JEUDI 11 AOÛT 2022

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Climat : quelle stratégie pour éviter le pire ?
▶ La troisième vague
de chaleur de l’été, com­
Les campings 
mencée fin juillet, va français menacés 
s’amplifier dans l’Hexa­
gone. Déjà historique, par le recul côtier
la sécheresse s’aggrave et En France, la moitié de ces
repose la question 600 villégiatures de bord
de mer vont devoir être
des choix à faire contre déplacées ou fermées
les effets de plus en plus PAGE 13
visibles du réchauffe­
ment climatique
▶ Aux Etats­Unis, le Sé­
Vin : la sécheresse
nat a voté le programme compromet
sur le climat le plus am­
bitieux jamais adopté la cuvée 2022
▶ Dans un entretien Sans précipitations en août,
au « Monde », Laurence la production viticole ne
répondra pas aux attentes
Tubiana, la directrice de PAG E 12
la Fondation européenne
pour le climat, analyse
la portée de ce texte La crise climatique 
et met en garde contre
les « choix de court
aggrave 
terme » face aux situa­ les maladies 
tions d’urgence
PAGES 6-7
infectieuses
L’étude de « Nature
A Brasparts (Finistère),
après l’incendie dans
Climate Change » porte
les monts d’Arrée, le 21 juillet. sur 375 maladies humaines
LOUISE QUIGNON POUR « LE MONDE » PAGE 7

Washington livre un armement sophistiqué à Kiev Commémoration
Attentat de la rue
Finance
Fonds limités
Irak
Une « révolution »
c’est le dix­huitième « pa­ plémentaires, dont des « missi­ plus de 100 kilomètres. De quoi
quet » d’aide militaire accordé les antiradars ». offrir à « une potentielle contre­of­ des Rosiers, un et augmentation sadriste au goût
par Washington à Kiev depuis le Selon les experts militaires, il fensive ukrainienne une bien premier hommage des demandes amer pour
début de l’offensive russe en s’agirait de l’AGM­88 High­speed meilleure couverture aérienne »,
Ukraine. Lundi 8 août, les Etats­ Anti­Radiation Missile, un pro­ estime Joseph Henrotin, du Cen­ officiel quarante d’aide, le FMI les contestataires
Unis ont annoncé l’envoi de
1 milliard de dollars d’« armes,
jectile capable de détecter et de
détruire les radars des batteries
tre d’analyse et de prévision des
risques internationaux. ans après peine à répondre du pouvoir
munitions et équipements » sup­ de défense antiaérienne jusqu’à PAGE 4 PAGE 9 PAGE 11 PAGE 5

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Le terminal de Rafah est Les désaccords idéologi­ ¤
la voie principale de sortie ques, programmatiques,
de l’enclave palestinienne voire stratégiques de
sous blocus. C’est aussi l’intergroupe constitué
un calvaire pour les voya­ à la veille des législatives,
geurs qui y enchaînent mettent à mal son unité
les vexations et les PAGE 8
extorsions. Reportage
Dans le
centre de
PAGE 2
Disparition
Chicago,
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 INTERNATIONAL
0123
2| JEUDI 11 AOÛT 2022

I S R A Ë L­ PA L E S T I N E

L’enfer des 
voyageurs à la 
porte égyptienne 
de Gaza
Le terminal de Rafah est la voie principale
de sortie de l’enclave palestinienne sous
blocus. C’est aussi un calvaire : vexations,
extorsions et drames s’y multiplient

REPORTAGE mée égyptienne, je suis fichu : personne ne

pourra m’en sortir. »
rafah (bande de gaza) ­ envoyé spécial
De ces abus, le Hamas, mouvement isla­

C
e matin d’été, des centaines de
Palestiniens se serrent sous un
auvent au poste­frontière de
Rafah, entre la bande de Gaza
et l’Egypte. La lumière du
soleil filtre à travers des trous
de rouille dans la tôle. Hommes et femmes
agitent vainement des éventails. Des vieux,
des malades s’allongent sur leurs gros baga­
ges. Les familles ont noué des rubans de
couleur aux poignées des valises, pour les re­
connaître dans la cohue. Elles patientent aux
douanes. Devant elles, une route file à tra­
vers le désert du Sinaï, en Egypte. Des vacan­
ces les attendent à Charm El­Cheikh, ou bien
un médecin dans un hôpital du Caire, un
travail quelque part à l’étranger ou leur fa­
mille émigrée. Mais pour atteindre l’un ou
l’autre, il leur faut traverser un petit enfer
dont seul Gaza a le secret.
La route vers Le Caire pourrait prendre six
heures. En réalité, le voyage dure au mieux
un jour, parfois cinq. Cela dépend du bon
vouloir des militaires égyptiens. Les
Gazaouis échangent de terribles histoires
sur ce passage : humiliations, attente sous le
soleil des jours entiers, sans accès à des
latrines, extorsions. Le trajet coûte au mini­
mum une centaine d’euros. Certains paient
plus de un millier d’euros pour un « service
VIP », fourni par une entreprise liée au ren­
seignement militaire égyptien. « C’est le prix
d’un voyage dans la dignité, dit en soupirant
un notable qui nous implore de ne pas citer
son nom. Si j’atterris sur la liste noire de l’ar­
miste au pouvoir à Gaza, ne dit mot, pas plus
que les journaux locaux. Sur les réseaux so­
ciaux, des voyageurs excédés s’autorisent de
vagues allusions. Rafah est un tabou. Mis à
part quelques milliers d’entre eux pouvant
accéder à Israël, les Gazaouis ne disposent
pas d’autre porte ouverte sur le monde. Ils
sont environ 700 à la traverser chaque jour,
cet été. Même durant les bombardements
menés ces derniers jours par Israël contre le
Jihad islamique, Rafah est demeurée ouverte.
Ces voyageurs ne représentent qu’une goutte
d’eau, parmi 2 millions de personnes tenues
par Israël sous blocus, en bonne intelligence
avec l’Egypte, depuis que le Hamas a pris le
contrôle de l’enclave, en 2007.
PAYER SEPT FOIS LE VISA
Mohammed Arafeh, lui, s’exprime sans
crainte. Son fils est mort à Rafah, le 6 mars. dans un hall, laissant Ammar seul dans une 40 kilomètres de la frontière. J’ai payé ». Pre­
Ammar avait 16 ans. Il souffrait depuis sa LA ROUTE VERS  ambulance, « sans même [les] laisser ouvrir mier arrivé à la frontière à l’aube, M. Arafeh
naissance d’une insuffisance rénale. L’Auto­ LE CAIRE POURRAIT  une fenêtre pour lui donner de l’air », précise est le dernier à la franchir au soir tombé.
rité palestinienne avait accepté de verser M. Arafeh. Un officier égyptien affirme que « Avec les poubelles », dit­il.
80 000 euros pour une transplantation, PRENDRE SIX  le donneur doit voyager avec eux pour qu’ils Son fils est alors transféré dans l’ambu­
au Caire. Ce n’était pas assez, mais ils feraient puissent passer. On leur fait payer sept fois lance égyptienne, pour traverser le terminal.
avec. Le chef du Hamas, à Gaza, Yahya HEURES. EN RÉALITÉ,  les visas, 35 euros pièce : vingt­huit visas « Je lui ai téléphoné peu avant. Il m’a dit qu’il
Sinouar, avait obtenu lui­même, pour la pour quatre personnes. Puis ils patientent allait bien. Puis quand j’ai ouvert la portière, il
famille, des permis de passage auprès des
LE VOYAGE DURE  six heures, jusqu’à ce qu’un membre du ren­ m’a appelé “papa”, il a tenté de dire quelque
autorités égyptiennes. « Il rendait visite à son AU MIEUX UN JOUR,  seignement reçoive le père. « Je me suis chose et il est mort. » M. Arafeh pense que son
père, alité à côté d’Ammar, à l’hôpital Al­Shifa énervé. Je lui ai dit que mon fils était en train fils a eu besoin d’oxygène, et que le chauf­
de Gaza », dit M. Arafeh. PARFOIS CINQ de mourir seul et sans eau dans cette ambu­ feur égyptien n’était pas qualifié pour lui en
Au poste­frontière, les douaniers du Ha­ lance, au soleil », reconnaît M. Arafeh. Nou­ donner. « C’était juste un chauffeur. Avant de
mas aident son épouse et leur fils aîné à por­ veau délai. Vers 21 heures, « un infirmier [lui] le transporter, il avait proposé à l’ambulan­
ter leurs bagages. Les Egyptiens, eux, les a demandé 6 500 livres [environ 332 euros] cier palestinien de se liguer avec lui pour nous
fouillent à trois reprises. Puis ils les guident pour [les] amener à l’hôpital d’Al­Arich, à faire payer un nouveau bakchich. » Vers

Le Caire, parrain incontournable de l’enclave, faute d’autre solution

L’influence égyptienne s’exerce à divers niveaux, depuis le secteur de la construction jusqu’aux négociations de paix en coulisse

gaza ­ envoyés spéciaux est aujourd’hui le médiateur offi­ curité. Elle est intervenue plu­ suels) finance des livraisons de refuse d’endosser la responsabilité dans les coûts d’acheminement des
ciel à Gaza : il est l’un des rares ac­ sieurs fois, ces derniers mois, pour carburant, via l’Egypte, que le Ha­ politique de Gaza. Il lui serait aisé matériaux », estime Aladin El­Araj,

L orsque les bombes israé­

liennes et les roquettes pa­
lestiniennes déchirent le
ciel de Gaza, le monde a les yeux
rivés vers Le Caire. Ce week­end
encore, après qu’Israël a attaqué
l’enclave palestinienne, vendredi
5 août, dans une opération contre
le Jihad islamique, les Egyptiens
étaient là, en coulisse, à mener des
discussions « jour et nuit pour évi­
ter que la situation ne devienne
hors de contrôle » dans l’enclave, a
fait savoir le président égyptien,
Abdel Fattah Al­Sissi. Leurs efforts
ont payé : dimanche soir, après un
peu plus de deux jours d’une vio­
lente confrontation qui a fait
46 morts côté palestinien, les ar­
mes se sont tues. Tous ont alors
félicité le parrain égyptien.
Etat fort de la région, lié géogra­
phiquement mais aussi histori­
quement avec l’enclave qu’il a oc­
cupée entre 1948 et 1967, Le Caire
teurs, avec le Qatar et à l’occasion le
coordinateur des Nations unies en
Terre sainte, à parler à tout le
monde. Avec Israël, il a signé un ac­
cord de paix et coopère dans le do­
maine sécuritaire, comme dans la
gestion du blocus de Gaza, en place
depuis 2007. Il a renoué avec le
Hamas en 2017, après l’élection à la
tête du mouvement dans l’enclave
de Yahya Sinouar, meneur à poi­
gne peu regardant sur la répres­
sion de ses alliés Frères musul­
mans par les militaires égyptiens.
Il discute avec les autres factions
palestiniennes. Il est là où Améri­
cains et Européens ont disparu, re­
fusant de coopérer avec le Hamas,
classé organisation terroriste.
« Gaza sert l’Egypte dans sa relation
avec les Etats­Unis, qui ont besoin
d’un concierge ici », note Bassem
Naïm, un cadre du Hamas.
L’Egypte considère le dossier
gazaoui comme essentiel à sa sé­
tenter d’apaiser les tensions entre
Israël et les factions palestinien­
nes. Depuis la guerre de mai 2021,
des officiers du renseignement
militaire égyptien ont même pris
leurs quartiers permanents à l’hô­
tel Al­Mashtal, sur le front de mer,
pour la première fois depuis le dé­
but du blocus israélien, en 2007.
Ces hommes cultivent des ré­
seaux parmi les notabilités loca­
les, qui se pressent auprès d’eux.
« L’Egypte a longtemps considéré
Gaza comme un ennemi, mais
Gaza ne peut se réduire à un parti
[le Hamas] », rappelle Aakif Al­
Masri, figure proche du Caire
parmi les chefs de clans tradition­
nels. Ils supervisent les échanges
au poste­frontière de Rafah, rou­
vert depuis 2017. Ces derniers
mois, ils permettent enfin au
Qatar de payer une part des salai­
res des fonctionnaires du Hamas.
L’argent (10 millions d’euros men­
mas revend à Gaza. Cela permet au
gouvernement israélien de sauver
la face. Il ne pouvait plus se per­
mettre de laisser l’envoyé spécial
du Qatar amener physiquement
des valises de cash chaque mois,
comme ce fut le cas entre 2018 et
2021. Au grand déplaisir du prési­
dent palestinien, Mahmoud Ab­
bas, c’est encore Le Caire qui a faci­
lité le retour à Gaza, l’an dernier, de
proches de Mohammed Dahlan,
ancien chef du Fatah dans l’en­
clave, exilé à Abou Dhabi. Ils ache­
minent des aides émiraties.
Un événement en soi
L’Egypte est un parrain difficile.
Mais Gaza n’a pas grand choix.
Le Caire tient l’enclave la tête hors
de l’eau depuis 2017, s’y implante
au gré de ses intérêts, mais veille à
ce qu’Israël n’en profite pas pour
se décharger de ses obligations de
puissance occupante. « Le Caire
de nous ouvrir le port d’El­Arich,
dans le Sinaï, mais cela signifierait
que l’Egypte prendrait l’enclave en
charge », note Bassem Naïm.
Le Caire s’implique aussi dans le
secteur de la reconstruction. Après
la guerre de 2021, le président Al­
Sissi a promis 500 millions d’euros
de travaux à Gaza. Dans la foulée,
l’entreprise Abnaa Sinai (« fils du
Sinaï »), liée à l’armée égyptienne,
avait déployé ses engins de chan­
tier pour reconstruire un tronçon
de route et bâtir trois quartiers. Un
événement en soi : Gaza n’avait
plus vu d’ingénieurs égyptiens de­
puis la conquête israélienne de
1967. Mais l’enthousiasme des
débuts s’est refroidi. Les travaux
s’enlisent. La guerre en Ukraine
pèse sur le prix des matières pre­
mières. Abnaa Sinai peine à four­
nir ses sous­traitants gazaouis. « A
ce rythme, à peine 200 millions se­
ront dépensés ici. Le reste disparaît
le patron du Syndicat des entre­
preneurs du bâtiment de Gaza. Ab­
naa Sinai dispose d’un monopole
sur les importations à Gaza. Un pa­
quet de cigarettes y vaut plus de
deux fois son prix au Caire,
comme un kilo de ciment.
Le Caire, surtout, est l’un des
seuls acteurs disponibles. Après
avoir contribué à la reconstruction
de Gaza à la fin des précédentes
guerres (en 2008­2009, 2012 et
2014), les princes du Golfe se dé­
tournent. L’impasse de la question
gazaouie, encore révélée par l’esca­
lade entamée le 5 août, a fini par
lasser. A Gaza, on espère que les
Egyptiens pourront relancer la ré­
conciliation palestinienne entre le
Fatah et le Hamas. Seul Le Caire
semble en mesure d’obtenir des
résultats. Sur ce terrain, néan­
moins, l’Egypte ne semble pas
pressée de prendre l’initiative. p
l. i. et clothilde mraffko
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
23 heures, la famille a pu rentrer chez elle,
emportant le corps d’Ammar.
Depuis 2017, ce poste­frontière est une
bonbonne d’oxygène pour Gaza. En bonne
intelligence avec Israël, l’Egypte autorise le
passage de ciment ou de métaux, sans trop
scruter leur destination finale. Cette année,
les Nations unies ont recensé environ
60 000 sorties de voyageurs et 60 000 en­
trées. Un record depuis le coup d’Etat mili­
taire de 2013 au Caire, qui avait fermé pres­
que totalement Rafah. « C’est la paix “écono­
mique” que nous offre Israël. L’Egypte l’aide à
abaisser la tension pour éviter une nouvelle
explosion dans l’enclave, sans laisser le Ha­
mas prospérer », juge un cadre du mouve­
ment, Bassem Naïm. « Mais ce n’est pas une
faveur que nous fait l’Egypte. C’est notre droit !
Le blocus est illégal », rappelle Samira Abdel
Alim, coordinatrice, à Gaza, de l’Union des
comités des femmes palestiniennes.
ARNAQUES COURANTES
En janvier, Mme Abdel Alim s’est rendue en
Egypte avec sa sœur. Hanan est en partie pa­
ralysée depuis qu’elle a chuté dans un escalier,
il y a dix ans. Au Caire, elle a subi une greffe de
la moelle épinière. Samira a obtenu leurs per­
mis grâce à ses contacts au Front populaire de
libération de la Palestine (FPLP), mouvement
armé issu du marxisme. Au retour, les sœurs
ont loué une voiture pour 200 dollars (envi­
ron 196 euros). Elles sont restées bloquées
douze heures par deux fois, sur deux points
de contrôle devant le canal de Suez, puis près
d’Al­Arich. « Nous n’avions pas le droit de sortir,
pas même d’aller aux toilettes », dit­elle. L’ar­
mée a attendu la fermeture de Rafah, en soi­
rée, pour les laisser passer. Elles ont payé une
nuit d’hôtel à Al­Arich. « Ceux qui n’avaient
pas les moyens ont dormi dehors. »
Le nord du Sinaï est une région dange­
reuse. L’armée égyptienne y combat, avec
l’aide d’Israël, une insurrection djihadiste
liée à l’organisation Etat islamique (EI).
Cependant, des dizaines de milliers de tou­
ristes israéliens se sont rendus sans encom­
bre cette année dans le sud de la région. « La
traversée est si dure pour nous parce que les
Egyptiens le veulent. Ils forcent les gens à
payer. Ils profitent d’eux », estime Mme Abdel
Alim. Au ministère de l’intérieur, dans la
ville de Gaza, il faut des mois pour obtenir
un précieux permis de passage. Certains pré­
fèrent payer un intermédiaire qui se prévaut
Après la perquisition
du FBI, Donald Trump
crie au complot
A la suite de l’opération policière menée dans
sa résidence, l’ex­président est encouragé par
ses partisans à annoncer sa candidature pour 2024
san francisco ­ correspondante
Des
Palestiniens
au poste­
P our une fois, Donald Trump
n’a pas exagéré. « Rien de tel
n’est jamais arrivé à un prési­
dent américain », s’est­il plaint dans
un communiqué, lundi 8 août,
frontière quelques heures après le « raid d’un
de Rafah, nombre important » d’agents du
dans le sud FBI dans sa « belle demeure de Mar­
de la bande a­Lago à Palm Beach », en Floride.
de Gaza, le De l’avis des historiens, la perquisi­
6 juin 2021. tion de la police fédérale dans la ré­
FELIPE DANA/AP sidence, fût­elle de vacances, d’un
président ou ancien président n’a,
en effet, pas connu de précédent.
L’interprétation qu’en fait M.
Trump est claire : la « gauche radi­
cale cherche à [l]’empêcher de [s]e
présenter en 2024 ».
En matière de protection des Ar­
chives nationales, la chronique a
bien retenu quelques poursuites
pour des infractions à la loi, visant
l’ex­conseiller du président Bill
Clinton Sandy Berger, ou l’ancien
général de l’armée américaine Da­
vid Petraeus, qui sera condamné
pour avoir divulgué des docu­
ments classés à sa compagne.
Mais rien d’aussi lourd de consé­
quences que la perquisition de
lundi, à un moment où le Parti ré­
publicain est sur la défensive sur le
terrain politique, et plus que ja­
mais obnubilé par M. Trump : sa
possible candidature pour 2024,
son rôle de trublion dans les pri­
maires, ses faits et gestes lors de
l’insurrection du 6 janvier 2021,
ses déclarations d’impôt (dernier
LIBAN épisode du feuilleton : la cour d’ap­
pel du district de Columbia a es­
timé, mardi 9 août, que le Congrès
Mer avait droit d’y accéder ; la Cour su­
Méditerranée
prême devra statuer).
CISJORDANIE
Tel-Aviv Et même ses toilettes, depuis
que Maggie Haberman, la journa­
Rafah GAZA Jérusalem liste politique du New York Times,
a posté lundi, en avant­première
d’un livre de révélations annoncé
Canal Al-Arich ISRAËL pour octobre, deux photos mon­
de Suez
Désert trant des morceaux de papiers dé­
Le Caire
du Sinaï chirés flottant dans une cuvette.
ÉGYPTE Où l’on distingue l’écriture au Sta­
100 km JORDANIE bilo noir de Donald Trump, déjà
connu pour sa propension à faire
des confettis de documents, y
compris officiels…
de relations avec l’Egypte. Les arnaques sont
courantes. « C’est aussi un revenu discret pour Tempête politique
les autorités de Gaza [le Hamas] », souligne La perquisition a provoqué une
Raji Sourani, le directeur du Centre palesti­ tempête politique, occultant ce
nien pour les droits de l’homme. qui devait être l’événement de la
Les voyageurs les plus pressés poussent la journée : la deuxième sortie post­
porte de l’agence Mushtaha Travel & Tou­ Covid de Joe Biden, afin de pro­
rism. Ils sont reçus par des employées en uni­ mouvoir la loi, approuvée par les
forme d’hôtesse de l’air – tailleur rouge et deux partis, permettant l’investis­
blanc, foulard et calot rouges. Pour 900 euros sement de 200 milliards de dollars
(le tarif varie selon la demande), elles promet­ dans la fabrication de semi­con­
tent un départ vers l’Egypte le lendemain ou ducteurs aux Etats­Unis. Le prési­
sous deux jours. Le client patiente à Rafah dent a signé la loi devant de Mai­
dans un hall, où il a accès à une buvette. Il tra­ son Blanche, non sans tousser plu­
verse le Sinaï dans un minibus climatisé. Les sieurs fois. Il n’a pas eu un mot
contrôles de l’armée sont réduits. « C’est très pour la perquisition du FBI. Sa por­
cher mais nous ne prélevons qu’une commis­ te­parole, Karine Jean­Pierre, a af­
sion symbolique. Nous faisons ça pour les firmé qu’il n’avait pas été prévenu
gens », s’excuse Rashad Walid, conseiller mar­ de l’opération. S’il l’avait été, ont
keting de l’entreprise. fait remarquer les commenta­
Depuis trois ans, Mushtaha n’est que le teurs, il n’aurait pas choisi un tel
sous­traitant d’une compagnie égyptienne, télescopage de « news », alors qu’il
Hala, qui obtient les permis de passage auprès espère changer la perception de
du renseignement militaire égyptien. Un en­ son bilan, à moins de trois mois
trepreneur gazaoui relève que sa direction des élections de mi­mandat.
« s’est professionnalisée : ce ne sont plus des La classe politique a attendu
gens du Sinaï un peu rugueux ». Selon Human toute la journée des précisions du
Rights Watch, Hala est liée à l’homme d’affai­ ministère de la justice sur le man­
res Ibrahim El­Argani. Chef d’une confédéra­ dat judiciaire qui avait permis la
tion tribale du nord du Sinaï, il épaule l’armée perquisition. « S’ils ont du biscuit,
égyptienne dans sa lutte contre les djihadis­ ils ont intérêt à l’annoncer. Autre­
tes. Son entreprise, Abnaa Sinai (« fils du Si­ ment, cette fouille de la maison
naï), dispose d’un monopole sur le transport d’un ancien président est une
de marchandises à Rafah. Mais, à travers lui, honte », a estimé Ari Fleischer, l’an­
« c’est l’armée qui contrôle le passage », ré­ cien porte­parole de George W.
sume M. Naïm, le cadre du Hamas. p Bush, peu suspect de complai­
louis imbert sance envers Donald Trump.
international | 3
Le Parti
républicain
a appelé
les militants
à « reprendre
le Congrès »
lors des élections
de mi-mandat
En fin de journée, la presse a indi­
qué avoir glané quelques préci­
sions : en fait d’invasion, les agents
n’étaient qu’une douzaine à Palm
Beach, et ils n’ont enfoncé aucune
porte. Quarante­cinq minutes
avant d’arriver à la porte du club de
golf de M. Trump, le FBI a prévenu
son agence locale. Celle­ci a in­
formé le Secret Service, le bureau
chargé de la protection des person­
nalités, dont continuent à bénéfi­
cier les ex­présidents. Le personnel
de l’hôtel n’a été averti qu’à l’arri­
vée des policiers. Le directeur gé­
néral de l’établissement a appelé
Eric Trump, qui a prévenu son
père, alors dans sa Trump Tower, à
New York. Les agents sont repartis
plusieurs heures plus tard, après
avoir, si on en croit M. Trump, forcé
le coffre­fort de son bureau.
Selon la presse, et selon Christina
Bobb, une avocate de Donald
Trump, le motif de la perquisition
porte sur la soustraction de docu­
ments appartenant aux Archives
nationales, en infraction à la loi se­
lon laquelle les archives présiden­
tielles appartiennent au gouverne­
ment fédéral et non au président.
Mi­janvier, le bureau des archives
avait révélé que quinze boîtes
avaient été emportées depuis la
Maison Blanche à Mar­a­Lago par
M. Trump, mais que celles­ci
avaient depuis été récupérées. Ces
boîtes contenaient divers docu­
ments, dont la traditionnelle lettre
du président sortant (Barack
Obama) à son successeur, et une
correspondance avec le dictateur
nord­coréen Kim Jong­un. L’affaire
n’était cependant pas close.
En février, le FBI s’était en effet
rendu à Mar­a­Lago avec une
équipe réduite. Les agents avaient
rencontré les avocats de
M. Trump, lui­même sur place.
L’administration des archives esti­
mait­elle ne pas avoir reçu tous les
documents qui lui étaient dus ? Se­
lon les mêmes sources, elle a saisi
la justice et un grand jury a été
réuni en mai. Le mandat de per­
quisition, qui a été transmis lundi
à M. Trump, n’a pas été diffusé.
Certains juristes ont appelé l’ex­
président à le rendre public. Selon
la loi, le mandat de perquisition
correspond à un affidavit, dans le­
quel la police fédérale doit men­
tionner explicitement la « cause
probable » qui lui permet de soup­
çonner un crime. Un juge fédéral
doit ensuite approuver le mandat.
Interrogé par NPR, la radio publi­
que, le professeur de droit Stephen
Vladeck a recensé deux axes possi­
bles d’enquête. Sachant que le pré­
sident est, selon la loi, tenu res­
ponsable de l’intégrité et de la sé­
curité des archives, M. Trump
pourrait être poursuivi pour
n’avoir pas protégé correctement
les documents. Autre hypothèse :
il pourrait se voir reprocher la dis­
parition d’archives contenant des
documents relatifs à la sécurité na­
tionale. Une possibilité plus con­
testée : en tant que chef de l’exécu­
tif, le président a tout pouvoir
pour déclassifier ce qu’il veut.
Dans les deux cas, il serait déclaré
inapte à occuper des fonctions ad­
ministratives, donc celle de prési­
dent des Etats­Unis.
Compte tenu de l’importance du
« suspect », les experts estiment
qu’il est inenvisageable que le pro­
cureur général des Etats­Unis,
Merrick Garland, n’ait pas autorisé
la perquisition. A fortiori le direc­
teur du FBI, Christopher Wray. Ce­
lui­ci, un républicain, avait été
nommé par M. Trump en 2017,
après le limogeage de James
Comey. « Il nous rendra tous fiers »,
avait alors assuré le président.
L’état de grâce n’a pas duré long­
temps. Le président et le chef du
FBI – rapidement surnommé « pire
membre de mon administration » –
ne se sont pas adressé la parole
pendant plus d’un an.
Moment d’unité
Quelques heures après l’annonce
de l’opération, l’état­major du
Parti républicain a appelé les mili­
tants à « reprendre le Congrès » lors
des élections de mi­mandat, en
novembre. Fox News a multiplié
les directs depuis Mar­a­Lago.
« Voilà ce qui arrive dans des en­
droits comme le Nicaragua », a iro­
nisé le sénateur de Floride Marco
Rubio. Son collègue Ted Cruz a ac­
cusé le FBI d’abus de pouvoir. « Ce
que Richard Nixon [président de
1969 à 1974] a essayé de faire, Joe Bi­
den l’a mis en œuvre, a tweeté le sé­
nateur du Texas. Son administra­
tion a fait du ministère de la justice
et du FBI une arme pour cibler ses
ennemis politiques. » Le chef des
républicains à la Chambre des re­
présentants, Kevin McCarthy, a
implicitement menacé Merrick
Garland de représailles si les répu­
blicains s’emparaient de la majo­
rité en novembre. Selon le New
York Times, Trump s’est vu encou­
ragé par certains de ses partisans
de profiter de ce moment d’unité
pour annoncer sa candidature à la
présidentielle de 2024.
Des questions restent sans ré­
ponse. Pourquoi cette perquisition
survient­elle maintenant ? Y a­t­il
un rapport avec le travail de la com­
mission sur l’attaque du 6 janvier
au Capitole, qui a estimé que
M. Trump était l’homme qui a « al­
lumé la mèche » de l’insurrection ?
M. Garland avait été critiqué par les
militants démocrates pour son hé­
sitation à poursuivre l’ex­président
alors que, selon eux, les motifs ne
manquaient pas : de l’encourage­
ment à la sédition aux pressions
sur les élus de Géorgie pour modi­
fier les résultats de l’élection de
2020 dans l’Etat (un juge a décidé,
mardi, que Rudy Giuliani, l’avocat
de M. Trump, devra apparaître le
17 août devant le grand jury qui est
saisi de ce dossier).
Le procureur général, connu
pour sa prudence, avait laissé dire.
Jusqu’au 20 juillet, quand, inter­
rogé pendant une conférence de
presse, il s’était animé : « Personne
n’est au­dessus des lois dans ce
pays. Laissez­moi le répéter : per­
sonne n’est au­dessus des lois. »
Dans un pays qui n’a jamais pour­
suivi ses ex­présidents, même les
démocrates se demandent s’il
n’est pas allé un peu loin : « S’il n’est
pas en mesure d’inculper Trump et
de montrer qu’il a potentiellement
commis un crime, il risque d’enhar­
dir le manque de respect envers la
loi de l’ancien président et de ses al­
liés d’extrême droite », écrit David
Rohde dans le New Yorker. p
corine lesnes

