
Après une première vie loin des
vignes, ils donnent un rayonne­
ment inédit à cette rare maison
de champagne indépendante et
 Fleury, « Rosé de
saignée », extra­brut
Impossible de deviner, à l’aveu­
gle, que la bouteille ne contient
que 2 g/l de sucre, tant elle est
gourmande et joyeuse. C’est que
ce 100 % pinot noir est élaboré
comme un grand vin rouge, avec
une précision remarquable.
D’une couleur grenadine très
intense, avec un nez à l’unisson
particulièrement expressif
(véritable panier de fruits rouges),
une bouche ronde, opulente
et une finale fraîche, on adore.
La maison Fleury, pionnière de
la biodynamie en Champagne, se
montre, une fois encore, à la hau­
teur de son excellente réputation.
Certifié bio et Biodyvin. 43 €.
Champagne­fleury.fr
Palmer & Co, « Rosé
Solera »
Voilà un champagne un peu à
contre­courant de la tendance
actuelle de cette dégustation :
la robe est quasi sans couleur.
On dirait presque un blanc.
Et pourtant, son assemblage
de chardonnay, pinot noir
et meunier possède également
9 % de réserve perpétuelle
de plus de quarante ans de vin
rouge (pinot noir des Riceys).
Bref, ces bulles savoureuses
nous offrent une belle surprise,
pleine de profondeur grâce
au temps long qui a permis
de les concevoir. 43 €.
Champagnepalmer.fr
familiale. Les 18 hectares de
Lenoble (notamment à Chouilly,
grand cru de la côte des Blancs,
et à Bisseuil, premier cru de la
montagne de Reims) sont com­
plétés par de soigneux achats
de raisin pour commercialiser
330 000 bouteilles à l’année.
Le domaine est certifié haute
valeur environnementale de ni­
veau 3 (HVE 3/Terra Vitis) depuis
2012, soit l’un des premiers en
Champagne. Pour Anne Malassa­
gne, c’est le meilleur mode de
culture pour une saine vie des
sols et pour contrer le dérègle­
ment climatique : « On y travaille
depuis notre arrivée en 1993,
autant sur le système racinaire et
les haies, pour consolider et vivi­
fier les sols, que sur l’utilisation et
le recyclage de nos eaux. On remet
de la nature dans la nature. »
Selon Anne Malassagne, 2022
marque une année charnière en
Champagne, très chaude, don­
nant des raisins trop sucrés et qui
ne sont plus assez acides. D’où
l’importance des vins de réserve
que la maison, depuis 2010, élève
pour partie en magnum. Un pro­
Anne cessus long et coûteux, mais qui
Malassagne,
à Chouilly
(Marne). SDP
va prendre de plus en plus d’im­
portance, car il permettra de ga­
rantir de la fraîcheur aux futurs
champagnes. Dans un contexte
climatique qui sera toujours plus
compliqué, aucune nouvelle cu­
vée n’est prévue : « On a déjà assez
de défis pour conserver la qualité
de la gamme existante, travaillons
d’abord sur le fond .» p
o. ne.
Besserat de Bellefon, Ayala, « Rosé majeur »
« Rosé brut » Une couleur brillante, un nez
On constate avec cette bouteille discret mais joli, sur des notes de
combien Besserat de Bellefon framboise et de fraise à croquer,
est devenue une maison une bouche aérienne, délicate,
parmi les plus élégantes plutôt joyeuse. Voici un
de sa région. Onctueux champagne qui n’est pas
et crémeux, l’assemblage réunit compliqué, facile à apprécier
les trois cépages principaux autant qu’à déguster en dehors
avec une dominante de pinot des repas. 44,10 €.
meunier. Sans complexe Champagne­ayala.fr
dans sa robe rosé quasi
orangée, le jus se révèle tonique
grâce à des notes intenses
d’épices, presque poivrées.
Finale longue et saline. 44 €.
Besseratdebellefon.com
Chez Benoît Tarlant, la patience est un talent
U ne fois encore, le champa­
gne Tarlant s’est distingué
spontanément dans notre
dégustation à l’aveugle. Quand on
parle avec Benoît Tarlant, on croi­
rait qu’il a 100 ans. Non parce que
son discours est dépassé – loin de
là –, mais parce qu’il reflète une
sagesse venue de loin. A 46 ans,
ce vigneron, qui fut pourtant
l’un des premiers à créer son site
Internet, dès 1999 (puis un blog,
une chaîne YouTube…), repré­
sente la douzième génération de
Tarlant installée à Œuilly, dans la
vallée de la Marne.
Sa maison du XVIIe siècle est
assise sur un réseau de caves an­
cestrales. Là, tous les membres
de la famille sont réunis :
« Quand je me suis installé avec
mon père en 1999, mes arrière­
grands­parents, mes grands­pa­
rents et mes parents travaillaient
sur le domaine », se souvient
Benoît. Depuis, il gère l’entreprise
qui comprend un vignoble d’une
quinzaine d’hectares. Sa sœur,
Mélanie, l’a rejoint en 2004.
Une assurance rare se dégage
du tandem, héritée des anciens.
« C’est surtout mon grand­père
qui m’a appris la dégustation.
C’est lui qui m’a aidé à attendre
mes premiers vins quand j’étais
impatient. Je le remercie, car il
Gonet­Médeville, « Grand
cru extra­brut rosé »
On fond totalement pour ce
rosé très pâle, au caractère
merveilleusement dynamique et
vibrant, aux arômes mentholés,
accompagnés de notes d’agru­
mes, de fleurs et d’herbes sauva­
ges. 70 % chardonnay, 30 % pinot
noir (dont une grande partie
provient du Mesnil­sur­Oger),
il rebondit en bouche (si l’on
ose dire) sans jamais fatiguer
le palais. Un compagnon
de soirée idéal, qui se passe
de tout accompagnement. 45 €.
Gonet­medeville.com
Gustave Eiffel, rosé
En donnant le nom de leur
ancêtre à leur jeune maison de
champagne, les héritiers Eiffel
inscrivent l’intention d’un style :
celui de l’effervescence festive
en même temps que celui de
l’audace. Leur rosé est de cette
veine, tout en grâce fruitée, axée
sur les notes fruitées dues aux
pinots dominants, noir et meu­
nier, avec un peu de chardonnay,
et surtout à l’ajout de vin
rouge en appellation coteaux­
champenois. On le choisit plutôt
pour mettre en appétit les
papilles pour ses notes acidulées
de fraise et de framboise. 45 €.
Champagne­eiffel.com
Benoît Lahaye, « Rosé de
macération », extra­brut
Coup de cœur ! Dès le premier
nez, on sent le rosé de gastrono­
mie dans ce champagne à la robe
légèrement saumonée. Des
arômes débonnaires de fruits ?
Très peu pour lui. En revanche,
si vous cherchez de la structure,
de la puissance, de la longueur,
bref, un rosé vineux pour une
belle table, ce 100 % pinot noir
de la parcelle La Julienne,
à Bouzy, répondra présent. Frais,
tendu, et impeccable, c’est
du grand art, tout simplement
un magnifique vin. Benoît
Lahaye est bien l’un des grands
vignerons de la Champagne.
Certifié bio et Biodyvin. 45 €.
Tél. : 03­26­57­03­05.
m’a fait comprendre l’intérêt du près l’expression du territoire. « Je
temps long », confie Benoît. ne suis pas en quête d’un goût ab­
En effet, ses vins, vinifiés pour solu qui standardiserait mon ter­
la plupart en fûts, sont ensuite roir, mais de quelque chose de sub­
élevés jusqu’à ce qu’ils soient til qui rend compte de ses forces. »
prêts, dix ans ou plus s’il le faut. Une philosophie de vie et de vin
Et chacun des trente­sept lieux­ qui plaît beaucoup, notamment à
dits du domaine est vinifié sépa­ l’étranger (85 % des ventes). p
rément afin de rendre au plus
AR Lenoble, « Rosé
terroirs Chouilly­Bisseuil
mag15 »
Une base de vendange 2015,
de chardonnay (à 92 %) et pinot
noir, une vinification en fût
et foudre sans fermentation
malolactique, des vins de réserve
(à hauteur de 40 %) vieillis
en magnum sous liège, voilà
pour la théorie, déjà très promet­
teuse. Dans le verre, il y a bien
plus. Derrière une robe dorée,
à peine orangée, des parfums
de fruits frais, de pomme,
de poire, qui se parent d’épices
en se réchauffant dans la bou­
che. Il se dégage une classe
naturelle de cette bouteille,
un charme incontestable, une
beauté sans fard. Superbe. 46 €.
Champagne­arlenoble.com
Edouard Brun,
« L’Elégante, rosé »
Un magnifique rosé à découvrir
pour son harmonie parfaite,
permise par la finesse des bulles.
D’autant qu’avec sa robe
coucher­de­soleil on l’imagine
plus romantique et superficiel
que profond. Or, ses notes
épicées et légèrement torréfiées
reposent sur des valeurs précises
et réfléchies, véhiculées par une
belle matière première, ordonnée
entre chardonnay (80 %) et
pinot noir. Finale gourmande sur
des saveurs de fraise mûre. 46 €.
Champagne­edouard­brun.fr
Leclerc Briant,
extra­brut rosé
A l’aveugle, ce magnifique cham­
pagne se distingue spontané­
ment grâce à sa ligne élégante et
précise, effilée et complexe, aussi
bien au nez qu’en bouche. Rosé
plutôt pâle, parce qu’il est majori­
tairement issu de chardonnay,
il dévoile des notes salines et épi­
cées fort distinguées. Extra­brut,
il ne contient que 3,5 g/l de sucre.
Ce dosage très faible laisse la ma­
tière saine s’exprimer. D’ailleurs,
ce rosé est certifié bio, l’un
des rares de cette dégustation.
Un très beau vin ! 49 €.
Leclercbriant.fr
Mélanie
et Benoît
Tarlant, sœur
et frère.
BENOÎT GUENOT
l. g.
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
DE 50 À 59 EUROS
Tarlant, « Rosé Zéro,
brut nature »
Dominé par le chardonnay,
ce rosé affiche une robe pâle
poudrée à la Fragonard.
Les arômes se répandent
délicatement, avec finesse
et précision, avec des notes de
fleur blanche. Il y a du savoir­faire
dans ce vin de haut vol : il se
transmet dans la famille Tarlant,
vigneronne depuis le XVIIe siècle.
A l’aveugle, la matière apparaît
bien assise. Que les terroirs soient
bien travaillés, cela se sent même
en dégustant des bulles. Elles
sont, ici, salivantes et offrent
un très beau champagne. 50 €.
Tarlant.com
Francis Boulard & Fille,
« Rosé de saignée », 2017
Rosé légèrement orangé, il pro­
vient d’une macération de raisins
en fût : ceci explique sans doute
cela. En tout cas, cette cuvée issue
de la vallée de la Marne dévoile
des arômes complexes franche­
ment appétissants. On trouve
même des notes safranées qui lui
donnent de l’élan. Ses saveurs
sont riches, amples : voilà un vrai
vin, car le champagne en est un,
qui déroule sa complexité au fur
et à mesure de la dégustation.
Certifié en biodynamie. 50 €.
Francis­boulard.com
Henriot, rosé
Quasi blanc, ce rosé est pourtant
issu majoritairement de pinot
noir, assemblé avec du chardon­
nay et du pinot meunier, mais
le mode d’extraction des raisins
est rapide, précis et… réussi,
car son style s’avère superbe,
élégant, évident. Ce champagne
exhibe des notes fines et appé­
tissantes. S’il était une œuvre
d’art, il s’agirait d’un classique
restauré selon un mode
contemporain qui fonctionne
merveilleusement bien. Une
valeur absolument sûre ! 53,60 €.
Champagne­henriot.com
Philipponnat,
« Royale Réserve Rosé »
On dit oui tout de suite !
La bouteille, composée d’une
majorité de pinot noir, se montre
d’emblée lumineuse, énergique.
Les arômes de fruits rouges
cèdent le pas aux agrumes
conquérants qui parfument
le palais. La finale est salivante :
parfaite pour se mettre
en appétit. 54 €.
Philipponnat.com
Bruno Paillard,
« Rosé première cuvée »
Une bouteille qui se prête très
bien à l’apéritif. Il se dégage de
cette cuvée, issue de la première
presse des raisins, des parfums
floraux, finement épicés, une
empreinte tactile délicate,
une personnalité aérienne avec
de la vivacité. Un champagne
qui surfe sur l’élégance, sans pour
autant manquer de fond. 55 €.
Champagnebrunopaillard.com
Duval­Leroy, « Rosé
prestige premier cru »
On est charmé par sa robe d’or
rose, mais plus encore par
le contenu du verre. De sa
surface s’échappent des parfums
de fruits confits appétissants,
contrebalancés par la bouche,
assez stricte, plutôt racée, assuré­
ment vineuse, qui lui donne
une assise réjouissante. Une
effervescence très marquée laisse
penser que cette bouteille mérite­
rait d’être oubliée un ou deux ans
de plus en cave. Avant de la
dégainer avec bonheur à table
et d’épater les convives. 55 €.
Duval­leroy.com 
 l’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération.

