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Haut-potentiel sensible, Alban Bourdy est auteur, producteur de radio, compositeur et chroniqueur
musical. Fondateur de Surdouessence, il vise une meilleure intégration des profils atypiques tels que
surdoués (HPI), hypersensibles (HPE), TDAH, autistes et dys.
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Sommaire
Préface
Introduction
ENFANCE
ADOLESCENCE
ÂGE ADULTE
Itinéraire en musique
Préface
Saverio Tomasella
Introduction
Quand on est au clair et en paix avec soi-même, tout devient facile, les
astres s’alignent. Cela permet l’engagement total de soi, et donc l’amour.
C’est sur cette base de partage, de rencontre, de convergence,
d’enrichissement par la diversité et de solidarité que s’est constituée
Surdouessence, l’association que j’ai créée l’été 2017.
Outre que cela a toujours été une évidence à chaque étape de ma vie et
presque un automatisme, ce qui m’élance encore et toujours vers l’écriture
est l’aspiration de partager comment j’ai pu tomber dans bon nombre de
pièges sans m’y enliser, et comment je suis parvenu à inverser la tendance
délétère que prenait systématiquement mon existence jusqu’à l’année de
mes trente ans. J’ai accumulé tellement de situations et de fonctionnements
si préjudiciables que cela a pu en être presque comique.
J’ai longtemps vécu avec l’enfant que j’étais à huit ans, comme si tout
ce qui s’était passé depuis n’était qu’un mauvais rêve dont j’allais finir par
me réveiller. À cet âge, j’avais fait une photographie du monde que je
trouvais très juste et dans laquelle pourtant je ne vivais pas, pris dans des
courants me faisant agir à l’inverse de mon bien-être et de l’harmonie.
Être doté d’une sensibilité plus haute que la moyenne peut être source
de souffrance lorsqu’elle entre en opposition avec le contexte dans lequel
on évolue, mais les contextes ne sont pas éternels, et en soi, cette
sensibilité exacerbée n’est qu’un merveilleux cadeau qui nous emmène sur
un chemin de plus haute intensité. L’intensité est dans tout, et si l’on
n’admet dans son jardin que de belles choses, alors il n’y aura que de
belles choses qui y seront intensifiées. L’incroyable capacité au frisson
qu’il y a dans ma tête peut me faire sentir facilement défaillir, mais elle
peut encore plus me faire vibrer d’une puissance joyeuse exceptionnelle.
1. Subtilité typographique : je distingue l’évocation du fait d’être à haut potentiel (le « haut
potentiel » sans trait d’union) et la désignation de la personne qui l’est (le « haut-potentiel » avec
trait d’union).
PREMIÈRE PARTIE
ENFANCE
CHAPITRE 1
DES DÉBUTS CHAOTIQUES
Nous sommes en septembre 1989. C’est ma rentrée au cours
préparatoire, première classe de l’enseignement primaire. Je suis en
délicatesse avec l’école, qui me semble une institution bien indélicate.
Mais cette rentrée est différente, ma mère me signifie bien que, cette
fois-ci, je ne pourrai pas y couper. Cette école-là est sérieuse, elle est
obligatoire.
Et finalement, alors que, contre toute attente, je me plais ici, dans cette
classe, on ne veut plus de moi. On me jette rapidement d’un endroit où je
suis pourtant venu astreint. Je suis arrivé contre ma volonté, et alors que je
ne veux plus en repartir, on me force à le faire. Décidément, il semblerait
que l’on veuille absolument me contrarier, me punir. Qu’ai-je donc fait de
mal ?
Et ce, sans avoir jamais cherché à apprendre. Cela s’est révélé un jour
l’année de mes quatre ans. Seuls mes parents étaient jusque-là au courant.
Ils s’en sont rendu compte un après-midi en voiture, lorsque je leur ai lu le
panneau routier indiquant la direction de Massy-Palaiseau. Je trouvais ça
tout naturel de lire cela sur ce panneau et ne réalisais pas qu’il y avait là
quelque chose de nouveau ou de surprenant, mais ma mère s’est retournée
vers moi avec un air terrifié. Je me suis fort culpabilisé, me demandant ce
que j’avais bien pu dire ou faire comme bêtise. J’avais soudain
l’impression d’être devenu un monstre. La stupeur un peu passée, elle s’est
reprise. Elle a cru de façon assez absurde que j’avais mémorisé ce panneau
que quelqu’un aurait un jour lu en ma présence, et m’a mis au défi de lire
tous les panneaux que nous voyions, pour la plupart publicitaires. Je lui ai
tout lu avec facilité, et elle m’a regardé avec perplexité, comme si elle
avait affaire à un phénomène étrange et inquiétant. De retour à la maison,
lorsqu’on m’a mis un stylo entre les pognes et que je suis parvenu à former
avec celui-ci des lettres, des chiffres et des mots sur du papier, la sidération
a atteint son comble.
C’était assez frustrant d’être dans un cours qui n’avait pour but annoncé
que de nous préparer à quelque chose, mais ça l’est toujours autant d’en
intégrer un qui n’offre pas plus de perspective qu’une basique
élémentarité. Je sais que ce n’est pas encore là que je vais apprendre des
choses…
Le directeur d’école est très déstabilisé par mon cas, il a hâte que la
psychologue trouve une explication rassurante. La dame qui hante mes
nuits de façon si horrible semble tenir une bonne piste, elle propose
rapidement de me soumettre à un test de QI.
Étant né en octobre, je n’ai pourtant pas encore six ans, l’âge que l’on
dit minimal pour passer ce test WISC-R. Annoncé de façon pompeuse et
cérémoniale, ce test me semble une badine formalité. Toutes les réponses
me semblent évidentes, aller de soi. Je finis par être très perplexe en
voyant la fin de l’exercice arriver. Soit on se fiche de moi, soit je suis
bêtement tombé dans le panneau en ne réfléchissant pas assez.
Le mot est lancé, je suis surdoué. On a mis au grand jour une différence,
une extraordinaireté, un décalage avec la majorité, et on pose un nom
dessus sans y attribuer la moindre explication supplémentaire, ce terme
« surdoué » semble tout dire de lui-même.
On me balance un score sans l’expliquer, sans le contextualiser. J’ai eu
160 au test. Ni moi ni ma mère ne savons sur quelle échelle. En tout cas,
cela a l’air exceptionnel.
Le regard que portent sur moi les enfants et les adultes du quartier n’est
pas du tout comparable à celui du personnel enseignant de l’école. Eux, je
les mets mal à l’aise et ils essayent de ne pas croiser mes yeux. J’attire sur
moi l’attention de tout le monde, et eux cherchent au contraire à m’éviter.
Le très peu d’informations disponibles à l’époque sur la douance ainsi que la rareté
des tests rendaient mon cas très particulier. Très isolé, il était marginalisé sans que
l’on puisse trouver le moindre aménagement. Comme j’étais toujours le seul surdoué,
donc le seul concerné, cela était identifié comme un cas à part trop excluant et
particulier auquel on ne pouvait rien proposer. On donnait à mon diagnostic à la fois
trop d’importance et trop peu. Trop parce qu’on ne me considérait plus comme un
enfant comme les autres, mais comme un cas bien à part. Trop peu parce qu’on ne
cherchait pas à aménager quoi que ce soit pour moi ni à essayer de me comprendre.
On me mettait à l’écart tout en me demandant de m’intégrer.
Ce mot « surdoué » que l’on m’a confié comme identité porte en lui ce suffixe « sur »
qui qualifie un trop. Ce mot « trop » résume assez bien tout le sujet, c’est pour cela
qu’on le retrouve dans les ouvrages de référence sur la thématique1. Le sentiment
principal qui m’habite enfant est d’être trop, trop tout, d’être indélimitable et en
inadéquation avec un ensemble qui n’a aucune place pour moi.
On constate le décalage entre, d’un côté une sexualité précoce et une maturité
intellectuelle qui me faisaient me sentir un adulte parmi les enfants, et de l’autre côté
un retard sur certains points comme le besoin de la sucette physiologique ou la peur
du noir.
J’avais tout du faux enfant qui va préférer de loin les épinards aux frites, regarder 7
sur 7 plutôt que le Club Dorothée, les livres de philosophie aux bandes dessinées, le
calme au tumulte, l’opéra et le free jazz aux chansons rythmées, la salade de fruits
frais au chocolat, le jus de goyave au jus d’orange…
Plus on cherche à m’apprendre et moins j’apprends. Je n’ai pas besoin que l’on me
répète, j’aime intégrer les éléments, j’aime m’imprégner et aussi tirer mes propres
conclusions. Si l’on m’explique des évidences dans le détail ou que l’on me répète les
choses, j’ai tout d’abord l’impression d’être pris pour un imbécile. Puis, je vois dans
tout le raisonnement des failles qui rendent le résultat questionnable, alors que si on
me l’avait présenté dans mon champ de conscience tout simplement, je l’aurais
analysé et acquis. J’aime m’intéresser, j’ai une curiosité insatiable de tout connaître.
Qu’on veuille m’apprendre des choses m’est à l’inverse rédhibitoire, je veux effectuer
la démarche de chercher ou d’analyser. Et j’aime m’approprier la connaissance, je
n’arrive pas à bien retenir quelque chose qui n’est pas issu de mon observation et de
mon raisonnement, je n’arrive pas à digérer quelque chose de tout mâché que je n’ai
en rien expérimenté, constaté. Je trouvais toujours que ce que l’on me transmettait
était trop limité, et fait de façon beaucoup trop lente et ennuyeuse.
J’avais l’impression de vivre sur plusieurs plans : l’un où je dévorais tout en étant
passionné, l’autre où je comprenais et analysais tout sans m’en préoccuper, tout en
étant absorbé dans mes passions, et un troisième où je subissais l’absurdité et la
brutalité de plein de choses qui me semblaient fades et moribondes, en inadéquation
avec la nature de la vie et du monde tels que je les percevais. Et curieusement, c’était
ce troisième plan que l’on me présentait comme le plus sérieux, alors qu’il
m’apparaissait complètement stérile.
1. Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux, Odile Jacob, 2008.
Christel Petitcollin, Je pense trop, Guy Trédaniel Éditeur, 2010.
Saverio Tomasella, Hypersensibles. Trop sensibles pour être heureux, Eyrolles, 2012.
Carlos Tinoco, Intelligents, trop intelligents, Jean-Claude Lattès, 2014.
CHAPITRE 2
L’ÉCOLE À LA MAISON
Me voici inscrit à l’EPC (École par correspondance) pour tout
l’enseignement primaire. Plus de nuage à l’horizon. La liesse, la liesse, la
liesse ! Je n’ai plus personne pour me dicter mon emploi du temps. J’ai
tout le loisir d’écouter de la musique, d’écrire et de lire, les trois activités
qui me transportent et me dévorent.
L’écriture est un besoin viscéral. Je la pratique avec acharnement depuis
les sacs de couchage à la maternelle, où je traçais avec une grisante
frénésie des mots, du bout de mes ongles, des mots qui ne s’imprimaient
bien sûr pas mais qui étaient visibles à mes yeux. Ces mots me procuraient
une présence réconfortante dans cette situation absurde et frustrante où
l’on nous faisait venir dans ce que l’on appelait « une école » pour nous
faire dormir. Moi qui fuyais et le sommeil et l’école, on m’imposait chaque
après-midi les deux conjugués dans ce temps de sieste qui durait plusieurs
heures, dans cet insoutenable espace sombre, confiné et surchauffé.
L’écriture est le lieu de tous les possibles, le lieu où se tissent tous les
demains. Je me sens invincible quand j’écris, j’ai la main. Je peux tout
m’approprier, tout tempérer, répondre selon ma fibre et ne pas me
contenter de subir. Je peux à la fois rendre grâce pour les beautés du
monde et y ajouter un regard, une coloration, une contribution. Je noircis
des cahiers en un temps record, des cahiers Clairefontaine dont je suis très
friand en raison de leur douceur veloutée, et de leur parfum subtil et
enivrant. Ces cahiers ajoutent à ma soif d’écrire un appétit sensuel pour
l’activité de plume. Il m’arrive souvent de remplir un cahier de 288 pages
en une journée.
Même si j’aime beaucoup la lecture, et que l’odeur du papier y est pour
beaucoup dans l’appréciation de ce que je lis, celle-ci est surtout justifiée
par l’objectif d’apprendre.
M’habite l’obsession de tout apprendre, de tout comprendre. Je suis sûr
qu’il y a un moyen de tout capter, d’opérer une synthèse parfaite de toutes
les informations. J’éprouve une soif terrible, et lorsque je l’étanche, je
parviens à des états euphoriques où s’accumulent les connaissances et je
voudrais que cela ne s’arrête jamais. J’enrage de devoir chaque soir
capituler et céder au sommeil. J’essaye en vain de trouver des stratagèmes
pour contourner cela, surtout que j’ai toujours peur, le lendemain au réveil,
d’avoir perdu un peu de ce que j’ai appris. C’est tellement grisant quand
tout s’imbrique, que tout se démultiplie dans des savoirs semblant sans fin.
Il y a là une effervescence que je voudrais permanente, mon désir est
d’ailleurs d’être capable de l’intensifier toujours et encore.
Je suis beaucoup plus attiré par les femmes mûres que par les petites
filles de mon âge. Les femmes ayant passé le cap de la trentaine sont
souvent fascinantes, et je peux les admirer pendant des heures tellement je
trouve délicieux tout ce qu’elles sont. Les filles de mon âge me semblent
beaucoup moins admirables, plus banales.
J’ai une cousine jumelle. Une cousine née la même année que moi, avec
qui nous nous retrouvons régulièrement ensemble comme jumeaux. Nous
avons été baptisés ensemble. Nous passons la plupart de nos vacances
ensemble, et nous nous retrouvons un week-end sur deux à Dijon, où elle
réside.
Pour mon plus grand plaisir, elle vient vivre à la maison en cette fin
d’été 1991. Elle y restera plusieurs mois.
On écoute Mylène Farmer en boucle. Et, de manière absurde, elle et
moi n’arrêtons pas d’enregistrer des cassettes audio avec ces chansons de
Mylène Farmer, comme s’il fallait viscéralement imprimer ces chansons de
partout et qu’elles emplissent notre espace dans tous les sens.
J’admire Mylène, elle est comme une rousse prêtresse qui serait
omnisciente. J’admire son écriture, son regard tellement juste sur notre
humanité, ce regard qui semble à la fois épouser celle-ci de l’intérieur et de
l’extérieur.
J’ai bientôt huit ans et je ne peux plus appeler mon père « Papa ». Je
fais un rejet sur le mot. Le même phénomène se produira quelque temps
plus tard pour « Maman ». Ces mots me semblent d’un coup vides de sens,
réducteurs, et quelque peu malsains. Au lieu de décrire des liens, ces mots
me semblent poser des barrières, emprisonner, formater, prédéterminer.
Cela ressemble à une comédie conditionnante, et cela fausse le rapport que
j’ai avec ces êtres. Je ne veux pas être aimé par des êtres dont la fonction
serait de m’aimer, je veux être aimé par des êtres libres, authentiques et
singuliers qui m’aiment aussi en tant que tel et non en tant que leur fils. Je
ne supporte pas les hiérarchies, les rôles, les uniformes.
Les jours de pluie sont très fréquents, ils sont souvent synonymes pour
moi de sorties au secours des escargots. Avec mon père, ou avec ma grand-
mère maternelle qui vit depuis toujours avec nous, nous sortons pour
sauver les escargots des périls qui les attendent à être ainsi sortis à la
faveur de la pluie. Nous les enlevons de l’asphalte et les remettons dans
l’herbe, afin qu’ils évitent d’être écrasés, ou bien encore de s’assécher au
soleil.
L’EPC n’est vraiment pas contraignante, j’envoie mes devoirs une fois
tous les quinze jours. Je les fais souvent tard le soir, au dernier moment,
sans difficulté. