H I S T O I R E | M U S I Q U E | E N V I R O N N E M E N T | L I T T É R A T U R E | SCIENCES | P H I L O S O P H I E

n° 31

Didier Fassin Utopies IIIe

Un médecin- Un autre monde République
sociologue au chevet est-il Une naissance
des inégalités possible ? dans la débâcle

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THE BEATLES
I S S N
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J U I L L E T
T R I M E S T R I E L

The Beatles Informatique Environnement Philosophie Séries télé Influences

Il y a 60 ans, L’apport de la Les zones humides Ce que peut être Une histoire Renaud
les Fab Four physique quantique menacées la conscience à succès Capuçon

w w w.lelepha nt-larev ue.f r

Un été stimulant avec ce Hors-série jeux
de culture générale
FREEPIK

Découvrez ce numéro sur www.lelephant-larevue.fr

 ÉDITO

ous venons de vivre un moment qui restera

est une revue éditée par Scrineo
8, rue Saint-Marc 75002 Paris
01 82 09 95 74
Directeur de la publication
Jean-Paul Arif
N dans l’histoire. Un moment où presque tous
les gouvernements du monde ont décidé,
sous la pression de leurs peuples, de privilégier la vie à
l’économie. Quel qu’en soit le coût ! Plus de trois milliards
Rédactrice en chef
Guénaëlle Le Solleu
d’humains confinés, la moitié de l’humanité, pour lutter
Rédactrices
contre une pandémie. Historique !
Marika Droneau, Mélina Juin L’éléphant est un média de temps long, nous ne commentons
Conception graphique pas l’actualité à chaud… Il faudra du temps pour analyser
Gilles Le Nozahic
ces quelques semaines incroyables que
Mise en pages
Julian Jeanne, Marine Saunier nous venons de passer ensemble,
Illustrations la plupart à l’abri derrière nos fenêtres.
Brice Marchal, Fanny Monier, Agata Nowicka,
Marine Saunier, Mathieu Ughetti Nous pouvons néanmoins dresser
Cartographie  un état des lieux autour d’une carte
Allix Piot mondiale de la santé qui montre
Photos
ABC Television, Adobe Stock,
de notables écarts entre pays, de
AKG Images, Anthony Turpaud, Apple Corps, la pénurie de médicaments qui souligne
Biosphoto, Blue Origin, Bridgeman, Freepik,
Leemage, Marc Ryckaert, Matti Schneider, NASA, notre fragilité, des conséquences écologiques du confinement
National Park Service, Photononstop, Rue des avec le regain de la nature, des considérations économiques
Archives, Sipa, Virgin, Wikimedia Commons
autour du mécanisme de la dette et de l’envie partagée
Correction
Sandra Pizzo par beaucoup d’un « monde d’après ».
Marketing et développement Mais ce temps chez soi, dans la limite d’un kilomètre,
Corinne Godichaud
nous a donné des rêves d’évasion… Pour découvrir
Communication, relations presse
Emmanuelle Ribes par exemple les parcs labellisés « réserves d’étoiles » comme
Relations lecteurs celui du Mercantour… Avec nos écouteurs dans les oreilles,
Benjamin Cesbron peut-être verrons-nous Lucy parmi les étoiles en écoutant
Ont collaboré à ce numéro
Jean-Christophe Blondel, Anna Bonalume,
les Beatles (« Lucy in The Sky ») ? Ou Renaud Capuçon
Marjolaine Boutet, Marjorie Cessac, jouant Brahms ?
Jean-Marc Daniel, Valérie Denarnaud-Mayer,
Sophie Doudet, Jean-Pierre Filiu, Des rêves d’espace. Va-t-on franchir de nouvelles limites
Charles Frankel, Jordan Hairabedian,
Daniel Ichbiah, Bénédicte de La Guérivière,
en rendant les voyages spatiaux accessibles à tous ? Aujourd’hui
Jérémie Laurent-Kaysen, Audric Mazzietti, réservés à quelques-uns, demain, se démocratiseront-ils,
Isabelle Mimouni, Nicolas Prissette,
Sara Quemener, Guillaume Renouard, comme le fit l’avion au xxe siècle ? À quel coût écologique ?
Mathieu Ughetti L’humanité est ainsi faite. Un pied sur l’accélérateur,
Remerciements à la découverte de nouveaux espaces, un pied sur le frein,
Charlotte Chaulin, Cécile Leonett, Océane Pirez
Diffusion
à compter les dégâts du progrès, dans les zones humides
MLP / Interforum notamment, qui ont perdu 35 % de leur surface en quarante-
Gestion des ventes au numéro cinq ans. Rêvons-nous de nouvelles conquêtes ou de
À Juste Titres - Julien Teissier
04 88 15 12 41 préserver l’acquis ? Quelle utopie s’offrir pour les vingt ans
Gestion des abonnements de notre xxie siècle, à une époque où littérature, cinéma
Bénédicte Bédoussac, Sylvie Guichot
abonnement@lelephant-larevue.fr
ou séries télé évoquent plus volontiers des dystopies ?
Imprimeur
À chacun selon sa conscience, cette projection que nous
Aubin (86240 Ligugé) nous faisons du monde. Optimistes ou pessimistes, confiants
Abonnement  ou angoissés, tout dépendra de la relation que nous établissons
64 € TTC par an
Publication trimestrielle entre nous et le reste du monde.
Dépôt légal
Juillet 2020
ISSN 2265-7371
Commission paritaire : 0423 K 91770 Fabriqué en France GUÉNAËLLE LE SOLLEU ET JEAN-PAUL ARIF

.1
 SOMMAIRE

26 LE GRAND TÉMOIN 80 1870-1871 : les débuts

Didier Fassin
« L’événement mondial qu’est
cette pandémie a rétréci notre vision
du monde. »
34 The Beatles story
UNE HISTOIRE ÉPHÉMÈRE
MAIS UNE ŒUVRE
IMPÉRISSABLE
En moins de dix ans, les Fab Four
ont engendré l’une des contributions
artistiques les plus fortes du xxe siècle
et ont redéfini la musique populaire.
Entretien avec Éric Krasker,
auteur d’ouvrages sur les Beatles
48 Utopies : un autre
monde est-il possible ?
A-T-ON RENONCÉ À L’UTOPIE
AU PROFIT DE LA DYSTOPIE ?
Née il y a cinq cents ans, l’utopie est
à la fois un concept et un genre littéraire.
Le monde meilleur qu’elle dépeint n’est
pourtant, lui non plus, jamais parfait.
La ville bio-inspirée : entre utopie
et pragmatisme ?
62 L’ordinateur quantique
CE QUI CHANGERA DANS
L’INFORMATIQUE DU FUTUR
Longtemps expérimental, l’ordinateur
quantique est en passe de résoudre
des problèmes réels dans de
nombreux domaines.
de la IIIe République
UNE NAISSANCE
DANS LA DÉBÂCLE
Proclamée en plein conflit franco-
prussien puis livrée à la guerre civile,
elle semblait trop fragile pour durer.
Entretien avec Stéphane
Audoin-Rouzeau, historien
94 Les séries télévisées,
75 ans d’histoire
NÉES OUTRE-ATLANTIQUE,
ELLES ONT CONQUIS
LES ÉCRANS ET LES CŒURS
Les séries ont accompagné
la construction des sociétés industrielles
et sont devenues, à l’ère numérique,
un divertissement incontournable.
Entretien avec Ariane Hudelet,
maîtresse de conférences en littérature
britannique et arts visuels
110 Qu’est-ce que
la conscience ?
LE POINT DE VUE
DES PHILOSOPHES
Je pense donc je suis. Mais le monde
autour de moi existe-t-il ? Seule
la conscience, lien évanescent,
nous y rattache.
Présence d’esprit : la conscience
dans Alien de Ridley Scott
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n° 31

COUVERTURE : 
Entretien avec Ludovic Perret
Didier Fassin Utopies IIIe
Un médecin- Un autre monde République
sociologue au chevet est-il Une naissance
des inégalités possible ? dans la débâcle

AGATA NOWICKA All you need

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et Jean-Charles Faugère,
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THE BEATLES
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Il y a 60 ans, L’apport de la Les zones humides Ce que peut être Une histoire Renaud
les Fab Four physique quantique menacées la conscience à succès Capuçon

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2.

124 D’où vient l’argent
des plans de relance
économique ?
LA CRÉATION MONÉRAIRE
POUR AFFRONTER
LA RÉCESSION
Face aux difficultés provoquées
par la récente crise sanitaire, les pays
ont mis des milliards sur la table.
Comment cela fonctionne-t-il ?
Le risque du cocktail dette-inflation
136 Des vacances
dans l’espace
C’EST POUR DEMAIN
Dès cette année, pour une grosse
poignée de dollars – ou un paquet
de millions –, vous pourrez devenir
astronaute ! Les réservations
sont ouvertes...
Entretien avec Jean-François
Clervoy, ingénieur et astronaute
Les autres rendez-vous
de l’éléphant
L’édito page 1
C’était dans le précédent numéro
L’actu page 6
Se souvenir des événements passés
Agenda du troisième trimestre 2020
Le Centre Pompidou célèbre Matisse
À Gênes, un nouveau pont de fer et d’air
Retour de flamme jihadiste en Syrie et en Irak
Suite à la pandémie, le rêve
d’un « monde d’après »
Médicaments : la dépendance européenne
La carte des systèmes de santé dans le monde
Quand la nature en redemande : les effets
du confinement sur l’environnement
Sa langue au chat page 33
L’étymologie de quelques mots,
croisés dans ce numéro
Petite histoire des inventions page 46
Les innovations qui ont marqué
l’histoire de la musique

Pour ne plus se tromper page 73

150 Les zones humides, Ces règles d’orthographe ou de grammaire
un concentré de vie que l’on ne parvient pas à retenir
UNE VALEUR ÉCOLOGIQUE
INESTIMABLE Influences page 74
Essentielles à la biodiversité, à la chaîne Renaud Capuçon
alimentaire et à l’équilibre du climat, « Je suis un amoureux de la musique »
elles sont aujourd’hui menacées.
Un lieu, une idée page 106
Entretien avec Jean Jalbert, Dans le ciel du Mercantour
ingénieur agronome et directeur
général de la Tour du Valat Remue-méninges page 121

L’œuvre commentée page 134

Les Nanas de Niki de Saint Phalle

La question dessinée page 148

Comment la transpiration
refroidit-elle notre corps ?

.3
 se souvenir

L’hippocampe
et l’éléphant
LE DUEL
Vous souvenez-vous d’avoir swingué
aux côtés de Boris Vian et contemplé
la montagne de Lure avec Jean Giono ?
Êtes-vous incollable sur l’histoire d’Israël
et sur le microbiote de nos intestins ?
Il est temps de faire appel à votre
hippocampe, organe cérébral jouant
un rôle majeur dans le rappel
des connaissances mémorisées…

Vian
le scandaleux
Boris Vian est un artiste aux
multiples facettes – écrivain,
musicien, chanteur – dont
les écrits, comme sa chanson
« Le Déserteur », ont parfois
fait polémique. En 1946,
il signe un roman sur
la ségrégation et le racisme
aux États-Unis : le livre est
interdit trois ans plus tard
et son auteur condamné pour
outrage aux bonnes mœurs.
De quel roman s’agit-il ?
La citation
Qui est l’auteur de cette
phrase devenue célèbre :
« Il n’y a point de plus cruelle
tyrannie que celle que l’on
exerce à l’ombre des lois
et avec les couleurs de
la justice » ?
•• Voltaire
 Nicolas Machiavel
•• Montesquieu
 Vladimir Poutine
Guerre et paix
Dans quel contexte cette poignée
de main entre le Premier ministre
israélien Yitzhak Rabin et le
dirigeant de l’Organisation de
libération de la Palestine Yasser
Arafat a-t-elle été échangée ?
SIPA

•• L’Écume des jours

 L’Arrache-cœur •• Accords de Washington
•• J’irai cracher sur vos tombes
 Moby Dick
 Accords d’Oslo
•• Accords de Balfour
 Accords du participe passé

4.
 Silence, ça pousse
En 1630, le jardin à la française fait son
apparition. C’est à Versailles qu’il connaît
sa forme la plus aboutie, grâce au travail
exceptionnel d’un jardinier qui se fera
connaître à travers toute l’Europe.
Retrouvez le prénom et le nom
de ce jardinier. Indice : ce n’est pas le vôtre !
ENRNODERELAT
_____ __ _____
Avoir du bagout
En 1831, Arthur Schopenhauer publie un livre
regroupant trente-huit stratagèmes pour avoir
toujours raison aux yeux d’autrui, même en ayant
tort. Comme s’intitule-t-il ?
•• L’Art de n’avoir jamais tort
 L’Art d’avoir toujours raison
•• L’Art du beau parleur
 L’Art de la guerre
La reine et ses sujets
La reine des fourmis joue un rôle très important au sein de la fourmilière :
elle ordonne et organise les différentes tâches de ses sujets, entre les fourmis
qui sont chargées d’aller chercher des vivres et celles qui s’occupent des larves.
dans la fourmilière : son unique fonction est de pondre des œufs.
La reine et ses sujets : c’est faux. La reine n’a aucun pouvoir décisionnel
motifs inavouables » y sont développés.
« utiliser des arguments d’autorité » ou « prêter à son adversaire des
Avoir du bagout : L’Art d’avoir toujours raison. Des stratagèmes tels que
aussi le créateur des jardins des châteaux de Vaux-le-Vicomte et de Chantilly.
Silence, ça pousse : c’est André Le Nôtre ! Jardinier du roi Louis XIV, il est
années 1990.
battus en brèche par de nouveaux conflits avant même la fin des
LE CONSEIL MÉMOIRE
D ’A u D r i C M A Z Z i e T T i
notre docteur en psychologie cognitive
vous livre un secret.
D ans le numéro précédent, je vous conseillais de
prendre l’air… J’en ris encore ! Pour beaucoup
d’entre nous, la période qui s’achève laissera son lot de
souvenirs et d’émotions. Voici une petite technique de
visualisation, la dissociation, qui vous aidera à laisser
derrière vous les plus mauvais d’entre eux.
Installez-vous dans un endroit confortable, tranquille et
sécurisant. Imaginez-vous dans un cinéma et visualisez
un écran blanc à bonne distance de vous, ni trop proche,
ni trop loin. Projetez votre souvenir sur l’écran. Rejouez
ensuite votre souvenir en position dissociée ; autrement
dit, regardez-vous agir et écoutez-vous parler tout en
vous sentant en sécurité, à bonne distance. Vous êtes le
metteur en scène, vous pouvez donc prendre le contrôle
du film, couper le son ou encore revenir en arrière. Vous
êtes toujours à bonne distance et en sécurité pendant
que vous regardez la scène. Après quelques instants, si
vous essayez d’évoquer à nouveau la scène, vous devriez
vous sentir plus serein, comme si elle ne pouvait plus
vous atteindre. Cette technique est très efficace pour se
détacher des situations de malaise provoquées par un
élément externe. Usez et abusez-en !
•VRAI •FAUX
paix durable – espoir qui ne sera que de courte durée, les accords étant
années de conflit entre Palestiniens et Israéliens ainsi que l’espoir d’une
Bill Clinton à la Maison-Blanche en 1993. Ils marquent la fin de plusieurs
Guerre et paix : les accords d’Oslo, signés devant le président américain
l’étude des lois par rapport aux réalités sociales.
intéressé au rôle des institutions et des régimes politiques à travers
La citation : c’est Montesquieu ! Ce philosophe des Lumières s’est
direction artistique et scénaristique choisie par le réalisateur.
est adapté au cinéma contre le gré de son auteur, qui n’aime pas la
Vian le scandaleux : c’est J’irai cracher sur vos tombes. En 1959, le roman
.5
 ACTU
Précédemment
dans le monde
UN GOUVERNEMENT
INÉDIT POUR ISRAËL
Le 20 avril, après sept semaines de
négociations, Benyamin Netanyahou
et Benny Gantz, adversaires et candidats
au poste de Premier ministre, ont annoncé
leur décision de constituer un gouvernement
d’urgence nationale en vue de mettre un terme à
la crise politique que connaît le pays depuis près
d’un an et demi. Les deux hommes ont opté pour
la rotation du poste : pendant les dix-huit prochains mois,
Netanyahou conservera son poste à la tête d’Israël
– qu’il occupe depuis 2009 – pour ensuite laisser sa place
au général Gantz. Celui-ci, pendant le premier mandat,
est nommé « Premier ministre d’alternance »
et ministre de la Défense. Cette décision de gouvernement
« rotatif » a pris effet le 13 mai pour trois années
prolongeables. Alors que Benny Gantz est très critiqué
pour avoir accepté cette coalition, ayant fait de la lutte
contre la corruption son cheval de bataille depuis de
longues années, Benyamin Netanyahou y voit un
potentiel soutien pour faire face à l’inculpation de
corruption, fraude et abus de confiance dont il fait
l’objet. Ce nouveau gouvernement veut aussi mettre en
application l’annexion de la vallée du Jourdain et d’une
partie de la Cisjordanie occupée par les Israéliens,
annoncée par le plan de paix signé avec Donald Trump
en février. Ce semblant de stabilité en Israël signe
le début probable d’une nouvelle ère de conflit
en Palestine.
CONFLIT AU MALI
HOMMAGE À LA BRAVOURE
FRANÇAISE
Depuis sa première intervention en 2013,
avec l’opération Serval, la France a perdu
quarante-trois militaires au combat, tués
au Sahel (espace de transition entre la zone
soudanienne et le désert saharien).
Au mois d’avril dernier, à quelques jours d’intervalle,
deux légionnaires du même régiment, le soldat Kévin
Clément et le brigadier Dmytro Martynyouk, y ont ainsi
laissé leur vie. Le 25 novembre 2019, treize militaires
français avaient déjà péri dans une collision entre deux
hélicoptères. Les attaques des groupes jihadistes se
multipliant ces derniers mois, la ministre des Armées,
Florence Parly, a annoncé en janvier dernier augmenter
le nombre de soldats mobilisés pour l’opération
Barkhane, faisant passer les effectifs à 5 100 militaires.
Le 7 mai aux Invalides, à Paris, un hommage a été rendu
à ces deux militaires.
6.
Les Canadiens
rendent les armes
Les 18 et 19 avril derniers, dans la campagne de
Nouvelle-Écosse (Canada), un homme déguisé en
officier a semé la terreur pendant plus de treize heures
au volant d’une fausse voiture de police. Avant d’être
abattu, le conducteur a tiré sur les passants et mis le
feu à plusieurs habitations, tuant au total vingt-deux
personnes. Il s’agit de la fusillade la plus meurtrière
de l’histoire du pays.
Le Premier ministre Justin Trudeau n’a pas man-
qué de souligner, lors de son allocution, la récurrence
de ces actes de barbarie : l’attentat au Centre culturel
islamique de Québec avait déjà fait six morts en 2017,
tandis que le massacre de l’École polytechnique de
Montréal en 1989, durant lequel un « antiféministe »
autoproclamé de 25 ans avait ouvert le feu sur des
étudiantes, avait causé la mort de quatorze femmes.
Ce dernier acte, alors sans précédent dans le pays,
avait impulsé l’instauration d’un enregistrement obli-
gatoire des armes à feu. Mais ce registre, mis en place
en 1995, a ensuite été aboli en 2012 par le gouverne-
ment conservateur de Stephen Harper.
Le 1er mai, Justin Trudeau a donc annoncé la pro-
hibition immédiate de la vente, de l’achat, de l’impor-
tation, de l’utilisation et du port d’armes d’assaut de
type militaire au Canada. Quelque 1 500 modèles
– soit 100 000 armes dans tout le pays – sont ainsi
concernés, notamment les carabines AR-15 utilisées
lors du massacre de l’École polytechnique mais aussi
durant les tueries de Las Vegas (États-Unis) en 2017
et de Christchurch (Nouvelle-Zélande) en 2019. Cette
interdiction était, selon Trudeau, à l’ordre du jour
depuis un moment, mais son application avait été
retardée à cause de la pandémie de coronavirus. Il
s’agissait en effet d’une des promesses électorales que
le Premier ministre avait avancées lors des élections

Justin Trudeau promettait déjà de légiférer sur le port d’armes
en septembre 2019. SEAN KILPATRICK/AP/SIPA
fédérales en septembre 2019. La législation telle que
le gouvernement actuel la prévoit devrait aussi
répondre à d’autres promesses électorales : il est prévu
d’y inclure une mesure autorisant les villes à bannir
les armes à feu sur leur territoire et d’organiser le
rachat des armes par l’État.
Un débat national impliquant
NOAH BERGER/AP/SIPA
les États-Unis
Wendy Cukier, présidente de la Coalition pour le
contrôle des armes, a émis quelques réserves quant
à cette nouvelle réglementation : la liste établie pour
le gouvernement devra en effet être mise à jour très
régulièrement pour empêcher les fabricants de
contourner la loi en réintroduisant les modèles actuels,
légèrement modifiés, sous de nouveaux noms. Dans
le futur, il serait plus judicieux, selon la Coalition, de
mettre en place un permis de construction pour les
fabricants, en amont. Andrew Scheer, leader du Parti
conservateur, a manifesté quant à lui son opposition
en accusant le Premier ministre d’avoir fait passer la
mesure en arrêté ministériel en pleine pandémie,
alors que Parlement n’était pas autorisé à se réunir
de façon normale. Scheer a également souligné que,
lors des tueries au Canada, beaucoup de tireurs avaient
eu recours à des armes de contrebande venant des
États-Unis. La majorité des armes utilisées lors du
massacre d’avril dernier avaient effectivement été
importées illégalement des États-Unis, d’après la
Gendarmerie royale du Canada. Aussi, cette dernière
a alerté le gouvernement sur les risques encourus en
termes de trafic illégal suite à la nouvelle réglemen-
tation. Dans le pays voisin, en effet, la prohibition
des armes d’assaut a expiré en 2004 et n’a toujours
pas été renouvelée…
MORT DE GEORGE FLOYD
L’AMÉRIQUE INDIGNÉE
« I can’t breathe » (« je ne peux plus respirer ») : les
derniers mots de George Floyd, tué par le policier Derek
Chauvin lors d’une interpellation le 25 mai à Minneapolis,
dans le Minnesota, ont fait le tour du monde. Sur les
images tournées par des passants lors de l’arrestation,
on peut voir le policier blanc maintenant l’homme noir
de 46 ans plaqué à terre, pressant un genou sur son cou
durant près de neuf minutes malgré les plaintes répétées
de la victime. Derek Chauvin a été licencié puis inculpé
pour homicide involontaire. George Floyd avait été arrêté
pour un délit mineur : il était soupçonné d’avoir fait
usage d’un faux billet de vingt dollars. Suite à ce nouveau
crime raciste aux États-Unis, des centaines de milliers
d’Américains indignés sont descendus dans la rue en
signe de révolte contre les violences policières, les inégalités
sociales et le racisme qui gangrènent le pays. Les émeutes
qui ont accompagné les protestations ont conduit les
autorités à instaurer un couvre-feu dans plusieurs villes,
que les manifestants ont bravé en s’invitant notamment
aux portes de la Maison-Blanche dans la nuit du 30 mai.
Donald Trump a dénoncé des actes de « terrorisme
intérieur » et menacé de déployer « des milliers de soldats
lourdement armés » pour maîtriser les manifestants.
DÉCOUVERTE
D’UN TROU NOIR
À « SEULEMENT » 1 000 ANNÉES-
LUMIÈRE DE LA TERRE
Alors qu’ils étudiaient un système stellaire à deux
étoiles, des astronomes de l’Observatoire européen
austral (ESO) ont fait une étrange découverte : un
troisième astre composait ce système qu’ils pensaient
binaire. À l’aide du spectrographe FEROS – un instrument
qui mesure la vitesse radiale d’un objet – de l’observatoire
de La Silla, au Chili, et de sa lentille de 2,2 mètres
de diamètre, les chercheurs ont constaté que l’étoile
centrale du système gravitait autour d’une masse
quatre fois supérieure à celle du Soleil et ne projetant
aucune lumière. Ils ont ainsi découvert le trou noir
stellaire le plus proche de notre planète connu
à ce jour. Contrairement aux autres trous noirs, dits
supermassifs, il n’absorbe pas la matière, n’émet pas
de rayons X et ne détruit pas son environnement.
Un objet céleste inoffensif, donc, qu’il serait possible
d’observer à l’œil nu, selon les astronomes, si vous êtes
dans l’hémisphère Sud un soir de ciel dégagé.
.7
 ACTU
L’agenda
prévisionnel
JAMES TISSOT (1836-1902),
L’AMBIGU MODERNE
CONNU POUR SES PEINTURES CÉLÉBRANT L’ÉLÉGANCE
DES PARISIENNES, JAMES TISSOT A SOUVENT SURPRIS
PAR L’ÉCLECTISME DE SON ART. OSCILLANT ENTRE PARIS
ET LONDRES, CE DANDY EST L’UN DES ARTISTES LES PLUS
EMBLÉMATIQUES DE LA SECONDE MOITIÉ DU xixe SIÈCLE.
POUR LA PREMIÈRE FOIS DEPUIS L’EXPOSITION ORGANISÉE
AU PETIT PALAIS EN 1985, LE MUSÉE D’ORSAY DÉVOILE
UNE RÉTROSPECTIVE DE CET HOMME MODERNE ET COMPLEXE,
ADEPTE DES CERCLES MONDAINS. UNE OCCASION DE
DÉCOUVRIR LA LARGE PALETTE DE SES ŒUVRES, INTIMES
OU HISTORIQUES, EMPLOYANT DES TECHNIQUES VARIÉES
TELLES QUE LA PHOTOGRAPHIE, L’ESTAMPE OU ENCORE
L’ÉMAIL CLOISONNÉ.
Jusqu’au 13 septembre 2020 au musée d’Orsay (Paris)
FEMMES ANNÉES 50.
AU FIL DE L’ABSTRACTION,
PEINTURE ET SCULPTURE
Joan Mitchell, Pierrette Bloch, Aurélie Nemours…
L’exposition dresse le portrait de quarante-cinq
femmes artistes – peintres, plasticiennes, graveuses
ou sculptrices – évoluant dans un univers
cosmopolite parisien qui oscille entre l’art concret
et l’abstraction lyrique, dans les années 1950.
Une décennie féconde durant laquelle ces femmes
artistes s’affranchissent des canons masculins pour
projeter dans l’art des thèmes proprement féminins.
Jusqu’au 31 octobre 2020 au musée Soulages (Rodez)
SOLEILS NOIRS
ET SI LE NOIR ÉTAIT UNE COULEUR ? D’ÉBÈNE, CORBEAU,
CHARBON OU DE JAIS, LE NOIR A MILLE TEINTES ET MYSTÈRES.
SYMBOLE D’ÉLÉGANCE OU DE SALISSURE, DE NÉANT OU
D’ÉBLOUISSEMENT, IL A TOUJOURS ÉTÉ UNE SOURCE DE
FASCINATION POUR LES ARTS OCCIDENTAUX. DANS SA
NOUVELLE EXPOSITION, LE LOUVRE-LENS S’EST DONNÉ LE DÉFI
D’ÉCLAIRCIR L’OBSCURITÉ QUI ENTOURE CETTE SOMME
DE COULEURS. SOLEILS NOIRS INVITE LE VISITEUR À FAIRE
L’EXPÉRIENCE DU NOIR À TRAVERS DES ŒUVRES D’ARTISTES
TELS QUE BENJAMIN CONSTANT OU ÉDOUARD MANET ET
DÉVOILE SON INFLUENCE DANS L’HISTOIRE DE L’ART, À LA FOIS
FIGURE POÉTIQUE ET DE LA LUTTE SOCIALE ET POLITIQUE.
Jusqu’au 25 janvier 2021 au musée du Louvre-Lens
8.
LUMIÈRE SUR ÉVIAN :
LES FRÈRES INVENTEURS
DU CINÉMA
Après le Grand Palais à Paris en 2015,
la Cinémathèque de Bologne en 2016
et le musée des Confluences à Lyon en 2017,
c’est le (très approprié) Palais Lumière
d’Évian qui accueille la superbe exposition
Lumière ! Le cinéma inventé. Initialement
prévue jusqu’en septembre 2020 mais
perturbée par la gestion de l’épidémie, elle
est prolongée jusqu’au 3 janvier 2021.
La visite s’ouvre sur une projection de la
fameuse Sortie de l’usine filmée par les frères
Lumière en 1895 et devenue l’emblème des
débuts du cinéma. On s’immisce ensuite
dans leur vie de famille à travers une série de
photos en couleurs appelées « autochromes »
– une technique qu’ils ont eux-mêmes
brevetée – qui témoigne de la sensibilité
artistique des deux frères. Quand la compo-
sition des scènes de déjeuner rappelle les
toiles de Paul Cézanne, d’autres clichés
semblent évoquer celles d’Auguste Renoir,
sans pour autant n’avoir rien à envier
à la photographie moderne.
L’héritage des Lumière
Dans la salle réservée à l’objet cinéma-
tographe, l’accent est mis sur la particularité
de l’invention de Louis et Auguste : ce n’est
pas seulement le cinématographe qu’ont
inventé les deux frères, mais le cinéma
lui-même, l’expérience cinématographique.
Alors que Thomas Edison proposait de
projeter une image mouvante dans une boîte

Deuxième affiche du cinématographe par Auzolle (1896).
PHOTO PIERRE AUBERT. COLLECTION INSTITUT LUMIÈRE
individuelle, les frères Lumière offraient une
projection groupée – une expérience partagée.
Une reconstitution du Salon indien du Grand
Café invite à découvrir certains de leurs
premiers films. On démonte ici les clichés
tenaces concernant les productions Lumière :
films quasi documentaires, réalité prise sur le
vif… Détrompez-vous ! Pour la plupart, ils
étaient déjà des films de cinéma, de la fiction
orchestrée : en témoignent les nombreux
regards caméra et l’apparente mise en scène
des situations.
Dans un long couloir immersif est projetée
une mosaïque de films en noir et blanc :
les 1 422 films répertoriés et conservés par
l’Institut Lumière s’y succèdent. Encore une
fois, les frères Lumière nous apparaissent
comme résolument modernes : en plus des
images tournées un peu partout en France, ils
invitent leur public à découvrir des morceaux
de vie immortalisés dans plus de trente et un
pays étrangers.
Comme pour boucler la boucle, c’est avec
la Sortie de l’usine, à nouveau, que se clôt la
visite. Cette fois, le visiteur découvre l’usine
d’aujourd’hui, et une séquence reconstituée
par des réalisateurs de renom : Francis Ford
Coppola, Costa-Gravas, Paolo Sorrentino,
Xavier Dolan sont venus à Lyon tourner leur
propre sortie d’usine. On s’amuse à repérer
Tarantino, Scorsese, Almodóvar ou même
Catherine Deneuve sur les différents clips.
Que vous soyez néophyte ou grand amateur
de cinéma, nul doute que vous apprécierez
cette immersion fascinante dans le monde
d’Auguste et Louis Lumière !
LE CIEL COMME ATELIER.
YVES KLEIN ET
SES CONTEMPORAINS
COMMENT HABITER L’ESPACE, LE CIEL, L’INFINI ? YVES KLEIN
PRÉFÈRE, À LA LIGNE ET AU DESSIN, LA COULEUR, LA SEULE
SENSIBILITÉ MATÉRIELLE CAPABLE DE SIGNIFIER LE VIDE. PAR
SON RAPPORT AU COSMOS, L’INVENTEUR DU « BLEU KLEIN »
DÉVELOPPE DES AFFINITÉS ESTHÉTIQUES AU-DELÀ DU
MOUVEMENT DES NOUVEAUX RÉALISTES. L’EXPOSITION
DESSINE CETTE CONSTELLATION D’ARTISTES, DU GROUPE NUL
AUX PAYS-BAS AUX SPATIALISTES EN ITALIE ET À GUTAI
AU JAPON, QUI RÉINVENTENT L’ART POUR LE PROPULSER
DANS UNE NOUVELLE ODYSSÉE SPATIALE.
Jusqu’au 2 novembre 2020
au Centre Pompidou-Metz
CÉZANNE ET LES MAÎTRES.
RÊVE D’ITALIE
Paul Cézanne n’a jamais mis les pieds en Italie. Pourtant,
son œuvre est envahie par la culture latine. Visiteur du
musée du Louvre ou du musée Granet
d’Aix-en-Provence, il scrute, étudie, observe les
tableaux de grands maîtres italiens tels que le
Tintoret, le Greco, Giordano, ou encore de
Poussin. L’exposition révèle les correspondances
entre les toiles du peintre aixois et celles des
peintres transalpins du xvie au xixe siècle, dont
Cézanne se nourrit pour créer une œuvre
unique. Inspiré et inspirant, il devient à son tour
une figure d’autorité pour les artistes italiens du
Novecento, qui se font l’écho de ce double jeu d’influence.
Jusqu’au 3 janvier 2021
au musée Marmottan Monet (Paris)
NUITS ÉLECTRIQUES…
ET SONORES !
EN ATTENDANT L’OUVERTURE DE L’EXPOSITION NUITS 
ÉLECTRIQUES, LE MUMA DU HAVRE PROPOSE CHAQUE
DIMANCHE UN COMMENTAIRE AUDIO SUR UNE
ŒUVRE PRÉSENTÉE. MÊME HORS DU MUSÉE,
LE VISITEUR PEUT AINSI DÉCOUVRIR LA VILLE
DU xixe SIÈCLE QUI, SE PARANT D’UNE LUMIÈRE
ARTIFICIELLE TOUTE NOUVELLE, INSPIRE
LES ARTISTES DANS LEURS REPRÉSENTATIONS
DE PAYSAGES NOCTURNES ILLUMINÉS.
CES AUDIOGUIDES VIRTUELS SONT DISPONIBLES
EN ANGLAIS OU EN FRANÇAIS, SUR LE SITE DU
MUSÉE. AVEC L’ATELIER DES P’TITS CONFINÉS,
LES ENFANTS SONT AUSSI INVITÉS
À FAIRE L’EXPÉRIENCE DU MUSÉE DEPUIS
CHEZ EUX : UNE ACTIVITÉ EN LIEN
AVEC L’EXPOSITION LEUR EST PROPOSÉE
CHAQUE JEUDI SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX.
Sur le site internet du MuMa du Havre.
.9
 ACTU

Matisse
L’hymne à la joie
Le Centre Pompidou, à Paris, devrait célébrer cet automne,
en mode majeur, l’anniversaire de celui qui voulait peindre le bonheur.

P A R VA L É R I E D E N A R N A U D - M A Y E R , C O N F É R E N C I È R E E N H I S T O I R E D E L’A R T

enri Matisse, né le 31 décembre 1869, La lumière méditerranéenne

H aurait cette année 150 ans – un très

bel âge. Le Centre Pompidou lui ren-
dra hommage cet automne avec une splendide
En juillet 1904, marié et père de trois en-
fants, Henri Matisse rejoint en famille Paul
Signac à Saint-Tropez, où il peint Le Goûter,
et exceptionnelle exposition*. D’aucuns, bla- prélude à Luxe, calme et volupté. À 35 ans, il
sés, diront : « Encore ! » Ils se trompent. S’ils se laisse emporter par la couleur et les ou-
pensent avoir tout vu, tout su, ils seront surpris trances de la lumière. L’année suivante, ce sera
par l’angle inédit choisi pour cet anniversaire Collioure, et toujours la couleur, pure, écla-
– les liens entre le peintre et la littérature – et tante, libérée de la touche divisionniste, d’une
par le dépaysement auquel il nous convie. intensité inouïe. André Derain vient le re-
S’immerger dans la joie de vivre de joindre et tous deux rivalisent d’ar-
Matisse en cette époque de morosité deur pour peindre la lumière sans
et de crises est une fête. Soyons-en ! ombre, parfaite, absolue. La violence
Qui était ce peintre, sculpteur, C’est une peinture chromatique et lumineuse de leurs
graveur, dessinateur qui toute sa vie
a recherché « un art d’équilibre, de
intense, toiles n’est d’ailleurs pas sans les ef-
frayer. Elle éclate sur les murs de la
pureté, de tranquillité, sans sujet faite d’audaces, salle 7 du Salon d’automne, où les
inquiétant ou préoccupant », et qui
a marqué le xx e  siècle par son
de frénésie. deux amis exposent avec d’autres
peintres, tous baptisés « fauves » par
œuvre immense tout de couleur ? le critique Louis Vauxcelles. C’est
Un jeune homme né dans le Nord, au Cateau- l’épreuve du feu. Matisse travaille sans relâche
Cambrésis, faisant son droit mais qui, à à une peinture intense, faite de dissonances de
20 ans, alité à la suite d’une opération de l’ap- certains tons, d’audaces, de frénésie, qu’il
pendicite et grâce à une boîte de couleurs of- s’agisse de paysages, de figures, de natures
ferte par sa mère, découvre la joie de dessiner. mortes : La Fenêtre ouverte à Collioure, Nature
Il ne cessera plus. Ses débuts sont timides morte, Femme au chapeau, La Raie verte. Dès
– il n’a pas reçu à sa naissance les dons de lors, il ne cesse d’exposer et de vendre ses
Pablo Picasso, son rival détesté et respecté. toiles. En 1909, le collectionneur russe Sergueï
Tout en continuant ses études, il s’inscrit à Chtchoukine lui commande deux composi-
des cours de dessin et s’installe en 1891 à tions, La Danse et La Musique, qui proclament
Paris, où il fréquente l’académie Julian puis la religion du peintre : le bonheur.
l’atelier de Gustave Moreau, lequel encourage Matisse voyage. À Munich, en Espagne, à
ses élèves à penser et à rêver leur peinture. Moscou puis au Maroc, à deux reprises.
Ses amis sont Albert Marquet, Georges L’Orient, qu’il avait découvert au Louvre et
Rouault, Charles Camoin, Henri Manguin. dans les différents pavillons de l’Exposition

10.
universelle de 1900, l’enthousiasme et le bou-
leverse plus encore. Un ravissement dont il se
souviendra toute sa vie et qui ne cesse d’enri-
chir son œuvre. Il en retient la saveur d’un
melon ou d’une pastèque, la courbe douce
d’une hanche, l’exubérance d’une étoffe, la
rondeur d’une orange, le violet gourmand
d’une aubergine, le charme d’une odalisque,
la luxuriance des acanthes ou des volubilis.
Sans cesse à la recherche de la beauté, Matisse
peint la plénitude, le désir, la joie. Chaque
détail est source de plaisir. Au fil de son travail
et d’une longue quête, il simplifie, résume,
épure, atteint l’essentiel sans que jamais
l’énergie de ses couleurs sublimes ne s’étiole.
Installé à Nice depuis 1917, puis à Cimiez,
sur les hauteurs de la ville, en 1938 et à Vence,
dans la villa Le Rêve, en 1943, Matisse, dans
la lumière du Sud, pense ses compositions, Henri Matisse, La Sieste (1905). Huile sur toile.
les reprend, répète, varie, explore la peinture. Merzbacher Kunststiftung (Küsnacht, Suisse).
SUCCESSION H. MATISSE
Il dessine aussi et illustre les poèmes de
Ronsard, de Charles d’Orléans, de Mallarmé,
Pasiphaé de Montherlant ou encore Les Fleurs guise. Je pouvais créer ce pour quoi j’avais
du mal de Baudelaire. Même dans les tour- lutté toutes ces années. » L’âme et la joie che-
ments, il travaille. villées au corps, Matisse profite de ces treize
Lorsque en 1944 sa femme Amélie et sa années de rab qu’il a ardemment souhaité.
fille Marguerite sont arrêtées, torturées, dé- Bien que ses souffrances et ses faiblesses phy-
portées par la Gestapo, il se consacre tout en- siques compliquent sa vie, il se jette à corps
tier à son œuvre, s’y enchaîne. Et rien n’y perce perdu dans le travail, dans un renouvellement
de son bouleversement ni de ses souffrances constant qui aboutit à un épanouissement su-
et malheurs : « Pourquoi mon œuvre n’y fait- blime. Naissent ses ultimes chefs-d’œuvre :
elle point allusion ? Parce que j’ai toujours l’éblouissante série des Intérieurs de Vence aux
préféré les garder pour moi seul, et ne livrer aplats de couleurs pures non modulées, les
aux autres que la beauté de l’univers et ma joie gouaches découpées qui confirment la puis-
de peindre. » Trois ans plus tôt, en 1941, at- sance de son style, le décor de la chapelle du
teint d’un cancer de l’intestin et opéré à Lyon Rosaire de Vence. Avec la technique des pa-
sans grand espoir de rémission, il avait supplié piers de couleur découpés, l’artiste, malade et
son médecin, très franc et peu optimiste, de invalide, produit encore des tableaux monu-
lui donner un supplément de vie, car il avait mentaux et de grands décors : La Perruche et
encore tant à faire ! Miraculeusement guéri, la Sirène, Les Acanthes, La Gerbe. Il ne s’arrête
il écrit à Marquet avoir « risqué la mort à un jamais. La veille de sa mort, à Nice le 3 no-
poil de chat angora » et considère que son vembre 1954, il dessinait encore. Il allait avoir
opération l’a rajeuni. Toujours à Marquet : 85 ans. Matisse n’en finit pas de fasciner.
« Vive la joie ! et… les pommes de terre frites ! Que sa joie demeure !
Je suis majeur ! » Quelques années plus tard,
il déclarera dans une interview à Time : « Doté * Matisse, comme un roman au Centre Pompidou (Paris)
de ce supplément de vie, je pouvais faire à ma du 21 octobre 2020 au 22 février 2021.

. 11
 ACTU
Pour Gênes, la voie d’un espoir :
un pont de fer et d’air
En ce mois de juillet, le nouveau pont sera inauguré,
deux ans après le drame.
PA R A N N A B O N A L U M E , J O U R N A L I S T E À B E R G A M E ( I TA L I E )
xe commercial et touristique majeur
A reliant les deux côtés de la ville de
Gênes, le pont Morandi s’était
effondré le 14 août 2018, faisant quarante-trois
morts. La construction d’un nou-
veau pont, dont le dernier tronçon
a été posé le 28 avril 2020, s’est effec-
tuée en un temps record. Son inau-
Le drame a
guration et l’ouverture à la circula- relancé le débat
tion sont prévues pour le mois de sur les contrôles.
juillet. Les travaux, débutés fin 2018,
ont continué en dépit de la crise du
coronavirus, qui a frappé de plein fouet l’Italie.
Comment expliquer une telle rapidité d’exécu-
tion pour un projet de cette envergure ?
Un modèle pour le pays
L’indignation consécutive à la catastrophe
y a probablement contribué. La réaction de
l’État a été immédiate, avec la mise en place, le
29  septembre 2018, du décret-loi Gênes,
réduisant les lourdeurs administratives et
bureaucratiques. Marco Bucci, maire de la ville,
a été nommé commissaire extraordinaire pour
la reconstruction, menée de concert par les
entreprises italiennes Fincantieri et Salini
Impregilo et par le groupe Rina. Environ mille
personnes ont travaillé nuit et jour sur le chan-
tier. D’après Giampiero Massolo, président de
Fincantieri, « la nouvelle structure peut être
un modèle pour la reconstruction du pays ».
Il ajoute que « le recours au code européen des
marchés publics qui déroge au code italien a
été décisif : ceci a permis d’obtenir des délais
plus souples ». La méthode innovante du fast
12.
track, donnant la possibilité de travailler simul-
tanément sur plusieurs chantiers, a permis de
compléter les 1 067 mètres de la structure
d’acier et de béton, constituée de dix-neuf
travées soutenues par dix-huit piliers.
Le projet de 202 millions d’euros
a été dessiné par Renzo Piano, natif
de Gênes et star mondiale de l’archi-
tecture, à qui l’on doit entre autres le
Centre Georges Pompidou à Paris et
le Whitney Museum à New York :
«  Construire des ponts est une
grande chose, c’est exactement le contraire que
de construire des murs », dit-il. Celui-ci est
conçu comme « un grand navire traversant la
vallée, dessiné par la lumière et le vent » – une
idée inspirée par le poète Giorgio Caproni, qui
a écrit « Gênes, de fer et d’air ». Selon l’archi-
tecte, « l’Italie est un pays qui a besoin d’un
grand raccommodage » qui permettrait d’in-
troduire « de l’énergie vitale, de l’argent et des
moyens dans l’économie réelle du pays ». Sous
le viaduc est prévue l’installation d’un grand
parc public comprenant un mémorial des vic-
times de la catastrophe, un jardin et une serre
conçus par l’architecte italien Stefano Boeri, à
l’origine du célèbre Bosco Verticale à Milan et
de la Villa Méditerranée à Marseille.
Sur le plan politique, l’effondrement du
pont Morandi a placé la question du contrôle
des infrastructures sous le feu des projecteurs.
Et ce n’est malheureusement pas le dernier évé-
nement dramatique concernant les routes ita-
liennes : le pont Albiano, entre la Ligurie et la
Toscane, s’est écroulé au mois d’avril dernier ;
 Fin des travaux du nouveau pont de Gênes. MASSIMO LOVATI/AGF/SIPA
depuis 2013, on dénombre en Italie au moins
huit effondrements de viaducs ayant fait des
morts et des blessés.
Identifier les responsabilités
Une situation qui relance le débat sur la
nécessité de renforcer les contrôles, notam-
ment des concessionnaires. En effet, à partir
de 1999, la gestion de près de six mille kilo-
mètres d’autoroutes italiennes a été confiée
par l’État, qui reste propriétaire du réseau, à
vingt-quatre entreprises privées. Celles-ci en
assurent l’exploitation et l’entretien, financés
par les péages, et leurs concessions font l’objet
d’un renouvellement régulier. La société
Autostrade per l’Italia (ASPI), dont la famille
Benetton est indirectement actionnaire majo-
ritaire, contrôle à elle seule la moitié des au-
toroutes. Le pont Morandi était sous sa conces-
sion et elle était responsable de sa sécurité.
Afin de renforcer les contrôles, l’État a créé
une Agence pour la sécurité des chemins de
fer et des infrastructures routières et autorou-
tières (Ansfisa). Ces préoccupations sécuri-
taires ont dépassé les frontières italiennes : en
France, le Sénat appelait en 2019 à la mise en
place d’un « plan Marshall » pour sécuriser au
moins vingt-cinq mille ponts routiers « en
mauvais état structurel ». Le lendemain de
l’écroulement du pont de Gênes, le Premier
ministre bulgare Boïko Borissov demandait
une rénovation de tous les ponts de son pays.
Sur le plan judiciaire, les investigations lan-
cées après la tragédie, ayant déjà révélé plu-
sieurs irrégularités, sont encore en cours.
Soixante-quatorze personnes font l’objet d’une
enquête ; parmi elles figurent les dirigeants
d’Atlantia, l’une des plus grandes sociétés de
gestion des infrastructures au monde, qui dé-
tient ASPI. L’État a dans un premier temps
envisagé de priver Atlantia de ses concessions ;
pour les conserver, la société s’est engagée à
payer trois milliards d’euros en réparation du
préjudice et à réinvestir massivement dans la
rénovation des infrastructures qu’elle gère.
Si la reconstruction rapide du pont de
Gênes et l’ambition esthétique du projet
pansent quelque peu les blessures de la ville,
elles n’apaisent pas les familles des victimes et
laissent encore en suspens un certain nombre
d’interrogations : à qui, sous quelles logiques
de rentabilité et à quel prix l’État délègue-t-il
la sécurité des citoyens ? L’efficacité des travaux
et le débat suscité par la tragédie pavent mal-
gré tout la voie d’un espoir, corollaire de
chaque reconstruction.
. 13
 ACTU
Retour de flamme jihadiste
en Syrie et en Irak
Daech profite notamment du sentiment d’exclusion de la population sunnite,
du désengagement américain et de milliers de partisans.
PA R J E A N - P I E R R E F I L I U, P R O F E S S E U R E N H I S T O I R E D U M OY E N - O R I E N T C O N T E M P O R A I N
État islamique en Syrie et en Irak,
L’ désigné sous son acronyme arabe de
Daech, a connu en 2019 des revers
terribles, avec la perte de son dernier bastion
territorial en mars et la mort de son chef, Abou
Bakr Al-Baghdadi, en octobre. Les États-Unis
ont estimé avoir ainsi remporté une « victoire »
définitive sur ce groupe terroriste – une affir-
mation qui est battue en brèche par le regain
d’activité de Daech au cours de ces derniers
mois, aussi bien en Syrie qu’en Irak.
Les mêmes causes produisent
les mêmes effets
Baghdadi était devenu en 2010 le chef de
l’État islamique en Irak, ainsi qu’était alors
dénommée la branche irakienne d’Al-Qaida.
Il avait amalgamé dans son organi-
sation des anciens militaires de la
dictature de Saddam Hussein et des
jihadistes convaincus par la propa-
gande d’Oussama Ben  Laden.
Lorsque ce dernier avait été éliminé
dans un raid américain, en 2011,
Baghdadi avait refusé de recon-
naître son successeur à la tête
d’Al-Qaida. Il avait affiché ses am-
bitions d’abord en étendant son « État isla-
mique » à la Syrie, avec l’établissement de
Daech à Raqqa en 2013, puis en se proclamant
« calife » dans la ville irakienne de Mossoul
en 2014. Au sommet de sa puissance, Daech
contrôlait, à cheval sur la frontière entre la
Syrie et l’Irak, un territoire d’une superficie
comparable à celle de la Jordanie, attirant vers
14.
À S C I E N C E S P O PA R I S *
son pseudo-califat des dizaines de milliers de
« volontaires » du monde entier.
Alors que les partisans de Baghdadi s’étaient
emparés de Mossoul en quelques jours, la coa-
lition de soixante-dix pays menée par les États-
Unis a mis trois longues années pour recon-
quérir la ville, en partie dévastée par les
bombardements occidentaux. En outre, le
Pentagone s’est appuyé au sol sur l’armée
irakienne, majoritairement chiite, et les milices
dites de « mobilisation populaire », largement
inféodées à l’Iran. Cette alliance entre ceux que
la rhétorique jihadiste appelle les « croisés »
(Occidentaux) et les « hérétiques » (chiites) a
permis à Daech de continuer à se poser en fer
de lance de la « résistance » de la minorité arabe
et sunnite en Irak (20 % de la population, pour
le triple d’Arabes chiites). Le fait que
Mossoul-Ouest, trois ans après sa li-
La crise bération, soit encore un champ de
ruines joue également en faveur de
États-Unis / Iran la propagande jihadiste. Celle-ci se
en Irak y favorise la nourrit aussi de la dynamique confes-
sionnelle du régime irakien, qui
relance de Daech. conduit à une discrimination de la
population sunnite, alors que la mi-
norité kurde dispose, elle, d’un gou-
vernement autonome au nord du pays.
En Syrie, Daech a longtemps profité de la
complaisance du régime Assad, qui préférait
concentrer ses frappes sur l’opposition, ainsi
contrainte de se battre sur deux fronts, à la fois
contre les loyalistes et contre les jihadistes. La
Russie, une fois qu’elle s’est engagée directe-
ment, en 2015, aux côtés de la dictature

Une base américaine en Irak, après son bombardement par l’Iran,
le 8 janvier 2020. QASSIM ABDUL-ZAHRA/AP/SIPA
syrienne, a volontiers laissé la coalition menée
par les États-Unis se charger de la campagne
contre Daech, épaulée cette fois au sol par des
milices kurdes émanant de la branche syrienne
du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan).
La reconquête de Raqqa, en 2017, s’est accom-
pagnée d’autant de destructions que celle de
Mossoul, la population sunnite locale accep-
tant avec difficulté la mise en place d’une nou-
velle autorité liée au PKK. Cette montée en
puissance des Kurdes dans une ville aussi pro-
fondément arabe et sunnite que Raqqa a été
aussi mal ressentie que celle des chiites dans
une ville historiquement arabe et sunnite
comme Mossoul. Dans un cas comme dans
l’autre, Daech préserve et renforce ses réseaux
du fait du sentiment d’exclusion voire d’oppres-
sion de la population sunnite.
Une organisation forte
des faiblesses de ses ennemis
La coalition anti-Daech aurait pu et dû s’ap-
puyer sur des partenaires arabes et sunnites
pour éradiquer effectivement la base de Daech.
Mais Barack Obama a fait le choix de court
terme de la carte chiite en Irak et de la carte
kurde en Syrie. Il n’a pas non plus veillé à lan-
cer un processus de reconstruction et de ré-
conciliation, limitant la campagne contre les
jihadistes à sa dimension purement militaire.
Ces travers ont été aggravés par Donald Trump
qui, pressé de désengager ses troupes du
Moyen-Orient, a laissé la Turquie, en oc-
tobre 2019, lancer une offensive contre les re-
lais du PKK en Syrie. Une telle offensive, qui
creuse encore le fossé entre Arabes et Kurdes,
pousse les anciens alliés de Washington contre
Daech à se jeter dans les bras du régime Assad,
le tout sous l’égide de Moscou. Un retournement
aussi spectaculaire sape évidemment le front
anti-jihadiste et renforce les capacités de re-
crutement de Daech.
En Irak, c’est la crise ouverte entre les États-
Unis et l’Iran, en décembre 2019, qui brise le
front anti-jihadiste, les milices pro-iraniennes
accordant désormais la priorité à la lutte contre
« l’occupant » américain. Ce délitement du dis-
positif anti-Daech s’aggrave avec la crise du
coronavirus qui, par crainte de la contagion,
entraîne la réduction des contingents occiden-
taux en Irak. Les réseaux jihadistes en profitent
pour s’activer de plus en plus ouvertement dans
la province d’Anbar, frontalière de la Syrie, et
dans le nord-ouest du pays. En mai 2020, ils
mènent des attaques coordonnées contre les
milices pro-iraniennes à quelques dizaines de
kilomètres de Bagdad. Au même moment, en
Syrie, ils retrouvent une vraie capacité offensive
dans le désert de Palmyre, contre le régime
Assad, et dans la vallée de l’Euphrate, contre
les milices kurdes.
Fort de plusieurs milliers de combattants
aguerris et de dizaines de milliers de partisans,
Daech est en mesure de soutenir une insurrec-
tion agressive, sans pouvoir à ce stade re-
prendre le contrôle d’un territoire en Syrie ou
en Irak. Mais, les mêmes causes produisant les
mêmes effets, l’absence de toute perspective
politique dans ces deux pays contribue à ins-
crire dans la durée un tel retour de flamme
jihadiste. Ce risque est malheureusement ac-
centué par la priorité accordée par chacune des
forces en présence à un autre combat que celui
contre Daech.
* Jean-Pierre Filiu anime depuis 2015 le blog « Un si proche 
Orient » sur le site du quotidien Le Monde.
. 15
 ACTU
Le rêve d’un
« monde d’après »
Le confinement a provoqué de nombreuses réflexions
sur les changements souhaitables dans nos modes de vie. Associations, ONG,
intellectuels… Les initiatives ont jailli de toutes parts. Quel est leur avenir ?
PA R N I C O L A S P R I S S E T T E , J O U R N A L I S T E
a formule a fait florès. « Le monde
L d’après  » évoque un foisonnement
d’idées pour le futur, après l’épidémie
de coronavirus – ou comment convertir la
crise en opportunités pour changer la vie. Ce
leitmotiv s’est imposé dans le débat public en
un temps record. Il est inspiré par le président
de la République lui-même : « Le jour d’après,
quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un
retour au jour d’avant », promet Emmanuel
Macron à la télévision le 16 mars, à la veille
du confinement. Le chef de l’État laisse
entendre qu’il prend la mesure de boulever-
sements durables provoqués par la crise sani-
taire et la crise économique qui s’annonce. Le
pouvoir veut montrer qu’il ne se laisse pas
dominer par les événements.
L’expression fait mouche. La société civile
s’empare du concept, la presse
lance des débats, les politiques y
participent. Une quinzaine de
plateformes se lancent sur Le désir d’un
Internet. Tous ceux qui rêvent « monde d’après »
d’un « monde d’après » observent
que les gouvernements des grands
est en fait assez
pays parviennent à prendre des mal partagé.
décisions rapides et radicales en
ordonnant le confinement de leur
population. Il est donc possible d’arrêter les
entreprises et les magasins du jour au lende-
main sur toute la planète au nom de la santé
publique. Dès lors, les bonnes volontés doivent
pouvoir s’accomplir dans d’autres domaines,
estiment-ils. À commencer par l’environne-
ment et l’économie.
16.
Parmi les initiatives les plus importantes,
une plateforme émerge le 10 avril, « Inventons
le monde d’après ». Elle est lancée par la Croix-
Rouge, le WWF, le groupe SOS (un ensemble
d’entreprises du secteur social) et le site de
mobilisation participative Make.org, qui l’hé-
berge. Ses créateurs rédigent un manifeste et
appellent aux contributions. « Cette crise va
au-delà de l’urgence sanitaire planétaire, elle
révèle aussi les limites de nos différents modes
de pensée et du fonctionnement de toutes nos
sociétés », écrivent-ils.
165 000 participants en ligne
Le site recueille des propositions des inter-
nautes, ensuite soumises aux votes – le scrutin
est ouvert à tout un chacun. L’idée est de consti-
tuer un « agenda citoyen » qui pèserait sur les
choix du gouvernement. Plusieurs
axes sont définis. Ils dépassent les
questions de santé liées au virus
et à la crise sanitaire : les partici-
pants sont invités à se prononcer
sur «  la garantie des biens
communs », « l’urgence d’une
transition vers un modèle plus
solidaire », « la protection de la
biodiversité », etc. La plateforme
a revendiqué 165 000 participants, 20 000 pro-
positions et 1,7 million de votes. Quelles sont
les idées ? Parmi la multitude de posts figurent
des suggestions liées à l’actualité immédiate.
Un internaute veut « revaloriser, tant financiè-
rement que symboliquement, les professions
les plus utiles socialement (soignants,

enseignants, etc.) ». Un autre entend « s’assurer
que notre pays est autosuffisant : agriculture
locale, hôpitaux, masques, investissements
R & D virus, énergie verte, recyclage ». Surtout,
les vœux touchant à l’écologie, à la vie démo-
cratique ou à l’égalitarisme social abondent.
Des pistes qui existaient avant le coronavirus :
développer les transports non polluants, ins-
tituer un quota de kilomètres d’avion par an
et par personne, rendre les centres-villes pié-
tonniers, comptabiliser le vote blanc, élire un
président de l’Europe, punir l’exil fiscal… La
consultation a donné lieu à un compte rendu
final le 29 mai, qui a retenu quatorze propo-
sitions. En revanche, des idées ont été écartées
faute d’approbation massive, par exemple l’ins-
tauration d’un revenu universel.
Cette initiative retentissante n’est pas la
seule. De son côté, Nicolas Hulot lance début
mai « 100 principes pour créer un élan collec-
tif ». L’ancien ministre de la Transition écolo-
gique et solidaire ravive son flambeau écolo-
gique avec le soutien de cinquante
personnalités, tels le prix Nobel de la paix
Muhammad Yunus, les acteurs Joaquin
Phoenix ou Marion Cotillard, le philosophe
Edgar Morin… Chacun des cent principes
FREEPIK
avancés par l’ex-animateur de télévision est
construit sur une formule commençant par
« Le temps est venu de… ». Par exemple : « Le
temps est venu de dresser un horizon com-
mun. » Suivent des propositions plus concrètes :
promouvoir une Europe des solidarités, relo-
caliser les industries, demander des « contre-
parties environnementales » aux entreprises
qui reçoivent des aides de l’État. Outre Nicolas
Hulot, la sphère militante verte reprend son
élan. Plusieurs collectifs réitèrent leurs idées,
comme le Shift Project ou le mouvement
bayonnais Alternatiba. Et les sportifs aussi s’y
sont mis ! Ils appellent ainsi à « faire davantage
de sport pour vivre mieux » dans une tribune
publiée par Le Parisien que signent plusieurs
champions comme Yannick Agnel, Ladji
Doucouré, Muriel Hurtis… Sur le fond, ils de-
mandent également « une croissance plus so-
lidaire et responsable ».
Les plateformes du « monde d’après » oc-
cupent ainsi un champ idéologique au croise-
ment de la gauche et de l’écologie. À la faveur
de la crise, les associations et ONG parviennent
à catalyser une demande politique et des idées
nombreuses. Cette aspiration s’est certes expri-
mée auparavant dans de grandes manifestations
. 17
 ACTU
de jeunesse et dans de nouveaux modes de
consommation – sans toutefois que les partis
réussissent à les convertir en votes décisifs au
niveau national : les résultats du PS sont his-
toriquement faibles et ceux d’EELV s’avèrent
limités par rapport aux succès enregistrés par
son homologue en Allemagne.
Que garde-t-on ? Que jette-t-on ?
Ce bouillonnement nourrit aussi les
sphères intellectuelles. Le philosophe et so-
ciologue Bruno Latour en est la figure de
proue. Dans une inspiration quasi révolution-
naire, il propose sur le site AOC une méthode
dont la simplicité et l’efficacité sont aussitôt
remarquées. C’est un questionnaire en trois
points : que jette-t-on, que garde-t-on, qu’in-
vente-t-on ? Il s’agit de faire un inventaire des
possibles. De nombreuses personnalités y ont
répondu. Latour, mû par des convictions éco-
logistes, croit davantage en la société civile
qu’en l’État pour réaliser la transition verte.
De son côté, un collectif de plusieurs cen-
taines de chercheurs publie, peu avant le dé-
confinement, une tribune dans le journal
Le Monde : ceux-ci veulent croire que « la
crise sanitaire a rendu possible ce qui semblait
impossible ». « Le ralentissement économique
imposé par la crise offre une opportunité iné-
dite de s’attaquer enfin sérieusement aux pro-
blèmes écologiques et sociaux », estiment-ils.
Le désir de tourner une page à la faveur
de la crise sanitaire se réalise pour certains.
Sur le terrain politique proprement dit, une
soixantaine de parlementaires lancent leur
propre plateforme sur le même modèle que
celle de l’alliance entre la Croix-Rouge, le
WWF, le groupe SOS et Make.org. Nommée
« Le Jour d’après », elle prend le président de
la République au mot. Les thématiques éco-
logiques et sociales dominent. S’y ajoutent
des pistes de réflexion sur « l’homme face à
la machine » ou « l’avenir de nos territoires ».
Ses inspirateurs défendent par exemple le ver-
sement du RSA dès 18 ans, un plafonnement
des hauts salaires, un enseignement scolaire
au climat et à l’environnement… « Le Jour
18.
d’après » affiche près de 9 000 propositions
et plus de 100 000 votes. Ces élus sont, pour
la plupart, d’anciens membres de la
République en marche, dont le député
Matthieu Orphelin, un proche de Nicolas
Hulot. Ils vont opportunément utiliser ce le-
vier pour aboutir, mi-mai, à la constitution
d’un nouveau groupe à l’Assemblée nationale,
baptisé « Écologie Démocratie Solidarité »,
composé de dix-sept députés. Celui-ci était
en germe avant la crise sanitaire.
Les Français partagés
Le souhait d’un changement de modèle
s’inscrit dans un calendrier impulsé par le
chef de l’État lui-même. Cet élan peut-il de-
venir une force qui entraîne l’opinion ? Peut-
il peser sur les choix politiques ? Les polito-
logues invitent à la prudence. Le désir d’un
« monde d’après » est, en fait, assez mal par-
tagé parmi la population. Notamment en
matière d’écologie : les préoccupations envi-
ronnementales ont reculé au printemps. Les
sujets liés à la santé, aux services publics ou
à la lutte contre la précarité ont pris le dessus
dans les sondages portant sur les priorités
pour le pays. Selon les experts de l’Ifop, une
moitié des Français anticipent des change-
ments importants dans nos modes de vie
après la crise, voire l’entrée dans « une nou-
velle ère ». Il s’agit pour l’essentiel des habi-
tants des grandes villes. À l’inverse, l’autre
moitié prévoit des changements limités, et
même aucun changement pour un Français
sur dix. « Une large partie de la population
se réalise à travers la consommation, elle veut
élever son niveau de vie et réaliser ses désirs
d’achats », souligne l’institut d’études de l’opi-
nion. Le politologue Jérôme Fourquet re-
doute même une montée des tensions : l’ap-
pétit de consommation risque d’être
contrarié par la montée du chômage engen-
drée par la mise à l’arrêt de l’économie au
printemps. Dans un contexte social de crise
persistante, le discours sur «  le monde
d’après » peut se heurter aux urgences du
moment.
 Médicaments
La dépendance européenne
Depuis dix ans, les spécialistes dénoncent la pénurie
de médicaments en Europe.