Château Montrose
grand cru classé du médoc en 1855
33180 saint-estephe - france

www.chateau-montrose.com

14 0123 des vins
 Veuve­Clicquot,
brut rosé
La dégustation à l’aveugle ouvre
plus les papilles que d’habitude
et terrasse les a priori. Dans cet
exercice, le rosé de Veuve­Clicquot
sort du lot, haut la main. Quand
on apprend ensuite qu’il est
le fruit d’un assemblage d’une
soixantaine de crus différents,
on imagine le talent digne
d’un chef d’orchestre qu’il néces­
site. On n’aura évidemment
pas la recette, simplement
les ingrédients : 50 % de pinot
noir, 30 % de chardonnay, 20 %
de meunier et 12 % de vin rouge.
Bref, ce champagne, c’est l’art
de la séduction en bouteille !
Sa robe d’un rosé soutenu
est aussi élégante que ses
arômes et ses saveurs. 55 €.
Veuveclicquot.fr
Deutz, brut rosé
Cette cuvée a de nombreux
atouts. Comment d’abord résister
au nez crémeux et sensuel, à son
parfum de confiture de cerises
et de crème Chantilly, qui annon­
cent un champagne très rond ?
Et puis la bouche dément l’im­
pression, en montrant beaucoup
de tension, une belle acidité qui
charrie à ses côtés des arômes
complémentaires d’agrumes.
Résultat : un rosé multifacette,
comme on les aime, que réussit la
maison Deutz, à servir aussi bien
J OS É P H I N E X J O R DA N E
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
à l’apéritif qu’à table (avec du sau­
mon, par exemple). 56 €.
Champagne­deutz.com
Delamotte, rosé
Sa robe couleur peau de pêche,
ravissante, abrite des parfums
particulièrement intenses
de compote de fruits et de tabac.
L’ampleur de ce vin se confirme
en bouche, puisqu’il se révèle
charnu, opulent, sans pour
autant verser dans la lourdeur.
Cette cuvée n’est pas la plus
indiquée pour ceux qui ne
jurent que par la délicatesse,
mais elle séduira fortement
les amateurs de champagne
de repas, notamment avec du
saumon fumé. D’autant que son
authenticité est indéniable. 57 €.
Champagne­delamotte.com
Devaux, « D Rosé »
Voilà un champagne qui
s’exprime en deux temps :
d’abord des arômes particulière­
ment appétissants viennent
chatouiller le nez, évoquant
un champagne de simple plaisir.
Puis la bouche brouille les
pistes, se montre plus complexe
à appréhender. On sort alors
CUVÉE ARTISTE
2 01 4 SAG E T
du simple plaisir pour entrer
dans l’exquise distinction. 57 €.
Champagne­devaux.fr
Charles Heidsieck,
« Rosé Réserve »
Aucun doute, ce jus respire
la qualité, avec un travail précis
et un vieillissement soigné.
Il arbore une robe plus dorée
qu’orangée et des parfums
de fruits cuits, de quatre­quarts
moelleux, de tarte à la mirabelle
gourmands et élégants.
S’ensuivent une superbe
tension en bouche et surtout
une magnifique longueur
gustative et aromatique.
Bref, un champagne au plaisir
intense. 57 €.
Charlesheidsieck.com
Vve Fourny & Fils,
« Les Monts de Vertus »,
premier cru, rosé
Ce champagne extra­brut
est un rosé de saignée. Donc
plus puissant et structuré que
la plupart des rosés (avec ou
sans bulles). Et, de fait, derrière
son intense couleur, ce pur
pinot noir parcellaire dévoile
des parfums et un caractère
de grand vin rouge de table,
une assise structurée aussi.
Cela se confirme en bouche,
c’est ample et ça dure. On
conseille très fortement. 59 €.
Champagne­veuve­fourny.com
DE 60 À 85 EUROS
Taittinger,
« Nocturne rosé »
Voilà un quasi­bonbon ! Ceux
qui aiment les sucreries et
les moments apaisés d’un goûter
seront aux anges avec ce
champagne à la robe joyeuse.
D’un rosé prononcé, il est fait
d’une mousse fine et se révèle
très rond en bouche. Cette
gourmandise (normal, le dosage
de sucre de canne est de 17,5 g/l)
peut s’apprécier toute seule
ou pour accompagner un
dessert au chocolat. Un vin
flamboyant et généreux. 60 €.
Taittinger.com
Bollinger, brut rosé
Toute la singularité du style
Bollinger est catalysée dans
ce magnifique rosé aux reflets
cuivrés, orangés, brillants.
Intense et vineux, vif et subtil,
il est d’une gourmandise
raffinée. Pourquoi ? Parce que
son toucher crémeux se révèle
velouté à souhait. Il faut
reconnaître que la matière
première de choix y joue
pour beaucoup : 85 % des vins
de cet assemblage proviennent
de premiers et grands crus.
La classe ! Dominée par un pinot
noir « séveux » et profond,
lié à des vins de réserve élevés
en fût, cette bouteille pétillante
constitue du grand art. 65 €.
Champagne­bollinger.com
Billecart­Salmon,
brut rosé
Un rosé ultrachic ! Tellement chic
qu’il trouve naturellement sa
place à table, pour accompagner
du saumon sauvage ou un
carpaccio de langoustines,
par exemple. Les bulles fines
mettent en exergue des notes
remarquables d’épices douces,
inscrivant définitivement
le rosé dans le monde des grands
vins. Issues des trois cépages
champenois dominants,
avec une touche supplémentaire
de chardonnay par rapport
aux pinots noir et meunier,
ces bulles n’explosent pas,
elles se déploient tranquillement
et longuement. 65 €.
Champagne­billecart.fr
Barons de Rothschild, rosé
A l’aveugle, sa dégustation
fait immédiatement penser
à un repas d’affaires.
Car ce champagne (92 %
de chardonnay, des terroirs
premiers et grands crus pour
l’origine des raisins) a une tenue
impeccable, des arômes délicats,
une construction sans faille,
sans pour autant se montrer
séducteur ni particulièrement
rayonnant : il saura se faire
discret et s’adapter à toutes
les conversations. 67 €.
Champagne­bdr.com
Perrier­Jouët,
« Blason rosé »
Ce qu’il y a de plus difficile
à réaliser avec un champagne
rosé, c’est que, en plus d’avoir
un goût merveilleux, il doit
être beau. Comme un
philosophe passant à la télé, il se
montre pour exister, doit offrir
une image attrayante et festive.
Le « Blason rosé » est exactement
de cette veine. Sa robe est
brillante, avec des reflets
saumonés des plus appétissants.
Cette cuvée pourrait s’en tenir
à son rôle de reine de beauté,
or elle va beaucoup plus loin.
Ses arômes fleuris poursuivent
le charme et ses saveurs fruitées
se révèlent salines et longues.
Un champagne savoureux
à souhait. 74 €.
Perrier­jouet.fr
Jeeper, « Grand Rosé »
En moins de dix ans, cette
nouvelle maison s’est imposée
avec un grand naturel dans
l’univers des champagnes
qui comptent. Beaucoup
de sensualité se dégage d’un
assemblage à la robe rosé
brillant, où finesse et souplesse
s’allient pour le meilleur. On
aime sa matière fruitée, gour­
mande et riche. Un champagne
à la personnalité unique qui
sait pourtant se faufiler à mille
occasions différentes pour être
partagé. Un très beau vin. 75 €.
Champagne­jeeper.com
Laurent­Perrier,
« Cuvée Rosé »
Cette petite bouteille dodue
abrite un bien charmant rosé :
des parfums très précis de fruits
mûrs, et surtout une bouche
très enrobée autour d’une
texture onctueuse, crémeuse.
C’est magnifique. La finale, sur
la même ligne, est particulière­
ment caressante. Un champagne
vraiment séducteur qui ne
perd rien en élégance. 79 €.
Laurent­perrier.com
Louis Roederer,
« Rosé vintage »
Une énergie incroyable se
dégage d’un train de bulles qui
n’en finit pas d’être vif. En bouche,
cette bouteille de pinot noir et
de chardonnay se révèle juteuse
à souhait et déploie des notes
salines intenses jusqu’à sa finale
acidulée d’agrumes et de petits
fruits rouges. On aime cette très
jolie pépite de couleur délicate
aux nuances saumonées,
et à la texture de satin. 79 €.
Louis­roederer.com
Larmandier­Bernier,
« Rosé de saignée »,
premier cru extra­brut
Un conseil : aérez la bouteille,
laissez­lui le temps de s’ouvrir,
voire carafez le jus. Vous avez
tout à y gagner. Car il serait
dommage de passer à côté d’un
rosé qui se démarque totalement
des canons habituels. Foin
de gourmandise, nous voici
dans un monde de verticalité.
Les arômes évoquent la grenade,
la groseille et annoncent
le caractère acidulé du vin. La
bouche est ultracrayeuse, d’une
tension presque mordante, rare
dans cette couleur. Singulier,
mais on en redemande. 82 €.
Larmandier.fr
Ruinart, rosé
Il faut bien le talent de Frédéric
Panaïotis, le chef de cave de
la maison, pour faire émerger
d’un assemblage de quarante
crus différents une telle
élégance, si évidente dès la pre­
mière inspiration au­dessus
du verre. Ce rosé très pâle, qui
rappelle les vins de Provence,
naît d’une alliance équilibrée
entre le chardonnay et le pinot
noir. Les arômes sont francs,
sans être pompiers, et s’arti­
culent autour de baies rouges,
canneberge et grenade en tête.
La bouche est tenue et oscille
entre rondeur et fraîcheur.
L’ensemble est délicat, immédia­
tement plaisant, à goûter à toute
heure de la journée. 82 €.
Ruinart.com
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
AU-DESSUS
DE 100 EUROS
Abelé 1757, « Le Sourire
de Reims » 2008, rosé
Le champagne rosé n’est
définitivement pas une
anecdote. Notre dégustation
le prouve, autant que cette
cuvée d’un rosé plutôt orangé.
Ce « Sourire de Reims » explore
des notes originales, jusqu’à
des nuances épicées raffinées,
mais avec une assise très ferme.
C’est qu’il a été élaboré avec
patience, pendant dix ans, et est
issu uniquement de pinot noir
du terroir très recherché des
Riceys. Les bulles servent ici
de support à des saveurs
complexes et trouvent
forcément mieux leur place
à table que dans le cadre
du vernissage d’une exposition.
On peut même le marier
avec des viandes blanches
ou rosées, tellement sa matière
est riche. 120 €.
Abele1757.com
Jacques Selosse, rosé
Tout étonne dans ce champagne.
Tout détonne par rapport
aux standards de l’appellation.
Ne serait­ce que la couleur,
pour commencer. On peine
à déceler le rosé tant la couleur
dorée cuivrée évoque davantage
l’ambre d’un liquoreux.
Le nez est complexe, et mêle
des épices, du gingembre,
des fruits confits. La bouche
est patinée et pourtant vive.
Le vin a une présence troublante
et semble ne jamais vouloir
quitter le palais. On perd
un peu ses repères avec
cette cuvée issue de chardonnays
d’Avize et de pinots noirs
d’Ambonnay, fruit
d’un assemblage de millésimes
de 2015 à 2013. Mais on est sûr
de deux choses : c’est un très
grand champagne ; c’est même
un champagne comme on
n’en boit qu’une ou deux fois
dans sa vie. 120 €.
Selosse­lesavises.com
Nicolas Feuillatte,
« Palmes d’or 2008,
rosé intense »
S’il le fallait, ces « Palmes d’or »
prouvent qu’une cave
coopérative de 4 000 vignerons
est capable de produire une
très grande et très belle cuvée.
Issue pour moitié de chardonnay
et pour moitié de pinot noir
(essentiellement des grands
crus), elle exhale des notes
intenses d’amande et d’abricot.
Des bulles bien jeunes
pour leur âge, et qui peuvent
se garder encore longtemps,
tant elles sont intenses
et harmonieuses. 160 €.
Nicolas­feuillatte.com
Rare Champagne,
rosé 2012
D’une complexité inouïe,
où se mêlent toutes sortes
de notes originales et raffinées,
telles les épices les plus
recherchées, comme le safran
ou le curcuma, ce rosé
se transforme de mille manières,
sans cesse. On y trouve même
des saveurs d’orange sanguine,
acidulée et gourmande.
Il paraît être l’incarnation
liquide de la sophistication,
d’une longueur folle. Une
très grande réussite donc !
Et heureusement d’ailleurs,
car le prix est en conséquence.
Ce millésime 2012, qui n’en est
qu’au début de ses révélations,
est à garder encore un peu
si possible. 410 €.
Rare­champagne.com
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 0123 des vins | 15

