DIMANCHE 6 - LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

78E ANNÉE – NO 24210

3,20 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT  DÉPRIMÉS PAR L’ACTUALITÉ, CES FRANÇAIS QUI ONT ARRÊTÉ DE S’INFORMER

L’Egypte d’Al­Sissi sous les projecteurs de la COP27
▶ La 27e conférence de ▶ L’événement est vu ▶ L’ex­maréchal Sissi, qui ▶ En dépit des efforts des ▶ Le pays a cependant
l’ONU sur le climat se tient comme une aubaine par le dirige l’Egypte d’une main autorités, les violations peu à craindre de ses alliés
du 6 au 18 novembre régime, alors que le pays de fer, s’est personnelle­ des droits humains et le occidentaux, intéressés
à Charm El­Cheikh. Plus s’enfonce dans une grave ment investi en amont sort réservé aux milliers par sa position stratégique
de 40 000 participants crise économique. L’infla­ de cette COP, où il entend de prisonniers politiques de hub gazier
de 196 pays sont attendus tion et la dette s’envolent porter la voix de l’Afrique vont planer sur le sommet PAGE 2

Réseaux sociaux PROPOS RACISTES : L’ASSEMBLÉE SANCTIONNE LE DÉPUTÉ RN FOURNAS Santé

Twitter : Elon  ▶ L’élu, interdit de paraître pour 15 séances, fragilise la stratégie de normalisation de son parti A l’hôpital
▶ La majorité a réagi avec vigueur après six mois de flottement face au RN
Musk licencie  P. 8- 9 E T ÉDITORIAL P. 33
de la Timone,
brutalement  la pédiatrie à 
la moitié  bout de souffle
des salariés Dans le bâtiment des
Des milliers de salariés de enfants, soignants et pa­
Twitter ont été informés tients racontent une prise
par e­mail de leur licencie­ en charge de plus en plus
ment, le 4 novembre. Une dégradée. L’épidémie
décision qui illustre les de bronchiolite a obligé
méthodes managériales à des déprogrammations
expéditives d’Elon Musk PAG E 11
PAGE 16

Etats­Unis Justice
« La notion  Meurtre de Lola : 
d’opposition  ce que révèle 
légitime part  l’enquête sur 
à vau­l’eau » Dahbia Benkired
A l’approche des élections Vote « assis­debout » Arrivée en France en 2014,
de mi­mandat, le politiste pour sanctionner le la jeune femme soupçon­
américain Lee Drutman député Grégoire de née d’avoir tué l’enfant vi­
Fournas, le 4 novembre,
évoque les dangers de la au Palais­Bourbon.
vait de petits boulots et de
polarisation de l’électorat JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » l’aide de ses deux sœurs
PAGE 32 PAGE 13

Débats Rencontre Alain Mabanckou :  Politique

Sobriété :
« J’écris pour venger ma mère » Marine Tondelier 
Brigitte
des pistes pour
produire, travailler « Il faut travailler
et consommer
autrement
PAGES 30-31
à un grand parti 
de l’écologie »
Giraud
Conseillère municipale Vivre vite
Culture d’opposition à Hénin­Beau­
Le spectacle vivant mont, l’écologiste est en
lice pour succéder à Julien
engage sa mue Bayou à la tête d’EELV, lors
écologique du congrès de décembre
Photo auteure : Pascal Ito © Flammarion

PAGES 24-25 PAGE 10

Environnement Géopolitique
Les Cévennes, une
nuit noire et un Le 23 septembre. JOËL SAGET/AFP En Afrique,

ciel plein d’étoiles « Je ne serais pas arrivé là s’il n’y
avait pas eu la sagacité de ma
PAGE 14
mère pour me pousser à faire des
études, partir un jour à l’étranger
et revenir avec un bagage qui
Voile aiderait la famille entière à être
Route du rhum : heureuse. » Alain Mabanckou,
PRIX
treizième roman, Le Commerce
des allongés. Au Monde, il raconte
l’aura perdue
sa découverte de la littérature, de la France
GONCOURT
poussé par une mère analpha­
bète qui lui a donné une éduca­
tion « à la fois traditionnelle et L’ancienne puissance co­
ouverte au monde ». « J’écris pour loniale est de plus en plus

2022
56 ans, né au Congo­Brazzaville, elle, pour la venger, expliquer au contestée dans les rues du
138 skippeurs sur devenu écrivain majeur de la lit­ monde que l’on n’est pas obligé de
continent. Un climat de
la ligne de départ térature francophone et profes­
seur à l’université de Californie à
sortir d’une famille couverte de li­
vres pour commencer à en écrire. » rejet dont la Russie profite Flammarion
PAGE 15 Los Angeles, vient de publier son LIRE PAGE 29 PAGES 20-21
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
0123
2| DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

La COP27, une aubaine politique pour Sissi
Le sommet sur le climat à Charm El­Cheikh met le président égyptien au centre de la scène internationale

beyrouth ­ correspondance

L
a photo de famille des lea­
ders du monde en réu­
nion annuelle pour plan­
cher sur le climat sous les
auspices de l’ONU est prévue
lundi 7 novembre, à Charm El­
Cheikh. C’est un exercice classi­
que, mais il prend en Egypte une
autre saveur : la COP27 doit illus­
trer le rôle international du pays,
que les médias officiels mettent
en avant depuis des semaines. Le
cliché est bienvenu alors que le
pays s’enfonce dans une crise éco­
nomique, attisant l’inquiétude et
le mécontentement.
Le président Abdel Fattah Al­
Sissi sera entouré d’une centaine
de chefs d’Etat et de gouverne­
ment, selon Le Caire. Au soulage­
ment des autorités, le nouveau
premier ministre britannique,
Rishi Sunak, est revenu sur sa
décision de ne pas faire le voyage ;
cela aurait été perçu comme un
boycott, alors que le roi Charles III
ne viendra pas. Emmanuel Ma­
cron sera présent. Le président
américain, Joe Biden, lui, arrivera
le 11 novembre.
L’ex­maréchal Sissi, qui dirige
l’Egypte d’une main de fer, s’est
personnellement investi dans la
préparation de cette COP 27, en
visitant diverses capitales, en
amont du sommet. L’Egypte am­
bitionne de renforcer sa carrure de
médiateur – un rôle qu’elle joue
sur la scène régionale, sans la
même influence qu’autrefois. A la
COP, elle représentera les voix de
l’Afrique et posera comme priorité Le président égyptien, Abdel Fattah Al­Sissi, sur un panneau d’affichage à Charm El­Cheikh, avant la COP27, en Egypte, le 3 novembre. THOMAS HARTWELL/AP
l’obtention d’avancées sur les ré­
parations financières du Nord vers
le Sud, en compensation des dé­ analyse Mustapha Kamel Al­ de la venue de Joe Biden, le même restations, témoigne de la nervo­ tional, en préparation depuis
gâts du réchauffement climatique Sayed, professeur de science politi­ jour, ne soit connue. Leur origine sité des autorités face aux appels à
Face au marasme l’été, après avoir été annoncé par
causés par les pays industrialisés. que à l’université du Caire. reste mystérieuse. Selon plu­ manifester, considère Leslie Pi­ économique, Sissi. « L’opposition voit ce rendez­
Les autorités, agacées que les mé­ A vrai dire, le pouvoir de Sissi n’a sieurs interlocuteurs au Caire, ils quemal, chargée de plaidoyer, vous comme une petite ouverture,
dias internationaux se focalisent pas à craindre que ses liens se dis­ proviennent en bonne partie auprès de l’Union européenne, au
les autorités même si certains n’y croient pas
sur les violations des droits hu­ tendent avec ses alliés occiden­ d’exilés, y compris des Frères mu­ Cairo Institute for Human Rights ont lâché du tout, faute de gages : beaucoup
mains, entendent aussi remporter taux, qui expriment un soutien sulmans, bannis en Egypte. Leurs Studies (CIHRS). Elle s’exprime de prisonniers politiques restent
la mise en termes d’image. « Le public et font le choix, sur la ques­ médias, qui émettent de l’étran­ chaque année, à l’approche de l’an­
un peu de lest en prison, la politique économique
message adressé sur la scène in­ tion des prisonniers politiques, de ger, ont donné une forte réso­ niversaire de la révolution du sur le plan social est inchangée. Même si sa partici­
terne est que l’Egypte est une puis­ la « diplomatie privée ». Le pays est nance à ces appels. 25 janvier 2011 : les services de sécu­ pation n’est pas tranchée, l’opposi­
sance dont les dirigeants reçoivent notamment un bon client de l’in­ rité anticipent la possibilité de ras­ tion est trop faible pour boycotter
l’appui des grands acteurs interna­ dustrie d’armement française. Sur Arrestations préventives semblements, fût­elle minuscule. » nance des monarchies pétrolières ce rendez­vous », juge Mustapha
tionaux. En direction de l’étranger, fond de crise de l’énergie liée à la Dans leur foulée, des interpella­ Les manifestations sont interdi­ du Golfe, et s’apprête à signer un Kamel Al­Sayed.
le régime veut montrer qu’il conti­ guerre en Ukraine, l’Union euro­ tions et des arrestations ont eu tes en Egypte. nouveau prêt avec le FMI – le qua­ Face au marasme, les autorités
nue d’incarner la stabilité, tout en péenne (UE) mise sur le rôle crois­ lieu. Mohamed Lotfy, à la tête de L’inflation record et son corol­ trième en six ans. ont lâché un peu de lest sur le plan
présentant une belle image du sant de hub gazier de l’Egypte. la Commission égyptienne pour laire, la baisse du pouvoir d’achat, Malgré la grogne latente, les social : la hausse des tarifs d’élec­
pays, avec ses sites touristiques et Elle a aussi signé, dimanche les droits et les libertés, estime nourrissent le ressentiment dans partis d’opposition intérieurs tricité a été reportée, une amélio­
ses règles environnementales 31 octobre, avec Le Caire, un ac­ que plus de 170 personnes étaient la population. La guerre en n’ont pas emboîté le pas aux ap­ ration du salaire minimum pour
adoptées à Charm El­Cheikh… », cord pour un « programme de ges­ en détention, jeudi 3 novembre, Ukraine a mis la pression sur les pels à manifester. « Ils s’en mé­ les fonctionnaires a été annon­
tion des frontières » – terme pudi­ dans différentes villes du pays. « Il importations céréalières de fient, et l’idée que le Mouvement ci­ cée. Lors d’une récente confé­
que pour désigner la lutte contre ne s’agit pas, en majorité, d’activis­ l’Egypte, pays arabe le plus peuplé, vil démocratique s’en désolidarise rence économique, le président
une immigration dont Bruxelles tes ou de gens connus. La plupart avec ses 106 millions d’habitants. publiquement a même été émise », Sissi a reconnu les difficiles con­
Les appels ne veut pas, alors que le nombre ont été arrêtés chez eux, ce qui Des milliards de dollars sont sor­ affirme le politologue Mustapha ditions de vie de la population, en
des départs clandestins d’Egyp­ laisse penser qu’ils ont dû avoir tis du pays, quand les Etats­Unis Kamel Al­Sayed, qui appartient à se présentant une nouvelle fois
à manifester tiens depuis la Libye voisine est une activité en ligne, comme re­ ont relevé leurs taux d’intérêt. La cette coalition de formations libé­ comme le protecteur de la nation.
le 11 novembre, en hausse. layer les appels à la mobilisation », livre égyptienne a été dévaluée, la rales et de gauche. Selon lui, cette Il a néanmoins défendu son bilan
Mais dans le sans­faute planifié, précise le directeur de l’ONG. Des dette s’envole. Des experts étran­ position est en phase avec de et coupé court à toute critique sur
au moment les appels à manifester le 11 no­ arrestations préventives de dissi­ gers pointent le risque d’un scéna­ nombreux Egyptiens qui crai­ sa politique économique.
de la COP, vembre, au moment de la COP, dents politiques ont également rio à la libanaise, où le secteur ban­ gnent répression et troubles en « Vu les problèmes économiques
constituent un potentiel couac. eu lieu, selon lui. caire s’est effondré. Mais Le Caire, cas de manifestations. sérieux, s’il n’y a pas d’ouverture
constituent un Ils ont émergé en octobre sur les « La surveillance accrue, avec les à la différence de Beyrouth, béné­ Ces partis sont engagés dans politique, nous courons vers un dé­
potentiel couac réseaux sociaux, avant que la date interceptions dans la rue et les ar­ ficie d’injections de cash en prove­ une perspective de dialogue na­ sastre », prévient pourtant l’an­
cien député Mohamed Anouar El­
Sadate, à la tête du parti Réforme
L’ombre du prisonnier politique Alaa Abd El-Fattah sur la conférence sur le climat et Développement, membre de la
coalition d’opposition. En octo­
bre, le responsable politique, qui
alaa abd el­fattah est emprisonné médias, les deux jeunes femmes ont ac­ condamné en 2021 à cinq ans de prison de la COP, le secrétaire d’Etat américain reste bien introduit dans les cer­
à plus de 600 kilomètres de la station centué leur campagne pour obtenir la li­ pour « diffusion de fausses informations ». Antony Blinken a exhorté le pouvoir cles du pouvoir, a publié une let­
balnéaire de Charm El­Cheikh, où bération de leur frondeur de frère. « Les autorités ont manifesté jusqu’ici égyptien à de « nouvelles grâces et remi­ tre invitant Sissi à ne pas se repré­
s’ouvre la COP27, dimanche 6 novembre. Figure de la révolution de 2011 qui avait une forte résistance à la libération d’Alaa, ses en liberté » de prisonniers politiques. senter à l’élection présidentielle
Mais le sort de ce célèbre prisonnier po­ renversé Hosni Moubarak, bête noire du affirme Leslie Piquemal, chargée de plai­ Quelques centaines ont été élargies du­ de 2024 – les modifications ap­
litique promet de planer sur la grand­ président Abdel Fattah Al­Sissi, l’infor­ doyer auprès de l’Union européenne au rant les derniers mois. Le communiqué portées à la Constitution l’autori­
messe de l’ONU sur le climat. Le militant maticien et blogueur est devenu citoyen Cairo Institute for Human Rights Studies. de son échange avec son homologue sent à briguer un mandat jus­
de gauche, qui dénonce les conditions britannique au printemps dernier, sa Le régime aurait beaucoup à gagner en égyptien, Sameh Shoukry, ne men­ qu’en 2030.
de détention dans les prisons égyptien­ mère, Laila Seif, détenant la double na­ termes d’image à ordonner sa libération. tionne pas le nom d’Alaa Abd El­Fattah. Certains analystes ont voulu
nes, a durci sa grève de la faim, entamée tionalité. Toute visite consulaire lui a été Alaa est très affaibli, mais il est prêt à se sa­ Les appels à sa libération s’intensifient, voir dans cet appel l’appui des ser­
le 2 avril. Selon sa famille, il a cessé tout refusée depuis, y compris dans la prison crifier et envoie un signal fort : il ne se bat en provenance de l’étranger mais aussi vices de sécurité. L’ancien député
apport calorique – cuillère de miel ou moderne de Wadi Natroun, au nord pas seulement pour lui, mais pour tous les de l’Egypte. Le militant a récemment s’en défend. « Le président a parlé
thé – depuis le 1er novembre. Au premier du Caire, où il a été transféré en mai. prisonniers politiques en Egypte. » Islamis­ reçu le soutien de seize lauréats du prix l’an dernier d’une “nouvelle répu­
jour de la COP, il renoncera également à tes ou libéraux, ils sont 60 000 à croupir Nobel, dont les Français Annie Ernaux et blique” : elle se concrétiserait avec
boire de l’eau. « Prêt à se sacrifier » en détention, selon les organisations in­ Patrick Modiano. Dans une lettre adres­ une nouvelle ère, une nouvelle gé­
Alaa est « en train de mourir », a mis en Issu d’une famille d’activistes, Alaa Abd ternationales de défense des droits hu­ sée mercredi 2 novembre aux partici­ nération. Ma position est person­
garde jeudi Sanaa Seif, la benjamine de la El­Fattah, qui aura 41 ans dans quelques mains, dont Le Caire conteste régulière­ pants et organisateurs de la COP27, dont nelle, elle n’a pas été coordonnée
famille, en interpellant le premier minis­ jours, a passé l’essentiel des neuf derniè­ ment les conclusions. l’ONU et les autorités égyptiennes, ils ap­ avec les services de sécurité, et n’est
tre britannique, Rishi Sunak, lors d’un res années en prison, loin de son jeune « Les diplomaties européennes, améri­ pellent « le monde à ne pas oublier les pas un ballon d’essai lancé par des
point de presse organisé à Londres, de­ fils. Sa dernière incarcération a débuté caines ou canadiennes doivent se mobili­ milliers de détenus politiques d’Egypte pays occidentaux. » Sa lettre a tou­
vant le ministère des affaires étrangères en 2019. Il avait été arrêté dans une rafle ser publiquement pour la libération – et plus urgemment, l’auteur et philoso­ tefois alimenté les spéculations
britanniques, avec Mona, la sœur cadette. de militants de la société civile et d’oppo­ d’Alaa. Leur position sera déterminante phe britannico­égyptien Alaa Abd El­Fat­ sur de possibles dissensions au
Décidées à profiter du fait que la COP va sants, après l’organisation de manifesta­ pour la réaction des autorités égyptien­ tah (…) en danger de mort ». p sein du pouvoir. p
replacer l’Egypte sous les projecteurs des tions, interdites par le pouvoir. Il a été nes », souligne Mme Piquemal. A la veille l. s. (beyrouth, correspondance) laure stephan
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DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022 international | 3

Pennsylvanie : Biden et Trump en fin de campagne

Le président américain et son prédécesseur viennent soutenir leurs candidats respectifs, au coude­à­coude

washington ­ correspondant médecins, ses capacités cogniti­ nald Trump). L’ancienne vedette les officiels locaux prennent des
ves ne sont pas entamées.
Les progressistes de la télévision parlait sans respi­ décisions au sujet de traitements LE CONTEXTE

E
t si les élections de
mi­mandat se jouaient à
une crise cardiaque
près ? Parmi la poignée
d’Etats en balance qui dessine­
ront la majorité au Sénat, le 8 no­
vembre, la Pennsylvanie retient
l’attention. La course entre le dé­
mocrate John Fetterman et le ré­
publicain Mehmet Oz paraît très
incertaine. Elle sort de l’ordinaire
en raison de sa dimension hu­
maine dramatique. Ancien maire
de Braddock, près de Pittsburgh,
avant de devenir lieutenant­gou­
verneur, M. Fetterman a été vic­
time d’une crise cardiaque en
mai, à quelques jours des primai­
res de son parti. Depuis, il se bat
pour concilier l’impossible : une
campagne à haute intensité et sa
convalescence.
Samedi 5 novembre, Joe Biden
et Barack Obama devaient être
tous les deux en Pennsylvanie
pour l’aider à franchir les der­
niers mètres. Dans la soirée,
Donald Trump tiendra un mee­
ting à Latrobe, aux côtés de Meh­
met Oz et de Doug Mastriano,
candidat pour le poste de gouver­
neur et ardent promoteur des
mensonges sur des fraudes ima­
ginaires lors de la présidentielle
de 2020. Pas sûr que l’événement
soit une bénédiction pour le can­
didat républicain, qui a essayé
d’apparaître comme un préten­
dant rassurant et conciliant.
Mais l’attention générale est fo­
calisée sur la santé de John Fetter­
man, alors même que, selon ses
Désormais équipé d’un pace­
maker, il est longtemps resté en
retrait dans la campagne, incapa­
ble de discourir, laissant son
équipe numérique inonder les
réseaux de vidéos moquant le pa­
rachutage de son adversaire, mé­
decin millionnaire ayant fait car­
rière à la télévision. L’équipe Oz
en a été très contrariée et impuis­
sante, toujours obligée de parer
les coups. En retour, une
conseillère a suggéré que M. Fet­
terman aurait évité la crise car­
diaque s’il avait « mangé le moin­
dre légume dans sa vie ». Mais, en
septembre, la pression républi­
caine s’est intensifiée au sujet de
son état de santé, de son manque
de transparence supposé. John
Fetterman a publié un certificat
de son médecin assurant qu’il
était apte à servir. Il a surtout ac­
cepté de participer à un débat té­
lévisé, le 25 octobre.
Polarisation de l’électorat
Ce fut un naufrage, mais son im­
pact ne sera pas forcément décisif
en raison de la polarisation de
l’électorat. Il était presque dou­
loureux d’observer John Fetter­
man, derrière son pupitre, cher­
cher les mots comme on cherche­
rait un interrupteur dans la pé­
nombre. Le géant à la carrure de
footballeur américain, crâne rasé
et bouc poivre et sel, avait revêtu
un costume cravate pour l’occa­
sion, ce qui lui arrive rarement. Il
en portait déjà un quelques jours
plus tôt lorsque, au pied de
louent
la capacité
du démocrate
John Fetterman
à parler
aux classes
populaires
l’avion présidentiel, il accueillait,
sans enthousiasme, Joe Biden,
venu alors déjà le soutenir.
Mais en cette soirée télévisée,
aucun artifice vestimentaire ne
pouvait détourner l’attention de
son élocution pénible, de sa diffi­
culté à terminer ses phrases. « Je
crois que… », répétait­il en boucle,
et puis le reste se bousculait, sans
discipline. Le format nerveux du
débat n’aidait pas : soixante se­
condes par question, trente se­
condes pour répondre à une mise
en cause. Pour l’occasion, la
chaîne qui diffusait l’émission
avait mis en place un dispositif
spécial. Tous les propos étaient
retranscrits sur écran dans le stu­
dio, en temps réel, pour permet­
tre au candidat démocrate de ne
rien manquer, en raison de ses
déficiences auditives.
Face à lui, Mehmet Oz a été
constamment agressif, ren­
voyant son rival à son supposé
« extrémisme », alors que lui­
même a épousé, par intérêt, le
mouvement MAGA (Make Ame­
rica Great Again, le slogan de Do­
rer, enchaînant les arguments
comme une récitation, diffusant
un étrange mélange de vitalité et
de manque d’authenticité. Pour
les experts républicains, l’affaire
était entendue : victoire par K.­O.
Euphorie dans les rangs. Mehmet
Oz n’a même pas eu à évoquer
l’état de santé de son rival : ce fut
le sujet de conversation principal
dans les commentaires qui ont
suivi. Mais Twitter n’est qu’un
comptoir étroit. Dans la vie réelle,
la plupart des électeurs n’ont vu
du débat que des clips, composés
par chaque équipe.
Avant la confrontation, les
conseillers de John Fetterman,
conscients de sa fragilité, avaient
tenté de réduire les attentes. A
son terme, ils louaient son cou­
rage exemplaire, au nom de tous
les accidentés de la vie, et es­
sayaient de focaliser l’attention
médiatique sur une phrase uni­
que, prononcée par Mehmet Oz
pendant le débat, à propos de
l’avortement. Le républicain sou­
haite que la question se règle « en­
tre une femme, son médecin et les
leaders politiques locaux ». L’es­
poir des démocrates réside dans
l’effet viral de ces courts extraits
dans l’opinion, pour mobiliser les
femmes et les jeunes en Pennsyl­
vanie, en particulier dans les
zones périurbaines.
Joe Biden lui­même a relayé la
séquence sur son compte Twitter,
avec ce commentaire : « Si le
docteur Oz parvient à ses fins, où
cela finira­t­il ? Réclamera­t­il que
du cancer ? Des coloscopies ? Ou
bien ce genre de vigilance est­il
seulement réservé aux femmes ? »
Le président américain a un rap­
port passionnel avec la Pennsyl­
vanie, où il est né, et dont le sort
électoral l’obsède. Il s’y est rendu
quinze fois depuis son élection.
Vulnérabilité politique
Au­delà des problèmes cardia­
ques du candidat démocrate, la
fin de campagne a aussi confirmé
la vulnérabilité politique de John
Fetterman, devenu une figure de
proue dans les milieux pro­
gressistes, qui louent sa capacité
à parler aux classes populaires,
aux ouvriers de la métallurgie
comme aux saisonniers ruraux.
Les républicains ont focalisé
leurs attaques sur son laxisme al­
légué en matière de délinquance
et ses aspirations à une réforme
carcérale. Ils ont aussi abondam­
ment relayé ses prises de position
passées, en contradiction avec
celles d’aujourd’hui, sur les
drogues et la fracturation hy­
draulique, utilisée pour exploiter
les réserves d’hydrocarbures.
Le géant tatoué, dont les rides
sur le front ressemblent à une
mouette, est soudain devenu la
cible favorite des médias conser­
vateurs, à commencer par la
chaîne Fox News et son présenta­
teur vedette, Tucker Carlson. Au
lendemain du débat, ce dernier
consacrait un quart d’heure en­
tier au démocrate. « John Fetter­
man est incapable de conduire
UN ÉTAT DISPUTÉ
La Pennsylvanie est l’un
des Etats-clés pour le contrôle
du Sénat à l’issue des élections
américaines du 8 novembre.
Après avoir fait la course en tête
jusqu’à l’été, le candidat démo-
crate, John Fetterman, a été rat-
trapé par le républicain Mehmet
Oz au cours de l’automne,
rendant l’issue du scrutin incer-
taine. Lors de la présidentielle
de 2016, cet Etat de l’est des
Etats-Unis avait été remporté
sur le fil par le républicain Do-
nald Trump, qui avait obtenu
44 000 voix de plus que son ad-
versaire démocrate, Hillary Clin-
ton. En 2020, Joe Biden l’avait
emporté sur le président sortant
avec 80 000 voix d’avance.
une voiture. Il ne devrait pas être
autorisé à utiliser un four à mi­
cro­ondes. Et il n’y a aucune
chance, quelles que soient les
circonstances, que John Fetter­
man puisse servir au Sénat »,
disait­il. Le 3 novembre, le candi­
dat démocrate a pourtant reçu
une onction télévisuelle. Oprah
Winfrey, la présentatrice de lé­
gende, lui a apporté son soutien.
C’est pourtant dans son talk­
show que Mehmet Oz avait
connu ses premiers succès,
comme invité régulier. p
piotr smolar

Olaf Scholz défend un rapprochement

économique avec Pékin
Le chancelier allemand a saisi l’occasion de cette visite pour aborder
la question des droits humains avec le président chinois

pékin ­ correspondant pourparlers de paix », précise seu­ la sérénité pour vivre avec ce qu’il
lement le communiqué. Rien ne ne peut pas changer, le courage de

L e chancelier allemand, Olaf

Scholz, a profité de sa pre­
mière visite à Pékin, ven­
dredi 4 novembre, pour faire pas­
ser plusieurs messages à ses deux
interlocuteurs chinois, le prési­
dent, Xi Jinping, et le premier mi­
nistre, Li Keqiang, notamment à
propos de la guerre en Ukraine, de
Taïwan et des droits humains.
Controversé en Europe, y compris
au sein de son gouvernement, ce
déplacement de quelques heures
en Chine était le premier d’un diri­
geant de l’Union européenne et du
G7 dans le pays depuis le début de
la pandémie, il y a près de trois ans.
Sur l’Ukraine, le dirigeant alle­
mand a affirmé avoir dit à M. Xi
que la Chine, en tant que « grand
pays » et membre du Conseil de sé­
curité des Nations unies, « devait
exercer son influence sur la Rus­
sie ». « La guerre en Ukraine crée
une situation dangereuse pour le
monde entier (…) et, en Chine aussi,
on sait qu’une escalade aurait des
conséquences pour tout le monde,
a déclaré M. Scholz à la presse. C’est
la raison pour laquelle il était très
important pour moi de dire claire­
ment qu’une escalade sous forme
de l’usage d’une arme nucléaire
tactique était exclue, et je suis très
content que sur ce sujet, au moins,
un accord ait été trouvé. »
De fait, le communiqué publié
par la Chine à la suite de ces entre­
tiens indique que, pour M. Xi, « la
communauté internationale (…)
doit s’opposer ensemble à la me­
nace et à l’emploi d’armes nucléai­
res ». En revanche, Pékin ne sem­
ble pas avoir l’intention de faire
pression sur Moscou. « La Chine
soutient les efforts de l’Allemagne et
de l’Europe pour jouer un rôle im­
portant dans la promotion des
montre que la Chine souhaite s’en­
gager dans la résolution du conflit.
Sur les autres sujets litigieux,
comme Taïwan, rien ne dit non
plus que les points de vue se sont
rapprochés. « J’ai évoqué notre pré­
occupation croissante pour la sta­
bilité et la paix dans la région. La
Chine a une responsabilité particu­
lière à cet égard », a souligné le
chancelier. A ses yeux, le statut de
l’île « ne peut être modifié que paci­
fiquement et par accord mutuel ».
Droit humains « universels »
Accusé par plusieurs pays euro­
péens de faire « cavalier seul » et de
ne défendre que les intérêts alle­
mands face à la Chine, Olaf Scholz
a indirectement soutenu la Litua­
nie, boycottée par Pékin pour son
soutien à Taïwan. « Les mesures
économiques contre des Etats
membres [de l’Union européenne]
particuliers sont dirigées contre
l’ensemble du marché unique et les
sanctions contre des députés euro­
péens ne sont pas acceptables pour
nous », a­t­il affirmé, évoquant les
mesures prises par la Chine contre
des députés en mars 2021, au len­
demain de sanctions décidées par
Bruxelles contre des responsables
chinois exerçant au Xinjiang, la ré­
gion qui abrite la minorité
ouïgoure, victime de répression.
Sur le respect des droits humains
et des minorités, M. Scholz a tenu
un discours qui n’a sans doute pas
plu à ses interlocuteurs, en insis­
tant sur le caractère « universel » de
ces droits. M. Xi lui a répondu indi­
rectement, en s’appuyant sur un
des prestigieux prédécesseurs de
M. Scholz : « J’apprécie beaucoup le
point de vue de l’ancien chancelier
Helmut Schmidt [1974­1982] qui dit
qu’un homme politique doit avoir
changer ce qu’il peut changer et la
sagesse de discerner les deux. »
M. Xi a d’ailleurs mis en garde son
interlocuteur : « Détruire la con­
fiance politique mutuelle est facile,
la reconstruire est difficile. »
M. Scholz l’a reconnu devant la
presse : « Comme l’a montré notre
entretien, il existe des différences
entre nos deux pays. »
Néanmoins, pour l’Allemagne,
ces divergences ne doivent pas
empêcher les deux pays de pour­
suivre leur coopération économi­
que. M. Scholz entend même les
« développer davantage ». Au
grand dam de ceux qui, à Washing­
ton et à Bruxelles, la jugent trop
dépendante de Pékin, son premier
partenaire économique. « Nous ne
sommes pas partisans d’un décou­
plage » des relations économiques
avec la Chine, a déclaré le chance­
lier. « Mais il est aussi clair pour
nous que cela est lié à des relations
économiques équitables, avec une
ouverture réciproque aux investis­
sements », a­t­il ajouté.
M. Scholz était accompagné
d’une douzaine de patrons alle­
mands (BASF, Volkswagen, BMW,
Siemens…). Ce voyage a été notam­
ment l’occasion pour la PME Bio­
NTech de faire un premier pas sur
le marché chinois. Comme s’en est
félicité le chancelier, Pékin qui, jus­
qu’à présent, n’autorisait pas l’im­
portation de vaccins étrangers
contre le Covid­19, accepte que le
vaccin de BioNTech soit proposé
aux résidents étrangers. « Mais ce
n’est qu’une première étape, et j’es­
père que le cercle des personnes qui
pourront en bénéficier s’élargira
bientôt, jusqu’à ce que le vaccin de­
vienne disponible pour tout le
monde », a­t­il déclaré. p
frédéric lemaître
 0123
4 | international DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

A Kiev, deux oppositions biélorusses concurrentes

Svetlana Tsikhanovskaïa et le régiment Kalinowski tentent de s’imposer comme alliés privilégiés de l’Ukraine

kiev ­ envoyé spécial Ces derniers temps, une concur­

rence est en outre apparue, un ac­
Le courage des

E
nvers et contre tout, le ca­
nal de communication a
été maintenu. Alors
même que Kiev ne re­
connaît pas la légitimité du diri­
geant biélorusse, Alexandre Lou­
kachenko, depuis sa réélection
frauduleuse en août 2020, et dé­
nonce sa participation à la guerre
russe menée contre le pays, les re­
lations diplomatiques entre
l’Ukraine et la Biélorussie n’ont ja­
mais été rompues. En dépit d’une
rhétorique agressive et des atta­
ques régulières de missiles et de
drones russes depuis la Biélorus­
sie, l’ambassade d’Ukraine n’a pas
quitté ses bureaux de Minsk.
Etrange situation entre pays
voisins, dont l’un s’est rendu
complice d’une agression contre
l’autre. Officiellement, le corps
diplomatique ukrainien resté en
Biélorussie sert de relais pour ses
quelques citoyens restés sur
place. En réalité, « le fait que les
Ukrainiens aient gardé leur am­
bassadeur signifie qu’ils tiennent
à avoir des informations directes
du régime de Loukachenko », ex­
plique Pavel Slunkin, un diplo­
mate biélorusse, qui a fait défec­
tion en septembre 2020 et vit de­
puis en exil, sans vouloir préciser
où. « Ils comprennent que la situa­
tion peut vraiment se compliquer
si Loukachenko décide d’envoyer
ses troupes en Ukraine,pour­
suit­il. C’est l’une des raisons pour
lesquelles les Ukrainiens refusent
toujours de rencontrer Svetlana
Tsikhanovskaïa, pour ne pas pro­
voquer Loukachenko. »
Depuis le début de la guerre,
l’opposante en chef biélorusse, el­
le­même en exil en Lituanie après
sa défaite orchestrée à la présiden­
tielle, tente d’ouvrir des relations
diplomatiques avec le gouverne­
ment de Volodymyr Zelensky. En
vain. Et l’ouverture, en juin, à Kiev,
d’un bureau de représentation,
n’y a rien changé. Les contacts res­
tent limités. Depuis Vilnius, le
« cabinet de transition unie »
formé par Mme Tsikhanovskaïa
peine à se rendre attrayant aux
yeux des autorités ukrainiennes.
Le « cabinet
de transition
unie » formé
par Svetlana
Tsikhanovskaïa à
Vilnius peine à se
rendre attrayant
aux yeux de Kiev
teur encore discret de l’opposi­
tion biélorusse surgi des champs
de bataille ukrainiens : le régi­
ment Kastous­Kalinowski, com­
posé de 500 volontaires biélorus­
ses qui se battent au côté de
l’Ukraine depuis le début de l’in­
vasion russe. Ces derniers sont
convaincus que le renversement
du régime de Minsk, soutenu éco­
nomiquement et politiquement
par le Kremlin, passe par une vic­
toire de l’armée ukrainienne con­
tre l’ennemi commun.
« Des actes » plus que des mots
Le 19 octobre,ce sont ses repré­
sentants qui ont rencontré des
députés de la Verkhovna Rada (le
Parlement ukrainien) membres
du groupe parlementaire créé
en 2020 pour une « Biélorussie
démocratique ». La réunion a
abouti à un projet de loi déposé­
deux jours plus tard, le 21 octobre,
visant à reconnaître la Biélorussie
comme un territoire occupé par
la Russie – dans la même veine
que celui, adopté en octobre, pour
la reconnaissance de l’indépen­
dance de la Tchétchénie, « tempo­
rairement occupée ».
« Cela signifie que Loukachenko
ne représente plus la population
de son pays et qu’il faut trouver un
nouveau représentant, avance
Oleksiy Goncharenko, député du
parti Solidarité européenne, le
parti de l’ex­président ukrainien
Petro Porochenko. Bien sûr, il y a
Svetlana Tsikhanovskaïa, qui a ga­
gné les élections deux ans plus tôt
et qui a une certaine légitimité.
Mais les soldats du régiment ont
eux aussi une légitimité, car ils ris­
quent leurs vies pour une Biélorus­
sie libre. Et ils savent que cela passe
par une victoire ukrainienne. »
Le député affirme néanmoins
que son groupe parlementaire a
déjà eu des échanges vidéo avec le
cabinet de l’opposition biélorusse
installé à Vilnius. « Nous compre­
nons que le régime de Louka­
chenko représentera toujours une
menace pour l’Ukraine, glisse
Yegor Chernev, député du parti
majoritaire Serviteur du peuple,
lui aussi présent à la réunion du
19 octobre. Notre priorité, pour le
moment, est de gagner la guerre,
mais nous espérons vraiment que
les Biélorusses renverseront le ré­
gime. Savoir qui sera le leader de ce
mouvement nous importe peu. Le
principal est l’efficacité : de vrais
actes, pas seulement des mots. »
Si le courage des combattants
biélorusses sur le front à l’est et au
sud de l’Ukraine semble avoir
conquis une partie de la popula­
tion, le« cabinet de transition »de
Vadym Kabanchuk, commandant en second du régiment Kalinowski, à Kiev, le 24 octobre.
ADRIEN VAUTIER/LE PICTORIUM POUR « LE MONDE »
l’opposante Tsikhanovskaïa pâtit,
lui, d’une mauvaise réputation. Le
14 octobre, dans une interview à
Radio Svoboda, le chef de la com­
mission des affaires étrangères de
la Rada, Oleksandr Merezhko, ex­
pliquait que le blocage des autori­
tés de Kiev était notamment dû au
manque de clarté de sa cheffe de
file sur la Russie et Vladimir Pou­
tine. « Elle semble avoir peur d’ap­
peler un chat un chat. Par exemple,
elle ne dit pas clairement que la
Russie est un pays terroriste, un
agresseur et un ennemi du peuple
biélorusse », assurait le député, qui
dit aussi voir dans le régiment Ka­
linowski un représentant « idéal »
pour ouvrir un dialogue avec Kiev.
Svetlana Tsikhanovskaïa n’a
pourtant pas cessé, depuis le dé­
combattants
biélorusses sur
le front semble
avoir conquis
une partie de la
population
ukrainienne
n’aurait jamais gagné le soutien de
la société biélorusse, explique­t­il.
A la question de savoir à qui appar­
tient la Crimée, elle a répondu
qu’elle était de facto russe, de jure
ukrainienne. Ça a provoqué une
grande vague de mécontentement
en Ukraine. » Depuis, l’opposante
biélorusse a multiplié les inter­
views dans la presse ukrainienne
pour tenter de convaincre que le
destin des deux pays était lié.
« Le choix de l’Ukraine »
Rencontré dans une base de la
banlieue de Kiev, Vadym Kaban­
chuk, commandant en second du
régiment Kalinowski, préfère ne
pas s’exprimer sur les ambitions
politiques de son bataillon. « Si
l’Ukraine veut que nous soyons ses
représentants, bien sûr, nous le se­
rons. C’est le choix de l’Ukraine, des
Ukrainiens »,assure néanmoins ce
soldat, venu se battre dès 2014 con­
tre les séparatistes prorusses du
Donbass et qui espère un jour ren­
verser le dictateur de Minsk par les
armes. « Le régime de Loukachenko
n’est pas le genre avec qui on peut
négocier pour qu’il quitte le pou­
voir », explique ce militant, dans
les années 1990, de la première
formation d’opposition, le Parti du
front populaire biélorusse.
Sur ses relations avec Svetlana
Tsikhanovskaïa, Vadym Kaban­
chuk préfère, là aussi, garder le si­
lence, tout en reconnaissant du
clenchement de l’invasion russe, monte en fait à la campagne prési­ bout des lèvres qu’il serait possi­
de condamner le chef du Kremlin dentielle de l’été 2020. « Elle propo­ ble de travailler « en parallèle ».Se­
et d’apporter son soutien à sait une position neutre avec la Rus­ lon Pavel Slunkin, plusieurs com­
l’Ukraine. Pour l’ancien diplomate sie, car elle comprenait que si son battants biélorusses en Ukraine
Pavel Slunkin, la controverse re­ programme avait été antirusse, elle ont exprimé des opinions négati­
ves sur son cabinet de transition,
allant même jusqu’à l’accuser, dès
La Russie revient dans l’accord céréalier 2021, d’être responsable de l’échec
du soulèvement de Minsk.
Les exportations de céréales à partir des ports ukrainiens L’issue des relations de Kiev avec
ont repris, jeudi 3 novembre, après le retour de la Russie dans l’une ou l’autre branche de l’oppo­
l’accord céréalier conclu le 22 juillet sous l’égide de la Turquie sition biélorusse dépendra sans
et des Nations unies. A la mi-journée, « sept cargos transportant doute des décisions que prendra
un total de 290 102 tonnes de céréales et de denrées agricoles » Alexandre Loukachenko sur son
ont transité par le corridor maritime sécurisé en mer Noire, selon rôle dans la guerre. Si le régime de
le Centre de coordination conjointe, à Istanbul. La Russie a repris Minsk devait s’investir davantage
sa participation après avoir obtenu des garanties « écrites » de au côté de son allié russe, alors le
Kiev sur la non-militarisation des corridors maritimes sécurisés. régiment Kalinowski pourrait
Les Etats-Unis se sont félicités, comme l’ONU, de ce dénoue- s’imposer comme interlocuteur
ment, rappelant toutefois que l’accord céréalier devait être privilégié de Kiev. p
prolongé au-delà de sa date limite, fixée au 19 novembre. thomas d’istria

Un ancien banquier d’affaires nommé à la tête du Haut­Karabakh

Ruben Vardanian a renoncé à sa nationalité russe pour s’occuper de l’enclave disputée militairement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan

L e banquier d’affaires Ruben

Vardanian, l’une des per­
sonnalités les plus réputées
du secteur financier russe, a été
nommé, vendredi 4 novembre,
au poste de chef du gouverne­
ment du Haut­Karabakh, une ré­
gion du Caucase peuplée d’Armé­
niens qui s’est autoproclamée in­
dépendante dans les années 1990
et reste disputée militairement
entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Qu’est­ce qui a bien pu pousser
l’oligarque russo­arménien en
vue de 54 ans, né à Erevan, en Ar­
ménie, à quitter sa confortable
vie moscovite pour Stepanakert,
l’austère capitale du Haut­Kara­
bakh ? Le 1er septembre déjà, il
avait annoncé sur les réseaux so­
ciaux son installation dans la ré­
gion au prix d’une initiative radi­
cale. « J’ai pris la décision, réalisant
les risques que je prenais, de renon­
cer à la nationalité russe et de dé­
ménager au Haut­Karabakh en
tant que citoyen arménien. »
Selon lui, depuis la défaite mili­
taire subie par l’Arménie à
l’automne 2020, la population de
l’enclave « se sent abandonnée ».
Son but est de la soutenir. « Les Ar­
méniens du monde entier doivent
être aux côtés du peuple d’Artsakh
[Haut­Karabakh, en arménien] », a
déclaré l’entrepreneur, qui y mène
depuis des années des actions de
mécénat social et culturel.
Peu après son installation, le
président de la région autoprocla­
mée, Arayik Haroutiounian, lui a
demandé de conduire les affaires
courantes. A Ruben Vardanian,
désormais, de gérer la perte des
ressources dues à la guerre, les in­
frastructures ravagées, l’absence
de chauffage et d’électricité, les
déplacés, la menace de nouveaux
affrontements.
La tâche s’annonce ingrate,
voire dangereuse, dans un
contexte de guerre jamais éteinte,
même s’il met toute sa fortune,
estimée par Forbes à 1 milliard de
dollars en 2021 (même montant
en euros), au service de la cause.
Enclavée, pauvre, épuisée par la
guerre, la région, un confetti peu­
plé d’Arméniens très attachés à
leurs terres ancestrales, se délite.
Les affrontements de 2020, qui
ont fait plus de 6 500 morts dans
les deux camps, se sont achevés
par une déroute militaire armé­
nienne, la perte de territoires au
profit de l’Azerbaïdjan, dont la po­
pulation avait été chassée entre
1992 et 1994, et un fragile accord
de paix parrainé par Moscou. Ré­
gulièrement, des escarmouches
éclatent, soit au Haut­Karabakh,
soit sur la frontière reconnue en­
tre les deux pays, comme ce fut le
cas en septembre (286 morts).
Entregent légendaire
Ruben Vardanian se dit prêt à rele­
ver le défi. « Un banquier d’affaires
est fondamentalement un négo­
ciateur. Mon expérience en entre­
prise montre que je peux négocier
avec des personnes très différen­
tes. (…) Je veux être efficace », a­t­il
confié dans un entretien au quo­
tidien russe Kommersant dans
son édition du 3 novembre.
« Suis­je prêt à assumer la respon­
sabilité de ce qui se passe dans le
monde arménien ? Je fais ça depuis
vingt ans. Suis­je prêt à faire des
choses qui me mettent mal à
l’aise ? Oui », ajoutait­il.
Ancien propriétaire de la ban­
que d’investissements Troïka
Dialog, M. Vardanian était, à
l’époque où la Russie connaissait
un essor économique, l’invité ve­
dette de la plupart des forums or­
ganisés par le Kremlin pour atti­
rer les investisseurs étrangers.
Son parcours était cité en exem­
ple, son entregent légendaire, sa
probité vantée.
En mars 2019, le regroupement
de journalistes d’investigation
Organized Crime and Corruption
Reporting Project a néanmoins
jeté une ombre au tableau en ré­
vélant la mise en place par Troïka
Dialog d’un système de société
offshore grâce auquel de l’argent
(plus de 4,5 milliards de dollars
entre 2006 et 2013) avait été
transféré au bénéfice de person­
nes de l’entourage du président
russe, Vladimir Poutine. Le ban­
quier n’est plus aux affaires. Ses
actifs ont été transférés vers son
fonds familial, la gestion de ses
sociétés a été confiée à ses colla­
borateurs.
Il n’a qu’une obsession en tête,
défendre les intérêts des
120 000 habitants du Haut­Kara­
bakh. Il ne comprend pas com­
ment elle a pu être tenue à l’écart
des négociations qui ont eu lieu à
Sotchi, le 31 octobre, entre l’Armé­
nie et l’Azerbaïdjan sous la hou­
lette de M. Poutine. « Cela fait par­
tie de ces choses que je trouve inac­
ceptables. Les dirigeants de la Ré­
publique d’Arménie n’ont pas été
mandatés par le Haut­Karabakh
pour décider à sa place. (…) Le sort
du Haut­Karabakh ne peut être dé­
cidé que par ses habitants. » p
marie jégo
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022 international | 5

A Hongkong, la mise au pas Exhumation des restes

d’un général franquiste
politique passe par les tribunaux L’opération a été menée en application
de la nouvelle loi mémorielle portée par le
Des centaines de personnes sont en détention préventive depuis des gouvernement espagnol de Pedro Sanchez
mois en vertu de la loi de sécurité nationale imposée par Pékin en 2020 madrid ­ correspondante Mais il a fallu que la loi oblige la
confrérie et que le gouvernement

hongkong ­ correspondance de Hongkong. Personne n’imagi­

nait alors le rôle qui lui serait con­
Le gouvernement 68 ans, connu pour son suivi as­
sidu des dizaines de procès en L a confrérie de la Macarena a
attendu qu’une nuit épaisse
enveloppe Séville et que les
lui envoie une lettre, le 27 octobre,
lui enjoignant de retirer les restes
du général « dans les plus brefs dé­

D
ans les étages du tri­
bunal de West
Kowloon, au dernier
rang de la très mo­
derne cour n°3, le cardinal Zen,
90 ans, est à nouveau sur le banc
des accusés, mardi 1er novembre.
Il lutte contre la fatigue des inter­
minables audiences de ce nou­
veau procès. Le vieil ecclésiasti­
que, l’homme d’Eglise le plus
connu de Hongkong, est entouré
de ses quatre co­inculpés.
Côte à côte se tiennent la célèbre
avocate des droits de l’homme et
ancienne députée Margaret Ng,
74 ans, cheveux gris coupés court
et lunettes rondes noires, l’an­
cienne députée Cyd Ho, 68 ans,
récemment sortie de prison,
l’éminent sociologue Hui Po­
keung, 62 ans, qui avait été arrêté
à l’aéroport en mai alors qu’il
s’apprêtait à prendre un nouveau
poste universitaire en Italie, et la
star de canto­pop et icône de la
communauté LGBT Denise Ho,
45 ans, une des rares artistes à
avoir osé s’engager publique­
ment pour le mouvement prodé­
mocratie.
Ils sont les cinq coadministra­
teurs, du « Fonds 612 », un fonds
humanitaire créé pour soutenir
financièrement les manifestants
arrêtés pendant l’été 2019. Les ac­
cusés sont séparés de la magis­
trate principale Ada Yim par quel­
ques rangées de bureaux occupés
par les avocats, les procureurs, les
greffiers, et autant d’écrans anti­
Covid en Plexiglas. Leur procès,
qui touche à sa fin, porte sur le
statut de leur fonds. « 612 » fait ré­
férence au 12 juin 2019, date des
premiers heurts violents avec la
police. Des manifestations,
d’abord pacifiques, contre un pro­
jet de loi d’extradition vers la
Chine qui s’étaient transformées
en émeutes antigouvernementa­
les. Au total, plus de 10 000 inter­
pellations avaient eu lieu.
Inauguré en 2016, l’immense
palais de justice de West Kowloon
est surnommé le « méga­tribu­
nal ». À l’époque, le gouverne­
ment était soucieux de faciliter
l’accès du public et des médias
aux procès importants et d’offrir
à la justice de la région adminis­
trative spéciale des moyens à la
hauteur de sa réputation.
Cette justice, indépendante du
système chinois, fondée sur la
common law (le système juridi­
fié quelques années plus tard.
Depuis juin 2020 et l’entrée en
vigueur de la loi de sécurité natio­
nale (LSN) imposée par Pékin, le
système judiciaire et la mission
des tribunaux ont été totalement
transformés. Les crimes de séces­
sion, subversion, terrorisme et
complot avec des forces étrangè­
res, remis en vigueur, conduisent
désormais à des peines allant jus­
qu’à la perpétuité : le gouverne­
ment a dépoussiéré d’anciennes
lois coloniales vieilles de plus
d’un demi­siècle, notamment an­
tisédition, qui se révèlent soudain
très utiles. L’actuelle mise au pas
politique de la région administra­
tive spéciale passe, en silence et
avec un vernis de légalité, par les
tribunaux.
Journal interdit
À ce jour environ 220 personnes
ont été arrêtées en vertu de la
LSN ; seules 140 ont été inculpées
et une quarantaine ont été jugées,
toutes coupables, et condamnées
à des peines allant jusqu’à neuf
ans d’emprisonnement ferme. La
plupart des 47 candidats du
camp prodémocratie aux élec­
tions législatives annulées de
2020, arrêtés en février 2021 pour
avoir participé à des primaires,
auront passé près de deux ans en
prison quand leur procès débu­
tera début 2023.
Jimmy Lai, 74 ans, le patron du
journal d’opposition Apple Daily,
interdit depuis 2021, fait partie
de ceux qui sont emprisonnés
depuis près de deux ans pour
participation à des rassemble­
ments illégaux. Il est, actuelle­
ment en détention provisoire en
attente de son principal procès
pour infraction à la loi de sécu­
rité nationale qui doit commen­
cer le 1er décembre. Alors qu’il a
fini de purger ses premières pei­
nes, il vient d’être à nouveau jugé
coupable de « fraude » le 25 octo­
bre. Il n’est pas le seul dirigeant
de média à être inquiété. Les
Hongkongais ont également
suivi l’ouverture, lundi 31 octo­
bre, du procès des responsables
du journal en ligne d’opposition
Stand News, en détention pré­
ventive depuis près d’un an.
Le cardinal Zen et ses coaccu­
sés, brièvement arrêtés en mai,
ont le rare privilège d’être en li­
berté sous caution. Leur procès
est néanmoins emblématique
a dépoussiéré
d’anciennes lois
coloniales vieilles
d’un demi-siècle
qui se révèlent
très utiles
organisation, n’est passible que
d’une amende maximale de
10 000 dollars hongkongais
(1 200 euros). Une infraction bien
légère au regard des ressources
d’argent public mobilisées et des
neuf jours de procès.
« On ne comprend pas vraiment
ce que les accusateurs cherchent,
mais on sent bien qu’il y a d’autres
intentions derrière ce procès… »,
indique une source proche de
l’affaire qui souhaite rester ano­
nyme.
Le procès du Fonds 612 a con­
traint ses administrateurs à livrer
nombre de documents à la police,
notamment ceux concernant les
virements des donataires. « Plu­
sieurs personnes qui avaient
donné plus de 100 000 dollars
(12 000 euros) au fonds, ce qui
n’avait rien d’illégal alors, ont
reçu des visites ou des appels de la
police, juste pour les intimider »,
commente un autre proche du
dossier.
Le 11 octobre, en appel, l’avocate
Chow Hang­tung, 36 ans, qui
purge une peine de vingt­deux
mois de prison, a défendu son re­
fus de livrer à la police certaines
informations. Vice­présidente de
l’association Alliance, elle organi­
sait depuis 1989, à Hongkong, la
veillée du 4 juin, en souvenir du
massacre des étudiants chinois
sur la place Tiananmen.
Le même jour, dans un autre tri­
bunal, le pasteur Gary Pang,
cours a été condamné à treize
mois de prison pour avoir ap­
plaudi Chow Hang­tung en jan­
vier, après sa remarquable plai­
doirie. Jugée en même temps que
le pasteur, une femme de 68 ans a
été condamnée à trois mois de
prison ferme pour avoir « proféré
des mots séditieux ». Ces senten­
ces sont d’autant plus lourdes
qu’elles punissent des faits et ges­
tes longtemps tolérés dans une
société où la liberté d’expression
a toujours prévalu.
Détérioration générale
Outre les syndicats, les journaux
d’opposition, les ONG qui
avaient soutenu le mouvement
de 2019, des dizaines d’associa­
tions (réseaux de chauffeurs
pour évacuer les manifestants,
d’approvisionnement, de se­
cours, de logement, etc.) avaient
vu le jour. Nombre d’entre elles
ont été inquiétées.
Dans un contexte de détériora­
tion générale de la justice dans le
monde, Hongkong a chuté de
trois places en un an dans le clas­
sement international du Projet
mondial de la justice (World Jus­
tice Project). À la 22e place, elle de­
vance toutefois les États­Unis et
talonne la France d’une place.
C’est l’ironie de la situation ac­
tuelle : la justice de Hongkong
avait tellement bonne réputa­
tion qu’il est difficile aujourd’hui
de la soupçonner d’être soudain
soumise au pouvoir politique.
Les avocats continuent donc de
plaider avec éloquence et minu­
tie. Tous connaissent pourtant
l’issue presque certaine de la plu­
part de ces procès politiques – la
condamnation –, avant même
qu’ils ne commencent, quand
l’assemblée se lève en silence
pour accueillir la cour. p
florence de changy
portes de la basilique du même
nom soient fermées aux fidèles
pour procéder, dans la plus grande
discrétion, à l’exhumation des res­
tes du général putschiste Gonzalo
Queipo de Llano, dans la nuit de
mercredi 2 à jeudi 3 novembre.
Depuis sa mort, en 1951, ce mili­
taire sanguinaire, responsable de
la mort de près de 45 000 person­
nes en Andalousie durant la
guerre d’Espagne (1936­1939), oc­
cupait une place de choix dans
l’église, au pied de l’autel dédié à
saint Joseph. Il y était honoré aux
côtés de son épouse, ainsi que de
l’auditeur militaire Francisco Bo­
horquez, l’un des principaux col­
laborateurs de la répression infli­
gée par les nationalistes aux répu­
blicains dans le sud de l’Espagne.
Après des années de lutte des as­
sociations mémorialistes pour
mettre fin à cette offense aux vic­
times, les trois corps ont finale­
ment été sortis de la basilique et
remis à leurs familles, en applica­
tion de la nouvelle loi de « mé­
moire démocratique », portée par
le gouvernement du socialiste
Pedro Sanchez. Entrée en vigueur
le 21 octobre, celle­ci établit que
« les restes des dirigeants du coup
d’Etat militaire de 1936 ne pour­
ront pas rester inhumés dans un
lieu prééminent d’accès public,
autre qu’un cimetière ».
Sur le parvis de la basilique, alors
que le fourgon mortuaire quittait
les lieux, les descendants du géné­
ral n’ont pas hésité à lancer, de­
vant les quelques caméras présen­
tes sur les lieux, « Viva Queipo ! »
Comme pour Franco – dont les
restes ont été sortis de la basili­
que du Valle de los caidos, près de
Madrid, en 2019 –, la présence du
corps d’un criminel de guerre
dans un lieu de culte avait provo­
qué de nombreuses controverses,
ces dernières années, à Séville.
lais », pour qu’elle agisse.
La liste des crimes de Queipo de
Llano, proche du dictateur Fran­
cisco Franco, est pourtant lon­
gue et bien connue. Surnommé
le « vice­roi d’Andalousie », il
est considéré comme l’un des
principaux responsables du
massacre de la Desbandada,
quand près de 5 000 civils ont été
tués, alors qu’ils fuyaient la ville
de Malaga, tombée aux mains
des nationalistes.
Harangues atroces
Soupçonné par les historiens
d’avoir été celui qui donna l’ordre
d’assassiner le poète Federico
Garcia Lorca, en août 1936, il in­
vita ses hommes à tuer « comme
des chiens » tous les « êtres effémi­
nés » et à conduire au peloton
d’exécution, sans procès, les
membres des organisations
marxistes et communistes. Sur
Radio Sevilla, ses harangues atro­
ces les incitèrent aussi à violer les
femmes des « rouges » : « Elles sau­
ront ce que sont des hommes et
pas des pédés de miliciens », lança­
t­il en juillet 1936 sur les ondes.
Le président du Parti populaire
(droite), Alberto Nuñez Feijoo
n’en a pas moins montré ses ré­
serves quant à l’exhumation. « Je
crois que la politique doit se con­
centrer à résoudre les problèmes
des vivants et laisser les morts en
paix », a déclaré le dirigeant
conservateur. Quant au président
du parti d’extrême droite Vox,
Santiago Abascal, il a accusé Pedro
Sanchez de « profaner des tombes
et perturber le repos des morts ».
« Aujourd’hui, l’Espagne se lève
plus digne, avec une démocratie
meilleure », s’est au contraire féli­
cité le ministre de la présidence
et de la mémoire démocratique,
Felix Bolaños. p
sandrine morel
Photo : Flavien Carlod et Baptiste Le Quiniou, non contractuelle. TASCHEN.

que qui prévaut dans les pays
anglo­saxons) et rendue par des
juges locaux et internationaux,
était le principal pilier de l’excel­
lente réputation internationale
du zèle que déploie le ministère
de la justice à l’égard des person­
nalités les plus charismatiques.
Le délit pour lequel ils sont mis
en cause, lié au statut de leur

R USS I E
Quinze morts dans
l’incendie d’un café
Un incendie dans un café de
Kostroma, à 300 kilomètres
au nord de Moscou, a provo­
qué la mort de 15 personnes
et en a blessé cinq autres à
l’aube, samedi 5 novembre,
selon les autorités de cette
ville de 270 000 habitants.
Une enquête criminelle a été
ouverte et la police recher­
che la personne qui aurait
utilisé le pistolet de détresse
à l’origine de cet incendie qui
a fait s’effondrer le toit du
café. Ce n’est pas la première
fois que des engins pyrotech­
niques provoquent un incen­
die mortel dans un lieu de
loisirs en Russie. En 2009,
plus de 150 personnes ont
été tuées dans l’incendie
d’une boîte de nuit dans la
ville de Perm. – (AP.)
CO RÉ E D U SU D
Un bombardier
américain rejoint
les exercices conjoints
Un bombardier lourd super­
sonique américain B­1B de­
vait participer, samedi 5 no­
vembre, aux vastes exercices
militaires menés par Séoul et
Washington en Corée du Sud,
et qui ont été prolongés
après une série record de tirs
de missiles par la Corée du
Nord. Vendredi soir, l’armée
sud­coréenne avait annoncé
avoir déployé quelque 80 avi­ * Sur modèles spécialement signalés.
ons furtifs F­35A après avoir
détecté 180 avions de combat
volant dans l’espace aérien
nord­coréen, nouvel épisode
de la spectaculaire montée
des tensions dans la pénin­
Liste des magasins Roche Bobois participant à l’opération sur www.roche-bobois.com
sule coréenne. L’ONU et le G7
ont condamné « avec force » OUVERTURE EXCEPTIONNELLE LES DIMANCHES 6, 13 ET 20 NOVEMBRE AINSI QUE LE VENDREDI 11 NOVEMBRE (selon autorisation)
les manœuvres d’intimida­
tion de Pyongyang. – (AFP.)

