DIMANCHE 19 - LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
78E ANNÉE – NO 23934
3,00 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT
Présidentielle : pourquoi l’incertitude s’accroît
▶ L’enquête publiée par
« Le Monde », en partena­
riat avec Ipsos, le Cevipof
et la Fondation Jean
Jaurès, met en lumière la
grande volatilité politique
Culture BLANCA LI « Je me sens artiste,
Jacques Herzog : pas uniquement danseuse »
« Je veux que
les gens aiment
la tour Triangle »
Alors que débute le chan­
tier, l’architecte du grand
projet controversé espère
qu’il ouvrira une nouvelle
ère urbanistique à Paris
PAGES 24-25
Présidentielle
Quel poids pour
les économistes
dans la
campagne ?
Dans le cadre du Prix
du meilleur jeune écono­
miste, « Le Monde » publie
trois tribunes sur le rôle
politique de ces experts
IDÉES – PAGES 30- 31
Algérie 220 DA, Allemagne 3,80 €, Andorre 3,80 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,30 €, Canada 5,80 $ Can, Chypre 3,20 €, Danemark 36 KRD, Espagne 3,60 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,20 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,30 €,
Hongrie 1 460 HUF, Italie 3,50 €, Luxembourg 3,30 €, Malte 3,20 €, Maroc 23 DH, Pays-Bas 4,00 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,30 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,50 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,50 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
▶ Le taux de personnes
ayant changé d’avis
depuis octobre est très im­
portant, montrant l’impré­
visibilité de la période et
l’indécision des électeurs
URSS
30 ANS
APRÈS
LA CHUTE
▶ Le 25 décem­
bre 1991, l’acte de
décès de l’URSS était
établi, avec l’abdica­
tion de Mikhaïl Gor­
batchev, entérinant
la chute du dernier
empire
Le 2 juin, à Paris. ALEXANDRE ISARD / PASCO
dans un entretien au Monde,
la chorégraphe espagnole ra­
conte comment son départ pour
New York à l’âge de 17 ans, sur le
conseil d’un ami, a profondé­
ment modifié sa trajectoire, alors
LA FRANCE, PAYS D’ADOPTION DE LA COUNTRY
▶ Emmanuel Macron
est toujours en tête (24 %),
suivi par Valérie Pécresse
(17 %) et Marine Le Pen et
Eric Zemmour, tous deux
autour de 14,5 %
▶ Trente ans après
cette dislocation,
l’Occident assiste au
retour des velléités
russes aux frontiè­
res orientales
de l’Europe
SUPPLÉMENT – 10 PAG E S
13­Novembre
« Voulons­nous
plus de liberté ou
plus de sécurité ? »
PAGE 14
Récit
Le mystère
de la disparition
du boucher
de Lannion
PAGE 21
Enquête
Vers un #metoo
du porno, dernier
volet de notre série
PAGE 27
Tribune
qu’elle pratiquait surtout la gym­ « Comment le CSA
nastique jusque­là. Installée par
la suite à Paris, elle décrit com­ a­t­il pu sacrifier
ment elle a peu à peu apprivoisé
la ville, après un début difficile.
les documentaires ? »
PAGE 29 PAGE 32
▶ L’enquête a été réalisée
avant l’annonce de
Christiane Taubira, qui
perturbe le jeu dans une
gauche divisée et située
à des niveaux faibles
Covid 19 Castex veut resserrer
l’étau sur les non­vaccinés
jean castex a annoncé, ven­
dredi 17 décembre, une nouvelle
série de mesures, à commencer
par la transformation du passe
sanitaire en passe vaccinal. Cette
modification, qui devra être enté­
rinée par un projet de loi au Parle­
ment, supprimerait la possibilité
d’obtenir un passe grâce à un test
négatif. Le vaccin deviendrait
ainsi la seule option pour conti­
nuer à profiter des restaurants ou
des lieux de loisir et de culture.
Reportage
En Ethiopie,
un pays dévasté
par la guerre
Dans la région Amhara,
des dizaines de milliers
d’habitants ont été
contraints à la fuite par
l’avancée des troupes
tigréennes. Certains
reviennent et découvrent
leurs villes ravagées
PAGE 2
ANTI-ARCHIVE ET APSARA FILMS
“ TOUTE LA MAGIE “ EN PLEIN CŒUR DE PHNOM PENH,
DU CINÉMA ASIATIQUE. ” UN FILM À LA BEAUTÉ TROUBLANTE. ”
— TRANSFUGE —
Orizzonti Meilleur Acteur
UN FILM DE
22
DÉC.
AU
CINÉMA
▶ Valérie Pécresse mobi­
lise un électorat proche
du « fillonisme », mais
plus jeune, un peu moins
à droite et moins libéral
PAGE S 8, 1 0 ET 12
« Nous assumons de faire peser
la contrainte sur les non­vacci­
nés », a expliqué le premier mi­
nistre, alors que près de 3 000 pa­
tients se trouvaient en soins criti­
ques vendredi. Il a également
annoncé le raccourcissement du
délai pour le rappel vaccinal de
cinq à quatre mois. Le gouverne­
ment va par ailleurs doubler la ré­
munération des heures supplé­
mentaires des soignants.
PAG E 1 6 E T ÉDITORIAL PAG E 33
Médias
Malaise sur
le cas Zemmour
au « Figaro »
L’entrée dans la campagne
présidentielle de l’un de
ses journalistes, sur une
ligne d’extrême droite, fait
peser une ombre sur le
groupe de presse, où co­
habitent habituellement
les droites républicaines
PAG E 18
PRÉSENTENT
— CAMBODGE MAG —
KAVICH NEANG
Design : Benjamin Seznec / TROÏKA
CAMBODGE MAG
 INTERNATIONAL
0123
2| DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

L’Ethiopie dévastée par la guerre et les pillages

En Amhara, des habitants ont fui les combats et des villes ont été saccagées par les rebelles tigréens

REPORTAGE
shewa robit, debre birhan
(éthiopie) ­ envoyé spécial

I
ls ont tout emporté sur leur
passage, il ne reste plus rien
ici. » Le constat de Belaw
couMulatu est partagé par
la quarantaine de personnes qui,
comme lui, patientent devant le
bureau temporaire d’assistance
humanitaire de Shewa Robit, une
ville de 30 000 habitants située
dans la région Amhara, dans le
nord de l’Ethiopie. En novembre,
ce professeur de géographie de
42 ans a fui l’avancée des insur­
gés des Forces de défense tigréen­
nes (TDF). Progressant à toute vi­
tesse, les rebelles ont pris le con­
trôle de la cité, puis se sont appro­
chés à moins de 200 kilomètres
d’Addis­Abeba, la capitale, avant
de se replier début décembre vers
le nord, en direction du Tigré.
La bataille de Shewa Robit a duré
trois jours. Les soldats tigréens,
accompagnés de leurs alliés de
l’Armée de libération oromo
(ALO), ont ensuite occupé la ville
pendant onze jours. Avant de se
retirer, ils ont pratiqué une politi­
que de la terre brûlée. La plupart
des propriétés, publiques et pri­
vées, ont été systématiquement
pillées ou vandalisées.

« Violence généralisée »
Une illustration de cette guerre
sans pitié qui inquiète de plus en
plus la communauté interna­
tionale : vendredi 17 décembre,
l’ONU s’est alarmée de voir
l’Ethiopie sombrer dans une Une habitante de Mezezo dans sa maison détruite lors des affrontements entre les forces fédérales et tigréennes, le 8 décembre. EDUARDO SOTERAS POUR « LE MONDE »
« violence généralisée » lors d’une
réunion extraordinaire de son
Conseil des droits de l’homme ; l’heure, aucune distribution n’est Les deux centres de santé de la de trente à quarante ans. » La com­ éthiopienne et érythréenne, cette
une commission internationale prévue. « Nous nous inscrivons ville ont aussi fait les frais du pas­ mission estime le coût de cette
La bataille province de 6 millions d’habitants
d’experts sera chargée d’enquêter juste au cas où », précise l’ensei­ sage des rebelles. Le docteur réhabilitation à 260 milliards de de Shewa Robit se trouve, elle aussi, à genoux.
sur les exactions commises par gnant. Cela fait plus de dix jours Negatu Tadesse et cinq de ses birrs (4,7 milliards d’euros). La Environ 400 000 personnes y
les camps en présence. que lui et sa famille se nourrissent confrères trient les boîtes de mé­ seule reconstruction de l’univer­
a duré trois jours. vivraient dans des conditions
C’est dans une ville en ruine que exclusivement de biscuits donnés dicaments au milieu des débris. sité du Wollo, qui accueillait aupa­ La plupart proches de la famine, selon l’ONU.
Belaw Mulatu a fait son retour le par des soldats de l’armée fédérale. « Je dirais que 5 % ou 10 % sont in­ ravant 30 000 étudiants, est esti­ D’après des chiffres communi­
8 décembre, après plusieurs se­ La route principale qui traverse tactes », précise le médecin de mée à 200 millions d’euros.
des propriétés qués mi­mars par Médecins sans
maines d’exil forcé à Debre Birhan, Shewa Robit porte les stigmates 28 ans. Comme de nombreux hô­ ont été pillées frontières, sur les 106 établisse­
à 100 kilomètres plus au sud. d’un véritable saccage. Les ban­ pitaux de la région, la clinique de Les conséquences du blocus ments de santé visités par l’ONG
« Nous avons besoin de tout, résu­ ques sont détruites, les distribu­ Shewa Robit n’est plus en mesure Selon le docteur Negatu Tadesse,
ou vandalisées au Tigré, « près de 70 % avaient été
me­t­il. De nourriture, de savon, de teurs de billets éventrés. Un de prendre en charge les patients. les motivations des insurgés ti­ pillés » et « seuls 13 % fonction­
médicaments… » Cependant, pour camion­citerne a été dépecé, pro­ Les malades et les blessés doivent gréens sont claires : « Ils veulent éli­ naient normalement ».
bablement vidé et abandonné au effectuer plusieurs heures de miner le peuple amhara. Alors ils vendiquée par les forces amhara Si les insurgés ont commencé à
milieu de la route. Plus loin, l’en­ route vers Addis­Abeba pour pillent et ils détruisent tout pour depuis le début de la guerre. se replier vers leur province d’ori­
Mer
SOUDAN trée de l’hôtel Kalid est obstruée trouver un centre de santé fonc­ rendre la province inhabitable pour Derrière le pillage des TDF se ca­ gine devant la vaste contre­offen­
ÉRYTHRÉE Rouge
YÉMEN par la carcasse d’un camion mili­ tionnel. « Il en va de même pour les Amhara. » Cette explication che une autre raison. Alors que le sive menée par le gouvernement
TIGRÉ taire Ural, frappé par un drone. 40 hôpitaux et 453 cliniques de la identitaire est également avancée Tigré est victime d’un blocus hu­ depuis fin novembre, à grand ren­
Le sol et les escaliers de l’hôtel province Amhara, tous vandalisés par Tadesse Lemma, un combat­ manitaire depuis des mois, les fort de drones, des pans entiers de
WOLQAYT Weldiya sont recouverts d’excréments et durant la guerre », précise Abdulk­ tant des milices nationalistes rebelles ont profité de leur expé­ la région Amhara restent sous le
AMHARA de morceaux de verre cassé. Les arim Megistu, le directeur adjoint amhara, surnommées les « Fano ». dition en région Amhara pour re­ contrôle des TDF, comme la cité
Mersa soldats tigréens ont brisé toutes du bureau régional de la santé. « Getachew Reda [le porte­parole constituer leurs stocks d’essence, stratégique de Weldiya, près de la­
Debre Birhan les vitres après y avoir séjourné. La commission du plan de la ré­ des TDF] ne cessait de répéter que de munitions et de médicaments. quelle s’est établie la ligne de front.
Addis- Shewa Robit
« Il ne reste que les sommiers, dé­ gion Amhara a mené une étude les Tigréens avaient un compte à Rien n’a été négligé. Même les ré­ Les habitants des villes libérées,
Abeba plore le directeur, Mohammed pour évaluer les dégâts causés par régler avec les Amhara, déclare­t­il. serves de sang stockées dans les telles que Shewa Robit, peuvent
Abuye, sa kalachnikov en ban­ les combats et par l’occupation C’est ce qu’ils ont fait ici. » hôpitaux ont été soigneusement peu à peu revenir chez eux. Mais
ÉTHIOPIE doulière. Ils ont emporté sur leurs des forces tigréennes. Le rapport A l’en croire, le cœur du pro­ transportées vers le Tigré. des millions d’autres doivent at­
camions tous les matelas, les rendu public le 20 novembre est blème entre les deux régions Car plus d’un an après le début tendre. L’ONU estime le nombre
quarante téléviseurs et toutes nos sans appel : « Rétablir l’économie concerne le territoire disputé du de cette guerre civile, qui a éclaté de déplacés à 710 000 pour la seule
machines. » Impossible pour lui de la région Amhara à son niveau Wolqayt. Cette terre, rattachée au en novembre 2020, et après des région Amhara. A Debre Birhan, ils
200 km
d’estimer le coût des dégâts. d’avant la guerre pourrait prendre Tigré en 1991, est contrôlée et re­ mois de présence des armées sont des dizaines de milliers, ré­
partis dans différents camps.
Nourad Seid et ses camarades ont
« « Ils les ont tués juste comme ça, sur le chemin, sans raison » été installés dans une école. Origi­
naires du village de Mersa, à 350 ki­
lomètres plus au nord, ils ont,
plusieurs fois par jour, les proches haut de la colline surplombant Teraf, en­ sa veuve. Mohammed Ahmed a été tué d’avoir aussi abattu cent jeunes hommes pour ainsi dire, fui deux fois.
de Sheikh Hussein clament leur douleur tourés de vingt­trois autres sépultures. en pleine rue, par balle. dans la ville de Kombolcha, à 370 kilomè­ D’abord, en juillet, l’arrivée des
en chantant. Ce vendredi 10 décembre Pour s’emparer de la localité, les insur­ Des doyens de cette bourgade aux habi­ tres au nord d’Addis­Abeba. TDF à Mersa a poussé Nourad,
marque pour eux la dernière journée du gés tigréens, épaulés par leurs alliés de tations éparpillées veulent croire en la di­ Une enquête conjointe de la Commis­ blessé par balle à l’épaule, à se réfu­
lekso, un rite funéraire éthiopien d’une l’Armée de libération oromo, ont dû mension identitaire de ces crimes. « Nous sion éthiopienne des droits de gier à Dessie. Puis, devant la pro­
semaine. A Teraf, une vingtaine de faire face à la résistance de cette com­ sommes visés, car nous sommes amhara, l’homme et du Haut­Commissariat de gression des soldats tigréens qui
foyers pleurent simultanément leurs munauté de fermiers. Comme d’autres c’est sûr ! », s’indigne Mohammed Siraj l’ONU aux droits de l’homme, parue en ont pris Dessie en novembre, il est
morts. Pendant plus d’un mois, cette agriculteurs de Teraf, Mohammed Siraj Ibrahim. Selon Human Rights Watch novembre, précisait que « des crimes de reparti vers le sud pour rejoindre
commune rurale de quelques milliers Ibrahim, 31 ans, est devenu milicien au (HRW), les TDF et leurs alliés ont procédé guerre et des crimes contre l’humanité » Debre Birhan. Alors que les TDF oc­
d’habitants, située en région Amhara, moment de l’arrivée des rebelles, début à des exécutions semblables dans diffé­ auraient été commis dans la région du cupent toujours Mersa, ces dépla­
dans le nord de l’Ethiopie, a été occupée novembre. « Nous avons tenté de les ar­ rentes parties de la région Amhara. Tigré, en grande majorité contre des po­ cés perdent espoir. Dans le camp,
par les rebelles des Forces de défense ti­ rêter, mais ils étaient trop nombreux, se pulations tigréennes. Le rapport con­ qu’ils ont interdiction de quitter, la
gréennes (TDF), jusqu’à leur repli amorcé souvient­il. Finalement, nous avons pris « Mépris brutal des lois de la guerre » joint n’estime pas le nombre de victi­ nourriture, principalement com­
début décembre après une contre­offen­ la fuite. » D’après les témoignages récoltés, les re­ mes potentielles. Un décompte de l’uni­ posée de shiro (un ragoût de farine
sive du gouvernement. Au cours de cette Une suspicion permanente a ensuite belles auraient tué vingt­six habitants versité de Gand, en Belgique, publié le de pois chiche) et de biscuits,
occupation, vingt­cinq habitants – tous plané sur les jeunes hommes restés sur du village de Chenna et vingt­trois dans 11 octobre, estime leur nombre à 3 055. s’amenuise. Nourad ne voit désor­
des hommes – ont été exécutés. place. Mohammed Ahmed, 30 ans, a la ville de Kobo entre fin août et début Les Etats­Unis n’hésitent pas à parler, mais qu’une seule porte de sortie :
Début décembre, Sheikh Hussein, ainsi été abordé par une patrouille ti­ septembre. « Les forces tigréennes ont dans certains cas, de « nettoyage ethni­ « s’engager auprès des Forces spé­
65 ans, et son fils de 14 ans revenaient des gréenne, fin novembre, alors qu’il par­ fait preuve d’un mépris brutal à l’égard que » contre les Tigréens, notamment ciales de la région Amhara pour en
champs, comme tous les jours, avec leur tait à la recherche de sa femme et de ses de la vie humaine et des lois de la guerre, dans l’ouest de cette province où l’ar­ finir avec ce conflit ». 
chameau. « Ils les ont tués juste comme deux enfants, cachés dans une forêt en exécutant des personnes sous leur mée fédérale éthiopienne a été assistée noé hochet­bodin
ça, sur le chemin, sans raison ; ils n’avaient avoisinante lors de l’arrivée des rebelles. garde », a déclaré Lama Fakih, directrice par des soldats érythréens et des mili­
pas d’arme », raconte Zeiba Getaneh, la « Ils lui ont demandé sa carte d’identité et de la division crises et conflits à HRW. ciens amhara. 
veuve du fermier. Les corps recouverts de lui ont dit : “On te connaît, tu fais partie de De son côté, le gouvernement d’Abiy n. h.­b. (teraf [éthiopie],
pierres et de branchages se trouvent en la milice” », raconte Aisha Ali, désormais Ahmed a accusé, le 1er novembre, les TDF envoyé spécial) Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
 0123
4 | international DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

Moscou présente ses exigences à l’égard de l’OTAN

En pleine crise sur l’Ukraine, la Russie veut limiter l’influence de l’Alliance et des Etats­Unis dans son voisinage

washington, moscou ­
correspondants
la Géorgie ou à tout autre pays can­
didat. Enfin, l’Alliance atlantique
ne devrait conduire aucune acti­
« Il n’y aura pas sur le nucléaire iranien. De même,
rien n’a filtré des deux séances bi­
de discussions latérales de discussions avec les
en coulisses, exercer des pressions
sur Kiev en vue d’une exécution
LES DATES
plus rigoureuse de tous les volets

L
a Russie demande à vité militaire sur le territoire ukrai­ Etats­Unis, organisées à Genève, des accords de Minsk. « Certains
sur la sécurité
l’OTAN de se saborder. De
renier ses principes,
nien, mais aussi plus générale­
ment en Europe orientale, en Asie européenne sans
sur le contrôle des armements,
dans la foulée du sommet Biden­
éléments auraient pu constituer
une base de discussion, mais pas de
2014
d’oublier ses engage­ centrale et dans le Caucase du Sud. Poutine à la mi­juin. cette manière, en les présentant Mars La Russie annexe
ments, de replier ses forces. Ainsi « Il y a des choses dans ces docu­
nos alliés » En publiant ce document ven­ comme un paquet à prendre ou à la péninsule de Crimée.
peuvent se résumer les proposi­ ments que les Russes savent être JEN PSAKI dredi, Moscou se place dans un laisser, renchérit l’ancien diplo­
tions publiées par Moscou, ven­ inacceptables, a réagi vendredi un porte-parole de la Maison tout autre registre, celui de la poli­ mate Vladimir Frolov. Cela ne sem­ Avril Début de la guerre du
dredi 17 décembre. Une démarche haut responsable américain, au Blanche tique et de la communication, ble pas destiné à produire des négo­ Donbass, dans l’est de l’Ukraine,
atypique, qui coïncide avec le cours d’un point presse. Mais il y a pour se défausser de toute respon­ ciations sérieuses. » contre des séparatistes
maintien d’une présence militaire d’autres choses sur lesquelles nous sabilité en cas d’escalade militaire. prorusses soutenus par Moscou.
exceptionnelle à proximité de sommes prêts à travailler et qui mé­ guère ouverte à la discussion. L’ap­ C’est la deuxième fois, au cours de Sanctions sans précédent
l’Ukraine, parée à une opération ritent des discussions. » Ce à quoi la proche adoptée ressemble à un la crise actuelle, que le Kremlin Le durcissement russe a été per­
d’envergure. En visite dans la capi­ partie russe a immédiatement ré­ écho du passé, à l’époque où emploie cette méthode. Le 17 no­ ceptible au cours des derniers 2015
tale russe cette semaine, la secré­ pondu que « les deux documents l’Union soviétique et les Etats­ vembre, le ministère des affaires jours. Depuis l’entretien à distance 11 février Les accords de
taire d’Etat américaine adjointe, ne sont pas formulés comme un Unis étaient seuls à table. Or, étrangères avait publié le contenu du 7 décembre entre MM. Biden et Minsk 2, signés par l’Ukraine, la
Karen Donfried, a eu la primeur de menu, où l’on peut choisir ce qui Washington, focalisé sur la Chine des échanges diplomatiques entre Poutine, les responsables n’ont Russie, la France et l’Allemagne,
cette offre, également transmise nous intéresse ». et l’Indo­Pacifique, n’a aucun inté­ Jean­Yves Le Drian, son homolo­ cessé de faire monter la pression, instaurent un cessez-le-feu.
aux alliés. Elle suppose une double rêt à restaurer un tel schéma. gue allemand Heiko Maas et Ser­ exigeant des garanties écrites tou­
déclinaison : un traité bilatéral Partie de bluff C’est pourquoi le haut responsa­ gueï Lavrov, au sujet du « format jours plus importantes de l’OTAN.
avec Washington et un accord de L’administration Biden compte ble américain, s’exprimant ven­ Normandie » et de l’Ukraine. Dans le même temps, le vice­mi­ 2019
sécurité avec l’OTAN. adresser une réponse formelle à dredi, a insisté sur la diversité des L’impétuosité de la nouvelle nistre des affaires étrangères, Ser­ Juin Volodymyr Zelensky est élu
Le texte prétend remonter le Moscou « la semaine prochaine ». propositions russes. Certaines re­ manœuvre russe a surpris jusqu’à gueï Riabkov, évoquait le possible à la présidence ukrainienne
temps, comme si, trente ans après Il s’agit de ne pas offrir immédia­ lèvent, selon lui, du Conseil OTAN­ Moscou, où nombre d’observa­ déploiement de missiles nucléai­ et promet de faire la paix
la chute de l’URSS, l’indépendance tement à la Russie la satisfaction Russie ou du dialogue stratégique teurs jugent le texte conçu pour res de moyenne portée en Europe dans le Donbass.
des anciennes républiques n’était d’un refus, qui servirait de pré­ classique, bilatéral, sur le désarme­ être rejeté. « La publication des do­ en cas d’échec des négociations.
qu’un artifice. Il ne prévoit aucune texte à une opération militaire en ment. D’autres pourraient plutôt cuments semble suggérer que Mos­ Côté américain, on envisage à la
concession côté russe et ne fait Ukraine. Les deux parties sont être abordées entre les 57 mem­ cou considère leur acceptation par fois des sanctions économiques 2021
nulle mention de l’annexion de la donc engagées dans une forme de bres de l’Organisation pour la sé­ l’Occident comme très peu proba­ sans précédent en cas d’opération Escalade militaire en avril avec
Crimée en 2014, ni des troupes bluff, chacune se prétendant curité et la coopération en Europe. ble, écrivait vendredi Dmitri Tre­ militaire russe en Ukraine ainsi la Russie, dont 100 000 troupes
présentes dans le Donbass ukrai­ constructive. Et les contacts se Enfin, les Etats­Unis se posent en nin, le directeur du centre Carne­ qu’un renforcement supplémen­ déployées aux frontières font
nien. Selon le projet, la Russie et poursuivent entre Washington et soutien de la France et de l’Allema­ gie. Logiquement, cela signifie que taire des équipements ukrainiens. craindre une opération
les membres de l’OTAN en date de Moscou. Le conseiller à la sécurité gne, dans le cadre du « format Nor­ la Russie considère qu’elle aura à Près de 450 millions de dollars d’envergure. Nouvelle escalade
1997 – soit avant l’élargissement nationale, Jake Sullivan, s’est en­ mandie », pour parvenir à une so­ assurer sa sécurité seule, par des (400 millions d’euros) sont consa­ en novembre. Le cessez-le-feu
vers l’Europe orientale – s’engage­ tretenu jeudi avec Iouri lution dans l’est de l’Ukraine. moyens militaires et techniques. » crés cette année à la coopération est violé régulièrement et les
raient à ne pas disposer de forces Ouchakov, le conseiller diploma­ « Pour donner une chance à la di­ Même la revue Russia in Global Af­ sécuritaire. Fin octobre, 30 systè­ accords de paix sont dans
sur d’autres territoires européens. tique de Vladimir Poutine. plomatie de marcher, il faut le faire fairs de l’analyste Fiodor Loukia­ mes de défense antitank de type l’impasse.
Pas de missiles de courte et « Il n’y aura pas de discussions sur de façon confidentielle », rappelle nov, réputé proche du Kremlin, Javelin ont été livrés. Selon le Wall
moyenne portée déployés à dis­ la sécurité européenne sans nos al­ le responsable américain. La Rus­ évoquait un ton « rappelant celui Street Journal, il serait aussi ques­
tance de tir de l’autre partie. Pas liés et partenaires européens », a sie reconnaît pourtant l’impor­ de l’ultimatum » et notait qu’une tion d’hélicoptères Mi­17, aupara­
d’exercices ou d’activités militai­ souligné la porte­parole de la Mai­ tance de cette confidentialité en acceptation par les Etats­Unis « re­ vant utilisés en Afghanistan. Kiev
res, comme les vols de reconnais­ son Blanche, Jen Psaki. Washing­ matière d’affaires stratégiques. viendrait à une capitulation ». espère des systèmes de défense
sance, à proximité de la frontière ton insiste aussi sur la souverai­ Ainsi, aucune fuite significative ne La hâte de Moscou est d’autant antiaérienne. 
russe. Pas d’élargissement supplé­ neté de l’Ukraine. Mais, sur ces vient de Moscou concernant les plus surprenante que les Améri­ piotr smolar
mentaire de l’OTAN à l’Ukraine, à deux points, la Russie ne semble négociations à Vienne sur l’accord cains et les Européens semblaient, et benoît vitkine

Sur fond de Covid­19, Macron annule un voyage risqué au Mali

Dans un contexte tendu avec Bamako, le chef de l’Etat devait rencontrer le colonel putschiste Goïta et rendre visite aux soldats français

A u moment où Paris et Ba­

mako n’échangent en pu­
blic que par accusations et
invectives interposées, le voyage
d’Emmanuel Macron au Mali,
chef de l’Etat s’affiche autour
d’une grande tablée pour fêter le
traditionnel Noël des troupes,
quand les Français sont appelés à
limiter les agapes. Le 6 décembre,
prévu les 20 et 21 décembre, était le premier ministre, Jean Castex,
un pari risqué. Il a été annulé ven­ avait demandé à ses concitoyens
dredi 17 décembre, officiellement de « lever le pied jusqu’aux fêtes de
pour des raisons sanitaires liées au fin d’année », en évitant « les
Covid­19. La décision a été formali­ grands dîners ». Matignon précise
sée à l’issue d’un conseil de dé­ d’ailleurs que le premier ministre
fense sanitaire et vise, selon l’Ely­ a, lui aussi, renoncé à son voyage
sée, à protéger les armées, alors en Jordanie, où il devait passer le
que la cinquième vague de conta­ réveillon du Nouvel An avec les
minations effraye les experts. troupes françaises engagées dans
A quatre mois de l’élection prési­ le cadre de l’opération « Cham­
dentielle, l’exécutif ne souhaitait mal ». Et l’Elysée de justifier :
sans doute pas non plus que le « Nous avons la nécessité de mettre
en cohérence les mesures deman­
dées aux Français et notre agenda
international. Il est difficilement
concevable de déplacer une cen­
taine de personnes et d’organiser
un grand dîner de Noël avec les
troupes dans le contexte actuel. »
Le déplacement de M. Macron
au Mali devait s’articuler en deux
étapes : une première, très politi­
que et possiblement électrique, à
Bamako, où il devait rencontrer le
président de la transition, le colo­
nel Assimi Goïta ; et une seconde,
plus convenue, à Gao, avec les sol­
dats en opération extérieure.
Si, sur le plan militaire, Emma­
nuel Macron peut s’estimer satis­
fait d’avoir amorcé « la transfor­
mation profonde » de l’opération
« Barkhane » avec la remise à l’ar­
mée malienne des bases de Kidal,
Tessalit et enfin Tombouctou
Entre Paris et le pouvoir malien
du moment, le ressentiment va
cependant bien au­delà des in­
compréhensions culturelles, des
reproches protocolaires ou du
sentiment que le partenaire ne fait
pas sa part. Bamako accuse désor­
mais la France de l’avoir « aban­
donné en plein vol » en décidant,
sans prévenir, de réduire ses effec­
tifs militaires sur place, et l’Elysée
a changé de regard sur les colonels
qui ont renversé, en août 2020, le
président élu, puis, en mai 2021,
Bah N’Daw, l’homme que les mili­
taires avaient fait nommer pour
conduire la transition jusqu’aux
élections prévues en février 2022.
Ceux qui étaient alors considérés
comme de « jeunes officiers patrio­
tes, ayant à cœur de relever leur
pays » sont désormais suspectés
de chercher à confisquer le pou­
Paris fait tout
pour convaincre
Bamako
de renoncer
à un partenariat
avec le groupe
paramilitaire
Wagner
Depuis septembre et la révéla­
tion de contacts avancés entre la
junte malienne et ces mercenaires
russes qui servent les intérêts de
Moscou en Afrique, en Syrie ou en
Ukraine, Paris fait tout pour con­
vaincre Bamako de renoncer à la
conclusion d’un tel partenariat. Le
succès de ces démarches serait,
Dénonçant « un acharnement »
et niant toute signature de contrat
avec le Groupe Wagner, le chef de
la diplomatie malienne, Abdou­
laye Diop, a rétorqué, mardi sur la
BBC, que « cette affaire dite “Wa­
gner” est utilisée comme une sorte
de chantage sur l’Etat malien pour
l’empêcher d’explorer ou de tra­
vailler avec certains partenaires ».
Apparu ces dernières semaines à
plusieurs reprises aux côtés de
son homologue russe, Sergueï La­
vrov, le ministre a assuré : « Si c’est
ça l’objectif, je crois que c’est raté. »
Dans ce contexte, Paris, qui voit
l’influence de Moscou s’étendre
au Sahel, cherche à ne pas apparaî­
tre seul face à Bamako. Alors que la
présidence malienne poussait
pour un unique tête­à­tête avec le
chef de l’Etat français, afin de ne
pas subir des rencontres où elle se­

DE CAUSE À avant la fin de l’année, les relations

avec les autorités du pays ont at­
teint, ces derniers mois, un niveau
voir au­delà de la date annoncée.
Le gouvernement malien a fait
savoir à plusieurs reprises qu’il lui
pour l’heure, limité. Selon des
notes françaises révélées par
Le Monde, le Groupe Wagner a en­
rait mise en minorité, M. Macron
avait prévu de voir Assimi Goïta
seul à seul, puis accompagné du

EFFETS. Chaque
mardi
de tension rarement atteint.

« Baiser de la mort »
Depuis près de neuf ans et le dé­
21H-22H but de l’intervention armée de la
Aurélie France, le fleuve des relations
entre Paris et Bamako n’a jamais
© Radio France/Ch. Abramowitz
sera impossible d’organiser les
scrutins dans les délais. Dimanche
12 décembre, avant que les prési­
dents de la Communauté écono­
mique des Etats de l’Afrique de
l’Ouest (Cédéao), réunis en som­
met au Nigeria, menacent le Mali
voyé, à partir de la fin d’octobre, au
Mali, deux hommes chargés de
prospecter le secteur minier afin
chef de l’Etat ghanéen, Nana Aku­
fo­Addo, président en exercice de
la Cédéao, et du Tchadien Maha­
de trouver les compensations fi­ mat Idriss Déby Itno, à la tête du
nancières à un éventuel déploie­ G5 Sahel, dont la légitimité consti­
ment militaire.
« Depuis, ils sont entrés dans le
tutionnelle n’est guère plus solide
que celle du colonel malien.

Luneau été tranquille. L’ex­chef de l’Etat
François Hollande a eu des mo­
ments d’entente parfaite avec
l’ancien président Ibrahim Bou­
bacar Keïta (IBK), mais le minis­
Le magazine de tre Jean­Yves Le Drian, à la dé­
fense puis à la diplomatie, ne
l’environnement peut en dire autant. Le premier
voyage présidentiel de M. Ma­
Disponible sur
cron en mai 2017, à Gao déjà, avait
franceculture.fr
et l’application
donné lieu à un aparté fielleux
Radio France avec IBK, vexé de devoir se
L’esprit déplacer hors de la capitale pour
En partenariat d’ouver- accueillir un jeune homologue
avec refusant de l’entendre dire que la
ture. paix au Mali puisse dépendre de
« la volonté de Dieu ».
d’imposer en janvier 2022 de nou­
velles sanctions, Assimi Goïta s’est
engagé par écrit à leur fournir « au
plus tard le 31 janvier [2022] un
chronogramme détaillé » en vue
de l’organisation des élections.
Les reports du scrutin agacent
les chefs d’Etat de la région, in­
quiets de voir s’éterniser à leur
porte des putschistes susceptibles
de donner des idées à leurs pro­
pres soldats. Et, à Paris, la préoccu­
pation porte en premier lieu sur
l’identité de ceux qui pourraient
apporter leur concours à cette pro­
longation : en l’occurrence, les
paramilitaires du Groupe Wagner.
dur du sujet. Des éléments précur­
seurs ont été signalés à l’aéroport
de Bamako et des camps militai­
res ont été repérés dans le sud du
pays et à la frontière maurita­
nienne, en vue d’un déploie­
ment », précise une source offi­
cielle française. Selon cette der­
nière, le recours au Groupe Wa­
gner serait envisagé comme un
moyen de se « bunkériser » face
aux pressions exercées par cer­
tains membres du pouvoir ac­
tuel. Pas par tous, cependant :
« Dans la junte, certains sont
conscients que ce serait un baiser
de la mort », dit­elle.
« Nous ne sommes pas dans une
crise bilatérale. Toute la région est
inquiète de la trajectoire du Mali »,
insiste l’Elysée. Nul doute cepen­
dant qu’à Bamako, certains
auraient souhaité jouer cette par­
tition d’un Mali souverain. En an­
nulant son déplacement, M. Ma­
cron a peut­être aussi échappé à
des photos et propos désagréables
sur le rôle de la France au Sahel. 
cyril bensimon
et claire gatinois
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus

6 | international
La décennie
Kim Jong­un,
de menaces en repli
Arrivé au pouvoir à 27 ans, le
dirigeant nord­coréen s’est imposé,
entre pragmatisme et brutalité
RÉCIT
tokyo ­ correspondants
L
orsqu’il fut propulsé au
sommet de la République
populaire démocratique
de Corée (RPDC) au lende­
main de la mort soudaine de son
père Kim Jong­il, le 17 décem­
bre 2011, Kim Jong­un avait 27 ans.
On pouvait alors douter de ses ca­
pacités à tenir en main le régime
le plus monolithique de la pla­
nète. Officiellement désigné l’an­
née précédente comme le futur
dirigeant, il n’avait aucune expé­
rience du pouvoir ; il n’était
même pas membre du bureau
politique du Parti du travail, la
formation politique du régime.
La seconde succession dynasti­
que du monde communiste ris­
quait d’être moins aisée que la pré­
cédente, quand Kim Jong­il avait
succédé en 1994 à son père Kim Il­
sung, fondateur de la RPDC. Un
coup d’Etat militaire, sinon l’ef­
fondrement du régime, était « une
question de semaines ou de mois »,
avançait ainsi Victor Cha, ancien
conseiller pour les affaires asiati­
ques à la Maison Blanche. Même
s’il n’était pas évincé, le « grand
successeur » semblait, au mieux,
être destiné à se retrouver sous la
tutelle d’un conseil de régence.
Dix ans plus tard, le régime est
toujours là, et Kim Jong­un n’a
pas seulement survécu : il dispose
d’une autorité incontestée,
auréolée début 2021 du titre de
« Grand Leader », le plaçant sur le
même rang que ses aïeux. Et il a
imposé sa présence sur la scène
internationale en faisant de son
pays une puissance nucléaire –
même si elle n’est pas reconnue
comme telle.
Avec une volée de missiles balis­
tiques et trois nouveaux essais
atomiques, dont le dernier,
en 2017, a finalisé l’entrée du pays
dans le club des puissances nu­
cléaires, la RPDC est perçue
comme une menace directe par
Les négociations sur le nucléaire iranien menacées d’enlisement
Téhéran a demandé une pause dans les discussions en cours à Vienne, alors que des « progrès techniques » ont été enregistrés ces derniers jours
vienne ­ envoyé spécial
L es Européens espéraient
négocier sans relâche pen­
dant les fêtes de fin d’an­
née pour tenter de rattraper le
temps perdu. Ils ont dû accepter,
vendredi 17 décembre, à Vienne,
de faire une nouvelle pause dans
les tractations indirectes enga­
gées entre l’Iran et les Etats­Unis
afin de sauver l’accord sur le nu­
cléaire. Cet objectif, érigé en prio­
rité par le président américain,
Joe Biden, trois ans après que Do­
nald Trump a dénoncé le compro­
mis initial, est rendu très incer­
tain par l’arrivée à la présidence
iranienne de l’ultraconservateur
Ebrahim Raïssi, cet été. Après cinq
mois de suspension pour cause
d’élections en Iran, les discus­
sions avaient été relancées, le
29 novembre, dans le prestigieux
cadre du palais Coburg, au cœur
de la capitale autrichienne, là où
l’accord fut signé en 2015.
Cette interruption – la seconde
en trois semaines – illustre le ris­
que d’enlisement des pourpar­
les Etats­Unis et leurs alliés. Le
Conseil de sécurité (dont font par­
tie la Chine et la Russie) a durci les
sanctions. Puis, après invectives
et menaces réciproques d’anéan­
tissement de Pyongyang et de
Washington, la tempête est re­
tombée.
Les Jeux olympiques d’hiver de
Pyeongchang (février 2018) en Co­
rée du Sud ont en effet consacré le
rapprochement intercoréen et
permis au président Moon Jae­in
d’amorcer un dialogue entre les
Etats­Unis et la RPDC, qui a con­
duit à un premier sommet à Sin­
gapour (juin 2018) entre le prési­
dent Donald Trump et Kim
Jong­un. Le second, organisé à Ha­
noï (février 2019), a, lui, tourné
court : l’offre de M. Kim d’arrêter la
centrale nucléaire (vétuste) de
Yongbyon, en échange de la levée
des sanctions onusiennes, a été ju­
gée insuffisante par Washington.
« Rocket Man »
Après ces deux rencontres avec le
président des Etats­Unis, ennemi
juré du régime, Kim Jong­un est
parvenu à imposer sa silhouette
massive et son visage juvénile sur
la scène internationale. « Rocket
Man », comme l’avait surnommé
Donald Trump, a atteint l’objectif
de ses prédécesseurs : forcer
Washington à reconnaître la RPDC
comme puissance avec laquelle le
monde doit compter – et négocier.
Mais aux dix­huit mois d’acti­
visme diplomatique a finalement
succédé une nouvelle phase de
tension latente entre les Etats­
Unis et la RPDC. Et un refroidisse­
ment des relations intercoréennes
a culminé avec le dynamitage, en
juin 2020, du bureau de liaison
Nord­Sud établi à Kaesong (RPDC).
En marge de la reprise du dialo­
gue avec Washington, Kim
Jong­un a renoué les liens avec la
Chine, qui avaient pâti des purges
des personnalités jugées trop pro­
Pékin et de l’imposition des sanc­
tions onusiennes. Ce rapproche­
lers. La première pause, le 3 dé­
cembre, avait été demandée par
les Occidentaux pour obliger
l’Iran à modérer ses positions. La
délégation iranienne était en ef­
fet arrivée à Vienne en affichant
des exigences radicales, jugées
inacceptables par Washington : la
fin de toutes les sanctions en vi­
gueur, adoptées à l’initiative de
l’administration Trump dans l’es­
poir d’enterrer définitivement
l’accord, et des garanties censées
éviter que les Etats­Unis ne rom­
pent à nouveau un éventuel traité
renégocié.
Au passage, soucieux d’afficher
sa fermeté, le négociateur iranien
Ali Bagheri refusait de reprendre
les négociations là où elles
avaient été arrêtées en juin, à la
suite d’échanges considérés
comme plutôt fructueux entre
l’administration Biden et le pou­
voir iranien sortant. Au contraire,
la nouvelle équipe de négocia­
teurs avait même formulé toute
une série d’exigences revenant à
contester peu ou prou 90 % des
textes sur la table.
Kim Jong­un face
au mont Paektu,
sur une photo
de propagande
non datée,
publiée par
l’agence officielle
KCNA, en
octobre 2019. AFP
ment fut concrétisé par la visite de
Xi Jinping à Pyongyang, en 2019.
L’activisme militaro­diplomati­
que de Kim Jong­un s’est doublé
sur le plan intérieur de la volonté
de se démarquer de ses aïeux.
« Son père et son grand­père ont
construit leur légitimité en jouant
du conflit, de la souffrance et du sa­
crifice. Kim Jong­un, lui, a promis
aux Coréens une vie meilleure »,
explique Jenny Town, directrice
du site d’information sur la Corée
du Nord 38 North.
Dès ses premières apparitions
en public, le dernier des Kim a af­
fiché une plus grande proximité
avec la population, tirant profit de
sa ressemblance cultivée avec son
grand­père, qui savait, en public,
faire preuve d’une chaleureuse
bonhomie. Il s’est affiché sous les
projecteurs avec des starlettes en
uniforme militaire et en mini­
jupe du groupe pop Moranbong.
Il a aussi multiplié les sorties pu­
bliques, souriant, accompagné de
son épouse, Ri Sol­ju, et soigné
son style, reprenant les jours d’été
le panama cher à son aïeul.
Kim Jong­un a surtout cimenté
son autorité en jouant sur deux re­
gistres. D’abord, la force brutale.
Au cours des trois premières an­
nées qui ont suivi son accession
au pouvoir, des purges se sont suc­
cédé dans les hautes sphères de
l’armée et du parti. L’exécution,
en 2013, de son oncle, Jang Song­
taek, puissante figure de l’ombre,
et la mise à l’écart de plus d’une
centaine de cadres (limogés ou éli­
minés) ont été ressenties par l’élite
comme un avertissement. Kim
Les Européens
ont souligné
« l’urgence »
de conclure
les pourparlers
La nouvelle trêve répond cette
fois à un souhait des Iraniens,
mais elle a surpris les négocia­
teurs européens, qui l’ont quali­
fiée d’« interruption décevante ».
« Quelques progrès techniques »
avaient en effet été effectués ces
dernières vingt­quatre heures,
ont­ils indiqué vendredi. Après
de longues explications, les Ira­
niens avaient enfin accepté un
document présenté comme une
« base de discussion », renonçant
ainsi à une partie de leurs reven­
dications.
Cette étape doit désormais per­
mettre de se concentrer au plus
vite sur les principaux enjeux,
dans un donnant­donnant qu’il
reste à traduire en engagements
Jong­un élimina également son
demi­frère, Kim Jong­nam, assas­
siné à l’aéroport de Kuala Lumpur
en 2017 : descendant lui aussi en li­
gne directe de Kim Il­sung, il
aurait pu lui porter ombrage.
Le terrain déblayé, il a fait preuve
de pragmatisme dans sa pratique
du pouvoir, privilégiant la néces­
sité de résultats concrets sur le
plan économique à la doxa idéo­
logique. Il a également institué un
processus décisionnel plus collé­
gial, estime Rachel Minyoung Lee,
du centre de recherche américain
Stimson Center : « Ses critiques des
cadres, lors des visites sur le ter­
rain, sont immédiatement reprises
par les médias. » Sa volonté de dé­
léguer à des figures de confiance a
permis l’émergence de sa sœur,
Kim Yo­jong, chargée des rela­
tions intercoréennes, ainsi que de
plusieurs cadres dirigeants.
L’essor d’une économie hybride
La remise à sa place de l’armée se
traduisit par la valse de ses plus
hauts gradés. Ces purges avaient
pour but de rendre au Parti son
rôle politique et d’œuvrer à la
mise en place de réformes en 2012
et 2013 « afin d’assurer un meilleur
fonctionnement de l’économie
mais aussi de mieux contrôler la
société », estime Kim Il­han, de
l’université Dongguk, à Séoul.
Une relative autonomie déci­
sionnelle a été accordée aux ges­
tionnaires des entreprises d’Etat et
des coopératives agricoles,
ouvrant la voie à l’essor d’une éco­
nomie hybride – partiellement de
marché –, encore embryonnaire
précis : la levée graduelle des sanc­
tions américaines, susceptible de
soutenir l’économie, contre l’ar­
rêt du programme nucléaire ira­
nien. Or, celui­ci a fait de considé­
rables progrès en trois ans, à en
croire les Occidentaux, depuis
que Téhéran a pris ses libertés
avec ses engagements d’origine.
Les Iraniens produisent dans des
quantités préoccupantes de l’ura­
nium enrichi et disposent de cen­
trifugeuses modernes. L’une des
questions les plus épineuses est
de savoir, dans l’optique d’un nou­
vel accord, quoi faire des stocks de
matières fissiles et des équipe­
ments mis en place ces dernières
années par l’Iran.
« Moscou et Pékin jouent le jeu »
Mercredi, Téhéran avait envoyé
un autre signal encourageant en
acceptant enfin, après des semai­
nes d’épreuve de force, le rempla­
cement par l’Agence internatio­
nale de l’énergie atomique (AIEA)
de caméras de surveillance instal­
lées sur le site de Karadj, à l’ouest
de Téhéran. Un geste réclamé par
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
L’exécution,
en 2013, de
l’oncle de Kim,
Jang Song-taek,
a été ressentie
par l’élite comme
un avertissement
lorsqu’il accéda au pouvoir. L’ap­
parition d’une élite affairiste, au
luxe ostentatoire, s’enrichissant
grâce au commerce avec la Chine,
et la floraison de gratte­ciel futu­
ristes à Pyongyang témoignent
d’une évolution du régime. La ca­
pitale se veut le symbole des pro­
messes de vie meilleure.
Au cours des six premières an­
nées du règne de Kim Jong­un,
une croissance modeste a été en­
rayée par les sanctions onusien­
nes, renforcées en 2017. En partie
contournées grâce à la complicité
d’entreprises chinoises et l’accord
tacite de Pékin, elles ont grave­
ment affecté le fonctionnement
de ce qui est devenu, de facto,
l’économie de marché et l’ache­
minement de l’aide humanitaire.
L’arrivée du Covid­19 a aggravé
la donne : dès janvier 2020, la
RPDC s’est barricadée derrière ses
frontières surveillées par l’armée,
avec ordre de tirer à vue sur toute
personne essayant de passer.
Conscientes du délabrement des
structures sanitaires, les autorités
savaient le pays incapable de con­
tenir une épidémie. Officielle­
les négociateurs afin de pouvoir
contrôler l’avancement du pro­
gramme nucléaire iranien. Le di­
recteur de l’AIEA, Rafael Grossi,
s’est félicité d’un « pas impor­
tant », susceptible d’apaiser le cli­
mat avec l’Iran, qui complique de
longue date les missions d’inspec­
tion de l’agence sur son territoire.
Sans expliquer les raisons de
cette pause, Ali Bagheri a fait état
sur Twitter de « progrès notables »
cette semaine. « Les Européens
comme la Russie et la Chine ont
multiplié les échanges, chacun
avec leurs mots, pour aplanir le
terrain », dit un diplomate, en
constatant que « Moscou et Pékin
jouent le jeu ». « Il reste encore
beaucoup de travail », a com­
menté Enrique Mora, le coordina­
teur de l’Union européenne.
Pour compliquer les choses, les
délégations américaine et ira­
nienne ne négocient pas directe­
ment ensemble, à la demande des
représentants de Téhéran. Elles
passent par l’entremise des diffé­
rentes parties en présence : soit le
coordinateur de l’Union euro­
0123
ment, la RPDC n’a enregistré
aucun cas de Covid­19. Les experts
en doutent. Mais les échanges
avec l’extérieur se sont effondrés.
En septembre, le commerce avec
la Chine a chuté des deux tiers,
pour se chiffrer à 185 millions de
dollars (163 millions d’euros), et la
RPDC a perdu la manne du tou­
risme chinois. « Plus qu’en crise, le
pays stagne », estime Andreï Lan­
kov, expert de la RPDC à l’univer­
sité Kookmin, à Séoul. Une pénu­
rie alimentaire ne se profile pas
moins, endiguée jusqu’à un cer­
tain point par l’aide chinoise.
La stagnation se double d’un
contrôle plus sévère sur les activi­
tés économiques, afin de remettre
au premier plan l’« autonomie na­
tionale » et de prévenir toute con­
testation. Le régime traque les « in­
fluences étrangères » et en particu­
lier celles des séries télévisées sud­
coréennes : selon le Transitional
Justice Working Group, organisme
d’investigation à Séoul, des trafi­
quants détenteurs de ces vidéos
auraient été exécutés en public.
Il est plus difficile désormais de
savoir ce qui se passe en RPDC. Le
bouclage du pays a refermé la pe­
tite fenêtre ouverte par la pré­
sence de diplomates, d’organisa­
tions internationales et d’ONG.
Depuis mars, pratiquement tou­
tes les ambassades ont fermé et
les organisations humanitaires
ont plié bagage. Kim Jong­un rè­
gne sur un pays plus opaque que
jamais et, à son corps défendant,
plus dépendant de la Chine. 
philippe mesmer
et philippe pons
péenne, soit les négociateurs des
trois pays européens engagés
dans les pourparlers – France, Al­
lemagne et Royaume­Uni –, sous
l’œil vigilant de la Russie et de la
Chine.
Cette pause est­elle un nouveau
moyen pour Téhéran de gagner
du temps ? Personne ne le sait en­
core, mais les Européens ont sou­
ligné vendredi « l’urgence » de
conclure les pourparlers. « C’est
une question de semaine, pas de
mois », ont­ils insisté. D’après
eux, il ne sera bientôt plus possi­
ble d’espérer raviver l’accord de
2015, car celui­ci risque d’être vidé
de sa substance, si l’Iran devait
être sur le point dans les pro­
chains mois de se doter de l’arme
nucléaire.
Aucune échéance n’a été annon­
cée officiellement pour la relance
des discussions. Elles pourraient
reprendre vers le 27 décembre.
Une date que les Iraniens sem­
blent prêts à accepter, mais que les
Occidentaux trouvent bien tar­
dive vu les retards accumulés. 
philippe ricard
 FRANCE
8|
PRÉSIDENTIELLE 2022
Les intentions de vote au premier tour de la présidentielle
Si le premier tour
de l’élection présidentielle
avait lieu dimanche prochain
et si vous aviez le choix entre
les candidats suivants,
quel est celui pour lequel
il y aurait le plus de chances
que vous votiez
au premier tour ?
Intentions de vote
en % marges d’erreur*
Intention d’aller voter au premier tour (rappel de l’enquête d’octobre 2021) et poids des candidats sur l’ensemble des électeurs
en hausse en baisse
= pas de changement
Sondage Ipsos-Sopra Steria pour
Le Monde, la Fondation Jean Jaurès
et le Cevipof, réalisé par Internet
du 7 au 13 décembre 2021 sur
un échantillon de 10 928 personnes
représentatif (méthode des quotas)
de la population française, inscrites sur
les listes électorales et âgées
de 18 ans et plus.
Votre choix est-il définitif ou peut-il encore changer ?
Selon l’intention de vote au premier tour, en %
Il est définitif
ENSEMBLE 53
M. LE PEN
E. MACRON
E. ZEMMOUR 61
J.-L.
MÉLENCHON 57
V. PÉCRESSE 51
Y. JADOT 33
A. HIDALGO 28
Infographie Le Monde
2022 : un scrutin de plus en plus imprévisible
A quatre mois du premier tour, Valérie Pécresse devance les candidats d’extrême droite pour la première fois
DÉCRYPTAGE
A
moins de quatre
mois du premier
tour de l’élection
présidentielle de
2022, le scénario
n’a jamais été
aussi incertain. Alors que, depuis
plusieurs mois, était annoncé un
duel entre Emmanuel Macron,
président sortant, et l’extrême
droite – incarnée soit par Marine
Le Pen, soit par Eric Zemmour – se
dessine une autre possibilité re­
battant toutes les cartes : celle
d’une qualification de Valérie Pé­
cresse, candidate désignée par le
parti Les Républicains (LR) début
décembre. C’est le principal en­
seignement de la troisième vague
de l’enquête électorale réalisée
par Ipsos­Sopra Steria en partena­
riat avec le Centre d’études de la
vie politique française de Scien­
ces Po (Cevipof) et la Fondation
Jean Jaurès pour Le Monde.
Cette étude a été réalisée du 7 au
13 décembre, soit avant que Chris­
tiane Taubira, ancienne ministre
de la justice de François Hollande,
annonce « envisager être candi­
date ». La force de ce panel est son
amplitude, puisque l’échantillon
utilisé est de 10 928 personnes.
Les intentions de vote sont calcu­
lées à partir des sondés « certains
d’aller voter ayant exprimé une in­
tention de vote », soit 6 332 per­
sonnes. Résultat : les marges d’er­
reur sont très faibles, comprises
en 0,2 et 1,1 point.
En l’espace de deux mois,
Mme Pécresse a gagné 7 points
Nicolas DUPONT-AIGNAN
Debout la France
Jean LASSALLE
Résistons 2 soit des intentions de vote
Fabien ROUSSEL
Parti
1 2 communiste
0% 4 5
Philippe POUTOU
0,5 1,5 Nouveau Parti anticapitaliste
Nathalie ARTHAUD 1,5
Lutte ouvrière Arnaud MONTEBOURG
61 % sont certains d’aller voter
(ils étaient 59 % lors de l’enquête d’octobre )
− 9 points par rapport à décembre 2016
dont 6 % certains d’aller voter mais n’ayant exprimé aucune intention de vote
Le profil des Français certains d’aller voter
Selon l’âge
Il peut encore
changer
47 43 %
68 32
65 35
18-24 ans
39
43 Selon la catégorie socio-professionnelle
49 Ouvriers
Employés
67
Cadres
72 Retraités
dans les intentions de vote. Elle
recueille 17 % (marge d’erreur de
plus ou moins 0,9 point), arrivant
en deuxième position derrière
Emmanuel Macron (24 %, marge
d’erreur de plus ou moins
1,1 point), qui, lui, perd 1,5 point,
notamment au profit de la prési­
dente de la région Ile­de­France.
ABSTENTION TRÈS HAUTE
Selon l’étude d’Ipsos, Mme Pécresse
réussit à capter une partie de
l’électorat de M. Macron, mais
aussi de Marine Le Pen et d’Eric
Zemmour, les deux candidats
d’extrême droite. Ces derniers
connaissent donc un tassement
des intentions de vote en leur fa­
veur. Tous deux sont à 14,5 %
(marge d’erreur de plus ou moins
0,9 point), soit une baisse de
1,5 point par rapport à la vague
précédente, où M. Zemmour
n’était pas encore candidat. Il ne
faut pas en conclure pour autant
que l’extrême droite est distancée
ou durablement affaiblie. Avec un
cumul à 29 % des intentions de
vote au premier tour, cette famille
politique est très haute : il y a cinq
ans, Marine Le Pen, seule à l’ex­
trême droite, était créditée par no­
tre panel de 24 % à 25 % des inten­
tions de vote. Par ailleurs, l’écart
séparant ces deux candidats et
Mme Pécresse n’a, pour l’instant,
rien d’insurmontable.
Ces résultats montrent ainsi que
les scores dans le carré de tête sont
extrêmement serrés et que la si­
tuation n’est pas du tout stabili­
sée. Tout dépend ainsi de la capa­
cité de Mme Pécresse à solidifier sa
dynamique. Elle bénéficie, en
Anne HIDALGO Yannick JADOT
Parti socialiste Europe Ecologie-Les Verts
4,5 8,5
8,9 9,2
8,5
Jean-Luc MÉLENCHON
La France insoumise
En % des personnes interrogées
Selon le sexe
77 % 60 %
70 ans et plus Femmes
49 %
53 %
61 %
75 %
NOTRE ENQUÊTE MONTRE
QU’EN DEUX MOIS
30 % DES SONDÉS
ONT CHANGÉ D’AVIS
cette fin de précampagne, de l’ef­
fet tremplin d’une primaire réus­
sie, où elle a été largement élue au
second tour face à Eric Ciotti, avec
plus de 60 % des voix. De même,
elle a l’attrait de la nouveauté :
c’est la première femme à repré­
senter la droite à la présidentielle.
C’est sa première participation au
scrutin majeur de la Ve Républi­
que, quand c’est la troisième fois
que Marine Le Pen et Jean­Luc
Mélenchon se présentent.
Deux éléments incitent, cepen­
dant, à la prudence. L’abstention,
d’abord. Selon notre panel, 61 %
des personnes interrogées se dé­
clarent « certaines d’aller voter »,
c’est neuf points de moins qu’en
décembre 2016. Logiquement, les
abstentionnistes « probables » et
« potentiels » sont à 27 % des per­
sonnes interrogées, contre 18 %, il
y a cinq ans. A mesure que la cam­
pagne avancera, les Français s’in­
téresseront aux enjeux du scru­
tin et une partie de ces absten­
tionnistes pourrait décider de
voter. Reste à savoir pour qui.
Autre donnée de toute première
importance : la mobilité électo­
rale. Notre enquête montre qu’en
deux mois 30 % des sondés ont
changé d’avis et font partie de
ceux que l’on appelle « les chan­
geurs ». Un chiffre conséquent.
Marine LE PEN
Rassemblement
national
14,5
13,6 15,4
14,5
Eric ZEMMOUR
Reconquête
Ensemble du corps électoral
Parmi les enjeux suivants, quels sont les trois qui vous préoccupent le plus
quand vous pensez à la situation du pays ?
En % des personnes interrogées (réponses supérieures à 15 %)
40
62 %
33
Hommes
Pouvoir
d’achat
Covid-19
Cette volatilité se voit notamment
dans la sûreté du choix au pre­
mier tour. Pour 47 % des person­
nes interrogées, la décision n’est
pas arrêtée. Si Emmanuel Macron,
Marine Le Pen et Eric Zemmour
bénéficient d’un socle plus solide
que les autres prétendants (res­
pectivement 65 %, 68 % et 61 % des
personnes ayant l’intention de
voter pour eux se déclarent sûres
de leur choix), ce n’est pas le cas de
Valérie Pécresse : la moitié (49 %)
des personnes ayant l’intention
de voter pour elle reconnaissent
que cela peut encore bouger.
À GAUCHE, SOUS LES 10 %
Pour la gauche, en revanche, rien
ne va plus. Pas un candidat n’at­
teint les 10 % d’intention de vote.
La solution serait­elle l’union au
premier tour, par le biais d’une
primaire, comme le propose la
socialiste Anne Hidalgo ? Ou
autour d’une candidature con­
sensuelle comme celle, possible,
de Christiane Taubira ? Pas sûr.
Car si le cumul de tous les candi­
dats de gauche, écologistes et
d’extrême gauche est compris
entre 24 % et 29,5 %, il semble im­
possible de faire cohabiter des
programmes qui divergent sur
des points aussi cruciaux que la
transition écologique, le nu­
cléaire, la sécurité ou la laïcité.
L’autre enseignement de la troi­
sième vague de cette enquête pré­
sidentielle est l’amorce du retour
d’une tripartition de la vie politi­
que. Alors que les scrutins législa­
tif et présidentiel de 2017 avaient
fait exploser les clivages tradi­
tionnels, les résultats de l’enquête
Valérie PÉCRESSE Marge d’erreur de 1,1 point,
Les Républicains
17
16,1 17,9
* Marge d’erreur comprise entre 0,2 et 1,1 point.
Seules les marges d’erreur des candidats dont les intentions de vote
sont supérieures ou égales à 3 % sont visuellement représentées.
Presque certains
d’aller voter
12 % (12 = )
31
26
Immigration Délinquance
Environnement
semblent montrer que les trois
piliers politiques – gauche et éco­
logiste, droite, extrême droite –
tendent à se reconstituer. Le
transfert des votes entre 2017 et
2022 est ainsi assez parlant. On
voit que, si les électeurs changent
de choix, ils restent dans la même
famille politique. Ainsi, les élec­
teurs de Jean­Luc Mélenchon
en 2017 restent largement der­
rière le député des Bouches­du­
Rhône (39 %), mais ils se repor­
tent aussi sur Yannick Jadot
(16 %), Fabien Roussel (9 %) et
même Anne Hidalgo (7 %). Idem
pour les anciens électeurs de
Benoît Hamon, qui se répartis­
sent majoritairement entre M. Ja­
dot (28 %) et Mme Hidalgo (27 %).
A droite, la même dynamique
est à l’œuvre : ceux qui avaient
voté pour François Fillon il y a
cinq ans basculent logiquement
et majoritairement en faveur de
Mme Pécresse (52 %), puis Emma­
nuel Macron (24 %). A noter tout
de même les 17 % d’anciens fillo­
nistes qui choisissent, cette an­
née, Eric Zemmour. A l’extrême
droite, justement, les transferts
sont encore plus cloisonnés : 55 %
des électeurs de Marine Le Pen
gardent le même choix, 31 % op­
tent pour M. Zemmour.
MACRON AU CENTRE DROIT
Il en va de même des seconds
choix des électeurs hésitants. Les
personnes interrogées devaient
répondre à cette question : « Si fi­
nalement vous ne deviez pas voter
[pour le candidat que vous avez in­
diqué], quel serait votre choix au
premier tour ? » Les réponses sont
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
▶▶▶
Emmanuel MACRON
LRM, MoDem
et Agir
comprises entre
22,9 % et 25,1 %
24
22,9 25,1
Abstentionnistes
potentiels probables
17 % (18 ) 10 % (11 )
25
24 22
15
Inégalités
sociales
Système de santé Chômage
éclairantes. Parmi ceux qui
avaient d’abord choisi Yannick
Jadot, 14 % à se rabattent sur Jean­
Luc Mélenchon, 26 % sur Anne
Hidalgo, 18 % sur Emmanuel Ma­
cron. Chez les mélenchonistes,
22 % d’entre eux voteraient pour
M. Jadot, 14 % pour Mme Hidalgo.
Parmi les électeurs potentiels de la
maire de Paris, 34 % choisiraient
Yannick Jadot en candidat de rem­
placement, 22 % Emmanuel Ma­
cron, 11 % Jean­Luc Mélenchon ou
Arnaud Montebourg. On voit
donc que, si Emmanuel Macron
continue d’attirer une partie de
l’électorat social­démocrate, ce
mouvement est moindre que
ceux internes à la gauche.
A droite, les électeurs de Mme Pé­
cresse choisiraient à 44 % Emma­
nuel Macron comme second
choix. Arrive ensuite, et très loin
derrière, Eric Zemmour (17 %). De
la même manière, l’électorat ma­
croniste se rabattrait pour moitié
(50 %) sur la candidate du parti Les
Républicains, devançant large­
ment l’option Jadot ou Hidalgo
(respectivement 12 % et 11 %).
M. Macron, chantre de la stratégie
du « en même temps », est donc
identifié, après cinq ans d’exercice
du pouvoir, comme un candidat
de centre droit, LR­compatible.
Enfin, 41 % des électeurs lepénis­
tes choisiraient Eric Zemmour ;
49 % des électeurs du polémiste
d’extrême droite porteraient leur
choix sur Marine Le Pen. Dans ce
moment où la précampagne
s’achève et où la dernière ligne
droite n’est pas encore entamée,
tout est encore très ouvert. 
abel mestre