Château Le Puy, un bordeaux culte

REPORTAGE | Des prix modestes, une étiquette sans prestige, et pourtant… Produits par la même famille et
sans intrants chimiques depuis l’an 1610, les vins de Château Le Puy comptent des fans inconditionnels dans le monde entier

saint­cibard (gironde) ­ envoyée spéciale

ertains regards en disent

C
plus long sur un vin que
n’importe quels critique,
prix ou classement. Le 3 oc­
tobre, à l’occasion d’un dé­
jeuner, la famille Amoreau,
à la tête du Château Le Puy depuis 1610 − soit
quatorze générations −, réunissait quelques
convives pour évoquer la Closerie Saint­Roc,
propriété jouxtant le château et rachetée
en 2013. Tous communiaient dans l’amour
d’un vin qui les fait littéralement vibrer.
Il y avait notamment là le chef Yves Camde­
borde, fan de la première heure, que Château
Le Puy a accompagné presque toute sa carrière
dans la bistronomie. « J’y ai même fêté mon
enterrement de vie de garçon, c’est dire comme
je les aime », glisse­t­il à propos de Jean­Pierre
Amoreau et de sa femme, Françoise. Autour
d’eux, le médiatique chef Philippe Etchebest,
également convaincu depuis plusieurs an­
nées, des sommeliers, cavistes, journalistes du
vin se répandaient en commentaires admira­
tifs. La scène se répète trois semaines plus
tard, à quelque 5 800 kilomètres. A l’occasion
d’une mémorable dégustation à New York,
dans le restaurant triplement étoilé Le Bernar­
din, une quarantaine de professionnels du
vin, de diverses nationalités, s’émerveillent à
leur tour en goûtant du Château Le Puy.
D’où vient un tel émoi ? Pas du prestige de
l’étiquette. Le Puy, situé dans le vignoble bor­ Jean­Pierre Amoreau
delais, sur la rive droite, n’est pas un grand cru et son fils Pascal,
classé. Ce n’est pas un saint­émilion ni un po­ dans les caves
merol, il ne porte même pas l’appellation bor­ de Château Le Puy,
deaux. A une époque, il affichait celle, bien en Gironde.
modeste, des côtes­de­francs (francs côtes de RODOLPHE ESCHER
bordeaux aujourd’hui). Mais, depuis 2018, les
bouteilles sont simplement estampillées
« vin de France ». Cela ne vient pas non plus de
sa renommée. En France, peu d’amateurs de
vin connaissent cette propriété familiale, si­
tuée à Saint­Cibard, dans le Libournais, et qui
Jean­Pierre Amoreau, qui n’est pas du genre à
se laisser enivrer par l’odeur de l’argent, décide
LE DOMAINE EST LONGTEMPS d’une beauté saisissante. La maison culmine
à 107 mètres au­dessus du niveau de la mer,
cultive la discrétion aussi bien que ses rangs alors de suspendre les ventes. « Je ne voulais RESTÉ À CONTRE-COURANT, le second point le plus haut du département
de vigne. Et ce n’est certainement pas dû au pas de spéculation sur mes bouteilles, se sou­ de la Gironde. C’est là que se trouve la plus
prix : la cuvée « Emilien », produit phare du vient le vigneron. Ni priver mes clients fidèles PRÉFÉRANT JOUER belle parcelle de vignes. Elle domine le pay­
domaine, coûte en moyenne 35 euros. en vendant toute ma production d’un coup. » Le
prix de sa cuvée était d’une quinzaine d’euros
LA DÉLICATESSE QUAND LA sage et sert à la confidentielle cuvée « Barthé­
lemy ». Mais sur les 100 hectares que compte
Le flacon ultime, selon les Japonais à l’époque, elle se retrouve jusqu’à dix fois plus PUISSANCE ÉTAIT À LA MODE la propriété, une petite moitié seulement est
Si Le Puy exerce une telle fascination, c’est cher sur des sites moins scrupuleux. consacrée à la production de raisin. Et c’est
parce qu’il a un style si particulier que ses vins Jean­Pierre fera tout de même une excep­ justement l’autre que Pascal Amoreau tient à
sont parfois qualifiés de « meilleurs bourgo­ tion. Deux Japonaises sonnent le lendemain Château Le Puy serait son « plus gros succès ». montrer, parce que « nos vignes sont belles,
gnes faits à Bordeaux » (bien qu’étant consti­ à la porte : elles ont sauté dans une voiture en « Normalement, un très bon vin, déjà connu, mais elles ressemblent à beaucoup d’autres
tués à 85 % de merlot, assemblage classique apprenant la nouvelle, ont roulé d’une traite met entre six et dix ans à s’installer sur le marché belles vignes. Alors que ce que nous avons en
sur la rive droite du Bordelais). Parce que le depuis Paris. « Je ne pouvais moralement pas américain, analyse­t­il. Celui­ci a immédiate­ contrebas est unique ».
domaine représente une certaine idée de la les laisser repartir les mains vides. Je leur ai ment explosé. Tant chez les cavistes que dans les En aval, ce sont des bois, un étang (créé par
viticulture. Parce que les anecdotes qu’il char­ vendu une bouteille à chacune. Je les ai recroi­ médias. Ça a même effrayé le directeur du châ­ son grand­père à partir des sources, pour
rie ont des allures de légendes. sées un an plus tard, elles les conservaient teau, Harold Langlais, parce qu’il ne voulait pas favoriser au maximum la biodiversité), des
Commençons par la plus connue. Nous pour dans dix ans, quand elles rentreraient au vendre toute la production aux Américains ! » champs où paissent cinq chevaux (qui labou­
sommes en mars 2009, de bon matin. Le stan­ Japon. » Pour elles comme pour d’autres Cette fulgurance tient, selon son heureux rent une partie des vignes) et deux vaches. Et
dard téléphonique de la propriété explose, les amateurs des Gouttes de Dieu dans le monde, importateur, à un « mariage de subtilité et de là, au milieu des arbres, se dresse un
e­mails affluent, plus d’une centaine de com­ Le Puy était devenu un vin de légende. pureté dans le verre, au fait que le vin reflète la cromlech, cercle de pierres mégalithiques
mandes arrivent d’un coup, toutes de clients Aux Etats­Unis, ce manga est peu connu. Ce plus grande expression du terroir. C’est une ex­ bordé de deux dolmens. « Les chevaux vien­
asiatiques inconnus. Jean­Pierre Amoreau ap­ qui n’empêche pas Le Puy d’être présent chez périence unique ». « Pour moi, c’est beaucoup nent souvent s’abriter ici, constate le vigneron
pelle son importateur au Japon pour obtenir les cavistes new­yorkais les plus pointus. Sa re­ plus qu’un vin, renchérit Mitch Ancona, ca­ de 54 ans en désignant quelques traces. C’est
une explication. Et découvre l’inimaginable : connaissance tient à d’autres raisons : son goût viste du Connecticut passablement ému. C’est un endroit chargé d’énergie. Certains visiteurs
son château Le Puy 2003 vient d’être consacré à rebours des tendances bordelaises, son mode une représentation de la nature. Mes clients nous disent ressentir quelque chose de parti­
à la télévision japonaise meilleur vin de tous de production respectueux de la nature, et l’adorent. » Jusqu’au Brésil, Le Puy a ses aficio­ culier, une femme s’y est même sentie très
les temps. Dans une série télévisée, adapta­ Neal Rosenthal. Ce natif de New York est, à nados, à l’instar de Christian Burgos, chargé mal, mais d’autres demandent à s’y reposer et
tion du manga Les Gouttes de Dieu (Glénat), 77 ans, l’un des importateurs de vin les plus in­ d’un magazine de vins à Sao Paolo : « Je suis un en ressortent inspirés. »
qui narre une quête des plus grands vins du fluents. Il fait entrer sur le territoire américain grand fan depuis 2005. On était en plein âge En tout cas, le lieu est habité depuis l’âge du
monde, le flacon ultime, celui qui réunirait les productions de prestigieux vignerons indé­ sombre du vin à cette époque. Tout était extrait, bronze. Cela ajoute à la richesse et à la singula­
toutes les qualités et sensations, c’est Le Puy. pendants de France et d’Italie. A l’entendre, concentré, surmûri, “parkérisé”. Mais celui­ci rité du château. Quatre cent dix ans après l’ar­
avait une acidité et une finesse totalement aty­ rivée du premier Amoreau sur le site, et tou­
piques à Bordeaux. » jours sans intrants ni chimie, ses descendants
produisent en moyenne 180 000 bouteilles

Une dégustation historique Chevaux, vaches, étang, dolmens…

Le domaine est longtemps resté à contre­
courant, jouant la délicatesse quand la puis­
chaque année. Les valeurs de la famille,
autant que le goût du vin, collent à la perfec­
tion à l’air du temps.

V
ingt bouteilles alignées sur une table,
cent ans de production de l’emblématique
cuvée « Emilien », se sont répandues
dans les verres. Le 24 octobre, le Château Le Puy
organisait une dégustation historique au
restaurant Le Bernardin, à New York, pour une
quarantaine d’invités triés sur le volet, la plupart
américains, tous professionnels du vin. Critiques,
sommeliers et distributeurs ont traversé cette
« verticale » (série d’un même vin sur plusieurs
millésimes) avec émotion. Le plus récent était un
2021, le plus ancien un 1921. Le premier montrait
une vibrante fraîcheur, le second sidérait tant il
était encore vivant et élégant, déroulant des arô­
mes délicieux de confiture de figue à la cannelle.
Entre les deux, citons un 1932 à peine fatigué ;
un 1944 encore généreux, d’autant plus
bouleversant qu’il a été façonné par Paule
Amoreau, la femme du vigneron parti à la
guerre ; un 1949 à la longueur stupéfiante ; un
1964 au formidable bouquet automnal ; un 1977
sensuel et floral qui fit l’unanimité auprès des
dégustateurs. Sur les anciens comme sur les plus
récents se dégageaient toujours une délicatesse
et une finesse des tanins caractéristiques.
« Je suis impressionné par la ligne dessinée par les
vins au fil des millésimes », confirme Eric Asimov,
journaliste au New York Times, qui avait déjà visité
le domaine en 2017 et loue la grâce et la digestibi­
lité de ses vins. « Il y a une continuité dans cette
dégustation, qui traduit la constance des vignerons
d’une génération à l’autre, et qui est rare, souligne­
t­il. C’est d’autant plus remarquable que la famille
Amoreau n’a pas choisi les millésimes les plus cotés
de Bordeaux. » L’événement a eu lieu en présence
de Pascal Amoreau, son fils Adrien, âgé de 24 ans,
ainsi qu’Harold Langlais, directeur du domaine.
Tous trois avaient testé chaque cuvée avant de les
faire voyager, pour s’assurer de leur qualité.
La dégustation s’est poursuivie par un déjeuner
préparé par Eric Ripert, le chef du Bernardin, qui a
permis de faire goûter les autres cuvées du domaine.
Mais à table, les conversations revenaient toujours
au même constat : Le Puy traverse les ans et prouve
que, quel que soit son âge, c’est un grand vin. p
o. ne.
sance était à la mode, préférant les barriques
âgées quand tous ne juraient que par le bois
neuf. La famille, soudée, a tenu bon sur le
goût que devait avoir leur vin comme sur un
autre point, central dans leur réussite
d’aujourd’hui : leur domaine n’a jamais
connu la chimie. Il est bio depuis toujours,
c’est­à­dire bien avant que le concept n’existe.
L’engagement s’est concrétisé grâce au père
de Jean­Pierre, Pierre­Robert, en 1964. Cette
année­là, il participe à la création de l’associa­
tion Nature et Progrès, qui posera les princi­
pes de l’agriculture biologique et de l’agrofo­
resterie. Le Puy deviendra dans la foulée l’un
des premiers domaines bordelais à obtenir la
certification bio puis le label Demeter (pour la
biodynamie). Farouchement opposée à la mo­
noculture, la famille Amoreau − aujourd’hui
Jean­Pierre, son fils Pascal, 54 ans, son petit­
fils Adrien, 24 ans − conçoit son exploitation
comme un écosystème à part entière.
Le site où se trouve le domaine, sous la lu­
mière jaunie d’un après­midi d’automne, est
A 84 ans, Jean­Pierre Amoreau mène une der­
nière bataille : il voudrait faire naître une ap­
pellation d’origine contrôlée (AOC) Le Puy sur
la parcelle historique du domaine. Pour lui, ce
petit morceau de terre, posé sur le lieu­dit
Coteaux­des­Merveilles, possède une identité
à part du fait de son sous­sol d’argiles rouges et
calcaires, de la santé de ses sols et de sa position
culminante sur le vignoble bordelais. L’Institut
national de l’origine et de la qualité (INAO) a fi­
nalement clos le dossier déposé en 2011, mais
le patriarche compte bien revenir à la charge,
soutenu par son petit­fils. « Si c’est son combat,
c’est le mien aussi », affirme Adrien.
En attendant, la production du domaine reste
étiquetée Vin de France. Elle est vendue dans
soixante­huit pays, sans passer par le courtage
ni par le négoce bordelais, ni par la vente en pri­
meurs. La totalité est achetée directement par
les importateurs, les cavistes, les clients. Le suc­
cès du Puy semble aussi naturel que son vin, sa
famille et son environnement. p
ophélie neiman
 0123
16 0123 des vins SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