4 | international
Le satellite russo­iranien
Khayyam irrite
les Etats­Unis
Moscou a mis en orbite, de sa base de
Baïkonour, un engin suspecté d’être militaire
E ngin d’observation scienti­
fique ou satellite d’observa­
tion militaire ? Saluant un
événement « historique » et « le dé­
but d’une coopération nouvelle
dans le domaine spatial entre l’Iran
et la Russie », le ministre iranien
des télécommunications, Issa Za­
repour, a salué sur un ton lyrique
la mise sur orbite, mardi 9 août,
d’un satellite de conception russe
opéré par l’agence spatiale ira­
nienne. Nommé « Khayyam », en
l’honneur du savant et poète perse
du XIIe siècle Omar Khayyam, il a
été lancé par une fusée Soyouz
depuis le cosmodrome russe de
Baïkonour, sur le territoire du
Kazakhstan, selon des images re­
transmises en direct par l’agence
spatiale russe Roscosmos.
Fruit d’une coopération inédite
entre Moscou et Téhéran, sa mise
sur orbite n’a pas manqué de pro­
voquer la réaction, hostile, de
Washington. « Nous avons con­
naissance d’informations selon
lesquelles la Russie a lancé un sa­
tellite doté d’importantes capaci­
tés d’espionnage pour le compte
de l’Iran. Le fait que la Russie ren­
force une alliance avec l’Iran est
quelque chose que le monde entier
devrait considérer comme une
menace grave », a avancé un por­
te­parole du département d’Etat.
Aux yeux des Etats­Unis, le pro­
gramme spatial iranien, naissant,
est destiné à des fins militaires
plus que commerciales, tandis
que l’Iran maintient que ses activi­
tés aérospatiales sont pacifiques
et conformes à une résolution du
Conseil de sécurité de l’ONU.
En juin 2021, Vladimir Poutine
avait déjà réfuté des informations
américaines affirmant que Mos­
cou s’apprêtait à fournir un satel­
lite sophistiqué à l’Iran pour
améliorer ses capacités d’espion­
nage. « Des fake news », avait ba­
layé le chef du Kremlin, interrogé
par la chaîne américaine NBC. « Je
n’ai pas d’élément sur ce genre de
HORS-SÉRIE
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choses. Ceux qui en parlent en sau­
ront peut­être plus à ce sujet. Mais
c’est un non­sens », ajoutait­il.
Sans préciser s’il niait l’existence
même d’un accord entre les deux
pays ou s’il relativisait les perfor­
mances dudit satellite. Quoique
ait voulu dire alors le chef de l’Etat
russe, l’existence de cet engin de
télédétection russo­iranien est
connue depuis plusieurs années,
Moscou et Téhéran ayant an­
noncé leur intention de se lancer
dans ce projet commun dès 2015.
Reprise des négociations
Début 2021, Valeriy Laboutine, le
chef de projet russe du pro­
gramme « Khayyam », avait pré­
cisé que le satellite de 650 kg
aurait une résolution linéaire de
0,73 mètre pour une durée de vie
de cinq à sept ans. Si cette qualité
d’image est loin d’atteindre les
standards des satellites espions
occidentaux, elle multiplie par
dix les capacités du précédent sa­
tellite fabriqué et lancé depuis
l’Iran en 2021 et lui offre une capa­
cité autonome de surveillance.
Le lancement de Khayyam in­
tervient trois semaines après une
visite du président russe, Vladi­
mir Poutine, en Iran où il a ren­
contré, le 19 juillet, son homolo­
gue Ebrahim Raïssi et le Guide
suprême, l’ayatollah Ali Khame­
nei. Ce dernier avait appelé à ren­
forcer la « coopération sur le long
terme » avec la Russie.
La mise en orbite du satellite sur­
vient aussi au moment où les né­
gociations sur le nucléaire iranien
réunissant Iran, Russie, Chine,
France, Royaume­Uni et Allema­
gne ont repris à Vienne, après un
blocage de plusieurs mois, afin de
sauver l’accord de 2015. Les négo­
ciateurs européens ont annoncé
avoir mis sur la table, lundi 8 août,
un texte présenté comme une ul­
time version du projet d’accord.
Téhéran réserve sa réponse. p
madjid zerrouky
D’UNE
ÉMANCIPATION
Washington fournit une aide
militaire plus sophistiquée à Kiev
Le Pentagone a annoncé l’envoi, pour la première fois, de « missiles
antiradars » afin d’équiper les avions de l’armée de l’air ukrainienne
C’
est le dix­huitième
« paquet » d’aide mi­
litaire accordé par
Washington à Kiev
depuis le début de l’offensive
russe en Ukraine. Lundi 8 août,
les Etats­Unis ont annoncé l’envoi
de 1 milliard de dollars (980 mil­
lions d’euros) d’« armes, muni­
tions et équipements » supplé­
mentaires aux forces armées
ukrainiennes, portant à 9,8 mil­
liards de dollars l’ensemble de
l’aide militaire américaine con­
sentie depuis le 24 février et le
lancement de l’« opération spé­
ciale » de Vladimir Poutine. A titre
de comparaison, le budget total
de la défense ukrainien était de
5,9 milliards de dollars en 2021.
« Le président [des Etats­Unis
Joe] Biden a été clair : nous conti­
nuerons à soutenir le peuple ukrai­
nien, qui défend son pays contre
l’agression russe, aussi longtemps
qu’il le faudra », a justifié le secré­
taire d’Etat américain, Antony
Blinken, dans un communiqué
publié lundi, assurant que « plus
de cinquante pays » fournissent
aujourd’hui des équipements mi­
litaires à l’Ukraine. « Chaque dol­
lar d’une telle aide est un pas de
plus pour battre l’agresseur », a re­
mercié le président ukrainien,
Volodymyr Zelensky, dans un
message diffusé lundi sur Twitter.
Selon une liste publiée par le
Pentagone, cette nouvelle enve­
loppe comprend principalement
des munitions. Un lot au volume
non précisé est notamment des­
tiné à alimenter les seize lance­
roquettes multiples M142 Hi­
mars fournis précédemment par
En Crimée, des explosions sur une base
russe embarrassantes pour le Kremlin
La péninsule annexée par la Russie depuis 2014 a, jusqu’ici, été épargnée par la guerre
L e rêve d’une Crimée sanc­
tuarisée et isolée de la
guerre par Moscou a volé en
éclats. La péninsule annexée par la
Russie en 2014 a été le théâtre,
mardi 9 août, d’une série d’explo­
sions sur un aérodrome militaire
très utilisé par l’aviation russe
pour tirer des missiles de croisière
contre l’Ukraine. L’origine reste
encore incertaine, mais la version
la plus probable est celle d’une
première attaque effectuée avec
succès par l’armée ukrainienne,
peut­être grâce à des missiles de
longue portée livrés par un allié
occidental. Ce qui signifierait le
franchissement d’une ligne rouge
définie par Vladimir Poutine, à sa­
voir l’usage d’armes occidentales
contre ce que la Russie juge faire
partie de son territoire national.
Outre son importance symboli­
que pour le chef du Kremlin, la
Crimée abrite le siège de la flotte
russe de la mer Noire, considérée
par Moscou comme vitale pour sa
défense. Pressentant le danger
croissant d’une attaque, la Russie
a déjà transféré une partie de sa
flotte vers le port de Novorossiïsk,
plus au sud, au mois de juillet.
Mardi, un grand nombre de
vidéos publiées sur les réseaux
sociaux a fourni des indices sur ce
qui s’est passé sur la base d’avia­
tion navale de Saky, sur la côte sud
de la Crimée. Les témoins ont
commencé à filmer les événe­
ments après ce qu’on devine avoir
été une première explosion. Une
longue colonne de fumée noire
monte en diagonale dans le ciel
azur quand surviennent deux
Washington. Ces systèmes, capa­
bles de viser des cibles à plus de
80 kilomètres de distance avec
une précision de quelques mè­
tres, font des ravages parmi les
dépôts de munitions ou de car­
burant russes à l’arrière du front.
Quelque 110 sites de l’armée
russe auraient ainsi été détruits
en juillet, principalement dans le
Donbass et dans la région de
Kherson, selon un décompte éta­
bli à partir des images diffusées
sur les réseaux sociaux.
Pas d’avions de combat
Outre les projectiles dévolus aux
Himars, les Etats­Unis ont an­
noncé l’envoi de 75 000 nouveaux
obus de 155 mm, qui viendront
compléter les précédentes livrai­
sons américaines de 486 000 pro­
jectiles de même calibre. Ces obus
sont principalement destinés aux
126 canons M777 fournis par
Washington depuis le début du
conflit et considérés comme es­
sentiels dans la guerre d’artillerie
à laquelle se livrent depuis des
mois Russes et Ukrainiens. Vingt
mortiers de 120 mm (accom­
pagnés de 20 000 obus) et
1 000 missiles portatifs antichar
Javelin (6 500 avaient été livrés
précédemment) ont aussi été
promis par Washington.
Le Pentagone a également an­
noncé pour la première fois li­
vrer des « missiles antiradars »
afin d’équiper les avions de l’ar­
mée de l’air ukrainienne, sans
toutefois préciser leur nombre ni
leur nature. Selon les experts mi­
litaires, il s’agirait de l’AGM­88
High Speed Anti­Radiation Mis­
Avancée ou présence
des troupes russes
Kiev UKRAINE
RUSSIE
Territoire
Odessa séparatiste
contrôlé
par les prorusses
Sébastopol Crimée annexée
par la Russie
Base militaire
de Saky Mer Noire
200 km
énormes explosions presque si­
multanées à au moins 100 mètres
de distance l’une de l’autre. Cette
quasi­concomitance évoque les
frappes de missiles tirés en salve.
Or, la base de Saky se trouve à
environ 210 km de la zone la plus
proche sous contrôle ukrainien.
Très peu d’armes dans l’arsenal
ukrainien permettent des frappes
aussi éloignées et aussi précises.
Les missiles Neptune (Ukraine) et
Harpoon (Etats­Unis), deux systè­
mes antinavires, peuvent couvrir
la distance et atteindre un objectif
terrestre, mais Kiev n’en a qu’un
tout petit nombre destiné en
principe à protéger les côtes dans
la région d’Odessa d’un débarque­
ment. En outre, il s’agit de missi­
les subsoniques, donc vulnéra­
bles aux défenses sol­air russes.
Ce qui saute aux yeux, c’est l’am­
pleur des dégâts matériels. De
nombreux bâtiments civils ont
été fortement endommagés et
« Nous
continuerons
à soutenir le
peuple ukrainien
aussi longtemps
qu’il le faudra »
ANTONY BLINKEN
secrétaire d’Etat américain
sile (HARM), un projectile fabri­
qué par l’américain Raytheon ca­
pable de détecter et de détruire
les radars des batteries de dé­
fense antiaérienne, notamment
les fameux S­300 et S­400 rus­
ses, jusqu’à plus de 100 kilomè­
tres de distance. Les AGM­88
peuvent également prendre
pour cible les radars de contre­
batterie ennemis, essentiels
dans la guerre d’artillerie.
Ces missiles sophistiqués « vont
accroître la liberté de manœuvre
de l’aviation ukrainienne. Cela ne
résout pas toutes les menaces,
mais cela aide considérablement
en offrant à une potentielle contre­
offensive ukrainienne une bien
meilleure couverture aérienne »,
estime Joseph Henrotin, chargé
de recherche au Centre d’analyse
et de prévision des risques inter­
nationaux, dans un message dif­
fusé, mardi, sur Twitter. Selon
l’état­major ukrainien, quatorze
systèmes de défense antiaérienne
russes auraient déjà été détruits
ainsi entre le 5 et le 7 août.
Au­delà de leur importance en
volume, ces nouvelles annonces
des dizaines de voitures garées à
plusieurs centaines de mètres de
l’aérodrome sont calcinées. Une
brève vidéo, filmée elle à l’inté­
rieur de l’aérodrome, montre un
avion de combat Su­24 presque
méconnaissable et dont les ailes
ont disparu. Sur un cliché satellite
pris quelques heures avant les
explosions, trente­sept avions de
combat et six hélicoptères étaient
visibles sur le tarmac.
D’autres vidéos diffusées de­
puis la plage, à quelques kilomè­
tres de là, montrent des vacan­
ciers sidérés par la violence des
explosions et quittant précipi­
tamment les lieux. L’incident
aurait provoqué le départ de très
nombreux estivants, jusqu’à for­
mer un long bouchon au niveau
du pont de Crimée, dans le sens
des retours vers la Russie.
« Ce n’est qu’un début »
Les autorités russes ont aussitôt
cherché à minimiser la portée de
l’événement, parlant de « déto­
nation spontanée de munitions »,
et écartant l’hypothèse d’une
attaque ukrainienne réussie.
« Aucune trace de missile ukrai­
nien n’a été retrouvée », répètent
les officiels. Le bilan des explo­
sions serait d’un mort et de neuf
blessés, selon le ministère local de
la santé. « Cela rappelle le nau­
frage du croiseur Moskva, estime
le politologue russe Andreï Koles­
nikov. L’Ukraine ne doit en aucun
cas être montrée comme efficace
dans le récit russe. Seule l’armée
russe est capable de mener des
frappes chirurgicales. Les touristes
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
se caractérisent par une montée
en gamme des armes livrées par
les Etats­Unis à l’Ukraine. Réti­
cents à fournir des équipements
modernes au début du conflit, les
Américains n’hésitent plus à
confier à Kiev des systèmes dotés
de technologie de pointe,
comme le lance­roquettes multi­
ple Himars, la batterie de défense
antiaérienne Nasams ou le drone
suicide Switchblade. Washington
refuse néanmoins toujours de
livrer des avions de combat F­16,
comme le réclame l’état­major
ukrainien, estimant que ce serait
prendre le risque d’une escalade
avec Moscou.
Il n’est pas garanti que cette
montée en puissance et en
gamme suffise à inverser le
cours de la guerre. Interrogé
lundi, le sous­secrétaire améri­
cain à la défense, Colin Kahl, a af­
firmé qu’entre « 70 000 et 80 000
soldats » russes ont été tués ou
blessés depuis le début du con­
flit. Un chiffre à rapporter aux
120 000 à 130 000 hommes mas­
sés par Moscou aux frontières de
l’Ukraine avant son offensive.
« Les Russes n’ont atteint aucun
des objectifs fixés par Vladimir
Poutine au début de la guerre », a
également déclaré le numéro
trois du Pentagone. Une attrition
dont ne semble néanmoins pas
profiter l’armée ukrainienne ou,
en tout cas, pas encore : selon les
analystes, la contre­offensive
massive promise depuis le début
de l’été dans la région de Kher­
son, au sud du pays, n’a toujours
pas débuté. p
cédric pietralunga
russes doivent continuer à croire
que la Crimée est intouchable et
que les soldats russes sont infailli­
bles. » Le Moskva, navire amiral de
la flotte russe de la mer Noire, a
sombré le 14 avril après avoir été
touché par deux missiles Nep­
tune ukrainiens, mais Moscou a
toujours maintenu sa version, se­
lon laquelle un incendie acciden­
tel aurait été la cause du naufrage.
De leur côté, les autorités ukrai­
niennes ne revendiquent pas l’at­
taque, qui pourrait aussi être
l’œuvre de saboteurs. Dans son
adresse nocturne, mardi soir, le
président Volodymyr Zelensky
s’est contenté d’une allusion voi­
lée : « Cette guerre russe contre
l’Ukraine et contre toute l’Europe
libre a commencé avec la Crimée et
s’achèvera par la libération de la
Crimée. » Sur son compte Twitter,
Mykhaïlo Podolyak, l’un de ses
conseillers, se montrait un peu
plus direct : « L’avenir de la Crimée
est d’être une perle de la mer Noire,
un parc national à la nature unique
et une station balnéaire mondiale.
Pas une base militaire pour les
terroristes. Ce n’est qu’un début. »
Les médias ukrainiens spéculent
sur l’utilisation de missiles guidés
de longue portée supersoniques
américains. Washington n’a pas
officiellement livré ces armes à
l’Ukraine, de crainte qu’elles ne
soient utilisées contre le territoire
russe et entraînent une nouvelle
escalade. Sur les réseaux sociaux,
mardi, de nombreux Ukrainiens
exultaient à la vue des images de la
panique des touristes russes. p
emmanuel grynszpan
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Irak : une « révolution » sadriste au goût amer
Des contestataires du pouvoir d’octobre 2019 déplorent des ralliements dans leurs rangs au chef populiste chiite
bagdad ­ envoyée spéciale
D
evant les images des
partisans du chef
populiste chiite Moq­
tada Al­Sadr envahis­
sant, le 30 juillet, la zone verte, le
quartier ultraprotégé de Bagdad
qui abrite les institutions, Nadia
(le prénom a été modifié) a fondu
en larmes. « Nous avons perdu
plus de 600 manifestants pen­
dant la révolution de Tichrine [la
contestation antipouvoir d’octo­
bre 2019 en Irak] sans même réus­
sir à passer le pont vers la zone
verte. Mais, parce que c’est Moq­
tada Al­Sadr, que personne ne
peut rien faire contre lui, eux
peuvent entrer sans problème et y
rester », se désole la trentenaire,
qui avait été aux premiers rangs
de la contestation.
Les forces de sécurité n’avaient
alors opposé quasi aucune résis­
tance aux partisans sadristes.
Depuis, ces derniers campent au
Parlement sans que personne
cherche à les en déloger. Ils y ont
commémoré l’Achoura, le mar­
tyre de l’imam Hussein, fils d’Ali,
le fondateur du chiissme.
Moqtada Al­Sadr leur a intimé
l’ordre de poursuivre le sit­in jus­
qu’à ce qu’advienne la « révolu­
tion », un « changement radical
du système et de la Constitution ».
« Ce à quoi Moqtada Al­Sadr ap­
pelle aujourd’hui, c’est ce à quoi
nous appelions. Alors pourquoi
nous avoir tués ? Pourquoi nous
avoir empêchés d’aller jusqu’au
bout ? », interpelle, le 7 août, Na­
dia, qui a perdu trois de ses amis
à Tichrine.
« Mémoire de poisson »
« C’est une déception, abonde le
poète Adham Adel. Nos manifes­
tations, nos objectifs ont toujours
été complètement différents. Les
sadristes font partie du gouverne­
ment depuis 2003, ils sont le gou­
vernement. Mais Moqtada Al­
Sadr s’est inspiré de nous, de nos
manifestations, de ce que l’on a
transmis à ses partisans. S’il n’y
avait pas eu Tichrine, il n’aurait
pas pu faire sa “révolution”. » Le
trentenaire a perdu tout espoir
Les conservateurs britanniques craignent de perdre l’ex­« mur rouge »
Les candidats Liz Truss et Rishi Sunak se sont affrontés dans l’ancien bastion travailliste qui avait basculé dans le camp des tories, en 2019
darlington (angleterre) ­
envoyé spécial
V oilà une demi­heure que
Rishi Sunak parle, mardi
9 août, devant un millier
d’adhérents du Parti conserva­
teur britannique réunis au Dar­
lington Hippodrome quand ar­
rive le moment des questions de
la salle. Un homme se lève et lui
lance : « Vous savez ce qu’on dit :
celui qui manie le poignard ne
porte jamais la couronne. » Une
salve d’applaudissements ac­
cueille sa remarque.
Rishi Sunak, l’un des deux can­
didats pour prendre la tête du
parti, fait partie de ceux qui ont
précipité la chute de Boris John­
son. En remettant sa démission le
5 juillet, alors qu’il était chance­
lier de l’Echiquier, il a provoqué
un effet boule de neige menant fi­
nalement au départ programmé
du premier ministre britannique.
A Darlington, dans le nord de
l’Angleterre, une partie des mili­
tants ne lui pardonne pas. Le tru­
blion blond décoiffé était leur hé­
ros et les avait électrisés. « C’était
une erreur de le mettre à la porte »,
regrette Kane Clarke, 69 ans, qui
sirote un verre de vin blanc à la
sortie de la salle de spectacle. Elle
était devenue membre des tories
il y a un peu plus de deux ans jus­
Des partisans de Moqtada Al­Sadr passent devant son portrait, face au Parlement, à Bagdad, le 6 août. ANMAR KHALIL / AP
de changement après la contesta­
tion de 2019. Beaucoup de ses
amis ont été tués ou ont disparu,
sont en prison ou partis en exil.
Lui­même a été pourchassé et a
dû s’enfuir un temps. Il en garde
des séquelles psychologiques.
Il voit aujourd’hui, à regret,
d’anciens contestataires rejoin­
dre le sit­in sadriste. « Ils pensent
que chaque manifestation est
pour le bien de l’Irak. Ma doctrine
est que tout parti qui repose sur
une milice ne fera pas le bien de
l’Irak. L’Irak ne peut être sauvée
que par les civils », rétorque­t­il.
Ils ne sont, pour le moment,
qu’une minorité mais Nadia re­
doute que d’autres les rejoignent
bientôt « par opportunisme ». « Si
Moqtada Al­Sadr gagne, ils pour­
ront dire qu’ils sont avec le vain­
Mer
ECOSSE du Nord
ROYAUME UNI
Newcastle
Darlington
IRLANDE Leeds
PAYS
DE GALLES ANGLETERRE
Londres
Manche
200 km FRANCE
tement parce qu’elle appréciait
cet homme politique qui « appor­
tait un vent d’air frais ». John
Watts, policier à la retraite de
59 ans (« J’en parais moins,
non ? »), confirme : « Quand j’écou­
tais Boris Johnson, il me tenait en
haleine. Lui, au moins, n’était pas
ennuyeux. »
Liz Truss, l’autre candidate au
poste de leader du Parti conserva­
teur, et favorite pour l’emporter,
ne s’y trompe pas. Devant les mê­
mes militants, elle rappelle
qu’elle n’a pas démissionné (elle
est encore ministre des affaires
étrangères) et n’a jamais trahi Bo­
ris Johnson. « J’étais l’une des pre­
mières à le soutenir [en 2019,
queur. C’est le problème de l’Irak,
les gens ont une mémoire de pois­
son et ils suivent le courant », criti­
que­t­elle. Chaque jour, des amis
à elle postent des messages de
soutien à M. Al­Sadr sur Face­
book, appellent à l’union derrière
des objectifs communs. « C’est
honteux, ils se mentent à eux­mê­
mes, ce sont des hypocrites, dit­
elle. Nous, on n’oubliera pas ce
qu’ils nous ont fait à Tichrine. »
Depuis les manifestations pro­
réformes de 2015, les contestatai­
res antipouvoir se sont souvent
trouvés contraints de manifester
avec les sadristes. M. Al­Sadr a
instrumentalisé leur mouve­
ment pour s’ériger en héraut des
réformes et du nationalisme ira­
kien. Il confortait ainsi ses mil­
lions de partisans, issus des quar­
quand il a pris la tête des tories]. Et
je ne crois pas qu’il ait menti au
Parlement », assure­t­elle, répon­
dant à une question de Tom New­
ton Dunn, le journaliste qui
anime la soirée.
Boris Johnson était peut­être
détesté d’une partie des Britanni­
ques, exaspérait ses partenaires
européens et insupportait ses
propres députés, mais son cha­
risme politique laisse un trou
béant que les militants conserva­
teurs ont bien du mal à combler.
La question est particulièrement
sensible à Darlington, petite ville
d’une centaine de milliers d’habi­
tants située entre Leeds et New­
castle. En décembre 2019, la cir­
conscription, alors un bastion tra­
vailliste, a basculé dans le camp
conservateur pour la première
fois depuis 1992.
Trois atouts
Cette victoire faisait partie de la
chute du « mur rouge », une qua­
rantaine de circonscriptions du
nord de l’Angleterre qui votaient
traditionnellement travailliste et
sont passées chez les conserva­
teurs en 2019. Le basculement à
droite du nord du pays a été le so­
cle du triomphe de Boris Johnson,
qui a ramené pour le Parti conser­
vateur sa plus forte majorité à la
Chambre des communes depuis
tiers défavorisés de Bagdad et des
provinces chiites du sud, qui sont
parmi les premiers à pâtir du
manque d’emplois et de la déli­
quescence des services publics. Il
n’a toutefois jamais rompu avec
un système politique gangrené
par le confessionnalisme politi­
que et la corruption, auquel il ap­
partient depuis 2003.
Lors de Tichrine, les contesta­
taires antipouvoir n’ont eu
d’autre choix que d’accepter
cette alliance avec toutes ses
ambivalences. Si leur sit­in a pu
durer quatre mois, c’est grâce à
l’appui apporté par les milliers de
partisans sadristes et à leur logis­
tique bien huilée. Un monde les
sépare. Sur la place Tahrir, il y
avait d’un côté une jeunesse et
une élite intellectuelle, dont de
Margaret Thatcher (1979­1990).
Celui­ci avait pour lui trois atouts
maîtres à faire valoir dans ces ré­
gions : sa personnalité détonante,
le Brexit (Darlington a voté pour à
56 %) et une promesse de « rééqui­
librer le pays », pour réduire les
inégalités entre le Nord et le Sud.
Presque trois ans plus tard, avec
le départ du premier ministre bri­
tannique, les conservateurs sont­
ils en train de perdre cette bataille
du Nord ? « Je n’ai pas besoin de
vous dire à quel point [les circons­
criptions de l’ancien] mur rouge
sont importantes, rappelle Tom
Newton Dunn en introduisant le
débat entre les deux candidats. Si
vous le conservez, vous conserve­
rez sans doute le pouvoir. »
A en croire les sondages, l’af­
faire est mal partie. L’institut Red­
field and Wilton Strategies a pu­
blié, le 9 août, un sondage con­
centré sur le « mur rouge », qui
donne les conservateurs à 33 %,
Le basculement
à droite du nord
du pays a été
le socle du
triomphe de
Boris Johnson
international | 5
nombreuses femmes, réclamant
un Etat civil, sans confessionna­
lisme, et un Etat de droit, débar­
rassé des milices et du parrain
iranien. De l’autre, des hommes
dont la loyauté va d’abord au
sayyed (« descendant du Pro­
phète ») Moqtada, prêts à se sacri­
fier dans un esprit de ferveur reli­
gieuse, et encadrés par sa faction
armée, les Brigades de la paix
(« Saraya Al­Salam »).
Sonner la fin de la partie
« Il y a une grande différence entre
le peuple irakien libre et les sadris­
tes. Moi, j’aime la vie et la liberté et
ça, ils détestent. Ils pensent que
Moqtada Al­Sadr est le messager
de Dieu. Lui pense pour eux. Il veut
des gens qui lui obéissent, pas des
gens libres », dit Nadia. La jeune
quinze points derrière les tra­
vaillistes à 48 %. Seuls 55 % de
ceux qui ont voté pour les conser­
vateurs en 2019 dans ces circons­
criptions affirment qu’ils vont
faire de même. S’il ne s’agit pas
nécessairement d’un retard in­
surmontable à deux ans des pro­
chaines élections législatives de
2024, il est significatif.
Durs sur le Brexit
Selon Matt Goodwin, politologue
à l’université de Kent, le problème
est que les deux candidats pour
remplacer Boris Johnson sont des
conservateurs traditionnels, qui
se posent dans la tradition that­
chérienne. Liz Truss, en particu­
lier, promet des réductions d’im­
pôt « immédiates » et se montre
hésitante à accorder des aides aux
ménages les plus pauvres qui pei­
nent à faire face à l’envolée des
factures de gaz et d’électricité.
Rishi Sunak, de son côté, s’est ré­
cemment vanté d’avoir pris de
l’argent destiné aux « zones urbai­
nes pauvres » pour le redistribuer
dans des villes plus prospères,
alors qu’il était chancelier de
l’Echiquier. « Politiquement, la
formule politique gagnante en ce
moment est d’être plutôt à gauche
sur l’économie et plutôt à droite
sur les questions culturelles, expli­
que Matt Goodwin. Sur l’écono­
« Ma doctrine
est que tout parti
qui repose
sur une milice
ne fera pas le
bien de l’Irak »
ADHAM ADEL
poète
femme nourrit de longue date
une haine envers Moqtada Al­
Sadr. Pendant la guerre civile
(2006­2009), alors adolescente,
elle a été témoin des exactions
commises par l’Armée du Mahdi,
la milice qu’il avait formée pour
lutter contre l’occupant améri­
cain, contre ses voisins qui
n’étaient pas chiites, comme elle.
Leurs visages la hantent encore.
« Ce sont des meurtriers, poursuit­
elle. Je ne peux pas croire un seul
mot de ce que Moqtada Al­Sadr dit
après qu’il nous a tués il y a quinze
ans et encore à Tichrine. La plupart
des victimes de Tichrine ont été
tuées par des sadristes et des mem­
bres des unités de la mobilisation
populaire [composées de factions
loyales à l’Iran]. Ils ont travaillé
ensemble contre nous et mainte­
nant ils se battent entre eux pour
qui dirigera l’Irak. Dans mon es­
prit, il restera toujours le chef de
l’Armée du Mahdi. Il n’a qu’à lever
le doigt pour que ses sympathi­
sants tuent ses opposants. »
Comme à chaque mouvement
de contestation, au début 2020,
Moqtada Al­Sadr a fini par sonner
la fin de la partie, trouvant un ac­
cord avec ses rivaux chiites pour
accroître sa mainmise sur l’Etat.
« Il a fait pression pour terminer la
contestation, en retirant ses parti­
sans et en nous laissant seuls, rap­
pelle Adham Adel. C’était notre
dernière chance de changement
mais, le gouvernement et ses mili­
ces sont plus fortes que nous. J’es­
père que la confrontation durera
entre [factions chiites], qu’elle les
affaiblira. Car si elles s’unissent, el­
les nous détruiront. » p
hélène sallon
mie, les conservateurs risquent
donc de perdre leurs électeurs. »
Peut­être pour compenser, les
deux candidats se montrent très
durs sur le Brexit et les sujets de
société. L’un comme l’autre pro­
mettent de mettre fin aux régula­
tions européennes qui sont en­
core dans le droit britannique. Ils
sont aussi très traditionnels dans
leurs valeurs. « Je serai très dur
contre les gens qui prennent de la
drogue », assure M. Sunak. « Je sais
qu’une femme est une femme », af­
firme Mme Truss, à propos des per­
sonnes qui réclament le droit de
choisir leur genre.
Est­ce que cela suffira à convain­
cre les électeurs hésitants du
« mur rouge » ? « Ça risque d’être
difficile », reconnaît Jimmy, 65 ans.
Ce fils de syndicaliste, qui était
dans sa jeunesse dans « le clan tra­
vailliste », avant de longtemps se
désintéresser de la politique, est
passé chez les conservateurs à la
faveur du Brexit. Mais la crise pro­
voquée par l’inflation, qui frôle
10 % au Royaume­Uni, rend la
mission du prochain premier mi­
nistre particulièrement délicate,
estime­t­il. « Ce sera d’autant plus
difficile sans Boris Johnson, qui
avait une vraie capacité à convain­
cre au­delà de son camp habituel »,
conclut sa femme, Rita. p
éric albert
 PLANÈTE
6|
C R I S E   C L I M AT I Q U E
« Le plan climat 
de Biden est très 
encourageant »
La directrice de la Fondation
européenne pour le climat, Laurence
Tubiana, commente le texte adopté
par le Sénat américain et met en garde
contre les « choix de court terme »
face aux situations d’urgence
ENTRETIEN
A
quelques mois de
la COP27, qui se
tiendra du 7 au
18 novembre à
Charm El­Cheikh
(Egypte), Lau­
rence Tubiana, directrice de la
Fondation européenne pour le
climat et ancienne ambassadrice
chargée de négociations en vue
de l’accord de Paris, réagit au plan
climat du président Joe Biden et
aux conséquences possibles des
tensions sino­américaines sur la
lutte contre le réchauffement.
Quelle importance peut­on
donner au volet climat de la loi
anti­inflation de Joe Biden ?
C’était une condition essen­
tielle pour que le mouvement de
pressions mutuelles entre les
pays puisse continuer à s’exercer
dans l’arène diplomatique. Si, en
dépit des promesses de Joe Biden
à son arrivée au pouvoir – réduire
de 50 % les émissions américai­
nes, par rapport à 2005, d’ici à
2030 – aucune grande loi climat
n’avait été prise, on voit mal com­
ment les Etats­Unis, deuxième
émetteur mondial, auraient pu
conserver de la crédibilité sur le
sujet – malgré les efforts diplo­
matiques déployés par John
Kerry, envoyé spécial des Etats­
Unis pour le climat. Et ce d’autant
plus qu’il y a seulement quelques
semaines, immédiatement après
avoir annulé le caractère consti­
tutionnel du droit à l’avortement,
la Cour suprême américaine re­
mettait en cause le droit de
l’Agence fédérale de protection de
l’environnement à réglementer
les émissions de gaz à effet de
serre des centrales à charbon sur
l’ensemble du territoire.
Le plan américain ne repose
que sur des incitations,
notamment fiscales, et non
sur des contraintes : peut­on
être sûr de son efficacité ?
Quand on regarde dans le passé
proche, avec ce que Barack
Obama avait pu faire au cours de
son second mandat [2013­2017],
on voit d’abord que le plan actuel
est beaucoup plus ambitieux.
Plus de 360 milliards de dollars
[352 milliards d’euros] sur dix ans,
c’est considérable ! Or, l’action de
M. Obama reposait grosso modo
sur la même philosophie : inciter
et soutenir, plutôt que contrain­
dre par des taxes. La défiscalisa­
tion des énergies renouvelables
que M. Obama avait pu faire pas­
ser à l’époque avait eu un impact
formidable : on voit aujourd’hui
que le Texas, l’Etat pétrolier par
excellence, est devenu le premier
exportateur d’électricité renou­
velable aux Etats­Unis. Même
l’arrivée de Donald Trump à la
Maison Blanche n’a pas entravé
ce mouvement. Il va donc vrai­
semblablement y avoir une forte
accélération du développement
des renouvelables, à partir d’une
méthode qui a fait ses preuves.
C’est d’autant plus important
qu’on se souvient que fin 2021, les
Etats­Unis ont bloqué l’importa­
tion de panneaux solaires chinois
et de matériaux destinés à leur fa­
brication en provenance de Chine,
en raison de la situation dans les
régions ouïgoures et de soupçons
de travail forcé. Le plan de M. Bi­
den va permettre de réinstaller
une industrie de panneaux solai­
res aux Etats­Unis. Cela va sans
doute aller de pair avec des inno­
vations technologiques, sur la
question importante du recyclage
des terres rares [matériaux straté­
giques nécessaires à la fabrication
des batteries, des éoliennes, etc.].
En définitive, trois institutions
de référence ont estimé que ces
dispositions permettront une
baisse des émissions américaines
comprise entre 35 % et 45 %, par
rapport à 2005, à l’horizon 2030.
Cela représente environ les deux
tiers du chemin à parcourir pour
être conforme aux engagements
des Etats­Unis de l’accord de Pa­
ris. C’est très encourageant.
Le président américain
a néanmoins été contraint
de faire des compromis.
Sont­ils rédhibitoires ?
En effet, il reste deux grandes
questions dans le positionne­
ment actuel des Etats­Unis. D’une
part, la poursuite des autorisa­
tions d’exploration des ressour­
ces fossiles et l’augmentation des
investissements dans le fracking
[la fracturation hydraulique pour
l’extraction des gaz et pétrole de
schiste], dans le contexte de la
guerre en Ukraine et de la crise
énergétique actuelle. D’autre
part, la question du financement
pour le climat. Joe Biden avait pro­
mis le versement de 11 milliards
de dollars lors de la première con­
férence sur le climat qu’il avait or­
ganisée. Cet aspect est absent de
la loi Biden et il sera à l’ordre du
jour de la COP27, en novembre à
Charm El­Cheikh [Egypte].
Fin 2021, en marge de la COP26,
Washington et Pékin avaient
signé un accord de coopéra­
tion bilatéral sur le climat.
Mais, à la suite de la visite
de la présidente de la Chambre
des représentants, Nancy
Pelosi, à Taïwan, la Chine
vient d’annoncer la fin de
sa coopération. Cette rupture
aura­t­elle un effet majeur ?
Maintenir le dialogue, surtout
entre les deux principaux émet­
A Paris,
le 2 octobre
2020. CORENTIN
FOHLEN/DIVERGENCE
teurs de gaz à effet, c’est bien évi­
demment important. La rupture
des discussions bilatérales entre
ces acteurs sera sans doute un fac­
teur de ralentissement général.
Mais si on regarde ce qui se passe
aux Etats­Unis, avec le plan de Joe
Biden, et ce qui se passe en Chine,
avec la finalisation du 15e plan
quinquennal, les deux pays sem­
blent suivre des trajectoires clai­
res. En Chine, malgré tous les dé­
bats en cours sur le sujet et en
particulier sur le besoin de relan­
cer la croissance, de promou­
voir des investissements « classi­
ques » et d’exploiter le charbon
domestique pour des questions
de sécurité énergétique, les inves­
tissements sur les renouvelables
sont considérables.
La Chine est le premier inves­
tisseur mondial sur ce secteur,
comme sur celui de la mobilité
électrique. Pékin est aujourd’hui
le premier exportateur de véhi­
cules électriques. L’orientation
générale de la politique chinoise
dans ces domaines n’est pas re­
mise en cause. Il y a même eu des
annonces ces derniers jours, cer­
tes un peu confuses, sur le
fait que ce 15e plan quinquennal
inclurait des pics d’émissions
pour certains secteurs indus­
triels, dès 2025.
Ce mouvement est­il
observable ailleurs ?
La situation peut paraître para­
doxale à certains égards : en
même temps qu’on observe une
relance du charbon pour faire
face à la crise énergétique, on voit
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
s’accumulent. Or, les Etats­Unis, voir faire des choix sur l’énergie,
« AUJOURD’HUI,  mais aussi l’Europe, sont très réti­ dès cet hiver.
FACE À CE QUE  cents sur cette question.
La guerre en Ukraine et le
TOUT LE MONDE PEUT  Ces dernières semaines, les ca­ risque de pénurie d’énergie
nicules répétées, la sécheresse, pour cet hiver pourraient­ils
OBSERVER, CERTAINS  les incendies sidèrent les opi­ faire avancer la prise de
nions et les décideurs. N’y a­ conscience des transforma­
SEMBLENT SE DIRE :  t­il pas une forme d’optimisme tions que réclame la lutte
“AH TIENS, C’ÉTAIT  dangereux à toujours fixer contre le réchauffement ?
des horizons plus ou moins Cette question est ouverte,
DONC VRAI !” JE SUIS  lointains pour agir ? mais je crois en effet que c’est à la
Ces horizons de moyen terme faveur de ce genre de crises que
STUPÉFAITE DE  répondent au fait que notre sys­ toute la société peut comprendre
CET ÉTONNEMENT » tème économique est fondé sur et accepter qu’il faille faire des ef­
les énergies fossiles. A chaque forts et accélérer dans l’action, en
fois qu’il y a des propositions de particulier dans le développe­
réformes sans situation de crise ment des énergies renouvelables.
que la grande bataille sur le cré­ ou d’ajustements brutaux, il faut La France est dans une situation
neau technologique des renouve­ dessiner des trajectoires pour paradoxale. Nous avons tout
lables et de la mobilité électrique que les acteurs puissent antici­ misé sur le nucléaire, mais nous
se poursuit. Mis à part le Brésil, il per. Mais il est vrai qu’il y a une voyons aujourd’hui que cela ne
y a une dynamique du côté des forme de déni. Aujourd’hui, face marche pas très bien. On com­
grands pays émergents : l’Inde a à ce que tout le monde peut ob­ mence à comprendre que ce ne
fait des déclarations plus ambi­ server, certaines personnes sem­ sont pas les grands plans sur le
tieuses qu’escompté, et l’Afrique blent se dire : « Ah tiens, c’était nucléaire qui nous aideront à
du Sud vient d’annoncer le main­ donc vrai ! » Je suis stupéfaite de passer cet hiver – ni le prochain
tien de son plan de restructura­ cet étonnement. ni celui d’après.
tion de son secteur électrique Le risque est que face à ces situa­ Ce qui m’encourage, c’est que la
destiné à sortir du charbon. tions d’urgence, on réagisse en prise de conscience de la société a
Il se passe donc beaucoup de faisant des choix de court terme beaucoup changé en dix ans. Je
choses. Mais cela ne veut pas dire qui aggravent encore la situation crois que les citoyens font désor­
que les discussions politiques à la sur le long terme. On le voit avec mais le lien entre les dégâts qu’ils
COP27 seront simples, en particu­ les usages de l’eau aujourd’hui : observent et le changement cli­
lier sur la question de l’adapta­ les stations de ski qui produisent matique. Je crois qu’ils compren­
tion et celle dite des « pertes et de la neige artificielle ou les agri­ nent que ce dont nous parlons
dommages ». D’une part, beau­ culteurs qui construisent des bas­ n’est pas seulement une question
coup de pays veulent mettre for­ sines pour l’irrigation. Tout cela pour l’avenir, mais déjà pour
tement l’accent sur ce sujet et les favorise le statu quo, mais cela ne aujourd’hui, et ils pourront insuf­
mécanismes de compensation pourra pas continuer bien long­ fler le courage nécessaire aux
des effets des catastrophes clima­ temps, tout simplement parce gouvernements pour entrepren­
tiques – qui se traduisent par des qu’il n’y aura plus suffisamment dre des mesures radicales. p
impacts macroéconomiques ma­ d’eau ! On va devoir faire des propos recueillis par
jeurs, notamment des dettes qui choix sur l’eau, comme on va de­ stéphane foucart
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Un texte qui suscite
espoirs et réticences
aux Etats­Unis
L’investissement massif dans les énergies
vertes est salué, mais il s’accompagne d’une
relance des fossiles qui déçoit les écologistes
san francisco ­ correspondante
D es avancées historiques,
mais aussi une « pilule
empoisonnée »,
recteur des affaires gouverne­
selon
l’expression de Brett Hartl, le di­
mentales au Center for Biological
Diversity. Sur la portée générale
du texte adopté dimanche 7 août à
l’unanimité des sénateurs démo­
crates, et sans la moindre voix ré­
publicaine, les écologistes sont
enthousiastes. L’Inflation Reduc­
tion Act comporte le programme
le plus ambitieux jamais adopté
aux Etats­Unis sur le climat, se fé­
licitent­ils.
Le texte prévoit des investisse­
ments de 369 milliards de dollars
(plus de 361 milliards d’euros)
pour la transition énergétique, le
développement des énergies nou­
velles, la fabrication – en Améri­
que du Nord, ce qui ne réjouit pas
toute l’industrie automobile – de
véhicules électriques, de pan­
neaux solaires et de batteries (pi­
les), le déploiement de stations de
charge, des crédits d’impôt pour
l’achat de voitures électriques. Il
devrait amener les Etats­Unis à
portée de l’objectif fixé par Joe Bi­
den au sommet de Glasgow, en
novembre 2021 : une réduction de
plus de 50 % des émissions de gaz
à effet de serre avant 2030 par rap­
port aux niveaux de 2005.
A la grande satisfaction des asso­
ciations, le plan comprend aussi
un volet social pour que les com­
munautés les plus vulnérables,
premières victimes des émana­
tions toxiques. Soixante milliards
de dollars seront consacrés à des
programmes de justice environ­
nementale. Par ailleurs, 20 mil­
liards serviront à développer des
pratiques moins polluantes dans
l’agriculture et 1,5 milliard sera at­
tribué par l’Agence de protection
de l’environnement à des initiati­
ves de réduction du méthane.
Millions d’hectares exploitables
Mais pour obtenir l’accord du cen­
triste Joe Manchin sur le volet en­
vironnemental du grand plan an­
ti­inflation, les démocrates ont dû
inclure une mesure qui hérisse la
plupart des écologistes : le déve­
loppement de ces énergies fossiles
dont ils réclament l’élimination.
Les concessions obtenues par le
sénateur démocrate, qui avait, à lui
tout seul, fait capoter le volet éner­
gie du massif plan Build Back Bet­
ter de Joe Biden, fin 2021, sont ex­
cessives aux yeux des progressis­
tes. Le texte offre des crédits d’im­
pôt pour les technologies de
capture du carbone, ce qui revient,
selon eux, à permettre à l’indus­
trie du charbon ou du ciment de
collecter des millions de dollars de
subventions, alors qu’elles conti­
nuent à dégager poussières toxi­
ques et gaz à effet de serre.
Surtout, les énergies nouvelles
seront liées aux fossiles dans la dé­
livrance des permis d’exploiter sur
les terres fédérales. Pas d’éolien­
nes ou de panneaux solaires sans
que le département de l’intérieur
n’ait d’abord ouvert l’exploitation
au gaz ou au pétrole. Dans les ter­
res, plus de 800 000 hectares se­
ront mis aux enchères chaque an­
née. Offshore, y compris dans le
golfe du Mexique et en Alaska :
plus de 24 millions d’hectares. Cela
alors que Joe Biden avait promis de
suspendre tout nouveau permis
sur les terres fédérales.
Pour Joe Manchin, le sénateur de
Virginie­Occidentale, toutes les
« NOUS NE DEVONS PAS  conde semaine du mois. Moins
NUIRE À NOTRE STATUT 
DE SUPERPUISSANCE 
EN ÉLIMINANT UNE 
ÉNERGIE FOSSILE  les 30 °C en journée partout en
ÉCONOMIQUE »
JOE MANCHIN
sénateur démocrate
sources d’énergie doivent être ex­
ploitées, et non pas en priorité les
renouvelables. « Nous ne devons
pas nuire à notre statut de super­
puissance mondiale en éliminant
une énergie fossile fiable et écono­
mique avant que les nouvelles tech­
nologies ne soient prêtes à prendre
la relève », a­t­il fait valoir.
Nombre de progressistes ont dé­
ploré cette méthode. Brett Hartl l’a
qualifiée de « pacte de suicide cli­
matique ». « Il est autodestructeur
de lier le développement de l’éner­
gie renouvelable à une augmenta­
tion massive de l’extraction de pé­
trole et de gaz », a­t­il estimé. Beau­
coup dénoncent aussi le « deal »
annexe passé avec le chef de file
démocrate au Sénat, Chuck Schu­
mer : un accord informel qui pré­
voit qu’un nombre suffisant de dé­
mocrates se rallieront à l’amende­
ment que M. Manchin a prévu de
déposer à la rentrée.
Comme l’a montré le site ProPu­
blica, celui­ci permettrait de con­
tourner l’opposition des écologis­
tes – et de la justice locale – au
Mountain Valley Pipeline, un pro­
jet d’oléoduc prévu pour achemi­
ner du gaz naturel en Virginie­Oc­
cidentale. Le sénateur ne s’en ca­
che pas : un alinéa figure dans le
résumé de ses demandes, publié
par ses propres services : « Permet­
tre la construction et la mise en
route du Mountain Valley Pipeline
et donner la juridiction sur tout
nouveau litige au circuit du District
de Columbia » [la cour d’appel fé­
dérale de la ville de Washington].
Les barons du climat, comme le
philanthrope Tom Steyer, plaident
que le jeu en vaut la chandelle.
Dans un texte publié par le New
York Times, Bill Gates estime que le
projet, qui allonge la durée des cré­
dits d’impôts, va donner au sec­
teur privé « la confiance pour in­
vestir à long terme » et permettre la
transformation des secteurs « qui
sont les plus difficiles à décarboner,
comme l’industrie manufacturière.
Seul un petit nombre de nations
aura la capacité de produire à do­
micile une énergie propre à l’échelle
suffisante ».
Samantha Gross, de la Broo­
kings Institution, affirme elle
aussi que les avantages surpasse­
ront les inconvénients. « L’indus­
trie n’utilisera probablement
qu’une fraction des terres qui se­
ront potentiellement ouvertes »,
estime­t­elle, en rappelant que
plus de 9 000 permis de forer, re­
présentant près de 5 millions
d’hectares, sont actuellement
inutilisés. Selon une analyse du
groupe Energy Innovation, le bi­
lan sera, à terme, largement posi­
tif. Pour une tonne d’émissions
supplémentaires qui seront cau­
sées par la relance des énergies
fossiles, 24 tonnes seraient élimi­
nées grâce aux investissements
« propres ». « Il ne faut pas laisser
le mieux être l’ennemi du bien »,
plaide l’experte. p
corine lesnes
De nouvelles fortes chaleurs
attendues en France
Avec des pointes à 40 °C possibles partout dans l’Hexagone
d’ici à dimanche 14 août, la sécheresse, déjà historique, va s’aggraver
J
uin, juillet, août… Les vagues
de chaleur se succèdent cet
été. Après un mois de juillet
historiquement chaud et
sec, août est parti sur les mê­
mes bases. Une troisième vague
de chaleur (commencée le
31 juillet) se poursuit en cette se­
intense mais plus long que le pré­
cédent, un pic caniculaire va
s’étendre sur tout l’Hexagone à
partir de mercredi 10 août.
Les températures dépasseront
France, à l’exception des bords de
Manche, avec de larges parties
du territoire où elles excéde­
ront les 35 °C. Le sud­ouest du
pays, en particulier les Landes, la
Gironde ainsi que les bords de la
Garonne, risquent d’être les plus
touchés, la vague de chaleur
s’étendant progressivement vers
le nord­ouest et le nord. Locale­
ment, des pointes à plus de 40 °C
seront possibles partout dans
l’Hexagone.
Météo­France annonce un trian­
gle de quatorze nouveaux dépar­
tements en vigilance orange cani­
cule allant de la Loire­Atlantique
aux Hautes­Pyrénées en passant
par la Dordogne. Ils viennent
s’ajouter aux quatre départe­
ments déjà concernés (le Gard, le
Vaucluse, la Gironde et le Lot­et­
Garonne). « Ce troisième épisode
devrait prendre fin dimanche
[14 août], pour revenir la semaine
prochaine vers des températures
plus proches des normales de sai­
son », a précisé Christine Lac, res­
ponsable de permanence pour la
prévision et chercheuse à Météo­
France, lors d’un point presse
mardi 9 août.
Plus de la moitié des maladies infectieuses
seraient aggravées par la crise climatique
La revue « Nature Climate Change » publie une analyse de l’ensemble des études sur le sujet
P aludisme, dengue, encé­
phalites, maladie de Lyme,
etc. Jusqu’à 58 % des mala­
dies infectieuses ou allergiques
qui affectent l’humanité ont été, à
un moment donné, aggravées par
des aléas climatiques liés à l’émis­
sion de gaz à effet de serre (GES).
Soit 218 des 375 maladies humai­
nes connues liées à des pathogè­
nes. A l’inverse, 16 % de ces mala­
dies ont parfois été atténuées. Tel­
les sont les conclusions d’une
étude américaine, publiée le
8 août dans la revue scientifique
Nature Climate Change.
Les auteurs, coordonnés par Erik
Franklin, un géographe de l’uni­
versité d’Hawaï, ont scruté l’im­
pact, sur les maladies humaines
causées par des agents pathogè­
nes, de neuf bouleversements cli­
matiques liés aux GES : le réchauf­
fement atmosphérique, mais
aussi la sécheresse, les vagues de
chaleur, les incendies de forêt, les
précipitations extrêmes et les
inondations, le réchauffement des
océans, les tempêtes accrues et
l’élévation du niveau de la mer. Ils
ont aussi analysé une autre consé­
quence de ces émissions, la modi­
fication de la couverture végétale.
« Cette analyse bibliographique
me semble tout à fait sérieuse, es­
time le virologue Yannick Simo­
nin, de l’Inserm, à l’université de
Montpellier. Le taux de 58 % doit
être relativisé, mais il a le mérite de
donner un ordre de grandeur et
d’alerter sur l’importance du chan­
S’il fait aussi chaud, c’est en rai­
son du déploiement d’un anticy­
clone localisé au nord­ouest de
l’Europe, précisément au­dessus
des îles britanniques. Il favorise
un temps sec et chaud en « pié­
geant » l’air qui remonte d’Afri­
que du Nord. Ces températures
caniculaires vont venir aggraver
la situation de sécheresse qui tou­
che le territoire, alors que des res­
trictions d’eau sont actuellement
en vigueur dans 93 départe­
ments métropolitains (dont 68
sont en état de crise).
Climat aride
Symbole de la gravité de la séche­
resse actuelle, 2022 est pour l’ins­
tant l’année la plus chaude jamais
relevée (selon les températures
de janvier à juillet). Depuis le
17 juillet, l’indice d’humidité des
sols a chuté en dessous de celui
enregistré lors des précédentes
sécheresses historiques (1976 et
2003). Comme l’explique Agnès
Ducharne, hydrologue et climato­
logue directrice de recherche au
CNRS, « c’est une sécheresse, on
peut le dire, exceptionnelle, la plus
importante depuis l’existence des
relevés modernes [en 1959] ».
Plusieurs facteurs peuvent l’ex­
pliquer. Il y a bien évidemment la
météo et le manque de pluie. De­
puis janvier et ce chaque mois, les
météorologues observent un dé­
ficit pluviométrique par rapport
aux moyennes de saison. S’ajoute
à cela un hiver relativement sec,
qui a nui au remplissage des nap­
pes souterraines et causé un défi­
cit d’eau dans les sols. La climato­
logue précise que « les pluies pas­
sagères, aussi intenses soient­elles,
n’ont quasiment aucun effet pour
gement climatique dans l’augmen­
tation des maladies humaines liées
à des pathogènes, qu’elles soient
émergentes ou plus anciennes. »
L’équipe hawaïenne a d’abord re­
cherché, dans la base de données
Google Scholar, l’ensemble des
études publiées qui présentaient
des exemples concrets de mala­
dies pathogènes affectées par l’un
ou l’autre de ces risques climati­
ques. Au total, les chercheurs ont
examiné plus de 77 000 titres. Ils
en ont retenu 830, qui faisaient
état d’un risque climatique expli­
cite (canicules, inondations…) af­
fectant une maladie donnée (palu­
disme, dengue…), dans une région
et/ou sur une période donnée.
De plus en plus de zoonoses
Résultats : 58 % des maladies pa­
thogènes humaines connues (soit
218 sur 375) ont été affectées, à un
moment ou à un autre, par au
moins un de ces changements cli­
matiques. Quid des agents res­
ponsables de ces maladies affec­
tées par le climat ? Il s’agissait le
plus souvent de virus (76 mala­
dies), de bactéries (69), d’animaux
(45), de champignons (24), de pa­
rasites (23) ou de plantes (12).
Par ailleurs, « cette analyse met
en avant l’impact plus marqué du
climat sur les maladies transmises
par des vecteurs comme les mous­
tiques, les tiques ou les puces », re­
lève Yannick Simonin.
Les trois quarts des maladies
émergentes humaines sont des
Les faibles
niveaux
des cours d’eau
ont contraint
Voies navigables
de France
à fermer
certains axes
à la navigation
hydrater les sols ». Ces derniers
sont tellement secs qu’ils ont du
mal à absorber l’eau. Cela permet
néanmoins de renflouer un mini­
mum les lacs et cours d’eau.
Mais la compensation est mai­
gre alors que de nombreux lacs, ri­
vières et fleuves sont à des ni­
veaux historiquement bas. Voies
navigables de France a dû fermer
certains axes à la navigation (près
de 579 kilomètres au total), no­
tamment dans le Grand­Est et en
Bourgogne. Plus impressionnant
encore, il est possible de traverser
certaines parties de la Loire à pied
– près d’Orléans, par exemple.
L’expérience est cependant dé­
conseillée en raison de trous d’eau
et autres sables mouvants rendant
dangereuse la traversée.
Des lacs voient également leur
niveau d’eau baisser rapidement
comme celui de Serre­Ponçon
(Hautes­Alpes), dont le niveau
d’eau est de 14 mètres plus bas
que la normale. « Ce n’est pas fini,
puisque la sécheresse devrait at­
teindre son pic d’ici septembre »,
ajoute Agnès Ducharne. Or, les
eaux utilisées en France provien­
zoonoses : elles sont transmises à
notre espèce par d’autres ani­
maux, rappelle le virologue. Or, « le
changement climatique modifie les
aires de répartition des animaux
qui hébergent des microbes patho­
gènes pour notre espèce. Ce faisant,
il rapproche souvent ces popula­
tions animales des populations hu­
maines, favorisant ainsi la trans­
mission des pathogènes ».
Les auteurs en citent de multi­
ples exemples. Le réchauffement
et les changements de précipita­
tions ont étendu l’aire de réparti­
tion de moustiques, de tiques, de
puces, d’oiseaux ou de mammifè­
res impliqués dans des épidémies
causées par des virus (dengue,
chikungunya, Zika, virus du Nil
occidental…), des bactéries (peste,
maladie de Lyme…), des animaux
ou des parasites (paludisme,
trypanosomiase, échinococ­
cose…). Les tempêtes, les fortes
pluies et les inondations, par
ailleurs, ont créé des eaux sta­
gnantes, augmentant les lieux de
reproduction et de multiplication
des moustiques et des agents pa­
thogènes qu’ils transmettent (pa­
ludisme, leishmaniose, fièvre de
la vallée du Rift, fièvre jaune,
encéphalites, dengue…).
Autres exemples : les vagues de
chaleur ont pu augmenter les in­
fections transmises par l’eau,
comme les gastro­entérites et cer­
taines méningo­encéphalites liées
à des amibes. Les tempêtes, les
inondations et l’élévation du ni­
planète | 7
nent en grande majorité (pour
82 %, soit environ 26 milliards de
m3) des fleuves, des rivières et des
lacs. Les eaux de surface sont plus
faciles et moins chères à prélever.
Depuis le début du mois, le nom­
bre de communes souffrant de pé­
nuries d’eau ne cesse d’enfler.
« Plus de cent communes sont pri­
vées d’eau potable », indiquait, le
5 août, le ministre de la transition
écologique, Christophe Béchu,
lors d’une visite dans les Alpes­de­
Haute­Provence. Pour Agnès Du­
charne, « il s’agit là d’une situation
inédite à cette période de l’année ».
Pour y faire face, des villages s’or­
ganisent pour pomper dans les
lacs ou encore dessaler l’eau de
mer comme sur l’île de Groix
(Morbihan). D’autres communes,
dans le Var ou dans les Vosges,
font venir des camions­citernes.
Si des pluies sont annoncées
d’ici le début de semaine pro­
chaine, il est trop tôt pour estimer
leur volume. Les conséquences du
climat aride devraient encore per­
durer, notamment les risques
d’incendies. Alors que plus de
47 000 hectares ont brûlé depuis
le début de l’année, cinq départe­
ments restent concernés : l’Avey­
ron, l’Isère, la Charente, la Gironde
et le Maine­et­Loire.
En France, l’augmentation des
températures va impliquer des sé­
cheresses plus longues, plus pré­
coces et plus intenses. Depuis
1947, Météo­France recense plus
de 45 vagues de chaleur, la
46e étant celle que la France tra­
verse actuellement. En l’espace de
soixante­quinze ans, le nombre
de jours aux températures cani­
culaires a été multiplié par neuf. p
adonis leroyer
veau de la mer, quant à elles, ont
provoqué des déplacements hu­
mains qui ont pu accroître les cas
de leptospiroses, de fièvre de
Lassa, de gastro­entérites, de légio­
nelloses, de choléra…
La sécheresse, à l’inverse, a pu dé­
grader l’assainissement des eaux
usées, ce qui a favorisé le dévelop­
pement de cas de choléra, de con­
jonctivites, de dysenteries, de sal­
monelloses, de gale, de typhoïde,
d’infections à Escherichia coli…
Pour autant, si la grande majorité
des maladies a été aggravée par les
aléas climatiques, 63 pathologies
humaines, à l’inverse, ont été atté­
nuées par ces changements. Le ré­
chauffement, par exemple, sem­
ble avoir réduit la propagation de
certaines maladies virales, soit en
créant un milieu moins favorable
aux virus en cause, soit en renfor­
çant nos défenses immunitaires
comme pour la grippe, le SARS­
CoV­1, le Covid­19, le rotavirus…
Reste que le climat, à lui seul, ne
fait pas tout : l’émergence et la dif­
fusion d’une maladie infectieuse
sont multifactorielles, rappelle
Yannick Simonin. « Entrent aussi
en jeu les modifications des com­
portements humains : l’urbanisa­
tion galopante, qui crée de fortes
densités humaines propices aux
épidémies, mais aussi l’essor du
trafic aérien et des échanges. » Des
comportements qui sont eux­mê­
mes directement en cause dans le
changement climatique… p
florence rosier
 FRANCE
0123
8| JEUDI 11 AOÛT 2022