10 | france
PRÉSIDENTIELLE 2022
L’électorat de Valérie Pécresse,
au­delà du « fillonisme »
Même si le portrait­robot des électeurs de la candidate LR ressemble
beaucoup à ceux de François Fillon en 2017, des différences sont à noter
A
vec 17 % d’intentions
de vote, la progression
de Valérie Pécresse
(+ 7 points par rapport
à la vague du mois d’octobre) est
spectaculaire. Désormais, 56 %
des sondés pensent qu’elle se qua­
lifiera pour le second tour, alors
qu’ils n’étaient que 23 % en octo­
bre. Mieux, 60 % des électeurs du
centre jusqu’à l’extrême droite se
déclarent satisfaits de sa désigna­
tion – le score montant à 82 %
chez les sympathisants Les Répu­
blicains (LR) et même à 71 % chez
les sympathisants La République
en marche (LRM). Mieux encore,
28 % seulement de l’ensemble des
Français considèrent qu’elle ferait
« moins bien » que le président de
la République, 51 % estimant
qu’elle ne ferait « ni mieux, ni
moins bien » et 21 % qu’elle ferait
« mieux ». En d’autres termes,
Mme Pécresse termine l’année en
s’installant au cœur de la campa­
gne présidentielle 2022.
Cependant, le panel électoral
permet d’aller beaucoup plus loin
et de déterminer avec précision
les transferts qui expliquent cette
progression : la mobilisation
d’électeurs jusqu’à présent abs­
tentionnistes (+ 2 points) ; le chan­
gement d’intention de vote
d’électeurs d’Emmanuel Macron
(+ 1,5 point), d’Eric Zemmour
(+ 1,5 point) et de Marine Le Pen
(+ 1 point). Le panel permet sur­
tout de caractériser l’électorat de
Valérie Pécresse et la première
analyse des résultats peut être ré­
sumée simplement : il s’agit
Les « changeurs », un instrument pour
mesurer la grande indécision des électeurs
30 % des personnes interrogées ont changé d’avis quant au candidat pour lequel
ils iront voter, mais aussi quant au fait même d’aller voter au premier tour
L
a spécificité d’un panel
électoral, par rapport à un
sondage classique, est
d’interroger le même
échantillon du début à la fin
d’une campagne. Ce faisant, c’est
le seul dispositif qui permette de
mesurer et de comprendre la
mobilité électorale.
Premier enseignement : l’am­
pleur de cette mobilité est consi­
dérable. Entre la mi­octobre et le
début du mois de décembre 2021
– c’est­à­dire entre la deuxième et
la troisième vague de notre
enquête – 30 % des personnes in­
terrogées ont changé d’avis et
font partie de ce que l’on appelle
les « changeurs ». La mobilité tou­
che tous les électorats. Elle est ex­
ceptionnelle en cette précampa­
gne. L’expérience montre qu’elle
demeure vive pendant la campa­
gne. La cristallisation n’existe dé­
sormais plus avant le jour du vote.
Un cadre
Deuxième enseignement : les for­
mes de cette mobilité sont plus di­
verses que ce que l’intuition peut
laisser penser. Il y a, d’une part, le
changement d’intention de vote.
14 % des personnes interrogées
sont ainsi passées d’un candidat à
un autre. Mais il y a aussi le chan­
gement d’intention de voter. Cela
représente 16 % des personnes in­
terrogées – 9 % passant de l’abs­
AVEC CE PANEL,
C’EST À LA CONSTRUCTION
DU « PÉCRESSISME » QUE
NOUS ASSISTONS, AVEC
DES PARTISANS PLUS
JEUNES, MOINS AISÉS
ET PLUS FÉMINISÉS
d’une reconstitution du fillo­
nisme. La sociologie des soutiens
de la candidate LR est presque
caricaturale : 9 % chez les
18­24 ans, contre 31 % chez les plus
de 70 ans ; 7 % chez les ouvriers et
12 % dans l’ensemble des actifs,
contre 26 % chez les retraités ; 9 %
chez les revenus inférieurs à
1 250 euros, contre 23 % chez les re­
venus supérieurs à 5 000 euros ;
11 % chez les locataires, contre
24 % chez les propriétaires ; 9 %
chez les athées, contre 27 % chez
les catholiques pratiquants.
Ce portrait­robot, avec ses forces
et faiblesses, ressemble beaucoup
à celui des électeurs de François
Fillon en 2017. Il en est de même
lorsque l’on examine la hiérarchie
des préoccupations des poten­
tiels électeurs de Valérie Pécresse.
Certaines préoccupations sont
plus intenses que pour la
moyenne des Français : + 8 points
pour l’immigration, à 39 %,
+ 10 points pour la délinquance, à
35 %, + 13 points pour les déficits
publics et la dette, à 25 %. D’autres
tention à la certitude d’aller voter,
7 % faisant le chemin inverse.
Troisième enseignement : cette
mobilité a un cadre. Lorsque l’on
analyse la mobilité actuelle, et
qu’on la complète par l’analyse
des « seconds choix » des person­
nes interrogées, on comprend
que, très majoritairement, les
mouvements se font à l’intérieur
d’espaces bien déterminés : entre
les différents candidats de gau­
che ; entre Emmanuel Macron et
Evolution du comportement électoral en termes de mobilisation et d’intentions de vote
entre les vagues de sondage d’octobre et de décembre 2021
En % des personnes interrogées
Les stables
70 %
38 %
N’étaient pas certains
d’aller voter en octobre
et ne sont toujours
pas certains d’aller voter
Infographie : Le Monde Source : Sondage Ipsos-Sopra Steria pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès et le Cevipof
préoccupations, à l’inverse, sont
estompées : – 10 points pour l’en­
vironnement, à 16 %, – 9 points
pour les inégalités, à 11 %. Cette
hiérarchie de préoccupations pré­
sente, là encore, une forte simili­
tude avec celle des électeurs de
M. Fillon d’hier.
Le défi de la fidélisation
Cette première analyse – la re­
constitution du « fillonisme » –
est cependant trop réductrice. Le
panel permet de comparer les
deux catégories de potentiels
électeurs de Valérie Pécresse : les
anciens, ceux qui étaient déjà ses
électeurs en octobre, et les nou­
veaux, ceux qui déclarent voter
pour elle pour la première fois en
décembre. La conclusion est
simple : nous assistons aussi à la
constitution du « pécressisme ».
Si les nouveaux partagent l’es­
sentiel du profil des anciens, il
existe, en effet, trois séries de
différences.
La première est d’ordre sociolo­
gique : les nouveaux partisans
sont relativement plus jeunes,
moins diplômés, moins aisés ; ils
sont, surtout, bien plus féminisés
(47 % des anciens étaient des fem­
mes, contre 55 % des nouveaux).
La deuxième différence est d’or­
dre politique : sur une échelle
gauche­droite de 0 à 10, 94 % des
anciens se positionnaient entre
6 et 10, contre 80 % des nou­
veaux ; surtout, 82 % des anciens
avaient voté pour François Fillon
en 2017, contre 55 % des nou­
veaux.
Valérie Pécresse ; entre Marine
Le Pen et Eric Zemmour. Il y a évi­
demment des exceptions, et les
frontières entre ces différents
espaces ne sont pas totalement
poreuses – Emmanuel Macron
faisant la jonction avec la gauche
et Valérie Pécresse avec les extrê­
mes droites. Mais telle est quand
même largement la norme.
En définitive, cette phase de pré­
campagne s’achève par un para­
doxe. Lorsque l’on analyse les pro­
32 %
Etaient certains d’aller Etaient
voter pour un candidat certains
en octobre et sont d’aller voter
toujours certains en octobre
d’aller voter mais ne sont
pour le même plus certains
candidat d’aller voter
La troisième différence est d’or­
dre idéologique. Les anciens et les
nouveaux partagent les mêmes
convictions sur l’immigration ou
sur l’islam. Mais les nouveaux
sont un peu moins libéraux :
6 points moins favorables à la ré­
duction du nombre de fonction­
naires (62 %), 9 points plus con­
vaincus de la nécessité de la redis­
tribution pour établir davantage
de justice sociale (32 %).
Que peut­on conclure, à ce stade
de la campagne, de la percée de
Valérie Pécresse ? L’histoire élec­
torale nous incite à la prudence :
François Hollande, en 2011, Fran­
çois Fillon, en 2016, et Benoît Ha­
mon, en 2017, avaient chacun vu
leur score d’intentions de vote
faire un bond du même ordre
après leurs victoires aux primai­
res – avant de refluer.
Les données actuelles souli­
gnent aussi le défi de fidélisation
que doit maintenant relever la
candidate LR. Ses électeurs ne
sont que 51 % à se déclarer « sûrs de
leur choix », contre 65 % pour Em­
manuel Macron et 68 % pour Ma­
rine Le Pen. Et, lorsqu’ils doivent
formuler un second choix de vote,
ses électeurs sont 44 % à se repor­
ter sur Emmanuel Macron et 28 %
sur l’un des deux candidats d’ex­
trême droite. Pour confirmer sa
progression, Mme Pécresse va de­
voir résister aux forces centrifu­
ges qui peuvent l’aspirer sur sa
gauche et sur sa droite. 
gilles finchelstein
(directeur général
de la fondation jean jaurès)
nostics des personnes interro­
gées, les jeux semblent faits : 86 %
des répondants considèrent
qu’Emmanuel Macron sera quali­
fié pour le second tour et 55 %
qu’il sera réélu. Lorsque l’on ana­
lyse le comportement des per­
sonnes interrogées, et notam­
ment ce chiffre spectaculaire de
30 % de « changeurs », la partie
semble bien plus indécise… 
g. fin. (directeur général de la
fondation jean jaurès)
Les « changeurs »
30 %
7% 9% 14 %
N’étaient Etaient
pas certains certains d’aller
d’aller voter voter pour
en octobre un candidat
et sont en octobre
désormais et sont
certains toujours
d’aller voter certains d’aller
voter mais
pour un autre
candidat
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Le sentiment de
relégation territoriale
favorise les extrêmes
Macron ne recueille que 7 % des intentions
de vote chez les sondés qui se considèrent
comme des « oubliés » de la République
ANALYSE
L e quinquennat qui s’achève
aura donné lieu à des rela­
tions complexes, voire con­
flictuelles, entre les élus locaux et
l’exécutif. Trois actes ont scellé la
montée en puissance de l’enjeu
territorial. D’abord, le mouve­
ment des « gilets jaunes » dissé­
miné un peu partout en France.
Ensuite, le grand débat national,
qui a révélé les craintes des ci­
toyens face à la déliquescence des
services publics locaux. Enfin,
une crise sanitaire qui a rappelé
l’ampleur des inégalités spatiales
de santé. Le territoire, comme
concentré des bonheurs et mal­
heurs français, s’est donc imposé
au fil des mois pour devenir une
ligne de clivage fortement politi­
sée. Mais que sait­on du compor­
tement électoral des Français se­
lon la perception qu’ils ont de
leur propre territoire de vie ?
Commençons par déconstruire
l’idée selon laquelle la France des
villes serait opposée à la France
des champs. Et, implicitement,
que le vote rural pencherait à
droite et le vote des villes à gau­
che. En réalité, il n’existe pas de
différence majeure entre électo­
rats. A peine observe­t­on des
intentions de vote plus fortes
dans les communes de moins de
2 000 habitants en faveur de
Marine Le Pen (18,5 %, contre
14,5 % en moyenne nationale).
D’ailleurs, il est remarquable
d’observer que la taille de la com­
mune de résidence ne bouleverse
pas le rapport de force politique
au plan national. Le président de
la République devance l’ensemble
de ses adversaires quelle que soit
la strate de population. Pour
rappel, à la même période
en 2016, Emmanuel Macron était
devancé par François Fillon et
Marine Le Pen dans toutes les
catégories de communes.
Au fond, la compétition se joue
à deux niveaux et entre deux cou­
ples. Un premier duel oppose,
dans les communes rurales,
M. Macron (21 %) à la candidate du
Rassemblement national (18,5 %).
Une seconde bataille met aux
prises le chef de l’Etat (26 %) face à
Valérie Pécresse (18 %) dans les
grandes villes. Dans ces mêmes
métropoles, Eric Zemmour et
Mme Le Pen, respectivement
crédités de 14 % et 10 % d’inten­
tions de vote, ne parviennent pas
à contester le leadership du prési­
dent de la République, dont
l’image de chef de file d’une bour­
geoisie urbaine et mondialisée
n’a jamais été aussi vraie.
Néanmoins, la densité démo­
graphique ne suffit pas à appré­
hender les distinctions géogra­
phiques du vote. Connaître le
ressenti des personnes sur la qua­
lité globale de leur territoire de vie
permet de dépasser l’application
d’indicateurs de prospérité ou de
précarité par trop globaux. En
demandant aux personnes inter­
rogées dans l’enquête si elles ont
IL FAUT DÉCONSTRUIRE
L’IDÉE SELON LAQUELLE
LA FRANCE DES VILLES
SERAIT OPPOSÉE
À LA FRANCE DES CHAMPS
0123
L’ANCRAGE TERRITORIAL
DU VOTE IMPLIQUE
SURTOUT DE DISCERNER
LES DIFFÉRENTES
FACETTES DU RESSENTI
INDIVIDUEL
le sentiment de vivre dans un
territoire en difficulté, 45 % d’en­
tre elles répondent positivement.
Ce chiffre reste le même quelle
que soit la taille de la commune.
Autrement dit, le sentiment de
déclassement territorial n’est pas
simplement une affaire de ruraux
(et périruraux) contre urbains (et
périurbains). C’est surtout un ju­
gement sur le bilan des politiques
publiques menées ces dernières
années dans les territoires.
Une double peine
Les électeurs les plus en souf­
france convergent vers un vote à
l’extrême droite. Par exemple, les
partisans d’Eric Zemmour sont
66 % à déclarer vivre dans un
territoire en difficulté, ceux de
Marine Le Pen sont 61 % et ceux
d’Emmanuel Macron ne sont que
26 %. Pour le président sortant,
qui cherche dans cette précampa­
gne à ne pas laisser ses opposants
capitaliser sur les fractures territo­
riales, le constat est assez sévère.
En effet, plus les Français quali­
fient leur cadre de vie de difficile,
moins ils sont nombreux à envi­
sager de voter pour M. Macron.
Ainsi, ce dernier recueille seule­
ment 7 % d’intentions de vote
pour ceux qui se sentent oubliés
de la République des territoires,
contre 37 % pour ceux qui ont un
sentiment opposé (la moyenne
de l’intention de vote se situant à
24,5 %). A l’inverse, Mme Le Pen par­
vient à grossir les rangs de ses
soutiens parmi les personnes qui
ressentent une forme de reléga­
tion territoriale. Ils sont, en effet,
31 % à lui accorder leur confiance,
contre 5 % pour celles et ceux qui
ne perçoivent pas leur territoire
en difficulté.
Toutefois, il ne faut pas en tirer
la conclusion qu’un territoire en
difficulté est un agrégat de tous
les malheurs individuels. Par
exemple, un tiers des personnes
qui déclarent vivre dans une telle
zone se disent également satis­
faites de la vie qu’elles mènent. A
l’opposé, deux tiers des électeurs
subissent une double peine : ni
heureux dans leur vie, ni heureux
dans leur territoire. Et ces der­
niers forment un important
contingent des électeurs frontis­
tes (28 % d’intentions de vote).
L’ancrage territorial du vote im­
plique non seulement de combi­
ner des mesures objectives et
subjectives, mais surtout de dis­
cerner les différentes facettes du
ressenti individuel. Ainsi, en 2017,
le vote Le Pen n’était pas unique­
ment un vote de catégories socia­
les (défavorisées) mais surtout un
vote des strates malheureuses.
En 2022, les projets articulant di­
versité des territoires et bonheur
d’un commun géographique
pourraient se révéler décisifs
pour qui parviendra à convaincre
les électeurs d’une vision correc­
trice des inégalités territoriales. 
martial foucault
(directeur du cevipof)

12 | france
Présidentielle :
Taubira ajoute
à la confusion
de la gauche
Après l’annonce de l’éventuelle
candidature de l’ex­ministre
de la justice, aucun candidat
ne s’est retiré de la course
C
haque semaine, à
gauche, la confusion
s’intensifie. Vendredi
17 décembre, à la veille
des départs en vacances, Chris­
tiane Taubira a publié un mes­
sage vidéo sur les réseaux so­
ciaux. Dans cette déclaration de
trois minutes, l’ancienne minis­
tre de la justice « envisage » d’être
candidate et « donne rendez­vous
à la mi­janvier » pour s’avancer
ou reculer. Une façon de voir
comment évolue l’embou­
teillage, en espérant que les
autres candidats se rangent der­
rière elle.
Cette intervention ne règle rien
pour le moment. Il y a sept jours,
Arnaud Montebourg passait des
coups de fil dans le vide pour pro­
poser une réunion aux différents
candidats. Fabien Roussel, Jean­
Luc Mélenchon, Anne Hidalgo et
Yannick Jadot avaient décliné.
Sept jours plus tard, l’ajout d’une
nouvelle candidature potentielle
suscite pour certains une forme
d’exaspération face au constat re­
nouvelé de l’improvisation à
gauche. Pour d’autres, cette sur­
prise éveille l’espoir d’aboutir
peut­être à une issue unitaire.
Yannick Jadot a été le premier à
regretter la décision de l’an­
cienne ministre. Pour lui, poster
une vidéo de trois minutes et
donner rendez­vous dans un
mois n’est « pas totalement à la
L’ancienne garde des sceaux entend être la sauveuse providentielle
Taubira espère que l’union se fera derrière elle, mais elle n’a pas répondu à plusieurs points, notamment son envie de participer à une primaire
ANALYSE
I l n’est pas certain que l’épilo­
gue de la première saison de
cette série politique plutôt
trépidante, « A gauche, c’est par
où la sortie ? » ait été à la hauteur
de la bande­annonce. Un
« teasing » nourri par des semai­
nes entières de suspense : Chris­
tiane Taubira, 69 ans, allait­elle
être candidate à l’élection prési­
dentielle ? Elle a parlé. Elle a an­
noncé, vendredi 17 décembre sur
Facebook et Twitter, qu’elle « envi­
sage d’être candidate à l’élection
présidentielle » de 2022.
« Envisager » ne signifie pas for­
cément qu’elle le sera, d’ici au
15 janvier, date à laquelle elle a
donné rendez­vous pour expri­
mer, peut­être, une décision défi­
nitive. Elle a dit aussi qu’elle ne se­
rait « pas une candidate de
plus ». Une phrase assez énigma­
tique, mais le flou est partout, en
ce moment, à gauche. Pour dissi­
per, un peu, la confusion,
Guillaume Lacroix, le patron du
Parti radical de gauche, dont est
historiquement issue Christiane
Taubira, a essayé d’être pédago­
gue : « Elle ouvre un chemin.
Comme elle est libre et indépen­
dante des partis, elle est au­dessus
de tout le monde, et elle est capa­
ble de rassembler. Mais elle ne
peut pas imposer elle­même les rè­
gles de l’unité. Sur le principe, ou
non, de se soumettre à une pri­
maire, elle sera amenée assez vite
à s’exprimer sur la question. »
hauteur des difficultés que ren­
contre notre pays ». Vendredi ma­
tin, le candidat écologiste avait
prévu de longue date de présen­
ter à la presse ses propositions en
matière de travail − le résultat de
discussions avec les différentes
centrales syndicales, de consulta­
tions. Réduction concertée de la
durée du travail, augmentation
du smic : autant de messages
électoraux qui ont été repoussés
à l’arrière­plan par la vidéo de
Christiane Taubira.
« Laissez-moi tranquille »
« On a de nouvelles candidatures
pour réduire le nombre de candi­
datures ? », s’est­il interrogé, esti­
mant qu’il s’agissait d’une « can­
didature qui s’ajoute dans l’arc
socialiste, arc qui, ces dernières
années, a quand même montré de
sérieuses limites ». Appelant tou­
tes les forces de gauche à le rejoin­
dre, il a répété sa conviction que
c’est derrière l’écologie que peut
se gagner l’élection présiden­
tielle : « Nous sommes les bras
ouverts pour les socialistes, les
humanistes, les progressistes.
Aujourd’hui, c’est autour de l’éco­
logie sociale et républicaine que
cela doit se faire. » Dans son camp,
l’annonce de l’ancienne garde
des sceaux a en revanche reçu un
accueil ravi de Sandrine Rous­
seau. Sur BFM­TV, la finaliste de la
primaire écologiste, qui avait déjà
Donc ? Etait­ce finalement la
présentation, en grande pompe,
d’une simple précandidature
pour faire pression ? Christiane
Taubira entend être la solution de
l’union, la sauveuse providen­
tielle d’un camp très mal en point
depuis le début de la campagne.
La socialiste Anne Hidalgo, l’éco­
logiste Yannick Jadot et l’« insou­
mis » Jean­Luc Mélenchon, princi­
pales têtes d’affiche, ne décollent
pas du tout dans les sondages :
pire, ils s’affaissent. Pour ne rien
arranger, l’union est introuvable.
Christiane Taubira les mettra­t­
elle tous d’accord et sera­t­elle
l’aiguillon salvateur qui redonne
de l’espoir à une gauche dont les
chances de victoire à l’élection
présidentielle se rapprochent de
zéro ? C’est son pari. Certains le
qualifieront d’insensé, à quatre
mois seulement de la grande
échéance. Depuis des semaines,
elle ne faisait rien d’autre que
d’entretenir le flou.
Premier déplacement
Comme elle ne disait rien, tout le
monde s’était mis à penser à sa
place. Vraie candidature en ap­
proche, feinte subtile pour pous­
ser la gauche à se rassembler, ca­
price de diva politique, volonté fa­
rouche d’exister, les observateurs
hésitaient sur les véritables inten­
tions de l’ancienne députée de la
Guyane. « Personne ne sait. A part
elle », résumait, il y a quelques
jours, Guillaume Lacroix. L’an­
cienne ministre devait en tout cas
Christiane
Taubira,
à Paris, en
octobre 2019.
LAURENT VAN DER STOCKT
POUR « LE MONDE »
fait entendre des nuances quant à
la nécessité d’un dialogue à gau­
che, s’est dit « ultra­contente », es­
timant que « sa démarche con­
siste à pousser à l’union, et à met­
tre un peu de pression sur l’union
de la gauche ».
Depuis une semaine, Jean­Luc
Mélenchon s’agace des déclara­
tions unitaires de ses concur­
rents à gauche, Anne Hidalgo ou
Arnaud Montebourg. L’annonce
de Christiane Taubira l’a cueilli
lors de son déplacement en
Guadeloupe. « Ne sont concernés
par l’entonnoir que ceux qui veu­
lent y rentrer, pas moi. Total res­
pect pour tout le monde, mais bat­
tez­vous entre vous et laissez­moi
tranquille », a­t­il déclaré à
l’Agence France­Presse. Fabien
Roussel, en déplacement à La
Réunion, a lui aussi assuré du
maintien de sa candidature.
C’est pour Anne Hidalgo que
l’hypothétique candidature de
Christiane Taubira a peut­être eu
le plus de retentissement. La
veille, les deux femmes, proches
politiquement, notamment pour
effectuer son premier déplace­
ment de « campagne », en Seine­
Saint­Denis, samedi 18 décembre.
Celle­ci a passé beaucoup de
coups de fil ces dernières semai­
nes. Aux candidats déclarés, ainsi
qu’aux promoteurs de la Pri­
maire populaire, ce collectif ci­
toyen qui veut unifier la gauche
derrière un candidat unique
choisi par la société civile, avec
qui elle entretient des relations
suivies. A ce jour, 283 000 partici­
pants se sont inscrits et choisi­
ront, début 2022, leur candidat
parmi ceux qui sont présélection­
nés. Si, hormis Anne Hidalgo,
aucun des candidats officiels n’a
décidé de se soumettre à ce vote,
Christiane Taubira n’a jamais
fermé la porte. « La Primaire po­
pulaire est peut­être une échéance
de discussion », avait­elle lâché sur
le plateau de « Quotidien », sur
TMC, dont elle était l’invitée le
30 novembre.
Il est encore trop tôt pour
connaître avec exactitude la rai­
son ultime qui l’a poussée à sau­
ter le pas. Une certitude : son état
d’esprit a irrémédiablement évo­
lué. Il y a encore un mois, elle
opposait un « non » catégorique à
toute volonté de se positionner
au centre des débats présiden­
tiels. Il y a encore quelques jours,
l’entourage même de Christiane
Taubira, résigné devant ses ater­
moiements, craignait qu’il ne soit
définitivement trop tard. Ses pro­
ches évoquaient quand même, du
bout des lèvres, la rédaction
« On a de
nouvelles
candidatures
pour réduire
le nombre de
candidatures ? »
YANNICK JADOT
candidat EELV
avoir lancé ensemble en 2017 Dès
demain, un mouvement proeu­
ropéen, écologiste et citoyen, se
sont appelées. La maire de Paris
lui a dit qu’elle ne se désisterait
pas sans passer par une primaire.
Christiane Taubira, elle, n’a pas
évoqué cette hypothèse que pro­
meut Anne Hidalgo.
Lors d’une conférence de presse,
à peine une heure après la déclara­
tion d’intention de l’ex­ministre
de la justice, la maire de Paris a
continué de creuser son sillon
unitaire, sans se formaliser de
cette éventuelle candidature sup­
La division
de la gauche,
son incapacité
à imposer ses
thèmes l’auraient
incitée à réfléchir
d’une lettre ouverte et solennelle
aux Français pour affiner ses po­
sitions, dont la teneur restait tout
aussi mystérieuse.
Mais la division et la torpeur de
la précampagne de la gauche, son
incapacité à imposer ses thèmes,
au contraire de la droite ou de
l’extrême droite, et la percée
d’Eric Zemmour dans les sonda­
ges l’auraient incitée à réfléchir
plus sérieusement. Depuis, elle a
toujours voulu conditionner sa
candidature à ce qu’un maxi­
mum de candidats déclarés se
rangent derrière elle. Reste à
franchir plusieurs écueils en
forme de grands points d’interro­
gation pour celle qui est depuis
longtemps éloignée des sphères
de la politique active. Christiane
Taubira a­t­elle pris le soin de
préparer l’esquisse d’un projet
présidentiel ? Affiliée à aucun
parti, aura­t­elle échafaudé un
embryon d’équipe de campagne ?
Par qui sera­t­elle soutenue
financièrement ?
Enfin, est­ce que, finalement,
cette annonce aura une portée po­
litique si considérable ? Si elle
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
plémentaire, sans s’en féliciter
franchement non plus. Avec ou
sans Taubira, la maire de Paris
conditionne l’organisation d’une
primaire au fait que Yannick Jadot
y participe. Une équation qui sem­
ble insoluble dans l’immédiat, vu
la fermeté du refus écologiste.
« Réunissons-nous »
En attendant, « tout le monde va
discuter avec tout le monde,
comme on le fait depuis toujours »,
a estimé Anne Hidalgo. Elle pro­
pose d’organiser un grand débat
télévisé avec les candidats de gau­
che, qu’ils partagent ou non un
même projet de gouvernement,
et a jeté dans l’arène quelques
thèmes de discussions (hôpital
public, jeunesse, salaires, retrai­
tes, rénovation énergétique). Une
énième main tendue restée sans
réponse pour le moment.
Ceux qui se demandaient si la
candidature de Christiane
Taubira n’avait pas ouvert en
grand une porte de sortie hono­
rable pour Anne Hidalgo devront
encore attendre. La maire de Pa­
reste un recours iconique pour
une partie de la gauche en quête
de rassemblement, la « ministre
du mariage pour tous » a été testée
à 2 % des intentions de vote dans
un récent sondage. Si Christiane
Taubira est très appréciée, elle ne
fait pas l’unanimité non plus. On
connaît la militante fervente des
droits de l’homme, mais on
connaît moins ses idées en ma­
tière économique ou sociale. Elle
peut aussi prendre des positions
qui provoquent la polémique. Elle
a ainsi refusé, en septembre, d’ap­
peler à la vaccination contre le
Covid­19 en Guyane. Un tollé.
« Bricolages de couloir »
En clair, est­ce que l’électrochoc
médiatique suscité par cette nou­
velle candidature, qui porte à
neuf le nombre de prétendants à
gauche et à l’extrême gauche, sera
suivi d’un bouleversement politi­
que qui pourrait déboucher, en­
fin, sur une dynamique électo­
rale ? Sandrine Rousseau, finaliste
de la primaire écologiste et parti­
sane d’un rassemblement à
gauche, confiait, il y a quelques
jours, que « si Christiane arrive
dans la campagne, ça change for­
cément la donne. Il ne faut pas mi­
nimiser ce que ça pourrait être
comme événement politique ».
Cependant, l’annonce de Chris­
tiane Taubira intervient quelques
jours après le refus de Yannick
Jadot et Jean­Luc Mélenchon de
participer à une primaire de la
gauche, désormais poussée par
0123
ris l’a assuré vendredi : « Si cette
main tendue n’aboutissait pas,
évidemment, je suis très détermi­
née à porter les propositions so­
ciales, démocrates et écologi­
ques. » Le premier secrétaire du
Parti socialiste, Olivier Faure, à
ses côtés, relativisait la portée de
cette possible candidature d’une
figure morale de la gauche : « Il
n’y a aujourd’hui aucune candi­
dature qui ait créé par sa nature
un effet de souffle qui conduise les
autres à se ranger derrière… »
Dans l’équipe d’Arnaud Monte­
bourg, on espérait de la décla­
ration de Christiane Taubira rien
de moins qu’un changement de
paradigme pour la gauche. L’an­
cien ministre du redressement
productif, qui avait déjà envisagé
de soutenir sa candidature
en 2016, a lancé en fin de jour­
née : « Réunissons­nous et cons­
truisons ensemble. » Une pers­
pective ouverte qui tranche avec
une journée où tout a semblé
encore se compliquer pour la
gauche. 
julie carriat
Anne Hidalgo. Même sous une
pression accrue, il n’est pas du
tout certain qu’ils changent
d’avis. En privé, les cadres d’Eu­
rope Ecologie­Les Verts estiment
que la nouvelle candidate n’a ja­
mais donné de signes tangibles
quant à d’éventuelles convictions
écologiques très affirmées, bien
au contraire. Du côté de La France
insoumise, Manuel Bompard,
directeur de campagne de Jean­
Luc Mélenchon, était très clair, il
y a encore quelques heures :
« Disons­le franchement : les bri­
colages de couloir pour tenter
d’inventer une candidature de
substitution n’ont rien à voir avec
l’intérêt général. »
En 2002, elle s’était présentée à
la présidentielle, recueillant
2,32 % des voix au premier tour
avant d’être accusée d’avoir
contribué à la chute du candidat
socialiste, Lionel Jospin, éliminé
dès le premier tour derrière Jac­
ques Chirac et Jean­Marie Le Pen.
Un scénario funeste qui la pour­
suit, la hante depuis lors et l’a tou­
jours fait hésiter à se lancer dans
une nouvelle tentative. La crainte,
en tant que femme noire, por­
teuse de valeurs humanistes très
marquées à gauche, d’incarner le
repoussoir ultime d’une frange
de la droite et de l’extrême droite.
Vingt ans, tout juste, après le
21 avril 2002, Christiane Taubira
pourrait être celle qui sauve, en­
fin, la gauche, mais aussi celle qui
l’enterre, une nouvelle fois. 
laurent telo

14 | france
Au procès du 13­Novembre, le
dilemme entre liberté et sécurité
L’ancien chef de la DGSI Patrick Calvar a interrogé, vendredi, la difficulté
que peut représenter la lutte contre le terrorisme pour la démocratie
T
rois mois après son
ouverture, le 8 septem­
bre, le procès historique
des attentats du 13 no­
vembre 2015 entre en hibernation
pour les fêtes de fin d’année. « Je
pense que nous avons tous besoin
d’un moment de respiration, a noté
le président de la cour d’assises
spéciale de Paris, Jean­Louis Pé­
riès, en prenant congé à l’issue des
débats, vendredi 17 décembre.
L’audience va être suspendue un
certain temps. Je vous donne ren­
dez­vous le 4 janvier. »
Un tiers du procès est passé.
Aussi surprenant que cela puisse
paraître, les accusés n’ont toujours
pas été interrogés sur le fond du
dossier et on les a peu entendus, à
vrai dire. Ce premier chapitre lais­
sera l’impression d’une très (trop)
longue introduction, avant d’en­
trer dans le vif du sujet à la ren­
trée : à partir du 4 janvier 2022, les
accusés auront l’occasion de s’ex­
primer, pour la première fois, sur
les faits qui leur sont reprochés. A
vouloir trop embrasser, tout dire,
tout comprendre, ce « procès to­
tal » a parfois donné le sentiment
de balancer entre un colloque sur
la radicalisation et une commis­
sion d’enquête sur les failles des
services de renseignement.
Aucun de ces sujets ne manque
d’intérêt mais leur exploration,
parfois éclairante, souvent labo­
rieuse, a contribué à diluer le véri­
table objet de ce procès. Cette lon­
gue entrée en matière s’est finale­
ment conclue de manière vivi­
fiante, vendredi 17 décembre, par
un de ses moments les plus politi­
ques : l’audition de l’ancien patron
de la Direction générale de la sécu­
rité intérieure (DGSI) Patrick Cal­
var. Le dernier témoin de l’année a
profité de son passage à la barre
pour interroger l’épineux di­
lemme que pose la lutte contre le
terrorisme à toute société démo­
Le Conseil d’Etat précise les cas
où le droit européen peut être contourné
La juridiction avait été saisie par un gendarme au sujet du temps de travail des militaires
L’ arrêt sur le temps de tra­
vail des militaires de la
gendarmerie rendu ven­
dredi 17 décembre par le Conseil
d’Etat était attendu, car le sujet
mettait en concurrence le droit
national et le droit européen. A
l’heure où la suprématie du droit
européen issu des traités de
l’Union sur les droits nationaux
est contestée en Pologne ou en
Hongrie et en France par certains
candidats à l’élection présiden­
tielle, Bruno Lasserre, vice­prési­
dent de la cour suprême de l’ordre
administratif, et Christophe Chan­
tepy, président de la section du
contentieux, ont tenu une confé­
rence de presse pour préciser les
cas où un Etat membre pourrait
effectivement invoquer une
clause de sauvegarde.
Le Conseil d’Etat était saisi par
un sous­officier de la gendarmerie
demandant d’appliquer aux servi­
ces de gendarmerie départemen­
tale la directive européenne de
2003 sur le temps de travail. Il esti­
mait en particulier que la non­
prise en compte des périodes d’as­
treinte viole le droit de l’Union.
Son litige a été crédibilisé par un
arrêt de la Cour de justice de
l’Union européenne du 15 juillet,
qui, au sujet d’un membre de l’ar­
mée slovène, a jugé que les « activi­
cratique : « Voulons­nous plus de li­
berté ou plus de sécurité ? »
« Tout attentat est un échec », a
admis d’emblée l’ancien chef du
renseignement intérieur, avant
de dresser le tableau des obsta­
cles – légaux, humains et techni­
ques – ayant à ses yeux nourri
cette défaite. Le renseignement
humain, d’abord : « Aucun texte
ne permet à un informateur d’in­
filtrer un réseau sans engager sa
responsabilité pénale s’il venait à
participer à une association de
malfaiteurs, déplore­t­il. Quel­
qu’un qui travaille pour vous
prend donc des risques physiques,
mais aussi celui de se retrouver en
prison, ça fait beaucoup… »
Tsunami d’informations
Le renseignement technique ?
« Nous faisions face à deux défis. Le
chiffrement des communications :
c’est un problème majeur, qui n’est
toujours pas réglé et auquel sont
aussi confrontés la CIA ou le FBI. Et
le big data : avec la multiplication
des moyens de communication,
nous étions inondés de données
qu’il nous fallait trier. » La DGSI,
qui se trouvait alors dans « un état
apocalyptique » en raison du
nombre de « cibles » à surveiller,
comptait 3 300 employés (poli­
ciers, administratifs, analystes ou
techniciens) pour traiter ce tsu­
nami d’informations.
Il y avait, surtout, l’ampleur iné­
dite de la menace émanant de l’or­
ganisation Etat islamique. Au ma­
tin du 13 novembre 2015, entre les
Français présents en zone irako­
syrienne, les candidats au départ
et ceux qui étaient rentrés,
« 1 760 individus » étaient identi­
fiés par la DGSI. Sur les 9 000 « fi­
ches S » recensées à l’époque,
onze concernaient des acteurs de
ce dossier, dont cinq kamikazes et
trois accusés. « Il y avait un tel ni­
veau de menace, on croulait des­
tés de garde » exercées par un mili­
taire pouvaient, en dehors de quel­
ques exceptions précises, relever
de la directive européenne sur le
temps de travail.
Pour leur défense, les ministères
des armées et de l’intérieur ont
notamment demandé au Conseil
d’Etat d’écarter cette jurispru­
dence de la cour de Luxembourg,
au nom des exigences constitu­
tionnelles françaises de la « néces­
saire libre disposition de la force ar­
mée et de sauvegarde des intérêts
fondamentaux de la Nation ».
Protection du territoire
Pour la deuxième fois en 2021, le
Conseil d’Etat a été appelé à résou­
dre une contradiction entre le
droit européen et le droit national.
Le 21 avril, dans l’arrêt sur la con­
servation des données de commu­
nication et de connexion par les
opérateurs, la haute juridiction
avait défini ce que pouvait être
cette clause de sauvegarde, dans le
cas où l’application du droit euro­
péen aurait pour effet de « priver
de garanties effectives une exi­
gence constitutionnelle, qui ne bé­
néficierait pas, en droit de l’Union,
d’une protection équivalente ».
Pas plus cette fois qu’au prin­
temps, l’assemblée du conten­
tieux, la formation de jugement la
« Il y avait
un tel niveau
de menace, on
croulait dessous.
Elle venait
de partout… »
PATRICK CALVAR
ancien patron de la DGSI
sous. Elle venait de partout, de l’in­
térieur, de l’extérieur… »
La principale fragilité mise en
avant par Patrick Calvar pour ex­
pliquer cet « échec » ne relève ce­
pendant pas de son service. « L’en­
quête a permis de souligner la ques­
tion de la porosité des frontières »,
souligne­t­il. Quinze acteurs de ce
dossier, dont huit kamikazes du
13­Novembre, sont entrés dans
l’espace Schengen depuis la Syrie
en se faisant passer pour des réfu­
giés pendant la crise migratoire de
l’été 2015. Parmi eux, Abdelhamid
Abaaoud, le coordinateur des at­
tentats, qui faisait l’objet d’un
mandat d’arrêt européen quand il
a débarqué sur une île grecque en
juillet 2015, avant de poursuivre sa
route vers la Belgique.
Pour Patrick Calvar, outre le défi
historique que représentait la
crise des migrants – « on ne peut
pas contrôler 1,5 million de person­
nes » –, deux failles ont permis
aux terroristes d’entrer en Eu­
rope : l’absence de données bio­
métriques des passeports syriens
ou irakiens qu’ils utilisaient et
l’absence d’interconnexion entre
le fichier Schengen, qui recense
les personnes recherchées au
sein de l’espace de libre circula­
tion de l’Union européenne, et les
fichiers nationaux.
« Si Abaaoud avait fait l’objet en
Grèce d’un contrôle biométrique
plus solennelle du Palais­Royal,
n’a eu à mobiliser cette clause,
qualifiée de « joker national » par
ses membres, pour écarter la re­
quête. L’arrêt considère que,
compte tenu du logement des
gendarmes assuré avec leur fa­
mille en caserne ou à proximité
immédiate, les astreintes ne les
privent pas de leur vie sociale et
familiale. Elles ne doivent donc
pas entrer dans le calcul du temps
de travail, que l’article 6 de la di­
rective limite à quarante­
huit heures par semaine. L’épée
de Damoclès qui pesait sur la gen­
darmerie est écartée.
Mais il a bien fallu répondre aux
arguments du gouvernement, qui
réclamait purement et simple­
ment de s’affranchir du droit euro­
péen. C’est pourquoi le Conseil
d’Etat donne précisément le mode
d’emploi de la clause de sauve­
garde. « C’est une arme de dernier
recours qui ne peut être brandie
qu’une fois épuisées par le juge tou­
tes les possibilités de conciliation
entre une exigence constitution­
nelle et le droit européen », expli­
que­t­on au Palais­Royal.
En l’occurrence, la clause de sau­
vegarde aurait concerné le prin­
cipe de protection de l’indépen­
dance nationale et de l’intégrité
du territoire, qui « implique que
avec interconnexion des fichiers, il
aurait été interpellé, regrette­t­il.
Vous avez beau ficher les terroris­
tes, que voulez­vous faire si vous ne
les passez pas par ce tamis ? Si vous
voulez faire un contrôle frontière, il
faut de la technologie, là vous
aurez des résultats. »
Par­delà l’« échec » du rensei­
gnement, ces attentats question­
nent donc des choix politiques,
estime l’ancien policier recon­
verti dans le privé. « C’est un débat
de société : voulons­nous une so­
ciété de plus grande surveillance ?
Les technologies existent. Mais
est­ce que nous voulons un peu
moins de liberté ? »
« Quelle société voulons-nous ? »
Une équation délicate martelée
durant toute sa déposition : « Je
vais être franc : est­ce qu’on veut
plus de liberté ? Plus de sécurité ?
Si c’est plus de sécurité, il va falloir
entrer plus de technologie. C’est
possible, mais il faut qu’on ac­
cepte plus de restrictions de nos li­
bertés individuelles » ; « Mais
quelle société voulons­nous ? Jus­
qu’où est­on prêt à aliéner notre
liberté pour un peu plus de sécu­
rité, sachant que le risque zéro
n’existe pas ? »
En répondant à un avocat de
parties civiles, l’ancien patron de
la DGSI a peut­être dévoilé les
ressorts personnels du dilemme
politique qu’il soulève :
« Quand tout va bien, on vous dit
que vous êtes liberticide. Quand
tout va mal, on vous traite d’in­
compétent.
– Des attentats comparables à
ceux du 13­Novembre seraient­ils
encore possibles aujourd’hui ?, lui
demande un autre avocat de
parties civiles.
La réponse claque comme un
avertissement :
– Oui, c’est possible. » 
soren seelow
soit assurée la disponibilité, en
tout temps et en tout lieu, des for­
ces armées », lit­on dans l’arrêt.
Des exigences constitutionnelles
qui ne bénéficient pas « en droit
de l’Union d’une protection équi­
valente à celle que garantit la
Constitution ».
Le juge administratif a donc
d’abord vérifié si les militaires
pouvaient être concernés par la di­
rective sur le temps de travail. Ils le
sont, conclut­il. Puis, si l’organisa­
tion du travail en gendarmerie dé­
partementale, avec ses règles d’as­
treinte et de repos, contrevenait à
la directive. Selon l’arrêt, le temps
moyen d’activité hebdomadaire y
est, hors astreintes, de quarante
heures. Fermez le ban !
Le raisonnement juridique du
Conseil d’Etat est proche de celui
exposé par le Conseil constitu­
tionnel lorsqu’il a consacré, dans
une décision du 15 octobre, un pre­
mier « principe inhérent à l’identité
constitutionnelle de la France ». En
l’occurrence, il s’agissait de l’inter­
diction de déléguer à des person­
nes privées des compétences de
police administrative telles que le
recours à la force publique. Le
droit européen reste un droit su­
périeur, sauf exception, nous di­
sent ces décisions. 
jean­baptiste jacquin
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Espionnage de François
Ruffin : la justice valide
un accord avec LVMH
Le géant mondial du luxe paie une amende
de 10 millions d’euros et évite les poursuites
J érôme Sibille, le directeur de
l’administration générale et
des affaires juridiques de
LVMH, peine à contenir sa sa­
tisfaction. Vendredi 17 décembre,
le tribunal de Paris a homologué la
convention judiciaire d’intérêt
public (CJIP) qu’il avait préalable­
ment négociée et ratifiée deux
jours plus tôt, avec la discrétion
d’usage. Sur proposition du par­
quet de Paris, l’accord permet au
géant mondial du luxe, en tant
que personne morale, d’éviter des
poursuites éventuelles pour « tra­
fic d’influence » dans le cadre de
l’information judiciaire ouverte
dix ans plus tôt.
Cette enquête a notamment mis
en lumière la « surveillance » et
l’« infiltration » du journal Fakir de
François Ruffin, orchestrées par
l’ancien directeur du renseigne­
ment intérieur reconverti comme
consultant de LVMH, Bernard
Squarcini. Le groupe de Bernard
Arnault reconnaît ainsi les faits et
accepte de régler au Trésor public
une amende de 10 millions
d’euros contre l’extinction de l’ac­
tion publique à son encontre. La
juge Caroline Viguier a motivé sa
validation de la convention par
« l’ancienneté des faits » (2008 à
2016), en soulignant la « nécessité
d’un traitement rapide et efficace »
et la « coopération » de LVMH qui a
convaincu de sa volonté d’« éviter
la réitération des faits ».
A la barre, M. Sibille a une fois en­
core insisté sur la réorganisation
du département consacré aux
questions juridiques, d’éthique et
de conformité. Ce processus a
démarré, dit­il, en 2015 à son arri­
vée dans le groupe, qui compte
160 000 employés et 75 « mai­
sons » telles que Dior, Kenzo et
Givenchy. « Je serai bien préten­
tieux de dire que tout est parfait »,
a­t­il précisé. L’une des avocates
du géant du luxe dans cette procé­
dure, Me Jacqueline Laffont, a tenu
à marquer la rupture avec les prati­
ques hasardeuses du passé, faisant
allusion, sans toutefois le nom­
mer, au défunt Pierre Godé. « L’an­
cien vice­président du groupe est
décédé depuis, a­t­elle rappelé. Ces
faits sont révolus et appartiennent
à une autre époque, à une autre
gouvernance. »
Opération d’espionnage
En mars 2013, alors numéro deux
du groupe, M. Godé suggérait à
M. Squarcini de clairement « infil­
trer » Fakir, selon des écoutes télé­
phoniques révélées par Media­
part. Pour satisfaire cette de­
mande et honorer d’autres mis­
sions sensibles, l’ancien patron du
renseignement intérieur a mobi­
lisé son réseau dans la police en
vue d’obtenir des informations,
pour certaines classifiées, et dans
le petit milieu interlope de la sécu­
rité privée.
En lien avec le directeur de la pro­
tection des actifs et des personnes
de LVMH, l’ancien magistrat Lau­
JUSTICE
Affaire PPDA :
deux enquêtes ouvertes
Une nouvelle enquête a été
ouverte et confiée à un juge
d’instruction mercredi 15 dé­
cembre dans l’affaire PPDA.
L’ex­présentateur de TF1 est
accusé de viol par l’écrivaine
Florence Porcel, a indiqué ven­
dredi le parquet de Nanterre.
Une autre enquête menée par
des magistrats du parquet a
été ouverte jeudi à Nanterre, à
la suite d’une plainte déposée
par une femme qui accuse
PPDA de l’avoir violée lors du
Festival de Cannes en 1985,
quand elle avait 23 ans. – (AFP.)
0123
rent Marcadier, il a mis en place
une opération d’espionnage de
l’équipe de François Ruffin. Tout
en prenant soin d’amplifier la me­
nace déstabilisatrice de cette « or­
ganisation assez active d’extrême
gauche » qui préparait le film do­
cumentaire Merci Patron ! Il a été
mis en examen pour de multiples
chefs, dont « atteinte à la vie pri­
vée », « détournements de fonds
publics par un particulier », « trafic
d’influence actif et passif par un
particulier ». Son contrat avec
LVMH a été rompu à l’été 2020, de
même que la relation avec les so­
ciétés de ses « consultants ». Quant
à M. Marcadier, lui aussi mis en
examen pour neuf chefs, la procé­
dure de rupture conventionnelle
est en cours et son départ du
groupe est prévu en janvier 2022.
« Quitte à se faire payer, faisons­
nous payer cher puisque la loi pré­
voit une amende jusqu’à 30 % du
chiffre d’affaires ! Dix millions
d’euros, c’est 0,02 % du chiffre d’af­
faires de LVMH. » Lors de
l’audience de validation de la CJIP,
vendredi, M. Ruffin, journaliste,
devenu député de la Somme (La
France insoumise), a vitupéré
contre cette convention dont il dit
avoir découvert l’existence la
veille. Cette légèreté l’a desservi et
affaibli sa prestation à la barre. La
magistrate a rappelé qu’il n’avait
pas donné suite à une convocation
du juge d’instruction dans le cadre
de l’information judiciaire.
Lutte contre la corruption
Dans cette procédure, il avait été
avisé par le biais de son conseil et
n’a pas transmis ses éléments
pour entre autres estimer les pré­
judices. « Mon avocat était malade
et je ne cherche pas un chèque de
LVMH mais la justice », a­t­il dit. Les
autres parties civiles, Hermès et
l’association Fakir, n’ont pas non
plus demandé de réparations.
« Cette convention, on a l’impres­
sion qu’elle a été écrite par LVMH, a
dénoncé Me Alexandre Merdassi
au nom de M. Ruffin et de Fakir.
Cette affaire mérite un vrai débat
public et contradictoire. »
Ce recours à la justice transac­
tionnelle pour éteindre une action
publique peut « frustrer », a
concédé le procureur de Paris, Eric
Serfass. « La justice ne baisse pas la
garde avec cette CJIP, elle passe », a­
t­il assuré. Cet instrument de lutte
contre la corruption inspiré des
outils américains a été tardive­
ment introduit en droit français
par la loi dite « Sapin 2 » du 9 dé­
cembre 2016. Si LVMH s’extrait
ainsi du dossier, cette procédure
vient fragiliser un peu plus encore
la défense des neuf personnes
physiques mises en examen dans
cette enquête. A commencer par
M. Squarcini. Il a jusque­là dé­
menti des faits aujourd’hui re­
connus par LVMH. « Le groupe as­
sume, y compris les dysfonctionne­
ments », a rappelé M. Sibille. 
joan tilouine
Daniel Malgouyres
condamné à dix-huit ans
de prison
Propriétaire du « jardin pré­
féré des Français », Daniel
Malgouyres a été condamné
vendredi 17 décembre à
dix­huit ans de réclusion pour
avoir commandité le cambrio­
lage de son propre foyer sur
fond de divorce tumultueux
et tué un des malfaiteurs.
Après trois semaines
d’audience, la cour d’assises
de l’Hérault a tranché :
cet homme de 72 ans est bien
l’instigateur du faux cambrio­
lage qui s’est déroulé en
octobre 2017. – (AFP.)
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 france | 15

Un réseau de traite d’êtres humains jugé à Lyon

Travail illégal, faux documents, vingt prévenus en relation avec des restaurants vietnamiens étaient poursuivis

lyon ­ correspondance ployeur puisse déclarer Anh Huan à l’Angleterre, avec des escales à Asia. Il demande à Nassira le étaient payés 40 euros la soirée, et
Phan. Ce dernier a raconté, aux Paris et surtout un long arrêt dans nombre de couverts faits à midi.
A Marseille, M. Bouillon signait les contrats.

E
n octobre 2019, les corps
de 39 migrants et réfugiés
avaient été retrouvés
dans un camion frigorifi­
que en Essex, au nord­est de Lon­
dres. Deux ans plus tard, les origi­
nes de ce drame mènent à Greno­
ble où ont voyagé deux Vietna­
miens, morts dans ce poids lourd.
Une enquête a révélé un réseau
tentaculaire de traite d’êtres hu­
mains. Ce qui a valu à vingt préve­
nus, dont un élu grenoblois et sa
femme, d’être jugés du 6 au 17 dé­
cembre devant la 17e chambre du
tribunal correctionnel de Lyon
pour des faits de « traite d’êtres hu­
mains », d’« aide au séjour irrégu­
lier en bande organisée », d’« em­
ploi d’un étranger sans autorisa­
tion de travail », de « faux et usage
de faux », ou encore d'« associa­
tion de malfaiteurs ».
L’une des victimes, Anh Huan
Phan, a raconté son histoire à
l’audience. Il avait fait le voyage
depuis le Vietnam en camion
après avoir, dit­il, payé 7 000 euros
à un passeur. Arrivé en France, il
avait trouvé en 2017 une offre
d’emploi sur un groupe Facebook
vietnamien pour travailler dans
un restaurant asiatique, le New
Saigon, et ainsi rembourser le
passeur pour le voyage jusqu’en
France, et pour celui espéré vers
l’Angleterre. A Grenoble, il a
d’abord rencontré Quoc Nhat
Phan, qui a comparu au procès.
C’est lui qui a fabriqué un faux
titre de séjour et une fausse attes­
tation Carte Vitale, pour que l’em­
enquêteurs isérois après son
interpellation, son salaire de
1 300 euros, payés en espèces, pour
huit heures et demie de travail
six jours sur sept. Fin 2017, il s’était
rendu dans une agence bancaire
de Corenc (Isère), avec deux com­
patriotes vietnamiens, pour y
ouvrir des comptes bancaires.
Mais le responsable du service de
sécurité financière a froncé les
sourcils quand il a eu entre les
mains leurs titres de séjour, res­
semblant fort à des faux.
Quelques mois plus tard, les
sept documents de séjour sont sur
le bureau du préfet de l’Isère, une
filière vietnamienne spécialisée
dans la fabrication de faux
documents administratifs n’est
pas une hypothèse à exclure. De là,
les enquêteurs ont tiré la ficelle.
Leur travail est contenu dans les
trente­cinq tomes qui s’empilent
derrière les trois magistrates de la
17e chambre, depuis le 6 décembre.
Les deux semaines d’audience
nous ont fait voyager du Vietnam
L’hypothèse
d’une filière
vietnamienne
spécialisée dans
la fabrication de
faux documents
administratifs
n’est pas exclue
le sud­est de la France, dans plus
d’une trentaine de restaurants
asiatiques, de Grenoble à Mar­
seille, de Carpentras (Vaucluse) à
Ambérieu­en­Bugey (Ain). Seuls
seize prévenus sur les vingt ren­
voyés étaient présents, qua­
tre ayant disparu dans la nature. Et
l’alliage est étonnant.
Nassira est la femme de Cherif
Boutafa, élu sur la liste d’opposi­
tion de l’ancien maire de Grenoble
et ancien ministre Alain Carignon
(Les Républicains) ainsi que
syndicaliste chez Force ouvrière.
Elle est employée à la Ville, mais en
arrêt maladie depuis 2012. « A la
demande de [son] psychiatre », elle
se rend régulièrement au restau­
rant Wok Asia, dont son mari est
l’actionnaire minoritaire. « Avec
ma dépression, je m’étais coupée de
la vie extérieure, alors je venais ici
manger de temps en temps. Parfois
je répondais au téléphone, mais je
ne travaillais pas là », assure­t­elle
à la barre du tribunal.
La présidente, Margareth Stra­
gier, lui lit des écoutes téléphoni­
ques, menées par les enquêteurs.
Le 11 janvier 2020, l’interlocuteur
de Nassira est Laurent Huynh,
l’autre actionnaire du Wok Asia,
alors qu’elle est sur le point d’arri­
ver au restaurant. « Aujourd’hui à
midi, tu mets la CB en panne… », lui
demande Laurent. « J’allais le
faire », répond Nassira Boutafa.
Quelques jours plus tard, Laurent,
qui gère deux autres restaurants
asiatiques dans l’agglomération
grenobloise, l’appelle au Wok
A la barre, elle rappelle aussi
qu’elle tient le planning des em­
ployés, qu’elle s’occupe des com­
mandes. En avril 2020, elle raconte
à Laurent avoir surpris un salarié
confiné se servant dans les stocks
de nourriture. « Des saloperies »,
dit­elle en évoquant les employés,
dormant sur des matelas installés
à l’étage du restaurant.
Comptables « honteux »
Les enquêteurs perquisitionnent
chez les Boutafa en 2020, et re­
trouvent beaucoup d’argent en li­
quide, alors que les dépôts d’espè­
ces sur le compte du Wok Asia ont
diminué. « Ma femme avait décidé
de retirer nos économies des ban­
ques. Elle était affolée à cause de la
crise financière grecque, elle pen­
sait que la crise arrivait en
France », tente de justifier Cherif
Boutafa. La présidente lui répond :
« A cette date, la crise grecque était
passée ». Les enquêteurs retrou­
vent aussi un ticket de caisse du
restaurant d’un montant de
19 625 euros daté de mars 2020, et
d’autres documents. « De temps
en temps, je voulais savoir com­
bien on gagnait au restaurant, ex­
plique M. Boutafa. Dès le départ de
cette association avec Laurent, on
m’avait dit : “tu t’occupes de rien” ;
mais j’étais curieux et ces tickets, je
les gardais à la maison. »
A la barre, les prévenus défilent.
Bao « le cuisinier », celui qui fait
l’intermédiaire entre les Boutafa,
Laurent Huynh et les employés du
Wok Asia. « Il est celui sans lequel
douze salariés
ont été
découverts
en situation
irrégulière.
Ils étaient payés
40 euros la soirée
l’œuvre de Huynh n’aurait pas été
possible », considère le vice­procu­
reur Aurélien Buffart.
Il y a aussi deux comptables,
d’un cabinet grenoblois, une em­
ployée et son supérieur. Là aussi,
des écoutes téléphoniques ont ré­
vélé que l’employée a échangé
avec Laurent Huynh au début du
premier confinement, à propos de
la possibilité de mettre des em­
ployés au chômage partiel : « Lui, il
n’a pas de papiers donc je vais me
débrouiller », assure­t­elle. Le supé­
rieur conseille, un mois plus tard,
à un restaurateur de faire travailler
les « gars sans papiers », et de met­
tre les autres au chômage partiel.
A l’audience, les deux comptables
se disent « honteux ».
Pas loin, il y a l’élégant patron de
deux restaurants marseillais, Bian
Bouillon, roulant en Porsche
Cayenne et joueur de golf, déjà
condamné pour des infractions
impliquant des étrangers. Lors
d’un contrôle dans ses restau­
rants, douze salariés ont été dé­
couverts en situation irrégulière,
certains porteurs de faux. Ils
Pour acheminer les faux papiers,
le réseau avait un coursier, un cui­
sinier de 23 ans. Il transportait les
documents à Paris, où ils étaient
transmis à des sans­papiers tout
juste arrivés. A Grenoble, il vivait
dans une chambre de 9 m2 avec le
faussaire et son frère. « Je comptais
ensuite aller travailler en Angle­
terre, dans un salon de manucure »,
explique le jeune homme.
Dans la salle d’audience, une
femme âgée s’est installée cer­
tains jours dans le public, le re­
gard triste. Elle appartient à une
congrégation de sœurs religieu­
ses. Le premier jour, elle a témoi­
gné en faveur du coursier, qu’elles
ont accueilli « avec compassion »
dans leur couvent depuis son pla­
cement sous contrôle judiciaire.
Elle voudrait qu’il reste en France,
avec elles. Il le pourra.
Dans sa décision, le tribunal a
prononcé vendredi sept interdic­
tions du territoire français, dont
cinq définitives, mais pas contre
le coursier. Les Boutafa ont été
condamnés à deux ans d’empri­
sonnement, dont un avec sursis,
ainsi qu’à 20 000 euros d’amende
chacun, pour aide au séjour irré­
gulier. Tous les prévenus ont été
condamnés, à des degrés divers,
souvent pour « usage de faux »,
« emploi d’étranger sans titre » et
« aide au séjour irrégulier en
bande organisée », mais une re­
laxe générale a été prononcée
pour la qualification de traite
d’êtres humains. 
fanny hardy

Des femmes originaires

d’Afrique, principales victimes
Selon un travail mené auprès des associations,
77 % des victimes subissent des formes d’exploitation sexuelle

L a traite des êtres humains

est un phénomène criminel
qui, par nature, se déploie
de façon dissimulée. Les données
sur le sujet sont donc rares et diffi­
ciles à objectiver. Pour parer à cette
invisibilité, le service statistique
du ministère de l’intérieur et la
mission interministérielle pour la
protection des femmes ont col­
lecté des informations auprès des
associations qui ont accompagné
en 2020 les victimes de traite pour
en esquisser le profil, dans un
rapport paru le 15 décembre.
Il ressort de ces travaux, qui
portent sur près de 2 300 person­
nes suivies par un peu moins
d’une trentaine d’associations,
que 77 % des victimes subissent
des formes d’exploitation
sexuelle tandis que 15 % d’entre
elles sont victimes d’exploitation
par le travail et 6 % sont contrain­
tes à commettre des délits.
La surreprésentation des victi­
mes d’exploitation sexuelle doit
être nuancée, estime le rapport.
Elle est induite par le fait que la
plupart des associations sondées
interviennent auprès de ce public
et qu’il est « plus visible et plus ac­
cessible que les autres », notam­
ment à l’occasion de maraudes de
rue. Toutefois, les associations
observent depuis plusieurs an­
nées le recours accru à une « pros­
titution logée », par opposition à la
prostitution dite de rue, ainsi qu’à
une prostitution uniquement « en
ligne », sous la forme par exemple
de « cam girls », deux phénomè­
nes qui ont tendance à éloigner les
victimes des relais associatifs pou­
vant leur venir en aide.
Toutes formes de traite confon­
dues, une majorité des victimes
sont majeures, bien que plutôt
jeunes (un tiers a entre 18 et
29 ans). Les formes d’exploitation
des mineurs, qui représentent 7 %
des victimes accompagnées,
diffèrent selon le sexe. « Pour neuf
filles mineures non accompagnées
sur dix, l’exploitation subie est à des
fins sexuelles, tandis que pour les
garçons, 93 % sont victimes de
contrainte à commettre des dé­
lits. » Dans ce dernier cas, le recru­
tement de jeunes permet
d’amoindrir le risque pénal
encouru. Ils sont principalement
originaires d’Afrique du Nord et de
l’Ouest et d’Europe de l’Est.
Le rapport fait en outre apparaî­
tre que « la traite des êtres humains
est un phénomène criminel majori­
tairement transnational, puisque
les victimes accompagnées sont
originaires de 73 pays ». Deux tiers
d’entre elles viennent d’Afrique.
Emprise
Les Nigérianes représentent
ainsi 72 % des victimes d’exploi­
tation sexuelle repérées par les
associations, devant les person­
nes originaires d’Amérique latine
(12 %) ou d’Europe (5 %). Parmi
ces dernières, plus de la moitié
sont françaises.
Les victimes d’exploitation par
le travail, situation qui recouvre la
réduction en esclavage, des
conditions de travail contraires à
la dignité ou encore la soumis­
sion à un travail forcé, sont princi­
palement originaires du Maroc
(26 %), de Côte d’Ivoire (9 %) ou
des Philippines (6 %). La quasi­to­
talité d’entre elles sont hébergées
sur leur lieu d’exploitation, « une
proximité avec les exploiteurs ou
les réseaux [qui les] exposent
d’autant plus aux violences ».
Ainsi, précise le rapport, « 86 %
ont déclaré des violences psycho­
logiques ou verbales, 40 % des vio­
lences physiques et 17 % des violen­
ces sexuelles ». Dans le cas particu­
lier de l’exploitation domestique,
les personnes sont victimes d’un
membre de leur famille ou de leur
belle­famille une fois sur quatre.
Et bien souvent, elles se voient
confisquer leurs documents
d’identité, de sorte qu’elles ne
peuvent pas fuir ou régulariser
leur situation.
En dehors de la sphère domes­
tique, les cas d’exploitation par le
travail concernent majoritaire­
ment des hommes, originaires
surtout d’Afrique subsaharienne
ou du Maghreb. Les victimes
vietnamiennes représentent 7 %
de l’ensemble des victimes, un
chiffre en baisse par rapport aux
années précédentes. Les associa­
tions mentionnent que l’affaire
du camion frigorifique, dans le­
quel 39 Vietnamiens ont été re­
trouvés morts en octobre 2019
alors qu’ils tentaient de rejoindre
le Royaume­Uni, a pu avoir un
impact sur les réseaux et les rou­
tes empruntées.
L’emprise exercée par les ex­
ploiteurs est un élément récur­
rent des cas de traite des êtres hu­
mains. Celle­ci se caractérise de
diverses manières. Dans la majo­ 5 F I L M S D E L’ Â G E D ’ O R D U C I N É M A M E X I C A I N
rité des situations, c’est l’exploi­
teur qui a organisé le transfert de
la victime vers son lieu d’exploi­
tation, c’est lui aussi qui organise
son hébergement. D’autres fac­
teurs fragilisent les personnes
tels qu’une situation de gros­
sesse, une addiction ou le fait de
subir des violences physiques ou
psychologiques. Enfin, la vulnéra­
bilité des personnes est accen­
tuée par leur statut administratif : ACTUELLEMENT AU CINÉMA
26 % des victimes recensées sont
en situation irrégulière. 
julia pascual
16 | planète 0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

L’exécutif met la pression sur les non­vaccinés

Le premier ministre, Jean Castex, présentera un projet de loi en janvier pour instaurer un « passe vaccinal »

L
e dispositif pour con­
traindre les personnes
Un simple
non vaccinées contre le test négatif
Covid­19 à se résoudre à
la piqûre se durcit. Le passe sani­
ne permettra
taire va devenir, début 2022, un plus d’accéder à
« passe vaccinal », a annoncé le
premier ministre, Jean Castex,
des lieux de loisir,
vendredi 17 décembre, à l’issue de culture ou
d’un conseil de défense sanitaire,
précisant qu’un projet de loi en ce
aux restaurants
sens serait soumis au Parlement
début janvier 2022. Une concerta­
tion préalable sur ce projet légis­ « Nous assumons de faire peser la
latif et sur « toute autre disposi­ contrainte sur les non­vaccinés, car
tion utile pour étendre au maxi­ les services de soins critiques et de
mum la vaccination » doit débu­ réanimation de nos hôpitaux sont
ter la semaine prochaine. remplis, pour l’essentiel, de person­
La mesure a été prise alors que le nes non vaccinées », a­t­il ajouté,
pays est sous le coup d’une cin­ alors que près de 3 000 patients at­
quième vague d’ampleur et que la teints du Covid­19 se trouvaient
menace d’une progression du va­ en soins critiques vendredi.
riant Omicron, fortement trans­
missible, se précise. En instaurant « C’est un pari »
un passe vaccinal, le gouverne­ « Le gouvernement a peur d’em­
ment n’est pas allé jusqu’à l’obli­ ployer le mot, mais cela entérine
gation vaccinale, qu’Emmanuel une obligation vaccinale », salue
Macron s’était engagé à ne pas Yves Buisson, membre de l’Acadé­
instaurer, mais il s’en approche mie de médecine, qui s’est pro­
fortement. noncée de longue date en faveur
Une fois le texte de loi voté, seu­ de cette mesure. En revanche, le
les les personnes vaccinées pour­ professeur interroge déjà le péri­
ront accéder à des lieux de loisir, mètre du futur passe : « Pour l’ins­
de culture ou aux restaurants. Un tant, son champ est insuffisant,
simple test négatif ne le permet­ cela doit concerner tous les lieux Contrôle des passes sanitaires dans la commune des Vans (Ardèche), le 8 décembre. VIVIANE DALLES/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
tra plus. Depuis le 29 novembre, la de regroupement, le travail, l’école,
durée de validité de ces tests avait l’université…, juge­t­il. Sinon l’im­
été ramenée de 72 à 24 heures. De­ pact risque d’être limité au niveau Dans les régions les moins vac­ passer à côté de la vaccination par hospitalisés », salue Mahmoud Castex : un raccourcissement du
puis le 15 octobre, il avait été mis épidémiologique. » cinées, on trouve au premier rang méconnaissance ou parce qu’elles Zureik, professeur d’épidémiolo­ délai pour accéder au rappel vac­
fin à la gratuité des tests pour les Selon les derniers chiffres de la les territoires ultramarins et le sont traditionnellement les plus gie et de santé publique à l’univer­ cinal, qui va passer, à partir du
personnes non vaccinées. direction générale de la santé en Sud­Est. A l’échelle des intercom­ éloignées du système de soins » se­ sité de Versailles­Saint­Quentin­ 3 janvier 2022, de cinq à quatre
« Il n’est pas admissible que le re­ date du 12 décembre, 5,7 millions munalités, les quartiers défavori­ ront amplifiées. en­Yvelines. Pour les personnes mois. Un calendrier plus serré
fus de quelques millions de Fran­ de personnes éligibles à la vacci­ sés apparaissent également les « On va mettre en place une sorte vaccinées qui n’ont pas encore ef­ qui doit permettre d’augmenter
çais de se faire vacciner mette en nation n’ont reçu aucune dose, plus en retrait dans de nombreu­ de confinement pour les non­vac­ fectué leur rappel et hésitent à le le nombre de personnes correc­
risque la vie de tout un pays et en­ quand plus de 90 % de la popula­ ses métropoles, à Marseille, en cinés, ce qui doit permettre qu’ils faire, « cela pourra être source tement protégées contre le va­
tame le quotidien d’une immense tion éligible est vaccinée d’au Ile­de­France ou encore à Lyon. Le transmettent moins le virus, et sur­ d’incitation », estime le médecin. riant Delta, et encore plus contre
majorité de Français qui a joué le moins une injection. Chez les plus premier ministre a assuré que les tout qu’ils soient moins contami­ A terme, seules les personnes le variant Omicron. « La diffé­
jeu depuis le début de cette crise », a de 65 ans, plus d’un million de démarches pour aller « en direc­ nés, et donc moins amenés à déve­ ayant reçu trois doses auront un rence avec ou sans rappel est
défendu le premier ministre. personnes restent non vaccinées. tion des populations qui ont pu lopper une forme grave et à être passe valide. énorme, selon les données dont
nous disposons à ce jour », souli­
Evacuations sanitaires en PACA gne Gilles Pialoux.
Le comité d’éthique juge « acceptable » la vaccination des 5-11 ans « Aucune étude ne permet de dire
que ce type de restriction va per­
Le premier ministre a égale­
ment fait part de sa décision de
mettre réellement de toucher ces doubler la rémunération des heu­
« acceptable sur le plan éthique. » des enfants, et « jusqu’à 75 % si la couverture viennent parfois après une infection par le populations », juge pour sa part res supplémentaires réalisées par
C’est avec cette formule toute réglemen­ atteignait 50 % », selon des modélisations. SARS­CoV­2. Or, les jeunes enfants en sont Gilles Pialoux, chef de service en les soignants à l’hôpital à compter
taire que le Comité consultatif national Par ailleurs, la vaccination des adoles­ les premières victimes. Le deuxième béné­ maladies infectieuses à l’hôpital de lundi. Alors que les congés de
d’éthique (CCNE) a donné son accord, jeudi cents, lancée cet été, a livré de précieuses fice direct tient à l’amélioration de la vie Tenon, à Paris. Depuis deux mois, fin d’année démarrent, certains
16 décembre, à la vaccination de l’ensemble informations. Le niveau des hospitalisa­ scolaire des enfants et, par ricochet, à leur les chiffres de la primo­vaccina­ établissements de santé se trou­
des enfants de 5 à 11 ans. Saisi par le ministre tions chez ces derniers a diminué cet « santé mentale » et à leur « bien­être ». tion n’évoluent plus que très peu, vent sous forte pression. Près de
de la santé, le CCNE a toutefois accompagné automne, comparé à l’automne 2020. A L’un des motifs d’« incertitude » porte avec 20 000 injections par jour 15 000 personnes étaient hospita­
son avis de limites et rappelé qu’il se pro­ l’inverse, il est resté identique chez les jeu­ toutefois sur les effets indésirables. Les depuis décembre. « Je ne suis pas lisées vendredi en raison du Co­
nonçait « dans l’urgence et l’incertitude ». nes enfants. En outre, les fermetures de essais cliniques n’ont fait apparaître aucun sûr qu’une grande partie des non­ vid­19, soit une hausse de plus de
Alors qu’en juin le Conseil n’avait avalisé classes et d’établissements sont infini­ risque particulier et « les données de sécu­ vaccinés aujourd’hui soient sensi­ 13 % en sept jours.
la vaccination des adolescents de 12 à 17 ans ment plus nombreuses dans les écoles que rité en vie réelle provenant des pays ayant bles à la question du passe… C’est En région Provence­Alpes­Côte
que du bout de lèvres, les experts estiment dans les collèges et lycées. déjà commencé la vaccination s’avèrent un pari », estime le médecin. d’Azur, où plus de la moitié des
que « la situation épidémiologique a rassurantes », écrit le Conseil. De nouvelles Il reste néanmoins interloqué capacités initiales de réanimation
changé ». Si la circulation du virus dans la Bénéfice médical direct données américaines, portant sur le par une absence : « Il n’y a eu est occupée par des patients Co­
population « questionne directement le C’est donc bien au nom du « bénéfice indi­ schéma complet, sont attendues mardi aucune annonce sur la rentrée sco­ vid­19 depuis le 6 décembre, des
concept de l’immunité de groupe », les en­ viduel de l’enfant » que le CCNE recom­ 21 décembre. laire… Mais c’est dans quinze évacuations sanitaires ont com­
fants de 6­10 ans, qui présentent le taux mande la généralisation de la vaccination Enfin, le CCNE « insiste pour qu’aucune jours ! Une partie de la circulation mencé vendredi. L’agence régio­
d’incidence le plus élevé, n’en restent pas des 5­11 ans. Bénéfice médical direct, des mesures mises en œuvre ne conduise, virale s’y joue : va­t­on reporter la nale de santé a annoncé « ne pas
moins un vecteur essentiel de circulation d’abord, bien que les formes sévères res­ directement ou indirectement, à une stig­ rentrée ? Quelle politique de dépis­ exclure » de passer rapidement un
du virus. « La couverture vaccinale des en­ tent rares chez les enfants. La vaccination a matisation ». Une exigence d’autant plus tage va­t­on mettre en place ? Quel nouveau palier, induisant « une
fants pourrait réduire considérablement les également fait disparaître chez les adoles­ essentielle que l’enfant ne décidera pas lui­ plan sur l’aération ? » déprogrammation forte de l’acti­
cas d’infection », souligne l’avis du CCNE : de cents les syndromes inflammatoires même de se faire vacciner ou non.  Parmi les autres mesures an­ vité en médecine et en chirurgie ». 
38 % pour une couverture vaccinale de 20 % multisystémiques pédiatriques, qui sur­ nathaniel herzberg noncées vendredi soir par Jean camille stromboni

Le Danemark décide de nouvelles restrictions avant les fêtes

Le gouvernement danois a annoncé, vendredi, la fermeture de lieux culturels à partir de dimanche et pendant quatre semaines

malmö (suède) ­ Chaque jour, le nombre de per­ croître, le ministre de la santé, l’avancée d’Omicron, qui devrait sont également rétablies dans les vaccinés et 26,9 % ont bénéficié
correspondante régionale sonnes contaminées atteint des Magnus Heunicke, rappelant que devenir dominant dans les pro­ magasins et les lieux de culte. d’un rappel.
records dans le royaume de le personnel de santé était « sous chains jours. S’appuyant sur les Dans les transports en commun, Concernant la propagation du

L a conférence de presse,
organisée vendredi 17 dé­
cembre, avait un air de
déjà­vu pour les Danois, forcés de
passer des fêtes semi­confinées,
l’an dernier, après l’apparition du
variant Delta. Cette fois, c’est
l’Omicron qui a « changé les rè­
gles du jeu en un temps record », a
constaté la première ministre,
Mette Frederiksen.
Visage fermé, elle a annoncé
que le pays se refermerait partiel­
lement, pendant quelques se­
maines, le temps de voir passer
cette vague aux allures de tsu­
nami, alors que le nouveau va­
riant Omicron représente désor­
mais 20 % des tests.
5,8 millions d’habitants, relative­
ment préservé avec 3 054 morts et
600 468 personnes infectées de­
puis le début de la pandémie. En­
tre jeudi et vendredi, 11 194 nou­
veaux tests positifs ont été enre­
gistrés. Le taux d’incidence at­
teint désormais 990 cas pour
100 000 habitants sur une se­
maine, tandis que le taux de posi­
tivité est passé à 5 %.
Vendredi, 518 patients atteints
du Covid­19 étaient traités à l’hô­
pital, dont 63 en soins intensifs. Si,
pour le moment, les hospitalisa­
tions augmentent plus lentement
que les contaminations, le risque
est que le nombre de patients né­
cessitant des soins continue de
une pression extrême ».
Après avoir rétabli le passe sani­
taire, le 12 novembre, pour les
plus de 15 ans, dans une série de
lieux fermés, le gouvernement
avait déjà imposé une première
série de restrictions, le 8 décem­
bre, quand les premiers cas
d’Omicron étaient signalés dans
le pays. Bars et restaurants
avaient été priés de limiter leurs
horaires d’ouverture, tandis que
les écoles sont passées à l’ensei­
gnement à distance, le 15 décem­
bre, une semaine avant le début
des vacances scolaires.
Vendredi, Mette Frederiksen a
constaté que ces mesures
n’étaient pas suffisantes face à
recommandations des scientifi­
ques, réunis au sein de la « com­
mission épidémie », le gouverne­
ment, avec l’accord du Parlement,
a donc décidé de fermer, à partir
de dimanche et pendant quatre
semaines, les cinémas, les théâ­
tres et les salles de spectacle, les
musées et les galeries, ainsi que
les zoos, les aquariums, les pisci­
nes, les casinos, les parcs d’attrac­
tions et les salles de conférence.
Leader des tests et séquençage
Les bars et les restaurants restent
ouverts, mais ils devront limiter
le nombre de clients et arrêter de
servir de l’alcool à 22 heures, puis
fermer à 23 heures. Les jauges
seuls les passagers assis, munis
d’un billet, seront acceptés.
Quant aux entreprises, elles sont
de nouveau appelées à générali­
ser le télétravail.
Les Danois sont aussi priés de li­
miter au maximum leurs interac­
tions pendant les fêtes. Soren
Brostrom, directeur de l’Autorité
de santé danoise, a enjoint les Da­
nois à ne voir que « la famille la
plus proche et le cercle d’amis ».
Pour le gouvernement, la prio­
rité reste toutefois la vaccination,
démarrée sur les chapeaux de
roue au printemps, mais qui a ra­
lenti depuis. Actuellement,
80,1 % des Danois ont reçu une
dose, 76,7 % sont doublement
virus, la première ministre a rap­
pelé que si les chiffres étaient
aussi alarmants, c’est parce que le
royaume est le pays du monde
qui teste le plus (en proportion de
sa population). Avec le Royaume­
Uni, il est aussi un des plus perfor­
mants en matière de séquençage,
lui permettant de suivre la pro­
gression des variants.
A l’annonce des nouvelles res­
trictions, la Confédération des in­
dustries danoises ainsi que l’Asso­
ciation des PME ont réagi avec co­
lère, exigeant des compensations
financières. Selon la chambre de
commerce danoise, 50 000 em­
plois devraient être affectés. 
anne­françoise hivert
 Tarifs 01/01/21

Bonnes Adresses
1 parution Professionnels Particuliers
Forfait 5 lignes 65€ HT 65€ TTC
Forfait 10 lignes 110€ HT 110€ TTC
Reproduction interdite marie-cecile.bernard@mpublicite.fr

ANTIQUITÉS
Suite à mes prestations
télévisées sur le marché
ARMOIRES LITS CANAPÉS
de l’art, je vous propose

UN RENDEZ-VOUS
POUR VOS DEMANDES
D’ESTIMATIONS,
VENTES PRIVÉES ACHAT AU DESSUS Spécialisé successions VENTES PRIVÉES
DU 10 DÉCEMBRE AU 10 JANVIER DU 10 DÉCEMBRE AU 10 JANVIER
DE VOS ESTIMATIONS J’ACHETE
-

-
Meubles Tableaux Pendules
ET EXPERTISES
Objets d’art & curiosités
« ART D’ASIE » :
Argenterie Livres anciens
CHINE, JAPON
Violons & Archets anciens
ET MOYEN-ORIENT Vins,
06 07 55 42 30 Art d’Afrique et d’Asie

P. MORCOS Art décoratif du XXe s

Art d’Islam et d’Orient
EXPERT CNE
Photos anciennes et d’artistes
✶ Porcelaines et Bronzes
Sérieux et discrétion
✶ Cristal de Roche assurés, déplacements
✶ Corail et Ivoires Anc. Paris et Province.
✶ Jade blanc et couleurs
PATRICK MORCOS
✶ Cornes et Laques
✶ Peintures et Tissus anc. EXPERT
Affilié à la Compagnie
✶ Manuscrits et Estampes Sur présentation de cette annonce, bénéficiez d’offres privilèges sur les
Nationale des Experts
Sur présentation de cette annonce, bénéficiez d’offres privilèges sur les plus DEPLACEMENT plus grandes marques françaises et européennes : Bretz, Duvivier,
grandes marques françaises et européennes : Arlitec, Celio, Clei, Duebi... PARIS – PROVINCE 06.07.55.42.30 Fama, Leolux, Neology, Ralph M, Steiner, Stressless®...
morcospatrick@orange.fr morcospatrick@orange.fr
©
©
MAISON CHARLES HEITZMANN ACHÈTE
Canapés et fauteuils Paris 15 • 7j/7 • M° Boucicaut
Armoires lits et lits relevables • 7j/7 • M° Boucicaut 63 rue de la Convention, 01 45 77 80 40
147 rue Saint-Charles, 01 45 75 02 81 147 rue Saint-Charles, 01 45 75 02 81
Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : toutes nos adresses sur www.topper.fr SACS À MAINS DE MARQUES
MONTRES DE MARQUES (MÊME ABÎMÉES)
Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : toutes nos adresses sur www.topper.fr

MANTEAUX DE FOURRURES,
FOULARDS DE MARQUES

BIJOUX (QUE VOUS NE PORTEZ PAS ...)

MÉNAGÈRES ET SERVICES
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération

ARMES ANCIENNES

LITERIE TABLES DE REPAS

LIVRES DE
BRIQUETS VIEUX VINS & CHAMPAGNES IVOIRES ET TOUTES ÉPOQUES
DE OBJETS ASIATIQUES
MARQUES

MOBI
MOBILIERS ET
OBJETS
DE TOUTES

VENTES PRIVÉES ÉPOQUES

ÉP
VENTES PRIVÉES
DU 10 DÉCEMBRE AU 10 JANVIER DU 10 DÉCEMBRE AU 10 JANVIER
-
-

Déplacements réguliers et gracieux dans toute la France

N’hésitez pas à nous contacter (discrétion assurée)
06 19 89 55 28 OU 01 40 55 46 15
9 rue Anatol de la forge 75017 Paris - 55 bis route de Vignolles 21200 Beaune
email : charlesheitzmann@free.fr / www.antiquaire-heitzmann.fr
Registre du commerce FR 43 433 235 249

Immobilier Reproduction interdite

Sur présentation de cette annonce, bénéficiez d’offres privilèges sur les plus
grandes marques de literie françaises et européennes : André Renault, Sur présentation de cette annonce, bénéficiez d’offres privilèges
Bultex, Dunlopillo, Emma, Epéda, Simmons, Stearns & Foster, sur les plus grandes marques françaises et italiennes : Bontempi,
Tempur, Treca... Literie fixe ou de relaxation, lit coffre, lit tiroirs. Bonaldo, Calligaris, Mobliberica...

© ©

Literie Paris 12 et 15 • 7j/7 Tables et chaises de repas Paris 15 • 7j/7 • M° Boucicaut

56-60 cours de Vincennes Paris 12 • 01 43 41 80 93, M° Pte de Vincennes/Nation 145 et 147 rue Saint-Charles, 01 45 75 02 81
66 rue de la Convention Paris 15 • 01 40 59 02 10, M° Boucicaut 60 bis et 63 rue de la Convention, 01 45 77 80 40
Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : toutes nos adresses sur www.topper.fr Canapés, literie, mobilier sur 3000 m2 : toutes nos adresses sur www.topper.fr

RUBRIQUE Professionnels ou particuliers,

BONNES ADRESSES Le Monde devient votre vitrine
POUR VENDRE, VOULEZ-VOUS LE BON PLAN OU LE MEILLEUR ?
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
18 |
Eric Zemmour
(à gauche),
dans son bureau
du « Figaro »,
le 16 septembre
2014. JEAN-LUC BERTINI
Au « Figaro », malaise sur le cas Eric Zemmour
L’ombre du journaliste candidat à la présidentielle de 2022 plane sur les titres du groupe de presse
ENQUÊTE
I
l y a longtemps, en 2010, Eric
Zemmour a failli être licen­
cié du Figaro. Le journaliste,
vedette d’une émission de
Laurent Ruquier sur France 2, ve­
nait de déclarer sur Canal+ : « Les
Français issus de l’immigration
sont plus contrôlés que les autres
parce que la plupart des trafi­
quants sont noirs et arabes… C’est
un fait. » Le directeur des rédac­
tions d’alors, Etienne Mougeotte,
l’avait convoqué à un entretien
préalable à un licenciement, avant
de faire machine arrière. Eric Zem­
mour était resté dans les murs,
même après sa condamnation
pour provocation à la haine ra­
ciale, en février 2011. Alexis Brézet,
alors à la tête du Figaro Magazine,
l’avait accueilli dans son équipe,
avant de prendre la succession de
M. Mougeotte, écarté après l’échec
de Nicolas Sarkozy à décrocher un
second mandat présidentiel. Près
de dix ans plus tard, Alexis Brézet
est toujours en poste, Eric Zem­
mour est candidat à l’élection pré­
sidentielle, et Le Figaro n’en finit
pas de composer avec lui.
Le 1er décembre, au lendemain
de la diffusion de sa vidéo d’en­
trée en campagne, il y avait au
moins trois signatures (Vincent
Trémolet de Villers, Guillaume Ta­
bard, Alexandre Devecchio), dans
le journal et sur France Inter, pour
trouver qu’il y parlait juste. De­
puis, les éditoriaux indulgents se
sont succédé sans discontinuer.
« J’aimerais que vous preniez acte
que toute la rédaction n’est pas
passée à l’extrême droite », sup­
plient cependant nombre de jour­
nalistes avec lesquels nous avons
échangé, requérant l’anonymat
qu’ils estiment nécessaire pour
pouvoir s’exprimer librement.
Plutôt heureux jusque­là de faire
sereinement leur travail dans un
journal prestigieux, en accord
avec la ligne éditoriale qui permet
à toutes les droites républicaines
d’y cohabiter, satisfaits que les dif­
férents éditorialistes fassent cha­
toyer les sensibilités sans en privi­
légier aucune, beaucoup ne pen­
saient pas devoir poser un tel préa­
lable un jour. Mais « cette espèce de
tolérance qui n’est pas un soutien
mais qui s’en approche » (selon les
termes de l’une d’entre eux) en­
vers leur ex­collègue obsédé par
l’immigration et l’islam suscite le
trouble. Elle a même participé à la
décision récente d’au moins deux
d’entre eux de quitter la rédaction.
« Nous subissons tous, chaque
jour, le fait d’être considérés
comme travaillant pour le “journal
de Zemmour” », regrettait le Syndi­
cat national des journalistes (SNJ)
du Figaro dans un communiqué
interne diffusé le 7 décembre, ré­
clamant de savoir si le journaliste
désormais candidat à la présiden­
tielle appartenait toujours à la ré­
daction. « Il ne reviendra pas », a as­
suré Alexis Brézet, mardi 14 dé­
cembre, sur Franceinfo.
Jusqu’à début septembre, mo­
ment où il s’est « mis en retrait »
de la rédaction, le cas Eric Zem­
mour n’était qu’à demi épineux.
Se contentant de jouer les figu­
rants dans les couloirs du 14, bou­
levard Haussmann, livrant cha­
que semaine deux articles – la cri­
tique d’un ouvrage pour le quoti­
dien et une chronique pour Le
Figaro Magazine – dont le con­
tenu ne dégageait jamais l’odeur
de soufre qu’il aime tant répandre
devant les caméras –, le polémiste
faisait plus débat à l’extérieur du
journal qu’à l’intérieur. Certes, ses
condamnations en justice, son in­
tervention à la « convention de la
droite » de Marion Maréchal en
septembre 2019, ou les témoigna­
« Eric Zemmour
ne reviendra
pas », a assuré
Alexis Brézet,
le directeur
des rédactions
du « Figaro »,
le 14 décembre,
sur Franceinfo
ges de femmes faisant état
d’agressions sexuelles recueillis
par Mediapart, faisaient de lui un
sujet récurrent des rencontres de
la Société des journalistes (SDJ) du
Figaro avec Alexis Brézet. Mais de
mise en valeur dans les pages du
journal aux convictions histori­
quement républicaines et euro­
péennes, il n’était pas question.
D’ailleurs, avant que l’essayiste
ne suspende sa collaboration pour
se consacrer à la promotion de son
dernier livre, aucun article n’avait
eu pour sujet ses atermoiements
autour de sa probable entrée en
politique. « Lisez mes articles, je ne
pense pas être particulièrement
tendre ni particulièrement mé­
chant avec Eric Zemmour, ajoute
Charles Sapin, le journaliste chargé
de la « droite nationaliste ». Je ne
suis là ni pour le porter au pouvoir,
ni pour l’en empêcher. Je ne suis pas
un militant. » Quand, fin novem­
bre, les nuages ont commencé de
s’amonceler au­dessus de la tête
du pas encore candidat, le journa­
liste l’a écrit sans délai. En revan­
che, Le Figaro Magazine lui a con­
sacré deux fois sa « une », en sep­
tembre et en octobre.
« Une minorité nous encercle »
« Les prises de position d’Eric Zem­
mour nous valent de réguliers dé­
bats internes, qui ne datent pas de
sa candidature à la présidentielle,
précise Jean­Baptiste Garat, le pré­
sident de la SDJ. Mais Alexis Brézet
nous a assuré qu’il serait traité
comme tous les autres candidats,
“ni plus ni moins”. » La publication
d’une pub pleine page pour le der­
nier livre du pamphlétaire, mer­
credi 10 novembre, avait pourtant
tout d’une exception remarqua­
ble. Car si Le Figaro a déjà accepté
des réclames des ouvrages
d’hommes politiques dans des
périodes similaires (François Bay­
rou notamment), aucune n’avait
cette taille, ni n’arborait si large­
ment un slogan aussi provocant :
« Il ose dire ce qu’il pense, osez lire
ce que vous pensez. »
« Aucun lecteur ne peut croire que
c’est Le Figaro qui s’exprime en hé­
bergeant cette publicité », s’est dé­
fendu Alexis Brézet. Elle n’est
pourtant apparue dans aucun
autre titre de presse – pas même
l’hebdomadaire d’extrême droite
Valeurs actuelles. Reste que lors­
que le public de CNews écoute les
éditoriaux très engagés du jeune
journaliste de la rédaction du Fi­
garo Paul Sugy ou les conseils de
l’essayiste conservateur québécois
Mathieu Bock­Côté (chroniqueur
dans le quotidien) à son ami Eric
Zemmour, il est en droit d’imagi­
ner que ceux­ci reflètent un senti­
ment collectif, sinon autorisé.
Pour beaucoup à la rédaction, le
polémiste, entré pour la première
fois au journal en 1996, ne serait
en fait qu’un symptôme parmi
d’autres d’une « droitisation » du
Figaro, comparable à celle que la
droite connaît elle­même
– comme en témoignent la percée
d’Eric Ciotti chez les militants Les
Républicains et le durcissement
du discours de Valérie Pécresse –,
voire la société elle­même. Aux
yeux de tous, l’artisan de ce glisse­
ment est Alexis Brézet, venu de
Valeurs actuelles justement, et
dont il a longtemps signé (sous
pseudo) le feuilleton de politique­
fiction de dernière page. En 2014,
il a fait surgir le « FigaroVox », soit
la version numérique des pages
débats et opinions du quotidien,
où toutes les voix, y compris les
plus réactionnaires ou radicales,
trouvent à s’exprimer.
« Le fond de ce qui fait ces pages,
c’est l’intelligence, revendique le
sexagénaire, qui se targue d’y ac­
cueillir tout aussi bien les plumes
de Jacques Julliard ou de Sylviane
Agacinski. Ce n’est pas parce qu’on
est un journal de droite qu’on est
en dehors du monde de l’intelli­
gence qui éclaire le lecteur. » Cet
onglet du site chérit les mêmes
obsessions réactionnaires sur les
dangers de la cancel culture (« cul­
ture de l’effacement »), du décolo­
nialisme, du politiquement cor­
rect, de l’intersectionnalité, etc.,
que Le Figaro Magazine, dont les
récents dossiers sur l’« endoctri­
nement » de nos enfants par « l’an­
tiracisme et la lutte LGBT + », ou
sur l’audiovisuel public, repaire
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Plusieurs
embauches
de jeunes gens
à l’engagement
politique ou
religieux très
marqué ont
surpris une partie
de la rédaction
d’indécrottables gauchistes, ont
beaucoup été commentés.
Ces derniers mois, plusieurs em­
bauches de jeunes gens à l’engage­
ment politique ou religieux très
marqué ont surpris une partie de
la rédaction, au point que certains
s’inquiètent de la multiplication,
sur le site, d’articles sur la messe en
latin, « sans commune mesure avec
la place qu’occupe ce sujet dans les
débats catholiques ». En janvier,
l’apparition d’un pôle faits divers
destiné à renforcer la stratégie nu­
mérique du journal a fait surgir
une autre crainte, celle d’une ins­
trumentalisation sécuritaire des
histoires traitées. « On a l’impres­
sion qu’une minorité nous encer­
cle », résume un journaliste.
« Complotisme chic »
Du côté de la direction, si on ne nie
pas qu’un malaise puisse exister,
on estime qu’il ne reflète qu’une
banale querelle entre jeunes et
vieux. « On sait devoir répondre
aux attentes d’une partie de nos lec­
teurs, défend Sophie de Ravinel, re­
porter politique. Mais on ne peut
pas coincer nos lecteurs dans une
seule voie. » Alors que le titre avait
franchi les 200 000 abonnés nu­
mériques en novembre 2020 – il
en compte désormais 240 000 –,
« les campagnes de recrutement
sont considérées comme décevan­
tes », assure un élu syndical.
Pour les uns, le directeur des ré­
dactions, ami intime de Zem­
mour, achève une transformation
radicale du Figaro, dont les effets
sont censés continuer d’agir après
0123
son départ, quand celui­ci inter­
viendra. Pour les autres (dont lui­
même), prétendre qu’il aurait
adopté la stratégie trotskiste de
l’entrisme pour introduire des re­
présentants de la droite radicale
au cœur de la rédaction relèverait
du « complotisme chic ».
Figure du « FigaroVox » et repré­
sentante déjà ancienne (sept ans)
d’une certaine jeune droite dé­
complexée, la trentenaire Eugénie
Bastié ironise : « J’ai l’impression
qu’on reproche au Figaro d’être un
journal de droite. » Alors qu’il l’était
déjà radicalement, suggère­t­elle,
lorsque Louis Pauwels fonda Le
Figaro Magazine en 1978, ou
quand, au milieu des années 1980,
Ivan Rioufol (sans doute l’éditoria­
liste le plus proche de la droite hors
les murs), y signait ses premiers
papiers… A une époque où, sur
l’échiquier politique, « Marine Le
Pen et Eric Zemmour pèsent au
moins autant que la droite classi­
que », analyse un salarié, Le Figaro
ne peut pas se permettre, ne se­
rait­ce que commercialement, de
tourner le dos à leurs partisans.
Mais alors que la campagne élec­
torale ne fait que commencer, « on
ne choisira pas l’un contre l’autre,
on ne jouera pas l’extrême droite
contre la droite républicaine, certi­
fie une plume du journal. Pour
notre lectorat, qui ne le supporte­
rait pas, mais aussi parce qu’il faut
tenir compte d’une réalité économi­
que : notre actionnaire vend des
avions grâce à l’Etat, il ne peut pas
se permettre de se marginaliser ».
Pour beaucoup d’ailleurs, un
mystère demeure : que pense la
famille Dassault, historiquement
gaulliste, de la couleur des titres
qu’elle possède ? En 2017, alors que
la campagne électorale avait vu le
journal marquer sa préférence
pour François Fillon, Le Figaro Ma­
gazine, réputé plus conservateur
que le quotidien, avait envisagé de
porter en « une » de son édition
des 5 et 6 mai les visages des deux
finalistes, Marine Le Pen et Emma­
nuel Macron. A côté du titre « Face
aux Français », seul le futur prési­
dent de la République souriait. 
aude dassonville
 Noël,
c’est (déjà)
un peu ce
week-end.
DU 17 AU 19 DÉCEMBRE (1) DU 17 AU 18 DÉCEMBRE DU 18 AU 19 DÉCEMBRE (1)

-20% -20%
AVEC LE COMPTE (4) (4)

-25%
(2)

SUR TOUS LES CAVIARS SUR TOUS LES FOIES GRAS

CRUS ET MI-CUITS
"MONOPRIX GOURMET"

DÈS 30€ D’ACHATS (3)

AU RAYON JOUETS
(HORS CALENDRIER DE L’AVANT (DES RAYONS FRAIS
ET JEUX VIDÉO) LIBRE-SERVICE ET COUPE)

(1) Le 19 décembre, uniquement pour les magasins ouverts le dimanche. (2) Remise immédiate en caisse sur présentation de la carte M’. Offre non cumulable avec toute offre ou promotion en cours. Voir
conditions du compte M’ en magasin ou sur MONOPRIX.fr. (3) Seuil de 30€ calculé au sein des achats au rayon jouets, après déduction des offres en cours. (4) Remise immédiate en caisse sur le prix affiché. Offre
non cumulable avec tout autre offre ou promotion en cours. Monoprix - SAS au capital de 79 248 128 € - 14-16, rue Marc Bloch - 92110 Clichy - 552 018 020 R.C.S. Nanterre – Pré-presse :

POUR VOTRE SANTÉ, ÉVITEZ DE GRIGNOTER ENTRE LES REPAS. WWW.MANGERBOUGER.FR


20 | économie & entreprise
MATIÈRES PREMIÈRES
PAR LAURENCE GIRARD
Le sucre scintille
sur le sapin de Noël
Etes­vous plutôt petits gâteaux
alsaciens, pompe à l’huile d’olive
provençale, entremets glacés ou
adepte de la bûche roulée dans
son épaisse robe crémeuse ? En
cette période festive, les becs su­
crés ne savent plus où donner de
la tête. D’autant que marrons gla­
cés, papillotes et autres confise­
ries chocolatées s’ajoutent à la
guirlande des douceurs de Noël.
Le sucre scintille sur le sapin.
De quoi saupoudrer un peu
d’espoir sur la filière, après plu­
sieurs années de morosité. Déjà,
la récolte française de betteraves
s’annonce juteuse en 2021. Elle
devrait avoisiner 35 millions de
tonnes (contre 27,4 millions de
tonnes lors de la précédente cam­
pagne) et ce, malgré le gel d’avril
et l’utilisation d’un pesticide non
conforme obligeant à détruire
7 000 hectares. Sans oublier
les attaques de charançons.
Autre motif d’optimisme, le
cours mondial du sucre bénéficie
d’une montée de glycémie. « La
tonne de sucre blanc se négocie,
sur le marché mondial, à 510 dol­
lars contre 340 dollars il y a un an.
Soit une hausse de 50 % », estime
François Thaury, du cabinet Agri­
tel. Il tempère cet enthousiasme,
en soulignant la progression li­
mitée à 11 % en Europe. Le prix
du sucre a toutefois repassé les
400 euros la tonne. « Avec les fu­
turs contrats négociés entre fabri­
cants et industriels de l’agroali­
mentaire, il pourrait atteindre
430 euros », prévoit­il.
Les aléas météorologiques au
Brésil, premier producteur mon­
dial, se traduisent par une troi­
sième saison déficitaire sur le
marché du sucre. Que les plus
accros se rassurent, les stocks
sont bien replets. Il n’empêche,
ce bilan a alimenté la hausse
des cours. Autre point saillant:
la flambée du cours de l’or noir
et de l’énergie a propulsé celui de
l’éthanol vers des sommets. « Sur
le marché de Rotterdam, le prix
du mètre cube d’éthanol est passé
de 760 dollars [670 euros] à un
plus haut de 1 740 dollars. Actuel­
lement, il se négocie autour de
1 400 dollars », note M. Thaury.
Des prix qui font saliver les
producteurs au Brésil, où ils ap­
puient sur la touche éthanol ou
sucre selon le meilleur profit à ti­
rer de leur jus de canne. Quant
au gouvernement indien, il veut
encourager le développement de
l’éthanol à la pompe. A la clé, un
moindre risque de voir le marché
mondial englouti par des monta­
gnes de poudre blanche.
Pour autant, les coopératives
sucrières Tereos et Cristal Union
sont toujours sur les dents. Une
question les taraude : combien
d’hectares de betteraves seront
plantés en 2022, quand les surfa­
ces ont encore baissé en 2021, à
403 000 hectares ? Pour appâter
les planteurs, Cristal Union affi­
che un tarif en hausse, à 29 euros
la tonne. Néanmoins, certains
agriculteurs préfèrent se sucrer
avec du blé… 
Le TGV, fleuron de la SNCF, concurrencé
pour la première fois en France
La filiale française de la compagnie italienne Trenitalia faisait rouler ses premiers trains
à grande vitesse Frecciarossa, samedi 18 décembre, entre Paris, Lyon et Milan
M ille fois annoncée, la
concurrence est désor­
mais concrétisée. Sa­
medi 18 décembre, à 7 h 26, pour la
première fois dans l’histoire de la
SNCF, un train de voyageurs d’une
compagnie rivale, transportant
des passagers d’une gare fran­
çaise à une autre, s’élançait sur ses
rails. La Frecciarossa (« flèche
rouge ») à grande vitesse de l’opé­
rateur historique italien Trenita­
lia vient se frotter au TGV, fleuron
de la compagnie ferroviaire fran­
çaise, sur les lieux mêmes de
l’inauguration du bolide trico­
lore. C’était entre Paris et Lyon, il y
a quarante ans.
Trenitalia France, filiale à 100 %
de Trenitalia, n’a pas indiqué le ni­
veau de réservation pour ce pre­
mier voyage, mais se satisfait
d’enregistrer déjà plusieurs trains
complets pour les vacances de la
fin d’année, alors que la vente des
billets n’a commencé que depuis
le 13 décembre. La compagnie va
faire rouler cinq rames en deux
allers­retours quotidiens sur le
trajet Paris­Lyon­Chambéry­Tu­
rin­Milan et annonce son inten­
tion d’ajouter trois allers­retours
Paris­Lyon d’ici à juin 2022. Entre
Paris et Lyon, la SNCF propose,
elle, vingt­deux allers­retours.
Frecciarossa se distingue des
TGV inOui et Ouigo par sa couleur
rouge vif, mais aussi par une offre
et des niveaux de confort inédits.
Le TAV (Treno ad Alta Velocità),
Frecciarossa
se distingue par
une offre et
des niveaux
de confort inédits
comme on dit en Italie, propose
quatre classes, dont une « busi­
ness » et une « executive » de
grand confort, avec sièges en cuir
inclinables et gastronomie ita­
lienne à volonté. A 139 euros la
place entre Paris et Lyon, cette
offre écrase la nouvelle « business
première » de la SNCF, qui, pour
142 euros sur ce même trajet, pro­
pose un classique siège de pre­
mière classe et une collation.
Trenitalia ouvre donc le bal de
cette concurrence du transport
ferroviaire intérieur de voyageurs,
qui s’était fait attendre jusque­là
(la libéralisation existe dans le fret
depuis 2006 et sur les liaisons in­
ternationales depuis 2009). C’est
la réforme ferroviaire de 2018 qui
met fin au dernier monopole de
l’opérateur historique, organisant
deux sortes d’ouverture du mar­
ché : d’une part, des délégations
de service public attribuées par
appels d’offres pour les trains ré­
gionaux subventionnés ; d’autre
part, une concurrence commer­
ciale directe entre opérateurs,
comme dans le cas de Trenitalia.
La fonderie indrienne Alvance Wheels
cherche un repreneur avant Noël
Saint­Jean Industries a jusqu’au 21 décembre pour déposer son offre
de reprise du dernier fabricant de jantes en aluminium de France
REPORTAGE
diors (indre) ­ envoyé spécial
D e la charcuterie, des ciga­
rettes et du café bien
serré sont alignés sur
une table de camping dressée en­
tre deux fourgons blancs. Ce 9 dé­
cembre, ceux qui débauchent et
rejoignent le parking y font halte.
« On fête Noël avant l’heure, car,
demain, personne ne sera là, on
va démarrer une nouvelle période
de chômage partiel », dit l’un des
287 ouvriers (les personnes citées
dont le nom n’apparaît pas ont
souhaité garder l’anonymat) de
l’unique usine de jantes en alumi­
nium de France, installée à Diors
(Indre), sur le site d’une ex­base
militaire américaine, au cœur de
la Champagne berrichonne.
Depuis avril, Alvance Wheels est
en redressement judiciaire. L’évé­
nement intervient après la faillite,
en mars, de la banque britannique
Greensill, partenaire du groupe
de Sanjeev Gupta, GFG Alliance,
auquel appartient Alvance
Wheels. Deux lettres d’intention
de repreneurs potentiels avaient
été adressées au tribunal de com­
merce de Paris, en juin : « Mais soit
le projet n’était pas financé, soit le
repreneur était extérieur au milieu
automobile. Tout pour se casser la
gueule. On avait plus peur pour
eux que pour nous », dit un vétéran
de la fonderie. Puis un candidat
plus crédible, soutenu par Bercy,
s’est manifesté : l’équipementier
français Saint­Jean Industries, aux
1 900 salariés et huit sites de pro­
duction à travers le monde.
« A une époque, Saint­Jean a eu
dans son giron la Fonderie du Poi­
tou Fonte [fermée cet été], qui, à
l’origine, appartenait à Renault. Les
deux ont toujours travaillé ensem­
ble depuis ! C’est plutôt bon signe »,
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
La « flèche rouge » risque d’être
seule pendant au moins quelques
mois à venir narguer la SNCF. Car
l’accès au réseau ferroviaire fran­
çais pour un opérateur alternatif
est d’une grande complexité. Si
Trenitalia y arrive aujourd’hui
(malgré une dernière ligne droite
faite, selon nos informations,
d’une bonne dose d’improvvisa­
zione), c’est qu’elle laboure le ter­
rain depuis des années. « Sous le
nom de Thello, Trenitalia est arri­
vée il y a dix ans en France pour
proposer un Paris­Venise de nuit,
rappelle un bon connaisseur de la
compagnie. L’offre a pris fin
en 2020, en raison du Covid­19
mais aussi à cause de la mauvaise
qualité des créneaux horaires. Un
train sur cinq n’avait pas d’horaire
commercial acceptable, en raison
surtout des travaux de nuit. »
Contraintes techniques
Pendant cette période, Thello, de­
venu entre­temps Trenitalia
France, a emmagasiné une pré­
cieuse connaissance du système
ferroviaire français et installé une
relation avec le gestionnaire d’in­
frastructure SNCF Réseau. Forte de
son expérience de la concurrence
en Italie depuis 2012, la maison
mère décide de franchir le pas de la
grande vitesse début 2019. Elle
monte son projet, constitue une
équipe, aujourd’hui de 150 per­
sonnes (dont 15 conducteurs) mu­
nies de contrats de travail français,
assure Christophe Bouvet, délé­
gué CFDT de l’entreprise et opéra­
teur d’usinage depuis vingt et un
ans. En cas de reprise par Saint­
Jean, le constructeur historique
promet d’être au rendez­vous :
« Renault s’engage à consulter la
nouvelle société (…), lui permettant
ainsi d’accéder à un volume de
production pouvant atteindre
500 000 roues annuelles au béné­
fice de Renault », disait un commu­
niqué datant du 23 novembre. Le­
quel indiquait, plus loin, renoncer
à soutenir le projet de reprise
d’un autre sous­traitant, la Société
aveyronnaise de métallurgie de
Decazeville, à Viviez (Aveyron),
qui a, depuis, été liquidée…
« Concurrence rude »
Le 19 novembre, la région Centre
s’est engagée à débloquer 5 mil­
lions d’euros pour soutenir la re­
prise d’Alvance Wheels : 3 millions
sous la forme d’un prêt, 2 millions
injectés dans la trésorerie. L’ag­
glomération Châteauroux Métro­
pole abondera à hauteur de
150 000 euros. « Cet effort doit
beaucoup à la dignité des sala­
riés », estime Gil Avérous, son pré­
sident, et maire LR de Château­
roux. « Ces derniers mois, tous les
élus, les représentants des collecti­
vités publiques ont pu faire des vi­
sites sur place et prendre la parole
librement. Il n’y a eu aucune ten­
sion et même aucune menace
d’abîmer l’outil de travail. Ce n’est
pas la mentalité des gens de chez
nous. On voulait que les repreneurs
potentiels comprennent que les sa­
lariés n’étaient pas des ennemis ou
des opposants, bien au contraire. »
Saint­Jean envisage un investis­
sement de 40 millions d’euros
pour remettre à niveau l’outil de
production et lui permettre de
produire 2 millions de jantes par
0123
résout les contraintes techniques
spécifiques à la signalisation par
balise KVB [contrôle de vitesse par
balises] de la grande vitesse fran­
çaise – « un vrai frein », gronde­t­on
du côté italien.
L’autre frein sont les péages fer­
roviaires. Ils s’élèvent de 26 euros
à 39 euros par train et par kilomè­
tre pour un TGV circulant dans le
sud­est de la France, alors qu’en
Italie, le montant est de 8 euros.
La concurrence au­delà des Alpes
a contribué, il est vrai, à faire bais­
ser les prix des péages d’un tiers
en moins de dix ans. Roberto Ri­
naudo, le patron de Trenitalia
France, ne présente d’ailleurs pas
son irruption sur le marché fran­
çais comme une attaque frontale
envers l’ex­monopole. « Notre ob­
jectif est d’être complémentaire de
l’offre actuelle et d’encourager le
développement du train par rap­
port à la voiture et à l’avion », a­t­il
déclaré à l’Agence France­Presse.
Qui accompagnera Trenitalia
dans l’aventure de la concurrence ?
Une dizaine d’entreprises se sont
déclarées, mais l’Autorité de régu­
lation des transports recense qua­
tre opérateurs (en plus de la com­
pagnie italienne) ayant notifié des
liaisons. L’une des plus avancées
est la coopérative ferroviaire Rail­
coop, qui annonce lancer un train
classique Bordeaux­Lyon via Li­
moges et Clermont­Ferrand en dé­
cembre 2022 
éric béziat
an. L’équipementier entend ex­
plorer le marché lucratif de
l’après­vente avec des jantes com­
mercialisées en ateliers d’entre­
tien et de réparation et adaptées à
plusieurs marques de véhicules.
Au fil des ans, la fonderie de
Diors s’est elle­même évertuée à
diversifier sa clientèle, pour ne pas
dépendre des seuls Renault et PSA
(devenu Stellantis), certes prédo­
minants. Les constructeurs de voi­
tures sans permis Ligier et Aixam,
le concepteur de bolides britanni­
ques Caterham et même un fabri­
cant de caravanes se sont invités
sur les carnets de commandes.
En dépit de leurs profils variés,
tous ces clients prestigieux ont
fortement diminué leurs com­
mandes de roues. « En ce moment,
sans même parler de l’attente d’un
repreneur, on trouve le temps très
long, car on n’a pas de travail. Et
puis, des hommes ici ont des épou­
ses qui ont perdu leur boulot après
la fermeture des dépôts logistiques
de La Halle, à Issoudun [Indre].
Nerveusement, c’est très dur », con­
fie Christophe Bouvet, avant de
rappeler la longue succession de
périodes de chômage partiel tra­
versées chez Alvance Wheels.
« C’est bien sûr lié à la conjonc­
ture actuelle avec la pénurie de
semi­conducteurs. Mais la concur­
rence étrangère de plus en plus
rude n’aide pas », ajoute M. Bouvet,
qui fait référence à l’Allemagne,
très compétitive et qui dispose de
huit sites de production de jantes.
Mais aussi à la concurrence asiati­
que. Le groupe étatique de Pékin
Citic Dicastal a inauguré, en 2019
et en 2020, deux usines de jantes
au Maroc, afin de contourner l’ins­
tauration d’un droit antidumping
définitif sur les importations de
jantes originaires de Chine. 
jordan pouille
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
RÉCIT
rennes ­ correspondance
D
epuis des se­
maines, l’ar­
doise navigue
sur le comptoir
du Flambard,
ce café situé à
deux pas de l’hôtel de ville de Lan­
nion (Côtes­d’Armor). Sur l’écri­
teau : « Une cagnotte est à votre
disposition pour soutenir les sa­
lariés de la boucherie abandon­
née. » Après avoir réglé leurs con­
sommations, les habitués glis­
sent mécaniquement le reste de
leur monnaie dans la tirelire.
Dans la sous­préfecture bre­
tonne, tout le monde connaît
l’énigmatique histoire de la Bou­
cherie du Miroir. Cette boutique à
la devanture beige et bordeaux se
trouve dans la rue pavée qui longe
les halles, puis dévale en direc­
tion des quais.
Cette institution locale ouverte
en 1930 est fermée depuis la dis­
parition d’Eric Nouricier. Ce bou­
cher, qui a repris l’affaire à la fin
de l’année 2020, est introuvable.
« La dernière fois que je l’ai vu, il
m’a dit s’absenter quelques jours
pour gérer des papiers dans le Sud,
témoigne Aurore Thomas, em­
ployée du magasin depuis douze
ans. Après plusieurs jours sans
nouvelles, nous avons commencé
à nous inquiéter. Malgré son ab­
sence, nous continuions d’ouvrir
jusqu’à ce que le syndicat de la
boucherie nous recommande d’ar­
rêter. En cas de problème, nous
étions responsables. » Avec Jordan
Da Mota, son collègue, la trente­
naire s’est résolue à tirer le store
de la boutique, le 27 octobre 2021.
D’autant que les salariés ont com­
pris que la disparition de leur res­
ponsable devait désormais être
qualifiée de fuite.
Devant une tasse de café, Aurore
Thomas triture ses mains lors­
qu’elle raconte sa stupéfaction en
découvrant l’état des comptes de
ce commerce jusqu’alors pros­
père – vides et à découvert de
plusieurs milliers d’euros, pour
certains. La banque n’avait donc
pas rejeté les chèques des salaires
de septembre et d’octobre par
erreur, comme l’arguait le patron.
Les fréquents appels de fournis­
seurs en colère n’étaient pas
l’œuvre de grincheux. Quant aux
nombreuses lettres recomman­
dées, elles dissimulaient une ac­
cumulation de dettes.
« SOLIDARITÉ »
Depuis la fermeture, des vagues
de questions submergent les sala­
riés. Où est donc passé Eric Nouri­
cier ? Qu’a­t­il fait de la trésorerie
de cette boutique au chiffre d’af­
faires annuel de 342 000 euros
(pour son dernier exercice connu,
en 2013) ? Qui est vraiment cet
Héraultais de 57 ans roulant en
Porsche Cayenne dans les rues
de Lannion ? Et, plus urgent, quel
avenir pour cette entreprise dé­
sormais sans patron ?
« Eric nous a embarqués dans sa
galère sans scrupule. Il connaissait
nos situations et savait pourtant
qu’on ne roulait pas sur l’or »,
s’agace Florian Lageat, compa­
gnon d’Aurore Thomas. Depuis
le mois de septembre, les em­
ployés sont sans ressources. Im­
possible de postuler à un autre
emploi ou de prétendre au chô­
mage tant que leurs contrats de
travail à la Boucherie du Miroir
perdurent. Parents de deux en­
fants, Aurore Thomas et Florian
Lageat vivent des indemnités de
ce dernier, maçon actuellement
en arrêt maladie à la suite d’une
fracture du poignet.
Jordan Da Mota, l’autre employé
de la boucherie, a, lui, acquis un
terrain pour y bâtir une maison.
L’emprunt court depuis juin. Le
PLEIN CADRE
A Lannion, l’énigme de la
boucherie abandonnée
Un an après avoir repris l’établissement historique du centre
de la cité bretonne, le propriétaire s’est volatilisé, laissant derrière
lui une boutique endettée et des salariés sans ressources
trentenaire s’alarme : « Sans reve­
nus, on ne vit plus. On se sent
abandonnés. Le tribunal de com­
merce nous renvoie à l’inspection
du travail, qui nous conseille de
nous rapprocher des prud’hom­
mes, qui nous dirigent vers le tribu­
nal de commerce. Sommes­nous
les seuls en France à affronter une
telle situation ? »
Les avocats sollicités par les em­
ployés tâtonnent pour trouver
l’issue la plus favorable et la plus
rapide. En attendant, ceux­ci se
débrouillent grâce aux cagnottes
des estaminets de la commune
leur permettant de financer un
plein de courses et d’essence cha­
que semaine. « Cette solidarité ne
peut être qu’une solution d’ur­
gence. Leur attente est insupporta­
ble, grimace Paul Le Bihan, maire
(PS) de Lannion. Au cours de ma
carrière d’élu, je n’ai jamais été
confronté à une telle histoire. Nous
nous sentons démunis. »
Wilfrid Corbion, lui, est en co­
lère. Propriétaire d’une crêperie
sur les hauteurs du centre­ville
lannionnais, ce commerçant a
aussi été dupé par le boucher. Eric
Nouricier lui avait promis de ra­
cheter son fonds de commerce
Où est passé
Eric Nouricier ?
Qui est vraiment
cet Héraultais
de 57 ans roulant
en Porsche
Cayenne ?
pour le transformer en restaurant
à viande. « C’est lui qui est venu me
trouver il y a plusieurs mois pour
me proposer d’acheter mon éta­
blissement. Il semblait déterminé
et venait régulièrement prendre
des mesures pour repenser la déco­
ration des lieux », maugrée M. Cor­
bion. Il narre la suite des événe­
ments, des trémolos dans la voix.
Après la signature, en septembre,
d’un compromis de vente sous
seing privé, rédigé par l’avocate
d’Eric Nouricier, les deux com­
merçants projettent de conclure
la transaction le vendredi 15 octo­
bre. Le crêpier arrête alors son ac­
tivité, remercie son personnel,
vide son établissement et démé­
nage l’appartement qu’il occupe
au­dessus du restaurant.
« À QUOI A-T-IL JOUÉ ? »
Quelques jours avant la vente, le
boucher lui confirme l’obtention
d’un prêt bancaire, puis dépose les
documents nécessaires au chan­
gement de nom de la licence IV et
de la ligne téléphonique. Le 15 oc­
tobre, à 15 heures, Wilfrid Corbion
attend Eric Nouricier. En vain. Le
boucher ne viendra jamais. Il est
en fuite. Il a convoqué en urgence
le propriétaire de la maison qu’il
loue sur les hauteurs de Perros­
Guirec pour lui rendre les clés.
Selon l’enquête de police
ouverte pour disparition inquié­
tante, le téléphone portable du
boucher borne une dernière fois
à l’aéroport d’Orly. Personne ne
s’en doute alors, mais Eric Nouri­
cier s’apprête à s’envoler pour la
Polynésie française. « Quand j’ai
compris que je ne le reverrais pas,
j’ai eu l’impression qu’un semi­re­
économie & entreprise | 21
morque m’était passé dessus. J’ai
pleuré tout le week­end. Tous mes
projets s’effondraient », peste le
crêpier, qui a depuis rouvert son
restaurant. « Peut­être aurais­je dû
me méfier davantage. Eric Nouri­
cier est quelqu’un de charismati­
que qui parle peu, mais sait ins­
tiller un climat de confiance. A
quoi a­t­il joué avec moi ? Pour­
quoi a­t­il vrillé si brusquement ? »
Saisis par le parquet de Saint­
Brieuc, les policiers de Lannion,
eux aussi, cherchent à compren­
dre. Les salariés de la Boucherie
du Miroir ont déposé une plainte
contre leur patron pour abus de
confiance. Le commissaire Daniel
Kerdraon travaille à « cerner le pé­
rimètre de la faute, afin de permet­
tre au parquet de saisir la juridic­
tion compétente », mais refuse
de s’exprimer sur l’évolution des
investigations concernant cet
entrepreneur habitué à créer, re­
prendre et clôturer des entrepri­
ses. Il a en effet géré plus d’une
douzaine de sociétés aux monta­
ges juridiques différents en ré­
gion parisienne, puis dans l’Hé­
rault. La majorité d’entre elles ont
été radiées après seulement quel­
ques mois d’exercice.
En octobre 2020, Eric Nouricier
quitte l’Hérault pour Lannion en
vue de reprendre une nouvelle af­
faire, celle de Laurent Le Houerou.
Le fonds de commerce d’une telle
boucherie se négocie habituelle­
ment autour de 120 000 euros.
Décidé à arrêter son activité,
M. Le Houerou « brade » l’ensei­
gne pour un prix quatre fois
moins élevé. « Tout est allé très
vite. Je lui ai envoyé les photos des
lieux, puis les bilans. Trois jours
Beaucoup
spéculent sur
les raisons de
ce départ. Et si
le patron avait
déserté pour
échapper à
des créanciers ?
après, il montait voir la boutique
et signait », se remémore l’ancien
propriétaire.
Pour justifier son installation
sur les bords du Léguer, Eric Nou­
ricier sert les mêmes explications
à ses interlocuteurs. Il souhaite re­
nouer avec ses racines bretonnes
et se rapprocher de son ex­com­
pagne, installée à Dinan avec leur
fille de 3 ans. Ensuite, le quinqua­
génaire évoque ses boucheries
dans le Sud, qu’il dit avoir con­
fiées à ses autres enfants issus
d’une précédente union. Le diri­
geant aime dégainer son télé­
phone portable pour montrer ses
affaires. Parfois, il fait défiler les
photos de sa villa, de son restau­
rant, de son écurie… A Lannion,
tout le monde le croit.
Pourtant, rien de tout cela ne lui
appartient plus. Ses trois derniè­
res boucheries ont notamment
été fermées ou cédées, toutes au
terme de procédures de liquida­
tion judiciaire. Contactés, cer­
tains de ses anciens partenaires
coupent court à la conversation
ou s’échauffent à l’évocation
d’Eric Nouricier. Aucun ne semble
surpris par le récit du naufrage de
Laurent
Le Houerou
(à droite)
laisse sa
boucherie
à Eric
Nouricier,
à Lannion
(Côtes­
d’Armor),
en octobre
2020.
ISABELLE PHILIPPET/
LE TRÉGOR
l’entreprise trégoroise. Son der­
nier associé figurant dans les sta­
tuts de la Boucherie du Miroir en
qualité de directeur général sem­
ble, lui, abasourdi. Embarrassé,
Alain Bouffartigues assure avoir
« seulement investi la mise de
fonds » nécessaire à l’acquisition
de l’enseigne lannionnaise, dans
laquelle il n’a jamais mis les
pieds : « Eric Nouricier n’est pas un
ami. Tout juste une connaissance
pour affaires. Je peine à m’expri­
mer sur son départ, puisque je ne
connais pas ses motivations. »
« C’EST COMPLIQUÉ »
Faute de réponse, beaucoup, à
Lannion, spéculent sur les raisons
de ce départ. Et si le boucher
avait déserté pour échapper à
des créanciers ? M. Bouffartigues
croit plutôt à des problèmes per­
sonnels : « Quoi qu’il en soit, cha­
cun doit assumer ses responsabili­
tés pour ne pas laisser les salariés
sur le bas­côté. Nous essayons de
prendre contact avec Eric Nouri­
cier. » Dans ce « nous », le directeur
général de la boucherie inclut
l’avocate qui conseille depuis des
années M. Nouricier. Celle­ci n’a
pas donné suite à nos sollicita­
tions. Aurore Thomas et Jordan
Da Mota disent, à ce jour, ne pas
avoir eu de réponse de sa part.
Contacté sur son numéro de télé­
phone portable polynésien, Eric
Nouricier n’a pas répondu à nos
demandes d’entretien.
Finalement, il y a quelques jours,
le téléphone d’Aurore Thomas
sonne par le biais de l’application
Facebook Messenger. Sur l’écran
apparaît le visage d’Eric Nouricier.
Intriguée, elle décroche, dans l’es­
poir de lui arracher des informa­
tions. La jeune femme narre un
échange qui commence par
« Alors, comment ça se passe à la
boucherie ? » Elle : « On a fermé…
Tu es parti. On fait comment, nous,
maintenant ? » Lui : « C’est compli­
qué. Je ne sais pas quoi faire. (…)
S’il te plaît, dis à Jennifer [le pré­
nom de son ex­compagne] de faire
son passeport ! » Sonnée, la char­
cutière raccroche, avec la convic­
tion qu’elle ne reverra jamais
son responsable. Lasse de rapié­
cer ses souvenirs dans l’espoir
de comprendre cette disparition,
Mme Thomas entend dorénavant
investir son énergie dans la ba­
taille qui s’annonce pour repren­
dre le fil de sa vie. 
benjamin keltz
22 | sports
Polémique autour de l’intendant des Bleus
Bachir Nehar est aussi salarié d’une société qui gère la carrière de joueurs. Le syndicat des agents s’insurge
FOOTBALL
S
ur le tapis rouge du Théâ­
tre du Châtelet, à Paris, sa
présence n’a guère sur­
pris le microcosme du
football. Intendant de l’équipe de
France depuis 2015, Bachir Nehar,
50 ans, n’aurait raté pour rien au
monde la cérémonie de remise
du Ballon d’or, le 29 novembre. A
ses côtés figurait le Russe Vadim
Vasilyev, ex­vice­président de l’AS
Monaco. Les deux hommes se
connaissent bien : depuis 2020,
M. Nehar est salarié de VV
Consulting, agence de conseil et
de management sportif créée par
M. Vasilyev et qui représente les
intérêts et gère la carrière d’une
trentaine de joueurs.
« L’affection de Deschamps »
En devenant « team manager »,
« consultant pour sportifs de haut
niveau » ou « consultant joueurs
pro » pour VV Consulting, comme
il se présente sur les réseaux
sociaux, l’ancien intendant de l’AS
Monaco (2004­2020) a toutefois
conservé son poste au sein du
staff de l’équipe de France.
Homme de confiance et ami du
sélectionneur Didier Deschamps,
il a pris la succession de « Manu »
De Faria, « magasinier » historique
des Bleus jusqu’en 2016, et gère
l’équipement des Tricolores.
Cette double casquette est un
sujet de conflit avec la corpora­
tion des agents de joueurs. Sté­
phane Canard, le président de
l’Union des agents sportifs fran­
çais (UASF), syndicat des agents
licenciés de la Fédération fran­
çaise de football (FFF), a fait part
de son mécontentement à la di­
rectrice générale de la FFF, Flo­
rence Hardouin, dans un e­mail
daté du 5 février, que Le Monde
a consulté.
Tenant « à attirer l’attention » de
la dirigeante « sur une situation
inacceptable », M. Canard a écrit
que « la présence dans le staff de
Didier Deschamps de M. Bachir
Nehar constitue un conflit d’inté­
rêts majeur auquel vous devez
mettre fin de façon urgente ». « Il
n’y a aucun combat personnel con­
tre M. Nehar, que nombre d’entre
nous ont côtoyé et apprécié lors de
sa mission à l’AS Monaco, précise
le président de l’UASF dans ce
courriel, avec en copie une di­
zaine d’agents influents et le di­
recteur juridique de la FFF, Jean
Lapeyre. Mais aujourd’hui, il ne
peut rester conjointement l’inten­
dant des Bleus et être salarié d’une
agence dirigée par M. Vasil­
yev. Nous savons l’affection que Di­
dier Deschamps et vous­même
portez à M. Nehar, mais eu égard à
Bachir Nehar
s’est longtemps
distingué
en participant
aux parties de
poker nocturnes
disputées
par les joueurs
l’exigence, voire à l’intransigeance,
de vos services sur le respect des rè­
gles envers les agents licenciés FFF,
et pour l’institution FFF, vous vous
devez de trancher : c’est soit
l’équipe de France, soit l’agence.
Les deux, c’est impossible. »
Ces sommations sont restées
sans effet. Dans un e­mail daté du
11 février, Mme Hardouin, qui, se­
lon nos informations, a signé en
juillet 2020 un CDD pour M. Ne­
har jusqu’au Mondial 2022 au Qa­
tar, a opposé une fin de non­rece­
voir. « Nous tenons à vous rassu­
rer sur l’extrême vigilance que la
FFF et Didier Deschamps en pre­
mier apportent à cette situation,
écrit­elle. M. Nehar n’occupe pas
de fonction d’agent, mais une
fonction d’intendant au sein de la
société VV Consulting. »
Mme Hardouin ajoute que « le
contrat FFF » de M. Nehar « sti­
pule, de plus, des obligations con­
tractuelles strictes et des règles de
conduite éthiques auxquelles la
FFF veille dans l’exercice de ses
missions (…), notamment en ter­
mes de conflit éventuel d’inté­
rêts ». La numéro deux de la FFF
prévient : « Si toutefois nous cons­
tatons un manquement de la part
de M. Nehar, la FFF prendra des
dispositions adaptées. »
Contacté ces derniers jours,
M. Nehar explique au Monde que
son rôle de « consultant » consiste
à « gérer le quotidien des joueurs
de VV Consulting ». Il s’est toute­
fois mis en scène sur les réseaux
dans des situations ambiguës : il a
notamment posté une photo de
lui en train de signer le contrat
d’un joueur avec l’agence. « Une
erreur », plaide­t­il.
Sollicitée par Le Monde, la FFF
insiste aujourd’hui, comme l’a
fait sa directrice générale dans
son courriel, sur le fait « que M.
Bachir Nehar n’occupe pas de
fonction d’agent au sein de la so­
ciété privée évoquée ». « Sa fonc­
tion dans cette société n’est donc
pas incompatible avec ses mis­
sions d’intendant au sein de
l’équipe de France. De surcroît,
aucun des joueurs membres des
équipes de France A et Espoirs
n’est affilié avec la société d’agents
mentionnée », ajoute la FFF. Con­
tacté, Didier Deschamps renvoie
à la position de la Fédération.
« Je suis clivant »
L’avocat de M. Nehar, Me Romain
Vanni, précise que son client
« n’est pas un agent sportif, c’est un
simple salarié, et il est essentiel de
rappeler que la société qui l’em­
ploie n’est liée contractuellement à
aucun joueur évoluant en équipe
de France Espoirs ou A, condition
sine qua non du cumul d’activité
autorisé par la FFF à M. Nehar ».
« Je suis clivant, mais il n’y a pas
de conflit d’intérêts : par respect
pour Didier, je ne parlerai jamais
de VV Consulting à un joueur des
équipes de France A et Espoirs »,
assure M. Nehar. « Aucun des
agents sportifs représentant les in­
térêts de joueurs évoluant en
équipe de France A n’a eu à se
plaindre auprès de la FFF d’une
quelconque immixtion de M. Ne­
har dans les relations agents­
joueurs, ajoute Me Vanni. Un exa­
Après la Ligue 1, la Coupe de France
à son tour ternie par les violences
Le match entre le Paris FC et l’Olympique lyonnais a été interrompu
à la pause, vendredi soir, après de graves incidents dans les tribunes
A u lendemain des annon­
ces du gouvernement
visant à serrer la vis
contre les violences dans les sta­
des, le football français a été, une
nouvelle fois, le théâtre de scènes
de chaos. Vendredi 17 décembre,
la rencontre entre le Paris FC et
l’Olympique lyonnais (OL) n’a pu
aller à son terme, après des
bagarres provoquées par des sup­
porteurs lyonnais à la mi­temps.
Les heurts ont déclenché des
mouvements de foule dans les
tribunes du stade Charléty, l’en­
vahissement du terrain et l’inter­
vention des forces de l’ordre. Et,
trois semaines après l’interrup­
tion du match entre l’OL, déjà, et
l’Olympique de Marseille (OM),
un nouveau match de football
est interrompu.
Pour une fois, la Ligue 1 (le cham­
pionnat de France) n’est pas
concernée. C’est la vénérable
Coupe de France, doyenne des
compétitions de football dans
l’Hexagone, qui a été victime de
l’action de certains supporteurs.
Difficile d’établir, dans l’immé­
diat, qui a mis le feu aux poudres.
Ce dont attestent les images et les
témoignages sur les réseaux
sociaux depuis les tribunes, c’est
que les incidents proviennent du
parcage lyonnais. Un petit groupe
de supporteurs encagoulés et arri­
vés après le coup d’envoi a semé le
chaos dans le stade du 13e arron­
dissement de Paris, brisant les pa­
rois de Plexiglas séparant leur tri­
bune des autres.
Ils s’en sont ensuite pris aux
supporteurs tout proches, provo­
quant un mouvement de foule.
Les forces de l’ordre ont mis du
temps à intervenir, et de nom­
breux spectateurs, paniqués, ont
tenté d’échapper aux violences
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
« Mon client n’est
pas un agent
sportif, c’est un
simple salarié »
ME ROMAIN VANNI
avocat de Bachir Nehar
men précis des faits démontre sa
parfaite probité. Il est regrettable
de constater que M. Nehar est vic­
time d’une cabale : ses détracteurs
lui reprochant, avec une mauvaise
foi sans limites, sa grande proxi­
mité avec les joueurs. »
La réponse de Mme Hardouin n’a
guère éteint l’incendie. « Aucun
agent n’a besoin d’un intendant
dans son agence. La direction de la
FFF se moque du monde », soupire
un proche du dossier. « Le cas Ne­
har divise même au sein de la FFF
et du staff des Bleus, souligne un
agent. Un vendeur de chez Darty
ne peut pas bosser en même
temps comme commercial chez
Conforama : c’est incompatible.
Demain, ce collaborateur d’agent
peut se retrouver à conseiller et dé­
marcher un joueur des Bleus. »
A l’Euro, en juin­juillet, le cas
Nehar a provoqué des dissen­
sions au sein du staff des Bleus.
L’adjoint de Didier Deschamps,
Guy Stéphan, n’a pas apprécié
que l’intendant soit suppléé quel­
ques jours, durant la compéti­
tion, par un chauffeur de la so­
ciété CTD Express, chargée
d’acheminer l’équipement des
Bleus. A la suite d’une « opération
en passant par la pelouse du
stade. Si le président de l’OL, Jean­
Michel Aulas, a condamné « des
choses qu’il ne faut plus jamais
voir dans un stade de football », il
n’a pas pu plaider « l’acte isolé »,
comme il l’avait fait lors d’OL­OM.
Prompt à défendre son club,
M. Aulas a insisté, lors d’un point
presse improvisé, sur le fait que
Lyon « n’a pas à prendre l’entière
responsabilité des incidents »,
évoquant une irruption de « sup­
porteurs du PSG » qui auraient
déclenché les débordements, et la
réaction des ultras de l’OL.
« On va faire le ménage »
Pour autant, celui qui a été sus­
pendu dix matchs (dont cinq
ferme) en début de semaine pour
son comportement à l’égard de
l’arbitre lors d’OL­OM n’absout
pas les fans de son club. « Plein
d’éléments me montrent qu’on a
une responsabilité et qu’on va faire
le ménage, a­t­il insisté. On va
chercher la vérité et le club a décidé
de porter plainte. Si nos suppor­
teurs sont impliqués, ils seront
sanctionnés sévèrement. »
« Désabusé et en colère », son ho­
mologue du Paris FC, Pierre Fer­
racci, a, de son côté, battu en brè­
che la « version à dormir debout »
du président de l’OL. « Je veux bien
que les responsabilités soient tou­
jours partagées, mais cela vient
toujours des mêmes clubs », a as­
séné le président du second club
de la capitale, interrogé sur RMC.
Les fauteurs de troubles avan­
çant encagoulés en tribunes, le
débat entre les deux clubs pour
déterminer qui a jeté la première
pierre risque de se poursuivre.
L’ancien footballeur Ludovic
Obraniak l’a résumé sur Twitter :
« A force de vous battre pour proté­
0123
subie en urgence à l’œil », M. Ne­
har n’avait pas voulu déclarer for­
fait pour l’Euro : incapable de
prendre l’avion, il avait dû faire le
voyage en camping­car, aux frais
de la FFF et à l’initiative de
Mme Hardouin, entre le quartier
général des Bleus, à Clairefon­
taine (Yvelines), et Budapest.
Un temps proche du buteur Ky­
lian Mbappé, M. Nehar s’est long­
temps distingué en participant
aux parties de poker nocturnes
disputées par les joueurs. Une ac­
tivité qui a choqué plusieurs
membres du staff. Surnommé
« le Croupier » à la FFF, M. Nehar a
joué, durant les temps libres des
rassemblements, avec plusieurs
Bleus de petites sommes d’ar­
gent, avant le Mondial 2018.
Des membres du staff sont per­
suadés que M. Nehar a joué de sa
proximité avec Mme Hardouin,
pendant et après l’Euro, pour
tenter d’obtenir le départ de
M. Stéphan, alors que la « DG »
souhaitait procéder à un rema­
niement, notamment pour les
postes de médecin, de prépara­
teur physique des Bleus et d’ad­
joint du sélectionneur. M. Nehar
dément catégoriquement.
Conscient que la présence de
M. Nehar au sein du staff est
contestée, le président de la FFF,
Noël Le Graët, a songé, cet été, à
mettre un terme à son contrat,
avant de se raviser. Mais le diri­
geant surveille de près ce dossier
embarrassant. Un deuxième
intendant, salarié de la FFF, a été
rattaché, en août, à la sélection. 
rémi dupré
ger vos paroisses, vous ne vous
rendez même pas compte que la
paroisse elle­même est à deux
doigts de s’effondrer. »
En attendant que la justice tire
au clair la situation, l’OL pourrait
payer cher les agissements de cer­
tains de ses fans. Déjà puni en Li­
gue 1 (un point retiré à la suite
d’OL­OM), le club est sous la me­
nace de la commission de disci­
pline de la Fédération française de
football (FFF), qui organise la
Coupe de France. Et pourrait per­
dre ce 32e de finale sur tapis vert.
Comme d’habitude, les violen­
ces ont effacé l’événement sportif.
Surpris par le Paris FC, qui évolue
en Ligue 2, dès les premières mi­
nutes de la partie, les Lyonnais ont
poussé pour revenir à la marque, y
parvenant peu avant la mi­temps
(1­1). Ensuite, rideau. A la pause, le
« spectacle » s’est tristement dé­
placé dans les tribunes, et si les
joueurs sont brièvement revenus
sur la pelouse, l’envahissement de
celle­ci a provoqué le retour de
tous les acteurs aux vestiaires.
En annonçant, jeudi, un ensem­
ble de mesures contre les violen­
ces dans les stades, le groupe de
travail entre le gouvernement
(ministères de l’intérieur, des
sports et de la justice) et les instan­
ces du football français ne pensait
pas voir ses mesures appliquées si
vite. Vendredi 17 décembre, alors
que le speaker s’égosillait en vains
appels au calme, la toute nouvelle
cellule de crise (dont sont exclus
les présidents) s’est réunie. Et en
moins de trente minutes, elle a
suivi la décision de l’arbitre,
Jérémy Stinat, d’arrêter définitive­
ment la rencontre. La seule réus­
site, sans doute, dans ce vendredi
noir du football français. 
clément martel
 CULTURE
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 | 23