« Le vin est fondamentalement politique »

ENTRETIEN | Sommelière à New York au restaurant Chambers, Pascaline Lepeltier agite la profession avec « Mille vignes »,
qui vient de paraître. Un livre aussi puissant qu’érudit sur le vin de demain

new york

ascaline Lepeltier est une som­

P
melière française adulée par
ses pairs français et améri­
cains. Hors norme aussi : avant
de se passionner pour le vin,
elle a enchaîné hypokhâgne,
khâgne et une maîtrise de philosophie sur le
langage chez Bergson. Elle a réalisé un doublé
inédit en 2018 en remportant les titres de
Meilleur Sommelier de France et de Meilleur
Ouvrier de France en sommellerie. Très enga­
gée dans les vins nature, elle travaille dans le
restaurant Chambers, à Manhattan (New
York), et vient de publier un livre qui fait beau­
coup parler, Mille vignes. Penser le vin de de­
main (Hachette, 360 pages, 45 euros). En 2023,
elle représentera la France au concours du
Meilleur Sommelier du monde.

Dans « Mille vignes », vous compilez un

nombre considérable d’études sur le vin.
Vous amenez à repenser la vigne, les
paysages viticoles, la dégustation… Dans
quel état d’esprit l’avez­vous écrit ?
Quand Hachette m’a contactée, en 2019, je
commençais à enseigner beaucoup, à New
York comme en France. J’étais frustrée par la fa­
çon dont on apprend le vin, par cœur, sans
questionnement. Je veux inviter les gens à ré­
fléchir, car je suis fatiguée de voir toujours les
mêmes idées reçues sur la viticulture, les mê­
mes sélections de vin chez les cavistes, dans les
journaux, les mêmes façons d’en parler. Il faut
arrêter de scléroser les vins dans des catégories
ou dans un savoir immuable. Mon passé uni­
versitaire fait que j’aime me poser des ques­
tions et creuser les réponses. Comme dit ma
femme, j’aime complexifier ce qui est simple.

« LA VIGNE A UN RÔLE CENTRAL
POUR FAIRE CHANGER NOTRE
RELATION À L’ALIMENTATION »
Je voudrais que ce livre donne des clés pour
comprendre pourquoi et comment on en est
arrivé là. Expliquer que, dans la construction
de chaque appellation, alcool ou pratique œno­
logique, il y a des décisions humaines plus ou
moins justifiables. Eclairer la réalité contempo­
raine par ses évolutions permet d’accepter les
changements de demain. Car beaucoup de
choses doivent bouger : viticulture, dégusta­
tion, commercialisation… En un sens, mon li­
vre est politique.
Le vin est­il politique ?
Oui, car il est lié à l’agriculture et à l’alimenta­
tion, qui sont fondamentalement politiques.
Sur les questions de mode de production, de
qualité. Le problème, c’est que la chaîne s’est
beaucoup allongée entre le producteur et le
consommateur. On ne sait plus d’où viennent
les produits. Or, plus la chaîne est distendue,
plus il est difficile de s’assurer que l’environne­
ment dans lequel on évolue permet de se
nourrir avec de la bonne qualité.
Je ne combats pas l’agro­industrie, car elle a
permis un niveau de science incroyable et une
stabilité de la production. Mais la dimension
qu’elle prend entraîne une standardisation
des goûts. Quand je vois dans des supermar­
chés, autour de New York, des pommes parfai­
Le sommet des sommeliers
La sommelière Pascaline Lepeltier au restaurant Chambers, où elle travaille, à New York, le 3 décembre. GAIA SQUARCI POUR « LE MONDE »
Le vin est­il, autant que la nourriture,
déconnecté des consommateurs ?
Je pense qu’on mange plus mal qu’on ne boit
mal, car le vin est extrêmement normalisé et
contrôlé. Mais il est devenu lui aussi un pro­
duit agroalimentaire standardisé, avec ses ex­
cès. Je trouve ironique qu’on ait inventé aux
Etats­Unis le concept de clean wines (« vins
propres »). Qu’est­ce que cela raconte sur les
autres vins ?
Cela dit, la vigne a un rôle central à jouer
pour faire changer notre relation à l’alimenta­
tion. Il faut profiter de l’engouement actuel
pour le vin pour nous interroger sur les mo­
des de production. Le fait que le raisin puisse
être valorisé par le vin touche des populations
qui, autrement, ne se seraient jamais intéres­
sées à comment leurs carottes ou leurs pom­
mes de terre poussent. Le vin a ce pouvoir ma­
gique. Plus globalement, on oublie trop sou­
vent la chance que nous avons et les devoirs
qui en découlent. La terre qui nous nourrit, la
démocratie qui nous permet de nous expri­
mer, notre confort inouï. Je crois que le vin
nous permet de nous en rendre compte si on
veut bien ouvrir son palais et son esprit.
Les vins nature, qui rencontrent un fort
engouement à New York, en partie grâce à
vous, sont­ils à la pointe de ce combat pour
reconnecter le public à l’alimentation ?
La force des vins vivants est en effet d’avoir
remis en lumière ce travail, en l’expliquant. Il
y a des ratés, mais cette recherche du respect
des cycles naturels va dans le bon sens. Ces
vins, peut­être, peuvent nous apprendre à ra­
lentir, observer, apprécier.
Voilà pourquoi je m’attriste de constater qu’il
y a aussi des extrémismes dans le vin nature. Je
vois à New York certains de leurs apôtres qui
ignorent, voire rejettent les vins traditionnels
issus de vignobles historiques. Ils les perçoi­
vent comme élitistes ou même colonialistes,
pour avoir fait de leur culture viticole un mo­
dèle. J’ai rencontré des jeunes de 22, 23 ans, qui
connaissaient par cœur les derniers vins na­
ture du fin fond de l’Italie ou de Caroline du
Nord mais ne savaient rien de ce qui existait il y
a vingt ans. Ils n’avaient même jamais entendu
parler du critique Robert Parker ! Les classi­
ques, il faut pourtant les maîtriser pour aller de
l’avant. Et puis, faire du vin nature un camp re­
tranché caricature cette dynamique.
Justement, comment conciliez­vous,
dans votre métier de sommelière,
vins nature et vins traditionnels ?
Qui suis­je pour juger des goûts de chacun ?
Je respecte tous mes clients, dont un certain
nombre apprécient les grands classiques.
Donc il faut que je les goûte, les connaisse. Je
m’applique à les comprendre, sans préjugés –
c’est une obligation intellectuelle. Après, ils
n’ont pas besoin de moi. Je préfère mettre en
avant dans mon restaurant des vins de ré­
gions, de cépages ou de pratiques qui ont be­
soin d’être mis en lumière.
Comment vos convictions induisent­elles
vos achats de bouteilles ?
Je choisis des vins qui expriment fortement
la personne qui les fait, l’endroit et le terroir,
ce qui est pour moi la définition originelle
d’un vin vivant. Et je privilégie le bio le plus
possible. Ensuite, aux Etats­Unis, le verre
étant très mal recyclé, je cherche des solu­
tions. J’ai des bouteilles consignées de Cali­
fornie. Je sers un vin de macération à la pres­
sion, produit dans les Finger Lakes, près de
New York, et vinifié à Brooklyn, donc sans
être mis en bouteille. J’essaie également de
réduire l’empreinte carbone dans les trans­
ports. Par exemple, j’achète en France des
vins auprès de Grain de Sail, une entreprise
qui les achemine à la voile.