6 | international
Suède : les opposants turcs,
otages des tractations sur l’OTAN
Le président Erdogan réclame à Stockholm l’extradition de plusieurs
dizaines de personnes, présentées comme des « terroristes »
malmö (suède) ­
correspondante régionale
A
gé de 74 ans, la barbe et
les cheveux blancs, Ra­
gip Zarakolu vit à
Ljungsbro, un village
près de Linköping (sud de la
Suède), dans une maison remplie
de livres. Cet éditeur et militant
des droits de l’homme turco­sué­
dois s’y est réfugié en 2013, après
avoir été condamné à une énième
peine de prison en Turquie, en rai­
son d’un discours qu’il avait pro­
noncé en 2011 lors d’un congrès
du Parti pour la paix et la démo­
cratie, une formation pro­kurde
dissoute trois ans plus tard.
En 2018, la justice turque l’a
condamné pour terrorisme. Dans
la foulée, Ankara a réclamé son ex­
tradition à Stockholm. Jugeant
que les accusations portées contre
lui étaient infondées, la Cour su­
prême suédoise a refusé. Mais la
Turquie n’a pas abandonné. En
juin, Ragip Zarakolu a découvert
que son nom figurait sur une liste
de personnalités dont la Turquie
exige l’expulsion de Suède, en
échange de son feu vert à l’adhé­
sion du pays nordique à l’OTAN.
Plusieurs listes circulent. L’une
comporte trente­trois noms. Une
autre, quarante­cinq. Le prési­
dent turc, Recep Tayyip Erdogan,
a lui­même affirmé, fin juin, que
Stockholm avait promis de lui li­
vrer soixante­treize « terroristes ».
Dans les médias turcs apparais­
sent les noms de sympathisants
présumés du Parti des tra­
vailleurs du Kurdistan (PKK),
classé comme organisation terro­
riste par la Suède et l’Union euro­
péenne. On y trouve aussi des
personnes connectées au mouve­
ment du prédicateur Fethullah
Gülen, tenues responsables par
Ankara de la tentative de coup
d’Etat du 15 juillet 2016.
Dans l’accord tripartite, signé
avec la Turquie et la Finlande, fin
juin, au sommet de l’OTAN, Stoc­
Le Parlement européen presse Athènes
de faire la lumière sur le scandale des écoutes
La commission d’enquête n’a pas été reçue par le premier ministre Kyriakos Mitsotakis
athènes ­ correspondance
E n déplacement à Athènes,
la commission d’enquête
du Parlement européen sur
les logiciels espions (PEGA) a ré­
clamé au gouvernement grec,
vendredi 4 novembre, d’enquêter
« de manière urgente et approfon­
die avant les élections de l’année
prochaine » sur le scandale d’écou­
tes illégales qui agite actuellement
le pays. A huit mois du scrutin lé­
gislatif, prévu en juillet 2023, le
gouvernement du premier minis­
tre conservateur, Kyriakos Mitso­
takis, est fragilisé par une affaire
de mise sur écoute par le rensei­
gnement grec de plusieurs jour­
nalistes et hommes politiques,
dont le premier ministre, chef du
parti socialiste grec.
Les victimes ont été ciblées par
un logiciel espion Predator, qui
permet, une fois le téléphone in­
fecté, d’enregistrer les messages et
les appels – y compris ceux passés
par le biais d’applications cryp­
tées –, d’avoir accès à des mots de
passe ou à l’historique de naviga­
tion sur le Web de l’appareil. Com­
mercialisé en Grèce par la société
Intellexa, dont le PDG, Tal Dilian,
kholm s’était engagé à « traiter ra­
pidement et de manière approfon­
die les demandes d’expulsion ou
d’extradition en cours de la Turquie
concernant des personnes soup­
çonnées de terrorisme ». Selon Ove
Bring, professeur de droit interna­
tional à l’Université suédoise de la
défense, la Suède a respecté son
engagement : fin août, un ressor­
tissant turc, accusé de fraude par la
justice de son pays, a été extradé.
Pour Ankara, cependant, le
compte est loin d’être atteint.
M. Erdogan continue donc de blo­
quer la ratification des candidatu­
res suédoise et finlandaise à
l’OTAN – même s’il a affirmé ré­
cemment qu’il n’avait aucune ob­
jection à l’encontre d’Helsinki.
Dans l’espoir de trouver une solu­
tion, le nouveau premier ministre
suédois, Ulf Kristersson, en poste
depuis le 17 octobre, doit se rendre
en Turquie, mardi 8 novembre.
« Une cible sur le dos »
Mais ses marges de manœuvre
– comme celles du secrétaire gé­
néral de l’OTAN, Jens Stoltenberg,
qui l’a précédé à Ankara du jeudi 3
au samedi 5 novembre – sont ex­
trêmement limitées, signale
M. Bring : « Non seulement, les tri­
bunaux sont indépendants en
Suède, mais nous n’avons pas la
même définition du terrorisme que
la Turquie. » Selon lui, le gouverne­
ment suédois n’a donc aucune
possibilité de répondre aux exi­
gences de M. Erdogan.
« Ces listes sont comme des sacs
qu’Erdogan remplit de têtes, à la
manière des autocrates ottomans.
C’est une façon de terroriser les dé­
fenseurs des droits de l’homme en
Turquie », estime Ragip Zarakolu.
L’éditeur ne craint pas d’être ren­
voyé chez lui : « J’ai obtenu la na­
tionalité suédoise, et la Suède n’ex­
trade pas ses ressortissants. » Il
s’inquiète en revanche que cette
nouvelle publicité fasse de lui une
cible : « Des partisans d’Erdogan
ont publié mon adresse sur les ré­
est un ex­agent des services se­
crets israéliens résidant à Chypre,
le coût du logiciel a été évalué par
les médias grecs à 14 millions
d’euros, ce qui le rend difficile­
ment accessible à des particuliers.
Plus de 15 000 téléphones
auraient été surveillés par les ren­
seignements grecs, soit une
hausse de 30 % depuis 2019.
La délégation des dix députés
européens n’a pu s’entretenir ni
avec le premier ministre ni avec
les dirigeants d’Intellexa. « Tant
que les autorités grecques ne sont
pas disposées à partager les dos­
siers et documents officiels, nous
devons construire un puzzle avec
les pièces disponibles. Heureuse­
ment, il y en a beaucoup (…). Et tou­
tes semblent pointer dans la direc­
tion de personnes faisant partie
des cercles gouvernementaux », a
noté l’eurodéputée néerlandaise
(Renew) Sophie in’t Veld, rappor­
teuse de la commission PEGA.
Après son élection en 2019, le
premier ministre avait placé les
renseignements grecs sous son
égide. En août, le média Inside
Story a révélé que la société Intel­
lexa avait des liens avec le neveu
du premier ministre, également
Un journal turc
a publié
des photos
et des vidéos
de plusieurs
dissidents exilés
en Suède, avec
leurs adresses
seaux sociaux et menacé de venir
me voir la nuit », dit­il.
Réfugié en Suède depuis 2016, le
journaliste Levent Kenez a lui
aussi découvert son nom sur une
liste. Pourtant, la Cour suprême
suédoise a déjà statué sur son cas
en décembre 2021 : « Elle a
constaté que les accusations de ter­
rorisme étaient infondées et que je
faisais simplement mon métier de
journaliste. Elle a aussi estimé que
je risquais d’être persécuté si j’étais
renvoyé en Turquie. » Il est
convaincu que la requête d’Ankara
n’a aucune chance d’aboutir.
Ancien rédacteur en chef du
quotidien en anglais Today’s Za­
man, proche du mouvement
Gülen, Bulent Kenes se montre
moins catégorique. Fin 2021, la
Turquie a demandé son extradi­
tion. En février, le journaliste a été
convoqué par les services de ren­
seignements suédois pour un in­
terrogatoire. Les conclusions du
procureur lui étaient favorables.
Mais il s’inquiète du fait que la
Cour suprême ne se soit toujours
pas prononcée : « Dans le contexte
actuel, je ne peux pas être complè­
tement sûr que Stockholm ne va
pas céder », affirme­t­il.
Ces derniers jours, la pression est
encore montée d’un cran : le jour­
nal turc Sabah, proche du pouvoir,
a publié des photos et des vidéos
de plusieurs dissidents exilés en
Suède, avec leurs adresses. Bulent
Kenes est l’un d’entre eux. « L’arti­
cle dit que je vis dans le luxe, alors
responsable de son cabinet. Il a, de­
puis, été limogé avec le chef du
renseignement et une réforme du
service de ce dernier a été engagée.
Mais les eurodéputés ont re­
gretté le manque de transparence
de la commission parlementaire
ouverte fin août pour déterminer
les responsabilités du premier
ministre dans ce scandale. Le pré­
sident de la commission PEGA, le
Néerlandais Jeroen Lenaers (Parti
populaire européen), a déploré
que les conclusions de cette com­
mission n’aient pas été rendues
publiques et que « des personnali­
tés clés », notamment des victi­
mes, n’aient pas été auditionnées.
« Confiance qui s’érode »
Pour Sophie in’t Veld, l’investiga­
tion menée par les autorités grec­
ques est « superficielle » : « Ils n’ont
pas enquêté sur les filiales d’Intel­
lexa, ni confisqué des serveurs ou
ordinateurs (…) Certains docu­
ments [des renseignements grecs]
ont été très malheureusement dé­
truits. » Contrairement à la Hon­
grie, la Pologne ou l’Espagne qui
ont admis avoir utilisé des logi­
ciels espions pour des raisons de
sécurité nationale, la Grèce a tou­
que les photos me montrent au su­
permarché Lidl à côté de chez moi »,
raille­t­il. Il dénonce une tentative
d’intimidation, d’autant plus effi­
cace que deux de ses collègues, ré­
fugiés en Suède, ont été agressés.
Ancien chef du bureau de Today’s
Zaman, Abdullah Bozkurt a été at­
taqué, en octobre 2020, devant
chez lui, par trois hommes, qui
n’ont toujours pas été identifiés.
Depuis, le journaliste a déménagé
à une adresse tenue secrète. Cel­
le­ci vient d’être publiée dans Sa­
bah, avec des photos de lui, prises
récemment en Suède. « On m’a mis
une cible sur le dos », s’insurge­t­il.
Le 18 mars, un autre journaliste
turc, Ahmet Dönmez, a été
agressé dans la rue, près de chez
lui, à Tullinge, dans la banlieue de
Stockholm, alors que sa fille de
6 ans se trouvait dans sa voiture.
Ancien correspondant à Ankara
du journal Zaman, il avait reçu
des menaces dix jours plus tôt. Il
s’est réveillé à l’hôpital, avec une
hémorragie cérébrale, sans aucun
souvenir de l’incident. Pour le
moment, l’enquête patine.
Les journalistes turques fusti­
gent le manque de réaction publi­
que des autorités suédoises : « Des
agents étrangers circulent sur le
territoire et menacent la diaspora,
sans que les services de renseigne­
ments ne fassent rien », s’agace
M. Bozkurt. Pour lui, il s’agit
d’une démonstration de force de
la Turquie, qui a vu « une fenêtre
d’opportunité », pariant sur le fait
que la Suède ne réagirait pas, de
peur de compromettre encore
plus sa candidature à l’OTAN.
La situation paraît insoluble,
tant qu’Ankara continue d’exiger
des extraditions. Récemment, le
nouveau ministre de l’immigra­
tion, Tobias Billström, a suscité la
polémique en affirmant que la
Turquie était « une démocratie ».
Pour Abdullah Bozkurt, « c’est une
victoire pour Erdogan, qui se ré­
jouit d’avoir fait plier la Suède ». p
anne­françoise hivert
jours nié y avoir recours. Le gou­
vernement a même assuré vou­
loir présenter un projet de loi mi­
novembre rendant la commercia­
lisation de ces logiciels interdite.
Pour l’opposition de gauche, les
autorités tentent d’étouffer le
scandale. Le chef de file de Syriza
(gauche radicale), Alexis Tsipras, a
demandé au premier ministre
d’« arrêter de se cacher ». « Le logi­
ciel espion continue de fonction­
ner, a­t­il insisté. Le pays ne peut
pas se diriger vers les élections
dans ces conditions. » La commis­
sion PEGA doit publier, mardi
8 novembre, son rapport prélimi­
naire sur le sujet et adresser à cette
occasion un message de fermeté à
Athènes. Pour l’eurodéputé grec
Stelios Kouloglou (Syriza), mem­
bre de la commission PEGA,
« l’image de la Grèce à l’étranger
n’est pas encore celle de la Hongrie
et de la Pologne mais elle se dé­
grade… La confiance des citoyens
envers le gouvernement com­
mence aussi à s’éroder ». Selon
l’institut de sondage MRB, l’écart
entre les conservateurs de Nou­
velle Démocratie, au pouvoir, et
Syriza se resserre légèrement. p
marina rafenberg
Au Mali, les atteintes
à la liberté de la presse
se multiplient
La Haute Autorité de la communication
vient de suspendre Joliba TV News pour des
« propos diffamatoires » contre la junte
L a liberté d’expression est en
danger, la démocratie avec.
Nous sommes dans la dicta­
ture de la pensée unique. » Les pro­
pos tenus par le journaliste ma­
lien Mohamed Attaher Halidou
dans un éditorial diffusé sur Jo­
liba TV News le 30 septembre ont
fini par se vérifier. Mercredi 2 no­
vembre, la chaîne de télévision
créée en 2021 a été suspendue
pour deux mois par la Haute
Autorité de la communication
(HAC) du Mali. Une interruption
forcée qui illustre le durcisse­
ment de la censure au Mali depuis
l’arrivée au pouvoir de la junte à la
suite du double coup d’Etat
d’août 2020 et de mai 2021.
L’instance chargée de réguler le
secteur de la communication a
justifié sa décision en dénonçant
des « propos diffamatoires et des
accusations infondées » contre la
HAC elle­même et les autorités
de la transition. Des griefs qui vi­
sent tout particulièrement l’édi­
torial diffusé après le retour de
New York du premier ministre,
Abdoulaye Maïga, le 27 septem­
bre. A la tribune de l’Organisation
des Nations unies, ce dernier
avait prononcé un discours in­
cendiaire contre la France et cer­
tains présidents africains. Une
diatribe critiquée par le journa­
liste vedette de Joliba TV News,
chaîne d’information réputée
pour sa liberté de ton.
« Ce discours, avait estimé à l’an­
tenne Mohamed Attaher Hali­
dou, contient beaucoup de vérités
mais nous devons aussi avoir le
courage de dire qu’il manque par
endroits d’élégance républi­
caine. » « Les colonels au pouvoir
gouvernent avec l’opinion de la
foule et la foule, par définition, ne
réfléchit pas. Attention au nau­
frage », ajoutait le chroniqueur,
avant d’appeler la HAC à « pren­
dre ses responsabilités pour arrê­
ter le désordre » sur les réseaux
sociaux maliens, où la désinfor­
mation et les injures envers les
personnalités hostiles au régime
pullulent depuis des mois.
Une décision jugée « excessive »
Contacté, un journaliste de Joliba
TV News, préférant conserver
l’anonymat pour des questions
de sécurité, juge « excessive » la dé­
cision de l’instance de régulation :
après une première mise en de­
meure le 12 octobre, « le but est de
nous donner une leçon, estime­
t­il. C’est une tentative de muselle­
ment de la presse. Certains sujets
sont devenus tabous aujourd’hui
au Mali, comme les relations entre
notre pays et la France. Et nous,
nous sommes malheureusement
catalogués [anti­junte] ».
D’après ce journaliste, les en­
nuis de la chaîne avec le régime
ont commencé fin avril, après la
suspension « jusqu’à nouvel or­
dre » de France 24 et de Radio
France internationale (RFI) au
Mali. Les deux médias français
avaient été sanctionnés pour
avoir diffusé des sujets faisant
état d’exactions présumées de
l’armée malienne et des merce­
naires du groupe de sécurité pri­
vée russe Wagner contre des civils
dans le centre du pays. D’après la
« C’est une
tentative de
musellement »,
estime un
journaliste de
Joliba TV News
sous couvert
d’anonymat
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
« Il y a toute
une culture de
l’autocensure qui
se met en place »
AGNÈS CALLAMARD
secrétaire générale
d’Amnesty International
HAC, ce travail portait « atteinte à
la défense et à la sécurité » et
« mettait en péril la concorde et
l’unité nationale ». Une version
critiquée par Joliba TV News, qui
réclamait le retour à l’antenne des
médias interdits. Des journalistes
de la chaîne malienne ont par la
suite subi des pressions de la part
de personnalités ou d’organisa­
tions réputées proches de la
junte, les appelant notamment à
un « traitement plus patriotique
de l’information ».
« Trou noir de l’information »
L’évocation de la collaboration de
Bamako avec Wagner dans la lutte
antiterroriste – que la junte per­
siste à nier, affirmant que les
quelque 1 000 mercenaires dé­
ployés depuis le début de l’année
sont des instructeurs de l’armée
régulière russe – crispe les autori­
tés de transition. Après la diffu­
sion le 31 octobre d’une enquête
de BFM­TV sur les mercenaires
russes, Malick Konaté, un journa­
liste malien cité au générique
comme ayant contribué à l’en­
quête, a été lynché en ligne. Le
Collectif pour la défense des mili­
taires (CDM), association réputée
proche de la junte, a notamment
réclamé dans un communiqué
diffusé le 3 novembre l’ouverture
d’une enquête contre le journa­
liste, qualifié de « soi­disant Ma­
lien à la solde de la France », pour
sa participation à ce « film diffa­
matoire ». Un « acte de haute tra­
hison », selon le CDM.
« Des journalistes sont menacés.
Certains se cachent. Les gens ont
peur, se sentent suivis, écoutés. Il y
a toute une culture de l’autocen­
sure qui se met en place. C’est alar­
mant », déplorait vendredi 28 oc­
tobre, dans un entretien au
Monde, la secrétaire générale
d’Amnesty International, Agnès
Callamard. De retour d’une mis­
sion au Mali, cette dernière s’était
inquiétée de la « restriction des li­
bertés individuelles » en cours,
« assumée » par Bamako.
Le Mali a perdu douze places
dans le classement sur la liberté
de la presse en 2022, réalisé par
Reporters sans frontières,
passant du 99e au 111e rang mon­
dial. « On ne peut plus travailler.
Quelques confrères ont quitté le
pays, d’autres ont décidé de se
taire. Tout le monde a peur », té­
moigne un reporter malien, sous
couvert d’anonymat, évoquant
l’existence d’une liste qui aurait
été dressée par la junte, conte­
nant les noms de journalistes à
« faire taire ».
« Il faut que ces pressions ces­
sent. Nous craignons que le Mali
devienne un véritable trou noir de
l’information », souligne Sadibou
Marong. Le directeur du bureau
Afrique de l’Ouest de Reporters
sans frontières condamne la
« mesure de censure » imposée à
Joliba TV News et dénonce aussi
les « pressions exercées par la
junte sur les médias internatio­
naux » qui ont contraint certains
à délocaliser la plupart de leurs
collaborateurs hors du Mali, pour
leur sécurité. p
morgane le cam
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Liban: des infrastructures
défaillantes aggravent
l’épidémie de choléra
A Bebnine, Libanais et réfugiés syriens sont
en première ligne. La maladie est déjà à l’origine
de 18 morts dans le pays et de 400 cas d’infection
REPORTAGE
bebnine (liban) ­ envoyée spéciale
G
harida Ajaj est en
convalescence. A la
mi­octobre, la jeune
femme a été prise de
« vomissements et de fortes dou­
leurs. J’avais bu de l’eau lors d’une
visite chez de la famille. J’ai tout de
suite pensé que j’avais le choléra.
J’ai eu peur, car des gens en sont
morts dans notre région », ra­
conte l’étudiante de 21 ans, sur la
terrasse de l’immeuble où elle vit
avec ses parents dans le centre de
Bebnine. C’est dans cette localité
du district pauvre de l’Akkar,
dans le nord du Liban, que la ma­
ladie diarrhéique aiguë est appa­
rue début octobre, dans la foulée
de l’épidémie qui sévit en Syrie
depuis le mois d’août.
Les habitants de Bebnine ont
toutes les raisons de se sentir
menacés : la petite ville plantée
sur une colline escarpée, où vi­
vent Libanais et réfugiés syriens,
compte le plus grand nombre de
cas confirmés d’infection, sur les
400 recensés au Liban ; dix­huit
Bonnes Adresses
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RUBRIQUE
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
personnes sont mortes dans
le pays, où les cas suspects se
chiffrent à plus de 1 400. Le
sentiment de marginalisation,
ancien au Akkar, est renforcé :
les infrastructures sont totale­
ment défaillantes.
Khaldiya, la mère de Gharida,
tempête face à cette dégradation.
Les poubelles s’amoncellent dans
les rues. « Elles ne sont plus ramas­
sées régulièrement. Evidemment
qu’il va y avoir des maladies ! »,
s’exclame­t­elle. Dans une rue en
pente, un pick­up chargé de détri­
tus en laisse tomber en route. La
cage d’escalier qui mène à l’appar­
tement des Ajaj est plongée dans
le noir. « Nous n’avons plus d’élec­
tricité publique depuis trois ou
quatre mois. Notre eau ne vient
pas de l’Etat, mais d’une source de
Bebnine : il faut faire marcher le
générateur, et donc pouvoir ache­
ter de l’essence, pour que la pompe
fonctionne », ajoute­t­elle. Sur la
terrasse de l’immeuble voisin, des
femmes se disputent pour rem­
plir les citernes.
Le panorama est étendu, de la
mer à la montagne. En direction
Une gamme
à partir de 1590€
©
BONNES ADRESSES
international | 7
moins on avait de l’aide pour des
produits d’hygiène ! », plaide­t­
elle. Elle filtre l’eau du puits pour
« Pour sortir de la
psychose, il faut
nous accueille avec réticence.
« Nous n’avons aucun cas de cho­
léra, nous purifions l’eau au
boire. L’eau en bouteille ? Hors de chlore, nos eaux usées sont trai­
ses moyens. La prise du réfrigéra­
que les autorités tées, nos poubelles aussi », débite­
teur est débranchée, inutile. « On analysent t­il d’un trait, comme pour
ne demande pas une alimentation contrer d’emblée la rumeur qui
en continu, on ne l’a jamais eue,
les sources d’eau court à Bebnine : les Syriens sont
plaisante­t­elle. Mais deux heures
par jour, cela améliorerait les con­
ditions sanitaires. »
Dans une rue, un camion­ci­
et prennent
des mesures ! »
AHMAD AJAJ
responsables de l’épidémie. Des
habitants les accusent d’être un
fardeau sur les infrastructures,
de polluer l’eau…
terne vétuste approvisionne une
habitation. Impossible de
agriculteur à Bebnine
Camp moins bien loti
connaître la qualité de l’eau. La
pauvreté est montée en flèche à nes. « On a un cocktail explosif :
Tout proche se trouve un autre
rassemblement de réfugiés sy­
Bebnine avec l’effondrement
économique et sanitaire que
les infrastructures ne fonction­
nent pas. La municipalité n’a plus
riens : le camp 18 (son immatri­
culation auprès du Haut­Com­
connaît le Liban depuis 2019. les moyens d’assurer les services, missariat des Nations unies pour
Dans le centre­ville, un dispen­ comme le ramassage des déchets. les réfugiés), bien plus petit et
saire, appuyé par des humanitai­ Et la pauvreté complique l’accès à bien moins loti que Rihaniyah.
de la côte, on aperçoit des serres
agricoles. C’est là qu’Ahmad Ajaj,
res, a été installé au rez­de­chaus­
sée d’une mosquée. Des cas sus­
des sources sûres d’eau », dit
Mme Saadeddine.
Amina Ahmad, une mère de
26 ans, éprouve de la honte face
le père de Gharida, a ses champs. pects de choléra y sont traités, L’Organisation mondiale de la aux conditions de vie auxquelles
Des courgettes, en cette saison, avant d’éventuels transferts vers santé (OMS) a mis en garde, lundi sa famille est réduite. Elle a placé
et de la menthe. « Le canal d’irri­ un hôpital public. Allongés sur 31 octobre, « contre une épidémie son dernier­né, endormi, sous
gation qui traverse Bebnine est des lits collés les uns aux autres, mortelle de choléra au Liban, où une couverture, pour le protéger
pollué, des déchets sont jetés. des patients reçoivent des liqui­ les cas augmentent ». Le choléra des essaims de mouches, pen­
Quand l’eau arrive ici, elle est des par intraveineuse – depuis avait disparu du pays du Cèdre dant qu’elle cuisine dans une
contaminée. Et des eaux usées s’y notre visite, le 28 octobre, des ri­ depuis près de trente ans, marmite posée sur des pierres au
déversent », fulmine­t­il en mon­ deaux d’isolement ont été instal­ avant sa résurgence le 5 octobre. sol. La veille, l’un de ses garçons,
trant les tuyaux. « Pour sortir de lés. Le lieu est plein, et la direc­ La maladie s’est désormais pro­ qui marche pieds nus, a eu de la
la psychose, il faut que les autori­ trice, Nahed Saadeddine, ne fait pagée dans le pays. La source fièvre. « J’ai paniqué, j’ai eu peur
tés analysent les sources d’eau pas dans la dentelle. « Vous n’avez de choléra analysée au Liban est, que ce soit le choléra. Je ne savais
à Bebnine et prennent des mesu­ pas de vomissements ? Pas de fiè­ selon l’OMS, « similaire à celle pas où l’emmener », dit­elle.
res ! », exhorte l’agriculteur. Il fil­ vre ? Alors rentrez chez vous, et re­ qui circule en Syrie », où les Na­ Dans le camp, le contenu des la­
tre l’eau qui irrigue ses venez si ces symptômes apparais­ tions unies dénombraient, au trines est évacué dans une fosse
champs. D’autres paysans n’ont sent », lance­t­elle à un homme 25 octobre, 75 morts et plus de fermée, creusée à quelques dizai­
pas fait cet investissement. inquiet d’être malade. 20 000 cas suspects. Cela accré­ nes de mètres de tentes. Dernière
Ahmad Ajaj redoute que la pro­ Des cartons estampillés des lo­ dite la thèse d’une transmis­ arrivée, la famille d’Hussein Ma­
duction locale soit stigmatisée gos d’ONG ou des Nations unies sion par les mouvements hu­ far n’a pas accès à ce système.
en raison de l’épidémie. sont stockés. Le ministère de la mains à la frontière. Leurs eaux usées sont vidées di­
santé a annoncé qu’il prenait en Les réfugiés syriens, qui sont rectement dans un trou creusé à
Pas d’hôpital public charge le traitement. Cela ne suf­ environ 1,5 million au Liban (soit côté de leur logement, dans la
Près des terrains agricoles, Siham fit pas à rassurer les habitants. un quart de la population), ont terre spongieuse et puante. « Si le
Abbas vend des friandises dans « Les gens ont très peur du cho­ été les premiers infectés et sont choléra se déclare dans le camp,
son salon. Les clients sont rares léra. Ils redoutent de ne pas être les plus touchés. Aux marges de nos voisins [libanais] vont nous
chez cette veuve, qui déplore les admis à l’hôpital, et de mourir », Bebnine, une route défoncée dire : “partez !” », craint ce réfu­
décès de voisins, morts du cho­ glisse Suzanne Eid, qui travaille conduit vers le camp informel de gié. Problème montant de santé
léra. « On se serre la ceinture pour au dispensaire. Il n’y a pas d’hôpi­ Rihaniyah, petite enclave avec publique, le choléra menace d’at­
manger. Et maintenant, des ali­ tal public dans la ville : il faut se ses allées étroites de tentes. A tiser les tensions. p
ments peuvent être toxiques ! Si au rendre dans des localités voisi­ l’administration, un homme laure stephan
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8| DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

A S S E M B L É E   N AT I O N A L E

Propos racistes : 
la stratégie 
de normalisation 
du RN fragilisée
Le député de Gironde Grégoire de Fournas
a l’interdiction de paraître au Palais­Bourbon
pendant quinze jours de séance, après
ses propos tenus jeudi dans l’Hémicycle

L
e silence est inhabituel mais
marque la gravité du moment.
Dans un même mouvement,
tous les députés se lèvent, à l’ex­
ception des élus du Rassemble­
ment national (RN). Par ce vote
« assis­debout », vendredi 4 novembre, l’As­
semblée nationale vient d’entériner à une
écrasante majorité la décision de son bu­
reau, qui préconisait l’exclusion temporaire
de l’élu RN de Gironde, Grégoire de Fournas.
La sanction est immédiate pour le député
d’extrême droite, forcé de quitter l’enceinte
du Palais­Bourbon avec l’interdiction d’y
paraître pendant quinze jours de séance. Il
est également privé de la moitié de son
indemnité parlementaire pour deux mois.
Cette « censure temporaire » est la sanction
la plus lourde prévue par le règlement de
l’Assemblée nationale pour un député
accusé « de manifestations troublant l’ordre
ou qui provoque une scène tumultueuse ».
Depuis l’instauration de la Ve République,
seul le député apparenté au Parti commu­
niste, Maxime Gremetz, avait reçu une telle
sanction, en 2011.
« Le libre débat démocratique ne saurait
tout permettre. Certainement pas l’invective,
l’insulte. Certainement pas le racisme », a
déclaré depuis le perchoir la présidente (Re­
naissance) de l’Assemblée nationale, Yaël
Braun­Pivet, dans une allocution solennelle.
Sur son compte Twitter, Grégoire de Fournas
s’est dit une nouvelle fois « totalement inno­
cent des faits » qui lui sont reprochés. « Je
ressens cette sanction d’une dureté inouïe
avec une grande injustice. Mais respectueux
de l’institution, je m’y soumets », a­t­il assuré.
Le député d’extrême droite est mis en
cause pour avoir lancé, jeudi 3 novembre, au
cours de la séance de questions au gouverne­
ment, l’expression « Qu’il retourne en Afri­
que ! », selon le compte rendu de la séance, au
moment où le député « insoumis » du
Val­d’Oise, Carlos Martens Bilongo, évoquait
la situation du bateau de l’ONG SOS Méditer­
ranée transportant à son bord 234 migrants
secourus au large de la Libye.
Une sortie raciste qui provoque l’indigna­
tion des députés présents et entraîne l’inter­
ruption de la séance – pour la septième fois
seulement depuis 1958. Les élus de la Nou­
velle Union populaire sociale et écologique
(Nupes) accusent d’emblée l’élu d’extrême
droite d’avoir visé l’élu noir Carlos Martens
Bilongo. Le RN rejette en bloc ces accusations geant les ministres et la centaine de députés immunité parlementaire, de ne pas « être
de racisme, affirmant que son député évo­ AU COURS DE  à patienter dans l’Hémicycle. poursuivi[s] (…) à l’occasion des opinions ou
quait « le bateau ». LA RÉUNION  Appelé à se défendre, Grégoire de Fournas votes émis par [eux] » dans l’enceinte du
maintient sa version des faits face aux inter­ Palais­Bourbon, le bureau s’est rabattu sur
« VOLONTÉ DE NE PAS LAISSER PASSER » DU BUREAU DE  rogations répétées de ses homologues sur la l’article 70 du règlement de l’Assemblée,
Face à l’émoi, Yaël Braun­Pivet convoque nature de ses propos. Le député va même aux motifs plus larges, dont celui du « trou­
dans l’urgence, « compte tenu de la gravité L’ASSEMBLÉE, MARINE jusqu’à invoquer « un cri du cœur » pour jus­ ble à l’ordre », pour exclure le député de
des faits », une réunion du bureau de l’As­ tifier sa réaction dans l’Hémicycle. L’élu Li­ Gironde. Mais les représentants des grou­
semblée nationale, vendredi à 14 h 30. Seul
LE PEN L’A RECONNU :  bertés, indépendants, outre­mer et territoi­ pes Horizons et Les Républicains (LR) ont
cet organe, qui réunit la présidente, les vice­ « CE N’ÉTAIT PAS  res (LIOT) de Guadeloupe Olivier Serva l’in­ émis quelques réserves sur le précédent que
présidents, les questeurs, les secrétaires, et à terpelle alors : « En quoi est­ce un cri du cœur pourrait engendrer une telle sanction. « Il y
leur demande les présidents de groupe, peut TRÈS FIN. JE SUIS  le fait de dire : “Qu’il retourne en Afrique ?” » a eu une volonté de ne pas laisser passer ça
décider d’une exclusion du député réclamé M. De Fournas explique que « comme [les car c’est très grave, tout en prenant une déci­
par le camp présidentiel et la Nupes. PLUS FINE QUE LUI » migrants] étaient repêchés en mer et qu’ils sion qui tient la route juridiquement », expli­
La réunion dure finalement plus de deux n’étaient pas bien reçus en Europe, il valait que le député LR de la Manche, Philippe
heures, au point de retarder d’une heure le mieux qu’ils retournent chez eux, en Afrique ». Gosselin, qui estime que la défense du
débat prévu sur la motion de censure dépo­ Après le départ du député, s’ensuit une député RN a été affaiblie par la découverte
sée par La France insoumise (LFI), à la suite heure et demie de débat sur la proportion­ d’anciens tweets xénophobes.
du 49.3 déclenché, pour la quatrième fois, nalité de la sanction et surtout son fonde­ Pour de nombreux parlementaires, le cas
mercredi par la première ministre, Elisabeth ment juridique. Si l’article 26 de la Constitu­ Fournas illustre aussi la radicalité qui carac­
Borne, sur le projet de loi de finances, obli­ tion permet aux députés, du fait de leur térise cette XVIe législature, aussi bien dans

Grégoire de Fournas, un député obsédé par l’immigration

L’élu RN de Gironde s’est fait connaître dans le Médoc pour son travail militant mais aussi son sens de l’invective et son intolérance

F in septembre, Grégoire de
Fournas s’est absenté quel­
ques jours de l’Assemblée
nationale pour superviser les
vendanges, dans son domaine
familial du Médoc. Ce n’était pas
prévu, mais dès à présent, il peut
redescendre pour tailler les vi­
gnes : le député Rassemblement
national (RN) a été sus­
pendu quinze jours de séance de
l’Assemblée, au lendemain de sa
sortie xénophobe – « Qu’il re­
tourne en Afrique ! » – prononcée
dans l’Hémicycle.
La trajectoire politique de ce co­
losse à fines montures a bifurqué
sur ces cinq mots. Samedi 5 no­
vembre, en cas de victoire, proba­
ble, de Jordan Bardella dans la
course à la présidence du RN,
Grégoire de Fournas s’apprêtait à
monter dans le bon wagon. Pro­
tégé d’Edwige Diaz, une valeur
montante du parti que M. Bar­
della devrait nommer vice­prési­
dente, le viticulteur âgé de 37 ans
aurait dû endosser, selon Le Point
et Valeurs actuelles, la fonction
de porte­parole du RN.
Grégoire de Fournas, qui n’a
pas répondu aux sollicitations
du Monde, va devoir se faire
oublier, à commencer de son
propre parti, où des ténors
comme David Rachline et Hélène
Laporte, députée du Lot­et­Ga­
ronne, ont pris vendredi leurs
distances avec ses propos.
En Gironde, où il a occupé entre
2015 et 2021 un poste de con­
seiller départemental, puis la
fonction d’opposant municipal à
Pauillac, depuis 2020, l’incident à
l’Assemblée nationale n’a guère
surpris. « Il est connu comme
quelqu’un invectivant très facile­
ment, notamment sur les sujets
humains, sociaux, de solidarité,
dit la socialiste Pascale Got, vice­
présidente du département et
députée de la circonscription de
Grégoire de Fournas entre 2007
et 2017. Il disait les choses de ma­
nière très véhémente. L’idée
d’aider l’étranger, qu’il s’agisse de
mineurs non accompagnés ou de
projets économiques en Europe de
l’Est ou en Afrique, lui était incom­
préhensible. On a vécu pendant
six ans ses colères, ses propos
durs, son intolérance au débat. »
Le microcosme politique local
n’a pas attendu le 3 novembre
pour lire ses tweets ou posts Face­
book, témoins d’une obsession
pour l’immigration africaine et la
couleur de peau. Des archives nu­
mériques que l’entourage du dé­
puté a maladroitement et partiel­
lement supprimées.
En conseil départemental,
M. de Fournas consacre l’essen­
tiel de son énergie à vouloir em­
pêcher l’accueil de mineurs non
accompagnés, notamment ceux
issus du démantèlement de la
« jungle » de Calais, en 2016. Ces
300 mineurs – pour 1,5 million
d’habitants en Gironde – consti­
tuent selon lui « une invasion ».
Sur sa page Facebook, les mi­
grants sont qualifiés par d’autres
de « ratons », de « lisier », « de la
merde ». Des propos que Grégoire
de Fournas s’abstient de com­
menter ou de supprimer. Pour le
reste, il se fait le porte­parole des
viticulteurs et des chasseurs, et
affiche son hostilité aux éolien­
nes. Catholique pratiquant, père
de cinq enfants, le député RN s’in­
digne régulièrement d’initiatives
visant à lutter contre les discrimi­
nations, de genre ou d’orienta­
tion sexuelle.
En 2018, il dénonce l’installa­
tion de deux photos au conseil
départemental montrant, pour
l’une, un homme maquillé avec
du rouge à lèvres, pour l’autre une
femme noire portant une mous­
tache : moyen de promouvoir
« une société asexuée, non genrée
et multiculturelle », s’agace­t­il
dans un communiqué. « Si le Parti
socialiste veut peindre un migrant
transsexuel, il peut le faire sur sa
permanence avec son argent ! »
« Autoritaire et sexiste »
Pour Edwige Diaz, il est avant tout
« un militant exemplaire, gros bos­
seur, loyal et fidèle au RN, présent
tous les week­ends sur les mar­
chés ». Pour Sonia Colemyn, élue
comme lui conseillère départe­
mentale en 2015, c’est un homme
« autoritaire, calculateur et
sexiste ». Elle le dit en novem­
bre 2016 au quotidien Sud­Ouest,
en annonçant son retrait du Front
national. « Une triste vengeance »,
juge Mme Diaz, qui met ces propos
sur le compte de son absence d’in­
vestiture aux législatives de 2017.
Contactée par Le Monde, Mme Co­
lemyn maintient : « C’était inviva­
ble. Pour lui, il fallait que je n’existe
pas. » Une ancienne collabora­
trice de M. de Fournas lui attribue
« une vision négative des femmes
et des homosexuels ». Autant d’at­
tributs qui font dire à un bon con­
naisseur de Marine Le Pen : « Il ne
faut pas trop la pousser pour déga­
ger un mec comme lui. »
En 2020, il échoue à conquérir la
mairie de Pauillac, où il espérait
faire en sorte de « se sentir un peu
en France » – allusion, sans doute,
aux importantes communautés
maghrébine et gitane de cette
ville au nom prestigieux. Il s’in­
cline face au maire sortant, cen­
triste, malgré la montée en épin­
gle d’une « fake news » : comme
l’avait relaté le site Rue89 Bor­
deaux, Grégoire de Fournas pré­
tendait, à quelques semaines du
second tour, alerter sur l’installa­
tion de « 70 migrants sur
Pauillac ». Le projet du départe­
ment était en réalité d’installer
une plate­forme d’orientation, les
mineurs isolés étant répartis sur
l’ensemble du Médoc.
En juin, un an après avoir
échoué à se faire reconduire aux
départementales, il est élu député
dans des circonstances favora­
bles. Le sortant Benoît Simian,
poursuivi pour le harcèlement
psychologique de son ex­compa­
gne, s’est malgré tout présenté. Sa
présence a vraisemblablement
empêché la candidate macroniste
de se hisser au second tour. Quant
à la Nouvelle Union populaire
écologique et sociale (Nupes), elle
a présenté un candidat La France
insoumise (LFI) de faible noto­
riété au détriment de l’ex­députée
socialiste Pascale Got. Au second
tour, la candidate de la majorité
présidentielle, Karine Nouette
Gaulain, n’a pas appelé à voter
pour le candidat LFI opposé à Gré­
goire de Fournas. p
clément guillou
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
les échanges entre élus que dans les prises de
position. « Depuis le début de la session, on
sent une ambiance tendue, délétère, s’in­
quiète la députée socialiste du Puy­de­Dôme
Christine Pirès­Beaune. Cette sanction doit
aussi être un électrochoc. »
Avant même la fin des délibérations du
bureau, les trois représentants du RN – Ma­
rine Le Pen, présidente du groupe RN, Sébas­
tien Chenu et Hélène Laporte, vice­prési­
dents de l’Assemblée – ont préféré quitter la
réunion, dénonçant une « instrumentalisa­
tion politique ». Sans eux, les membres du
bureau ont adopté à l’unanimité la sanction
la plus lourde à l’encontre de M. de Fournas,
avant qu’elle ne soit validée par l’ensemble
des députés. « Je suis soulagé. C’est la sanction
maximale, (…) c’est une bonne chose », s’est
félicité M. Martens Bilongo.
PREMIÈRES FISSURES
Au RN, la sanction, certes attendue, passe
mal. « Tous les autres s’allient contre nous au
moindre prétexte et maintenant au moindre
mensonge », a déploré le député RN de la
Somme Jean­Philippe Tanguy. Depuis l’inci­
dent, l’attitude du groupe dirigé par Marine
Le Pen oscille entre la défense de la version
de l’un de ses membres et l’embarras de voir
toute sa stratégie de normalisation mise à
mal. Vendredi, de premières fissures dans le
soutien à Grégoire de Fournas sont appa­
rues. Au cours de la réunion du bureau de
l’Assemblée, Marine Le Pen l’a reconnu : « Ce
n’était pas très fin. Je suis plus fine que lui. »
Alors que plusieurs voix s’élèvent chez la
Nupes pour réclamer le retrait des deux vice­
présidences RN, Hélène Laporte a pris ses
distances, vendredi soir, avec M. de Fournas.
« Ce sont des propos que je n’aurais pas
tenus », a­t­elle affirmé à Sud­Ouest. Pour le
groupe des 89 députés d’extrême droite, cet
incident fragilise sa volonté de notabilisa­
tion. Le dérapage de Grégoire de Fournas
offre ainsi une première prise sur le parti,
jusque­là insaisissable pour ses opposants,
déboussolés par son attitude policée.
Vendredi, chaque groupe a profité du dé­
bat sur la sixième motion de censure sur les
textes budgétaires pour marginaliser le
parti fondé par Jean­Marie Le Pen. « Le ra­
cisme est un fléau, il n’a pas sa place en Répu­
blique, ni dans cet Hémicycle ! », a condamné
Elisabeth Borne. Attaquée de toute part, la
formation d’extrême droite ne dévie pour
autant pas de sa ligne. Comme il l’avait an­
noncé, le RN a voté de nouveau une motion
de censure portée par les « insoumis ». Cel­
le­ci n’a toutefois obtenu que 188 voix,
échouant une fois encore à renverser le gou­
vernement d’Elisabeth Borne. p
mariama darame
et jérémie lamothe
La notabilisation de l’extrême droite,
un piège pour les autres partis
La majorité présidentielle a vivement condamné les propos du député Grégoire de Fournas
et marqué une rupture avec son traitement du Rassemblement national depuis six mois
ANALYSE
L a nuit tombe sur l’Assem­
blée nationale, jeudi 3 no­
vembre, quand Yaël Braun­
Pivet rejoint le « petit hôtel », à
gauche du prestigieux hôtel de
Lassay. A quelques mètres de là, la
salle des Quatre­Colonnes est en­
core agitée par la scène qui vient
de se dérouler dans l’hémicycle,
l’interjection raciste du député du
Rassemblement national (RN),
Grégoire de Fournas – « Qu’il re­
tourne en Afrique ! ». Devant ses
proches, la présidente de l’Assem­
blée se dit « choquée » par ces pro­
pos « violents », « glaçants ».
Mme Braun­Pivet avait pourtant
rappelé à l’ordre, le 11 octobre, une
députée de la majorité qui évo­
quait « l’ADN xénophobe » du RN.
Mais son rôle, pense­t­elle,
l’oblige à se contenir. Elle s’en re­
met à l’institution en renvoyant la
décision d’une sanction à un vote
du bureau. La procédure prévue
par le règlement. Car, depuis
l’élection des 89 députés RN, l’ex­
trême droite s’est installée dans
les murs de la République. Et le
camp d’Emmanuel Macron,
comme les autres oppositions, ne
sait plus trop comment, ni avec
quelle intensité lui répondre.
Cette fois, pourtant, l’onde s’est
propagée jusqu’à l’Elysée. Dans la
nuit, l’entourage du chef de l’Etat
A l’Assemblée a fait savoir qu’il était « heurté par
nationale, ces mots » et qu’il soutient le dé­
le 4 novembre, puté La France insoumise (LFI)
lors du vote, Carlos Martens Bilongo. Vendredi
par la méthode 4 novembre, le parti Renaissance
du « assis­ publie une pétition qui réclame la
debout », démission du député RN de la Gi­
sur la sanction ronde. Le ministre de l’intérieur
infligée à l’élu Gérald Darmanin annonce qu’il
RN Grégoire la signera et dénonce, au micro de
de Fournas. BFM­TV, ce propos « raciste et in­
JULIEN MUGUET humain ». Quelques heures plus
POUR « LE MONDE » tard, la véritable sanction est vo­
tée : Grégoire de Fournas a inter­
diction de paraître au Palais­
Bourbon pendant quinze jours et
En Méditerranée, les migrants pris
dans une « impasse politique »
Le gouvernement italien de Meloni rechigne à accueillir les rescapés secourus.
La France et l’Allemagne se sont dites prêtes à en prendre en charge une partie
P rès d’un millier de
migrants secourus en
Méditerranée centrale par
des navires humanitaires atten­
daient, vendredi 4 novembre, un
lieu sûr de débarquement en
Europe. Quatre ans après que
Matteo Salvini, le ministre de l’in­
térieur italien de l’époque, a
annoncé vouloir fermer ses ports
aux ONG de sauvetage, le gouver­
nement de Giorgia Meloni rechi­
gne à son tour à les accueillir.
Vendredi soir, l’Italie a toutefois
assigné le port de Catane au
navire Humanity 1 de l’ONG alle­
mande SOS Humanity pour véri­
fier l’état de santé de ses 179 mi­
grants. Trois autres bateaux, dont
l’Ocean Viking, de l’ONG SOS Mé­
diterranée et de la Croix­Rouge, et
le Geo Barents, de Médecins sans
frontières (MSF), attendaient
toujours de pouvoir débarquer les
personnes secourues en mer.
C’est au moment où le député
(La France insoumise, Val­d’Oise)
Carlos Martens Bilongo évoquait
la situation de l’Ocean Viking que
le député (Rassemblement natio­
nal, Gironde) Grégoire de Four­
nas, sanctionné vendredi par l’As­
semblée nationale, a prononcé sa
phrase : « Qu’il retourne en Afri­
se voit privé de la moitié de son
indemnité pendant deux mois, la
sentence disciplinaire la plus
lourde, prononcée une seule fois
auparavant depuis 1958.
En vingt­quatre heures, la vi­
gueur des réactions à tous les éta­
ges de la Macronie a marqué une
rupture avec le flottement qui rè­
gne depuis six mois face à l’ex­
trême droite. Comme si la majo­
rité avait attendu l’occasion d’une
saillie intolérable pour répliquer.
Au sommet du parti d’Emmanuel
Macron, on confie que « la taqiya
du RN », en référence à la dissimu­
lation pratiquée par les djihadis­
tes, devait tôt ou tard se craqueler.
« Cela a eu l’effet d’un wake up call,
un déclic dans la majorité », note le
député Renaissance Marc Ferracci
(Français de l’étranger).
Riposte peu organisée
Depuis les législatives ratées de
juin, les partisans d’Emmanuel
Macron cherchent leur ton. Tous
affirment que, sous la cravate, ci­
tée en symbole de la notabilisa­
tion de l’extrême droite, le RN
reste fidèle à son idéologie. Mais
rares sont ceux qui osent critiquer
frontalement un parti désormais
ancré dans le pays. Peu à peu, les
membres du gouvernement et de
la majorité se sont surtout enfer­
rés dans une opposition à LFI, ac­
cusée de vouloir créer le chaos.
Rendue plus ardue par la normali­
sation, la riposte contre le RN n’est
guère organisée, ni nourrie par le
parti Renaissance qui produit très
peu d’argumentaires.
Quelques sorties ont marqué les
esprits, comme lorsque le minis­
tre de la justice Eric Dupond­Mo­
retti a accusé dans l’hémicycle, le
18 octobre, après le meurtre de la
jeune Lola, les députés RN de s’être
servi « du cercueil d’une petite fille
de 12 ans pour en faire un marche­
pied ». « Vous êtes toujours au ren­
dez­vous du malheur », leur avait­il
lancé. Mais seule une poignée de
que », jeudi 3 novembre. « L’ur­
gence humanitaire est de plus en
plus aiguë », estime pour sa part
Sophie Beau, cofondatrice de SOS
Méditerranée. Alors que la météo
se dégrade, 234 rescapés se trou­
vent sur l’Ocean Viking – dont dix­
sept femmes et une cinquantaine
de mineurs, certains depuis le
22 octobre. Elle dénonce un « non­
respect du droit maritime ».
Dossier « ultra-toxique »
Le fait que les navires attendent
plusieurs jours avant de pouvoir
débarquer n’est pas nouveau. La
situation est récurrente depuis
2018. « Ce sont les déclarations du
gouvernement italien qui ont
changé », juge Claudia Lodesani,
de MSF, dont le navire Geo Barents
attend de pouvoir débarquer
572 personnes. Le ministre italien
de l’intérieur, Matteo Piantedosi,
a annoncé envisager une interdic­
tion d’entrée dans les eaux terri­
toriales des navires humanitaires.
« On est dans une impasse politi­
que », regrette Sophie Beau. Les
opérations de sauvetage des ONG
ne représentent pourtant que 15 %
des quelque 85 000 personnes
arrivées cette année en Italie par la
mer. « La majorité des gens sont
PEU À PEU, LES MEMBRES 
DU GOUVERNEMENT ET 
DE LA MAJORITÉ SE SONT 
SURTOUT ENFERRÉS DANS  fiquement le parti de Marine Le
UNE OPPOSITION À LFI
ministres et députés soulignent
encore les traits du mouvement
nationaliste et xénophobe, sans
que cela soit porté à leur crédit.
Les occasions n’ont pas manqué
pourtant. Dès le 28 juillet, la délé­
gation mariniste avait moqué le
député Renaissance du Bas­Rhin
Charles Sitzenstuhl en entendant
son nom : « Tiens, voilà l’ambassa­
deur du Bundestag ! », avait cinglé
l’élu du RN, Thibaut François
(Nord). « Je suis de nationalité fran­
çaise ! », s’était défendu M. Sitzens­
tuhl, soutenu par tous les groupes
à l’exception du RN. Un incident
passé inaperçu au cœur de l’été.
Discrètement, le RN a aussi
tenté d’injecter son obsession de
la « priorité nationale » dans les
textes législatifs. Lors des débats
sur l’assurance­chômage, le 5 oc­
tobre, il défendait des amende­
ments visant à réserver le vote
aux élections professionnelles
aux travailleurs français. « Vous
essayez de réconcilier le travail et
la patrie, j’imagine que dans votre
esprit la famille n’est pas très loin »,
avait attaqué Marc Ferracci. Le
2 novembre, en commission des
lois, la députée RN du Var Julie Le­
chanteux proposait de défendre
seulement les femmes de natio­
nalité française contre les outra­
ges sexistes et sexuels.
« Sur toutes ces choses­là, nous les
recadrons systématiquement, af­
firme Sacha Houlié, député Re­
naissance de la Vienne et prési­
dent de la commission des lois.
Mais c’est noyé au milieu d’un bruit
médiatique, notamment à cause
secourus par les autorités italien­
nes ou arrivent directement à Lam­
pedusa », souligne Flavio di
Giacomo, porte­parole de l’Orga­
nisation internationale pour les
migrations. Du reste, les arrivées
restent près de deux fois inférieu­
res à celles de 2016. « On a vu avec
la guerre en Ukraine 170 000
personnes arriver en Italie en
quatre mois et personne n’a parlé
de situation de crise », ajoute­t­il.
Au moins 1 287 personnes sont
mortes noyées cette année en Mé­
diterranée centrale et 18 000 ont
été interceptées par les garde­cô­
tes de Libye, pays où elles sont sou­
mises à de la détention arbitraire
et à des mauvais traitements.
Vendredi, les gouvernements
français et allemand se sont dits
prêts à prendre en charge une par­
tie des rescapés. Au niveau euro­
péen, le sujet de la relocalisation
empoisonne le débat depuis 2015
et la crise des réfugiés. A l’époque,
la Commission avait proposé que
l’ensemble des pays membres ac­
cueillent de manière solidaire des
réfugiés. Scandalisé par la propo­
sition, le groupe de Visegrad (les
Etats d’Europe centrale) a bloqué
le processus. « Depuis, ce dossier,
très complexe, est devenu ultra­
france | 9
de la voie choisie par LFI qui crée
une agitation permanente. »
Depuis son offensive contre l’ex­
trême droite dans l’entre­deux­
tours de la présidentielle, Emma­
nuel Macron n’a jamais visé spéci­
Pen, préférant le renvoyer dos à
dos avec La France insoumise. Au
conseil des ministres mercredi
2 novembre, il les a accusés de
vouloir « vider un chargeur dans la
tête » des macronistes. Vendredi,
passée l’émotion, cette tactique
politique a repris ses droits.
Certains conseillers d’Emma­
nuel Macron rappelaient que LFI
ne se « pinçait pas le nez » pour ac­
cueillir les voix du RN lors du vote
de leurs motions de censure. « On
ne peut pas à la fois, comme M. Mé­
lenchon, se satisfaire que le RN ait
voté les motions de censure urbi et
orbi (…) et ensuite faire des mani­
festations pour expliquer que le RN
est absolument inacceptable », a
ajouté Gérald Darmanin.
Mais la stratégie qui consiste à
délaisser Le Pen pour se focaliser
sur Mélenchon provoque du scep­
ticisme en interne. « Le vrai en­
nemi idéologique et politique est le
RN », martèle Clément Beaune,
ministre des transports, troublé
par les consignes de vote hésitan­
tes aux législatives. « Le FN a
changé de vitrine mais ça reste le
parti de Jean­Marie Le Pen, aux ra­
cines xénophobes, racistes, antisé­
mites, pétainistes. C’est le parti de
“Durafour crématoire” et des
chambres à gaz “point de détail de
l’histoire”, assène Olivier Klein,
ministre de la ville et du loge­
ment. On entend parfois qu’il faut
combattre l’extrême droite non pas
sur les valeurs mais sur l’absence de
crédibilité de leur projet… Je pense
tout le contraire. A force de ne pas
mener le combat des valeurs, on fi­
nit par installer la xénophobie dans
le jardin de la République. » p
matthieu goar
et ivanne trippenbach
toxique », rappelle un haut fonc­
tionnaire européen. En juin, la
France avait convaincu vingt
Etats membres (ils sont vingt­
trois désormais) de s’engager avec
elle à « mettre en œuvre un méca­
nisme de solidarité volontaire,
simple et prévisible », afin de venir
en aide aux Etats de la première li­
gne (Italie, Chypre, Grèce, Espa­
gne, Malte).
Depuis, treize pays se sont enga­
gés à accueillir 8 000 personnes,
dont 3 000 pour l’Allemagne et
3 000 pour la France. Dans les faits,
selon la Commission européenne,
l’Allemagne en a accueilli 74 en oc­
tobre, et la France 38 fin août.
Mi­octobre, la présidence tchè­
que de l’Union européenne (UE) a
relancé les discussions en valori­
sant le concept de « solidarité flexi­
ble », permettant aux pays qui ne
souhaitent pas accueillir de de­
mandeurs d’asile d’être mis à
contribution financière. La Suède,
dont le gouvernement est soutenu
par l’extrême droite et qui prend la
présidence de l’UE en janvier, ne
devrait rien faire pour promou­
voir un tel instrument. p
philippe jacqué
(bruxelles, bureau européen)
et julia pascual