La Nupes à l’épreuve de ses divergences
Les désaccords idéologiques, programmatiques voire stratégiques de l’intergroupe mettent à mal son unité

S
i l’ensemble des forces de
gauche n’a cessé de s’in­
vectiver tout au long de la
campagne présidentielle,
l’accord conclu entre elles, début
mai, définissant les contours de la
Nouvelle Union populaire écolo­
gique et sociale (Nupes), leur a
permis de faire bloc aux élections
législatives de juin et d’occuper
151 sièges à l’Assemblée nationale.
A l’heure de dresser le premier bi­
lan, la satisfaction est affichée
dans les rangs de la coalition.
« L’accord qu’on a conclu en une di­
zaine de jours au national pouvait
sembler précaire. Mais le pro­
gramme commun nous a permis
de former une véritable coalition »,
se félicite le coprésident du
groupe écologiste à l’Assemblée,
Julien Bayou.
« Au sein de l’intergroupe cohabi­
tent des cultures politiques extrê­
mement différentes », note le prési­
dent du groupe Gauche démo­
crate et républicaine, le commu­
niste André Chassaigne. Ces
approches se sont exprimées en
trois nuances, lors du positionne­
ment des groupes sur les textes.
Les socialistes ont, par exemple,
soutenu en majorité l’adoption du
projet de loi sanitaire, tandis
qu’« insoumis » et communistes
ont voté en grande partie contre et
que les écologistes se sont abste­
nus. Sur le projet de loi concernant
le pouvoir d’achat, le groupe socia­
liste s’est abstenu, quand La France
insoumise (LFI), les communistes
et les écologistes ont voté contre.

Crispation dans les rangs du PS

Avec près de soixante députés
supplémentaires depuis la précé­
dente mandature, le groupe LFI a
gagné de la place sur les bancs de
l’Assemblée et en a profité pour
amplifier sa stratégie de la
conflictualité. Elle se traduit par
de nombreux esclandres contre
le camp présidentiel ou le Ras­
semblement national, des inter­
ventions impromptues multi­
pliées, des rappels au règlement
réguliers, ou encore par le dépôt
Les députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale, à l’Assemblée nationale, le 3 août. KAMIL ZIHNIOGLU POUR « LE MONDE »
de centaines d’amendements,
parfois uniquement pour renom­
mer les propositions du gouver­
nement, à l’image de celui porté
par le député Hadrien Clouet
pour rebaptiser la « prime Ma­
cron » en « prime d’enfumage ».
Cette stratégie du coup d’éclat
permanent ne convainc pas une
partie des députés socialistes et
communistes, qui reste dubita­
tive sur l’efficacité de la méthode.
Dès le début de la législature, le
dépôt d’une motion de censure
contre le gouvernement Borne
par LFI a crispé dans les rangs so­
cialistes. Six des trente et un dé­
tendait la main qu’à LR, parce qu’on
manquait de coordination sur la
préparation des amendements et
peut­être parce que, parfois, nous
n’avions pas une approche cons­
tructive dans l’Hémicycle », pré­
sume André Chassaigne. Pour
Mme Pirès Beaune, les élus devront,
à la rentrée, travailler « davantage
en amont pour déposer ensemble
un maximum d’amendements
identiques qui aient plus de chan­
gent les uns et les autres » – quatre
des cosignataires ont retiré en ca­
« Nous sommes
timini leur nom de la proposi­ une coalition, pas
tion, les « insoumis » Mathilde
Panot, Adrien Quatennens et les
un alignement.
élus socialistes Christine Pirès Il est normal que
Beaune et Claudia Rouaux.
Les divergences fondamentales
nous ayons ce
des partis de gauche sur la politi­ genre de débats »
que étrangère française, jugées ir­
JULIEN BAYOU
réconciliables lors de l’élection
coprésident du groupe
présidentielle, mais mises sous le

NOTRE NOUVEAU
écologiste à l’Assemblée
putés du groupe, dont Valérie Ra­ ces d’être adoptés ». tapis au moment de trouver un
bault, se sont abstenus lors du Moins de trois semaines après accord pour les législatives, sont

NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE
vote, jugeant qu’il n’y avait aucun
sens à censurer un gouverne­
les législatives, l’apparente unité
de la Nupes a commencé à se fis­
bien réapparues lors de la ratifica­
tion des protocoles d’adhésion de tant lui aussi sévère dans sa con­

HORS-SÉRIE
ment pas encore mis à l’épreuve.
« On apprend en marchant »
Pour Philippe Brun, ses collègues
de banc ont surtout, ce jour­là,
« refusé la méthode de LFI d’avoir
déposé cette motion sans consul­
tation de ses partenaires ». Un re­
Hors-série Septembre-octobre 2022
proche face à des prises d’initia­
surer. Le 16 juillet, jour de la com­
mémoration de la rafle du Vel’
d’Hiv, la présidente du groupe LFI,
Mathilde Panot, a dénoncé, dans
un tweet, à la fois les « crimes des
collaborationnistes » et Emma­
nuel Macron, « président qui rend
hommage à Pétain ». Un message
largement dénoncé par une par­
la Finlande et de la Suède à
l’OTAN, le 2 août. Ainsi, socialistes
et écologistes ont voté pour ; les
communistes se sont majoritai­
rement abstenus et les « insou­
mis » s’y sont opposés – leur pro­
gramme présidentiel proposait
une sortie du commandement
intégré de l’OTAN.
damnation des propos du leader
« insoumis ». « On doit apprendre
à dédramatiser l’existence de ces
désaccords », appuie le député
écologiste Benjamin Lucas.
Mais, du fait de ces dissonances
internes et d’une stratégie d’op­
position frontale qui finira par
lasser « la gauche responsable »,

Atlas
tive trop solitaires, pouvant pas­
ser pour une volonté d’hégémo­
nie, particulièrement formulé en
début de mandature aux « insou­
mis ». « Il y a eu des moments de
des énergies flottement et des choses qu’on a
oublié de se communiquer par
manque d’habitude. Comme on
dit, on apprend en marchant », ar­
gue Ugo Bernalicis, qui reconnaît
avoir lui­même fauté en déposant
Comment sortir une motion de censure contre le
des énergies fossiles?
Peut-on se passer projet de loi sanitaire sans avertir
du nucléaire?
À quand la transition les autres groupes.
énergétique? Même si sa voix porte plus, la
Réponses en cartes
et en infographies. gauche regrette unanimement
d’avoir obtenu bien peu lors de la
session parlementaire, avec
l’adoption d’un seul amendement
fort sur le projet de loi de finances
rectificative – celui de la députée
En partenariat
avec
Christine Pirès Beaune prévoyant
une indemnisation compensa­
toire pour les collectivités locales –
et la mise en échec de ses mesures
phares, comme une taxe sur les
superprofits ou la hausse du smic.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND
« On n’a pas réussi à faire adopter
DE JOURNAUX
beaucoup de nos propositions. A la
fois parce que le gouvernement ne
tie des élus de la Nupes.
Fin juillet, la polémique repart
de plus belle autour d’une propo­
sition de résolution condamnant
le « régime d’apartheid institué
par Israël à l’encontre du peuple
palestinien », déposée par des
élus communistes et cosignée
par trente­sept députés. A l’image
du socialiste Jérôme Guedj, plu­
sieurs parlementaires s’y sont
opposés, estimant que les élus de
la Nupes devaient comprendre
que, désormais unis, ils « s’obli­
« Au sein de
l’intergroupe
cohabitent
des cultures
politiques
extrêmement
différentes »
ANDRÉ CHASSAIGNE
président du groupe Gauche
démocrate et républicaine
Stratégie d’opposition frontale
Le billet de blog de Jean­Luc Mélen­
chon sur Taïwan, qui reprend la
position de Pékin en affirmant
qu’« il n’y a qu’une seule Chine », a
achevé de désolidariser l’inter­
groupe. Rejoints par les élus LFI et
communistes, ses propos ont été
dénoncés par nombre de députés
écologistes et socialistes.
Christine Pirès Beaune fait par­
tie des élus qui s’opposent à la li­
gne de M. Mélenchon sur l’inter­
national, elle estime toutefois que
cela n’entrave pas le travail con­
duit par la Nupes à l’Assemblée :
« Nous ne sommes pas alignés der­
rière un grand chef et un message
unique, c’est ce que certains
n’avaient pas compris, de bonne
ou mauvaise foi, à l’annonce de la
création de l’intergroupe. » « C’est
presque agaçant qu’à chaque prise
de parole qui dissone on vienne
nous dire que la Nupes est morte :
nous sommes une coalition, pas
un alignement, donc il est normal
que nous ayons ce genre de dé­
bats », ajoute Julien Bayou, pour­
les députés Renaissance estiment
que l’alliance des gauches ne
s’installera pas dans la durée au
Palais­Bourbon. « A part le PS, ils
ont démontré que le bruit et la fu­
reur étaient finalement une tacti­
que politique dénuée d’intérêt
pour les Français », avance le dé­
puté Sacha Houlié. Pour le député
MoDem Mohamed Laqhila, la Nu­
pes représente « un sacré hold­up
électoral », qui, si elle reste menée
par LFI, « endosse le risque de faire
apparaître l’extrême droite
comme une opposition responsa­
ble » et finira par « voler en éclats ».
Avec l’arrivée de l’examen de tex­
tes sur le régalien et du budget
pour 2023, la nouvelle session re­
présentera une mise au défi de
l’unité de la Nupes, et surtout du
rôle qu’elle peut jouer pendant les
cinq prochaines années. Le lance­
ment d’une mission flash sur la
taxation des superprofits en sep­
tembre par la commission des fi­
nances, qu’elle préside, pourrait
être un moyen pour elle d’imposer
son agenda. p
marie pouzadoux
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Attentat de la
rue des Rosiers :
un hommage,
pas de procès
L’attaque, le 9 août 1982, avait fait
six morts et 22 blessés. Un seul
suspect a été extradé en France
P
our la première fois de­
puis quarante ans, un
hommage national a été
rendu, mardi, aux victi­
mes de l’attentat de la rue des Ro­
siers, qui avait fait six morts et
vingt­deux blessés, le 9 août 1982.
La cérémonie s’est tenue au croi­
sement de la rue des Rosiers et de
la rue Ferdinand­Duval, dans le
4e arrondissement de Paris, au
cœur du quartier juif du Marais.
L’attaque, qui avait débuté à
13 h 15, visait les clients et le per­
sonnel du restaurant ashkénaze
Jo Goldenberg, d’abord attaqué à
la grenade, puis mitraillé par
deux groupes d’hommes armés
arrivés séparément, membres
présumés du Fatah­Conseil révo­
lutionnaire (Fatah­CR), un grou­
puscule radical dissident palesti­
nien, à l’époque basé en Irak et di­
rigé par le terroriste Abou Nidal.
Intervenu près de deux ans
après l’attentat visant la synago­
gue de la rue Copernic (16e arron­
dissement de Paris), celui de la
rue des Rosiers a marqué, à
l’époque et pendant longtemps,
l’attaque antisémite la plus grave
en France depuis la seconde
guerre mondiale. Il a donc fallu
attendre quatre décennies pour
que l’Etat et la Ville de Paris ren­
dent un hommage conjoint aux
victimes et à leurs proches.
Outre les ambassadeurs d’Is­
raël, des Etats­Unis et de Norvège,
la cérémonie s’est tenue en pré­
sence d’un adjoint de la maire de
Paris, Anne Hidalgo, d’une
représentante du maire de Paris­
Efficacité, coût… la carte Vitale biométrique fait débat
Le chantier, réclamé par la droite pour lutter contre la fraude, va être lancé. Les professionnels de santé sont dubitatifs
L e chantier de la carte Vitale
biométrique est lancé.
Dans la nuit du 2 au 3 août,
la majorité sénatoriale, à droite, a
voté pour allouer une première
enveloppe de 20 millions d’euros
de crédits pris sur le budget de
l’aide médicale d’Etat, dans le ca­
dre du projet de loi de finances
rectificative pour 2022. Un amen­
dement porté par le sénateur des
Deux­Sèvres Philippe Mouiller
(Les Républicains, LR) comme une
solution miracle de lutte contre la
fraude sociale, et dont le maintien
avait été une condition avancée
par Bruno Retailleau, président
du groupe LR au Sénat, pour voter
le budget rectificatif, adopté le
4 août par le Parlement.
Mettre en place une carte Vitale
biométrique qui, à l’instar des
nouveaux documents d’identité,
contiendrait les empreintes digi­
tales de l’assuré, c’est « enrôler à
nouveau toute la population. Na­
turellement, ça devrait faire tom­
ber un certain nombre de cartes
qui ne devraient pas exister », ar­
gumente le sénateur. Le sujet est
réclamé de longue date par la
droite et l’extrême droite. « Bien
sûr, nous voterons la mise en
œuvre de la carte Vitale biométri­
que que nous réclamons depuis
plus de dix ans. La lutte contre la
fraude est un sujet majeur ! », a
tweeté Marine Le Pen, le 4 août.
Centre, Ariel Weil, de la députée
de Paris Clara Chassaniol (Renais­
sance) et du président du Conseil
représentatif des institutions
juives de France (CRIF), Yonathan
Arfi. Le garde des sceaux, Eric
Dupond­Moretti, a pris la parole
en dernier pour assurer les victi­
mes et leurs proches de la solida­
rité de l’Etat.
« Pourquoi cet acte antisémite ? »
Avant le ministre de la justice,
deux victimes de l’attentat se
sont exprimées. Manifestement
très émue et fatiguée, Jacqueline
Niego, 83 ans, qui a perdu son
frère aîné, André, dans l’attaque,
n’a pas pu terminer la lecture du
texte qu’elle avait préparé. Elle a
eu le temps de rappeler qu’il avait
échappé à la barbarie nazie en se
cachant avec sa sœur.
Puis elle a insisté : « Pour nous,
les familles, les mêmes questions
demeurent depuis quarante ans.
Pourquoi cet acte antisémite ?
Quels sont les véritables com­
manditaires ? Comment ils [les
terroristes] ont pu franchir nos
frontières aussi facilement ?
Autant de questions sans réelles
réponses. » Elle s’est félicitée de
l’extradition, par la Norvège,
d’un suspect, en décembre 2020.
Il est le seul en détention provi­
soire en France, à ce jour.
Palestinien de nationalité nor­
végienne, Walid Abdulrahman
Abou Zayed, 63 ans, a été mis en
examen pour assassinats et ten­
tatives d’assassinat. Il clame son
innocence et nie autant son ap­
Ce n’est pas la première fois que
le sujet est évoqué au Parlement :
en 2020, la majorité présiden­
tielle avait rejeté une proposition
de loi des sénateurs de LR au nom
de la « protection de la vie privée et
des données personnelles ». Et le
dossier continue de faire débat.
« On compte 7 millions de cartes
Vitale de plus en France que le
nombre d’habitants ! C’est la
fraude sociale la plus massive. Elle
coûte des milliards chaque an­
née », a tweeté, le 3 août, le séna­
teur des Bouches­du­Rhône Sté­
phane Le Rudulier (LR).
Estimation compliquée
« Même en s’appuyant sur le nom­
bre le plus bas, on dénombre envi­
ron 2 millions de cartes en trop.
Mais les estimations vont jusqu’à
7 millions, donc c’est un vrai sujet »,
affirme M. Mouiller, citant un rap­
port de l’inspection générale des
finances de 2013 et un rapport de
la sénatrice Nathalie Goulet (UDI)
et la députée Carole Grandjean (La
République en marche) de 2019.
Une fraude qui coûterait au mini­
mum, « 6 milliards d’euros par an »
à l’Etat, à raison de « 3 000 euros de
dépenses moyennes » en santé par
personne.
Mais dans les faits, estimer le
montant de la fraude sociale est
compliqué. Dans un rapport de
2021, la direction de la Sécurité so­
Eric Dupond­Moretti, lors du quarantième anniversaire de l’attentat de la rue des Rosiers, à Paris, le 9 août. EMMANUEL DUNAND/AFP
partenance au Fatah­CR que sa
présence en France au moment
des faits. Il reconnaît seulement
avoir suivi un entraînement dans
les camps de l’Organisation de li­
bération de la Palestine au Liban,
au tout début des années 1980,
puis avoir émigré clandestine­
ment en Norvège, en 1991, avec sa
femme et ses deux enfants. Les ju­
ges d’instruction s’appuient, dans
le cadre de sa mise en examen,
sur les témoignages d’anciens
militants du groupuscule qui l’in­
criminent. Une appréciation vali­
dée par la chambre de l’instruc­
tion, qui a refusé de remettre en
question la mise en examen.
Lenteurs de la justice
Mme Niego a aussi évoqué les dé­
clarations d’Yves Bonnet, ancien
directeur de la direction de la
surveillance du territoire (1982­
1985), qui avait fait état d’un ac­
cord secret entre le gouverne­
ment de l’époque et le Fatah­CR
selon les termes duquel le groupe
terroriste d’Abou Nidal devait
échapper aux poursuites en
ciale avançait une estimation de
1,5 milliard d’euros en 2019,
contre 860 millions en 2014 – soit
une hausse de 74 % en cinq ans,
due, d’après elle, à une meilleure
détection. Dans un rapport de la
commission des affaires sociales
de 2019, la sénatrice Catherine
Deroche (LR) soulignait néan­
moins que, « au sein de l’ensemble
des fraudes aux prestations d’as­
surance­maladie, celle à la carte
Vitale ne représentait qu’un mon­
tant faiblement significatif ».
Concernant les cartes surnumé­
raires, la « Sécu » fait état, en juin,
d’un excédent de « 3 200 cartes »
pour « 57,9 millions d’assurés équi­
pés ». Un surplus constitué « es­
sentiellement de cartes perdues,
puis remplacées, sans que les an­
ciennes aient été désactivées ». Et
non de « fausses cartes ». Bien loin
des chiffres avancés par le rapport
de mission parlementaire de
2019. Une estimation trop opti­
miste, selon M. Mouiller : « La Sé­
curité sociale vous explique tou­
jours que tout va bien. »
Cette dernière salue, de son
côté, un « important travail (…) de
contrôles et d’élimination des car­
tes en double » mené depuis 2019,
où elle dénombrait « 609 235 car­
tes » surnuméraires. Elle indique
également avoir éliminé des ba­
ses de l’Assurance­maladie depuis
2020 « 1,36 million d’assurés en fin
« L’antisémitisme,
cette bête
immonde, n’est
pas mort ; elle
rampe, plus ou
moins masquée »
ÉRIC DUPOND-MORETTI
ministre de la justice
échange d’un arrêt de toute opé­
ration sur le sol français.
Mme Niego a réclamé la « levée to­
tale du secret­défense » pour per­
mettre à la justice d’avancer.
Guy Benarousse, qui avait 16 ans
au moment de l’attentat et fut
grièvement blessé à la jambe, a
regretté « l’indifférence de la na­
tion et de la communauté juive
organisée de l’époque ». Amer, il a
notamment souligné ne pas avoir
pu bénéficier des avantages liés
au statut de victime du terro­
risme − créé en 1986, à l’initiative
de Françoise Rudetzki − et avoir
de droits, 270 000 rattachements
obsolètes et 380 000 personnes
décédées dont l’information du
décès n’avait pas été remontée ».
Le lancement de la carte Vitale
biométrique ne convainc pas les
professionnels de santé. Philippe
Besset, président de la Fédération
des pharmaciens d’officine, juge
ce projet « catastrophique » et « ob­
solète » : « Depuis cinq ans, on tra­
vaille, avec l’agence du numérique
en santé, l’Assurance­maladie et les
associations de professionnels et
de patients, à une énorme numéri­
sation de la santé, qui représente
un investissement de 2 milliards
d’euros. L’une des décisions dans le
cadre de ce projet est de remplacer
la carte Vitale physique par une ap­
plication sur le smartphone. »
« Affichage politique »
L’application est déjà en phase
d’expérimentation dans huit dé­
partements et doit être déployée
en 2023. L’assuré sera identifié
grâce à un QR code ou bien par la
technologie dite « NFC » (en dépo­
sant son smartphone sur le lec­
teur du professionnel). « C’est un
énorme projet qui va régler en
grande partie les problèmes liés à
l’identification. Ce projet de carte
biométrique vient comme un che­
veu sur la soupe. »
Des médecins questionnent
aussi son utilité. « Est­ce là que les
dû emprunter de l’argent pour
ses soins médicaux.
Il a insisté, lui aussi, sur les len­
teurs de la justice : « Un hommage
national, c’est bien, et vous m’en
voyez ravi. Mais il est temps que
mon pays, la France et son gouver­
nement, prenne ses responsabili­
tés, afin que tous ceux qui ont par­
ticipé à cet odieux attentat puis­
sent comparaître devant un juge. »
Il a regretté que le commanditaire
et les auteurs présumés de l’atta­
que terroriste vivent libres « sous
la protection du roi de Jordanie et
de l’Autorité palestinienne ». Les
juges pensent avoir identifié trois
autres suspects, deux en Jordanie,
dont le cerveau présumé de l’at­
tentat, et un troisième en Cisjor­
danie, mais Amman a refusé à
plusieurs reprises leur extradi­
tion. « Trop longtemps, la France a
laissé l’attentat de la rue des Ro­
siers dans les cartons diplomati­
ques », a regretté M. Arfi.
M. Benarousse a agité, en ter­
mes voilés, l’espoir qu’un autre
Etat − Israël ou les Etats­Unis,
dont au moins un ressortissant
fraudes sont importantes ? », s’in­
terroge Agnès Giannotti, prési­
dente de MG France, premier syn­
dicat de généralistes, qui dénonce
de « l’affichage politique ». Elle re­
met en question un dispositif qui
« ne ferait que retarder et com­
plexifier les délais de renouvelle­
ment des cartes. Plein de gens vien­
nent consulter sans carte Vitale,
avec des attestations papier, parce
que la Sécurité sociale met parfois
des mois à les renouveler ».
Autre question, le coût. « Pour
cette carte troisième génération, il
faudrait renouveler le parc entier.
Ensuite, nous devrons nous équiper
de nouveaux lecteurs pour lire les
cartes, d’autres pour les emprein­
tes. Le budget se compte probable­
ment en milliards », dit M. Besset.
Un rapport de la commission des
affaires sociales de 2019 estimait à
15 euros le coût de production
d’une carte Vitale biométrique,
contre 4,40 euros pour l’actuelle,
ce qui porterait à « 900 millions
d’euros » son déploiement. S’ajou­
tent « 400 millions » pour « l’em­
bauche massive de personnels dé­
diés à la collecte des données bio­
métriques ». Le coût en équipe­
ment des professionnels de santé
était évalué à 60 millions. Le rap­
port estime que « vingt années se­
raient nécessaires à l’actualisation
du stock de cartes ». p
sabrina el mosselli
france | 9
est mort le 9 août 1982 − s’em­
pare du dossier. Eric Dupond­
Moretti a reconnu que « la soif de
justice qu’éprouvent les victimes
n’a pas été étanchée ». « Je sais que
notre justice, en lien avec nos di­
plomates, est extrêmement mobi­
lisée pour que toute la lumière
soit faite sur ce lâche attentat », a­
t­il ajouté.
Le garde des sceaux a insisté sur
l’engagement de la France à com­
battre l’antisémitisme. « Qua­
rante ans plus tard, un triste
constat s’impose : l’antisémi­
tisme, cette bête immonde, n’est
pas mort ; elle rampe, plus ou
moins masquée », a­t­il ajouté. En
réponse au président du CRIF qui
interrogeait « pourquoi cet atten­
tat a­t­il si peu de place dans la
conscience collective de notre
pays, pourquoi est­il considéré
comme un attentat en France,
mais pas un attentat contre la
France ? », M. Dupond­Moretti a
assuré que l’attaque de la rue des
Rosiers était « un acte contre la
France ». p
christophe ayad
ÉLECTIONS
Sacha Houlié veut
un droit de vote
aux municipales
pour les étrangers
Le député Renaissance Sacha
Houlié a déposé, mardi
9 août, « à titre personnel »,
une proposition de loi pour
« accorder le droit de vote et
d’éligibilité aux élections
municipales » à tous les
étrangers, même non euro­
péens. Le ministre de l’inté­
rieur, Gérald Darmanin,
« est fermement opposé à
cette mesure », a confié à
l’AFP son entourage. A droite,
le député du parti Les Répu­
blicains Eric Ciotti a tweeté
qu’il s’opposerait « de toutes
[s]es forces » à ce texte
« grave et dangereux ».
POLIC E
Un homme tué par un tir
de policier à Roissy
Un homme a été tué mer­
credi à l’aéroport Roissy­
Charles­de­Gaulle par un tir
de policier après avoir brandi
un couteau, a appris l’AFP de
sources aéroportuaire et poli­
cière. Les faits se sont dérou­
lés au terminal 2F, vers 8 h 20.
« Un SDF importunait des
agents de sécurité et la police
aux frontières a été appelée en
renfort pour le faire évacuer »,
a indiqué une source aéro­
portuaire. L’homme s’est éloi­
gné, tout en les invectivant,
puis s’est retourné et a sorti
un couteau. Un des policiers a
alors fait usage de son arme,
selon des sources policières.
10 | sports
Le procès du footballeur Benjamin Mendy s’ouvre
Jugé en Angleterre notamment pour huit viols, l’ancien international français risque la perpétuité
londres ­ correspondance
P
resque un an après son
arrestation, Benjamin
Mendy fait face à la jus­
tice. Le procès du foot­
balleur, ancien international
français qui évoluait à Manches­
ter City, débute mercredi 10 août
au tribunal de Chester, dans le
nord­ouest de l’Angleterre. L’inté­
ressé risque très gros : il est accusé
par sept femmes de huit viols,
une tentative de viol et une agres­
sion sexuelle.
Il va comparaître avec un coac­
cusé, Louis Saha Matturie (aucun
lien avec l’ancien footballeur
Louis Saha), qui est de son côté
mis en examen pour huit viols et
quatre agressions sexuelles sur
huit femmes. Treize femmes sont
potentiellement leurs victimes :
LES DATES
26 AOÛT 2021
Le club de Manchester City
annonce que Benjamin Mendy a
été inculpé par la police anglaise
pour viol et agression sexuelle,
et qu’il est suspendu du club.
27 AOÛT  mais le footballeur est déjà ac­
L‘international français est
incarcéré à la prison privée d’Alt-
course, au nord de Liverpool.
17 NOVEMBRE   dant plusieurs conditions, dont
Mendy est inculpé de deux viols
supplémentaires, et il est
désormais visé par six chefs
d’accusation de viol
et un d’agression sexuelle.
22 DÉCEMBRE  sieurs reprises une jeune femme
Lors de sa comparution à Ches-
ter, le joueur de Manchester City
est inculpé d’un septième viol
sur une cinquième victime.
7 JANVIER 2022  nues s’ajouter, repoussant à cha­
Mendy obtient une libération
conditionnelle et est placé
sous contrôle judiciaire.
23 MAI  accusation a été ajoutée il y a
Il plaide non coupable de tous
les faits qui lui sont reprochés.
L’avenir de la nageuse Analia Pigrée se joue sur le dos
La Guyanaise de 21 ans, qui incarne la nouvelle vague bleue, vise l’or aux championnats d’Europe, à Rome, du 11 au 17 août
E lle aurait pu opter pour
une pause estivale. Après
sa médaille de bronze sur
le 50 mètres dos aux champion­
nats du monde de natation, le
22 juin, à Budapest, personne n’en
aurait voulu à Analia Pigrée.
D’autant qu’au sein de l’équipe de
France, on n’avait plus connu un
seul podium mondial dans la ca­
tégorie dos depuis Laure Manau­
dou, parée d’argent sur le
100 mètres en 2007.
Mais pour la native de Cayenne
(Guyane), 21 ans, il n’était pas
question de faire l’impasse sur les
championnats d’Europe, du 11 au
17 août, à Rome. « J’y vais parce
que je peux potentiellement ga­
gner l’or, et entendre une Mar­
seillaise ! », soutient la pension­
naire du Centre national d’entraî­
nement en altitude de Font­Ro­
meu (Pyrénées­Orientales).
La plus haute marche du po­
dium, Analia Pigrée ne l’a ratée
que d’un souffle lors de la finale
du 50 mètres dos, à Budapest :
neuf centièmes la séparaient de la
deux d’entre elles auraient été
violées durant l’été 2021 par les
deux hommes le même jour, une
en juillet et l’autre en août. Le
footballeur de 28 ans et son ami
de 40 ans risquent la réclusion à
perpétuité, avec une période de
sûreté allant jusqu’à dix­neuf ans.
Rarement une chute aura été
aussi vertigineuse. Il y a seule­
ment quatre ans, Benjamin
Mendy célébrait la victoire de
l’équipe de France en finale de la
Coupe du monde face à la Croatie,
en Russie, même s’il n’avait joué
que quarante minutes pendant
tout le tournoi.
Il y a un an, le 15 août, lors du
premier match de la saison 2021­
2022 de Premier League, il évo­
luait encore dans son rôle d’ar­
rière latéral gauche de Manches­
ter City, l’équipe de Pep Guardiola,
alors championne d’Angleterre en
titre. Sa carrière avait certes été en
dents de scie les saisons précé­
dentes, à cause de sérieuses bles­
sures, mais il restait un homme­
clé de l’une des meilleures forma­
tions au monde.
Le dossier n’a fait que s’alourdir
Cette rencontre face à Totten­
ham, au cours de laquelle il avait
été remplacé à la 79e minute,
reste sa dernière apparition sur
un terrain. Le jour du match, l’af­
faire n’est pas encore publique,
cusé de viols par au moins deux
femmes. Un juge britannique a
décidé de le laisser en liberté con­
ditionnelle, le temps que l’en­
quête avance. Il lui impose cepen­
l’interdiction d’organiser chez lui
de nouvelles fêtes.
Benjamin Mendy n’en tient pas
compte. Le 23 août 2021, selon
l’accusation, il récidive chez lui. Le
Français et Louis Saha Matturie
auraient violé ce jour­là à plu­
de Manchester. Trois jours plus
tard, le footballeur est arrêté et
placé en détention provisoire.
Depuis, le dossier n’a fait que
s’alourdir. Mois après mois, de
nouvelles accusations sont ve­
que fois le début du procès. Au fi­
nal, les plaintes couvrent des évé­
nements qui se seraient déroulés
en octobre 2018, octobre 2020,
janvier et juillet 2021. Une ultime
deux mois. Après avoir passé cinq
mois en détention préventive,
championne du monde, la Cana­
dienne Kylie Masse. A Rome, sa
principale concurrente euro­
péenne sera la Britannique Medi
Harris, qui s’était classée sep­
tième aux Mondiaux, à trente­
deux centièmes de la Française.
« Analia fait partie des meilleu­
res mondiales sur 50 mètres dos,
avance Philippe Schweitzer, son
entraîneur à Font­Romeu. Il fal­
lait qu’elle le confirme en situation
de compétition internationale :
elle l’a fait. A Rome, elle vise le titre,
mais il faut savoir rester humble. Si
les Européennes n’ont pas été au
rendez­vous à Budapest, cela ne
veut pas dire qu’elles ne le seront
pas en Italie. »
Pour Analia Pigrée, tout a tou­
jours été question de succès. Trop
en avance face à l’adversité ren­
contrée lors des compétitions
guyanaises, la nageuse cultive
son désir d’excellence en choisis­
sant, à l’adolescence, de s’installer
dans les Pyrénées. Pour l’ultrama­
rine, les premières années à Font­
Romeu auront été âpres.
Benjamin Mendy arrive, le 23 mai, au tribunal de Chester (Angleterre), pour une audience préliminaire. PA IMAGES/ICON SPORT
Benjamin Mendy a été remis en li­
berté, le juge lui interdisant néan­
moins de sortir du territoire bri­
tannique.
Les victimes présumées ont
toutes plus de 16 ans, l’âge du
consentement sexuel au Royau­
me­Uni. L’une d’elles, âgée alors
de 17 ans, était cependant mi­
neure au moment des faits. Les
circonstances exactes des viols
ne sont pour l’instant pas con­
nues et seront présentées par
l’accusation lors des premiers
jours du procès. Aucune des victi­
mes présumées ne peut être
nommée par la presse, comme
c’est systématiquement le cas
lors des procès pour viol outre­
Manche. Les jeunes femmes pré­
sentent des profils assez similai­
res et plusieurs d’entre elles se
connaissaient.
Leurs comptes Instagram les
montrent faisant la fête dans les
lieux branchés de Manchester, ou
sur la plage. L’une d’entre elles est
« Elle n’est pas
faite pour le
200 mètres, mais
pourquoi ne pas
explorer d’autres
domaines ? »
PHILIPPE SCHWEITZER
entraîneur d’Analia Pigrée
« Le premier semestre a eu lieu
tranquillement, mais à la fin de
l’année, c’était très dur, retrace la
dossiste. Ma famille, dont je suis
très proche, me manquait. Finale­
ment, je me suis rappelé le sacrifice
fait par mes parents, et j’ai fait de
cette épreuve une force. »
« Quitter sa famille à 16 ans, de­
voir fonctionner en totale auto­
nomie à l’autre bout de l’Atlanti­
que… Elle a simplement un cou­
rage exceptionnel, salue Philippe
Schweitzer à propos de celle qui
est la cadette d’une fratrie de
trois enfants. C’est une femme
aujourd’hui en couple avec un
rugbyman en vue.
Le procès devrait être d’une am­
pleur inhabituelle. Il doit durer
trois mois et la plupart des victi­
mes présumées devraient témoi­
gner. Rien que le choix des jurés
s’annonce compliqué : pour s’as­
surer de leur neutralité, ceux­ci ne
devront par exemple pas être des
supporteurs de Manchester City,
évidemment très nombreux dans
cette région. Au moins trois jours
de procédure sont prévus avant
que la cour entre dans le vif du su­
jet, sans doute lundi 15 août.
Réputation de garçon immature
Venu de Longjumeau (Essonne),
petit dernier d’une famille de
cinq enfants, originaire du Séné­
gal et de la Guinée­Bissau, Benja­
min Mendy a toujours véhiculé
une réputation de garçon imma­
ture mais ayant le don pour se
faire pardonner. De fêtard égale­
ment, même si son image se limi­
pleine de ressources et d’énergie,
qui se donne toujours les moyens
pour arriver à son objectif. »
Cette force de caractère a permis
à la nageuse de se distinguer dans
une spécialité qu’elle n’appréciait
guère. En quittant le pôle espoirs
du CNEA de Font­Romeu pour re­
joindre le groupe de son actuel
entraîneur, elle a dû délaisser, il y
a de cela trois ans, ses nages favo­
rites, le crawl et le papillon, pour
le dos. « Elle pouvait plus facile­
ment y tirer son épingle du jeu »,
assure Philippe Schweitzer.
« Philippe m’a dit un jour qu’on al­
lait faire du dos, se remémore la
jeune nageuse. Depuis, je suis en
dos ! Mais avant, chaque fois qu’on
en faisait à l’entraînement, je ne
vais pas le cacher, je traînais dans la
ligne d’eau [rires]. Finalement, c’est
une nage que j’apprécie. »
Aujourd’hui, Analia Pigrée par­
tage cette discipline avec d’autres
jeunes nageuses tricolores. Et si
seule Emma Terebo (5e en finale
du 100 mètres dos) l’accompa­
gnait à Budapest, les Bleues iront
La plupart des
femmes qui se
disent victimes
devraient venir
témoigner lors du
procès, qui doit
durer trois mois
tait, jusqu’à ce procès, à celui de
boute­en­train du vestiaire.
« C’est un gamin qui avait besoin
qu’on soit derrière lui, confiait au
Monde, en février, un ancien
membre du staff de l’Olympique
de Marseille, où il a évolué. Mais il
n’a jamais fait de grosses conne­
ries chez nous et était respectueux
avec tout le monde. »
Très doué, le Français a com­
mencé sa carrière au Havre, avant
de passer par Marseille et Mo­
naco. Il réalise sur le Rocher l’une
à Rome avec deux nouvelles tê­
tes : Pauline Mahieu et Mary­Am­
bre Moluh, prodige de 16 ans.
« Avec Emma, à Budapest, on s’en­
courageait mutuellement, puis­
qu’on n’était pas dans les mêmes
séries, dépeint Analia Pigrée.
Dans ce groupe, c’est beaucoup
d’amitié, très peu d’adversité. »
Des années âpres à Font-Romeu
Ce climat détendu ne lui fait pas
pour autant oublier la concur­
rence à venir pour se qualifier aux
Jeux olympiques de Paris en 2024.
D’autant que sa distance­phare, le
50 mètres, n’est pas olympique.
« A partir de septembre, nous allons
nous projeter sur le 100 mètres,
souligne Philippe Schweitzer. En
espérant qu’il n’y ait pas d’obsta­
cles, comme sa blessure à l’épaule
gauche cette année. Elle n’est pas
faite pour le 200 mètres, mais pour­
quoi ne pas explorer d’autres do­
maines ? En tout cas, je pense que
son avenir se passera sur le dos. »
« Avec Philippe, on a évoqué la
possibilité de refaire du crawl, sou­
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
des meilleures saisons de sa car­
rière, jouant un rôle­clé dans le ti­
tre de champion de France ob­
tenu par son équipe en 2016­2017.
Manchester City, qui bénéficie
des largesses financières de son
actionnaire, le fonds souverain
d’Abou Dhabi, le repère et l’achète
pour 57 millions d’euros, ce qui
fait de lui le défenseur le plus cher
de l’histoire. Monaco sait cepen­
dant qu’il a fait une bonne af­
faire en s’en séparant : Benjamin
Mendy est dilettante, au point
qu’il s’est même vu offrir une
montre par l’entraîneur pour
qu’il arrive enfin à l’heure à l’en­
traînement…
Ses blessures à répétition à
Manchester City, qui le tiennent à
l’écart des terrains, confirmeront
cette impression d’un talent un
peu gâché. Rien de bien grave
néanmoins. Jusqu’à ce que les
événements prennent, l’an der­
nier, un tour bien plus sombre. p
éric albert
rit la Guyanaise. Paris, c’est dans
deux ans, ça peut paraître loin,
mais ça arrive vite… Budapest était
la première étape, une révélation,
pour le groupe et pour moi. Dans
deux ans, je me vois qualifiée aux
Jeux et pourquoi pas décrocher
une finale, ce serait pas mal !
Après, on est quatre en dos, il va
falloir se bouger ! »
La dossiste compte bien nager
dans les traces d’une autre Guya­
naise, Malia Metella, médaillée
d’argent du 50 mètres nage libre
des JO d’Athènes, en 2004. « Je l’ai
rencontrée en stage avant Buda­
pest, elle nous avait remis les bon­
nets, ce qui était très symbolique,
se rappelle­t­elle. Je me retrouve
un peu en elle. Elle est très inspi­
rante, en tant que Guyanaise. Ses
victoires me donnent une chance
en plus de me dire que je peux aussi
y arriver. » Avant d’entrevoir une
médaille olympique, Analia Pi­
grée s’élancera aux champion­
nats d’Europe pour tenter de para­
chever une année déjà réussie. p
valentin baudry
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022 | 11