tes et sans goût, avec juste de l’eau et du sucre,
c’est une catastrophe. L’Etat de New York est
pourtant agricole et riche : eh bien, il est diffi­
cile d’y cuisiner avec des produits frais telle­
ment ils sont dégueulasses. Jusqu’où allons­
nous produire toujours plus à moindre coût ?
En réalité, on est trop gâtés. On consomme
trop, on gâche beaucoup, on a sans cesse de
nouveaux produits. Et cela nous déconnecte
des cycles naturels de production. J’ai été tou­
chée quand le sociologue Bruno Latour a
dit que « le politique est nécessairement écolo­
gique ». La maison, c’est la Terre, qu’on doit ar­
rêter de détruire. La solution n’est pas de con­
sommer moins, mais que chacun se remette
« en contact » concret avec ce qu’il consomme.
C’est­à­dire ?
Je pense à une formule de l’essayiste améri­
cain Michael Pollan : « Si vous deviez faire des
frites tous les jours vous­mêmes, vous en man­
geriez moins. » On ne cuisine plus, on ne va
plus voir le vigneron : on achète, ça doit aller
vite, tout et tout de suite. Mais le jour où l’on
doit faire les choses, on se rend bien compte du
temps et du travail que cela demande.
D
u 7 au 12 février 2023, Pascaline Lepeltier
représentera la France au concours du
Meilleur Sommelier du monde. La pression
sera d’autant plus forte que cette 17e édition aura
lieu à Paris. La candidate, qui sera alors âgée de
42 ans (ou son suppléant, Benjamin Roffet, si elle
devait déclarer forfait), comptera donc nombre
de supporteurs parmi les 3 500 spectateurs, dans
une compétition où soixante­trois pays seront re­
présentés. La France n’a pas remporté le concours
depuis plus de vingt ans (Olivier Poussier,
en 2000). Est­ce le signe d’une crise de la sommel­
lerie française ou la montée en gamme de la
profession dans d’autres pays ? « Rappelons que
ce concours n’a lieu que tous les trois ans, et que la
France a gagné six fois en seize éditions », nuance
Philippe Faure­Brac, lauréat en 1992 et président de
l’Union de la sommellerie française. Constatant
aussi que des sommeliers français ont pu porter
les couleurs du Royaume­Uni, du Luxembourg, de
la Belgique ou de l’Irlande, ce dernier affirme que
« la France conserve une sommellerie de référence ».
Mais, pour gagner, le candidat doit être de plus
en plus préparé. Aussi l’Union de la sommellerie,
qui l’a désignée après une série de tests, a­t­elle
aidé financièrement Pascaline Lepeltier : pour
s’entraîner dans ses dégustations, voyager dans les
vignobles, bénéficier d’un coach physique et d’un
coach théâtral. La compétition est en effet longue
et éprouvante. Les épreuves brassent le vaste uni­
vers des boissons − vin, alcool fort, cocktail, bière,
thé, café… Il faut savoir reconnaître un vin à l’aveu­
gle, répondre à des questions écrites, servir au
mieux une tablée aux exigences farfelues, trouver
le meilleur accord mets­vin. L’agilité, le sens de la
repartie et la culture générale du candidat
comptent autant que ses connaissances.
Outre sa connaissance du vin, Pascaline Lepeltier,
sommelière dans un restaurant de New York,
a de gros atouts : elle maîtrise parfaitement l’anglais
(il faut s’exprimer en deux langues durant le
concours), bénéficie d’un caractère trempé et d’une
aura rare. « Le charisme joue son rôle », confirme
Philippe Faure­Brac, qui ajoute que ce choix pour
représenter la France n’est pas anodin : « La sommel­
lerie est un métier de convictions. Pascaline en a, c’est
aussi cette singularité que nous voulons mettre en
exergue. » Pascaline Lepeltier a pour particularité de
faire le lien entre les vins traditionnels, qu’elle maî­
trise, et les vins naturels, qu’elle défend. Autant dire
qu’elle détonne dans la sommellerie française. p
o. ne.
Que peut­on boire de particulièrement
surprenant chez Chambers ?
Des bouteilles à des prix accessibles et dans
des appellations pas forcément très considé­
rées. Même si je propose aussi, évidemment,
des vins âgés, classiques et œcuméniques.
J’essaie surtout d’avoir un univers ouvert.
Souvent, mes clients veulent découvrir des
vins qu’ils ne connaissent pas. En ce mo­
ment, je m’éclate avec de la croatina ita­
lienne, des blancs espagnols, des verdicchio
d’Italie comme alternative au chenin. Nous
avons dix­huit pays et mille deux cents réfé­
rences à la carte, mais un peu plus de quatre
mille en stock. Il y a très peu de bouteilles par
référence, d’où une carte dynamique. On
s’amuse beaucoup. Le même soir, vous pou­
vez trouver un vin de Croatie sur une table,
une horizontale de 1999 de Bourgogne sur
une autre, des vins de cépages hybrides du
Canada sur une troisième, un vin de Nouvel­
le­Zélande créé par un sommelier japonais…
Et encore des vins d’Arménie, d’Azerbaïdjan,
d’Uruguay ou de vieux colares du Portu­
gal. Tout est possible ! p
propos recueillis par ophélie neiman
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
A New York, la soif
de vins pointus
REPORTAGE | Si l’Amérique aime le vin, la Grosse Pomme
en raffole. Ici, les clients ont les moyens de s’offrir les plus
grands crus et l’audace de tout goûter. Petit tour de ses cavistes
new york
vec, en 2020, 3,3 milliards de litres
A bus, les Américains sont les cham­
pions du monde en matière de
consommation de vin. Mais aussi
d’importation de bouteilles. Autant dire que,
plus qu’aucune autre ville des Etats­Unis, New
York – cité cosmopolite, mondialisée, aisée –
est à la pointe du phénomène. Quand on y
aime, on aime fort. Quel que soit le prix, car
les habitants de Manhattan ont les moyens de
leurs plaisirs. Issus de cultures variées et accé­
dant à toutes sortes de gastronomies, les New­
Yorkais n’avaient qu’à se prendre de passion
pour le vin pour que leur ville se retrouve à
l’avant­poste de tout ce que la planète viticole
est capable de produire en crus rares.
New York boit beaucoup et de tous les conti­
nents. La France, en valeur (les bouteilles chè­
res), et l’Italie, en volume (le nombre de bou­
teilles), se disputent la première place des im­
portateurs. Mais, attention ! Ici, il en va du vin
comme du reste : tout va vite, très vite. Les ten­
dances surgissent et s’évanouissent, les goûts
changent, les vitrines des cavistes s’adaptent.
Cette effervescence tient à une curiosité insa­
tiable pour les découvertes, mais aussi à l’in­
fluence des réseaux sociaux, selon Maxime
Blaise, sommelier au Bernardin, restaurant
triplement étoilé du guide Michelin dans Mid­
town, à dix minutes à pied de Central Park. « Les
réseaux sociaux ont tout rapproché, a­t­il cons­
taté. Il suffit que, en France, un critique respecté
ou un sommelier connu mette en avant une
cuvée, en postant une photo sur Instagram par
exemple, et les importateurs se ruent dessus. Si
une tendance émerge à Paris, elle se répercute
instantanément à New York. »
Pas étonnant, donc, de découvrir chez Astor
Wines & Spirits, sur Lafayette Street, institu­
tion de Manhattan implantée près de
Washington Square Park, les coqueluches
françaises et les domaines emblématiques de
nombreuses appellations, bien mieux repré­
sentés que chez nombre de cavistes de l’Hexa­
gone. Dans la section Languedoc : blanc du Mas
de Daumas Gassac, rouges du Clos Fantine,
« Vieilles Vignes » du Domaine Gauby, entre
autres. Le coin du Jura regorge de pépites. Pour
le Beaujolais, les nouvelles stars côtoient les va­
leurs sûres, avec un morgon de Mee Godard
collé au côte­du­py de Foillard. Il en va de
même avec l’Italie, l’Espagne, le Chili et
d’autres pays, la boutique accueillant près de
quatre mille références classiques et pointues.
Le vin orange s’impose
Une vaste pièce réfrigérée héberge les bou­
teilles les plus rares et chères (le domaine cali­
fornien Opus One, l’australien Grange Pen­
folds, le ligérien Clos Rougeard…). Mais aussi,
depuis quelques années, des vins nature et
sans sulfites ajoutés, plus sensibles à la tempé­
rature. Et, au milieu de cette cave à 12 degrés,
une petite montagne de vins orange. Ces
« skin contact wines », comme on désigne aux
Etats­Unis les vins issus de raisins blancs vini­
fiés comme des rouges.
« Nous en vendons de plus en plus, explique
Alex Malecki, l’un des soixante employés de la
boutique aux drapeaux rouges, qui s’étale sur
un large angle du bâtiment. Nous proposons
des vins orange de Slovénie, de Grèce, de
Géorgie, d’Italie et de France. Mais aussi des
Etats­Unis, avec The Flood, dont le vignoble est à
cheval sur l’Oregon et l’Etat de Washington, et
qui est très demandé. »
Astor Wines & Spirits a la réputation de pro­
poser un des meilleurs rapports qualité­prix
de New York, mais les vins restent chers quand
ils sont importés, facilement au­dessus de
30 dollars (29 euros). Car leur est appliquée la
règle des « trois tiers ». Cette loi fédérale héritée
de la Prohibition impose, pour chaque produc­
teur étranger, de passer par trois intermédiai­
res avant d’atteindre le consommateur : l’im­
portateur, le distributeur et le détaillant. Ce qui
entraîne une hausse de 50 % à 70 % du tarif ini­
tial sur le prix final.
0123 des vins | 17
Selon M. Blaise, ces prix élevés n’empêchent
pas qu’un petit vignoble de France, bien plus
que tout autre dans le monde, fasse l’objet de­
puis plus de dix ans d’une fascination « presque
indécente » chez les mordus de la Grosse
Pomme : le bourgogne. Et William Greenblatt,
président de la société d’investissement
Montague Street Private Partners, ne dira pas le
contraire. Cet amoureux du vin possède cer­
tains millésimes des plus beaux châteaux bor­
delais, de grands classiques de Californie, d’Ita­
lie et du Rhône parmi ses 5 800 flacons. Mais il
ouvre de plus en plus souvent du bourgogne au
dîner. Un musigny de Jacques Prieur dans une
main, un gevrey­chambertin de Denis Mortet
dans l’autre, il raconte cette anecdote : quand il
a proposé au Beatle Paul McCartney, proche de
la famille et venu dîner, de choisir un vin dans
la cave, ce dernier ne s’est pas fait prier. « Il a
foncé sur mes cinquante bouteilles du Domaine
de la Romanée­Conti et a choisi un la tâche
2004 ! Bien sûr, c’était sublime », se souvient
M. Greenblatt.
Robert Schagrin fait commerce de bourgo­
gnes à New York. Ce passionné, qui côtoie sou­
vent des vignerons phares de cette région,
« J’AI 600 CAISSES DE KRUG,
TOUS LES MILLÉSIMES “DOM
PÉRIGNON”, DES ROSÉS
DES ANNÉES 1990 »
Robert Schagrin, caviste sur la 57e Rue
tels Christophe Roumier ou Guillaume d’An­
gerville, a ouvert, en 2005, sa cave Crush
Wine & Spirits sur la 57e Rue, dans le quartier
des affaires de Midtown. Il a débuté en dispo­
sant une partie de sa collection personnelle sur
les étagères. Mais l’essentiel des ventes se passe
autrement : « J’ai des listes de clients intéressés
par telle ou telle bouteille. Je leur envoie des e­
mails pour les informer de ce que mon équipe et
moi avons trouvé. Ces commandes représentent
le plus gros de mon activité », explique l’homme
à l’allure cool, avec en fond musical un mor­
ceau de Bruce Springsteen. « Néanmoins, mon
truc, en ce moment, c’est le champagne. J’ai six
cents caisses de Krug, tous les millésimes “Dom
Pérignon”, des rosés des années 1990. »
Ce qui rend New York aussi passionnante à vi­
siter à travers ses cavistes – parmi lesquels les
incontournables Eli’s List, dans le huppé Upper
East Side ; le Flatiron, près de l’immeuble du
même nom, et Chambers Street Wines, un peu
plus au sud – tient au fait qu’ils sont tous indé­
pendants. La New York State Liquor Authority
impose de ne pouvoir posséder qu’un seul ma­
gasin de vente d’alcool dans tout l’Etat, interdi­
sant ainsi l’existence de chaîne ou de franchise.
Selon les quartiers, les propositions varient.
Les habitants de la métropole affichent un in­
térêt massif pour les vins bio, que l’on trouve
aisément partout. Et du côté du branché Broo­
klyn, les caves spécialisées en vins nature à prix
doux se multiplient. Lesquels apparaissent
également sur les cartes de restaurant, comme
sur celle du Falansai, qui accompagne sa remar­
quable cuisine américano­vietnamienne de ré­
férences aussi savoureuses qu’originales.
Ce soir de fin d’octobre, avec le menu en cinq
plats, furent servis un pétillant naturel de ma­
cération du Portugal, deux chenins blancs, l’un
californien, l’autre catalan (le second, « Meta­
morphika », légèrement orangé à la suite d’une
macération d’une semaine). Puis un vin
orange affirmé, provenant de Lombardie, pour
terminer avec un rouge de Claus Preisinger, un
domaine autrichien situé près de la frontière
hongroise. Voyant notre étonnement devant
une telle diversité de vins nature, le proprié­
taire, Eric Tran, rétorque : « Vous êtes française :
il fallait vous servir des vins que vous ne connais­
siez pas. » Un jeu typique de la gastronomie
new­yorkaise. p
o. ne.
 0123
18 | 0123 des vins SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022

La Chine, un eldorado plus si doré

La baisse de la consommation déçoit les producteurs français. Néanmoins, les appellations réputées tirent leur épingle du jeu

pékin ­ correspondant

in Yi, responsable des

X
exportations vers l’Asie
de la cave coopérative
Alliance Aquitaine, qui
regroupe plus de cent
viticulteurs en Dordo­
gne et en Gironde, le reconnaît volontiers :
« La période est compliquée pour nous sur le
marché chinois. » Cette cave, qui vend des
bouteilles de bergerac entre 5 et 10 euros,
espérait réaliser 2 % de son chiffre d’affaires
en Chine, soit environ 1 million d’euros. Un
objectif modeste. Et pourtant, Xin Yi l’ad­
met : pour le moment, il n’est pas atteint.
Comme elle, nombre de marchands de
vin, de France et d’ailleurs, se mettent à dé­
chanter. Les chiffres de l’Organisation inter­
nationale de la vigne et du vin sont rudes.
Après quinze années de progression, les
importations de vin en Chine ont chuté de
750 millions de litres, en 2017, à 400 mil­
lions aujourd’hui. La production intérieure
a aussi fondu quasi de moitié sur la même
période, de 1,1 milliard à 600 millions.
On en est là parce que la consommation
de vin en Chine baisse fortement, passant,
en cinq ans, de 1,9 milliard de litres à 1 mil­
liard. L’année 2022 n’a pas permis d’inverser
la tendance. Sur les sept premiers mois, la
chute de la consommation aurait été de
27 % en volume et de 7 % en valeur. En 2018,
Vinexpo, devenu Vinexposium, prévoyait
qu’« au cours des cinq prochaines années, la
Chine deviendra[it] le deuxième marché du
vin en valeur ». Le pays, qui occupait la cin­
quième position en 2019, a, au contraire,
régressé à la septième place.

