MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

76E ANNÉE – NO 23607 SCIENCE

3,00 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
& MÉDECINE
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
5 PA G E S

Loi sécurité:Macron impose un recul à Darmanin

▶ Chef du groupe LRM ▶ Le texte, qui prévoit de ▶ L’exécutif et la majorité ▶ Face aux violences poli­ ▶ Parmi elles, renforcer
à l’Assemblée nationale, pénaliser la diffusion mal­ sont profondément divi­ cières, Gérald Darmanin a la formation des forces
Christophe Castaner a an­ veillante d’images des for­ sés par cet article de la pro­ concédé, devant les dépu­ de l’ordre et réformer
noncé, lundi 30novembre, ces de l’ordre, avait suscité position de loi de «sécu­ tés, «peut­être des problè­ l’inspection générale
une «réécriture totale» les critiques et d’impor­ rité globale», défendu par mes structurels» et a égre­ de la police nationale
de l’article24 tantes manifestations le ministre de l’intérieur né des pistes de réflexion PAGE 10

VACCINS LA SAGA
L’EUROPE DE L’ARN
MESSAGER
FACE AUX ▶ Cette technologie,

PEURS DE LA développée par Katalin

Kariko et une poignée
de chercheurs, est long­
POPULATION temps restée marginale
▶ En gagnant la course au
▶ Partout en Europe, les
vaccin contre le Covid­19,
gouvernements tentent ces scientifiques tiennent
de rassurer des habitants leur revanche. Récit
plus ou moins réticents à SCIENCE & MÉDECINE P. 23 À 25
l’idée de se faire vacciner
▶ En France, pays particuliè­
rement rétif, l’exécutif
invoque la «transparence» Katalin Kariko,
1 ÉDITORIAL
et compte sur le soutien chez elle, à Rydal
(Pennsylvanie),
LA LEÇON DE LIBERTÉ
des collectivités locales le 26 octobre. DE KATALIN KARIKO
JESSICA KOURKOUNIS
PAGES 7 À 9 PAGE 35

Chine Les autorités verrouillent Turquie Justice

La réforme des
Littérature
Le prix Goncourt
Procès des écoutes
Nicolas Sarkozy
les informations sur l’épidémie Erdogan inquiet tribunaux pour à Hervé Le Tellier dénonce
les autorités chinoises tra­ pouvoir s’investir dans des mis­
des changements enfants passe mal pour «L’Anomalie» des «infamies»
à Washington
PAGE 13 PAGE 30 PAGE 14
quent toute version non con­ sions citoyennes. Le Monde re­
forme à la vérité officielle sur vient ainsi sur l’incarcération de
l’épidémie de Covid­19 à Wuhan. Chen Mei, l’un des créateurs du
Ces derniers mois, au moins une
demi­douzaine de « journalistes
site Internet Terminus2049. «Le
gouvernement chinois veut que Ankara s’est éloigné de
ses alliés traditionnels,
Hôtellerie
La vie au ralenti
citoyens» qui s’étaient mobilisés les gens ne retiennent qu’une
pour recueillir des informations chose : sa victoire sur l’épidémie, notamment au sein
et archiver des documents sur les estime son frère, Chen Kun. Si les de l’OTAN. Joe Biden a
origines de cette crise sanitaire et
son traitement ont été arrêtés. La
gens s’interrogent, cela peut révé­
ler certains problèmes dans la so­
annoncé un durcissement du Plaza Athénée,
répression vise surtout une géné­
ration d’idéalistes, qui croyait
ciété, et il ne veut pas de cela.»
PAGE 2
des Etats­Unis à son égard
PAGE 4 un palace déserté
L’hôtel parisien, qui perd
LE REGARD DE PLANTU plus de un million d’euros
chaque mois, reste ouvert
pour dix clients. Sur la
Côte d’Azur, en revanche,
les palaces ont fermé
PAGES 18-19

Islam
«Aux laïcs
la gestion,
aux religieux
la religion»
Le grand imam de Bor­
deaux, Tareq Oubrou, réa­
git à l’idée, proposée par le
chef de l’Etat, d’un conseil
national des imams
PAGE 33
Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,20 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €, Guyane 3,50 €,
Hongrie 1 440 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
2|
INTERNATIONAL
Covid : la Chine traque les citoyens enquêteurs
Deux Chinois de 27ans sont détenus pour avoir archivé des contenus sur les débuts de l’épidémie à Wuhan
I
ls en avaient fait leur pas­
sion : archiver sur un sys­
tème hébergé à l’étranger, la
plate­forme américaine Git­
Hub, les contenus – articles de
presse ou de réseaux sociaux – qui
disparaissent de la Toile chinoise à
chaque razzia de la censure. Jamais
les autorités n’ont semblé prêter
attention à leurs activités, jusqu’à
ce que l’épidémie de Covid­19, à
Wuhan, ne grossisse leur site de
centaines de pages de documents.
En avril, Chen Mei et Cai Wei,
deux Chinois de 27 ans, ont été ar­
rêtés à Pékin, et mis au secret du­
rant cinquante­cinq jours, avant
d’être formellement inculpés. Ils
sont en attente de leur procès, im­
minent, pour avoir «cherché que­
relle et provoqué des troubles», un
délit fourre­tout pouvant valoir
jusqu’à quatre ans de prison, ré­
gulièrement utilisé pour punir
les militants.
En incluant ces deux historiens
en herbe, au moins une demi­
douzaine de journalistes citoyens
qui s’étaient mobilisés pour docu­
menter le confinement de Wu­
han, à partir du 23 janvier, ont été
arrêtés. Comme Chen Qiushi, qui
publiait sur YouTube ses reporta­
ges dans les hôpitaux wuhanais
au tout début de l’épidémie et est
détenu incommunicado (au se­
cret) depuis bientôt trois
cents jours. Ou encore Zhang
Zhan, une avocate de Shanghaï,
elle aussi partie à Wuhan filmer
ses habitants, qui a été interpellée
en mai et doit prochainement être
jugée pour «querelle et troubles».
Elle rejette les charges qui pèsent
contre elle et s’est mise plusieurs
fois en grève de la faim.
Cette vague de répression révèle
la paranoïa des autorités chinoises
et leur vigilance exacerbée vis­à­
vis de toute version non conforme
à la vérité officielle sur le Covid­19
à Wuhan. Elle dit aussi combien la
marge de manœuvre s’est rétrécie
en Chine pour toute une généra­
tion de jeunes idéalistes qui
croyait encore pouvoir s’investir
dans des missions citoyennes.
Chen Mei était de ceux­là. Tech­
nicien informatique dans une as­
sociation d’aide aux enfants ma­
lentendants et autistes à Pékin, il
avait appelé Terminus2049 le site
monté en 2018 avec son acolyte
Cai Wei, en hommage à la planète
Terminus, sur laquelle, dans les
romans de science­fiction de
l’écrivain américain Isaac Asimov,
un savant préserve les connais­
sances de l’humanité menacée.
On y trouvait des articles de
presse, mais aussi des livres inter­
dits en Chine, un documentaire
sur le massacre de Tiananmen, le
contenu d’un site d’information
de Hongkong, et un forum où les
abonnés pouvaient échanger
anonymement en se connectant
avec un VPN, l’outil qui permet
d’accéder à des sites étrangers.
Quand la transmission du virus
entre humains est officiellement
confirmée à Wuhan, le 20 janvier,
la Toile chinoise explose de spé­
culations, de doutes, et de colère.
Sur un forum de discussion ré­
servé à des intellectuels, un essai
expliquant que les Chinois
paient aujourd’hui de ne pas
avoir défendu la liberté de la
presse pendant cinquante ans
circule largement.
Le Quotidien de la jeunesse, un
journal officiel progressiste, pu­
blie l’un des premiers entretiens
du lanceur d’alerte Li Wenliang,
l’ophtalmologue qui mourra en­
suite du Covid­19. Sur la message­
rie WeChat circulent toutes sortes
de tribunes libres. Des habitants
de Wuhan enquêtent: l’un d’entre
Tous les
contenus relatifs
aux débuts de
l’épidémie, même
ceux de la presse
officielle, seront
expurgés du Web
par les censeurs
eux envoie sur WeChat les images
de huit morts dans un hôpital qui
prétend ne pas avoir de cas. Tous
ces contenus, même ceux de la
presse officielle, seront entière­
ment expurgés du Web par les
censeurs, comme pour laver
toute trace de l’effervescence qui
agite alors la société chinoise.
Ces documents sont archivés sur
Terminus2049 et y restent consul­
tables. Ils valent aujourd’hui à
Chen Mei et son partenaire l’accu­
sation de «répandre de fausses in­
formations ayant un effet négatif
sur la société», explique le frère
aîné du jeune archiviste, Chen
Kun, 33 ans. Lui­même ancien mi­
litant associatif, il a quitté la Chine
pour l’Indonésie au début de l’épi­
démie, fin janvier, puis est venu
étudier en France, où Le Monde l’a
rencontré. Il s’efforce, depuis, de
remonter les fils de l’enquête qui a
mené son frère en prison. Celui­ci
avait notamment rejoint une ini­
tiative collective pour tenter de
déterminer le nombre réel de
morts du Covid­19. «Le gouverne­
ment chinois veut que les gens ne
retiennent qu’une chose, sa victoire
sur l’épidémie, estime Chen Kun. Si
les gens s’interrogent, cela peut ré­
véler certains problèmes dans la
société, et il ne veut pas de cela.»
Mise au secret prolongée
Son propre départ de Chine, croit
Chen Kun, a nourri les soupçons
de la police vis­à­vis de son frère:
une connaissance de ce dernier
lui a dit avoir été interrogée, quel­
ques semaines avant son arresta­
tion, sur le fait qu’un proche de
Chen Mei, à l’étranger, avait pu re­
cevoir des « informations sensi­
bles». En réalité, Chen Kun n’était
pas au courant de l’entreprise d’ar­
chivage de son cadet. Les informa­
tions en question, souligne­t­il, ne
sont pas des secrets d’Etat. S’il a
quitté la Chine avec son épouse et
leur fille, c’est par prudence: «On
savait que l’objectif d’éradiquer la
pandémie à tout prix conduirait à
de nombreuses actions ignorant
les droits de l’homme. Que celui qui
« Le gouvernement
veut que les gens
ne retiennent
qu’une chose,
sa victoire sur
l’épidémie »
CHEN KUN
frère de l’un des deux archivistes
était contaminé se retrouvait en­
tièrement à la merci du gouverne­
ment local», dit­il.
Il faut dire que l’ex­militant et
son épouse avaient déjà subi de
plein fouet le premier virage auto­
ritaire de Xi Jinping, six ans aupa­
ravant. Une vague de répression
contre les milieux associatifs leur
vaut alors plusieurs mois de «sur­
veillance dans un lieu désigné», ce
même régime de mise au secret
prolongée, assimilé à de la torture,
que Chen Mei a subi.
Pour Chen Kun, arrêté le 6 octo­
bre 2014, la séquestration eut lieu
sur une base militaire, près de Pé­
kin. Il fut soumis pendant trois
mois à des interrogatoires, et
deux gardes veillaient dans sa cel­
lule jour et nuit. « C’est cent fois
pire qu’une prison. Imaginer ren­
trer un jour à la maison était de­
venu un rêve extravagant. Je
n’avais plus qu’un souhait, bavar­
der avec un autre être humain »,
dit­il. Sa femme, arrêtée quelques
jours auparavant, y passe quatre­
vingts jours.
L’enchaînement des circonstan­
ces qui les mènent dans cette si­
tuation est ubuesque. Chen Kun
est alors directeur du Liren College,
des ateliers éducatifs liés à une
ONG, Liren (en chinois, «debout»),
qui anime des librairies pour les
enfants pauvres des campagnes.
Le couple fait partie de tout un ré­
seau de militants, de bénévoles et
d’entrepreneurs qui évoluent aux
marges de l’engagement politique,
en se livrant à des actions citoyen­
nes. L’épouse de Chen Kun, Ling
Lisha, photocopie un jour de sep­
tembre des documents relatifs au
«mouvement des parapluies»,
l’occupation de quartiers de Hon­
gkong par les manifestants, dans
une officine proche d’une univer­
sité, à Pékin. Or, la photocopieuse
est reliée à la police secrète, et le
reçu, libellé au nom d’une des as­
sociations, servira de prétexte à
l’arrestation d’un militant des
droits de l’homme connu, Guo
Yushan, dont Chen Kun est l’assis­
tant. M. Guo fera un an de prison,
son propre avocat est lui con­
damné à dix ans. La plupart des as­
sociations seront démantelées. A
sa libération, le couple a un enfant,
déménage dans le Sud et monte
une crèche, se résignant, disent­ils,
à un travail «normal».
Avocats officiels imposés
Plusieurs vagues de répression ont
ensuite asséché le terreau d’où
avaient émergé, au début de la dé­
cennie 2010, ces bonnes volontés
déterminées à faire évoluer la
Chine vers l’Etat de droit. En 2015,
300 avocats sont interpellés, et
une dizaine d’entre eux reçoivent
de lourdes condamnations. Tant et
si bien que la période où chacun se
mobilisait sur Internet quand un
militant était détenu, faisant inter­
venir des avocats indépendants,
aidant les familles, est largement
révolue. «J’ai choisi un avocat indé­
pendant pour mon frère. Mais il a
été forcé de prendre des avocats
commis d’office. Or, ces avocats re­
fusent de me parler. La procédure
est une boîte noire. Ils répètent ce
que dit la police – que mon frère a
commis un délit –, au lieu de le dé­
fendre. Le but est d’empêcher les
vrais avocats de faire leur travail»,
dénonce Chen Kun.
Il a toutefois réussi à faire se reti­
rer les deux premiers avocats offi­
ciels, en menaçant d’informer
leurs clients internationaux, de
grandes sociétés, de leur impos­
ture. Une première victoire sym­
bolique, même si deux autres ont
été nommés pour les remplacer. p
brice pedroletti
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
A Paris, le
30 novembre,
Chen Kun pose
avec des photos
de son frère cadet,
Chen Mei,
poursuivi par
les autorités
chinoises.
JULIEN DANIEL/MYOP
POUR « LE MONDE »
LE CONTEXTE
ORIGINE DU VIRUS
Le patron de l’Organisation
mondiale de la santé, Tedros Ad-
hanom Ghebreyesus, a promis,
lundi 30novembre, de tout faire
pour connaître l’origine du virus
ayant provoqué la pandémie de
Covid-19, rejetant les accusa-
tions selon lesquelles l’agence
onusienne serait trop complai-
sante envers la Chine. «Nous
voulons connaître l’origine et
nous ferons tout pour la connaî-
tre», a-t-il promis alors que
l’agence espère envoyer rapide-
ment une équipe scientifique in-
ternationale sur le terrain dans
la région chinoise de Wuhan,
considérée comme le berceau de
la pandémie.
ENQUÊTE
Les Etats-Unis ont publiquement
accusé Pékin de cacher des cho-
ses, et l’OMS de trop se plier à la
volonté des autorités chinoises.
Une équipe internationale com-
posée d’une dizaine de scientifi-
ques reconnus dans leur do-
maine a pour mission de
remonter aux origines du virus
et de savoir comment il s’est
transmis à l’homme, mais elle
n’a pour l’instant pas pu se ren-
dre en Chine, où l’épidémie a
démarré fin 2019. Elle mène
des visioconférences régulières
avec les experts chinois, et
aucune date n’a été avancée
pour une enquête de terrain.
 international | 3
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MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Iran:hommage
national au
physicien assassiné
Mohsen Fakhrizadeh est considéré
comme l’architecte du programme
nucléaire iranien

jérusalem­ correspondant et de l’innovation en matière de Funérailles

D
es funérailles dignes
d’une des plus hautes
autorités du pays.
Lundi 30 novembre, le
corps de Mohsen Fakhrizadeh,
soupçonné d’avoir été l’architecte
d’un programme nucléaire ira­
nien à possible dimension mili­
taire, assassiné vendredi près de
Téhéran, a été enterré dans
l’Emamzadeh Saleh, un sanctuaire
où reposent deux autres scientifi­
ques nucléaires assassinés en 2010
et 2011, ainsi que des «martyrs» de
la guerre Iran­Irak (1980­1988).
Le physicien, qui vivait sous es­
corte policière et se déplaçait en
voiture blindée, a été inhumé
sous une grande affiche à l’effigie
du guide suprême, Ali Khamenei,
et de l’ancien chef de la force
Al­Qods (la branche des gardiens
de la révolution chargée des opé­
rations extérieures), le général
Ghassem Soleimani, assassiné en
Irak, en janvier 2020, par un
drone américain.
Un dernier adieu avait été
rendu tôt le matin au ministère
de la défense, à Téhéran. Samedi
et dimanche, sa dépouille, cou­
verte d’un drapeau iranien, avait
été honorée dans les villes saintes
de Machhad et de Qom, puis au
mausolée de l’imam Khomeyni,
le fondateur de la République isla­
mique, à Téhéran. Lors des funé­
railles, le ministre de la défense,
Amir Hatami, a soutenu que l’as­
sassinat de Mohsen Fakhrizadeh
«ne resterait pas sans réponse». Il
annonçait aussi le doublement
du budget de l’organisation
Sépand, en charge de la recherche
défense, dont M. Fakhrizadeh
était un vice­président.
Avec ce scientifique, c’est une
somme de connaissances accu­
mulées qu’aurait visée Israël, dési­
gné comme coupable par Téhéran.
Impliqué dès la fin des années
1980 dans la recherche nucléaire,
ce physicien n’était pas «le père»
d’un programme à possible
dimension militaire, selon la dé­
nomination prudente de l’Agence
internationale de l’énergie atomi­
que (AIEA), dont Téhéran a tou­
jours démenti l’existence. Mais
M.Fakhrizadeh avait, tôt, contri­
bué à la reprise de ces travaux, lan­
cés par le régime du chah avant
d’être interrompus par la révolu­
tion de 1979, et que les experts
soupçonnent d’avoir été relancés
entre 1982 et 1984.
Engagé contre l’invasion de l’Iran
par l’Irak de Saddam Hussein
(1980­1988), M. Fakhrizadeh aurait
combattu aux côtés de Fereydoun
Abbassi Davani, l’ancien chef de
l’Organisation iranienne de l’éner­
gie atomique, lui­même visé par
une tentative d’assassinat en 2010.
M. Abbassi Davani a salué la mé­
moire d’«un gestionnaire compé­
tent et un scientifique prestigieux
[qui] peut être élevé au même rang
que le martyr Soleimani dans le do­
maine des sciences et techniques».
Selon l’AIEA, cet administrateur
avait regroupé divers travaux nu­
cléaires suspects, au sein d’un pro­
jet baptisé AMAD. L’Iran l’aban­
donnera en 2003, après l’invasion
américaine de l’Irak. L’AIEA infli­
gera des sanctions à M. Fakhriza­
deh en 2007, et demandera sans
succès à l’interroger. Voilà pour la
du scientifique
iranien Mohsen
Fakhrizadeh,
à Téhéran,
lundi
30 novembre.
MINISTÈRE DE LA DÉFENSE
IRANIEN/WANA VIA
REUTERS
biographie officielle, maculée de
zones d’ombre. Ce sont les accusa­
teurs de M. Fakhrizadeh qui la
complètent, en premier lieu Israël.
En 2018, les travaux du physicien
avaient été l’objet de l’une des
opérations dont le Mossad a tiré
publiquement le plus de fierté ces
dernières années: le vol, dans un
hangar anonyme de Téhéran, d’ar­
chives du programme AMAD,
supposément constituées par
M.Fakhrizadeh lui­même.
Dimension secrète
Cette opération, dirigée person­
nellement par le patron du ser­
vice israélien, Yossi Cohen, avait
mis au jour d’innombrables pa­
ges portant l’écriture manuscrite
du scientifique, selon l’Etat hé­
breu. M. Fakhrizadeh y corres­
pondrait, avec de hauts officiels
iraniens, sur la manière de fabri­
quer un mécanisme permettant
de détoner une arme nucléaire, et
une bombe arrimable à un mis­
sile balistique sol­sol.
Pour Israël, qui n’a jamais re­
connu l’existence de ses propres
armes nucléaires − elles bien réel­
les −, ces documents prouve­
raient que M. Fakhrizadeh était le
Docteur Folamour de Téhéran,
doublé d’un administrateur de ta­
lent. Il aurait préservé un savoir
acquis avant 2003, mais aussi
poursuivi le programme AMAD
jusqu’à aujourd’hui, sous d’autres
noms, en gardant auprès de lui
d’anciens collaborateurs. Leur ob­
jectif: acquérir la capacité de pro­
duire cinq bombes atomiques de
10 kilotonnes, et donner à l’Etat
les moyens de franchir ce seuil en
un temps court.
Ces documents, Israël les a
transmis à l’AIEA et à l’université
Harvard, aux Etats­Unis. Mais on
attend qu’en soit publiée une ana­
lyse indépendante. Des responsa­
bles du Mossad n’ont pas masqué
leur frustration face à la lenteur
de l’AIEA à les intégrer à ses tra­
vaux. Puis leur satisfaction, no­
tamment auprès du Monde
en 2019, devant les premières
marques de reconnaissance de
l’institution. Entre­temps, l’Etat
hébreu a fait du personnage de
M. Fakhrizadeh un usage politi­
que intensif, à la manière d’une
bombe à fragmentation.
Première détonation. En
avril 2018, le premier ministre,
Benyamin Nétanyahou, révèle ces
Israël, désigné
comme coupable
par Téhéran,
aurait dérobé
des archives
du scientifique
en 2018
archives, en lançant un avertisse­
ment à propos de M. Fakhrizadeh:
«Souvenez­vous de ce nom.» Preu­
ves à l’appui, il dénonce la logique
même de l’accord sur le nucléaire
iranien, signé en 2015 par les
Etats­Unis, la Russie, la Chine, la
France, le Royaume­Uni et l’Alle­
magne. «L’esprit du deal, c’était de
renoncer à faire toute la lumière
sur le programme iranien. On esti­
mait que l’accord suffisait à éloi­
gner Téhéran du seuil. Israël ne l’a
jamais accepté», résume Clément
Therme, post­doctorant au CERI
Sciences Po.
Seconde détonation. En
mai2018, le président américain
Donald Trump cite ces archives à
l’appui de sa décision de quitter
l’accord nucléaire. Héritage de
l’administration Obama, ce
«deal» est jugé inapte à contrer la
dimension secrète du pro­
gramme. Troisième détonation, la
mort de M. Fakhrizadeh. En Iran,
elle souligne l’incapacité de l’Etat à
protéger ses scientifiques: les ris­
ques de défection augmentent.
La pompe donnée à ses funé­
railles est à ce titre une tentative de
réassurance, et une manière de
susciter des vocations, en érigeant
le physicien en martyr. Pourtant,
«ceux qui ont planifié cette opéra­
tion ne regardaient pas seulement
vers Téhéran, mais aussi vers
Washington», estime l’ancien pa­
tron du renseignement militaire
israélien, Amos Yadlin. «Ils espé­
raient peut­être des représailles ira­
niennes, qui donneraient au prési­
dent Trump les moyens de convain­
cre son establishment de défense
qu’il est temps (…) d’attaquer leurs
sites nucléaires.» Pour cet analyste,
il s’agissait aussi de «rendre plus
difficile la vie de ceux qui veulent re­
venir au vieux JCPO [l’accord nu­
cléaire] de 2015, et qui rejoindront
la future administration améri­
caine en janvier». p
louis imbert
et ghazal golshiri

UnTweet de la diplomatie chinoiseavive Un pilote afghan reclus sur une

base américaine en quête d’asile
les tensionsentre PékinetCanberra
L’Australie proteste contre des mesures anti­dumping de la Chine envers son économie C’ est l’histoire d’un homme, emblématique de la fin
chaotique de vingt ans de présence américaine en
Afghanistan. Après avoir accordé le droit d’asile à l’un
des rares pilotes d’élite d’hélicoptère d’attaque de l’armée
afghane, les Etats­Unis ont annulé cette décision, la veille de son
pékin, sydney ­ correspondants bre, le premier ministre austra­ fois, été visée. Pékin avait an­ sage de saisir l’Organisation mon­ départ. Disant craindre pour sa sécurité, il a trouvé refuge, de­

L
es relations entre la Chine et
l’Australie ne cessent de se
dégrader. Dernier épisode
en date : la publication, lundi
30 novembre, d’un Tweet par
Zhao Lijian, porte­parole du mi­
nistère des affaires étrangères chi­
nois dans lequel celui­ci se dit
«choqué par le meurtre de civils et
de prisonniers afghans par des sol­
dats australiens». Il ajoute: «Nous
condamnons fermement de tels ac­
tes et appelons à tenir [les soldats]
responsables.»
Surtout, ce Tweet est illustré
d’un photomontage représentant
un soldat australien tenant un
couteau couvert de sang sur la
gorge d’un enfant afghan au vi­
sage voilé, qui, lui, tient un agneau
dans ses bras. La légende de la
photo est la suivante: «N’ayez pas
peur. Nous sommes venus pour
vous apporter la paix.»
Ce Tweet fait allusion à un rap­
port, publié le 19 novembre en
Australie, révélant que vingt­
cinq soldats ont tué trente­neuf
civils afghans innocents entre
2009 et 2013. L’Australie a re­
connu les faits, et le général An­
gus Campbell, chef de l’armée
australienne, a présenté ses excu­
ses à l’Afghanistan. Le 30 novem­
lien, Scott Morrison, a jugé le
Tweet chinois « complètement
scandaleux ». « Le gouvernement
chinois devrait avoir absolument
honte de cette publication. Elle le
rabaisse aux yeux du monde », a­
t­il déclaré. En réponse, une por­
te­parole du gouvernement
chinois, Hua Chunying, a jugé
que « c’est le gouvernement aus­
tralien qui devrait avoir honte que
ses soldats tuent des civils
afghans innocents ».
Depuis qu’en avril l’Australie a
demandé la création d’une com­
mission d’enquête internationale
sur l’origine du SARS­CoV­2, la
Chine multiplie les attaques con­
tre ce proche allié des Etats­Unis
dans le Pacifique. Vendredi 27 no­
vembre, c’est l’économie austra­
lienne qui avait, une nouvelle
La Chine reproche
à l’Australie
d’« incessantes
interférences »
dans ses affaires
politiques
intérieures
noncé l’imposition de lourdes
mesures, officiellement anti­
dumping, contre les vins de l’île­
continent: des surtaxes compen­
satoires comprises entre 107,1 %
et 212,1 %. Un coup sévère porté à
une industrie viticole qui vend
jusqu’à 1,2 milliard de dollars aus­
traliens (740 millions d’euros) de
produits par an à son puissant
voisin asiatique.
L’exclusion de Huawei
La Chine est le premier partenaire
commercial de l’Australie. Elle ab­
sorbe 40 % de ses exportations.
Depuis le printemps, Pékin a ré­
duit ses importations de bœuf,
d’orge, de coton, de laine, de bois,
de sucre, de homard, de cuivre ou
encore de charbon − sous le cou­
vert de mesures techniques, anti­
dumping ou sans aucune explica­
tion −, tout en menaçant de boy­
cotter les universités et les sites
touristiques australiens.
Au total, les mesures prises por­
teraient sur environ 20 milliards
de dollars australiens (12 milliards
d’euros) d’exportations, mais plus
de 50 milliards de dollars austra­
liens (30 milliards d’euros) de reve­
nus pourraient être affectés. Le
gouvernement, dirigé par un pre­
mier ministre conservateur, envi­
diale du commerce.
« Il n’y a pas de dumping. Ces
sanctions ont une visée politique.
En s’attaquant à ces différentes in­
dustries, la Chine espère qu’elles fe­
ront pression sur l’exécutif austra­
lien pour qu’il infléchisse certaines
de ses positions en matière de poli­
tique étrangère», estime Jeffrey
Wilson, spécialiste des questions
commerciales pour le centre de re­
cherche Perth USAsia.
Mi­novembre, l’ambassade de
Chine à Canberra avait communi­
qué à des journalistes locaux une
série de quatorze griefs contre le
pays parmi lesquels: l’exclusion
du géant chinois des télécoms
Huawei du déploiement du réseau
5G sur l’île­continent, la loi sur les
ingérences étrangères ou encore
les «incessantes interférences»
dans les affaires de politique
intérieure chinoise. M. Morrison
avait répondu que ce «document
non officiel» n’empêcherait pas
Canberra de fixer «ses propres lois
et ses propres règles en fonction de
son intérêt national». Ce différend
est observé de près par les chancel­
leries occidentales redoutant que
la Chine ne veuille faire de l’Aus­
tralie un «exemple». p
isabelle dellerba
et frédéric lemaître
puis le 28 octobre, sur une base américaine qui l’héberge avec sa
famille. Mais le Pentagone lui a intimé l’ordre de rejoindre son
unité de l’armée de l’air afghane et menace de le sortir de force de
la base s’il n’a pas quitté les lieux début décembre.
Avant cette mésaventure, le major Mohammad Naiem Asadi,
32 ans, incarnait le visage d’une intervention réussie auprès des
Afghans. On le voit, dans plusieurs reportages, en 2012, lors de
formation sur un hélicoptère MD 530F. Le pilote s’était égale­
ment fait remarquer en portant secours à des Américains dont
l’appareil s’était écrasé en territoire taliban. Un acte qui lui avait
valu les félicitations au regard «des innombrables événements où
les actions du major Asadi ont protégé et sauvé des vies».
« Un danger imminent d’être tués par les talibans »
Début octobre, le service de l’immigration des Etats­Unis et le dé­
partement de la défense avaient approuvé sa demande d’asile au
motif que «le requérant et sa famille courent un danger imminent
d’être tués par les talibans». Le document, signé par le secrétaire
adjoint à la défense, Ezra Cohen­Watnick, ajoutait: «La menace
pour le candidat est directement liée à l’exécution fidèle du travail
pour lequel il a été formé, équipé et conseillé par les Etats­Unis.»
Mais, mercredi 28 octobre, quelques heures à peine avant son dé­
part en compagnie de sa femme et de sa fille de 4 ans, le Penta­
gone retirait son accord, ne voulant pas «se faire accuser d’avoir
facilité le départ d’un officier militaire afghan en service actif».
Dans la foulée, M.Asadi refusait de répondre à une convoca­
tion du commandant de l’armée de l’air afghane, qu’il n’avait pas
informé de sa démarche. Son avocate, Kimberley Motley, a expli­
qué aux autorités américaines que le major serait emprisonné
pour «désertion» s’il était remis au gouvernement afghan. Le pi­
lote reclus depuis un mois sur la base américaine affirme: «Je ne
peux ni avancer ni reculer.» Une situation à laquelle le Pentagone
veut mettre un terme. Le ministère de la défense afghan a assuré,
pour sa part, que tout serait fait pour garantir sa sécurité. p
jacques follorou
4 | international 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

La Turquiecraintundurcissementavec Joe Biden

Avec le départ de Donald Trump de la Maison Blanche, Recep Tayyip Erdogan perd un allié de poids

washington, istanbul ­ nant, en indiquant clairement que

correspondants nous soutenons les dirigeants de

L’
arrivée de Joe Biden à la
Maison Blanche va­t­
elle contraindre le prési­
dent turc, Recep Tayyip
Erdogan, à repenser sa politique
étrangère? Plus autoritaire que ja­
mais en interne, engagé sur plu­
sieurs fronts militaires à l’exté­
rieur, M. Erdogan s’est considéra­
blement éloigné des alliés tradi­
tionnels de la Turquie – Etats­Unis,
Union européenne, OTAN − pour
mieux se rapprocher de Moscou,
ce qui fait de lui un véritable casse­
tête pour l’Alliance atlantique.
Les événements récents pour­
raient l’obliger à modifier la
donne. L’Union européenne s’ap­
prête à discuter d’éventuelles
sanctions contre la Turquie pour
ses forages dans les eaux territo­
riales de la Grèce et de Chypre en
Méditerranée, les 10 et 11 décem­
bre. Et les intérêts de M. Erdogan
se heurtent de plus en plus sou­
vent à ceux de son nouveau par­
tenaire russe. Moscou et Ankara
sont dans des camps opposés en
Libye, leurs objectifs sont antago­
nistes en Syrie et, récemment, la
Turquie s’est imposée dans l’ar­
rière­cour russe, en soutenant
militairement l’Azerbaïdjan dans
sa guerre contre les forces armé­
niennes pour le contrôle de la ré­
gion disputée du Haut­Karabakh,
dans le sud du Caucase.
« Rhétorique belliqueuse »
Avec le départ du président
Donald Trump de la Maison Blan­
che, M. Erdogan perd un allié de
poids avec lequel il avait coutume
de s’entretenir régulièrement par
téléphone, y compris pendant ses
parties de golf. Tout au long de
son mandat, le président améri­
cain sortant a fait preuve d’une
grande complaisance à l’égard de
son homologue turc, dont il di­
sait être «un grand fan». M.Erdo­
gan ne trouvera peut être pas la
même indulgence chez Joe Biden.
En décembre 2019, M. Biden
avait qualifié le président turc
d’autocrate et s’était engagé à sou­
tenir l’opposition, suscitant l’ire
des politiciens de tous bords en
Turquie. Dans un entretien ac­
cordé au New York Times, M. Biden
n’avait pas ménagé ses mots. «Ce
que je pense que nous devrions
faire, c’est adopter une approche
très différente à son égard mainte­
l’opposition.» Selon lui, Washing­
ton devait «encourager» l’opposi­
tion turque pour « affronter et
vaincre Erdogan», «pas par un
coup d’Etat, mais dans le cadre d’un
processus électoral».
Le conflit du Haut­Karabakh, et
surtout le soutien apporté par
M.Erdogan à Bakou, a suscité de
nouvelles critiques de Joe Biden.
Alors que Donald Trump restait si­
lencieux, le démocrate a jugé, le
13 octobre, dans un communiqué,
que «la fourniture d’armes par la
Turquie à l’Azerbaïdjan et la rhéto­
rique belliqueuse encourageant
une solution militaire sont irres­
ponsables». Il a redoublé ses re­
marques, le 28 octobre, en criti­
quant l’afflux de «mercenaires»
syriens envoyés en Azerbaïdjan
par Ankara.
Le nouveau président américain
vante souvent son expérience en
politique étrangère, fruit de son
passage à la présidence de la com­
mission des affaires étrangères du
Sénat et de ses deux mandats de
vice­président. Cette expérience
est à double tranchant lorsqu’il
s’agit de la Turquie et de Recep
Tayyip Erdogan, compte tenu
d’une longue liste de contentieux
entre les deux pays. Les ambitions
régionales d’Ankara, notamment
son harcèlement militaire des
combattants kurdes syriens, alliés
des Etats­Unis dans la lutte contre
l’organisation Etat islamique (EI)
dans le nord­est de la Syrie, ses
liens militaro­industriels avec la
Russie, son agressivité en Méditer­
ranée orientale ne laissent pas
beaucoup d’amis de la Turquie à
Washington.
L’achat par la Turquie des systè­
mes russes de défense antiaé­
rienne S­400, incompatibles avec
les défenses de l’OTAN, soulève la
perspective de sanctions américai­
nes. Cette acquisition place An­
kara dans le champ d’application
de la loi intitulée Countering Ame­
rica’s Adversaries Through Sanc­
tions Act (Caatsa). Pendant son
mandat, le président Trump a sus­
pendu la Turquie du programme
de construction de l’avion furtif
américain de dernière génération
F­35 en riposte à l’achat des S­400,
mais le Congrès pourrait envisa­
ger des sanctions plus sévères.
Les quatre batteries de S­400 se
trouvent actuellement à Ankara,
prêtes à être déployées. Washing­
Joe Biden, alors
vice­président
américain, et le
président turc
Recep Tayyip
Erdogan, à
Washington,
le 31 mars 2016.
J. ROBERTS/REUTERS
ton a menacé de sanctions en cas
d’activation complète des systè­
mes, soit la mise en service du
puissant radar qui les équipe, sus­
ceptible de déchiffrer les secrets de
l’avion furtif F­35. «Il est peu pro­
bable qu’Ankara franchisse cette
étape avant que Joe Biden ne soit in­
vesti en janvier», écrit l’expert mi­
litaire turc Metin Gurcan, dans
une analyse publiée sur le site d’in­
formation en ligne Al­Monitor.
Ankara devra également comp­
ter avec l’enquête de la justice amé­
ricaine sur Halkbank, la banque
publique turque accusée d’avoir
aidé l’Iran à échapper aux sanc­
tions imposées par les Etats­Unis.
Or, la moindre petite sanction ris­
que d’avoir des conséquences né­
fastes sur l’économie turque, mal
en point, victime de l’épidémie de
Covid­19, de la dépréciation de la
monnaie locale, qui a perdu un
quart de sa valeur en 2020, et de la
chute drastique des investisse­
ments étrangers, passés de 16 mil­
liards d’euros en 2007 à 7 milliards
d’euros en 2019.
Sûr de son attrait géostratégique,
le gouvernement islamo­conser­
vateur se refuse à croire aux sanc­
tions, estimant que la nouvelle ad­
ministration américaine cher­
chera avant tout à sauver la rela­
tion au nom de la stabilité de
l’Alliance atlantique, dont la Tur­
quie est le pilier moyen­oriental.
Pour Ankara, la présence de l’ar­
mée turque en Syrie, en Libye et
dans le sud du Caucase ne fait que
renforcer la capacité de l’OTAN à
contenir l’expansionnisme russe.
« L’équilibre des forces »
«Le président Joe Biden surveillera
très probablement l’équilibre des
forces au Moyen­Orient au nom
des intérêts américains et ne cher­
chera pas à maintenir des tensions
avec la Turquie», a affirmé récem­
ment Numan Kurtulmus, vice­
président du Parti présidentiel de
la justice et du développement
(AKP). Pour le moment, le prési­
dent Erdogan cherche à se mon­
trer conciliant. « Nous n’avons
aucun problème avec un pays ou
une institution qui ne peut être ré­
solu par la politique, le dialogue et
la négociation», a­t­il déclaré le
22 novembre, exhortant l’Union
En décembre
2019,
le démocrate
avait qualifié
le président turc
d’« autocrate »
européenne à respecter les ac­
cords sur les migrants et les visas.
«Nous souhaitons la même chose
dans les relations avec notre allié
américain.» Une ombre subsiste
au tableau. S’il souhaite recoller les
morceaux de la relation abîmée
avec ses alliés occidentaux, le pré­
sident turc «ne semble plus avoir à
sa disposition une équipe suscepti­
ble de remettre les relations sur la
bonne voie. La capacité institution­
nelle d’Ankara s’est tellement
érodée qu’une réparation durable
et significative pourrait bien s’avé­
rer impossible», estime l’analyste
Metin Gurcan.
Le président turc ne peut guère
espérer profiter de la moindre di­
vergence au sein de l’équipe dé­
mocrate. A la Maison Blanche, Joe
Biden aura comme conseiller à la
sécurité nationale Jake Sullivan. Ce
dernier avait publié, en 2018, sur le
site Politico, une tribune dénon­
çant une Turquie «hors contrôle»
contre laquelle il jugeait légitime
la menace de sanctions américai­
nes. «L’objectif de Washington ne
doit pas être la confrontation avec
Ankara pour le plaisir de la con­
frontation, ou simplement parce
qu’Erdogan l’exaspère, avait ajouté
Jake Sullivan. L’objectif devrait plu­
tôt être d’établir les conditions, et
les règles de base, d’un engagement
constructif.»
En juillet 2020, Antony Blinken,
un proche conseiller de Joe Biden
nommé au poste de secrétaire
d’Etat, s’est montré tout aussi clair
au cours d’un débat à l’Hudson
Institute, un cercle de réflexion de
Washington. «Nous voulons évi­
demment trouver un moyen
d’avoir une relation plus productive
et positive avec la Turquie, mais
cela exige que le gouvernement
turc lui­même veuille la même
chose», a­t­il assuré. p
gilles paris et marie jégo

ABruxelles,laquêted’un «nouveaupartenariat» avecWashington

L’Union européenne et l’OTAN désirent un «reset» de la relation transatlantique avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche

bruxelles ­ bureau européen ce nouvel agenda transatlantique successeur. La taxation des A l’OTAN aussi, on cache mal une l’engagement financier insuffi­
La diplomatie

C
ela, au moins, c’est une
certitude : Joe Biden sera
accueilli les bras ouverts
à Bruxelles, sans doute au prin­
temps, peut­être avant, pour une
rencontre avec les dirigeants de
l’Union européenne et de
l’OTAN. Partout, au Conseil euro­
péen (qui réunit les Etats mem­
bres), à la Commission, au siège
de l’Alliance atlantique, les ap­
pels du pied et les idées pour un
« nouveau partenariat » fleuris­
sent. Il s’agit décidément de faire
oublier au plus vite les quatre an­
nées Trump et leurs turbulences.
Et ne pas laisser s’envoler l’espoir
d’une autre relation.
Le « reset » de celle­ci est
d’ailleurs devenu le nouveau leit­
motiv des institutions bruxelloi­
ses. Lundi 30 novembre, les am­
bassadeurs des 27 pays membres
ont examiné un texte succinct
qui servira de base pour les dis­
cussions du Conseil européen, les
10 et 11 décembre. Cinq grands
thèmes, les domaines d’une pos­
sible coopération, sont abordés:
européenne
espère que
Washington
l’aidera à contrer
la Chine, « rivale
systémique »
la lutte contre la pandémie de Co­
vid­19 ; le multilatéralisme, le
changement climatique; la paix,
la sécurité et les valeurs commu­
nes; et la relance économique.
Dans un bâtiment voisin, la
Commission a cogité pour pro­
duire un texte beaucoup plus
long et, paraît­il, « complémen­
taire ». Il suggère une « alliance
globale », rapportait, lundi, le Fi­
nancial Times. Régulation de
l’économie digitale, protection
des données personnelles, lutte
contre les menaces cyber, déve­
loppement des vaccins, union des
démocraties contre les pouvoirs
autoritaires, politique antitrust:
est déjà bien rempli.
S’y ajoute la proposition d’une
politique commune à l’égard de
la Chine, dont l’affirmation sur la
scène internationale, la politique
d’investissement dans des com­
pagnies étrangères et le dévelop­
pement technologique (dans la
5G, par exemple) engendrent un
« défi stratégique ». Refusant
toute croisade antichinoise, la di­
plomatie européenne espère
toutefois que l’administration
démocrate l’aidera à contrer une
Chine devenue pour elle une « ri­
vale systémique », tout en préser­
vant le canal d’un « dialogue
constructif » avec Pékin.
Tout à son enthousiasme,
Bruxelles balaie les éventuelles
divergences avec les Etats­Unis
ou mise sur un changement de
cap de ceux­ci – à propos de la
confrontation commerciale avec
la Chine ou de la relance de l’Or­
ganisation mondiale du com­
merce, paralysée par Donald
Trump qui a bloqué son organe
de règlement des différends. On
ignore à ce stade ce que fera son
géants du numérique est un impatience que l’on s’efforcera de sant des Européens.
autre sujet d’incertitude : les ne pas afficher trop vite: c’est en­ Du côté français, l’espoir est que
Européens doivent, en principe, core le secrétaire d’Etat Mike Pom­ le nouveau gouvernement améri­
se prononcer en mars sur cette peo, pilier de l’administration cain adopte une position beau­
question, au moment où la nou­ Trump, qui devait représenter son coup plus ferme à l’égard de la Tur­
velle administration américaine pays à la réunion ministérielle des quie. Notamment parce qu’elle
devrait déterminer sa position. affaires étrangères, mardi 1er et bloque le partenariat OTAN­Union
mercredi 2 décembre. Avant cela, européenne, dans le cadre duquel
Divisions européennes la diplomatie américaine auprès pourrait s’affirmer l’autonomie
L’espoir des Européens est, par de l’Alliance a usé de mots doux, stratégique de l’UE. Ce sujet porté
ailleurs, que Washington re­ confirmant que «les Etats­Unis ont par Paris et le haut représentant
vienne – même en fixant des con­ été et sont très engagés à l’OTAN». européen Josep Borrell se trouve­
ditions strictes – à l’accord sur le Oubliées, les remises en cause de rait enlisé si l’Allemagne, assez
nucléaire iranien, jugé crucial la solidarité entre les deux rives de sceptique, et d’autres pays, rassu­
pour la sécurité du Vieux Conti­ l’Atlantique, l’évocation du carac­ rés par la promesse d’un retour à la
nent, mais délaissé par Donald tère «obsolète» de l’organisation politique américaine «d’avant»,
Trump en 2018. et les critiques permanentes sur s’en désintéressaient.
Le camp européen est, en réalité
et comme d’habitude, davantage
L’OTAN interpelle Biden sur l’Afghanistan menacé par ses divisions que par
l’incertitude quant aux futures
Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a annoncé, positions américaines. Sur les
lundi 30novembre, avoir proposé au président élu américain, rapports avec la Chine et la Rus­
Joe Biden, d’organiser un sommet de l’Alliance à Bruxelles, après sie, sur l’affirmation de sa «puis­
sa prise de fonctions, en janvier2021, pour discuter notamment sance», elle n’est pas unanime. Et
de la mission de l’OTAN en Afghanistan. «La mission va se pour- il ne faut pas oublier qu’il se
suivre malgré le retrait des forces américaines, qui réduit la pré- trouve même quelques capitales
sence américaine en Afghanistan, mais des décisions difficiles pour regretter la victoire du can­
devront être prises en2021, si les talibans ne respectent pas leurs didat démocrate. p
engagements», a insisté M. Soltenberg. jean­pierre stroobants
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(2) Enquêtes ARCEP sur la Qualité des Réseaux mobiles en 2018 et 2019 – N° 1 dans les communes de moins de 10 000 habitants.
6 | international
EnEspagne,lanouvelleviedesexilésvénézuéliens
Poussés au départ par la faim et la répression, les réfugiés n’envisagent pas de retour dans un avenir proche
madrid ­ correspondante
D
ans le petit salon de
son modeste apparte­
ment du quartier po­
pulaire de Mostoles,
qu’il partage avec sa femme, ses
deux filles et son gendre, Erick Zu­
leta, président du syndicat de la Fé­
dération nationale de transport
(FNT) du Venezuela, a sorti d’un ti­
roir le document du ministère es­
pagnol de l’intérieur daté du
8 juillet 2019 qui lui «reconnaît la
condition de réfugié et le droit
d’asile». «Le fait que le Parti com­
muniste vénézuélien [PCV, soutien
du régime] ait demandé mon ex­
tradition m’a facilité la tâche pour
démontrer la persécution du ré­
gime à mon encontre», précise le
syndicaliste de 65 ans, qui assure
que « quand Maduro tombera,
nous repartirons au Venezuela
pour aider à reconstruire le pays:
notre vie est là­bas».
A quelques jours, des législatives
du 6 décembre, qualifiées de
«fraude» par l’opposition qui a re­
fusé d’y participer pour ne pas les
cautionner, le dissident ne se fait
guère d’espoir. «J’ai commencé les
démarches pour obtenir la natio­
nalité espagnole, parce que dans
mon pays, la lumière au bout du
tunnel me semble encore bien
loin», ajoute­t­il.
Parcours du combattant
Selon le Bureau européen d’appui
en matière d’asile (EASO), plus de
4 millions de personnes ont fui le
Venezuela depuis 2015, poussées
par la pénurie d’aliments et de ma­
tières premières, la faim et l’insé­
curité montantes, et, comme c’est
le cas de M. Zuleta, la répression
exercée contre les dissidents poli­
tiques. Si la majorité de ces exilés
se réfugient dans les pays fronta­
liers, plus de 100000 sont venus
en Europe. Et l’immense majorité
d’entre eux s’est installée en Espa­
gne, où ils sont devenus les princi­
paux demandeurs d’asile, passant
de 4000 en 2016 à 40000 en 2019.
Malgré les restrictions à la mobi­
lité liées à la pandémie, ils ont été
encore 24000 à solliciter la protec­
tion internationale durant les
neuf premiers mois de l’année. Le
dernier opposant politique d’en­
vergure arrivé à Madrid, le 25 octo­
bre, est Leopoldo Lopez, responsa­
ble du parti Voluntad Popular.
Condamné à treize ans de prison
en 2015 pour les manifestations
de 2014, il a fui le pays après un an
Lacontrition deCharles Koch, parrain deladroiteaméricaine
Le milliardaire de 85 ans se demande s’il n’a pas enfanté un monstre et s’est même rapproché d’organisations rangées à gauche
washington ­ correspondant
Q
uatre­vingt­cinq ans est
moins un âge pour les
projets que pour les re­
grets. Dans le cas de
Charles Koch, les remords ont été
exprimés dans un livre publié à la
veille d’une élection présiden­
tielle dont il s’est tenu à distance
(Believe in People, Macmillan
Publishers, non traduit). Le
milliardaire de Wichita (Kansas) a
fait longtemps figure de bête
noire pour la gauche américaine
avec son frère David, décédé
en 2019, avant d’être supplanté
par Donald Trump. Il se demande
désormais s’il n’a pas « foiré »
dans son rôle de parrain et de
financier de la droite américaine.
« Je félicite Joe Biden et Kamala
Harris pour leur victoire », a­t­il
écrit dans un courriel adressé au
Wall Street Journal. « J’ai hâte de
trouver des moyens de travailler
avec eux pour briser les barrières
qui retiennent les gens, que ce soit
dans l’économie, la justice pénale,
Jesus Rodriguez et Karina Figuera, deux Vénézuéliens, devant leur boutique, à Madrid, le 27 novembre. CESAR DEZFULI POUR « LE MONDE »
et demi dans l’ambassade d’Espa­
gne à Caracas.
Erick Zuleta, lui, est arrivé il y a
plus de trois ans maintenant. «Le
26 juillet 2017, quand nous avons
voté pour la grève des transports
pour protester contre les pénuries
et la création de l’Assemblée consti­
tuante, une institution parallèle
pour contourner l’opposition majo­
ritaire au Parlement, on m’a pré­
venu que le Sebin, la police politi­
que, allait venir me prendre», ra­
conte­t­il. Suit alors une fuite de
trois jours qui se termine sur le
pont Simon­Bolivar qui sépare la
Colombie du Venezuela. «Quand
je suis arrivé du côté colombien, j’ai
enfin pu appeler ma famille», se
souvient­il.
La suite est un parcours du com­
battant et un choc pour cette fa­
mille qui vivait confortablement
au Venezuela et a tout abandonné
derrière elle. En Espagne, Erick Zu­
leta s’installe d’abord chez son fils,
étudiant qui vit en colocation à
Salamanque. Puis il dépose une
l’immigration, la pandémie de
Covid­19, ou ailleurs », a­t­il
ajouté. Un message à l’unisson
de celui lancé par le démocrate
au soir de son élection, le samedi
7 novembre.
Soutien du Tea Party
Libertarien revendiqué – ce cou­
rant politique spécifique aux
Etats­Unis, qui conjugue une
défiance envers l’Etat, un conser­
vatisme fiscal et un libéralisme
sociétal –, Charles Koch a pour­
tant passé des décennies à armer
son camp contre celui d’en face.
Idéologiquement, en finançant
des cercles de réflexion de qualité,
du Cato Institute à l’American
Enterprise Institute, ou bien d’un
point de vue plus prosaïque, en
soutenant à grand renfort de
dollars les campagnes de candi­
dats républicains jugés compati­
bles avec sa vision du monde.
Les détracteurs du milliardaire,
patron d’une multinationale non
cotée en Bourse et notamment
investie dans le pétrole et la chi­
demande d’asile et est rapidement
logé par la Commission espagnole
d’aide aux réfugiés (CEAR) dans un
appartement de la banlieue de
Madrid avec trois autres deman­
deurs d’asile. Son épouse, Ana Cui­
cas, à la tête d’une entreprise fami­
liale de bus, boycottée par le ré­
gime, décide de le rejoindre avec
leurs filles, le 25 décembre. A l’is­
sue des six mois de prise en charge
complète par la CEAR, ils doivent
trouver un logement eux­mêmes,
même s’ils perçoivent encore des
aides durant douze mois. Ils par­
tent à Mostoles, d’abord dans un
appartement si petit qu’ils doivent
dormir dans le salon, puis un
autre, un peu plus grand, ou cha­
que couple à sa chambre. En 2019,
enfin, après près de deux ans d’at­
tente, M. Zuleta a obtenu le statut
de réfugié.
En Espagne, seule une infime
partie des exilés vénézuéliens ob­
tiennent le droit d’asile. En revan­
che, presque tous ont droit à la
protection internationale pour
mie, ont toujours considéré que
ses engagements visaient en fait
à conforter un empire né dans
des conditions controversées : le
patriarche, Fred, ingénieur dans
le pétrole, avait fait en effet for­
tune dans la première moitié du
XXe siècle à partir d’une inven­
tion qui facilitait le processus de
raffinage de l’or noir, exportée
aussi bien dans la jeune Union
soviétique que dans l’Allemagne
hitlérienne.
L’influence, réelle
ou fantasmée,
de Charles
et David Koch a
masqué en 2016
l’émergence de
Donald Trump,
soutenu par
Robert Mercer
Presque tous
ont droit à la
protection
internationale
pour « raisons
humanitaires »
« raisons humanitaires », un sta­
tut qui leur permet d’obtenir un
permis de résidence et de travail
d’un an renouvelable, et a été gé­
néralisé en février 2019 par l’Espa­
gne, pour faire face à l’avalanche
de demandes.
Près de 14 000 Vénézuéliens se
trouvent toujours dans l’attente
d’une résolution, comme Luilly
Sanjuan, ingénieur en informati­
que de 31 ans, arrivé en décem­
bre 2017. « Au Venezuela, on man­
quait d’aliments, de médicaments.
En fonction de son numéro d’iden­
tité, on avait un jour assigné pour
faire les courses, et si les rayons
Le réseau de donateurs que
Charles Koch a mis sur pied avec
son frère, Americans for Prospe­
rity, est vite devenu le deuxième
en puissance de feu, après celui du
Parti républicain, à la faveur de la
décision de la Cour suprême qui,
en 2010, a ouvert toutes grandes
les vannes de l’argent en politique.
L’influence – réelle ou fantas­
mée – du tandem a masqué
en 2016 l’émergence de Donald
Trump, soutenu par un milliar­
daire autrement plus discret,
Robert Mercer. Car auparavant,
les frères Koch avaient soutenu le
Tea Party, un mouvement quasi
insurrectionnel qui traquait les
républicains ouverts à des com­
promis avec l’administration de
Barack Obama et défiés dans des
primaires fratricides.
Moins d’une décennie plus tard,
Charles Koch se demande s’il n’a
pas enfanté un monstre. « Nous
avons des gens tellement passion­
nés par la politique, maintenant,
qu’ils semblent penser qu’il n’y a
étaient vides, il fallait acheter au
noir. Avec l’inflation, les salaires
ne suffisaient plus pour vivre et
l’insécurité a augmenté. Cela a en­
core empiré quand le gouverne­
ment a armé des sortes de milices
civiles, les “colectivos” », raconte
le jeune homme. En Espagne, il a
trouvé un emploi de support
technique en ligne pour une mar­
que de téléphone portable. Et il
fait partie d’un groupe Telegram,
fort de 4 000 Venezueliens qui
s’entraident en Espagne.
Giovanni Provenza, lui a parti­
cipé à la création de l’Association
de médecins vénézuéliens d’Es­
pagne, dont il est le vice­prési­
dent. « Nous sommes 2 500 dans
l’association, mais sans doute le
double en Espagne», souligne ce
traumatologue de 32 ans. Ayant la
double nationalité italienne, il n’a
pas déposé de demande de pro­
tection internationale, mais aide
ses compatriotes qui souhaitent
le faire et les oriente dans l’homo­
logation de leur diplôme. La pan­
rien d’autre. Et que “si l’autre camp
gagne, cela ruinera le pays et nous
détruira à jamais”. Les deux parties
le disent, le ressentent et pensent
que c’est la chose la plus impor­
tante. Eh bien, c’est important,
mais cela ne fera aucune différence
si nous n’apprenons pas tous à tra­
vailler ensemble, à nous entraider
et à évoluer vers une société de
droits égaux et d’avantages mu­
tuels », a­t­il assuré au cours d’un
entretien au Washington Post.
Une fratrie divisée
Le choc de la présidence de
Donald Trump, qui a creusé les
fractures déjà existantes, a pu
jouer dans cette prise de
conscience. Charles Koch n’a
apprécié ni les manières ni les
politiques défendues par ce répu­
blicain atypique, ni la limitation
drastique de l’immigration, ni les
guerres commerciales. Tout en
prenant ses distances avec le
trumpisme, il s’est donc rappro­
ché d’organisations rangées à
gauche telles que la LeBron James
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
démie due au coronavirus les a
rendus indispensables.
«Durant la première vague, le
gouvernement espagnol a publié
un décret pour incorporer des mé­
decins extracommunautaires au
système de santé publique et a ac­
céléré tous les processus bureaucra­
tiques, ce qui a permis de réduire les
délais d’homologation de deux ans
en moyenne à deux ou trois mois»,
explique le médecin, arrivé en Es­
pagne en 2015. «Ne pas avoir de
plâtre pour soigner une fracture, ne
pas pouvoir pratiquer une césa­
rienne, au risque de provoquer la
mort du bébé, et devoir soigner 20 à
30 blessés par arme à feu chaque
week­end, c’est de la médecine de
guerre, et la vocation a des limites»,
dit l’homme qui se sent «dévasté»
par l’échec des pressions sur Ma­
duro. «J’ai perdu l’espoir d’un chan­
gement de régime», ajoute­t­il.
« Je me sentais coupable »
La plupart des Vénézuéliens sem­
blent partager ce désespoir. Au
marché Maravillas, où ils sont
nombreux à venir arpenter les
stands d’empanadas et de pro­
duits traditionnels de leur pays,
Karina Figuera, 27 ans, a ouvert le
sien, le Latina store, il y a deux ans.
«Mon mari, ingénieur dans l’indus­
trie pétrolière, a été licencié, et mon
entreprise de machines de distribu­
tion de café n’a pas résisté à l’infla­
tion: après deux cafés vendus, la
caisse était remplie de billets», ra­
conte la jeune femme qui recon­
naît que «d’un point de vue maté­
riel, nous avons perdu beaucoup de
confort, mais nous avons gagné en
tranquillité», dit­elle.
Pour sa part, Eriana, la fille
d’Erick Zuleta, ex­dirigeante du
mouvement étudiant et coordina­
trice des jeunesses du parti Pri­
mero Justicia d’Henrique Capriles,
ne se fait pas à sa nouvelle vie. «Au
début, je me sentais coupable de
pouvoir choisir entre plusieurs
marques d’aliments dans les super­
marchés, alors que là­bas, on man­
que de tout, ou d’avoir de l’électri­
cité quand j’ai su que dans ma ville,
les gens en avaient été privés pen­
dant soixante­douze heures», ra­
conte la jeune fille qui a été suivie
par un psychologue. Elle poursuit
ses études de droit en ligne, tout
en travaillant dans une parfume­
rie, et a fait une croix sur ses rêves
de politique. «Pour le moment, je
vais chercher une stabilité écono­
mique et aider mes parents…» p
sandrine morel
Family Foundation ou l’American
Civil Liberties Union (ACLU), célè­
bre pour ses combats pour les
droits de l’homme. Il a même sou­
tenu une poignée de candidats dé­
mocrates lors des primaires de ce
parti. Signe de ce changement,
l’Americans for Prosperity a été re­
baptisé Stand Together en 2019.
Mais cette quête tardive d’unité
a peut­être également des raci­
nes plus intimes. Car Fred Koch a
élevé ses quatre fils dans un es­
prit de compétition, qui a fini par
détruire une fratrie progressive­
ment divisée en deux camps.
Charles et David, après avoir pris
le contrôle de l’entreprise fami­
liale, ont ainsi été attaqués en
justice en 1983 par leurs deux
autres frères, Frederick et
William, qui les accusaient de
spoliation. La guérilla a duré
quinze ans, sans aucun succès
pour les plaignants. Depuis, la
mort a emporté David, puis Fre­
derick. Pour Charles, l’heure est
désormais aux bilans. p
gilles paris