Le FMI appelé à l’aide par les pays pauvres
L’institution doit coordonner de plus en plus de créanciers pour restructurer les dettes souveraines

A
vec la hausse des prix
de l’énergie et de l’ali­
mentation, les pays
dont les déficits se
creusent sont de plus en plus
nombreux à se tourner vers le
Fonds monétaire international
(FMI). Après le Ghana, le Pakistan
ou encore le Sri Lanka, le Bangla­
desh a demandé, fin juillet, une
aide de 4,5 milliards de dollars
(4,4 milliards d’euros) auprès de
l’institution sise à Washington.
Avec la hausse de ses dépenses en
énergie dont il est importateur,
ses réserves en devises étrangères
ont fondu de 5 milliards de dollars
sur douze mois. Celles du Pakistan,
suffisantes pour couvrir à peine
plus d’un mois d’importations,
ont aussi atteint un seuil d’alerte.
Quant au Sri Lanka, il est plongé
dans une crise politique, sociale et
humanitaire après avoir fait dé­
faut sur sa dette extérieure en mai.
A chaque crise, ses opportunités.
Le FMI, qui se retrouve en pre­
mière ligne pour sauver ces pays
de la faillite, veut effacer les mau­
vais souvenirs laissés par les pro­
grammes dits d’« ajustement
structurels », en vogue dans les an­
nées 1990 et 2000, qui combi­
naient baisse des dépenses budgé­
taires et privatisations. Le fonds a
désormais banni de son vocabu­
laire le mot « austérité » et prône
davantage les « dépenses ciblées ».

A haut risque
« Dans ses programmes, le FMI
continue de demander l’augmenta­
tion des impôts et la baisse des sub­
ventions mais il ne touche plus aux
mesures de lutte contre la pau­
vreté », souligne Ganeshan Wigna­
raja, chercheur à l’Overseas Deve­
lopment Institute, installé à Lon­
dres. Sans doute est­ce la consé­
quence des mouvements sociaux
des printemps arabes de 2011. « Ces
pays avaient de bons indicateurs et
des comptes à l’équilibre, or on a vu
que des inégalités trop importantes
pouvaient déboucher sur une crise
sociale et un effondrement de l’éco­
nomie, observe l’économiste Ha­
kim Ben Hammouda, ancien mi­
nistre tunisien de l’économie.
Trop souvent le FMI ne se rend pas
compte de la fragilité politique des
pays avec lesquels il travaille. »
L’institution, qui dispose de
1 000 milliards de dollars de ré­
serve, dit avoir aidé 92 pays pour
un montant de 237 milliards de
dollars depuis le début de la pan­
démie, en 2020. Un montant qui
pourrait vite augmenter, puisque
60 % des pays à bas revenu sont à
Dans un bureau de change, le 4 août, à Islamabad. MUHAMMED SEMIH UGURLU/ANADOLU AGENCY VIA AFP
haut risque de surendettement,
contre 30 % en 2015. « Si plusieurs
dizaines de pays font défaut, alors
le FMI manquera de ressources à
cause de l’avarice des pays riches,
déplore David Bradlow, professeur
d’économie à l’université de Preto­
ria, en Afrique du Sud. Celles­ci ont
diminué de moitié par rapport à
1944, proportionnellement à la
taille de l’économie mondiale. »
A l’été 2021, le FMI a cependant
approuvé une nouvelle allocation
de droits de tirage spéciaux (DTS)
d’un montant équivalent à
650 milliards de dollars, la plus
grande de son histoire, pour ré­
pondre au besoin mondial de ré­
serves à long terme et aider les
pays à faire face aux conséquences
de la pandémie de Covid­19. Mais
les pays d’Afrique n’ont reçu que
l’équivalent de 33 milliards de dol­
lars, en raison de leur faible quote­
part au sein du FMI. Plusieurs
« Les créanciers
doivent accepter
de perdre un peu
d’argent pour ne
pas tout perdre »
DAOUDA SEMBENE
chercheur
nations riches se sont engagées à
leur transférer des DTS par le biais
d’un nouveau fonds, qui devrait
être abondé de 50 milliards de
dollars, moitié moins que les
100 milliards promis initialement.
Créé le 1er mai, le « fonds fiduciaire
pour la résilience et la durabilité »
a pour but d’aider les pays pauvres
à supporter les conséquences du
changement climatique et des
pandémies. Cet instrument per­
met d’élargir les compétences du
FMI. Sa raison d’être ne se limite
plus, stricto sensu, à maintenir la
stabilité financière mondiale, une
mission héritée de la conférence
de Bretton Woods, en 1944. « A par­
tir du moment où le changement
climatique et les pandémies mena­
cent la stabilité économique mon­
diale, le FMI doit s’y intéresser, justi­
fie David Bradlow, mais l’organisa­
tion doit pour cela changer son
fonctionnement, rendre des comp­
tes et être plus proche du terrain. »
Part détenue par la Chine
A court terme, le FMI doit aussi
coordonner les efforts de restruc­
turation des dettes qui atteignent
dans les pays émergents 250 % de
leur PIB, le plus haut niveau de ces
cinquante dernières années. « Or,
les créanciers sont différents, plus
nombreux, ce qui complique la
tâche des négociateurs du FMI »,
constate Daouda Sembene, cher­
cheur au think tank Center For
Global Development et dirigeant
du cabinet de conseil AfriCatalyst.
La dette n’est plus le monopole
des pays riches rassemblés au sein
du Club de Paris, comme au
XXe siècle. En 2020, ces derniers ne
possédaient plus que 11 % de la
dette des 73 pays les plus pauvres,
contre 28 % en 2006. La part déte­
nue par la Chine, non­membre du
Club de Paris, est passée de 2 % à
18 %, et celle des investisseurs
étrangers, détenteurs d’obliga­
tions souveraines, a bondi de 3 % à
11 %. « Nous ne sommes plus dans
les années 1980 où le FMI, qui était
le principal détenteur de la dette,
pouvait dicter ses conditions »,
ajoute David Bradlow. Les négocia­
tions sont d’autant plus difficiles
que les accords doivent respecter
le principe de « comparabilité de
traitement de la dette », c’est­à­dire
que tous les prêteurs doivent être
traités sur un pied d’égalité. « Or,
dans une restructuration, les créan­
ciers doivent accepter de perdre un
peu d’argent pour ne pas tout per­
dre, un équilibre difficile à trouver et
qui varie en fonction des intérêts de
chacun », confie Daouda Sembene.
Il y a plus d’un an, les pays du G20
ont mis en place un cadre com­
mun du traitement de la dette des­
tiné aux pays pauvres pour facili­
ter les négociations avec les nom­
breux créanciers, auquel trois pays
seulement ont souscrit. Parmi
eux, seule la Zambie a trouvé un
accord, fin juillet, avec ses créan­
ciers. « Les difficultés liées à la dette
se font pressantes et il est urgent
d’agir », avertissait en décem­
bre 2021 Kristalina Georgieva, la
directrice générale du FMI. « Les
gros prêteurs, souverains et privés,
doivent intervenir et y mettre du
leur », a­t­elle ajouté en juillet. p
julien bouissou

L’Argentine se dote encore d’un nouveau ministre de l’économie

Sergio Massa, un avocat de 50 ans, s’est engagé à respecter l’objectif de discipline budgétaire fixé par le Fonds monétaire international

buenos aires ­ correspondante alors que le peso continuait de dé­ notre parole », a assuré Sergio ment Inviu. « Ses premières an­ dollars, selon Inviu. Le ministre a duit pas les exigences de politi­
visser sur le marché parallèle des Massa. A la tête d’un portefeuille nonces vont dans le bon sens, notamment annoncé un accord ques plus à gauche réclamées par

U n mois, trois ministres.

Sergio Massa, jus­
qu’alors président de la
Chambre des députés, a officielle­
ment pris les rênes du ministère
de l’économie, mercredi 3 août,
avant d’annoncer ses premières
mesures. Sa nomination est
censée mettre fin à une période
de grande instabilité politique,
symptôme de la crise qui habite la
coalition de centre gauche, au
pouvoir depuis décembre 2019.
Ce membre du parti présiden­
tiel, Frente de Todos (Front de
tous), succède en effet à Silvina
Batakis, nommée le 3 juillet. Cette
dernière devait exprimer la pen­
sée la plus à gauche de la coali­
tion, incarnée par la vice­prési­
dente Cristina Fernandez de Kir­
chner. Vingt­cinq jours plus tard,
elle annonçait quitter le poste,
devises. L’économiste prenait
elle­même la suite de Martin
Guzman, disciple du Prix Nobel
de l’économie Joseph Stiglitz, arti­
san de la restructuration de l’in­
soutenable dette argentine avec
les créanciers privés et, surtout, le
Fonds monétaire international
(FMI). Ce dernier volet porte sur
45 milliards de dollars (plus de
44 milliards d’euros) et implique
une série d’engagements, notam­
ment en matière de discipline
budgétaire. M. Guzman avait pré­
senté sa démission le 2 juillet.
Symboliquement, le nouveau
ministre de l’économie a démarré
la présentation de ses mesures, le
3 août, par la promesse ferme de
respecter l’objectif de 2,5 % de dé­
ficit budgétaire, établi avec le FMI.
« Nous allons procéder à toutes les
corrections nécessaires pour tenir
élargi, englobant le développe­
ment productif et l’agriculture,
M. Massa a rapidement été quali­
fié de « superministre » par les
médias argentins. Le signe, aussi,
de l’affaissement continu du pré­
sident, Alberto Fernandez. « Je ne
suis pas un super quoi que ce soit,
ni un magicien ni un sauveur », a
cependant déclaré Sergio Massa,
un avocat de 50 ans à la longue
trajectoire politique.
« Remise en ordre »
« C’est un pragmatique qu’on peut
définir comme étant au centre de
l’échiquier politique. Il bénéficie de
relations aussi bien avec l’establis­
hment local qu’à l’échelle interna­
tionale, notamment aux Etats­
Unis », relève Diego Martinez Bur­
zaco, directeur de recherche au
sein de la société d’investisse­
même si ce sont plus des intentions
que des mesures concrètes », pour­
suit l’économiste. Le nouveau mi­
nistre s’est notamment engagé à
ne pas relancer la planche à
billets, alors que l’inflation a
atteint 64 % au mois de juin. Une
« machine à pauvreté », a diagnos­
tiqué le ministre, dans laquelle vit
37 % de la population. Il a par
ailleurs évoqué une « remise en
ordre » des aides sociales, sans
plus de détails.
L’urgence de M. Massa : ren­
flouer les réserves de devises
étrangères, dans un pays où la de­
mande de dollars pour importer,
stabiliser le taux de change,
épargner et, à terme, rembourser
la dette se révèle très forte. Les
réserves nettes se réduisent
aujourd’hui à peau de chagrin,
entre 500 millions et 1 milliard de
avec les exportateurs, notam­
ment des secteurs de l’agriculture
et des mines, permettant de
grossir de 5 milliards de dollars les
comptes de la banque centrale. Il a
également annoncé « avancer
vers le décaissement de 1,2 milliard
de dollars de la part d’organismes
internationaux ». Sur le front mo­
nétaire, dual en Argentine, il a
écarté toute dévaluation rapide.
Cette posture est en adéquation
avec celle de l’ex­ministre Martin
Guzman. « Ce qui change, c’est le
soutien politique dont il dispose,
ce qui n’était pas le cas de Martin
Guzman », note Nicolas Pertierra,
économiste au sein du Centre
d’études économiques et sociales
Scalabrini Ortiz. La question de la
durabilité de ce soutien demeure
entière, tandis que la couleur an­
noncée par Sergio Massa ne tra­
la vice­présidente. « Il reste encore
à savoir quels secteurs vont contri­
buer à la baisse du déficit budgé­
taire grâce à des impôts supplé­
mentaires. Certains ont tiré profit
de la croissance [10,3 % en 2021,
6 % au premier trimestre 2022] :
l’industrie, le secteur alimentaire
et la grande distribution, notam­
ment, vont­ils participer à l’ef­
fort ? », s’interroge l’économiste.
De nouvelles mesures devaient
être annoncées, notamment une
revalorisation des retraites. Dans
un contexte économique très ins­
table, « les trois mois à venir vont
être cruciaux », juge M. Martinez
Burzaco. Le pays sera alors à
quelques mois de l’élection prési­
dentielle d’octobre 2023, pour la­
quelle le ministre de l’économie
pourrait se positionner. p
flora genoux

12 | économie & entreprise
La sécheresse conditionne le
rebond de la production viticole
Les vignerons espèrent encore une hausse importante de leurs récoltes
L B
a douce musique du pres­
soir a repris », se félicite
Jean­Marie Fabre, prési­
dent des Vignerons indé­
pendants. Il a débuté les ven­
danges de ses blancs lundi 8 août,
soit quinze jours plus tôt qu’il y a
un an. Et la chaleur qui a accéléré
le rythme végétatif continue de
peser sur son domaine, situé à
Fitou dans l’Aude. « A midi, nous
avons entre 36 0C et 37 0C et le soir
le thermomètre ne descend pas en
dessous des 27 0C ». Une situation
qualifiée d’inédite par M. Fabre.
« Habituellement, étant au bord
de l’étang de Leucate, nous avons
des nuits plutôt fraîches. Or, cette
année nous n’avons pas d’entrée
maritime et donc pas de fraîcheur
le soir, et la journée le mercure dé­
passe les 35 0C depuis trois semai­
nes ». Il a même mesuré des poin­
tes à 60 0C au pied des souches
plantées dans les sols schisteux.
« Il est difficile pour moi d’appré­
hender l’impact de ce stress thermi­
que qui s’ajoute au stress hydri­
que », ajoute le vigneron. Il compte
sur des précipitations en fin de se­
maine pour faire baisser la tension
sur les vignes soumises à rude
épreuve.
Même attente fébrile de la pluie
en Bourgogne. « On sent beaucoup
d’inquiétude, raconte Thiébault
42,6 MILLIONS
C’est, en hectolitres, le rendement minimum des vendanges
attendu cette année dans l’ensemble des vignobles français. Cela
pourrait aller jusqu’à 45,6 millions d’hectolitres. Si cette projection
du ministère de l’agriculture est juste, cela représenterait une
augmentation de la production de 13 % à 21 % par rapport à 2021.
Semi­conducteurs : les Etats­Unis lèvent
le voile sur leur plan pour contrer la Chine
Signée mardi 9 août par Joe Biden, une loi promet 52,7 milliards de dollars de subventions
R éduire les coûts, créer des
emplois, renforcer les chaî­
nes d’approvisionnement
et contrer la Chine ». Le titre du
communiqué publié le mardi
9 août sur le site Internet de la
présidence des Etats­Unis suffit à
prendre la mesure de la loi sur les
semi­conducteurs et la science si­
gnée le même jour dans les jar­
dins de la Maison Blanche par le
président Joe Biden. Il était en­
touré de plusieurs grands patrons
de l’industrie, dont Pat Gelsinger,
le directeur général d’Intel, pre­
mier fabricant américain de pu­
ces électroniques.
Lancé par le Sénat et soutenu à
la fois par les démocrates et les ré­
publicains, ce Chips and Science
Act vise clairement à attaquer les
positions chinoises dans la pro­
duction de composants, dont le
caractère stratégique a été révélé
au grand jour par les pénuries
qu’a occasionnées la pandémie
de Covid­19. L’ambassade de
Chine à Washington a d’ailleurs
dit voir dans ce texte − à regret −
une « réminiscence de l’esprit de la
guerre froide ».
La signature de ce document
intervient quelques jours seule­
ment après le déplacement sur
l’île de Taïwan, mercredi 3 août,
de la présidente de la Chambre
des représentants, Nancy Pelosi.
En ravivant les tensions avec Pé­
kin, cette visite a rappelé aux
Etats­Unis les dangers, pour la
sécurité nationale, de leur dé­
pendance aux composants fabri­
Huber, président de la Confédéra­
tion des appellations et des vigne­
rons de Bourgogne. Le mois de juin
a été très pluvieux et les vignes ont
vécu sur ce capital. Mais depuis,
nous n’avons pas eu une goutte
d’eau et nous arrivons à la limite.
Dans certaines parcelles, tout s’est
arrêté. J’ai retardé le début des ven­
danges. J’espère attaquer entre le 25
et le 29 août alors que je prévoyais
un début entre le 22 et le 25 août. Il
suffirait de 10 mm d’eau pour que
tout redémarre. Les quinze pro­
chains jours seront déterminants. »
« Belles et bien charpentées »
Ces incertitudes sur l’impact de la
sécheresse actuelle n’ont pas
échappé à Agreste, le service de la
statistique du ministère de l’agri­
culture. Comme chaque année, il
s’est livré à l’exercice délicat de la
prévision des volumes viticoles
en France. Avec une certitude tou­
tefois, tous les vignobles répartis
sur le territoire sont en avance,
donc les vendanges seront préco­
ces. Selon les chiffres publiés
mardi 9 août, il table sur une pro­
duction comprise entre 42,6 mil­
lions et 45,6 millions d’hectoli­
tres. Soit en net rebond, dans une
fourchette comprise entre 13 % et
21 %, après la piètre récolte de
2021. La France retrouverait, si ces
qués en Chine et, plus largement,
en Asie du Sud­Est.
Selon l’Association de l’indus­
trie américaine des semi­con­
ducteurs (SIA), les Etats­Unis ne
représentent plus que 12 % des
capacités mondiales de produc­
tion de puces, soit trois fois
moins qu’en 1990. En 2020, tou­
jours d’après la SIA, sur les tren­
te­neuf nouvelles usines cons­
truites dans le monde, seules
quatre se trouvaient sur le sol
américain, contre dix en Chine,
dix à Taïwan, cinq en Corée du
Sud, cinq au Japon, quatre en Eu­
rope et une à Singapour.
Pour inverser le rapport de
force, Washington est prêt à met­
tre sur la table 52,7 milliards de
dollars (51,6 milliards d’euros) de
subventions, étalées sur dix ans,
dont 39 milliards iront à des inci­
tations à la production sur le sol
américain. Deux milliards seront
réservés aux seules puces servant
à l’automobile et à la défense. De
surcroît, les investissements in­
dustriels ou en équipements don­
Les Etats-Unis
ne représentent
plus que 12 %
des capacités
mondiales
de production
de puces
« Il suffirait
de 10 mm d’eau.
Les quinze
prochains jours
vont être
déterminants »
THIÉBAULT HUBER
président de la Confédération
des appellations et des
vignerons de Bourgogne
chiffres se confirmaient, les volu­
mes collectés en moyenne ces
cinq dernières années. « Cepen­
dant la sécheresse de surface asso­
ciée aux canicules, si elles venaient
à se poursuivre pourrait entamer
cette hausse », souligne Agreste.
« L’effet de la sécheresse est plus
marqué dans certains bassins, en
particulier en PACA, en Bourgo­
gne, en Alsace, dans le Val de Loire
et dans le Bordelais », estime
M. Fabre. Pourtant, le déroule­
ment du scénario météorologi­
que avait plutôt été favorable jus­
qu’à l’été. L’épisode de gel du mois
d’avril puis celui, plus mordant,
de la grêle en juin ont évidem­
ment meurtri des exploitations
mais de manière limitée.
« La grêle a touché 15 % des surfa­
ces, mais le vignoble de cognac se
présente bien. Les grappes sont bel­
les et bien charpentées. Nous som­
mes confiants d’atteindre le vo­
lume fixé de 10 millions d’hectoli­
tres de vin », affirme Christophe
Véral, viticulteur et président du
Bureau national interprofession­
nel du cognac. Il se dit certain de
l’arrivée des pluies après le 15 août,
sachant que la récolte ne débutera
pas avant le 10 ou le 15 septembre.
neront droit à un crédit d’impôt
de 25 %, pour un coût estimé de
24 milliards de dollars.
Afin de s’assurer de l’efficacité
de ces mesures, les législateurs
américains imposent plusieurs
restrictions. Pas question que « les
bénéficiaires » de ces aides « cons­
truisent certaines installations en
Chine et dans d’autres pays préoc­
cupants », prévient la Maison
Blanche. La Russie et l’Iran en font
partie, avec la Corée du Nord, pré­
cise le texte de loi. Les bénéficiai­
res doivent également s’engager à
ne pas accroître pendant dix ans
les capacités de production de
leurs usines chinoises en puces
de haute performance.
L’industrie américaine divisée
Les groupes étrangers comme le
taïwanais TSMC ou le coréen
Samsung devraient, en revanche,
pouvoir bénéficier de ces sub­
ventions en vue d’accroître leurs
capacités de production aux
Etats­Unis. TSMC a annoncé, dé­
but 2022, un projet de construc­
tion d’une nouvelle usine sur le
sol américain, la première en l’es­
pace de vingt ans.
Les industriels ne doivent pas
non plus se servir de ces aides
pour financer des programmes
de rachat d’actions ou des divi­
dendes, alors qu’un groupe
comme Intel a dépensé 14,1 mil­
liards de dollars de dollars en ra­
chat d’actions en 2020 et encore
2,4 milliards au premier trimestre
2021. Depuis, il y a mis fin.
La pluie est tombée, en juillet,
au compte­gouttes, en Champa­
gne pour le plus grand bonheur
des agriculteurs. « Nous avons eu
entre 10 et 15 mm d’eau et il fait
frais la nuit. Je suis serein », réagit
Maxime Toubart, président du
Syndicat général des vignerons
de la Champagne. Lors de la tradi­
tionnelle réunion entre vigne­
rons et maisons de champagne,
organisée le 20 juillet, pour déci­
der du rendement commercial
avant la vendange, il a été fixé à
12 000 kg de raisins à l’hectare.
« La Champagne veut reconstituer
ses stocks », affirme M. Toubart,
pour justifier ce niveau de rende­
ment quasi record, qui n’avait
plus été atteint depuis quinze ans.
Ce désir de renflouer le niveau
des caves est latent sur tout le ter­
ritoire, après deux années agitées
pour la viticulture. En 2020, elle a
été secouée par la crise sanitaire.
Avec la fermeture des bars et res­
taurants, la mise sur pause du
transport aérien et l’instauration
des mesures de confinement, les
ventes ont plongé. Au point que
les professionnels ont demandé
des aides à la distillation pour ré­
duire les stocks.
Le trou d’air fut de courte durée.
Avec le déconfinement, la com­
mercialisation est repartie très
vite, et les exportations, en parti­
culier vers les Etats­Unis, ont sou­
tenu la demande. Or, en 2021, la na­
ture a joué un mauvais tour aux vi­
gnerons. Gel, attaques de mildiou
et d’oïdium, sécheresse et incen­
die : la production a été réduite
d’un quart. Tous les espoirs sont
portés par la vendange 2022. A
condition que le coup de chaud ne
les fasse pas trop s’évaporer. p
laurence girard
L’instauration de ces aides a di­
visé l’industrie américaine. Elle
s’inquiétait de garde­fous trop
stricts. Une partie des produc­
teurs, notamment ceux spéciali­
sés dans le design des puces et
qui sous­traitent leur production
à des fondeurs asiatiques,
comme Qualcomm ou Nvidia,
craignaient aussi qu’Intel profite
de ce système pour asseoir sa do­
mination sur le secteur. Compte
tenu du poids de ses usines de
production, le groupe pourrait
capter à lui seul 20 milliards de
dollars d’aides.
Qualcomm a toutefois an­
noncé, lundi 8 août, s’engager à
acheter pour 4,2 milliards de dol­
lars de puces sortant de l’usine
new­yorkaise de son partenaire
américain GlobalFoundries qui,
lui, pourra bénéficier des aides
de l’Etat. Il a également promis
d’augmenter de 50 % ses appro­
visionnements locaux au cours
des cinq prochaines années. La
société américaine Micron a an­
noncé, de son côté, mardi, un in­
vestissement de 40 milliards de
dollars, avec, à la clé, la création
de 40 000 emplois.
Les Etats­Unis ne sont pas les
seuls à subventionner leur indus­
trie des semi­conducteurs. Révélé
le 8 février, le Chips Act européen
prévoit de mobiliser 42 milliards
d’euros pour doubler de 10 % à
20 % le poids de l’Europe dans la
production mondiale de puces à
l’horizon 2030. p
olivier pinaud
EDF lance un recours
contentieux contre l’Etat
L’énergéticien réclame 8,34 milliards d’euros
à son principal actionnaire pour combler le
manque à gagner sur les ventes d’électricité
aroud d’honneur pour
Jean­Bernard Lévy. Alors
que l’Etat a lancé, au mois
de juillet, la nationalisation
d’Electricité de France (EDF), et
s’est mis en quête d’accélérer la
succession de son actuel patron,
ce dernier ne désarme pas. Très
remonté contre l’Etat, qui lui a im­
posé un bouclier tarifaire contre
la hausse des prix, il a décidé d’at­
taquer le principal actionnaire du
groupe (84 %) devant la justice.
« EDF a déposé ce jour [mardi
9 août] un recours contentieux
auprès du Conseil d’Etat, et une de­
mande indemnitaire, pour un
montant estimé à date à 8,34 mil­
liards d’euros, auprès de l’Etat », a
indiqué le groupe dans un com­
muniqué. Il réclame l’annulation
de l’augmentation des volumes
d’électricité nucléaire vendus à
bas prix à ses concurrents, des
fournisseurs alternatifs, que lui a
imposée l’Etat début 2022.
En vue de contenir la hausse des
tarifs réglementés de l’électricité
à 4 % cette année, EDF s’est vu
contraint d’augmenter de 20 % le
quota annuel vendu au rabais à
ses concurrents, à 120 térawat­
theures (TWh), contre 100 TWh
auparavant, et ce, alors que les
coûts de l’électricité explosent sur
les marchés de gros. Cette vente à
prix cassés s’est effectuée dans le
cadre de l’accès régulé à l’électri­
cité nucléaire historique (Arenh),
un mécanisme imposé au groupe
en 2011 afin de garantir, face aux
exigences de Bruxelles, une
forme de concurrence dans un
marché dominé par EDF.
En mai, déjà, Jean­Bernard Lévy
avait lancé un recours gracieux
pour demander à l’Etat de revenir
sur cette mesure. « Tant le prix que
Trois pays d’Europe
de l’Est privés de pétrole
La Russie a cessé de livrer la Hongrie,
la Slovaquie et la République tchèque
L a guerre des nerfs se pour­
suit en Europe sur le front
des livraisons d’énergie rus­
ses. Cette fois, et ce alors que plu­
sieurs pays de l’Union européenne
se sont déjà vu couper leur appro­
visionnement, ce sont les achemi­
nements de pétrole – qui transi­
tent par l’Ukraine – à destination
de la Hongrie, de la Slovaquie et de
la République tchèque qui, depuis
le 4 août, ont été interrompus.
Cette information émane de l’en­
treprise russe responsable du
transport des hydrocarbures.
Dans un communiqué daté du
mardi 9 août, Transneft a justifié
cet arrêt par le fait que son paie­
ment pour le droit de transit par
l’Ukraine du mois d’août avait été
refusé en raison des sanctions
contre la Russie. Si ces livraisons
sont affectées, celles qui transitent
par une autre branche de ce même
oléoduc Droujba, à travers la Biélo­
russie, vers l’Allemagne et la Polo­
gne se poursuivent en revanche
« normalement », selon Transneft.
Soubresaut
Alors que l’Union européenne
s’est engagée à réduire de 90 % ses
importations de pétrole en prove­
nance de Russie d’ici à la fin de
l’année, ces trois pays, sans accès à
la mer et très dépendants de cet or
noir, ont obtenu de Bruxelles, sous
la pression de Viktor Orban, le
premier ministre hongrois, pro­
che de Vladimir Poutine, d’exemp­
ter leurs approvisionnements via
cet oléoduc des sanctions. Face à ce
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
les conditions de ces attributions
nous pénalisent considérable­
ment », avait­il alors fait valoir.
L’Etat, qui disposait de deux mois
− soit jusqu’au jeudi 11 août − pour
donner suite, a, depuis, fait la
sourde oreille.
En conséquence, EDF a choisi de
saisir la justice administrative,
alors que plusieurs syndicats et
actionnaires ont, eux aussi, en­
gagé des poursuites. « Bien que
tardive et sur fond de règlement de
comptes, cette démarche d’EDF est
juste, juge Fabrice Coudour, secré­
taire fédéral de la FNME­CGT.
Mais il faut aller plus loin pour
mettre un terme à tous nos maux
en sortant l’énergie du marché, en
plaçant l’intérêt général au pre­
mier plan et en menant une réelle
nationalisation du secteur. »
« Spoliation »
De son côté, Energie en actions,
l’association qui regroupe les ac­
tionnaires salariés et les anciens
salariés du groupe, s’est félicité du
recours déposé mardi 9 août, tout
en regrettant que cette action ne
soit pas intervenue en appui des
recours déposés par les représen­
tants des actionnaires salariés
pour dénoncer la « spoliation » de
l’entreprise.
A Bercy, on reste très serein.
« L’Etat continuera à défendre le
dispositif de rehaussement de
l’Arenh devant le Conseil d’Etat, qui
a encore rappelé, en juillet, l’intérêt
général associé à cette décision »,
assure­t­on au ministère de l’éco­
nomie. Selon le gouvernement,
« sans ces mesures, en particulier le
volume d’Arenh supplémentaire,
les factures des ménages auraient
augmenté de 35 % TTC ». p
marjorie cessac
dernier soubresaut, ces pays ont
néanmoins entamé des négocia­
tions en vue de reprendre les li­
vraisons. « Les prochains jours
montreront s’il s’agit d’une nou­
velle escalade de la guerre énergéti­
que par la Russie ou d’un problème
technique de paiements », a déclaré
Jozef Sikela, le ministre tchèque de
l’industrie et du commerce sur
Twitter. Selon lui, des réserves de
pétrole ont été stockées auprès de
l’opérateur d’oléoducs tchèque
Mero, ce qui devrait permettre de
couvrir le déficit d’approvisionne­
ment jusqu’à la deuxième quin­
zaine d’août. « Nous avons aussi
des stocks stratégiques qui suffi­
sent pour près de quatre­vingt­dix
jours. Nous n’allons pas les activer
maintenant », a­t­il ajouté.
En Slovaquie, le porte­parole de
la raffinerie Slovnaft s’est voulu
rassurant. Il a précisé que l’usine
n’avait pour l’heure pas cessé de
fonctionner. Et que son groupe
avait engagé, en collaboration
avec MOL, la compagnie pétrolière
hongroise, des discussions avec
l’Ukraine et la Russie, incluant le
paiement des frais de transit en
vue d’une reprise de l’achemine­
ment. De son côté, la Hongrie – où
les médias aux mains d’Orban
n’ont pas manqué d’accuser Kiev –
a assuré avoir « plusieurs semai­
nes » de stocks disponibles. Le pays
reste néanmoins confronté à des
problèmes d’approvisionnement
de carburant en raison du plafon­
nement des prix à la pompe. p
marjorie cessac
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
L’érosion menace les campings du littoral
Quelque 600 campings se situent en bord de mer, et la moitié d’entre eux sont menacés par l’avancée des eaux
REPORTAGE
quiberville (seine­maritime)
t vias (hérault) ­ envoyé spécial
A
78 ans, Monique Le
Barc jouit d’un petit
bonheur : un mobil­
home au camping de
Quiberville, modeste station bal­
néaire de Seine­Maritime. Il est
au fond du terrain, face aux sani­
taires où l’on trouve cinq bacs de
lavage pour la vaisselle, quatre
pour le linge et un pour les co­
quillages. Quand le camping rou­
vre, en avril, elle décore la terrasse
qui accueillera les amis, la famille
et les verres d’anisés.
C’est sans doute la dernière fois.
Le camping va déménager pour la
raison même qui faisait son suc­
cès : la Manche est de l’autre côté
de la rue et la Saâne, un fleuve,
coule derrière un talus. Il est me­
nacé de submersion, par l’une, et
d’inondation, par l’autre, et le
changement climatique empire
sa situation. Un nouveau cam­
ping est en construction, en re­
trait de la mer, dans le cadre d’un
large plan visant à réunir la mer et
la terre plutôt que de la bloquer
avec force galets, digues et talus,
comme on l’a toujours fait.
Monique Le Barc n’est pas d’ac­
cord, car le futur camping n’ac­
ceptera pas les « résidents »
comme elle ni son mobil­home
décati ; mais Quiberville est un
modèle, et une rarissime excep­
tion. Le déménagement du cam­
ping préfigure un avenir pas si
lointain, estiment les spécialistes
du changement climatique. La
multiplication des événements
violents pourrait nécessiter de dé­
placer des terrains installés dans
les années 1970, lorsque la loi lit­
toral et la protection des espaces
naturels n’existaient pas. Au
changement climatique s’ajoute
la nouvelle doctrine de l’Etat face
aux risques de submersion ma­
rine : fini la protection, jugée coû­
teuse et inefficace à moyen terme,
place à l’adaptation.
Immense complexité
La filière du camping, qui repré­
sente la moitié des nuitées en hé­
bergement collectif chaque été en
France, s’inquiète pour la péren­
nité de ses plus gros établisse­
ments. Elle dit manquer d’outils
juridiques pour s’adapter – et sur­
vivre. A sa manière, le destin des
camping­cars et mobil­homes du
littoral français résume l’im­
mense complexité de l’adapta­
tion au changement climatique,
mettant aux prises climatolo­
gues, élus, urbanistes, juristes, ar­
chitectes, chefs d’entreprise et ad­
ministrations.
Le ministère du tourisme évalue
à 369 le nombre de campings me­
nacés par le recul du trait de côte.
Près du double mordent sur la
bande littorale des 100 mètres, et
un quart des 7 800 campings
français sont exposés à un risque
naturel – submersion marine,
érosion côtière, inondation, voire
chutes de rochers. Ces campings
étant les mieux placés, ils repré­
sentent la moitié de la fréquenta­
tion totale, selon la Fédération na­
tionale de l’hôtellerie de plein air.
« Il ne faut pas attendre un nou­
veau Xynthia, prévient Nicolas
Dayot, président de l’organisme.
Pour une fois, il faudrait construire
dès aujourd’hui un cadre juridique
qui nous permettra d’être prêts
dans vingt ou trente ans. Les cam­
pings paieront. Mais il faut une
évolution législative pour, selon les
situations, se déplacer, réaména­
ger l’intérieur des campings ou
adapter l’hébergement. »
Quiberville, au sud de Dieppe,
incarne l’évolution du regard sur
la nécessaire adaptation. Jean­
François Bloc, le maire depuis
trente­quatre ans, en est devenu
un expert. Les photos d’époque té­
moignent que la falaise de craie
s’est déportée de 70 mètres en
autant d’années. Le camping mu­
Le camping de Quiberville (Seine­Maritime), installé entre la Manche et la Saâne, un fleuve, est menacé par les inondations
(en haut) et va déménager au cours de l’année 2023 sur un terrain en retrait de la mer (en bas). FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »
nicipal accueille 500 à 600 per­
sonnes l’été, autant que le nombre
d’habitants, emploie 4 personnes
– et autant d’emplois indirects – et
laisse chaque année 50 000 euros
dans les caisses.
C’est un trésor que l’on a chéri et
sauvé des griffes préfectorales
après la tempête de 1999, où l’eau
monta à hauteur d’homme et em­
porta les caravanes qui hiver­
naient. On a construit un talus, ro­
gné des emplacements et on est
repartis jusqu’à la prochaine catas­
trophe. En parallèle, on a protégé la
plage en rechargeant des galets, en
restaurant les épis de béton : cette
digue est un puits sans fond.
« Si j’avais voulu être tranquille,
j’aurais laissé le camping où il est. Il
rapporte un peu d’argent, c’est du
bonheur, les gens sont les pieds
dans l’eau, raconte M. Bloc. Mais
depuis dix ans, on a bien dû prendre
« Si l’eau de mer
entre un jour et
franchit la dune,
je n’ai plus rien »
PHILIPPE ROBERT
patron d’un camping
à Vias (Hérault)
en compte le recul du trait de côte et
l’élévation du niveau des mers. »
Avec le conservatoire du littoral,
le maire a cherché une solution
pour réunir la Manche et la Saâne
et reconstituer un estuaire, ce qui
atténuera les crues, tout en sauve­
gardant l’activité du village et la
route côtière. Le déménagement
du camping coûtera 7 millions
d’euros, financés aux deux tiers
par des fonds européens. Le pro­
jet l’a occupé un mandat et demi,
des premières études à l’ouver­
ture du camping, espérée en 2023.
Entre deux : 6 hectares à acquérir,
refaire un plan local d’urbanisme,
arracher les subventions, apaiser
les craintes du conseil municipal
et des voisins…
Sur cette côte normande, de
nombreux établissements ris­
quent la fermeture administra­
tive, confirme Régis Leymarie, le
conservateur du littoral. Dans ses
réunions avec les élus, il ne voit
plus de climatosceptiques. Mais
peu de politiques ou de proprié­
taires de camping sont prêts à
s’engager dans cette recomposi­
tion spatiale, qui est aussi un re­
noncement au modèle des
« trente glorieuses ».
« La méthode de Quiberville est
réplicable, mais nécessite un por­
tage politique, une volonté des ac­
économie & entreprise | 13
teurs techniques de travailler en­
semble, des moyens financiers, la
constitution d’une réserve foncière,
explique M. Leymarie. Ce sont des
sujets sur lesquels les pouvoirs pu­
blics n’ont pas de stratégie. » La pro­
fession se dit abandonnée à son
sort par un Etat qui trouve généra­
lement plus simple, par l’intermé­
diaire des préfets, de fermer les
camping que de trouver des solu­
tions d’aménagement.
« Pas très raisonnable »
Durant ses dix années à la tête du
Centre européen de prévention
des risques d’inondation, dont
elle vient de quitter la direction,
Stéphanie Bidault a eu le senti­
ment d’un laisser­faire « pas très
raisonnable » et d’un sujet vu à
travers le seul prisme du minis­
tère de l’écologie, quand il est
aussi question de mobilité et
d’économie.
« Certains profiteraient bien du
risque d’inondation pour repren­
dre des espaces naturels, observe­
t­elle. Il y a une posture morale, la
stigmatisation d’une industrie ju­
gée non prioritaire. Peut­être que
ces campings en bord de mer finis­
sent par incarner ce que l’on ne
veut plus voir, et que l’on préfère
mettre la poussière sous le tapis.
Mais, compte tenu, de leur impact
sur les territoires, le sujet ne dispa­
raîtra pas comme ça. »
La côte languedocienne, où le
camping est la clé de voûte de
l’économie touristique, est l’une
de ces zones où le sujet est inflam­
mable. Et la preuve que ce qui fut
possible en Seine­Maritime, avec
un camping et une emprise fon­
cière modérée, est difficilement
réplicable dans des régions plus
touristiques.
A partir de 2005, l’Etat a tenté
d’organiser le recul de certains
campings de Vias (Hérault), la
deuxième commune d’Europe en
nombre d’emplacements, dont
les plages sont attaquées par les
vagues depuis deux décennies.
L’opération a tourné au fiasco. Six
millions d’euros ont été dépensés
pour reconstituer une dune qui,
quelques tempêtes plus tard, s’ef­
face de nouveau devant le cam­
ping Méditerranée­Plage.
Le patron du lieu, Philippe Ro­
bert, est habitué aux inondations
hors saison, venues de l’intérieur
– l’eau est partout dans ces plaines
irriguées par le canal du Midi. Il a
mis ses mobil­homes à l’abri, au
plus haut du terrain. « Mais si l’eau
de mer entre un jour et franchit la
dune, je n’ai plus rien. » Se déplacer,
il n’est pas contre. Mais pas trop
près de l’eau, car le sujet reviendra
Le secteur
représente
la moitié
des nuitées
en hébergement
collectif chaque
été en France
vite. Et pas trop loin, car « tous les
clients vont [partir] en Espagne ».
L’idéal, ce serait de reculer de
200 mètres, mais comment trou­
ver ces hectares sans exproprier,
comment viabiliser, refaire les
routes, les bâtiments, les piscines ?
« Quand j’ai demandé comment ce
serait financé, je n’en ai plus en­
tendu parler. »
Alors Vias est revenu à la vieille
méthode, qui a surtout fait la
preuve de son inefficacité : conte­
nir l’érosion. Cette année, la ville
expérimentera des filets marins,
censés atténuer la houle. L’adjoint
au maire à l’urbanisme de Vias,
Bernard Saucerotte, se dit aban­
donné : « L’Etat nous a fait tra­
vailler quatre ans, mais la loi ne
nous permettait pas d’agir. On ad­
met le constat scientifique, mais si
on ne prend pas en compte l’écono­
mique, le social, le système juridi­
que, on n’aboutira à rien. »
Principe d’égalité
Ces dernières années, la loi Climat
et résilience a apporté un début de
solution sur la problématique de
l’érosion. Elle autorise des déroga­
tions exceptionnelles à la loi sur la
protection du littoral, dans le cadre
de projets de recomposition spa­
tiale. Le plan gouvernemental
pour le tourisme a aussi ouvert la
voie à une « souplesse d’exploita­
tion » des campings et financera
des diagnostics pour l’adaptation
au changement climatique.
La loi « littoral » est le premier
point de blocage. « Je ne suis pas sûr
que le remède ne soit pas pire que le
mal », s’inquiète le député LRM de
Vendée, Stéphane Buchou, auteur
d’un rapport parlementaire sur
l’adaptation des territoires litto­
raux. Créer des exceptions ouvri­
rait la boîte de Pandore, un engre­
nage dont le littoral se remettrait
difficilement, en raison du prin­
cipe d’égalité devant la loi.
L’idée de considérer les cam­
pings comme des zones urbani­
sées, et non plus comme des zones
naturelles, est avancée. Elle per­
mettrait plus de souplesse dans
leur organisation de l’espace, et
donc la mise à l’abri des construc­
tions. Mais cela signifierait mettre
les campings, et les côtes, à la
merci de promoteurs et de projets
plus denses.
Une autre solution réside dans
l’évolution du bâti. L’industrie du
camping travaille au levage des
mobil­homes et rêve de tentes ou
de chalets sur pilotis. L’Etat vient
d’ouvrir la possibilité d’augmen­
ter le quota de chalets ou de bun­
galows démontables dans les
campings. Mais, pour ceux situés
en zone inondable, le droit de l’ur­
banisme est un autre verrou : une
telle installation est considérée
comme une construction, donc
impossible en zone inondable.
« Les plans de prévention des ris­
ques d’inondation ont été faits à
une époque où l’on ne parlait pas
de résilience ni d’adaptation, sou­
ligne M. Dayot, le président des
campings français. Pour être rési­
lient, il faut transformer le droit. »
A force de porter le sujet partout
où il le peut, il a fini par s’habi­
tuer : « C’est d’une telle sensibilité
juridique et politique que, lorsqu’on
soulève le couvercle, tout le monde
se barre en courant. » Les cam­
pings ont le tort d’avoir une quin­
zaine d’années devant eux pour
s’adapter : « L’Etat se dit qu’il a le
temps. Il ne faudrait pas qu’en 2035
il nous dise : “Vous dégagez.” » p
clément guillou
14 | carnet
Le Carnet
Nous informons nos lecteurs
et nos annonceurs de
la non parution de notre journal
le lundi 15 août 2022.
Le Monde à paraître le samedi
13 août sera daté 14-15-16 août.
L’équipe du Carnet assurera
une permanence le lundi 15 août,
de 9 heures à 13 heures,
pour notre édition du Monde
datée du mercredi 17 août 2022.
—————
Vous pouvez nous faire parvenir
vos textes
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement votre numéro
de téléphone et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Mariage
Vicenza. Paris. Gagliano del Capo.
Sandra et Joseph,
se marient le 11 août 2022, dans les
Pouilles (Italie).
Décès
Le président,
Les partners
du groupe Kea
Et Sophie Combes,
son associée,
ont le regret de faire part du décès de
Brice AUCKENTHALER,
cofondateur de Tilt Ideas
et associé du groupe Kea,
survenu le 4 août 2022,
à l’âge de soixante-cinq ans.
Ils perdent une personnalité hors
du commun et un ami de longue
date. Tous se joignent à la tristesse
de sa famille et de ses proches.
Pour penser à lui, n’oublions pas sa
maxime, « Stay hungry, stay foolish ! »*
*« Soyez insatiables. Soyez fous ! ».
Hélène et Dominique,
ses filles,
Sylvain et Jean-François,
ses gendres,
Carole, Sophie, Jeanne,
ses petites-filles,
Léa, Anouk, Charlie, Lola,
ses arrière-petites-filles,
Michou,
son frère,
et son épouse, Denise,
David, Benjamin,
ses neveux,
leurs épouses
et leurs enfants,
Simon, Astrid, Charlotte, Clara,
Les familles Raccat et Krief,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Sylvia CASSUTO,
« Nona »,
survenu le 8 août 2022,
dans sa centième année.
Ils rappellent le souvenir de son
époux,
André CASSUTO
et de son fils,
Alain.
Les obsèques auront lieu le jeudi
11 août, à 15 heures, au cimetière du
Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
Quinet, Paris 14e.
helenecassuto@gmail.com
cassuto.dominique@orange.fr
Ses ami.e.s de Sciences Po Paris,
promotion 1991,
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Frédéric CHARLET,
contrôleur général des armées,
survenu le 1er août 2022.
Une cérémonie a eu lieu ce mercredi
10 août, à 10 heures, en l’église Saint-
André, à Thumeries (Nord, Hauts-
de-France).
Nous nous associons au deuil
de Véronique et de Hadrien, de sa
famille et de ses proches.
« Mes premières patries
ont été des livres. »
Marguerite Yourcenar.
Céline, Henri, Mathilde, Jean-Gabriel
et Matthieu Valot,
ses enfants,
Quentin, Jules, Joachim, Zazie,
Tristan, Charlotte, Tobias et Romane,
ses petits-enfants,
Eric, Gina, Jean-Marc, Delphine
et Agnès,
ses gendres et belles-filles,
Marie-Françoise Boust, Bénédicte
Denizet, Marie-Geneviève Denizet,
Marie-Dominique Meyer, Vicenta et
Jacques Noels,
ses sœurs et beau-frère,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Marie-Gabrielle DENIZET,
survenu le 4 août 2022, à Périgueux,
à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 26 août, à 18 h 30, en
l’église Saint-Rémi, à Gif-sur-Yvette.
Thenon2220@gmail.com
Ses enfants
Et ses petites-filles,
en union avec leur père et grand-père
et leurs conjoints,
Sa famille
Et ses amis,
font part du décès de
Mme Odette DURAND LEROY,
médecin psychiatre à Grenoble,
survenu le 1er août 2022,
dans sa quatre-vingt-onzième année.
Les obsèques ont eu lieu le 9 août,
à Lyon.
Cet avis tient lieu de faire-part.
clotilde.mcgovern@free.fr
Lyon. Vaugneray. Michalieu.
La fondation OVE,
son président, Michel Enet
et son directeur général, Christian
Berthuy,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Madeleine GIRE,
ancienne directrice de l’IME
Mathis Jeune, à Vaugneray (Rhône),
de 1985 à 1998.
La fondation OVE adresse ses
condoléances à son époux, Jean Gire,
directeur général honoraire, à ses
fils, Régis et Silvain, à ses petits-
enfants, Nina et Victor.
Yvette Médecin, Robert Labille,
Circé Piedecocq, Camille et Sybille
Labille
Et l’ensemble de la famille,
ont le regret de faire part du décès de
Pierre LABILLE.
La cérémonie aura lieu le vendredi
12 août 2022, 14 heures, en la chapelle
de l’Est du cimetière du Père-Lachaise,
Paris 20e.
Grenoble. Saint-Pierre-d’Oléron.
Monique,
son épouse,
Isabelle et Bertrand,
ses enfants,
Thierry,
son gendre,
Jean, Olivier, Victor-Armand
et Arthur,
ses petits-enfants,
Aurélie et Méryl,
les compagnes de Jean et Olivier,
Ettore,
son arrière-petit-fils,
Michel et Jacques,
ses beaux-frères,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Roland
LE MOLLÉ-MONTANGUON,
agrégé d’italien,
survenu le 31 juillet 2022,
à Saint-Pierre-d’Oléron,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Il a été inhumé dans l’intimité
familiale, le 8 août, à Saint-Pierre-
d’Oléron.
Renée Lecomte,
née Dupont,
son épouse,
Toute sa famille
Et ses très nombreux amis,
font part du décès de
Bernard LECOMTE,
survenu dans sa quatre-vingt-
quatorzième année, le 7 août 2022,
chez lui à Bonneville,
dont voici le dernier message,
« Je suis prêt à partir ! Heureux de ma
vie bien remplie que vous avez rendu
belle et fort de ma foi qui me rend
serein. Merci de votre amour,
de vos prières et de vos pensées.
Au revoir ! Je vous aime ! »
La cérémonie se déroulera en
l’église de Pontchy (Haute-Savoie), le
13 août, à 10 h 30.
rb-lecomte@wanadoo.fr
Angers.
Mme Catherine Lépinard,
son épouse,
Vanessa, Eléonore, Marc-Alexandre,
ses enfants
et leurs conjoints,
Zia, Tess, Garance,
ses petites-filles
Ainsi que toute sa famille,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
M. Vincent LÉPINARD,
ancien chirurgien
et adjoint à la culture
à la mairie d’Angers.
La cérémonie religieuse est célébrée
ce jeudi 11 août 2022, à 10 h 30, en la
chapelle de la cathédrale d’Angers,
suivie de l’inhumation au cimetière
de Montfort-sur-Risle (Eure) dans la
concession familiale.
Pour sa mémoire la famille vous
remercie d’une donation en faveur
d’Emmaüs.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Condoléances sur
www.guez-funeraire.com
Paris.
M. Frédéric Bazantay,
son neveu,
M. Roland Lucas,
son beau-frère,
Mme Isabelle Barbeau,
sa nièce,
Ses frères et sa sœur,
Ses neveux et nièces,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Annick LUCAS,
née BAZANTAY,
survenu le 4 août 2022, à Saint-Malo,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
La cérémonie religieuse a été
célébrée le mardi 9 août, à 10 heures,
en l’église Notre-Dame-des-Grèves
(Saint-Malo).
Ni fleurs ni couronnes. Une
pensée bienveillante.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Henri Rey,
son mari,
Marion Nicolaïdes,
sa fille,
Leurs familles
Et ami.e.s,
ont la très grande tristesse
d’annoncer le décès survenu à
Valencia, le 4 août 2022, de
Margaret MARUANI
sociologue, féministe,
directrice de recherche au CNRS.
Un hommage lui sera rendu cet
automne, à Paris.
hengabpie@orange.fr
marion.nicolaides@gmail.com
Ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Noëlle PIEL,
née BERTRAND,
survenu le jeudi 4 août 2022,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Le sourire, la simplicité et la
générosité de Nono nous unissent.
La cérémonie de crémation aura
lieu le samedi 13 août, au cimetière
du Père-Lachaise, Paris 20e, à 10 h 30.
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Sylvie,
sa sœur, Souvenirs Commémoration
Edgar,
son filleul, Il y a quarante ans, nous quittait Commémoration de la déportation
Christine,
Sa famille Geneviève LATREILLE,
des Juifs de France par l’association
Et ses amis, décédée le 11 août 1982, «Les Fils et Filles des Déportés Juifs de
conseillère d’orientation. France» et le Mémorial de la Shoah,
ont la tristesse de faire part du décès professeur de psychologie sociale
de à l’université de Lyon. avec le soutien de la Fondation pour la
Mémoire de la Shoah.
Françoise ROUFFIAT, Elle milita avec la même ferveur à
la JEC.F, au PSU, à la CFDT.
maître de conférence honoraire
à l’université de Grenoble, Cérémonie à la mémoire des 1000
Elle œuvra pour la défense du
survenu le 6 août 2022. service public d’orientation scolaire déportés du convoi n°18 partis, il y a
et professionnelle. 80 ans, du camp de Drancy pour le
Un hommage lui a été rendu le
mardi 9 août, à 15 heures, au 4, rue A son souvenir, nous associons camp d’extermination d’Auschwitz-
Léopold-Robert, Paris 14e et un second ses frères et sœurs, Birkenau.
hommage lui sera rendu ce jeudi
11 août, à 10 h 30, en l’église de Jean
Montaignac-Saint-Hippolyte (Corrèze). († 2015), Vendredi 12 août 2022, 12 heures.
Anne Marie, Marie-Louise
son épouse, († 2006), Lecture des noms des 522 hommes
Hermine,
et 478 femmes déportés par le convoi
sa fille Henri
et Axel, († 2018), n°18. Parmi eux, seuls 22 sont revenus.
Benjamin,
son gendre, Odette
Leo et Mia, († 2016), Mémorial de la Shoah,
ses petits-enfants,
17, rue Geoffroy-l’Asnier,
Maud et Auguste, Paul
les enfants d’Axel, († 2021). 75004 Paris.
Toute sa famille,
De la part de
ont la grande tristesse d’annoncer Madeleine, François, Noëlle, Renseignements :
le décès, survenu le 4 août 2022, à
Marie-Andrée. Tél. : 01 53 01 17 99.
Saintes, de
4, chemin de Parenty, Email : wendy.semah@
Denis TOURNIER, 69250 Neuville-sur-Saône.
ancien collaborateur de France 2. memorialdelashoah.org
latreille.fr@free.fr
Une célébration a lieu ce jeudi
11 août, à 10 heures, en l’église de 11 août 1982 - 11 août 2022.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
Saint-Fort-sur-Gironde, suivie de son Louis Dreyfus
inhumation au cimetière protestant Il y a ce jour quarante années que Directeur du « Monde », directeur délégué de la
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
de Bordeaux. ma yiddishe mame, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
Monique-Sarah SECRETI, Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Anniversaire de décès Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
a enfin trouvé la paix. longue, Harold Thibault
Il y a trois ans, le 11 août 2019, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
disparaissait Directrice déléguée au développement des services
Que celles et ceux qui l’ont connue abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Henriette REGGUI. se souviennent… Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davi-
denkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez
Sa famille, ses amis se souviennent. « Zi makht dokh zis di gantze velt/
(photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),
A Idishe mame/Oy vey, vi bitter, Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées)
« Quand les cœurs fidèles ven zi felt. »* Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
reposeront sans vie *« elle rendait doux le monde entier,
maman, qu’il est amer
Infographie Delphine Papin
Et que les êtres aimés Directrice des ressources humaines du groupe
auront disparu...» depuis son départ ». Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
The last rose of summer, Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Thomas Moore. Isabelle-Rachel Casta. Sébastien Carganico, vice-président
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0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Issey Miyake
Couturier japonais
L
a vie du couturier japo­
nais Issey Miyake restera
comme l’un des destins
les plus singuliers de
l’histoire de la mode de la se­
conde partie du XXe siècle. Un
parcours qui l’aura vu créer, in­
venter, voyager, rêver, utiliser,
toutes les ressources possibles,
artistiques ou technologiques, au
service de ses vêtements.
Lui, dont l’ambition était de des­
siner des habits pour tous, d’ima­
giner des nouvelles tenues qui
auraient la praticité et la simpli­
cité d’un jean ou d’un tee­shirt,
aura sans cesse cherché à dépas­
ser les limites de son métier. Et il
aura ainsi inventé une signature,
un style très vite identifiable, qui
se distingue de celui de ses con­
temporains, avec un goût pour les
couleurs vives et les tissus plissés.
Le styliste japonais est mort à To­
kyo, le 5 août, des suites d’un can­
cer du foie, à l’âge de 84 ans, a an­
noncé à l’Agence France­Presse
(AFP), mardi 9 août, une em­
ployée de son bureau à Tokyo.
En 1986, dans le Monde, Colette
Godard, plume du monde du
théâtre, décrivait en ces termes
l’effet produit par ses tenues :
« Chez Issey Miyake, l’œil s’ébahit,
s’égare à la recherche d’un signe de
reconnaissance. Mais tout est
trompe­l’œil. Les drapés, partant
d’on ne sait où, aboutissent nulle
part, s’enroulent, glissent, se glis­
sent dans les plis qui s’envolent en
écharpes, en étoles, et se plaquent
en biais, écrasent les bustes avant
de décoller et se gonflent autour
des hanches avant de s’écouler en
traînes qui se soulèvent, dévoilant
des collants qui imitent les mailles
filées, les déchirures. »
Si tout était illusions, c’est peut­
être parce qu’il avait été, dès la pe­
tite enfance, confronté à la réalité
la plus dure. Il a 6 ans quand sa
ville natale, Hiroshima, est bom­
bardée. Il est alors à 3 kilomètres
de l’épicentre de l’explosion ato­
mique, juché sur des collines d’où
il assiste à la catastrophe nu­
cléaire. Sa mère mourra des suites
David McCullough
Historien américain
A
89 ans, il écrivait tou­
jours. David McCul­
lough, l’un des grands
historiens et biogra­
phes américains, est mort le
7 août dans sa propriété de Hin­
gham, près de Boston, dans le
Massachusetts. Il était l’un des ra­
res auteurs à avoir reçu deux fois
le prix Pulitzer. La première, pour
une biographie d’Harry Truman
(1992), qui avait occupé la tête de
la liste des best­sellers du New
York Times pendant quarante­
trois semaines. La seconde, pour
celle de John Adams (2001), le
deuxième président des Etats­
Unis (1797­1801), un immense
succès populaire, vendu à plus de
3 millions d’exemplaires, et qui
avait donné lieu à une série sur la
chaîne HBO en 2008.
Né le 7 juillet 1933 à Pittsburgh
(Pennsylvanie), David Gaub Mc­
Cullough se considérait avant
tout comme un peintre : d’aqua­
relles marines, qu’il composait à
l’île de Martha’s Vineyard, au
large de Boston, dont était origi­
naire son épouse Rosalee ; mais
surtout de fresques historiques,
aussi bien sur la vie des prési­
dents américains – Teddy Roose­
velt fut l’un de ses sujets en 1981 –
que sur les réussites technologi­
ques de l’Amérique conquérante :
de ses brûlures, et lui­même souf­
frira d’une maladie osseuse qui le
marquera à vie. Il grandit dans le
Japon traumatisé de l’après­
guerre, où l’influence américaine
touche tous les univers, notam­
ment le prêt­à­porter. De là vien­
dra sans doute son obsession à in­
venter des archétypes, comme la
culture populaire américaine le
fait, et la question essentielle de
sa carrière future, comme le résu­
mait la journaliste Caroline Rous­
seau, en 2016, dans Le Monde : « Si
les Américains ont su imposer ce
vestiaire quotidien, que peut leur
répondre un Japonais ? »
Après un début d’études à To­
kyo, il part pour la France, au mi­
lieu des années 1960, et s’inscrit à
l’école de la Chambre syndicale de
la couture parisienne. Vite, il tra­
vaille pour Guy Laroche et pour
Hubert de Givenchy. La couture
hexagonale est encore très calme,
et il part pour New York, où il fré­
quente le milieu de l’art, alors en
pleine réinvention. Fort de trois
cultures, il lance, à Tokyo, sa pro­
pre marque, au tout début des an­
nées 1970. Diana Vreeland, rédac­
trice en chef de l’édition améri­
caine de Vogue, très influente
dans le milieu, l’adoube.
Inventeur des Pleats Please
En 1973, il défile à Paris. Le pre­
mier d’un de ces événements qui
feront sa renommée, emprun­
tant aux codes du happening,
alors en vogue, avec des danseurs
en guise de mannequins et des
mises en scène joyeuses comme
des bacchanales. Son compa­
triote Kenzo Takada l’a précédé à
Paris, et Yohji Yamamoto et Rei
Kawakubo (de la maison Comme
des garçons) le suivront. La mode
parisienne découvre, estoma­
quée, ces créateurs japonais, mar­
qués par les traumatismes d’Hi­
roshima et de Nagasaki, qui con­
naissent tout de l’âge d’or de la
couture et savent la réinventer, la
déstructurer.
Ainsi, Miyake était un grand ad­
mirateur de Madeleine Vionnet
le pont de Brooklyn, en 1972, le ca­
nal de Panama, en 1977, récit qui
avait inspiré Jimmy Carter dans
les négociations sur sa restitution
à Panama, et lui valut l’un de ses
deux National Book Awards. Son
premier livre fit la chronique de la
grande inondation de Johnstown,
en 1889 en Pennsylvanie, non loin
de sa ville natale, quand la brus­
que rupture d’un barrage fit
2 200 morts.
Critique envers Donald Trump
L’historien, qui, en 2008 encore,
écrivait sur une vieille machine à
ruban Royal Standard, passait des
années sur chaque ouvrage, re­
cherchant aussi bien les détails
que l’atmosphère, l’air du temps,
les couleurs de l’époque. Sa règle
d’or : « Make me see ». Donnez­
moi à voir. Une nouvelle techni­
que de narration qui lui valut sou­
vent la reproche de manquer de la
distance critique qui sied aux
« vrais » historiens.
Après une scolarité à Yale, où il
avait étudié la littérature et les
beaux­arts, le jeune McCullough
avait commencé sa carrière à la
revue Sports Illustrated, à New
York. Le discours d’investiture de
John F. Kennedy, en 1961, appelant
les jeunes Américains à « faire
quelque chose » pour leur pays,
22 AVRIL 1938 Naissance
à Hiroshima
1965 S’installe à Paris
1970 Crée le Miyake Design
Studio, à Tokyo
1973 Première collection
présentée à Paris
1992 Parfum L’Eau d’Issey
5 AOÛT 2022 Mort à Tokyo
l’avait incité à s’engager à l’agence
d’information des Etats­Unis, à
Washington. Toute sa vie, il res­
tera le gardien du temple de l’hé­
ritage des Kennedy. Le 22 novem­
bre 2013, c’est lui qui est invité à
lire des extraits du dernier dis­
cours du président assassiné, lors
du premier hommage organisé à
Dallas, la ville qui a été le théâtre
de l’attentat et que la famille a
toujours boycottée.
Sa voix de baryton était connue
du public, peut­être plus encore
que sa plume ou son physique
– yeux bleus, cheveux blancs – de
gentleman de la Nouvelle­Angle­
terre. Pendant douze ans, il fut
l’animateur du programme de do­
cumentaires historiques « Ameri­
can Experience » sur la chaîne pu­
blique PBS. En 2011, il avait publié
un inventaire de la contribution
de la France à la construction de la
jeune nation américaine (Le
Voyage à Paris : Les Américains à
l’école de la France, 1830­1900, Vui­
bert) ; suivi quatre années plus
tard d’un ouvrage sur les frères
Wright et l’invention de l’aviation.
A l’occasion de son 80e anniver­
saire, Pittsburgh renomma le
pont de la 16e Rue « pont David­
McCullough ».
David McCullough avait été reçu
par tous les présidents – il en avait
(1876­1975), qui avait inventé la
coupe en biais et le drapé. C’est cet
héritage que le Japonais prolonge
à partir de la fin des années 1980
avec les plissés, les Pleats Please,
qui feront sa renommée.
Une technique qu’il développe
lui­même : les éléments du futur
vêtement sont coupés et cousus,
puis insérés entre des plaques de
papier, et ensuite pressés à
chaud. Le tissu garde ainsi la
« mémoire » du pli. Il utilise éga­
lement des matériaux « non no­
bles », industriels, comme le co­
ton et le polyester, qu’il trans­
forme en mêlant l’artisanat japo­
nais traditionnel et la recherche
technologique pointue, ce qui le
fera admirer par de nombreux
scientifiques.
7 JUILLET 1933 Naissance
à Pittsburgh (Pennsylvanie)
1992 Biographie
d’Harry Truman
2001 Biographie
de John Adams
2006 Reçoit la médaille
présidentielle de la liberté
7 AOÛT 2022 Mort
à Hingham (Massachusetts)
disparitions | 15
A Paris, en 1998. DENIS DAILLEUX/VU’
Les vestes, chemises, costumes,
manteaux légers, réalisés ainsi,
seront l’uniforme d’une intelli­
gentsia européenne emblémati­
que des années 1980, qui mêle
l’art, le design et la mode, et veut
montrer sa modernité et mar­
quer son irrévérence. Le designer
italien Ettore Sottsass, grand ad­
mirateur de Miyake, dira
d’ailleurs de lui qu’il inventait un
« prêt à s’envoler ».
Quant à Steve Jobs, il avait
acheté une centaine de pulls noirs
à col roulé chez Issey Miyake,
pour ne jamais manquer de ce qui
était l’un des trois éléments de sa
garde­robe, son uniforme quoti­
dien comprenant également un
jean 501 de Levi’s et des baskets
New Balance. L’homme d’affaires
A New York, en 2007. BRAD BARKET/AFP
conseillé plusieurs. En 2006,
George W. Bush lui remit la mé­
daille présidentielle de la liberté.
L’écrivain ne se mêlait pas publi­
quement de politique, mais son
légitimisme le conduisit à sortir
de sa réserve en 2016, à propos de
Donald Trump, un candidat « im­
prudent », « manifestement non
préparé, non qualifié et, semble­
t­il, souvent, déséquilibré ». Avec
d’autres intellectuels de renom, il
avait lancé une page Facebook
« Historiens contre Trump ».
Ses derniers livres avaient été
moins bien accueillis par la criti­
avait même demandé au Japonais
de dessiner pour Apple une
blouse de travail, idée rejetée par
tout le monde au sein de l’entre­
prise d’informatique.
Mais son nom deviendra connu
du grand public en 1992, avec le
succès du parfum L’Eau d’Issey.
En plus du jeu de mots homéri­
que, le jus deviendra célèbre grâce
à son flacon conique, inspirée de
la vision, de son appartement pa­
risien, de la lune passant derrière
la tour Eiffel. Ses notes légères et
florales en feront l’un des plus
vendus de la décennie.
Avec les années, le créateur
s’était quelque peu retiré de la
création pure, se voyant célébré
pour son apport à l’histoire de la
mode, notamment dans une
grande rétrospective, en 2016, au
prestigieux Centre national des
arts de Tokyo et par la publication
d’une monographie chez l’éditeur
allemand Taschen, Poétique du
vêtement. Il gardait néanmoins
un œil précis sur sa maison, dont
la direction artistique de la ligne
de prêt­à­porter féminin est
aujourd’hui assurée par Satoshi
Kondo, un de ses collaborateurs
de longue date. Si la marque japo­
naise n’est pas à proprement par­
ler un poids lourd du secteur, elle
n’en frappe pas moins par sa sta­
bilité, avec vingt boutiques au Ja­
pon, et quelques­unes en Europe,
dont deux à Paris.
La griffe séduit la même clien­
tèle qu’hier, mais a su s’étendre à
de jeunes générations, notam­
ment masculines, qui voient en
lui l’un des grands réinventeurs
du tailoring. Une justice pour un
homme qui masquait sa pudeur
et ses drames avec des sourires, et
tentait, comme un peintre face à
son tableau, de réinventer la réa­
lité. Le titre de son exposition,
en 1998, à la Fondation Cartier, à
Paris, était révélateur de la vie de
ce sage qui maniait les vêtements
comme des concepts : « Making
Thing, Making Think », « faire une
chose, faire penser ». p
clément ghys
que. Notamment le dernier sur
l’histoire des pionniers améri­
cains (The Pioneers, Simon
& Schuster, 2019, non traduit), ac­
cusé de minimiser les atrocités
commises contre les Amérindiens
au profit d’une vision romantique
de l’avancée des colons blancs.
David McCullough est mort
deux mois pratiquement jour
pour jour après son épouse, Rosa­
lee Barnes, qu’il avait rencontrée,
en 1951. Il n’avait que 17 ans, elle 18,
et elle était restée toute sa vie sa
première lectrice et conseillère. p
corine lesnes
 CULTURE
16 |
A Bordeaux, Rosa Bonheur et son arche de Noé
Au Musée des beaux­arts, une rétrospective témoigne du regain d’intérêt pour la peintre célébrée au XIXe siècle
ARTS
bordeaux
E
lle aurait eu 200 ans, le
16 mars. Son siècle la
porta au firmament. Le
suivant l’abandonna
dans les oubliettes de l’histoire de
l’art. Voilà quelques années seule­
ment que Rosa Bonheur est de
nouveau considérée comme elle
le mérite : une peintre singulière,
parmi les rares artistes femmes à
avoir percé dans le très corseté
XIXe siècle ; un être de liberté, qui
ne se cachait pas de vivre avec les
femmes qu’elle aimait ; une pion­
nière, aussi, des droits de l’animal.
Car ce sont des vaches qu’elle
peignait, essentiellement. Des
portraits de vaches, plus exacte­
ment : chacune avec son indivi­
dualité, ce regard qui nous trans­
perce comme si c’était celui d’un
pair. Plus que le prétexte du bi­
centenaire de sa naissance, tous
ces facteurs expliquent le regain
d’intérêt récent pour l’étoile
oubliée du Second Empire, dont
témoigne la rétrospective au
Musée des beaux­arts de
Bordeaux. Elle voyagera à
l’automne au Musée d’Orsay, qui
a accroché, dès son ouverture,
en 1986, dans l’une de ses grandes
allées, son chef­d’œuvre : Labou­
rage nivernais. Le public l’adore ;
les experts, eux, ont mis du
temps à vraiment le regarder.
Il y a vingt­cinq ans, le même
musée bordelais accordait déjà
une exposition à Rosa Bonheur :
elle passa complètement inaper­
çue. Dans le catalogue, l’historien
de l’art Bruno Foucart clamait
pourtant la nécessité « d’appeler
au “tribunal musée” » l’affaire
Rosa Bonheur, « star de son temps,
mais tombée dans l’oubli, devenue
au mieux cas d’école illustrant les
erreurs de goût d’une époque »,
rappellent Sandra Buratti­Hasan
et Leïla Jarbouai dans le catalogue
de l’exposition en cours.
Et de préciser : « Rosa Bonheur n’a
pas pâti seulement de sa peinture
lisse, associée de manière trop gros­
sière à l’académisme, ni unique­
ment du fait d’être une femme ar­
tiste : son effacement progressif de
l’histoire de l’art est lié également à
une trop longue tradition anthro­
pocentrique et au mépris du genre
animalier. » Elle paya aussi, sans
doute, son statut d’artiste offi­
cielle, amie de l’impératrice Eugé­
nie et deuxième femme à avoir pu
épingler à sa jaquette la Légion
d’honneur. Aujourd’hui, heureu­
sement, le procès est terminé, et le
jugement sans appel. Grâce aux
avocats des gender studies, des
Les métamorphoses vocales d’Albane Carrère
La mezzo­soprano multiplie les séductions dans un album consacré à des compositions du XXe siècle à partir de mélodies populaires
MUSIQUE
H armoniser des mélodies
populaires, souvent ano­
nymes, en respectant
leur spécificité sans renoncer à un
style personnel n’est pas chose fa­
cile. Cependant, tous les composi­
teurs du XXe siècle réunis sur le
disque Il est quelqu’un sur terre y
parviennent. Certains par attache­
ment à la terre de leurs origines,
d’autres par génie de l’assimila­
tion. Prêter sa voix à toutes sortes
de femmes – issues du pourtour
méditerranéen, de la campagne
française ou des contes nordiques
– constitue un défi d’interpréta­
tion encore plus relevé. Albane
Carrère atteint d’autant mieux cet
objectif qu’elle le fait vite oublier.
Alors, au lieu d’être émerveillé
par la performance de la mezzo­
« Labourage nivernais » (1849), de Rosa Bonheur. PATRICE SCHMIDT/ORSAY/RMN
animal studies et autres écofémi­
nistes venus à la barre, mais pas
seulement. Verdict : Rosa Bonheur
est une grande dame, une grande
peintre, qui peut nous aider à
mieux regarder aujourd’hui.
Mais en quoi diable une peintre
de vaches pourrait­elle jouer ce
rôle ? Pionnière en matière de
protection animale, adhérente à
la Société protectrice des ani­
maux (SPA), dès sa création,
en 1845, Rosa Bonheur, née
en 1822, a passé toute sa vie au
sein d’une véritable arche de Noé.
Dans l’atelier mansardé de la
plaine Monceau, à Paris, où son
père lui enseigne la peinture,
comme à ses deux frères, vivent
brebis, chèvre, oiseaux en cage,
écureuil et cailles d’Auvergne.
Sa carrière bien lancée, elle s’ins­
talle ensuite dans le domaine de
By, au cœur de la forêt de Fontaine­
bleau, qui perpétue son souvenir :
« Je suis élève
de mon père
et de la belle
et grandiose
nature »
ROSA BONHEUR
soprano aux mille incarnations,
on est touché par l’expression de
ces héroïnes du quotidien qu’elle
restitue avec naturel. Celles
d’Henri Tomasi (1901­1971) appa­
raissent dans des saynètes très
animées. Né à Marseille de
parents corses, Tomasi a surtout
laissé le souvenir d’un grand chef
d’orchestre. Qu’on écoute ces pa­
ges datant des années 1930 (Deux
chants corses, Quatre mélodies po­
pulaires corses) et l’on découvrira
un compositeur d’une incroyable
habileté pour colorer le chant
comme pour fluidifier l’accompa­
gnement. Tragédienne impréca­
toire pour le Lamento suscité par
un accident dans une mine de fer,
Albane Carrère s’illustre dans le
registre comique avec Zilimbrina
en campant tour à tour une mère
pingre et sa fille espiègle.
dans son « domaine de la parfaite
amitié » cohabitent les femmes de
son cœur, Nathalie Micas, puis
Anna Klumpke, sa biographe, et
les juments Margot et Panthère, sa
yorkshire Gamine, le sanglier Kiki,
son cerf Jacques, et même la
lionne Fatma. Comme George
Sand, Rosa portait le pantalon, sur
autorisation préfectorale. Mais
elle a surtout en commun avec
l’écrivaine une profonde empa­
thie pour toutes ces vies qui fa­
çonnent la campagne. Elle vivait
au diapason avec son écosystème,
dirait­on aujourd’hui.
Des bovins, elle connaissait les
spécificités de chaque race : ses
toiles, souvent immenses, lui va­
lent de devenir ambassadrice de
l’excellence bovine française aux
Etats­Unis, où elle acquiert une
immense célébrité. Les collec­
tions américaines se l’arrachent.
Mais son ambition allait bien au­
delà d’une esthétique de foire
agricole. A travers les nombreu­
ses esquisses et études que dé­
voile l’exposition bordelaise, on
comprend combien son regard
n’était ni celui d’un maître domi­
nant ni celui d’un scientifique :
« Le dévouement ultrasensible de
l’artiste à la réalité émotionnelle
de “l’autre” l’a fait repousser les
balises habituelles de l’art anima­
On est touché
par l’expression
de ces héroïnes
du quotidien que
l’artiste restitue
avec naturel
Plus connues, les Quattro can­
zoni popolari, de Luciano Berio
(1935­2003), requièrent un teint
vocal assez proche de celui de l’île
de Beauté mais exigent une tech­
nique parfois étourdissante (no­
tamment pour la volubilité mali­
cieuse de Ballo). Le dernier volet
du parcours italien offre ensuite
une plage de repos. Trois extraits
des Canzoniere, d’Ermanno Wolf­
lier », analyse Valérie Bienvenue,
qui travaille dans le domaine des
animal studies, dans le catalogue.
Quand les autres peintres anima­
liers se contentent de décrire un
animal générique, sans person­
nalité, « le génie de Bonheur aura
été de créer à l’intérieur de ce type
d’art un genre nouveau : le portrait
animalier. Ses œuvres offrent à
voir des visages. (…) Elle nous per­
met d’y rencontrer “quelqu’un” ».
« Un souffle épique »
Le seul de ses comparses qui mé­
rite alors son admiration semble
être Edwin Landseer (1802­1873).
Peintre de la lande écossaise et de
ses habitants, cerfs et moutons, il
lui fait découvrir les Highlands
en 1856. Elle connaît déjà cette
contrée, en lectrice passionnée de
Walter Scott (1771­1832) – son seul
point commun avec la soumise
Emma Bovary. Mais la découverte
de ces terres, au côté de son
brillant confrère, l’emporte dans
un nouveau souffle, comme le
montre l’exposition.
« Loin des clichés d’une artiste
obstinément terrienne, loin de
l’étiquette restrictive du réalisme,
Rosa Bonheur explore un imagi­
naire littéraire, empreint de légen­
des et de rêves, explique Sandra
Buratti­Hasan dans le catalogue.
Ferrari (1876­1948) apparentent
successivement Albane Carrère à
une première communiante
(Prière du soir), une apparition
fantomatique (Je vais la nuit) et
une novice radieuse (Prière au
Saint­Esprit).
Prestation d’anthologie
La métamorphose continue avec
les Cinq mélodies populaires
grecques, de Maurice Ravel (1875­
1937). Peu de couleur locale, pas
de concession à une époque. De
l’éternel, du Ravel. On arrive
enfin à la mélodie de Benjamin
Britten (1913­1976), Il est quel­
qu’un sur terre, qui donne son
titre à cet album publié par la
firme belge Cyprès à l’occasion de
ses 30 ans d’existence. Entre
deux rôles de paysanne d’autre­
fois (dont une bergère qui roule
La peintre fut
la deuxième
femme à épingler
à sa jaquette
la Légion
d’honneur
Un souffle épique anime certaines
de ses œuvres les plus importantes
et place son art au­delà de la sphère
prosaïque où l’artiste a souvent été
cantonnée. » La connexion entre
les espèces passionne de plus en
plus d’artistes contemporains :
portés par la pensée de l’anthro­
pologue Philippe Descola, ils assu­
rent que doivent être abolies tou­
tes frontières entre non­humains
et humains, nature et culture. A la
lumière des recherches du Musée
des beaux­arts, Rosa Bonheur se
révèle aujourd’hui une de leurs
plus fascinantes ancêtres.
C’est essentiellement de son
père que « Miss Bonheur »,
comme on la surnommait, a hé­
rité cette modernité. Adepte de la
« Doctrine de Saint­Simon »,
Raymond Bonheur (1796­1849) lui
offre une éducation des plus
émancipatrices. « Mon père, cet
apôtre enthousiaste de l’humanité,
bien les « r » de son « troupiau »),
la soliste abandonne ses ori­
peaux de circonstance pour
livrer une prestation d’antholo­
gie de la page centrale des Trois
folksongs, de Britten. Diction de
proximité, souffle concentré et
comble de l’émotion où se
mêlent ravissement extatique et
tristesse inconsolable.
Admirable dans chaque parti­
tion, l’accompagnement réalisé
par Nicolas Krüger est ici excep­
tionnel. Onirique à souhait dans
la laconique contribution – Trois
chansons d’après « La Petite
Sirène », de Hans Christian Ander­
sen – d’Arthur Honegger (1892­
1955), son piano aux inflexions
d’orchestre de chambre est
rejoint par le violoncelle très
plastique de Sébastien Walnier
pour une création de Jean­Luc
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
m’a bien des fois répété que la mis­
sion de la femme était de relever le
genre humain, qu’elle était le Mes­
sie des siècles futurs », a raconté
dans ses Mémoires l’artiste, qui
perdit sa mère à 11 ans. Paysagiste
et professeur de dessin, son père
lui inculque bien plus qu’une tech­
nique : une façon révolutionnaire
de penser le monde. « Je suis élève
de mon père et de la belle et gran­
diose nature », revendique­t­elle.
Le Labourage nivernais, qui lui
vaut un immense succès au salon
de 1849, répond bien plus qu’à une
commande officielle visant à ma­
gnifier la ruralité heureuse : il
obéit au plus ample projet de « cé­
lébrer au moyen de [son] pinceau
l’art de tracer les sillons d’où sort le
pain qui nourrit l’humanité tout
entière », selon ses mots. Certains
critiques de l’époque lui reprochè­
rent de porter trop d’emphase sur
cette terre lourde, grasse, travaillée
par le soc de la charrue emportée
par les bœufs. Mais l’on comprend
aujourd’hui que ce sel de la terre
fut le sel de sa vie. Avec ce « monde
muet », elle a pris langue. p
emmanuelle lequeux
Rosa Bonheur (1822­1899),
Musée des beaux­arts, 20, cours
d’Albret, Bordeaux. Jusqu’au
18 septembre. Entrée : de 3 € à 7 €.
Fafchamps qui ne correspond pas
vraiment au principe du disque.
Comme ses aînés, le composi­
teur belge né en 1960 reprend,
certes, des chansons préexistan­
tes mais celles­ci, signées Brigitte
Fontaine ou Alain Bashung, n’ont
rien de « populaire » au sens de
« folklorique » comme, par exem­
ple, les Chants corses, de Tomasi. Il
en résulte une suite du genre ca­
baret (Les Amours de madame
Tchabaï) utilisant à merveille
Albane Carrère en femme fatale.
Avec comme dommage collatéral
l’impossibilité d’écouter, après
elle, les interprètes habituels des
morceaux (Belle abandonnée,
Madame rêve). p
pierre gervasoni
Il est quelqu’un sur terre,
1 CD Cyprès/Outhere Music.
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022 télévision | 17
Liberace, portrait d’un adepte du strict maximum NOTRE
SÉLECTION
Netflix propose une version remastérisée du documentaire de Tony Palmer tourné en 1972 et consacré au pianiste
JE UDI 11 AOÛT