Une « Vie parisienne » en mode intégral

Pour sa première mise en scène, Christian Lacroix signe une version en cinq actes de l’œuvre d’Offenbach

OPÉRA riés ou réécrits (une quinzaine de

numéros) que nous offre cette
tours ­ envoyée spéciale
nouvelle production, les auteurs
enclôt au sein d’une rotonde mé­
tallique à la Eiffel accessoires, mo­
Les silhouettes de Tours, avant une série de
représentations parisiennes au
per­Karadec, belle brochette de
« servantes maîtresses » – Pauline
bilier et images en fond de scène s’inscrivent Théâtre des Champs­Elysées, (Elena Galitskaya), Clara (Louise

U
ne Vie parisienne de
plus ? Avec les huîtres,
le champagne et les
cotillons, la période
des fêtes de fin d’année est une
saison propice aux opéras bouf­
fes d’Offenbach. Mais la proposi­
tion faite par les chercheurs mu­
sicologues du Palazzetto Bru
Zane a de quoi revigorer les appé­
tits. Il s’agit en effet de la version
originelle intégrale de l’œuvre
telle qu’elle ne fut pas créée
le 31 octobre 1866, au Théâtre du
Palais­Royal, à Paris, faute d’inter­
prètes capables de la défendre.
Fondée sur un livret en cinq ac­
tes, déposé au bureau de censure
par Meilhac et Halévy, et retrouvé
dans le département des arts du
spectacle de la Bibliothèque na­
tionale de France, cette Vie pari­
sienne a ensuite été substantielle­
ment revue par Offenbach, qui l’a
réduite à quatre actes, lui adjoi­
gnant moult modifications jus­
qu’à la version « définitive » de
1873, habituellement jouée.
C’est précisément ce florilège
d’airs et d’ensembles coupés, va­
archéologues n’ayant pas hésité,
si nécessaire, à mettre la main à la
pâte, réorchestrant certaines par­
ties dans le style d’Offenbach.
Si certains se désoleront de la
disparition du célèbre final du
troisième acte – il est ici présenté
dans sa première mouture –,
force sera d’apprécier quelques
savoureux moments, comme le
final de l’acte II avec Marseillais et
Allemands, un rondo de Métella,
ainsi que deux pantomimes sur
Don Giovanni, de Mozart (Trio
des Masques et Scène finale du
Commandeur), un moment
étonnant, mis en scène avec poé­
sie par Christian Lacroix.
Vision dynamique et colorée
Passé à la postérité comme créa­
teur de costumes pour de nom­
breuses productions lyriques,
le couturier réalise sa première
mise en scène d’opéra. Une vi­
sion dynamique et colorée, qui
mêle l’époque d’Offenbach et
le monde contemporain dans
un espace citadin en chantier (le
Paris haussmannien et le nôtre),
changeant au gré du synopsis.
Gare et hall public se transfor­
meront en hôtel particulier avant
de se fondre dans un bouge des
nuits parisiennes où se côtoient
grandes dames et cocottes. Quel­
ques toiles éventrées, des écha­
faudages et un ascenseur rouge
plus ou moins en panne donnent
de la verticalité à un plateau en­
combré de personnages et de qui­
proquos. A l’instar des costumes
somptueux, qui dénudent les
soubrettes devenues courtisanes
et habillent les beaux messieurs
cherchant galante aventure sous
des frusques ancillaires.
Les silhouettes s’inscrivent
dans un Second Empire revu par
le XXIe siècle non sans une tou­
che circassienne, essentielle­
ment concentrée dans des perru­
ques criardes aux allures
dans un Second
Empire revu par
le XXIe siècle non
sans une touche
circassienne
clownesques. Parodies, jeu de du­
pes, travestissements, la direc­
tion d’acteurs développe un co­
mique millimétré, parfois un
brin attendu ou répétitif, mais ja­
mais vulgaire. Autre point fort :
huit danseurs acrobates, que
les chorégraphies cocasses et les
faux cancans imaginés par Glys­
lein Lefever transforment en per­
sonnages de music­hall ou de ca­
baret (l’apparition suggestive des
hommes en déshabillés). Créé
à l’Opéra de Rouen, puis à celui
le spectacle, qui se poursuivra
à Liège, Limoges et Montpellier,
comporte une double distribu­
tion. A l’Opéra de Tours, l’excel­
lente Jodie Devos, dans le rôle
de Gabrielle, dominait large­
ment le plateau de son art gra­
cieux, sa prosodie ciselée et ses
vocalises d’une souplesse idéale.
A son côté, le truculent Baron
Marc Labonnette, sa femme (per­
cutante Sandrine Buendia dans
son air du quatrième acte) et la
maîtresse qu’il convoite, la sulfu­
reuse Métella, à laquelle Eléonore
Pancrazi prête son timbre capi­
teux dans les deux seuls airs qui
lui restent. Complices, le Garde­
feu aventurier de Rodolphe
Briand et le Bobinet sentimental
de Laurent Deleuil, Damien Bi­
gourdan en faux Brésilien d’opé­
rette. Quant à la maison Quim­
Pingeot), Bertha (Marie Kali­
nine) –, tandis que la douairière
d’Ingrid Perruche se complaît
dans une parodie légèrement
outrée. A la tête de ses musiciens
en verve (l’Orchestre symphoni­
que Région Centre­Val de Loire),
Romain Dumas, dont la direction
précise et légère a fait mouche :
trois heures de musique passées à
la vitesse de l’enchantement. 
marie­aude roux
La Vie parisienne, d’Offenbach,
par Christian Lacroix (mise en
scène, décors, costumes), Romain
Dumas (direction musicale).
Au Théâtre des Champs­Elysées,
Paris 8e. Du 21 décembre
au 9 janvier. De 15 € à 110 €.
Theatrechampselysees.fr
Diffusion sur Arte.tv dès le
27 décembre à 19 h 30 (180 min).

La passion selon
Roberto Gavaldon
Cinq longs­métrages du cinéaste mexicain,
maître du mélodrame, ressortent en salle

CINÉMA mythomane, le film montre com­

ment le fantasme supplée au réel.

O n doit aux Films du

Camélia la sortie en salle
de cinq magnifiques
longs­métrages de Roberto
Gavaldon (1909­1986), présenté
Jours d’automne chemine lente­
ment vers le récit hallucinatoire,
fustigeant au passage l’injonction,
pour les femmes, à devenir
épouse et mère, seul moyen qu’on

tour à tour comme le pionnier de
l’âge d’or du cinéma mexicain,
le roi du mélodrame, ou encore
le peintre des passions. Autant de
LES JOURNÉES
leur laisse d’exister socialement.
En guerre contre l’ordinaire
La fiction, selon Gavaldon, est un

superlatifs qui tentent de saisir
un style baroque sans cesse au
service des sentiments de ses
personnages.
Gavaldon découvre le monde du
cinéma à la fin des années 1920.
Il s’installe à Los Angeles et fait
NESPRESSO
corps qui se doit de tester ses limi­
tes jusqu’à épuisement. Chaque
récit semble se rebeller contre la
linéarité et l’univocité du film à
sujet. A ce titre, l’exemple le plus
impressionnant reste La nuit
avance (1952), où l’on suit Marcos,

ÉVEILLEZ VOS SENS

ses armes dans l’industrie ciné­
matographique hollywoodienne
comme figurant, technicien et as­
sistant. A son retour au Mexique,
il assiste les cinéastes importants
du début du cinéma sonore, avant
de réaliser son premier long­mé­
trage, La Barraca (1945).
Imprégné par l’esthétique hol­
lywoodienne, le cinéaste parcourt
champion de pelote basque pris
en tenaille entre des gangsters et
ses trois maîtresses. Le récit ne
cesse d’emprunter des chemins
qui bifurquent et de lancer des
fausses pistes. Autant d’effets qui
témoignent d’un artiste tissant
DU 15 AU 18 DÉCEMBRE 2021 INCLUS
une toile d’araignée narrative à
l’intérieur de laquelle ses héros
tentent de se débattre.

toutes les classes sociales, armé
de la même emphase formelle.
Comme si chaque destinée devait
être narrée avec toute la fougue
qu’elle mérite, qu’il s’agisse des
rêves d’une jeune pâtissière, de
l’égotisme sans limites d’un spor­
tif, des déchirements amoureux
de l’aristocratie mexicaine ou de
l’appât du gain d’un chiroman­
cien de pacotille. Sous sa caméra,
tout devient mythologique, in­
tense, et les cinq films qui sortent
en salle dessinent les contours
d’une démocratie des passions.
Gavaldon se rend capable tout
autant d’un style adamantin et
éthéré que du plus parfait réa­
lisme : dans Jours d’automne
(1962), il suit Luisa, une jeune
femme solitaire employée dans
une pâtisserie de Mexico. Auprès
de ses collègues, Luisa s’enfonce
dans le mensonge en s’inventant
une vie conjugale idyllique, sous
les yeux chagrins de son patron
amoureux d’elle. Tous croient
Luisa, qui, chaque soir, rentre
seule avec ses rêves dans son mo­
deste appartement. Bien loin
d’être le portrait à charge d’une
Jusqu’à -20%
Il faut bien cela pour enseigner
l’humilité à des personnages, nar­
cissiques et individualistes, évo­
luant dans un monde qui leur pa­
raît voué à satisfaire leur désir. En
guerre contre l’ordinaire, le héros
gavaldonien va toujours au bout
SUR TOUS NOS CAFÉS*
d’une idée qui l’obsède : l’esthéti­
cienne exploitée qui assassine sa
jumelle riche pour lui dérober sa
vie dans Double destinée (1946), le
couple d’amants de La Déesse age­
nouillée, dont le cinéaste ne garde
que les pics d’intensité et les mo­
ments d’effusion. On trouvera
dans ces deux films l’un de ses ef­
fets de style fétiche qui consiste à
noyer dans le flou une scène pour
n’en révéler l’issue que bien plus
tard. Ce qui frappe également,
c’est le pessimisme de Gavaldon
en matière de romantisme. La vie
des passions devient cet étrange
et voluptueux labyrinthe qui s’ef­
fondrerait en voulant s’épanouir
dans la réalité. 
murielle joudet
« Roberto Gavaldon : cinq films de
l’âge d’or du cinéma mexicain », *Offre valable en France métropolitaine du 15 au 18 décembre 2021 inclus. Voir modalités complètes sur Nespresso.com
Les Films du Camélia.

24 | culture
ARCHITECTURE
« Construire, c’est toujours
détruire quelque chose »
Jacques Herzog, concepteur de la controversée tour
Triangle avec Pierre de Meuron, estime qu’elle fait
partie d’un nouveau chapitre urbanistique de Paris
ENTRETIEN
J
acques Herzog, 71 ans, a fondé l’agence
Herzog & de Meuron en 1978 avec son
associé Pierre de Meuron. Ensemble,
ils ont réalisé des bâtiments aussi
prestigieux que la Tate Modern à
Londres (2000), le stade national de Pékin
(2008), la Philharmonie de l’Elbe à
Hambourg (2017), et obtenu en 2001 le pres­
tigieux prix Pritzker, équivalent du Nobel
dans le domaine de l’architecture. Alors
que l’agence vient de livrer une nouvelle
moisson de musées (à Duisbourg, à
Hongkong, à Séoul, et bientôt à Memphis)
et que démarre, à Paris, le chantier de la
très controversée tour Triangle, il répond
aux questions du Monde.
En quatre décennies, et une centaine de
projets construits, vous avez contribué
à reconfigurer la ville de Bâle (Suisse).
Les tours Roche en particulier qui
s’élèvent à plus de 200 mètres dans
ce paysage très plat. La tour Triangle
à Paris aura un effet comparable.
Comment abordez­vous cette
responsabilité ?
Construire, c’est toujours aussi détruire
quelque chose. Le travail de l’architecte
vient forcément transformer un pano­
rama auquel les gens sont attachés. Il faut
vraiment savoir ce que l’on fait avant de
prendre son couteau et de trancher, savoir
très exactement ce que l’on veut atteindre,
quel horizon on veut créer… A Bâle, les
tours Roche sont presque au centre de la
ville, et les gens, au début, étaient vraiment
furieux. Avec le temps, beaucoup ont fini
par considérer qu’elles étaient comme un
nouvel élément d’identité. Surtout que, à
Bâle, il va y avoir beaucoup plus de tours
dans les dix prochaines années. Le périmè­
tre de la ville est très petit. Elle est entourée
de frontières. On ne peut pas vraiment
l’étendre… Ce sera bientôt la ville la plus
verticale de Suisse. A Paris, c’est différent :
la ville, en son centre, va rester ce qu’elle
est. Et ça, je suis pour. Parce que Paris, c’est
la ville la plus cristalline qui soit !
Qu’entendez­vous par « cristalline » ?
Les quartiers, les axes, ce système hauss­
mannien… C’est un tracé de lignes extrê­
mement précis, presque mathématique,
géométriquement pur ! Cette pureté fait
la beauté de la ville. Je ne connais aucune
ville aussi homogène. Surtout au nord. Au
sud, c’est moins le cas. La tour Triangle,
c’est dans cette perspective que je la vois.
On va la voir de loin, elle va être très claire,
lumineuse et réfléchissante [la façade sera
en verre et en aluminium], je crois que ce
sera extrêmement beau. Je veux que les
gens aiment ce bâtiment ! Elle va s’ériger
dans un endroit un peu négligé, en lisière
des halles du parc des expositions de la
porte de Versailles. C’est un de ces
endroits de la ville qui ne sont pas bien ir­
rigués, comme un corps où le sang n’irait
pas partout.
Paris va se trouver reconfigurée par
le Tribunal de grande instance de Renzo
Piano, porte de Clichy, les tours Duo
de Jean Nouvel, porte d’Ivry, et la tour
Triangle, porte de Versailles : trois
immeubles de grande hauteur
construits par des « starchitectes »
en lisière du périphérique…
Paris s’offre une nouvelle couche urba­
nistique, comme un nouveau chapitre qui
la projette dans l’avenir. Ces nouveaux
objets, très visibles, décrivent la dimension
de la ville. Ils invitent aussi à se demander
ce qu’il y a derrière. C’est un peu comme
des montagnes, qui t’aident à t’orienter
dans la ville.
La tour Triangle n’en suscite
pas moins beaucoup d’hostilité.
Comment la recevez­vous ?
Il y a toujours une partie des gens qui n’ac­
ceptent pas les choses, et ils ont toujours
des raisons très concrètes pour s’y opposer.
Je peux les comprendre. Mais une ville, c’est
quelque chose de vivant, qui doit continuer
à se développer. Son visage se transforme
avec le temps. En tant qu’architecte, j’essaye
de faire d’un projet quelque chose qui, dans
la perspective d’une certaine longévité, soit
beau et qui apporte à la ville un élément qui
n’y était pas et qui a une valeur.
Quelle serait cette valeur
pour la tour Triangle ?
Elle va dynamiser l’endroit. Elle intègre des
programmes très variés, il y aura des com­
merces au rez­de­chaussée, des terrasses
jusqu’en haut, des grandes et des plus peti­
tes. Je déteste les tours dont les fenêtres sont
scellées… La tour Triangle sera accessible au
public – il y aura des ascenseurs pour les
gens qui y travaillent et les gens de l’hôtel,
et d’autres pour ceux qui voudront visiter
le bâtiment. Il y aura un restaurant panora­
mique et un belvédère, un petit musée, une
crèche… Tout ça en plus des bureaux et de
l’hôtel. Idéalement, bien sûr, il faudrait que
le programme soit plus diversifié. Mais l’im­
portant, c’est que la diversité soit là et qu’elle
puisse évoluer. J’aimerais que des gens puis­
sent habiter là, qu’il y ait au moins quelques
étages avec des appartements. Nous avons
conçu le bâtiment pour ça.
En attendant, la proportion de bureaux,
75 000 m2 sur 95 000 m2 de surface,
est quand même écrasante…
Ah oui, ça, c’est clair ! Mais ce n’est pas fait
pour l’éternité.
Avec la hauteur, c’est le principal
argument des opposants au projet.
Que leur répondez­vous ?
Dans cinquante ans, ces bureaux, cet hô­
tel, ne seront plus le sujet. C’est très impor­
Au musée Küppersmühle, une géométrie anguleuse
en 1999, à duisbourg (Allema­
gne), le musée Küppersmühle se
réveillait d’un long sommeil.
Transformé par Jacques Herzog et
Pierre de Meuron, cet ancien
moulin à grains fermé depuis 1972
renaissait sous la forme d’un
musée dédié à la formidable collec­
tion Ströher, une des plus impor­
tantes du monde dans le domaine
de l’art allemand de l’après­guerre.
Le tandem d’architectes suisses
terminait à l’époque la Tate
Modern, projet de nature quelque
peu similaire qui consistait à
reconvertir une centrale électrique
londonienne en lieu de culture.
Celui du musée Küppersmühle
était plus modeste. Il s’inscrivait
dans un programme de reconver­
sion économique et sociale de
cette ancienne cité industrielle
située au confluent de la Ruhr et
du Rhin. C’est là que s’est érigé,
à partir de 1908, ce majestueux
bâtiment en briques dont la struc­
ture se déploie dans le port inté­
rieur, au bord de l’eau.
L’intervention d’Herzog & de
Meuron avait consisté alors à le
restaurer (splendidement) et à
déployer à l’intérieur des espaces
muséaux de belle facture mais
somme toute assez classiques,
ainsi qu’un grand escalier de béton
tant que le bâtiment ait une structure ré­
versible. C’est ce qu’on voit avec les bâti­
ments industriels. On n’a pas encore beau­
coup exploré le potentiel transformiste
d’un grand immeuble comme une tour,
mais je pense que la tour Triangle peut
devenir une vraie ville verticale, peuplée
par toutes sortes de gens.
Pourquoi un triangle ?
C’est une forme très compacte, qui
permet de minimiser l’ombre portée sur
la ville traditionnelle. C’est le principe des
tours new­yorkaises qui s’affinent en leur
sommet. Cette forme géométrique très
pure s’inscrit, d’une certaine façon, dans
une tradition des grands monuments
urbains, mais je la vois surtout comme un
geste qui ouvre la perspective vers cette
partie du 15e arrondissement qui est peu
accessible pour les gens. Le bâtiment est
très mince, comme une lame. C’est une
énergie très forte qui vient trancher
quelque chose qui était plutôt bouché, par
le périphérique notamment. Ça devrait
améliorer la porosité avec la ville voisine
d’Issy­les­Moulineaux [Hauts­de­Seine].
Le Tribunal de grande instance
a permis de fluidifier la liaison entre
Paris et Clichy. Le projet de la tour
Triangle intègre­t­il lui aussi une
dimension spécifiquement urbaine ?
Ça, c’est dans la main du client. Mais je
crois que c’est comme si on avait lancé une
pierre dans un étang. Le débat est ouvert
désormais. Cette tour pourrait être le début
d’un possible développement.
L’ère des « starchitectes » est terminée
selon vous. Est­ce à dire que votre rôle
a changé ces dernières années ?
Jean Nouvel, Renzo Piano, Rem Koolhaas,
Herzog & de Meuron, Zaha Hadid, ces
noms d’architectes célèbres ont incarné
cette idée de l’iconique, de l’individuel, de
l’inattendu, d’une créativité débridée…
Aujourd’hui, on s’en fout de ça. On en a
dont la cage, comme une discrète
signature contemporaine, s’extru­
dait de la façade.
L’extension qu’ils en livrent
aujourd’hui est l’aboutissement
d’un projet lancé en 2008 qui
a connu diverses avanies avant
qu’Herzog & de Meuron, appelés à
la rescousse, lui donnent sa forme
définitive. Sa façade en briques le
fait apparaître comme le prolonge­
ment organique de l’ancien, à l’ex­
trémité duquel il vient se greffer.
Mais il s’en distingue par une géo­
métrie anguleuse, asymétrique,
sans ornement, qui l’inscrit dans
son époque.
Acoustique caverneuse
Les deux volumes s’articulent
autour des silos à grain en acier qui
se sont greffés au moulin en 1930,
un vestige de l’ère industrielle qui
vient avantageusement rythmer la
façade et donne toute sa puissance
à ce projet d’extension à l’intérieur.
Le grand vide qu’ils creusent sur
toute la hauteur du bâtiment,
l’acoustique caverneuse qui règne
en son sein, la matérialité provoca­
trice des parois en métal rouillé,
créent une déflagration dans
l’espace policé des « white cubes »
(« cubes blancs » devenus désor­
mais la norme mondiale pour l’ex­
Lors de la présentation à la presse
de l’exposition autour du projet
de la tour Triangle, au Pavillon de
l’Arsenal, à Paris, le 30 octobre 2014.
ARTHUR MAIA/SAIF IMAGES
« FAIRE UN MUSÉE,
ÇA NE PEUT PAS
SE RÉSUMER À FAIRE
UN LIEU QUI PRÉSENTE
DES ŒUVRES D’ART »
position d’œuvres d’art) qui se dé­
ploient de part et d’autre.
Invité à le traverser au rez­de­
chaussée mais aussi aux deux éta­
ges supérieurs en empruntant de fi­
nes passerelles, le visiteur se trouve
soudain minuscule, suspendu dans
une béance où flottent les spectres
de l’histoire. Ce traitement expres­
sionniste de l’espace met le corps et
la conscience en éveil, électrisant la
perception comme pour la mettre
au diapason des œuvres dont beau­
coup sont travaillées par la mémoire
de la Shoah. Moins tétanisant, plus
doux, l’escalier sculptural qui relie
les trois niveaux de galeries d’expo­
sition entre eux produit une se­
cousse sensorielle du même ordre.
Sa volumétrie monumentale qui
semble avoir été creusée dans un
gigantesque bloc de matière, les
ombres et les lumières qui jouent
ensemble, dans une atmosphère de
cathédrale, évoquent l’escalier du
Goetheanum, ce temple que Rudolf
Steiner avait conçu dans les années
1920 à Dornach (Suisse) pour y ac­
cueillir le siège de la Société anthro­
posophique, et pour lequel Jacques
Herzog ne cache pas une certaine
fascination. Rien de religieux ici : la
puissance de l’architecture est inté­
gralement au service de l’art. 
isabelle regnier
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
marre. Les villes ont d’autres problèmes
que d’applaudir l’arrivée d’un nouveau
musée, ou d’un immeuble qui serait spé­
cialement beau. Et c’est très bien comme
ça. Aujourd’hui, ce qui compte c’est la
pensée, la clarté, la précision de l’argu­
ment. Je crois que l’architecture va rester
très importante – elle reste très importante
pour moi. Mais les temps ont changé. La
politique aussi. La question du rôle de
l’architecture dans notre société est deve­
nue centrale.
Vous venez de livrer trois musées,
le M+ à Hongkong, une extension
du Küppersmülhe à Duisbourg, en Alle­
magne, le SongEun Art Space à Séoul…
Quel rôle l’architecture des musées
joue­t­elle dans la société ?
Faire un musée, ça ne peut pas se résumer
à faire un lieu qui présente des œuvres
d’art. En tant qu’architecte, on a presque
l’obligation de faire plus. Surtout lorsqu’il
s’agit d’un musée public, financé par l’ar­
gent des impôts. Il faut se demander com­
ment offrir quelque chose aux gens en
plus, y compris à ceux qui n’ont pas un in­
térêt évident pour l’art. Si on veut que l’art
continue à jouer un rôle dans l’avenir, les
musées doivent réussir à éveiller l’intérêt
des jeunes pour l’art. Une terrasse, un
jardin, un parc, par exemple, ça peut contri­
buer à y participer…
La Tate nous a beaucoup appris en la
matière. C’était notre premier projet de
très grande envergure, et il a introduit une
nouvelle dimension dans l’architecture
des musées. Le Turbine Hall (ancienne
salle des machines reconvertie en grande
halle consacrée à des sculptures ou instal­
lations monumentales), c’est vraiment
gigantesque. Ce même espace dans une
autre ville aurait été disproportionné – il
aurait pu sembler fasciste, même ! Mais
à Londres, avec ses millions de touristes,
il est constamment peuplé, et c’est génial :
les gens viennent voir l’œuvre d’art, ou
juste boire un café, ou retrouver des
amis…
Le musée M+ est un marqueur urbain
qui modifie le visage de la baie
de Hongkong. Comment avez­vous
pensé ce projet ?
Il y avait sur place une zone souterraine,
un lieu que je qualifierais presque d’ar­
chéologique, où passait le tunnel du train
qui relie l’aéroport à Hongkong Island, et
on a décidé de l’intégrer au projet. Le mu­
sée s’élève ainsi depuis cet espace enfoui
qu’on appelle « industrial space », ou
« found space », pour prendre la forme, au­
dessus du sol, d’un immense écran lumi­
neux orienté vers la baie et vers la ville. Les
néons, c’est quelque chose de très impor­
tant à Hongkong : les enseignes lumineu­
ses saturent l’espace, elles sont constituti­
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 culture | 25

A Hongkong, M+ enfin ouvert

L’immense bâtiment de 65 000 m2 expose quelque 8 000 œuvres

hongkong ­ correspondance « Jusqu’à présent, il fallait prendre mois, d’une loi sur la sécurité na­
l’avion pour voir des œuvres pa­ tionale, qui se place au­dessus de

A près moult polémiques,

ves de l’identité de la ville. Avec cet écran,
on a voulu placer cette technologie dans la
main des artistes. Il y a l’idée qu’ils puissent
s’infiltrer comme un cheval de Troie dans
cette tradition d’essence commerciale.
C’est un instrument politique. Ce n’est pas
pour dire que l’écran va diffuser des messa­
ges contestataires, mais je crois profondé­
ment que le message poétique de l’artiste
est politique par nature.
L’écran est en même temps
un immeuble…
C’est une lame : 100 mètres de haut,
12 mètres d’épaisseur. C’est assez mince, on
voit à travers, on voit quasiment les gens à
l’intérieur. C’est un espace habité et un
écran et en même temps, ça offre des vues
depuis l’intérieur vers l’extérieur… C’est
assez fascinant.
Comme la Tate Modern, le musée
Küppersmühle de Duisbourg s’insère
dans un ancien bâtiment industriel
et en détourne l’architecture. Les
gigantesques silos à grain créent
un espace fascinant, un vide vertical
un retard qui s’est compté
en années et un budget
qui s’est envolé, M+, l’immense
musée d’arts visuels contempo­
reilles », constate Nina Lam, une
fonctionnaire retraitée, enthou­
siaste au soir de sa deuxième vi­
site, d’une journée entière. Elle ne
s’attendait pas à être prise par
toutes les lois locales garantissant
les libertés fondamentales, no­
tamment d’expression, est un défi
pour tous les citoyens, et en parti­
culier les artistes. Avec une ques­
rains d’Hongkong, conçu par les cette sensation d’ivresse qu’offre tion : M+ va­t­il disposer de la li­
architectes suisses Herzog & de l’abondance des collections. Avec berté indispensable à l’épanouis­
Meuron, a fini par ouvrir, mi­no­ 65 000 m2 d’exposition et environ sement d’un vrai projet culturel ?
vembre. Quelque 76 000 person­ 8 000 œuvres, M+ avait, dès sa « L’expression artistique n’est pas
nes ont afflué le premier jour, soit conception, l’ambition de s’impo­ au­dessus de la loi », a prévenu
plus de 1 % de la population locale. ser parmi les plus grands musées Henry Tang, le président de l’en­
Et le musée, qui domine le front de du monde. semble du projet West Kowloon
mer avec son impressionnante Cultural District, le jour de
tour revêtue de tuiles en terre cuite L’art de la critique l’ouverture à la presse. Une polé­
et son écran géant sur la façade L’établissement voulait être le mu­ mique avait déjà éclaté, au prin­
sud, vient de comptabiliser sée d’art contemporain de réfé­ temps, autour du doigt d’hon­
250 000 entrées en un mois. rence en Asie, avec un centrage neur de l’artiste chinois Ai Weiwei
Ce succès populaire est d’autant asiatique des œuvres et des devant la Cité interdite de Pékin.
plus remarquable que la « ville in­ artistes exposés et un balayage de Une députée du camp pro­Pékin
ternationale de l’Asie » (« Asia’s tous les arts visuels : peintures, avait déclaré au Parlement que
World City ») est totalement cou­ installations, sculptures, photo­ cette œuvre « incitait à la haine
pée du monde par la pandémie graphies, vidéos, mais aussi archi­ contre la nation » et violait la loi
depuis plus d’un an, avec des con­ tecture, design etc. L’exception­ de sécurité nationale.
ditions rédhibitoires de quaran­ nelle donation, en 2012, par le col­ Dans ce contexte, il est rassurant,
taine imposées à tout arrivant. lectionneur suisse Uli Sigg, de près voire surprenant, de découvrir au
Résultat, les Hongkongais ont M + de 1 500 œuvres de 350 artistes gré des galeries de M + non seule­
pour eux tout seuls. Et ils l’appré­ chinois contemporains a donné à ment deux créations importantes
cient. Même en semaine, des co­ M + une énorme crédibilité. d’Ai Weiwei, mais aussi un certain
lonnes de visiteurs plutôt jeunes Le musée arrive à un étrange nombre d’œuvres faisant réfé­
se pressent, en rangs serrés, à l’en­ moment de l’histoire de la région rence aux « événements de 1989 »
trée du musée. Le nouvel établis­ administrative spéciale de Chine. (la révolte de la place Tiananmen, à
sement a dû imposer une réserva­ L’époque a changé non seulement Pékin) et une grande diversité de
tion en ligne, et c’est exclusive­ depuis la conception du projet, travaux ouvertement ou subtile­
ment par la présentation d’un QR en 1996, mais aussi depuis la no­ ment critiques du système chi­
code reçu sur son portable qu’on mination, il y a cinq ans, de l’ac­ nois. Comme cette vidéo de 1991
peut pénétrer dans l’immense tuelle directrice du musée, l’Aus­ dans laquelle l’artiste Zhang Peili
hall, qui a des petits airs d’aéro­ tralienne d’origine sri­lankaise Su­ fait lire à une speakerine célèbre
port moderne avec ses grands hanya Raffel. Hongkong vit en ef­ des pages du dictionnaire, illus­
escalators, ses terrasses ouvertes, fet le resserrement sécuritaire le trant l’absurdité de la propagande
auquel le métal rouillé donne ses étages en mezzanine et sa vue plus virulent de son histoire. L’en­ ou critiquant le rôle des médias. 
une tonalité inquiétante. C’était sur la baie d’Hongkong. trée en vigueur, il y a dix­huit florence de changy
ce que vous recherchiez ?
On s’est battus pour garder les silos. On
voulait retrouver la beauté originale de cet
espace. Mais on en a enlevé quelques­uns.
On n’est pas dans le fétichisme de ces
objets non plus. Ce qui m’intéressait,
c’était de pouvoir créer un espace d’expo­
sition qui soit totalement différent du
reste du musée.
Pourquoi ?
Si tu restes toujours dans la même lu­
mière, dans le même type d’espace, tu finis
par fatiguer, ta perception faiblit plus rapi­
dement. Dans la vie, de fait, on passe son
temps à changer d’atmosphère… Dans un
musée, ça nous paraît important d’inclure
des obstacles qui permettent de se ré­
veiller, de se réorienter. Cette idée de break,
de changement abrupt des conditions de
lumière, des conditions géométriques ou
même topographiques, presque comme UN FILM DE
dans le cinéma, c’est un peu devenu l’idéal
de notre recherche.  ASGHAR FARHADI
propos recueillis par isabelle regnier

La tour Triangle devant la justice pénale Un chef d’œuvre.

l’arrivée de pelleteuses, vendredi 10 décembre,
porte de Versailles, pour « quelques travaux pré­
paratoires », avant le début réel du chantier en
janvier 2022, n’a pas entamé la détermination de
certains à empêcher coûte que coûte la construc­
tion de la très controversée tour Triangle, cette
pyramide de 43 étages qui doit s’élever dans le
sud de la capitale d’ici à 2026. Lundi 13 décembre,
un collectif d’associations de défenseurs de l’en­
vironnement et du patrimoine, et de riverains,
auquel s’est jointe la conseillère de Paris (LFI) Da­
nielle Simonnet, a adressé une plainte « pour dé­
lit d’octroi d’avantage injustifié » au Parquet na­
tional financier (PNF). La justice administrative
avait déjà été saisie, mais, la procédure ayant
tourné court, seule restait la voie pénale. Les dé­
bats concernent la nature du programme im­
mobilier porté par Unibail­Rodamco­Westfield
et par l’assureur Axa, et sur les conditions de la
passation du contrat : un bail à construction
d’une durée de quelque quatre­vingts ans, qui lie
la Ville de Paris à la SCI Tour Triangle. Selon
l’avocat du collectif, Louis Cofflard, le projet,
composé majoritairement de bureaux (environ
75 000 mètres carrés sur une surface totale de
95 000 mètres carrés) mais qui comporte aussi
des équipements d’intérêt public, aurait dû res­
pecter les règles de mise en concurrence.
La Ville a toujours présenté cette future cons­
voit l’obligation de bâtir la tour selon un pro­
gramme préétabli entre les deux parties. Et le
fait qu’au terme du bail la tour redevienne la pro­
LA CROIX
priété de la ville. Il s’agit « donc bien de la com­
mande publique », insiste­t­il. Un thriller
Enquête préliminaire
Ces arguments avaient déjà été soulevés devant
implacable.
la justice administrative. A l’audience, le rappor­
teur public avait parlé d’un « marché public de
travaux », rappelle Me Cofflard. Mais le tribunal a LE JDD
jugé, lui, qu’il s’agit d’un « contrat privé » et s’est
déclaré incompétent. Aucun appel n’a pu avoir
lieu, la tour Triangle bénéficiant des dérogations
Un diamant
liées à la loi relative à l’organisation des Jeux
olympiques, qui permet d’accélérer certaines
étincelant.
procédures d’urbanisme. Un pourvoi en cassa­
tion a été formulé, mais n’a pas passé le filtre de
pré­tri du Conseil d’Etat. Dans ses écrits, la Ville LE FIGARO
a toujours soutenu qu’il s’agit d’« un projet privé
qui n’entre pas dans le champ de la commande
publique et de l’opération d’aménagement ». Un tour
C’est en marge de ce projet de tour Triangle que
le PNF avait ouvert, fin juin, une enquête préli­ de force.
minaire pour « favoritisme » et « recel de favori­
tisme », après un signalement de la maire (LR)
du 7e arrondissement, Rachida Dati, et un dépôt PREMIÈRE
de plainte de l’association Anticor. Cette enquête
porte sur les conditions d’attribution du
Design : Benjamin Seznec / TROÏKA - Photo : © Amirhossein Shojaei

