DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
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2023, année la plus chaude jamais enregistrée
▶ L’Organisation météoro-
logique mondiale a révélé
que la moyenne des tem-
pératures avait dépassé,
l’an dernier, de 1,45 oC celle
de l’ère préindustrielle
LES HOUTHISTES YÉMÉNITES AU CENTRE DU JEU RÉGIONAL
▶ Avec leur stratégie
de surenchère calcu-
lée, les houthistes
envoient des signes
au monde arabe
▶ Nouvelle frappe
américaine contre
un site près de Sanaa
▶ L’Arabie saoudite
privilégie l’apaise-
ment avec les rebelles
▶ Face à la multiplica-
tion des crises,
l’armée américaine
mesure ses limites
▶ Infographie : esca-
lade en mer Rouge
PAGES 2 - 3 ET 1 8 - 2 0
1 ÉDITORIAL
LES RISQUES D’UNE
RÉGIONALISATION
DE LA GUERRE
DE GAZA
PAGE 3 2
Football
La Coupe d’Afrique
des nations,
une aubaine pour
la Côte d’Ivoire
PAGE 5
VU PAR STELLINA (TAÏWAN)
TÉLÉVISION : L’USINE À FEUILLETONS FRANÇAISE TOURNE À PLEIN RÉGIME
▶ Selon l’ONU, « les activi- ▶ Les effets du réchauffe- ▶ 2024 sera une année ▶ La fonte des glaciers
tés humaines enflamment ment frappent partout. cruciale. Il y a tout lieu du Mont-Blanc s’est
notre planète. 2023 n’était Cette « ébullition mon- de craindre que Donald fortement accélérée.
qu’un aperçu des catastro- diale » a eu une grande Trump ne dénonce Ils ont perdu jusqu’à 3
phes qui nous attendent influence sur l’enchaîne- l’accord de Dubaï s’il est ou 4 mètres d’épaisseur
si nous n’agissons pas » ment des catastrophes élu en novembre prochain PAGE S 6 - 7
GOUVERNEMENT
Remous dans la
majorité après
le remaniement
La composition de l’équipe
dirigée par Gabriel Attal
suscite critiques et incom-
préhensions chez de
nombreux macronistes
PAGE 8 E T tribunes P. 3 0
RACHIDA DATI
Sa nomination Rue
de Valois rebat les cartes
en vue des municipales
à Paris et sidère le monde
de la culture
PAG ES 10 E T 22-23
GÉRALD DARMANIN
Reconduit, le ministre de
l’intérieur entend préserver
sa marge de manœuvre
PAG E 9
POLÉMIQUE
Tollé après les déclarations
Photo du leader du mouvement houthiste,
Abdel Malik Al-Houthi, brandie lors
de la ministre de l’éduca-
d’un rassemblement, à Sanaa, au Yémen,
le 12 janvier 2024. KHALED ABDULLAH/REUTERS
tion sur la scolarisation de
ses enfants dans le privé
PAG E 11
Chronique
Les pays du Sahel
Médias
Les éditeurs
Etats-Unis
rayés de la carte de presse en quête Les évangéliques
de l’information d’une parade arbitres du NÉ DE LA NASA PERFECTIONNÉ
internationale face à l’IA
PAGE 3 2 PAGE 1 3 caucus de l’Iowa POUR UN SOMMEIL
HAUTE PERFORMANCE
Donald Trump est le favori
CARTOONING FOR PEACE de la première étape des
primaires républicaines, SOLDES
qui débutent le 15 janvier. Du 10/01 au 06/02 2024
Le vote des protestants
évangéliques est crucial
PAGE 4
Rencontre
Rachid Benzine,
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INTERNATIONAL
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

CONFLIT EN MER ROUGE

La surenchère calculée des houthistes

Cibles des bombardements américains, les rebelles yéménites espèrent tirer profit de leur soutien à Gaza

M
ort à l’Amérique, mort à
Israël ! » Des Yéménites
ont répondu par cen-
taines de milliers, ven-
dredi 12 janvier, à l’ap-
pel des autorités hou-
thistes à manifester dans la capitale, Sanaa,
contre les frappes des Etats-Unis et du
Royaume-Uni qui, dans la nuit, avaient visé
le groupe en représailles à ses attaques con-
tre la marine marchande en mer Rouge.
Depuis le 7 octobre, début d’une nouvelle
guerre opposant Israël au Hamas palesti-
nien dans la bande de Gaza, les houthistes,
alliés de l’Iran au Moyen-Orient et qui
contrôlent une vaste partie du nord et de
l’ouest du Yémen, appellent tous les vendre-
dis la population à marcher en soutien à la
cause palestinienne et à leur régime. « Les
Britanniques et les Américains n’ont pas bien
choisi leur jour. Vendredi, la manifestation
était plus imposante que d’habitude »,
constate Helen Lackner, analyste et cher-
cheuse non résidente au Sana’a Center et
autrice de Yemen in Crisis, Devastating
Conflict, Fragile Hope (Saqi, 2023).
Le regain de tension actuel permet aux re-
belles yéménites de se placer au centre du
jeu régional, envoyant à la fois des signaux
au monde arabe et à la population yéménite.
Tandis que les bombardements américains
et britanniques portent le risque de renfor-
cer la rébellion et d’accélérer la régionalisa-
tion du conflit en cours à Gaza.
Dans la nuit de vendredi à samedi,
Washington a annoncé avoir mené une
nouvelle frappe contre un « site radar »
dans les environs de Sanaa. La veille, les for-
ces navales et aériennes américaines, soute-
nues par les Britanniques, avaient déjà
frappé une série de cibles appartenant aux
rebelles yéménites. Ces derniers avaient
menacé de riposter en s’en prenant aux
intérêts de ces deux pays, considérés
désormais comme des « cibles légitimes ».
Après les raids aériens britanniques et
américains de vendredi, les houthistes ont
tiré au moins un missile, qui n’a cependant
touché aucun navire.
ARTÈRE VITALE
Dans une déclaration commune, Washing-
ton, Londres et huit de leurs alliés ont
souligné que leur objectif était la « désesca-
lade » en mer Rouge. Mais Moscou a
condamné des frappes occidentales « illégi-
times du point de vue du droit internatio-
nal », tout comme le président turc, Recep
Tayyip Erdogan, qui a critiqué une réponse
« disproportionnée ».
Depuis le mois de novembre, le groupe re-
belle yéménite a mené au moins 28 attaques
ciblant des navires en mer Rouge et dans le
détroit de Bab Al-Mandab, où transitent 12 %
du commerce maritime mondial et près
Les parlementaires britanniques demandent un débat sur les frappes
les britanniques ont appris à leur
réveil, vendredi, que leur armée avait
procédé, au côté des Américains, à des
frappes militaires « ciblées » contre les
milices houthistes au Yémen dont les
attaques, depuis novembre 2023, per-
turbent le trafic commercial en mer
Rouge. Ces frappes étaient « nécessai-
res » et obéissent à une logique
« d’autodéfense », a expliqué le pre-
mier ministre, Rishi Sunak, le Royau-
me-Uni se devant d’envoyer le « mes-
sage fort » que les rebelles yéménites
ne peuvent agir « impunément ».
Une action militaire britannique
semblait inévitable depuis quelques
jours, alors que les attaques des mili-
ces houthistes soutenues par l’Iran et
disant agir en soutien de la cause pa-
lestinienne se sont intensifiées, mal-
gré les mises en garde de la coalition
navale créée mi-décembre sous l’égide
des Etats-Unis. Le 10 janvier, le des-
troyer britannique HMS Diamond a dû
parer une des plus importantes atta-
ques à ce jour, impliquant dix-huit
drones et des missiles envoyés par les
rebelles. « La navigation dans la mer
Rouge doit être protégée, c’est pourquoi
nous sommes passés à l’action. Notre
Rassemblement à l’appel des houthistes à Sanaa, le 12 janvier. Photo fournie par le service de communication du groupe. HOUTHI MEDIA CENTER/VIA REUTERS
d’un tiers du trafic maritime de conteneurs.
L’objectif revendiqué par les houthistes est
de bloquer les navires en provenance ou à
destination d’Israël et d’imposer un cessez-
le-feu dans la bande de Gaza.
Le but de Washington et de son allié britan-
nique, dont les marines sont défiées et har-
celées par les tirs de missiles et les drones,
semble répondre à la nécessité de restaurer
une dissuasion et d’empêcher la paralysie
d’une artère vitale pour le commerce mon-
dial. Mais leur intervention, qui marque un
nouvel élargissement du conflit qui oppose
Israël au Hamas palestinien et aux forces al-
liées à Téhéran dans la région, vient aussi se
greffer sur neuf années de guerre civile qui
ont ensanglanté le Yémen.
En guerre contre l’Arabie saoudite, les
Emirats arabes unis et leurs alliés du
Conseil de direction présidentiel basé à
Aden – le gouvernement yéménite reconnu
par la communauté internationale – de
2015 à avril 2022, date de l’entrée en vigueur
d’une trêve négociée sous l’égide des Na-
tions unies, le groupe Ansar Allah (nom of-
action est nécessaire, légale, propor-
tionnelle et juste », a assuré le ministre
des affaires étrangères, David Came-
ron, dans une vidéo.
L’exécutif britannique s’aligne sur la
position américaine, comme il l’a fait
avec constance depuis les attaques du
Hamas du 7 octobre contre Israël,
même si la brutale réaction de l’armée
israélienne dans la bande de Gaza, qui
a déjà fait plus de 23 000 morts, selon
les autorités de l’enclave, inquiète
beaucoup Londres. Depuis son arrivée
à Downing Street, en octobre 2022,
Rishi Sunak s’est bien gardé d’aller
contre le traditionnel partenaire amé-
ricain, malgré des relations plutôt froi-
des avec l’administration Biden.
Le conservateur maintient égale-
ment un soutien sans faille à
l’Ukraine. Il était d’ailleurs en visite à
Kiev, vendredi, pour y rencontrer
Volodymyr Zelensky et annoncer une
aide militaire de 2,5 milliards de livres
sterling (2,9 milliards d’euros), consti-
tuée en grande partie de drones et de
missiles longue portée. M. Sunak s’est
gardé d’annoncer un plan de soutien
pluriannuel à l’Ukraine, contraire-
ment au souhait de députés tories.
ficiel du mouvement) pourrait même saisir
« AFFICHER l’occasion de cette nouvelle crise pour se
LEUR SOUTIEN renforcer sur le front intérieur. Sa légitimité
étant mise à mal par les crises économique
AUX PALESTINIENS et humanitaire sans fin dans lesquelles est
plongé le pays, à commencer par les régions
A AMÉLIORÉ L’IMAGE qu’il contrôle d’une main de fer.
DES HOUTHISTES. UN AUTRE « ENNEMI ÉTRANGER »
(…) ILS RECRUTENT « Il ne faut pas négliger la dimension idéologi-
que des actions menées par les houthistes.
À NOUVEAU Leur politique extérieure se résume essentiel-
lement dans leur slogan “Mort à Israël ; mort
DES COMBATTANTS » à l’Amérique”. Ils sont là logiques avec eux-mê-
HELEN LACKNER mes. Mais un second élément a trait au fait
chercheuse qu’ils exercent un contrôle particulièrement
autoritaire et répressif à l’égard des deux tiers
de la population du pays (estimée à 32 mil-
lions d’habitants) et leur popularité est limi-
tée, ajoute Helen Lackner. Or afficher leur
soutien aux Palestiniens a amélioré leur
image. Les Yéménites ont beau avoir une
mauvaise opinion des houthistes, ils sont pro-
palestiniens et profondément affectés par ce
qui se passe à Gaza. Le fait que les houthistes
Keir Starmer a approuvé l’interven- de conflit régional et voter a posteriori
tion au Yémen, estimant que les atta- sur les frappes. « Le Parlement a le droit
ques houthistes « menacent des vies » de débattre et de voter sur des actions
en plus du commerce mondial. Le chef militaires. (…) Les libéraux-démocrates
de file des travaillistes est soucieux de estiment que les actions des houthistes
s’inscrire au centre de l’échiquier poli- sont illégales, mais nous devrions
tique et de se démarquer le plus possi- apprécier très prudemment ces préoc-
ble de son prédécesseur, Jeremy Cor- cupations à l’aune des risques d’esca-
byn, qui multipliait les critiques con- lade », a ainsi tweeté Layla Moran.
tre l’OTAN. Soutien de longue date de Cette députée libérale-démocrate
la cause palestinienne, il n’a pas mâ- d’Oxford est devenue une voix impor-
ché ses mots vendredi. Les frappes tante à la Chambre des communes de-
américaines et britanniques consti- puis le 7 octobre, livrant des témoigna-
tuent « une escalade [militaire] impru- ges réguliers sur sa famille bloquée
dente qui va entraîner davantage de dans la bande de Gaza.
morts et de souffrances », a posté le dé- Vendredi, le gouvernement Sunak
puté – exclu du Labour par son succes- n’avait pas l’intention de consentir à
seur – sur le réseau X. Les engage- un tel débat avant lundi 15 janvier, ni
ments britanniques en Irak et en d’accepter le principe d’un vote. La dé-
Afghanistan ont laissé de mauvais cision de lancer une opération mili-
souvenirs et sont jugés avec sévérité. taire reste une prérogative de l’exécu-
tif mais, depuis 2003 et l’entrée en
« Risques d’escalade » guerre contre l’Irak, de plus en plus de
La posture de chef de guerre de Rishi voix ont réclamé que la Chambre des
Sunak inquiète aussi les libéraux-dé- communes se voie octroyer un débat
mocrates et le Parti national écossais, et un vote consultatif a priori, ou a
qui ont réclamé vendredi la réunion posteriori si les circonstances impo-
en urgence du Parlement dès ce week- sent une action militaire rapide. p
end pour débattre de l’engagement cécile ducourtieux
militaire du pays, discuter des risques (londres, correspondante)
soient pratiquement les seuls dans le monde
arabe à avoir agi en soutien aux Palestiniens
leur a été bénéfique au niveau de l’opinion. Ils
recrutent à nouveau des combattants. »
Les bombardements menés par les Etats-
Unis et le Royaume-Uni pourraient renfor-
cer le groupe, estime également le chercheur
et consultant yéménite Ibrahim Jalal, mem-
bre d’Horizon Insights Research et du Mid-
dle East Institute à Washington. « Il y a aussi
un contexte régional à prendre en compte : ce-
lui d’un antiaméricanisme croissant dans la
région, et le fait que les houthistes agissent au
nom d’un soutien à la Palestine a rendu une
attaque contre le mouvement encore plus
dommageable politiquement pour Washing-
ton, estime-t-il. Une intervention occidentale
leur fournira en outre un autre “ennemi
étranger” susceptible de détourner l’attention
sur les lacunes de leur gouvernance quoti-
dienne au Yémen : comme leur incapacité à
fournir des services à la population ou à payer
les salaires. Cela renforcera également la ré-
pression interne », ajoute-t-il.
Pas sûr, non plus, que cet affrontement avec
Washington bénéficie à leurs adversaires
dans le pays alors que l’Arabie saoudite, qui
s’est désengagée du conflit, souhaite sceller
une fois pour toutes la fin des hostilités avec
le groupe houthiste, avec qui elle négocie de-
puis plus d’un an. « Dans la mesure où ces
frappes peuvent réduire les capacités militai-
res des houthistes, il est évident que cela peut
faire les affaires du camp dit du Conseil prési-
dentiel, qui réunit les forces soutenues par les
pays du Golfe. Mais elles ne peuvent pas le dire
ouvertement et elles souffrent également d’un
déficit de popularité. Et aucun Yéménite ne
soutiendra une attaque anglo-américaine
contre le pays », constate Helen Lackner.
Pour Ie chercheur Ibrahim Jalal, les hou-
thistes pourraient même relancer le conflit
contre les factions qui contrôlent le sud et
l’est du Yémen. « Ils exploiteront probable-
ment ces attaques pour rallier le soutien de la
population autour du drapeau national et
présenter le gouvernement qui est reconnu
par la communauté internationale et ses
différentes factions comme étant “pro-israé-
liens” et “pro-américains”. »
Seule certitude, ces nouvelles tensions
pourraient détourner encore plus le finance-
ment de l’aide humanitaire et aggraver les
crises économique et humanitaire. Le Pro-
gramme alimentaire mondial, qui assiste
20 millions de personnes, a déjà dû réduire
de 35 % le volume des rations distribuées
aux bénéficiaires en 2023, faute de
financements. p
madjid zerrouky
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
L’Arabie saoudite
privilégie l’apaisement
avec les rebelles
yéménites
Riyad souhaite rester en dehors du conflit,
redoutant de mettre à mal le processus
de paix entamé avec les houthistes
beyrouth - correspondante
L’ appel de Riyad à la rete-
nue, vendredi 12 janvier,
après de premières frap-
pes américano-britanniques con-
tre des cibles houthistes au Yé-
men, ne manque pas d’ironie. Il est
un pied de nez à Washington, qui,
en 2016, sommait l’Arabie saou-
dite de mettre fin à la guerre meur-
trière qu’elle avait lancée un an
plus tôt contre les rebelles yémé-
nites, solidement implantés dans
une large partie du pays. Cette in-
version des rôles a été soulignée
par Mohammed Ben Salman, dit
« MBS », au secrétaire d’Etat améri-
cain, Antony Blinken, lors de leur
rencontre à Al-Ula, le 8 janvier.
Selon des sources au fait des dis-
cussions, le prince héritier saou-
dien ne s’est pas privé de rappeler
que Riyad n’avait cessé d’alerter
Washington dès 2015, du danger
posé par les houthistes, et de récla-
mer, en vain, un engagement plus
fort des Américains à ses côtés.
Près de dix ans plus tard, « MBS »
ne s’est donc pas opposé à des frap-
pes américaines contre les hou-
thistes, mais il a mis en garde con-
tre une escalade qui mettrait en
danger la sécurité du royaume et
le processus de paix qu’il a engagé
avec les rebelles. Malgré cela, les
Etats-Unis ont mené de nouvelles
frappes dans la nuit de vendredi à
samedi au Yémen, après que les
houthistes ont tiré un missile en
mer Rouge, sans faire de dégâts,
selon Washington.
S’afficher en modérateur « peut
payer de différentes façons pour les
Saoudiens », estime Farea Al-Mus-
limi, expert du Yémen au sein du
cercle de réflexion Chatham
House (Londres). Le royaume
saoudien veille à rester en dehors
du conflit qui oppose les houthis-
tes à Israël et à son allié américain
depuis le début de la guerre avec le
Hamas dans la bande de Gaza, le
8 octobre 2023. Si elle a parfois
« joué la première ligne de défense
d’Israël contre les attaques houthis-
tes en abattant certaines de leurs
roquettes », ajoute l’expert, l’Arabie
saoudite a ignoré les appels pres-
sants de Washington à prendre
part à une force de protection na-
vale multinationale en mer Rouge.
« Position très inconfortable »
Cette alliance a été mise sur pied le
18 décembre 2023 avec une ving-
taine de pays (dont seul le Bahreïn
pour la région) en réponse aux at-
taques des houthistes contre des
navires marchands en mer Rouge.
Riyad préfère donner des gages à
l’administration Biden sur le dos-
sier de la normalisation avec Is-
raël, répétant y être toujours atta-
chée. « L’Arabie saoudite est dans
une position très inconfortable :
elle s’oppose aux houthistes et à
leurs efforts pour perturber le trafic
maritime en mer Rouge, mais elle a
peur de subir leurs représailles et de
voir dérailler les efforts qu’elle
mène depuis des mois pour négo-
cier son retrait du Yémen », analyse
le chercheur canadien Thomas Ju-
neau, spécialiste du Yémen.
Alors que les rumeurs de frappes
américano-britanniques se préci-
saient jeudi soir, le chef de la diplo-
matie saoudienne, le prince Fayçal
Ben Farhan, a parlé au téléphone
avec son homologue iranien, Amir
Abdollahian, dont le pays est allié
aux houthistes. Depuis qu’elle a
DEPUIS LA SIGNATURE
D’UN ACCORD AVEC
L’IRAN SOUS L’ÉGIDE
DE LA CHINE EN
MARS 2023, L’ARABIE
SAOUDITE EST ENGAGÉE
DANS UNE POLITIQUE
DE DÉTENTE RÉGIONALE
scellé un accord de détente avec
l’Iran sous l’égide de la Chine, en
mars 2023, l’Arabie saoudite s’est
engagée dans une politique
d’apaisement régional. Clore la
guerre au Yémen est une priorité.
Ce conflit a non seulement
tourné en faveur des houthistes,
mais il a aussi valu à Riyad des at-
taques sur son territoire, particu-
lièrement malvenues alors que
« MBS » veut attirer touristes et in-
vestisseurs étrangers dans le ca-
dre de son plan de modernisation
du royaume, « Vision 2030 ». Pour
sceller la paix, Riyad est prêt à con-
sentir à d’importants efforts. « Les
houthistes veulent voir les négo-
ciations avec l’Arabie saoudite
réussir car l’accord qui se dessine
va consolider leur pouvoir au Yé-
men. Mais ils vont continuer à es-
sayer d’extraire plus de conces-
sions, en profitant de ce que Riyad
veut à tout prix finir cette guerre »,
poursuit M. Juneau.
Bahreïn inquiété
Jeudi, le négociateur en chef des
houthistes, Mohammed Abdulsa-
lam, a confirmé à l’agence britan-
nique Reuters que les pourparlers
de paix n’étaient pas menacés par
les attaques menées par les siens
en mer Rouge. Les rebelles yémé-
nites respectent, jusqu’à présent,
la trêve négociée en
avril 2022 sous l’égide des Nations
unies. Et rien n’indique, à ce stade,
qu’ils aient l’intention de la rom-
pre. Il n’est pas dans leur intérêt de
voir les avions saoudiens revenir
dans le ciel yéménite. En neuf ans
de guerre, la coalition menée par
les Saoudiens a infligé aux zones
sous leur contrôle d’importantes
pertes humaines et matérielles.
Les houthistes ont circonscrit
leurs menaces de riposte aux « in-
térêts américano-britanniques ».
Bahreïn, petit pays du Golfe vassal
de l’Arabie saoudite, est inquiété
du fait de sa participation à l’al-
liance navale avec les Etats-Unis.
Restés en retrait, les autres pays de
la région ne sont pas rassurés pour
autant, certains abritant des bases
américaines et britanniques.
Abou Dhabi a appelé à « préser-
ver la sécurité de la région, les inté-
rêts de ses pays et de ses peuples
conformément à la loi internatio-
nale ». Parrains des séparatistes
du Yémen sud, et cible par le
passé d’attaques houthistes, les
Emirats arabes unis sont dans
une posture incommode. S’ils
souhaiteraient voir rétablie la sé-
curité du trafic maritime, essen-
tielle à leur économie, ils veillent
toutefois à ne pas s’exposer à des
représailles houthistes. Elles
pourraient écorner l’image sur
laquelle Dubaï s’est bâtie, celle
d’un îlot de stabilité au cœur
d’une région instable. p
hélène sallon
Le conseiller juridique du ministère des affaires étrangères d’Israël, Tal Becker (mains jointes), devant la Cour internationale
de justice, à La Haye, le 12 janvier. REMKO DE WAAL/AFP
Israël se défend d’« intention
génocidaire » contre les Gazaouis
A la suite des opérations militaires israéliennes à Gaza, l’Afrique du Sud a
porté plainte devant la Cour internationale de justice contre l’Etat hébreu
jérusalem, la haye -
correspondants
I
sraël a traversé une forme de
drame national au second
jour des audiences de la Cour
internationale de justice (CIJ)
consacrées à sa guerre à Gaza. Les
radios ont diffusé, vendredi 12 jan-
vier, les plaidoiries des avocats du
pays devant la plus haute cour des
Nations unies, à La Haye. Le 29 dé-
cembre 2023, l’Afrique du Sud a
porté plainte contre l’Etat hébreu,
l’accusant de violer la convention
sur la prévention et la répression
du crime de génocide. Très rares
sont les Israéliens qui jugent cette
plainte légitime.
Quelques centaines d’entre eux
seulement ont signé la pétition
sud-africaine, souvent anonyme-
ment. Ce sont les mêmes qui ten-
tent de protester contre la guerre
dans la rue, lors de rassemble-
ments qui suscitent des réactions
hostiles de passants, et que la po-
lice interdit, comme samedi à
Haïfa (Nord), arguant qu’elle ne
peut en assurer la sécurité. La
droite condamne les audiences
de la CIJ. L’Etat s’en indigne. Le
centre, à l’image du journaliste
Nadav Eyal, y voit « une perver-
sion » et déplore que le pays ait
déjà « perdu » par le simple fait
qu’elles aient lieu.
Ces positions tiennent à une
perception largement partagée
d’une « guerre de nécessité », im-
posée par le Hamas, et qui de-
meure défensive – quelle que soit
la manière dont elle est menée.
Elles tiennent à l’horreur de l’at-
taque du 7 octobre 2023, le pire
massacre perpétré contre des
juifs depuis la Shoah, qui ébranle
la raison d’être de l’Etat protec-
teur. « S’il y a eu des actes de géno-
cide, ils ont été perpétrés contre Is-
raël », a affirmé dès l’ouverture de
l’audience le conseiller juridique
de l’Etat hébreu, Tal Becker.
Prétendant que « l’Afrique du
Sud jouit de relations proches avec
le Hamas, même depuis le 7 octo-
bre [2023] », M. Becker a dénoncé
une procédure qui donnerait au
« Hamas la possibilité de s’en tirer
avec ces meurtres ». Durant les
trois heures de plaidoiries, Israël
a tenté de convaincre les 17 juges
de rejeter les « mesures conserva-
toires » réclamées par Pretoria.
L’Afrique du Sud leur demande
d’ordonner d’urgence à Israël de
« suspendre » son opération mili-
taire, d’améliorer les conditions
de vie des Gazaouis en ouvrant
l’accès à l’aide humanitaire, et de
permettre l’entrée du territoire
aux commissions d’enquête.
Ordre de protéger les civils
Démontrer l’intention est au
cœur du crime de génocide et en
fait sa spécificité. Aux plaidoiries
de l’Afrique du Sud, le 11 janvier,
les avocats d’Israël ont répondu
que l’Etat n’avait pas l’intention
d’exterminer les Palestiniens de
Gaza, malgré les 23 000 morts, le
déplacement de 2 millions de
personnes, la destruction systé-
matique de l’enclave et le siège
partiel auquel Gaza demeure
soumise. Le conseiller d’Israël a
rejeté cette estimation du nom-
bre de morts, fournie par le mi-
nistère de la santé de l’enclave,
administrée par le Hamas, alors
même que l’armée ne la remet
plus en cause.
A la veille des audiences, le pre-
mier ministre, Benyamin Néta-
nyahou, avait pris soin de s’oppo-
ser publiquement, pour la pre-
mière fois et sans les nommer, à
ses alliés de l’extrême droite reli-
gieuse au gouvernement, qui de-
mandent un nettoyage ethnique
de Gaza et sa recolonisation. « Is-
raël n’a pas l’intention d’occuper
Gaza de manière permanente ou
de déplacer sa population civile »,
affirmait-il en anglais, et non en
hébreu, dans une vidéo diffusée
en ligne.
A La Haye, l’avocat d’Israël, Mal-
colm Shaw, a affirmé que si l’Afri-
que du Sud n’a pas, à ce stade, à
prouver qu’Israël commet un gé-
nocide à Gaza, elle doit néan-
moins démontrer qu’il existe une
intention. Or « il n’y a pas d’inten-
tion génocidaire, a-t-il affirmé. Ce
n’est pas un génocide ». Il a rappelé
aux juges les directives de l’Etat
hébreu, ajoutées au dossier, et
dans lesquelles ordres sont don-
nés de protéger les civils de Gaza
et de réduire les dommages colla-
international | 3
Ce qui est « sans
précédent »,
c’est la manière
dont le Hamas
se cache au cœur
de la population,
a défendu le
conseiller d’Israël
Tal Becker
téraux. Ce qui est « sans précé-
dent », c’est la manière dont le Ha-
mas se cache au cœur de la popu-
lation, a défendu le conseiller Tal
Becker, en évoquant le réseau de
ses tunnels et des tirs du Hamas
menés, selon lui, depuis les éco-
les des Nations unies et les hôpi-
taux, systématiquement mis
hors d’usage par Israël.
M. Shaw est revenu sur les décla-
rations de responsables israé-
liens, dans lesquelles l’Afrique du
Sud lit une intention génocidaire.
M. Nétanyahou avait évoqué dans
une lettre aux soldats la néces-
saire destruction d’« Amalek », le
« mal absolu », mais, a rappelé
l’avocat, il a aussi souhaité « préve-
nir un désastre humanitaire ».
M. Shaw a également nié tout
poids à une citation, reprise par
Pretoria, du ministre du patri-
moine d’Israël, Amichai Eliyahou,
qui avait évoqué la possibilité de
lâcher une bombe atomique sur
Gaza. Ce ministre d’extrême
droite ne fait pas partie des cabi-
nets de guerre et de sécurité qui
décident de la conduite de la
guerre, a-t-il argumenté.
Violence du débat public
Pour l’avocat général adjoint d’Is-
raël, Gilad Noam, « le choc, l’an-
goisse et la douleur qui affectent la
société israélienne depuis le 7 octo-
bre [2023] ont inévitablement pro-
voqué des déclarations très dures
vis-à-vis de l’ennemi. L’ennemi dont
le seul moteur est la destruction des
juifs et des Israéliens », a-t-il assuré.
Pretoria réclame notamment
qu’Israël empêche les discours
d’« incitation au génocide ».
Ce passage en revue, dans la so-
lennité d’un tribunal, de la vio-
lence du débat public israélien,
tous bords politiques confondus,
n’a pas suscité de véritable auto-
critique dans le pays, mais bien
des attaques contre la coalition
au pouvoir. Ainsi, le général Yaïr
Golan, nouveau champion de la
gauche, a condamné « des décla-
rations qui portent atteinte à la
droiture de nos braves soldats et
soldates qui se battent actuelle-
ment à Gaza ».
Revenant sur la conduite des
opérations militaires, la direc-
trice de la division internationale
au ministère de la justice israé-
lien, Galit Raguan, a évoqué les
tracts lâchés depuis les airs à
Gaza, qui donnent ordre à la po-
pulation d’évacuer vers d’autres
zones, qui sont pourtant elles
aussi bombardées. Elle a évoqué
« plus de 70 000 appels individuels
pour prévenir les civils d’attaques
imminentes », une procédure qui
n’est pas systématique. Elle a as-
suré qu’Israël permettait l’aide
humanitaire, sans préciser que
l’Etat hébreu la maintenait à un
niveau dramatiquement insuffi-
sant. Son confrère Omri Sender a
rappelé pour sa part que le gou-
vernement avait accepté, ces der-
niers jours et sous pression amé-
ricaine, qu’une délégation de
l’ONU se rende sur place pour
commencer à « cartographier les
besoins », en respect d’une résolu-
tion des Nations unies.
Pour Me Christopher Staker, les
mesures demandées par Pretoria
auraient pour but d’interférer sur
le conflit en cours et d’empêcher
Israël de se défendre, alors que, a
assuré cet avocat de la défense,
« le Hamas a clairement annoncé
son intention de poursuivre ses at-
taques contre Israël et son terri-
toire ». Le procureur général ad-
joint de l’Etat hébreu, Gilad
Noam, a conclu les plaidoiries, en
dénonçant « un effort concerté et
cynique pour pervertir le sens du
[mot] génocide » ; il a demandé à
la Cour de refermer l’affaire. La
décision est attendue dans deux
à trois semaines. p
louis imbert
et stéphanie maupas
4 | international
Dans l’Iowa,
les candidats
républicains
courtisent
les évangéliques
Donald Trump est donné grand
favori dans cet Etat, première étape
des primaires du Grand Old Party
REPORTAGE
des moines (iowa) - envoyé spécial
L
e convoi de Donald Trump
s’est arrêté sur le parking
devant un long bâtiment
en brique délavé, au nord
de Des Moines (Iowa). Aucune ca-
méra, pas de journalistes. A l’inté-
rieur, une centaine de personnes
attendent l’ancien président. At-
mosphère recueillie, loin de celle
de ses meetings. En ce 1er juin 2023,
plusieurs hommes apposent leurs
mains sur les épaules de Donald
Trump, pour une fois silencieux et
poli. Puis ils demandent à Dieu
d’éclairer son chemin, et au favori
des primaires républicaines de
suivre les écritures saintes.
Le maître des lieux conduisant
la prière est un homme jovial de
38 ans, le pasteur Joshua Binga-
man. « Trump a parlé de ses ac-
complissements : la reconnais-
sance de Jérusalem comme capi-
tale d’Israël ou la nomination des
trois juges conservateurs à la Cour
suprême, se souvient aujourd’hui
le trentenaire. Il a de l’estime pour
la religion, mais n’est pas religieux
lui-même. Je ne sais pas quelle est
sa foi. » Joshua Bingaman a suivi
un chemin escarpé pour arriver à
ce moment. Fils d’un aumônier, il
est tombé dans la drogue pendant
ses études universitaires à San
Antonio, fumant des joints et tra-
LES DATES
15 JANVIER
Caucus dans l’Etat de l’Iowa,
première étape des primaires
républicaines.
23 JANVIER
Primaires dans
le New Hampshire.
4 MARS
Début du procès fédéral sur
les émeutes du 6 janvier 2021.
Les avocats de Donald Trump
s’efforcent de repousser
l’échéance.
5 MARS
Super Tuesday, des primaires
sont organisées dans
une douzaine d’Etats.
20 MAI
Début (théorique) du procès sur
les archives fédérales trouvées
chez M. Trump à Mar-a-Lago.
DU 15 AU 19 JUILLET
Convention républicaine
à Milwaukee (Wisconsin).
DU 19 AU 22 AOÛT
Convention démocrate
à Chicago (illinois).
5 NOVEMBRE
Elections américaines.
ficotant à ses heures oisives. Ar-
restation, crise familiale. Mais, au
cours d’un week-end passé sur un
campus religieux à Dallas, « la pré-
sence de Dieu [l]’a renversé comme
un train de marchandises ».
Aujourd’hui, il dirige la First
Church, qui a accueilli la rencon-
tre confidentielle avec Donald
Trump à la demande d’une orga-
nisation appelée Faith Wins (« la
foi gagne »). Lancée en Caroline du
Nord, elle regroupe des dizaines
de pasteurs dans plusieurs Etats
conservateurs. Faith Wins offre
aux candidats un contact direct
avec les hommes de foi sur le ter-
rain ; en retour, ces derniers
conduisent une sorte d’entretien
d’embauche. Les prétendants ré-
publicains s’y sont soumis, à
l’exception de la principale adver-
saire de M. Trump, l’ancienne
ambassadrice Nikki Haley. Risqué.
Selon une étude publiée fin
2021 par le Pew Research Center,
24 % des Américains se décri-
vaient comme protestants évan-
géliques ou born again, soit
6 points de moins qu’en 2007.
Mais dans l’Iowa, première sta-
tion des primaires républicaines
le 15 janvier, le poids de cet électo-
rat est disproportionné. En 2016, il
représentait 64 % des participants
au caucus, selon les sondages.
Les Eglises évangéliques, fonc-
tionnant de façon autonome, ne
donnent pas de consigne de vote
lors des primaires. En revanche, à
titre personnel, les pasteurs peu-
vent exprimer une inclinaison.
« C’est beaucoup plus facile pour
ceux qui sont basés dans des com-
munautés rurales très conservatri-
ces », résume Joshua Bingaman,
qui souligne l’indifférence de la
plupart des électeurs. « Ils ne se dé-
cideront que dans la dernière ligne
droite. Les gens ont le cuir épais, ils
ont développé une immunité à
tout ce cirque politique tous les
quatre ans. Ils reçoivent des pa-
quets entiers d’affiches de campa-
gne dans leur boîte aux lettres
qu’ils jettent vite. »
« Forme de realpolitik »
L’échange de juin entre M. Trump
et les pasteurs résume la particu-
larité de l’Iowa. Cet Etat rural, très
largement blanc et chrétien, re-
tient l’attention du pays entier à
chaque cycle présidentiel, sans
pour autant figer les positions de
façon définitive. En 2016, le séna-
teur Ted Cruz (Texas) avait réussi à
séduire le public évangélique, ar-
rivant en tête devant Donald
Trump. Aujourd’hui, cet électorat
paraît indécis, même si l’ex-prési-
dent dispose d’une base solide.
Donald Trump et Ron DeSantis
assurent avoir des dizaines de
« leaders de foi » rangés derrière
leur candidature. Pour le gouver-
neur de Floride, le soutien le plus
significatif a été celui de Bob Van-
der Plaats, le directeur de Family
Leader, la plus grande organisa-
tion chrétienne de l’Etat. A titre
personnel, il s’est engagé der-
rière Ron DeSantis, provoquant
la colère et les railleries de Do-
nald Trump. « Il a été très dur avec
moi, car on est amis depuis une di-
zaine d’années, explique Bob
Vander Plaats. Il essaie de minimi-
Le républicain Ron DeSantis, avec le leader évangélique Bob Vander Plaats (à droite) et le représentant texan Chip Roy,
à Des Moines (Iowa), le 9 janvier. CAROLYN KASTER/AP
Dans un restaurant d’Urbandale (Iowa), le 11 janvier. CHIP SOMODEVILLA/AFP
ser et de neutraliser mon soutien,
qui n’est pas contre lui, mais pour
l’avenir du pays. Je ne le prends
pas personnellement. »
Bob Vander Plaats, qui a toujours
eu du flair lors des élections précé-
dentes en soutenant le futur vain-
queur dans son Etat, se dit confiant
malgré les sondages largement dé-
favorables à son favori. Donald
Trump y devance ses rivaux de
30 points. « DeSantis peut défendre
le pays là où Trump se défendra lui-
même. Ma crainte n’est pas que
Trump soit inapte à être président.
Je crains qu’il représente pour nous
le plus haut obstacle à franchir pour
une victoire en 2024. »
Il est fascinant d’écouter Bob
Vander Plaats et de constater ce
qu’il ne prononce jamais : une
condamnation éthique ou morale
de Donald Trump. « Il n’aurait pas
été notre premier choix comme
pasteur à la chaire le dimanche,
mais [à la Maison Blanche] il a ob-
tenu des résultats pour nous », ré-
sume-t-il. Les inculpations de l’ex-
président, sa volonté d’abattre les
institutions, de se venger de ses
ennemis, ses discours de haine ?
L’homme deux fois divorcé, re-
connu responsable d’agression
sexuelle, incapable de la moindre
citation biblique ? « Dieu s’exprime
souvent par l’intermédiaire de per-
sonnes en déchéance », se contente
de lâcher Bob Vander Plaats.
La foi semble tolérer une grande
souplesse chez les évangéliques
lorsqu’il s’agit de l’ancien prési-
dent. Président du Public Religion
Research Institute, Robert P. Jones
est l’auteur d’un livre, White Too
Long (Simon & Schuster, 2020,
non traduit), consacré à la place
centrale du suprémacisme blanc
chez les chrétiens américains.
« On commet l’erreur de présenter
les électeurs évangéliques blancs
comme se pinçant le nez dans leur
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
à Des Moines, il figure parmi les
membres originels de l’organisa-
tion Faith Wins. Très conservateur,
comparant l’avortement à « Aus-
chwitz », il se lance dans un long
dégagement, tout en courbes, lors-
qu’on l’interroge sur la validité du
scrutin présidentiel de 2020. « Joe
Biden, le type qui a passé toute sa
campagne dans son sous-sol ou
qui, lors de ses rares meetings, déli-
mitait des cercles où les gens pou-
vaient se placer [distanciation due
à la pandémie de Covid-19 pen-
dant la campagne de 2020], a ob-
tenu 81 millions de voix. Je crois
qu’il y a des doutes dans l’esprit de
certains sur ce chiffre. Je ne peux
pas dire ce qu’il en est, ce qui est va-
lide ou pas. Mais, au minimum, je
peux questionner l’authenticité. »
« Lassitude »
Tous les lundis matin, Michael
Demastus envoie par texto un ex-
trait des Evangiles à des membres
de l’équipe locale de campagne de
Donald Trump, de Ron DeSantis
soutien à Trump, explique-t-il. Or et d’un troisième candidat aux
les données ne confirment pas
« Je crains que primaires, Vivek Ramaswamy. Il a
cette thèse. Ils sont vraiment der- Donald Trump passé « de nombreuses heures »
rière lui dans ses remarques anti- avec les deux derniers, en public
migrants, dans sa façon, de mee-
ne représente et en privé. L’entrepreneur Ra-
ting en meeting, d’épouser un res- pour nous le plus maswamy lui écrit presque cha-
sentiment racial. Trump a mis au que semaine. Michael Demastus
haut obstacle à
cœur de sa campagne la protec- n’exprime pas une sympathie
tion d’une Amérique blanche et franchir pour une particulière pour Donald Trump,
chrétienne, contre l’idée d’un pays au contraire. Il évoque « la lassi-
plus diversifié et pluraliste. »
victoire en 2024 » tude » qui gagnerait une partie des
Pour ces croyants, la menace ci- BOB VANDER PLAATS évangéliques, en raison du chaos
vilisationnelle vient de partout et leader évangélique et des polémiques incessantes
l’emporte sur toute autre préoc-
cupation, selon Robert P. Jones,
autour de l’ancien président.
Lui-même garde une certaine
qui souligne une mue, causée par amertume de leur rencontre
Donald Trump. « Sous son in- dence. Celle-ci aurait gagné l’Iowa, dans l’église de Joshua Bingaman.
fluence, des électeurs prétendant l’un des premiers Etats à avoir lé- Ce jour-là, Michael Demastus de-
se prononcer en fonction de va-
leurs sont devenus utilitaires, ils se
galisé le mariage entre personnes
de même sexe en 2009. L’interdire
manda à Donald Trump d’éclairer
sa position sur l’avortement.
sont convertis à une forme de real- à nouveau constitue une priorité L’ex-président avait critiqué Ron
politik, estimant que les moyens pour les élus républicains. Au Par- DeSantis pour la législation très
importaient peu car la fin est cru- lement local où siègent ces der- répressive adoptée en Floride,
ciale. » En présentant la politique niers, les forces occultes sont en- interdisant la procédure au-delà
comme un combat entre le bien trées récemment de manière inat- de six semaines de grossesse.
et le mal, M. Trump travaille le tendue. En décembre, le Temple M. Trump considère qu’il a fait le
sillon naturel des évangéliques.
L’ancien président a même relayé
satanique de l’Iowa a reçu l’autori-
sation, au nom de la liberté d’ex-
travail en nommant trois juges
conservateurs à la Cour suprême.
une vidéo ahurissante affirmant : pression, d’y exposer une statue « Il m’a répondu : “J’ai créé pour
« Dieu nous a donné Trump. » de Baphomet, idole païenne. Un vous, les pro-vie, une meilleure po-
Pour les évangéliques, l’adhé- vétéran l’a détruite pour redonner sition de négociation.” J’ai été at-
sion religieuse est une affaire au Parlement sa dignité. tristé par ses mots, comme beau-
identitaire, qui n’implique pas une
fréquentation assidue de l’église.
On ignorait l’existence de cette
statue, jusqu’à ce que le pasteur
coup d’autres. Pour moi, la vie
n’est pas un sujet de troc. »
Partout autour d’eux, ils pensent Michael Demastus en parle. A la La tristesse s’est transformée en
déceler les flammes de la déca- tête d’une église appelée The Fort, énervement, lorsque l’équipe de
Donald Trump a proposé aux pas-
teurs de poser derrière lui, alors
La neige pourrait perturber le premier qu’il répondait aux questions de la
presse. « Je ne suis pas un accessoire
vote de l’année électorale ou un objet d’art dans ton dos, s’of-
Un élément perturbateur pourrait jouer un rôle décisif dans fusque Michael Demastus. Je ne
l’Iowa, lundi 15 janvier, lors de la première étape des primaires suis pas une affiche de Playboy. Je
républicaines : le temps. Vendredi, entre 20 et 30 centimètres
de neige étaient tombés sur cet Etat du Midwest, forçant deux
suis mon propre maître. C’est d’une
arrogance dingue de croire que tu
des candidats, Nikki Haley et Ron DeSantis, à annuler plusieurs as la bénédiction pour être l’héritier
réunions publiques. Lundi, les températures pourraient chuter présomptif. C’est pour cela que les
jusqu’à – 29 oC dans la soirée, au moment où les militants se ras- électeurs dans l’Iowa s’intéressent
sembleront pour débattre, puis voter dans le cadre du caucus.
Selon M. DeSantis, la participation pourrait se révéler « bien plus
réellement à ce que les autres
candidats ont à dire. » p
faible » qu’en 2016, où 187 000 personnes s’étaient déplacées. piotr smolar
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Les Taïwanais de Shanghaï pour La Coupe d’Afrique
des nations, une aubaine
une relation apaisée avec la Chine pour la Côte d’Ivoire
Très attachés à leur île, la plupart des membres de la diaspora exilés
ont fait le voyage jusqu’à l’archipel pour la présidentielle de samedi
TÉMOIGNAGES
shanghaï - correspondance
S
hawn Kuo, 46 ans, est
taïwanaise, mais elle vit et
travaille à Shanghaï de-
puis une vingtaine d’an-
nées. Pas question pour autant de
manquer les élections présiden-
tielle et législatives taïwanaises
du samedi 13 janvier. Elle est ren-
trée spécialement à Taipei pour
faire entendre sa voix, inquiète de
voir le pays se diviser sur les su-
jets d’identité : « Récemment, je
me suis sentie discriminée parce
que mon père est chinois et que j’ai
des liens forts avec la Chine. » Elle
ne fait pas mystère de son choix,
elle votera pour le Kouomintang
(KMT), le parti nationaliste histo-
rique, qui s’est réfugié à Taïwan
après sa défaite face aux commu-
nistes en 1949.
Aujourd’hui dans l’opposition,
le KMT prône un rapprochement
avec la Chine, notamment dans le
domaine économique. « Comme
je travaille en Chine, je suis en fa-
veur d’un parti qui propose des re-
lations plus apaisées avec Pékin »,
justifie-t-elle. Le Parti démocrate
progressiste (DPP), au pouvoir de-
puis huit ans, défend plus ferme-
ment la souveraineté de Taïwan
face à la menace de Pékin, qui
considère Taïwan comme une
province chinoise rebelle.
Comme Shawn Kuo, une grande
partie des Taïwanais vivant en
Chine ont fait le voyage. Les élec-
tions taïwanaises connaissent gé-
néralement un fort taux de parti-
cipation (74,9 % en 2020). Faute
d’ambassade, puisque Taïwan (of-
ficiellement « République de
Chine ») n’est pas reconnu
comme un Etat à part entière, les
ressortissants taïwanais vivant à
l’étranger doivent se déplacer
pour voter. Plus de la moitié de la
diaspora taïwanaise vit en Chine,
Douze ans après avoir commis une tuerie
de masse, Breivik hante toujours la Norvège
L’auteur des attentats de 2011 demande un assouplissement de ses conditions de détention
malmö (suède) -
correspondante régionale
D u procès, qui s’est tenu
du 8 au 12 janvier, dans
le gymnase de la prison
de Ringerike, au nord-ouest
d’Oslo, on retiendra le constat
glaçant des services de rensei-
gnement norvégiens. Douze ans
et demi après avoir tué 77 per-
sonnes, le 22 juillet 2011, dans
l’explosion d’une bombe devant
le siège du gouvernement à Oslo,
puis la fusillade sur l’île d’Utoya,
où se trouvaient plus de 700 jeu-
nes militants travaillistes, l’ex-
trémiste Anders Behring Breivik,
âgé de 44 ans, reste toujours
aussi « dangereux ».
Condamné en 2012 à vingt et un
ans de prison avec possibilité de
prolongation – la peine maxi-
male prévue dans le pays –, le ter-
roriste accuse pour la deuxième
fois l’Etat norvégien de violer la
Convention européenne des
droits de l’homme en le mainte-
nant à l’isolement. Lors d’un pro-
cès en 2016, un tribunal de pre-
mière instance lui avait en partie
donné raison. Mais, un an plus
tard, il avait été débouté en appel
par une cour qui estimait que ses
conditions d’emprisonnement
étaient entièrement justifiées.
soit 163 000 personnes en 2021,
d’après le gouvernement taïwa-
nais. Mais leur nombre a chuté de
60 % depuis 2011. Le ralentisse-
ment économique chinois, l’aug-
mentation du coût du travail, les
tensions entre Pékin et Taipei ont
convaincu de plus en plus d’entre-
prises taïwanaises de délocaliser
vers d’autres pays asiatiques, ten-
dance renforcée par la pandémie
de Covid-19 à partir de 2020. Si la
dépendance de l’économie chi-
noise à Taipei recule, le voisin chi-
nois a encore absorbé 35 % des ex-
portations taïwanaises en 2023.
Vols à bas prix
Pékin semble d’ailleurs tenir à ce
que cette communauté ne man-
que pas l’échéance électorale : une
dizaine de compagnies aériennes,
pour la plupart des compagnies
d’Etat chinoises, proposent des ré-
ductions de prix allant jusqu’à
70 % sur les billets pour Taïwan le
temps du scrutin. Une initiative
organisée par l’Association des en-
treprises taïwanaises investissant
sur le continent, une entité liée au
bureau des affaires de Taïwan, un
département du gouvernement
chinois. C’est « une organisation
du Front uni qui aide la Chine à mo-
biliser les groupes d’affaires taïwa-
nais », décrit le groupe de ré-
flexion Taïwan Economic Demo-
cracy Union, dans un rapport.
« Les hommes d’affaires taïwanais
espèrent tous exercer leurs droits
afin que les deux rives du détroit de
Taïwan puissent s’affranchir du
danger de guerre et appeler à des
échanges continus et à des bénéfi-
ces mutuels », estimait le prési-
dent de cette association écono-
mique, Lee Cheng-Hung, lors
d’une conférence de presse en dé-
cembre 2023.
Mme Hsu (qui ne donne que son
nom de famille), 34 ans, a profité
de ces vols à bas prix pour rentrer
Depuis deux ans, Anders
Behring Breivik est incarcéré à la
prison de Ringerike, juste en face
du fjord où baigne l’île d’Utoya.
Une section entière de l’établisse-
ment pénitentiaire lui est attri-
buée sur deux étages, incluant
une chambre, une salle de bains,
une cuisine, mais aussi une salle
de gym, une salle de télévision, où
il peut aussi jouer à l’ordinateur,
et une cour extérieure, équipée
d’un panier de basket-ball. Pour
rompre sa solitude, il a même eu
le droit d’adopter trois perruches.
Breivik, cependant, affirme que
le traitement qui lui est réservé
est « inhumain ». Ses relations
avec l’extérieur sont restreintes
au maximum. Il n’a aucun con-
tact avec ses codétenus, ne reçoit
quasiment pas de visite, si ce n’est
celle de son avocat ou de psychia-
tres, et son courrier est stricte-
ment contrôlé. Il se plaint aussi de
ne pas pouvoir utiliser l’applica-
tion de rencontre Tinder. « J’ai
l’impression que l’intention du
gouvernement est d’essayer de me
pousser au suicide », a-t-il déclaré
au deuxième jour du procès,
avant d’éclater en sanglots.
« Est-il possible de prononcer une
peine d’emprisonnement à perpé-
tuité et, dans le même temps, de
couper tout contact humain lors de
« Je ne vais pas
les convaincre,
alors je dis
ce qu’ils veulent
entendre »
M. FEI
Taïwanais de 33 ans
habitué à cacher ses opinions
à Taïwan, pour participer à l’élec-
tion. Si elle préfère ne pas dévoiler
son choix, elle indique qu’elle es-
père un réchauffement des rela-
tions entre Taïwan et la Chine. « Je
travaille ici, j’espère qu’on peut
avoir plus de soutien », explique la
jeune femme, qui exerce dans le
domaine de la santé.
Il y a sept ans, c’est la perspective
d’un meilleur salaire qui l’a con-
vaincue de s’installer à Shanghaï.
Si ce choix lui a réussi, elle recon-
naît que la situation n’est pas facile
pour tout le monde : « J’ai beau-
coup d’amis taïwanais qui sont
partis : ceux qui importaient des
produits alimentaires par exemple.
Avant, on en trouvait beaucoup
dans les supermarchés chinois »,
note-t-elle. La Chine a interdit l’im-
portation de nombreux produits
pour faire pression sur le gouver-
nement DPP de la présidente Tsai
Ing-wen, que Pékin juge hostile.
Si les Taïwanais travaillent faci-
lement en Chine grâce à une
langue et à une culture commu-
nes, ils doivent aussi naviguer
dans un environnement politi-
que difficile. Allen Huang, 33 ans,
a terminé ses études de com-
merce à Pékin en 2018. Il se sou-
vient de débats tendus en classe :
« Chaque fois que j’utilisais le mot
“pays” au sujet de Taïwan, des ca-
marades chinois intervenaient :
“Vous n’êtes pas un pays, vous fai-
tes partie de la Chine”. »
l’exécution de la peine ? », a inter-
rogé son avocat, Oystein Storrvik,
selon lequel son client est « suici-
daire » et « souffre de dépression ».
Mais les experts, qui défilent à la
barre, contestent le diagnostic. Ses
larmes ? La psychiatre Janne Gu-
dim Hermansen, qui l’a rencontré
à vingt et une reprises, doute de
leur « crédibilité ». Quant à ses trois
tentatives de suicide en 2018, « cela
ne donne pas l’impression qu’il
avait une réelle envie de mourir », a
réagi la psychologue Inni Rein.
« Son idéologie reste la même »
Une nouvelle fois, la Norvège,
traumatisée par les attentats du
22 juillet 2011, se retrouve donc
face à cette difficile question :
comment traiter celui qui a com-
mis la pire tuerie sur son sol de-
puis la seconde guerre mondiale,
au nom d’une idéologie d’ex-
trême droite mortifère, sans faire
la moindre concession sur les
principes de l’Etat de droit ?
Pour le défenseur de l’Etat, An-
dreas Hjetland, la réponse est
simple, car Breivik n’a pas
changé : « Son idéologie reste la
même, son aptitude à une violence
sans limites est évidente et sa per-
sonnalité (…) renforce encore tous
ces facteurs », a fait valoir l’avocat,
au début du procès. Les services
Avec l’expérience, il a appris à
faire le dos rond. « Je dis que je ne
fais pas partie du gouvernement,
et que ces questions ne sont pas
importantes pour moi. Alors
qu’en fait je trouve ça très impor-
tant ! Mais je ne veux pas m’attirer
d’ennuis. » Issu d’une famille de
Chinois originaires du conti-
nent, il fait aussi le pari de l’apai-
sement, mais préfère le candidat
centriste, Ko Wen-je, ancien
maire de Taipei, qu’il voit
comme moins clivant politique-
ment que ses concurrents.
M. Fei (qui ne donne que son
nom), 33 ans, en Chine depuis
cinq ans, s’est habitué lui aussi à
ces moments gênants. Il se sou-
vient de son entretien d’embau-
che dans une papeterie chinoise :
« Le responsable m’a demandé di-
rectement si je soutenais ou non
l’unification [de Taïwan à la
Chine]. Je n’avais pas vraiment le
choix, j’ai répondu oui. » En réalité,
il n’a aucune envie de voir Taïwan
perdre son indépendance de
facto. Mais il a appris à cacher ses
opinions. « Je ne vais pas les con-
vaincre, alors je dis ce qu’ils veu-
lent entendre. »
Ce double langage est selon lui
d’autant plus pénible qu’il a dé-
ménagé en Chine pour suivre sa
compagne, et non de sa propre
initiative. Aujourd’hui, il soutient
le DPP, « malgré les problèmes de
corruption au sein du parti », con-
fie-t-il. Pour lui aussi, la question
des relations avec Pékin passe
avant tout : « De mon point de vue,
la Chine et Taïwan sont deux pays
complètement différents : ici, je
dois utiliser un VPN [qui permet
de camoufler son identité en li-
gne] pour accéder à tous les sites
Internet occidentaux. Plus la Chine
fera pression sur Taïwan, et plus je
soutiendrai le DPP, qui défend no-
tre souveraineté. » p
simon leplâtre
de renseignement norvégiens
(PST) sont du même avis. Dans un
rapport présenté à la cour, lundi,
ils affirment que le terroriste reste
aussi dangereux qu’en 2011.
Non seulement il n’a pas re-
noncé à son « idéologie d’extrême
droite », constate le PST. Mais,
aujourd’hui, il « jouit d’un statut
de “saint” parmi les autres extré-
mistes du même bord et occupe
donc une place importante dans le
paysage actuel de l’extrême droite
transnationale ». Le moindre « pe-
tit signe de vie et contact apparem-
ment innocent » de sa part pour-
raient donc entraîner « des per-
sonnes en cours de radicalisation »
à commettre un acte terroriste.
A la demande des familles des
victimes et de l’organisation des
jeunes travaillistes AUF, la retrans-
mission télévisée des audiences a
été interdite. Pour les proches, ce
procès s’apparente à une provoca-
tion. Dans une lettre au quotidien
Aftenposten, Torhild Sandvik,
dont la fille Marianne a été tuée à
Utoya, rappelle que l’extrémiste
« l’a privée de tous ses droits en lui
ôtant la vie ». « Il est donc difficile
d’accepter qu’il puisse faire valoir
[les siens] lors d’un procès »,
écrit-il. D’autant que ce ne sera
probablement pas le dernier. p
anne-françoise hivert
international | 5
Le pays, qui accueille la compétition, entend
en faire une vitrine politique et économique
L orsqu’il pénétrera dans le
stade d’Ebimpé, samedi
13 janvier, pour assister à
l’ouverture de la 34e Coupe d’Afri-
que des nations (CAN), Alassane
Ouattara aura-t-il enfin le senti-
ment du travail bien fait ? Dix ans
après avoir obtenu son organisa-
tion et autant d’années de tra-
vaux qui ont transformé son pays,
cet événement footballistique
continental revêt un enjeu politi-
que majeur pour le président ivoi-
rien. La barre est haute : cette CAN
doit être « la plus belle de l’his-
toire », n’a-t-il cessé de clamer.
« Jeux olympiques, Coupe du
monde, Coupe d’Afrique des na-
tions… Pourquoi tous les Etats de
la planète se battent-ils pour obte-
nir ces événements ? Parce que
c’est l’occasion de montrer au
monde ce qu’est devenu leur
pays », souligne le porte-parole du
gouvernement ivoirien, Amadou
Coulibaly. Ce mois de compéti-
tion doit être la vitrine des douze
années de pouvoir d’Alassane
Ouattara, arrivé à la tête de l’Etat
en 2011 après une meurtrière crise
électorale, et qui, à 82 ans, n’a tou-
jours pas dit s’il briguerait un qua-
trième mandat en 2025.
Pas moins de 60 000 places en
tribune, des matchs diffusés dans
155 pays, 5 000 journalistes accré-
dités, 1,5 million de visiteurs atten-
dus : sur le papier, cette CAN est du
jamais-vu pour le pays. Le match
d’ouverture qui opposera la sélec-
tion ivoirienne aux Bissau-Gui-
néens doit être une fête. A condi-
tion qu’il n’y ait pas de couacs.
Dans le stade Alassane Ouattara
d’Ebimpé, le plus grand de la com-
pétition, le chef de l’Etat aura sans
doute les yeux autant rivés vers le
ciel que sur le terrain. « Pluie ou
pas, la pelouse tiendra ! », jure l’un
de ses membres. En septembre
2023, quelques minutes d’intem-
péries ont suffi à inonder le terrain
et les tribunes, provoquant l’inter-
ruption du match, la grogne des
supporteurs et une colère noire
du président. « Il était fou furieux »,
affirme un ministre. L’enceinte
censément modèle a fait naître
des soupçons de mauvaise ges-
tion des fonds destinés à la CAN.
Grands travaux depuis 2011
Un fiasco tel qu’il a fini par coûter
sa place au ministre des sports
Claude Paulin Danho, mais aussi
au premier ministre Patrick Achi,
tous deux débarqués mi-octobre.
Ce dernier a été remplacé par Ro-
bert Beugré Mambé, qui occupait
le poste de gouverneur d’Abidjan.
Il s’est vu confier une mission
quasi unique : finir en seulement
trois mois les grands chantiers de
la CAN. Le vice-président, Tiémoko
Meyliet Koné, a été chargé de sui-
vre la plupart des autres dossiers.
Prédicateur méthodiste n’ayant
jamais affiché de grande ambi-
tion politique, cet ingénieur en
travaux publics a un profil
comme Alassane Ouattara les
aime. Bâtir, construire, transfor-
mer le pays. Au-delà de l’événe-
ment sportif, le président ivoirien
veut saisir l’occasion pour faire de
sa doctrine politique un modèle.
Comme Félix Houphouët-Boi-
gny, dont il fut le premier minis-
tre, Alassane Ouattara a lancé de
grands travaux depuis son arri-
vée au pouvoir. Quitte à s’attirer
les critiques de ses opposants,
qui, même s’ils reconnaissent
Selon la Banque
mondiale,
en 2019, 39,5 %
de la population
vivait sous le
seuil de pauvreté
« C’est l’occasion
d’asseoir
notre leadership
en Afrique
de l’Ouest,
et même sur tout
le continent »
AMADOU COULIBALY
porte-parole
du gouvernement ivoirien
qu’Abidjan a changé de visage,
soulignent que des quartiers ont
été « délogés » pour réaliser les
nouvelles infrastructures et que,
hors d’Abidjan, les Ivoiriens béné-
ficient peu du développement
économique. En 2022, le pays
était 159e sur 191, selon l’indice de
développement humain et, selon
la Banque mondiale, en 2019,
39,5 % de la population vivait
sous le seuil de pauvreté.
« Les grands chantiers bénéfi-
cient directement aux popula-
tions », se défend le porte-parole
du gouvernement, Amadou Cou-
libaly. « Depuis qu’il y a une auto-
route jusqu’à Bouaké, les transpor-
teurs ont baissé le prix du trajet
Abidjan-Korhogo (au nord) car ils
gagnent du temps », souligne-t-il.
« Le climat des affaires est bon »
Outre Abidjan, Yamoussoukro,
Bouaké, Korhogo et San Pedro
vont abriter des matchs de la CAN,
des villes qui n’ont jamais accueilli
autant de visiteurs. La Côte d’Ivoire
a dépensé 1,5 milliard de dollars
(1,37 milliard d’euros) pour prépa-
rer l’événement, selon les chiffres
officiels, et espère en tirer bénéfice
à court et long terme. « Parmi les
supporteurs, il y a aussi des hom-
mes d’affaires, des entrepreneurs.
Cette compétition est une vitrine
aussi politique qu’économique, lors
de laquelle chacun pourra consta-
ter que le climat des affaires est
bon », explique Amadou Coulibaly.
Une stratégie divergente de celle
de ses voisins. En quelques an-
nées, le pays a perdu plusieurs de
ses alliés dans la région. Au sein de
la Communauté économique des
Etats d’Afrique de l’Ouest, M. Ouat-
tara s’est montré parmi les plus in-
transigeants face aux putschistes
actuellement au pouvoir au Mali,
au Burkina Faso et au Niger, et il
continue à suivre une voie radica-
lement différente. « Ils ont voulu
divorcer avec la France, chasser
leurs soldats, leurs diplomates ?
Certains font appel à la Russie ?
C’est leur choix. Pour nous, la
France est un partenaire historique
et stratégique, nous n’avons aucun
problème avec elle et, comme pour
d’autres partenaires, nous sommes
accueillants », assume un conseil-
ler du président ivoirien.
La présence des quelque
900 militaires des forces françai-
ses en Côte d’Ivoire n’a jamais été
remise en cause par Abidjan. La
coopération au sein de l’Acadé-
mie internationale de lutte contre
le terrorisme, inaugurée en 2021,
est vantée comme un modèle
performant par un pays qui a
réussi à contenir la menace terro-
riste ces dernières années.
« Cette CAN, c’est l’occasion d’as-
seoir notre leadership en Afrique
de l’Ouest, et même sur tout le
continent », résume le porte-pa-
role du gouvernement, qui con-
clut : « Le jackpot, ce serait la vic-
toire des Eléphants », la sélection
ivoirienne. Rien de tel pour s’offrir
une popularité record à moins de
deux ans de la présidentielle. p
anna sylvestre-treiner
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6|
PLANÈTE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

C L I M AT

En 2023, de multiples catastrophes climatiques Evénements climatiques

Anomalies de températures ces douze derniers mois Incendie de grande ampleur LES VAGUES DE
Fortes précipitations
(janvier-décembre 2023, période de référence : 1991-2020)
Fortes chaleurs CHALEUR ONT FRAPPÉ
–2,2 0 5,4 °C L’AMÉRIQUE DU NORD,
Le Bassin méditerranéen a été ravagé par
LE BASSIN
Au Canada, plus de 18,5 millions OCÉAN de nombreux incendies (île de Rhodes, MÉDITERRANÉEN
d’hectares ont brûlé, soit un tiers PACIFIQUE Algérie…). Des records de températures ont
de la surface de la France. été battus : 50,4 °C à Agadir, au Maroc, ET L’ASIE QUASIMENT
En juillet, en Nouvelle-Ecosse, il a plu 43,2 °C à Carcassonne, en France,
en 24 heures l’équivalent de trois mois et 28,71 °C à la surface de la Méditerranée. AU MÊME MOMENT
de précipitations.