NETFLIX
À LA DEMANDE Arte
DOCUMENTAIRE Baghdad Central
0.55 Dans l’Irak occupé par la

L
e très prolifique docu­
mentariste britannique
Tony Palmer (né en 1941),
également metteur en
scène de théâtre et d’opéra, a
consacré une large partie de sa
filmographie à la musique sa­
vante classique et contempo­
raine : son premier film musical
fut, en 1967, consacré à Benjamin
Britten ; trente ans plus tard, il
réalisait un remarquable portrait
de John Adams, sans oublier
Le Festival de Salzbourg (2006),
une peinture assez grinçante de la
fameuse manifestation estivale.
Mais Palmer s’est aussi inté­
ressé à la musique populaire.
En 1971, il fait le portrait du
batteur britannique Ginger Baker
et cosigne avec Frank Zappa
200 Motels, que ce dernier quali­
fie de « documentaire surréa­
liste ». En 1972, Leonard Cohen lui
commande un film, Leonard Co­
hen, like a Bird on a Wire. De 1976 à
1980, Tony Palmer réalise pour la
BBC une fresque documentaire
en dix­sept parties consacrée à la
musique pop, All You Need Is Love.
The Story of Popular Music.
Son film consacré au kitschis­
sime Liberace (1919­1987), The
World of Liberace (Le Monde de
Liberace, 1972), est à présent dis­
ponible sur Netflix en version
sous­titrée et remastérisée en
2012. C’est probablement le
meilleur portrait du pianiste aux
doigts aussi prestement virtuo­
ses que lourdement bagouzés,
vedette de Las Vegas ou du Radio
City Hall de New York la mieux
payée de son époque.
Une fêlure transparaît
Liberace, enfant prodige né
Wladziu Valentino Liberace d’une
mère d’origine polonaise et d’un
père d’origine italienne, entame
une carrière de pianiste classique.
Aussi pianiste de jazz, de supper
club, de boîte de nuit et même de
cabaret de strip­tease (ce qui
rapporte plus), il décide de se
destiner à un répertoire popu­
laire avec un peu de classique
– « sans les passages ennuyeux »,
dira­t­il… « Liberace n’est pas
[Arthur] Rubinstein ; mais Rubins­
tein n’est pas non plus Liberace »,
écrira un critique.
Palmer laisse Liberace monolo­
guer alors que la caméra filme la
visite de ses maisons de Los
Angeles et de Palm Springs, dont
les décors croulant sous les excès
transcendent la notion de mau­
vais goût (en dépit de meubles et
objets anciens de grande valeur),
de ses voitures (dont la fameuse
Rolls plaquée de strass). « La diffé­
rence entre les petits garçons et les
hommes est la taille de leurs
jouets », rappelle une formule que
Liberace a encadrée.
« Lee » s’attarde longuement sur
sa gigantesque garde­robe stras­
Sa personne
exprime à la fois
de la fatuité,
de la gentillesse
et une forte dose
d’autodérision
sée et diamantée où tout figurait
en trois tailles : « Mince, gros et
impossible ! » Mais, au détour
d’une phrase, une fêlure transpa­
raît chez cet adepte du strict maxi­
mum : « La raison pour laquelle j’ai
autant de vêtements est peut­être
que, enfant, je devais porter ceux de
mon grand frère George… » Lors
d’une autre séquence, on voit
l’auteur de Liberace Cooks ! (1970,
épuisé), un livre qualifié de
« recettes de cuisine bling­bling »
(avec tranches de salami en bou­
quet et macarons incrustés de
fausses pierres en sucre), se met­
tre aux fourneaux (son autre pas­
sion) et préparer des lasagnes.
Liberace sourit d’une bouche
aux dents aussi blanches que les
touches des instruments à clavier
de sa collection – dont un rare
piano­orgue, un piano bastringue
et un orgue de cinéma – qu’il joue
tour à tour. Sa personne exprime
à la fois de la fatuité, de la gen­
tillesse et une forte dose d’auto­
dérision. De sorte qu’il est diffi­
cile de saisir à quel degré il faut
considérer ses propos. En tout
état de cause, le film de Palmer ne
pose jamais un regard ironique
sur Liberace.
De laborieux prétextes
Mais, derrière ces mines compo­
sées, on sent un abîme menaçant.
Il est pénible de voir ce « fils à
maman », comme il se présente,
s’évertuer à cacher sa flamboyante
homosexualité (il la niera jus­
qu’au bout) et à inventer de labo­
rieux prétextes à son célibat : il
ne fallait pas choquer ou décevoir
les dames mûres qui composaient
son public. Celles­là mêmes qui
allaient apprendre que le sida était
la cause de la mort, en 1987, de leur
idole en hermine.
Le film Behind the Candelabra
(« Ma vie avec Liberace », 2013), de
Steven Soderbergh, avec Michael
Douglas et Matt Damon (qui joue
Scott Thorson, l’amant du musi­
Liberace, dans
sa maison de
Beverly Hills
(Californie),
en juin 1961. AP
cien), a dénoncé une face moins
glorieuse du personnage. Ce qui se
passe dans la salle de bains tout en
marbre et miroirs n’est pas tout à
fait, dans le film, ce que Liberace
en dit dans le documentaire de
Tony Palmer…
A ce propos, le documentariste a
fait savoir publiquement que, s’il
reconnaissait que « Soderbergh est
un très bon cinéaste et le film très
adroitement réalisé », il désap­
prouvait une grande partie de ses
distorsions de la vérité. « Jamais
Liberace ne minaudait en scène
comme le fait Michael Douglas, a
déclaré Palmer, en juillet 2013, au
site britannique Digital Spy. Il n’uti­
lisait presque jamais cette bai­
gnoire à remous et, surtout, Libe­
race était un homme bon, vraiment
et sincèrement bon. Ce film lui a
rendu le pire service qui soit. » p
renaud machart
The World of Liberace,
de Tony Palmer (E.­U., 1972, 75 min).
coalition menée par les Etats-Unis et
le Royaume-Uni, Stephen Butchard
filme le combat d’un ancien flic pour
retrouver sa fille disparue et sa place
dans un pays atomisé par la guerre
et la corruption.
Canal+ Cinéma
Tre Piani
21.00 Dans ce film au ton sombre,
qui a désarçonné les spectateurs
lors de sa présentation à Cannes
en 2021, Nanni Moretti se fait
étonnamment amer pour conter
le destin croisé de trois familles
dysfonctionnelles à Rome.
TMC
Plein soleil
21.10 Tourné en Italie, en 1959,
le film de René Clément est le long-
métrage par lequel un jeune acteur
de 23 ans nommé Alain Delon,
peu connu jusqu’alors, devient
une icône. Un film à revoir pour
ses acteurs (Maurice Ronet, Marie
Laforêt) mais aussi pour la beauté
de ses couleurs.
Disney+
Pistol
A la demande La minisérie réalisée
par l’Anglais Danny Boyle sur
les Sex Pistols revisite avec brio
et désinvolture le moment le plus
tragique de l’histoire du rock’n’roll.
Plutôt qu’une analyse de l’éruption
punk britannique, les témoins
de l’époque y trouveront matière à
nostalgie, pendant que leurs cadets
entreverront la violence et la beauté
d’un épisode sans équivalent.
Arte
Two Lovers
13.35 Réputé pour ses polars noirs,
James Gray transformait en 2008
une histoire d’amour en thriller
ténébreux. Sur un scénario de
romance sentimentale, il signe
un film grave dont le schéma de
départ vire au drame existentiel.
M6
Recherche appartement
ou maison
21.10 Stéphane Plaza et ses
acolytes continuent de faire le tour
de France des propriétaires.
Triple dose ce soir, avec pas moins
de cinq heures d’affilée de home
staging et de visites guidées.

0123 est édité par la Société éditrice

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III
tance. VII. Note. Passent et pèsent.
IV Raccourci pour faire encore plus
court. VIII. Garderons pour nous.
V 9
Très mal accueillie. IX. Italien bien
VI
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X. Mît dangereusement au courant.
VII
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VIII 1. Impossible de compter sur lui.
2. Passent avant les autres. Pourra
IX être approuvé. Parfum de Provence.
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SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 185
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 0123
18 | JEUDI 11 AOÛT 2022

los angeles ­ envoyée spéciale Mais Barbarella devient aussi le coup

Et Jane Fonda d’éclat planétaire qui montre que Jane Fonda

n’a peur de rien. Elle a longtemps refusé de

L
e film de Roger Vadim La Ronde revoir le film. Aujourd’hui, elle le trouve
(1964), d’après Arthur Schnitz­ plutôt amusant, second degré. « C’est un petit
ler, n’a rien d’impérissable. « Un film culte », dit­elle au Monde. Pendant des

numéro de La Vie parisienne
revu et corrigé par un maquet­
tiste de Playboy », cingle Jean de
Baroncelli dans Le Monde. Mais
Jane Fonda y apparaît nue, une première
pour une actrice américaine dans un film
étranger. Un scandale au pays du purita­
nisme, surtout quand sa photo, allongée sur
un drap, s’affiche sur Times Square, à New
York. Vadim fait mine d’être consterné et Jane
porte plainte. La croupe sera recouverte d’un
carré blanc d’un parfait mauvais goût.
Jane est amoureuse. Elle épouse Roger
Vadim Plemiannikov le 14 août 1965 au
casino The Dunes, à Las Vegas. Une décision
prise en 24 heures : Jane, par égard pour son
père, préfère officialiser leur relation. Le
couple récidive pour l’état civil français, le
18 mai 1967, à la mairie de Saint­Ouen­Mar­
chefroy (Eure­et­Loir), à 50 kilomètres de
Paris. L’actrice a acheté en 1964 une vieille
ferme dans le village. A l’ébahissement du
hameau, elle y a fait planter des arbres déjà
adultes : pour les acheminer, il a fallu dé­
monter les pylônes téléphoniques. « Ils coû­
tent moins cher que des robes de soirée. Et ils
durent toute une vie », justifie­t­elle dans le
magazine Time. Jane repeuple la ferme : huit
chiens, dix chats, des poulets, un poney. Elle
invite à dîner les Américains de passage en
France. Elle rénove, fait des listes, organise
cuisine et personnel. « Elle fait tout très
sérieusement, relate Vadim. A la lettre. »
L’ex­mari de Brigitte Bardot et père du fils
de Catherine Deneuve a convaincu Jane que
le salut du mariage est dans l’œcuménisme.
« Vadim le dit très bien lui­même, explique
Jane, toujours à Time, en 1966. Vous avez une
maîtresse, vous lui apportez des fleurs deux
fois par an : elle est enchantée. Vous oubliez
l’anniversaire de votre femme ? C’est un
drame. Les gens changent après le mariage.
Ils deviennent très bourgeois. » Vadim aime
les ménages à trois, voire plus. Jane se prête
aux ébats, persuadée qu’elle ne suffit pas à
son mari, ce maître de la transgression. « Je
n’ai jamais osé lui dire que j’aurais voulu qu’il
soit monogame ; j’avais peur de paraître
bourgeoise », révèle­t­elle dans son auto­
biographie, Ma vie (Plon, 2005). Il lui arrive
même de jouer les rabatteuses pour la soi­
rée. Le matin, elle discute avec les filles, qui
viennent de maisons haut de gamme
comme Madame Claude. « Ce n’est pas
comme s’il m’avait forcée à le faire. J’aurais
pu refuser », note­t­elle. Mais Vadim a bien
compris le ressort des femmes qui haïssent
leur corps, il n’ignore rien de l’océan d’insé­
curité dans lequel Jane s’est noyée.
se fit un prénom
années, des garçons de 15 ans lui ont confié
que Barbarella a été le fantasme de leur
première érection. Cela ne la dérange pas, au
contraire, même si, avec le recul, le film ne lui
apparaît « pas si sexy que ça, en fait ».
Les événements de mai 1968 la saisissent à
contretemps : elle est enceinte. L’approche
LES SIX VIES DE JANE FONDA  —  3/6  —  de la maternité la contraint à ralentir, à lire, à
sortir de la bulle d’insouciance qui entoure
Bombe sexuelle intergalactique dans Vadim. Elle qui ne sait rien de la guerre dans
« Barbarella » ou pasionaria des causes de laquelle s’enfoncent les Etats­Unis – « Je ne
savais même pas où était le Vietnam », dit­elle
gauche dans l’Amérique de Nixon : au tournant en 1972 à l’animateur de télévision Phil
Donahue – comprend qu’elle « passe à côté »
des années 1970, la notoriété de Jane Fonda de sa vie. Elle se forge une conscience politi­
que auprès de Simone Signoret, grande ad­
finit par dépasser celle de son père miratrice de Henry Fonda, qui la prend sous
son aile dès son arrivée en France. Au début,
elle admet mal les critiques contre l’engage­
ment américain, qu’elle met sur le compte de
l’amertume des Français d’avoir perdu
Rosemary’s Baby, de Roman Polanski – pour Le film sort le 10 octobre 1968. A Paris, il est « leur » guerre d’Indochine : c’était une guerre
jouer ce rôle de bombe sexuelle intergalacti­ accueilli avec magnanimité. Les intellectuels coloniale, se rassure­t­elle, alors que l’Améri­
que. « Je faisais à peu près tout ce que décortiquent la scène où Barbarella résiste que combat pour la défense du monde libre.
l’homme qui était dans ma vie me deman­ vaillamment à l’Orgasmotron, la machine
dait de faire », admet­elle aujourd’hui. A la qui fait mourir de plaisir. L’actrice améri­ « JANE D’ARC »
fin du tournage, elle lui offrira une Ferrari. caine, déclare­t­on, a représenté pour la pre­ Une rencontre avec les déserteurs améri­
Jane se lance avec appréhension dans un mière fois l’extase et la douleur qui s’atta­ cains en exil à Paris – ils sont une cin­
rôle qui va lui imposer, elle qui déteste son chent à l’orgasme féminin. Aux Etats­Unis, quantaine – ébranle sa foi patriotique.
corps, de tourner dès la première scène un Barbarella est loin de remplir les salles Après l’offensive du Têt, en janvier 1968,
affriolant strip­tease en apesanteur. Dès le (613 000 dollars au box­office, alors que le qui met en difficulté les soldats américains,
matin, elle avale une amphétamine, et il lui western Cat Ballou avait engrangé plus de contrairement aux satisfecit du Pentagone,
faut aussi une bonne dose de vodka pour 20 millions). Dans le Los Angeles Times, Char­ Jane Fonda se rend compte que la Maison
affronter le dispositif. Allongée sur une pla­ les Champlin rebaptise le film « 2001, l’idiotie Blanche cache la vérité aux Américains.
que de Plexiglas, filmée du dessus pour de l’espace ». Pauline Kael, qui fait autorité au Avec Simone Signoret, elle participe à Paris
donner l’illusion d’absence de gravité, elle New Yorker, taxe le style Vadim d’« érotisme à une manifestation où Jean­Paul Sartre et
doit se délester, pièce par pièce, de sa combi­ trash » et exécute Jane : « Son innocence de Simone de Beauvoir prennent la parole.
naison spatiale de métal (signée Paco gentille petite Américaine fait d’elle une mer­ « Pour la première fois, j’ai eu honte de mon
Rabanne), pendant qu’une soufflerie fait veilleuse héroïne de comédie porno. » pays. En même temps, j’ai eu envie de
flotter vêtements et cheveux. Le premier Le film, surtout, devient un symbole : rentrer », écrit­elle.
soir, les rushes montrent un vol de chauve­
ELLE SE FORGE  celui de la « société permissive », l’expres­ Elle passe l’été 1968 à Saint­Tropez (Var)
souris au milieu de l’effeuillage. Il faut s’y UNE CONSCIENCE  sion qui épouvante l’establishment. Avant – elle lit l’autobiographie de Malcolm X – et
remettre le lendemain. La même scène même sa sortie, Newsweek met Jane Fonda met Vanessa au monde le 28 septembre, la
« avec une gueule de bois », grimace­t­elle.
POLITIQUE AUPRÈS  nue en couverture, le 13 novembre 1967, date prédite par l’omniprésente Bardot (celle
L’histoire est simplissime. Armée de sa DE SIMONE  avec une photo tirée du tournage et le titre : de son propre anniversaire). En même
naïveté, Barbarella débarque, à la demande « Tout est permis ». Les vieux codes sont temps, elle décide de quitter Paris et Vadim
du président des Terriens (Claude Dauphin),
SIGNORET, QUI LA  brisés, remarque l’hebdomadaire. Dans les « le dilettante ». Le réalisateur est charmant,
pour affronter le scientifique maléfique PREND SOUS SON  arts, la littérature, les médias, les sujets les léger, un vrai papa poule pour Vanessa, mais
Durand­Durand. Le tournage se déroule à plus intimes sont discutés ouvertement, il joue et il boit. L’héritage de Frances, la mère
l’automne 1967 à Cinecitta, à Rome. Vadim
AILE DÈS SON  l’emphase est portée sur les sens, le langage de Jane, a été dilapidé au casino. Vadim ne
fait de l’adaptation de la BD un sommet de ARRIVÉE EN FRANCE jugé jusque­là grossier est employé. Le craint rien tant que l’engagement, fût­il poli­
kitsch. « Les Folies­Bergère de la science­ signe d’une « crise morale », décrète le tique. « On était en plein milieu de la Conven­
fiction », s’amuse Jean de Baroncelli. journaliste Max Lerner. tion démocrate de 1968 à Chicago et des