Bière et whisky en embuscade

Pourquoi les Chinois produisent, impor­
tent et boivent moins de vin ? Il y a bien sûr
la politique zéro Covid, qui est une catastro­
phe pour le secteur de l’hôtellerie­restaura­
tion et les rencontres d’affaires. Une politi­
que qui a, par ailleurs, rebattu les cartes de la
distribution, en donnant un coup de fouet
aux ventes en ligne, obligeant nombre d’in­
termédiaires à repenser leur stratégie.
Mais la chute ayant commencé avant la
pandémie, le problème n’est pas que
conjoncturel. Le goût du vin aurait du mal
à séduire au­delà de la bourgeoisie des gros
centres urbains. « Les consommateurs se
désengagent au profit de la bière, notam­
ment artisanale », estime Lionel Legal, un
spécialiste installé à Shanghaï. Le whisky
semble également de plus en plus prisé. A
Pékin, certains bars à vins ont d’ailleurs été
transformés en bars à whisky. « Le vin reste
un produit de luxe, surtout apprécié des Chi­
nois nés dans les années 1980. Ce n’est pas
une boisson populaire et ce n’est pas l’alcool
préféré des jeunes », constate Xin Yi.
La politique anticorruption lancée par Xi
Jinping n’aide pas non plus. En Chine, le vin
est une boisson que l’on offre en cadeau, à
Dégustation
de vin
italien
lors de l’occasion d’un repas. Mais offrir un présent marché chinois est en réalité moins porteur bon marché que pour les chères, aux appel­
la Hainan de valeur à une relation d’affaires est désor­ qu’il n’y paraît et que, par ailleurs, ils n’y lations renommées et aux étiquettes presti­
Expo mais risqué. Et d’une marque étrangère, sont plus forcément les bienvenus : le vin gieuses. Car le vin est, ici, en grande partie
à Haikou une faute de goût. « Il y a une part de natio­ ne fait pas exception. un produit de luxe. Aussi la Bourgogne a­
(Chine), nalisme dans le vin », reconnaît Christelle t­elle vu ses ventes progresser de 33 % – en
le 29 juillet. Chêne, une Française ambassadrice des Etiquettes prestigieuses valeur, pas en quantité – au premier semes­
GUO CHENG/ marques monde et directrice des affaires Les temps sont donc durs. La rumeur a tre 2022. Les grands crus de Bordeaux font
XINHUA VIA AFP internationales de Ningxia Xige Estate, un même couru cet automne que les membres aussi de la résistance : les ventes de médoc
des plus grands domaines viticoles de la du Parti communiste n’auraient plus le ont progressé de 3 % et celles de saint­
région du Ningxia. « La Chine protège son droit de boire de l’alcool. De plus, pour émilion de 5 %. L’Hexagone a, d’ailleurs, dé­
marché. Elle change de règles tous les trois conquérir le marché chinois, tous les trôné l’Australie comme premier fournis­
mois, comme sur la fumigation des caisses », concurrents ne bénéficient pas des mêmes seur de vin en bouteilles depuis fin 2020.
ajoute Lionel Legal. conditions. Vous êtes australien ? Passez Cette lueur française est portée par une
Dans d’innombrables secteurs, les indus­ votre tour. En raison de la grande proximité tendance : les Chinois boivent de plus en
triels étrangers se rendent compte que le de votre gouvernement avec Washington plus « étranger ». En 2011, les importations
en 2020, la Chine, où tout est politique, de vins, tous pays confondus, représen­
vous ferme son marché. Vous êtes chilien ? taient près du quart de la production locale.
Les portes vous sont, au contraire, grandes En 2021, autour des trois quarts. Selon cer­
« LE VIN N’EST PAS UNE BOISSON ouvertes – sans taxe, à la suite de l’accord de taines sources, les vins importés feraient
libre­échange conclu entre les deux pays. même jeu égal avec les vins chinois. Si elle
POPULAIRE ET CE N’EST PAS Vous êtes français ? Payez 12 % de taxe. n’est plus un eldorado, du fait de la baisse de
Malgré tout, alors que d’autres pays plon­ consommation, la Chine offre encore des
L’ALCOOL PRÉFÉRÉ DES JEUNES » gent, la France du vin conserve une carte à opportunités aux vins très réputés. p
Xin Yi, responsable des exportations vers l’Asie d’Alliance Aquitaine jouer en Chine. Moins pour les bouteilles frédéric lemaître

Les grandes ambitions viticoles du Ningxia

REPORTAGE | Les autorités chinoises misent sur cette province du Nord pour vite élaborer des vins fins en grande quantité
ningxia (chine) ­ envoyé spécial également des aides nationales », témoi­ y enterrer les ceps à chaque saison Shandong, ils n’hésitent pas à mettre des A quelques dizaines de kilomètres de là,
gne Christelle Chêne, ambassadrice des froide afin de les protéger du gel. Une raisins espagnols ou chiliens en bouteille. Il le groupe LVMH exploite, depuis 2013,
n pénétrant dans le superbe pa­ marques monde et directrice des contrainte doublement onéreuse : non n’y a que dans le Ningxia que le vin est réel­ 80 hectares de pinot noir et de chardon­

E tio qui marque l’entrée de Xige

Estate, un des plus grands vi­
gnobles de la région du Nin­
gxia, le visiteur ne peut manquer la cita­
tion de Xi Jinping inscrite en caractères
affaires internationales de Ningxia Xige
Estate. « Quand vous investissez dans le
vignoble, les autorités vous fournissent
l’eau, la route, l’électricité et l’irrigation »,
confirme Nicolas Billot­Grima, direc­
seulement les viticulteurs ont besoin
d’une main­d’œuvre abondante l’hiver
mais les ceps, fragilisés, vivent deux fois
moins longtemps qu’en France.
Le prix du vin s’en ressent. Un rouge du
lement important. Du coup, c’est cette pro­
vince qui tire vers le haut le vin chinois »,
plaide Christelle Chêne.

Un domaine bourré d’électronique

noirs sur fond blanc : « La viticulture du
Ningxia est un microcosme de la viticulture
chinoise. La connaître, c’est connaître la vi­
ticulture chinoise. En temps voulu, dans dix
ou vingt ans peut­être, le vin chinois émer­
veillera le monde. » Parole de président.
Zhang Yanzhi, patron de Ningxia Xige
Estate, un domaine flambant neuf de
2 000 hectares, aime tellement cette
citation qu’il a baptisé une de ses bou­
teilles « 609, hommage à Xi Jinping ». Pro­
noncée le 9 juin 2020, au cours d’un dé­
placement dans cette petite province du
nord du pays, la phrase présidentielle
vaut de l’or. Depuis, miracle de l’économie
administrée, les autorités et les banquiers
ont les yeux de Chimène pour les profes­
sionnels de la vigne de la région.
« Au départ, on a reçu beaucoup d’aides
locales. Mais, depuis la visite de Xi, on a
teur général de Stone & Moon, un autre
récent domaine de 55 hectares, détenu
par une riche famille du Shaanxi, une
région voisine.
Des ceps enterrés l’hiver
Longtemps dépendant du charbon, le
Ningxia, une petite province traversée
par le fleuve Jaune, mise désormais sur la
vigne et l’écotourisme pour se reconver­
tir. Bénéficiant d’un climat sec et enso­
leillé, protégés des vents du nord par
une chaîne de montagnes, les vigno­
bles du Ningxia, qui s’étendent sur
35 000 hectares (à peu près la surface de
la Bourgogne), ne manquent pas
d’atouts. A ce détail près que les tempé­
ratures glaciales, l’hiver, obligent les
viticulteurs à un exercice unique au
monde : creuser les sols pierreux pour
Ningxia, correct sans être éblouissant,
atteint facilement 100 euros la bouteille.
Malgré tout, les autorités locales, soute­
nues par Xi Jinping, espèrent tripler la
surface du vignoble d’ici à 2035, donc le
porter à 110 000 hectares, et lui permet­
tre de réaliser un chiffre d’affaires d’envi­
ron 4 milliards de dollars. Soit le tiers
environ du chiffre d’affaires du vin en
France. Un moyen aussi de fournir du
travail à une abondante main­d’œuvre
rurale souvent peu qualifiée.
Comparé au vignoble du Shandong,
cette province côtière située entre
Pékin et Shanghaï, le Ningxia fait encore
figure de parent pauvre. Mais à quelque
chose malheur est bon. « Les grandes mar­
ques du Shandong font leur propre promo­
tion et non pas celle de la province. La no­
tion de terroir n’existe pas en Chine. Dans le
Ancien étudiant à Bordeaux, puis
importateur de vins, son patron,
Zhang Yanzhi a ouvert Xige Estate
en 2019. Grâce à un investissement
d’environ 70 millions d’euros, ce do­
maine bourré d’électronique bénéficie
d’une technologie de pointe, pour la
culture des vignes comme la vinifica­
tion. « Nous produisons 5 à 6 millions de
bouteilles par an et nous espérons dou­
bler ce chiffre dans les années à venir, ex­
plique Christelle Chêne. Nous avons
commencé par du cabernet sauvignon,
relativement classique. Maintenant que
nous savons que le Ningxia est une
bonne terre pour le vin, nous prenons
plus de risques avec d’autres cépages
− chardonnay, malbec ou marselan. No­
tre objectif est vraiment de produire un
vin fin, mais en grande quantité. »
nay pour élaborer le premier vin pétillant
de Chine. Pernod Ricard y est aussi pré­
sent avec un domaine de 300 hectares. En
tout, le Ningxia compte 220 domaines.
A côté de gros investisseurs français et
autres, des domaines jouent la carte du
bio, d’autant que la sécheresse du climat
permet d’éviter l’usage des pesticides.
Avec son mari français, Thierry Courtade,
Emma Gao cultive en biodynamie les
70 hectares de son domaine Silver
Heights. Elle espère même décrocher,
en 2024, le label d’agriculture biodyna­
mique Demeter. Ce serait l’aboutisse­
ment de cinq ans d’efforts. Si l’équilibre
financier reste précaire selon Emma Gao,
celle­ci ne cache pas sa fierté d’être parve­
nue à exporter une partie de sa produc­
tion en Asie, en Europe et en Amérique
du Nord. Malgré la taille relativement
modeste du domaine, Silver Heights
représente 50 % des exportations de vins
du Ningxia. Le début de la consécration
pour ce terroir. p
f. le.
 MHD SAS, 105 Bvd de la Mission Marchand, 92400 Courbevoie – B 337 080 055 RCS Nanterre

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

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SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022 0123 des vins | 21

Cinéma en état d’ivresse

Les alcools en tout genre inspirent les auteurs de films.
Cinq classiques du 7e art dont on peut se délecter sans modération

« Un singe en hiver » : passe le ballon ! « Les Vikings » : de bien belles blondes