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
C R I S E S A N I TA I R E
Vaccination: l’enjeu de l’adhésion
L’exécutif veut jouer la carte de la «transparence» et peut compter sur le soutien des collectivités locales
E
xpliquer. Rassurer.
Convaincre. La
France esquisse les
contours de sa straté­
gie vaccinale contre
le coronavirus, alors
que la Haute Autorité de santé a
rendu, lundi 30 novembre, ses re­
commandations préliminaires.
Et le défi est de taille : à ce jour,
près d’un Français sur deux refu­
serait de se faire vacciner contre le
Covid­19. Comment mettre en
place une campagne de vaccina­
tion nationale dans un tel climat
de défiance?
Déjà, en ne considérant pas l’en­
semble des inquiets comme des
antivaccins complotistes, pré­
vient Lucie Guimier, géographe
spécialisée en santé publique. «Il
faut raison garder. Les craintes
sont logiques à ce stade, nous
n’avons même pas encore les résul­
tats définitifs publiés dans les re­
vues médicales. » La chercheuse
associée à l’Institut français de
géopolitique compte ainsi de 5 %
à 10 % d’antivaccins convaincus
dans la population française, loin
des 40 % à 50 % de Français scepti­
ques face au vaccin contre le Co­
vid­19, selon plusieurs études ré­
centes. «Ce sont donc eux, les 35 %
à 45 % d’hésitants, qu’il faut tou­
cher », estime­t­elle. Et ce dès
aujourd’hui, en posant les jalons
démontrant que l’organisation
sera optimale lorsque le vaccin
sera prêt, sûr et efficace. «Il est es­
sentiel de tirer les leçons de l’his­
toire des masques, qui a été com­
plètement catastrophique en ter­
mes de confiance», conclut Lucie
Guimier.
De son côté, le gouvernement
connaît l’enjeu et sait qu’il n’a
plus droit à l’erreur. «Ma crainte,
c’est que les Français ne se fassent
pas assez vacciner », confiait le
premier ministre, Jean Castex, au
Monde, le 11 novembre. « Pour
montrer l’exemple, il faudra que
les ministres se fassent vacciner
devant les caméras!», ironise un
proche du chef de l’Etat, témoi­
gnant d’une inquiétude partagée
dans la Macronie. C’est d’ailleurs
Emmanuel Macron lui­même qui
a activé les premiers leviers de
confiance lors de son allocution
télévisée, mardi 24 novembre. En
LesEhpad,cibleprioritaire de la future campagnedevaccination
La Haute Autorité de santé préconise de réserver les premières doses de vaccin aux personnes âgées en établissement et à leurs soignants
L es établissements d’héber­
gement pour personnes
âgées dépendantes (Ehpad)
d’abord. Ses résidents mais aussi
ses personnels. Dans des recom­
mandations préliminaires ren­
dues publiques lundi 30 novem­
bre, la Haute Autorité de la santé
(HAS) a tranché le débat portant
sur «la stratégie de priorisation des
populations à vacciner» contre le
Covid­19. Alors que l’Agence euro­
péenne des médicaments devrait
prochainement examiner les
deux premiers vaccins sortis avec
succès de la phase 3 des essais cli­
niques – ceux du duo Pfizer­
BioNTech et de Moderna –, la HAS
se devait de préparer «l’arrivée des
toutes premières doses (…) compte
tenu du nombre limité de doses qui
seront disponibles au démarrage
de la campagne de vaccination», a
expliqué sa présidente, Domini­
que Le Guludec.
Au cours d’un point presse en li­
gne, elle a détaillé les «cinq phases
progressives» de déploiement des
vaccins, avec une ligne directrice:
«Protéger en priorité les plus vulné­
profitant de ce moment destiné à
exposer les étapes du déconfine­
ment pour exclure tout caractère
obligatoire au futur vaccin, le pré­
sident a soulagé bon nombre de
chercheurs – médecins comme
spécialistes de l’opinion publique
– convaincus du caractère contre­
productif de la contrainte, alors
que la France est déjà en pole posi­
tion des pays les plus défiants face
à la vaccination.
Avec un maître mot: «la trans­
parence». Lors de son allocution,
mardi 24 novembre, Emmanuel
Macron s’est également engagé à
« partager à chaque étape toutes
les informations: ce que nous sa­
vons, comme ce que nous ne sa­
vons pas». Enfin, le chef de l’Etat a
dégainé un outil inspiré de la dé­
mocratie participative, sur le mo­
dèle de la convention citoyenne
sur le climat, en annonçant sa vo­
lonté d’«associer plus largement»
la population à la future campa­
gne de vaccination, à travers la
mise en place d’un «collectif de ci­
toyens». Lequel sera installé aux
côtés d’un comité scientifique,
qui sera chargé du suivi de la vac­
cination. Cette «association de ci­
toyens» pourra «faire état au gou­
vernement de questionnements»,
a précisé Gabriel Attal. Elle pourra
«être destinataire de toutes les in­
formations pour pouvoir elle­
même se positionner et répondre à
des inquiétudes».
« QG OPÉRATIONNEL »
Quant à l’organisation concrète
de la future campagne de vaccina­
tion, le gouvernement envisage
plusieurs vagues afin de prioriser
les publics. Lundi, la Haute Auto­
rité de santé a elle aussi préconisé
une stratégie en cinq étapes, avec
une priorité donnée aux person­
nes âgées résidant dans un éta­
blissement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes
(Ehpad). La première campagne
aura lieu «dès la fin décembre­dé­
but janvier » pour les personnes
« les plus âgées », avait déjà an­
noncé le chef de l’Etat le 24 no­
vembre. Avant, donc, le reste de la
population.
Dans cette phase, l’Etat devrait
pouvoir compter sur les collecti­
vités territoriales. Lors de la pre­
rables et ceux qui s’en occupent afin
de diminuer les formes graves, les
hospitalisations et les décès.» Pre­
miers concernés, donc, les établis­
sements d’hébergement pour per­
sonnes âgées dépendantes.
Acte volontaire
Daniel Floret, vice­président de la
commission technique de vacci­
nation de la HAS, justifie ce
choix : « Les Ehpad ont pesé très
lourd dans la mortalité enregistrée
jusqu’ici. On y retrouve des person­
nes qui cumulent les risques liés à
l’âge, aux comorbidités et à la pro­
miscuité qui rend les gestes barriè­
res parfois difficiles à respecter. »
Selon la HAS, 750000 personnes
seraient concernées, auxquelles il
convient d’ajouter quelque
90000 à 100000 personnels soi­
gnants au contact de celles­ci. «Là
encore, la priorité sera donnée aux
personnels les plus à risque, plus
âgés ou qui présenteraient des co­
morbidités», poursuit­il.
La deuxième phase devrait con­
cerner les personnes de plus de
65 ans, en commençant par les
mière vague épidémique, celles­ci
avaient joué un rôle important
pour pallier les carences de l’Etat
en matière d’approvisionnement
et de distribution des masques de
protection. Non sans se dispenser
de critiques. Cette fois, elles en­
tendent jouer un rôle central dans
le dispositif.
Dans un courrier adressé mardi
24 novembre au ministre de la
santé, Olivier Véran, les prési­
dents des trois principales asso­
ciations d’élus, François Baroin
(Association des maires de
France), Dominique Bussereau
(Assemblée des départements de
France) et Renaud Muselier (Ré­
gions de France), se disent «prêts
à travailler pour le succès de cette
campagne de vaccination» et à en
devenir le «QG opérationnel».
plus âgées, insiste M. Floret. Les
plus de 75 ans passeront donc les
premiers, puis les 65­74 ans avec
comorbidité, et enfin l’ensemble
des 65­74 ans. S’y ajouteront «les
professionnels du secteur de la
santé, du médico­social et du trans­
port sanitaire âgés de 50 ans et plus
et/ou présentant une ou plusieurs
comorbidités», précise la HAS.
La troisième phase concernera
tous les plus de 50 ans. «C’est l’âge
où l’on voit une première réelle
augmentation du risque», expli­
que Daniel Floret. Ils seront ac­
compagnés des professionnels
des secteurs de la santé et du
médico­social qui n’auraient pas
déjà été vaccinés ainsi que des sec­
teurs dits «essentiels» (sécurité et
éducation notamment).
Ce calendrier tranche avec celui
envisagé par le conseil scientifi­
que. Dans un avis émis le 9 juillet,
la structure créée par le gouverne­
ment afin de l’éclairer pendant la
pandémie avait placé, au premier
rang, avec une « priorité très éle­
vée », les « personnels de santé »,
puis les professions au contact
« LES CRAINTES SONT
LOGIQUES À CE STADE,
NOUS N’AVONS MÊME PAS
ENCORE LES RÉSULTATS
DÉFINITIFS PUBLIÉS DANS
LES REVUES MÉDICALES »
LUCIE GUIMIER
chercheuse
Dans ce cadre, les communes
mettraient des locaux adaptés
(gymnases, salles des fêtes, lieux
associatifs…) et leurs personnels à
disposition. Les départements
prendraient en charge la vaccina­
tion des populations prioritaires
avec le public, et ensuite seule­
ment les personnes âgées. Une
opposition que l’on retrouve ac­
tuellement aux Etats­Unis : le
gouvernement souhaite vacciner
d’abord les personnes à risque
alors que les Centers for Disease
Control proposent de prioriser les
équipes soignantes.
Pour la HAS, c’est donc dans un
quatrième temps que la vaccina­
tion serait étendue «aux profes­
sionnels dont l’environnement de
travail favorise une infection (con­
tacts réguliers du public, milieu
clos)» et aux «personnes vulnéra­
bles ou précaires ayant un pronos­
tic moins favorable en cas d’infec­
tion par le Covid­19 (résidents en
hôpital psychiatrique, sans­domi­
cile fixe, détenus…)».
Enfin, dans un cinquième
temps, « sous réserve que les allo­
cations de doses vaccinales
auront été suffisantes pour vacci­
ner chacune des populations prio­
ritaires, la vaccination des person­
nes de plus de 18 ans et sans co­
morbidités pourrait alors être ini­
tiée », indique la HAS.
PLANÈTE
définies par la Haute Autorité de
santé (résidents des Ehpad, per­
sonnes âgées à domicile, person­
nes en situation de handicap,
agents au contact du public dans
les établissements scolaires, pu­
blics précaires…).
Les régions, quant à elles, en ac­
cord avec les autorités sanitaires,
les départements et les commu­
nes, décideraient des lieux d’im­
plantation des centres de vaccina­
tion, organiseraient l’achemine­
ment des vaccins et participe­
raient à l’achat de congélateurs
pour leur stockage.
Le tout à une condition : pou­
voir échanger avec l’Etat sur les
modalités de cette campagne de
vaccination avant sa mise en
œuvre, et être directement asso­
ciées à son déploiement. «Il en va
Dans toutes ces catégories, la
vaccination restera un acte vo­
lontaire. Dans son document, la
Haute Autorité souligne qu’elle
ne recommande pas de rendre
celle­ci obligatoire, « que ce soit
pour la population générale ou
pour les professionnels de santé ».
Elle « insiste », en revanche, sur la
nécessité d’une « information
claire et accessible des publics à
toutes les phases de mise à dispo­
sition des vaccins ».
Les adolescents écartés
Une catégorie se voit écartée du
dispositif: les mineurs, et plus par­
ticulièrement les adolescents. Da­
niel Floret s’en explique :
«D’abord, ils ne font pas de formes
graves. Or, notre logique a été la
prévention des formes graves et des
décès. Certes, ils peuvent transmet­
tre la maladie à des personnes fra­
giles, mais, pour le moment, nous
n’avons pas de preuve que les vac­
cins, efficaces contre l’apparition
des symptômes, préviennent aussi
l’infection et la transmission. Si
nous obtenions cette preuve, nous
|7
▶▶▶
de son succès sur le terrain comme
de son acceptabilité politique», in­
sistent les présidents des trois as­
sociations d’élus. « C’est un élé­
ment clé de la cohésion sociale et
de la normalisation des relations
sociales dans notre pays», souli­
gnait François Baroin, mardi
24 novembre, lors de la confé­
rence de presse tenue par l’Asso­
ciation des maires de France.
Le même François Baroin qui
s’est pris à glisser le lendemain,
sur Public Sénat : « J’ai un pro­
blème, c’est que je suis hypocon­
driaque, donc je me méfie de tout, y
compris des vaccins.» Sans, peut­
être, se rendre compte du pouvoir
de nuisance des petites phrases
sur la confiance générale. p
alexandre lemarié,
patrick roger et lucie soullier
reverrions sans doute notre straté­
gie. A condition toutefois que les
vaccins obtiennent une autorisa­
tion de mise sur le marché pour les
mineurs. Pour le moment, ça ne
sera pas le cas car les essais clini­
ques n’ont pas inclus de mineurs.»
Ces recommandations ne sont
que «préliminaires», rappelle la
HAS. Un premier jalon dans une
stratégie nécessairement «évolu­
tive». D’autant que des questions
demeurent. Quelle durée d’immu­
nité? Quels éventuels effets indé­
sirables à moyen et long terme?
«On le saura quand le vaccin sera
utilisé en population générale», ad­
met Daniel Floret. Autre question
encore sans réponse, la date d’arri­
vée des premières doses. L’Union
européenne, qui distribuera la
manne aux Etats membres, table
sur fin décembre­début janvier.
L’Agence européenne des médica­
ments devait recevoir, lundi
30 novembre, son premier dossier
de demande d’autorisation condi­
tionnelle de mise sur le marché de
la part de l’américain Moderna. p
nathaniel herzberg
8 | planète
C R I S E S A N I TA I R E
Les Européens
divisés face au
vaccin contre
le Covid­19
Les gouvernements multiplient les
messages rassurants pour promouvoir
la vaccination, qui ciblera en priorité
les personnes les plus vulnérables
bucarest, vienne, londres,
malmö (suède), varsovie,
madrid, bruxelles, berlin ­
S
correspondants
e faire vacciner ou pas
contre le Covid­19 ?
En Europe, les diffé­
rences de sensibilités
sont très nettes entre
les pays qui répon­
dent majoritairement oui à la
question et ceux où le scepti­
cisme l’emporte au sein de la po­
pulation, alors même que les
plans de vaccination présentés
par les différents gouvernements
se rejoignent pour la plupart sur
deux points essentiels: l’absence
de caractère obligatoire du vac­
cin, d’une part ; la priorité qui
sera accordée dans un premier
temps aux individus les plus vul­
nérables − personnes âgées, ma­
lades chroniques – ainsi qu’aux
personnels soignants.
Selon une étude réalisée en
septembre par le Forum écono­
mique mondial et l’institut Ipsos
auprès d’environ 20 000 adultes
dans 27 pays à travers le
monde, le Royaume­Uni appa­
raît comme le pays d’Europe
ayant la plus grande part de sa
population – 85 % – se disant
prête à se faire vacciner contre le
Covid­19, dont 52 % sans hésita­
tion. Dans ce pays où la con­
fiance dans la vaccination a pro­
gressé dans les dernières années,
l’inquiétude pointe cependant,
car les doutes semblent grandir
dans l’opinion, alimentés par la
désinformation en ligne. Le
13 novembre, le comité santé du
conseil municipal de Londres a
ainsi publié une étude, consta­
EnItalie,la difficilebatailledel’opinion
Comme dans de nombreux pays occidentaux, le mouvement antivaccin a prospéré dans les régions italiennes ces dernières années
rome ­ correspondant
L’
ensemble du projet ne
sera annoncé que le 3 dé­
cembre au Parlement,
mais les grandes lignes du disposi­
tif de la plus importante campa­
gne de vaccination de l’histoire
italienne sont déjà connues. A
partir du mois de janvier, selon le
plan élaboré par le gouvernement
italien et son commissaire ex­
traordinaire, Domenico Arcuri,
2 000 centres vont ouvrir dans
tout le pays – à raison de un pour
30000 habitants –, sous la respon­
sabilité de l’armée et du personnel
sanitaire. Ces unités seront instal­
lées dans des hôpitaux, des gym­
nases ou même sur des parkings,
pour accueillir le mieux possible
tant qu’un quart des habitants de
la capitale britannique ne veu­
lent « pas du tout » ou « probable­
ment pas » se faire vacciner. Ce
comité a alerté sur la nécessité
d’une campagne municipale et
nationale visant à « démystifier,
rassurer et promouvoir les vac­
cins » dans un pays où le vaccin
Pfizer­BioNTech pourrait être ap­
prouvé par l’Agence nationale de
santé tout début décembre, et où
le gouvernement espère même
commencer la campagne de vac­
cination dès le 7 décembre.
LES DOUTES DES ESPAGNOLS
En Espagne, pays qui présente
l’un des taux de vaccination les
plus élevés d’Europe (95 %) alors
qu’aucun vaccin n’y est obliga­
toire, un sondage de l’institut de
santé Carlos­III, réalisé en sep­
tembre, indiquait que 70 % de la
population était prête à se faire
vacciner contre le Covid­19.
Même si le mouvement des anti­
vaccins est très faible dans le
royaume, le gouvernement – qui
prévoit de commencer la campa­
gne de vaccination en janvier –
répète que le vaccin anti­Covid
sera « aussi sûr que les autres ».
Une façon de dissiper les doutes
des quelque 40 % d’Espagnols
qui hésitent à se faire vacciner
« immédiatement » après la mise
en circulation du vaccin, selon
un sondage réalisé mi­octobre.
Le gouvernement espagnol
n’est pas seul dans ce cas. Même
dans des pays où une majorité de
la population se dit prête à se
faire vacciner, les autorités mul­
tiplient les messages rassurants
à destination des réfractaires.
C’est le cas au Danemark, où une
les patients. L’objectif est de parve­
nir, dans les meilleurs délais, idéa­
lement avant le début de l’été 2021,
à la vaccination de 40 millions
d’Italiens, soit les deux tiers de la
population, ce qui devrait permet­
tre d’atteindre l’immunité de
groupe, et donc de mettre un
terme à l’urgence sanitaire.
A chaque étape de la mise en
place du dispositif de vaccination,
les défis à affronter seront consi­
dérables: outre l’aspect logistique,
que la régionalisation des systè­
mes de santé risque de compli­
quer encore, et les inévitables re­
tards à affronter, le gouverne­
ment devra également gagner
une bataille plus délicate encore,
celle de l’opinion: en effet, plus
de 40 % d’Italiens, selon les son­
Lors d’une
manifestation du
mouvement antivax,
le 14 novembre à
Liverpool. OLI SCARFF/AFP
enquête réalisée en septembre
par l’institut Epinion révélait
que sept personnes sur dix
souhaitaient se faire vacciner
contre le Covid­19, et où les auto­
rités sanitaires ont fait savoir
que le registre national de vacci­
nation permettrait de suivre de
près d’éventuels effets secondai­
res ainsi que l’efficacité sur le
long terme du vaccin.
C’est aussi le cas aux Pays­Bas,
où doit être lancée une campagne
nationale d’information destinée
à trancher le «dilemme éthique»
lié au fait qu’une partie de la po­
pulation refusera le vaccin et ris­
quera donc de se faire contami­
ner. Il en va de même en Belgique,
où la situation est plus balbu­
tiante compte tenu notamment
de l’éclatement des compétences
relatives à la santé entre les diffé­
rents niveaux de pouvoir. Là
aussi, le commissaire fédéral
pour la lutte contre le Covid­19
mise sur une campagne d’infor­
mation pour vaincre les réticen­
ces des quelque 25 % de Belges qui
affirment qu’ils ne se feront pas
vacciner et alors que – fait surpre­
nant – une revue médicale affir­
mait, le 25 novembre, que 37 %
dages, sont réticents, voire com­
plètement hostiles, à l’idée de se
faire vacciner. Le président du
conseil, Giuseppe Conte, a d’ores
et déjà annoncé qu’en aucun cas la
vaccination ne serait obligatoire,
suivant en cela l’avis du profes­
seur Franco Locatelli, président
du Conseil supérieur de santé, qui
a assuré qu’il fallait mieux miser
sur «les vertus de la persuasion».
La mue du Mouvement 5 étoiles
Comme dans de nombreux pays
occidentaux, le mouvement anti­
vaccin a prospéré en Italie ces der­
nières années, sur fond d’hostilité
à la recherche scientifique et aux
grands groupes pharmaceutiques,
au point de flirter parfois avec les
thèses conspirationnistes. L’hosti­
des médecins généralistes refu­
seraient aussi le vaccin.
La problématique est un peu
différente en Allemagne. Si le
taux de vaccination de la popula­
tion y est élevé – environ 90 %
pour les 14 vaccins recomman­
dés par l’institut de santé Robert­
Koch –, le gouvernement sait
qu’un excès de volonta­
risme peut être contre­productif,
comme l’a montré le récent débat
suscité par sa décision de rendre
obligatoire le vaccin contre la
rougeole, en mars. Alors que les
premiers centres de vaccina­
tion contre le Covid­19 doivent
être opérationnels mi­décembre
outre­Rhin, les autorités sont
néanmoins attentives à l’évolu­
tion de l’opinion publique dans
un pays où les manifestations
des antivaccins ont été plus nom­
breuses et plus véhémentes
qu’ailleurs, et où la part de ceux
qui affirment ne pas vouloir se
faire vacciner a légèrement crû au
cours des derniers mois, passant
de 24 % à 29 % entre août et no­
vembre, selon le baromètre ARD­
DeutschlandTrend.
C’est à l’est de l’Europe que la
perspective d’un vaccin contre le
lité à l’obligation vaccinale a
même été un des chevaux de ba­
taille les plus efficaces du Mouve­
ment 5 étoiles, contribuant à sa
progression électorale fulgurante
tout au long de la décennie 2010 et
à son arrivée au pouvoir, au prin­
temps 2018. Mais d’autres forma­
tions, comme la Ligue (extrême
droite) de Matteo Salvini, ont éga­
lement pu se montrer réticents,
par le passé, aux campagnes
menées par le gouvernement en
faveur de la vaccination, au nom
des libertés individuelles et de
l’autonomie des régions.
Cependant, la donne a changé :
le Mouvement 5 étoiles est au
gouvernement, et plus per­
sonne au sein de la forma­
tion « antisystème » n’entend re­
EN HONGRIE, L’ARRIVÉE DE
DIX DOSES DU VACCIN
RUSSE SPOUTNIK­V, À LA
DEMANDE D’ORBAN, A
CONDUIT À UNE MONTÉE
INÉDITE DE LA DÉFIANCE
ANTIVACCINALE
Covid­19 suscite le plus de résis­
tance. A l’instar de la Pologne,
pays où les mouvements anti­
vaccins, souvent proches des mi­
lieux ultracatholiques, sont rela­
tivement influents. La popula­
tion se retrouve ainsi profondé­
ment divisée sur la question de
la vaccination contre le Covid en
deux groupes égaux. Selon une
étude UCE Research réalisée en­
tre le 20 et le 23 novembre, 43 %
des personnes interrogées sou­
haiteraient se faire vacciner, soit
exactement le même pourcen­
tage que ceux qui ne le souhai­
tent pas. Le gouvernement se
prépare néanmoins à une cam­
pagne de vaccination qu’il sou­
nouer en pleine crise avec le
discours antivax, au risque
d’adopter une posture suici­
daire. Quant à la Ligue, qui dirige
la plupart des régions septen­
trionales du pays, les plus dure­
ment touchées par le virus, elle
est trop exposée pour se risquer
à apparaître comme un obstacle
au plan gouvernemental.
Aussi, paradoxalement, la me­
nace la plus concrète que l’exécu­
tif devra affronter dans les pro­
chains mois, s’agissant de la
bataille de l’opinion, risque bien
de venir des milieux scientifiques
eux­mêmes. A cet égard, les dou­
tes exprimés par le professeur
Andrea Crisanti, directeur de
l’institut de microbiologie de
l’université de Padoue, cité en
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
haite « massive » et qui devrait
débuter fin janvier.
En Roumanie non plus, la vac­
cination de masse contre le Co­
vid­19 n’est pas une bataille ga­
gnée d’avance. Selon un sondage
paru le 19 novembre, seul un
Roumain sur trois serait d’ac­
cord pour se faire vacciner.
Un autre tiers des Roumains y
serait opposé, tandis qu’un der­
nier tiers préfère attendre de
voir les effets du vaccin à long
terme. « Personne ne sera forcé
de le faire, a toutefois tenté de
rassurer le médecin Valeriu
Gheorghita, chargé de mettre en
œuvre la stratégie nationale de
vaccination. La vaccination sera
un acte volontaire, mais la prio­
rité sera donnée aux médecins. »
VACCIN RUSSE OU CHINOIS
Parmi les Etats européens, le cas
le plus singulier est sans doute ce­
lui de la Hongrie. Dans ce pays où
le taux de vaccination est parmi
les plus élevés du continent, héri­
tage de la période communiste,
l’arrivée à grand renfort d’images
de propagande de dix doses du
vaccin russe Spoutnik­V, le 19 no­
vembre, à la demande du premier
exemple depuis le printemps
pour avoir été l’architecte de la
réponse sanitaire originale de la
Vénétie lors de la première vague
de l’épidémie, pourraient bien
avoir des effets dévastateurs.
Interrogé ces derniers jours par
plusieurs médias italiens, celui­ci
a fait savoir qu’il n’entendait pas
se faire vacciner «sur la base des
données actuelles », mettant en
avant l’excessive rapidité des pro­
cédures et le manque de recul
dont disposent les scientifiques.
« Le vaccin n’est pas un objet sa­
cré », a­t­il répété à plusieurs re­
prises, s’attirant en retour un
concert de réprobation embar­
rassée de la part des autorités sa­
nitaires et du gouvernement. p
jérôme gautheret
 planète | 9
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

EnSuède, uneconfiance érodée

Lesincidentsliésàl’épisodedelagrippeH1N1ontlaissédestracesdansl’opinion

malmö (suède) ­ année, ce qui permet d’établir un quarante personnes ont obtenu modifiée pour perfectionner le
correspondante régionale lien de confiance », assure Kathy UNE HAUSSE DES CAS DE des indemnisations. registre national des vaccins, «qui

P oints presse à répétition,

interview en prime time
dans l’émission politique
du dimanche soir sur la chaîne
publique SVT… depuis la mi­no­
vembre, le gouvernement et les
autorités sanitaires suédoises
sont entrés en campagne. Objec­
tif : convaincre la majorité des
dix millions d’habitants du pays
de se faire vacciner contre le
Covid­19. Pour cela, le royaume
mise sur les méthodes bien ro­
dées qui lui ont permis d’attein­
dre des taux de vaccination re­
cord, sur la base du volontariat.
Pas d’empressement toutefois.
Le 26 novembre, le chef épidé­
miologiste, Anders Tegnell, a pré­
cisé que la vaccination ne débute­
rait pas avant «fin janvier au plus
tôt », et seulement après avoir
suivi les procédures d’autorisa­
tion habituelles. Les premiers
concernés seront les personnes
de plus de 70 ans, les groupes à
risque et le personnel de santé.
Falkenstein­Hagander.
C’est dans le cadre de ces visites
que le vaccin, fourni gratuite­
ment sur place, est proposé. «Cela
intervient naturellement, alors
que dans d’autres pays la démar­
che doit venir des parents », ré­
sume Mme Falkenstein­Hagander.
La pédiatre assure que les «anti­
vax» ne sont qu’«une infime mi­
norité », mais elle constate que
le nombre des sceptiques aug­
mente: «Nous ne les pressons pas.
Nous discutons de leurs inquiétu­
des et tentons d’y répondre, en leur
proposant de revenir dans six
mois. En général, ils finissent par
vacciner leurs enfants.»
L’épisode du Pandemrix a laissé
des traces. Entre l’automne 2009
et le printemps 2010, 5,3 millions
NARCOLEPSIE A ÉTÉ
CONSTATÉE, NOTAMMENT
CHEZ LES ADOLESCENTS,
APRÈS LA VACCINATION
CONTRE LA GRIPPE H1N1
de Suédois, soit 60 % de la popula­
tion, ont pris ce vaccin contre la
grippe H1N1. Du jamais­vu dans
l’histoire du royaume. Or, quel­
ques mois plus tard, une hausse
des cas de narcolepsie a été cons­
tatée, notamment chez les ado­
lescents. Ce trouble du sommeil,
parfois grave, a depuis été re­
connu comme un des effets se­
condaires du vaccin. Quatre cent
S’il n’y a pas eu d’impact sur le
calendrier vaccinal, l’incident «a
généré une inquiétude à l’égard
des campagnes de vaccination de
masse, en particulier dans le
contexte d’une pandémie », note
Matti Sällberg, chercheur à l’Insti­
tut Karolinska. La preuve : selon
un sondage réalisé les 19 et 20 no­
vembre, par l’Institut Novus, un
quart des Suédois refuse à ce
stade de se faire vacciner contre le
Covid­19, dont 2 % par principe et
près de 90 % par crainte d’éven­
tuels d’effets secondaires.
« Pas de garantie à 100 % »
La ministre des affaires sociales,
Lena Hallengren, préfère voir le
verre à moitié plein: en août, ils
étaient 37 %. Depuis, la loi a été
permet de réagir très vite en cas de
suspicions», explique Sören An­
dersson. Le gouvernement a aussi
annoncé que le vaccin anti­Covid
serait couvert par le programme
national d’indemnisation des vic­
times de médicaments. Car «il ne
peut pas y avoir de garantie à
100 %», ne cesse de répéter Johan
Carlson, directeur de la FHM. Une
stratégie de communication qui
peut surprendre.
Sören Andersson juge qu’il est
nécessaire de faire passer le mes­
sage, «ne serait­ce que pour rappe­
ler que la probabilité de développer
des effets secondaires graves est
très faible, comparé aux bénéfices
d’un éventuel vaccin». En Suède, le
Covid­19 a déjà fait 6700 morts. p
a.­f. h.

Hériter
Au printemps, la Suède n’avait
pas imposé le confinement pour
tenter de contrôler la propaga­
tion du virus. Stockholm n’aura
pas non plus recours aux injonc­
tions pour pousser les Suédois à

des savoir-faire
se faire vacciner. « Notre système
est basé sur la confiance, justifie
Sören Andersson, responsable
du programme de vaccination à
l’agence de la santé publique

ministre nationaliste Viktor Or­
ban, a conduit à une montée iné­
dite de la défiance antivaccinale.
Selon un sondage de l’institut
Opinio publié le 18 novembre,
et innover
(FHM) suédoise. Nous faisons des
recommandations et nous mi­
sons sur l’information. »
« Protéger la société »

47 % des Hongrois affirment
qu’ils refuseront de se faire vac­
ciner contre le Covid. Interrogé
sur le vaccin russe spécifique­
ment, seuls 7 % des Hongrois se
déclarent prêts à se le faire inocu­
ler. « D’habitude, il n’y a pourtant
pas de mouvement antivaccin
très fort en Hongrie, contraire­
ment à d’autres pays, mais dans
la politique vaccinale, la con­
fiance dans le gouvernement et
ceux qui produisent le vaccin est
un facteur­clé », explique Dora
Vargha, spécialiste de l’histoire
vaccinale hongroise à l’univer­
sité d’Exeter, au Royaume­Uni.
Or, cette confiance ne semble
pas être au rendez­vous depuis
que Viktor Orban – qui a évoqué
un début des vaccinations entre
décembre et janvier – s’est fait
fort d’importer des vaccins de­
puis Moscou et Pékin, deux capi­
tales avec lesquelles il entretient
des relations chaleureuses. « Le
vaccin russe est peut­être efficace,
mais je préférerais avoir d’abord
l’accord de l’Agence européenne
du médicament », explique ainsi
Zoltan Szabad, président du
principal syndicat de médecins
hongrois. M. Orban a en effet dé­
fendu la liberté des Hongrois
« de décider à quel vaccin ils font
le plus confiance » pour contour­
ner les obligations européennes,
qui prévoient en théorie un
examen préalable par l’Agence
européenne des médicaments,
pour demain.
La méthode a fait ses preuves,
hors Covid­19 : aucun des neuf
vaccins du calendrier vaccinal
n’est obligatoire, et pourtant le
taux de vaccination dépasse
97 %. En 2019, 86 % des filles de
11 ans ont également reçu la pre­
mière dose du vaccin contre les
infections à papillomavirus hu­
mains (HPV). Quant aux garçons,
autorisés à se le faire administrer
depuis août, leur couverture
vaccinale devrait bientôt rejoin­
dre celle des filles.
Chercheur en science politique
à l’université d’Uppsala, Rafael
Ahlskog, qui a consacré sa thèse
de doctorat au sujet, explique cet
engouement, en Suède, mais
aussi dans les autres pays nordi­
ques, par « le niveau élevé de
confiance sociale ». Quand les
autorités recommandent un vac­
cin, «la majorité part du principe
que c’est pour son bien», et quand
les Suédois ou leurs voisins nordi­
ques se vaccinent, «ils supposent
que les autres vont faire comme
eux pour protéger la société».
Le fait que le programme de
vaccination soit intégré au suivi
médical de l’enfant est impor­
tant, selon Kathy Falkenstein­
Hagander, présidente du Centre
de connaissances pédiatriques
de la région Scanie. Dès les pre­
miers jours du bébé, une infir­
mière, rattachée au centre pédia­ Rejoindre Orano, c’est se surprendre à travailler
trique le plus proche, rencontre au croisement de la modernité et de la pérennité
les parents, souvent chez eux la mais aussi de l’individuel et du collectif, du climat
Insign 2020 L’énergie est notre avenir, économisons-la !

même si des exceptions sont première fois. Elle continuera de et de l’énergie...

possibles en cas d’urgence. Offi­
ciellement, tous les vaccins
seront testés en Hongrie avant
d’être inoculés. S’ils passent les
tests, « je me vaccinerais moi­
même avec les vaccins russe
ou chinois », a promis le ministre
de la santé, Miklos Kasler, devant
le Parlement. p
mirel bran,
jean­baptiste chastand,
cécile ducourtieux,
anne­françoise hivert,
jakub iwaniuk,
sandrine morel,
jean­pierre stroobants
et thomas wieder
voir l’enfant régulièrement jus­ Pour en savoir plus et faire partie de nos 16 000
qu’à ses 6 ans. « En moyenne, cela
représente seize visites, dont une
collaborateurs en France et dans le monde à travers
douzaine pendant la première nos sites implantés dans les territoires, rendez-vous
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ET POURTANT LE TAUX
DE VACCINATION
DÉPASSE 97 %
10 |
FRANCE
PROPOSITION DE LOI « SÉCURITÉ GLOBALE »
L’exécutif recule pour sortir de l’impasse
Lundi, après une réunion à l’Elysée, les responsables de la majorité ont annoncé une réécriture de l’article24
U
n recul stratégique. A la
suite des défilés contre le
texte de loi «sécurité glo­
bale» et les violences poli­
cières qui ont réuni, sa­
medi, plus de 130000 per­
sonnes dans toute la France, selon le minis­
tère de l’intérieur, Emmanuel Macron et ses
partisans ont décidé de revoir leur copie.
L’article 24 de la proposition de loi, qui cris­
tallise les critiques, sera entièrement réé­
crit, ont annoncé, lundi 30 novembre, les
présidents des groupes de la majorité à l’As­
semblée nationale. «Ce n’est ni un retrait ni
une suspension mais une réécriture totale
du texte», afin de lever les «incompréhen­
sions et les doutes», a annoncé le patron des
députés La République en marche (LRM),
Christophe Castaner, lors d’une conférence
de presse, entouré de ses homologues du
MoDem, Patrick Mignola, et du groupe
Agir, Olivier Becht.
L’article en question, qui prévoit de péna­
liser la diffusion malveillante d’images des
forces de l’ordre, est vivement condamné
par les syndicats de journalistes et par les
défenseurs des libertés publiques. «Lors­
qu’une telle incompréhension ne cesse de
s’intensifier sur un sujet aussi fondamental,
nous avons le devoir de nous interroger col­
lectivement», a justifié M. Castaner au sujet
de cette disposition, dont l’opposition de
gauche – et même certains membres de la
majorité, tel le député LRM de Paris, Pierre
Person – réclame la suppression.
Un pas en arrière validé quelques heures
plus tôt lors d’une réunion, lundi midi à
l’Elysée, autour d’Emmanuel Macron et en
présence du chef du gouvernement, Jean
Castex, des ministres Gérald Darmanin
(intérieur), Eric Dupond­Moretti (justice)
et Roselyne Bachelot (culture), ainsi que
des responsables de la majorité. D’après
son entourage, le chef de l’Etat a validé
l’idée d’une réécriture «par besoin de clari­
fication et de rassurer ». « Le président n’a
pas de dogme autour de l’article 24. Il sou­
haite trouver une rédaction plus adaptée,
en gardant le double objectif de protéger les
forces de l’ordre et garantir la liberté de la
presse», indique l’Elysée.
« COLÈRE FROIDE »
Lors de cette entrevue, M. Macron a repro­
ché au gouvernement d’avoir dû intervenir
lui­même dans ce dossier. «La situation
dans laquelle vous m’avez mise aurait pu être
évitée», a­t­il lâché, sur un ton sec. Une re­
montrance qui visait M. Darmanin, selon
plusieurs participants, qui décrivent un pré­
sident «dans une colère froide». Jeudi, lors
d’un entretien en tête­à­tête, M. Macron
avait déjà dû recadrer son ministre de l’inté­
rieur, en lui demandant de faire preuve
«d’apaisement». Soucieux de déminer, le
chef de l’Etat répondra d’ailleurs jeudi sur
les réseaux sociaux aux questions des jour­
nalistes de Brut, un média en ligne prisé par
les jeunes. Un entretien qui portera notam­
ment sur le thème des violences policières.
Devant la commission des lois, Darmanin tente d’apaiser les différends
des annonces aux airs de mea culpa.
Près d’une semaine après le vote de la
proposition de loi « sécurité globale »
par la majorité et la droite, le ministre
de l’intérieur, Gérald Darmanin, était
convoqué, lundi 30 novembre, pour
une audition particulièrement atten­
due devant la commission des lois de
l’Assemblée nationale. Durant trois
heures environ, M. Darmanin a
égrené plusieurs pistes de réflexions
envisagées pour réformer la police.
Une demande pressante d’Emmanuel
Macron dans un contexte politique
devenu épineux pour l’exécutif : quel­
ques heures plus tôt, après une réu­
nion à l’Elysée, les présidents des
groupes de la majorité à l’Assemblée
nationale ont annoncé la réécriture
de l’article 24 de la proposition de loi
« sécurité globale », qui encadre la dif­
fusion d’images de policiers et cristal­
lise les critiques.
C’est d’abord en attribuant « sept pé­
chés capitaux » aux gouvernements
précédents sur la gestion des forces de
l’ordre que Gérald Darmanin a évoqué
dans un premier temps le renforce­
Entre l’Elysée et Beauvau, la séquence a
laissé des traces. Pour la première fois, l’en­
tourage du chef de l’Etat a directement ciblé
le disciple de Nicolas Sarkozy, en lui repro­
chant d’avoir mis de l’huile sur le feu à des
moments­clés, au risque d’exposer M. Ma­
cron. «Le problème, ce n’est pas sa ligne
– Darmanin a été nommé à Beauvau précisé­
ment pour muscler la jambe régalienne du
président – mais sa gestion chaotique»,
s’agace un macroniste du premier cercle.
Pas question, pour autant, de se séparer de
celui qui s’est imposé comme un poids
lourd du gouvernement. Malgré les appels à
la démission émanant de l’opposition, la
place de Gérald Darmanin à Beauvau n’est
pas menacée, selon plusieurs sources.
«C’est tendu, mais on n’est pas non plus sur
une piste noire», résume un proche du pré­
sident. «Gérald Darmanin reste un ministre
solide, qui a la confiance de l’Elysée et de Ma­
tignon», le défend Stanislas Guerini, délé­
gué général de LRM.
Sauf qu’en ce moment, les critiques
pleuvent de toutes parts contre l’ancien
maire de Tourcoing, qui se retrouve, de
ment de « la formation initiale » de
l’encadrement des policiers et des
moyens matériels supplémentaires. Il
a aussi glissé l’idée de porter la réserve
des policiers au nombre de 30 000,
soit au même niveau que la réserve
des gendarmes.
« Problèmes structurels »
Le ministre de l’intérieur a également
mis sur la table une potentielle réforme
de l’inspection générale de la police na­
tionale (IGPN). «Comme toute institu­
tion, elle mérite évidemment d’être re­
gardée, interrogée, discutée, améliorée»,
a concédé le ministre de l’intérieur de­
vant les députés.
Les oppositions sont montées au cré­
neau. «Depuis trois ans, ce gouverne­
ment crée crise sur crise et surexpose les
forces de l’ordre, ce qui les épuise et
amène aux dérapages auxquels on a as­
sisté ces derniers temps», a ainsi accusé
le député Les Républicains d’Eure­et­
Loir, Olivier Marleix. Face à ces criti­
ques, M. Darmanin a réaffirmé son sou­
tien inconditionnel aux forces de l’or­
dre et au préfet de police de Paris, Didier
fait, isolé et fragilisé comme jamais au
sein du gouvernement. Lundi midi, ce
dernier n’a pas eu seulement à endurer la
colère présidentielle, il a également été ci­
blé par Roselyne Bachelot. Devant l’en­
semble des participants, la ministre de la
culture a reproché à son collègue de ne
l’avoir jamais associée à la préparation de
l’article 24, alors qu’il concerne la presse,
qui relève de ses prérogatives.
« C’EST LA RUE QUI GAGNE ! »
Lors de sa conférence de presse, son prédé­
cesseur à Beauvau, Christophe Castaner, a
également accablé M. Darmanin, en rap­
pelant les affirmations au sujet desquelles
ce dernier a dû se dédire. « L’article 24 ne
nécessite pas de flouter le visage des forces
de l’ordre. Les journalistes n’ont pas besoin
de s’accréditer pour couvrir des manifesta­
tions », a martelé M. Castaner, qui entre­
tient des relations fraîches avec le trans­
fuge de la droite. En retour, lors de son
audition par la commission des lois de
l’Assemblée, lundi soir, M. Darmanin a cri­
tiqué le bilan de son prédécesseur : « Le
Lallement, indiquant qu’il n’était «pas
de ceux qui flattent les policiers quand
ça les arrange et qui les lâchent quand ça
ne les arrange plus».
Mais, pour la première fois, le minis­
tre de l’intérieur a admis à demi­mot
qu’il existe dans la police «peut­être des
problèmes structurels qui ne datent
pas d’hier». Des propos qui ont surpris,
même le député La France insoumise,
Eric Coquerel (Seine­Saint­Denis), qui a
reconnu «un gros progrès de la part de
Gérald Darmanin». «J’espère juste que
ses propos ne sont pas qu’un affichage
d’intentions pour essayer de passer la
tempête», a­t­il prévenu.
Le sujet des violences policières s’est
enkysté sur la polémique entourant
l’article 24 de la proposition de loi de
«sécurité globale». L’évacuation vio­
lente d’un campement de migrants
place de la République à Paris et le ta­
bassage d’un producteur de musique,
Michel Zecler, par des agents de police
ont provoqué la mobilisation de plu­
sieurs dizaines de milliers de Français
dans les rues, samedi. Des rassemble­
ments émaillés de violences, notam­
SELON NOS
INFORMATIONS,
L’OPTION FAVORITE
DE MATIGNON
EST D’INTÉGRER
LES OBJECTIFS DE
CET ARTICLE TANT DÉCRIÉ
DANS LE PROJET DE LOI
CONTRE LE SÉPARATISME
ment à Paris contre les policiers. Con­
testé jusque dans la majorité, Gérald
Darmanin a tenté d’apaiser les diffé­
rends, lundi. «Il n’y a pas d’un côté la po­
lice et de l’autre côté la population fran­
çaise», a affirmé le ministre de l’inté­
rieur, réfutant là encore l’idée d’un «di­
vorce entre la police et la population».
Cette audition a aussi été l’occasion
pour les parlementaires de s’enquérir
de l’avenir de l’article 24 de la proposi­
tion de loi «sécurité globale». Il est au
cœur d’une crise politique, amplifiée
jeudi par l’annonce de la création d’une
commission consultative par l’exécutif
afin de formuler des «propositions».
Une annonce perçue par les députés et
sénateurs comme une entrave aux pré­
rogatives du Parlement. «II me semble
que si le Parlement a mal pris la création
d’une commission, il prendrait encore
plus mal que le gouvernement retire,
modifie, renforce un article qui est, dé­
sormais, dans la navette parlemen­
taire», a défendu Gérald Darmanin.
Charge aux parlementaires mainte­
nant de réécrire ce texte contesté. p
mariama darame
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Gérald Darmanin,
à Matignon, à Paris,
dimanche 29 novembre.
GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP
drame, c’est que le ministère de l’intérieur a
envoyé – en particulier pendant les “gilets
jaunes” – des personnes faire du maintien
de l’ordre sans que ce soit leur métier. »
Au sein de la majorité, la réécriture de
l’article 24 est perçue comme une ma­
nière d’enterrer cette disposition, sans dé­
savouer le ministre de l’intérieur de ma­
nière trop visible. « La seule chose que je
comprends, c’est que l’on y renonce et c’est
très bien ainsi », se réjouit Sacha Houlié,
député LRM (Vienne) de l’aile gauche. A
l’inverse, plusieurs élus macronistes de
l’aile droite déplorent « un renoncement »
de la part de l’exécutif. « Je suis furieux
parce que c’est la première fois qu’on recule
et que c’est la rue qui gagne ! », a notam­
ment lancé l’élu du Rhône, Bruno Bonnell,
lundi, lors d’une réunion de groupe. Sa
collègue des Yvelines, Aurore Bergé, elle, a
appelé à passer vite à autre chose : « On ne
peut pas donner le sentiment de reculer. Le
travail parlementaire continue et on cesse
de se mettre en scène ! »
Reste à savoir quel sera le véhicule législa­
tif retenu pour héberger l’article remanié.
Un point, qui a fait l’objet d’une nouvelle
réunion, lundi soir à Matignon, entre le
gouvernement et les responsables de la
majorité. Les députés ayant adopté en pre­
mière lecture le texte sur la «sécurité glo­
bale» le 24 novembre, l’éventualité de sou­
mettre l’article 24 remanié lors de la com­
mission mixte paritaire, qui se déroulera,
après l’examen au Sénat, en janvier, a été
évoquée. Mais, selon nos informations,
l’option favorite de Matignon est d’intégrer
les objectifs de cet article tant décrié dans
le projet de loi contre le séparatisme, dont
l’examen au conseil des ministres est
prévu le 9 décembre.
Lors de la réunion à l’Elysée, lundi midi,
M. Dupond­Moretti a plaidé pour que l’ob­
jectif de protection des policiers figure
dans son article 25, inspiré de l’assassinat
de Samuel Paty, qui crée « un délit de mise
en danger de la vie d’autrui par diffusion
d’informations relatives à la vie privée »,
sans toucher à la loi de 1881 sur la liberté
de la presse. Un scénario auquel M. Dar­
manin ne serait pas défavorable, « tant
qu’il existe une mesure pour mieux proté­
ger les Français », précise son entourage.
« On ne dévie pas de nos objectifs mais
on prend un chemin différent », veut posi­
tiver l’Elysée. Au prix, toutefois, d’une
crise politique au sommet de l’Etat, dans
un contexte déjà tendu. p
alexandre lemarié

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
D’AlepàBastille,
les blessures d’un
photographe syrien
Le journaliste Ameer Al­Halbi, réfugié
politique en France, a été blessé, samedi,
lors de la Marche des libertés, à Paris
PORTRAIT « QUAND LES FORCES DE
L
orsqu’il est arrivé à la Mar­
che des libertés, samedi
28 novembre à Paris,
Ameer Al­Halbi était muni d’un
bien qui lui est cher, un objet qui
dépasse le cadre professionnel
pour symboliser l’engagement
de sa vie: son appareil photo.
Quelques heures plus tard, le vi­
sage en sang et tuméfié de ce
photographe syrien de 24 ans,
réfugié politique en France, fai­
sait le tour des réseaux sociaux.
Aux alentours de 17 heures, le
jeune homme couvrait une
scène d’affrontements entre
manifestants et forces de l’ordre,
près de la place de la Bastille,
quand il dit avoir reçu un coup
de matraque en plein visage.
Gabrielle Cézard, une photo­
graphe indépendante présente
à ses côtés, décrit la scène : « On
était un petit groupe de journa­
listes, clairement identifiables,
situé entre les manifestants et
les CRS. Quand les forces de l’or­
dre ont chargé, on s’est collés au
mur en criant “presse, presse”. Je
me suis mise à l’abri, les CRS
nous ont dépassés. Puis, j’ai vu
beaucoup de sang et un jeune
homme par terre.» Transporté à
l’hôpital, le photographe a no­
tamment l’arcade ouverte et
souffre d’une fracture au nez.
Lundi, le parquet de Paris a an­
noncé avoir confié une enquête
à l’inspection générale de la po­
lice nationale (IGPN) pour éclai­
rer ces faits.
Primé au World Press Photo
La première fois qu’Ameer Al­
Halbi a fait de son appareil
photo un outil d’information,
c’était à Alep, dans la Syrie en
guerre. Le jeune homme ap­
prend sur le tas les bases du mé­
tier de photoreporter face à
l’horreur d’un conflit qui fait
des ravages parmi les civils.
Comme toute une génération
de jeunes photographes sy­
riens, «Ameer est devenu photo­
journaliste malgré lui, pour ren­
dre compte de ce qu’il se passait
dans sa ville natale», observe Di­
mitri Beck, directeur de la pho­
tographie de Polka Magazine. Le
trimestriel, connu pour son
exigence, a repéré son travail
en 2016 avant de lui décerner le
prix du photographe de l’année.
Alors que de nombreux mé­
dias décident de ne plus en­
voyer de reporters en Syrie du
fait de la dangerosité du pays,
ces jeunes locaux – pour beau­
coup autodidactes – vont four­
nir au monde entier des images
de la guerre. « Leur trait com­
mun était de photographier des
situations juste après les bom­
bardements, en allant très près
de l’action», note Francis Kohn,
ancien directeur de la photo à
l’Agence France­Presse (AFP).
Pour son travail, Ameer Al­
Halbi a été récompensé à plu­
sieurs reprises, notamment lors
du prestigieux World Press
Photo, en 2017. Les clichés qui lui
ont valu d’être primé sont crus,
bruts, et montrent sans détour
l’atrocité du conflit. On y voit
des enfants et des nourrissons
ensanglantés, parfois morts,
dans les bras des casques blancs
qui tentent de les sortir des dé­
combres. On y voit des regards
de détresse et d’horreur.
Le père d’Ameer Al­Halbi fai­
sait partie de ces hommes qui
portent secours à la population
après les bombardements. De
son côté, le jeune homme parti­
L’ORDRE ONT CHARGÉ,
ON S’EST COLLÉS
AU MUR EN CRIANT
“PRESSE, PRESSE” »
GABRIELLE CÉZARD
photographe indépendante
cipait aux opérations de sauve­
tage, appareil photo en main.
Jusqu’à ce jour de 2016: «Mon
père est mort à côté de moi dans
un bombardement. Il a perdu ses
jambes et beaucoup d’autres cho­
ses de son corps. En fait, tu as en
face de toi l’homme le plus grand,
le plus fort à tes yeux, celui qui est
tout le temps là pour toi. Et d’un
coup, il n’y a plus rien.»
Depuis, Ameer Al­Halbi porte
son appareil photo autour du
cou comme une poche d’oxy­
gène. «J’ai été très choqué par la
mort de mon père, confie­t­il.
Quand je parle à quelqu’un, je
n’arrive pas toujours à exprimer
ce que je ressens. La photo est la
meilleure solution pour traduire
mes sentiments.»
«Je pense qu’au départ, la photo
a été pour lui un moyen de survi­
vre, d’exister dans son pays en
guerre, d’avoir un engagement
aux côtés de son père. Depuis son
arrivée en France en 2017, c’est ce
qui lui donne un fil conducteur,
un cadre», analyse Dimitri Beck.
Ameer Al­Halbi a retrouvé sa
place sur le terrain en couvrant
notamment les manifestations
des «gilets jaunes». Comme à
Alep, il continue d’être au plus
près de l’action. «Quand j’ai mon
appareil photo dans les mains, je
n’ai plus peur, je suis concentré
pour faire la meilleure image pos­
sible», explique­t­il.
Malgré un rapport au danger
altéré par son histoire, ses pro­
ches parlent de lui comme d’un
«doux rêveur», un «romanti­
que». «Quand il est arrivé, on
voyait que c’était quelqu’un qui
revenait d’une zone de guerre. Il y
avait dans son regard à la fois
une grande fragilité et la force de
quelqu’un qui a survécu au pire»,
rapporte le réalisateur Xavier
Giannoli. En septembre 2016, il a
contacté Ameer Al­Halbi sur Fa­
cebook alors qu’il recherchait
des photos de la guerre en Syrie
pour son film L’Apparition.
Avec un solide réseau d’en­
traide – qui compte l’actuel pré­
fet des Yvelines, Jean­Jacques
Brot, l’association AS13, l’AFP,
Polka Magazine, l’équipe de son
film –, Xavier Giannoli a suivi le
jeune homme dans ses démar­
ches: trouver un logement avec
sa mère, suivre une formation
dans une école de photo, ap­
prendre le français et l’anglais.
«J’ai été très troublé de voir son
visage en sang sous les coups de
matraque de la police alors que la
France, grâce à des gens formida­
bles, l’a accueilli dignement»,
rapporte le réalisateur.
Samedi, les blessures d’Ameer
Al­Halbi ont rouvert chez lui des
plaies profondes: «Je n’ai pas
vraiment fait attention à mon vi­
sage sur le moment. Ça m’a plus
fait mal à l’intérieur, morale­
ment. J’ai des images de ce que j’ai
vécu qui sont revenues.» Mais
quand on lui demande s’il est
toujours aussi déterminé à con­
tinuer la photo, il n’hésite pas:
«La photo, c’est la seule chose que
je n’arrêterai jamais.» p
juliette bénézit
france | 11
Entemps de crise,l’éphémère état de grâce
des présidents delaRépublique
Tous les chefs d’Etat de la Ve République bénéficient d’un regain populaire provisoire à la
faveur des crises économiques, guerres ou attentats. Emmanuel Macron ne fait pas exception
C’
est un phénomène qui bien installée. Le coup d’éclat de C’est très paradoxal. Car, contrai­ de ses opposants, même en pé­
s’est souvent produit Chirac en 2003 avait, lui, modifié la rement à l’Italie ou à l’Allemagne, riode de crise. Et ce d’autant plus
dans l’histoire de la perception que les Français avaient la culture politique française que le système politique français
Ve République. Lorsqu’une crise du chef de l’Etat.» pousse fortement à faire bloc der­ semble mal armé pour digérer
majeure survient, la cote de popu­ Enfin, cela ne dit rien d’un succès rière le chef de l’Etat. «Il y a dans cette polarisation. L’exécutif
larité du président bondit. Emma­ futur à la présidentielle. Lors de la notre pays un culte du chef et de français, qui dispose d’une majo­
nuel Macron n’y déroge pas. Selon crise financière de 2008, Bruno l’homme providentiel, singulière­ rité absolue à l’Assemblée natio­
Ipsos, il a gagné 14 points entre fé­ Jeanbart a observé «un raffermis­ ment en période de crise», indique nale, repose sur une base électo­
vrier et mars (à 44 %). Tandis qu’il sement de Nicolas Sarkozy au dé­ Pascal Perrineau. Parce que s’ex­ rale fragile, souligne M. Jeanbart
remontait de 10 points (à 42 %) but, lié à son activisme, à son volon­ prime alors «une peur du vide», et – Emmanuel Macron a obtenu
chez OpinionWay. tarisme». Mais les difficultés éco­ que la tentation est grande de se 24 % au premier tour de la prési­
François Hollande avait bénéfi­ nomiques, la hausse du chômage tourner vers celui qui comble ce dentielle. Quand l’Allemagne ou
cié, lui aussi, d’un regain de sou­ ont emporté tout cela. «Il n’y a rien vide. Pendant des siècles, poursuit l’Italie, qui sont gouvernées par
tien en 2015: + 20 % après les atten­ de plus volatil que l’opinion», rap­ le professeur, «l’incarnation du des coalitions, ou le Royaume­
tats de début d’année (Charlie pelle Didier Maus. pouvoir en France a été incroyable­ Uni, dont le pouvoir est conforté
Hebdo) et + 17 % après ceux du 13­ Dernier bémol, le plateau atteint ment visible: le roi. Depuis la Révo­ par un mode de scrutin tran­
Novembre, selon Ipsos. La crise fi­ par M. Macron depuis dix mois lution française, le “lieu démocrati­ chant, offrent des fondations
nancière, puis économique, de (quelque 45 %). «Ce n’est pas foli­ que” est vide, d’une certaine ma­ plus solides à leurs dirigeants.
2008 avait également accru le sou­ chon», relève Emmanuel Rivière. nière. Et il y a un refoulé. Quand le Autre phénomène nouveau: le
tien apporté à Nicolas Sarkozy Car, dans le même temps, l’Italien pays ne va pas bien, ce vide provo­ quinquennat. Adopté en 2000, ap­
(une dizaine de points, selon les Giuseppe Conte plane au­dessus que de l’angoisse. C’est aussi ce qui pliqué depuis 2002, le mandat
instituts de sondage). Jacques Chi­ des 60 % d’avis favorables, l’Alle­ explique l’essor des Bonaparte, de de cinq ans a métamorphosé la
rac avait profité de la guerre au Ko­ mande Angela Merkel se main­ Boulanger ou de De Gaulle…». conduite du gouvernement. Le
sovo, en 1999, comme du «non» tient à des sommets (74 %, début chef de l’Etat est clairement dans
opposé en 2003 à George W. Bush novembre, dans le baromètre En première ligne l’action. Il la mène. Et il le paye en
pour une intervention en Irak. mensuel ARD­Deutschlandtrend). Pour Bruno Jeanbart, l’une des demeurant en première ligne.
François Mitterrand avait gagné En France, l’effet dopant des crises clés tient à l’émergence d’une po­ Il n’est donc guère étonnant que,
une vingtaine de points en deux tend à s’estomper depuis une larisation politique croissante en dans ces conditions, la popularité
mois début 1991, lors de la guerre vingtaine d’années. Les pics à France, comme aux Etats­Unis, présidentielle soit dorénavant si
du Golfe, avait constaté l’IFOP. 60­70% d’opinions positives, se­ d’ailleurs. Dans le cadre de l’élec­ éphémère. Tendanciellement, de­
C’est le «Rally’round the flag ef­ lon les sondeurs, obtenus par Jac­ tion présidentielle américaine, puis 2002, le chef de l’Etat est po­
fect» (le ralliement autour du dra­ ques Chirac en 1999 puis en2003, dit­il, seuls 3 % des électeurs di­ pulaire quelques semaines en dé­
peau), «une notion forgée par le paraissent aujourd’hui inatteigna­ saient apprécier autant Joe Biden but de mandat, avant de s’enfon­
politologue américain John Muel­ bles pour des présidents qui pei­ que Donald Trump. Le même cer dans l’impopularité. Les crises
ler, qui avait établi, dans les années nent à se hisser au­delà de 40 %. phénomène a été constaté en ne font qu’enrayer temporaire­
1970, un lien entre les événements Même lors d’une crise grave, ils de­ France en 2017. Il est donc plus ment la dégringolade. p
dramatiques éprouvés par un pays meurent largement impopulaires. difficile d’obtenir le ralliement benoît floc’h
(guerre, attentats, crise économi­
que soudaine, etc.) et la courbe de
popularité de son dirigeant», écri­
vent Federico Vacas et Mathieu
Gallard, de l’institut Ipsos. Le prési­
dent américain George W. Bush
avait ainsi gagné quelque qua­
rante points après les attentats du
11­Septembre 2001.
Clivages politiques bousculés
C’est que le chef de l’Etat, dans ces
circonstances, «capitalise sur l’in­
quiétude des Français», note Pas­
cal Perrineau, chercheur au Cevi­
pof­Sciences Po. La crise bouscule
les clivages politiques. On revient
aux racines de la Ve République.
«Le président de la République, ex­
plique le constitutionnaliste Di­
dier Maus, président de la Société
d’histoire de la Ve République, in­
carne alors pleinement l’article 5 de
la Constitution [qui fait de lui le ga­
rant de la continuité de l’Etat et
de l’indépendance nationale]. Ce
qu’on veut en élisant un homme au
suffrage universel, c’est désigner
quelqu’un qui fera face dans la tem­
pête. Le chef de l’Etat incarne le
pouvoir et, en période de crise, on a
besoin d’un pouvoir.»
Reste que ce phénomène est
souvent sans lendemain. «Cette
popularité dure autant que dure la
crise, a constaté Emmanuel Ri­
vière. Après, on passe à autre chose.
Le soutien accordé à Mitterrand
pendant la guerre du Golfe s’est vite
évanoui avec l’échec du remplace­
ment de Michel Rocard à Mati­
gnon.» Par ailleurs, elle ne modifie
pas la structure de la popularité
– ceux qui vous soutenaient avant
demeureront ceux qui vous sou­
tiendront après –, et rarement
l’image du chef de l’Etat. «C’est le
vrai enjeu, relève d’ailleurs Bruno
Jeanbart, directeur général adjoint
d’OpinionWay. En 2015, par exem­
ple, François Hollande n’a pas
réussi à modifier son image, déjà
« CETTE POPULARITÉ DURE
AUTANT QUE DURE
LA CRISE. APRÈS, ON
PASSE À AUTRE CHOSE »
EMMANUEL RIVIÈRE
directeur général
de Kantar en France
12 | france
Divergences entreministresau sujetdes retraites
Le Maire estime que cette réforme doit être une «priorité absolue»; Borne veut d’abord sortir de la crise
Q
ue souhaite faire
l’exécutif avec le sys­
tème de retraites ?
Plus les semaines pas­
sent, plus il s’avère
difficile d’y voir clair. Enième illus­
tration de l’épais brouillard qui
enveloppe le sujet: une sortie de
Bruno Le Maire, qui a provoqué
des remous. Dans Le Parisien, le
ministre de l’économie a jugé,
dimanche 29 novembre, que
«des réformes structurelles» se­
ront nécessaires, en citant «celle
des retraites qui doit être la priorité
absolue». S’il avait déjà manifesté
cette «conviction forte», sur la pé­
riode récente, un fait nouveau
s’est produit: deux de ses collè­
gues au gouvernement l’ont publi­
quement contredit.
En charge des retraites – avec le
secrétaire d’État Laurent Pietras­
zewski –, la ministre du travail,
Elisabeth Borne, a, en effet, ex­
primé un tout autre point de vue.
« La priorité absolue, c’est de sortir
de la crise sanitaire, économique,
sociale, de protéger les emplois »,
a­t­elle affirmé sur France 3, di­
manche, après l’intervention de
M. Le Maire. Le lendemain, le mi­
nistre des relations avec le Parle­
ment, Marc Fesneau, s’est égale­
ment démarqué : « La priorité ab­
solue », a­t­il dit, c’est « de régler la
crise sanitaire».
Le désaccord tient à l’ordonnan­
cement des urgences du moment,
mais aussi à la façon dont est pré­
sentée cette réforme, mise entre
parenthèses à cause de la crise.
Pour M. Le Maire, la transforma­
tion des régimes de retraites cons­
titue un des leviers entre les
mains de l’État pour lui permettre
de «rembourser sa dette». Elle of­
fre la faculté de dégager des écono­
mies en modifiant des paramè­
tres, comme la durée de cotisation
ou l’âge de départ – d’où la for­
mule souvent entendue de «ré­
forme paramétrique». Mme Borne,
elle, met l’accent sur l’objectif de
«justice sociale», à travers la fon­
dation d’un «système universel
plus équitable». «Angler» le sujet
«sur la question budgétaire ne me
paraît, à ce stade, pas la question»,
d’après M. Fesneau.
«C’est une réforme qui, pour être
pérenne, doit déboucher à terme
sur un retour aux équilibres finan­
ciers, mais c’est d’abord une ré­
AffaireZineb Redouane:Castaner visé par une plainte
Cette Marseillaise est morte après avoir reçu une grenade lacrymogène, en marge d’une manifestation, en2018
L
e 2 décembre 2018, une
dame de 80 ans mourait
sur une table d’opération
de l’hôpital de la Conception, à
Marseille. La veille au soir, Zineb
Redouane avait reçu une grenade
lacrymogène en plein visage, ti­
rée par la police en marge d’une
manifestation de «gilets jaunes»
et de la Marche pour le droit à un
logement digne pour toutes et
tous, alors qu’elle était en train de
fermer les fenêtres de son petit
appartement, situé au quatrième
étage de la rue des Feuillants,
dans le centre­ville.
Deux ans jour pour jour après
la mort de « Mama Zina »,
comme on la surnommait, sa
fille Milfet Redouane a déposé
plainte contre l’ancien ministre
de l’intérieur, Christophe Casta­
ner, devant la Cour de justice de
la République (CJR), pour « altéra­
tion et soustraction de preuves ».
Pour comprendre cette procé­
dure inédite, il faut revenir sur
les différentes déclarations de
M. Castaner sur cette affaire qui
ont été, selon Me Yassine
Bouzrou, l’avocat de la fille de la
victime, une façon d’« entraver la
manifestation de la vérité ».
Elisabeth Borne parle avec Bruno Le Maire, à l’Assemblée nationale, à Paris, le 3 novembre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
forme de justice sociale», confie au
Monde M. Pietraszewski. En clair,
le gouvernement est soucieux de
combler le déficit des régimes de
pension, qui s’est creusé sous l’ef­
fet de la récession (avec un trou
susceptible d’atteindre 23,4 mil­
liards d’euros en 2020), mais la dé­
marche du pouvoir en place vise
d’abord à instaurer un dispositif
plus juste et non pas à assainir très
rapidement les comptes, à en
croire le secrétaire d’État.
Le calendrier « a un peu glissé »
Le fait que M. Le Maire ait donné
la primauté aux problèmes fi­
nanciers est « maladroit », com­
mente un membre du gouverne­
ment : « Il y a quand même un peu
de jeu politique derrière tout ça. »
« J’y vois plutôt l’expression du
rôle traditionnel d’un ministre
chargé de l’économie et des finan­
ces publiques », observe un con­
seiller de l’exécutif.
Interrogé par différents médias
sur ce dossier, l’ex­ministre de
l’intérieur avait assuré, à chaque
fois, que Mme Redouane était
décédée «d’un choc opératoire»,
disculpant d’emblée, selon
Me Bouzrou, les CRS qui ont lancé
la grenade. Comme le 19 mars
2019, au micro de France Inter :
« Je ne voudrais pas qu’on laisse
penser que les forces de l’ordre ont
tué Zineb Redouane, parce que
c’est faux.»
Pour justifier ces déclarations, le
cabinet de Christophe Castaner
expliquait que le ministre n’avait
fait que « rapporter » les propos
du procureur de la République de
Marseille, Xavier Tarabeux, qui
avait déclaré, au lendemain du dé­
cès de «Mama Zina», que sa mort
résultait «d’un choc opératoire et
non d’un choc facial », ajoutant
qu’«à ce stade, on ne [pouvait] pas
établir de lien de cause à effet entre
la blessure et le décès».
Me Bouzrou avait alors dénoncé
les «propos mensongers» du pro­
cureur, «lequel avait osé affirmer
qu’il n’y avait aucun lien direct en­
tre le tir de grenade et le décès, ce
qu’avait relayé le ministre de l’inté­
rieur, Christophe Castaner». Ainsi,
Au sein de la majorité, des parle­
mentaires en pointe sur ce thème
ne se retrouvent pas dans l’appro­
che du ministre de l’économie.
«Certains mettent en avant des
questions paramétriques. Person­
nellement, je pense que c’est une er­
reur», confie Guillaume Gouffier­
Cha, député La République en
marche (LRM) du Val­de­Marne et
rapporteur général de la réforme,
qualifiant de «position pas arbi­
trée» les propos de M. Le Maire.
L’étalage de ces divergences ne
doit pas occulter une chose : la
transformation du système de re­
traite va, en principe, faire l’objet
de «concertations avec les parte­
naires sociaux », comme l’a rap­
pelé Mme Borne, dimanche. Ces
rencontres, qui auraient dû débu­
ter en novembre, n’ont toujours
pas commencé. « Le calendrier a
un peu glissé », reconnaît une
source gouvernementale. Le re­
tour à l’équilibre des régimes de
aujourd’hui, l’avocat estime, dans
la plainte devant la CJR – que
Le Monde a pu consulter –, que
«compte tenu des déclarations de
M. Christophe Castaner et de
M. Xavier Tarabeux dans les mé­
dias», il est possible que les deux
hommes se soient concertés.
En deux ans, l’enquête judiciaire
n’a – pour le moment – rien
donné. L’instruction avait été dé­
paysée en juin 2019 à Lyon, à la de­
mande de Yassine Bouzrou: l’avo­
cat considérait alors que l’infor­
mation judiciaire ouverte pour
«recherche des causes de la mort»
était «catastrophique». Surtout,
la présence d’un magistrat
du parquet de Marseille sur les
lieux de la manifestation pouvait
Une plainte a été
déposée devant
la Cour de justice
de la République,
pour « altération
et soustraction
de preuves »
« Le gouvernement
ferait mieux
de s’occuper
des plans de
restructuration »
PHILIPPE MARTINEZ
secrétaire général de la CGT
pension – pris dans leur globalité
– est aussi censé être abordé dans
le cadre de discussions sur le fi­
nancement de la protection so­
ciale, dont le calendrier aurait dû
être établi en novembre, ce qui
n’est pas le cas.
Est­ce à dire que le sujet est en­
terré? Pas du tout, répond un lea­
der syndical : l’exécutif « a vrai­
ment en tête» l’idée d’engager une
réforme paramétrique. « “Ils” ju­
gent que nos partenaires euro­
péens ont besoin de réformes
« créer une forme de suspicion »,
empêchant la «sérénité» de l’in­
formation judiciaire, selon le pro­
cureur général près la cour d’ap­
pel d’Aix­en­Provence, Robert
Gelli. Depuis, Xavier Tarabeux a
été muté à Metz.
Un tir tendu, selon la famille
En juin, Le Monde révélait que le
rapport d’expertise balistique dis­
culpait le policier à l’origine du tir,
en affirmant que «la grenade de
type MP7 lancée par l’arme de type
Cougar a atteint la victime de ma­
nière totalement accidentelle, au
cours de la progression ascension­
nelle du projectile». Une conclu­
sion contestée par la famille. Zi­
neb Redouane avait dit à sa fille
– avec qui elle était au téléphone
lorsqu’elle a été touchée par la gre­
nade – voir de sa fenêtre deux po­
liciers positionnés en face de son
immeuble. «Elle avait son porta­
ble à la main, peut­être a­t­il pensé
qu’elle filmait», s’interroge Milfet
Redouane. Me Bouzrou est quant
à lui persuadé qu’il s’agissait d’un
tir tendu, strictement interdit face
à un immeuble d’habitation.
Le 30 novembre, une modélisa­
tion en 3D de ce tir menée par le
structurelles pour être en con­
fiance», explique­t­il. Au sein du
Medef, une source haut placée
note aussi que «le poids de la fu­
ture dette commence à préoccuper
dans tous les ministères ».
«Bruxelles va nous demander des
comptes. Macron va être au pied
du mur – c’est déjà le cas – et ce qui
“rapporte” le plus [d’économies],
c’est une réforme des retraites »,
ajoute ce dirigeant patronal. Sous
le sceau de l’anonymat, un mem­
bre du gouvernement assure
pourtant qu’«il y a zéro pression
européenne».
Sujet « inflammable »
Quoi qu’il en soit, le chantier est
miné. Il avait déclenché un long
mouvement social, l’hiver der­
nier. Des ajustements paramétri­
ques, forcément brutaux si le but
est de redresser rapidement les
comptes, pourraient relancer la
contestation. Autre écueil à af­
média Disclose et l’agence Fo­
rensic Architecture accrédite
cette thèse, assurant que la res­
ponsabilité du policier est «claire­
ment engagée». Deux ans après la
mort de Mme Redouane, l’identité
du fonctionnaire de police identi­
fié sur les caméras de surveillance
n’est toujours pas connue. Aucun
des cinq CRS mis en cause n’a
avoué être l’auteur du tir.
Par ailleurs, l’arme utilisée n’a
pas été placée sous scellés et a été
réutilisée depuis. C’est un des élé­
ments qui motivent la plainte de­
vant la CJR. «D’après nos informa­
tions, M. Castaner a donné directe­
ment l’ordre de ne pas saisir le lan­
ce­grenades. (…) La concomitance
des déclarations du procureur de
la République et du ministre de
l’intérieur dans les médias et le re­
fus de restitution des armes ayant
été utilisées le 1er décembre 2018
permettent de caractériser le délit
d’altération et soustraction de
preuves réprimé par l’article 434­4
du code pénal », estime cette
plainte. Sollicité, le parquet de
Lyon ne souhaite pas communi­
quer sur cette affaire « en cours
d’instruction». p
mustapha kessous
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
fronter : le calendrier législatif
très chargé au premier semestre
2021 (projets de loi sur le sépara­
tisme, sur l’autonomie et celui
traduisant les recommandations
de la convention citoyenne pour
le climat). S’il fallait attendre
l’automne suivant pour toucher
aux régimes de pension, le risque
politique serait élevé, à quelques
mois de la présidentielle de 2022.
Selon un acteur proche du dos­
sier, «les arbitrages ne sont pas ar­
rêtés». «L’Elysée n’a aucun intérêt
à sortir du bois pour le moment
mais à laisser Le Maire et Borne in­
carner le “en même temps”», com­
plète ce même interlocuteur.
Autrement dit, il s’agit de s’adres­
ser à l’électorat de droite, sensible
à la thématique de l’orthodoxie
budgétaire, tout en réaffirmant la
nécessité de poursuivre une ré­
forme clé du quinquennat. Cette
source ne pense pas que l’Elysée
soit favorable à une réforme para­
métrique. «Ce serait tellement sui­
cidaire que j’ai du mal à y croire,
poursuit­elle. En sortie de crise, si
on commence à dire que les “jours
heureux” commencent après
65 ans, ça va être compliqué… »
«Le sujet n’est franchement pas à
l’ordre du jour, certifie un con­
seiller. Nous sommes dans la ges­
tion de la crise, avec comme pre­
mière préoccupation d’éviter de
graves conséquences sur le plan
économique et social.»
L’exécutif sait, de toute façon,
que les syndicats sont l’arme aux
pieds. « Une réforme des retraites
en 2021, a fortiori si elle est para­
métrique, c’est hors de question
pour la CFDT, met en garde son
numéro un, Laurent Berger. Le
sujet est totalement inflamma­
ble. » Même son de cloche du côté
de la CGT, par la voix de son se­
crétaire général : « Je n’ai pas
changé d’avis depuis un moment,
lance Philippe Martinez. Le gou­
vernement ferait mieux de s’occu­
per des plans de restructuration
plutôt que de remettre de l’huile
sur le feu avec cette réforme. » Le
patron de FO, Yves Veyrier, tient
également à ce qu’il n’y ait pas
d’ambiguïté : « Si le dossier re­
vient sur la table, il donnera lieu à
un conflit majeur. Nous ne baisse­
rons pas la garde. » p
raphaëlle besse desmoulières
et bertrand bissuel
PRÉCARITÉ
Un nouvel appel
d’offres lancé
pour l’aide alimentaire
L’Etat a annoncé, lundi 30no­
vembre, le lancement d’un
nouvel appel d’offres de
60millions d’euros, financé
sur fonds européens, pour
l’achat de denrées alimen­
taires. Celles­ci sont destinées
à être distribuées aux
personnes précarisées sous
l’effet de la crise sanitaire
et sociale. – (AFP.)
TRANSPARENCE
La France doit s’attaquer
à la « corruption
du quotidien »,
selon Transparency
La culture de la transparence
progresse en France, mais il
faut renforcer la lutte contre
la «corruption du quotidien»
dans la classe politique, les
entreprises et les collectivités
territoriales, indique le prési­
dent de l’ONG Transparency
International France, Patrick
Lefas, magistrat à la Cour des
comptes. Dans son rapport
2020 sur la corruption, à pa­
raître le 9décembre, l’ONG
classe les pays en quatre caté­
gories selon leur degré d’ap­
plication de la convention an­
ticorruption de l’OCDE (active,
modérée, limitée ou pas d’ap­
plication). La France se range
dans la deuxième. – (AFP.)
 france | 13
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Tribunauxpourenfants:uneréformequipassemal
Des milliers de poursuites sont abandonnées avant l’entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs

C’
est le branle­bas de ment, certaines juridictions ont
combat dans les aujourd’hui la tête sous l’eau.
tribunaux pour en­ De quoi plaider pour un report
fants. Il ne s’agit pas de la réforme, dont l’examen au
d’un « Black Friday » sur quel­ Parlement devait débuter mardi
ques jours, mais d’une vaste opé­ 1er décembre par sa discussion en
ration de « déstockage » à bou­ commission des lois de l’Assem­
cler en quelques semaines. Les blée nationale. « L’entrée en vi­
juridictions se sont vu offrir, par gueur du code de la justice pénale
la grâce d’une loi d’exception vo­ des mineurs au 31 mars 2021 est un
tée le 17 juin en lien avec la crise non­sens», avait solennellement
sanitaire, la possibilité de retirer dit Marie­Suzanne Le Quéau, pré­
du circuit pénal des procédures sidente de la conférence des pro­
pour lesquelles les procureurs cureurs généraux, à Jean Castex,
avaient déjà engagé des poursui­ le 22 octobre, lors d’une réunion
tes. La date limite de cette opé­ du premier ministre avec l’en­
ration hors du commun a été semble des chefs de cour et de ju­
fixée au 31 décembre. ridiction. Les syndicats de magis­
Concrètement, des dossiers de trats sont sur la même ligne. Mais
mineurs en attente de mise en pour le moment, ni les élus La Ré­
examen par le juge des enfants, publique en marche ni le gouver­
ou en attente de jugement de­ nement ne comptent éloigner
vant le tribunal pour enfants l’obstacle alors que les deux pré­
ou en chambre du conseil sont cédentes majorités présidentiel­
repris par le parquet. Le procu­ les avaient renoncé à réformer
reur décide alors de les orienter cette fameuse ordonnance de
vers une alternative aux poursui­ 1945 sur la justice des mineurs.
tes : rappel à la loi, classement
sous condition, réparation pé­ Dépénalisation expresse
nale ou stage de citoyenneté. Certaines juridictions, sans doute
L’objectif est de désengorger les convaincues que le deuxième
tribunaux pour enfants afin de confinement permettrait d’accor­
pouvoir aborder dans de bonnes der un second délai pour une
conditions l’entrée en vigueur réforme initialement prévue au
du code de la justice pénale des 1er octobre, sont aujourd’hui prises
mineurs le 31 mars 2021. Il rem­ de court. C’est pourquoi le minis­
placera l’ordonnance de 1945, qui tre de la justice, Eric Dupond­Mo­
a tenu lieu de bible pendant retti, a adressé le 10 novembre aux
soixante­quinze ans. magistrats du siège et du parquet
Mais l’année 2020 est passée une note pour «proposer une mé­
par là, particulièrement éprou­ thode et des outils d’apurement des rer. Un vol de téléphone portable pour garantir de meilleures condi­ avons élargi nos critères et il se
vante pour ces juridictions spé­ stocks de procédures pénales». avec violences pourra ainsi faire tions d’application de la réforme
Ce code pénal peut que le nombre des réorienta­
cialisées. Entravées dans leur ca­ Le ton est au volontarisme partie de cette dépénalisation serait de la reporter. » Le tribunal remplacera tions atteigne 20 %», dit­elle.
pacité de travail par la grève des pour ce déstockage de procédu­ expresse de procédures. a obtenu la nomination d’un sei­ La spécificité des juges des en­
transports, puis celle des avocats res censé porter sur les plus an­ « L’objectif est de réduire d’un zième juge des enfants. « Ce qui
l’ordonnance de fants est qu’ils sont également en
et, enfin, le quasi­arrêt des juri­ ciennes (lorsque les mineurs tiers les stocks dans les grandes nous permet d’ajouter des au­ 1945, qui a tenu charge de la justice civile des
dictions pendant le confinement sont devenus majeurs) et les juridictions grâce à un classement diences supplémentaires », se ré­ mineurs. Cette fonction d’assis­
du printemps, elles ont assisté, moins graves (les affaires cri­ vertical », estime Laurent Gebler, jouit Muriel Eglin, la présidente
lieu de bible tance éducative (suivi socio­édu­
impuissantes, à la montée des minelles sont exclues). La note président de l’Association fran­ du tribunal pour enfants. Juger pendant catif, placement, etc.) prise au
affaires en souffrance. Même si précise, néanmoins, que la pré­ çaise des magistrats de la jeu­ davantage de dossiers est l’autre nom de la protection de l’enfance
le niveau de la délinquance ju­ sence d’une victime dans un nesse et de la famille et président moyen de faire baisser les stocks,
soixante- en danger représente souvent la
vénile a baissé avec le confine­ dossier n’empêche pas de le reti­ du tribunal pour enfants de Bor­ même si l’essentiel viendra des quinze ans moitié ou plus de leur activité.
deaux. En quelques mois, les ju­ réorientations. Une part qui a augmenté en
ges des enfants et le parquet des dix ans tandis que la délinquance
Grève des éducateurs de la protection mineurs de Bordeaux ont ainsi
fait passer le « stock » d’affaires
« Big bang procédural »
Dans la juridiction de Seine­
«Les stocks ne sont qu’une partie
du problème, objecte Pascale Brus­
des mineurs ne connaît aucune
augmentation, contrairement
judiciaire de la jeunesse de 1 150 dossiers à 700. A Mar­ Saint­Denis, où l’on comptait en­ ton, présidente du tribunal pour à ce qu’affirme régulièrement
Un appel à la grève des éducateurs de la protection judiciaire seille, où le nombre de procédu­ viron 3 000 procédures pénales enfants de Paris. Cette réforme est l’opposition de droite.
de la jeunesse (PJJ) pour le mardi 1er décembre a été lancé par res pénales a bondi de 400 en un en cours en septembre, soit envi­ un big bang procédural, cela exige Outre cette opération de dé­
le Syndicat national des personnels de l’éducation et du social an à 1 588, ce qui représente une ron un an de stock, M. Ghaleh­ du travail pour inventer les nouvel­ stockage, le gouvernement a ren­
(SNPES-PJJ) et la CGT-PJJ pour protester contre la réforme de la année d’activité, le président de Marzban rêve « de ramener ce les politiques judiciaires. Or, nous forcé les moyens des juridictions.
justice des mineurs, qui vient en discussion devant la commission tribunal judiciaire, Olivier Leu­ niveau au plus près de 1 000 dos­ manquons tout simplement de L’ex­garde des sceaux Nicole Bel­
des lois de l’Assemblée. Ils dénoncent «une modification profonde rent, aimerait voir ce stock ra­ siers en mars ». Une revue de dé­ temps pour y réfléchir avec le par­ loubet, à l’origine de cette ré­
des missions éducatives de la PJJ, qui confond célérité et efficacité, mené à six mois. tail menée en étroite collabora­ quet, les avocats et les éducateurs forme, avait fait voter dans le bud­
en privilégiant le contrôle et la probation». De son côté, l’UNSA Au tribunal de Bobigny, le tra­ tion avec les magistrats de la sec­ de la protection judiciaire de la get 2020 la création de 72 postes
Services judiciaires appelle à une manifestation devant le Palais- vail de déstockage bat son plein, tion des mineurs du parquet est jeunesse.» De fait, le toilettage du de magistrats, dont 45 juges des
Bourbon au moment de l’intervention du garde des sceaux, Eric même si l’on veut encore croire à menée. Un dialogue qu’il sera stock sera moins brutal à Paris. enfants (+ 10 %) et 27 au parquet,
Dupond-Moretti. Côté magistrats, cela grince aussi. L’Union un report de la réforme. « La crise crucial de maintenir étroitement Sur les 2647 procédures en cours 100 greffiers et 86 éducateurs de
syndicale des magistrats, plutôt favorable à la réforme, estime du Covid a été comme un suracci­ tant les choix de procédures en octobre, soit huit mois de juge­ la protection judiciaire de la jeu­
que «sa mise en œuvre dans un contexte déjà dégradé risque dent pour les juridictions après la confiés par la réforme aux pro­ ments, Mme Bruston envisageait nesse. Tous ces recrutements ont
de mettre davantage en difficulté les juridictions pour mineurs». grève des avocats, explique le pré­ cureurs sera lourd de consé­ de proposer au parquet d’en réo­ été effectués, assure le ministère
Le syndicat de la magistrature, qui devait tenir une conférence sident du tribunal judiciaire, quence sur l’organisation des tri­ rienter de 10 % à 15 %. «Après la de la justice. p
de presse mardi, y voit un nouveau tour de vis répressif. Peimane Ghaleh­Marzban. L’idéal bunaux pour enfants. circulaire du 10 novembre, nous jean­baptiste jacquin

Desmesures pourjugerlesmineurs au plusprèsdesfaits

Les magistrats s’inquiètent de la mise en place d’une procédure à audience unique pour les récidivistes, qu’ils estiment trop rapide

U n jeune homme de 19 ans

qui comparaît devant un
tribunal pour enfants
pour des faits qu’il a commis lors­
qu’il avait 16 ans et dont il ne se
souvient plus, ce n’est pas la règle,
mais c’est une exception fré­
quente. En sortant de sa manche
fin 2018, en plein débat sur la loi
de programmation de la justice,
un projet d’ordonnance pour ré­
former la justice des mineurs,
Nicole Belloubet, alors garde des
sceaux, avait fixé comme priorité
que la justice intervienne au plus
près des faits pour corriger de tel­
les situations sans grand sens ni
pour le « mineur » ni pour les
éventuelles victimes.
C’est donc par une ordonnance,
et non un projet de loi classique,
que le gouvernement a choisi de
créer un code de la justice pénale
des mineurs. Adopté en conseil
des ministres le 11 septembre 2019,
ce texte n’a pas pu être ratifié à
temps par le Parlement en raison
de la crise sanitaire pour entrer
en vigueur comme prévu le 1er oc­
tobre. Le projet de loi de ratifi­
cation vient en discussion devant
la commission des lois de l’As­
semblée nationale le 1er décembre,
avant son examen en séance pu­
blique à partir du 10 décembre.
Ce code pénal des mineurs or­
donne et clarifie les procédures
pour mineurs que l’empilement
des réformes avait rendues parfois
illisibles. Les principes de l’ordon­
nance de 1945 sont réaffirmés: at­
ténuation de la responsabilité pé­
nale des mineurs en fonction de
l’âge, primauté de la réponse édu­
cative, spécialisation des juridic­
tions. Le gouvernement en profite
pour réformer des moments­clés
de la procédure.
Le point central de cette ré­
forme est la césure dans le procès
en deux temps, avec un juge­
ment sur la culpabilité, qui devra
Un jugement sur
la culpabilité
devra intervenir
dans les trois mois
suivant les faits,
puis un jugement
pour la sanction,
six à neuf mois
plus tard
intervenir dans les trois mois sui­
vant les faits, puis un jugement
sur la sanction, six à neuf mois
plus tard. Actuellement, les dé­
lais de jugements de mineurs
sont en France de dix­huit mois,
avec une première audience con­
sacrée à la mise en examen, puis
la mise en place d’investigations
et de suivi sociojudiciaire, avant
l’audience de jugement devant le
tribunal pour enfants ou en
chambre du conseil avec le juge
des enfants seul.
La première audience sur la cul­
pabilité ne devrait pas poser de
difficulté puisque la plupart du
temps les faits sont reconnus. Elle
a l’avantage de reconnaître rapide­
ment à la victime son statut et de
lui ouvrir ses droits à indemnisa­
tion. «S’ouvre alors une période
pendant laquelle le juge aura pu or­
donner une mesure de réparation
pénale et dire au jeune que la sanc­
tion décidée à l’issue de ces six à
neuf mois sera fonction de son
comportement», se félicite Jean
Terlier, député La République en
marche du Tarn, rapporteur du
projet de loi de ratification. Cette
période de «mise à l’épreuve édu­
cative» pourra comporter des me­
sures éducatives judiciaires provi­
soires et des mesures de sûreté. Le
budget 2021 de la justice a inscrit
20 millions d’euros supplémentai­
res pour financer les associations
prenant en charge les mesures de
réparation pénale.
Délais « intenables »
Pour l’Union syndicale des ma­
gistrats, « la mise en examen ac­
tuelle est peu adaptée aux mi­
neurs et constitue souvent une
perte de temps », mais les délais
de six à neuf mois dans lesquels
la nouvelle procédure est insérée
« sont intenables». Le Syndicat de
la magistrature se montre égale­
ment favorable à l’instauration
de cette césure. « Mais elle souffre
de trop d’exceptions dans la ré­
forme », regrette Sophie Legrand,
juge des enfants et secrétaire
générale de ce syndicat.
La principale exception à cette
procédure en deux temps con­
cerne les mineurs déjà condam­
nés, connus du juge et de la pro­
tection judiciaire de la jeunesse.
Dans ce cas, le parquet pourra de­
mander une audience unique sur
la culpabilité et la sanction au tri­
bunal pour enfants ou en cham­
bre du conseil. C’est sans doute le
point qui cristallise le plus l’oppo­
sition des juges des enfants qui y
voient l’instauration d’une com­
parution immédiate pour mi­
neur. Or cette procédure rapide
est rarement synonyme d’une in­
dividualisation de la peine, pour­
tant absolument centrale dans
cette justice confrontée à des jeu­
nes à l’histoire souvent cabossée
et à la maturité très inégale.
Alors que la délinquance des mi­
neurs affiche une légère baisse sur
dix ans, la justice à leur égard est
loin d’être laxiste. Le nombre de
détenus en France a chuté de
12,5 % en un an en raison de la
crise sanitaire, celui des mineurs
incarcérés (756 au 1er novembre)
n’a baissé que de 7,7 %. p
j.­b. j.
14 | france
Le remplacement
desenseignants
sous tension
La multiplication des absences
liées au Covid­19 accroît
les difficultés qui existaient
déjà avant la crise sanitaire
C
ela fait un mois que ça
dure, et Fatou (qui n’a
pas souhaité donner
son nom) commence à
perdre patience. Cette mère a un
fils en situation de handicap, sco­
larisé en CE2 dans une classe
« ULIS » (unités localisées pour
l’inclusion scolaire) à Saint­Denis
(Seine­Saint­Denis). En principe,
son fils devrait être pris en charge
dans une classe spécialisée. Mais
l’enseignante de la classe, consi­
dérée comme personne vulnéra­
ble, ne reviendra pas avant le
15 décembre.
Le fils de Fatou a été alternati­
vement pris en charge en UPE2A,
la classe d’accueil pour les en­
fants allophones, et en CM1,
« parce qu’il n’y a plus de place en
CE2, vu que d’autres enseignantes
de ce niveau sont personnes vul­
nérables ». D’autres enfants de la
classe sont restés chez eux tout le
mois de novembre, affirme­t­
elle, car l’inclusion à 100 % était
inenvisageable en raison de leur
handicap.
80 000 remplaçants
La crise du Covid­19 met le sys­
tème éducatif à rude épreuve à
plus d’un titre: après les polémi­
ques sur le respect des consignes
sanitaires dans les classes et les
cantines ainsi que le rôle de
l’école dans la circulation du vi­
rus, la problématique du rempla­
cement des enseignants absents
a émergé dans les écoles et les sal­
les des profs, cet automne, en par­
ticulier après que les critères défi­
nissant les «personnes vulnéra­
bles » ont été élargis, début no­
vembre. Cela a augmenté le
nombre d’enseignants absents.
Les « personnes vulnérables »
formeraient 8 % à 9 % des effectifs
de l’éducation nationale, assure­
Procèsdesécoutes:un«dossierpoubelle»,ditladéfense
Les avocats de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert ont demandé l’annulation de toute la procédure
L
e procès dit des «écoutes»,
dit aussi «Bismuth», s’est
véritablement ouvert lundi
30 novembre devant le tribunal
correctionnel de Paris, après un
faux départ la semaine précé­
dente. Dans le prétoire, sur les
chaises réservées aux prévenus,
ils sont trois: l’ancien président
de la République Nicolas Sarkozy,
son avocat Thierry Herzog et l’ex­
avocat général près la Cour de cas­
sation, Gilbert Azibert, qui répon­
dent de corruption et trafic d’in­
fluence, auxquels s’ajoute, pour
MM. Herzog et Azibert, le chef de
violation du secret professionnel.
Crise sanitaire et confinement
obligent, les bancs du public sont
vides. Quasi vides également, les
travées du grand auditorium où le
procès est retransmis. Dans la
salle d’audience principale, en re­
vanche, les premiers rangs sont
pleins. Des affichettes indiquent
que ceux­ci sont réservés à la «fa­
mille». Pour Nicolas Sarkozy, l’un
de ses frères, un neveu, et une ran­
gée de conseillers. Pour Thierry
Herzog, outre plusieurs avocats
du barreau de Paris venus appor­
ter leur soutien à leur confrère,
sont assis côte à côte sa sœur, ma­
t­on rue de Grenelle, soit entre
70000 et 80000 fonctionnaires.
Certes, tous ne sont pas absents
– certains choisissent, par exem­
ple, d’assurer leurs cours avec des
masques FFP2, précise le minis­
tère. Si l’on considère que l’insti­
tution dispose d’un vivier de
80000 professeurs remplaçants,
le compte est trop juste: aux per­
sonnes vulnérables s’ajoutent, en
effet, les enseignants qui attra­
pent le Covid, ou sont désignés
comme «cas contact», ainsi que
les absences pour d’autres motifs.
Pour faire face à ce problème, le
ministre de l’éducation natio­
nale, Jean­Michel Blanquer, a an­
noncé, à la mi­novembre, l’em­
bauche de remplaçants contrac­
tuels supplémentaires, jusqu’aux
vacances de février. Ils seront
6 000 enseignants pour le pre­
mier degré, et 8 000 assistants
d’éducation (AED) pour les collè­
ges et lycées, a confirmé l’éduca­
tion nationale fin novembre.
Mais sur le terrain, l’effet de ces
recrutements « en cours » selon
plusieurs rectorats, ne se fait pas
encore sentir. « Dans mon école,
j’ai une enseignante considérée
comme vulnérable. J’ai mis quinze
jours à obtenir une remplaçante»,
témoigne Olivier Flipo, directeur
d’école à Cergy et responsable du
Pour faire face
au problème,
Jean-Michel
Blanquer avait
annoncé
l’embauche
de 6 000
contractuels
gistrate, son fils avocat, et l’un des
meilleurs amis de son fils, qui est
aussi le fils de son avocat, Hervé
Temime.
Précisons que Thierry Herzog
est non seulement l’avocat mais
aussi un ami de plus de trente ans
de Nicolas Sarkozy, lequel est dé­
fendu par Jacqueline Laffont, elle­
même l’une des meilleures amies
depuis plus de trente ans de
Thierry Herzog et d’Hervé Te­
mime. Soulignons encore que la
longue fréquentation des prétoi­
res et des «belles» affaires a lié
Mes Laffont, Herzog et Temime à
l’un des plus fameux de leurs an­
ciens confrères devenu garde des
sceaux, Eric Dupond­Moretti.
Mais aussi que ce dernier, dont les
fadettes téléphoniques ont été
épluchées dans le cadre de cette
affaire, avait porté plainte contre
le Parquet national financier
(PNF), avant de la retirer lors de
son entrée au gouvernement. Et
que ce même PNF occupe
aujourd’hui la place de l’accusa­
tion devant le tribunal.
Tout cela explique peut­être le
souffle court et la voix un peu op­
pressée de la présidente, Christine
Mée, lorsqu’elle a convié chacun
Au collège Gustave­Flaubert, à Paris, le 2 novembre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
SE­UNSA dans le Val­d’Oise. Dans
son département, l’éducation na­
tionale lui assure que le taux de
remplacement est de 76 %, un
chiffre similaire à l’ordinaire.
Contacté par Le Monde, le rectorat
de Versailles n’a pas confirmé ce
chiffre, auquel le syndicaliste ne
croit pas : « Je suis sûr que le pro­
blème du remplacement s’est ag­
gravé avec la pandémie, martèle­
t­il. La preuve, on a pris les rempla­
çants qui couvrent les journées de
formation pour les mettre devant
les élèves!»
Plusieurs rectorats, dont celui
de Versailles, confirment avoir
«redéployé» leurs brigades dépar­
tementales de remplacement
pour couvrir les absences liées au
Covid. Ailleurs, des enseignants
des réseaux d’aides spécialisées
aux élèves en difficulté (Rased)
ont été affectés dans des classes,
comme c’est le cas dans le dépar­
tement du Nord, selon Alain Tal­
leu, responsable du SNUipp dans
ce département, qui assure que
les « CP dédoublés » ont égale­
ment payé le prix fort. « Ici, cer­
tains CP à 12 étaient en fait des
classes de 24 avec deux ensei­
des trois prévenus à la barre pour
leur rappeler les délits qui leur
sont reprochés. «J’ai un profond
respect pour le tribunal. Je connais
le caractère formel de cette présen­
tation. Mais je tiens à préciser que
je ne reconnais naturellement
aucune de ces infamies pour les­
quelles on me poursuit. Merci», a
indiqué Nicolas Sarkozy avant de
regagner son siège.
« Manœuvres déloyales »
Son avocate, Me Laffont, a été la
première à se lever pour tenter de
convaincre les juges de la nullité
de la procédure. « Je défends un
homme et je défends un justiciable.
Je défends aussi les principes fon­
damentaux de notre droit. Dans ce
dossier, ils ont été bafoués.» Le ton
est calme, le fond est acéré pour
dénoncer les « manœuvres dé­
loyales» et les «procédés injustifia­
bles» qui, selon elle, ont jalonné
l’instruction. Au cœur de ces criti­
ques, figure l’enquête prélimi­
naire du parquet, conduite hors
de tout contrôle de la défense, qui
a été déclenchée parallèlement à
celle confiée aux juges d’instruc­
tion. Son objectif était alors de vé­
rifier la conviction des enquê­
gnants, explique­t­il. Il n’y en a
plus qu’un désormais, parce que
l’autre a été appelé pour combler
les besoins ailleurs.» Le SNUipp as­
sure qu’une moyenne de 130 clas­
ses se retrouve chaque jour sans
remplaçant sur le département
du Nord – un chiffre que le recto­
rat de Lille ne confirme pas.
« C’est un peu la débrouille »
Malgré cette politique de redé­
ploiement, de nombreuses éco­
les se retrouvent sans solutions.
Dans l’urgence, on trouve des ar­
rangements : bien souvent, on
répartit les élèves dans d’autres
classes, « alors même que le pro­
tocole sanitaire nous demande
explicitement de ne pas mélanger
les groupes », relève Olivier Flipo.
Parfois, un enseignant surveille
deux classes en laissant la porte
ouverte. « Globalement, c’est un
peu la débrouille », conclut ce di­
recteur d’école.
Le problème est particulière­
ment sensible dans les départe­
ments «en tension», où les diffi­
cultés existaient auparavant. «Ici,
les absences de courte durée ne
sont quasiment jamais rempla­
teurs selon laquelle Nicolas
Sarkozy et Thierry Herzog avaient
bénéficié en cours de procédure
d’une fuite les informant que leur
ligne occulte «Bismuth» était el­
le­même placée sur écoute, et de
trouver l’auteur de cette fuite.
Or, soutient Me Laffont, cette en­
quête portant sur les mêmes faits
et visant les mêmes personnes
que l’instruction, n’aurait pas dû
être procéduralement dissociée.
«C’est ce que l’on a longtemps ap­
pelé des “dossiers poubelles”, a ob­
servé l’avocate. Le procédé est
aussi simple que déloyal. Il consiste
à dissimuler toutes les investiga­
tions que l’on veut faire à l’abri de
la défense. Si elles servent l’accusa­
« Je ne reconnais
naturellement
aucune de
ces infamies
pour lesquelles
on me poursuit »
NICOLAS SARKOZY
ancien président
cées », rappelle ainsi une direc­
trice d’école maternelle de Saint­
Denis qui a dû s’accommoder
d’une absence de dix jours de
l’une des membres de son équipe,
peu après la rentrée. Selon des
données communiquées par le
SNUipp­FSU, le rectorat de Créteil
a obtenu 374 postes dans le pre­
mier degré, sur les 6000 contrats
pourvus en urgence par l’éduca­
tion nationale.
Ailleurs, comme à Marseille,
ville qui connaît régulièrement
des difficultés de remplacement,
le problème se cumule avec les
absences des Atsem, agents de la
commune qui secondent les en­
seignants des écoles maternelles.
«L’autre jour, on a dû se confiner
avec les élèves parce qu’il y avait
des tirs dans la cité voisine, ra­
conte une directrice d’école des
quartiers Nord, qui a souhaité
garder l’anonymat. Ce jour­là, il
manquait deux maîtresses et trois
Atsem. Ça devient compliqué!»
Face à ces difficultés, la « ré­
ponse » de l’institution est égale­
ment critiquée. L’embauche de
contractuels, pour un temps
aussi court, n’est pas une solu­
tion, le dossier sort. Il reste caché
s’il la dessert. » Ouverte le
6 mars 2014, cette enquête préli­
minaire, qui n’a jamais été jointe
au dossier d’instruction en dépit
des demandes répétées de la dé­
fense, a été classée sans suite près
de six ans plus tard, en décem­
bre 2019. «Elle a entaché toute la
procédure que je vous demande
d’annuler», a conclu Me Laffont,
sous les hochements de tête ap­
probateurs de son client.
Prenant la parole à son tour,
Me Temime s’est attaché à dénon­
cer «la porosité incroyable entre
les juges d’instruction et le par­
quet». Il y a, selon lui, «a minima
un très fort soupçon que les juges
d’instruction ont eu connaissance
d’une manière officieuse de cette
enquête préliminaire» et qu’ils ont
décidé de certains actes en fonc­
tion de celle­ci. « Le principe de
l’égalité des armes a été bafoué», a
affirmé l’avocat. «Le seul débat est
celui de la valeur de la preuve et ce­
lui­ci sera débattu au fond», leur a
répliqué le procureur, en invitant
le tribunal à ne pas donner suite
aux demandes de nullité. Ré­
ponse mardi 1er décembre. p
pascale robert­diard
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
tion pérenne, arguent les syndi­
cats, qui soulignent, à l’échelle lo­
cale, les difficultés à trouver des
candidats. Une annonce postée
sur le site de Pôle emploi, pour
recruter un enseignant d’histoi­
re­géographie dans le collège ou
enseignait Samuel Paty, n’a pas
manqué de provoquer l’émotion,
dimanche 29 novembre. Le signe
d’une institution exsangue, di­
sent certains.
«On a alerté sur ce problème il y
a six mois, en demandant à ce que
des enseignants soient recrutés
sur les listes complémentaires du
concours, explique Guislaine Da­
vid, secrétaire générale du
Snuipp. L’éducation nationale réa­
git dans l’urgence en proposant
des emplois courts à des gens qui
ne sont pas formés. » En période
normale, assure­t­elle, l’hiver est
déjà difficile à passer du fait d’un
nombre insuffisant de rempla­
çants. « Quand les parents crient
trop fort, on déplace un rempla­
çant.» La crise du Covid­19, sur ce
sujet comme sur bien d’autres,
aura joué le rôle de miroir grossis­
sant de difficultés antérieures. p
violaine morin
D É P E N DA N C E
Soutien financier
pour les associations
en renfort des Ehpad
Entre le 1er décembre et le
28février, le gouvernement
versera une aide supplémen­
taire aux associations accom­
pagnant des personnes éloi­
gnées de l’emploi qui
enverront des renforts dans
les Ehpad. Dans un entretien
à Ouest­France paru lundi
30novembre, la ministre délé­
guée à l’insertion, Brigitte
Klinkert, évalue «les interven­
tions possibles à 1500 équiva­
lents temps plein, soit 5000
personnes», au cours des trois
prochains mois. – (AFP.)
PRÉVENTION
Des propositions pour
lutter contre le suicide
des agriculteurs
Le député La République
en marche Olivier Damaisin
(Lot­et­Garonne) recom­
mande de mieux coordonner
localement l’accompagne­
ment des agriculteurs en
souffrance, et de former
davantage de citoyens «senti­
nelles», capables de les orien­
ter au plus tôt vers des dispo­
sitifs de soutien. Ces
propositions figurent dans un
rapport sur la prévention des
suicides dans le monde agri­
cole, remis mardi 1er décembre
au gouvernement. – (AFP.)