PA R M É L I N A J U I N , J O U R N A L I S T E

épidémie de Covid-19 qui a frappé maillons, gérés distinctement et bien souvent

L’ la planète a soulevé une difficulté

pressante : celle des pénuries de
médicaments, qui se révèle être le fruit de la
localisés dans des pays différents : avant d’ar-
river dans nos pharmacies, les médicaments
font du chemin. Ce trajet, qui plus est, varie
dépendance de l’Europe aux usines asia- selon le médicament en question : le principe
tiques. Devenu capital en ces temps de crise actif peut être élaboré en Chine, puis envoyé
sanitaire, ce problème est pourtant dénoncé en Allemagne ou en Pologne pour être fina-
depuis des années en France par l’Académie lisé, le produit peut être entièrement fabriqué
nationale de pharmacie. en Inde puis importé en Europe pour la vente,
En mars dernier, l’ibuprofène étant décon- ou encore transiter par les États-Unis…
seillé, les Français se sont rués vers les phar- La multiplication de ces étapes et leur
macies pour acheter du paracétamol et les éparpillement entraînent inévitablement la
professionnels ont vu se profiler la multiplication des sources de pro-
pénurie. L’Agence nationale de blèmes potentiels. Une rupture de
sécurité du médicament et des pro- L’Europe est stock peut ainsi être due à la
duits de santé (ANSM) a alors non-conformité du produit par
imposé une restriction sur les dangereusement rapport aux normes de certains
ventes de paracétamol. C’est une dépendante pays, qui refusent donc son entrée
évidence qui pourtant ne l’est pas dans leur circuit de distribution,
tant que cela : les médicaments sont de la Chine mais aussi à un incident de fabrica-
des produits de consommation. et de l’Inde. tion en amont, ou simplement à un
Ils sont fabriqués, emballés, manque de matière première. Et
transportés et vendus, au même c’est bien souvent à ce niveau-là, le
titre que tout autre produit. Au même titre, premier d’une chaîne pas si bien huilée, que
vraiment ? Des produits de santé ? Quasiment, réside le problème.
oui. Si ce n’est que ceux-ci sont soumis à de En 2011, après déjà de nombreux avertis-
nombreuses normes de qualité, ce qui densi- sements, l’Académie nationale de pharmacie
fie d’autant plus la chaîne de production. créait, pour prévenir les risques de pénurie,
un groupe de travail sur l’indisponibilité des
Le voyage du médicament médicaments. L’un des principaux enseigne-
La production des médicaments est un ments de ses recherches : la mondialisation a
processus complexe, qui s’effectue en plusieurs dangereusement fragilisé leurs circuits de
étapes : fabrication de substances pharma- fabrication. En effet, alors que dans les
ceutiques actives, élaboration du produit fini, années 1980-1990 la France était indépen-
conditionnement, distribution… La chaîne dante pour la production de principes actifs,
de production est composée de nombreux les entreprises ont progressivement délocalisé

. 19
 ACTU
leur fabrication. Les laboratoires, cherchant à
réduire le coût de production de leurs médi-
caments, surtout après la crise de 2008-2009,
se sont tournés vers les usines asiatiques.
Les principes actifs sont la matière pre-
mière des médicaments, ce que l’on appelle
aussi la molécule  : l’ibuprofène dans le
Nurofen, le paracétamol du Doliprane… À
cette matière première, on ajoute des excipients
– des substances visant à donner au produit
fini sa consistance ou son goût, sans interférer
avec le principe actif. Dans le contexte actuel
de mondialisation, ces deux étapes complé-
mentaires sont très souvent séparées,
et la première confiée à des usines
chinoises ou indiennes. L’Académie Il est essentiel
nationale de pharmacie estime qu’au-
jourd’hui 80 % des principes actifs de faire preuve
utilisés en Europe sont ainsi produits de plus de
dans ces deux pays : plus de trois
mille usines sont dédiées à cette tâche
transparence.
en Chine, quatre mille en Inde, contre
quatre-vingt-dix usines seulement dans notre
pays. Si la France et l’Europe en général sont
de bons producteurs de médicaments finis,
elles sont ainsi dangereusement dépendantes
de la Chine et de l’Inde pour ce qui est des
matières premières.
Demande croissante
et coût écologique
Cette dépendance est périlleuse car les
pays fournisseurs ont eux aussi besoin des
matières premières qu’ils vendent à l’Europe.
Ces dernières années, en effet, une très forte
augmentation de la demande a été observée
dans certains pays jusqu’alors considérés
comme « sous-développés » ou « en dévelop-
pement », comme l’Inde et la Chine. La pro-
duction de principes actifs, qui se destinait
presque exclusivement à la vente dans les pays
dits «  développés  », ne suffit donc plus à
répondre aux besoins de tous. La Chine est
elle-même devenue fabricante de produits
finis et a besoin de réserver une partie de son
stock de principes actifs à sa propre produc-
tion. Il en est de même pour l’Inde, qui com-
20.
plète sa production de matières premières en
s’approvisionnant… en Chine. Ainsi, bien
qu’intensive, la production chinoise, saturée
par la demande, ne peut plus suivre.
Une partie du problème réside dans le fait
que les quelques usines qui se construisent
en Europe sont réservées aux produits nou-
veaux : aucune n’est prévue pour les produits
anciens, dont l’usage thérapeutique est déjà
établi. Des médicaments que l’on sait parfai-
tement efficaces, et qui sont reconnus d’utilité
majeure, se trouvent donc en rupture. De fait,
rég u lièrement, cer tains vaccins sont
inaccessibles en France et en Europe ;
des anticancéreux comme le 5FU
ou la vincristine, ainsi que des anti-
biotiques fréquemment prescrits
comme l’amoxicilline viennent à
manquer. L’exemple de l’amoxicilline
permet d’illustrer une autre cause
du manque d’approvisionnement
dont souffre l’Europe : le coût éco-
logique de la production. La Chine, qui doit
désormais faire face aux conséquences envi-
ronnementales désastreuses de sa surproduc-
tion, a entamé ces dernières années un pro-
cessus drastique de fermeture des sites
industriels. Beaucoup d’usines produisant des
principes actifs pharmaceutiques ont dû se
mettre à l’arrêt définitif. Le phénomène, dou-
blé du manque d’usines dédiées en Europe, a
ainsi provoqué une pénurie mondiale
d’amoxicilline.
Retrouver les priorités
Pour pallier ce problème, une solution
semble évidente : recentrer la production. Les
États-Unis, eux aussi très dépendants des
usines chinoises et indiennes, ont ainsi lancé
un plan de relocalisation en 2012. Très bien
accueilli par la presse et les laboratoires,
celui-ci reste cependant marginal et sa réali-
sation est très lente. Les faibles efforts euro-
péens ne sont pas non plus parvenus à enrayer
le problème. Aussi, l’Académie nationale de
pharmacie tire une nouvelle fois la sonnette
d’alarme et demande un changement radical
 Schéma du cycle du médicament et des risques encourus à chaque étape,
établi par le Leem (les entreprises du médicament). LEEM, 2019
tant sur le plan national qu’au niveau euro-
péen. Pour Bruno Bonnemain, signataire du
rapport sur l’indisponibilité des médicaments,
quatre recommandations de l’Académie sont
à considérer afin de faire face au mieux à la
crise actuelle.
Tout d’abord, il est urgent de mettre en
place une coordination entre tous les acteurs
décisionnaires. En France, beaucoup de struc-
tures s’occupent administrativement des
médicaments : l’ANSM, le Leem (organisation
professionnelle des entreprises du secteur), le
Comité économique des produits de santé
(CEPS), le ministère de la Recherche… La
coordination de ces organismes, par le biais
du Premier ministre mais aussi, en Europe,
entre les différents pays, permettrait une meil-
leure gestion du problème. Il faudrait ensuite
établir une liste de médicaments indispen-
sables, qui seraient diffusés en priorité. Trois
classes de médicaments seraient ainsi à
considérer : les anticancéreux, les antibio-
tiques et les vaccins. La troisième recomman-
dation de l’Académie concerne évidemment
la relocalisation de la production des principes
actifs, mais aussi celle des produits finis, des
excipients et même de la verrerie nécessaire
aux injections : la chaîne de production dans
sa totalité devrait être localisée à proximité.
Enfin, l’Académie propose d’établir avec pré-
cision les différentes étapes du réseau
d’approvisionnement. Où est fabriqué le prin-
cipe actif ? D’où viennent les excipients ? Où
le produit est-il empaqueté ? Les boîtes de
méd ica ments n’ ind iquent ja ma is la
provenance de leur contenu. Ces informations
restent très difficiles à obtenir même pour les
professionnels, et sont parfois tout bonnement
inaccessibles. Il est essentiel de faire preuve
de plus de transparence.
Si la crise du nouveau coronavirus a permis
pour beaucoup d’envisager un «  monde
d’après », en sera-t-il de même dans l’industrie
pharmaceutique ? Pourra-t-on privilégier les
circuits courts pour nos médicaments, comme
on peut le faire pour nos fruits et légumes ?
C’est en tout cas un horizon que les profes-
sionnels de santé présentent depuis un
moment déjà et qu’il semble maintenant
urgent de contempler.
. 21
 FOCUS
Poussée de fièvre
L’épidémie de coronavirus a éprouvé les humains
et les systèmes de santé dans le monde.
PA R G U É N A Ë L L E L E S O L L E U C A R T E A L L I X P I O T
L
a violence de la pandémie a
vite mis à l’épreuve les sys-
tèmes de santé, notamment
la capacité des hôpitaux à absorber
le flux de malades. La France s’est
découvert des capacités d’accueil
limitées. Des transferts de patients
dans le pays mais aussi vers
l’Allemagne ont été l’occasion de
comparer le système de soins fran-
çais – dont la qualité n’a jamais été
remise en cause – avec celui de nos
voisins. Les chiffres ont vite parlé :
la France totalisait 5 432 lits de réa-
nimation, quand le ministre alle-
mand de la Santé en revendiquait
28 000 ! Soit, côté français, 11,6 lits
de réanimation pour 100 000 habi-
tants, contre 29,2 outre-Rhin (pour
67 millions de Français et 83 mil-
lions d’Allemands). L’écart se voit
aussi en matière de lits d’hôpitaux
curatifs (sans la psychiatrie et la
longue durée) : l’Allemagne est deux
fois plus équipée que la France.
Croissance des dépenses
L’OCDE, dans son Panorama de
la santé 2019, souligne une
tendance commune : « Tout au long
des années 1990 et au début des
années 2000, les dépenses de santé
dans les pays de l’OCDE ont géné-
ralement augmenté plus rapide-
ment que le reste de l’économie. »
Les progrès technologiques, le vieil-
lissement de la population et la
meilleure prise en charge des ma-
22.
lades expliquent cette évolution. En
2018, ces pays ont dépensé 8,8 %
de leur PIB en soins de santé, chiffre
à peu près stable depuis 2013. La
France et l’Allemagne font nette-
ment mieux, et y consacrent le
même pourcentage (11,2 % de leur
PIB). Notre voisin y alloue autant
d’argent public que nous (77 %)
– bien plus que les autres pays de
l’OCDE (71 %).
Autre tendance commune, de-
puis 2000, le secteur a beaucoup
recruté et emploie plus de travail-
leurs qu’auparavant : en 2018, en
moyenne, on dénombrait 3,5 mé-
decins et 8,8  infirmières pour
1  000  habitants. Mais la France
apparaît assez atypique au sein de
l’OCDE : le taux de médecins y est
resté quasi stable entre 2000 et
2017, soit 3,2 médecins pour
1 000 habitants. La comparaison
avec l’Allemagne est significative :
partie du même niveau en 2000, elle
affiche en 2017 34 % de médecins
de plus (pour 1 000). Et si la France
a connu une nette croissance du
nombre d’infirmières (10,5 pour
1 000), l’Allemagne emploie 22 %
de plus de ce type de soignants.
Le poids de l’hôpital
Le facteur humain est essentiel
au système de santé, mais celui-ci
dépend aussi des investissements
dans les nouveaux équipements dia-
gnostiques et thérapeutiques. Ces
dépenses en capital peuvent avoir
« une incidence déterminante sur la
capacité d’un système de santé à sa-
tisfaire les besoins de la population »,
souligne l’OCDE. Sur ce point, la
France s’affiche en dessous de la
moyenne : soit 5,1 % de ses dépenses
de santé courantes, contre 5,6 %, et
très loin derrière l’Allemagne (9,6 %).
En matière de scanners et appareils
d’IRM, s’il n’existe pas, précise
l’OCDE, de référence internationale
quant à un nombre idéal, la France
est moins bien située que la moyenne
et que l’Allemagne.
Comment expliquer de telles dif-
férences, alors que les deux pays
consacrent la même proportion de
leur PIB à la santé ? C’est dû en par-
tie à la part des dépenses adminis-
tratives : soit 5,6 % des dépenses
totales de santé en France, contre
4,6 % en Allemagne, selon Eurostat.
Une autre raison tient au poids plus
important de l’hôpital en France
(38,3  % des montants, contre
28,3 %) ; outre-Rhin on dépense
davantage dans la médecine de ville.
En outre, nos structures hospita-
lières emploient davantage de per-
sonnel : il s’élève à 17,5 pour 1 000 ha-
bitants, contre 12,1 en Allemagne.
Pour l’avenir, les experts tablent
sur une croissance continue des
dépenses de santé, rappelant les
risques de tension budgétaire, qui
ne manqueront pas de susciter le
débat. Il est déjà lancé en France.
 N

FINLANDE
27,1
ISLANDE
RUSSIE
43,7 2,4 NORVÈGE

ESTONIE
SUÈDE
2 LETTONIE
39,1
Mer
du Nord DANEMARK Mer LITUANIE
Baltique 5,5
39,7 2,4
IRLANDE
RUSSIE
BIÉLORUSSIE
ROYAUME- PAYS-BAS
UNI ALLEMAGNE
2,1 POLOGNE

BELGIQUE 35,1 34,7

5 6 UKRAINE

TCHÉQUIE
Océan SLOVAQUIE
LUX.
Atlantique MOLDAVIE
FRANCE AUTRICHE
SUISSE 5,5 HONGRIE
17,4 14,2 39,3 ROUMANIE
3,1 * SLOVÉNIE
CROATIE
Mer Noire
BOSNIE- SERBIE
ITALIE HERZÉGOVINE
PORTUGAL BULGARIE
Kosovo
34,7 28,6
ESPAGNE MONTÉNÉGRO MACÉDOINE TURQUIE
2,4 ALBANIE
GRÈCE
Mer 34,2 26,5
Méditerranée

CHYPRE

ÉTATS-UNIS CANADA JAPON CORÉE

1,9
42,6 37,6 112,3 55,2 38,2 29,1
2,4 7,8 7,1

250 km

Les dépenses de santé en 2018
(en dollars par habitant)
1 200 2 000 3 000 4 000 5 000 10 600
Pays dont la croissance
des dépenses de santé
a été la plus faible entre
2013 et 2018 (moins de 1 %)
Pays dont les dépenses
de santé sont supérieures
à 10 % du PIB en 2018
L’investissement dans les équipements de santé Le nombre de lits curatifs en hôpital
(part des dépenses en capital dans les dépenses de santé) (pour 100 000 habitants)
Pays dont la part des dépenses Pays dont le nombre est inférieur à 2,5
JAPON en capital est supérieure à 8 %
Pays dont le nombre est supérieur à 5
en 2017
* La France a été ajoutée à titre de comparaison
Les équipements en imagerie médicale en 2018 Le personnel médical en 2018
(pour 1 million d’habitants)
(pour 1 000 habitants)
Pays dont le nombre de scanners
34,2 Médecins : Plus de 4 Moins de 3
est supérieur à 30 (plus la France)
Pays dont le nombre d’IRM Infirmiers : Plus de 12 Moins de 6
26,5
est supérieur à 25 (plus la France)
source : Panorama de la santé 2019, data.oecd.org.

.23
 ACTU
Quand la nature
en redemande
Le confinement a donné un certain répit à l’environnement,
mais celui-ci aurait besoin d’aménagements dans la durée
pour constater une réelle amélioration.
PA R M A R J O R I E C E S S AC , J O U R N A L I S T E
A
u temps du confinement, la vie ne
s’est pas arrêtée pour tout le monde.
D’ailleurs, la faune n’a jamais semblé
aussi libre et épanouie que pendant cette
période inédite. Nombre d’animaux d’ordinaire
timides se sont montrés au grand jour, en
pleine ville, souvent en quête de nourriture.
On a ainsi pu observer des paons
sauvages dans le centre d’Oakland,
en Californie, un jeune puma dans Un air pur
les rues désertes de Santiago du
Chili ou encore des lions affalés sur comme jamais
les routes en Afrique du Sud. En depuis 40 ans.
Europe, des cygnes ont fait sensa-
tion sur les canaux de Venise dont
les eaux redevenues cristallines ont laissé
entrevoir poissons, méduses et crabes. En
France, des rorquals communs ont été repérés
au large de Marseille, dans le parc national des
Calanques, et des requins-pèlerins dans la rade
de Brest. Dans l’espace public, la flore s’est elle
aussi montrée plus exubérante. « Du fait du
confinement, les fleurs sont arrivées à graines
et à fleurs avant d’être fauchées », souligne
Nathalie Machon, initiatrice de l’observatoire
Sauvages de ma rue de Vigie-Nature  :
« Contrairement à ce que l’on voit d’habitude,
on a pu observer des espèces très hautes,
comme les grands chardons au pied des arbres
et des laitues sauvages de près de deux mètres »,
ajoute cette experte de l’écologie urbaine.
Confinés eux-mêmes, les scientifiques re-
grettent néanmoins de n’avoir pu observer
davantage. « Nous devrons nous contenter de
suivre la deuxième ponte  !  », s’exclame
24.
Blandine Doligez, chercheuse au CNRS spé-
cialisée dans l’étude des oiseaux, notamment
le cincle plongeur, sur une rivière du massif
de la Chartreuse. « Nous avons raté la pre-
mière. Dommage, d’autant que le confinement
est intervenu deux jours après l’ouverture de
la pêche, laquelle du coup a été complètement
arrêtée : cela aurait pu être riche
d’enseignements. » Malgré ces occa-
sions perdues, le confinement a per-
mis de redécouvrir cette faune sau-
vage tapie si près des villes et que les
urbains ne percevaient même plus.
Il a rappelé combien les animaux
sont toujours à l’affût, prêts à resur-
gir très vite dès lors qu’il s’agit de regagner le
terrain sur lequel l’humain a empiété. On l’a
vu, par exemple, après la catastrophe nucléaire
de Tchernobyl, ou dans des villes bombardées
laissées à l’abandon, comme la cité balnéaire
de Varosha, à Chypre.
Certes, ce temps à l’échelle de la nature est
relativement court. Et insuffisant pour couvrir
chez certaines espèces la totalité de la période
de reproduction. Néanmoins, certaines
expériences démontrent qu’il suffirait de
quelques années pour obtenir des effets béné-
fiques. « En Italie, sur la façade adriatique
(Pouilles), un sanctuaire de 2 200 hectares a
été créé pour préserver le sar, un poisson qui
intervient dans la bonne santé des algues et
qui a été trop pêché », raconte le naturaliste
Gilbert Cochet. « Cinq ans plus tard, les pê-
cheurs ont constaté que, à proximité du
sanctuaire, ils pêchent en une journée ce qu’ils
prélevaient avant l’espace d’une semaine. Après
ces premiers résultats, la richesse continue
d’augmenter avec des poissons de plus en plus
gros et nombreux ! » Cet exemple en est un
parmi tant d’autres étudiés dans son dernier
ouvrage, L’Europe réensauvagée (Actes Sud,
2020), écrit avec Béatrice Kremer-Cochet.
Impacts sur les pollutions
Du point de vue des pollutions, l’impact
du confinement a été spectaculaire, incitant à
une véritable réflexion sur la nécessité de pro-
longer ses effets. La baisse du bruit en raison
de l’arrêt des transports, des commerces, des
usines et du tourisme a permis de donner un
sérieux répit à certaines espèces. « En temps
normal, le bruit de l’anthropophonie interfère
avec le son des animaux, les obligeant à chan-
ter plus fort, plus aigu, plus souvent, ou à dé-
caler leur période de chant, à réduire leur ac-
tivité sonore, voire à fuir », explique Jérôme
Sueur, écologue et acousticien. De manière
générale, le bruit est source de stress et de fa-
tigue. Au final, ces effets harassants peuvent
influer sur la survie des individus et être vi-
sibles à l’échelle de tout un écosystème. « Il est
donc raisonnable de penser qu’un cadre so-
nore calme, dépollué, puisse augmenter la
survie des animaux chanteurs, faciliter leur
reproduction, et qu’il conduise à des environ-
nements naturels en meilleur état », explique
le chercheur, qui plaide pour des sons respec-
tueux de la santé animale mais aussi humaine.
Même constat pour d’autres types de conta-
minations qui ont passablement régressé pen-
dant le confinement. L’air est devenu pur
comme jamais au cours des quarante dernières
années dans les agglomérations. Selon l’Agence
spatiale européenne, les concentrations de
dioxyde d’azote, gaz produit principalement
par les véhicules et les centrales thermiques,
ont reculé de 54 % à Paris, de 49 % à Rome,
de 48 % à Madrid et de 47 % à Milan entre le
13 mars et le 13 avril, comparées aux moyennes
enregistrées sur la même période en 2019. De
même, selon une étude de Nature Climate
Change, les émissions de CO2 ont baissé de
Dans les rues de Madrid confinée, en avril 2020. DPA/PHOTONONSTOP
9 % entre le 1er janvier et le 30 avril par rapport
à l’an dernier. Néanmoins, les scientifiques
sont formels : ces chutes auraient besoin d’être
menées sur la durée pour espérer freiner le
réchauffement climatique. Et ce d’autant que
le retour de l’activité est déjà engagé.
Étendre les aires protégées
Cette période n’aura-t-elle été qu’une pa-
renthèse enchantée pour la nature ? Certains
le craignent, espérant qu’en dépit des effets
négatifs par ailleurs elle aura au moins eu le
mérite de réveiller les consciences quant à la
nécessité de protéger la nature. Preuve en est,
nombre de Français en ont profité pour ob-
server plus longuement depuis leur balcon ou
leur fenêtre. « Plus de quinze mille personnes
se sont inscrites depuis le début du confine-
ment au comptage des oiseaux », relève Anne
Dozières, directrice de Vigie-Nature. « Et force
est de constater que, lorsqu’on connaît mieux,
on est plus enclin à protéger. » Certaines re-
tombées positives seront peut-être également
à attendre du côté de l’extension des aires pro-
tégées. « C’est le moment de pousser certaines
décisions pour lesquelles on n’avait pas forcé-
ment les arguments », insiste Gilbert Cochet.
« Dans les gorges de l’Ardèche, par exemple,
on pourrait retrouver ce calme une partie du
temps en sanctuarisant la rive droite », rêve-
t-il à voix haute. À méditer.
. 25
 LE GRAND tÉmOIN
Didier
Fassin
« L’événement mondial
qu’est cette pandémie a rétréci
notre vision du monde »
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R G U É N A Ë L L E L E S O L L E U E T J E A N - PA U L A R I F
M
édecin, sociologue et
anthropologue, Didier
Fassin a été élu au Collège
de France sur une chaire
annuelle de santé publique
et a prononcé sa leçon inaugurale en jan-
vier 2020. En raison du confinement, ses cours
ont été reportés. Didier Fassin est titulaire de
la chaire de sciences sociales à l’Institute for
Advanced Study de Princeton et de la direc-
tion d’études en anthropologie politique et
morale à l’École des hautes études en sciences
sociales. Il a notamment publié La Raison
humanitaire. Une histoire morale du présent
(2010), La Force de l’ordre. Une anthropologie
de la police des quartiers (2011), Juger, répri-
mer, accompagner. Essai sur la morale de l’État
(2013), Punir. Une  passion contemporaine
(2017) et La Vie. Mode d’emploi critique (2018),
tous aux éditions du Seuil.
Dans votre livre La Vie. Mode d’emploi
critique, vous déclarez qu’il faudrait
26.
s’interroger sur ces questions : « Quelle
valeur accordons-nous à la vie comme
notion abstraite ? Quelle évaluation
faisons-nous des vies humaines comme
réalités concrètes ? », plutôt que sur cette
question : « Comment devrions-nous
vivre ? » Pouvez-vous expliquer cette idée ?
La philosophie morale a posé depuis plus
de deux millénaires la question : qu’est-ce
qu’une vie bonne ? C’est une question impor-
tante, normative. Mais j’ai voulu en poser une
autre, analytique. Non pas : que devrait être
une vie bonne ? Mais : comment la vie nous
est-elle devenue un bien suprême ? Et : qu’en
est-il en réalité ? La première question, que
j’ai traitée de manière généalogique, a permis
de remonter aux sources chrétiennes de cette
idéologie. La seconde, que j’ai abordée de
manière ethnographique, en m’appuyant
notamment sur des travaux réalisés en France
et en Afrique du Sud, a montré comment,
dans les faits, toutes les vies n’avaient pas la
même valeur. Il y a une contradiction éthique
 C’EST
D’ACTU
Il est
le nouveau
titulaire
de la chaire
annuelle de
santé publique
au Collège
de France
COLLÈGE DE FRANCE/PATRICK IMBERT

. 27
 LE GRAND tÉmOIN
profonde, que le Covid-19 éclaire, entre l’idée
qu’il faut à tout prix défendre les vies menacées
par la maladie et, au même moment, l’abandon
en mer des migrants et des réfugiés qui se noient
en tentant de rejoindre les côtes européennes.
Vous vous intéressez à ce qui conduit
les sociétés à faire de la vie un bien suprême.
Cette interrogation prend tout son sens avec
la crise sanitaire du Covid-19. Au début de
l’épidémie, des États ont déclaré que la vie
était une valeur absolue et à protéger quoi
qu’il en coûte, tandis que d’autres avaient
une position moins radicale.
Comment analysez-vous la réaction
de nos sociétés ?
La pandémie actuelle a produit un fait sans
précédent. Dans de nombreux pays, une grande
partie de la vie économique et sociale s’est
arrêtée à la suite de l’imposition d’un confine-
ment de la population et parfois, comme en
France, de la déclaration d’un état d’urgence.
Cette situation a été payée d’un sacrifice consi-
La mortalité est
beaucoup plus élevée
dans les milieux
populaires et parmi les
minorités ethnoraciales.
dérable. D’une part, l’arrêt de l’économie a pour
résultat non seulement une récession, avec une
augmentation de la dette publique et du déficit
public, mais aussi et surtout une fermeture
d’entreprises, un accroissement du chômage,
une paupérisation des catégories les plus fra-
giles qui annonce une insécurité alimentaire.
D’autre part, la police sanitaire qui est instaurée
s’accompagne d’une restriction des libertés
publiques et des droits fondamentaux, dont les
conséquences sont particulièrement ressenties
dans les milieux modestes. Cet immense sacri-
fice, qui peut sembler transitoire mais qui aura
des effets délétères dans le long terme, a une
raison unique : sauver des vies. Cette décision
28.
à l’échelle planétaire est remarquable.
Pourtant, plusieurs indices en montrent les
limites. D’abord, on constate que la mortalité
est beaucoup plus élevée dans les milieux popu-
laires et parmi les minorités ethnoraciales.
C’est le cas aux États-Unis, et les premiers élé-
ments laissent à penser qu’il en est de même
en France. Ensuite, on se pose la question des
personnes confinées de force dans des condi-
tions qui favorisent la dissémination du virus.
C’est le cas dans beaucoup de prisons, qui sont
surpeuplées, de même que dans les centres de
rétention administrative, où l’on enferme les
étrangers en situation irrégulière et, dans cer-
tains pays, même les demandeurs d’asile. Enfin,
il y a les personnes sans domicile fixe, qu’on
regroupe dans des lieux où elles sont exposées
à une dangereuse promiscuité.
Un constat plus général sur la période que
nous vivons est la manière dont la peur du
coronavirus et la fascination pour le moment
présent nous ont repliés sur nous-mêmes. Plus
rien de ce qui se passe dans le monde ne nous
intéresse, ni les guerres civiles en Syrie et au
Yémen, ni les famines qui s’annoncent en
République démocratique du Congo et en
Afghanistan, ni le sort des Kurdes à la frontière
de la Turquie et des Rohingya dans les camps
du Bangladesh. Toute l’économie de notre
attention est focalisée sur notre expérience du
confinement et de ses suites. C’est un étonnant
paradoxe : cet événement mondial a rétréci
notre vision du monde.
Jusqu’à cette crise, les Français pensaient
avoir un système de santé très performant.
Qu’en est-il d’après vous, de manière
générale, sur les systèmes de santé publique
dans les sociétés occidentales ?
Il faut distinguer deux choses : le système
de soins, c’est-à-dire les hôpitaux, la médecine
de ville, les personnels soignants ; et le système
de santé publique, c’est-à-dire la surveillance
épidémiologique, la prévention des maladies,
l’assainissement de l’environnement, l’éduca-
tion à l’hygiène. Le premier prend en charge
des individus, le second des collectivités.
 Le système de soins français a été l’un des
plus performants du monde, étant même placé
au premier rang par l’Organisation mondiale
de la santé en 2000, et ce pour deux raisons
principales : la qualité de la médecine clinique
et l’extension de la couverture médicale. On
était bien soigné et on avait l’assurance mala-
die. Les deux éléments ont été érodés au cours
des deux dernières décennies. D’une part, on

Qui parlera des victimes

du chômage, de la
paupérisation, de
la dévalorisation de soi ?
a voulu faire des économies drastiques sur
tout le dispositif public, notamment en rédui-
sant le nombre de lits et en maintenant le
même taux de médecins alors que la popula-
tion augmentait et surtout que la proportion
de personnes âgées s’accroissait. D’autre part,
on a progressivement rogné sur la protection
sociale, le remboursement des médicaments
et des hospitalisations, la prise en charge des
demandeurs d’asile et des étrangers sans titre Didier Fassin lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.
de séjour. La crise du Covid-19 est le produit COLLÈGE DE FRANCE/PATRICK IMBERT
de cette évolution : le manque de lits d’hôpital
et surtout de réanimation (nous en avons cinq
fois moins que l’Allemagne) a été l’élément le Certaines voix considèrent que l’on ne peut
plus critique. opposer l’économie à la santé, en se fondant
Le système de santé publique, lui, n’a en sur le fait que l’effondrement de l’économie
revanche jamais été très brillant. Il s’est cepen- aurait des conséquences sociales
dant amélioré avec la création d’une École des dramatiques et pires pour les plus faibles,
hautes études en santé publique et de l’agence accroissant encore les inégalités.
Santé publique France. La pandémie a toute- Qu’en est-il ?
fois révélé ses faiblesses. Il y a d’abord eu une Il est vrai que le coût humain de la crise
impréparation : pas de masques, pas de pro- économique et sociale sera considérable, mais
tections, pas de schéma organisationnel. Il y il passera beaucoup plus inaperçu. On égrène
a eu ensuite une réponse incohérente : le gou- chaque jour le nombre de décès liés au coro-
vernement a réagi très tard, il n’y avait pas de navirus. Qui parlera des victimes du chômage,
politique de dépistage, pas d’isolement des de la paupérisation, de la dévalorisation de
malades, pas de traçage des contacts, et on a soi ? On estime que la crise de 2008-2009 aux
voulu occulter cette faillite par une série de États-Unis a fait 33 000 morts dans la seule
mensonges (là encore, la comparaison avec tranche d’âge de 25 à 64 ans, les causes prin-
l’Allemagne est embarrassante). cipales de décès étant les suicides, les overdoses

. 29
 LE GRAND tÉmOIN
et les complications de l’alcoolisme. Pour la
première fois depuis le milieu du xxe siècle,
l’espérance de vie à la naissance diminue dans
ce pays. Or, on ne découvre cette réalité que
dix ans après, et personne n’en parle. Le prix
à payer d’une interruption de l’activité écono-
mique et sociale risque d’ailleurs d’être encore
plus grave dans les pays du Sud, où la majorité
des ménages vivent de petits revenus du sec-
teur informel. Supprimer du jour au lendemain
ces ressources, c’est affamer ces familles
pauvres, avec des conséquences dramatiques
pour les petits enfants. On le voit déjà en Inde,
on risque de le voir bientôt en Afrique. Il faut
absolument adapter les plans de lutte contre
le coronavirus aux réalités de chaque société
pour ne pas faire plus de mal que de bien.
Vous regrettez que les politiques de santé
soient centrées sur l’espérance de vie
alors qu’il est essentiel, selon vous,
de considérer prioritairement la qualité
de la vie, seule capable de mettre en lumière
les inégalités dans nos sociétés.
Pouvez-vous expliquer ?
Je ne regrette pas qu’on se serve de l’espé-
rance de vie pour concevoir les politiques de
santé et plus largement pour penser nos socié-
tés. C’est grâce aux chercheurs qui l’étudient
qu’on peut dire que, en France, les 5 % les plus
pauvres vivent treize années de moins que les
5 % les plus riches, ce qui devrait nous inter-
peller et faire changer d’orientation nos poli-
tiques. Mais j’ai proposé de compléter cette
approche quantitative par une approche qua-
litative qui prenne au sérieux le sens de l’ex-
pression « espérance de vie », en se demandant
ce que chacun devrait pouvoir espérer de la
vie. Il ne s’agit pas seulement de longévité mais
de dignité. Elle se manifeste dans les condi-
tions de vie, dans la manière dont on est traité
par les institutions, dans la façon dont on peut
se réaliser à travers une existence décente.
Cette dignité est niée à bien des personnes,
mais c’est une dimension rarement prise en
compte par celles et ceux qui font les
politiques.
30.
Vous vous intéressez notamment aux réfugiés
et aux migrants. Pouvez-vous nous parler
de l’étude que vous avez menée à Briançon ?
Je travaille depuis un quart de siècle sur les
exilés, à la fois comme chercheur, puisque j’ai
dirigé un programme scientifique intitulé
« Les nouvelles frontières de la société fran-
çaise », et comme acteur puisque, après avoir
été vice-président de Médecins sans frontières,
je préside aujourd’hui le Comede (Comité pour
la santé des exilés). Notre projet dans le
Briançonnais consiste à comprendre, d’une
La dignité est
une dimension rarement
prise en compte par
celles et ceux qui font
les politiques.
part, l’expérience des personnes, principalement
des jeunes hommes africains, qui cherchent à
gagner la France et parfois à poursuivre leur
périple au-delà, et, d’autre part, les logiques
des protagonistes qui interviennent, les uns
pour empêcher ou réprimer ces passages de la
frontière, les autres au contraire pour porter
assistance à ces exilés qui risquent leur vie dans
ce périple. Nous nous rendons compte de la
violence des politiques européennes de l’im-
migration mais aussi de la solidarité remar-
quable qui se déploie au niveau local. Ces situa-
tions peuvent sembler marginales, mais je crois
qu’elles nous apprennent les valeurs que
délaissent ou défendent nos sociétés.
Dans votre ouvrage Punir. Une passion
contemporaine, vous observez l’évolution
de nos sociétés vers la constitution
d’un arsenal punitif de plus en plus
développé. Comment expliquez-vous
cette tendance ?
Nous punissons de plus en plus sévèrement,
ce qui veut dire trois choses. Des infractions
qui n’étaient pas sanctionnées ou donnaient
lieu à de simples contraventions sont devenues

punissables de peines de prison. Des délits
mineurs qui faisaient rarement l’objet de
condamnations sont désormais plus souvent
punis d’emprisonnement. Pour une même
violation de la loi, les peines encourues et
prononcées sont de plus en plus longues. Le
résultat est qu’en un peu plus d’un demi-siècle,
en France, la population carcérale a plus que
triplé, le paradoxe étant que la criminalité,
dans le même temps, a diminué. On a observé
les mêmes tendances dans la plupart des pays
occidentaux, le cas extrême étant les États-
Unis, dont les prisons regroupent un quart
des hommes emprisonnés dans le monde, et
un tiers des femmes.
L’explication de cette évolution est la
convergence entre un phénomène culturel,
l’intolérance croissante à des infractions de
plus en plus légères, et un fait politique,
le populisme pénal, qui instrumentalise les
peurs pour des bénéfices électoraux. Mais
cette intolérance et ce populisme ne visent
pas n’importe quelle cible. Ce sont les milieux
populaires et surtout les immigrés et leurs
enfants qui sont concernés. Dans les
années 2000, les condamnations pour usage
Didier Fassin dans la jungle de Calais. DR
de cannabis ont été multipliées par trois, tou-
chant presque exclusivement cette population,
alors que les études épidémiologiques mon-
traient que la consommation de ce produit
était répartie à travers toutes les catégories
sociales. Pendant la même période, les
condamnations pour délinquance économique
et financière diminuaient d’un cinquième bien
que le nombre d’actes ait augmenté. En fait,
on n’est pas seulement plus sévère. On choisit
à l’égard de quels publics on veut l’être. Il faut
ajouter que le durcissement de la loi et de la
justice a été concomitant du creusement des
inégalités économiques et du recul de la pro-
tection sociale en France. Pour le dire autre-
ment, depuis plusieurs décennies, l’État pénal
tend à se substituer à l’État social.
Votre livre La Force de l’ordre est le produit
d’une enquête menée entre 2005 et 2007
auprès de patrouilles de police, notamment
de brigades anti-criminalité, dans une
grande agglomération de la banlieue
parisienne. Le film de Ladj Ly Les Misérables,
César du meilleur film cette année, reprend
un décor et des personnages similaires.
. 31
 LE GRAND tÉmOIN
Ce que vous écriviez en 2011 vous semble-
t-il toujours d’actualité ?
Ce qui m’a frappé depuis la publication de
ce livre, c’est combien il fait écho non seulement
à l’expérience de nombreux jeunes et même
de policiers en France mais aussi à ce qu’on
observe aux États-Unis, au Brésil, en Afrique
du Sud, en Australie, à Hong Kong, tous ces
pays où j’ai donné des conférences. Il y a donc
des logiques générales que j’ai dégagées et qui,
du reste, recoupent des constats déjà faits par
d’autres. Pour le dire simplement, l’action de
la police, dans les quartiers populaires, consiste
moins à préserver l’ordre public qu’à imposer
un ordre social, c’est-à-dire à rappeler à chacun
sa place dans la société, par le jeu des contrôles,
des fouilles, des insultes, des bousculades, des
interpellations sans justification. Face à ces
situations, les jeunes savent qu’ils ne peuvent
pas aller se plaindre au commissariat des exac-
tions de la police, et donc ils apprennent l’in-
justice. Comme leur ont dit leurs parents lors-
qu’ils étaient enfants, ils doivent ne jamais
répondre aux provocations des forces de l’ordre.
Ainsi se constituent, à l’abri des regards de la
majorité de la population, des territoires où
l’État de droit ne s’applique pas. Ceci, les gar-
diens de la paix, les commissaires, les hauts
fonctionnaires du ministère de l’Intérieur,
jusqu’au ministre lui-même me l’ont confirmé.
C’est un secret public.
Votre dernier livre, Mort d’un voyageur.
Une contre-enquête, raconte comment
un membre de la communauté du voyage
en cavale a été abattu par le GIGN.
Quelle analyse en faites-vous ?
Dire qu’il était « en cavale », comme l’ont
fait les médias, c’est déjà donner l’image d’un
individu dangereux, d’autant qu’il appartient
à la communauté des gens du voyage, et c’est
ce qui explique en partie qu’on ait fait appel
au GIGN, unité d’élite qui intervient norma-
lement dans les attentats terroristes et les prises
d’otage. En fait, il s’agit d’un jeune homme qui
purgeait une peine de prison pour plusieurs
délits mineurs et qui n’était simplement pas
32.
rentré d’une permission de sortie. Le surdi-
mensionnement de l’intervention a abouti à
sa mort tragique. Les deux gendarmes surarmés
et surprotégés qui l’ont tué ont affirmé que
l’homme les menaçait d’un couteau et la juge
d’instruction a conclu à la légitime défense. Il
y a eu un non-lieu, confirmé en appel.
Ayant eu connaissance de cette affaire, j’ai
été troublé par le fait que la version de la
famille, présente sur les lieux, n’avait pas été
prise au sérieux par la justice. Puis, en me
lançant dans une contre-enquête, j’ai été sur-
pris de constater des contradictions entre les
Ce qui importe pour moi,
c’est d’affirmer
l’importance d’accorder
le même crédit à toutes
les paroles.
témoignages des cinq gendarmes présents lors
du drame, et aussi des incohérences entre leurs
récits et les données d’autopsie et de balistique.
J’ai donc écrit un livre dans lequel je rapporte
d’abord fidèlement les versions des différents
protagonistes telles qu’ils disaient avoir vécu
les faits, et je reprends ensuite tous les éléments
dont a disposé la justice pour reconstituer ce
qui s’est passé. Il en résulte un autre déroule-
ment des faits. Je laisse le lecteur décider où
se trouve la vérité.
Au-delà de la forme expérimentale que j’ai
voulu donner à ce travail, ce qui importait
pour moi, c’était d’affirmer l’importance d’ac-
corder le même crédit à toutes les paroles, ce
qui ne se produit presque jamais lorsque des
représentants des forces de l’ordre blessent ou
tuent des personnes appartenant à des mino-
rités. En montrant comment se construit la
vérité d’une affaire et comment le mensonge
peut s’imposer, j’ai voulu donner une dimen-
sion éthique plus universelle à cette histoire
tragique tout en rendant à cette famille et à
cette communauté la respectabilité dont nos
sociétés les privent trop souvent.

Sa langue au chat
Certains termes utilisés dans l’éléphant ont une origine et des usages méconnus…
En voici un aperçu !
PA R I S A B E L L E m I m O U N I , P R O F E S S E U R E D E L E T T R E S E N C L A S S E S P R É PA S
Calcul
ui ne se souvient pas de ses labo-
Q rieuses séances de calcul mental ?
Mais, finalement, nous les avons intégrées,
les opérations de base. Et les adeptes des
« maths modernes » savent même calculer
en base 2, 3, 4… Au fond, juste une gym-
nastique qui apprend l’art de combiner
les chiffres. Il est dommage que cette
souplesse intellectuelle ait pris un sens
péjoratif : le calculateur prévoit, combine,
ordonne... pour son intérêt personnel.
Calcul mental… Calcul rénal…
Fichtre ! Quel est le rapport ?
Je vous aide : en latin, calculus = « cail-
lou ». Et donc ? Le calcul qui fait souffrir
vos reins est une concrétion pierreuse,
qualifiée savamment de lithiase urinaire
(du grec lithos, « pierre »). Les Anciens
parlaient de gravelle… Des petits graviers
dans la vessie, ouille !
Pour les Romains, le calculus servait de
jeton pour voter, de pion pour jouer et de
caillou sur la table à calculer (l’abaque),
organisée en colonnes (unités, dizaines…)
sur lesquelles on déposait ses cailloux
pour s’éviter le calcul mental. Héritiers
des Romains, nous comptons avec les
cailloux. Les Anglais, eux, comptaient
sur leurs doigts, d’où le terme digital,
dont le sens informatique n’apparaît que
vers 1950. Comme tous les proto-Indo-
Européens, les Anglais ont dix doigts, ils
calculent donc en base 10. Quant au mot
« bit », c’est la contraction de binary digit
(« chiffre binaire »), utile pour le b.a.-ba
de la numération : la base 2.
ÉtYmOLOGIE
Débâcle
n a beaucoup parlé de «  débâcle » lors de la chute du
O Second Empire. Le roman d’Émile Zola La Débâcle (1892)
a consacré l’emploi métaphorique du mot. En 2020, dès avant la
pandémie de Covid-19, on hésite avec une autre image : celle de
l’effondrement, par référence au titre de l’essai de Jared Diamond
Effondrement : comment les sociétés décident de leur disparition
ou de leur survie (2005). Au sens propre, la débâcle désigne le
phénomène de dislocation des glaces emportées par le courant
lors du dégel, le déferlement des eaux emportant tout.
Le nom « débâcle » est un déverbal de « débâcler ». Débâcler
un port, c’était le débarrasser des navires vides et encombrants.
À l’inverse, « bâcler » était synonyme de « fermer » : il était d’usage
de bâcler un port, un fleuve, lors d’une attaque. Ainsi, lors de
la fameuse – pour les Canadiens – bataille de la Ristigouche,
en juillet 1760, le Français La Giraudais remonta la rivière
Ristigouche et saborda ses goélettes dans le chenal, qu’il bâcla
rapidement pour en interdire l’accès. En vain ! Montréal tomba
aux mains des Anglais. Bâcler la besogne, c’est donc faire les
choses dans l’urgence. Peu à peu, seule la connotation péjorative
persiste : on bâcle son travail, on le fait à la hâte, sans soin…
Interprète
our Renaud Capuçon, interpréter, c’est, violon en main,
P rendre compte à sa manière des intentions d’un compo-
siteur. Musiciens et comédiens sont des intermédiaires indis-
pensables entre la partition, le texte et l’auditeur. À l’origine,
l’interprète est traducteur, truchement : il est celui qui permet
le dialogue entre personnes ne parlant pas la même langue.
Assermenté, juré près les tribunaux, il s’engage à dire exacte-
ment la même chose, sans rien trahir. Comme si c’était possible.
Comme si l’on pouvait traduire les textes sans les déformer ! Si
bien que l’interprète est voué à commenter ses choix de traduc-
tion. In fine, il est un médiateur, celui qui restitue, explique, tous
les secrets dont les textes sont les mystérieux dépositaires.
. 33
MUSIQUE

En moins
de dix ans,
le groupe
a engendré
l’une des
plus fortes
contributions
artistiques
du xxe siècle.
Une redéfinition
THE BEAT
de la musique
populaire,
à même
d’en inspirer
d’autres sur
plusieurs
décennies.

34.
 C’EST
D’ACTU
On fête
l’anniversaire
des 60 ans
de leur
formation !

PA R DA N I E L I C H B I A H , A U T E U R *

histoire des Beatles est

L’ courte, très courte.

Mais quelle histoire ! Le
groupe, né il y a tout
juste soixante ans, disparu une décen-
nie plus tard, est pourtant toujours
aussi populaire si l’on en croit les ventes
de disques.
Tout commence vingt ans plus tôt,

LES STORY dans la ville ouvrière de Liverpool. C’est

là que, le 9 octobre 1940, alors que
l’Angleterre résiste vaillamment aux
assauts nazis, naît John Winston
Lennon. Liverpool n’a alors rien de gla-
mour et, durant les années 1950, la ville
porte encore les séquelles du conflit
mondial. Dès son plus jeune âge, John,
garçon attachant mais frondeur, doit
faire face aux absences prolongées de
son père Freddie, un personnage volage
et inconsistant. De guerre lasse, alors
qu’il n’a que 5 ans, sa mère Julia confie
le garçon à sa tante Mimi. Se sentant
rejeté, John vit cet abandon comme un
traumatisme, d’autant que sa tante
l’éduque à la dure.

Naissance dans la Cavern

À l’âge de 16  ans, à l’écoute de
APPLE CORPS.

« Heartbreak Hotel » d’Elvis Presley,

John Lennon a une révélation. Il aura
plus tard ces mots : « Avant Elvis, il n’y
avait rien. » Dès lors, il se trouve une
motivation et, dès le printemps 1957,

. 35
MUSIQUE

fonde son premier groupe : les Quarrymen. Quiz

Le 6 juillet, la formation se produit à l’église
St. Peter’s à l’occasion de la fête communale 1. D’après la légende, la chanson la plus diffusée
de l’école. Dans l’assistance, un jeune homme et la plus reprise au xxe siècle est une chanson
de bonne famille, Paul McCartney, est inter- des Beatles. Quelle est-elle ?
pellé par l’audace de Lennon, avec sa chemise
à carreaux et ses cheveux légèrement bouclés :
•• « Lucy in The Sky with Diamonds »
« Yesterday »
quand celui-ci oublie son texte, il est capable
d’improviser des paroles sur le tas. Lors d’une
•• « Yellow Submarine »
« We Are The Champions »
pause, le gaucher McCartney attrape sa guitare
et fait une démonstration de ses talents sur 2. Quand les Beatles, séparés en avril 1970, se sont-ils
quelques standards de rock. Le constat produits en concert pour la dernière fois ?
s’impose  : il est jugé digne d’intégrer les
Quarrymen.
•• En 1964
En 1966
Né le 18 juin 1942 d’une mère infirmière
et d’un père représentant en coton mais aussi
•• En 1968
Ils ont donné des concerts privés jusqu’à la mort
musicien de jazz à ses heures, McCartney a de John Lennon en 1980
été à bonne école. Très vite, Lennon découvre
que ce garçon écrit de fort belles chansons.
2. Le dernier concert des Beatles s’est tenu à San Francisco le 29 août 1966.
1. Il s’agit de « Yesterday ».
L’idée d’un duo d’écriture fait son chemin.
La « pâte » Lennon-McCartney prend forme
et, ensemble, les deux garçons élaborent peu
à peu un répertoire de chansons marquées
par de suaves mélodies et le mariage envoû-
tant de leurs voix. McCartney recommande •  intègre au nom de son groupe le mot beat,
alors à Lennon un guitariste de son lycée, ELVIS PRESLEY  « battement », alors à la mode. Les Beatles sont
(1935-1977)
George Harrison. Né le 25 février 1943, ce Chanteur américain nés ! Ils seront bientôt surnommés les Fab
jeunot a reçu sa première guitare à l’âge de et icône culturelle Four, les « quatre fabuleux ».
majeure du xxe siècle.
13 ans et entamé une pratique assidue, étu- Surnommé le King
C’est cette même année que leur destin
diant les morceaux des bluesmen et rockers (« roi »), il est la connaît un tournant. Un manager venu de
pour les reproduire fidèlement. D’abord figure du rockabilly Hambourg, en Allemagne, est en quête de
des années 1950,
ennuyé par son jeune âge, John l’accepte fina- mais s’illustre aussi groupes pour jouer dans les clubs dont il est
lement au sein de son groupe : sa virtuosité dans le rock, propriétaire. Les Beatles débarquent dans cette
compense son immaturité. la country, le blues ville portuaire le 17 août et prennent leur ser-
et même le gospel.
Le 7 août 1957, les Quarrymen donnent vice à l’Indra Club, situé au milieu de sex-
un concert dans un nouveau club de Liverpool : shops surmontés de néons et de boîtes de strip-
la Cavern. Soir après soir, ils y font leurs pre- tease ! Les Beatles s’adaptent tant bien que mal
mières armes. Et puis, au tout à la clientèle de buveurs de bière et donnent
début des années 1960, un bas- un show où ils se déchaînent sans réserve pour
siste, recrue éphémère, Stuart LES BEATLES ONT SAUVÉ séduire les consommateurs. Ils doivent alors
LE MONDE DE L’ENNUI.
Sutcliffe, suggère à Lennon de GeorGe Harrison jouer sept à huit heures d’affilée, interrompues
changer le nom du groupe et par trois pauses d’une demi-heure. C’est là que
d’adopter celui de Beetles (« sca- le groupe devient soudé, vif et allègre.
rabées  ») en référence aux Lorsqu’ils reviennent à Liverpool et se pro-
Crickets (« criquets ») qui accompagnent le duisent à nouveau au Cavern Club – où ils
chanteur Buddy Holly. À l’été 1960, Lennon joueront près de trois cents fois –, les musi-
a l’idée d’un changement d’orthographe : il ciens acquièrent une popularité marquante.

36.
 Les Beatles en 1966. MARY EVANS/SIPA

Fin 1961, un disquaire local, Brian Epstein, •  avec les maisons de disques de Londres sont
vient les écouter  : il lui semble d’emblée CAVERN CLUB  décevants. En décembre, Dick Rowe, de la
Cette salle de
évident que ce groupe est appelé à connaître spectacle située société Decca, lâche ce commentaire : « Les
un succès énorme. Il plaque alors tout pour dans une petite rue groupes à base de guitare sont sur le déclin ! »
de Liverpool est
célèbre pour avoir
Il faut attendre le 6 juin 1962 pour qu’Epstein
décroche un rendez-vous majeur avec la mai-
Adieu les blousons accueilli les
premiers concerts son de disques Parlophone, filiale de EMI. Si
de cuir, les musiciens des Beatles, de 1957
à 1963. Ouverte en le directeur artistique, George Martin, se
montre prêt à signer les Beatles, il pose une
vont désormais se 1957 comme club
de jazz, elle est condition à Brian Epstein : virer le batteur,
produire habillés démolie en 1973
puis reconstruite Pete Best, dont il n’apprécie pas le jeu dépourvu
en costume. de l’autre côté
de la rue en 1982.
de finesse. Un vieil ami du groupe, Ringo Starr,
est choisi pour le remplacer : facile à vivre et
La salle d’origine
devenir leur manager. Epstein commence par a été reconstituée plein d’humour, il complète à merveille le qua-
modifier leur look : adieu les blousons de cuir, dans le musée des tuor. La chanson « Love Me Do » est enregistrée
Beatles à Liverpool.
les musiciens vont désormais se produire le 4 septembre 1962 et sort le 5 octobre : elle
habillés en costume, avec chemise blanche et va se hisser jusqu’à la dix-septième position
cravate. Cependant, les premiers contacts du hit-parade britannique.