10 | france
« L’écologie doit
être le moteur
des prochaines
coalitions »
Candidate à la direction d’EELV, Marine
Tondelier prône de nouvelles alliances
à gauche pour dépasser la Nupes
ENTRETIEN
C
onseillère municipale
d’opposition à Hénin­
Beaumont (Pas­de­Ca­
lais), ville dirigée par le
Rassemblement national, Marine
Tondelier est en lice pour succé­
der à Julien Bayou à la tête d’Eu­
rope Ecologie­Les Verts (EELV)
lors du congrès qui se tiendra le
10 décembre. Soutenue par des
cadres du parti, dont l’ancien se­
crétaire national David Cormand
et le maire de Grenoble Eric Piolle,
elle mène la contribution « La
Suite ». Après la campagne prési­
dentielle qui a divisé le parti entre
Sandrine Rousseau et Yannick Ja­
dot, elle défend une voie médiane
et dit pouvoir travailler avec ses
concurrentes – les six motions
présentées sont conduites par
des femmes. Tout en refusant de
mener une campagne pro ou an­
ti­Nouvelle Union populaire éco­
logique et sociale (Nupes), elle
prend ses distances avec l’alliance
de gauche.
En vue du congrès, vous portez
l’une des six motions en lice,
« La Suite ». Au­delà des enjeux
de personnes, quelle question
doit être tranchée ?
Dans les différentes motions
déposées, il y a beaucoup plus
de choses qui nous rassemblent
que de choses qui nous divi­
sent, c’est heureux. A « La
Suite », nous avons plusieurs
priorités : d’abord, le besoin
d’écologie populaire. L’écolo­
gie, certains considèrent en­
core que c’est un truc de riches,
il faut que ça change. Ensuite, il
y a un besoin de refondation.
Après le congrès, nous propo­
sons des états généraux pour
aboutir à une refondation du
parti avant l’été, y compris en
changeant de nom si besoin.
Dans les quartiers, à la campa­
gne, il faut nouer des relations
de confiance et pas juste en pé­
riode d’élection.
Les sénateurs LR rétropédalent sur la loi « énergies renouvelables »
La droite a renoncé à introduire une notion de distance des côtes ou un veto accordé aux maires dans l’implantation des projets éoliens
F inalement, le gouverne­
ment aura eu gain de cause.
Alors que le Sénat a adopté
en première lecture, dans la nuit
du vendredi 4 au samedi 5 no­
vembre, à une large majorité, le
projet de loi relatif à l’accélération
de la production d’énergies renou­
velables par 320 voix pour et
5 contre (quatre élus Les Républi­
cains et un centriste), les sénateurs
de droite ont renoncé durant l’exa­
men du texte à deux des proposi­
tions qui auraient, si elles avaient
été votées, modifié la nature du
texte présenté par l’exécutif.
Sur la question des éoliennes en
mer d’abord. Alors que certains
sénateurs avaient souhaité impo­
ser une distance minimale de
40 kilomètres, voire davantage
pour l’instauration de ce type de
projet – invoquant « un impact vi­
suel considérable » –, l’idée n’a fi­
La présidentielle n’a­t­elle pas
permis d’élargir le parti ?
Le score de Yannick Jadot [4,6 %]
montre que non. Nous étions cer­
tains que le sujet du moment
c’était l’écologie, et qu’il était logi­
que que nous serions ceux qui en
parleraient le mieux, comme une
forme de pensée magique. Le fait
que la plupart de la campagne se
joue sur les thèmes de la droite et
de l’extrême droite a pu nous
sembler injuste. On s’est fait avoir
comme des bleus : la vérité, c’est
que la droite et l’extrême droite
ont mené cette bataille culturelle
depuis des années. Il est de notre
responsabilité de le faire aussi.
Que pensez­vous des débats
autour de la radicalité entre
Sandrine Rousseau d’un côté
et Yannick Jadot de l’autre ?
Cela fatigue énormément de mi­
litants qui ont l’impression d’être
dans un mauvais remake de la pri­
maire écologiste. On a tous besoin
de passer à autre chose. Nos com­
bats, on doit les mener ensemble.
Le cerveau humain est très mal
préparé à appréhender le risque
climatique, pourtant manifeste et
imminent. Certains vivent dans
l’écoanxiété, d’autres sont dans le
déni. Si on offre nous­même des
diversions, alors on fait partie du
problème. La radicalité, on l’a en
commun, mais on doit être des ra­
dicaux du collectif. Les écologistes
sont forts quand ils sont ensem­
ble. Quand nous sommes occupés
à nous débiner, nous perdons.
Y a­t­il un risque de scission ?
Les différentes candidates au se­
crétariat national sont des per­
sonnes que je connais bien et avec
qui j’ai envie de travailler. Tout le
monde a sa place.
Même après l’affaire Bayou,
qui a dessiné un fossé entre
des militantes féministes
et le parti ?
L’affaire Bayou est une affaire
politique mais aussi intime qui
nalement pas été retenue. A l’is­
sue d’une séance mouvementée,
vendredi, les élus ont voté par
186 voix contre 151 des amende­
ments supprimant cet ajout con­
troversé, auquel le gouvernement
était défavorable. « Avec cette dis­
position, nous ne pourrons plus
lancer de projets, même flottants,
en mer du Nord, dans la Manche et
en Méditerranée. Seul l’océan At­
lantique pourrait accueillir des
projets », avait mis en garde la mi­
nistre de la transition énergéti­
que, Agnès Pannier­Runacher.
La veille déjà, une autre disposi­
tion majeure pour les sénateurs
de droite avait été rejetée. Les élus
avaient refusé d’accorder aux mai­
res un possible droit de veto sur
l’implantation de projets d’éner­
gie renouvelable dans leur terri­
toire. Une mesure d’autant plus
controversée que ses promoteurs
A Paris, le 3 novembre. JULIEN DANIEL/MYOP POUR « LE MONDE »
peut résonner dans le vécu de
chacun. J’attends les conclusions
de la cellule [d’enquête d’EELV]. Il y
aura de toute manière un travail à
mener pour garantir non pas
juste l’absence de violences sexis­
tes et sexuelles dans notre parti,
mais au­delà, l’épanouissement
des femmes dans ce parti. Les
femmes, mais aussi, plus large­
ment, les personnes racisées et
les classes populaires.
Vous avez manifesté samedi
29 octobre à Sainte­Soline
(Deux­Sèvres) contre les méga­
bassines. Après des heurts,
Gérald Darmanin a déploré
une forme « d’écoterrorisme ».
Que lui répondez­vous ?
Quand Gérald Darmanin assi­
mile les manifestants non vio­
lents à des terroristes, il ne fait pas
mieux que celles et ceux qui assi­
milent toutes les forces de l’ordre
aux bavures policières. Notre
souhaitaient la voir étendue aux
communes limitrophes « en visi­
bilité » dudit projet. « Est­ce qu’on
défend vraiment les maires en leur
donnant l’arme atomique du droit
de veto mais qui en même temps
les responsabilise ? », s’est inter­
rogé le président du groupe cen­
triste au Sénat, Hervé Marseille,
pour justifier un tel rétropédalage.
Pour le sénateur des Hauts­de­
Seine, une telle mesure aurait
donné « l’image d’un Sénat hostile
aux énergies renouvelables ».
« C’est un peu le Far West »
En lieu et place, les élus du palais
du Luxembourg ont voté à main
levée un dispositif assez com­
plexe, permettant aux maires de
définir des « zones de zonage » où
pourraient être implantés ces pro­
jets. « Au lieu d’être sur un non ou
un oui de la part des élus, nous al­
« Certains
considèrent
encore que
l’écologie,
c’est un truc
de riches, il faut
que ça change »
place était dans cette manifesta­
tion. Par ailleurs, pourquoi l’inter­
dire ? Quand Darmanin parle
d’écoterrorisme, cela signifie qu’il
est terrorisé par des familles, des
militants pacifistes, des paysans ?
Il y avait selon lui 40 fichés S sur
place, son travail aurait justement
dû être qu’ils n’arrivent jamais
jusqu’à la manifestation.
Je note d’ailleurs que Léonore
Moncond’huy, maire écologiste
de Poitiers, a été verbalisée très
lons faire de la planification en inté­
grant des zones réservées à l’échelle
des intercommunalités, puis au ni­
veau régional, a expliqué Nadège
Havet, sénatrice (Rassemblement
des démocrates, progressistes et
indépendants) du Finistère. Les
porteurs de projet auront tout à ga­
gner à s’installer dans les zones re­
pérées par les élus car dans les do­
cuments d’urbanisme il y a une
phase de concertation publique. »
Des élus se sont montrés plus
circonspects, s’interrogeant sur
les compétences des communes
et intercommunalités, mais aussi
sur les contours de termes em­
ployés, entre « zones prioritaires »
ou « zones propices ». Des notions
qui mériteraient d’être « clari­
fiées » selon le centriste du Val­de­
Marne Laurent Lafon.
Les sénateurs de droite se sont
félicités d’avoir su convaincre le
loin du rassemblement tandis
que des black blocs y sont arrivés
sans difficulté. Tout cela m’inter­
roge. Cela s’apparente à de la ma­
nipulation et à de l’intimidation,
et dans ma formation, j’ai appris à
ne pas y céder.
Entre les motions de censure,
les propos racistes du député
du Rassemblement national
Grégoire de Fournas à l’Assem­
blée nationale, comment faire
face à l’extrême droite dans
les débats quotidiens ?
Le dérapage de ce député est
choquant et préoccupant. Toutes
celles et ceux qui, parmi la majo­
rité présidentielle, ont appelé à
voter blanc au deuxième tour des
législatives entre l’extrême droite
et la Nupes ont commis une faute
politique lourde. Marine Le Pen
au pouvoir en 2027, c’est une hy­
pothèse qui devient plus concrète
chaque semaine, et cela me terri­
gouvernement de la nécessité de
remettre les élus au cœur de la pla­
nification des territoires. Car
« aujourd’hui c’est un peu le Far
West », rappelle Sophie Primas,
présidente de la commission des
affaires économiques (LR) : « Les
opérateurs arrivent, promettent
monts et merveilles aux habitants
qui peuvent voir une opportunité
d’avoir une éolienne chez eux, mais
il n’y a aucune vision d’ensemble et
le maire est souvent impuissant par
rapport à tout ce qui se passe alors
qu’il doit aussi rendre des comptes
à ses administrés », ajoute­t­elle.
Du côté des industriels, le soula­
gement est perceptible. « Le droit
de veto envisagé était une mesure
excessive, souligne­t­on chez
l’énergéticien Engie. Le compromis
sur le rôle des maires et la planifica­
tion territoriale nous semble équili­
bré, sous réserve qu’il ne se traduise
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
fie. La vie politique n’est pas au ni­
veau, et, si on continue comme
ça, on s’avance vers des périodes
très sombres. Chaque semaine
qui passe, avec son lot de faits di­
vers concernant les dérapages à
l’Assemblée nationale, fait mon­
ter l’antiparlementarisme en
France. Je suis en total soutien de
nos 23 députés, mais beaucoup de
choses vont se passer en dehors.
Pourquoi refuser de faire de
la Nupes un sujet de congrès ?
La Nupes est en partie un suc­
cès, sinon nous n’aurions pas
23 députés, mais Jean­Luc Mélen­
chon n’est pas premier ministre :
c’est donc un succès relatif. Si on
veut que les prochaines coalitions
soient un succès, chaque compo­
sante doit cultiver son jardin. Le
mieux qu’on ait à faire pour l’éco­
logie, pour la gauche, pour la
France, c’est de travailler à ce
grand parti de l’écologie.
Un grand parti de l’écologie
pour renforcer la Nupes ?
Pour faire la suite de la Nupes. Il
faudra forcément trouver autre
chose pour gagner ensemble une
prochaine fois : un nouveau nom
et de nouvelles incarnations. Si
on veut que ça marche, il faudra
changer les choses. Se concentrer
sur l’écologie est nécessaire, on ne
le fait pas pour ou contre la Nu­
pes. Notre nouveau parti, ce ne
sera ni l’autarcie ni l’hégémonie.
L’écologie doit être le moteur des
prochaines coalitions.
Aux prochaines élections euro­
péennes de 2024 et municipa­
les de 2026, que fera EELV ?
Nos maires écologistes sont en
train de changer la vie de mil­
lions de Français, le premier en­
jeu c’est que l’on garde ces villes,
mais je n’aborde pas 2026
qu’avec une stratégie défensive.
On doit aussi être dans la
conquête. J’ai commencé une
liste de villes gagnables.
Tenues par tous les bords,
y compris à gauche ?
Chez les écologistes, la subsidia­
rité prévaut. Il n’y a pas de scéna­
rio où une direction nationale im­
pose aux villes de mener une stra­
tégie. Les écologistes, dans cha­
que ville, savent si le maire qui
leur propose de travailler avec
eux est capable de faire de l’écolo­
gie. Après, il n’y a aucune ville éco­
logiste gagnée par des Verts seuls.
On n’a jamais travaillé en autar­
cie, mais un périmètre d’accord
national ne peut pas s’imposer
aux villes. Quant aux européen­
nes, il y a un quasi­consensus
dans le parti, la France et l’Europe
ont besoin qu’on mène une cam­
pagne écologiste. Ce n’est faire in­
jure à personne que de le faire, on
n’a pas d’adversaire à gauche, des
concurrents tout au plus. p
propos recueillis par
julie carriat
pas par un blocage de projets re­
nouvelables, qui serait contraire à
l’objectif d’accélération du projet de
loi. » Les appels d’offres pourraient
proposer un « bonus » pour les pro­
jets dans ces zones prioritaires. « Il
s’agirait donc d’une mesure incita­
tive à placer les projets dans ces zo­
nes propices », salue Joseph Fonio,
président de la filiale française de
RWE Renouvelables.
Mais le texte pourrait ne pas être
adopté à l’Assemblée nationale, où
il est examiné à partir du 5 décem­
bre. Entre une droite qui préfère
débattre de la relance de l’énergie
nucléaire et une gauche qui craint
que le projet de loi ne provoque
une détérioration de la biodiver­
sité, le gouvernement pourrait
avoir du mal à trouver, cette
fois­ci, une majorité sur ce texte. p
marjorie cessac
et jérémie lamothe
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
A la Timone, des services de pédiatrie qui tanguent
La bronchiolite déstabilise des équipes de l’hôpital de Marseille, déjà sous tension. Des soins sont repoussés
REPORTAGE
marseille ­ envoyée spéciale
U
ne après­midi de fin
octobre, au service
d’oncologie pédiatri­
que de la Timone, à
Marseille. L’ordinateur mouline.
Les soignants ont l’habitude. Mais
cette fois, c’est le drame. L’infir­
mière devant l’écran s’énerve aux
larmes. Normalement, « [elle]
gère », mais là, il y a une petite qui
n’est « que colère » depuis ce ma­
tin, une autre qui pleure, et l’ad­
ministratif à terminer. Une son­
nette retentit au bout du couloir.
Il faut déjà repartir. Le pas pressé,
le cœur lourd, la soignante en
blouse bleue prend une grande
respiration avant de s’engouffrer
dans la chambre. Surtout, ne pas
flancher. « Bonjouuuur ! »
Malgré les efforts des adultes, les
enfants « du cinquième étage »
sentent aussi comment leur hôpi­
tal bascule. « Les infirmières sont
obligées de courir partout », dit
Emma, 12 ans, petite brune aux
cheveux qui repoussent. Elle a
commencé à être suivie à la Ti­
mone pour une leucémie il y a
deux ans. « Elles sont super gen­
tilles et font semblant devant nous,
mais là, ça se voit qu’elles cra­
quent », ajoute­t­elle.
Depuis juillet, quatre lits de l’on­
cologie pédiatrique ont dû fermer
faute de personnel. Les autres ser­
vices ont suivi. Puis est arrivée
l’épidémie de bronchiolite, à
l’automne. Comme tous les ans.
Mais pour la première fois, face à
des services en tension, elle a tout
englouti. A chaque étage, des trai­
tements – opérations, chimiothé­
rapies – ont dû être repoussés.
C’est tout le bâtiment dédié aux
enfants de l’immense centre hos­
pitalier marseillais qui tangue.
L’épidémie a mobilisé les infirmiè­
res « volantes », celles qui sont ha­
bituellement récupérées par les
services en sous­effectif chroni­
que depuis la crise liée au Covid­19.
Sans ce « stock » disponible, le sys­
tème, déjà fragile, s’est grippé.
Parmi les décorations d’Hal­
loween qui tentent d’enjoliver les
couloirs, les cadres de service
cherchent des renforts. Les plan­
nings sont pleins de trous à bou­
cher, les conversations entendues
à la volée ne sont que demandes
d’aide. « En bas, ils ont des bras
supplémentaires demain ? Des
pompes à perf ? Non ? D’accord. »
Les nuits, surtout, sont longues et
solitaires pour ceux qui restent. A
un étage, sur un mur près d’une
Dans les réanimations, l’impact de l’épidémie de bronchiolite
A Rouen, à Bordeaux, à Limoges ou au Havre, les hôpitaux ont dû activer leur plan blanc face à la précocité et à l’intensité de la maladie
L’ hiver va être particulière­
ment compliqué pour les
services de réanimation
pédiatrique. Les tensions rappor­
tées en Ile­de­France, où plus de
trente­quatre transferts ont déjà
dû être organisés vers d’autres ré­
gions, ne font pas exception. Sur
le reste du territoire métropoli­
tain, qui compte trente­sept ser­
vices spécialisés dans la prise en
charge d’enfants dont le pronos­
tic vital est engagé, de nombreux
établissements rapportent des
lits saturés, des passages aux ur­
gences en constante augmenta­
tion, et certains, comme à Rouen,
Bordeaux, Limoges ou encore
au Havre, ont dû activer leur plan
blanc, un dispositif d’urgence per­
mettant d’affronter une situation
sanitaire exceptionnelle.
Au manque d’effectifs dans de
nombreux services s’ajoute l’épi­
démie de bronchiolite, saison­
nière et attendue, mais plus pré­
coce et plus intense que les an­
nées précédentes. « L’épidémie a
salle de réunion, des infirmiers
ont punaisé un grand cercle des­
siné sur une feuille. Au milieu, ils
ont écrit « Tapez votre tête ici ».
« D’habitude, on observe une
bonne résilience, assure Hervé
Chambost, 60 ans, chef du service
hématologie, immunologie et on­
cologie pédiatrique. Mais là, on ne
va pas tenir comme ça. » En trente­
cinq ans dans ce service, il n’a ja­
mais vu ça ; des lits fermés faute de
personnel. Dans ce centre d’exper­
tise et de recours interrégional, les
patients viennent de Corse, de
Montpellier ou de Briançon (Hau­
tes­Alpes). Certains arrivaient
même du Maghreb, couverts par
une convention internationale.
Mais l’hôpital doit désormais re­
fuser les malades étrangers, faute
de place. L’Ile­de­France, aussi
sous pression, a cessé d’appeler
pour placer des jeunes patients. Ils
savent que c’est inutile.
« Personne ne veut venir »
Les pannes de matériel et les man­
ques, le personnel trouve des solu­
tions. Mais là, « la bronchiolite agit
comme un révélateur, plus per­
sonne ne peut supporter la situa­
tion », estime Hervé Chambost.
Quelques étages plus haut, Jean­
Luc Jouve, chef du service de chi­
rurgie pédiatrique, se souvient de
l’époque où l’épidémie annuelle
était prévue dès le mois de juillet,
en réunion. « On appelait les boîtes
d’intérim, on leur disait qu’on
aurait besoin d’aide en novembre,
et tout se passait bien. »
Le ministre de la santé, François
Braun, a beau avoir renforcé l’en­
veloppe budgétaire, mercredi
2 novembre, pour venir en aide
aux services pédiatriques, ce n’est
pas cela qui résoudra le problème,
estiment les responsables du Col­
lectif Pédiatrie, qui alerte depuis
deux semaines le gouvernement
sur une crise « inédite ». L’argent,
400 millions d’euros au total, doit
permettre de réinstaurer jusqu’au
31 mars 2023 certaines mesures
mises en place cet été, comme le
doublement de la rémunération
des heures de nuit pour « l’ensem­
ble des personnels de l’hôpital ».
Insuffisant, jugent les pédiatres.
« On n’a pas besoin seulement
d’argent qu’on saupoudre quand
on crie trop fort, dit Hervé Cham­
bost, mais d’une reconnaissance
des compétences des soignants et
d’une vraie restructuration de
l’hôpital public pour le rendre de
nouveau attractif. » Pour l’ins­
tant, « les infirmières claquent la
porte toutes les semaines et c’est
commencé quatre à cinq semai­
nes en avance, et ce partout en
France métropolitaine, dès le
10 octobre dans sept régions puis
les deux semaines suivantes en
Provence­Alpes­Côte d’Azur et en
Corse », explique Sophie Vaux, de
la direction des maladies infec­
tieuses de l’agence Santé publi­
que France.
Plus de 6 000 enfants de moins
de 2 ans sont passés aux urgen­
ces pour bronchiolite en métro­
pole dans la semaine du 24 au
30 octobre, un bond de 47 % com­
paré à la semaine précédente, se­
lon le bulletin hebdomadaire pu­
blié jeudi 3 novembre.
Si la bronchiolite survient tous
les ans et reste la plupart du temps
bénigne, elle peut entraîner des
complications nécessitant l’hospi­
talisation dans 2 % à 3 % des cas,
voire la réanimation, notamment
chez les moins de 1 an. La maladie
affectant près de 500 000 enfants
chaque hiver, une dizaine de mil­
liers auront besoin d’une place
Dans le bureau des infirmières du service d’oncologie pédiatrique de la Timone, à Marseille, le 28 octobre. CLAIRE GABY POUR « LE MONDE »
impossible de les remplacer : per­
sonne ne veut venir ».
Depuis quelques semaines, cel­
les qui restent sont tellement dé­
bordées qu’elles oublient parfois
de prévenir les familles quand el­
les décalent une chimio. Alors,
quand les parents débarquent
dans le service avec leur enfant
malade et leurs valises, prêts pour
plusieurs jours d’hospitalisation,
c’est le drame. « Nous avons dé­
passé le stade de l’inconfort, assure
Jean­Luc Jouve. Là, nous sommes
dans une situation de soins dégra­
dée. On est délétère dans le traite­
ment de l’enfant. »
Cette semaine, le professeur a
déjà reporté quatre opérations
dans son service. Rien d’urgent,
mais tout de même. Il accuse le
coup. « Avant, quand vous disiez à
un chirurgien que son malade
avait été annulé, il devenait fou.
Aujourd’hui, il hausse les épaules.
C’est devenu parfaitement nor­
mal. Vous imaginez le glissement
vers la maltraitance ? »
Les infirmières, elles, racontent
la même boule au ventre en ve­
d’hôpital. « Les vacances scolaires
n’ont pas eu leur effet de ralentisse­
ment habituel, et la courbe est
beaucoup plus marquée qu’en 2021,
avertit Sophie Vaux. On est déjà à
un niveau supérieur aux pics des
années précédentes. »
« Cinq enfants en cinq jours »
Si l’impact est différent selon les
régions, l’épidémie a commencé
plus fort dans le Nord et en Ile­de­
France. A 150 kilomètres à l’est de
Paris, les réanimations pédiatri­
ques du CHU de Reims (Marne)
ont déjà dû accueillir dix enfants
parisiens depuis la mi­octobre.
« Mais ça s’est surtout accéléré ré­
cemment, avec cinq enfants en
cinq jours, souligne Gauthier Lo­
ron, responsable du service. Le
SAMU d’Ile­de­France appelle au
minimum deux fois par jour pour
savoir si on a de la place. »
Dans la nuit de mercredi à
jeudi, quatre des six lits étaient
occupés par des petits Parisiens,
trois bronchiolites et une grippe
« Les infirmières
sont super
gentilles et font
semblant devant
nous, mais
ça se voit qu’elles
craquent »
EMMA
12 ans, patiente à la Timone
nant travailler. A force de changer
de service pour combler les trous,
elles ont peur de « faire une conne­
rie ». Avant, elles pouvaient conso­
ler, habiller, soigner les enfants en
douceur. Désormais, elles ont l’im­
pression de tout bâcler, de devenir
« des robots ». « Je négociais la prise
de médicaments avec des parties de
Uno. Maintenant, je pars de la
chambre en vitesse en me sentant
coupable à chaque fois », dit
Audrey (elle a voulu rester ano­
nyme, comme les autres person­
nes citées par leur prénom), infir­
sévère. Du jamais­vu, selon le pé­
diatre. « Pour l’instant, l’épidémie
n’en est qu’à ses débuts chez nous,
mais bientôt on devra accueillir
nos propres cas », alerte Gauthier
Loron, dont le service de réani­
mation pédiatrique est le seul de
Champagne­Ardenne. Contraire­
ment à la capitale, où ce sont les
personnels paramédicaux qui
manquent, son secteur pâtit d’un
déficit de médecins, peu attirés
par ce désert médical pris entre
le Grand­Est et Paris.
A Nancy, en Meurthe­et­Moselle,
les réanimations pédiatriques du
CHU sont déjà pleines. Le SAMU
d’Ile­de­France a beau appeler tous
les jours pour vérifier si une place
s’est libérée, impossible d’ac­
cueillir les patients franciliens.
Pourtant, six lits dédiés unique­
ment à la bronchiolite ont été rou­
verts fin octobre, en plus des qua­
torze lits de réanimation. Ils ont
été remplis en quelques heures.
« On a dû laisser des enfants dans
certains centres hospitaliers péri­
mière au service d’oncologie pé­
diatrique. Les départs se sont suc­
cédé, les burn­out aussi. « Et en
bout de chaîne, ce sont les enfants
qui payent », continue­t­elle.
« Elles n’ont plus le temps »
Plusieurs fois par jour, les télépho­
nes de service sonnent : c’est une
infirmière qui rappelle une fois ar­
rivée chez elle, persuadée d’avoir
installé la mauvaise perfusion à
un enfant. « Vérifie ce que j’ai donné
à la 509, s’il te plaît », demande une
voix inquiète à l’autre bout du fil.
Les collègues se pressent. Tout va
bien. « Jusqu’à ce qu’il y en ait une
qui se plante vraiment, dit Agnès. Il
ne se passe pas une semaine où je
ne suis pas réveillée en pleine nuit,
persuadée de m’être trompée dans
mon calcul. »
Dans une chambre, un bébé qui
sort de chimio est seul. Son père
est parti depuis plusieurs heures.
Les soignantes aimeraient pren­
dre le nourrisson dans les bras,
mais elles n’ont pas le temps. Dans
l’après­midi, une ado cafardeuse
au bout du couloir avait com­
phériques alors qu’ils auraient eu
besoin d’être accueillis en réanima­
tion, raconte le chef du service,
Noël Boussard. Il y a clairement
une dégradation de la prise en
charge. » Le pédiatre met égale­
ment en garde : « Si on perd un en­
fant atteint de bronchiolite par dé­
faut de transport ou de surveillance
hospitalière, ce sera un scandale. »
Plus au sud, en Nouvelle­Aqui­
taine, la circulation du virus res­
piratoire syncytial, responsable
de la plupart des bronchiolites,
s’accompagne d’une forte pré­
sence de rhinovirus, pouvant
mener au même type de patholo­
gie respiratoire chez les enfants.
Le CHU de Bordeaux a déjà dû re­
fuser des enfants et en transférer
vers les services de Poitiers ou de
Limoges, situés à plus de 200 ki­
lomètres. « On essaye au maxi­
mum d’éviter de transférer les en­
fants, à la fois parce qu’il s’agit
d’un long trajet pour les malades
et que ça entraîne une mobilisa­
tion prolongée du SMUR, qui ne
france | 11
mencé à montrer des photos de sa
famille à une infirmière. Appelée
par un autre enfant, elle a dû la
couper au bout de cinq minutes. Il
y a quelques semaines, une de ses
collègues a laissé un petit patient
une heure sur les toilettes : débor­
dée, elle avait oublié qu’elle devait
lui amener du papier.
Alors, Lorenzo, gouaille d’un
jeune de 17 ans, a appris à régler
lui­même sa perfusion pour
qu’elle cesse de biper. Dans la 504,
les parents d’un enfant de 7 ans
notent sur un carnet le pH de son
urine après sa chimio. Emma uti­
lise le portable pour appeler les
infirmières quand elle a la tête qui
tourne, faute d’une sonnette qui
fonctionne. Les enfants racontent
une époque pas si lointaine où les
infirmières venaient jouer avec
eux : « Maintenant, elles n’ont plus
le temps. » « Mais ce n’est pas de
leur faute, elles sont formidables et
elles font tout ce qu’elles peuvent,
explique Lorenzo en réajustant le
bonnet qui couvre sa tête chauve.
C’est celle du système. » p
sofia fischer
peut pas être déployé sur d’autres
cas, explique Olivier Brissaud,
chef des réanimations pédiatri­
ques de Bordeaux. On tente de
privilégier la prise en charge dans
les boxes aux urgences, mais la
méthode de travail n’est claire­
ment pas idéale. »
Quel que soit le virus à l’origine
de la bronchiolite, les recomman­
dations des professionnels res­
tent les mêmes. Les virus se
transmettant par la salive, les
éternuements, les mains et les
objets souillés, il est préconisé de
se laver les mains régulièrement
et d’éviter les contacts avec les
nourrissons, même en cas de fai­
bles symptômes comme le nez
qui coule. Mais aussi d’aérer la
chambre dix minutes par jour et
de ne pas chauffer à plus de 19 °C
pour éviter l’assèchement des
voies respiratoires. « On est au
cœur de l’épidémie, c’est mainte­
nant qu’on peut faire attention »,
souligne Sophie Vaux. p
delphine roucaute

12 | france
Au procès de l’attentat de Nice, un accusé se noie
A force de tout nier, Walid Ghraieb a fini par renforcer, vendredi, les soupçons qui planaient sur lui
R
arement on aura vu un
accusé aussi mal se
défendre. Il faut dire
que la situation de
Walid Ghraieb n’est guère
commode : ce Franco­Tunisien de
46 ans, ancien réceptionniste de
nuit dans un hôtel niçois, est l’un
des deux amis – il préfère le terme
« relation » – de Mohamed La­
houaiej Bouhlel, le terroriste qui a
assassiné quatre­vingt­six per­
sonnes en roulant sur la foule, à
bord d’un camion, sur la prome­
nade des Anglais, à être jugés au
procès de l’attentat du 14 juillet
2016, à Nice. Dans sa tentative dé­
sespérée de se défendre, il n’est
pas un élément sur lequel il ne
s’est pas contredit, vendredi 4 no­
vembre, lors de son interroga­
toire, contribuant à épaissir un
peu plus le halo de suspicions qui
entoure son rôle dans ce dossier.
Au sortir du tunnel des témoi­
gnages des parties civiles, et après
une semaine consacrée à la
personnalité du terroriste, la cour
d’assises spéciale de Paris se
penche, depuis mercredi, sur les
charges retenues contre chacun
des huit accusés. Walid Ghraieb a
été le premier à répondre aux
questions. A force de vouloir se
sauver à tout prix, il s’est noyé
avec méthode, malgré les tentati­
ves du président, Laurent Raviot,
pour le ramener à la raison : « On
ne comprend pas pourquoi vous
ne voulez pas reconnaître cet
élément anodin dans le dossier » ;
« Je ne suis pas là pour vous coin­
cer, mais pour comprendre ce qui
s’est passé »…
« On aime beaucoup la France »
Walid Ghraieb se bat contre un
nuage. L’enquête n’a pu établir
aucune preuve de son implica­
tion directe dans l’attentat, mais
un faisceau d’indices jette le trou­
ble sur le rôle qu’il a pu jouer
dans le passage à l’acte de son
ami : dix jours avant l’attentat, le
terroriste lui avait envoyé par
texto le mot « ADA », une agence
de location de poids lourds ; le
11 juillet, il l’a invité à faire une
virée à bord de son camion ; le
15 juillet au matin, enfin, l’accusé
s’est filmé, flânant sur la prome­
nade des Anglais que son ami ve­
nait de transformer en charnier.
Le nuage d’indices qui entoure
l’accusé tient aussi à l’infraction
pour laquelle il est jugé : Walid
Ghraieb n’est pas renvoyé pour
« complicité d’assassinats », l’en­
quête n’ayant pu établir qu’il était
au courant du projet d’attentat
perpétré par Mohamed Lahouaiej
Bouhlel. Il doit répondre de son
éventuelle participation à une
« association de malfaiteurs
terroriste », une infraction aux
contours si nébuleux qu’un
accusé cherchant à s’en dépêtrer
fait irrémédiablement penser à
un insecte se débattant dans une
toile d’araignée.
La semaine avait pourtant
plutôt bien commencé. Mercredi,
sa mère, libraire, et sa sœur,
professeure de français, étaient
Le 11 juillet,
Mohamed
Lahouaiej
Bouhlel a invité
l’accusé à faire
une virée à bord
de son camion
venues de Tunisie pour dresser le
portrait d’une famille musul­
mane laïque et ouverte, attachée
à l’héritage de l’ancien président
tunisien Habib Bourguiba. « On
aime beaucoup la France dans la
famille, avait dit la sœur. On vote
tous contre les islamistes. Il est
impensable que mon frère ait bas­
culé dans une pratique rigoriste. »
Peu de temps après son installa­
tion à Nice, au milieu des années
2000, Walid Ghraieb, qui a briève­
ment adhéré à l’UMP, avait épousé
une Finlandaise « protestante
luthérienne », dont il partage la vie
depuis quinze ans et qui a aussi té­
moigné pour sa défense. On était
loin de l’environnement habituel
des procès terroristes.
Mais un accusé est parfois son
pire ennemi. Quand Walid
Ghraieb, qui comparaît libre après
trois ans de détention provisoire
et encourt vingt ans de prison,
s’est présenté à la barre, on a vite
compris qu’il avait opté pour une
stratégie suicidaire : tout nier en
bloc. Au fur et à mesure qu’il s’em­
bourbait dans ses contradictions,
le nuage qui pesait au­dessus de
sa tête n’a cessé de s’assombrir.
Pour éclairer sa personnalité, le
président l’a interrogé sur deux
textos provenant de son télé­
phone et retrouvés dans celui du
terroriste. Ils datent du 10 jan­
vier 2015, trois jours après l’atten­
tat contre Charlie Hebdo : « Je suis
pas Charlie. Qu’ils aillent se faire
enculer » ; et « C’est des diables c
gens qui insultent notre cher
prophète, et t’as vu comment Dieu
les a envoyé des soldats d’Allah
pour les finir comme des m !! »
« C’est lui ! C’est lui ! »
Ces deux messages ne dressent
pas un portrait très flatteur de
l’accusé, mais ils sont loin de
suffire à l’impliquer dans l’atten­
tat de Nice. Contre toute
évidence, Walid Ghraieb a pour­
tant contesté durant l’instruction
les avoir écrits, désignant un
mystérieux « Jamal Abbas », que
l’enquête n’a jamais permis
d’identifier, comme étant leur
auteur. « C’est pas moi qui ai
envoyé ce message ! J’ai prêté mon
téléphone à un client de l’hôtel,
clame­t­il à la barre.
– On n’a jamais pu donner de
réalité à l’existence de cet individu,
rappelle le président. Et vous avez
varié dans vos versions : vous avez
dit une fois que vous l’aviez
rencontré en Tunisie, une autre
fois que c’était à Nice… Ce serait
donc par pur hasard que cet
inconnu a envoyé ces messages à
Mohamed Lahouaiej Bouhlel, qu’il
ne connaissait pas ?
– Je ne comprends pas, soupire
l’accusé.
– En garde à vue, vous ne contes­
tiez pourtant pas en être l’auteur…
– C’était le dernier jour de garde à
vue, j’en pouvais plus. Je ne l’ai pas
écrit. Jusqu’à aujourd’hui je me
demande s’il existe, ce message… »
Autre élément sur lequel les dé­
négations de Walid Ghraieb ont
peiné à convaincre : sa réaction le
soir de l’attentat. Cette nuit­là, il
tenait son poste de réceptionniste
d’hôtel, non loin de la promenade.
Son épouse a raconté qu’il l’avait
appelée pour lui dire qu’il y avait
eu une « fusillade », lui conseiller
de s’enfermer chez elle et d’appe­
ler sa fille, qui avait assisté au feu
d’artifice. Elle avait ajouté : « Mon
mari m’a appelé plusieurs fois dans
JUSTICE
Condamnation à huit ans
de prison pour le viol
d’une enfant de 11 ans
Un homme a été condamné
par le tribunal de Pontoise
(Val­d’Oise), vendredi 4 no­
vembre, à huit ans de prison
pour avoir, en 2017 dans le
Val­d’Oise, violé une fille de
11 ans. « La cour estime que
les actes sexuels ont été com­
mis par contrainte morale et
par surprise », a déclaré le
président du tribunal, ajou­
tant que la victime « ne pré­
sentait pas la maturité suffi­
sante ni le discernement pour
consentir à la relation
sexuelle ». Ses parents
s’étaient battus pour que les
faits qualifiés d’« atteinte
sexuelle » soient requalifiés
en viol. L’affaire avait abouti
à la loi d’avril 2021 selon la­
quelle un adulte ne peut se
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
la nuit, il m’a dit que le camion res­
semblait beaucoup à celui de
Lahouaiej Bouhlel. »
Là encore, rien d’incriminant.
L’accusé peut avoir reconnu le
camion dans lequel il était monté
trois jours plus tôt sans être
impliqué dans l’attentat. Mais
dans son furieux désir de se tenir
à distance des faits, Walid Ghraieb
va de nouveau contredire les
éléments de l’enquête. Le prési­
dent rappelle qu’un de ses collè­
gues de l’hôtel l’a entendu s’écrier
en voyant les images de l’attentat
à la télévision : « Je connais
l’homme qui a loué ce camion ! » Il
a aussi rapporté que l’accusé avait
ensuite appelé sa femme en
disant : « C’est lui ! C’est lui ! »
« J’en conclus que vous avez
discuté de l’implication de Moha­
med Lahouaiej Bouhlel dans cet
attentat avec votre épouse ce
soir­là ?, suggère le président.
– Non… On a parlé de ce qui nous
tracassait depuis plusieurs jours :
quelqu’un avait mis de la glue
dans notre serrure et avait
dégradé notre voiture. Quand j’ai
dit “c’est lui”, je pensais à Chafroud
[un autre accusé et ami du terro­
riste], je pensais que c’était lui qui
avait mis la colle…
– Vous savez, Monsieur
Ghraieb…, se décourage le magis­
trat, que vous ayez pris cons­
cience à 23 heures que Lahouaiej
Bouhlel était l’auteur de l’attentat
ne fait en rien de vous un membre
d’une association de malfaiteurs
terroriste… »
A force de nier les éléments les
moins incriminants, l’accusé
finit par dévitaliser chacune de
ses réponses. Et quand viennent
les indices les plus troublants, on
peine à entendre sa sincérité. Le
message « ADA » qu’il a reçu le
5 juillet ? « J’ai pas compris. Je me
suis dit qu’il avait confondu avec
quelqu’un d’autre. » Sa virée dans
le camion du terroriste le
11 juillet ? « Il m’a piégé, c’est un
dérangé, il m’a mis dans son
engrenage. »
Il y a, enfin, cet épisode douteux
du 15 juillet au petit matin. Alors
que Walid Ghraieb venait de finir
son travail de veilleur de nuit, il
s’est aussitôt rendu sur la prome­
nade en se filmant.
« C’est mon trajet habituel pour
rentrer chez moi, assure­t­il.
– J’ai quand même des doutes, il
est deux fois plus long, donc non, je
ne pense pas que ce soit votre
trajet habituel, coupe le président.
Est­ce si compliqué de dire à cette
barre que vous êtes allé sur la
prom’ par curiosité, pour voir ce
qui s’était passé ?
– M. le président, c’était pas réflé­
chi. C’est mal interprété, c’est
dommage. Je comprends que des
choses peuvent poser question,
mais j’ai été le plus transparent
possible depuis le début. » p
soren seelow
prévaloir du consentement
sexuel d’un mineur s’il a
moins de 15 ans. – (AFP.)
Une femme condamnée
à douze ans de prison
pour le meurtre
de son mari
Rose Filippazzo, 50 ans, a été
condamnée, vendredi 4 no­
vembre, à douze ans de réclu­
sion criminelle par la cour
d’assises de Lyon, reconnue
coupable du meurtre de son
mari. Le jury a pris en compte
l’altération de son discerne­
ment, diagnostiquée par
deux experts psychiatres, et a
décidé de retenir l’atténua­
tion de sa responsabilité pé­
nale. L’avocat général avait
requis seize ans de prison, re­
jetant les arguments de la dé­
fense qui invoquait l’emprise
et les violences de son mari
sur l’accusée. – (AFP.)
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Affaire Lola :
ce que révèle
l’enquête sur
Dahbia Benkired
Lors de son audition devant
la police, l’une de ses sœurs parle
de « mauvaise graine » et qualifie
la jeune femme de « bipolaire »
A
plusieurs reprises,
monsieur K. l’a vue
qui traînait rue Ma­
nin, dans le 19e arron­
dissement de Paris. Elle interpel­
lait les passants, parfois pour
leur taper une cigarette, d’autres
fois pour les taxer de quelques
pièces. Monsieur K., un habitant
de la résidence Manin, l’a raconté
aux policiers. Il ne connaissait
pas Dahbia Benkired, mais il
l’apercevait de temps en temps et
il se demandait si la jeune femme
n’était pas un peu dérangée.
Depuis le 17 octobre, Dahbia
Benkired, 24 ans, est en détention
provisoire à la prison de Fresnes
(Val­de­Marne). Mise en examen
pour « meurtre sur mineur de
15 ans » et « viol avec torture et ac­
tes de barbarie », elle est suspec­
tée d’avoir tué Lola D., 12 ans, le
14 octobre, à Paris. Un meurtre
qui a choqué l’opinion. Dans les
jours qui ont suivi, le président
de la République, Emmanuel
Macron, a reçu à l’Elysée la fa­
mille de la victime.
Confrontée le lundi 17 octobre
aux trois juges du tribunal judi­
ciaire de Paris qui instruisent ce
dossier, dont Le Monde a eu
connaissance, la jeune femme a
choisi de garder le silence.
Ce lundi­là, elle sort de quarante­
huit heures de garde à vue dans les
locaux de la police judiciaire de
Paris, au 36 de la rue du Bastion,
dans le 17e arrondissement. Audi­
tionnée à six reprises, entre
l’après­midi du samedi 15 octobre
et la fin de journée du dimanche
16 octobre, elle passe aux aveux
lors de sa quatrième audition, le
dimanche, en fin de matinée.
Jusque­là, elle ne livre rien aux
enquêteurs. Elle assure qu’elle n’a
rien à voir avec l’affaire qui lui vaut
d’avoir été interpellée le samedi
matin, peu avant 8 heures, chez un
ami à Bois­Colombes (Hauts­de­
Seine) et qui vaut à l’une de ses
sœurs, l’aînée, 26 ans, d’être égale­
ment en garde à vue, dans les mê­
« En ressortant avec la mallette, il y avait la victime dedans »
Au cours de ses six auditions, Dahbia Benkired a d’abord refusé de répondre, avant d’avouer les faits puis de se rétracter
I nterpellée peu avant 8 heu­
res, le samedi 15 octobre, chez
un ami à Bois­Colombes
(Hauts­de­Seine), Dahbia Benki­
red a été placée en garde à vue au
siège de la police judiciaire, 36, rue
du Bastion, à Paris. Elle en est sor­
tie deux jours après. Incarcérée en
détention provisoire à la prison
de Fresnes (Val­de­Marne), elle est
poursuivie pour « meurtre sur
mineur de 15 ans », « viol avec ac­
tes de torture et de barbarie ». Du­
rant sa garde à vue, la suspecte a
été entendue à six reprises par
plusieurs enquêteurs. La pre­
mière audition remonte au 15 oc­
tobre. Elle a démarré peu avant
17 heures. Et la dernière audition,
le dimanche 16 octobre, com­
mence peu après 18 heures.
Comme le relèvent les policiers
dans un rapport de synthèse, la
mes locaux du « 36 Bastion ». Cette
dernière sera relâchée sans
qu’aucune charge judiciaire ne
soit retenue à son encontre.
Dahbia Benkired est née le
12 avril 1998, à Alger. C’est la ben­
jamine de la famille. « La mau­
vaise graine », comme dit l’aînée
aux enquêteurs. « Elle fait
toujours des problèmes », insiste­
t­elle. Entendue par une enquê­
trice de l’Association de politique
criminelle appliquée et de
réinsertion sociale (Apcars) à
l’issue de sa garde à vue, Dahbia
raconte qu’elle est arrivée en
France en 2014. Qu’elle y est res­
tée jusqu’en 2017, date à laquelle
elle est rentrée en Algérie, avant
de revenir en France en 2018,
avec un visa étudiant.
Lorsque le moment viendra
d’entreprendre les démarches
pour renouveler son autorisation
de séjour, elle ne s’en souciera pas.
Trop de papiers, trop compliqué,
dit­elle en substance. Aux poli­
ciers qui la questionnent sur ce
chapitre administratif, elle ra­
conte une histoire invraisembla­
ble de perte de papiers. Puis elle
parle d’un vol. En vérité, elle n’a
pas de papiers. Depuis le non­re­
nouvellement de son visa étu­
diant en 2018, Dahbia Benkired
est en situation irrégulière sur le
territoire français. Les autorités
françaises le découvrent au mois
de juillet, après son interpellation
à l’aéroport de Roissy, au nord­
ouest de Paris, alors qu’elle se
Une enquêtrice
relève
le « calme »
de Dahbia
Benkired lors
de leur entretien,
la trouve
« apathique »
suspecte a d’abord donné « des
versions fantaisistes ». Tout en
niant les faits, ou en répétant à
plusieurs reprises la formule « je
n’ai pas envie de vous répondre »,
elle s’est employée lors des
trois premières auditions à livrer
un récit imprégné de contradic­
tions et d’invraisemblances.
Nouvelle version
A l’en croire, sa journée du 14 oc­
tobre commence vers 10 heures
ou 11 heures. Après avoir pris un
petit­déjeuner avec sa sœur, chez
qui elle loge au 119, rue Manin à
Paris, elle part se promener, sans
but précis. Elle prend le métro
pour les Champs­Elysées, puis re­
vient dans le 19e arrondissement,
à la résidence Manin.
C’est là, vers 15 h 30, qu’elle
croise la petite Lola. Laquelle ren­
L’immeuble parisien dans lequel, selon Dahbia Benkired, le meurtre de Lola a eu lieu, le 15 octobre. FRED DUGIT/« LE PARISIEN »/MAXPPP
trouvait dans une zone interdite.
A la suite de cet incident, l’admi­
nistration lui inflige une obliga­
tion de quitter le territoire dans
un délai de trente jours. Obliga­
tion qui ne sera suivie d’aucun ef­
fet, ni d’aucun rappel.
Lors de l’entretien avec l’enquê­
trice de l’Apcars, la jeune femme
ne s’attarde guère sur son par­
cours. Tout juste évoque­t­elle une
forme d’instabilité, une existence
un peu chaotique. Elle est sans
profession, malgré un CAP de res­
tauration, sinon quelques petits
boulots comme agent d’entretien
dans un bar de Colombes (Hauts­
de­Seine). Il lui arrive de fumer des
joints, de boire de l’alcool, mais
peu, confie­t­elle. Elle vit à droite à
gauche. Tantôt chez une sœur au
Blanc­Mesnil (Seine­Saint­Denis),
tantôt chez l’autre à Paris. Tantôt
chez des personnes rencontrées
dans le bar de Colombes.
Nonchalance
L’enquêtrice relève son « calme »,
la trouve « apathique ». Dahbia
Benkired répond aux questions
« de façon laconique et superfi­
cielle », note­t­elle. Elle lui apparaît
comme une jeune femme sans
projet, ne trahissant « aucune
émotion », « prenant tout avec une
philosophie déconcertante ».
A quand remonte ce comporte­
ment ? Cette sorte de nonchalance
et d’absence de toute ambition ?
Selon sa sœur aînée, Dahbia ne
s’est pas remise du décès de ses
parents. Son père meurt en Algé­
rie, en 2019 et sa mère en France,
Dahbia Benkired
ne semble pas
bouleversée
par son récit
et ne manifeste
aucune sorte
de regret,
ni d’émotion
tre de l’école. Dahbia Benkired n’a
pas de passe qui permet l’entrée
dans l’immeuble et l’accès aux as­
censeurs. Selon sa version et jus­
qu’au milieu de la quatrième
audition, elle assure n’avoir ja­
mais vu l’adolescente de 12 ans.
Puis, après que les enquêteurs lui
ont montré cinq photos sur les­
l’année suivante. « Depuis qu’on a
perdu nos parents, tout a changé »,
déclare­t­elle aux policiers. A l’en
croire, sa sœur cadette aurait « fait
une sorte de dépression ». Aux en­
quêteurs qui lui demandent de la
décrire, elle brosse le portrait
d’une personne « maligne », à
« forte personnalité », qui finit tou­
jours par obtenir ce qu’elle veut.
Dans sa déposition, les senti­
ments de l’aînée vis­à­vis de sa pe­
tite sœur oscillent. Parfois mar­
qués par la bienveillance que la
grande sœur nourrit à l’égard de
sa cadette, mais pas toujours. Elle
a des mots durs et des jugements
sévères. A un moment, elle dit :
« Elle sort. Elle rentre. Elle sert à
rien, ma sœur. Elle me tape la
honte quand je l’ai fait sortir avec
moi. » Plus loin, elle s’agace de voir
que Dahbia rêve de devenir riche,
mais ne cherche pas de travail. A
la maison, elle ne fait jamais le
ménage. « Ces derniers temps,
poursuit la grande sœur, elle est
devenue énervée car je ne faisais
que lui dire qu’elle est grande et ne
doit pas rester sans rien faire. (…)
Pour moi, elle est bipolaire : des fois
elle rigole, des fois non. Tout le
temps, elle change. »
Durant l’été, Dahbia « était avec
un vieux », un certain Fatah, ren­
contré dans le bar de Colombes.
Selon l’aînée, les premiers délires
de sa sœur remontent au mois de
juillet. Depuis juin, la grande
sœur vit dans un studio au
sixième étage du 119, rue Manin, à
Paris, qu’elle sous­loue à un ami.
C’est là, selon les aveux de la
quelles figure le cadavre de Lola,
la jeune femme raconte.
« En fait, j’ai été voir la mère de la
fille pour avoir un passe, mais elle
m’a refermé la porte au visage. A
partir de ce moment­là, j’ai eu la
haine, je n’étais pas bien (…) Donc
ce qui se passe, après je vois une
fille qui arrive avec un passe et je
lui demande de me le prêter. Elle a
refusé en disant que ses parents ne
voulaient pas qu’elle prête ses clés.
J’avais mes valises à descendre.
Cette fille m’a déverrouillé la porte
pour que je puisse monter dans
l’ascenseur. Je l’ai forcée à monter
avec moi dans l’ascenseur et tout
ce qui s’est passé, ça s’est produit
dans l’appartement (…) En ressor­
tant avec la mallette, il y avait la
victime dedans. »
Dahbia Benkired poursuit sa
déposition et décrit avec préci­
En juillet, la jeune
femme semblait
en proie
à des délires qui
ne laissent pas
d’interroger sur
sa santé mentale
jeune femme, que la petite Lola a
été tuée. De temps à autre, Dahbia
s’y installe avec ses affaires. Elles
dorment toutes les deux dans la
même pièce. En septembre, vers
3 heures du matin, Dahbia ré­
veille sa sœur. Celle­ci raconte la
scène aux policiers : « J’ai reçu un
message. Ils vont me tuer. Ils vont
me tuer le 16. » Déjà au mois de
juillet, alors que l’aînée est à
Marseille chez un ami, Dahbia
semble en proie à des délires qui
ne laissent pas d’interroger sur la
santé mentale de la jeune femme.
Cette interrogation est désor­
mais au centre de cette affaire.
Dahbia Benkired est­elle folle ?
Souffre­t­elle d’une psychose qui
l’expose à des visions, des hallu­
cinations ? Entend­elle des voix ?
Et, si oui, son discernement
était­il aboli au moment du
meurtre de Lola, ou était­il
simplement altéré ? Dans le pre­
mier cas, il n’y aura pas de procès.
La suspecte sera internée dans
un établissement psychiatrique
et soumise à un traitement, avec
ou sans son accord.
sion la scène de crime. « Je ne l’ai
pas forcée, elle est montée volon­
tairement, elle avait peur en haut
et je l’ai forcée à rentrer chez moi
(…) Je l’ai un peu tapée, je n’étais
pas bien en fait j’ai fait ce que
j’avais à faire (…) J’ai abusé un peu,
histoire d’avoir mon plaisir et
point barre. »
Puis elle parle des violences,
des coups portés dans le dos,
dans le cou, avec un couteau et
des ciseaux. Elle explique avoir
inscrit le chiffre 1 et un 0 sur les
pieds avec du vernis à ongles de
couleur rouge, sans dire ce que
cela signifie. Elle ne semble pas
bouleversée par son récit et ne
manifeste aucune sorte de re­
gret, ni d’émotion. Puis elle de­
mande une pause.
La cinquième audition a lieu un
peu plus tard dans l’après­midi
france | 13
Comment les proches de la vic­
time réagiraient­ils, face à une
telle décision ? Se sentiraient­ils
trahis par la justice ? De même, au
regard de l’émoi et des polémiques
malsaines qu’a suscité ce drame, la
société est­elle prête à entendre
une telle décision qui résulterait
d’un diagnostic établi par des psy­
chiatres ? Des précédents existent,
qui ont provoqué d’importantes
polémiques. Ainsi, dans l’affaire
Sarah Halimi – cette femme assas­
sinée en 2017 par Kobili Traoré –,
après de vives controverses et de
nombreux débats contradictoires,
la Cour de cassation a confirmé,
en 2021, l’irresponsabilité pénale
du meurtrier, désormais hospita­
lisé sous contrainte.
Dans le second cas, celui où les
psychiatres retiendraient la thèse
de l’altération, Dahbia Benkired
comparaîtrait devant une cour
d’assises, où un jury populaire dé­
ciderait de sa culpabilité ou de
son innocence. Elle pourrait alors
être condamnée à une peine de
réclusion assortie d’obligation de
soins. Après son interpellation,
un psychiatre l’a examinée et a
conclu que son état psychique
était compatible avec la garde à
vue. Ce qui n’augure rien des ex­
pertises psychiatriques ordon­
nées par les juges d’instruction
que devra subir la suspecte. Les­
quelles expertises conduiront à
des conclusions qui pourront
faire l’objet de contre­expertises,
et laissent présager une instruc­
tion longue et délicate. p
yves bordenave
du 16 octobre. Cette fois, elle re­
vient sur ses déclarations. Elle af­
firme alors aux enquêteurs
qu’elle leur a parlé d’un cauche­
mar qu’elle avait fait. « Tout ce
que je vous ai raconté tout à
l’heure, c’était un cauchemar. Je
venais de me réveiller et j’ai décidé
de vous raconter ça. » En fait, leur
dit­elle, elle s’est battue « contre
la fille » qui voulait la tuer et n’a
fait que se défendre. Pourquoi
était­elle menacée ?, lui deman­
dent les policiers. « Je ne sais pas.
Je reçois beaucoup de menaces de
mort en ce moment. »
Et, lorsque les mêmes policiers
s’étonnent de cette nouvelle ver­
sion, elle a cette réponse : « J’ai dit
toute la vérité. J’oserais pas tuer
une personne en fait. Je suis pas
folle… J’ai rien à voir avec ça. » p
y. b.
14 | planète 0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

Les Cévennes, pays de la nuit noire et du ciel étoilé

Le parc national incite ses communes à préserver l’environnement nocturne en limitant l’éclairage

REPORTAGE Sur le territoire

brenoux (lozère) ­ envoyée spéciale
du parc s’étend

M
archer dans la nuit
des Cévennes, c’est
saisir ce que peu­
vent être l’obscurité
nocturne et la clarté de la Voie lac­
tée lorsqu’elles ne sont pas pol­
luées par des éclairages artificiels.
Seule la lueur d’une myriade
d’étoiles guide les pas d’un petit
groupe de promeneurs qui déam­
bule à l’orée du village de Brenoux
(Lozère). Dans la nuit noire, tous
les sens sont en éveil. La plante des
pieds cherche les aspérités du che­
min. L’oreille se tend aux appels
lointains d’une chouette hulotte.
Soudain, la « bat box » émet des
claquements répétés : ce sont des
ultrasons émis par une chauve­
souris pour s’orienter, que cet ap­
pareil de détection révèle à l’ouïe
humaine. « La grande majorité de
la faune est nocturne ou crépuscu­
laire, explique Charles Duterte,
animateur de l’Association lozé­
rienne pour l’étude et la protec­
tion de l’environnement et orga­
nisateur de la marche nocturne.
La nuit, il se passe plein de choses
que l’on ne soupçonne pas ! »
Alors que la pollution lumineuse
ne cesse de progresser, le parc na­
tional des Cévennes fait partie des
derniers bastions de nuit noire en
France. Sur son territoire s’étend la
plus grande réserve internatio­
nale de ciel étoilé (RICE) d’Europe,
un label décerné en 2018 par l’as­
sociation américaine Internatio­
nal Dark­Sky, pour préserver ce pa­
trimoine universel en déclin.
La Fondation BNP PARIBAS présente
en partenariat avec l’Opéra National de Bordeaux
et la Ville de Bordeaux
la plus grande
réserve
internationale
de ciel étoilé
d’Europe
Aujourd’hui, 60 % des Euro­
péens ne voient plus la Voie lac­
tée, selon une étude publiée dans
Science Advances. Ainsi, 85 % du
territoire métropolitain est ex­
posé à un niveau moyen ou élevé
de pollution lumineuse, d’après
l’Office français de la biodiversité
(OFB). Et selon l’Association natio­
nale pour la protection du ciel et
de l’environnement nocturnes
(ANPCEN), l’éclairage public a
presque doublé en France en
vingt ans, sans compter les autres
sources lumineuses.
Valorisation auprès des touristes
Pour obtenir le label de réserve de
ciel étoilé, le parc des Cévennes a
dû effectuer des dizaines de me­
sures démontrant la qualité ex­
ceptionnelle de son ciel nocturne
et s’est engagé dans une démar­
che ambitieuse de réduction des
éclairages. « Le label RICE nous a
permis d’obtenir des fonds et de
dire aux communes : plus vous éco­
nomiserez de l’énergie, plus vous
serez subventionnés pour rénover
vos lampadaires. Cela les a incitées
à changer de type de lampes – pour
Ispagnac,
en Lozère,
le 14 octobre.
La commune
a rénové en
grande partie
son parc de
lampadaires.
JULIEN GOLDSTEIN
POUR « LE MONDE »
les orienter vers le sol, réduire leur tinction nocturne contre un tiers Les effets de la pollution lumi­
intensité et leur spectre lumineux – au niveau national. Le parc a aussi
« Avant, la neuse sur le vivant sont large­
mais aussi à éteindre en cœur de engagé la discussion avec les villes politique, c’était ment documentés. Ils sont parti­
nuit », explique Richard Scherrer, alentour, Alès, Mende, Millau, ou culièrement prégnants dans un
délégué territorial au parc natio­ Montpellier, dont les halos lumi­
de mettre de espace naturel protégé comme les
nal des Cévennes. A ce jour, neux cernent la RICE. l’éclairage et du Cévennes, qui abrite vingt­sept es­
7 500 lampadaires sur 20 000 ont Au cœur du parc des Cévennes, pèces de chauves­souris, neuf es­
été rénovés. Et près de deux tiers Saint­Privat­de­Vallongue affiche
goudron. On s’est pèces de rapaces nocturnes, dont
des communes pratiquent l’ex­ ainsi une démarche exemplaire. aperçus que l’on le grand duc, onze espèces d’am­
« Avant, la politique rurale, c’était phibiens, principalement noctur­
de mettre de l’éclairage et du gou­
était suréclairés » nes, sans compter les mammifè­
dron. On s’est rendu compte que PASCAL MARCHELIDON res, insectes, araignées, qui s’acti­
l’on était suréclairés par rapport au maire de Saint-Privat-de- vent du crépuscule à l’aube…
nombre d’habitants », relate le Vallongue (Lozère) « Le rythme du jour et de la nuit
maire, Pascal Marchelidon. Le vil­ est un facteur très important dans
lage a supprimé 90 % de ses lam­
padaires pour ne conserver que les lampadaires qui s’allument cha­
l’évolution des espèces depuis des
milliards d’années, relève Fabien
plus utiles : mairie, école, carre­ que soir en France, exigeant une Paquier, chargé de mission à
fours dangereux. Ils ont été rem­
placés par du matériel plus sobre.
puissance de 1 300 mégawatts,
soit celle d’un réacteur nucléaire
l’OFB. L’éclairage artificiel, très ré­
cent à l’échelle de la vie, perturbe à
Et ils sont éteints de 23 heures à récent. Depuis 2013, un arrêté la fois le repos des espèces diur­

Bordeaux 6 heures. Fini, aussi, les luminaires (modifié en 2018) encadre en par­ nes, dont on fait partie, et l’activité

13 festival
e allumés toute la nuit dans le vil­ tie l’éclairage public et privé : critè­ des espèces nocturnes, qui repré­

9 nov. > 6 déc. 2022 lage de vacances municipal : à la

place, la commune prête des lam­
res techniques pour la voirie, ho­
raires d’extinction pour les bu­
sentent 28 % des vertébrés et 64 %
des invertébrés. Son effet est rare­
pes torches aux vacanciers. Et en reaux, parcs, façades, parkings… ment neutre. »
fait même un argument touristi­ Plus récemment, le plan de so­ Ainsi, certaines espèces sont ir­
que. Soirées astronomie, gîtes briété énergétique du gouverne­ rémédiablement attirées par la lu­
avec observation des étoiles, con­ ment, dévoilé au début d’octobre, mière. De nombreux insectes noc­
ception de transats pour contem­ s’est aussi saisi de la question, in­ turnes se retrouvent comme aspi­
pler le ciel… La RICE permet de va­ citant à réduire encore l’éclairage rés par les lampadaires, autour
loriser un territoire rural. « On n’a dans les commerces, hôtels, res­ desquels ils tournoient jusqu’à la
pas la mer ni la haute montagne, taurants, bureaux, publicités… Ce mort. Des chercheurs allemands
mais on a un patrimoine naturel et plan reste néanmoins non con­ ont estimé que cent cinquante in­
des étoiles », lance M. Marchelidon. traignant. Pour aller plus loin, sectes sont tués sous chaque lam­
AUDITORIUM trois députés de la Nupes ont padaire, chaque nuit d’été. Le dé­
« Sobriété lumineuse » lancé, le 14 octobre, un cycle clin de ces insectes se répercute
DE BORDEAUX Dans les Cévennes comme d’auditions en vue d’une proposi­ sur leurs prédateurs mais aussi
ailleurs, on ne compte plus les tion de loi sur la préservation de la sur la pollinisation, car celle­ci se
12 nov. ANTONIO FARAÒ
ANTONIO nouvelles communes, petites ou nuit, qui prendrait en compte les déroule aussi de nuit, notamment
13 nov. GIUSEPPE GUARRERA grandes, qui se lancent dans ce enjeux énergétiques mais aussi grâce aux nombreuses espèces de
type de démarche – et la crise astronomiques, de santé­envi­ papillons nocturnes.
14 nov. JOEY ALEXANDER
énergétique n’a fait qu’accélérer la ronnement et de biodiversité. L’éclairage perturbe aussi la re­
17 nov. LUCAS DEBARGUE tendance. Les économies finan­ Pour Anne­Marie Ducroux, pré­ production, par exemple, du ver
cières sont souvent l’argument sidente d’honneur de l’ANPCEN, il luisant. Ou encore les déplace­
19 nov. GRIGORY SOKOLOV
décisif pour les élus. Selon l’ANP­ est primordial d’adopter une ap­ ments des oiseaux migrateurs,
25 nov. LEIF OVE ANDSNES CEN, la réduction de l’éclairage proche globale de la pollution lu­ qui se fient à la position des étoi­
27 nov. CHUCHO VALDÉS
CHUCHO peut entraîner un gain de 30 % à mineuse : « Il ne faut pas viser uni­ les pour trouver leur chemin. Pour
80 % sur leur facture. Même si l’ex­ quement la sobriété énergétique, d’autres espèces, comme certai­
plosion des coûts de l’électricité mais avant tout la sobriété lumi­ nes chauves­souris, la lumière a
vient désormais compenser, en neuse. De nombreuses communes un effet repoussoir. A leurs yeux,
AUTRES LIEUX
© Axel Arno

grande partie, ces économies. commencent par acheter des LED une route éclairée est comme une
Du point de vue énergétique, pour faire des économies d’énergie, barrière infranchissable, qui frag­
9 nov. ROMAN BORISOV l’enjeu n’est pas non plus anodin. mais celles­ci peuvent finalement mente leur habitat. Dans le parc
Numéro de licence: 2-1057888 -

10 nov. ANNA GENIUSHENE Selon l’Agence de la transition éco­ accroître la quantité de lumière naturel régional des causses du
logique, ce sont onze millions de émise et ses différents impacts ! » Quercy, une étude a montré que
22 nov. MACHA GHARIBIAN renards, blaireaux et mustélidés
23 nov. JULIAN TREVELYAN passent environ deux fois moins
Billetterie des concerts De plus en plus de communes dans les passages à faune sous
24 nov. HAROLD LÓPEZ NUSSA
à l’Auditorium réduisent leur éclairage nocturne
autoroute s’ils sont éclairés.
05 56 00 85 95 28 nov. IRINA LANKOVA Contre le mitage de cet environ­
Trouville-sur-Mer, Chambéry, Toulouse, Lyon, Clermont-Ferrand, nement nocturne, le parc natio­
opera-bordeaux.com 29 nov. NOUR AYADI mais aussi Tourcoing, ou Nevers… De plus en plus de communes nal des Cévennes a cartographié
6 déc. KOTARO FUKUMA baissent leur éclairage une partie de la nuit. Une mesure ses trames noires, un réseau de
espritdupiano.fr principalement destinée à réduire la facture d’électricité dans corridors écologiques où les com­
un contexte de flambée des prix, l’éclairage public représentant munes devront agir en priorité
le deuxième poste de consommation d’énergie des communes. pour permettre à la faune de se
A Lille, plus aucun bâtiment public n’est éclairé la nuit, sauf sur déplacer sans entraves lumineu­
la Grand-Place et la place de l’Opéra. Dans 240 des 266 commu- ses. Cette démarche plus globale
nes de la Vienne, les lampadaires sont désormais éteints entre est en plein essor en France. Avec
22 heures et 6 h 30. A Agde, c’est entre 23 h 30 et 5 h 30, sauf dans un atout, relève M. Paquier : « Dès
certaines rues du centre-ville. L’Agence de la transition écologi- que l’on restaure l’obscurité, les es­
que estimait en 2021 que 40 % des communes métropolitaines pèces circulent de nouveau. » p
avaient déjà pris des mesures en ce sens. angela bolis
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022 sports | 15

Les « bateaux
volants » face
au gros temps
La 12e édition de la Route du rhum
s’élance de Saint­Malo, dimanche,
en direction de la Guadeloupe

VOILE te­cinq solitaires de cette classe

vont connaître une semaine dou­
saint­malo ­ envoyé spécial
loureuse, les fronts s’enchaînant,

J
amais, depuis la première
édition de la Route du rhum
en 1978, flotte ne fut plus
imposante : 138 bateaux ré­
partis en six classes (Ultime,
Imoca, Ocean Fifty, Class40,
Rhum Multi et Rhum Mono), qui
s’élanceront dimanche 6 novem­
bre dans cette transatlantique en
solitaire à destination de la Gua­
deloupe. Dans une course mar­
quée par la victoire il y a quaran­
te­quatre ans d’un petit multico­
que sur un grand monocoque, la
souveraineté des trimarans n’a
jamais été disputée. Considérant
les conditions très musclées du­
rant les cinq premiers jours qui
attendent les skippeurs, le record
établi par Francis Joyon (sept
jours, quatorze heures) il y a qua­
tre ans pourrait résister à l’usure
du temps.
La Route du rhum porte les soli­
taires qui font route dans cette ca­
valcade insensée de 3 542 milles
(6 562 kilomètres) à des extrémi­
tés géniales, surhumaines. Voire
inquiétantes, du moins si on en
juge par les conditions, quelques
heures après un départ sous vent
de sud­ouest, prévues dimanche
soir dans la Manche et la mer Cel­
tique : grosse houle et vent de plus
en plus forcissant. Pas moyen
d’échapper au gros temps. Francis
Joyon résume d’une phrase le défi
qui attend coureurs confirmés
comme amateurs avertis : « Il y a
quatre ans, on avait 4 mètres de
creux dans le golfe de Gascogne, là,
on en aura 8. »
La flotte devra franchir la bouée
de Fréhel, véritable goulet
d’étranglement avant de gagner
le large. Peu échapperont au mal
de mer : « Disons, pour parler poli­
ment, que nos capacités cogniti­
ves risquent d’être altérées », dit
sans en rajouter Ian Lipinski,
skippeur de Crédit­Mutuel, l’un
des favoris au podium en Class40
(12 mètres de long) ; les cinquan­
ne leur laissant pas de répit. Sans
parler des bateaux les moins vé­
loces qui vont littéralement lévi­
ter au sommet de la vague. Puis
retomber de deux étages, dans
un bruit étourdissant.
Mains gonflées et douloureu­
ses, corps plié en deux sans possi­
bilité d’uriner ni de se nourrir, le
teint ivoire, cassé par le manque
de sommeil. Puis la voix qui s’em­
pâte. La communication avec la
terre attendra.
Dans la catégorie des plus à
plaindre, on trouve les Ocean
Fifty, ces trimarans de 15 mètres,
dont Sam Goodchild est l’un des
favoris, à bord de Leyton : « Je ne le
vois pas comme ça. L’idée sera de
rester à l’endroit », lâche le Britan­
nique. Ce que confirme Armel Tri­
pon, vainqueur sortant : « C’est
une vie rustique qui nous attend,
plus de dix jours tantôt à quatre
pattes, tantôt à genoux. L’engage­
ment est monstrueux », dit­il avec
un sourire bouddhiste. On est
loin de l’image traditionnelle que
nous renvoient les chapitres du
roman du Rhum colorié par les
feux de Bengale de l’arrivée sous
les nocturnes des tropiques.
Une bataille somptueuse
Charlie Dalin, que beaucoup con­
sidèrent comme le favori en
Imoca (Apivia), première partici­
pation au Rhum, a tout d’un ordi­
nateur monté sur échasses. Une
case en trop, qu’on disait autre­
fois – ils sont nombreux dans la
profession de coureur au large.
Ce surdoué, architecte de métier
devenu champion, survole la
classe Imoca. Toujours de belle
humeur, amical, délicat. Des
mains longues, faites pour piano­
ter une sonate.
Certains laissent dans leur
sillage un parfum de lavande. Lui,
ce qu’il laisse dans son sillage, ce
sont ses concurrents. On va
mieux le comprendre : « Gagner,
« Apivia », le bateau de Charlie Dalin, le 8 août 2021, près de Cowes (Royaume­Uni). LLOYD IMAGES/GETTY IMAGES
« C’est une vie
rustique qui nous
attend, plus de
dix jours tantôt
à quatre pattes,
tantôt à genoux »
ARMEL TRIPON
skippeur français
c’est vivre comme un animal pen­
dant les premiers jours. Ne pas
boire, ne pas manger, ramper.
Mais gagner, c’est en plus suppor­
ter la vitesse du bateau. A force,
mon cerveau s’y est habitué. La
violence est la norme en Imoca. »
Le pire, c’est que c’est dit sans
aucune prétention. Dalin souffre
tout de même d’une « anomalie ».
Ah oui, et laquelle ? « Je n’ai jamais
le mal de mer. »
Une femme (seulement 8 enga­
gées sur les 138 solitaires), Justine
Mettraux, Suissesse de 36 ans,
pourrait se faire une place de
choix dans cette série si concur­
rentielle des monocoques à foils.
Méthodique, fine régatière, elle
dispose d’un bateau parfaitement
abouti, notamment taillé pour
ces allures de près qui vont soule­
ver les cœurs.
Les hôtes d’honneur de cette
12e édition sont à nouveau les Ul­
time, ces machines longues de
30 mètres taillées pour dévorer
les milles. Et ce malgré un diffé­
rend réglementaire lié à une par­
tie du navire de François Gabart,
qui a provoqué une dissension
entre le skippeur basé à Concar­
neau (Finistère) et ses trois con­
currents majeurs (Armel Le
Cléac’h, Charles Caudrelier et
Thomas Coville).
« Des choix de marin »
Nonobstant ce « schisme »,
comme certains du monde de la
voile l’appellent, la bataille pro­
met d’être somptueuse, si la casse
les épargne. Charles Caudrelier,
novice sur la Route du rhum,
mais marin accompli, a la faveur
des spécialistes, tant le skippeur
d’Edmond­de­Rothschild maîtrise
son art sur ce bateau volant qui
n’a laissé que des miettes à la con­
currence : « C’est un bateau bien né
mais notre avance est en train de
fondre. Vu la météo, les choix à
faire seront des choix de marin,
moins de routage. »
Armel Le Cléac’h (Maxi­Banque­
Populaire­XI), dont le talent n’a ja­
mais été récompensé sur la Route
du rhum, dispose d’une machine
totalement à sa main. Un animal
à sang froid, dur au mal. Impossi­
ble de faire plus coriace.
Un léger cran en dessous, les ba­
teaux de Thomas Coville et d’Yves
Le Blevec peuvent aussi prétendre
à un podium. Sans compter
l’inoxydable Francis Joyon qui,
sur un bateau simple et désor­
mais légendaire (trois victoires
sous différentes couleurs), peut
rêver, si les conditions sont af­
freuses et si la casse foudroie les
favoris, d’un doublé.
Enfin, François Gabart, à bord
de sa machine merveilleuse. Dans
quelques jours, on saura si la célé­
brité de cénacle qui donne à son
bateau un avantage aérodynami­
que se vérifie dans ce combat qui
se joue sur l’eau. Mais aussi dans
la pression psychologique que la
propre classe des Ultime a mise
sur lui.
Dans cette classe des « géants »,
l’arrivée d’Arthur Le Vaillant
(Mieux), fort de ses prises de posi­
tion environnementales, a al­
lumé brutalement le néon des en­
jeux que la course au large, terri­
blement vorace en carbone, glis­
sait parfois sous le tapis : « Je sais
le poids des habitudes dans un
monde qui a besoin de courage. La
voile est un sport merveilleux,
mais totalement dépendant du pé­
trole. Comme fait­on pour s’en dé­
sintoxiquer ? » « Lançons des “assi­
ses du large” », propose avec en­
thousiasme Catherine Chabaud,
députée européenne (Renais­
sance), qui renoue avec le large
vingt ans après avoir mis fin à sa
carrière de skippeuse, cette fois en
Rhum Mono.
L’irruption d’une prise de cons­
cience politique en mer n’est pas
neuve (nombre de skippeurs ten­
tent de réduire leur impact en
améliorant leur vieux bateau) et
largement partagée.
« Je garde mon dinosaure vieux
de quinze ans car, construire
aujourd’hui, c’est encore alourdir
un peu plus notre impact car­
bone », explique Conrad Colman,
38 ans, skippeur américano­néo­
zélandais, qui prendra le départ
de sa deuxième Route du rhum
en Imoca, classe dont on connaît
pourtant le taylorisme en ma­
tière de bateaux neufs : « Le
monde de la course au large
n’échappe pas, comme la société,
à ses contradictions. » p
jean­louis le touzet

Le « schisme » qui déchire la voile

Un différend entre François Gabart et d’autres skippeurs empoisonne la transatlantique

C’ est un climat tendu

dont se seraient volon­
tiers passés les organisa­
teurs de la Route du rhum, qui
verra 138 bateaux mettre le cap, di­
bart de courir la Route du rhum
grâce à une dérogation – la confor­
mité ou non du maxi­trimaran
volant n’étant toujours tranchée.
Depuis, un froid polaire s’est
fois bonne figure, mais est dé­
monté de l’intérieur par ce
« schisme », comme certains l’ap­
pellent. Il parle de son concurrent
au passé, preuve que les liens sont
mettre autour d’une table, mais
personne ne s’y est mis », déplore
Yves Le Blevec. A tel point que cer­
tains parlent déjà de fiasco de la
classe Ultime, qui pourrait ne pas UNE SEULE FOIS PAR AN !
DU 01 AU 30/11

manche 6 novembre, sur la Gua­
deloupe, depuis la cité corsaire de
Saint­Malo (Ille­et­Vilaine). La
classe Ultime – dont les princi­
paux sponsors sont Sodebo (Tho­
mas Coville), Gitana (Charles Cau­
drelier), Banque populaire (Armel
Le Cléac’h), Actual (Yves Le Ble­
vec) – reproche depuis des mois à
François Gabart, skippeur du tri­
maran SVR­Lazartigue, de ne pas
avoir respecté la conformité archi­
tecturale de la catégorie.
La classe Ultime se fonde sur la
règle 3.11 des RSO (Offshore Spe­
cial Regulations), qui dispose que
les « winchs [qui servent à border
les voiles] doivent être installés de
telle façon qu’un opérateur n’ait
pas besoin de se trouver en des­
sous du pont ».
La justice a été saisie. Une déci­
sion a été rendue en juillet à Paris,
qui s’est portée sur la forme et non
sur le fond, qui a permis à M. Ga­
abattu sur ce club fermé et presti­
gieux des pilotes de bateaux vo­
lants, singularité et fierté de quel­
ques riches armateurs français.
Autant dire qu’un tel conflit est
un repoussoir pour de nouveaux
investisseurs. Jamais dans l’his­
toire récente de la course au large
les inimitiés n’ont été aussi fortes.
Charles Caudrelier, Armel Le
Cléac’h et Thomas Coville passent
ainsi au mieux pour de mauvais
coucheurs, au pire pour les « sa­
lauds », comme l’explique un ob­
servateur. Et le vivent très mal.
On a rarement vu Charles Cau­
drelier aussi grave : « Je reconnais
que c’est une histoire inexplicable
pour le plus grand nombre, mais il y
a une règle. On souffre d’un man­
que de courage des arbitres. Aujour­
d’hui, [François Gabart] dispose
d’une plate­forme plus aboutie… »
Le skippeur du trimaran Maxi­
Edmond­de­Rothschild fait toute­
rompus : « J’ai été diffamé par la
partie adverse, et c’est dur à encais­
ser », assure­t­il.
Conflits d’intérêts
Qu’elles sont loin, les harmonies
chaleureuses qui prévalaient au
lancement de la classe Ultime.
Yves Le Blevec, skippeur du tri­
maran Actual, ancien bateau de
François Gabart, est un marin qui
parle d’or. Ni médiateur ni con­
tempteur, il aurait aimé qu’un
armistice puisse être trouvé
avant d’en arriver à ces extrémi­
tés : « Je me réjouis que Gabart soit
au départ. Pas de manichéisme,
l’important, c’est de respecter tou­
tes les règles, mais on a tous en
nous cette notion de feu orange
[de jouer avec les limites de la rè­
gle]. François n’a pas la possibilité
de se défendre. »
Ce que réfute évidemment la
partie adverse. « On devrait se
les journees
s’en relever. François Gabart, lui,
ne s’exprime quasiment plus :
« Ce bateau a été fait pour cette
course. Pour la suite, on n’a pas les
cartes en main », élude­t­il.
Le conflit éclaire de manière
brutale une gouvernance d’arma­
teurs très amateurs, traversée par
singulieres
des conflits d’intérêts. Francis
Joyon disait qu’il n’aurait pas pris
le départ de la course si Gabart CONDITIONS EXCEPTIONNELLES
n’avait pas été présent. Il appelait sur les plus grandes marques de mobilier :
de ses vœux une immédiate ré­ Artcopi, Bonaldo, Bontempi, Calligaris,
forme de la gouvernance qui régit
la classe Ultime. On verra dans
Célio, Clei, Couture, Novamobili, Sangiacomo...
quelques jours sur le podium si les
« skippeurs volants » sont encore
capables de se serrer la main. LE PLUS GRAND ESPACE
Un fait irréfutable : l’estime mu­ MOBILIER CONTEMPORAIN À PARIS
tuelle qui fait le ciment du sport
est passée par le fond. Pas à imagi­ Paris 15e - 7j/7 - M° Boucicaut, parking gratuit
ner néanmoins que les règles de 145-147 rue St-Charles et 60 bis rue de la Convention - 01 45 75 02 81
solidarité maritime, en cas de 63 rue de la Convention - 01 45 77 80 40
naufrage, ne s’appliquent pas. p Canapés, literie, mobilier sur 3 000 m2 : nos adresses sur www.topper.fr
j.­l. l.t.
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
16 | DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

Twitter licencie des milliers de salariés
Un poste sur deux pourrait être supprimé. Le personnel affecté recevra trois mois d’indemnités

C
omme annoncé la
veille, à 9 heures du ma­
tin, heure de San Fran­
cisco – 17 heures, heure
de Paris –, de nombreux salariés
de Twitter ont été informés par e­
mail de leur licenciement, ven­
dredi 4 novembre. Selon un docu­
ment interne consulté par
l’Agence France­Presse (AFP),
ainsi qu’un tweet d’un dirigeant,
« environ 50 % du personnel va
être affecté », soit 3 750 employés
sur 7 500.
« Il n’y a malheureusement pas
d’autre choix, quand l’entreprise
perd plus de 4 millions de dollars
[autant d’euros] par jour », a
tweeté Elon Musk, vendredi.
« Tous ceux qui ont perdu leur em­
ploi se sont vu proposer trois mois
d’indemnités », a­t­il précisé.
Entre choc et nostalgie, les réac­
tions de salariés ont afflué… sur
Twitter. « J’ai le cœur brisé, mais ça
a été une aventure extraordi­
naire », dit une licenciée de
Miami. « Je suis heureux d’avoir
vécu l’âge d’or de la compassion,
de la gentillesse », rapporte un col­
lègue de San Francisco. En Inde,
toute l’équipe de marketing et de
communication aurait été licen­
ciée, selon la télévision NDTV.
Même parmi les salariés qui
« n’ont pas été remerciés », l’un
confie avoir « envie de vomir ».
Ce « bain de sang » est le point
d’orgue de la prise de contrôle du
réseau social par le fondateur de
Tesla et SpaceX, raconte Manu
Cornet, un Français qui était ingé­
nieur logiciel et croquait aussi la
vie de l’entreprise dans des des­ Devant le siège de Twitter, à San Francisco, vendredi 4 novembre. JEFF CHIU/AP
sins. « De prime abord, Elon Musk
a l’air d’être un entrepreneur plutôt
cool et admirable, qui fait des voi­ employé qui s’exprimera contre octobre, sur Twitter. Une façon les responsables des technolo­ comptes sur la plate­forme. Le sta­
tures électriques et des fusées. notre politique de liberté d’expres­ de juger les effectifs excessifs,
Une plainte gies, des ressources humaines, tut confirmant qu’un compte est
Comme caricaturiste, j’aime sa ca­ sion absolue sera viré », ironisait passés de 5 500 à 7 500, entre la collective a été des produits, de l’éditorial et des authentique a été conçu comme
pacité à ne pas se prendre au sé­ l’un de ses dessins. fin de 2020 et la fin de 2021. ventes. un outil de sécurité, pour éviter les
rieux. Mais, au fil des mois, la pers­ Chez Twitter, les licenciements Hostile au télétravail, le patron
déposée par L’annonce du rachat par usurpations d’identité. M. Musk a
pective de son arrivée dans l’entre­ sont vus comme le symbole de la de Tesla et de SpaceX a aussi lancé des salariés pour M. Musk, en avril, aurait suscité un annoncé vouloir supprimer ce sys­
prise s’est mise à sentir de plus en méthode expéditive, voire bru­ des missions avec des délais de exode : 530 salariés ont démis­ tème de « seigneurs et de paysans »
plus mauvais », explique cet an­ tale, d’Elon Musk. Une plainte col­ quelques jours, forçant les équi­
non-respect des sionné ces trois derniers mois, pour le remplacer par un égalita­
cien de Google, citant la bien­ lective a été déposée par des sala­ pes à dormir au bureau. « Twitter durées de préavis une hausse de 60 % par rapport au risme censitaire : la certification
veillance d’Elon Musk pour l’ex­ riés – dont Manu Cornet – pour était une entreprise de “bons ci­ trimestre précédent, selon le cabi­ pourrait devenir, dès décembre, la
président Donald Trump et les ré­ non­respect des durées de préavis. toyens” ou de “bons voisins”, qui net Punks & Pinstripes. Cette fuite contrepartie d’un abonnement à
publicains, ou ses annonces erra­ ne cherchait pas la rentabilité à Certaines marques se disent in­ des cerveaux est alimentée par la 8 dollars par mois, accordant aussi
tiques sur Twitter, faisant vivre Des marques se disent inquiètes tout prix. Dans le monde capita­ quiètes des projets de M. Musk de personnalité clivante de M. Musk. une plus grande visibilité aux
aux employés des « montagnes Par ailleurs, la direction a, ven­ liste, ça marchait moins bien que limiter la modération des conte­ « En entendant ses pistes pour ré­ messages publiés.
russes » émotionnelles. dredi, « fermé temporairement » des concurrents comme Meta ou nus. Un dirigeant a assuré sur former Twitter, les salariés trou­ Malgré un lancement pouvant
M. Cornet a été licencié le 1er no­ les bureaux et suspendu tous les Google », estime M. Cornet. Twitter que seuls 15 % du service vaient aussi qu’il ne connaissait survenir dès le 7 novembre, selon
vembre et a vu son accès à son or­ badges d’accès. Autre exercice Déficitaire de longue date, Twit­ de modération et sécurité avaient pas très bien l’activité de réseau so­ des documents évoqués dans des
dinateur coupé en moins d’une jugé humiliant, des informati­ ter a perdu 221 millions de dollars été remerciés. cial, ajoute M. Cornet. Son idée de articles, les détails du projet va­
heure, pour avoir « violé plusieurs ciens se sont vu demander d’im­ en 2021, pour 5 milliards de dol­ Dès son arrivée chez Twitter, le libérer davantage la parole sur rient encore, au gré des fuites
points de règlement ». Il avait pu­ primer toutes les lignes de code lars de chiffre d’affaires, et ses ré­ 28 octobre, le milliardaire avait li­ Twitter donne l’impression qu’il n’a dans la presse et des tweets
blié un petit code pour permettre qu’ils avaient écrites lors des sultats ont empiré depuis. Ven­ cencié le PDG, Parag Agrawal, le pas conscience de la quantité de d’Elon Musk. « On a l’impression
aux salariés de télécharger des trente derniers jours, alimentant dredi, Elon Musk a d’ailleurs as­ directeur financier, Ned Segal, et travail nécessaire pour maintenir de travailler pour la Maison Blan­
messages de tchats. l’idée de licenciements décidés suré que Twitter a connu une la responsable des affaires publi­ le service dans un état correct. » che, sous Donald Trump », se
Mais il croit aussi que ses carica­ avec une méthode purement forte baisse de son chiffre d’affai­ ques et juridiques, Vijaya Gadde. M. Musk a multiplié les annon­ plaint un employé cité par le
tures, dont il avait offert un exem­ quantitative. « Il y a dix personnes res publicitaire, imputée aux Puis les dirigeants des divisions ces plus ou moins précises, évo­ Washington Post. p
plaire à Elon Musk, lors de sa vi­ qui managent pour une qui « groupes d’activistes qui font pres­ marketing et publicité ont an­ quant notamment un projet de damien leloup
site chez Twitter, ont joué. « Tout code », s’est plaint M. Musk, en sion sur les annonceurs ». noncé leur départ, tout comme rendre payante la certification des et alexandre piquard

L’économie américaine continue à créer des emplois

Le marché du travail demeure très favorable aux Etats­Unis, en dépit de la hausse des taux d’intérêt et des licenciements dans la tech

new york ­ correspondant de 700 le nombre de ses em­ 153,3 millions d’emplois, le pays a Une des grandes déceptions dent, je n’accepterai pas l’argu­ den d’avoir nourri l’inflation avec
ployés. Dans les semi­conduc­ retrouvé, depuis cet été, un ni­ porte sur la participation à l’em­ ment selon lequel le problème est ses divers plans de dépenses et

L e nouveau propriétaire de
Twitter, Elon Musk, n’est
pas le seul à sabrer dans les
effectifs. Les annonces de licen­
ciements se multiplient dans la
tech, qui avait surembauché ces
dernières années, avec une
course effrénée aux talents. Mi­
crosoft réduit légèrement ses ef­
fectifs, Amazon, qui emploie plus
de 1,5 million de salariés sur la pla­
nète, a annoncé un gel des em­
bauches. Snapchat, frappé de
plein fouet par le recul des recet­
tes publicitaires, est en train de ré­
duire d’un cinquième ses effectifs
(1 300 emplois supprimés). La fin­
tech Stripe va supprimer
1 000 emplois (15 % de ses effec­
tifs), tandis que Lyft, le concurrent
d’Uber, est en passe de diminuer
teurs, après avoir subi deux an­
nées de pénurie, Qualcomm et In­
tel réduisent leurs effectifs.
Ce vent mauvais qui souffle sur
la tech est­il annonciateur d’un
renversement du marché du tra­
vail ? Sans doute, mais il est trop
tôt pour l’affirmer, les licencie­
ments restant à bas niveau. Le
marché du travail demeure très fa­
vorable aux Etats­Unis, en dépit de
la hausse des taux d’intérêt censée
refroidir l’économie. La première
puissance du monde a créé, en oc­
tobre, 261 000 emplois, selon le dé­
partement du travail.
C’est plus que les 200 000 atten­
dus, mais ce chiffre est le plus bas
de l’année – les créations men­
suelles ont été de 407 000 depuis
janvier et de 562 000 en 2021. Avec
veau supérieur à celui qui préva­
lait avec le Covid­19, mais la décé­
lération semble en cours : le taux
de chômage est légèrement re­
monté, de 3,5 % à 3,7 % en octobre,
tandis que le nombre de chô­
meurs a progressé de 306 000.
Pas de spirale inflation-salaire
Autre indice, les salaires horaires
ont augmenté de 4,7 % sur un an,
rythme très inférieur à celui de
l’inflation (8,2 % en septembre,
dernier chiffre connu) et surtout
en ralentissement par rapport au
mois de septembre, où le rythme
était de près de 5 %. Ce chiffre
laisse penser qu’il n’existe pas,
pour l’instant, de spirale inflation­
salaire, qui rendrait la hausse des
prix encore moins maîtrisable.
ploi des Américains, qui a légère­
ment reculé, à 62,2 %, inférieure
d’un point à ce qu’elle était avant
la pandémie. Les réserves de
main­d’œuvre, pour soulager le
marché, ne sont pas mobilisées.
Ce bon chiffre est dans la ligne de
la croissance, qui a atteint 2,6 % en
rythme annuel au troisième tri­
mestre, après avoir reculé aux
premier et deuxième trimestres.
Logiquement, à quelques jours
des élections de mi­mandat du
8 novembre, qui devraient mar­
quer la victoire des républicains,
au moins à la Chambre des repré­
sentants, le président Joe Biden
s’est félicité de la bonne tenue de
l’économie. « Nous allons faire ce
qu’il faut pour faire baisser l’infla­
tion. Mais tant que je serai prési­
que trop d’Américains trouvent de
bons emplois », a déclaré M. Biden,
tout en attaquant ses adversaires
politiques : « Le plan républicain
est différent. Ils veulent augmenter
les coûts des soins de santé et de
l’énergie, tout en accordant des al­
légements fiscaux aux riches. »
Les républicains ont envoyé le
message inverse. « C’est le plus
mauvais chiffre de l’emploi de l’an­
née », dénonce dans un commu­
niqué Ronna McDaniel, prési­
dente du Parti républicain. « Le
taux de chômage a augmenté en
octobre, tandis que le taux d’acti­
vité a diminué. Les Américains ont
du mal à s’acheter des produits de
première nécessité, alors que leur
salaire continue de baisser », écrit
la républicaine, qui accuse Joe Bi­
d’investissements.
Les marchés n’ont pas vraiment
su à quoi s’en tenir, avec un com­
portement erratique pendant la
séance. Wall Street a fini en hausse,
de 1,36 % pour le S&P 500 et de
1,28 % pour le Nasdaq, espérant
que ce chiffre augurait une moin­
dre sévérité de la Réserve fédérale
(Fed, banque centrale américaine),
qui prévoit de continuer d’aug­
menter ses taux d’intérêt pour ju­
guler l’inflation. Neel Kashkari,
président de la Fed de Minneapo­
lis, n’a pas été dans ce sens dans un
entretien accordé à l’agence AP :
« Cela me dit que nous avons en­
core du travail à faire pour essayer
de refroidir l’économie et d’équili­
brer l’offre et la demande. » p
arnaud leparmentier
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Les Champs­Elysées en chantier
en vue des Jeux olympiques
L’avenue parisienne est sens dessus dessous en raison de travaux. Avec
le retour des touristes, la valeur locative y tutoie de nouveau des records
L
e 20 novembre, à 19 heu­
res, l’acteur Tahar Rahim
lancera les illuminations
de Noël sur l’avenue des
Champs­Elysées, à Paris, pour
six semaines, jusqu’au 2 jan­
vier 2023. Le Comité Champs­Ely­
sées, association des 180 com­
merçants qui cofinance son mil­
lion d’euros de budget au côté de
la Ville de Paris et de l’enseigne Se­
phora, promet que ce show scin­
tillant et doré obtenu grâce à des
millions de leds sera « raisonna­
ble » et « sobre ».
Les chantiers en cours le long
des 2 kilomètres de la voie le sont
beaucoup moins. Tout est dans la
démesure. Car, à la veille de la te­
nue à Paris des Jeux olympiques
(JO) de 2024, l’avenue, que foulent
880 000 piétons par mois, est
sens dessus dessous. Depuis le
15 septembre, les ouvriers de la
voirie défoncent les trottoirs pour
remplacer les pavés de granit de
Lanhélin. Les jardiniers arrachent,
creusent et replantent les espaces
verts du bas de l’avenue.
Tous ont entamé la première
phase de rénovation, d’un mon­
tant de 30 millions d’euros, desti­
née à embellir l’avenue ; qua­
torze mois de chantier sont pré­
vus, avant une deuxième phase,
programmée après la tenue des
JO. Le bruit que génèrent ces
chantiers se mêle à celui d’autres,
assourdis par les échafaudages et
les palissades. Car, sur cette ave­
nue, « une nouvelle boutique
ouvre chaque semaine », rappelle
Marc­Antoine Jamet, président
du Comité, par ailleurs secrétaire
général de LVMH.
De fait, fin octobre, The Kooples
a inauguré un magasin, à la place
de celui de Lacoste, autre ensei­
LVMH a mis la
main sur l’ancien
immeuble de la
banque HSBC
et ses 25 000 m²,
pour notamment
y installer
des bureaux
Au Portugal, les vols de nourriture
dans les supermarchés en hausse
Les ménages les moins aisés, mais aussi la classe moyenne, sont particulièrement affectés
par l’inflation, alors que la pauvreté a nettement augmenté depuis la pandémie de Covid­19
C es images ont quelque
chose de terrifiant. Elles
en disent long sur la crise
sociale engendrée par l’inflation
au Portugal : dans certains super­
marchés de Lisbonne ou de
Porto, des boîtes de thon à
1,79 euro sont désormais ven­
dues enserrées dans des coffrets
plastiques antivol.
Et pour cause : depuis septem­
bre, les vols de nourriture de base
– thon, mais aussi pain, café, riz –
décollent dans les supermarchés,
en particulier dans les villes, se
désole Gonçalo Lobo Xavier, le
président l’Association portu­
gaise des entreprises de distribu­
tion (APED), dans l’hebdoma­
daire Expresso du 21 octobre, ci­
tant également les témoignages
d’agents de sécurité.
Si l’APED ne donne pas de chif­
fre précis, c’est que, bien souvent,
gne détenue par le géant suisse
Maus Frères. La marque au croco­
dile s’est, elle, installée, fin mai,
sur le trottoir d’en face, au nu­
méro 50, à la place de l’ancien ci­
néma Gaumont Ambassade, pour
ouvrir sur 1 600 mètres carrés
(m²) son « plus grand magasin au
monde ». Fin septembre, Sandro a
signé sa première adresse sur les
Champs, au numéro 91, sur
300 m², pour étoffer son réseau
de 46 magasins à Paris.
Petit lifting
Plusieurs autres projets sont con­
nus. A l’entrée de la galerie du Cla­
ridge que détient la compagnie
d’assurances Axa, au numéro 74,
les spécialistes de la pierre de
taille rénovent la façade de l’im­
meuble dont Zara occupera le
pied. Fin 2023, l’enseigne espa­
gnole d’habillement y exploitera
un point de vente de 3 000 m², en
remplacement de celui qu’elle ex­
ploite au numéro 92.
Plus haut, derrière une palis­
sade spectaculaire faite de mi­
roirs, Saint Laurent, marque de
luxe du groupe Kering, est en
train de rénover le n° 123. Quatre
étages seront dévolus à ses collec­
tions. L’inauguration est prévue
en 2023.
Le service immobilier du
groupe LVMH est aussi à la
manœuvre sur l’avenue. Le géant
du luxe a mis la main sur l’ancien
immeuble de la banque HSBC et
ses 25 000 m², pour notamment y
installer des bureaux. Pour
l’heure, le chantier est dissimulé
derrière une gigantesque palis­
sade toute hauteur consacrée aux
créations de Dior, l’une de ses fi­
liales. La maison de couture fran­
çaise y ouvrira aussi un magasin
de grande ampleur.
Son voisin va aussi bientôt être
bâché. Le magasin Louis Vuitton
entamera le chantier de sa réno­
vation et de son extension début
2023, pour une inauguration
avant la tenue des JO. Ouvert
en 2005, le magasin, qui génère
200 millions d’euros de chiffre
d’affaires par an, va s’agrandir
pour atteindre près de 3 000 m².
Louis Vuitton continuera à ven­
dre sur l’avenue : à titre provi­
soire, le temps des travaux, les
les agents de sécurité, justement,
déclarent peu ces vols à la police.
« Des retraités, des étudiants ou
des parents qui ne parviennent
plus à nourrir correctement leurs
enfants, même avec deux salaires,
en sont réduits à cela face à la
flambée des prix, s’alarme le Ré­
seau européen de lutte contre la
pauvreté (EAPN). Lorsqu’ils sont
désespérés, les gens commettent
des actes désespérés. »
Moins de 554 euros par mois
En septembre, l’inflation a bondi
de 9,8 % – un niveau proche de la
moyenne de la zone euro, à
9,9 % –, dont 17 % pour les pro­
duits alimentaires (conte 14,1 %
en zone euro) et 21,7 % pour la
viande (13,8 %).
Surtout : ces hausses intervien­
nent alors que le pays est sorti
particulièrement affaibli de la
« Une nouvelle
boutique ouvre
chaque
semaine »
MARC-ANTOINE JAMET
président du Comité
Champs-Elysées
clients de la marque de luxe se­
ront reçus sur le trottoir d’en face,
au n° 100, dans une boutique en
cours d’aménagement depuis le
printemps. Elle occupera un em­
placement où se sont succédé
Marks & Spencer et Samsung.
Quelques numéros plus loin,
Sephora, autre filiale de LVMH, va
s’accorder un petit lifting. Le ma­
gasin de l’enseigne de produits de
beauté, ouvert en 1996, va être ré­
nové en 2023, d’après nos infor­
mations. La direction négocie ac­
tuellement la location d’une
adresse à titre provisoire pour de­
meurer présente sur cette avenue
qui lui apporte un flux de clien­
tèle inégalé. Le groupe LVMH
cherche aussi une adresse pour
Tiffany. Le joaillier new­yorkais,
qu’il a racheté en 2021, exploite
déjà un magasin au n° 62.
Les euros affluent
Mais Alexandre Arnault, l’un des
cinq enfants de Bernard Arnault,
chargé de relancer Tiffany, juge
cette adresse en deçà de sa nou­
velle destinée. Il cherche un nou­
vel emplacement plus presti­
gieux, toujours sur les Champs.
Les opportunités d’y signer de
nouvelles locations sont légion.
Car plusieurs locaux sont va­
cants. Début 2022, H&M a défini­
tivement fermé son magasin de
2 800 m², situé au n° 88. La sur­
face est en cours de commerciali­
sation. La concession Citroën est
toujours vacante. Et l’immeuble
qu’occupait Gap est aussi en
cours de rénovation.
Le sort de Disney serait aussi
scellé. D’après le quotidien Le Pa­
risien, le magasin serait promis à
la fermeture. Interrogée à ce sujet,
la firme américaine n’a pas ré­
pondu à nos questions. En dépit
de cette vacance commerciale, les
pandémie de Covid­19. D’après
les données publiées par Eurostat
en septembre, le Portugal est
l’Etat membre où le taux de pau­
vreté a le plus progressé en 2021 :
il est passé de 16,2 % à 18,4 % en
un an, alors qu’il est resté stable,
autour de 16,7 %, dans l’Union
européenne.
En 2021, le produit intérieur
brut par habitant était l’équiva­
lent de 74 % de celui de la
moyenne européenne. C’est
moins qu’en 2019, avant la pan­
démie, où il était monté à 79 %.
Aujourd’hui, près de 2 millions de
personnes (sur une population
totale de 10,3 millions d’habi­
tants) vivent avec moins de
554 euros par mois.
« De nouvelles familles de la
classe moyenne, que nous ne
voyions pas auparavant, viennent
demander de l’aide alimentaire, et
économie & entreprise | 17
euros affluent sur l’avenue. Grou­
pama a cédé l’ensemble du n° 150
au fonds d’investissement cana­
dien Cheval Paris.
L’ensemble compte 18 000 m²,
60 mètres de façade à un jet de
pierre de l’Arc de triomphe. Le
montant de la transaction serait
proche des 800 millions d’euros,
assurant une plus­value de
400 millions d’euros à la compa­
gnie d’assurances, qui détenait
l’immeuble depuis 2019.
En bas des Champs, grâce à des
fonds qataris, 40 millions d’euros
vont être investis pour rénover
l’immeuble du n° 26 et sa galerie
commerciale. La valeur locative
sur l’avenue tutoie à nouveau des
records, selon le cabinet d’immo­
bilier Cushman & Wakefield :
2 475 euros par an et par mètre
carré, pour les surfaces de plus de
1 000 m2, et 6 190 euros par an et
par mètre carré pour les surfaces
en deçà de ce seuil, selon Chris­
tian Dubois, directeur associé. Car
la foule est de retour.
Les touristes sont là, s’est félicité
M. Jamet lors d’une conférence de
presse, le 27 octobre. De fait, cha­
que jour, des files d’attente se for­
ment devant les vitrines de Louis
Vuitton, du Paris­Saint­Germain
et d’Apple, mais aussi, plus inhabi­
tuel, devant celles de Swatch ou
de Stranger Things. Dans la pre­
mière boutique, située au n° 104,
les fans de montres et de la re­
vente sur Internet viennent se
procurer la MoonSwatch, un mo­
dèle fabriqué en collaboration
avec la société Omega, depuis
sept mois, et vendu 260 euros.
L’affluence est grande. Elle dure
depuis mars. A tel point que la
marque emploie des vigiles pour
gérer la file d’attente et éviter
d’entraver la circulation piétonne
à l’angle de la rue Washington.
Chez Stranger Things, le public
est tout autre. Ce magasin éphé­
mère, ouvert en juin, promet aux
jeunes fans de la série fantasti­
que, diffusée sur Netflix depuis
2016, des « expériences immersi­
ves » dans les décors reconstitués,
au son de la chanson Running up
that Hill (1985), de Kate Bush.
Quitte à vendre des sweat­shirts à
95 euros. p
juliette garnier
une partie de celles qui pouvaient
donner autrefois n’en ont plus les
moyens », explique également au
Monde Rita Valadas, présidente
de Caritas Portugal, une ONG ca­
tholique aidant les plus démunis.
De son côté, l’EAPN appelle le
gouvernement à prendre de nou­
velles mesures pour soutenir les
ménages face à l’inflation.
Depuis cet été, une flambée des
vols en rayon a également été ob­
servée au Danemark, en Allema­
gne, au Royaume­Uni et en Espa­
gne, pour les mêmes raisons.
Certains supermarchés choisis­
sent de fermer une partie des
caisses automatiques pour limi­
ter le phénomène. Outre­Man­
che, les chaînes Aldi, Tesco et
Asda ont également posé des an­
tivols sur certains produits de
première nécessité. p
marie charrel
MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD
Le zinc pique du nez
Les métaux ont du plomb dans
l’aile. Après leur spectaculaire en­
volée au printemps, après l’inva­
sion de l’Ukraine par les troupes
russes, le 24 février, leurs cours
décrivent une trajectoire décli­
nante. A l’exemple du zinc. En
avril, le métal gris, galvanisé, dé­
passait la cote des 4 500 dollars
(4 600 euros) la tonne. Depuis, il
décroche. Sur le London Metal
Exchange, à Londres, il se négocie
actuellement sous la barre des
2 700 dollars la tonne. Soit une
chute de près de 40 % depuis ce
plus haut. A comparer au cours
de janvier, le recul est de 25 %.
Le zinc pique du nez… Passé le
paroxysme des craintes suscitées
par le déclenchement du conflit
en Ukraine, les investisseurs ont,
à nouveau, braqué leurs regards
sur la Chine. Plus que jamais, le
pouls économique de la
deuxième puissance mondiale
fait palpiter les marchés. Or, l’em­
pire du Milieu a montré des si­
gnes de fragilité. La crise immobi­
lière a semblé, un temps, menacer
l’équilibre de l’édifice.
Mais c’est aussi le dossier sani­
taire et la politique restrictive du
zéro Covid décrétée par Pékin
qui a déclenché l’inquiétude. Les
confinements à répétition de
quartiers, voire de villes entiè­
res, à la moindre détection de
cas de Covid­19, font toussoter la
croissance.
Derniers exemples en date, la
décision prise, mercredi 2 no­
vembre, de mettre sous cloche
pour sept jours l’ensemble de la
zone entourant l’une des plus
grandes usines de fabrication
d’iPhone au monde. Détenue par
le groupe taïwanais Foxconn,
MÉDIAS
Nouvel accord
de distribution
entre TF1 et Canal+
A quelques jours du Mondial
de football, TF1 et Canal+ ont
annoncé, vendredi 4 novem­
bre, avoir signé un « nouvel
HORS-SÉRIE
LES DIEUX DE L’ÉGYPTE ANCIENNE
LES SECRETS DE L’ÉGYPTE
ANCIENNE DÉVOILÉS
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
sous­traitant d’Apple, elle em­
ploie plus de 200 000 salariés à
Zhengzhou, dans l’est de la Chine.
Mais aussi le report, jusqu’à nou­
vel ordre, annoncé vendredi
4 novembre, du salon de l’auto­
mobile de Canton, qui devait se
tenir du 18 au 27 novembre.
Sujet sensible
Raison évoquée : des contamina­
tions « nombreuses et générali­
sées » dans plusieurs zones de
cette ville du sud­est de la Chine.
La diffusion sur les réseaux so­
ciaux, en début de semaine, d’un
document non officiel stipulant
un prochain assouplissement de
la politique du zéro Covid, peut­
être en mars 2023, a d’ailleurs
fait rebondir les cours des mé­
taux, dont celui du zinc, signe de
la sensibilité du sujet.
Les craintes d’une récession
économique dans les pays occi­
dentaux pèsent également. De
même que l’envol du dollar, qui
renchérit d’autant les achats de
matières premières.
Ce contexte a mis quelque peu
sous l’éteignoir le feu spéculatif
allumé par la crise énergétique
qui avait enflammé le métal
bleuté. La flambée du coût du
gaz et de l’électricité a pourtant
contraint les industriels à ré­
duire les feux de leurs fonderies
ou autres laminoirs.
En particulier, en Europe. A
l’exemple de l’entreprise Nyrstar,
l’un des grands producteurs
de zinc, qui a mis à l’arrêt pour
maintenance, début septembre,
l’une de ses usines située aux
Pays­Bas. Mais, pour l’heure, les
« zinzins » font souffler le froid
sur le zinc… p
accord de distribution », alors
que la filiale de Vivendi avait
cessé, début septembre, de
diffuser les chaînes de Bouy­
gues sur tous ses canaux de
distribution. Les détails fi­
nanciers de l’accord n’ont pas
été divulgués. – (AFP.)
UN HORS-SÉRIE 0123
124 PAGES - 9,99 €

18 | économie & entreprise
REPORTAGE
astana ­ envoyée spéciale
B
ienvenue à Astana,
la ville qu’on adore
détester. » Ruslan
Alieva fonce dans
le vent froid d’octo­
bre, le visage en­
goncé dans le col de son man­
teau : impossible de décrypter les
émotions traversant son esprit,
lorsqu’il prononce ces mots. Il
a commencé son service de taxi
il y a deux heures et s’apprête à
repartir après une pause­café. Il y
a huit ans, ce trentenaire a quitté
son village pour rejoindre la capi­
tale kazakhe, des rêves plein la
tête. « Je pensais faire fortune en
trois ans. » Il travaille d’abord dans
le bâtiment, fait venir sa famille,
puis achète une voiture russe
d’occasion pour devenir taxi. « Je
bosse comme un fou, mais je ne
suis toujours pas riche ! », s’excla­
me­t­il soudain, mi­amusé, mi­
dépité, levant les yeux vers une
immense tour de bureaux.
Lui vit dans la vieille partie so­
viétique de la ville, mais travaille
ici, dans le centre riche et clin­
quant, où il est sûr de trouver des
clients. A sa droite s’élève le Bayte­
rek, une haute structure sembla­
ble à un arbre en haut duquel
trône une sphère dorée. Elle re­
présente le mythe de Samrouk,
l’oiseau kazakh pondant un œuf
d’or tous les ans. « C’est notre tour
Eiffel à nous, pour les touristes,
dit­il en tentant d’allumer une ci­
garette, malgré la bise. C’est idiot,
mais à chaque fois que je la re­
garde, je crois de nouveau aux
belles promesses d’Astana. »
Des promesses, la capitale ka­
zakhe, oasis de verre et de béton
perdu au milieu des steppes, en
incarne plus d’une. Et pas seule­
ment aux yeux des milliers de
travailleurs venus des campa­
gnes afin de mieux gagner leur
vie, comme Ruslan Alieva. Elle
est, avant tout, le visage moderne
que le Kazakhstan, 19 millions
d’habitants, souhaite offrir au
monde, à grand renfort de
prouesses architecturales.
A l’exemple du Palais de la paix
et de la réconciliation, une pyra­
mide à la silhouette ésotérique ac­
cueillant un centre œcuménique ;
du palais présidentiel Ak Orda,
une copie grandiloquente de la
Maison Blanche coiffée d’une
coupole azur ; ou du Khan Shatyr
(« tente du souverain »), une gi­
gantesque structure de thermo­
plastique et d’acier mimant la
tente des anciens nomades, abri­
tant boutiques et spas de luxe…
Sans parler du ministère des fi­
nances, qui, vu du ciel, prend la
forme d’un « $ », le dollar améri­
cain, symbole de la libéralisation
de l’économie après 1991.
« SYNTHÈSE ORIENT-OCCIDENT »
Se promener dans les larges
avenues d’Astana, c’est éprouver
l’étrange sensation d’être quelque
part entre New York, Dubaï et
Moscou, avec une pointe d’Asie.
« D’une certaine façon, cette ville
est la Dubaï des steppes, et c’est
avant tout un projet géopoliti­
que », résume Pascal Lorot, repré­
sentant spécial du ministre des af­
faires étrangères pour la diploma­
tie économique en Asie centrale.
Ses changements fréquents de
nom l’illustrent : autrefois appe­
lée Akmola, puis devenue Tselino­
grad sous l’ère soviétique, la ville
Vue d’Astana, la capitale kazakhe, le 5 mars 2021. FRÉDÉRIC NOY
PLEIN CADRE
Astana, « la Dubaï
des steppes »
Derrière le mythe que l’ostentatoire
capitale du Kazakhstan tente de bâtir
depuis trois décennies, les inégalités
qui rongent le pays ne sont pas loin
l’Astana en devenir. « L’idée était
de bâtir une nouvelle vision du fu­
RUSSIE
tur pour le pays, autre que celle of­
ferte par le soviétisme », explique
Astana Mateusz Laszczkowski, anthropo­
logue à l’Institut d’ethnologie et
d’anthropologie culturelle de Var­
KAZAKHSTAN sovie, auteur d’un ouvrage sur le
Mer
Caspienne Almaty sujet. Mais aussi de planter le lieu
OUZBÉKISTAN KIRGHIZISTAN de pouvoir plus près de la fron­
tière russe, sur des terres en
TURKMÉNISTAN CHINE
TADJIKISTAN grande partie peuplées par les
minorités slaves. Et que certains
IRAN AFGHANISTAN nationalistes de Moscou considè­
1 000 km rent comme appartenant tou­
jours à la Russie.
Pour son projet, Nazerbaïev voit
les choses en grand. Tandis que la
a été baptisée Astana en 1998. vieille ville soviétique, de quelque
En 2019, le président Noursoultan 200 000 habitants, est concentrée
Nazarbaïev la renomme Noursul­ sur la rive droite de la rivière
tan, en hommage à lui­même, Ichim, il fait bâtir une cité nou­
avant que son successeur, Kas­ velle sur la rive gauche, à partir de
sym­Jomart Tokaïev, la rebaptise rien. Grâce à l’argent du pétrole,
Astana, en septembre 2022. dont le pays tire l’essentiel de ses
Difficile de comprendre l’impor­ revenus, il ne rechigne pas à la
tance symbolique et politique dépense et fait appel, par le biais
de cette cité sans un détour par de concours internationaux, à des
l’histoire. A son indépendance, architectes réputés. Le Japonais
en 1991, après l’effondrement du Kisho Kurokawa est ainsi chargé
bloc soviétique, le Kazakhstan fait de concevoir le grand plan de dé­
face à un défi vertigineux : son hé­ veloppement de la ville. « L’idée
térogénéité. Il recense en effet plus était d’établir une synthèse entre
de cent minorités sur un territoire Orient et Occident, mais aussi une
grand comme cinq fois la France, symbiose entre homme et nature,
dont beaucoup de Russes, mais raconte Tokhtar Eraliev, l’un des
aussi des Ouzbeks, des Ukrainiens, architectes kazakhs impliqués.
des Tatars, des Ouïgours… Nous nous sommes également
Pour asseoir l’identité kazakhe, inspirés du travail de Le Corbusier
Noursoultan Nazarbaïev choisit à Chandigarh, en Inde. »
donc, en 1994, de déplacer la capi­ Qu’importe si le climat conti­
tale d’Almaty, au sud­est, vers nental est l’un des plus extrêmes
au monde pour une capitale,
après celui d’Oulan­Bator, en
Mongolie : les températures frô­
lent les − 40 °C en hiver et les +
45 °C en été. « Un sacré défi techni­
que, témoigne Neil Billett, de Buro
Happold, un bureau d’étude bri­
tannique qui a participé à la con­
ception de plusieurs bâtiments.
Aux fondations de la pyramide de
la paix, un seul des angles est fixé
au sol, les trois autres peuvent bou­
ger au gré des écarts de tempéra­
ture. » « Pour couper les vents gla­
cés venus de Sibérie, nous avons
planté une ceinture d’arbres
autour de la ville », ajoute Sarsen­
bek Zhunusov, un autre architecte
kazakh. Pas de quoi convaincre, au
début, les milliers de fonctionnai­
res et salariés des grands groupes
publics – notamment ceux ex­
ploitant les matières premières –,
transférés de force d’Almaty, ville
douce cerclée de montagnes, vers
Astana. Beaucoup ont traîné des
pieds. Mais ils s’y sont faits.
« CLEPTOCRATIE »
Si, de prime abord, la nouvelle
capitale a toujours quelque chose
d’artificiel, on y découvre, pour
peu qu’on la cherche, une vraie
vie sociale derrière les façades
froides de verre réfléchissant. Et
elle continue d’attirer les tra­
vailleurs des villages, en quête
d’une meilleure vie : depuis 2009,
sa population est passée de
619 000 à 1,3 million d’habitants.
« Cela a complètement dépassé
nos prévisions, il a fallu accélérer la
construction de logements et d’in­
frastructures », reconnaît Bakhty­
bai Taitaliev, l’un des urbanistes
de la ville. Quel que soit l’endroit
où l’on pose le regard, des dizai­
nes de grues s’activent à l’horizon.
Leur nombre est si important
qu’il interroge. Une telle frénésie
n’est­elle pas le signe d’une bulle
immobilière ?
Les tours d’habitation plutôt
luxueuses poussant comme des
champignons correspondent­el­
les vraiment aux besoins et reve­
nus des nouveaux habitants, sou­
vent pauvres et abonnés aux pe­
tits boulots ? Car, derrière la méga­
lomanie architecturale d’Astana,
les inégalités rongeant le pays ne
sont pas loin. « Le Kazakhstan
est une cleptocratie très peu redis­
tributive, résume Marie Dumou­
lin, directrice du programme Eu­
rope élargie au Conseil européen
des relations étrangères, un cen­
tre de réflexion. La grande préca­
rité se développant dans les villes
est un important foyer de
mécontentement. »
A Astana, cette précarité est
concentrée sur la rive droite, dans
l’ancienne ville soviétique. « Trop
peu de monde profite de l’argent
du pétrole, c’est une bombe sociale
à retardement », ajoute Aina
Chormanbaïeva, fondatrice d’une
ONG locale de défense des droits
humains, rappelant les manifes­
tations contre la hausse des prix
du carburant de janvier, dure­
ment réprimées.
En février 2019, un tragique inci­
dent a soulevé l’émotion dans le
pays : cinq sœurs de 1 à 13 ans ont
péri dans l’incendie de leur habita­
tion insalubre d’Astana, pendant
que leurs parents travaillaient
« Trop peu
de monde profite
de l’argent du
pétrole, c’est une
bombe sociale
à retardement »
AINA CHORMANBAÏEVA
fondatrice d’une ONG locale
de défense des droits humains
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
de nuit, cumulant les petits jobs.
Le gouvernement a certes réagi en
accélérant la construction de loge­
ments décents. « Mais l’afflux de
Russes fuyant la mobilisation in­
tensifie encore les tensions sociales,
car ils font décoller les loyers »,
explique Catherine Poujol, profes­
seure à l’Institut national des lan­
gues et civilisations orientales
(Inalco) et spécialiste du pays.
Beaucoup de propriétaires en ont
profité pour résilier les anciens
contrats de location et doubler,
voire tripler les prix.
Il n’y a pas à gratter beaucoup
pour déceler, encore, d’autres
contradictions et faux­semblants
derrière le mythe qu’Astana l’os­
tentatoire tente de bâtir. A l’exem­
ple de la supposée symbiose entre
homme et nature. « La symbiose ?
Quelle symbiose ? », interroge Rus­
lan Urazaliyev. Jeune spécialiste
en biodiversité au sourire triste,
spécialiste des oiseaux, il est
membre de SOS Taldykol. Ce col­
lectif de citoyens s’est formé il y a
trois ans dans l’espoir de défendre
Taldykol, un vaste ensemble de
lacs marécageux, étape majeure
pour une série d’espèces (dont
certaines menacées) dans leur
migration : grues de Sibérie, grues
cendrées, flamants roses… « Une
biodiversité précieuse, mais, pen­
dant le Covid­19, la ville a com­
mencé à drainer les lacs pour cons­
truire un nouveau quartier à toute
vitesse, sans égard pour l’écosys­
tème local », se désole­t­il.
Sur place, d’immenses pompes
noires sont toujours actives, des
camions bennes déversent de la
terre dans l’eau où pataugent en­
core quelques misérables cygnes,
tandis que de nouvelles tours gri­
gnotent déjà l’espace où se retrou­
vaient autrefois les oiseaux mi­
grateurs. La ville assure que tout
est fait dans les règles et qu’un
« écoparc » sera bientôt recons­
truit ici même. « Un non­sens : la
biodiversité irremplaçable est déjà
détruite », regrette le collectif, qui
s’est vu plusieurs fois interdire de
manifester. L’un de ses membres
préférant taire son nom ajoute :
« Face à l’argent du pétrole, les
simples citoyens, comme nous,
perdent toujours. » p
marie charrel
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Mike Davis
Chercheur et activiste
En 1999, en Californie.
MONICA ALMEIDA/NYT-REDUX-RÉA
L
e conteur des 1001 villes,
Los Angeles, Dubaï, Lagos,
Pékin, Manille… s’est
éteint. Le chercheur et ac­
tiviste américain Mike Davis est
mort, mardi 25 octobre, à l’âge de
76 ans, à San Diego (Californie),
mais restent en mémoire ses ferti­
les et précurseurs territoires de re­
cherche, des bidonvilles aux ghet­
tos de riches. Né le 10 mars 1946, à
Fontana (Californie), l’anthropolo­
gue, historien, géographe avait
l’art de croiser les disciplines (jus­
qu’au cinéma et à la science­fic­
tion) pour éclairer d’un nouveau
jour, très sombre, le devenir ur­
bain d’une planète malmenée par
le productivisme et l’exploitation
du genre humain.
Syndicaliste et baroudeur, avant
d’être universitaire, Mike Davis a
grandi près de San Diego dans une
famille modeste. Quittant la mai­
son à 18 ans, il est parti pour New
York, a rejoint une organisation de
la gauche étudiante radicale (Stu­
dents for a Democratic Society), et
fait un bref passage au Parti com­
muniste (1968­1969). Pour vivre, il
a conduit des camions de 1969 à
1973, avant de reprendre des étu­
des à la trentaine (à l’université de
Californie à Los Angeles, UCLA),
confrontant ses nouveaux savoirs
au terrain, au fil de voyages dans
les années 1980 (à Belfast, à Lon­
dres, où il collabore à la New Left
Review). En 1987, il obtient un
poste d’enseignant une journée
par semaine à l’UCLA. « En un jour,
à l’université, je gagnais plus qu’en
six jours à bord de mon camion »,
nous confiait­il, en 2008.
Auteur prophétique
Ayant ainsi mesuré les écarts de
salaire, il s’est appliqué à revisiter
la lutte des classes à l’aune du dé­
veloppement des mégalopoles.
Publié en 1990, aux Etats­Unis,
avant d’être traduit en France, City
of Quartz. Los Angeles, capitale du
futur (La Découverte, 1997) est de­
venu un classique de la sociologie
urbaine, bien que l’auteur y
adopte un ton très éloigné du style
universitaire. Et ceci explique
peut­être cela : Mike Davis avait le
sens de la formule, et son écriture
puissante, accessible, a pu emme­
ner une nouvelle génération de
chercheurs. Ses descentes à Down­
town Los Angeles avec ses étu­
diants détonaient, ses joutes ora­
toires remplissaient les amphi­
théâtres. A propos de City of
Quartz, le journaliste et éditeur
Marc Saint­Upéry a écrit, dans la
préface de l’édition française : « Un
objet livresque non identifiable,
dans la veine de Paris, capitale du
XIXe siècle, de Walter Benjamin. »
10 MARS 1946 Naissance
à Fontana (Californie)
1987 Entre à l’Université
de Californie à Los Angeles
1990 Publie « City of Quartz.
Los Angeles, capitale du
futur » (La Découverte, 1997)
2007 « Le stade Dubaï du
capitalisme » (Prairies ordi-
naires)
25 OCTOBRE 2022 Mort à
San Diego (Californie)
Sous la plume de Davis, une ville
devenait un personnage, un objet
(le sable d’Arabie), le symptôme
d’une course effrénée au gigan­
tisme et au profit, dans les Emirats
arabes unis. Un autre de ses ouvra­
ges, Le Stade Dubaï du capitalisme
(Prairies ordinaires, 2007), est une
véritable bombe à eau, gorgée de
références et d’analyses éclabous­
sant les nouveaux « grands » de ce
monde. Décrivant un « étrange pa­
radis », l’auteur analysait le prix à
payer – écologique, politique et so­
cial – pour édifier une telle débau­
che architecturale, tours frôlant le
ciel, piscines réfrigérées pour tou­
ristes écrasés de chaleur.
Extrait choisi : « Mais où êtes­
vous donc ? Dans le nouveau ro­
man de Margaret Atwood, dans la
suite posthume de Blade Runner,
de Philip K. Dick, ou d’un Donald
Trump sous acide ? », s’interrogeait
l’auteur prophétique, une dizaine
d’années avant que le magnat de
l’immobilier américain ne de­
vienne le 45e président des Etats­
Unis (2017­2021). Ajoutons que Le
Stade Dubaï du capitalisme fait
étrangement écho à d’autres « sta­
des », et à l’actuelle polémique re­
lative à l’organisation de la Coupe
du monde de football au Qatar,
pays qui ne s’embarrasse ni des
droits de l’homme ni des condi­
tions de travail des ouvriers.
Mike Davis est aussi l’auteur
d’une impressionnante Petite his­
toire de la voiture piégée (La Décou­
verte, 2012), analysant comment le
véhicule bourré d’explosifs – un
« bombardier du pauvre » – est de­
venu un emblème du terrorisme
moderne. Dans l’un de ses der­
niers livres, The Monster Enters
(Verso Books, 2020, non traduit),
l’infatigable Davis reprenait l’écri­
ture d’un précédent ouvrage sur
l’histoire des épidémies – The
Monster at Our Door. The Global
Threat of Avian Flu (New Press,
2005, non traduit) –, resituant la
pandémie du Covid­19 dans le
contexte des catastrophes virales
du passé, en lien avec la destruc­
tion des habitats sauvages. Beau­
coup de grain à moudre. p
clarisse fabre
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Michel, Jean-Marie, François-Jacques
et Marie-Christine,
ses enfants,
Faustine, Pierre-Jean et Elsa, Florent
et Amélie, Pétronille et Aki, France et
George, Pascal,
ses petits-enfants,
Ses neuf arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Anne-Marie BACCHUS,
née FRISCH,
ENS (Sèvres) 1943,
professeur honoraire
au lycée Faidherbe de Lille,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu à Paris, le 28 octobre 2022.
Les obsèques auront lieu le lundi
7 novembre, à 11 h 30, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Florence Bachmann,
son épouse,
Sophie Bachmann,
sa fille,
Sa famille,
Ses amis,
ont le grand chagrin de faire part de
la disparition de
Jacques BACHMANN,
reporter-photographe
à Vogue et Maison&Jardin,
survenue le 23 octobre 2022, dans sa
quatre-vingt-quatorzième année.
Ses obsèques ont eu lieu, à Niort,
le 28 octobre.
bachmann79@wanadoo.fr
bachmann.sophie@gmail.com
Marcenat (Cantal).
Philippe et Edith Bourgeois,
Catherine et José Romain,
ses neveux et nièces,
Ses petits et arrière-petits-neveux
Et toute la famille Moulin,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Bernard BOURGEOIS,
survenu à l’âge de quatre-vingt-
quatorze ans.
La cérémonie religieuse a été
célébrée ce samedi 5 novembre 2022,
à 10 heures, en l’église de Marcenat.
Une pensée sera demandée pour
son épouse,
Marcelle
ainsi que pour
Jacques, Paul et Madeleine
et ses petits-neveux,
Nicolas et Alexandre.
La famille remercie par avance
toutes les personnes qui prendront
part à sa peine ainsi que l’ensemble
des personnes qui s’est occupé de lui,
pendant ses dix dernières années.
Paul Chemetov,
Alexandre, Marianne, Agnès,
ses enfants,
Darius,
son gendre,
Paul, André, Marie Louise, Joséphine,
Haydée, Alexandre, Pierre, Ilya,
ses petits-enfants,
Anna, Daria, Roman,
ses arrière-petits-enfants
Et tous ses proches,
font part de la mort de
Christine
CHEMETOV-SOUPAULT,
22 août 1929 - 1 novembre 2022.
er
L’inhumation aura lieu le jeudi
10 novembre, à 14 h 30, au cimetière
de Sausseuzemare-en-Caux (Seine-
Maritime).
Un hommage lui sera rendu le
19 novembre, à 11 heures, en l’église
Saint-Médard, Paris 5e.
p.chemetov@chemetov.fr
12, rue de l’Epée de Bois,
75005 Paris.
Magdeleine Lacassagne,
son épouse
Ainsi que toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Guy LACASSAGNE,
ancien directeur adjoint
du Service national des timbres
postes et de la philatélie,
survenu le 30 octobre 2022,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mardi 8 novembre, à
14 h 30, en l’église Saint-Gilles de
Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine).
Jean, Cécile, Marc, Hélène et Paul
Lambert,
Marianik Révillon,
Gérard et Renée Lambert,
Francine et Bernard Pigelet,
leurs enfants et petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Odile LAMBERT,
née RÉVILLON,
ancienne élève
de la Légion d’honneur,
équipière de Saint-Vincent,
survenu le 31 octobre 2022, à Paris.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le lundi 7 novembre, à
10 heures, en l’église Saint-Léon,
Paris 15e.
Françoise LEPERCQ
nous a quittés ce 1er novembre 2022,
pour aller dormir sous les étoiles.
De la part de
Luc,
son mari,
Thierry, Alexandra, Nicolas et
Juliette,
ses enfants
Et Elrik,
son petit-fils.
Une cérémonie de l’adieu a eu lieu
le 4 novembre, en l’église Notre-
Dame-de-Grâce de Passy, Paris 16e.
Dominique, Emmanuel, Gilles,
ses enfants,
Julie, Damien, Camille, Clémence,
Manon, Ulysse,
ses petits-enfants,
Youna, Nil, Gaspard,
ses arrière-petits-enfants,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Mme Edith LUTIER-LHUILIER,
survenu le 31 octobre 2022,
à Clamart,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Une cérémonie aura lieu le mardi
8 novembre, à 10 heures, au
crématorium d’Arcueil (Val-de-Marne).
Toute sa vie Édith s’est engagée
pour défendre les libertés et la cause
des femmes.
Marie-Martine et Jean-Noël Hallet,
Marie-Noël et Jean-Luc Berton,
Jean-Louis et Danièle Mongrolle,
Bénédicte Mongrolle et François
Houtin,
Marie-Annic et François Pourcher,
ses enfants et leurs conjoints,
Ses petits-enfants et leurs conjoints,
Ses arrière-petits-enfants
Et son arrière-arrière-petite-fille,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Huguette MONGROLLE,
née SERRE,
survenu dans sa centième année,
le 1er novembre 2022.
La cérémonie religieuse a été
célébrée ce samedi 5 novembre, à
10 h 30, en l’église Saint-Sulpice, Paris 6e.
Ni fleurs ni couronnes. Vous
pouvez faire un don à l’association
« Chemins d’Espérance ».
carnet | 19
Erika,
son épouse,
Vital, Gildas (†), Just et Tristan,
ses enfants,
Florence et Pascaline,
Anniversaire de décès
6 novembre 2015 - 6 novembre 2022.
Jean-Michel LECLERCQ.
ses belles-filles,
Aurèle, Hector, Célestine
Ferdinand,
ses petits-enfants,
et
Vibrante présence pour toujours
depuis les plus lointains déserts.
Gérard et Danièle Philippot,
Brigitte et Gérard Couder,
ses frère et sœur, « Et mon cœur est soumis,
Ses neveux et petits-neveux, mais n’est pas résigné. »
Ses nièce et petites-nièces,
ont la tristesse de faire part du décès
Christiane.
de
Souvenirs
Claude PHILIPPOT,
Il y a quatre-vingts ans,
survenu le 30 octobre 2022. le 5 novembre 1942,
Ses obsèques auront lieu au
Saby COVO
funérarium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e, le mercredi
9 novembre, à 13 heures. partait pour Drancy et Auschwitz
(convoi n°44), ainsi que sa sœur,
Cet avis tient lieu de faire-part.
Jeanne.
Mireille, Mino, Emmanuel, Pierre,
Ils ne sont pas revenus.
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jacqueline et Françoise,
ses filles,
Solange POULET-MATHIS,
née HIS,
pour ses petits-enfants et ses arrière-
survenu le 2 novembre 2022, petits-enfants qu’il n’a pu connaître.
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Pour ne pas oublier.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 9 novembre, à 10 heures,
en l’église de Lozère (RER B Lozère), Colloque
5, rue Charles-Péguy, à Palaiseau,
suivie de l’inhumation au cimetière
de la commune. Vous serez ensuite
invités à partager une collation.
« Ses éclats de rire vont nous
manquer ».
Contact :
mirepm@free.fr L’Institut Pierre Mendès France
organise à l’occasion du
Le président, 40e anniversaire de sa disparition,
Le vice-Président, un colloque, à l’Assemblée nationale,
Les secrétaires perpétuels le lundi 28 novembre 2022,
Et les membres
de 9 heures à 18 heures, sur le thème :
de l’Académie des sciences,
« Pierre Mendès France,
ont la tristesse de faire part de la un parlementaire au cœur
disparition de leur confrère, de trois Républiques ».
Ouvert par la présidente
Bernard TISSOT,
directeur général honoraire de l’Assemblée nationale
de l’IFP Énergies nouvelles, Mme Yaël Braun-Pivet,
président honoraire Animé par Sabine Jansen,
de la Commission nationale
Robert Frank, Jean Louis Bourlanges,
d’évaluation des études
et recherches sur la gestion Jean Garrigues, Frédéric Potier,
des matières et déchets nucléaires avec Didier Maus,
(CNE), Françoise Chapron,
officier de la Légion d’honneur, Pierre Emmanuel Guigo,
officier de l’ordre national du Mérite,
Michel Margairaz, Gérard Bossuat
et des témoins de la vie
décédé le 2 novembre 2022, parlementaire de
à l’âge de quatre-vingt-onze ans. Pierre Mendès France.
Ils adressent à sa famille, leurs
plus sincères condoléances. Programme et inscription
(obligatoire avant le 22/11/22)
sur le site :
Heidi Valentin,
son épouse, www.mendes-france.fr
René et Fabrice, IPMF,
ses fils, 60, rue des Francs Bourgeois,
Patricia et Por-Teang,
75003 Paris.
ses belles-filles,
Mathieu, Justine, Claire et Julien,
ses petits-enfants, Communication diverse
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Guy VALENTIN.
La crémation s’est déroulée le
4 novembre 2022, dans la stricte
intimité familiale.
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Cet avis tient lieu de faire-part.
heidi-unterberg@orange.fr Les bénévoles de SOS Amitié
écoutent
par téléphone et/ou par internet
Claude WIENER,
ceux qui souffrent de solitude,
ENS Ulm 1941,
prêtre de la Mission de France, de mal-être et peuvent avoir
ancien professeur des pensées suicidaires.
à l’Institut catholique de Paris,
Nous recherchons des écoutants
a quitté cette vie dans l’espérance bénévoles
de la résurrection, le 30 octobre 2022,
sur toute la France.
à l’âge de cent ans.
L’écoute peut sauver des vies
La célébration religieuse aura lieu et enrichir la vôtre !
le mardi 8 novembre, à 10 heures, en Choix des heures d’écoute,
l’église Saint-Pierre-Saint-Paul d’Ivry- formation assurée.
sur-Seine (métro Mairie d’Ivry).
En IdF RDV sur
De la part de
www.sosamitieidf.asso.fr
La Mission de France En région RDV sur
Sa famille
www.sos-amitie.com
Ses amis.
Société éditrice du « Monde » SA
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
 GÉOPOLITIQUE
20 |
Afrique
L’heure
des comptes
avec Paris
Perçue comme un frein aux aspirations démocratiques,
l’ex­puissance coloniale est de plus en plus contestée
par les jeunesses d’Afrique francophone, incrédules face
aux promesses de rupture avec les pratiques du passé.
Un climat qui profite aux intérêts de la Russie
L
a nuit est tombée sur Paris. Pour­
tant, rue Saint­Dominique, où di­
plomates et militaires se parta­
gent un bâtiment, et dans l’Hexa­
gone Balard qui regroupe les
états­majors des armées françai­
ses, des mains anonymes s’activent pour
contrer le flot de « fake news » qui inondent
les réseaux sociaux. Ce vendredi 30 septem­
bre, l’issue du coup d’Etat militaire intenté
quelques heures plus tôt au Burkina Faso est
Manifestation contre
la présence militaire
française, à Bamako,
au Mali, le 4 février.
PALOMA LAUDET/HORS FORMAT
POUR « LE MONDE »
encore incertaine, mais les infox – relayées
par des « agents russes », selon des sources
françaises –, accusent la France de larguer
des parachutistes au­dessus de Bobo­Diou­
lasso, la deuxième ville du pays, pour « sau­
ver » le lieutenant­colonel Paul­Henri San­
daogo Damiba, arrivé au pouvoir huit mois
plus tôt à la faveur, lui aussi, d’un putsch. Ou
de l’abriter dans la base des forces spéciales
françaises de Kamboinsin, en banlieue de
Ouagadougou, en vue d’organiser la riposte
contre ses anciens frères d’armes qui s’ap­
prêtent à le renverser. Paris n’a pas encore
réagi officiellement aux événements, mais
un dessein lui a déjà été imputé : soutenir un
chef d’Etat vacillant contre la volonté suppo­
sée de son peuple.
Ce putsch va mettre en lumière les fêlures
au sein de l’armée burkinabée, incapable
d’endiguer la flambée djihadiste qui dévore
désormais 40 % du territoire national et
pousse à bout la population. Il va aussi être
la démonstration selon laquelle, dans un
moment de confusion, il suffit de dénoncer
d’éventuelles interférences françaises pour
voir descendre des milliers de jeunes dans la
rue et faire basculer l’histoire.
« On n’a rien à voir avec Damiba. Il n’est
ni gardé ni protégé par les forces françaises »,
garantit ce soir­là par SMS une source diplo­
matique, avant même d’être sollicitée. Une
exfiltration du lieutenant­colonel en diffi­
culté – à l’image de l’opération qui avait sous­
trait, en 2014, le président de l’époque tout
juste renversé, Blaise Compaoré, à la vindicte
de la rue – est­elle envisageable ? « C’était un
autre temps, coupe promptement une source
militaire. Les événements d’aujourd’hui sont
traités comme une affaire interne au Burkina
Faso. » Les diplomates chargés de l’Afrique, et
les officiers pour lesquels ce continent de­
meure un irremplaçable terrain d’entraîne­
ment et d’opérations stratégiques, pressen­
tent­ils la vague qui va déferler ?
Le lendemain, 1er octobre, un soldat insurgé
intervient sur le plateau de la télévision natio­
nale du Burkina (RTB) pour accuser le camp
rival (celui des pro­Damiba) de « préparer une
contre­offensive » avec l’appui de Paris. Qu’im­
portent les démentis officiels de la France,
son propos a l’effet d’un appel à la mobilisa­
tion. La suite se déroule selon un scénario dé­
sormais familier. Des pierres et des cocktails
Molotov fusent sur l’ambassade de France ;
les Instituts français de Ouagadougou et de
Bobo­Dioulasso sont saccagés. Des jeunes se
massent à proximité des lieux associés à une
présence française, prêts à des débordements.
Des drapeaux russes apparaissent dans les
foules en courroux. Aucun ressortissant fran­
çais n’est blessé, mais les symboles économi­
ques de l’ancienne puissance coloniale (agen­
ces Air France, stations TotalEnergies et lo­
caux du groupe Bolloré) sont vandalisés.
Alors que les offres de partenariat russes,
chinoises et turques se multiplient sur le con­
tinent, « A bas la France ! » et « France dégage ! »
sont aujourd’hui des slogans qui irriguent
quasi chaque manifestation contre le pouvoir
dans les pays d’Afrique francophone. Dans les
rues de Ouagadougou, au Burkina Faso, de Da­
kar, au Sénégal, comme dans celles de N’Dja­
mena, au Tchad, la colère contre Paris se greffe
très vite sur les griefs à l’origine des contesta­
tions. Simultanément, une forme d’attraction
semble s’établir en faveur de la Russie (mais
pas de la Chine), dont les drapeaux se multi­
plient alors comme par enchantement, bran­
dis tels des emblèmes d’émancipation.
DES SIGNES POLITIQUES TOXIQUES…
Parfois, du reste, nul n’est besoin de Russie.
La France, ou ses dirigeants, constitue bien le
problème de départ. Et même si les réseaux
sociaux donnent un effet loupe au phéno­
mène, celui­ci n’a rien de virtuel. Au point
que Paris craint de voir son poids politique
diminuer, et s’inquiète pour ses intérêts éco­
nomiques dans cette partie du monde. Au Sé­
négal, une frange de l’opposition emmenée
par Ousmane Sonko, maire de Ziguinchor
(capitale de la Casamance) et opposant toni­
truant au président, Macky Sall, se sert de la
dénonciation des liens unissant Dakar et Pa­
ris comme d’un instrument de mobilisation,
susceptible de virer à la violence. « Il est
temps que la France lève son genou de notre
cou ! » : sa formule fait vibrer la jeunesse sé­
négalaise et, au­delà, les jeunesses des capita­
les d’Afrique francophone.
En dépit d’une diversification des partenai­
res du Sénégal, la France demeure le premier
d’entre eux : elle était ainsi son principal four­
nisseur en 2020, avec une part de marché de
15,7 %, en baisse par rapport à 2019 (18,8 %),
mais loin devant la Chine (9,2 %). A Dakar, ses
entreprises les plus visibles (Auchan, Total­
Energies, Eiffage, Auchan, Orange) frémis­
sent à chaque appel à manifester, redoutant
une réédition des pillages qui avaient suivi,
en mars 2021, l’arrestation d’Ousmane
Sonko, liée à une plainte pour viol d’une em­
ployée d’un salon de beauté – une affaire en
théorie très éloignée de la relation avec Paris.
Dans le pays de Léopold Sédar Senghor,
poète et apôtre du rapprochement entre le
Sénégal – qu’il a présidé pendant vingt ans,
à partir de l’indépendance, en 1960 – et la
France – dont il avait été ministre dans le
gouvernement de Michel Debré, ce qui
n’empêcha pas les dirigeants français (le
président Jacques Chirac et le premier
ministre Lionel Jospin) de piteusement man­
quer ses funérailles, en 2001 –, le mouve­
ment Frapp­France Dégage a, depuis fin
juillet, son député.
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
AU MALI, APRÈS 
LE DÉPART DES 
SOLDATS FRANÇAIS, 
LA RUSSIE N’A 
EU QU’À COMBLER 
LE VIDE ET À 
INSTRUMENTALISER 
LA COLÈRE LATENTE
Au Tchad, la mort soudaine, en avril 2021,
du président Idriss Déby, après plus de trente
ans de règne sans partage, n’a pas entraîné de
changement de cap de la politique française.
Après avoir soutenu le père, l’Elysée soutient
le fils, Mahamat Idriss Déby, au prétexte de la
« stabilité » du pays – un terme volontiers em­
ployé par des diplomates français chargés
de ce dossier. Paris a certes condamné la ré­
pression des manifestations du 20 octobre,
à N’Djamena (cinquante morts, selon le bilan
officiel), dénonçant au passage les « fausses
informations » sur la « prétendue implica­
tion » de la France dans ces violences, la pré­
sence d’Emmanuel Macron aux obsèques
nationales d’Idriss Déby, dix­huit mois plus
tôt, et la forme de validation apportée à la
transition menée par son fils sont des signes
politiques autrement plus forts et plus toxi­
ques pour la position française. Cet appui à
une succession dynastique qui ne cache plus
son nom est devenu, dans une grande part
du discours politique traversant le continent
dans sa partie francophone, l’illustration
d’une politique hypocrite exercée par les
autorités françaises au gré de leurs intérêts.
… ET DES PROMESSES DE RENOUVELLEMENT
C’est en revanche des promesses de renouvel­
lement des relations que le président Macron
a mis en avant lors de son voyage au Came­
roun. Le 26 juillet, à Yaoundé, il annonçait la
création d’une commission d’historiens char­
gés de « faire la lumière » sur les actions de la
France pendant la colonisation et lors de la ré­
pression sanglante qui a marqué l’accession
du pays à l’indépendance. Pourtant, sa visite
a été perçue par les Camerounais comme es­
sentiellement défensive, et centrée sur la pré­
servation des intérêts français. Le président,
Paul Biya, âgé de 89 ans, dont quarante au
pouvoir, a longtemps fait figure de pilier
parmi les chefs d’Etat africains proches de Pa­
ris. Alors que le Cameroun et la Russie ont si­
gné un accord de défense, fin avril, les respon­
sables français redoutent que, à l’heure où se
posera la question de sa succession, ne sur­
gisse un dauphin tourné vers Moscou. A la
mi­septembre, c’est le général de corps d’ar­
mée Thierry Marchand qui a été nommé nou­
vel ambassadeur de France à Yaoundé.
La contradiction dont Paris n’arrive pas à
s’extirper se tient là : à force de promettre la
rupture avec les pratiques du passé, la France a
suscité la méfiance des dirigeants qui voyaient
en elle la garante de leur pouvoir. Mais, à ne ja­
mais finaliser cet engagement, elle s’est impo­
sée dans l’esprit populaire comme un frein
aux aspirations démocratiques.
A cet égard, c’est au Mali que la charge est
la plus virulente. Alors que les soldats français
venus combattre les groupes islamistes ar­
més, dans le nord du pays, avaient été ac­
cueillis en libérateurs en janvier 2013, il n’y a
même pas dix ans, ils ont préféré plier bagage,
en août 2022, en catimini. Mieux valait éviter
de provoquer des rassemblements, forcément
hostiles au vu de la relation exécrable entre
Paris et la junte au pouvoir à Bamako, depuis
le coup d’Etat d’août 2020. L’échec des troupes
françaises à circonscrire la menace djihadiste,
depuis propagée dans d’autres régions du
Mali, sur fond de tensions croissantes entre
communautés locales, les désaccords sur la
stratégie de reconquête des zones rebelles et
sur l’opportunité d’engager des discussions
avec les chefs islamistes ont dégradé les rap­
ports entre les deux pays. Le choix stratégique
des colonels maliens de se tourner vers la Rus­
sie et de recourir aux mercenaires du Groupe
Wagner – même si Bamako s’en défend – a fini
par sceller le divorce à un moment où les auto­
rités françaises exprimaient ouvertement
leur volonté de retrait.
Après plus d’un an d’invectives médiatiques
et de tensions diplomatiques (expulsion de
l’ambassadeur de France en janvier, dénon­
ciation par Bamako des accords de défense en
mai…), le colonel Abdoulaye Maïga, premier
ministre intérimaire d’un gouvernement
malien issu de deux coups d’Etat, a livré, le
24 septembre, le discours le plus violent ja­
mais prononcé contre la politique française
en Afrique devant l’Assemblée générale des
Nations unies. Dénonçant l’« obscurantisme
de la junte française nostalgique de pratiques
néocoloniales, condescendante, paternaliste
et revancharde », il a notamment accusé Paris
de fournir « des renseignements, des armes et
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
des munitions aux groupes terroristes » et
d’instrumentaliser « des différends ethniques,
en oubliant si vite sa responsabilité dans le gé­
nocide des Tutsi au Rwanda ».
Selon Paris, le Mali est devenu le point
le plus incandescent sur la carte de la contes­
tation de l’influence française, depuis que
les militaires, au pouvoir depuis août 2020,
se sont mis au service de l’agenda conqué­
rant et antioccidental de Moscou en Afrique.
Cette expansion est menée parallèlement à
une stratégie de dénigrement de la France,
sans cesse ramenée à son statut d’ancienne
puissance coloniale. « Bamako sert
aujourd’hui de plate­forme de déstabilisation
régionale, avec un narratif selon lequel les ré­
gimes sont illégitimes et ne tiennent que par
leur collusion avec la France », analyse­t­on à
l’Elysée. Les présidences du Niger et de la Côte
d’Ivoire, qui continuent d’afficher sans com­
plexe leurs liens avec les autorités françaises,
peuvent se sentir dans la ligne de mire.
Les deux pays où la France avait affirmé
le plus fortement sa volonté de protéger
les populations sont ceux qui lui ont tourné
le dos le plus ostensiblement, tout en procla­
mant leur amitié pour Moscou : le Mali,
qui avait accueilli les opérations « Serval »,
en 2013, puis « Barkhane », en 2014, élargi
au Sahel ; et la Centrafrique avec « Sangaris »
(2013­2016). L’annonce du départ des soldats
français a été vécue, à Bamako et à Bangui,
comme une forme d’abandon, alors que le
travail de sécurisation n’avait pas été achevé.
La Russie n’a eu qu’à combler le vide et à ins­
trumentaliser la colère latente, tout en pré­
sentant ses deux nouveaux alliés en modèles
d’une deuxième indépendance africaine.
UNE « RELATION HABITÉE PAR LE SOUPÇON »
Si l’entrée en jeu de Moscou sur un espace
envisagé, depuis les années 1960, comme le
pré carré français – métaphore parisienne qui
en dit long sur la considération portée à ceux
qui l’habitent – a d’abord été minimisée au
Quai d’Orsay, avant de nourrir l’inquiétude
de ses diplomates postés en Afrique, cette
manipulation d’une frustration à des fins
politiques n’est pas nouvelle dans l’histoire
des relations franco­africaines.
Il y a vingt ans, Laurent Gbagbo, alors à la
tête de la Côte d’Ivoire (2000­2011), n’avait pas
eu besoin d’interférences extérieures pour
instaurer ce qui avait, à l’époque, été qualifié
de « climat antifrançais ». Celui­ci a prospéré
après le refus de la France, alors présidée par
Jacques Chirac, de soutenir le pouvoir en place
à Abidjan, pour mater la rébellion qui avait
éclaté en septembre 2002. Cette dernière s’ap­
puyait sur des dynamiques intérieures – la
discrimination des populations du nord de la
Côte d’Ivoire –, mais trouvait refuge et assis­
tance chez le président du Burkina Faso voi­
sin, Blaise Compaoré, l’un des meilleurs alliés
de l’Elysée dans la région. La décision de Paris
d’intervenir en tant que force d’interposition
entre les deux camps, plutôt que d’appliquer
l’accord de défense de 1961, prévoyant « une
intervention française en cas d’agression exté­
rieure », fut utilisée par Laurent Gbagbo pour
attiser la fibre nationaliste de ses partisans.
Abidjan, la « perle des lagunes », là même où
a été fondé le concept de Françafrique, se mit
alors à résonner de discours patriotiques pre­
nant la France pour cible. En 2004, une vague
de violences visant les expatriés français (sur­
tout victimes de pillages et de harcèlement ;
aucun ne fut tué à Abidjan) entraîna une ri­
poste armée. Le contexte était l’aboutisse­
ment d’événements dramatiques dont les tirs
d’avions de chasse Soukhoï ivoiriens contre
la base française de Bouaké, tuant neuf sol­
dats. Le climat était aussi le fruit d’une rhéto­
rique chauffée à blanc avec des phrases telles
que : « Si c’est gâté [si la situation échappe à
tout contrôle], à chacun son Français. »
Hier comme aujourd’hui, les instrumenta­
lisations opportunistes ne fonctionneraient
pas si le terreau n’était pas fertile, et les res­
sentiments prêts à s’exprimer. Si, comme le
Royaume­Uni, la France a rencontré l’Afrique
par l’esclavage et la colonisation, « après les
indépendances, les Britanniques sont partis
sans laisser d’adresse. Les Français, eux, sont
partis en disant “nous sommes toujours là”.
Depuis, les citoyens des postcolonies d’Afrique
francophone ont toujours l’impression, à tort
ou à raison, que les décisions se prennent à
Paris », résume le sociologue et professeur à
l’université Alassane­Ouattara de Bouaké
(Côte d’Ivoire) Francis Akindès, pour qui « la
relation franco­africaine est aujourd’hui prin­
cipalement habitée par le soupçon ».
Cette défiance s’est nourrie de décennies
d’interférences françaises dans les affaires
africaines, du soutien de Paris à des pouvoirs
autoritaires et à la légitimité contestée,
comme Omar Bongo (1967­2009) au Gabon,
Idriss Déby (1990­2021) au Tchad ou le géné­
ral Gnassingbé Eyadéma (1967­2005) au Togo
– trois pays ayant connu une succession dy­
nastique du pouvoir. « S’il y a de bonnes rai­
sons historiques d’en vouloir à la France, pour­
suit M. Akindès, celle­ci paye surtout de ne pas
avoir vu l’Afrique francophone se transformer,
et d’avoir pensé qu’elle pouvait réfléchir à
sa place – comme si elle savait mieux que les
Africains ce qui est bon pour leur avenir. »
A cette arrogance toute française – caracté­
risée par le discours à Dakar, en 2007, de Nico­
las Sarkozy, jugeant que « le drame de l’Afri­
que, c’est que l’homme africain n’est pas assez
entré dans l’histoire », mais aussi par certai­
nes prises de parole d’Emmanuel Macron,
comme lors du sommet du G20, en
juillet 2017, où il définissait le taux de fertilité
de certains pays comme un « défi civilisation­
nel » – et à l’inévitable désir d’émancipation
grandissant au sein d’une relation perçue
comme déséquilibrée s’ajoutent des déci­
géopolitique | 21
sions politiques ressenties comme des offen­
ses. Ainsi, alors que l’Europe mettait déjà tout
en œuvre pour s’ériger en forteresse inexpu­
gnable pour les Africains, le vote, en 2019,
d’une loi multipliant par dix les frais de scola­
rité pour les étudiants non européens dans
les universités françaises ou encore l’accueil
chaleureux réservé aux réfugiés ukrainiens,
depuis l’invasion russe, en février, quand les
portes de l’exil se ferment aux Africains, sont
autant de discriminations mal vécues.
DÉMILITARISER L’IMAGE DE LA FRANCE
Personne ne peut reprocher à Emmanuel
LE CONTINENT  Macron de ne pas avoir fait le constat, dès son
AFRICAIN EST accession au pouvoir, en 2017, de la nécessité
d’une refonte des relations entre le continent
LE « MEILLEUR  africain et la France. Dénonciation des « cri­
mes de la colonisation », restitution d’œuvres
LABORATOIRE »  d’art pillées, annonce de la disparition du
franc CFA en Afrique de l’Ouest, reconnais­
DE CE QUE  sance de la « responsabilité accablante » de la
LES MILITAIRES  France dans le génocide des Tutsi au Rwanda,
en 1994, inauguration, en octobre, à Johannes­
NOMMENT  burg, d’une Fondation de l’innovation pour
la démocratie, avec l’ambition « d’impulser
LA GUERRE  et d’accompagner le renouvellement (…) de la
INFORMATIONNELLE, pensée et des pratiques de la démocratie sur le
continent africain », selon son premier promo­
SELON M. MACRON teur, le philosophe et historien camerounais
Achille Mbembe : la liste des chantiers ouverts
est importante. Elle a aussi pour corollaire de
démilitariser l’image de la France en Afrique.
« C’est un mouvement laborieux. Nous devons
nous désintoxiquer collectivement, après nous
être habitués à ne communiquer que sur le mili­
taire », dit un dirigeant français.
Seulement, la France dispose­t­elle d’ac­
teurs capables de porter cette ambition ? « En
dehors des militaires, il y a un manque d’exper­
tise de terrain sur les dossiers africains. On me­
sure aujourd’hui les conséquences de la dispa­
rition du ministère de la coopération, en 1999,
quand Lionel Jospin, en voulant faire disparaî­
tre un symbole de la Françafrique, a privé la
France d’un outil d’influence. L’aide est désor­
mais inopérante pour changer les perceptions,
parce que les appels d’offres sont le plus sou­
vent trop importants pour des acteurs locaux,
et parce que les bailleurs donnent l’impression
de vouloir imposer des valeurs qui ne corres­
pondent pas aux besoins », analyse l’un des
animateurs de l’association Les Amis du
Mali, qui réunit diplomates et chercheurs tra­
vaillant à l’apaisement de la relation franco­
malienne, sans grand succès jusqu’à présent.
Puissance militaire à l’échelle du continent,
mais ne voulant plus être perçue comme
telle, en dépit de ses quatre bases permanen­
tes (en Côte d’Ivoire, à Djibouti, au Gabon et
au Sénégal), la France est aussi une puissance
économique bousculée. Sur les vingt derniè­
res années, si le volume de ses exportations
vers le continent a doublé, elle a perdu près de
la moitié de ses parts de marché par rapport à
A gauche :
des partisans du
capitaine putschiste
Ibrahim Traoré
défilent en agitant
le drapeau russe,
dans les rues
de Ouagadougou,
au Burkina Faso,
le 2 octobre.
SOPHIE GARCIA/AP
En bas : des
femmes arborant
le portrait
du président
camerounais, Paul
Biya, attendent
Emmanuel
Macron, en visite
officielle au
Cameroun,
le 26 juillet.
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE
POUR « LE MONDE »
Ci­contre :
le drapeau malien
est hissé
à Tombouctou,
au Mali, le
14 décembre 2021,
lors d’une
cérémonie de
remise de
l’ancienne base
militaire française
à l’armée
malienne. ANNIE
RISEMBERG
POUR « LE MONDE »
ses concurrents, passant de 12 % à 7,35 % entre
2000 et 2017. Des chiffres à mettre en paral­
lèle avec ceux des investissements directs
français, en recul de 18 % sur les dix dernières
années et qui, en 2019, ne représentaient que
4 % des montants investis à l’étranger.
Selon l’enquête menée pour le compte du
Conseil des investisseurs français en Afrique,
la France ne se situait ainsi, en 2021, qu’à la
sixième place des pays non africains les plus
appréciés par les « leaders d’opinion » de qua­
torze nations du continent (loin derrière les
Etats­Unis, le Canada et l’Allemagne, mais
devant la Russie qui progresse à la huitième
place). Et au neuvième rang du classement
de ceux jugés comme « les plus bénéfiques »,
la Chine remportant la première place.
Dans la volonté affichée par l’Elysée de
conquérir les cœurs et les esprits, la Confé­
rence des ambassadeurs, qui s’est tenue le
1er septembre, constitue un tournant, selon les
diplomates et militaires chargés de mettre en
œuvre ce projet. Emmanuel Macron avait
alors insisté sur la nécessité d’une « stratégie
d’influence » : « On doit être beaucoup plus
agressifs, mobilisés » en Afrique, devenue le
« meilleur laboratoire » de ce que les militaires
nomment la guerre informationnelle. A cet ef­
fet, l’ancienne ambassadrice au Ghana, Anne­
Sophie Avé, a été nommée « ambassadrice
pour la diplomatie publique en Afrique », avec
la mission de « rétablir une image juste de la
France ». Assistée de deux agents à Paris et en
étroite collaboration avec l’armée, avec la­
quelle « un écosystème s’est structuré », selon
les termes d’un officier, celle­ci attend encore
de rencontrer son public. Son compte officiel
d’« ambassadrice pour la diplomatie publique
en Afrique » recensait 1 983 abonnés sur Twit­
ter, le 3 novembre. Selon nos informations,
des ambassades sur le continent ont récem­
ment reçu le renfort de fonctionnaires char­
gés de répondre, sous pseudonyme, aux atta­
ques. « On ne veut pas faire comme nos adver­
saires. On s’interdit de mentir, de manipuler ou
de calomnier. Nous faisons en revanche un ef­
fort pour nourrir les médias locaux », assure la
même source militaire.
En ces temps où les opinions se fondent en
partie sur des informations aussi douteuses
qu’orientées, personne n’est en mesure de
dire si, dans cette expression de rejet, la
France subit un passage obligé de bouc émis­
saire dans sa relation historique avec l’Afrique
ou si elle assiste, peut­être bien davantage
qu’au moment des indépendances, à la dispa­
rition du lien qui l’unissait à son ancien
empire colonial. Emmanuel Macron, dans sa
volonté de solder les comptes du passé,
aurait­il été trop bien entendu ? p
cyril bensimon
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0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Khadija Mohsen­Finan
« Un climat de guerre
froide s’est installé
au Maghreb »
L‘intensification de la rivalité entre l’Algérie
et le Maroc autour du Sahara occidental
paralyse l’ensemble de l’Afrique du Nord,
estime la politologue
ENTRETIEN
K
hadija Mohsen­Finan, polito­
logue spécialiste du Maghreb,
est enseignante à l’université
Paris­I. Elle est l’autrice de,
notamment, Tunisie, l’ap­
prentissage de la démocratie
2011­2021 (Nouveau Monde, 2021), et de Dis­
sidents du Maghreb (Belin, 2018), cosigné
avec Pierre Vermeren.
La fracture entre le Maroc et l’Algérie
s’approfondit. Où en sont les lignes
de force au Maghreb ?
Le paysage stratégique a évolué ces deux
dernières années dans la région. Si on l’ob­
serve à travers le prisme de la rivalité entre
l’Algérie et le Maroc, on peut dire qu’il s’est
inversé. Quand l’administration de Donald
Trump [2017­2021] avait reconnu, en décem­
bre 2020, la « marocanité » du Sahara occi­
dental en échange de la normalisation des re­
lations entre Rabat et Tel­Aviv, le Maroc
voyait un boulevard s’ouvrir devant lui. Il bé­
néficiait du soutien de deux parrains de
poids : les Etats­Unis et Israël. Et, à ses yeux,
les Etats européens ne pouvaient que suivre
dans l’acceptation de ses revendications
sur le Sahara occidental. Mais la guerre en
Ukraine a changé la donne.
Dans quelle mesure ?
L’Algérie a mis en avant sa capacité à fournir
de l’énergie à une Europe qui en manque,
tout en cherchant à s’implanter davantage en
Afrique. Le conflit algéro­marocain s’est ainsi
prolongé sur le terrain africain, notamment
dans le domaine de l’énergie avec une con­
currence de deux projets de gazoducs [trans­
sahariens, l’un transitant par l’Algérie, l’autre
par le Maroc] reliant le Nigeria à l’Europe. En
outre, depuis le retrait des troupes françaises
du Mali [en août], la France cherche à s’ap­
puyer sur l’Algérie au Sahel et au Mali. Et là,
l’Algérie joue le même jeu que le Maroc, c’est­
à­dire qu’elle tente de se rendre indispensa­
ble en mettant en avant ses capacités à négo­
cier, à commercer, à être un pont entre l’Afri­
que, l’Afrique du Nord et l’Europe.
L’Algérie paraissait en plein effacement
stratégique à la fin de l’ère Bouteflika
(1999­2019). S’est­elle rétablie ?
Il y a un changement. On est face à une
Algérie nouvelle qui s’est repositionnée. La
révision, en 2020, de la Constitution autorise
désormais l’armée à opérer, certes sous
conditions, en dehors de ses frontières. Et,
depuis la guerre en Ukraine et la quête d’al­
ternatives au gaz russe, les pays membres de
l’Union européenne ont un comportement
différent à son endroit. La France elle­même
la regarde d’un œil neuf. Les visites successi­
ves d’Emmanuel Macron, en août, et d’Elisa­
beth Borne, en octobre, illustrent cette consi­
dération nouvelle pour l’Algérie.
L’Algérie n’est­elle pas contrainte
par l’héritage de ses liens privilégiés
avec la Russie ?
L’Algérie a tiré les leçons de la reconfigura­
tion du système international. Il est vrai
qu’elle achète 80 % de son armement à la
Russie, laquelle avait effacé [en 2006] 4,7 mil­
liards de dollars de dette militaire algérienne.
Elle ne s’aligne pas pour autant complète­
ment sur Moscou. On l’a vu [en mars], lors
du vote de la résolution de l’Organisation
des Nations unies qui condamnait l’invasion
russe en Ukraine. Elle s’est abstenue. Et, en Li­
bye, bien avant la guerre en Ukraine, elle
n’avait pas suivi l’option russe d’un soutien
au maréchal Khalifa Haftar, l’homme fort de
la Cyrénaïque [est]. Nous ne sommes plus
dans les clivages de la guerre froide. On le voit
avec l’Arabie saoudite qui, au sein de l’OPEP+,
a contrarié les Américains. Le Maroc lui­
même n’est pas dans un suivisme à l’égard de
ses parrains occidentaux, y compris sur
l’Ukraine : Rabat non plus n’a pas pris part
au premier vote de l’ONU.
Comment jugez­vous le durcissement
de la diplomatie marocaine
sur le dossier du Sahara occidental ?
Le Maroc a pensé que le double parrainage
des Etats­Unis et d’Israël allait lui donner
une longueur d’avance sur l’Algérie, dans
leur conflit autour du Sahara occidental.
Il s’est alors lancé dans cette politique
arithmétique visant à comptabiliser tous les
pays soutenant sa position sur le Sahara
occidental. Il y a eu certes une évolution de
certains pays européens, comme l’Espagne
ou l’Allemagne, mais celle­ci n’est pas
comparable avec l’avancée qu’a représentée
l’accord de décembre 2020 avec Washington.
Pour les Etats­Unis, il y a eu en effet une re­
connaissance de la « marocanité » du Sahara
occidental.
Mais, pour l’Espagne et l’Allemagne, deux
pays sur lesquels la pression marocaine a été
énorme – migratoire sur la première, écono­
mique et commerciale sur la seconde –, il n’y
a pas de reconnaissance formelle de souve­
raineté. Ils concèdent juste que le plan
d’autonomie présenté par le roi Moham­
med VI, en 2007, est une piste intéressante
à considérer pour le dénouement de ce con­
flit. Ce n’est pas la même chose.
Aujourd’hui, le Maroc va encore plus loin
puisqu’il conditionne désormais ses rela­
tions avec ses partenaires à la reconnais­
sance sans ambiguïté de la « marocanité » du
Sahara occidental. A mon avis, le Maroc s’est
mis dans un piège. Il n’a pas tiré les leçons
de la guerre en Ukraine et du comportement
de Vladimir Poutine. Il continue de penser
que le militaire, ou la force, prévaut sur la di­
plomatie, sur la politique, sur les sociétés.
Cette inflexibilité marocaine sur le Sahara
occidental explique­t­elle le coup de froid
actuel entre Rabat et Paris ?
La France n’est jamais allée plus loin que la
reconnaissance du plan marocain d’autono­
mie pour le Sahara occidental, qualifié de
« base sérieuse et crédible » à la discussion.
Or, aujourd’hui, les Marocains veulent que
les Français adoptent la position américaine,
c’est­à­dire la reconnaissance expresse de la
souveraineté marocaine.
Pourquoi la France ne franchit­elle pas
le pas exigé par les Marocains ?
D’abord parce qu’il y a l’Algérie. Macron a
l’ambition réelle – je ne sais pas s’il va y parve­
nir – de réécrire la relation entre la France et
l’Algérie. Ensuite, le président français n’avait
peut­être pas imaginé que les méthodes
marocaines iraient aussi loin. Il y a, en ce
moment, au Maroc, dans la presse aux
ordres, un ton très désagréable envers Paris.
La France avait pourtant joué le jeu. Elle a
toujours été très proche du Maroc sur le
Sahara occidental, dont elle avait accepté
la politique du fait accompli. C’est même elle
qui avait soufflé l’idée de ce plan d’autono­
mie, il y a quinze ans. Mais elle ne veut pas,
aujourd’hui, se laisser dicter sa diplomatie
par le Maroc.
La nouvelle alliance entre le Maroc
et Israël a­t­elle changé la donne
stratégique au Maghreb ?
C’était une crainte de l’Algérie. Là encore,
la guerre en Ukraine est venue calmer cette
appréhension. En fait, l’appui stratégique
d’Israël au Maroc a toujours existé. Sauf
qu’aujourd’hui il se fait au grand jour. Est­ce
qu’Israël viendrait aider militairement le
Maroc en cas de conflit ? Je ne le pense pas.
Dans le cadre de leurs ambitions en Afrique,
les Israéliens ne peuvent pas s’appuyer uni­
quement sur le Maroc. En revanche, ils peu­
vent être très utiles au niveau de l’espion­
nage. Là, ils peuvent considérablement aider
le Maroc. Ils l’ont d’ailleurs déjà fait, le plus
récemment avec le logiciel Pegasus. Mais
au­delà ? L’Algérie a agité ce chiffon rouge,
mais c’est retombé.
Un dégât collatéral de ce conflit est
la brouille entre le Maroc et la Tunisie,
à la suite de l’accueil en grande pompe
du chef du Front Polisario, Brahim Ghali,
par le président tunisien, Kaïs Saïed,
en août, à Tunis. La Tunisie a­t­elle pris
le parti de l’Algérie dans cette affaire ?
La Tunisie n’a plus les moyens de sa
neutralité, qui était sa position historique,
notamment sur la question du Sahara occi­
dental. Habib Bourguiba [1957­1987] parlait de
« neutralité positive », et avait donné à la Tu­
nisie les moyens de cette neutralité positive.
Aujourd’hui, la Tunisie souffre de deux maux.
D’abord, il y a un rapprochement de l’Algérie,
dont elle dépend de plus en plus pour son gaz,
son électricité, la sécurité de sa frontière, le
renseignement. D’autre part, la diplomatie
de Tunis a beaucoup perdu de sa superbe, de
son expertise. Des fondamentaux de la politi­
que étrangère avaient été édictés par Bour­
guiba et maintenus sous Ben Ali [1987­2011],
ainsi que des lignes rouges à ne pas franchir
pour maintenir la neutralité du pays.
Dans l’affaire de la réception de Brahim
Ghali, avec un protocole digne d’un chef
d’Etat – alors même que la Tunisie n’a jamais
reconnu officiellement le Front Polisario,
pas plus que la République arabe sahraouie
démocratique –, on voit bien que Kaïs Saïed
géopolitique | 23
« Sans titre », gouache
sur papier Japon marouflé
sur toile, 60 × 80 cm.
NASREDDINE BENNACER
Nasreddine Bennacer
est un plasticien autodidacte,
né en Algérie en 1967.
Arrivé en France dans les
années 1990, une maîtrise
d’économie obtenue à
l’université d’Alger en poche,
il exerce désormais à Paris
en tant qu’artiste, s’attachant
à traduire dans ses œuvres
la complexité du monde qui
l’entoure. Dessin, sculpture,
peinture ou encore
installations… Nasreddine
Bennacer expérimente
de multiples techniques
et supports, privilégiant
ceux qui sont le plus
à même de transmettre
ses questionnements sur
les formes de manipulation
et d’exploitation des conflits,
à l’échelle individuelle
et planétaire.
NAËL FINAN
n’a pas évalué les effets de cette invitation.
L’Algérie a probablement demandé à Saïed,
qui était très isolé, non seulement de recevoir
Brahim Ghali, mais de le recevoir de cette ma­
nière­là. Il y a peut­être eu aussi une volonté
du président algérien, Abdelmadjid Teb­
boune, de ridiculiser Saïed, en tout cas d’éva­
luer jusqu’à quel point il pouvait obtempérer.
Mais M. Saïed a­t­il aujourd’hui réellement
les moyens de dire non à l’Algérie ?
Vu la gravité du divorce entre le Maroc
et l’Algérie, faut­il craindre un dérapage
militaire ?
Je ne le crois pas. Après l’Egypte, ces deux
pays sont ceux qui s’arment le plus en Afri­
que. Et ils le font de manière disproportion­
née. Il y a une volonté de faire peur, de mon­
trer que le conflit n’est pas uniquement di­
plomatique et qu’il pourrait prendre une di­
mension militaire. Cela dit, je ne pense pas
qu’une guerre soit possible. Mais un climat
de guerre froide s’est installé. Il impose un
immobilisme politique et économique très
préjudiciable au Maghreb. Il n’est pas néces­
saire d’aller jusqu’à la guerre pour que ce
contentieux entre l’Algérie et le Maroc pèse
considérablement sur la région. La notion de
Maghreb intégré s’en trouve complètement
caduque, alors qu’elle n’a jamais été aussi im­
portante. Ces Etats d’Afrique du Nord n’ont
aucun avenir à vivre séparément
L’expérience démocratique tunisienne
ouverte en 2011 a longtemps brillé
comme un exemple dans le monde arabe.
Or, une décennie plus tard, elle semble
dépérir avec la dérive autocratique
de Kaïs Saïed. Est­ce la fin de l’espoir
démocratique au Maghreb ?
Il y a un retour à l’autoritarisme dans les
trois pays du Maghreb central, pour des rai­
sons différentes. En Tunisie, la période postré­
volution a été très mal gouvernée. Il aurait
fallu, au terme de ces dix ans, faire un bilan à
froid pour identifier tous les dysfonctionne­
ments. Cela n’a pas été fait et, pour beaucoup
de Tunisiens, c’est la révolution et la démocra­
tie qui ont été responsables de leur mal­vivre.
Leur espoir s’est alors porté, en 2019, sur Kaïs
Saïed, une figure extérieure au sérail qui tient
un discours de rejet des institutions et des
partis politiques. Alors qu’il continue à s’iden­
tifier au peuple et à parler en son nom, il
s’est approprié l’ensemble des pouvoirs, sans
se montrer capable de redresser le pays ou
d’améliorer la vie des gens. Pour autant, les re­
vendications citoyennes sont toujours pré­
sentes en Tunisie, faisant vivre ce que certains
appellent le « souffle de la révolution ». p
propos recueillis par
frédéric bobin
 CULTURE
0123
24 | DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

TRANSITION  ÉCOLOGIQUE

Le spectacle vivant au défi de la sobriété
Le secteur multiplie les initiatives et les rencontres pour tenter d’avancer sur un chantier multiforme

ENQUÊTE LE DOCUMENT
DE RÉFÉRENCE, QUI SERT 

B
onsoir tout le
monde, et bienve­
nue au Théâtre de la
Bastille. Vous venez
de voir le prologue
de Danses pour une
actrice, un spectacle de Jérôme Bel.
Vous avez sans doute remarqué
qu’on ne vous a pas distribué de
programme ce soir. En effet, pour
des raisons d’écologie, la compa­
gnie Jérôme Bel a décidé de ne plus
en imprimer. Je vais donc “perfor­
mer” le programme pour vous. »
Ce soir de la mi­octobre, la
grande actrice belge Jolente De
Keersmaeker emballe le public,
en mettant en scène avec humour
l’engagement écologique du cho­
régraphe Jérôme Bel. Elle en­
chaîne : « Nous avons tenté de limi­
ter autant que possible notre con­
sommation d’énergie. Au cours de
ce spectacle, nous utiliserons 1,1 ki­
lowattheure, ce qui correspond à
passer l’aspirateur pendant plus
ou moins une heure. J’ai moi­
même imaginé les costumes, en
puisant dans ma propre garde­
robe. » Eclat de rire général.
Jérôme Bel a été un des
premiers, dans le spectacle
vivant, à s’engager concrète­
ment sur la question écologique,
en refusant notamment de
prendre l’avion pour les
tournées de ses spectacles – un
engagement qui a fait baisser
son empreinte carbone d’envi­
ron 99 %. Mais, aujourd’hui, il
est loin d’être le seul, et c’est tout
un secteur qui se mobilise, en
multipliant les initiatives et les
rencontres pour tenter d’avan­
cer sur la transition écologique.
Début septembre, les rencon­
tres Think Culture du Centre
Pompidou avaient pour thème
« Culture et écologie : vers la
grande mutation ? ». En octobre,
le Théâtre du Maillon, à
Strasbourg, organisait « Where to
Land », un forum européen sur la
transition climatique dans les
arts du spectacle. Fin novembre,
c’est l’association Arviva – Arts
vivants, arts durables – qui lance,
à Marseille, la deuxième édition
de ses Rencontres nationales
pour l’écologie dans le spectacle,
avec ce mot d’ordre en étendard :
« Pas de spectacle vivant sur une
planète morte. » Le Syndicat des
DE FEUILLE DE ROUTE
À L’ENSEMBLE DE
LA PROFESSION, N’ÉMANE 
PAS DE LA RUE DE VALOIS, 
MAIS DU SHIFT PROJECT
entreprises artistiques et culturel­
les prépare, lui, un plan de préco­
nisations pour la fin de l’année.
Du côté des artistes également,
la mobilisation est, si ce n’est gé­
nérale, du moins bien engagée.
Du ténor Sébastien Guèze, auteur
de Biopéra. Un futur pour l’opéra ?,
un « manifeste pour un opéra dé­
carboné » (Symétrie, 32 pages,
10 euros), où il avance moult pro­
positions concrètes, à la drama­
turge autrichienne Elfriede Jeli­
nek, Prix Nobel de littérature
2004, qui a écrit un long poème
dramatique, Pas de lumière – le­
quel sera mis en scène en 2023 au
Théâtre national de Strasbourg
(TNS) –, les prises de parole se
multiplient.
« La prise de conscience est dé­
sormais une réalité », confirme
Barbara Engelhardt, la directrice
du Théâtre du Maillon. « La
question que nous avons devant
nous, c’est celle de la mise en
œuvre. » L’ensemble de la profes­
sion commence à mesurer que le
chantier est énorme et multi­
forme, et touche aux fonde­
ments même de son fonctionne­
ment depuis les années 1980.
Sans compter, comme le dit, sous
forme de litote, un haut cadre
d’une des institutions les plus a livré pour le spectacle vivant au Shift Project a pu modéliser que premiers à établir un bilan car­ teur du TNS, qu’il a résolument
prestigieuses de France, le fait forum « Where to Land » (visible 60 % des émissions seraient dues bone, dès 2009, un essai de plate­ engagé sur la voie de la transi­
que « le ministère de la culture sur YouTube) permettent d’abord aux 3 % de personnes – public ou forme de covoiturage avait alors tion. Notre mission de service pu­
n’est pas moteur sur ce sujet ». de recadrer un certain nombre artistes – qui prennent l’avion été mis en place. « Mais force est blic ne consiste pas à faire venir
D’ailleurs, le document de réfé­ d’idées reçues et de clichés. pour s’y rendre. « Plus on est de constater que cela n’avait pas uniquement le public qui habite
rence, qui sert de feuille de route dépendant du lointain, plus les trop marché », reconnaît Claire autour du théâtre, mais aussi
à l’ensemble de la profession, MOBILITÉ DU PUBLIC émissions grimpent en flèche », Hébert, la directrice générale ad­ celui de la périphérie et des cam­
n’émane pas de la Rue de Valois, A savoir que les gobelets et les résume Samuel Valensi. Mais, jointe de l’institution lyonnaise. pagnes. Alors comment fait­on ?
mais du Shift Project, et du chef programmes comptent pour peu pour une scène nationale en Dans plusieurs régions abritant Tout le monde ne peut pas venir
de projet « culture » au sein de ce de choses dans les bilans carbone banlieue ou un opéra au cœur des festivals importants, des né­ au théâtre à vélo. »
think tank animé par Jean­Marc des salles de spectacle et des festi­ d’une grande ville, les déplace­ gociations sont en cours avec la Stanislas Nordey pointe aussi,
Jancovici : Samuel Valensi, lui­ vals. C’est la mobilité des publics ments en voiture des spectateurs SNCF pour qu’elle rallonge ses comme beaucoup d’autres, « une
même metteur en scène et direc­ et des équipes artistiques, et la plombent aussi le bilan carbone. horaires de soirée. A Avignon, forme de dérive » concernant les
teur d’une compagnie de théâtre, consommation énergétique des Or cette question de la mobilité plusieurs pistes sont à l’étude. déplacements des spectacles et
La Poursuite du bleu. Son rapport, bâtiments qui sont les principa­ du public est une des plus com­ « Cette question du déplace­ des artistes. « Quand j’ai com­
Décarbonons la culture (disponi­ les sources d’émission. Pour un plexes à démêler et à résoudre. A ment des spectateurs nous place mencé, au début des années 1990,
ble sur le site du Shift Project), et grand festival de musique ac­ l’Opéra de Lyon, qui a été pionnier face à des contradictions fortes, les tournées étaient encore régio­
la déclinaison spécifique qu’il en tuelle ayant lieu en périphérie, le sur ces questions, en étant un des note Stanislas Nordey, le direc­ nales, se souvient­il. Quand on

Le « off » d’Avignon confronté à une délicate équation écologique

Avec l’affichage, l’autre sujet qui fâche le plus est l’utilisation de la climatisation, qui ferait augmenter de 2 °C la température de la ville

P rès de 1 600 spectacles et

33 000 levers de rideau,
138 salles qui turbinent du
matin au soir pendant trois se­
maines, 300 000 personnes (au
moins) qui passent par les rues
d’Avignon, des centaines de
milliers d’affiches accrochées de
manière sauvage et des centai­
nes de milliers de tracts distribués,
des centaines de compagnies qui
viennent de partout avec leurs
décors, et des températures cani­
culaires… L’équation de la transi­
tion écologique n’est pas simple,
pour le Festival « off » d’Avignon.
Harold David et Laurent Domin­
gos, les coprésidents de l’associa­
tion Avignon Festival & Compa­
gnies (AF & C), en ont conscience.
D’autant que leur rôle est limité :
le « off » d’Avignon est un marché
dérégulé du spectacle vivant, et
aucune tutelle ne chapeaute les
directeurs de lieux. Aucun bilan
carbone n’a été, à ce jour, établi
pour le festival.
Mais ils se disent prêts à faire
avancer les choses. « Les théâtres
du “off” sont dans une logique indi­
viduelle, donc on a fait le choix de
travailler, en lien avec la mairie
d’Avignon, sur les questions qui
sont à notre portée : la mobilité, la
gestion des déchets, la numérisa­
tion des outils de communication
et l’affichage, qui est la plus symbo­
lique, même si ce n’est pas forcé­
ment la plus problématique en ter­
mes d’émission », expliquent­ils.
Sur la mobilité, des discussions
sont en cours avec la SNCF pour
tenter de la convaincre d’un allon­
gement des horaires de train en
soirée pour la région Sud, comme
la région Occitanie a réussi à l’im­
poser. « On a des études qui
montrent qu’il y a une vraie
demande, et que ce ne serait pas ab­
surde », plaide Laurent Domingos.
60 TONNES DE PAPIER
Le bureau du « off » travaille aussi,
conseillé par Samuel Valensi, du
Shift Project, sur l’organisation
d’un système de fret ferroviaire
mutualisé pour les décors des
compagnies. « L’axe Lille­Paris­
Lyon­Avignon regroupe près des
deux tiers des compagnies, cela
aurait du sens. »
Sur l’affichage, sujet qui cristal­
lise les critiques, les deux hom­
mes réfléchissent aussi à des al­
ternatives. « Il ne s’agit pas de le
supprimer complètement, mais de
lutter contre l’affichage sauvage,
et de le repenser. Le folklore, c’est
une chose qui se renouvelle. L’affi­
chage pourrait être pensé comme
un décor, à l’image de ce qu’ils ont
fait au Festival d’Edimbourg
(Ecosse), et qui est très réussi. » Il
semblerait que la ville d’Avignon
soit très favorable à une telle solu­
tion, et pour cause : à l’issue du
festival, 60 tonnes de papier doi­
vent être traitées. Cette tâche oc­
cupe la centaine d’agents d’entre­
AUCUN BILAN CARBONE  tion de la climatisation ferait aug­
N’A ÉTÉ, À CE JOUR,  rature de la ville pendant le festi­
ÉTABLI POUR LE FESTIVAL  val. Le bureau du « off » préconise
ET SES 138 SALLES
tien de la mairie pendant l’inté­
gralité du mois d’août.
Le « off » va aussi baisser le
nombre de catalogues papier dis­
tribués (100 000 en 2022), pour
privilégier le numérique, et en­
courager les salles à s’équiper en
éclairages LED. Mais le sujet qui
fâche, plus encore que l’affichage,
c’est celui de la climatisation.
Avec des températures comprises
entre 35 degrés et 40 degrés dans
la journée, comme ce fut le cas
en 2022, impossible de jouer sans
rafraîchir les salles.
Or, selon des études, l’utilisa­
menter de deux degrés la tempé­
le passage à des systèmes de re­
froidissement plus écologiques,
mais ne se fait aucune illusion sur
le sujet. « Le passage à ces systè­
mes plus vertueux ne sera pas éli­
gible à des aides publiques, et dans
ces conditions les salles ne change­
ront pas d’équipement. »
L’idée d’observer une « pause
méridienne » de midi à 17 heures,
lancée fin octobre par la militante
écologiste Anne Laroutis sous
forme de pétition, a reçu une fin
de non­recevoir de la part de l’en­
semble des théâtres du « off », qui,
disent­ils, ont besoin de multi­
plier les créneaux horaires de re­
présentations pour rentrer dans
leurs frais. « Nous ne voyons pas du
tout comment avancer sur ce su­
jet », résument les deux coprési­
dents du « off », néanmoins déter­
minés à agir là où ils le peuvent. p
f. da.
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
allait dans le Nord, on jouait dans
plusieurs villes. Aujourd’hui, cette
circulation a complètement ex­
plosé : on est un soir à Douai, le
lendemain à Martigues, et on
repart à Anvers. Il y a là une res­
ponsabilité réelle de l’ensemble du
réseau, que l’Etat doit recadrer en
repensant des dispositifs plus inci­
tatifs pour les tournées régiona­
les. Le secteur doit aussi sortir de
la logique de concurrence dans
laquelle il s’est enfoncé jusqu’au
cou. C’est un des aspects de la
transition qui peut se résoudre re­
lativement facilement, avec un
peu de volontarisme. »
« PASSOIRES THERMIQUES »
Ce travail sur la diffusion des
spectacles va donc être une
priorité, avec celle de la rénova­
tion énergétique des bâtiments,
où se font jour de fortes dispari­
tés. Des institutions bien instal­
lées comme le TNS ou l’Opéra de
Lyon ont pu ou vont pouvoir
bénéficier de dispositifs d’isola­
tion et d’ingénierie de chauffage
sophistiqués, notamment grâce
au plan de relance gouverne­
mental.
Le ministère dispose d’une li­
gne budgétaire de 663 millions
d’euros pour des travaux d’inves­
tissement à moyen et long
terme. Mais encore faut­il déjà
pouvoir réaliser un bilan car­
bone, ce qui n’a rien d’évident,
aucune démarche n’étant encore
modélisée dans le secteur du
spectacle.
En septembre, lors des rencon­
tres Think Culture, la ministre de
la culture, Rima Abdul­Malak, a
annoncé que ses équipes tra­
vaillaient à une modélisation
pour les centres dramatiques na­
tionaux (CDN). « Nous n’allons
pas demander un bilan carbone à
LE TRAVAIL
SUR LA DIFFUSION
DES SPECTACLES  grand bol d’air et d’art frais. On
VA ÊTRE UNE PRIORITÉ,  collectionneurs les plus riches de
AVEC CELLE DE LA  comme à Miami, par les maisons
RÉNOVATION ÉNERGÉTIQUE
DES BÂTIMENTS
tous les CDN de France, a­t­elle in­
formé. Nous allons faire un échan­
tillon de CDN représentatifs de ce
qu’est la consommation énergéti­
que dans un tel lieu, et établir un
référent carbone de cet échan­
tillon­là. » Mais quid des théâtres
privés ou municipaux, souvent
vétustes, et difficilement adapta­
bles aux normes actuelles ? « Les
théâtres sont par essence des
passoires thermiques », rappelle
Stanislas Nordey.
Un des domaines où le milieu
se mobilise de plus en plus, c’est
celui de l’écoconception des
décors et des costumes et de l’éco­
nomie circulaire. Des ressource­
ries s’ouvrent, à l’image de celle
du Théâtre de l’Aquarium, niché
au cœur du bois de Vincennes, à
Paris. A l’Opéra de Lyon, un gros
travail est mené, en commun
avec quatre autres institutions
– l’Opéra de Paris, le Théâtre du
Châtelet, le Festival d’Aix­en­Pro­
vence et le Théâtre de la Monnaie
à Bruxelles – sur la standardisa­
tion d’éléments de décor.
Chez les jeunes qui entrent
dans la profession, la nécessité de
trouver des solutions est une
évidence, comme pour Constant
Chiassai­Polin, un élève en sec­
tion scénographie­costumes de
l’école du TNS, qui prépare, par
ailleurs, un master sur « l’écolo­
gie dans la création et la produc­
tion de décors et de costumes ».
Le jeune homme met au point
des teintures végétales, explore
de nouveaux matériaux et tra­
vaille lui aussi sur des décors mo­
dulables. « Mais, avertit­il, con­
trairement à ce que l’on pourrait
croire, la démarche n’a rien de sim­
ple. Le réemploi et l’écoconstruc­
tion impliquent du travail et des
coûts supplémentaires. »
Si l’on met bout à bout l’ensem­
ble de ces questions, c’est alors
tout un modèle français, tel qu’il
s’est établi depuis les années
Lang, qui est à repenser. Avec le
risque, s’inquiètent certains,
d’un art au rabais, qui en rabat­
trait sur le rayonnement inter­
national de la France, ou d’un art
à deux vitesses.
Mais d’autres sont plus opti­
mistes, à l’image de Thierry
Leonardi, consultant indépen­
dant qui accompagne des organi­
sations culturelles dans la mise
en œuvre de leurs politiques RSE.
« Cette culture du “toujours plus”
qui a été la nôtre, on sent bien
qu’elle est à bout de souffle, analy­
se­t­il. La société, les humains qui
vont venir après nous vont avoir
d’autres goûts, d’autres envies,
une autre façon d’évaluer l’art et
son rôle. Au­delà même de l’appa­
rition d’esthétiques de la sobriété,
il n’est pas impossible qu’à terme
on intègre l’impact environne­
mental dans l’évaluation que l’on
fait des œuvres. La question va se
poser, de plus en plus, du coût en­
vironnemental de l’art, et de savoir
ce qui en vaut la peine, ou pas. Le
changement de génération va
faire son œuvre. » p
fabienne darge
culture | 25
A Turin, un grand bol d’art frais
à la foire Artissima
Le salon réunit 174 exposants de 28 pays, répartis dans différentes
sections thématiques, privilégiant la découverte de jeunes talents
REPORTAGE comme les désignent les organisa­
teurs, de montrer une exposition
consœurs, à un grand groupe in­
ternational spécialisé dans l’évé­
rience, Oxford University Press,
2014), spécialiste des sciences co­
turin (italie)
monographique ou de confronter nementiel. Fondée en 1994, elle a gnitives, comme la manière dont
A
près les allées bondées deux artistes. A cela s’ajoutent un reçu très tôt le soutien de la muni­ les relations imprévisibles sont
et les stands étriqués secteur « New Entries », réservé cipalité puis celui de la province essentielles. C’est ce qui explique
de Paris+ par Art Basel, aux galeries émergentes, un autre de Turin et de la région du Pié­ le nombre élevé de commissaires
au Grand Palais éphé­ titré « Art Spaces & Editions », qui mont. Des institutions privées, d’exposition, de conservateurs de
mère, la foire d’art contemporain permet à des institutions ou à des des fondations, des banques ont musée d’art contemporain, mais
Artissima, à Turin, est comme un associations à but non lucratif de ensuite rejoint le mouvement jus­ aussi d’artistes qui fréquentent la
présenter leurs projets pour peu qu’à ce que, en 2004, la petite en­ foire : ils s’y sentent chez eux.
n’y croise pas, comme à Bâle, les qu’ils traitent d’œuvres tirées en treprise privée lancée par des gale­ C’est aussi ce qui attire les gale­
grand nombre, d’estampes ou de ristes connaisse un tel succès que ries présentes. De l’aveu général,
la planète, on n’y est pas envahi, livres d’artistes. Enfin, le tout­ve­ les autorités publiques la rachè­ et même si un fonds d’acquisition,
nant si on ose dire, des galeries tent. La province, la région et la créé en 2007 par la région du Pié­
de mode, de champagne ou les « normales » qui montrent ce dont ville en deviennent propriétaires mont, permet d’enrichir les collec­
boutiquiers de luxe : on y fait des elles ont envie. et en délèguent le management à tions publiques, dans un pays,
rencontres, des trouvailles et on Encore une originalité d’Artis­ la Fondazione Torino Musei. l’Italie, où l’art contemporain est
y acquiert de la connaissance sima, trois de ces sections sont plutôt soutenu par les achats pri­
tout autant que des œuvres. C’est cornaquées par un commissaire Renouvellement fréquent vés, les ventes peuvent être mai­
ce qui y attire notamment le col­ d’exposition. Saim Demircan, La direction de la foire est désor­ grelettes à Artissima. Cependant,
lectionneur belge Alain Servais, commissaire indépendant, et mais assurée par de jeunes pour ceux d’entre eux qui tra­
un fidèle de l’événement : « C’est Maurin Dietrich, qui dirige le conservateurs, souvent sur des vaillent sur le long terme, c’est une
une foire qui est encore liée à l’art Kunstverein de Munich, se sont mandats assez courts, qui per­ plate­forme exceptionnelle pour
plus qu’au marché, encore liée occupés de « Present Future » ; mettent un renouvellement faire connaître leurs jeunes artis­
aux œuvres, aux artistes et à leurs Anna Gritz, directrice de la Haus fréquent de ses orientations : tes : ils vont moins à la chasse aux
galeries plus qu’aux grandes am Waldsee de Berlin, et le Gene­ ainsi, sous la houlette de Sarah Co­ collectionneurs qu’à la pêche aux
marques internationales. » vois Balthazar Lovay, commissaire sulich, elle s’était beaucoup préoc­ commissaires d’exposition, ceux
Internationale, elle l’est indépendant, ont sélectionné les cupée de montrer des performan­ que, dans le jargon de l’art con­
pourtant : les 174 exposants repré­ exposants de « Back to the Fu­ ces. Lui a succédé Ilaria Bonacossa temporain, on nomme les « cura­
sentent 28 pays, d’Europe, mais ture » et Irina Zucca Alessandrelli, qui a créé la section « Disegni ». La teurs ». Cela permet en outre de
aussi d’Amérique, d’Asie, d’Afrique qui gère la collection Ramo de Mi­ foire est aujourd’hui dirigée par montrer des œuvres plus difficiles
ou du Moyen­Orient. Mais ce lan, s’est chargée de la section « Di­ Luigi Fassi, qui dirigeait aupara­ d’accès, voire invendables : sur
qu’Alain Servais entend par segni ». Cela garantit un bon ni­ vant le Musée d’art de Nuoro, en une foire, ça fait du bien ! p
« grandes marques », ce sont sans veau des œuvres présentées. Mais Sardaigne. Il a placé cette édition harry bellet
doute les « méga­galeries », les le plus original dans tout ça, c’est sous le signe de « l’expérience
Gagosian ou Hauser & Wirth qui sans doute la conception de la transformatrice », définie par la Artissima 2022, Oval, Via
boudent la manifestation. Parmi foire elle­même : elle n’appartient philosophe américaine Laurie Giacomo Matte Trucco 70, Turin
les très grandes enseignes, seuls pas, comme la plupart de ses Ann Paul (Transformative Expe­ (Italie). Jusqu’au 6 novembre.
les Italiens des galeries Continua
et Tornabuoni ont fait le déplace­
ment. Encore sont­ils venus avec
des œuvres plus abordables que
celles qu’ils présentent dans les
Après NOSTALGIE DE LA LUMIÈRE
« grandes » foires : la clientèle ATACAMA PRODUCTIONS
présente
d’Artissima n’est pas la même. Pas
nécessairement plus démunie
que d’autres, mais plus intéressée
et LA CORDILLÈRE DES SONGES
par la découverte, les artistes
moins attendus : ici, on parle d’art
plus que d’argent.
« UNE RÉVOLTE INCROYABLEMENT DÉMOCRATIQUE,
Donc beaucoup de jeunes, voire JOYEUSE, INVENTIVE, SONORE, GÉNÉREUSE ET SOLIDAIRE »
de très jeunes pousses, et un taux
de renouvellement exceptionnel LE MONDE ★★★
d’une année à l’autre : un quart
des galeries présentes cette année
à Turin le sont pour la première
fois. C’est le cas des Strasbour­
geois de la galerie East, et pour
cause, ils n’ont qu’un an d’exis­
tence. Ce serait trop bref et rédhi­
bitoire pour bien des comités
de sélection d’autres foires, mais
pas ici : les galeries sont choisies
sur projet, et le leur, qui remet à
l’honneur Wolf Vostell (1932­
1998), s’accorde à merveille avec
la section où ils sont installés,
intitulée « Back to the Future ».
Car la foire, c’est une autre de ses
originalités, est divisée en sec­
tions thématiques : celle précitée
qui permet de revoir des grandes
figures de l’art contemporain dis­
parues ou oubliées ; une
deuxième nommée, à l’inverse,
« Present Future », dédiée aux jeu­
nes artistes, de préférence âgés de
moins de 40 ans, montrés en ex­
MON PAYS
position personnelle sur chaque
stand ; une autre baptisée « Dise­
gni » où sont accrochés unique­
ment des dessins ou des œuvres
sur papier – peut­être ce qui a at­
tiré, parmi les visiteurs, Florence
IMAGINAIRE
et Daniel Guerlain qui ont consti­
tué une importante collection
uniquement basée sur ce sup­
port ; une quatrième, « Monolo­
gue/Dialogue », propose à des
« galeries expérimentales »,
Un quart
des galeries UN FILM DE PATRICIO GUZMÁN
présentes
cette année ACTUELLEMENT AU CINÉMA
à Artissima
le sont pour
la première fois

26 | culture
L’unité retrouvée de Sixun
Après plus d’une décennie de pause, le groupe de jazz­rock publie un
nouvel album studio, « Unixsity », en attendant une tournée en 2023
RENCONTRE
C
e sont deux questions
qui revenaient régulière­
ment depuis plusieurs
années, raconte le bas­
siste Michel Alibo : “Quand est­ce
que vous allez revenir ?” et
“à quand un nouvel album stu­
dio ?” On nous l’a demandé à
tous. » Signe de l’attachement du
public à ce « vous » que sont les
six membres du groupe de jazz
Sixun, fondé en 1984. Et le nouvel
album, le premier en studio de­
puis 2008, est bel et bien là, avec
un titre, Unixsity, évocateur du
nom du groupe et de son fonc­
tionnement. Des personnalités
fortes, mais pas de réel leader,
« une démocratie, donc une con­
jonction de compromis », estime
le saxophoniste Alain Debiossat.
Très actif dans les années 1980
et 1990 – sept albums en studio,
un en public, des concerts me­
nant des petites salles des débuts
aux plus grands festivals un peu
partout dans le monde –, Sixun se
fit plus rare dans les années 2000.
Une tournée des 20 ans, un album
en studio en 2008. Et une longue
pause durant les années 2010.
Chacun menant ses propres grou­
pes, sollicité pour diverses colla­
borations. L’envie de remettre en
jeu Sixun est venue peu à peu,
courant 2019. « On s’est dit : “Es­
sayons ! Faisons un bœuf, voyons
s’il y a le plaisir.” Et l’étincelle était
intacte, c’était presque magique »,
“UN COUP DE GÉNIE.”
“UN GRAND THRILLER POLITIQUE.”
se souvient le claviériste Jean­
Pierre Como. Même sensation
pour les autres.
Comme un rappel de la création
de Sixun, à la suite de quelques
bœufs en 1984, à Paris, avec,
outre Alibo, Como et Debiossat,
le batteur Paco Séry – tous s’ac­
cordent à dire qu’il a fait le lien
entre les uns et les autres –, le gui­
tariste Louis Winsberg et le pre­
mier percussionniste du groupe,
Abdou Mboup.
Dans les clubs parisiens, la scène
dite du jazz­rock, de la fusion, est
en pleine effervescence. Les six
écoutent Miles Davis, celui de la
période électrique de la fin des an­
nées 1960 et des années 1970, et les
musiciens passés chez le trompet­
tiste. De la pop aussi, du funk, de la
musique classique. Un chaudron
d’influences auxquelles s’ajoutent
les racines africaines de Séry, né en
Côte­d’Ivoire, et de Mboup, né au
Sénégal, ainsi que celles de la Mar­
tinique pour Alibo, né à Paris.
Excellents interprètes
Seul le poste de percussionniste
va changer au cours des années
et verra se succéder Idrissa Diop,
Jaco Largent, Arnaud Frank, Ma­
nolo Badrena et Nantha Kumar.
Stéphane Edouard, qui arrive
en 2005, est toujours de l’aven­
ture. « Ils ont apporté leurs prati­
ques, des langages musicaux.
Et c’est pour cela qu’ils ont chacun
été l’un des six de Sixun, analyse
Debiossat. Pas parce que l’on vou­
LE MONDE
★★★★
PREMIÈRE
UN FILM DE
ALBERT SERRA
AU CINÉMA
LE 9 NOVEMBRE
Six compositions
pour un disque
court, où
les instruments
et les voix
bénéficient d’un
mixage équilibré
lait aller plutôt vers l’Afrique
à un moment, ou plutôt vers
Porto Rico, quand Manolo était là,
ou vers les musiques indiennes
avec Nantha. »
Lorsque l’on parle de jazz­rock,
de fusion, la virtuosité peut sou­
vent être évoquée. Le genre en
a parfois fait entendre bien des
excès : ceux du concours de vi­
tesse – le groupe Return To Fore­
ver en était spécialiste –, des acro­
baties rythmiques, de la recher­
che de structures mélodico­har­
moniques tarabiscotées.
Les musiciens de Sixun sont
d’excellents interprètes, mais
cette notion de démonstration,
même sur un tempo rapide, lors
de parties solistes, n’est pas
au premier plan. « Il me semble,
avance Como, que ce qui a tou­
jours été d’abord important, c’est
la recherche de belles mélodies,
le travail sur les atmosphères
et le groove. » Alibo évoque le dé­
sir commun de créer une musi­
que « métissée, universelle ».
Les Films du Losange / www.filmsdulosange.com
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
S É L E C T I O N   A L B U M S
C ÉL IMÈNE DAU D ET
Alter ego
Federico Mompou : Préludes nos 1, 5 et 9, El
Pont de Montjuic, Musica Callada XV Cho­
piniana ; Variations sur un thème de Cho­
pin, Damunt de tu només les flors. Frédéric
Chopin : Sonate n° 3. Marie­Laure Garnier
(soprano), Célimène Daudet (piano).
En plaçant cette magnifique confrontation des œuvres
de Federico Mompou (1893­1987) et de Frédéric Chopin (1810­
1849) sous le signe de l’alter ego, Célimène Daudet laisse enten­
dre que le compositeur espagnol se situe au niveau de son aîné
Dans ce nouvel album, chacun
a apporté une composition, à l’ex­
polonais. Ce qui se vérifie d’emblée dans les Préludes dont
la présente interprétation montre aussi bien ce qu’ils doivent
ception de Séry qui en a proposé à leur modèle que la manière dont ils s’en distinguent. Alors
une du guitariste et chanteur que Chopin souffle ses notes à l’oreille de l’auditeur, Mompou
Drac M, sur laquelle il avait tra­ projette les siennes dans l’espace d’une large intimité. Dans ce
vaillé. « Au sein de Sixun, il n’y a domaine, Célimène Daudet est un guide incomparable. Sa hau­
pas de rôle établi. Les propositions teur de vue fait aussi merveille dans les cycles tentaculaires,
rythmiques, mélodiques, harmo­ qu’il s’agisse de la Sonate no 3, de Chopin, dont elle transcende
niques viennent de tout le monde, les multiples changements de perspective, ou des Variations
explique Alibo. On les accepte, ou sur un thème de Chopin, de Mompou, idéalement figurées.
pas, on essaie beaucoup. » Alors, alter ego ou réincarnation ? La question vaut autant
Et lorsqu’il y a des invités, pour le compositeur que pour la pianiste. p pierre gervasoni
comme ici les chanteuses Cyn­ 1 CD NoMadMusic/PIAS.
thia Abraham, Julia Sarr, Varijas­
hree Venugopal et le chanteur STEP HAN EIC HER
Walter Ricci, le fonctionnement Ode
est le même, celui d’une « collabo­ En mars, puis en juin, le Suisse Stephan
ration ». La voix a toujours été Eicher avait présenté quelques nouvelles
présente dans Sixun, « non pas chansons sur les sites d’écoute. Les voici
pour chanter des textes, mais dans réunies, les trois de mars et trois des qua­
un travail d’accompagnement mé­ tre de juin, avec six autres, au sein de l’al­
lodique ». C’est aussi cela la mar­ bum Ode pour constituer un ensemble
que Sixun. réussi. Rêveur, plutôt acoustique ici, emporté ailleurs, plus
Six compositions donc, de qua­ rock. On entre dans ce recueil parfaitement construit dans
tre à cinq minutes, sauf Very Sixun ses jeux de contrastes par les délicatesses de Sans contact, avec
Trip, de Como, qui dépasse les huit piano, quatuor à cordes. Puis voici la poussée électrique de Le
minutes, pour un disque court, où Plus Léger au monde, l’allègre trompette et les frappes du pupi­
chaque élément musical est un tre de caisses claires de Ne me dites pas non, les volutes électro­
détail précis, où les instruments et niques de l’aérien Autour de ton cou, plus loin les murmures en
les voix bénéficient d’un mixage japonais de Yuuko Sings dans Où sont les clefs ?… Pour chacune
idéalement équilibré par Sami de ces douze merveilles, un climat, une trouvaille orchestrale.
Bouvet. De bout en bout, partant Et tout au long, l’expressivité vocale de Stephan Eicher, son at­
de Minor Steps, signé Louis Wins­ tention à faire vivre, vibrer le son des mots écrits pour lui – dix
berg, jusqu’à The Seven Keys, de textes sont du romancier Philippe Djian. p sylvain siclier
Stéphane Edouard, le son de 1 CD Electric Unicorn Music Production-Barclay/Universal Music.
Sixun est bel et bien là. Comme sa
manière fluide, élégante de trou­ LO U IS E ATTAQ U E
ver dans les musiques du monde Planète Terre
non pas un habillage « exotique », Huit ans de pause, entre 2007 et 2015,
mais une source créative. six années depuis la sortie d’Anomalie,
Et dans la suite du disque, une les trois membres de Louise Attaque
tournée ? « Ce sera en 2023, indi­ ne risquaient pas de se lasser les uns des
que Jean­Pierre Como. Il y a déjà autres. Cela explique peut­être l’énergie
des options sur plusieurs concerts. – plus renouvelée que fossile – irradiant
Ce disque, c’est beaucoup de respect Planète Terre, cinquième chapitre de leur discographie.
mutuel, d’amour pour ce groupe Le groupe préserve ici la trame rêche et rock de ses débuts. Si
qui est “nous” depuis bientôt qua­ Anomalie avait tendance à gonfler ce squelette d’arrangements
rante ans. Et sur scène, vous verrez, testostéronés, le trio étoffe plus subtilement les mélodies cons­
cela sera encore plus évident. Là­
dessus, on est tous d’accord. » p
truites autour de l’âpreté entêtante d’un violon, de la rondeur
d’une basse acoustique et du tranchant des guitares. Certes, les
sylvain siclier scansions écorchées de Gaëtan Roussel se laissent parfois ten­
ter par l’emphase (Sortir de l’ordinaire), mais leur sens des gim­
Unixsity, 1 CD Abribulles­Dreyfus micks accrocheurs, aptes à nourrir prochainement les chœurs
Jazz/BMG. du public live, fait élégamment cavaler sarabande de cuivres
Le mensuel « Jazz magazine » (Réglages d’origine ; Mon cher, aujourd’hui ma chère), de cordes
consacre un dossier à Sixun dans et de piano. Au service de bouffées humanistes espérant conju­
son numéro 754 (novembre). rer les angoisses d’hier et d’aujourd’hui. p stéphane davet
1 CD Barclay/Universal Music.
DIVERS ARTISTES
Saboteur Mixtape Vol. 1
M USI QUE Dans la famille L’Entourage, il y a beau­
Eminem, Duran Duran, coup de frères, dont le plus connu,
Pat Benatar et Dolly Nekfeu, l’esthète Jazzy Bazz, le respecté
Parton entrent au Rock Alpha Wann et le discret mais efficace
and Roll Hall of Fame Deen Burbigo. C’est à lui et à son
Le monde de la musique complice Eff Gee que l’on doit cette
s’apprête à célébrer compilation de rap français, Saboteur Mixtape, réunissant plus
dimanche 6 novembre les de vingt­deux rappeurs, et un peu moins de beatmakers. Nek­
nouveaux élus au Rock and feu est, bien sûr, de la partie avec le titre Quotidien, aux côtés
Roll Hall of Fame, panthéon de Doums et de son producteur historique, Hugz Hefner. Avec
américain du rock et de la leur Faux G, Jazzy Bazz, La Fève et Deen Burbigo déroulent leur
musique populaire. Parmi flow en mode rouleau compresseur sur une production entê­
eux, le rappeur Eminem ou tante de Johnny Ola et Elyo. Pour son premier morceau en solo,
encore la reine de la country Esso Luxueux tape dans le mille avec le lancinant et inquiétant
Dolly Parton. Le groupe pop Coupe la parole. Dans un style plus énervé, Alpha Wann dé­
rock Eurythmics, le chanteur­ coupe la production électro de Wavyvayé, CAC 40. Pour retrou­
compositeur Lionel Richie, ver un peu de sérénité, il faut écouter Affaire, avec le trop rare
les Britanniques 3010. Une mixtape au visuel parlant : le disque d’une meuleuse
de Duran Duran, la parolière capable de trancher l’acier ou le béton. p stéphanie binet
Carly Simon et le duo rock
formé par Pat Benatar et Neil
1 CD Saboteur Records.
Giraldo complètent cette BATIDA
cuvée 2022 qui sera mise Neon Colonialismo
à l’honneur lors d’un concert Le DJ, producteur, vidéaste et musicien
de gala à Los Angeles. Cette Batida, né à Huambo (Angola), baptisé
promotion est l’une des plus autrefois Nouvelle­Lisbonne par les colo­
éclectiques que l’institution nisateurs portugais, est l’un des piliers
ait connues. – (AFP.) de la très florissante scène afro­électro
de Lisbonne, où il a grandi. Après ses
L IT T É RATU RE tissages ardents avec le groupe congolais Konono no 1 en 2016
L’Académie française et l’album d’IKOQWE, duo formé avec son ami Ikonoklasta (The
recale Frédéric Beginning, the Medium, the End and the Infinite, 2021), le voici
Beigbeder et à nouveau sous son nom avec un album au son vigoureux,
Benoît Duteurtre très efficace pour coloniser têtes embrumées et corps grippés.
Les écrivains Frédéric Beigbe­ Outre Ikonoklasta, y défile une ribambelle d’invités de la scène
der et Benoît Duteurtre ont électro lisboète (dont Branko et Pedro da Linha), mais aussi
été recalés, jeudi 3 novembre, la voix d’or angolaise Bonga, DJ Satelite – l’un des pionniers de
lors d’une élection l’afro­house –, des voix du Cap­Vert – Mario Lucio, du groupe
à l’Académie française pour Simentera, et Mayra Andrade, sur le très sensuel Bom Bom,
le fauteuil 19. Aucun des can­
didats n’a réussi à rassembler
sommet de cet album. On y croise aussi le Brésilien DJ Dolores
et autres « ambianceurs » chevronnés. p patrick labesse
la majorité absolue des 25 vo­ 1 CD Crammed Discs/L’Autre Distribution-PIAS.
tants lors des quatre tours de
scrutin. Il reste quatre autres K Lire aussi sur Lemonde.fr la critique de « Ville totale »,
fauteuils à pourvoir. – (AFP). d’Ellinoa et Wanderlust Orchestra.
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Christian Bale,
éternel
enfant acteur
A 48 ans, le comédien hollywoodien,
à l’affiche d’« Amsterdam »,
reste marqué par ses débuts précoces
PORTRAIT
A
ceux qui trépignent
d’impatience entre
chaque film de Chris­
tian Bale, un conseil :
visez ses poils. « Pour savoir de­
puis combien temps j’ai arrêté
de travailler, il suffit de contrôler
la longueur de mes cheveux et de
ma barbe, glisse l’acteur de 48 ans,
mèches hirsutes, touffes en ba­
taille. Dès que je ne tourne pas,
je me laisse aller. Au boulot, mon
apparence est contrôlée chaque
matin, alors je savoure chaque
plage de liberté… »
Sa toison prolifère d’autant plus
nonchalamment que, en 2021,
Bale a enchaîné trois tournages
coup sur coup. Thor. Love and
Thunder, une super­saga lambda,
avec super­héros, super­mar­
teaux et tout le toutim, sortie le
13 juillet ; The Pale Blue Eye, un th­
riller sur l’éphémère carrière mili­
taire d’Edgar Allan Poe, annoncé
« prochainement » sur Netflix ; et
Amsterdam, qui a rejoint les salles
françaises à la Toussaint, après
un accueil funeste de la critique
et du public aux Etats­Unis.
C’est pour cet objet filmique
mal identifié qu’il est venu parler
à la presse, fin septembre, dans
un palace de la place Vendôme,
à Paris. Il en est l’un des copro­
ducteurs, au côté du réalisateur
David O. Russell, qui le dirige pour
la troisième fois après Fighter
(2010) et American Bluff (2013).
« J’ai accompagné David dès les
premières notes gribouillées sur
une nappe de resto, il y a six ans,
jusqu’à la salle de montage, souli­
gne le comédien. On s’est échangé
un tas de disques et de documen­
taires, pour bien appréhender un
épisode méconnu mais essentiel
de l’histoire américaine. » Soit la
tentative de coup d’Etat ourdie
par un groupe de politiciens et
d’industriels réactionnaires,
Une nouvelle audience dans l’affaire du Louvre Abu Dhabi
L’avocat général a requis la levée de la mise en examen de Jean­Luc Martinez et de Jean­François Charnier dans le cadre d’un trafic d’antiquités
E n juillet, la révélation de
leur mise en examen dans
l’affaire du Louvre Abu
Dhabi avait percuté la carrière de
Jean­Luc Martinez, ancien prési­
dent du Louvre devenu ambassa­
deur thématique, et celle de Jean­
François Charnier, ancien direc­
teur scientifique de l’Agence
France Muséums (AFM), débar­
qué en août de son poste de res­
ponsable culture et patrimoine au
sein de l’agence Afalula, l’agence
française pour le développement
du site saoudien Al­Ula. Le conser­
vateur et l’archéologue sont sus­
pectés de négligence, voire de
complicité, dans l’achat de sept
objets d’art égyptien de prove­
nance douteuse, pour une valeur
totale de 50 millions d’euros.
Le vent pourrait désormais
tourner en leur faveur. Lors d’une
audience, vendredi 4 novembre,
devant la chambre de l’instruc­
tion de la cour d’appel de Paris, au
cours de laquelle leurs avocats
respectifs, François Artuphel et
Corinne Hershkovitch, ont
présenté des arguments souli­
gnant l’absence d’indices graves
et concordants, l’avocat général a
l’American Liberty League, au mi­
lieu des années 1930.
Dans la version très romancée
qu’en donne Amsterdam, ce com­
plot est déjoué par une escouade
extravagante menée par le per­
sonnage que campe Christian
Bale, un médecin qui retape les vé­
térans de la première guerre mon­
diale avec des méthodes peu or­
thodoxes. Il offre à leur visage ce
que l’acteur inflige au sien, mécon­
naissable de film en film : de nou­
veaux traits, une nouvelle identité.
« Autant que ça ait du sens »
Faut­il voir, dans ce drôle de rôle,
un miroir de ce qui meut Bale de­
puis ses débuts, il y a plus de trois
décennies ? « C’est vrai, je n’aime
guère me reconnaître à l’écran »,
confesse, en faisant vibrer son ac­
cent british, celui qui zigzague de
blockbusters en films d’auteur,
gonflant le torse dans Batman ou
Terminator, affinant sa sensibilité
chez Werner Herzog, Todd Hay­
nes ou Terrence Malick.
Parmi les questionnements qui
scandent Amsterdam, il en est un
autre qui résonne avec sa filmo­
graphie : agit­on prioritairement
par choix ou par besoin ? « Ma
carrière est une combinaison des
deux, module le comédien, qui fut
révélé, à 13 ans, dans Empire du so­
leil (1987), de Steven Spielberg. Les
enfants jouent à se déguiser natu­
rellement. Ils veulent faire l’expé­
rience d’être quelqu’un d’autre.
C’est un choix. Quand mon père est
tombé malade [militant écolo­
giste, David Bale est mort d’une
tumeur au cerveau, en 2003,
à 62 ans], mon métier est devenu
un besoin. J’ai eu l’occasion de ga­
gner de l’argent, j’ai pu aider ma fa­
mille. J’ai tourné dans des films,
sans en avoir envie. Aujourd’hui,
je me trouve dans une situation
privilégiée, jouer est redevenu un
choix. La pandémie [de Covid­19]
a renforcé ce sentiment : “Si je
requis oralement l’annulation de
leur mise en examen. Le délibéré
est attendu le 3 février 2023.
Passé le choc de la garde à vue,
avec questions en rafale et menot­
tes, Jean­Luc Martinez et Jean­
François Charnier se sont, chacun
de leur côté, plongés dans leurs ar­
chives pour exhumer des docu­
ments laissés de côté par les poli­
ciers de l’Office central de lutte
contre le trafic des biens culturels
(OCBC) pour demander une nul­
lité de leur mise en examen.
Cette nouvelle lecture de la pro­
cédure nuance le portrait dressé
par les procès­verbaux que Le
Monde a pu consulter, laissant ap­
paraître des différences notables
entre les éléments du dossier et
l’interprétation qu’en ont faite les
enquêteurs. Dans un courriel du
D’autres
interrogations
naissent sur
la responsabilité
de leur hiérarchie
Christian Bale, à Paris,
le 23 septembre. ED ALCOCK/M.Y.O.P.
prends du temps pour tel film,
autant que ça ait du sens.” Du fait
de la mort qui rôdait autour de
nous, le tournage d’Amsterdam
était particulièrement vivant. »
A en croire David O. Russell, son
ami n’a jamais vraiment cessé
d’être un enfant acteur. « Chris­
tian est animé par une sorte de gé­
nie enfantin, estime le cinéaste,
qui le rapproche à ce titre de Ro­
bert De Niro, également à l’affiche
d’Amsterdam. Il aime faire l’idiot,
être sérieux ou curieux, comme un
enfant. » Durant la phase d’écri­
ture, Bale et Russell se retrou­
vaient régulièrement, au petit dé­
jeuner. « On se tapait des barres de
rire et, la seconde d’après, on chia­
lait à gorge déployée, poursuit
16 février 2015, Jean­François
Charnier avertit son équipe de ses
doutes concernant deux objets
aujourd’hui incriminés, un hippo­
potame en faïence bleue, pour le­
quel il craint de ne pas disposer in
fine de documents de provenance,
et une sculpture en bronze d’Isis
lactans, pour laquelle il réclame
un avis technique complémen­
taire à celui du Louvre. C’est en­
core lui qui adresse une note, le
11 octobre 2016, à ses supérieurs
pour leur enjoindre de contacter
l’Egypte avant l’achat d’une stèle
de Toutankhamon.
Eléments à décharge
Ces éléments à décharge offrent
un tableau plus complexe, nettoyé
du risque de réécrire l’histoire à la
lumière de la connaissance d’un
trafic. Jean­Luc Martinez n’a eu
vent des doutes émis par l’égypto­
logue Marc Gabolde au sujet de la
stèle de Toutankhamon qu’en
2019, soit trois ans après son achat.
Il ne pouvait dès lors pas évoquer
ces réserves lors de la commission
d’acquisition de 2016. Il n’a jamais
été en copie de l’instruction des
dossiers d’acquisition, qui ne rele­
le réalisateur. Nous sommes deux
grands émotifs. »
Si la trame d’Amsterdam évoque
les turbulences qui agitent nos dé­
mocraties, acteur et cinéaste rechi­
gnent à s’aventurer trop explicite­
ment sur ce terrain. « Il y a des jours
où David et moi regardions les in­
fos, et on se disait : “La vie imite
l’art, là !” Il y a des échos inévitables
avec l’actualité, concède Bale. Mais
c’est au spectateur de les déceler
– pas question de lui asséner un
message. On voulait raconter l’his­
toire d’amis qui refusent de som­
brer dans la haine et le nihilisme
face à l’adversité. C’est la meilleure
manière de défaire les bâtards qui
nous gouvernent et ruinent si sou­
vent nos vies. » Christian Bale est
vait pas de ses fonctions. Au regard
de ces pièces naissent d’autres in­
terrogations sur la responsabilité
de leur hiérarchie, qu’il s’agisse du
service des musées de France qui a
donné les certificats de sortie des
objets, ou de l’actuel directeur du
Louvre Abu Dhabi, Manuel Ra­
baté, qui n’a pas été auditionné par
la police.
Il était, à l’époque, chargé des
questions juridiques et, à ce titre,
procédait aux vérifications des
documents joints aux dossiers
d’acquisition. Il était seul aux
commandes, avec sa directrice
scientifique, Souraya Noujaim,
lors de l’achat en 2018, sans la par­
ticipation de l’Agence France
Muséums, d’une tête de Cléopâtre,
qui représente 35 millions sur les
50 millions d’euros d’objets d’ori­
gine douteuse acquis par le Louvre
Abu Dhabi, qui s’est porté partie ci­
vile dans cette affaire.
Cette œuvre, pour laquelle les
enquêteurs ont décelé plusieurs
incohérences dans la traçabilité,
possède d’ailleurs la même chaîne
de provenance que les six autres
objets incriminés, à savoir la fa­
mille Simonian, le marchand
resté proche d’Adam McKay, qui
l’avait dirigé dans The Big Short
(2015) et Vice (2018) – une troi­
sième collaboration serait, selon
l’acteur, dans les tuyaux.
« Faire des films cool »
David O. Russell est également un
intime du réalisateur de Don’t
Look Up. Déni cosmique (2021),
avec lequel il partage le goût de la
satire politique et des castings
XXL, avec cascade de stars.
« Adam était la seule personne de
mon entourage qui avait entendu
parler de l’American Liberty Lea­
gue, indique David O. Russell.
Mais, plutôt que des films sur le cli­
mat ou l’extrême droite, on veut
d’abord faire des films cool,
Roben Dib et l’expert Christophe
Kunicki. L’accord intergouverne­
mental de 2007 stipule, par
ailleurs, que les membres de l’AFM
« ne peuvent être tenus responsa­
ACTUELLEMENT
culture | 27
« Christian Bale
est animé par
une sorte de
génie enfantin. Il
aime faire l’idiot,
être sérieux
ou curieux »
DAVID O. RUSSELL
réalisateur
comme l’étaient Le Troisième
Homme [1949, Carol Reed] ou
Chinatown [1974, Roman Po­
lanski]. Ces films touchent l’enfant
en nous. Quand on leur parle
de politique, de guerre ou de races,
les enfants sont choqués. Christian
a gardé cette innocence. »
David O. Russell laisse une large
part d’improvisation à ses ac­
teurs, qui ne savent jamais ni si la
caméra tourne ni sur qui elle est
braquée. « Dans American Bluff,
Christian prétend citer Jésus :
“Traite autrui comme tu aimerais
que tu sois traité, et privilégie tou­
jours une faveur à l’argent.” Or Jé­
sus n’a jamais dit ça ! Christian
a tout inventé », se marre Russell.
Réminiscence du téléfilm Mary,
Mother of Jesus, en 1999, où Bale,
rendant grâce à son prénom,
jouait le fils de Dieu ?
Aujourd’hui, l’acteur se com­
plaît dans son rôle de papa poule,
fier de partager l’affiche de Thor.
Love and Thunder avec son fils Jo­
seph, 8 ans, comme de voir sa fille
Emmeline, 17 ans, chérir les films
d’horreur. Ses accès de rage mé­
phistophéliques contre un chef
opérateur ou contre sa mère et
l’une de ses sœurs, qui défrayè­
rent la chronique il y a une dou­
zaine d’années, semblent loin…
S’il s’engage pour diverses causes
(la maltraitance animale, les droits
de l’homme en Chine…), c’est de
son soutien à SOS Villages d’en­
fants – dont il anime l’antenne de
Los Angeles – qu’il parle le plus vo­
lontiers. « L’une de mes sœurs a été
placée en famille d’accueil, confie le
Britannique, naturalisé Américain
après le divorce de ses parents. L.A.
est la ville des Etats­Unis qui
compte le plus d’enfants en famille
d’accueil. Les fratries sont souvent
séparées, les parents ont d’autres
boulots… Nous proposons un autre
modèle, où frères et sœurs restent
sous le même toit, auprès de pa­
rents dont c’est le seul travail. »
A cet instant de la conversation,
on peine à distinguer, derrière les
mèches déguisant son visage, qui
de l’homme ou de l’enfant
s’adresse à nous. p
aureliano tonet
bles des décisions d’acquisitions »,
la partie émirienne portant entiè­
rement cette responsabilité pour
la constitution de sa collection. p
roxana azimi
28 | télévision
L’art subtil de la fabrication de l’image présidentielle
Quatre experts expliquent comment les présidents de la Ve République ont appris à jouer avec les photographes
LCP- AN
LUNDI 7 – 20 H 30
DOCUMENTAIRE
F
abriquer une image prési­
dentielle est un art délicat.
Comment « faire » prési­
dent et en même temps
paraître proche des gens ? Pour le
locataire de l’Elysée, l’équilibre est
fragile : trop s’exposer, c’est pren­
dre le risque de briser son image.
Mais ne pas s’exposer assez, c’est
trop rester dans l’ombre.
Ce documentaire inédit fait par­
ler quatre témoins. Les expéri­
mentés photographes Jean­
Claude Coutausse (collaborateur
du Monde) et Sébastien Calvet,
l’ancien patron de Paris Match
Alain Genestar et Marc Brincourt,
fin connaisseur des archives de
l’hebdomadaire où sont rassem­
blés 15 millions de clichés.
Posture inhabituelle
Tous racontent comment les diffé­
rents présidents de la Ve Républi­
que ont appris à jouer avec les pho­
tographes. « Entre la photojourna­
listique et la communication, la dif­
férence, c’est le commanditaire !,
rappelle Jean­Claude Coutausse,
avant d’ajouter : La désobéissance
est une des principales qualités du
photojournaliste. » Désobéir signi­
fie parfois juste ne pas suivre la
meute des collègues, se placer,
seul, à un endroit inattendu. « Sur
Marco et Benigno, deux hommes au chevet de leurs bien­aimées
Chronique de la passion amoureuse, le mélodrame imaginé par Pedro Almodovar est d’une beauté renversante
CINÉ+ CLUB
DIMANCHE 6 - 20 H 50
FILM
C’ est l’histoire d’une ami­
tié entre deux hommes,
scellée au chevet d’une
femme ravie par la mort. C’est
aussi une chronique de la passion
amoureuse menée jusqu’aux
confins du surnaturel et de la folie.
C’est encore une évocation, som­
bre et lyrique, de la puissance ré­
demptrice de l’art devant la fini­
tude et les insuffisances de la vie.
C’est enfin un mélodrame d’une
GRILLE N° 22 - 259
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I 4
II
III
IV
V 2
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 258
HORIZONTALEMENT I. Amours-en-cage. II. Matraqueuses. III. Blé. To-
pèrent. IV. Ives. Ch. Asti. V. Aoste. Out. Em. VI. NY. Encrier. VII. Caillai.
Unit. VIII. Entée. Sar. Li. IX. Ute. Viens. Lô. X. Rembarre. Sen.
VERTICALEMENT 1. Ambianceur. 2. Malvoyante. 3. Otées. Item. 4. Ur.
Stèle. 5. Rat. Enleva. 6. Sqoc (coqs). CA. Ir. 7. Euphoriser. 8. Née. Ui. Ane.
9. Curateurs. 10. Ases. RN. 11. Gente. Ille. 12. Estimation.
François Hollande, à Tulle, le soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2012,
sautant de la tribune, saisi par le photographe Sébastien Calvet. SÉBASTIEN CALVET
les photos de Sébastien Calvet, on
voit souvent les autres photogra­
phes. Il a fait un pas de côté », souli­
gne Alain Genestar. Symbole de ce
pas de côté : l’étonnante photo du
candidat François Hollande, à
Tulle, au soir du premier tour de la
présidentielle de 2012, sautant de
la tribune et saisi au vol par Calvet.
La traditionnelle photo officielle
du président est un exercice obligé
beauté renversante, qui décons­
truit avec virtuosité la linéarité de
la vieille fable cinématographique
pour mieux la ressourcer aux sor­
tilèges immémoriaux du specta­
cle vivant, vibrant avec le chant
(Caetano Veloso), palpitant avec la
danse (Pina Bausch), consacrant
l’effusion du sang dans la corrida.
C’est d’ailleurs au spectacle que
Parle avec elle commence et qu’il
finit, l’espace­temps séparant ces
deux points sous le signe de l’ab­
sence et de la croyance (soit sous
celui du cinéma) rendant finale­
ment possibles la renaissance de
7 8 9 10 11 12
qui laisse peu de place à une créati­
vité débridée. Même si l’heureux
élu choisit son portraitiste (Jac­
ques­Henri Lartigue pour Giscard,
Gisèle Freund pour Mitterrand,
Bettina Rheims pour Chirac, Phi­
lippe Warrin pour Sarkozy, Ray­
mond Depardon pour Hollande,
Soazig de La Moissonnière pour
Macron), le résultat final, que la
photo soit prise dans les jardins ou
deux personnages à la vie et la
réincarnation de l’amour.
Marco, un écrivain qui approche
de la quarantaine, et Benigno, un
jeune infirmier, sont les deux
principaux protagonistes de cette
passion, au terme de laquelle l’un
aura, en se sacrifiant, transmis à
l’autre la folie de sa foi.
Le premier, mâle aventurier à
l’âme meurtrie, s’amourache
d’une femme torero qui l’aban­
donnera, avant de tomber, dans
un geste de défi, sous les cornes
d’un taureau lancé sur elle comme
une noire fatalité. Le second, long­
HORIZONTALEMENT
I. Fait tout pour vous intéresser et
vous faire venir. II. Attaque les
plantes et le métal. Dans le pâté.
III. Sans la moindre imperfection.
Brûlée en allant trop vite. IV. Etaient
redoutées pour leurs colères. Petit
point dans l’eau. V. Cap entre Alicante
et Valence. Très engagée dans son
mouvement. VI. Ont transporté
beurre fondu et autres matières.
VII. Chez Marcel. Forme de rire.
Pousse à vouloir du mal. VIII. Ren-
force l’avant-bras. Protecteur du foyer
romain. Ouvre les comptes. IX. C’est-
à-dire. Laissât de côté. X. Transmis-
sions des titres.
VERTICALEMENT
1. Ne prend pas de mesures mais pre-
nez-en, pour vous en débarrasser.
2. De l’orge pour alimenter le bétail.
3. Jeune pousse souterraine. Chaude-
ment préparé. 4. Grand vide. Aimable
chez les muses. 5. Au bout du canal.
Se promène et se cache dans le massif
himalayen. 6. Se sont elles qui font
marcher les affaires. 7. Personnel.
Sorties de la scène. Joli coup sur le
court. 8. Grosse rogne. Monastère in-
dien. 9. Couvrir et protéger. Ouvre en
grand. 10. République de Russie.
Bouts de torchon. 11. Saisie à la ma-
chine. Colorât délicatement. 12. Dé-
gagements par le haut.
dans la bibliothèque de l’Elysée,
est rarement surprenant.
Mais surprendre le chef de l’Etat
dans une posture inhabituelle est
un exercice qui aboutit parfois à
des photos ancrées dans la mé­
moire collective. Ainsi de Chirac
endormi dans un vol long­cour­
rier, mains sur le ventre ; ou de
Sarkozy rentrant à l’Elysée en
short après un jogging.
temps confiné dans les jupes
d’une mère autoritaire, est un
jeune homme efféminé, qui s’est
entiché d’Alicia, pâle adolescente à
l’inaccessible beauté. Plongée
dans un coma irréversible à la
suite d’un accident, la jeune fille
est hospitalisée dans une clinique
où Benigno parvient à se faire
nommer infirmier pour enfin la
posséder tout à lui.
C’est là que les deux hommes
font connaissance, près du corps
inerte de leurs bien­aimées. Tan­
dis que Marco ne sait que dire de­
vant le corps supplicié de son
SUDOKU
N°22­259
9 3
3 1
1 4
7 8
1 7
9 3
7 1 8 2
5 9 7 8 1
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
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Comment éviter de tomber dans
le piège de la communication pure
et simple ? « Ce n’est pas Sarkozy
qui a inventé la photo présiden­
tielle people, c’est Pompidou », rap­
pelle Alain Genestar. Mettant en
scène son épouse, Claude, se fai­
sant photographier au volant de
sa voiture à la campagne, sur un
bateau au large de Brégançon (Var)
ou à la pêche à la crevette sur une
plage bretonne, Pompidou fut le
premier à vraiment comprendre
comment jouer avec son image.
Après lui, Giscard, élu à 48 ans,
tentera de donner une image pré­
sidentielle plus moderne, avec des
résultats mitigés. Mitterrand
saura jouer avec les photographes,
Chirac aussi. Sarkozy tentera au
début la carte Kennedy, mettant
en avant son épouse Cécilia.
En 2014, trois ans avant son élec­
tion, Emmanuel Macron, jeune
ministre de l’économie, apparaît
tenant le bras de Michel Sapin (mi­
nistre des finances et des comptes
publics). La symbolique est forte :
c’est lui, Macron, qui dirige. « La
photo politique, c’est ramener la
personnalité au plus près des
gens », estime Marc Brincourt.
C’est aussi montrer sa force. p
alain constant
L’Image des présidents
de la République vue par les
photographes, de Ghislain
Delaval (Fr., 2022, 52 min).
aimée, Benigno ne cesse de parler
à Alicia, d’entretenir et de caresser
sa chair, persuadé qu’elle revien­
dra un jour à la vie. Comme un
plan le révélera (face­à­face de
part et d’autre d’une paroi de
verre, chaque visage se superpose
au reflet de l’autre visage), ces
deux hommes pourraient bien
ne faire qu’un.
Associés au corps immaculé de
la jeune vierge qui les fascine,
Marco, l’homme qui pleure de­
vant toute manifestation char­
nelle de la beauté, et Benigno, le
puceau qui parle à la mort, sem­
7 6 4 8 3 2
5 9 2 7 6 1
3 8 1 4 5 9
7 6 5 7 2 1 3 8
2 3 9 6 4 8
4 1 8 5 9 7
9 4 3 1 8 5
8 7 5 3 2 6
1 2 6 9 7 4
5 Expert
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
0123
NOTRE
SÉLECTION
D IMAN CHE 6 NOVE MBRE
Arte
Le Pianiste
20.55 Un prodigieux Adrien Brody
dans le rôle de Wladyslaw Szpilman,
pianiste pris au piège dans le ghetto
de Varsovie. Une histoire véridique,
tournée en Pologne. Palme d’or à
Cannes en 2002, sept Césars et trois
Oscars en 2003 pour ce film
de Roman Polanski.
France 4
Atelier Misanthrope : Qu’est-ce
donc ? Qu’avez-vous ?
23.20 Denis Podalydès et Jacques
Weber décortiquent la première
scène du Misanthrope, dont ils
révèlent la puissance narrative et
dramaturgique. Le génie de Molière
dans une magistrale master class.
LUN DI 7 NOVE MBRE
France 5
Devenir pompier de Paris
21.00 Portraits sensibles de six
apprentis qui parlent de leur
vocation. Chaque année, 600 jeunes,
entre 18 et 25 ans, intègrent l’école
des pompiers de Paris.
Planète+
Moi, fils de Pablo Escobar
22.50 Après avoir vécu vingt ans en
Argentine sous la fausse identité de
Sebastian Marroquin, Juan Pablo
Escobar, le fils du parrain du cartel
de Medellin, sort de l’ombre
pour raconter son père, le criminel
le plus riche de l’histoire.
blent ainsi incarner les deux faces
d’un scandale qui n’a pas attendu
Pedro Almodovar pour estoma­
quer les incrédules : celui du verbe
qui se fait chair. Il revient cepen­
dant au cinéaste d’avoir rendu
cette histoire ancienne à sa folie et
de l’avoir portée à son plus haut
degré de sensualité baroque. p
jacques mandelbaum
Parle avec elle, de Pedro
Almodovar. Avec Javier Camara,
Dario Grandinetti, Leonor
Watling, Rosario Flores
(Esp., 2002, 112 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
9 5 1
3 4 8 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
7 2 6 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
9 4 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
1 7 5 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
6 3 2
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
2 6 7
4 1 9 Courrier des lecteurs
5 8 3 Par courrier électronique :
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Emploi : www.talents.fr/
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Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
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DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022
Alain Mabanckou « Je camouflais 
en permanence ma situation d’enfant unique »
ENTRETIEN
E crivain majeur de la littérature franco­
phone, Alain Mabanckou, 56 ans, né au
Congo­Brazzaville, a étudié et travaillé
en France avant de devenir professeur à l’uni­
versité de Californie à Los Angeles (UCLA).
Lauréat du prix Renaudot en 2006 pour Mé­
moires de porc­épic, il vient de publier son
treizième roman, Le Commerce des allongés.
Je ne serais pas arrivé là si…
… s’il n’y avait pas eu la persistance et la sa­
gacité de ma mère pour me pousser à faire
des études, partir un jour à l’étranger et reve­
nir avec un bagage qui aiderait la famille en­
tière à être heureuse. Bien que n’étant pas let­
trée, ma mère savait néanmoins que l’école
ouvre une voie. Pour une femme seule avec
un enfant, accepter de mettre cet enfant dans
une classe et qu’il s’en aille, c’était un exploit.
Votre mère avait­elle des exemples
autour d’elle ?
Mon oncle Réné Mabanckou avait fait des
études dans une école de commerce à Paris.
A son retour, il était devenu le directeur ad­
ministratif et financier de la CFAO à Pointe­
Noire. Lui aussi insistait pour que je continue
mes études. Pour moi, c’était sortir de la mê­
lée. A cette époque, au Congo, tout le monde
ne croyait pas aux vertus de l’école.
Votre mère évoquait­elle son regret
de ne pas être allée à l’école ?
Avait­elle des rêves non réalisés ?
C’était une petite commerçante congolaise.
Vendeuse d’arachides au détail au grand
marché de Pointe­Noire, elle rêvait d’avoir un
jour la possibilité d’acquérir un camion pour
aller acheter des bananes en gros, les charger,
et les vendre dans les principales gares du
Congo­Brazzaville. Elle était issue d’une
société traditionnelle dans laquelle l’école
n’était pas pour les femmes. Battante, elle
a pu forcer les choses pour créer son petit
commerce, acheter sa petite parcelle, faire
construire sa petite maison et être ainsi
indépendante vis­à­vis des hommes.
Etre fils unique, qu’est­ce que cela chan­
geait dans la relation avec votre mère ?
Etre fils unique en Afrique, et en particulier
au Congo­Brazzaville, est une situation très
très très délicate. Les sociétés africaines ne
comprennent pas qu’une famille ait un seul
enfant. C’est, en quelque sorte, être dans le
vertige de la malédiction, vivre en perma­
nence dans la peur de perdre son enfant ou
que celui­ci perde ses parents et demeure
tout seul. Mais il y avait encore plus mysté­
rieux : pendant longtemps, on m’a fait com­
prendre que c’était à cause de moi si ma mère
n’avait qu’un seul enfant. On estimait qu’un
enfant unique, lorsqu’il venait au monde,
fermait à clé le ventre de sa maman afin que
d’autres enfants ne viennent pas lui faire de
concurrence. Donc, cet enfant était considéré
comme un égoïste, un petit sorcier qui était
là pour ses propres intérêts.
Votre mère avait perdu deux enfants
avant vous…
Personne n’en tenait compte, c’était tou­
jours le fils unique qui était responsable. Ma
mère, en parallèle, était également considé­
rée comme une sorcière. Comment se fai­
sait­il qu’elle n’ait pu avoir qu’un seul en­
fant ? Pendant mon enfance, nous sommes
allés chez tous les féticheurs qui étaient
censés guérir sa stérilité soudaine. Mais ils
me désignaient comme le coupable.
Comment se construit­on avec tout ça ?
C’est difficile. J’ai commencé à m’inventer
des frères qui étaient quelque part en Europe.
Je reprenais aussi quelques récits de ma mère.
Quand je lui demandais pourquoi je n’avais
pas de sœur, elle me racontait : « Ta sœur est
dans les étoiles, elle nous regarde, elle nous
protège. » Alors j’inventais une sœur qui ha­
bitait dans les étoiles. Je quittais souvent la
maison familiale pour manger et dormir
chez des amis, nos voisins, où il y avait une fa­
mille nombreuse. Ma mère comprenait. Elle
et eux avaient signé une sorte de pacte : ma
« JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI… »
Chaque semaine, « Le Monde »
interroge une personnalité sur un
moment décisif de son existence.
L’écrivain revient sur son passage
de l’écriture de poèmes au roman
mère venait déposer un peu d’argent pour
contribuer à ma part de nourriture.
Avez­vous tout de suite aimé l’école ?
Curieusement, je me sentais dans une
grande famille que je retrouvais avec enthou­
siasme. Quand j’arrivais en classe, c’est
comme si j’interrompais la solitude de la
maison. L’école était devenue comme une
deuxième maison dans laquelle je me réfu­
giais. Au fur et à mesure, j’ai aussi découvert
qu’elle me permettait d’avoir une vision plus
large du monde et de découvrir les subtilités
de l’alphabet, de la langue.
Vous n’avez jamais connu votre père
biologique et avez été élevé
par votre père adoptif… ¶ en moi, et celle de ma mère, qui jalousait
J’avais moins de 1 an quand il a rencontré Le Commerce des allongés
ma mère. Dès le départ, il a été mon père, je d’Alain Mabanckou,
ne sais pas ce qu’est un père géniteur. Ce père Seuil, 304 pages, 19,50 euros
adoptif me portait une affection particulière,
entre nous s’est développé un grand amour.
Avec sa première femme, il avait eu sept en­
fants, mais peu à peu il a passé plus de temps
avec nous qu’avec eux.
Que vous a­t­il apporté ?
Le calme. Cet homme était généreux,
d’une grande bonté, et ne levait jamais la
voix. Il s’essayait souvent au pied de l’arbre,
au milieu de la parcelle de ma mère, et écou­
tait les informations de RFI ou de La Voix de
l’Amérique. A l’opposé, ma mère, c’était le
feu. Elle menaçait de ne plus nous nourrir si
l’on continuait à s’asseoir au pied de l’arbre !
Alors, avec mon père, on allait s’acheter
une boîte de sardines que l’on mangeait avec
du pain dans le bar d’à côté, parce qu’à la
maison il y avait eu l’embargo !
Comment a débuté votre attirance
pour les livres ?
J’étais béni d’avoir un père adoptif qui
travaillait comme réceptionniste au Victory
Palace. C’est le point de départ de tout. Les
Français qui venaient dans ce grand hôtel à
Pointe­Noire apportaient toujours des livres
qu’ils laissaient à la réception avant de repar­
tir. Mon père les prenait et les rangeait dans
sa chambre, en pile, par taille. Il m’interdisait
d’y toucher : « Vous allez les froisser, courber
les pages, ce sont mes livres. Quand je ne
travaillerai plus, je commencerai à les lire »,
disait­il. Sauf que dès qu’il avait le dos tourné,
rencontre | 29
A Manosque (Alpes­
de­Haute­Provence),
le 23 septembre.
JOEL SAGET / AFP
j’allais les voir. Dans sa collection, il y avait
des romans policiers et des San Antonio, mais
peu de littérature générale. Par la suite, ma
mère m’a inscrit au centre culturel français.
C’est là­bas que j’ai commencé à vraiment lire
des romans. Dans cette bibliothèque, je pen­
sais qu’il fallait lire les livres par ordre alpha­
bétique. Sinon pourquoi les ranger ? J’ai passé
mon temps à la lettre A. Quand je voyais
quelqu’un passer avec un livre de Zola, je le
regardais avec admiration. « Un jour, je serai
comme toi ! » J’étais d’une naïveté terrible.
Comment définiriez­vous l’éducation
que vous avez reçue ?
Elle était à la fois traditionnelle et ouverte
au monde. Ma mère aimait beaucoup me ra­
conter les histoires de son village, et mon
père, habitué à la ville et travaillant dans un
hôtel d’Européens, me parlait de l’Occident,
du général de Gaulle, de Pompidou, mais
aussi de la guerre Iran­Irak. Un jour, ma mère,
agacée, lui a dit : « Arrête de nous raconter
des choses qui ne sont pas vraies, parce que
les choses vraies, c’est ce qui se passe dans
la forêt, pas dans le monde. » Il y avait une
sorte de concurrence entre l’éducation de
mon père, qui mettait beaucoup d’espoir
le certificat d’études de mon père.
Après l’obtention d’une bourse, vous
quittez le Congo en 1989 pour étudier
le droit en France. Quel souvenir
gardez­vous du jour de votre départ ?
Je rêvais de la France. J’étais étudiant à Braz­
zaville, ma mère est venue pour me faire un
discours qui ressemblait à un adieu éternel.
Elle savait qu’elle ne pouvait pas empêcher
les choses, puisqu’elle avait toujours sou­
haité que je puisse avancer. Mais ce fut une
déchirure des deux côtés, sans doute l’une
des pages les plus douloureuses de mon exis­
tence parce que j’avais cette intime convic­
tion que quelque chose était fini. Ma mère
avait accompli sa prophétie. Je partais. Elle
me disait : « Je sais que si tu vas là­bas, tu ne
reviendras pas, ou que lorsque tu reviendras,
je ne serai plus là. » Elle avait vu juste. Six ans
après, elle mourait.
Comment avez­vous appris sa mort ?
Je l’appelais régulièrement. Et puis, un jour,
j’ai senti un silence total. Elle avait été hospi­
talisée, mais elle ne voulait pas que je le sa­
che. Alors la famille se taisait, me faisait
croire qu’elle « voyageait ». Un de mes cou­
sins a fini par me téléphoner et m’annoncer
son décès. Je n’avais pas d’argent pour me
payer un billet d’avion. Des amis de Paris se
sont cotisés, mais j’étais face à un problème
cornélien. Soit j’utilisais cet argent pour aller
là­bas, soit je l’envoyais à la famille pour
qu’elle puisse acheter un cercueil, organiser
des funérailles. C’est ce que j’ai préféré faire.
Je n’y suis pas allé.
Votre mère ne vous aura jamais
connu écrivain…
J’écris pour elle, pour la venger, défier, ex­
pliquer au monde que l’on n’est pas obligé de
sortir d’une famille couverte de livres pour
commencer à en écrire. J’écris pour essayer
de la rendre heureuse, de la rendre fière. Je
ne serais pas devenu écrivain si ma mère ne
m’avait pas étrangement donné les moyens
et les outils nécessaires pour le faire, alors
même qu’elle était analphabète. La com­
plexité et la singularité de son existence, le
foisonnement des récits qu’elle me racontait,
et ce père sorti de nulle part qui avait pris
la responsabilité d’un enfant qui n’était pas
le sien… tout cela a bâti mon imaginaire, créé
les éléments romanesques que j’allais dé­
ployer plus tard. C’est une matrice.
Avant de devenir écrivain, comment votre
vie d’étudiant en France s’est­elle passée ?
J’ai fait une année à Nantes, puis ma maî­
trise à l’université Paris­Dauphine. J’étais en­
fin là où je voulais être, à côté de la tour Eif­
fel ! Ma bourse congolaise était une bourse
d’Etat. On la recevait les trois premiers mois,
puis l’Etat nous oubliait. J’ai été obligé de tra­
vailler : de 5 heures à 7 heures du matin, je
nettoyais le McDo à Saint­Michel, puis j’allais
à la fac. Et, à partir de 16­17 heures, je faisais
de la manutention chez Eram, au centre
commercial Bercy.
Comment êtes­vous passé de juriste
à la Lyonnaise­Suez à professeur
d’université aux Etats­Unis ?
A la Lyonnaise­Suez, j’étais cadre, à la tête
d’une vingtaine de commerciaux. Tout était
réuni pour que je reste en France. Depuis
longtemps j’écrivais des poèmes. En 1995, je
suis allé rendre visite à l’hôpital au grand écri­
vain Sony Labou Tansi, que je connaissais de­
puis le Congo. Je lui ai expliqué ma difficulté à
publier des poèmes et il m’a dit : « Pourquoi
tu n’écrirais pas un roman ? » C’est resté dans
ma tête. C’est ainsi qu’est né Bleu blanc rouge,
mon premier livre, qui a été traduit en anglais
et, par chance, a été mis au programme
d’universités américaines. J’ai été invité au
Congrès international des études francopho­
nes. C’est là que j’ai rencontré Pierre Astier,
alors directeur des éditions du Serpent à plu­
mes, et que des professeurs de l’université du
Michigan m’ont proposé une année en rési­
dence d’écrivain : « Prenez une année sabbati­
que et l’on vous payera le même salaire qu’à la
Lyonnaise­Suez. » Je suis parti. Au milieu de
l’année, un professeur du département de lit­
térature a démissionné et je l’ai remplacé.
Rétrospectivement, que vous ont apporté
l’Amérique et la France ?
L’Amérique m’a apporté ce que la France
n’aurait pas pu me donner. Pour être profes­
seur d’université, il m’aurait fallu une agré­
gation ou sortir de Normale­Sup. Quand je
suis arrivé aux Etats­Unis, on ne m’a rien de­
mandé, on estimait juste que j’étais écrivain,
que certains de mes livres étaient étudiés à
l’école, alors pourquoi ne pourrais­je pas par­
ler devant des étudiants ? J’ignorais que
j’avais le sens de la pédagogie ! La France m’a
donné les outils qui m’ont permis d’aller vers
la mondialisation : le génie, l’imaginaire,
l’impertinence française, le sens du détail, de
la nuance, de la parole théorique. Le paradoxe
est que ce sont mes vingt années d’enseigne­
ment aux Etats­Unis qui m’ont permis d’en­
trer dans la sphère universitaire française. Je
me suis retrouvé au Collège de France !
Qu’auriez­vous envie de dire à l’enfant
que vous étiez ?
Que, mine de rien, nous avons parfois
atteint des résultats auxquels nous ne nous
attendions pas. Je suis cet adulte qui ne ces­
sera jamais d’avoir l’ombre de cet enfant à
côté de lui. Il me permet de ne pas être grisé
par quelque honneur que j’aurais reçu ici
et là. Car lorsque l’on commence à lustrer ses
trophées, à se regarder dans un miroir, c’est la
fin de l’aventure. Cet enfant­là, j’ai besoin de
lui sans cesse parce que c’est lui qui écrit, qui
se souvient. C’est le seul qui peut me rendre
innocent et qui me rappelle d’où je viens. p
propos recueillis par
sandrine blanchard
 IDÉES
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30 | DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

PRODUIRE ET CONSOMMER AUTREMENT

Le mot « sobriété » est sur toutes les lèvres, celles des politiques,
des entrepreneurs et des militants écologistes. Mais comment
aller au-delà du volontarisme et des effets de communication ?

Philippe Moati Les trois voies de la sobriété

Seule l’association entre des politiques publiques incitatives carpe diem ! et délectons­nous des plaisirs
éphémères de la consommation.
ou contraignantes, un abandon de l’idéal de consommation Faire reculer l’hyperconsommation im­
et une substitution de services utiles aux biens matériels plique que le vide ainsi laissé soit rempli
par autre chose. Il peut l’être par l’adhé­
peut faire face à la crise écologique, plaide l’économiste sion à des fondamentalismes, religieux
ou laïques, qui donnent un sens à la vie,
disent le bien et le mal, désignent les gen­
entre d’une part l’utilité des biens pro­
duits et services rendus et d’autre part la
matière et l’énergie consommées.
L’économie circulaire (les déchets de­
viennent des ressources) est un pas vers
une telle économie, moins consomma­
trice de ressources, mais elle ne s’en prend
pas au cœur du modèle et n’induit pas ipso

Le contexte
Depuis la présentation d’un
« plan de sobriété énergéti-
que », le 6 octobre, par le gou-
vernement, fixant un objectif
de diminution de la consom-
mation d’énergie de 10 % à
court terme et de 40 % d’ici à
2050, les entreprises multi-
plient les annonces affichant
leur volonté de participer à
l’effort collectif, et les distri-
buteurs d’énergie proposent
aux consommateurs mille et
une manières de limiter leur
consommation. Les uns et les
autres rejoignent ainsi le plai-
doyer de nombreuses ONG
qui expliquent depuis long-
temps que le premier vecteur
de la lutte contre le réchauf-
fement est… de dépenser
moins d’énergie. Mais une
fois que l’on aura « passé l’hi-
ver » et le pic des prix de
l’énergie, comment éviter un
simple « retour à la normale »,
jusqu’à la prochaine crise
énergétique, ou jusqu’à la
prochaine catastrophe clima-
tique ?
L
e mot d’ordre est à la sobriété.
D’abord la sobriété énergétique
pour passer l’hiver. Puis, une so­
briété plus structurelle que nous
impose la crise écologique et qui
appelle une révision profonde de
nos modes de vie et de consommation.
L’Observatoire de la consommation
responsable, dans une enquête conduite
par l’Observatoire société et consomma­
tion fin 2020 avec le concours de l’entre­
prise de recyclage Citeo, montrait que
44 % des Français pouvaient déjà être
considérés comme significativement en­
gagés dans une consommation « raison­
née », soucieuse de ses impacts. Une dy­
namique est manifestement en cours,
bien au­delà des avant­gardes militantes,
en phase avec la prise de conscience de la
gravité de la situation et soutenue par
l’évolution des normes sociales (un tiers
des personnes qui continuent de pren­
dre l’avion confessent un sentiment de
culpabilité).
Pourtant, à y regarder de près, les in­
flexions observées dans les habitudes de
consommation associent le plus souvent
une contribution au bien commun avec
un bénéfice consommateur. Economiser
l’énergie permet de réduire la facture ;
manger bio est bon pour la planète, mais
surtout pour la santé ; acheter des vête­
ments d’occasion, c’est leur donner une
seconde vie, mais aussi les acheter
moins cher et pouvoir se livrer aux
plaisirs de la fast fashion en bonne cons­
cience… Le seul sentiment de « faire sa
part » est rarement suffisant pour con­
vaincre de changer ses habitudes,
surtout si le consommateur a le senti­
ment d’y perdre. Significativement, le
coût est le premier frein à une consom­
mation plus responsable, mis en avant
par les personnes sondées par l’enquête
citée plus haut.
Dès lors, la marche vers une sobriété
plus radicale nous semble devoir passer
par des avancées simultanées dans
trois directions.
Il y a d’abord l’action des pouvoirs pu­
blics. En complément de la carotte des in­
citations (avantages fiscaux, primes ou
bonus écologiques, etc.), ils peuvent jouer
du bâton des taxes, du rationnement,
voire de l’interdiction pure et simple.
Mais avancer dans cette direction risque
de soulever de fortes oppositions, en par­
ticulier quand naît un sentiment d’injus­
tice, de répartition inégale de l’effort à
fournir, comme l’a montré la crise des
« gilets jaunes ».
Il y a ensuite la progression volontaire
des consommateurs citoyens vers des
modes de vie plus sobres. Cela suppose
une capacité à se défaire de l’emprise de
l’hyperconsommation. La réceptivité à
ses sirènes est d’autant plus forte que la
consommation remplit le vide existen­
tiel laissé par le recul des grands systèmes
de pensée, jusqu’au mythe du progrès qui
cède devant le pessimisme ambiant et qui
conduit une majorité de Français à consi­
dérer que « c’était mieux avant ». Alors,
L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE
EST UN PAS VERS
UNE ÉCONOMIE MOINS
CONSOMMATRICE
DE RESSOURCES, MAIS
ELLE NE S’EN PREND PAS
AU CŒUR DU MODÈLE
tils et les méchants, prescrivent les gestes
du quotidien et apportent le soutien
d’une communauté. On pourrait ranger
dans cette catégorie certaines formes
d’écologie radicale.
L’économie de la fonctionnalité
Une autre voie, plus conforme aux idéaux
d’une société hyperindividualiste, serait
de miser sur le potentiel d’épanouisse­
ment personnel associé à certaines activi­
tés, notamment la pratique de loisirs ac­
tifs, qui conduisent à une production tan­
gible ou intangible. Au­delà des bénéfices
immédiats que génèrent ces activités, el­
les concourent à l’équilibre psychologique
des personnes et au sentiment subjectif
de bien­être comme le montre l’enquête
« Quels usages ont les Français de leur
temps libre et qu’en retirent­ils ? » (Observa­
toire des loisirs des Français, mars 2021).
Reste que la production de ces effets béné­
fiques requiert l’apprentissage, parfois
difficile, d’un minimum de compétences.
Se joue là la concurrence avec la promesse
de plaisirs immédiats que porte la société
de consommation et du spectacle. On a
vite fait d’abandonner ses gammes sur un
violon pour une série TV…
La troisième voie consiste à prendre le
problème à la racine. N’est­ce pas trop de­
mander aux consommateurs citoyens de
prendre le large par rapport à l’hypercon­
sommation alors que la logique qui do­
mine le système économique conduit à
l’activation continue du désir de consom­
mer, avec l’appui d’un marketing de plus
en plus efficace à mesure qu’il se saisit des
leviers que lui offre le numérique (big
data et algorithmes prédictifs, marketing
relationnel personnalisé, recours aux in­
fluenceurs…) ? L’enjeu se situerait donc
plutôt en amont, du côté du système de
production. Il s’agit de faire dépendre la
prospérité des entreprises de leur capa­
cité à « dématérialiser » la valeur écono­
mique, c’est­à­dire à maximiser le rapport
facto l’arrêt de la course au toujours plus.
L’économie de la fonctionnalité appa­
raît en revanche comme une voie plus
prometteuse. Elle consiste à substituer
l’offre d’effets utiles et de solutions à l’of­
fre de produits : en somme, la vente d’un
service plutôt que d’un bien (les vélos en
libre­service dans les villes constituent
un bon exemple). Le consommateur y
trouve son compte en termes de coût et/
ou d’efficacité dans les résolutions de ses
besoins. Le citoyen – et la planète – aussi :
le modèle est potentiellement sobre, en
raison de l’intensification de l’utilisation
des ressources matérielles par leur mu­
tualisation au service d’un grand nombre
de clients, mais aussi par le zèle que met­
tra le prestataire avide de rentabilité à as­
surer la sobriété dans la production des
effets utiles car, restant seul propriétaires
des « produits » matériels, il aura à cœur
de s’assurer de leur durabilité.
Ce modèle est difficile à mettre en
œuvre sur les marchés de consomma­
tion actuels. Mais les expérimentations
en la matière se multiplient depuis peu
(comme la formule d’abonnement testée
par Decathlon en Belgique, qui permet
aux clients d’emprunter les produits
du magasin).
Actions incitatives et coercitives des
pouvoirs publics, desserrement de l’em­
prise de l’hyperconsommation sur nos
vies de consommateur citoyen, expéri­
mentation de nouveaux modèles d’affai­
res par les entreprises : la partie se joue à
trois, et l’urgence de la situation exige
d’accélérer la cadence. p
Philippe Moati est professeur
d’économie à l’université Paris Cité
et cofondateur de l’Observatoire société
et consommation (ObSoCo)

Isabelle Ayache-Revah lisation du domicile, l’usage de la visio­

conférence, la consommation énergéti­
que du domicile ? S’il a été indispensable
tions professionnelles (dis) tendues par
l’écrit préféré aux échanges verbaux,
stress accru des manageurs non formés,
munication écrite : la quantité de mails
échangés entre manageurs et télétra­
vailleurs explose. Ceux­ci nécessitent des

Le télétravail réduit-il
pendant la crise sanitaire, est­il toujours
une solution miracle face à la crise
énergétique ?
Certes, le télétravail permet aux entrepri­
confort matériel inégal… serveurs spécifiques, gloutons en énergie
Le télétravail nécessite, en réalité, un ac­ et polluants. Et les échanges vidéo suivent
compagnement personnalisé des collabo­ la même courbe : ce sont eux qui consom­
rateurs et une vigilance accrue des services ment le plus de bande passante.

la facture énergétique ?
ses de réduire substantiellement leur fac­
ture énergétique. La réduction de la taille
des locaux, la mise en place du flex office
(bureau sans poste fixe) permettent une
moindre consommation d’électricité, de
L’avocate spécialiste du droit social observe que chauffage en hiver et de climatisation en
été et, en cascade, une diminution des frais
les entreprises s’achètent abusivement une conduite d’entretien. Certaines entreprises considè­
en brandissant le recours au travail à distance rent ainsi qu’elles contribuent, de ce fait, à
l’effort national et sauvent, elles aussi, un
petit peu notre planète.
de ressources humaines face aux deman­
des de reconnaissance de situation de har­
cèlement moral ou de maladie profession­
nelle, dont le nombre s’accroît fortement
en situation de télétravail.
Former aux bons « écogestes »
Le lien entre télétravail et réduction de la
facture énergétique n’est pas non plus
aussi évident. Nul ne peut ignorer que le
télétravailleur va devoir chauffer et éclai­
Les astuces pour économiser l’énergie et
réduire les émissions mondiales de CO2
liées au numérique sont nombreuses. A
charge aux entreprises de former leurs sa­
lariés aux bons « écogestes » : préférer les
échanges audio, nettoyer régulièrement sa
boîte mail, limiter les contacts en copie, lo­
ger les pages Internet consultées quoti­
diennement dans les favoris pour éviter de
sursolliciter les serveurs informatiques
des navigateurs Internet qui réactualisent

F
ace à la crise énergétique, les sug­
gestions et les initiatives pleuvent.
Le col roulé devient un acte de ci­
visme (ou un must wear de
l’automne). D’aucuns voient le télétravail
comme la clé de voûte de l’arsenal visant
NUL NE PEUT à protéger notre planète et à conserver
notre « capital énergie » en période de
IGNORER QUE LE crise. Le plan de sobriété énergétique pré­
TÉLÉTRAVAILLEUR senté par le gouvernement, le 6 octobre,
prévoit, entre autres mesures, le recours
VA DEVOIR au télétravail pour endiguer la tension sur
le réseau électrique.
CHAUFFER ET Mais le télétravail est­il écologique ? Pen­
ÉCLAIRER LA PIÈCE se­t­on à la pollution inhérente au télétra­
vail et aux effets rebonds comme les
OÙ IL TRAVAILLERA déplacements supplémentaires, la reloca­
Appliqué à des journées entières, le télé­
travail contribue également à limiter la
pollution de l’air, en réduisant, voire en
supprimant, l’usage de certains modes de
transport sur le trajet domicile­travail et
en réduisant les déplacements nationaux
ou internationaux.
Enfin, le télétravail est réputé améliorer
la qualité de vie des collaborateurs con­
cernés : absence de transport, environne­
ment plus calme, amélioration de la
vie familiale…
Mais l’expérience a aussi prouvé que le
télétravail n’emportait pas une adhésion
unanime. Il est mal vécu par certains col­
laborateurs, plus fragiles et moins fortu­
nés : isolement, difficulté à séparer vie
professionnelle et vie personnelle, rela­
rer la pièce où il travaillera, seul. Ces nou­
velles dépenses énergétiques devront né­
cessairement faire l’objet d’une discussion
plus globale pour les prendre en charge. Il
serait effectivement peu admissible que
cette majoration sensible de la facture
énergétique accable des salariés déjà mis
en difficulté par une inflation galopante.
Outre l’aspect financier, y a­t­il un sens
écologique à fractionner les lieux d’exécu­
tion du travail ? On multiplie, en effet, les
équipements informatiques et les dépen­
ses énergétiques non mutualisées. On ne
peut réduire la facture énergétique liée au
travail en se contentant de la déplacer vers
les foyers des télétravailleurs !
Autre point souvent occulté, le télétravail
pousse à l’usage plus fréquent de la com­
leurs pages en continu.
Sans doute n’existe­t­il pas de solution
miracle. Mais nos ressources peuvent être
sauvegardées si nous les utilisons plus ju­
dicieusement. Le télétravail est vécu par
certains comme un acquis social. Il est
cependant indispensable de s’interroger
sur la façon de concilier crise énergétique,
bien­être au travail et préservation de
notre planète.
Isabelle Ayache-Revah est avocate
en droit social, associée et cofondatrice
du cabinet Raphaël Avocats
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DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022 idées | 31

LA  CHRONIQUE
Valeria Siniscalchi Mais ce système a également
d’autres effets, en premier lieu
sur la façon de produire. L’agricul­
l’un ou l’autre des acteurs ne joue
pas le rôle ou ne respecte pas la
philosophie du contrat.
DE  THOMAS PIKETTY

La nourriture, un Redistribuer les richesses

ture biologique pratiquée à
l’échelle familiale, avec quelques
salariés, demande de prêter atten­
tion aux sols et de diversifier les
instrument politique
cultures. Le rythme des livraisons
impose de repenser les temps de
Repenser le système alimen­
taire à partir d’expériences locali­
sées ne veut pas dire localisme,
car l’impact de ces expériences va
pour sauver la planète
bien au­delà du local et de la seule
sphère de la consommation. Si

la production afin de pouvoir
fournir des paniers diversifiés
chaque semaine, comme le pré­
voit le contrat. La proximité entre
L’anthropologue décrit le modèle de la relation les lieux de production et les
lieux de distribution permet aux
contractuelle, à la fois marchande et militante, maraîchers de produire des varié­
des associations pour le maintien tés de légumes plus fragiles, qui
exigent des délais courts entre la
de l’agriculture paysanne récolte et la distribution, mais qui
sont aussi plus goûteuses en
maintenant ou en réintroduisant
les agriculteurs sont censés pou­
voir vivre dignement de leur tra­
vail en partageant les risques, ces
systèmes s’ouvrent de plus en
plus à des consommateurs aux
budgets réduits, et s’élargissent à
d’autres producteurs non maraî­
chers afin d’éloigner davantage
les adhérents de la grande distri­
bution et de soutenir d’autres
productions locales.
Comme dans d’autres projets
D
isons­le d’emblée : il est impossible
de lutter sérieusement contre le ré­
chauffement climatique sans une Thomas Piketty
redistribution profonde des ri­ est directeur d’étu-
chesses, à l’intérieur des pays comme à des à l’Ecole des
l’échelle internationale. Ceux qui préten­ hautes études en
dent le contraire mentent à la planète. Et sciences sociales,
ceux qui prétendent que la redistribution Ecole d’économie
est certes souhaitable, sympathique, etc., de Paris
mais malheureusement impossible tech­
niquement ou politiquement, mentent

U
ne certaine forme de so­
briété est pratiquée de­
puis longtemps dans le
domaine de la produc­
tion et de la distribution alimen­
taires. Celle­ci prend forme au
sein des systèmes qui relient
maraîchers et consommateurs
urbains, comme les associations
pour le maintien de l’agriculture
paysanne (AMAP) en France, les
coopératives de consommateurs
et de producteurs en Grèce ou en
Catalogne, les groupes d’achat
solidaire en Italie, les supermar­
chés coopératifs et les Commu­
nity Supported Agriculture aux
Etats­Unis.
Ces expériences diverses peu­
vent être considérées à la fois
comme des exemples d’acti­
visme alimentaire, dans lesquel­
les les adhérents s’opposent par
leurs pratiques de production et
de consommation au système
économique et alimentaire de
l’agro­industrie, et comme des
projets concrets à petite échelle
pour repenser la façon de
produire, de s’approvisionner et
de s’alimenter.
Prenons le cas des systèmes
d’abonnement aux paniers de lé­
gumes de type AMAP qui, dans la
ville de Marseille, se réunissent
dans le réseau des Paniers mar­
seillais. Les contrats qui relient
maraîchers et « consom’acteurs »
– le terme est utilisé pour dési­
gner les consommateurs adhé­
rents du système – permettent à
ces derniers de s’assurer une an­
née en fruits et légumes de saison,
biologiques, produits à proximité
et à des prix plus intéressants que
ceux de la grande distribution.
Aux maraîchers est garantie la
vente de la production de l’année,
et donc des revenus sûrs, censés
leur permettre de vivre de leur ac­
tivité mais aussi de se libérer de la
mise en concurrence opérée par
la grande distribution et les inter­
médiaires commerciaux.
CES EXPÉRIENCES
NOUS PERMETTENT
D’IMAGINER
UN FUTUR QUI
RECONNECTE LA
PRODUCTION ET LA
CONSOMMATION
ainsi de la biodiversité dans les
champs.
Les adhérents, de leur côté,
prennent conscience des aléas et
des difficultés de la production,
dont ils partagent une partie des
risques. Ils modifient également
leur attitude vis­à­vis de la nourri­
ture : ils ne la choisissent pas, ni
en quantité ni en variété, mais
doivent apprendre à faire avec des
légumes de saison, dont la quan­
tité varie au fil des semaines.
Au-delà du local
La dimension « alternative » ne
va cependant pas sans contrain­
tes : pour les consommateurs, le
rythme hebdomadaire des distri­
butions, l’apparente absence de
choix ; pour les maraîchers, l’or­
ganisation du cycle productif de­
vant gérer un nombre important
de variétés, la prise en charge de
la distribution ; et, enfin, la mobi­
lisation de bénévoles pour s’oc­
cuper des différentes étapes du
système. Ces mêmes contraintes
constituent la base de l’engage­
ment solidaire qui relie les deux
pôles de la relation. Cet engage­
ment est probablement l’élé­
ment qui différencie ce système
d’autres formes de vente et d’ap­
provisionnement, même si la re­
lation n’est pas à l’abri de ten­
sions, et parfois de ruptures si
autour de la nourriture, l’alimen­
tation apparaît ainsi comme un
espace d’expérimentation qui
permet d’imaginer et de prati­
quer des relations économiques
structurées autour de valeurs so­
ciales, politiques, environnemen­
tales, morales. La nourriture y est
utilisée comme un instrument
politique qui permet de dépasser
les intérêts individuels et de prê­
ter attention à l’impact environ­
nemental de la production et de la
consommation, aux rapports au
travail, aux prix et à l’accessibilité.
Ces expérimentations, plus
nombreuses que ce qui nous est
donné à voir, constituent aussi
des manières d’imaginer un fu­
tur permettant de reconnecter la
production et la consommation.
En nous imposant des limites,
elles nous incitent à prêter atten­
tion à l’impact des pratiques
humaines sur les milieux de vie
et l’environnement. p
Valeria Siniscalchi est
anthropologue, directrice
d’études à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales
(Centre Norbert-Elias,
Marseille)
tout autant. Ils feraient mieux de défendre ce en quoi ils croient
(s’ils croient encore à quelque chose) plutôt que de se perdre dans
des postures conservatrices.
La victoire de Lula face au camp de l’agrobusiness au Brésil re­
donne certes un peu d’espoir. Mais elle ne doit pas faire oublier que
tant d’électeurs restent sceptiques face à la gauche sociale­écologi­
que et préfèrent s’en remettre à la droite nationaliste et antimi­
grants, au Sud comme au Nord, comme l’ont montré les élections
en Suède et en Italie. Pour une raison simple : sans une transforma­
tion fondamentale du système économique et de la répartition des
richesses, le programme social­écologique risque de se retourner
contre les classes moyennes et populaires.
La bonne nouvelle (si l’on peut dire) est que les richesses sont telle­
ment concentrées au sommet qu’il est possible d’améliorer les
conditions de vie de l’immense majorité de la population tout en
luttant contre le changement climatique, pour peu que l’on se
donne les moyens d’une redistribution ambitieuse. Autrement dit,
chacun devra naturellement changer profondément son mode de
vie, mais il est possible de compenser les classes populaires et
moyennes pour ces changements, à la fois sur le plan financier et en
donnant accès à des biens et services moins énergivores et davan­
tage compatibles avec la survie de la planète (éducation, santé, loge­
ment, transport, etc.). Cela passe par une réduction drastique du ni­
veau de fortune et de revenu des plus riches, et c’est la seule façon de
constituer des majorités politiques pour sauver la planète.
Taxation d’exception
Les faits et les chiffres sont têtus. Les milliardaires mondiaux ont
poursuivi leur progression stratosphérique depuis la crise de
2008 et pendant la pandémie de Covid­19 et ont atteint des ni­
veaux inédits. Comme l’a montré le rapport sur les inégalités
mondiales 2022, les 0,1 % les plus riches de la planète détiennent
désormais à eux seuls quelque 80 000 milliards d’euros de capi­
taux financiers et immobiliers, soit plus de 19 % des patrimoines à
l’échelle mondiale (l’équivalent d’une année de PIB mondial). La
part détenue par les 10 % les plus riches atteint 77 % du total,
contre seulement 2 % pour les 50 % les plus pauvres. En Europe,
que les élites économiques aiment présenter comme un havre
d’égalité, la part des 10 % les plus riches est de 61 % du patrimoine
total, contre 4 % pour les 50 % les plus pauvres.
En France, les cinq cents plus grandes fortunes sont passées à el­
les seules entre 2010 et 2022 de 200 milliards à 1 000 milliards,

Régulons enfin la publicité

c’est­à­dire de 10 % du PIB à près de 50 % du PIB (soit deux fois plus
que tout ce que possèdent les 50 %
LA PROSPÉRITÉ  les plus pauvres). D’après les don­
nées disponibles, le total de l’impôt
DÉPEND  sur le revenu acquitté par ces cinq
cents fortunes a représenté sur toute
AVANT TOUT  cette période l’équivalent de moins

L’économiste Mathilde Dupré DE L’ÉDUCATION  de 5 % de cet enrichissement de

et le politiste Renaud Fossard
déplorent le rôle majeur de la
communication commerciale
dans la surconsommation
la consommation au sein du produit intérieur
brut. En cause, la forte pression publicitaire,
qui conduit les individus à se sentir frustrés de
leur niveau présent de consommation et à re­
nouveler toujours plus rapidement des pro­
duits qui fonctionnent encore. Ce qu’on ap­
pelle l’« obsolescence marketing ». Pour finan­
cer cette consommation additionnelle, les
Troisièmement, la lutte contre la sur­
consommation et l’obsolescence marketing
suppose également d’agir sur le niveau général
de pression publicitaire. Selon l’étude précitée,
un triplement du (très faible) niveau actuel de
taxation des dépenses publicitaires permet­
trait de les réduire de l’ordre de 14 %, tout en
améliorant le bien­être des consommateurs,
800 milliards. C’est d’ailleurs cohé­
ET N’A PAS BESOIN  rent avec les déclarations de revenus
des milliardaires états­uniens révé­
D’UNE INÉGALITÉ  lées en 2021 par l’organisme ProPu­
STRATOSPHÉRIQUE blica, et qui montrent un taux d’im­
position moyen du même ordre. En
instituant une imposition excep­
tionnelle de 50 % sur cet enrichissement, ce qui n’aurait rien d’ex­

A
lors qu’Emmanuel Macron annonce
« la fin de l’abondance », les quelque
34 milliards d’euros de dépenses
annuelles en publicité et marketing
promotionnel – un montant comparable à
l’effort des entreprises françaises en matière
de recherche et développement – continuent
de doper des modèles économiques fondés
sur la surconsommation et incompatibles
avec les limites planétaires.
Depuis plus d’un siècle, la publicité est traitée
par la théorie économique dominante comme
un simple vecteur d’information pour les
consommateurs : à l’échelle d’un secteur éco­
nomique, les campagnes publicitaires ne fe­
raient que modifier la répartition des parts de
marché entre les entreprises, dans un jeu à
somme nulle. Un outil purement informatif et
concurrentiel qui ne soulèverait donc pas de
vrais enjeux politiques, et donnerait ainsi aux
pouvoirs publics peu de raisons d’intervenir.
Cette vision simpliste ne résiste pas aux ré­
cents travaux de recherche, qui indiquent que
la publicité revêt une dimension persuasive, et
qu’elle accroît également la demande agrégée.
Une nouvelle étude universitaire livre ainsi
un diagnostic inédit sur le marché français
(Advertising, Promotional Marketing and the
Aggregate Economy : Evidence from France, Sa­
muel Delpeuch et Francesco Turino, docu­
ment de travail, octobre 2022). Au cours des
trente dernières années, les dépenses de publi­
cité et marketing ont conduit à une augmenta­
tion cumulée de la consommation des ména­
ges de 5,3 %, et à un renforcement du poids de
Français ont travaillé plus, au détriment de
leur temps libre et au prix d’une légère baisse
de leur salaire moyen.
Bannir certains produits polluants
Dans les pays riches comme la France, la
consommation des ménages constitue une
source importante d’émissions de gaz à effet
de serre. La publicité a donc un impact écologi­
que qui est d’autant plus fort que les dépenses
en la matière se concentrent massivement sur
une poignée de produits et de services pol­
luants, tels que la voiture individuelle (en par­
ticulier les SUV), le fast­food ou les sodas
(deux types de nourriture qui, outre l’accumu­
lation de déchets, plastiques notamment, po­
sent aussi des enjeux majeurs de santé publi­
que). Une véritable régulation de la publicité
s’impose, et plus encore dans le cadre de la
planification écologique. Trois éléments pa­
raissent essentiels.
Premièrement, pour prévenir efficacement
les incitations à l’obsolescence marketing et le
« greenwashing », il est temps de confier la ré­
gulation des contenus publicitaires à une
autorité indépendante et non aux organis­
mes contrôlés par la profession elle­même.
Deuxièmement, l’accès au marché publici­
taire doit aussi être barré pour une poignée de
produits qui sont particulièrement polluants
ou néfastes pour la santé publique (voitures in­
dividuelles à moteur thermique, voyages en
avion ou produits alimentaires de Nutriscore
D ou E), à l’instar des règles qui existent dans
de nombreux pays sur le tabac ou à Singapour
pour les boissons sucrées.
dans la mesure où les effets du ralentissement
de la consommation seraient plus que contre­
balancés par ceux de la baisse du temps de tra­
vail. La mise en place d’une taxe à 8 % des dé­
penses de publicité rapporterait en moyenne
1,66 milliard d’euros aux pouvoirs publics pen­
dant trois ans. Avec moins de 500 entreprises
qui contrôlent les deux tiers des dépenses dans
les campagnes nationales, la taxe pourrait ci­
bler uniquement les grands annonceurs,
comme celle en vigueur sur les dépenses pro­
motionnelles dans le secteur pharmaceutique.
Au contraire, les secteurs économiques parti­
culièrement utiles à la transformation écologi­
que, tels que le réemploi, le bio ou les énergies
renouvelables, devraient en être exemptés.
Il est plus que temps de faire entrer la
communication commerciale dans l’ère de la
sobriété. Alors que 83 % des Français, selon le
baromètre Greenflex­Ademe 2022, souhaite­
raient « vivre dans une société où la consom­
mation prendrait moins de place », la régula­
tion de la publicité apparaît incontournable.
Elle est utile pour réduire nos émissions de
gaz à effet de serre, juste socialement et
décisive pour rendre désirable le monde
qui se prépare. p
Mathilde Dupré est économiste, codirec-
trice de l’Institut Veblen ; Renaud Fossard
est politiste, délégué général de l’association
Communication et démocratie
cessif à un moment où les petites épargnes durement accumulées
acquittent un impôt inflationniste de 10 % par an, le gouverne­
ment français pourrait réunir 400 milliards d’euros.
On peut imaginer d’autres formules, mais le fait est que les mon­
tants sont vertigineux : ceux qui prétendent qu’il n’y a rien de subs­
tantiel à récupérer de ce côté­là ne savent tout simplement pas
compter. Pour mémoire, le pouvoir en place vient de mettre son
veto cette semaine à une décision de l’Assemblée nationale d’aug­
menter les investissements dans la rénovation thermique des bâti­
ments (12 milliards d’euros) et dans les réseaux ferroviaires (3 mil­
liards), en expliquant que nous n’avions pas les moyens de telles
largesses. D’où la question : le gouvernement sait­il compter, ou
bien fait­il passer les intérêts d’une petite classe devant ceux de la
planète et de la population, qui aurait tellement besoin de loge­
ments rénovés et de trains qui arrivent à l’heure ?
Au­delà de cette taxation d’exception des cinq cents plus grandes
fortunes, c’est évidemment l’ensemble du système fiscal qu’il faut
revoir, en France, comme dans tous les pays du monde. Au cours du
XXe siècle, l’impôt progressif sur le revenu a été un immense succès
historique. Les taux d’imposition de l’ordre de 80­90 % appliqués
aux plus hauts revenus sous Roosevelt et pendant un demi­siècle
(81 % en moyenne de 1930 à 1980) ont coïncidé avec la période de
prospérité, d’innovation et de croissance maximale des Etats­Unis.
Pour une raison simple : la prospérité dépend avant tout de l’éduca­
tion (et les Etats­Unis étaient très en avance sur le monde à ce mo­
ment­là) et n’a absolument pas besoin d’une inégalité stratosphéri­
que. Au XXIe siècle, il faudra étendre cet héritage à l’impôt progres­
sif sur la fortune, avec des taux de 80­90 % sur les milliardaires, et
mettre à contribution les 10 % des patrimoines les plus élevés. Il
faut aussi et surtout qu’une part substantielle des recettes pesant
sur les plus riches soit versée directement aux pays les plus pau­
vres, en proportion de leur population et de leur exposition au
changement climatique. Les pays du Sud ne peuvent plus attendre
chaque année que le Nord daigne tenir ses engagements. Il est
temps de penser le monde suivant, sinon c’est lui qui se transfor­
mera en cauchemar. p
 0123
32 | idées DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022

Lee Drutman
Aux Etats-Unis, la notion d’opposition légitime,
principe fondamental de la démocratie, disparaît
A l’approche des midterms, le politiste américain revient
breux, c’est parce que les électorats des cien président Donald Trump – celui­ci ricain bipartite restera extrêmement – et
sur les ressorts et les dangers de la profonde polarisation deux partis sont séparés par un fossé avait d’ailleurs poussé ses partisans à dangereusement – clivé. Pire, le nombre
politique de l’électorat. Il évoque l’idée d’un système géographique et culturel : démocrates et prendre d’assaut le Capitole, le 6 jan­ d’élus républicains qui nient ouverte­
républicains vivant dans des lieux très vier 2021. Si certains d’entre eux rem­ ment le résultat des dernières présiden­
électoral proportionnel et plurinominal pour sortir différents, les élections ne donnent pas portent ces scrutins, ce qui semble fort tielles sera plus élevé. Les haines partisa­
le pays de cette logique devenue toxique toujours lieu à de véritables compéti­ probable, ils seront en bonne position nes ne s’apaiseront pas, et la légitimité
tions. Ce fossé est d’ailleurs une raison­ pour la présidentielle de 2024. des élections américaines sera de plus en
clé pour laquelle si peu d’électeurs res­ plus fragile. Une fois encore, nous som­

B
ien que, le jour du scrutin, le ré­
sultat puisse encore nous réser­
ver des surprises, il est très pro­
bable que les républicains recon­
quièrent la majorité à la Chambre des
représentants (et peut­être même au Sé­
nat) le 8 novembre. Cela s’inscrirait
dans une remarquable continuité. En ef­
fet, deux ans après la présidentielle, à
chaque élection de mi­mandat ou pres­
que, le parti du président perd du ter­
rain à la Chambre (dont la totalité des
435 sièges est renouvelée tous les deux
ans, soit le mandat le plus court de tou­
tes les démocraties du monde). Généra­
lement, il perd aussi du terrain au Sénat
(dont un tiers des 100 sièges est renou­
velé tous les deux ans).
Ce va­et­vient quasi automatique de la
politique américaine soulève une ques­
tion évidente : les sujets politiques
n’ont­ils pas d’importance ? Que l’on
nous pardonne de penser que si. Le fait
est que dans cette guerre de tranchées
sans fin des deux grands partis améri­
cains, les commentateurs ne cessent de
débattre des meilleures stratégies de
communication pour bien présenter tel
ou tel sujet, et rivalisent d’ingéniosité
pour trouver la bonne manière de parler
d’un sujet et des bons sujets à mettre en
avant. Si la formule gagnante reste in­
trouvable, c’est tout simplement qu’elle
n’existe pas. La petite tranche des élec­
teurs – qui fait basculer les résultats
dans le peu de circonscriptions et d’Etats
où le résultat n’est pas couru d’avance –
est difficile à comprendre. Ils se présen­
tent dans les bureaux de vote à la der­
nière minute et prennent une décision
singulière, avec leurs tripes.
Fossé géographique et culturel
Les élections américaines sont avant
tout – comme c’est le cas depuis au
moins dix ans – une lutte acharnée pour
cette poignée de voix. Presque tous les
électeurs du prochain scrutin ont déjà
fait leur choix il y a des années : ils ont
choisi un parti. Depuis, tout n’est que
loyauté et biais de confirmation [la ten­
dance à prendre en compte avant tout les
informations qui confirment sa manière
de penser].
La fourchette des résultats possibles est
par ailleurs limitée par le petit nombre
d’Etats et de circonscriptions où l’écart
entre les deux partis est suffisamment
faible pour que la part d’électeurs indécis
joue un rôle décisif. S’ils sont si peu nom­
tent indécis ; et le dernier redécoupage
de la carte électorale, en 2020, n’améliore
pas cette situation.
Les élections au niveau des Etats, qui se
tiendront le même jour, sont porteuses
d’enjeux peut­être plus grands encore.
La plupart des Etats­clés éliront en effet
leur gouverneur et leur secrétaire d’Etat
(qui est le responsable des élections
dans son Etat). Presque tous les candi­
dats républicains qui participent à ces
scrutins estiment que les élections de
2020 ont été « volées », se faisant l’écho
du big lie (le « grand mensonge ») de l’an­
UN GRAND NOMBRE
DE RÉPUBLICAINS
NIANT LE RÉSULTAT
DE LA DERNIÈRE
PRÉSIDENTIELLE
RISQUE D’ACCÉDER
AU POUVOIR
Haines partisanes
Ainsi, un grand nombre de républicains
niant le résultat de la dernière présiden­
tielle risque d’accéder au pouvoir. Cela
tient à l’indifférence de certains de leurs
électeurs vis­à­vis des discours antidé­
mocratiques, et à un clair soutien de
beaucoup d’entre eux.
Cela tient aussi à la forte polarisation
du pays. Puisque les Etats­Unis n’ont
que deux grands partis politiques, et
que les démocrates et les républicains
sont profondément divisés par la géo­
graphie et la culture, les « chambres
d’écho médiatiques » [qui amplifient
l’importance de certaines informations
en les répétant et en omettant d’autres
informations] alimentent une profonde
hostilité mutuelle.
De nombreux républicains croient da­
vantage à l’idée que les démocrates sont
des tricheurs qu’à l’idée qu’ils puissent
représenter une majorité de la popula­
tion. Autrement dit, la notion d’« opposi­
tion légitime » – principe fondamental
de la démocratie – part à vau­l’eau. C’est
pourquoi de nombreux experts considè­
rent aujourd’hui la démocratie améri­
caine en grand danger.
Quelle que soit l’issue du scrutin, une
chose est sûre : le monde politique amé­
mes à la veille d’un scrutin apparem­
ment sans issue.
Mais il existe une autre possibilité. Si
les Etats­Unis adoptaient un système
électoral proportionnel et plurinominal
dans les circonscriptions, donc si les siè­
ges étaient répartis en fonction du nom­
bre de voix obtenues, le système politi­
que binaire s’ouvrirait, et une multitude
de coalitions politiques et de partis nou­
veaux pourraient se former, ce qui sorti­
rait le pays de cet éternel jeu de vases
communicants, de cette pensée du
« nous » contre « eux » qui domine notre
monde politique. Un jour, peut­être, la
question fera­t­elle l’objet d’un vote. p
Traduit de l’anglais par
Valentine Morizot
Lee Drutman est chercheur au sein
du groupe de réflexion New America
et enseignant en science politique
à l’université Johns-Hopkins. Il est
l’auteur de « Breaking the Two-Party
Doom Loop : The Case for Multiparty
Democracy in America » (Oxford
University Press, 2020, non traduit)

Stephen Ansolabehere Les divisions au sein du Parti républicain

pourraient atténuer ses gains électoraux
Les élections de mi­mandat sourient toujours au parti qui se trouve dans l’opposition. Mais la victoire annoncée du Parti républicain,
le 8 novembre, devrait être moins éclatante que prévu, estime le politologue, en raison de la radicalité de certains de ses candidats

L
e cas de la 13e circonscrip­
tion de Floride, située sur la
côte ouest de l’Etat et repré­
sentant la ville de Saint Pe­
tersburg (260 000 habitants), il­
lustre les forces complexes en jeu
lors des élections de mi­mandat,
qui auront lieu le 8 novembre. En
son temps, Donald Trump avait
remporté cette circonscription
avec une avance de huit points de
pourcentage. Or, aujourd’hui,
quelques jours avant le jour J, la
candidate républicaine locale à la
Chambre des représentants,
Anna Paulina Luna, dispose
d’une avance minime dans les
sondages face au candidat démo­
crate, Eric Lynn. En effet, en cette
année où les républicains de­
vraient conquérir une majorité
confortable à la Chambre et au
Sénat, ses candidats n’ont que
très peu d’avance dans de nom­
breuses élections­clés.
Les experts politiques s’accor­
dent pourtant depuis longtemps
pour penser qu’en 2022 les démo­
crates perdront leur majorité à la
Chambre et au Sénat. En règle gé­
nérale, aux élections de mi­man­
dat, le parti du président perd en
effet quelques points de pourcen­
tage dans les résultats nationaux
et de vingt à vingt­cinq sièges à la
Chambre. Cette tendance reflète
la baisse d’enthousiasme suscité
par le gagnant de la présidentielle,
élu deux ans auparavant, et les
forts vents contraires politiques
auxquels il fait généralement face
à ce stade de son mandat.
2022 ne constituera pas une
exception à cette tendance histo­
rique. Le revenu réel des Améri­
cains et la popularité du prési­
dent sont les meilleurs indica­
teurs des résultats des élections ;
or, les deux sont aujourd’hui
largement au­dessous de la
moyenne.
Chiffres serrés
Par le passé, Obama et Trump,
avec un taux de popularité simi­
laire, avaient perdu leur majorité à
la Chambre. Plus encore, le taux
d’inflation atteint un niveau re­
cord depuis quarante ans, et le re­
venu réel disponible stagne de­
puis le début de la présidence Bi­
den. Au vu de ces deux
indicateurs, les analystes prédi­
sent que les républicains pour­
raient gagner jusqu’à qua­
rante sièges à la Chambre des re­
présentants, ce qui porterait leur
nombre total de sièges à pas
moins de 253 contre 182 pour les
démocrates.
A quelques jours du scrutin, il
semble cependant fort peu proba­
ble que quarante sièges passent
ainsi aux mains des républicains.
Du côté du Sénat, la plupart des
analystes estiment que les deux
partis ont autant de chance l’un
que l’autre de remporter une ma­
jorité. Au regard de la faiblesse de
la cote de popularité de Biden et
de l’économie, il est pourtant sur­
prenant que les chiffres de ces
élections soient si serrés. Les diffi­
cultés des démocrates s’expli­
quent : elles s’inscrivent dans une
tendance historique. Les républi­
cains, pour leur part, ne parvien­
nent pas à en tirer profit. L’ac­
tuelle campagne met au jour des
PAR LE PASSÉ,
OBAMA ET TRUMP,
AVEC UN TAUX
DE POPULARITÉ
SIMILAIRE, AVAIENT
PERDU LEUR
MAJORITÉ
À LA CHAMBRE
divisions au sein du parti qui l’em­
pêchent de gagner du terrain
comme il l’avait fait face à Obama
il y a dix ans. Ces problèmes appa­
raissent clairement lorsque l’on se
penche sur le cas de la 13e circons­
cription de Floride.
L’électorat de cette partie de la
Floride, majoritairement blanc,
âgé, périurbain, est divisé, à parts
égales, entre les deux partis.
En 2020, les banlieues donnaient
leurs voix aux républicains et aux
démocrates, à parts égales aussi.
De même que les femmes blan­
ches. Or, les banlieues et les fem­
mes blanches constituent deux
des plus grands segments démo­
graphiques de l’électorat. Un pas
de leur part vers l’un ou l’autre
parti peut faire basculer les élec­
tions. Ce sont précisément les
électeurs de ces groupes démo­
graphiques que les républicains
n’ont pas réussi à convaincre.
Anna Paulina Luna, la candidate
républicaine de la 13e circonscrip­
tion de Floride, est une novice en
politique fortement liée à – et sou­
tenue par – la faction trumpiste
du parti. Cette autoproclamée
« extrémiste pro­life » soutient les
nominations de Trump à la Cour
suprême et les théories conspira­
tionnistes sur les élections de
2020. Des positions qui effraient
des segments­clés des électeurs
indécis qui, en une année telle
que celle­ci, auraient tendance à
pencher du côté républicain. Dans
l’ensemble des Etats­Unis, les can­
didats républicains qui soutien­
nent la faction extrême du parti
s’en sortent en effet moins bien
dans les sondages que les autres
candidats républicains. Dans
l’Ohio, par exemple, aux élections
sénatoriales, J. D. Vance, lui aussi
novice, populiste et extrémiste, a
quatre points de pourcentage
d’avance sur le démocrate Tim
Ryan, alors qu’aux élections gou­
vernatoriales Mike DeWine, un ré­
publicain de l’establishment, de­
vance son adversaire démocrate
de quinze points.
Encore plus à droite
En moyenne, les républicains po­
pulistes obtiennent ainsi
six points de moins que les répu­
blicains de l’establishment qui se
présentent dans le même Etat.
Beaucoup de ces populistes sorti­
ront vainqueurs du scrutin parce
que c’est une année favorable
pour le parti, mais les électeurs in­
décis qui se sentent proches des
républicains, en particulier les
femmes et les habitants des ban­
lieues résidentielles, auront du
mal à voter pour ces candidats.
Autant attirés que repoussés par
le parti républicain, ils lui donne­
ront leur voix à contrecœur, pour
punir les démocrates de leurs
mauvais résultats économiques.
Aux élections de mi­mandat de
2022, comme au temps du mou­
vement du Tea Party en 2010,
beaucoup de candidats populistes
tels qu’Anna Paulina Luna entre­
ront au Congrès. Ils tireront le
Parti républicain encore plus à
droite, notamment sur des ques­
tions sociales comme les droits
des femmes. Au demeurant, les
forces économiques qui main­
tiennent le Parti républicain à flot
en 2022 ne seront pas là éternelle­
ment. Quand l’inflation s’apaisera
et que les revenus repartiront à la
hausse, pour les républicains, le
vent tournera. Le repositionne­
ment du parti sur des questions
telles que l’IVG, les libertés civi­
ques et même les principes démo­
cratiques, en revanche, est parti
pour durer longtemps. p
Traduit de l’anglais par V. M.
Stephen Ansolabehere
est un politiste américain,
il enseigne à Harvard
0123
DIMANCHE 6 ­ LUNDI 7 NOVEMBRE 2022 0123 | 33

PLANÈTE  |    CHRONIQUE RN : QUAND 

par sté phane f oucart
LE NATUREL 
ou directement l’élu de La France insou­ plaçant de Mme Le Pen, comme son futur
REVIENT 
Comment AU GALOP
mise, comme le contexte le suggère, ne
change rien à l’affaire qui n’aurait pas eu un
tel retentissement si ce dernier n’était pas
porte­parole.
Le soin que mettent les dirigeants du RN
et ses 89 députés à apparaître comme res­
désobéir ? né de parents africains et noir de peau. Dans
les deux cas, entre xénophobie et racisme,
l’invective constitue un appel à la haine
pectueux des institutions républicaines,
posés et réfléchis, ne doit pas faire illusion :
Mme Le Pen et ses amis défendent un projet
contre une catégorie d’êtres humains. d’exclusion porteur de menaces de violen­
L’élu apostrophé, M. Martens Bilongo, es­ ces à l’égard de tous ceux qui ne ressem­

L
e 14 octobre, deux mem­
bres du collectif Just Stop
Oil parvenaient à susciter
une colère mondiale
après avoir projeté le contenu
d’un pot de soupe à la tomate sur
Les Tournesols, de Van Gogh. Le ta­
bleau était exposé à la National
Gallery, à Londres. Ces derniers
mois, et singulièrement ces der­
nières semaines, des actions sem­
blables ont été menées en Austra­
lie, en Ecosse, en Italie, en Allema­
gne. Il fait peu de doute qu’elles se
multiplieront, en dépit des fractu­
res qu’elles ouvrent au sein même
du mouvement environnementa­
liste et de ses sympathisants.
Pour nombre d’entre eux, de tel­
les actions sont non seulement
absurdes et inutiles, mais aussi
contre­productives. Incompré­
hensibles pour le plus grand nom­
bre, elles pourraient même éloi­
gner de la cause environnemen­
tale ceux qui restent à convaincre,
en assimilant l’engagement pour
le climat et la biodiversité à la vio­
lence, au sectarisme, voire au ter­
rorisme. Pour d’autres, la force de
ces « performances » militantes
est, au contraire, de faire la dé­
monstration empirique de ce
qu’elles dénoncent. Et, peut­être,
de faire advenir une forme de ré­
flexivité, en plaçant tout un cha­
cun devant ses contradictions.
« Pourquoi pensez­vous qu’un
tableau est plus important que la
préservation de la vie sur Terre ? »,
DEUX ADOS ARMÉS  time que lui­même et « les personnes qui
DE SAUCE TOMATE  exact. Mais au­delà, c’est bien la République
NOUS INQUIÈTENT  agressés, lorsque sont mis en cause l’uni­
PLUS QUE LES 
MULTINATIONALES 
QUI ENCLENCHENT 
DES BOMBES
À RETARDEMENT  cation à teneur raciste qui a eu lieu, jeudi
CLIMATIQUES
sont­elles les méthodes les plus
efficaces ?
L’écologue Andreas Malm (uni­
versité de Lund) pose différem­
ment la question. Elle tient plu­
tôt, dit­il, à la quasi­absence de
violence de l’activisme environ­
nemental. « Après ces trois derniè­
res décennies, il ne fait aucun
doute que les classes dirigeantes
sont foncièrement incapables de
répondre à la catastrophe autre­
ment qu’en la précipitant, pose­t­il
en introduction à Comment sabo­
ter un pipeline ? (La Fabrique,
2020). D’elles­mêmes, par leur pro­
pre compulsion interne, elles ne
peuvent que continuer à tracer
leur chemin de feu jusqu’au bout. »
En l’absence de tout espoir de
voir une solution émerger des
institutions démocratiques, le
chercheur suédois fait sienne la
U n élu de la République a été pris à
partie à l’Assemblée nationale au
cours d’un incident qui met en
cause sa couleur de peau. Cette phrase
n’aurait jamais dû avoir à être écrite. Elle
rend compte, malheureusement, de l’alter­
3 novembre, dans ce haut lieu de la démo­
cratie française qu’est l’enceinte du Palais­
Bourbon. En pleine séance des questions au
gouvernement, alors que le député (LFI) du
Val­d’Oise Carlos Martens Bilongo s’inquié­
tait du sort des migrants secourus par l’ONG
SOS Méditerranée au large de la Libye, son
collègue RN Grégoire de Fournas, élu de Gi­
ronde, a hurlé : « Qu’il retourne en Afrique ! »
Que le député d’extrême droite ait désigné
le bateau de sauvetage, comme il le prétend,
HORS-SÉRIE
[lui] ressemblent » ont été attaqués. C’est
elle­même et tous ses citoyens qui sont
versalisme et le principe d’égalité, fonde­
ments du message français. Quant à M. de
Fournas, l’élu agresseur, il ne peut préten­
dre user d’un simple argument politique,
lui dont l’obsession à l’égard des Africains
et des migrants s’étale à longueur de
tweets. L’extrême émotion qu’a suscitée
son apostrophe indigne est légitime, de
même que l’exclusion temporaire pronon­
cée à son encontre vendredi après­midi par
l’Assemblée nationale.
Que survienne un tel incident honteux à
la veille de la désignation du successeur de
Marine Le Pen à la présidence du parti d’ex­
trême droite, nomination censée parache­
ver le processus de normalisation du parti
d’extrême droite, constitue un sérieux rap­
pel. D’autant que M. de Fournas avait été
choisi par Jordan Bardella, probable rem­
blent pas, à leurs yeux, à de « vrais Fran­
çais ». Un projet dont la clé de voûte – la
« préférence nationale » – est un principe
contraire aux fondements des droits de
l’homme qui sont la fierté de la France et
sur lesquels repose notre Constitution.
Comment oublier que le Rassemblement
national est l’héritier de Jean­Marie Le Pen
qui, député, n’hésitait pas à afficher son an­
tisémitisme en pleine Assemblée ? « Vous
cristallisez sur votre personnage un certain
nombre de répulsions patriotiques et pres­
que physiques », avait­il lancé à l’adresse de
Pierre Mendès France, le 11 février 1958, au
Palais­Bourbon. Le contexte de 2022 est
très différent, mais la logique de haine est
comparable. Et les efforts de Marine Le Pen
pour « chasser le naturel » raciste de l’ex­
trême droite n’y peuvent rien. Le voilà qui
revient au galop. Raison de plus pour re­
doubler de vigilance, à droite comme à gau­
che, contre toutes les stratégies, postures et
politiques qui pourraient conforter la ba­
nalisation de l’inacceptable. p

demandent en substance les acti­
vistes de Just Stop Oil. Alors que
nous devons bien convenir que la
question est évidemment rhéto­
PLANTU
question provocatrice posée en
mars 2007 par John Lanchester
dans la London Review of Books,
s’étonnant du pacifisme des mili­

rique, force est de constater que
leur modeste attentat, sans
même abîmer l’œuvre visée, a
soulevé une attention médiati­
que et une indignation collective
très supérieures à ce que susci­
tent habituellement les décisions
et les politiques publiques qui an­
crent chaque jour un peu plus le
monde sur une trajectoire de
catastrophe.
Destruction en Ouganda
Nul ne peut plus ignorer qu’un ta­
bleau de Van Gogh a été symboli­
quement maculé de rouge, mais,
hormis ceux qui suivent de près
l’actualité environnementale,
combien de nos concitoyens sa­
vent que Total parachève ces
jours­ci des expropriations de
masse préalables à la destruction
méthodique d’un immense et
inestimable biotope en Ouganda,
aux fins d’exploitation pétro­
lière ? Qui sait que la major fran­
çaise a déposé début septembre
une demande d’exploitation de
gisements gaziers au large des cô­
tes sud­africaines, pour l’équiva­
lent probable de 1 milliard de ba­
rils de pétrole ? Deux adolescents
armés d’un pot de sauce tomate
nous inquiètent plus que les mul­
tinationales qui enclenchent,
chaque jour ou presque, des bom­
bes à retardement climatiques.
Quant aux mégabassines en
cours de construction autour du
marais poitevin, elles ne dé­
fraient la chronique qu’en raison
– précisément ! – des affronte­
ments violents entre forces de
l’ordre et manifestants, qui ont
marqué le rassemblement, le
29 octobre, à Sainte­Soline (Deux­
Sèvres), de milliers d’opposants
au projet. La question a traversé et
traverse tous les mouvements
d’émancipation : comment déso­
béir ? La radicalité, l’action directe
DANS « LE MONDE »
tants environnementalistes. « Il
est étrange et frappant que les ac­
tivistes du climat n’aient commis
aucun acte de terrorisme, écrivait
le journaliste et écrivain britanni­
que. Après tout, le terrorisme est 50 ANS ——
de loin la forme d’action politique
individuelle la plus efficace du
monde moderne, et le change­
50DESSINS
ment climatique est un sujet qui
tient à cœur des gens (…). »
Quinze années plus tard, cette
volonté d’arrondir les angles est
toujours de mise, même chez les
défenseurs de l’environnement
les plus radicaux ; les atteintes
aux œuvres d’art et aux biens ne
sont jamais que symboliques. Qui
se souvient, il y a cent huit ans,
dans la même National Gallery,
d’une militante pour le droit de
vote des femmes, la suffragette
Mary Richardson, lacérant à
coups de couteau la Vénus au
miroir de Vélasquez ? Ce ne fut pas
une action isolée. La plupart
d’entre nous gardent des suffra­
gettes l’image d’un mouvement
sympathique, luttant pour des
droits qui vont aujourd’hui de soi,
mais les militantes féministes
britanniques du début du siècle
passé n’ont pas hésité à recourir à
la violence.
Dans une étude publiée en 2005
par la revue English Historical Re­
view, Christopher Bearman (uni­
versité de Hull) en a analysé le dé­
tail : pour la seule année 1913, les
militantes britanniques ont re­
vendiqué près de 340 actions,
principalement des incendies vo­
lontaires et des attentats à la
bombe, dont les cibles étaient des Jubilé. Après cinquante ans de bons et loyaux dessins − il en a publié près
maisons, des bureaux, des bâti­ de 20 000 dans le journal depuis 1972 −, Plantu a quitté la « une » du Monde
ments agricoles, des gymnases,
des hangars, des églises, des éco­
qu’il occupait depuis 1985. Nous rendons hommage dans ce hors-série à
les. Soit près d’un attentat par jour. l’éditorialiste au feutre acéré et créateur de Cartooning for Peace dont les
Depuis, la définition du terro­
risme semble avoir autant
dessinateurs sont ses remplaçants au fronton du Monde.
changé que les raisons de faire un
tour en prison. Le 29 octobre,

LA QUESTION A 
seize chercheurs du collectif
Scientist Rebellion, dont quatre PLANTU DANS « LE MONDE »
Français, se sont collés à des auto­
TRAVERSÉ ET  mobiles de marque BMW dans un Un hors-série du « Monde »
showroom, à Munich. Ce crime 100 pages - 9,50 €
TRAVERSE TOUS  épouvantable, aggravé par des Chez votre marchand de journaux
LES MOUVEMENTS  jets de peinture et le déploiement et sur lemonde.fr/boutique
d’une banderole, leur a valu qua­
D’ÉMANCIPATION tre jours de détention. p
 E NQ UÊ TE

Les infos, quelles infos ?

4 LA FR ANCE
B UI SSONNI È RE

Un chauffeur
piqué de tricot
Echappée dans le Maine-et-Loire,
à la rencontre d’un champion
du monde en titre de pull moche

6 GOÛT
On visite avec
les papilles
Crise sanitaire, vagues Faire découvrir un lieu à travers
de chaleur, incendies, sa culture culinaire, c’est le concept
des nouveaux « food tours »
guerre en Ukraine,
débats politiques…
UN APÉ RO AVEC …
Toutes les actualités 7

les énervent ou les Eddy Mitchell

angoissent. A tel point Fidèle à lui-même, le chanteur
que certains Français revient à ses premières amours
et publie « Des Lilas à Belleville »,
ont pris la décision une bande dessinée inspirée
de ne plus s’informer de son histoire et illustrée
par Ralph Meyer

D I MANCH E 6 - L UN DI 7 NOV EM B R E 202 2 C AHI E R DU « MO N D E » N O 242 10 - NE PE U T Ê T R E V END U SÉPA R ÉM ENT

2 0123
D IMA NCH E 6 - L UN D I 7 N OV E M B RE 202 2
Par Célia Laborie
S
anae Zerghani, 25 ans, a « compris que
quelque chose partait en cacahuète »
après avoir passé plusieurs soirées
les yeux écarquillés, dans le lit de son
appartement bruxellois, à se deman­
der comment elle réagirait si la
guerre arrivait jusque chez elle. Et que pourrait­
elle faire face à une catastrophe climatique, des
inondations comme au Pakistan, ou des incen­
dies comme cet été dans le sud de la France ? « Le
matin, je me réveillais et me rendais sur Google
Actualités avant même d’avoir bu mon café.
Même mon petit frère de 15 ans a entendu parler
de la guerre en Ukraine sur TikTok. On n’est pas
censés vivre dans le stress constant provoqué par
Poutine et le réchauffement climatique. J’ai com­
pris que les actualités me bouffaient et qu’il fallait
que je me protège », rembobine l’étudiante en re­
lations internationales. Depuis quelques semai­
nes, cette ancienne accro aux news s’est imposé
de nouvelles habitudes : le soir, elle s’allonge de­
vant un épisode de la série Grey’s Anatomy plutôt
que d’allumer une chaîne d’informations en
continu, elle a arrêté de consulter les appli­
cations de journaux sur son téléphone et se
contente de se renseigner en ligne sur ses sujets
de prédilection, comme la littérature ou les nou­
velles technologies. Et même si certains de ses
« Récemment,
j’ai rêvé qu’il y
avait un tsunami
chez moi et que
je devais monter
sur le toit de
ma maison »
Marie Desesbats
cadre de santé
amis lui ont fait remarquer qu’il était de son de­
voir de s’informer pour rester au courant de l’état
du monde, elle dit ressentir beaucoup moins de
« colère » et de « désespoir » au quotidien depuis
qu’elle a entamé cette diète médiatique.
Ces derniers mois, cette tentation de se
couper de l’ensemble des canaux d’information
se répand dans toutes les strates de la société.
D’après une étude publiée par la Fondation Jean
Jaurès en septembre, 53 % des Français déclarent
souffrir de « fatigue informationnelle ». Pour y
faire face, de nombreux sondés disent mettre en
place des stratégies de retrait : désactiver les noti­
fications de son smartphone, surveiller le temps
passé sur les écrans, éviter les chaînes d’info en
continu… L’aspect particulièrement anxiogène
des actualités depuis la pandémie de Covid­19,
l’accélération de la crise climatique et la guerre
en Ukraine ont joué. Mais, parmi les facteurs qui
les ont poussés à arrêter de s’informer, 34 % ci­
tent d’abord les débats jugés trop polémiques et
agressifs, quand 32 % évoquent le manque de fia­
bilité des informations et 31 % l’impact négatif
sur leur humeur ou leur moral. La tendance se
double d’une défiance accrue envers le travail
des journalistes : d’après l’enquête annuelle du
Reuters Institute, seuls 29 % des Français décla­
rent avoir confiance dans les médias – un taux
qui a baissé de neuf points depuis 2015.
La fatigue informationnelle touche des
Français de toutes les classes sociales et de tous
« Self-Portrait
in Polyester », 2021.
BEN ZANK
les âges. D’après David Medioni, journaliste et
directeur de l’Observatoire des médias à la Fon­
dation Jean Jaurès, « les sondés les plus fatigués
disent faire face à une avalanche d’informations
non hiérarchisées, non contextualisées, dont ils
n’auront jamais fait le tour. Sans l’avoir voulu ni
contrôlé, ils baignent dans un flux permanent, à
la télévision, dans les applications de leur smart­
phone, sur les réseaux sociaux. Certains sont
tentés de se dire que ce n’est pas si grave de dé­
crocher, puisque l’information d’aujourd’hui ne
sera plus valable demain ». Rachida Djaifri, édu­
catrice spécialisée de 62 ans, a arrêté de suivre
l’actualité au cours de l’été, après avoir écouté
les informations sur France Culture tous les
matins pendant des années. « Je n’en pouvais
plus de ce bavardage, de cette impression qu’on
nous rabâche toujours les mêmes sujets sans
pour autant nous aider à y voir plus clair. Les ac­
tualités sont très centrées sur Paris, sur les mic­
macs d’hommes politiques, avec une forme
d’entre­soi, et des journalistes qui répètent en
boucle des mots comme sobriété, résilience… Je
n’ai pas l’impression qu’on me parle de la vraie
vie quand j’allume la radio », déplore­t­elle. Ins­
tallée à Paris, elle préfère désormais se réveiller
au son de la musique diffusée sur FIP.
Pour Caroline Sauvajol­Rialland, autrice
de l’essai Infobésité. Comprendre et maîtriser la
déferlante d’informations (Vuibert, 2013), les cau­
ses de cette lassitude généralisée sont d’abord à
chercher dans la surcharge d’informations que
nous recevons chaque jour. « On sait que l’hu­
manité a produit plus d’informations ces trente­
cinq dernières années qu’en deux mille ans d’his­
toire, et que ce volume double tous les quatre
ans », note la consultante. D’après elle, cette
abondance ne s’accompagne pas forcément
d’une meilleure compréhension du monde :
« Depuis l’invention de Google, nous vivons dans
l’illusion que tout le monde peut tout savoir tout
le temps. L’information brute est accessible par­
tout, mais la connaissance ne l’est pas forcément.
Les articles à valeur ajoutée proposant de l’ana­
lyse et de la réflexion de fond restent la plupart
du temps payants et demandent une certaine
culture médiatique préalable. Beaucoup de gens
manquent donc de repères pour se retrouver
dans cette surcharge d’informations. »
Marie Desesbats, cadre de santé au
Minihic­sur­Rance (Ille­et­Vilaine), pointe plutôt
du doigt la violence des images diffusées à la té­
lévision. Elle a grandi avec le journal télévisé,
mais elle a progressivement pris ses distances
avec ce rituel depuis la crise liée au Covid­19. « Ma
fille de 6 ans commençait à me poser des ques­
tions sur les images des hôpitaux en Chine, je
voyais que ça la touchait. Les scènes de guerre et
de catastrophes naturelles ont un impact très fort
sur notre mental. Récemment, j’ai rêvé qu’il y avait
un tsunami chez moi et que je devais monter sur le
toit de ma maison. J’ai déjà assez de complications
au boulot. En famille, je veux retrouver un envi­
ronnement simple », conclut la trentenaire. Elle
dit préférer « vivre dans l’ignorance, quitte à être
dans un monde de Bisounours, plutôt que de faire
face à cette réalité tout sauf gaie ». Le refus de s’in­
former est­il devenu une façon de prendre soin
de sa personne ? Le sujet est aujourd’hui prisé par
de nombreux coachs en développement person­
nel, qui incitent à se couper des actualités pour
« se recentrer sur soi » et « préserver son énergie »,
comme le conseille sur YouTube Clémence
Martin, créatrice de la chaîne The Positive Place.
Nicolas Desjardins, Grenoblois de 35 ans,
a troqué les radios d’information pour RTL2 et
RMC en décembre 2021, après une période diffi­
cile liée au décès de son grand­père. « J’étais
triste et je n’avais pas envie d’ajouter de la négati­
vité à mon quotidien. J’ai constaté que je vivais
mieux sans. La plupart des informations ne me
concernent pas vraiment, ne m’apportent pas de
joie. Ne plus suivre l’actualité me permet de me
sentir plus concerné par des activités plus person­
nelles : planifier des voyages, des activités sporti­
ves, être concentré sur mon travail », énumère
l’ingénieur. Il y a quelques semaines, il est parti
en randonnée à La Réunion, coupé d’Internet
pendant dix jours. « Ça ne m’a pas manqué du
tout. En rentrant, j’ai appris que la reine d’Angle­
terre était morte depuis plusieurs jours. Ça fait
partie de l’histoire, mais je n’ai aucun besoin de le
 0123
DI M AN CHE 6 - LU NDI 7 N OV EMBRE 202 2 3

SONDA G E
ENQUÊTE

Quel consommateur
de médias êtes-vous ?
« Mon médecin
Dans son enquête sur
le rapport des Français à l’in­
formation, publiée le 1er sep­
tembre, la Fondation Jean
Jaurès distingue cinq profils
Les défiants distants : 18 %
Ces hommes au ni­
veau de vie modeste consul­
tent un peu les informations,
mais ils témoignent d’une
retrouver, mais l’étude montre
qu’ils font partie de ceux qui
souffrent le plus de la fatigue
informationnelle », remarque
David Medioni. Ils sont nés

m’a conseillé
de consommateurs. Où l’on
constate que la fatigue infor­
mationnelle peut toucher
des personnes d’âges
et de milieux très différents.
certaine défiance envers
les médias et le monde
politique. Ils sont souvent
très pessimistes pour l’avenir
de leur pays, mais ils se
à un moment où les rituels
d’information, comme le JT
ou la lecture d’un quotidien,
étaient battus en brèche
et n’ont pas mis en place

d'arrêter les infos »

Les défiants oppressés : 35 %
Ce public est plutôt
constitué de femmes de mi­
lieux modestes, qui tiennent à
disent plutôt satisfaits
de leur situation personnelle.
Les défiants distants sont
souvent en quête de médias
alternatifs et adhèrent par­
de nouveaux protocoles.
Pour eux, l’information est
omniprésente, mêlée à la vie
personnelle et au divertisse­
ment. « Ils déclarent souvent

L’afflux de nouvelles
se tenir au courant, tout en se
sentant dépassées par l’actua­
lité, et ressentent une grande
fatigue informationnelle. Mal­
gré tout ce qu’elles lisent ou
fois à des récits complotistes.
Ils témoignent d’un fort
sentiment d’impuissance
et d’une impression de
ne pas avoir de liberté et
avoir du mal à hiérarchiser
les informations, à prendre
une décision par rapport
à ce qu’ils ont lu ou vu.
Beaucoup disent n’avoir rien

déprimantes
regardent à la télévision, elles
ont l’impression de ne pas
« métaboliser » les informa­
tions. « Ces sondées disent sou­
vent ne pas comprendre le lan­
de contrôle sur leur avenir.
On retrouve, dans cette
catégorie, de nombreux
anciens membres du mouve­
ment des « gilets jaunes ».
retenu et ne pas savoir quelle
information est importante »,
relève David Medioni.
Les hyperinformés

les angoisse.
gage des journalistes et parlent
d’un entre­soi qui leur est her­
métique », note David Mé­
dioni, journaliste et directeur
de l’Observatoire des médias
Les hyperconnectés
épuisés : 17 %
Ils sont plus jeunes,
urbains, diplômés, s’infor­
en contrôle : 11 %
Plutôt âgés et mascu­
lins, souvent retraités et issus
d’un milieu privilégié, ils se
distinguent par une pratique

Qu’ils trouvent
au sein de la Fondation Jean
Jaurès. Souvent méfiantes en­
vers les médias traditionnels,
elles cherchent des informa­
tions alternatives, notamment
ment beaucoup sur Internet
et se sentent un peu perdus
dans ce flux incessant d’ac­
tualités. « Nous pensions que
cette génération née avec
très dense de l’information,
notamment en ce qui concer­
ne la politique. Malgré leur
grand intérêt pour l’actualité,
ils ne disent pas souffrir de fa­

les actualités
sur des sites de fact­checking. les réseaux sociaux saurait s’y tigue informationnelle. « Les
hyperinformés en contrôle ont
connu les rituels d’informa­
tions qui précédaient l’arrivée
du numérique, et c’est sûre­

trop compliquées,
ment pour cela qu’ils ne sont
Libération entièrement consacré aux remèdes pas dépassés, explique David
possibles aux maux de notre époque. En 2020, Medioni. Ils ont gardé certains
la maison d’édition So Press annonce le lance­ réflexes du monde d’avant,
ment de So Good, un magazine trimestriel pro­ savent s’y retrouver parmi

trop négatives
duit en partenariat avec la plate­forme de finan­ les médias traditionnels. »
cement participatif Ulule. L’objectif : mettre en
avant des porteurs de projets à impact positif. Les non-concernés : 19 %
Depuis la crise liée au Covid­19, cette Ils consomment peu
tendance au journalisme feel good s’est accélé­ d’informations, tout comme

ou pas assez fiables,

rée, comme une alternative nécessaire aux ava­ ils s’intéressent assez peu à
lanches quotidiennes de nouvelles catastrophi­ la politique. Le profil type de
ques. En novembre 2020, Le Monde met en cette catégorie : des hommes
place « Le Fil Good », une newsletter quoti­ et des femmes d’âge moyen,
dienne composée d’une sélection de contenus en couple, avec des enfants,

un constat s’impose :
« positifs » publiés dans le journal, rapidement habitant dans de petites
suivie par 70 000 inscrits. A la suite de son in­ villes et se disant plutôt
terruption, en février 2022, la rédaction a reçu satisfaits de leurs conditions
des dizaines de courriers de lecteurs « terrible­ de vie. Sans faire preuve
ment déçus » – et s’est donc décidée à relancer d’une défiance particulière,

ça va mieux depuis
« Le Fil Good », au début du mois d’octobre. ils ne se sentent tout
Au­delà du contenu des articles et des su­ simplement pas représentés
jets de reportage, la façon dont les lecteurs s’ap­ ni concernés par les médias.
proprient les médias peut avoir son importance.
Au cours de l’étude sur la fatigue information­ L’enquête a été réalisée

qu’ils ont levé le pied

savoir à la minute où ça arrive, ni d’en entendre
parler pendant des jours », remarque­t­il.
Ce désintérêt pour l’information pour­
rait­il avoir un impact sur la vie collective ?
Comment prendre des décisions communes si
l’on n’a aucune connaissance des grands enjeux
qui agitent la société ? L’enquête de la Fondation
Jean Jaurès montre que la fatigue information­
nelle se double souvent d’une fatigue démocra­
tique : 40 % des sondés se disent d’accord avec la
proposition selon laquelle les sujets politiques
« sont des choses trop compliquées et qu’il faut
être un spécialiste pour les comprendre » – une
opinion encore plus répandue chez ceux qui
témoignent d’une lassitude envers les médias.
Lauriane Plessis, conseillère en clientèle
à Saumur (Maine­et­Loire), a entendu parler de
la guerre en Ukraine lors de conversations avec
des collègues et n’a pas du tout suivi la prési­
dentielle : « J’ai vaguement regardé les program­
mes, ça me semble moins violent que les débats
télévisés. Et puis j’ai voté blanc, comme toujours.
Pour moi, qu’importe le politique au­dessus de
notre tête, ça ne change pas grand­chose. » Lau­
riane a complètement arrêté de suivre l’actua­
lité depuis 2015 – selon elle, sa santé mentale en
dépendait. « Notre rapport à l’information dé­
pend beaucoup de notre capacité à prendre du
recul sur le monde, chose difficile à faire pour
moi… Quand je vois des nouvelles tristes, j’ai l’im­
pression de porter le poids du monde sur mes
épaules. J’ai fait des crises d’angoisse après les
attentats de 2015, mon médecin m’a conseillé
d’arrêter de regarder les infos », explique la
vingtenaire, cheveux teints en roux vif et écar­
teurs aux lobes. Ses parents et ses grands­pa­
rents ont toujours regardé le journal télévisé
de TF1, elle n’utilise son écran de télévision que
pour les documentaires ou des séries Netflix.
Et dit n’avoir jamais ressenti de « pression à
[s’]informer » dans son entourage.
Dans le paysage médiatique français,
c’est devenu un enjeu crucial : comment conti­
nuer à attirer des lecteurs et des spectateurs
dans un monde où l’injonction à s’informer
semble prendre moins d’importance que le
souci de préserver son bien­être ? Pour éviter de
déprimer complètement leur audience, des
journalistes américains ont imaginé, au cours
des années 1990, les méthodes du « journalisme
de solution ». « Les techniques du journalisme
classique sont utilisées, mais le principe, c’est
qu’on ne s’arrête pas au constat d’un problème de
société. On évoque une ou plusieurs solutions qui
pourraient permettre de le résoudre », explique
Pauline Amiel, directrice de l’Ecole de journa­
lisme et de communication d’Aix­Marseille et
autrice de l’essai Le Journalisme de solutions
(Presses universitaires de Grenoble, 2020).
Cette nouvelle tendance arrive progressivement
en France, notamment en 2007, avec le Libé des
solutions, un numéro spécial annuel de
nelle, David Medioni a, lui, remarqué que les en ligne par l’ObSoCo,
Français les moins « fatigués » sont ceux qui du 5 au 12 avril,
mettaient en place des rituels d’information sur un échantillon
bien précis, ou encore ceux qui consultent des de 1 000 personnes
médias bornés, avec un début et une fin, comme représentatif de la population
certaines newsletters thématiques, l’hebdoma­ de France métropolitaine
daire Le 1 ou l’application La Matinale du Monde. âgée de 18 à 75 ans.
« Les médias eux­mêmes ont leur responsabilité »,
ajoute le journaliste, qui se dit « persuadé que les
rédactions devraient arrêter d’envoyer des alertes
en permanence ». « Il s’agit de mettre en place une
logique de sobriété informationnelle, de ralentis­
sement. S’interroger sur ce qui vaut la peine d’être
publié, faire le tri entre ce qui contribue à la com­
préhension du monde et ce qui est dispensable. »
Pour Sanae Zerghani, les médias de­
vraient « offrir des solutions aux problèmes, plu­
tôt que de la peur ». Nicolas Desjardins, lui,
aimerait qu’ils s’intéressent davantage « à l’hu­
main, aux belles valeurs, plutôt que de répéter
en boucle des informations non essentielles ».
Lauriane Plessis, pour sa part, souhaiterait que
les actualités soient mêlées à du divertisse­
ment et présentées avec humour, comme dans
l’émission « Quotidien », sur TMC, qu’elle re­
garde de temps en temps. Dans tous les cas, elle
ne compte pas se reconnecter à l’information
de sitôt : c’est une question de bien­être. « Avec
la crise écologique, j’ai l’impression qu’on va
droit dans le mur. Je préfère ne pas observer tou­
tes ces nouvelles dramatiques, parce que je ne
pense pas pouvoir y faire grand­chose », résu­
me­t­elle, d’un ton las. Depuis qu’elle a coupé la
télé, Lauriane dit se sentir beaucoup mieux.
Pendant son temps libre, elle préfère peindre
ou écrire des nouvelles de science­fiction. Son
péché mignon : les récits postapocalyptiques.
4 0123
DIMA NC HE 6 - LU N D I 7 N OV E M BR E 202 2
L A FRANCE B UISSONNIÈ RE
Le tricoteur
de Goldorak
Frédéric Potet
Quand il patiente dans son taxi, aux quatre coins
du Maine-et-Loire, Jérôme Viau tricote. Début décembre,
le démiurge du fulguro-poing sur le dos, il défendra son
titre de champion du monde de pull moche en duo
A
u bar Les Dames Barrau, à Gennes­Val­de­
Loire (Maine­et­Loire), un groupe de trico­
teurs se réunit tous les jeudis soir pour pas­
ser une maille à l’endroit, une autre à l’envers. On
écrit « tricoteurs », et non « tricoteuses », car il suf­
fit d’un seul homme pour que le masculin l’em­
porte sur le féminin. Ils ne sont que deux hommes
sur les trente­cinq adhérents que compte cette as­
sociation créée en juin, baptisée Les Tricots de Pé­
père. Mais l’un d’eux est son président, Jérôme
Viau, 47 ans. « Notre but, explique­t­il, est de faire la
promotion du tricot et du crochet dans un esprit
festif et convivial, et de les amener là où on ne les at­
tend pas. » En juillet, les activistes de l’aiguille ont
exposé leurs dernières réalisations chez des com­
merçants. En octobre, ils et elles ont tricoté « en di­
rect » dans le salon d’un prieuré transformé en hô­
tel de luxe, sous les portraits de Joséphine
de Beauharnais et Louis Bonaparte.
A l’origine de cette association, il y a un
niet. Celui prononcé par les cinq chauffeurs des
Taxis Couilleau, une société de Saint­Clément­
des­Levées, à côté de Saumur. C’était en 2016 : le
patron avait demandé à ses salariés de porter une
veste estampillée du logo de l’entreprise, à la
mode américaine. Pour montrer leur réproba­
tion, les réfractaires avaient enfilé des pulls de
Noël, abondamment bariolés, pendant leur ser­
vice. L’habitude est restée et a fait tache d’huile.
Jérôme Viau, l’un des em­
ployés, s’est pris de pas­
sion pour cette pratique
que l’on aurait tort de
considérer comme exclu­
sivement féminine : « Les
hommes étaient très
nombreux à tricoter au
XIXe siècle », souligne­t­il.
Deux ans après ses dé­
buts, le néophyte compte
dix pulls faits main à son
actif. Et pas n’importe
quels pulls.
ALE GIORGINI La moitié sont à
l’effigie de Goldorak, le
robot géant qui berça son
La moitié de ses enfance. L’un d’eux a été
confectionné à partir
pulls sont à l’effigie d’une laine phosphores­
cente qui brille dans
du robot géant qui l’obscurité. Un autre, sur
fond vert, représente un
berça son enfance. Goldorak coiffé d’un bon­
net de Père Noël. C’est
L’un d’eux a été grâce à lui qu’il est de­
venu « champion du
confectionné monde de pull moche »,
avec sa sœur Patricia,
à partir d’une laine dans la catégorie duo,
lors de l’édition 2021 de
phosphorescente cette compétition folklo­
rique organisée chaque
année à Albi.
Jérôme Viau y retournera début décem­
bre pour défendre son titre, avec sur le dos un
autre Goldorak, en train de tricoter sur une
chaise, jolie mise en abyme que le jury ne man­
quera sans doute pas d’apprécier. Mais pourquoi
une telle allégeance au démiurge du fulguro­
poing ? « Parce que personne ne tricote de Goldo­
rak, répond­il. Et puis, j’aime le personnage. Il n’a
pas vieilli. Je me souviens encore du prix de sa figu­
rine, à l’époque : 179 francs. »
Avant d’en arriver là, Jérôme Viau s’est
beaucoup entraîné. Il a regardé des tutoriels sur
YouTube, suivi les cours d’une couturière profes­
sionnelle et même fait « un stage tricot de trois jours
en Dordogne ». Il s’est équipé en aiguilles de mar­
que KnitPro (le must), mais il n’a pas encore osé se
doter de pelotes en laine pure, préférant s’aguerrir
avec de l’acrylique de magasin discount. Vu qu’il
n’existerait, à sa connaissance, qu’un seul modèle
de Goldorak publié dans le catalogue Phildar dans
les années 1980 – « et encore, c’était un modèle pour
enfant » –, le styliste amateur a dessiné lui­même
ses grilles à l’aide d’un logiciel de point de croix.
Une cinquantaine d’heures lui sont nécessaires
pour façonner un pull, jacquard en prime.
Par chance, son métier est une invitation
au loisir créatif. Jérôme Viau passe son temps à at­
tendre le client : dans les hôpitaux, devant les ga­
res, aux stations taxi des centres­villes… « Les gens
sont surpris. Voir un homme sortir un tricot de son
sac n’est pas vraiment dans les mœurs. » On lui de­
mande souvent si ses pulls sont à vendre. Non, ré­
pond­il, car ils coûteraient trop cher, ramenés au
coût de fabrication horaire. Il sera néanmoins pos­
sible d’en gagner un, lors d’une tombola à venir.
Occupé actuellement par la confection simultanée
de trois Goldorak, Jérôme Viau projette de diversi­
fier son casting : la Panthère rose, Astérix et Alba­
tor sortiront de ses aiguilles en 2023.
Comment grandit-on sans domicile ?
Dans cette chronique, la psychanalyste Claude Halmos s’appuie sur vos témoignages
et vos questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes
C’
est seulement en per­
dant la raison que, assise
sur le trottoir où la cloue
la misère, la petite fille
aux allumettes du conte
d’Andersen peut échap­
per au froid, à la faim et à l’effrayante solitude
qui vont la tuer quelques heures plus tard.
Devenue la proie d’hallucinations, elle ima­
gine la nourriture, la chaleur dont elle aurait
besoin et, faisant revivre la grand­mère qui
l’aimait, la tendresse qui lui manque tout
autant. Toutes choses qui, si elles étaient réel­
les, pourraient non seulement lui sauver la
vie, mais lui rendre, avec une place d’égale
aux passants qui la croisent sans un regard,
sa dignité d’être humain.
Au­delà de sa beauté formelle, le
conte d’Andersen dit une réalité si terrible
qu’elle a partie liée avec la folie et la mort. Et
cette réalité invivable est celle, aujourd’hui,
de milliers d’enfants : en août 2022, l’Unicef
et le Samusocial, en collaboration avec Santé
publique France, en ont dénombré plus de
42 000 dont les seuls domiciles sont « des hé­
bergements d’urgence, des abris de fortune,
ou la rue ».
Or, si de telles conditions de vie por­
tent toujours atteinte de façon très grave à
l’équilibre psychologique des personnes
adultes, leurs conséquences sur les enfants
sont plus graves encore.
Quel rôle joue, dans
l’équilibre psychologique d’un
être humain, la possibilité
d’avoir un domicile ?
Un domicile, c’est pour un être humain un
lieu qu’il peut chaque jour retrouver et clore,
pour y être protégé de tout ce qui pourrait
l’agresser.
Cette protection, qui pourrait sembler
n’être que matérielle, est psychologiquement
essentielle pour lui, car elle lui donne une sé­
curité indispensable à son équilibre. Privé de
cette sécurité, il est contraint à une vigilance
permanente par rapport à lui­même – que le
froid, la chaleur, le bruit ou les intempéries
maltraitent –, et par rapport aux autres, sus­
ceptibles de le mettre en danger. Cette vigi­
lance le conduit à un épuisement, aussi bien
physique que psychologique, d’autant plus
dangereux qu’il lui est impossible de s’en
reposer : dormir supposant de pouvoir un
moment baisser la garde, elle rend en effet
impossible un sommeil réparateur.
Mais un domicile permet aussi
d’échapper au regard des autres.
Comment fait-on pour
vivre en permanence
sous le regard des autres ?
Se savoir sinon regardé, du moins visible en
permanence, par tous, est invivable (et l’une
des causes sans doute pour lesquelles on de­
vient si vite « fou » dans la rue). Le regard des
autres, quand on ne peut pas lui échapper,
risque de devenir très vite un élément persé­
cuteur, comme le serait une caméra qui fil­
merait sans interruption. Caméra déshuma­
nisante, car elle interdit toute intimité : être
sans domicile, c’est être condamné à accom­
plir en public des actes (comme faire ses be­
soins, par exemple) que les autres ont non
HALF.RED
LE DIVAN DU MONDE
seulement le droit mais le devoir d’accomplir
sans qu’on les voie. Exclusion du monde civi­
lisé, qui est d’une violence particulièrement
destructrice.
De plus, le corps et le psychisme étant
liés, le fait d’être livré aux regards modifie le
rapport à soi­même : comment, exposé de la
sorte, pourrait­on garder la conscience de la La construction de sa sexualité est
présence, au plus profond de soi, d’un noyau hypothéquée non seulement par la promis­
de l’intime, inaccessible aux autres, à partir cuité avec les adultes, mais par l’absence d’in­
duquel on peut dire « je » ? timité. Comment, dans une telle situation,
Un domicile est, pour un être hu­ apprendre la pudeur, si nécessaire pourtant
main, un « contenant » sur lequel il appuie sa pour accéder au respect de soi­même, et au
conscience d’un « intérieur » de lui­même refus des soumissions avilissantes ?
– intérieur de son corps, mais aussi de sa La construction de ses capacités co­
tête – qu’il peut différencier de l’extérieur. gnitives est rendue difficile par son accès
La langue française, qui parle du lo­ problématique à l’école, mais aussi par ce
gement de quelqu’un comme de son « inté­ qu’il vit. Comment apprendre le calcul dans
rieur », le dit très bien ; comme le disent les rê­ un monde où les « moins » ont depuis long­
ves quand ils mettent en scène des habitations temps remplacé les « plus » ? Quelle place
dans lesquelles le rêveur découvre soudain pour l’imaginaire ou l’abstraction quand la
(comme autant de possibilités nouvelles en réalité pèse un tel poids ?
lui ?) des pièces dont il ignorait l’existence. Et, surtout, comment construire, dans
de telles conditions, une estime de soi, un
Que se passe-t-il sentiment de sa valeur ? Que peut valoir à ses
propres yeux un enfant soumis, comme ses
pour un enfant, quand il vit parents, dans une totale impuissance, au bon
dans la rue ? vouloir des passants auxquels il doit tendre la
L’enfant souffre de la vie sans domicile
tout autant que l’adulte, mais elle a sur lui
main pour survivre ? Que peut­il valoir quand
la société ne lui donne de place qu’à côté des
des conséquences plus graves encore car, si
elle empêche le fonctionnement normal
poubelles, et ne le définit plus que par ce qu’il
n’a pas (« sans domicile ») ?
du psychisme de l’adulte, c’est chez lui la
construction même de ce psychisme qu’elle
Comment pourrait­il se penser l’égal
des enfants qu’il voit passer devant lui, mar­
hypothèque.
La construction psychique d’un en­
chant vers un « chez eux » auquel lui n’a pas
droit ; et envisager des relations avec eux ?
fant se fait à partir des besoins de son corps,
grâce à l’éducation de ses parents. Son rap­
Comment, condamné à cette vio­
lence, cette stigmatisation et cette exclusion,
port au désir, au plaisir – à ce qu’il aime, et
veut –, comme sa capacité à supporter la
pourrait­il imaginer un avenir qui lui donne
envie de grandir ? Et, quoi qu’il en soit,
frustration s’élaborent, au quotidien, à tra­
vers l’alimentation, par exemple (« un troi­
quel avenir une telle enfance peut­elle lui
permettre ?
sième bonbon ? Non, tu en as déjà eu deux. »).
Or, la précarité fausse tout : comment un en­ Comment aider psycho-
fant pourrait­il, dans un monde où il n’a
logiquement ces enfants ?
droit à rien, comprendre qu’il ne peut
pas tout avoir ? Et comment ses parents, si Les enfants sans domicile, qu’ils le montrent
meurtris par ce qu’il doit vivre, pourraient­ ou non – car les enfants savent très bien
ils le lui enseigner ? cacher leurs détresses les plus intenses –,
sont tous malades de leurs conditions de vie.
Ils le sont parce qu’elles sont inhumaines et,
Se savoir sinon même si l’on peut les aider à souffrir un peu
moins, et surtout à résister, ils ne peuvent
regardé, guérir vraiment que si elles cessent de l’être.
On parle en effet beaucoup aujourd’hui de
du moins visible « résilience », mais on oublie trop souvent
que, si elle existe chez tous les enfants,
en permanence, aucun ne peut la déployer sans points d’ap­
pui : « résilience » ne peut pas rimer avec
par tous, « bonne conscience ».
Aujourd’hui, en France, 42 000 enfants
est invivable subissent l’inadmissible maltraitance sociale
que constitue la vie sans un toit, et sont donc
privés du « niveau de vie suffisant pour permet­
tre son développement physique, mental, spiri­
tuel, moral et social » auquel, aux termes de la
Convention relative aux droits de l’enfant des
Nations unies, chacun a droit. Pourquoi ?
Le prochain sujet abordé : éduquer nos
enfants en temps de crise. Savoir comment
accompagner un enfant est toujours difficile,
mais dans des périodes comme celle que
l’on traverse, marquée par la guerre,
les problèmes climatiques, ou encore
les injonctions diverses faites aux parents,
cela peut devenir un véritable casse-tête.
Dites-nous vos peurs et vos difficultés, mais
aussi les moyens d’action que vous trouvez.
divandumonde@lemonde.fr

En Normandie
Admirer les grandes marées
Les dernières grandes marées d’automne seront observées sur la
côte normande, notamment les 24 et 25 novembre, où les coeffi-
cients seront de 96 et 97. Il faudra ensuite attendre le week-end de
Noël pour retrouver de telles amplitudes (les 24, 25 et 26 décembre).
A Varengeville-sur-Mer (Seine-Maritime), sur la Manche, les condi-
tions sont idéales pour découvrir la pêche à pied, aux bigorneaux ou
aux bulots par exemple. Bricqueville-sur-Mer (Manche) est plutôt
un spot d’observation du phénomène des grandes marées. La balade
sur Le Havre de la Vanlée, une presqu’île dunaire, s’impose d’autant
plus que l’estran extrêmement plat donne à la marée une amplitude
proche de celle du Mont-Saint-Michel. Il faut vraiment voir
la route submersible disparaître sous l’eau à la vitesse de l’éclair !
Où dormir ? Le Huit, appartement avec vue sur la mer,
à Varengeville, 159 € la nuit (4 personnes maximum). Airbnb.fr
Bricqueville-sur-mer.fr
Dans le Rhône
Dans les Vosges
Profiter des couleurs de la forêt
Le Canada ? Non, mais un air d’Amérique du Nord au
lac de Pierre-Percée, dans les Vosges. Surnommé « le
Petit Canada lorrain », ce lac artificiel de 304 hectares
– à 20 kilomètres à l’est de Baccarat, la cité du cristal –
a la forme d’une feuille d’érable. Interdit à la baignade,
il n’est pas le plus populaire en été. Mais, quand vient
l’automne, les forêts de sapins qui l’entourent et ses
rives apaisantes offrent plus de 35 kilomètres de balade,
d’anses en criques. Pour vivre une expérience
« trappeur » dans une tente, un chalet en rondins ou
une cabane dans les arbres, direction le domaine des
Cabanes du lac de Pierre-Percée, un nouveau projet
à faible impact écologique et 100 % autonome. Une
terrasse avec vue sur le lac, un poêle à pellets pour
être au chaud et un sauna finlandais pour se détendre,
ces quatorze hébergements tout en bois s’intègrent
naturellement dans la forêt.
Où dormir ? Les Cabanes du lac de Pierre-Percée,
à partir de 95 € la nuit (petit déjeuner compris).
Les-cabanes-du-lac-de-pierre-percee.fr
Massif-des-vosges.fr
VOYAGE
L’automne
à nos portes
De la Normandie à la Corse,
en passant par les Vosges,
cinq destinations pour profiter
de la saison en plein air
Thomas Doustaly
En Corse
En Lozère
Goûter le beaujolais nouveau
Le jeudi 17 novembre, ce sera l’arrivée traditionnelle du
beaujolais nouveau. Plutôt que d’en boire des litres aux
terrasses des villes, pourquoi ne pas s’échapper dans le
Rhône afin de déguster ces vins jeunes chez les vigne-
rons qui les produisent ? Tous ne font pas du « nouveau »,
mais le château de Lavernette, à 10 kilomètres au nord de
Fleurie, ou le domaine des Terres Dorées, au sud de Vil-
lefranche-sur-Saône, en vinifient d’excellents. La route
des vins du Beaujolais, qui va du nord de Lyon au sud de
Mâcon, est aussi une jolie façon de découvrir les vigno-
bles en automne. Les amateurs de course à pied pour-
ront même éliminer les excès de leur soirée du jeudi en
participant au « Marathon du Beaujolais », dont la 18e édi-
tion se tiendra le 19 novembre, soit six parcours pour
tous les niveaux, au départ de Fleurie ou de Villefranche.
Où dormir ? La Maison du faisan doré,
à Villefranche-sur-Saône, trois chambres d’hôtes
dans une belle bâtisse. Chambre double
à partir de 95 €. Faisan-dore.fr
Routedesvins-beaujolais.com
Marathondubeaujolais.org
0123
DI MAN CHE 6 - LU N DI 7 N OVEMBRE 202 2 5
Ramasser des châtaignes
La Corse, ce ne sont pas seulement des plages
paradisiaques en été. Dans les montagnes, l’automne est
splendide, surtout quand les châtaigniers se parent de
mille nuances de jaunes et d’orangés. C’est en Haute-
Corse, en Castagniccia plus précisément – la « région
du châtaignier », castagnu en langue corse –, que les
sous-bois regorgent de ce fruit tout-terrain, aussi bon
sucré que salé, quand sa farine ravit les papilles des
amateurs de gâteaux ou que les marrons sont glacés !
A 50 km au sud de Bastia, Cervione est un bon point de
départ pour prendre les routes en lacet serpentant dans
les forêts jusqu’au Monte San Petrone, qui culmine
à 1 767 mètres. Sauf indications contraires, on peut
ramasser les châtaignes partout. Elles tombent à partir
de la fin du mois d’octobre et tapissent le sol, cachées
sous les feuilles ou dans les bogues entrouvertes.
Attention, ça pique !
Où dormir ? A Balamata, quatre chambres d’hôtes,
au cœur du village de Cervione, 60 € la nuit.
Réservations : 06-23-50-10-68
Visit-corsica.com
Cueillir les derniers cèpes
Avec un début d’automne très doux, les champignons
sortent tardivement entre Cévennes et Margeride,
où les forêts deviennent de véritables garde-manger.
On trouve encore des cèpes dans les meilleurs coins.
Le Boletus edulis, ou cèpe de Bordeaux, n’est pas
considéré comme le roi des champignons en vain.
Qu’on le mange frais ou qu’on le fasse sécher, ce
champignon exceptionnel attire les convoitises et
oblige à respecter des règles de modération. Entre
Mende et Langogne, un vaste terrain de jeu permet
de combiner randonnée et cueillette. Le nouveau
GR 670, surnommé « chemin Urbain-V », parcourt le
département d’ouest en est, à travers deux sites inscrits
au Patrimoine mondial de l’Unesco : les Causses et
les Cévennes, et les chemins de Saint-Jacques-de-
Compostelle – avec lesquels il se confond en partie.
Où dormir ? Hôtel Urbain-V, un trois-étoiles
qui est aussi une institution de Mende. Chambre
double à partir de 62 €.
Urbain5.com
Lozere-tourisme.com
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DIMANC HE 6 - L U N D I 7 N OV E M BR E 202 2

GOÛT
Les « food tours »,
visites nourries
Pour découvrir une ville, un quartier, et s’ouvrir à leurs cultures
en stimulant vos papilles, suivez le guide culinaire
Léo Bourdin

ALEXA BRUNET POUR « LE MONDE »

PLA T FÉTI CH E

Le cèpe
d’Anne-Sophie Pic
Elvire von Bardeleben

Seule femme cheffe cuisine, je fume, je marine,

ESTHER CHOI POUR « LE MONDE »
triplement étoilée en
France, Anne-Sophie Pic a
mis au point une cuisine
technique et délicieuse
dans sa maison familiale de
Valence (Drôme). Elle vient
d’ouvrir un restaurant éphé-
mère à l’île Maurice et de
publier un livre de recettes
du quotidien.
« Qu’est-ce qu’un cui-
sinier ? Quelqu’un capable
de donner de l’émotion à
celui qui goûte. J’ai choisi
de parler du cèpe parce
que ce plat me donne l’im-
pression d’avoir tapé juste :
c’est celui qui évoque le
plus de souvenirs aux
clients, des réminiscences
de balades en forêt.
Moi aussi, j’ai ce
j’infuse, je mature pour
créer des strates dans le
goût. Je veux que la pre-
mière cuillerée d’un plat soit
différente de la deuxième,
qu’en refroidissant de nou-
veaux arômes se déve-
loppent. Qu’un mets soit
comme un vin, capable
d’évoluer.
Le cèpe annonce
l’arrivée de l’automne, qui
est une saison qu’on ap-
préhende souvent quand
on est jeune cuisinier. Au
contraire du printemps, où
tous les produits sont frais,
verts, juteux, l’automne de-
mande d’aller en profon-
deur, de travailler les raci-
nes et la terre, des notes
sombres et torréfiées. Plus

C’
est fou comme cela donne l’impression d’y points d’ancrage culinaires qui donnent à voir les cultures souvenir très fort en moi. jeune, je n’avais peut-être
être », me faisais­je naïvement la réflexion, locales sous un aspect on ne peut plus immersif. Les dimanches d’automne pas les armes pour aller
l’autre jour, en plongeant mon nez dans les Dès le début des années 2000, l’industrie touristique où mes parents travaillaient dans cette saison-là. Je
vapeurs d’un bol de riz fumant, agrémenté leur emboîte le pas et, pour répondre à la demande croissante de au restaurant [de Valence], pouvais passer des mois à
de saveurs camerounaises typiques. Le plat ses clients – en quête d’originalité et d’authenticité –, incorpore mes grands-parents me ressasser des plats que je
s’appelle l’« afrosubsaharienne » et on le progressivement la cuisine dans les programmes de ses catalo­ gardaient et on allait en- jugeais imparfaits, ça me
sert au comptoir du food truck New Soul Food, installé tous les gues. L’expression « tourisme gastronomique » était née – en semble aux champignons, torturait. Aujourd’hui, le
vendredis midi sur le parvis de La Défense, à Puteaux dans les même temps que le juteux marché qui vint avec : selon un rap­ en Ardèche ou dans la souvenir d’enfance se mêle
Hauts­de­Seine. Il s’agit d’une recette à base de poulet braisé au port de la World Food Travel Association, publié en 2020, plus de Drôme. Mon père avait une à la maturité culinaire. J’ar-
poivre blanc de Penja (une variété de poivre fermentée et légère­ 53 % des touristes de loisir déclarent être intéressés par les mets obsession et me répétait : rive à produire ce que je
ment piquante qui pousse au Cameroun), de bananes plantains qu’ils vont découvrir en voyage. Depuis quelques années, on as­ “Si tu ramasses des champi- veux, et à le transmettre
frites, de riz basmati parfumé et d’une sauce à la cacahuète épi­ siste à l’émergence de tour­opérateurs d’un nouveau genre, qui gnons avec ton grand-père, aux équipes. Une recette,
cée. Je n’ai jamais mis les pieds au Cameroun ni en Afrique proposent des visites guidées en petit comité, appelées « food surtout, tu passes à la phar- ce n’est pas qu’une fiche
centrale et, pourtant, cette odeur de bois fumé qui se dégage de tours », entièrement consacrées à la découverte des spécialités macie et tu les fais vérifier technique, c’est aussi un
l’assiette m’envoûte. Elle est, m’explique Rudy Lainé, le patron culinaires d’un pays, d’une ville, voire d’un seul et même quar­ avant de les manger !” supplément d’âme.
de l’enseigne, également propriétaire d’un restaurant dans le tier. Chez Gastro Obscura, un média culinaire américain re­ Pour moi, la forêt, J’ai toujours craint
10e arrondissement de Paris, typique des « maquis », ces petites converti en agence touristique, l’offre en voyages organisés c’est aussi le goût des mû- qu’on taxe ma cuisine de
gargotes de restauration rapide que l’on trouve un peu partout s’adresse avant tout à ceux dont « l’expérience culinaire est au res, que je cueillais autour mièvre. En tant que femme,
au bord des routes camerounaises. centre des préoccupations ». Parmi les dix­sept « aventures » pro­ de l’Auberge du pin, en j’ai l’impression que j’ai dû
L’expérience, vécue à une dizaine de kilomètres de posées par l’opérateur : un voyage de neuf jours dans l’est de la Ardèche, là où mon grand- sans cesse prouver ma légi-
chez moi, est un voyage en soi. Parce qu’elle convoque les Chine à la découverte des origines du thé, un parcours gastrono­ père résidait et a obtenu timité, rappeler que j’aime
cinq sens, qu’elle se partage, qu’on l’introduit dans son corps mique en Slovénie avec cueillette de champignons et dégusta­ ses trois étoiles ; et plus la cuisine et que je sais la
et parce qu’elle laisse un souvenir mémorable, la nourriture tion de schnaps maison, ou encore un itinéraire de douze jours tard, quand j’ai ouvert un faire. Avec le temps, le
reste le meilleur moyen de s’imprégner de la culture d’un au Maroc autour des « secrets antiques » de la cuisine berbère. deuxième restaurant en doute m’habite toujours,
autre pays. Un bon réflexe, quand on débarque pour la pre­ Avec ses 33 millions de visiteurs annuels, Paris n’est pas Suisse, à Lausanne, j’ai dé- mais il est devenu positif.
mière fois dans une ville, est de partir à la découverte des en reste. Outre les nombreuses « expériences », plus ou moins couvert en forêt le bour- Il me permet de me remet-
petits restos des environs. Goûter la cuisine locale permet de clichés, mises en ligne par des hôtes semi­professionnels sur la geon de sapin, un produit tre en question pour aller
prendre le pouls, de faire des rencontres et finalement de se plateforme Airbnb – moyennant 98 euros par personne, l’une magique. plus loin. »
connecter – par le goût – avec l’esprit d’un lieu mais aussi, et d’elles, intitulée « My Parisian Picnic », propose de déballer un Ce plat de cèpes est
surtout, avec ses coutumes. pique­nique au Champ­de­Mars en sirotant un verre de vin –, de une quintessence de ce La Maison Pic, 285, avenue
On a tous en tête les frasques d’Antoine de Maximy et nombreux acteurs se sont positionnés sur le créneau. Parmi les que j’ai aimé, de ce qui m’a Victor-Hugo, Valence (Drôme).
ces séquences télévisuelles mythiques, dans lesquelles le pré­ food tours les plus plébiscités par les touristes de passage : ceux marquée. Le champignon Menu unique en dix étapes
sentateur de J’irai dormir chez vous, connu pour parcourir le de Paris By Mouth, qui organise des tournées de dégustation est au centre, mais ce n’est à 380 euros.
monde en sac à dos, s’installe à la table des habitants pour (mets et vins), réparties par zones géographiques (quartier pas le cèpe majestueux Anne-sophie-pic.com
goûter à des mets exotiques (beignets de tripes dans les step­ Saint­Germain, Marais ou Rive gauche) ; ceux de Wendy Lyn, une qu’on voit partout, petit,
pes mongoles, bouillie de homard au Nicaragua…), avant de journaliste culinaire américaine qui emmène ses compatriotes, bien formé, en forme de « Une cheffe dans ma
parvenir à s’inviter chez eux pour la nuit. Cette manière de en petits groupes, à la découverte des meilleurs bars à vins natu­ bouchon, fendu en deux cuisine », avec Marmiton
voyager en faisant de la nourriture le point de départ des pé­ rels de la capitale ; ou enfin ceux du No Diet Club, spécialisés dans la hauteur. J’avais (Michel Lafon, 208 p., 19,95 €).
régrinations n’est pas nouvelle. Elle a été fortement populari­ dans la cuisine de rue et qui touchent un public jeune. envie de prendre des
sée au début des années 1970 avec l’apparition, aux Etats­ Le week­end dernier, un programme de tour culinaire a champignons non calibrés,
Unis et en Europe, des premiers « guides de randonneurs » ou attiré mon attention par sa singularité. Lancé il y a quelques de détacher leur chapeau
backpackers’guides – comme le Guide du routard, le Lonely mois par Handa Cheng, un jeune passionné de cuisine, le Chifan irrégulier, de les détailler
Planet ou encore la collection des Hitchhiker’s Guide de Ken Food Tour (le mot chi fan se traduit par « manger » ou « bouffer » dans l’assiette. Les mor-
Welsh. Avec eux, pour la première fois, les guides de voyage en mandarin) invite les curieux au cœur des délices d’un quar­ ceaux portent une note fu-
ne recommandent plus uniquement de visiter des sites tou­ tier parisien en particulier, pour 45 euros : Belleville. A midi, un mée, une texture ferme en
ristiques, des hôtels ou des monuments archéologiques mais guide, issu de la communauté chinoise de Paris, vous donne bouche, mais aussi une
orientent désormais les voyageurs vers des restaurants, des rendez­vous devant la petite échoppe de Mme Guan, rue Saint­ certaine jutosité. Autour, le
tables d’hôtes et des bouis­bouis de campagne – autant de Maur, connue pour la confection de jian bing, de succulentes bourgeon de sapin et la
crêpes garnies salées que l’on consomme traditionnellement mûre permettent de souli-
en Chine au petit déjeuner. La déambulation se poursuit en­ gner sa saveur. Dans ma
L’expérience, suite autour de six adresses, triées sur le volet, dans lesquelles
s’exprime le meilleur de ce que la gastronomie chinoise en
vécue à France a à raconter. Au terme de la visite, trois heures plus tard,
les convives échangent sur l’expérience fraîchement vécue
LA DÉGUSTATI ON
10 kilomètres autour d’une infusion servie dans un gaiwan (une tasse Le cèpe brun, charnu, entouré d’un jus mousseux, ressemble à
traditionnelle chinoise). Chacun se remémore les parcours de une appétissante pièce de viande. Passé l’étonnement de goûter
de chez moi, est vie des restaurateurs rencontrés, les spécialités jusqu’alors in­
connues qui ont été dégustées – l’espace d’un instant, tout le
une assiette 100 % végétale, on découvre un plat parfaitement
équilibré, où le cèpe est roi, juste chatouillé par l’amertume
un voyage en soi monde réalise qu’il a fait bien plus que simplement manger. du bourgeon de sapin et l’acidité des mûres en pickles.

Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. A 80 ans, le chanteur a levé le pied : plus de tournées interminables,
plus d’excès. Revenu à ses premières amours, la BD, il publie « Des Lilas à Belleville », inspiré de son histoire
Eddy Mitchell, au bar
de l’hôtel Raphaël, à Paris,
le 25 octobre. ELLIOTT VERDIER
« Râler n’est pas
POUR « LE MONDE »
ce que je fais le plus mal »
P
our l’apéro, on repassera. Il est 16 h 30 au Bar Anglais de
l’hôtel Raphaël, avenue Kléber, à Paris (16e), et Eddy
Mitchell commande… un verre d’eau minérale.
L’époque est à la sobriété, certes, mais quand
même ! Legs de l’interview ayant précédé la nôtre,
un verre à cognac vide traîne négligemment sur la
table. Qui l’a descendu, le confrère ou le chanteur ?
« J’y vais mollo avec l’alcool », bougonne ce dernier,
confiant être « très suivi » médicalement. Eddy Mit­
chell a 80 ans, dont soixante passés à chanter et à
jouer la comédie. « Mes toubibs me harcèlent, pour­
suit­il. Hier, j’étais à l’hôpital Necker pour des examens,
demain, je serai à l’hôpital américain. Je dois faire gaffe. »
On se souvient de sa chanson, Un petit peu
d’amour, sortie il y a un an (sur l’album Country Rock),
dans laquelle il remontait les bretelles, post mortem, à
son ami de toujours, Johnny Hallyday, coupable d’avoir
« brûlé toute [sa] vie » en restant sourd aux mises en
garde de ses proches. La disparition prématurée de son
« presque sosie », en 2017, à l’âge de 74 ans, l’aurait­elle
convaincu de mettre la pédale douce ?
PLAYLIST Le tabac ? « Pas plus de dix cigarettes par jour.
C’est chiant mais je n’ai pas le choix. » La coke ? « De l’his­
> DERNIER LIVRE LU toire ancienne. Je n’en ai pris que pour faire des trucs que
« La Griffe du chien », je ne voulais pas faire, comme cette tournée de deux
de Don Winslow (Points) cents dates [en 1976] qui devait servir à payer des arrié­
rés de divorce. Je n’ai jamais eu d’accoutumance. La coke,
> DERNIÈRE BANDE on n’est pas enrhumé quand on en prend. » Sans filtre,
DESSINÉE LUE Mister Eddy… Son addiction au jeu, enfin ? Terminée,
« Dans mon village, également, en partie grâce à sa femme. « Soit tu arrêtes,
on mangeait des chats » soit je me casse », l’a­t­elle menacé un jour. « J’ai arrêté,
(Bamboo Eds), de Philippe tout en me faisant interdire de casino, à ne plus pouvoir
Pelaez et Francis Porcel mettre un pied dans un établissement de jeu dans le
monde entier. Un jour où j’étais à Vegas, j’ai voulu pren­
> DERNIER FILM VU dre part à une table de poker qui m’intéressait. On m’a
« Coupez ! », demandé mon passeport, avant de me dire “ah non, pas
de Michel Hazanavicius possible”. Je me suis cassé. »
Epargné par le Covid­19, avec ses quatre vaccina­
> DERNIER MORCEAU ÉCOUTÉ tions, Eddy Mitchell se sent plutôt « en forme », marmon­
« A Ballad », ne­t­il. Pas au point, néanmoins, de repartir un jour en
de Gerry Mulligan tournée. Ça aussi, c’est fini. « J’ai commencé à chanter dans
des baloches vers 14­15 ans, et je suis devenu une “star”, en­
> DERNIER CONCERT tre guillemets, à 19 ans. Je n’ai pas arrêté depuis. Ça suffit, je
Les Dutronc n’en peux plus des hôtels. La salade gourmande à 2 heures
du matin, ras le bol ! Et puis, il faut les faire, les deux heures
> DERNIER RÉSEAU sur scène. Il faut donner ce que les gens attendent », argu­
SOCIAL CONSULTÉ mente l’ex­poulbot de Belleville, aujourd’hui partagé en­
Aucun tre un coin cossu du 16e arrondissement et Saint­Tropez.
Ce n’est pas un hasard si le cinéma occupe désor­
mais le gros de son temps. Les deux tournages qu’il s’oc­
troie chaque année sont tout confort à ses yeux, compa­
DI MAN CHE 6 - LUN DI 7 N OVE MBR E 2022
UN APÉRO AVEC…
EDDY MITCHELL
Frédéric Potet
rés au grand rock’n’roll circus. « Dans le cinéma, vous avez
trois pages de texte à apprendre, c’est énorme, ironise­t­il.
On vous fout la paix, vous êtes dans votre loge, on vient
vous chercher, on vous ramène, on vous prend en charge.
On vous demande toutes les deux minutes comment ça va.
Si vous dites que cela ne va pas terrible, alors c’est le drame.
C’est bien le cinéma, très bien. »
L’ancien animateur de « La Dernière Séance »
(1982­1998) dit recevoir deux scénarios par semaine. Un
grand nombre d’entre eux le cantonnent au même rôle
de papy râleur, à l’image de l’Emile des Vieux Fourneaux. Il
ne s’en formalise pas plus que cela : « Râler n’est pas ce que
je fais le plus mal », admet­il. Dans ses interviews, le croo­
ner acariâtre a en effet tendance à tirer sur tout ce qui
bouge : le téléphone portable, les jeunes chanteurs sans
voix, les réseaux sociaux, le fromage à raclette…
Sa cible préférée, en ce moment, est Anne
Hidalgo, la maire de Paris, à qui il reproche d’avoir « dé­
truit » les colonnes Morris. Politiquement, le cœur de
Schmoll balance pourtant à gauche. « Mais la gauche,
telle qu’elle est aujourd’hui, ce n’est plus possible. On en
serait presque à regretter la gauche caviar. » Résultat :
« Je suis Macron, parce qu’il n’y a pas mieux », soupire
celui qui fut copain comme cochon avec l’ancien mi­
nistre du budget Michel Charasse (1941­2020), à l’oreille
de qui il avait l’habitude de plaider les dossiers fiscaux
d’amis déplumés, comme Johnny ou le couturier Da­
niel Hechter. « Mais jamais le mien », jure­t­il.
Sur le perron de sa carrière artistique (une qua­
rantaine d’albums, autant de films), le vétéran pense ré­
gulièrement à la mort, bien sûr – « ça fout les jetons, on
« LA GAUCHE,
TELLE QU’ELLE EST
AUJOURD’HUI,
CE N’EST PLUS
POSSIBLE.
ON EN SERAIT
PRESQUE
À REGRETTER LA
GAUCHE CAVIAR »
0123
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aimerait ne pas souffrir » –, au point d’avoir réservé un ca­
veau dans le cimetière de Saint­Tropez, juste à côté de ce­
lui d’Eddie Barclay : « Comme ça, on pourra jouer au gin
rami. » Les projets n’en continuent pas moins de tomber,
comme cet album illustré, Des Lilas à Belleville (Dargaud,
72 pages, 19 euros), une nouvelle initialement publiée
dans son roman P’tit Claude (L’Arbre à cames, 1994). Dans
un style rappelant les affiches de Norman Rockwell, les
dessins de Ralph Meyer campent avec tendresse un ado
des années 1950 n’ayant pas (encore) basculé dans le rock,
mais dans la bande dessinée. Sa première passion, la BD.
Claude Moine (son vrai nom) a d’abord rêvé
d’exercer le même métier que ses idoles de jeunesse, pi­
liers du journal Spirou : Joseph Gillain (alias Jijé), André
Franquin, Victor Hubinon, Maurice Tillieux… Enfant, il
envoie deux dessins à l’hebdomadaire Risque­Tout, qui
publiera celui d’un cow­boy lançant à l’Indien qui s’ap­
prête à le scalper : « Pendant que vous y êtes, faites­moi la
barbe. » Plus tard, il montrera ses planches à un voisin
de quartier, Jean­Claude Mézières (futur créateur de
Valérian), qui l’encouragera à s’inscrire aux Beaux­Arts.
Mais « P’tit Claude », fils d’un employé de la RATP et
d’une employée de banque, n’a pas les moyens de pour­
suivre des études. Il a 13 ans quand il quitte l’école.
Eddy Mitchell se rattrapera par la suite. Notam­
ment en demandant à plusieurs ténors du western – Jijé
(Jerry Spring), Gir (Blueberry), Michel Blanc­Dumont
(Jonathan Cartland), et plus récemment Ralph Meyer
(Undertaker) – d’illustrer des pochettes d’album. Dans les
années 1980, il lancera même un projet fou : adapter au
grand écran La Marque jaune, sixième album de la série
Blake et Mortimer, avec Michael Caine et Philippe Noiret
dans les rôles principaux et Jean­Pierre Marielle dans ce­
lui du fourbe Olrik. Las : « Je suis allé voir Edgar P. Jacobs
[le créateur de la série] dans son atelier, un endroit vrai­
ment minable. Il a refusé, cela ne l’intéressait pas. »
Collectionneur d’originaux de grands maîtres
(Hergé, Franquin, Milton Caniff…), Eddy Mitchell n’a pas
pour autant dit son dernier mot avec le neuvième art. Il
vient d’écrire un scénario de western pour Michel Blanc­
Dumont : l’histoire d’un fils de grande famille bordelaise
qui traverse l’Atlantique dans les années 1880 avec pour
projet de vendre du cognac au pays du whisky. « Bien sûr,
il va se ramasser la gueule, se marre­t­il, avec sa verve ha­
bituelle. Ce qui ne l’empêchera pas de gagner au poker un
flingue mythique, genre Winchester 73, et de revenir en
France avec un chef indien dont il fera son majordome. »
Arrive l’heure de la séance photo. Schmoll com­
mande un nouveau verre. Point d’eau de source, cette
fois, mais un cognac – nous y voilà. De l’« extra old », à
32 euros les 3 cl. L’Ouest (parisien), le vrai.