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Ladétressedessinistrésdudérèglementclimatique
A Cour­Cheverny, plus de 250 maisons présentent de larges fissures liées aux sécheresses à répétition
cour­cheverny (loir­et­cher) ­
envoyé spécial
C
élèbre pour son vin
blanc et proche du châ­
teau qui inspira le créa­
teur de Tintin, Cour­
Cheverny, en Loir­et­Cher,
2 800 âmes, fait le bonheur des
touristes, des agents immobiliers
et des bâtisseurs: sept permis de
construire pour maisons indivi­
duelles ont été délivrés en 2019,
huit cette année. Il suffit pourtant
de s’éloigner un peu du centre an­
cien, de déambuler dans les lotis­
sements, d’observer les façades
pour constater que quelque chose
cloche. Des fissures béantes lézar­
dent de nombreux murs. Des cre­
vasses fendent les pignons. Des
terrains s’inclinent jusqu’à faire
vaciller les lampes de jardin.
Le 25 octobre, un arrêté portant
reconnaissance de l’état de catas­
trophe naturelle pour un ensem­
ble de communes – dont 54 du
Loir­et­Cher – a été publié au
Journal officiel. Il reconnaît les
« dommages causés par les mou­
vements de terrain différentiels
consécutifs à la sécheresse et à la
réhydratation des sols » durant
l’été 2019, ouvrant droit aux ga­
ranties des assurances. Avec
41 maisons sinistrées, la com­
mune de Cellettes figure sur l’ar­
rêté. Pourtant limitrophe, Cour­
Cheverny, avec ses 185 maisons,
ne l’est pas. « Et avec la sécheresse
de cette année, on atteint les 251
maisons fissurées, s’alarme le
maire (sans étiquette) François
Croissandeau. Que faut­il faire
pour être reconnu ? Qu’un de mes
habitants se suicide ? »
Mireille Despelchain est une
ancienne ouvrière de nuit chez
un gros équipementier automo­
bile de Blois. Son jardin impecca­
ble lui a fait remporter une mé­
daille d’argent au concours com­
munal des maisons fleuries.
Mais, aujourd’hui, ses renoncu­
les et géraniums lui servent sur­
tout de cache­misère. « Il y a cinq
ans, j’avais repéré des microfissu­
res au­dessus de la porte du ga­
rage. Trois fois rien », dit­elle. De­
puis, chaque été, les sécheresses
reviennent, le sol argileux se ré­
tracte et les dégâts se multi­
plient. « Ce qui est évident, expli­
que Pierre Bonnin, chef du cen­
L’impossible évaluationdesrisquesliés auxnanomatériaux
Sur les 52000 déclarations enregistrées, 90% des données fournies sont «inexploitables», alerte l’Agence nationale de sécurité sanitaire
I ls sont 10000 fois plus fins
qu’un cheveu. Les nanomaté­
riaux se cachent dans une
multitude de produits de la vie
courante: cosmétiques, aliments,
médicaments, textiles, peintures,
écrans, emballages… Plus de
400000 tonnes sont produites
(par l’industrie et des laboratoires
de recherche) ou importées cha­
que année en France pour être en­
suite incorporées dans des pro­
duits manufacturés en raison de
leurs propriétés physico­chimi­
ques spécifiques: taille, bien sûr,
mais aussi morphologie ou carac­
tère soluble.
Les nanoparticules de silice, l’un
des matériaux les plus produits,
sont par exemple ajoutées en tant
qu’additifs alimentaires pour
améliorer la texture des sauces ou
des assaisonnements. Les nano­
oxydes sont incorporés dans les
crèmes solaires pour leur compo­
sante anti­UV. Les pouvoirs anti­
microbiens des matériaux nano­
métalliques sont utilisés dans les
pansements, les films alimen­
taires ou les plans de travail.
L’utilisation et la dispersion de
tous ces nanomatériaux soulè­
vent de nombreuses questions en
tre Météo France de Tours, c’est
que le changement climatique, au
niveau des températures, est déjà
à l’œuvre dans le Loir­et­Cher.
Quant aux précipitations, on ob­
serve des déficits très forts depuis
cinq ans. » A présent, le cellier de
Mme Despelchain fait sécession,
le sol de son salon s’affaisse, ses
portes­fenêtres laissent passer
l’air, tandis que les carrelages
« pètent de partout ». Son assu­
reur prend des photos, recueille
les devis. Et c’est tout.
« Mamie, ta maison va s’écrouler »
« Il y a trois ans, il y en avait déjà
pour 85 000 euros de travaux »,
dit­elle en montrant le devis exor­
bitant d’une entreprise spéciali­
sée dans l’injection de résine pour
stabiliser les fondations. «Main­
tenant, avec tout ce qui casse
autour, on s’approche des
100000 euros. J’en viens à espérer
que la maison s’écroule pour tout
recommencer.»
Seule une reconnaissance de ca­
tastrophe naturelle, décidée en
commission interministérielle,
dispositif en place depuis 1984,
permettrait enfin d’enclencher
une rénovation. Voire une démo­
lition suivie d’une reconstruction.
C’est ce que les sinistrés souhai­
tent à Francette Riby, 82 ans, an­
cienne fromagère, tout juste opé­
rée des hanches et dont les murs
du salon sont tellement atteints
qu’ils laissent passer la lumière.
«Ma maison et moi, c’est “château­
branlant”», soupire­t­elle.
Il ne s’agit pas seulement de de­
meures qui se dégradent un peu
plus chaque année dans l’attente
de réparations. Mais d’équilibres
familiaux menacés, de transmis­
sions réduites à néant et de pro­
jets de vie figés. Ici, un couple
d’intérimaires cabossé par la
crise ne peut changer de bassin
d’emploi, à cause d’un bien in­
vendable. Là, pour ce même mo­
tif, des familles qui s’agrandis­
sent ne peuvent plus déménager.
Parce qu’elles gardent des bam­
bins, des assistantes maternelles
ont une peur panique de perdre
leur agrément si leur domicile de­
venait insalubre.
«Mamie, ta maison va s’écrouler,
on a peur de dormir chez toi », a
confié un jour un petit garçon à sa
grand­mère, Nelly Debenne, une
termes de risques sanitaires et en­
vironnementaux, d’autant que
leur encadrement réglementaire
n’est toujours pas achevé au ni­
veau européen. En France, cepen­
dant, depuis 2013, les fabricants,
importateurs et distributeurs ont
l’obligation de déclarer les subs­
tances à l’état nanoparticulaire
dès lors qu’elles dépassent
100 grammes par an. Ces données
sont compilées dans un registre
baptisé R­Nano. Sa gestion a été
confiée à l’Agence nationale de sé­
curité sanitaire (Anses). Cette der­
nière vient d’en réaliser une pre­
mière évaluation. Et le diagnostic
est mauvais.
Améliorer la traçabilité
Dans un avis rendu mardi 1er dé­
cembre, l’Anses conclut que le re­
gistre, s’il est indispensable, ne ré­
pond pas à ses objectifs. Il ne per­
met ni d’évaluer les risques sani­
taires liés à l’usage des
nanomatériaux, ni de les tracer
sur le territoire français – depuis le
fabricant ou l’importateur jus­
qu’au distributeur – ni, donc, d’in­
former correctement le public.
Pour une simple raison: il est en­
core «trop mal renseigné».
Francette et Henri Riby, devant leur maison fissurée, à Cour­Cheverny (Loir­et­Cher), le 8 novembre. NICOLAS WIETRICH POUR « LE MONDE »
Courchoise qui écoute et recense
sur un tableau Excel tous les rive­
rains sinistrés. Des caisses de
photos, de lettres et de coupures
de presse sont empilées dans une
pièce. « Pourtant, ce qui part au
préfet puis en commission à Paris,
ce sont de vulgaires formulaires
Cerfa, sans info sur les dégâts ma­
tériels et humains, confie cette
dernière. Nous, on vit tous dans
l’angoisse, on s’endort tous avec les
murs qui craquent et ça, la com­
mission s’en fiche.»
Emmanuelle Verdure, hôtesse
d’accueil en grande surface, s’est
installée dans un pavillon
en 2000. Il y a six ans, elle divorce.
Puis les fissures apparaissent.
Très vite, les voici qui serpentent
à travers le salon, la chambre mi­
toyenne puis la salle de bains, tou­
jours en suivant les joints des par­
paings. En 2021, son ex­mari sera
Ainsi, sur les 52752 déclarations
enregistrées entre 2013 et 2017
que l’agence a pu analyser, 90 %
des données essentielles à la ca­
ractérisation des nanomatériaux
(taille, surface spécifique, charge
de surface…) ne sont «pas exploi­
tables»: elles sont soit «absen­
tes», soit «erronées». «L’absence
de données ou la mauvaise qualité
de celles­ci impacte significative­
ment les possibilités d’exploitation,
notamment en matière d’évalua­
tion des risques sanitaires poten­
tiels», juge l’Anses.
L’Anses note que la «flexibilité»
octroyée aux déclarants lors de la
mise en place du registre pour les
aider dans leur déclaration «en­
L’Anses invite
à revoir à la
baisse le seuil à
partir duquel les
nanomatériaux
doivent
faire l’objet
d’une déclaration
en droit de récupérer sa part de la
maison. «Du coup, je suis perdue.
Si l’assurance ne répare rien, à quoi
bon lui racheter cette part? Et si on
choisit de vendre la maison, qui en
voudra? C’est sans issue.»
Un arrêté contesté
En face, un pavillon a pourtant
changé de mains l’hiver dernier. Il
a l’air neuf. L’ancienne proprié­
taire a tenté un coup de poker en
camouflant les dégâts derrière un
splendide crépi. «Elle était même
furieuse que je taille ma haie car du
coup, on voyait mes fissures depuis
son jardin. Ça pouvait faire capo­
ter sa vente», soupire la voisine.
Un avocat blésois mandaté par
la municipalité essaye de faire
annuler l’arrêté qui a exclu Cour­
Cheverny de la reconnaissance
de catastrophe naturelle. Me Mat­
thieu Micou veut le faire « en con­
trave» aujourd’hui grandement la
qualité des données. Aussi, elle
suggère de revoir de fond en com­
ble le système en le rendant beau­
coup plus contraignant. Elle de­
mande de «mettre un terme aux
dérogations» accordées et de ren­
dre la déclaration «plus exigeante
en matière d’information» à ren­
seigner. Elle encourage la mise en
place d’un «système de contrôle de
la qualité et de la pertinence» des
données enregistrées.
Afin d’améliorer la traçabilité
des nanomatériaux présents sur
le marché français, l’Anses pro­
pose d’étendre le champ d’appli­
cation de R­Nano. D’abord, en
élargissant l’obligation de la décla­
ration. Actuellement, celle­ci ne
cible pas tous les acteurs de la
chaîne de transmission, depuis le
premier metteur sur le marché
jusqu’aux distributeurs et aux
consommateurs, relève l’agence.
Elle mériterait également de s’ap­
pliquer aux substances exportées
en dehors du territoire national,
souligne l’autorité sanitaire.
Dans son avis, cette dernière re­
commande aussi de revoir à la
baisse le seuil à partir duquel les
nanomatériaux doivent faire
« Que faut-il
faire pour être
reconnu ? Qu’un
de mes habitants
se suicide ? »
FRANÇOIS CROISSANDEAU
maire de Cour-Cheverny
testant la pertinence des données
sur laquelle il se base ». « Un des
aspects litigieux est, par exemple,
que Météo France, sollicité, ne
s’assure pas in situ de l’humidité
de ces sols. Il la modélise sur la
base de températures et de préci­
pitations recueillies par une petite
station météo installée chez un
particulier, lui­même situé dans
une autre commune ! Que le sort
d’autant de foyers dépende en
l’objet d’une déclaration : seuls
les nanomatériaux contenant au
moins 50 % de particules dont la
taille est comprise dans l’inter­
valle 1­100 nanomètres doivent
être pour le moment déclarés.
« Certains nanomatériaux dont la
fraction nanométrique est infé­
rieure à ce seuil pourraient pour­
tant être préoccupants pour la
santé et l’environnement », alerte
l’Anses. Enfin, le registre devrait
permettre d’obtenir des infor­
mations complémentaires qui
font encore défaut, comme le
nombre de travailleurs poten­
tiellement exposés aux nanoma­
tériaux et les quantités dé­
ployées par type d’usage.
Suspension du controversé E171
Dans son évaluation, l’Anses dis­
tribue tout de même quelques sa­
tisfecit. Elle estime que le registre
français, bien que très perfectible,
reste plus performant que le sys­
tème mis en place au niveau euro­
péen. Depuis 2020, le règlement
Reach – qui encadre la commer­
cialisation des substances chimi­
ques – exige des informations
spécifiques pour les substances à
l’état nanoparticulaire. Mais le
france | 15
grande partie de cet état de fait
me semble problématique. »
Originaire du Loir­et­Cher, Marc
Fesneau, ministre chargé des rela­
tions avec le Parlement, dit tenter
régulièrement d’alerter la com­
mission interministérielle. «Mais
tout en comprenant les souffran­
ces des habitants, il faut se mettre
à la place d’une commission qui
statue sur la base d’un protocole
s’appliquant à tous. Or, on voit
bien que la question des critères est
de plus en plus discutée. Je pense
qu’il y a un besoin de mieux expli­
quer et de mieux entendre la voix
des habitants.» Depuis le 1er octo­
bre, une nouvelle loi impose une
étude de sol avant chaque vente
de terrain constructible en zone
«exposée au risque argileux». Aux
constructeurs d’opter ensuite
pour les fondations adaptées. p
jordan pouille
seuil de quantité imposant un en­
registrement dans le cadre de
Reach a été fixé à 1 tonne, contre
100 grammes pour R­Nano. Reach
ne permet donc pas de tracer les
usages de petites quantités de na­
nomatériaux, pourtant très fré­
quents, déplore l’Anses.
Surtout, pour l’agence, malgré
ses défauts, le registre dont elle a la
charge a permis d’identifier des
substances pour lesquelles une at­
tention particulière mérite d’être
portée en matière d’évaluation
des risques. Une substance a été
sous le feu des projecteurs ces der­
niers mois: les nanoparticules de
dioxyde de titane (TiO2), que l’on
trouve dans le controversé E171.
Suspecté d’être cancérogène, cet
additif a longtemps été utilisé
dans les confiseries notamment,
comme colorant ou pour leur
donner cet aspect brillant dont
raffolent les enfants. Après des
mois de tergiversations, le gouver­
nement a décidé d’en suspendre
l’utilisation dans les denrées ali­
mentaires depuis le début de l’an­
née. Mais il reste autorisé pour les
cosmétiques (dentifrices, crèmes
solaires) et les médicaments. p
stéphane mandard
16 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
L’économie mondiale voit le bout du tunnel
La planète tournera le dos à la récession en2021. Mais la reprise sera inégale, l’Europe restant à la traîne
B
ien sûr, «vivre avec le vi­
rus pour encore six à neuf
mois sera probablement
difficile». Certes, les con­
finements actuels vont continuer
d’enfoncer l’économie en terri­
toire négatif au quatrième trimes­
tre, particulièrement en Europe.
Mais, «pour la première fois depuis
que la pandémie a commencé, il y
a l’espoir d’un futur meilleur», es­
time Laurence Boone, économiste
en chef de l’Organisation de coo­
pération et de développement
économiques (OCDE).
Dans ses prévisions pour les
deux prochaines années, publiées
mardi 1er décembre, l’OCDE pré­
fère voir le verre à moitié plein. La
découverte de plusieurs vaccins
efficaces change la donne et per­
met d’espérer un rebond écono­
mique à moyen terme. L’organisa­
tion table désormais sur une ré­
cession mondiale de 4,2 % cette
année, suivie d’un rebond de 4,2 %
en 2021 et de 3,7 % en 2022. Pour la
France, la récession sera de 9,1 %
cette année, avec des hausses at­
tendues à 6 % puis 3,3 % les deux
prochaines années.
A la fin de 2021, le produit inté­
rieur brut (PIB) mondial devrait
avoir retrouvé son niveau
d’avant la pandémie de Covid­19.
C’est assez proche de ce que
l’OCDE prévoyait déjà en septem­
bre, mais plus optimiste que ses
prévisions de juin, preuve que le
pire n’est jamais certain.
L’organisation puise notam­
ment son optimisme prudent
dans les énormes plans d’aide mis
en place par les gouvernements et
les banques centrales depuis le
début de la pandémie. Le chô­
mage partiel a atténué la casse so­
ciale, les prêts garantis par les
Etats ont limité les faillites et le
tissu économique a été maintenu
artificiellement en vie.
Quand les confinements seront
desserrés, l’économie pourrait
alors redémarrer assez rapide­
ment. Le très fort rebond de la
croissance pendant l’été, quand
les règles de distanciation physi­
que étaient réduites, a semblé le
démontrer une première fois. La
même chose pourrait se produire
courant 2021, quand les campa­
gnes de vaccination seront suffi­
samment avancées. «L’exception­
nel soutien budgétaire de 2020
– encore nécessaire au­delà de
cette année – va rapporter énor­
mément», estime Mme Boone.
L’organisation rappelle que de
nombreux ménages disposent
aujourd’hui d’un compte en ban­
LesEuropéens font enfin avancerl’unionbancaire
Les ministres des finances de l’UE se sont entendus pour que le fonds de sauvegarde puisse intervenir en dernier ressort face à des faillites
bruxelles ­ bureau européen
D
écidément, l’Europe bou­
ge. Lundi 30 novembre,
elle a franchi un pas im­
portant dans la construction
d’une union bancaire plus abou­
tie, alors qu’il y a encore un an, les
divisions traditionnelles entre le
sud et le nord du continent empê­
chaient toute avancée.
A l’issue d’une réunion en vi­
sioconférence, les vingt­sept mi­
nistres des finances se sont en ef­
fet entendus pour que le Méca­
nisme européen de stabilité
(MES), ce fonds de sauvegarde
créé en 2012 quand l’union mo­
nétaire menaçait d’exploser,
puisse intervenir, en dernier res­
sort, en cas de crise bancaire.
« C’est une étape cruciale », s’est
félicité Paschal Donohoe, le pré­
sident de l’Eurogoupe, tandis que
Paolo Gentiloni, le commissaire
La sortie de crise à portée de main
Une reprise généralisée en 2021, mais inégale entre les régions
Prévisions de croissance du PIB, en %
MONDE ÉTATS-UNIS
4,2 3,7
3,3
2,7 2,5 2,2
2019 2021 2022 2019
2013 2013
- 2019* - 2019*
– 4,2
2020
* Moyenne de la période
Avancée chinoise, décrochage européen
Différence entre le PIB du 4e trimestre 2019 et le PIB prévisionnel à la même période en 2021, en points de %
9,7
1,6 1,4
0,6 0,4 0,2 0,07
Chine Indonésie Turquie Etats- – 0,3 – 0,5 – 1,2
Unis
Corée Monde Russie
du Sud
que confortable. Ceux qui n’ont
pas perdu leur emploi n’ont pas
pu consommer et ont moins dé­
pensé que d’habitude. D’autres
ont pu bénéficier d’aides sociales
exceptionnelles.
La Chine, grande gagnante
Aux Etats­Unis, les dépôts ban­
caires des Américains ont fait un
bond de 15 %, ceux des Français,
de 8 %. Quand le déconfinement
arrivera, une partie de cet argent
pourrait être dépensée, rattra­
pant la consommation gelée
pendant la pandémie et relan­
çant la croissance.
Néanmoins, derrière ce pano­
rama général se cachent de fortes
disparités entre les régions. La
Chine, d’où est partie la pandémie,
mais qui a contrôlé le virus plus ra­
pidement, est la grande gagnante.
Elle a évité la récession sur l’en­
semble de l’année (croissance de
1,8 % en 2020) et, fin 2021, son PIB
devrait être près de 10 % supérieur
à son niveau de la fin 2019.
chargé de l’économie, célébrait
un « grand succès ».
Un petit retour en arrière s’im­
pose pour mieux comprendre
la portée de ce qui se passe
aujourd’hui. Après la crise des
subprimes, en 2008, qui a mis à
terre le secteur bancaire, les Euro­
péens ont d’abord accru les exi­
gences en termes de fonds pro­
pres pour les établissements fi­
nanciers et renforcé les méca­
nismes de supervision. Ils ont
également mis en place un fonds
abondé par les acteurs du secteur
– le Fonds de résolution unique,
FRU –, qui a pour mission de voler
au secours des banques en diffi­
culté, et, ainsi, d’éviter que l’ar­
gent du contribuable soit utilisé à
cet effet, comme cela avait alors
été le cas il y a dix ans. Tout en sa­
chant pertinemment que ce
fonds – doté de 55 milliards
d’euros – n’a pas les moyens de
ZONE EURO
3,2 3,5
1,8 1,3
2021 2022 2019
2013
- 2019*
– 3,7
2020
–7,5
2020
Arabie
saoudite Allemagne France
Australie Japon Canada Zone euro
– 1,7 – 2
– 2,2 – 3
Les Etats­Unis sont plus tou­
chés. Fin 2021, ils auraient tout
juste retrouvé leur niveau de PIB
d’avant la crise, selon l’OCDE.
Mais les grands perdants sont les
Européens. Au quatrième trimes­
tre 2021, le PIB de la zone euro res­
terait trois points au­dessous
de son niveau de fin 2019, la
France faisant légèrement mieux
(− 2,2 points) et l’Italie moins
bien (− 3,9 points). Le Royaume­
Uni décrocherait complètement,
avec un PIB encore inférieur de
6,3 points fin 2021. « La contribu­
tion de l’Europe et de l’Amérique
du Nord à la croissance mondiale
restera plus petite que leur poids
dans l’économie mondiale »,
poursuit Mme Boone.
Dit autrement, si certains pays
devraient tourner la page assez ra­
pidement, la pandémie risque de
faire des dégâts économiques du­
rables pour d’autres. «Elle aura en­
dommagé le tissu socio­économi­
que de pays à travers le monde»,
explique Mme Boone. Le plus évi­
faire face à la chute d’une grosse
banque. Et qu’en dernier ressort,
donc, les Etats seraient appelés à
la rescousse.
Consolider le dispositif
Dès lors, il fallait consolider ce
dispositif. Avec une force de
frappe de 410 milliards d’euros, le
MES pouvait faire partie de la so­
lution, en tenant à la disposition
du FRU une ligne de crédit qui
permettrait à ce dernier de dou­
bler ses moyens, à 110 milliards
d’euros. Avant d’y consentir, plu­
sieurs pays, dont l’Allemagne, les
Pays­Bas ou la Finlande – réti­
cente à ce que les Européens fi­
nancent ainsi de manière soli­
daire les dérives d’une banque –
exigeaient que les établissements
dont les bilans étaient les moins
solides (pour beaucoup dans le
sud de l’Europe) réduisent la part
de leurs créances douteuses.
CHINE 8
6,8
6,1
4,9
3,6
3,3
1,8
2021 2022 20192020 2021 2022
2013
- 2019*
Inde Italie Mexique Argentine
Brésil Afrique Royaume-
du Sud Uni
– 3,3 – 3,4 – 3,9 – 4,1
– 4,3
– 6,4
L’OCDE
appelle les
gouvernements
à ne surtout pas
relâcher
leurs aides
dent concerne les secteurs du tou­
risme, de l’hôtellerie­restaura­
tion, des arts ou du transport, où
de nombreuses entreprises ris­
quent de faire faillite. En Belgique,
40 % des entreprises du secteur
des arts disent ne pas pouvoir te­
nir plus de trois mois sans aide
supplémentaire, et le tiers de cel­
les dans l’hôtellerie et la restaura­
tion. Le secteur aérien demeure
largement cloué au sol, avec en­
core 40 % de vols en moins
qu’en 2019 à travers la planète.
Dans ces secteurs, les employés
ont tendance à être plus jeunes,
plus précaires, moins bien payés.
Dans le même temps, les Vingt­
Sept souhaitaient que le MES ait
des moyens accrus pour sur­
veiller et intervenir dans des
pays présentant des déséquili­
bres économiques. Entre autres,
qu’il puisse faciliter la restructu­
ration de leurs dettes. Impensa­
ble pour l’Italie et la Ligue de
Matteo Salvini. En décem­
bre 2019, donc, même si la ré­
forme du MES, articulée autour
de ces deux piliers, était prête,
elle est restée dans les cartons.
Depuis, la pandémie de Co­
vid­19 a changé la donne. Face à
cette crise sans précédent, les
Européens ont suspendu les rè­
gles du pacte de stabilité et de
croissance avant de se mettre
d’accord pour emprunter ensem­
ble 750 milliards d’euros et en dis­
tribuer plus de la moitié sous
forme d’aides (et non de prêts) à
ceux d’entre eux que le virus a le
Les ménages ont une forte épargne forcée
qui pourrait aider à la reprise
Excès de dépôts d’épargne en septembre 2020,
en % de la consommation des ménages en 2019
Etats-Unis
Irlande
Japon
Pays-Bas
France
Espagne
République tchèque
Portugal
Finlande
Hongrie
Royaume-Uni
Moyenne européenne
Lituanie
Italie
Estonie
Suisse
Belgique
Pologne
Allemagne
Slovénie
Lettonie
Roumanie
Luxembourg
Grèce
Autriche
Bulgarie
Slovaquie
Danemark – 0,8
– 7,9
Infographie : Le Monde
L’OCDE appelle donc les gouver­
nements à ne surtout pas relâ­
cher leurs aides. « Ce n’est pas le
moment de réduire le soutien
budgétaire, contrairement à ce
qui a été fait trop tôt après la
grande crise financière [de 2008­
2009] », estime Mme Boone.
« Trop souvent, les crises précé­
dentes ont eu comme résultat un
investissement plus bas et des
manques durables dans les infras­
tructures, y compris dans le nu­
mérique et les énergies décarbo­
nées. Il faut que cela change. »
Déficits abyssaux
Bien sûr, les déficits abyssaux des
Etats sont impressionnants. Pour
l’ensemble des pays de l’OCDE, ils
devraient atteindre 11,5 % du PIB
cette année, et ils resteront à 8,4 %
et à 5,7 % en 2021 et en 2022. Mais
l’OCDE estime que les taux d’inté­
rêt actuels à 0 % permettent de fi­
nancer ce trou budgétaire sans
alourdir les remboursements et
présentent une chance unique.
plus affectés. « A partir de là, se
mettre d’accord sur une ligne de
crédit de 55 milliards du MES, ce
n’était plus grand­chose », confie
une source, sous le couvert de
l’anonymat.
Qui plus est, même si le niveau
des créances douteuses détenues
par les banques avait chuté avant
l’apparition du virus, le risque de
le voir s’envoler dans les pro­
chains mois est réel, et les Vingt­
Sept préféraient sans doute se
préparer plutôt que de subir. En­
fin, Rome a obtenu que la mise à
disposition de l’argent du MES
pour, le cas échéant, aider le sec­
teur bancaire, soit possible dès le
début de l’année 2022, quand elle
était prévue initialement pour
2024. Cette réforme « renforce
l’euro et l’ensemble du secteur ban­
caire européen», s’est réjoui, lundi
soir, le ministre allemand des fi­
nances, Olaf Scholz.
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
9,5
6,7
6,1
5,7
5,3
4,6
4,3
4,1
3,8
3,7
3,5
3,4
3,2
2,5
2,4
2,3
2
1,8
1,7
1,6
1,5
1,5
1,4
1
0,9
0,6
0,04
Sources : OCDE
Mme Boone appelle les Etats à utili­
ser cette crise pour «rediriger les
dépenses publiques vers les biens
essentiels».
Elle souhaite une hausse bud­
gétaire dans la santé, l’éducation
et les infrastructures. « Une
meilleure résilience dans la santé
ne vient pas que de la distribution
des vaccins et du nombre de lits de
soins intensifs, mais aussi de la
prévention et de l’accès à des soins
abordables. Une meilleure rési­
lience nécessite aussi d’investir
dans la formation, pour assurer
une meilleure éducation et de
meilleurs débouchés sur le mar­
ché du travail, résultant au final
sur une croissance et un bien­être
plus élevés. »
Sans tomber dans l’optimisme
béat, elle conclut : « Quand on
nous demandera à quoi ressem­
blera le monde post­Covid­19, es­
pérons que la réponse sera : “Es­
sentiellement la même chose,
mais un petit peu meilleur.”» p
éric albert
L’union bancaire n’est pour
autant pas achevée. «Ce n’est pas la
fin de l’histoire. Maintenant, nous
pouvons avancer sur d’autres dos­
siers», a commenté M.Donohoe,
lundi soir. Les Vingt­Sept vont dé­
sormais pouvoir se pencher sur la
prochaine étape: la mise en place
d’un système européen commun
de garantie des dépôts, afin que la
confiance dans les avoirs déposés
à la banque soit la même dans l’en­
semble de la zone euro. Depuis un
an, l’Allemagne, qui a longtemps
refusé de voir ses épargnants
payer pour des banques en diffi­
culté, en Italie ou en Grèce, a
donné des signes d’ouverture.
Mais auparavant, il faudra que
les Parlements nationaux rati­
fient la réforme du MES, sur la­
quelle se sont entendus les Vingt­
Sept, lundi soir. Ce qui n’est ja­
mais un processus sans risque. p
virginie malingre
Aujourd’hui plus que jamais,
il est essentiel de travailler tous
ensemble face au COVID-19
Facebook collabore avec près de 100 gouvernements et organismes à
travers le monde, comme l’Organisation mondiale de la Santé ou le Centre
européen de prévention et de contrôle des maladies, pour partager des
informations fiables sur le COVID-19 à travers nos plateformes. Ensemble,
nous développons des ressources qui offrent à tous des informations
précises en temps réel, pour mieux lutter contre la pandémie.

• En Espagne, la Banque mondiale utilise les cartes de prévention des

maladies de Facebook pour planifier les besoins de tests COVID-19 et
de lits d’hôpitaux.

• Les épidémiologistes et les spécialistes de santé français et italiens

utilisent la technologie de Facebook pour anticiper la propagation
virale du COVID-19 et identifier les communautés les plus à risque.

• Nous avons travaillé avec les gouvernements européens pour

développer des chatbots sur WhatsApp afin de répondre rapidement
et précisément aux questions de santé.

Découvrez-en plus sur nos initiatives pour protéger et informer les

communautés sur about.fb.com/fr/europe
18 | économie & entreprise 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

TOURISME

Covid­19:
lePlazaAthénée,
palaceparisien
déserté
L’hôtel perd entre 1million
et 2millions d’euros chaque mois.
Dans l’établissement qui a choisi
de demeurer ouvert, les journées
sont longues pour la vingtaine
d’employés encore en poste

REPORTAGE

D
ébut novembre, un livreur
Uber Eats a poussé la porte
tambour du Plaza Athénée
et déposé au concierge le
contenu de son sac iso­
therme. Le room service a
réchauffé et disposé les plats sur la vaisselle
du Plaza, mis l’ensemble sous cloche et
monté le repas au client confiné. Dans cette
scène qu’ils n’auraient jamais cru vivre, les
employés du palace parisien ont trouvé un
point de repère: les plats portaient la mar­
que Ducasse, le chef du Plaza ayant lancé
son service de restaurant à domicile. On ne
sait, du livreur ou du concierge en redingote,
qui a été le plus chamboulé par cette rencon­
tre inédite entre le plat à emporter et le chic
parisien. Mais elle raconte un monde passé
de la dentelle à la débrouille, en attendant
des jours meilleurs.
Dans la nuit noire de l’avenue Montaigne
(8e arrondissement), temple effondré de la
haute couture – dont les enseignes ont rou­
vert samedi 28 novembre –, le Plaza incarne
une petite lueur d’espoir. Moins un phare
qu’une lampe à pétrole. Le palace est bien 60 %, si l’on inclut les amortissements et la réserver restaurants, visites ou séances de Suisses, Belges, Américains, Russes, quel­
ouvert, mais, à deux reprises, sa directrice de fiscalité. En septembre, seuls 15 % des cham­ shopping, n’a plus qu’à « acheter dans les ques rares Français – comme en temps nor­
la communication nous introduit ainsi : bres étaient occupées, à un prix moyen de pharmacies». «On remplit aussi les attesta­ mal. La Galerie, salon habituellement prisé
« Monsieur fait un reportage sur l’hôtel 1 300 euros la nuit. La chute des vols long­ tions de déplacement pour les clients.» Son des apporteurs d’affaires, des grands patrons
fermé. » Un lapsus qui s’explique : les em­ courriers est fatale à tous les palaces pari­ équipe de 13 concierges profite de la période ou des agents du renseignement est tris­
ployés du Plaza ont le sentiment de ne pou­ siens. L’hôtel s’est vidé fin octobre, lors de pour se former, et des groupes WhatsApp tement déserte, privée du récital quotidien
voir satisfaire leur clientèle, fût­elle rare. l’annonce du second confinement. ont été créés, afin de maintenir un lien entre de harpe. Puisqu’il faut bien que les affaires
Lundi 30 novembre, 10 chambres du Plaza Dans la tempête actuelle, la fortune en mil­ collègues : voituriers, bagagistes, grooms, continuent, et qu’il ne reste plus guère d’en­
Athénée étaient occupées sur 208. Offrir un liards du sultan de Bruneï est un atout. Autant chasseurs… Un roulement entre employés droits pour se rencontrer discrètement à Pa­
café au visiteur est interdit et la restauration qu’elle peut se révéler un handicap en termes garantit une présence minimale de chacun, ris, voilà deux hommes en discussion dans
autorisée se limite au service en chambre. de relations publiques, en raison de l’applica­ mais l’hôtel craint le «décrochage» de ceux une alcôve. Ils n’auront pas même un verre
Le directeur du Plaza, François Delahaye, en tion de la charia et des atteintes aux droits de qui auront, une fois la crise passée, vécu plus d’eau: le palace se mettrait en infraction.
est malade: «Refuser de vous servir un verre l’homme dans cette minuscule pétromo­ d’un an au chômage partiel.
d’eau, pour nous, dont le métier est d’être au narchie. Rester ouvert est aussi, justement, L’argent sera, entre autres, une motivation « UN CADEAU DE RESTER OUVERT ! »
service des autres, c’est horrible.» une question d’image: incarner une forme de LUNDI 30 NOVEMBRE, pour revenir. Quand bien même l’intégralité Pour rendre l’atmosphère moins sinistre, la
résistance à la fatalité et affirmer que le luxe 10 CHAMBRES de leur salaire a été maintenue depuis mars, lumière du restaurant gastronomique
« NI LOYER NI DETTE » parisien reste ouvert. Quoi qu’il en coûte. les pourboires représentent bien plus pour d’Alain Ducasse, visible depuis le lobby, est
Il n’empêche: les géraniums aux balcons du «Il n’y a ni loyer ni dette. Je peux traverser le gué DU PALACE ÉTAIENT le personnel au contact des clients. « Com­ restée allumée, comme le fond musical qui
25, avenue Montaigne et l’agent de sécurité plus sereinement et plus longtemps que ment garder les équipes motivées?, s’inquiète tourne, jour et nuit, à chaque étage, une fu­
masqué devant l’entrée ont eu, durant ce d’autres, qui auront des échéances, observe OCCUPÉES, SUR 208 M. Delahaye. On a investi sur eux, on les a for­ gue de Bach ou une sonate de Haendel.
second confinement, quelque chose de ras­ M. Delahaye. Les palaces parisiens qui appar­ més, polissés, pour qu’ils soient les meilleurs: Le temps semble figé, comme sur les pen­
surant. Lorsque M. Delahaye a demandé tiennent à des fonds étrangers sont là parce que on n’a pas envie de les perdre. Ce qui fait la dif­ dules Louis XV, qui habillent les cheminées
au sultanat de Bruneï, également proprié­ le bien va prendre de la valeur. On ne gagne pas férence entre deux palaces, ce sont les hom­ de marbre. Pour rompre la monotonie des
taire du Meurice, s’il convenait de fermer les d’argent tous les ans, notamment parce qu’on mes et les femmes. Du marbre, de la soie, de jours, Clémence de Dreuzy passe un coup
deux palaces, il lui a été répondu: «Pas tant réinvestit et que l’on paye bien le personnel.» l’or, des cristaux, on en a tous… Ce sont leurs de fil aux clients chaque après­midi. «Cela
que d’autres sont ouverts.» Hors de question Le Plaza emploie en temps normal compétences qui font l’hôtel, ce sont eux qui égaye leur journée. Ils aiment bien parler, as­
de laisser la poignée d’habitués se tourner 600 personnes. Lundi 30 novembre, 19 seu­ reconnaissent les clients et savent ce qu’ils sure l’adjointe au directeur du room service.
vers le Ritz, le George V, Le Bristol et La Ré­ lement s’affairent, sans pression apparente, aiment. Quand vous avez de l’argent, vous ne Je leur demande ce qui leur ferait plaisir pour
serve, derniers résistants au confinement pour faire fonctionner l’hôtel. Partout, la po­ venez pas pour le marbre: il y en a déjà chez le dîner. Parfois, on programme à l’avance les
parmi les 11 palaces parisiens. Comme ses lyvalence s’est imposée. Le concierge s’im­ vous. Vous venez voir un type qui vous con­ demandes exceptionnelles, pour ceux qui res­
concurrents, le Plaza reste discret sur les provise voiturier et bagagiste, une femme de naît et va vous parler au coin du bar.» tent longtemps.»
chiffres, mais il dit perdre entre 1 million et chambre passe les points de contact au viru­ Avec uniquement 10 clients, le Plaza a des Les clients qui peuvent, en temps normal,
2 millions d’euros chaque mois. cide… Malgré tout, «il y a des longueurs», ad­ allures de chambres d’hôtes – de 5000 m2. jongler entre les cartes de cinq restaurants
Le seuil de rentabilité de l’hôtel se situe met Jérôme Poret, vingt et un ans de concier­ Tous ou presque sont des habitués, certains sont désormais astreints à commander sur
autour de 40 % de taux d’occupation, ou gerie au Plaza. Lui, dont le travail consiste à logeant ici à l’année depuis le siècle dernier. celle, limitée, du room service. Avec la possi­

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Le restaurant du Plaza
Athénée, dont le chef
cuisinier est Alain
Ducasse, le 16 novembre,
à Paris. CAMILLE MILLERAND/
DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
A gauche,
François
Delahaye,
directeur général
du Plaza Athénée.
A droite, l’espace
d’accueil de
l’établissement
parisien.
CAMILLE MILLERAND/
DIVERGENCE
POUR « LE MONDE »
bilité d’en déroger : comble du bonheur, le
chef a pu préparer sur commande une tarte
tatin à la tomate. Ces temps­ci, on prend
les surprises où elles se trouvent. Il y a peu, la
joue de veau aux carottes préparée pour les
employés a été jugée suffisamment bonne
pour être proposée aux résidents. Les clients
se voient proposer de dîner dans la suite
Eiffel, face à la tour – 14000 euros la nuit –
quand bien même ils n’y dorment pas. Autre
suite réputée du palace, la Haute Couture est
réservée très souvent par un habitué qui y
tient des déjeuners d’affaires.
Est­ce la crise qui n’épargne personne? Cer­
tains résidents ont tenté de négocier le prix
des nuitées. Ils arguaient que s’il n’y a per­
sonne à croiser, si l’hôtel ne vit pas, l’expé­
rience n’est pas la même. M. Delahaye assure
avoir opposé un franc refus, avec le sourire.
«Je leur fais déjà un immense cadeau de rester
ouvert! Au nombre d’employés par personne,
ils devraient payer plus cher que d’habitude.»
Lors du premier confinement, le directeur,
touché par le Covid­19, était resté dans le pa­
lace. L’accompagnaient un agent de sécurité,
une équipe de maintenance chargée d’ouvrir
les robinets et de changer les joints et les arti­
sans rénovant le 7e étage. « Si vous m’aviez
demandé, à l’époque, où l’on en serait en
novembre, je vous aurais répondu : “A 60 %
d’occupation.” Cette crise m’a appris que je ne
savais rien.» Pas même qu’un client du Plaza
se ferait un jour livrer par Uber Eats des plats
siglés Ducasse. p
clément guillou
Sur la Côted’Azur, l’hôtellerie
de luxeatirélerideau
De Cannes à Menton, les palaces sont entrés en hibernation devant la désertion
des touristes et l’arrêt des événements internationaux. Monaco fait exception
S i c’est pour montrer les draps sur
les meubles, cela va nous enter­
rer!» Pas facile, ces temps­ci, de
visiter les palaces de la Côte d’Azur.
Autant tenter de réserver au Martinez
la veille du Festival de Cannes. L’hôtel­
lerie de luxe, symbole de la Riviera
française, est plongée dans un long
coma depuis le second confinement,
dont les conséquences sociales se font
déjà sentir. La date du réveil est incon­
nue. Le tourisme représente pourtant
plus de 15 % de l’activité locale.
De Cannes à Menton, dans les Alpes­
Maritimes, les palaces bientôt cente­
naires ont fermé courant octobre. Ne­
gresco, Cap­Eden­Roc, Majestic, Carl­
ton: ces références du chic français ont
écrit leur légende en attirant des géné­
rations de célébrités. Mais, au moment
du reconfinement, aucun n’a pu se per­
mettre de maintenir un semblant de
service pour les quelques fidèles qui
auraient voulu se confiner luxueuse­
ment. L’annonce d’une fermeture des
restaurants jusqu’au 20 janvier 2021
douche leurs espoirs de rouvrir pour
les fêtes, une période habituellement
faste : le soleil, les casinos et la proxi­
mité des pistes de ski, à une heure de
Nice, attirent une clientèle anglo­
saxonne, russe, moyen­orientale et,
surtout, italienne.
« La situation est très critique, s’in­
quiète Denis Cippolini, représentant
de l’Union des métiers et des indus­
tries de l’hôtellerie (UMIH) dans les Al­
pes­Maritimes. Tout s’est arrêté cou­
rant septembre, et le reconfinement
n’a fait qu’abattre les derniers résis­
tants. C’est dommageable pour l’image
de l’hôtellerie française.» Les données
du cabinet spécialisé MKG confirment
que, fin octobre, le luxe est la première
victime du reconfinement. De 83 %
d’hôtels ouverts le 30 octobre, le taux a
chuté à 21 % en une semaine – contre
plus de 60 % dans les autres gammes.
Déjà, le mois de septembre avait été
compliqué pour les 34 cinq­étoiles de la
Côte d’Azur: des taux d’occupation mé­
diocres associés à une guerre des prix
avaient fait chuter le revenu par cham­
bre, l’indicateur­clé de l’hôtellerie, de
332 euros à… 77 euros.
«A 54ans, c’estl’épreuvedema vie»
Deux propriétaires indépendants racontent comment, depuis huit mois, ils naviguent entre doutes,
demandes d’aide et poursuite de leur activité, et craignent une éventuelle troisième vague épidémique
TÉMOIGNAGES
E
ric Huet n’a jamais reçu aussi
peu de clients, mais n’a «jamais
autant travaillé de [sa] vie». De­
puis la mi­mars, le propriétaire de l’Hô­
tel du Lion d’or, à Pont­L’Evêque (Calva­
dos), ne s’autorise pas de répit pour
faire passer l’épreuve du Covid­19 à ce
relais de poste vieux de trois siècles. Té­
léphone en main et enthousiasme en
bandoulière, il fait le tour de sa pro­
priété presque refaite à neuf depuis le
printemps – chambres, spa, restaurant
et patio –, convaincu de s’être donné les
moyens de relancer la machine plus
fort qu’avant. Malgré le reconfine­
ment, le Lion d’or est ouvert, comme la
majorité des hôtels trois étoiles de
France, mais ses 28 chambres sont ra­
rement occupées dans un contexte où
seule survit l’hôtellerie économique.
« Ce n’est pas du tout rentable, c’est
même une catastrophe économique,
mais j’ai voulu que l’on profite de cette
période pour corriger nos défauts, ex­
plique Eric Huet. Comme nous n’avions
pas de clients, on a joué du marteau­
piqueur tous les jours. Et quitte à être là
pour les travaux, on est resté ouvert: on
a marqué des points auprès des clients à
qui on a rendu service.» Sept des 17 em­
L’hôtellerie de la Côte d’Azur est très
dépendante de l’aéroport de Nice, où
décollent quelque 25 vols par jour ac­
tuellement, soit 10 % du trafic habituel.
Et les allées et venues de jets privés,
dont beaucoup, cet été, en provenance
de Russie, ont grandement diminué
avec la rentrée. «La fréquentation tou­
ristique de Nice est à 70 % étrangère,
quand elle est à 80 % française dans le
Var voisin, rappelle Rudy Salles, député
de Nice durant vingt­neuf ans et prési­
dent délégué de l’office de tourisme lo­
cal. Normalement, il y a trois vols par
jour pour New York, une quinzaine pour
la Russie, un A380 quotidien pour Du­
baï… Tout cela n’existe plus.»
Les conséquences sociales se font
déjà sentir dans plusieurs grands éta­
blissements. A Cannes particulière­
ment, où l’hôtellerie est le premier em­
ployeur de la ville et où les établisse­
ments de luxe avaient investi des cen­
taines de millions d’euros ces
dernières années pour remettre leurs
prestations au niveau de leurs tarifs.
Dès le premier confinement, le
groupe qatari Constellation a élaboré
un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE)
concernant trois hôtels en France, dont
le Martinez. Il prévoit la suppression de
29 postes sur 197, malgré de conforta­
bles bénéfices ces dernières années et
des aides d’Etat estimées par le groupe
à plus de 1 million d’euros en 2020.
Autre hôtel à capitaux qataris, cette fois
détenu par le fonds souverain, le Carl­
ton s’apprête à fermer pour des tra­
vaux de rénovation réclamés de lon­
gue date, mais s’engage – oralement
pour l’instant – à conserver son per­
sonnel durant ces vingt­huit mois.
« On parle d’une reprise en mai »
A Cannes encore, le Radisson Blu, autre
cinq­étoiles, va mettre fin à ses activi­
tés de restauration et de thalassothéra­
pie et se séparer de 70 % de son person­
nel. Enfin, dans un courrier envoyé à
ses salariés ce mois­ci, le – pourtant –
solide groupe Barrière, propriétaire du
Majestic et du Gray d’Albion à Cannes, a
annoncé de futures suppressions de
postes. «Ce sont des décisions que nous
avons toujours évitées, voire reculées,
ployés sont restés à l’hôtel depuis le
printemps, moyennant une réorienta­
tion temporaire: «Le chef et la femme
de ménage sont devenus peintres, le
maître d’hôtel est devenu carreleur.»
Les travaux auront coûté plus de
400000 euros, financés exclusivement
par des emprunts aidés. «Cela n’a ja­
mais été aussi simple de se faire prêter
de l’argent. Je n’ai même pas vu mon
banquier et, quinze jours après la de­
mande, j’avais les sous sur mon compte:
370000 euros de prêt garanti par l’Etat
[PGE] et 100000 euros de la région Nor­
mandie.» Diverses aides ont permis à
l’hôtelier d’économiser quelques mil­
liers d’euros, entre l’exonération de
taxes communales ou intercommuna­
les et la baisse de la cotisation aux Logis
Hôtels, le réseau de 2000établisse­
ments, dont il fait partie.
M. Huet admet que le recours à l’acti­
vité partielle, les demandes d’aides,
les discussions avec l’assureur ou le
banquier lui ont demandé beaucoup
d’énergie. « Sincèrement, le gouverne­
ment a été d’une générosité incroyable.
Mais certains professionnels sont pas­
sés à travers, soit par manque d’infor­
mations, soit parce qu’ils n’avaient pas
le moral. C’est ceux qui en ont le plus be­
soin qui n’y arrivent pas. Même moi, à
économie & entreprise | 19
« LA SITUATION EST
TRÈS CRITIQUE. C’EST
DOMMAGEABLE POUR L’IMAGE
DE L’HÔTELLERIE FRANÇAISE »
DENIS CIPPOLINI
représentant de l’Union des métiers
et des industries de l’hôtellerie
dans les Alpes-Maritimes
mais ne pas les prendre aujourd’hui se­
rait une option irresponsable», a écrit le
PDG du groupe familial, Dominique
Desseigne. Les salariés cannois igno­
rent pour l’instant si leurs hôtels se­
ront concernés par ces mesures.
L’hôtellerie haut de gamme locale a
crû sur une promesse de soleil et d’évé­
nements permanents, selon un calen­
drier millimétré. Festival de Cannes,
Grand Prix de formule 1 et tournoi de
tennis à Monaco portaient l’activité au
printemps, avant que les plages ne
charrient les touristes l’été et que des
salons professionnels à Nice,
deuxième ville de congrès en France,
remplissent les hôtels à la rentrée. La
crise liée à l’épidémie de Covid­19 a
tout bouleversé. Même les promesses
d’amélioration sanitaire ne garantis­
sent pas un premier semestre 2021
proche de la normale.
Le marché international des profes­
sionnels de l’immobilier (Mipim) a été
déplacé de mars à juin 2021. Le Grand
Prix de Monaco pourrait avoir lieu à
huis clos, de même que le Masters
1000 de tennis de Monte­Carlo. Le car­
naval de Nice, qui se tient habituelle­
ment en février, doit être déplacé soit
au printemps, soit à l’année prochaine.
«Nous sommes circonspects sur une re­
prise de l’activité hôtelière en mars, dit
Rudy Salles. Aujourd’hui, on parle plu­
tôt du mois de mai.»
Les malheurs du luxe niçois et can­
nois pourraient faire le bonheur des
établissements monégasques: en Prin­
cipauté, seul un couvre­feu permet de
freiner l’épidémie, et la possibilité de se
restaurer ou de jouer au casino est of­
54 ans, pour qui tout allait bien, c’est
l’épreuve de ma vie.»
L’effet des deux confinements a été
spectaculaire sur la fréquentation des
hôtels et, sur l’ensemble de l’année,
la baisse dépassera les 50 % – elle était
de 48 % à fin septembre, selon l’Insee.
L’hébergement hôtelier, jamais inter­
dit, n’en était pas moins très restreint
par la limitation des déplacements et la
fermeture des restaurants.
Aucun salaire cette année
Les organisations patronales dénon­
çaient un angle mort du système
d’aides, que le gouvernement vient
d’ouvrir aux hôtels pour novembre et
décembre. Ceux qui ont perdu au
moins 50 % de leur chiffre d’affaires
peuvent bénéficier de 10 000 euros
d’aide ou d’une indemnisation de 15 %
du chiffre d’affaires mensuel. L’indem­
nisation peut être portée à 20 % du
chiffre d’affaires pour ceux ayant
perdu 70 % de leurs revenus.
Des nèfles, pour Pascal et Valérie Zara­
mella, propriétaires de La Régalière, à
Anduze (Gard), un trois­étoiles de
12 chambres qui vit de l’activité touris­
tique. En novembre 2019, ils n’avaient
encaissé que 3000 euros: ils auraient
préféré que cette aide indexée sur le
ferte jusqu’à 21 h 30. Mais, là encore,
l’interruption des vols internationaux
prive les palaces – Hôtel de Paris, Her­
mitage – de leur clientèle habituelle.
Jean­Luc Biamonti, directeur général
de la Société des bains de mer (SBM),
ose à peine avouer des taux d’occupa­
tion avoisinant les 10 %.
Plusieurs étages sont fermés et un
seul restaurant – brasserie plutôt que
gastronomique – continue de servir
les derniers clients. « Rester ouvert,
c’est un pari sur l’avenir, explique
M. Biamonti. La fermeture et l’ouver­
ture d’un hôtel représentent un coût. On
a fait le pari qu’on aurait une améliora­
tion progressive de la situation au pre­
mier trimestre. Si ce n’est pas le cas
avant l’été, on se sera planté. »
« Certains vont souffrir »
La semaine du jour de l’an, la plus
haute de l’année à Monaco grâce à la
clientèle italienne, ne pourra être fes­
tive, malgré la volonté du gouverne­
ment princier «de ne pas transformer le
Rocher en ville morte ». Des organisa­
teurs d’événements en juin 2021 à Mo­
naco avancent déjà l’hypothèse d’un
report à l’année suivante. La Société
des bains de mer (SBM), contrôlée par
l’Etat monégasque, a budgété une an­
née 2021 en baisse de 40 % par rapport
à 2019 et ne prévoit pas de retour à la
normale avant 2023. «La conception du
luxe ne sera plus forcément la même, et
il est très probable que moins de gens
viendront à Monaco pour un rendez­
vous d’affaires. Sur la base de ce scéna­
rio, y aura­t­il de la place pour tout le
monde? Certains vont souffrir.»
A commencer par les quelque
4 000 employés de la SBM, premier
employeur touristique de la Côte
d’Azur. Un plan d’économies de
25 millions d’euros, réparti équitable­
ment sur les casinos, les hôtels et les
fonctions administratives, prévoit la
renégociation des conventions collec­
tives et des incitations au départ pour
les salariés de plus de 57 ans. S’y ajou­
teront des départs contraints, dont le
nombre « sera plus près de 10 que de
50 », selon Jean­Luc Biamonti. p
cl. gu.
chiffre d’affaires s’applique au confine­
ment du printemps.
«Si on regarde chaque mesure une à
une, celles de l’Etat comme de la région
Occitanie, on se rend compte qu’on a
droit à rien, dit M. Zaramella. Il y a plein
de cases à cocher, combien vont rentrer
dedans? Il ne faut pas être salarié de sa
propre entreprise, je n’ai pas non plus
droit au chômage partiel en tant que diri­
geant, je n’ai pas accès à la subvention au
loyer, car je suis propriétaire de la SCI…
Mais c’est parce que je me suis endetté de
500000 euros pour racheter les murs!»
Le couple ne s’est versé aucun salaire
en2020, un œil inquiet sur sa trésorerie.
Depuis septembre, il a dû reprendre le
remboursement de ses crédits – heu­
reusement que l’été a été bon. L’hôtelier
a sollicité un PGE de 25000 euros, le
maximum possible, pour survivre aux
trois mois de fermeture hivernale. Avec
6 000 euros de charges fixes mensuel­
les, il compte dessus pour tenir jusqu’au
redémarrage de l’activité, en mars. En
cas de troisième vague, il va «avoir très
peur». «On s’est endetté à 100 % pour le
fonds et les murs, et on a financé les tra­
vaux avec la vente de notre maison. Si de­
main on se casse la gueule, la banque ré­
cupérera un hôtel refait à neuf.» p
cl. gu.
20 | économie & entreprise 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Le surmenage,un risquemajeur PERTES & PROFITS | DISNEY

par philippe escande

pourleslivreurs sud­coréens Mickey mieux traité

à Paris qu’à Orlando
L’essor des ventes en ligne durant la pandémie place une main­d’œuvre
précaire sous pression. Quinze d’entre eux en seraient morts en2020 Par les temps qui courent, il vaut
mieux être Donald ou Dumbo
direction de Disneyland Paris,
qui emploie 17 000 salariés, a
à Disneyland Paris qu’à annoncé l’ouverture de négocia­
Disneyworld Orlando. Pourtant tions avec les syndicats sur le
séoul ­ envoyé spécial tervenir un serrurier, et décou­ «C’est moi qui ai rangé sa mai­ la cruauté de la crise sanitaire départ de 1 000 personnes sur
« Je ne

I
l est 4 h 28, jeudi 8 octobre,
lorsque Kim Dong­hee en­
voie un SMS à son supervi­
seur pour le prévenir qu’il
ne parviendra pas à finir sa tour­
née dans le quartier de Dongdae­
mun, à Séoul, avec les 280 colis
qui lui ont été confiés, y compris
des paquets volumineux. Il a
commencé sa journée en les
triant à l’aube, puis le charge­
ment de sa camionnette a été
long. Il ne s’est pas arrêté depuis.
« Je ne comprends pas pourquoi je
dois travailler jusqu’à cette heu­
re­ci. J’arriverai chez moi à 5 heu­
res. Le temps de grignoter, de
prendre une douche et je retour­
nerai au travail sans dormir pour
classer les nouveaux colis par sec­
teurs, écrit­il. C’est sans fin, je suis
vraiment épuisé. »
Livreur coursier depuis un an et
trois mois, Kim Dong­hee, 36 ans,
n’était pas du genre à s’apitoyer
sur son sort, précise son frère Kim
Dong­kyu. C’était un homme cos­
taud de 1,93 mètre pour 100 kg. «Il
ne râlait jamais», se souvient­il. Il
s’était un temps lancé dans des
études supérieures mais les avait
abandonnées et n’avait d’autre
choix que d’accepter des métiers
souvent précaires.
Lundi 12 octobre, ses amis de la
cité de Yangju, à une trentaine de
kilomètres de la capitale où il ré­
side, s’étonnent de constater que
la camionnette de Kim Dong­hee
est toujours garée devant chez lui
passé 10 heures. Ils frappent à sa
porte; pas de réponse. Ils font in­
vrent son corps sans vie.
Comme lui, quatorze autres li­
vreurs ont trouvé la mort cette
année, selon les syndicats. Un
phénomène nommé «kwarosa»,
littéralement «mourir de surme­
nage». Les ventes en ligne avaient
déjà connu une croissance fulgu­
rante ces dernières années, elle
s’est accélérée avec le Covid.
Ici, on fait peu appel à Amazon,
sauf s’il s’agit d’une commande à
l’international. Le leader local
pour la mode ou l’électronique
s’appelle Coupang, tandis que
Baedal Minjok, le «Peuple de la li­
vraison», est le Deliveroo local.
Certains de ces sites proposent
une livraison «chongal baesong»,
«aussi rapide qu’une balle», et des
produits frais «à la vitesse d’une
fusée». Avec le service premium,
un produit commandé avant mi­
nuit sera livré avant 7 heures. Et si
le client change d’avis, il n’a qu’à
déposer le produit devant sa porte
et cliquer, un livreur viendra le re­
prendre aussitôt.
Plus de cinquante-deux heures
Cette performance est due en par­
tie aux Chaebol, ces puissants
conglomérats. La plupart des pla­
tes­formes n’emploient pas direc­
tement de livreurs, préférant faire
appel aux services de Hanjin,
maison mère de Korean Air, de
Lotte ou de CJ Logistics. Mais eux
non plus n’emploient pas les li­
vreurs, qui gardent le statut d’in­
dépendants et sont sous pression
permanente pour ne pas perdre
leur travail. De fait, la loi limitant la
comprends pas
pourquoi je dois
travailler jusqu’à
4 h 28. C’est sans
fin, je suis
épuisé »
KIM DONG-HEE
livreur
semaine de travail à cinquante­
deux heures, heures supplémen­
taires incluses, qu’a fait passer le
président progressiste Moon
Jae­in en 2018 pour s’attaquer au
fléau du surmenage, ne protège
pas cette catégorie de travailleurs.
«Beaucoup de livreurs viennent me
consulter car ils n’en peuvent plus,
ils sont en souffrance et le ressen­
tent physiquement», relate Kim Se­
kyu, représentant du Syndicat de
solidarité avec les livreurs de colis.
Ceux qui sont encore dans leur
vingtaine tentent de basculer vers
des industries plus respectueuses
de la main­d’œuvre, mais ceux
qui atteignent la quarantaine ou
la cinquantaine et ont des obliga­
tions familiales n’ont pas la
même latitude. Kim Dong­hee
était entre deux et célibataire. Il
travaillait pour Hanjin. Lorsqu’il
est mort, le groupe a fait savoir
qu’il souffrait d’une maladie car­
dio­vasculaire chronique, avant
même l’autopsie qu’a demandée
sa famille, tout en publiant un
communiqué d’excuses.
son. Il n’avait aucun médicament,
pas de papiers médicaux, il allait
très rarement consulter, ne nous
avait jamais parlé d’une maladie»,
s’étonne son frère. Face à la hausse
des burn­out mortels, les con­
sommateurs ne restent pas insen­
sibles. Des études d’opinion mon­
trent que la plupart sont prêts à
accepter des retards de livraison
sans sourciller. Sur Internet, cer­
tains reprennent le hashtag «Ce
n’est pas grave d’être en retard».
Ces décès ont poussé des livreurs
à faire grève. Après le cas de Kim
Dong­hee, Hanjin a publié un
communiqué disant vouloir faire
de son mieux «pour éviter qu’un
incident si tragique ne se repro­
duise» et a annoncé la suspension
des livraisons à partir de 22 heures.
CJ a indiqué qu’il «embaucherait»
4000 livreurs supplémentaires, et
Lotte un millier. Le président
Moon s’est inquiété, le 20 octobre,
de l’existence d’«angles morts»
dans la protection des travailleurs
précaires, dont certains se retrou­
vent «sur la brèche», avec la pres­
sion liée à la crise.
Malgré l’affichage d’empathie,
les mêmes conglomérats n’envisa­
gent pas d’intégrer ces livreurs
comme des employés à propre­
ment parler, et ils arrivent à se
faire entendre auprès des diri­
geant, à l’heure où le reste de leur
activité est affecté par le virus. «Ils
ont trop d’influence pour que le
gouvernement leur impose de
prendre leurs responsabilités», dit
le syndicaliste Kim Se­kyu. p
harold thibault
est la même partout. Fermé,
comme ses cousins américains
en mars 2020, le parc parisien a
rouvert pour l’été, avant de
fermer à nouveau le 29 octobre.
Réouverture envisagée seule­
ment en février 2021. Même pu­
nition pour les parcs américains.
A la différence près que le
Disneyland historique, celui de
Californie, près d’Hollywood,
reste fermé, sur ordre des autori­
tés locales, tandis que celui de
Floride reçoit toujours un mai­
gre public. Dans tous les cas, les
résultats sont désastreux, avec
une fréquentation en baisse de
plus de 80 % et donc une perte
nette de 7 milliards de dollars
pour cette seule activité­phare
de Disney qui représente en
temps normal près de la moitié
de ses bénéfices et les trois
quarts de ses employés.
Responsabilité sociale
Rapidement, la direction de l’en­
treprise a placé en chômage par­
tiel l’essentiel de ses employés.
Mais à Orlando, ce terme n’a pas
la même signification qu’à Paris.
Il correspond à une indemnisa­
tion de 275 dollars par semaine
limitée à moins de trois mois,
quand en France, la même me­
sure assure 85 % du salaire
(100 % au niveau du smic) sans
limite de temps. Et comme cela
n’a pas suffi, l’entreprise a an­
noncé le 26 novembre qu’elle al­
lait supprimer 32 000 postes,
soit 4 000 de plus qu’annoncé
en septembre. Le lendemain, la
une base volontaire. Et encore, il
concerne un plan de réorganisa­
tion qui date d’avant le Covid,
avec notamment l’arrêt de
spectacles passés de mode. « Il
n’est pas question de plan so­
cial », affirme Djamila Ouaz, la
déléguée CFDT à l’AFP.
On reste donc bien loin du bain
de sang américain. Celui­ci avait
d’ailleurs déjà déchaîné les pas­
sions lors de la campagne prési­
dentielle, le démocrate et ex­can­
didat Bernie Sanders fustigeant
la cupidité des dirigeants de
Disney. L’entreprise est connue
pour accorder les plus hauts sa­
laires à ses dirigeants, 47 millions
de dollars en 2019 pour le PDG
Bob Iger. Même la petite­fille de
Roy Disney, le frère de Walt, s’en
est même offusquée sur Twitter.
Il y a donc manifestement une
vérité française, celle d’un filet de
sécurité puissant et d’une négo­
ciation syndicale encore possible,
et une américaine, où la notion
de responsabilité sociale devant
la crise s’efface devant la respon­
sabilité fiduciaire de l’entreprise
devant l’actionnaire. En dépit de
sa trésorerie plantureuse, l’entre­
prise ne dérogera pas de la bonne
gestion qui a assuré le succès de
son redressement depuis quinze
ans. D’ailleurs, pour justifier
du non­versement des dividen­
des cette année, l’entreprise a
avancé la nécessité d’investir
plus dans la réussite phénomé­
nale de sa plate­forme vidéo
Disney+. Pas dans le maintien
de sa force de travail. p

«TechforGood»:ladéclarationde FINANCE
Naissance d’un géant de
l’information financière
Wish, des bonnes affaires
qui n’en sont pas toujours
bonnevolontédesgéantsduWeb
La société d’informations
financières S&P Global a

annoncé, lundi 30 novembre,
avoir signé un accord de
L’Elysée compte s’appuyer sur ce texte signé par 75entreprises fusion avec l’américaine IHS
Markit, connue pour publier
pour mettre Google et Facebook face à leurs responsabilités chaque mois des indices d’ac­
tivité économique très suivis,
A
cheter en s’amusant.» Telle est la devise de Wish, le site
de commerce en ligne des amateurs de bons plans et
de coques de téléphone à moins de 3 euros. La plate­
forme californienne qui agrège des vendeurs du monde entier,
et principalement d’Asie, est aujourd’hui dans le collimateur de

S
oixante­quinze grandes en­
treprises qui s’engagent à
mettre la technologie « au
service du progrès humain », en
partageant leurs données, en lut­
tant contre la haine en ligne ou en
payant davantage d’impôts dans
les pays où elles sont présentes…
C’est ainsi que se présente l’appel
« Tech for Good » publié, lundi
30 novembre, par le collectif du
même nom, créé en 2018 à l’initia­
tive d’Emmanuel Macron.
Cette initiative est avant tout
une déclaration de bonnes inten­
tions de la part d’entreprises pri­
vées. Elle n’a de valeur que leur
parole. Parmi les signataires, on
trouve des grands groupes fran­
çais (Orange, BNP Paribas, La Poste
ou Iliad, dont le fondateur, Xavier
Niel, est actionnaire à titre indivi­
duel du Monde), des pépites tech­
nologiques (Blablacar, Back Mar­
ket ou Doctolib), des géants du nu­
mérique mondial, comme Micro­
soft, IBM, Uber ou Snap, ainsi que
Google et Facebook (Amazon et
Apple n’ont pas signé). Or, pour
Google ou Facebook, comme pour
l’Elysée, le texte revêt un enjeu di­
plomatique, en plein débat sur la
régulation du numérique et juste
avant la présentation, le 9 décem­
bre, par la Commission euro­
péenne, de deux textes impor­
tants: le Digital Services Act (DSA)
et le Digital Markets Act (DMA).
A l’Elysée, on assure que l’appel
«donnera un point d’ancrage à la
France dans les discussions à ve­
nir». Parmi des propos plus atten­
dus sur la diversité ou l’écologie,
le texte mentionne les «effets de
compétitivité déloyale, tels que
l’abus de position dominante et
systémique ». Or, c’est là une des
raisons d’être du Digital Markets
Act, destiné à imposer des règles
« structurantes » aux plates­for­
mes numériques. Les signataires
s’engagent aussi sur «l’ouverture
et le partage des données (…) et
l’interopérabilité des plates­for­
mes», qui pourraient faire partie
des obligations créées.
Un enjeu d’image
Du côté des réseaux sociaux, l’ap­
pel parle du «respect d’un devoir de
diligence et de transparence» à pro­
pos de la diffusion des contenus
pédopornographiques, terroristes
ou haineux. Autant de notions au
cœur du Digital Services Act.
Enfin, les groupes s’avancent sur
le terrain de la fiscalité: «Nous
nous engageons à assumer nos res­
ponsabilités économiques et socia­
les en contribuant équitablement
aux impôts des pays dans lesquels
nous exerçons nos activités. »
«C’est en soi une avancée, dit­on à
l’Elysée, car cela va permettre, dans
les négociations sur la taxation du
numérique, d’expliquer que les en­
treprises n’y sont pas forcément dé­
favorables, alors que des chefs
d’Etat s’y opposent parfois au nom
de leurs entreprises nationales.»
Une allusion claire aux Etats­Unis,
qui ont suspendu leur participa­
tion aux négociations internatio­
nales sur la réforme de la fiscalité.
Avec cette déclaration, les
géants du Web souhaitent affi­
cher leur bonne volonté vis­à­vis
des pouvoirs publics. Pour Goo­
gle, l’enjeu d’image est certain,
après la fuite dans la presse, en oc­
tobre, d’un document interne ex­
posant sa stratégie de lobbying
contre le DSA et le DMA. Facebook
et son fondateur, Mark Zucker­
berg, ont, eux, cherché depuis le
début de 2019 à se montrer favo­
rables à « davantage de régula­
tion» sur les contenus ou la fisca­
lité. Sur ce dernier sujet, il est «ur­
gent » de trouver « une solution
multilatérale », a plaidé, lundi,
Nick Clegg, le responsable des af­
faires publiques de Facebook,
dans une tribune au Washington
Post. Non sans souhaiter, au pas­
sage, une réforme «non discrimi­
natoire», c’est­à­dire, concernant
tous les secteurs, pas uniquement
le numérique…
L’appel «Tech for Good» n’em­
pêchera pas Google ou Facebook
de défendre âprement leurs inté­
rêts, comme ils ont commencé à
le faire pour le DMA en assurant
qu’ils ont de nombreux concur­
rents ou que l’interopérabilité
pose des problèmes techniques et
juridiques. «Mais cela permettra
de dénoncer le double discours de
ces entreprises, si elles manquent
de cohérence», croit­on à l’Elysée.
Dernier avantage d’un tel appel
pour Google ou Facebook: tenter
de se démarquer des autres GAFA.
Amazon n’a pas souhaité signer,
précise l’Elysée. Apple non plus,
mais des discussions seraient en­
core en cours, assure­t­on. p
alexandre piquard
pour 44 milliards de dollars
(36,7 milliards d’euros). – (AFP.)
UniCredit : Jean-Pierre
Mustier sur le départ
Le Français, qui a mené une
vaste transformation de la
banque italienne UniCredit
depuis 2016, quittera
son poste en 2021, à la fin
de son mandat, en raison de
divergences avec le conseil
d’administration. – (AFP.)
AUTO M O B I L E
Les immatriculations de
voitures neuves en baisse
Les immatriculations de voi­
tures neuves en France affi­
chent – 27,03 % en novembre,
selon les données transmises
par le Comité des construc­
teurs français d’automobiles
mardi 1er décembre, mar­
quant un recul en rythme
annuel pour le quatrième
mois de suite. Sur les onze
premiers mois de l’année, les
ventes de véhicules neufs af­
fichent une baisse de 26,92 %.
D I ST R I B U T I O N
Casino cède les magasins
Leader Price à Aldi
Le groupe a annoncé, lundi
30 novembre, avoir finalisé la
cession de 545 magasins Lea­
der Price, deux Casino et trois
entrepôts au discounter Aldi,
pour une valeur d’entreprise
de 717 millions d’euros. Casino
reste propriétaire de la marque
Leader Price et peut l’exploiter
en France et à l’international.
la Direction générale de la concurrence, de la consommation et
de la répression des fraudes (DGCCRF). Au cours d’une vaste
enquête, menée auprès d’une dizaine de sites de l’e­commerce
depuis 2019, Wish a attiré l’attention des autorités françaises.
En épluchant près de 9000 annonces sur son site, la DGCCRF a
constaté «une pratique de rabais généralisée» fictive, avec des
«réductions de prix phénoménales calculées par rapport à un
prix de référence trompeur, artificiellement gonflé», explique
Romain Roussel, directeur de cabinet à la DGCCRF.
Plus de 80 % des références étudiées étaient soldées, très sou­
vent entre 70 % et 90 %. « C’est vraiment le mode de fonctionne­
ment de la plate­forme. Les consommateurs croyaient faire de
bonnes affaires alors que le produit était disponible sur d’autres
sites à un prix inférieur », poursuit M. Roussel. Des prix sol­
dés en permanence sans aucune
réalité économique qui consti­
LA RÉPRESSION tuent « une tromperie vis­à­vis des
consommateurs, mais aussi une
DES FRAUDES ESTIME concurrence déloyale avec les com­
QUE LA PLATE­FORME merçants qui font preuve de trans­
parence », explique­t­il.
A DES PRATIQUES Mais les anomalies ne s’arrêtent
pas là : « Des produits de marques
COMMERCIALES connues, qui étaient annoncées
pour attirer les clients sur la plate­
TROMPEUSES forme, n’étaient pas disponibles à
l’achat. Les consommateurs attirés
par les annonces se rabattaient sur d’autres produits», explique
M. Roussel. Les enquêteurs ont aussi trouvé des articles avec
des logos ressemblant à des marques célèbres, mais qui n’en
étaient pas. «Cela s’apparenterait à de la contrefaçon», estime
M. Roussel. De plus, de nombreux descriptifs sur la version
française du site Internet étaient rédigés en anglais. «Ce qui
n’est pas légal. Les consommateurs doivent pouvoir faire
un choix éclairé en ayant toutes les caractéristiques du produit»,
conclut M. Roussel.
Estimant que les griefs s’apparentent à des pratiques com­
merciales trompeuses qui relèvent du pénal, la DGCCRF a
annoncé, lundi 30novembre, avoir transmis, au cours du mois,
les conclusions de ses investigations à la justice, qui devra
trancher. La société ContextLogic Inc., située à San Francisco,
maison mère de Wish, risque, en théorie, une amende qui peut
aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires annuel. p
cécile prudhomme
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020 campus | 21

Distanciel:le blues desenseignants­chercheurs

Entre solitude et frustration, nombre d’universitaires déboussolés s’inquiètent aussi pour leurs étudiants

«On a des métiers où l’on est ha­

bitué à interagir beaucoup, à par­
tager toute la journée des mo­
ments de convivialité», souligne­

P
t­il, frappé, malgré son titre, de
uisque l’heure est aux devoir «préconiser des règles or­
cours à distance – au thogonales avec les notions de vi­
moins jusqu’au 4 fé­ vre­ensemble et de qualité de vie
vrier 2021 pour les uni­ au travail». Privé de pauses­café
versités –, nous avons opté pour entre collègues, d’échanges avec
un reportage entièrement virtuel. les étudiants, le vice­président ob­
Jean Jacob, maître de conférences serve une «activité très formatée,
en science politique à l’université opérationnelle, sans le sel qui fait
de Perpignan, est au bout du fil (un qu’on aime venir à l’université».
vrai fil, il n’a pas de téléphone por­ La perte de sens se conjugue
table), dans son «salon­séjour­de­ alors à une perte de plaisir et d’in­
venu­bureau». Le Catalan nous dé­ térêt : « Difficile, dans ce contexte,
crit comment, seul chez lui, il fait de s’investir au­delà du néces­
désormais cours à des centaines saire », admet Bruno Bureau. Maî­
d’étudiants de licence. tresse de conférences à l’école
Le rituel est simple mais déstabi­ d’ingénieurs de Purpan, Marie­
lisant pour cet enseignant de Hélène Robin raconte qu’elle
56 ans: il vide le rayon d’une bi­ « manque de temps et de motiva­
bliothèque à sa hauteur pour y dé­ tion » pour adapter son cours aux
poser un objet qui lui était encore contraintes de la visioconférence.
étranger au confinement du prin­
temps – un ordinateur portable Une certaine «inertie»
dernier cri, acheté sur ses propres Du quiz aux messages à trous, les
deniers. Jean Jacob se place alors idées des responsables de l’inno­
debout face à l’écran, lance l’appli­ vation pédagogique pour rendre
cation Zoom et commence à par­ les formats plus ludiques et diges­
ler, ses 35 pages manuscrites en tes ne manquent pas. «L’outil infor­
main. Le cours va durer trois heu­ matique n’est pas ce qui me pas­
res, intermède musical compris. ANNA WANDA GOGUSEY sionne le plus, avoue Marie­Hélène
Avant de réussir cet « exploit », Robin. Je ne fais pas trop d’efforts.»
comme il aime à le dire, le profes­ Plutôt habituée à «gratouiller la
seur a traversé des phases de devrait donc marquer, si tout va On a contacté Marion Faure­Ri­ décroché? «Je suis dans le doute terre» avec ses élèves, la profes­
« stress et de désarroi ». « Confron­ bien, le retour des étudiants dans
« S’il s’agissait breau un lundi midi, à l’issue d’une permanent, raconte Marion Faure­ seure d’agronomie doit se conten­
tés à un langage ésotérique, à un les universités. Pour le Syndicat juste de délivrer «séance déprimante» avec un petit Ribreau. Souvent, il n’y en a aucun ter d’une certaine « inertie »,
jargon technique lourd, nous national de l’enseignement supé­ groupe d’élèves. «Il y avait un blanc qui branche sa caméra. Je me re­ par ailleurs dépendante d’une
avons été sommés de nous trans­ rieur (Snesup), il s’agit d’une « dé­
du contenu, énorme dès que je posais une ques­ trouve face à un mur de silence, et je connexion Internet très aléatoire.
former en informaticiens », déplo­ cision arbitraire et lourde de on pourrait tion, alors qu’en langue le cours re­ me vois moi, comme dans un mi­ «On oublie qu’il y a une grande
re­t­il, alors que, à l’annonce du conséquences », qui « aggravera pose avant tout sur de l’interaction. roir. C’est vertigineux.» diversité des situations d’apprentis­
premier confinement, il n’avait encore les difficultés pédagogi­
confier la tâche Sans ça, la séance ne sert à rien, je Avec «des dizaines de rectangles sage», s’agace Mélanie Gambino,
ni connexion Internet ni ordina­ ques, matérielles et psychologi­ à des robots. suis impuissante», souffle­t­elle. noirs devant les yeux», Camille maîtresse de conférences en géo­
teur chez lui – il en avait un à dis­ ques » des établissements. Comme la plupart de ses collè­ Froidevaux­Metterie éprouve «un graphie à l’université Toulouse­
position à l’université. La rentrée, déjà, avait été boule­
Enseigner, c’est gues, elle a l’impression de dépen­ sentiment pire que la solitude». Jean­Jaurès, critiquant le «carac­
versée par la mise en place de aussi recevoir » ser toute son énergie à «maintenir «J’ai l’angoisse de l’absence de lien, tère massif et brutal, mécanique et
L’ère du «démerdentiel» nouvelles contraintes sanitaires l’illusion d’un cours vivant», «vi­ dit­elle entre deux chapitres sur le uniforme» du tout à distance. Pour
CAMILLE FROIDEVAUX-
«Pris de court et coupé de tout pen­ et des adaptations successives. dée» par «ce grand vide» provo­ populisme. Une inquiétude cons­ ses cours d’urbanisme, Google
METTERIE
dant trois semaines», Jean Jacob a Sans oublier la mobilisation qué par l’absence des étudiants. tante sur l’existence de la relation Maps ne peut remplacer l’observa­
professeure
dû prendre le taureau par les cor­ contre la loi de programmation «Plus triste, plus solitaire, plus pédagogique et humaine. C’est ef­ tion de terrain. «Comment tra­
à l’université de Reims
nes et s’adapter à cette nouvelle pour la recherche, symbolisée, frustrant», l’enseignement à dis­ frayant, cette idée d’une fausse pré­ vailler sur les îlots de chaleur ur­
vie sous Covid­19. Il a suivi des tu­ mi­novembre, par trois jours tance serait aussi plus fatigant. «Il sence: on est tous là, mais est­ce bains sans aller dans les villes?», in­
toriels vidéo, passé des heures en d’écran noir pour les enseignants­ faut entièrement repenser sa façon qu’on est ensemble?» terroge­t­elle, consciente de lacu­
ligne avec «une ingénieure péda­ chercheurs grévistes, venue d’être, explique la professeure de nes naissantes chez ses élèves.
gogique remarquable», imprimé s’ajouter à un semestre dégradé. lettres classiques, habituée à Webcam et élèves fantômes Si les inégalités se creusent entre
les 42 pages du document «ges­ «Depuis septembre, on a changé bouger beaucoup. Là, on est obligé A force d’un trop­plein de Zoom, étudiants confinés, elles sont
tion évaluation Moodle» et les 17 trois fois notre mode de fonction­ d’être assis derrière l’ordi, cet incon­ Moodle et Teams, la perte de sens aussi plus visibles entre les profes­
du «plan de continuité pédagogi­ nement», regrette Marion Faure­ fort crée une tension.» Le lundi, guette une partie des maîtres de seurs et les disciplines. A l’Ecole de
que». Malgré toute sa bonne vo­ Ribreau, professeure agrégée de la­ après ses sept heures de cours, conférences, frôlant l’overdose. droit de Sciences Po, par exemple,
lonté, il s’est parfois senti «complè­ tin à Paris­I­Panthéon­Sorbonne. cette normalienne de 37 ans a des Beaucoup regrettent cette sorte de la pédagogie pouvait facilement
tement perdu». «Vous savez, vous, Après un début d’année 100 % en migraines et «mal partout». «plénitude» ressentie à la sortie de se prêter à l’enseignement à dis­
ce que c’est qu’un “plug­in”? nous présentiel, il a fallu passer à 50 % Paradoxalement, l’absence de l’amphi, un effet «dynamisant» tance. «Nous pratiquions déjà la
colle, amusé, le professeur. Et vous au bout de quelques semaines et contact visuel, les temps de latence qui a disparu brutalement. «S’il classe inversée, en petits groupes,
pouvez reconnaître une “prise ré­ organiser le « comodal asyn­ et les silences forcent à un engage­ s’agissait uniquement de délivrer détaille Sébastien Pimont, profes­
seau filaire RJ45”?» chrone»: la moitié des étudiants ment physique lourd. Professeure du contenu, on pourrait confier la seur des universités et doyen de
Certes, Jean Jacob fait partie de assistant au cours sur place, dans à l’université de Reims, Camille tâche à des robots. Enseigner, c’est l’Ecole de droit. En plus des lectures
«cette génération qui a tapé son l’amphi, tandis que les autres sui­ Froidevaux­Metterie donne un aussi recevoir», martèle Camille proposées, nous avons travaillé sur
mémoire à la machine à écrire» – il vaient chez eux par écrans inter­ cours magistral d’introduction à Froidevaux­Metterie. une scénarisation des cours, enri­
a découvert comment ajouter une posés. Jusqu’à ce que l’annonce du la science politique à 450 étu­ A un besoin d’accompagne­ chis de nouveaux supports.»
pièce jointe dans un e­mail il y a reconfinement rebatte à nouveau diants de première année, qu’elle ment sur les outils pédagogiques Cette crise pourrait avoir des ré­
deux ans. Mais sa «frustration pro­ les cartes et impose le «100 % en «voit» en deux groupes, trois heu­ en ligne s’ajoute la nécessité d’un percussions sur le temps long.
fonde» fait écho à celles de milliers distanciel» – que d’aucuns appel­ res chaque fois. «J’ai toujours cette suivi psychologique parmi le Selon une étude menée, avec Ju­
de professeurs de l’enseignement lent le «démerdentiel». inquiétude de savoir si l’on m’en­ corps enseignant. A Rennes­I, il a lien Berthaud, par Amélie Duguet,
supérieur contraints, depuis le re­ «A chaque fois, il faut tout repen­ tend, explique­t­elle. Je respire été décidé de recruter une psy­ maîtresse de conférences à l’Insti­
confinement, de donner l’intégra­ ser, détaille Marion Faure­Ribreau. aussi moins bien, j’entre dans une chologue du travail à la rentrée : tut de recherche sur l’éducation
lité de leurs cours à distance, seuls Le calendrier des cours, les éva­ sorte d’apnée.» Toutes les demi­ « Le premier confinement et la (Iredu) de l’université de Bourgo­
face à un écran, soit de leur appar­ luations… cela nécessite beaucoup heures, elle s’arrête cinq minutes: morosité ambiante ont accéléré le gne, «33 % des enseignants pensent
tement, soit d’un amphithéâtre de logistique et d’échanges avec «C’est un besoin physique. L’après­ processus », détaille Bruno Bu­ que le confinement les a amenés à
vide de leur établissement. Jon­ des étudiants qui commencent à midi, quand ça devient vraiment reau, vice­président chargé des modifier durablement leurs prati­
glant, tels des équilibristes, entre être perdus. C’est très chronophage, dur, je dois m’allonger deux minu­ ressources humaines et du dia­ ques pédagogiques». Une fois le
les espaces de leurs vies person­ et rude moralement.» Car, si les en­ tes les yeux fermés.» logue social de l’université. Lui­ bonheur de la salle de classe re­
nelle et professionnelle. seignants s’accordent à dire qu’ils Au­delà de leur propre résistance même enseignant­chercheur en trouvé, Sébastien Pimont pense
Motivation en berne, fatigue gé­ sont matériellement mieux ar­ physique et morale face à cette chimie des matériaux, il cherche continuer à enregistrer des capsu­
néralisée, moral dans les chausset­ més qu’en mars, «cela n’en est pas (longue) épreuve de la distance, les encore à se « convaincre de l’uti­ les audio en amont de ses cours les
tes… nombreux sont les ensei­ moins dur psychologiquement», enseignants s’inquiètent aussi et lité de l’exercice et de la présence plus théoriques. Dans cet océan
gnants qui disent « accuser le selon la latiniste. Une fois le «sys­ surtout pour leurs étudiants. Sans réelle d’un auditoire » lorsqu’il d’incertitudes, une chose est sûre:
coup» et se demandent comment tème D» passé, il s’agit désormais son, sans image, comment savoir fait cours seul face à une webcam la distance laissera des traces. p
tenir jusqu’au 4 février – date qui de tenir dans la durée. s’ils ont compris? S’ils n’ont pas et des élèves fantômes. léa iribarnegaray

Hors-série
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Hors-sé
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rie Décembre 2020 - janvier 2021
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Les articles de la presse étrangère qui ont marqué l’année

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2020 En partenariat
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Avec 11 pages de jeux conçues par le magazine

EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
22 | carnet
JeanCollet
Critique de cinéma
En 2008.
ARCHIVES FAMILIALES
F
igure de la critique de ci­
néma, Jean Collet est
mort mercredi 11 novem­
bre, à l’âge de 88 ans. Né
en 1932, il était un ancien élève de
l’Ecole technique de photogra­
phie et de cinéma de la rue de Vau­
girard, créée en 1926 sous l’impul­
sion de Louis Lumière et de Léon
Gaumont, aujourd’hui l’Ecole na­
tionale supérieure Louis­Lumière.
Après avoir travaillé au Centre
audiovisuel de l’éducation natio­
nale, il devient en 1953 le premier
cameraman de la «Télévision sco­
laire ». En 1954, c’est d’abord sa
rencontre avec Henri Agel (ciné­
phile passionné, directeur de la
classe préparatoire à l’Institut des
hautes études cinématographi­
ques, l’actuelle Fémis), mais aussi
la lecture des articles d’André Ba­
zin, de Roger Leenhardt et surtout
de François Truffaut qui l’ont
porté vers la critique de cinéma,
une critique «qui ne cherche pas à
écraser le lecteur ou à dire en ter­
mes sibyllins des choses limpides».
De 1955 à 1971, Jean Collet écrit à
Radio Cinéma Télévision (qui de­
vient bientôt Télérama). En 1961, il
entre aux Cahiers du cinéma, où il
restera jusqu’en 1968.
Jean Collet a connu Jacques
Demy à l’Ecole de la rue de Vaugi­
rard, avant de rencontrer Jean­Luc
Godard, sur lequel il a écrit le pre­
mier livre de référence, qui fit
d’ailleurs le tour du monde (Se­
ghers, 1963, réédité en 1974). Mais
c’est la rencontre avec François
Truffaut sur le tournage de La
Peau douce (1964) qui est décisive.
Jean Collet écrit alors le premier
ouvrage sur le cinéaste des Quatre
Cents Coups (Le Cinéma de Truf­
faut, P. Lherminier, 1977, réédité
en 1985). Cette admiration réci­
proque des deux hommes, cette
volonté commune de ne pas sépa­
rer « cinéma d’auteur » et « ci­
néma populaire» font naître une
profonde amitié, dont témoigne
notamment la Correspondance
de Truffaut (Hatier, 1988).
Les autres rencontres marquan­
tes de Jean Collet sont celles avec
Robert Bresson, Roberto Rossel­
lini, Federico Fellini, Alain Res­
nais, Eric Rohmer, Ingmar Berg­
man et Claude Chabrol (rencon­
tres dont Jean Collet tire un
ouvrage en 1972 : Le Cinéma en
question: Rozier, Chabrol, Rivette,
Truffaut, Demy, Rohmer, éditions
du Cerf).
En 1970, Jean Collet introduit
l’enseignement du cinéma dans
plusieurs universités (Paris­VII
René Descartes, Caen, Dijon) tout
en tenant parallèlement, après
Henri Agel, sur une durée d’une
ampleur exceptionnelle (de 1965
à 2015), la chronique mensuelle de
cinéma de la revue jésuite Etudes.
Dans les années 1980, il participe
3MARS1932 Naissance
à Pau
1958 Rejoint l’équipe
fondatrice de «Télérama»
1961-1968 Critique aux
«Cahiers du cinéma»
1965-2015 Critique
à la revue «Etudes»
11NOVEMBRE2020 Mort
à Puteaux (Hauts-de-Seine)
à l’ouvrage La Nouvelle Vague,
25 ans après (éditions du Cerf,
1983), avant d’appréhender La
Création selon Fellini (José Corti,
1990), puis l’œuvre immense de
John Ford (John Ford, la violence et
la loi, Michalon, 2003). Professeur
au Centre Sèvres à Paris, anima­
teur infatigable de ciné­clubs, ad­
mirateur de Clint Eastwood et de
Pedro Almodovar, de Pascale
Ferran et d’Agnès Jaoui, Jean Col­
let a publié en 2014 une passion­
nante Petite Théologie du cinéma
(éditions du Cerf).
Passeur à nul autre pareil
Jean Collet, passeur à nul autre pa­
reil, a contribué à donner ses plus
grandes lettres de noblesse à la
critique, qu’il aimait à définir
ainsi: «C’est arriver par les mots,
après le film, à prolonger le choc
émotionnel du film dans le cœur et
l’esprit du spectateur. Il faut ac­
complir le cinéma comme on
prend conscience de ses rêves au
réveil: en un mot, se souvenir de ce
qui défie la mémoire. » La
meilleure définition de la criti­
que, résumait­il, c’est finalement
« aider le spectateur à renouer
avec son inconscient » (Après le
film, dialogue avec Philippe Ro­
ger, Aléas, 1999).
Ce n’est donc pas un hasard,
s’amusait­il souvent, que le ci­
néma et la psychanalyse soient
nés précisément au même mo­
ment ! A ses yeux, en effet, le ci­
néma permet de regarder le
monde en face, de voir – à travers
son prisme – la vérité dans tout
son éclat. La fonction du cinéma,
pour Jean Collet, c’est de mettre
en lumière ce qui était latent, ina­
voué ; c’est de rendre accessible
cette vérité: «En faisant un détour
par le faux, par la fiction, le ci­
néma, l’art, disait­il, est la mise en
œuvre de la vérité.»
« Les critiques ne jugent pas les
œuvres, ce sont les œuvres qui ju­
gent les critiques », écrivait mali­
cieusement Jean Cocteau. Avec le
recul des années, il suffit de lire
les textes et les livres de Jean Col­
let pour percevoir que les œuvres
ne cessent de confirmer l’acuité
de son regard, sur le cinéma et sur
le monde. p
xavier lardoux
(directeur du cinéma
et de l’audiovisuel au cnc)
Saint-Marc-Jaumegarde.
Bernadette Augé, dite Dadou,
son épouse,
Antoine et Juliana,
Le Carnet
Pauline et Alexandre,
ses enfants,
Jules et Victor,
ses petits-enfants,
Vous pouvez nous faire Bruno et Nathalie,
ses frère et sœur,
parvenir vos textes
Denise, Yannis et Thierry,
ses belle-sœur et beaux-frères,
soit par e-mail :
Ses amis,
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement ont la douleur de faire part du décès
de
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro Alain BLANC,
d’abonné ou de membre
survenu le 27 novembre 2020, à
de la SDL) Marseille, à l’âge de soixante-treize
ans.
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr Les obsèques auront lieu le
4 décembre, au crématorium d’Aix-
L’équipe du Carnet reviendra en-Provence, dans la stricte intimité
familiale, en raison du contexte
vers vous dans les meilleurs sanitaire.
délais pour vous confirmer
Nous nous retrouverons aux
la parution. beaux jours, lorsque nous pourrons
nous embrasser et nous serrer dans
les bras, pour rendre hommage à sa
carnet@mpublicite.fr mémoire.
https://carnet.lemonde.fr Cet avis tient lieu de faire-part.
AU CARNET DU «MONDE» auge.bernadette@orange.fr
Naissance Mireille Donadieu,
Michelle Donadieu-Zorman,
Jean Donadieu,
Billie
ses enfants,
Eliane Josette Giraud,
« a star is born », sa belle-sœur,
le 26 novembre 2020, Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
à la réalisation, Les familles Donadieu, Giraud,
Noémie FENAILLON Rennert, Zorman,
et Kévin COATRIEUX,
ont la tristesse de faire part du décès
pour la plus grande joie de leurs de
premiers fans,
Lucien DONADIEU,
Marie et Sylvain COATRIEUX,
professeur des Universités émérite
Sylvie et Jean-Claude FENAILLON.
de l’université Paris-Saclay,
chercheur
Anniversaire à l’Institut d’électronique
fondamentale
Vingt ans, mon Doux, que nous (supraconductivité, imagerie
nous sommes rencontrés. par résonance magnétique),
premier directeur de l’IUT d’Orsay,
Vingt ans de tendresse, d’attention puis directeur général
de la Formation permanente,
et de ciels d’été dans les Pouilles,
le Finistère et ailleurs.
survenu à Grenoble, le 26 novembre
2020, à l’âge de quatre-vingt-treize
Parfois quelques nuages aussi, que
ans.
nous avons su éloigner… Et tellement
de grand beau temps ! Son corps ayant été donné à la
science, il n’y aura aucune
Un immense merci à toi. cérémonie.
Sylvain. famille.donadieu@orange.fr
Décès
Paris (France). Brasilia (Brésil).
Lyon. Blacé (Rhône). Marc Girard,
son père,
M. Jean-Marc Amigues, Anik Globa,
son neveu sa mère,
ainsi que son épouse, Hélène Larissa,
son épouse,
et leurs enfants, Pascaline, Sophie,
Nathalie et Philippe, Luana et Mathieu,
Mme Isabelle Amigues, ses enfants,
Alice et Lucas,
sa nièce,
ses petits-enfants,
ainsi que sa fille, Claire-Agathe, Frédéric, Christophe et Clara,
Les familles Aubert, Seignobosc,
ses frères et sa sœur,
Amigues, Giraud, Perben, L’ensemble de sa famille
et de ses amis,
ont la douleur de faire part du décès
de
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Jacques AUBERT,
docteur ès lettres, Manuel Henri Georges
professeur émérite GIRARD,
de l’université Lyon 2,
survenu brutalement à l’âge de
survenu le 28 novembre 2020, soixante et un ans, le vendredi
à l’âge de quatre-vingt-huit ans. 27 novembre 2020, à Brasilia.
La cérémonie religieuse aura lieu le La cérémonie de crémation a été
célébrée, au Jardim Metropolitano,
lundi 7 décembre, à 9 h 30, en l’église
Notre-Dame-du-Point-du-Jour, Lyon 5e, Valparaiso, dans la région de Brasilia.
suivie de l’inhumation dans le caveau
La famille remercie toutes les
familial à l’ancien cimetière de Tassin-
personnes qui s’associent à sa peine.
la-Demi-Lune (Rhône).
Cet avis tient lieu de faire-part.
Ils rappellent à votre pieux souvenir,
son père,
Grury. Melay. Paris.
Ernest,
Marcelle,
son épouse,
décédé en 1965,
Isabelle et Pierre, Jean-Pierre
sa mère, et Jitka,
ses enfants,
Sarah, Marion et Thomas, Luc,
Angèle SEIGNOBOSC,
Victor,
ses petits-enfants,
décédée en 1985,
Clarisse,
son arrière-petite-fille,
son fils,
ont la tristesse de faire part du décès
Laurent, de
décédé en 2018, Edmond GOUDIER,
sa sœur, survenu à Bourbon-Lancy, le
29 novembre 2020, dans sa quatre-
Michèle AMIGUES, vingt-dixième année.
décédée en 2009, Edmond repose à la chambre
funéraire à Gueugnon (établissement
Sarasin) où les visites en présence
son épouse,
de sa famille pourront avoir lieu
Yvonne, les mardi 1er et mercredi 2 décembre,
entre 15 heures et 17 heures.
décédée en 1996
Condoléances sur registre.
ainsi que sa seconde épouse,
La cérémonie aura lieu le jeudi
3 décembre, à 10 h 30, en l’église
Danièle,
de Grury (dans le strict respect
des règles sanitaires en vigueur).
décédée en 2018.
Pas de plaque.
Pôle Funéraire Public,
Agence Berthelot, Cet avis tient lieu de faire-part
Tél. : 04 72 76 08 18. et de remerciements.
Les familles Haïm, Lambelet,
Lechevalier et Rousselle,
Ses amis de la Route de Jérusalem,
font part du décès du
père André HAÏM,
à Paris, le 27 novembre 2020.
Les obsèques auront lieu le jeudi
3 décembre, à 15 heures, en l’église
Saint-Louis de Garches (Hauts-de-
Seine).
Jérôme Rousselle,
8, rue Charles Nodier,
75018 Paris.
Sa famille
Et ses proches,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Thomas KORALEK,
survenu à Fécamp,
le 28 novembre 2020,
à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Les obsèques auront lieu en toute
intimité en raison de la pandémie.
Nous avons l’immense douleur
d’annoncer le décès du
docteur
Sylvie LAPUYADE-WANG,
psychiatre, psychanalyste,
survenu brutalement le mardi
24 novembre 2020, à Paris.
Sa famille.
Ginette Locquet
et Nadine Skiker, née Locquet,
ses sœurs,
Nathalie, Pierre et Bertrand,
ses enfants,
Marine, Hakim, Sofia et Nacim,
ses petits-enfants,
la mère de ses enfants, Josée
Amrhein,
ont la douleur de faire part du décès
du
docteur
Raymond LOCQUET,
neuropsychiatre,
survenu le 25 novembre 2020,
dans sa quatre-vingt-septième année.
La cérémonie aura lieu dans
l’intimité familiale le vendredi
4 décembre, au crématorium
d’Amiens.
Ses cendres reposeront sur la
tombe de ses parents dans la Creuse.
Cet avis tient lieu de faire-part.
raymondlocquet@laposte.net
Jean-Claude, Jean-Luc et Yves,
ses frères
Ainsi que Anouck,
sa compagne,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-Pierre MANENTI,
survenu le 29 novembre 2020,
à l’âge de cinquante-trois ans.
L’incinération aura lieu
le 5 décembre, à 10 h 30, au
crématorium de Cannes (Alpes-
Maritimes).
Anne,
son épouse,
Perle,
sa fille adorée,
Marie-Georges et Fabienne,
ses sœurs,
Perrine, Lucie, Claire, Florence,
ses nièces,
ont la douleur de faire part du décès
de
Jean-Robert MORIZOT,
général d’armée aérienne (2S),
ancien inspecteur général
des armées (air),
conseiller défense air et espace
du groupe Thales,
commandeur
de la Légion d’honneur,
officier dans l’ordre
national du Mérite,
survenu le 25 novembre 2020,
à l’âge de soixante-deux ans,
après un combat courageux contre
la maladie.
Dans la stricte intimité, un service
religieux sera célébré le vendredi
4 décembre, en la chapelle Saint-
Louis de l’École militaire, Paris 7e.
Les honneurs militaires lui seront
rendus à l’issue de la cérémonie.
Ni fleurs ni couronnes, des dons
peuvent être adressés à l’hôpital Paul
Brousse, à Villejuif, pour les soins
donnés aux malades.
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Perla Servan-Schreiber,
son épouse,
Pascaline, Florence, Eric et Camille,
ses enfants
ainsi que leur mère, Claude Servan-
Schreiber
et leurs conjoint(e)s,
Arthur, Pénélope, Luc, Nicolas, Léon,
Alma, Théo et Zacharie,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-Louis
SERVAN-SCHREIBER,
Pater familias,
journaliste,
patron de presse
et essayiste,
survenu à Paris,
le 28 novembre 2020,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans.
Les obsèques auront lieu dans
l’intimité familiale.
famille@servan-schreiber.net
(Le Monde du 1er décembre.)
Remerciements
Alain et Jean-Noël Flammarion
très touchés des marques de
sympathie qui leur ont été
témoignées lors du décès de leur
frère,
Charles-Henri FLAMMARION,
vous prient de trouver ici leurs
sincères remerciements.
La Fédération des Aveugles
de France
rend hommage
à ses généreux bienfaiteurs.
En désignant notre association
comme bénéficiaire
de leur patrimoine,
ils contribuent à améliorer
la vie quotidienne
des personnes aveugles
et malvoyantes.
Leur mémoire restera à jamais
ancrée dans nos souvenirs.
Nous ne les oublierons jamais.
Fédération des Aveugles
de France,
6, rue Gager Gabillot,
75015 Paris.
Tél. : 01 44 42 91 91.
Communication diverse
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
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écoutent
par téléphone et/ou par internet
ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
des pensées suicidaires.
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bénévoles
sur toute la France.
L’écoute peut sauver des vies
et enrichir la vôtre !
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formation assurée.
En IdF RDV sur
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En région RDV sur
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Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
Sébastien Carganico, vice-président
 SCIENCE & MÉDECINE | 23
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

I
maginons un instant la finale olympi­
que d’une course de fond. Ils sont
douze sur la ligne de départ, dont qua­
tre Chinois et quatre Américains, atten­
dant le coup de feu sous le regard des camé­
ras du monde entier. Dix d’entre eux pré­
sentent de sérieuses références: des titres,
des records, un palmarès. Les deux derniers,
à l’inverse, semblent sortis de nulle part.
Non seulement ils n’ont rien gagné, mais ils
n’ont même jamais couru une finale. On les
prétend doués, prometteurs, mais peuvent­
ils seulement boucler les tours de piste im­
posés, eux qui ne se sont alignés jusqu’ici
que sur des distances inférieures? Personne
n’y songe sérieusement. Pourtant, au terme
d’une épreuve menée à une vitesse éclair, ce
sont eux qui coupent la ligne les premiers,
presque côte à côte.
L’histoire du vaccin contre le Covid­19 n’est
pas terminée. Car pour filer la métaphore
athlétique jusqu’au bout, elle ressemblerait
plutôt à un décathlon qu’à un 5000 mètres.
Une fois le produit mis au point, il va encore
falloir le faire habiliter par les autorités sani­
taires, le produire, le stocker, le distribuer,
l’administrer. Autant d’épreuves nouvelles
dans lesquelles nos nouveaux venus peuvent
encore échouer, ou prendre du retard. Il
n’empêche, l’exploit est là: les deux premiers
vaccins à avoir réussi avec succès les essais
cliniques – ceux du duo Pfizer/BioNTech et
de Moderna –, avec dans les deux cas une effi­
cacité annoncée d’environ 95%, s’appuient
sur la technologie dite de l’ARN messager.
Dans le principe, rien de plus simple. Pour
réaliser un vaccin, les chercheurs fabriquent
habituellement un antigène qu’ils présen­
MÉDECINE
d’une droiture absolue. Et d’une grande fran­
tent au système immunitaire afin que celui­ci chise. Elle a donc fait savoir son opposition.»

Covid­19: la saga des

produise des anticorps adaptés. Différentes Elle le paye. En 1995, elle est écartée de la
méthodes sont possibles: utiliser le virus en­ liste des titularisations, rétrogradée au rang
tier, inactivé ou atténué, se contenter d’un de simple chercheuse. Elle est renvoyée du
fragment, ou le combiner avec un virus déjà département de cardiologie. «Ils disaient
bien maîtrisé. La nouvelle méthode laisse les qu’elle n’avait pas assez de résultats, raconte

vaccins à ARN messager

cellules faire le travail: elle consiste à injecter
dans l’organisme non pas l’antigène, mais
son mode d’emploi, son code génétique, sous
forme d’ARN (acide ribonucléique).
« TOUT EST ALLÉ SI VITE »
Les spécialistes lui promettaient un grand
avenir. Elle restait pourtant cantonnée dans
les laboratoires de recherche, loin des hôpi­
taux et des pharmacies. «C’est une histoire
de fou, s’éblouit Bruno Pitard, directeur de
recherche (CNRS) au centre de cancérologie
et d’immunologie Nantes­Angers. Aucun
produit à base d’ARN messager n’avait dé­
passé la phase 2 d’un essai clinique, ni en can­
cérologie, ni en immunologie, ni en virologie.
Et là, premier essai de phase 3, jackpot! J’ai
beau vanter le potentiel de cette technologie
depuis des années, je n’imaginais pas un tel
scénario. Bien sûr, les données ne sont tou­
jours pas publiées dans des articles scientifi­
ques dignes de ce nom et tout est allé si vite
qu’on manque de recul, on y verra plus clair
dans quelques mois. Mais cette aventure est
d’ores et déjà extraordinaire.»
S’il fallait lui trouver un visage, nul doute
qu’il aurait les traits ciselés et le sourire
franc de Katalin Kariko. Franc et fatigué, à en
croire l’écran de l’ordinateur à travers lequel
la biochimiste répond à nos questions, de­
puis sa maison des environs de Philadelphie
(Pennsylvanie), où elle se tient confinée. Née
en Hongrie il y a soixante­cinq ans, elle a
grandi dans la petite ville de Kisujszallas, où
son père est boucher, et s’est tôt prise de
passion pour les sciences. Décidée, la jeune
femme a choisi le terrain aride de la biochi­
mie et plus particulièrement de l’ARN. Rien
de bien séduisant, de prime abord, dans ce
polymère composé d’une succession de nu­
cléotides, A, C, G et U, à l’image de notre
alphabet génétique. Là où, dans chaque
cellule, son cousin l’ADN conserve le code de
notre vie, avec lequel il construira notre des­
cendance, lui semble se contenter d’assurer
le transport de l’information, notamment
Contre toute attente, c’est une technologie
encore jamais éprouvée sur l’homme
qui a offert le plus rapidement des solutions
vaccinales contre le SARS-CoV-2.
Retour sur une course de vitesse lancée
il y a plusieurs décennies
pour fabriquer les protéines. Petit copiste,
en somme, que cet ARN messager.
La réalité est moins est bien différente.
L’ARN tient de multiples rôles, catalytiques,
structurels, informationnels. La chercheuse
en herbe rêve d’en percer les secrets. La tâche
est laborieuse. Au Centre de recherche biolo­
gique de Szeged, où elle commence sa car­
rière à 23ans, «on manquait de tout», racon­
te­t­elle. C’est à l’abattoir voisin qu’il faut par­
fois aller chercher le matériel biologique
nécessaire. Aussi quitte­t­elle la Hongrie,
en 1985, avec son mari et sa fille de 2 ans.
«Nous partions sans rien, se souvient­elle.
Enfin si, un peu d’argent que la famille avait
collecté. Mais nous n’avions pas le droit de sor­
tir de devises du pays à l’époque. Nous l’avons
caché dans l’ours en peluche de la petite.»
Deux ans à Temple University, à Phila­
delphie, avant d’être recrutée par la maison
voisine, la célèbre université de Pennsylva­
nie. Fondée en 1740, «UPenn» est une insti­
tution, un des huit établissements qui
constituent la célèbre Ivy League, le gotha
académique du pays. C’est là, au département
de cardiologie, que Katalin Kariko découvre
un article écrit par Philip Felgner, de la bio­
tech californienne Vical, et des chercheurs de
l’université du Wisconsin. Ils ont injecté de
l’ADN et de l’ARN dans la cuisse d’une souris
et ont constaté l’expression de la protéine
correspondante. «Nous avons choisi de nous
consacrer à l’ADN, se souvient l’immunolo­
giste, aujourd’hui directeur du centre de re­
cherche vaccinale de l’université de Californie
à Irvine. C’était l’époque de la thérapie géni­
que, on se disait qu’on pourrait ainsi corriger
les anomalies génétiques. Nous avons aussi
travaillé sur un vaccin contre la grippe, avec le
soutien du laboratoire Merck. Mais nous
n’avons jamais abouti. J’ai quand même la sa­
tisfaction d’avoir eu ma petite part dans une
innovation qui va changer le monde.»
La thérapie génique n’agite pas seulement
la Californie. C’est aussi la grande affaire de
« LA PLUPART UPenn: utiliser l’ADN pour transformer les
DES GENS NOUS cellules et s’attaquer aussi bien à la mucovis­
cidose qu’au cancer. Katalin Kariko poursuit
PRENAIENT le même but. La mucoviscidose constitue
POUR même la cible de ses rêves. Mais son arme à
elle sera l’ARN. «Elle avait compris qu’en atta­
DES DINGUES » quant l’ADN, en modifiant le génome des cel­
KATALIN KARIKO lules, on prenait le risque d’introduire des mo­
VICE-PRÉSIDENTE difications génétiques délétères, qui peuvent
DE BIONTECH
se multiplier, se remémore David Langer,
jeune médecin qui travaille alors avec elle,
aujourd’hui directeur du département de
neurochirurgie de l’hôpital Lenox Hill, à
New York. Or Kati n’est pas seulement un
génie scientifique, c’est aussi une femme
David Langer. C’était ridicule. J’étais d’autant
plus écœuré que toute la famille rêvait déjà
d’inscrire Susan Francia, la fille de Kati, à
UPenn. Elle était brillante mais ils n’avaient pas
d’argent. Sa seule chance, c’était la réduction
accordée aux enfants du personnel. Mon père
connaissait le patron du département de neu­
rochirurgie. Je lui ai raconté qui était Kati et de
qui nous allions nous priver. Il l’a accueillie.»
Katalin Kariko hésite. Tourner les talons ou
accepter le salaire de misère de chercheuse et
le bureau au sous­sol? «J’aimais ce que je fai­
sais. Mon mari m’a toujours dit que je ne tra­
vaillais pas vraiment puisque je m’amusais au
laboratoire. Et c’est vrai. Alors j’ai continué.»
Ce splendide isolement prend fin un jour de
1998, devant la photocopieuse. C’est elle qui
rejoue le dialogue:
«Bonjour, je suis Kati, je fais de l’ARN.
– Moi c’est Drew, je fais un vaccin contre le
sida avec de l’ADN. Enfin j’essaie, ça ne mar­
che pas. Tu crois que tu pourrais faire de l’ARN
pour moi?»
CAPE D’INVISIBILITÉ
Entre le jeune et discret médecin immunolo­
giste Drew Weissman, tout juste sorti de l’il­
lustre laboratoire d’Anthony Fauci au NIH (les
Instituts américains de la santé), et la cher­
cheuse audacieuse et marginalisée démarre
une collaboration qui continue aujourd’hui.
«Nous étions dans deux bâtiments séparés,
mais nous échangions sans cesse», se rappel­
le­t­elle. Ils n’avaient pas vraiment le choix,
du reste. «Personne d’autre ne s’intéressait à
ce que nous faisions, poursuit­elle. La plupart
des gens nous prenaient pour des dingues.
Dans l’université comme à l’extérieur. Au NIH,
on nous écoutait poliment mais on n’y croyait
pas une seconde. Les mêmes m’appellent
maintenant deux fois par semaine mais, à
l’époque, il n’était pas question de nous accor­
der une bourse. Mon argent, je l’ai pris ailleurs
et sur d’autres sujets.»
lire la suite page 24
24 | science & médecine
suite de la page 23
Le travail est fastidieux. Car l’ARN pose de
sérieux problèmes. Le plus épineux est cette
fâcheuse tendance à affoler le système im­
munitaire. Convaincu d’avoir affaire à un in­
trus – bactérie ou virus –, le corps envoie ses
troupes de défense, provoquant de sévères
inflammations. Les souris y laissent au
mieux leur santé, souvent leur vie. « Nous
avons décidé de passer en revue les 140 mo­
difications connues des structures de l’ARN
(ajout de groupes chimiques, changement
des bases, des sucres, de la structure) et nous
en avons testé vingt, se souvient Drew
Weissman. Deux d’entre elles se sont révélées
vraiment efficaces.» Des changements sub­
tils, qui recouvrent l’ARN d’une cape d’invi­
sibilité. Publiée en 2005, cette découverte fait
sortir Katalin Kariko de son gourbi. Mais pas
du purgatoire. «Ils m’ont dit que jamais, dans
l’histoire de l’établissement, un chercheur
rétrogradé n’avait été titularisé.»
Le principal verrou a sauté. Le rêve des
deux chercheurs d’utiliser l’ARN comme
mode d’emploi et de laisser ensuite les cellu­
les fabriquer elles­mêmes les protéines thé­
rapeutiques prend forme. En 2008, ils dé­
couvrent que l’ARN modifié produit même
dix fois plus de protéines qu’un ARN natu­
rel. «Cette publication, je ne l’oublierai pas.
J’étais aux Jeux de Pékin, en août, avec ma
fille, sélectionnée dans le huit d’aviron des
Etats­Unis. Et à la fin de la journée, à l’hôtel, je
regardais mes mails.» La fille, Susan Francia,
diplômée en criminologie de l’université de
Pennsylvanie, décroche l’or olympique. La
mère rentre au bercail avec un article de plus
dans sa besace. Et les publications s’enchaî­
nent. En 2011, Kariko et Weissman purifient
encore leur ARN pour éviter toute réaction
immunitaire incontrôlée. En 2012, ils réus­
sissent à faire produire par des souris et des
singes de l’hormone EPO afin de les soigner
de leur anémie.
Un obstacle de taille, toutefois, demeure: si
l’ARN peut tromper le système immunitaire,
il reste la cible d’enzymes spécialisées, omni­
présentes dans nos organismes. Les cher­
cheurs décident de loger leur précieuse mo­
lécule dans des nanoparticules lipidiques,
des sortes de sphères électriquement char­
gées à double pellicule de graisse qui se dis­
soudront une fois entrées dans les cellules.
Ils publient leur résultat en 2015.
UNE NOUVELLE ÈRE
La construction théorique du duo est ache­
vée. Les promesses d’applications thérapeu­
tiques de l’ARN messager aiguisent désor­
mais les appétits des entreprises de biotech­
nologies, particulièrement aux Etats­Unis et
en Allemagne. Une communauté de cher­
cheurs est née, avec ses leaders, son congrès,
l’International mRNA Health Conference: ils
sont 160 en 1993, à Tübingen, en Allemagne,
pour la première édition. En 2019, plus de
600 scientifiques se retrouveront à Berlin.
Cette nouvelle ère s’est ouverte en 2010.
Derrick Rossi, un médecin canadien qui a
grandi à Toronto, professeur à l’université
Harvard, a décelé là le moyen de fabriquer
sans risque des cellules souches pluripoten­
tes, capables ensuite de se différencier dans
l’organisme pour combattre différentes pa­
thologies. Les cellules souches sont à la
mode. Son article attire l’attention. Le ma­
gazine Time le propulse dans son Top 10 des
découvertes scientifiques de l’année. « Kati
Kariko mérite le prix Nobel, mais sans notre
travail, je ne sais pas combien de temps elle
serait restée sous le radar », dit­il.
Drew Weissman et Katalin Kariko, en 2015. Ils sont les premiers à avoir maîtrisé l’ARN messager. COLLECTION PRIVÉE
Rossi flaire le filon. Il contacte son collègue
de Harvard Robert Langer, star de l’ingénie­
rie biologique et entrepreneur éprouvé, et
l’homme d’affaires Noubar Afeyan. Il leur
parle de cellules souches, mais aussi de pro­
téines thérapeutiques, capables par exemple
de cibler les cellules cancéreuses. «Les vac­
cins, on n’y pensait pas vraiment. En fait, ça
n’intéressait personne car ce n’est pas un mo­
dèle économique rentable. Vous vaccinez une
ou deux fois et c’est terminé.»
Le nom de leur entreprise, c’est Derrick
Rossi qui va le proposer: Moderna, pour
«Modified RNA», précisément l’innovation
publiée en 2005 par les chercheurs de UPenn.
Sauf que cette pierre angulaire du système
fait l’objet d’un brevet, déposé par l’univer­
sité. Katalin Kariko et Drew Weissman y figu­
rent au titre d’auteurs. Ils proposent bien à
leur établissement d’en racheter la propriété
en 2010. Mais impossible pour eux de réunir
les 300000 dollars réclamés. C’est une bio­
tech du Wisconsin, CellScript, qui rafle la
mise. Gary Dahl, son patron, a compris qu’il
détient de l’or et qu’on s’arrachera bientôt
ses licences. L’équipe de Moderna tente d’en
acquérir les droits, la négociation échoue.
Moderna n’a pas seulement couru après la
technologie du duo de Philadelphie. L’am­
bitieuse start­up a aussi tenté de s’attacher
leurs services, surtout ceux de Katalin
Kariko. Lassée des mauvaises manières de
la direction de UPenn, la chercheuse a juste­
ment décidé de partir. En 1993, elle va ren­
contrer l’équipe de direction dans le Massa­
chusetts. « A la fin de l’entretien, ils m’expli­
quent que, même s’ils m’embauchent, ils
peuvent me virer au bout de deux jours. Et
que pendant deux ans je devrai renoncer à
travailler sur les ARN messagers. J’avais en­
vie de rester aux Etats­Unis, mais pas dans
n’importe quelles conditions. »
C’est donc vers l’Europe qu’elle se tourne,
plus précisément l’Allemagne, ou deux
start­up lui font les yeux doux. La première
se nomme CureVac. Fondée en 2000 par
l’Allemand Dietmar Hopp et le Français
Steve Pascolo, dans l’incubateur de la presti­
gieuse université de Tübingen, elle a réalisé,
entre 2003 et 2006, le premier essai clinique
d’un « vaccin anticancer » à base d’ARN mes­
sager. « Les médecins et les universitaires ne
nous prenaient pas au sérieux, se souvient
De g. à dr. :
Stéphane
Bancel, le PDG
français du
laboratoire
Moderna,
en novembre.
VAN COURONNE/AFP
Derrick Rossi,
médecin
canadien,
cofondateur
de Moderna,
en 2020.
COLLECTION PRIVÉE
Ugur Sahin,
PDG et
cofondateur
du laboratoire
allemand
BioNTech,
en septembre.
FABIAN BIMMER/REUTERS
Steve Pascolo, aujourd’hui patron du labora­
toire de dermatologie de l’hôpital de Zurich.
Les journaux Nature et Science n’ont pas
voulu de notre article, c’était trop audacieux.
Finalement, nous l’avons publié en 2008
dans le Journal of Immunotherapy, une re­
vue modeste, ce qui permet aux Américains
de l’oublier et de faire comme s’ils avaient été
les premiers partout. »
Précisons toutefois que la substance, si
elle a été bien tolérée par les patients et a
montré sa capacité à déclencher une ré­
ponse antitumorale, n’a pas fait la preuve de
son efficacité clinique. CureVac va toutefois
poursuivre sa quête de thérapies anticancé­
reuses – « C’est ce qui intéressait les investis­
seurs qui nous soutenaient », se remémore
Steve Pascolo – mais aussi de vaccins.
L’autre prétendant se nomme BioNTech.
Créée à Mayence, en Allemagne, par le couple
de médecins d’origine turque Ugur Sahin et
Ozlem Tureci, la société a développé une ap­
proche horizontale, que résume son concur­
rent Steve Pascolo : « Tout ce qui peut être
bon pour lutter conte le cancer, on le teste et
on l’optimise. Pour ça, on va chercher les
« LES VACCINS, meilleurs partout. Il faut dire qu’ils ont un
ÇA atout: Ugur Sahin. C’est un génie scientifique,
médical et entrepreneurial. » Fils d’ouvrier,
N’INTÉRESSAIT arrivé en Allemagne à l’âge de 4 ans, il se rê­
PERSONNE, vait médecin au chevet des patients. Mais au
cours de sa thèse d’immunologie, un virus
CAR CE N’EST le contamine: la recherche. Cologne, Zurich,
PAS UN MODÈLE Mayence : il enchaîne les postes d’ensei­
gnant­chercheur. Mais pour mettre en
ÉCONOMIQUE œuvre ses idées et «soigner le monde», lui et
RENTABLE. VOUS sa femme se font entrepreneurs. D’abord
Ganymed Pharmaceuticals, créée en 2001,
VACCINEZ UNE revendue 1,28 milliard d’euros en 2016. Puis
OU DEUX FOIS ET BioNTech, lancée par le couple en 2010.
C’EST TERMINÉ » LES FRANÇAIS EN ÉCLAIREURS
DERRICK ROSSI Curiosité scientifique, souci sanitaire, ambi­
COFONDATEUR tion économique: Katalin Kariko est séduite.
DE MODERNA
Elle raconte: «Ugur Sahin m’a invitée à donner
une conférence à Mayence, le 17 juillet 2013. Il
était attentif, direct, enthousiaste, simple. Je
me suis sentie appréciée. Nous avons beau­
coup parlé et constaté que nous avions été éle­
vés de manière similaire. Je me souviens qu’il
m’a dit qu’il aimait le fait que j’étais honnête,
transparente, que je ne faisais pas semblant…
A la fin de la journée, il m’a proposé d’être vice­
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
présidente de l’entreprise.» Elle poursuit: «Il
avait de vrais projets cliniques. J’avais 58 ans, je
voulais que mon travail serve vraiment aux
malades. J’ai accepté.»
Le décor est posé, les acteurs en place. Une
société américaine, deux allemandes, prêtes
à faire de l’ARN messager une machine de
guerre contre les maladies génétiques, l’hé­
mophilie, le diabète, mais surtout le cancer.
Les Français? Comme souvent, ils ont joué
les éclaireurs. Dès 1993, une équipe de cher­
cheurs de l’Inserm et du laboratoire Pasteur­
Mérieux est parvenue à déclencher une ré­
ponse immunitaire à partir d’ARN messager
encapsulé dans des sphères de lipides. «En­
suite, on a essayé d’industrialiser le process,
se souvient Pierre Meulien, coordinateur de
l’étude, alors directeur de la recherche de
Pasteur­Mérieux, aujourd’hui directeur exé­
cutif de IMI (Initiative pour des médica­
ments innovants), un partenariat entre
l’Union européenne et l’industrie pharma­
ceutique. Ça marchait une fois sur deux, on
ne comprenait pas pourquoi. J’ai pris la
décision d’arrêter en 1994. »
Deux décennies plus tard, l’histoire ba­
fouille. Sanofi­Pasteur, l’héritier du groupe
Pasteur­Mérieux, obtient en 2011 un finance­
ment de la Darpa, la division de recherche de
l’armée américaine, pour développer un pro­
gramme de vaccins à ARN messager. Le géant
pharmaceutique a convié à bord l’ambitieuse
biotech CureVac mais aussi une petite
start­up française, In­Cell­Art, fondée par le
Prix Nobel de chimie Jean­Marie Lehn et le
spécialiste des vaccins ribonucléiques Bruno
Pitard, à la pointe des systèmes de vectorisa­
tion. Mais après cinq ans de recherche «et de
vrais résultats», assure Bruno Pitard, Sanofi
renonce, préférant miser sur une autre tech­
nologie, les vaccins à protéine recombi­
nante… avant de revenir sur la piste de l’ARN
messager, avec la start­up américaine Trans­
late Bio et plusieurs longueurs de retard.
« NOUS ÉTIONS MÉFIANTS »
Si bien que lorsque, début janvier, apparaît
la menace d’une pandémie que personne
n’appelle encore Covid­19, ils sont trois
champions de l’ARN messager véritable­
ment dans la course aux côtés des tenants
de stratégies vaccinales plus classiques. Et
aucun Français. Le patron de Moderna,
Stéphane Bancel, exhibe certes un passeport
tricolore, un diplôme de l’Ecole centrale et
une première carrière chez BioMérieux.
Mais le projet qu’il conduit, avec le milliard
de dollars accordé par l’opération « Warp
Speed» du gouvernement pour trouver au
plus vite un vaccin, le soutien appuyé de
Donald Trump et la collaboration du NIH,
apparaît 100 % américain.
La saga de ce Frenchie semble taillée sur me­
sure pour nourrir le mythe de cette Améri­
que, terre de tous les paris. Et, en cette année
2011, quitter le confort de son fauteuil de DG
de BioMérieux pour se consacrer à une tech­
nologie émergente en est assurément un. «Le
monde entier pensait qu’il était impossible de
créer un médicament à partir d’ARN messa­
ger», résume­t­il. Pour lui, l’aventure a com­
mencé un soir glacé de février. Noubar
Afeyan, le fondateur de Flagship, l’un des
fonds d’investissement les plus en vue des
sciences de la vie et qu’il connaît de longue
date, tient à lui montrer les résultats obtenus
par des chercheurs d’Harvard. «Ils avaient in­
jecté dans le muscle d’une souris de l’ARN mes­
sager codant pour l’EPO humaine, et montré
que cette hormone circulait ensuite bien dans
son sang, se souvient Stéphane Bancel. Je lui
ai dit: “Ce n’est pas possible.” Il m’a répondu:
“Si, si, regarde, ils ont répété l’expérience.”»
L’homme d’affaires lui propose de monter à
bord de la start­up qu’il vient de fonder avec
les deux scientifiques d’Harvard Derrick
Rossi et Robert Langer. «J’anticipais les centai­
nes de médicaments qu’il serait possible de
créer avec cette technologie, notamment pour
des maladies incurables aujourd’hui», raconte
Stéphane Bancel. Quand il sort du bureau de
Noubar Afeyan, face au Massachusetts Insti­
tute of Technology (MIT) à Cambridge, il ren­
tre à pied, songeur, en empruntant le Long­
fellow Bridge, qui le ramène chez lui à Boston.
«Ma femme m’a demandé: “C’est risqué?” Je
lui ai dit: “Ça a 5 % de chance de réussir.”» Il
signe malgré tout.
La première année, Moderna s’efforce de
rester sous le radar: rien ne filtre de ses tra­
vaux ni de ses résultats. «Nous étions mé­
fiants, nous avions peur qu’en montrant nos
progrès d’autres se mettent à courir après no­
tre technologie», explique Stéphane Bancel.
A l’époque, seuls les investisseurs, tenus au
secret par un accord de confidentialité, sont
informés des avancées: de premières expé­
riences concluantes chez le singe et une
étude de toxicité chez le rat, deux modèles
animaux classiques. Cette preuve de concept,
comme on dit dans le jargon, convainc début
2013 l’un des géants pharmaceutiques, le
britannique AstraZeneca. Il signe à Moderna
un chèque de 240 millions de dollars
– «payés en cash le jour de la signature» –

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
pour développer différentes thérapies à base
d’ARN messager.
Mais Moderna, nous l’avons vu, a un talon
d’Achille: elle ne dispose alors pas du brevet
sur la technologie conçue par UPenn pour
fabriquer un ARN messager inoffensif pour
l’organisme. Ses scientifiques espèrent ini­
tialement faire aussi bien, mais toutes les
pistes explorées finissent en impasse. «On
voyait bien que la technologie de UPenn était
meilleure, mais on ne comprenait pas pour­
quoi», reconnaît aussi Stéphane Bancel. Il fi­
nira par débourser 75 millions de dollars
en 2018 (63 millions d’euros) pour obtenir
une licence, que son concurrent BioNTech
acquerra aussi.
En parallèle de ses partenariats avec des
géants des secteurs – AstraZeneca, mais aussi
Merck –, Moderna conclut des accords avec
les institutions qui comptent dans le do­
maine des maladies infectieuses : la Barda et
la Darpa, les services de recherche des dépar­
tements de la santé et de la défense des Etats­
Unis; la Fondation Gates, au cœur de l’effort
mondial sur les vaccins; et surtout les Insti­
tuts américains de la santé, les fameux NIH.
Le temple de la recherche médicale améri­
caine, installé à Bethesda (Maryland), non
loin de Washington, ne s’est pas fait prier
pour participer à l’aventure. Il faut dire que
le patron de son département des maladies
infectieuses, Anthony Fauci, a guidé les pre­
miers pas de Drew Weissman et n’a jamais
perdu de vue le pionnier de UPenn. Le res­
ponsable du laboratoire de pathogenèse vi­
rale, Barney Graham, a même essayé de
l’embaucher en 2000, avant de collaborer
avec lui sur un vaccin contre la grippe. Au
NIH, l’ARN messager est donc suivi de près.
Aussi, lorsque Moderna vient trouver
Barney Graham en 2014 pour lui proposer
de collaborer, le chercheur n’hésite pas. Avec
un partage des tâches évident : au NIH la
conception de l’antigène, cette protéine qui
déclenche la production d’anticorps par le
système immunitaire; Moderna s’occupera
du reste, de la fabrication de l’ARN et de son
acheminement vers les cellules. Un vaccin
expérimental contre le virus respiratoire
syncytial (RSV) est mis en chantier, puis,
en 2016, un vaccin contre Zika. «Le niveau de
réponse immunitaire était déjà impression­
nant», se souvient Barney Graham. En 2017,
enfin, les deux parties lancent un pro­
gramme de préparation aux pandémies vira­
les liées aux maladies émergentes. Parmi
elles, les nipavirus mais aussi les coronavirus.
En septembre 2019, lors de la revue an­
nuelle des différents projets au siège du
NIH, Stéphane Bancel arrive triomphant
avec de nouvelles données cliniques. Il an­
nonce : « Avec notre technologie, il nous suf­
fit de soixante jours pour mettre au point un
vaccin et démarrer un essai clinique. » « Tout
le monde s’est mis à rigoler », s’amuse­t­il. La
blague tourne cependant vite au défi. Sûr de
lui, le chef d’entreprise propose à Anthony
Fauci de lui envoyer la séquence d’un nou­
veau MERS, le coronavirus du syndrome
respiratoire du Moyen­Orient, et de « met­
tre en marche le chrono » jusqu’à réception
des vaccins qui doivent servir à la première
phase des essais cliniques. Le vétéran des
maladies infectieuses, lui répond « Chi­
che ! » et l’exercice est programmé pour le
deuxième trimestre de 2020.
L’équipe est entre­temps rattrapée par la
réalité. C’est pendant ses vacances dans le
sud de la France, au lendemain du réveillon,
que Stéphane Bancel lit pour la première fois
dans le Wall Street Journal un article sur une
nouvelle maladie respiratoire en Chine. Il le
photographie et l’envoie à Barney Graham.
«Je lui ai demandé: “C’est quoi ce truc?!” Et il
m’a répondu: “On ne sait pas encore, cela fait
deux jours qu’on est dessus.”»
MISE AU POINT EXPRESS
Au Forum économique de Davos, du 21 au
24 janvier, Stéphane Bancel réalise que le vi­
rus ne menace pas seulement la Chine mais
toute la planète. Deux infectiologues l’aler­
tent sur la contagiosité du virus. «Il était clair
que le R0 [le taux de reproduction de base du
virus] était très élevé», relate­t­il. Il tape «Wu­
han» sur Google Maps, puis sur Wikipedia,
alarmé de découvrir que ce nouveau corona­
virus se propage sans contrôle dans cette
ville industrielle de 11 millions d’habitants.
La liste des vols directs depuis la capitale du
science & médecine | 25
Hubei vers le reste du monde ne lui laisse
guère de doute: «Le virus a déjà commencé à
voyager partout.»
Attendu au conseil d’administration de la
société Qiagen en Allemagne, il s’excuse et
prend un vol pour Washington, où une réu­
nion de crise est organisée avec toute
l’équipe du NIH. Les équipes de Moderna tra­
vaillent déjà depuis le 13 janvier sur un candi­
dat­vaccin, mais impossible d’avancer sans
l’aide de Barney Graham, qui a conçu l’anti­
gène à présenter au système immunitaire. Le
24 février, Moderna envoie au NIH ses pre­
miers lots cliniques. Quarante­deux jours se
sont écoulés, du jamais­vu.
De l’autre côté de l’Atlantique, BioNTech fait
vite figure de premier challenger. Parce qu’il
a, contrairement à CureVac, lui aussi payé au
prix fort une licence pour exploiter l’ARN
« CETTE modifié inventé par Katalin Kariko, mais
TECHNOLOGIE aussi parce qu’il a réagi immédiatement.
«Ugur a tout de suite pris au sérieux le virus
N’AVAIT PAS venu de Chine, se souvient celle qui occupe
ENCORE FAIT SES désormais le poste de vice­présidente. Il a dit
à tout le staff que la pandémie n’épargnerait
PREUVES. MAIS pas l’Allemagne, que c’était une occasion mais
POTENTIELLEMENT surtout un devoir de montrer ce que pouvait
faire notre technologie. Et il a basculé tout
ELLE AVAIT TOUT notre programme de vaccination dessus.»
POUR FAIRE Depuis 2017, la start­up orientée sur le can­
cer s’est diversifiée, en même temps qu’elle se
DE MEILLEURS cherchait des partenaires. Ugur Sahin a acquis
VACCINS CONTRE la conviction que l’ARN messager peut boule­
verser le traitement des maladies infectieu­
LA GRIPPE» ses. Mais aussi leur prévention. Il se tourne
KATHRIN JANSEN vers Pfizer. Pour le docteur Sahin, le géant
RESPONSABLE pharmaceutique américain (88000 em­
DU DÉPARTEMENT
VACCIN DE PFIZER ployés) dispose d’une solide force de frappe
mais aussi d’un atout particulier: la responsa­
ble de son département vaccin, Kathrin
Jansen, est allemande elle aussi. On la dit in­
traitable, lui apprécie son scepticisme affiché
et les questions pointues qu’elle lui adresse.
Le courant passe. «Cette technologie n’avait
pas encore fait ses preuves, a­t­elle raconté au
Wall Street Journal. Mais potentiellement, elle
avait tout pour faire de meilleurs vaccins con­
tre la grippe.» Or la grippe, avec ses mutations
constantes, exige une nouvelle injection cha­
que année, ce qui en fait un marché de choix.
Accord conclu en août 2018. L’excellence
technique de l’un, l’expérience industrielle
de l’autre: le projet avance vite et un essai
clinique est programmé pour 2020. Jusqu’à
l’entrée en scène du nouveau virus en cou­
ronne. La moitié des 1 500 employés de
BioNTech s’y consacrent. Ils étudient le gé­
nome envoyé par les Chinois, sélectionnent
les meilleures cibles, celles capables de créer
la réponse immunitaire la plus performante,
les ARN les plus prometteurs, et retiennent
vingt formules, puis quatre. Mais comment
s’attaquer seul à une pandémie qui devient
mondiale ? Alors Sahin rappelle Kathrin
Jansen début mars et lui propose une colla­
boration. Partage des coûts de développe­
ment restants, partage des bénéfices, mais
BioNTech conservera la propriété exclusive
du produit. La réponse est immédiate et po­
sitive. L’accord est rendu public le 18 mars.
La suite est mieux connue. Pendant tout le
printemps, Moderna caracole en tête. On
évoque son duel avec l’autre favori, le vaccin
d’AstraZeneca et de l’université d’Oxford,
conçu à partir d’une technologie qui a fait
ses preuves: celle dite du vecteur viral. Pfizer
s’est plié à la stratégie de BioNTech, que ré­
sume Katalin Kariko: «Ne communiquer que
quand on a quelque chose à dire. Et encore…»
(Ugur Sahin n’a jamais répondu aux deman­
des d’entretien du Monde). Le 27 juillet pour­
tant, le duo américano­allemand se lance
dans la phase 3 de ses tests cliniques, cet exa­
men à grande échelle de l’efficacité de son
produit, le même jour que Moderna. Au
terme de ces essais, ce dernier a annoncé,
lundi 30 novembre, avoir déposé une de­
mande d’autorisation d’urgence auprès de la
FDA américaine et l’Agence européenne du
médicament. Pfizer et BioNTech l’avaient
devancé auprès de l’agence américaine et es­
pèrent que les premières vaccinations pour­
ront débuter au Royaume­Uni le 7 décem­
bre. Adversaires sur le terrain industriel et
commercial. Mais pour la science et vrai­
semblablement pour la santé humaine, ils
ont écrit ensemble une impressionnante
page d’histoire. p
chloé hecketsweiler
et nathaniel herzberg
26 | science & médecine 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

DIX MILLE PAS ET PLUS

QUAND LE CERVEAU DES SPORTIFS DÉRAILLE
ZOOLOGIE Par SANDRINE CABUT Lors de son ascension de l’Everest, en 1988, où il a d’avoir un compagnon imaginaire». Elles sont liées

J
passé presque quatre jours sans oxygène au­dessus au déficit d’oxygène en haute altitude (généralement

Le bonheur à tire­
e vois des grimpeurs sur des séracs, un gars habillé de 8000 mètres, l’alpiniste Stephen Venables a, lui, au­dessus de 6000 mètres), mais pas uniquement.
en carnaval, un autre qui sort d’une caverne. Avant, eu la sensation d’être accompagné d’un vieil homme, Le manque d’oxygène induit une stimulation de la
je me suis surpris à voir un transformateur sur un «sorte d’alter ego qui l’encourage et le conseille». En respiration, et cette hyperventilation abaisse le

d’aile des oiseaux nuage qui était sur notre camp avancé.» Si cette ti­
rade, plutôt cryptique, laisse imaginer que son auteur
arrivant vers le sommet, le Britannique a distingué
trois alpinistes assis sur leur chapeau, qu’il a interpel­
taux de CO2 dans le sang, lui­même à l’origine d’une
contraction des vaisseaux sanguins cérébraux et de

des forêts de sable

a abusé de substances, beaucoup d’amoureux de la lés, sans succès. Il s’agissait de bouteilles d’oxygène perturbations neurologiques. Des travaux menés
haute montagne connaissent ces mots de l’alpiniste abandonnées. A la descente, son double, le vieillard, a chez des grimpeurs pointent d’autres facteurs que l’al­
Jean Troillet, et les circonstances dans lesquels ils ont glissé avec lui sur les fesses, avant de se transformer titude, telles la solitude, la sensation de danger immi­
été prononcés: une ascension de l’Everest, en 1986. en musicien dévalant les pentes sur son violoncelle. nent, l’absence de stimulation sensorielle, favorisant

C
ette semaine, les oiseaux que nous
allons suivre mettent autant le pro­
jecteur sur une espèce que sur un éco­
système étonnant et mal connu : les forêts
amazoniennes sur sable blanc, ou «forêts de
sable». Imaginez des îlots grands comme
Paris ou comme de simples terrains de foot­
ball, c’est selon. Autour, la forêt humide, luxu­
riante, le poumon du monde. Là, de modestes
arbres, peu denses, et même des enclaves de
savane, toujours reposant sur du sable blanc.
Comment ces poches se sont­elles for­
mées? «On n’en sait encore pas grand­chose,
Comme bien d’autres, le guide suisse et canadien a
eu des hallucinations d’altitude, mais ce qui rend son
récit unique, c’est qu’il a eu la présence d’esprit de
sortir son dictaphone pour décrire précisément ce
qu’il voyait. «C’est là le seul témoignage pris sur le vif
d’un cerveau de grimpeur soumis à l’hypoxie», écrit
Thomas Vennin, collaborateur à Montagnes Maga­
zine, dans Les Hallucinés, un voyage dans les délires
d’altitude, paru aux éditions Paulsen (152 pages,
18 euros). Ce livre fait la part belle aux récits d’alpi­
nistes et himalayistes, mais accorde aussi une large
place au décryptage par la science de ces réactions du
corps humain placé aux limites de ses capacités.
Le « troisième homme »
Cette sensation de présence dans les moments diffi­
ciles, que l’auteur canadien John Geiger a qualifiée
de «troisième homme», a été décrite par de nom­
breux alpinistes, mais aussi par d’autres individus
en situation extrême: plongeurs, aviateurs…
Pour le professeur Jean­Paul Richalet, spécialiste de
la médecine d’altitude, cité par Thomas Vennin, ces
visions ne sont pas tant des hallucinations, c’est­à­
dire des perceptions sans stimulus, que des illusions,
«en particulier quand on voit son propre corps qui se
dédouble ou se déforme, ou quand on a l’impression
ces déraillements du cortex.
Le physiologiste Samuel Vergès a, de son côté, dé­
montré que le manque d’oxygène en altitude per­
turbe l’excitabilité des neurones, qui ne répondent
plus de la même façon. Il a aussi mis en évidence,
par IRM, des traces d’œdème cérébral chez des per­
sonnes venant de passer quelques jours en haute
montagne. Même sans titiller les sommets, les
sports d’endurance comme l’ultratrail prédisposent
à des perturbations cérébrales et à des halluci­
nations, du fait d’efforts très prolongés et d’états de
fatigue très profonds. p
sandrine cabut

Première capture de neutrinos solaires rares

Un manakin à panache doré.
JOAO CAPURUCHO/FIELD MUSEUM
mais le processus géologique qui est à leur
origine apparaît très variable, indique Joao
Capurucho, ornithologue brésilien du Field
Museum de Chicago. Parfois, ce sont d’an­
ciens lits de rivière, ou des paysages fortement
érodés, ou encore du sable porté par le vent et
déposé à un endroit précis. Certaines poches
datent du miocène [entre 23 et 5 millions
d’années]; d’autres ont à peine 3000ans.»
Longtemps, les scientifiques ont boudé ces
paysages. Certains se sont quand même mis à
étudier cette végétation particulière ces der­
nières années. Mais plus rarement les espèces
qui y vivent. Et jamais leur mode de reproduc­
tion et les conséquences évolutives qu’il en­
traîne. C’est ce qu’a entrepris l’équipe du Field
Museum. Ses travaux ont été publiés le 17 no­
vembre dans Proceedings B, revue de sciences
de la vie de la Royal Society de Londres.
L’équipe s’est concentrée sur les oiseaux
– manakins noirs, manakins à panache doré
et autres passereaux spécifiques à ces éco­
systèmes – et les a comparés à leurs voisins.
Dans une précédente étude, l’ornithologue
avait détaillé leurs comportements parti­
culiers, notamment une tendance à cesser
de chanter beaucoup plus tôt le matin.
Cette fois, c’est leur mode de reproduction
qu’il a choisi de comprendre. Il a entrepris
une étude génétique et anatomique pour ré­
pondre à ces questions: dans ce paysage mor­
celé, les oiseaux choisissent­ils leurs parte­
naires au sein de leur poche, une solution de
facilité souvent adoptée en forêt? Allait­on
voir les populations diverger, des spécificités
génétiques apparaître entre les différents
territoires, comme cela a été observé sur les
plantes et les insectes? Ou les oiseaux cher­
chent­ils le bonheur loin de leur base, comme
pouvaient le laisser croire leurs ailes, souvent
effilées et de taille supérieure à celles de leurs
voisins des forêts humides?
C’est cette seconde hypothèse qui a été
vérifiée. Là où, dans les forêts humides, la
moindre rivière devient souvent une bar­
rière infranchissable, faisant de ces écosys­
tèmes les royaumes de la biodiversité, les
La collaboration internationale
Borexino, dont le détecteur
est installé sous le sommet du
Gran Sasso, dans le massif
des Apennins, en Italie, a pour
la première fois détecté des flux
de neutrinos rares en provenance
du Soleil, annonce-t-elle dans
Nature du 26 novembre. Les neu-
trinos sont des particules très
légères qui traversent la matière
aussi bien solaire que terrestre
sans encombre. Ils sont la trace
des réactions chimiques qui four-
nissent l’énergie aux étoiles. 99 %
de cette énergie proviennent
directement de la fusion entre
noyaux d’hélium, qui rayonne des
neutrinos; 1 % vient d’une réac-
tion plus complexe impliquant
l’hélium, mais aussi des noyaux
plus lourds de carbone, d’oxy-
gène et d’azote. Cette réaction
dégage également des neutrinos
d’énergie différente. Ces derniers
ont été identifiés dans la cuve
de 300 m3 du détecteur Borexino
(ci-contre), après avoir éliminé
toutes les perturbations radio-
actives de l’environnement. La
prouesse permettra de connaître
plus précisément la composition
du Soleil en éléments lourds et
d’améliorer les modèles de des-
cription des évolutions stellaires.
(PHOTO: BOREXINO COLLABORATION)
Alors donnons ici la réponse dont le naissance à ce comportement à la fois
film nous a privés ! La « matière liquide et solide.
CARTE BLANCHE molle », terme et domaine de la phy­
sique popularisés par le Prix Nobel
Les physiciens de la matière molle
cherchent à décrire ce comportement
Pierre­Gilles de Gennes, désigne des en faisant le lien entre l’échelle micro­
matériaux au comportement com­ scopique des objets et celle, macro­
plexe, qui empruntent simultané­ scopique, de notre expérience. Ils ont
Rapide hommage à la lenteur ment au liquide sa facilité à couler et
au solide sa capacité à résister aux dé­
formations. Ces matières « étranges »
montré que la frontière entre les répon­
ses liquide et solide est contrôlée par
un (parfois plusieurs) temps caractéris­
sont partout dans notre vie quoti­ tique, défini comme le temps que pren­
Par WIEBKE DRENCKHAN Le documentaire ne donnera jamais dienne confinée : mousses au chocolat nent les objets pour retrouver un équi­
et JEAN FARAGO la suite : en bon scientifique, notre phy­ (souvent), à raser (pas toujours), pro­ libre après avoir été dérangés. Dans la

oiseaux des sables conservent un patri­
moine génétique commun. En temps nor­
mal, ils semblent rester casaniers. Mais pour
se reproduire, ils vont voir ailleurs, franchis­
sent des fleuves, et partent convoler à plu­
sieurs centaines de kilomètres. Un constat
qui tranche avec les observations de spé­
ciation réalisées par Darwin dans un autre
paysage morcelé, l’archipel des Galapagos.
Pour les chercheurs, l’enjeu est scientifi­
que mais aussi environnemental. Car tout
est fragile en Amazonie, et personne n’a
placé ces écosystèmes dans ses priorités,
pas même les défenseurs de l’environne­
ment. L’originalité des forêts de sable im­
pose pourtant leur protection, jure John
Bates, le coordinateur de l’étude. « Mais
sans connaissance, aucune protection n’est
possible », assure­t­il. p
nathaniel herzberg
N
os soirées reconfinées s’éti­
rent parfois en longueur. Il
est donc utile de rappeler
qu’Arte.tv met en accès libre une vaste
bibliothèque de films et de documen­
taires. Parmi ces derniers, Les Bonnes
Conditions, un film décapant de Julie
Gavras (sorti en 2017) donne à voir la
trajectoire de plusieurs amis du lycée
jusqu’aux abords de la trentaine.
Parmi eux, on voit Raphaël, d’abord un
lycéen studieux et intéressé par la phy­
sique, devenir en quelques années un
étudiant de thèse que l’on devine doué.
A la question rituelle, « quel est votre
sujet de recherche ? », Raphaël répond
«la matière molle», terme dont l’étran­
geté suscite immédiatement en retour
un «mais qu’est­ce que c’est?».
sicien réfléchit à la meilleure réponse à
donner, et le montage coupe le plan
avant qu’il ne la formule. Ce « cut »
abrupt est un trait d’humour, mais on
peut y voir, en passant, la marque de
fabrique de notre époque pressée.
Malheureusement, cette rapidité per­
manente, qui ne s’accorde jamais bien
avec la pensée en général, convient
particulièrement mal à l’activité scien­
tifique. Qu’il s’agisse de l’assimilation
des connaissances, de la création conti­
nue qu’est la recherche ou, comme
Raphaël s’apprêtait à le faire, de la
transmission et de la diffusion des
idées vers la société, toutes ces activités
ont besoin d’un «temps caractéristi­
que» beaucoup plus long pour se dé­
ployer que ce que la société semble
souvent prête à leur accorder.
duits de beauté, dentifrice, Ketchup,
crème Chantilly, peinture, argiles…
Laissées sur un support (notre peau,
la brosse, les saucisses, les murs…),
elles restent immobiles comme un
solide. Pourtant, pour les manipuler,
on profite du fait qu’elles coulent faci­
lement sous l’influence mécanique du
rasoir, du pinceau, de la main, d’une
cuillère. Ce comportement ambivalent
vient du fait que ces matières sont
composées d’objets beaucoup plus
grands que des atomes – bulles, gout­
tes, polymères ou particules – mais qui
restent minuscules et souvent invisi­
bles à notre échelle. De plus, l’attrac­
tion entre ces objets est beaucoup plus
faible que celle existant entre atomes,
ils bougent ainsi plus facilement les
uns par rapport aux autres et donnent
matière ordinaire, ce sont générale­
ment de toutes petites fractions d’une
seconde, tandis que, dans les matières
«molles», il s’agit de millisecondes
jusqu’à des heures, voire des années.
Pour bien comprendre la matière
molle, on doit donc rendre compte de
cette pléiade de temps caractéristiques.
La complexité émergeant d’une ma­
tière qui prend son temps, voilà l’éloge
de la lenteur qu’a dû faire Raphaël et
qui est resté dans… comment dit­on
déjà… les «rushes»? p
Wiebke Drenckhan (CNRS) et Jean
Farago (université de Strasbourg)
Physicienne et physicien à l’Institut
Charles-Sadron, à Strasbourg
drenckhan@unistra.fr et farago@unistra.fr