. 37
MUSIQUE

En mars 1963, un nouvel horizon semble • 

se dessiner. L’album Please Please Me s’ins- BRIAN EPSTEIN 
(1934-1967)
The Fab Four :
talle en tête des charts et va y demeurer durant Manager artistique quatre records
trente semaines ! Chez le public britannique, britannique, célèbre
pour avoir été celui
un phénomène étrange prend forme : les ado- des Beatles de 1961
lescentes se pressent aux concerts et mani- à sa mort. C’est lui
festent leur joie jusqu’à s’époumoner. La qui les découvre au
Cavern Club et leur
« Beatlemania » est en train de naître. C’est conseille de troquer
la sortie du single « She Loves You » en août leur image de
qui révèle les Beatles au monde. L’énergie que rockers sauvages
pour celle de rockers
dégage ce morceau est irrésistible ; durant gentlemen en
treize ans, il va demeurer la plus forte vente complets-vestons.
d’un single en Grande-Bretagne. C’est grâce à lui
qu’ils signent
CONCERT   BEST-SELLERS
avec la maison DU SHEA  Les ventes certifiées
La conquête de l’Ouest de disques EMI
en 1962.
STADIUM des Beatles
Il reste aux Beatles à conquérir le continent s’élèvent
Le 15 août 1965 à plus
majeur : l’Amérique. Le hasard va les y aider. •  à New York : de 270 millions
Le 31 octobre 1963, alors qu’il se trouve à BOB DYLAN  premier concert de disques,
(NÉ EN 1941) organisé dans
l’aéroport de Londres, le présentateur télé Auteur, chanteur, mais on estime
musicien et poète
un stade, il attire que leurs ventes
américain Ed Sullivan est bloqué par des mil- le nombre record
liers de fans en délire qui se sont déplacés américain, Robert réelles dépassent
Allen Zimmerman, de 56 000 les deux milliards.
pour accueillir les musiciens. Intrigué, il de son vrai nom, spectateurs !
invite ces derniers dans son show. Lorsque s’illustre dans les
années 1960 avec
les Beatles débarquent à New York, le 7 février des chansons
1964, leur nouveau single, « I Want to Hold engagées comme
Your Hand », est numéro un des charts amé- « Blowin’ in The
Wind » ou
ricains. Le passage au Ed Sullivan Show pro- « The Times They
voque un choc national : 73 millions de télé- Are a-Changin’ ».
Il reçoit en 2016
spectateurs découvrent ces quatre garçons le prix Nobel de
débordant d’énergie – et l’Amérique suc- littérature pour
combe à son tour. Elvis Presley est délogé, la « avoir créé
de nouvelles
décennie est désormais acquise aux Beatles. expressions
Le 4 avril 1964 détient un record inégalé à ce poétiques ». APPARITION  « HEY 
jour : les Beatles occupent les cinq premières TÉLÉ JUDE »
places du classement américain ! Les quatre Le 9 février 1964, Plus gros succès
garçons se distinguent aussi par leur attitude, les Beatles mondial des
notamment à l’égard des journalistes, faisant sont invités Beatles, le titre est
preuve d’esprit et d’humour. Quatre ans après sur le plateau à l’époque numéro
leur naissance, les Beatles accèdent au stade du célèbre un dans onze pays.
Ed Sullivan Show : D’une durée
de groupe numéro un au niveau mondial. avec 73 millions inhabituelle
Ayant débuté sur les bases du rock’n’roll, de téléspectateurs, de sept minutes,
les musiciens s’en affranchissent progressive- ils établissent c’est aussi la
ment pour explorer d’autres territoires. Dès un nouveau record chanson la plus
1965, le single « Yesterday » consacre le talent d’audience longue à atteindre
aux États-Unis. la première place
de mélodiste de Paul McCartney. Il sera la au Royaume-Uni.
chanson la plus diffusée et la plus reprise du
xxe siècle. Quant à John Lennon, inspiré par

38.

le poète Bob Dylan, il écrit des textes de plus
en plus profonds. Une mutation est en cours.
L’année 1966 apparaît comme une année
charnière –  celle des premiers faux pas.
Répondant aux questions d’une journaliste,
« Je ne sais pas ce qui
disparaîtra en premier,
le rock’n’roll
ou la chrétienté. »
Lennon émet l’idée que les Beatles seraient
devenus plus populaires que le Christ. La
parution de l’article en mars ne soulève aucune
réaction au Royaume-Uni. Mais, en juillet,
l’interview de Lennon est reproduite dans
L’affiche du film Help (1965). MARY EVANS/SIPA
US Databook, le magazine publiant en cou-
verture cette citation : « Je ne sais pas ce qui
disparaîtra en premier, le rock’n’roll ou la
chrétienté. » Ce propos est jugé blasphéma-
toire par les extrémistes religieux et se traduit,
dans l’Amérique profonde, par des autodafés
de disques des Beatles, tandis que certaines
radios prohibent la diffusion de
leurs chansons. Dépassé par les
événements, Lennon tente d’ap-
porter ses excuses, mais apparaît
J’AI FONDÉ LES
BEATLES ET JE LES AI
surtout clairement agacé par ces
DISSOUS, C’EST AUSSI
SIMPLE QUE CELA.
débordements. La même année, JoHn Lennon
le groupe donne un concert aux
Philippines. Peu au fait des usages
locaux, les musiciens n’ont pas répondu à l’in-
vitation du président Ferdinand Marcos. Très
vite, les médias condamnent leur impolitesse
. 39
MUSIQUE
et, lors de leur départ à l’aéroport de Manille,
ils doivent affronter l’ire d’une foule venge-
resse qui les bouscule sans ménagement.
Enfin, le quatuor n’est plus seul au som-
met. En 1965, le single « Satisfaction » des
Rolling Stones a été l’événement de l’année,
et la concurrence des Beach Boys californiens
commence aussi à se faire sentir. Leur leader,
Brian Wilson, a été bouleversé par l’écoute de
l’album des Beatles Rubber Soul en 1965 : il
raconte ne pas en avoir dormi pendant deux
Les Beatles ont changé,
ils aspirent à davantage
de tranquillité. Le 29
août 1966, ils donnent
leur dernier show.
nuits. Il annonce alors sa volonté d’enregistrer
le plus grand album de rock de tous les temps.
En mai 1966 sort ainsi Pet Sounds, qui reçoit
un accueil critique dithyrambique. « Ce disque
m’a fait flipper », confiera Paul McCartney,
ajoutant : « En l’entendant la
première fois, j’ai pensé : c’est
le meilleur disque de tous les
temps ! Qu’est-ce que je vais
pouvoir faire après ça ? »
Ces trois événements pré-
cipitent la décision du groupe
d’arrêter les concerts pour se
consacrer au travail en studio.
Les Beatles ont changé, ils
aspirent à davantage de tran-
quillité. Le 29  août 1966, à
San Francisco, ils donnent leur
dernier show. C’est également
au cours de cet été que le groupe
sort son premier album que l’on
peut qualifier d’expérimental :
Revolver. Le temps des chansons au format
traditionnel est révolu. « Eleanor Rigby », une
perle hors du temps, est juste accompagnée
par des violons et un violoncelle. Certains
titres comme « Yellow Submarine » accueillent
40.
des bruitages, d’autres des instruments exo-
tiques. La chanson qui termine le disque,
« Tomorrow Never Knows », s’apparente à de
la musique psychédélique, avec des sonorités
issues de bandes magnétiques triturées, de
guitares distordues. De plus, la pochette de
l’album échappe aux codes habituels : il s’agit
d’un dessin fantasque peuplé de collages.
Un groupe expérimental
Nous sommes à une époque où Londres vibre
sur des innovations en tout genre dans les
domaines de la musique, de la peinture… Les
Beatles sont devenus un groupe expérimental,
en phase avec ces mouvements avant-gar-
distes. L’album suivant, Sgt. Pepper’s, donne
ainsi libre cours à la créativité de chacun.
Lorsqu’il sort, fin mai 1967, il s’inscrit immé-
diatement dans l’histoire artistique de la civi-
lisation. L’album brise les codes : plusieurs
chansons s’enchaînent l’une à l’autre, cer-
taines orchestrations empruntent au jazz
comme à la musique indienne… « A Day in
The Life », qui clôt l’opus, est une longue suite
composée de quatre parties, qui intègre un
crescendo haletant d’un
orchestre à cordes. Comme il se
doit, Sgt. Pepper’s est acclamé de
toutes parts. C’est l’album fétiche
du summer of love de 1967, qui
fait la part belle aux hippies. Les
Beatles ont émancipé la pop
music et sonné le départ de l’ère
du rock progressif.
Pourtant, ils ont aussi
enclenché un phénomène qui
va les dépasser. À présent, des
dizaines d’albums inspirés de
Sgt. Pepper’s apparaissent, avec
des musiciens hors pair. Dès
l’année  1968, une série
La pochette   d’œuvres spectaculaires voient le jour, portées
de l’album   par des groupes inventifs  : Pink Floyd,
Sgt. Pepper’s
Lonely Hearts Club Chicago, Led Zeppelin, Jimi Hendrix
Band (1967). Experience… Et si le « double album blanc »,
APPLE CORPS
qui sort le 22 novembre 1968, confirme la
richesse de l’inspiration des Beatles, sa forme

La Beatlemania à New York en 1964. MIRRORPIX/LEEMAGE
Beatlemania
L’ expression désigne
l’engouement démesuré qui
entoure le groupe de 1963 à 1967
environ. Le terme lui-même est
calqué sur celui de « Lisztomania »,
utilisé pour décrire la fascination
pour le pianiste Franz Liszt au
xixe siècle. À chaque concert,
les Beatles déchaînent les fans :
hurlements, évanouissements
et mouvements de foule obligent
les organisateurs à redoubler de
précautions. Lors du concert au Shea
Stadium, à New York, les musiciens
ne peuvent même pas s’entendre
jouer. La Beatlemania s’étend
en dehors des salles de spectacle :
les quatre garçons sont adulés par
les jeunes filles et beaucoup de fans
adoptent le style vestimentaire
et les coiffures du groupe. Face à
l’effervescence qu’ils provoquent,
les musiciens en viennent à
plaisanter sur leur statut d’idole qui
leur donne l’impression d’être aussi
attendus que des guérisseurs…
apparaît relativement classique en regard de • 
ce qui sort par ailleurs. L’album est précédé THE ROLLING STONES 
Groupe de rock
par un single flamboyant qui s’étale sur sept britannique formé
minutes, « Hey Jude », qui va demeurer leur en 1962 et toujours
actif. Les Stones
deuxième plus gros succès. Toutefois, cet opus poursuivent
fait plus souvent apparaître chaque Beatle en la British invasion
solo plutôt que comme un groupe. En effet, initiée par les
Beatles : en 1965,
les dissensions commencent à apparaître. leur titre « (I Can’t
Lennon est amoureux de l’artiste under- Get No) Satisfaction »
ground Yoko Ono, il est tenté par les mouve- les rend populaires
dans le monde entier.
ments révolutionnaires, alors que McCartney Beaucoup de leurs
n’y est pas sensible. L’album Abbey Road, en chansons, comme
« Paint It Black »,
septembre 1969, est l’apothéose d’un groupe « Angie » ou
qui semble avoir tout donné et livre sa perle « Brown Sugar »,
sont aujourd’hui
considérées comme
des classiques.
Avec le recul,
il apparaîtra que les
Beatles se sont séparés
juste à temps pour
entrer dans la légende.
ultime avec une série de morceaux mythiques :
« Come Together », « Something », « Here
Comes the Sun »… Un disque lumineux,
peuplé de sublimes harmonies, visité par le
génie. Un sondage organisé par la Fnac en
1999 classera Abbey Road comme l’album
du siècle.
Le 10 avril 1970, l’annonce tombe : les
Beatles ne sont plus. Si des dizaines de millions
de fans sont sous le choc, ce point de non-
retour est salutaire. Avec le recul, il apparaîtra
qu’ils se sont séparés juste à temps pour entrer
dans la légende. Aurait-on supporté de les voir
numéro deux ou trois, eux qui ont toujours
été sur le sommet du podium ? À présent, les
générations vont pouvoir redécouvrir ces
morceaux emplis de magie. Et le constat va
s’imposer : le groupe a créé une œuvre qui
transcende le temps, que certains vont prendre
plaisir à décortiquer, à analyser, à imiter.
* Daniel Ichbiah est notamment auteur de
Et Dieu créa les Beatles (Éditions Scrineo, 2009)
et Beatles de A a Z : L’Encyclopédie Beatles (2017).
. 41
MUSIQUE
« La France est le seul pays
en dehors de l’Angleterre
où les Beatles ont enregistré
une chanson »
DR
Alors qu’il prépare sa maîtrise
d’histoire, Éric Krasker applique les
méthodes de la recherche histo-
rique à ses travaux sur les Beatles.
Après avoir supervisé une « saga
Beatles » sur France Inter en 1994,
il entame des recherches sur la
période initiale du groupe qui
débouchent sur le livre Les Beatles :
enquête sur un mythe (1960-1962)
(Séguier, 2003), avec de nombreux
documents inédits.
Avez-vous trouvé beaucoup de
faits inconnus dans vos recherches
sur la France et les Beatles ?
Avec mon coauteur Jean-Claude
Hocquet, nous avons eu accès en
2005 aux archives d’EMI, dont nous
42.
Entretien avec
Éric Krasker
Auteur d’ouvrages sur les Beatles*
PROPOS R ECUEILLIS
PA R DA N I E L I C H B I A H
avons pu tirer un ouvrage sur la dis-
cographie française, La France et les
Beatles : la discographie originale
(1962-1970) (Séguier, 2005). En
effet, dans les années 1960, chaque
pays avait la liberté totale de conce-
voir ses singles et ses albums, avec
ses propres pochettes. Ce livre
incluait des feuilles de production
et des publicités de l’époque. En
retournant aux archives, nous avons
découvert d’autres documents iné-
dits. Pour la partie historique, nous
portons le focus sur l’Olympia de
Paris en janvier 1964. C’est d’ailleurs
un cas unique : nulle part ailleurs
les Beatles ne sont restés trois
semaines à l’affiche d’un théâtre.
Comment se déroulait
le spectacle ?
Au moment de leur engage-
ment, en juillet 1963, les Beatles
C’EST
D’ACTU
Il publie un
nouveau livre
d’ici la fin
de l’année
n’étaient pas encore très connus en
France. Sur scène, leur apparition
ne durait pas plus de trente
minutes. Comme il fallait offrir un
spectacle s’étalant sur la soirée,
l’Olympia avait pensé à une chan-
teuse qui avait du succès à
l’époque  : Sylvie Vartan. Afin
d’étoffer la première partie,
l’Olympia avait engagé l’Américain
Trini Lopez, qui crevait le plafond
avec son tube «  If I Had A
Hammer ». Le spectacle compre-
nait également le chanteur Pierre
Vassiliu, une série de petits numé-
ros de music-hall incluant des
humoristes (Larry Griswold avec
un numéro d’ivrogne dans la pis-
cine), des équilibristes (les
Hoganas), des imitateurs (Gill
Miller et Arnold Archer) et un
jongleur ! Au total, la soirée durait
environ trois heures.
La légende veut que le passage
de Sylvie Vartan avant
les Beatles n’ait pas été aisé,
la salle n’étant pas toujours
bien disposée à son égard…
Sylvie Vartan commençait la
seconde partie et chantait six à huit
chansons. Elle n’avait pas la meil-
leure place, prise en sandwich
entre les deux «  monstres  »
qu’étaient Trini Lopez et les
Beatles. Plusieurs de ses presta-
tions ont été gâchées par un public
impitoyable qui réclamait à cor et
à cri les garçons de Liverpool.
Certains spectateurs hurlaient :
« Sylvie, va-t’en ! » Mais elle s’est
battue avec courage et a tenu
le coup…
Pourquoi la France n’était-
elle pas encore touchée
par la Beatlemania ?
On peut l’expliquer par de mul-
tiples facteurs. Le titre « She Loves
You » n’était disponible en France
que depuis fin octobre  1963 et
« I Want to Hold Your Hand » n’est
sorti que le 14 janvier 1964, soit
quarante-huit heures avant la géné-
rale de l’Olympia. Beaucoup de
gens ont donc découvert ces mor-
ceaux en allant les écouter sur
scène. Bien sûr, les Beatles pas-
saient déjà un peu en radio
– notamment sur Salut les copains
(Europe 1) ou Balzac 10.10 (Radio
Luxembourg)  –, mais ils subis-
saient la rude concurrence des
yé-yé nationaux : Johnny Hallyday,
Claude François, Sheila, etc. Par
ailleurs, en Angleterre, ce sont sur-
tout les filles, par leurs cris stri-
dents, qui ont déclenché le phéno-
mène. À l’époque, en France, les
parents interdisaient souvent aux
jeunes filles de sortir le soir et le
public de l’Olympia était composé
à 80 % de garçons. Néanmoins, le
passage des Beatles a considérable-
ment accru leur popularité auprès
du jeune public. Ainsi, dès
février  1964, le magazine Disco
Revue les classait parmi les trois
meilleurs vendeurs de disques en
France –  avec Trini Lopez et
Charles Aznavour ! –, tandis que
l’édition papier de Salut les copains
leur consacrait sa couverture le
mois suivant.
Comment se fait-il que les Beatles
aient enregistré un titre à Paris ?
Ayant passé trois semaines en
France, parce qu’ils devaient res-
pecter un certain programme de
sorties, ils ont dû y enregistrer leur
single suivant, «  Can’t Buy Me
Love ». Cela s’est passé aux studios
Pathé-Marconi de Boulogne-
Billancourt. Ainsi, la France est le
seul pays en dehors de l’Angleterre
où ils ont enregistré une chanson.
Une partie de «  Can’t Buy Me
Love » a ensuite été refaite dans les
studios britanniques d’EMI.
Reviennent-ils en France
pour d’autres concerts ?
Ils donnent deux concerts à
Paris, au palais des Sports de la
porte de Versailles, le 20 juin 1965.
Ils passent ensuite au palais d’Hiver
de Lyon, puis à Nice, au palais des
Expositions. Les Beatles sont
désormais auréolés de leur statut
de vedettes internationales, et cette
fois les filles se déplacent en
nombre : on assiste à de petites
scènes de Beatlemania, notam-
ment à Lyon. C’est leur dernière
scène en France.
Comment la France perçoit-
elle alors les Beatles ?
En France, ils explosent les
ventes avec la sortie, en jan-
vier 1966, du 45 tours « Michelle »,
dont le titre phare comprend des
paroles en français. Anticipant un
large succès, la maison de disques
a fait fabriquer 100 000 pochettes
et 80 000 disques rien que pour le
premier tirage : du jamais vu ! La
chanson s’installe quatre semaines
en tête de tous les hit-parades
radiophoniques. À partir de l’al-
bum Sgt. Pepper’s Lonely Hearts
Club Band, fin mai 1967, les Beatles
ouvrent une ère musicale nouvelle
et imposent l’esthétique « pop »
dans tous les sens du terme. Ils
décrochent sans peine les couver-
tures des magazines spécialisés
comme Salut les copains (août 1967,
mars  1968), et Rock  &  Folk
(août 1967, février 1968, où ils sont
d on né s v ai nqu e u rs d’u n
référendum, puis décembre 1968).
Le 45  tours comprenant «  Hey
Jude  » et «  Revolution  », en
août 1968, reste quatre semaines
consécutives en tête des hit-
parades français. Par leur musique
solaire et novatrice, leur anti-
conformisme (cheveux longs,
mode vestimentaire excentrique et
débridée, attitude volontiers pro-
vocatrice,  etc.), les Beatles sont
devenus des modèles pour la jeu-
nesse. Mai 68 apparaît finalement
comme l’issue logique d’une dyna-
mique que les artistes pop, Beatles
en tête, ont largement contribué à
faire éclore.
* Éric Krasker prépare un nouvel ouvrage,
La France et les Beatles (vol. 2), attendu pour
la fin 2020.
. 43
MUSIQUE

LES 5 POINTS L’auteur vous conseille

ESSENTIELS DU DOSSIER
• Steve Turner, Beatles : l’intégrale
de toutes leurs chansons
• Les Beatles sont le premier groupe (Hors collection, 2016)
britannique à s’imposer aux États-Unis La genèse de chaque morceau des
puis dans le monde entier. Beatles y est restituée. Qui était
Eleanor Ribgy ? Est-il vrai que Paul
• Le 4 avril 1964, ils occupent les cinq McCartney a rêvé de « Yesterday » ?
premières places du classement américain, Comment Eric Clapton s’est-il
un record qui ne sera jamais égalé. retrouvé à jouer le solo de « While
My Guitar Gently Weeps » ?
• Dès sa sortie en mai 1967, l’album
Sgt. Pepper’s est considéré comme • The Beatles Anthology par les Beatles
« le meilleur album de tous les temps ». (Le Seuil, 2000)
L’histoire des Beatles racontée au fil
• Le groupe se sépare en avril 1970, juste à du temps par eux-mêmes. Une mine
temps pour entrer dans la légende. Il a été d’anecdotes sur leurs débuts ainsi que
à la source d’une émancipation artistique sur certains petits « miracles », comme
– la fusion de plusieurs genres musicaux – le morceau « Strawberry Fields
qui a fait naître de nouveaux groupes et Forever » : deux orchestrations y ont
des œuvres de musique « progressive ». été enregistrées sur des tonalités et des
tempos différents, puis superposées et
• Si la popularité des Beatles demeure adroitement réajustées à la main !
intacte plusieurs décennies après leur
séparation, c’est en raison de leurs qualités
de compositeurs et de l’incroyable beauté
de leurs mélodies. L’anecdote

Les Beatles surprennent à plus d’un titre :

Prolonger le dossier avec…
… DEUX FILMS
• Help ! de Richard Lester : ce film,
tourné en 1965, donne l’occasion
de voir les Beatles acteurs et chanteurs
dans une comédie allègre qui les
mène aux quatre coins du monde
en vue d’échapper à un ordre
mystique indien prêt à tout pour
dérober la bague de Ringo !
• Yellow Submarine de George
Dunning : malgré quelques longueurs,
ce dessin animé improbable, réalisé
en 1968, demeure un témoignage
extraordinaire de l’ère psychédélique.
Les Beatles ont pour mission de restaurer
la couleur – et donc la vie – dans
un monde devenu terne et gris. Il faut
le voir pour le croire.
… UNE VISITE
• La ville de Liverpool rend de nombreux
hommages et consacre des attractions
à son groupe fétiche : musée, tour de bus,
visite du Cavern Club…
Voir le site www.visiter-liverpool.com/
liverpool-et-les-beatles.
ils sont décontractés, écrivent eux-mêmes
leurs chansons, portent des cheveux longs
et font preuve d’un humour badin lors des
interviews. Ainsi, durant l’été 1966, lors
d’une conférence de presse à la tour Capitol,
à Los Angeles, un journaliste pose cette
question : « Un de vos compatriotes a dé-
claré que les Américaines étaient démodées
parce qu’elles ne portaient pas de minijupes
et qu’elles avaient de vilaines jambes. Qu’en
pensez-vous ? » C’est Ringo Starr qui prend
la main : « Si elles ne portent pas de mini-
jupes, comment peut-on savoir si leurs
jambes ne sont pas belles ? »

44.
 Nombre de points

Beatlemania /10

QUI EST QUI ? 4 DES PAROLES ET ENCORE DES PAROLES 4

Sauriez-vous distinguer un Beatle d’un autre ? Reliez ces extraits traduits en français*
Associez chaque membre du groupe à sa photo. à la chanson à laquelle ils correspondent.
1. « Yellow Submarine »
2. « Yesterday »
3. « Let It Be »
4. « Help »

A. « Et quand les cœurs brisés qui habitent ce monde

1 2 3 4 se mettront d’accord, il y aura une solution. Ainsi
soit-il. »
A. John Lennon C. George Harrison
B. Paul McCartney D. Ringo Starr B. « Hier, mes soucis semblaient si lointains. Maintenant
ils paraissent ne plus vouloir me quitter. Oh, je crois
en hier. »

ÇA TOURNE ! 2 C. « Je n’ai jamais eu besoin de l’aide de personne pour

En 1964, une comédie met en scène les Beatles sur
grand écran. On suit le groupe en concert, dans le
train, dans un club, en répétition…, accompagné
du grand-père de Paul McCartney (joué par
Wilfrid Brambell), qui sème la zizanie partout
où il passe. Comment s’appelle ce film ?
•• Hey Jude
 Beatlemania
quoi que ce soit, mais ces jours sont derrière moi,
je n’ai plus autant d’assurance. J’ai changé d’avis et
j’ai ouvert la porte. Aide-moi si tu le peux, je n’ai
pas le moral. »
D. « La vie est douce, chacun dispose de ce dont il a
besoin. Le bleu du ciel et le vert de la mer dans notre
sous-marin jaune. »

••
 Quatre garçons dans le vent
 Quatre scarabées en concert
* Les paroles ci-dessus ne sont que des suggestions de traduction !

s’écria : « It was a hard day… night ! » (« C’était une longue journée…

de Ringo Starr qui, sortant de répétition et réalisant qu’il faisait déjà nuit,
Des paroles et encore des paroles : 1-D ; 2-B ; 3-A ; 4-C. titre originel (qui signifie « la nuit d’une dure journée ») vient d’un lapsus
composée le soir même. Ça tourne : Quatre garçons dans le vent, en anglais A Hard Day’s Night. Le
nuit ! »). Le titre du film était choisi, et la chanson du même nom fut Qui est qui : 1-C ; 2-A ; 3-B ; 4-D.

. 45
 PETITE HISTOIRE
DES INVENTIONS
MUSIQUE,
MAESTRO !
PA R M A R I K A D R O N E A U
D’
où vient le nom des notes ?
Et l’écriture musicale  ? Les
chefs d’orchestre ont-ils tou-
jours utilisé une baguette pour diriger les
ensembles ? Quels furent les premiers ins-
truments de musique inventés par les êtres
humains ? Si la musique est sans doute aussi
ancienne que l’humanité, nous n’avons eu
de cesse, au fil des siècles, de la révolution-
ner et de la métamorphoser. Chaque
époque a vu naître ses inventions musi-
cales, qu’elles concernent la façon de struc-
turer les gammes, d’enregistrer les sons ou
de modifier les voix. Afin de vous mettre
du baume au cœur en ce début d’été, et
parce que nous mettons à l’honneur, ce tri-
mestre, des musiciens dans l’éléphant (voir
pages 34 et 74), retour sur quelques inno-
vations qui ont marqué l’histoire de la
musique. Accordez votre banjo, chauffez
votre voix : on y va !.
ADOBE STOCK
46.
C’EST NOTÉ !
Quelle est l’origine de ces étranges symboles qui courent
sur nos partitions ? Avant les notes que l’on connaît furent
inventés, vers le ixe siècle, les neumes. Il s’agissait de petits
signes graphiques qui suivaient la voix dans le plain-chant :
accents, points et traits étaient placés au-dessus des syllabes
afin d’aider le chanteur à se rappeler les inflexions de
la mélodie. Apparurent ensuite des lignes permettant
de placer à des hauteurs différentes ces neumes, qui devinrent
des glyphes carrés suite à une déformation de l’écriture
et se précisèrent : chaque neume renvoyait alors à un effet
mélodique. L’avènement de la musique polyphonique
nécessita par ailleurs de définir la durée des sons inscrits
et conduisit ainsi à l’élaboration d’une notation mesurée dans
laquelle chaque figure de note acquit une valeur, c’est-à-dire
un rythme particulier. Elle évolua peu à peu pour s’approcher
de la notation actuelle : les notes « longues », d’abord
rouges puis vides (donc blanches) à partir du xive siècle,
alternèrent avec les noires, auxquelles furent ajoutés un ou
plusieurs crochets exprimant des valeurs plus courtes. Avec
l’invention de l’imprimerie, les notes devinrent rondes et, à la
Renaissance, le nombre de lignes sur lesquelles elles étaient
placées fut fixé à cinq : c’est la portée moderne.
« DO, RÉ, MI, FA, SOL, LA, SI »
Quiconque s’est essayé au solfège a appris que ces sept petits
mots constituaient le b.a.-ba de tout apprentissage musical
en Occident, et l’étoffe de toute composition. Au vie siècle,
le philosophe latin Boèce proposa d’abord d’utiliser
les quinze premières lettres de l’alphabet pour exprimer
les variations d’un air. Ce système, par la suite réduit à sept
lettres, n’avait encore rien de fixe, car une lettre ne renvoyait
pas à une note précise mais désignait la hauteur relative d’un
son par rapport à un autre. Le lien fut fait vers le xe siècle :
les lettres A, B, C, D, E, F et G furent respectivement associées
à une note de la gamme, du la au sol actuels.
La dénomination que l’on connaît vient, quant à elle, d’une
astuce mnémotechnique du moine italien Gui d’Arezzo, qui
autour de l’an mille nomma les notes selon les premières
syllabes des premiers vers de l’Hymne à saint Jean-Baptiste :
« Ut queant laxis / resonare fibris / Mira gestorum, etc. »,
chaque syllabe se chantant sur la note qu’elle désignait. L’ut
fut ensuite remplacé par le do, plus facile à prononcer pour
les Italiens. À noter qu’en Europe ces termes n’ont cours que
dans les pays latins, les pays anglo-saxons et germaniques
ayant conservé la dénomination par lettres.

CES OS DONT ON FAIT DES FLÛTES
Si les premiers éléments utilisés par les êtres humains
pour produire du son furent sans doute leurs propres voix
et corps, puis certains objets de leur quotidien, les fouilles
archéologiques ont toutefois permis d’identifier des
instruments vieux de 35 000 ans ! C’est en effet l’âge d’une
flûte du Paléolithique supérieur, retrouvée en 2008 dans la
grotte de Hohle Fels, en Allemagne, et faite de fragments d’os
de vautour perforés à intervalles réguliers. Outre les flûtes
– qui pouvaient aussi être taillées dans l’ivoire des défenses
de mammouth –, les sifflets, les rhombes et les racleurs font
également partie des plus vieux instruments de musique que
l’on connaisse. Le rhombe était une pièce d’os ou de bois qui
émettait un sifflement lorsqu’on la faisait tournoyer au bout
d’un lien, et le racleur un objet strié contre lequel était frottée
une baguette pour produire un son mat.
ÊTRE MENÉ À LA BAGUETTE
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le rôle de
chef d’orchestre et sa baguette sont récents ! Aux époques
baroque (1600-1750) et classique (1750-1820), le clavecin ou
le premier violon guidait la plupart du temps les formations
musicales, qui étaient de petite taille. À l’opéra et au ballet,
cependant, certains compositeurs se servaient déjà d’un
grand bâton qu’ils frappaient sur le sol pour battre la mesure
et aider le chœur et les danseurs à se repérer. L’exemple le
plus connu est celui de Jean-Baptiste Lully, dont la mort aurait
été causée par un coup de canne qu’il se donna dans le pied
et qui provoqua une gangrène. La naissance de l’orchestre
symphonique au xixe siècle, qui vit augmenter le nombre
de musiciens et les éloigna les uns des autres, ainsi que
la complexité croissante des compositions nécessitèrent
la présence d’un chef à même de proposer sa propre lecture
de l’œuvre et de coordonner l'ensemble des interprètes.
Le bâton céda peu à peu la place à la baguette – dont
le compositeur Louis Spohr revendiqua la paternité –,
plus pratique et silencieuse. Bien que la plupart des chefs
d’orchestre utilisent de nos jours cette fameuse baguette, faite
de bois ou de carbone, certains préfèrent l’expressivité que
permettent les mains.
DISCO FEVER
À partir du xixe siècle, certains ingénieurs
commencèrent à se pencher sur la question suivante :
comment enregistrer puis restituer un son ?
Le Français Charles Cros fut le premier à décrire
un procédé permettant d’y parvenir. Mais avant
qu’il n’eût le temps de réaliser un prototype de son
« paléophone », l’Américain Thomas Edison mit au
point, en 1877, le premier phonographe. Cet appareil
était équipé d’une pointe enregistreuse gravant un
sillon sur un cylindre recouvert d’une feuille d’étain ;
ce qui était gravé sur le cylindre pouvait ensuite être
lu par un stylet lecteur. Le phonographe est souvent
confondu avec le gramophone, inventé quelques
années plus tard, qui reprit le même principe en
remplaçant le cylindre par un disque. La technologie
du gramophone fut ensuite améliorée au fil des
décennies. Les disques en cire puis en vinyle se
développèrent au cours du xxe siècle, tandis que les
procédés d’enregistrement passèrent de l’acoustique
à l’électrique et nécessitèrent des appareils de lecture
eux aussi électriques. C’est en 1981 que naquit enfin
le disque compact que l’on connaît, remplaçant
le disque microsillon.
TUNER LA VOIX
Vous chantez faux ? Saviez-vous qu’il existe, depuis
les années 1990, un logiciel correcteur de tonalité
qui permet de rectifier cela ? Il s’agit d’Auto-Tune.
Il analyse la fréquence de la voix et l’ajuste selon
une gamme de notes définie au préalable. Lorsque
les réglages sont poussés à l’extrême, il donne
au timbre du chanteur ou de la chanteuse des
accents robotiques. Aujourd’hui largement utilisé,
notamment dans le rap, il fut popularisé par Cher
en 1998 avec sa chanson « Believe ». Ce n’est
pourtant pas à un musicien que l’on doit cette
étrange invention, mais à un ingénieur de l’industrie
pétrolière, Andy Hildebrand, sismologue de
formation. Il mit au point en 1996 un outil permettant
d’envoyer des ondes acoustiques dans les sous-sols et
servant à déterminer si l’exploitation pétrolière y était
possible. Au cours d’un repas et alors qu’il cherchait
de nouvelles idées de programmes à développer,
la femme de l’un de ses amis lui lança : « Pourquoi
n’inventerais-tu pas un logiciel qui me fasse chanter
juste ? » Il eut alors l’idée de réutiliser les algorithmes
de sa précédente invention et mit au point Auto-Tune
en 1997.
. 47
 Au temps d’harmonie. L’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir de Paul Signac (1895).
Huile sur toile. Mairie de Montreuil. AKG-IMAGES / ERICH LESSING LITTÉRATURE

48.
est-il possible ?
Un autre monde
 Née il y a cinq cents ans,
l’utopie n’est pas toujours
cet idéal inaccessible.
Même le meilleur des
mondes n’est jamais parfait.
Qu’en faire au xxie siècle ?

PAR SOPHIE DOUDET, PROFESSEURE DE CULTURE GÉNÉRALE

À SCIENCES PO AIX

D
e 1984 de George Orwell (1949) à 2084 de Boualem
Sansal (2015) en passant par Ravage de René
Barjavel (1943) et Globalia de Jean-Christophe
Rufin (2003), il semble que l’époque actuelle ait
renoncé à l’utopie pour lui préférer la dystopie. L’évocation d’un
lieu à la fois parfait et heureux (du grec eu-topos, lieu du bon-
heur) a laissé la place à la fin du monde, aux ruines et au malheur.
Le rêve s’est changé en cauchemar, l’idéal solaire s’est effacé

. 49
LITTÉRATURE
devant les sombres projections catastro-
phistes. Dans Nous autres, Ievgueni Zamiatine
décrit dès 1920 une scène terrifiante d’exé-
cution où tout le peuple met à mort un oppo-
sant politique par l’intermédiaire du bras de
verre d’un bourreau ; par cette dénonciation
de la dérive totalitaire de l’utopie, l’écrivain
russe achève peut-être, avant Orwell qu’il
inspirera, cinq siècles d’espoirs véhiculés par
ce genre littéraire.
L’utopie a perdu la tête, l’utopie est morte !
Vive la dystopie et l’anticipation désillusion-
née ! Les lendemains qui chantent ont été
remplacés par « le long hululement qui monte
de la Caspienne à la mer Blanche  » des
bagnards victimes du régime stalinien (André
Malraux). Mais l’idéologie libérale victorieuse
n’a pas davantage tenu ses promesses et laisse
à présent présager le spectre d’un effondre-
ment climatique et d’une fin de l’humanité
dans des œuvres d’anticipation à succès
comme La  Servante écarlate de Margaret
Atwood (1985) ou Bienvenue à Gattaca
d’Andrew Niccol (1997). Déjà, en 1960, le
philosophe Emil Cioran constate dans un
essai intitulé Histoire et utopie : « Aujourd’hui,
réconciliés avec le terrible, nous assistons à
une contamination de l’utopie par l’apoca-
lypse : la nouvelle terre qu’on nous annonce
affecte de plus en plus la figure d’un nouvel
enfer. […] Les deux genres, l’utopique et
l’apocalyptique, qui nous apparaissaient si
dissemblables, s’interpénètrent, déteignent
maintenant l’un sur l’autre, pour en former
un troisième. » Mais lequel ? Faudra-t-il que,
entrant dans le xxie siècle, le lec-
teur, à l’instar de celui de L’Enfer
de Dante, ait abandonné toute AUCUNE CARTE DU MONDE
espérance ? Faut-il faire le deuil N’EST DIGNE D’UN REGARD
SI LE PAYS DE L’UTOPIE
du rêve et du meilleur ?
N’Y FIGURE PAS.
Oscar Wilde
Un monde parfait,
ailleurs
Si l’imaginaire est de tout
temps, l’utopie, elle, a une histoire. Longtemps,
on ne conçoit ainsi qu’ailleurs le monde idéal
de la perfection. Pour les poètes de l’Antiquité,
50.
Quiz
1. Comment se nomme la ville fondée par Utopus sur
l’île d’Utopia, dans l’œuvre éponyme de Thomas More ?
•• Utopolis
Amaurot
•• Paradise
Disneyland
2. Le familistère de Guise est un établissement
communautaire et autogéré construit dans
la deuxième moitié du xixe siècle pour héberger
les travailleurs d’une usine située dans l’Aisne.
Qui est son fondateur ?
•• Henri de Guise
Jean-Baptiste Godin
•• Charlotte Perriand
Charles Fourier
aujourd’hui, accueille un musée depuis 2010.
2. Jean-Baptiste Godin. Construit entre 1859 et 1884, ce bâtiment, qui n’est plus habité 
« ville-mensonge ».
1. Amaurot. Ce nom vient du grec amaurôton et signifie « ville-mirage » ou 
Hésiode, Ovide ou Virgile, il est à chercher
dans un passé lointain – un âge d’or –, mais
il a existé, contrairement à l’utopie, dont la
seconde étymologie précise bien qu’elle se
situe nulle part (eu-topos, lieu inexistant).
Hélas, les âges d’airain et de fer succèdent au
paradis sur Terre avec les fléaux de la famine,
du labeur et de la guerre. Le christianisme
reprend en partie cette vision tragique de la
destinée humaine : avec le péché originel et la
chute, Adam et Ève quittent l’Éden bienheu-
reux et prodigue. Mais on ne parle pas alors
d’utopie. Tout juste Platon, disciple d’un
maître – Socrate – condamné à mort pour
n’avoir pas cru dans les dieux et pour avoir
espéré imposer aux hommes la vérité de la
raison, aura imaginé un gouvernement idéal
dans Les Lois ; mais il aura vite compris auprès
de Denys de Syracuse que faire d’un roi un
philosophe n’est pas chose facile.
 Non, il faut attendre la Renaissance pour
Le Jardin des délices de Jérôme Bosch (vers 1495-1505). Huile sur bois, panneau de gauche du triptyque. Musée du Prado (Madrid). DR

qu’avec le mot « utopie », inventé par l’huma-

niste anglais Thomas More, la notion puisse
surgir et s’épanouir : un ailleurs meilleur et
imaginaire qui fasse rêver les hommes et qui
ne corresponde ni au passé révolu ni au para-
dis. Pour que l’utopie advienne, il fallait peut-
être en effet regarder un présent terrestre déce-
vant, violent et corrompu pour oser le
contester, il fallait croire au progrès de l’esprit
humain et se projeter dans un avenir bienheu-
reux qu’on imaginait, cette fois, en ce bas
monde. Il fallait une société en voie de sécu-
larisation, et que les premiers inventeurs des
utopies soient des clercs tournés vers le monde
des hommes : Thomas More, auteur d’Utopia

Pour que l’utopie

advienne, il fallait
une société en voie
de sécularisation.
(1516), est un chanoine et un théologien, mais
il est surtout un homme politique ; François
Rabelais, qui crée dans Gargantua (1534)
l’abbaye de Thélème, est un moine qui obtient
l’autorisation de devenir médecin…
L’utopie est donc intimement liée au mou-
vement humaniste. Elle est le fruit d’intellec-
tuels qui ont l’espoir de réformer leur société,
ou qui du moins élèvent la voix pour la
critiquer en se dissimulant derrière l’excuse de
la fantaisie et de l’imaginaire – mais, pour eux,
la misère, les conflits princiers, l’intolérance
religieuse ne sont plus tout à fait des fatalités.
Héritiers revendiqués d’un Platon idéaliste et
profondément insatisfait du réel que la
Renaissance redécouvre alors avec enthou-
siasme, les concepteurs des utopies se servent
des armes de la raison et de la fiction pour
prudemment critiquer le réel. L’utopie n’existe
pas et bien des choses qui y sont établies sont
absurdes, conclut More, mais « je confesse
facilement qu’il y a en la république des
Utopiens bien des choses que je souhaiterais

. 51
LITTÉRATURE
voir en nos villes de par-deçà, sans pourtant •FRANÇOIS RABELAIS
véritablement l’espérer ». La brèche du doute
(1483-1553)
est désormais ouverte : More vient tout à la Principalement connu
fois de créer un genre littéraire et un concept. pour ses œuvres
Pantagruel (1532)
Son ouvrage, Utopia, se compose de deux et Gargantua (1534),
parties. La première fait, classiquement, la il est un des grands
critique du système politique et économique écrivains humanistes
de la Renaissance
anglais de l’époque. More y fustige l’hypocri- française.
sie et les complots des courtisans, l’injustice Ecclésiastique
sociale et la pauvreté dramatique de la et médecin,
notamment auprès
population, notamment paysanne, aggravées de Jean du Bellay, il
par la mise en place des enclosures (passage est considéré comme
un libre penseur
de la propriété communale à la propriété rejetant toute
privée). Mais toute l’originalité du livre réside autorité en matière
dans le récit de voyage proposé en seconde de savoir
et de jugement.
partie par le navigateur Raphaël Hythlodée :
il évoque sa découverte de l’île lointaine •EMIL CIORAN
d’Utopia, de la république et de la ville
d’Amaurot, fondées par Utopus. D’emblée, la
(1911-1995)
Originaire
narration est marquée par un paradoxe essen- de Roumanie, il est
philosophe, écrivain
tiel : More multiplie les détails, les chiffres et
les descriptions avec une volonté d’exhausti-
et poète. Ses
ouvrages sont
vité presque lassante (l’île est composée de d’abord écrits en
roumain, puis en
cinquante-quatre villes identiques, habitées français dès 1949,
par six mille familles comportant chacune une avec son Précis
dizaine d’adultes, les logements sont tous les de décomposition.
Adepte des
mêmes, sans serrure et munis de portes à deux aphorismes, son
battants, on en change tous les dix ans, on œuvre est marquée
par le scepticisme,
travaille six heures par jour et on dort six par le pessimisme
heures par nuit…), mais toute la toponymie mais aussi par l’ironie
de son monde renvoie, par le jeu des étymo- qui les accompagne.
logies érudites, au non-sens. Hythlodée est
ainsi un « expert en balivernes », Amaurot est
la « ville-mirage » ou « mensonge », elle est
traversée par le fleuve Anydre, c’est-à-dire
« sans eau »… Construit en contrepoint exact
du réel (l’or et les richesses sont sans valeur,
le luxe est proscrit, les relations hommes/
femmes sont relativement équilibrées, le
temps de travail est réduit, les lois sont claires
et peu nombreuses, l’éducation est obligatoire
pour tous, la religion est peu importante, les
villes sont propres et organisées suivant un
plan géométrique parfait), le récit de More
dessine le fantasme d’un gouvernement des
hommes dominé par la raison, l’ordre et la
science, c’est-à-dire dirigé par des humanistes.
52.
Des bonnes intentions…
à l’enfer
Platon écrit Les Lois parce qu’il échoue à
conseiller les tyrans ; More se heurte violem-
ment à Henri VIII, au point d’en perdre la
vie ; le moine Tommaso Campanella rédige
quant à lui, en 1602, La Cité du soleil dans une
prison où il croupit pour avoir participé à une
conjuration. Pour Jean Servier, auteur d’une
Histoire de l’utopie (1967), ce genre littéraire
naît de l’inquiétude d’une classe de clercs face
aux évolutions sociétales qui se dessinent :
sous couvert de réforme et de progressisme,
elle propose en réalité un modèle relativement
conservateur qui refuse notamment le capi-
talisme émergent. Les utopies semblent
Le récit de More dessine
le fantasme d’un
gouvernement dominé
par la raison.
incroyablement nouvelles voire prophétiques
en ce qu’elles proposent de diminuer le temps
de travail et d’égaliser les conditions. Certaines,
comme La Cité du soleil de Campanella, ima-
ginent des machines volantes extraordinaires,
des chars à voile ou des couveuses pour les
œufs des poules ; les maladies y sont absentes
et la mort bientôt disparaîtra. Pourtant, ces
sociétés sont bien souvent conservatrices et
traditionnelles dans leur organisation : la sup-
posée égalité hommes/femmes renforce le
patriarcat car c’est à un homme sage et âgé
que revient le plus fréquemment le pouvoir,
l’économie est fondée sur l’agriculture et l’au-
tarcie, tandis que les utopiens se montrent
hostiles au commerce, à l’industrie et aux
échanges internationaux. Le capitalisme et le
droit à la propriété naissants sont signes de
décadence et de catastrophe. Les villes uto-
piques, si elles possèdent des ports ouverts sur
une mer sans houle, sont entourées de rem-
parts souvent en cercles concentriques pour
les protéger mais aussi les refermer sur elles-
 •L’ENFER
Première
des trois parties
de la Divine
Comédie, poème
en tercets
de l’Italien Dante
Alighieri rédigé
entre 1303 et 1321.
Les deux autres
parties sont
intitulées
Le Purgatoire
et Le Paradis.

mêmes. Logées dans les méandres doux des
fleuves ou abritées dans les flancs des mon-
tagnes, elles se cachent, maternels refuges cou-
pés des tumultes des humains et de l’histoire.
Le temps s’y est comme arrêté, figé dans la
répétition rassurante d’une journée où même
le loisir est planifié : on y suit la course du
soleil et l’alternance des saisons. Ici, point
d’histoire ou d’impromptu, nul événement,
nul accident ne vient troubler.
Pour diverses qu’elles soient, les utopies,
qui vont connaître un succès grandissant en
Europe entre le xvie et le xixe siècle, ont des
points communs qui soulignent la volonté
constante de reconstruire un monde à échelle
humaine où serait racheté le péché originel.
Et c’est précisément par le travail – punition
de la chute – que l’utopien part à la conquête
de la perfection. Dieu s’efface doucement et
l’homme s’avance. Ainsi, on retrouvera dans
la plupart des utopies les mêmes topoï ou cli-
chés littéraires : tout d’abord, l’extrême pré-
cision des descriptions, qui détaillent les lieux,
•THOMAS MORE
(1478-1535)
Chanoine anglais,
historien, juriste
mais aussi
philosophe, grand
ami de l’humaniste
Érasme, il est
surtout un
important homme
politique. En 1504,
il intègre la Chambre
Gravure tirée de l’Utopia de Thomas More (1516). des communes du
Collection privée. COSTA/LEEMAGE Parlement, avant
d’être nommé
chancelier du roi
les ornements artistiques des places, la source par Henri VIII
et le cours des fleuves, la matière et la couleur en 1525, qui
l’emprisonne
des vêtements de lin, qui varie chez More pourtant et le fait
selon qu’on soit célibataire ou marié, la géo- décapiter. Il est
canonisé en 1935.
métrisation et la symétrie des lieux, la vie
communautaire, la tolérance religieuse, le
refus de l’enrichissement personnel et de la
propriété, un mode de vie austère, une obses-
sion de la pureté, de la lumière et de la trans-
parence, l’absence de jalousie, de concupis-
cence voire d’instinct primaire. Dans
Les  Voyages de Gulliver (1721), Jonathan
Swift décrit le peuple extraordinaire des
Houyhnhnms, des chevaux parvenus au der-
nier stade de la civilisation, qui ignorent les
vices, le mensonge, mais aussi l’amour. Tout
ce qu’on trouve dans les utopies est utile et
comporte une visée pédagogique  : chez
Campanella, les villes sont ornées de fresques
qui vantent les mérites de la science et font
découvrir les alphabets de toutes les langues.
La ville entière est un musée et les citoyens
lisent, chantent, font de la poésie.

. 53
LITTÉRATURE

Un paradis sur terre ? L’enfer est, dit-on, •PHALANSTÈRE et justifient leurs doléances, ainsi que le rap-
pavé de bonnes intentions et les utopies, avec pelle justement Cioran : « C’est donc en tant
Ensemble de
leurs rues rectilignes qui laissent apercevoir bâtiments et des qu’agent de destruction qu’elle se révèle utile,
le moindre passant, tournent vite au cauche- éléments qui les fût-elle néfaste, une chose la rachèterait tou-
mar. La plupart des créateurs d’utopies s’ac- accompagnent jours : elle seule sait de quelle sorte de terreur
considérés comme
cordent ainsi pour limiter drastiquement la nécessaires pour que user pour secouer ce monde de propriétaires,
liberté de la presse. République n’est pas des individus puissent le plus atroce des mondes possible. » Depuis
vivre en communauté
démocratie : l’opposition n’a donc aucune rai- de manière
1789, les misérables ont en effet perdu patience
son d’être lorsque règne l’harmonie absolue. harmonieuse et et l’utopie a rencontré le socialisme, tout
On ne sera guère étonné non plus de découvrir durable. Ce concept d’abord avec Gracchus Babeuf et la
est élaboré par
que le droit de mourir dignement quand on Charles Fourier au « Conjuration des Égaux » en 1796 puis, au
le souhaite (euthanasie) confine rapidement xixe siècle et mis en xixe siècle, avec les phalanstères de Charles
à l’eugénisme : dans La République des philo- pratique par Fourier, dont on tente la réalisation en France
quelques industriels,
sophes ou Histoire des Ajoïens (1768) de dont le socialiste (la Colonie, à Condé-sur-Vesgre, est encore
Bernard de Fontenelle, on élimine ainsi les utopique en activité) mais aussi en Amérique (la
Jean-Baptiste Godin
nourrissons en surplus. De même, si le divorce dans son familistère Réunion, au Texas, fondée par Victor
est souvent autorisé dans les utopies, car il de Guise. Considerant). On trouve aussi Étienne Cabet
correspond à une revendication sociale forte et son Icarie (Voyage en Icarie, 1840) ou l’in-
en Europe depuis le xviie siècle, la mise en •JONATHAN SWIFT
commun des femmes et la pénalisation de (1667-1745)
l’adultère confortent un régime patriarcal fort Satiriste irlandais L’utopie accompagne
célèbre pour son
peu questionné. Chez More, l’égalité entre les roman Les Voyages les hommes dans
hommes et les femmes s’accommode fort bien de Gulliver (1721).
du fait qu’elles servent à table les époux… Très engagé leurs révoltes et justifie
politiquement
C’est alors qu’on se souviendra aussi que, si dans ses écrits, leurs doléances.
l’écrivain défendait en humaniste la tolérance, il voit plusieurs
de ses œuvres
le théologien était pour sa part dans la vie interdites dustriel Jean-Baptiste Godin, qui fonde en
réelle fort radical à propos des « hérétiques » ou censurées, 1859 une communauté associative et autogérée
comme Le Conte
réformés. Quant au pacifisme des utopiens, il du tonneau (1704),
autour de son usine : le familistère de Guise.
compose en matière de politique étrangère qui dresse Désormais, l’utopie perd sa dimension fan-
avec les théories de la guerre juste (colonisa- un réquisitoire tasque. Plus question de la situer, comme
impitoyable contre
tion, expansion territoriale, défense des la stupidité de ses Cyrano de Bergerac, sur la Lune (Histoire
alliés…) : on fera donc la guerre, contraint et contemporains. comique des États et Empires de la Lune, vers
forcé, avec des mercenaires étrangers, des pri- 1650) ou, comme Swift, volant dans les airs
sonniers ou des esclaves. Car ce dernier usage comme la ville de Laputa : on se prend à croire,
demeure à Utopia, ne serait-ce que pour dans un xixe siècle positif et scientifique, que
abattre les animaux et exécuter quelques sa réalisation soit possible. Du haut de la bar-
autres basses et désagréables besognes. ricade, le révolutionnaire Enjolras, un des
héros des Misérables de Victor Hugo (1862),
La réalisation, ici aperçoit le bonheur à venir, la paix dans une
et maintenant ? Europe unie et l’abolition définitive de la pau-
Mais qu’importe ces failles et incohé- vreté. À la suite de Saint-Simon, qui écrivait
rences ! Les utopies sont avant tout des rêveries déjà en 1814 : « L’âge d’or du genre humain
littéraires, comme chaque auteur se plaît à le n’est point derrière nous, il est au-devant », le
rappeler soit par jeu, soit pour éviter la censure. romancier affirme avec force : « L’utopie, c’est
Pourtant, à partir du Siècle des lumières, elles la vérité de demain. » Dans la cité communiste,
accompagnent les hommes dans leurs révoltes dans le phalanstère, dans les jardins ouvriers

54.
de Robert Owen, les hommes vivront heureux.
Le peintre Paul Signac représente en 1895,
dans Au temps d’harmonie, des ouvriers torse
nu ou en bras de chemise cueillant le fruit de
leur travail dans un paysage maritime et esti-
val, amoureux ou en famille, lisant ou jouant
ensemble. Les hommes ont cette fois « refait
l’Éden avec les moyens de la chute » : le travail,
la sexualité libre, le jeu, le bonheur. Et si tout
cela existait ?
Hélas, l’Icarie de Cabet réalisée en
Amérique échoue lamentablement et peu de
phalanstères résisteront à la jalousie, au désir
de posséder ou à celui d’exercer le pouvoir
sans le partager. La nature humaine reprend
ses droits, ainsi que le note avec cynisme
Cioran : « Dans l’État sociétaire de Fourier,
[les enfants] sont si purs qu’ils ignorent la ten-
tation de voler, de prendre une pomme sur
un arbre. Mais un enfant qui ne vole pas n’est
pas un enfant. » Les personnages des utopies
sont des « automates » : si la fantaisie régnait
sur l’abbaye de Thélème de Rabelais, dont la
devise était « Fais ce que voudras », si Swift
déconstruisait avec ironie et jubilation les
extraordinaires explorations de Gulliver, si
More jouait avec les mots… Cabet se prend
au sérieux et écrit non un roman ou un récit, L’Île flottante de Laputa, illustration tirée des Voyages de Gulliver
mais un essai. L’utopie sort du littéraire et de Jonathan Swift. AKG-IMAGES 
dérive vers l’idéologie, cette représentation du
monde qui se donne pour le réel ; et le rêve de
Faust bascule dans le cauchemar totalitaire. •GEORGES PEREC sait plus s’il est dans la file des victimes ou
Le glaçant récit W ou le Souvenir d’enfance de (1936-1982) dans les rangs des bourreaux.
Georges Perec (1975) fait éprouver au lecteur Membre du groupe
ce terrible glissement qui va de l’utopique au littéraire surréaliste Le bonheur, c’est ennuyeux
de l’OuLiPo (Ouvroir
dystopique : l’illustre membre de l’OuLiPo y de littérature poten- La chute, encore et toujours. Et avec elle,
décrit une île d’apparence idyllique où sont tielle), il doit sa la mort d’un genre : l’utopie ne survit pas de
notoriété notam-
glorifiées les valeurs du sport. Plus haut, plus ment à la prouesse sa trahison historique et d’avoir oublié ce qui
fort, plus vite, y clame-t-on avec ferveur. Mais de son roman fait peut-être l’essence même de l’art. Car si
voilà qu’insensiblement les règles changent : La Disparition les enfants volent et les hommes mentent, la
(1969), qu’il écrit
on court pour y sauver sa vie, pour ne pas être sans employer une littérature a aussi sa propre nature. Tandis que
violé ou assassiné, ou pour avoir le droit de seule fois la lettre e. les idéologies totalitaires achevaient de donner
Il est l’auteur de
manger une maigre ration de sucre. L’île nombreux autres
un démenti tragique au rêve du meilleur gou-
devient peu à peu une vaste prison : ce camp livres à succès, vernement (avec Winston Churchill, on sera
de concentration où les parents de Perec ont comme Les Choses, désormais moins exigeant en parlant « du
pour lequel il reçoit
trouvé la mort pendant la guerre. Et le lecteur, le prix Renaudot moins mauvais des régimes »), la fantaisie
stupéfait de n’avoir rien vu ni pressenti, ne en 1965. imaginaire se fourvoyait dans l’exhaustivité

. 55
LITTÉRATURE

fastidieuse. Or, selon Milan Kundera dans son •METROPOLIS

essai L’Art du roman (1986), la littérature se
Film de science-
nourrit de doute, d’esprit d’interrogation et fiction, muet et en
de complexité. Elle se repaît des sarcasmes de noir et blanc, réalisé
en 1927 par le
Swift, de l’esprit carnavalesque de Rabelais et cinéaste autrichien
des ambiguïtés de More. Sans les jeux de mots Fritz Lang. Son
de Voltaire, l’Eldorado est irrespirable et intrigue prend place
dans une société
Candide ne peut que le quitter. dystopique divisée
L’effacement du genre utopique à la fin du en deux parties :
xixe siècle suggère que la littérature ne fait la ville haute, où
habitent de riches
guère bon ménage avec le bonheur et encore intellectuels vivant
moins avec la niaiserie appliquée. Décrire un dans le luxe, et la
ville basse, où survit
monde idéal n’est ainsi pas chose aisée et il une population
faut avoir tout le talent d’un J. R. R. Tolkien ouvrière pauvre
pour ne pas perdre le lecteur dans l’ennui. Il et opprimée.
y a heureusement des zones d’ombre dans la •TOPOS
Le mot grec topos
« Une société incapable (pluriel topoï)
désigne un ensemble
d’enfanter une utopie d’arguments et
d’idées sur un thème
est menacée de ruine. » donné, pouvant
être utilisés pour
Comté des Hobbits et le plus grand des magi- un discours. En
littérature, il est
ciens est surnommé fort judicieusement « le utilisé pour qualifier
Gris ». Les cités du soleil et la transparence un sujet récurrent
des murs de verre empêchent les tragédies, le et attendu, un lieu
commun, un cliché.
mystère et le hasard. Tout ce qui fait, en
somme, l’attrait d’une vie. L’art se réfugie dans Le familistère de Guise (Aisne), fondé en 1859.
l’ombre de la dystopie, de l’heroic fantasy et GEORGES FESSY/ARTEDIA/BRIDGEMAN IMAGES 
de la science-fiction.
Notre seul horizon n’est-il pourtant que
l’hiver qui vient et l’obscurité qui monte ? suffisent pas à (é)mouvoir les peuples en mal
Metropolis plutôt qu’Amaurot ? Le château de fictions et, si celles qui promettent l’avenir
–  de Franz Kafka ou de Philip K.  Dick  – nous ont rendus très circonspects, celles qui
plutôt que Laputa ? Sans doute ne vit-on pas exigent la justice et le meilleur au temps pré-
plus dans les souterrains étouffants que sur sent peuvent encore avoir nos faveurs. Avec
les cimes éthérées, et le cynisme désespéré est quels mots, quelles idées, quels espoirs  ?
souvent le symptôme de la philanthropie. On L’écologie, les propositions altermondialistes
ne peut plus se contenter de la position d’Attac (dont le slogan est « Un autre monde
critique et désabusée de la dystopie désormais est possible »), les théories de la décroissance
à la mode car, constate Cioran, « à la longue, ou l’austérité joyeuse de Jacques Ellul nour-
la vie sans utopie devient irrespirable. […] rissent les utopies actuelles des zadistes, du
Nous n’agissons que sous la fascination de monde associatif ou des communautés du
l’impossible : autant dire qu’une société inca- quartier Vauban à Fribourg, en Allemagne,
pable d’enfanter une utopie et de s’y vouer est ou de Christiana à Copenhague ; et leurs rêves
menacée de sclérose et de ruine ». La sagesse, prennent aussi forme sur les murs avec les
la prudence ou le principe de précaution ne pochoirs de Banksy.