« LES FOLIES-BERGÈRE DE LA SF »
Le 18 janvier 1967, Jane Fonda et Roger Va­
dim sont reçus par l’animateur Merv Grif­
fin, qui présente un talk­show populaire
sur NBC. L’actrice porte une minijupe écos­
saise et des bottes de cuir – elle déteste ses
mollets. Lui arbore une chemise noire à
motifs cachemire et une cravate à pois
blancs. A peine assis, il allume une ciga­
rette. Jane décrit avec enthousiasme leur
vie à la ferme – il y a peu, ils ont cueilli des
tournesols. « Je ne m’en souviens pas », mo­
dère le cinéaste. L’animateur réclame des
anecdotes. « Elle cuisine très bien, assure Va­
dim. Mais c’est un vrai désastre. » Comment
cela ? « On ne peut plus lui parler pendant
des jours. Il faut marcher sur la pointe des
pieds. » Et de montrer le bout de ses sou­
liers. « Like zzzat… ». Merv Griffin se reporte
sur Jane. Comment son mari dirige­t­il ses
actrices ? « ll devient féminin pour parvenir à
ce qu’il veut », répond­elle. « C’est mathéma­
tique, explique le maestro. En algèbre :
moins par moins égale plus. » « Il me connaît
mieux que je ne me connais moi­même »,
confesse Jane. « Je la connais ; je peux obte­
nir beaucoup », confirme Vadim.
Le cinéaste réussit – sans trop de mal – à
convaincre son épouse de tourner dans le
film de science­fiction érotique Barbarella,
tiré de la série BD de Jean­Claude Forest,
dont le producteur italien Dino De Lauren­
tiis a acheté les droits. Brigitte Bardot et
Sophia Loren ont refusé le rôle. Vadim
espère obtenir celui de metteur en scène
grâce au renom de son épouse. Jane re­
fuse deux films qui vont marquer l’épo­
que – Bonnie and Clyde, d’Arthur Penn, et Les photos de police de Jane Fonda, le 3 novembre 1970, après son arrestation à Cleveland (Ohio). ST. MARTIN’S PRESS/AP
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
Jane Fonda dans la peau de Barbarella, en septembre 1967, à Rome. DAVID HURN/MAGNUM PHOTOS
émeutes. Et moi, j’allais faire mon marché.
Tout à coup, je me suis dit : “Mais qu’est­ce que
je fais ici ?”, explique­t­elle en juin 1974 à l’ani­
mateur Geraldo Rivera, sur le porche de sa
maison de Santa Monica (Californie). Le gou­
vernement nous avait menti. J’étais vraiment
en colère. Il a fallu un cataclysme comme la
guerre pour me faire descendre de mon nuage
de cheveux blonds et de faux cils. » Vadim
encaisse. Et la surnomme « Jane d’Arc ».
Après six ans à Paris, une nouvelle Jane
rentre à Los Angeles au printemps 1969
pour tourner le film qui lui offrira sa pre­
mière nomination aux Oscars, On achève
bien les chevaux, de Sydney Pollack. « Je
n’avais jamais fait un film qui parle d’un pro­
blème, dit­elle. Qui a un point de vue sur le
capitalisme, la cupidité, tout ce qui ne va pas
aux Etats­Unis. » Le film, inspiré du roman
d’Horace McCoy publié en 1935, raconte les
marathons de danse à l’époque de la Grande
Dépression. Jane se prépare avec une telle
intensité qu’elle aura peine à ressortir du
trou noir suicidaire de Gloria, son person­
nage. La fin est à l’opposé des traditionnels
happy ends hollywoodiens. La fascination
des milieux du cinéma pour la violence et le
désespoir va grandissant.
Jane tombe sur Ramparts, le magazine de la
nouvelle gauche, fondé par le journaliste ra­
dical Bob Scheer. A la « une » : le combat pour
l’autonomie des Indiens. L’actrice embarque
pour l’île d’Alcatraz, en face de San Francisco,
où un groupe d’« Indiens de toutes les tribus »
occupe l’ancienne prison, symbole de l’op­
pression coloniale. L’actrice découvre qu’elle
ignore tout de la vie de ses concitoyens, des
injustices dont souffrent les ouvriers agrico­
les latinos, les mères célibataires noires pri­
vées d’aide sociale. A sa manière, elle em­
prunte la voie tracée par Tom Joad, le fermier
des Raisins de la colère, dont la tirade finale
reste attachée au nom de Henry Fonda : « Je
serai là dans la nuit, partout où le fort opprime
le faible… » Mais là où son père est surtout un
héros à l’écran, elle s’engage à fond, jusqu’à
placer sa carrière au second plan.
Barbarella n’est plus. Jane se fait couper les
cheveux par le styliste Paul McGregor, à
New York. Une coupe rebelle, effilée, loin de
la blondeur sage qui ravit les hommes. Fini
les talons : un jean et des bottes de l’armée.
Jane reprend possession d’elle­même. « Elle
ne doit plus souvent se regarder dans la
glace », commente aimablement l’intellec­
tuel conservateur William Buckley.
Le 26 mars 1970, elle laisse Vanessa, qui n’a
que 1 an et demi, à Vadim et part pour un
road trip dans l’Amérique de l’oppression.
Elle a un pincement au cœur quand elle dit
au revoir à sa fille, sur le perron de la villa de
Henry Fonda, à Bel Air – il filme le départ –,
mais la révolution n’attend pas. Au volant
d’un break Mercury de location, elle et Elisa­
beth Vailland, l’épouse de l’écrivain commu­
niste Roger Vailland, mort cinq ans plus tôt,
se relaient. Elisabeth, d’origine italienne, mi­
litante antifasciste, a vingt ans de plus
qu’elle. Jane l’interroge sur les threesome, les
nuits à trois que Vailland aimait, comme Va­
dim. Elisabeth a tout toléré, elle aussi. Mais le
vent a tourné. Vadim joue maintenant le rôle
de père au foyer.
DISCOURS À 1 DOLLAR
Les deux femmes visitent les campus, les
piquets de grève. Jane est insatiable dans sa
découverte de l’envers du pays. Pendant
qu’elle roule, Nixon annonce l’invasion du
Cambodge. Quatre étudiants sont tués par
la police à l’université de Kent State (Ohio).
Invitée par Dick Cavett, le 12 mars 1970, elle
débarque sur le plateau d’ABC avec la mili­
tante indienne LaNada Means. Le gentil ani­
mateur a connu Jane à Yale. Il tremble
encore d’émotion quand il parle des talons
de « miss Fonda » qui résonnaient dans le
dortoir des garçons. Il écoute aimablement
les explications de l’étudiante shoshone­
bannock, prix à payer pour entendre Jane
professer que l’Amérique est « capable
d’atrocités comme n’importe quel pays du
monde ». Jane parle vite, d’un débit saccadé
par le Dexedrine. « Quand j’ai quitté la Côte
ouest, j’étais libérale. Je suis arrivée à New
York révolutionnaire », lance­t­elle.
Le 3 novembre 1970, l’actrice est arrêtée à
Cleveland, après avoir fait un discours au
Canada contre la guerre du Vietnam. Dans
son sac Louis Vuitton, les douaniers trou­
vent 102 tubes remplis de vitamines avec
lesquelles elle soigne son mal­être existen­
tiel. Plus de 2 000 capsules, marquées – au
« MAIS QUEL EST  vernis à ongles – des lettres B, L, D. Pour
LE PROBLÈME AVEC  « breakfast, lunch, dinner », leur explique
Jane. Les douaniers laissent filtrer dans la
JANE FONDA ?  presse qu’il s’agit probablement de drogue.
JE PLAINS HENRY  Jane aura gain de cause des mois plus tard
– les tubes contenaient bien des vitamines –,
FONDA, QUI EST  mais sa victoire n’occupera qu’un entrefilet.
UN TYPE BIEN » Sa photo d’identité judiciaire, le poing levé
dans les locaux du Cuyahoga County Jail de
Richard Nixon
Cleveland, va en revanche faire le tour du
président des Etats­Unis
monde et devenir le symbole de la contesta­
(1969­1974)
tion des sixties. Un demi­siècle plus tard,
c’est ce mugshot qui sera déployé à Times
Square par la chaîne HBO pour la promo­
tion du film de Susan Lacy, Fonda en cinq ac­
tes. Encore aujourd’hui, c’est cette image
que « vend » la star sur les tee­shirts qu’elle
propose sur son site Internet pour financer
ses causes philanthropiques. Selon Vanity
Fair, la photo marque le début d’une « révo­
lution dans la beauté ». Les femmes adop­
tent en masse la coupe de bad girl façon
Fonda : dégradée, désordonnée.
L’actrice commence à inquiéter en haut
lieu. Le FBI épluche son courrier, ses relevés
de banque. Le contenu de ses conversations
téléphoniques remonte jusqu’à la Maison
Blanche. « Mais quel est le problème avec Jane
Fonda ? Elle est jolie, c’est une bonne actrice. Je
plains Henry Fonda, qui est un type bien », se
lamente le président Nixon. L’actrice ne
découvrira l’ampleur de la surveillance dont
elle fait l’objet qu’en 1973, lorsque le chroni­
queur Jack Anderson lui transmet un dossier
venant d’une source bien placée. Jamais la
CIA n’avait jusqu’ici espionné de citoyen
américain sur son territoire. Représentée
par le célèbre avocat Leonard Weinglass, Jane
porte plainte contre Richard Nixon et son
conseiller à la sécurité nationale, Henry
Kissinger. En 1979, elle aura gain de cause.
Elle obtient copie des « Fonda Files » : plus de
20 000 pages dans ces « dossiers ».
L’hostilité monte. Elle reçoit des menaces,
subit des alertes à la bombe. Certains se
moquent de cette Blanche dont le film
Barbarella, un sommet d’exploitation de la
femme, est encore à l’affiche, mais qui pré­
tend participer à la révolution. Son compta­
ble s’affole. Elle a donné sa carte de crédit à
| 19
un groupe de Black Panthers pour louer une
voiture, mais le véhicule a fini dans le fossé
et la carte a été perdue. Plus elle est attaquée,
plus elle se radicalise. Un animateur de la
radio canadienne CBC lui demande, en 1970,
quelle société future elle aimerait pour
Vanessa. « Je voudrais espérer qu’elle puisse
vivre dans un pays marxiste socialiste non
pollué », répond la comédienne.
Epuisée, elle décide de se recentrer sur une
seule cause : celle des appelés qu’elle veut
sauver de la conscription. En juin 1971, les
« Pentagon Papers » montrent que l’état­
major sait depuis longtemps que le Vietnam
est ingagnable mais que Lyndon Johnson
s’est obstiné pour des raisons politiques,
tout comme Nixon, qui répète qu’il ne veut
pas « être le premier président à perdre une
guerre ». Jane fait la tournée des campus,
participe aux ateliers pacifistes, assise par
terre comme tout le monde. Ses discours, à
un dollar l’entrée, lui rapportent 10 000 dol­
lars en 1971, qu’elle reverse à une association
d’anciens combattants contre la guerre.
« DÉESSE COMBATTANTE »
L’actrice fait la tournée des GI’s coffee­
houses, les cafés où se rassemblent les sol­
dats contestataires près des bases militai­
res. Elle finance la Winter Soldier Investiga­
tion, une commission d’enquête qui verra
les soldats de retour du Vietnam témoi­
gner, fin janvier 1971 à Detroit, des atrocités
commises au nom du peuple américain. En
mars, elle s’embarque pour la tournée FTA
(pour Free the Army, « libérez l’armée », se­
lon la version présentable), mais dont tous
comprennent le véritable sens : Fuck the
Army (« qu’elle aille se faire foutre »). Il s’agit
d’un show insolent avec l’acteur Donald
Sutherland, la version antimilitariste des
tournées patriotiques du comédien Bob
Hope. La troupe FTA se produit à Hawaï, aux
Philippines, au Japon. Plus de 64 000 spec­
tateurs au total. Un documentaire sur la
tournée sortira aux Etats­Unis en 1972,
avant d’être brutalement retiré des écrans.
Le film est ressorti en mars 2021. Interrogés
par Jane Fonda et ses amis, les soldats té­
moignent avec une franchise spectaculaire.
En un an, l’actrice a effectué un virage radi­
cal, autant que la société autour d’elle.
L’ancienne sex­symbol fait entrer l’opposi­
tion à la guerre dans la conscience populaire,
bien qu’elle n’ait rejoint que tardivement le
mouvement. La contestation aura d’autres fi­
gures féminines iconiques (Joan Baez, An­
gela Davis), mais aucune avec la notoriété et
le jusqu’au­boutisme de Fonda. « C’était la
déesse combattante », se souvient Laurel Lyle,
qui a servi de doublure à la star dans quatre
de ses films. Le magazine Life lui consacre sa
couverture le 23 avril 1971 sous le titre Busy
Rebel (« La rebelle est occupée »). Le journa­
liste John Frook se désole de ne pas avoir
réussi à lui arracher un sourire. « Comme si
c’était une trahison » à la révolution, note­t­il.
Entre deux harangues, Jane a le temps de
tourner Klute, un thriller new­yorkais réa­
lisé par Alan J. Pakula. Elle joue Bree Daniels,
une call­girl de luxe poursuivie par un psy­
chopathe et protégée par le détective privé
Klute (Donald Sutherland). Un personnage
cynique tout en dureté, à l’opposé de l’onc­
tueuse Barbarella. La rumeur la donne favo­
rite pour l’Oscar de la meilleure actrice. Dans
les milieux antiguerre, on espère qu’elle fera
un éclat. Avant la cérémonie, elle demande
conseil à papa. Pour une fois, le sphinx
d’Omaha daigne exprimer un avis.
Le 10 avril 1972, elle monte sur la scène du
Dorothy Chandler Pavilion à Hollywood. En
guise de robe de gala, elle porte un pantalon
noir (Yves Saint Laurent, quand même) et
une veste à col mao. A la lecture du palmarès,
par Gene Hackman, certains applaudissent,
d’autres s’en gardent ostensiblement. L’as­
sistance retient son souffle, résignée au cata­
clysme. « Je remercie tous ceux qui ont ap­
plaudi », commence Jane, la voix légèrement
nouée (par un rhume, dira­t­elle). Serrant la
statuette, elle reprend sa respiration. « Il y a
beaucoup à dire mais je ne vais pas le faire ce
soir. Je veux juste vous dire : merci beaucoup. »
Une semaine plus tard, Henry Fonda est
l’invité du show télé de Dick Cavett. « J’ai
entendu dire qu’elle s’était très bien compor­
tée », commente­t­il. Le maître est fier,
soulagé. Sa fille n’a renié ni papa ni la grande
famille du cinéma. p
corine lesnes
Prochain article Jane Fonda
dans ses œuvres

20 |
Le centre­ville
de Chicago
après
le « grand
incendie »,
en octobre 1871.
ARCHIVE PHOTOS/
GETTY IMAGES
chicago ­ envoyé spécial
T
ous les écoliers américains
connaissent la légende de la va­
che de Catherine O’Leary qui,
pendant la traite, un dimanche
d’octobre 1871, envoya valdinguer
une chandelle d’un coup de sabot. Il faisait
chaud, le vent soufflait, et ce fut la défla­
gration : le grand incendie de Chicago
démarrait. Il allait sauter les canaux et les
rivières et détruire la ville en moins de deux
jours. Des habitants tentèrent de fuir par
bateau sur le lac alors que retombaient des
tisons brûlants. Bilan : 300 morts, plus de
17 000 bâtiments réduits en fumée,
200 millions de dollars de dégâts.
La vache a depuis été innocentée, tout
comme Catherine O’Leary, qui dormait pai­
siblement à l’heure du drame. La seule chose
certaine est que le feu est parti de son étable.
Le drame a déclenché un fort courant anti­
Irlandais. D’aucuns y ont vu la main du pape,
du démon, de Dieu pour punir cette ville cos­
mopolite digne de Sodome et Gomorrhe. Ce
fut en réalité le début de la renaissance.
Chicago allait devenir la capitale du Midwest
et le joyau mondial de l’architecture.
« Chicago va se redresser », titre alors le
Chicago Tribune. En effet, tous les atouts de la
ville, porte de l’Ouest américain, sont
debout : les abattoirs ont été préservés, le
réseau de chemin de fer fonctionne, même si
la gare ferroviaire est détruite, et l’énorme
potentiel de la ville demeure. Au lendemain
du drame, ce sont les élites économiques qui
prennent le contrôle de la cité, contrôle
qu’elles avaient largement perdu avant la ca­
tastrophe dans cette ville anarchique. La
garde nationale est déployée, des tentes da­
tant de la guerre de Sécession sont distri­
buées et des tickets de train sont offerts à
ceux qui désirent partir. Les autres sont priés
de se mettre au travail. Promptement.
« SOYONS INVENTIFS »
La reconstruction commence, les décom­
bres sont stockés en bordure de lac, per­
mettant de gagner d’immenses espaces
qui deviendront de futurs parcs ver­
doyants. Mais la ville reste petite, autour
de sa rivière qui sert de port, coincée entre
les voies ferrées, le lac et les abattoirs. C’est
sur ce terrain boueux, en fait aussi étriqué
que Manhattan, que va naître le premier
gratte­ciel de l’histoire, quatre ans avant
New York.
Celui­ci fut bâti en 1885 par William Le
Baron Jenney (1832­1907) pour la société
new­yorkaise Home Insurance, avec un
procédé révolutionnaire : une structure en
acier, plus légère que la brique, qui permit
au bâtiment de s’envoler sur dix étages à
42 mètres de hauteur. En pierre, le bâti­
ment aurait pesé trois fois plus. L’immeu­
ble, qui bénéficie aussi d’ascenseurs, d’eau
courante et de ventilation, fait entrer la
ville dans la modernité. Il sera détruit
en 1931, en raison d’un taux d’occupation
de 90 % jugé insuffisant, mais le gratte­ciel
était né. Aujourd’hui, Chicago compte en­
viron 130 bâtiments d’une hauteur supé­
rieure à 150 mètres, qui en font une des
villes les plus élégantes de la planète.
A Chicago,
l’architecture
à l’épreuve du feu
LES LÉGENDES DE CHICAGO  —  3/6  —  LA FRONTIÈRE SUD
En 1871, le « grand incendie » réduisait en cendres plus de
17 000 bâtiments dans l’agglomération. Mais ce drame allait devenir
le point de départ d’une renaissance : le premier gratte-ciel de
l’histoire y est érigé en 1885, donnant à la ville son altière élégance
L’histoire architecturale de la ville est un
mélange de combat contre la nature et d’af­
firmation de sa liberté, comme l’explique
Jeanne Gang, 58 ans, une de ces architectes
qui continuent de façonner la ville avec des
constructions innovantes. « L’histoire de Chi­
cago correspond à la dissipation de l’in­
fluence de l’Europe. A New York, les gratte­ciel
comportent beaucoup d’éléments tradition­
nels, mais, lorsque les Américains sont arrivés
dans le Midwest, c’était un nouveau jour. Ils se
sont dit : “Soyons inventifs” », détaille­t­elle.
La nature ne leur a guère donné le choix. La
ville, surnommée la « métropole de la
nature », est le fruit de son environnement :
le bois des forêts du nord, le minerai ferrugi­
neux du lac Supérieur, et l’eau. « Notre sous­
sol est un marais, et il a fallu beaucoup inno­
ver pour construire ces buildings. »
Dès le début du XXe siècle, les architectes
inventent une technique pour bâtir sans
fondations. Ils creusent des caissons, par­
fois jusqu’à 60 mètres de profondeur, et les
remplissent de béton, ce qui permet au grat­
te­ciel de « flotter » sur les marais. « Parfois,
on ne touche jamais le roc », explique Jeanne
Gang. Et plus ces tours se sont élevées, plus il
a fallu lutter contre le vent. Ce fut le défi de
Jeanne Gang, lorsqu’elle a construit le St. Re­
gis, un projet à plus de 1 milliard de dol­
lars achevé en 2020 : situé au bord du lac, il
se compose de trois tours ondulées collées
les unes aux autres, dont la plus haute at­
teint 365 mètres et 101 étages. Le bleu des fa­
çades rappelle la couleur des eaux du Michi­
gan. Mais, au cours du projet, il est apparu
que le bâtiment bougerait plus que prévu. Il
est décidé de laisser les 83e et 84e étages sans
fenêtres, pour réduire la prise au vent, tan­
dis que, à ces étages et au sommet de la tour,
six réservoirs contenant 1 800 mètres cubes
d’eau sont installés pour contrebalancer
l’oscillation du bâtiment.
L’enjeu de demain, ce n’est pas le vent,
mais la chaleur qui frappe régulièrement
Chicago. Au centre d’architecture de la ville,
l’urbaniste Doug Farr montre une évalua­
tion du changement climatique : les tempé­
ratures vont augmenter, comme si la ville se
déplaçait de 1 500 kilomètres au sud, à Dal­
las, Texas. Il va falloir adapter les gratte­ciel.
Et là, surprise : « Les bâtiments les plus per­
formants de Chicago furent ceux bâtis… dans
les années 1880 », explique Doug Farr. La bri­
que est un excellent isolant. Les bâtiments
de verre des années 1950, censés exprimer,
« LES BÂTIMENTS  selon lui, « un idéal esthétique », sont des
LES PLUS  passoires thermiques, et les constructions
les plus récentes sont encore loin d’être des
PERFORMANTS DE  modèles d’écologie. Doug Farr est un défen­
LA VILLE FURENT  seur acharné de la vie urbaine, qui réduit les
déplacements en voiture et optimise l’éner­
CEUX BÂTIS… DANS  gie. « Le mode de vie le plus écologique, c’est le
LES ANNÉES 1880 » centre­ville. L’urbanisme est durable », assu­
re­t­il, alors que l’essentiel de la population
Doug Farr
réside dans des banlieues, qui furent très tôt
urbaniste
le terrain d’expérimentation d’architectes
comme Frank Lloyd Wright (1857­1959).
Avec la généralisation de l’automobile,
les années d’après­guerre sont marquées
par l’exode des classes moyennes et supé­
rieures du centre­ville et des quartiers sud
vers les maisons individuelles vastes et
cossues du nord, en bordure de lac. A
« Downtown », on construit alors des bu­
reaux, comme le gratte­ciel vieillot de la
Willis Tower (1973, anciennement Sears
Tower), qui fut pendant un quart de siècle
le plus haut bâtiment du monde. Mais,
confusément, les architectes pressentent
que la ville ne peut survivre sans résidents.
L’initiative la plus audacieuse est sans
doute celle de Marina City, deux gratte­ciel
en forme de pain de maïs, conçue en 1959
par Bertrand Goldberg et réalisée dans les
années 1960 : avec leurs parkings situés
dans les premiers étages et leurs emplace­
ments pour bateaux au pied des immeu­
bles, les bâtiments étaient une première
tentative pour repeupler le centre­ville.
Ce projet ne saurait être séparé de l’aména­
gement urbain. Les édiles de Chicago avaient
imaginé, dès les années 1830, leur ville dans
un jardin (« Urbs in horto »). D’où les espaces
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
verts aménagés progressivement le long du
lac, après le grand incendie, dans le but de
créer des lieux de vie commune. La réalité
sera différente, les ouvriers restant à l’écart
dans leurs quartiers surpeuplés. Au tour­
nant du XXe siècle, la ville réussit à préserver
le front du lac et à créer parcs et installations
sportives, y compris dans les quartiers popu­
laires. La dernière innovation fut la rénova­
tion du Millennium Park, dont l’emblème
est Cloud Gate, la sculpture d’Anish Kapoor
en forme de fayot, surnommée d’ailleurs
« The Bean », et sur laquelle se reflète la ligne
des gratte­ciel. « Ce fut un nouveau départ
pour l’architecture. Cela a accéléré le désir de
nouveauté », analyse Jeanne Gang.
On le comprend en empruntant en bateau
la rivière Chicago – la meilleure façon de
visiter la ville. Nul ne l’aurait imaginé à la
fin du XXe siècle. « C’était une rivière indus­
trielle, elle était inaccessible, les gens ne
s’apercevaient même pas qu’ils la tra­
versaient, poursuit Jeanne Gang. Malheu­
reusement, les emplois industriels sont par­
tis, mais cela a donné l’opportunité de créer
une ville autour de la rivière. »
Le départ se fait au niveau de l’Apple Store,
conçu par Norman Foster. Depuis vingt ans,
les entrepôts ont été transformés en habita­
tions qui se sont tournées vers la rivière, en
ouvrant fenêtres et balcons. Les gratte­ciel
surélevés sur des triangles d’acier laissent le
passage aux trains qui sillonnent la ville.
L’ancienne poste centrale, superbe bâti­
ment de 1921, a été réhabilitée. Puis, très vite,
apparaissent les anciennes friches indus­
trielles signalées par l’immense cheminée
d’une centrale électrique désaffectée que
ses propriétaires aimeraient détruire. Au­
delà, ce sont les quartiers sud, dans lesquels
les touristes ne se hasardent pas.
La maire de la ville, Lori Lightfoot, a fait de
ceux­ci sa priorité. Et Jeanne Gang s’y investit
depuis des années : « Cela me tue quand les
gens croient que je ne construis que des gratte­
ciel. Je passe tellement de temps dans les com­
munautés ! » Tout récemment, dans le sud de
Chicago, elle a conçu un centre de roller avec
les habitants. « C’était sympa. Il a ouvert à l’été
2021 et venait vraiment de la communauté el­
le­même », se réjouit Jeanne Gang. Parfois, les
bonnes idées font naufrage, comme ce com­
missariat de police à l’architecture novatrice.
« Ma proposition était de transformer les
commissariats en centres communautaires,
qui offrent des services plutôt que d’être des
prisons et des forteresses. » Entre­temps est
survenu le mouvement Black Lives Matter, et
Jeanne Gang s’est faite discrète sur le sujet.
« Les gens ont mal compris ce qu’on faisait, ils
ont cru qu’on collaborait avec la police. »
Mais, dans ces quartiers perdus de Chi­
cago, des pépites apparaissent. En arpentant
le système de canaux de la ville, on découvre
un centre d’aviron au bord de la rivière, la
Boathouse, conçue par Jeanne Gang. Au loin
se dessine la skyline de Chicago : au XXIe siè­
cle, le défi des architectes est bien de recon­
quérir les quartiers sud. p
arnaud leparmentier
Prochain article La capitale de la lutte
des classes
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022
UNE PERSONNALITÉ, 
UN OBJET
LOÏC LUSNIA
Le rouet
de Gandhi
A
u début des années 1920,
Gandhi (1869-1948) décide de
repenser son combat face au
colonisateur britannique. L’am-
pleur de la répression qui s’abat sur ses
partisans, dont plusieurs centaines ont
été tués en avril 1919 lors du massacre
d’Amritsar, dans le Pendjab, l’incite à
ouvrir un nouveau front. Désormais, c’est
aussi sur le terrain économique qu’il va
porter l’arme de la désobéissance civile.
Les termes des échanges commerciaux
imposés à l’Inde par l’Angleterre sont
particulièrement inégaux. Le pays qui,
jusqu’au XVIIIe siècle, exportait ses étoffes
et ses toiles vers le reste du monde est
devenu importateur. Le coton est confis-
qué par les industriels anglais, qui le
transforment et réexpédient vers l’Inde
les produits finis, vendus au prix fort.
Pour contester cette dépendance et faire
émerger un objet identitaire capable de
cristalliser un désir de reconquête, le
rouet s’impose comme une évidence.
« Filez et tissez », devient le slogan que
le Mahatma (la « grande âme ») ne cesse
de répéter à travers le pays, où s’organise
en parallèle la mobilisation contre les
taxes sur le sel et l’indigo destiné à tein-
dre les tissus en bleu. Ne se séparant ja-
mais de son propre rouet, il assure ne pas
s’alimenter avant de l’avoir utilisé une
demi-heure chaque jour et appelle à se
réapproprier les métiers à tisser depuis
longtemps délaissés. Partout, il faut que
leur bruit de crécelle se fasse entendre.
Signe de ralliement
Chacun est appelé à travailler lui-même
le coton local pour en faire le khadi,
devenu le symbole de la réhabilitation
économique du pays. Porter cette mo-
deste étoffe dont se couvrent les Indiens
de basse extraction devient un signe
de ralliement des partisans de l’indépen-
dance. Dans les grands ports, ceux-ci
se mettent à brûler des caisses de vête-
ments et d’étoffes importés des filatures
de Manchester ou de Leeds. « C’est
la faim qui pousse l’Inde au rouet », fait
valoir le Mahatma.
Dans l’esprit de Gandhi, ce mouvement
de réappropriation collective d’une acti-
vité artisanale traditionnelle va bien au-
delà d’un acte de résistance anticolonia-
liste. Il s’inscrit dans une défiance plus
générale à l’égard de la modernité indus-
trielle. « La machine est une chose mau-
vaise », a coutume d’affirmer celui qui es-
time également que « le train ne pourra
jamais que propager le mal » et plaide
contre l’électrification des foyers. Une ap-
proche que ne partagent pas, tant s’en
faut, la plupart de ses compagnons de
route. Nehru (1889-1964), qui fut le pre-
mier chef du gouvernement de l’Inde in-
dépendante, dénonce sans ménagement
la « mythologie romantique de l’arriéra-
tion » portée par Gandhi.
Au rouet, emblème puissamment évo-
cateur mais ambigu de l’émancipation
indienne, le drapeau national préférera
in extremis un disque pourvu de vingt-
quatre rayons. Le chakra d’Ashoka, la
roue éternelle de la loi, également perçu
comme un reflet de la « dynamique d’un
changement paisible ». p
jean­michel normand
Prochain article Le sac à main
de Margaret Thatcher
La « vanlife »,
une affaire qui roule
REPORTAGE
saint­malo (ille­et­vilaine) ­
envoyé spécial
F
ace à la mer, sur la pointe de
la cité d’Aleth, à Saint­Malo
(Ile­et­Vilaine), Teresa et
Mitchel invitent les dan­
seurs à se déhancher sur des
rythmes afro­cubains. Il fait chaud, la
canicule cogne. Pour s’abreuver à la
guinguette, une longue file de clients
serpente autour d’une ancienne case­
mate, héritage du mur de l’Atlantique.
C’est l’heure de la bière, des moules­
frites et des galettes jambon­fromage.
Degemer mat ! (« bienvenue ») au pre­
mier Breizh Vanlife Festival, une réu­
nion d’aficionados des véhicules amé­
nagés, une grande famille d’escargots
qui portent, le temps d’un voyage, leur
maison sur le dos. Trois jours durant,
ces adeptes de la route vont échanger
sur leurs expériences de vacances ou
de vie à plein temps, à bord de leur
drôle d’engin.
En France, de tels nomades se comp­
tent désormais à la pelle. Entre
mars 2021 et mars 2022, 16 363 vans et
fourgons neufs ont été immatriculés,
un chiffre en hausse de 28,86 % par rap­
port aux douze mois précédents. Pro­
fessionnels ou clients, tous les interve­
nants du secteur reconnaissent la
même paternité au phénomène : les
confinements des années 2020 et 2021.
« Avant la crise due au Covid, nous
étions des touristes lambda, avec une ré­
servation, un billet de train ou d’avion,
une destination, témoigne Juliette An­
dreau, 27 ans, juriste en reconversion et
future naturopathe. La période de la
pandémie nous a conduits à réfléchir à
voyager autrement. » Tout change à
l’été 2020, à la fin du premier confine­
ment. « Nos amis avaient envie de “loin”,
on s’est dit que le “proche” était cool, on
a alors redécouvert la France dans une
Citroën C3 aménagée pour le camping. »
Le compagnon de Juliette, Thibaud
Hollender, 28 ans, ancien chef de pro­
jet de transformation numérique, au­
jourd’hui guitariste, poursuit : « L’im­
possibilité de bouger nous a encoura­
gés à transformer notre mode de vie.
Nous étions motivés par une quête de
plus de simplicité, une forme de mini­
malisme. » Aujourd’hui, ils ont changé
de catégorie, avec un Volkswagen Cali­
fornia. Surface habitable : 6 mètres
carrés pour eux deux et le chat, Bilbo.
L’espace reste compté, mais il y a un lit,
un coin cuisine, des toilettes chimi­
LES NÉOVACANCIERS  —  3/6  —
Les jeunes nomades sont de plus en plus
nombreux à tracer la route au volant de leur van
aménagé. Evasion, liberté, mobilité : trois mots
qui font rêver et… tourner le business
ques et un réfrigérateur sur lequel est
affalé Bilbo. « Nous consommons peu,
assure Thibaud, nous ne produisons
quasiment aucun déchet, nous avons
un faible impact environnemental. »
Un bémol, tout de même : la plupart
des vans roulent au diesel.
Des déplacements économes, des
sauts de puce, mais avec un goût pro­
noncé pour la liberté, rapprochent ces
jeunes « vanlifeurs ». C’est cette soif
d’évasion qui a poussé Camille Motreff,
24 ans, étudiante en médecine, et
Marc­Antoine Saulnier, 24 ans, ambu­
lancier, à s’offrir un utilitaire à aména­
ger. « Nous avons besoin de bouffées
d’air », confient­ils, autrement dit de
partir quand ils veulent et où bon leur
semble, avec la garantie d’avoir un
« toit sur la tête ». Ces jeunes « vanli­
feurs » sont les héritiers des camping­
caristes et caravanistes d’autrefois.
« Le nomadisme sur quatre roues a tou­
jours existé, rappelle Philippe Colas, or­
ganisateur du Breizh Vanlife Festival,
mais arrive une génération bercée par
de belles images partagées sur Insta­
gram, de beaux vans posés en bord de
mer. C’est devenu une mode. »
Un budget
Le ras­le­bol du confinement a accen­
tué cette envie de mobilité et de li­
berté. Adeline Plais, 27 ans, assistante
conductrice de travaux, a renoncé à
la vie en appartement. Au volant de
son Renault Trafic aménagé, elle par­
court désormais l’Hexagone au gré des
contrats, avec sa chatte, Milla. « Je ne
veux pas me retrouver fixée à un endroit,
je ne veux plus me sentir bloquée. Ce qui
remplit ma vie, c’est de me lever chaque
matin dans un bel endroit que j’ai choisi.
Avec juste ça, je me sens riche. »
Mais si la liberté n’a pas de prix, le
quotidien sur quatre roues en a un.
Marc­Antoine et Camille ont déboursé
20 000 euros pour un fourgon Mer­
cedes Vito d’occasion, qu’ils doivent
encore équiper. Adeline a versé
3 000 euros pour son vieux Trafic,
8 000 euros de plus pour l’aménage­
ment du véhicule. Quant à Thibaud et
Juliette, le Volkswagen qu’ils louent
juste pour le week­end leur est facturé
200 euros par jour. « Les prestations
sont chères », reconnaît David Hernani,
franchisé de la société Blacksheep,
spécialiste français de la vente et de la
location de vans aménagés.
Une économie s’est vite mise en
place pour satisfaire ces nouveaux no­
mades. Ainsi, au début des an­
nées 2010, ce même David Hernani
était patron d’une entreprise d’instal­
lation de panneaux solaires. Quand
l’Etat décide de suspendre les aides au
photovoltaïque, la société périclite,
puis ferme en 2015. L’entrepreneur
embarque alors femme et enfants
dans un road trip en camping­car à tra­
vers les Amériques. Il s’amuse, prati­
que le kitesurf sur le lac Titicaca avec
son fils. Il galère, crève deux pneus
dans un coin paumé de Bolivie, mais
partage une aventure inoubliable avec
les siens. L’année de césure achevée, il
revient en France avec l’idée de se lan­
cer dans la location et la vente de vans.
Il ouvre une franchise sur le Grand
Ouest auprès de Blacksheep, en 2017.
Depuis, son entreprise double son
chiffre d’affaires chaque année
(637 000 euros en 2021). Il a créé cinq
emplois en plus du sien.
Après une expérience heureuse de
location, l’étape suivante est souvent
l’achat d’un véhicule et l’aménage­
ment de celui­ci. Une occasion qu’a
saisie Benoît Gilloteau. Gestionnaire
dans l’immobilier, il constate, au mi­
« À L’ÉTÉ 2020,  de vidange, ou encore de la recherche
ON A REDÉCOUVERT  effrénée de lieux d’aisance publics…
LA FRANCE DANS  la promiscuité. Au point de passer de
UNE CITROËN C3  mode, un jour ? « Cela peut s’essouffler,
AMÉNAGÉE POUR  nomadisme sur roues. Vivre dans 6 mè­
LE CAMPING »
Juliette Andreau
juriste et future naturopathe
| 21
XAVIER LISSILLOUR
lieu des années 2010, que la région des
Hauts­de­France est vierge de tout
aménageur. A Roberval, dans l’Oise, il
lance L’Atelier du van. Cinq ans plus
tard, l’entreprise réalise 500 000 euros
de chiffre d’affaires et compte trois
collaborateurs. Idem pour Guillaume
Labasque, un routier devenu « aména­
geur ». En 2018, année de fondation de
sa société Ouest Loc CamperVan, il
avait eu une quinzaine de véhicules à
préparer. Il en est désormais à vingt­
cinq par an. « La demande est bien
supérieure à ce que je peux produire »,
admet­il. Son confrère Benoît Ménard,
créateur du Bigorneau à roulettes, affi­
che un carnet de commandes complet
jusqu’au début de 2023.
Panneaux solaires et toilettes sèches
Pour aménager un petit véhicule, il est
nécessaire d’avoir des équipements à
l’échelle. C’est la niche dans laquelle
s’est engouffrée la société H2R (qua­
rante employés). A l’origine, elle four­
nissait des équipements pour bateau,
mais elle a changé de cap. « Avec l’ex­
plosion du van et de l’autoconstruction,
nous sommes devenus le Leroy Merlin
du fourgon aménagé, plaisante Ronan
Louet, un ancien marin, cogérant de
H2R. Le van, c’est partir sans vraiment
sortir de chez soi. Tu gardes un cadre de
vie, de la sécurité. »
Pour vivre ainsi, il faut prévoir l’essen­
tiel (chauffage, réfrigérateur, four…), les
éléments du quotidien que les « van­
lifeurs » doivent essayer de loger dans
leur mini chez­soi. D’où l’émergence de
nouveaux marchés. L’électricité ? My­
Shop­Solaire propose des panneaux
sur mesure, condition sine qua non
d’une réelle autonomie, sans épuiser la
batterie. Les toilettes ? Alexandre
Evrard, ingénieur des mines à Nancy,
a profité du confinement pour créer
un boîtier qui traite les urines et les
rejette à l’extérieur « sous forme de
brouillard ». Les piétons apprécieront !
Le dispositif pourrait toutefois sonner
la fin des toilettes sèches, et de la corvée
Car la « vanlife », c’est aussi l’inconfort,
admet Philippe Colas, un habitué du
tres carrés sans toilettes, ni douche,
beaucoup n’y arriveront pas. » p
éric nunès
Prochain épisode La « retraite
spirituelle » pour se retrouver
 0123
22 | JEUDI 11 AOÛT 2022

« Pourquoi tous ces biens devaient­ils rester

dans les bureaux des directeurs, des adminis­
trateurs, des chefs, pourquoi ? » Nicola Sinisi
lâche aussi une petite bombe : ces vols
auraient été impossibles sans une compli­
cité interne.
Et, quand arrive sur le tapis une polémique
qui semble dérisoire au regard des vols répé­
tés dans l’entreprise nationale, il craque.
Plusieurs médias et des parlementaires ont
critiqué, à Noël 2020, les dépenses de la RAI,
36 000 euros, pour une crèche pop aux cou­
leurs acidulées de l’artiste Marco Lodola
– où Marie a les traits de la chanteuse Gi­
gliola Cinquetti, et les bergers, ceux de Lu­
ciano Pavarotti ou de Freddie Mercury – qui
n’a jamais été installée viale Mazzini. Le
plasticien lui­même, fatigué des controver­
JEAN-LUC NAVETTE ses sur cette crèche jugée par certains trop
laïque, a décidé de ne pas l’installer comme
prévu à la RAI, mais au prestigieux Musée
des Offices, à Florence, qui lui a ouvert les