Dans l’un des plus grands films d’aventures de l’histoire du romantique Tony Curtis. C’est à table que se jouent et se
cinéma, sorti en 1958, le réalisateur américain Richard révèlent les actions outrées des personnages, notamment
Fleischer entend poser un regard ethnographique sur les celui joué par Ernest Borgnine, ou la place assignée aux
Vikings. Après des recherches dans un musée d’Oslo, il femmes (au service des hommes). Fleischer filme la baccha­
tourne en Norvège et sur la côte anglaise. Le cinéaste relate nale à la fois comme un moment dégénéré et l’instant d’un
la splendeur et la décadence d’un peuple nordique, qui s’ex­ grand bonheur. Les Vikings boivent de la bière dans des
prime par la sauvagerie et la débauche – deux traits à forte­ cornes de vache. Cette boisson, alors faiblement alcoolisée,
ment nuancer selon les historiens. Une scène de banquet puisée dans des tonneaux et qui se conservait bien plus
joue un rôle central : elle porte à la fois le projet global et fait longtemps que l’eau, était largement dominante durant les
avancer le récit, où s’opposent le brutal Kirk Douglas et le explorations maritimes des Vikings au Moyen Age.
Adaptation du roman éponyme d’Antoine Blondin, Un singe
en hiver – d’Henri Verneuil (1962) – doit beaucoup au scéna­
riste Michel Audiard, qui entend montrer le moment de
bascule entre un Gabin déclinant et un Belmondo ascendant,
entre la star du cinéma français des années 1930 et la vedette
« Husbands » : maris sous pressions Après avoir assisté à l’enterrement
de la Nouvelle Vague. La lecture littérale du roman­scénario de leur meilleur ami, trois quadras
se résume à la rencontre improbable de deux alcooliques mariés et pères de famille se
dans une petite ville côtière de la Normandie. Avec, dans rendent dans un bar new­yorkais
l’ombre, un Blondin qui buvait comme il respirait. Mais le pour y noyer leur chagrin. Le verre
face­à­face entre les deux acteurs devant un ballon de rouge de bière tient du fil rouge. Soit l’un
ou un calva, avalé au zinc, pas à table, se transforme en enjeu des plus longs verres de l’histoire du
existentiel dans une France figée par la guerre. cinéma pour un film, sorti en 1970,
Jean Gabin n’incarne pas seulement un ex­fusilier marin qui dure près de deux heures trente.
en Indochine, prématurément vieilli, qui dirige avec son Son réalisateur, John Cassavetes,
épouse bienveillante une pension au client rare. Il devient l’un des quadras avec Peter Falk et
cet homme qui a renoncé à la folie sans laquelle aucune vie Ben Gazzara (deux acteurs présents
n’est possible. L’alcool confronte les personnages à leurs dans presque tous ses films), occupe
failles et à l’échec de leur existence. une place insulaire dans le Hollywood
des années 1970, lui permettant
d’étirer un film pour souligner son

« Les Tontons flingueurs » : propos. Les dizaines de verres de bière

blonde descendus au comptoir ou

attention, c’est « du brutal »

sur la table donnent aux trois
personnages de la lucidité et une
dimension d’abandon. L’alcool
exacerbe leurs émotions, même
de manière chaotique – un désordre
appuyé par le style caméra à la main
de Cassavetes, comme si les
personnages étaient pris en flagrant
délit sentimental. L’alcool révèle
des personnalités et couronne leur
fragilité. Ou comment un film
d’hommes brise les clichés masculins.

« The Party » : coma éthyl-comique

Dans un long­métrage précédent,
Le Jour du vin et des roses (1962),
le cinéaste américain Blake
Edwards montrait le versant
tragique du vin. Dans The Party
(1968), chef­d’œuvre hilarant
presque tout entier tourné vers
la boisson, sommet de la pop
culture aussi, il met en scène sa
dimension solaire. L’histoire ? Un
acteur hollywoodien originaire
d’Inde est invité par erreur à une
C’est dans une cuisine de 4 mètres sur 3, avec des placards soirée donnée par un producteur
en Formica et une table en bois, que Georges Lautner tourne, hollywoodien huppé. Peter
en 1963, ce qui deviendra la scène de beuverie la plus Sellers, comédien emblématique
marquante de l’histoire du cinéma français. Les quatre du cinéma de Blake Edwards, au
tontons flingueurs, Lino Ventura, Bernard Blier, Francis talent protéiforme, cultivant l’art
Blanche et Jean Lefebvre, rejoints par Robert Dalban en de la catastrophe et du burlesque
majordome, lorgnent une bonbonne trapue, dont l’étiquette en pleine révolution sexuelle (un
porte le nom d’un whisky fictif, The Three Kings. L’alcool fort mélange détonnant), est ici à son
est défini par allégories : une « gnole de contrebande », « le sommet. Dans le film, un
bizarre », « le vitriol », « le curieux », « du brutal ». sommelier gagné par l’ivresse et
La couleur à peine teintée (dans la réalité de l’eau mélangée un Peter Sellers en bombe impré­
à du thé) suscite des interrogations. Francis Blanche prolonge visible sont accompagnés dans
le mystère : « Il date du Mexicain. Du temps des grandes leur dérive par les invités et le
heures. Seulement, on a dû arrêter la fabrication, y a des personnel de maison, plongeant
clients qui devenaient aveugles, alors ça faisait des histoires. » une soirée guindée dans un chaos
Les dialogues accentuent une idée brillante : faire des indescriptible. L’alcool comme
personnages des réfugiés fuyant de jeunes crétins, les détonateur du désastre joyeux…
plonger dans une bulle d’alcool pour les maintenir dans le
souvenir et les mettre à l’abri du temps qui passe… sélection de samuel blumenfeld

22 | 0123 des vins
Documenté
De l’œnologie à la viticulture,
d’Alain Carbonneau et Jean­Louis
Escudier. Quæ, 304 p., 39 €.
Déjà, et ce n’est pas la moindre
de ses qualités, ce livre est très
richement illustré : photos,
tableaux, graphiques… Cela
facilite grandement la lecture,
qui peut paraître technique, d’un
ouvrage rédigé par un profes­
seur et un chercheur, tous deux
spécialisés dans la viticulture.
Le grand public trouvera réponse
à toutes les questions que l’on
se pose sur la vigne et le vin.
Où est­il produit ? Comment ?
Quels sont les différents modes
culturaux ? Comment le
consomme­t­on ? Et comment
le déguster ? Une bible. p
Efficace
Ma cave idéale, de Nicolas Vialettes.
Hachette Pratique, 240 p., 29,95 €.
Quelle qu’en soit la taille – de
l’armoire à vin d’appartement
aux vénérables réserves de la
maison de famille –, une cave
permet accords justes, plaisirs
variés et convivialité assurée.
Meilleur Ouvrier de France
(2019) en sommellerie, ancien
responsable des 250 000 bou­
teilles des mythiques Caves de
Taillevent, Nicolas Vialettes pro­
pose de composer vingt profils
de stocks vinicoles – de 10 à
150 flacons –, adaptés au budget,
aux goûts et à la curiosité de cha­
cun. On prend plaisir à parcourir
ces sélections (incluant spiri­
tueux, bières, cidres…) et « por­
traits de vins », passant des plus
grands classiques aux bons plans
d’appellations méconnues. p
Dessiné
La Quille du siècle,
de Louis Mesana
et Marthe Poizat.
Nouriturfu, 200 p., 24 €.
Charlie et Steve sont
serveurs au Fillmore.
Mais pas seulement. Car
s’occuper des bouteilles
de vin nature de ce bistrot
branché, c’est un peu comme gérer
un business de mafieux. Roman
graphique à mi­chemin entre Les
Affranchis, de Martin Scorsese, et
Pulp Fiction, de Quentin Tarantino,
La Quille du siècle nous plonge
dans un univers psychédélique
où l’on parle de vignerons comme
de truands de légende, où la
« volatile » d’un vin sert de cocktail
Molotov, où une dégustation à
l’aveugle ratée se termine avec un
flingue braqué sur la poitrine, où
on peut semer une voiture de
police en leur balançant « un [vin
de] Ducroux dans les jantes ». Bref,
cette histoire complètement
barrée a des airs de bonne cuite. p
0123
SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Indispensable
Mille vignes. Penser le vin de demain, de Pascaline Lepeltier.
Hachette, 360 p., 45 €.
De forme encyclopédique, c’est le livre sur le vin
le plus important de l’année. Et une référence pour
l’avenir, tant il donne une large part à la question
environnementale et au climat. Pascaline Lepeltier,
sommelière de métier, éclaire large et balaie des idées
reçues dans un ouvrage épais et dense. Conçu, telle
une dissertation, en trois parties – « lire la vigne »,
« lire le paysage », « lire le vin » –, le récit est pourtant
très original. Pascaline Lepeltier reprend son sujet à la
racine et lui donne un regard nouveau, contemporain.
Le texte se lit aisément, à plusieurs niveaux, propre
à satisfaire l’amateur comme le néophyte, le lecteur
classique ou rock. Des illustrations ponctuent et
aèrent l’ensemble. Un ouvrage alléchant pour vous
occuper tout l’hiver, et même les suivants. p
Expert
Rhum et autres spiritueux
de canne à sucre, de Cyrille Mald.
Hachette Vins, 434 p., 49,95 €.
Une littérature spécialisée
De la cave
accompagne depuis quelque temps
l’avènement international des rhums
« premium ». Rares, pourtant, sont
les ouvrages aussi exhaustifs que
cette somme rédigée par l’expert
français Cyrille Mald. Aussi complet
à la librairie
sur les détails de fabrication que sur
l’art et le plaisir de la dégustation,
l’auteur fait également un tour du
monde des distilleries et des grandes
personnalités des eaux­de­vie de
canne, donnant une ampleur
enivrante au phénomène rhum. p
SÉLECTION | Ils inspirent ceux qui les font, ceux
qui les étudient, ceux qui les dessinent… Alcools
et vins se distillent au fil de pages bien senties
Historique
Château de Fargues. La folle ambition
des Lur Saluces à Sauternes,
d’Hélène Farnault et François Poincet.
Exhaustif Glénat, 224 p., 39,95 €.
Délicieux
Le Vin de la philosophie.
Le gin c’est pas sorcier,
de Mickaël Guidot. Marabout,
Pour l’écrivain Frédéric Dard, le
vin de Sauternes représentait l’apo­
théose du goût. Sa gourmandise
Les promenades philosophiques 172 p., 22,90 €. aurait été aiguisée par un livre
de Bacchus, de Grégory Darbadie. Longtemps confiné dans l’imagerie consacré au Château de Fargues,
Apogée, 175 p., 12 €. vieillotte d’une boisson de reine en Gironde, phare de cette appella­
Quel petit livre sympathique ! mère, le gin se décline aujourd’hui tion bordelaise. On plonge ici dans
Professeur de philosophie, dans des milliers de marques, l’histoire de France et dans celle de
Grégory Darbadie propose une jouant de l’impressionnante palette la famille Lur Saluces, qui règne sur
jolie balade au pays de l’intelli­ aromatique permise par cette les vignes de Fargues depuis le
gence. Nul besoin de maîtriser appellation. Déjà auteur de XVe siècle. Pour raconter les vigne­
les fondements de la pensée de plusieurs volumes de la collection rons et les vins d’or, les textes
Socrate, Montesquieu (philoso­ « C’est pas sorcier », Mickaël Guidot d’Hélène Farnault sont taillés
phe vigneron), Nietzsche, Gaston nous guide dans l’univers de cet comme un diamant et les photos
Bachelard (natif de Bar­sur­Aube, alcool blanc aromatisé au genièvre de François Poincet sont magnifi­
terre de champagne) ou Auguste (et d’innombrables botanical). ques. Cet ouvrage tutoie un autre
Comte. Avec Platon, on se pose Récréatif, notamment grâce aux livre, Yquem, de Richard Olney, qui
mille questions, comme : « Le vin dessins de Yannis Varoutsikos, raconte l’autre château­phare de
abolit­il la sagesse ? » Avec Karl précis et exhaustif, ce parcours Sauternes, et qui vient d’être réédité,
Marx, on discute de la valeur du pédagogique creuse dans l’histoire, enrichi et actualisé (Flammarion,
vin. Et avec Rousseau de son décrypte techniques de distillation 192 p., 39 €). p
« goût naturel ». Un régal. p et d’aromatisation, passe en revue
les ingrédients, saveurs et cocktails
du meilleur ami du tonic. p
Ecologique Exotique Loufoque
Vin : le grand Découvrir Les Tribulations
bouleversement. les vins d’Italie, œnologiques
Quel vignoble pour d’Alexis Rautureau. du professeur Bucella,
quel climat en 2050, Dunod, 192 p., 19,90 €. de Fabrizio Bucella.
d’Yves Leers. Si le boom du Flammarion, 256 p., 17,90 €.
Buchet­Chastel, prosecco pouvait Le sous­titre donne le ton :
272 p., 21, 90 €. au moins donner Comment parler des vins
Tout est dit, ou envie de découvrir que l’on n’a pas bus ? Mais
presque, dans le titre. Le change­ les merveilles du l’ouvrage est loin de se résumer
ment climatique perturbe la vigne, premier pays producteur de vin à ce programme et compile une
avec des gels tardifs qui attaquent au monde, tous ces spritz cinquantaine d’autres chroniques, qui
un végétal précoce, des sécheresses n’auraient pas été bus en vain… brassent anecdotes sur le vin, études
qui agressent le fruit et un vin dont Constatant l’ignorance des récentes, idées reçues… L’auteur
le goût se modifie. L’auteur, spécia­ Français en matière de nectars démarre avec un sujet bizarre, « Com­
liste des questions d’environne­ transalpins, Alexis Rautureau ment accompagner des chats flanqués
ment et de climat, aborde avec s’est donné pour mission de de rats ? », en détaillant un menu de
pédagogie les différentes facettes rassembler « l’essentiel pour Noël 1870, année de grande famine, et
de ce « grand bouleversement », et comprendre, choisir et déguster » les vins servis ce soir­là. Il se demande
moult questions qui s’ouvrent, l’Italie vinicole. Pratique, sans ensuite « comment servir moins de vin
pour les cépages notamment, fioritures, l’ouvrage passe en re­ à ses invités », puis « comment boire de
emmenant le lecteur dans un tour vue les vingt régions viticoles du la piquette », avant de poser la question
du monde et de ses vignobles, au pays (des Abruzzes à la Vénétie), interdite : « Le terroir existe­t­il ? »
moyen d’exemples multiples. p décrit les cépages locaux (plus de Tous les textes sont – au choix –
400 cépages autochtones !) et les surprenants ou désopilants. p
appellations, sélectionne les
meilleurs domaines. Ne reste rémi barroux, stéphane davet,
plus qu’à filer à l’enoteca ! p laure gasparotto et ophélie neiman
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SAMEDI 10 DÉCEMBRE 2022
Ridley Scott « J’ai dessiné
les étiquettes de tous mes vins »
ENTRETIEN | Pris par son film « Napoléon », qui sera diffusé en 2023, le cinéaste britannique soigne aussi
ses vignes du Mas des Infermières, dans le Vaucluse. En amateur éclairé, il sait quand son vin est bon
Ridley Scott au mas des Infermières, à Oppède (Vaucluse), en juillet 2020. SYLVAIN HUMBERT/MAS DES INFERMIÈRES
85 ans, le cinéaste britanni­
A
que Ridley Scott travaille à
son prochain film, prévu
pour 2023, Napoléon, axé sur
l’ascension de Bonaparte,
futur empereur, avec l’acteur
américain Joaquin Phoenix dans le rôle­titre.
Suivant le mouvement lancé par d’autres
grands cinéastes, le réalisateur ne sortira pas
son biopic en salles mais sur la plate­forme Ap­
ple TV+, qui en a acquis les droits mondiaux.
Auteur de vingt­huit films alliant grand
spectacle et recherche, plongées historiques
et odyssées futuristes, le cinéaste est l’un des
plus réputés au monde, ayant marqué les es­
prits avec, entre autres, Alien, Blade Runner,
Thelma et Louise, 1492 : Christophe Collomb,
Gladiator, Kingdom of Heaven, Robin des Bois,
House of Gucci… Napoléon n’est pas sorti qu’il
travaille déjà à une suite de Gladiator.
Ce passionné d’histoire et cet amoureux de
la France est aussi un amateur de vin. Ridley
Scott est propriétaire, depuis 1992, du Mas
des Infermières, une propriété de 21 hectares
située sur la commune d’Oppède (Vaucluse),
où il produit du vin depuis 2009. Quelque
100 000 bouteilles sortent de ses caves cha­
que année, dans les trois couleurs, en appella­
tion luberon, dans le sud de la vallée du
Rhône. Ridley Scott est un amateur très dis­
« QUAND J’AI COMMENCÉ
À M’INTÉRESSER
À MON VIN, JE ME SUIS
RENDU COMPTE QUE
J’AVAIS ENTRE LES MAINS
DU BON RAISIN
ET UN TERROIR SPÉCIAL »
cret – difficile de l’identifier par sa signature
minuscule, sur les étiquettes. Il a fallu une
dégustation à l’aveugle au Monde pour ap­
prendre qu’il faisait du vin, et de qualité, son
rouge se distinguant par son caractère sain,
franc et sincère. Toujours entre deux tourna­
ges et plusieurs villes, le cinéaste s’est confié
sur sa relation au vin.
Votre premier verre de vin ?
C’était un moment très particulier. Alors
que j’avais tout juste 18 ans, je suis parti avec
trois amis du nord de l’Angleterre, où j’habi­
tais chez mes parents, jusqu’à Saint­Tropez.
Pour cette longue route, nous nous sommes
relayés au volant d’une très vieille voiture.
C’était en 1955, un an à peine avant la sortie
de Et Dieu… créa la femme, qui propulsera la
carrière de Brigitte Bardot et la réputation de
Saint­Tropez. Mais, à cette époque, je décou­
vre juste une bourgade balnéaire et un ras­
semblement sur la plage de très petites hut­
tes faites de tiges de canne à sucre, à peine
protégées du vent.
A notre arrivée, nous avons dîné à la terrasse
d’un café – un steak et des frites, accompagnés
d’une salade verte décorée de persil et de
gruyère. Venant du nord de l’Angleterre, nous
trouvions ce repas tout à fait magique. Alors le
petit verre – un ballon de rouge – qui nous a
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été servi ce soir­là n’était sans doute pas aussi
merveilleux que ma mémoire tient à me le
faire croire. Mais, ce qui compte, c’est que mon
premier verre de vin soit lié à un moment
d’insouciance et de partage.
Votre famille buvait­elle du vin
et lequel ?
Quand j’étais enfant, l’ensemble de ma
famille buvait du vin, mais il ne me semble
pas qu’elle y portait un intérêt particulier.
Aussi je ne me souviens pas si c’était du vin
français, italien… Pour ma part, j’ai commencé
vraiment à goûter des vins sérieux dans les
années 1960, quand je me suis installé à
Londres pour étudier les arts graphiques au
Royal College of Art. A ce moment­là, il y a
vraiment eu une révolution avec la cuisine
italienne de Zia Teresa, un restaurant réputé
qui était devenu très à la mode. Le vin servi
était surtout un blanc italien qu’on appelait
« verdicchio » du nom d’un cépage. C’était un
blanc très léger produit dans la même région
que le pinot grigio, plutôt dans le nord de
l’Italie. Un vin clair et agréable. Je n’avais alors
encore aucun attrait pour le vin rouge.
Vous vous êtes rattrapé
en achetant le Mas des Infermières.
Qu’est­ce qui vous a amené
dans le Luberon ?
A la fin des années 1960, je suis devenu réali­
sateur de films publicitaires, avec un certain
succès, et, à ce titre, je me suis rendu en France
à plusieurs reprises. Je participais au Festival
de Cannes. J’appréciais la Croisette, Antibes et
le restaurant La Colombe d’Or, à Saint­Paul­de­
Vence, près de Nice. Le climat a toujours eu
une forte influence sur mon tempérament,
ma personnalité, et celui du sud de la France
contrastait avec celui de Londres et de la cam­
pagne anglaise, qui a sa beauté mais qui tend
plutôt à la pluie et à l’humidité.
J’ai tourné mon premier film, Les Duellistes,
essentiellement en Dordogne. J’étais déjà fas­
ciné par la culture française et son histoire,
par les guerres napoléoniennes et le futur
empereur… Mon attachement à la France s’est
amplifié quand le film a été sélectionné en
compétition au Festival de Cannes, en 1977,
obtenant le prix de la première œuvre. Je me
suis alors mis à chercher une maison en
France, pas sur la Côte d’Azur – il y a trop de
monde –, mais à l’intérieur des terres.
J’ai rapidement identifié le secteur qui me
plairait, entre Avignon et Aix­en­Provence.
La maison que j’ai trouvée en 1992, près
d’Oppède­le­Vieux, ressemblait davantage à
un manoir qu’à un mas et possédait déjà
11 hectares de vignes, plantées depuis peu. Es­
sentiellement de la syrah.
Produire du vin était­il une évidence ?
Pas du tout. J’étais bien trop occupé à réali­
ser des films ! Il s’est passé plus de quinze ans
entre l’achat du domaine et l’arrivée des pre­
mières bouteilles. Et encore, les dix premiè­
res années, j’ai confié les clés à une cave
coopérative locale qui faisait tout : s’occuper
des vignes, vendanger, élaborer le vin et le
mettre en bouteilles.
Curieusement, pendant ces premières an­
nées, nous avons obtenu plusieurs médailles
au concours de Paris. Alors, j’ai commencé à
m’intéresser à mon vin. Je me suis rendu
compte que j’avais entre les mains du bon
raisin et un terroir spécial. Cela m’a amené à
rencontrer Denis Langue pour s’occuper des
vignes, puis Christophe Barraud pour diriger
le domaine. Et on a construit une cave
en 2019. Le millésime 2022 est notre
deuxième vraie vendange chez nous, avec
des rouges, des rosés, qui s’appellent « Cheva­
lier », « Source » et « Ombre de Lune », et de
nouveaux blancs.
Quelle est votre implication, au­delà
du facteur financier ?
Mon premier engagement sérieux pour le
domaine fut de dessiner les étiquettes. Je les
dessine toujours, et toutes. J’ai étudié l’art et le
design, dans le nord de l’Angleterre, puis à Lon­
dres. Et il est clair en voyant mes films que le
design fait partie de mon ADN. Alors, créer les
étiquettes de mon vin m’a beaucoup amusé.
J’ai imaginé un message simple et élégant, il­
lustré par un coucher de soleil, un couple, un
bel environnement, sain et, espérons­le, sexy.
Et puis, mon affection va à mes chiens. Ils sont
toujours présents sur les étiquettes.
Mon implication dans le vin s’arrête là. Je
suis incapable de faire des assemblages. Mais,
attention, j’ai tellement bu toutes ces derniè­
res années que je sais faire la différence entre
ce qui est bon, mauvais ou neutre. Je n’ai
jamais prétendu avoir un « nez » mais, quand
c’est bon, je le sais.
Vos films se distinguent par leur fort
impact graphique. Avez­vous, pour votre
vignoble, une ligne de conduite également
bien précise ?
Ma ligne directrice repose sur le fait que cha­
cun doit pouvoir travailler dans un environne­
ment formidable. J’ai conçu la cave de vinifica­
tion et de stockage comme une magnifique bâ­
tisse afin d’améliorer encore plus un paysage
environnant déjà superbe. Les gens du pays
semblent très heureux du résultat. Les diffé­
rents éléments de la propriété vont se mettre
en place pour créer une harmonie, comme cela
se passe pour n’importe quel vin rouge.
Je suppose que trop de gens développent des
marques de vin. Moi, je préfère parler du plai­
sir d’en faire, pas de marque. A nous d’y
consacrer tous nos efforts et de croiser les
doigts pour que cela reste ainsi.
Quel est votre vin favori, celui
qu’on a toujours sous la main pour
l’offrir à ses invités ?
Celui de ma cave, évidemment, y compris
mon rosé. Le rosé n’est pas encore totalement
considéré comme un vin sérieux, sauf que le
mien est spécial : ma cuvée « Source » peut
aussi bien être bue à table qu’être sirotée,
seule. Avec le rouge, on a plutôt envie de man­
ger en même temps. C’est mon blanc qu’il me
reste à découvrir. Il est nouveau cette année
et promet d’être équilibré, aromatique et
frais. Mon vin favori est peut­être toujours
celui qui est à venir.
Aimez­vous cuisiner et accorder
des mets avec vos vins ?
Non. Je cuisine seulement si je le dois. J’ai
quand même une spécialité : des œufs
brouillés à la minute avec de la ciboulette et
du saumon fumé. Nous essayons d’aller vers
une cuisine plus végétarienne, mais avec du
poisson.
Buvez­vous du vin tous les jours ?
Bien sûr ! Mais je me limite à la moitié d’une
bouteille, que je décante dans une carafe, et je
garde l’autre moitié pour le lendemain.
Comment les vendanges se sont­elles
passées cette année ?
Ce millésime a constitué un défi à cause de
la sécheresse qui n’en finissait pas. Nous
avons eu cependant de la chance parce que la
pente naturelle et la profondeur du terroir
ont permis de préserver un peu d’humidité.
J’ai heureusement pu être un peu présent
lors des vendanges alors que j’étais happé par
mon Napoléon et que je me trouvais tout le
temps à Los Angeles. Mais, quand je n’étais
pas à Oppède, Christophe Barraud m’en­
voyait chaque jour son compte rendu.
Vos enfants sont­ils impliqués
dans votre aventure viticole ?
Mon deuxième enfant – qui n’est d’ailleurs
plus un enfant – a commencé à montrer de
l’intérêt pour le domaine. Et, en tant que PDG
de toutes nos entreprises, en Grande­Breta­
gne, à Amsterdam, Los Angeles et Hongkong,
il a appris à avoir le sens des affaires. p
propos recueillis par
laure gasparotto