56.
 La ville bio-inspirée :
entre utopie
et pragmatisme ?
PA R J O R DA N H E R A B E D I A N ,
C O N S U LTA N T É N E RG I E - C L I M AT
V
ille et utopie ont une longue histoire commune.
En effet, dans l’histoire de la pensée, philo-
sophes, peintres ou encore écrivains ont mis
leurs réflexions et leur talent au ser-
vice de la cité idéale. Concevoir le
mode d’organisation sociale parfait
a guidé Platon dans La République Aujourd’hui,
ou Voltaire dans Candide. Le co-construire
Panneau d’Urbino, réalisé vers la fin
du xve  siècle probablement par avec le vivant
Francesco di Giorgio Martini, en semble essentiel.
est une illustration. La géométrie,
la rationalité et l’ordre apparaissent
comme les maîtres mots tandis que le vivant en est
quasi absent. Des villes cartésiennes, conçues hors de
la nature, ont ainsi été bâties : pensons au courant hygié-
niste du xixe siècle ou aux agglomérations artificielles
récentes (Dubaï, Las Vegas…).
Aujourd’hui, les villes représentent plus de 70 %
des émissions de gaz à effet de serre en occupant seu-
lement 2 % des terres émergées. Elles concentrent sou-
vent inégalités, pollution et raréfaction de la biodiver-
sité. C’est pourquoi repenser l’urbanisme semble
essentiel. Réduire les dégradations environnementales
par un développement régénératif des écosystèmes
constitue une idée qui fait son chemin. En 1997, la
biologiste américaine Janine Benyus publiait un livre
introduisant une notion singulière, intitulé en français
Biomimétisme : quand la nature inspire des innovations
durables. Le biomimétisme (voir l’éléphant no 22) invite
à puiser dans le développement de la vie, apparue il y
a 3,8 milliards d’années dans les océans.
La forme du vivant, sa structure et les relations éco-
systémiques sont riches en innovations à imiter : la
nature fonctionne grâce à l’énergie du soleil, recycle
tout, récompense la coopération,
repose sur la diversité… Comme
l’écrit Idriss Aberkane dans L’Âge de
la connaissance, « si la nature est une
bibliothèque, chaque espèce est un
livre, chaque organe un chapitre,
chaque molécule quasiment un
paragraphe, et pour le scientifique
p eut-être une décennie de
recherche ». Ainsi, comment l’urba-
nisme pourrait-il s’emparer du biomimétisme ou de la
bio-inspiration pour répondre aux enjeux environne-
mentaux actuels ?
Le vivant au cœur des villes
Prendre exemple sur la forêt est aussi une voie à
explorer. Dans l’idée d’Henry Dicks, chercheur en phi-
losophie à l’université Jean Moulin Lyon 3, chaque
bâtiment d’une ville-forêt produirait sa propre énergie
à partir de sources renouvelables. Les matières et les
produits y seraient recyclés dans des boucles relative-
ment fermées. Une faune et une flore variées cohabi-
teraient avec une agriculture très développée. Par
conséquent, co-construire avec le vivant incarne un
panel de changements pour l’urbanisme actuel.
Luc Schuiten, architecte et artiste belge, appelle cette
révolution « un autre possible ». Face à une société qui
préfère la compétition et la performance à la coopéra-
tion et à l’apaisement, le dessinateur suggère un cadre
. 57
LITTÉRATURE
de vie harmonieux, une alternative souhaitable pour
l’environnement et le bien-être. La ville écologique est
au centre de ses travaux. Si Luc Schuiten assume être
un utopiste, ce n’est que dans le but in fine de trans-
former le réel. Par le rêve, la poésie et l’esthétisme, ses
imaginaires seraient des forces de proposition, liant
intrinsèquement développement humain et dévelop-
pement naturel. Ses projets de cités tressées, de cités
des « habitarbres » ou de cités végétales en sont des
exemples. Ils font la jonction
entre le monde des idées et le
pragmatisme. Se rapprocher
L’enjeu est alors de savoir com-
ment faire évoluer les villes vers de la bio-inspiration
plus d’écologie, de bio-inspiration est d’ores et déjà
et de circularité. Faut-il en ériger
de nouvelles ou bien transformer possible dans
celles existantes ? Des projets de quantité de secteurs.
cités vertes bâties ex nihilo ont
émergé : Liuzhou en Chine, Neom
en Arabie Saoudite ou bien Masdar City aux Émirats
arabes unis. Ce dernier projet semble le plus abouti,
en construction à Abou Dhabi depuis 2008. La philo-
sophie de Masdar repose sur un développement urbain
durable porté par des solutions appliquées dans les
domaines de l’eau, de l’efficacité énergétique et de la
réduction des déchets. Le siège social de l’Agence inter-
nationale pour les énergies renouvelables y est accueilli,
un parc photovoltaïque de dix mégawatts est déjà opé-
rationnel et une tour éolienne a pour but de rafraîchir
l’air extérieur. Néanmoins, Masdar reste à ce jour quasi
désertique et peu habitée pour un objectif de cinquante
mille habitants. Initialement prévue pour 2016, la date
de livraison a été reportée à 2030 et moins de 10 % de
la ville est aujourd’hui sur pied. Des constats similaires
sont posés pour les autres projets embryonnaires dans
le monde.
Dans ce contexte, et alors que depuis 2007 plus de
la moitié de l’humanité vit déjà en milieu urbain, la
transformation des cités existantes constitue sans
doute le modèle le plus pertinent. Se rapprocher de
la bio-inspiration est d’ores et déjà possible dans quan-
tité de secteurs : habitat, matériaux, transports, cycle
carbone, cycle de l’air, cycle des déchets/ressources,
énergie, eau et nourriture. Des bâtiments innovants
et écologiques font par exemple référence dans le
monde de l’architecture. Ainsi, le Bullitt Center de
58.
Seattle, aux États-Unis, se présente comme le bâtiment
commercial le plus vert, combinant énergie active et
énergie passive (géothermie, photovoltaïque, nom-
breuses fenêtres). Différents acteurs sont regroupés
dans ce lieu de vie écosystémique : habitants, travail-
leurs, associations et visiteurs. Concernant les trans-
ports, les modes de déplacement doux font leur révo-
lution : vélo, tricyclopolitain de Luc Schuiten, avion
solaire de Bertrand Piccard (projet Solar Impulse)…
Le cycle de l’eau en ville pourrait
également être entièrement
repensé, imitant celui de la
nature, en valorisant les eaux
usées et en permettant une meil-
leure infiltration dans les sols
pour lutter contre les inondations
grâce à des bassins végétalisés,
des aires de biorétention ou des
récupérateurs d’eaux de pluie.
Cest le cas à Melbourne, en
Australie. Enfin, l’agriculture peut être la pierre angu-
laire de la transformation urbaine, comme à Detroit
ou à Seattle : jardins collectifs, toits cultivables, per-
maculture…
En définitive, reconnecter l’imaginaire à la nature
permet de libérer innovation et inventivité pour faire
évoluer les villes vers plus de durabilité et d’écologie.
Cette sagesse n’est pourtant pas nouvelle. Léonard
de Vinci déjà avait pour maxime : « Va prendre tes
leçons dans la nature, c’est là qu’est notre futur. »
 LES 4 POINTS L’autrice vous conseille
ESSENTIELS DU DOSSIER • La BnF propose une remarquable
exposition virtuelle consacrée à l’utopie :
• Inventée à la Renaissance par l’humaniste on y trouve une iconographie riche, des
Thomas More, l’utopie désigne à la fois un dossiers thématiques, une bibliographie
lieu imaginaire et un gouvernement idéal. complète et des anthologies.
Voir le site expositions.bnf.fr/utopie.
• Du xvie au xviiie siècle, elle révèle les
rêves paradoxaux des intellectuels • La bande dessinée est un art où l’utopie
européens : entre modernité et tradition, et la dystopie se sont merveilleusement
les sociétés « parfaites » promeuvent des déployées : on peut notamment
valeurs libérales et tolérantes tout en découvrir Les Cités obscures de
restant patriarcales et autarciques. François Schuiten et Benoît Peeters
(Casterman) ainsi que le site www.
• Fruit de la volonté de racheter le péché altaplana.be qui leur est consacré, mais
originel et de supprimer l’aléa historique, aussi se délecter à la lecture du Cycle
les utopies tentent de réglementer chaque de Cyann de François Bourgeon
détail de la vie sociale et dérivent vers et Claude Lacroix (Delcourt).
l’autoritarisme et le totalitarisme.
• « L’imagination au pouvoir », « Soyez
• Aujourd’hui, le genre utopique semble réalistes, demandez l’impossible » sont
avoir laissé la place à la noirceur désabusée des slogans utopistes de Mai 68, à
de la dystopie. Pourtant, le besoin humain (re)découvrir dans l’article d’Aurélie
d’espoir en un avenir meilleur implique Delmas « 1968 : mots d’ordre, mots
son nécessaire renouvellement dans l’art, de désordre », daté du 19 mai 2018,
l’architecture et le politique. sur le site du quotidien Libération.

Prolonger
le dossier avec…
… DES VISITES
• Le familistère de l’industriel
Jean-Baptiste Godin à Guise (Aisne)
est devenu un musée qui se visite.
Voir le site www.familistere.com.
• Plus secrète, la communauté
agricole et catholique créée à
Keremma (Finistère) au xixe siècle
par Louis Rousseau laisse
entrapercevoir, entre mer, dunes et
forêt, quatre-vingt-dix superbes
bâtisses encore en indivision qui
appartiennent aux descendants du
fondateur. Voir le site keremma.org.
L’anecdote
L’éducation est au cœur du projet utopique : former des citoyens éclairés
et lutter contre l’ignorance, donc contre le mal, est un programme que l’on
retrouve dans la plupart des textes. Mais comment éduquer une nation
entière sans souffrance et avec enthousiasme ? Dans Les Voyages de Gulliver,
Jonathan Swift montre avec un humour corrosif les limites du rêve éduca-
tif humaniste : sur l’île de Laputa, les enfants apprennent les mathématiques
sans effort ! Il suffit de leur faire ingurgiter à jeun des « pains à chanter »
sur lesquels on a inscrit à « l’encre céphalique » des démonstrations, puis
d’attendre trois jours – sans rien manger d’autre – que l’encre parvienne
au cerveau. Hélas, les résultats de cette science « infusée » ne sont pas
optimaux, constatent les savants de Laputa. Ils donnent comme explication
possible à cet échec le mauvais dosage d’encre, ou pire : la mauvaise volonté
des élèves. À Laputa comme ailleurs, on est encore loin de la perfection !

. 59
LITTÉRATURE

Nombre de points

/8
Soif d’idéal
BIG BROTHER IS WATCHING YOU 2 ÎLE LÉGENDAIRE 2

Le roman 1984 de George Orwell est une référence L’île mythique de l’Atlantide est une représentation
de la littérature dystopique. L’intrigue se déroule utopique qui a inspiré de très nombreux
dans un monde ravagé après les grandes guerres artistes dans de nombreux domaines,
nucléaires des années 1950. Les cinq continents que notamment à partir de la Renaissance
nous connaissons ont laissé place à trois territoires et aujourd’hui encore.
distincts. Parmi les propositions suivantes, Quel auteur est à l’origine
laquelle porte le nom d’un de ces territoires ? du mythe de cette cité disparue ?
•• L’Estasia
 L’Africania
••  Platon
 Francis Bacon
••
 L’Amerasia
 L’Île aux enfants
•• Montesquieu
 Poséidon

LE CORBUSIER 2 CINÉPHILE 2

Après la Seconde Guerre mondiale, la notion Parmi les films suivants, identifiez
d’utopie devient un ferment pour les artistes ceux qui mettent en scène des utopies.
et les architectes. Le Corbusier, éminent urbaniste, – Hunger Games
décide ainsi de concevoir un immeuble au sein – The Truman Show
duquel les résidents pourraient trouver tout ce dont
ils ont besoin pour vivre paisiblement et en – Bienvenue à Gattaca
autonomie. Saurez-vous retrouver le nom de cette – Gremlins
construction ?
••  Les Cités victorieuses
 Les Cités d’or
•• La Cité radieuse
 Les Galeries Lafayette

romans, dont La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627) ou le célèbre 

d’Andrew Niccol (1997) sont tous deux des films construits sur des utopies. et le Timée. La fascination autour de cette île a été nourrie par différents 
Cinéphile : The Truman Show de Peter Weir (1998) et Bienvenue à Gattaca Île légendaire : ce mythe provient de deux dialogues de Platon, le Critias
la musique et les jeux vidéo. édifiée à Marseille entre 1947 et 1952.
studios Disney (2001). On retrouve aussi le mythe dans la bande dessinée,  Le Corbusier : c’est la Cité radieuse, surnommée la « Maison du fada », 
de Pierre Benoit, et Atlantide, l’empire perdu, un film d’animation des  deux autres territoires sont l’Océania et l’Eurasia.
on peut citer L’Atlantide de Georg Wilhelm Pabst (1932), d’après le roman  le Japon et une partie de la Mongolie, du Tibet et de la Mandchourie. Les 
Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne (1869-1870). Sur les écrans,  Big Brother is watching you : c’est l’Estasia, qui comprend la Chine,  

60.
Nouveau !

Le Hors-Série Carto
de l’éléphant

. 61
www.scrineo.fr
TECHNOLOGIE

C’EST
D’ACTU
Après
l’annonce

L’informatique du futur de Google,

on attend
de prochaines
Ce que va changer avancées

L’ORDINATEUR
QUANTIQUE
Longtemps expérimental,
il est en passe de résoudre des problèmes
complexes dans de nombreux domaines.

PAR GU ILL AUME R ENOUA R D, JOU R NA L IS T E

ILLUST R AT IONS BRICE M A RCH A L

L’
annonce a retenti comme un coup de tonnerre
dans le monde de la recherche. En octobre 2019,
un ordinateur quantique conçu et piloté par
Google, le processeur Sycamore, aurait atteint
la « suprématie quantique ». Autrement dit, il serait parvenu
à résoudre un calcul qu’aucun ordinateur classique n’aurait pu
accomplir dans un délai raisonnable. Effectuée, selon Google,
en un peu plus de trois minutes, l’opération aurait ainsi pris
pas moins de dix mille ans à une machine traditionnelle ! Si le
problème choisi par Google demeure très spécifique et sans
véritable application pratique, l’annonce marque un jalon
important dans l’histoire de l’informatique quantique,
puisqu’elle démontre pour la première fois qu’un tel ordinateur
peut s’avérer plus utile qu’une machine traditionnelle dans une
situation bien précise.
Si l’ordinateur quantique est entré récemment dans l’ac-
tualité, la discipline ne date pourtant pas d’hier puisque l’idée
de construire une telle machine remonte aux années 1980.

62.
. 63
TECHNOLOGIE

La branche de la physique théorique sur Quiz

laquelle elle s’appuie, la mécanique quantique,
est quant à elle apparue au début du xxe siècle 1. L’ordinateur quantique repose sur l’une des lois
et constitue l’une des bases de la physique de la mécanique quantique : le changement d’état
contemporaine. La mécanique quantique étu- d’une particule liée à une autre change
die notamment les phénomènes à l’œuvre à immédiatement l’état de celle-ci, même à très
l’échelle atomique et subatomique (c’est-à- lointaine distance. Comment s’appelle cette loi ?
dire à très petite échelle), mais décrit aussi des
manifestations visibles à notre niveau, comme
•• Le parallélisme
L’imbrication
le rayonnement des corps chauds. Ce sont sur
ses propriétés très particulières, et fortement
•• L’intrication
La transmission de pensée
contre-intuitives, que repose la puissance des
ordinateurs quantiques. 2. Le principal intérêt de l’ordinateur quantique est de :
Quel monde étrange que celui décrit par la
mécanique quantique ! Des particules y appa-
• Permettre d’accélérer la recherche théorique
en physique quantique
raissent et disparaissent comme par magie, un
électron peut se trouver à plusieurs endroits à
• Permettre de faire l’expérience concrète des apports
théoriques fournis par la mécanique quantique
la fois, et deux entités peuvent demeurer étroi-
tement liées, même à des milliers de kilomètres
• Éviter d’avoir à apprendre les tables de multiplication

de distance. Ce monde aux propriétés déli-

théoriques fournis par la mécanique quantique.
considérable la puissance de calcul et donc de faire l’expérience concrète des apports 
rantes, semblant tout droit sorti de l’imagina- 2. L’intérêt de l’ordinateur quantique est de permettre d’augmenter de façon 
tion d’un poète dadaïste, est pourtant l’univers de l’autre, même à très longue distance.

invisible sur lequel repose l’ensemble des phé-

change instantanément l’état de cette dernière : elles sont liées et dépendantes l’une 
1. C’est l’intrication. Tout changement d’état d’une particule intriquée avec une autre 
nomènes physiques dont nous faisons l’expé-
rience au quotidien. Sans les apports de la
mécanique quantique, nous n’aurions ni GPS,
ni lasers, ni horloges atomiques, ni semi-
conducteurs, ni informatique.
Comment des lois physiques découvertes Du chat de Schrödinger
il y a plus d’un siècle peuvent-elles aujourd’hui au calcul quantique
donner naissance à des superordinateurs d’un Un ordinateur quantique, lui, s’appuie sur
type nouveau ? Pour s’en faire une idée, il faut des qubits (pour quantum bits, « bits quan-
d’abord comprendre la manière dont un ordi- tiques »), une version quantique de ces bits
nateur représente l’information. Un ordina- traditionnels. Or, deux des grandes lois qui
teur traditionnel fonctionne à l’aide de bits régissent les phénomènes à l’échelle quantique
(compression de binary digits, font que ces qubits fonctionnent très diffé-
« chiffres binaires »), des unités remment de leurs homologues.
d’information élémentaires qui LES ORDINATEURS SONT La première de ces lois est celle de la super-
peuvent prendre la valeur 0 ou INUTILES. ILS NE SAVENT position : à l’échelle quantique, un objet – par
QUE DONNER exemple un électron – peut se trouver dans
1. Chaque action que nous effec-
DES RÉPONSES.
tuons sur un ordinateur, qu’il PabLo Picasso un état indéterminé, et ainsi être, en quelque
s’agisse d’envoyer un e-mail, de sorte, dans plusieurs états à la fois. Transposé
regarder une vidéo sur YouTube, à notre échelle, cela donne le fameux paradoxe
de faire une recherche sur du chat de Schrödinger, qui, tant qu’il se
Google ou de jouer à un jeu vidéo, est ainsi le trouve dans sa boîte, est à la fois mort et
résultat d’une ligne de code composée d’une vivant. Concrètement, cela signifie que,
multitude de 0 et de 1. contrairement à un bit classique, un qubit n’a

64.
pas à choisir entre 0 et 1 : il peut être les deux
à la fois. « Les règles de la mécanique quan-
tique permettent ainsi d’effectuer plusieurs
opérations de calcul pour le prix d’une »,
résume Philip Ball, journaliste scientifique
spécialiste de l’ordinateur quantique. Ainsi,
la puissance de calcul augmente de manière
exponentielle. « Avec un nombre de qubits
même très limité, on arrive à encoder des
À l’échelle quantique,
un objet peut se trouver
dans plusieurs états
à la fois.
quantités d’informations faramineuses. On
estime le nombre total d’atomes dans l’uni-
vers à 2^100 [2 puissance 100]. Avec
100 qubits, c’est donc en quelque sorte comme
si on avait un ordinateur qui utilise tous les
atomes de l’univers », explique Christophe
Jurczak, cofondateur de Quantonation, un
fonds d’investissement français spécialisé
dans les technologies quantiques.
•  La seconde loi est celle de l’intrication.
HORLOGE   Lorsque deux particules quantiques sont intri-
ATOMIQUE
Horloge qui utilise quées, elles se trouvent dans un état quantique
la fréquence unique. Cela signifie que tout changement de
du rayonnement l’état d’une de ces particules changera instan-
électromagnétique
émis par le passage tanément l’état de la suivante : elles demeurent
d’un électron d’un liées et dépendantes l’une de l’autre, même si
niveau d’énergie
à un autre.
elles se trouvent à une très longue distance.
Cette fréquence, L’intrication, phénomène extrêmement
résultant d’une contre-intuitif, continue d’étonner les scien-
transition quantique,
est immuable. On
l’utilise notamment
tifiques. Albert Einstein y voyait une « action
fantôme à distance ». Toujours est-il que, sans
pour la distribution
du temps universel
trop entrer dans les détails, l’intrication rend
coordonné (UTC),
qui constitue
l’ordinateur quantique très puissant pour
résoudre certains types de problèmes. « En
une échelle de temps
de référence.
manipulant plusieurs qubits qui sont tous
intriqués, on peut, chaque fois que l’on effectue
une mesure, trouver toutes les solutions
possibles du calcul. On peut ainsi guider le
système pour cheminer vers la solution que
l’on cherche », explique Philip Ball.
Pour le journaliste scientifique, outre cet
aspect pratique, l’essor de l’ordinateur quan-
tique a également d’importantes implications
philosophiques, puisqu’il nous permet de faire
l’expérience concrète des apports théoriques
. 65
TECHNOLOGIE

que nous fournit la mécanique quantique.

« On voit qu’il ne s’agit pas seulement de lois
abstraites réservées aux chercheurs en phy-
sique. Elles peuvent avoir des applications
concrètes dans le monde réel, dont l’ordina-
teur quantique nous permet de faire l’expé-
rience directe », développe-t-il.

La lente éclosion du quantique

L’idée de construire un ordinateur quan-
tique naît en 1982, lorsque le prix Nobel de
physique Richard Feynman suggère d’utiliser
les règles de la mécanique quantique pour
concevoir un nouveau type d’ordinateur, sus-
ceptible notamment d’accélérer la recherche
fondamentale autour des molécules : étant
elles-mêmes des objets quantiques, celles-ci
pourraient selon lui être plus facilement étu-
diées à l’aide d’une telle machine. En 1996,
David P. DiVincenzo, chercheur en physique
théorique, pousse plus loin l’idée de Feynman
et dresse dans un article de recherche les cri-
tères qui permettraient de construire un ordi-
nateur quantique, papier qui exercera une
grande influence sur la discipline. C’est éga- •  encore attendre dix ans pour que l’industrie
lement dans les années 1990 que l’on com- CHAT DE  voie apparaître plusieurs machines d’une
SCHRÖDINGER 
prend que l’ordinateur quantique pourrait Expérience de puissance respectable : en 2017, IBM construit
avoir des applications bien au-delà de la pensée élaborée en un ordinateur de 50 qubits, bientôt imité par
1935 par le physicien
recherche sur les molécules, selon Philip Ball : Erwin Schrödinger.
Intel, Google et la jeune pousse californienne
« On prend conscience du fait qu’une telle Imaginons un chat Rigetti, ainsi que par plusieurs universités bri-
machine permettrait de naviguer plus rapide- enfermé dans tanniques et américaines, dont Oxford,
une boîte avec
ment parmi des bases de données, ou encore une substance Berkeley, Stanford et le MIT. Le processeur
d’encrypter l’information pour la rendre indé- potentiellement Sycamore, grâce auquel Google prétend avoir
chiffrable… La découverte de cet horizon de mortelle. Selon la atteint la suprématie quantique, compte pour
théorie quantique,
possibilités contribue à accroître l’intérêt pour il peut alors être sa part 53 qubits.
la discipline et à accélérer la recherche », considéré à la fois Les machines actuelles restent loin du seuil
vivant et mort : on
relate-t-il. ne voit pas ce qui se
fatidique de 100 qubits qui, selon Christophe
Mais, pour cause de limitations techniques, passe dans la boîte. Jurczak, permettrait de sortir du stade de la
les recherches autour de l’ordinateur quan- Cette expérience recherche en laboratoire et de réaliser des
soulève une vaste
tique demeurent principalement théoriques question : comment applications à grande échelle. Néanmoins, là
jusqu’à une date très récente : c’est seulement des règles qui où l’ordinateur quantique passait il y a encore
au milieu des années 2000 que des avancées régissent notre quelques années pour une technologie nébu-
monde au niveau de
dans la recherche en physique quantique l’infiniment petit leuse et futuriste, qui n’avait aucune chance
expérimentale permettent de mettre sur pied peuvent-elles de se concrétiser à court terme, il devient
soudain
les premiers prototypes. En 2007, l’entreprise complètement désormais chaque jour plus tangible, et de
canadienne D-Wave révèle ainsi un premier cesser d’opérer à nombreux acteurs investissent pour ne pas se
ordinateur quantique de 28 qubits. Mais il faut notre échelle ? laisser distancer.

66.
Une affaire d’État •  bénéficions d’une excellence académique dans
Outre les entreprises déjà nommées, le ATOME  ce domaine, mais aussi de start-up dotées
Minuscule morceau
géant du commerce en ligne chinois Alibaba de matière, partie
et le Français Atos, spécialisé dans les tech- la plus petite d’un
nologies de l’information, se sont tous deux corps simple.
Un atome contient
dotés d’un programme autour de l’informa- un noyau, constitué
tique quantique. Sans compter les nom- lui-même de
protons (porteurs
breuses jeunes pousses qui investissent le d’une charge
domaine, du Français Pasqal à l’Américain électrique positive)
IonQ en passant par l’Autrichien Alpine et de neutrons
(électriquement
Quantum Technologies. « La technologie neutres). Autour de
arrive, ce n’est plus une lointaine chimère. ce noyau gravitent
Nous devrions voir apparaître des machines des électrons.
qui résoudront de vrais problèmes à l’échelle •  turé, avec des hubs locaux et beaucoup de
industrielle à un horizon de trois ans », prédit ÉLECTRON  start-up qui en sont issues. Ils ont su combiner
Particule gravitant
Georges-Olivier Reymond, directeur général autour du noyau
de la jeune pousse Pasqal. de l’atome et
Les États en ont pris conscience et com- possédant une
charge élémentaire
mencent eux aussi à investir dans la recherche négative.
autour de l’ordinateur quantique. « Tous les Fondamental en
pays s’activent. Les États-Unis, le Royaume- chimie, l’électron
est un élément
Uni, l’Allemagne et les Pays-Bas se sont tous primordial
dotés de plans quantiques de centaines de des liaisons
intramoléculaires et
millions d’euros. La Chine est également très participe à presque
impliquée, notamment via des satellites quan- tous les types de
tiques visant à permettre des communications réactions chimiques.
ultra-sécurisées », résume Georges-Olivier
Reymond. L’Union européenne a de son côté
mis en place un programme de recherche sur
le quantique doté d’un budget d’un milliard
de dollars. Lancé en 2018, il s’étendra sur une
période totale de dix ans.
Côté français, le rapport Forteza, qui
dresse des recommandations pour investir
dans la technologie, a été remis
à la ministre des Armées,
Florence Parly, le 9 janvier der- JE PENSE POUVOIR DIRE
nier  : il propose notamment SANS TROP ME TROMPER
d’investir 1,4 milliard de dollars QUE PERSONNE NE
COMPREND LA MÉCANIQUE
dans la technologie sur cinq QUANTIQUE.
ans, ainsi que la création de ricHarD Feynman
trois hubs quantiques, à Paris,
Saclay et Grenoble, afin de sor-
tir la technologie des laboratoires et de déve-
lopper des usages concrets. « Tous les élé-
ments pour que la France devienne un acteur
majeur du quantique sont en place : nous
d’une technologie de pointe », commente
Georges-Olivier Reymond, qui a été interrogé
dans le cadre de ce rapport. « Au-delà des
financements, il faut un fort signal politique,
car d’autres pays se sont lancés, qui ont un
plan bien tracé et un intérêt affirmé », réclame
de son côté Christophe Jurczak. « Les États-
Unis ont récemment annoncé qu’ils allaient
doubler leur investissement dans le quantique
au cours des prochaines années, le Royaume-
Uni a mis en place un programme bien struc-
recherche fondamentale et industrie, et il faut
que l’on fasse la même chose en France  :
construire un écosystème de start-up, de labo-
ratoires, orchestrer un peu tous les outils dont
disposent l’État, la BPI [Banque publique d’in-
vestissement], les régions, pour orienter les
ressources vers ces technologies. »
Le quantique, pour quoi faire ?
L’informatique quantique n’a nullement
vocation à remplacer l’ordinateur tel que nous
le connaissons aujourd’hui : pour la majorité
des usages quotidiens, ce dernier demeure
supérieur. Mais si la technologie éveille l’in-
térêt partout dans le monde, c’est parce qu’elle
recèle d’importantes possibilités dans plu-
sieurs domaines stratégiques bien spécifiques.
L’ordinateur quantique suscite en premier lieu
de nombreux espoirs dans la recherche fon-
damentale, en particulier autour des molé-
cules. « Les molécules sont des objets quan-
tiques. Ainsi, lorsqu’on cherche à les simuler
pour faire de la recherche, il est plus simple
de le faire avec un ordinateur quantique
qu’avec un ordinateur traditionnel », explique
Pauline Ollitrault, qui développe des algo-
rithmes quantiques chez IBM pour la
recherche en chimie, dans le cadre d’un doc-
torat. Avec à la clé des usages industriels
autour de la recherche de nouveaux matériaux
ou encore de l’optimisation des batteries :
« IBM a récemment travaillé avec Mitsubishi
. 67
TECHNOLOGIE
Chemical sur les batteries au lithium. En effec-
tuant des calculs plus précis sur les molécules,
on peut obtenir des batteries avec une densité
cinq fois plus grande que ce que l’on a
aujourd’hui », détaille-t-elle. Mais aussi des
applications pharmaceutiques : « Les protéines
sont des entités très complexes, que l’on
pourrait mieux connaître avec un ordinateur
quantique. Cela permettrait notamment de
réduire le temps de développement des
médicaments, en calculant de façon plus
précise la façon dont la molécule agit sur la
cible », explique Christophe Jurczak.
Les ordinateurs quantiques sont également
très utiles pour résoudre des problèmes d’op-
timisation, lorsqu’il s’agit de calculer un opti-
mum dans le cadre d’une grande quantité de
variables. Pour cette raison, leur usage suscite
beaucoup d’enthousiasme dans des domaines
aussi différents que la finance et les transports.
« Un ordinateur quantique est très performant
pour optimiser un portefeuille d’actifs finan-
ciers mais aussi la gestion d’une flotte de véhi-
cules. Nous avons pour notre part un contrat
avec EDF pour étudier comment recharger
une flotte de voitures électriques avec un
nombre limité de bornes », rapporte Georges-
Olivier Reymond. Airbus explore l’usage de
cette technologie pour optimiser la façon dont
telles lignes desservent telles destinations,
mais aussi pour faire décoller et atterrir un
avion de la manière la plus économe en kéro-
sène. D-Wave, de son côté, a mis en place un
programme à Pékin avec une compagnie de
taxis afin d’optimiser la circulation de sa flotte.
L’avenir des communications
L’ordinateur quantique promet enfin une
révolution dans le domaine du chiffrement et
de la protection des données. Il excelle en effet
dans la factorisation de nombres, même très
grands, en nombres premiers, tâche pratique-
ment impossible pour un ordinateur normal
– or toute la cryptographie actuellement uti-
lisée pour sécuriser la transmission d’infor-
mations en ligne repose justement sur cette
impossibilité. Avec l’ordinateur quantique, ce
68.
•  sont toutes nos techniques de cryptographie
LITHIUM  qu’il va donc falloir repenser. Heureusement,
Élément chimique
de numéro la technologie offre aussi des solutions en la
atomique 3 et de matière, avec la cryptographie quantique, une
symbole Li. Métal
mou et de couleur
nouvelle technique qui permettrait d’obtenir
argentée, il est des communications ultra-sécurisées. C’est
l’élément solide le sur ce concept que la Chine travaille avec ses
plus léger. Ses
noyaux atomiques satellites quantiques, et la jeune pousse bri-
sont peu stables tannique KETS œuvre également à l’élabora-
comparés à ceux tion d’une technologie de ce genre.
des autres
éléments légers, Si à l’heure actuelle la technologie n’est
c’est pourquoi ils véritablement mature pour aucune de ces
peuvent être
utilisés dans des
applications, tous les experts s’accordent pour
réactions de fission dire que cela ne saurait tarder. « Chaque pro-
comme de fusion fessionnel de l’industrie avec qui je me suis
nucléaire.
entretenu a exprimé sa surprise quant à la
rapidité avec laquelle la technologie a récem-
ment évolué. Alors que, dans les années 1990,
il s’agissait encore d’une simple curiosité, l’in-
L’informatique
quantique pourrait vite
devenir un enjeu
de souveraineté.
formatique quantique a progressé à vive allure
durant les cinq dernières années. Au cours
des cinq années à venir, il est vraisemblable
que nous verrons de nombreuses entreprises
s’en servir pour effectuer des tâches impos-
sibles à accomplir sur un ordinateur clas-
sique », prédit Philip Ball. Dans ce contexte,
l’informatique quantique pourrait vite devenir
un enjeu de souveraineté, surtout dans le
contexte de guerre commerciale actuelle. « La
menace et l’opportunité que le quantique
représente pour la cryptographie en font un
enjeu majeur pour les gouvernements. Les
États-Unis songent ainsi à classer l’ordinateur
quantique comme une technologie duale, avec
des applications à la fois civiles et militaires,
ce qui entraînerait des restrictions à l’export.
Il est donc d’autant plus important que l’Eu-
rope développe ses propres machines pour
rester autonome dans ce domaine », conclut
Christophe Jurczak.
 « La cryptographie classique,
utilisée partout dans
le numérique, est menacée
par l’avènement
de l’informatique quantique »
CryptoNext est une jeune pousse française spécia-
lisée dans la cryptographie post-quantique. Ses fon-
dateurs nous expliquent comment, suite à l’avènement
de l’ordinateur quantique, les standards de sécurité
vont devoir évoluer.
Votre site Internet présente l’avènement
de l’informatique quantique comme une bombe
à retardement pour la sécurité des données
en ligne. En quoi consiste ce risque, selon vous ?
Ludovic Perret : Les techniques de cryptographie
actuelles vont tout simplement être anéanties par l’or-
dinateur quantique, qui va pouvoir très facilement
craquer les algorithmes utilisés aujourd’hui. La cryp-
tographie peut sembler quelque chose d’ésotérique,
d’invisible, mais c’est grâce à elle que toute l’économie
numérique fonctionne : si nous pouvons téléphoner
Entretien avec
Ludovic Perret et
Jean-Charles Faugère
Fondateurs de CryptoNext
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R
GUILL AUME R ENOUA R D
sans être écoutés ou payer en ligne sans que notre
numéro de carte soit visible par tous, c’est grâce à la
cryptographie. La menace posée par l’informatique
quantique est donc non négligeable. Certes, cela ne va
pas arriver tout de suite : pour que les méthodes de
cryptographie actuelles soient rendues obsolètes, il
faut un ordinateur quantique très puissant, avec plu-
sieurs milliers de qubits. On en est encore très loin.
Cependant, il est déjà possible d’enregistrer des don-
nées sensibles sous forme cryptée, en sachant qu’il sera
possible de craquer le code dans le futur. Il y aura un
effet rétroactif : le jour où un ordinateur quantique
suffisamment puissant verra le jour, il sera capable de
lire toutes ces données antérieures. C’est pourquoi nous
parlons de bombe à retardement. En outre, les proto-
coles de sécurité sont globalement les mêmes partout
dans le monde, n’importe qui pourra donc être affecté.
Il est important de réfléchir dès maintenant à des solu-
tions cryptographiques susceptibles de résister à l’or-
dinateur quantique. C’est notre objectif.
. 69
TECHNOLOGIE
En quoi consiste votre solution ?
Jean-Charles Faugère : Nous proposons une cryp-
tographie de nouvelle génération, post-quantique, qui
aura les mêmes fonctionnalités que celle que l’on
connaît aujourd’hui, mais qui, grâce à des changements
dans le choix des algorithmes et des paramètres, pré-
sentera un défi trop grand même pour un ordinateur
quantique. C’est une technologie sur laquelle on tra-
vaille depuis déjà une quinzaine d’années, et qui repose
sur des mathématiques pures et dures. L’idée est, pour
simplifier, de substituer les problèmes actuellement
utilisés en cryptographie (la factorisation de grands
nombres en nombres premiers) par d’autres types de
problèmes impossibles à résoudre, même avec la tech-
nologie quantique. Toute l’innovation consiste à trou-
ver des problèmes adéquats pour ce type d’opération,
ce qui nécessite beaucoup de recherche, d’où l’impor-
tance de s’être attaqué au problème depuis longtemps.
De nombreux gouvernements à travers le monde
commencent à se doter de plans industriels et
stratégiques autour de l’informatique quantique.
Constatez-vous également une appétence de leur
part pour la cryptographie post-quantique ?
L. P. : Oui, c’est un problème dont tout le monde a
conscience. Les États-Unis ont récemment décidé,
pour la première fois depuis quarante ans, de renou-
veler toute leur cryptographie. Les Chinois planchent
également sur le sujet. Nous avons réalisé un premier
déploiement de notre solution auprès du ministère
français des Armées en 2016, dans le cadre d’une mes-
sagerie sécurisée. C’est sur les bases de ce projet qu’a
été créé CryptoNext, l’an passé. Les gouvernements ne
sont pas les seuls à s’intéresser à ce problème ; les
grandes entreprises en ont aussi conscience. Nous col-
laborons ainsi avec Thales, qui est très en pointe sur
tout ce qui touche à la sécurité. Dans une application
de messagerie privée pour téléphone portable, qui per-
mettait déjà de camoufler sa voix et de crypter ses
données, nous avons ajouté une couche supplémen-
taire en rendant la cryptographie résistante au quan-
tique. Il est ainsi déjà possible de téléphoner en étant
protégé par la cryptographie post-quantique ! Nous
avons aussi travaillé sur un module de sécurité utilisé
par les banques. Nous participons enfin à plusieurs
concours, organisés aux États-Unis et en Chine, pour
élaborer de nouveaux standards cryptographiques.
70.
Vous avez évoqué la téléphonie et la sécurité
bancaire. Quels autres domaines pourraient
bénéficier de votre technologie ?
L. P. : Les usages sont innombrables, car la crypto-
graphie est vraiment utilisée partout. Outre les appels
téléphoniques et les SMS, on peut citer toutes les situa-
tions dans lesquelles on a besoin de communications
sécurisées : tout ce qui touche aux activités de défense,
aux satellites, à l’authentification en ligne… mais aussi
des technologies plus pointues, comme la blockchain,
cette base de données numérique transparente et sécu-
risée. Celle-ci n’est pas utilisée uniquement pour les
cryptomonnaies, elle permet aussi de sécuriser des
transactions ou encore d’assurer la transparence de la
chaîne de valeur d’une entreprise. Or, parmi les recettes
employées pour sécuriser la blockchain, il y a de la
cryptographie classique, qui est donc menacée par
l’avènement de l’informatique quantique.
Quel est le paysage concurrentiel autour
de cette technologie post-quantique ?
J.-C. F. : En France, nous sommes les seuls à pro-
poser une solution industrielle. Notre pays possède
une expertise très forte dans ce domaine au niveau
académique. Notre ambition est de lui trouver des
applications concrètes. Car c’est aussi un enjeu de sou-
veraineté que de pouvoir maintenir l’intégrité de nos
techniques cryptographiques. À l’étranger, en revanche,
nous avons de nombreux concurrents, notamment aux
États-Unis et au Canada. Les Canadiens sont très en
avance sur le quantique : ils possèdent un écosystème
très riche, notamment autour de la ville de Waterloo,
dans l’Ontario, région que l’on surnomme « la Silicon
Valley du quantique ». Citons des entreprises comme
D-Wave ou encore la jeune pousse Isara, lancée en
2015. Les Chinois développent également leurs propres
solutions, qui empruntent toutefois un chemin diffé-
rent du nôtre  : là où nous nous appuyons sur du
logiciel, eux se fondent sur du matériel, avec des satel-
lites ainsi qu’une fibre quantique qui, pour sécuriser
les communications, doit être déployée sur le terrain,
de A à Z. Ils ont ainsi mis en place un réseau specta-
culaire qui fait des milliers de kilomètres. Bref, c’est un
environnement riche et foisonnant, chacun s’efforçant
de trouver la solution adaptée. On a un peu la sensation
d’être des pionniers explorant un monde nouveau…
Tout cela est très excitant.
 L’auteur vous conseille
LES 4 POINTS
• Frederik Pohl, L’Avènement des chats
ESSENTIELS DU DOSSIER quantiques (Denoël, 1987)
Ce roman déjanté appartient au registre
•  L’ordinateur quantique doit son nom de la fiction quantique, un domaine de
à la mécanique quantique, une branche de la science-fiction qui introduit les lois
la physique qui étudie l’infiniment petit. de la mécanique quantique dans le monde
visible pour créer des univers déroutants.
•  D’étonnants phénomènes ont lieu à cette Il décrit les aventures d’un personnage pris
échelle et l’informatique quantique dans une intrigue entre le FBI et les
s’appuie dessus pour résoudre certains services secrets soviétiques dans plusieurs
types de problèmes trop difficiles pour univers parallèles et imbriqués – dont un,
un ordinateur classique. par exemple, où un jeune Joseph Staline
émigre aux États-Unis et devient
•  L’idée de mettre au point un ordinateur milliardaire.
quantique remonte aux années 1980, mais
c’est seulement au cours des dernières • Thibault Damour et Mathieu Burniat,
années que des avancées techniques ont Le Mystère du monde quantique
permis de la concrétiser. Plusieurs (Dargaud, 2016)
entreprises ont construit des machines Une BD drôle et pédagogique,
fonctionnelles, mais elles en restent pour écrite par un grand physicien
l’heure au stade expérimental. français, qui embarque le lecteur
pour un voyage au côté des
•  L’ordinateur quantique n’a pas vocation savants qui ont contribué à former
à remplacer l’informatique classique. la mécanique quantique au fil de
Mais il pourrait faire avancer la recherche l’histoire, d’Einstein à Schrödinger.
moléculaire, accélérer la découverte
de nouveaux médicaments, optimiser
les transports ou encore transformer
les techniques de cryptographie.
L’anecdote
En 1980, Richard Feynman théorise la no-
tion d’« avantage quantique » : un ordinateur
quantique pourrait effectuer une tâche plus
Prolonger le dossier avec… rapidement qu’un ordinateur normal. En
2012, le physicien John Preskill évoque la
… DES VIDÉOS « suprématie quantique ». Cette idée va
• La conférence TED de Philippe Chomaz, directeur scientifique exécutif de la beaucoup plus loin : la tâche effectuée par
recherche fondamentale au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), consacrée
à l’ordinateur quantique : www.youtube.com/watch?v=X-lrQt_UxxQ&t=453s. l’ordinateur quantique prendrait des mil-
• Un court reportage réalisé par France 3 sur l’informatique quantique :  
liards d’années à une machine traditionnelle.
www.youtube.com/watch?v=GZjk08R-Zws. En octobre 2019, Google la concrétise avec
• Une vidéo qui explique pourquoi l’annonce de Google autour de la suprématie son processeur Sycamore, prouvant ainsi
quantique est importante : www.youtube.com/watch?v=KaRd_eB2qOA. qu’un ordinateur quantique peut résoudre
des problèmes auparavant insolubles.

. 71
TECHNOLOGIE

Nombre de points

/8
Ordinateur quantiquoi ?
MÉTAPHORE QUANTIQUE 5 ON N’EST PAS TOUT SEUL 3

Choisissez, parmi les propositions suivantes,
la fin adéquate pour ce texte.
Lors d’un entretien, Thierry Breton, président de
l’Association nationale de la recherche et de la
technologie, et aujourd’hui commissaire européen,
a expliqué par une image le fonctionnement d’un
calcul quantique. Imaginons que l’on cherche dans
une salle de mille personnes quelqu’un mesurant
plus de 1,80 mètre et parlant anglais. Dans cette
situation, l’utilisation de l’informatique classique
correspondrait à interroger chaque personne une
par une sur les deux qualités requises, à noter
chaque réponse puis à comptabiliser le tout – ce qui
prendrait un certain temps. Le calcul quantique,
quant à lui, reviendrait à…
L’idée de base de cette théorie est qu’un système
quantique doit être considéré non pas comme isolé,
mais en interaction avec un environnement
possédant un grand nombre de degrés de liberté.
Ces interactions provoquent la disparition
des états superposés1. Comment s’appelle
cette théorie ?
••  La théorie de l’interaction naturelle
 La théorie de la décohérence Nombre de points
•• La théorie de libéralisation quantique
 La théorie pakompri /8
1. Un même état quantique peut posséder plusieurs valeurs,
comme nous l’avons vu dans le dossier.

1. Lancer un appel général : « Les personnes

mesurant plus de 1,80 mètre et parlant anglais
peuvent-elles lever la main ? » La réponse serait
alors presque immédiate.
2. Demander aux personnes présentes de former
deux groupes : ceux de moins de 1,80 mètre et
ceux de plus de 1,80 mètre. On demanderait
ensuite au groupe des plus grands de se diviser en
deux : les anglophones et les non-anglophones.
3. Demander en anglais à chaque personne si elle
fait plus de 1,80 mètre : d’une pierre, deux coups !
4. Ne rien demander, car les humains auraient été
remplacés par des machines.

construction d’un château de cartes. Chaque carte représente un qubit.

faudrait le protéger du vent, et pour cela l’isoler de son environnement.
temps d’être réalisé. Pour empêcher la destruction du château de cartes, il
aussi puissant soit-il, s’écroulerait si souvent qu’aucun calcul n’aurait le
de vent faisant s’effondrer l’édifice. Face à ce « vent », un calculateur,
le plus grand possible. La décohérence, dans cet exemple, serait un coup
La mise en place d’un processeur nécessiterait la fabrication d’un château
Futura Sciences propose de comparer le problème de la décohérence à la
On n’est pas tout seul : c’est la théorie de la décohérence. Le magazine
« séquentiel » (par séquences).
Thierry Breton parle de « calcul holistique » (sur l’ensemble) et non plus
deux informations en même temps et d’obtenir instantanément la réponse.
Métaphore quantique : c’est la proposition 1. Il s’agirait de demander les

72.

Vous ne ferez plus la faute !
Même lorsqu’on excelle en grammaire et en orthographe,
il y a toujours une règle que l’on n’arrive pas à retenir…
Et vous, quelle est votre bête noire en français ?
Les lundis matin
Les jours de la semaine sont des
noms communs, ils prennent la
marque du pluriel normalement :
« Elle garde la petite Elsa tous les
samedis. » Cependant, on écrit :
« Elle garde la petite Elsa les jeudi
et samedi de chaque semaine », en
laissant les noms des jours au sin-
gulier, car il n’y a qu’un jeudi et un
samedi par semaine. Mais faut-il
écrire « les samedis matins » ou
« les samedis matin » ? Si les deux
sont acceptés aujourd’hui, il est
recommandé de ne jamais mettre
au pluriel « matin », « après-midi »
ou « soir » dans cet emploi, car ils
sont considérés comme des
adverbes.
Amour, délice et orgue
Connaissez-vous le point commun
de ces trois mots ? Ils présentent la
particularité de changer de genre
au pluriel ! On écrira donc « des
amours douloureuses » et « des
délices infinies ». Quant au mot
« orgue », ce changement de genre
s’observe surtout dans l’expression
« les grandes orgues ».
Futur ou conditionnel ?
À la première personne du
singulier, le futur et le conditionnel
se confondent à l’oreille : « Demain,
PA R S A R A Q U E M E N E R
je ferai du pain » et « Si je le pouvais,
je ferais du pain ». Le verbe prend
un s au conditionnel, mais pas au
futur. Pour ne plus se tromper, il
faut conjuguer le verbe à une autre
personne, comme la deuxième du
singulier : « Demain, tu feras du
pain », mais « Si tu le pouvais, tu
ferais du pain ». Si la forme change
à la deuxième personne, c’est donc
du futur : pas de s.
Une demi-bouteille ou
une demie-bouteille ?
Le préfixe « demi » est invariable.
Au pluriel, les mots composés avec
« demi » prennent la marque du
pluriel sur le second mot : « des
demi-bouteilles ». L’expression « et
demi » n’est pas invariable, mais
elle s’accorde en genre seulement :
« une bouteille et demie », « deux
bouteilles et demie ». En fait, on
ne peut pas mettre « et demi » au
pluriel car c’est toujours la moitié
d’un qu’on ajoute (la moitié d’une
bouteille dans notre exemple).
Quant à l’expression « à demi », elle
est invariable, mais peut être suivie
ou non d’un trait d’union selon ce
qu’elle précède : on écrit « à demi-
mot » (trait d’union devant un
nom) mais « à demi rempli » (pas
de trait d’union devant un participe
ou un adjectif).
POUR MÉMOIRE
À VOUS DE JOUER !
Choisissez l’orthographe
correcte pour chacune
des phrases suivantes.
1. Pour cette recette, il vous faut
deux cuillerées et demi /
et demie / et demies de sucre.
2. J’ai cours de salsa tous les
mercredis matin / mercredi
matins / mercredis matins.
3. Je jouerai / jouerais de la flûte
à ton anniversaire la semaine
prochaine.
4. Il a connu ses premiers /
premières amours.
5. Juliette et Sabrina sont
jumelles, ce sont les demies
sœurs / demi-sœurs / demie-
sœurs de Mathias.
6. Les mardi / mardis et
jeudi / jeudis de chaque
semaine, j’entends le voisin
passer l’aspirateur.
5. demi-sœurs ; 6. mardi, jeudi.
3. jouerai ; 4. premières ;  
1. et demie ; 2. mercredis matin ;
. 73
 INflUENcEs

C’EST
D’ACTU
Il vient
de publier son
premier livre

Renaud Capuçon aux Victoires de la musique classique 2019. SADAKA EDMOND/SIPA

Renaud
Capuçon
« Je suis un amoureux
de la musique »
Le musicien rend hommage,
dans un ouvrage, aux artistes qui
l’accompagnent depuis toujours.

P R O P O S R E C U E I L L I S PA R M A R I K A D R O N E A U

74.
 rand nom de la musique classique EN LIBRAIRIE
G contemporaine, Renaud Capuçon,
44 ans, joue sur les scènes les plus
prestigieuses du monde. Ce violoniste a été de
RENAUD CAPUÇON
EN QUELQUES
DATES

27 JANVIER 1976
Naissance
LE RÉCIT D’UNE
VIE EN MUSIQUE
nombreuses fois récompensé pour ses talents
à Chambéry
de soliste et de chambriste. Premier prix de Dans Mouvement perpétuel,
musique de chambre puis de violon au réputé 1990 paru en mars 2020, Renaud
Entrée au
Conservatoire national supérieur de musique Conservatoire Capuçon retrace sa vie de

DR
et de danse de Paris (CNSMD) dans sa jeunesse, de Paris (CNSMD) musicien, depuis les
il a été sacré « nouveau talent » puis « soliste premiers concerts auxquels il a
1992-1993
instrumental de l’année » par les Victoires de Premier prix assisté et ses premières leçons de violon à
la musique classique en 2000 et en 2005. Il a à de musique de l’âge de 4 ans jusqu’aux petits rituels qui
chambre puis de
son actif plus d’une vingtaine de disques, dans violon au CNSMD l’accompagnent aujourd’hui avant d’entrer
lesquels il interprète certains des plus grands en scène. Il y présente les professeurs,
2010
airs de la musique classique. En mars dernier, 7.57 am-pm,
musiciens, écrivains, amis, lieux et
sa statue de cire a rejoint de nombreuses per- court-métrage événements ayant jalonné son parcours
sonnalités de la culture française au sein de l’in- de Simon Lelouch artistique et déterminé ses choix ; ceux qui
dans lequel il joue
contournable musée Grévin, à Paris. Dans son au pied d’un l’ont ému, encouragé, intrigué ou fasciné.
essai autobiographique Mouvement perpétuel escalier dans Une rencontre à la fois intime et pudique
le métro, dans
(Flammarion, 2020), Renaud Capuçon raconte l’indifférence avec l’un des violonistes les plus reconnus
son parcours et les références artistiques qui générale de sa génération.
l’ont nourri depuis son enfance. Il les partage 2013
autour d’un thé avec l’éléphant. Création À l’origine, une amitié
du Festival Prendre la plume et se raconter autrement
de Pâques
Qui sont les compositeurs avec lesquels à Aix-en-Provence que sur scène, par la musique : voilà une
vous avez découvert la musique ? idée qui trottait dans la tête de Renaud
2016
Les premiers concerts que j’ai entendus Chevalier Capuçon depuis de nombreuses années.
étaient de la musique de chambre au Festival de la Légion Si son goût pour l’écriture est né à
d’honneur
des Arcs, où j’allais chaque année en famille. l’adolescence, c’est sa rencontre avec
J’y ai découvert Beethoven, Schubert, et surtout 2017 l’écrivain et journaliste Jacques Chancel
Brahms. Ce dernier m’accompagne depuis Disque d’or pour qui a joué un rôle décisif dans la
Le Violon roi (Erato,
toujours : sa musique me berce, je ne sais pas 2013), compilation concrétisation de ce projet. Celui-ci
si c’est parce qu’elle est apaisante ou parce que de ses meilleurs l’incitait à tenir un journal, convaincu que
enregistrements
je l’ai découverte très jeune et que je l’associe à aux côtés des plus son parcours susciterait l’intérêt du
mon enfance. Je ne peux pas jouer son premier grands orchestres, public. L’idée aurait pu disparaître avec
chefs et musiciens
Trio sans me voir l’écouter, chez moi ou aux Jacques Chancel en 2014. Après l’avoir
Arcs ; sans me voir le déchiffrer, puis le jouer 2019 enfouie durant plusieurs années, le
et le rejouer ! Jouer Brahms, pour moi, est Officier de l’ordre musicien y revient finalement en 2019.
des Arts
comme prier : j’ai le sentiment de tendre vers et des Lettres Il rend d’ailleurs hommage, dans l’un
le divin, vers l’absolu. J’ai aussi rencontré Bach des chapitres du livre, aux discussions
très tôt. Il accompagne tous les musiciens à hebdomadaires entre le journaliste et lui,
leurs débuts car il est le compositeur universel moments que tous deux appelaient leurs
par excellence, celui qui a tout inventé. À partir « parenthèses enchantées ».
de mes 10-12 ans, j’ai commencé à ranger soi- Renaud Capuçon, Mouvement perpétuel
gneusement dans un classeur toutes mes (Flammarion, 2020)

. 75
 INflUENcEs

cassettes par compositeur. Je crois que je suis
né vieux : j’ai toujours été concentré, sage, méti-
culeux. Certes, il m’arrivait de jouer aux Lego
de temps en temps… mais je revenais toujours
à la musique !
Comment vous êtes-vous décidé à devenir
violoniste ?
Le choix du violon a été un concours de
circonstances. À mes 4 ans, mes parents m’ont
inscrit à des cours de musique assurés par une
professeure de solfège qui leur a conseillé de
me faire commencer le violon. Dès mes 8 ans,
j’ai su que je voulais être musicien. Jusqu’à mes
14 ans, j’ai tracé ma route en travaillant des
heures et des heures de violon pour intégrer le
Conservatoire de Paris. Je me sentais comme
un gymnaste s’entraînant sans relâche pour les
Jeux olympiques ! J’ai intégré le Conservatoire
en 1990, mais c’est à l’été 1992 que ma vie bas-
cule. Alors que je joue la Symphonie no 9 de
Beethoven au sein de l’Orchestre des jeunes de
la Communauté européenne, sous la direction
de Carlo Maria Giulini, je ressens mon premier
grand choc musical : j’ai la sensation physique
de m’envoler. Je comprends, au moment où je
décolle, que je veux vivre cela toujours avec la
musique. Les harmonies qui vous englobent et
vous transcendent quand vous jouez avec un
•CARLO MARIA ensemble provoquent des émotions incompa-
GIULINI
rables au plaisir de soliste. Je ne suis pas un
(1914-2005) amoureux du violon technique et virtuose, je
Altiste formé à suis un amoureux de la musique et du partage
Rome, il se dirige
vers la direction qu’elle crée.
musicale dans les Je me souviens aussi d’un concert de l’inté-
années 1930. Après
une première grale des Trios de Brahms joué par Itzhak
partie de carrière Perlman, Vladimir Ashkenazy et Lynn Harrell
dans l’art lyrique,
il s’illustre comme
au théâtre du Châtelet, lorsque j’étais au
chef symphonique Conservatoire. La salle était pleine, j’étais tout
et dirige les plus en haut, tout au fond, au poulailler. Ce jour-là,
grands orchestres
d’Europe. je m’étais dit : « Un jour, je jouerai ces Trios à
Paris, sur scène. » Une dizaine d’années plus
tard, Nicholas Angelich, mon frère Gautier et
moi les avons enregistrés, puis joués au théâtre
des Champs-Élysées.
Quels ont été les grands professeurs de votre
parcours musical ?
Veda Reynolds a été un phare dans ma vie.
Je puise en permanence dans ce qu’elle m’a
transmis lorsque je fais cours à mes élèves.
Enfant, j’ai intégré certains de ses mots, parfois
sans les comprendre, et ce n’est qu’en les répé-
tant avec ma maturité actuelle que je me dis :
« C’est donc ça qu’elle voulait dire ! » J’apprends
une deuxième fois. J’ai aussi beaucoup reçu de
la part de Gérard Poulet et de Thomas Brandis.
D’autres grandes personnalités comme le chef

JOHANNES BRAHMS – il entretient une liaison avec Clara

Johannes Brahms photographié
par Fritz Luckhardt en 1885. WIKIPÉDIA
(1833-1897)
Né à Hambourg, Johannes Brahms
prend ses premières leçons de musique
auprès de son père. Il se passionne pour
le piano et se perfectionne grâce à des
maîtres réputés qui lui font découvrir
Bach, Mozart et Beethoven. Tout en se
produisant dans des bars, le jeune
Johannes montre très tôt des aptitudes
pour la composition. En 1853, il
rencontre Liszt et le couple Schumann
Schumann –, qui, admiratifs de son
écriture, l’aident à se faire connaître. Il
part ensuite pour Vienne, où il compose
de nombreuses œuvres vocales et
musicales pour instrument seul, pour
orchestre ou de musique de chambre.
Ses Trios, ses quatre Symphonies, ses
Concertos pour violon et piano ou encore
son Double concerto pour violon,
violoncelle et orchestre sont considérés
comme des pièces majeures de la
musique classique et romantique.