Les Etats-Unis ont subi des pluies Vallée de la Mort, en Californie,

torrentielles cet été dans l’Etat En Asie, de fortes précipitations se sont
52,2 oC en Chine dans la région
de New York ou en Californie. abattues en Inde, causant la mort de du Xinjiang).
Phoenix (Arizona) a connu 31 jours 65 personnes, en Chine, où le typhon « De nombreuses catastrophes
consécutifs à plus de 43 °C. 53,3 °C OCÉAN Doksuri a fait au moins 62 morts, et au se passent en même temps dans
ont été mesurés dans la Vallée Japon. L’Inde et le Japon ont connu différents lieux de la planète,
de la Mort. ATLANTIQUE constate Mme Seneviratne. Les
leur été le plus chaud.
NORD impacts sont considérables, avec
des potentielles rétroactions am-
L’Atlantique Nord plifiantes, comme les feux de fo-
a atteint le 26 juillet une rêts, intensifiés par le réchauffe-
température moyenne ment, qui relâchent des millions
de 24,9 °C, un record. En Libye, la tempête Daniel a de tonnes de carbone et renfor-
provoqué la rupture cent encore l’effet de serre. »
de deux barrages à Derna, « C’est une menace importante
OCÉAN en septembre, suivie d’une crue, pour les sociétés humaines,
En Amérique latine, le centre faisant plus de 4 000 morts. poursuit Robert Vautard. Nous
INDIEN
du Chili a été dévasté par de OCÉAN devons encore affiner les modèles
gigantesques incendies. ATLANTIQUE SUD sur les conséquences, par exem-
Température record de 44,8 °C ple sur les feux de forêts, mais
au Brésil. aussi sur l’intensité et la concomi-
En Afrique du Sud, la province tance des sécheresses dans des
du Kwazulu-Natal a subi de fortes intempéries régions céréalières. »
L’Antarctique a atteint son volume le plus bas, (plus de 200 mm en 24 heures) provoquant
quasiment 2 millions de kilomètres carrés des inondations (7 morts). « LIMITES DE L’ADAPTATION »
au-dessous de la moyenne 2011-2020. A la 28e Conférence des parties
sur le climat (COP28), qui se te-
Sources : Copernicus ; Le Monde Infographie Le Monde
nait à Dubaï (Emirats arabes unis)
du 30 novembre au 13 décembre
2023, les pays les plus riches se

Les températures hors normes

sont engagés à alimenter le fonds
« pertes et dommages », à hau-
teur d’environ 800 millions de
dollars (près de 730 millions
d’euros). Une somme importante
mais qui paraît dérisoire au vu de

de 2023 préfigurent l’avenir

certaines catastrophes vécues
par les pays pauvres en 2023.
Selon l’ONG Christian Aid, le
cyclone Freddy, qui a traversé
tout l’océan Indien entre février
et mars, a par exemple causé
500 millions de dollars de dégâts
La moyenne a dépassé de presque 1,5 oC celle de l’ère préindustrielle, très au Malawi. Le gouvernement
a estimé que le rétablissement
au-dessus des précédents records. Les effets du réchauffement frappent partout complet des infrastructures
touchées nécessiterait 680 mil-
lions de dollars supplémentai-

E
ffarés mais pas du
tout étonnés, les
scientifiques ont
passé toute une an-
née à scruter du
rouge. Pendant
douze mois, partout dans le
monde, dans l’air et les océans,
au cœur des villes et sur les plus
hauts sommets, les jauges de
températures ont explosé. D’un
point de vue climatique, l’année
2023 a battu tous les records, ba-
layant chaque jour les « norma-
les de saison » et dessinant la
nouvelle norme d’un futur de
plus en plus proche…
Vendredi 12 janvier, l’Organisa-
tion météorologique mondiale
(OMM), s’appuyant sur le travail
des plus grands instituts (NASA, le
MET britannique, Berkeley
Earth…), l’a confirmé : « 2023 est
de loin l’année la plus chaude
jamais enregistrée. » La moyenne
des températures mondiales a dé-
passé celle de l’ère préindustrielle
de 1,45 oC, « tout un symbole car
l’accord de Paris [scellé en 2015]
vise à contenir l’augmentation à
1,5 oC », écrit l’organisation.
Mardi, l’institut européen Co-
pernicus avait révélé que la
moyenne mondiale avait été de
14,98 oC, soit 1,48 oC de plus que
les années 1850-1900. « Les activi-
tés humaines enflamment notre
planète ; 2023 n’était qu’un aperçu
des catastrophes qui nous atten-
dent si nous n’agissons pas main-
tenant », a commenté le secré-
taire général de l’Organisation
des Nations unies, Antonio Gu-
terres, rejoint par Celeste Saulo,
secrétaire générale de l’OMM :
« Nous devons faire davantage, et
nous devons le faire rapidement.
Nous devons réduire drastique-
ment les émissions de gaz à effet
de serre et accélérer la transition
vers les sources d’énergie renouve-
lables. »
Lorsqu’on entre dans le détail,
le record de 2023 est ahurissant à
plusieurs niveaux. La moyenne
sur les douze mois est largement
supérieure à celles des précéden-
tes années record, 2016 et 2020,
qui étaient déjà supérieures de
1,29 oC et 1,27 oC à l’ère préindus-
trielle, selon l’OMM. Elle a été
0,60 oC plus élevée que celle de la
période 1991-2020, un passé
pourtant très proche, confir-
mant ainsi l’intensité du ré-
chauffement climatique.
Chaque mois de juin à décem-
bre a battu les records mensuels
absolus de température, et la
barre du + 1,5 oC a été franchie en
moyenne pendant tout le second
semestre, jusqu’à un record men-
suel de décembre à + 1,78 oC par
rapport à l’ère préindustrielle.
Des données qui ne rendent pas
caduc l’objectif de l’accord de Pa-
ris ; il ne le deviendra que si le
seuil des + 1,5 oC est franchi en
moyenne sur plusieurs années.
Mais c’est un signal inquiétant.
« ÉBULLITION MONDIALE »
« Nous sommes définitivement
sortis du régime climatique du
XXe siècle. C’est effrayant de le
constater, ce n’est pas étonnant
d’un point de vue scientifique car
tout cela est conforme aux trajec-
toires [établies par le] GIEC
[Groupe d’experts intergouver-
nemental sur l’évolution du cli-
mat], décrypte Sonia Senevira-
tne, climatologue à l’Ecole poly-
technique fédérale de Zurich
(Suisse). L’urgence est d’arriver à
limiter la hausse aussi près que
possible de 1,5 oC, car, au-delà, la
probabilité d’atteindre des points
de bascule climatiques globaux
ou régionaux augmente, comme
« NOUS SOMMES
DÉFINITIVEMENT
SORTIS DU RÉGIME
CLIMATIQUE DU
XXE SIÈCLE »
SONIA SENEVIRATNE
climatologue
la disparition de certains écosys-
tèmes, par exemple en Méditerra-
née, même pour un réchauffe-
ment limité à 2 oC. »
Comme en 2016, le développe-
ment du phénomène El Niño au
milieu de l’année a poussé le
thermomètre. Mais 2023 s’inscrit
surtout dans la trajectoire du
changement climatique déclen-
ché par les activités humaines.
Les neuf dernières années ont
ainsi été les plus chaudes mesu-
rées depuis le début des relevés.
« C’est une année extrême qui
s’ajoute à la tendance générale,
analyse Robert Vautard, climato-
logue et nouveau coprésident du
groupe 1 du GIEC. La marge très
importante par rapport aux an-
nées précédentes s’explique en
partie par El Niño et par la variabi-
lité naturelle. Mais cette hausse de
la température globale reste
conforme aux projections climati-
ques analysées par le GIEC. Et, au
final, la situation est alarmante,
avec des points d’attention sur la
forte hausse de la température
moyenne des océans ou l’échelle
spatiale des feux de forêts. »
Le réchauffement global créé
par l’effet de serre a poursuivi son
travail de sape dans de nombreu-
ses zones de la planète. La
moyenne de température de la
surface des océans a battu ses re-
cords mensuels chaque mois,
d’avril à décembre.
L’Atlantique Nord a connu son
pic de chaleur en juillet (24,9 oC),
plusieurs semaines avant sa
période d’habitude la plus
chaude, en septembre, alors que
les eaux de la Méditerranée
étaient elles aussi en surchauffe
(28,71 oC, le 24 juillet).
Zones sentinelles, les pôles ont,
encore une fois, été très affectés,
avec des glaces affaiblies par l’air
doux et par des courants marins
chauds venus percuter les ban-
quises. La glace de mer en An-
tarctique a connu son record mi-
nimal au pic de l’été austral
(1,976 million de kilomètres car-
rés, le 25 février), puis n’a jamais
été aussi peu étendue lors de l’hi-
ver (16,96 millions de kilomètres
carrés, le 10 septembre, quasi-
ment deux millions de kilomè-
tres carrés inférieurs à la
moyenne 2011-2020).
Alors que le pôle Sud semblait
moins subir la hausse des tempé-
ratures, des chercheurs ont
conclu, dans Nature Climate
Change, le 7 septembre, que le ré-
chauffement du continent aus-
tral est sans doute 20 % à 50 % su-
périeur à celui du reste de la pla-
nète. « Il est de plus en plus évident
que le système de glace de mer de
l’Antarctique est entré dans un
nouveau régime, caractérisé par
une influence beaucoup plus forte
des eaux océaniques chaudes », a
analysé l’institut américain Na-
tional Snow and Ice Data Center,
dans une note du 4 octobre.
Cette « ébullition mondiale », se-
lon les termes employés, à la fin
de l’été, par M. Guterres, a eu une
grande influence sur l’enchaîne-
ment de catastrophes naturelles.
Au Canada, plus de 18,5 millions
d’hectares de forêt ont brûlé lors
d’incendies qui ont duré de fin
mars jusqu’à l’automne. A Hawaï,
la ville de Lahaina sur l’île de
Maui a été dévastée par les flam-
mes. Selon l’institut Copernicus,
le dégagement de CO2 provoqué
par les incendies de l’année a été
30 % supérieur à celui de 2022. En
Inde, des fortes précipitations ont
causé la mort de soixante-cinq
personnes. En Chine, le typhon
Doksuri a fait au moins soixante-
deux morts. En Libye, un « medi-
cane » (ouragan méditerranéen)
boosté par les eaux chaudes a dé-
truit deux barrages, tuant plu-
sieurs milliers de personnes.
La plupart de ces catastrophes
ont été rendues plus « probables »
et plus « intenses » par le réchauf-
fement climatique, selon les ter-
mes employés par le GIEC dans
son sixième rapport de synthèse,
publié en mars 2023. « Depuis que
nous menons ces études, 2023 a
été l’année où il y a eu le plus d’évé-
nements extrêmes, a constaté,
mardi, Friederike Otto du World
Weather Attribution, un collectif
de chercheurs qui mesurent l’in-
fluence du changement climati-
que sur les catastrophes. Presque
toutes les vagues de chaleur que
nous avons étudiées n’auraient
pas pu arriver avec une telle inten-
sité dans un climat préindustriel. »
Comme 2022, 2023 a été une il-
lustration de la globalité du ré-
chauffement. Lors de l’été de
l’hémisphère Nord, les vagues de
chaleur ont frappé l’Amérique du
Nord, le bassin méditerranéen et
l’Asie quasiment au même mo-
ment, sur des périodes longues
(trente et un jours consécutifs à
plus de 43 oC à Phoenix, en Ari-
zona, plus de 35 oC à Pékin pen-
dant vingt-sept jours de suite) et
avec des pics de chaleur inimagi-
nables il y a peu (53,3 oC dans la
res. Le total représente 5 % du re-
venu annuel de ce pays…
« Chaque fraction de degré
supplémentaire nous rapproche
des limites de l’adaptation pour
certains écosystèmes et pour les
sociétés humaines, constate Chris-
tophe Cassou, climatologue au
CNRS. La gravité des effets du
changement éclate dans toutes les
régions du monde dans un con-
texte géopolitique très tendu, sa-
pant la coopération internationale
pour mettre en place des politiques
climatiques à la hauteur. »
Face aux désastres, le secteur
privé commence à s’interroger.
Aux Etats-Unis, certaines assu-
rances ne veulent plus prendre
en charge les maisons trop expo-
sées. En France, la surprime qui
finance le régime des catastro-
phes naturelles sera augmentée
à partir du 1er janvier 2025, afin
de remettre à flot un système de-
venu structurellement défici-
taire face à des aléas climatiques
de plus en plus fréquents.
Début janvier, Munich Re, le pre-
mier réassureur mondial, a cal-
culé que les catastrophes naturel-
les ont entraîné des dommages
assurés estimés à 95 milliards de
dollars en 2023. Une année mar-
quée, selon l’entreprise, par la vio-
lence des tempêtes régionales aux
Etats-Unis et en Europe, qui se
multiplient « en raison du change-
ment climatique ». « Des événe-
ments déclenchant des pertes, jus-
qu’ici considérés comme moins
importants et classés comme ris-
ques secondaires, sont devenus un
facteur de pertes majeur », a dé-
claré Ernst Rauch, climatologue
chez Munich Re, à l’agence Reu-
ters. Une tendance qui devrait se
poursuivre tout au long de 2024,
une année qui « pourrait être en-
core plus chaude », selon l’OMM. p
matthieu goar
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
La fonte des glaciers
du Mont-Blanc s’est
fortement accélérée
Après avoir été longtemps stables,
les glaciers de haute altitude ont perdu
jusqu’à 4 mètres d’épaisseur lors
de la saison 2021-2022
L e réchauffement climati-
que n’épargne plus aucune
zone, même les plus proté-
gées de la chaleur. Après les pla-
tes-formes de glace de l’Antarcti-
que, objets de plusieurs études
publiées à l’automne 2023, les
glaciers du massif du Mont-Blanc,
dont l’épaisseur varie entre 100 et
300 mètres, inquiètent la com-
munauté scientifique.
Après avoir été plutôt stables
pendant des décennies, ceux qui
sont situés à une altitude supé-
rieure à 2 100 mètres et même à
plus de 3 500 mètres ont perdu
jusqu’à 3 ou 4 mètres d’épaisseur
lors de la saison glaciaire 2021-
2022. « Pendant les neuf années
précédentes, les parties basses
s’amincissaient fortement, mais
les glaces des hautes altitudes
résistaient. Cette situation a
changé récemment, constate
Etienne Berthier, chercheur
(CNRS) au Laboratoire d’études en
géophysique et océanographie
spatiales. Ce qui se passe à plus de
3 500 mètres est vraiment excep-
tionnel et inattendu. Les consé-
quences du réchauffement devien-
nent visibles partout. »
Dans une étude publiée le
29 novembre 2023 dans Journal of
glaciology, puis reprise sur le site
de l’Institut national des sciences
de l’Univers du Centre national
de la recherche scientifique, le
14 décembre, M. Berthier et ses
collègues Christian Vincent et
Delphine Six ont détaillé les ré-
sultats des observations du satel-
lite Pléiades du Centre national
d’études spatiales, mais aussi des
relevés de terrain sur trois gla-
ciers différents.
Selon eux, celui d’Argentière a
perdu en moyenne 3,41 mètres
d’épaisseur entre août 2021 et
août 2022. La mer de Glace s’est,
elle, amincie de 3,91 mètres et le
glacier des Bossons de 2,84 mè-
tres. Les diminutions des années
2012-2021 n’étaient respective-
ment que de 0,63 mètre, 0,78 mè-
tre et 0,19 mètre en moyenne an-
nuelle.
« Un nouveau régime »
Au-dessus de 3 500 mètres, les
changements sont encore plus
impressionnants. A 3 750 mètres,
la mer de Glace a ainsi perdu un
peu plus de 4 mètres d’épaisseur,
alors que cette zone n’avait pas
bougé lors des neuf années précé-
dentes. Sur le glacier des Bossons,
l’amincissement varie de 3 mè-
tres à un mètre entre 3 850 et
4 800 mètres. Aucun mouvement
n’avait été repéré avant.
« Notre analyse montre que les
glaciers de haute altitude, pour la
plupart stables au cours des cent
dernières années, réagissent dé-
sormais à l’impact du change-
ment climatique, écrivent les
auteurs. Nos mesures suggèrent
que les glaciers du Mont-Blanc
pourraient être entrés dans un
nouveau régime. »
LES PREMIERS RELEVÉS
MONTRENT QUE
L’ANNÉE GLACIAIRE
2022-2023 SERA
ÉGALEMENT
DÉSASTREUSE DANS
CETTE ZONE
SELON UNE ÉQUIPE
DE SCIENTIFIQUES,
L’ÉPAISSEUR
AUTOUR DU SOMMET
N’AVAIT PAS VARIÉ
DE PLUS DE 3 MÈTRES
ENTRE 1905 ET 2005
De telles pertes de masse à
haute altitude sont en effet inédi-
tes depuis au moins le début du
XXe siècle. Selon ces scientifi-
ques, qui s’appuient sur les me-
sures de l’alpiniste Joseph Vallot,
l’épaisseur des glaciers autour du
sommet du mont Blanc n’avait
pas varié de plus de 3 mètres en-
tre 1905 et 2005.
Cette accélération a deux causes
principales : la plus évidente est la
fonte provoquée par des tempéra-
tures positives élevées et dura-
bles. L’autre est une conséquence
de la première. L’eau de fonte ruis-
selle et se transforme en glace en
s’enfonçant dans la neige froide,
ce qui entraîne une densification
du névé (l’amas de neige durcie),
et donc un affaissement.
Contexte calamiteux
« Les parties hautes sont mainte-
nant affectées par la fonte, mais
aussi par une compaction de la
colonne de neige. Dans les deux
cas, il s’agit d’effets du réchauffe-
ment. Tout cela est amplifié par
d’autres facteurs climatiques,
comme les sécheresses à répéti-
tion », analyse Etienne Berthier.
En 2022, année la plus chaude
mesurée en France, le pays avait
connu trois intenses canicules,
dont une particulièrement pré-
coce en juin. Ce contexte a été ca-
lamiteux pour les glaciers autour
du mont Blanc, soumis à de nom-
breuses journées de fonte rapide.
Ces hautes températures combi-
nées à un déficit de précipitations
n’ont pas non plus permis de
conserver un manteau de neige
fraîche qui protège le glacier,
grâce à un albédo (une capacité de
réflexion) plus important que ce-
lui d’une neige plus sombre.
Même si les données satellitai-
res ne sont pas encore disponi-
bles, les premiers relevés mon-
trent que l’année glaciaire 2022-
2023 sera également désastreuse
dans cette zone. Selon Météo-
France, il a ainsi fait 14,1 oC à
l’Aiguille du Midi le diman-
che 10 septembre 2023. Une tem-
pérature de 10 oC à 11 oC avait éga-
lement été mesurée au même en-
droit le lundi 21 août 2023, lors de
la plus intense canicule tardive
mesurée en France.
A la même période, les météoro-
logues suisses avaient indiqué
qu’il fallait monter à plus de
5 300 mètres pour enregistrer une
température de 0 oC. Un record. Se-
lon l’institut de recherche Glacier
monitoring in Switzerland, l’en-
semble des glaciers suisses a ainsi
perdu 6 % de volume en 2022, puis
4 % en 2023. Une perte équivalente
à celle de la période 1960-1990.
« Bien sûr, toutes les années glaciai-
res ne seront peut-être pas comme
celles-ci. Mais cela présage sans
doute de ce que pourrait être une
année normale dans le futur, à pro-
che ou moyen terme », conclut
Etienne Berthier. p
m. gr
planète | 7
2024, une année riche en enjeux
Soixante-huit pays organisent des scrutins, dont l’Inde et les Etats-Unis
M oment historique de
la diplomatie climati-
que ou grand-messe
inutile ? La 28e Conférence des
parties sur le climat (COP28) de
Température moyenne mondiale entre 1940 et 2023,
en degrés Celsius
17
Anomalies de la température moyenne mondiale
annuelle entre 1963 et 2023 par rapport
à la période préindustrielle (1850-1900),
en degrés Celsius
Dubaï, aux Emirats arabes unis, 2019 2023 + 1,48 °C
qui s’est achevée le 13 décem- 2022 + 1,5
bre 2023 sur un texte inédit men- 16
tionnant une « transition vers 2021
une sortie des énergies fossiles »,
va jouer son avenir dans les
prochaines années.
Synthèse diplomatique fragile,
15
+ 1,0
l’accord de Dubaï peut être une
14
nouvelle occasion manquée si les
Etats, pris par des contingences 2015
de court terme ou dirigés par des
gouvernants climatosceptiques, 13
décident de le balayer. « La COP a + 0,5
représenté une grande avancée,
mais le texte de conclusion ne 12
détermine pas ce que les acteurs
vont en faire. Les règles d’un sport
n’indiquent pas si un joueur va
être performant sur le terrain », 11
ironise François Gemenne, poli- J F M A M J J A S O N D 1970 1980 1990 2000 2010 2023
tologue et spécialiste des migra-
Sources : Copernicus, ERA5 • Infographie Le Monde
tions climatiques.
2024 sera déjà une année cru-
ciale. D’abord parce que les
gouvernements vont devoir planète sur le sujet des énergies d’affaires, qui lui mettront la pres- tique veulent justement évoquer
commencer à réfléchir à leurs fossiles serait catastrophique. sion pour continuer le business as la question des financements de
contributions déterminées au S’ils piétinaient le texte de Dubaï, usual », analyse M. Gemenne. la transition climatique, en espé-
niveau national, les engage- le signal envoyé aux investisseurs L’élection américaine se tiendra rant mettre sur la table la taxation
ments qu’ils devront présenter à du monde entier irait à contre- un peu moins d’une semaine des multinationales. Un débat
aux Nations unies en 2025. Et les sens du message de la COP28. « S’il avant le début de la COP29 de compliqué qui deviendrait impos-
prochains mois vont être ryth- est élu, on peut être quasiment Bakou, qui débutera le 11 novem- sible si Donald Trump venait de
més par des échéances impor- persuadé qu’il voudra dénoncer bre. Lors de cette conférence, cer- reconquérir la Maison Blanche. p
tantes qui pourraient influencer l’accord, poussé par les milieux tains défenseurs de la cause clima- matthieu goar
ces politiques climatiques.
Plus de la moitié des habitants
de la planète en âge de voter sont
appelés aux urnes. Soixante-huit
pays organisent des scrutins.
ENTREPRENDRE
Parmi eux, des gros émetteurs de
gaz à effet de serre comme l’Inde,
un pays de 1,4 milliard d’habi-
tants, qui élira ses élus à la cham-
bre basse. Grand favori, le Bhara-
POSITION
tiya Janata Party (BJP), parti du
premier ministre nationaliste
hindou Narendra Modi, com-
mencera-t-il à travailler sur une
transition de son système éner-
gétique pour réduire sa dépen-
dance au charbon ?
Poussée des populistes
Les élections européennes, qui se
Pour un monde plus juste et plus durable,
tiendront du 6 au 9 juin, sont im-
portantes pour les débats au sein
Pour une société où personne n’est exclu, ni discriminé,
de l’Union européenne (UE), un
des acteurs les plus ambitieux des
Pour un nouveau modèle d’entreprise,
COP. Même si l’objectif de réduc-
tion de 55 % des émissions de gaz
à effet de serre en 2030 ne peut plus social et solidaire.
pas être remis en cause aussi faci-
lement, la poussée des populistes
en France, en Italie et surtout Nous avons choisi d’entreprendre, pour faire prendre conscience
dans les pays d’Europe de l’Est, que la solidarité est la meilleure solution pour combattre les exclusions.
toujours très rétifs aux mesures
climatiques, compliquerait la Alors, quand il faut se battre, agir et innover,
position de l’UE au sein de la le Groupe SOS n’entreprend pas à moitié.
diplomatie climatique. Depuis 1984, organisation non lucrative et sans actionnaire,
D’autres pays victimes du ré- le Groupe SOS est en première ligne contre toutes les formes d’exclusions.
chauffement climatique, comme
l’Indonésie ou l’Afrique du Sud, Autant de déis qui demandent des talents supplémentaires pour être relevés.
éliront également de nouveaux
Et si vous envisagiez de rejoindre
parlementaires. « Les mots de la
COP ne sont que des mots et ils
n’auront aucune conséquence si un Groupe associatif engagé ?
les dirigeants des pays les plus
émetteurs ne modifient pas leur Quel que soit votre proil, le Groupe SOS ofre des carrières et des formations
politique, constate Sonia Senevi- qui ont du sens, dans plus de 100 métiers.
ratne, climatologue à l’Ecole poly-
technique fédérale de Zurich
(Suisse). En réalité, ils doivent
même aller plus loin, car le texte de
Dubaï est très loin de permettre à
la planète de rester au-dessous de
1,5 °C de réchauffement alors que
chaque dixième de degré compte. »
Mais le moment le plus décisif
pour le climat se tiendra aux
Etats-Unis, à la fin de l’année.
L’ancien président Donald
Trump, qui avait fait sortir son
Le Groupe SOS
pays de l’accord de Paris en 2017,
pourrait à nouveau affronter le forme et recrute
président Joe Biden. En cas de vic-
toire, considérerait-il son pays lié
recrutement.groupe-sos.org
à l’accord de Dubaï ? Un divorce
des Etats-Unis, premiers produc-
teurs de pétrole, avec le reste de la
8|
FRANCE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

NOUVEAU GOUVERNEMENT

La majorité présidentielle bousculée

La composition du gouvernement Attal suscite l’incompréhension chez les macronistes de la première heure

P
our accueillir le gou-
vernement « res-
serré » de Gabriel At-
tal, on a raboté la ta-
ble du conseil des
ministres. Ce ven-
dredi 12 janvier, à l’Elysée, Emma-
nuel Macron réunit son « XV de
France », comme il surnomme le
gouvernement de son premier
ministre, Gabriel Attal. Les qua-
torze ministres nommés la veille
sont serrés les uns contre les
autres dans le petit salon vert de
l’Elysée. « Je ne veux pas de ges-
tionnaires, je veux des révolution-
naires », prévient le chef de l’Etat.
Face à lui, la nouvelle ministre de
la culture, Rachida Dati, transfuge
du parti Les Républicains (LR), pro-
che de Nicolas Sarkozy et maire du
7e arrondissement de Paris, n’a
guère les allures d’un soldat de
l’an II. « La révolte, ça peut être le
désordre. Et Rachida n’est pas pour
le désordre, appuie David Alphand,
président du groupe LR à Paris.
Mais c’est une combattante. Sur ce
point-là, elle peut avoir des allures
révolutionnaires. »
Lorsque le nom de Rachida Dati
surgit, jeudi, pour rejoindre l’exé-
cutif, les députés macronistes de
l’aile gauche manquent défaillir.
« Il est devenu dingue ! », écrit un
élu sur une boucle WhatsApp de
parlementaires, visant Emma-
nuel Macron. Le débauchage de
cette figure de la Sarkozie est vécu
comme une provocation, quel-
ques semaines après l’adoption
de la loi « immigration » à laquelle
se sont opposés vingt-sept dépu-
tés du camp présidentiel. Gabriel Attal, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, le 5 décembre 2023. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

« UNE BALKANISATION »
Qualifiée de « gouvernement Go-
rafi » – du nom du site d’informa-
tion parodique où le cynisme le
dispute à l’absurde –, la nouvelle
équipe suscite l’incompréhen-
sion des historiques de la Macro-
nie. Guère susceptible d’élargir la
majorité à l’Assemblée nationale,
l’arrivée de l’élue parisienne aura
pour conséquence, jugent-ils, de
radicaliser les cadres LR et de les
pousser à un accord avec l’ex-
trême droite. Et d’inciter les élec-
teurs de centre gauche à voter
pour la liste socialiste aux élec-
tions européennes. Tout en divi-
sant la majorité, déjà fracturée par
la loi « immigration ».
Choquée, la députée apparentée
Renaissance Stella Dupont (Mai-
ne-et-Loire), figure de l’aile gau-
che, a annoncé vendredi sur X sa
décision de « prendre du recul », en
attendant de connaître « la com-
position complète » du gouverne-
ment et le « nouveau cap donné à
la majorité ». Nombre de ses collè-
gues veulent aussi connaître l’ar-
chitecture gouvernementale, at-
tendue d’ici au 20 janvier, et en-
tendre le chef de l’Etat, qui doit
donner une conférence de presse
dans le courant de la semaine,
avant de formaliser une prise de
distance. Ils doivent se retrouver
mardi 16 janvier. Structurer un
sous-groupe au sein du groupe
majoritaire leur permettrait de se
faire entendre. « Je vais avoir à
gérer une balkanisation », s’est
confié vendredi, auprès d’un par-
lementaire, Sylvain Maillard, pré-
sident du groupe Renaissance au
Palais-Bourbon.
L’allié MoDem est aussi à sur-
veiller. François Bayrou, patron
du parti centriste, a manifesté pu-
bliquement ses doutes, dans un
entretien au Parisien le 9 janvier,
après la promotion de Gabriel
Attal, soulignant « l’expérience né-
cessaire », selon lui, à Matignon.
Vendredi, le député MoDem du
Loiret Richard Ramos, reprochant
à Emmanuel Macron d’avoir
« réinventé l’UMP », embraye en
proposant de monter « une liste
centriste et MoDem » qui pourrait,
imagine-t-il, arriver « devant une
liste du président de la Républi-
que ». Le président d’Horizons,
Edouard Philippe, reste pour l’ins-
tant silencieux. « Il faut qu’on ait
un paysage complet de la situa-
tion avant de tirer les conséquen-
ces de ce qu’il s’est passé », avance
prudemment son entourage.
Pour l’heure, l’hypothèse d’une
fronde parlementaire à même de
rétrécir une majorité déjà relative
n’affole guère le premier minis-
tre. Lors d’un déjeuner « léger, lé-
ger », au dire d’un participant,
auquel Gabriel Attal avait convié
vendredi les chefs de groupe du
« ILS VONT RENTRER
DANS LE RANG COMME
DES POULES
MOUILLÉES »
FRANÇOIS PATRIAT
sénateur de la Côte-d’Or
camp présidentiel, le nom de Ra-
chida Dati n’a pas été prononcé.
« On va se marrer ! », a lancé le lo-
cataire de Matignon à ses troupes.
Devant un œuf parfait à la crème
de topinambour, Jean-Paul Mat-
tei, chef des députés MoDem à
l’Assemblée nationale, a promis
de l’« accompagner dans ce pari
important pour nos concitoyens ».
« On ne peut pas être dans le
dépassement et refuser l’arrivée
d’une personnalité de droite. Est-ce
que les élus de gauche ne sont pas
d’accord avec les textes qui seront
examinés sur la fin de vie ? Sur la
régénération agricole ? Sur la sim-
plification ? Ils ne sont pas d’ac-
cord avec quoi ? », s’agace-t-on à
l’Elysée, où l’on subodore que ces
élus cherchent à faire pression
pour faire entrer au gouverne-
ment des personnalités au profil
plus social-démocrate.
« MOINS DE LOIS »
« Ils vont rentrer dans le rang
comme des poules mouillées »,
présage François Patriat, séna-
teur de la Côte-d’Or, proche du
chef de l’Etat.
L’Elysée parie que les esprits
s’apaiseront et souligne que ce
qui est présenté comme l’« An II »
du quinquennat se traduira par
une sorte de « sobriété législa-
tive ». Le premier semestre 2024,
contrairement à l’année 2023, ne
se jouera pas au Palais-Bourbon.
Aucun grand texte n’est pro-
grammé au Parlement. « Moins de
lois, plus de résultats », résume-
t-on au Palais. Le bilan de Gabriel
Attal, qui a réussi en cinq mois à la
tête de l’éducation nationale à
marquer les esprits sans passer
par l’Hémicycle, illustre ce choix
tactique : une circulaire a suffi
pour interdire l’abaya à l’école.
« Quand vous pouvez éviter de
passer par la loi, c’est mieux »,
signalait Emmanuel Macron dès
le 20 décembre 2023 sur France 5.
« Emmanuel Macron s’essaie à
une forme de démocratie directe
pour naviguer dans une société
d’opinion qui exige des réponses
immédiates », observe le sociolo-
gue Jean Viard. Le viatique de la
dernière chance pour lutter
contre la dangereuse ascension
de Marine Le Pen. p
claire gatinois
et nathalie segaunes

Le premier ministre, Gabriel Attal, attendu au tournant par la droite

Sonnés par le débauchage de Rachida Dati au ministère de la culture, Les Républicains menacent de durcir le ton avec la majorité

P our la droite, 2024 a débuté

par une douche froide.
Jeudi après-midi, per-
sonne ne croyait chez Les Républi-
cains (LR) à la rumeur de l’arrivée
imminente de Rachida Dati au
ministère de la culture. Eric Ciotti
non plus, avant de recevoir un
appel de l’intéressée. Le président
de LR a pris la nouvelle comme
« un coup de poignard ». Les Répu-
blicains avaient pourtant repris
des couleurs en décembre avec le
sentiment d’avoir fait voter à la
majorité leur propre texte sur
l’immigration. Mais l’ambiance
euphorique d’avant les fêtes est
déjà un lointain souvenir.
Dans le cercle des sarkozystes, le
député des Alpes-Maritimes a tou-
jours apprécié l’ancienne ministre
de la justice. Rachida Dati pouvait
bien plaider pour tendre la main à
la majorité, le chef de parti fermait
les yeux. Un « c’est Rachida » ser-
vait de mot d’excuse. Mais, cette
fois, sa prise de liberté s’est trans-
formée en trahison : « Rachida
Dati se place en dehors de notre fa-
mille politique. Elle ne fait désor-
mais plus partie des Républicains »,
a-t-il indiqué dans un communi-
qué pour régler son sort.
« Sentiment d’écœurement »
Eric Ciotti a tranché très vite pour
éviter tout procès en complai-
sance avec la Macronie et donner
raison à certains. Comme à Auré-
lien Pradié. Le député LR du Lot dé-
nonce depuis des mois les traîtres
en puissance prêts à « se vendre
pour un gyrophare sur la voiture de
ministre » et plaide pour une ligne
intransigeante avec la majorité.
« Il y a un sentiment d’écœurement,
avoue le porte-parole de LR, Guil-
hem Carayon. Rachida Dati était
appréciée pour sa liberté de parole,
sa personnalité. Pour beaucoup de
militants, sa décision de rejoindre
la Macronie relève de la trahison. »
Mais c’est avec la bénédiction de
Nicolas Sarkozy qu’elle devient
ministre. L’ancien président de la
République continue à jouer les
sergents recruteurs pour placer
certains de ses anciens soutiens
au gouvernement.
« Il serait bon de balayer enfin
cette génération sarkozyste hyper-
cynique, attaque la vice-prési-
dente de LR, Florence Portelli,
interrogée par BFM-TV. J’aimerais
bien qu’on se remue, qu’on bouge
sur les idées… »
Mais la droite doit d’abord digé-
rer ce débauchage inattendu d’une
personnalité de renom, dans la li-
gnée de ceux de Bruno Le Maire,
Gérald Darmanin ou Edouard Phi-
lippe lors du premier quinquen-
nat d’Emmanuel Macron. Le der-
nier remontait à celui de Damien
Abad, très éphémère ministre des
solidarités à l’été 2022.
« Hier soir [jeudi], ça piquait,
concède le député LR de la Manche
Philippe Gosselin. De l’extérieur,
Macron a réussi son coup avec une
prise de guerre comme Rachida
Dati, mais cela ne change rien au
film : cherche majorité désespéré-
ment. Il lui faut toujours composer
avec les soixante-deux députés LR
pour passer des lois. » Et la nou-
velle ministre de la culture ne fera
« pas bouger une voix vers la majo-
rité », prévient le député LR du Ter-
ritoire de Belfort Ian Boucard.
Les plus antimacronistes bouil-
lonnent et n’attendent qu’une
chose : que le nouveau premier
ministre, Gabriel Attal, demande
un vote de confiance à l’Assem-
blée nationale pour mieux lui
refuser. Leur chef de groupe, Oli-
vier Marleix, les y encourage si ce
cas de figure (peu probable) se pré-
sentait. Après tout, LR continue à
se présenter comme une force
d’opposition. « Une opposition
pragmatique. Dati ou pas, cela ne
change rien pour nous, explique
Guilhem Carayon. On votera les
lois qui nous semblent aller dans
l’intérêt du pays et on combattra
les autres. »
Gabriel Attal est, lui, attendu au
tournant. Dans un premier
temps, l’idée était de laisser l’an-
cien socialiste si populaire chez
les sympathisants de droite « dé-
faire ses cartons à Matignon », in-
diquait l’entourage de M. Ciotti.
Mais la droite n’a pas oublié l’en-
gagement écrit pris par sa prédé-
cesseure, Elisabeth Borne, auprès
du président LR du Sénat, Gérard
Larcher, de réformer l’aide médi-
cale d’Etat au premier trimestre
2024. « Gabriel Attal est garant de
la parole donnée et on saura le lui
rappeler », prévient la secrétaire
générale de LR, Annie Genevard.
Sonnés, les Républicains cher-
chent à se remobiliser. « Le débau-
chage de Dati peut renforcer
l’unité dans notre groupe », veut
croire Philippe Gosselin. L’instinct
de survie d’un parti menacé ? p
alexandre pedro
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Darmanin entend privilégier « les sujets de fond »
Faute de candidats, le choix de maintenir le ministre Place Beauvau s’est imposé comme un gage de stabilité
M
ardi 9 janvier, il ins-
tallait Céline Ber-
thon, ex-directrice
générale adjointe
de la police nationale, dans ses
nouvelles fonctions à la tête de la
Direction générale de la sécurité
intérieure (DGSI) ; le lendemain, il
se tenait au côté de Gabriel Attal, à
peine nommé à Matignon, au
commissariat d’Ermont-Eau-
bonne (Val-d’Oise) ; vendredi
12 janvier, il saluait à Bièvres (Yve-
lines) le nouveau chef du RAID
(Recherche assistance interven-
tion dissuasion), l’unité d’inter-
vention de la police. Pour le mi-
nistre de l’intérieur, Gérald Dar-
manin, le remaniement aura eu
des allures de non-événement.
L’Elysée avait-il un autre choix
que celui de maintenir à ce poste
l’omniprésent ministre, qui in-
carne la fonction à force de surex-
position médiatique en même
temps qu’il offre un rempart à
Emmanuel Macron, dont les pri-
ses de position sur les violences
policières ou les contrôles au fa-
ciès en 2021 n’ont toujours pas été
digérées par la profession ? Et le
ministre, sauf à risquer un procès
en désertion, disposait-il d’une
autre option, à six mois des Jeux
olympiques et paralympiques ?
« Il est affûté et a les bons réflexes
pour zéro coût d’entrée » dans la
fonction, justifie l’entourage de
Gérald Darmanin. Ce choix est
pourtant, aussi, un choix par dé-
faut : non seulement le vivier ma-
croniste est pauvre en profils sé-
curitaires mais, observe un préfet,
« une rupture à Beauvau avant les
JO impliquait des risques que le
président de la République n’était
pas prêt à courir ».
« Un tremplin pour 2027 »
Au lendemain des émeutes de l’été
2023, Gérald Darmanin disait
pourtant redouter « l’année de
trop » dans un ministère « usant »
et évoquait même prudemment
des envies de déménagement au
Quai d’Orsay. Après sa reconduite
au poste le plus exposé du gou-
vernement, il assure désormais
qu’il a « envie » d’y durer, au moins
une petite année supplémentaire.
Qu’il parvienne à s’y maintenir et
sa longévité Place Beauvau le pla-
cerait en troisième position des
ministres de l’intérieur les plus
« durables » de la Ve République
derrière les gaullistes Roger Frey et
Gouvernement droitisé : l’espoir d’une bouffée d’air pour la gauche
Les élus de la Nupes, pour lesquels l’équipe Attal signe la fin du « en même temps », s’apprêtent à ferrailler contre la majorité à l’Assemblée
E t si le nouveau gouverne-
ment, incarné par l’arrivée
au ministère de la culture
de Rachida Dati, une figure de la
Sarkozie, offrait un ballon d’oxy-
gène à une gauche restée sur le
banc de touche du remaniement
annoncé le 11 janvier et étouffée
depuis 2017 par le « en même
temps » macroniste ?
A moins de cinq mois des élec-
tions européennes, c’est en tout
cas l’espoir qu’entretiennent cer-
tains de ses cadres. « Ce remanie-
ment a au moins le mérite de la
clarté. C’est la fin du confusion-
nisme. En tout cas, il faut le sou-
haiter », espère le premier secré-
taire du Parti socialiste (PS) Oli-
vier Faure, pour lequel « la jeu-
nesse du premier ministre n’est
que le paravent d’un gouverne-
ment très à droite ».
« La régénération, c’est celle des
dinosaures sarkozystes. Le “réar-
mement civique”, c’est la nomina-
tion d’une mise en examen pour
« IL A DÉCROCHÉ
BEAUCOUP DE MOYENS,
MAIS POUR QUELLE
STRATÉGIE D’ENSEMBLE
ET AVEC QUELLE
ÉVALUATION ? »
ALEXANDRE TOUZET
maire de Saint-Yon (Essonne)
Raymond Marcellin (cinq ans et
demi de mandats chacun environ,
entre 1962 et 1974). « S’il avait
quitté le gouvernement, il aurait
été isolé, analyse le député (La
France insoumise, LFI) d’Ille-et-Vi-
laine Frédéric Mathieu. Rester à
l’intérieur lui donne un tremplin
pour 2027, quitte à y laisser un
champ de ruines en se plaçant sous
la tutelle des syndicats, comme il le
fait depuis le début. »
Les remuantes organisations
professionnelles de policiers vien-
nent justement de se rappeler à
son bon souvenir. Mercredi 10 jan-
vier, une caravane de bus affrétée
par Unité-SGP Police-FO a fait le
tour de Paris pour réclamer des ré-
ponses sur la prime de voie publi-
que, la revalorisation des salaires
des PATS (personnels administra-
tifs, techniques et scientifiques) et
les mesures de reclassement.
Autant d’engagements consignés
dans un protocole datant de 2022,
« mais toujours pas mis en œuvre »,
selon les syndicats. « C’était notre
cérémonie d’ouverture à nous, iro-
nise Grégory Joron, secrétaire gé-
néral du syndicat. Et sans réponse
sur ces revendications comme sur
les JO, on lancera un décathlon de
la mobilisation policière. »
Après avoir accepté de repousser
leur cérémonie des vœux, initiale-
ment prévue le 10 janvier en plein
remaniement, les rivaux du syndi-
cat Alliance haussent également le
ton : le 18 janvier sera bien une
« journée noire » dans la police.
Mots d’ordre : « activité minimum
dans tous les services » et « rassem-
blements » à travers le pays pour
obtenir des garanties indemnitai-
res et sociales – comme les gardes
d’enfants des fonctionnaires –
avant la mobilisation générale dé-
crétée pour les JO.
« C’est un moment assez classique
de revendication avant un grand
corruption [Rachida Dati] », ajoute
le député de Seine-et-Marne en ré-
férence aux concepts employés
par le président Emmanuel Ma-
cron lors de ses vœux du 31 dé-
cembre. « C’est plutôt une bonne
nouvelle : enfin la poussière re-
tombe et le clivage droite-gauche
est rétabli », abonde son collègue
PS de l’Essonne, Jérôme Guedj,
qui pense que cette séquence
« clôt la promesse originelle du
macronisme ».
L’analyse est partagée par l’élu
« insoumis » de Seine-Saint-Denis
Eric Coquerel, qui considère lui
aussi qu’« il n’y a plus de “en même
temps” » et que « la dérive droitière
va s’accentuer ». « Ça donne une
responsabilité plus forte pour la
gauche, mais avec un programme
de rupture », ajoute le président de
la commission des finances à l’As-
semblée nationale. Il avertit ainsi
tous ceux qui, dans l’avenir, se-
raient tentés d’adoucir le pro-
gramme de la Nouvelle Union po-
Gérald Darmanin, au commissariat d’Ermont-Eaubonne (Val-d’Oise), le 10 janvier 2024. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
événement, tente de désamorcer
l’entourage de M. Darmanin. Les
syndicats ont de bonnes relations
de travail avec le ministre. Nous ne
sommes pas inquiets au sujet de
l’engagement des forces de l’ordre,
mais c’est vrai, on doit être au clair
sur le plan indemnitaire et l’accom-
pagnement social et ce sera fait
avant la fin du mois de janvier. »
A condition de rattraper le
temps perdu. « Tout a été recentra-
lisé. S’il n’est pas disponible, rien ne
se passe », déplore un cadre syndi-
cal, selon lequel le ministre, acca-
paré par son projet de loi « immi-
gration » a été « aux abonnés ab-
sents tout au long du dernier tri-
mestre 2023 ».
« Le ministère de l’intérieur, ça
fonctionne quand le ministre est là,
travaille et fait la synthèse en met-
tant les mains dans le cambouis »,
balaie M. Darmanin, qui met en
avant sa réforme de la police : « Per-
sonne ne l’avait fait et aujourd’hui,
ce n’est plus un sujet. On l’applique
et on a modernisé une grande insti-
pulaire écologique et sociale (Nu-
pes), pour attirer de potentiels dé-
çus du macronisme.
Pour Jérôme Guedj, qui caresse
pour la présidentielle de 2027 le
rêve d’une primaire à gauche, il
n’en est pas question. « Le socle
programmatique, c’est évidem-
ment le programme de la Nupes,
qu’il faut enrichir et adapter, sans
l’édulcorer », tente-t-il de rassurer.
« Logique politique »
Ce programme, en grande partie
calqué sur L’Avenir en commun de
Jean-Luc Mélenchon, avait servi
de socle à l’élection des députés
de l’ex-alliance.
Mais cet horizon est encore
lointain. En attendant, la gauche
espère plutôt que le nouveau
premier ministre, Gabriel Attal,
qui devrait prononcer au cours
de la semaine du 15 janvier son
discours de politique générale,
se soumette à « un vote de
confiance ». Sans quoi une mo-
tution pas si facile à bouger. »
Désormais, il assure vouloir se
consacrer à des chantiers techni-
ques, comme la numérisation ou
la coopération internationale,
qu’il entend mener à leur terme
après avoir « réinstauré le principe
du temps long ». Comprendre : une
exposition médiatique réduite,
ponctuée de « déplacements plus
longs, deux ou trois jours, pour
aborder les sujets de fond et surtout
écouter les gens ».
Hausse du nombre d’homicides
Le ministre, qui cultive son an-
crage dans les territoires au point
d’avoir effectué un déplacement
tous les deux jours en moyenne
depuis son arrivée Place Beauvau
en juillet 2020, sait qu’il doit dé-
sormais apaiser le sourd mécon-
tentement d’élus locaux encore
sonnés par l’ampleur des émeu-
tes de l’été 2023. Au mois d’octo-
bre 2023, huit organismes, dont la
puissante Association des maires
de France, ont annoncé la créa-
LES SOCIALISTES
SE SONT DEMANDÉ S’IL
FALLAIT CONTINUER À
ÉLABORER DES TEXTES
TRANSPARTISANS
APRÈS LA LOI
SUR L’IMMIGRATION
tion de censure serait déposée, a
déjà prévenu La France insou-
mise (LFI). « Il est indispensable
que le nouveau premier ministre
demande la confiance au Parle-
ment », abonde la présidente du
groupe écologiste à l’Assemblée
nationale, Cyrielle Chatelain, qui
demande à Emmanuel Macron
d’« arrêter de contourner le Par-
lement ». L’écologiste rappelle
aussi que le groupe avait voté la
motion de censure contre l’ex-
tion du Collectif inter-associa-
tions d’élus pour la sécurité et la
prévention dans le but affiché
d’être davantage écoutés par le
ministre de l’intérieur.
« Il a un savoir-faire politique
évident en termes de contact avec
les élus mais sans véritable cons-
truction avec eux, note Alexandre
Touzet, maire Les Républicains
de Saint-Yon (Essonne) et « M. Sé-
curité » de l’Assemblée des dépar-
tements de France. Certes, il a dé-
croché beaucoup de moyens mais
pour quelle stratégie d’ensemble
et avec quelle évaluation ? Pour le
moment, c’est encore flou. »
Ces critiques sont d’autant plus
vives que les plus récents indica-
teurs de la délinquance, pour
l’année 2022, offrent un contre-
point au volontarisme du mi-
nistre : une hausse de 15 % du
nombre d’homicides, soit un pic
de 959 cas, et une augmentation
équivalente des coups et blessu-
res volontaires. « On n’a jamais
mis autant de policiers dans la
première ministre Elisabeth
Borne qui, elle-même, s’était
soustraite à ce vote. « Nous allons
tous la signer, c’est la logique poli-
tique », confirme le député PS de
l’Eure, Philippe Brun.
Pour ce nouveau chapitre du
quinquennat, c’est d’abord dans
la rue que la gauche tentera de
donner de la voix. « Le combat
n’est pas que dans l’Hémicycle, il
est aussi dans la rue et dans la
sphère médiatique », confirme
l’élue « insoumise » de Seine-
Saint-Denis Aurélie Trouvé, qui
coordonne les relations de LFI
avec le mouvement social.
Deux manifestations contre la
loi sur l’immigration sont pro-
grammées les dimanches 14 et
21 janvier. La première est à l’ini-
tiative de collectifs de travailleurs
sans papiers, la seconde est soute-
nue par 200 personnalités, dont
Sophie Binet (CGT), Marylise Léon
(CFDT), et tous les partis politi-
ques de gauche. « Il y a un enjeu à
france | 9
▶▶▶
rue, ils font des affaires : la hausse
traduit aussi cette tendance »,
veut convaincre l’entourage de
M. Darmanin.
Davantage que des défis admi-
nistratifs ou des négociations
syndicales, la grande inconnue de
la future action de Gérald Dar-
manin tient à sa marge de
manœuvre au sein d’un gouver-
nement dirigé par Gabriel Attal,
dont l’entourage a dû insister sur
le « lien de subordination » entre le
ministre de l’intérieur et le pre-
mier ministre.
« Je suis très heureux de travailler
avec lui », a assuré M. Darmanin,
vendredi. « Il a surtout dû obtenir
l’assurance de ne rendre de comp-
tes qu’au président de la Républi-
que, tacle le député Frédéric Ma-
thieu. Au moment de la motion de
rejet de son projet de loi “immigra-
tion”, c’est directement à Emma-
nuel Macron, et non à la première
ministre, Elisabeth Borne, qu’il
avait présenté sa démission. » p
antoine albertini
réussir les deux rendez-vous », re-
connaît Aurélie Trouvé. C’est
dans l’hémicycle que la gauche re-
trouvera Gabriel Attal. Mardi
9 janvier en réunion de groupe,
les socialistes se sont demandé
s’il fallait continuer à élaborer des
textes transpartisans après la loi
sur l’immigration, vécue comme
« un point de rupture ».
A ce stade, aucune décision n’a
été prise. Le nouveau premier mi-
nistre tentera-t-il d’amadouer la
gauche et de composer des majo-
rités sur certains textes ? Les élus
se font peu d’illusions, mais
conservent un bon souvenir du
passage de Gabriel Attal aux
comptes publics. Tout en se di-
sant en « désaccord avec sa politi-
que », Eric Coquerel considère
qu’il a été « un bon ministre », no-
tamment en raison de sa « capa-
cité à mener des débats ». « On sait
sur quel pied danser, s’il y a des
ouvertures, il le dit », estime-t-il. p
sandrine cassini
10 | france
NOUVEAU GOUVERNEMENT
A Paris, les conséquences de la nomination de Dati
La ministre, qui a pour but la mairie de la capitale, bouleverse la donne politique en vue des municipales 2026
Q
uand Rachida Dati est
nommée ministre de
la culture, jeudi 11 jan-
vier vers 19 h 30, Anne
Hidalgo vient d’ache-
ver d’adresser ses vœux aux
agents des services publics pari-
siens de santé et de sécurité, dans
le grand salon de l’Hôtel de ville.
Passé un moment d’incrédulité,
elle appelle Rémi Féraud, sénateur
et président du groupe socialiste
de Paris, pour essayer d’analyser la
situation, ce qui n’est pas simple.
Tous deux s’interrogent,
d’abord, sur l’étendue du risque
pris par l’exécutif de nommer Ra-
chida Dati, mise en examen pour
corruption. Ils sont d’accord : la
possibilité existe d’une « nomina-
tion boomerang » qui peut leur re-
venir, pourquoi pas, en pleine fi-
gure. Ils conviennent que le soi-di-
sant bon coup du président de la
République est finalement une er-
reur politique. « Si Emmanuel
Macron pense que c’est derrière Ra-
chida Dati qu’il peut additionner
les voix Les Républicains [LR] et Re-
naissance, il se trompe, rapporte
M. Féraud au Monde. Elle est la pire
candidate pour l’électorat macro-
niste progressiste. »
Procédure d’exclusion
Le départ de Rachida Dati,
meilleure ennemie de la maire de
Paris, soulage-t-il l’exécutif muni-
cipal ? « Ce n’est ni une bonne ni une
mauvaise nouvelle… », tente M. Fé-
raud, qui s’interrompt : « Enfin…
Si… C’est une mauvaise nouvelle
pour la droite pour les prochaines
municipales. » Il paraît hésitant.
Tout le monde tâtonne pour me-
surer les conséquences de la no-
mination ministérielle de Rachida
Dati sur la vie politique de la capi-
tale à moins de trois ans des élec-
tions municipales. La droite pari-
sienne, elle, est encore abasourdie
quand Eric Ciotti, président de LR,
acte que c’est une très mauvaise
soirée. Rachida Dati, poids lourd
de LR, présidente du conseil natio-
nal du parti, fera l’objet d’une pro-
cédure d’exclusion.
Autre très mauvaise nouvelle :
l’existence de ce deal personnel
L’affaire Ghosn-Renault, le dossier qui menace la nouvelle ministre
Rachida Dati est mise en examen, depuis 2021, en raison des rémunérations qu’elle a touchées d’une filiale du groupe automobile
U ne mise en examen, ce
n’est pas une condamna-
tion. Cela ne signifie pas
une culpabilité. » C’est en rappe-
lant le « grand principe de la pré-
somption d’innocence » que le
nouveau premier ministre, Ga-
briel Attal, a défendu, jeudi 11 jan-
vier, sur le plateau de TF1, la nomi-
nation comme ministre de la
culture de la maire du 7e arrondis-
sement de Paris, Rachida Dati.
A rebours de la jurisprudence
Bérégovoy-Balladur, qui voulait
qu’un ministre mis en cause par
la justice soit contraint de quitter
ses fonctions au gouvernement,
l’arrivée tonitruante de Mme Dati
Rue de Valois renvoie à sa mise en
examen, depuis juillet 2021, dans
l’affaire dite « Carlos Ghosn », du
nom de l’ex-PDG de Renault-Nis-
san, visé par deux mandats d’ar-
rêt internationaux de la justice
française et en fuite au Liban.
Les charges contre Mme Dati sont
lourdes : « corruption passive
d’agent d’une organisation inter-
nationale publique », « trafic d’in-
fluence passif d’agent d’une orga-
nisation internationale publi-
que », « recel d’abus de pouvoir »,
« recel d’abus de confiance ». Et le
calendrier judiciaire risque de
Le ministre des affaires étrangères, Stéphane Séjourné, et la ministre de la culture, Rachida Dati, le 12 janvier. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
passé entre Emmanuel Macron et
Rachida Dati, selon lequel cette
dernière accepte le poste de minis-
tre en échange de la tête de liste
d’une alliance entre Renaissance
et LR aux prochaines municipales.
Une alliance devenue, soudain, en-
core plus hypothétique qu’avant le
remaniement. La nouvelle minis-
tre rajoute au pataquès en faisant
part de son souhait de demeurer
maire du 7e arrondissement et pré-
sidente du groupe LR parisien.
Jean-Pierre Lecoq, maire du
6e arrondissement, n’y voit aucun
inconvénient. Il a été le premier à
se féliciter de sa nomination. Le
but ultime de Rachida Dati de-
meure la mairie de Paris ; elle est
partie Rue de Valois pour mieux
revenir à l’Hôtel de ville. Qui la sui-
s’accélérer. Si la chambre de l’ins-
truction examine la question de
la prescription des faits reprochés
à la ministre, soulevée par ses avo-
cats, le réquisitoire définitif du
Parquet national financier est at-
tendu avant la fin mars.
Les juges d’instruction se polari-
sent sur les honoraires
(900 000 euros hors taxe) versés,
de 2010 à 2012, par Renault-Nis-
san BV (RNBV), filiale néerlan-
daise de l’Alliance Renault-Nis-
san, à Mme Dati. A cette époque,
cette dernière était députée euro-
péenne, de surcroît membre sup-
pléante de la commission de l’in-
dustrie, de la recherche et de
l’énergie, et les activités de lob-
bying étaient interdites au Parle-
ment européen pour éviter, no-
tamment, les conflits d’intérêts.
La justice s’interroge sur la léga-
lité et la réalité des travaux de
Mme Dati pour le compte de la fi-
liale du groupe. Dans une conven-
tion d’honoraires du 28 octo-
bre 2019 adressée à M. Ghosn et
signée, l’élue lui propose ses ser-
vices pour « l’assister, dans les as-
pects juridiques et réglementaires,
dans la détermination de la
conduite de la politique d’expan-
sion internationale de [son]
vra dans cette stratégie ? David Al-
phand, vice-président du groupe
LR au Conseil de Paris et proche de
Mme Dati, passe des coups de fil
« pour sonder les cœurs et les âmes
des uns et des autres. Pour l’instant,
je n’ai pas l’impression qu’il y ait
une envie d’un après-Dati ».
« Arrière-boutique »
Il est trop tôt pour soupeser les
risques d’implosion du groupe.
Les 53 élus LR parisiens se subdivi-
sent en trois groupes : les pro Dati
qui désobéiront à la direction de
LR ; ceux qui peuvent nourrir
l’ambition de la remplacer
comme tête de liste, comme Fran-
cis Szpiner, sénateur et ancien
maire du 16e arrondissement ; les
prudents, enfin, enclins à respec-
LA JUSTICE
SOUPÇONNE MME DATI
D’AVOIR
ÉTÉ PAYÉE POUR
UN TRAVAIL
DE LOBBYISTE AU
PARLEMENT EUROPÉEN
groupe, notamment dans les pays
du Moyen-Orient et du Maghreb ».
Dans ce document « strictement
personnel et confidentiel »,
Mme Dati propose de « fixer une ré-
munération sur une base forfai-
taire annuelle » « de 300 000 euros
hors taxes, dont 100 000 euros hors
taxes payables à la date de signa-
ture de la présente à titre de provi-
sion ». « Cette rémunération corres-
pond à une disponibilité d’environ
trois cents heures par an », peut-on
lire dans cette convention, qui sera
renouvelée deux fois.
Si les avocats de Mme Dati assu-
rent que sa mission n’a pas été
dissimulée à Renault, seule partie
civile du dossier, l’élue a pris soin
de préciser à M. Ghosn, dans la
ter les ordres du parti tout en re-
doutant les foudres, aussi terri-
bles que proverbiales, de Rachida
Dati. Depuis sa défaite aux muni-
cipales de 2020, mais avec 34 %
des voix au second tour, elle avait
su remobiliser ses troupes sujet-
tes, par le passé, à des dissidences
récurrentes et s’affirmer comme
la candidate incontournable des
LR en vue de 2026. Reste à savoir si
les électeurs les plus conserva-
teurs adouberont la manœuvre
de la nouvelle transfuge.
Pour la majorité présidentielle
parisienne, cette nomination est
un coup de tonnerre qui épure le
paysage. Mme Dati est la candidate
du président pour conquérir Paris,
ce qui interdit à tout autre impé-
trant un soutien présidentiel. Clé-
convention, que les conditions
« de [leur] collaboration seront
strictement confidentielles et
toute communication sur [leur]
partenariat devra avoir reçu l’ac-
cord préalable de l’autre partie ».
Quel était alors le statut de
Mme Dati, alors magistrate (en dis-
ponibilité à compter de
juillet 2009, en vertu d’un décret
rétroactif d’avril 2010), lorsqu’elle
a paraphé cette convention ? Avo-
cate ou consultante ? Etait-elle en
capacité de conclure ce type de
convention avec Renault avant de
prêter serment et d’être inscrite au
barreau de Paris, le 17 février 2010 ?
Ce sont les questions que se sont
posées les magistrats instructeurs.
Embarras
« Pour des raisons de conformité
au code électoral, je vous indique
que ce mandat devra s’inscrire
dans le cadre de la profession
d’avocat (…), a écrit Mme Dati dans
la convention. En conséquence,
notre accord ne pourra prendre ef-
fet qu’à la date, et sous la condition
suspensive, de mon inscription dé-
finitive au barreau de Paris. »
« La mission d’avocate de
Mme Dati pour le compte de RNBV
n’a donc commencé que le 17 fé-
ment Beaune, ancien ministre des
transports, réputé proche d’Em-
manuel Macron et candidat dé-
claré, est puni. Pierre-Yves Bourna-
zel, conseiller de Paris (Horizons)
et proche d’Edouard Philippe, est
marginalisé. « M’éliminer de la
course ?, s’interroge M. Bournazel.
Si c’est ça, c’est raté. C’est une erreur
psychologique fondamentale de
croire que ce deal va me faire tan-
guer. Au contraire, cela renforce ma
détermination pour préparer une
alternative à la gestion de Mme Hi-
dalgo et aux méthodes politicien-
nes et archaïques de Mme Dati. »
Ce jeudi de remaniement, à
19 h 30, Pierre-Yves Bournazel
anime une réunion avec de jeunes
militants pour réfléchir à son pro-
jet pour Paris. Il a été aussi étonné
vrier 2010, insistent aujourd’hui
Olivier Pardo et Olivier Baratelli,
les avocats de la ministre. Les faits
de la convention n’entrent en ligne
de compte et Mme Dati n’a été payée
que lorsqu’elle est devenue avo-
cate. C’est une pratique courante
dans la profession d’avocat. »
Le 6 novembre 2009, leur
cliente a toutefois envoyé une
« facture d’acompte » à M. Ghosn
de 119 000 euros (TVA comprise).
Ladite facture avait suscité l’em-
barras au sein du groupe, une
proche collaboratrice de
M. Ghosn indiquant à son patron
que Mme Dati « est domiciliée chez
son avocat. Ce dernier lui-même
m’a indiqué hier attendre la pres-
tation de serment de R. D., car il ne
savait pas comment ensuite rétro-
céder cette somme à sa cliente ».
« L’avance de 100 000 euros a été
facturée le 16 mars 2010, à la suite
de l’inscription de Mme Dati (au
barreau de Paris) », peut-on lire
dans un audit confidentiel de
juillet 2019 mené par le cabinet
Mazars sur la gestion de RNBV.
Documents internes à l’appui, la
justice soupçonne Mme Dati
d’avoir été rémunérée pour un
travail de lobbyiste au Parlement
européen, alors que le groupe
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
« SI MACRON PENSE
QUE C’EST DERRIÈRE
DATI QU’IL PEUT
ADDITIONNER LES VOIX
LES RÉPUBLICAINS
ET RENAISSANCE,
IL SE TROMPE »
RÉMI FÉRAUD
président du groupe
socialiste de Paris
que les autres : « Elu de Paris depuis
quinze ans, je n’ai jamais entendu
Mme Dati parler ou se mobiliser sur
un sujet culturel… J’ai donc compris
assez vite qu’il y avait un deal. Sa-
chez que pour moi, les accords se-
crets noués dans des arrière-bouti-
ques sont contraires à la transpa-
rence et à la loyauté que nous de-
vons aux Parisiens. Paris ne se deale
pas. » Edouard Philippe le soutient
et l’a rassuré : « Tout deal auquel on
ne participe pas ne nous engage
pas. » Il ne reste plus au candidat
centriste qu’à espérer que, parmi
les élus de la Macronie parisienne,
ceux qui sont rétifs à une candida-
ture Dati finiront par le rejoindre.
Une chose est sûre, l’animation
au Conseil de Paris, nourrie des in-
vectives incessantes entre Anne
Hidalgo et Rachida Dati, baissera
de plusieurs décibels. Désormais,
le match devrait se jouer à un
échelon supérieur. Depuis la Rue
de Valois, Rachida Dati pourrait-
elle envisager d’user de ses nou-
veaux pouvoirs ministériels pour
conforter son titre d’opposante
numéro un et poursuivre sa stra-
tégie de destruction de la maire de
Paris d’ici à 2026 ? Les dossiers
municipaux qui nécessitent l’aval
du ministère de la culture ne man-
quent pas, comme le réaménage-
ment de la place de la Concorde ou
de l’axe tour Eiffel-Trocadéro…
Rémi Féraud prévient : « Qu’un mi-
nistre agisse pour nuire à une col-
lectivité montrerait un manque de
sens de la République. » p
laurent telo
automobile ne cachait pas sa vo-
lonté de jouer de son influence
sur les réglementations continen-
tales. L’opacité règne autour de la
mission de Mme Dati, dans la me-
sure où l’audit mené en 2019 sur
la gestion de RNBV note un « man-
que de documentation » suscepti-
ble de justifier les paiements faits
« au bénéfice » de Mme Dati. « Nous
n’avons reçu aucun document per-
mettant d’établir la nature et
l’étendue des services juridiques
fournis par Mme Rachida Dati à
RNBV sur la période 2009-2012 »,
peut-on y lire. L’audit n’a pu « dé-
terminer ni le contenu ni les dates »
des « rencontres » entre Mme Dati,
M. Ghosn et le responsable juridi-
que de Renault, et souligne que les
factures de l’avocate « n’étaient
pas détaillées ».
Alors qu’il était prévu, dans la
convention avec M. Ghosn, que
Mme Dati « enverrait chaque an-
née un rapport annuel d’activité »
au patron de Renault, l’audit n’a
« trouvé aucun document de ce
type dans les archives de RNBV ».
Aucune trace de « résiliation écrite
indiquant la fin de la mission » de
Mme Dati en 2012 n’a été retrouvée
par le cabinet d’audit Mazars. p
rémi dupré
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Tollé sur la scolarisation
des enfants de la nouvelle
ministre de l’éducation
Amélie Oudéa-Castéra a dit faire le choix du
privé pour ses enfants du fait des difficultés de
remplacement des enseignants dans le public
D epuis la réélection
d’Emmanuel Macron
en 2022, la polémique
accompagne chaque remanie-
ment. Amélie Oudéa-Castéra,
désignée jeudi 11 janvier pour
prendre la tête de la rue de
Grenelle, alimente à son tour la
controverse quant au message
politique qu’envoie un ou une
ministre de l’éducation natio-
nale qui scolarise ses enfants
dans le privé.
Selon des informations pu-
bliées par L’Obs et Mediapart
vendredi, la nouvelle ministre
chargée de l’éducation nationale
et des sports scolarise en effet ses
trois enfants au collège et au ly-
cée privé Stanislas, institution
catholique, élitiste et conserva-
trice du 6e arrondissement.
Interrogée en marge de son
premier déplacement dans un
collège des Yvelines, aux côtés du
premier ministre, Gabriel Attal,
sur le choix de cet établissement,
accusé par des enquêtes de
L’Express et de Mediapart d’entre-
tenir « un univers sexiste, homo-
phobe et autoritaire » – et faisant
l’objet d’une enquête adminis-
trative de l’inspection générale
de l’éducation, du sport et de la
recherche –, la nouvelle ministre
a ainsi dénoncé un « procès
d’intention ».
Précisant que son fils aîné avait
commencé sa scolarité à l’école
publique, « comme sa maman »,
elle a dit sa « frustration », parta-
gée avec son mari, Frédéric
Oudéa, président de la multina-
tionale pharmaceutique Sanofi,
face à « des paquets d’heures qui
n’étaient pas sérieusement rem-
placées ». « A un moment, on en a
eu marre, comme des centaines
de milliers de familles qui, à un
moment, ont fait un choix d’aller
chercher une solution différente »,
justifie-t-elle, ajoutant qu’elle ré-
sidait alors rue Stanislas : « Scola-
riser nos enfants à Stanislas était
un choix de proximité. » « Depuis
(…), nous nous assurons que nos
enfants sont non seulement bien
formés, avec de l’exigence dans la
maîtrise des savoirs fondamen-
taux, mais aussi qu’ils sont heu-
reux », ajoute-t-elle.
« Renforcer l’école publique »
Des déclarations qui ont fait l’ef-
fet d’une déflagration parmi les
enseignants, des universitaires
ou de nombreux élus de gauche.
« Une ministre qui indique à quel
point le contournement de la
carte scolaire “comme des mil-
liers de familles” lui paraît nor-
mal, sans ajouter que c’est son
rôle de remédier à cela, à ma
connaissance, c’est inédit », s’est
étonnée sur X (anciennement
Twitter) la sociologue Anabelle
Allouch, autrice de La Société du
concours (Seuil, 2017).
« Premier jour à la tête du minis-
tère et elle attaque déjà l’école
publique : hallucinant, a fustigé
Guislaine David, du Snuipp-FSU.
Si les remplacements n’étaient
pas assurés (…), c’est parce qu’il y a
« CES PROPOS SONT
TRÈS LOIN DE LA
RÉALITÉ DE DIZAINES
DE MILLIONS
DE FRANÇAIS »
ÉLISABETH ALLAIN-MORENO
secrétaire générale
du SE-UNSA
eu des milliers de postes de rem-
plaçants supprimés ! » L’enjeu du
remplacement des enseignants
(qui existe aussi dans le privé)
fait l’objet de promesses répétées
du gouvernement depuis des
mois ; sans que le problème,
étroitement lié à la question du
recrutement et des moyens hu-
mains, dont les syndicats dénon-
cent depuis des années la dimi-
nution, soit résolu.
« Si le service public est en diffi-
culté, la solution ne peut pas être
le privé, c’est plutôt de renforcer
l’école publique », a également
réagi Sophie Vénétitay, à la tête
du SNES-FSU, dénonçant « des
propos lunaires et provocateurs
contre le service public d’éduca-
tion et ses personnels ».
« Comment peut-on être minis-
tre de l’éducation nationale et mé-
priser autant l’école publique ? »,
s’est aussi interrogé le député so-
cialiste Boris Vallaud, tandis que
l’élu La France insoumise Ro-
drigo Arenas, ancien coprésident
de la FCPE, qualifiait ces propos
d’« abominables ». « Mes enfants
aussi sont victimes d’absences
non remplacées, a-t-il écrit sur X.
Mais, contrairement à vous, je n’ai
pas fui l’école publique. »
L’enjeu de la mixité sociale
En toile de fond de ces critiques
apparaît, plus encore que les ac-
cusations dont fait l’objet Stanis-
las, l’enjeu de la mixité sociale,
que Pap Ndiaye a tenté avec diffi-
culté de porter. La publication
des indices de position sociale
(IPS) par le ministère de l’éduca-
tion nationale au mois d’octo-
bre 2022 a ainsi mis en lumière la
fracture entre l’enseignement
privé, qui scolarise moins de 17 %
d’élèves d’origine sociale défa-
vorisés et concentre 40 % d’élè-
ves très favorisés, et l’enseigne-
ment public, où les proportions
sont inverses.
Le privé, payant et libre du re-
crutement de ses élèves, contrai-
rement au public, représente
ainsi aujourd’hui moins de 4 %
des 10 % des collèges les plus dé-
favorisés du pays, mais près des
deux tiers des 10 % les plus favo-
risés. Stanislas, établissement
parisien très sélectif, est l’un de
ceux qui comptent l’IPS le plus
élevé de la capitale.
Nombreux sont ceux qui
voient dans la réponse de la mi-
nistre, fille d’un père haut fonc-
tionnaire et d’une mère direc-
trice des ressources humaines
dans un grand groupe, ayant
grandi dans des quartiers privilé-
giés de la capitale, la marque
d’une « déconnexion ». « Le choix
des modalités de scolarisation de
ses enfants appartient à chacun,
mais ces propos sont très loin de
la réalité de dizaines de millions
de Français qui n’ont pas d’autre
choix que celui de l’école publique,
qui est l’école de tous et pour tous,
et qu’une ministre n’ait pas l’air de
s’en rendre compte est probléma-
tique », rappelle Elisabeth Allain-
Moreno, du SE-UNSA.
La ministre a promis vendredi
matin de travailler avec tous les
acteurs de l’école et d’agir
pourque « l’école renoue avec
l’égalité des chances ». Mais pour
la communauté enseignante, qui
découvre Amélie Oudéa-Castéra
et s’inquiète déjà du périmètre
de son portefeuille englobant
l’éducation nationale, la jeu-
nesse mais aussi les Jeux olympi-
ques, cette entrée en matière
marque un premier faux pas. p
éléa pommiers
La transition écologique fragilisée
Avec la disparition du ministère de la transition énergétique,
un élément-clé pour atteindre la neutralité carbone est supprimé
S « SI L’ÉNERGIE
i le chef de l’Etat, Emma-
nuel Macron, espérait
donner de la clarté à son
second quinquennat en
changeant de gouvernement, il a
aussi créé un grand flou sur l’une
de ses promesses de campagne :
la planification écologique, cen-
sée mettre la France sur la voie de
la sortie des énergies fossiles et
de la neutralité carbone.
Jeudi 11 janvier, lors de l’an-
nonce du nouvel exécutif, le
« pôle climat » a été bouleversé
avec la disparition du ministère
de la transition énergétique, lieu
stratégique pour définir les trajec-
toires de baisse des émissions de
gaz à effet de serre, et la relégation
du ministre de la transition
écologique, Christophe Béchu, à
l’avant-dernier rang protocolaire.
L’entourage du ministre de l’éco-
nomie, Bruno Le Maire, précisait
que Bercy récupérait le porte-
feuille de l’énergie.
Lors de la campagne de 2022,
M. Macron s’était engagé, pour
mener à bien la lutte contre le
dérèglement climatique – « le
combat du siècle », selon ses ter-
mes –, à créer une architecture
dévolue à la planification écologi-
que. La promesse a été tenue : un
secrétariat général à la planifica-
tion écologique (SGPE) a été mis
en place à Matignon et la pre-
mière ministre Elisabeth Borne
s’est vue confier la responsabilité
d’orchestrer les travaux de deux
ministères « forts », celui de la
planification écologique et celui
de la transition énergétique.
Depuis sa nomination, le nou-
veau chef de gouvernement, Ga-
briel Attal, n’a eu aucun mot pré-
cis sur l’écologie, se contentant
ainsi d’évoquer l’impératif de
« protéger la planète ». Matignon
conserve toutefois bien la res-
ponsabilité de la planification et
le SGPE est maintenu. Mais avec
La porte-parole du gouvernement, Prisca
Thevenot, macroniste de la première heure
L’ex-secrétaire d’Etat à la jeunesse et au service national universel, habituée des plateaux
de télévision, succède à Olivier Véran à un poste très exposé médiatiquement
P risca Thevenot devient, à
38 ans, porte-parole du
gouvernement. Cette mili-
tante macroniste de la première
heure, habituée des plateaux des
chaînes d’information en continu,
succède à Olivier Véran à un poste
très exposé médiatiquement, no-
tamment pour rendre compte du
conseil des ministres. « Ce minis-
tère doit être inlassablement celui
du dialogue, entre le gouverne-
ment et les Français », a-t-elle rap-
pelé lors de la passation des pou-
voirs avec Olivier Véran, vendredi.
Prisca Thevenot, qui souhaite être
une « porte-parole d’action », in-
vite à retrouver « le plaisir de nous
adosser ensemble à [des comp-
toirs] de bistrots, pour échanger en
se regardant droit dans les yeux ».
Elle avait fait son entrée à l’exé-
cutif en juillet 2023, dans le der-
nier gouvernement d’Elisabeth
Borne. En moins de six mois au
secrétariat d’Etat à la jeunesse et
au service national universel, elle
a dû défendre les hésitations gou-
vernementales sur le caractère
obligatoire ou non de ce « séjour
de cohésion » qui peine encore à
séduire les lycéens français.
Elle qui se disait d’une timidité
maladive dans sa jeunesse a, de-
la disparition du ministère de la
transition énergétique, un an et
demi seulement après sa mise
place, c’est bien l’un des élé-
ments-clés qui est supprimé. « Je
suis atterré de voir qu’il n’y a plus
de ministère de l’énergie de plein
exercice alors que les enjeux sont
considérables », déplore Jules
Nyssen, le président du Syndicat
des énergies renouvelables.
Ce rattachement à Bercy inter-
vient alors que de nombreux
chantiers sont en cours : déploie-
ment accéléré des renouvelables,
relance du nucléaire, prolonga-
tion du parc actuel, régulation
des prix de l’électricité… Après
des mois de consultations, la
ministre Agnès Pannier-Runa-
cher avait aussi présenté ces der-
nières semaines les premières
briques de la nouvelle stratégie
française énergie-climat, des tex-
tes cruciaux qui doivent être
adoptés en 2024.
Le seul prisme de l’économie
Avec cette nouvelle configura-
tion, les questions de l’énergie et
du climat sont mises à l’écart des
enjeux que sont la biodiversité,
l’eau ou l’adaptation au dérègle-
ment climatique. Une évolution
profonde, alors que la transition
énergétique était intégrée au pôle
écologie depuis 2007. « Séparer la
transition écologique de la transi-
tion énergétique ne peut que créer
des tensions entre des visions
différentes, estime Anne Brin-
gault, directrice des programmes
du Réseau action climat. Ils
cassent une organisation où la
transition écologique était le fil
conducteur entre l’énergie, les
transports, le logement. »
« Pour le président, la question
climatique est uniquement une
question de carbone, déplore
aussi Antoine Gatet, le président
de France Nature Environne-
PORTE-PAROLE
DE RENAISSANCE
DEPUIS QUATRE ANS,
CETTE ANCIENNE
ENTREPRENEUSE
EST RODÉE
À L’EXERCICE
puis, fait les preuves de sa capacité
à sortir de sa réserve pour fer-
railler en défense du président de
la République dans les médias.
Porte-parole de Renaissance de-
puis quatre ans, propulsée par Ro-
land Lescure, un proche d’Emma-
nuel Macron, cette ancienne en-
trepreneuse est désormais rodée à
l’exercice. C’est d’ailleurs à ce poste
exposé de porte-parole du gouver-
nement que Gabriel Attal s’est ré-
vélé au monde politique, dans le
gouvernement de Jean Castex.
Prisca Thevenot s’est engagée en
politique en 2016, avant tout pour
soutenir le candidat d’En marche !
dans sa conquête de l’Elysée.
« Le monde politique est très éloi-
gné de ma vie. Chez Macron, c’est
VA À L’INDUSTRIE,
IL Y A UN FORT RISQUE
DE RETOUR
À L’ANCIEN MONDE »
ANDREAS RÜDINGER
chercheur
ment. Or les questions climati-
ques et énergétiques ne peuvent
être traitées en dehors de la pro-
blématique environnementale
globale. »
Parmi les principales craintes,
figure aussi celle de voir la politi-
que énergétique abordée par le
seul prisme de l’économie, pour
produire le plus possible au
moindre coût. L’enjeu industriel
est considérable pour transfor-
mer le système énergétique mais
la maîtrise de la consommation,
la sortie des énergies fossiles ou
la nécessité de mener une transi-
tion équitable sont des sujets
tout aussi capitaux.
« La grave crise énergétique de
2022 nous a enseigné l’impor-
tance de mettre en place un suivi
fin des actions pour avancer sur
les sujets de la sobriété, de l’effica-
cité, du rétablissement de la
production nucléaire et du dé-
ploiement des renouvelables, note
Michel Gioria, le délégué général
de France renouvelables. Pour
cela, le fait d’avoir un ministère
dédié à l’énergie faisait une vraie
différence. »
Pour Andreas Rüdinger, cher-
cheur sur la transition énergéti-
que à l’Institut du développe-
ment durable et des relations in-
ternationales, cette nouvelle ar-
chitecture doit toutefois encore
être précisée avant qu’il soit pos-
sible d’en évaluer les conséquen-
l’homme qui m’a séduite, son par-
cours, son approche. Il montre qu’il
n’y a pas besoin de rentrer dans les
codes actuels de la politique pour y
faire quelque chose », disait Prisca
Thevenot au site d’information
Les Jours, qui l’avait suivie en 2017
lors de sa campagne pour les élec-
tions législatives en Seine-Saint-
Denis – scrutin qu’elle avait perdu
face à la sortante, la communiste
Marie-George Buffet.
Etudes de commerce
C’est dans ce département que
cette mère de famille d’origine
mauricienne a grandi, dans une
résidence de la ville de Stains. Celle
qui se décrit comme « un pur pro-
duit de l’école républicaine » a suivi
sa scolarité en zone d’éducation
prioritaire, puis effectué le « grand
voyage » de l’autre côté du péri-
phérique, au très chic lycée privé
jésuite Saint-Louis-de-Gonzague,
dit « Franklin », dans le 16e arron-
dissement, pour une classe prépa-
ratoire. Après des études de
commerce, elle dirige un centre
d’appels puis se lance dans l’entre-
preneuriat. Avant d’être happée
par Emmanuel Macron, elle envi-
sageait de lancer une application
« beauté » pour smartphone.
france | 11
ces potentielles. Le portefeuille
de l’énergie sera-t-il confié à un
secrétaire d’Etat ou un ministre
délégué avec une certaine carrure
politique, au ministre délégué à
l’industrie, Roland Lescure, ou
sera-t-il piloté par Bruno Le Maire
lui-même ?
« Si l’énergie va à l’industrie, il y a
un fort risque de retour à l’ancien
monde avec une politique éner-
gétique uniquement pensée en
termes d’investissement dans des
moyens de production, précise
ainsi Andreas Rüdinger. Mais si
un responsable politique porte
réellement l’engagement de dé-
carbonation au sein du ministère,
on peut aussi espérer que cette
organisation pousse Bercy à da-
vantage intégrer la question de la
transition. »
Depuis l’annonce du nouveau
gouvernement, une lutte d’in-
fluence a d’ores et déjà débuté en-
tre Bercy et l’Hôtel de Roquelaure.
Selon les informations du Monde,
c’est Bruno Le Maire qui pilotera
l’examen du projet de loi sur la
souveraineté énergétique au Par-
lement dans les prochains mois,
ainsi que les dossiers de la pro-
duction et du prix de l’énergie.
De son côté, Christophe Béchu
veut récupérer dans son giron les
leviers permettant de maîtriser la
consommation, et donc les tra-
jectoires : la rénovation énergéti-
que des bâtiments, le leasing so-
cial pour l’achat de voitures élec-
triques, la mise en place de la
nouvelle stratégie nationale bas
carbone ou les négociations di-
plomatiques sur le climat, no-
tamment lors des Conférences
des parties. « Les décrets d’attribu-
tion vont clarifier les choses en
début de semaine prochaine »,
promet-on au ministère de la
transition écologique. p
matthieu goar
et perrine mouterde
La politique la cueille lors d’une
réunion publique du futur prési-
dent, à Saint-Denis, où il porte son
« projet d’émancipation » pour les
quartiers populaires. Elle y croit, le
rejoint, fait campagne contre les
discriminations et le détermi-
nisme social. Elle sera un temps
chargée de la lutte contre les dis-
criminations et pour l’égalité des
chances à La République en mar-
che (LRM, devenu Renaissance),
un sujet dont elle ne parle plus.
Son implantation électorale ne
s’est pas faite sans heurts. Après
avoir tenté de se présenter dans
son lieu de résidence, le 17e arron-
dissement de Paris – aux élections
municipales de 2020, sur la liste
d’Agnès Buzyn –, elle retourne en
Seine-Saint-Denis aux élections
régionales l’année suivante,
comme tête de liste départemen-
tale. Des militants et des cadres
locaux dénoncent « une duperie »,
la liste obtient 7 % des voix au pre-
mier tour – elle devient toutefois
conseillère régionale.
Aux législatives de 2022, Prisca
Thevenot obtient tardivement la
très favorable 8e circonscription de
Meudon, dans les Hauts-de-Seine,
et entre au Palais-Bourbon. p
clément guillou
12 | france
Attentat à la bombe
à Lyon : le djihadiste
renvoyé aux assises
En 2019, un Algérien radicalisé qui voulait faire gagner
l’extrême droite aux élections européennes avait
posé une bombe artisanale devant une boulangerie.
L’explosion avait fait une dizaine de blessés
C’
est un attentat
oublié, qui n’a pas
fait de morts et ne
ressemble à aucun
autre. Le 24 mai 2019, deux jours
avant les élections européennes,
un homme apparaît sur les ima-
ges de vidéosurveillance de la
ville de Lyon, circulant à vélo sur
une piste cyclable en direction de
la place Bellecour.
Son visage est dissimulé sous
une casquette et derrière une
paire de lunettes de soleil. A
17 h 26, il s’arrête devant une bou-
langerie Brioche dorée de la rue
Victor-Hugo, une rue piétonne du
2e arrondissement. Après avoir
déposé un sac sur un banc, il ma-
nipule un objet puis repart à vélo.
A 17 h 28, le sac explose.
Onze blessés, dont une fillette
de 10 ans, sont transportés à l’hô-
pital pour des blessures légères
aux membres inférieurs. La
bombe, emballée dans un sac en
papier kraft, est composée d’une
charge de TATP (un explosif arti-
sanal) confinée dans un tube de
chips de la marque Pringles et de
LES INCONTOURNABLES
À PRIX RÉDUITS
EN VENTE SUR BOUTIQUE.LEMONDE.FR
plus de deux cent soixante-dix
projectiles métalliques. Elle est
accompagnée d’un dispositif de
mise à feu à distance constitué
d’un circuit imprimé et de piles.
Le mode opératoire et la fai-
blesse de l’explosion laissent
d’abord les enquêteurs circons-
pects : toutes les pistes sont envi-
sagées, du terrorisme islamiste à
l’ultradroite en passant par l’ul-
tragauche, sans écarter d’autres
possibilités plus incongrues.
« Soldat de l’islam »
Trois jours plus tard, grâce à
l’analyse des images de vidéosur-
veillance et à l’identification du
compte Amazon qui a procédé à
l’achat des piles retrouvées sur la
scène de l’attentat, les enquê-
teurs interpellent un suspect :
Mohamed Hichem Medjdoub,
un Algérien de 24 ans très radica-
lisé, sympathisant de l’organisa-
tion Etat islamique (EI).
Au terme de l’enquête, qui n’a
identifié aucun complice, les ju-
ges d’instruction l’ont renvoyé,
vendredi 12 janvier, devant la
cour d’assises spéciale de Paris
pour « tentative d’assassinats en
relation avec une entreprise terro-
riste », selon l’ordonnance de
mise en accusation, dont
Le Monde a pris connaissance.
Mohamed Hichem Medjdoub
est un personnage aussi inquié-
tant que singulier, comme l’est
son attentat à la bombe, une ra-
reté dans la sphère djihadiste en
France. Diplômé en Algérie d’une
licence en informatique, il est ar-
rivé en France avec sa famille
en 2017. Il était en situation irré-
gulière après s’être vu refuser un
visa étudiant. Ses parents, son
frère et sa sœur, avec qui il vivait
dans la banlieue lyonnaise, décri-
Depuis sa cellule,
il a eu de longues
discussions avec
un de ses voisins
de détention,
Salah Abdeslam
vent ainsi un garçon solitaire, qui
passait le plus clair de son temps
sur Internet, et plus religieux que
le reste du foyer.
Le djihadiste solitaire a lui-
même reconnu devant les en-
quêteurs s’être isolé socialement
après son arrivée en France, et ne
pas aimer « traîner avec les Fran-
çais, parce qu’on n’a pas la même
mentalité ». Il explique s’être in-
téressé à l’islam radical à l’âge de
20 ans, seul, sur Internet :
« Cheikh Google, croyez-moi, il est
salafiste », lance-t-il pour résu-
mer la facilité avec laquelle il s’est
endoctriné en ligne, en ajoutant
se méfier des imams, des « amis
de Darmanin », selon lui.
Après avoir nié les faits lors de
ses trois premières auditions, il
finit, face à l’accumulation des
preuves, par assumer son opéra-
tion avec un aplomb déconcer-
tant. Si son attentat n’a pas
marqué l’opinion autant qu’il
l’espérait, il va se charger lui-
même d’être pris au sérieux. Se
présentant comme un « soldat de
l’islam », il explique avoir prêté
allégeance au calife autopro-
clamé de l’EI et résume son
« combat politique » d’une for-
mule lapidaire : « Chasser les Oc-
cidentaux des terres de l’islam et
appliquer la loi de Dieu. »
Pour autant, il jure que son opé-
ration n’avait pas pour but de
faire des morts, mais de seule-
ment « créer une panique ». Il ex-
plique surtout avoir choisi la date
de son opération, « deux jours
avant » les élections européen-
nes, pour faire monter l’extrême
droite, ce qui provoquerait, dans
son esprit, une guerre civile avec
les musulmans et estime avoir
réussi sa mission puisque le Ras-
semblement national est arrivé
en tête lors de ce scrutin.
A l’appui de sa défense, il assure
avoir fabriqué à dessein un engin
Prison ferme pour avoir exploité
des « petits voleurs » à Paris
Six ressortissants algériens ont été condamnés vendredi pour
« traite d’êtres humains » par le tribunal correctionnel de Paris
C’ est une histoire qui ra-
conte l’envers du décor
du Paris des cartes pos-
tales, la misère au cœur de la capi-
tale, au pied de la tour Eiffel, au
Trocadéro. Une histoire de petits
larcins, de grande détresse et de
grandes violences. Et une affaire
judiciaire qui en dévoile les sinis-
tres coulisses.
Du 9 au 12 janvier, au tribunal
correctionnel de Paris, s’est tenu le
procès de six ressortissants algé-
riens, âgés de 23 ans à 39 ans, jugés
pour « traite d’êtres humains », « re-
cel de vol », « trafic de médicaments
et de stupéfiants ». Ils étaient sus-
pectés d’avoir encouragé des mi-
neurs isolés d’origine marocaine
et algérienne à se droguer, pour les
contraindre ensuite à détrousser
les touristes et dérober les tiroirs-
caisses des commerces alentour.
Un septième homme comparais-
sait également pour « recel d’objets
volés » et « trafic de stupéfiants ».
Le dossier d’enquête, dévoilé au
fil des audiences, révèle les méca-
nismes de ce « stratagème abject,
inhumain », commente Me Céline
Astolfe, avocate de l’association
Hors la rue, qui a su recueillir la
parole des mineurs et s’est cons-
tituée partie civile ; et le quoti-
dien de ces jeunes « esclaves dro-
gués pour aller voler », petits
corps couverts de plaies et d’ec-
chymoses, pieds nus, d’une ex-
trême maigreur, victimes d’une
« logique d’asservissement sous
soumission chimique ».
Douze victimes, des garçons
âgés de 8 ans à 16 ans au moment
des faits (entre janvier 2021 et
juin 2022), se sont portées partie
civile. Aucun n’est venu témoi-
gner en personne. Certains se
sont volatilisés, la plupart sont
M. Medjdoub
explique s’être
intéressé
à l’islam radical
à l’âge de 20 ans,
seul, sur Internet,
et se méfie
des imams
explosif de faible intensité des-
tiné à ne toucher que les mem-
bres inférieurs. Des explications
qui n’ont pas convaincu les en-
quêteurs. Les expertises réalisées
sur sa bombe artisanale ont con-
clu que l’explosion « modérée »
était due à la mauvaise qualité du
TATP et à la nature de son conte-
nant, un tube de chips, trop mou
pour générer une puissance im-
portante.
Attaque meurtrière envisagée
Surtout, les enquêteurs ont dé-
couvert dans son ordinateur de
nombreux éléments laissant
penser qu’il avait envisagé une
attaque meurtrière. Outre une
importante documentation dji-
hadiste, ils ont trouvé des fichiers
relatifs à la fabrication d’armes à
feu par impression 3D et à la
confection de ricine, un poison
mortel contenu dans les graines
de ricin. Il se trouve que Moha-
med Hichem Medjdoub avait
acheté quatre-vingt-dix-huit
graines de ricin quelques semai-
nes plus tôt, même si les experti-
ses n’ont pas identifié la présence
du poison sur son engin explosif.
Mais l’aspect le plus inquiétant
de ce dossier réside sans aucun
doute dans la solidité de l’an-
crage idéologique du poseur de
bombe. Durant sa garde à vue, il a
promis de poursuivre sa mission
trop terrifiés par d’éventuelles re-
présailles pour oser raconter leur
calvaire. Un seul s’est exprimé,
par visioconférence.
En 2021, sur une photo de garde à
vue, Kamel (le prénom a été modi-
fié) avait le visage émacié, gris,
cerné, marqué par une large ec-
chymose. Un peu plus de deux ans
plus tard, il apparaît au tribunal
sur un écran de télévision, dans la
pénombre mais manifestement
remis sur pied, en col roulé noir,
entouré d’une traductrice et de
son avocate. Il ne voit pas les hom-
mes qu’il accuse de l’avoir « utilisé
pour lui demander des choses ».
Enfants « victimes »
En quelques mots, il raconte son
départ, seul, de son pays natal, l’Al-
gérie, la traversée de la Méditerra-
née en Zodiac, l’arrivée en Espagne
dans un foyer, le voyage jusqu’à
Paris, et la première chose qu’il a
voulu voir : la tour Eiffel. C’est là,
sur le parvis du Trocadéro, qu’un
certain « Guémo » l’a abordé avant
de lui « donner du Lyrica » – puis-
sant analgésique détourné de son
usage médical (épilepsie, douleurs
neuropathiques, troubles de l’an-
xiété). C’est aussi « Guémo », éga-
lement appelé « le directeur », qui
lui a « appris à voler ». Dans le box,
Sami A. de son vrai nom, immo-
bile, bras croisés, sweat-shirt noir
à bandes blanches zippé jusqu’au
menton, ne cille pas.
La veille, il a nié avoir exploité ces
enfants – « Jamais ! », « Je ne me
rappelle pas », « C’est faux ». Un
déni partagé par les autres préve-
nus. Il y a celui qui vend des ciga-
rettes à la sauvette mais jamais
aux mineurs ; celui qui les voyait
tous les jours mais ne les connaît
pas ; celui qui leur a vendu des mé-
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
et de ne jamais changer d’idéolo-
gie, « même en prison ». Depuis sa
cellule du quartier d’isolement
de la maison d’arrêt de Fleury-
Mérogis (Essonne), dans laquelle
il a dessiné un drapeau de l’EI, il a
d’ailleurs eu de longues discus-
sions avec un de ses voisins de
détention, Salah Abdeslam, un
compagnon d’armes dont il dit
apprécier la compagnie.
Selon un rapport de la maison
d’arrêt, daté du 22 octobre 2020,
leurs conversations avaient es-
sentiellement trait à la religion,
Mohamed Hichem Medjdoub se
positionnant « comme un sage
prodiguant ses savoirs et analy-
ses » au seul membre en vie des
commandos des attentats du
13 novembre 2015.
Il donne également quelques
conseils à son voisin de cellule,
un an avant que ce dernier ne
soit jugé devant la cour d’assises
spéciale de Paris : « La meilleure
défense c’est l’attaque, s’ils te par-
lent, tu leur dis : “Bande de mé-
créants” (…). Arrête d’être sur la
défensive, passe à l’offensive, c’est
eux qui doivent s’excuser. »
Très prosélyte (« Quand je croise
des musulmans en détention,
c’est un devoir pour moi de les
convertir, je pense que j’ai du suc-
cès »), il a continué à faire preuve,
durant sa détention, d’une déter-
mination alarmante. Depuis sa
cellule, qui a été sonorisée dès
2019, on l’entend ainsi dire : « Si je
sors aujourd’hui, demain je fais
un attentat. » Un état d’esprit
qu’il a assumé lors de son dernier
interrogatoire devant le juge
d’instruction, le 25 avril 2023 : « Si
je prends un Français, je vais le
couper en mille morceaux, non
seulement je vais le décapiter
mais je vais aussi le couper en
mille morceaux (…). J’ai vraiment
la haine. » p
soren seelow
dicaments mais le regrette…
Aucun n’avoue les avoir rendus ac-
cros aux médicaments et les avoir
forcés à voler téléphones, vélos,
trottinettes, tablettes et bijoux
pour leur compte.
Pour la procureure Amélie
Monteillet, ces prévenus ont
pourtant bien mené des opéra-
tions de recrutement, ils ont
« provoqué une addiction », les
ont « poussés à voler », leur ont
« donné des indications sur qui vo-
ler » et « ont tiré bénéfice de ces
vols ». Des faits qui établissent « la
traite d’êtres humains ». Elle a re-
quis des peines allant jusqu’à six
ans et demi de prison contre les
six prévenus.
Me Kathleen Taïeb, avocate de
l’une des victimes, évoque ces
« petits fantômes gris, en combinai-
sons blanches parce qu’ils avaient
la gale », qu’elle a vu défiler pen-
dant des mois en garde à vue pour
vols avec violences. Ils étaient
alors exclusivement perçus
comme des délinquants. « C’est
tout l’enjeu de ce procès, c’est pour
ça qu’il est si important, martèle
l’avocate. Il peut changer le regard
de la société sur eux et les voir enfin
pour ce qu’ils sont : des victimes. »
Vendredi soir, des peines de un à
six ans de prison ferme ont été
prononcées à l’encontre des six
prévenus, assorties d’amendes al-
lant de 5 000 à 8 000 euros et
d’une interdiction définitive du
territoire français pour cinq d’en-
tre eux. Les six hommes sont par
ailleurs condamnés à verser soli-
dairement 20 000 euros à chacun
des douze mineurs. Le septième
prévenu a été condamné à un an
de prison et 5 000 euros
d’amende. p
louise couvelaire
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

Les médias en quête d’une parade face à l’IA

Les éditeurs s’émeuvent du fait que ces technologies s’entraînent gratuitement grâce à leurs contenus

C
omment les médias Un an après le début d’une nou- du Groupement des éditeurs de sant car, pour la première fois, le puissant moteur de recherche,
peuvent-ils riposter face velle vague de l’IA générative, ca- contenus et services en ligne
Google teste New York Times rentre en conflit l’intégration d’un robot conversa-
à l’essor des intelligen- pable de créer des textes et des (Geste), qui sera reçu, la semaine l’intégration avec une plate-forme améri- tionnel pour répondre aux ques-
ces artificielles (IA), qui images sur tous types de sujets, du 15 janvier, par le comité inter- caine », note Marc Feuillée, direc- tions des internautes.
se nourrissent en partie de leurs les médias sont déterminés à né- ministériel sur l’IA créé par Mati-
d’un robot teur général du Groupe Figaro. Malgré la présence de certains
contenus ? C’est sur ce sujet gocier des accords avec les géants gnon. Comme ses homologues, le conversationnel En effet, le titre américain a, par liens vers des articles connexes,
qu’ont travaillé, jeudi 11 janvier à de l’IA comme Google, Microsoft dirigeant reconnaît toutefois qu’à le passé, noué plusieurs accords ce changement aurait, selon le
Paris, plusieurs représentants de ou OpenAI, le concepteur du ro- ce stade l’angle d’attaque juridi-
pour répondre avec les poids lourds du numéri- Wall Street Journal, provoqué une
l’Alliance de la presse d’informa- bot conversationnel ChatGPT. que « ne coule pas de source ». aux questions que et il était depuis des mois en baisse du trafic renvoyé vers les si-
tion générale (APIG) et du Syndi- Mais l’effervescence en cours sou- négociation avec OpenAI, a iro- tes de médias, dépendants de
cat des éditeurs de presse maga- lève plusieurs questions dans le Plainte du « New York Times »
des internautes nisé la maison mère de ChatGPT, Google à environ 40 %, d’après
zine (SEPM), hôtes de la réunion. secteur, où émergent à la fois de Il est moins évident que pour les agacée d’une plainte « sans fonde- SimilarWeb. Le géant de la recher-
« La question est désormais : premières plaintes d’éditeurs ju- droits voisins, créés dans la direc- ment ». Les cas de « régurgitation » che assure vouloir continuer à
comment essayer de négocier une geant leurs contenus pillés et de tive européenne de 2019 sur le des IA. Depuis, le mouvement de contenus pointés par le NYT ne contribuer à l’écosystème du Web
forme de compensation financière premiers contrats entre groupes droit d’auteur dans le but exprès s’est généralisé. peuvent être obtenus qu’en « ma- et des médias.
pour l’utilisation de nos articles de presse et fabricants d’IA. de donner aux médias le droit de « Faute d’accords signés avec les nipulant » ChatGPT, pas en l’utili- Dans cette lutte, la presse espère
dans l’entraînement des grands « Nous sommes des fournisseurs négocier une rémunération, en plates-formes, nous avons choisi sant normalement, et OpenAI un soutien des pouvoirs publics.
modèles de traitement du lan- de matière première pour l’indus- échange de l’utilisation de courts en fin d’année [2023] de bloquer les « travaille à réduire à zéro ce bug », « Ce n’est pas parce que les plus
gage ? Et quelle stratégie juridique trie de l’IA. Ces logiciels ont besoin extraits de leurs contenus sur les principaux robots, ou “crawlers”, a relativisé l’entreprise. grandes entreprises du monde ont
adopter ? », explique Pierre Pe- des contenus fiables, récents et de moteurs de recherche et les ré- utilisés pour copier des contenus envie d’avaler vos données qu’elles
tillault, directeur général de qualité des éditeurs. Les géants de seaux sociaux. sur les sites afin d’entraîner les « Double discours » devraient avoir le droit de le faire »,
l’APIG, qui réunit des quotidiens l’intelligence artificielle auront be- Les organisations profession- grands modèles de traitement du En parallèle, OpenAI se dit prêt à leur a rétorqué le républicain Josh
nationaux et régionaux, ainsi que soin de nous », assène Emmanuel nelles françaises se posent aussi langage », souligne Louis Dreyfus, nouer des accords rémunérés Hawley, appuyé par le démocrate
des hebdomadaires régionaux. Parody, le secrétaire général la question de mener leur offen- président du directoire du Monde. avec certains éditeurs et deux Richard Blumenthal, dans une
sive de négociation de façon plus La directive européenne sur le d’entre eux ont déjà accepté l’en- audition au Sénat américain,
ou moins groupée, et de recourir droit d’auteur autorise en effet la traînement de ses IA sur leurs mercredi 10 janvier.
Bruxelles s’interroge sur la « vraie à des organismes de gestion col- « fouille de données », sauf si les contenus : l’agence américaine En Europe, les éditeurs sont fa-
lective comme la Sacem (musi- éditeurs s’y opposent par le biais Associated Press et le groupe vorables à l’obligation, dans l’AI
relation » entre OpenAI et Microsoft que), le Centre français de la copie d’un droit d’opt-out. européen Axel Springer (Bild, Poli- Act, de publier un résumé des
« Ce qui nous intéresse, c’est de savoir quelle est la vraie relation en- privée (mandaté par l’APIG pour M. Petillault, comme M. Parody tico, Business Insider…). données utilisées pour l’entraîne-
tre OpenAI et Microsoft en ce qui concerne le contrôle de l’activité », a collecter certains droits voisins) « se posent la question » d’engager Ce dernier aurait touché plus de ment d’une IA. Mais, bien que
expliqué Margrethe Vestager à Bloomberg, jeudi 11 janvier. La com- ou la société des droits voisins de des procédures judiciaires contre 10 millions de dollars (9,1 millions M. Macron se dise attaché au res-
missaire européenne à la concurrence avait annoncé, mardi, qu’elle la presse (DVP, dont le Geste et le les fabricants d’IA, à l’image du d’euros). CNN, Fox News et Time pect du droit d’auteur, ils s’inquiè-
allait se pencher sur l’investissement de plus de 11 milliards de dol- SEPM sont membres). New York Times. Le quotidien sont aussi en discussion, rapporte tent, comme beaucoup d’acteurs
lars (10 milliards d’euros) fait par le fondateur de Windows et Office En vue d’accentuer la pression américain a frappé les esprits, le Bloomberg. Pour M. Petillault, des secteurs culturels, de l’offen-
dans le créateur du robot conversationnel ChatGPT. Bruxelles veut sur les mastodontes du numéri- 27 décembre 2023, en déposant OpenAI, qui noue des accords sive de la France contre ces dispo-
ainsi « vérifier si l’investissement de Microsoft dans OpenAI peut faire que, de nombreux éditeurs − tels une plainte contre OpenAI et son tout en jugeant légale son exploi- sitions du projet de règlement, ju-
l’objet d’un examen au titre du règlement de l’Union européenne sur que Radio France, TF1, Les Echos, le partenaire Microsoft. Sa requête tation des contenus de presse, a gées en l’état dangereuses pour
les concentrations ». Les autorités soupçonnent le géant de contrô- New York Times (NYT) ou Bloom- cite des exemples où ChatGPT, « un double discours, paradoxal ». l’innovation et trop contraignan-
ler la start-up. Microsoft répond ne détenir que 49 % de la société à berg − ont, à partir d’août 2023, sommé de citer le contenu d’arti- Pour les médias, l’enjeu est tes pour les start-up françaises
but lucratif d’OpenAI et un siège sans droit de vote au conseil d’ad- décidé de refuser l’accès à leurs cles précis du journal, en a repro- d’autant plus grand que Google comme Mistral AI ou LightOn. p
ministration de la structure à but non lucratif qui la contrôle. contenus pour l’entraînement duit des passages. « C’est intéres- teste, depuis mai 2023, sur son alexandre piquard

Le pari majeur de BlackRock Tarifs 01/01/24

dans les infrastructures

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Le gestionnaire d’actifs américain rachète pour 12,5 milliards

de dollars son compatriote Global Infrastructure Partners

L a consolidation s’intensifie
dans l’industrie de la ges-
tion d’actifs. Le numéro un
mondial, BlackRock, a annoncé,
vendredi 12 janvier, l’acquisition
du fonds d’investissement améri-
cain Global Infrastructure Par-
tners (GIP) pour l’équivalent de
12,5 milliards de dollars (11,4 mil-
liards d’euros), dont 3 milliards de
dollars en cash.
Il s’agit de la plus importante ac-
quisition réalisée par BlackRock
depuis celle de Barclays Global In-
vestors pour 13,5 milliards de dol-
lars, en 2009, qui lui avait permis
de doubler de taille et surtout de
devenir le leader mondial des
fonds indiciels cotés (ou Exchan-
ge-Traded Funds). « Quand nous
avons fait ce mouvement stratégi-
que sur les fonds indiciels, les scep-
tiques étaient partout. Mainte-
nant, les fonds indiciels sont par-
tout », ont rappelé les cofonda-
teurs de BlackRock, le PDG Larry
Fink et le président Rob Kapito,
dans un mémo interne consulté
par Le Monde.
Les 100 milliards de dollars gé-
rés par GIP peuvent apparaître
comme une goutte d’eau par rap-
port aux 10 000 milliards confiés
à BlackRock par ses clients, mais
cette acquisition permet à l’insti-
La brutale hausse
des taux favorise
la recomposition
de l’industrie
financière
vestir du capital privé dans cette
classe d’actifs.
BlackRock, géant des actifs co-
tés, avait déjà engagé ces derniè-
res années une diversification
vers le non-coté, et notamment,
depuis 2011, dans les infrastructu-
res, où il affiche un portefeuille de
50 milliards de dollars d’actifs.
Mais l’entreprise était à la recher-
che d’une acquisition majeure
pour ne pas se laisser décrocher
par les Blackstone, Apollo et
autres titans de la gestion alterna-
tive, qui constituent à marche for-
cée des plates-formes d’investis-
sement capables d’offrir aux
fonds de pension ou aux familles
fortunées des possibilités de pla-
cement allant du capital-investis-
sement à l’immobilier, en pas-
sant par le crédit.
Suez, Vinci, TotalEnergies…
En 2023, le britannique CVC Capi-
montrent plus regardants pour
confier leur argent. Dès lors, les le-
vées de fonds prennent plus de
temps et se révèlent moins fruc-
ACHAT AU DESSUS DE VOS ESTIMATIONS
ET EXPERTISES
« ART D’ASIE » : CHINE, JAPON ET MOYEN-ORIENT
tueuses que par le passé. GIP, qui 06 07 55 42 30 - P. MORCOS
avait collecté 22 milliards de dol- EXPERT CNE
lars en 2019, se trouvait précisé- ✶ Porcelaines et Bronzes ✶ Cristal de Roche
ment dans cette phase difficile. ✶ Corail et Ivoires Anc. ✶ Jade blanc et couleurs
Surtout, son fondateur, Ade- ✶ Cornes et Laques ✶ Peintures et Tissus anc.
bayo Ogunlesi, 70 ans, né au Nige- ✶ Manuscrits et Estampes
ria, avait fait savoir en 2023 qu’il
préparait sa succession. Une évo- DEPLACEMENT PARIS – PROVINCE
lution qui impliquait soit une in- morcospatrick@orange.fr
troduction en Bourse, soit la re-
cherche d’un partenaire finan-
cier : compte tenu de la valorisa-
tion des parts du fondateur, ses
successeurs n’avaient pas la sur-
face financière pour les lui rache-
ter. L’ancien banquier de Credit
Suisse, diplômé d’Oxford et de
Harvard, avait lancé GIP en 2006.
Le portefeuille du fonds va de
l’aéroport de Sydney à des parcs
d’éoliennes aux Etats-Unis, en pas- ef
sant par des tours télécoms en Eu-
rope. Reste à savoir si l’acquisition
RUBRIQUE BONNES AFFAIRES
de GIP par BlackRock aura des con-
séquences sur sa stratégie. La Une famie au cœur POUR VENDRE,
question est d’importance pour
Suez, dont le financier américain
est actionnaire depuis janvier 2022
à hauteur de 40 %, aux côtés du
du marché de l’art VOULEZ-VOUS LE BON PLAN
OU LE MEILLEUR ?
français Meridiam (40 %) et de la
Caisse des dépôts et consignations
01 45 44 34 34 ef

tution de Wall Street de surfer sur

une autre vague montante, celle
tal Partners avait ainsi mis la
main sur DIF Capital Partners, un
associée à CNP Assurances (20 %).
Elle l’est aussi pour Vinci qui
rouillac.com marie-cecile.bernard@mpublicite.fr

de l’investissement dans le non-
coté, et en particulier dans les in-
frastructures. Alors que les trans-
ports, les stations d’épuration ou
les énergies renouvelables néces-
sitent des financements colos-
saux du fait de la transition écolo-
gique, pour M. Fink et M. Shapiro,
cette demande que les Etats ne
peuvent satisfaire, crée une « oc-
casion sans précédent » pour in-
fonds d’infrastructures néerlan-
dais (16 milliards d’euros d’actifs
gérés), tandis que l’américain TPG
se renforçait dans le crédit avec le
rachat d’une des références du
secteur, Angelo Gordon.
La brutale hausse des taux favo-
rise cette recomposition de l’in-
dustrie financière. Les investis-
seurs ayant davantage de choix
pour obtenir du rendement, ils se
avait repris auprès de GIP en 2019
une participation de 50,01 % dans
l’aéroport de Gatwick, au sud de
Londres, le fonds américain res-
tant coactionnaire de la multina-
RUBRIQUE IMMOBILIER
tionale française. A noter égale-
ment que TotalEnergies s’est as- 0123 marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
socié à GIP en 2021 sur des instal-
lations en aval d’un projet de gaz
naturel liquéfié en Australie. p
isabelle chaperon
14 | économie & entreprise 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD

Bonne pioche
pour la pomme de terre
Et patati et patata, la patate est
toujours là… Fini la ritournelle de
la pénurie. La chanson n’est plus
de saison. Dans les hangars réfri-
gérés, le niveau des stocks est re-
monté. Et les tubercules se bous-
culent au portillon. L’interprofes-
sion estime la collecte de 2023 à
6,8 millions de tonnes, en pro-
gression de quelque 12 % sur un
an, selon les chiffres publiés mer-
credi 10 janvier.
Même si les prévisions du mi-
nistère de l’agriculture, livrées
fin novembre 2023, étaient plus
optimistes, à 7,1 millions de ton-
nes, le bilan, qui s’est un peu ef-
frité à la suite des intempéries,
reste favorable. Un résultat ob-
tenu par une progression combi-
née des surfaces plantées et des
rendements, après, il est vrai,
une année 2022 à oublier.
Des cours bien orientés
Et qui dit hangars remplis, dit
chute des prix ? Que nenni. Ils
restent soutenus. Bonne pioche
pour la pomme de terre… « Nous
avons négocié une hausse de
40 % du prix de nos con-
trats pour cette campagne », se
félicite Christophe Desmis, agri-
culteur installé à Vrély, dans
la Somme.
Près de 60 % de ses pommes de
terre alimentent l’usine Mous-
line voisine (qui appartient au
géant de l’agroalimentaire
Nestlé), où se concocte la fa-
meuse purée déshydratée. Le
solde passe entre les mains de
négociants qui commercialisent
les tubercules auprès de fabri-
cants de chips en Espagne.
Un cas de figure fréquent. En
effet, si les Français boulottent,
bon an, mal an, près de 50 kg de
charlotte ou de bonnotte, ces
dernières sont très souvent, à
près de 60 %, prêtes à être con-
sommées. La frilosité semble en-
vahir les consommateurs à l’idée
d’acheter un légume frais à cuisi-
ner. Il est tellement tentant, sans
oublier le prétendu gain de
temps, d’ouvrir un sac de frites
surgelées ou un paquet de chips
à grignoter.
Les industriels européens
cherchent donc à s’emparer de
la précieuse denrée. Ils de-
vraient en croquer près de 2 mil-
lions de tonnes de plus
qu’en 2022. Et le terroir du nord
de la France est très prisé des fa-
bricants français, mais aussi bel-
ges ou néerlandais, soucieux de René Rittaud, son fils Lionel, sa belle-fille Mathilde et son petit-fils Alexis, le 29 septembre, à Fourneaux (Savoie).
s’approvisionner. LÉO KELER/HORS FORMAT POUR « LE MONDE »
D’autant que la sécheresse, puis
la pluie et les intempéries ont li-
mité la récolte d’autres pays
européens. Les producteurs sont
donc très courtisés. Et les cours
restent bien orientés. « Le prix
La famille Rittaud, fine lame de la
boucherie en Savoie depuis 80 ans
d’une variété destinée à la purée
ou aux frites est d’environ
200 euros la tonne, et monte à
300 euros pour les chips », expli-
que M. Desmis.
En frais, la tonne de tubercules L’histoire de l’entreprise familiale, fondée à la fin de la seconde guerre
peut même se négocier à
400 euros. Les pommes de terre mondiale, raconte les mutations de la vie de petit commerçant
dorées des patatiers français… p

REPORTAGE troupeaux à voir. Le boucher

aime aller observer sur place
Quand les aïeuls Entre crises sanitaires et évolu-
tion des habitudes alimentaires, le
fourneaux (savoie)
comment se portent les animaux pouvaient secteur a connu son lot de tur-

R
ené Rittaud finit patiem-
ment de détacher le gras
des morceaux de viande
dans la marmite de
choucroute. Depuis l’ouverture
L’Université franco-allemande (UFA) recherche pour son siège de
Sarrebruck un·e du magasin, à 7 h 30, l’imposante
cocotte mijote dans le spacieux la-
Secrétaire général·e boratoire de la boucherie de Four-
et prendre le pouls de l’éleveur.
Mais son quotidien de boucher
est bien différent de celui de ses
aïeuls. Sa petite entreprise est pas-
sée, en vingt ans, de trois à neuf sa-
lariés, se fait maintenant livrer les
carcasses de viande qui sont dé-
coupées sur place, et reste fermée
bulences au fil des décennies.
travailler sept Mais, à Fourneaux, c’est surtout la
jours sur sept, baisse de la population locale qui a
eu des répercussions sur les com-
les apprentis merces – la communauté de com-
sont aujourd’hui munes de Haute Maurienne Va-
noise a perdu 5 000 habitants en
aux 35 heures cinquante ans. Il ne reste que deux

adjoint·e h/f/d neaux (Savoie). Ses 78 ans et des

soucis de santé ne l’ont pas résolu
deux jours par semaine, le diman-
che et le lundi. « Mon père et mon
boucheries, sur les dix que comp-
tait l’agglomération en 1967.
Ce poste de direction est à pourvoir à temps plein à partir du 1er à déposer son tablier. Voilà plus de grand-père ne pensaient et ne vi- horaires de travail, eux aussi, ont Même si la famille Rittaud a été
mars 2024, dans un premier temps dans le cadre d’un contrat à durée cinquante-cinq ans qu’il a démé- vaient que pour le travail, se rap- été allégés. Quand Joanny et René épargnée par ces fermetures, elle
déterminée de 4 années. nagé dans ce village proche de pelle Lionel. Nous aussi, mais vie de pouvaient travailler sept jours sur reconnaît avoir perdu une part de
Une prolongation est possible sous certaines conditions. Modane la boucherie que ses pa- famille et vie professionnelle sont sept, les apprentis de la boucherie la clientèle, notamment depuis
L’UFA anime actuellement un réseau de 208 établissements d’ensei- rents, Joanny et Paulette, avaient deux lieux distincts. » Rittaud sont aujourd’hui aux l’ouverture des frontières en 1992.
gnement supérieur français et allemands mettant en œuvre 196 cursus fondée, en 1945, en Haute-Savoie. Lorsqu’il a été question pour Lio- 35 heures. Et leurs heures supplé- La douane s’est restructurée et la
intégrés binationaux et trinationaux conduisant à des doubles diplômes Il l’a à son tour transmise, en nel et Mathilde de reprendre la mentaires sont payées. SNCF a transféré ses agents, lais-
et diplômes joints de niveau licence et master, ainsi que 34 collèges 2004, à son fils Lionel et à sa belle- boucherie, ils ont hésité. Lionel a Les recettes de cuisine de l’arriè- sant logements vacants et man-
doctoraux franco-allemands et européens. Elle finance de nombreux fille Mathilde, tout en continuant toujours vu sa mère « se plaindre à re-grand-père Joanny continuent, que à gagner pour les commer-
programmes et projets innovants en soutien à la mobilité des jeunes à les aider. En 2012, Alexis, le fils la boucherie ». A l’époque, la elles, de parfumer le laboratoire. çants, qui compensent en partie
chercheur·es. aîné du couple qui, à 10 ans, « ve- femme du boucher gérait de front Sur le plan de travail, une fournée ces pertes grâce au tourisme.
Cela fait partie de vos tâches : nait déjà aider à préparer des sau- la vie de famille, mais aussi la de tripes fraîchement cuisinées fi-
Vous assistez le Secrétaire général dans toutes les fonctions se cisses », a rejoint l’entreprise. Sur clientèle, la comptabilité de la bou- nit de refroidir dans des barquet- L’« angoisse » de la vache folle
rapportant à la direction administrative de l’UFA. Vous assumez quatre générations, les quatre- tique et le lavage des tabliers au tes en plastique avant d’être ran- L’épisode de la vache folle, au dé-
notamment des tâches dans les domaines suivants : participation à vingts ans d’histoire de cette bassin, tout en restant dans l’om- gée dans les chambres froides. but des années 2000, « a été une
la gestion d’environ 50 collaborateurs·trices, comptabilité / finances
et ressources humaines, soutien conceptuel au développement de la lignée de bouchers racontent bre du chef d’entreprise. « C’était Choucroutes, tripes ou diots, Lio- grosse angoisse », se rappelle Lio-
stratégie et des programmes. l’évolution de la profession, du pe- difficile pour ma mère et ma grand- nel a tout gardé, il a « juste réduit le nel. « On s’est dit : “on va mourir”. »
Vous participez en outre à l’encadrement des Conseils et de groupes tit commerce et d’habitudes de mère », reconnaît Lionel. Alors, il gras, et, petit à petit, le sel de Mais, très vite, les clients sont reve-
de travail et proposez vos propres projets pour développer le réseau consommations. prévient Mathilde : « D’accord pour 20 % », confie-t-il. nus et, constatant la traçabilité de
international de l’UFA. Quand Joanny, décédé depuis, reprendre la boucherie, mais tu ne Lionel et Mathilde ont apporté la viande, se sont mis à redeman-
Vous surveillez la gestion de la qualité des procédures et processus ouvre sa propre boucherie me reproches jamais de faire un leur touche en proposant des pla- der du bœuf. « Pendant vingt ans,
internes et faites avancer leur développement et leur numérisation. en 1945, la France est en pleine re- métier de merde ! » Hors de ques- teaux de charcuterie et des recet- on a eu des contraintes de découpe
En tant que membre de la direction élargie, vous assumez des tâches construction économique. « A tion pour lui de mettre son couple tes à partir de volaille. Les plats des carcasses à l’abattoir et à la
de représentation choisies. l’époque, ils pouvaient ouvrir un « en danger à cause du travail ». préparés correspondent à un tiers boucherie. Mais, a posteriori, c’est
Votre profil : magasin et juste en vivre », relate Ils structurent l’entreprise et se du chiffre d’affaires en 2023, sur- une crise qui a remis de l’ordre dans
Nous vous recherchons en tant que cadre expérimenté si vous avez Lionel. « Il y avait moins de répartissent les fonctions. Elle est tout achetés par les personnes la filière et qui nous a permis d’évo-
déjà assumé des responsabilités dans des contextes similaires. Vous contraintes de charges, de régle- responsable de la vente et de la âgées, « qui ne veulent plus cuisi- luer », analyse le boucher.
disposez d’un diplôme universitaire de niveau bac + 5 (un doctorat est mentation, d’emprunt que main- comptabilité, et lui des comman- ner », constate Lionel. « Mais la L’impact de la consommation de
un atout) et de solides connaissances et compétences en gestion des tenant », estime celui qui a appris des de viande et du laboratoire. clientèle rajeunit beaucoup, a re- viande, puissant vecteur d’émis-
universités et des sciences. Vous êtes à l’aise avec les applications
informatiques, vous considérez la numérisation et l’IA comme des défis très jeune le métier auprès de son Mathilde a un statut de cogérante, levé le boucher, et les jeunes sion de CO₂, sur la crise climatique
stimulants. Vous connaissez les spécificités des systèmes universi- père et de son grand-père. qui lui permet de pouvoir conti- aiment de plus en plus cuisiner. » paraît aujourd’hui éloigné des
taires et scientifiques dans le contexte allemand, français et européen. Quand René et sa femme Josiane nuer à gérer l’entreprise en cas de La gestion des commandes a préoccupations du commerce et
Vous avez le sens de l’organisation, de fortes compétences sociales et emménagent, à la fin des années décès de son conjoint. évolué. Du temps de Joanny et de ses clients. L’inflation inquiète
interculturelles, vous êtes flexible et faites preuve d’esprit d’équipe. Vos 1960, à Fourneaux, ils vivent au- René, les avants des bêtes, moins davantage Lionel Rittaud. « Toutes
langues de travail sont le français, l’allemand et l’anglais. dessus de la boutique, lèvent le ri- Un service de livraison nobles, se vendaient mal. Ils les matières premières ont aug-
Nous vous proposons : deau du commerce à 5 heures, res- Un livreur fait son entrée à l’ar- n’achetaient que des arrières, menté : les emballages, la viande,
une fonction exigeante en tant que cadre dirigeant tent ouverts le midi et le dimanche rière du laboratoire, une carcasse quitte à les payer plus cher. Lionel la volaille, le foie gras…, détaille-
un domaine d’activité varié avec des conditions de travail flexibles matin. Avec Joanny, ils utilisent dans les bras. Il n’a eu que quel- préfère acheter deux bêtes entiè- t-il. On avait tenu bon jusqu’à
une rémunération fondée sur la grille des salaires de la fonction leur journée de repos du lundi ques mètres à faire pour déchar- res et conseiller les clients pour les maintenant, mais depuis cet
publique allemande TVöD-Bund, correspondant à la catégorie 15 pour aller récupérer les bêtes chez ger sa marchandise depuis son ca- orienter vers des morceaux mieux automne 2023, on a été forcé d’aug-
Vous êtes intéressé·e à prendre des responsabilités au sein d’une équipe les éleveurs du coin et s’occuper de mion. Au plafond, des crochets adaptés à leurs besoins. menter nos tarifs, même si on a ré-
bi-nationale en tant que membre de la direction élargie et à accompagner
l’abattage. « Si on ne s’arrêtait pas sur rails lui permettent de suspen- En juillet 2019, ils mettent en duit nos marges de 5 %. Ça ne nous
le développement de l’UFA ? Alors envoyez-nous votre candidature complète
dans un fichier PDF (5 Mo maximum) avant le 26 janvier 2024 (date de
boire un coup, les gars n’étaient pas dre directement la bête. La viande place un service de livraison, utile était jamais arrivé en vingt ans. »
réception) par e-mail à l’adresse suivante : stellenangebot@dfh-ufa.org contents ! », se rappelle René. peut alors être déplacée sans ef- aux personnes âgées et aux jeunes Avec la crainte, dans ces condi-
(Objet : 2328 – Secrétaire général·e adjoint·e [h/f/d]). Lionel, 52 ans, a gardé l’habitude fort jusqu’aux chambres froides. mamans. « Ça vivotait, dit Ma- tions, de faire peser sur les jeunes
Renseignements complémentaires auprès de la direction de l’UFA
d’aller rencontrer les éleveurs. Il « On fait davantage attention aux thilde. Avec le Covid, les livraisons le poids d’une entreprise de cette
(contact : Mme Neumann, neumann@dfh-ufa.org). rentre tout juste ce 28 septembre corps aujourd’hui », assure Lionel. ont explosé. On venait vers 5 heures taille. « Si Alexis souhaite repren-
d’une randonnée à vélo dans la A leur époque, Joanny et René pour préparer les commandes et je dre la boucherie, il faudra bien le
Vous trouverez ici notre déclaration de protection des données :
vallée de la Maurienne sur un iti- transportaient régulièrement des faisais 100 kilomètres l’après-midi préparer sur dix ans. » p
https://www.dfh-ufa.org/fr/donnees_personnelles?noredirect=fr_FR
néraire choisi en fonction des charges de 100 kg sur le dos. Les pour livrer les clients. » solène l’hénoret
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024 économie & entreprise | 15

ÉTATS-UNIS
Ri

Br
o

av
o
Monterrey
MEXIQUE Golfe du
Aguascalientes Mexique
Querétaro
JALISCO
Guadalajara Mexico
GUATEMALA
Océan
Pacifique
Celaya

500 km

REPORTAGE
mexico - correspondante

L
e gratte-ciel tout en
verre de la multinatio-
nale allemande Bosch
se voit de loin dans le
centre de Guadalajara,
dans l’ouest du Mexi-
que. De l’intérieur, la vue est im-
prenable sur la capitale de l’Etat
de Jalisco, désormais surnommée
« la Silicon Valley mexicaine » pour
être devenue, au fil des années,
l’un des sièges de l’industrie de
l’électronique internationale.
Les locaux de Bosch en sont un
bon exemple : les employés que
l’on croise, casquettes et sacs à
dos, ont 35 ans en moyenne. Entre
les bureaux et les laboratoires qui
testent des programmes et des
puces électroniques, les ingé-
nieurs disposent de fauteuils, de
tables de ping-pong et d’une pis-
cine à balles pour se détendre.
« Nous devons être attrayants pour
retenir notre personnel. Comme en
Californie, nos employés valent
cher. A Guadalajara, il y a plus de
demandes que d’offres, et nous
mettons en place des stratégies
pour attirer les talents », considère
le directeur du site, Roger
Eleutheri.
Comme toutes les entreprises
que nous avons rencontrées dans
cette ville de 1,5 million d’habi-
tants, Bosch a des projets d’inves-
tissements au Mexique, y comp-
tant déjà 14 usines et plus de
20 000 employés. La multinatio-
nale va ouvrir deux nouveaux si-
tes industriels dans les villes de
Monterrey (Nuevo Leon) et de
Querétaro (Querétaro) et augmen-
ter la taille de ceux qu’elle possède
dans le centre du pays, à Celaya
(Guanajuato) et à Aguascalientes
(Aguascalientes). Dans chacune de
ces villes, il s’agit d’usines d’as-
semblage où les composants sont
importés, assemblés, et le produit
final est exporté, bénéficiant ainsi
d’exemptions fiscales du début à
la fin de la chaîne.
Mais, dans l’Etat de Jalisco, la si-
tuation est différente : le groupe
allemand a développé un centre
d’ingénierie et de recherche de-
puis 2014, qui emploie 1 200 ingé-
nieurs et cherche à en recruter
800 de plus à l’horizon 2026. « A
Guadalajara, il y a un écosystème
unique de technologie et de pro-
duction de software, et surtout une
collaboration tout aussi inédite en-
tre le gouvernement local, les uni-
versités, le secteur privé et les
chambres d’industrie où nous cher-
chons tous à développer la science
et à créer des emplois bien rémuné-
rés », assure Roger Eleutheri, éga-
lement président de la Chambre
nationale de l’industrie électroni-
que, des télécommunications et
des technologies de l’information
(Canieti).
TRAITÉS DE LIBRE-ÉCHANGE
Les investissements prévus dans
l’Etat de Jalisco montrent un vi-
sage heureux du phénomène
dont bénéficie largement le Mexi-
que depuis la pandémie de Co-
vid-19 et que l’on nomme en an-
Fabrication de composants électroniques à l’usine Continental de Guadalajara (Jalisco, Mexique), le 21 septembre 2022. BERND VON JUTRCZENKA/DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP
PLEIN CADRE
Au Mexique, l’Etat de Jalisco
se rêve en nouvelle Silicon Valley
Le pays profite des relations commerciales tendues entre les Etats-Unis et la Chine,
et des bouleversements dans les chaînes de production intervenus après le Covid-19
glais le nearshoring. « Pour l’expli-
quer simplement, il s’agit de rap-
procher la production du consom-
mateur. Au Mexique, nous avons le
grand avantage de partager
3 100 kilomètres de frontière terres-
tre avec les Etats-Unis, le plus grand
consommateur du monde », expli-
que Javier Carral Trigueros, prési-
dent de Sanmina Mexique, qui
compte trois usines à Guadalajara
et 8 000 salariés.
Ce rapprochement se lit en parti-
culier dans l’électronique, alors
que les composants, microproces-
seurs et semi-conducteurs, ont
tant fait défaut pendant la pandé-
mie. « D’autre part, les relations de
plus en plus conflictuelles entre les
Etats-Unis et la Chine ont boule-
versé l’usine mondiale : les Etats-
Unis ne veulent plus dépendre de la
Chine dans ces secteurs si stratégi-
ques pour l’économie, et le Mexique
est un fidèle allié, depuis trente ans,
avec une main-d’œuvre qui tra-
vaille légalement jusqu’à quarante-
huit heures par semaine », consi-
dère l’analyste politique Viri Rios.
Le pays a plus d’un avantage
pour accueillir l’« usine mon-
diale » : il est signataire de 14 trai-
tés de libre-échange avec 50 pays,
dont l’accord Canada-Etats-Unis-
Mexique, entré en vigueur
en 2020 pour remplacer l’accord
de libre-échange nord-américain
en place depuis 1994. Il est mem-
bre de l’Organisation mondiale du
commerce, de l’Organisation de
coopération et de développement
économiques, du Forum de coo-
pération économique Asie-Pacifi-
que, et de l’Association latino-
américaine d’intégration.
« Le Mexique respecte la propriété
intellectuelle, il y a bien un cadre ju-
ridique pour investir sans crainte
dans le pays, ce qui n’est pas tou-
jours le cas de la Chine. Le nearsho-
ring n’est pas uniquement une
question géographique, il y a une
proximité politique, culturelle, juri-
dique avec le Mexique, et cela fait
toute la différence », dit Marc Rich-
ter, directeur de branche mexi-
caine du fabricant néerlandais de
semi-conducteurs NXP.
La ministre de l’économie mexi-
caine, Raquel Buenrostro Sanchez,
a estimé lors d’une rencontre avec
son homologue états-unienne, Ja-
net Yellen, en octobre 2023, que
l’installation de 350 entreprises au
Mexique était liée au nearshoring.
Une majorité préfère le nord du
pays, à la frontière américaine,
mais le secteur électronique a
choisi l’Etat de Jalisco, et l’automo-
bile, les Etats du Centre (Aguasca-
lientes, San Luis Potosi, Guana-
juato, Querétaro). « Rien qu’à Gua-
dalajara, nous avons désormais, en
plus de l’américain Intel, les “Big 4”
de l’électronique : Flex, Foxconn, Ja-
bil et Sanmina », annonce fière-
ment le président de Canieti.
COÛTS « ATTRACTIFS »
Ces investissements ne sont pas
étrangers à la décision, en jan-
vier 2023, du président américain,
Joe Biden, d’inclure le Mexique et
le Canada dans le Chips and
Science Act, un paquet d’aides éco-
nomiques pour soutenir la pro-
duction locale de semi-conduc-
teurs. « Des entreprises asiatiques
ont annoncé une relocalisation
aux Etats-Unis, mais elles ont aussi
reconnu manquer de personnel
qualifié. D’autre part, pour les tâ-
ches d’assemblage, le salaire mini-
mum au Mexique est aujourd’hui
inférieur à celui de la Chine », expli-
que le professeur d’économie à
l’université nationale autonome
du Mexique José Gasca Zamora.
Les entreprises reconnaissent
sans ambages que les coûts de fa-
« Le pays est
vu comme un
partenaire fiable,
avec une main-
d’œuvre jeune
et bien formée »
MARC RICHTER
directeur de la branche
mexicaine de NXP
brication au Mexique sont « pour
le moins attractifs, même si ce n’est
pas la seule raison pour laquelle
[ils] continu[ent] d’investir au
Mexique, explique M. Richter. Si-
non, [ils] ir[aient] plus au sud, en
Amérique centrale, où les salaires
sont plus bas, mais la logistique
beaucoup plus complexe », ajoute-
t-il, en faisant référence à Tesla, qui
a envisagé un temps d’aller au
Guatemala, avant de se raviser et
de choisir l’Etat de Nuevo Leon,
frontalier du Texas, pour produire
ses voitures électriques.
En faisant visiter les laboratoires
du « centre de haute technologie »
de NXP à Guadalajara, M. Richter
renchérit, évoquant les salaires
des 350 ingénieurs : « Ces cinq der-
nières années, nous avons aug-
menté de 60 % notre personnel
hautement qualifié, et nous conti-
nuons à recruter, car de plus en plus
de nos clients, notamment dans
l’automobile, s’installent dans la
région. Le pays n’est plus vu comme
une manufacture à bas coût, mais
comme un partenaire fiable, dispo-
sant d’une main-d’œuvre jeune et
bien formée. Je considère que Gua-
dalajara mérite son titre de Silicon
Valley aujourd’hui. »
A côté de ses bureaux, la ville de
1,5 million d’habitants pourrait
ressembler à la Californie : les cen-
tres commerciaux abondent de
marques américaines où l’on se
rend dans de larges voitures. « Je
pense que nous ne sommes pas en-
core les incubateurs de talents qui
existent en Californie. Mais nous
faisons tout pour en prendre le che-
min. Aucune multinationale de
l’électronique n’a quitté la Chine,
qui reste un immense marché, mais
toutes comptent investir en priorité
en Amérique du Nord », ajoute le re-
présentant de Sanmina.
Les entreprises chinoises sui-
vent aussi ce mouvement vers le
Mexique, avec pour objectif de se
rapprocher du marché américain,
en profitant à la fois des facilités
mexicaines et de sa position géo-
graphique. Dans la ville d’Acatlan
de Juarez, à une heure de route au
sud-ouest de Guadalajara, la zone
industrielle est encore en cons-
truction, tout comme l’usine de
Haitian International, qui va as-
sembler ici des machines de fabri-
cation de plastique pour le marché
américain. « La plupart des entre-
prises qui s’installent sont chinoi-
ses, explique le responsable de
l’usine, Ramon Andrés Trujillo. Le
port de Manzanillo, dans l’Etat de
Colima, est à trois heures de route,
mais surtout il est juste en face de la
Chine ! » Ce port est devenu la pre-
mière porte d’entrée pour les mar-
chandises au Mexique.
Pour les compagnies chinoises,
le Mexique a plusieurs intérêts :
« Nous avons eu des facilités de la
part du gouvernement local, que
nous avons cherchées en vain au
Texas au préalable. D’autre part, il
a été beaucoup plus facile de recru-
ter du personnel au Mexique
qu’aux Etats-Unis », assure encore
Ramon Andrés Trujillo.
Le Mexique est vu comme un
partenaire complémentaire idéal
à son voisin du Nord et a déjà dé-
passé la Chine comme premier
partenaire commercial des Etats-
Unis. En juillet 2023, pour la pre-
mière fois en vingt ans, le cumul
sur douze mois des importations
américaines de biens en prove-
nance du Mexique (468 milliards
de dollars, soit 428,7 milliards
d’euros) a dépassé celles en prove-
nance de la Chine (457 milliards de
dollars). Le destin des deux pays
est de plus en plus lié, comme le
dit un dicton populaire : « Quand
les Etats-Unis ont la grippe, le Mexi-
que développe une pneumonie. »
« Il n’est jamais bon d’être à ce
point dépendant d’une autre éco-
nomie, mais malheureusement
nous avons peu d’options au Mexi-
que. Notre position géographique,
les couloirs logistiques, les traités
signés, tout nous attache à notre
voisin et, quand il y a une crise aux
Etats-Unis, elle est toujours ressen-
tie ici », estime José Gasca Zamora.
La relation bilatérale se tend à
chaque vague migratoire, et les
Etats-Unis ferment leurs ponts
frontaliers et freinent le com-
merce quand ils considèrent que
le Mexique n’en fait pas assez pour
retenir les migrants. Au sud du Rio
Bravo, les associations écologistes
et agricoles s’inquiètent de l’instal-
lation d’usines très gourmandes
en eau, alors que le Mexique en
manque cruellement dans le
Nord. Le gouvernement a déve-
loppé des infrastructures de trans-
port dans le Sud, où les ressources
hydriques sont beaucoup plus
abondantes, dans l’objectif d’atti-
rer les investissements du nears-
horing. Mais cette partie méridio-
nale est à des années-lumière de la
« Silicon Valley mexicaine », et les
géants de l’électronique n’ont
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18 |
GÉOPOLITIQUE
Etats-Unis
L’armée face
à ses limites
C’
Face à la multiplication des crises
en Europe et au Moyen-Orient,
et des tensions en Indo-Pacifique,
Washington doit mobiliser
ses forces sur tous les fronts,
ce qui exacerbe les vulnérabilités
de son appareil militaire
à une période politique charnière
est un changement de
verbe qui n’est pas passé
inaperçu, une évolution
sémantique opérée par un
Joe Biden à l’air grave. En
ce 12 décembre 2023, dans
une salle aux boiseries sombres de la Maison
Blanche – l’Indian Treaty Room, réservée aux
grandes occasions –, le président américain
tient une conférence de presse aux côtés de
son homologue ukrainien. L’hiver approche,
les troupes s’usent, et Volodymyr Zelensky
a absolument besoin d’une nouvelle rallonge
d’aide militaire pour combattre la Russie.
Mais, alors que M. Biden assurait régulière-
ment que l’appui des Etats-Unis à l’Ukraine
se poursuivrait « aussi longtemps que néces-
saire » (« as long as it takes »), cette fois il
nuance son propos : l’aide militaire à Kiev
continuera « aussi longtemps que possible »
(« as long as we can »), lâche-t-il, les yeux ri-
vés sur son pupitre. Au-delà des incertitudes
soulevées par cette formule, Joe Biden vient
ce jour-là, selon les experts militaires, de
faire une sorte d’aveu : face aux conflits ma-
jeurs qui se multiplient en Europe et au
Moyen-Orient – zones dont Washington es-
pérait jusque-là se désengager pour se con-
sacrer à la lutte contre l’expansionnisme chi-
nois –, les Etats-Unis ont atteint les limites
de leur capacité d’action.
Deux jours après cette déclaration, l’admi-
nistration Biden affrontait d’ailleurs une si-
tuation inédite : le veto cinglant apposé par le
Congrès à des dépenses de défense qu’elle pré-
conisait pour 2024. La Maison Blanche n’a pas
obtenu les 61 milliards de dollars (55,6 mil-
liards d’euros) qu’elle réclamait pour Kiev, ni
les 14 milliards qu’elle destinait à Tel-Aviv, en
guerre contre le Hamas. Seule la dernière tran-
che d’aide prévue pour l’Ukraine, sur le bud-
get 2023, a fini par être débloquée. Un compro-
mis est encore possible, mais chaque mois qui
passe complique, pour ses alliés ukrainien et
israélien, la planification de leurs opérations
militaires. Et suscite des doutes quant à l’apti-
tude des Etats-Unis à conserver leur rôle dans
le règlement des crises internationales.
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Il s’agit d’« une vraie crise de la stratégie de
défense américaine », affirme ainsi Mark
Cancian, fin connaisseur des arcanes du Pen-
tagone et directeur de recherche au Center
for Strategic and International Studies (CSIS),
à Washington. Un constat qui s’explique en
partie par la conjonction de deux lames de
fond sur la scène américaine : l’évolution du
débat en politique intérieure, et les désac-
cords de plus en plus marqués sur les orienta-
tions à donner à l’appareil militaire.
Les questions de défense, au Congrès, ont
toujours opposé deux courants. D’un côté,
les isolationnistes – aujourd’hui principale-
ment républicains – considèrent que les
Etats-Unis doivent se préoccuper de la pro-
tection de leur territoire plutôt que de se mê-
ler des affaires du monde. De l’autre, les inter-
ventionnistes estiment que les valeurs fon-
datrices de la nation américaine imposent un
devoir de leadership à l’étranger. Jusqu’alors,
le Congrès parvenait à surmonter ces diver-
gences pour endosser les demandes de l’ad-
ministration en matière militaire.
THÉORIE DES « DEUX GUERRES »
L’administration démocrate de Joe Biden s’est
retrouvée en difficulté quand les républicains
sont devenus majoritaires à la Chambre des
représentants, en janvier 2023. L’émergence
d’élus radicaux, conditionnant leur aide à
l’Ukraine et à Israël à un durcissement de la
politique migratoire américaine, a conduit au
blocage du mois de décembre sur les dépen-
ses de défense. Le Congrès a ainsi adopté un
budget militaire colossal de plus de 886 mil-
liards de dollars (810 milliards d’euros, soit
plus de dix-sept fois le budget de défense de la
France pour l’année en cours), mais celui-ci
est essentiellement destiné à entretenir les
forces actuelles et à soutenir la course à l’ar-
mement avec la Chine afin de dissuader ses
revendications sur Taïwan.
« Washington est sollicité sur bien plus de
fronts qu’il ne le souhaiterait », rappelle
Philippe Gros, spécialiste de la politique de dé-
fense américaine à la Fondation pour la re-
cherche stratégique (FRS). Depuis la seconde
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
guerre mondiale, lors de laquelle les Etats-
Unis ont dû combattre à la fois l’Allemagne
nazie en Europe et le Japon impérial dans le
Pacifique, les stratèges du Pentagone n’ont ja-
mais négligé la possibilité qu’il leur faudrait
gérer plusieurs conflits simultanément. Ils
ont cependant estimé qu’il n’y aurait pas plus
de deux guerres majeures en même temps.
Cette théorie dite « des deux guerres » a, de-
puis, structuré l’appareil militaire américain,
même si elle a évolué au fil du temps.
Sous la présidence de Richard Nixon (1969-
1974), il s’agissait de se tenir prêt à mener une
guerre majeure et un conflit de moindre en-
vergure. Sous l’administration Clinton (1993-
2001), dans la foulée de l’invasion du Koweït
par l’Irak, le département de la défense sou-
haitait que l’armée soit dimensionnée pour
répondre à un scénario prévoyant un éven-
tuel nouveau conflit dans le Golfe et l’atta-
que de la Corée du Nord contre la Corée du
Sud. Après les attentats du 11-Septembre, l’ar-
mée américaine s’est concentrée sur la con-
tre-insurrection et la lutte antiterroriste, en
Irak et en Afghanistan.
Les limites de cette théorie sont apparues à
partir du « pivot » vers l’Indo-Pacifique, la
stratégie lancée en 2011 par Barack Obama
(2009-2017). Les investissements nécessaires
pour contrer la montée en puissance de la
Chine sont colossaux. C’est en partie pour re-
gagner une marge de manœuvre que Joe
Biden, fraîchement élu, procède au retrait de
ses troupes d’Afghanistan, en août 2021. Du-
rant cette décennie, le Pentagone renonce
progressivement à l’ambition d’être en me-
sure de remporter deux guerres à la fois, et
compte sur sa capacité à en gagner une, tout
en misant sur sa force de dissuasion pour en
contenir une autre. Cette stratégie est appli-
quée lors de l’invasion russe de l’Ukraine, à
partir du 24 février 2022. L’aide militaire ap-
portée à Kiev doit permettre de vaincre indi-
rectement Moscou par l’intermédiaire d’un
partenaire fiable et motivé, tandis que l’effort
de dissuasion demeure braqué sur Pékin.
« Mais les vents géopolitiques sont en train de
changer, observe Raphael S. Cohen, directeur
Cérémonie de réengagement
à l’US Navy, à New York,
le 26 mai 2023.
MARK PETERSON/REDUX-RÉA
du programme de stratégie et de doctrine à la
RAND Corporation, dans une analyse publiée,
en janvier 2023, sur le site War on the Rocks. Les
adversaires des Américains [Chine, Corée du
Nord, Iran, Russie] sont de plus en plus étroite-
ment liés sur le plan militaire. » Pour affronter
les troupes de Kiev, Moscou achète désormais
des drones à Téhéran, des obus à Pyongyang,
tout en multipliant les exercices militaires
avec Pékin. A l’inverse, la Chine fournirait des
drones à des groupes pro-iraniens du Moyen-
Orient, et la Corée du Nord partagerait avec
l’Iran sa technologie en matière de missiles…
La perspective d’une multiplication de con-
flits impliquant de concert plusieurs adver-
saires des Etats-Unis se concrétise depuis la
guerre opposant Israël au Hamas palestinien,
qui a commencé le 7 octobre 2023. Pour
Washington, la menace qui se dessine est
moins liée à l’intensité des violences dans la
bande de Gaza qu’au risque d’embrasement
du Proche-Orient, où Téhéran est un acteur
incontournable. Alors que le Pentagone avait
entamé une phase de désengagement mili-
taire dans la région, il est contraint de redé-
ployer des forces armées. Celles-ci sont
aujourd’hui la cible des mouvements de
l’« axe de la résistance » affiliés à Téhéran :
Hezbollah libanais, Résistance islamique en
Irak, houthistes au Yémen… Plus d’une cen-
taine d’attaques (drones et tirs de roquettes le
plus souvent) ont été recensées depuis le dé-
but de la guerre, blessant plusieurs dizaines
de soldats américains.
Ce nouveau conflit impacte, en outre, le
Pentagone dans un domaine sensible : sa ma-
rine de guerre, sur laquelle repose en grande
partie la stratégie du pivot vers l’Indo-Pacifi-
que. Depuis fin octobre 2023, plus de quinze
mille marins américains sont ainsi mobilisés
dans la Méditerranée et dans le golfe Persi-
que afin de constituer une « bulle » de protec-
tion autour de l’Etat hébreu. Au total, une
vingtaine de bâtiments de surface, dont deux
porte-avions, ont croisé au large des côtes –
sans compter les sous-marins d’escorte.
Ces forces navales opèrent sous la pression
des houthistes yéménites, qui mènent en mer
Rouge une stratégie agressive. Ces insurgés
chiites, maîtres de la capitale, Sanaa, depuis
2014, ont développé, avec l’aide de Téhéran,
un solide arsenal leur permettant d’enchaîner
les attaques contre le port israélien d’Eilat, ou
contre des navires civils et militaires, pertur-
bant le trafic dans le canal de Suez. Alors que le
moindre missile tiré pour intercepter un
drone houthi coûte entre 1,7 million et 4,3 mil-
lions de dollars pièce, selon le Quincy Insti-
tute, Joe Biden tente de mobiliser ses alliés,
peu pressés de s’engager sur un théâtre d’opé-
rations aussi périlleux. C’est dans ces condi-
tions qu’a été créée, le 19 décembre 2023, une
coalition anti-houthistes, baptisée opération
« Prosperity Guardian », dont les contours
sont encore flous. « Les Américains ne peuvent
pas tenir cette posture indéfiniment », analyse
Xavier Vavasseur, rédacteur en chef de la re-
vue française Naval News.
« LE PENTAGONE DOIT CHOISIR »
Cette multiplication des fronts interroge en
profondeur l’organisation de l’armée améri-
caine – de la gestion de ses stocks à l’entretien
de ses forces, en passant par les priorités de
son industrie de défense. « L’administration
américaine est confrontée à deux problèmes
historiques liés à l’héritage de l’ère Obama
avec le pivot vers l’Indo-Pacifique et à la sortie
de la guerre froide, marquée par d’importan-
tes restructurations du secteur de l’armement
des Etats-Unis », souligne Michael Neiberg,
professeur d’histoire militaire à l’US Army
War College de Pennsylvanie.
Si Washington est resté le premier exporta-
teur mondial d’armement après la disloca-
tion du bloc soviétique, son secteur économi-
que de la défense s’est fortement contracté,
passant de 5,6 % du PIB en 1990 à 3 % à la fin
de la décennie. Sur la cinquantaine de gran-
des entreprises de l’époque post-URSS, il n’en
subsiste aujourd’hui plus que cinq : Lockheed
Martin, Northrop Grumman, RTX Corpora-
tion, General Dynamics et Boeing. La consé-
quence de ces monopoles a été l’explosion
des coûts et des délais de fabrication. « Le dé-
bat actuel, c’est comment prioriser, ajoute
M. Neiberg. Le Pentagone doit choisir : investir
dans de nouvelles technologies militaires pour
son propre compte, notamment pour dissua-
der la Chine d’envahir Taïwan, ou soutenir ses
alliés, qu’il s’agisse de Taïwan, d’Israël, de
l’Ukraine ou d’autres. »
Concernant l’Ukraine, les Etats-Unis ont
jusqu’à présent fait le choix de ne pas dégar-
nir complètement leur stock. Depuis le début
de la guerre, en mettant en regard les chiffres
compilés par l’International Institute for
Strategic Studies et ceux des transferts d’ar-
mements publiés par la Maison Blanche,
géopolitique | 19
31 chars Abrams ont été envoyés, sur un stock
de 2 645 pièces, et près de 200 blindés d’in-
fanterie de type Bradley, sur 1 745 au total.
Concernant l’artillerie, sur un inventaire de
1 700 canons de 155 mm, l’US Army a donné
environ 150 de ses M777 tractés, et une tren-
taine d’automoteurs M109 Paladin, sans
compter 800 autres en stock.
« En comparaison avec les Européens, les
Etats-Unis fournissent un effort bien plus im-
portant en quantité brute, mais pas en termes
relatifs. Ils pourraient aider beaucoup plus, ils
ont de la réserve », insiste Philippe Gros, de la
FRS. « Les raisons de cette retenue sont obscu-
res. La focalisation sur la Chine ne peut pas
être la seule motivation, car les capacités né-
cessaires sur ces deux théâtres sont très diffé-
rentes, poursuit le chercheur. L’administra-
tion américaine exprime régulièrement des
craintes sur les risques d’escalade avec la
Russie. Mais il est possible qu’elle ait tout sim-
plement des doutes sur l’aptitude réelle des
Ukrainiens à reprendre l’ensemble de leur ter-
ritoire. Quoi qu’il en soit, les Américains ne pa-
raissent pas vouloir prendre de risques pour
leurs propres plans d’engagement. »
INVESTISSEMENTS COLOSSAUX
Cette gestion prudente s’applique aussi
à Taïwan, toujours en attente d’une livraison
d’armes américaines d’un montant de 19 mil-
liards de dollars. Ce retard est lié en partie à
l’engorgement de l’industrie de défense amé-
ricaine, à l’effort concédé à l’Ukraine, mais
aussi à la volonté des Etats-Unis de ne pas bra-
quer la Chine. Washington a toutefois décidé,
en août 2023, d’octroyer à Taipei une aide fi-
nancière symbolique de 80 millions de dollars
– une enveloppe provenant du Foreign Mili-
tary Financing, un programme jusqu’alors
destiné uniquement à des pays souverains.
Si l’armée américaine demeure, de loin, la
WASHINGTON plus puissante au monde, elle connaît aussi
ESPÉRAIT des vulnérabilités, exacerbées par les ten-
sions actuelles. « Ces dernières décennies, le
SE DÉSENGAGER Pentagone a investi massivement dans les
technologies de pointe. La construction de
DU PROCHE-ORIENT nouveaux bateaux et avions a engendré de
ET DE L’EUROPE gigantesques coûts d’infrastructures, et pose
un vrai défi d’intégration au reste des capaci-
POUR SE tés militaires plus traditionnelles », pointe
Bryan Clark, chercheur associé au Hudson
CONSACRER Institute. Ce modèle dispendieux est réguliè-
rement épinglé par le Government Accoun-
À LA LUTTE CONTRE tability Office (GAO), l’équivalent américain
L’EXPANSIONNISME de la Cour des comptes.
Ce défi s’avère particulièrement ardu au
CHINOIS sein de l’armée de l’air américaine. « L’US Air
Force [325 000 aviateurs] dispose des armes
les plus avancées du monde, avec beaucoup
d’appareils furtifs, détaille Jean-Christophe
Noël, chercheur associé au centre des études
de sécurité de l’Institut français des rela-
tions internationales et rédacteur en chef de
la revue Vortex. Mais le casque d’un pilote de
F-35 [l’avion de chasse le plus récent de la
flotte américaine] coûte à lui seul près de
400 000 euros. Or, sans ce casque qui lui
transmet les données de combat, le pilote ne
peut pas décoller. » L’US Air Force, très
influente au sein de l’armée, est par ailleurs
attachée à l’idée de pouvoir se déployer
n’importe où, dans un temps très réduit.
« Elle n’a pas forcément envie de renoncer à
cette dimension globale presque identitaire »,
souligne M. Noël.
Mais ces ambitions doivent composer avec
les investissements colossaux que le Penta-
gone effectue, depuis 2017, pour la modernisa-
tion de sa dissuasion nucléaire. Longtemps re-
portée pour soutenir la guerre contre le terro-
risme après les attaques du 11-Septembre, cel-
le-ci, dont le coût est estimé à plus de 1,2 trillion
de dollars d’ici à 2046, prévoit l’acquisition de
missiles balistiques intercontinentaux Senti-
nel, de sous-marins nucléaires lanceurs d’en-
gins (SNLE) de classe Columbia pour remplacer
les SNLE de classe Ohio, ou encore la construc-
tion de bombardiers furtifs – le B-21 Raider,
présenté comme le premier avion de sixième
génération de sa catégorie.
La trajectoire financière de ce programme
suscite des inquiétudes, mais il est présenté
comme indispensable par l’administration
américaine. D’abord, parce que le traité de
désarmement New Start, censé régir le
contrôle des arsenaux nucléaires entre la
Russie et les Etats-Unis, arrive à échéance
en 2026. Ensuite, parce que la Chine monte en
puissance dans ce domaine : selon le
Pentagone, Pékin cherche à se doter du même
nombre d’ogives que Moscou et Washington
d’ici à 2035, soit environ 1 500 têtes.
Ces investissements onéreux peuvent
cependant limiter les ressources pour l’entraî-
nement des forces et l’entretien des équi-
pements. Un problème que rencontrent tou-
tes les armées, mais qui prend des propor-
tions inquiétantes aux Etats-Unis. Le taux de
capacité de mission des avions F-35 – le pour-
centage de temps total pendant lequel l’appa-
reil peut voler et effectuer au moins une mis-
sion – était d’environ 55 % en mars 2023, bien
en deçà des objectifs prévus, alerte un rapport
du GAO en septembre 2023. Des insuffisances
ont aussi été identifiées pour les ravitailleurs
en vol de ces mêmes F-35, qui n’ont pas atteint
leurs objectifs annuels entre 2011 et 2021, a
pointé l’organisme fédéral en novembre 2022.
La principale victime des grands écarts stra-
tégiques de l’administration américaine de-
meure toutefois l’US Navy. « Environ 40 % de
la flotte américaine n’est pas mobilisable pour
naviguer », détaille Bryan Clark, du Hudson
Institute. A force de tirer sur la corde, avec des
déploiements de plus en plus longs, les bâti-
ments s’usent, subissent des avaries, et
naviguent avec des marins éreintés, selon de
multiples rapports. Les chantiers navals, dont
le nombre a été réduit après la guerre froide,
peuvent construire deux destroyers par an,
entre un et deux sous-marins, ainsi qu’un
porte-avions tous les six ans. Un rythme per-
mettant de produire des bâtiments de haute
technologie, mais insuffisant face à l’accrois-
sement de la marine chinoise, qui, depuis
2020, a largement dépassé l’US Navy en nom-
bre de coques – avec 340 bâtiments contre
300 pour la marine américaine.
Les pressions pesant sur l’industrie navale
de défense américaine se sont encore accen-
tuées avec l’officialisation, en septem-
bre 2021, de l’accord de coopération militaire
tripartite Aukus entre l’Australie, le Royau-
me-Uni et les Etats-Unis. Canberra devra
ainsi attendre 2032 pour recevoir un premier
sous-marin, qui sera prélevé sur les stocks de
l’US Navy, et ce sont les Britanniques qui
construiront – au mieux d’ici à 2040 – cinq
des huit sous-marins à propulsion nucléaire
sur lesquels le pays avait misé en renonçant
à son contrat avec le français Naval Group
pour l’acquisition de douze submersibles
conventionnels. L’Australie a enfin dû se ré-
soudre, à la mi-décembre 2023, à ajouter
quelque 3 milliards de dollars pour soutenir
l’effort industriel américain.
CRISE DE CONFIANCE
L’armée américaine connaît enfin des diffi-
cultés croissantes de recrutement. En 2024, le
nombre de ses soldats en service actif tom-
bera à moins de 1,3 million. Il s’agit-là de son
niveau le plus faible depuis 1940, avant l’en-
trée des Etats-Unis dans la seconde guerre
mondiale, et correspond, pour l’année en
cours, à une diminution de plus de
40 000 soldats, dont environ 15 000 pour l’ar-
mée de terre et 7 500 pour la marine. Primes
en tout genre, promotions, rehaussement de
la limite d’âge…, les recruteurs américains
ont multiplié les incitations pour atteindre
leurs objectifs. Mais seuls les marines
(174 000 personnels) et l’armée de l’espace
(8 400 militaires) ont échappé à ce trou d’air.
Un manque de candidats attribué en partie à
un niveau scolaire en baisse des jeunes Amé-
ricains, au fléau de l’obésité, ainsi qu’à un
marché de l’emploi très concurrentiel.
La confiance en l’institution militaire est,
par ailleurs, au plus bas. En juillet 2023, un
sondage, réalisé par l’institut Gallup, a révélé
que seuls 60 % des Américains se déclarent
« très confiants » en leur armée, soit un seuil
proche de celui de la fin des années 1990. Ces
variations peuvent s’expliquer par l’évolu-
tion des mentalités ou le retrait chaotique
des troupes d’Afghanistan mais aussi par des
réalités plus prosaïques. Si les conditions de
vie des militaires américains stationnés à
l’étranger sont souvent enviées par leurs al-
liés, les baraquements collectifs sur le terri-
toire américain sont régulièrement dans un
état déplorable, malgré les montants astro-
nomiques du budget de la défense. « Nous
avons observé des casernes en mauvais état,
dont certaines présentaient des risques pour la
sécurité, tels que des débordements d’eaux
usées et des systèmes d’incendie inopérants.
En outre, certains baraquements ne répondent
pas aux exigences du département de la dé-
fense en matière d’intimité ou de commodi-
tés », déplore, photos à l’appui, un rapport du
GAO en septembre 2023.
Alors que les Etats-Unis doivent élire un
nouveau président en novembre, l’armée
américaine est à un « tournant », conclut
Mark Cancian, du CSIS, qui se dit « modéré-
ment confiant » sur les capacités du Penta-
gone à surmonter les tiraillements auxquels
il est confronté aujourd’hui. Même si le
chercheur considère qu’une éventuelle
poussée républicaine au Congrès n’aggrave-
rait pas mécaniquement la situation, le re-
tour de Donald Trump à la Maison Blanche
serait une plongée dans l’inconnu pour l’ar-
mée américaine. p
élise vincent
20 | géopolitique 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

La mer Rouge sous le feu des houthistes

La guerre entre Israël et le Hamas s’étend jusqu’au canal de Suez et déstabilise le trafic maritime mondial

Mer
Méditerranée
E
YPT
ÉG Les recettes
engrangées par le canal
de Suez représentaient
10 % du budget annuel égyptien
(8,6 milliards d’euros en 2022),
mais les attaques houthistes
ont fortement perturbé le trafic
en mer Rouge, qui a baissé de 22 %
depuis le début de la guerre.
Pour compenser ses pertes
financières, Le Caire a décidé
ËL
SRA
I En représailles
à l’offensive israélienne
lancée à Gaza, les houthistes
ont, depuis la fin octobre 2023, AN
commencé à viser le territoire IR
israélien avec des missiles, puis
ils s’en sont pris aux navires SYRIE Téhéran est le principal
suspectés d’être liés à Israël LIBAN allié des houthistes, issus
d’une manière ou d’une autre, d’une minorité chiite, qui
ce qui a fait chuter le trafic lui permettent de déstabiliser
portuaire d’Eilat les monarchies sunnites du Golfe,
de 85 %. notamment l’Arabie saoudite. Outre
ISRAËL les houthistes, l’« axe de la résistance »,
ce groupe de mouvements affiliés
IRAK à l’Iran, inclut le Hamas, le Jihad
islamique palestinien, le Hezbollah
Canal libanais, le régime syrien
de Suez Gaza et diverses milices
mée de portée des missiles ho chiites irakiennes.
Limite esti uthiste
s
Eilat
ITE
OUD IRAN
SA KOWEÏT
IE Le royaume dirige
AB

l’augmentation des droits depuis 2015 la coalition

AR

de passage. internationale contre

les houthistes, qui a permis
de stopper leur progression vers
LA MER ROUGE, le sud et l’est du Yémen, mais
UN AXE COMMERCIAL a échoué à les chasser de la capitale.
ET STRATÉGIQUE MAJEUR Ces derniers ont lancé plusieurs BARHEÏN
attaques contre les infrastructures Manama
Trafic maritime au 10 janvier pétrolières saoudiennes, Quartier général
(navires de commerce) à l’aide de drones de la Ve flotte
et de missiles iraniens. des Etats-Unis
Passage stratégique
QATAR
Base militaire
américaine
occidentale (Espagne, ÉMIRATS
France, Italie…)
Djedda ARABES UNIS
chinoise Le cargo britannique Galaxy
Leader, propriété d’un
homme d’affaires israélien, La Mecque Le navire iranien Alborz est
LES ATTAQUES DE HOUTHISTES opéré par une société déployé dans la zone du détroit
YÉMÉNITES, EN REPRÉSAILLES japonaise et battant pavillon Port-Soudan de Bab Al-Mandab pour assurer
À LA GUERRE À GAZA des Bahamas, a été détourné des missions de surveillance.
ISTES
par les houthistes, Selon les états-majors
UTH
Guerre entre le Hamas et Israël le 19 novembre 2023. occidentaux, ce bâtiment aide O
Il est depuis retenu, les houthistes à cibler les navires H
Territoire yéménite contrôlé Mer Depuis fin octobre,
S

avec les vingt-cinq membres sur lesquels effectuer

LE

par les houthistes les houthistes ont lancé,

de son équipage, dans Rouge leurs attaques. d’après les Etats-Unis, près
Attaque houthiste contre Israël le port yéménite de Hodeïda. d’une trentaine d’attaques contre
Présence des groupes armés des navires civils et militaires
affiliés à l’« axe de la résistance », transitant en mer Rouge. Le 9 janvier, OMAN
les forces américaines et britan-
réseau structuré par l’Iran contre niques ont abattu dix-huit drones
Israël et la politique américaine
IS ÉRYTHRÉE et trois missiles, lors de ce
-UN
au Moyen-Orient que Londres a qualifié
S de « plus importante
AT
Attaques de navires
Pour sécuriser attaque » à ce jour.
par les houthistes (missiles,
ÉT

drones) l’entrée de la mer Rouge, Hodeïda

Washington crée, en décembre
Sanaa
Coalition internationale 2023, la coalition internationale YÉMEN
« Prosperity Guardian », « Prosperity Guardian », aux
créée par les Etats-Unis contours encore très flous. Excepté
Bahreïn, les Etats arabes refusent d’y Détroit
Frappe américano-britannique participer. Dans la nuit
contre des cibles houthistes, du 11 au 12 janvier, des forces
de Bab Al-Mandab
les 11 et 12 janvier américano-britanniques frappent ÉTHIOPIE
pour la première fois
Autre navire militaire présent des positions houthistes Aden
dans la région (Chine, Iran…) au Yémen. Golfe
DJIBOUTI d ’A d e n
250 km

Berbera
Infographie Le Monde - Julie Cassotti,
Iness Debbouza et Francesca Fattori
L’IMPACT SUR LE COMMERCE MONDIAL, FORCÉ D’EMPRUNTER DES VOIES ALTERNATIVES SOMALIE
Sources : S&P Global Commodity Insights ;
Route par le détroit de Bab Al-Mandab, Route par le cap de Bonne-Espérance, IMF Portwatch ; UKMTO ; U.S. Department
la plus courte entre l’Europe et l’Asie voie alternative depuis le début des attaques houthistes of Defense ; ministère de la défense ; Marine
Traffic ; Acled ; @SchizoIntel ; Gulf States
Newsletter ; AP ; Le Monde

Rotterdam 83
80

Canal de Suez Nombre de navires 65

60 quotidiens
63
15
Détroit 00
Singapour 44
6

km 40
de Bab Al-Mandab

7 octobre 19 octobre
km

Océa Première interception de missiles visant Israël par la marine américaine,

n Océan Attaques du Hamas 18 décembre
0

Atlan 20 palestinien en Israël.

70

tiqu puis début des attaques contre des navires civils et militaires en mer Rouge.
e Indien Les Etats-Unis annoncent
21

27 octobre Mi-décembre la création de la coalition navale

Cap Début de l’offensive La plupart des armateurs ordonnent à leurs navires « Prosperity Guardian »
de Bonne-Espérance terrestre israélienne à Gaza. d’éviter le détroit de Bab Al-Mandab. en mer Rouge.
0
1er oct. 2023 7 janv. 2024
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Martin Tanaka «Les acteurs sociaux
et politiques du Pérou doivent s’accorder
sur des principes élémentaires»
Le politologue péruvien
se penche sur le poids
des violences commises
pendant le conflit qui ravagea
INSTITUT D’ÉTUDES
PÉRUVIENNES
son pays de 1980 à 2000
et analyse leur résurgence
à l’occasion de la crise
politique qui polarise le pays
aujourd’hui
ENTRETIEN
cuzco (pérou) - correspondance
L
e Pérou commémorait, en 2023,
les vingt ans de la publication des
conclusions de la Commission de
la vérité et de la réconciliation. Ce
rapport documente la répression
militaire et les actes de violence
perpétrés notamment par les guérillas du
Sentier lumineux et du Mouvement révolu-
tionnaire Tupac Amaru lors du conflit péru-
vien, entre 1980 et 2000, à l’origine de la mort
ou de la disparition de près de 70 000 person-
nes, issues, pour la plupart, des populations
autochtones des Andes et d’Amazonie.
La crise politique déclenchée par la destitu-
tion, en décembre 2022, du président Pedro
Castillo par le Parlement a ravivé le méconten-
tement d’une population aux prises avec des
inégalités sociales toujours abyssales, des dis-
parités régionales criantes, le racisme et une
corruption endémique. La répression du
mouvement de contestation par les forces ar-
mées et de police – en particulier dans le Sud
andin, là même où le conflit avait été le plus
meurtrier – a rappelé à quel point les plaies du
passé restaient douloureuses.
Martin Tanaka est historien, sociologue et
politologue à l’Institut d’études péruvien-
nes, et professeur à l’Université pontificale
catholique du Pérou.
Quelles ont été les grandes lignes
de la guerre qui a ravagé le Pérou de
1980 jusqu’à la fuite du président Alberto
Fujimori, en novembre 2000, au Japon ?
Ce conflit a été initié par des groupes insur-
gés, principalement le Sentier lumineux, gué-
rilla sanguinaire et fondamentaliste [d’inspi-
ration marxiste, léniniste, maoïste] qui avait
déclaré la guerre à l’Etat péruvien en vue d’ins-
taurer un régime communiste. La décennie
1980 et la première moitié des années
1990 ont été les plus meurtrières. Les années
suivantes sont marquées par l’autoritarisme
du président Alberto Fujimori, au pouvoir du
28 juillet 1990 au 22 novembre 2000. C’est
durant son mandat qu’ont été capturés les
principaux dirigeants du Sentier lumineux,
grâce notamment au travail de surveillance
des services de renseignement, dont le gou-
vernement lui-même ignorait les avancées
[comme pour l’arrestation, en septembre 1992,
d’Abimael Guzman]. Le gouvernement s’en est
attribué les mérites, se présentant comme
l’artisan de la paix et du retour à l’ordre, ce qui
lui a conféré une popularité immense. Le fuji-
morisme s’est construit sur ce récit.
La révélation d’énormes scandales de cor-
ruption au sein du pouvoir a poussé Fujimori
à quitter le pouvoir [il démissionne par fax,
alors qu’il se trouve au Japon, en novem-
bre 2000], permettant le retour de la démocra-
tie au Pérou. A alors été créée une Commis-
sion de la vérité et de la réconciliation, chargée
de faire la lumière sur les violations des droits
humains commises par toutes les parties du
conflit. Son rapport, publié en août 2003, reste
à ce jour la principale référence et source d’in-
formations sur cette période.
Pourtant, vingt ans plus tard, une partie
de la droite remet en question les conclu-
sions de la Commission, en particulier
celles qui pointent la responsabilité
des forces gouvernementales…
Les principaux détracteurs sont ceux qui se
sentent mis en cause : les autorités militaires,
politiques, et ceux qui ont des responsabilités
directes ou indirectes dans les événements. Ils
estiment que le travail de la Commission est
biaisé et l’accusent de comparer [les exactions
de] l’Etat à celles des groupes terroristes. Selon
eux, l’Etat n’a fait que défendre la société face à
des groupes armés qui voulaient prendre le
pouvoir par la violence. Ils pensent que les vio-
lations des droits humains n’ont jamais relevé
d’une politique d’Etat, qu’il s’agissait de cas
isolés et exceptionnels.
Ce courant de pensée, qui était minoritaire il
y a quinze ans, a gagné du terrain dans le pays.
N’oublions pas que la fille aînée d’Alberto Fuji-
mori, Keiko Fujimori, a failli être élue prési-
dente, à deux reprises [en 2011 et en 2016], et
que son parti, Fuerza Popular, a obtenu la ma-
jorité absolue au Parlement en 2016.
Aujourd’hui, les forces politiques d’extrême
droite appellent ouvertement le gouverne-
ment à répondre par la répression aux mou-
vements de contestation sociale [commencés
en décembre 2022]. Les partis [Accion Popular
et Renovacion Popular à droite, et Pérou libre
(gauche radicale)] ont ainsi présenté des pro-
jets de loi impliquant le retrait du Pérou de la
Convention américaine relative aux droits de
l’homme, encore récemment [en juin 2023].
Pour eux, la présidence de Nayib Bukele au
Salvador est un modèle. Cette vague conserva-
trice s’observe ailleurs en Amérique latine.
Elle promeut un discours antisystème et re-
vendique la nécessité de leaders forts. Le res-
pect des droits humains et de l’Etat de droit
entraverait ce processus. C’est le cas en Argen-
tine avec Javier Milei [ultralibéral d’extrême
droite, élu président en novembre 2023], mais
aussi au Chili [où la Constitution datant du
général Pinochet a été maintenue, voire renfor-
cée sur certains points] : des pays où une partie
de la droite minimise les violations des droits
humains qui ont émaillé différentes périodes
de dictatures militaires.
La crise politique actuelle au Pérou
résonne avec le conflit du passé. Le terme
« terrucos », un néologisme injurieux créé
à partir des mots « terroristes » et proba-
blement dérivé du quechua, a ainsi été uti-
lisé pour disqualifier les manifestants…
Au sein des autorités, les groupes réaction-
naires construisent une figure de l’ennemi
pour éviter d’avoir à se pencher sur les causes
internes des problèmes sociopolitiques [pau-
vreté, inégalités, racisme, manque de représen-
tation politique]. Ils manient un discours cons-
pirationniste dénonçant l’action d’un sup-
posé « communisme international », soutenu
par les gouvernements cubain, vénézuélien
ou bolivien, et par la présence de groupes héri-
tiers du Sentier lumineux. Ils agitent le spectre
du terrorisme alors que le Sentier lumineux
comme organisation politique n’existe plus.
Celle-ci a été démantelée il y a des années,
même si des groupuscules, liés aux trafics de
drogue ou à l’extraction illégale de minerais,
survivent dans certaines régions d’Amazonie.
Mais certains prétendent que les mouve-
ments de contestation et les conflits sociaux
résultent de l’intervention de ces groupuscu-
les, sans en apporter la preuve. Malheureuse-
ment, ils trouvent un écho au sein des autori-
tés policières, militaires et dans l’actuel gou-
vernement, ce qui est très préoccupant.
Ces théories ont-elles des conséquences
concrètes sur la gestion des manifesta-
tions par les forces de l’ordre ?
Oui, ce discours est dangereux et létal. Les
enquêtes menées par les journalistes et les
organisations des droits humains ont docu-
menté des exécutions extrajudiciaires et des
massacres. Ces faits sont minimisés par le
gouvernement et par une partie de la droite,
qui légitiment la répression. Celle-ci repré-
sente pour eux un coût inévitable face à l’am-
pleur de la menace et aux agissements « vio-
lents » des manifestants. Or les preuves
Retable, modèle
imprimable et
reproductible, créé par
le collectif Retablos por
la memoria (« retables
pour la mémoire »).
RETABLOS POR LA MEMORIA
Les retables, triptyques
généralement en bois
et décorés de motifs religieux,
sont très présents dans
les églises péruviennes, et
particulièrement dans le Sud
andin, région qui a le plus
souffert du conflit armé
qui opposa, de 1980 à 2000,
les forces gouvernementales
aux guérilleros maoïstes
du Sentier lumineux.
En décembre 2022,
la destitution par le Parlement
du président Pedro Castillo
a déclenché un mouvement
de contestation, alimenté
par la persistance
des inégalités sociales,
des disparités régionales
et du racisme à l’égard
des populations andines.
Dans ce contexte, le collectif
Retablos por la memoria
a mis à disposition sur
les réseaux sociaux
des modèles de retables
que les manifestants peuvent
imprimer avec le slogan
de leur choix. Sur le retable
ci-dessus est inscrit le slogan
« Cessons d’être un pays où
quelques-uns vivent aux
dépens de la majorité ! »
géopolitique | 21
indiquent que les morts [49 personnes] n’ont
pas eu lieu au cours d’affrontements, ou lors
d’attaques d’infrastructures, mais des heu-
res plus tard, quand la plupart des manifes-
tants s’étaient retirés.
Pourquoi la guerre de 1980-2000
reste-t-elle si vive dans les mémoires ?
De nombreuses personnes endeuillées sont
encore à la recherche de leurs proches dispa-
rus. Beaucoup de charniers attendent d’être
exhumés, et des cadavres doivent être identi-
fiés avant d’être rendus aux familles qui sou-
haitent leur donner une sépulture. A chaque
fois qu’un nouvel immeuble est construit ou
que l’on creuse dans une base militaire, des
corps sont retrouvés. Cela nourrit le besoin de
savoir ce qu’il s’est passé, d’avoir des explica-
tions. Mais cela ne figure pas à l’agenda politi-
que. Heureusement, l’intérêt académique
reste très fort. Les recherches universitaires et
les ouvrages sur ces thèmes sont nombreux.
Il y a aussi une soif de justice. Certains pro-
cès emblématiques ont abouti à des condam-
nations [en août 2023, une vingtaine de militai-
res, certains désormais fugitifs, ont été con-
damnés à des peines de huit à quinze ans de
prison pour le massacre et la disparition de
29 paysans, en 1988, dans la région d’Ayacucho,
dans le Sud andin]. Mais, de manière générale,
il y a un déficit criant de justice.
Il s’agit de crimes qui se sont produits il y a
vingt-cinq ans, trente ans ou plus. Avec le
temps, la possibilité d’avoir accès à l’informa-
tion devient de plus en plus difficile. D’autant
qu’il y a, et qu’il y a eu, de la part des autorités
politiques, militaires et policières, une
réticence évidente à livrer des informations et
à faciliter le processus judiciaire. Dans les an-
nées 2000 et 2010, les gouvernements n’ont
pas fait montre d’enthousiasme pour faire
avancer les choses dans ce domaine. Aucun
président ne s’est emparé du sujet comme
d’un étendard, à l’inverse du couple présiden-
tiel des Kirchner en Argentine [qui ont créé le
programme Vérité et justice, au sein du pouvoir
exécutif]. Ensuite, la montée du fujimorisme a
encore freiné ces processus. Si des procès ont
eu lieu, c’est uniquement grâce à l’initiative de
procureurs et de juges persévérants, coura-
geux, engagés, et des familles de victimes.
Comment réconcilier les Péruviens,
alors que leur pays est de nouveau
en proie à une forte polarisation ?
Il faudrait que les différents secteurs sociaux
et politiques de ce pays s’accordent sur la base
d’un consensus minimum. Nous pouvons ba-
tailler, ne pas être d’accord sur certains sujets,
mais nous devons nous mettre d’accord sur
des principes élémentaires tels que le respect
des droits humains et le rejet total de la vio-
lence comme forme d’action politique. C’est
un socle minimal pour une cohabitation dé-
mocratique civilisée.
Nous devons aussi nous accorder sur le prin-
cipe de réparation et de justice pour les victi-
mes du conflit. Nous devons répondre aux de-
mandes des populations qui ont été les plus
affectées par le conflit armé, c’est-à-dire,
comme le rappelle la Commission, « les popu-
lations du Pérou rural, andin et amazonien,
quechua et ashaninka, paysan, pauvre ». La
violence qu’ils ont subie n’a été « ni ressentie ni
assumée comme telle par le reste du pays ». p
propos recueillis par amanda chaparro
22 |
CULTURE
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

NOUVELLE MINISTRE

Rachida Dati,
une arrivée
qui abasourdit
la culture
Cinquième locataire de la Rue
de Valois en sept ans, l’ancienne
garde des sceaux de Nicolas
Sarkozy suscite la méfiance

N’
ayez pas
peur, je serai
toujours là
pour défen-
dre l’excep-
tion cultu-
relle française. » En prenant pour
la première fois la parole en tant
que ministre de la culture lors de
la passation de pouvoir, vendredi
12 janvier, Rachida Dati a tenté de
rassurer un secteur culturel aba-
sourdi par sa nomination. L’an-
cienne garde des sceaux de Nicolas
Sarkozy n’était pas attendue. Elle
le sait. « Je comprends que mon ar-
rivée ici puisse surprendre. Moi, elle
ne me surprend pas. Elle répond au
besoin de la France que souvent on
dit populaire – parfois avec un petit
peu de mépris –, qui doit se sentir
représentée », a défendu la maire
du 7e arrondissement de Paris.
Rachida Dati devient la cin-
quième ministre de la culture de
la présidence Emmanuel Macron
en à peine sept ans. Comme ses
prédécesseurs, Rima Abdul Malak
présente
Passation des pouvoirs entre Rima Abdul Malak et Rachida Dati, au ministère de la culture, à Paris, le 12 janvier. LAURENCE GEAI/MYOP
a été remerciée moins de
deux ans après sa prise de fonc-
tions. Cette valse ministérielle Rue
de Valois lasse au plus haut point
les professionnels du secteur.
« Depuis Nicolas Sarkozy, en dix-
sept ans, il y a eu dix titulaires à ce
poste, cela fragilise l’action minis-
térielle », regrette Jean-Jacques
Aillagon, ancien ministre de la cul-
ture de Jacques Chirac. « Je suis très
triste de son départ », ne cache pas
Pascal Rogard, directeur général
de la Société des auteurs et com-
positeurs dramatiques. « Cette
valse est épouvantable, il faut tout
recommencer à chaque fois, c’est
une perte de temps et cela témoi-
gne que la culture est une sorte de
hochet », déplore-t-il.
Même regret pour Hervé Rony,
directeur général de la Société
civile des auteurs multimédia : « Le
ministère de la culture continue
de souffrir d’une instabilité néfaste,
a-t-il déploré sur X. On peut s’inter-
roger au fond sur l’intérêt du prési-
dent pour ce secteur », tance-t-il.
Nicolas Dubourg, président du
Syndicat national des entreprises
SON PROFIL DÉTONNE,
MAIS RACHIDA DATI,
CONTRAIREMENT
À RIMA ABDUL MALAK,
EST CONNUE DU GRAND
PUBLIC ET À L’AISE
DANS LES MÉDIAS
ainsi son profil : « Je ne connais-
sais pas son expérience, ni sa vi-
sion pour le monde de la culture et
les politiques culturelles. » Selon
lui, son arrivée Rue de Valois « re-
lève de la basse politique, dont le
seul objectif est de trouver un ac-
garde des sceaux et qui est une per-
sonnalité de première visibilité »,
juge l’ancien chiraquien. « Ma
grande arme, c’est la combativité »,
a insisté l’intéressée, le 12 janvier.
Le galeriste Georges-Philippe
Vallois, président d’honneur du
Comité professionnel des galeries
d’art, qui avait, en octobre 2023,
fait visiter pendant trois heures
la foire Paris+ à Rachida Dati,
se souvient de « sa franchise et sa
qualité d’écoute. C’était la plus lon-
gue et la plus intéressante visite
faite avec une politique, qui ad-
mettait être peu familière du do-
maine des arts plastiques ».
« GROS ENJEUX »
Plusieurs dossiers attendent la
nouvelle ministre. A court terme,

CHEFS -D’OEUVRE artistiques et culturelles (Syn-

deac, première organisation
d’employeurs des scènes publi-
cord avec la droite pour Paris. Et
c’est un scalp offert à Vincent Bol-
loré ». Rima Abdul Malak avait fer-
elle devra notamment calmer
le jeu avec le personnel du Centre
Pompidou, en grève depuis le 16

EN M I N I AT U R E ques), voit dans cette nomination

une « malheureuse confirmation,
mement pris position contre
l’émission « Touche pas à mon
octobre 2023, mais aussi répon-
dre à la situation financière diffi-
celle de l’absence de considération poste », de Cyril Hanouna, sur C8. cile des scènes publiques. « Je n’ai
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE du président de la République pour L’économiste Julia Cagé, à la tête pas d’a priori mais beaucoup d’at-
ce ministère. On assiste à une sta- de l’association Un bout des mé- tentes à son égard en matière de
bilité à Bercy et au ministère de l’in- dias, était « ultrasceptique », voire rémunération et d’emploi, qui sont
térieur, mais la culture et l’éduca- « désespérée », le 11 janvier, à l’an- deux priorités absolues, et sur les
tion nationale deviennent des mi- nonce de cette nomination. Pour questions de conflits sociaux », in-
nistères d’ajustement politique ». elle, il s’agit d’une « déclaration de siste Alexis Fritche, secrétaire gé-
Luxueuses
reliures avec Couvertures guerre à toutes celles et ceux qui se néral de la CFDT-Culture.
cartonnées
un marquage
au design
« LA CULTURE MÉRITAIT MIEUX » battent pour l’indépendance des « On attend de voir sa feuille
doré.
soigné. « Les bras m’en tombent », dit sans médias ». « Je n’ai pas été la moins de route. Mais il y a de gros enjeux :
détour Pierre Ouzoulias, sénateur critique avec Rima Abdul Malak, le secteur du spectacle vivant sub-
communiste. Fustigeant un coup notamment au moment de la crise ventionné est exsangue, et il est
politique – « la culture méritait au Journal du dimanche, mais je la aussi nécessaire de pérenniser le fi-
mieux que cela » –, ce membre actif regrette déjà », ajoute celle qui est nancement du secteur public
de la commission culture au Sénat aussi présidente de la Société des audiovisuel », note Ghislain Gau-
Dessins
originaux avec des
tient à saluer Rima Abdul Malak, lecteurs du Monde. thier, secrétaire général de la CGT-
symboles uniques « une ministre de la culture de con- Emmanuel Vire, secrétaire géné- Spectacle. Rachida Dati devra aussi
inspirés du contenu viction ». « Elle pensait la culture ral du SNJ-CGT mais aussi journa- s’atteler à deux sujets sensibles : le
de chaque
ouvrage. comme un moyen d’émancipation liste à Prisma, entité du groupe Vi- vote de la loi-cadre sur les restitu-
humaine et de rapprochement des vendi, se dit « inquiet, car on con- tions des biens pillés à des pays
LU ETIT FORMAT peuples », regrette le sénateur des naît les liens entre Rachida Dati et tiers, en particulier en Afrique,
Un voyage Hauts-de-Seine. Nicolas Sarkozy, mais aussi ceux de et le lancement de la Maison des
inoubliable
Eugénie Grandet La Métamorphose Il n’est pas le seul à saluer le pas- Nicolas Sarkozy avec Vincent Bol- mondes africains. A cela s’ajoute
dans la
  et autres récits Trois contes
littérature du   
  sage de l’ancienne conseillère loré ». D’autres considèrent qu’elle l’immense enjeu de la protection
monde entier. Le Corbeau culture d’Emmanuel Macron Rue saura faire entendre sa voix. « C’est des créateurs contre les dangers
Thérèse Raquin Le Portrait
Récits mystérieux
    
de Dorian Gray de Valois, largement applaudie un poids lourd, quelqu’un de connu de l’intelligence artificielle.
  lors de la passation de pouvoir. qui pourra s’imposer un peu plus Sur l’audiovisuel public, Rachida
Françoise Nyssen, ancienne mi- que Rima Abdul Malak », tempère Dati s’est rarement exprimée. In-
nistre de la culture d’Emmanuel Agnès Briançon, la co-première se- terrogée au micro de France Inter
CHAQUE SEMAINE UN NOUVEAU LIVRE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
OU SUR lemondeboutique.fr Macron, juge qu’elle a été « une crétaire générale du Syndicat na- en juillet 2022, elle estimait que
formidable ministre, connaissant tional des journalistes. « On attend celui-ci « fait partie de l’égalité des
ses dossiers, à la fois exigeante et de voir comment Rachida Dati va chances et du parcours républi-
LE stimulante ». Pascal Rogard la dé- peser sur les Etats généraux de l’in- cain », auquel elle tient particuliè-
LES PLUS GRANDS AUTEURS EN PETIT FORMAT NUMÉRO 2
DEUX VOLUMES
finit comme « une passionnée de formation et si on a des craintes à rement. A France Télévisions, les

6,99
la culture qui jouissait d’un crédit avoir sur le statut des journalistes et journalistes se souviennent sur-
€ de tout le secteur culturel, mais l’indépendance des rédactions », tout de sa violente réaction envers
Redécouvrez les plus grands chefs-d’œuvre n’était pas appréciée par la presse précise-t-elle néanmoins. Elise Lucet, lorsqu’elle avait traité,
de la littérature dans une édition prestigieuse.
   

  de droite et d’extrême droite ». Bien que son profil détonne en 2015, la présentatrice de l’émis-
Les textes en version intégrale des plus grands auteurs, ElRreEtrato A l’inverse, nombreux sont pour un poste de ministre de la sion d’enquête « Cash Investiga-
D AR Y
     
quel qu’en soit le genre, roman, poésie, essai, théâtre…
dans de précieux volumes.
de
GR A ]VbaZi ceux qui s’interrogent sur le peu
d’appétence de Rachida Dati pour
culture, Rachida Dati, contraire-
ment à Rima Abdul Malak, est con-
tion » de « pauvre fille » à « la car-
rière pathétique ». Une véhémence
Un voyage inoubliable dans la littérature du monde entier.
le secteur culturel et audiovisuel. nue du grand public et à l’aise dans qu’elle n’avait jamais regrettée,
Le socialiste David Assouline, les médias. Ainsi, tout en saluant qualifiant même les méthodes de
conseiller de Paris, sénateur ho- la sortante, Jean-Jacques Aillagon l’émission de « harcèlement ». p
noraire, rapporteur de la commis- n’en défend pas moins cette nomi- roxana azimi,
altaya.fr sion d’enquête du Sénat sur la nation surprise. « C’est une marque sandrine blanchard,
concentration dans les médias de considération pour ce ministère aude dassonville
(close au printemps 2022), raille que de nommer quelqu’un qui a été et brice laemle
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Rima Abdul Malak,
une fidèle de Macron
tombée en disgrâce
Nommée en mai 2022, elle s’est attiré la sympathie
du milieu culturel, sans convaincre tout à fait
G
arder le sourire, jus-
qu’au bout. Et, sur-
tout, revendiquer la
précieuse liberté de
parole qui lui a sans doute coûté
sa place. Vendredi 12 janvier, lors
de la passation des pouvoirs à Ra-
chida Dati, une nomination que
personne n’avait vue venir, Rima
Abdul Malak a regretté la « malé-
diction » qui frappe le ministère
de la culture, où les têtes valsent
tous les vingt mois.
Jusqu’au dernier moment, elle
avait espéré garder son poste, in-
sensible aux rumeurs donnant
comme favorites la journaliste
Claire Chazal ou Sabrina Agresti-
Roubache, ancienne secrétaire
d’Etat chargée de la ville. « Elle fait
le job et, dans un secteur très érup-
tif, où l’occasion de se prendre les
pieds dans le tapis est fréquente,
elle a réussi à cheminer de façon
adroite », énumérait, confiant,
le communicant Gaspard Gant-
zer, ancien conseiller de François
Hollande. Un habitué de l’Elysée
se montrait plus sévère : « Elle
n’en a pas fait assez pour avoir une
immunité et peser politiquement,
mais beaucoup trop en com, ce qui
l’a fait sortir du jeu. »
Plongée, en décembre 2023,
dans les eaux glacées d’une dou-
ble crise, celle que le microcosme
culturel appelle affectueusement
par son prénom, « Rima » a vu en
quelques semaines son étoile po-
litique flétrir. En porte-à-faux
avec le vote de la loi sur l’immi-
gration, Rima Abdul Malak se re-
trouve, avec l’aile gauche du gou-
vernement, dans une boucle
WhatsApp baptisée « Valeurs »,
lancée par Clément Beaune, alors
ministre délégué chargé des
transports. Elle se garde toutefois
de participer au dîner des fron-
deurs d’un soir, et apporte un dé-
menti aux rumeurs de démission
dans un post Instagram où elle
énumère les dispositions du texte
qui « heurtent [ses] convictions »
et sa propre histoire familiale de
Libanaise ayant fui la guerre ci-
vile. Mais le mal est fait. « Le prési-
dent saura reconnaître ceux qui
tiennent dans la tempête », tonne
l’entourage d’Emmanuel Macron.
Bosseuse au style direct
Une polémique chasse l’autre,
avec l’affaire Depardieu. Le 15 dé-
cembre, une semaine après la dif-
fusion d’un « Complément d’en-
quête », sur France 2, dans lequel
on voit le « monstre sacré du ci-
néma français » mis en examen
pour viol multiplier les propos
obscènes et misogynes lors d’un
voyage en Corée du Nord, Rima
Abdul Malak annonce sur le pla-
teau de « C’est à vous », sur
France 5, qu’une « procédure disci-
plinaire » sera engagée par la
grande chancellerie de la Légion
d’honneur à l’encontre de l’acteur.
Mais, une semaine plus tard, sur
le même plateau, la ministre se
fait sèchement recadrer par Em-
manuel Macron. « Ce n’est pas sur
la base d’un reportage qu’on enlève
la Légion d’honneur à un artiste »,
tance le président, laissant éclater
son admiration pour « l’immense
acteur », « une fierté française ».
Rima Abdul Malak fait le dos
rond. « Elle sait que la vie politique
est rude, que le chef a le dernier
mot, elle a le cuir solide », assure
alors Christophe Girard, l’ancien
adjoint à la culture à la Ville de Pa-
ris, dont elle fut la cheffe de cabi-
net. « Le lien avec le président n’est
pas fissuré », croit savoir Pierre-
Olivier Costa, président du Mu-
CEM, à Marseille.
En la nommant conseillère
culture en novembre 2019, Em-
manuel Macron a fait le choix
d’une femme, issue de la diver-
sité, de gauche, mais pragmati-
que. La Franco-Libanaise a fait ses
armes à la Mairie de Paris avant de
diriger le service culturel de l’am-
bassade de France à New York.
A l’Elysée, elle se taille la réputa-
tion d’une « ministre de la culture
bis », engagée mais loyale, « tou-
jours à sa place, très soucieuse
de servir son patron », se souvient
le producteur de spectacles Jean-
Marc Dumontet. Dans l’ombre,
elle s’active pour sauver la culture
malmenée par le Covid-19.
Nommée, à la surprise générale,
ministre de la culture en mai 2022,
Rima Abdul Malak court les festi-
vals et les inaugurations. Le mi-
lieu de la culture, à gauche, a beau
rejeter en bloc la plupart des me-
sures du gouvernement, il prend
en sympathie cette bosseuse au
style direct. Elle mettra toutefois
des mois à se faire un nom dans
le grand public. La cérémonie des
Molières, en avril 2023, lui donne
l’occasion de sortir de l’ombre.
Interpellée sur la réforme des re-
traites, Rima Abdul Malak prend
le micro pour défendre son bilan.
Acculée au funambulisme
La ministre se sent pousser des
ailes, multiplie les sorties mus-
clées, notamment à l’Assemblée
nationale, où elle ferraille avec
le Rassemblement national. Jus-
qu’au premier faux pas. Lorsque,
en recevant la Palme d’or, en
mai 2023 à Cannes, pour Anato-
mie d’une chute, Justine Triet ex-
prime sa crainte d’une « mar-
chandisation de la culture que
le gouvernement néolibéral dé-
fend », Rima Abdul Malak tweete,
furibarde : « Estomaquée par un
discours si injuste. » « Une mala-
dresse, tance un producteur, elle
aurait dû savourer la Palme. Elle
a surréagi, alors qu’elle est là pour
magnifier les artistes et pas pour
distribuer des cartons jaunes ou
rouges. » La ministre tentera d’ar-
rondir les angles en invitant la ci-
néaste à déjeuner, en juillet.
Aujourd’hui, malgré la sympa-
thie qu’inspire la personne, son
action suscite des réactions miti-
gées. « Il n’y a pas vraiment eu de
politique culturelle, pas de souffle.
La mayonnaise n’a jamais pris »,
décoche Denis Gravouil, ancien
responsable de la CGT-Spectacle.
Rima Abdul Malak a pourtant
constamment défendu son bud-
get, obtenant une hausse de 6 %
en 2024. « Mais seuls 9 millions
d’euros ont été dégagés cette an-
née pour les scènes publiques, alors
qu’il en faudrait 30 » , regrette Ni-
colas Dubourg, président du Syn-
deac, le Syndicat national des en-
treprises artistiques et culturelles.
Pascal Rogard, directeur général
de la Société des auteurs et com-
positeurs dramatiques salue, lui,
la « mise en place de la taxe sur les
plates-formes de streaming musi-
cal pour financer le Centre national
de la musique ». A son crédit aussi,
deux lois historiques sur les resti-
tutions des biens spoliés aux juifs
et des restes humains conservés
dans les collections nationales.
En matière audiovisuelle, un
terrain dont elle n’était pas fami-
culture | 23
T2G Théâtre de Gennevilliers Saison 2023-2024, janvier-juin
Centre Dramatique National Direction Daniel Jeanneteau
LORS DE LA PASSATION
DES POUVOIRS,
ELLE A REGRETTÉ LA
« MALÉDICTION » QUI
FRAPPE LE MINISTÈRE
DE LA CULTURE
lière, Rima Abdul Malak restera
comme une ministre de tutelle
acculée au funambulisme. Sa sen-
sibilité de gauche constituant,
pour ses adversaires, une raison
suffisante pour discréditer son
action, elle a semblé avancer avec
prudence, mesurant son soutien
à l’audiovisuel public sans cepen-
dant jamais le démentir, ou en-
core se réfugiant derrière les déci-
sions de l’Autorité de régulation
de la communication audiovi-
suelle et numérique (Arcom)
pour justifier son action.
Ainsi, défenseuse d’un mode de
financement de l’audiovisuel
public alternatif à la contribution
à l’audiovisuel public (ex-rede-
vance) stable et pérenne, elle
n’avait écarté d’emblée aucun
autre scénario, pas même celui
de la budgétisation. Tout en aug-
mentant son budget, elle restera
comme la ministre qui aura im-
posé une part variable au finance-
ment de Radio France et de France
Télévisions, obligeant ces derniè-
res à mener des réformes malgré
les oppositions internes. En
mai 2023, lorsque les chaînes pri-
vées s’unissent pour dénoncer la
concurrence de France Télévi-
sions à leur endroit, Rima Abdul
Malak rappelle que le « régulateur
indépendant » estime, lui, que le
service public remplit ses mis-
sions. Succincte, mais ferme.
Ce bouclier anti-procès en parti
pris ne l’a cependant pas tou-
jours protégée. Lorsqu’elle a rap-
pelé que seule l’Arcom déciderait
de la reconduction des autorisa-
tions de C8 ou de CNews, qui
viennent à échéance en 2025, à
l’aune du respect (ou non) de
leurs obligations, elle s’est attiré
les foudres des médias de la
sphère bolloréenne comme
aucun autre ministre avant elle.
Malgré la violence de l’offensive,
la crise au Journal du dimanche, à Manuel d’exil Velibor Čolić, Maya Bösch
la suite de la nomination de
Geoffroy Lejeune à la direction Plutôt vomir que faillir Rébecca Chaillon
de la rédaction, l’a vue manifes-
ter son inquiétude « pour nos va- Tenir debout Suzanne de Baecque
leurs républicaines ».
Avec La Relève, sa dernière initia- Maya Deren Daphné Biiga Nwanak,
tive, Rima Abdul Malak a voulu re- Baudouin Woehl
nouveler et diversifier le vivier des
directeurs et des directrices d’ins- May B Maguy Marin
titutions en France. L’annonce,
aussi louable soit-elle, a pu faire g r oo ve Soa Ratsifandrihana
sourire après la reconduction par
Emmanuel Macron de Jack Lang, La Septième Tristan Garcia,
84 ans, à l’Institut du monde Marie-Christine Soma
arabe et le maintien de Catherine
Pégard, 69 ans, au Château de Ver- Sur les bords 8 Commissariat T2G,
sailles. Car le président garde Charlotte Imbault
la haute main sur les nomina-
tions majeures, comme sur Les Porte-Voix junior Yasmine Hugonnet
le grand chantier de Notre-Dame
et la Cité de la langue française,
à Villers-Cotterêts (Aisne). « Le mi-
nistre de la culture, c’est aussi le
président de la République », rap- 01 41 32 26 26 theatredegennevilliers.fr
pelait ainsi, le 12 janvier, Frédéric 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – Métro ligne 13,
Mitterrand, l’ancien locataire de la station Gabriel Péri, sortie 1
Rue de Valois au micro de RTL. p
Design graphique : Spassky Fischer Photographies : Ola Rindal, Grégoire Grange
roxana azimi,
sandrine blanchard
et aude dassonville
24 | culture 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

EN SEMBLE C ALLI OPÉE

Bill Ryder-Jones, l’autre garçon

A L B U M S

MusicoMan
Œuvres de Philippe Hersant, Krystof
Maratka, Graciane Finzi, Philippe

dans le vent de Liverpool

Schœller et Benoît Menut par Karine
Lethiec (alto) et Ensemble Calliopée.
A l’exception du fantasque Sono Sapiens,
de Krystof Maratka, rien ne permettrait de
penser que ce programme original est composé d’œuvres inspi-
rées par des objets datant de plusieurs milliers d’années, tous Après cinq ans d’absence, l’ex-guitariste de The Coral publie « Iechyd Da »,
conservés au Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-
un cinquième album solo pétri d’orchestrations pop gracieuses
S É L E C T I O N

en-Laye (Yvelines). D’où le titre à double sens de ce protéiforme

MusicoMan, façonné par des compositeurs d’aujourd’hui à l’in-
tention de l’altiste Karine Lethiec, en abordant le solo comme
une méditation. Incantatoire avec le très aérien Archaios, de
Philippe Hersant, ou pénétrante, avec Les Trois Ages de la vie, de
Graciane Finzi. Quant à l’effervescent Alliage d’airain, de Philippe
RENCONTRE

I
Schœller (où l’alto est rejoint par d’autres instruments) et au l suffit parfois d’un détail
serpentin Ar men, de Benoît Menut, ils affichent une plasticité à pour que le charme opère
toute épreuve ; notamment celle du temps. p pierre gervasoni immédiatement. Sur I Know
Arion Music. That It’s Like This (Baby), titre
qui ouvre en beauté le nouvel al-
LEOPOLD GOD OWSKY bum du Britannique Bill Ryder-
53 Studies on the Chopin Etudes Jones, on peut entendre la voix
Etude de concert, op. 11 n° 3. Etude carac- doucereuse de Gal Costa sur un
téristique, op. 2 n° 6 d’Henselt/Godowsky. sample extrait de Baby, mer-
Konstantin Scherbakov (piano). veilleux standard pop brésilien
Pianiste prodige et prodigue, Leopold de 1969. Ce qui pourrait sembler
Godowsky (1870-1938), d’origine polo- un hommage tardif à la diva tro-
naise, virtuose à l’égal de Rachmaninov et picaliste décédée en novem-
grand rival de Busoni, a fait carrière en Europe avant de se fixer bre 2022 remonte en vérité plus
aux Etats-Unis, dont il deviendra citoyen. Il laisse une littérature loin dans le temps.
abondante (environ 400 pièces). Mais c’est pour ses transcrip- « Quelques mois avant sa mort,
tions – en réalité de très libres paraphrases –, réputées pour leur nous avions demandé une autori-
extrême difficulté technique, considérées parmi les plus diaboli- sation à son management, sans re-
quement exigeantes jamais écrites, qu’il est connu. Le Russe cevoir de réponse, se souvient Bill
Konstantin Scherbakov se meut avec une aisance confondante Ryder-Jones, dans les bureaux pa-
dans ce labyrinthe polyphonique dont il révèle avec précision la risiens du label Domino, un après-
complexe cartographie, se jouant des difficultés techniques et midi de novembre 2023. Il existe
amalgames d’une pensée aussi débridée qu’inventive. Il clôt, d’ailleurs une deuxième version de
avec ce quinzième volume, une roborative intégrale de l’œuvre cette chanson, où j’ai recréé le sam-
pour clavier du « pianiste des pianistes », entreprise colossale ple avec une interprète brésilienne.
démarrée il y a déjà un quart de siècle. p marie-aude roux Et puis, quelque temps après le dé-
Marco Polo/Naxos Records. cès de Gal Costa, nous avons fina-
lement reçu l’accord, mais à la con-
PI ER R E D E BET HMAN N QUART ET dition que le mot “baby” soit
Credo ajouté dans le titre. “I Know That
Après une série de rééditions de ses It’s Like This, Baby” sonne un peu
Essais en trio et de l’album Go en quar- comme du Austin Powers, mais
tette, le pianiste et compositeur Pierre de bon… C’était tellement important
Bethmann présente une nouveauté, pour moi d’ouvrir le disque avec ce
Credo. Un retour à la forme du quartette son, cette ambiance. Mon ex-petite
avec le saxophoniste David El Malek, le amie et moi étions très attachés à
contrebassiste Simon Tailleu et le batteur Antoine Paganotti. cette chanson. »
Dans un entrain collectif, avec un sens de l’espace dans un jeu Le fella du Mersey – fleuve qui
d’énergie et de légèreté combinées, les musiciens mènent les traverse Liverpool – serait-il un in-
cinq compositions du pianiste vers de grands moments de jazz. satiable mélancolique ? Le tout
Que cela soit à partir d’une écriture des thèmes au fort pouvoir juste quadragénaire serait plutôt
mélodique (Greens, Eternel détour, où Bethmann se double par habité d’une sensibilité hors
une enveloppante partie au synthétiseur), les interventions en norme qui innerve son cin-
improvisations (Credo ergo sum, qui arrive à la frontière du free), quième effort studio, Iechyd Da,
ou l’interprétation de figures rythmiques, qui, pour être parfois formidable collection de chan-
complexes, conservent un apport swing. p sylvain siclier sons pop pétries d’ambition et
Aléa/Idol/Socadisc. d’orchestrations gracieuses. Mais
cette ultrasensibilité peut aussi se
PAAMAT H ET J EAN - PAU L RAF F I T révéler handicapante.
Mburu
Un blues de nulle part. L’invention d’un Maillon essentiel
duo réunissant le guitariste et composi- Retour à l’aube des années 2000. A Bill Ryder-Jones, dans son studio, à West Kirby (Royaume-Uni), le 5 avril 2023. MARIEKE MACKLON
teur Jean-Paul Raffit et le chanteur 16 ans, Bill Ryder-Jones se distin-
Paamath, né Pape Amath N’diaye à Dakar, gue au sein du groupe The Coral,
créateur il y a quelques années du duo fins revivalistes de la cause pop- adoubé outre-Manche. Peu après des Beatles. Il s’y passe tellement de
Buru, avec la flûtiste et saxophoniste folk psychédélique. Il devient un notre rencontre, l’ex-The Coral
« Je voulais choses, chaque chanson pourrait
Francine « Sine » Tièche. Une voix magnétique, âpre et douce à la maillon essentiel du quintette des part d’ailleurs à Bruxelles, pour y beaucoup s’appeler “grande idée”. Tout est
fois. Paamath est l’auteur des chansons. Des textes qui ne dévoi- frères Skelly, cumulant les cas- rejoindre en studio le groupe brit- très soigneusement décidé, et cela
lent pas tout, pensés dans une langue secrète, inconnue. Jean- quettes de guitariste, de composi- pop Swim Deep.
d’informations prend beaucoup de temps. Les Li-
Paul Raffit séduit par son jeu de guitare fluide, virtuose et inven- teur et d’arrangeur. Mais, alors que Pour l’heure, Bill Ryder-Jones, sur ce disque, verpudliens sont très fiers d’avoir le
tif. Fondateur de l’Orchestre de chambre d’hôte en 2009, c’est un le succès international est à portée éternel visage d’adolescent à meilleur groupe au monde. »
passionné de jazz, de musique improvisée, de créations musica- de main, le jeune prodige déve- l’épaisse chevelure bouclée, tee-
à la manière Les Beatles, Liverpool, évidem-
les fortes et originales. Il signe ici toutes les compositions, créant loppe une agoraphobie, source de shirt ample à l’effigie du Wu-Tang de “Magical ment, on y revient toujours. Ce se-
un univers atypique, un blues à l’identité mouvante, avec son crises d’anxiété de plus en plus fré- Clan, parle tout en jouant nerveu- rait toutefois négliger l’apport
complice chanteur, aussi magnifique conteur, en témoigne la quentes en concert, qui le contrai- sement avec son paquet de ciga-
Mystery Tour” d’autres figures locales telles que
manière dont celui-ci s’empare du poème Le Chant des rameurs, gnent à quitter le groupe en 2008, rettes, évoque sans filtre la genèse des Beatles » Echo & The Bunnymen, The La’s,
de l’écrivain et poète d’origine sénégalaise Birago Diop, qui clôt après le superbe Roots & Echoes. de Iechyd Da, son premier opus OMD, The Pale Fountains, Shack,
ce premier album d’une beauté renversante. p patrick labesse Ainsi s’ouvre le deuxième chapi- depuis cinq ans. Un disque qui Marc Almond, The Teardrop Ex-
L’Orchestre de chambre d’hôte/Homerecords.be. tre d’une carrière plus sédentaire. prend radicalement le contrepied plodes, et bien sûr The Coral…
Auteur à ce jour de cinq albums de son prédécesseur, le dépouillé, boires sentimentaux : « Je suis de- Comment expliquer une telle
solo salués, l’homme de l’ombre voire neurasthénique, Yawn venu dépendant au Valium pen- concentration géographique de
s’est parallèlement mué en un pro- (2018). Sur ce point, Ryder-Jones dant le confinement. Je ne buvais talents ? Serait-ce l’air du Nord ?
ducteur-arrangeur renommé, une ne nous contredit pas. « A la vérité, plus depuis trois ans et ce fut une Bill Ryder-Jones a sa petite idée :
G A L E R I E

73- 23 activité qui, concède-t-il, lui « per- je n’apprécie pas trop ce disque, période assez terrible. Mais je vais « Nous connaissons bien sûr l’in-
Galerie Dina Vierny met de payer les factures ». Proche confesse-t-il avec son accent du mieux, j’apprends à gérer mes cri- fluence de l’armée américaine, qui
En 1973, au retour d’un d’Alex Turner, Bill Ryder-Jones col- Nord. J’écoutais beaucoup à l’épo- ses. C’est pourquoi je passe tant de rapportait des disques de
voyage en URSS, la galeriste labore notamment à la récréation que des groupes aux guitares dis- temps à enregistrer des disques, j’ai rock’n’roll, argumente l’enfant du
Dina Vierny (1919-2009) pré- pop crooneuse du meneur en chef sonantes comme Red House Pain- besoin de me focaliser. » pays. Ajoutez l’éducation catholi-
sente l’exposition « Avant- des Arctic Monkeys avec le projet ters et My Bloody Valentine. Dès Trois ans de labeur plus tard, le que des migrants irlandais, gallois
garde russe. Moscou 1973 ». The Last Shadow Puppets, puis sur mon premier concert, je me suis pari est réussi. Iechyd Da (pronon- et écossais, l’enseignement de la
Elle y montre des œuvres l’album AM (2013) des rocker lads rendu compte que jouer ces chan- cer « yak-ih dah ») tire son nom musique traditionnelle et le piano.
ROMAIN DARNAUD qu’elle est parvenue à faire de Sheffield, groupe qu’il intègre sons très intimistes ne me rendait d’une expression galloise que l’on Autre chose que les gens ne saisis-
sortir d’Union soviétique, brièvement lors de leur tournée. pas heureux. Cela me semblait peut traduire par « à votre santé ». sent pas, c’est combien c’est une
dont les auteurs sont inconnus, étant interdits d’exposition Parmi ses récentes réussites, la ré- même vulgaire. » Treize compositions solaires de ville bohémienne. En Angleterre,
dans leur pays. Ainsi voit-on pour la première fois à Paris surrection du songwriter Michael haut standing, nimbées de vio- elle est perçue comme très dure, un
Maxime Arkhanguelski, né en 1926 ; Oscar Rabine, né en 1928 ; Head, éminence pop de Liverpool Treize compositions solaires lons baroques, propices à de spec- peu comme Glasgow. Alors qu’en
Erik Boulatov et Ilya Kabakov, nés en 1933 ; et Vladimir – ex-Shack et Pale Fountains – dont Celui qui concède « avoir perdu de taculaires envolées lyriques réalité il y a toujours eu une im-
Yankilevsky, né en 1938. A l’exception des sculptures en mé- il a produit Dear Scott, disque l’ambition avec le temps » veut comme sur We Don’t Need Them mense scène artistique, qui ne se li-
taux récupérés d’Arkhanguelski, ce sont des travaux sur papier, alors renouer avec les composi- (avec le renfort d’une chorale d’en- mite pas à la musique. »
aux crayon, encre et pastel, de petites dimensions, plus faciles tions fastes et orchestrées de ses fants) ou les vertigineux If Tomor- Pour évoquer cette identité cul-
à déplacer clandestinement. Cinquante ans plus tard, la galerie débuts, sur If… (2011) et A Bad Wind row Starts Without Me, This Can’t turelle, les Stone Roses, les éter-
commémore l’événement en donnant à revoir une partie de « Je me suis Blows in My Heart (2013). Dans son Go on et Nothing to Be Done. Les nels rivaux de Manchester,
l’accrochage historique. Les corps-machines de Yankilevsky propre studio tout juste achevé, à orpailleurs de la pop majestueuse avaient trouvé eux aussi une bien
imposent, avec efficacité, leur symbolique sexuelle et meur-
rendu compte West Kirby, bourgade voisine de Mercury Rev et Richard Hawley jolie formule en chanson, le
trière. Kabakov attire l’art conceptuel du côté de l’ellipse et de que jouer Liverpool, il s’affaire ainsi à enre- n’ont qu’à bien se tenir. Le son- « Mersey Paradise ». p
l’absurde, en cultivant une trompeuse élégance de style. Quant gistrer de nouvelles compositions gwriter à la voix joliment fêlée pré-
à l’Autoportrait schizophrénique de Boulatov et au Passeport
des chansons délibérément plus optimistes. fère, quant à lui, faire référence à
franck colombani

de Rabine, copie d’un titre officiel inutile, ce sont depuis long- très intimistes Mais la pandémie due au Covid-19 ses incontournables aînés de Li- Iechyd Da, de Bill Ryder-Jones,
temps des œuvres emblématiques de ce que l’on prit l’habi- s’invite et les crises d’anxiété re- verpool : « Je voulais beaucoup Domino/Sony Music.
tude d’appeler l’art non conformiste russe. p philippe dagen
ne me rendait prennent le dessus, les sessions se d’informations sur ce disque, à la En concert le 28 mars
« 73-23 », galerie Dina Vierny ; 36, rue Jacob, Paris 6e. Jusqu’au 3 février. pas heureux » rallongent, sans compter des dé- manière de Magical Mystery Tour à La Maroquinerie, Paris 20e.
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Lina, l’intensité renversante du fado
PROMESSES DE 2024 6|12 Douze artistes à suivre cette année. Aujourd’hui, la jeune chanteuse portugaise
RENCONTRE
L
ina chante le fado, la voix
de l’âme du Portugal.
Après deux albums mé-
connus, enregistrés sous
le nom de Carolina, elle s’est véri-
tablement révélée en 2020, à
travers l’éblouissant et singulier
Lina_ Raül Refree, sur le label
Glitterbeat, drapé de claviers, de
sons électroniques. Enregistré
avec le musicien et producteur
barcelonais Raül Refree, l’album
est bâti autour du répertoire
de l’iconique reine du genre,
Amalia Rodrigues (1920-1999).
Elle revient aujourd’hui avec une
proposition tout aussi audacieuse
et atypique : Fado Camoes, centré
sur la poésie de l’un des plus célè-
bres poètes portugais, Luis de
Camoes (1525-1580), apprécié pour
son poème épique Os Lusiadas
(Les Lusiades), publié en 1572. Un
poète de l’amour et du désamour,
des thèmes qui vont bien au fado.
Produit par le guitariste et pro-
ducteur britannique renommé
Justin Adams – il a travaillé avec
Robert Plant, Tinariwen, Rachid
Taha, Souad Massi… −, ce nouvel
album sera présenté, mardi 30 jan-
vier, sur la scène du Teatro da
Trindade, à Lisbonne, puis à
travers une tournée qui passera
par le Studio de l’Ermitage, à Paris,
vendredi 15 mars. « Cette idée a
émergé en moi il y a quelque temps.
Elle m’a paru d’abord inconcevable,
et puis, avec mon entêtement, Fado
Camoes est né. » Grâce aussi à
« l’aide cruciale », insiste-t-elle, de
« Quand
je chante, je
ressens comme
une élévation,
j’ai l’impression
de sortir
de mon corps »
LINA
Stéphanie Aflalo discourt sur les vanités
Au Théâtre de la Bastille, à Paris, la comédienne subvertit la forme de la conférence-spectacle
THÉÂTRE
V oilà le petit objet scéni-
que à découvrir, en cette
rentrée théâtrale de jan-
vier : futé, affûté, plein d’esprit
et d’humour, l’objet en question
s’intitule, en toute simplicité,
L’Amour de l’art. Un titre qui va dé-
ployer ses figures libres au fil
de la représentation, mais s’ins-
pire, d’abord, de l’ouvrage signé,
en 1966, par les sociologues Pierre
Bourdieu et Alain Darbel, dans
lequel ils se proposaient de « met-
tre en évidence les conditions
sociales de l’accession à la prati-
que cultivée ».
Dans la petite salle du Théâtre
de la Bastille, à Paris, cette inten-
tion est mise en abyme de ma-
nière on ne peut plus ludique
et incarnée, en subvertissant la
forme de la conférence-spectacle,
devenue un genre en soi. L’actrice,
autrice et metteuse en scène Sté-
phanie Aflalo et son partenaire,
Antoine Thiollier, se livrent
d’abord, en travaillant sur le motif
– des chefs-d’œuvre picturaux du
XVIe et du XVIIe siècle –, à une pa-
rodie extrêmement drôle des
multiples discours qui recou-
vrent un art – la peinture – sup-
posé parler par lui-même.
Discours politique, psychanaly-
tique, structuraliste ou tout sim-
plement basique, les deux comé-
diens font mouche, en épinglant
avec brio les interprétations déli-
la chanteuse et musicienne por-
tugaise Amelia Muge, qui a parti-
cipé à l’adaptation de plusieurs
poèmes et signé une des composi-
tions. Au travail remarquable de
Justin Adams également : « Les
rythmes et le groove apportés par
Justin ont grandement contribué
au concept de l’album. »
« Luis de Camoes, c’est mon
nouveau challenge », lance, avec
un regard plein de conviction,
Lina, jointe chez elle en visiocon-
férence à la fin de 2023, à Oeiras, à
une dizaine de kilomètres de
Lisbonne. Il est 18 h 30, elle vient
d’acheter des fournitures pour re-
faire des meubles. Son grand-père
maternel était menuisier, expli-
que la chanteuse, il a laissé des
traces dans sa mémoire : « J’avais
10 ans lorsqu’il est décédé, mais,
jusqu’à aujourd’hui, l’odeur du
bois, du vernis, est très présente en
moi. » Travailler le bois est l’un de
ses passe-temps favoris, lors-
qu’elle ne se consacre pas au fado.
« Le contraire d’une diva »
Interpréter du fado, pour elle, c’est
une expérience très proche de la
méditation : « Quand je chante, je
ressens comme une élévation, j’ai
l’impression de sortir de mon
corps. » Elle l’interprète avec une
intensité renversante. Ceux qui
l’ont vu chanter ont été saisis par
la beauté de sa voix, la force de sa
présence. Justin Adams, avouant
qu’il ne connaissait rien à cette
musique avant d’être contacté
pour ce projet dans lequel il a em-
barqué avec lui son compatriote le
claviériste John Baggott (Massive
Attack, Portishead, Robert Plant)
le confirme, depuis chez lui, à
Bath, en Angleterre : « Jeune,
ouverte, drôle, simple, elle est tout
le contraire d’une diva. Elle a une
musicalité incroyable. Sa voix, c’est
une pure émotion, l’équilibre le plus
juste entre légèreté et puissance. »
Lina (Lina Rodrigues de son
nom complet) est née le
12 avril 1984 à Hambourg (Allema-
gne), où ses parents ont émigré
pendant plusieurs années, avant
rantes qui peuvent s’entendre
à partir de ces images, et le rôle
des médiateurs culturels, qui
se sont multipliés comme des pe-
tits pains ces dernières années
et remplissent parfois leur mis-
sion avec un zèle aussi touchant
qu’inefficace. Il n’y a pourtant,
ne nous y trompons pas, rien
de démagogique dans le regard
gentiment insolent que les comé-
diens portent sur ces pratiques.
Ils sont en cela fidèles à Bourdieu
et Darbel, qui mettaient déjà
en garde contre les « interpréta-
tions déformantes » et « populis-
tes » qui pourraient être faites
de leur travail.
Exercice acrobatique
Car le spectacle, qui aurait pu se
contenter d’être très amusant,
glisse peu à peu vers une dimen-
sion plus sensible et réflexive.
Le choix des tableaux projetés sur
le fond de scène pouvait nous
alerter : entre Judith décapitant
Holopherne, du Caravage, et La Le-
çon d’anatomie, de Rembrandt,
« L’Amour de
l’art » est un petit
objet scénique
futé, affûté,
plein d’esprit
et d’humour
de regagner le Portugal. Elle a
alors 5 mois et va grandir à la cam-
pagne dans la province du Tras-
os-Montes, au nord-est du pays.
Ses parents travaillent la terre, élè-
vent des moutons. « Mon père
chantait toujours beaucoup à la
maison et m’apprenait les fados
d’Amalia, se souvient Lina. Mais
sont montrées ici principalement
des vanités – ces memento mori
qui, pendant des siècles, ont eu
pour fonction de nous rappeler
que nous sommes mortels, et que
seul l’art survit à ses créateurs.
Nous voilà prévenus : la mort
entre dans la ronde, avec l’art
et l’amour. Stéphanie Aflalo, une
jeune femme à suivre, est une
grande connaisseuse de l’œuvre
de Georges Bataille, dont elle a
mis en scène l’Histoire de l’œil,
en 2017. Elle a aussi beaucoup fré-
quenté Ludwig Wittgenstein,
à partir duquel elle a créé,
en 2020, un spectacle intitulé Jus-
qu’à présent, personne n’a ouvert
mon crâne pour voir s’il y avait un
cerveau dedans.
Dans la seconde partie du spec-
tacle, c’est cette dimension sacrée
de l’art, en lien avec notre condi-
tion de mortels, qui va être réin-
vestie par le théâtre, art du vivant
par excellence, art où il peut se
passer beaucoup même quand,
apparemment, il ne se passe pas
grand-chose. Il est vrai que ce pas
grand-chose est porté ici par le ta-
lent d’actrice totalement singu-
lier, étrange, toujours à la limite
de l’absurde, de Stéphanie Aflalo
et par celui, plus doux et rêveur,
d’Antoine Thiollier.
Cet exercice acrobatique re-
tombe magnifiquement sur ses
pattes, dans un final où Stéphanie
Aflalo rejoue sur scène une action
de la grande performeuse serbe
l’instant le plus précis de ma dé-
couverte d’Amalia et de ses disques
fut en 1999, l’année de sa mort. A ce
moment-là, toutes les télévisions
et radios commentaient sa dispa-
rition. Ce fut un moment très
marquant pour notre pays. »
L’adolescente vit alors à Porto
avec sa mère et sa sœur, où elle fré-
Marina Abramovic – devenue
l’idole de nombre de jeunes artis-
tes de la scène d’aujourd’hui.
Dans cette performance dite « de
l’oignon », en 1995, Abramovic
mangeait un exemplaire cru du-
dit légume en pleurant de dégoût,
non seulement sur les massacres
perpétrés par son pays en Bosnie,
mais aussi sur son histoire
d’amour enfuie avec son ancien
compagnon – histoire qui, selon
elle, aurait été dévorée par son
« amour de l’art », et les sacrifices
qui l’ont accompagné.
Stéphanie Aflalo le croque aussi
en direct, cet oignon, dont les
multiples peaux ne recouvrent
aucun cœur. Mais il est moins
amer que pour Marina Abramo-
vic. La représentation s’achève
par un baiser qui a valeur d’évi-
dence entre l’actrice-autrice et
son partenaire. Entre l’art et
l’amour, Stéphanie Aflalo ne choi-
sit pas. Comment lui donner tort ?
Les deux sont bien les meilleurs
trompe-la-mort qui soient. p
fabienne darge
L’Amour de l’art, de, par et avec
Stéphanie Aflalo. Théâtre
de la Bastille, Paris 11e. Jusqu’au
20 janvier à 19 heures, le samedi
à 18 heures. De 15 € à 25 €. Puis
au Centquatre, Paris 19e, du 24 au
27 janvier ; à La Scène du Louvre-
Lens (Pas-de-Calais), le 10 février ;
au Théâtre universitaire
de Nantes, les 21 et 22 mars.
Lina Rodrigues,
en septembre 2023. MILIEU
quente le conservatoire et y
apprend le chant lyrique, tout en
s’initiant à la sculpture aux Beaux-
Arts. Elle chante comme soliste
dans le chœur du Circulo Por-
tuense de Opera, tient le rôle prin-
cipal dans l’opéra Amahl e os visi-
tantes da noite (« Amahl et les visi-
teurs du soir »), du compositeur et
Shakespeare en version
trash par le Zerep
A l’Athénée, à Paris, la troupe de Sophie Perez
adapte très librement « Titus Andronicus »
SPECTACLE
A ffreux, sales et méchants.
La formule va comme un
gant à la troupe du Zerep,
qui met en charpie la première
tragédie de Shakespeare, Titus
Andronicus, dont la très libre adap-
tation est sous-titrée par la met-
teuse en scène Sophie Perez : La la-
mentable histoire de Titus et André
Nicus. « Lamentable » est l’euphé-
misme choisi pour qualifier ce qui
reste d’un drame échevelé où
Romains et Goths s’entre-tuent
dans un précipité d’actions toutes
plus absurdes, effroyables et san-
glantes les unes que les autres.
Le poète T. S. Eliot (1888-1965) y
était allé, en son temps, d’un com-
mentaire railleur : « Titus Androni-
cus est une des pièces les plus stupi-
des que l’on ait jamais écrites. »
Meurtres à gogo, infanticide, viol,
mains, langues et têtes coupées,
cannibalisme : Shakespeare éri-
geait-il la violence au rang de solu-
tion politique dans les guerres de
pouvoir ? Drôle de morale que ce
spectacle, faussement éruptif et
extrêmement réfléchi, révèle en
soutenant, d’emblée, un parti pris
radical : les comédiens ne joueront
pas le texte. Ils font mieux : cinq
minutes à peine se sont écoulées
que déjà ils décrètent le moment
de l’entracte. Stupeur du public et
culture | 25
« Lina a
une musicalité
incroyable,
sa voix, c’est une
pure émotion »
JUSTIN ADAMS
guitariste et producteur
librettiste italien Gian Carlo
Menotti (1911-2007). Les opéras, les
comédies musicales s’enchaînent.
A 21 ans, la voilà à Lisbonne, invi-
tée pour interpréter Alice, le rôle
principal dans une pièce adaptée
du film A Cançao de Lisboa (1933),
de José Cottinelli Telmo. « Après
les pièces musicales, j’ai voulu
approfondir mes connaissances
sur le fado, poursuit la presque
quadragénaire. En 2007, j’ai été in-
vitée à rejoindre le casting de la
maison du fado la plus célèbre de
Lisbonne, le Clube de Fado, située
au cœur d’Alfama. » Elle interprète
trois fados, la peur au ventre, les
yeux clos (« pour mieux [se] proté-
ger »). C’est un succès. Même
aujourd’hui, elle continue d’y
chanter chaque fois qu’elle le
peut, tout en faisant aussi des ap-
paritions au cinéma (Le Consul de
Bordeaux, réalisé en 2012 par
Francisco Manso et Joao Correa).
Camoes, elle l’a découvert et s’y
est plongée après avoir lu la bio-
graphie Amalia, uma biografia
(Editorial Presença, 1987), de Vitor
Pavao dos Santos, qui était l’un
des poètes préférés d’Amalia
Rodrigues. Il n’en fallait pas plus
pour déclencher l’envie de créer
ce nouvel album sur lequel l’ac-
compagne Pedro Viana à la gui-
tare portugaise, et quelques invi-
tés, dont Rodrigo Cuevas, l’« agita-
teur folklorique » des Asturies. Elle
s’y aventure dans la composition
sur deux titres. Peut-être l’amorce
d’un nouveau challenge. p
patrick labesse
Prochain article La chanteuse
de R’n’B Jäde
savoureuse vision que celle des
membres historiques du Zerep en
goguette décontractée sur un
plateau dont le décor va bientôt
leur tomber sur la tête.
Masques outranciers
Rien ne tient debout et, pire, tout
sort du cadre dans cette représen-
tation extravagante à la sonorisa-
tion tonitruante, aux masques
outranciers, costumes délirants,
minutes (parfois) interminables,
accessoires grand-guignolesques
et propos scatologiques. Au-delà
d’images provocatrices, plus felli-
niennes que clownesques, le Zerep
ne met pas en scène l’obscénité de
bains de sang décrits goulûment
par l’auteur, mais celle d’une épo-
que (la nôtre). Les comédiens ne
retiennent de Titus que l’exécu-
tion répétitive des crimes. Avec de
l’hémoglobine, des phallus géants,
de la morve dégoulinante, des
hachoirs et une corde pour se
pendre. Face à cet ovni théâtral,
des spectateurs s’enfuient,
certains restent bouche bée.
D’autres rient à gorge déployée. p
joëlle gayot
La vengeance est un plat.
La lamentable histoire de Titus
et André Nicus. Athénée-Théâtre
Louis-Jouvet, Paris 9e.
Jusqu’au 21 janvier.
26 | télévision
Ady Steg, un destin hors norme et exemplaire
Portrait d’un garçon né dans les persécutions antisémites de l’Europe de l’Est, devenu un chirurgien respecté en France
FRANCE 2
DIMANCHE 14 - 23 H 00
DOCUMENTAIRE
L’
immigration étant ac-
tuellement au centre
d’un épineux et doulou-
reux débat, il pourrait ne
pas être inutile de considérer ce
documentaire d’Isabelle Wekstein,
qui nous offre un exemple d’inté-
gration républicaine particulière-
ment heureux. Le film s’ouvre sur
une archive de 1987 montrant son
personnage principal, Ady Steg
(1925-2021), auditionné comme té-
moin par la commission d’adop-
tion du code de la nationalité. Peu
connu du grand public, il fut une
figure notable du judaïsme fran-
çais en même temps que de la re-
cherche médicale.
Quelques dates remises dans
leur contexte diront mieux que
des mots, sans doute, l’itinéraire
de cet homme. Naissance le
27 janvier 1925 à Nioszni Verecky,
bourgade juive perdue de la
Ruthénie subcarpathique, en
Tchécoslovaquie, dans un milieu
traditionaliste. Arrivée en France
avec sa famille en 1932, à l’âge de
7 ans, transport d’amour immé-
diat vers la gauloiserie environ-
nante et les vertus émancipatri-
ces de la République française.
Retour de volée glaçant durant
l’Occupation, port de l’étoile jaune,
père déporté à Auschwitz, miracle
Les premiers pas d’Eric Dupond-Moretti à la chancellerie
Les caméras d’Alexandre Darmon et de Matthieu Mares-Savelli ont suivi, pendant trois ans, la mue du ténor du barreau en garde des sceaux
FRANCE 5
DIMANCHE 14 - 21 H 05
DOCUMENTAIRE
L e Ministre qui ne devait pas
l’être l’est toujours. Nommé
le 6 juillet 2020 à la tête du
ministère de la justice, Eric Du-
pond-Moretti a été confirmé à son
poste auprès du nouveau premier
ministre, Gabriel Attal, le 11 janvier.
Un maintien qui confirme les ca-
pacités d’adaptation de l’intéressé,
que montre ce documentaire.
Pendant près de trois ans, de
l’automne 2020 à l’automne 2023,
GRILLE N° 24 - 012
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I pates pour rejoindre le Danube. Etait
II
III
IV
V Bout d’intestin. Marqué par la perte
VI
VII
VIII
IX
X de l’aiche, chez Molière. 5. Mordit
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 011
HORIZONTALEMENT I. Désembourber. II. Entrain. Aune. III. Prononçaient.
IV. Râle. Œ. Ur. V. Ego. Ec. Eio. VI. Sénelliers. VII. Sa. Roanne. Au. VIII. Inté-
grations. IX. Ota. Ed. Année. X. Nécessiteuse.
VERTICALEMENT 1. Dépression. 2. Enrageante. 3. Stolon. Tac. 4. Erne. Ere.
5. Mao. Eloges. 6. Binoclards. 7. Once. INA. 8. Tentât. 9. Rait. Reine.
10. Bue. Es. ONU. 11. Ennui. Anes. 12. Rétrofusée.
Le jeune Ady Steg (à gauche). SWIM
de la survie. Aya Stag sort de la François Mitterrand, en 1992, d’un
guerre avec plus que les honneurs, cancer de la prostate, puis partage
après avoir rejoint les Forces fran- avec lui le lourd secret de sa mala-
çaises de l’intérieur en zone libre, à die jusqu’à la fin. Soucieux par
l’âge de 17 ans. On n’a rien vu en- ailleurs, par fidélité à ses origines,
core. La médecine l’attendait, il en de défendre un judaïsme intégré
conquiert bientôt les sommets. dans la cité, il devient une figure
représentative de cette commu-
Médecin de François Mitterrand nauté, comme président du Con-
Successeur du professeur Pierre seil représentatif des institutions
Aboulker à la tête du service d’uro- juives de France, de 1970 à 1974,
logie de l’hôpital Cochin, à Paris, puis de l’Alliance israélite univer-
en 1976, il y opère le président selle en 1985, sans parler, plus tard,
le garde des sceaux a accepté d’être milieu policé de la politique. Et
filmé dans sa vie professionnelle, faire, en trente mois, « plus pour la
y compris lorsque, mis en examen justice qu’au cours de [sa] carrière
pour prise illégale d’intérêts, il est d’avocat » : passer une soixan-
devenu le premier ministre de la
Ve République en exercice à être
jugé par la Cour de justice de la Ré-
publique, puis relaxé, le 29 no-
vembre 2023. Aucune image en re-
taine de lois, augmenter le budget
de la justice de 40 %, inaugurer
deux centres pénitentiaires…
Cette évolution est d’autant
plus flagrante que le film est bâti
vanche sur sa vie privée. sur des va-et-vient entre les épi-
Cela posé, le documentaire offre sodes marquants de ces quasi
une plongée réaliste et âpre dans trois années et ses commentai-
les arcanes du pouvoir. Il montre res rétrospectifs. En débutant par
comment l’avocat redouté mais sa réponse, en 1998, à une jour-
novice s’est emporté, ravisé, avant naliste qui lui demande s’il ac-
de se maîtriser pour intégrer le cepterait un poste de ministre :
HORIZONTALEMENT
I. Découragent et font perdre toute
jeux.lemonde.fr
possibilité de s’en sortir. II. Ont perdu
tout espoir de reproduction.
Se franchit d’un pas. III. Traintrain
qui s’oppose à la création. Sacré sur
7 8 9 10 11 12
les bords du Nil. IV. Descend des Car-
là avant vous. V. Annonce le deuil.
Annonce aussi le deuil. VI. Paresse
sous les tropiques. Bulbille sur
la tulipe. Se met à 40 pour suivre
la Bourse. VII. Solide souteneur.
Donne de l’intensité. VIII. Imprévues.
Pour tracer droit. IX. Dans le pot.
de poids. X. Pas très futé. Presses chez
les jeunes.
VERTICALEMENT
1. Une exception toujours appréciée
par celui qui en bénéicie. 2. Adoucit
et éteint le feu des tissus. 3. Perdit
brusquement ses fonctions. Saint ré-
gional. 4. Point matinal. Valet en haut
à belles dents. Comme un acide indis-
pensable à notre fonctionnement.
6. Tombe et fait toujours du mal.
7. Son école a accueilli Parménide et
Zénon. Enfant d’Aphrodite. 8. Dieu
rayonnant. Mauvais père, mauvais
roi. Touché en plein cœur. 9. Se ravi-
taille en vol. A perdu sa couronne.
10. Entraîna dans un monde plein
d’illusions. Sur le coing. 11. Devient
très sélectif. A l’abri du besoin.
12. Beaucoup de monde pense à elles.
de son rôle prépondérant au sein
de la mission d’étude sur la spolia-
tion des juifs de France, dite « mis-
sion Mattéoli ».
Aussi bien, sous le portrait d’un
homme au destin exemplaire, ce
que ce film évoque plus large-
ment, c’est bel et bien la relation,
sans doute moins irénique que ce
que ce destin suggère, des juifs de
France à leur pays au cours du
XXe siècle. Histoire connue, certes,
mais que le montage de ce film,
« Non, non, surtout pas : ce serait
un bordel ! »
La suite est chapitrée par cita-
tions, de « je n’ai plus la même li-
berté de parole » à « le problème de
la police, c’est la justice ». A la
chancellerie, « le cœur se brise ou se
bronze », l’avait prévenu Robert
Badinter, ministre de la justice
sous François Mitterrand. « EDM »
assure s’être « bronzé » plus qu’il
ne s’est brisé.
Toutefois, les insultes – « King
Kong en laisse » – et l’agressivité de
certains le dérangent. Par exem-
ple, le 12 juin 2021, lorsque Damien
SUDOKU
N°24-012
2 8
2 2
3 7 4 9
4 6 3 7 Complétez
1 8
2 5 9 4
8 4 9 7 5 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
CRUCIVERBISTES,
À VOS CRAYONS !
100 GRILLES
que l’on sent de nouveau à fleur de
peau, présente sous le jour d’une
menace qui, jusqu’au plus haut ni-
veau de l’Etat, ne se sera jamais
complètement éteinte.
« Peuple sûr de lui et domina-
teur » (Charles de Gaulle sur la
guerre des Six-Jours en juin 1967).
« Français innocents » (Raymond
Barre au sujet des victimes non
juives de l’attentat de la rue Co-
pernic, à Paris, le 3 octobre 1980).
Amitié indéfectible entre Fran-
çois Mitterrand et René Bous-
quet, lequel avait notoirement
du sang juif sur les mains en qua-
lité de secrétaire général à la po-
lice de Vichy. « Point de détail de
l’histoire » (Jean-Marie Le Pen au
sujet du génocide). Cette belle
guirlande nationale dit à quel
point, après des siècles de
massacre ininterrompu, après la
Shoah même, l’antisémitisme se
révèle une maladie incurable de
l’humanité.
Le film ne va pas aussi loin, mais
on songe en le voyant, à l’occasion
des derniers événements surve-
nus au Moyen-Orient, que ce
vieux prurit, répandu sur de nou-
velles zones, redémange une par-
tie de la société française et de sa
classe politique. p
jacques mandelbaum
Ady Steg, un parcours juif, une
histoire française, d’Isabelle
Wekstein (Fr., 2023, 55 min.)
Rieu (Rassemblement national)
l’apostrophe dans la rue : « Il y a
Macron qui m’envoie son pitbull à
Rolex », avant de balayer d’un re-
vers de la main : « Je ne discute pas
avec l’avocat de Merah. » La phrase
renvoie à l’acquittement en 2017,
d’Abdelkader Merah, accusé de
complicité des crimes terroristes
de son frère Mohammed en
mars 2012 – mais condamné à
vingt ans pour association de mal-
faiteurs terroriste, puis en appel
deux ans plus tard à trente ans.
Plus rares sont les séquences dé-
tendues, comme lorsqu’il discute
9 4 6 1 7 3
3 8 2 5 6 4
1 7 5 9 8 2
3 5 2 7 6 1 9 3
8 1 4 3 2 7
9 6 6 3 9 4 5 8
4 9 8 2 3 1
7 6 3 8 9 5
5 1 7 4 6 8
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
0123
NOTRE
SÉLECTION
D IM AN CHE 14 JAN V IER
Histoire TV
Nuremberg : des images
pour l’histoire
20.50 En 2019, Jean-Christophe
Klotz revenait sur la traque non pas
des dignitaires nazis, mais des
preuves par l’image de leurs crimes,
réunies par deux soldats américains,
Budd et Stuart Schulberg, en vue du
procès de Nuremberg en 1945.
Ciné+ Emotion
Virgin Suicides
22.30 Avec ce premier film, sorti
en 1999, Sofia Coppola imposait
un univers fait de douceur morbide
soutenu par une écriture aussi
émouvante que classique.
LU N D I 15 JAN V IER
Mezzo
Claudio Abbado :
entendre le silence
20.30 Réalisé en 2003 par Paul
Smaczny, ce portrait du grand chef
italien disparu en 2014 excelle à saisir,
sur l’estrade comme dans l’intimité,
les expressions les plus révélatrices
de ce tempérament concentré,
lumineux et charismatique.
Ciné+ Frisson
L’Exorciste selon
William Friedkin
22.55 Ce documentaire de 2019
signé Alexandre O. Philippe,
se concentre sur le film d’horreur
sorti sur les écrans nord-américains
le 26 décembre 1973,.
avec des jeunes d’un centre de
rééducation ; lorsque l’on entre-
voit Jean-Claude, son chien ; et
surtout quand il échange, en con-
fiance, avec ses jeunes conseillers
(Guillem Gervilla, Jonas Bayard…).
« C’est un choix d’être entouré de
jeunes (…) pour ne pas tomber
dans le passéisme. Je ne veux pas
être un vieux con. » p
catherine pacary
Le Ministre qui ne devait pas
l’être, d’Alexandre Darmon et
Matthieu Mares-Savelli
(Fr., 2023, 88 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
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DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
Rachid Benzine « L’école a été pour moi
le lieu de l’épanouissement personnel »
ENTRETIEN
L’ islamologue Rachid Benzine œuvre
depuis toujours pour le dialogue
interconfessionnel. De sa jeunesse à
Trappes, dans les Yvelines, cet enseignant a
gardé le goût de l’échange dans une période
où les affrontements sur les questions reli-
gieuses deviennent paroxystiques. Après
avoir publié en septembre 2023 un roman
très remarqué, intitulé Les Silences des pères
(Seuil), il travaille actuellement à un essai sur
la guerre des récits.
Je ne serais pas arrivé là si…
… si je n’étais pas entré dans le domaine
associatif dans les années 1980 avec mes amis
de Trappes. J’avais 14 ans et je suis devenu vice-
président d’une association qui s’appelait
Issue de secours. On s’ennuyait, on voulait
simplement un lieu avec un baby-foot, faire
des boums et écouter du funk et de la soul. Au
début, on nous l’a refusé, alors nous avons
organisé une marche et un sit-in à la mairie
pour protester contre cette décision. Nous
avons été la première association de jeunes à
Trappes. Très vite, on a mis en place du sou-
tien scolaire pour les plus petits. Comme nous
étions tous mineurs, des adultes sont venus
nous épauler en occupant les postes de pré-
sident, secrétaire, trésorier, etc. Cette aventure
collective a été fondatrice pour moi. J’y ai
rencontré un prêtre-ouvrier, Jean-Michel
Degorce, qui est arrivé avec des chrétiens de
gauche très engagés pour nous donner un
coup de main. J’ai compris que, pour grandir, il
fallait que des adultes nous fassent confiance.
Vous êtes né au Maroc, à Kénitra.
Comment votre famille
s’est-elle retrouvée à Trappes ?
Mes parents venaient de la campagne, d’un
milieu populaire. Mon père avait eu des diplô-
mes et avait créé une école d’apprentissage en
langue arabe dans un bidonville avant de
partir en France chercher du travail. Des amis
lui avaient trouvé un boulot sur un chantier.
Au départ, il vivait dans des foyers Sonacotra.
Il n’avait pas l’intention de faire venir sa
famille, il voulait juste gagner assez d’argent
pour subvenir à nos besoins et rentrer au
Maroc. Puis ma grande sœur l’a rejoint, elle
faisait des ménages. C’est elle qui a incité mon
père à nous faire venir dans le cadre du
regroupement familial. Il a donc fait une
demande de logement. Ma mère n’avait
aucune envie de quitter son pays, ses frères et
sœurs. Elle a fini par dire : « S’il y a de bonnes
écoles pour les enfants, d’accord. » Finale-
ment, mes parents ne sont plus jamais repar-
tis. Mon père a passé toute sa vie ici en tant
que ferrailleur. Quand il ne travaillait pas, il se
réfugiait dans les livres, il lisait de la poésie, de
la théologie et de l’exégèse du Coran. Il était
considéré comme un érudit par ses amis.
Quel âge aviez-vous lorsque vous êtes
arrivé en France ?
C’était en mars 1978, j’avais 7 ans. Je suis le
cinquième d’une famille de sept enfants, cer-
tains de mes frères étaient déjà grands, 13, 14,
16 ans. Pour eux, ça a été un choc. La question
de l’exil n’est jamais facile, surtout lorsqu’on
ne maîtrise pas la langue. Je me souviens du
froid, des feuilles d’arbres glacées, de l’hiver.
Ma première impression de la France a été un
choc thermique. Je suis arrivé directement à
Trappes, au square Louis-Pergaud. Je me suis
retrouvé à l’école avec des enfants de tous les
âges dans une classe avec des Maliens, des
Algériens, des Portugais, des Turcs, des
Cap-Verdiens, des Sénégalais, et tout ça de-
vait « faire France ». Notre institutrice,
Mme Cohen, avait une très bonne méthode.
Elle misait sur la mémorisation pour nous
faire progresser en orthographe. Nous de-
vions écrire nos réponses sur une ardoise : au
bout de dix bonnes réponses, on avait une
image, après dix images, on recevait un ca-
deau ! J’avais gagné le poster de Goldorak que
j’avais accroché dans ma chambre. A la fin de
l’année, elle a demandé que je passe directe-
ment en CE2. Je lui dois mon goût pour le
français. A partir de cette époque, je me suis
mis à lire tout ce qui me passait sous la main.
L’école a-t-elle été un refuge ?
Davantage encore : l’école a été pour moi le
lieu de l’épanouissement personnel. J’ai eu
ensuite un autre maître qui m’a initié à la
poésie et qui m’a également fait sauter une
classe. J’y ai reçu le goût de l’apprentissage, je
ramenais chaque semaine des livres à la mai-
son que j’empruntais au bibliobus. J’avais
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI…
L’islamologue, écrivain et
politologue franco-marocain
vante les mérites de l’éducation
populaire en place dans les
banlieues dans les années 1980
compris que quand on réussissait à l’école,
les parents et les frères vous laissaient tran-
quille. Etre très bon élève à l’école m’a sauvé.
Mes grands frères se sont tous retrouvés en
CAP, BEP, alors qu’ils avaient de bonnes notes
au Maroc. Ils ont beaucoup souffert de ces
orientations qui forcément façonnent des
parcours et des existences différentes. Mon
grand frère s’est retrouvé tourneur fraiseur,
comme le suivant, qui a décidé un jour de re-
prendre son destin en main, de passer son
bac et de devenir ingénieur du son. Les autres
ont créé leurs petites entreprises, un dans la
sandwicherie, l’autre dans le ménage. Les pa-
rents à l’époque n’auraient jamais remis en
question les décisions prises à l’école. Le prof
sait, le prof a l’autorité, c’était parole d’Evan-
gile ! Il y avait une domination de l’institu-
tion scolaire sur des familles qui n’avaient
aucun moyen de contester. Je suis le seul gar-
çon à avoir fait de longues études.
Vos parents étaient-ils heureux
en France ?
Ils ne parlaient pas beaucoup. Mon père se
levait à 3-4 heures pour aller travailler sur les
chantiers et il revenait à 18-19 heures. Il ren-
trait épuisé, il prenait un temps pour faire ses
ablutions et ses prières, mangeait un morceau
avec ma mère et allait se coucher. Ma mère
gérait le « ministère de l’intérieur ». Tous les
deux ans, on retournait au Maroc pour les
deux mois d’été, c’était un grand moment. On
partait dans la 504 familiale avec les bagages
sur le toit, on retournait voir les oncles, les
tantes et les amis qu’on avait laissés là-bas. A
peine arrivés, on allait au cinéma de Kénitra,
l’Atlas, qui ne passait que des films de Bol-
lywood ou de karaté. Dès qu’une scène d’em-
brassade se profilait, la pellicule était coupée,
c’était à nous de faire le lien ! Comme la plu-
part des parents, les miens savaient qu’ils ne
reviendraient jamais vivre au Maroc, mais ils
ne le disaient pas. Quand mon frère aîné s’est
marié et a emménagé dans son pavillon, on a
tous compris que notre installation en France
était définitive.
¶ Grâce à ma rencontre avec Jean-Michel
Dernier roman :
« Les Silences des pères »,
Seuil, 2023.
rencontre | 27
A Paris,
le 7 juillet 2023.
NORMAND/LEEXTRA
VIA OPALE. PHOT
Quelle place la religion avait-elle
dans votre famille ?
Comme dans beaucoup de familles tradi-
tionnelles, c’était un pilier, mais pas le plus
revendiqué. J’ai vécu avec des parents qui ne
nous disaient pas quoi faire, mais on voyait
mon père prier et jeûner, donc nous faisions
pareil. Le religieux était vécu comme une foi
ouverte, et non comme une identité.
Plus que par le religieux, la transmission
identitaire se faisait au travers des traditions
marocaines, la cuisine, la musique que l’on
écoutait sur les cassettes, celle que jouaient
mes frères dans des groupes de musique tra-
ditionnelle, l’arrivée de la parabole ensuite
avec l’accès aux chaînes de télévision, les mo-
ments festifs également, les rassemblements
pour les naissances, les mariages, les décès.
Comment en arrivez-vous à vous
intéresser au christianisme ?
Degorce. Ça m’intriguait de voir des chré-
tiens venir nous donner un coup de main. Je
voulais comprendre les valeurs qui les pous-
saient à se bouger pour nous. J’avais 15 ans
quand j’ai commencé à lire les Evangiles et
des livres sur la doctrine sociale de l’Eglise. Je
n’ai jamais été tenté par une quelconque
conversion, mais les textes me passion-
naient. Après avoir lu des approches histori-
co-critiques de la Bible, j’ai voulu savoir com-
ment on pouvait les appliquer au Coran.
A Trappes, vous côtoyez aussi
Nicolas Anelka, Jamel Debbouze et
Omar Sy. Comment expliquez-vous
une telle concentration de talents ?
Cette époque a été l’apogée de ce qu’on ap-
pelait « l’éducation populaire ». Les commu-
nistes avaient cette fibre-là. L’avènement de
l’associatif, la culture du collectif, nous a
façonnés. Il y avait une énergie extraordi-
naire qui a permis l’émergence de toutes ces
figures, ce qui est rare pour une ville de
32 000 habitants. Le paradoxe, c’est que cette
commune a à la fois permis à ces artistes
d’émerger et en même temps 78 personnes
sont parties rejoindre Daech [acronyme
arabe de l’organisation Etat islamique].
Etes-vous toujours en contact
avec les anciens de Trappes ?
J’y habite toujours, je ne suis jamais parti.
Ma famille non plus. Je me sens bien à Trap-
pes, j’ai une dette vis-à-vis de cette ville, de ses
habitants, des adultes qui m’ont aidé à gran-
dir, je me sens redevable. A cause de leur no-
toriété, les autres ont été contraints de partir.
Pour moi qui suis considéré comme un intel-
lectuel, c’est plus facile. Faire de la comédie ou
du sport suscite de la jalousie, car certains se
disent : « Moi aussi j’aurais pu. » J’ai très régu-
lièrement La Fouine au téléphone. Je conti-
nue à voir Jamel tous les quinze jours. C’est
moi qui l’ai amené au monde associatif. Il a
fait son premier spectacle dans le lycée de
Trappes où j’ai enseigné l’économie. Je suis
resté également très ami avec Omar Sy.
Vous qui étiez « l’intello de la bande »,
saviez-vous ce que vous vouliez faire ?
Pas vraiment. J’ai fait des études d’écono-
mie, axées sur les pays en voie de développe-
ment. Je me suis dirigé ensuite vers la science
politique dans les années 1990 pour étudier
la réappropriation identitaire des jeunes mu-
sulmans. C’est à cette époque que j’ai rencon-
tré le père Christian Delorme, qui aidait les
jeunes de confession musulmane à travailler
leur citoyenneté. On a écrit un livre ensemble
sur le dialogue interreligieux [Nous avons
tant de choses à nous dire, Albin Michel, 1997].
J’avais 26 ans. Je continuais mes études,
j’enseignais, et en même temps je faisais des
chroniques toutes les semaines qui s’appe-
laient « Sourires de banlieue ». Ensuite, j’ai
lancé une émission pour Arte, « Caméra Graf-
fiti », consacrée au mélange des cultures.
Vous avez toujours œuvré pour
le dialogue interconfessionnel puisque,
vingt ans après ce livre avec le père
Christian Delorme, vous avez cosigné,
en 2017, « Des mille et une façons
d’être juif ou musulman » (Seuil)
avec la rabbine Delphine Horvilleur…
Nous travaillons tous les deux sur les textes
sacrés, alors il me semblait important que l’on
dialogue. Mais ce qui me tient à cœur, c’est de
permettre les rencontres et les échanges. Au
milieu des années 2000, j’ai organisé avec un
prêtre une visite à Auschwitz qui a duré trois
jours et à laquelle ont participé des membres
des communautés musulmane et juive. [L’ar-
tiste] Abd Al Malik nous a accompagnés, ainsi
que des Palestiniens et des Israéliens.
Ce type de voyage vous semble-t-il
possible aujourd’hui ?
Oui, je le pense. Ce serait surtout encore
plus utile qu’en 2004-2005. L’essentiel dans
ces rencontres est de sortir des enfer-
mements identitaires, des schémas qui font
que la souffrance des uns n’est plus celle des
autres. Il faut arrêter de jouer à se faire la
guerre. En France, nous ne sommes pas sur le
front, nous devons devenir raisonnables,
réapprendre à se connaître, à discuter.
Après les massacres du 7 octobre 2023
perpétrés par le Hamas, vous ne vous êtes
pas exprimé tout de suite. Pourquoi ?
Parce que j’ai été immédiatement sollicité
en tant que musulman. Ces assignations
identitaires, à parler en tant que musulman
pour se désolidariser, relèvent toujours du
même processus : cela renvoie à l’idée que
l’on serait éternellement les enfants illégiti-
mes de la République. Tout ce que j’ai fait
dans ma vie, mon parcours, mes amitiés,
plaide pour moi : on ne peut pas nous de-
mander des gages constamment.
Face à une sidération de cette ampleur, j’ai
préféré d’abord téléphoner à tous mes amis
de confession juive pour les réconforter. En-
suite, il a fallu trouver les mots. Les deux pre-
miers jours, je ne les trouvais pas. Accepter ce
silence, c’était pour moi une forme de dé-
cence. Je refuse d’entrer dans la République
du tweet et des invectives qui fracture encore
plus la société. Si c’est pour rajouter du bruit
au bruit ça ne m’intéresse pas. Beaucoup de
digues ont sauté, on a perdu beaucoup
d’adeptes du dialogue. On ne se rend pas
compte qu’on est en train de transposer la
guerre ici. Je n’ai jamais vu un conflit charrier
autant de choses, chacun y met ce qu’il veut.
Les réseaux sociaux font office de caisses de
résonance où les gens finissent par s’enfer-
mer dans leurs douleurs car, en s’identifiant
à un camp, ils développent des identités mor-
tifères qui détruisent le tissu français.
Parvenez-vous à rester optimiste ?
Je me dis que, face à cette crise, des décisions
douloureuses de part et d’autre peuvent être
prises et dessiner un autre chemin que celui
du chaos. Nous n’avons pas le choix. Nous de-
vons être capables d’écouter la douleur des
deux camps. Ne pas y parvenir signifierait que
notre humanisme est sélectif et vise au parti-
cularisme et non plus à l’universel. p
propos recueillis par vanessa schneider
28 |
IDÉES
Evgenia Passari Comment les conflits armés
détruisent les équilibres économiques
Les économistes mesurent de mieux en mieux
l’ampleur croissante des pertes de valeur
provoquées par les conflits entre grandes
puissances, analyse la chercheuse
Le contexte
Les conflits armés ne détruisent
pas seulement les vies
humaines et les villes.
Les attaques de navires en mer
Rouge, le blocus des ports
de la mer Noire, la tension dans
le détroit de Taïwan, mais aussi
les sanctions économiques
que prennent les uns contre
les autres les belligérants,
leurs alliés et les deux
superpuissances rivales,
les Etats-Unis et la Chine,
entravent le commerce
mondial, font monter les prix
des matières premières
et baisser la valeur des actifs
et des ressources des pays
touchés, de près ou de loin,
par les tensions géopolitiques.
Les économistes redécouvrent
de dures réalités oubliées
depuis la fin de la guerre froide.
Patrick Artus
Cette curieuse
indifférence aux risques
Le conseiller économique de la banque Natixis s’étonne
du faible impact de la montée des périls géopolitiques
sur les anticipations des marchés financiers
LES INDICATEURS
USUELS DE LA
PERCEPTION
DES RISQUES SUR
LES MARCHÉS
FINANCIERS
NE REFLÈTENT
ABSOLUMENT PAS
LA SITUATION
DE RISQUE ÉLEVÉ
LA CROISSANCE MENACÉE PAR LA GÉOPOLITIQUE
Les guerres en Ukraine et à Gaza, les tensions dans le détroit
de Taïwan et en mer Rouge, les sanctions économiques et
les guerres commerciales mettent à mal l’économie mondiale
D
ans son discours de remercie-
ment pour le prix Bernhard
Harms, décerné le 30 novem-
bre 2023 par l’Institut de Kiel
pour l’économie mondiale (Alle-
magne), la première directrice
générale adjointe du Fonds monétaire in-
ternational, Gita Gopinath, a mis en garde
contre les effets néfastes de l’accroisse-
ment de la fragmentation géoéconomique
de la planète. Depuis le début de la guerre
en Ukraine, le commerce au sein de cha-
cun des deux blocs de pays politiquement
alignés sur ce sujet (en fonction des votes
aux Nations unies) a augmenté de près de
1,5 point de pourcentage de plus que le
commerce entre ces blocs.
A une époque où la géopolitique façonne
de plus en plus l’économie mondiale, les
conséquences des conflits jettent des om-
bres durables sur les marchés des matières
premières, modifient le paysage macroéco-
nomique, et déclenchent une fragmenta-
tion commerciale et politique.
Entre 2000 et 2018, les événements géo-
politiques (notamment les attentats du
11 septembre 2001 aux Etats-Unis, les « prin-
temps arabes » et les frappes de missiles en
Syrie) ont eu des répercussions sur les mar-
chés de l’énergie dans 70 % des cas. Plus ré-
cemment, la part des liens entre problèmes
d’approvisionnement en céréales et événe-
ments géopolitiques est passée de 10 %
avant 2018 à 30 % pendant la guerre com-
B
anquiers et investisseurs, pour déci-
der des placements qu’ils opèrent,
recourent à l’analyse des risques. Ils
en distinguent deux grandes fa-
milles : le risque politique, le risque écono-
mique. Les risques politiques, et leurs
conséquences économiques, sont depuis
quelques années en forte hausse. D’abord,
l’imposition de droits de douane sur les im-
portations en provenance de la Chine par
l’administration américaine depuis 2018,
les restrictions aux importations depuis la
Chine ou aux exportations vers la Chine dé-
cidées par la plupart des pays occidentaux.
Le nombre d’obstacles au commerce mon-
dial mesuré par le Fonds monétaire inter-
national est passé de sept cents en 2017 à
près de trois mille aujourd’hui.
Ensuite, les conflits armés et les risques
de conflit armé se multiplient. La guerre en
Ukraine a déclenché les sanctions occiden-
tales vis-à-vis de la Russie : exclusion des
banques russes de Swift, interdiction des
merciale entre les Etats-Unis et la Chine, et
à plus de 50 % pendant la guerre russo-
ukrainienne (« The Origins of Commodity
Price Fluctuations », Sarah Mouabbi, Evge-
nia Passari et Adrien Rousset Planat, docu-
ment de travail non publié, présenté à la
conférence annuelle de l’Association améri-
caine d’économie, le 6 janvier).
Plus frappant encore, au pic de la guerre
commerciale sino-américaine et depuis
l’invasion de l’Ukraine, les articles d’actua-
lité économique attribuent les perturba-
tions mondiales de l’approvisionnement
dans toutes les catégories de matières pre-
mières aux développements géopoliti-
ques, à des taux comparables à ceux trai-
tant des conséquences de la pandémie sur
la chaîne d’approvisionnement.
Ces indicateurs textuels révèlent en
outre une relation complexe entre les évé-
nements géostratégiques et l’économie
mondiale. D’un côté, le risque géopoliti-
que affecte le cycle économique, en écho
aux pertes et occasions économiques, sou-
vent à travers la volatilité des marchés de
matières premières : ceux-ci sont au cœur
des évolutions géoéconomiques, suppor-
tant souvent le coût de la fragmentation
LA RECHERCHE
ÉCONOMIQUE
DRESSE UN TABLEAU
PLUTÔT SOMBRE DES
RÉPERCUSSIONS DES
RÉCENTS ÉVÉNEMENTS
transactions avec la Banque centrale de
Russie, interdiction d’importer du pétrole
et du charbon depuis la Russie, interdic-
tion d’investir dans les secteurs des mines
et de l’énergie en Russie, fermeture des
ports et de l’espace aérien aux opérateurs
russes, interdiction des exportations de
produits technologiques vers la Russie.
La guerre entre Israël et le Hamas a de
graves conséquences sur le trafic maritime
en raison de l’implication des milices hou-
thistes au Yémen. Enfin, le risque d’un
conflit armé entre la Chine et Taïwan a des
répercussions sur le marché des semi-con-
ducteurs. La volonté d’expansion du Ve-
nezuela au Guyana peut avoir des effets
sur le marché du pétrole.
Contradiction inquiétante
Le risque politique fait l’objet de multiples
tentatives de mesures. Par exemple, l’indi-
cateur de risque géopolitique du gestion-
naire d’actifs BlackRock mélange une ana-
lyse de la fréquence de la mention du risque
géopolitique dans l’ensemble des études
des agences d’information financière et des
courtiers opérant sur les marchés et une
analyse de la réaction possible des marchés
financiers, basée sur leurs réactions passées
à la réalisation effective d’un tel risque.
Depuis le milieu de 2023, cet indicateur re-
monte fortement, sans toutefois atteindre
le niveau observé au moment de l’invasion
de l’Ukraine, en février 2022. Un autre indi-
cateur de risque géopolitique, celui du
conseil des gouverneurs de la Réserve fédé-
rale américaine, se base sur la fréquence
avec laquelle les quotidiens internationaux
publient des articles qui concernent de tels
risques. Cet indicateur, disponible depuis
1900, est bien monté en 2023, mais beau-
coup moins que lors des guerres du passé
ou des attaques du 11 septembre 2001.
des échanges et des sanctions ciblées. D’un
autre côté, ces marchés accélèrent ou re-
tardent également les décisions géopoliti-
ques. Un exemple récent est le moment
choisi pour l’invasion de l’Ukraine par la
Russie, qui a coïncidé avec des prix élevés
du pétrole et des marchés de matières pre-
mières tendus liés aux tensions économi-
ques de l’Europe, donnant à la Russie un
avantage stratégique significatif.
Répercussions financières
La recherche économique dresse un ta-
bleau plutôt sombre des répercussions de
ces récents événements. Les perturbations
commerciales persistantes sont sur le
point d’infliger des pertes substantielles et
durables, frappant plus durement les pays
pauvres. Une publication du Centre for
Economic Policy Research (CEPR), issue
d’une conférence organisée par le Fonds
monétaire international le 25 mai 2023,
lance un avertissement fort sur les baisses
de production importantes dans les pays
dépendants des matières premières (Geoe-
conomic Fragmentation : The Economic
Risks from a Fractured World Economy,
Shekhar Aiyar, Andrea Presbitero et Mi-
chele Ruta, CEPR Press, 2023).
En particulier, les pays à faible revenu,
liés aux chaînes d’approvisionnement
mondiales, subiraient des pertes de pro-
duction de 4,3 % à long terme en cas de
fragmentation géoéconomique sévère, car
il est coûteux de trouver de nouveaux
fournisseurs (« Fragmentation in Global
Trade : Accounting for Commodities », Ma-
rijn Bolhuis, Jiaqian Chen et Benjamin
Kett, Working Paper no 073, 2023). Com-
mercer principalement avec des pays par-
tageant des valeurs similaires, ce qu’on ap-
pelle le « friend-shoring », conduirait à re-
localiser entre pays alliés les liens existant
Banquiers et investisseurs sont aussi at-
tentifs aux risques économiques, comme
celui de récession, qui induit une hausse
des défauts d’entreprise et une aggrava-
tion du risque de crédit. Ils se basent, pour
mesurer ce risque, sur les indicateurs
avancés d’activité (prévisions des entrepri-
ses, des acheteurs, des consommateurs sur
leurs achats et ventes futurs). Dans les
indices américains PMI ou ISM, la valeur
de 50 désigne la limite entre expansion et
recul de l’activité. En décembre 2023, ces
indices atteignaient 47,4 dans l’industrie et
51,3 dans les services aux Etats-Unis, et res-
pectivement 44,4 et 48,8 dans la zone euro.
Vient ensuite le risque financier. Deux
évolutions inquiétantes ont été observées
récemment. D’abord, la forte variabilité des
taux d’intérêt à long terme, qui, après avoir
fortement augmenté depuis le début de
2022 (de – 2 % à + 0,5 % dans la zone euro),
ont baissé de 100 à 110 points de base aux
Etats-Unis et dans la zone euro entre début
octobre et fin 2023, avant de se redresser un
peu au début de 2024. Une telle volatilité in-
duit une forte variabilité de la valeur des
obligations et des actifs immobiliers.
Ensuite, les niveaux élevés des taux d’in-
térêt réels à long terme n’ont pas eu l’effet
négatif attendu sur les indices boursiers.
L’indice CAC 40 du marché parisien était à
7 000 points au début de 2022, il est à
7 450 points aujourd’hui. Ce qui peut faire
apparaître le risque d’une surévaluation
globale des marchés boursiers.
Au total, il semble que le risque global,
géopolitique comme économique, soit
élevé aujourd’hui. Pourtant, de façon sur-
prenante, les indicateurs usuels de la per-
ception des risques sur les marchés ne re-
flètent absolument pas cette situation ob-
jective. Ces indicateurs usuels sont, par
exemple, l’indice de perception du risque
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
entre pays et entre secteurs, ce qui produi-
rait une perte estimée à 4,6 % du PIB mon-
dial, dans un scénario où le monde se divi-
serait en deux blocs et où les coûts com-
merciaux imposés entre ces blocs seraient
élevés (« Economic Costs of Friend-Sho-
ring », Beata Javorcik, Lucas Kitzmueller,
Helena Schweiger et Muhammed Yildirim,
EBRD Working Paper no 274, 2022).
Dans le même temps, une série de réper-
cussions financières amplifient les inquié-
tudes économiques découlant de ces évo-
lutions géopolitiques défavorables : les
perturbations des chaînes d’approvision-
nement et des marchés des matières pre-
mières se propagent dans l’économie
réelle, mettant sous pression la croissance
et l’inflation. Selon les recherches de Dario
Caldara, Sarah Conlisk, Matteo Iacoviello et
Maddie Penn (« Do Geopolitical Risks Raise
or Lower Inflation ? », Working Paper,
juillet 2023), l’augmentation du risque géo-
politique résultant de la guerre russo-
ukrainienne pourrait entraîner une aug-
mentation de 1,3 point de pourcentage de
l’inflation mondiale et une réduction de
1,5 % du PIB mondial. Ce sont là les effets
de la baisse de la confiance des consom-
mateurs, de la hausse des prix des matiè-
res premières et du resserrement des con-
ditions financières, qui nuisent particuliè-
rement aux industries productrices de
biens dans les économies européennes. p
Evgenia Passari est professeure
associée de finances à l’université
Paris-Dauphine PSL et chercheuse
associée au Centre for Economic
Policy Research (CEPR, Paris)
développé par Natixis (basé, comme
d’autres indices comparables, sur, entre
autres, le niveau des spreads bid-ask, c’est-
à-dire les écarts entre les prix offerts et les
prix demandés dans les transactions sur
les actifs financiers), ou encore le VIX (Vo-
latility Index), c’est-à-dire la volatilité im-
plicite des prix des options de l’indice
boursier américain S&P 500 expirant dans
un délai de vingt-trois à trente-sept jours.
Ces deux indices servent, entre autres, à
la construction d’actifs financiers, qui in-
tègrent une part croissante d’actifs ris-
qués par rapport aux actifs peu risqués
lorsque la perception du risque ainsi me-
surée est faible. L’indice Natixis, qui évo-
lue de 0 à 100, a atteint un niveau proche
de 100 (perception très forte du risque)
en 1995, 1999, 2005-2008, 2011, 2015-2016,
2019-2020 et 2022. Mais il est aujourd’hui
de 11 et ne remonte pas : les marchés fi-
nanciers ont donc une perception très fai-
ble du risque. La même constatation peut
être faite avec le VIX, qui, historiquement,
a varié entre 8,6 et 85,5. Il était très bas dé-
but janvier, à… 13,9.
Cette contradiction entre la faiblesse de
la perception du risque sur les marchés fi-
nanciers et le niveau effectif du risque géo-
politique, économique ou financier peut
légitimement inquiéter. Les périodes où le
niveau du VIX était très faible ont été très
rapidement suivies par une très forte
hausse. Les marchés pourraient bientôt se
réveiller brusquement. p
Patrick Artus est conseiller
économique de la banque Natixis
et chroniqueur au « Monde »
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024 idées | 29

LA CHRONIQUE
DETHOMAS PIKETTY
Leslie Sheng Shen leur portefeuille. On pourrait s’at-
tendre à ce qu’elles réduisent leur
exposition aux pays dans les-
quels le risque géopolitique s’ac-
plus grosse banque russe, génère
environ 40 % du chiffre d’affaires
de son groupe en Russie, de sorte
que son capital subirait un coup
Repenser l’Europe
Pourquoi la guerre croît. Or on constate au contraire
que les banques exposées pour-
suivent en grande partie leurs
prêts extérieurs.
important si elle quittait le pays.
C’est là un exemple de la diffi-
culté des arbitrages auxquels les
banques sont confrontées lors- après Jacques Delors
affecte le crédit dans Ces prêts extérieurs se présen-
tent sous deux formes : les ban-
qu’elles veulent se séparer d’ac-
tifs dans leurs opérations à

A
ques peuvent prêter localement l’étranger. Il est beaucoup plus vec la disparition de Jacques De-
au travers de leurs succursales ou difficile de trouver un acheteur et lors, président de la Commission

les pays en paix filiales à l’étranger, ou bien elles

prêtent de manière transfron-
talière, par le biais de leurs éta-
blissements dans leur pays d’ori-
gine. Notre analyse montre que si
Les banques préfèrent réduire les risques les banques ont tendance à ré-
duire leurs prêts depuis les éta-
sur leur marché national plutôt blissements situés hors des pays
qu’abandonner leurs opérations dans où augmente le risque géopoliti-
que, leurs prêts au travers de siè-
les pays en guerre, observe l’économiste ges locaux dans ces mêmes pays
se poursuivent, voire augmen-
tent. Pourquoi ?
de vendre à un prix raisonnable
lorsque le risque géopolitique est
élevé. Plus grosse est une filiale
étrangère par rapport aux autres
établissements d’une banque, et
plus la part de ses recettes est im-
portante pour la banque, plus cel-
le-ci aura du mal à absorber les
pertes consécutives à sa vente.
Or ces banques doivent conti-
nuer à satisfaire aux exigences
réglementaires en matière de
fonds propres. Elles sont obligées
de compenser l’augmentation du
européenne de 1985 à 1995, c’est
une page de l’histoire euro-
péenne qui se tourne. Il est temps de faire
aujourd’hui le bilan critique de cette pé-
riode décisive et d’en tirer des leçons
Thomas Piketty
est directeur
d’études à l’Ecole
des hautes études
en sciences socia-
pour l’avenir, à quelques mois des élec- les, Ecole d’écono-
tions européennes de 2024. mie de Paris
Acte unique en 1986 (libre circulation
des biens et des services), directive euro-
péenne de 1988 sur la libéralisation des flux de capitaux, traité de
Maastricht en 1992 : c’est peu dire que l’Europe que nous con-
naissons aujourd’hui fut modelée au cours de cette période. En
particulier, c’est le traité de Maastricht, adopté de justesse par les
électeurs français en septembre 1992 (51 % de oui), qui trans-

L’
augmentation du risque
consécutif à des événe-
ments géopolitiques à
l’étranger, tels que l’inva-
sion russe de l’Ukraine, l’esca-
lade des tensions entre la Chine
et Taïwan ou le conflit au Proche-
Orient, ont un impact systémati-
que et négatif sur les conditions
de prêt des banques américaines
sur le marché américain. Il peut
paraître paradoxal qu’un risque
géopolitique à l’étranger affecte
ainsi le marché domestique. Le
mécanisme est le suivant : l’aug-
mentation du risque géopoliti-
que accroît le risque de crédit des
banques exposées aux pays
concernés. Et lorsque ces ban-
ques prennent des mesures pour
se soumettre aux exigences de
fonds propres et pour réduire
cette exposition, restreindre le
prêt domestique est souvent la
méthode la plus facile, alors que,
de façon surprenante, elles
continuent de prêter à des pays
dans lesquels le risque géopoli-
tique augmente.
L’étude « Geopolitical Risk and
Global Banking » (Friederike
Niepmann et Leslie Sheng Shen,
non publiée), présentée samedi
9 décembre au CEPR Paris Sym-
posium, a en particulier docu-
menté une nette augmentation
de la probabilité moyenne de dé-
faut sur les prêts consentis à des
emprunteurs russes et ukrai-
niens, après l’annexion de la Cri-
mée par la Russie à la fin de 2013
et l’invasion de l’Ukraine au dé-
but de 2022. Cet effet est aussi
manifeste sur un ensemble
d’événements géopolitiques et a
un impact significatif sur le
risque de crédit agrégé des ban-
ques exposées.
Les exigences de fonds propres
limitent les risques que les ban-
ques sont autorisées à prendre, et
celles-ci doivent répondre aux
augmentations du risque de cré-
dit en réduisant l’exposition de
IL PEUT PARAÎTRE
PARADOXAL
QU’UN RISQUE
GÉOPOLITIQUE
À L’ÉTRANGER
AFFECTE
LE MARCHÉ
DOMESTIQUE
Difficiles arbitrages
Certains aspects des événements
ayant suivi l’invasion russe de
l’Ukraine, en février 2022, peu-
vent aider à expliquer ce para-
doxe. Au moment de l’invasion,
plusieurs grandes banques mon-
diales, parmi lesquelles l’ita-
lienne UniCredit, la française So-
ciété générale (SG), l’américaine
Citigroup et l’autrichienne Raif-
feisen Bank International (RBI)
étaient fortement exposées en
Russie. SG a vendu (à perte) sa fi-
liale russe peu après l’invasion,
mais les autres banques mondia-
les se retirent beaucoup plus len-
tement. UniCredit, Citigroup et
RBI sont toujours propriétaires
de leurs filiales russes.
Citigroup réduit progressive-
ment la surface de sa filiale et est
en train de vendre son porte-
feuille, mais UniCredit et RBI
continuent de gérer leurs filiales
russes à peu près de la même ma-
nière qu’auparavant. Il se mur-
mure que ces banques atten-
draient une occasion de vendre
leurs filiales russes. Mais toute
vente de ce type nécessite l’ap-
probation de Vladimir Poutine et
pourrait se solder par un coût
élevé pour la banque, en particu-
lier si ladite filiale lui procure un
flux de revenus important. Par
exemple, RBI, qui gère la dixième
risque de crédit provoquée par tel
ou tel événement géopolitique.
C’est la raison pour laquelle une
bonne partie de la réaffectation
du risque provient de la réduc-
tion des prêts domestiques sur
leurs marchés d’origine, où il est
plus facile de réaffecter l’investis-
sement. Nos recherches mon-
trent que plus une banque est
exposée à des pays affectés par le
risque géopolitique, plus elle
réduit ses prêts domestiques. Des
bouleversements qui semblent
lointains peuvent avoir ainsi un
impact important sur nos écono-
mies locales. p
(Traduit de l’anglais par
Gilles Berton)
Leslie Sheng Shen est
économiste à la banque de
la Réserve fédérale, à Boston.
Les points de vue exposés
dans cet article sont de la
responsabilité exclusive de son
autrice et ne doivent pas être
interprétés comme reflétant
les points de vue de la banque
de la Réserve fédérale,
à Boston, ni de toute autre
personne impliquée dans le
système de la Réserve fédérale
forme l’ancienne Communauté économique européenne (CEE,
instituée en 1957 par le traité de Rome) en Union européenne
(UE) et la dote d’une monnaie unique.
Comme prévu en 1992, l’euro entre en vigueur en 1999 pour les
entreprises et en 2002 pour les particuliers. Le traité constitu-
tionnel de 2005, rejeté en France par référendum (55 % de non)
puis adopté par la voie parlementaire après quelques menus
changements sous la forme du traité de Lisbonne en 2007, se con-
tente au fond de consolider les décisions cruciales prises entre
1986 et 1992 et de constitutionnaliser les principes de libre con-
currence et de libre circulation, sans nouveauté majeure. Le traité
budgétaire de 2012 durcit les critères de Maastricht fixés en 1992
sur la dette et les déficits, là encore sans innovation centrale.
Pour comprendre ce qui se joue dans les négociations euro-
péennes décisives menées entre 1985 et 1995, l’ouvrage de réfé-
rence reste celui publié en 2007 par Rawi Abdelal (Capital Rules.
The Construction of Global Finance, Harvard University Press,
2007, non traduit en français). A partir de dizaines d’entretiens
approfondis avec les principaux acteurs politiques et hauts fonc-
tionnaires européens de l’époque, en particulier Jacques Delors
et Pascal Lamy, Abdelal analyse avec finesse les visions de l’ave-
nir et les marges de négociation des uns et des autres.
Aucune fiscalité commune
Pour résumer, le pari des socialistes français est que la création
de l’euro et de la Banque centrale européenne (BCE), puissante
institution fédérale prenant ses décisions à la majorité des voix,
permettra à terme la constitution d’une puissance publique
européenne capable de réguler les forces économiques plus effi-
cacement que n’a réussi à le faire le gouvernement français
d’union de la gauche issu des élections de 1981. Pour obtenir ce
résultat, ils accèdent à la demande centrale des chrétiens-démo-
crates allemands, qui plaident pour une libéralisation absolue
des flux de capitaux, sans aucune régulation publique, et en par-
ticulier sans aucune fiscalité commune, question cruciale et lar-
gement négligée par Mitterrand et Delors lors des négociations.
Les bases du compromis sont posées.
Trente ans plus tard, le bilan de ces innovations radicales est
forcément nuancé. D’un côté, la BCE a joué un rôle central pour
éviter un effondrement généralisé après la crise financière de
2008 et celle liée au Covid-19. Après quelques errements initiaux

Jean Imbs Du choc local au choc global
Les crises mondiales janvier 1991, 167 lors de l’invasion de
l’Ukraine, en février 2022. En novembre 2023,
sont les manifestations il est à peine de 138. Il semblerait que l’incerti-
de la propagation planétaire tude géopolitique a diminué depuis la fin du
XXe siècle. Penser que le monde est devenu
d’événements très aujourd’hui plus risqué qu’avant serait-il le
spécifiques et très localisés, résultat d’une perception sélective ? En fait, ce
ne sont pas les chocs sous-jacents qui ont
explique le chercheur changé, ce sont les mécanismes qui les trans-
forment en phénomènes globaux. Et ce n’est
pas l’intensité de la globalisation qui est en
jeu, mais plutôt sa nature.
Mais, dans une économie de chaînes de va-
leur globales, ce qui est vrai du pétrole peut
l’être de bien d’autres matières premières : les
semi-conducteurs, le lithium, les métaux ra-
res. Après tout, le Covid-19 a débuté dans une
province manufacturière de la Chine, et la
crise des subprimes a été déclenchée par un
krach immobilier relativement mineur aux
Etats-Unis. La majorité de la volatilité de l’éco-
nomie mondiale provient de chocs affectant
très peu d’activités dans un endroit précis : le
risque global tout comme le risque pays sont
lors de la crise grecque et de l’inutile rechute austéritaire de 2012-
2013, le mode de décision à la majorité a permis à la BCE de passer
outre les veto nationaux (notamment allemands) et de mobiliser
rapidement et efficacement des sommes considérables pour sta-
biliser l’économie et réduire les écarts de taux d’intérêt au sein de
la zone euro. Personne ne sait ce qui ce serait passé sans la mon-
naie unique, et force est de constater
que les pays nordiques restés à l’écart
LES RÈGLES de l’euro ne s’en sont pas si mal sortis
(sans plus). Toujours est-il qu’aucun
EUROPÉENNES acteur politique crédible ne propose
ONT PUISSAMMENT aujourd’hui de revenir au franc.
D’un autre côté, chacun comprend
CONTRIBUÉ que la création monétaire ne peut à
elle seule régler tous les problèmes.
À EXACERBER Les banquiers centraux se sont en
LE DUMPING FISCAL outre montrés bien plus allants pour

G
uerre en Ukraine et crise énergétique,
réveil mondial de l’inflation, pan-
démie en 2020, crise des subprimes
douze ans plus tôt : ce début de
XXIe siècle a été caractérisé par des évé-
nements aux conséquences planétaires, des
chocs mondiaux qui affectent la plus grande
part de l’économie mondiale.
On entend souvent que ces chocs sont le si-
gne d’un monde globalisé, duquel il serait
devenu impossible de s’isoler. Pourtant, ce
n’est pas la première fois dans l’histoire
contemporaine que de tels événements ont
lieu. La grippe espagnole de 1918 a été vraisem-
blablement plus meurtrière que le Covid-19 ;
les guerres impliquant des pays producteurs de
matières premières et notamment de pétrole
ont émaillé le XXe siècle ; l’inflation était pres-
que partout galopante dans les années 1970 et
1980 ; la Grande Dépression de 1929 reste à ce
jour la plus dévastatrice de l’ère moderne.
Un indice de risque géopolitique global mis
au point par deux chercheurs de la Réserve fé-
dérale des Etats-Unis propose une quantifica-
tion édifiante (« Measuring geopolitical risk »,
Dario Caldara et Matteo Iacoviello, American
Economic Review n° 112/4 avril 2022). L’indice
atteint ses valeurs les plus élevées, autour
de 500, pendant les deux guerres mondiales.
Il valait 300 lors des attaques du 11 septem-
bre 2001, 250 lors de l’invasion de l’Irak, en
Isolation du risque
Jusque vers la fin du XXe siècle, la globalisation
des échanges était fondée sur un commerce
« horizontal » : on échangeait des matières pre-
mières contre des produits manufacturiers,
souvent entre une ex-colonie et son ex-pou-
voir colonial. Evidemment, un coup d’Etat
dans un pays exportateur de cobalt ou de cui-
vre affectait au premier chef les importateurs
de ces matières premières. Et, dans le cas du
pétrole, cela concernait beaucoup d’importa-
teurs. Mais, d’une manière générale, les consé-
quences restaient confinées aux secteurs qui
utilisent ces matières premières de manière
intensive, comme le secteur automobile pen-
dant les chocs pétroliers des années 1970.
Depuis les années 1990, les échanges
commerciaux se sont développés de manière
plutôt « verticale », tissant des réseaux au sein
desquels chaque producteur dépend d’un très
grand nombre d’autres producteurs. L’exemple
typique est l’iPhone, dont la production met
en jeu, de manière codépendante, de très nom-
breux opérateurs dans de très nombreux sec-
teurs situés partout sur la planète. Dans un tel
environnement, un choc pourtant confiné
sectoriellement et géographiquement peut
avoir des effets globaux dévastateurs. L’exem-
ple historique reste les énergies fossiles, et la
guerre en Ukraine en a été une illustration.
en fait les manifestations de la propagation
planétaire d’événements très spécifiques et
très localisés (« Most global and country
shocks are in fact sector shocks », Lukas Boec-
kelmann, Jean Imbs et Laurent Pauwels, docu-
ment de travail, NYUAD, octobre 2023).
Quelles leçons en tirer ? D’abord, le fait que
les risques globaux et les risques pays soient
très localisés suggère des conséquences très
hétérogènes selon l’exposition de tel ou tel
pays aux chaînes de valeur. Ensuite, cette lo-
calisation des chocs rend possible une forme
d’isolation du risque par la relocalisation,
pour peu que l’origine des chocs soit identifia-
ble. Bien sûr, cela ne veut pas dire que ce soit
désirable, car il n’est jamais évident que les
gains d’une telle relocalisation couvrent les
coûts du risque évité. Cependant, la possibi-
lité d’une répétition de chocs géopolitiques si-
milaires à ceux du XXe siècle et de leur propa-
gation rend de tels calculs, hélas, d’actualité. p
Jean Imbs est professeur d’économie
à l’Ecole d’économie de Paris et
à New York University Abou Dhabi (NYUAD),
et chercheur associé au Centre
for Economic Policy Research (CEPR, Paris)
sauver les banques et les banquiers
que pour permettre d’investir dans la
formation, la santé et le climat. Ils ont ainsi contribué à accroître la
concentration des fortunes, les plus riches bénéficiant du gonfle-
ment des actifs boursiers et immobiliers permis par les rachats de
titres et l’argent public, alors que l’épargne des plus modestes est
laminée par l’inflation en cours. Les règles européennes de libre
circulation des capitaux fixées en 1992 se sont révélées tellement
extrêmes et déstabilisantes que même le FMI a décidé après la
crise asiatique de 1997 puis celle de 2008 de réintroduire certaines
formes de contrôles des capitaux pour les flux de court terme.
Les nouvelles règles européennes ont aussi puissamment con-
tribué à exacerber le dumping fiscal : baisse sans fin de l’impôt
sur les sociétés, développement sans précédent des paradis fis-
caux, sous-imposition structurelle des milliardaires et multimil-
lionnaires. Politiquement, les référendums de 1992 et 2005 ont
fortement contribué à éloigner une partie des classes populaires
des urnes et de la gauche. Le « non » de 2005 constitue ainsi le
meilleur prédicateur du vote RN en 2022, notamment dans les
villes moyennes touchées par la désindustrialisation.
Que faire face à cet héritage complexe ? D’abord, proposer enfin
à nos partenaires de constituer au sein de l’UE un noyau dur capa-
ble de prendre des décisions à la majorité sur le plan budgétaire,
fiscal et environnemental. Même si cette « union parlementaire
européenne » ne voit pas le jour dans l’immédiat, elle reste l’ob-
jectif central. Ensuite, il sera sans doute indispensable de prendre
des mesures unilatérales substantielles face au dumping fiscal,
social et environnemental intra-européen et extra-européen.
Cela provoquera des crises complexes mais surmontables si l’on
garde un cap internationaliste conséquent, et probablement iné-
vitables si l’on veut sortir des blocages actuels. p
30 | idées 0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024

Bruno Cautrès Comment

ne pas voir que la démocratie
reste vulnérable ?
A
u cours de la dernière décennie,
une série de crises économiques,
politiques, sanitaire et internatio-
nales ont percuté nos vies. Si la
dimension planétaire de ces crises est
l’un de leurs traits majeurs, leurs mani-
festations et leurs effets en France ont
été particulièrement puissants, souvent
spectaculaires.
Toutes ces crises n’ont pas pris racine
dans le macronisme. Elles étaient là bien
avant, comme les effets de plus en plus vi-
sibles et disruptifs de la grande transfor-
mation du monde, celle de la globalisa-
tion et de l’interdépendance généralisée.
L’élection d’un tout jeune président
[Emmanuel Macron] en 2017, affirmant
sa volonté de remplacer un « vieux » sys-
tème partisan à bout de souffle par une
« nouvelle politique » du « en même
temps », misant tout sur l’efficacité et la
mise en œuvre rapide de solutions, pre-
nait l’allure d’une belle promesse : com-
biner efficacité et justice, préserver les
atouts français tout en s’adaptant davan-
tage à l’Europe et au monde, moderniser
le pays tout en préservant le meilleur de
ses acquis sociaux.
Près de sept ans ont passé depuis, pres-
que un septennat en fait, entrecoupés
d’une réélection, inédite sous la Ve Répu-
blique hors période de cohabitation, mais
surtout d’une série vertigineuse des cri-
ses : « gilets jaunes », pandémie de Co-
vid-19, guerre en Ukraine, inflation et prix
de l’énergie, sans compter les drames apo-
calyptiques du Moyen-Orient.
Quatre premiers ministres ont accom-
pagné le chef de l’Etat tout au long de
cette épopée. En moins de sept ans, cela
La nécessité de nommer un nouveau premier ministre pour relancer
le mandat du président a quelque chose de paradoxal, analyse
le politiste, qui appelle à placer le renouveau démocratique au centre
des préoccupations du gouvernement de Gabriel Attal
fait finalement beaucoup – en moyenne
un changement de premier ministre tous
les vingt mois et surtout une situation
très complexe pour les deux derniers
sans majorité absolue à l’Assemblée na-
tionale et un recours abondant, qui pose
question, aux mécanismes de « parle-
mentarisme rationalisé ».
Inéluctable usure
S’il faut créditer le premier ministre
Gabriel Attal de son très fort facteur
d’impact, de sa jeunesse, de son talent
politique très largement reconnu et de
plusieurs choix qui ont profondément
marqué lorsqu’il était ministre de l’édu-
cation nationale, on voit bien toute la
difficulté de l’opération : réinjecter de
l’énergie dans une machine présiden-
tielle qui a vécu tant de crises et qui com-
mence à être atteinte par l’inéluctable
usure, qui fait son chemin jour après
jour dans l’opinion, est un pari auda-
cieux mais difficile.
Il y a d’ailleurs quelque chose de para-
doxal à ce que le président ait besoin
d’un nouveau premier ministre pour re-
lancer son mandat, une sorte de vam-
pirisation de la forte popularité du se-
cond pour venir aider le premier. Plus
fondamentalement, c’est la question du
POUR EMMANUEL
MACRON, LE PLAN
DE BATAILLE EN VUE
DE RÉUSSIR SA SORTIE
EN 2027 EST SANS
DOUTE DE REVENIR
AU MACRONISME
DE DÉPART
fameux « cap » politique du second
mandat qui se pose : ce n’est pas faute
que l’exécutif ne cesse de rappeler qu’il y
a un « cap », mais on ne voit toujours pas
clairement où est le principal objectif.
Est-ce toujours le climat et l’écologie, un
objectif que le président avait placé très
en avant pendant sa campagne ? Est-ce
la sécurité et les grandes missions réga-
liennes ? Est-ce l’école et la formation ?
Et quid de nos déficits publics dans tout
cela ? Ou bien s’agit-il d’un peu tout cela
à la fois, mais dans quel ordre ? Pour Em-
manuel Macron, le plan de bataille en
vue d’inverser le cours des choses et de
réussir sa sortie en 2027 est sans doute
de revenir, par des voies détournées, au
macronisme de départ, celui du credo
de l’efficacité.
En proposant un triangle magique
dont les trois pointes sont l’action, les
résultats et l’efficacité, notre nouveau
premier ministre souhaite proposer une
synthèse tendant vers l’autorité de la pa-
role publique. Au macronisme originel
mettant en corrélation efficacité et jus-
tice, il souhaite ajouter sa touche person-
nelle, la corrélation avec le respect de la
parole politique réinvestie d’autorité
parce qu’efficace.
Crise permanente
La barre est haut perchée : les enquêtes
comme le baromètre de la confiance poli-
tique du Centre de recherches politiques
de Sciences Po montrent que la parole po-
litique est usée jusqu’à la corde, malgré la
promesse de 2017 d’en finir avec la crise
de confiance dans la politique. A cet
égard, on ne peut qu’être étonné de ne
pas voir clairement et explicitement
abordé par le nouveau chef du gouverne-
ment la question des institutions et du
renouveau démocratique. La tension en-
tre l’efficacité et la rapidité dans l’action et
l’approfondissement démocratique est
réelle : rien ne sert de courir vite vers l’ac-
tion si l’adhésion populaire n’est pas là. Et
si nous revenions à l’une de nos faiblesses
majeures, la question de l’implication des
citoyens et de la participation de la so-
ciété civile dans les processus de décision.
Comment ne pas voir que notre bien
commun le plus précieux, la démocratie,
reste vulnérable si les multiples signes de
fatigue démocratique, de déceptions et de
frustrations sur les promesses non te-
nues ne sont pas traités ? N’oublions pas
que notre pays a connu une crise sans
équivalent il y a un peu plus de cinq ans.
Le politiste britannique David Runciman,
dans un ouvrage au titre évocateur, The
Confidence Trap (Princeton University
Press, 2013, non traduit), nous a certes
rappelé que, en démocratie, c’est la crise
qui est la règle plutôt que l’exception.
Cette crise permanente, consubstantielle
à la démocratie, recèle selon lui des tré-
sors de renouveau, obligeant le régime
démocratique à se réformer et à s’amélio-
rer. Il n’empêche : il ne faudrait pas que
l’efficacité se substitue trop au dialogue et
au renouveau démocratique. p
Bruno Cautrès est chercheur au
Centre national de la recherche
scientifique et au Centre de
recherches politiques de Sciences Po

Chloé Morin La capacité des acteurs politiques à bien

communiquer semble tenir lieu d’unique critère de sélection
Pour la politologue, les effets d’annonce ne sauraient compenser le manque d’action publique

F
ini, le temps des amateurs !
Il n’y a, dans le gouverne-
ment du premier ministre
Gabriel Attal, plus que trois
représentants de la société civile :
la ministre de l’éducation natio-
nale, de la jeunesse, des sports et
des Jeux olympiques et paralym-
piques, Amélie Oudéa-Castera, le
ministre de la justice, Eric Dupont-
Moretti, et la ministre de l’ensei-
gnement supérieur et de la recher-
che, Sylvie Retailleau. Emmanuel
Macron, qui avait théorisé la né-
cessité de renverser une caste poli-
tique pervertie par le carriérisme
et déconnectée de la « vraie vie »
de nos concitoyens, a enfin re-
noncé à sa fausse bonne idée.
Que l’on s’entende bien : il n’est
pas ici question de dire que le re-
nouvellement politique n’est pas
nécessaire, et l’ouverture des fonc-
tions électives au plus grand
nombre doit rester une priorité.
Trop de citoyens n’osent pas fran-
chir le pas en raison des multiples
contraintes qui pèsent sur nos
élus. C’est une crise de vocations
majeure qui se prépare, sans que
personne ait le courage de le dire
et de prendre les mesures néces-
saires pour empêcher l’assèche-
ment du monde collectif.
Le monde politique doit s’ou-
vrir et se renouveler. Mais il est
grand temps d’assumer qu’un
poste de député, de maire ou de
ministre, c’est exigeant. Il est
temps de dire aussi que l’exercice
de ces fonctions nécessite des
compétences et une expérience
difficiles à acquérir.
Ce que nous avons pu constater
depuis des mois, c’est que l’on
s’improvise difficilement minis-
tre. Maîtriser une administration,
parfois lui tordre le bras pour
qu’elle applique la loi votée par le
Parlement, prendre part à la joute
verbale souvent rude au sein de
l’Hémicycle, aller sur le terrain, in-
lassablement, et garder les pieds
sur terre malgré un accueil parfois
houleux, parler aux élus, aux syn-
LA POLITIQUE EST
UNE LESSIVEUSE,
ET TOUT LE MONDE
N’A PAS
LES QUALITÉS
– ET PARFOIS
LES DÉFAUTS –
POUR RÉSISTER
dicats, aux associations, qui por-
tent des exigences proportionnel-
les à leurs déceptions passées,
sont choses ardues. La politique
est une grande lessiveuse, et tout
le monde n’a pas les qualités – et
parfois les défauts – pour résister.
Parmi les ministres qui font
leur entrée au gouvernement,
deux figures ont particuliè-
rement marqué les esprits :
Rachida Dati, à la culture, et
Catherine Vautrin, au travail, à la
santé et aux solidarités.
Trop à droite
Cette dernière est connue du
grand public avant tout parce
qu’elle fut un temps envisagée par
le président Emmanuel Macron
comme première ministre, avant
que certains poids lourds de la
majorité – Richard Ferrand [an-
cien président de l’Assemblée na-
tionale] et François Bayrou [le pré-
sident du Mouvement démocrate]
notamment – ne barrent la route
à cette femme perçue comme
trop à droite en raison de son
opposition au mariage pour tous
au moment de son examen à l’As-
semblée nationale en 2013.
La présidente du Grand Reims
et de l’Agence nationale pour la
rénovation urbaine n’est pas ex-
trêmement connue du grand pu-
blic, mais c’est une femme politi-
que expérimentée. Issue du parti
Les Républicains, elle fut notam-
ment députée dès 2002, et vice-
présidente de l’Assemblée natio-
nale de 2008 à 2017.
Autre entrante, beaucoup plus
connue du grand public : Rachida
Dati. Rappelons qu’elle s’est pla-
cée, en décembre 2023, au qua-
trième rang des personnalités po-
litiques préférées des Français
dans le baromètre de l’Institut
français d’opinion publique pour
Paris Match, à 46 % de « bonne
image » (contre 51 % pour Gabriel
Attal). Conseillère au cabinet de
Nicolas Sarkozy au ministère de
l’intérieur, puis porte-parole de sa
campagne de 2007, elle fut l’une
de ses ministres emblématiques
une fois celui-ci élu président.
Rachida Dati incarne entre
autres la possibilité de s’élever
dans notre société quelles que
soient ses origines. Une pro-
messe républicaine à laquelle les
Français sont d’autant plus atta-
chés qu’ils constatent qu’elle
n’est plus guère tenue.
Elle n’a d’ailleurs pas manqué
de mentionner les catégories po-
pulaires dans son discours de
passation des pouvoirs, et de dé-
noncer le mépris de certaines éli-
tes à leur égard – mépris dont elle
estime sans doute aussi faire
l’objet. Le ministère de la culture
est vraisemblablement aussi un
raccourci vers son Graal : la mai-
rie de Paris, ingagnable pour la
droite sans alliance avec le parti
d’Emmanuel Macron.
Le retour de l’expérience politi-
que au gouvernement est un
élément qu’il convient de saluer.
Mais il y a une différence entre
l’expérience et la capacité à com-
muniquer. La seconde est néces-
saire, mais la recherche de l’effet
waouh ne saurait tenir lieu de li-
gne. Ces dernières années, plu-
sieurs ministres, pourtant esti-
més par leurs administrations,
les syndicats et les associations,
ont payé cher leur incapacité à
« imprimer », comme disent les
journalistes.
Dompter l’ogre médiatique
De fait, la capacité des acteurs poli-
tiques à bien communiquer sem-
ble désormais tenir lieu d’unique
critère de sélection. Si leur survie
tient tout entière dans leur ma-
nière de dompter l’ogre médiati-
que, comment s’étonner qu’ils
soient de moins en moins pour-
vus des compétences nécessaires
pour diriger un pays, faire la loi et
l’appliquer ? Regardons-nous dans
le miroir : c’est aussi notre respon-
sabilité qui est ici engagée, celle de
trop souvent privilégier la com-
munication par rapport au fond
dans la plupart des scrutins. Et
c’est justement parce que tous les
acteurs politiques saluent la vir-
tuosité « communicationnelle »
du nouveau premier ministre
qu’il sera sans doute attendu au
tournant : attention à ce que trop
d’effet waouh ne tue pas l’effet
waouh. Sera-t-il un simple VRP du
président, un super porte-parole,
ou bien un vrai premier ministre
capable d’imprimer sa marque,
celle d’un homme qui vient de la
gauche et dirige un gouverne-
ment largement composé de
poids lourds de droite ?
Jean-Marc Ayrault, premier chef
de gouvernement nommé par
[l’ancien président] François Hol-
lande, n’avait jamais réussi à s’as-
surer le respect de certains de ses
ministres, qui ne le jugeaient pas
au niveau de la fonction. Asseoir
son autorité sur de fortes person-
nalités, et se garder de la tentation
très commune de trop vouloir
communiquer pour compenser
l’inertie de l’action publique, voilà
deux défis que Gabriel Attal va
devoir relever. p
Chloé Morin est essayiste
et politologue
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024 carnet | 31
Perrine, Mellac (Finistère). Bordeaux. Yaoundé.
sa ille, Conférences
Thomas et Léonard, Nous avons l’immense chagrin de
ses petits-ils, faire part du décès de M Woya Owona Guindo,
me
Le Foyer de l’Âme présente
en vente son épouse, son cycle de cultes-conférences 2024 :
actuellement Le Carnet ont la tristesse de faire part de la M. Louis LE PENSEC, Ses enfants « Exils, Arrachement et Renouveau »
disparition de ancien ministre, sénateur, député, Et toute la famille éplorée, • Dimanche 14 janvier 2024, à 10 h 30,
conseiller général du Finistère, Catherine Wihtol de Wenden,
Elise CHERCHÈVE, maire de Mellac,
K En kiosque Vous pouvez nous faire née BARDA, ont la douleur de faire part du décès
directrice de recherche au CNRS,
« Histoire des exils »,
survenu à l’âge de quatre-vingt-sept de
parvenir vos textes survenue à l’âge de quatre-vingt- ans. • Dimanche 21 janvier, à 10 h 30,
seize ans. Caroline Saglio-Yatzimirsky,
M. le professeur anthropologue,
HORS-SÉRIE

soit par e-mail : De la part de

Les obsèques ont eu lieu ce samedi Colette (†), Joseph OWONA, psychologue clinicienne,
carnet@mpublicite.fr 13 janvier 2024, à 14 h 45, au cimetière son épouse, « La voix de ceux qui crient »,
L’HISTOIRE DU
(en précisant impérativement parisien de Pantin. Olivier (†),
son ils,
professeur émérite
de droit public, • Dimanche 28 janvier, à 10 h 30,
Fawzia Zouari, écrivaine, journaliste,
PROCHE ORIENT
10 000 ans de civilisation
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
Saint-Brice-sous-Forêt (Val-d’Oise).
Pascale,
sa belle-ille,
membre
du Conseil constitutionnel,
« Itinéraire entre
Alix, Brieuc, Goulven, l’Orient et l’Occident »,
Françoise Deberdt, ancien directeur
d’abonné ou de membre son épouse,
ses petits-enfants, • Dimanche 4 février, à 10 h 30,
ÉDIT ION
Ninon, de l’Institut des relations Corinne Lanoir, théologienne,
20 23
de la SDL) Adrien Deberdt,
son arrière-petite-ille, internationales du Cameroun (Iric),
Comprendre le présent à la lumière du passé

son ils, « Arrachement, intégration,

Adrienne, ancien secrétaire général assimilation ? Lectures croisées
Geneviève Muglioni,
Hors-série soit sur le site : sa belle-mère,
sa sœur,
de la Présidence de la République du livre de Ruth »,
Jean-François,
https://carnet.lemonde.fr Les familles Clavel, Brosse, Avezou
son neveu du Cameroun, Temple protestant du Foyer de l’Âme,
Et amis, 7 bis, rue du pasteur Wagner,
Ainsi que les familles plusieurs fois ministre,
L’équipe du Carnet Et amis. Paris 11e (M° Bréguet-Sabin).
ont la tristesse de faire part du décès
reviendra vers vous de
Un dernier hommage lui sera survenu le 6 janvier 2024,
100 GRILLES
rendu le mardi 16 janvier 2024, à à Bordeaux (France).
dans les meilleurs délais M. Jean-Patrick DEBERDT, 15 heures, au crématorium de Kerlétu,
diplômé
pour vous confirmer
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8
à Lorient.
de l’Institut d’études politiques Des hommages auront lieu à
la parution. de Paris,
Selon ses volontés, les visites Bordeaux et au Cameroun.
au funérarium sont réservées à la
survenu à Saint-Brice-sous-Forêt,
famille. Pompes funèbres de France,
le 7 janvier 2024,
carnet@mpublicite.fr à l’âge de soixante-dix ans. La Chaire Grands enjeux
La famille remercie sincèrement 134, avenue de l’Yser,
https://carnet.lemonde.fr 33700 Mérignac.
stratégiques contemporains,
toutes les personnes qui s’associeront
Ses obsèques civiles seront célébrées dirigée par Louis Gautier,
à leur peine, et tout particulièrement
le mardi 16 janvier, à 11 heures, au professeur à Paris 1
Magazine n° 8 l’ADMR de Mellac, le cabinet inirmier
AU CARNET DU «MONDE» crématorium de Cormeilles-en-Parisis,
Ty Bodel, ainsi que plus récemment Remerciements Panthéon-Sorbonne
27, rue Georges-Méliès, suivies de la
le personnel de l’EHPAD d’Arzano et vous invite à son cycle
crémation dans l’intimité familiale. Très touchée par les marques de
l’hôpital de Quimperlé lors de ces de conférences 2024
Décès dernières semaines. sympathie et d’amitié qui lui ont été
sur le thème :
M. Jean-Jacques Delpy, témoignées lors du décès de
Tours. Paris. « Confrontations
son époux, Cet avis tient lieu de faire-part et
HORS-SÉRIE
Laurence, de remerciements. et recompositions stratégiques »
Odette Barbier, sa ille, M. Daniel BIDEAU,
son épouse François, Pompes funèbres Pierregui, physicien, et à la Leçon inaugurale prononcée
Et ses enfants. son gendre, 29300 Mellac. professeur des Universités par le général d’armée
Marie-Alix, Capucine et Alexandre, Tél. : 02 98 35 05 28. Thierry Burkhard,
Un an déjà. et inistérien,
40
ses petits-enfants, chef d’état-major des Armées
(Le Monde du 13 janvier.)
CARTES
Le ont la tristesse d’annoncer le décès survenu le 22 janvier 2023,
POUR COMPRENDRE

de le lundi 22 janvier 2024

UN MONDE FRACTURÉ docteur
Michel BARBIER,
né le 8 septembre 1927,
Hors-série
médecin-chef
du Service de pathologie exotique,
parasitaire et Maladies infectieuses
de l’hôpital international
de l’Université de Paris,
HORS-SÉRIE
est décédé le 15 décembre 2023, chez
lui à Paris, à l’âge de quatre-vingt-
quinze ans.
UN LONG CHEMIN Il était membre de la Société
VERS L'INFINI
de pathologie exotique et de la
Royal Society of Tropical Medecine
(découverte en 1966 de la Bilharziose
à Schistosoma Mékongi).
Murs. Aix-en-Provence. Marseille.
Hors-série Marie-Claude Bonniol,
née Lereclus,
son épouse,
Le docteur Vincent Bonniol,
son ils,
Léonard, Eva-Marie et Raphaël,
Musée d'Histoire de Nantes
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24
ses petits-enfants,
HORS-SÉRIE
Mme Anne-Marie DELPY,
née MAISONNADE,
survenu à Bayonne, le 8 janvier 2024.
Les nymphes et cocottes
ont la grande tristesse de faire part
du voyage éternel de
Paul Armand GETTE,
au pays de Vénus, Artémis et autres
déesses.
Qu’il soit remercié pour les
innombrables joies qu’il leur a
données.
Le musée Gassendi à Digne-les-
Bains a été honoré de recevoir la
donation des archives et d’œuvres
de cet artiste.
Paris.
Montbrison (Loire).
Nouzonville (Ardennes). Neuilly- à l’âge de soixante-dix-neuf ans
de 18 heures à 20 heures,
Plaisance (Seine-Saint-Denis).
et dans l’impossibilité d’y répondre Centre Sorbonne,
Pierre-Paul,
son ils, individuellement, toute la famille 17, rue de la Sorbonne,
Joëlle, vous remercie chaleureusement pour à Paris 5e,
sa belle-ille, amphithéâtre Richelieu.
votre présence et vos dons.
Ses petits-enfants, Accueil du public à 17 heures.
Aurore,
Programme consultable
sa sœur Souvenir
Et ses proches, et inscription obligatoire
Il y a six ans, le 12 janvier 2018, sur le site de la Chaire :
ont l’immense tristesse de faire part https://chairestrategique.
du décès de pantheonsorbonne.fr
Daniel LINDENBERG
Les conférences seront aussi
Mme Anne-Marie LHEUR,
difusées en direct
nous quittait.
survenu le 23 décembre 2023, via le site de la Chaire.
à Neuilly-Plaisance, Inscription obligatoire
à l’âge de soixante-quatorze ans. Que ses ami-e-s aient une pensée pour recevoir
pour lui. le courriel de connexion.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le 17 janvier 2024, à 14 h 30, en l’église
Saint-Pierre-Saint-Paul d’Ivry-sur-Seine « Toujours présent dans nos pensées Concert
(Val-de-Marne), suivie à 16 heures, par et dans nos cœurs ».
l’inhumation au cimetière nouveau ERELLA
d’Ivry. vous invite à un voyage musical
Mémoire (musique française,

leur sœur, Chiara, annemarie.lheur@gmail.com musique world et Jazz)

Comment leurs mères, Bernadette Cardelli et le jeudi 18 janvier 2024, à 20 heures,
les Mongols
Carole Crisanti, Anne Griot-Fohr, Felix LANZMANN,
ont changé son épouse, Matthieu et Clémence Pluvinage Centre d’Art et de Culture
le monde Ses sœurs, son frère
Et ses neveux, Marine Griot, Espace Rachi,

GENGIS ont l’immense chagrin de faire part

sa ille
et son compagnon, Julien Mercier,
ont la grande tristesse d’annoncer le
décès de leurs parents,
depuis le 13 janvier 2017, chaque jour,
tu nous manques.
39 rue Broca, Paris 5e
www.culture-juive.fr
KHAN de la mort de Félix,
son petit-ils, Nicole et Philippe PLUVINAGE,
En partenariat
avec

M. le professeur Sa famille Société éditrice du « Monde » SA

Jean-Jacques BONNIOL,
fondateur du département
Hors-série des Sciences de l’éducation
à l’université d’Aix-en-Provence,
le 4 janvier 2024, chez lui à Murs,
Collection
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
La crémation aura lieu le lundi
CHEFS -D’OEUVRE 15 janvier, au cimetière Saint-Pierre,
EN M I N I AT U R E à Marseille.
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
v.bonniol@free.fr
Et ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Christian GRIOT,
survenu le 30 décembre 2023, à Paris.
Les obsèques auront lieu le mardi
16 janvier 2024, à 11 h 30, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
survenu le 6 janvier 2024.
Le recueillement aura lieu le
mercredi 24 janvier, de 11 heures à
11 h 30, en la chambre mortuaire de
l’hôpital Bégin, à Saint-Mandé.
Une cérémonie suivra en la salle
de la Coupole du crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
de 13 h 30 à 14 h 30.
clvalvasori@gmail.com
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
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32 | 0123
HUMANITÉS | CHRONIQUE
par p hil ip p e b e r nar d
Le Sahel rayé de
la carte de l’information
S LES JOURNALISTES
ur la carte du monde des
atteintes à la liberté de la
presse publiée par Repor-
ters sans frontières (RSF),
la Russie, la Chine ou la Corée du
Nord apparaissent en bien plus
foncé. En matière de médias mu-
selés, d’information manipulée et
de journalistes ciblés, il y a encore
pire sur terre que les pays du Sa-
hel. Mais la quasi-disparition du
Mali, du Niger et du Burkina Faso
des écrans radars de l’informa-
tion internationale est une réalité
qui cingle dans le monde franco-
phone, soulignant non seule-
ment le divorce avec Paris, mais
aussi le brutal repli de ces pays et
leur régression démocratique.
Au Mali, au Niger et au Burkina
Faso, entre enlèvements, mena-
ces, censure, interdictions et ar-
restations, le Sahel est devenu « un
désert de l’information et un cime-
tière de journalistes », résumait en
novembre un reportage de France
24 diffusé à l’occasion du dixième
anniversaire de l’assassinat, près
de Kidal (nord du Mali), de
Ghislaine Dupont et de Claude
Verlon, envoyés spéciaux de Radio
France internationale (RFI).
Cette tragédie, toujours en
cours d’élucidation par la justice
française, a marqué le début
d’une série macabre et d’un tour-
nant historique : de foisonnante
et vivace, la couverture mé-
diatique de cette immense zone
déshéritée, marquée par la
multiplication des radios locales
et la puissance de l’audiovisuel
extérieur français, s’est appau-
vrie, étiolée.
Les reportages ont laissé la
place à la communication des
juntes qui tiennent désormais ces
trois pays aux prises avec des atta-
ques djihadistes, et aux enquêtes
faites à distance, par le biais de
WhatsApp ou de Signal, faute de
sécurité ou d’accréditation. « La
plupart des sources sur place
n’osent pas parler, et les rares qui
osent le faire demandent toujours
à rester anonymes », témoigne un
reporter africain cité dans le rap-
port « Dans la peau d’un journa-
liste au Sahel », publié en
avril 2023 par RSF.
La fin d’un regard extérieur
« Le simple fait de parler aux mé-
dias vous fait qualifier d’“ennemi
du pays” », précise, à Dakar, Sadi-
bou Marong, directeur du bureau
de RSF pour l’Afrique subsaha-
rienne. Au Mali, la junte exige un
« traitement patriotique de l’infor-
mation », qui expose aux persé-
cutions les journalistes rendant
compte des exactions de l’armée
ou de ses liens avec la Russie.
« Tous ceux-là (…) qui continuent
d’informer pour l’ennemi, ils vont
le payer », a averti le colonel As-
simi Goïta, autoproclamé chef
d’Etat à Bamako. « La liberté de pa-
role n’est plus admise (…). Les par-
tis politiques et les syndicats n’ont
plus le droit de manifester. Toute
la société a été mise en coupe ré-
glée », a résumé sur RFI, en no-
vembre 2023, Ahmed Newton
Barry, figure du journalisme au
Burkina Faso, pays longtemps
tenu pour exemplaire.
La coupure de RFI et de France
24, l’expulsion des correspondan-
tes du Monde et de Libération ont
marqué, depuis 2022, une rupture
majeure peu soulignée : la quasi-
mise à l’écart des Européens et la
fin d’un regard extérieur long-
temps essentiel à la vie politique
AU MALI,
LA JUNTE EXIGE
UN « TRAITEMENT
PATRIOTIQUE DE
L’INFORMATION »
0123
DIMANCHE 14 - LUNDI 15 JANVIER 2024
LE DANGER D’UNE
RÉGIONALISATION
DE LA GUERRE mondiale si elles finissaient par empêcher Riyad ne songe qu’à parvenir à une trêve,
DE GAZA EN MER
toute navigation sur cet axe vital.
Cette menace contraint néanmoins les
Etats-Unis à une forme d’équilibrisme géo-
prélude à un désengagement.
Cette perspective encore fragile a fait l’ob-
jet de difficiles tractations, pour l’instant
ROUGE politique. En pilonnant massivement les
positions houthistes alors que les miliciens
ont fait la preuve par le passé de leurs capa-
suspendues, avec les maîtres de Sanaa
comme avec le gouvernement internatio-
nal reconnu du Yémen, porté à bout de bras
cités de résilience, Washington nourrit en par les Saoudiens. Tout dérapage servirait
effet une rhétorique qui dénonce, depuis également les intérêts de l’Iran, qui sou-
l’émergence de cette rébellion contre le pou- tient militairement la mouvance hou-
voir de l’ancien président Ali Abdallah Saleh thiste, cette dernière, elle-même inscrite
DE LA RÉGION SONT (1990-2012), il y a désormais plus de vingt dans un courant de l’islam chiite, étant pro-
ans, son rôle dans la région, comme celui che idéologiquement de Téhéran.
PRIS ENTRE d’Israël. En reconnaissant la capacité de nui- Plongés depuis plus d’une décennie dans
LE MARTEAU DES sance régionale d’un mouvement confiné une guerre civile qui a engendré une
JUNTES MILITAIRES
ET L’ENCLUME
L a lourde riposte des Etats-Unis, épau-
lés par le Royaume-Uni, les 11 et 12 jan-
vier, contre les miliciens yéménites à
l’origine de multiples attaques en mer
Rouge était probablement inévitable. Le
jusqu’à présent dans le très complexe théâ-
tre yéménite, les Etats-Unis font le jeu du
pouvoir houthiste, qui peut utiliser en outre
cet affrontement pour justifier sa main de
fer sur les territoires qu’il contrôle.
catastrophe humanitaire dont le pays, l’un
des plus pauvres au monde, aura du mal à
se remettre avant longtemps, les Yéméni-
tes eux-mêmes ne seraient pas épargnés
par une interruption de la navigation en
DES GROUPES mouvement houthiste, solidement installé La difficulté des Etats-Unis à mettre sur mer Rouge. L’aide alimentaire dont ils
DJIHADISTES à Sanaa, les justifie au nom de la solidarité pied un dispositif naval visant à empêcher dépendent transite en effet par le port
avec la cause palestinienne, alors que l’as- ces attaques (la France n’a d’ailleurs pas d’Hodeïda, tenu par les houthistes et qui
saut dévastateur de l’Etat hébreu contre participé à la riposte des 11 et 12 janvier) té- donne sur ses eaux.
et sociale de ces pays. « Ça ne me Gaza à la suite des massacres sans précé- moigne des obstacles existants. L’embarras Ces tensions mettent en évidence une
fait pas plaisir de le dire, mais, de dent de civils israéliens par le Hamas, le 7 oc- des pays riverains, à commencer par l’Ara- instabilité régionale que la guerre de Gaza a
la Mauritanie au Soudan, les dji- tobre, est entré dans son quatrième mois. bie saoudite, traduit la crainte d’une esca- décuplée. Ce constat s’ajoute aux considé-
hadistes ont gagné : ils ont fait fuir Ces attaques visent selon leurs auteurs les lade qui ne ferait que des perdants. Après rations humanitaires les plus élémentaires
tous les Occidentaux », souligne le seuls cargos à destination d’Israël, à com- s’être embourbé militairement pendant pour demander avec force un arrêt des
journaliste africaniste Antoine mencer par le port israélien d’Eilat, relié à la des années au Yémen, avec l’appui améri- combats. Ils rendent invivable l’étroite
Glaser. Cette spectaculaire expul- mer Rouge par le détroit de Tiran, ce qui est cain, à l’initiative du prince héritier Mo- bande de terre non pas pour les dirigeants
sion s’est opérée en deux temps : évidemment inacceptable. Elles auraient hammed Ben Salman, après sa nomination du Hamas, mais pour l’ensemble des civils
après les risques sécuritaires liés des conséquences désastreuses à l’échelle en 2015 comme ministre de la défense, palestiniens piégés par la guerre. p
aux attaques islamistes qui ont
interdit aux reporters des zones
entières du Sahel, l’arrivée au
pouvoir de militaires tournés
vers Moscou a bâillonné les liber-
tés et transformé tout journaliste
français en figure de l’ancienne
puissance coloniale honnie.
A Ouagadougou, Fanny Noaro-
Kabré est l’une des dernières jour-
nalistes françaises à oser travailler
encore sur place, principalement
sur les questions de société. « Je
me suis installée au Burkina Faso
pour le raconter de l’intérieur, et je
m’accroche pour qu’on continue à
le faire dans toute sa complexité et
toutes ses nuances », témoigne-t-
elle. L’un de ses récents reporta-
ges, diffusé sur TV5 Monde et la
radio suisse RTS, raconte les mo-
bilisations villageoises contre les
fermetures d’écoles imposées par
les groupes djihadistes qui pri-
vent de scolarité plus d’un million
d’enfants. Un bel exemple de jour-
nalisme de terrain.
Silences forcés
Demeurés presque seuls, les jour-
nalistes africains paient désor-
mais le prix fort : pour avoir évo-
qué sur TikTok l’« échec » de la
junte face à la hausse des prix,
l’influenceuse malienne Rokia
Doumbia a été condamnée à un
an de prison, tandis que l’irrévé-
rencieux chroniqueur radio Mo-
hamed Youssouf Bathily a été in-
carcéré à Bamako. Au Niger, la
IMMERSION DANS
journaliste Samira Sabou, qui tra-
que les affaires de corruption, a
passé huit jours en détention au
secret, début octobre. Au Burkina
Faso, la junte va jusqu’à enrôler de
L’ÉCONOMIE DU CRIME
force et à envoyer au combat des
journalistes critiques – dont Is-
saka Lingani, âgé de 64 ans –,
pour les réduire au silence.
Malick Konaté, un jeune repor-
ter d’images malien, a dû, lui,
s’exiler après avoir donné la pa- Cours du soir avec Bertrand Monnet
role à des compatriotes déplorant
le départ de l’armée française. Ac-
cusé sur les réseaux sociaux
d’être « un espion de la France » et
un « traître », il s’est réfugié à Da-
kar après des menaces de mort et
d’arrestation. Puis à Paris, lorsque
Chaque année, l’économie criminelle générerait plus de 2 000 milliards de dollars. A travers
les attaques se sont intensifiées, ce nouveau cycle de cours du soir, nous vous proposons une plongée dans les mécanismes de
suite à la diffusion sur BFM-TV cette économie. Comment elle se nourrit, qui sont les parties prenantes, ce qu’elle rapporte
d’un reportage sur la présence au et comment il serait possible de la contrôler. Vous pourrez assister aux cinq conférences dans
Mali des miliciens russes de Wa-
l’auditorium du Monde, mais aussi en direct à distance et en replay à partir du 6 mars.
gner. « Les citoyens maliens ont
perdu le droit de dire ce qu’ils pen-
sent, déplore-t-il. Ils sont comme Spécialiste de l’économie du crime, Bertrand Monnet est professeur titulaire de la chaire
séquestrés dans leur propre pays. » Edhec Management des risques criminels et contributeur régulier du journal Le Monde. Il est
A l’entendre, les journalistes de
la région ont le choix entre se
notamment l’auteur de « Narco Business », la série d’enquêtes vidéo sur les cartels de la drogue.
taire, perdre la liberté, mourir ou
fuir. Comme toutes les popula-
tions du Sahel, ils sont pris entre le
marteau des juntes militaires et
l’enclume des groupes djihadistes.
Leurs silences forcés, leurs diffi-
cultés à témoigner en disent long
sur l’isolement et les souffrances
des quelque 70 millions d’habi-
tants des trois pays sahéliens fran-
cophones rayés de la carte mon-
diale de l’information p
 5 S EXUAL I TÉ

Femmes
accros
au porno
Malgré la culpabilité, des femmes
confient éprouver du plaisir
à visionner des films X, contraires
à leurs principes féministes
7
CUI S I N E
Tout le
Vietnam
dans un bol
Emblématique de la gastronomie
vietnamienne, la soupe pho
est un concentré de saveurs

8 UN APÉRO AVEC …

Sonia
Kronlund
La journaliste et productrice
de radio publie un livre sur
un manipulateur séducteur
de nombreuses femmes.
Un genre d’homme dont
elle aussi a été victime

Dans le sillage de
« Plus belle la vie »,
le succès des feuilletons
télévisés ne se dément
pas. Pour assurer
le tournage de ces
fictions quotidiennes,
piliers de leurs grilles,
les chaînes
ont mis en place
Tournage de la série « Plus Belle la Vie, encore plus belle », dans les studios de la Belle de Mai, à Marseille, en décembre 2023. NEDIM IMRE/CAPA PICTURES/NEWEN/TF1

une organisation
industrielle

Soap populaire
E N QUÊ TE

DIMAN C H E 1 4 - LU N DI 1 5 JAN V IE R 2024 C AHI ER DU « M O N DE » N O 24 5 82 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T

2 0123
DIM A N C HE 1 4 - L UN DI 1 5 JA N VIER 2024

Souvent raillées, voire méprisées,
ces productions n’en tracent par moins
fièrement leur sillon, générant des mil-
lions de vues (au minimum 2 millions
par épisode) et des centaines d’emplois.
De l’écriture à la postproduction, elles
sont le résultat d’un processus de fabri-
cation implacable où tous les rouages
sont essentiels et interdépendants les
uns des autres.
Par Hélène Bekmezian
Un procédé industriel
« Faire une quotidienne, c’est un
peu comme produire de la pâtisserie in-
dustrielle, cela peut être très bon mais il
faut du rendement, ça reste une usine »,
juge Marc Kressmann, qui a été auteur et
producteur artistique sur DNA. Le prin-
cipe cardinal est de produire autant que
l’on diffuse, sachant que ces feuilletons
sont au programme cinq jours sur sept
toute l’année, à l’exception d’une quin-
zaine de jours en été. Une autre méta-
phore souvent employée est celle du
(structures narratives qui courent sur
plusieurs semaines), celle des « séquen-
ciers » (découpage des arches en épiso-
des) et l’écriture des dialogues. « Il y a
des techniques très précises que l’on re-
trouve sur tous les feuilletons puisqu’il y
a, à la base de ces séries, des gens qui
étaient à l’origine de Plus belle la vie »,
explique-t-il.
Autre point commun et clé du
succès : une choralité de personnages
qui permet non seulement davantage
afin de sortir environ vingt-cinq minu-
tes utiles par jour (par comparaison, un
tournage de cinéma produit trois minu-
tes utiles par jour). « L’autre choix inspiré
de PBLV est de travailler en flux tendu,
sans stock d’épisodes, ce qui permet de
s’adapter si l’audience n’est pas au ren-
dez-vous », explique encore la sociolo-
gue, dont l’ouvrage Le Travail de la fic-
tion. Dans les coulisses d’une série télé-
visée paraîtra en mars aux Presses
universitaires de Vincennes.

D
ans le milieu de la télévi-
sion, on les appelle les
« quotidiennes ». Les plus
connaisseurs se conten-
tent même d’en parler
par sigles, comme s’il
n’était plus la peine de préciser ce que
signifie « DNA », « ITC » ou « USGS ».
Demain nous appartient, Ici tout com-
mence, Un si grand soleil et désormais la
nouvelle version de Plus belle la vie, de
retour sur TF1 depuis le 8 janvier sous le
titre Plus belle la vie, encore plus belle : les
feuilletons quotidiens se sont imposés
ces dernières années comme un format
incontournable de la télévision.
ENQUÊTE
Sur un grand écran accroché au mur de
l’entrée, le planning de la semaine donne
le tournis. Nous sommes à Sète, où sont
tournés Demain nous appartient et Ici
tout commence, dans un petit immeuble
qui abrite les équipes de postproduction
de ces deux feuilletons diffusés sur TF1.
Mixage, montage, étalonnage… Défilent
sur l’écran des lignes de métiers couplés à
des noms et des numéros d’épisode, croi-
sées avec les colonnes des jours et des sal-
les disponibles, le tout agrémenté d’un sa-
vant code couleur couvrant tout l’arc-en-
ciel. Le tableau est à l’image du procédé de
fabrication des quotidiennes : industriel.
TGV qui ne s’arrête jamais : pour que le
train avance et que la production puisse
délivrer ses vingt-six à vingt-huit minu-
tes quotidiennes, il faut en amont une
méthode bien rodée.
Pionnière du genre en France,
Plus belle la vie, lancée en 2004, a été la
véritable matrice de ce processus, et
Olivier Szulzynger le maître d’œuvre.
Aujourd’hui trésorier de la Guilde fran-
çaise des scénaristes, l’auteur n’est pas
peu fier de constater que la méthode
mise en place sur le feuilleton mar-
seillais a fait florès. Soit trois grandes
équipes de scénaristes qui se répartis-
sent la construction des « arches »
d’identification de la part des téléspecta-
teurs, mais surtout de ne pas faire repo-
ser la vitalité de la série sur un(e) seul(e)
comédien(ne). Sociologue et autrice
d’une thèse sur la fabrication de Plus
belle la vie, en 2013, Muriel Mille a pu
constater de près l’intérêt pratique de ce
principe : « Cela permet de tourner en
plusieurs endroits à la fois, puisqu’on n’a
pas le même acteur dans toutes les scè-
nes. C’est une organisation très rationali-
sée, il ne faut pas perdre de temps et être
extrêmement coordonné dans la réalisa-
tion des scènes. » Selon les séries, ce sont
chaque jour deux ou trois équipes de
tournage qui travaillent en parallèle,
Enfin, tous les feuilletons sont
tournés dans le Sud (Marseille, Sète ou
Montpellier pour USGS, sur France 2)
pour profiter le plus possible de la lu-
mière naturelle lors des tournages en ex-
térieur (de 30 % à 50 % des séquences) et
faciliter la coordination des équipes. En
revanche, cela implique une surveillance
attentive d’un autre facteur souvent ins-
table : la ponctualité des trains, la plupart
des comédiens résidant à Paris.
Des scénaristes
en position de force
C’est un constat symptomatique de la si-
tuation : il est devenu difficile, voire im-
possible, de trouver un scénariste qui cri-

tique ouvertement les quotidiennes. A

l’instar de cette autrice de série très en
vue, ils ne peuvent que reconnaître au

Des feuilletons à la chaîne

minimum que ces productions « sont une
bonne rampe de lancement » et « donnent
leur chance à des débutants » dans un mi-
lieu au « statut assez précaire ». De fait,
l’inflation des feuilletons a fait tourner le

Souvent raillées, les séries vent en faveur des scénaristes : « Il y a une

vraie concurrence car les bons auteurs de
quotidiennes sont une ressource rare. Les
scénaristes sont plutôt en position de

« Plus belle la vie », « Demain nous

force et, financièrement, cela se passe as-
sez bien. Le budget d’écriture représente
entre 4 et 5 % du budget total des feuille-
tons quotidiens, un niveau supérieur à
une série en prime time », précise Olivier

appartient » et autres « Ici tout Szulzynger. De plus, enchérit Muriel

Mille, « comme la série est produite en flux
tendu, on ne peut pas tout refaire, ce qui
donne une liberté aux scénaristes, qui sont

commence » réunissent
davantage au centre de la fabrication que
dans le cinéma. La valeur du feuilleton re-
pose surtout sur les rebondissements, les
histoires, la narration ».
A Paris, le Conservatoire euro-

au minimum 2 millions
péen d’écriture audiovisuelle forme une
grande partie des scénaristes de télé (et
pas que pour les quotidiennes) et il a pré-
cisément été fondé en 1996 par des diffu-
seurs qui avaient « besoin d’auteurs opéra-

de téléspectateurs par épisode tionnels pour écrire spécifiquement pour

la télévision », rapporte son directeur,
Patrick Vanetti. « Un des critères essentiels,
détaille-t-il, est leur capacité à intégrer les

et génèrent des centaines d’emplois.

regards du producteur, du directeur litté-
raire, du réalisateur et du diffuseur. C’est-
à-dire savoir travailler sur commande,
avec des contraintes, mais aussi savoir
dialoguer sans être un simple exécutant,

Le résultat d’un processus défendre son propos sur un sujet. »

Après avoir intégré l’obligation
de rotation des personnages (qui doivent
tous se retrouver à un moment au cœur

de fabrication bien rodé

d’une « arche » principale), les frontières
du champ des possibles (en évitant les
sujets trop plombants) et le dosage né-
cessaire entre les différents types d’intri-
gues (beaucoup de polar pour accrocher
l’intérêt, pas mal de sentiments pour
maintenir l’attachement aux personna-
ges et un peu d’humour pour alléger), il
reste une fine marge que les auteurs in-
vestissent à fond. Pour les plus rodés,
comme Sarah Belhassen, qui dirige l’ate-
lier séquencier de DNA, « il y a des habitu-
des et des automatismes qui permettent
de poser une mécanique de base, mais
pour l’inspiration il faut être dans la vie,
avoir le sens de l’observation et de la psy-
chologie humaine ». « On puise dans nos
histoires, dans celles de nos amis », pour-
suit-elle, expliquant d’ailleurs que, lors
des ateliers, « on finit vite par se raconter
des choses personnelles » et que ceux qui
n’arrivent pas à s’ouvrir ne restent jamais
longtemps dans l’équipe.
« On est des voleurs d’histoires »,
abonde son collègue Nicolas Brossette,
directeur de collection de la même série.
Le butin se niche dans les podcasts,
comme « Les Pieds sur terre », diffusé sur
France Culture, dont Sarah Belhassen est
une grande fan, dans l’actualité – quand
L’actrice Luce
Mouchel, sur le l’évasion de Redoine Faïd, qui se réfugie
tournage de la série chez son cousin, donne l’idée d’un per-
« Demain nous sonnage hors la loi qui viendrait se ca-
appartient », à Mèze cher dans sa famille – ou dans la vie de
(Hérault), en 2022. tous les jours. « Cela nous est tous arrivé
NICOLAS LEFEVRE/ de prolonger un moment dans un café ou
CAPA PICTURES dans le métro où on peut descendre deux

stations plus loin parce qu’on est assis à
côté d’un groupe de jeunes qui débriefent
leur soirée », s’amuse Sven Jacquet, dialo-
guiste sur DNA.
Tout est ensuite partagé dans des
ateliers collectifs, où l’on attend des
auteurs qu’ils sachent critiquer les idées
des autres de manière constructive.
Dans les quotidiennes, l’ego n’a pas sa
place et, lors du recrutement, cela pèse
aussi lourd que le talent d’écriture. Fina-
lement, « c’est un entraînement perma-
nent à fournir de la série, intégrer une
équipe, répondre à des exigences, prendre
en compte les différentes lignes d’intrigue
et rendre le travail en temps et en heure
pour que ça avance », synthétise Patrick
Vanetti. « Franchement, c’est la période
où j’ai le plus travaillé et où je me suis le
plus amusé », assure Marc Kressmann.
Mais, au bout d’un an – « ressenti trois » –,
le scénariste a fini sur les rotules et ar-
rêté l’expérience. Outre le rythme très
intense, il faut supporter la pression de
devoir sans cesse trouver de nouvelles
idées : « On se dit que, si on n’arrive pas à
livrer à temps, on va être responsable
d’une sorte de catastrophe industrielle »,
reconnaît Cécile Kiegel, autrice sur DNA.
Quand la livraison est assurée, les scéna-
ristes rapportent une satisfaction « éner-
gisante » de voir en images dans les trois
à quatre mois suivants ce qu’ils ont écrit,
quand cela peut prendre des années sur
d’autres productions.
Un terrain de jeu
très formateur
pour les acteurs
Luce Mouchel a fait le Conservatoire na-
tional supérieur d’art dramatique de Pa-
ris, elle a joué dans plus d’une quaran-
taine de pièces de théâtre classique, a
tourné sous la direction de Coline Serreau
ou de Roman Polanski et, quand son
agente a reçu une proposition pour inté-
grer le casting de DNA, il y a six ans, elle a
franchement hésité à lui en parler.
Aujourd’hui, il faudrait de sérieuses rai-
sons pour que la comédienne quitte la
quotidienne : « Que l’on me propose quel-
que chose qui au moins équivaut à la ri-
chesse de ce qu’on me propose ici. Toutes
les situations que j’ai jouées depuis le dé-
but dans la série, je n’en ai pas joué le quart
dans des longs-métrages. Ici, je m’amuse,
j’ai une très grande palette de possibilités »,
affirme-t-elle. A 60 ans, l’actrice mesure
d’autant plus sa chance que, « au cinéma,
on ne [lui] propose jamais des rôles de
femmes de cet âge qui vivent des histoires
d’amour, une vraie vie ». D’ailleurs, certai-
nes des consœurs de sa génération qui
dénigraient ce type de rôle lui deman-
dent maintenant si elle ne pourrait pas
leur trouver une petite place au casting…
Les plus jeunes, eux, ont bien
compris que c’était un excellent terrain de
jeu pour affûter leurs armes et se faire re-
marquer. « C’est une super formation, des
réflexes se mettent en place, la quotidienne
apprend la précision », témoigne ainsi
Iñaki Lartigue, qui, après deux petits rôles
dans PBLV et dans DNA, revient incarner
l’un des nouveaux personnages du soap
marseillais. « Tout le monde devrait passer
par la quotidienne pour apprendre le mé-
tier, appuie Stéphane Henon, qui incarne
le policier Jean-Paul Boher dans PBLV de-
puis 2007. On est obligé d’aller vite tout de
suite et d’être efficace. On sait où se placer,
comment fonctionnent les caméras, etc.
Pour certains réalisateurs, on est des Rolls,
on a l’habitude d’apprendre beaucoup de
textes, les longs plans-séquences ne nous
font pas peur. »
S’il a pu constater une évolution
du regard en plus de quinze ans de quo-
tidiennes, il déplore que certaines criti-
ques persistent. « On entend encore par-
fois des comédiens qui disent “moi, je ne
fais pas ça, je vais être catalogué”, mais il
faut bien être catalogué dans quelque
chose ! C’est facile de dire “je suis comé-
dien”, mais, si tu ne joues pas, tu n’es pas
comédien. Ce métier est tellement diffi-
cile, c’est une chance énorme de faire une
quotidienne », se défend-il, d’autant que
pour lui, « Boher, ce n’est pas un person-
nage, c’est mille personnages, [il a] tout
joué avec lui ». Pour autant, la plupart ne
sont pas dupes des limites de l’exercice
et, notamment, du manque de subtilité,
parfois, dans leur jeu. « Sur les quotidien-
nes, on ne fait pas l’action, on la ra-
conte », poursuit Stéphane Henon. « Or
le jeu d’un acteur est fait aussi de silences,
l’écoute est primordiale et c’est très rare
qu’on filme l’écoute, on filme plutôt la
L’acteur Hector Langevin, sur le tournage de la série « Demain nous appartient », à Mèze (Hérault) en 2022. NICOLAS LEFEVRE/CAPA PICTURES
personne qui parle. C’est vrai que cela
manque un peu, mais c’est la contrainte
de ce type de format. »
Des rouages invisibles
mais indispensables
« Coupez ! » La troisième prise de cette
scène de DNA tournée dans une cham-
bre d’hôpital n’est toujours pas convain-
cante. Or l’heure tourne et la réalisatrice
aux commandes ce jour-là commence à
s’impatienter. Mais ce n’est pas elle qui
se lève pour aller échanger avec les deux
acteurs : Mayel Elhajaoui et Solène Hé-
bert ont un doute sur le texte, qui leur
semble desservir l’émotion du moment,
et ils ont besoin de la « coach ». Avec
ceux de scripte plateau ou de répétiteur,
c’est l’un des postes aussi invisibles
qu’indispensables pour le tournage
d’une quotidienne.
Dans toutes les fictions, les scè-
nes sont quasiment toujours tournées
dans le désordre par rapport à la conti-
nuité de l’histoire, mais ce mécanisme
est ici poussé à son paroxysme avec plu-
sieurs équipes qui tournent en même
temps, chacune dans leur coin, sans sa-
voir ce que font les autres et, surtout,
sans avoir de vision à moyen ou long
terme sur l’histoire. Quand, de plus, les
scénarios sont pour l’essentiel fondés
sur des intrigues à rebondissements, il
devient impossible pour les acteurs
comme pour les réalisateurs de suivre le
fil. « Mais attends, là, est-ce que je sais
qu’elle a trahi ou pas encore ? », s’inter-
roge Solène Hébert à propos d’un tiers
personnage qu’elle doit mentionner.
Mayel Elhajaoui n’en est pas sûr non
plus, seule la coach peut les éclairer. « Elle
est indispensable pour nous, assure-t-il.
On est parfois sur deux ou trois “arches”
en même temps, donc autant d’histoires
différentes, c’est une gymnastique extra-
ordinaire pour un acteur. Sur un long-
métrage, on tourne aussi dans le désor-
dre mais ce sont des tableaux que je sais
remettre tout seul dans le bon ordre. Sur
une quotidienne, c’est impossible. »
Sur le plateau, la coach et la
scripte (ce sont souvent des femmes)
sont les seules qui ont une vision nette
du déroulé des intrigues et qui savent
éclairer les acteurs et les réalisateurs sur
la tonalité à donner à la scène. Ce sont
elles aussi qui veillent au respect du
texte pour éviter que les acteurs chan-
gent le sens d’une phrase qui leur semble
anodine sans savoir que cela aura une ré-
percussion sur l’« arche » générale dans
deux ou trois épisodes. Ce sont elles en-
core qui aident à adapter le scénario à la
réalité concrète du tournage quand, par
exemple, celui-ci prévoit que le person-
nage s’échappe par la fenêtre alors que,
sur le plateau, ladite fenêtre donne sur
un mur aveugle.
Dans la mesure du possible, pour
limiter les coûts et le temps de tournage,
ces contraintes de fabrication sont prises
en compte dès l’écriture des séquences et
des dialogues. Muriel Mille se souvient
ainsi d’une scène de Plus belle la vie où
les auteurs prévoyaient qu’un person-
nage renverse une table avec tout ce qu’il
y avait dessus. « Mais, en termes de tour-
nage, c’était beaucoup trop long. Il aurait
fallu tout remettre sur la table entre cha-
que prise et donc perdre de précieuses mi-
nutes de remise en place du décor à cha-
que fois. Pour une autre scène dans une
chambre d’hôpital, quelqu’un devait jeter
son plateau-repas et il y a eu un long dé-
bat sur le fait de balancer la compote
avec, ce qui aurait obligé à nettoyer entre
chaque prise. »
Au-delà des paramètres techni-
ques, il y en a un, primordial, qui doit res-
ter en tête de tous les fabricants d’un
soap : les conditions de réception et de
visionnage. Le téléspectateur d’une quo-
tidienne regarde en moyenne trois épi-
sodes par semaine et il faut donc pouvoir
s’adresser à des gens qui n’ont pas tout
suivi, mais même chez ceux qui ne lou-
pent rien la concentration est rarement à
son maximum. « Ces feuilletons sont sou-
vent diffusés au moment où on prépare le
repas, alors qu’on dîne, et l’inattention
du téléspectateur est un facteur intégré
dans le feuilleton, à travers des rappels,
des choses volontairement explicites, des
situations bien précisées », expose Muriel
Mille. D’où la nécessité d’oraliser les
émotions, d’éviter les scènes muettes ou
encore de limiter le second degré.
En bout de ligne, la postproduc-
tion est cruciale sur ce point. Au vision-
nage, on ne se rend pas compte, par
exemple, du soin porté à la courte sé-
quence de rappel des faits au début de
chaque épisode. C’est pourtant une étape
si importante, pour ne pas perdre les té-
léspectateurs, qu’elle bénéficie de son
propre monteur, en général un spécia-
liste du montage de bandes-annonces.
« Je dois pouvoir fermer les yeux et tout
comprendre », indique Benjamin Minet.
Le directeur artistique de DNA insiste
Tournage de la série « Ici tout commence », avec Benjamin Douba, à Saint-Jean-du-Gard, en 2023. NICOLAS LEFEVRE/CAPA PICTURES/TF1
D IM A N C HE 1 4 - L UN D I 1 5 JA N VIER 2024
« C’est comme
la pâtisserie
industrielle : cela
peut être très
bon, mais ça
reste une usine »
Marc Kressmann, ancien producteur
artistique de « Demain nous appartient »
également sur l’importance de la musi-
que, présente sur plus de la moitié des
scènes, car « ce sont des séries qui se re-
gardent, mais, surtout, qui s’écoutent ». La
musique permet de transmettre une
émotion sans même que le spectateur
s’en rende compte et ainsi éviter toute
ambiguïté sur la tonalité d’une scène. Sur
DNA, ce sont trois compositeurs (dont
Matthieu Gonet, bien connu des fans de
« Star Academy ») qui fournissent de
vingt à vingt-cinq minutes de musique
par mois afin d’alimenter une bibliothè-
que sonore susceptible de couvrir toute
la palette des émotions. Rien que pour le
registre comique, il existe une quaran-
taine de sons différents, et chaque per-
sonnage et chaque lieu ont un thème
musical qui leur est propre.
Le filon inépuisable
du roman-feuilleton
En ethnologie, les chercheurs ont dé-
montré que le commérage était non
seulement indissociable de la nature hu-
maine, mais également vital pour la
0123
3
bonne santé des relations sociales. Les
quotidiennes sont comme les romans-
feuilletons des journaux du XIXe siècle :
ils s’inscrivent dans ce même besoin
d’observer et de commenter la vie des
autres, quand bien même il s’agirait
d’une œuvre de fiction. Les réseaux so-
ciaux ont même renforcé ce penchant,
en permettant de mettre en relation à
distance des téléspectateurs qui regar-
dent un même programme. Il suffit
pour s’en rendre compte de suivre les
fils de commentaires sur X, toujours très
animés lors de la diffusion des épisodes.
Les scénaristes le savent bien : ce qui
crée le souffle à long terme d’un soap, ce
ne sont pas les cliffhangers, les effets de
suspense en fin d’épisode, ce sont les
personnages qui, avec leurs amours,
leurs déceptions ou leurs trahisons, de-
viennent des compagnons du quoti-
dien. C’est pour cela que Sven Jacquet,
l’un des dialoguistes de DNA, accorde
une grande importance à la « finesse psy-
chologique » des gens qu’il recrute. « Le
spectateur assidu qui connaît les person-
nages depuis longtemps n’a pas envie que
l’on triche. Sur une quotidienne, où les
personnages ont une amplitude de vie
dramatique et une relation intime avec le
spectateur en s’invitant tous les jours
chez eux, cela demande une justesse et
une attention aux détails encore plus im-
portantes que sur d’autres formats. Vous
pouvez m’enlever le nom du personnage,
je dois pouvoir le reconnaître rien qu’en
lisant ses répliques. »
Si l’augmentation du nombre de
séries quotidiennes comme hebdoma-
daires à la télévision et sur les plates-
formes n’a visiblement pas restreint
l’appétit du public pour ces formats, elle
a aiguisé son sens critique et son exi-
gence. « Le spectateur s’habitue à nos
codes », reconnaît Nicolas Brossette, le
directeur de collection de DNA, qui a dû
adapter les procédés de fabrication. « Au
départ, DNA, c’était Plus belle la vie sous
ecstasy, avec plus de rythme. Alors que
sur PBLV une intrigue principale durait
huit semaines, sur DNA c’était quatre.
Mais l’offre générale de fiction ayant évo-
lué, il a fallu qu’on aille encore plus vite, et
maintenant elles durent deux à trois se-
maines. Par ailleurs, on avait l’habitude
de construire les “arches” les unes à la
suite des autres, mais le spectateur l’a
compris et le risque est qu’il zappe si l’his-
toire ne lui plaît pas. Alors on les imbrique
davantage, on en crée une nouvelle sans
complètement fermer la précédente. »
Un jour, sans doute, la mode des
quotidiennes s’essoufflera. En atten-
dant, le modèle reste une manne pour la
télévision, comme l’analyse Olivier
Szulzynger : « Par rapport à l’érosion de
l’audience des chaînes hertziennes, ce
sont des éléments très structurants pour
une grille, qui créent des rendez-vous. De
plus, cela suscite beaucoup de téléchar-
gements et d’engagements sur les plates-
formes. C’est devenu un genre majeur de
la télévision française et c’est émouvant
pour nous, parce qu’en 2004 ce n’était
pas gagné. » Vingt ans d’une vie bien
remplie, de l’humain, de l’émotion et
des rebondissements : il y a là de quoi
faire un feuilleton.
4 0123
DIM A N C HE 1 4 - L UN DI 1 5 JA N VIER 2024
L A FR AN CE B UI S S O N N I ÈR E
Cantique du pain
au chocolat
Frédéric Potet
Bête à concours, Sylvain Belouin collectionne les
récompenses. Celle dont le boulanger du Maine-et-
Loire est le plus fier est son titre de champion de France
de la chocolatine, qui l’a conduit jusqu’à l’Elysée
B
oulanger à Brissac-Loire-Aubance (Maine-
et-Loire), Sylvain Belouin s’est levé à minuit
trente, samedi 6 janvier. C’est un peu tôt,
diront certains. Ça ne l’est pas quand on doit
cuire 400 galettes briochées ou à la frangipane, à
l’amorce du week-end de l’Epiphanie. L’artisan a
ressenti un « petit coup de mou » dans la journée,
et pour cause : il s’était couché, la veille, à 23 h 30,
soit… une heure plus tôt. Sylvain Belouin reve-
nait de Paris, où il s’était rendu à la traditionnelle
galette de l’Elysée, à l’invitation du président de
la République.
Il y avait du beau monde autour du chef
de l’Etat : Nina Métayer, la récente championne
du monde de pâtisserie ; Pierre Hermé, le pape du
macaron ; Guillaume Gomez, l’ancien chef du pa-
lais présidentiel ; moult MOF (Meilleurs Ouvriers
de France) des métiers de bouche. Et lui : Sylvain
Belouin, champion de France du pain au choco-
lat. « C’est quand même joli de mettre les pieds à
l’Elysée quand on vient de sa petite campagne »,
s’émerveille-t-il encore aujourd’hui.
Il a reçu son titre, décerné par la Confédé-
ration nationale de la boulangerie-pâtisserie
française, le 30 octobre 2023, à l’occasion du Salon
du chocolat, à Paris. Le jeune homme (27 ans)
s’était levé tout aussi matinalement ce jour-là
pour confectionner cinq « pains choc » de 55 à
65 grammes dans son la-
boratoire, avant de sauter
dans sa voiture et de les
porter aux membres du
jury avant 9 h 30.
De la France en-
tière, quarante-deux can-
didats participaient à ce
concours culinaire dont les
critères portent autant sur
le goût de la viennoiserie
que sur son aspect visuel.
Rehaussée par une pointe
de miel, la chocolatine de
ALE GIORGINI Sylvain Belouin ne serait
rien sans le tour de main
du boulanger pour feuille-
« Mes recettes ter la pâte harmonieuse-
ment. Après cuisson, de
sont basiques. belles alvéoles de couleur
crème se forment à l’inté-
Je fais de beaux rieur de la friandise, truffée
de deux barres de chocolat
produits avec noir équatorien à 56 %.
Un fort engoue-
des ingrédients ment local a suivi la mé-
diatisation de sa victoire.
aussi simples D’un volume de 120 unités,
sa production quotidienne
que de la farine de pains au chocolat est
montée jusqu’à 800 dans
et de l’eau » les jours suivants, avant de
se stabiliser à 350. Une
aubaine pour sa boulange-
rie-pâtisserie, achetée il y a seulement dix mois
avec deux associés, Anne-Charlotte et Thomas
Crombez, qui furent ses premiers patrons. C’est
chez eux, sur la commune voisine de Mozé-sur-
Louet, qu’il a pétri ses premières flûtes, à l’âge de
14 ans. Elevé par ses grands-parents, l’adolescent
avait quitté l’école et rejoint une maison familiale
rurale (établissement scolaire sous contrat propo-
sant de l’alternance). Suivront deux CAP (l’un en
boulangerie, l’autre en pâtisserie) et un brevet tech-
nique des métiers (BTM) en pâtisserie. Son affaire
compte aujourd’hui 20 salariés et apprentis. Envi-
ron 400 baguettes tradition et 600 viennoiseries
sortent de son fournil chaque jour.
Bête à concours, Sylvain Belouin s’est éga-
lement distingué en remportant les épreuves dé-
partementales du « meilleur croissant » (2022) et
de la « meilleure galette frangipane » (2023). « Cha-
que titre aide à gagner un peu plus la confiance des
clients qui font l’effort de venir chez l’artisan bou-
langer alors qu’ils pourraient acheter leur baguette
au supermarché en faisant leurs courses, indique-
t-il. C’est aussi un formidable moyen pour pousser
vers le haut l’ensemble d’une équipe, en particulier
les apprentis. » Le cogérant du Quatre – le nom de
son commerce, situé au numéro 4 d’une place du
centre-ville – n’a pas augmenté ses prix pour
autant, le succès aidant. Son pain au chocolat est
resté à 1,15 euro après son titre, et sa part de
frangipane à 2,60 euros.
« Mes recettes sont basiques et je les com-
munique facilement à ceux qui me les demandent »,
dit-il encore, en confiant sa satisfaction de « faire
de beaux produits avec des ingrédients aussi sim-
ples que de la farine et de l’eau ». Les cordonniers
étant les plus mal chaussés, Sylvain Belouin ne dé-
guste évidemment pas de pains au chocolat, ni de
pain, d’ailleurs, en se levant chaque matin bien
avant le chant du coq. « Pas le temps », s’excuse le
boulanger pressé.
Et si nous laissions nos
enfants nous réenchanter ?
Avoir assisté, en famille, à une adaptation théâtrale du film « Mon voisin Totoro », de Miyazaki,
a réveillé chez Clara Georges une expérience sensorielle du monde
J
e ne sais pas si c’est le cas pour
vous, mais, moi, j’ai un peu de mal à at-
terrir en 2024. J’ai passé la première se-
maine à souhaiter à tout le monde une
bonne année 2023. Et il m’a fallu m’arra-
cher à cet état flottant dans lequel
m’avaient plongée les vacances avec les
enfants. Bien sûr, il y a l’habituel blues du
dimanche soir, la crainte d’être à la merci
d’heures qui s’écoulent trop vite, après
avoir savouré un temps sans contrainte.
En y réfléchissant, je crois cepen-
dant que c’est autre chose que je n’avais
pas envie de quitter. J’adore Noël chaque
année, un peu plus depuis que j’ai des en-
fants. Pourquoi ? Parce qu’à cette période
mes enfants m’ouvrent un passage vers
mon passé. Comme si, avec leur propre
bonheur, leur émerveillement, ils se
frayaient un chemin jusqu’à mon en-
fance, et faisaient surgir en moi les sensa-
tions de cette époque, oubliées et pour-
tant intactes, conservées dans une petite
boîte au creux de mon âme.
Il y a évidemment la nuit de
Noël, le dîner des adultes avec ces éclats
de rire, ces odeurs mêlées de nourriture,
de parfums et d’alcool (mais plus de ci-
garettes !) ; le coucher tardif, et le réveil
le 25 au matin, avec la découverte extra-
ordinaire des cadeaux, qui nous permet
de continuer à croire que le monde recèle
une part de magie.
Mais, cette année, ce retour à l’en-
fance s’est aussi niché ailleurs pour nous.
Nous avons eu la chance de passer le
Nouvel An à Londres (à ceux qui le peu-
vent, je recommande vivement le sys-
tème d’échange d’appartements) et d’y as-
les chiens pleurer
sister à une représentation de Mon voisin
Totoro dans la salle de spectacle du Barbi-
can Centre. C’est une adaptation scénique
du film du Japonais Hayao Miyazaki
(1988) par la Royal Shakespeare Company
et Joe Hisaishi. Une amie me l’avait chau-
dement conseillée, et j’avais réservé sans
trop y repenser ensuite, faute de temps.
Nous avons donc atterri un soir dans cette
salle des années 1970 avec mon compa-
gnon et mes trois enfants de 8, 6 et 4 ans.
C’est peu de dire que nous avons
été émus. A peine les portes fermées,
nous avons été emportés, swept off our
feet, comme diraient les Anglais, dans
un univers où le merveilleux devient
tangible. Quand apparaît sur scène pour
la première fois Totoro, cette gigantes-
que bestiole poilue, ronflant de tout son
soûl, j’ai pleuré d’émotion. Mon fils de
DARONS DARONNES
4 ans a poussé des éclats de rire de joie
pure, tandis que toute la salle a frémi
d’un murmure d’émerveillement. C’était
comme redevenir un enfant, pour de
vrai, pendant presque trois heures.
L’histoire de Totoro recèle une
bonne dose de magie : deux sœurs, Mei et
Satsuki, viennent d’emménager dans une
vieille maison au cœur de la forêt avec
leur père, et espèrent le retour prochain
de leur mère, hospitalisée. Les fillettes
trouvent dans la forêt des compagnons
bienveillants et consolateurs, parmi les-
quels Totoro, ce gros animal doux et
chaud sur le ventre duquel la petite Mei,
4 ans, s’endort. La force éternelle du film
de Miyasaki est de ne jamais répondre à la
question du réel, et même de la balayer
d’un revers de main. Les esprits de la forêt
existent et n’existent pas. Totoro est réel
et irréel à la fois. Le spectacle du Barbican,
avec ses décors inouïs, son inventivité et
son orchestre, nous fait toucher du doigt
ces coexistences. Aucune mise en scène
n’aurait pu mieux donner à voir cet état
suspendu qui caractérise l’enfance, où le
monde est porteur de plusieurs réalités,
et où la nature est animée.
En rentrant, j’ai lu le livre de la
psychologue et psychanalyste Sophie
Marinopoulos, Ce que les enfants nous
enseignent (Les Liens qui libèrent, 224 pa-
ges, 18 euros), en librairie ce 10 janvier.
Elle parle précisément de cela : « Les en-
fants ont cette aptitude à entendre les
chiens pleurer et les oiseaux sourire. (…) Ils
ont la faculté d’accéder au sens des cho-
ses, de considérer que le monde leur parle ;
il suffit de savoir l’interpréter. » Toute la
première partie de son ouvrage peut se
lire comme un appel à laisser nos en-
fants user de leurs sens pour découvrir la
nature, pour apprendre à l’entendre.
« Lorsque nous nous promenons
en forêt, écrit-elle, nous exhortons les en-
fants à regarder où ils mettent les pieds
pour leur éviter de se faire mal. Nous limi-
tons leur accès à cet environnement, à ce
qui se présente sous leurs pas. » Cet ex-
trait m’a frappée,
parce que dans To-
« Les enfants ont toro la jeune Satsuki
cette aptitude court dans la forêt
pendant des heures,
à entendre à la recherche de sa
petite sœur égarée,
et il se trouve qu’elle
et les oiseaux
sourire. Ils ont
la faculté
d’accéder au
sens des choses,
de considérer
que le monde
leur parle »
Sophie Marinopoulos,
psychologue et psychanalyste
BENJAMIN CARROT
est pieds nus. Cette vision a suscité chez
moi un réflexe maternel de protection :
elle va se faire mal, jamais je ne laisserais
mes enfants faire ça. De la même ma-
nière, la petite Mei est laissée libre par
son père de vagabonder autour de la mai-
son sans surveillance. Il a confiance en
elle, mais aussi en la nature, qui semble
occuper un rôle à part entière.
Ce qu’écrit Sophie Marinopoulos,
c’est que la perte du lien au sensible de
nos enfants est dramatique pour nous
tous. « Cette perte est une catastrophe à
l’origine des crises relationnelles et envi-
ronnementales actuelles », estime la psy-
chanalyste. En bridant dès le plus jeune
âge les petits, « nous les rendons mal-
habiles et obstruons leur horizon. (…)
C’est bloquer le processus de construction
de la pensée ». Et, à terme, leur capacité à
devenir des adultes épanouis et investis
dans leur propre monde.
« Etre autorisé et encouragé dans
ses explorations sensorielles équivaut à
une transmission sans égale du plaisir de
vivre, continue-t-elle. (…) Nous pourrions
dire que nos enfants ont besoin de goûter
le monde, d’être touchés par sa beauté,
son esthétique, qui sont des nourritures à
part entière. Sans cette dimension, [leur]
existence s’assombrit, devient terne et
étriquée, et la peur de vivre prend le pas
sur le désir de vivre. »
Pendant ces trois heures dans
l’univers féerique de Totoro, je suis retour-
née à ce monde des possibles, où le plaisir
de vivre est sensoriel. J’ai senti le relâche-
ment de tout mon être face aux innom-
brables contraintes, parfois – souvent –
inutiles, que j’impose à moi-même et à
mes enfants. Ce qui me fait si peur, en
cette rentrée, c’est d’oublier le trésor de
Totoro et de ces vacances. C’est que se re-
ferme trop vite cette petite boîte au
creux de mon âme. Pour cette nouvelle
année, je forme ainsi le vœu que nous
laissions nos enfants courir pieds nus
dans la forêt. En 2024, je nous souhaite à
tous de goûter le monde.

D
evant les vidéos
de gens nus, aux
sexes épilés, aux
seins gonflés, aux
pénis surdimen-
sionnés, il n’y a
pas que des hommes. Les fem-
mes consomment du porno, ça
n’est pas un scoop, moult articles
ont été écrits sur la question. En
France, d’après une récente
étude de l’IFOP, c’est le cas de
37 % d’entre elles. Elles auraient
même tendance à être de plus
en plus nombreuses. Les statisti-
ques de Pornhub révèlent qu’en
France le pourcentage de specta-
trices a augmenté de 4 points
en 2022 sur leur plate-forme,
pour atteindre 32 %. Un tiers des
visionneurs dans le monde sont
donc des visionneuses.
Mais que regardent-elles ?
« Du porno hors norme plutôt scé-
narisé : “Beau-père prend sa belle-
fille” ou des vidéos sous le hashtag
“rape” [viol] », explique Camille
(le prénom a été modifié), 35 ans,
cheffe de projet pédagogique
pour une école privée. Une
confession cohérente avec ce que
révèlent les données recueillies
par la plate-forme : les scènes de
missionnaire romantiques ont
moins de succès que les contenus
trash. La probabilité qu’une
femme présente sur Pornhub re-
garde des scènes hardcore est
ainsi 34 % plus élevée que pour
un homme ; et 29 % plus élevée
pour la catégorie « gangbang ».
Le fantasme d’une sexua-
lité interdite, faite de soumission
et de contrainte, fait réagir le
corps de Camille au quart de
tour. C’est efficace. « Mais il m’est
arrivé de jouir, et de me deman-
der : pourquoi je regarde ça ? »
Etre une femme et regarder du
porno ne se fait pas sans tiraille-
ments, comme si on n’était pas à
sa place, prise en étau entre ce
qui nourrit son excitation et ses
principes. « Tu ne peux pas lire
Mona Chollet et regarder du
porno ! », balance avec humour
Christelle, 39 ans, architecte.
Cette ambivalence se des-
sine aussi dans la confidence
d’Olga, 34 ans, journaliste. Les
termes « dissonance cognitive »,
« scission avec soi-même » ponc-
tuent les témoignages. Le ma-
laise se ressent à l’endroit même
où l’on cherche du plaisir, dans le
corps. « Depuis que j’ai 20 ans, je
regarde des vidéos pornos avec
des femmes refaites, des hommes
aux sexes énormes. Il y a quel-
ques années, je me suis mise à
avoir une boule au ventre, voire
la nausée, devant une scène de
double pénétration, de claques,
d’éjaculations faciales à plu-
sieurs…, explique Olga, qui se
trouve aujourd’hui prise par un
sentiment plus fort encore, celui
de la crainte. Plus jeune, un gang-
bang pouvait m’exciter. Désor-
mais, je vois la menace que ces
hommes représentent pour la
femme. Je pense qu’une part de
moi a peur qu’une scène où une
femme n’est pas respectée puisse
m’exciter. »
Qu’est-ce que ça dit de
moi, se demande-t-elle ? « Nous
portons en nous de la perversité et
notre sexualité est fondée sur des
constructions de ce type. C’est es-
sentiellement une histoire de sou-
mission et de domination, auréolée
de scénarios plus ou moins ten-
dres », rétorque Catherine Blanc,
psychanalyste et psychothéra-
peute spécialisée en sexologie,
autrice de La sexualité des femmes
n’est pas celle des magazines (La
Martinière, 2004). S’il n’est pas
question de banaliser la perver-
sion et l’utilisation des corps, elle
précise que « nos désirs sont faits
d’ambivalence, un trait commun
à tous les êtres humains ».
« Je vais intellectualiser et
me dire : “Tu vois, tu es quand
même conditionnée pour être
soumise à l’homme”, poursuit
Olga. Comme si la société avait
pris possession de mes fantasmes,
ça me dérange. » Nos désirs sont-
ils vraiment les nôtres ? « La
sexualité n’est pas libre. On pense
y faire des choses incroyables,
mais, en réalité, on suit des pro-
tocoles culturellement codifiés »,
rebondit le philosophe Alexandre
Lacroix, auteur d’Apprendre à
faire l’amour (Allary, 2022). Dans
ces scénarios avec lesquels notre
rapport au sexe se construit, il y a
notamment des fantasmes inti-
mes (baptisés « scripts intrapsy-
chiques »), et « des scripts cultu-
rels, développés par le cinéma, la
littérature et le porno », analysés
dans les théories des sociologues
américains John Gagnon et
William Simon. En résumé, oui, la
société prend bien possession de
nos fantasmes, notamment à
travers la pornographie : « En
l’occurrence, le porno véhicule le
script originel : l’homme domine
la femme. »
Une idée qui se dessine
aussi dans Réinventer l’amour.
Comment le patriarcat sabote les
relations hétérosexuelles (Zones,
2021), de Mona Chollet. « Le plus
vraisemblable est cependant que
nos goûts, là encore, sont tribu-
taires des préjugés et des repré-
sentations en circulation dans
nos sociétés, dont nous sommes
forcément imprégnés », écrit l’es-
sayiste au sujet de la fétichi-
sation amoureuse et sexuelle.
Elle évoque le fantasme de la
« femme asiatique », qui n’est
pas sans rappeler les statistiques
de Pornhub : « Japanese » est le
tag le plus populaire auprès des
hommes, et le deuxième dans la
liste des femmes. Dans le fan-
tasme, comme dans le couple,
des « lois implicites » font perdu-
rer une « domination tranquille,
banale » du masculin, quand le
féminin est associé à quelque
chose de « contraint, réduit, li-
mité dans l’expression de ses ca-
pacités ». Autant d’images que le
porno ne cesse d’illustrer.
Du porno, Christelle en
consomme depuis qu’elle a une
SEXUALITÉ
connexion Internet chez elle. Ce
n’était pour elle ni une honte ni
un secret. Il y avait, d’un côté, le
fantasme derrière l’écran, de
l’autre, une sexualité réfléchie,
équilibrée. Pourtant, à un mo-
Ces femmes qui
regardent du porno
Elles ont la trentaine, trouvent du plaisir
à visionner des films X et culpabilisent
la minute d’après, prises en étau
entre leurs fantasmes et leurs principes
Jane Roussel
ment, elle a « pris conscience qu’il
y avait un souci » : « Pourquoi je
trouve ça excitant de voir une
femme soumise, dit-elle, alors
que je m’y oppose dans toutes les
sphères de ma vie ? »
« Mais le fantasme n’ap-
partient pas au réel », rebondit la
sexologue Milène Leroy. Le fan-
tasme est souvent ce qu’on ne
voudrait pas voir se produire
dans notre vie, l’expression de
notre part animale. Et de fait,
« on ne consomme pas du porno
en reflet de sa propre sexualité,
mais plutôt pour flirter avec une
limite », acceptable uniquement
à travers un écran. Il ne s’agit pas
d’élaborer une sexualité réflé-
chie. « La pornographie est fina-
lement le fast-food du sexe, un
bon moyen d’évacuer la tension.
Quelques minutes plus tard, on
reprend son quotidien. »
Un relâchement onani-
que. Voilà ce qu’elles sont toutes
venues chercher, et ce à quoi
aucune d’elles n’est prête à re-
noncer. Elles le veulent rapide et
explosif. Droit au but. Après
s’être dit de trop nombreuses
fois : « Mais qu’est-ce que je viens
de regarder ? », Camille a goûté à
d’autres choses qu’elle estimait
plus acceptables, pour trouver le
moyen de continuer en étant
plus apaisée. Podcasts, BD éroti-
ques, hentaï : rien ne lui a permis
d’atteindre aussi efficacement
l’orgasme. C’est en découvrant
« le porno vintage » qu’elle est
parvenue à signer un contrat
avec elle-même : « Je me dis que
les conditions de travail à l’époque
n’étaient pas celles d’aujourd’hui.
C’est une façon de me rassurer. »
Pour être alignée, Olga a
dû prendre un virage à 180 de-
grés : elle ne clique plus que sur les
films où le plaisir des femmes « ne
semble pas simulé », des scènes de
massage qui tournent à l’acte
sexuel. « Il y a des gestes qui me
D IM A N C HE 1 4 - L UN D I 1 5 JA N VIER 2024
« ON NOUS FAIT
COMPRENDRE
QUE NOTRE
NATURE ANIMALE
REMET EN CAUSE
NOTRE
ENGAGEMENT
FÉMINISTE »
Camille, 35 ans
rappellent ma propre sexualité,
c’est ce qui m’excite. » Ainsi, re-
garder quelque chose qu’elle ne
voudrait pas vivre lui est devenu
impossible. Rien qu’à l’idée de
voir passer un extrait, elle
éprouve du dégoût.
Au chapitre des petits ar-
rangements avec sa conscience,
Christelle, elle, continue de re-
garder du porno, mais avec une
minuterie interne qui se déclen-
che malgré elle : pas plus de dix
minutes avant d’être gênée. « Je
continue à me l’accorder parce
que c’est mon espace de liberté.
Mais je suis écœurée de plus en
plus vite. Ça marche, je suis
contente, et à un moment je me
retrouve face à mon ambivalence
et je me dis : ça ne va pas du tout
d’être excitée par ça ! Le fémi-
nisme a un peu cassé le porno »,
ironise-t-elle.
La gêne la rattrape avant
l’orgasme. Sûrement parce que le
féminisme s’est infiltré dans tous
les tissus de son existence, jus-
qu’au moment le plus intime qui
soit : la sexualité qu’on a avec soi-
même. « Il colonise tout, regrette-
t-elle dans un souffle. Parfois je me
dis : est-ce qu’on ne se foutrait pas
un peu la paix ? », râle-t-elle, avant
de souligner qu’elle voit dans ses
propres reproches « une nouvelle
injonction faite aux femmes ».
« Ça reste honteux : on se
retrouve coupable de s’être donné,
en solitaire, du plaisir », observe
Camille. Le porno, elle en parle à
voix basse ou après plusieurs
verres − comme la plupart des
femmes −, même si « dans l’idéal
il faudrait qu’on ne le dise pas,
pour éviter de passer pour une
femme de petite vertu ».
Et si la solution résidait
dans cette formule magique et
réconciliatrice : le porno fémi-
niste ? Ces dernières années, le
travail esthétique, éthique et
égalitaire de réalisatrices telles
qu’Erika Lust ou Olympe de G a
fait couler beaucoup d’encre.
L’option existe, mais elle ne
convainc pas tout le monde. « Il y
a un effet de curation : on bride le
fantasme, on me dit qu’il faut que
je trouve ceci excitant, mais pas
cela », regrette Camille, qui rap-
pelle qu’encore une fois on exige
des femmes d’être « parfaites »
dans leur combat féministe. « On
nous fait comprendre que notre
nature animale remet en cause
notre engagement, et je ne trouve
0123
5
Une actrice fait
une pause entre deux
scènes, lors du tournage
d’un film X de la société
Gold Prod, à Toulouse,
en mars 2007.
ULRICH LEBEUF/MYOP
pas ça juste. En demande-t-on
autant aux hommes ? » Au-
cune des trois témoins ne s’est
convertie à cette nouvelle vague
pornographique.
Lors d’une fin de soirée
arrosée, Christelle s’était d’ail-
leurs risquée à aborder le sujet
de son dilemme masturbatoire
avec une copine sexologue.
« Comment peut-on regarder du
porno quand on est féministe ? »
La réponse avait été sans appel,
lancée comme une évidence :
« On regarde du porno fémi-
niste », résonnant telle une puni-
tion. « Je ne l’ai pas fait, répond
Christelle. Je n’ai pas envie de ren-
dre des comptes. Pour moi, c’est
une forme de résistance : arrêtez
de me faire chier partout ! » Mais
la société a toujours posé des exi-
gences sur la « to do list éroti-
que » des femmes, comme une
sorte de guide de bonne conduite
sexuelle, rappelle Milène Leroy :
« Il y a dix ans, il fallait avoir un
sextoy, au risque d’être has been,
aujourd’hui, il faut regarder du
porno féministe, bientôt ce sera
autre chose. »
La culpabilité trouve tou-
jours un moyen de se renouveler.
Quand on accède à un semblant
de paix sur le genre de vidéos re-
gardées, une autre honte prend
le relais, celle du support utilisé,
par exemple : « Ce qui me pose
vraiment souci, c’est de passer par
YouPorn et Pornhub. Même chez
moi toute seule la nuit avec mon
sextoy, je me dis que je ne suis pas
libre. Je réfléchis sans cesse jus-
qu’à culpabiliser parfois », conti-
nue Olga. Elle se voit connectée à
ces sites « comme ce vieux bedon-
nant qui tape des mots-clés qui
[la] débectent ». Et « si l’on se ré-
conforte en se disant qu’on ne fait
rien de mal, toujours est-il que
l’on consomme de la bande pas-
sante. Je suis une goutte d’eau,
mais j’y participe quand même »,
abonde Christelle.
Le philosophe Alexandre
Lacroix, lui, estime que dans
tous nos efforts pour avoir une
sexualité plus en conscience, il
demeure une noirceur : « Il reste
quelque chose qui excède la rai-
son, une part maudite qu’on ne
pourra probablement pas éva-
cuer. » Comme les témoins inter-
rogés, il souligne qu’au-delà de la
question des récits pornographi-
ques se pose la question pres-
sante de leurs conditions de pro-
duction, dont plusieurs enquê-
tes ont révélé l’extrême violence
et l’illégalité.
Il n’est pas question de
« baisser les bras contre cette in-
dustrie », estime aussi Milène Le-
roy. Mais elle veut rappeler aux
femmes que « tout ne repose pas
sur leurs épaules ». Si l’on par-
vient à faire la paix avec ses fan-
tasmes et qu’on a besoin de re-
garder du porno, « on peut s’en
servir, c’est un exutoire comme un
autre, qui n’est pas réservé qu’aux
hommes ». Car « accéder à sa part
animale », ce n’est pas nécessai-
rement « cautionner le patriar-
cat », s’amuse-t-elle.
6 0123
DIM A N C HE 1 4 - L UN DI 1 5 JA N VIER 2024
Où dormir
Villa Athanaze
Dans le quartier de Saint-Servan-
sur-Mer, cette maison de maître
est cachée entre les belles villas.
Dans cette demeure spacieuse
avec ses hauts plafonds, la pro-
priétaire Pascale Lefeuvre trans-
porte ses invités dans les an-
nées 1900, date de construction
de la villa. Après avoir vécu long-
temps à Paris, elle sait ce que vien-
nent chercher ses clients le temps
d’une escapade à Saint-Malo (Ille-
et-Vilaine) : du calme, de l’espace
et un jardin pour lire. Les cham-
bres sont grandes et confortables,
mais sans rien de superflu. Servi
sur une grande table dans la salle
à manger, le petit déjeuner est co-
pieux, avec d’excellentes confitu-
res locales. A quelques pas, en se-
maine, on peut profiter du beau
marché de Saint-Servan. De la
Villa Athanaze, en s’équipant d’un
vélo électrique, on visite plus faci-
lement le reste de Saint-Malo et
ses alentours. Régénérant.
47, boulevard Henry-Dunant.
Chambre double à partir de 105 €.
Tél. : 06-46-64-36-23.
Villaathanaze.com
Les Ambassadeurs
Des chambres comme une cabine
de bateau, avec le large à perte de
vue. Lorsque les tempêtes d’hiver
ou les marées d’équinoxe font cla-
quer les vagues sur la plage du
Sillon, vous êtes, depuis votre bal-
con, aux premières loges du grand
spectacle des forces de la nature.
C’est l’expérience que permet de
vivre l’hôtel que dirige Pascal
Goger, posé juste au pied de la di-
gue. Au couchant, il faut monter
sur le rooftop au cinquième étage
pour observer les lumières du ciel
malouin jouer avec les reflets de
la mer et du sable. A contre-jour,
on aperçoit la silhouette du fort
National. Le petit déjeuner, classi-
que, est pris dans la salle de la crê-
perie, qui offre elle aussi, grâce à
sa verrière, un beau panorama.
11, chaussée du Sillon.
Chambre double à partir de 79 €.
Tél. : 02-99-40-26-26. Hotel-
ambassadeurs-saintmalo.com
Hôtel Chateaubriand
Intra-muros, cet établissement
d’architecture Napoléon III, classé
monument historique, est une
institution malouine. C’est juste à
côté que naquit, en 1768, l’écrivain
François-René de Chateaubriand,
dont l’esprit demeure ancré dans
les lieux, fidèles à ses Mémoires
d’outre-tombe. Les chambres spa-
cieuses offrent un magnifique pa-
norama sur la mer, les remparts
de la cité corsaire en contrebas et
le fort National qui se découvre
au gré des marées. Le buffet du
petit déjeuner est copieux. Sous
les toits se loge un restaurant,
Le 5, avec vue panoramique.
12, place Chateaubriand.
Chambre double à partir de 75 €.
Tél. : 02-99-56-66-52. Hotel-
chateaubriand-st-malo.com
Où manger
Cargo culte
Dans ce café, l’ambiance est à la
fois charmante et locale. La déco-
ration « vintage-récup » agencée
avec goût y est pour beaucoup, en-
tre vieilles cartes scolaires, chaises
au cuir élimé et vieux vinyles.
Même ceux qui n’y déjeunent pas
passent saluer le patron, Yann
Cahue, à l’énergie contagieuse. Ça
discute entre les tables. La carte du
jour est courte mais fraîche, avec
huîtres, tartines et soupes mai-
son. On mange à sa faim avec des
petits menus. On peut aussi y
goûter dans l’après-midi. A ne pas
rater : le brunch du samedi.
1, rue Broussais (intra-muros).
Formule à partir de 14 €.
Tél. : 02-99-88-08-68.
Nos adresses pour profiter de votre séjour dans la cité corsaire
Grain noir
Un chouette logo coloré, une fa-
çade noire, une salle petite mais
chaleureuse avec pierre blanchie,
bois et coussins : dans l’intra-mu-
ros qui regorge de crêperies classi-
ques, Grain noir détonne. Marie
Traup et Romain Diop remplis-
sent les assiettes avec des crêpes
au sarrasin (farine bio) ultra-gar-
nies et moelleuses. On déguste
une andouille venue de Dinan.
On salive jusqu’aux goûteuses
crêpes dessert. En boisson, jus de
pomme, cidres naturels et locaux.
16, rue de la Herse (intra-muros).
Crêpes à partir de 6 €.
Tél. : 02-23-17-56-79.
Ar Iniz
Retour sur la promenade du Sillon
avec l’Ar Iniz, « petite île » en bre-
ton, villa malouine traditionnelle,
qui offre un excellent cocon le
temps d’un week-end. Les cham-
bres, dont certaines offrent une
belle vue sur la mer, ont été déco-
rées dans un style sobre, mêlant
les touches marines et industriel-
les. Ici, le restaurant est incontour-
nable. Supervisée par le chef
Christian Le Squer, la carte, courte
mais excellente, se déguste avec,
pour décor, la plage du Sillon. La
cuisine bretonne entre terre et
mer se soucie de la pêche du jour,
de la saison et des circuits courts.
Aux beaux jours, la terrasse per-
met de respirer l’air du large.
8, boulevard Hébert.
Chambre double à partir de 70 €.
Menu à partir de 28 €.
Tél. : 02-99-56-01-19. Ariniz.com
Brasserie du Sillon
Postée au tout début de la digue
du Sillon, c’est l’institution ma-
louine où l’on va pour un déjeu-
ner de famille qui sent bon les
fruits de mer. Huîtres, crabes, ho-
mards ou langoustines, doublés
de la pêche du jour, enrichissent
les menus, dont certains prix peu-
vent s’envoler. L’ambiance est
celle d’une grande brasserie raffi-
née aux nappes blanches imma-
culées, et, parfois, c’est juste de
cela dont on a besoin le temps
d’un week-end en bord de mer,
face à un panorama inspirant.
3, chaussée du Sillon.
Plats à partir de 19 €.
Tél. : 02-99-56-10-74.
Brasseriedusillon.com
Otonali
Otonali signifie « à côté » en ja-
ponais. Le lieu s’inspire de l’esprit
des isakayas japonais, pas si loin
des bistrots ou bars à vin français.
On y commande au cours de la
soirée des plats chauds ou froids
que l’on se partage entre amis. Le
chef Yasushi Hayashi, né au Japon,
est l’ancien bras droit de Fumio
Kudaka, cuisinier étoilé de La Table
Saint-Malo
Le meilleur du « Monde »
Breizh Café à Cancale. A Otonali,
« Yasu » propose un voyage culi-
naire en alliant les saveurs nippo-
nes aux notes bretonnes, au gré
des saisons, comme ce maki de
homard breton au gingembre.
53, quai Duguay-Trouin.
Plats à partir de 18 €.
Tél. : 02-99-88-69-88. Otonali.fr
Bistro du Rocher
Des poutres en bois dessinent le
cadre chaleureux de cette bonne
adresse intra-muros. Le chef
Sylvain Delaunay y développe une
carte courte mais réinventée cha-
que jour avec des produits frais et
bien travaillés. Sa cuisine s’affran-
chit des modes en tombant juste,
accompagnée par une belle sélec-
tion de vins nature. La réputation
gourmande du Bistrot du Rocher
n’est plus à faire localement.
19, rue de Toulouse.
Plats à partir de 15 €.
Tél. : 02-99-40-82-05.
L’Atelier de la crêpe
En Bretagne, terre de la crêpe,
voici une initiative originale : une
école internationale du métier de
crêpier, fondée à Saint-Malo par
le restaurateur Bertrand Larcher.
L’Atelier de la crêpe est également
un restaurant d’application où, à
l’heure du déjeuner, les stagiaires
acquièrent les techniques culi-
naires et de service. Le menu pro-
posé se compose d’une galette (ce
jour-là à l’écrasé de pommes de
terre et tartare d’algues de Saint-
Lunaire), d’une crêpe sucrée et
d’une boisson (cidre ou jus de
pomme). Un repas à un prix rai-
sonnable, dans un bâtiment mo-
derne à la décoration industrielle.
Des formations et des ateliers dé-
couverte y sont aussi proposés
aux particuliers sur réservation.
25, quai Duguay-Trouin. Menu
à 14,50 €. Tél. : 02-23-17-41-07.
Ateliercrepe.com
Où prendre un verre
Hôtel Les Charmettes
C’est la terrasse où prendre un
cocktail à n’importe quelle heure
de la journée, avec une vue magni-
fique sur la plage du Sillon. En fin
de journée, on admire les proues-
ses des surfeurs dans le couchant,
en grignotant des huîtres ou des
tartines. Dans ces deux majes-
tueuses villas classées du XIXe siè-
cle que sont Les Charmettes, on
trouve aussi un hôtel et une petite
boutique à la sélection personna-
lisée de souvenirs inspirés par la
Côte d’Emeraude et d’expositions
d’artistes locaux. A noter que l’éta-
blissement n’est ouvert qu’en sai-
son, du 1er avril au 1er novembre.
64, boulevard Hébert.
Tél. : 02-99-56-07-31.
Hotel-les-charmettes.com
VOYAGE
Anne-Lise Carlo
Bergamote
Face à la cathédrale, c’est la réfé-
rence parmi les salons de thé ma-
louins. Les frères Vigour, Ronan
et Jean-François, soignent avec at-
tention leur adresse familiale et
leur carte. Desserts faits maison
et sélection Mariage Frères pour
les thés sont au programme. La
tarte bretonne remporte tous les
suffrages, avec pommes et poires
cuites en amandines agrémen-
tées de crêpes dentelle maison,
caramel au beurre salé et chan-
tilly. Une halte qui réchauffe en
hiver, après avoir sillonné intra-
muros les petites rues commer-
çantes ou les remparts. A tel point
qu’il faut réserver, surtout aux
alentours du déjeuner.
3, place Jean-de-Châtillon.
Pâtisseries à partir de 9,90 €.
Tél. : 02-99-40-28-14.
Bergamotesaintmalo.com
L’Embraque
Le décor de ce bar est celui d’une
carte postale. Située juste au-des-
sus de la plage de Bon-Secours, la
grande terrasse nichée au pied
des remparts offre une vue rare
au soleil couchant. Depuis les
transats de L’Embraque, on sirote
une bière fraîche en admirant le
panorama marin, avec les ro-
chers du Grand Bé et du Petit Bé,
Dinard, le cap Fréhel… Victime de
son succès, l’endroit est peu ac-
cessible en plein été, et l’attente
est parfois longue. Des concerts
et des projections y sont régu-
lièrement organisés pendant la
saison estivale.
Plage de Bon-Secours,
bière à partir de 4 €.
Couleur Café
Face à la digue du Sillon, après une
bonne balade à vélo, Couleur Café
est l’endroit où il fait bon venir se
poser, discuter, lire. La décoration
est régénérante, l’ambiance douce
et les boissons, comme ce latte
d’avoine, réconfortantes. Grande
voyageuse, la Bretonne Morgan
Campoamor a ouvert ce café éco-
responsable pour privilégier le bio
et les circuits courts. On peut
aussi s’y restaurer d’un petit curry
aux épices douces, de houmous
ou d’excellents cookies.
1, place de la Fontaine.
Café à partir de 2 €.
Tél. : 09-83-05-53-11.
A voir
La Maison du beurre
Cette crémerie et fromagerie est
un incontournable de Saint-Malo.
Située dans la belle rue de l’Orme,
la Maison Bordier artisan beur-
rier est ornée d’un sol magnifi-
que tout en mosaïques bleutées
réalisé par l’artiste italo-rennais
Odorico. Mais le plus grand inté-
rêt de cette boutique musée, ce
sont les beurres de baratte à l’an-
cienne parfumés, que les fins
gourmets et les chefs s’arrachent :
algues, piment d’Espelette, yuzu,
sarrasin, vanille de Madagascar
ou oignon, en fonction de la sai-
son… Ils se marient divinement
avec la plupart des plats.
9, rue de l’Orme.
Tél. : 02-99-40-88-79.
Lebeurrebordier.com
Piscine de Bon-Secours
Posée entre les remparts et la mer,
elle est un symbole de la cité cor-
saire. Cette piscine d’eau de mer
extérieure avec son plongeoir de
style Art déco a conservé tout son
charme d’antan, celui de la grande
époque des bains. Elle fut cons-
truite en 1936 sur une idée de
René Lesaunier, propriétaire de
l’établissement des Bains René. In-
génieuse, elle permet de garder la
mer à proximité de la plage quand
celle-ci se retire au gré des marées.
La piscine est vidangée chaque an-
née et un poste de secours ouvre
durant l’été depuis la plage.
Plage de Bon-Secours.
La Droguerie de marine
A Saint-Servan-sur-Mer, La Dro-
guerie de marine est située à
deux pas du port, dans une rue
commerçante. Ce « hangar por-
tuaire » fait droguerie au rez-de-
chaussée. A l’étage, une grande
librairie propose une sélection
pointue et fournie d’ouvrages
sur la mer, mais aussi sur la na-
ture, les voyages et les arts. C’est
un lieu d’échanges où écrivains,
artistes et grand public se re-
trouvent régulièrement pour
des conférences ou signatures.
Une antenne consacrée aux
ouvrages jeunesse et aux bandes
dessinées vous attend de l’autre
côté de la rue.
66 et 71, rue Georges-Clemenceau.
Tél. : 02-99-81-60-39.
La-droguerie.fr
La Maison des poètes
C’est une des plus vieilles bâtis-
ses de Saint-Malo, datant du
XVIIe siècle et classée depuis 1946.
Avec sa façade bigarrée, cette Mai-
son des poètes et des écrivains a
été construite par un architecte et
des charpentiers de marine qui
ont réutilisé des matériaux issus
des navires : colonnes de bois, li-
mon en forme de mât de l’escalier
en bois tournant… La bâtisse a eu
une existence déjà riche avec les
Rencontres poétiques internatio-
nales de Bretagne, organisées dès
1982, accueillant de grands noms
de la littérature.
Depuis le printemps 2023,
le collectif engagé Les Vagues,
préoccupé par la mer, le littoral et
leur préservation, est venu ren-
forcer la vocation environne-
mentale, scientifique et poétique
de ce lieu qui appartient à la ville.
Les Vagues ont déjà permis aux
Malouins et aux touristes de dé-
couvrir le travail de trois femmes
artistes : Lucile Garrault (cyanoty-
pes), Lucile Viaud (géoverres) et
Katel Zeggane (photos). Au prin-
temps 2024, c’est le photographe
malouin Stéphane Maillard qui
exposera « La Vallée des singes ».
5, rue du Pélicot.
Ouverture les mercredis,
samedis et dimanches,
de 14 heures à 18 heures,
lors des expositions.
Marché Saint-Servan
Toute l’année, les mardis et ven-
dredis matin, il y a de l’animation
dans le quartier de Saint-Servan-
sur-Mer. Quatre-vingt-dix expo-
sants animent ce marché local
très vivant et très couru. Sur les
étals, un concentré de produits
fermiers locaux, mais aussi ceux
de maraîchers et de poissonniers,
de la place Bouvet aux belles hal-
les couvertes. On y retrouve aussi
l’esprit « village » propre à Saint-
Servan, une ancienne commune
qui n’est rattachée (avec Paramé)
à Saint-Malo que depuis 1967. En-
core plus charmant hors saison.
Place Bouvet.
Thermes marins
Le temps d’une escapade à Saint-
Malo, on peut s’offrir un moment
de bien-être aux Thermes ma-
rins. L’architecture Belle Epoque
du Grand Hôtel des Thermes, si-
THIBAULT PORIEL/TOURISME BRETAGNE ; CHARLES-DAVID CUVIER ; YANN WERDEFROY
tué sur le Sillon, ramène directe-
ment à la grande période des éta-
blissements des bains de mer qui
ont fait la réputation de la ville à
partir du XIXe siècle. La famille
Raulic a pris les commandes des
Thermes au début des années
1980 et y a créé, notamment, le
parcours de soins Aquatonic. On
est régénéré par l’enveloppe-
ment dans une crème aux algues
chaudes (soin biocéalgues), le
modelage sous affusion de fines
pluies d’eau de mer chaude ou le
brouillard marin.
Grande plage du Sillon,
100, boulevard Hébert.
Tél. : 02-99-40-75-75.
Soin à la carte à partir de 46 €.
Thalasso-saintmalo.com
 0123
D IM A N C HE 1 4 - L UN D I 1 5 JA N VIER 2024 7

CUISINE
La soupe pho,
le vrai goût du Vietnam
A la recherche du meilleur de ce plat emblématique
de la cuisine vietnamienne, qui, au contraire
du bo bun, n’a pas été adapté au palais occidental Les cookies de la boulangerie Union, à Paris 9e.
Léo Bourdin CHARLOTTE BRUNET POUR « LE MONDE »

LE PLA T F ÉT I CHE

Le cookie
de Maëva Manchon
et Charles Ye
Elvire von Bardeleben

Maëva Manchon et dant et moelleux. On pour-

Charles Ye, 30 ans, ont ou-
vert en 2020 à Paris leur
enseigne Union, avec l’am-
bition d’offrir « un niveau de
qualité constant et élevé »,
aussi bien en boulangerie
qu’en pâtisserie, viennoise-
rie et snacking.
Charles Ye : En 2015,
après deux ans à bosser
dans la finance, j’ai compris
que ce n’était pas du tout
ce que je voulais faire. De
son côté, Maëva, que je
connais depuis le lycée,
avait envie de faire une
pause avant de commen-
STUDIO PARIS SE QUEMA POUR « LE MONDE » cer sa thèse en neurobio-
logie. On avait besoin tous
les deux de prendre du re-
rait traduire par caout-
chouteux ou pâteux, mais
c’est toujours péjoratif.
M. M. : Un bon coo-
kie, c’est du travail ! On a
fait une trentaine d’essais
avant de trouver la bonne
recette. On utilise plus de
douze ingrédients, si on les
mélange trop lors du pétris-
sage, le cookie va s’affais-
ser lors de la cuisson, si on
ne les bat pas assez, ça fait
une boule compacte qui ne
cuit pas…
C. Y. : Tout compte :
la température des œufs, le
type de sucre ou de beurre
utilisé… et le chocolat ! Il en
faut beaucoup car la pâte

I
l était bientôt 13 heures et je venais de prendre place dans la grand-mère mijotait pendant plus de vingt-quatre heures. Durant cul, arrêter de penser à nos est tellement sucrée et beur-
file d’attente du Ngoc Xuyen Saigon. Une couche de vapeur ce laps de temps, la cuisine devenait alors le centre de toutes les at- carrières, découvrir autre rée qu’on a besoin d’un peu
embuait la vitrine et seul un néon fluorescent en forme de tentions ; le lieu où l’on finissait toujours par se retrouver ; l’endroit chose que Paris. d’amertume pour équilibrer.
bol était en mesure de dévoiler ce qu’il s’y tramait vraiment. autour duquel se faisait la transmission orale et affective. » Maëva Manchon : On a fait des essais avec un
J’étais venu dans ce petit restaurant familial vietnamien, Si parfois, chez les descendants d’immigrés vietnamiens, On a entrepris un grand panel de potes et, finale-
niché dans une rue calme du 13e arrondissement parisien, en la langue se perd, m’explique-t-il, la cuisine traditionnelle de- voyage américain, en Cali- ment, on a élu un cacao du
plein cœur du quartier asiatique, pour goûter à leur soupe pho, meure un élément de culture plus facile à appréhender et à s’ap- fornie, dans le Nevada, à Mexique à 55 %, avec juste
réputée comme étant l’une des meilleures de la capitale. proprier : « A la différence du bo bun, cette soupe de vermicelle au New York. Je suis très « su- ce qu’il faut d’acidité, de
Arrivé au niveau du comptoir, j’observais le fameux plat bœuf dont la recette originale a été beaucoup réadaptée pour coller cré », dès que je voyais un fruit et de sucre.
prendre forme sous mes yeux. Le cuisinier commença par la gar- au palais des Occidentaux, la soupe pho a su garder son caractère cookie dans une vitrine, je M. M. : Un cookie ne
niture. A l’aide d’une pince, il tapissa le fond d’un bol de nouilles authentique, et ce même loin du Vietnam. Dans la diaspora, chaque le goûtais, je le comparais doit pas être complexe
de riz fraîchement cuites, sur lesquelles il empila différents mor- famille possède sa propre recette. » avec le précédent. On dans les goûts. C’est un pro-
ceaux de viande de bœuf : du plat de côtes et de la poitrine, coupés Les origines du pho restent encore floues. Certains affir- n’avait pas encore l’idée duit de tous les jours, qui
en fines tranches, quelques morceaux de rumsteck cru, ainsi que ment que le plat est né avec l’apparition des nouilles de riz au Viet- d’ouvrir une boulangerie, doit rester accessible aux
trois boulettes grises à la texture compacte. Le tout fut arrosé de nam, à la suite de l’arrivée d’immigrants cantonais en provenance mais j’étais déjà en train de enfants comme aux adul-
plusieurs louches d’un bouillon de bœuf très dense qui semblait de la province chinoise du Guangdong. D’autres prétendent que la réfléchir à mon cookie idéal. tes. Et on a le sentiment que
avoir mijoté pendant de longues heures. Je suivais le bol fumant soupe serait une émanation lointaine du pot-au-feu, un plat large- C. Y. : Moi qui n’avais les clients sont d’accord,
du regard alors qu’il voyageait dans les airs jusqu’à ma table. Pour ment consommé dans le pays lors de la présence coloniale fran- mangé que des cookies in- car on en produit 2 700 par
l’agrémenter, il était accompagné de rondelles d’oignon finement çaise, à partir du XIXe siècle. De nos jours, au Vietnam, le pho fait fi- dustriels dans ma jeunesse, semaine, c’est devenu notre
ciselées et d’une assiette composée d’herbes aromatiques (corian- gure d’emblème culinaire. On le consomme à toute heure du jour, aux Etats-Unis, je me suis best-seller ! Certains clients
dre commune et chinoise, basilic thaï), de pousses de soja, de de Ho Chi Minh-Ville à Hanoï, dans différentes variantes : au pou- dit : c’est donc ça, un coo- arrivent même exprès à
citron vert et de piment oiseau. Je disposais aussi de deux cou- let (pho ga), au bœuf (pho bo), et même aux fruits de mer (pho hai kie ? Waouh ! En France, le 14 h 10 parce qu’ils savent
pelles destinées à accueillir, pour la première, une portion de san). Dans le même temps, en France, le pho a su s’imposer dans le cookie ne fait pas partie de que c’est l’heure à laquelle
sauce hoisin (une sauce brune épaisse au goût sucré-salé) et, paysage culinaire comme un plat populaire, loué pour son côté à notre culture gastronomi- ils sortent du four.
pour l’autre, de la sauce sriracha (une sauce rouge, relativement la fois roboratif et bon marché (comptez entre 9 et 14 euros, selon que et, pendant longtemps, C. Y. : On a bossé six
piquante) – elles devaient me servir à assaisonner la viande. les adresses). A Paris, dans le 13e arrondissement et l’Est parisien, on n’a pas vraiment cher- ans avant de lancer Union,
Religieusement, j’assemblais les différents ingrédients au nombreux sont les restaurants à en faire leur unique spécialité. ché à respecter la recette il fallait que ça marche !
creux de mon bol, les mélangeais vigoureusement et puis, après Preuve que la soupe possède désormais un intérêt gustatif originale. On faisait plutôt Maëva a fait un CAP pâtis-
avoir fait disparaître ma cuillère au fond du bouillon, marqué par certain, le guide Fooding lui a récemment consacré un prix spé- des sablés au chocolat, serie et moi un CAP boulan-
quelques auréoles de gras, je tentais une première lampée. A me- cial. Ainsi, en 2023, le « Meilleur Pho », première distinction du croquants, qui se gardent ger-tourier, on a mis toutes
sure que la mixture roulait sous ma langue, je retrouvais la saveur genre, a été remis au restaurant Mam From Hanoï (Paris 2e). « On longtemps. nos économies dans ce
prononcée du bœuf mijoté, alliée à celle des épices – cannelle, anis a voulu mettre un coup de projecteur sur Tuyet Ngan Bui et Tuan M. M. : Notre cookie projet. Tout est fait maison,
étoilé et gingembre, notamment. Dès lors, chaque bouchée de Anh Tran Luu, un couple de restaurateurs vietnamiens récemment se conserve deux semaines, sur place, tous les jours,
cette soupe profonde, au parfum blindé d’arômes, provoquait en arrivés en France, qui font un travail incroyable, explique François ensuite, il perd sa texture. avec de bons produits,
moi un sentiment entre le réconfort immédiat et la gourmandise Phan, critique culinaire, auteur de la chronique à l’initiative du Pour être parfait, il doit res- comme ce cookie, qui est
addictive… un appétit qu’il était devenu impossible de réfréner. prix. Toute leur cuisine vaut le détour, mais on a été bluffé par leur ter fondant même quand il vraiment le cookie de nos
« Leur pho possède tous les marqueurs du plat parfait, pho aux saveurs très pures, qui possède un équilibre en gras assez a refroidi après la cuisson, rêves. On ne regrette rien.
m’avait pourtant prévenu Julien Dô Lê Pham, quelques jours plus parfait. Une chose intéressante à noter, c’est leur volonté de ne croustillant sur les bords, et Cookie à 3,20 euros.
tôt. Il y a d’abord le côté nourrissant des nouilles de riz. Et puis, juste composer qu’avec des ingrédients de qualité et, notamment, de chewy à cœur. Union Boulangerie,
après, ce bouillon intense. Viennent ensuite la fraîcheur des herbes n’utiliser que de la viande qui vient de producteurs locaux. » C. Y. : C’est amusant : 2, rue Bleue, Paris 9e.
et les différentes textures de la viande de bœuf, qui est cuisinée sous « Je vais t’emmener chez Pho Hanoi goûter à l’un de mes en France, on n’a pas d’ad-
toutes ses formes. Enfin, on y retrouve l’acidité du citron, le piquant phos préférés », m’annonce Guillaume Le Roux, à l’autre bout du jectif pour traduire chewy,
du piment frais et le côté umami et enveloppant de la sauce hoisin fil. Le blogueur gastronomique, auteur du Bon Plan Restos, un ce qui explique peut-être
– le tout combiné offre une profondeur de goût incroyable. » Mais guide qui recense ses meilleures trouvailles culinaires dans la ca- pourquoi ce n’est pas une
pour le fin gourmet, fondateur de l’agence culinaire Phamily First, pitale, connaît bien son sujet : il estime avoir goûté à plus d’une texture très répandue ici.
dont les parents ont émigré du Vietnam vers la France à la fin centaine de soupes vietnamiennes différentes. Une fois attablés Chewy, c’est à la fois fon-
des années 1970, la soupe pho est avant tout un plat qui le ren- dans le petit restaurant de la rue Pixérécourt (Paris 20e), nous
voie à sa culture familiale et, en partie, à son identité franco- passons à l’attaque. La soupe nous parvient dans un grand bol,
vietnamienne : « Chez moi, le pho que préparaient ma mère et ma dépourvue de tout artifice. Le bouillon est d’un gris clair et il a L A DÉGUSTATI O N
simplement été agrémenté d’oignons nouveaux ciselés et de
feuilles de coriandre. « C’est un pho typique du Nord, précise celui Robuste, le bonhomme ! Cent cinquante grammes pièce.
qui signe sous le pseudo 716lavie. Dans cette partie du Vietnam, Sans surprise, c’est irrésistible : le sucre, le gras et le chocolat
Dans la diaspora, c’est le goût du bouillon qui prime. » bien dosés forment un trio infernal, stimulé par une pointe
Avant de partir, Ngo Van Dong, la cogérante des lieux, de fleur de sel. Après l’avoir englouti en entier, on se dit que
chaque famille consent à nous dévoiler une partie de sa recette – et du secret de ce cookie aurait aussi pu faire office de déjeuner.
son bouillon : un sac renfermant des écorces de cannelier en pro-
possède sa propre venance directe de sa ville natale, dans la région de Hanoï. A
peine sorti, une question me brûle déjà les lèvres : une seule vie
recette de pho suffira-t-elle pour parvenir à goûter toutes ces sortes de pho ?
8 0123
DIM A N C HE 1 4 - L UN DI 1 5 JA N VIER 2024
Au Bar à bulles du Moulin-
Rouge, Paris 18e,
le 19 décembre 2023.
NJERI NJUGUNA
POUR « LE MONDE »
L
e nom du troquet nous a induit en erreur, et plongé dans une forme
PLAYLIST
> DERNIER LIVRE LU
« Le Journal invisible.
Le livre invisible »,
de Sergueï Dovlatov
(La Baconnière, 2017)
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« For All Mankind »
(Apple TV+)
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« Serge Klarsfeld,
le chasseur de nazis qui
n’a plus peur du RN »
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« Notes » (« Je travaille
beaucoup dessus »)
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CONSULTÉS AVANT
DE SE COUCHER
« Le Monde » et « Libé »
(« Avant de prendre
un roman »)
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. La productrice de l’émission de radio « Les Pieds sur terre » publie un livre
sur un homme qui séduisait des femmes sous de fausses identités, et confie son expérience des amants manipulateurs
« Je ne veux pas me la jouer écrivaine »
de perplexité. Sonia Kronlund avait fixé le rendez-vous
au Bar à bulles, à côté du Moulin-Rouge, à Paris, et on
s’était imaginé qu’elle avait ses habitudes dans un bar à
champagne. Idée pas très raccord avec l’image que l’on
se fait de la journaliste productrice des indispensables
« Les Pieds sur terre », sa légère pointe de gouaille dans
la voix et les inflexions à gauche de l’émission de re-
portages de France Culture qu’elle produit et présente
depuis leur création, en 2002.
A l’arrivée, point de cuvées prestige ou de lour-
des tentures rouges (oui, c’est ainsi qu’on se figure un
bar à champagne), mais un grand espace ambiance
« comme à la maison » avec sa décoration de bric et de
broc, son sol gris et ses lampions. Avant la séance
photo, à laquelle elle se pliera avec un sérieux ne mas-
quant pas une légère gêne à s’exposer ainsi, Sonia
Kronlund n’hésite pas longtemps avant de comman-
der une bière « de base », alors on s’aligne. Son demi
d’Heineken lui tiendra durant les presque deux heures
de conversation : « J’arrête de fumer en ce moment, ce
n’est pas compatible avec trop d’alcool. » Elle avait re-
pris la cigarette récemment, « bêtement », dit-elle en
souriant, dix-sept ans après un premier sevrage à moti-
vation gestationnelle.
La naissance de son fils est un sujet qu’elle évo-
que brièvement dans son nouveau livre, L’Homme aux
mille visages (Grasset, 180 pages, 18 euros). La journa-
liste y relate une enquête de cinq ans sur les traces d’un
imposteur séduisant des femmes sous différentes
identités (Ricardo, Alexandre, Daniel, Richard), natio-
nalités (brésilienne, argentine, portugaise), métiers
(chirurgien, photographe, policier…). Avec un enthou-
siasmant sens du détail, le récit retrace sa traque entre
la France, le Brésil et la Pologne et donne la parole à plu-
sieurs de ses victimes. Mais il laisse aussi la place à des
développements plus personnels, où Sonia Kronlund
s’interroge sur ce qui l’intéresse tant dans cette his-
toire, qui ne fut, au départ, qu’une parmi les plus de
trois mille racontées dans « Les Pieds sur terre ». Elle se
livre aussi, avec un délicieux humour autodépréciatif,
sur sa propre expérience des amants « malhonnêtes,
menteurs, manipulateurs ».
L’Homme aux mille visages s’ouvre du reste par
une confession sur ce triste tropisme, à la première per-
sonne. Comment la journaliste a-t-elle vécu ce passage
au « je » ? « J’ai plutôt tendance à raconter les faits exté-
rieurement, reconnaît-elle. Mais il fallait que je donne de
moi aux femmes que j’ai rencontrées, qui se sont livrées. »
Elle réfléchit : « D’ailleurs, dans les reportages, en règle
générale, on donne de soi-même. Mais ce sont les parties
UN APÉRO AVEC…
SONIA KRONLUND
Raphaëlle Leyris
qu’on coupe au montage. » Elle-même pousse les colla-
borateurs des « Pieds sur terre » à utiliser la première
personne quand cela se justifie, à l’image des séries en
plusieurs volets d’Adila Bennedjaï-Zou : de « Mes années
boum » à « Ex-ologie » en passant par « PMA hors la
loi » : si vous ne les avez pas écoutées, rendez-vous le
service de combler ce manque au plus vite.
« Je sais très bien que c’est ce qu’il y a de plus diffi-
cile pour nous autres, journalistes et documentaristes »,
note celle qui ne cache pas être « un peu control freak »
et se dévoile peu dans notre échange, au demeurant
chaleureux. Le « je » qu’elle emploie dans son livre,
« celui de la non-fiction américaine », est à la fois elle et
pas elle. Elle dit s’y être essayée avec une trouille terrible
(outre celle que les victimes de Ricardo ne se retrouvent
pas dans son texte) : avoir l’air de se prendre pour l’écri-
vaine qu’elle n’est pas. Elle reviendra à cette idée à plu-
sieurs reprises au cours de la conversation. « La littéra-
ture, je viens de là, je lis énormément, je ne veux pas me la
jouer. » Travaillant sur un imposteur, elle a été tenaillée
par l’inquiétude d’en être une.
Le syndrome de l’imposteur touche rarement
d’authentiques charlatans. On ne saura sans doute ja-
mais ce que se raconte le « vrai » Ricardo de son his-
toire, si seulement une telle personne existe sous les
couches de mensonges. Mais il y a fort à parier que ce
joueur, qui « ment comme il respire », n’est pas dévoré
par les angoisses et les scrupules. Pas même par la peur
d’être pris.
Comme la plupart de ceux qui souffrent de ce
syndrome à des degrés divers, Sonia Kronlund est une
immense « bosseuse », qui met ses succès sur le compte
d’autre chose que son talent ou le travail abattu. Quand
CE QU’ELLE
A AIMÉ DANS
LE PROCESSUS
D’ÉCRITURE ?
« ME RELIRE,
ME TROUVER
NULLE ET
ME CORRIGER :
J’AI ADORÉ ! »
elle a décroché le concours de l’Ecole normale supé-
rieure puis l’agrégation de littérature, en 1994, elle a
pensé : « Je les ai bien eus ! C’est parce que je suis mali-
gne », dit-elle dans un rire qui entraîne sa voix vers les
aigus, avant de s’étonner d’avoir « déjà » fini son demi
– elle s’est trompée, le verre vide était celui de sa
commensale à la descente plus rapide.
De toute évidence, Sonia Kronlund aime la diffi-
culté, l’effort que lui demande la nouveauté – même si
elle produit la même quotidienne depuis près de vingt-
deux ans. Celle qui a effectué un bref passage dans l’en-
seignement universitaire énonce la succession de mé-
tiers auxquels elle s’est ensuite essayée : « J’ai été scéna-
riste, j’ai travaillé dans la production cinématographi-
que, j’ai fait de la lexicographie… » Mais c’est avec la
radio, qu’elle a « su » (« comme en amour, j’imagine »,
spécule-t-elle dans un soupir surjouant drôlement la
guigne matrimoniale) qu’elle avait trouvé sa place.
Elle avait écrit à Daniel Mermet, producteur de
« Là-bas si j’y suis », sur France Inter, et, trois mois après
qu’il l’avait rappelée, était diffusé son premier repor-
tage sur le thème « La maison de mes rêves ». Elle fait ses
armes dans l’émission qui s’autoproclame « modeste et
géniale ». La « peur de [s’]ennuyer » et le goût de « l’adré-
naline » l’amènent à partir pour des sujets lointains. En
mai 2000, « terrorisée » mais vaillante, elle effectue son
premier voyage dans l’Afghanistan des talibans, puis en
Iran. Deux pays par lesquels elle se dit « excessivement
intéressée » dans sa description sur le réseau social X.
Elle s’y rend par la suite « beaucoup » (la dernière fois,
en 2019) pour des sujets radio comme pour un film
documentaire sur le cinéaste afghan Salim Shaheen
(Nothingwood, 2017).
Mais, en 2002, l’accession de Jean-Marie Le Pen
au second tour de l’élection présidentielle l’incite à lan-
cer « Les Pieds sur terre », émission imaginée pour don-
ner la parole à celles et ceux qu’on n’entendait pas. Elle
confie : « Si l’on regarde les scores du RN [Rassemble-
ment national] aujourd’hui, il faut bien constater que,
politiquement, ça n’a servi à rien. » Un ange désabusé
passe. Mais Sonia Kronlund souligne que son plaisir à
façonner cette émission, à varier les propositions faites
chaque jour aux auditeurs, à écouter des sujets réussis,
est « intact ». Si elle a arrêté les reportages radio, c’est
parce qu’« [elle] savai[t] faire » : « Et quand c’est trop fa-
cile pour moi, la qualité baisse. » D’où, en partie, le défi
du livre (Ricardo doit aussi faire l’objet d’un documen-
taire filmé). Ce qu’elle a préféré dans le processus d’écri-
ture ? « Me relire, me trouver nulle et me corriger : j’ai
adoré ! » Encore une fois, elle rit, puis jette un œil à son
verre. Elle a fini par en arriver à bout.