truction comme « un projet privé qui présente un
intérêt général pour Paris », explique­t­il. Cette
catégorie n’existe pas, mais, détaille l’avocat, « ce
projet répond à une politique d’aménagement de
la porte de Versailles et a été négocié pour les be­
soins de la ville ». Pour preuve, ce contrat qui pré­
nouveau contrat d’exploitation du Parc des ex­
positions de la porte de Versailles – au milieu
duquel doit être érigée la pyramide de Jacques
ACTUELLEMENT
Herzog –, passé entre la Ville de Paris et Viparis, AU CINÉMA
la filiale d’Unibail­Rodamco­Westfield. 
émeline cazi
26 | télévision
Le Phileas nouveau est arrivé, incarné par David Tennant
Une coproduction européenne emmène le Britannique imaginé par Jules Verne sur des chemins inexplorés
FRANCE 2
LUNDI 20 - 21 H 05
SÉRIE
S
ujet de la reine d’Angle­
terre au moment où cel­
le­ci pouvait aussi se pré­
valoir du titre d’impéra­
trice des Indes, membre d’un
gentlemen’s club, dénomination
qui exclut les hommes indésira­
bles – ce qui fait beaucoup de
monde dans la taxonomie victo­
rienne – et toutes les femmes,
Phileas Fogg a plus qu’un tour du
monde à parcourir pour rattraper
un siècle et demi de change­
ments, historiques, sociaux, inti­
mes, et prendre sa place parmi les
héros de ce siècle.
En 1872, Jules Verne en avait fait
l’incarnation de l’impassibilité
britannique telle que pouvait
l’imaginer alors un Français. La
version 2021 de Phileas Fogg, Da­
vid Tennant (Doctor Who, Broad­
church…), se présente sous les
traits d’un homme fragile, qui
accepte presque sans réfléchir le
défi que lui lancent ses pairs de
partir vers l’Est et de revenir à
Londres sans avoir fait demi­tour
en moins de quatre­vingts jours.
Dans cette série issue de l’al­
liance entre services publics euro­
péens qui a déjà donné Germinal,
il ne reste du roman que ce pari
faramineux entre messieurs for­
tunés et, grosso modo, l’itinéraire
La cour de récré du Petit Nicolas, une joyeuse madeleine
France Culture propose à ses auditeurs un texte cousu main inspiré de Goscinny et Sempé, déclamé par des comédiens du Français
FRANCE CULTURE
À LA DEMANDE
CONCERT-FICTION
S onnez trompettes : après
Astérix, en 2019, c’est au
tour du Petit Nicolas de
faire son entrée à la « maison
ronde ». Et c’est merveilleux !
Merveilleux de réentendre ainsi
la langue et l’humour de René
Goscinny. « Si l’on avait dit à mon
père, quand, avec Sempé, il s’est
amusé à créer ce chouette écolier,
qu’un jour leur Petit Nicolas aurait
la parole sur France Culture, il ne
GRILLE N° 21 - 294
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V IX. Ses fruits font de beaux pendants
VI
VII
VIII
IX
X parmi nous. Demain et toujours plus
SOLUTION DE LA GRILLE N° 21 - 293
HORIZONTALEMENT I. Autocensures. II. Pneu. Neurone. III. Pintadeaux.
IV. Averse. Isaïe. V. Rare. Tôt. Non. VI. Ile. FTP. Dent. VII. Té. Freina. SA.
VIII. Innée. Naïf. IX. Oté. Traîneur. X. Nécessiteuse.
VERTICALEMENT 1. Apparition. 2. Univalente. 3. Ténéré. Nec. 4. Outré.
Fe. 5. As. Frets. 6. Endetté. Rs. 7. Née. Opinai. 8. Suait. Naît. 9. Urus.
Daine. 10. Roxane. Feu. 11. En. Ions. Us. 12. Sédentaire.
David Tennant, Leonie Benesch et Ibrahim Koma.
TUDOR CUCU/SLIM 80 DAYS/FEDERATION ENTERTAINMENT/PEU COMMUNICATIONS/ZDF/BE-FILMS/RTBF/FTV
du voyageur (Londres, Suez, Cal­
cutta, Hongkong, San Francisco,
New York). Le reste, situations,
personnages, enjeux, a été pro­
fondément remanié.
Perpétuel adolescent
D’aucuns crieront au sacrilège,
et ils n’auront pas tout à fait tort.
La série va résolument à rebours
de l’idéologie qui animait le ro­
mancier : l’extension de l’emprise
l’aurait pas cru, souligne Anne
Goscinny, la fille de René, disparu
en 1977. Mais si on lui avait précisé
que les rôles principaux seraient
interprétés par des acteurs de la
Comédie­Française, il aurait lissé
sa cravate et souri de toutes ses
fossettes ! »
Validé, donc, par la fille du créa­
teur, ce Petit Nicolas réalisé par le
metteur en scène Baptiste Gui­
ton. Il faut l’entendre évoquer
cet enregistrement en public,
le 13 novembre, au studio 104 de
la Maison de la radio et de la mu­
sique : « Travailler avec autant
7 8 9 10 11
du monde industrialisé sur la pla­
nète, le patriarcat bienveillant
(dans le roman, Phileas Fogg
sauve une épouse de maharaja
du bûcher auquel son veuvage
la condamnait), la foi aveugle
dans le progrès de la vitesse…
Que reste­t­il alors, si l’on fait li­
tière de tout ce qui animait Jules
Verne ? Le spectacle des efforts
exercés afin de raconter une his­
toire vieille de cent cinquante ans
d’enfants et avec un public qui
réagit autant, c’est dingue ! C’était
grisant : on est ressortis les larmes
aux yeux. »
Pendant une heure, nous re­
voici donc dans la cour de récré
imaginée par Goscinny et Sempé,
en compagnie de Marie­Edwige,
Alceste, Eudes, Geoffroy, Rufus,
du directeur (merveilleux Michel
Vuillermoz) et de Bouillon (génial
Gilles David en grand méchant
pion). Les deux sociétaires de la
Comédie­Française s’en donnent
à cœur joie ; les pensionnaires
Marina Hands et Noam Mor­
HORIZONTALEMENT
I. Déjà enregistrés, il ne reste qu’à les
remplir. II. Mises en pièces. Tranches
d’ananas. III. Imbiba en profondeur.
Bulles du Piémont. IV. Fit l’innocent.
12
Ramenées à un juste équilibre.
V. Dans les comptes de l’entreprise.
Interjection. Le bruit d’un coup de fer.
Sur la portée. VI. Venu de Ljubljana.
Classe les notes. VII. Douce quand elle
ne souffle pas froidement. Ne nous
laisseront pas intacts. VIII. D’un auxi­
liaire. Etala délicatement. Mis de côté.
d’oreilles. Patron latin. X. Laissassent
couler très lentement.
VERTICALEMENT
1. Sans expérience et du genre pré­
tentieux. 2. Prononcée du bout des
lèvres. 3. Boulette créole. Support de
charpente. Au fond du parc. 4. Arrivée
tard. 5. Risque de se casser à force de
servir. Très fatigué. 6. Le sang dans la
nature. Etalait délicatement les cou­
leurs. 7. Tout à fait convenables.
En réalité. 8. Préposition. Possessif.
Les grands veulent en imposer.
9. Vidés en tombant de la monture.
10. Complètement foutu. Descente
dangereuse. 11. Bien abîmés. Brisé,
vous n’irez pas plus loin. 12. Pren­
nent ou comprennent au passage.
en tenant compte de ce qui est ad­
venu depuis. Il suffit d’accepter ce
parti pris pour prendre un plaisir
certain à cette version bêta de Phi­
leas Fogg. Notre antihéros part
de Londres en compagnie d’un
nouveau valet, Passepartout (issu
d’une famille communarde), et
d’une journaliste qui emprunte
son patronyme, Fix, au détective
mâle de la version originale. Une
femme (Leonie Benesch) et un
gensztern font de merveilleux pa­
rents pour Nicolas, joué ici par
Viggo Ferreira­Redier.
Pari relevé haut la main
Pauline Thimonnier a (re)lu plus
de deux cents histoires en vue
d’en faire un texte cousu main
pour la radio. Garder l’humeur,
la cruauté et l’humour de Gos­
cinny ; faire, en hommage
à Sempé, la part belle aux sons
et aux bruitages, soigner les tran­
sitions et les chutes ; bref, dé­
ployer, avec peu, l’imaginaire de
l’auditeur, qui suit Nicolas sur
SUDOKU
N°21­294
1 3
9 7
4 8
1 6 2
2 6
3 8
4 2 7 8 seule fois par ligne,
9 4 7 6 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
HORS -SÉRIE
OÙ VA
LA TURQUIE ?
prolétaire, par ailleurs afro­des­
cendant (Ibrahim Koma), qui,
bien plus que cet empoté de Fogg,
permettront à l’expédition de
progresser.
Au fil des étapes (Italie, Arabie,
Inde, Etats­Unis), on le verra
s’ouvrir à la réalité d’un monde
que son pays veut façonner à son
image. La réécriture du person­
nage principal, perpétuel adoles­
cent traumatisé par son éduca­
tion en public school, amoureux
incapable, permet à la série – réali­
sée avec un savoir­faire un peu
roublard par un vieux routier des
séries, Steve Barron – d’être plus
que l’enchaînement de morceaux
de bravoure qu’était l’adaptation
cinématographique de 1956, avec
David Niven.
Et si Le Tour du monde en quatre­
vingts jours n’est pas seulement
une mise à jour un peu trop mé­
thodique d’un récit désuet, c’est
grâce au formidable David Ten­
nant, dont on sent bien qu’il maî­
trise à la fois les codes du texte ori­
ginel et les intuitions qui permet­
tent de faire de Phileas Fogg un
homme d’aujourd’hui. 
thomas sotinel
Le Tour du monde en quatre­
vingts jours, série créée par
Ashley Pharoah et Caleb Ranson.
Avec David Tennant, Ibrahim
Koma, Leonie Benesch (RU­Fr.­
All.,­It., 2021, 8 × 52 minutes).
une année séquencée comme un
journal. Garder ce qui en fait une
histoire des années 1960 – non­
mixité des écoles, sévérité
du pion, etc. – et une histoire uni­
verselle. « Ça parle d’enfance :
on s’y reconnaît tous », résume
Baptiste Guiton.
Pari relevé haut la main. Grâce
au jeu des enfants. Et à la perfor­
mance et à la bienveillance des ac­
teurs du Français. Marina Hands
a su traiter « avec beaucoup de
contemporanéité, la maman sou­
mise à des travaux domestiques
sans fin ». Noam Morgensztern
7 2 9 6 8 3 1 4
3 5 1 7 9 4 6 2
4 8 6 1 2 5 9 3
2 2 7 5 8 4 6 3 1 9
6 4 8 3 1 9 5 7
9 1 3 2 5 7 4 8
5 9 7 4 3 2 8 6
1 6 4 5 7 8 2 9
3 2 9 6 1 7 5 4
Expert
9 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
4 1 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
colonne et par
carré de neuf cases.
OÙ VA LA TURQUIE ?
Un hors-série du « Monde »
100 pages - 8,90 €
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIMANC HE 19 D ÉC E MBRE
C8
Le Quai des brumes
21.05 Un classique signé Marcel
Carné, en 1938. Avec le couple
Jean Gabin-Michèle Morgan. Histoire
d’amour improbable et fatale entre
un déserteur de l’infanterie coloniale
et une pupille de la nation.
« T’as d’beaux yeux, tu sais ? »
Cela marche toujours…
France 5
URSS : L’effondrement
22.40 Documentaire inédit de Denis
Sneguirev. Comment le système
soviétique s’est-il effondré aussi vite,
en août 1991 ? En faisant parler
une professeure de lycée, un mineur,
un policier, le réalisateur donne chair
à une leçon d’histoire.
LUND I 20 D ÉC E MBRE
TF1
Moi, moche et méchant
15.25 Ce film d’animation franco-
américain de 2010 se laisse voir
et revoir avec plaisir. Avec Gru,
misanthrope chauve, son jeune rival
Vector et trois adorables fillettes.
Dialogues épatants et qualité
de l’animation au sommet.
Ciné+ Classic
King Kong
20.50 La version intégrale
d’un classique datant de 1933,
signé Merian C. Cooper et Ernest
B. Schoedsack. Effets spéciaux
désuets mais admirables, suspense,
trouvailles techniques, sauvagerie
poétique, tout y est.
s’est attaché à ne pas surjouer
le père épuisé. « J’ai essayé, no­
tamment au travers de la scène
du train électrique où, émerveillé,
il se souvient de l’enfant qu’il a été,
de lui redonner une certaine et
joyeuse humanité. » Joyeuse ma­
deleine en tout cas que ce Petit Ni­
colas offert en cette fin d’année. 
émilie grangeray
Les Aventures du Petit Nicolas,
réalisé par Baptiste Guiton
(Fr., 2021, 60 min).
Sur Franceculture.fr et sur
l’application de Radio France.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
5
8 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
7 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
2 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
6
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
1
3 Courrier des lecteurs
Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
Présidente :
Laurence Bonicalzi Bridier PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
L
ongs cheveux noirs et eye­liner
sur les yeux, Soraya – les pré­
noms des victimes ont été modi­
fiés – s’exprime posément, choi­
sit ses mots, dégage une pré­
sence, en un mot du charisme.
Elle bat en brèche l’imaginaire sexiste
autour de l’actrice pornographique ama­
trice, un peu candide. Cela tombe bien, elle
ne se considère pas comme telle, mais
comme la victime de violences sexuelles de
la part d’un réseau criminel. « Tu te rends
compte de ce que tu as fait ? questionne son
amie à la terrasse d’un café parisien. Derrière
toi, il y a désormais 52 victimes. » Soraya est la
« lanceuse d’alerte », la première plaignante
de l’affaire qui secoue actuellement le milieu
du porno français et à laquelle Le Monde
consacre une enquête en quatre volets.
Fin 2016, Soraya a 23 ans et pas d’argent. Sur
Internet, elle croise « Axelle », le pseudonyme
sous lequel Julien D. trompe des jeunes fem­
mes, pour profiter d’elles dans un hôtel à
Reims. Avant de les orienter vers le produc­
teur et acteur pornographique Pascal Olli­
trault, alias « Pascal OP », qui gère le site
French Bukkake, et son associé Mat Hadix.
Soraya a subi un bukkake, cette pratique ex­
trême importée du Japon, une séance d’éja­
culation collective de plusieurs dizaines
d’hommes au milieu d’un hangar de Seine­
Saint­Denis, puis a dû endurer le har­
cèlement de tout son quartier et, enfin, une
tentative d’extorsion pour racheter les
vidéos, dont on lui avait promis qu’elles res­
teraient confidentielles.
Les 53 victimes entendues dans cette affaire
témoignent toutes de l’état de dégradation
psychologique dans lequel elles se sont trou­
vées plongées. Quelques­unes ont pensé au
suicide. La plupart ne peuvent plus supporter
qu’un homme les touche. D’autres sont inca­
pables de nouer une relation amoureuse. « J’ai
fait une croix sur ma vie de femme (…), j’ai fait
une croix sur une vie de famille, ce qui était mon
rêve à la base », décrit simplement Hélène.
Elle aussi traumatisée, Soraya tente,
en 2017, d’entreprendre des démarches judi­
ciaires. Sa façon à elle de remonter la pente.
Par deux fois, elle écrit directement au par­
quet de Bobigny de longues lettres circons­
tanciées. Elle est finalement convoquée à un
commissariat de Seine­Saint­Denis en 2018,
deux ans après les faits. « Le premier policier
m’a expliqué que lui aussi il fréquentait le mi­
lieu libertin et qu’il trouvait ça bien. Son chef
m’a dit que la procureure avait été touchée par
mes lettres, mais qu’elle ne pouvait rien faire.
Tout le monde m’a renvoyée à l’idée qu’on ne
violait pas une actrice porno. »
SIGNAUX D’ALERTE IGNORÉS
Révélée par Le Parisien, l’affaire French Buk­
kake, dans laquelle huit acteurs et produc­
teurs sont mis en examen pour « viols »,
« traite aggravée d’êtres humains » et « proxé­
nétisme aggravé », met aussi en lumière les
difficultés des institutions judiciaires françai­
ses à prendre la mesure des violences sexuel­
les. Au printemps 2020, quand les gendarmes
de la section de recherches (SR) de Paris déci­
dent d’ouvrir une enquête sur « Pascal OP » et
ses associés, ils passent dans le fichier des an­
técédents judiciaires les noms des principaux
suspects. Une dizaine de plaintes apparais­
sent sur tout le territoire national. Autant de
signaux d’alerte ignorés, à Toulouse, Brigno­
les (Var), Les Andelys (Eure), et surtout Reims.
La pornographie stigmatise les femmes et
discrédite leurs récits. A Reims, ville de rési­
dence du recruteur, Julien D., au moins trois
femmes ont porté plainte. Un cas est
particulièrement intéressant : celui de Jenni­
fer. En février 2019, elle dépose plainte contre
le quadragénaire, après avoir été violée, selon
elle, dans un hôtel. Julien D. est auditionné au
commissariat pour « viol », « proxénétisme »
et « recours à la prostitution ». Le 2 juillet, il
est placé en garde à vue et « reconnaît avoir
utilisé le pseudonyme d’Axelle Vercoutre et
avoir trompé au moins une dizaine de femmes
en les faisant venir à Reims dans un hôtel pour
avoir des relations sexuelles avec elles. Il ne
pensait pas commettre d’infractions », écri­
vent les policiers. Jennifer est appelée par un
agent qui lui indique que l’homme a été in­
terpellé et qu’il ne recommencera pas. « Je me
suis énervée et il m’a dit qu’il ne pouvait rien
faire de plus, que l’affaire était classée. » En ef­
fet, à l’issue de la procédure, malgré l’incrimi­
nation de viol et le fait que le mis en cause lui­
même ait reconnu les faits, le parquet décide
d’une simple convocation par officier de
police judiciaire devant le tribunal de police,
qui le condamne à une amende de
1 000 euros pour recours à la prostitution.
« De savoir qu’il a continué à faire des victimes
après me révulse », se désole Jennifer.
Sollicité par Le Monde, le procureur de
Reims, Matthieu Bourrette, défend la déci­
sion de son parquet. Pour lui, il n’y a pas eu de
« surprise », l’un des quatre critères pour
qualifier le viol – alors que promettre un rap­
port contre une rémunération puis ne pas
payer peut s’y assimiler. « Nous avons donc
Vers un #metoo
du porno
PLAINTES CONTRE X 4|4 Les investigations judiciaires
d’une ampleur inédite qui secouent l’industrie
pornographique française, mettent en lumière
la difficulté pour les institutions de prendre la mesure
des violences sexuelles qui s’y exercent
fait l’analyse que ce monsieur utilisait un stra­
tagème pour obtenir des faveurs sexuelles,
non dans une logique de réseau, ni par moyen
contraint, mais en solitaire, d’où le choix de la
qualification pénale, et de l’orientation don­
née au dossier à l’époque. » Les deux autres
plaintes n’ont pas été retrouvées, les neuf
autres victimes n’ont pas été cherchées et
Julien D. a continué à être Axelle Vercoutre.
Il faut attendre le printemps 2020 pour JUSQU’À LA NAUSÉE,
que deux gendarmes parisiens se saisissent LES ENQUÊTEURS
du dossier et que l’affaire puisse enfin
éclore. Le 13 octobre 2020, une première VISIONNENT
vague d’arrestations et de perquisitions
permet la saisie des rushs du site French 135 HEURES
Bukkake. Jusqu’à la nausée, les enquêteurs
visionnent 135 heures de tournage, docu­
DE TOURNAGE,
mentent les refus des femmes, le piétine­ DOCUMENTENT LES
ment du consentement, les violences visi­
bles à l’écran – tous les éléments pouvant REFUS DES FEMMES
qualifier les viols. Ce n’est plus parole contre
parole, il y a désormais des preuves filmées. ET LES VIOLENCES
Les premières interpellations sèment la pa­ VISIBLES À L’ÉCRAN
nique dans le porno français. Alors que Pascal
Ollitrault est incarcéré, son associé, Mat
Hadix, est d’abord placé sous simple contrôle
judiciaire. Ce n’est pas un délinquant che­
vronné. Il n’envisage pas que sa ligne télé­
phonique puisse être placée sur écoute et
horizons | 27
Le producteur « Pascal OP »,
en haut dans un clip
du rappeur Alkpote,
en bas avec un participant
encagoulé à une vidéo
de French Bukkake.
CAROLINE VARON POUR « LE MONDE »
s’épanche auprès de ses proches. Sur sa colère
d’abord : les producteurs pour qui il travaille
ont coupé les ponts avec lui. Il est furieux
d’apprendre que Dorcel, le géant du secteur,
son principal client, a supprimé
« 650 000 euros de vidéos, tous [ses] films de
toutes les plates­formes ».
Fin 2020, face à l’incendie médiatique,
Dorcel ainsi que Jacquie et Michel, le célèbre
site pour lequel le producteur travaillait éga­
lement, lancent des opérations de communi­
cation, et publient des chartes déontologiques
pour apurer le secteur. Celle de Dorcel est éla­
borée par un avocat, un sociologue et l’actrice
Liza del Sierra. « Dorcel est leader d’une indus­
trie du X qui condamne évidemment sans
réserve toute pratique délictuelle ou criminelle
et qui ne s’y reconnaît pas », affirme la respon­
sable de la communication au Monde. Une
meilleure information des actrices, l’obliga­
tion du port du préservatif ou encore la pré­
sence d’un « tiers de confiance » chargé de
veiller au bien­être de chacun sur les tourna­
ges sont préconisées. Chez Jacquie et Michel,
qui n’a pas répondu à nos sollicitations, des
inspections surprises sont promises.
Cette affaire peut­elle être considérée
comme le #metoo du porno ? Mat Hadix,
définitivement trop bavard au téléphone, ne
cesse de s’en prendre au phénomène de libé­
ration de la parole des femmes : « En ce mo­
ment, il y a la période du #metoo où en fait
toutes les meufs accusent tous les producteurs
d’être des putains de pervers, (…) baiseurs, vio­
leurs de machin », se lamente­t­il, ajoutant :
« Je vis un cauchemar. » Les responsables sont
toutes trouvées. « Le mec qui nous les
envoyait, aux meufs il leur disait que ça sortait
au Canada. (…) Mais faut être conne, ça sort au
Canada, c’est des pauvres connes, tu sais pas
lire un contrat. » Il finit par enfreindre son
contrôle judiciaire lui interdisant tout lien
avec ses activités de producteur de porno.
Direction la prison. Contactée par Le Monde,
son avocate n’a pas souhaité s’exprimer, tout
comme ceux de Julien D. et « Pascal OP ».
A la rentrée 2021, les gendarmes s’attaquent
au deuxième cercle du réseau, celui des quatre
acteurs fétiches des producteurs, qu’ils inter­
pellent tous pour « viol en réunion ». Etre
« hardeur » n’étant pas très rémunérateur, au
maximum 150 euros le tournage, ils ont tous
des métiers officiels : Joël D., 46 ans, est photo­
graphe de mode ; Franck M., 48 ans, fonction­
naire ; Moussa S., 44 ans, éducateur ; Antoine
G., 28 ans, plombier. Fin octobre, au cours d’un
long travail de maïeutique mené en audition
par les enquêteurs de la SR de Paris, ils sem­
blent comprendre peu à peu les graves violen­
ces sexuelles auxquelles ils ont participé.
Toujours les mêmes questions, dans le même
ordre, et surtout le visionnage des images des
tournages. Au bout de trente secondes d’une
séquence qui en dure le triple, Joël D., écœuré,
demande à couper. « Ça vous a paru intermi­
nable ? » demande l’enquêteur. « J’imagine que
quelqu’un fasse ça à ma femme, je le tuerais
quinze fois », s’emporte­t­il.
Antoine G. avoue aussi avoir été au courant,
comme « tout le monde dans le milieu porno »,
de la manipulation d’Axelle, de la tromperie
sur les vidéos prétendument visibles unique­
ment au Canada : « J’en ai été dégoûté, j’en ai
même pleuré. (…) Tout le monde savait qu’il
[Pascal Ollitrault] mentait, mais personne n’a
bougé le petit doigt. » Mais il nie tout viol et
affirme qu’il ne savait pas que les plaignantes
avaient refusé en amont certaines pratiques.
« Mon client n’a commis aucune infraction
pénale, il ne faut pas mélanger les responsabili­
tés des uns et des autres dans ce dossier »,
affirme Me Cédric Alépée, son avocat. Les
avocats des trois autres « hardeurs » n’ont pas
répondu aux sollicitations du Monde.
« C’EST UN CARNAGE »
S’ils commencent par minimiser les faits, les
acteurs finissent souvent par s’effondrer.
« C’est un viol ? » demande la gendarme à
Joël D. « Oui, madame. (…) C’est dégueulasse.
C’est innommable. Pascal nous demandait
d’être toujours plus hard, de pas faire des
vidéos de bobonne. » Il comprend alors le
cœur de l’affaire. « Je dirais que par rapport à
la définition du viol, c’est des viols déguisés
sous prétexte de vidéos. » Confronté à une
scène où il appuie sur la tête d’une femme,
qui manque de vomir lors d’une fellation, il
répond : « Je mérite la mort… Je ne sais plus
quoi dire, c’est un carnage. » En pleurs face
aux images de la victime, « une fille normale
qui n’avait jamais fait de films de sa vie », il
note qu’elle « n’était plus là, elle était perdue. Il
n’y avait plus que son corps qui était présent ».
A l’issue de leurs gardes à vue, les quatre
acteurs ont été mis en examen comme le reste
du réseau, qui croupit en prison. En détention,
Julien D., le recruteur de Reims, s’occupe en
écrivant des lettres. Des pages et des pages,
dans lesquelles il s’excuse auprès de sa femme
et de sa famille et peine à comprendre pour­
quoi il est là. « Alors oui, j’ai arnaqué, engendré
de la déception, blessé, moralement, mais non
je n’ai pas violé. (…) Les gendarmes ont dit à ma
femme que j’étais une espèce de monstre mani­
pulateur violeur et pervers. (…) Je suis mélangé
à des gens ignobles, violeurs, pédophiles, je n’ai
rien à faire ici », s’insurge­t­il. Son épouse a fini
par demander le divorce.
A l’expert psychologue venu l’interroger
dans sa cellule, à la Santé, Pascal Ollitrault a
affirmé que seuls comptent pour lui le sexe
et ses chiens : « Le reste ne m’intéresse pas. » A
la question de savoir si son incarcération se
passe bien, il se réjouit d’avoir une douche
individuelle. Il fait partie des célébrités des
lieux : les autres détenus, consommateurs de
porno, ont reconnu dans les couloirs
« Pascal OP », la star de French Bukkake. 
nicolas chapuis, lorraine de foucher
et samuel laurent
FIN.
28 | carnet
bell hooks
Féministe américaine
En 1996. KARJEAN LEVINE/GETTY IMAGES
L’
autrice et théoricienne
afro­américaine bell
hooks, l’une des voix
qui auront résonné
avec le plus de force parmi les
mouvements féministes des der­
nières décennies, s’est éteinte le
15 décembre, à Berea (Kentucky).
Elle avait 69 ans.
Gloria Jean Watkins est née le
25 septembre 1952 à Hopkinsville,
dans le Kentucky, Etat rural et
pauvre où la ségrégation s’appli­
quait alors, contraignant la jeune
femme à commencer sa scolarité
dans un établissement réservé
aux Noirs. Elle avait 15 ans quand
Martin Luther King (1929­1968)
fut assassiné. Entre l’ultramoder­
nité de la Californie, où elle dé­
marra des études de littérature, et
la ruralité du Wisconsin, où elle
passa sa maîtrise, puis de l’Ohio,
où elle enseigna, bell hooks sem­
blait avoir refusé de choisir. De­
puis 2004, elle avait posé ses vali­
ses dans le Kentucky et enseignait
à l’université de Berea.
C’est avec son premier recueil de
poésie, And There We Wept (« et là
nous avons pleuré », Golemics,
1978, non traduit), qu’elle s’est
forgé le pseudonyme bell hooks
– qu’elle tenait à écrire sans ma­
juscules, comme pour s’effacer
derrière ses textes. Alors qu’elle
termine son doctorat, consacré à
la romancière afro­américaine
Toni Morrison (1931­2019), elle
publie un essai, Ain’t I a Woman ?
Black Women and Feminism
(1981). Il faudra attendre 2015 pour
que le texte nous parvienne en
français, sous le titre Ne suis­je pas
une femme ? Femmes noires et fé­
minisme (Cambourakis).
Une vision moderne de l’intime
Ce travail monumental, dont
l’écriture s’est étalée sur sept ans,
est qualifié par son autrice de
« lettre d’amour de ma part aux
femmes noires ». Elle y retrace
l’histoire de ces femmes, depuis
l’esclavage jusqu’au début des an­
nées 1980, alors que le féminisme
de son temps tendait à les relé­
guer au second plan. Ne suis­je pas
une femme ? est un livre combatif
par sa critique des féminismes
blancs aussi bien que des mouve­
ments noirs de libération. Fonda­
teur de ce que l’on appelle à pré­
sent le « Black Feminism », il a
ouvert la voie à la pensée inter­
sectionnelle, au croisement des
discriminations que sont le ra­
cisme et le sexisme.
Dans le prolongement de ce
texte, De la marge au centre.
Théorie féministe (1984 ; Cam­
bourakis, 2017) appelle à une ré­
vision des objectifs des mouve­
ments féministes, dans le but d’y
intégrer toutes les femmes – et
non plus seulement celles de la
25 SEPTEMBRE 1952 Nais-
sance à Hopkinsville
(Kentucky)
1978 « And There We Wept »
(poésie, non traduit)
1981 « Ain’t I a Woman ?
Black women and Feminism »
2021 « La Volonté de
changer. Les hommes,
la masculinité et l’amour »
15 DÉCEMBRE 2021 Mort
à Berea (Kentucky)
classe moyenne supérieure blan­
che et éduquée.
bell hooks fut une autrice parti­
culièrement prolifique : elle a pu­
blié plus d’une trentaine d’ouvra­
ges, dont la grande majorité ne
nous est pas encore parvenue en
français. Elle y aura exploré des
genres littéraires multiples – la
critique littéraire, la poésie, l’es­
sai, les mémoires –, en traitant les
thèmes les plus variés, de l’his­
toire américaine au féminisme en
passant par l’amour, comme dans
All About Love : New Visions
(« tout sur l’amour : nouvelles vi­
sions », Harper, 2000, non tra­
duit). Capable d’interroger les ver­
tus émancipatrices de l’amitié
aussi bien que de la colère,
l’autrice a toujours défendu une
vision résolument moderne du
récit de l’intime comme acte poli­
tique fondamental. Elle s’est
autant attachée à dire l’identité
qu’à en explorer les limites et les
marges – elle se définissait elle­
même « queer­pas­gay ».
C’est l’attention à la langue qui
rassemble ces textes dans leur di­
versité : son projet fut aussi litté­
raire que politique. Universitaire
et théoricienne, bell hooks a
pourtant travaillé toute sa vie à
garder une prose claire et accessi­
ble. Elle s’exprimait dans les mé­
dias et multipliait les supports de
communication pour s’assurer
de ne pas limiter la discussion et
la transmission des idées au mi­
lieu universitaire. C’est le même
objectif qui lui a fait écrire des li­
vres pour enfants.
bell hooks s’est ainsi inscrite
dans une volonté de dépasse­
ment des ressentiments par une
forme de révolution métaphysi­
que. Elle s’est battue toute sa vie
pour l’avènement d’un fémi­
nisme renouvelé, dans le but de
voir émerger un mouvement plus
inclusif, plus juste et plus efficace.
Son dernier texte paru en fran­
çais, La Volonté de changer. Les
hommes, la masculinité et l’amour
(éd. Divergences, 240 pages,
16 euros), est ainsi un appel à l’in­
clusion des hommes dans la ré­
flexion féministe. 
sophie benard (collabora­
trice du « monde des livres »)
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet
reviendra vers vous
dans les meilleurs délais
pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Naissance
Léopoldine et Valentine
sont heureuses d’annoncer la naissance
de leur frère,
Charles-Hugo.
Famille Lelièvre Plucinski.
Décès
Monique Hatton,
sa sœur,
Brigitte Affholder,
sa belle-sœur,
Anne-Catherine, Frédéric et Laurent
Hatton, Véronique, François, Marie-
Odile et Sophie Affholder,
ses neveux et nièces,
ont la tristesse d’annoncer la mort de
Jean-Georges AFFHOLDER,
X 59,
ingénieur géographe,
le 11 décembre 2021.
La cérémonie se déroulera le lundi
20 décembre, à 14 h 30, en l’église
catholique Saint-Martin, rue de
l’Ecole, à Barr (Bas-Rhin).
Monique Hatton :
georges.hatton@free.fr
Bernard Emié,
directeur général de la Sécurité
extérieure
Et tous les membres de la DGSE,
ont le regret de faire part du décès,
survenu le mardi 14 décembre 2021,
dans sa quatre-vingt-sixième année,
de
Jacques DEWATRE,
préfet de région honoraire,
ancien directeur général
de la Sécurité extérieure,
du 9 juin 1993 au 14 février 2000,
ancien ambassadeur,
grand officier
de la Légion d’honneur,
grand officier
de l’ordre national du Mérite,
croix de la Valeur militaire,
et s’associent à la douleur de sa
famille.
Les familles Grammont, Brissot,
Claveau, Troian,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
André GRAMMONT,
ingénieur agronome
Paris-Grignon 1966,
ancien directeur
de l’Espace rural et de la forêt
au ministère de l’Agriculture,
ancien président
du Conseil supérieur de la pêche,
officier de la Légion d’honneur,
chevalier
dans l’ordre des Palmes académiques,
commandeur
dans l’ordre du Mérite agricole,
survenu le 10 décembre 2021,
dans sa soixante-dix-neuvième année.
Les obsèques ont eu lieu à
Arcachon, le 18 décembre, dans
l’intimité familiale.
Un hommage lui sera rendu en
Savoie au printemps.
famillegrammont@outlook.com
Paris.
Carita Habans,
son épouse,
Lillebi,
sa fille,
Wladimir Taittinger,
son gendre,
Arvid et Olaf Taittinger,
ses petits-fils,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Patrice HABANS,
le 8 décembre 2021, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La cérémonie religieuse a été
célébrée le 17 décembre, à 10 h 30, en
la chapelle Sainte-Bernadette, 4, rue
d’Auteuil, à Paris 16e.
Nancy.
Catherine, Anne et Philippe,
ses enfants,
leurs enfants et petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Monique PERNOT,
médecin,
chevalier de la Légion d’honneur,
chevalier
de l’ordre national du Mérite,
survenu le 13 décembre 2021,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Une pensée pour son mari, notre
père, mort accidentellement en 1989.
L’université Paris 1 Panthéon-
Sorbonne
et sa présidente,
L’École d’histoire de la Sorbonne
et son directeur,
Ses collègues,
Ses anciens étudiants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès, le 11 décembre 2021, de
Jean-Claude PERROT,
professeur d’histoire économique.
Ils s’associent à la peine de sa
famille et notamment de sa fille
Anne, professeur à l’université Paris 1
auxquels ils adressent leurs sincères
condoléances.
Hélène Trivouss Widlöcher,
son épouse,
Nina, Laura et Nelly,
ses petites-filles,
Leïla,
son arrière-petite-fille,
Éva et Mélanie Grisvard,
ses nièces,
Ses beaux-fils,
leurs épouses
et leurs enfants, Raphaël Haïk, Céline
Bondard Haïk, Elsa, Eliott et Sacha,
Grégory Haïk et Camille Fontaine
Haïk, Mathias et Alexis,
Sa famille
Et ses amis,
ont la douleur de faire part de la
disparition du
professeur
Daniel WIDLÖCHER.
Professeur émérite de psychiatrie à
l’université Pierre et Marie Curie, chef
de service en psychiatrie adulte à la
Pitié-Salpêtrière, formé par Lacan à la
Société française de psychanalyse,
il a été après la scission de 1964
l’un des fondateurs de l’Association
psychanalytique de France, dont il a
été deux fois le président. Il a été
également président de la Fédération
européenne de psychanalyse (FEP),
puis président de l’Association
psychanalytique internationale (IPA).
Toute sa carrière de professeur en
psychiatrie a été entièrement dévouée
au groupe Pitié-Salpêtrière où il a
fondé, avec de nombreux élèves les
bases d’un enseignement clinique et
psychothérapique. Il a également
enseigné la psychologie à la faculté de
Lettres et Sciences humaines de Paris-
Nanterre, Paris-Sorbonne et a été
directeur pédagogique du diplôme
de Psycho-Pathologie à l’Institut de
Paris V.
Président de l’École des psychologues
praticiens et de l’Association pour la
méthodologie de la recherche en
Psychiatrie, président de l’Association
psychologie et psycho-physiologie au
CNRS et directeur de l’Unité Inserm
« Psychopathologie et pharmacologie
des comportements », il est l’auteur
de nombreux ouvrages et articles,
notamment sur le changement et les
mécanismes de co-pensée. Il a été par
ailleurs conseiller de Edmond Hervé,
secrétaire d’État chargé de la santé (de
1983 à 1986).
Son intérêt premier et dernier a
toujours été pour la psychanalyse au
service de laquelle il n’a cessé de
dialoguer généreusement avec la
psychiatrie et les sciences humaines.
Son souhait était que ses amis et
ses élèves soient animés par cet
esprit de recherche et d’ouverture
assurant un avenir à la psychanalyse.
hommage.daniel.widlocher@
gmail.com
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
La présidente,
Le conseil d’administration,
Les membres et les analystes
en formation de l’Association
psychanalytique de France (APF),
Conférences
font part de leur profonde tristesse à
l’annonce du décès du
professeur Portraits de compositrices
Daniel WIDLÖCHER,
du XIIe siècle à nos jours
Conférences
survenu le mardi 14 décembre 2021. du 15 septembre 2021
jusqu’au 24 mai 2022
Daniel Widlöcher a été en 1964 à la Philharmonie de Paris.
un des fondateurs de l’Association
psychanalytique de France dont il a été
Pourquoi trouve-t-on si peu
le président par deux fois. Psychiatre, de noms de femmes
chef de service de psychiatrie, dans l’histoire de la musique ?
universitaire et plus que tout
En douze conférences,
psychanalyste, il a animé par sa la Philharmonie a pour ambition
présence, sa pensée et ses écrits sur la de mettre en lumière la pléiade
pratique de l’analyse et la conception inouïe de compositrices, parfois
métapsychologique de la vie psychique, encore occultée dans l’histoire
la réflexion de notre association. de la musique, et dont l’apport
à la création musicale
Il a marqué la formation de est pourtant indéniable.
plusieurs générations d’analystes. Sa
culture, ses intérêts pour l’art, la Réservation :
philosophie, la science médicale et les 01 44 84 44 84
sciences de l’homme en général, philharmoniedeparis.fr
s’alliaient à une extrême rigueur
clinique autant que métapsychologique Prix de thèse
et enrichissaient la pensée de chacun.
Daniel Widlöcher a mis ses qualités
et sa réflexion au service de la vie
des institutions psychanalytiques
internationales.
Président de la Fédération
européenne de psychanalyse
(FEP), président de l’Association
psychanalytique internationale (IPA) Le Conseil constitutionnel décerne
il a promu la défense de la doctrine depuis 1997 un prix de thèse
psychanalytique et l’exigence de la en droit constitutionnel.
Outre les indispensables mérites
formation des psychanalystes.
académiques de la thèse, est prise
L’APF s’associe à la peine de sa en compte pour la sélection
du ou de la lauréat(e) son utilité pour
famille, à celle de ses proches et
le contrôle de constitutionnalité
de tous ceux qui ont rencontré la
des lois incombant
richesse de la pensée et la au Conseil constitutionnel.
profondeur de l’écoute de Daniel
Widlöcher. Le prix consiste en la publication
de l’ouvrage, sous le patronage
Paule Roosen-Le Bourlais, du Conseil constitutionnel,
dans la collection « Bibliothèque
sa mère,
Hélène Dimou-Roosen, constitutionnelle et de science
son épouse, politique » des éditions LGDJ.
Le Conseil constitutionnel
Anne-Louise Roosen-Douros,
sa fille, et les responsables du Centre
Culturel de Rencontre du Château
Son gendre,
de Goutelas (Marcoux-Loire)
Ses petites-filles,
convieront également
Christine Roosen, le ou la lauréat(e) à un séjour
sa sœur,
au sein de la « bibliothèque
Ses beaux-frères et belle-sœur, de l’humanisme juridique ».
Ses nièces
Ainsi que toute sa famille, Le jury peut décerner des mentions
spéciales à une ou plusieurs thèses
ont l’immense tristesse d’annoncer non primées.
le décès de
Les candidats devront avoir soutenu
Gilles ROOSEN, leur thèse entre le 1er janvier
et le 31 décembre 2021.
survenu le 9 décembre 2021, à Paris,
à l’âge de soixante-seize ans. Le règlement ainsi que le dossier
de candidature sont disponibles
La cérémonie religieuse sera célébrée sur le site internet
le lundi 20 décembre, à 10 h 30, en du Conseil constitutionnel
l’église Saint-Sulpice, Paris 6e. (https://www.conseil-constitutionnel.fr)
dans le dossier dédié au prix,
rubrique « Événements ».
L’inhumation aura lieu dans
l’intimité familiale, au cimetière du
La date limite de dépôt
Pecq.
des candidatures
est fixée au 31 janvier 2022.
Hommage Service de la documentation
et de l’aide à l’instruction,
Ses proches Conseil constitutionnel,
Et ses amis, 2, rue de Montpensier,
75001 Paris.
ont la profonde douleur de faire part
du décès de
Communication diverse
Synesios,
père de la philosophie
fondamentale,
qui s’est éteint à l’âge de quatre-vingt-
six ans.
http//:fundamentalphilosophy.blog
Avis de cérémonie Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
On nous demande d’annoncer
Les bénévoles de SOS Amitié
qu’à l’occasion des obsèques du
écoutent
par téléphone et/ou par internet
professeur ceux qui souffrent de solitude,
Daniel WIDLÖCHER, de mal-être et peuvent avoir
des pensées suicidaires.
une cérémonie de recueillement aura
lieu le lundi 20 décembre 2021, à Nous recherchons des écoutants
11 heures, au Temple de l’Oratoire du bénévoles
Louvre, 145, rue Saint-Honoré, Paris 1er. sur toute la France.
L’écoute peut sauver des vies
L’inhumation aura lieu à 16 h 30, et enrichir la vôtre !
au cimetière de Rhuis, 24, Grande Choix des heures d’écoute,
Rue, Rhuis (Oise). formation assurée.
Ceux qui souhaitent adresser leur
En IdF RDV sur
témoignage peuvent le faire à cette
adresse : www.sosamitieidf.asso.fr
hommage.daniel.widlocher@gmail. En région RDV sur
com ou, pour les fleurs, directement www.sos-amitie.com
au cimetière de Rhuis.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Alexis Delcambre,
Marie-Pierre Lannelongue, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
Rédaction en chef Laurent Borredon, Laetitia Clavreul, Michel Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie),
Sabine Ledoux (chef d’édition), Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Blanca Li « J’ai été élevée dans l’idée
que je pouvais choisir ma vie »
ENTRETIEN
D anseuse et chorégraphe, Blanca Li
dirige les Théâtres du Canal, à Ma­
drid, et met actuellement en scène,
au Palace, à Paris, son spectacle Le Bal de Pa­
ris, mêlant danse et réalité virtuelle. A 57 ans,
cette artiste espagnole a intégré, en octobre,
l’Académie des beaux­arts dans la section
chorégraphie.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si un inconnu ne m’avait pas abordée
dans la rue quand j’avais 16 ans ! Je me pro­
menais à Séville, où je rendais visite à mon
amoureux qui habitait là­bas. Cet inconnu,
qui devait avoir une trentaine d’années, m’a
demandé si j’étais danseuse, sans doute à
cause de ma silhouette. Je lui ai répondu que
j’étais surtout gymnaste et que je commen­
çais tout juste la danse contemporaine. Je
n’étais pas complètement satisfaite car, en
Espagne, à l’époque, l’enseignement de ce
type de danse était encore balbutiant et pas
de grande qualité. Tous les efforts étaient
mis sur le classique et le flamenco. Nous
avons commencé à discuter : il était alle­
mand, journaliste, écrivain et aussi torero,
un homme passionnant et très cultivé. Nous
nous sommes revus à chaque fois que je ve­
nais passer le week­end à Séville. Nous par­
lions beaucoup de corrida, du corps et de ses
possibilités, de la chorégraphie. Nous som­
mes devenus amis et il m’a proposé de
m’aider à partir à New York. C’était mon
rêve ! C’est là­bas que je voulais aller pour
apprendre la danse que j’aimais. Il a rendu
possible l’inaccessible.
Vous n’avez pas eu peur ? Vous étiez
jeune et vous ne saviez pas grand­chose
de cet homme…
Pas du tout. Il n’y avait absolument rien
d’ambigu dans sa démarche. C’était simple
et spontané. En Espagne, les gens se parlent
très facilement dans la rue et davantage en­
core dans le sud du pays. Les relations se tis­
sent beaucoup plus aisément qu’en France
ou qu’en Angleterre. Avant d’embarquer
pour New York, il m’a accompagnée chez
mes parents à Madrid pour les rassurer et les
convaincre de me laisser partir. Ma mère
savait que j’étais très déterminée, elle avait
confiance en moi. J’étais déjà gymnaste de
haut niveau. A 12 ans, j’avais intégré la sélec­
tion nationale espagnole où je suis restée
jusqu’à mes 15 ans. Je gagnais presque ma
vie et je voyageais souvent à l’étranger avec
le reste de l’équipe. J’étais indépendante et
avais déjà une vie en dehors de la famille. Il
était difficile pour mes parents de me dire
non, car leur éducation était basée sur le
principe que chacun de leurs enfants pou­
vait choisir sa vie. Cet ami m’a aidée à trou­
ver une colocation et à m’inscrire dans
l’école de mon idole, Martha Graham, avant
de repartir en Espagne. Il a été une fée pour
moi, il a changé mon destin. Ce qui était sup­
posé être un séjour de deux ou trois mois
a duré cinq ans. Ma vie n’aurait jamais été
la même si je n’étais pas partie à New York
à l’âge de 17 ans.
Qui étaient vos parents ?
Mon père était banquier et ma mère, après
avoir eu sept enfants, a souhaité travailler à
l’âge de 50 ans. Elle a monté seule une petite
entreprise de nettoyage, qui est devenue
l’une des plus importantes sociétés du sec­
teur dans le pays, avec plus de 500 employés.
Au départ, mon père ne voyait pas cette
aventure d’un très bon œil. Mais lorsqu’il a
constaté qu’elle adorait son travail et que ça
marchait, il a été contraint d’accepter. J’ai eu
une mère forte et libre, qui venait pourtant
d’une famille traditionnelle où les femmes
ne devaient pas sortir du foyer. Je suis née à
Grenade, troisième des sept enfants, puis
nous avons déménagé à Madrid lorsque
j’avais 8 ans. Habiter dans une grande ville
nous a donné une certaine ouverture. Mes
parents travaillaient très dur, mais ils rece­
vaient beaucoup. Mon enfance a été festive
et joyeuse. Nous pouvions inviter qui nous
voulions à la maison. Tous les soirs, ma
mère lançait à la cantonade : « Combien
serons­nous à dîner ? » Elle était féministe
avant l’heure, répétant sans cesse à ses cinq
filles : « Battez­vous, réalisez vos rêves. »
Elle nous assurait qu’on avait le droit de
choisir notre chemin, et se retrouvait donc
bien obligée de nous accompagner dans nos
folies et nos envies !
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… Chaque
semaine, « Le Monde » interroge
une personnalité sur un moment
décisif de sa vie. La chorégraphe
espagnole raconte la manière
dont son départ, à 17 ans, pour
New York a changé sa vision
du monde et de son art
Pourquoi avez­vous débuté
par la gymnastique ?
A l’âge de 5 ans, j’ai demandé à mes parents
de faire de la danse. Ils m’ont inscrite à un
cours de ballet avec mes sœurs, mais c’était
compliqué car ça ne leur plaisait pas et nous
étions trop nombreuses pour que chacun
puisse faire une activité dans son coin. Cette
expérience s’est donc très vite arrêtée. J’ai dé­
couvert la gymnastique à l’école. J’ai toujours
été très physique, j’avais besoin de bouger,
de canaliser mon énergie. Lorsque le gouver­
nement espagnol a décidé de créer une
équipe nationale de gymnastique, un entraî­
neur bulgare a été recruté et une sélection a
été organisée dans toutes les écoles du pays.
J’ai été sélectionnée. Je m’entraînais tous les
jours après l’école pendant quatre heures. Je
rentrais chez moi à 10 heures du soir, puis je
faisais mes devoirs. Je m’amusais beaucoup.
Mon corps ne m’a jamais fait souffrir, ça a
toujours été du plaisir, comme avec la danse,
ensuite. Quand je danse, c’est comme si je fai­
sais la fête, je jubile.
Qu’avez­vous découvert à New York ?
Je prenais huit heures de cours de danse par
jour chez les plus grands, Martha Graham et
Merce Cunningham. Je passais d’un cours à
l’autre, toute la journée. C’était aussi très fes­
tif. J’y ai fait beaucoup de rencontres, des ar­
tistes anglais, français, sud­américains… Mes
colocataires étaient des futurs comédiens
qui étudiaient chez Lee Strasberg, l’ambiance
était formidablement joyeuse. Nous habi­
tions près du Spanish Harlem, dans un mi­
lieu multiculturel qui a changé ma vision du
monde. J’ai découvert le jazz, la salsa, la musi­
rencontre | 29
A Paris,
le 2 juin.
ALEXANDRE ISARD/PASCO
que africaine, le théâtre, le cinéma, le graffiti.
On passait notre temps à se rendre à des con­
certs, à visiter des expos. Au début, mes pa­
rents m’envoyaient de l’argent, puis j’ai eu
une bourse d’étudiant pendant deux ans,
avant de trouver des emplois de serveuse.
J’ai découvert une ville qui adopte ceux qui
arrivent quelle que soit leur origine ou leur
culture et en fait des New­Yorkais. New York,
c’est ma ville. Quand j’y retourne, je me sens
à la maison.
Très vite, vous montez votre premier
spectacle…
On travaillait énormément les uns pour les
autres. Si quelqu’un tournait un film, on
jouait dedans : si un autre créait des vête­
ments, on défilait pour lui. Lorsque j’ai
monté mon premier spectacle de danse, six
mois après mon arrivée, un copain s’est
chargé de la lumière, un autre des costumes.
Le spectacle s’appelait Nomads et a été joué
dans un tout petit théâtre. C’était les débuts
du hip­hop, j’avais recruté un danseur de rue
pour jouer avec une danseuse classique et
une autre de flamenco. J’avais 18 ans et de­
puis, je n’ai jamais arrêté de créer. J’ai cons­
truit le reste de ma vie artistique ainsi, en
mixant les univers, en mélangeant la danse
¶ avec la musique, la mode, les arts plastiques,
« Le Bal de Paris de le cinéma. Je me sens avant tout artiste et pas
Blanca Li », jusqu’au uniquement danseuse ou chorégraphe. Me
16 janvier, au théâtre mettre au service de quelqu’un d’autre ne
Le Palace, à Paris m’a jamais posé problème, j’aime la rencon­
tre des disciplines artistiques, des différentes
énergies. La danse est un village trop petit
pour moi : je n’ai jamais pu m’en contenter.
Vous avez fait une rencontre capitale
à New York : votre mari et père
de vos enfants. Vous aviez 18 ans.
J’ai croisé dans une soirée ce Français qui
faisait sa thèse de mathématiques à l’univer­
sité Columbia et nous sommes tombés
amoureux pour toujours. Si je ne l’avais pas
rencontré, je ne serais pas arrivée là où j’en
suis. J’ai eu une chance incroyable car il est à
la fois un compagnon, un soutien et un pilier.
Il est intelligent, sincère, et surtout, il ne m’a
jamais jugée, même quand je me suis trom­
pée. Vivre avec une artiste n’est pas facile car
nous vivons comme si nous étions sur des
montagnes russes, on part dans des choses
extrêmes, dans une forme de folie, parfois.
Mon mari m’a permis de vivre ces périodes
de création très fortes en toute liberté, en
étant là pour me soutenir. Il parvient, quand
je n’ai pas le moral, à m’aider à remonter la
pente. Il m’accompagne, mais jamais n’inter­
vient. Comme il est passionné par son travail
d’enseignant, il a son monde à lui. Il ne m’a
pas consacré sa vie, ce qui est très sain.
Après New York, vous êtes revenue à Ma­
drid pendant que votre mari enseignait
au Maroc, puis, en 1993, vous avez décidé
de vous installer tous les deux en France.
Et ça n’a pas été si simple…
Au premier abord, Paris est une ville peu
accueillante, qui dégage beaucoup d’agressi­
vité. Une fois qu’on acquiert le mode d’em­
ploi et les outils, c’est formidable. Mon arri­
vée a été compliquée car je ne maîtrisais pas
bien la langue et les codes, et je ne connais­
sais personne. J’envoyais les vidéos de mes
spectacles pour des concours, mais je n’étais
jamais sélectionnée.
Comment vous en êtes­vous sortie ?
A Madrid, je gérais un café dans lequel j’ac­
cueillais des spectacles de danse, de cabaret
et des fêtes. J’ai proposé de faire la même
chose dans un bar de Pigalle, le Narcisse. J’y
organisais des fêtes tous les jeudis, lors des­
quelles je dansais le flamenco et des artistes
effectuaient des numéros de cabaret. Ces soi­
rées s’appelaient La fiesta de Blanca Li. Nous
faisions salle comble. C’est comme ça que
tout a commencé pour moi à Paris. J’ai appris
le français, j’ai rencontré des gens extraordi­
naires, et Paris est devenu formidable ! En pa­
rallèle, j’ai monté mon premier spectacle,
Nana et Lila, que j’ai présenté dans le « off »
du Festival d’Avignon, puis au Trianon. J’ai
développé ma compagnie, elle a commencé à
tourner et j’ai pu me consacrer à ma passion
de la chorégraphie.
Vous avez pourtant toujours continué
à faire d’autres choses à côté. Pourquoi ?
Au début, c’était pour des raisons financiè­
res, car je n’ai jamais réussi à obtenir de sub­
ventions pour payer mes danseurs. Le mi­
lieu de la danse, en France, n’a pas compris
ma façon de créer. Comme je faisais du caba­
ret, des spectacles différents, on a considéré
que je n’étais pas une vraie chorégraphe. On
me disait que ce que je faisais n’était pas de
la danse, que je n’avais pas le langage choré­
graphique, que j’étais trop transversale : il y
avait toujours des raisons pour me refuser
l’accès aux financements publics. J’étais une
artiste étrange qui ne rentrait pas dans les
cases de ce milieu.
J’ai aussi travaillé pour la publicité, ce qui
était très mal vu pour une chorégraphe ! J’ai
chorégraphié des clips, dont celui des Daft
Punk, réalisé par Michel Gondry, puis j’ai dé­
couvert le monde de la mode avec Jean Paul
Gaultier et Azzedine Alaïa. J’ai appris le ci­
néma aux côtés de Jean­Jacques Annaud, de
Michel Gondry et de Pedro Almodovar, qui
sont devenus des amis. Ce qui était au dé­
part une obligation financière s’est trans­
formé en un véritable plaisir. Ce monde à
moi, en dehors de la compagnie, m’est indis­
pensable. J’ai suivi un chemin de traverse,
mais c’est le mien, il m’a permis de grandir
et de m’épanouir.
Quelle place la danse occupe­t­elle
dans votre vie ?
Je vis à travers la danse, mais pour moi, elle
n’est pas un tout. La danse, c’est une manière
de vivre. Elle m’emmène vers d’autres mon­
des, dans des voyages incroyables, et je me
laisse porter. Si la danse me conduit vers la
réalité virtuelle, j’y vais, si elle me conduit
vers le cirque, j’y vais, si c’est vers la mode, j’y
vais, idem pour le cinéma. Mon fil conduc­
teur est la danse, mais pourquoi je me limite­
rais, pourquoi je m’enfermerais dans une
seule discipline ? Je suis inclassable, alors cer­
tains préfèrent dire que ce que je fais n’est pas
bien. Moi, je m’amuse, je prends du plaisir et
j’ai un public qui me suit. C’est le principal,
même si, parfois, j’échoue. Je n’ai jamais
peur, j’y vais, et si je me plante, j’assume.
Avoir été élue à l’Académie des beaux­arts
a été très émouvant pour moi qui viens d’Es­
pagne. J’y ai vu comme une preuve d’amour
de la France. C’est aussi, bien sûr, une
forme de reconnaissance de mon travail, de
ma vie de créatrice, de mes choix. Je me
sens la gardienne d’une forme d’éclectisme.
Ce sont toutes les formes de danse qui doi­
vent entrer à l’Académie, et pas simplement
le classicisme. 
propos recueillis par
vanessa schneider
 IDÉES
0123
30 | DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

PRIX DU MEILLEUR JEUNE ÉCONOMISTE

Le Cercle des économistes et « Le Monde » lancent l’édition 2022
de cette récompense qui couronne les travaux de chercheurs pour
leur excellence académique et leur pertinence dans l’actualité

Présidentielle 2022 : un rendez-vous manqué

entre économistes et politiques
Pour les économistes Hippolyte d’Albis, Françoise Princeton et ancien conseiller économi­
Benhamou et André Cartapanis, les propositions des que du président Bill Clinton, proposait à
ce sujet sa « théorie du réverbère » de la
candidats à l’Elysée négligent la substance économique politique économique : les professionnels
de la politique utiliseraient les économis­
Les économistes et les politiques ne rai­
sonnent pas de la même manière. Au cal­
cul abstrait, déductif, innervé de données
statistiques, de l’économiste, sous des
formes complexes et souvent ennuyeuses,
Mais à trop négliger la substance écono­
mique, ce que font systématiquement les
populistes, on s’expose à l’insuccès.
Si ce rendez­vous manqué devait se
confirmer, malgré les efforts des écono­

Le contexte
Le prix du meilleur jeune écono-
miste 2022 sera attribué par Le
Monde et le Cercle des économis-
tes en mai 2022. Peuvent concou-
rir tous les économistes français
de moins de 41 ans au 1er juin
2022, dont les travaux présentent
un caractère appliqué et permet-
tent de promouvoir le débat pu-
blic. Au-delà de leur production
académique, les candidats doi-
vent mettre en avant leur contri-
bution à la politique économique
ou à la prise de décision parmi
les acteurs privés ou publics, en
débordant éventuellement vers
d’autres sciences sociales. Les
candidats doivent adresser au
Cercle des économistes, au plus
tard le lundi 31 janvier 2022,
une déclaration de candidature,
un CV détaillé, les cinq publica-
tions les plus représentatives de
leur production, ainsi qu’une
note de synthèse d’une page,
soulignant l’intérêt et l’originalité
de leurs apports.
L
a campagne électorale pour la pré­
sidentielle de 2022, à peine amor­
cée, devrait aborder les nombreux
défis qui attendent l’économie
française, avec des propositions
alternatives, de droite, du centre
ou de gauche, soumises au jeu démocrati­
que. Les premières mesures annoncées ne
sont pas toutes dénuées de sens économi­
que, mais leur efficacité éventuelle n’est
guère argumentée ou se trouve simple­
ment sous­entendue.
Surtout, on ne saurait voir dans ces pre­
mières propositions l’amorce de vérita­
bles stratégies de transition et d’adapta­
tion de l’économie française, tout à la fois
hiérarchisées sous l’angle des cibles
visées, affichant clairement les critères
normatifs qui les fondent, déclinant les
politiques publiques de nature à assurer
leur réussite, et précisant leur calendrier
de mise en œuvre, leur efficacité escomp­
tée, les obstacles à surmonter… Non, ce
sont le plus souvent des marqueurs politi­
ques faciles à mémoriser pour les élec­
teurs. Ce sont des mesures hétéroclites de
nature à séduire les pans les plus hésitants
de l’électorat, mais dont la cohérence d’en­
semble est douteuse, faisant assez peu
appel aux raisonnements économiques,
aux enseignements des expériences pas­
sées ou observées à l’étranger. D’où le ris­
que d’un nouveau rendez­vous manqué
entre les économistes et les politiques.
Cette préoccupation ne concerne pas
seulement la France. Tout récemment,
Alan Blinder, professeur d’économie à
tes comme un homme aviné face à un
réverbère ; pour disposer d’un soutien ou
d’un appui, et non pas pour bénéficier de
l’éclairage et pour se diriger (« The Lamp­
post Theory of Economic Policy », Alan
Blinder, Proceedings of the American Phi­
losophical Society, vol. 163, n° 3, septem­
bre 2019). Et Dani Rodrik a démontré
empiriquement, en s’appuyant sur le cas
américain, que les idéologies, les discours
identitaires et l’affirmation d’une vision
du monde se substituent aux promes­
ses économiques dans l’offre politique
(« Economic Interests, Worldviews and
Identities : Theory and Evidence on Idea­
tional Politics », Elliott Ash, Sharun
Mukand, Dani Rodrik, NBER Working
Papers Series, n° 29474, novembre 2021).
La France n’y échappe pas.
Les limites des programmes économi­
ques des politiques au regard de l’expertise
des économistes s’expliquent aisément.
LES ÉCONOMISTES
S’INTÉRESSENT AUX
EFFETS D’UNE MESURE ;
LES POLITIQUES
PRIVILÉGIENT
LEURS CLIENTÈLES
ÉLECTORALES
se substitue chez le politique un discours
qui doit emporter l’adhésion, souvent en
s’éloignant de la rigueur formelle ou en
jouant avec les faits. Les économistes s’in­
téressent aux effets d’une mesure fiscale,
d’un accord commercial, d’une hausse du
salaire minimal sur la croissance et le bien­
être collectif, certes en négligeant les iné­
galités induites. Les politiques privilégient
leurs clientèles électorales et les intérêts
particuliers qui en découlent. C’est un lieu
commun que d’affirmer que les politiques
ont un horizon temporel court, jusqu’à la
prochaine élection.
Court et long terme
Les économistes adoptent un horizon plus
lointain : le long terme, rarement exprimé
en temps calendaire, mais se définissant
dans un temps logique par l’aboutisse­
ment des ajustements de marchés après
un choc politique initial. Ce faisant, ils
négligent trop souvent les effets à court
terme, les coûts d’ajustement et, par exem­
ple, après un choc tarifaire ou l’adoption
d’une fiscalité environnementale, la situa­
tion des perdants immédiats face aux
gains de la société dans le long terme. Les
raisonnements économiques n’intègrent
pas les obstacles politiques pouvant surve­
nir et s’opposer aux politiques économi­
quement optimales. Tel n’est pas le cas des
politiques dont les plates­formes électora­
les doivent combiner un affichage idéolo­
gique, une substance économique, des
messages destinés aux électeurs et la défi­
nition d’un processus de mise en œuvre
des décisions (calendrier, chiffrages, mesu­
res compensatoires ou transitoires…).
mistes pour contribuer au débat public,
les responsabilités seraient donc parta­
gées. Les politiques ont tort de trop sou­
vent négliger les défis majeurs de l’avenir
identifiés par les économistes et leur
panoplie des réponses possibles. Non par
ignorance, mais à cause de la compétition
électorale où s’expriment, certes, les inté­
rêts matériels des électeurs, mais aussi
leur adhésion à une identité politique,
loin des urgences de l’économie. Les
économistes ont tort, eux aussi, de ne pas
suffisamment intégrer le faisceau de
contraintes dans lequel s’exerce l’action
publique en se limitant aux solutions
optimales, sans définir le sentier permet­
tant d’y parvenir, et en négligeant les opi­
nions collectives, sources de blocages.
La raison d’être du Prix du meilleur
jeune économiste, décerné par Le Monde
et le Cercle des économistes depuis plus
de vingt ans, est de distinguer l’excellence
de la production académique des candi­
dats, mais aussi la pertinence de leurs
propositions en matière de politiques
publiques. Gageons qu’ils accorderont
toute leur place aux modalités de mise en
œuvre des programmes économiques
soumis à la classe politique. 
Hippolyte d’Albis et Françoise
Benhamou sont coprésidents du Cercle
des économistes ; André Cartapanis
est président du jury du Prix du meilleur
jeune économiste

Les meilleurs jeunes économistes distingués depuis 2000

depuis sa création, le Prix du
meilleur jeune économiste a été
décerné à 27 lauréates ou lauréats qui
ont contribué, par leurs ouvrages, leurs
chroniques ou leurs fonctions, aux
débats économiques.
Bruno Amable (2000) est professeur à
l’université de Genève. Il a publié La
Résistible Ascension du néolibéralisme
(La Découverte, 368 pages, 23 euros).
Agnès Bénassy­Quéré (2000) est chef
économiste de la direction du Trésor,
professeure à l’université Paris­I et à
l’Ecole d’économie de Paris (PSE). Ses
travaux portent sur le système moné­
taire international et la politique
macroéconomique en Europe. Elle a
publié Politique économique (De Boeck,
680 pages, 49,90 euros).
Pierre Cahuc (2001) est professeur à
Sciences Po Paris. Spécialiste du
marché du travail, il a notamment écrit
Le Négationnisme économique et
comment s’en débarrasser (Flamma­
rion, 2016).
Philippe Martin (2002) est professeur
à Sciences Po Paris et président délégué
du Conseil d’analyse économique
(CAE) auprès du premier ministre. Ses
travaux relèvent de la macroéconomie
internationale et de l’économie géo­
graphique. Il a publié Economic Geo­
graphy and Public Policy (Princeton
Universiy Press, 2011).
Thomas Piketty (2002) est professeur
à PSE, dont il a été l’un des fondateurs.
Spécialiste des inégalités, il a construit
des bases de données mondiales
sur l’évolution des revenus. Chroni­
queur au Monde, il est l’auteur du Ca­
pital au XXIe siècle (Seuil, 2013), best­­
seller mondial.
Pierre­Cyrille Hautcœur (2003) est
directeur d’études à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales (EHESS),
qu’il a dirigée, et professeur à PSE.
Spécialiste d’histoire économique,
financière et bancaire, il est aussi chro­
niqueur au Monde.
David Martimort (2004) est directeur
d’études à l’EHESS et professeur à PSE.
Spécialiste de la théorie des incita­
tions et de la réglementation, il a pu­
blié, avec Jean­Jacques Laffont, The
Theory of Incentives (Princeton Uni­
versity Press, 2002).
Esther Duflo (2005) est professeure au
Massachusetts Institute of Technology
(MIT) et codirectrice du Labora­
toire Abdul Latif Jameel d’action contre
la pauvreté (J­PAL). Elle a développé de
nouvelles méthodes d’enquête sur les
effets des politiques publiques dans les
pays du Sud. En 2019, elle a reçu le prix
Nobel d’économie et elle a publié
Economie utile pour des temps difficiles
(Seuil, 2020).
Elyès Jouini (2005) est professeur à
l’université Paris­Dauphine. Spécialiste
de finance quantitative, il a été minis­
tre auprès du premier ministre tuni­
sien chargé des réformes économiques
et sociales, en 2011.
Thierry Mayer (2006) dirige le dépar­
tement d’économie de Sciences Po
Paris. Il travaille sur la géographie des
échanges internationaux et la localisa­
tion des entreprises et a publié Econo­
mie géographique (Economica, 2006).
Etienne Wasmer (2006) est professeur
à Sciences Po Paris et à la New York
University Adu Dhabi. Spécialisé en
économie du travail, des discrimi­
nations et du capital humain, il a
publié Etat moderne, Etat efficace
(Odile Jacob, 2011) et Principes de micro­
économie (Pearson, 2017).
David Thesmar (2007) est professeur
au MIT. Il travaille sur le secteur ban­
caire, la gouvernance d’entreprise et
l’innovation. Il est l’auteur de Grand
Méchant Marché. Décryptage d’un
fantasme français (Flammarion, 2008)
et de Dix idées qui coulent la France
(Flammarion, 2013).
Pierre­Olivier Gourinchas (2008) est
professeur à l’université de Californie à
Berkeley. Il travaille sur les questions
de macroéconomie financière interna­
tionale et a publié Reforming the Inter­
national Monetary System (CEPR, 2011).
Yann Algan (2009) est professeur à
HEC. Il travaille sur les perceptions du
bien­être et la confiance. Il a publié La
Fabrique de la défiance (Livre de poche,
2013), L’Economie. L’économie pour un
monde différent (FNSP, 2018) et Les
Origines du populisme (Seuil, 2019).
Thomas Philippon (2009) est profes­
seur à l’université de New York. Il tra­
vaille sur la finance, l’économie indus­
trielle et la gouvernance d’entreprise. Il
a publié Le Capitalisme d’héritiers. La
crise française du travail (Seuil, 2007).
Emmanuel Saez (2010) est professeur
à l’université de Californie à Berkeley. Il
a publié Pour une révolution fiscale
(Seuil, 2011) et Le Triomphe de l’injus­
tice (Seuil, 2020).
Xavier Gabaix (2011) est professeur à
Harvard. Il a étudié l’impact des événe­
ments extrêmes, renouvelant la lec­
ture des crises financières.
Hippolyte d’Albis (2012) est directeur
de recherche au CNRS, professeur à
PSE, directeur de l’Ecole des hautes étu­
des en démographie et coprésident du
Cercle des économistes. Ses travaux
portent sur les effets économiques des
changements démographiques.
Emmanuel Farhi (2013), décédé
en 2020, était professeur à Harvard.
Spécialiste des questions de fiscalité, de
macroéconomie internationale et de
politique monétaire, il avait publié
Reforming the International Monetary
System (CEPR, 2011).
Augustin Landier (2014) est profes­
seur à l’Ecole d’économie de Toulouse
et à HEC. Spécialiste de finance d’entre­
prise et d’économie comportementale,
il a publié Le Grand Méchant Marché.
Décryptage d’un fantasme français
(Flammarion, 2008), Dix idées qui cou­
lent la France (Flammarion, 2013).
Pascaline Dupas (2015) est professeure
à Stanford, chercheuse au J­PAL. Elle a
mené des expérimentations en Afri­
que subsaharienne sur les effets des
politiques de santé et de prévention.
Camille Landais (2016) est professeur
à la London School of Economics. Spé­
cialiste des questions de fiscalité, il a
publié Pour une révolution fiscale. Un
impôt sur le revenu pour le XXIe siècle
(Seuil, 2011) et Economie des politiques
publiques (La Découverte, 2017).
Antoine Bozio (2017) est directeur de
l’Institut des politiques publiques et
professeur associé à l’EHESS et à PSE. Il
a publié Pour un nouveau système de
retraite (Editions Rue d’Ulm, 2008) et
Economie des politiques publiques (La
Découverte, 2017).
Gabriel Zucman (2018) est professeur
à l’université de Californie à Berkeley. Il
est coauteur des éditions successives
du World Inequality Report et a publié
La Richesse cachée des nations. Enquête
sur les paradis fiscaux (Seuil, 2013) et Le
Triomphe de l’injustice (Seuil, 2020).
Stefanie Stantcheva (2019) est profes­
seure à Harvard. Elle a élaboré des
méthodes d’enquêtes mesurant les
croyances collectives et les préférences
sociales en matière de justice fiscale et
d’immigration.
Isabelle Méjean (2020) est profes­
seure à l’Ecole polytechnique. Spécia­
liste du commerce international, elle a
étudié l’impact du positionnement des
économies nationales dans la chaîne
de valeur mondialisée.
Xavier Jaravel (2021) est professeur à
la London School of Economics. Spé­
cialiste des questions d’innovation et
de productivité, il est actuellement
détaché à l’Inspection générale des
finances et membre du Conseil d’ana­
lyse économique. 
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 idées | 31

LA CHRONIQUE
Emmanuelle Auriol Cette concurrence par le bas des
diagnostics et des solutions en­
trave l’action de celles et ceux qui
DE PATRICK ARTUS

Pourquoi les économistes Pas de transition verte

voudraient mettre en œuvre des
politiques efficaces mais comple­
xes, et ce d’autant plus que leur
effet sera différé dans le temps.
sans croissance
sont-ils si peu écoutés ?
Sous la contrainte de réélection,
les élus ne peuvent mettre en

œuvre des réformes qui sont
socialement bénéfiques à long
terme, mais coûteuses à court
terme. Cela explique la difficulté
Manque de culture économique et court­termisme électoral expliquent qu’ils ont à traiter de problèmes
tel que le financement des retrai­
le désintérêt du politique pour l’expertise scientifique, selon l’économiste tes, la dette publique ou le ré­
chauffement climatique. Ils anti­
cipent que les réformes visant à
L
a transition énergétique va néces­
siter une hausse considérable de
l’investissement. Production et
stockage d’énergie renouvelable, Patrick Artus est
construction de réseaux électriques in­ conseiller économi-
telligents, décarbonation de l’industrie que de la banque
et des transports, rénovation thermique Natixis et membre
des bâtiments et des logements… Le be­ du Cercle des

A
lors que la liste des candi­
dats à la présidentielle de
2022 s’affine, peu d’entre
eux s’appuieront sur le
travail des économistes pour
construire leur programme. C’est
dommage car, contrairement
aux idées reçues, nos présidents
ont tendance à les appliquer. Leur
contenu économique engage
donc notre future prospérité.
Pourquoi les économistes sont­
ils si peu écoutés ? La première rai­
son est le déficit de culture écono­
mique. Cette discipline n’étant pas
obligatoire à l’école, sauf dans
quelques filières, l’écrasante
majorité des Français n’en a
jamais fait, ce qui pèse lour­
dement dans le débat public.
Il suffit, pour s’en convaincre, de
considérer l’exemple du chômage.
Le fait de n’avoir jamais fait d’éco­
nomie conduit à une vision stati­
que du monde. L’emploi, et de ma­
nière plus générale l’économie,
est envisagé comme un gâteau de
taille fixe. Pour résoudre le pro­
blème du chômage, il suffirait de
faire des parts plus petites. C’est la
logique qui sous­tend la réforme
des 35 heures : si tout le monde
travaille un peu moins, tout le
monde aura du travail. Les partis
d’extrême droite argumentent,
quant à eux, qu’il suffit d’enlever
des travailleurs, en l’occurrence
des immigrés, pour libérer des
places pour les Français et donc
résorber le chômage.
Ces raisonnements séduisent
les électeurs, car, à défaut d’être
juste, ils ont le mérite d’être sim­
ples. Ils s’appuient sur le sens
commun et l’intuition sensible, ce
qui est rarement utile pour com­
prendre un système complexe,
que ce dernier soit physique, bio­
logique ou social. Et de fait, ni la
mise en place de politiques de
plus en plus restrictives en ma­
tière d’immigration économique
ni la diminution du temps de tra­
vail n’ont contribué à résorber le
chômage. Selon les estimations
optimistes, le « partage du temps
de travail » aurait permis de créer
au plus 350 000 emplois, alors
que des études récentes traitant
de manière plus rigoureuse des
problèmes d’endogénéité ne trou­
vent aucun effet sur le chômage.
Un système économique mo­
derne est un système dynamique :
l’économie mondiale connaît une
croissance soutenue depuis 1945.
Cela se traduit concrètement par
des innovations, ou encore par un
allongement de l’espérance de vie
et une hausse du niveau moyen
d’éducation. En matière d’infor­
mation et de communication,
LES RAISONNEMENTS
QUI SÉDUISENT
LES ÉLECTEURS ONT
LE MÉRITE D’ÊTRE
SIMPLES, À DÉFAUT
D’ÊTRE JUSTES
nous jouissons par exemple d’In­
ternet et de la téléphonie mobile,
alors que nos parents devaient se
contenter d’une chaîne de télévi­
sion unique et d’une ligne de télé­
phonie fixe. Ignorer la nature in­
trinsèquement dynamique du
système économique conduit à
des erreurs.
Confusion générale
Ainsi, la réforme des 35 heures et
les politiques migratoires restric­
tives successives ont affaibli notre
croissance, ce qui a été défavo­
rable à l’emploi. La première en
renchérissant le coût du travail et
en désorganisant la production
dans de nombreux secteurs, par
exemple à l’hôpital, la seconde en
privant la France du dynamisme
apportée par l’immigration de tra­
vail, notamment qualifiée, en ma­
tière de création d’entreprises,
d’innovations et de ponts dans la
mondialisation. David Card, Prix
Nobel d’économie 2021, a été ainsi
un des premiers, en exploitant
l’exode de Mariel, à montrer l’im­
pact contre­intuitif de l’immigra­
tion sur l’emploi, via la croissance.
Le deuxième obstacle à la prise
en compte du travail des écono­
mistes est, paradoxalement, la
pression démocratique. Si les en­
treprises ont des clients, les res­
ponsables politiques ont des élec­
teurs, qui n’aiment ni les déci­
sions absconses ni les arguments
d’autorité. Les mouvements po­
pulistes l’ont bien compris : pour
chaque problème économique
complexe, ils proposent une
solution claire, simple et fausse.
améliorer le bien­être général
vont prendre trop de temps, rui­
nant leurs chances d’être réélus.
Finalement, au déficit de culture
économique et au court­ter­
misme, se rajoute la déréglemen­
tation du marché de l’informa­
tion. La recherche avance grâce
aux controverses entre scientifi­
ques qui, normalement, se rè­
glent à coups d’articles savants
dans des revues spécialisées. Lors­
qu’une idée erronée émerge, le
processus de validation par les
pairs est censé la bloquer. Internet
et les réseaux sociaux ont changé
cela. Toutes les idées y sont en
concurrence, sans aucun filtre ni
processus de validation. Il est dif­
ficile pour un néophyte de trier ce
qui relève du consensus scienti­
fique et d’élucubrations farfelues.
Le fait qu’il y ait des crises rajoute
à la confusion générale. Pour
certains, c’est la preuve de l’in­
compétence des économistes,
voire de leur culpabilité.
Or les économistes ne sont pas
les architectes du système éco­
nomique mondial. Plus hum­
blement, ils l’étudient. Leur tra­
vail vise à promouvoir des politi­
ques publiques favorables à la
croissance et à la stabilité, et,
quand il y a une crise, des
moyens pour y remédier. 
Emmanuelle Auriol est pro-
fesseure à l’Ecole d’économie
de Toulouse et membre
du Cercle des économistes
soin d’investissement brut supplémen­ économistes
taire est évalué à 4 % ou 5 % du produit
intérieur brut (PIB) mondial chaque an­
née pendant trente ans. Mais dans le même temps, les investis­
sements dans les énergies fossiles vont diminuer, comme c’est
déjà le cas : le besoin d’investissement net supplémentaire
serait alors de l’ordre de 3 à 4 points de PIB.
Cet énorme effort d’investissement ne sera possible que si
certaines conditions macroéconomiques sont réunies. Tout
d’abord, il faudrait que les taux d’intérêt restent bas. Les inves­
tissements nécessaires à la transition énergétique ont des ren­
tabilités financières faibles ; leur efficacité vient des bénéfices
qu’ils apportent (réduction des émissions de CO2), mais pas de
leur rentabilité financière pure. Tant que les taux d’intérêt sont
bas, ces investissements sont finançables. Mais ce n’est plus le
cas si les taux d’intérêt remontent.
Second point, si l’investissement augmentait durablement de
3 à 4 points de PIB et si le PIB restait inchangé, cela signifierait
que la consommation diminue durablement de 3 à 4 points de
PIB, le PIB se partageant entre investissement et consomma­
tion. Or, dans un premier temps, le PIB potentiel (celui qu’on
peut réaliser avec le capital et la population active existants) va
plutôt diminuer qu’augmenter. En effet, la transition énergé­
tique va d’abord détruire du capital et les emplois liés à ce capi­
tal (dans les énergies fossiles, la production de biens intermé­
diaires gros consommateurs d’énergies fossiles, la production
de voitures thermiques, etc.).
S’il n’y a pas de hausse globale du PIB, la baisse de la consom­
mation touchera les ménages les plus modestes et, si on veut
aider ces derniers, elle sera encore plus forte pour les classes
moyennes. Cette baisse peut intervenir soit parce que les ména­
ges épargnent davantage pour investir dans la transition énergé­
tique (rénovation des logements, acquisition en commun d’ins­
tallations d’électricité verte…), soit parce que l’Etat finance par
une hausse d’impôts les investissements nécessaires.
Evolutions favorables
On voit donc la nécessité de disposer de davantage de revenu,
donc de croissance. Pour éviter que la hausse de l’investissement
se traduise par une baisse de la consommation, il faut donc plus
de croissance, non pas à court terme mais sur le long terme, une
croissance potentielle, puisque l’effort d’investissement devra se
prolonger pendant trente ans.
Dans le cas de la France, un obstacle important à une hausse
de la croissance potentielle est la faiblesse du taux d’emploi : la
proportion de la population en âge de travailler qui a un emploi
est de 66 %, contre 76 % en Allemagne ou 83 % en Suède. Les
comparaisons internationales mon­

Xavier Jaravel Comment peser sur le débat

Pour le lauréat du Prix
du meilleur jeune économiste
2021, les économistes peuvent
influer sur les programmes
politiques par la diffusion
de leurs recherches,
la collaboration avec l’Etat et
la pédagogie dans les médias
Cette recherche est un travail collectif, gra­
duel et itératif. De l’idée à la publication dans
une grande revue internationale, un article
prend souvent au moins cinq ans ! C’est au
prix de ce travail de fourmi, loin des feux de
la rampe, que le savoir progresse et, in fine,
irrigue les politiques publiques. Comme
disait l’économiste britannique John May­
nard Keynes (1883­1946) : « Les hommes
politiques sont les esclaves inconscients d’une
poignée d’économistes défunts. »
Des carrés et des ronds
Deuxième levier : le travail main dans la main
deur, en expliquant ce qui fait consensus, mais
aussi ce qui reste incertain, les économistes
jouent un rôle fondamental pour structurer
le débat public. Chaque citoyen peut alors se
forger ses convictions, en partant des faits.
Ce n’est pas là chose aisée, car il faut savoir ré­
sister à la tentation d’utiliser son aura universi­
taire pour servir ses convictions politiques.
Trop souvent, les économistes se placent dans
la posture du prophète plutôt que du pédago­
gue. Tout récemment, certains ont ainsi pro­
posé une annulation de la dette de la France
ou de l’Union européenne – une proposition
extrême qui est certes gage de visibilité média­
LE BESOIN trent l’impact négatif sur le taux
d’emploi de la faiblesse des com­
D’INVESTISSEMENT pétences de la population active
d’une part, du niveau élevé de cer­
BRUT tains impôts sur les entreprises (co­
SUPPLÉMENTAIRE tisations sociales, impôts de produc­
tion) d’autre part.
EST ÉVALUÉ À 4 % La faiblesse des qualifications
(clairement montrée par l’enquête
OU 5 % DU PRODUIT de l’OCDE sur « l’évaluation des
INTÉRIEUR BRUT compétences des adultes ») est aussi
la cause du niveau très élevé des iné­
MONDIAL CHAQUE galités de revenu avant redistri­
bution. Les importantes politi­
ANNÉE PENDANT ques redistributives mises en place
TRENTE ANS permettent que les inégalités après
redistribution soient plus faibles
en France qu’ailleurs. Mais elles
sont en grande partie financées par les impôts des entrepri­
ses qui réduisent le taux d’emploi, ce qui conduit à un taux

P
our peser sur le débat politique, les éco­
nomistes universitaires disposent de
trois principaux leviers. Premier levier :
les travaux de recherche, qui consti­
tuent une approche indirecte mais très puis­
sante à long terme pour orienter les décisions.
En effet, la recherche développe des outils et
obtient des résultats qui structurent les politi­
ques économiques pour des décennies. A cet
égard, la discipline a produit deux contri­
butions fondamentales au cours des soixante
dernières années : d’une part, la théorie de
l’équilibre général a montré comment les
comportements individuels se combinent et
s’agrègent au niveau macroéconomique ;
d’autre part, depuis les années 1990, le tour­
nant empirique de la discipline a montré com­
ment estimer l’effet causal des politiques pu­
bliques sur l’économie. La science économique
vit aujourd’hui un nouveau tournant grâce à
la disponibilité croissante de microdonnées à
l’échelle planétaire (décisions de consom­
mation mesurées en temps réel, etc.). Celles­ci
permettent de répondre à des questions
macroéconomiques et, ainsi, de renouveler le
diagnostic et les propositions de politiques pu­
bliques sur tous les grands sujets : croissance,
inflation, innovation, mondialisation, etc.
avec les administrations, par lequel les écono­
mistes contribuent concrètement à la concep­
tion et à l’évaluation des politiques publiques.
La France est clairement en retard sur ses voi­
sins, comme l’Allemagne, ou sur les Etats­Unis.
En France, l’administration regarde trop sou­
vent les universitaires comme des professeurs
Nimbus, tandis que les universitaires jugent
trop souvent le travail de l’administration
comme insuffisamment rigoureux. Rien n’est
pourtant plus faux, et il y a beaucoup à gagner
en renforçant ces liens. Cela suppose un chan­
gement de culture, qui prendra du temps. Mais
les progrès ont d’ores et déjà commencé, en
témoignent la nomination d’Agnès Benassy­
Quéré comme chef économiste du Trésor, les
travaux du Conseil d’analyse économique
(sous la direction de Philippe Martin) et de
l’Institut des politiques publiques (sollicité par
les administrations pour des travaux d’évalua­
tion, sous l’égide d’Antoine Bozio), ainsi que le
recrutement régulier d’économistes universi­
taires à l’inspection générale des finances.
Troisième levier : le débat public. A l’heure
des réseaux sociaux et des fausses informa­
tions, les économistes universitaires doivent
faire œuvre de pédagogie pour aider chacun à
identifier et à hiérarchiser les grands enjeux
économiques. En donnant les ordres de gran­
tique mais qui n’est fondée sur aucune publi­
cation universitaire quant à ses conséquences.
Il faudrait plutôt identifier les sujets bien
documentés qui devraient être des priorités
mais restent des angles morts. Par exemple, les
médias et les candidats à la fonction suprême
ne parlent quasiment pas du défi qui devrait
être le sujet numéro un de la présidentielle : le
déclassement éducatif de la France.
Pour aller plus loin que leurs aînés, les éco­
nomistes de la nouvelle génération doivent se
saisir à plein de ces trois leviers. Un quatrième
pourrait inspirer les intrépides : l’engagement
politique en tant que tel. Les exemples sont là,
de Raymond Barre – qui aimait à se définir
comme « un homme carré dans un corps
rond » – à Jean­Noël Barrot – jeune universi­
taire au Massachusetts Institute of Techno­
logy devenu député MoDem, et qui a créé à
l’Assemblée nationale l’initiative du « Prin­
temps de l’évaluation ». 
Xavier Jaravel est professeur à la London
School of Economics et lauréat du Prix
du meilleur jeune économiste 2021
d’épargne encore plus faible…
Une politique économique adaptée à la perspective de la transi­
tion énergétique devrait par conséquent consacrer énormément
d’efforts à l’amélioration des compétences (dans le système édu­
catif et le système de formation professionnelle). Certaines évo­
lutions favorables commencent d’ailleurs à apparaître : la pro­
portion de jeunes déscolarisés et sans emploi est en baisse, le
nombre de jeunes en apprentissage et l’utilisation du compte
personnel de formation sont en hausse. Une hausse des compé­
tences permettrait celle du taux d’emploi, donc celle de la pro­
duction potentielle, ce qui permettrait d’accroître l’investis­
sement nécessaire à la transition énergétique sans avoir à faire
reculer la consommation. La transition énergétique nécessiterait
donc de la croissance, plutôt que de la décroissance.
Cette proposition peut être critiquée, de deux manières. Tout
d’abord, on peut considérer que faire reculer la consommation
au profit des investissements de la transition, que sortir du
consumérisme, est une bonne chose. Le problème est que,
étant donné la taille du besoin d’investissement (3 à 4 points de
PIB chaque année, on l’a dit), le recul de la consommation serait
violent, y compris pour toutes les classes moyennes.
Ensuite, on pourrait renoncer à une partie de ces investis­
sements. Si on accepte une trajectoire de recul du PIB, il est
en effet moins nécessaire d’investir dans la transition, puis­
que la décroissance réduit les émissions de CO2. Mais il existe
néanmoins une stratégie qui, en France, permettrait de réaliser
les investissements nécessaires sans réduire la consomma­
tion : celle qui viserait une croissance des compétences et une
croissance du taux d’emploi. 
 0123
32 | idées DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