76.

Isaac Stern en 1995. MARCELLO MENCARINI/BRIDGEMAN
ISAAC STERN (1920-2001)
Isaac Stern entre à 8 ans au conservatoire
de San Francisco pour y étudier le violon.
Vite considéré comme un virtuose, il fait ses
premiers pas sur scène en jouant avec
l’Orchestre symphonique de San Francisco puis
à New York. Il s’illustre en particulier dans la
musique de chambre et forme, à partir de 1961
et durant plus de vingt ans, un trio de renom
avec le pianiste Eugene Istomin et le
violoncelliste Leonard Rose. Sa célébrité vient
aussi de ses multiples enregistrements : ses
interprétations des concertos de Brahms, de
Beethoven et de Bach restent des références
pour de nombreux violonistes. Engagé, Isaac
Stern n’a pas hésité à mettre sa musique au
service de ses convictions. Il effectue ainsi des
tournées en Union soviétique en pleine guerre
froide et, durant la guerre du Golfe, donne à
Jérusalem un récital devant un public équipé de
masques à gaz.
d’orchestre Claudio Abbado ou la pianiste
Martha Argerich m’ont également beaucoup
apporté, même s’ils n’ont pas été mes profes-
seurs. J’étais convaincu de leur talent avant de
les rencontrer, j’ai donc été comme une éponge
à leur contact, prêt à m’imprégner de tout ce
qu’ils dégageaient. Ils ont été mes modèles. Il
n’y a rien de mieux que de jouer avec des musi-
ciens que l’on admire.
Aimez-vous jouer avec certains interprètes
en particulier ?
Oui, et l’on sait immédiatement, en musique,
si cela fonctionne avec quelqu’un. Je pourrais
citer de nombreux artistes avec qui j’ai une
réelle entente : mon frère Gautier, l’altiste Gérard
Caussé ou encore Stephen Hough, un magni-
fique pianiste anglais que j’ai rencontré il y a
quelques mois. On s’est retrouvés pour répéter
les trois Sonates de Brahms et, au bout de cinq
mesures, on aurait pu s’arrêter pour ne rejouer
qu’au moment du concert. C’était plus que
fluide : on parlait le même langage. La musique
de chambre est fondée sur la confiance. Deux
artistes, même exceptionnels, qui n’ont pas la
même façon de respirer auront du mal à jouer
ensemble. Ils sont comme deux acteurs qui
partagent la scène mais ne se comprennent pas.
Rien ne se passe. Il en va de même avec votre
chef d’orchestre. S’il ne prend pas vos tempos,
s’il vous impose des choses, cela ne fonctionne
pas. C’est physique.
En va-t-il de même entre un musicien
et son instrument ? Qu’est-ce qui a influencé
le choix de votre violon ?
Je crois en effet que l’on sait tout de suite si
un instrument est pour soi. Parfois, il se passe
quelque chose quand tel instrument est joué
par tel interprète. Puis l’interprète change et le
charme est rompu. J’ai commencé à jouer sur
mon violon, un Guarnerius de 1737, il y a quinze
ans. Une banque s’était alors proposé de m’ache-
ter un nouveau violon. Je me souviens d’avoir
été pris de vertige lorsque j’ai su que celui-ci
. 77
 INflUENcEs
était mis en vente… Je savais qu’il avait appar-
tenu à Isaac Stern, dont j’écoutais depuis tou-
jours les disques et auprès de qui j’avais suivi,
à 19 ans, une master class qui avait agi comme
un électrochoc dans ma vie de musicien. Quand
le violon est arrivé, je me suis trouvé dans cette
chambre d’hôtel face à trois instruments : le
mien, celui sur lequel avait joué Yehudi Menuhin
et celui-ci. Avec le violon de Menuhin, magni-
fique, j’ai vécu une rencontre cordiale. Quand
j’ai pris celui de Stern, c’était magique. Il s’est
passé quelque chose d’inexplicable en quatre
notes. Il y a eu une vraie rencontre entre une
personnalité, la mienne, et un instrument. La
messe était dite ! Je pense souvent à Stern. Quand
je joue des airs qu’il a joués des centaines de
fois, je suis convaincu que le bois se souvient
Avec ce violon,
il s’est passé quelque
chose d’inexplicable
en quatre notes.
des vibrations, des harmonies, et qu’il s’en sou-
viendra après moi, lorsqu’un autre musicien
les jouera sur ce même violon.
L’interprétation d’une œuvre varie-t-elle
grandement d’un musicien à l’autre ?
Un artiste est quelqu’un qui propose sa façon
de faire. À 20 ans, j’étais persuadé qu’il fallait
jouer telle pièce de telle manière. Aujourd’hui,
je pense qu’il y a une foule de façons d’aborder
un morceau. L’essentiel est la ligne qu’on lui
donne. En dialoguant avec certains composi-
teurs, comme Pascal Dusapin ou Benjamin
Attahir, je me suis aperçu qu’ils étaient plus
sensibles à une énergie, à un phrasé, qu’à un
point ou à un accent sur une note inscrits dans
leur partition. Cela m’a permis de me libérer
lorsque je joue des œuvres dont les composi-
teurs sont morts : je propose mon interprétation
tout en respectant le texte. Les musiciens sont
des acteurs. Un comédien jouant une pièce de
78.
•GAUTIER CAPUÇON Racine ou de Molière ne change pas le texte,
(NÉ EN 1981)
mais il le réinterprète, il l’incarne. Un homme
Violoncelliste comme Michel Bouquet (voir l’éléphant no 22)
de renommée joue à sa façon, et c’est extraordinaire ! Si
internationale,
il est le frère cadet quelqu’un d’autre essayait de faire comme lui,
de Renaud ce serait ridicule. Certains comédiens m’ins-
Capuçon.Il se forme
au Conservatoire pirent dans leur jeu. Je pense à Fabrice Lucchini,
de Paris et que j’admire beaucoup, mais aussi à Guillaume
remporte de
nombreuses
Gallienne. La manière dont il occupe la scène
récompenses, ou le plateau est très inspirante : il prend posi-
parmi lesquelles tion, il crève l’écran. Isaac Stern m’avait dit :
la Victoire de
la musique « Quand tu entres sur scène, il ne faut pas dire
« nouveau talent “bonjour, excusez-moi”, mais “écoutez-moi”. »
de l’année »
en 2001. Je ne suis pas quelqu’un qui arrive en clignotant.
Les acteurs m’ont aidé à m’imposer.
Vous parlez de phrasé, de texte : quels liens la
musique entretient-elle avec la littérature ?
En musique comme en littérature, surtout
en poésie, on trouve des codes chez certains
auteurs. Quand on connaît bien Schubert,
Beethoven ou Brahms, on retrouve leur façon
d’écrire. De la même façon, Aragon, Jaccottet,
Bonnefoy ont chacun leur phrasé, leur base. Je
me souviens d’une certaine Madame Mazas,
professeure de lettres à la retraite, de la bouche
de qui j’ai entendu pour la première fois un
poème de Lamartine. À ce moment-là, j’ai com-
pris que j’étais touché par la poésie grâce à cette
musicalité des vers propre à chaque poète.
Quelles sont les œuvres littéraires qui
vous ont nourri dans votre parcours ?
Vers mes 13 ans, j’ai lu et adoré Les Misérables.
Moi qui rêvais de la princesse charmante, je
trouvais d’un romantisme incroyable le passage
où Cosette et Marius sont sur ce banc dans le
jardin du Luxembourg… C’était pur, merveil-
leux : du rêve ! Les surréalistes aussi ont été
importants durant une période de ma vie. En
musique, la découverte d’un compositeur ou
d’une œuvre constitue pour moi un point de
départ me permettant de dresser le panorama
d’un courant, d’une époque. Je procède de la
même façon en littérature. J’ai commencé par

Les surréalistes André Breton, Salvador
Dalí, René Crevel et Paul Éluard en 1935.
ARCHIVES CHARMET/BRIDGEMAN IMAGE
LE SURRÉALISME
« Automatisme psychique pur,
par lequel on se propose
d’exprimer, soit verbalement, soit
par écrit, soit de toute autre
manière, le fonctionnement réel
de la pensée » : c’est ainsi
qu’André Breton définit ce
mouvement artistique et littéraire
dans le Manifeste du surréalisme
(1924). Les artistes surréalistes
s’adonnent à l’écriture
automatique, à l’hypnose ou
encore au jeu du « cadavre
exquis », permettant à
l’inconscient de s’exprimer sans le
contrôle de la raison. Ils mettent
le rêve, l’amour et le hasard au
cœur de leurs œuvres. Ils
s’opposent à l’ordre établi et aux
conventions sociales, dans la
lignée du mouvement dada. Suite
au traumatisme de la Grande
Guerre, leur mouvement revêt
aussi une dimension politique :
ils dénoncent le militarisme,
le totalitarisme ; ils aspirent à
changer l’homme et le monde.
lire Éluard, puis j’ai lu Char, Breton. Ils m’ont •MARTHA ARGERICH
conduit jusqu’aux photographies de Man Ray (NÉE EN 1941)
et aux peintures de Dalí. C’était comme un jeu Pianiste argentine
de piste fascinant. À l’époque, j’avais 18 ans. Je naturalisée suisse,
elle se distingue
me suis essayé à l’écriture automatique, que je à seulement 8 ans
trouvais ludique et qui me donnait le sentiment en jouant des
concertos de Mozart
d’être subversif ! Plus tard, j’ai découvert Zweig. et de Beethoven.
Il a cette façon admirable de figer le temps et À partir des
années 1960,
d’immerger le lecteur dans l’époque qu’il décrit, elle embrasse
notamment dans Amok ou dans Lettre d’une une carrière
inconnue. J’ai fait un parallèle entre son écriture de soliste qui lui vaut
une reconnaissance
et la musique de Richard Strauss, sans savoir mondiale.
qu’ils avaient collaboré. Tous deux cultivent
un romantisme qui part de l’humain « normal », •LE VICOMTE
auquel on peut s’identifier. Zweig fait de situa- DE PANETTE
tions banales – une rencontre dans un hôtel, C’est le surnom
donné au violon
une lettre que l’on reçoit – des histoires mer- de Renaud Capuçon,
veilleuses ou dramatiques. Il a dans son écriture fabriqué en 1737 par
le célèbre luthier
une simplicité que j’aime aussi en musique. Guarneri del Gesù,
Pourquoi Brahms est-il un immense compo- baptisé ainsi en
siteur ? Parce que, lorsque vous écoutez une de référence à l’un
de ses anciens
ses pièces, vous comprenez qu’il n’y a aucun propriétaires.
bavardage : tout ce qui est dit est pesé. Il a été l’instrument
d’Isaac Stern durant
cinquante ans.
Vous avez sorti en 2018 votre CD Cinéma,
dans lequel vous rejouez de célèbres musiques
de films. Ce choix tient-il à votre goût
pour le cinéma ?
J’ai choisi ces musiques pour elles-mêmes
autant que pour les films dans lesquels elles se
trouvent. Les deux sont indissociables. Si
Cinema Paradiso m’a tant bouleversé, cela tient
au film autant qu’à la musique, qui y a une
importance considérable. Il en va de même
pour La Liste de Schindler, sublime : la musique
de John Williams fait la moitié du film ! Dans
mon adolescence, j’achetais d’ailleurs la bande
originale de la plupart des films que j’aimais :
je me souviens de celle de La vie est belle de
Capra, qui m’avait transporté. Adulte, j’ai décou-
vert ce disque de Perlman jouant des musiques
de films. Je l’ai écouté en boucle, des centaines
de fois, et je me suis dit : « Un jour, je ferai ça »
– comme pour les Trios de Brahms. Voilà un
autre rêve que j’ai eu la chance de réaliser !
. 79
 HISTOIRE

80.
le 4 septembre 1870 de Jules Didier et Jacques Guiaud (1870-1871). Musée Carnavalet (Paris). BRIDGEMAN IMAGES
Le Palais du Corps législatif (Palais-Bourbon) après sa dernière séance. Proclamation de la déchéance de l’Empire,
C’EST
D’ACTU
On fête
le 150e
anniversaire !

Proclamée en plein
conflit franco-prussien
puis livrée à la guerre
civile, elle semblait
trop fragile pour durer.

PAR MARIKA DRONEAU, JOURNALISTE

ue vous habitiez Aix-en-Provence, Le Havre,

Q Paris ou Charleville-Mézières, il n’est pas

impossible que vos pas vous aient un jour
conduit dans l’une des cent soixante rues « du
4-Septembre » que dénombre la France. Il
n’est pas non plus impossible que vous vous soyez alors
demandé : « 4 septembre, 4 septembre… mais de quelle
année ? » Car la date ne renvoie ni à un armistice ni à une
fête nationale ; et ce n’est pas non plus le jour d’une bataille
célèbre ou d’un événement religieux. Il s’agit d’un hommage
au 4  septembre 1870, date de la proclamation de la
IIIe République par Léon Gambetta depuis l’hôtel de ville
de Paris. Elle eut lieu il y a cent cinquante ans précisément,
au cœur de la guerre initiée par le Second Empire de
Napoléon III contre la Prusse du roi Guillaume Ier et de son
chancelier Otto von Bismarck.
« L’Empire, c’est la paix », avait pourtant promis Louis-
Napoléon Bonaparte en entraînant la France dans le second
régime impérial de son histoire. Celui qui avait été élu pre-
mier président de la IIe République en 1848 – et qu’Adolphe
Thiers considérait alors comme « un dindon qui se prend
pour un aigle », « un crétin » aisément manipulable – avait
pris de court le Parlement avec son coup d’État

. 81
HISTOIRE
du 2 décembre 1851. Près de vingt ans plus
tard et malgré ses engagements, Napoléon III
plonge le pays dans la guerre suite à la mon-
tée des tensions entre la Prusse et la France
et à la candidature d’un prince prussien au
trône d’Espagne. Le conflit met fin à son
Empire et voit la France basculer, définitive-
ment, vers la République. C’est ainsi dans la
tourmente qu’est fondée la IIIe République,
qui verra émerger Jean Jaurès et Georges
Clemenceau, sera bouleversée par l’affaire
Dreyfus et par les deux guerres mondiales et
s’achèvera en 1940 avec le régime de Vichy.
Entre conflit extérieur et conflit intérieur,
instabilités institutionnelles, tentatives de
restauration monarchique et divisions poli-
tiques, les débuts de ce nouveau régime
semblent indiquer qu’il ne durera pas.
Pourtant, malgré sa fragilité apparente, il
deviendra la première longue expérience répu-
blicaine depuis 1789.
Le déclin d’un empire
Si l’entrée en guerre contre la Prusse en
juillet 1870 a été relue a posteriori par les
républicains comme relevant de la seule
volonté de Napoléon III, la réalité est toutefois
à nuancer. Certains historiens y voient au
contraire une ébauche d’« union sacrée » fédé-
rant les dirigeants politiques au-delà de leurs
divisions. Lorsque le Corps législatif – l’as-
semblée des députés sous le Second Empire –
vote les crédits de guerre, le nombre de voix
opposées à l’entrée de la France dans le conflit
est d’ailleurs dérisoire : dix, contre deux cent
quarante-cinq pour. Léon
Gambetta lui-même, fervent
FAISONS LA RÉVOLUTION
républicain, vote en faveur de D’ABORD, ON VERRA
cette entrée en guerre. Du côté ENSUITE.
du peuple, le constat semble le Louise micHeL
même. « Vive la France ! », « À
bas la Prusse ! » : les démonstra-
tions belliqueuses dans les rues de la capitale
se multiplient à mesure que le conflit devient
inéluctable. Elles témoignent d’un certain
patriotisme animant à la fin du Second Empire
la population parisienne et, dans une moindre
82.
Quiz
1. En France, la IIIe République succède…
••  À la IIe République
 Au Second Empire
•• À la monarchie absolue
 Au nicolasarkozysme
2. Qu’est-ce que la Commune de Paris ?
• L’insurrection
contre la Prusse
des Parisiens en réaction à la défaite
• Leautonome
nom donné à l’administration municipale
constituée à Paris en opposition au pouvoir
installé à Versailles
• Une période d’affrontements franco-français entre
les révolutionnaires et les troupes du gouvernement
d’Adolphe Thiers
de Paris est tout cela à la fois. Elle dure deux mois, du 18 mars au 28 mai 1871.
2. Insurrection, pouvoir autonome et période d’affrontements : la Commune 
Prussiens à la bataille de Sedan le 1er septembre 1870.
1. La IIIe République succède au Second Empire de Napoléon III, défait par les 
mesure, la population française. La menace
imminente renforce le sentiment d’apparte-
nance à une nation qu’il faut défendre coûte
que coûte et préserver de l’humiliation.
Aussi, quand les troupes napoléoniennes
sont défaites à la bataille de Sedan le 1er sep-
tembre 1870, le traumatisme est celui de toute
la nation. La victoire française à Sarrebruck
un mois plus tôt avait fait naître l’espoir d’une
guerre courte et victorieuse. Un espoir balayé
les jours suivants par les défaites de
Wissembourg et de Frœschwiller, en Alsace,
et de Forbach en Lorraine. Début septembre,
dans les Ardennes, le coup fatal est porté à
l’armée de l’Empire. Napoléon  III, «  au
désespoir » ainsi qu’il l’écrit à son épouse
l’impératrice Eugénie, est fait prisonnier.
Lorsque la nouvelle de sa chute parvient à la
capitale, des voix s’élèvent pour réclamer la
 Le gouvernement de la Défense nationale. Photographie d’Eugène Appert (1870). Musée Carnavalet (Paris). WIKIMEDIA COMMONS

République, que l’empereur avait interrompue •II RÉPUBLIQUE

e
la République. Ils envisagent la formation
en 1851 avec son coup d’État. d’un gouvernement de combat provisoire
Née de la crise
que traverse la susceptible de faire face à la guerre, remettant
Un embryon de République monarchie de Juillet
et de la révolution
La nation consternée et meurtrie s’em-
presse de désigner les impardonnables cou-
qui la suit,
l’éphémère
La République
pables de cette déroute : l’empereur doit être IIe République voit
le jour en
est envisagée comme
destitué, son régime aboli. Les républicains
souhaitent cependant faire preuve de prudence
février 1848. Il s’agit
d’un régime
la solution pour sortir
– car proclamer hâtivement la République, présidentiel, où
le chef de l’exécutif,
le pays de la débâcle.
n’est-ce pas prendre le risque qu’elle « parût également celui du
responsable des maux qui venaient de fondre gouvernement à plus tard la décision portant sur la forme
et de l’armée, n’est
sur le pays », ainsi que le pense Gambetta ? pas responsable
du nouveau régime à adopter.
Le 3 septembre, vingt-huit députés de gauche devant l’Assemblée Le lendemain, pourtant, la foule se presse
du Corps législatif se réunissent au Palais- et ne peut pas aux abords du Palais-Bourbon. Elle demande
la dissoudre.
Bourbon pour en débattre. Parmi eux se la République, envisagée comme la solution
trouvent Léon Gambetta, Jules Ferry, Jules providentielle pour sortir le pays de la débâcle.
Simon et Jules Favre. À minuit, ils déclarent « Ne parlez pas de la République, parlez de la
déchue la dynastie, sans pour autant annoncer nation ! », aurait alors lancé Gambetta, perché

. 83
HISTOIRE
sur une chaise derrière les grilles du palais. •SECOND EMPIRE
Rien n’y fait : les quelque cent mille manifes-
tants exhortent les députés à se rendre à l’hô-
tel de ville de Paris pour y annoncer le nouveau
régime. Craignant que l’insurrection ne les
submerge, un petit groupe de députés, dont
Gambetta et Favre, se laisse donc entraîner
par le peuple. Mais au fronton du bâtiment
flotte un drapeau rouge, celui des révolution-
naires blanquistes occupant les lieux. Refusant
de composer le gouvernement provisoire avec
ces derniers, les républicains s’accordent pour
qu’il soit constitué de onze députés parisiens
Le Ballon, ou l’Espérance dans le combat
de Pierre Puvis de Chavannes (1870). Musée d’Orsay (Paris).
WIKIMEDIA COMMONS
•ORLÉANISME
84.
modérés et d’une poignée de radicaux, et pré-
sidé par le général Trochu, un homme de
Instauré en
décembre 1852, guerre. Gambetta, auto-institué ministre de
le Second Empire l’Intérieur, proclame ainsi la République ce 4 sep-
repose sur la seule
autorité de
tembre 1870 devant les habitants de Paris :
l’empereur, « Français ! Le peuple a devancé la Chambre,
détenteur des qui hésitait. Pour sauver la patrie en danger, il
pouvoirs exécutif,
législatif et a demandé la République. » Il adresse aux pré-
judiciaire. Le Corps fets une circulaire annonçant la formation d’un
législatif, élu au « gouvernement de la Défense nationale […]
suffrage universel
masculin, ne peut ratifié par l’acclamation populaire ». À l’Hôtel
que discuter de Ville, le drapeau rouge est remplacé par la
et voter les lois.
Libéralisme
bannière tricolore. La IIIe République émerge
et expansion ainsi du vide créé par la défaite et du sursaut
caractérisent ce patriotique qui en découle. Plus qu’un acte
régime, qui voit
par ailleurs de naissance, le 4 septembre 1870 est, selon
naître le Paris l’historien René Rémond, avant tout un
d’Haussmann. constat de décès : celui du régime impérial et
de ses institutions.
Courant politique
de droite modérée,
Premiers pas dans la guerre
monarchiste, « Si c’est un défi, nous l’acceptons. Nous
dont les partisans ne céderons ni un pouce de notre territoire,
souhaitent voir
revenir sur le trône ni une pierre de notre forteresse. Fussions-
un prince de la nous seuls, nous ne faiblirons pas. » Le télé-
maison d’Orléans gramme envoyé par Jules Favre aux postes
et défendent la
monarchie de diplomatiques à l’étranger traduit le mot
Juillet. d’ordre de ce gouvernement de la Défense
Les orléanistes
soutiennent d’abord
nationale : la résistance à l’ennemi. Tous les
Thiers puis espoirs du peuple blessé reposent désormais
Mac Mahon, avant sur la République naissante : il espère qu’elle
de se rallier aux
républicains dissuadera les Prussiens de mener leur attaque
modérés en 1875. plus avant. « Ils n’oseront plus venir, mainte-
nant que nous l’avons ! », aurait dit, après la
proclamation de la République, un ouvrier
dont Jules Simon rapporte les propos dans ses
Souvenirs du 4 septembre. Plusieurs centaines
de milliers d’hommes s’enrôlent dans la Garde
nationale à l’appel de Gambetta. Certains
républicains voient dans cette mobilisation du
peuple une résurgence du mythe de la bataille
de Valmy en 1792 : la nation française avait
alors pris les armes pour repousser l’armée
prussienne qui tentait de marcher sur Paris,
remportant sa première victoire lors des guerres
de la Révolution qui avaient suivi la chute de
la monarchie.
 En dépit de cet élan patriotique, la capitale
se retrouve encerclée dès le 19 septembre 1870 ;
elle sera assiégée jusqu’au 28 janvier 1871.
Une délégation du gouvernement est envoyée
à Tours, et Gambetta quitte Paris en ballon
sous les acclamations de la foule pour la
rejoindre. Depuis sa maison de Nohant,
George Sand écrit : « Cette fuite en
ballon à travers l’ennemi est
héroïque et neuve […]. Des
personnes qui connaissent
Gambetta nous disent qu’il
va tout sauver : que Dieu
les entende ! » Le peintre
Pierre Puvis de Chavannes
immortalise lui aussi ce
départ dans son tableau
Le Ballon, ou l’Espérance
dans le combat : il y montre
une femme armée, repré-
sentant la capitale résistant,
qui regarde le ballon portant
Gambetta s’éloigner dans l’aurore,
synonyme d’espoir.
Arrivé à Tours, Gambetta se nomme
ministre de la Guerre, constitue son cabinet
et choisit de nouveaux préfets, relais d’un
pouvoir centralisé. Cette attitude autoritaire
lui vaut alors le surnom de « dictateur de
Tours ». Il constitue des armées par régions
pour affronter les troupes prussiennes. La
guerre entre dans un tournant de violence
accrue : les attaques se multiplient, ainsi que
les assassinats de civils. Entre fin octobre et
début décembre 1870, les défaites françaises
s’enchaînent : Metz tombe, suivie d’Amiens
et de Rouen, tandis que le siège
de Paris se poursuit. Les armées
LA RÉPUBLIQUE EST
de civils françaises sont anéanties LE GOUVERNEMENT
par les troupes prussiennes, pro- QUI NOUS DIVISE LE MOINS.
fessionnelles. Face à ce déferle- aDoLPHe THiers
ment de violence, les critiques
contre le gouvernement de la
Défense nationale et les républicains fusent.
Les monarchistes appellent à la restauration,
les révolutionnaires à la Commune. Et une
partie du peuple aspire désormais à la paix.
Quand la paix désunit
Soucieux d’asseoir sa légitimité sur le plan
démocratique, le gouvernement de la Défense
nationale organise des élections générales au
début du mois de février 1871. Les républi-
cains, divisés, essuient une cuisante défaite
face à la vague monarchiste rassemblant orléa-
nistes et légitimistes proposant la paix. Le
17 février, une résolution fait de l’orléaniste
Adolphe Thiers « le chef du pouvoir exécutif
de la République française. Il exercera ses
fonctions sous l’autorité de l’Assemblée
nationale, avec le concours des ministres
qu’il aura choisis et qu’il présidera ». La
priorité de ce nouveau gouvernement
n’est pas encore d’engager les débats ins-
titutionnels, mais de négocier la paix.
Guillaume Ier exige l’annexion de l’Alsace
(à l’exception de Belfort) et de la Moselle
ainsi que le paiement de 5 milliards de
francs-or d’indemnités. L’armistice est signé
malgré ces conditions jugées inacceptables
par la majorité des députés de Paris, parmi
lesquels Victor Hugo. S’ensuit une série de
Adolphe Thiers démissions, dont celle de Gambetta, alors
photographié député du Haut-Rhin, qui se retire non sans
par Nadar dans
les années 1870. avoir exprimé son désir de revanche contre
MELP / BRIDGEMAN « la force et l’infamie » prussiennes, et sa
IMAGES
volonté que soient un jour délivrés les « frères
de ces contrées malheureuses » abandonnées
à l’ennemi.
La Commune ou la nation
déchirée
Cette paix controversée crée une profonde
rupture entre, d’une part, une Assemblée et
un gouvernement conservateurs et, d’autre
part, certains républicains, les révolution-
naires et une partie de la population pari-
sienne, qui la refusent et considèrent la jeune
République menacée. Suite aux nombreuses
démissions de députés républicains, la
majorité conservatrice se renforce en effet à
l’Assemblée et décide que le siège du gouver-
nement s’établira à Versailles, symbole de la
monarchie absolue. Des postes stratégiques
sont confiés à des bonapartistes, plusieurs
. 85
HISTOIRE

Une rue à Paris en mai 1871 ou La Commune de Maximilien Luce (1903-1905). Musée d’Orsay (Paris). BRIDGEMAN IMAGES

leaders révolutionnaires sont condamnés à •PATRICE et que la ville de Paris se constituera en

la peine capitale pour s’être insurgés suite à DE MAC MAHON
République indépendante. Ce sont les débuts
la chute de Metz en octobre 1870 et les prin- (1808-1893) de la Commune, dont l’acteur principal sera
cipaux journaux révolutionnaires sont inter- Maréchal sous le le peuple de Paris, poussé, selon l’historien
Second Empire, il est
dits. Enfin, en mars 1871, le chef de l’exécutif à la tête de l’armée
Vincent Duclert, « par la misère et par l’ardeur
Thiers livre à Bordeaux un discours qui main- « versaillaise » d’un patriotisme déçu ». Le 18 mars, la capi-
tient l’ambiguïté quant à la forme future du durant la Commune tale bascule dans la révolution. Les troupes
de Paris.
régime. « Lorsque le pays sera réorganisé, Monarchiste, il est de Thiers se heurtent à la détermination des
annonce-t-il, nous viendrons ici vous dire : pourtant président Parisiens et des gardes nationaux, qui se sont
le pays, vous nous l’avez confié sanglant, cou- de la République armés de canons et se sont postés aux endroits
durant cinq ans
vert de blessures, vivant à peine ; nous vous (1873-1879). stratégiques de la ville. Paris est laissée à l’in-
le rendons un peu ranimé. C’est le moment Son mandat est surrection populaire. Le Comité central de la
marqué par
de lui donner sa forme définitive. » l’opposition
Garde nationale organise des élections pour
Ce « pacte de Bordeaux », bien qu’il ait croissante de qu’un pouvoir représentatif de la population
pour objectif de ne froisser ni les monarchistes la Chambre des parisienne soit constitué. Le Comité, à l’orien-
députés,
ni les républicains, accélère la rupture entre majoritairement tation légaliste et modérée, laisse ainsi sa place
Versailles et Paris. Une Fédération des républicaine à partir à un Conseil aux accents radicaux et révolu-
bataillons de la Garde nationale, présidée par de 1876. tionnaires. La Commune est officiellement
un Comité, se forme dans la capitale. Elle proclamée. Au fronton de l’Hôtel de Ville, le
s’oppose ouvertement au gouvernement de drapeau rouge flotte à nouveau. Animée par
Versailles, annonce « qu’elle ne reconnaît pas un fort idéal démocratique, la Commune
d’autres chefs que ceux qu’elle se donnera », publie deux manifestes dans lesquels elle fait

86.
Galerie de portraits
Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873)
Neveu et héritier de Napoléon Ier, Louis-Napoléon Bonaparte
grandit en Suisse alémanique dans le culte de son oncle.
En 1836 puis en 1840, il tente de renverser le roi Louis-Philippe.
Après son second échec, il est enfermé au fort de Ham, dans
la Somme, dont il s’évade. La révolution de 1848 lui offre la
possibilité de faire son retour sur la scène politique : il est élu
président de la IIe République. En 1851, il organise un coup
d’État qui fera de lui l’empereur du Second Empire durant vingt
ans. Il meurt plus de deux ans après la défaite de Sedan,
en Angleterre, où il est exilé.
Léon Gambetta (1838-1882)
Avocat de formation, le radical Léon Gambetta est élu député
en 1869. Il joue un rôle crucial dans la proclamation de la
IIIe République et la formation du gouvernement de la Défense
nationale. S’efforçant de combattre la majorité monarchiste,
il s’allie avec les orléanistes et les républicains modérés pour
faire accepter l’amendement Wallon en 1875, puis contribue
aux succès républicains lors des élections suivantes. Il est
président de la Chambre des députés de 1879 à 1881 avant
d’être nommé par le président Jules Grévy président du Conseil
et ministre des Affaires étrangères. Il n’occupera ces postes que
deux mois.
Adolphe Thiers (1797-1877)
Conservateur, défenseur de la monarchie constitutionnelle,
Adolphe Thiers participe en 1830 aux Trois Glorieuses et à la
mise en place de la monarchie de Juillet. Il dirige plusieurs
ministères et est nommé deux fois président du Conseil. Après la
chute du Second Empire, il devient chef de l’exécutif puis
premier président de la IIIe République. Thiers est destitué par
l’Assemblée majoritairement monarchiste en 1873. Il s’allie alors
aux républicains et entend se présenter à leurs côtés aux
élections législatives d’octobre 1877, mais il meurt un mois avant.
Louise Michel (1830-1905)
Fille d’une servante et du fils d’un châtelain, Louise Michel fait
ses études dans l’est de la France pour devenir institutrice.
Elle refuse cependant de faire allégeance à l’Empire de
Napoléon III – ce qui est nécessaire pour enseigner – et fonde
une école libre, où elle enseigne durant un an avant de
s’installer à Paris. Elle participe à la défense de la capitale lors
du siège de 1870-1871, puis devient l’une des militantes les plus
actives de la Commune. Elle est envoyée au bagne en Nouvelle-
Calédonie après la Semaine sanglante, avant d’être amnistiée
en 1880. De retour à Paris, elle écrit de nombreux poèmes,
essais, études pédagogiques, ainsi que ses mémoires.
de nombreuses propositions politiques, dont
certaines seront reprises bien plus tard par la
République. Parmi elles, l’interdiction du
cumul des mandats ou encore la volonté d’un
enseignement laïc, gratuit et obligatoire qui
intégrerait les jeunes filles.
À Versailles, cependant, le gouvernement
n’entend pas laisser s’installer cette sécession.
Les offensives se multiplient, la violence s’in-
tensifie : de part et d’autre, la stratégie de la
terreur est adoptée et de nombreux otages
sont assassinés. Face à ces assauts, la Commune
sombre peu à peu dans la division et la désor-
ganisation, jusqu’à la « Semaine sanglante »
du 21 au 28 mai. Les fédérés se retranchent,
en vain, derrière des barricades ; des dizaines
d’otages sont à nouveau assassinés ; le Palais-
Royal, les Tuileries, la préfecture et l’Hôtel de
Ville sont en feu. La dernière barricade tombe
De part et d’autre,
la stratégie de la terreur
est adoptée.
à la fin de cette terrible semaine, tandis que
cent cinquante fédérés sont exécutés contre
un pan du mur d’enceinte du cimetière du
Père-Lachaise, qui porte aujourd’hui encore
le nom de « mur des Fédérés ». « Paris depuis
six jours n’est qu’un vaste cimetière », écrit
alors Émile Zola dans le journal Le Sémaphore
de Marseille. Jamais un pays d’Europe n’avait
connu un épisode d’une telle violence en
dehors d’un contexte de guerre. Côté versail-
lais, on dénombre neuf cents morts ; au moins
dix mille côté communards. Plusieurs chefs
de la Commune, dont Louise Michel, sont
envoyés au bagne.
Quel avenir pour
la République ?
Comment refonder l’unité nationale après
un tel déchirement ? Il faudra attendre une
décennie pour qu’elle commence, peu à peu,
à être recousue. D’anciens communards reve-
nus des bagnes s’engageront alors dans la
. 87
HISTOIRE
construction de la République.
De nombreux artistes repré-
senteront quant à eux cet épi-
sode fratricide et contribue-
ront à forger le mythe d’un
soulèvement mené par une
population humble en quête
de liberté – et non par des
rebelles sanguinaires opposés
à la République. En attendant,
au lendemain de la répression,
d’autres questions pressantes
se posent pour le gouverne-
ment. Rejeter la Commune,
est-ce décider d’évincer la question sociale et
l’idéal démocratique qu’elle portait ? Quelle
forme donner au nouveau régime ? Faut-il
renier la proclamation du 4 septembre 1870,
prononcée dans l’urgence et la tourmente, et
restaurer la monarchie demandée par la majo-
rité conservatrice de l’Assemblée ?
L’acteur principal de ces décisions est
Adolphe Thiers. Comme celles de nombreux
orléanistes, ses convictions ont peu à peu
L’Assemblée vote
la démission de Thiers
et le remplace par
Patrice de Mac Mahon.
évolué vers une République conservatrice.
Il souhaite un régime parlementaire, aspire à
un gouvernement démocratique et libéral
puisant sa légitimité dans le suffrage univer-
sel (masculin), et conservateur sur le plan
social. Après une victoire des républicains
lors des élections partielles de juillet 1871
– Gambetta fait alors son grand retour à
l’Assemblée –, un premier texte constitution-
nel visant à définir le régime est adopté. La
« Constitution Rivet » énonce que le chef de
l’exécutif devient le «  président de la
République ». Il peut nommer et révoquer les
ministres, qui sont, comme lui, responsables
devant l’Assemblée. Ainsi, le pacte de
88.
Bordeaux est révolu : la République n’est plus
considérée comme une solution provisoire.
Néanmoins, l’Assemblée, toujours majo-
ritairement monarchiste, tente de riposter.
Désignant Thiers comme le responsable de
cette poussée républicaine, elle vote sa démis-
sion et le remplace par Patrice de Mac Mahon,
maréchal sous le Second Empire. Une politique
de « l’ordre moral » est alors menée par Albert
de Broglie, nommé chef du gouvernement en
1873. Son objectif est d’unifier les droites
autour d’un projet commun de restauration
de la monarchie. Contrôle social confié à
l’Église, épuration de la haute administration
Une du journal de l’État et du milieu universitaire, interdic-
L’Éclipse, caricature tion des journaux républicains : l’offensive
d’André Gill (1875).
Henri Wallon est virulente. Mais elle est vaine. De nombreux
brandissant la Français rejettent l’autoritarisme de ces diri-
République.
LEONARD DE SELVA /
geants monarchistes qui se trouvent dans
BRIDGEMAN l’incapacité d’élaborer un projet politique
IMAGES commun. Le pays a commencé d’évoluer vers
la République.
Orléanistes et républicains modérés s’ac-
cordent pour engager des discussions autour
du vote de lois constitutionnelles. Ne pouvant
•ORDRE MORAL plus attendre qu’une solution monarchique
émerge, Mac Mahon est contraint de céder.
L’objectif de cette
coalition des droites C’est le député Henri Wallon qui, le 30 jan-
vier 1875, propose devant l’Assemblée un
formée sous la
présidence de amendement visant à entériner le fonction-
Mac Mahon est de
préparer la France nement républicain des institutions. Adopté
à la « troisième in  extremis à une voix de la majorité,
restauration ».
L’« ordre moral » l’amendement donne lieu le mois suivant
entreprend de aux lois constitutionnelles qui instaurent
remettre la religion enfin réellement la IIIe République. Elles
au cœur de la société
et de lutter contre proposent une organisation des institutions
la montée mais restent toutefois évasives sur certains
républicaine
– en vain.
sujets, notamment sur le poids du président
du Conseil, chef du gouvernement. Certains
historiens voient en elles une Constitution
orléaniste, fondée sur des compromis et sur
un équilibre des pouvoirs qui auraient aussi
bien pu aboutir à une monarchie. Ce seront
les victoires des républicains lors des élec-
tions suivantes et l’usage qui en feront, en
définitive, une Constitution profondément
républicaine.
 « L’attachement à la Commune
a disparu avec l’effondrement
du mythe révolutionnaire,
à la fin du xxe siècle »
DR
En quoi le souvenir de la
défaite de 1871 détermine-t-il
en partie la politique menée
durant les premières années
de la IIIe République ?
La défaite de 1870-1871 est un
choc profond qui oriente de
manière déterminante plusieurs
aspects des débuts de la
IIIe République. On songe bien
évidemment à la reconstitution
d’un outil militaire français afin de
le mettre au niveau de celui de
l’Allemagne, qui a brisé l’armée du
Second Empire puis les forces
mises sur pied par le gouverne-
ment de la Défense nationale ; le
passage à une conscription beau-
coup plus large en fait partie. Mais
Entretien avec
Stéphane
Audoin-Rouzeau
Historien, directeur d’études à l’EHESS
PROPOS R ECUEILLIS
PA R M A R I K A D R O N E A U
on songe également à un certain
nombre de choix de grande impor-
tance à plus long terme : c’est le cas
avec la conquête coloniale, dans
laquelle la France se lance de
manière très déterminée à partir
des années 1880. Il s’agit bien, par
le développement outre-mer,
d’éviter le déclin national que
semble promettre la défaite dans
la guerre franco-prussienne, de
retrouver une mission civilisatrice
consubstantielle à l’idée française
de République, de compenser aussi
la perte de l’Alsace-Lorraine. Ainsi,
l’Algérie est particulièrement dési-
gnée pour accueillir les Alsaciens-
Lorrains ayant refusé la tutelle alle-
mande, ceux que l’on appelle alors
les « optants ». Tout ceci est insé-
parable d’un réarmement patrio-
tique confié à l’école, à l’école pri-
maire tout particulièrement.
Toutefois, attention à une méprise
que peut suggérer le mot
« revanche » : cette Revanche – que
l’on écrit avec une majuscule –, si
présente dans l’imaginaire français
des années 1870-1880 mais nette-
ment moins lors de la décennie
suivante, ne signifie pas que la
France devrait se préparer à atta-
quer l’Empire allemand. La
Revanche est une doctrine surtout
défensive : il s’agit de se préparer
pour le moment où l’Allemagne
cherchera à parachever sa victoire
de 1871 et, cette fois, de la vaincre.
En quoi la guerre de 1870-1871
préfigure-t-elle ce que seront les
deux grands conflits mondiaux ?
Je ne crois pas qu’il faille trop
jouer au jeu de la « préfiguration ».
. 89
HISTOIRE
Certes, par certains côtés, la guerre
de 1870 annonce plusieurs aspects
de la Grande Guerre. Par exemple,
il me paraît évident que la mobili-
sation des opinions publiques des
deux côtés du Rhin à l’été 1870
peut apparaître comme une répé-
tition générale de ce que sera l’en-
trée en guerre à l’été  1914,
quarante-quatre ans plus tard : sur-
prise générale tout d’abord, puis
affirmation du patriotisme et réso-
lution croissante des opinions.
Ceci témoigne du fait que les
nations d’Europe occidentale sont
alors en voie d’achèvement… Pour
autant, la guerre franco-prussienne
reste fondamentalement ancrée
dans le xixe siècle. Son référent
principal reste les guerres napoléo-
niennes du début du siècle : la limi-
tation de l’affrontement à deux
puissances seulement, les modali-
tés du combat et de la reddition des
villes, la dimension décisive de la
bataille, le traité de Francfort lui-
même, signé le 10 mai 1871, qui
punit le vaincu selon la tradition
des relations internationales mais
ne lui impose pas de limitation de
souveraineté en dehors d’une
période d’occupation limitée, tout
ceci nous tient très loin des grands
conflits du xxe siècle, de leurs vio-
lences extrêmes et des modalités
de leur règlement.
Pourquoi cet épisode est-il
décisif dans les relations
européennes du siècle suivant ?
Le conflit franco-prussien
achève le processus des unifica-
tions nationales en Europe : s’il
subsiste des empires multinatio-
naux (l’Autriche-Hongrie en par-
ticulier), des nations constituées,
90.
cohérentes, conscientes d’elles-
mêmes, tendent à mener désor-
mais le jeu des relations interna-
tionales. Ce sont ces nations qui
s’affronteront, et de manière impi-
toyable, lors du «  premier  »
xxe siècle. Après la victoire alle-
mande de 1870-1871, le concert
des nations en Europe est désor-
mais dominé par le Reich alle-
mand, proclamé dans la galerie des
Glaces de Versailles en jan-
vier 1871. Mais la position straté-
gique de ce dernier reste fragile,
comme le perçoit très bien
Bismarck : la position centrale du
Reich, potentiellement encerclé
par le Royaume-Uni et la France à
l’ouest et par la Russie à l’est, est
dangereuse. Lorsque cette configu-
ration géostratégique se transfor-
mera en alliances en bonne et due
forme (alliance franco-russe à la
fin du xixe siècle, Entente cordiale
franco-britannique au début du
siècle suivant), la menace d’une
immense guerre européenne se
lèvera à l’horizon d’attente.
Comment expliquer que la guerre
de 1870-1871 et la Commune
soient si peu présentes dans
les programmes scolaires ?
Je ne suis pas un spécialiste des
programmes scolaires de l’ensei-
gnement secondaire et je sais bien
que leur élaboration obéit à des
objectifs complexes et à des injonc-
tions contradictoires. Mais, pour
dire vite, disons qu’il est assez
logique que la dalle événementielle
du xxe siècle ait pris le pas sur les
événements du siècle précédent.
Surtout, il me paraît évident que la
guerre franco-prussienne de 1870-
1871 a été en quelque sorte
« déclassée » par les deux guerres
mondiales : celles-ci ont provoqué
un immense franchissement de
seuil en termes de violence, en
termes de conséquences sur notre
présent aussi. La guerre de 1870 et
la Commune, qui en est la consé-
quence directe, ont ainsi basculé
du côté des « événements morts »…
C’est là un processus inévitable.
Comment le regard porté
sur l’épisode de la Commune
a-t-il évolué en France ?
Dans ma jeunesse, lorsque
j’étais étudiant, c’est-à-dire au
cours des années  1970, la
Commune restait une référence
majeure, dans cette période où
l’extrême gauche française croyait
encore à la possibilité de rejouer la
révolution d’Octobre ! Je connais-
sais par cœur certaines chansons
communalistes… Mais on ne dis-
cernait guère la dimension fonciè-
rement patriotique de la Commune
de Paris : on voulait y voir une
révolution prolétarienne là où il
s’agissait bien davantage d’une
insurrection sans-culotte mar-
chant dans les pas de la Révolution
française. L’attachement à cet évé-
nement emblématique me paraît
avoir disparu avec l’effondrement
du mythe révolutionnaire lui-
même, à la fin du xxe siècle.
 LES 4 POINTS L’autrice vous conseille
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Vincent Duclert, La République
imaginée : 1870-1914 (Belin, 2010)
• La IIIe République est proclamée Source principale de ce dossier, un
le 4 septembre 1870 suite à la défaite de ouvrage riche et illustré qui plonge le
Napoléon III à Sedan. Un gouvernement lecteur dans la construction de la
de la Défense nationale est proclamé pour République.
poursuivre la guerre contre la Prusse.
• Stéphane Audoin-Rouzeau
• Adolphe Thiers est désigné chef de et Jean Jacques Becker,
l’exécutif après le retrait du gouvernement La France, la nation, la guerre :
provisoire. Il négocie la paix, actant la 1850-1920 (Sedes, 2012)
défaite française et la cession de l’Alsace- Les deux historiens montrent
Moselle au nouveau Reich allemand. comment le sentiment national
français s’est consolidé dans la
• La paix est refusée par une partie des guerre à partir du Second Empire.
Parisiens, qui proclament la Commune,
pouvoir indépendant du gouvernement, • Émile Zola, La Débâcle (1re éd. 1892)
installé à Versailles. Communards et Avant-dernier opus des Rougon-Macquart,
Versaillais s’affrontent durant deux mois. le roman narre la rencontre entre
le paysan Jean Macquart et l’intellectuel
• Après la Commune, la République est Maurice Levasseur sur fond de guerre.
menacée par la majorité monarchiste Frères d’armes en 1870, ils s’affrontent
de l’Assemblée. Les lois constitutionnelles durant la Commune.
de 1875 entérinent le fonctionnement
républicain des institutions.

Prolonger le dossier avec…
… UN SITE
• musee-armee.fr/
expoFranceAllemagnes : en 2017,
le musée de l’Armée, à Paris,
consacrait une exposition à ces
deux années charnières,
France-Allemagne(s), 1870-1871 :
la guerre, la Commune, les
mémoires. Le musée a laissé en
ligne le site dédié à l’événement,
sur lequel il est possible de
retrouver certains des textes du
parcours et des jeux, et même de
visiter virtuellement, à 360 degrés,
une partie de l’exposition.
… UN PODCAST
• « Qui a voulu la guerre ?
Les femmes dans la tourmente
de 1870 », Le Cours de l’histoire,
sur France Culture : diffusée
en février 2020, l’émission sort
le conflit de 1870-1871 de l’ombre
de la Première Guerre mondiale
et pose la question du rôle
et de la place des femmes
dans cette guerre franco-prussienne
– en particulier ceux de
l’impératrice Eugénie, qui a
occupé un rôle de premier plan.
L’anecdote
« La Défense » : ce nom évoque la célèbre
esplanade de la capitale, encadrée par d’im-
posants gratte-ciel. Le quartier d’affaires
doit son appellation à la statue La Défense
de Paris qui s’y trouve. Réalisée en 1883
par Louis-Ernest Barrias, elle évoque un
épisode de la fin de la guerre franco-
prussienne. Elle représente les combattants
de la seconde bataille de Buzenval qui, le
19 janvier 1871, tentèrent une sortie depuis
Puteaux en direction de Versailles afin de
regagner certaines places occupées par
les Prussiens. La bataille se solda par la
défaite française.

. 91
HISTOIRE

1870 1875 1881-1882 1886 1894 1898 1905 1906 1914 1919 1936 1940

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12

Le bon ordre
Nombre de points

Placez ces événements relatifs

à la IIIe République sur la frise chronologique
/12
en les associant à leur date respective.

A. Fin de l’affaire Dreyfus : H. Les lois constitutionnelles

l’innocence du capitaine Dreyfus instaurant définitivement
est établie par la Cour de cassation, la République sont votées
il est réintégré dans l’armée. suite à la proposition
d’amendement du député
B. Les lois Jules Ferry rendent Henri Wallon.
l’enseignement primaire gratuit,
public, obligatoire et laïque. I. La crise de Fachoda oppose la France
au Royaume-Uni dans la conquête
C. Le traité de Versailles met fin coloniale des territoires africains.
à la Première Guerre mondiale.
J. Début de l’affaire Dreyfus : le capitaine
D. Proposée par le député Aristide Alfred Dreyfus est accusé d’espionnage
Briand, la loi de séparation et condamné au bagne.
des Églises et de l’État est adoptée.
K. Le général Boulanger, nommé ministre
E. L’Assemblée nationale délègue de la Guerre, rassemble autour de lui
les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. les partisans d’une revanche contre
l’Allemagne : c’est la naissance
F. Jean Jaurès est assassiné du boulangisme.
au café du Croissant, à Paris.
L. La République est proclamée
G. Le Front populaire remporte
à l’hôtel de ville de Paris.
les élections législatives, Léon Blum
devient président du Conseil.

Le bon ordre : 1-L ; 2-H ; 3-B ; 4-K ; 5-J ; 6-I ; 7-D ; 8-A ; 9-F ; 10-C ; 11-G ; 12-E.

92.
 NO
UV
EA
U
l’éléphant junior
La culture générale pour les 9-13 ans

Apprendre, c’est :

s’amuser

retenir

associer les
connaissances

6 numéros par an
1er numéro le 25 juin - 6,90 €

Une grande énigme, une BD de 12 pages,

des jeux, des experts,
un débat citoyen, des invités

Une publication . 93
DIVERTISSEMENT

LES SÉRIES
75 ans d’histoire(s)

Nées outre-Atlantique,
elles ont conquis les écrans,
le monde et les cœurs.

94.
 Mad Men, saison 7 (2014). AMC-EVERETT-BRIDGEMAN IMAGES
TÉLÉVISÉES

PAR MARJOLAINE BOUTET, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES

EN HISTOIRE CONTEMPORAINE À L’UNIVERSITÉ
DE PICARDIE-JULES VERNE

es séries télévisées – c’est-à-dire des fictions audio-

L visuelles découpées en épisodes – sont presque

aussi vieilles que la télévision elle-même. Nées
aux États-Unis juste après la Seconde Guerre
mondiale, elles ont accompagné la construction
ou la reconstruction des sociétés industrielles et sont devenues,
à l’ère numérique, une forme de divertissement incontour-
nable. En retracer l’histoire permet aussi de suivre les évolu-
tions des imaginaires, des goûts et des transformations du
monde contemporain sur trois quarts de siècle.

L’héritage de la radio, du théâtre

et du cinéma
Dans l’entre-deux-guerres, en France, au Royaume-Uni,
au Japon, en Allemagne, aux États-Unis, des ingénieurs mettent

. 95
DIVERTISSEMENT
au point des procédés permettant de trans-
mettre des images en même temps que du son
par ondes hertziennes sur des distances plus
ou moins longues. Mais la Seconde Guerre
mondiale interrompt ces prometteuses expé-
rimentations – et c’est sans surprise aux États-
Unis, pays le moins touché sur son sol par le
conflit, que la télévision deviendra un média
de masse : vingt mille postes sont vendus en
1946, dix millions en 1951, et, dès 1956, les
deux tiers des foyers américains possèdent un
téléviseur. Les grandes chaînes de télévision
sont alors les mêmes que les grandes radios
nationales : NBC (qui fabrique aussi les télé-
viseurs de la marque RCA), CBS (également
grand éditeur de disques) et la nouvelle venue,
ABC. Ce sont toutes des entreprises privées
et les premiers programmes télévisés sont les
mêmes que les programmes radiophoniques,
mais filmés et retransmis en direct, sans
impression sur pellicule ou en vidéo. Il s’agit
principalement de rencontres sportives, de
spectacles de cabaret, de pièces de théâtre et
de feuilletons comiques qui se déroulent dans
la métropole (New York, Chicago, Los Angeles
ou San Francisco) et deviennent ainsi acces-
sibles aux habitants des banlieues, alors en
pleine expansion.
En 1951, Lucille Ball, une actrice de caba-
ret devenue célèbre à la radio, invente la pre-
mière fiction proprement télévisuelle, la sitcom
(la « comédie de situation »), en s’inspirant
du théâtre, de la radio et du cinéma. I Love
Lucy (1951-1957) raconte les tentatives man-
quées d’une femme au foyer new-yorkaise
pour faire carrière. Cette série est un symbole
des paradoxes des années 1950 aux États-Unis :
antiféministe et conservatrice en apparence,
elle est produite et interprétée par une femme
de talent et de caractère, plus populaire que
le président Eisenhower lui-même, et qui est
allée jusqu’à programmer sa propre césarienne
pour que la naissance de son fils corresponde
au jour de la diffusion de l’accouchement
fictif de son personnage (tourné plusieurs
mois plus tôt). Les épisodes d’une demi-heure
sont tournés dans un studio à Hollywood,
96.
Quiz
1. La série culte Doctor Who a une particularité.
Laquelle ?
•• Elle est la toute première série britannique
Elle est toujours diffusée, depuis sa création en 1963
• C’est la première fois que des effets spéciaux sont
intégrés à l’écran
• Les acteurs ont accepté de jouer gratuitement
la première saison
2. Dans quelle série, face à son succès, un personnage
décédé durant la saison 9 revient à la saison 11 ?
•• The Walking Dead
Les Revenants
••Dallas
Pretty Little Liars
téléspectateurs que toute la saison 9 n’était qu’un cauchemar de sa femme Pamela !
Bobby, était mort deux saisons plus tôt, les scénaristes de Dallas annoncent aux 
2. En 1986, pour faire revenir dans la série l’acteur Patrick Duffy, dont le personnage, 
846 épisodes, et d’autres sont encore en production.
1. La série britannique Doctor Who est diffusée depuis 1963 : elle compte à ce jour 
en public (dont on enregistre les rires pour
en susciter d’autres chez les téléspectateurs
seuls devant leur écran), sur une scène orga-
nisée comme une scène de théâtre où les comé-
diens évoluent en toute liberté grâce à des
rails lumineux posés par Karl Freund, le chef
opérateur de Fritz Lang sur Metropolis (1927),
qui fait en sorte qu’aucune ombre ne gêne.
Les ressorts comiques sont les mêmes qu’au
théâtre (des quiproquos, des
portes qui claquent, des person- ETHEL ET MOI AVONS
nages cachés dans les placards) DÉCIDÉ QUE VOUS ÉTIEZ
et dans le cinéma burlesque MARIÉS À NOUS ET NON À
(Lucy est outrageusement UN POSTE DE TÉLÉVISION.
Lucy (I Love Lucy)
maquillée pour faire ressortir s’aDressanT à son mari
ses expressions faciales, les eT à ceLui De son amie
comédiens tombent souvent).
Les années 1950 seront appe-
lées a  posteriori «  premier âge d’or des
séries TV », parce que c’est alors que tous les
formats, ou presque, sont inventés : la première
 Desi Arnaz et Lucille Ball dans : I Love Lucy, saison 2 (1953). EVERETT/BRIDGEMAN IMAGES

série policière avec Dragnet en 1951, la pre- •LUCILLE BALL dans Au nom de la loi (1958-1961) et Clint
mière série pour enfants avec Davy Crockett Eastwood dans Rawhide (1959-1965).
(1911-1989)
en 1954, le premier thriller avec Alfred Comédienne
Hitchcock présente en 1955, la première série et productrice Des séries de plus en plus
américaine, elle est
fantastique avec La Quatrième Dimension en la star de la sitcom
ambitieuses
1959. Toutefois, l’essentiel de la production I Love Lucy puis des C’est aussi dans les années 1950 et 1960
séries dérivées que les séries télévisées se développent en
The Lucy Show
et Here’s Lucy. Elle Europe, notamment en France avec les feuil-
Les années 1950 devient la première letons mystérieux et ésotériques de Claude
femme à la tête
constituent le « premier d’une société de
Barma (Agence Nostradamus, Belphégor) ou
une série policière réaliste comme Les Cinq
production, Desilu
âge d’or des séries » : tous Productions, qui Dernières Minutes (1958-1996), et surtout en
assure notamment
les formats, ou presque, la réalisation des
Grande-Bretagne, où la concurrence entre
chaîne publique (la BBC) et chaîne privée
premiers épisodes
y sont inventés. de Mission  (ITV) produit des séries cultes comme Doctor
impossible et
de Star Trek. Who (depuis 1963), Ivanhoé (1958-1959),
de fictions télévisées se concentre sur les wes- Chapeau melon et bottes de cuir (1961-1969)
terns, qui permettent de réutiliser à moindres et Le Prisonnier (1967-1968). Ces deux der-
frais les décors, cascadeurs et animaux des nières séries sont emblématiques de la révo-
studios hollywoodiens, et révèlent de futures lution culturelle des sixties, avec la première
stars du grand écran comme Steve McQueen qui met en scène des personnages féminins

. 97
DIVERTISSEMENT

forts, sexy et intelligents et la seconde qui (1984), la réponse du cinéaste Edgar Reitz au •DWIGHT
s’interroge sur la place de l’individu dans une choc provoqué par Holocaust, un récit de la
D. EISENHOWER
société conformiste et une atmosphère anxio- Shoah jugé trop hollywoodien et trop réduc- (1890-1969)
gène typique de la guerre froide. teur de l’expérience de guerre des citoyens Président des
États-Unis de 1953
Aux États-Unis, en revanche, les transfor- allemands. à 1961. Avant son
mations culturelles et sociales sont abordées Les années 1980 seront qualifiées par le mandat, il se
timidement, par le biais du surnaturel comme professeur Robert Thompson de « deuxième distingue pendant
la Seconde Guerre
dans Ma sorcière bien-aimée (1964-1972), où âge d’or » de la télévision américaine. En effet, mondiale
la puissance des femmes doit être cachée au pour reconquérir un public riche et éduqué, et commande
regard des voisins, ou celui de la science-fiction qui a délaissé le petit écran lors de ses études, notamment en 1942
l’opération Torch
avec Star Trek (1966-1969), qui imagine un et pour résister à la concurrence croissante du (débarquement en
monde intergalactique paisible et tolérant. Il câble, les chaînes hertziennes américaines, en Afrique du Nord).
Une fois président,
faut attendre les années 1970 et les sitcoms de particulier NBC, dernière dans les audiences, il supervise le
Norman Lear All in the Family (1971- proposent dans cette décennie de nouveaux cessez-le-feu en
1979), Maude (1972-1978) et formats : des séries chorales (c’est- Corée, lance la
course à l’espace
The  Jeffersons (1975-1985) à-dire avec plusieurs person- et développe l’arme
pour voir explicitement sur nages principaux et non plus nucléaire dans le
le petit écran les débats un seul), avec un casting cadre de la guerre
froide.
qui divisent la société mixte et multiracial, où
américaine  : égalité les moments comiques •FRITZ LANG
entre les sexes et entre et les moments drama- (1890-1976)
les races, libération tiques alternent au Réalisateur
sexuelle, avortement, sein d’un même épi- austro-hongrois,
il est naturalisé
port d’armes,  etc. sode, avec trois intri- américain en 1935.
M*A*S*H, sitcom gues distinctes qui Il introduit dès 1919
médicale supposée se s’entrecroisent, comme une esthétique qui
inspirera
passer sur le front de dans la série policière grandement le film
Corée, adaptée du film Hill Street Blues (1981- noir et lui vaudra le
surnom de « maître
éponyme de Robert Altman, 1987), la série médicale des ténèbres ».
palme d’or à Cannes en 1970, St. Elsewhere (1982-1988), qui En 1927, il sort
exorcise quant à elle par le rire et lance la carrière de Denzel Metropolis, adapté
d’un roman écrit
l’humour potache le traumatisme viet- Washington, ou encore la série judiciaire par sa femme, Thea
namien. Du côté des séries dramatiques, la La Loi de Los Angeles (1986-1994), embléma- von Harbou. Ce film
mode est aux mini-séries historiques à gros tique de la mentalité yuppie des années Reagan. est inscrit au registre
de la Mémoire du
budget comme Roots (1977) et Holocaust Mais, à l’époque, la série qui remporte le plus monde de l’UNESCO.
(1978), qui font une place centrale aux victimes de succès, à l’intérieur comme à l’extérieur du On lui doit aussi
M le maudit (1931).
plutôt qu’aux héros de l’histoire et témoignent pays, et fait couler le plus d’encre et de salive est
du changement de mentalité en train de s’opé- Dallas (1978-1991). Pour la première fois, le
rer dans l’ensemble du monde occidental. Ce public se passionne pour une histoire à suivre
goût pour les sagas historiques, favorisées par d’une semaine sur l’autre (ce type d’histoires
la généralisation des téléviseurs couleur et étaient réservées aux soap operas de journée,
l’augmentation des recettes publicitaires, se comme Les Feux de l’amour), avec des cliffhan-
retrouve d’ailleurs en Europe, avec la série gers à couper le souffle (« qui a tiré sur J.R. ? »
britannique La Dynastie des Forsyte (1967) met le monde en haleine en 1980-1981), avec
ou, en France, Les Gens de Mogador (1972) et un méchant (J.R., interprété par Larry Hagman) Ma sorcière
bien-aimée
Les Dames de la côte (1979). En Allemagne, il plus populaire que le gentil (Bobby, interprété (1964).
faut attendre les années 1980 avec Heimat par Patrick Duffy). Les scénaristes bénéficient ABC TELEVISION

98.