Razzia
bras. Les 36 000 euros dépensés ont servi à
payer le transport, les personnels, des maté­
riaux, « mais pas “il maestro”, un artiste
mondialement reconnu qui n’avait rien de­
mandé », précise Sinisi devant les députés et
les sénateurs de la commission.

sur la RAI « CES ŒUVRES ÉTAIENT MORTES »

C
e n’est pas le sac de Rome. C’est
pire – même sans le feu, le sang,
la cruauté. Car y a­t­il ennemi
plus triste que celui venu de l’in­
térieur ? Et c’est un vrai pillage…
La RAI, « mamma RAI », cette radiotélévision
italienne qui se confond avec le pays lui­
même, miroir déformé de son paysage poli­
tique et reflet fidèle de sa culture, s’est laissé
dépouiller pendant des années sans bron­
cher. Sans rien voir. Sans rien faire. Il a suffi
qu’un tableau tombe du mur, dans un cou­
loir du siège, à Rome, viale Giuseppe Maz­
zini, pour que la tempête se déclenche.
En France, ce serait une affaire d’Etat. En
Italie, ce n’est qu’un scandale de plus mais
qui tarde à s’éteindre, agissant comme un
poison lent. L’œuvre en question, Architte­
tura, du Florentin Ottone Rosai (1895­1957),
peintre attiré un temps par le fascisme, re­
présente quelques maisons stylisées et
deux cyprès. Pendant le confinement dû au
Covid­19, elle se décroche d’un mur et part
en restauration. En mai 2021, le quotidien
italien Il Messaggero révèle que c’est un
faux, mais livre surtout les résultats de l’en­
quête déclenchée par le parquet de Rome, à
la suite du signalement par la RAI au procu­
reur : une razzia sur le patrimoine artistique
de la maison des décennies durant.
Les carabiniers parviennent tout d’abord à
identifier l’ancien salarié indélicat de la RAI
qui a commis son forfait, dans les années
1970, semble­t­il. Il a vendu pour 25 millions
de lires (environ 42 000 euros) l’original,
qu’il a remplacé par une copie réalisée par
un faussaire de génie. Devant les policiers, le
retraité avoue sans barguigner, certain de
son impunité : les faits sont prescrits depuis
longtemps. Le travail ne fait alors que com­
mencer pour la police spécialisée dans le
trafic d’œuvres d’art, la Protection du patri­
moine culturel (TPC). Cet inventaire révèle,
selon la presse italienne, la disparition de
quelque 120 œuvres, à Rome, au siège de Mi­
lan, et dans d’autres antennes de la RAI, sur
les 1 500 que possède l’entreprise publique.
Certaines remplacées par des faux, beau­
coup simplement volées.
Des gravures, et non des huiles, de Monet,
de Corot, de Modigliani, de Chirico, mais
aussi des sculptures, des tapis, des meubles
signés ont disparu. Les enquêteurs avan­
cent l’hypothèse qu’une grande partie des
vols ont eu lieu après une exposition des
œuvres de la RAI dans les Pouilles, en 1996.
Le scandale est d’autant plus grand que les
trésors de la société, détenue à 99,5 % par le
VOLEURS À L’ŒUVRE  —  3/6  —
Pendant des années, sans que personne ne s’en soucie, tableaux de
grands peintres, meubles signés, sculptures ont disparu des locaux de
la radio-télévision italienne. L’affaire, une fois révélée, fait scandale
ministère des finances, ont été acquis grâce
au contribuable italien. La redevance (il ca­
none), bien que parmi les plus basses d’Eu­
rope (90 euros), représente la principale
source de financement de ce service public.
Et rapporte chaque année près de 2 mil­
liards d’euros.
Ouverte en mars 2021, l’enquête est sans
doute loin d’être terminée. Mais la TPC, in­
terrogée par Le Monde, refuse d’en dire un
mot. Cette unité, créée en 1969, est l’une des
plus étoffées d’Europe. « Le dispositif est as­
sez disparate dans le monde, observe le colo­
nel Didier Berger, qui dirigeait jusqu’en août
l’Office central de lutte contre le trafic des
biens culturels, à Nanterre. Nous, nous som­
mes 27. Les Italiens sont plus de 250 et dépen­
dent du ministère de la culture avec des mis­
sions plus importantes que les nôtres. » Son
commandant, le général Roberto Riccardi,
multiplie les opérations.
« VÉRITABLE MISE À SAC »
Pas plus tard que le vendredi 22 juillet, une
enquête conjointe du FBI américain et de la
TPC a débouché sur la restitution de plu­
sieurs œuvres. Parmi elles, le Retour de l’Ar­
che d’alliance, une tapisserie flamande du
XVIe siècle, volée en 1995 dans une galerie
spécialisée à Milan et réapparue dans une
luxueuse villa de Palm Beach, en Floride.
Une mosaïque romaine du IIe siècle à tête
de Méduse qui avait traversé l’Atlantique
en 1959 et transité par Los Angeles en 1980
a aussi retrouvé l’Italie. Le trafic d’œuvres
d’art est connu pour financer des réseaux
mafieux ou le terrorisme. Le braquage à
main armée du Musée archéologique de
Naples, en 1977, fut ainsi peut­être le fait de
la Camorra. Un des fleurons de ce butin,
une très rare pièce d’or du Ier siècle repré­
sentant Néron, fait partie du lot récupéré le
22 juillet. Une grande maison de ventes aux
enchères américaine s’apprêtait à la mettre
en vente.
C’est ce qui est arrivé à l’un des biens volés
à la RAI, un bureau de l’architecte, designer
et peintre Gio Ponti (1891­1979), dessiné spé­
cialement pour la radio­télévision italienne
en 1951 et vendu aux enchères 70 000 euros
chez Christie’s, à Londres, le 16 octobre 2019.
Ce meuble rare est resté au siège de la RAI à
Milan jusqu’à une date inconnue. Interro­
gée par Le Monde, la célèbre maison d’en­
chères répond qu’elle « ne mettrait en aucun
cas en vente sciemment une œuvre qui pour­
rait faire l’objet de doutes valables quant à sa
propriété ou son authenticité ». Christie’s,
SELON  pour des questions de confidentialité, re­
LE DIRECTEUR  fuse de révéler l’identité de l’acheteur, mais
renvoie au catalogue public de la vente : le
DU PATRIMOINE DE  meuble a été acquis en 2010 auprès de la ga­
LA RAI, CES VOLS  lerie Anna Patrassi, à Milan, avec des titres
de propriété légitimes. Jointe au téléphone,
AURAIENT ÉTÉ  la galeriste ne se rappelle pas où elle a acheté
IMPOSSIBLES SANS  ce meuble mais dit l’avoir acquis « peut­être
en 2007 ou 2008, pas avant ».
UNE COMPLICITÉ  Il était inévitable que le scandale, traité par
INTERNE la presse traditionnelle et par plusieurs sites
ou émissions populaires, prenne un tour
politique. Alors directeur de la redevance et
du patrimoine de la RAI, Nicola Sinisi,
66 ans, est ainsi interrogé au débotté dans la
rue, le 13 mai 2021, par le journaliste satiri­
que Alessio Giannone, qui a révélé certains
pans de l’affaire. Devant cet envoyé spécial
du site Striscia la notizia, le haut fonction­
naire se refuse à tout commentaire – « Il y a
une enquête judiciaire en cours » –, mais il
reste jovial et assure : « L’important est que le
patrimoine d’une entreprise publique puisse
être vu par tous. » Il rit moins quand il est en­
tendu par la commission parlementaire de
surveillance de la RAI, ou comité de vigi­
lance, le 22 juin 2021.
A six mois de la retraite, il balance. Il souli­
gne que la RAI (comprendre ses dirigeants)
n’a aucune idée de la valeur du patrimoine
qu’elle possède. Il raconte que divers direc­
teurs ont vu des objets d’art disparaître de
leur bureau sans s’émouvoir ni réagir. « Il y a
eu une véritable mise à sac. » Des bureaux,
des secrétaires, des fauteuils, signés ou de
prix, se sont ainsi volatilisés. Tout ce patri­
moine a été acquis principalement dans les
années 1950 et 1960 et même jusque dans
les années 2000, grâce à la redevance publi­
que, insiste­t­il. Il fait mine de s’interroger :
Seulement, l’ex­directeur de la RAI Fabrizio
Salini a assuré, en répondant à l’époque à
une question parlementaire, que ce projet
n’avait jamais été officiellement autorisé. Ce
qui met hors de lui Nicola Sinisi : « On a le
droit de changer d’avis. (…) Mais répondre à
une interrogation du Parlement par un men­
songe, c’est une chose inadmissible », s’écrie­
t­il. Il tient à la disposition des honorables
membres du Parlement « cinq volumes de
documents qui le prouvent ».
La commission parlementaire est aba­
sourdie devant les faits « particulièrement
graves », les vols, l’incurie, les mensonges,
qui viennent de lui être présentés, souligne
son président. Michele Anzaldi, un député
centriste proche de l’ancien président du
conseil Matteo Renzi et très actif dans ce
dossier, s’est exclamé : « N’importe où,
quand il y a un vol, on prend des mesures.
Mais dites qui était là et qui n’a rien fait !
Jouez la transparence… »
La réaction de la RAI envers son directeur
de la redevance et du patrimoine culturel,
elle, ne se fait pas attendre. En juillet 2021,
Nicola Sinisi est d’abord suspendu, puis li­
cencié, par le nouveau directeur, Carlo
Fuortes, qui vient de prendre ses fonctions.
Aucun des interlocuteurs contactés par Le
Monde à la RAI n’a souhaité répondre à nos
questions. Le service de presse de l’entre­
prise a fini par déclarer qu’un audit interne
était en cours.
« Penser que des œuvres du niveau de Mo­
net ou de Modigliani aient pu disparaître et
que personne ne l’ait découvert avant, c’est
une affaire incroyable », se scandalise l’his­
torien de l’art Tomaso Montanari. Ces vols
au fil des ans prouvent, selon lui, à quel
point la culture avait peu d’importance au
sein de l’entreprise publique : « Ces œuvres
étaient mortes, personne ne les regardait. »
C’est pourtant la RAI qui a fait l’unité lin­
guistique de l’Italie, qui a adapté les
chefs­d’œuvre de la littérature ou du théâ­
tre italien à la télévision. « Aujourd’hui, elle
subit une banqueroute culturelle. Et c’est ce­
lui qui a brisé le silence qui doit jouer les
boucs émissaires », poursuit l’historien.
Même si les faits sont prescrits, il faudrait
un procès pour les comprendre et laver pu­
bliquement l’affront devant les citoyens,
pense­t­il. « C’est la RAI qui a le pouvoir mé­
diatique, qui devrait elle­même lancer des
enquêtes journalistiques et faire surgir la vé­
rité. » Et retrouver son honneur. A moins
que la vérité ne soit trop dérangeante. p
roxana azimi
et béatrice gurrey
Prochain article Un cambriolage
en or massif
0123
JEUDI 11 AOÛT 2022 | 23

La poésie du sac
gonflé par le vent
LE PLASTIQUE, C’EST FANTASTIQUE !  —  3/6  —
Dans ses pièces, Phia Ménard donne vie
à des sachets de courses pour en faire
les créatures de son corps de ballet

L
e sac plastique, cet objet informe,
impur, qui met plus de quatre
cents ans à se décomposer et à re­
tourner à la nature, semblait
a priori mal parti pour offrir
un grand moment de poésie. Et pourtant,
la metteuse en scène et performeuse Phia
Ménard l’a fait, avec un petit spectacle­culte
créé en 2008 et qui, depuis, n’a cessé de tour­
ner un peu partout : L’Après­midi d’un foehn.
Quand on l’a découvert, ce fut un enchan­
tement que de voir cette nuée de sachets co­
lorés devenir un corps de ballet, avec ses pe­
tites créatures étranges et gracieuses,
comme des bibendums aériens dansant sur
la musique de Claude Debussy – L’Après­Midi
d’un faune, mais aussi Nocturnes et Dialo­
gues du vent et de la mer. Le spectacle provo­
quait une émotion très particulière, dans la­
quelle entrait sans doute à la fois de l’éco­an­
xiété et de la nostalgie pour un monde
où l’on ne se posait pas tant de questions
qu’aujourd’hui, et où le sac plastique était
une sorte de prolongement de la main.
Comment Phia Ménard avait­elle réussi
un tel prodige, se demandait­on, ébahi
de voir ces faunes des temps industriels
évoluer avec une liberté digne de leurs ancê­
tres mythologiques, sans que rien ni per­
sonne, en apparence, ne les guide ? On
a beau savoir, quand on s’intéresse à l’art de
la marionnette, que toute matière peut être
animée, donner vie à des sacs plastique
et en faire des êtres autonomes n’avait rien
d’évident. Car, ici, les créatures ne sont re­
liées à aucun fil, aucune tige, aucune main.
DÉPRESSIONS ET TROUS D’AIR
Il y a bien, pourtant, un grand manipulateur
derrière les djinns de Phia Ménard : le vent.
Et, pour manipuler le vent lui­même, il y a
une intervention humaine. Avant d’imagi­
ner L’Après­Midi d’un foehn, Phia Ménard
avait créé un autre spectacle, Doggy Bag
(2007), dans lequel elle avait fait naître une
fabuleuse tempête de neige, avec des sacs
en plastique blanc. C’est d’ailleurs avec
Doggy Bag que la metteuse en scène a rodé
la technique qu’elle a déployée ensuite
dans L’Après­Midi d’un foehn : un dispositif
composé de ventilateurs disposés de ma­
nière hexagonale, et dont les souffles d’air
sont plus ou moins orientés par un marion­
nettiste équipé d’un parapluie et d’un long
manteau. Avec ces objets, le manipulateur
crée des dépressions ou des trous d’air qui
permettent de contrôler les trajectoires des
marionnettes sans avoir à les toucher.
Rien donc que de très artisanal et empiri­
que dans ce spectacle, au début duquel on
voit le marionnettiste fabriquer à vue les
créatures, en trois coups de ciseaux et d’ad­
hésif sur les sachets, et celles­ci prendre vie
et se mettre à danser en se gonflant d’air.
« Dès Doggy Bag, j’avais le désir de recréer
une sorte de rêve, avec des matériaux indus­
triels, se souvient aujourd’hui Phia Ménard,
à l’heure où son spectacle s’apprête à repar­
tir pour une nouvelle saison de tournée.
Comme tous les artistes, je pense, j’aime
le plastique : c’est une matière qui offre des
possibilités de fabrication, de transformation
et de jeu infinies. Le sac en plastique est de­
venu le symbole de ce que notre société
de consommation a de pire. C’est notre nou­
veau paria et, en tant que tel, il est intéres­
sant. Plusieurs générations d’humains ont
vécu avec cet objet dans leur vie la plus quoti­
dienne, c’était une sorte d’objet­ami lié à des
besoins fondamentaux – se nourrir, se dépla­
cer, déplacer sa nourriture… – et, maintenant,
on prend conscience qu’il est destructeur
et qu’il va falloir s’en passer. Il interroge
la trace qu’on laisse, aussi. La poésie de ce
matériau, c’est sa contradiction. »
La question amuse Phia Ménard, quand
on lui demande si L’Après­Midi d’un foehn « L’Après­Midi d’un foehn », en 2016. JEAN-LUC BEAUJAULT
serait une sorte de requiem pour le plasti­
que et pour la société de consommation.
La metteuse en scène avait songé à créer
une version du Requiem, de Mozart, là aussi
avec des sacs plastique. Il n’est pas exclu que
le spectacle voie le jour. « Comme tout ce maines par la liberté de leurs mouvements, perse de par le monde des milliards de sacs
que l’on déconstruit désormais dans notre
« J’AIME  l’air les traversant avec fluidité comme s’il plastique qui viennent polluer les espaces
société postindustrielle, la question que l’on LE PLASTIQUE :  était le flux sanguin lui­même. Elles sont, naturels, Phia Ménard, en démiurge poète,
se pose avec ce matériau, c’est s’il était tour à tour, danseuse étoile ou monstre, for­ oppose le souffle qui transcende un maté­
un progrès ou une erreur du progrès hu­
C’EST UNE MATIÈRE  ment des ensembles ou sont plutôt solitai­ riau devenu suspect et dégradé. Il y en a,
main », constate Phia Ménard. QUI OFFRE DES  res, au gré des représentations, dont aucune des interrogations, dans ses petits bons­
Ainsi, la metteuse en scène qui, aupara­ ne ressemble à une autre. « Les “créatures” hommes fragiles qui, lorsque l’air qui
vant, avait déjà dompté la glace et l’eau,
POSSIBILITÉS  ne font pas la même chose à chaque fois, se­ les anime retombe, se déballonnent, s’af­
prend acte du passage d’un monde à l’autre. DE FABRICATION, DE  lon la chaleur, la hauteur de l’espace, le pu­ faissent et redeviennent ce qu’ils n’ont sans
Avant, l’homme se vivait, dans son imagi­ blic…, observe l’artiste. Il y a une part d’aléa­ doute jamais cessé d’être : pas grand­chose.
naire, comme s’hybridant avec l’animal
TRANSFORMATION  toire importante, comme lorsqu’on travaille On leur a offert un peu de vie, on leur a fait
et donc avec la nature, sous forme de faune, ET DE JEU INFINIES » avec des animaux. » croire qu’ils étaient indispensables, et puis,
de satyre ou autre créature mythologique. A la fin du spectacle, cette atmosphère pri­ pfuitt ! plus rien. Si ce n’est leur enveloppe
Phia Ménard
Aujourd’hui, il fait entrer dans son propre mesautière et dansante est balayée par en plastique imputrescible. p
corps des corps étrangers issus de processus une marée noire formée de sachets couleur fabienne darge
pétrochimiques. Dans le spectacle de Phia mazout, en une représentation à la fois sim­
Ménard, les marionnettes en plastique im­ ple et on ne peut plus frappante d’une apo­ Prochain article Les seaux chez
palpable semblent à chaque instant plus hu­ calypse postindustrielle. Au vent qui dis­ Pina Bausch, Robyn Orlin et Jan Martens

Huit œuvres d’art-refuge semées sur

CULTURE AU VERT 
LOZÈRE ET GERS A u cœur du parc naturel
régional des causses du
Quercy, perdu dans un
océan de verdure, une drôle de
construction s’érige au sommet
d’un plateau battu par le vent.
Deux petites pyramides en pier­
res plates reliées l’une à l’autre
par une large tablette qui forme
comme une porte sur laquelle
le soleil tombe à pic, le jour
du solstice d’été, au moment où
il se couche. L’édifice prend alors
des airs d’autel païen, comme s’il
se connectait au chapelet de dol­
mens qui jalonnent le parc. Conçu
par le collectif Encore Heureux
avec des artisans bâtisseurs de la
région qui ont initié ses membres
aux techniques locales de la cons­
truction en pierre sèche, il donne
l’impression d’avoir été là de
toute éternité. « Nous avons cher­
ché à inventer un patrimoine ver­
naculaire pour le futur », explique
l’architecte Julien Choppin.
Cet abri pour voyageurs rap­
pelle les caselles ou gariottes, ces
refuges pour bergers que l’on
trouve dans cette partie du Lot.
C’est le premier d’une collection
d’œuvres d’art­abri commandée
par Derrière le hublot, associa­
tion labellisée scène artistique
nationale qui œuvre à créer
du lien dans des territoires ru­
raux du centre de la France en fai­
sant éclore, là où on ne les attend
pas, des projets artistiques.
Elles sont huit, qui ponctuent,
sur près de 300 kilomètres, entre
la Lozère et le Gers, le parcours du
GR65, une des ramifications des
chemins de Compostelle. « Je n’ai
pas d’appétence pour la randon­
née ni pour les pèlerinages, précise
Fred Sancère, le pilote du projet.
Mais, toute l’année, je vois passer
des gens sur ce GR65, qui viennent
de l’Europe entière. Les chemins
de Compostelle partent d’Helsinki,
de Moscou, de Bucarest… Depuis
le Moyen Age, on dit que tous les
chemins mènent à Compostelle.
Ces chemins sont un puits à histoi­
res très fertile pour les artistes. »
Architecture minimaliste
Spartiates, sans clé, voire sans
porte, les abris sont pensés pour
dormir à même le sol. Leur archi­
tecture minimaliste – un toit et
des murs pour protéger grosso
modo des intempéries – privilégie
le rapport à la nature, à ses sons et
à ses odeurs. Une invitation à la
contemplation, à la méditation,
qui est aussi une proposition ar­
tistique ancrée dans son contexte.
A Golinhac, commune de
300 âmes située sur les contre­
forts du Massif central, La Cham­
bre d’or, d’Abraham Poincheval,
devrait ainsi beaucoup, selon l’ar­
tiste lui­même, aux histoires
qu’on lui a racontées. L’abri se dé­
voile au détour d’une promenade
buissonnière, bloc de béton aux
reliefs irréguliers recouvert d’un
enduit fait de matériaux glanés
sur place, incrusté de morceaux
de quartz. Un gros rocher,
en somme, qui abrite une micro­
grotte aux murs peints en or, co­
con de conte de fées qu’un œil­
de­bœuf relie au monde extérieur.
Autre exemple, 40 kilomètres
plus loin, à Livinhac­le­Haut
(Aveyron) : une cabane en bois
expérimentale, construite entiè­
rement à partir de matériaux de
réemploi. Son architecte, Elias
Guenoun, l’a conçue spécifique­
ment pour les voyageurs solitai­
res. Ceux qui y ont séjourné ont
laissé des livres dans la bibliothè­
que et des bougies sur le rebord
de la fenêtre. p
isabelle régnier
Les œuvres d’art­refuge,
Derrierelehublot.fr
Prochain article Le Festival Rur à
Nogent­le­Rotrou (Eure­et­Loir).
 0123
24 | 0123 JEUDI 11 AOÛT 2022

Légaliser le cannabis LE PARTI 

RÉPUBLICAIN  tiels, voire classifiés, à la fin de ses fonc­ dée par le camp démocrate dans le but

permettra de protéger
tions, en janvier 2021. Les archives d’écarter l’ancien locataire de la Maison
RESTE AVEUGLÉ  nationales ont déjà dû batailler ferme pour Blanche de la prochaine course présiden­
PAR TRUMP récupérer au début de l’année plusieurs tielle. Cette thèse est disputée, car les textes

davantage
cartons de documents.
Cet éventuel manquement à la règle peut
apparaître presque anodin par rapport aux
travaux en cours de la commission d’en­
ne disent pas qu’une condamnation de Do­
nald Trump pour ces rétentions d’archives
l’écarterait automatiquement des urnes.
Les mêmes responsables conservateurs

nos concitoyens
Un collectif de 29 sénateurs du groupe
Socialiste, écologiste et républicain,
emmené par Gilbert­Luc Devinaz,
s’engage à déposer une proposition de loi D onald Trump peut revendiquer un
nouveau précédent : celui d’être le
premier ancien président des
Etats­Unis visé par une perquisition à son
domicile conduite par la police fédérale.
Cet acte d’enquête, qu’il a révélé lui­même
quête de la Chambre des représentants.
Cette dernière se consacre en effet au coup
de force manqué du 6 janvier 2021, inspiré
par Donald Trump, qui avait pour but de
stopper la certification par le Congrès de
l’élection de Joe Biden.
Pourtant, cette nouvelle entorse aux prin­
cipes sur lesquels reposent les mécanismes
sophistiqués de la démocratie américaine
souligne une nouvelle fois l’inaptitude de
Donald Trump à exercer les plus hautes
fonctions. Ce rappel intervient alors qu’il
entretient avec force meetings politiques
l’hypothèse d’une nouvelle candidature à
qui dénoncent une chasse aux sorcières
n’avaient pourtant pas de mots assez durs
contre l’ancienne secrétaire d’Etat démo­
crate Hillary Clinton, adversaire malheu­
reuse de Donald Trump en 2016, lorsqu’il
avait été révélé qu’elle avait utilisé un ser­
veur personnel pour sa correspondance
électronique quand elle conduisait la diplo­
matie des Etats­Unis. Le FBI, qui s’était saisi
de l’affaire, avait conclu à l’absence de char­
ges impliquant des poursuites, ce qui
n’avait pas empêché Donald Trump de lui
promettre la prison pendant une campa­
gne particulièrement électrique.

P
rès de 18 millions de nos
concitoyens ont déjà con­
sommé du cannabis à titre
récréatif, selon un récent
rapport de l’Assemblée nationale.
Alors que c’est interdit, 1,5 million
en consomment régulièrement.
Que nous le voulions ou non, il
s’agit d’un sujet de société dont
les pouvoirs publics doivent se
saisir. Il est de la responsabilité
du législateur d’apporter des ré­
ponses aux préoccupations légi­
times qui existent, face à une si­
tuation qui nous échappe.
Dans ce contexte, nous devons
en se posant en victime d’un arbitraire
d’Etat, lundi 8 août, s’est déroulé dans sa
propriété de Mar­a­Lago, en Floride, deve­
nue son port d’attache depuis son départ
de la Maison Blanche.
Le département de la justice et le FBI, di­
LA LÉGALISATION rigé par un homme choisi en son temps par
SERVIRAIT À Donald Trump, se sont abstenus de tout
commentaire. Selon la presse américaine,
FREINER LES la perquisition aurait eu pour but de véri­
fier que l’ancien président n’avait pas con­
TRAFICS AU servé indûment des documents confiden­
BÉNÉFICE DES
ZONES SINISTRÉES
l’investiture de son parti pour la présiden­
tielle de 2024.
Les réactions pavloviennes que la perqui­
sition du FBI a entraînées dans les rangs du
Parti républicain ont également souligné la
toxicité de Donald Trump pour le parti
fondé par Abraham Lincoln. Pendant que
ses plus fervents supporteurs se rassem­
blaient déjà devant sa luxueuse propriété,
les plus hauts responsables du Grand Old
Party ont rivalisé dans la véhémence pour
dénoncer une opération politique télégui­
Les primaires républicaines qui se succè­
dent, comme celles qui se sont tenues dans
l’Etat­clé du Wisconsin, le 9 août, confir­
ment malheureusement la férule de Donald
Trump sur son parti ainsi que la conversion
durable du camp conservateur à la théorie
du complot de l’illégitimité de Joe Biden en­
tretenue par l’ancien président. Cet aveugle­
ment et le véritable culte qui est voué à ce
dernier dans les rangs conservateurs restent
les menaces les plus sérieuses qui pèsent
sur les institutions américaines. p

Dans les tribunaux civils français,

sortir du procès en laxisme fait le développement économique.
régulièrement aux tenants d’une Nous croyons au rôle régulateur
évolution du cadre légal. Nous, de la puissance publique, dont
sénateurs socialistes, regardons l’importance a été rappelée, n’en

il faudrait juger moins pour juger mieux

la réalité en face : la situation est
intenable. Les Français sont prêts
à débattre de la consommation
du cannabis dit récréatif.
Nous tenons à apporter notre
pierre à l’édifice, sans parti pris et
dans la perspective d’une législa­
tion efficace. En effet, nous obser­
vons que la répression engagée
dans le cadre de la prohibition est
inefficiente et injuste. Elle ne per­
déplaise aux libéraux, par la crise
sanitaire qui a frappé la planète
ces deux dernières années. Il reste
des arbitrages à rendre sur les mo­
dalités d’encadrement, sur l’âge lé­
gal de consommation ou sur les
systèmes de production qu’il con­ Le système judiciaire souffre d’une surproduction de jugements et devrait tenter de favoriser
vient de mobiliser, en se basant
sur le tissu économique de pro­ les règlements amiables, estime l’avocat Stéphane Bonifassi
duction de chanvre existant d’ores
et déjà dans notre pays.

met pas de protéger nos jeunes
des dégâts sur leur santé d’une
consommation incontrôlée. Elle
maintient des quartiers dans une
dépendance très forte aux trafics
qui se traduit par une insécurité et
une violence insupportables pour
les habitants. Elle mobilise des
moyens conséquents pour un ré­
sultat en définitive quasi nul.
Face à cela, deux réponses exis­
tent. La première, la dépénalisa­
tion, est caractérisée par un
maintien de l’interdiction avec
une suppression des peines en­
courues. Ce serait un renonce­
ment des pouvoirs publics qui
s’amputeraient eux­mêmes des
moyens d’agir. Il s’agirait d’ache­
ter la paix sociale avec un certain
cynisme. Nous refusons cette op­
tion démagogue et populiste.
Contrôler la qualité des produits
Nous prônons l’autre voie : la léga­
lisation. Sans minimiser l’impact
sanitaire de la consommation du
cannabis, nous considérons, à
l’instar des politiques publiques
existantes pour le tabac, l’alcool
ou les jeux d’argent, que la légali­
sation donnera les moyens d’agir
plus efficacement pour protéger
davantage nos concitoyens et no­
tamment notre jeunesse.
En effet, la légalisation permet­
trait de contrôler en premier lieu
la qualité sanitaire des produits
consommés. Elle servirait égale­
ment à freiner grandement les
trafics au bénéfice de ces zones si­
nistrées. De plus, il serait possible
de développer des plans de pré­
vention de grande ampleur, finan­
cés par la taxation des produits et
par le redéploiement des moyens
de répression. La légalisation doit
enfin être un choc social pour li­
bérer les populations qui pâtis­
sent des lieux de deal. Nous de­
vons nous doter des moyens de
réinsérer les petites mains du tra­
fic dans l’économie légale.
A terme, de nouvelles recettes
fiscales devraient être tirées du
commerce du cannabis et des éco­
nomies réalisées en matière de
justice et de police. D’importantes
ressources pourraient ainsi être
mobilisées aussi bien pour la pré­
vention que pour la réinsertion et
Parce que la situation est insa­
tisfaisante et parce que le statu
quo conduit uniquement à met­
tre le sujet sous le tapis, nous al­
lons entamer une démarche de
concertation large pour déposer
dans les mois à venir une proposi­
tion de loi pour répondre à cet en­
jeu. L’opinion publique est prête,
il faut que le législateur agisse. p
Membres du groupe Socialiste,
écologiste et républicain (SER)
au Sénat, les signataires
de cette tribune sont :
Joël Bigot, sénateur du Maine-et-
Loire ; Nicole Bonnefoy, sénatrice
de la Charente ; Marie-Arlette
Carlotti, sénatrice des Bouches-
du-Rhône ; Yan Chantrel, séna-
teur des Français établis hors de
France ; Hélène Conway-Mouret,
sénatrice des Français établis
hors de France ; Thierry Cozic,
sénateur de la Sarthe ; Marie-
Pierre de La Gontrie, sénatrice
de Paris ; Gilbert-Luc Devinaz,
sénateur du Rhône ; Jérôme
Durain, sénateur de Saône-et-
Loire ; Rémi Féraud, sénateur de
Paris ; Martine Filleul, sénatrice
du Nord ; Hervé Gillé, sénateur de
la Gironde ; Laurence Harribey,
sénatrice de la Gironde ; Olivier
Jacquin, sénateur de la Meurthe-
et-Moselle ; Patrice Joly, sénateur
de la Nièvre ; Bernard Jomier,
sénateur de Paris ; Patrick Kan-
ner, sénateur du Nord, président
du groupe SER ; Eric Kerrouche,
sénateur des Landes ; Jean-Yves
Leconte, sénateur des Français
établis hors de France ; Monique
Lubin, sénatrice des Landes ;
Didier Marie, sénateur de Seine-
Maritime ; Michelle Meunier, sé-
natrice de Loire-Atlantique ; Marie-
Pierre Monier, sénatrice de la
Drôme ; Emilienne Poumirol,
sénatrice de la Haute-Garonne ;
Angèle Preville, sénatrice du Lot ;
Christian Redon-Sarrazy,
sénateur de la Haute-Vienne ;
Sylvie Robert, sénatrice d’Ille-et-
Vilaine ; Laurence Rossignol,
sénatrice de l’Oise ; Jean-Claude
Tissot, sénateur de la Loire
L
e rapport des Etats généraux de la
justice (dit « rapport Sauvé ») remis
le 8 juillet au président de la Répu­
blique appelle à une augmenta­
tion substantielle des moyens de la jus­
tice et fait état d’un sous­investissement
chronique. Pourtant, ce même rapport
relève que la France se situe au­dessus de
la médiane européenne pour les dépen­
ses des tribunaux rapportées au produit
intérieur brut ou au nombre d’habi­
tants, selon la Commission européenne
pour l’efficacité de la justice (Cepej). En
même temps, la France présente un dé­
lai de traitement des affaires bien supé­
rieur à la médiane européenne, et la Ce­
pej s’alarme de l’insuffisante efficacité
de notre système judiciaire. Des moyens
supérieurs à la médiane mais une justice
plus inefficace que les autres : on ne sau­
rait dire de manière plus convaincante
que notre justice ne souffre pas seule­
ment d’une insuffisance de moyens.
Pour autant, la justice civile française
ne chôme pas. Plus de 1 million d’affai­
res ont été traitées en 2020 devant les
tribunaux judiciaires en première ins­
tance. Bien que le juge civil français soit
devenu un auteur particulièrement pro­
lifique, il ne parvient pas à faire face aux
stocks inépuisables d’affaires introdui­
tes. Mais les difficultés rencontrées par
la justice civile française ne seraient­el­
les pas justement liées à cette produc­
tion de masse de jugements ?
En Angleterre, seules 5 % des affaires
dont le juge civil est saisi font l’objet d’un
jugement, selon une récente étude réali­
sée par le magistrat Michaël Haravon. Le
reste, soit l’écrasante majorité, est tran­
sigé avant tout jugement. Le juge n’a
alors à juger que les quelques affaires
pour lesquelles aucun accord n’a pu être
EN ANGLETERRE,
SEULES 5 % DES
AFFAIRES DONT LE
JUGE CIVIL EST SAISI
FONT L’OBJET D’UN
JUGEMENT, CONTRE
70 % EN FRANCE
trouvé entre les parties. En France, envi­
ron 70 % des affaires civiles donnent lieu
à un jugement, selon les statistiques du
ministère de la justice, sans parler des in­
nombrables recours devant les cours
d’appel ou la Cour de cassation. C’est
ainsi que pour 14 076 décisions en ma­
tière civile rendues en 2020 par la Cour
de cassation, son homologue la Cour su­
prême britannique a rendu 54 décisions,
toutes matières confondues, y compris
pénales. Les délais, du fait de ces recours
innombrables, explosent.
Sanctionner la mauvaise foi
Le choix fait par la justice britannique
de favoriser le règlement amiable des
différends permet un règlement plus
rapide et mieux accepté du litige. En pa­
rallèle, le juge dispose de plus de temps
et de plus de moyens pour traiter des af­
faires présentant une vraie complexité
juridique. Et c’est ainsi que le juge bri­
tannique rend une justice d’une très
grande qualité, reconnue par beaucoup,
et notamment par le monde des affai­
res internationales, qui a depuis long­
temps choisi Londres comme place
pour régler ses différends ; la justice
française, ensevelie sous cette produc­
tion de masse de jugements, de qualité
nécessairement moyenne, standardi­
sée, étant incapable de rivaliser.
En France, ce choix de favoriser le rè­
glement amiable n’a pas été fait. La
perspective d’un jugement défavorable
n’apparaît pas comme suffisamment
dommageable pour inciter les parties à
rechercher un règlement amiable.
Alors qu’ils connaissent les faiblesses
de leur dossier, en France, beaucoup de
défendeurs accumulent les recours
dans l’espoir qu’un faux pas procédural
joue en leur faveur ou que le deman­
deur perde patience ou les moyens de
faire face à une procédure qui s’éternise
sur plusieurs années. Certaines ban­
ques et compagnies d’assurances sont
adeptes de ces recours à la chaîne. Si la
partie qui résiste de mauvaise foi et
multiplie les recours peut être condam­
née au paiement d’une amende civile
pour procédure abusive, cette sanction
n’est dans les faits que très rarement
prononcée. Et si une partie est condam­
née, elle le sera toujours très molle­
ment, les montants alloués étant tou­
jours très parcimonieusement évalués.
Ce n’est pas une telle approche qui va
encourager les règlements amiables.
A l’inverse, la recherche précise des
faits, et la sanction sévère des plaideurs
de mauvaise foi sont au cœur du sys­
tème judiciaire britannique ; il y est bien
plus difficile pour avocats et parties de
soutenir un faux récit ou de faire preuve
de mauvaise foi. D’emblée, chaque par­
tie est amenée à produire devant le juge
tous les éléments en rapport avec le li­
tige en sa possession, y compris ceux en
sa défaveur. Il s’agit de la procédure dite
de disclosure. Cette phase permet
d’avoir une vue complète de l’affaire, de
mettre au jour les faiblesses de la thèse
d’une partie, et par conséquent de déter­
miner l’opportunité de transiger ou de
poursuivre jusqu’au procès.
En outre, le Royaume­Uni sanctionne
sévèrement le mensonge et la mauvaise
foi. Les infractions de contempt of court
(« outrage au tribunal ») et de parjure ré­
priment respectivement les comporte­
ments des parties qui portent préjudice
à l’administration de la justice ou l’en­
travent et le mensonge fait sous ser­
ment. Ces deux infractions, qui n’exis­
tent pas vraiment en France, peuvent
être sanctionnées par le paiement d’une
amende ou même par une peine d’em­
prisonnement. Et quand elle condamne,
la justice britannique ne condamne pas
à moitié et les montants mis à la charge
du perdant sont considérables.
Le juge civil britannique, contraire­
ment à son homologue français, est
ainsi doté d’outils efficaces pour décou­
rager la mauvaise foi des défendeurs et
les inciter à se tourner vers les modes de
règlement amiable des différends.
C’est en se dotant de nouveaux outils
procéduraux ou, à tout le moins, en
sanctionnant davantage la mauvaise
foi, tout en exerçant pleinement son
autorité, que la justice civile permettra
aux parties de se rapprocher pour tran­
siger, et au juge de réduire sa cadence et
de se concentrer sur les affaires qui né­
cessitent son intervention. A défaut, des
moyens additionnels donnés à la jus­
tice française, tout en gardant les mê­
mes méthodes, seront versés en vain
dans le tonneau des Danaïdes de la pro­
duction de masse de jugements. p
Stéphane Bonifassi est avocat
au barreau de Paris