Les documentaires informent, éveillent et

émancipent, comment le CSA a-t-il pu les sacrifier ?
A
Après l’accord entre près deux ans d’un immense ef­
fort, tant au niveau national
le Conseil supérieur de qu’européen, devant amener les
l’audiovisuel et les plates­formes de SVOD américai­
nes (Amazon Prime Video, Disney+ et
services de vidéos à la Netflix) à contribuer à la création fran­
demande (Netflix, çaise, le Conseil supérieur de l’audiovi­
suel (CSA) a choisi de conclure, dans la
Amazon, Disney+, précipitation, des conventions avec cel­
Apple TV) sur les­ci en écartant les créateurs et leurs
représentants. Un des aspects essentiels
le financement de de ces négociations portait sur la ques­
la création, près de tion de la diversité de la création indé­
pendante. Inscrite dans le décret SMAD
cent producteurs (relatif aux services de médias audiovi­
et réalisateurs disent leur suels à la demande), qui régit les obliga­
tions d’investissement de ces plates­for­
colère face à la part mes en France, cette disposition devait
dérisoire accordée permettre d’en flécher une partie vers
d’autres genres que la fiction.
à la non­fiction Respecter la diversité de la création in­
dépendante, c’est s’assurer d’une plura­
lité des points de vue et des sensibilités.
Aucun genre n’incarne mieux cette pré­
occupation que le documentaire.
Pour les professionnels, l’enjeu était de
taille. Dans un environnement écono­
mique qui ne cesse de se dégrader, les
plates­formes apparaissent en effet
comme le seul relais de croissance d’une
filière à bout de souffle. Croissance
économique bien sûr, mais aussi artisti­
que, les plates­formes ayant révolu­
tionné les codes du genre documentaire
et son attractivité.
Depuis le choc Making a Murderer
[thriller documentaire de Laura Ricciardi
et Moira Demos diffusé sur Netflix entre
2015 et 2018], un nouveau public s’est
ouvert au réel et va chercher de nouvel­
les formes de récits, devenues la marque
de fabrique de ces plates­formes. Le do­
cumentaire est ainsi un marqueur de
leur offre, certaines séries devenant
même de véritables succès mondiaux,
comme Wild Wild Country (2018), de Jay
et Mark Duplass, Notre Planète (2019), de
David Attenborough, ou Formula 1. Pilo­
tes de leur destin, par exemple.
Progressivement, des séries françaises
ont fait leur apparition sur Netflix
comme Gregory, de Gilles Marchand
(2019), 13 novembre : Fluctuat Nec
Mergitur (2018) de Jules et Gédéon
Naudet, ou le récent Les Rois de
l’arnaque, de Guillaume Nicloux, dé­
montrant avec brio que notre filière
dispose du savoir­faire et des talents lui
permettant de faire entendre sa voix.
Amazon a suivi en lançant la série
Montre jamais ça à personne, de Clément
Contentin, et on attend celle de Disney+
sur le chanteur Soprano.
Les planètes s’alignaient et il ne restait
plus au CSA qu’à consolider une évolu­
tion permettant aux documentaires fran­
çais d’accompagner cet essor, et d’y jouer
CES FILMS SONT
PARMI LES
REMPARTS CONTRE
LES MENACES
QUI PÈSENT
SUR NOTRE
DÉMOCRATIE
leur partition. Las ! Le Conseil supérieur
de l’audiovisuel (CSA) a révélé, le 9 décem­
bre, les termes de l’accord. Pour la filière
documentaire, les chiffres sont ef­
frayants : en 2022, Netflix devra allouer au
minimum 0,6 % de ses investissements
audiovisuels dans le documentaire,
Disney+ 1,5 % et Amazon 0,9 %.
Mépris et désinvolture
Faisons le calcul : sur les 250 millions
d’euros estimés que devront investir les
plates­formes en 2022, le CSA a obtenu
qu’elles en consacrent une moyenne de
1,2 % au minimum aux documentaires,
soit moins de 3 millions d’euros.
Devant autant de mépris et de désin­
volture face à un secteur fort de plu­
sieurs centaines d’entreprises créatives,
les mots manquent pour évoquer la stu­
péfaction de l’ensemble des auteurs, des
réalisateurs et des producteurs de
documentaires. Comment le documen­
taire a­t­il pu ainsi être sacrifié ? Les
documentaires rassemblent, décryptent,
informent, éveillent et émancipent. En
ces temps troublés, ne sont­ils pas un des
remparts contre les menaces qui pèsent
sur notre démocratie ?
Ce n’est pas la première fois malheu­
reusement que le CSA manque son
rendez­vous avec une filière qu’il doit
pourtant protéger. Depuis plusieurs
années, le documentaire de création est
en recul sur l’ensemble des chaînes,
malgré des engagements que le CSA est
censé contrôler. Or le gendarme regarde
passer les trains, comptabilisant maga­
zines et reportages dans des quotas
documentaires dont il peine visiblement
à comprendre la spécificité. « Faut qu’on
revoie les bases », dirait Orelsan. 
Premiers signataires : Thomas
Anargyros, président de Mediawan
Studio ; Loïc Bouchet, producteur,
Les Bons Clients ; Patricia Boutinard
Rouelle, productrice, Nilaya Produc-
tions ; Stéphane Bentura, réalisateur ;
Iris Bucher, PDG de Quad Drama ;
Manuel Catteau, président de ZED ;
Franck Calderon, producteur, UGC
Fiction ; Emmanuel Chain, président
d’Eléphant ; Gaëlle Cholet, productrice,
Eléphant ; Fabrice Coat, président de
Program 33 ; Isabelle Degeorges, direc-
trice de Gaumont Télévision ; Jérôme
Espla, réalisateur ; Blanche Finger,
réalisatrice ; Blanche Guichou, produc-
trice, Agat Films Ex Nihilo ; Simone
Harari Baulieu, présidente d’Efferves-
cence ; Yves Jeuland, réalisateur ;
William Karel, réalisateur ; Gaël
Leiblang, producteur, associé Eléphant ;
Virginie Linhart, autrice-réalisatrice ;
Odile McDonald, productrice, Wildcats
Productions ; Olivier Mille, producteur,
Artline ; Stéphane Millière, président de
Gédéon Media Group ; Sébastien
Pavard, producteur, DEMD ; Christian
Popp, producteur, Yuzu Productions ;
Pierre Toury, réalisateur ; Guillaume
Renouil, producteur, Eléphant ; Harold
Valentin, producteur, Mother Produc-
tion ; Edouard de Vésinne, producteur,
Incognita ; Antoine Vitkine, réalisateur ;
Karina Si Ahmed, productrice,
Hauteville Productions ; Fabienne
Servan-Schreiber, présidente de
Cinétévé ; Caroline Solanillas,
productrice, En Voiture Simone.
Liste complète sur Lemonde.fr

Mike Adamson et Philippe Da Costa La responsabilité partagée

de l’accueil des réfugiés constitue le seul horizon désirable
Après le drame survenu à Calais, où 27 personnes ont péri en tentant de rejoindre le Royaume­Uni, les dirigeants des Croix­Rouge britannique et
française appellent à reprendre les discussions sur les politiques d’asile et d’immigration afin d’aboutir à des règles claires qui protègent et qui sauvent

L
e 24 novembre, 27 femmes,
hommes et enfants tentant
de rejoindre le Royaume­
Uni depuis Calais (Pas­de­
Calais) sont morts noyés dans
la Manche. Ce drame, au triste
record depuis 2018, est un coup
supplémentaire porté à notre
commune humanité. Aucun pays
ne peut à lui seul résoudre cet
enjeu global et complexe. Mais,
en ce moment même, alors que
nous avons besoin que les Etats
travaillent ensemble, il semble
que les portes se ferment. Parce
que personne ne souhaite voir
une nouvelle tragédie se pro­
duire dans la Manche, les gouver­
nements français et britannique
doivent travailler de concert et
maintenir les opérations de re­
cherche et de sauvetage en mer
pour sauver des vies.
Les Croix­Rouge française et bri­
tannique, membres fondateurs
du plus grand mouvement huma­
nitaire mondial, partagent la
conviction qu’une réponse basée
sur la solidarité et la responsabi­
lité partagée de l’accueil constitue
le seul horizon désirable. Chacun
doit y prendre sa part. Par consé­
quent, nous accomplissons notre
devoir au secours de ceux qui
risquent tout pour un autre des­
tin, et ce de façon incondition­
nelle. Chaque jour, nos bénévoles
et salariés, depuis des années,
viennent en aide aux personnes
exilées à la frontière franco­bri­
tannique aux côtés de nombreu­
ses autres associations et d’habi­
tants dont la volonté ne faiblit pas.
Notre espace humanitaire doit
être préservé pour nous permet­
tre d’intervenir au service des
voyageurs de cette terrible odys­
sée, qui, après avoir souvent fui le
pire chez eux, suivent une route
pavée de dangers et d’insécurité.
Ceux qui l’empruntent peinent à
répondre à leurs besoins de base :
accès à l’hygiène, à l’eau potable,
aux soins… Leur parcours est ja­
lonné de passeurs et de trafi­
quants dont la misère est le fond
de commerce. Surtout, leur par­
cours d’exil se présente bien sou­
vent comme un processus de
déshumanisation, qui anéantit
leur vie dans sa dimension bio­
graphique. Etre en vie sans se
sentir vivant.
D’autres périssent dans ce péri­
ple. Aussi, sur le littoral, des deux
côtés de la Manche, les équipes
de rétablissement des liens fami­
liaux participent à l’identification
des dépouilles, accompagnent les
familles de personnes décédées,
aux côtés des autorités, et per­
mettent aux vivants de maintenir
le contact avec leurs proches.
Nous travaillons à la mise en
place de points d’accueil adaptés
pour répondre à l’urgence huma­
nitaire, apporter l’accès aux pre­
miers soins, à l’information, et
aux dispositifs de protection de
l’enfance. Notre coopération n’a
qu’un but : qui qu’ils soient, d’où
qu’ils partent et où qu’ils aillent,
l’entraide doit être présente à cha­
que étape du chemin des exilés.
Douleurs continues
Pour répondre à ce drame
humanitaire, deux enjeux doi­
vent nous guider : une réponse
humanitaire avec les populations
locales à la hauteur des détresses
et des souffrances des exilés et
une législation internationale
plus protectrice. Sur le terrain,
aucune solution pérenne ne
saurait s’envisager sans associer
les habitants. Ces populations
locales, nous les avons interro­
gées à l’occasion d’une enquête
d’opinion. Qu’ils habitent en
France (Nord et Pas­de­Calais) ou
au Royaume­Uni (Kent, Sussex de
l’Ouest, Sussex de l’Est), ceux­ci
ont en commun d’être profondé­
ment heurtés par la séparation
des enfants migrants de leurs
parents (72 % en France, 78 % au
Royaume­Uni) mais aussi par les
décès en mer (69 % en France,
75 % au Royaume­Uni). Ils sont
aussi majoritaires à être prêts à
venir en aide à une personne mi­
grante en danger (79 % en France
et 88 % au Royaume­Uni). Ils ont
également exprimé, à travers ce
sondage, leur tiraillement entre
compassion et rejet, à l’évocation
de ces douleurs continues, vingt
ans après la fermeture du camp
de Sangatte (Pas­de­Calais). Dès
lors, nous devons continuer à
agir auprès des populations loca­
les pour favoriser l’hospitalité et
la perception des bénéfices de
l’accueil.
Le second enjeu est celui de po­
litiques publiques plus concrètes,
NOUS DEVONS
COMPRENDRE
QUELLES SONT
LES RÉALITÉS
QUI POUSSENT
LES EXILÉS
À PRENDRE TOUS
LES RISQUES POUR
PLUS DE SÉCURITÉ
d’une législation plus protectrice.
Les personnes fuyant les conflits
et les persécutions doivent pou­
voir accéder aux systèmes de de­
mande d’asile des deux côtés de
la Manche. Les discussions en vue
de construire un accord pour des
itinéraires sûrs et légaux doivent
continuer, mais surtout, ils doi­
vent aboutir à la mise en place de
politiques publiques claires qui
protègent et qui sauvent des vies.
Ces discussions ne peuvent pas­
ser sous silence la question des
pays de départ afin de réduire ces
périples dangereux vers l’Europe.
Nous devons ainsi comprendre
quelles sont les réalités qui pous­
sent les exilés à prendre tous les
risques pour plus de sécurité.
L’une d’elles est l’absence d’op­
tions plus sûres pour accéder à
des pays susceptibles d’offrir une
protection. Ces discussions doi­
vent aussi permettre aux person­
nes en quête de sécurité d’accé­
der à la procédure d’asile du
Royaume­Uni depuis la France ou
tout autre pays européen, et no­
tamment aux fins du regroupe­
ment familial, lorsque le Royau­
me­Uni est impliqué.
En tout état de cause, la sortie de
crise ne sera possible que par une
coopération internationale ren­
forcée des deux rives. Le premier
Forum humanitaire européen, qui
se tiendra en janvier 2022,
conjointement organisé par la
Commission européenne et la
France dans le cadre de sa future
présidence du Conseil de l’Union
européenne, est le rendez­vous de
l’humanité avec elle­même. Pour
répondre au drame humanitaire
qui se déroule sous nos yeux,
pour que les discussions sur l’asile
et l’immigration ne se tiennent
que dans l’ambition partagée du
respect de la dignité humaine. De
toutes les routes qui s’offrent dé­
sormais à nous, c’est le chemin de
l’humanité qu’il faut retrouver. 
Mike Adamson est directeur
général de la Croix-Rouge
britannique. Il fait partie
du Comité consultatif sur les
droits de l’homme auprès
du ministre des affaires étran-
gères britannique
Philippe Da Costa est
président de la Croix-Rouge
française. Il est également
secrétaire du Conseil économi-
que, social et environnemental
et président du conseil scienti-
fique et d’orientation de l’Insti-
tut national de la jeunesse et
de l’éducation populaire
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
HUMANITÉS | CHRONIQUE
par phi l ip pe b e r nar d
La nostalgie
au service de la haine
C’
était mieux avant ».
Vraiment ? Des mi­
neurs mouraient de
silicose, des femmes
succombaient entre les mains de
« faiseuses d’anges », on enfer­
mait des malades mentaux, le
journal télévisé était conçu au mi­
nistère de l’information et les usi­
nes crachaient fumées et déchets
sans émouvoir personne. Les ba­
by­boomers le savent parfaite­
ment : la croissance flamboyante
des « trente glorieuses » masquait
des réalités que personne n’accep­
terait aujourd’hui. Qui peut être
nostalgique d’un temps où les en­
fants d’ouvriers n’entraient pas en
classe de 6e ? Où la soumission des
femmes était la règle ? Où les im­
migrés s’entassaient dans des bi­
donvilles ? Où le téléphone était
un luxe et où les accidents de la
route tuaient chaque année l’équi­
valent d’une petite ville ? Voire du
temps où chaque jeune Français
passait les plus belles années de sa
vie à faire la guerre en Algérie ?
Et pourtant, le « c’était mieux
avant » s’annonce comme l’une
des ritournelles de la campagne
présidentielle 2022. Pour les can­
didats qui prétendent « sauver la
France », marteler que le pays est
au fond de l’abîme est un impéra­
tif. Ils pensent pouvoir exploiter
le « déclinisme » affiché par deux
Français sur trois dans les sonda­
ges. Après tout, l’élection de Do­
nald Trump ou le choix du Brexit
par les Britanniques résultent lar­
gement de discours promettant
le retour à un prétendu Age d’or.
A tout prix, il faudrait désor­
mais convaincre les électeurs que
la France du général de Gaulle ou
celle de Michel Sardou était un
pays heureux et prospère, un pa­
radis perdu qu’il s’agirait de re­
créer. Que les archives de l’INA et
les photos de nos vieux albums
reflètent une société insouciante,
où un emploi attendait chacun,
où les familles communiaient de­
vant leur poste de télé, où les pro­
fesseurs étaient considérés et la
France respectée dans le monde.
Embellir ce qui est révolu
Que chacun, au fil des ans, puisse
être enclin à se pencher sur des
épisodes de son passé n’a rien de
nouveau et s’explique parfaite­
ment. La « distorsion nostalgi­
que », qui consiste à embellir ce
qui est révolu par le jeu d’une mé­
moire sélective, est un phéno­
mène humain, constate Christo­
phe André. Le psychiatre opère
une distinction entre cette per­
ception subjective, émotionnelle
et la réalité historique, attestée
par les statistiques, qui veut que
le monde progresse dans tous les
domaines (santé, éducation,
paix), même si c’est avec des à­
coups et très inégalement.
Mais les discours politiques ac­
tuels induisant que « la France
n’est plus la France » ne visent
évidemment pas à entretenir la
nostalgie des pantalons à pattes
d’éléphant, du Formica ou du
tube de l’été 1970. Sous couvert de
« rétro » ou de « vintage », il s’agit
de diffuser le fantasme d’un pays
en voie de submersion par des
« vagues migratoires » incontrô­
lées et le mythe d’un pays heu­
reux avant l’arrivée des musul­
mans. Autrement dit, de faire de
LES RÉFÉRENCES
À UN PASSÉ MYTHIFIÉ
SE HEURTENT À LA
RÉALITÉ D’UNE FRANCE
DONT L’HISTOIRE
EST AUSSI FAITE
DE DRAMES OUBLIÉS
0123 | 33
L’ESPRIT
DE RÉSILIENCE
flambée des contaminations, le premier mité consultatif national d’éthique, le
CONTRE
LES VARIANTS
ministre britannique, Boris Jonhson, évo­
que un « raz de marée », déjà à l’œuvre. Le
président des Etats­Unis, Joe Biden, redoute
même jour, en faveur d’une vaccination
des enfants âgés de 5 à 11 ans, si leurs pa­
rents en font le choix, peut également pré­
« un hiver de maladie grave et de mort » pour
les personnes non vaccinées. Dans son
pays, la politisation de la pandémie a pro­
parer les esprits à une mesure qui permet­
trait de limiter encore un peu plus la circu­
lation du virus.
duit une tragique démonstration de la léta­ Certes, il reste encore des insuffisances à
lité de la désinformation sur la maladie. On combler, comme en matière de ventilation
LE « C’ÉTAIT MIEUX meurt trois fois plus dans les comtés qui des espaces fermés, notamment dans les
ont voté pour Donald Trump en 2020 que établissements scolaires, sans nier les obs­
AVANT » S’ANNONCE dans ceux qui ont adoubé le démocrate, tacles qui s’y opposent. De nombreux ges­
faute d’un niveau de vaccination suffisant. tes barrières, tel le port du masque, sont de­
COMME L’UNE Ce terrible constat rappelle aussi que la ri­ venus en revanche une part de nos existen­
poste s’est considérablement organisée de­ ces, et il faut sans réserve aucune louer
DES RITOURNELLES
DE LA CAMPAGNE
PRÉSIDENTIELLE
I l faudra donc vivre avec. Alors que dé­
butent les vacances de fin d’année, le
répit très attendu des fêtes de Noël et
du Nouvel An sera placé pour la deuxième
fois de suite sous le signe de la vigilance et
puis un an, avec les vaccins comme fers de
lance. A l’heure où les mesures d’endigue­
ment se multiplient en Europe, de l’Irlande
au Danemark, et où les pays restreignent
l’accès à leur territoire, l’esprit de responsa­
l’abnégation démontrée par nos compa­
triotes dans cette modeste mais décisive
forme de résistance au quotidien.
La clef du succès se trouve dans cette rési­
lience qui doit transcender les divisions et
des mesures de prévention. Les retrou­ bilité d’une écrasante majorité des Français les disputes. Elle n’est évidemment qu’un
ces derniers les boucs émissaires vailles familiales auxquelles la période est a permis pour l’instant d’éviter le retour de élément parmi des milliers d’autres,
des tensions nées des bouleverse­ propice devront s’adapter à la persistance mesures coercitives. comme le souligne l’inégalité de l’accès aux
ments technologiques et géopoli­ d’une pandémie qui alimente très naturel­ Le nombre de personnes toujours non vaccins dans le monde. On ne peut
tiques, en profitant des amplifica­ lement le sentiment d’une épreuve sans fin, vaccinées, environ 6 millions, justifie pour­ d’ailleurs que déplorer l’absurdité de la des­
teurs d’émotion que sont les ré­ sans horizon. Le pic de la cinquième vague tant les annonces faites à la sortie d’un con­ truction au Nigeria, au début du mois, de
seaux sociaux. n’est pas atteint que déjà pointe le variant seil de défense sanitaire par le premier mi­ plus de 1 million de doses, livrées trop tard
Le tour de passe­passe des char­ Omicron, sans que l’on puisse encore éta­ nistre, Jean Castex, vendredi 17 décembre. pour pouvoir être utilisées avant leur date
latans de la nostalgie, leur straté­ blir avec certitude son degré de dangerosité. Limiter au nom de l’intérêt général l’usage de péremption.
gie de la haine, suppose de passer La crainte d’une nouvelle submersion de du passe sanitaire aux personnes qui se Beaucoup reste à faire. La réponse à une
sous silence les exemples d’inté­ systèmes hospitaliers déjà durement sont fait vacciner ne peut qu’inciter les telle menace planétaire ne peut être que
gration réussie, de nier les atouts éprouvés est omniprésente et les mises en autres au recours à un geste simple qui mondiale, mais chacun, où qu’il se trouve,
que donne à la France sa diversité, garde lugubres se multiplient. Face à une peut sauver. La recommandation du Co­ peut y prendre sa part. 
de fermer les yeux sur les Fran­
çais qui, sans bruit, aident les ré­
fugiés à s’enraciner. Tout cela
pour mieux attiser les peurs nées
des attentats islamistes, pour es­
sentialiser des populations en
niant leur diversité, pour mieux
faire croire à la fable d’un pays en
guerre civile.
Quant aux références incessan­
tes à un passé mythifié dans une
prétendue pureté, elles heurtent
la réalité d’une France, grand pays
d’immigration depuis un siècle et
demi, dont l’histoire est aussi
faite de drames oubliés, bien
avant l’arrivée de migrants mu­
Quelles études
sulmans. Qui se souvient des
émeutes anti­italiennes d’Aigues­
Mortes, en 1893 ? De l’assassinat,
en 1932, du président Paul Dou­
après un Bac +3/4 ?
mer par un immigré russe ?
Dans un court manifeste, spiri­
LE SALON DES
tuel et convaincant, rédigé contre
les « grands­papas ronchons »,
l’historien et philosophe Michel
Serres énumère, exemples vécus
à l’appui, les mille exemples de la
MASTERS & MS
fausseté du poncif « c’était mieux
avant », expression qui fait le titre
de son livre (2017, éditions
Le Pommier). Il soutient que cha­
que grande césure historique,
comme celle que vit le monde ces
temps­ci (mondialisation, climat,
Internet) suppose un change­
ment de mode de pensée qui a un
coût. Plutôt que de ruminer le
passé, il appelle à « construire et
non à regretter ». « Le monde n’a
jamais cessé de changer, constate­
t­il. Tout le problème est d’accom­
pagner ce changement pour qu’il
débouche sur le meilleur. »
Cet optimisme de la volonté et
SAMEDI 29 JANVIER 2022
de l’action s’annonce comme un
marqueur central dans les débats
de la présidentielle, alors que le
Paris Event Center - Paris 19e
pessimisme et la tendance à enjo­
liver le passé ne touchent plus
seulement les seniors, mais les
jeunes, confrontés au chômage, à
la précarité, à la fracture urbaine
et aux inquiétudes climatiques.
Selon un sondage IFOP, alors que
46 % des 18­30 ans se déclaraient
« très heureux » en 1999, ils ne
sont plus que 19 % aujourd’hui, à
peu près comme en 1957.
Un tel volontarisme s’avère par­
ticulièrement nécessaire à l’heure
où se multiplient les discours qui
présentent l’exclusion des musul­
mans comme le remède à tous les
maux. Plutôt que de nier ou
d’euphémiser les tensions socia­
les et les violences liées à la multi­
plication des ghettos urbains et
de ses corollaires en matière
d’échec scolaire, de chômage, de
drogue et de perméabilité à la pro­
pagande islamiste, il s’agit d’affi­
cher ces enjeux à la fois sociaux,
urbanistiques, scolaires et sécuri­ INSCRIPTION GRATUITE
taires comme ultra­prioritaires
pour le prochain quinquennat. SAMS.GROUPELEMONDE.FR
Bref, d’esquisser un avenir envia­
ble et crédible, où la République
tient ses promesses, afin de sortir
du faux dilemme entre guerre ci­
vile et « bon vieux temps ». 
 5

JE UX CR ÉAT I FS
A la pièce
Des passionnés de Lego vendent,
en ligne, des figurines et briques
à l’unité. Un marché de niche
peu lucratif pour ces particuliers

C UI SI NE

Faites fêtes
Pour les cadeaux de cette fin
d’année, misez sur des recettes
à transmettre, des douceurs
maison ou des kits en bocaux
à confectionner vous­même

UN AP É RO AVEC …
Rebecca
Marder
Pour la pensionnaire de
la Comédie­Française de 26 ans,
un apéro ne vaudra jamais un
dîner. Va quand même pour un
diabolo, qu’elle sirote en retraçant
sa trajectoire fulgurante

Ici, c’est country

Chaque week-end
en France, des
salles des fêtes
prennent des airs
de saloon.
Dans l’Orne et
en Eure-et-Loir,
« L’Epoque » a
rencontré une
cavalerie country
hétérogène, qui
vient chercher
simplicité, égalité
et chaleur
humaine dans
ces danses venues
des Etats-Unis
RE PO RTAGE
2
CHA GONZALEZ POUR « LE MONDE »

D I MANCH E 1 9 - L U N DI 20 D É C EM B R E 202 1 C AHI E R D U « MO N DE » N O 2393 4 - NE P EU T ÊT R E V END U SÉ PA R É M ENT

2 0123
D IMA NCH E 19 - L U N D I 20 D É C E M BRE 202 1

Par Camille Bordenet

S
huffle arrière droite, shuffle
arrière gauche, trois pas en
avant, kick gauche… » Qui se
douterait, en longeant les
maisons ouvrières norman­
des qui frangent le village­
rue de Damigny (Orne) ce dimanche
bruineux de fin novembre, que Nashville
et les cordes de Johnny Cash vibrent là,
juste derrière la porte de la salle polyva­
lente Mazeline ? Sous les guirlandes de
REPORTAGE

drapeaux américains, talons et pointes

de santiags alignées rossent le parquet,
synchrones, au son de Hooked on
Country : « Seigneur, aie pitié de moi, je
suis accro à la musique country. » L’avant­
veille, à 120 kilomètres de là, ils étaient
une trentaine à honorer cette tradition
d’ouverture de bal, sous les boules à fa­
cettes du bar­discothèque 6 711 de Lèves

« La country, c’est la liberté »

(Eure­et­Loir). Même communion en
32 temps à Nœux­les­Mines, Palavas­les­
Flots, Drancy, Grésy­sur­Aix, Yvetot…
Recenser les flyers de bals
country en France sur le seul mois de
novembre – des dizaines par week­end,

Ils sont des milliers, partout

malgré des annulations récentes dues au
Covid – suffit à confirmer le succès enra­
ciné de cette danse. Ce depuis une ving­
taine d’années et malgré l’émergence
d’autres pratiques, comme la zumba.

en France, à être mordus

Tapez « danse country » sur Facebook et
YouTube : des centaines de clubs aux
noms évoquant le Far West – le Ten­
nessee Mockingbird (Villiers­en­Bières,
Seine­et­Marne), les Talons sauvages

de cette danse en ligne.

(Versailles), les Froggy Stomp (Boissise­
le­Roi, Seine­et­Marne) – s’échangent vi­
déos et PDF de chorégraphies dans diver­
ses langues, conseils, calent rendez­vous
de cours, de bals, du covoiturage…

Populaire, accessible à tous,

De quoi appuyer cette estimation
éloquente avancée dans La France sous
nos yeux (Seuil, 496 pages, 23 euros), de

« T’arrives là et,
direct, t’es plus
la femme de
elle permet à tous les âges
ménage ignorée,
t’es quelqu’un et horizons sociaux
d’autre,
l’égale de tout
le monde »
de se côtoyer et de faire
Jacqueline Touzoil, 57 ans

Jérôme Fourquet et Jean­Laurent Cas­

sely : 9 % de la population âgée de 18 ans
et plus aurait déjà pratiqué ou s’adonne­
rait à la danse country dans le cadre
d’une structure collective (d’après un
sondage IFOP, réalisé en 2019 et 2020
auprès d’un échantillon représentatif
de 6 076 personnes). S’il n’existe pas de
registre, les auteurs ont recensé, avant
le Covid, quelque 2 000 clubs et associa­
tions sur le territoire. Une véritable
greffe culturelle yankee pourtant pas­
sée sous les radars d’une autre partie du
pays. Car la cavalerie country s’est dé­
ployée à bas bruit, au­delà des métropo­
les et d’un certain élitisme culturel,
dans la France intercalaire des salles des
fêtes, des foyers ruraux, des MJC et des
zones commerciales.
corps, à l’heure où
les liens se distendent
Malgré la pluie et les passes sani­
taires, ils sont ainsi plus de quatre­vingt à
presser les portes de la salle polyvalente
de Damigny aux airs de saloon, ce diman­
che après­midi, à l’invitation du West Side
Country. Peut­être l’un des derniers bals,
craint­on, si de nouvelles restrictions
étaient annoncées. Six euros l’entrée,
50 centimes le cake, grandes tables sur les
côtés, fanions « Road 66 », cow­boys et In­
diens suspendus aux néons… La playlist
sur feuille A4 annonce le menu : Texas
Time, Doctor Doctor, The Harvester, etc.
Cinquante­sept danses, pour tous les ni­
veaux, jusqu’à la nuit tombée. Les noms
des clubs de chacun scintillent sur les tee­
shirts. Déjà, le rythme des guitares électri­
ques donne envie de s’embarquer sur le
grand parquet lustré.
En chaussons de danse, sans
autre tralala, les sœurs Balavoine, Régine
et Magali, et leur amie Véronique Sami­
rant, ne sont pas là pour faire semblant :
triple step, hitch, vine, croisés, déhanchés,
des pas déterminés cent fois répétés en
cours, à la maison, les joues bientôt em­
pourprées et le souffle court. Dix ans que
ce trio né de la country arpente les bals
pied au plancher : elles ont fait plus de
170 km depuis la Mayenne pour en être ;
55 km le précédent week­end pour un
autre. Leur truc à elles, c’est la line dance :
une variante sur des musiques moder­
nes comme Ed Sheeran. Ce qu’elles font
dans la vie ? Drôle de question. Chacun
vous le répètera : « Ici, on n’est pas trié par
rapport à notre métier, ce n’est pas un cri­
tère d’amitié », résume Véronique, 54 ans,
qui se dit animatrice de son club avant
d’être conseillère principale d’éducation.
Magali, 40 ans, est chef de projet en ges­
tion clinique, Régine, 55 ans, responsable
de production électronique, leur ami
Sandy Prunier, 39 ans – un tee­shirt dis­
tinctif : « He cow­boy, éco boy, homme
moderne à la conscience écologique » –,
employé de banque. Mais ils sont sur­ ça leur « fait quelque chose » à ces « deux
tout amis de la country. Blouses et costu­ vieilles branches » qui s’étaient rencon­
mes restent au vestiaire, déveines et trées au bal musette d’Essay, ici dans
complexes en bordure de piste… l’Orne, en 1981. Bruno a mis sa belle che­
« Tu laisses ta chasuble tachée de mise cow­boy, le club leur a prêté deux
javel, t’arrives là et, direct, t’es plus la chapeaux ; pour le reste des attributs, ils
femme de ménage ignorée, t’es quelqu’un attendront d’être sûrs avant d’investir.
d’autre, l’égale de tout le monde », dit D’un bal l’autre, les pistes voient
Jacqueline Touzoil, 57 ans, enjouement des couples se former. Ainsi de Franck et
communicatif. Son mari Bruno et elle se Corinne Védie, animateurs du West Side
sont motivés à s’inscrire il y a quelques Country : autant dire que la country fut à
semaines. « Pour faire enfin quelque
chose tous les deux et voir des gens »,
après « quarante ans de boulot­dodo », les
corps usés par la ligne d’abattoir dans le
froid, l’humidité et les levers à 3 heures
pour lui, les heures courbées et le Doli­
prane 1 000 chaque matin pour elle. Ils
appréhendaient « un côté snobinard » :
« Au contraire, y’a pas de fierté, pas de
rang, alors que t’as peut­être à côté de toi
un patron chez qui tu nettoierais », dit
Jacqueline. Ce premier dancing country,
 0123
DI MAN CHE 19 - LU NDI 20 DÉCEMBRE 202 1 3
Dimanche 21 novembre,
au bal country
de Damigny (Orne).
Sous les drapeaux
américains, les danseurs EN D ÉB U T DE LI G NE
sont en ligne et en rythme
pour le premier morceau.
Stetsons, ceinturons,
cow-boys et Indiens :
En France,
le Far West n’est pas loin.
Matteo Blin, 16 ans (photo
Disney a
du bas), participe à son
premier bal. CHA GONZALEZ
ouvert le bal
POUR « LE MONDE »

l’honneur de leur mariage. C’est elle,
aussi, qui a aidé la présidente du club,
Danièle Pilon, et son mari, Marcel, à « re­
vivre » après la perte de leur fille. Les
anciens disent y trou­
ver une occasion de
« faire marcher cibou­
lot et gambettes », mo­
tivés par les jeunes
comme Athénaïs Oli­
vier, 14 ans, « tombée
dedans » gamine lors
d’une démo au centre
social. Qu’importe que
ses copines aient des
cheveux blancs : « c’est
comme un autre
monde ici », dit celle
qui voudrait devenir
avocate dans le pénal.
Attablée en fond de
salle, la famille au
complet est venue la
regarder et passer le
dimanche, pour le plai­
sir de « cette am­
biance ». Celle des bals
populaires d’antan que
d’aucuns regrettent,
l’accordéon troqué
pour les cordes de
Willie Nelson, Alan
Jackson, Shania Twain,
Taylor Swift, et autres
mélopées héritières
d’un style métissé, sans
cesse enrichi, né de l’ar­
rivée de réfugiés euro­
péens dans les Appala­
ches au XVIIIe siècle.
En Eure­et­Loir,
bar­discothèque de Lè­
ves, vendredi, à l’invi­
tation de Francine et
André Balloir, des
Country Dancers 28.
Atmosphère de caba­
ret rétro cette fois der­
rière les rideaux empesés qui ourlent la
piste : lumière safranée, fauteuils clubs,
juke­box, éventails… Là encore, on
savoure, comme un remontant, des
retrouvailles que l’on sait fragiles en
période de reprise épidémique.
Ces vendredis de dancing, Béa­
trice Chaulieu, 59 ans, prend soin de pré­
parer le matin son personnage du soir
avant d’embaucher à la caisse du Carre­
four de la ZAC de Chartres, où elle tra­
vaille depuis vingt­cinq ans. C’est là
qu’elle avait fait sa première démonstra­
tion country avec ses collègues, dans la
galerie marchande, « une fierté ». Ce soir,
la Cendrillon country a revêtu une jupe à
franges et un chapeau perles et plumes,
« de la démerde de Noz [chaîne de déstoc­
kage], mais toujours une tenue diffé­
rente », coquetterie héritée de sa mère
qui fréquentait les bals militaires avec
son père major. Qu’on ne touche pas non
plus à ses horaires de caisse les jeudis de
cours country. Car si elle aime son boulot
et ses clients, « c’est dur », dit­elle en évo­
quant ces « 1 000 euros de prime Covid
pour avoir risqué notre vie », ceux qui
vous traitent d’incompétente et qui
plantent tout sur la caisse, les douleurs
des gestes mécaniques.
Une échappatoire, une thérapie,
une seconde famille : autant de mots qui
reviennent en reprenant son souffle et
une mousse. Dans le civil, ils sont avo­
cat, électricien, ingénieur informatique,
aide­soignante… Pas dit qu’ils se se­
raient côtoyés, sans la country. Ainsi de
la joyeuse paire de bal formée par Del­
phine de La Salle, 46 ans, professeure de
français en collège, amatrice de théâtre,
et la benjamine de son club, Chloé
Boitte, 23 ans, vendeuse dans un maga­
sin de chasse et pêche. Gilet à franges et
apportée cette danse
en ligne démocratique
sans prérequis, miroir
ni jugement, où l’on
« se fout de savoir à quoi
ressemble le voisin et s’il
fait bien comme il
faut ». Où les célibatai­
res et les veuves ne dé­
pendent pas d’un par­
tenaire pour s’amuser,
malgré tout « entou­
rées », même à un festi­
val rejoint seule au vo­
lant. Où « il arrive
même de voir deux
hommes danser ensem­
ble ». Les personnes en
fauteuil trouvent égale­
ment leur place. Dans
son collège, Delphine a
monté un club qui per­
met aussi aux élèves en
masse de boucles têtue, la jeune cow­girl situation de handicap de travailler mé­
s’est fâchée tôt avec l’école, préférant moire et motricité.
gagner sa vie. Elle aime la country, dé­ D’une frairie country l’autre, ces
couverte avec sa belle­mère, autant que valseurs bottés d’aujourd’hui dessinent
la chasse, qu’elle pratique avec son co­ une France discrète en quête de « chaleur
pain, conducteur d’engins. Elle déplore humaine », de rire et de douceur. « Quel­
que certains de son âge trouvent la pre­ que chose qui se perd, encore plus avec le
mière « un peu beauf ou pour les vieux », Covid », constate­t­on en évoquant les
lui préférant le rap, et qu’on attaque la liens distendus, ces vies « en no man’s
seconde « sans faire la part des choses ». land », les occasions de sortir devenues
Ça l’énerve « qu’on aide les jeunes qui ne rares dans les campagnes, comme les
font rien », alors que « d’autres bossent fêtes de village. Un besoin d’apparte­
mais doivent calculer tous les quatre ma­ nance du même ordre que celui exprimé
tins ». En colère, elle ne regarde pas son sur les ronds­points. Bruno et Jacqueline
pays de la même façon que Delphine et Touzoil avaient d’ailleurs endossé la cha­
quelle importance ? Ici, il n’est pas ques­ suble jaune fluo au tout début du mou­
tion d’isoloir mais de faire corps en vement, « avant que les syndicats et poli­
rythme, de partager « ce grand frisson ». tiques ne s’en mêlent ».
Le temps d’un bal, au moins. Chloé s’in­ Si les grandes villes comptent
terrompt net : c’est Desirable, il faut « ab­ leurs chapelets de clubs, la country – qui
solument » qu’elle la fasse. signifie « du pays, de campagne » – a
Delphine sourit en la regardant plus largement essaimé dans les zones
filer. Elle, « divorcée et heureuse », volon­ rurales et périurbaines, constituant un
tiers féministe, mère d’une fille du maillage très dense sur l’ensemble du
même âge, raconte cette liberté que lui a territoire. Une danse qui, si elle séduit un
C ÉL ÉBR ITÉ
Les Rusty Legs
Ils sont six, cinq hommes, une femme,
des voix de crooners et des guitares
vintage. Avec des centaines de concerts,
de bals et des festivals d’est en ouest, voilà
des années que les « jambes rouillées »
font danser la France de la country
public hétéro­
gène, « demeure
pratiquée sur­
tout dans les mi­
lieux populaires
et méconnue de
la France d’en
haut », consta­
tent les auteurs
de La France sous
nos yeux. « Oui
c’est une danse
populaire, l’anti­
“Danse avec les
stars”, on n’est
pas dans le critère scolaire de perfor­
mance. Mais ça ne veut pas dire que ce
n’est pas technique ou artistique, il se fait
de très belles choses », revendique Gérard
Simoncello, ex­président et fondateur de
la Fédération francophone de country et
line dance (FFCLD). Un écho à la crainte
que cette discipline puisse être déconsi­
dérée et caricaturée. Celle­ci s’est structu­
rée autour de deux fédérations, de forma­
tions, de chorégraphes professionnels, de
championnats, d’agrément ministériel…
La FFCLD et ses rencontres nationales
sont implantées à Issoudun (Indre), « en
plein cœur de la France », à l’image de « la
musique country qui puise ses origines
dans l’Amérique rurale ».
Certes, l’Amérique des bals
country n’est pas réelle, bercée par le wes­
tern et les playlists écoutées en boucle en
voiture – Dolly Parton, Hank Williams,
Loretta Lynn, Miranda Lambert… –, bras­
sant pêle­mêle l’imaginaire des gardiens
de troupeaux solitaires dans les plaines
rudes, des Indiens, d’Elvis, des bikers, de
Johnny… A l’image du folklore qui s’étale
sur les stands des vendeurs à l’entrée des
bals : boucle de ceinture Harley­David­
son, bolo­ties (cravates texanes) à tête de
buffle, colliers cactus, etc. La signification
du drapeau confédéré – très rarement
aperçu –, est soit méconnue, soit regret­
tée, jamais revendiquée. Certains partici­
pants invitent ainsi à distinguer la danse
des stéréotypes commerciaux de l’améri­
canisation, comme de certains symboles
controversés liés au passé esclavagiste et
à une culture proarmes.
L’Amérique de la country, la vraie,
Béatrice Chaulieu a économisé plus d’un
an pour se l’offrir. Un périple mémorable
avec son club : le « temple » Nashville et
« les orchestres à tue­tête », la maison du
King et le Musée national des droits ci­
viques à Memphis… « Ça changeait de
Chartres », s’esclaffe­t­elle. Pour d’autres,
ce rêve­là semble inabordable. « On y va
comment, à la nage ? », raille une tablée
de bal, espérant au moins que l’Ameri­
can Tours Festival 2022, à Tours donc,
pourra être maintenu cet été. A défaut
d’Amérique, la jeune Chloé Boitte se ré­
jouit d’un séjour organisé en Norman­
die dans un parc canadien, avec nuitée
en tipi, country, bisons et loups.
« La country, c’est la liberté, les
grands espaces, le rêve américain. C’est
comme une Harley sur la route 66, on peut
pas être indifférent quand on entend ça »,
s’enthousiasme Yohann Blin, 58 ans, con­
ducteur de cars scolaires en Normandie,
porté par des rêves de cylindrée et de che­
vauchées pour sa retraite. Ça fait marrer
son neveu Matteo, 16 ans, enrôlé par on­
cle et tante dans leur club des Cale­
ch’country d’Echauffour. Il paraît
que compter les pas et travailler sa coor­
dination l’aidera pour sa
dyslexie, dit­il. L’oncle et le
neveu semblent sortis
d’un Sergio Leone : stetson,
chemise, santiags à pointe
argentée ferrée d’un aigle.
Ne manque que le lasso.
Mais Matteo, lui, ne rêve
pas de conquête de l’Ouest.
Le garçon en CAP de pale­
frenier au lycée agricole a
déjà bien assez de ses ter­
res de haras. Le patron de
son écurie l’autorise même
à driver sur le sulky des
courses. Restait à maîtriser
les pas de stomp – la pose
du pied en tapant du talon.
E
n France, tout a com­
mencé dans un décor
de carton­pâte en 1992,
avec l’arrivée du parc Disney
à Marne­la­Vallée (Seine­et­
Marne) et du Billy Bob’s
Country Western Saloon,
une réplique du célèbre honky
tonk (bar où l’on écoute de
la musique et où l’on danse)
de la ville de Fort Worth, au
Texas. C’est là qu’un Améri­
cain, Robert Wanstreet – mort
en 2011 –, y popularise la
danse chorégraphiée. Succès
immédiat. Il fonde le premier
club – les Amis du Far West,
toujours actif à Paris – et
forme de nombreux anima­
teurs (on ne parle pas de pro­
fesseur dans le milieu) à tra­
vers le pays. L’été, ils sont ainsi
des milliers à convoler vers les
festivals – à Craponnes­sur­
Arzon (Haute­Loire), Tours…
Au­delà de la danse,
un écosystème country s’est
développé : structures hôteliè­
res, parc, croisières, etc. L’en­
gouement d’une partie de la
population française pour la
culture Far West s’illustre jus­
que dans le succès des Buffalo
Grill – rebaptisés depuis peu
« Napaqaro », pour « nappe à
carreaux » –, qui ont racheté
l’enseigne tricolore au toit
de chaume Courtepaille.
La country se danse
sur tous les types de musi­
ques du genre (cha­cha,
irlandaise, polka, West Coast
swing, two step, valse), cette
musique étant elle­même un
melting­pot d’influences : hill­
billy, cajun, honky tonk, blue­
grass… Pas d’improvisation,
puisque chaque danse corres­
pond à une chanson sur
laquelle elle a été chorégra­
phiée. Le principe : répéter
une choré séquencée en huit
temps face à un certain nom­
bre de murs. Il en existe des
milliers écrites dans le
monde. Elle se danse en ligne
et seul, ou bien en couple
(alors dite « partner »).
Avantage en temps de Covid :
pouvoir respecter la distancia­
tion et ne pas se toucher.
En France, les anima­
teurs des clubs de chaque
région se réunissent pour élire
des danses à intégrer dans
les cours et bals : les « pots
communs », offrant ainsi un
répertoire partagé. Les play­
lists sont diffusées en amont
des bals. La country line dance,
sur des musiques modernes,
connaît un succès croissant,
de même qu’une autre
variante : la catalan country
style. Au grand dam des puris­
tes qui ne jurent que par la
musique country. S’il n’existe
pas de diplôme d’Etat, la
National Teachers Association
propose une accréditation
et la Fédération francophone
de country et line dance,
une formation d’instructeur.
4 0123
DIMA NC HE 19 - LU N D I 20 D É C E MB RE 202 1
L A FRAN CE BUISSONNIÈ RE
Fière d’être bouchère
Frédéric Potet
Cette semaine, notre chroniqueur se rend
au centre de formation en boucherie de
Joué-lès-Tours, où exerce Stéphanie Hein, symbole
d’une profession en voie de féminisation
C
haque fois que les femmes arrivent en
masse dans une profession, la profession se
déconsidère, se prolétarise », proférait Eric
Zemmour, en 2006 déjà. On ne saurait que trop
conseiller au polémiste d’extrême droite de faire
la connaissance de Stéphanie Hein, 30 ans, for­
matrice au centre de formation d’apprentis (CFA)
de Joué­lès­Tours (Indre­et­Loire) en section bou­
cherie – son métier.
Existe­t­il activité plus masculine que
celle­ci, consistant à désosser, parer et découper
des quartiers de viande ? Détrompez­vous ! Le
métier se féminiserait à grands pas, d’après la
branche professionnelle, qui, sans pouvoir four­
nir de chiffres, constate une forte poussée en ce
sens dans les filières de formation. Membre de
l’équipe de France de la corporation, avec qui elle
a récemment gagné un tournoi européen, Sté­
phanie Hein est un symbole de mixité à elle
seule, version aloyau et épaule d’agneau.
« J’ai toujours aimé avoir les mains dans la
tripaille », raconte­t­elle au milieu des labos réfri­
gérés du CFA, où elle travaille depuis 2016. Le
virus l’a prise à l’âge de 12 ans, chez ses grands­
parents maternels, petits paysans à El Jadida, au
Maroc. Pas un été au bled ne se passait alors
sans que l’enfant abatte elle­même une volaille
– le couteau dans une main, les deux pieds
posés sur les ailes et les pattes de l’animal. Ses
parents, plus tard, veulent l’orienter vers « un
métier qui se fait au chaud et pas trop dur physi­
quement ». Elle opte
pour un BTS comptabi­
lité avant de prendre
conscience que « la
compta, c’est quand
même un peu statique ».
Changement de cap. Et
début des contrariétés.
Trouver une al­
ternance en boucherie,
« quand on est une de­
moiselle », n’est pas sim­
ple, à l’époque. Elle doit
envoyer 250 lettres de
ALE GIORGINI candidature avant de se
faire accepter par une
chaîne de supermar­
« J’ai toujours aimé chés, à Blois, ville où
elle a commencé un
avoir les mains CAP, qu’elle terminera,
deux ans plus tard,
dans la tripaille » comme major de pro­
motion. Son chemin
croisera ensuite celui
d’un certain nombre de « bouchers graveleux »
qui ne manqueront pas de lui dire qu’« une
femme a surtout sa place en cuisine », ou qui la
mettront au défi de retirer de son croc une cuisse
de bœuf – 70 kg au bas mot – pour la désosser en
deux temps trois mouvements. Un autre patron,
encore moins recommandable, lui donnera, tous
les matins, du « Bonjour sale Arabe, ça va ? ».
Mais Stéphanie Hein rencontrera, aussi, de
nombreux professionnels n’ayant cure du sexe ou
de l’origine de leurs employés, comme James
Doiseau, à Bléré (Indre­et­Loire), chez qui elle tra­
vaille, le week­end, en parallèle du CFA. « J’ai be­
soin d’être sur le terrain, j’aime le coup de feu du sa­
medi matin et demander à la petite dame ce qu’elle
a pensé de son rôti de bœuf servi la semaine précé­
dente », s’émeut­elle. A Bléré, la jeune bouchère a
longtemps confectionné des plats préparés qui
titillent encore les papilles locales, comme cette
cuisse de pintade au fromage de chèvre et cognac,
ou ce gigot d’agneau au beurre d’anchois.
L’aînée et seule fille d’une famille de qua­
tre enfants explique avoir appris « à ne pas se
laisser faire » dans ce milieu de manieurs de cou­
teaux et de forts en gueule. Les femmes y ont
toute leur place, assure­t­elle encore : « Elles n’ont
pas besoin qu’on leur répète dix fois les consignes
car elles assimilent tout très vite. Elles sont sérieu­
ses dans le travail, ce qui en fait des personnes très
recherchées actuellement dans la profession. »
Si l’heure n’est plus à débiter les préju­
gés, ses couteaux et sa feuille à fendre – soi­
gneusement rangés dans une boîte à outils do­
tée de compartiments en polystyrène – n’ont
pas fini pour autant de défendre la cause fémi­
nine. En 2022, Stéphanie Hein participera au
concours du Meilleur Ouvrier de France (MOF).
« Le saint Graal », dit celle qui confie manger de
la viande tous les jours, « mais seulement le midi,
et principalement des abats ». Aucune femme n’a
jamais inscrit son nom à ce palmarès dans la
spécialité boucherie.
S’AIMER COMME ON SE QUITTE
« Je pense que s’il m’aime bien,
c’est qu’il ne m’aime plus »
Deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s’y joue, le deuxième
parce que tout s’y perd. Cette semaine, Lorraine de Foucher a recueilli ces deux
moments-clés auprès de Nancy, 67 ans, qui relate comment une passion s’est étiolée
Premier jour
Dernier jour
C’est une cafétéria froide aux murs et sols gris. Des ta­
bles rondes et hautes en métal. Des serveurs en tenue
blanche. Le bâtiment est en marbre et en verre transpa­
rent, coincé entre une rue résidentielle et l’autoroute.
C’est l’unique lieu de rencontre de ces bureaux de la
Commission européenne. J’habite seule à Bruxelles
avec mes deux enfants. Après mon divorce d’avec leur
père, j’ai très envie de rencontrer quelqu’un, mais c’est com­
pliqué entre mon métier et mes enfants à gérer.
Je l’aperçois à la cafétéria, en train de prendre son petit
déjeuner avec ses collègues. A celui qui m’accompagne, je dis
que ce grand garçon aux yeux bleu foncé me plaît. Il me ré­
pond « bof ». Moi je le trouve doux et romantique. La semaine
d’après, il est attablé seul. Je le vois et je ne réfléchis pas beau­
coup. Comme on saute dans l’eau froide ou en parachute, je
me lance. Je l’aborde. « May I ? » Il me laisse m’asseoir, n’a pas
l’air si surpris que ça par mon audace. On échange ensuite des
banalités, la direction générale dans laquelle on travaille, lui
les politiques économiques, moi la protection de l’environne­
ment, nos nationalités, depuis quand on travaille là.
« Vous êtes marié ? », dis­je en apercevant son alliance
briller à son doigt. Oui, il a deux enfants, comme moi. On se
quitte sans échanger nos numéros, je lui ai seulement montré
où je travaillais. Après, on se croise plusieurs fois par hasard
dans les rues de la capitale belge. Mais toujours rien. Je suis
fébrile, je pense souvent à lui, il me plaît beaucoup.
Un jour, il débarque dans mon bureau pour me propo­
ser un café alors que mes neveux sont venus me voir à Bruxel­
les. Je lui réponds que je ne peux pas, il quitte la pièce. Mon
neveu de 14 ans se retourne vers moi : « Il est fou de toi, ce gar­
çon, ça se voit. » On continue le ballet de la cafétéria, les cafés
lyophilisés sur les tables en aluminium. « Tu es ma meilleure
amie », m’annonce­t­il devant le distributeur un autre jour. Sa
naïveté me laisse perplexe.
Je n’en peux plus des cafés, de mes passages fausse­
ment spontanés devant la porte de son bureau. Enfin un dé­
jeuner. Cette fois­ci, on va au musée de Tervuren voir les mas­
ques africains. On s’embrasse. C’est embêtant parce qu’il est
irlandais, d’une famille très catholique, marié depuis dix ans
avec la première femme qu’il a rencontrée en dehors de sa fa­
mille. Mais je suis amoureuse de lui, alors je prends le risque.
On se retrouve quand on peut, il y a beaucoup de désir
entre nous. Un jour de juin, chez moi, allongés sur un lit
inondé par le soleil, il me dit que je suis son amour. L’été nous
sépare, on part en vacances, on se manque. A la rentrée, on
recommence, puis il panique. M’explique qu’on arrête tout,
qu’il ne veut pas perdre ses enfants, qu’il ne veut pas vivre de
double vie. Je lui réponds que je suis prête à l’attendre. A
l’automne, la loi autorisant le divorce passe en Irlande. A
Noël, il se sépare de sa femme et déménage dans un studio.
Son épouse repart sur leur île avec leurs enfants. Il est triste
de cette séparation et fait tout pour rester en contact avec
eux. Il s’installe avec moi, on achète une maison. Plus tard, il
m’avoue que mon apparition à la cafétéria était le signe qu’il
attendait, une sorte de miracle, qu’après la naissance de sa
fille, j’étais la deuxième femme à le sauver.
LÉA DE RUFFRAY
Washington est une ville ennuyeuse dont je fais vite le
tour. Je suis cantonnée à un rôle de femme au foyer de­
puis que je l’ai suivi de l’autre côté de l’Atlantique où il a
pris un grand poste dans une institution internationale.
J’ai pris un congé sabbatique pour l’accompagner, mais je
tourne en rond. Notre vie est stéréotypée, je me sens en­
fermée. Il ne fait que travailler et rentre tard. Je finis par
rentrer à Bruxelles pour reprendre mon boulot. On continue à
passer nos vacances ensemble.
Il n’y a pas que la distance qui nous éloigne. Il aime les
subtilités de la politique américaine, cela m’intéresse peu. Il n’a
rien d’autre à me raconter que le travail. Il est absent, je me pose
la question d’arrêter notre relation. Il me rejoint pour signer la
vente de notre maison devenue trop grande pour nous une fois
mes enfants partis. On se partage l’argent, il veut qu’on se parle.
« Je veux qu’on arrête, notre relation n’a plus de sens »,
m’annonce­t­il le lendemain, dans la salle à manger de l’ap­
partement où j’ai emménagé. « Je veux rester aux Etats­Unis,
j’adore mon travail, mais je t’aime bien », ajoute­t­il. Je pense
que s’il m’aime bien, c’est qu’il ne m’aime plus. Il n’a aucune
émotion, alors que je ressens un grand chagrin. Je ne fais que
pleurer les trois nuits qui nous séparent de nos départs res­
pectifs, lui à Washington, moi en vacances dans le sud de la
France. Je pleure l’homme de la cafétéria, celui que j’ai tant
aimé, l’homme d’avant.
Celui d’aujourd’hui n’est plus le même, il n’a plus de
substance, étiolé par son métier. Il est tout le temps fatigué, il a
maigri. J’ai l’impression qu’il me sacrifie pour les Etats­Unis.
On vient de deux mondes très différents, moi j’ai grandi pen­
dant Mai 68, la remise en cause des normes conservatrices et la
libération sexuelle. Lui, il était en Irlande, sous la chape de
plomb catholique, fan de football. Il a quitté sa famille pour sa
première femme. Je l’ai emmené dans mon monde, mais là, il
est rattrapé par ses racines irlandaises.
Car Washington, c’est la banlieue de Dublin. A tous les
coins de rue, il croise ses compatriotes immigrés. Je ne peux pas
retourner là­bas, je n’ai rien à y faire, je le dérangerais, entre son
golf, son baseball et les émissions politiques qu’il regarde le soir.
Je suis donc partie à 6 heures du matin ce dimanche­là, trois
jours après notre discussion de rupture, je l’ai laissé derrière
moi. Trois jours pendant lesquels je ne l’ai presque pas vu : il est
resté enfermé dans une pièce, avec son ordinateur, à travailler.
Quelque temps après, on s’appelle. Il est triste que je sois
triste, mais n’est pas triste lui­même. Il me dit que je dois aller
voir un psy. Je repense à cette chanson de Nancy Sinatra qu’on
écoutait souvent, Bang Bang (My Baby Shot Me Down). Je lui ai
écrit : « You shot me down, et tu voudrais que j’aille voir un doc­
teur ? » Son amour et son désir ont été aspirés par l’Amérique.
Retrouvez les épisodes
de « S’aimer comme
on se quitte »
en version podcast sur
www.lemonde.fr/podcasts
et Spotify