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
PORTRAIT
Françoise Combes,
portraitiste
du cosmos
A 68 ans, l’astrophysicienne,
médaille d’or 2020 du CNRS,
désire toujours percer les mystères
de l’Univers. Une quête de savoir
dans laquelle elle excelle
grâce à un esprit grand ouvert
P our faire le portrait d’un
oiseau, Jacques Prévert
préconisait de « peindre
d’abord une cage avec une porte
ouverte ». Pour faire le portrait
d’un ou d’une scientifique, il faut
aussi commencer par peindre sa
cage, son antre, c’est­à­dire son
bureau. Mais, en ces temps pan­
démiques, on ne rencontrera pas
en chair et en os l’astrophysi­
cienne Françoise Combes pour
évoquer avec elle cette médaille
d’or que le CNRS vient de lui attri­
buer, on n’ira pas toquer à sa
porte au septième étage de l’Ob­
servatoire de Paris, on n’entrera
pas dans son bureau.
Sa cage, désormais, se nomme
confinement et c’est dans une lu­
carne ouverte sur un écran d’ordi­
nateur que l’on découvre la cher­
cheuse, chez elle. Cette mise à dis­
tance ne semble pas la déranger
outre mesure: l’astronome, dont
Victor Hugo disait qu’«il pèse un
globe à travers des millions de
lieues», n’est­il pas par définition
le scientifique rompu à l’étude
d’objets qu’il ne verra jamais que
de fort loin? Grâce à l’informati­
que et à Internet, il n’est même
plus obligé de se river des nuits
entières à un oculaire, sous la cou­
pole glaciale d’un observatoire:
les données lui arrivent directe­
ment sous la forme de fichiers.
Mais, tout de même, si l’on pou­
vait observer au télescope le bu­
reau de Françoise Combes, qu’y
verrait­on ? « Il est très rangé, dé­
crit­elle. J’ai deux grands écrans
pour pouvoir ouvrir plusieurs
feuilles de travail. Il y a aussi
beaucoup d’étagères avec des li­
vres… que je ne sors plus car on ne
fait plus que lire sur ordinateur
aujourd’hui. Sur les murs, j’ai des re­
productions de tableaux modernes
de Vasarely et de Miro, et aussi des
grandes photos, sur papier glacé,
de galaxies prises par le télescope
spatial Hubble. C’est bien de voir les
objets sur lesquels on travaille.»
Toutes les options ouvertes
Pour Françoise Combes, l’astro­
physique n’a pas été une évidence
de toujours: «Contrairement à
plusieurs de mes collègues, dit­elle,
je n’étais pas astronome amateur
dans ma jeunesse, mais je voulais
faire des sciences.» Son parcours,
c’est celui d’une fille de militaire,
grandissant entre la Nouvelle­
Calédonie, Tahiti et l’Algérie, élève
brillante qui, comme elle le dit, se
«garde le plus longtemps possible
« SUR LES MURS
DE MON BUREAU, J’AI
DES REPRODUCTIONS
DE VASARELY ET
DE MIRO, ET AUSSI
DES GRANDES PHOTOS
DE GALAXIES PRISES
PAR LE TÉLESCOPE
SPATIAL HUBBLE »
FRANÇOISE COMBES
« ELLE EST
EXTRÊMEMENT RAPIDE,
AVEC UNE PUISSANCE
DE TRAVAIL INCROYABLE
ET UNE GRANDE
PALETTE
DE COMPÉTENCES »
FABIENNE CASOLI
DIRECTRICE DE L’OBSERVATOIRE
DE PARIS
toutes les options ouvertes». Le par­
cours se précise : admission à
19 ans à l’Ecole normale supé­
rieure, un DEA en physique quanti­
que, une agrégation qui ne va pas
tarder à tomber dans son escar­
celle… Dans ce début des années
1970, c’est l’heure de ce que l’on
appelle alors une thèse de troi­
sième cycle. La normalienne visite
quelques labos, rencontre Evry
Schatzman (1920­2010) qui, par
son enseignement, fut l’inspira­
teur de toute une génération d’as­
trophysiciens en France, et elle
tombe sous le charme «des mystè­
res de la formation de l’Univers».
La cosmologie, donc, en s’atta­
quant à l’une de ses énigmes les
plus importantes : pourquoi y a­
t­il quelque chose plutôt que
rien ? Pourquoi, à la naissance de
l’Univers, la matière et l’antima­
tière qui apparaissent en quanti­
tés égales ne s’annihilent­elles
pas mutuellement pour redonner
un néant absolu. Le théoricien
«Roland Omnès proposait un mo­
dèle où une sorte d’émulsion avait
fait se repousser matière et anti­
matière, un Univers symétrique où
l’une et l’autre existaient chacune
de son côté », explique Françoise
Combes. Un joli scénario qui,
malheureusement, «n’a pas tenu
longtemps : on ne voyait rien. On
sait aujourd’hui qu’il y a un minus­
cule excédent – de l’ordre d’un mil­
liardième – de matière par rapport
à l’antimatière et c’est pour ça que
nous sommes là. Mais nous igno­
rons toujours pourquoi!»
Pour sa thèse d’Etat, la jeune
femme doit donc trouver un nou­
veau sujet. Ce sera la chasse aux
molécules présentes dans le mi­
lieu interstellaire, grâce aux débuts
de la radioastronomie dans le do­
maine des longueurs d’ondes mil­
limétriques. Internet n’existe pas
encore et il faut aller, plusieurs fois
par an, où sont les radiotélescopes.
Aux Etats­Unis d’abord, notam­
ment à l’antenne parabolique de
12 mètres de diamètre de Kitt Peak
(Arizona), puis à celle de 30 mètres
du Pico Veleta, près de Grenade
(Espagne), ou encore au Chili.
Cette traque correspond à l’époque
où Françoise Combes donne nais­
sance à ses enfants, trois en
cinq ans. Mais cela ne l’arrête pas:
«J’ai eu la chance d’avoir un mari
compréhensif, un de ces nouveaux
pères avant l’heure, qui s’est occupé
d’eux quand je partais en mission»,
raconte­t­elle.
Actuelle directrice de l’Observa­
toire de Paris, Fabienne Casoli fait
science & médecine | 27
Le 2 juillet,
à l’Observatoire
de Paris.
FRÉDÉRIQUE PLAS/LERMA/
CNRS
alors sa thèse sous la direction de un quasi­tabou. Cela ne gêne pas titulaire d’une chaire d’astro­ 74… » On n’ose lui demander ce
Françoise Combes. Elle se rappelle Françoise Combes, qui garde physique au Collège de France, qu’elle fera à sa retraite. Dans le
cette époque pionnière: «On ob­ l’esprit ouvert et s’intéresse de­ première femme astronome élue bureau que l’on n’a pas visité, il y
servait sur place en guettant la puis un moment à la théorie de la à l’Académie des sciences, modèle a un tableau où, sur fond de
météo. En radioastronomie, on gravité modifiée émise dès 1983 pour les jeunes femmes voulant nébuleuse dans les tons rose et
peut observer toute la journée et on par l’Israélien Mordehai Milgrom, se lancer dans la physique, elle bleu, on voit une traînée de
n’était pas trop de deux pour le faire. laquelle permettrait de s’affran­ compte bien continuer jusqu’à poussières à tête de serpent.
On se partageait les heures et on se chir de la matière noire. la limite administrativement Françoise Combes peint. Elle fait
voyait juste le temps de se transmet­ L’astrophysicienne a fêté cet autorisée : « En théorie 73 ans, le portrait du cosmos. p
tre le relais. Au radiotélescope du été ses 68 ans. Première femme mais si on a eu trois enfants c’est pierre barthélémy
Pico Veleta, qui est situé à 2800 mè­
tres d’altitude, près des pistes de ski,
il nous est même arrivé de déneiger
autour du bâtiment!» Grâce à ces
observations, Françoise Combes
découvre du monoxyde de car­
bone dans les bras spiraux de la ga­
laxie d’Andromède, à la grande sur­
prise de ses collègues américains
qui n’avaient rien vu.
Cocktail et tabou
La Française capture d’autres mo­
lécules et les galaxies deviennent
son domaine de prédilection. «On
imaginait que leur vie ressemblait
à un long fleuve tranquille, expli­
que Fabienne Casoli. Françoise a
énormément contribué à l’idée que
les galaxies évoluent beaucoup au
cours de leur existence, en s’ap­
puyant sur les observations mais
aussi sur des simulations numéri­
ques assez lourdes. Elle a toujours
eu un rôle moteur partout où elle
est passée. Elle est extrêmement
rapide, avec une puissance de tra­
vail incroyable et une grande pa­
lette de compétences.»
Ce cocktail de physique, de don­
nées instrumentales et de modè­
les numériques est devenu sa
marque de fabrique et il était plus
que logique que la chercheuse, en
malaxant les galaxies dans tous
les sens, s’en retourne à la cosmo­
logie et à une autre des grandes
énigmes de l’Univers, la matière
noire. Qui constitue plus de 80 %
de la matière présente dans le
cosmos ; qui est à l’origine des
galaxies puisqu’elle a formé très
tôt des puits dans lesquels la ma­
tière ordinaire est ensuite tombée
et s’est concentrée ; dont on voit
les effets gravitationnels mais qui
n’émet aucune lumière ; dont la
nature nous échappe…
Quand Françoise Combes part
dans les explications, on n’ose
l’interrompre pour lui dire qu’on
n’a pas fait astrophysique pre­
mière langue. Il faut s’accrocher,
tout défile plus vite qu’une explo­
sion de supernova. On saisit tout
de même qu’il y a un doute dans
son esprit : « Les particules qui
composeraient la matière noire,
cela fait trente ans qu’on les cher­
che et qu’on ne les trouve pas. On
pourrait très bien ne pas avoir de
matière noire…» Mais, pour faire
tenir les galaxies et l’Univers, il
faudrait donc revoir la théorie de
la gravité d’Einstein. S’attaquer à
 CULTURE
28 |
Plongée dans l’écriture de «Citizen Kane»
Avec «Mank», consacré au scénariste Herman J. Mankiewicz, David Fincher raconte l’Hollywood de 1930
CINÉMA
Q
u’allait donc faire
David Fincher, le roi
du labyrinthe narra­
tif, des récits en
trompe­l’œil, des jeux
de l’oie scénaristiques, dans ce qui
ressemble à une évocation parti­
culièrement ouvragée des studios
hollywoodiens des années 1930?
Mank est­il le règlement d’une
dette que le cinéaste paye à son
propre géniteur, Jack Fincher,
auteur de ce scénario que son fils
tente de réaliser depuis vingt ans?
Le film relève­t­il de la simple fic­
tion nostalgique, libérée de la sé­
duction des genres autrefois subti­
lement subvertis par le cinéaste?
La réponse est non, bien sûr.
Mank est la continuation, par
d’autres moyens peut­être, de la
quête d’un réalisateur que son
goût pour la sophistication for­
melle dévoile paradoxalement
comme un observateur particu­
lièrement fin, comme le savant
dépeceur de ce qui construit les
rapports entre les images et la réa­
lité, entre le passé et le présent.
Mank organise, autour de ce mo­
ment qu’a été l’écriture de Citizen
Kane, d’Orson Welles, par son scé­
nariste Herman J. Mankiewicz
(frère de Joseph), une sorte de dis­
Letriste etfabuleux destind’uninventeur dejouets
Sur Netflix, « Jingle Jangle : un Noël enchanté », de David E. Talbert, porté par des acteurs noirs, bouscule le traditionnel conte de Noël
P reuve que l’on peut réali­
ser un film de Noël réussi
avec de bons sentiments
et la panoplie classique du genre,
Jingle Jangle, de David E. Talbert,
possède le charme d’une vieille
maison rénovée selon le goût des
nouveaux locataires dans le res­
pect de l’ancien. Ce charme opère
dès le début du film où, devant un
feu de cheminée, une grand­mère
à l’élégance dingue (Phylicia Ras­
had) s’apprête à lire une histoire à
ses deux petits­enfants. « Il était
une fois », le triste et fabuleux
destin de Jeronicus Jangle, inven­
teur de jouets qui durant trente
ans connut la misère et la dérélic­
tion à cause d’un apprenti mal­
honnête. Un saut dans le temps,
et le film nous envoie au XIXe siè­
cle dans une petite ville imagi­
naire nommée Cobbleton, sorte
positif à plusieurs niveaux. Un
dispositif illusoirement recréé,
du moins en partie, dans ce qui
apparaît comme les conditions
plastiques de l’époque évoquée,
un noir et blanc désormais réfé­
rentiel, celui d’un faux pastiche
s’amusant avec un style de ci­
néma. Celui que, justement, la
modernité wellesienne, devenue
désormais un autre moment de la
grande histoire hollywoodienne,
avait remis en question.
Minimisation du rôle de Welles
La jambe dans le plâtre à la suite
d’un accident de voiture, épuisé
par toutes sortes d’excès alcooli­
sés, Herman Mankiewicz est ins­
tallé par le producteur John
Houseman dans un ranch isolé,
entre une dactylo et une infir­
mière. Sevré de force, il lui in­
combe d’écrire, en soixante jours,
le scénario que doit mettre en
images et en sons Orson Welles.
Au jeune prodige venu du théâ­
tre et de la radio, la compagnie
RKO Pictures a offert une totale
carte blanche, procédé parfaite­
ment inhabituel dans l’usine à rê­
ves d’alors. Les efforts de l’auteur,
cloué sur son lit, sont ponctués de
retours en arrière, moments dans
la vie du scénariste qui ont déter­
miné l’histoire qu’il s’apprête,
de boule à neige au kitsch habile­
ment ripoliné.
Durant deux heures, nous ne
sortirons pas de cet habitacle. Le­
quel, au fil des événements qui le
secouent, change de décor (la
place du village, le magasin de
jouets de Jeronicus, la fabrique du
vilain traître), de rythme et de re­
gistre. Tandis que des séquences
musicales offrent de belles envo­
lées, d’autres, réalisées en anima­
tion, accordent leur instant de ré­
pit. La fluidité qui agit au sein de
cette boule « fantastique » accom­
plit les glissements en douceur.
De la même façon que la mise en
scène, les lieux, les costumes, les
chorégraphies mêlent, avec dis­
crétion, l’ancien et le moderne, le
style victorien et l’esthétique Art
nouveau, les cultures anglo­sa­
xonnes et africaines.
sous une forme transposée, à
figer sur le papier.
Le film de David Fincher, visible
à partir du 4 décembre sur Net­
flix, semble, dans la manière dont
est décrite la relation entre Welles
et Mankiewicz, donner raison à
ceux qui ont, par le passé, mini­
misé l’apport du cinéaste à la
création de Citizen Kane. Pauline
Kael, la critique du New Yorker,
avait affirmé, dans un article de
1971, que l’originalité du film, sa
construction en puzzle, la multi­
plicité des points de vue qui s’y
affirmaient n’étaient redevables
qu’à Mankiewicz. Welles en aurait
injustement tiré gloire et, en cosi­
gnant in fine le script, se serait at­
tribué la moitié d’un travail qu’il
n’aurait jamais effectué.
Le temps et la recherche histori­
que ont depuis fait justice à ces
affirmations. Mais en évitant,
sauf dans les derniers moments
du film, un affrontement entre
Welles et Mankiewicz, entre le
jeune génie et l’épave alcoolique,
génialement interprétée par
Gary Oldman, Fincher semble
pencher vers une minimisation
du rôle du réalisateur dans la ge­
nèse de Citizen Kane.
Cette hérésie doit être considé­
rée ici comme un procédé rhétori­
que permettant de saisir les en­
Ce mélange est à l’origine même
de Jingle Jangle, né de la frustra­
tion ressentie, durant toute son
enfance, par le réalisateur qui ne
s’était jamais vu représenté dans
les films de Noël. Aucune diver­
sité, jamais de Noirs dans la magie
des contes. En distribuant les rôles
principaux à des acteurs et actri­
ces afro­américains, Jingle Jangle
fait mieux que corriger et réparer
cette absence. Il rafraîchit le genre.
Pouvoir de l’imagination
Tout commence dans la liesse tra­
ditionnelle des fêtes de fin d’an­
née, au sein de la « plus prodi­
gieuse boutique de jouets que le
monde ait connue ». Son proprié­
taire, Jeronicus Jangle (Justin Cor­
nwell), qui vient de mettre au
point une figurine de torero mé­
canique, est aux anges. La fabrica­
« Mank » rejoint,
dans sa peinture
d’un itinéraire
moral individuel,
le grand récit
du cinéma
américain
jeux du récit. Car il s’agit moins
d’exalter la figure du scénariste à
qui le système industriel de fabri­
cation des films ne rendrait pas
justice que de questionner éthi­
quement la place qu’il occupe au
cœur d’une machine à produire
industriellement de l’illusion.
Comment comprendre autre­
ment que comme un pacte faus­
tien la place de ceux, journalistes
ou écrivains (William Faulkner,
Raymond Chandler, Francis Scott
Fitzgerald), que les compagnies
hollywoodiennes payaient roya­
lement pour leur soutirer des his­
toires, qui connaissaient essen­
tiellement le destin d’être mises
au service de productions infanti­
les et d’être édulcorées et muti­
lées. La conscience d’avoir vendu
son âme, d’avoir échangé son in­
tégrité contre une certaine sécu­
tion par millions de son inven­
tion lui promet une belle fortune.
Hélas, la figurine, fort narcissi­
que, ne supportant pas l’idée
d’être multipliée comme un vul­
gaire gadget, convainc l’apprenti
des lieux, le jeune Gustafson (Kee­
gan­Michael Key), de voler le gri­
moire où sont rassemblés tous les
plans et projets de Jeronicus. Le
larcin lui assurera la richesse.
Jeronicus, que l’on retrouve
trente ans plus tard (sous les traits
cette fois de Forest Whitaker), ne
s’est jamais remis de cette trahi­
son. La faillite de sa boutique, de­
venue échoppe de prêt sur gage, a
entraîné la mort de sa femme et le
départ de sa fille. Seul, borné et
grincheux, le misérable n’a plus
rien inventé, ni plus rien espéré
de l’existence. Laquelle, pourtant,
lui envoie un beau jour la visite de
rité alors que la Grande Dépres­
sion plongeait dans la misère une
grande part de la population, est
sans doute à l’origine d’un mal­
être que Mankiewicz noie dans
l’alcool et la dérision constante.
Quête impossible d’intégrité
C’est ce talent pour le sarcasme qui
en fait, amitiés contre­nature, le
bouffon du féroce Louis B. Mayer,
grand patron de la MGM, et de
William Randolph Hearst, le ma­
gnat de la presse qui servira de
modèle à Kane, et le confident de
l’actrice Marion Davies, maîtresse
de ce dernier. C’est cette position
en porte­à­faux déterminée par
un système social avalant toutes
ses contradictions qui définit avec
complexité le personnage. La
quête impossible de toute inté­
grité perdue se heurte de plein
fouet à la manipulation politique
devenue un art.
En évoquant les manœuvres de
Louis B. Mayer et le producteur Ir­
ving Thalberg fabriquant, avec l’ar­
gent de Hearst, de fausses bandes
d’actualité destinées à diffamer la
campagne électorale d’Upton Sin­
clair, candidat démocrate, en 1934,
au poste de gouverneur de Califor­
nie, Fincher désigne la force de l’il­
lusion elle­même, la puissance des
images, le triomphe de la falsifica­
sa petite­fille, Journey (Madalen
Mills), qui a visiblement hérité du
génie créatif de son grand­père…
Initialement écrit par David E.
Talbert – cinéaste mais aussi dra­
maturge et metteur en scène de
théâtre – comme un spectacle
musical destiné aux planches, Jin­
gle Jangle est devenu film de ci­
néma grâce à Netflix. Le film a pu
bénéficier d’une importante
équipe de producteurs (dont la
femme du réalisateur, Lyn Sisson­
Talbert, mais aussi Kristin Burr,
Mike Jackson, David McIlvain) et
d’un casting artistique (le choré­
graphe Ashley Wallen, les compo­
siteurs Philip Lawrence, Davy Na­
than, Michael Diskint et John
Legend) dont la partition mêle la
pop, la soul, le blues, le R’n’B et les
sons africains. A l’image des bal­
lets, filmés en plans­séquences
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Gary Oldman
(Herman
J. Mankiewicz),
Arliss Howard
(Louis B. Mayer)
et Tom Pelphrey
(Joseph
Mankiewicz).
NETFLIX
tion, ce à quoi, en toute logique
poussée à bout, Mankiewicz pense
avoir sacrifié son art.
Mank rejoint, dans sa peinture
d’un itinéraire moral individuel, le
grand récit du cinéma américain.
C’est une machine infernale lan­
cée à toute allure, dans un crépite­
ment de dialogues et de plans à
tiroirs, au cœur d’un morceau
d’histoire, celle d’Hollywood
comme un reflet déformé de
l’Amérique. Fincher travaille la
mémoire, le savoir et les sensa­
tions du spectateur en accumu­
lant les informations, en le per­
dant au cœur d’un voyage où les
événements se télescopent en se
cherchant une causalité.
En choisissant la peinture d’un
monde dédié au spectacle,
l’auteur de The Social Network in­
terroge la possibilité donnée à ce­
lui­ci d’envahir tous les moments
de la vie avec la complicité de ceux
qui ne pourront que noyer leur
mauvaise conscience dans l’alcool
et la raillerie à moins qu’ils ne se
rachètent in extremis en inscri­
vant leur nom au générique d’une
œuvre d’art. p
jean­françois rauger
Film américain de David Fincher.
Avec Gary Oldman, Charles Dance,
Amanda Seyfried (2h12).
larges, qui réconcilient diverses
influences.
Film sur la transmission (où ce
sont les filles qui prennent la re­
lève), le pouvoir de l’imagination
et de la volonté, Jingle Jangle em­
prunte aux comédies musicales
de la MGM, aux films fantasti­
ques (Chitty Chitty Bang Bang, de
Ken Hughes), d’aventures (In­
diana Jones, de Steven Spielberg),
aux comédies familiales (Charlie
et la chocolaterie, de Mel Stuart),
créant une œuvre aux allures de
joyeux bric­à­brac, conforme à ce­
lui qui règne dans la boutique de
Jeronicus. p
véronique cauhapé
Film américain de David E.
Talbert. Avec Forest Whitaker,
Madalen Mills, Keegan­Michael
Key (2 h 02), sur Netflix.

0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
«Maradonaest un mythe»
Le cinéaste napolitain Francesco Lettieri évoque la mort du footballeur
ENTRETIEN
F rancesco Lettieri, 35 ans, est
l’imagier le plus en vue de la
baie du Vésuve. La figure de
Diego Maradona traverse la cin­
quantaine de vidéoclips qu’il a
réalisés pour l’élite de la pop ita­
lienne (Liberato, Giovanni Truppi,
Calcutta…). Elle plane aussi sur
son premier long­métrage de fic­
tion, Ultras, sorti en mars sur Net­
flix. Le cinéaste réagit avec une
passion toute parthénopéenne à
la disparition, le 25 novembre, de
l’Argentin, qui joua à Naples de
1984 à 1991.
Quel climat règne­t­il à Naples
depuis la mort de Maradona ?
Une atmosphère particulière.
Dès l’annonce du décès, des pro­
cessions se sont dirigées sponta­
nément vers le stade San Paolo
– qui devrait bientôt être rebap­
tisé « Maradona ». Les fans ont
laissé des écharpes, allumé des
bougies ou des fumigènes, chanté
des hymnes… Sans le confine­
ment, la ville entière serait venue.
Quels souvenirs gardez­vous
de ce joueur ?
Je suis né en 1985. Je me rappelle
distinctement du second titre de
champion, en 1990. J’étais chez
mon grand­père, les gens klaxon­
naient, agitaient des drapeaux…
Je n’y comprenais rien, jusqu’à ce
que mon père lâche : « On a ga­
gné ! » Je me souviens aussi des
photos de Diego qui tapissaient
les chambres de mes oncles. Eux
avaient vécu pleinement cet âge
d’or que furent, pour notre ville,
les années 1980.
C’est­à­dire ?
Durant cette décennie, Naples
propageait une esthétique qui lui
était propre, avec les chansons à la
fois très populaires et expérimen­
tales de Pino Daniele, les films de
Massimo Troisi, qui s’est hissé
seul du cabaret au cinéma
d’auteur… La tradition se mêlait à
l’avant­garde. Tout semblait pos­
sible, y compris battre la Juventus
de la famille Agnelli et l’AC Milan
de Silvio Berlusconi. Avec Mara­
dona, les Napolitains ont enfin pu
regarder de haut cette Italie du
Nord qui les méprisait. Tout au
long du XXe siècle, il n’y a que lors
de l’après­guerre que Naples a
autant rayonné, quand triom­
phaient les films de Toto et
Eduardo de Filippo.
Quelle corde Maradona a­t­il
touchée chez les Napolitains ?
Cinq façons devivreavecsasolitudeauféminin
«Les Dames, encore femmes» documente de manière simple et touchante des sexagénaires cheminant sans partenaire
VOD
P
arce qu’un jour l’idée qu’el­
les pourraient vieillir peut­
être seules les a fait flipper,
Stéphanie Chuat et Véronique
Reymond, deux amies de trente
ans (elles se sont connues à l’ado­
lescence) qui ont uni leurs destins
d’artistes ont voulu conjurer le
sort. Pourquoi ne pas réaliser un
documentaire consacré à ces fem­
mes seules, veuves, délaissées, di­
vorcées, invisibilisées au seuil de
la soixantaine, une pierre tombale
sur leurs désirs? On les voit dans
des clubs de marche, des soirées
caritatives, des orchestres de
chambre. Souvent, elles dansent
entre elles. Elles ont des oiseaux,
des chiens, des chats. Parce que
nous sommes en Suisse, mais pas
seulement, elles ont détourné le
célèbre refrain de Patrick Juvet, re­
présentant de la disco helvète: où
sont les hommes?
Hommages dans le quartier espagnol de Naples, le 26 novembre. GIUSEPPE CAROTENUTO POUR « LE MONDE »
La plupart de nos héros sont
d’origine modeste, comme lui.
Diego avait l’allure et le vécu d’un
scugnizzo, comme on désigne les
gamins des rues en napolitain. Au­
delà de l’amateur de femmes et de
voitures, il avait gardé une huma­
nité et une humilité dans lesquel­
les les Napolitains se sont recon­
nus. Même après son départ, il n’a
jamais dit du mal de notre ville.
Naples et Maradona, c’est l’his­
toire d’une passion réciproque,
faite de grandes disputes, de
grands émois, de grands souve­
nirs. Même s’il n’a pas soulevé tant
de trophées que cela, cette passion
résiste au temps. Je trouve cela très
romantique. Avant son arrivée, le
Napoli était une équipe moyenne,
que Diego a menée au firmament.
Mais lui aussi doit beaucoup à Na­
ples, où il s’était retrouvé presque
par hasard: ici, personne n’a cher­
ché à encager sa folie, son anar­
chie. Il faisait ce qu’il voulait.
Où sa cinégénie se situe­t­elle ?
Quand je disais que j’allais réali­
ser un film sur le foot à Naples, on
me demandait: «Ah, c’est sur Ma­
radona?» Or, ce que j’adore chez
Actrices, scénaristes, autrices de
plusieurs documentaires, d’une
série télévisée (A livre ouvert, 2014)
et d’un long­métrage de fiction
(LaPetite Chambre, 2010, avec Mi­
chel Bouquet), les deux femmes
ont lancé un «appel à dames»
comme un appel à témoins. Cent
candidates se sont portées volon­
taires pour évoquer leur solitude,
leurs élans et leurs peurs d’y céder.
Trente ont été retenues. Cinq sé­
lectionnées en fonction de leur
histoire personnelle et de la qua­
lité de relation qu’elles pouvaient
établir avec l’équipe du film.
Humble dans sa conception et
son propos, le projet de ce docu­
mentaire fut pourtant compliqué
à mettre en place: «On s’est fait je­
ter de partout avec notre projet de
film sur des vieilles», se souvient
Stéphanie Chuat. Après quelques
péripéties, dont la crise sanitaire,
ce documentaire le voilà, simple
et touchant, humain tout simple­
lui, ce sont les dribbles, les buts…
Aucun acteur ne saura reproduire
de telles actions. Et puis son his­
toire est «trop» parfaite cinéma­
tographiquement: l’ascension à
partir de rien, la descente aux en­
fers… Elle semble échappée d’un
manuel de scénariste. Maradona
se prête plus au documentaire
qu’à la fiction, selon moi.
Avez­vous vu ceux qu’ont réali­
sés Emir Kusturica, en 2008, et
Asif Kapadia, en 2019 ?
J’avais quelques préventions,
mais ils m’ont surpris, en bien.
C’est une histoire que nous con­
naissons tous, et pourtant des scè­
nes a priori très banales, le mon­
trant au quotidien, m’ont touché.
Maradona se mettait volontiers à
nu, il évoquait de manière trans­
parente ses problèmes de drogue
ou de famille. Son âme était d’une
pureté presque enfantine.
Paolo Sorrentino prépare
« La Main de Dieu », une fiction
sur le Naples des années 1980.
Une série documentaire
autour de Maradona a été mise
en chantier par le Napoli.
Rarement, depuis
le début de
#metoo, un film
n’a autant parlé
des hommes,
des attentes et
des déceptions
qu’ils suscitent
ment, diffusé sur le site de VoD
La 25e heure, faute de sortie en
salle. Un documentaire d’amour.
L’amour, la grande histoire de
ces dames. « Quand elles en par­
laient, elles palpitaient », se sou­
vient Véronique Reymond. Mais
entre une solitude devenue fami­
lière comme une vieille couver­
ture et la possibilité d’une vie
nouvelle, le choix n’est pas si sim­
ple. Autre problème: les hommes
Tout n’a­t­il pas déjà été dit ?
Maradona est un mythe con­
temporain. Comme pour toute
mythologie, chacun en propose
sa lecture personnelle. Il n’a pas
fini d’inspirer des chansons, des
fresques, des poèmes, des films!
A fortiori pour les artistes qui am­
bitionnent de raconter Naples: si
tu tournes un film ici, il est diffi­
cile de l’éluder. Il fait partie du
paysage, comme le Vésuve. Im­
possible d’y échapper. Il est même
tentant de ne parler que de lui.
Il est à peine évoqué dans
votre premier long­métrage,
« Ultras », sur un fan en pleine
crise existentielle. Quel en est
le point de départ ?
Pour un clip du chanteur Calcut­
ta, j’avais imaginé l’histoire d’un
fan interdit de stade qui devait
pointer au commissariat les jours
de match. Comme une sorte
d’amour à distance. Le clip ne s’est
pas fait, j’en ai un tiré un film. C’est
une autre facette, plus sombre, du
romantisme que nourrissent les
Napolitains pour le «calcio». p
propos recueillis par
aureliano tonet
vieillissent plus mal, comme le
déplore l’une des protagonistes,
ou bien ont des intentions plus
directes. « J’ai l’impression d’être
un cul ambulant », s’amuse une
autre. Quoi qu’il en soit, rarement
depuis le début du mouvement
#metoo, un film, qui plus est réa­
lisé par deux femmes, n’a autant
parlé des hommes, des attentes et
des déceptions qu’ils suscitent.
Libres et déterminées
Anachronique? Pas vraiment, se
défendent de concert les réalisatri­
ces contactées grâce à l’applica­
tion Zoom. «Metoo est un mouve­
ment de libération de la parole. Nos
dames, elles aussi se libèrent.
Même si elles appartiennent à une
génération moins radicale, elles
sont féministes à leur manière. No­
tre film est dans la mouvance des
débats d’aujourd’hui.»
Marion, Odile, Pierrette, Noëlle,
Carmen… Cinq manières d’être
Le beautableau
d’un Liban en ruine
«Un jour sans lendemain» s’est singularisé
au Festival des 3 Continents de Nantes
V ictime collatérale de la
pandémie en cours, le
Festival de cinéma des
3Continents de Nantes, vénérable
institution cinéphilique fran­
çaise, s’est replié sur une formule
100 % numérique, assortissant
quelques films primés au cours
des années passées à destination
du public et une sélection de
huittitres en compétition exclu­
sivement destinés aux profes­
sionnels. De cette dernière, qui
s’est «tenue» du 20 au 29 novem­
bre, on extrait, pour mémoire et
dans l’attente d’un distributeur,
Un jour sans lendemain, du Liba­
nais Mohamed Soueid.
L’affaire Soueid est assez sim­
ple. Né en 1959, on le trouve du­
rant la guerre civile parmi les
rangs minoritaires des activistes
propalestiniens, puis cet amou­
reux fou de cinéma (mais encore
de poésie, de littérature et de mu­
sique) devient critique de cet art
qui le meut et l’émeut, en même
temps qu’il réalise lui­même, au
détour des années 2000, une tri­
logie autobiographique qui lui
vaudra la reconnaissance d’un
cercle restreint de cinéphiles.
Il n’en disparaît pas moins des
radars vers 2002 pour revenir
aujourd’hui – en plein désastre
sanitaire – avec un film­somme,
glané et thésaurisé durant dix­
huit ans d’une carrière assez su­
perbement dilapidée, puis ras­
semblé au prix d’un suprême ef­
fort en une vitale ressaisie d’un
pays au bord de la ruine.
Du chaos au chaos
Le genre qui lui sied – l’essai filmé
à la première personne – l’associe
à un discret mais classieux aréo­
page de champions de l’impu­
reté, qui va du Lituanien Jonas
Mekas à l’Israélien David Perlov,
en passant par le Français Chris
Marker ou le Belge Boris Lehman.
Il y apporte une touche orientale
– façon Mille et Une Nuits, avec
mots et merveilles repoussant
incessamment la mort – mâtinée
d’un parfum proprement liba­
nais de déconstruction tragique,
qui confine aujourd’hui à l’im­
plosion asthénique.
C’est donc d’un pays charmeur
mais qui semble depuis toujours
s’écrouler que nous parle Moha­
med Soueid, avec les mille voix,
mille chants, mille soleils et mille
images d’amis croisés sur ce che­
min faussement sinueux qui va
du chaos au chaos.
seule. Marion s’est inscrite à une
agence de rencontres. «Est­ce que
ce n’est pas trop tard, à septante­
deux ans, pour être amoureuse?»,
se demande­t­elle émerveillée à
l’idée de l’être de nouveau. Odile
chasse le sanglier en compagnie
des hommes, « des frères », dit­
elle. Pierrette, veuve de pasteur,
joue du violon et se surprend à
être encore séduisante dans le re­
gard des autres. Noëlle randonne,
bâtons en main. «Il faut être très
fort pour être seule, confie­t­elle à
la caméra. Il faut s’aimer beaucoup
pour se passer de quelqu’un.»
Et il y a Carmen. Trente ou qua­
rante ans de vie conjugale sans
nuage. Un jour, son mari part
pour une autre. Rongée d’an­
goisse, elle vit dans un petit stu­
dio. Souffrant de vertige, elle s’ef­
force d’atteindre, en téléphéri­
que, un sommet à 3 000 mètres
d’altitude. Une torture. Elle y par­
vient. Seule mais victorieuse. Fini
culture | 29
Idée magnifique : Mohamed
Soueid, insomniaque notoire, de­
mande à ses amis de lui raconter
des histoires susceptibles de lui
faire retrouver le sommeil. Sur ce
pitch onirique flotte l’indiscerna­
ble de rencontres tantôt réelles,
tantôt jouées, la confusion des
identités, l’impondérable efface­
ment du temps.
Un pilote qui se remémore le
bon temps du confort élitaire,
une suave psychanalyste qui
nous explique en quoi consiste la
personnalité multiple, un intaris­
sable hypocondriaque qui loca­
lise sa douleur «dans les nerfs qui
sont à l’intérieur des os », une ac­
trice qui nous parle de la hantise
de son régime et de la méno­
pause, un chauffeur de taxi qui ra­
conte une histoire d’amour dans
laquelle un homme se sent le de­
voir de perdre celle qu’il aime…
Souvenirs personnels
Dans ces entrelacs qui dessinent
à leur manière une carte mentale
du Liban, le réalisateur place
nombre de souvenirs person­
nels, des considérations philoso­
phiques sur le spot le plus charnu
du corps humain (seule partie du
corps, selon lui, à ne pouvoir
souffrir d’une dissociation de la
personnalité), une séquence
visuelle vrillée sur la même ré­
gion anatomique, un regard
attristé sur le célèbre Commo­
dore d’Achrafieh, dernière salle
d’art et d’essai de Beyrouth, quel­
ques plans foudroyants, tel ce
visage de femme assise à un bar
saisi en plan rapproché et contre­
plongée tandis que monte le raï
déchirant de Boutaiba Sghir
(El Fermlia).
D’autres belles chansons s’en­
tendront ici (Nevermind, de Leo­
nard Cohen, Mama ya helwa, de
Shadia, We hayat ellifat, de Najat
Essaghira), d’autres figures appa­
raîtront, de cinéastes amis confits
en beautés urbaines désolées (le
Libanais Ghassan Salhab, l’Egyp­
tien Tamer El Saïd). On dira donc
que le plus beau portrait de ce
pays en ruine – au sens physique
et moral – qu’est aujourd’hui le
Liban se trouve dans ce film loin­
tain de Soueid, qui ne nous attein­
dra peut­être jamais, réalisant
ainsi la promesse de sa délicate
mais mordante mélancolie. p
jacques mandelbaum
Documentaire libanais de
Mohamed Soueid (2020, 2 h 50).
la dépendance à l’autre? Elle recti­
fie. Elle a adoré son « ménage »,
comme elle dit. Elle donnerait
tout pour reprendre sa vie
d’avant, tenir la main de quel­
qu’un en haut d’un glacier.
Film du milieu, film de crête,
LesDames se tient à distance du
film militant sur la cause des fem­
mes et d’une apologie désuète de
la vie de couple vue comme un in­
dépassable horizon. Les cinq pro­
tagonistes assument leurs contra­
dictions, comme leurs rides. Elles
sont graves, se plaignent peu, li­
bres et déterminées. On ne peut
que regretter l’initiative du distri­
buteur français, qui a fait suivre le
titre original de ce «encore fem­
mes», un peu graveleux. p
philippe ridet
Documentaire suisse de
Stéphanie Chuat et Véronique
Reymond (1 h 20). Diffusion sur la
plate­forme de VoD La 25e heure.
30 | culture 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Hervé Le Tellier, « L’Anomalie »

flirte avec

lauréat du
le thriller,
le roman
d’anticipation,

prix Goncourt
la science-fiction,
en lorgnant les
séries télévisées
L’écrivain, 63ans, a été distingué Patrick Besson ont ainsi été invi­
pour «L’Anomalie». Marie­Hélène tés à rejoindre le Zoom des Gon­
court pour leur propre pro­
Lafon a reçu le Renaudot clamation. La récompense
revient à Histoire du fils, de Marie­
Hélène Lafon (Buchet­Chastel, 176

U
pages, 15 euros), quand sa version
n prix Goncourt Après l’annonce faite sur la Hervé «essais» est attribuée à Les Villes
remis par visioconfé­ plate­forme Zoom par le prési­ Le Tellier, de papier (208 pages, 18,50 euros),
rence (« Gardez bien dent de l’académie Goncourt, le 14 octobre, de Dominique Fortier (Grasset) et
vos micros éteints ! »), Didier Decoin, Hervé Le Tellier est à Paris. le Renaudot poche à Charles de
sans la cérémonie annuelle au apparu dans les locaux des édi­ FRANCK FERVILLE/ Gaulle, d’Eric Roussel (Tempus,
restaurant parisien Drouant avec tions Gallimard, pour un échange AGENCE VU 1472 pages, 16 euros).
sa traditionnelle bousculade de avec les huit des dix jurés connec­ Le jury est sous le feu des criti­
journalistes et de caméras, ses tés, qui n’ont pas mégoté l’expres­ ques publiques depuis presque un
serveurs en surchauffe, et son sion de leur enthousiasme à an et le déclenchement de l’affaire
lauréat, ému, qui fend la foule l’égard de L’Anomalie. Un roman Gabriel Matzneff par Le Consente­
pour rejoindre le jury à l’étage, monde, qui nous entraîne de la ment, de Vanessa Springora (Gras­
est­il un « vrai » prix Goncourt ? France aux Etats­Unis en passant set), venue rappeler que l’écrivain
La question devrait passionner par le Nigeria et l’Inde, sur les à la pédophilie revendiquée avait
Hervé Le Tellier, sacré, lundi traces d’un avion inexplicable­ remporté celui de l’essai en 2013
30 novembre, pour L’Anomalie ment atterri au même endroit à pour Séraphin, c’est la fin! (La Table
(Gallimard, 336 pages, 20 euros), deux reprises, avec les mêmes ronde), et mettre en lumière le
roman tout entier travaillé par la passagers, à trois mois d’écart. goût de l’entre­soi de ce cénacle
question des réalités alternatives Voici les personnages – un tueur à adepte des coups d’éclat et pas
et la possibilité que nous vivions gages porté sur le végétarisme, particulièrement attentif aux
dans une simulation. Le prési­ une star nigériane dissimulant conflits d’intérêts, comme le ra­
dent de l’Oulipo (Ouvroir de litté­ son homosexualité, une avocate conte l’enquête de «M Le maga­
rature potentielle) l’a emporté américaine fragile sous ses airs de zine du Monde» du 28 novembre.
par huit voix contre deux sur « killeuse », un écrivain français S’ils se sont bien gardés de se ré­
Maël Renouard pour L’Historio­ habitué aux tirages confidentiels, former, les Renaudot ont attribué
graphe du royaume (Grasset, dont le livre posthume, L’Anoma­ leur récompense à un livre incon­
336 pages, 22 euros). Etaient éga­ lie, deviendra un immense best­ écrire un livre, tomber gravement pense : Hervé Le Tellier revendi­ d’œil à de grandes œuvres, et testable, et appartenant à leur liste
lement en lice Les Impatientes, seller… – confrontés à leurs malade ou se suicider. que volontiers s’être inspiré du dopé à la malice et à la fantaisie – souvent, ils piochent hors de
de Djaïli Amadou Amal (Emma­ doubles. Les uns ont vécu trois Ainsi L’Anomalie flirte­t­il avec le principe des «arches narratives», que connaissent à l’auteur les celle­ci, comme en 2019 avec La
nuelle Collas, 252 pages, 17 euros) mois de plus que les autres, thriller, le roman d’anticipation qui permettent de construire l’in­ anciens auditeurs de l’émission Panthère des neiges, de Sylvain
et Thésée, sa vie nouvelle, de Ca­ laps de temps suffisant pour fi­ et la science­fiction, tout en lor­ trigue en tirant plusieurs fils. Il a «Des Papous dans la tête» (France Tesson (Gallimard). Ils ont ainsi
mille de Toledo (Verdier, 256 pa­ nir ou commencer une histoire gnant les séries télévisées par son construit un roman à la fois grand Culture), où Hervé Le Tellier, élu un roman écrit par une femme
ges, 18,50 euros). d’amour, concevoir un enfant, orchestration très efficace du sus­ public et littéraire, bourré de clins 63 ans, a eu longtemps son rond (comme l’est l’essai Les Villes de
de serviette. Pour peu que l’on s’y papier), laquelle est peu suspecte
penche, on trouve aussi, sous les de connivences germanopratines.
Les montagnes russes des dotations des prix littéraires abords irrationnels de son intri­
gue, la rigueur de l’ancien journa­
Professeure de lettres classiques
en collège, Marie­Hélène Lafon,
liste scientifique qu’est ce di­ 58 ans, construit patiemment,
des lettres et des chiffres. Le prix lit­ de prix, d’une absolue discrétion, ne font Robert­Walser (Suisse), le prix Décembre plômé en mathématiques et en dans une langue admirable, une
téraire le plus convoité de l’Hexagone, le pas état des sommes qu’ils offrent. D’autres (fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent) astrophysique. œuvre centrée autour de son
Goncourt, reste paradoxalement le moins ne donnent pas un centime, comme le ou encore le prix Filigranes (Belgique). Cantal natal. Histoire du fils y
richement doté. Son lauréat se voit attri­ Renaudot, le Femina ou l’Interallié, mais Vingt­trois récompenses de 10000 euros Un livre incontestable revient, qui se tisse autour de la
buer un petit chèque… de 10 euros. Pour­ font vendre massivement en librairie. sont également attribuées. A noter, une di­ Ce huitième roman est sans naissance d’un garçon, André, au
tant, au départ, les frères Goncourt avaient zaine de cafés et restaurants – entre le prix conteste le plus long de l’écrivain, père inconnu, et traverse un siècle,
vu grand et décernaient une récompense Chasseurs de primes de Flore, le prix Le Vaudeville, le prix Réca­ adepte des formes brèves et entre Aurillac, Figeac et Paris.
de 5000 francs­or en 1903. Au fil des déva­ Les 214 prix décortiqués représentent au mier du jeune écrivain ou le prix Cazes­ des contraintes sous­jacentes – car Gonflé de silences, c’est un roman
luations successives et de l’effondrement total plus de 1,4 million d’euros. Le plus lu­ Brasserie Lipp pour les mieux dotés – dis­ ainsi sont les oulipiens, et Hervé de la solitude, de l’absence, de l’hé­
de leurs placements, ce prix s’est rétréci à cratif – 200000 euros – est attribué par tinguent chaque année leur auteur préféré. Le Tellier n’a pas manqué de ren­ ritage et de l’amour. D’ordinaire,
50 nouveaux francs en 1962. l’Institut de France pour le lauréat du prix Le classement de Livre Hebdo n’est pas ex­ dre hommage à deux de leurs les prix sont destinés à valoriser
Le gagnant du Goncourt reçoit en revan­ Simone et Cino Del Duca. Il est suivi par le haustif. En 2008, le Guide des prix et con­ saints patrons: Italo Calvino et les livres qu’ils récompensent. Ici,
che la promesse d’écouler 320000 exem­ prix Jan­Michalski, de la fondation suisse cours littéraires, de Bertrand Labes (éd.du Raymond Queneau, ancien juré il semble que la tâche du roman de
plaires de son livre, soit la moyenne des du même nom (46362 euros), par le prix Rocher), recensait déjà 2100 distinctions Goncourt. Faisant valser les per­ Marie­Hélène Lafon, écrivaine peu
ventes entre 2017 et 2019 selon l’institut Aujourd’hui, remis par François Pinault littéraires francophones. A côté des sérieux sonnages sans que le lecteur s’y connue du grand public jusqu’ici
GFK (Tous les hommes n’habitent pas le (45000 euros), par le Grand Prix de littéra­ Goncourt, Femina ou Médicis, des jurys perde jamais, mêlant suspense, mais estimée par les critiques et
monde de la même façon, de Jean­Paul Du­ ture Paul­Morand, remis par l’Académie s’amusent. Comme celui du prix Boncourt, drôlerie et mélancolie, c’est le texte par ses pairs, soit de rendre un peu
bois, Editions de l’Olivier, prix Goncourt française (45000 euros également), et par décerné par des lectrices de la médiathèque ambitieux et addictif d’un auteur de son lustre au Renaudot. p
2019, a été tiré à 380000 exemplaires). le Grand Prix suisse de littérature, attribué de Biarritz (Pyrénées­Atlantiques) autour en pleine maîtrise de ses moyens raphaëlle leyris
Le magazine Livre Hebdo de novembre a par l’Office fédéral de la culture de la même liste que le Goncourt. Et donne que couronne le Goncourt.
publié un classement des prix par montant (37064 euros). Peu connus du grand public, son choix dix minutes avant l’annonce pa­ D’ordinaire, l’annonce de ce prix L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier,
de dotation, dans quatre pays francophones ils le sont en revanche des éditeurs et de risienne. Cette année, elles ont aussi élu est suivie, toujours chez Drouant, Gallimard, 336 p., 20 €,
(France, Belgique, Suisse et Canada). Il en a tous les écrivains chasseurs de primes. Hervé Le Tellier pour L’Anomalie (Galli­ par celle du Renaudot. Trois numérique 14,99 €.
conservé 214, qui communiquent le mon­ Quinze prix s’échelonnent entre 12000 et mard, 336 pages, 20euros). Il sera invité à de ses jurés, Georges­Olivier Cha­ Histoire du fils, de Marie­Hélène
tant de la récompense attribuée chaque an­ 25000 euros. On y trouve, par exemple, passer un week­end sur la côte basque. p teaureynaud, Dominique Bona Lafon, Buchet­Chastel, 176 p., 15 €,
née au vainqueur. Certains organisateurs le prix Prince­Pierre­de­Monaco, le prix nicole vulser (unique femme de l’assemblée) et numérique 9,99 €.

Zola, le choixdesflowsplus quele chocdesmots

Une semaine après sa sortie, le deuxième album du rappeur est le cinquième disque le plus écouté dans le monde sur la plate­forme Spotify

RAP val à Miami. Ce dernier avait pour­ Son producteur, Kore, qui a der­ cités. «La première fois que j’ai ren­ un lycée, dans la Haute­Saône, où tretient le mystère, ne justifie

Z
ola est le nouveau phéno­
mène du rap français. Pu­
blié le 20 novembre, le
deuxième opus du rappeur, Sur­
vie, est devenu en une semaine le
cinquième album le plus écouté
dans le monde sur la plate­forme
Spotify. En France, son précédent
disque, Cicatrice, avait été certifié
disque de platine. Le rappeur, qui
habite à Evry (Essonne), a 21 ans et
déjà l’attitude d’une rockstar. Les
Américains, qui ont inventé le
style de musique «trap», dont il
est aujourd’hui un expert, font
partie de ses fans, alors que le
jeune homme avait eu le culot,
alors qu’il n’avait que 19 ans, de re­
fuser leur collaboration, notam­
ment dans le studio de Jimmy Du­
tant produit un des tubes du
genre, Look at Me de XXXTenta­
cion, mais aucune des musiques
proposées par le compositeur ne
l’avait convaincu. Aurélien N’Zuzi
Zola sait ce qu’il veut.
De père congolais, il partage le
patronyme d’un des plus grands
auteurs de la littérature française.
Le rappeur a d’ailleurs passé un
baccalauréat littéraire dans un ly­
cée de Haute­Saône, mais n’a pas
l’ambition de se faire passer pour
un écrivain des temps modernes,
encore moins pour un esthète de
la rime. Les premiers mots de son
disque, sur le titre introductif, Le
Sauveur, sont éloquents : « T’fa­
çon ma gueule, dans l’son, on
t’choque, ta mère, ta mère, ta
mère.» Amis poètes, bonsoir.
rière lui plus de vingt ans de suc­
cès dans le rap avec ses composi­
tions pour Booba, Rohff ou les
bandes originales des films de la
série Taxi, met en garde et dé­
crypte : « L’erreur à ne pas com­
mettre avec des artistes comme
Zola, c’est d’intellectualiser tout ce
qu’ils écrivent. Quand il y a une
punchline qui semble gratuite, ce
n’est pas par sécheresse de vocabu­
laire. Zola est plus dans le choix des
flows que dans le choix des mots.»
Productions ingénieuses
Avec son nouveau label, AWA,
Kore se consacre à la production
de ces artistes qu’il qualifie de
« new wave », qui mettent en
avant dans leur musique leur «li­
festyle» plus que le quotidien des
contré Aurélien, se souvient Kore,
je lui ai fait écouter quarante mor­
ceaux, aucun ne lui a plu. Et j’ai
trouvé ça génial, j’ai aimé qu’il ne
soit pas révérencieux. Je lui ai fait
rencontrer des producteurs améri­
cains, il a eu la même attitude.»
Irrévérencieux, mais pas irres­
pectueux. Zola reconnaît aisé­
ment l’apport de ce compositeur
de l’ancienne génération: «Kore
aime bien les challenges, explique
le jeune métis, il ne veut plus tra­
vailler avec des gens qui sont déjà
en place. Quand je l’ai rencontré,
c’était la première fois que j’entrais
dans un studio professionnel. C’est
avec Kore que j’ai vraiment com­
mencé à faire de la musique.»
Auparavant, Aurélien N’Zuzi
Zola poursuivait ses études dans
il a déménagé, enfant, avec sa
mère. Il se rendait à Evry tous les
week­ends, où il rejoignait son
demi­frère pour des sessions
d’enregistrement sur « des ordi­
nateurs portables, un vieux micro
et les copains qui rigolent autour».
Comme ses modèles américains,
NBA YoungBoy et Splurge, Zola
privilégie le contact direct avec
ses fans sur les réseaux sociaux.
Tatoué jusqu’en haut du cou, il est
aimable en entretien, mais peu
loquace: «M’exposer, ce n’est pas
vraiment mon truc. Je voudrais
presque disparaître derrière ma
musique.»
Il refuse de s’expliquer sur ses
textes, d’en dire plus sur son ado­
lescence auprès de ses grands­pa­
rents « mordus » d’Egypte. Il en­
aucun de ses écrits. Il concède
juste: «Quand j’écris un morceau,
je n’ai pas de message à faire pas­
ser. Le type de musique que je fais
veut ça: la trap. Je ne veux pas en
dire trop, je préfère que les gens se
posent des questions.» L’associa­
tion de sa désinvolture, de sa jeu­
nesse avec l’expérience et les pro­
ductions ingénieuses de Kore, est
en tout cas le ticket gagnant de
cette fin d’année. Les quinze titres
de son album, dont Ma jolie, en
duo avec Leto, ou 9113, avec le
Marseillais SCH, sont autant de
tubes dont la légèreté ferait pres­
que oublier cette année 2020
dont tous attendent la fin. p
stéphanie binet
Survie, 1 CD A.W.A/Sony Music.
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020 télévision | 31
TomCruise,l’irrésistible mal­aimé NOTRE
SÉLECTION
Régis Brochier signe un portrait psychologisant mais dynamique de l’acteur adoré du public et méprisé par Hollywood
MERCREDI 2 DÉCEMBRE

ARTE.TV faire preuve, est particulièrement

À LA DEMANDE bien décrypté. Le couple Kidman­ Arte
DOCUMENTAIRE Cruise et leurs deux enfants ont en Petite Fille

P
atienter quatre minutes
trente, le temps de sur­
voler un bout d’essai,
puis une première appa­
rition en short à franges dans Un
amour infini (Franco Zeffirelli,
1981). Avant de se laisser convain­
cre de regarder la suite par l’arri­
vée glissée, sur un parquet ciré,
d’un jeune homme de 20 ans en
chaussettes blanches et chemise
rose. Un bougeoir à la main, il se
lance dans un «lip sync» débridé
sur du Bob Seger (Risky Business,
Paul Brickman, 1983). Tom Cruise
a quelque chose que les autres
n’ont pas, mais quoi ? Le sourire
ravageur ne suffit pas à expliquer
la longévité de sa carrière. Depuis
quarante ans, journalistes et ciné­
philes essaient de comprendre le
succès de cet acteur, aussi re­
connu que controversé.
Travailleur assidu
Régis Brochier tente, dans Tom
Cruise, corps et âme, une approche
psychologique, axée sur sa «part
d’ombre», son «esprit tourmenté»
et un désir inconscient d’«immor­
talité», notamment depuis qu’il a
rejoint la scientologie. Ce choix ré­
ducteur est heureusement porté
par une mise en scène dynamique,
calquée sur le rythme effréné de la
cinquantaine de films dans les­
quels l’acteur a tourné.
Après son interprétation remar­
quée dans Outsiders (Francis Ford
Coppola, 1983), aux côtés de Matt
Dillon et Patrick Swayze, son rôle
de pilote de chasse dans Top Gun
(Tony Scott, 1986) fait de Tom
Cruise une star mondiale. Sur les
plateaux de télévision, il s’épan­
che sur son enfance modeste et
sans père, il évoque sa foi catholi­
que… Il intrigue. D’aucuns se de­
mandent, par exemple, pourquoi
il a refusé d’empocher 5 millions
de dollars pour tourner Top Gun 2,
préférant choisir des projets plus
ambitieux et devenir le parte­
naire – puis l’ami – de Paul
Newman dans La Couleur de
l’argent (Martin Scorsese, 1986).
Cette trajectoire risquée lui offre
Gene Hackman
et Tom Cruise
dans « La Firme »
(1993), de Sydney
Pollack.
PARAMOUNT PICTURES/ARTE
une nomination aux Oscars pour
Né un 4 juillet (Oliver Stone, 1989).
Mais, après Eyes Wide Shut (Stan­
ley Kubrick, 1996), le couple qu’il
forme avec Nicole Kidman, sa par­
tenaire à la ville et dans le film, ex­
plose. L’acteur s’enfonce un peu
plus dans la scientologie. Le tour­
nage hors norme de ce film char­
nière, et notamment l’engage­
ment dont les deux acteurs ont dû
effet déménagé au Royaume­Uni
afin de se mettre à la disposition
du réalisateur, qui annonce au dé­
part six mois de prises – il en fau­
dra finalement dix­huit. L’acteur
explique lors d’un entretien pro­
motionnel avoir tourné jusqu’à
90 fois la même scène et travaillé
«tous les jours», sans exception.
Cette réputation de travailleur
assidu devient sa marque de fabri­
que, de même que son acharne­
ment pour décrocher certains
rôles, comme Lestat dans Entre­
tien avec un vampire (Neil Jordan,
1994). Depuis le premier Mission:
Impossible (Brian De Palma, 1996),
«ses personnages ne vieillissent
plus», constate le documentaire.
La faute à l’acteur ou à Hollywood?
Le désamour croissant de la pro­
fession est en revanche bien réel.
Depuis que Steven Spielberg a re­
fusé de travailler avec lui pour La
Guerre des mondes (2005), rien n’y
fait. De suspicions en incompré­
hensions, trente­trois ans après
avoir refusé Top Gun 2, «cet acteur
que nous n’arrivons pas à détester»
fait la promotion de Top Gun :
Maverick (Joseph Kosinski). Sortie
prévue en juillet 2021. p
catherine pacary
Tom Cruise, corps et âme, de
Régis Brochier (Fr., 2019, 53 min).
20.50 Sébastien Lifshitz filme
avec pudeur le combat de Sasha
(7 ans au début du film), né garçon
mais qui se sent fille, et de sa famille
pour faire accepter sa différence.
France 2
Femmes, de la rue à l’abri
22.45 Cinq ans après son
documentaire Femmes invisibles,
survivre dans la rue, Claire Lajeunie
dresse un nouvel état des lieux
de l’accueil des femmes SDF
au sein de nouvelles structures
qui leur sont réservées.
Canal+
Le Gala du Jamel Comedy Club
21.10 En attendant la réouverture
des salles de spectacle, le stand-up
s’offre un «prime» enregistré
au cabaret parisien le Paradis latin,
avec de nouveaux décors,
la troupe du lieu pour les intermèdes
et une brochette de nouveaux
talents à découvrir.
OCS City
Nos batailles
22.15 Le réalisateur Guillaume Senez
dépeint le quotidien d’Olivier
(Romain Duris), jeune quadra, qui se
retrouve seul avec ses deux enfants
à la suite du départ de sa femme.
Une situation filmée, pour une fois,
du côté de l’homme.

L’arnaque littéraire de deuxpiedsnickelésattachants

Melissa McCarthy et Richard E. Grant campent une faussaire en lettres d’écrivains et son acolyte dans le New York du début des années 1990

CANAL+ Cette histoire de rédemption et de mais elle ne trouve plus sa place dans les ses notes de bar en vendant de la cocaïne Alors que le monde gay est ravagé par le
MERCREDI 2 - 16 H 20 transgression trouve une incarnation rédactions et les maisons d’édition, et est coupée de laxatif. Quand l’idée de fabri­ sida, les quartiers malfamés du sud de
FILM idéale dans le formidable duo qui réunit incapable de tenir un emploi alimentaire. quer de fausses lettres autographes tra­ Manhattan commencent leur cure de

A
u commencement, Julianne
Moore devait tenir le rôle de Lee
Israel dans l’adaptation du récit
autobiographique de cette écrivaine,
faussaire et new­yorkaise, morte en 2014.
Peu avant le tournage, début 2017, l’actrice
se fâcha avec la cinéaste Nicole Holofce­
ner, qui abandonna le projet, le laissant à
sa consœur Marielle Heller. Ces auspices
cataclysmiques auraient dû engendrer un
« film malade ». Or, Les Faussaires de
Manhattan affiche une santé insolente.
l’une des dernières stars de la comédie
populaire américaine, Melissa McCarthy,
et Richard E. Grant, acteur britannique
d’expérience. La première incarne donc
Lee Israel, plumitive quinquagénaire, qui
titube d’échec en échec, quand débute le
film. On est en 1991, au moment où la
consommation de scotch sur le lieu de
travail a cessé d’être considérée comme
un trait de caractère pittoresque. Mal fa­
gotée dans des tenues de retraitée désar­
gentée, étrangère aux salons de coiffure,
Lee Israel fut une journaliste brillante,
Etonnante économie de moyens
Après avoir été tancée et découragée par
son agent, Lee Israel se résout à vendre son
seul trésor, une lettre signée de Katharine
Hepburn. Au même moment, elle croise
dans un bar de Greenwich Village une
vieille connaissance. Jack Hock est gay, sé­
ropositif et sans domicile. Richard E. Grant
en fait un farfadet vieillissant, qui court de
toutes ses forces pour garder une lon­
gueur d’avance sur le désespoir. Il est aussi
drôle que dépourvu de scrupules et paie
verse l’esprit de Lee Israel, elle trouve en
Hock un complice parfait. L’écrivaine in­
voque les mânes des esprits les plus vifs
du siècle finissant: Noël Coward, Dorothy
Parker… et les couche, avec pour médium
une machine à écrire mécanique, sur des
feuilles soigneusement vieillies. Jack
Hock lui sert de courtier auprès de librai­
res naïfs ou malhonnêtes.
Ces personnages ne seraient pas aussi
vivants si Marielle Heller ne les plongeait
dans un écosystème qu’elle fait vivre avec
une étonnante économie de moyens.
gentrification. Filmé en hiver entre
Hudson et East River, Les Faussaires de
Manhattan évoque vigoureusement un
moment d’histoire dans lequel se glissent
deux des figures les plus attachantes que
le cinéma indépendant américain ait
donné de voir. p
thomas sotinel
Les Faussaires de Manhattan,
de Marielle Heller. Avec Melissa
McCarthy, Richard E. Grant, Jane Curtin,
Dolly Wells (EU, 2018, 107 min).

0123 est édité par la Société éditrice

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32 | styles
La Toyota Mirai. TOYOTA
Mirai,del’hydrogèneetdel’allure
La deuxième génération
de la Toyota dotée
d’une pile à combustible
se veut une alternative
crédible aux véhicules
électriques à batterie.
Et compte désormais aussi
sur son style pour séduire
Leseffets pervers des assistancesàlaconduitesoussurveillance
Pour l’Euro NCAP, la priorité est désormais de se pencher sur les conséquences de l’électronique sur le comportement des conducteurs
C ertains les ignorent, d’au­
tres en raffolent. Les « as­
sistances avancées à la
conduite » (ADAS, dans le jargon
des constructeurs), qui maintien­
nent la voiture droit dans sa file,
activent le freinage d’urgence si
un piéton ou un autre véhicule
n’a pas été aperçu à temps – bref,
corrigent les erreurs commises
au volant –, sont devenues des
équipements courants. Pourtant,
cette montée en puissance de
l’électronique embarquée, qui
peut remédier à des comporte­
ments à l’origine de 80 % des acci­
dents, ne peut pas être considé­
rée comme une garantie absolue.
Depuis cet automne, le très in­
fluent organisme de test Euro
NCAP, dont les notes (attribuées
sous forme d’étoiles) font auto­
rité, a décidé d’évaluer l’ensemble
des aides à la conduite dans le ca­
dre d’un nouveau protocole.
Fondé en 1997, Euro NCAP (Eu­
ropean New Car Assessment Pro­
gram, autrement dit « pro­
gramme européen d’évaluation
des nouveaux modèles ») est une
association de droit privé belge
qui rassemble des clubs automo­
biles, des groupements de con­
sommateurs ainsi que les minis­
tères des transports de plusieurs
pays européens dont le Royau­
me­Uni, la Suède, les Pays­Bas,
l’Allemagne et la France. Le nou­
veau cheval de bataille des tests
réalisés par ce juge de paix ne
vise plus seulement à évaluer
l’efficacité des systèmes électro­
AUTOMOBILE
D
ans le maelström des
nouveaux modèles
« propres », la Toyota
Mirai ne passera pas
inaperçue. Ce premier véhicule
électrique commercialisé avec
une pile à combustible est un
pionnier de la voiture à hydro­
gène, une énergie qui inspire de
mégaprojets de transition écolo­
gique. Ambassadrice d’une tech­
nologie qui excite beaucoup
l’imagination, la Mirai de
deuxième génération a été large­
ment repensée.
Pour attirer la lumière, elle
compte désormais sur son style,
plus séduisant. Ses lignes d’un
académisme achevé et sa sil­
houette sans fioritures, rehaus­
sée par la présence de grandes
roues, rompent avec les formes
torturées, naïvement « science­
fictionnesques », du précédent
opus. Le signe qu’après six ans
d’une carrière commerciale
discrète – à vrai dire, le construc­
teur japonais n’envisageait pas
d’en faire un best­seller –, la
Toyota à hydrogène veut être
perçue non plus comme une cu­
riosité, mais comme une alterna­
tive crédible aux véhicules élec­
triques à batterie.
niques mais aussi leur interac­
tion avec le conducteur. Implici­
tement, en effet, une forme
d’ambiguïté s’est instillée. Les
ADAS, ce serait un peu comme
un copilote auquel on pourrait
confier le volant alors qu’elles ne
se substituent au conducteur
qu’en cas de danger.
Surveiller l’état de vigilance
Même si, cette année encore,
Euro NCAP a poussé à l’introduc­
tion d’un airbag supplémentaire
entre les passagers avant pour li­
miter les conséquences d’un
choc latéral, la priorité est désor­
mais de se pencher sur l’impact
de l’électronique sur le compor­
tement des conducteurs. Selon
une toute récente étude améri­
Conçue sur une plate­forme
conventionnelle afin de réduire
les coûts, la grande Mirai s’est al­
longée de 8 centimètres (elle me­
sure désormais 4,97 m) et s’est
transformée en une propulsion
aux roues arrière. Logée dans ce
qui serait le compartiment mo­
teur d’un véhicule thermique, la
pile à combustible a été optimi­
sée. Ce composant – qui opère la
réaction chimique entre l’hydro­
gène embarqué et l’oxygène de
l’air extérieur permettant de pro­
duire l’électricité nécessaire au
moteur – consomme 10 % de car­
burant en moins. Simultané­
ment, sa puissance a été portée à
128 kW (171 ch), contre 114 kW
Faire le plein
dure à peu
de chose près
le temps qu’il
faut pour remplir
un réservoir
d’essence
et permet
de parcourir
de 600 à 650 km
caine réalisée par l’Institut des
assurances pour la sécurité rou­
tière (IIHS) et le Massachusetts
Institute of Technology (MIT), il
apparaît que les automobilistes
ont deux fois plus de risques de
montrer des signes d’inattention
après un mois de conduite sur
autoroute avec un système
d’autonomie de niveau 2 (régula­
teur de vitesse adaptatif et une
aide au maintien dans la file).
D’où l’obligation de vérifier que
le véhicule communique claire­
ment au conducteur la nature de
l’assistance qui lui est prodiguée
et que celui­ci ne relâche pas son
niveau d’attention. Ce qui ten­
drait à généraliser des caméras
intégrées au tableau de bord pour
surveiller l’état de vigilance.
(154 ch) précédemment. Les larges
aérations creusées sur la proue
brassent vers la pile à combustible
de gros volumes d’air qui seront
rejetés après avoir été purifiés,
précise le constructeur, qui met
un point d’honneur à tenir la
comptabilité de cette action de fil­
tration sur l’ordinateur de bord.
La Mirai rejette aussi de l’eau, ce
qui peut se traduire par la for­
mation d’une inoffensive pe­
tite flaque sous le véhicule. Pour
l’éviter, une commande située
à main gauche du conducteur
permet de purger le circuit en
cours de route.
Cuir végan de rigueur
Afin d’augmenter le rayon d’ac­
tion, Toyota a installé trois réser­
voirs ultrarésistants (entre les
passagers avant, sous le plancher
et sur l’essieu arrière), dont la
contenance totale a été revue à la
hausse, pour atteindre 5,6 kg,
soit 142 litres d’hydrogène. Faire
le plein dure à peu de chose près
le temps qu’il faut pour remplir
un réservoir d’essence et permet
de parcourir de 600 à 650 km,
soit 30 % de mieux que la pre­
mière génération. Une autono­
mie supérieure à celle d’un mo­
dèle électrique lesté de lourdes
batteries et comparable à celle
d’un véhicule à combustion in­
terne, essence ou diesel.
Dernier effort, et non des moin­
dres : malgré les améliorations
qui y ont été apportées, Toyota va
revoir à la baisse le prix de cette
voiture avant­gardiste dont la
commercialisation en Europe est
attendue au cours du premier tri­
mestre 2021. Il devrait s’afficher
autour de 65 000 euros (bonus
écologique non inclus), soit quel­
que 15000 euros de moins que le
modèle précédent. On peut rai­
sonnablement supposer que ce
tarif, proche d’un haut de gamme
électrique, est largement infé­
rieur au prix de revient.
A l’accélération, la Mirai laisse
s’échapper de légers sifflements
en provenance du compresseur
d’air et du système d’injection de
l’hydrogène, mais elle délivre
l’essentiel des sensations que
procure une électrique. La voi­
ture glisse avec fluidité, sans la
moindre vibration. Le train
avant, lesté par la pile à combusti­
ble, manifeste une légère paresse
lorsqu’on le sollicite, mais les dé­
passements s’effectuent en un
éclair et le freinage peut se doser
sans difficulté. Dessiné avec une
certaine originalité, l’habitacle
apparaît vaste et confortable. Le
cuir végan est de rigueur.
Désormais, Euro NCAP s’inté­
resse à la manière dont fonc­
tionne un freinage d’urgence
automatique déclenché à l’ap­
proche d’un véhicule plus lent ou
arrêté en pleine voie, avec ou
sans réaction du conducteur.
L’intervention de la direction ac­
tive, qui rétablit la trajectoire, est
également notée pour sa dou­
ceur d’exécution : elle doit être ef­
ficace sans pour autant donner
l’impression de perdre le con­
trôle. Tout cela fait partie inté­
grante de la nouvelle note déli­
vrée par cet organisme.
Dans ces conditions, une excel­
lente assistance à la conduite
peut être gâchée par une mau­
vaise interface ou un suivi d’at­
tention défaillant. C’est notam­
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020
Seule voiture à hydrogène dis­
ponible avec la Honda Clarity ou
les Hyundai IX35 et Nexo, la nou­
velle Mirai (qui signifie futur, en
japonais) a donc été conçue pour
sortir de la marginalité. La pre­
mière, lancée en 2014 au Japon, a
été produite à 11000 unités, très
en deçà des espérances de Toyota.
En cinq ans, 796 Mirai ont été dif­
fusées en Europe, dont 136 en
France, acquises pour partie par
une société de taxis en région pa­
risienne. La nouvelle version en­
visage de faire beaucoup mieux.
Sa capacité de production an­
nuelle a été portée à 30000 uni­
tés, mais rien ne dit que ces ambi­
tions se concrétiseront. Malgré
l’ampleur des investissements
prévus pour développer «l’écono­
mie de l’hydrogène » en Europe
(7 milliards d’euros d’ici à 2030
pour la France, 9 milliards pour
l’Allemagne) et l’ardeur de ses
promoteurs, l’avenir automobile
de la pile à combustible paraît
s’inscrire en pointillé.
L’essor de cette technologie
bute toujours sur trois obstacles
majeurs. Le plus manifeste con­
cerne la production de l’hydro­
gène, aujourd’hui essentielle­
ment réalisée à partir d’énergie
fossile (gaz naturel, pétrole, char­
bon) ou de biomasse. Plus ou
moins vertueux, ces modes de
production ont en commun de
coûter très cher. Un plein d’hy­
drogène à bord de la nouvelle Mi­
rai représente une dépense com­
parable à celle d’un plein d’es­
sence, pour une autonomie équi­
valente. A moins de s’en remettre
exclusivement à des chargeurs ul­
trarapides à très forte puissance,
une voiture électrique sera bien
moins chère à l’usage. Autre pro­
blème: le réseau de distribution,
famélique. Il n’existe en France
qu’une trentaine de stations. La
plupart ne sont pas accessibles au
grand public et disposent d’une
pression de 350 bars, insuffisante
pour assurer le remplissage com­
plet du réservoir.
Enfin, la production comme la
diffusion de modèles équipés
d’une pile à combustible sont, de
facto, concurrencées par l’am­
pleur des investissements mobi­
lisés au profit de la voiture électri­
que à batterie et son réseau de
bornes. Bref, pouvoirs publics et
constructeurs peuvent difficile­
ment courir plusieurs lièvres à la
fois. Autant de contraintes qui
semblent réserver l’hydrogène
surtout aux poids lourds, aux
trains, aux navires ou aux futurs
avions électriques. p
jean­michel normand
ment ce qui a amené l’organisme
à revoir à la baisse la note attri­
buée à l’assistance de la Tesla
Model 3, pourtant technique­
ment irréprochable.
La qualité de l’interaction hom­
me­machine impose également
de sécuriser le véhicule en cas de
grave défaillance humaine ou
électronique. La voiture devra
pouvoir se ranger automatique­
ment sur la bande d’arrêt d’ur­
gence en cas de malaise du con­
ducteur, et ce dernier pourra re­
prendre la main en cas de dys­
fonctionnement des capteurs.
Une exigence sécuritaire crois­
sante qui n’est pas sans impact
sur le prix des véhicules, généra­
tion après génération. p
nicolas valeano
 IDÉES | 33
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Tareq Oubrou Islam de France : aux laïcs la

gestion administrative, aux religieux la religion
Si l’idée, proposée par le chef de l’Etat, d’un conseil national
des imams est bonne, ce dernier ne peut être l’émanation

L’
Etat a récemment annoncé, par la
voie du Conseil français du culte
musulman (CFCM), la création
d’un conseil national des imams
[chargé d’avaliser les formations religieu­
ses des imams]. Si l’idée d’avoir un conseil
des imams est bonne, les voies et moyens
suivis ne sont pas les bons. D’abord, parce
que ce conseil s’appuie sur le CFCM, alors
que tout le monde sait qu’il est une insti­
tution fragile. Les premières à le savoir, ce
sont les fédérations elles­mêmes qui le
composent, elles qui, aujourd’hui comme
hier, passent leur temps à s’y disputer.
L’Etat le sait aussi.
Créée sous l’impulsion de Nicolas
Sarkozy par des fédérations sous influen­
ces des pays étrangers (Maroc, Turquie,
Algérie) et mêmes financée par eux, l’ins­
tance n’est pas opérationnelle. D’ailleurs,
les Français de confession musulmane
ne s’y reconnaissent pour ainsi dire pas.
Mille cent mosquées n’ont pas participé à
la dernière élection du CFCM dont la
« labellisation » n’aura aucun poids
parmi les fidèles. Rappelons au passage
qu’aujourd’hui les citoyens sont libres.
Grâce à la protection de l’Etat de droit, ils
peuvent en tant que musulmans s’orga­
niser en associations cultuelles en de­
hors de toute institution nationale offi­
cielle et désigner ceux qu’ils estiment les
plus compétents pour être leurs imams.
Ce qui veut dire que, «labellisation» ou
pas, il y aura toujours des imams qui
n’auront pas besoin d’être reconnus par
une quelconque instance, surtout par le
CFCM, et ne le voudront même pas.
Influences étrangères
Les fédérations du CFCM – «labellisateur
non labellisé » –, appelées à former le
conseil national des imams, sont diri­
gées par des laïcs et pas par des religieux.
Ils gèrent des associations, des fédéra­
tions. Ils font davantage de la politique
que de la religion. Leur demander de
créer un conseil des imams en l’absence
des principaux concernés, c’est comme
demander à des juges de créer un ordre
des avocats. Les présidents de fédération
ne connaissent souvent rien à la théolo­
gie ni au droit canon musulman. Ils vont
siéger à côté d’imams désignés par eux­
mêmes, des imams qui dépendent d’eux.
Ils auront donc prééminence sur eux,
du Conseil français du culte musulman, instance
peu représentative, souligne le grand imam de Bordeaux,
soutenu par dix imams et islamologues
alors que ces présidents de fédération dé­ prêchent en dehors des institutions offi­
pendent pour la plupart de pays étran­ cielles et souvent contre elles?
gers. Que va­t­il se passer? On va officiali­ L’intention de l’Etat est compréhensi­
ser en France les interprétations canoni­ ble, elle est même louable. Mais la dé­
ques en vigueur dans ces pays, par la voix marche n’est pas bonne. Que va­t­il en
de gens sans savoir religieux crédible! Et effet se passer? Les fédérations qui com­
on demande en même temps, au travers posent le CFCM vont habiliter leurs pro­
de la charte des principes républicains, à pres imams, comme elles le font déjà
ces mêmes représentants de l’influence pour les aumôniers. Or, quelle est la si­
étrangère de lutter… contre l’influence tuation des aumôneries? Très mauvaise.
étrangère sur l’islam en France ! Com­ Mis à part quelques exceptions très esti­
prenne qui pourra. Au lieu de demander mables, on trouve parmi les aumôniers
au CFCM de constituer un conseil natio­ «labellisés» par le CFCM des gens qui ne
nal des imams (CNI), l’Etat aurait dû exi­ connaissent pas grand­chose à la reli­
ger du CFCM qu’il se réforme, réforme gion ni même parfois aux piliers de la foi
qui se fait attendre depuis des années! musulmane. Certains ont en outre du
Mais, dépassons ce sujet et imaginons, mal à accepter le principe de l’allégeance
dans une France imaginaire, que le pro­ à la nation. Tout cela à cause d’un mode
blème des imams des mosquées soit ré­ de désignation dont la seule règle est le
glé par le CNI, que fera­t­on du vrai pro­ copinage ; et la seule déontologie, l’ab­
blème, celui de toute une armée sence de déontologie. Une sorte
d’« imams virtuels » qui dirigent des d’ « autolabellisation » clientéliste est à
« mosquées virtuelles » entières, ces l’œuvre, clientélisme auquel le conseil
« communautés musulmanes connec­ des imams, lié au CFCM, n’échappera
tées», constituées d’une jeunesse assoif­ pas. L’Etat connaît cette situation et s’en
fée de religion, si possible dans sa ver­ plaint. Pourquoi crée­t­il les conditions
sion la plus identitariste ? Comment de sa reproduction avec les imams?
«labelliser» ces «imams de fait» très in­
fluents, alors que leur aura et leur succès Traiter d’abord la question théologique
reposent largement sur le fait qu’ils L’Etat comprend qu’il y a un problème
mais, et c’est frustrant pour lui, le pro­
blème est religieux et sa résolution
incombe aux seuls musulmans. Ce pro­
blème, c’est la théologie. Est­ce que ce
CNIaura le courage et les outils intellec­
tuels théologico­canonico­éthiques pour
IL NE SUFFIT PAS DE répondre à cette problématique fonda­
mentale? Pourra­t­il penser une «théo­
DÉCLARER LA GUERRE logie préventive», par exemple? Quand
on sait que certaines fédérations qui
AU CONSERVATISME composent le CFCM ont des instituts qui
TRADITIONALISTE enseignent des doctrines canoniques
médiévales , dont l’importation non
OU AU SALAFISME critique engendre des comportements
problématiques, voire dangereux, on sait
WAHHABITE, IL FAUT bien que la réponse est négative. Il ne
LUI PROPOSER UNE suffit donc pas de déclarer la guerre au
conservatisme traditionaliste ou au
ALTERNATIVE ÉCLAIRÉE salafisme wahhabite, il faut lui proposer
une alternative éclairée, puisée dans
l’interprétation des textes canoniques
musulmans analysés dans le contexte de
notre modernité occidentale. Si la ques­
tion théologique n’est pas traitée d’abord
et avant tout, même la décision coura­
geuse du gouvernement de stopper les vi­
sas des imams détachés ne mettra pas fin
au problème. Car les discours des imams
étrangers seront simplement remplacés
par ceux des imams français qui véhicule­
ront les mêmes lectures problématiques,
avec un français sans accent, voire verna­
culaire. Le fond restera inchangé: la diffu­
sion des mêmes doctrines en vigueur
dans les pays musulmans d’origine.
Réformer le CFCM
Alors que faire? Tout d’abord il faudrait
commencer par une réforme structurelle
et statutaire du Conseil français du culte
musulman et reformuler son lien avec les
conseils régionaux du culte musulman,
lesquels, pour l’instant, ne servent à rien.
Sa tâche devra se limiter à la gestion ad­
ministrative et temporelle du culte, place
éminente néanmoins, car le CFCM a voca­
tion à être une pièce maîtresse dans le
puzzle de la représentativité. Mais il ne
doit pas être la seule. L’autre pièce est le
conseil national des imams de France,
une association indépendante, consti­
tuée uniquement d’imams, faite par des
imams pour les imams, à laquelle un
groupe d’entre eux travaille depuis dix­
huit mois. Ce conseil collaborera avec le
CFCM, lequel pourra proposer quelques
imams pour siéger dans l’organe diri­
geant qui devra se pencher sur l’élabora­
tion d’un consensus doctrinal minimal;
agréer des imams – et non les «labelli­
ser», nous ne sommes pas des produits
de grande consommation! –; participer à
la désignation des aumôniers et animer la
réflexion intellectuelle musulmane.
La troisième pièce du dispositif, c’est
l’organisme qui s’occupe du financement.
C’est le «nerf de la guerre», qui permettra
de favoriser l’émancipation progressive
des musulmans de France à l’égard des
pays étrangers, de leur influence politi­
que comme théologique. C’est la mission
de l’Association musulmane pour l’islam
de France (AMIF), à la fois indépendante
du CFCM et du conseil des imams afin
d’éviter tout conflit d’intérêts. Elle peut
cependant admettre en son sein des
membres désignés par le CFCM et par le
conseil des imams, notamment pour
des questions d’ordre éthique. L’AMIF
attend d’ailleurs depuis huit mois que
les dirigeants du CFCM veuillent bien
désigner leurs représentants au sein de
son conseil d’administration, comme ils
s’y étaient engagés. La nature des liens
restera à préciser entre ces trois instan­
ces, indépendantes les unes des autres,
pour tenir un certain équilibre et éviter
ainsi toute subordination ou conflit
d’intérêts. A côté d’elles, enfin, la Fonda­
tion pour l’islam de France doit œuvrer
pour la diffusion de la culture mu­
sulmane en France et soutenir la forma­
tion profane des imams.
L’Etat doit accompagner cette structu­
ration, comme il l’a fait en d’autres temps
avec les autres cultes. Il peut faciliter le
dialogue entre musulmans, qui doit
maintenant aboutir, car les palabres n’ont
que trop duré. Mais qu’il ne se trompe pas
d’interlocuteurs: aux laïcs la gestion ad­
ministrative du culte, aux religieux la
question religieuse, à la société civile la
question financière. Et à l’Etat le respect
de la lettre et de l’esprit de la loi de 1905. p
Tareq Oubrou, grand imam
de Bordeaux, avec le soutien de :
Mohamed Ayari, imam et président
du Conseil des imams des Alpes-Mariti-
mes; Mohamed Bajrafil, théologien
et islamologue; Nacer Bensalem,
imam de la mosquée de Montreuil
(Seine-Saint-Denis); Mahmoud Doua,
Imam de la Mosquée de Cenon
(Gironde); Omar Dourmane, imam
prédicateur à la mosquée de Brunoy
(Essonne), chef du département des
études et sciences islamiques à la fa-
culté des sciences islamiques de Paris;
Azzedine Gaci, conférencier et imam
à Lyon; Hassan Izzaoui, imam de la
mosquée de Limoges; Mohammed
El Mahdi Krabch, imam et aumônier
référent des hôpitaux de l’Hérault;
Abdelali Mamoun, imam et théolo-
gien; Tahar Mahdi, imam à Conflans-
Sainte-Honorine (Yvelines)

Pouvoir bénéficier du RSA nombre des moins de 25 ans vi­

vant sous le seuil de pauvreté ne
cesse de croître alors même que
vers une sécurité d’emploi ou de
formation. Depuis le mois de
mai dernier, les organisations de
présentants des organisations de
jeunesse, refusons cet état de
fait. La minorité sociale, qui vise

dès 18 ans : une nécessité

des répercussions de la crise éco­ jeunesse interpellent le gouver­ à exclure les moins de 25 ans de
nomique actuelle sur l’emploi nement à ce sujet. Nous avons la solidarité nationale, doit
sont encore à venir. très vite été rejoints et soutenus cesser. C’est pour cela que nous
La majorité est fixée à 18 ans de­ par des centaines de personnali­ demandons l’ouverture du RSA

en ces temps de crise

puis plusieurs décennies. Les jeu­
nes de 18 à 25 ans peuvent voter,
se salarier, payer des cotisations,
être prélevés de l’impôt sur le re­
venu, mais se voient pourtant re­
Les jeunes, durement touchés par les conséquences économiques fuser l’accès au revenu de solida­
rité active (RSA). Cette exception
de l’épidémie de Covid­19, ne peuvent bénéficier de la solidarité est injustifiable et doit cesser.
nationale avant 25ans. Seize représentants d’organisations
Filet de sécurité nécessaire
de jeunesse dénoncent une exception injustifiable Bien que n’étant pas l’alpha et
l’oméga d’une politique jeu­
nesse, l’ouverture du RSA pour
tés politiques.
Après plusieurs mois de com­
bat, le gouvernement a accepté
de recevoir les organisations de
jeunesse, mais refuse toujours
d’ouvrir le RSA aux moins de
25 ans, prétextant que le plan
d’urgence est une réponse suffi­
sante. Nous, représentantes et re­
pour les moins de 25 ans et que
nous soutiendrons toutes les
initiatives parlementaires allant
dans cette voie. Dans ce sens, à
l’initiative des organisations de
jeunesse, les groupes de gauche
déposeront au Sénat une propo­
sition de loi rédigée par nos
soins dans les jours à venir.

D
epuis la première vague de
la pandémie de Covid­19,
la France est plongée dans
une crise économique
sans précédent. Les jeunes comp­
tent au nombre des premières
victimes. Si la fragilité de cette
population n’est pas un fait
nouveau, les crises sanitaires et
économiques ont amplifié ce
phénomène de paupérisation.
Plus souvent en contrat précaire,
plus souvent en période d’essai et
durement exposés au travail ubé­
risé, les jeunes sont les premières
et premiers à subir les effets de la
crise économique sur l’emploi. Au
dernier trimestre 2020, près d’un
jeune sur quatre est au chômage.
A celles et ceux qui ont perdu leur
emploi s’ajoutent les centaines de
milliers d’autres arrivés en sep­
tembre au terme de leur forma­
tion sur un marché de l’emploi
saturé et dégradé. Ne disposant
d’aucune épargne et étant exclus
des mécanismes de solidarité na­
tionale, ces jeunes sont plus vul­
nérables à la perte de revenu, et ils
sont de plus en plus nombreux à
tomber dans la grande précarité.
Face à ce contexte inédit, le gou­
vernement a lancé, le 23 juillet, le
Plan 1 jeune, 1 solution. Manifes­
tement, celui­ci n’est pas à la hau­
teur. Faute de solutions, de nom­
breux jeunes se retrouvent sans
emploi ni formation, et surtout
sans aucun revenu. Et pour
cause, ce plan ne propose pas suf­
fisamment de solutions, et les
mesures ne prévoient que des
contrats précaires sans aucun
mécanisme d’accompagnement.
Après plusieurs mois, force est de
constater que le plan d’urgence
du gouvernement ne fonctionne
pas. La situation est pire que celle
de l’été dernier. Le nombre de
jeunes en recherche d’emploi
augmente drastiquement, et le
les moins de 25 ans représente
un filet de sécurité nécessaire au
vu du contexte. Non seulement
cette mesure permettrait d’évi­
ter qu’un trop grand nombre de
jeunes ne tombent dans l’ex­
trême précarité, mais elle doit
également permettre d’accom­
pagner l’ensemble de ces jeunes
vers des mécanismes d’insertion
professionnelle ou de formation.
Les mécanismes d’accompa­
gnement du RSA doivent ainsi
être renforcés et permettre de
sécuriser davantage les par­
cours de vie. En plus d’apporter
une sécurité financière, il doit
permettre d’amener les jeunes
Nathan Abou, secrétaire national du Mouvement des jeunes socialis-
tes (MJS); Alice Bosler, cocoordinatrice nationale des Jeunes Généra-
tion.s; Léon Deffontaines, secrétaire général du Mouvement jeunes
communistes de France (MJCF); Mathieu Devlaminck, président
de l’Union nationale lycéenne (UNL); Théo Dourthe, président des
Jeunes radicaux de gauche (JRG); Sacha Halgand, président de la
Fédération indépendante et démocratique lycéenne (FIDL); Aneth
Hembert, cosecrétaire fédéral des Jeunes Ecologistes; Marc Méric
de Bellefon, cosecrétaire fédéral des Jeunes Ecologistes; Aurélien Le
Coq, coanimateur des Jeunes Insoumis.es; Mélanie Luce, présidente
de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF); Lauric Miche-
land, trésorier national d’Allons enfants; Jeanne Péchon, secrétaire
nationale de l’Union des étudiant.e.s communistes (UEC); Emma
Salley, coanimatrice des Jeunes Insoumis.es; François Salomé,
président de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC); Nelly Vallance,
présidente du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC);
Grégoire Verrière, coordinateur national des Jeunes Génération.s
34 | idées 0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020

Au Pérou, une génération en lutte contre la corruption

ANALYSE l’un des instigateurs de la destitution, qui l’a des alliances stratégiques – qui se défont après 70 % des travailleurs dans l’économie infor­

V
ous vous êtes trompés en vous en
prenant à cette génération. » La
phrase est insolente, le ton aussi.
Ils ont 16 ou 17 ans, signent josi­
martinezzz, bryana_pastor ou raydelcastillo
sur Instagram, TikTok ou YouTube. Jusqu’à il
y a deux semaines, ils se contentaient de pu­
blier des contenus sur la mode ou la musi­
que. Aujourd’hui, leurs vidéos parlent de
LE SYSTÈME «lois injustes», de «Parlement dégoûtant»,
POLITIQUE de Constitution. On l’appelle la «génération
du bicentenaire» (de l’indépendance du Pé­
PÉRUVIEN EST rou, qui sera commémorée en 2021), celle
que personne n’attendait, mais qui, dans un
TOTALEMENT VICIÉ. élan de responsabilité civique, est sortie
dans la rue pour protester contre l’incurie
LE CONGRÈS EST d’une classe politique honnie.
CONTRÔLÉ PAR DE Avec trois présidents en huit jours, des ma­
nifestations monstres, une violente répres­
VÉRITABLES MAFIAS sion policière ayant fait deux morts et des di­
zaines de blessés, le Pérou vient de vivre une
crise politique jamais vue en vingt ans.
La séquence a débuté le 9 novembre, lors­
que 105 parlementaires ont voté la destitu­
tion du président Martin Vizcarra, soup­
çonné, sans qu’aucune enquête ne soit en­
core ouverte, dans une affaire de pots­de­vin
quand il était gouverneur provincial. Appli­
quant un article constitutionnel controversé
qui autorise la révocation d’un président
pour « incapacité morale permanente », ils
ont déclaré «vacant» le fauteuil présidentiel
et c’est le chef du Congrès, Manuel Merino,
occupé. Un coup d’Etat institutionnel pour
de nombreux Péruviens.
Des centaines de milliers de personnes
sont sorties dans la rue dès les premières
heures qui ont suivi la destitution, aux cris de
«Merino démission!» Martin Vizcarra était
un président très populaire pour avoir fait de
la lutte contre la corruption son étendard – et
de ce fait haï par les parlementaires, dont la
moitié est sous le coup de diverses enquêtes.
« Alliances stratégiques »
La police a brutalement réprimé les manifes­
tations. Mais la mobilisation a payé. Manuel
Merino a démissionné à peine cinq jours
après avoir été nommé. Le Congrès a alors
désigné un nouveau président intérimaire,
consensuel cette fois, Francisco Sagasti, du
parti Morado, le seul à avoir voté en bloc con­
tre la destitution de M. Vizcarra.
La crise n’est pas récente: ces trois derniè­
res années, le pays a vécu quatre tentatives
de destitution présidentielle et une dissolu­
tion du Congrès. Martin Vizcarra était déjà
lui­même président par intérim, après la dé­
mission de Pedro Pablo Kuczynski en 2018,
accusé de corruption. Le système politique
péruvien est totalement vicié. Le Congrès est
contrôlé par de véritables mafias. «Il n’y a pas
de partis politiques au Pérou, mais des fran­
chises électorales, soutient Carmen Ilizarbe,
professeure de sciences politiques à l’Univer­
sité pontificale catholique du Pérou. Des or­
ganisations rivalisent entre elles ou nouent
les élections – pour obtenir des voix et des siè­
ges.» De fait, 65 % des Péruviens ne se sen­
tent représentés par aucun parti.
Un tournant a été, sans aucun doute, l’opé­
ration « Lava Jato », opération de police vi­
sant l’affaire Odebrecht, du nom d’une entre­
prise brésilienne de BTP qui a arrosé de pots­
de­vin de nombreux dirigeants latino­amé­
ricains. En révélant une trame de corruption
d’une ampleur inimaginable (les quatre der­
niers présidents péruviens avant Martin Viz­
carra ont été mis en examen et arrêtés dans
le cadre de cette affaire et l’un d’eux, Alan
Garcia, s’est suicidé), «“Lava Jato” a mis à bas
l’idée, inscrite dans la Constitution de 1993,
que l’Etat doit rester en seconde ligne, avoir un
rôle subsidiaire, et que ce sont les entrepre­
neurs qui doivent avoir le rôle principal, as­
sure Carmen Ilizarbe. Elle a révélé que ces en­
trepreneurs peuvent être corrompus, et cor­
rompre les politiciens ». En 2018, la décou­
verte d’un réseau de corruption au sein du
pouvoir judiciaire, les «Cols blancs du port»,
a encore accru l’indignation.
Comme au Chili, les Péruviens ont désor­
mais en ligne de mire la Constitution néoli­
bérale de 1993, issue du coup de force de
l’autocrate Alberto Fujimori (1990­2000) un
an plus tôt et qui a fixé un modèle économi­
que fondé sur la privatisation. Ce modèle a
certes été à l’origine d’un « miracle péru­
vien», enrichissant les entreprises minières
et agricoles, stimulant la croissance et rédui­
sant la pauvreté. Mais il a aussi fait plonger
melle, creusé les inégalités et détruit les sys­
tèmes publics de santé et d’éducation.
Des failles mises en lumière par la pandé­
mie due au coronavirus, qui a ravagé le pays
(devenu celui au plus grand nombre de
morts en proportion de sa population), et
par la terrible crise économique qui en a dé­
coulé, rappelant aux Péruviens le rôle straté­
gique de l’Etat.
La nomination de Francisco Sagasti a
apaisé leur colère. Cet homme modéré et aux
mains propres s’est entouré d’un cabinet très
différent de celui de Manuel Merino – qui re­
présentait la vieille droite. La nouvelle pre­
mière ministre, Violeta Bermudez, est une
avocate féministe, spécialiste du genre et des
populations vulnérables. Mais M. Sagasti a
refusé d’organiser un référendum sur une ré­
forme de la Constitution en même temps
que les élections présidentielle et législatives
du 11 avril 2021, estimant qu’une telle consul­
tation devrait être menée par le ou la prési­
dente qui lui succédera en juillet.
Les règles du jeu politique, elles, n’ont pas
changé. Le Tribunal constitutionnel a refusé
de se prononcer sur la légalité du recours à la
notion d’«incapacité morale permanente».
Le président par intérim n’est donc pas, à son
tour, à l’abri d’une destitution du jour au len­
demain par les parlementaires, les mêmes
que ceux qui ont destitué M. Vizcarra. La gé­
nération du bicentenaire pourrait avoir en­
core des raisons de sortir dans les rues. p
angeline montoya

CHRONIQUE | PAR ÉRIC ALBERT REDONNER CORPS À L’IDÉAL HUMANITAIRE

L’hypocrisienécessaire LIVRE jour bafoué, et les employés des ments occidentaux, dont il n’est

Q
ONG sont devenus la cible d’atta­ pas interdit de penser que la géné­

maisdangereuse de la BCE
u’en est­il aujourd’hui des
ambitions initiales? de la
volonté fondatrice, por­
tée par des citoyens enga­
ques et d’enlèvements qui leur rosité est aussi guidée par des inté­
imposent souvent de vivre re­ rêts géostratégiques. Le mode
tranchés, coupés des populations d’intervention, enfin? Depuis
qu’ils cherchent à aider. quinze ans, les Nations unies, à

L
a Banque centrale européenne
(BCE) a été, une fois de plus,
la clé de voûte de l’économie
depuis le début de la pandémie. En
annonçant un programme d’achat
de dettes à hauteur de presque
1500 milliards d’euros, l’institution de
Francfort a agi de façon déterminée et
nécessaire. A sa prochaine réunion, le
10 décembre, elle devrait encore élar­
gir cette enveloppe, sans doute de
500 milliards d’euros supplémentai­
res. Cette intervention a calmé la tem­
pête sur les marchés financiers au
printemps, puis a permis aux Etats de
s’endetter à bas coût. Aujourd’hui, et
c’est sidérant quand on pense aux
sommes gigantesques émises par les
gouvernements, la France se finance à
un taux d’intérêt à dix ans de − 0,3 %,
l’Allemagne à − 0,6 %, l’Espagne et le
Portugal sont juste au­dessus de 0 %,
et l’Italie à 0,6 %.
Soyons clair, c’est une excellente
chose. Sinon, jamais il n’aurait été
possible de financer le chômage par­
tiel et les nombreuses mesures d’ur­
gence. Un chiffre résume le rôle es­
Etats, mais uniquement sur le marché
secondaire, auprès des investisseurs
privés. Dans un jugement très impor­
tant, la Cour de justice de l’Union
européenne avait estimé en 2018 que
cette action était légale.
Par ailleurs, pour expliquer son in­
tervention, la BCE se retranche der­
rière son mandat officiel, qui est de
conserver l’inflation juste en dessous
de 2 %. Celle­ci est aujourd’hui néga­
tive. Christine Lagarde explique donc
que les achats de dette sont destinés à
faire remonter l’inflation. Tout cela
relève d’une jolie hypocrisie, néces­
saire pour pouvoir agir. Celle­ci peut,
dans les conditions actuelles, conti­
nuer longtemps. Mais si l’inflation re­
venait? «On serait mal», résume Eric
Dor, directeur des études économi­
ques à l’école de commerce Ieseg. Il se­
rait difficile pour la BCE de continuer
à acheter des dettes par milliards.
Eviter un coup de massue
Autre souci, à terme : que se passera­
t­il quand les dettes achetées par la
BCE arriveront à échéance ? Actuelle­
gés, de pouvoir porter secours en
toute circonstance? En toute indé­
pendance?» Grande figure du
monde de l’humanitaire, Pierre
Micheletti s’interroge depuis long­
temps sur la mission et le fonc­
tionnement des ONG occidenta­
0,03 % ! POUR UNE les. L’ex­président de Médecins du
TRANSFORMATION monde, aujourd’hui à la tête d’Ac­
DU MOUVEMENT tion contre la faim, s’en était
HUMANITAIRE ouvert dans Humanitaire: s’adap­
INTERNATIONAL ter ou renoncer (Marabout, 2008).
de Pierre Micheletti Le tableau qu’il brosse aujourd’hui
Editions Parole, s’est encore un peu assombri.
282 pages, 19 euros Les crises humanitaires se sont
multipliées, alimentées par des
conflits aux contours multifor­
mes entre armées régulières, re­
belles, groupes armés, djihadis­
tes… La course à l’argent s’est em­
ballée: les montants nécessaires à
l’aide aux populations privées
des besoins essentiels à leur sur­
vie ont plus que quadruplé en
une dizaine d’années. Le respect
du droit humanitaire est chaque
ONG dirigées par des Blancs
Pierre Micheletti analyse avec pré­
cision les mécanismes parfois in­
sidieux qui ont conduit à ce que
des acteurs attachés aux principes
de neutralité et d’indépendance
puissent être perçus sur les ter­
rains où ils se déploient comme
les auxiliaires des puissances occi­
dentales. «L’aide humanitaire non
gouvernementale est aujourd’hui
dominée par un modèle d’organi­
sation, des financements et une vi­
sibilité opérationnelle qui peuvent
l’identifier comme un outil de soft
power des pays occidentaux»,
écrit­il. L’organisation? Ces ONG
sont encore en majorité dirigées
par des Blancs depuis des capitales
occidentales. En dépit des promes­
ses, peu de place a encore été don­
née aux associations locales des
pays du Sud. Le financement? les
deux tiers reposent sur les contri­
butions volontaires des gouverne­
travers leur bureau de coordina­
tion humanitaire, harmonisent
toutes les interventions. Ce qui
peut apparaître comme un gain
en termes d’efficacité ne l’est pas
nécessairement lorsqu’il s’agit de
donner des gages d’indépendan­
ce. Qu’à tout cela s’ajoutent quel­
ques scandales, et il est aisé de
conclure que ce modèle a touché
ses limites en matière de «crédibi­
lité» et «d’acceptabilité».
La réflexion ne se borne pas à ce
constat. Pour redonner corps à
l’idéal humanitaire, il formule dix
propositions, dont la plus impor­
tante serait une contribution obli­
gatoire de 0,03 % sur le revenu des
pays les plus riches, avec une
répartition confiée à une instance
représentative des acteurs huma­
nitaires. Ainsi l’idée que seul l’inté­
rêt des populations en souffrance
dicte l’intervention humanitaire
ne serait plus contestable. p
laurence caramel

Le temps d’une photo | par serguei

sentiel de la BCE : elle a acheté près
des trois quarts des dettes émises par
les Etats de la zone euro depuis le dé­
but de la crise. C’est la définition
même de l’expression «faire tourner
la planche à billets ». Les pays euro­
péens – c’est vrai aussi au Japon, au
Royaume­Uni ou aux Etats­Unis –
sont financés par leur banque cen­
trale. Les économistes appellent ça du
«financement monétaire».
Mais jamais la BCE ne reconnaîtra
s’adonner à un tel exercice, car le fi­
nancement monétaire est interdit par
les traités européens. L’article 123 du
traité de Lisbonne est explicite: «L’ac­
quisition directe (…) par la Banque cen­
trale européenne (…) des instruments
de [la] dette [des Etats] est également
interdite.» Pour faire semblant de sui­
vre les règles, la BCE utilise deux stra­
tagèmes. D’abord, elle n’achète pas les
obligations directement auprès des
LA BANQUE CENTRALE
A ACHETÉ PRÈS DES
TROIS QUARTS DES DETTES
ÉMISES PAR LES ÉTATS
DE LA ZONE EURO DEPUIS
LE DÉBUT DE LA CRISE
ment, la banque centrale ne s’embar­
rasse guère et achète de nouvelles
dettes pour les remplacer. Mais si
l’inflation est de retour, même à un
niveau limité, et qu’elle doit réduire
son rythme d’intervention ? De nom­
breux Etats vont alors se retrouver
avec une énorme dette à rembourser.
Certes, les intérêts sont à zéro, mais
il faudra quand même rembourser
le principal.
Pour éviter ce coup de massue dans
cinq, dix ou quinze ans, certains éco­
nomistes suggèrent de tout simple­
ment annuler les dettes détenues par
la BCE. Techniquement, c’est envisa­
geable. Mais politiquement et juridi­
quement, l’idée est insurmontable. Le
fameux article 123 serait sans doute
considéré comme violé, il faudrait
donc changer le traité. Et jamais l’Alle­
magne, encore traumatisée par l’hy­
perinflation des années 1920, n’ac­
cepterait une telle modification.
Autrement dit, la montagne semble
quasiment impossible à franchir.
Personne n’a de solution satisfai­
sante à ce casse­tête. En l’état actuel
des choses, il faut continuer à parer
au plus pressé, et la BCE va continuer
à acheter des dettes au nom du retour
de l’inflation. Comme souvent dans
l’Union européenne, seule une crise
majeure permettrait de résoudre le
casse­tête. Mais si elle se présente, le
choc risque d’être violent. p
0123
MERCREDI 2 DÉCEMBRE 2020 0123 | 35

FRANCE | CHRONIQUE ARN MESSAGER :

par f r ançoi se f r e s s o z
LA LEÇON d’applications thérapeutiques faisant appel chercheur au vaccin. Un mécanisme qui

DE LIBERTÉ DE à l’ARN messager, est symptomatique des met en jeu toute une chaîne, à la fois scien­

Quand l’ordre KATALIN KARIKO

interactions entre un caractère, des insti­
tutions et une crise sanitaire, qui font pro­
tifique, financière et industrielle, comme
ce fut le cas pour l’outil d’édition du gé­

injuste crée le désordre

gresser la connaissance scientifique et la
médecine. Sans son obstination à poursui­
vre son rêve de «soigner le monde», sans
sa persévérance dans une voie aride consi­
dérée alors par ses pairs comme une im­
nome, Crispr­Cas9, découverte primée
cette année par le Nobel.
Que la France soit quasi absente de ces dé­
couvertes, sauf de façon marginale ou à tra­
vers des scientifiques expatriés, en dit long

S
amedi 28 novembre, alors
que le petit commerce
était autorisé à lever le ri­
deau après un mois de
confinement, de nouvelles mani­
passe, la biochimiste, recrutée en 1987 par
À REBOURS DE l’université de Pennsylvanie, n’aurait pas
supporté l’humiliation d’avoir été mise sur
« LA BIENVEILLANCE » la touche, faute de résultats, par cette pres­
tigieuse institution. Sans sa rencontre «de­
PRÔNÉE PAR LE vant la photocopieuse » avec Drew Weiss­
sur l’absence de l’écosystème qui, aux
Etats­Unis, permet de financer le « ris­
que scientifique» et sur la difficulté, pour
les groupes pharmaceutiques français, de
laisser tout le temps nécessaire à des cher­
cheurs pour explorer des pistes incertai­

festations se sont déroulées à Paris
et en province pour défendre la li­
berté d’expression et dénoncer les
violences policières. Et, comme
beaucoup le redoutaient, de vifs af­
frontements ont marqué la fin de
la manifestation parisienne. La
concomitance des deux événe­
ments au moment où le pays, for­
tement marqué par la crise sani­
taire, tente de reprendre pied, était
parfaitement fortuite. Elle souli­
gne le défi auquel reste confronté
le président de la République: le ni­
veau de violence qui imprègne la
société française reste dangereu­
sement élevé. Au comportement
inacceptable de certains policiers
répond celui, inacceptable égale­
ment, de certains manifestants. En
trois ans et demi, pas moins de
trois ministres de l’intérieur ont
tenté de faire baisser la pression.
En vain. Gérard Collomb et Chris­
tophe Castaner venaient de la gau­
che, Gérald Darmanin incarne la
droite. Leur échec est patent.
A rebours de la «bienveillance»
prônée par le candidat Macron
en 2017 et de l’espérance que por­
tait sa campagne, le quinquennat
est, depuis son origine, marqué
par l’agressivité. La violence so­
ciale a explosé à l’automne 2018 à
l’occasion du mouvement des «gi­
lets jaunes», qui a duré de longs
mois. Au­delà des scènes specta­
culaires qui ont marqué l’opinion
– l’incendie partiel de la préfecture
du Puy­en­Velay, la dégradation de
l’Arc de triomphe, la mise à sac du
Fouquet’s –, le bilan humain est
lourd: dix personnes ont trouvé la
mort dans des blocages routiers;
plus de 4000 personnes ont été
blessées, parfois très gravement,
parmi les manifestants et les for­
ces de l’ordre. Puis a explosé la vio­
lence terroriste qui a débouché, le
16 octobre, sur une scène insoute­
nable: la décapitation de Samuel
Paty, un professeur d’histoire et de
géographie qui tentait d’enseigner
à ses élèves l’esprit critique et la li­
berté d’expression.
Violence prégnante depuis 2015
Cette violence n’a pas surgi bruta­
lement. Elle était déjà prégnante
sous le quinquennat Hollande,
endeuillé par les attentats terro­
ristes commis en janvier 2015,
contre Charlie Hebdo et contre
l’Hyper Cacher de la porte de Vin­
cennes, puis par les attaques per­
pétrées, le 13 novembre de la
même année, notamment au
stade de France et au Bataclan.
La longue litanie d’actes ter­
roristes commis à Villejuif,
Saint­Quentin­Fallavier, Magnan­
ville, Saint­Etienne­du­Rouvray,
le massacre du 14 juillet 2016 à
Nice, a achevé de donner une
tournure dramatique à la fin du
mandat de François Hollande,
également marqué par la montée
de la violence sociale : les mani­
festations contre le projet de loi
El Khomri durant le printemps
2016 ont servi de théâtre aux cas­
seurs, hors de tout contrôle syn­
dical ; celle du 1er mai 2016 a été
marquée par l’impuissance de la
UNE PARTIE DES
DIFFICULTÉS DANS
L’EXERCICE DU MAINTIEN
DE L’ORDRE PROVIENT
DE LA MISE EN TENSION
DES FORCES DE
SÉCURITÉ DEPUIS 2015
L
man, jeune médecin immunologiste, ils nes. L’amertume de ce constat est renfor­
CANDIDAT MACRON EN a recherche scientifique est fondée n’auraient pas été, ensemble, les premiers cée par la récente adoption par les députés
2017, LE QUINQUENNAT sur l’argumentation rationnelle et à maîtriser les réactions immunitaires d’une loi de programmation sur la recher­
les observations objectives. Mais elle liées à l’ARN messager. che scientifique qui, à l’inverse, renforce les
EST MARQUÉ PAR progresse parfois au gré de cheminements Le processus qui mène de cette décou­ financements sur objectifs au risque d’af­
improbables, en s’appuyant sur des per­ verte fondamentale à une innovation qui faiblir les amateurs de chemins de traverse.
L’AGRESSIVITÉ sonnages a priori marginaux, dont les va peut­être non seulement sortir le monde Il faudra de longs mois de vigilance pour
itinéraires personnels, hors des sentiers du cauchemar du Covid­19, mais aussi per­ s’assurer de l’efficacité et de l’innocuité des
battus, nourrissent les intuitions et les mettre de développer de nouveaux types de « vaccins à ARN ». L’avenir dira aussi si la
police à contenir l’offensive de rencontres, jusqu’à en faire des inventeurs médicaments contre des maladies comme crise due au Covid­19, en concentrant éner­
militants radicaux encagoulés géniaux. Le développement de la technique le cancer, le diabète et l’anémie, s’est joué gies et financements sur cette technique,
– les black blocs – et à éviter le sac­ dite de l’«ARN messager», reconstituée et au croisement des ambitions des cher­ aura déclenché une révolution médicale
cage de magasins et de véhicules, racontée par Le Monde, au centre des cheurs, de start­up et des grands laboratoi­ plus large. Mais la saga de l’ARN messager,
place de la République à Paris. espoirs de mise au point de vaccins contre res pharmaceutiques. Katalin Kariko, recru­ clé de ces immenses promesses, confirme
Une partie des difficultés ren­ le Covid­19, appartient à ce type d’aventu­ tée en 2013 par BioNTech, société fondée par le rôle souvent déterminant des amateurs
contrées aujourd’hui dans l’exer­ res extraordinaires. un couple de médecins allemands d’origine de sentiers buissonniers et de baguenau­
cice du maintien de l’ordre pro­ L’itinéraire de Katalin Kariko, née en turque devenue partenaire du géant améri­ dage scientifique et, partant, la nécessité
vient de cette mise en tension Hongrie voici soixante­cinq ans, fille de cain Pfizer pour le vaccin anti­Covid, per­ de mobiliser moyens et structures afin
permanente des forces de sécurité boucher devenue biochimiste, à l’origine sonnifie ce passage décisif de la paillasse du d’assurer la liberté des chercheurs. p
depuis 2015. Pour protéger le pays,
il a fallu embaucher vite puis ren­
dre rapidement opérationnelles
des recrues qui n’avaient pas été
toujours bien ni suffisamment
encadrées, notamment parce que
les encadrants étaient eux­mê­
mes mobilisés sur le terrain. Pa­
rallèlement, la doctrine du main­ LE SALON DES
FORMATIONS ARTISTIQUES
tien de l’ordre s’est durcie, autori­
sant les contrôles préventifs et
l’intervention plus réactive d’uni­
tés anticasseurs, ce qui a multiplié
les risques d’affrontements.
Mais il existe, dans la police, une
autre dimension au problème,
une dimension raciste, qui n’est
évidemment pas le fait de tous,
mais dont l’existence est inadmis­
sible et la tolérance coupable, car
elle nourrit le procès d’un Etat ré­
publicain incapable de garantir
l’«ordre juste». La diffusion, jeudi
26 novembre, sur le site Loopsider
2 JOURS EN LIVE
d’une vidéo montrant les violen­
ces exercées contre le producteur
de musique Michel Zecler, assor­
5 & 6 DÉCEMBRE
ties d’injures racistes, a ajouté une DE 10H À 18H
pièce essentielle à l’accusation.
Le concept d’«ordre juste», mis
en avant par Ségolène Royal du­
rant la campagne présidentielle LE PROGRAMME DES CONFÉRENCES
de 2007, résume assez bien ce que animées par les journaliste du Monde et de Télérama
les citoyens sont en droit d’atten­
dre de l’Etat, alors que toutes sor­ Samedi Dimanche
tes de dangers les menacent. Il est
10h15 - 11h00 Etudes artistiques : quels 10h45 - 11h30 Les métiers du design
symptomatique de constater que
le contrat, ces derniers temps, est
profils, quels parcours, quelle préparation ? 11h45 - 12h30 Se former aux métiers de l'animation
bien mieux rempli dans le do­ 11h15 - 12h00 Se former aux métiers 13h15 - 14h00 Ecoles d'art : qu'apporte
maine économique et social que du jeu vidéo une prépa ?
dans celui de la sécurité. Depuis 12h15 - 13h00 Cinéma : des métiers 14h15 - 15h00 Illustration et BD : quelle
que la crise sanitaire a plongé le
techniques au service du grand écran formation, quels débouchés ?
pays dans une grave récession,
des centaines de milliards d’euros 13h15 - 14h00 DN MADE : mode d'emploi 15h15 - 16h00 Web, numérique, multimédia :
d’argent public ont été déversés 14h15 - 15h00 Ecole de mode, du rêve des métiers créatifs
sur les acteurs économiques pour à la réalité 16h15 - 17h00 Jeu vidéo : quels profils ?
éviter l’écroulement. Dans le
15h15 - 16h00 Devenir un professionnel quelles carrières ?
même temps, l’Etat régalien s’est
une nouvelle fois pris les pieds du film d'animation
dans le maintien de l’ordre, en rai­ 16h15 - 17h00 Design : une discipline et des
son du zèle du ministre de l’inté­ métiers en évolution
rieur, qui, par souci de protéger
17h15 - 18h00 À quels métiers forment
les forces de l’ordre, a fini par don­
ner le sentiment qu’il était prêt à
les études en graphisme ?
couvrir leurs dérives.
Les violences policières gangrè­
nent la démocratie. Elles nourris­
sent, en retour, la hargne et la
combativité de ceux qui pensent
qu’ils ne trouveront pas leur place
dans la République, de ceux qui
veulent en finir avec elle ou de
ceux qui, tout simplement, cher­
chent à régler son compte au ma­
cronisme. Très en pointe dans ce
combat, Jean­Luc Mélenchon peut
se targuer d’avoir convaincu une
partie de la jeunesse que le gouver­
nement français, en pleine «dé­
rive autoritaire», est devenu liber­
ticide. On n’en est pas là. La justice
est saisie; le Parlement se réveille
(enfin!); des voix autorisées plai­
CONNECTE-TOI
dent pour que l’inspection géné­ LE-START.COM
rale de la police nationale, chargée
de traquer les dérives, devienne
une autorité indépendante. Si la
sortie de crise passe par ce type de
mesure, l’espoir est permis. p

Tirage du Monde daté mardi 1er décembre : 124 818 exemplaires

 J’ADAPTE
LE RÉSEAU
ÉLECTRIQUE
AU CHANK
GEMENT
CLIMATIQUE.
POUR
LA VILLE
DE DEMAIN.
©Brice Portolano

Chloé est Directrice Régionale Paris.

Chloé relève les nouveaux défis des villes de demain : accélérer la mobilité électrique, intégrer les
énergies renouvelables… Avec Chloé, Enedis développe un réseau électrique innovant et connecté.
C’est ça, le service public de la transition écologique dans les territoires.
Retrouvez-nous sur www.enedis.fr

L’énergie est notre avenir, économisons-la !