Dallas, saison 1. EVERETT-BRIDGEMAN IMAGES
dès lors d’une liberté sans précédent pour
inventer les histoires les plus rocambolesques
– comme en 1986, lorsque, pour faire revenir
l’acteur Patrick Duffy alors que son personnage
Bobby était mort deux saisons plus tôt, ils
annoncent aux téléspectateurs que toute la
saison 9 n’était qu’un cauchemar de sa femme
Pamela !
Les séries à l’ère numérique
Depuis les années 1990, on est entré, selon
l’historien Gary Edgerton, dans « l’ère numé-
rique » de la télévision : les chaînes se comptent
désormais par centaines aux États-Unis, et les
séries des grandes chaînes historiques (ABC,
NBC et CBS) peinent à rassembler plus de
10 % du public (contre 30 % à 40 % dix ans
plus tôt). Paradoxalement, cet éparpillement
des audiences signifie plus de liberté pour les
créateurs : délivrés de l’objectif de « plaire à
tout le monde » – ou plutôt de ne déplaire à
personne –, ils peuvent proposer une vision
plus personnelle, et plus politique, du monde
contemporain. C’est la décennie des grandes
séries réalistes comme Urgences (1994-2009),
NYPD Blue (1993-2005) et New York, police
judiciaire (1990-2010). C’est aussi la naissance
L’éparpillement
des audiences,
dans les années 1990,
signifie plus de liberté
pour les créateurs.
des séries destinées à un public très ciblé auquel
les personnages ressemblent : les adolescents
avec Beverly Hills (1990-2000), Angela, 15 ans
(1994-1995), Buffy contre les vampires (1997-
2003) ou Dawson (1998-2003), ou bien les
Afro-Américains avec les sitcoms familiales
La Vie de famille (1989-1998) et Le Prince de
Bel-Air (1990-1996), qui révèle Will Smith.
C’est également dans les années 1990 que
la chaîne câblée premium HBO commence à
•CLIFFHANGER produire ses propres séries avec comme slo-
gan : « Ce n’est pas de la télé, c’est HBO. »
De l’anglais,
littéralement Contrairement aux chaînes hertziennes, HBO
« suspendu à la n’est pas soumise au contrôle de la FCC amé-
falaise ». Procédé
narratif utilisé pour
ricaine, qui s’assure que les programmes dif-
tenir en haleine le fusés sur les ondes n’utilisent pas de gros mots
spectateur, et ne montrent pas explicitement d’actes
notamment dans les
séries télévisées, et sexuels. Par conséquent, ses premières séries
souvent à la fin d’un s’en donnent à cœur joie : Dream On (1990-
épisode ou d’une 1996) parle de la crise de la quarantaine d’un
saison.
éditeur divorcé avec une très grande liberté
de ton, puis Oz (1997-2003) emmène les télé-
spectateurs dans l’ultra-violence d’une prison
de haute sécurité. Sex and the City (1998-2004)
libère la parole des femmes sur leur rapport à
la sexualité, mais aussi à la maternité et à l’en-
semble des assignations sociales qui pèsent
sur les femmes de 30 ans et plus. C’est au tour-
nant du siècle que HBO va véritablement
obtenir ses galons de dénicheuse de talents
. 99
DIVERTISSEMENT

Peter Dinklage dans le rôle de Tyrion Lannister et Sophie Turner (Sansa Stark) dans une scène de Game of Thrones.
HELEN SLOAN/AP/SIPA

avec Les Soprano (1999-2007). Cette tragi- •ROBERT ALTMAN Avec les années 2010, on est entré dans
comédie sur un parrain de la mafia qui entame l’ère de la peak TV (apogée télévisuel), avec
(1925-2006)
une psychanalyse séduit à la fois le public et Réalisateur et plus de quatre cents séries américaines pro-
la critique, et permet à David Chase d’obtenir producteur américain. duites chaque année. Ce trop-plein est accen-
Son style subversif
le statut inédit d’auteur de série TV. et sa réputation
tué par le développement des plateformes de
Dans les années 2000, HBO multiplie la « anti-Hollywood » vidéos à la demande, au premier rang des-
diffusion de chefs-d’œuvre à la fois personnels, font de lui une figure quelles Netflix, qui propose à ses abonnés un
du cinéma américain
provocateurs et innovants qui dépoussièrent et du Nouvel catalogue de plusieurs centaines de séries,
les genres : la série familiale avec Six Feet Under Hollywood des inédites ou en rediffusion, et pas seulement
(2001-2005), la série policière avec The Wire années 1960-1980. américaines. La révolution numérique a en
Nommé cinq fois aux
(2002-2008), le western avec Deadwood (2004- Oscars, il réalise effet permis à presque tous les pays du monde
2006) et même le péplum avec Rome (2005- notamment M*A*S*H de produire des séries de grande qualité
(1970), Nashville
2007). Le politiquement incorrect et les héros (1975) et The Last 
visuelle et de les faire connaître hors de leurs
en crise – de la quarantaine, de préférence – Show (2006). frontières : aujourd’hui, on peut voir dans
deviennent la norme sur les autres chaînes, toutes les langues, à toute heure et sur n’im-
de Mad Men (2007-2015) à Dr House (2004- •NETFLIX porte quelle taille d’écran, une koreanovela,
2012). Sur les chaînes hertziennes, on multiplie L’entreprise, créée un thriller israélien, un polar scandinave ou
les innovations narratives, avec 24 heures en 1997, était d’abord une série de science-fiction brésilienne. En
spécialisée dans
chrono (2001-2010), premier thriller en temps la location et l’achat 2020, Netflix fait entrer à son catalogue Queen
réel sur fond de terrorisme et de complotisme en ligne de DVD livrés Sono, la première série sud-africaine, tournée
à domicile. Elle
post-11 Septembre, ou bien Lost (2004-2010), domine aujourd’hui
dans de nombreux pays du sud de l’Afrique,
feuilleton énigmatique qui développe plusieurs le marché mondial dont l’héroïne est une femme puissante à la
lignes chronologiques et enflamme une com- du streaming. Depuis psyché complexe et qui dénonce sans détour
2012, Netflix produit
munauté de fans très active sur Internet. Tout et distribue aussi ses le néocolonialisme occidental. Depuis trois
cela fait que l’on parle de « troisième âge d’or » propres films et séries. quarts de siècle, les séries sont donc le produit
en référence à ces séries américaines des et le reflet des sociétés qui les créent et qui les
années 2000. regardent.

100.
 « Les séries de niche
ont provoqué la formation
de publics extrêmement
circonscrits »
DR
Spécialisée dans l’étude des
séries télévisées, Ariane Hudelet
est aussi codirectrice de la revue
TV/Series. Elle travaille depuis plu-
sieurs années sur les évolutions
esthétiques des séries américaines,
en se fondant sur des programmes
comme Les Soprano, Mad Men,
Better Call Saul ou The Good Wife.
Elle est l’autrice de The Wire : les
règles du jeu, consacré à la série du
même nom, et a codirigé l’ouvrage
La  Sérialité à l’écran, paru en
février dernier*.
L’article qui précède montre
comment les thèmes abordés
par les séries ont évolué au
fil des années. Mais qu’en
est-il de leurs spécificités
Entretien avec
Ariane Hudelet
Maîtresse de conférences en littérature
britannique et arts visuels à l’Université de Paris
PROPOS R ECUEILLIS
PA R M É L I N A J U I N
techniques ? Comment la façon
de filmer et celle de recevoir
les séries ont-elles évolué ?
Récemment, l’évolution des
séries serait plutôt liée à ce que l’on
appelle le « tournant numérique »,
c’est-à-dire au passage à des tech-
nologies numériques à la fois pour
le tournage (caméra numérique),
la postproduction (techniques de
montage) et la réception (télévision
numérique, écrans multiples et
mobiles). Ces évolutions ont eu lieu
au tournant du xxi e   siècle.
Auparavant, le format de l’image
télévisuelle était le format 4/3 – le
format presque carré qui caracté-
risait les écrans cathodiques. C’est
une caractéristique qui pendant
longtemps a distingué l’image télé-
visuelle de l’image cinématogra-
phique. En effet, le cinéma a dès le
départ cherché des moyens de se
distinguer de la télévision, notam-
ment en utilisant des formats plus
larges, comme le format 70 mm, le
Cinémascope… Toutes ces tenta-
tives, dans les années 1950, visaient
à montrer les limites de la « fenêtre
étroite » de la télévision. La grande
mutation technologique a cepen-
dant eu lieu dans les années 1990-
2000. Les écrans ont évolué : écrans
plasma, LCD puis OLED, amélio-
ration de la luminosité et de la
définition… Et maintenant, lors-
qu’on « regarde la télé », on peut
regarder notre écran de télévision
mais aussi notre écran d’ordinateur,
de tablette ou de téléphone portable.
Cette variété participe à changer la
façon dont on reçoit les séries. Il y
a aussi, aujourd’hui, une certaine
convergence entre la télévision et
le cinéma en matière de technique,
et cette convergence a affecté
. 101
DIVERTISSEMENT
l’esthétique des séries. On utilise
par exemple davantage la pro-
fondeur de champ, les basses
lumières (que l’on ne pouvait
distinguer sur un écran de télé-
vision auparavant)… C’est
flagrant dans une série comme
La Servante écarlate, qui utilise
beaucoup de lumières rasantes,
de contre-jours, d’effets de
contrastes, ou encore dans la
dernière saison de Game of
Thrones, avec le fameux épisode
de nuit.
Pensez-vous qu’il y ait des
ambitions cinématographiques
à la télévision ?
Que dit-on lorsqu’on parle
d’une «  série cinématogra-
phique » ? C’est une appellation
qui énerve beaucoup de cri-
tiques : une série se doit-elle
d’être « cinématographique »
pour être bonne ? Est-ce que le
« spectaculaire » ou la qualité de
la mise en scène sont inacces-
sibles à la télévision ? De nom-
breux universitaires regrettent
ces hiérarchies culturelles. À mon
sens, derrière cette expression se
cache l’idée qu’une certaine qua-
lité d’image et de mise en scène
permet d’exprimer quelque chose
autrement que par le scénario.
Les évolutions culturelles font
que les séries explorent une
grammaire audiovisuelle plus
diverse et complexe qu’elles ne
le faisaient avant les années 1980-
1990, quand les moyens tech-
niques étaient plus limités. Mais
avec l’idée de « série cinémato-
graphique », on met aussi en
avant un processus d’influence
qui agit dans les deux sens. Le
cinéma grand public est
102.
aujourd’hui très sériel : les fran-
chises, par exemple, ont un fonc-
tionnement calqué sur celui des
séries.
Est-ce que cette « sérialité »,
ce visionnage haché qui
caractérise les séries, est la
cause de leur succès ? Aime-
t-on autant les séries parce
qu’on peut, comme avec un
roman, s’arrêter et reprendre
comme on le veut ? Est-ce
parce qu’elles nous prennent
moins de temps qu’un film ?
Elles nous prennent moins de
temps, et en fait… elles nous en
prennent plus ! Même si l’épisode
est court, lorsqu’on s’engage dans
une série, on finit par passer énor-
mément de temps avec les person-
nages. C’est comme s’engager avec
quelqu’un ! Le succès des séries
s’explique en partie par cet engage-
ment émotionnel dans la durée. On
adore fréquenter assidûment des
histoires au long cours. Mais leur
succès est aussi dû à la qualité d’écri-
ture et au cadre industriel, écono-
mique et institutionnel qui a poussé
le cinéma à se recentrer sur les très
gros budgets, notamment aux États-
Unis : on y finance beaucoup les
blockbusters et on accorde une place
spécifique aux petits budgets indé-
pendants, mais les films de « milieu
de gamme », eux, ont généralement
migré vers le format série.
Vous parlez d’attachement
émotionnel. Il est souvent
partagé ! Regarder une
série est une activité très
individuelle, beaucoup plus
que le cinéma, mais qui
permet aussi la formation
de communautés de fans.
Le visionnage de séries est
aujourd’hui une pratique très indi-
viduelle, mais ce n’était pas le cas
il y a vingt ans ! Il n’y avait souvent
qu’une seule télévision dans la mai-
son, on regardait le programme du
samedi soir en famille et on en dis-
cutait le lundi avec ses amis. Le
phénomène qu’a provoqué la der-
nière saison de Game of Thrones a
fait couler beaucoup d’encre – tout
le monde regardait la même chose
en même temps – alors que c’était
la norme il y a quelques années !
On s’interroge au sujet de ce modèle
de télévision : cet effet de groupe
va-t-il s’éteindre pour de bon avec
la fin de Game of Thrones ? Au vu
de son succès, je pense que ce genre
de phénomène « événement » va
rester. La peur des spoilers [des
révélations, NDLR], l’engouement
sur les réseaux sociaux et la masse
de conversations qui l’a accompa-
gné ont démontré l’importance de
l’expérience commune.
Mais il est vrai que c’est la série
« de niche » qui domine aujourd’hui.
Ce que l’on appelle la peak TV, la
profusion de productions télévi-
suelles, a fait naître une grande
diversité des représentations et per-
mis à chacun de trouver la série qui
lui convenait. Mais cela a aussi pro-
voqué la formation de publics extrê-
mement circonscrits. Cette profu-
sion permet-elle de rassembler ou
bien confine-t-elle chacun dans sa
petite bulle ? C’est le même pro-
blème qu’avec les modes de socia-
bilité, ce qu’Eli Pariser [un activiste
sur Internet, NDLR] appelle la « fil-
ter bubble » : quand un individu
évolue, interagit, consomme des
contenus ou échange sur Internet,
il a tendance à rester dans ce qu’il
connaît et apprécie déjà.
Qu’est-ce qui différencie les séries
américaines des séries françaises ?
Historiquement, les hiérarchies
culturelles sont plus fortes en
France qu’aux États-Unis. Pendant
longtemps, la télévision a eu mau-
vaise presse ; elle n’était pas consi-
dérée comme un objet sérieux. C’est
en train de changer, mais il est clair
que la culture des séries n’est pas
la même qu’aux États-Unis. La
façon d’écrire y est aussi très diffé-
rente : le modèle américain est celui
de l’écriture collaborative, alors
qu’en France le mythe de l’écrivain
inspiré a longtemps perduré. Aux
États-Unis, il y a une culture de
l’écriture comme artisanat, qui peut
se pratiquer à plusieurs : le creative
writing. Les cursus français
accordent pour le moment moins
de place à ce que l’on appelle ici
« écriture d’invention », souvent
arrêtée après le lycée. C’est aussi
aux États-Unis que se sont établis
les grands genres de la télévision :
le drame, la sitcom, le soap opera…
Que désignent exactement
ces genres ?
Le drame correspond généra-
lement aux programmes d’une
heure : les séries criminelles, judi-
ciaires puis médicales dans les
années 1960. Par « sitcom », « situa-
tion comedy », on entend les séries
de type Friends. C’est un genre qui
a toujours été très en prise avec les
grands enjeux sociaux et politiques
du moment. Sous l’angle de la
comédie, on peut aborder des
choses très complexes ! Ainsi, com-
parer la représentation de la famille
dans une sitcom des années 1950
et dans Modern Family, diffusée
depuis 2009, c’est comme suivre
un cours sur l’évolution qu’a
connue le concept de famille en William Shakespeare ou de Jane
quelques décennies. Le soap opera Austen permet à chaque génération
a quant à lui commencé avec des de s’approprier ce bagage culturel
mélodrames comme Les Feux de et de conserver ces classiques dans
l’amour et évolué vers des pro- une réelle culture populaire. En
grammes de type Desperate France, on a peut-être encore une
Housewives, qui associent des élé- attitude trop révérencieuse envers
ments du soap (retournements la culture. Pourtant, on pourrait
extraordinaires de situation, inten- adapter les grands classiques
sité émotionnelle) et des éléments comme Victor Hugo ! Ladj Ly l’a
du drame. Le soap est le premier fait avec Les Misérables en parlant
genre à avoir travaillé la sérialité de la banlieue : ce n’est pas une
narrative  : au lieu d’avoir une adaptation en tant que telle, mais
intrigue close à chaque épisode, les l’idée est là. Honoré de Balzac, par
histoires évoluent au long cours. exemple, a fourni un matériau idéal
Depuis les années 1980, cependant, pour la série. On pourrait tout à
il y a de plus en plus de mélange fait imaginer adapter La Comédie
entre les genres. humaine à la télévision, ce serait
formidable !
Existe-t-il des formats ou des
thèmes typiquement français ? * Ariane Hudelet, The Wire : les règles du jeu
(PUF, 2016) ; Anne Crémieux et Ariane Hudelet
Les Français ont surtout été (dir.), La Sérialité à l’écran. Comprendre les séries 
marqués par les téléfilms, au format anglophones (Presses universitaires François-
Rabelais, 2020).
d’une heure et demie, et ont eu du
mal à passer au format d’une heure.
Mais ils sont assez bons dans ce
qu’on appelle la shortcom  : les
programmes très courts comme
Caméra Café, Kaamelott, Un gars,
une fille. Évidemment, les séries se
nourrissent de la culture de leur
pays, et l’image suit. Les séries fran-
çaises sont en plein essor et nous
avons besoin de fictions qui nous
parlent de notre culture, de nos
problématiques sociales et poli-
tiques ou de nos institutions. On
aime reconnaître le Paris du Bureau
des légendes ou d’Engrenages, les
stars dont s’occupent les agents de
Dix pour cent ou le type de poli-
tique représenté dans Baron noir.
Les séries permettent aussi de
raviver ou de secouer la culture
d’un pays. En Angleterre, la tradi-
tion des mini-séries littéraires ins-
pirées de Charles Dickens, de
. 103
DIVERTISSEMENT

LES 4 POINTS L’autrice vous conseille

ESSENTIELS DU DOSSIER
•  Marjolaine Boutet, Les Séries télé
pour les nuls (First, 2009)
• C’est aux États-Unis, dans les années 1950, Ce petit guide de référence propose
que naissent les séries télévisées. Lucille de décrypter les séries télévisées en
Ball y invente la première fiction offrant un panorama par
télévisuelle : I Love Lucy. L’Europe entre genres et par époques.
dans la danse dans les années 1960.
•  Sarah Sepulchre (dir.),
• Les années 1980 constituent le « deuxième Décoder les séries télévisées
âge d’or » de la télévision américaine. (De Boeck, 2017)
De nouveaux formats voient le jour. Dans ce manuel, on aborde
La série qui marque cette décennie l’histoire des séries anglophones mais
est Dallas, qui regorge d’intrigues aussi celle de leurs producteurs et de
rocambolesques. leurs téléspectateurs afin de nous aider
à développer notre esprit critique.
• On entre, dans les années 1990, dans
« l’ère numérique ». Les chaînes se • Anne Crémieux et Ariane Hudelet
multiplient et les créateurs de séries (dir.), La Sérialité à l’écran. Comprendre
sont de plus en plus libres. les séries anglophones (Presses
universitaires François-Rabelais, 2020)
• Avec les années 2010, on entre dans l’ère Cet ouvrage explore les mécanismes
de la peak TV : les séries sont produites et les contraintes de l’écriture
par centaines. La révolution numérique audiovisuelle en série, que l’on retrouve
a permis la production et la diffusion de aussi bien dans les séries télévisées
séries de qualité dans le monde entier. qu’au cinéma.

Prolonger
le dossier avec…
… UNE VIDÉO
•  Sur la chaîne YouTube « L’histoire
nous le dira », l’épisode 76 est
consacré à l’histoire des séries
télévisées américaines.
… UN FESTIVAL
•  Séries Mania : entièrement consacré
aux séries, à ceux qui les font comme
à ceux qui les regardent, ce festival
gratuit lancé en 2010 se tient depuis
2018 à Lille et dans les Hauts-de-
France. On peut y voir des séries
du monde entier sur grand écran
et y rencontrer leurs créateurs.
L’anecdote
À l’été 2007, la Writers Guild of America – le syndicat des scénaristes amé-
ricains – réclame une augmentation des droits de ces derniers sur les ventes
de DVD et une rémunération liée au visionnage en streaming, qui commence
à prendre de l’ampleur. Alors qu’en France les droits des auteurs sont recon-
nus dans la loi, ils dépendent aux États-Unis de négociations réactivées tous
les trois ans. Face au refus des représentants des studios, plus de douze mille
scénaristes américains entament en novembre une grève qui durera plus de
quatorze semaines. Elle contraint de nombreuses séries, parmi lesquelles
Lost, Dr House ou encore Breaking Bad, à réduire leur nombre d’épisodes.
Le tournage et la diffusion de la septième saison de 24 heures chrono sont
même décalés d’un an. Finalement, la commission sur les téléchargements
perçue par les scénaristes est doublée et ils obtiennent une part des recettes
sur le visionnage en streaming fixée à 2 %.

104.
 Série-golo
À CHACUN SA SÉRIE 6 SÉRIETHÈQUE 1

Reliez ces séries à leur pays d’origine ! Ces sites sont tous des plateformes de diffusion
de séries… sauf un. Trouvez l’intrus !
1. Lost A. États-Unis OCS – Netflix – Hulu – Disney+
2. Profilage B. Canada PixarStreaming – Amazon Prime Video Nombre de points
3. La Casa de papel C. Allemagne
4. Black Mirror D. France /15
5. Le Destin de Lisa E. Espagne
6. Les Enquêtes de Murdoch F. Grande-Bretagne
LE MOT JUSTE 6

Associez chacun de ces termes à la définition

qui lui convient.

MATE-MOI ÇA 2 3. Crossover
Cette série est créée par David Lynch, réalisateur
des célèbres films Elephant Man (1980) et Blue
Velvet (1986). Deux premières saisons sont
diffusées en 1990 et 1991, une troisième en 2017.
Centrée sur le meurtre d’une lycéenne dans une
ville imaginaire des États-Unis, la série alterne
entre le policier et l’étrange. Elle est souvent
considérée comme l’une des meilleures séries
de tous les temps. Remettez les lettres dans l’ordre
pour trouver son nom !
WITN KESAP
____ _____
1. Binge-watching
2. Teaser
4. Guest star
5. Reboot
6. Pilote
A. Épisode dans lequel des personnages appartenant
à des séries différentes se rejoignent
B. Célébrité faisant une apparition exceptionnelle
dans un ou plusieurs épisodes
C. Visionnage en rafale d’un nombre conséquent
d’épisodes
D. Premier épisode d’une série, « épisode test »
permettant de convaincre une chaîne
de produire et de diffuser le programme entier
E. Nouvelle version d’une ancienne série
F. Très courte bande-annonce diffusée pour
tenir en haleine les spectateurs

Le mot juste : 1-C ; 2-F ; 3-A ; 4-B ; 5-E ; 6-D.

Sériethèque : PixarStreaming n’existe pas !
Mate-moi ça : Twin Peaks.
À chacun sa série : 1-A ; 2-D ; 3-E ; 4-F ; 5-C ; 6-B.

. 105
 UN LIEU, UNE IDÉE

Nouvelle « réserve de ciel étoilé »,

ce parc national est aussi un refuge
pour la biodiversité.

PAR BÉNÉDICTE DE LA GUÉRIVIÈRE, GÉOGRAPHE

O
n se souvient tous de ces instants magiques :
rêver sous les étoiles d’un soir d’été, réviser ses
classiques – Grande Ourse et Petite Ourse –,
s’émerveiller de la Voie lactée, se sentir infini-
ment petit dans l’univers immense. Mais, pour
vivre ces grands moments, encore faut-il pouvoir les aperce-
voir, les astres du ciel ! Car nos nuits sont claires et les projec-
teurs des villes sont braqués sur un ciel qui ne demanderait
La chapelle de Vignols, située au hameau de Vignols, sur la commune de Roubion,
en plein cœur du parc national du Mercantour. ATURPAUDFOTO.COM

pourtant qu’à veiller dans l’obscurité. Pour qui est prêt à s’éloi-
gner un peu des métropoles, il existe cependant des lieux qui
délivrent encore un accès aux étoiles. Parmi ceux-ci, le parc
national du Mercantour, entre Alpes-Maritimes et Alpes-de-
Haute-Provence, est labellisé depuis quelques mois « réserve
internationale de ciel étoilé ». Ce parc de montagne protège
un espace qui s’étire du Haut-Verdon à la frontière italienne,
où il culmine à 3 143 mètres (cime du Gélas). Le territoire abrite
plus de huit mille espèces animales – dont le loup gris – et plus
de deux mille espèces végétales ! Il détient aussi 40 500 gravures
rupestres de l’époque néolithique, dans la vallée des Merveilles.

Un label international
Les réserves de faune ou de flore sont bien connues, mais
qui connaît les réserves d’étoiles ? Ou, plus exactement, les
réserves de ciel étoilé ? L’International Dark-Sky Association
(IDA) est une initiative américaine née en 1988. Cette orga-
nisation, créée par David Crowford, astronome professionnel,
et Tim Hunter, astronome amateur, a pour objectif la protec-
tion de l’environnement nocturne. Et elle a imaginé, entre
autres actions, ce label de « réserve internationale de ciel étoilé ».

106.
 C’EST
D’ACTU
Le parc a

PROMENADES obtenu le label

« réserve de
ciel étoilé »

NOCTURNES DANS

DU MERCANTOUR

. 107
 UN LIEU, UNE IDÉE

Le lac du Basto depuis le col qui mène à la vallée des Merveilles, sur le GR 52. MATTI SCHNEIDER

L’ennemi numéro un désigné par l’IDA est •parcs

Alors que les bien sûr possible d’aller observer, seul ou avec
la pollution lumineuse – ces lampadaires nationaux un guide, le ciel nocturne du parc du
sont créés par
qui, en plus d’éclairer le sol, regardent aussi décision de l’État, Mercantour : plusieurs propositions touris-
le ciel, ces éclairages qui tournent à plein les parcs naturels tiques guidées existent déjà, par exemple à
régionaux (PNR)
alors que les humains dorment à poings fer- sont initiés
Allos, et le label permettra un plus grand
més. Des halos de lumière voilent la voûte et mis en œuvre déploiement de cette offre d’observation
céleste sur un tiers de la planète, les lumières par les Régions nocturne.
et les élus locaux.
artificielles nocturnes perturbent la bio- Il existe En France, avant le Mercantour, deux autres
diversité (chauves-souris, chouettes, papil- aujourd’hui en lieux privilégiés d’observation du ciel avaient
lons de nuit, plantes) ; les humains eux- France cinquante- déjà reçu le précieux label. En 2013, c’est au
quatre PNR, qui
mêmes sont affectés dans leur rythme circa- visent à cœur du parc national des Pyrénées que naît
dien (voir l’éléphant no 27) et leur production la valorisation la première réserve internationale de ciel
du patrimoine
de mélatonine, l’hormone du sommeil. naturel et culturel
étoilé : celle du pic du Midi de Bigorre, autour
Depuis la réserve de ciel étoilé du des territoires, de l’observatoire du même nom. C’est alors
Mercantour, qui s’étend sur 2 300 kilomètres parmi lesquels la première réserve d’Europe. Un autre parc
le parc naturel
carrés et concerne soixante-quinze com- régional du national décroche le label en 2018 : celui des
munes, ce sont plus de trois mille étoiles qui Vercors, celui des Cévennes accueille, lui, la plus vaste réserve
s’offrent en spectacle ! Autour de cette « zone Landes d’Europe (3 560 kilomètres carrés).
de Gascogne
cœur », où constellations et Voie lactée se ou encore celui
révèlent, des mesures seront prises par les de Brière. Parcs nationaux et réserves
collectivités locales pour réduire la pollution de ciel étoilé
lumineuse. Éclairage public, industriel ou Mais quel lien entre une réserve de ciel
commercial, on estime en effet que 40 % du étoilé et ces fameux parcs nationaux qui fêtent
flux lumineux se disperse directement dans leurs soixante ans d’existence en 2020 ? A priori,
le ciel. Il faut donc réorienter convenable- aucun. Sauf que ces territoires, dont la zone
ment l’éclairage, ou diminuer l’intensité cœur est un espace ultra-protégé, peu ou pas
lumineuse en deuxième partie de nuit. Il est habité, sont les plus à même d’offrir des ciels

108.
 nocturnes de qualité. Car qui dit parc natio-
nal dit aussi équipes du parc, acteurs qualifiés
et engagés pour la protection d’un territoire,
prêts à s’investir pour mener à bien les inves-
tigations nécessaires à une telle labellisation
(mesures de pollution lumineuse, par exemple).
Impliquant les parcs nationaux, ce travail se
fait aussi en partenariat avec l’ensemble des
acteurs locaux : tissu associatif, observatoires,
collectivités locales.
Rappelons que les parcs nationaux sont un
outil majeur de la protection de la nature en
France. Ce moyen de protection « forte » d’un
vaste ensemble naturel, créé en France par la
loi du 22 juillet 1960, est inspiré des parcs
nationaux américains, en particulier le parc
national de Yellowstone, créé en 1872. En
France, dans la première moitié du xxe siècle, Gravures protohistoriques dans la vallée des Merveilles.
les initiatives de protection restent timides et MICHEL CAVALIER / BIOSPHOTO
s’expriment plutôt dans les colonies : de nom-
breux « parcs nationaux » sont créés en Algérie, La France compte aujourd’hui dix parcs sup-
au Maroc ou à Madagascar. Pour la métropole, plémentaires : Port-Cros (1963), les Pyrénées
les discussions s’accélèrent dans les années 1960 (1967), les Cévennes (1970), les Écrins (1973),
et certains responsables politiques comme le Mercantour (1979), la Guadeloupe (1989),
Eugène Claudius-Petit évoquent « la nécessité La Réunion (2007), la Guyane (2007), les
de créer des zones de silence, de beauté, dans Calanques (2012) et les forêts de Champagne
un monde où la technique devrait servir et Bourgogne (2019). Tous sont rattachés à
l’homme au lieu de l’asservir »… La loi de l’Office français de la biodiversité (OFB) et
1960 permet ainsi la création en 1963 d’un sont gérés par un établissement public de l’État.
premier parc national, celui de la Vanoise. Depuis 2006, année d’une refonte du fonc-
tionnement des parcs nationaux, chacun est
doté d’un « cœur », à la réglementation stricte,
et d’une zone d’adhésion qui implique plus
Barcelonnette Cuneo largement les collectivités locales. Sommets
I TA L I E des Écrins ou peintures rupestres du
P a rc

Mercantour, mérous de Port-Cros ou caïmans

de Guyane, volcans de La Réunion ou paysages
na

io
t

Digne- na
l d des Cévennes, les parcs nationaux français ont
les-Bains u Me donc désormais aussi, avec leurs réserves de
rcantour
Alpes-de- ciel étoilé, la tête dans les étoiles.
Alpes-Maritimes
Haute-Provence
Nice

Extinction des lumières artificielles, sorties nature nocturnes

ou observation des étoiles : c’est le « Jour de la nuit ». Depuis
2009, cet événement a lieu chaque année en France
ALLIX PIOT

Cœur du parc Mer Méditerranée

– avec succès – au mois d’octobre, afin de sensibiliser le grand
Aire d’adhésion 25 km public à la pollution lumineuse. Il est organisé par l’association
Agir pour l’environnement.

. 109
phiLosophie

L A CONSCIENCE
Ép is od e 1
Le point de vue
des philosophes

Avoir
la tête ailleurs

110.
 Je pense donc je suis.
Mais le monde autour
de moi existe-t-il ?
seule la conscience,
lien évanescent,
nous y rattache.

PAR JEAN-CHRISTOPHE BLONDEL,

PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
ILLUST R AT IONS M A RINE SAUNIER

Q
u’est-ce que lire ces mots ? Poser le regard
sur chacune des lettres, successivement, sans
s’arrêter sur aucune d’entre elles. Faire de
leur association un ensemble en permanente
expansion qui n’oublie cependant pas les pre-
miers signes, tout au début de la première ligne. Savoir,
tout en lisant cette quatrième phrase, que la première
demandait : qu’est-ce que lire ces mots ? Faire un mille-
feuille de représentations superposées à la page imprimée,
jusqu’à penser au fait même qu’on est en train de les lire.
Maintenant, posons une question simple : qu’est-ce qui
nous permet de faire tout cela en même temps ? Au-delà
des yeux qui balaient la page, qu’est-ce qui forme nos
représentations ?

. 111
phiLosophie
Nous avons l’habitude d’appeler
« conscience » cette faculté de voir « à
l’intérieur ». Mais, en soi, la conscience
n’est rien, au sens où elle n’est pas un
objet qu’on peut isoler pour l’étudier en
tant que tel. À vrai dire, la question n’est
pas : « Qu’est-ce qui produit nos repré-
sentations ? » Elle est plutôt : « Où nos
représentations se trouvent-elles ? » Et ce
n’est pas en ouvrant les boîtes crâniennes
qu’on va trouver l’écran sur lequel se
projettent ces images et ces impressions.
Définir la conscience, c’est donc avant
tout chercher à la localiser. Si elle se mani-
feste sans pouvoir être observée comme
un objet, faut-il émettre l’hypothèse
que cette chose puisse venir d’un autre
monde  ? C’est parce qu’elle pose ce
genre de problème qu’on peut ranger la
conscience parmi les concepts spécifi-
quement philosophiques, que la science
expérimentale aura du mal à appréhen-
der tout à fait (ce sujet sera traité dans
le prochain numéro de l’éléphant, n°32).
Dédoublement
Si on ne peut pas trouver la conscience
dans la tête, c’est peut-être parce qu’on
n’y creuse pas assez profondément ; ou
alors, c’est qu’on doit au contraire en
sortir pour la chercher quelque part,
ailleurs. Ce double mouvement, il n’est
pas anodin de le discerner chez celui qui
inaugure la philosophie dans la Grèce
antique. Socrate, en effet, présente des
signes de conscience qu’il est intéres-
sant d’observer de plus près. Le
plus évident de ces symptômes,
c’est ce que lui-même dit du
« démon » qui semble lui parler LA CONSCIENCE D’ÊTRE.
intérieurement : « C’est une voix
qui, lorsqu’elle se fait entendre,
me détourne toujours de ce que
je vais faire, mais qui jamais ne me
pousse à l’action » (Platon, Apologie de
Socrate). Socrate semble habité par un
être qui s’exprime en lui, comme s’il se
112.
Quiz
1. Descartes établit une différence entre l’être humain
et l’animal. Quelle est-elle ?
• L’être humain est capable de souffrance,
l’animal ne l’est pas
• L’être humain est capable de parler,
l’animal ne l’est pas
• L’être humain sait qu’il n’est pas un animal,
l’animal ne sait pas qu’il l’est
• L’être humain court moins vite que l’animal
2. Pour Husserl, quelle est la caractéristique
de la conscience ?
•• Elle existe indépendamment du sujet
Elle peut être vidée de tout objet
••Elle n’existe que si elle est en relation avec un objet
Elle est forcément mauvaise
trouve dans la relation qui s’établit entre soi et quelque chose qui n’est pas soi.
2. Pour Husserl, la conscience n’existe que si elle est en relation avec un objet. Elle se 
lequel n’est qu’une machine biologique.
1. Pour Descartes, l’être humain est conscient. Il sait donc qu’il n’est pas un animal, 
dédoublait. Cette voix ne l’oriente pas, elle
l’empêche de se désorienter. Avant même
d’être une conscience morale, il s’agit là
d’une conscience tout court, telle qu’on peut
Être conscient, c’est
une superposition de
la pensée sur elle-même,
un écho intérieur.
VIVRE, C’EST AVOIR
en saisir la définition dans son étymologie
VicTor HuGo même : cum scientia, en latin, peut se tra-
duire par « avec science », et désigne donc
ce qui est accompagné d’une connaissance.
Être conscient, c’est donc savoir ce qu’on fait,
savoir ce qu’on sait, savoir qu’on sait ce qu’on
sait ; et savoir, ici, signifie qu’on en a une
représentation. C’est une superposition de la

•  comme on provoque du larsen en mettant un
ALLÉGORIE   micro devant une enceinte. C’est ainsi qu’on
•  partie IV). Cette phrase est, même si on s’y
SOCRATE
pensée sur elle-même, un écho qu’on éprouve
intérieurement, comme si notre pensée et
nos actions se trouvaient un interlocuteur
intérieur. Comme un écho dans une caverne.
Cette caverne, Platon la fait décrire par
Socrate comme un théâtre projetant nos repré-
sentations à l’extérieur de nous-mêmes. C’est
ainsi qu’on peut lire la fameuse allégorie de la
caverne qui ouvre le livre 7 de sa République.
Soudain, la représentation intérieure du
monde, des objets, des idées, en somme tout
le théâtre de sensations, d’impressions, d’in-
tuitions, l’ensemble de ce qui nous vient à
l’esprit, est projetée à l’extérieur de la boîte
crânienne sur un mur qui fait écran au fond
d’une grotte. Cette projection, c’est une mise
en scène du dédoublement, ou de l’écho, que
produisent ces représentations en nous, et leur
résonance au-delà de nous. À chaque instant,
il est possible de saisir une sensation, une per-
ception, une idée qui nous traverse l’esprit, et
d’en faire à son tour l’objet de notre attention,
DE LA CAVERNE
Exposée par Platon prend de la hauteur par rapport à soi-même et
dans le livre 7 que, ce faisant, on se dédouble. Il y a le corps,
de sa République,
elle met en scène
prisonnier des impressions premières, et il
des hommes y a autre chose, qui voit le corps voir, et qui
prisonniers d’une prend déjà ses distances. Cette « autre chose »,
caverne et tournant
le dos à son entrée, on peut l’appeler « conscience » – mais cela
ne voyant du monde ne nous dit pas ce que c’est.
que des ombres
projetées sur la
paroi. La caverne Dualisme
désigne le monde Celui qui va théoriser cette relation, c’est
sensible, lieu
d’illusion, dont
René Descartes. Parce qu’il est en quête de
le philosophe doit vérité, il se donne comme principe de n’ac-
se détourner au cepter comme vrai que ce qui sera absolument
profit du monde
des Idées indubitable. Et le résultat de cette recherche
(l’extérieur) pour tient dans une phrase, la plus courte et la plus
accéder à la vérité. connue de l’histoire de la philosophie : « Je
pense donc je suis » (Discours de la méthode,
 
(- 470/- 399)
est habitué, étonnante parce que, lorsque
Précurseur de la Descartes l’écrit, elle constitue sa seule cer-
philosophie, il n’a titude ; tout le reste, il l’a comme effacé du
laissé aucune trace
écrite de son travail : monde, parce que c’est incertain. Écrire « Je
c’est surtout grâce à pense donc je suis », c’est affirmer que tout le
l’œuvre de Platon reste est douteux, qu’en dehors de la pensée
que l’on connaît sa
pensée. Lorsqu’il est tout peut être remis en question, y compris
condamné à mort les objets mêmes de la pensée.
pour avoir nui aux
valeurs de la cité,
Or, parmi ces objets, il y a le corps. Si on n’y
il reste fidèle à fait pas attention, on pense qu’on est tout sim-
sa philosophie plement son propre corps. Qu’entre le corps et
d’obéissance à la loi
et s’administre soi, il y a une identité parfaite. Pourtant, si on
lui-même le poison. est amputé d’un bras, on va longtemps après
. 113
phiLosophie

cette opération sentir ses ongles trop longs, •  non matérielle. D’ailleurs, dans ses Méditations
être pris de la tentation de les ronger, éprouver RENÉ DESCARTES  métaphysiques, quand il se demande : « Que
(1596-1650) 
l’avant-bras qui gratte ou la chaleur du soleil Mathématicien, suis-je ? », il répond : « Une chose qui pense »,
sur le dos de la main. En fait, le rapport que physicien et c’est-à-dire de la substance pensante. La
philosophe français.
nous avons à notre corps est d’autant moins Dans son Discours de
conscience, c’est donc ce qui se tient sous la
immédiat et évident qu’on peut aller jusqu’à la méthode (1637), diversité des représentations. Mais, pour suivre
remettre en question son existence : après il introduit le cogito Descartes, il faut donc accepter l’existence
(« Je pense donc je
tout, qu’est-ce qui vous garantit que vous suis »), qui marque d’un être immatériel, qui a toutes les carac-
n’êtes pas en train de rêver que vous tenez la naissance de la téristiques de ce qu’on appelle classiquement
l’éléphant dans vos mains ? Plus largement, subjectivité une âme. Curieusement, le cartésianisme veut
moderne. Il est aussi
ces derniers mois, n’avez-vous pas, à plusieurs à l’origine du fonder une science nouvelle, mais la fondation
reprises, regardé le monde en vous disant que mécanisme – idée de celle-ci semble être spirituelle.
selon laquelle les
vous alliez vous réveiller ? Pour Descartes, il phénomènes n’ont
C’est à ce paradoxe que va s’attaquer un
est tout à fait possible, du moins en théorie, pas de but lointain disciple de Descartes qui, au xxe siècle,
que la conscience existe sans que rien de ce prédéfini – et de va reprendre le projet cartésien pour le pous-
la géométrie
qu’elle contient soit réel en dehors de l’impres- analytique. ser dans ses derniers retranchements, c’est-à-
sion qu’on en a. Le cogito (ce mot latin signifie dire au-delà de la substance. Edmund Husserl
« je pense ») peut parfaitement exister seul et •  est comme tous les véritables disciples : il imite
se figurer intérieurement le monde tout en MÉTAPHYSIQUE 
Branche de
le soupçonnant d’être une illusion intégrale. la philosophie
Spontanément, on pense que la qui désigne
conscience est une vie intérieure, et dire
d’un être qu’il est conscient, c’est affirmer
la connaissance
du monde et étudie
les choses en tant
E n 1890, le psychologue et philosophe
américain William James dresse
dans son Précis de psychologie une synthèse
que son enveloppe physique est habitée du qu’elles existent
claire de la difficulté qu’il y a à définir
au-delà de
dedans. L’effet secondaire du cogito carté- l’expérience sensible la conscience.
sien, c’est que, soudain, cette intériorité n’a que nous en avons.
plus d’extériorité. Elle a l’impression d’en Elle s’intéresse aux Chaque « état » tend à s’intégrer à
choses, aux êtres
avoir une, mais elle ne peut en avoir la cer- et aux événements
une conscience personnelle.
titude. La conscience est alors une réalité pour ce qu’ils sont Quand je dis que tout « état », toute « pensée »
nécessairement non matérielle, qui est liée « en eux-mêmes » fait partie d’une conscience personnelle,
et pas pour ce qu’on « conscience personnelle »
au corps, puisque lui et elle s’influencent en perçoit. Aristote est un de ces termes vagues dont nous savons
mutuellement, mais qui ne s’y réduit pas, appelait ainsi
ce qu’il veut dire tant qu’on ne nous demande
la métaphysique
le corps n’étant finalement qu’un ensemble « philosophie pas sa définition ; mais son analyse exacte
mécanique. D’où la différence fondamen- première ». et précise est le cauchemar des philosophes.
tale, chez Descartes, entre l’homme et l’ani- Chacune des consciences garde pour soi ses
mal : celui-ci n’est qu’un corps, une machine propres états : il n’y a entre elles ni dons ni
biologique, et rien d’autre. Être conscient, échanges. Pas même la vision directe d’une
pensée d’un moi par la pensée d’un autre moi.
c’est savoir qu’on est autre chose qu’un ani-
Isolement absolu, irréductible pluralité :
mal. Autre chose, soit, mais quoi ? la loi est inexorable.
Il semble que le fait psychique élémentaire
Avec les meilleures intentions n’est ni la pensée, ni cette pensée-ci, ni cette
du monde pensée-là, mais bien ma pensée, chaque
La conscience est paradoxale : elle est là, pensée étant une propriété personnelle
mais elle n’est pas matérielle. On l’éprouve, inaliénable… La vraie formule du fait de
mais on ne peut pas la prouver par l’expérience. conscience universel n’est pas « il y a des
sensations et des pensées », mais « je pense »
Pour en préciser la nature, Descartes la désigne
et « je sens ».
comme une substance, mais une substance

114.
 déplient à son sommet –, où se trouve l’élec-
tricité en elle. En réalité, elle ne se trouve nulle
part, et pourtant elle constitue l’essence même
de cette pile. L’électricité, c’est ce phénomène
qui va se manifester si on met en relation les
deux bornes de la pile. En collant la langue

La conscience ne
se trouve ni en soi ni
son maître jusque dans son aptitude à inaugu- •  en l’objet, mais dans
rer une vision nouvelle. Ce qu’il va remettre EDMUND HUSSERL 
en question dans la théorie du cogito, c’est le
(1859-1938)
Philosophe et
la relation qui s’établit
fait que celui-ci soit conçu comme une réalité logicien autrichien.
Face au subjectivisme
entre soi et quelque
indépendante, une substance se suffisant à
elle-même, qui continuerait à exister quand
du début du xxe siècle,
il entend retrouver
chose qui n’est pas soi.
bien même tout le reste aurait disparu. Husserl des bases solides
pour les sciences.
va rompre avec la distinction classique que la Il écarte ainsi les sur celles-ci, l’électricité va prendre la forme
théorie cartésienne avait consacrée entre le sciences exactes, sensible d’un picotement qui témoignera de
sujet et l’objet. Le sujet, chez Descartes, c’est qui pour lui ne ce phénomène. L’électricité, c’est la tension.
renseignent pas
le cogito, ce que nous appelons la conscience. sur le rapport de De même, il faut considérer la conscience
L’objet, c’est ce que celle-ci se représente. Et l’homme au monde, comme une tension : elle ne se trouve ni en
et fonde la
si Descartes pense que la conscience peut se phénoménologie
soi ni dans l’objet, mais dans la relation qui
vider complètement de tout objet, Husserl (la science de ce s’établit entre soi et quelque chose qui n’est
affirme au contraire que la conscience ne qui apparaît, pas soi. C’est donc un mouvement de projec-
des phénomènes).
s’établit que dans le rapport avec un objet. tion de la pensée vers un objet, que ce soit un
Ce qui l’amène à formuler cette proposition objet matériel (l’éléphant, là, dans vos mains)
simple dans son expression, mais vertigi- ou un objet abstrait (vous vous dites que c’est
neuse dans ses effets : « Toute conscience est quand même bizarre de tenir un éléphant
conscience de quelque chose » (Méditations dans ses mains).
cartésiennes). Husserl inaugure alors un nouveau cou-
Pour comprendre cela, on peut assimi- rant de la pensée qu’on appelle la phéno-
ler la conscience au phénomène particulier ménologie, qui est l’étude des phénomènes,
qu’est l’électricité. On peut se demander, en c’est-à-dire la science de ce qui apparaît. Et si,
regardant une pile 4,5 volts – celle dont les là, on se sent un peu perdu, on peut faire cette
bornes sont des languettes de métal qui se expérience simple qui permettra de mieux

. 115
phiLosophie
saisir ce dont il s’agit : autour de nous, le
monde est en couleurs ; nous regardons les
couleurs et nous avons l’impression qu’elles
sont réelles, c’est-à-dire qu’elles sont comme
des objets à l’extérieur de nous, que nous per-
cevons. Disons-le autrement : nous sommes
persuadés que, s’il n’y avait plus aucun regard
pour les regarder, les couleurs existeraient
quand même. Pourtant, nous savons bien
que l’expérience de la couleur n’est pas la
même pour tous. Les daltoniens, dans le
même monde, n’ont pas la même expérience.
En fait, la couleur n’est pas un objet, elle est
le nom qu’on donne à la relation qui s’éta-
blit entre ma représentation du monde et le
monde lui-même. Elle est une tension entre la
matière bombardée par la lumière, mes yeux
et la représentation que ma pensée produit à
partir de ce phénomène physique. On ne voit
pas un objet extérieur à soi qui serait « les
couleurs », on produit une représentation
mentale qui nous donne une impression de
couleur. Ainsi, on ne connaît pas le monde,
on ne peut en connaître que le rapport qu’on
entretient avec lui. On est en tension avec ce
que cette tension fait du monde.
Tirons les conséquences de ce qui pré-
cède : à strictement parler, la conscience n’est
rien. Pourtant, si ma conscience disparaît,
je disparais avec elle. Et en son absence, le
monde s’évanouit aussi. Dès lors, comme
on l’annonçait, l’opposition classique entre
sujet et objet n’a plus de sens, puisque l’un et
l’autre n’existent que l’un par l’autre quand la
conscience les saisit. Le monde n’est pas, s’il
n’est pas pour moi. Et ce moi n’est plus rien si
la conscience ne se projette pas vers le monde.
Vers l’infini, et au-delà
Au cours du xx e  siècle, les sciences
expérimentales essaient de faire revenir la
conscience au bercail, au sein de la matière
et du corps. En particulier, le développement
de la neurologie tente de réduire cette vie inté-
rieure à un fonctionnement biologique dont
le cœur serait le cerveau. Pourtant, il en va
toujours de la conscience comme de la vie :
116.
•  si la biologie arrive à décrire le vivant, elle ne
DAVID CHALMERS  peut pas saisir la vie elle-même comme on
(NÉ EN 1966)
Philosophe le fait d’un objet. En philosophie, on consi-
et cogniticien dère qu’un tel objet appartient à la sphère
australien, il théorise
dans L’Esprit
de la métaphysique (voir l’éléphant no 25).
conscient (1996) Certains des philosophes qui s’intéressent à
le « problème la conscience sont définis comme « nouveaux
difficile de la
conscience », qui métaphysiciens ». Au xviie siècle, Descartes se
ne s’intéresse pas demandait si l’âme existait. Aujourd’hui, en
à l’aspect fonctionnel Australie, David Chalmers, un des penseurs
de la conscience
mais à son aspect les plus audacieux dans ce domaine, parle de
phénoménologique. « hard problem of consciousness » (« problème
Grossièrement,
cela revient à
difficile de la conscience  »). Ce champ de
se demander réflexion ouvre des horizons nouveaux et des
pourquoi l’activité théories qui ne le sont pas moins. Ainsi, dans
de notre cerveau
nous fait ressentir
quelque chose
plutôt que rien. Si ma conscience
disparaît, je disparais
avec elle. En son absence,
le monde s’évanouit.
une perspective pan-spiritualiste, Chalmers
va jusqu’à supposer que l’humain n’ait pas
l’exclusivité de la conscience et qu’on puisse
trouver des signes de celle-ci dans l’ensemble
de la matière, au sein de chaque phénomène,
de l’infiniment petit à l’immensément grand,
de la particule à la galaxie, tout comme on
peut discerner les prémices de la vie dans
la vibration qui pulse au cœur des cristaux.
Curieusement, alors que la technoscience
prétend tout maîtriser, nous nous rendons
compte que, n’ayant accès au réel que par ce
lien évanescent qu’est la conscience, nous-
mêmes et ce que nous appelons le monde ne
tenons, finalement, qu’à un fil.
Qu’est-ce que lire ces mots ? C’est consti-
tuer le texte par la lecture, car il n’existe qu’à
partir du moment où il est lu. C’est mettre par
la pensée ses pas dans les pas d’un autre, deve-
nir le temps d’une lecture un autre que soi,
puis éprouver la tension qu’on a entretenue en
lisant ; en soi, et dans le monde. Être conscient,
c’est réaliser à quel point rien n’est plus tout à
fait ce qu’il était il y a quelques pages.
 Présence d’esprit
PA R J E A N - C H R I S T O P H E B L O N D E L
out le monde ou presque connaît Alien,
T de Ridley Scott, et chacun sait que tout
le paradoxe de ce film sorti en 1979
tient à ceci  : moins il en montre et
plus la menace semble s’être répan-
due dans l’image tout entière, hors du cadre, tapie
dans la pénombre, planquée derrière le dédale tech-
nique du vaisseau spatial. Parce que c’est un film
de traque, la caméra est le plus souvent aux aguets,
à l’affût, scrutant les coursives, les sas et les gaines
d’aération à la recherche d’un être dont, finalement,
on n’a qu’une idée vague de ce à quoi il ressemble.
Ainsi, Ridley Scott nous met en
relation avec la créature plus qu’il
ne la met en images. L’alien est
au-delà de la monstruosité, car la
L’alien est un pur
terreur qu’il provoque est autant objet de conscience,
due à son absence qu’à son appari- qui n’existe que tant
tion. Et si, pour survivre, il envahit
les autres corps, son mode d’exis- qu’on le pense.
tence consiste, comme les requins
de Spielberg, à envahir nos pensées,
au point qu’on le voit partout. L’alien est un pur objet
de conscience, qui n’existe que tant qu’on l’imagine
et qu’on le pense. La preuve : il se déplace dans le
vaisseau avant même d’y être entré.
errer comme une âme en peine
On l’oublie un peu, mais Alien s’ouvre sur une
visite du Nostromo désert, pendant que l’équipage
est, lui, endormi pour le temps du trajet. Comme
dans les ouvertures d’Evil Dead (Sam Raimi, 1981)
ou de Shining (Stanley Kubrick, 1980), une caméra
subjective nous fait sentir que quelque chose regarde
dans le vaisseau d’Alien. Et si on sait, en tant que spec-
tateur, que c’est simplement la caméra qui s’y déplace
et nous le montre, tout notre être sait, beaucoup plus
profondément, que c’est une véritable présence qui
évolue ainsi dans les coursives et oriente son regard
pour en scruter les recoins. Quelque chose est là,
qui regarde.
Être spectateur de cinéma, c’est regarder
sans être vu, se projeter dans un monde dont on
demeure absent et dans lequel on n’intervient
pas. Pourtant, dans la scène d’ouverture d’Alien,
il ne s’agit plus du regard neutre et descriptif d’un
objectif de caméra  : il y a manifestement une
conscience qui observe intentionnellement le vais-
seau et y provoque des événements. Les lumières
s’allument à son approche, les portes s’ouvrent sur
son passage. Ridley Scott ne jette
pas un simple coup d’œil dans
le vaisseau pour nous le mon-
trer : il y introduit une véritable
présence, qui a un pouvoir sur
le monde observé. Ainsi, dès le
premier plan dans le Nostromo
désert, un huitième passager,
clandestin, investit le cargo spa-
tial. Tout montre que l’équipage
est absent : combinaisons vides pendues sur leurs
cintres, casques inhabités posés face aux écrans
qui, dès lors, ne s’allument pour personne et pro-
jettent leurs informations sur la visière aveugle de
ces crânes vides, sur laquelle ils se reflètent sans
être vus. Mais on le sent, quelque chose, qui n’a
pas de corps et qui est là pourtant, lit ces mots sur
les écrans et reçoit ces informations.
Alien, c’est en fait l’expérience de ce que c’est
d’être une pure conscience, débarrassée du corps,
de ce que cela ferait d’être un esprit inhumain. Ce
n’est pas innocemment que Ridley Scott intro-
duit dans ce vaisseau six êtres humains, un chat,
un androïde, une intelligence artificielle nommée
Mother et, finalement, cet alien. Il est donc logique
que ce premier regard, errant seul dans le vaisseau,
. 117
phiLosophie

ne soit pas incarné : le film explore du début à la fin

la possibilité d’une conscience impersonnelle, désin-
carnée, d’un esprit qui ne serait celui de personne en
particulier, d’une pure subjectivité.

Manquer de repères
Et si Alien effraie, c’est que cette exploration d’une
pure conscience est aussi la découverte de sa mons-
truosité. Quand Ash meurt et qu’on découvre qu’il
est en fait un robot, il exprime son admiration sans
borne pour la créature extraterrestre qui, à elle seule,
a réussi à envahir le vaisseau, et notre esprit : « Sa
perfection n’a d’égale que son hostilité. J’admire sa
pureté. Il survit, sans conscience, sans remords, sans
morale illusoire. »
Ce faisant, Ash commet une petite erreur. En réa-
lité, l’alien est conscient : il se repère dans l’espace et
le temps, il a un regard sur le monde, il est présent
à lui-même. Au-delà de la multiplicité de ses formes
biologiques, comme « facehugger », comme « chest-
buster » puis comme « xénomorphe », il maintient
une unité qui nécessite un minimum de mémoire
et de conscience de soi. Quand, dans la scène finale, Sigourney Weaver dans Alien (1979). LILO/SIPA
Ripley fait le nécessaire pour se débarrasser de lui, il est
évident qu’il voit la mort venir et qu’il s’accroche à la
vie, de toutes ses forces. Plus encore, il manifeste une Il ne suffit donc pas d’être le siège d’une repré-
constante hostilité qui vise particulièrement les êtres sentation du monde pour être pleinement conscient.
humains, alors qu’il néglige le chat. Il sait donc ce qu’il Les machines sont capables elles aussi d’être en rap-
fait. En réalité, c’est une autre forme de conscience port avec le monde. La spécificité de la conscience
dont il est dépourvu, et Ash l’a en fait bien compris : humaine se trouve encore ailleurs, à distance de ce
l’alien n’a pas de conscience morale, le recul qu’il a à quoi peuvent accéder les machines et les monstres,
sur ce qu’il fait est purement technique – il adapte dans la sphère paradoxale des valeurs morales, du
son action pour être sans cesse plus efficace, coûte doute sur le bien-fondé de ses actes. Finalement, être
que coûte, mais à aucun moment il ne se demande humain réclame d’être doté, certes, d’une conscience,
si ce qu’il fait relève du bien ou du mal. Et cette mais celle-ci n’est pas suffisante si on n’est pas capable,
inconscience morale, cette créature n’est pas la seule aussi, de l’avoir mauvaise.
à en faire preuve. Ce que dit Ash de l’alien, il pour-
rait le dire aussi de Weyland-Yutani, l’entreprise qui
affrète ce vaisseau et emploie son équipage. N’hésitant
pas à sacrifier celui-ci pour acquérir cette forme bio-
logique qui ressemble tant à une arme parfaite, elle
est elle-même dénuée de toute forme de morale. Cette
entreprise étant dirigée par des humains, ceux-ci sont,
dans leur soif d’efficacité, semblables à l’alien qu’ils
convoitent  : dotés d’une représentation claire du
monde et de leurs propres objectifs, mais dénués de
toute forme de perspective morale.

118.
 LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• L’une des toutes premières formes
de référence à ce que nous appelons
« conscience » est observée chez Socrate
lorsqu’il évoque son « démon intérieur ».
• Descartes propose, au xviie siècle,
la théorisation la plus connue de
la conscience, sous la forme du cogito,
simple affirmation que la seule certitude
absolue dont une pensée puisse disposer,
c’est celle de sa propre existence.
• Ce faisant, Descartes conçoit la
conscience comme une substance,
ce qui sera remis en question au
xxe siècle par Husserl, qui y voit plutôt
une tension vers autre chose qu’elle-
même, un objet. Il appelle cette tension
« intentionnalité ».
• La conscience ne se contente pas
de percevoir le monde. Produisant
la représentation de celui-ci, elle le
constitue. Le monde n’est rien d’autre,
pour nous, que la conscience que nous
en avons.
Prolonger le dossier avec…
… UN LIVRE
• Bernard Galand, Le Manifeste du sujet
(Le Bord de l’eau, 2007). Ce petit livre propose un
regard historique et critique sur les pensées qui ont
successivement fait du sujet (c’est-à-dire de l’esprit
pensant à la première personne, donc de la
conscience) leur objet. C’est court, précis, incisif,
et ce livre fait partie des rares de ce genre dont
on sent qu’ils ont été écrits par leur auteur
sous l’impulsion d’une forme de nécessité.
L’auteur vous conseille
•  René Descartes, Discours
de la méthode (1637)
C’est l’occasion ou jamais de lire un très,
très grand classique. Cet ouvrage est
beaucoup plus accessible qu’on ne le croit.
Un philosophe propose à chacun de faire
usage de sa pensée, car celle-ci est tout
ce à quoi on puisse s’accrocher.
Nous sommes tous héritiers de ce livre.
•  David Chalmers, L’Esprit conscient
(Ithaque, 2010)
Et pourquoi ne pas se lancer dans
cet énorme pavé de philosophie
contemporaine, publié en anglais
en 1996 ? C’est complexe, cela brasse
énormément d’informations
et d’arguments venus de tous
les horizons, mais c’est accessible
et c’est l’occasion de voir un penseur
à l’œuvre : ce livre fera date.
L’anecdote
En 1637, René Descartes fait publier par Frans
van Schooten, son éditeur, le Discours de la méthode
en français – et non en latin, comme c’est encore
l’usage pour les livres savants au xviie siècle. Il en
donne la raison : il souhaite que ce livre soit acces-
sible à tous, « même aux femmes », précise-t-il. Le
latin est alors en effet utilisé comme un système
de cryptage permettant de réserver certaines
connaissances à ceux qui l’apprennent. En France,
ce n’est qu’en 1924, avec l’instauration d’un bacca-
lauréat commun aux garçons et aux filles, que ces
dernières pourront officiellement apprendre le
latin et le grec. Descartes a été l’un des premiers à
être sensibles à la nécessité d’inviter les femmes,
aussi, à penser.
. 119
phiLosophie

Nombre de points

/7
Encas de conscience
PHILOSOPHES CONSCIENCIEUX 5 QUALITÉ SUPÉRIEURE 2

Reliez chaque philosophe à son discours sur la conscience. Le « problème difficile

A. Emmanuel Kant
B. René Descartes
C. Jean-Paul Sartre
D. Baruch Spinoza
E. Oxmo Puccino
1. Il considère la pensée comme
une entité autonome du corps,
qui, lui, ne fait qu’occuper
l’espace. Il y a ainsi quelque
chose d’immuable dans le sujet :
la pensée (ou conscience),
qui est le fondement même
de la personne.
Indice : on en fait des châteaux.
2. Selon lui, la conscience n’est
pas une chose mais une activité.
Elle est une fonction nécessaire
de la pensée mais ne donne pas à
l’homme la connaissance de ce
qu’il est : la conscience de soi ne
peut pas être une connaissance
de soi, car elle est ce qui permet
la connaissance.
Indice : il a écrit Critique
de la raison pure.
3. Pour lui, ce n’est pas « je pense
donc je suis » mais « je suis,
j’existe » : l’existence précède
la conscience. La conscience est
d’ailleurs toujours dirigée vers
l’extérieur, vers le monde, il n’y a
pas de « vie intérieure ».
La découverte de soi se fait donc
par l’immersion dans le monde :
« Être, c’est éclater dans le monde. »
Indice : il a partagé la vie
de Simone de Beauvoir.
4. « Les hommes sont conscients
de leurs désirs mais ignorants
des causes qui les déterminent » :
selon ce philosophe, nous avons
conscience des passions qui nous
poussent à agir, mais pas de
la cause première de ces
passions, qui nous sont dictées
par la nature.
Indice : comme son nom ne
l’indique pas, il est néerlandais.
5. Il écrit : « Quand je parle de
moi, je cherche à me trouver
mais je ne m’égare pas. Je voyage
en conscience, je vais dans tous
les sens. »
Indice : il est en fait plus poète
que philosophe.
de la conscience » théorisé par
David Chalmers pose aussi
la question suivante : pourquoi
les qualia existent-ils ?
Mais pouvez-vous deviner
ce que sont les qualia ?
A. Des qualités spécifiques à
chaque état mental : l’effet que
produit sur nous la vue de telle
couleur, l’odeur de telle fleur
ou a douleur dans tel membre
B. Des phénomènes inexpliqués
par les sciences dures
C. Les qualités de caractère
propres à chacun : la patience,
l’écoute, la mesure. Celles-ci
sont liées à notre conscience
de l’autre
D. Les gens qui n’ont pas
de conscience

distinctes.
de Chalmers s’interroge, entre autres, sur le pourquoi de ces qualités si
notre expérience du monde, et le « problème difficile de la conscience »
de sentir de la menthe, etc. Les qualia constituent ainsi le cœur même de
même effet de voir du rouge que de voir du jaune, de sentir du basilic que
ressenties lorsqu’on se trouve dans ces états mentaux : cela ne fait pas le
de qualia. Ces qualia (quale au singulier) sont les qualités spécifiques
appelle des expériences conscientes, c’est-à-dire des états mentaux dotés
olfactive de basilic, une expérience de brûlure sur le bras sont ce qu’on
Késaco : c’est la réponse A. Une sensation visuelle de rouge, une sensation
Philosophes consciencieux : A-2 ; B-1 ; C-3 ; D-4 ; E-5.

120.
 REMUE-MÉNINGES

Énigmes à partager
« Mais comment peut-on choisir de raisonner faux ?
C’est qu’on a la nostalgie de l’imperméabilité »,
disait Jean-Paul Sartre.
Enlevez votre ciré et résolvez ces énigmes.
P A R J É R É M I E L A U R E N T- K A Y S E N

Cartes sur table Méli-mélo

Chacune de ces cartes de couleur différente porte À partir des lettres des mots
un chiffre à son verso. Pour le deviner, voici ci-dessous, formez de nouveaux
quelques informations : mots qui correspondent
aux définitions du tableau.

NICE – BONS – PEINE – BUTES –

CAEN – FARINER – ARME

9 – 2 – 1 – 7 : un seul de ces chiffres

est derrière une carte, la verte.
4 – 9 – 6 – 2 : un seul de ces chiffres DÉFINITIONS RÉPONSES
est derrière une carte, la bleue.
9 – 3 – 1 – 7 : deux de ces chiffres
se trouvent au dos d’une des quatre cartes, 1. Les Beatles en ont fait plein !
dont la jaune.
8 – 7 – 2 – 1 : deux de ces chiffres
2. C’est une petite zone humide.
se trouvent au dos d’une des quatre cartes.
9 – 5 – 4 – 1 : aucun de ces chiffres
ne se trouve au dos d’une des quatre cartes. 3. « Love, love me do / You know I love you »
en est un dans une chanson des Beatles.

4. Les adolescents en ont parfois

sur le visage…
Késaco ?
Trouvez le mot manquant : 5. Boris Vian chantait qu’il l’était.

Si…
Tripe – Nduli 6. C’est l’abréviation du septième art.
Alors…
Pitre – ? 7. Elle se trouve sur la tige d’une rose.

. 121
 REMUE-MÉNINGES

À père hagard, fille prodige Il était une fois…

Alors qu’Alice est en train de faire les courses avec
son père, ce dernier reçoit un coup de fil important. Il
raccroche et lui annonce qu’il doit partir immédiate-
ment pour une urgence au bureau. Il n’en a pas pour
longtemps, mais il charge Alice de finir les courses et
d’aller à la caisse pour régler les articles. Il lui glisse sa
carte de paiement et un petit carnet en lui disant que
son code y est écrit à la dernière page. Une fois tous
les articles choisis, Alice regarde la page du carnet
et y trouve ceci :
– Le code de la carte est de la forme XXYY.
– Le carré de la somme des deux premiers chiffres
est inférieur au carré de la somme des deux
chiffres du milieu.
– Le nombre à deux chiffres composé par les deux
chiffres du milieu est le carré du dernier.
– L’avant-dernier chiffre est la somme
des deux premiers.
AGATHE – TÉLÉPHONE – ORAGE –
CUISINE – CRI – COUVERTURE – CERISE –
TROMPETTE – REGARD – LUMIÈRE
Prenez dix secondes pour mémoriser les mots
de cette liste. Pour ce faire, essayez de constituer
dans votre esprit une histoire où ils apparaissent
tous. Cette technique est utilisée par de
nombreuses personnes pour retenir une liste
dont les mots, de prime abord, ne semblent avoir
aucun lien logique entre eux…
Par exemple : Agathe, téléphone en main, voit qu’un
orage se déclenche dans le ciel. Soudain, dans la
cuisine, un cri retentit. Elle y accourt et trouve son
fils assis sur le sol, une couverture rouge cerise sur
les épaules. Saisissant sa trompette, elle se met à
jouer pour couvrir les bruits du tonnerre. Le regard
de l’enfant s’emplit alors de lumière.

Quelle est la bonne

combinaison ?

– 1111 Réveil en douceur

– 2255
Jeanne se réveille tous les matins avant son époux :
– 3366 chaque fois, elle essaye de sortir de la chambre et de
– 4488 s’habiller sans perturber son sommeil. Elle saisit un
– 9977 pull, un pantalon et une culotte dans le noir complet.
Le plus compliqué reste tout de même de trouver
deux chaussettes assorties… Elle sait que, dans son
tiroir, il y a six chaussettes noires, quatre blanches et
deux rouges.
Prendre au mot
Combien doit-elle prendre de chaussettes
Quelle expression française bien connue au minimum pour être sûre à 100 %
se cache dans ce losange ? d’en avoir deux semblables ?

AHAHAH
HIHIHI !

122.
 Énigme de Stanford Histoire de lettres
La légende veut que cette énigme ait été posée aux Dans cette phrase, on trouve
étudiants de Stanford, célèbre université de la Silicon la lettre a _____ fois :
Valley, et à des élèves d’une école primaire. Seuls 17% trois – quatre – cinq – six.
des étudiants auraient trouvé la solution, contre 70%
des enfants. Avez-vous gardé votre âme d’enfant et Parmi les quatre chiffres ci-dessus, combien
saurez-vous trouver la réponse à cette énigme ? complètent correctement la phrase ?

– Je suis plus puissant que Dieu 0 1 2 3

– Je suis plus méchant que le diable
– Le pauvre en possède
– Le riche en manque
– Si vous me mangez,
vous en mourrez Mémoriser, c’est gagné !
Qui suis-je ? Prenez vingt secondes pour mémoriser ce tableau
avant de le cacher soigneusement et de répondre
aux questions suivantes :

PANTHÈRE CAROTTE

PISSENLIT POT

Suite illogique TOURTE SÉSAME

Trouvez le chiffre manquant en analysant NAPLES AGNEAU

les combinaisons précédentes :

8809 = 6 – Combien y avait-il de mots ?

7111 = 0 – Combien de mots débutaient par la lettre p ?
– Le mot « tarte » faisait-il partie de la liste ?
2172 = 0 – Quel était le dernier mot de la liste en bas
6665 = 3 à droite ?
9906 = ? – Lequel des mots contenait le plus de lettres ?
– Combien de mots débutaient par une voyelle ?

Réveil en douceur : quatre. Si Jeanne n’a vraiment pas de chance,

ne complète correctement la phrase !
« quatre » est ajouté, il y a un a de plus. Donc aucun des chiffres proposés
Histoire de lettres : 0 ! Il y a quatre a dans la phrase, mais si le mot
comprend 4 boucles au total.
de compter le nombre de boucles dans chaque nombre… Ainsi, 9906
Suite illogique : 4. Il n’y a aucune suite logique à deviner. Il suffit juste
Énigme de Stanford : rien !
la quatrième complétera nécessairement une paire.
elle peut prendre trois chaussettes de couleurs différentes, mais
Prendre au mot : « rire jaune ».
carré de 6 et l’avant-dernier chiffre (6) est la somme des deux premiers.
À père hagard, fille prodige : 3366. 62 = 36 et 92 = 81. 36 est bien le
(Caen) ; 5. snob (bons) ; 6. ciné (Nice) ; 7. épine (peine).
Méli-mélo : 1. tubes (butes) ; 2. mare (arme) ; 3. refrain (fariner) ; 4. acné
« tripe » en « pitre » pour trouver l’autre mot.
Késaco : lundi. Il suffit simplement de suivre le modèle du changement de
est 7, celui de la carte rose est 8 et celui de la carte bleue est 6.
Cartes sur table : le chiffre de la carte jaune est 3, celui de la carte verte

. 123
ÉCONOMIE

Plans de relance économique

D’OÙ VIENT
L’ARGENT ?

124.
 C’EST
D’ACTU
Les plans
de relance se
déploient dans
le monde

Face à la récession
provoquée par
la crise sanitaire, les pays
ont mis des milliards
sur la table. Comment
cela fonctionne-t-il ?
PA R J E A N - M A R C D A N I E L ,
P R O F E S S E U R D ’ É C O N O M I E À L’ E S C P *
I L L U S T R AT I O N S FA N N Y M O N I E R

a
lors que les mesures de confinement plongent
l’économie dans la récession, deux acteurs
sont présentés comme le recours ultime,
seuls à même d’éviter la catastrophe : il s’agit
de l’État et de la banque centrale. L’un comme
l’autre multiplient les annonces de plans de soutien dont les
montants astronomiques doivent fournir aux entreprises les
moyens de leur survie et aux ménages l’assurance du maintien
de leur revenu.
La question qui vient à l’esprit à l’écoute de ces annonces qui
donnent le tournis est évidemment : d’où vient cet argent ?
Soyons clairs : il ne vient pas de nulle part ! Il est en effet créé
ex nihilo, au point que certains n’hésitent pas à parler d’« argent
magique ». Chose importante souvent ignorée, le maillon
essentiel dans cette création n’est en fait ni l’État ni la banque
centrale, mais le réseau des banques commerciales.

Création monétaire
Pour bien comprendre cela, il faut revenir sur le mécanisme
de création de monnaie. Pendant des siècles, la monnaie

. 125
ÉCONOMIE

de référence était métallique – essentiellement Quiz

de l’or. Sa quantité sur un territoire donné, que
l’on appelle la masse monétaire et qui repré- 1. On parle parfois de « planche à billets » pour évoquer
sente la capacité de dépenses des agents éco- la création de monnaie afin d’alimenter l’économie.
nomiques, n’augmentait qu’à la suite de la Mais qui crée la monnaie ?
découverte d’un filon ou du fait d’un transfert
de monnaie venant d’un autre pays suite à des
•• L’État
La banque centrale
excédents commerciaux.
La nature de la masse monétaire et donc
•• Les banques
L’alchimiste
l’évolution de son volume ont changé avec
l’apparition des banques. La difficulté à trans- 2. Depuis quelques années, le niveau de la dette
porter l’or physiquement a en effet conduit à publique dans les pays développés est équivalent à
lui substituer dans les déplacements des billets celui de leur PIB. Avec les différents plans de soutien
à ordre ; ceux-ci pouvaient être échangés en mis en place, quel niveau la dette publique devrait-
tout lieu bénéficiant de la présence d’une agence elle atteindre d’ici la fin de l’année, selon le Fonds
bancaire contre de l’or. La banque initiale est monétaire international ?
donc un organisme qui reçoit des dépôts sous
forme d’or et met en circulation des billets
•• 100 %
120 %
« aussi bons que l’or » (« as good as gold »). À
ceci près qu’elle se convainc assez vite qu’il est
•• 150 %
Il n’en a aucune idée
absurde de laisser inactif l’or qui s’accumule développés devrait croître de 20 % et donc atteindre 120 % de leur PIB.
dans ses caisses : elle le remet donc en circu- 2. Selon le FMI, le niveau de la dette publique par rapport au PIB dans les pays 
lation en le prêtant.
qu’elles distribuent.
par l’État qu’elles achètent ou à partir des dépôts qu’elles détiennent et des crédits 
Supposons qu’une banque reçoive 100 en 1. Ce sont les banques qui créent de la monnaie. Cela peut être à partir des titres émis 
pièces d’or. Elle émet ipso facto l’équivalent
sous forme de billets. Puis, sur les 100 reçus,
elle décide d’en prêter 80 en or. L’emprunteur,
pour des raisons de commodité d’usage et de
transport, lui rapporte cet or et demande des La quantité totale de billets qu’elle a mise
billets. Il y a dès lors 100 en or à l’actif de la en circulation est :
banque tandis qu’elle a mis en circulation 100 x (1 + γ + γ 2 + … + γ n + …), soit
l’équivalent de 180 en billets. 100 / 1 - γ
La banque recommence le pro- Dans ce système, la quantité de billets en
IL FAUT FINANCER
cessus et prête de nouveau une circulation, encore appelée la monnaie fidu-
LA CRISE QUE NOUS
partie de l’or qui lui revient quasi TRAVERSONS ET LES ciaire, est égale à : quantité d’or / 1 - γ
instantanément. Ainsi, ayant INVESTISSEMENTS Ainsi, pour l’équivalent de 100 en or, si
reçu 100 en or, la banque reprête CLIMATIQUES elle reprête à chaque fois 60 % de ce qu’on
AVEC UNE DETTE DE TRÈS
cet or successivement à diverses LONGUE DURÉE : lui rend, elle aura mis en circulation l’équi-
personnes, opérant systémati- À CINQUANTE OU CENT ANS, valent de 250 en billets.
quement, pour des raisons de VOIRE AVEC UNE DETTE Tout dépend donc de la stratégie de la
PERPÉTUELLE.
sécurité, une réfaction sur la DanieL coHen,
banque : si elle n’est pas prudente, γ = 1, et
quantité qu’elle remet en circu- économisTe, aVriL 2020 la quantité de monnaie fiduciaire qu’elle émet
lation. Elle reprête chaque fois est infinie. La banque peut, potentiellement,
γ fois la somme qu’on lui a rap- prêter sans limite. Mais si elle est très timo-
portée (γ en grec, prononcé « gamma », est, rée, γ = 0, et la quantité de monnaie en cir-
comme c en latin, première lettre à la fois de culation est strictement égale à la quantité
« crédit » et de « confiance »). initiale d’or.

126.
 L’usage de la monnaie métallique a donc •  Il dépendait jusque-là de deux éléments : la
favorisé l’émergence d’une structure bancaire BANQUE CENTRALE  quantité d’or susceptible de circuler, d’une part,
C’est une institution
créant de la monnaie sous forme fiduciaire publique qui gère et ce qu’on appelle les règles prudentielles qui
selon ce schéma : Dépôt - Crédit - Dépôt la monnaie d’un pays déterminent γ (la part que l’on peut prêter sur
ou d’un groupe de
En d’autres termes, l’or déposé à la banque pays d’une même
la base de l’or que l’on a), d’autre part. Or les
permettait de distribuer des crédits aux par- zone monétaire accords de la Jamaïque de janvier 1976 ont
ticuliers ou aux entreprises, lesquels remet- (comme ceux de éliminé l’or du jeu monétaire. Les banques ont
l’Union européenne).
taient une partie de cet argent sur leur compte Elle a vocation à alors continué – et continuent – de créer de la
bancaire, et ainsi de suite. Ainsi, la masse appliquer la politique monnaie selon le mécanisme du crédit, mais
monétaire créée était la somme de tous les monétaire, à fixer simplement sans l’adosser à un dépôt initial
les taux d’intérêt
équivalents-or que les banques ont mis en et à prêter en dernier d’or. La séquence de la création monétaire,
circulation, de tous les engagements de four- ressort. Le capital résumée dans l’expression anglaise « loans make
d’une banque
nir de l’or qu’elles ont pu prendre. Cet ensemble centrale appartient
deposits », est ainsi devenue :
d’engagements se trouve inscrit à leur passif, à l’État (celui de la Crédit - Dépôt - Crédit
si bien que, pour calculer la masse monétaire, Banque centrale La disparition de l’or a en fait autonomisé
européenne
il suffit d’additionner les passifs des banques, appartient aux le crédit. Désormais, une banque prête non
nets de leurs fonds propres. banques centrales pas sur la base de sa surface financière, mais
Ce mécanisme de création monétaire a de la zone euro). sur la base de la qualité des projets des emprun-
connu une mutation dans les années 1970. teurs. Pour qu’elle crée de la monnaie et réalise

. 127
ÉCONOMIE
pleinement son métier, il lui faut attirer des
entrepreneurs porteurs de projets rentables et
non pas des déposants porteurs de ressources
financières.
La masse monétaire reste définie comme
la somme du passif des banques, déduction
faite de leurs fonds propres et des crédits inter-
bancaires. En France, la masse monétaire juste
avant le confinement s’établissait à 2 500 mil-
liards d’euros ; en Allemagne, ce montant était
de 3 200 milliards d’euros ; aux États-Unis,
il atteignait 14 500 milliards de dollars.
Dette publique
Parmi les emprunteurs potentiels donnant
lieu à création de monnaie, il y a bien évidem-
ment l’État. Quand il emprunte, dans un pre-
mier temps, les banques qui achètent ces
emprunts – que l’on appelle en France des
« spécialistes en valeur du Trésor » (SVT en
abrégé) – créent de la monnaie. Puis deux cas
se présentent. Dans un premier cas, les titres
publics restent détenus par une banque et la
création de monnaie est consolidée. Il y a, au
sens étymologique du mot, « monétisation de
la dette publique ». Dans un second cas, les
emprunts sont revendus à des particuliers.
Dans ce cas précis, le compte courant du par-
ticulier acheteur est débité du montant de son
achat (le montant des titres de dette) tandis
que, simultanément, les titres publics dispa-
raissent de l’actif des banques. La monnaie
créée disparaît de ce fait, la dette publique
devenant un objet d’épargne et un élément du
patrimoine des agents non financiers.
À ce stade, il convient de rappeler que le
financement normal de l’État se fait par l’im-
pôt, même si force est de constater que le sec-
teur public a accumulé des dettes : en France,
le montant de la dette publique était, fin 2019
– avant la crise sanitaire –, de 2 380 milliards
d’euros. Cette dette publique représentait 21 %
du PIB en 1980, elle est montée à 98 % en 2019.
Il est fréquent d’entendre dire par certains
qui prétendent justifier cette dérive qu’il faut
faire la différence entre une bonne dette, tout
à fait acceptable, qui finance les investissements,
128.
•  États et banques centrales
BANQUE 
COMMERCIALE  au chevet des économies
C’est un établissement
financier dont
les activités sont
principalement
tournées vers les
L’ annonce du confinement en Europe
puis aux États-Unis a conduit
les banques centrales et les États à intervenir
particuliers, les massivement en soutien de l’économie.
entreprises et les
collectivités publiques. Près de 1 000 milliards d’euros de la Banque
Il collecte l’épargne, centrale européenne, plus de 22 000 milliards
gère les dépôts et de dollars de la part de la Réserve fédérale
distribue du crédit. américaine. Mais l’annonce spectaculaire
est venue de la France et de l’Allemagne,
•  qui ont proposé à leurs homologues
MONNAIE  
FIDUCIAIRE européens un plan de relance de 500 milliards
Ce sont les pièces d’euros : la Commission européenne
et les billets de s’endetterait pour gonfler son budget
banque. La valeur
que la monnaie et le reverser aux régions, États et secteurs
fiduciaire représente qui ont le plus souffert de la crise.
(x euros) est En France, le gouvernement a présenté
supérieure à la valeur un plan de soutien de 300 milliards d’euros :
du papier ou du
en pratique, les banques distribuent
métal qu’elle
des crédits à hauteur de ce montant, l’État se
représente. Elle est
donc un instrument portant garant à hauteur de 90 %. Par ailleurs,
de confiance (fiducia le gouvernement a, par deux fois, revu sa loi
en latin). Cette de finances pour 2020 afin d’accroître
monnaie est créée
par les banques les dépenses publiques, financées par
centrales. l’emprunt. Ce soutien des États a pour
contrepartie une forte hausse de leur
•  endettement. Selon le FMI, avant 2008
MONNAIE 
(crise financière qui avait nécessité le soutien
SCRIPTURALE 
des États), la dette publique des pays
C’est l’argent inscrit
dans les comptes développés représentait 75 % de leur PIB.
des clients Après la crise de 2008, ce chiffre a été porté
des banques. à environ 100 %. Les plans actuels pourraient
C’est une monnaie
immatérielle, créée propulser ce niveau à 120 % du PIB à la fin
par les banques de 2020.
commerciales.
et une mauvaise dette, a priori à éviter, qui
finance le fonctionnement. Pourtant, ce partage
est fallacieux. Il repose sur un sophisme cou-
rant consistant à vouloir analyser l’État comme
une entreprise ; il suppose que les dépenses
d’investissement préparent l’avenir tandis que
celles de fonctionnement le sacrifient plus ou
moins au présent. Il est facile de voir que, si
l’investissement privé sert, de fait, à la produc-
tion future, la dépense publique obéit à une
autre logique. Le salaire d’un chercheur qui •  sa promesse de lever les impôts permettant
contribue au développement du progrès tech- DETTE PUBLIQUE  d’honorer ses engagements ; ces engagements
C’est la dette de
nique et donc de la croissance future corres- l’État, c’est-à-dire ne sont d’ailleurs pas de rembourser sa dette
pond à du fonctionnement, alors que la l’ensemble des mais de verser rubis sur l’ongle les intérêts asso-
engagements
construction d’un pont sur une route ne menant financiers que celui-ci
ciés. Résultat, les entreprises qui font faillite
nulle part est comptabilisée en investissement. a pris, ainsi que abandonnent leurs actifs à leurs créanciers,
En fait, on ne peut identifier l’État à une les collectivités tandis que les États qui font banqueroute ne
publiques et les
entreprise. En effet, l’État a un rôle économique organismes qui leur laissent que ruine et amertume.
qui lui est propre, qui a été clairement identi- en dépendent, sous
fié, notamment par l’économiste Richard forme d’emprunts. Banque centrale
Cette dette est
Musgrave, et qui se décompose en trois points. contractée auprès Dès lors, pour éviter la banqueroute des
L’État doit répondre aux attentes sociales de de banques États, on a inventé, à la fin du xviie siècle, la
commerciales,
la population en termes de répartition des du public, d’autres
banque centrale. Par-delà les avatars qu’elle a
revenus ; il doit gérer les externalités, terme États ou d’institutions connus, elle est restée fondamentalement un
générique désignant les mécanismes que les internationales. « prêteur en dernier ressort », c’est-à-dire qu’elle
La dette publique
s’accumule année est l’institution vers laquelle les banques
Les entreprises qui font après année et son
niveau est mesuré en
peuvent se tourner si celles-ci ne trouvent plus
aucune autre source de financement.
faillite abandonnent pourcentage du PIB.
Une de ses missions plus ou moins affichées
leurs actifs ; les États • 
PIB 
est de racheter la dette publique quand les
banques commerciales qui l’ont achetée s’in-
qui font banqueroute Produit intérieur
brut. Il permet de quiètent d’une éventuelle banqueroute. Sur le
ne laissent que ruine calculer la production
de richesse réalisée
plan comptable, quand ce rachat devient effec-
tif, les banques commerciales modifient la
et amertume. par l’ensemble des
agents économiques structure de leur actif (qui représente l’utili-
à l’intérieur d’un sation de leurs ressources, par exemple des
pays pendant un an.
entreprises privées ne sont pas capables d’as- Il mesure la valeur prêts aux autres banques, des crédits ou l’achat
sumer ; et il doit réguler la croissance écono- de tous les biens et de titres). Elles suppriment la dette et mettent
services produits sur
mique en lissant les ruptures dans son rythme, une année. Si le PIB
à la place l’augmentation de leur compte auprès
ruptures prévisibles et endogènes qui se concré- augmente, le pays de la banque centrale (il est obligatoire pour
tisent par l’existence de cycles, ou ruptures est en croissance. une banque commerciale d’avoir un compte
aléatoires et exogènes comme celle née auprès de la banque centrale). Le montant total
du coronavirus. de leur actif et de leur passif ne change pas.
Selon Musgrave, l’État doit LA QUESTION N’EST PAS : Donc, la masse monétaire ne change pas.
« IL Y A TROP DE
financer par l’impôt ses dépenses DETTE,QU’EST-CE QUI VA
Ainsi, le financement de la dette publique
récurrentes et s’endetter unique- SE PASSER ? », MAIS PLUTÔT : repose sur les banques commerciales, qui créent
ment pour financer des déficits « QUE SE PASSE-T-IL la monnaie et en changent la quantité. Pour
LORSQU’ON CRÉE UNE
dits conjoncturels liés à ces rup- MONTAGNE DE MONNAIE
autant, le refinancement de cette dette par la
tures. Il existe un déficit néces- POUR FINANCER banque centrale modifie la nature de la mon-
saire, le déficit conjoncturel, et LE DÉFICIT ? ». naie, dans la mesure où elle change la qualité
un déficit à supprimer, le déficit PaTrick a rTus, des actifs bancaires, mais n’en change pas la
économisTe , aVriL 2020
structurel, qui est celui qui sub- quantité ; si bien que parler de « monétisation
siste quand l’économie est à son de la dette publique » quand elle est détenue
niveau optimal de production. En troisième par la banque centrale est une approximation
lieu, alors que l’entreprise met en regard de ses puisque cela sous-entend que cette détention
dettes des actifs qui viennent en garantie pour est à l’origine de la création de monnaie, alors
le prêteur, l’État n’apporte comme garantie que que cette création a eu lieu en amont, au

. 129
ÉCONOMIE

moment de l’émission originelle du titre par

l’État. En revanche, la détention de la dette
publique par la banque centrale est assimilable
à une annulation de cette dette. En effet, l’en-
gagement d’un État endetté est de verser les
intérêts sans se soucier du capital. Quand la
dette est détenue par la banque centrale, c’est
elle qui reçoit les intérêts. Et comme elle appar-
tient désormais à l’État, elle s’empresse de les
lui reverser. C’est ainsi que la dette publique
japonaise a pu atteindre 250 % du PIB parce
que 40 % de cette dette sont entre les mains de
la Banque du Japon. Comme les banques com-
merciales en détiennent 25 %, cela signifie que
cette dette a été financée à hauteur de 65 % par
la création monétaire et de 35 % par un recours
à l’épargne, c’est-à-dire via l’achat de titres d’État
par les particuliers ou les entreprises. En zone
euro, la situation est plus complexe du fait que
la Banque centrale européenne appartient à
plusieurs États, entre lesquels le retour des
intérêts doit être partagé.

Confiance…
Quoi qu’il en soit, le gonflement du bilan
de la banque centrale par rachat de dette
publique permet in fine d’injecter sans limite
de la monnaie dans le circuit économique
sans que l’État n’en subisse de conséquence
immédiate.
Aujourd’hui, il est clair que l’épargne ne
pourra éponger qu’une faible part de la création
de monnaie qui va financer les déficits dus à
la crise sanitaire eu égard aux montants fara-
mineux de ces derniers. En France, le déficit
public total de 2020 devrait être de 10 % du
PIB ; c’est une prévision sur la base d’une réces-
sion de 8 % ou 9 %. Aux États-Unis, il devrait
avoisiner 19 %. Et il est probable que les
banques commerciales, vu là encore les volumes
de dette émis, se tourneront vers les banques
centrales, qui ont annoncé qu’elles rachèteront
sans mégoter les dettes publiques.
En résumé, venu de nulle part, « l’argent
magique » est une dette dont nul ne sait ni
qui ni quand on la remboursera. Sur le papier,
sa création est sans limite. Par exemple,
l’OCDE anticipe sans angoisse particulière le
fait que la dette publique du Japon atteindra
600 % du PIB en 2060. Il faut toutefois com-
prendre que cette dynamique repose sur le
crédit, dont chacun sait qu’il signifie étymo-
logiquement « confiance ». Et la confiance,
cela peut se perdre. En général, une phase
d’inflation, entretenue par la création de mon-
naie, précède la perte de confiance. Celle-ci
correspond au moment où la population refuse
de continuer à utiliser la monnaie en circula-
tion dans le pays : la phase ultime, c’est la
dollarisation. Jusqu’au moment où émergera
un rival du dollar…
* Jean-Marc Daniel est l’auteur notamment de Histoire vivante
de la pensée économique : des crises et des hommes (Pearson,
2010), de 8 leçons d’histoire économique (Odile Jacob, 2012)
et de Dette publique : un débat politique (Scrineo, 2006).

130.
 Le risque
du cocktail
dette-inflation
PA R J E A N - M A RC DA N I E L
à l’instar de ce qui est arrivé en 1993 ou en 2009,
l’économie française sera en récession en 2020.
Le caractère singulier de cette récession, outre son
ampleur, est qu’elle est due quasi exclusivement à un
choc exogène – la pandémie – dont les conséquences
économiques négatives ont été aggravées par le confi-
nement de la population.
Accroissement de la dette publique
Cela signifie notamment que l’acceptation en ur-
gence du creusement du déficit budgétaire et de son
financement ultime par la banque centrale paraît
inéluctable. Néanmoins, cette acceptation n’a de sens
que si elle permet d’éviter une
faillite généralisée des entreprises
et si elle garantit la sauvegarde
du tissu productif. Comme le L’inflation
disait Manuel Valls quand il était à dépendra
Matignon  : «  Pour qu’il y ait
des employés, il faut des em- notamment
ployeurs.  » Assurer la survie de l’envie de
financière des entreprises, em-
pêchées par le confinement de consommer
fonctionner, est donc primordial. des ménages.
Cela signifie aussi que l’on va vers
un accroissement phénoménal de
la dette publique et, ipso facto, vers un gonflement sans
précédent de la masse monétaire. Cela aura forcément
des conséquences, même si le débat n’est pas tranché
entre les économistes sur la nature et l’ampleur de ces
conséquences.
La première conséquence apparaît immédiatement
à la lecture des dix principes de Nicholas Gregory
Mankiw. Rappelons qu’il est l’auteur du manuel éco-
nomique de référence qu’utilisent la grande majorité
des étudiants à la surface de la planète. Dans le premier
chapitre de ce manuel, Mankiw fixe les dix principes qui
fondent la science économique. Le principe 9 dit ceci :
« Les prix augmentent quand la politique économique
conduit à un excès d’émission de monnaie. » C’est-à-
dire qu’une des formes probables de l’appauvrissement
à venir de la population suite à la crise sanitaire sera
un retour de l’inflation.
En pratique, ce retour va dépendre de deux choses :
la pression plus ou moins forte sur les prix, laquelle
dépendra de la concurrence, d’une part ; l’usage plus ou
moins intensif par les ménages de la monnaie qui a été
émise en excès, d’autre part. Pour comprendre ce second
point, il faut revenir à ce que l’on
appelle l’équation quantitative de
la monnaie. Cette équation s’écrit :
µV = pT, où µ prononcé « Mu »,
est la masse monétaire, V ce qu’on
appelle la vitesse de circulation de
la monnaie (c’est-à-dire le nombre
de fois où, sur une période don-
née, une unité de monnaie est uti-
lisée), p la mesure de l’inflation
et T l’ensemble des transactions.
Ce que dit cette équation, c’est que
l’inflation suppose une augmenta-
tion de la quantité de monnaie en circulation. Ce que
résumait l’économiste Milton Friedman en déclarant
que, « en tout temps et en tout lieu, l’inflation est et a
été un phénomène monétaire ». Dans son approche
théorique, Friedman partait du principe que la vitesse
de circulation de la monnaie était constante.
La vitesse de circulation de la monnaie, qui s’éva-
lue sur une année, mesure le nombre de fois où une
unité monétaire change de main. On la mesure en
. 131
ÉCONOMIE

faisant le ratio entre le revenu global du pays (qui est
égal à son PIB) et la masse monétaire. On ne l’anti-
cipe pas, on la constate ex post : il est donc difficile
de prévoir les conséquences de l’augmentation de la
masse monétaire sur l’inflation.
Ces derniers temps, on a constaté
que l’augmentation de la masse
monétaire µ est assez systémati- Plus le poids
quement compensée par une baisse du bilan de
de la vitesse de sa circulation V. Le
niveau d’inflation à l’issue de la
la banque centrale
crise liée au coronavirus sera donc s’alourdit, moins
directement fonction de l’évolution les banques
de V. Cela dépendra de la vitesse à
laquelle la production repart ; si V commerciales sont
reste constante, on pourrait passer
d’une hausse des prix de 1,1 % en
enclines à faire
2019 à 5 % en 2020. le tri dans les projets
La seconde conséquence est qu’elles financent.
qu’à terme il faudra rembourser la
dette publique, même si la facilité
de son accumulation dans les comptes de la banque
centrale permet d’en différer la nécessité. Comme pour
toutes les dettes, ce sont donc les générations futures
qui porteront le poids de l’explosion actuelle. Cette
accumulation sera d’autant plus supportable que le
poids du bilan de la banque centrale dans le PIB était
moins élevé avant la crise. Car ce poids influe sur le
comportement des banques. Plus il s’accroît, plus les
banques se dessaisissent de leur responsabilité de faire le
tri dans les projets des entreprises à financer. Le risque
est alors qu’elles se contentent de servir d’intermédiaire
entre les entreprises et la banque centrale, les crédits
consentis perdant alors de leur pertinence.
Avant la crise donc, le poids du bilan de la Réserve
fédérale américaine était de 20 % du PIB, celui de la
Banque centrale européenne (BCE) de 40 % et celui
de la Banque du Japon de 100 %. Soulignons que le
cas de la BCE est particulier car ses rachats de dette
publique portent sur des dettes issues de plusieurs États.
ne fait aucun cas de la pierre philosophale et de la
panacée. Or chez nous, plus que chez d’autres peuples,
on croit volontiers à ces merveilles. » On peut consi-
dérer que la forme moderne de l’alchimie, c’est-à-dire
de la croyance en les bienfaits de
la pierre philosophale, est le gon-
flement sans contrôle de la masse
monétaire par le financement de la
dette publique. Le point 8 des dix
principes de Mankiw vient confir-
mer cette idée simple qui est que la
richesse repose non sur la quantité
de monnaie créée mais sur la réalité
concrète de la production : « Le
pouvoir d’achat d’un pays dépend
de sa capacité à produire des biens
et des services. » Cette capacité à
produire a été annihilée pendant
la période du confinement. La fin
de la récession ne peut venir que
d’une mobilisation accrue du tra-
vail. Ce fut déjà le cas au sortir de la Deuxième Guerre
mondiale, événement auquel se réfèrent nombre de
commentaires. En décembre 1944, la CGT avait adopté
comme mot d’ordre : « Produire d’abord, revendiquer
ensuite. »

Produire de la richesse
Mais la réponse à la crise par la dette publique n’est
qu’un pis-aller qui permet de gagner du temps. En
1849, Michel Chevalier, alors professeur d’économie au
Collège de France, commentait en ces termes les dérives
économiques de la révolution de 1848 : « L’économie

132.

LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Pendant des siècles, la monnaie
de référence était métallique,
essentiellement de l’or. Puis les banques
ont émis de la monnaie papier en
proportion de leur stock d’or.
• Avec la disparition de la référence à l’or,
les banques ont continué de créer de la
monnaie selon le mécanisme du crédit.
Les crédits font les dépôts. Les banques
peuvent potentiellement distribuer
des crédits de façon illimitée.
• Lorsque l’État a besoin d’argent, il émet
des titres qui sont achetés par
des banques. Il y a création monétaire
à ce moment-là. Les banques peuvent
ensuite garder ces titres ou les vendre
à leurs clients. Ces derniers
transforment alors une partie de leur
compte courant en épargne.
• Les banques centrales ne peuvent
acheter directement des titres
des États, mais elles les rachètent
aux banques qui en détiennent et qui
ont besoin de s’en délester. Une banque
centrale est un « prêteur en dernier
ressort ». Mais il n’y a pas là de création
monétaire.
Prolonger le dossier avec…
… UNE VIDÉO
• « Dessine-moi l’éco », sur le rôle de la Banque centrale
européenne face à la crise de la dette :
www.youtube.com/watch?v=cejxjT_4GA4.
L’auteur vous conseille
• Christian de Boissieu,
Les 100 Mots de la politique monétaire
(Que sais-je ?, 2020)
• André Lévy-Lang, La Révolution
de la finance : acte II (Odile Jacob, 2019)
• Jean-Marc Daniel, Dette publique :
la mesurer, la réduire (Fondapol, 2017)
L’anecdote
Nous nous retrouvons à Tours en décembre 1870. Une
partie du gouvernement y est repliée depuis septembre
et le début du siège de Paris par l’armée prussienne (voir
page 85). L’homme fort de l’équipe de Tours est, depuis
son arrivée le 9 octobre après une évasion de Paris
rocambolesque, Léon Gambetta. Pour poursuivre les
combats, l’armée française manque d’armes et de mu-
nitions. L’entourage de Gambetta estime qu’il faut donc
que l’État dispose immédiatement de 400 millions de
francs (soit 2,7 % du PIB) pour en acheter en Angleterre.
Il se tourne vers Frédéric Cuvier, le sous-gouverneur
de la Banque de France, qui sert de correspondant de
l’institution auprès de l’équipe gouvernementale, et lui
demande d’ouvrir un crédit correspondant au Trésor
public. Cuvier refuse, arguant que l’État a atteint son
plafond de découvert. Gambetta, estomaqué, le convoque
et menace de le faire fusiller pour haute trahison. Cuvier
lui répond que ceux qui trahissent la France sont ceux
qui rêvent de recréer les assignats et ignorent les dégâts
d’une explosion de la masse monétaire. Gambetta ne
va pas au bout de ses menaces mais maintient, en vain,
la pression. L’armistice signé le 28 janvier 1871 met fin
aux combats et un terme à l’affrontement entre Gambetta
et Cuvier, même si, par la suite, le premier s’opposera
à la nomination du second au poste de gouverneur. Il
fut une époque où la banque centrale, même face à des
événements dramatiques, savait ce que signifiaient sa
responsabilité et son indépendance…
. 133
 L’ŒUVRE COMMENTÉE
S’en sortir
Il sommeille en nous des formes plus grandes
où se trouvent des forces qui nous dépassent.
PA R J E A N - C H R I S T O P H E B L O N D E L ,
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE
e problème avec les épreuves, c’est
L qu’une fois qu’on en est sorti, il reste
encore à en faire autre chose qu’un
mauvais souvenir qui nous plonge à nouveau
dans ces douleurs passées et les
réactualise. Alors, si on ne peut
pas soi-même sortir de sa propre
histoire, il est peut-être possible Niki de Saint Phalle
d’en faire émerger autre chose, a besoin de répondre
dont on sera l’auteur et qui, en
nous dépassant, se situera aussi à un désordre
au-delà de la souffrance vécue. intérieur.
Niki de Saint Phalle fait partie
de ces femmes qui sont revenues
de loin. Les débuts de son existence ont été
marqués par toutes sortes de blessures trau-
matiques. La première a lieu peu avant sa
naissance puisque ses parents, ruinés par la
crise de 1929, quittent les États-Unis pour
revenir vivre en France. C’est là qu’elle naît,
en 1930, pour être confiée plusieurs années à
sa grand-mère alors que ses parents repartent
en Amérique reconstruire leur vie. Elle ne les
rejoint qu’à l’âge de 4 ans, et on la confie à une
nounou qui sera son refuge ; elle la surnomme
Nana. À 11 ans, son père abuse d’elle… On
ne sort jamais tout à fait de ce qui s’est passé
dans sa vie quand il s’y passe ce genre de chose,
parce que cet événement construit autour de
soi des murs dont on sait qu’ils seront, pour
le reste de ses jours, la demeure dans laquelle
on devra vivre.
On ne s’étonne pas vraiment, dès lors, de la
voir réaliser ses premières œuvres significatives
armée d’un fusil grâce auquel elle tire sur des
134.
poches remplies de peinture, faisant exploser
la couleur sur les supports qu’elle installe.
Elle vit et crée alors en compagnie de Jean
Tinguely, avec qui elle participe au Nouveau
Réalisme, un important mouve-
ment artistique des années 1960
qui réinvestit les objets jetables de
la société de consommation pour
les détacher de leur usage et de
leur statut de marchandise péris-
sable. Ces artistes les accumulent
dans leurs œuvres pour en faire
des objets de culte, des fétiches
ou des reliques. Ce mouvement,
très majoritairement masculin, est alors une
réaction à ce que l’être humain a fait du monde.
Mais Niki de Saint Phalle a besoin de répondre
à un autre désordre, plus intérieur.
Gardiennes et guerrières
C’est dans un partenariat toujours respec-
tueux des distances amoureuses et artistiques
avec Tinguely que son œuvre va alors inves-
tir des sphères intimes dont on mesure avec
quelle délicatesse il faut soi-même, comme
spectateur, les approcher. Cette prudence, il
n’est pas nécessaire de connaître la biographie
de l’artiste pour la percevoir et la respecter :
les Nanas de Niki de Saint Phalle sont immé-
diatement intimidantes, et pourtant joyeuses.
Elles sont des présences puissantes et naïves,
offertes et libres, massives et légères. Étrangères
aux normes esthétiques conventionnelles qui
dictent les proportions susceptibles de sé-
duire, les Nanas s’épanouissent dans toutes les
 Nana jaune de Niki de Saint Phalle, dans le cadre de l’exposition Les Champs de la culture en 1996.
dimensions qu’en tant qu’œuvres plastiques
elles peuvent investir. Leur taille est monu-
mentale, imposant le respect, et, vues depuis
le sol, leur tête démesurément petite donne
l’impression qu’elles sont d’autant plus grandes.
Colorées et contrastées, elles le sont au point
de resplendir ; conçues pour l’exposition en
plein air, elles doivent être vues l’été sous un
ciel bleu ; on dirait alors qu’elles se baignent
dans la lumière solaire faisant miroiter les
teintes vives qui les habillent et sont aussi une
peau qui, comme leurs volumes généreux, les
enveloppe et les protège.
C’est ce qui leur permet d’être si accueil-
lantes : celui qui tenterait de les investir de force
se perdrait en elles, il y serait totalement ab-
sorbé et disparaîtrait. Maternelles et aimantes,
danseuses et joueuses, elles sont aussi des
gardiennes et des guerrières d’un genre nou-
COLLECTION ARTEDIA/BRIDGEMAN IMAGES. ADAGP 2020
veau : elles ne terrassent pas l’ennemi, elles le
désarment ; quand on est à ce point généreuse,
on désamorce toute possibilité d’agression. Ces
Nanas contiennent tout l’amour et toute la joie
du monde. Elles n’en font pas une construction
intellectuelle : cette force vitale, elles la portent
dans leur corps tout entier ; elles lui offrent
un réceptacle, un vaste refuge isolé du monde,
protecteur et nourricier.
Les Nanas font barrière de leur corps à
ce qui dans le monde empêche de vivre. En
projetant un corps nouveau, protecteur et
joyeux, elles sont ce qu’André Malraux disait
de l’art en général : un « anti-destin ». Il y a
donc bien un « après » : en nous sommeillent
des formes plus grandes, et dans ces formes se
trouvent des forces qui nous dépassent. En les
créant et en nous y réfugiant, nous pouvons
nous en sortir.
. 135
ESPACE

Des vacances
dans l’espace ?
C’est pour demain
Dès cette année,
pour une grosse poignée de dollars
– ou un paquet de millions – ,
vous pourrez devenir astronaute !
Les réservations sont ouvertes.

Observation de la Terre depuis

la Station spatiale internationale.
NASA KAREN NYBERG

136.
 C’EST
D’ACTU
Les premiers
vols
commerciaux
débutent
cet été

PA R C H A R L E S F R A N K E L , A U T E U R S C I E N T I F I Q U E *

ous venez de vendre votre maison et allez vivre

V le rêve de votre vie : devenir astronaute ! Pour

250 000 euros, vous allez prendre place dans
un avion-fusée, en route pour l’espace. Après
trois jours de tests et d’entraînement, vous
embarquez à huit – six passagers et deux pilotes – dans l’étroite
cabine du Space Ship Unity. Ses dimensions rappellent celles
d’un avion d’affaires de type Falcon, avec quatre rangées de
hublots, sur les côtés mais aussi au plafond, car la vue sur la
Terre et le cosmos constitue l’un des principaux attraits du
voyage. Le vaisseau est attaché sous le ventre d’un avion spécial,
le White Knight (« chevalier blanc »), propulsé par huit turbo-
réacteurs, qui a pour mission de vous emmener jusqu’à 16 kilo-
mètres d’altitude : l’altitude de croisière du Concorde autrefois.
C’est là que les choses sérieuses commencent.
Le VSS Unity est alors largué par son avion porteur et allume
son moteur-fusée pour bondir en avant puis cabrer sa trajec-
toire en une chandelle verticale, droit vers le ciel. Le moteur
fonctionne soixante-dix secondes durant, brûlant protoxyde
d’azote et propergol solide, écrasant les passagers sur leurs
couchettes et accélérant l’engin jusqu’à 4 000 kilomètres/heure.
À l’extinction du moteur, le vaisseau continue de grimper sur
sa lancée jusqu’à 100 kilomètres d’altitude, apogée de sa tra-
jectoire qu’il atteint en trois minutes, puis se met à retomber
en chute libre. Durant toute cette phase non propulsée, les
passagers débouclent leurs ceintures et, flottant en apesanteur,
se pressent aux hublots : en contrebas, les rides montagneuses
du Nouveau-Mexique ; au loin, la courbure de la Terre et le
golfe de Californie ; au-dessus, un ciel d’un noir d’encre, où
trône un Soleil aveuglant.

. 137
ESPACE

À peine a-t-on le temps d’absorber le Quiz

spectacle – en trois minutes ! – qu’il est temps
de regagner son siège et de reboucler sa cein-
ture, car le vaisseau ressent de nouveau dans
sa chute la friction de l’atmosphère terrestre.
Finie l’apesanteur : la décélération grimpe rapi-
dement à près de 6 g – « g » pour « gravité »,
une violence deux fois supérieure au freinage
d’une formule 1 en bout de ligne droite – puis
s’estompe pour faire place à un ballottement
inquiétant à mesure que le vaisseau tombe
ventre en avant, à plus de 3 000 kilomètres/
heure. Puis c’est la séquence tournis : à 20 kilo-
mètres d’altitude, le pilote passe en mode
planeur, enchaînant virage sur virage pour
dissiper la vitesse de l’engin, qui continue à
plonger vers le sol avec la grâce d’un fer à
repasser. Le crash paraît imminent lorsque en
un clin d’œil le museau du vaisseau se relève
– et un choc violent vous apprend que les deux
roues arrière ont touché terre. Votre aventure
singulière a pris fin, mais avec les honneurs :
sur le tarmac, on vous remet en fanfare votre
badge officiel d’astronaute – une étoile flan-
quée de deux ailes dorées – car vous avez
dépassé la frontière officielle de l’espace (voir
encadré)…
1. Pour obtenir votre brevet d’astronaute auprès
de la Fédération internationale d’astronautique,
à quelle altitude devez-vous vous élever
au dessus de la Terre ?
•• 60 kilomètres
100 kilomètres
•• 80 kilomètres
Il suffit que votre tête soit dans les nuages
2. SpaceX, la société d’Elon Musk, ambitionne d’envoyer
des touristes en 2021 pour un séjour dans la Station
spatiale internationale. Quel est le coût prévu
du voyage (hors frais de restaurant et d’entretien,
à régler auprès de la NASA) ?
•• De 2 à 5 millions de dollars
De 25 à 30 millions de dollars
•• De 60 à 90 millions de dollars
La Terre vue du ciel n’a pas de prix
35 000 dollars par jour.
Station spatiale internationale, qui facturera ensuite les frais de séjour à 
2. Il faudra débourser de 60 à 90 millions de dollars pour se rendre dans la 
d’altitude, quand l’US Air Force et la NASA l’ont fixé à 80 kilomètres.
1. La Fédération internationale d’astronautique situe le seuil à 100 kilomètres 

Le rêve de Richard Branson C’est en 2004 que le milliardaire monte son

Ce vol n’a rien d’un songe. En cette entreprise avec l’ingénieur américain Burt
année 2020, les clients arrivent au bout de leur Rutan, qui a mis au point la stratégie de l’avion
longue attente, prêts à rejoindre porteur avec vaisseau détachable à moteur-
la base de Spaceport America, au QUEL BONHEUR fusée : à bord d’un prototype, ses pilotes d’es-
Nouveau-Mexique. Mais aupara- DE S’ÉVADER LOIN DANS sai accomplissent cette année-là le tout pre-
L’UNIVERS, QUELQUE PART
vant doit s’envoler le client OÙ LA VIE SE MANIFESTE
mier vol civil, hors agences spatiales, au-dessus
numéro un : le grand patron lui- AUTREMENT QU’ICI ET N’A de la barre mythique des 100 kilomètres d’al-
même, Richard Branson. Le PAS BESOIN DE CORPS ! titude. Son pari réussi, Branson entrevoit le
MAIS MALGRÉ TOUTES SES
18 juillet 2020, il aura 70 ans, et FUSÉES STUPÉFIANTES,
potentiel commercial d’une telle aventure et
son entreprise se démène pour L’HOMME N’AVANCERA pousse son partenaire à développer une
que le premier vol commercial JAMAIS LOIN DANS génération d’engins capables d’emporter des
L’UNIVERS.
de Virgin Galactic ait lieu ce passagers. Les premiers tests se déroulent bien,
miLan kunDera
jour-là. L’entrepreneur britan- le plan marketing s’envole et les clients se
nique a lancé tour à tour une pressent au portillon : Branson n’a pas hésité
maison de disques, les magasins Virgin à mettre des billets en vente dès 2004, au prix
Megastores, la compagnie aérienne Virgin initial de 200 000 dollars la place (vite ajusté
Airways, une écurie de formule 1 devenue à 250 000), dont la moitié payable d’avance,
championne du monde et Virgin Galactic. en tablant sur un premier vol commercial en

138.
Où commence l’espace ?

L’ un des principaux attraits, pour les clients

de Virgin Galactic et Blue Origin, est de
recevoir à l’issue du vol le titre d’astronaute :
un honneur que détiennent moins de six cents
hommes et femmes en 2020. Encore faut-il, pour
mériter cette distinction, atteindre la frontière
officielle de l’espace. Il en existe deux différentes,
selon les agences concernées : celle reconnue par
la Fédération internationale d’astronautique, qui
se situe à 100 kilomètres d’altitude, et une frontière
à 80 kilomètres, adoptée par l’US Air Force et
la NASA. Ainsi, avec leur vol à 90 kilomètres en
février 2019, les trois occupants de l’avion-fusée
Unity de Virgin Galactic ont reçu leurs galons
d’astronaute délivrés par les Américains, mais
encourent le risque de ne pas être reconnus par
les instances internationales. Afin d’éviter toute
contestation, tant Virgin Galactic que Blue Origin
L’équipage du deuxième vol de Virgin Galactic reçoit le badge d’astronaute.
ont la ferme intention de dépasser 100 kilomètres De gauche à droite : le chef pilote Dave Mackay, le pilote Mike Masucci
lors de chaque vol commercial. et la chef instructrice Beth Moses. VIRGIN GALACTIC

2007. Mais le développement du vaisseau
commercial s’éternise : il faut attendre 2013
avant la première mise à feu de son moteur-
fusée, qui ne dure que seize secondes, propul-
sant l’engin à seulement 20 kilomètres d’alti-
tude. Si la liste des clients dépasse désormais
Lors du quatrième test
motorisé, l’avion-fusée
de Virgin se désintègre
en plein vol.
cinq cents réservations fermes, les premiers
commencent à s’impatienter. Et 2014 est une
année noire pour Virgin Galactic : lors du qua-
trième test motorisé, l’avion-fusée se désin-
tègre en plein vol, apparemment suite à une
fausse manœuvre du copilote Michael Alsbury,
•FRICTION qui meurt sur le coup. Par miracle, le pilote,
Peter Siebold, regagne le sol en parachute, bien
Action de frotter.
Dans le domaine que grièvement blessé. Le temps de l’enquête
scientifique, puis de la livraison d’un second appareil, bap-
ce terme désigne
la force qui oppose
tisé VSS Unity, les tests reprennent en 2018 et
un mouvement se concluent par une ultime répétition le
à une résistance 22 février 2019 : l’équipage atteint une altitude
quand deux
surfaces sont de 90 kilomètres. En plus des deux pilotes, la
responsable de l’entraînement des clients, Beth
en contact l’une
avec l’autre. Moses, a fait le vol à l’arrière du cockpit pour
tester les déplacements des futurs passagers.
Reste désormais à transformer l’essai en une
activité commerciale rentable.
Un marché porteur
Si le défi est grand pour les ingénieurs, il
ne l’est pas moins pour les investisseurs.
Richard Branson a engagé une mise de départ
de 100 millions de dollars en 2004, capital qu’il

. 139
ESPACE

est parvenu à quadrupler en 2010 en cédant •TROPOSPHÈRE

32 % de sa société à un groupe d’investisseurs
Couche inférieure
des Émirats arabes unis. S’y sont ajoutés de l’atmosphère.
80 millions d’acomptes versés par les futurs Dans cette zone
se trouvent les
clients, sans compter les subventions de l’État nuages mais aussi
du Nouveau-Mexique pour soutenir la la part la plus
construction sur place d’un cosmodrome. En importante de
la vapeur d’eau
octobre 2019, la société spatiale a fait son de l’atmosphère.
entrée à la Bourse de New York, avec la fusion La troposphère
de Virgin Galactic et d’une autre société déjà est présente sur
la Terre ainsi que
cotée, le groupe Hedosophia du milliardaire sur d’autres
planètes comme
Mars et Vénus.
En 2021, Virgin devrait •PROPERGOL
proposer plusieurs vols Substance ou
par semaine et a déjà mélange de
substances dont
600 réservations fermes. la réaction
exothermique
(réaction qui
Chamath Palihapitiya, qui a pris une partici- dégage de la
chaleur) produit
pation de 49 % dans le nouveau holding, ainsi l’énergie nécessaire
que la présidence au passage. Avec un capital à la propulsion
supplémentaire de 1 milliard de dollars, Virgin d’un moteur-fusée.
Galactic peut donc voir venir. Les cotations
s’envolent : introduite à 12 dollars, l’action
Décollage du lanceur New Shepard (vol NS10, le 23 janvier 2019)
depuis le Texas. Altitude atteinte : 107 kilomètres. BLUE ORIGIN

Une nouvelle source de pollution ?