N
e lui dites pas de
ranger ses Lego. Il
le fait en perma­
nence. Dans son
antre, impossible
de sentir sous sa
voûte plantaire l’angle droit
d’une petite brique, de voir le sa­
bre d’une figurine Star Wars dis­
paraître dans une fente de par­
quet ou d’entendre le cliquetis de
minuscules plots se faisant ava­
ler par l’embout de l’aspi. Chez
Lancelot, rien ne traîne. Dans son
entrepôt, situé dans la Sarthe,
des milliers de pièces de Lego
sont classées par catégories, par
tailles et par couleurs dans de
petits casiers ou des boîtes trans­
parentes numérotées. Dans un
coin, des piles de boîtes de set
(terme employé par les puristes
pour désigner un modèle) grim­
pent à l’assaut du plafond, en
attente d’être triées. « Je viens de
m’agrandir, explique le jeune
homme. J’ai commencé chez moi,
mais c’est vite devenu trop petit.
Ici, sur 100 mètres carrés, j’ai un
peu plus de place pour stocker. »
Depuis quatre ans, Lance­
lot Lemoine, 27 ans, a fait de sa
passion de gamin un métier, en
ouvrant un « magasin » de vente
en ligne de Lego au détail, sur la
place de marché spécialisée
BrickLink. Sa boutique, Eleven­
Bricks (« onze briques »), est l’une
des douze mille échoppes, origi­
naires de soixante­dix pays, hé­
bergées sur ce gigantesque centre
commercial virtuel, consacré à
l’univers de la brique. Sur Brick­
Link, on trouve de tout : des en­
sembles de constructions, des fi­
gurines, des boîtes, des instruc­
tions, des autocollants, des pièces
détachées comme une simple
tête ou une roue… Du neuf com­
me de l’occasion. De la marchan­
dise courante ou épuisée, vendue
à l’unité par des professionnels
ou des particuliers. Un marché
gigantesque de 600 millions
d’articles, créé en 2000 par Dan
Jezek, un informaticien améri­
cain dingue de briques (mort
en 2010), où se promènent quel­
que 1,2 million de membres (l’ins­
cription est gratuite), acheteurs
ou vendeurs.
Le jeune Sarthois, lui, ne
fait que dans le neuf, « du classi­
revendre à l’unité, surfant sur l’engouement
que et pas mal de Stars Wars »
(une des nombreuses licences
acquises par Lego). Avec un stock
d’un million de pièces environ
(leur nombre varie tous les
jours) et plus de 8 000 références
différentes, il est l’un des reven­
deurs français les mieux pour­
vus de la plate­forme. Dans son
magasin virtuel, les articles coû­
tent quelques centimes d’euros,
comme cette « antenne bleue » à
0,06 euro, cette « petite pomme
rouge » à 0,31 euro ou encore
cette « paire de hanches et jam­
bes de figurine rose foncé » à
« IL FAUT ÊTRE UN
SACRÉ PASSIONNÉ
POUR FAIRE
CE BOULOT
CHRONOPHAGE
ET UN PEU
DINGUE »
Lancelot Lemoine
patron d’ElevenBricks
1,692 euro… Certaines pièces,
moins communes, se négocient
plus cher, ainsi ce « Dewback vert
olive, griffe et motif de queue
courte 2 », une sorte de gros lé­
zard issue de la saga Star Wars, à
39,90 euros.
Tout ce monde lilliputien
en plastique moulé et coloré fait
le bonheur des AFOL, acronyme
pour adult fan of Lego, des
« grands enfants » qui s’adon­
nent encore aux joies de la
construction ou de la collection.
Un public de plus en plus nom­
breux, qui représenterait, selon
l’enseigne, 20 % des ventes et est
particulièrement choyé depuis
PIÈCE MANQUANTE
De briques
et de broque
Des particuliers accumulent des milliers
de pièces détachées de Lego pour les
pour le jeu de construction danois
Catherine Rollot
quelques années. Au­delà des
gammes transgénérationnelles
comme Star Wars ou Harry Potter,
toute une offre « adults welco­
me » est aujourd’hui disponible,
avec des séries autour de l’archi­
tecture, la décoration ou encore la
musique, plus complexes à mon­
ter, plus chères aussi et à l’esthéti­
que particulièrement soignée,
pour pouvoir se glisser dans un
salon en guise de déco.
Le business des pièces dé­
tachées est un travail de béné­
dictin. Achetés à des fournisseurs
professionnels ou dans les gran­
des surfaces pendant des promo­
tions, les boîtes et leur contenu
sont triés par catégorie et référen­
cés, un par un. « C’est la phase la
plus longue, celle du part out
[“séparation”] », admet Lancelot.
Quand on sait qu’un set contient
souvent plusieurs centaines de
pièces, voire des milliers pour les
plus chers (le record est détenu
par la réplique du Titanic, sortie
en octobre, avec ses 9 090 pièces,
629,99 euros et déjà en rupture de
stock), on imagine l’ampleur de la
tâche, qui permet à Lancelot de
gagner mensuellement « un peu
plus que le smic ». « Seuls le volume
et le choix permettent de s’en sortir
financièrement. Et il faut être un
sacré passionné pour faire ce bou­
lot chronophage et un peu din­
gue », reconnaît le jeune homme
qui, après un master en statisti­
ques, a fait le choix de revenir à
ses premières amours.
Et mieux vaut aimer pour
ne pas compter… notamment les
envois. A raison d’un panier
moyen de 20 euros, le chevalier de
la brique expédie au total chaque
mois entre 35 000 et 50 000 piè­
ces, le plus souvent dans de sim­
ples enveloppes à bulles. Parfois,
les commandes sont plus spec­
taculaires, comme ce jour où il a
préparé une commande de
30 000 briques, uniquement bei­
ge et gris foncé – montant de la
facture, 2 000 euros – pour un
client qui avait décidé de se lancer
dans la réplique d’un château
monumental.
Mais ce genre de com­
mandes restent rares. La plupart
des clients, comme Charles,
38 ans, qui travaille dans l’immo­
bilier, sont des constructeurs qui
furètent « autant par plaisir que
par réel besoin ». Lui achète sur la
plate­forme BrickLink, mais aussi
sur des sites de commerce en li­
gne spécialisés dans la brique,
comme Briquestore ou Toypro. Il
lui arrive de faire ses emplettes sur
Vinted, eBay ou Leboncoin, des
sites de vente entre particuliers.
« Il faut quand même se méfier,
on trouve parfois des “fake” », des
contrefaçons, notamment celles
de la marque chinoise Lepin. Son
budget ? Autour de 50 euros par
mois, avec parfois des « périodes
de craquage » quand il trouve un
« beau modèle ou des pièces de
l’univers architecture », la gamme
qui décline des monuments du
monde entier.
Installé à Château­Renault,
une petite ville d’Indre­et­Loire,
Briquestore fait partie des ca­
naux d’approvisionnement des
AFOL. Il y a six ans, Sandrine et
David Giguet ont eu l’idée de
proposer des pièces détachées à
la vente par correspondance, en
voyant l’engouement pour les
boîtes de Lego dans le dépôt­
vente d’articles de puériculture
et de jouets que tenait alors
Sandrine. « Les débuts ont été dif­
DI MAN CHE 19 - LU NDI 20 DÉCEM BR E 202 1
Un visiteur de la Tate
Modern participe à une
œuvre interactive de
l’artiste Olafur Eliasson
l’invitant à construire
une ville avec 3 tonnes
de briques Lego.
Londres, le 27 juillet 2019.
BEN STANSALL/AFP
ficiles, on passait notre temps à
manipuler des Lego sans gagner
un clou », se souvient David,
45 ans, ancien plombier. Mais le
couple persévère et se fait une ré­
putation par le biais des forums
spécialisés et des clubs de fans.
Avec plus de 15 000 réfé­
rences et près de 2 millions de
pièces détachées en stock,
Briquestore est capable de four­
nir de la matière première à
55 000 clients. « La plupart sont
des créatifs, femmes et hommes
presque à parts égales, qui dé­
tournent le Lego en maquette et
construisent leurs propres réali­
sations. Ils veulent du neuf, dans
beaucoup de couleurs, et dans un
maximum de formes. » Ici non
plus, le panier moyen ne dépasse
pas les 20 euros, mais la clientèle
n’hésite pas à passer à la caisse
très régulièrement. L’entreprise
compte aujourd’hui 11 salariés.
L’essentiel de son chiffre d’affai­
res provient de la vente de boîtes
entières, même si les pièces déta­
chées y contribuent.
Ces sociétés surfent sur le
succès fou de Lego. Jamais la mar­
que aux petits plots ne s’est aussi
bien portée. Déjà en vogue grâce
à une politique de diversification
et d’achat de licences (Marvel,
Batman, Jurassic World, Super Ma­
rio…), l’entreprise créée en 1932
par Ole Kirk Christiansen a vu sa
croissance s’accélérer du fait de la
pandémie mais aussi d’une per­
cée en Chine. Avec des ventes en
hausse de 36 % depuis début jan­
vier et un chiffre d’affaires mon­
dial qui a bondi de 46 %, 2021
s’annonce comme une année re­
cord pour le groupe, dont le nom
est une contraction du danois Leg
godt (« joue bien »).
0123
5
Sur M6, le jeu télévisé à
succès « Lego Masters », qui met
en compétition des équipes de­
vant réaliser des constructions, a
réalisé la meilleure audience dans
la catégorie programmes de di­
vertissement en 2020. La chaîne
espère réitérer l’exploit cette an­
née, avec une saison 2 prévue les
28 et 29 décembre, encore plus
spectaculaire avec plus de 3 mil­
lions de briques mises à la dis­
position des participants (contre
2,5 millions l’an passé).
Dans ce contexte porteur,
le marché secondaire est parfois
considéré comme un filon. « Il
faut relativiser. En revendant au
détail, on ne fait pas fortune, af­
firme Dimitri Cespedes, 39 ans,
ingénieur en mécanique de for­
mation qui a créé la chaîne You­
Tube “Brickmitri”, consacrée à
l’actualité Lego. La spéculation ne
se fait que sur une petite partie
des produits, des figurines rares
ou des boîtes entières et non
ouvertes très attendues, en rup­
ture de stock dès le lendemain de
leur commercialisation, comme le
Faucon Millenium, sorti en 2007
et réédité dix ans plus tard, en
toute petite quantité. Le tout­ve­
nant s’écoule, mais avec une
toute petite marge. »
Longtemps, le groupe
Lego ne s’est pas intéressé au
business des pièces détachées,
qui parasitait une offre com­
merciale basée sur des sets fré­
quemment renouvelés et où se
mêlent, à chaque réédition, des
pièces classiques et des nou­
veautés. La marque n’avait pas
intérêt à proposer du vrac à
l’unité, mais tolérait ce marché
secondaire dans la mesure où les
produits étaient authentiques.
Mais, en novembre 2019, à la sur­
prise générale, Lego a mis la
main sur une grosse partie de la
filière pièces détachées en ra­
chetant BrickLink, son principal
acteur. Pour l’instant, le fonc­
tionnement de la plate­forme
n’a pas été bousculé. Mais l’enjeu
est ailleurs. « Stratégiquement,
l’opération est géniale, décrypte
William Bonhomme, 49 ans, in­
formaticien de métier, qui anime
“HothBricks”, l’un des blogs les
plus reconnus sur le jeu de cons­
truction. Elle permet au fabricant
de prendre une commission (3 %)
sur les transactions entre ache­
teurs et vendeurs, et donc de se
faire de l’argent sur un produit
qu’il a déjà vendu, tout en faisant
le ménage dans les contrefaçons
ou chez les vendeurs limites. »
L’empire de la brique n’a plus de
pièce manquante.
6 0123
DIMANC HE 1 9 - L U N D I 20 D É C E MB RE 202 1

CUISINE
Bocal pour

La main cookies
« chewy »
au chocolat
à la pâte C ELUI Q UI OFFRE
Lavez et séchez un grand
bocal. Remplissez-le
en couches successives
Pour les fêtes, optez pour le fait de 130 g de sucre blond
de canne, 130 g de sucre
maison : compilez vos recettes dans un complet, 250 g de farine
T65, 100 g de farine T80,
joli carnet, confectionnez des douceurs 2 cuillères à café de pou-
dre à lever, 1 cuillère à café
ou présentez-les en kits appétissants de sel, puis 240 g de
pépites de chocolat,
Stéphanie Noblet 1 poignée de noix de
pécan (de noisettes ou de
noix). Imprimez la recette

E
n cette saison 2 des festivités covidées, nous voici à une et l’étiquette, glissez la
petite semaine de l’échéance autant attendue que redou­ première dans le bocal
tée. Avoir été testés, isolés, re­re­vaccinés pour être autori­ et refermez le couvercle,
sés à se rassembler suscite déjà une bonne part d’anxiété. fixez ou collez l’étiquette.
Mais ce n’est pas tout. Le stress lié à la recherche des ca­
deaux (42 %), la consommation excessive (35 %) et le trop­ C ELUI Q UI REÇO IT
plein de nourriture (26 %) arrivent en tête de ce que les Français ap­ Fouettez 180 g de beurre
précient le moins au moment de Noël, selon une étude réalisée par mou au batteur, puis ajou-
Appinio en novembre 2021. tez 2 gros œufs l’un après
Pléthorique jusqu’à l’indécence, l’offre commerciale provoque l’autre. Versez le contenu
parfois l’écœurement avant le premier petit four. Ainsi des coffrets pré­ du bocal, à l’exception
tendument gourmands, aussi attrape­couillons qu’inutiles, aussi pré­ des noix de pécan,
tentieux qu’onéreux. Coffrets à tout et à rien, à suremballage surtout, tri­ fouettez pour obtenir un
ple plastique et boîte en carton remplie d’air et de babioles, ça fait un bon mélange homogène,
gros paquet aussi bluffant avant que décevant après. De microbouquins placez-le au frais pendant
(maigres resucées de publications antérieures) voisinent avec des usten­ 30 minutes. Prélevez des
siles en perdition. Cette année encore, kits à sushis et ramens, mugs boules de pâte à l’aide
kitsch, offres racoleuses pour apéros (planche à saucisson, kit à hou­ d’une cuillère à glace, dis-
mous) et alcools tentent d’embobiner les chalands en manque d’idées… posez-les sur une plaque
Demi­tour vivement conseillé dans les rayonnages voisins : nul produit couverte de papier sulfu-
dérivé bien carrossé ne peut rivaliser avec un livre de qualité. risé. Répartissez les noix
de pécan concassées.
Un ouvrage sucré Enfournez pour 12 minutes
Il y a du beau monde sur les rangs (Claire Damon, Nina Métayer, Pierre dans un four préchauffé à
Hermé, Yann Couvreur, Cédric Grolet…) pour qui veut offrir un beau 170 °C. A la sortie du four,
livre de pâtissier en cette fin d’année. Et même un passionnant tour de aplatissez-les avec une
France des pâtisseries, signé par François Blanc (Ducasse, 384 pages, AMÉLIE LOMBARD POUR « LE MONDE » spatule et disposez-les
39 euros). Mais, pour perpétuer la tradition des petits gâteaux de Noël sur une grille.
faits maison, bien vivace en Alsace avec les fameux bredele, mieux
vaut s’en remettre à l’ouvrage simple et efficace d’Emilie Laraison. Recette extraite de
Orangettes, mendiants, truffes et sablés de toutes sortes : ces douceurs dients secs, bruts ou déshydratés, dans un bocal joliment décoré et « Jolis Bocaux à offrir »,
se concoctent et se partagent à tout âge, en cadeaux collectifs ouverts à étiqueté. Celui qui le reçoit n’a plus qu’à ajouter les rares complé­ de Linda Louis
tous les becs sucrés mais dont la durée de vie est limitée. ments liquides (œuf, lait, eau, bouillon…) ou frais (légumes, fruits,
beurre), puis laisser cuire ou macérer en suivant la recette fournie.
Un bocal vivant Risotto poireaux­chanterelles, velouté sauvage orties­noisettes,
Le bocal en verre constitue la forme privilégiée du cadeau home made nouilles miso à la courge, dahl, cookies ou pain d’épice : les idées de
contemporain. Durable, recyclable et parfait pour une portion indivi­ plats en kit sains et sympas sont réunies dans un e­book autoédité Un cahier de recettes manuscrites
duelle, tout en se prêtant à une dégustation collégiale. Au­delà des clas­ pour les fêtes, qui permet d’imprimer fiches recettes et étiquettes. Dans le registre home made durable et inépuisable, le cahier de recettes
siques confitures de Noël, ce sont des granolas, des pâtes à tartiner, des « Mes bocaux sont à l’antithèse des coffrets impersonnels achetés clés personnel et manuscrit demeure imbattable. A mon actif, trois exem­
fruits macérés, mais aussi des pickles, des légumes fermentés ou des en main sans conscience écologique », explique l’autrice et photogra­ plaires à ce jour. Pas de copiés­collés ni d’impressions à la chaîne, mais
rhums arrangés que l’on offre ainsi en robe de verre. Pour aller plus loin phe. « Ils ouvrent des pistes pour échapper à la surconsommation et sa­ un beau carnet, des feutres de couleur pour compenser l’absence
dans l’esprit de transmission, il est tendance d’of­ tisfaire ceux qui se sont (re)mis à la cuisine ou aux d’images… et des heures passées à sélectionner et à recopier les recettes
frir des ingrédients vivants et en devenir tels qu’un loisirs créatifs. C’est aussi, plaide Linda Louis, une de ma plus belle écriture. C’est l’occasion de renouer avec la tradition
levain boulanger, une mère de kombucha ou des À LIRE OU À OFFRIR façon de transformer un concept un peu mémère – j’ai conservé les carnets tremblés de mes grands­mères. De rassem­
graines de kéfir. A charge ensuite pour chaque en un cadeau brut, nature mais esthétique, bien bler et transmettre un répertoire culinaire éparpillé. D’associer recet­
nouveau propriétaire d’entretenir et d’utiliser au > GÂTEAUX DE NOËL. dans l’air du temps, en partant d’éléments en vrac. » tes de bouquins et de magazines, de chefs et de copains, parfois simpli­
mieux ces trésors à l’apparence peu glamour mais BÛCHES ET AUTRES Un présent de Noël décroissant, participatif et qui, fiées, assaisonnées à ma sauce ou modifiées pour coller aux goûts du
aux potentialités multiples… BISCUITS bien fermé, peut patienter jusqu’à un an. destinataire. De m’affranchir des codes en délaissant l’impératif ou
Recettes et photos l’infinitif pour un ton informel et complice. De suggérer des variantes
Un plat en kit d’Emilie Laraison et de souligner les chausse­trapes – il ne s’agirait pas que le recueil
Dans un registre plus accessible, il est amusant de (éd. Solar, « Je le fais moi- conduise à un fiasco aux fourneaux, bonjour le cadeau…
suivre Linda Louis pour concocter des bocaux à of­ même ! », 176 p., 14,95 €) Il y a trois ans, faute de temps, j’avais offert à ma sœur un carnet
frir, inspirés des Mix in a jar (« mélange dans un de recettes rempli seulement au tiers de sa capacité. Frustrée de ne pas
bocal ») ou des Gifts mix (« préparations cadeaux ») > JOLIS BOCAUX À OFFRIR en donner plus, gênée de laisser un espace vide. Mais cette option m’a
anglo­saxons. Le principe : empiler de bons ingré­ Recettes et photos procuré une satisfaction au long cours inattendue. Mon aînée conti­
de Linda Louis nue en effet de compulser, compléter, annoter, nourrir et faire vivre ce
(70 p., 9,95 €, e-book sur cahier de lien qui était le mien, devenu le sien et désormais le nôtre.
Linda-louis.com) J’espère bien le recevoir un jour à mon tour au pied du sapin.

A LL E Z , ENC OR E UNE HIS TOIR E !

Trois pop-up jeunesse qui sortent du cadre

Clara Georges

> Poids lourd et poids plume > De temps en temps
Le ton est donné dès la première Papa, c’est quand qu’on
double page : ce loup est é-nor-me. Il dé- arrive ? Maman, tu reviens dans
borde en haut, en bas, sur les côtés, se dé- combien de jours ? Quand tu
plie pour le plus grand plaisir des enfants, étais petite, est-ce qu’il y avait
qui poussent des cris d’épouvante. Mais des dinosaures ? Les grands clas-
voilà : on a beau être grand et méchant (le siques des interrogations enfan-
Canis lupus vient de dévorer une poulette), tines sont souvent une affaire de
on peut être très embêté par plus petit que temps. Ce grand pop-up prend le
soi. En l’occurrence, une plume de la mal- parti d’explorer les temps, au plu-
heureuse poule, qui le gratouille et le cha- riel : celui d’une vie humaine comme celui de la vie d’un arbre, ou
touille. Le voici qui tire une langue interminable, qui cligne des de la méduse immortelle (si, si, immortelle). Mais une telle entre-
yeux, et même qui éternue, à grand renfort de crocs surgissant prise est vaste : car qui dit temps dit aussi rotation de la Terre,
dans la page. Recette classique et efficace. voyage dans une frise historique dépliable, montre à quartz et
« Il est fou ce loup », d’Anne-Sophie Baumann et Thomas Baas clepsydre (excellente occasion d’apprendre que « Fort Boyard » n’a
(Nathan, 12 p., 13,90 €). Dès 2 ans. pas tout inventé), calendriers, temps des rêves et même voyage
dans le temps, avec l’exemple d’un homme qui part dix ans dans
l’espace et revient plus jeune que son frère jumeau. Bref, on touche
à la métaphysique – comme avec les questions d’enfants.
« Le Livre des temps », de Guillaume Duprat et Olivier Charbonnel
(Saltimbanque, 24 p., 24 €). Dès 7 ans.
> Au sommet de l’art
Encore une histoire de loup, ou
plutôt de Lou. Cette fois, une explora-
trice fascinée par le canidé des forêts
part à sa recherche. Mais ce n’est qu’un
prétexte à une autre découverte, celle
des paysages d’alpages. Cet ouvrage
est splendide. Avec chaque double
page se déplie un paysage de super-
positions et de reliefs époustouflant
– le pop-up élevé au rang d’œuvre
d’art. La jeune Lou y observe les choucas et les grassettes des
Alpes, le patou du berger et les campanules sauvages. Chaque
page déploie un univers de couleurs : la nuit dans les sommets, le
glacier, la vallée, le lac d’altitude. Jusqu’à la rencontre, fugace,
avec celui qu’elle admire tant : le loup.
« Lou là-haut », d’Anouck Boisrobert et Louis Rigaud
(Actes Sud, « Hélium », 14 p., 18,90 €). Dès 3 ans.

Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. La jeune pensionnaire de la Comédie-Française s’estime « pourrie
gâtée ». Pas parce qu’on lui offre deux verres mais parce qu’elle enchaîne les rôles au théâtre comme au cinéma
Rebecca Marder
au café Square Gardette
à Paris, le 1er octobre.
ÉLISA HABERER POUR « LE MONDE »
« A 5 ans, pour mon premier rôle, j’avais
appris les dialogues des autres par cœur »
L
orsqu’on la retrouve dans ce café bobo du 11e arrondissement, elle
est assise en terrasse devant une bière et papote avec la
photographe du Monde, qu’elle vient à peine de ren­
contrer, comme si c’était une vieille copine. Rebecca
Marder, 26 ans, dégage immédiatement cette aisance
joyeuse que possèdent ceux qui se lient avec facilité et
sans tracas apparent. Avec ses jeans, son petit pull noir,
ses cheveux noués à la va­vite, ses traits purs sans
maquillage, elle a l’air d’une étudiante. Depuis 2015, elle
est surtout l’une des actrices vedettes de la Comédie­
Française et démarre une carrière explosive au cinéma.
Comme elle commence à avoir froid, elle écrase
sa clope et propose de se replier à l’intérieur du bar.
Après s’être excusée dix fois auprès de la serveuse pour
le dérangement, elle troque sa bière à demi entamée
pour un diabolo grenadine qu’elle sirote avec gourman­
dise et qui colore sa bouche d’une jolie teinte cerise.
L’apéro, en fait, ce n’est pas trop son truc : « Je l’associe à
des biscuits desséchés de grand­mère dans une boîte en
fer. » Vu comme ça… Elle préfère les dîners. « L’apéro, ça
signifie qu’on n’a pas de temps pour les autres. » Le pire,
PLAYLIST pour elle, l’apéro dînatoire : « un truc de radin ».
De toute façon, généralement, à cette heure­là,
> DERNIER LIVRE LU elle se prépare à monter sur les planches « avec un trac
« Le Coût de la vie », fou ». « Je ne bois jamais avant de jouer, j’aurais peur que
de Deborah Levy ça m’endorme. » Etant donné qu’elle vient de nous con­
(Sous-Sol, 2020) fier avoir « la tête qui tourne » après ses trois gorgées de
bière, on la croit sur parole. Quand verre il y a, c’est donc
> DERNIER FILM VU après le spectacle que ça se passe, avec les camarades de
« La Femme d’à côté », jeu ou alors l’été. Son apéro rêvé, « un Spritz sur un tran­
de François Truffaut sat dans le sud de l’Italie, le premier jour des vacances ».
Sauf que des vacances, Rebecca Marder n’en a
> DERNIÈRE MUSIQUE pas beaucoup. Quand elle ne joue pas au théâtre, elle
ÉCOUTÉE tourne et inversement. A toute vitesse, elle fait le point
Pampa Folks sur sa vie de « pourrie gâtée » qui enchaîne les rôles. A la
Comédie­Française, elle est jusqu’à février à l’affiche de
> DERNIER BILLET deux pièces, La Cerisaie et Fanny et Alexandre, 24 dé­
DE THÉÂTRE ACHETÉ cembre et Jour de l’an compris. Côté cinéma, on la verra
« Un sacre », au Théâtre apparaître, le 29 décembre, dans Tromperie, le prochain
Gérard-Philipe film d’Arnaud Desplechin, puis, le 26 janvier – premier
(Saint-Denis) rôle cette fois –, dans Une jeune fille qui va bien, le pre­
mier long­métrage de Sandrine Kiberlain, avant d’inter­
> DERNIÈRE RECHERCHE préter la jeune Simone Veil dans Simone, le voyage du
GOOGLE siècle, le biopic signé Olivier Dahan tourné il y a deux
La tarte poire-chocolat ans et qui sera en février sur les écrans. Bonne cama­
rade, elle ne cesse de répéter qu’elle a « beaucoup de
chance dans ce contexte économique dévasté ».
La trajectoire fulgurante de Rebecca Marder res­
semble à un rouleau de velours déroulé à toute vitesse.
Issue d’un milieu intellectuel, elle baigne dès l’enfance
dans les textes et les notes de musique. Sa mère, criti­
DI MANCHE 1 9 - LU N DI 20 DÉ CEMBR E 2021
UN APÉRO AVEC…
REBECCA MARDER
Vanessa Schneider
que de théâtre, lui fait voir et lire des pièces. Son père,
contrebassiste, juif new­yorkais installé à Paris, l’inscrit
et l’accompagne à toutes sortes d’activités, une éduca­
tion « à l’américaine », commente­t­elle. C’est chez lui
qu’elle vit avec sa sœur, de onze ans son aînée, à la sépa­
ration de ses parents. A 5 ans, elle obtient un rôle par
une amie actrice de son père dans Ceci est mon corps, de
Rodolphe Marconi : « J’étais surexcitée, j’avais appris les
dialogues des autres par cœur. »
A 10 ans, repérée dans la chorale où elle chante,
elle joue dans Demandez la permission aux enfants !,
d’Eric Civanyan, aux côtés de Sandrine Bonnaire et Pascal
Légitimus. « Ça m’a plu tout de suite. J’étais tellement bien
sur le tournage que je ne voulais pas en partir, même après
mes scènes. Mon père était obligé d’appeler la production
pour dire qu’il fallait que je rentre. » Elle sera actrice, même
si elle se plaît à s’imaginer un second métier comme fleu­
riste pour rassurer sa mère, qui s’inquiète de la voir choi­
sir une voie précaire dont elle connaît si bien les pièges.
La jeune Rebecca se forme au conservatoire du
13e arrondissement et, son bac en poche, elle commence
une année d’hypokhâgne que cette élève brillante, pas­
sionnée de philo, délaisse pour des tournages ponc­
tuels. En 2014, elle décroche le Graal en intégrant l’école
du Théâtre national de Strasbourg dirigée par Stanislas
Nordey. Elle déménage là­bas, se fait de nouveaux amis
et, moins d’un an plus tard, reçoit un coup de fil qui
chamboule de nouveau sa courte vie. Eric Ruf, adminis­
trateur de la Comédie­Française, l’a repérée dans un té­
léfilm pour Arte et lui propose une audition.
Elle a deux jours pour se préparer, un ami d’en­
fance, prof de latin, lui donne la réplique, elle débarque
à l’audition en sueur : « On voyait arriver des gens avec
des valises de costumes, des éléments de décor. On
n’avait rien, j’avais à peine eu le temps de répéter. On s’est
dit : “Ça ne marchera jamais.” » Elle est prise. Quatre
jours plus tard, elle fait ses valises, quitte Strasbourg et
devient la plus jeune pensionnaire du Français depuis
« LE “FRANÇAIS”,
C’EST
ATHLÉTIQUE,
UN RYTHME
DE DINGUE »
0123
7
Isabelle Adjani, dont elle a en commun le regard bleu, le
teint de porcelaine et une beauté à croquer.
A la Comédie­Française, elle découvre la troupe,
les pièces qui se chevauchent, les emplois du temps avec
parfois quatre rôles dans des pièces différentes, où l’on
peut enchaîner trois représentations par jour, où l’on
monte six fois sur scène dans le week­end. « Le Français,
c’est athlétique, un rythme de dingue où il est nécessaire
de ne pas oublier ce qu’on fait, de garder l’urgence et la
concentration. Parfois, on arrive en loge en se disant : “Je
dois mettre quel costume déjà ?” »
Sa vie privée a pris également l’allure d’un conte
de fées, avec un comédien à succès lui aussi. Elle recon­
naît avoir eu le confinement heureux, de ceux qui rap­
prochent les couples plutôt que de les déchirer. En
mars 2020, elle a délaissé sa chambre du 10e arrondisse­
ment pour s’installer chez son amoureux, dans ce 11e ar­
rondissement où elle nous a donné rendez­vous. « Grâce
à la webtélé de la Comédie­Française, on a fait des vidéos
où on récitait des poèmes, on chantait, on lisait des corres­
pondances. Ça nous a permis de continuer à travailler et,
surtout, de maintenir un lien avec le public et entre nous. »
De retour chez elle deux mois plus tard, elle
trouve un mot dudit amoureux sur son paillasson.
« Mets tes lunettes et ouvre la fenêtre » (elle ne voit rien).
Dans la cour de son immeuble, il se tient sous un im­
mense parapluie avec des mots collés partout dessus :
« Veux­tu te reconfiner avec moi ? » Applaudissements des
voisins. Une scène de comédie romantique à faire crever
de jalousie une palanquée de doux rêveurs. Elle en a
encore les yeux qui pétillent, pendant qu’elle cherche au
fond de son verre les dernières gouttes de son diabolo.
Après le confinement, elle a enchaîné les tourna­
ges, avec Sandrine Kiberlain d’abord, pour laquelle elle
dit avoir eu « un coup de foudre absolu », avec Michel Le­
clerc ensuite, puis avec Noémie Lvovsky pour La Grande
Magie, sur les écrans l’été prochain. La veille de notre
rendez­vous, elle rentrait de six semaines de tournage
pour le prochain film de Sylvain Desclous, un thriller sur
le secret dans l’univers politique, dont elle partage l’affi­
che avec Emmanuelle Bercot. Le lendemain, elle recom­
mençait les répétitions pour le Français. Entre théâtre et
cinéma, elle ne veut pas choisir. « J’aime la troupe, le tra­
vail profond des répétitions au théâtre, le risque aussi car,
si on rate, on ne peut pas refaire. Le cinéma, c’est pour moi
une bulle éphémère de bonheur. Sur un tournage, on
passe deux mois tous ensemble et on ne se revoit pas
forcément, il y a un côté miroir aux alouettes alors que la
troupe du Français, je la retrouve toujours, c’est un cadre. »
Il fait nuit dehors. Il est temps de rentrer : la troupe juste­
ment l’attend demain matin.
URSS
30 ans
après
la chute
LE DERNIER EMPIRE
I
l y a trente ans, le 25 décem­
bre 1991, l’acte de décès officiel
de l’URSS était établi en même
temps qu’émergeaient quinze
Etats indépendants, fédérés depuis
1922 dans un espace unique au
monde. Désigné en 1985, Mikhaïl
Gorbatchev, dernier secrétaire géné­
ral du Parti communiste de l’Union
soviétique, abdiquait, après avoir oc­
cupé le poste éphémère de président
de l’URSS, non élu, entre 1990 et 1991.
Entre ces deux dates, interdit, puis
dissous, le Parti avait déjà cessé
d’exercer son magistère.
Des archives, en particulier celles
de la Fondation Gorbatchev, témoi­
gnent qu’à l’Ouest personne n’avait
anticipé, ni même souhaité, cet ef­
fondrement. Certes, l’émancipation
du bloc des pays de l’Est était admise
et même encouragée, mais pas la dé­
sintégration du dernier empire de la
planète. Bien avant la petite phrase
prononcée en 2005 par Vladimir
Poutine sur « la plus grande catas­
trophe géopolitique du XX siècle »,
e
François Mitterrand n’avait­il pas
qualifié, dès octobre 1991, devant
Mikhaïl Gorbatchev, cette disloca­
tion de « catastrophe historique,
contraire à l’intérêt de la France » ?
Cahier du « Monde » No 23934 daté Dimanche 19 ­ Lundi 20 décembre 2021 ­ Ne peut être vendu séparément
Soulagés par la responsabilité en­
dossée par la Russie, et par son nou­
veau chef, Boris Eltsine, de rassembler
la totalité de l’arsenal nucléaire dis­
persé en Union soviétique, les Occi­
dentaux sont ensuite passés à autre
chose. La guerre froide s’achevait.
D’autres préoccupations ont pris le
relais, concentrées sur l’émergence
du radicalisme islamique, puis la
chute de régimes au Proche­Orient.
Les guerres d’après, les conflits post­
soviétiques ont pourtant vite surgi, et
se poursuivent encore aujourd’hui.
« Ondes de choc »
Les velléités d’indépendance de la
Tchétchénie, écrasées dans le sang, ne
se sont tues qu’après l’instauration
par le Kremlin, en 2005, d’un régime
de terreur incarné par Ramzan Kady­
rov. Débuté dès 1988, le conflit meur­
trier entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan
pour le contrôle du Haut­Karabakh a
rejailli avec une extrême violence à
l’automne 2020. A l’issue d’une guerre
éclair avec la Russie en 2008, la Géor­
gie a été amputée de 20 % de son terri­
toire lorsque, soutenues par Moscou,
les provinces d’Abkhazie et d’Ossétie
du Sud ont proclamé leur indépen­
dance, non reconnue à ce jour par la
communauté internationale. Depuis
2014, l’annexion de la Crimée par la
Russie et l’affrontement armé dans le Un monument
Donbass, dans l’est de l’Ukraine, entre érigé à l’époque
forces loyales à Kiev et rebelles pro­ soviétique près
russes soutenus par Moscou restent d’Isfana, au Kirghi­
plus que jamais d’actualité. zistan, non loin
Pour l’ancien conseiller de Gorbat­ de la frontière
chev, Andreï Gratchev, il faudrait y voir avec le Tadjikistan,
« les secousses, les ondes de choc de la en mai. Sur
disparition du dernier empire mon­ le globe apparaît
dial, le seul qui avait obtenu un sursis l’inscription « Paix
avec un emballage idéologique ». In­ dans le monde ».
terrogé par Le Monde en février 2019, MAXIME FOSSAT
l’expert russe Andreï Kortounov esti­ POUR « LE MONDE »
mait lui aussi que « l’URSS commence
seulement à se détruire ».
L’idéologie communiste n’est plus
de mise, mais Poutine, formé à l’école
du KGB, continue à nier l’émanci­
pation de l’Ukraine, qu’il refuse,
comme il l’a répété à maintes reprises,
de considérer comme une « nation »
– tout comme la Biélorussie, dont il
soutient le régime dictatorial d’Alexan­
dre Loukachenko. Ainsi, trente ans
après la dislocation de l’URSS, le retour,
cet hiver, des bruits de bottes russes
aux frontières orientales de l’Europe
contraint les Occidentaux à repenser
la sécurité de toute la région. 
isabelle mandraud
 0123
2 | 30 ans après la chute de l’urss DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021

LE CHARBON AMER
DU KOUZBASS

A l’été 1989, leur mouvement

de grève avait précipité la chute
du régime soviétique. Depuis, les mineurs
de Sibérie occidentale ont déchanté.
Privatisations, corruption, pollution ont
entraîné déclassement et désillusions

REPORTAGE
kouzbass (russie) ­ envoyé spécial

D
ans le champ lexical pour­
tant riche de la lutte des
classes, l’Union soviétique
avait rayé un mot : « grève ».
Dans le bassin minier du
Kouzbass, en Sibérie, com­
me ailleurs dans le pays, ce terme était sinon
tabou, du moins réservé aux manuels d’his­
toire ou aux récits sur l’enfer capitaliste. « On
organisait des réunions de soutien aux mi­
neurs anglais, on leur envoyait même une
partie de notre salaire, se souvient Anatoly
Malikhine, à l’époque employé de la mine
Essaoulskaïa de Novokouznetsk. Mais le
concept de “grève” nous était étranger. La
seule chose qu’il aurait pu m’évoquer, c’est un
aller simple pour la prison. »
Pourtant, le soir du 11 juillet 1989, quand il
apprend que les mineurs de Mejdouret­
chensk ont débrayé, il se révèle meneur. « On
a “emprunté” un camion appartenant à la
mine et on a filé là­
bas pour compren­
dre ce qui se passait,
« SI UN MINEUR MEURT, IL AURA raconte le retraité
AU MOINS LA CERTITUDE QUE de 64 ans. Au re­
tour, à l’aube, on
SES COLLÈGUES N’ABANDONNERONT s’arrêtait dans tou­
tes les mines et on
PAS SA FAMILLE. MAIS S’IL S’AGIT lançait aux gars :
“Vous allez rester
D’ALLER CONTRE LES AUTORITÉS, les bras croisés, ou
LÀ, TOUT LE MONDE A PEUR » vous comporter en
hommes ?”»
SERGUEÏ FEDOSSEEV En quelques jours,
41 ans, de la mine Bolchevik la grève s’étend
comme un feu de
forêt. Ceux du
Kouzbass sibérien, mais aussi ceux du Don­
bass ukrainien ou de Vorkouta, dans le Grand
Nord, cessent le travail et convergent vers les
places de leur ville. Là, on griffonne des reven­
dications sur des bouts de papier, on désigne
des représentants. De rares photos montrent
ces foules casquées, visages noirs et inquiets :
et si la troupe intervenait, comme en 1962 à
l’usine de Novotcherkassk, où elle avait
ouvert le feu, tuant 24 grévistes ?
DEUX ANS DE GRÈVES À RÉPÉTITION
Mais la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev,
au pouvoir depuis 1985, est passée par là. Le
A Stalinsk, l’ancien nom de Novokouznetsk,
la vie est une succession d’évidences : après
l’armée, Anatoly rejoint la mine. Il a 21 ans et,
autour de lui, tous font de même.
« Le travail était beaucoup plus dur qu’au­
jourd’hui, dit­il. Tu portais des rails de 120 kg
sur l’épaule, des poutres… » Mais il y a la fierté,
l’esprit de corps, une profession et une aris­
tocratie ouvrière que la propagande soviéti­
que porte aux nues. Iouri Komarov, un autre
gréviste de 1989, raconte : « Un jour, je suis
allé à Moscou pour rendre visite à ma sœur.
Les voisins toquaient à la porte pour voir de
leurs yeux un vrai mineur du Kouzbass. »
Puis il y a le salaire : jusqu’à mille roubles
(quand un ingénieur en gagne quatre fois
moins) pour ceux qui travaillent tout au
fond de la veine et remplissent les objectifs
fixés. « Dans les années 1980, pour un demi­
salaire on pouvait s’acheter un jean au mar­
ché noir », se rappelle Anatoly Malikhine.
Dans toute l’Union soviétique, les filles
n’ont d’yeux que pour ces mineurs aux bras
d’acier. Même les métallos ne font pas le
poids ; les cosmonautes, peut­être… Tous les
deux ou trois étés, les familles partent en
vacances sur les bords de la mer Noire.
Pourtant, en 1989, la grève s’impose
comme une évidence. Boris Lebedev, franc
sourire et doigt manquant, était à la pêche.
Il s’empresse de rentrer chez lui, à Belovo,
pour participer au mouvement : « Les chefs
s’enrichissaient sur notre dos pendant que
notre matériel se dégradait. Depuis des dé­
cennies, la même hypocrisie régnait. On
nous répétait : “Patientez, travaillez comme
des chiens ! Demain, tout ira bien.” » Iouri
Komarov, lui, était de service de nuit à la
mine Abachevskaïa. Il grimpe sur une gale­
rie pour haranguer ses collègues. « Je savais
que c’était dangereux, qu’on pouvait m’arrê­
ter, mais tout le monde a suivi. » Il sera l’un
des représentants envoyés à Moscou.
Parmi les grévistes, personne ne peut ima­
giner que le mouvement puisse mener à
l’effondrement de l’Union soviétique. Et
pas fait tomber l’URSS, mais elles ont été un
« détonateur », estime­t­il.
Lutte sociale, revendications démocrati­
ques, bravoure individuelle… Les grèves de
1989­1991 pourraient s’écrire en lettres ma­
juscules dans l’histoire de la Russie contem­
poraine. D’autant qu’à l’époque, il ne se
passe presque rien dans les provinces rus­
ses : l’implosion se joue à Moscou et, plus
encore, dans les marges, à Vilnius, Alma­Ata
ou Tbilissi, dans les Républiques avides
d’autonomie.
VIOLENCES ET APPAUVRISSEMENT
L’épisode reste toutefois largement mé­
connu en Russie, l’Etat n’en parle pas. Et
ceux qui y ont participé rechignent à racon­
ter. L’explication est simple : à l’effondre­
ment succèdent les années 1990, marquées
par les violences et l’appauvrissement, de
sinistre mémoire en Russie. Dans le Kouz­
bass, le déclassement n’intervient qu’à par­
tir de 1995, avec le début des privatisations.
S’ensuivent les fermetures en cascade, les
licenciements massifs.
Près de trente ans plus tard, les carcasses
d’acier des mines abandonnées sont tou­
jours là. Elles ponctuent le paysage du Kouz­
bass – majestueux avec ses centres­villes
d’architecture stalinienne, ses jolies isbas
sibériennes posées dans la taïga enneigée
et vallonnée. De 251 en 1994, le nombre de
sites en service en Russie est passé à 58. Ce
n’est pas seulement l’outil de travail qui a
disparu, mais un mode de vie, celui de villes
dépendant intégralement du charbon et de
la mine nourricière, qui finance l’hôpital,
l’école, les centres de loisirs.
Avoir été gréviste est presque devenu une
tache. La grève n’a­t­elle pas conduit à la
disparition du pays aimé, ou fantasmé ? « Ce
que les gens ont du mal à saisir, c’est que
l’Union soviétique était condamnée, se dé­
fend Anatoly Malikhine. Continuer n’était
plus possible… Et puis, il y a la dimension
psychologique : dans les souvenirs, les bro­
chettes étaient meilleures, les filles plus jo­
lies… » Les récits des anciens de 1989 sont
précieux parce que nuancés. En raison de
leur parcours, les ex­mineurs ne peuvent se
contenter de la nostalgie béate qui a sou­
vent cours en Russie. Mais leur regard reste
teinté de tendresse. « C’était un monde lisi­
ble, on avait la certitude du lendemain »,
résume Boris Lebedev.
Malikhine a eu par la suite un parcours
singulier. En 1991, Boris Eltsine le nomme
représentant personnel pour la région de
Kemerovo, l’unité administrative qui en­
globe le Kouzbass. L’aventure dure cinq ans :
« Je me déplaçais avec un pistolet à la ceinture.
C’était l’époque où les bandits étaient partout.
Ils pouvaient tuer pour une voiture comme
pour le contrôle d’une mine. » Par la suite, il se
lance dans les affaires, loin de l’anthracite,
avec un bonheur inégal.
Iouri Komarov, lui, a été durant quelques
années député local. Là, il a tenté de limiter
les abus des privatisations, notamment
concernant le respect des normes de sécu­
rité. En vain : si les accidents existaient
avant, ils se multiplient avec une régularité
terrifiante. Payés au rendement, les mi­
neurs ont désormais, comme leurs patrons,
intérêt à fermer les yeux sur les violations
des normes de sécurité. Puis Iouri est re­
tourné au fond, pressé d’oublier ce qu’il
avait vu à la surface, ce monde « atomisé »
où règnent les égoïsmes.
Après quarante ans de travail, dont vingt­
cinq dans les puits, Boris Lebedev touche
une retraite de 12 000 roubles (140 euros),

pouvoir soviétique a changé. Il ne tente
même pas de cacher l’information. Pendant
deux ans, les grèves à répétition des mi­
neurs rythment l’actualité soviétique. Les
premières revendications en disent long
sur la débâcle de cette Union soviétique de­
venue royaume des pénuries : on veut du
saucisson à la cantine, du savon dans les
douches, les primes réglementaires pour le
service de nuit.
Jusqu’à cet été 1989, Anatoly Malikhine
était une « gueule noire » sans histoires.
« Biographie classique », dit­il pour parler de
sa famille originaire d’Ukraine, déportée en
Sibérie. Dès l’âge de 16 ans, sa mère s’esquinte
à pousser des wagonnets à 400 mètres de
fond, douze heures par jour et sans salaire.
Son fils est un pionnier enthousiaste, un
jeune komsomol qui se fond dans le moule.
PERESTROÏKA
personne ne le souhaite. Mais la situation
s’embourbe, et le Kremlin ne parvient pas à
ramener le calme. Durant deux ans, les grè­
ves s’enchaînent, les revendications évo­
luent. Le système entier est grippé, les mi­
neurs réclament l’autonomie financière
pour leurs entreprises.
L’affaire prend alors un tour politique. Ex­
cédés, les mineurs s’alignent sur le camp dé­
Ou restructuration de la vie économique et politique.
mocrate, en qui ils voient un allié, et exigent Cette réforme, mise en œuvre par Mikhaïl Gorbatchev après
la suppression de l’article 6 de la Consti­
tution, qui consacre le rôle dirigeant du
son arrivée au pouvoir, en 1985 (autorisation, notamment,
Parti communiste. L’URSS n’en a plus pour pour les particuliers de se constituer en autoentrepreneurs
longtemps. Quand elle s’écroule, Anatoly
Malikhine est aux premières loges : en
ou de créer des coopératives…), s’accompagnait d’un
août 1991 il est à Moscou, à la « Maison Blan­ deuxième volet baptisé « glasnost » (« transparence »),
che », kalachnikov à la main, lorsque les
plus radicaux des communistes tentent un
ouvrant la voie à une certaine liberté d’expression.
ultime coup de force. Les grèves n’ont certes
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
un revenu indigent qu’il complète grâce à
un emploi de gardien de nuit. En ce jour nei­
geux de fin novembre, le vieil homme sou­
riant est sous le choc de l’accident survenu,
quelques jours plus tôt, dans la mine de
Listviajnaïa, près de sa ville de Belovo
– 51 morts. C’est à lui, l’ancien mineur, que les
voisins adressent leurs condoléances. « Au
bout du compte, on a perdu, confie­t­il. On a
beaucoup obtenu au début, on a même fait
changer le code du travail. Mais ensuite sont
arrivés des gens qui avaient pour objectif uni­
que de s’enrichir. Ils sont toujours au pouvoir,
dans le Kouzbass comme à Moscou. »
Misère, danger, piètres conditions de tra­
vail, syndicats aux ordres… Les mots qu’em­
ploient les mineurs d’aujourd’hui font écho
à ceux des anciens. Quand on a la vingtaine,
comme Viktor, on continue de choisir la
houille pour les salaires attractifs. Employé
depuis trois ans à la mine Bolchevik de
Novokouznetsk, le jeune homme devrait
toucher 56 000 roubles par mois (660 euros),
bien plus que le salaire moyen. Mais, réguliè­
rement, une partie de cette somme n’est pas
versée – c’est le salaire dit « noir », dont les
chefs disposent à leur gré.
Fini les voyages sur la mer Noire : Viktor,
qui préfère ne pas donner son nom, n’est ja­
mais allé au­delà de Kemerovo, hormis du­
rant son service militaire. Pour vivre correc­
tement, il faut travailler toujours plus. Sur
sa machine, les mécaniciens ont trafiqué les
réglages qui devraient, selon le règlement,
stopper le travail à la moindre émanation
de gaz. Il le sait et l’accepte. Le soir de l’acci­
dent meurtrier de Belovo, il a fait comme
les anciens avant lui : il s’est soûlé.
Selon lui, le prestige de la profession a dis­
paru : « Aujourd’hui, ceux qui sont respectés
sont manageurs, programmateurs. » Viktor
se dit à la fois admiratif des grévistes de
1989 et nostalgique de l’URSS. Des élèves de
son lycée, la moitié ont depuis quitté le
Kouzbass. Restent la solidarité et la fierté
d’accomplir un travail dangereux. Les deux
vont de pair : « Si un mineur meurt, il aura au
moins la certitude que ses collègues n’aban­
donneront pas sa famille, explique Sergueï
Fedosseev, 41 ans, lui aussi de la mine
Bolchevik. Mais s’il s’agit d’aller contre les
autorités, là, tout le monde a peur. »
CHAPE DE PLOMB
Sergueï est bien placé pour le savoir. Avec
Viktor et quelques autres, il avait le projet
de monter un syndicat indépendant. La
chose s’est sue, ce qui, selon Sergueï, expli­
que sa mésaventure : quelques jours plus
tard, il a été renvoyé parce qu’il ne portait
pas son masque dans un couloir – « On lui a
enlevé la lumière », dit­on. Employé d’un
sous­traitant, il était plus vulnérable. Moins
payé aussi : 45 000 roubles les bons mois,
35 000 (415 euros) la plupart du temps. Et ja­
mais inscrit au registre de ceux qui vont au
fond : sans rien, donc, en cas d’accident.
Ni les syndicats ni la justice n’ont accepté
de l’aider à contester son licenciement. Pour
Sergueï comme pour Viktor, le constat est
amer : « Les mineurs sont devenus des escla­
ves. » Esclaves des crédits qui les rendent
vulnérables ; esclaves de patrons et de
contremaîtres qui se permettent même de
les injurier. On se souvient des mots de
Iouri Komarov, l’ancien : « De mon temps, si
un chef insultait un mineur, il pouvait se
faire tuer dans la cour de son immeuble, une
brique dans la tête. »
Et la liberté politique, conquise par leurs
aînés ? Sergueï Fedosseev hausse les épau­
les : « J’ai été assesseur, j’ai vu comment se
déroulaient les élections. On ne s’embête
même plus à amener les mineurs en bus, on
truque simplement les résultats. » La région
de Kemerovo est connue pour être un
« sultanat électoral », de ces territoires où la
fraude atteint des sommets, sauf dans les
rares bureaux de vote surveillés par des
observateurs indépendants.
Le Kouzbass vit sous une chape de plomb. Il
faut dire que la région est redevenue stratégi­
que. Avec 400 millions de tonnes de charbon
par an, la Russie est le cinquième producteur
mondial, et le Kouzbass compte pour moitié
dans ce résultat. La production, dans les
mains d’une poignée d’entreprises, a même
retrouvé son niveau de la fin de l’URSS.
CONTRE LES MINES À CIEL OUVERT
Depuis le début des années 2000, une révo­
lution s’est opérée, celle des mines à ciel
ouvert, qui assurent désormais les trois
quarts de la production. L’extraction du
charbon y est moins coûteuse, notamment
en personnel. Le nombre de mineurs dans
le pays est passé de 860 000 en 1994 à
135 000 aujourd’hui. Entre eux et les « char­
bonneux », au volant d’excavateurs ou de
camions Belaz, pas d’animosité, même si un
monde les sépare. Seule la photographe du
Monde a été admise sur l’un de ces sites,
parmi les plus anciens de la région. Les
mines, elles, gardent portes closes.
Les immenses carrières ont pris posses­
sion de la taïga mais aussi des villes, trans­
formant le paysage en un gruyère. Le boule­
versement est radical : dans certaines locali­
tés où les mines constituaient la seule acti­
vité, comme Prokopievsk ou Kisseliovsk,
toutes ont été remplacées par des sites d’ex­
traction à ciel ouvert. Là, l’odeur âcre prend à
la gorge ; la neige se teinte parfois de noir.
Dans le Kouzbass, un mot aussi incongru
que l’était « grève » à la fin des années 1980 a
fait son apparition : « écologie ». Cette pré­
occupation n’est pas tout à fait nouvelle : la
contamination de l’air, des sols et des eaux
est connue. En mars 2021, un rapport de l’Aca­
démie des sciences – vite censuré – désignait
30 ans après la chute de l’urss | 3
De gauche à droite :
Alexandre Gartman, Novokouznetsk comme la deuxième ville la qu’on empêche les émanations de gaz, qu’on
71 ans, ancien mineur, plus polluée de Russie, après Norilsk, dans ne détruit pas les sites protégés. Les recours
le 1er décembre, montre le Grand Nord. en justice contre ces violations n’ont jamais
des photos, médailles Il y a les usines, les combinats sidérurgi­ abouti.
et diplômes datant de ques qui crachent leur fumée, le chauffage Il subit de nouvelles tracasseries, des
l’époque où son équipe au bois ou au charbon, les déchets miniers perquisitions. La police assure avoir trouvé
fut désignée « meilleure qui se consument durant des années, mais il des armes et des explosifs dans sa maison,
brigade du Kouzbass ». y a surtout ces nouvelles exploitations à ciel lui dénonce un coup monté. Le gouver­
La mine de charbon ouvert. Dans le Kouzbass, les cancers et les neur qualifie Gartman et ses semblables
à ciel ouvert maladies respiratoires sont 20 % plus répan­ « d’agents payés par l’étranger ». Dernière
Mejdouretchie, le dus que dans le reste de la Russie, alors qu’il trouvaille : l’activiste a dû payer une amende
2 décembre. Les couches y a vingt ans ces taux étaient comparables. de 30 000 roubles (deux mois de retraite)
de roche recouvrant le A Kiesseliovsk, 70 000 habitants contre pour avoir dit « putain » dans une manifes­
charbon sont enlevées 140 000 il y a trente ans, les carrières, les tation. Persécution ou simple confusion
à l’aide d’explosifs, razrezy, sont l’obsession d’Alexandre Gart­ administrative, il ne reçoit pas le charbon de
disséminant de la man, 71 ans. Lui aussi est un enfant du chauffage auquel il a droit en tant qu’ancien
poussière de charbon Kouzbass de l’après­guerre. Né dans un vil­ mineur. « Selon la Constitution, les ressour­
à des kilomètres. lage nommé « Mine numéro 12 », issu d’une ces du pays appartiennent au peuple russe,
Sergueï Fedosseev, famille d’Allemands de la Volga déportés en rappelle­t­il. Mais c’est une blague, elles
41 ans, le 30 novembre. Il Sibérie, dont le père « gueule noire » est appartiennent à quelques milliardaires. »
a récemment été licencié mort quand il avait 3 ans, Alexandre a aimé
de la mine Bolchevik, avec passion son travail dans la mine. Sous SOUVENIRS ET PARTIES DE PÊCHE
près de Novokouznetsk. son commandement, ses hommes ont reçu Rares sont ceux qui le soutiennent : « Les gens
Avec d’autres mineurs, deux fois le titre de « meilleure brigade du m’encouragent mais ils sont passifs », résume
il avait le projet Kouzbass » – il a conservé les diplômes Alexandre Gartman. Sa principale alliée a été
de créer un syndicat ornés du portrait de Lénine. Natalia Zoubkova, ancienne journaliste pour
indépendant, et c’est En 1989, il était dans la foule anonyme des des médias locaux – « là où on ne peut écrire
selon lui la raison grévistes, avant de retourner au fond, sur rien », précise cette femme de 45 ans
de renvoi. comme si de rien n’était. Il lui a fallu une aujourd’hui exilée à l’étranger. Ses deux filles
Des wagons de charbon, énième blessure à la jambe, en 2001, suivie sont nées avec des reins déficients : « Le mé­
près de Belovo, d’un séjour d’un an et demi à l’hôpital, pour decin n’a pas pu mettre ça par écrit, mais il m’a
le 29 novembre. s’arrêter. Entre son doigt coupé et son dos dit de les sortir de la région ». Il n’existe pas de
Boris Lebedev, 67 ans, en bouillie, la liste de ses traumatismes est chiffres officiels, mais des estimations évo­
ancien mineur de la impressionnante, qui lui ont valu un statut quent 15 % d’enfants naissant avec des mal­
ville de Belovo, devant d’invalide de niveau 3. formations dans le Kouzbass, jusqu’à 20 %
la mine Tchertinskaïa­ C’est précisément ce thème qui va transfor­ dans certaines villes.
Koksovaïa, le mer le jeune retraité jovial en révolté. Natalia Zoubkova a créé un site indépen­
29 décembre. En 2002, les autorités modifient les barèmes dant, soutenu les habitants des quartiers les
MARIA TURCHENKOVA d’invalidité pour diminuer la rente versée à plus exposés. Elle dit avoir quitté la Russie
POUR « LE MONDE » Alexandre Gartman et aux autres estropiés. après avoir reçu des menaces des services de
L’ancien mineur rallie les mécontents, les sécurité. Son mari est resté à Kisseliovsk, où il
entraîne, de protestations en grèves de la a conservé son emploi dans une mine à ciel
faim, jusqu’à la victoire. Celle­ci est relative : ouvert. Les vétérans de 1989 ont eux aussi
aujourd’hui, Alexandre Gartman touche abandonné la lutte. L’heure est aux souve­
une retraite de 17 000 roubles et une pension nirs et aux parties de pêche. « Chez nous, on
d’invalidité de… 1 400 roubles, 16 euros. meurt jeune », ne cessent­ils de répéter avec
L’homme gêne. Procédures judiciaires, me­ des sourires pleins de dents en or, tout en
naces et pressions se multiplient contre lui. voulant croire que la houille leur survivra. « Il
En 2007, il est condamné à neuf mois de pri­ y a des dizaines de possibilités d’exploiter le
son à la suite d’une bagarre contre des « pro­ charbon de manière plus propre, affirme Iouri
vocateurs » venus jusque dans son jardin. Komarov. La ressource n’est pas condamnée. »
Son combat contre A 63 ans, l’homme à la moustache et à la
les mines à ciel ouvert coupe en brosse impeccables est le dernier à
n’a pas arrangé sa si­ parler encore de mobilisations et de lutte
EN MARS 2021, UN RAPPORT tuation. Le retraité sociale. En 2019, il a eu l’idée de ressusciter
DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES n’en conteste pas le l’ancien comité des travailleurs des mines
bien­fondé économi­ du Kouzbass. Son but : aider les mineurs à
– VITE CENSURÉ – DÉSIGNAIT que, mais il réclame le connaître leur histoire et leurs droits. Des
respect des règles et antennes ont été créées un peu partout.
NOVOKOUZNETSK COMME des lois, celles qui sti­ Pourtant, l’initiative est née d’un malen­
pulent qu’on ne tendu. « Au début, je voulais juste réunir les
LA DEUXIÈME VILLE LA PLUS creuse pas à moins anciens pour boire un coup, raconte Koma­
POLLUÉE DE RUSSIE, APRÈS d’un kilomètre des rov. Mais on était trop vieux. Aucun d’entre
habitations, qu’on li­ nous ne buvait plus. » 
NORILSK, DANS LE GRAND NORD mite les explosions, benoît vitkine

4 | 30 ans après la chute de l’urss
I DE L’IMPLOSION SOVIÉTIQUE
l est 19 h 32, ce 25 décembre 1991,
lorsque le drapeau orné de la faucille
et du marteau est abaissé pour la
dernière fois sur la place Rouge, à
Moscou. Dernier dirigeant de l’URSS,
Mikhaïl Gorbatchev vient de pronon­
cer un discours à la télévision : douze minu­
tes d’allocution pour entériner, en même
temps que sa démission, la disparition d’un
géant, l’Union soviétique.
« La ligne du démembrement du pays et de la
dislocation de l’Etat a gagné, dit­il sur le ton
des regrets. Le destin a voulu qu’au moment
où j’accédais aux plus hautes fonctions de
l’Etat [en 1985], il était déjà clair que le pays
allait mal. Tout ici est en abondance, la terre, le
pétrole, le gaz, le charbon, les métaux précieux,
sans compter l’intelligence et les talents (…) et
pourtant, nous vivons bien plus mal que dans
les pays développés, nous prenons toujours
plus de retard par rapport à eux. »
Ce constat sans appel, il l’attribue au fait
que « la société étouffait dans le carcan du
système de commandement administratif,
condamné à servir l’idéologie et à porter le
terrible fardeau de la militarisation ». Puis il
annonce qu’il part, « avec inquiétude, mais
aussi espoir ». Cette ultime intervention
n’intéresse que les étrangers. « Un seul jour­
nal de Moscou, la Rabotchaïa Gazeta, osa re­
produire dans ses colonnes ce discours
d’adieu », note Andreï Gratchev, conseiller
et porte­parole de Mikhaïl Gorbatchev,
dans son ouvrage Le Jour où l’URSS a dis­
paru, paru le 24 novembre aux Editions de
l’Observatoire (250 pages, 20 euros).
SITUATION EFFROYABLE
Pire, alors que les chefs des grandes puis­
sances – à l’exception de la Chine – rendent
hommage au père de la perestroïka, aucun
des dirigeants propulsés à la tête des ex­ré­
publiques soviétiques ne l’appelle. Nulle
célébration à Moscou ne vient consacrer
l’événement. La place Rouge est déserte. Les
Russes n’ont pas attendu ce jour de Noël
pour tourner la page.
La dislocation de l’URSS, en réalité, est
déjà achevée. Depuis le 1er juillet 1991, le
pacte de Varsovie, l’alliance militaire de la
guerre froide qui l’unissait au bloc des pays
de l’Est, n’existe plus. Sa dissolution, passée
quasi inaperçue, a été prononcée à Prague,
avec le retrait simultané de la Tchécoslova­
quie, de la Pologne et de la Hongrie. Les uns
après les autres, les pays satellites se sont
affranchis de la tutelle soviétique. Ce mou­
vement culmine avec la chute du mur de
Berlin, le 9 novembre 1989, suivie par la
réunification des deux Allemagnes un an
plus tard, en octobre 1990.
A cette date, le retrait des troupes soviéti­
ques des territoires de l’Est européen a déjà
commencé. Il ne s’achèvera qu’en 1994 ;
trente divisions réparties entre l’ex­RDA, la
Tchécoslovaquie, la Hongrie, la Pologne, soit
un demi­million d’hommes, et plus de
350 000 civils (les familles), doivent être ra­
patriées. Pour faciliter les choses, Bonn ver­
sera plusieurs milliards de deutschemarks
pour la construction de logements en Russie.
Parmi les quinze républiques qui forment
l’URSS, le même processus de délitement s’est
enclenché. La Lituanie, la première, proclame
son indépendance en mars 1990 – ce qui en­
traînera la dernière intervention de l’Armée
rouge neuf mois plus tard, en janvier 1991,
AU RETOUR DE L’INGÉRENCE RUSSE
En décembre 1991, Gorbatchev avait tiré un trait sur l’intervention de Moscou
dans les affaires intérieures des ex­républiques soviétiques. En menant contre
elles une politique agressive, Poutine ravive la confrontation avec l’Ouest
provoquant la mort de 14 personnes. A la fin
de cette année­là, il ne reste plus aucune des
républiques soviétiques. Le 8 décembre 1991,
Boris Eltsine, alors président de Russie, Leo­
nid Kravtchouk pour l’Ukraine et Stanislav
Chouchkievitch pour la Biélorussie, réunis en
secret dans la forêt biélorusse de Belovej, si­
gnent les accords dits de Minsk qui procla­
ment dans leur préambule : « L’URSS, en tant
que sujet de droit international et de réalité
géopolitique, cesse d’exister. »
La situation de la maison mère russe est
alors effroyable. Tout manque. La produc­
tion chute. L’inflation atteint des sommets,
les prix s’envolent, les arriérés de salaires
s’accumulent. La moitié des aéroports fer­
ment faute de carburant. Ces difficultés, qui
n’épargnent pas les autres républiques, dé­
tournent la population des ambitieuses ré­
formes lancées par Mikhaïl Gorbatchev,
connues sous le nom de perestroïka ou de
glasnost et destinées à desserrer le carcan
soviétique. Lui­même a survécu à une tenta­
tive de putsch, rapidement avortée, en
août 1991. Mais aucun mouvement social
unifié, à l’image de Solidarnosc en Pologne,
ne contribue à soutenir les changements.
Et les failles se creusent. La catastrophe nu­
cléaire de Tchernobyl, en 1986, au­delà du
drame humain, a révélé un système à bout
de souffle. En 1989, après dix ans de guerre,
le retrait des troupes soviétiques d’Afghanis­
tan signe l’affaissement moral et matériel
d’une des plus puissantes armées au
monde dont le budget colossal a fini par rui­
ner l’Etat. Dans ce contexte, le coup de grâce
est porté par la lutte entre deux hommes,
l’héritier soviétique Mikhaïl Gorbatchev et
la nouvelle figure politique russe Boris Elt­
sine. « Pour se débarrasser de Gorbatchev,
Eltsine est obligé de supprimer le poste de
président de l’URSS, et pour atteindre cet ob­
jectif, le plus simple était de liquider l’URSS »,
résume l’historienne Françoise Thom dans
son livre La Marche à rebours (Sorbonne
Université Presses, 724 pages, 35 euros).
MANIPULATION DE L’HISTOIRE
Trente ans plus tard, Vladimir Poutine, dési­
gné par l’ex­président Eltsine comme son
successeur, n’a pas ce genre de problème. A
la tête du pays depuis 2000, il a écarté toute
concurrence et maintenu l’opposition dans
un état de faiblesse extrême. L’étiquette
« agent de l’étranger » a été appliquée à tous
les organismes indépendants et, depuis peu,
à tous ceux qui y travaillent – sur le modèle
soviétique d’« ennemi du peuple ». L’histoire
est manipulée. Réécrite en 2020, la Consti­
tution stipule que la Russie est la « seule
héritière » de l’URSS. Memorial, la célèbre
ONG fondée par l’ancien dissident Andreï
Sakharov, est désormais menacée de disso­
lution parce qu’elle mène, notamment, un
méticuleux travail d’archives sur le goulag.
Ayant ainsi le champ libre, le chef du
Kremlin s’est concentré sur ses rêves de puis­
sance et de revanche. Sous sa direction, l’in­
gérence dans les affaires extérieures à la Rus­
sie – sur laquelle Mikhaïl Gorbatchev avait
tiré un trait dans son discours d’adieu en
parlant de « renoncement » – est de retour.
Exécrables avec les pays baltes, les relations
avec les « ex » ont tourné à l’affrontement
armé, d’abord avec la Géorgie, en 2008, puis
avec l’Ukraine, en 2014. « L’ambition de Pou­
tine, la reconstruction de la
Russie comme pôle d’impor­
tance, est évidente, même si la
forme reste incertaine, ob­
DANS L’INFORMATION,
serve Andreï Gratchev, désor­ AVEC LES CYBERATTAQUES,
mais installé à Paris. Jusqu’à
aujourd’hui, on ne sait tou­ SUR LES CHAMPS DE BATAILLE
jours pas si la frontière avec
l’Ukraine est définitive. » ET JUSQUE DANS L’ESPACE,
L’envoi par Moscou de for­ LA RUSSIE N’HÉSITE PLUS
ces spéciales, chargées de
prendre le contrôle de la Cri­ À MONTRER SES MUSCLES
mée, la péninsule ukrai­
nienne, déclenche les premières mesures – il
y en aura d’autres – de rétorsions occidenta­
les, comme autrefois le déploiement mili­
taire soviétique en Afghanistan avait pro­
voqué un embargo américain sur les céréa­
les d’URSS.
Dans le domaine de l’information, les cyber­
attaques, sur les champs de bataille et jusque
dans l’espace, où un tir de missile russe, le
15 novembre 2021, a provoqué la consterna­
tion, Moscou n’hésite plus à montrer ses
muscles. Entre 2000 et 2019, le budget de
l’armée russe a augmenté de 175 %, selon le
Stockholm International Peace Research
Institute, pour atteindre 61,7 milliards de
dollars. Bien que plus de onze fois inférieure
à celle des Etats­Unis, quatre fois moindre
que celle de la Chine, cette dotation a permis
à la Russie de réintégrer le club des cinq pays
leaders en matière de dépenses militaires.
Conforté par l’intervention – la première
loin de ses frontières depuis la disparition de
l’URSS – de son aviation en Syrie, en 2015, qui a
permis au tyran Bachar Al­Assad de se main­
tenir au pouvoir, Vladimir Poutine conteste
toujours un peu plus l’ordre international hé­
rité de la fin de la guerre froide. Là où il ne
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
peut concurrencer les puissances occidenta­
les ou chinoise sur le terrain économique, il
utilise la force. Par exemple, en déployant en
Afrique des mercenaires russes du Groupe
Wagner, pourtant illégaux en Russie. Cette
quête de puissance se heurte néanmoins à un
obstacle de taille : les soubresauts de l’ancien
espace soviétique avec leur lot de conflits
gelés, comme en Transnistrie, un tout petit
territoire en Moldavie, qui a fait sécession
lors de l’effondrement de l’URSS et qui est
restée depuis lors dans le giron russe. Les dé­
portations massives de populations et le
tracé de frontières arbitraires sous Staline
continuent d’alimenter les différends terri­
toriaux. C’est notamment le cas de la guerre
dans le Haut­Karabakh, en septembre 2020,
qui a permis à l’armée russe de reprendre
pied dans cette partie du Caucase – pour la
première fois depuis l’indépendance de
l’Azerbaïdjan – comme force d’interposition.
« LE MIRAGE D’UN NOUVEAU YALTA »
Six ans après le début de la crise en Ukraine,
les turbulences ont fini par gagner la Biélo­
russie, maintenue sous un régime soviéti­
que par Alexandre Loukachenko, au pouvoir
depuis 1994. Sa réélection contestée pour un
sixième mandat présidentiel, en août 2020,
a entraîné des manifestations massives dans
ce petit pays de neuf millions d’habitants. En
dépit d’une répression sans précédent, le di­
rigeant biélorusse ne doit sa survie politique
qu’au soutien ostensible du président russe.
Prenant prétexte de l’extension de l’OTAN,
et sur la base d’un récit construit autour
d’une « humiliation occidentale » de la Russie
après la fin de la guerre froide, Vladimir Pou­
tine a ainsi ravivé les braises d’une confron­
tation avec l’Occident. Le président russe, ex­
plique Françoise Thom, « poursuit le mirage
d’un nouveau Yalta, au terme duquel les
Occidentaux reconnaîtraient la “sphère d’in­
fluence” légitime de la Russie dans l’espace
post­soviétique, c’est­à­dire son droit d’instal­
ler des hommes appartenant aux réseaux du
Kremlin à la tête de ces pays ». « Les frontières
de la Russie n’ont pas de limites », avait plai­
santé M. Poutine en 2016.
Ce droit d’ingérence ne se pratique plus au
nom d’une idéologie communiste, mais sous
le couvert du concept d’un « monde russe »
sorti tout droit du Kremlin. Et trente ans
après la chute de l’URSS, les trois principaux
pays acteurs de sa disparition, la Russie,
l’Ukraine et la Biélorussie, demeurent au
cœur de cet héritage litigieux. 
isabelle mandraud
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 30 ans après la chute de l’urss | 5

De gauche à droite :
Un garde­frontière kirghiz
en surplomb de Golovnoï,
le 17 novembre. Golovnoï
est le point de séparation
des eaux entre
Kirghizistan, Tadjikistan
et Ouzbékistan.
Rosia Euseurova, dans
sa maison de Kok­Tach,
au Kirghizistan, le
17 novembre. Elle a été
blessée par un jet de pierres
depuis le côté tadjik.
Une patrouille des gardes­
frontières kirghiz croise
des écoliers tadjiks
et leur enseignant dans
une rue disputée
du village de Kok­Tach,
le 17 novembre.
Une rue de Kok­Tach,
le 18 novembre.
En arrière­plan, des
abricotiers, principale
source de revenus pour
les habitants.
MAXIME FOSSAT POUR « LE MONDE »

En Asie centrale, le casse­tête des frontières

Kirghizistan et Tadjikistan se disputent
des territoires et l’accès à l’eau
à partir de cartes dessinées sous Staline
REPORTAGE partenant à des Tadjiks. Or, cela
pourrait créer un incident diplo­
province de batken
(kirghizistan) ­ envoyé spécial matique, voire, pour ces officiels,
un risque d’enlèvement par les
L e jardin planté d’abricotiers
d’Abdykapar Mamytov, à la
sortie du village kirghiz de
Kok­Tach, ressemble à un cauche­
mar géopolitique. Côté nord, au­
forces de sécurité de Douchanbé.
l’est, vers le carrefour disputé sur
lequel les forces tadjikes ont dirigé
leurs tirs. Des traces de balles et
des éclats de mortier sont encore
appartient à la famille turcique).
Aujourd’hui, il ne veut plus enten­
dre un mot prononcé dans cette
langue. L’une de ses voisines, la
vieille Rosia Euseurova, 27 petits­
enfants, croyait que la guerre
« n’existait qu’à la télévision ». En
avril, elle a été blessée à la jambe
par une pierre, lancée depuis le
côté tadjik, et ne jure désormais
plus que par les forces armées kir­
À KOK­TACH, KIRGHIZ ET
TADJIKS VIVENT SÉPARÉS :
À CHAQUE COMMUNAUTÉ
SES MAGASINS,
SES MOSQUÉES,
SES ÉCOLES. LE RUSSE,
AUTREFOIS LANGUE
tion impossible. En avril, le
conflit armé a débuté autour de
l’infrastructure de Golovnoï, qui
répartit les eaux de la rivière Ak­
Suu entre Tadjikistan et Kirghi­
zistan, alimentée par un canal
d’irrigation portant le nom in­
congru d’Amitié. Son fonction­
nement est codifié depuis l’épo­
que soviétique : 37 % de l’eau est
destinée au Kirghizistan, 55 % au

delà du muret de pierres, expli­
que­t­il, c’est le Tadjikistan. Pour
cet ancien chauffagiste de 67 ans,
la chose est évidente : au­delà du
mur, derrière un canal asséché, vit
son voisin – un Tadjik avec lequel
il a rompu tout contact, et cela
suffit à tracer une frontière.
Pour les deux capitales impli­
quées dans ce conflit frontalier
hérité de la période soviétique, la
situation est plus complexe. Se­
lon Douchanbé, la propriété de
M. Mamytov se trouve en terri­
toire tadjik, puisqu’elle borde
une route revendiquée par le
Tadjikistan, vitale à la survie de la
ville de Voroukh, enclavée en ter­
ritoire kirghiz. Pour Bichkek, la
lecture tadjike équivaut à une an­
nexion : le voisin de M. Mamytov
est certes un Tadjik, mais sa mai­
son appartenait auparavant à un
Kirghiz – sa nationalité ne suffit
pas à déclarer le territoire tadjik.
Quant à la route, elle a toujours
été d’usage partagé.
Inextricable ? Il y a pire. Un autre
habitant de Kok­Tach, Erguechov
Douchebay, raconte avoir tenté
d’enregistrer sa maison au cadas­
tre. Les employés kirghiz ont re­
fusé de lancer la procédure car,
pour se rendre chez lui, ils de­
vraient traverser des terrains ap­
Affrontements armés
Car le conflit frontalier opposant
le Kirghizistan et le Tadjikistan
dans la vallée de la Ferghana, au
pied des majestueuses monta­
gnes du Pamir, n’est pas qu’un
simple différend de papier. Depuis
le début des années 2010, il provo­
que régulièrement de brefs affron­
tements armés. En avril 2021, le
conflit a atteint une gravité iné­
dite. Il s’est étendu le long de la
frontière et a vu l’usage d’armes
lourdes : 56 personnes sont mor­
tes – 36 côté Kirghizistan, 20 côté
Tadjikistan, pays qui paraît s’être
préparé à une offensive d’enver­
gure, amorçant une escalade que
Bichkek s’est refusé à suivre.
Durant les combats, Abdykapar
Mamytov s’est terré dans son
jardin, à l’abri d’un haut mur, de
ciment celui­là, érigé après des
accrochages en 2017, orienté à
LA COMPLEXITÉ ACTUELLE
VIENT SURTOUT DU FAIT
QUE CES LIMITES,
DESSINÉES À GRANDS
TRAITS, N’ONT JAMAIS
FAIT L’OBJET D’UNE
DÉMARCATION PRÉCISE
visibles sur le portail et la façade
de sa maison. En 2017, profitant de
la fuite de la famille Mamytov, des
civils tadjiks s’étaient emparés de
son réfrigérateur et de sa télévi­
sion et avaient brûlé un cabanon.
Cette fois, Abdykapar s’est conten­
té d’éloigner ses enfants et petits­
enfants et de monter la garde. Par
bonheur, les coups de feu n’ont
pas abîmé les abricotiers, qui of­
frent un complément à sa retraite
de 11 000 soms (115 euros).
Haine ethnique
Environ 140 maisons kirghizes
ont été incendiées le long de la li­
gne de combat, le plus souvent
après la fuite de leurs occupants.
Des maisons tadjikes ont égale­
ment brûlé, mais dans des pro­
portions bien moindres. Le conflit
n’est plus seulement celui de
deux Etats. On y perçoit désor­
mais les prémices d’une haine
ethnique. Tadjiks et Kirghiz, mais
aussi Ouzbeks ou Ouïgours, ont
toujours vécu en voisins dans la
vallée de la Ferghana, cœur vi­
vant de l’Asie centrale. A l’excep­
tion d’explosions ponctuelles,
comme les violentes émeutes
anti­Ouzbeks d’Och, en 2010, la
cohabitation est pacifique.
Abdykapar Mamytov se sou­
vient des célébrations communes
entre membres des différentes
communautés, à l’époque soviéti­
que. Lui­même parlait le tadjik (va­
riété du persan, quand le kirghiz
ghizes pour ramener la paix et lui
rendre les terres qu’elle a dû aban­
donner au camp d’en face.
Aucun arbitre, ni document ne
peut départager le Tadjikistan et
le Kirghizistan, deux des Etats les
plus pauvres de la planète. Les
deux pays s’appuient sur des car­
tes différentes, établies et corri­
gées par les autorités soviétiques
entre 1924 et 1959. Ces cartes, en­
core en vigueur, sont d’une com­
plexité inouïe. La vallée de la
Ferghana, région la plus peuplée
d’Asie centrale, partagée entre le
Kirghizistan, le Tadjikistan et
l’Ouzbékistan, compte à elle seule
neuf enclaves qui compliquent
encore le tableau.
Ces tracés baroques ont souvent
été interprétés comme l’expres­
sion de la volonté du pouvoir
central moscovite de tuer dans
l’œuf toute velléité d’autonomie
ou d’indépendance des Républi­
ques d’Asie centrale, mais aussi du
Caucase. « C’est partiellement vrai,
note, à Bichkek, Mourat Souyoun­
baïev, ancien haut fonctionnaire
kirghiz. Il s’agissait avant tout de
décisions successives pragmati­
ques, visant à créer un équilibre en­
tre les Républiques. » « La région
n’avait à l’époque aucune expé­
rience étatique, hormis les khanats
[royaumes] et émirats, renchérit
le spécialiste russe de l’Asie cen­
trale Arkadi Doubnov. Le tracé a
favorisé l’Ouzbékistan, mieux re­
présenté que les autres parmi les
bolcheviques moscovites. »
Forte natalité
DE COMMUNICATION,
A DISPARU
peuplées et où la terre est la
moins fertile. Depuis le conflit
d’avril, les négociations ont repris
à un rythme d’escargot – 8,5 kilo­
mètres ont été tracés lors de la
précédente réunion de concilia­
tion, en octobre.
Les deux pays ont beau être
membres d’une même alliance
militaire dominée par la Russie,
ils refusent tout arbitrage exté­
rieur. Bichkek a promis de garder
sa frontière fermée d’ici à la réso­
lution complète du conflit – une
décision qui affecte les deux pro­
tagonistes, mais plus encore le
Tadjikistan, plus enclavé et dont la
frontière avec la Chine se situe en
haute altitude. Cela nuit aussi à la
contrebande (du pétrole aux abri­
cots, en passant par la drogue) qui
génère des revenus importants
pour les zones frontalières.
Le village de Kok­Tach, environ
8 000 habitants, représente pro­
bablement l’un des cas les plus
difficiles à résoudre. Dans certai­
nes rues, les maisons kirghizes et
tadjikes alternent, ceintes de
hauts murs, dans une disposition
en un damier indémêlable. Les
deux communautés vivent sépa­
rément – à chacun ses magasins,
ses mosquées, ses écoles. Le russe,
autrefois langue de communica­
tion, a disparu.
Tadjikistan et 8 % à l’Ouzbékis­
tan. Mais la région est de plus en
plus aride. Chaque année, au
printemps, les réservoirs ali­
mentés par les glaciers sont
moins remplis.
Dans ce contexte, chaque initia­
tive est sujette à tensions. En avril,
c’est la tentative du Tadjikistan
d’installer des caméras au­dessus
de Golovnoï, pour surveiller des
travaux d’entretien kirghiz, qui a
mis le feu aux poudres. La vieille
infrastructure soviétique, bâtie
en 1973, a été le théâtre de violents
combats. Le commandant Guldji­
kit Mamadolu, chef de l’unité de
gardes­frontières qui était basée
sur le site, a perdu trois hommes,
tués par balles ou par des tirs de
mortier. Depuis, un poste tadjik
renforcé de béton a fait son appa­
rition à Golovnoï, de l’autre côté
de la rivière. La montagne qui le
surplombe est censée apparte­
nir… au Kirghizistan.
L’arme de l’eau
Hormis quelques enlèvements
de gardes­frontières dans les zo­
nes disputées, les relations entre
hommes en uniforme des deux
camps sont plutôt cordiales,
meilleures qu’entre civils. La si­
tuation menace toutefois de dé­
générer à nouveau. D’abord objet
de convoitise, l’eau est devenue
une arme. La partie kirghize, qui
assure respecter ses engage­
ments, accuse le camp d’en face
de ne pas en faire autant.
Dans le village kirghiz d’Outch­
Deubeu, dont une partie s’étend

PACTE
La complexité actuelle vient sur­
tout du fait que ces frontières, des­
sinées à gros traits, n’ont jamais
fait l’objet d’une démarcation pré­
cise. A quoi bon, puisque ces déli­
mitations étaient, durant la pé­
riode soviétique, de simples limi­
On entend parler de bagarres
entre adolescents, de bétail volé…
La rancœur kirghize vient du peu­
plement tadjik, récent, dans ce
village. Les Tadjiks y ont acheté
des maisons dans les années 1990
et c’est sur cette base que leur
sur une plaine aride aux airs de
désert, l’eau a toujours été un
problème. Ici, dit­on, 80 % des
hommes travaillent de manière
saisonnière en Russie.
La situation aurait encore em­
piré depuis le conflit d’avril : le

DE VARSOVIE
tes administratives sans consé­
quences pratiques ? Après 1991, la
situation est restée en l’état alors
que la démographie, elle, évoluait.
La population de la Ferghana n’a
cessé de croître, sous l’effet d’une
forte natalité, alors que la bonne
Nikita Khrouchtchev l’avait conçu dans le cadre de la guerre terre, rare, est l’objet de convoitise
dans une région où l’agriculture,
froide comme un contrepoids à l’Organisation du traité souvent de subsistance, domine
de l’Atlantique Nord (OTAN), créée en avril 1949. Cette alliance largement.
Depuis la chute de l’URSS, Kir­
militaire conclue le 14 mai 1955 unissait l’URSS, l’Albanie ghizistan et Tadjikistan se sont
(jusqu’en 1968), la Bulgarie, la Roumanie, la Pologne, la Hongrie, mis d’accord sur la démarcation
de 519 kilomètres de leurs 980 ki­
et la République tchécoslovaque. La République démocratique lomètres de frontières partagées.
allemande (RDA) a rejoint l’organisation en 1956. Mais il s’agit des portions les plus
évidentes, c’est­à­dire les moins
gouvernement entend tracer la
frontière aujourd’hui : l’ethnie dé­
finit la citoyenneté, qui à son tour
définit le territoire.
A Kok­Tach, les récits tadjiks
sont rares. A la différence du Kir­
ghizistan, modèle de pluralisme,
le Tadjikistan est une dictature.
Une tentative de conversation
approfondie avec un passant tad­
jik entraîne aussitôt le mouve­
ment d’une patrouille, suivi d’un
homme des services de sécurité
de Douchanbé. Son irruption
provoque à son tour la colère des
Kirghiz présents. Le ton monte.
L’accès à l’eau est un élément
supplémentaire de cette équa­
village dépend pour son approvi­
sionnement d’un canal passant
par l’enclave tadjike de Vorukh,
or son débit n’a jamais été aussi
faible. Les autorités ont com­
mencé le creusement d’une sta­
tion de pompage, mais les tra­
vaux sont lents et le temps
presse. « Qu’on soit obligés de
boire l’eau prévue pour l’irriga­
tion va encore, témoigne Bay­
man Mamatov, 26 ans, en habit
traditionnel d’hiver. Le problè­
me, ce sont les abricotiers. Au
printemps, il faut les arroser régu­
lièrement. Et avec ce niveau d’eau,
ils vont mourir. » 
benoît vitkine

6 | 30 ans après la chute de l’urss
L’Ukraine engage la bataille
contre les oligarques
Ces hommes d’affaires accusés de corrompre le système
politique sont restés omniprésents dans cette
ex­république soviétique. Une loi vise à les étiqueter
publiquement sous cette appellation devenue infamante
kiev (ukraine) ­ envoyée spéciale
I
l n’y a pas d’oligarques en
Ukraine. C’est du moins ce que
les intéressés entendent faire
croire. Depuis que le président,
Volodymyr Zelensky, a fait adopter
une loi, le 23 septembre, visant à ré­
duire leur influence tentaculaire,
tous nient appartenir à cette caste
d’hommes d’affaires richissimes,
accusés d’exploiter sans scrupule
l’économie du pays, de corrompre le
système politique et d’utiliser les
médias pour leur seul profit.
Cette loi les hérisse tellement que
même Rinat Akhmetov, l’homme le
plus riche de l’ex­république sovié­
tique avec un patrimoine estimé à
7,3 milliards d’euros, a accepté de
rompre avec sa discrétion légen­
daire pour mettre les choses au
point. « Je suis un investisseur, pas un
oligarque », soutient au Monde ce
magnat de la sidérurgie qui possède
plusieurs chaînes de télévision et est
réputé contrôler une
large fraction des dépu­
« EN UKRAINE, tés du Parlement. « Si
ON CHANGE nécessaire, je suis prêt à
défendre mon nom de­
RÉGULIÈREMENT vant les tribunaux
ukrainiens et internatio­
DE PRÉSIDENT, naux », prend­il soin de
préciser par écrit.
DE MINISTRES Moins puissant et for­
ET DE PARLEMENTAIRES, tuné, le multimillion­
naire Vasyl Khmelnyt­
MAIS LES OLIGARQUES, sky est, lui aussi, régu­
EUX, SE MAINTIENNENT lièrement qualifié d’oli­
garque. Cet ancien
DEPUIS VINGT­CINQ ANS député, installé au cœur
de l’immense parc d’in­
SUR LA SCÈNE novation technologi­
que qu’il est en train de
POLITIQUE » construire à Kiev, s’en
SERGUEÏ LESCHENKO défend tout autant. « De
journaliste d’investigation toute façon, dans ce
et ancien député pays, à chaque fois que
vous faites quelque
chose qui déplaît à quelqu’un, on vous
appelle comme ça. Je ne fais pas atten­
tion », jure­t­il. A la fin de l’entretien,
tout de même, il s’inquiète : « Votre
article sera neutre ou plutôt négatif ? »
Soucieux de leur réputation
Pour ces hommes, rien n’est plus
important que leur réputation, sous
peine de devenir indésirables aux
yeux des marchés financiers et des
banques à l’étranger. Or, cette loi,
unique dans l’espace post­soviéti­
que, vise justement à les étiqueter
publiquement comme oligarques,
une appellation infamante. Ils ont
jusqu’à mars 2022 pour se défaire de
leurs liens avec le monde politique
et vendre leurs médias. Sinon, leur
nom figurera sur une liste établie
par le Conseil de sécurité nationale
et de défense, un organe dirigé par le
président. Il leur sera alors notam­
ment interdit de financer des partis
politiques et de participer à la pri­
vatisation de grandes entreprises.
Le texte oblige également les fonc­
tionnaires à déclarer tout contact
avec eux.
« Les noms de famille n’ont pas d’im­
portance : Medvedtchouk, Kolomoï­
sky, Porochenko, Akhmetov, Pint­
chouk, Firtach ou n’importe qui
d’autre », avait clamé, en avril, le pré­
sident, en énumérant les noms des
plus grands oligarques du pays. « Ce
qui compte, c’est de savoir si vous êtes
prêts à travailler dans la légalité et la
transparence, ou si vous voulez conti­
nuer à créer des monopoles, contrôler
les médias, influencer les députés et
les fonctionnaires. La première solu­
tion, nous la soutenons. La seconde,
c’est terminé », lançait alors, martial,
l’ancien comédien, élu avec 73 % des
voix, le 21 avril 2019, sur sa promesse
de lutter contre la corruption.
La bataille s’annonce difficile, tant
ces magnats sont puissants en
Ukraine. « Demandez à n’importe
qui de citer cinq noms de premiers
ministres, personne ne saura. De­
mandez cinq noms de parlementai­
res, personne ne saura. Mais deman­
dez cinq noms d’oligarques, et tout le
monde vous répondra immédiate­
ment, observe Sergueï Leschenko,
journaliste d’investigation et dé­
puté de 2014 à 2019. Car, en Ukraine,
on change régulièrement de prési­
dent, de ministres et de parlementai­
res, mais les oligarques, eux, se main­
tiennent sur la scène politique depuis
vingt­cinq ans. »
Ces hommes ont émergé dans la
période tourmentée des années
1990, après la chute de l’Union so­
viétique. Ils ont bâti leurs immenses
fortunes lors des grandes privatisa­
tions en rachetant les entreprises
d’Etat pour une bouchée de pain
grâce à leurs connexions avec le
pouvoir, à qui ils fournissaient, en
échange, un soutien financier lors
des élections. « C’était l’époque du
capitalisme sauvage et des gang­
sters », se souvient l’analyste politi­
que Volodymyr Fessenko.
C’est en Russie que le terme « oli­
garque » est apparu. En 1996, l’un des
plus célèbres d’entre eux, le finan­
cier Boris Berezovski, permet à Boris
Eltsine, alors très impopulaire, d’être
réélu à la présidence (1991­1999). Le
milliardaire devient alors l’émi­
nence grise du Kremlin. Mais l’arri­
vée au pouvoir de Vladimir Poutine,
en 2000, marque un tournant. Le
président russe promet d’« éliminer
les oligarques en tant que classe ». Bo­
ris Berezovski, sa première cible, est
contraint de quitter le pays pour le
Royaume­Uni sous la pression judi­
ciaire. Il est retrouvé pendu dans sa
salle de bains, dans sa maison du
Berkshire, au sud de Londres, en
mars 2013. D’autres sont pourchas­
sés. A la tête de la compagnie pétro­
lière Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski
est incarcéré durant dix ans dans
une colonie pénitentiaire de Sibérie.
L’affaire Ioukos devient le symbole
de cette bataille menée par M. Pou­
tine pour mettre au pas ces hommes
d’affaires tout­puissants. Seuls ceux
adoubés par le chef du Kremlin peu­
vent développer leur business.
Trente ans après la chute de l’URSS,
le paysage politique et économique
s’est recomposé dans les anciennes
républiques soviétiques. Le poids
des oligarques varie désormais de
l’une à l’autre. La Géorgie est tout en­
tière aux mains de l’un d’eux, le mul­
timilliardaire et ancien premier mi­
nistre Bidzina Ivanichvili (2012­2013),
bien qu’il n’ait plus aucune fonction
officielle. En Asie centrale ou en Bié­
lorussie, le pouvoir, ultra­centralisé,
ne leur a pas laissé d’espace.
En Ukraine, en revanche, les oligar­
ques restent incontournables, au
point de faire partie intégrante du
système. Ils ont trois armes à leur dis­
position : « Les médias, le monopole et
la corruption », énumère Agiya Zagre­
belska, avocate et ancienne membre
du Comité antimonopole, l’un des
organes officiels chargés de lutter
contre la corruption.
Les médias sont leur outil d’in­
fluence le plus puissant. Six oligar­
ques possèdent à eux seuls près de
70 % des chaînes de télévision. C’est
grâce à elles qu’ils contrôlent le pro­
cessus politique, en ruinant la répu­
tation d’un opposant ou, au con­
traire, en encensant un candidat sur
lequel ils misent pour les élections.
Les monopoles qu’ils détiennent
permettent de faire pression sur le
gouvernement. Fin 2019, Volody­
myr Zelensky a ainsi donné son ac­
cord à l’oligarque Ihor Kolomoïsky
pour la privatisation de la seule
usine de chlore du pays. « Le prési­
dent lui a donné le feu vert parce qu’il
lui doit son élection [la chaîne 1+1,
propriété de M. Kolomoïsky, diffu­
sait la série Serviteur du peuple, qui
popularisa M. Zelensky lorsqu’il
était comédien]. Maintenant, Kolo­
moïsky peut le faire chanter », sou­
pire Mme Zagrebelska.
La corruption, enfin, leur permet
d’acheter massivement politiciens,
juges, experts, ONG ou leaders d’opi­
nion. Depuis la révolution de Maïdan,
qui a chassé le président prorusse
Viktor Ianoukovitch en 2014, certains
oligarques, pragmatiques, financent
plusieurs partis politiques à la fois, au
cas où le vent tournerait.
Système judiciaire noyauté
Ces méthodes alimentent un « cer­
cle vicieux », décrit l’avocate : le mo­
nopole permet aux oligarques d’ac­
croître leur fortune, dont une part
est dépensée en pots­de­vin pour
acheter les hommes politiques, les­
quels dépendent des médias pour se
faire élire. Puis, une fois au pouvoir,
les dirigeants aident les oligarques à
conserver leur monopole.
Les outils pour lutter contre ce sys­
tème existent déjà : le Comité anti­
monopole, le Bureau national de
lutte contre la corruption (NABU), ou
encore l’Office du procureur anticor­
ruption, entre autres. Encore faut­il
qu’ils puissent échapper eux­mê­
mes à l’emprise des oligarques. Les
combattre est d’autant plus com­
plexe que le système judiciaire est
lui­même complètement noyauté.
Le Géorgien David Sakvarelidze, an­
cien avocat et procureur réputé, en a
fait l’expérience.
En 2015, Petro Porochenko, alors
président (2014­2019) et lui­même
oligarque, le nomme procureur gé­
néral adjoint d’Ukraine. « Il m’avait
choisi afin de mener des réformes
pour un système plus transparent en
écartant les procureurs corrompus »,
raconte M. Sakvarelidze, attablé dans
un café à Kiev. Très vite, pourtant,
NOMENKLATURA
Ce terme russe, étendu à toute l’URSS, désignait l’élite communiste –
dirigeants des organes du parti et de l’Etat, hauts gradés de l’armée,
directeurs d’usine ou de kolkhoze, apparatchiks influents…
Il est ensuite devenu synonyme d’une classe de dignitaires liés à un
régime et bénéficiant d’importants privilèges.
LES OUTILS POUR
LUTTER CONTRE LA
CORRUPTION EXISTENT
DÉJÀ… ENCORE FAUT­IL
QU’ILS ÉCHAPPENT
EUX­MÊMES À L’EMPRISE
DES CORROMPUS
M. Porochenko nomme, au­dessus
de lui, un procureur général « aux
méthodes soviétiques » : « A chaque
fois qu’une personne était poursuivie,
elle allait se plaindre auprès de lui
pour obtenir sa protection. » Non seu­
lement son supérieur ne le soutient
pas dans la lutte contre la corrup­
tion, mais il lance des investigations
sur son compte. Exaspéré, David
Sakvarelidze finit par aller voir le
président pour se plaindre de la si­
tuation. « Vous avez vu Le Parrain ? Eh
bien, c’était pareil, dit­il. Porochenko
m’a fait une offre que je ne pouvais
pas refuser. » Promu procureur géné­
ral à Odessa, il a été, en réalité, écarté
et a fini par être licencié un an plus
tard, en mars 2016.
« Les oligarques, c’est un nid de ser­
pents », tranche le politologue Kons­
tantin Batozky. Il sait bien comment
ils fonctionnent, il a pu les observer
de près lorsqu’il était, entre 2014 et
2016, conseiller du milliardaire et an­
cien gouverneur de Donetsk, Serhiy
Tarouta, devenu député. Leur obses­
sion ? Avoir un « plan ». « Quand un
oligarque en rencontre un autre, il lui
dit : “Allez, faisons tel truc et on va se
faire de l’argent. − Ok, mais com­
ment ? − On se débarrasse de ce minis­
tre en disant de la merde sur lui, et on
en met un autre à la place.” C’est
comme ça qu’ils opèrent, décrit l’ex­
pert politique. C’est très primitif. Je
n’arrivais pas à y croire au début, mais
je l’ai vu de mes propres yeux. »
Les oligarques se retrouvent au
Forum de Davos, en Suisse, où se ras­
semble, tous les ans, le gratin de l’éco­
nomie mondiale, ou dans leurs villas
en Europe. Ils se déplacent en limou­
sine et en jet privé, rivalisent ou
coopèrent entre eux, selon les mo­
ments, et réfléchissent à la meilleure
façon de s’enrichir davantage. « C’est
comme un jeu, pour eux. Ils adorent
ça », ajoute le politologue, désabusé.
Il leur arrive aussi de se retrouver
lors de réunions secrètes. L’une d’elles
avait été organisée par le milliardaire
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Serhiy Tarouta, aujourd’hui mem­
bre du Parlement. Le sexagénaire,
sourire affable et costume impecca­
ble, raconte avoir rassemblé trente
oligarques dans un hôtel à Kiev,
en 2015, pour leur proposer d’« unir
[leurs] forces et d’améliorer [leur] ré­
putation en renonçant à leur mono­
pole ». « J’avais fait un diaporama
pour expliquer comment mettre
l’Ukraine sur la voie du succès. Tous
ont approuvé ma stratégie. Ils étaient
prêts à renoncer à leur monopole »,
veut croire le député. Sans surprise,
la réunion a fait chou blanc. « Finale­
ment, personne n’a rien fait, parce
qu’ils avaient peur que Porochenko
[alors président] leur prenne leur
business », justifie­t­il.
Réunions secrètes
« Les oligarques, c’est comme une
mafia, observe Mikhail Tkach, jour­
naliste d’investigation au quotidien
en ligne indépendant Ukrayinska
Pravda. Ils gouvernent le pays dans
l’ombre et peuvent faire ou prendre
tout ce qu’ils veulent, ils ne sont pas te­
nus responsables. » L’instabilité de
l’Ukraine, en guerre depuis 2014 dans
le Donbass contre des séparatistes
prorusses soutenus par Moscou, pro­
fite encore plus à leurs affaires, ajoute
Mme Zagrebelska. Le pays tente depuis
des années de sortir du giron de la
Russie pour se rapprocher de l’Union
européenne (UE) et de l’OTAN. Un
objectif inatteignable tant que durera
le conflit, au cours duquel plus de
13 000 personnes ont déjà trouvé la
mort en sept ans. Or, si l’Ukraine inté­
grait l’UE, « les oligarques devraient
payer des taxes et respecter les règles
européennes, rappelle l’ancienne
membre du Comité antimonopole
ukrainien. Certains iraient même en
prison. Alors que la déstabilisation les
aide à faire de l’argent ».
Face au pouvoir des oligarques,
considérés comme un obstacle ma­
jeur à la démocratisation et au dé­
veloppement de l’Ukraine, la loi du
président Zelensky est perçue, au
mieux, comme un outil de « soft
power » à l’efficacité très limitée, au
pire, comme une mesure populiste
et un moyen de neutraliser ses oppo­
sants. « C’est une première étape,
avance Petro Oleschuk, chercheur po­
litique à l’université nationale Taras
Chevchenko, à Kiev. Mais, bien sûr,
cela n’entraînera pas l’extinction des
oligarques. » Le plus ardu – éradiquer
le financement occulte des activités
politiques – reste à faire. 
faustine vincent

8 | 30 ans après la chute de l’urss
La marche vers la liberté des satellites de l’Union soviétique
ne s’est pas accompagnée de l’émergence, à Moscou,
d’un régime démocratique respectueux de ses voisins.
Vainqueur de la guerre froide, l’Occident a manqué de vision
L
e 21 février 1990, Vaclav Havel fait
une arrivée triomphale devant
les deux Chambres du Congrès
américain réunies. L’ovation des
élus, debout, dure plusieurs mi­
nutes avant que le nouveau chef
de l’Etat tchécoslovaque ne prenne la parole,
timidement : « Je ne suis président que depuis
deux mois et je n’ai pas suivi d’école pour pré­
sidents. » Les choses vont si vite en ce début
d’année, que « [leurs] compteurs ne suivent
plus », observe­t­il. De fait, la chaîne de télé­
vision américaine C­Span, qui retransmet
son discours, affiche en sous­titre : « Vaclav
Havel, président de la République socialiste
de Tchécoslovaquie ».
Le « socialisme », pourtant, est bien mal en
point dans l’est de l’Europe. Cela fait plus de
six mois que la Pologne et la Hongrie s’en
sont libérées et, une semaine avant la « révo­
lution de velours » qui a porté Havel et ses
compagnons au pouvoir à Prague, le mur de
Berlin est tombé. A Moscou, Mikhaïl Gorbat­
chev, le secrétaire général du Parti commu­
niste, assiste à cet éclatement pacifique de
l’empire soviétique presque en spectateur. Il
ne cherche pas à entraver le processus. Au
moins, il lui reste l’Union soviétique.
Plus pour longtemps, mais personne ne
s’en doute, ni à Moscou, ni à Washington, ni
à Bonn, ni à Paris. De sa voix un peu rauque,
Havel poursuit : « On me demande souvent :
“Comment les Etats­Unis peuvent­ils vous
aider aujourd’hui ?” Ma réponse est aussi pa­
radoxale que le reste de ma vie. La plus grande
aide que vous puissiez nous apporter serait
d’aider l’Union soviétique sur son chemin irré­
versible, mais immensément compliqué, vers
la démocratie. »
En connaisseur, l’ex­dissident tchèque aver­
tit ses amis américains : ce sera « beaucoup
plus compliqué » que pour les « satellites »
européens. Mais « plus tôt, plus vite et plus pa­
cifiquement l’Union soviétique commencera à
se diriger vers un vrai pluralisme politique,
vers le respect du droit des nations à leur inté­
grité et vers une économie de marché, mieux
ce sera, non seulement pour les Tchèques et les
Slovaques, mais pour le monde entier ».
DES DIRIGEANTS PRIS DE VERTIGE
Aider l’Union soviétique ? C’est exactement
ce que vient implorer, seize mois plus tard,
un Gorbatchev aux abois lorsque le premier
ministre britannique John Major l’invite au
sommet du G7 à Londres. L’affaire s’est en ef­
fet singulièrement compliquée depuis le dis­
cours de Havel. La marche des Européens
vers la liberté a donné des ailes à d’autres, au
sein même de l’URSS : les trois Républiques
baltes, bien sûr, annexées en 1940, mais
aussi l’Ukraine, joyau de la couronne soviéti­
que, sœur siamoise de la Russie. On n’y parle
plus que d’indépendance. A Moscou, le vent
d’euphorie qui avait soufflé au tournant de
1989­1990, le moment de magie quasi dé­
mocratique où le pays s’arrêtait pour regar­
der à la télévision, ou écouter jusque dans les
bus, de vrais débats au Soviet suprême, tout
cela est retombé. Le député et ex­dissident
Andreï Sakharov, « fondation morale de la pe­
restroïka », selon Arkady Ostrovsky, auteur
de The Invention of Russia (Atlantic Books,
2015, non traduit), est mort en décem­
bre 1989. « Lui disparu, le sol s’est transformé
en sables mouvants. »
Pour se maintenir à la tête du parti, Gorbat­
chev a cédé du terrain aux conservateurs op­
posés à ses réformes. « Après l’exubérance,
1991 est une année plombée », se souvient
Marie Mendras, spécialiste de la Russie. Elle
commence par l’assaut donné à la tour de té­
lévision de Vilnius par l’armée soviétique :
quatorze morts. L’Union craque de tous les
côtés et son économie est en perdition. Au
G7 de Londres en juillet 1991, Helmut Kohl et
François Mitterrand plaident pour l’ouver­
ture de lignes de crédits pour l’URSS. L’Alle­
magne, en particulier, dépense des milliards
de dollars pour dédommager les Soviétiques
de la perte de la République démocratique al­
lemande (RDA). Elle demande aux autres
pays riches de mettre sur pied un pro­
gramme d’aide massive : « Ce ne peut pas être
L’OCCIDENT ET LA FIN DE L’URSS,
HISTOIRE D’UN DOUBLE ÉCHEC
que l’Allemagne », proteste le porte­parole du
chancelier. Mais Washington et Londres ju­
gent cette posture naïve. L’URSS, disent­ils,
est incapable d’absorber ce type d’aide.
Qu’elle se réforme d’abord.
Si tant est qu’il aurait pu le faire, Gorbat­
chev n’en aura pas le temps. Le 19 août 1991,
les capitales européennes apprennent au ré­
veil qu’un coup d’Etat est en cours à Moscou
et que Gorbatchev est détenu dans la villa de
Crimée où il se trouvait en vacances. Le récit
de cette journée de fièvre telle qu’elle a été
vécue à l’Elysée et au Quai d’Orsay, fait par
deux biographes de François Mitterrand (La
Décennie Mitterrand, tome IV, Pierre Favier
et Michel Martin­Roland, Seuil, 1999) et par
Hubert Védrine, à l’époque secrétaire géné­
ral à l’Elysée (Les Mondes de François Mit­
terrand, Fayard, 1996 et 2016), puis par de
nombreux acteurs dont les témoignages
ont été réunis par Nicolas Dufourcq, dans
Retour sur la fin de la guerre froide et la réu­
nification allemande (Odile Jacob, 2020), ré­
vèle l’ampleur des hésitations occidentales
sur les dynamiques à l’œuvre à Moscou.
ÉNORME ERREUR DE JUGEMENT
Mitterrand confie qu’il voyait alors en Gor­
batchev « un personnage remarquable, que
l’Occident devait absolument soutenir, mais il
était de plus en plus clair qu’il luttait avec ses
seuls moyens ». Boris Eltsine, son rival, est
perçu comme dangereux. En mars 1991,
George Bush s’était plaint au président fran­
çais que le Congrès le poussait à promouvoir
Eltsine et l’indépendance des Baltes : « On
veut nous faire contourner Gorbatchev et je ne
suis pas d’accord », dit le président américain.
« Moi non plus », lui répondit Mitterrand.
L’Europe commence à peine à digérer la réu­
nification allemande, et la perspective d’un
autre bouleversement des frontières donne
le vertige à ses dirigeants. « Nous n’avons pas
intérêt à l’éclatement de l’Europe », a confié
Mitterrand à Helmut Kohl le 29 mai : « Quand
on aura vingt Etats de plus en Europe, on ne
sera pas plus avancés : l’Ukraine, les Baltes, la
Géorgie, la Slovaquie peut­être ? »
Est­ce cette hantise qui pousse Mitterrand
à commettre une énorme erreur de juge­
ment lors de son intervention au journal
télévisé, le soir du 19 août ? Alors que, à
Moscou, Eltsine, président de Russie, résiste
au coup d’Etat, Mitterrand juge que « le coup
a réussi dans sa première phase, puisque
Gorbatchev est écarté ». Il qualifie ses auteurs
de « dirigeants soviétiques actuels », de « nou­
veaux gouvernants », jamais de « putschis­
tes ». Il semble rassuré par une lettre de leur
leader, le membre du Politburo Guennadi
Ianaïev, que vient de lui remettre l’ambassa­
deur d’URSS à Paris et dont il donne lecture
à l’antenne : Ianaïev promet de poursuivre
les réformes. Le journaliste Dominique
Bromberger doit s’y reprendre à deux fois
pour lui faire répondre « bien entendu » – et
à demi­voix – à la question « condamnez­
vous le coup d’Etat ? ». On sent le président
gêné, louvoyant. De fait, la conseillère d’Etat
Sophie­Caroline de Margerie, qui a vécu
cette journée à l’Elysée au sein de la cellule
diplomatique, se souvient « qu’il n’était pas
content de sa prestation » en sortant de l’in­
terview. « Hubert Védrine et moi, en regar­
dant l’émission, on a senti que ça n’allait pas,
confie­t­elle aujourd’hui. Le fait de lire la
lettre de Ianaïev donnait l’impression qu’il
prenait acte de l’événement, qu’il prenait au
sérieux ces nouveaux interlocuteurs. »
Le lendemain, 20 août 1991, le ministre des
affaires étrangères de Russie, Andreï Kozyrev,
arrive à Paris. Incertain sur l’issue du putsch,
le président Eltsine lui a dit de partir pour
l’Europe, dans l’éventualité où il faudrait for­
mer un gouvernement en exil. Le premier
vol pour Londres était plein, il prend celui de
Paris, en rusant pour éviter le KGB, raconte­
t­il dans ses Mémoires, publiés en 2019 aux
Etats­Unis où il vit (Firebird, The Elusive Fate
of Russian Democracy, University of Pitts­
burgh Press, non traduit). Le Quai d’Orsay
l’accueille, lui donne un bureau, lui facilite les
contacts diplomatiques et médiatiques, l’ins­
talle à l’hôtel Crillon. Mais ce premier après­
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
midi, écrit­il, « fut assez frustrant » : « Je sen­
tais mes interlocuteurs moralement et émo­
tionnellement de mon côté, et en même
temps ils étaient très fuyants. Je n’avais pas
d’illusions : l’Occident, malgré sa sympathie
pour les démocrates russes, serait soucieux de
ne pas contrarier les maîtres du Kremlin, aussi
lamentables fussent­ils. »
Le troisième jour, le 21 août, le vent a tourné
et Paris a enfin compris que le putsch a
échoué. Avant de repartir, Kozyrev est reçu
par Mitterrand, dont il découvre « l’intellec­
tualisme et l’intérêt pour l’histoire russe ».
« Apparemment, écrit­il, son acceptation ini­
tiale du coup d’Etat était due à l’idée que, tradi­
tionnellement, le peuple russe obéit à ses maî­
tres autoritaires. » Eltsine ne lui en tiendra
pas rigueur, mais Kozyrev note que le prési­
dent russe ne parviendra jamais à « surmon­
ter la barrière de la froideur de Mitterrand »,
« qui, soupçon­
nant sans doute
un populisme
très ancré chez L’IDÉE QUI DOMINE
lui, ne fit guère À CE MOMENT­LÀ EST QUE
d’effort pour l’ai­
der. Ils étaient LA SORTIE DU COMMUNISME
trop différents ».
Libéré par ses NE PEUT SE FAIRE QUE DANS
geôliers, Gor­
batchev regagne
L’IMITATION DE L’OUEST
Moscou, mais
son autorité est
perdue et l’URSS avec elle. Le 23 août, dans
une scène humiliante, Eltsine le contraint à
lire devant les députés une déclaration de
dissolution du Parti communiste soviéti­
que. Le 8 décembre, Eltsine, le président
ukrainien Leonid Kravtchouk et le Biélo­
russe Stanislav Chouchkievitch décident à
trois que l’URSS « cesse d’exister » et cosi­
gnent son acte de décès. Gorbatchev n’a plus
d’autre choix que de l’enterrer formelle­
ment, le 25 décembre.
LA TENTATIVE RATÉE DE MITTERRAND
Ayant assisté impuissant à l’éclatement tant
redouté de l’URSS, l’Occident s’inquiète alors
de l’éparpillement de son arsenal nucléaire et
va se concentrer sur cette négociation. L’idée
qui domine à ce moment­là, comme l’ana­
lyseront Ivan Krastev et Stephen Holmes
dans Le Moment illibéral (Fayard, 2019), est
que la sortie du communisme ne peut se
faire que dans l’imitation de l’Occident. Des
multiples soubresauts qui vont agiter la Rus­
sie jusqu’à ce que Vladimir Poutine contrôle
solidement le pouvoir, dans les années 2000,
Washington et l’Europe ne maîtriseront rien.
Pouvait­il en être autrement ? A Paris,
trente ans plus tard, le regret est notable.
« Gorbatchev attendait plus de soutien, mais
lui aussi était hésitant », se souvient Elisa­
beth Guigou, ministre déléguée aux affaires
européennes lors de la chute de l’URSS. Puis,
la transition a été trop brutale : « On était
dans la grande vague de l’enthousiasme libé­
ral .» Sévère mais lucide, le diplomate Pierre
Vimont voit « une occasion ratée, historique,
de mettre en place un ordre européen sécuri­
taire et économique nouveau. L’Ouest a man­
qué d’une vision courageuse et à long terme
pour clore la rivalité Est­Ouest et bâtir une
nouvelle architecture européenne sur les
ruines de l’Union soviétique ».
Mitterrand a fait, à Prague en 1991, une
tentative en ce sens avec son idée de confé­
dération européenne. Mais, maladroite et En haut : le Musée Staline à Gori,
mal pensée, elle a aussitôt échoué. Pierre en Géorgie, paraît avoir été conçu
Vimont dénonce « une forme de myopie face à la gloire du dictateur, même
à ce qui était un changement tectonique si les guides affirment faire un travail
sans précédent ». L’ancien négociateur so­ de mise en perspective historique.
viétique Anatoli Adamichine regrette les Ci­dessus : la reconstitution d’une salle
œillères « idéologiques » de ses supérieurs d’interrogatoire et d’un cachot tient
et une obsession américaine de la victoire. plus du décor de théâtre que du musée.
D’autres, notamment chez les anciens Page de droite, en haut : réplique
« satellites », préfèrent voir dans l’échec de du masque mortuaire de Joseph
l’expérience démocratique un atavisme Staline au Musée Staline de Gori,
autoritaire russe. Quelle que soit l’expli­ le 21 octobre.
cation, le bilan est là, au Kremlin : un ré­ Au centre : dans la boutique du musée.
gime autocratique nostalgique du précé­ En bas : la statue de Joseph Staline,
dent et qui ne peut se résoudre à admettre devant le musée.
l’émancipation de l’Ukraine.  JULIEN PEBREL/MYOP POUR « LE MONDE »
sylvie kauffmann
0123
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021 30 ans après la chute de l’urss | 9

GOULAG
La direction générale des camps,
ou « Glavnoië Oupravlenie Lagereï »,
plus connue sous son abréviation
« goulag », était l’organisme chargé
de l’administration des camps
du système concentrationnaire
ou répressif de l’Union soviétique.
L’historien Nicolas Werth estime
à 20 millions le nombre de détenus
dans ces camps, et à 4 millions
le nombre de personnes qui y sont
mortes entre 1929 et 1954.

En Géorgie,
« le pire musée du monde »
A Gori, ville natale de Staline, un musée tout à sa gloire porte son
nom, tandis que des statues du dictateur réapparaissent dans le pays

REPORTAGE des jeunes guides fondre en larmes

tant ils étaient malmenés par leur pu­
gori (géorgie) ­ Envoyée spéciale
blic : « C’est de la torture de travailler
camp de pionniers, l’équivalent com­
muniste des scouts : « On nous a dit de
faire une haie d’honneur parce qu’il allait

A l’entrée du musée, les souve­

nirs à l’effigie de Staline s’éta­
lent dans la boutique. Porte­
clés, tasses, tee­shirts, sacs, stylos, bou­
teilles de vin… « Beaucoup de gens
achètent pour faire des cadeaux surpri­
ses ou des blagues, explique la ven­
deuse en souriant. Les Français pren­
nent souvent la bouteille de vin, mais ce
sont les Russes qui achètent le plus. »
A Gori, ville natale de Joseph Staline
(1878­1953), en Géorgie, le dictateur so­
viétique est à la fois une gloire locale et
une extraordinaire attraction touristi­
que. Le musée qui porte son nom,
ouvert en 1957, est le plus visité du
pays. En 2019, avant l’épidémie de
Covid­19, il a attiré plus de 175 000 visi­
teurs de tous horizons.
Dans le hall du bâtiment, planté de
colonnes, un couple de Français ob­
serve l’imposante statue de Staline qui
surplombe les escaliers. Aurélien, maî­
tre­nageur de 30 ans, et sa compagne
Khésia, aide­soignante de 27 ans (qui
n’ont pas souhaité donner leur nom de
famille), sont venus « par curiosité »,
après avoir découvert que l’ancien diri­
geant soviétique était né ici. Le jeune
homme s’interroge : « Etait­ce une mau­
vaise chose, la dictature ? O.K., c’est terri­
ble, on t’imposait un peu ce que tu devais
faire, mais je vois plutôt le bon côté : les
gens avaient à manger et du boulot. » Sa
compagne hausse les épaules : « Moi, je
ne m’intéresse pas à tout ça. »
Un cauchemar
Derrière eux, l’une des guides, san­
glée dans son manteau mauve, en­
tame la visite et s’engouffre dans l’al­
lée ornée de photographies, peintures,
sculptures et tapisseries à l’effigie du
Petit Père des peuples. Pendant une
heure, Larissa Gazachvili, 60 ans, dé­
bite son discours, fébrile, en tentant
d’esquiver les questions.
Voilà trente ans qu’elle travaille là et,
pourtant, rien n’y fait : chaque visite est
un cauchemar. « C’est le pire musée du
monde ! Les gens ne sont jamais con­
tents, confie­t­elle, le souffle court. Tous
ceux qui viennent ici ont un avis diffé­
rent sur Staline. Il y a parfois des néo­
communistes, des néonazis, des descen­
dants de victimes… A chaque fois, les
gens m’assaillent de questions. Je me fais
aussi insulter ! » Larissa Gazachvili a vu
avec des gens qui jouent sur tes nerfs et
ne te laissent jamais répondre ! »
Pour tenter de contenter le plus
grand nombre, les guides s’adaptent.
Avec des touristes venus des ex­Répu­
bliques soviétiques, le propos sera
souvent flatteur envers Staline, mais
restera neutre s’ils viennent d’Europe
de l’Ouest ou des Etats­Unis. Moduler
le discours est d’autant plus simple
que le musée, resté figé à l’ère soviéti­
que, ne comporte aucune explication.
Les textes, indigents, se résument à
des énumérations de lieux et de noms.
Ici, nulle mention de la Grande
Terreur des années 1930, du goulag et
des millions de victimes du régime
stalinien, hormis, de façon sibylline,
dans une petite pièce cachée derrière
l’escalier. Le mot « dictateur » n’appa­
raît nulle part. « Ce n’est pas un musée
indépendant, mais un musée d’Etat,
justifie Mme Gazachvili. Moi, dans ma
présentation, je dis que c’est un dicta­
teur, mais ce n’est pas écrit dans l’expo­
sition parce qu’on n’a pas le droit de
donner notre avis. »
L’explication est révélatrice de l’ambi­
valence et de l’embarras qui règnent en
Géorgie envers celui qui fut l’un des pi­
res criminels du XXe siècle. A Gori, il a
fallu attendre 2010 avant que sa statue,
qui trônait dans le centre­ville, soit dé­
boulonnée. Avto Kusrachvili, venu
prendre l’air aux abords du musée, fait
partie de ses plus grands admirateurs.
« Tout le monde doit aimer Staline, il a ga­
gné la seconde guerre mondiale et c’était
le dieu des prolétaires. Que son âme soit
louée ! », s’enthousiasme cet habitant de
82 ans. Cet ancien ouvrier, chez qui le
portrait du tyran trône dans le salon fa­
milial, garde un souvenir émerveillé du
jour où il l’a vu en personne. Il avait
11 ans et passait ses vacances dans un
« TOUT LE MONDE
DOIT AIMER STALINE,
C’ÉTAIT LE DIEU DES
PROLÉTAIRES. QUE SON
ÂME SOIT LOUÉE ! »
AVTO KUSRACHVILI
ancien ouvrier de 82 ans
passer. On a crié “Vive Staline ! Vive Sta­
line !” Il nous a salués de la main depuis
sa voiture. J’étais tellement fier ! » Le vieil
homme en tremble encore d’émotion.
Cette ferveur est loin d’être margi­
nale en Géorgie. Si trente ans ont passé
depuis la chute de l’URSS, le pays peine
encore à affronter son héritage. A
l’école, l’histoire soviétique est éva­
cuée en quatre cours. Selon une étude
parue en 2015, du Centre de recherche
sur le Caucase, à Tbilissi, 38,9 % des
Géorgiens ont entendu parler de Sta­
line de façon positive pendant leur
scolarité, tandis que pour 35,5 % d’en­
tre eux, le sujet n’a même pas été
abordé. Cela se répercute sur la façon
dont l’homme est perçu : plus de 29 %
de la population a un avis « tout à fait
positif » à son égard, 41 % pensent qu’il
était secrètement chrétien.
« Propagande russe »
Plus troublant encore, depuis 2012,
neuf statues de Staline ont été érigées
à travers le pays, parfois avec le soutien
des autorités locales. Leur apparition
coïncide avec l’arrivée au pouvoir du
parti Rêve géorgien, accusé par l’oppo­
sition d’être prorusse. Selon Giorgi
Kandelaki, historien et ancien député,
ce phénomène ne doit rien au hasard.
« Cela reflète le succès de la désinforma­
tion menée par la Russie et ses satellites
dans notre pays, pour présenter Staline
comme un patriote dont les Géorgiens
doivent être fiers », affirme le cher­
cheur, qui prépare une étude sur l’héri­
tage du dictateur en Géorgie au sein du
Laboratoire de recherche sur le passé
soviétique (SovLab).
A travers la glorification de Staline et
l’instrumentalisation de l’histoire so­
viétique – déjà à l’œuvre depuis long­
temps en Russie –, « la propagande
russe vise à peser sur l’orientation géopo­
litique et l’avenir de la Géorgie », pour­
suit M. Kandelaki. L’ex­République so­
viétique tente depuis des années main­
tenant de se rapprocher de l’Union
européenne et de l’OTAN, et de sortir du
giron de Moscou, avec qui elle a été en
guerre à l’été 2008. « Comment une so­
ciété peut­elle aimer Staline tout en affir­
mant embrasser les valeurs européennes
et démocratiques ?, s’agace l’historien.
Ce musée, c’est la honte du pays. » 
faustine vincent

10 | 30 ans après la chute de l’urss
« Reconstruire l’empire, mission impossible »
L’écrivain Boris Akounine revient sur son enfance
soviétique, la dissolution de l’URSS et le discours
« délétère » de Vladimir Poutine sur le « monde russe »
ENTRETIEN
N
é en Géorgie en 1956,
Boris Akounine – de
son vrai nom Grigori
Chalvovitch Tchkhar­
tichvili – a emménagé à l’âge de
2 ans dans la capitale russe. Histo­
rien en civilisation japonaise, di­
plômé de l’Institut des pays d’Asie
et d’Afrique de l’université d’Etat
de Moscou, il est l’auteur de nom­
breux essais et de romans poli­
ciers historiques (publiés en
France aux Presses de la Cité). Il vit
en exil à Londres depuis 2014.
Où étiez­vous le 25 décem­
bre 1991, date officielle
de la dissolution de l’URSS ?
Qu’avez­vous ressenti ?
Dans mon journal intime, j’ai
écrit : « J’ai fêté Noël avec des
amis. J’ai un peu froid. Gorbatchev
a démissionné. » Dans cet ordre.
Je suppose qu’en décembre 1991,
la fin de l’Union soviétique était
une vieille nouvelle. Ce jour­là
n’a fait que confirmer ce qui était
évident depuis des semaines,
après l’échec du putsch d’août.
Début décembre, trois Républi­
ques centrales (Russie, Ukraine
et Biélorussie) ont signé un ac­
cord qui équivalait à la dissolu­
tion de l’URSS [le 8 décembre, les
dirigeants de ces trois pays, réunis
en secret dans la forêt de Belovej,
dans l’ouest de la Biélorussie,
proclamaient la fin officielle de
l’URSS et la création de la Com­
munauté d’Etats indépendants].
Les gens comme moi étaient tout
à fait pour.
Je pense que c’est l’écrivain
français Astolphe de Custine
[1790­1857] qui avait surnommé
la Russie « prison des peuples »
[dans son livre La Russie, publié
en 1839, une formule reprise par
Lénine en 1914]. Je ne voulais pas
que mon pays soit une prison
pour qui que ce soit. Nous étions
tous d’humeur à ouvrir les portes
à quiconque veut la liberté.
L’URSS a paru s’effondrer
comme un château de cartes.
Quelle en est la raison ?
La défaite soviétique en
Afghanistan ? La catastrophe
de Tchernobyl ?
J’ai une vision très peu roman­
tique de cette « raison » : l’argent.
Ou plutôt le manque d’argent. La
chute spectaculaire des prix du
pétrole, en 1985, a constitué un
fardeau insupportable pour la
superpuissance qu’était l’URSS.
Course aux armements, soutien
coûteux à ses alliés et à ses satelli­
tes, guerre en Afghanistan : Mos­
cou ne pouvait plus se permettre
tout cela. La guerre froide était
perdue. Ce qui explique le chan­
gement de la politique interna­
tionale du Kremlin, ainsi que de
sa politique intérieure.
La même chose s’était déjà pro­
duite plusieurs fois dans l’histoire
de la Russie. Après un énorme
fiasco gouvernemental, l’empire
tentait de lancer des réformes li­
bérales parce que, selon un mème
russe, « tak zhit nelzya » : « Il est
impossible de continuer à vivre
ainsi ». Sa défaite lors de la guerre
de Crimée [qui opposa l’Empire
russe à une coalition formée de la
France, du Royaume­Uni, de l’Em­
pire ottoman et du royaume de
Sardaigne, de 1853 à 1856] a con­
duit Alexandre II à entreprendre
des réformes ; la défaite contre le
Japon [1904­1905] a mené à la mo­
narchie parlementaire, en 1905,
sous Nicolas II. Ces volte­face ne
sont jamais bonnes pour un em­
pire. Elles ont tué Alexandre II
[1881] et Nicolas II [1918], elles ont
désorganisé l’URSS. La Russie a
toujours été un Etat construit
avec des vis en acier. Quand on
les desserre, toute la structure se
met à vaciller.
Vous êtes né en Géorgie et avez
grandi en Russie pendant l’ère
soviétique. Comment vous
définissez­vous aujourd’hui ?
Je suis moi­même. Je ne connais
pas de définition plus précise.
Ai­je le sentiment d’appartenir à
un groupe ethnique ? Non. J’ap­
partiens définitivement à la
culture russe. Ou, devrais­je dire,
la composante culturelle russe
est la plus importante dans ma
construction mentale.
Eprouvez­vous parfois de
la nostalgie pour l’URSS ?
Jamais. C’était un pays terne,
sans inspiration, dépressif. J’ai
tellement de peine pour mes pa­
rents qui ont vieilli sous ses ailes
de hibou. Personne, à part les
idiots, ne croyait plus en l’idéolo­
gie soviétique. La vie quoti­
dienne y était une humiliation
constante. Il était pratiquement
impossible, même à Moscou,
d’acheter du fromage, de la
viande, du beurre ou des saucis­
ses, par exemple, sans une lon­
gue file d’attente. Acheter des vê­
tements à moitié décents était
un défi. Et, bien sûr, les librairies
étaient sinistres : ne proposant
rien d’autre que de la littérature
idéologique. Si vous vouliez lire
quelque chose d’interdit, vous
deviez mettre la main sur des sa­
mizdats, des livres dactylogra­
phiés [clandestins de
dissidents]. Si vous
étiez pris avec un tel
livre, vous pouviez
aller en prison.
Je me souviens d’un
épisode, devenu une
légende familiale. Un DE BÉBÉ­SUPERPUISSANCE.
jour, mon père, qui
était terriblement dis­
JE PENSE QUE LE RÉSULTAT
trait, a laissé sa saco­ SERA À L’OPPOSÉ DE SES ATTENTES »
che sur un siège du
métro. A l’intérieur, il y avait un
exemplaire de L’Archipel du gou­
lag d’Alexandre Soljenitsyne
[1918­2008], ainsi que le passeport
de mon père avec son nom, son
adresse et tout le reste. Cette
nuit­là, il ne s’est pas couché : il at­
tendait la sonnerie de la porte. Et,
tard dans la nuit, elle a retenti.
Mon père s’est levé et est allé
ouvrir. Il avait préparé à l’avance
un sac pour la prison, avec des
sous­vêtements. Dehors, dans
l’escalier sombre, se tenait un
homme. Il a demandé le nom de
mon père, puis lui a donné la saco­
che en disant : « J’ai trouvé ça dans
le métro. Comment peut­on être
aussi idiot ? » Et il est parti. Mon
père était distrait, mais il était
aussi très chanceux !
Votre père avait servi comme
officier dans l’Armée rouge…
Cela faisait­il une différence ?
Non, mon père avait le grade de
lieutenant­colonel. Ma mère était
institutrice. Notre famille était
une famille soviétique de niveau
très moyen.
DIMANCHE 19 ­ LUNDI 20 DÉCEMBRE 2021
Mikhaïl Gorbatchev, dernier
dirigeant de l’URSS, de 1985
à 1991, n’est guère populaire
aujourd’hui en Russie. Quelle
opinion avez­vous de lui ?
Au début j’étais suspicieux.
Après tout, il était un secrétaire
général du Parti communiste
comme les autres. Puis je me suis
enthousiasmé pour la peres­
troïka et la glasnost qu’il a impul­
sées. Plus tard, je l’ai détesté pour
sa faiblesse. Aujourd’hui, j’ai de
l’empathie pour lui. Vous voyez,
j’ai beaucoup varié.
Quel souvenir de votre enfance
vous a le plus marqué ?
Comme la plupart des gens,
j’étais un enfant souvent peu sûr
de moi, confus, incompris, sous
pression – mais cela n’était pas la
faute de l’Union soviétique. C’est
existentiel. Je ne sais pas pour­
quoi l’enfance est censée être si
douce. En fait, quand j’étais petit,
je pensais que j’avais beaucoup de
chance d’être né dans le pays le
« POUTINE ESSAIE plus heureux du monde. Mais les
DE BÂTIR, À UN NIVEAU enfants grandissent.
RÉGIONAL, UNE SORTE Votre famille a­t­elle
souffert de la répression
en Union soviétique ?
Pas mes ancêtres directs, mais
leurs frères et sœurs, oui. Par
exemple, le jeune frère de mon
grand­père maternel, un peintre, a
passé plusieurs années enfermé
dans un goulag. Ma mère m’a ra­
conté une histoire qui l’a hantée
toute sa vie : son oncle, qu’elle
aimait beaucoup, était arrivé chez
eux après avoir été libéré de pri­
son, émacié et en piteux état. Il
avait besoin d’un endroit pour
passer la nuit. Mais ma grand­
mère ne l’a même pas laissé entrer,
elle avait peur pour sa famille. En­
core une fois : non, je ne suis vrai­
ment pas nostalgique de l’URSS.
Le processus de dissolution
de l’URSS est­il terminé ?
Ou assiste­t­on à des tentatives
de reconstituer l’Union,
même partiellement ?
Ce que Poutine a essayé de faire,
c’est de reconstruire l’empire à un
niveau inférieur, régional, une
sorte de bébé­superpuissance. Je
pense que c’est une mission im­
possible, une sorte de « douleur
fantôme », dont le résultat sera
probablement à l’opposé de ses
attentes : le processus se poursui­
vra après le départ de Poutine.
Pour l’instant, il tente de garder
0123
Boris Akounine
dans le bureau
où il écrit, chez
lui à Londres,
le 25 novembre.
ANASTASIA TAYLOR-LIND
POUR « LE MONDE »
un superpouvoir régional, il pen­
se qu’il a le droit de contrôler les
pays alentour. La Biélorussie est
de plus en plus un Etat marion­
nette. L’Ukraine est plus grande,
différente, séparée politiquement
et mentalement de Moscou, mais
elle n’est pas suffisamment soute­
nue par l’Europe. La Géorgie se
trouve dans une situation étran­
ge. Tout ce discours [poutinien]
autour d’un « monde russe » a une
connotation délétère.
Les Occidentaux ont­ils été
naïfs de croire à la « disparition
de l’homme rouge » ?
Vous parlez de l’Homo sovieti­
cus ? Non, cette espèce est éteinte.
La Russie de Poutine n’a pas
d’idéologie. Elle joue juste sur la
force de l’inertie, la peur enracinée
depuis longtemps que le change­
ment – n’importe quel change­
ment – pourrait être pire. Vous sa­
vez quelle est la raison la plus fré­
quemment évoquée par les Russes
qui soutiennent le régime de
Poutine ? Ils disent : « D’accord, ce
sont des voleurs, nous le savons,
mais au moins ce sont des voleurs
qui ont déjà rempli leur ventre.
Les nouveaux viendront affamés
et seront pires. »
Pourquoi avez­vous quitté
la Russie en 2014 ?
J’étais, comme diraient les Bri­
tanniques, légèrement déçu – un
Russe dirait « terriblement dé­
goûté » – par le soutien massif de
mes compatriotes à la politique
de Poutine en Crimée, qu’ils ap­
prouvaient à 84 %. A partir de cet
instant, je me suis dit : « sans moi,
s’il vous plaît ». A présent, je vis à
Londres et j’écris une Histoire de
la Russie en plusieurs volumes,
dans l’espoir de trouver une ré­
ponse – de comprendre ce qu’il
faut faire avec mon pays pour le
rendre favorable à la liberté.
Ô mon Dieu, tous ces émigrés
russes qui ont fait exactement la
même chose, il y a cent ans, il y a
deux cents ans ! Je viens de publier
Un Russe en Angleterre [Alpina Pu­
blisher, non traduit], en hommage
à tous mes prédécesseurs. C’est
un livre assez drôle, car je ne peux
pas ignorer le côté quelque peu
comique, façon « un jour sans
fin » [du nom du film d’Harold
Ramis (1993) dont le personnage
revit inexorablement la même
journée], de cette situation. 
propos recueillis par
isabelle mandraud