A u vu des panaches
spectaculaires qui
les accompagnent, on peut
se demander si les tirs de fusées
ont un effet néfaste sur
l’environnement. En ce qui
concerne le dioxyde de carbone,
produit par la combustion des
carburants classiques comme le
kérosène, cet effet est négligeable
dans la basse atmosphère : avec une
centaine de lancements à travers le
monde, les fusées produisent moins
de pollution carbonée dans cette
troposphère en une année entière
que ne le font les avions qui
décollent de l’aéroport de Roissy en
une seule journée – la pollution
aérienne mondiale ne comptant
elle-même qu’à hauteur de 2 % dans
nos émissions annuelles de CO2.
En revanche, les fusées ont un effet
polluant plus marqué sur la
stratosphère, au-dessus de
20 kilomètres d’altitude. Les
particules micrométriques de
carbone solide, ainsi que celles
d’aluminium dispersées par la
combustion de certains propergols,
réfléchissent la lumière solaire, avec
un refroidissement de la basse
atmosphère sous-jacente. D’après
les calculs, l’ampleur de ce
refroidissement ne dépasse
toutefois pas 1 % de la variation
globale d’insolation due aux
activités humaines, et en outre il
compense par un heureux hasard
le réchauffement de même ampleur
causé par le dioxyde de carbone du
trafic aérien. Cela étant, les
spécialistes s’interrogent sur l’effet
néfaste de ces particules sur la
couche d’ozone : si elles ne
représentent pour l’instant que
0,1 % des agents chimiques
susceptibles d’attaquer cette
couche, le nombre croissant de
lancements de fusées à l’avenir
– qui devrait déjà tripler en dix
ans – devra être pris en compte.

140.
Galactic a entamé une hausse spectaculaire à un retour en douceur sur le pas de tir. La tech- •KÉROSÈNE
partir de janvier 2020, doublant puis triplant nologie de New Shepard est d’autant plus révo-
Carburant utilisé
de valeur pour atteindre un record de 37 dol- lutionnaire que son moteur-fusée brûle de principalement
lars le 20 février. Quelque peu redescendue, l’hydrogène liquide – un carburant très per- dans l’aviation
pour alimenter
elle bénéficie toujours néanmoins de la formant – et fait accélérer cabine et passagers les turboréacteurs
confiance des investisseurs, qui sou- jusqu’à Mach 3,5 (soit 4 284 km/h) en et les turbo-
lignent l’absence de dettes du moins de deux minutes. Une fois propulseurs.
Il diffère du fioul
groupe. Le début des vols com- détachée du lanceur, récupé- et de l’essence
merciaux, prévu donc en rable au bout de la phase par sa viscosité
principe pour cette année, propulsée, la cabine pour- plus importante.
Il n’est pas utilisé
et la reprise des demandes suit sa trajectoire en cloche seulement comme
sont rassurants : six cents jusqu’à 100  kilomètres carburant mais aussi
comme solvant ou
réservations fermes, tan- d’altitude, offrant trois à comme lubrifiant
dis que dix mille candi- quatre minutes d’apesan- pour les pièces
dats supplémentaires ont teur à ses passagers qui mécaniques.
manifesté un intérêt. profitent de la vue à tra- •ALAN SHEPARD
Deux vaisseaux spatiaux vers six hublots panora-
supplémentaires entreront miques, les plus grands (1923-1998)
Il est le premier
en fonction en 2021, avec la jamais construits pour un Américain à être allé
promesse de vols plusieurs fois vaisseau spatial. Retombant bou- dans l’espace,
le 5 mai 1961, au
par semaine ; soit des revenus de clier thermique en avant, comme un sein de la capsule
200 millions de dollars qui sont attendus, puis vaisseau Soyouz, la cabine déploie trois Freedom 7. Pilote
400 millions en 2022 et 600 millions en 2023. parachutes à moins de 3 000 mètres d’altitude d’essai à l’origine,
il devient astronaute
et donne un bref coup de rétrofusée juste en 1959. Il participe
Le concurrent Amazon avant de toucher le sol, pour amortir l’impact. à plusieurs missions
Mais Richard Branson n’est pas le seul Blue Origin et Jeff Bezos sont particuliè- spatiales, dont
Apollo 14 en 1971.
entrepreneur fanatique et visionnaire. Jeff rement discrets quant à l’avancement du pro- Il est aussi la
Bezos, patron d’Amazon, classé la personne la jet. Bezos y investit chaque année 1 milliard première personne
à avoir joué au golf
plus riche du monde avec des avoirs dépassant de dollars de sa fortune personnelle. Le dou- sur la Lune.
100 milliards de dollars, se positionne comme zième tir de New Shepard, le 11 décembre
le principal concurrent de Virgin Galactic, •RÉTROFUSÉE
avec une technologie et un marketing qui s’en Désigne le moteur
distinguent nettement. Fondée en 2000 et bap- Monter en orbite d’une fusée utilisé
pour obtenir une
tisée Blue Origin, sa société a pour objectif de demande cent fois plus propulsion opposée
construire une fusée commerciale à décollage au mouvement du
vertical, surmontée d’une capsule, comme d’énergie – et d’argent – véhicule spatial,
afin de parvenir à
l’avait fait la NASA en 1961 pour lancer le pre- qu’un vol suborbital. une décélération.
mier Américain dans l’espace, Alan Shepard.
En hommage au célèbre astronaute, Bezos a 2019, a dépassé 100 kilomètres d’altitude : il
d’ailleurs baptisé sa fusée New Shepard. ne resterait plus qu’un ultime vol automatique
À la différence du vaisseau de Virgin à effectuer avant que des ingénieurs ne
Galactic, qui revient sur Terre en vol plané, prennent place à bord, en principe au second
récupérer une fusée en vue de la réutiliser est semestre 2020. Puis débutera l’exploitation
une tout autre histoire. Blue Origin a été la commerciale, à raison de six passagers par vol.
première à mettre au point, dès 2015, une telle À quel prix ? Rien ne filtre pour l’instant, mais
Atterrissage de
récupération, d’abord par chute contrôlée de l’ouverture du box-office ne saurait tarder : la Crew Capsule.
la fusée puis rallumage de son moteur pour Blue Origin vient d’engager une spécialiste BLUE ORIGIN

. 141
ESPACE

reconnue du marketing, Linda Mills, transfuge

de Boeing, où elle était vice-présidente en
charge de la communication. La concurrence
avec Virgin Galactic fera-t-elle baisser les
tarifs ? C’est peu probable dans un premier
temps, vu les coûts de fonctionnement élevés
des engins et les impondérables qui ne man-
queront pas d’alourdir l’addition.

Milliardaires en orbite
Un saut de puce de dix minutes est une
chose, mais, pour les puristes, un véritable vol
spatial consiste à monter en orbite terrestre
et à y rester plusieurs jours. Cela demande
cent fois plus d’énergie – et d’argent – que pour
un vol suborbital, de sorte que seules les
agences spatiales de Russie, des États-Unis et
de Chine ont pu jusqu’à présent envoyer des
astronautes en orbite terrestre – y compris
ceux de pays partenaires, comme la France.
Longtemps, cette prestation est donc restée
une affaire d’État, jusqu’à ce que le secteur
privé trouve une brèche dans le système en
ouvrant un partenariat avec l’agence spatiale
russe, exsangue à la fin des années 1990 et
heureuse d’accueillir une nouvelle source de
revenus. L’idée est venue d’un entrepreneur
américain, Eric Anderson, qui a fondé en
1998 la société Space Adventures, destinée
aux milliardaires. Le richissime ingénieur et
entrepreneur californien Dennis Tito s’est •SOYOUZ société SpaceX d’Elon Musk, avec son vaisseau
ainsi offert un vol en Soyouz et un séjour d’une Dragon, lancé sur fusée Falcon, et le vaisseau
Série de vaisseaux
semaine dans la Station spatiale internationale spatiaux utilisés Starliner de Boeing, lancé sur fusée Atlas.
(ISS) au printemps 2001 pour la bagatelle de par les Russes pour Le premier vol avec équipage du Dragon a eu
20 millions de dollars. Six autres clients se les vols habités lieu le 30 mai 2020, emportant les astronautes
depuis 1967. Si elle
sont succédé à bord de la station entre 2002 envoie aujourd’hui Douglas Hurley et Robert Behnken vers la
et 2009. Les opportunités de vol se sont les cosmonautes station ISS. Les milliardaires vont de nouveau
à la Station spatiale
ensuite interrompues, par pénurie de internationale pouvoir voler, car il leur restera une ou deux
lanceurs : la navette spatiale américaine pre- (depuis l’an 2000), places dans chaque vol. Les prix ont toutefois
nant sa retraite, le Soyouz russe est devenu le elle a aussi assuré grimpé depuis dix ans : de 60 à 90 millions de
leur envoi à la
seul moyen de transport vers l’ISS, et tous ses station spatiale dollars par personne pour le vol sec, selon
sièges ont donc été réservés aux astronautes Saliout dans les l’opérateur, auxquels il faudra ajouter les frais
années 1970, puis
professionnels. à la station Mir dans
de séjour à bord de la Station spatiale interna-
Mais la situation est en train de changer les années 1980. tionale, que la NASA facturera de son côté
avec de nouveaux acteurs du secteur privé, 35 000 dollars la journée. Dans ce cadre, une
financés en partie par la NASA, qui vont nouvelle société spatiale, Axiom, a déjà réservé
prendre la relève de la navette américaine : la une cabine Dragon pour emporter trois touristes

142.
 •VOL SUBORBITAL ou début 2022, pour une cinquantaine de mil-
lions de dollars par passager.
Déplacement
d’un engin spatial Et pourquoi ne pas doubler ou tripler la
à une vitesse mise et faire le tour de la Lune, tout comme
inférieure à celle
requise pour qu’il
les héros de Jules Verne et les astronautes du
soit maintenu en programme Apollo ? Tant qu’il s’agit simple-
orbite. Pour parvenir ment de contourner notre satellite, sans
à cet état, l’appareil
doit être propulsé dépenser un lourd surplus de carburant pour
à une vitesse s’inscrire en orbite lunaire puis devoir la quit-
suffisante pour ter par la suite, la trajectoire s’apparente à une
atteindre l’altitude
de 100 kilomètres, simple orbite terrestre très haute – culminant
frontière entre
la Terre et l’espace.
Le premier vol Elon Musk a pour
suborbital a lieu
en 1961. ambition de proposer
•TURBORÉACTEUR un trajet Terre-Mars
Inventée par le à 250 000 dollars.
scientifique français
Maxime Guillaume à 400 000 kilomètres tout de même –, pour un
en 1921, cette turbine surcoût relativement modéré : le billet devrait
à gaz permet
la propulsion
se négocier autour de 100 ou 200 millions de
d’un appareil par dollars par personne. Une semaine de vol
l’éjection à grande aller-retour pour seulement une heure de rase-
vitesse de gaz chauds.
Cette poussée résulte mottes au-dessus de la face cachée de la Lune,
d’une combustion de mais quelle aventure ! James Cameron, le
carburant, richissime réalisateur de Titanic, est intéressé.
majoritairement
Vue du Dragon de SpaceX depuis la Station spatiale du kérosène, dans Tout comme le milliardaire japonais Yusaku
internationale en avril 2016. NASA l’oxygène de l’air. Maezawa, qui a conclu un deal directement
Plus ancien système
de moteur à réaction, avec Elon Musk pour être le premier à faire ce
le turboréacteur est vol lunaire, à bord de la nouvelle fusée Starship
vers la Station spatiale internationale au second essentiellement de SpaceX, qui fera ses premiers tests en 2020
utilisé pour les avions
semestre 2021. À terme, elle compte même et les fusées. et pourrait être prête en 2023.
développer sa propre station orbitale, modèle Mais la banlieue de la Terre n’est qu’une
de poche, pour y accueillir ses futurs clients. étape pour Elon Musk, qui vise carrément la
planète Mars. Avec une armada de fusées
Se payer la Lune Starship, simplifiées et rentabilisées à l’extrême,
Mais l’offre ne s’arrête pas là : même une l’entrepreneur ambitionne de faire tomber le
station orbitale à 400 kilomètres d’altitude a prix du voyage Terre-Mars à 250 000 dollars
ses limites ! Pour les amateurs de sensations le billet avant le milieu du siècle et d’offrir à
fortes, la société SpaceX d’Elon Musk propose ses clients un séjour de plusieurs mois pour
ainsi déjà, via l’agence Space Adventures, une participer à la construction d’une colonie sur
mission unique de cinq jours à bord de la la planète rouge. Un rêve insensé  ? Avec
cabine Dragon jusqu’à 1 000  kilomètres Elon Musk, rien d’impossible. Entre-temps, si
d’altitude – assez haut pour voir la Terre sous vous avez mis des sous de côté, vous pourrez
la forme d’un grand globe plutôt que le banal toujours vous entraîner sur la Lune…
horizon courbe perçu depuis la Station spa- Charles Frankel est notamment auteur de L’Aventure Apollo. 
tiale internationale. Le vol est prévu fin 2021 Comment ils ont décroché la Lune (Dunod, 2018).

. 143
ESPACE
« Les futurs voyageurs
de ces vols commerciaux
deviendront des ambassadeurs
du programme spatial »
DR
Jean-François Clervoy est le seul Français, avec
Jean-Loup Chrétien, à avoir volé trois fois dans l’espace
(en 1994, 1997 et 1999). Ses missions à bord des
navettes américaines Discovery et Atlantis ont inclus
un amarrage à la station russe Mir et une opération
de réparation du télescope spatial Hubble. Astronaute
senior de l’Agence spatiale européenne, il est le fon-
dateur du programme Air Zero G chez Novespace :
des vols en apesanteur dans un Airbus A310 spécia-
lement équipé pour la recherche scientifique et, occa-
sionnellement, pour faire découvrir les sensations d’un
vol dans l’espace à des passagers payants. L’astronaute
est donc idéalement placé pour juger le développement
du tourisme spatial.
144.
Entretien avec
Jean-François
Clervoy
Ingénieur et astronaute
à l’Agence spatiale européenne
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R
CHARLES FRANKEL
Que pensez-vous des nouveaux projets
de vols spatiaux suborbitaux pour clients privés,
comme Virgin Galactic ou Blue Origin ?
À mon sens, c’est une bonne chose. Cela induit des
emplois à haute valeur ajoutée – cela crée de l’activité,
avec une vraie économie – et permet à des gens pas-
sionnés d’assouvir leur rêve. En plus, ces voyageurs
deviennent des ambassadeurs du programme spatial.
Ils communiquent différemment des astronautes pro-
fessionnels : Guy Laliberté, par exemple, le septième
touriste orbital, a consacré son vol à prendre des pho-
tos de la Terre vue de l’espace, pour en faire – à mon
goût – le plus beau livre consacré à notre planète.
Quelle formule de vol suborbital trouvez-vous
la plus attirante pour un client : l’avion-fusée
de Virgin Galactic ou la capsule New Shepard ?
Si l’on recherche la sécurité que permet une
méthode éprouvée, la capsule New Shepard offre
l’atout d’un système de sauvegarde disponible du
début à la fin du vol. Tous les tirs d’essai ont été des
succès, y compris les tests d’éjection de la capsule en
plein vol propulsé et ceux de retour avec des para-
chutes déchirés. Je choisirais aussi cette configuration
« capsule » pour me sentir comme dans un Soyouz,
et pour me vanter d’avoir fait un retour sous para-
chute. Mais si j’attendais une expérience sur un avion
très innovant – quelque chose de similaire à la navette
spatiale –, je choisirais plutôt l’avion-fusée Space Ship
de Virgin, qui est très original et qui, je pense, offrira
une expérience de vue de l’extérieur plus riche que
celle du New Shepard. Ce dernier a de grandes baies
vitrées, mais il monte et descend comme un ascenseur,
alors que, dans le cas du Space Ship de Virgin, vous
aurez l’impression de voler, parce que vous verrez
défiler le paysage.
Quelle forme physique et mentale
faut-il avoir pour un tel vol ?
Pour un vol suborbital, une forme physique nor-
male est suffisante : il n’est pas obligatoire d’avoir les
aptitudes nécessaires pour être pilote, notamment une
bonne vue. Bien sûr, il ne faut pas être cardiaque. C’est
un peu comme pour pratiquer une activité sportive
particulièrement exigeante, telle que la plongée, l’al-
pinisme, le pilotage ou le parachutisme : un minimum
de forme physique est exigé pour être sûr que vous ne
risquez pas d’être victime d’un AVC ou d’un problème
cardiaque ou respiratoire pendant le vol. Ce type de
vol requiert aussi une bonne forme mentale : les orga-
nisateurs s’assureront que les candidats auront une
attitude « normale » pendant la mission. En revanche,
pour un vol orbital, les critères médicaux sont très
proches de ceux utilisés pour les astronautes profes-
sionnels. Ils sont particulièrement poussés pour ce qui
relève du domaine cardiovasculaire et ORL, mais on
n’insistera pas sur l’acuité visuelle, ni sur les perfor-
mances de pilotage.
Comment s’y préparer individuellement ?
Rien de particulier n’est requis. Il faut juste avoir
conscience qu’être en bonne condition physique est
nécessaire pour profiter du vol, et cela passe naturel-
lement par la pratique d’une activité sportive régulière.
C’est généralement le cas pour les passionnés qui ont
le goût de l’aventure et de l’exploration. Avant le vol,
les prestataires feront peut-être tourner leurs clients
dans une petite centrifugeuse, pour les habituer aux
accélérations du décollage et du retour. D’autre part,
je les encourage à faire l’expérience d’apesanteur en
avion, parce qu’avec un tel vol « zéro g », ils appren-
dront à se maîtriser et à bien réagir au moment de
l’apesanteur lors de leur vol spatial. Ils n’auront plus
d’appréhension sur ce point : l’apesanteur sera devenue
une alliée pour profiter du vol spatial.
En quoi consiste justement un vol en apesanteur
à bord d’un Airbus A310, que vous proposez
à 6 000 euros, à comparer aux 250 000 euros
d’un vol suborbital ?
L’avion suit une trajectoire dite « parabolique » (en
cloche) qui consiste en une forte accélération pour
prendre son élan, suivie d’une période d’apesanteur
de vingt-deux secondes. Cette séquence est répétée
quinze fois. Lors des accélérations, les participants
vivent une vraie sensation de décollage en fusée. Quant
aux périodes d’apesanteur, leur durée cumulée dépasse
quatre minutes [soit autant que la période d’apesan-
teur lors d’un vol en New Shepard ou Space Ship,
NDLR], avec en prime une minute de gravité lunaire
(0,15 g) et trente-cinq secondes de gravité martienne
(0,39 g), ce qu’aucune autre expérience ne permet. Je
participe personnellement à tous les vols. Lors du brie-
fing aux candidats, j’explique les figures qu’ils pour-
ront tester en apesanteur (la chauve-souris à l’envers,
le Superman, l’aile humaine volante, le jeu avec des
liquides qui se mettent en boule…), et l’usage scien-
tifique de l’avion en temps normal. D’ailleurs, l’argent
payé pour leur vol est reversé au financement de la
recherche spatiale.
. 145
ESPACE
LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Les premiers touristes spatiaux se sont
offert un vol d’une semaine à bord d’un
vaisseau Soyouz jusqu’à l’ISS. Ils ont été
sept à faire le voyage entre 2001 et 2009,
pour 20 à 40 millions de dollars le billet.
•  Ces vols touristiques en orbite terrestre
reprendront en 2021 avec l’entrée en
service des vaisseaux américains Crew
Dragon de SpaceX et Starliner de Boeing.
•  La société Virgin Galactic de
l’entrepreneur Richard Branson propose
des vols suborbitaux (100 km d’altitude) à
bord d’un avion-fusée : moins de deux
heures de vol pour 250 000 dollars.
•  La société Blue Origin de Jeff Bezos, PDG
d’Amazon, développe le même principe
d’un vol suborbital court, mais au moyen
d’une fusée à décollage vertical. Tous
deux espèrent offrir leurs premiers vols
commerciaux fin 2020 ou début 2021.
Prolonger le dossier avec…
… DES VIDÉOS
• Le premier vol dans l’espace du VSS Unity de Virgin Galactic,
le 13 décembre 2018. Après une introduction (en anglais) de
Richard Branson, des images saisissantes du vol piloté de
l’avion-fusée jusqu’à 83 kilomètres d’altitude : www.youtube.
com/watch?v=h8T9mVkGh3s&feature=emb_rel_end.
• Le dernier test en vol automatique (NS-12) de la fusée et
capsule Blue Shepard de la société Blue Origin, jusqu’à
105 kilomètres d’altitude, le 12 décembre 2019, avec retour
de la fusée sur son pas de tir et atterrissage de la capsule
dans le désert : www.youtube.com/watch?v=9uwZf8Zcluw.
… UNE VISITE
• La Cité de l’espace, à Toulouse, pour découvrir de vrais engins
spatiaux et la vie des astronautes, voyager aux confins
du cosmos et comprendre les secrets de l’espace.
Voir le site www.cite-espace.com.
146.
L’auteur vous conseille
•  Michel Messager, Le Tourisme spatial
(La Documentation française, 2009)
Un rapport du Conseil national
du tourisme signé par un spécialiste
qui rappelle les grandes étapes de
cette nouvelle branche spatiale et en
analyse les développements potentiels
en termes de « spaceports »,
hôtellerie, écologie, droit
et assurances.
•  Franck Lehot (dir.), Embarquer
dès demain pour l’espace. Le vol
suborbital touristique (Vuibert, 2010)
Un ouvrage collectif sur la naissance
des programmes de vols suborbitaux
pour touristes et leurs aspects tant
techniques qu’économiques, rédigé
par un panel très varié de spécialistes,
dont l’astronaute français
Jean-François Clervoy.
L’anecdote
Le milliardaire japonais Yusaku Maezawa, 45 ans,
qui a fait fortune en créant un site de vente en ligne,
ambitionne d’être le premier touriste à faire le tour
de la Lune. En septembre 2018, il a passé un accord
avec Elon Musk, patron de l’entreprise spatiale
SpaceX, pour acheter l’un des premiers exemplaires
de sa nouvelle fusée Starship et être lancé vers la
Lune avec six ou sept de ses invités : des artistes en
quête d’inspiration cosmique. Au programme : un
vol aller-retour de six jours pour quelques heures de
survol de la face cachée. Le vol est annoncé pour
2023 et Maezawa s’entraîne déjà…
 Nombre de points

/7
Vers l’infini et au-delà !
FUSÉES 1

Le 21 juillet 1969, les membres de la mission

spatiale Apollo 11, Neil Armstrong
et Buzz Aldrin, foulent le sol lunaire pour
la première fois. Ils ont voyagé au sein d’un type
de fusée qui sera utilisé par les Américains
jusqu’en 1973, avec la mission Skylab 1.
De quel modèle s’agit-il ?

CONQUÊTE DE L’ESPACE 1 LUXE SPATIAL 4

Le programme Apollo, lancé en 1961, marque
le début de la conquête spatiale américaine.
Quel président a été l’initiateur de ce programme ?
••  Ronald Reagan
 John F. Kennedy
La société Orion Span a présenté son projet d’hôtel
de luxe dans l’espace en 2018, pour un premier
voyage prévu en 2022. Saurez-vous démêler le faux
du vrai parmi ces affiramtions ?

•• Lyndon B. Johnson
 Donald Trump
1. Cet hôtel comprendra une piscine avec vue sur la
Terre et un centre commercial de produits de luxe.
VRAI FAUX
JULES VERNE 1
2. Il pourra accueillir quatre personnes maximum
Jules Verne aimait écrire des fictions d’aventures pour un séjour de douze jours.
dans lesquelles ses personnages explorent les fonds VRAI FAUX
marins, le ciel ou encore le centre de la Terre...
Mais dans quel roman les envoie-t-il dans l’espace ? 3. Les réservations sont déjà ouvertes et le tarif
•• Objectif Lune
 De la Terre à la Lune
s’élève à 80 000 dollars par personne.
VRAI FAUX
••
 Le Grand Voyage
 Les Gardiens de la Galaxie 4. Avant de partir dans l’espace, les futurs vacanciers
suivront un entraînement de six mois.
VRAI FAUX
seulement. Luxe spatial : 1. Faux : la station spatiale ne fera que 42 mètres carrés.
4. Faux : les passagers devront s’entraîner, mais pendant trois mois transformé en wagon-lit !
débourser 9,5 millions de dollars. Lune ne se fait cependant pas en fusée… mais dans un gigantesque obus
somme n’est qu’un acompte… Pour aller jusqu’à la station Aurora, il faudra Jules Verne : De la Terre à la Lune est écrit en 1865. Le voyage vers la
3. Vrai : les réservations sont ouvertes sur le site d’Orion Span. Mais cette le 25 mai 1961.
2. Vrai : six personnes au total, en comptant les deux membres de l’équipage. Conquête de l’espace : c’est John F. Kennedy qui initie ce programme,
photos sur les réseaux. pour la première fois le 9 novembre 1967, avec la mission inhabitée Apollo 4.
Mais il y aura un accès à Internet à haut débit pour publier ses plus belles Fusées : La Saturn V, la fusée choisie pour la mission Apollo 11, est utilisée

. 147
148.
.149
ENVIRONNEMENT

LES ZONES
HUMIDES
Un concentré de vie
Essentielles à la biodiversité,
à la chaîne alimentaire
et à l’équilibre du climat,
elles sont aujourd’hui menacées.

150.
 Le lac Manasarovar au pied du Gurla Mandhata (Chine). JEAN-MARIE HULLOT
C’EST
D’ACTU
C’est l’un
des thèmes
du prochain
Congrès
mondial de
la nature

PAR BÉNÉDICTE DE LA GUÉRIVIÈRE, GÉOGRAPHE

b
alade en Camargue, près de l’étang de Vaccarès :
le soleil et le vent jouent avec la roselière, l’at-
mosphère est sereine, l’horizon vaste, un héron
cendré prend son envol et déploie le gris, blanc
et noir de son ample silhouette. La Camargue
est, comme toute zone humide, un refuge de biodiversité : les
milieux humides du globe rassemblent 25 % de la production
primaire sur 6,4 % des terres émergées ! Les zones humides sont
aussi des alliées précieuses pour la pêche et l’agriculture, et des
outils efficaces contre le changement climatique. Essentielles
donc, et pourtant menacées : elles ont perdu 35 % de leur surface
entre 1970 et 2015. L’urgence de ce constat sera d’ailleurs un des
sujets abordés par le prochain Congrès mondial de la nature à
Marseille en janvier 2021.
Baptisés « milieux humides », « zones humides » ou encore
« terres d’eau », ces espaces existent sous tous les climats et
toutes les latitudes : ce sont les marécages et les marais, les
prairies humides, les tourbières, les estuaires et les deltas, mais
aussi les oasis des milieux arides et les mangroves des milieux
tropicaux. Les zones humides sont un entre-deux, un espace
de transition entre des milieux terrestres et des milieux aqua-
tiques. L’eau peut y être douce, salée ou saumâtre (légèrement
salée), présente de manière permanente ou temporaire.

. 151
ENVIRONNEMENT

Ce caractère changeant crée des paysages éphé- Quiz

mères véritablement extraordinaires.
Un tiers des zones humides se trouve en
Asie, notamment en Chine, qui est le prin-
cipal territoire accueillant ces milieux, soit
53 millions d’hectares (presque la superficie
de la France !) ; ainsi le golfe de Bohai (mer
Jaune) est-il un site essentiel aux oiseaux
migrateurs. Mais s’intéresser aux lieux d’eau
permet de voyager dans le monde entier,
parfois dans des lieux emblématiques : le parc
national des Everglades, en Floride, avec ses
mangroves et ses marais, la Camargue, la plus
vaste zone humide de France, ou encore les
étendues russes de toundra, les lacs des zones
arides, comme le lac Tchad au cœur du Sahel,
ou les mangroves d’Afrique de l’Ouest.
1. Quel pays accueille le plus de zones humides
dans le monde ?
•• La Russie
Le Canada
••La Chine
Le plat pays qui est le mien
2. La mangrove constitue une réserve de biodiversité,
de ressources alimentaires, de bois de chauffage,
et joue le rôle de rempart contre les forts événements
climatiques. Mais elle est menacée. Quelle est
aujourd’hui sa proportion par rapport à ce qu’elle
était naturellement, avant l’intervention humaine ?
•• 25 %
50 %

Une valeur écologique

•• 75 %
L’homme n’a pas osé toucher à la mangrove
inestimable
Grands deltas, mangroves des zones tro-
biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sorti en mai 2019.
rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la 
picales, plaines littorales, marais intérieurs, 2. La mangrove ne représente plus que 25 % de son étendue naturelle, selon un 
tous ces milieux offrent une diversité excep- 1. C’est la Chine, avec 53 millions d’hectares, soit presque la surface de la France.

tionnelle d’animaux et de végétaux. En

France, 30 % des espèces végétales remar-
quables menacées vivent dans les zones
humides. À l’échelle mondiale, celles-ci
hébergent de 12 à 15 % du nombre d’espèces L’être humain aussi profite des nombreux ser-
animales ! Les zones humides du globe jouent vices rendus par la biodiversité exceptionnelle
d’ailleurs un rôle essentiel dans l’alimentation de ces milieux humides : les écologues parlent
et la reproduction des oiseaux migrateurs. de « service écosystémique ». Premier rôle
Ainsi, la spatule blanche de Camargue, selon significatif, ces zones ont une véritable fonction
l’inspiration, hiverne en Espagne ou en de filtre, qui améliore la qualité de l’eau. Les
Mauritanie (migration ouest atlantique), ou chercheurs de l’Ifremer (Institut français de
bien en Italie ou en Tunisie (migration centre recherche pour l’exploitation de la mer) ont
méditerranéenne). La sterne ainsi démontré que la roselière d’un marais,
pierregarin, partie de Russie ou LES ALLUVIONS DES
par un ensemble de réactions chimiques et
de Finlande, passe l’hiver en MANGROVES ROULENT biologiques, était capable de filtrer les nitrates
Afrique du Sud. La spatule LEURS VENTRES présents dans les cours d’eau qui alimentent
EFFERVESCENTS, BULBEUX, ce marais. L’expérimentation a été menée dans
blanche, présente en été dans
CLOQUÉS DE PÉPITES
les marais du littoral atlantique, GLUANTES ET JAUNES. la baie de Douarnenez (Finistère), dans le
hiverne en Mauritanie ou au PaTrick GrainViLLe marais de Kervigen, marais littoral de vingt-
Sénégal. Sans les zones humides deux hectares : celui-ci élimine 60 % des nitrates
pour les accueillir et les nourrir qui arrivent de son bassin versant, jouant ainsi
le long de leur périple, le parcours de ces un rôle actif dans la lutte contre les algues vertes
oiseaux migrateurs serait bouleversé et leur littorales ! Dans le delta du Sine-Saloum, au
existence menacée. Sénégal, le palétuvier des mangroves permet

152.
 Le parc des Everglades (États-Unis). NATIONAL PARK SERVICE

quant à lui de réguler la salinité de l’eau et rend •MANGROVE Dans la périphérie de Mumbai (Bombay), en
possibles les cultures dans le delta. Inde, très vulnérable au réchauffement clima-
Forêt littorale
Les zones humides représentent aussi une tropicale composée tique et à la montée du niveau de la mer, l’État
solution majeure dans l’adaptation des socié- de palétuviers, du Maharashtra est convaincu que la replan-
des arbres dont
tés au changement climatique. À l’intérieur les racines sont
tation de mangroves, à Airoli notamment,
des terres, prairies humides et marais absorbent immergées constitue un outil aussi efficace que la
l’excès d’eau des fortes pluies, limitant ainsi dans l’eau. construction de digues dans la lutte contre
•CONCHYLICULTURE les inondations.
La mangrove est Autre service rendu par les zones humides,
Techniques et elles sont pourvoyeuses d’eau douce mais aussi
un outil aussi efficace procédés utilisés
dans la production de ressources alimentaires : conchyliculture,
que les digues. de coquillages.
La conchyliculture
ostréiculture, pisciculture dans les zones
humides littorales, ou encore élevage, comme
englobe plusieurs
la force des inondations, et la stockent en cas activités : l’ostréi- dans la baie de Somme ou la baie du Mont-
de sécheresse. Les zones humides littorales culture (élevage Saint-Michel (agneaux « prés-salés »). En
des huîtres),
(prés salés, lagunes, mangroves) assurent quant la mytiliculture France, à l’intérieur des terres, les étangs de la
à elles un rôle de rempart naturel et de tampon (moules) et Brenne, de la Dombes et de Moselle sont des
lors de forts événements climatiques : on estime la vénériculture sites renommés de pisciculture.
(palourdes).
ainsi que la mangrove atténue d’environ 20 % Enfin, les milieux humides sont souvent
les effets du vent, de la houle et des vagues ! des lieux empreints de légendes locales et de

. 153
ENVIRONNEMENT

traditions, procurant le sentiment d’un ailleurs •DELTA populations d’espèces d’eau douce y ont dimi-
un peu magique voire surnaturel. Les marais nué de 76 % entre 1970 et 2010, selon l’indice
Zone d’alluvions,
de Brière, en Loire-Atlantique, sont imprégnés de forme Planète vivante du WWF (Fonds mondial pour
par la présence de personnages fantastiques, généralement la nature). On estime enfin que 25 % des espèces
triangulaire – d’où
anguilles géantes ou curieux lutins, mi-hommes son nom, tiré de
animales et végétales des zones humides sont
mi-crapauds… Valeurs culturelles, mais aussi la lettre grecque –, actuellement en danger d’extinction.
valeurs spirituelles : les grands lacs sacrés tibé- créée à En Europe, les atteintes portées à ces milieux
l’embouchure
tains, les lacs Manasarovar (Mapangyong Cuo) d’un cours d’eau sont anciennes et ont accompagné le dévelop-
et Rakshastal (Laang Cuo), sont des hauts lieux par des dépôts pement du continent. Les zones humides, qui
du bouddhisme et de l’hindouisme. de sédiments étaient dans le passé tenues responsables de
qu’il transporte.

Béton et agriculture intensive, •ESTUAIRE Les menaces et les

ennemis des zones humides Embouchure
Mais ces milieux sont vulnérables, notam- d’un fleuve destructions sont plus
ment parce que ce sont des terrains plats, faciles qui possède
à combler, à drainer. Leur assèchement pur et
une connexion importantes dans les pays
ouverte sur la mer.
simple pour l’urbanisation – la moitié des habi- L’estuaire, émergents.
tants de la planète habitent en ville – constitue composé d’eau
saumâtre,
la première des menaces. À l’échelle mondiale, est une zone de nombre de maladies, ont été asséchées et drai-
près des deux tiers des zones humides ont dis- transition soumise nées. L’Europe du Nord a ainsi drainé ses
à la marée,
paru depuis 1900. Selon une étude récente du aux vagues
milieux humides dès le xvie siècle. La France,
Programme des Nations unies pour l’environ- mais aussi quant à elle, a entrepris d’importantes politiques
nement (PNUE), les zones humides ont perdu au flux d’eau d’assèchement des marais entre le xviiie et le
douce.
35 % de leur surface entre 1970 et 2015. Les xixe siècle. Le xxe siècle n’a pas été en reste :
•TOURBIÈRE les grands projets français d’urbanisation du
Écosystème au sein
littoral languedocien (la « mission Racine »
La réserve du Pantanal (Brésil). duquel se forme des années 1960) ont certes fait disparaître les
ICARDO FUNARI/LINEAIR FOTOARCHIEF/BIOSPHOTO la tourbe, moustiques, mais surtout une bonne partie des
accumulation
de matières lagunes (étendues d’eau séparées de la mer par
organiques une étroite bande de terre) de cette région.
végétales Néanmoins, une prise de conscience inter-
incomplètement
décomposées. nationale dans la seconde moitié du xxe siècle
Cette zone humide a contribué à un changement de pratique dans
joue un rôle
important dans
ces pays.
le cycle du carbone Aujourd’hui, les menaces et les destructions
car elle stockerait sont plus importantes dans les pays émergents
entre 15 %
et 30 % ou dans les pays en voie de développement,
du carbone piégé qui connaissent tous une explosion démogra-
dans les sols. phique. Les ressources en eau sont surexploi-
tées, les milieux humides étant drainés pour
le développement urbain ou agricole. Dans le
delta du Nil, en Égypte, en raison du drainage
et des assèchements excessifs nécessaires à
l’agriculture, 96 % des eaux du fleuve ne
rejoignent plus la mer. Ailleurs, ce sont la
déforestation et l’utilisation du bois des man-
groves comme bois de chauffage par une

154.
population locale toujours plus nombreuse
qui menacent les milieux (Afrique de l’Ouest, Les zones humides en chiffres
Madagascar). À l’échelle de la planète, la super-
ficie des mangroves a ainsi diminué
Répartition des zones humides (en %)
de 35 % entre 1980 et 2000. Le WWF estime dans le monde (d’après Davidson et al., 2018)
aussi qu’une des plus grandes zones humides
du monde, le Pantanal, est en danger. Entre
Brésil, Bolivie et Paraguay, cette grande plaine
inondable (lagons, fleuve, lacs, marécages) est
victime des constructions humaines, de l’agri-
culture intensive (soja, huile de palme) et de
la déforestation. À l’automne 2019, en pleine
saison sèche, 2 500 foyers d’incendie rava-
Superficie relative (en %) de zones humides
geaient au total 50 000 hectares de ce milieu
naturelles intérieures
humide exceptionnel, anéantissant sur cette
surface faune, flore et toutes les ressources
exceptionnelles de ce milieu tropical.

La convention de Ramsar
Au début des années 1960, plusieurs scien-
tifiques constatent le lien étroit entre milieux
humides et oiseaux migrateurs, et appellent à
un accord international pour la protection de RAPPORT RAMSAR 2018
ces zones. Cet appel, lancé en 1963 depuis la
Camargue, aux Saintes-Maries-de-la-Mer,
aboutit en 1971 à la convention de Ramsar,
du nom de la ville iranienne où elle est signée.
La convention veut limiter la dégradation des •TOUNDRA ficiant d’autres statuts de protection, européens
habitats en zones humides pour les oiseaux ou nationaux : baie de Somme, marais salants
Formation
d’eau migrateurs : pour la première fois, un végétale de Guérande, Brenne, bassin d’Arcachon.
accord international vise explicitement la pro- caractéristique Chaque 2 février, lors de la Journée mondiale
des régions
tection de la biodiversité ! L’Australie est le circumpolaires
des zones humides, de nouveaux sites intègrent
premier État adhérent et sa péninsule de comme l’Islande, la liste des inscrits. En 2020, l’Inde s’est ainsi
Cobourg est classée en 1974 : au nord du pays, la Russie,
le Canada
ce sont 220 000 hectares de récifs rocheux,
estuaires, mangroves, mares d’eau douce, maré-
ou l’Alaska.
Elle est faite d’une
Depuis 1971, 20 %
cages et forêts d’eucalyptus qui sont concernés. végétation basse
principalement
des zones humides ont
Les sites protégés sont essentiels pour la composée été protégées par la
migration des oiseaux d’eau, comme le refuge d’arbustes ou
du golfe de la Reine-Maud (Queen Maud Gulf d’arbres rampants. convention de Ramsar.
Migratory Bird Sanctuary) au Canada. Ou
encore, en Chine, des zones humides se situant distinguée avec dix nouvelles zones humides.
sur le parcours de la migration du couloir Asie Plusieurs sont situées au nord du pays, dans
de l’Est-Australie : le lac Wolong accueille 90 % l’État de l’Uttar Pradesh, où les plaines inon-
de la population mondiale de grues de Sibérie ! dables du Gange offrent des habitats excep-
En France, quarante-neuf sites sont aujourd’hui tionnels à de nombreuses espèces d’oiseaux
inscrits, la plupart sur des aires protégées béné- (grues, vautours). Aujourd’hui, 171 pays au

. 155
ENVIRONNEMENT
total ont adhéré à la convention de Ramsar et
2 375 sites sont inscrits dans la liste des « zones
humides d’importance internationale », repré-
sentant une superficie totale de plus de 250 mil-
lions d’hectares, soit presque 20 % des milieux
humides de la planète. Sans la convention de
Ramsar, la dégradation des zones humides
depuis 1975 aurait été probablement plus ver-
tigineuse encore.
Une mobilisation toujours
nécessaire
Accords internationaux, cadres réglemen-
taires supranationaux comme dans l’Union
européenne, lois nationales, tout un arsenal
de sauvegarde des zones humides s’est peu à
peu mis en place, mais les équilibres sont
fragiles et, sur le terrain, les zones humides
restent souvent vulnérables. Ainsi, en 2017,
les États-Unis ont assoupli la réglementation
nationale liée à la protection de l’eau et des
milieux humides.
En Espagne, le Coto de Doñana, dans le
delta du Guadalquivir, illustre parfaitement
cette vulnérabilité des zones humides malgré
les protections. Les marais de Doñana sont à
156.
Le parc national de Doñana (Espagne). MARC RYCKAERT (MJJR)
•BIOSPHÈRE la fois un parc national (1969), une réserve de
biosphère de l’Unesco (1980), un site Ramsar
Ensemble
des écosystèmes (1982) et un site du patrimoine mondial de
terrestres. l’Unesco (1994). Et pourtant, les six millions
La biosphère
correspond
d’oiseaux migrateurs qui y passent chaque
à la couche année ont toujours de quoi être inquiets. Car
atmosphérique la région de Doñana (province de Huelva) est
où la vie
est présente. aussi le paradis de la fraise : près de 70 % des
fraises d’Espagne proviennent de cette région !
•DRAGAGE À cause des prises d’eau à grande échelle – par-
Action de traîner fois illégales (environ mille puits illégaux, selon
une drague au fond le WWF) –, l’approvisionnement du marais
de la mer ou
d’un fleuve afin
en ressources hydriques ne se fait qu’à hauteur
de ramasser ou de 20 % de ce qu’il devrait être. En 2016, le
de nettoyer WWF, par ailleurs à l’initiative de la protection
les éléments qui
s’y trouvent. de ces marais dans les années 1960, lançait
une vaste campagne de communication pour
sauver le parc de Doñana, menacé en outre
par le dragage du Guadalquivir et le stockage
de gaz naturel. Malgré l’abandon officiel de
ces deux projets, l’Unesco a réaffirmé en 2019
sa profonde préoccupation quant aux menaces
pesant encore sur la région. La mobilisation
reste plus que jamais nécessaire. Pour sauver
ce paradis sauvage du sud de l’Espagne, et
toutes les zones humides de notre planète.
 « Les zones humides
disparaissent
trois fois plus vite
que la forêt »
TOUR DU VALAT
Comment la Tour du Valat est-elle née ?
L’histoire de la Tour du Valat se confond avec celle
d’un homme extraordinaire, Luc Hoffmann (1923-
2016). Héritier de l’industrie pharmaceutique suisse
(Hoffmann-La Roche), il est destiné à en devenir le
capitaine. Mais il a aussi une passion dévorante pour
la nature et interrompt ses études de chimie pour
poursuivre des études de biologie à Bâle. En 1946, alors
qu’il est doctorant en ornithologie, il découvre la
Camargue et en tombe littéralement amoureux. L’année
suivante, il achète le mas de la Tour du Valat. Il est
rejoint par d’autres passionnés avec qui il observe,
capture, bague et relâche les oiseaux, mettant en évi-
dence le rôle clé de la Camargue et des zones humides
dans les voies migratoires : les oiseaux inféodés aux
milieux aquatiques vivent parce qu’il existe des lieux
comme la Camargue tout au long de leur trajet
migratoire. D’un intérêt pour des espèces, les cher-
Entretien avec
Jean Jalbert
Ingénieur agronome, directeur général
de la Tour du Valat, institut de recherche
pour la conservation des zones humides
méditerranéennes
P R O P O S R E C U E I L L I S PA R
BÉNÉDICTE DE LA GUÉRIVIÈRE
cheurs de la Tour du Valat s’intéressent progressive-
ment aux milieux et élargissent leurs études à d’autres
champs de l’écologie : hydrologie, botanique, ichtyo-
logie (l’étude des poissons)… Ces recherches sont
portées par le sens profond que Luc Hoffmann leur
donnait : réconcilier l’humain et la nature.
Avec l’étude des oiseaux migrateurs, la dimension
internationale de la Tour du Valat a donc
été présente dès la création de l’institut ?
Dès les années 1950-1960, la Tour du Valat a orga-
nisé des expéditions à travers le monde, au Kazakhstan,
au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, pour étudier
des oiseaux que personne ne connaissait. Cet intérêt
pour aller voir ailleurs a permis de nouer des relations
et des coopérations internationales. On s’est vite aperçu
que les enjeux à l’échelle du bassin méditerranéen
étaient colossaux et que la perte des zones humides et
leur dégradation y étaient très importantes. Pour la
Tour du Valat, l’échelle méditerranéenne semblait être
la plus pertinente pour agir et avoir un impact.
. 157
ENVIRONNEMENT
Justement, les zones humides méditerranéennes
sont-elles aussi menacées qu’ailleurs ?
Il faut rappeler que les zones humides sont l’éco-
système qui contribue le plus au développement et à
la subsistance de l’humanité à l’échelle de la planète.
Elles représentent à peu près un quart de la produc-
tivité primaire des écosystèmes pour seulement 6 %
de la surface émergée des terres. C’est un concentré,
une usine à produire de la vie. Et, malgré tout, c’est
aussi l’écosystème le plus dégradé ou détruit ! On
parle souvent de la disparition de la forêt… Or, les
zones humides disparaissent trois fois plus vite que
la forêt. À l’échelle du bassin méditerranéen, nous
avons montré que la perte des zones humides depuis
1970 est de 48 % !
Où cette perte est-elle localisée ?
L’Europe de l’Ouest est aujourd’hui dans une phase
de stabilisation, voire de reconquête – en particulier
en ce qui concerne les populations d’oiseaux – car, en
1970, elle avait déjà largement drainé les zones humides.
Le cadre réglementaire de l’Union européenne a éga-
lement permis un renforcement des protections.
À l’inverse, les pays de la rive sud du bassin méditer-
ranéen, du Moyen-Orient ou des Balkans avaient
encore des milieux assez naturels en 1970, mais l’ex-
plosion récente de leur développement démographique
et urbain a fait disparaître les zones humides. Les
dynamiques de développement éliminent préféren-
tiellement ces milieux, qui sont simples à aménager :
le terrain est plat, facile à combler et à drainer.
Quel est, aujourd’hui, le rôle spécifique de la Tour
du Valat dans la recherche sur les zones humides ?
Nous employons quatre-vingts personnes, dont
une moitié de chercheurs, d’ingénieurs et de techni-
ciens. Notre positionnement stratégique est original
car il allie la recherche appliquée, la gestion et l’appui
aux politiques publiques. Il est en effet apparu que la
somme des connaissances scientifiques acquises devait
pouvoir être mobilisée pour influencer les politiques
publiques. Nous sommes par ailleurs propriétaires
d’un vaste domaine de 2 700 hectares en plein cœur
de la Camargue, dont une grande partie est une réserve
naturelle régionale (1 850  hectares environ).
Ce domaine est aussi un site privilégié pour l’expéri-
mentation, comme le pâturage (350 bovins de race
158.
Camargue), qui est mené sans apport de ressource
alimentaire extérieure au domaine et sans traitement
antiparasitaire : notre objectif est de trouver un com-
promis entre la rentabilité économique et un faible
impact écologique, voire d’avoir un impact positif sur
la biodiversité.
Quelles sont les principales actions de coopération
internationale menées par la Tour du Valat ?
La Tour du Valat a été mandatée par vingt-sept
pays méditerranéens pour créer l’Observatoire des
zones humides méditerranéennes, observatoire et outil
d’aide à la décision. À l’échelle du bassin méditerra-
néen, nous avons également fondé l’Alliance méditer-
ranéenne pour les zones humides, un consortium
d’ONG et de centres de recherche dont la vocation est
de faire pression sur les politiques par la société : lorsque
le cadre institutionnel n’est pas mobilisé pour la pro-
tection des zones humides, et quand il n’existe pas non
plus de cadre réglementaire supranational comme
l’Union européenne, notre stratégie est de diffuser la
connaissance au sein des sociétés (tissu associatif,
ONG) et de faire naître une demande sociale afin que
les décisions s’orientent en faveur de ces milieux. Cette
stratégie est à l’œuvre en Tunisie, en Algérie, au Maroc,
en Turquie, au Liban, en Libye, en Jordanie et dans
les Balkans. Par ailleurs, lorsqu’un projet menace une
zone humide d’importance, l’Alliance méditerranéenne
permet une mobilisation commune. L’opposition n’est
pas frontale mais dans la prise de conscience : une
zone humide n’est pas juste un lieu qui sent mauvais
et qui est plein de moustiques, c’est un capital extra-
ordinaire, intéressant pour l’économie nationale, y
compris d’un point de vue touristique. Avec un autre
message essentiel : les zones humides sont des alliées
extrêmement efficaces et peu coûteuses dans la lutte
et l’adaptation au changement climatique.
 LES 4 POINTS
ESSENTIELS DU DOSSIER
• Les zones humides occupent 6,4 %
de la superficie émergée de la planète.
L’eau est présente dans le sol ou
à la surface, de manière permanente
ou temporaire. Elle peut être douce,
salée ou saumâtre.
• À l’échelle mondiale, les zones
humides hébergent 12 à 15 %
du nombre d’espèces animales.
• Les zones humides constituent
une solution majeure dans
l’adaptation des sociétés au
changement climatique.
• Ces milieux sont vulnérables :
ce sont des terrains plats faciles à
combler, à drainer et à urbaniser.
Ils sont également souvent en conflit
avec des usages agricoles. Selon une
étude du PNUE, les zones humides
ont perdu 35 % de leur surface entre
1970 et 2015.
Prolonger le dossier avec…
… UNE BALADE
• Le site des marais du Vigueirat, près
d’Arles, en Camargue : sur le sentier
des Cabanes ou celui de la Palunette,
on s’émerveillera dans cet espace
naturel protégé de 1 200 hectares
fréquenté par plus de trois cents
variétés d’oiseaux. Taureaux et
chevaux de race Camargue sont
également présents sur le domaine.
Voir le site www.marais-vigueirat.
reserves-naturelles.org.
… UN PARRAINAGE
• Celui d’un flamant rose !
Ce parrainage finance les activités
de suivi des populations par
la Tour du Valat et l’achat
du matériel nécessaire pour les
observations en Afrique du Nord,
en Afrique de l’Ouest et
au Moyen-Orient.
Voir le site tourduvalat.org/
soutenir/parrainage-flamant.
L’autrice vous conseille
• Luc Hoffmann, l’homme qui s’obstine à
préserver la terre. Entretiens
avec Jil Silberstein (Phébus, 2010)
Ces entretiens permettent de plonger dans
la vie de Luc Hoffmann : ses recherches en
Camargue, mais aussi la dimension
internationale de son action pour la
protection de la nature, sa participation à
la création du WWF, son engagement pour
sauver les marais de Doñana, en Espagne,
ou le banc d’Arguin, en Mauritanie.
• Frédéric Vézia et Yves Paccalet, Sénégal :
Sine-Saloum, la forêt de
l’océan (La Martinière, 2009)
Les méandres de cette
mangrove étonnante se
dévoilent dans les pages de ce
livre de photos, par ailleurs
préfacé par Jean-Christophe
Rufin, ambassadeur de France
au Sénégal de 2007 à 2010 et autre
amoureux du Sine-Saloum : « Le delta
du Sine-Saloum est un pays de songes
où l’on circule en pirogue… »
L’anecdote
Parc national du banc d’Arguin d’un côté, réserve
naturelle nationale du banc d’Arguin de l’autre :
deux homonymes, l’un mauritanien, l’autre fran-
çais, dans le bassin d’Arcachon ! Le célèbre parc
mauritanien est créé en 1976 grâce à l’action de
Théodore Monod. Au xixe siècle, ce banc est le
lieu d’un célèbre naufrage, celui de La Méduse,
peint en 1819 par Théodore Géricault dans son
Radeau de La Méduse. En 1835, marqué par ce
naufrage et par la ressemblance entre ce lieu et le
banc de sable du bassin d’Arcachon, un ingénieur
hydrographe, Paul Monnier, décide de baptiser ce
dernier « banc d’Arguin » !
. 159
ENVIRONNEMENT

Nombre de points

/10
Que d’eau, que d’eau !
ÉTENDUE D’EAU 2 NOUVELLE FANTASTIQUE 2

Parmi ces trois zones, laquelle n’est pas Les zones humides ont servi de cadre
une zone humide ? à de nombreux romans. La Tourbière hantée,
Océan Étang Mangrove par exemple, raconte l’histoire d’un jeune homme,
héritier d’un château en Irlande, qui prend
la décision d’assécher la tourbière à côté de son
domaine, provoquant une abominable malédiction.
Qui est l’auteur de cette nouvelle ?
••  Edgar Allan Poe
 H. P. Lovecraft

MANGROVE 2
•• Oscar Wilde
 Tim Burton

Lequel de ces DROM

(département et région
d’outre-mer) ne possède pas
de mangrove ?
••  Saint-Pierre-et-Miquelon
 Guadeloupe
•  Martinique

BANDE DESSINÉE 2

Le Marais, à Paris, porte ce nom car il aurait été RECORD DU MONDE 2

construit sur un marécage. En 2007, Frank Le Gall
publie une nouvelle histoire de sa bande dessinée, Le Pantanal, en Amérique du Sud, est la plus
dont l’intrigue se déroule dans ce quartier. grande zone humide du monde.
L’album se nomme Les Marais du temps. Sur combien de kilomètres carrés s’étend-il ?
Qui en est le héros ?
••  Spirou
•• 1 100 kilomètres carrés
 110 000 kilomètres carrés

••
 Picsou
 Tintin
••
 1 100 000 kilomètres carrés
 1 100 000 000 kilomètres carrés
 Astérix

brésilienne, seuls 11 % de sa surface totale seraient protégés par des lois.
chiffre se réduit d’année en année. Selon une étude menée par une ONG
Mais il est victime des constructions humaines et de la déforestation, et ce
Record du monde : le Pantanal s’étend sur 1 100 000 kilomètres carrés.
Spirou et Fantasio.
Bande dessinée : c’est Spirou ! Cet album est le 113e numéro de la série
H. P. Lovecraft, publiée en 1926.
Nouvelle fantastique : La Tourbière hantée est une nouvelle de
Nord, ne possède pas de mangrove.
Mangrove : Saint-Pierre-et-Miquelon, archipel français d’Amérique du
l’étang et à la mangrove.
Étendue d’eau : l’océan n’est pas une zone humide, contrairement à

160.
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Contre les inondations, que l’on doit le concept Pour Descartes,
la mangrove est plus et le mot d’utopie, la conscience peut
efficace que les digues il y a 500 ans exister sans qu’elle
soit liée à un objet

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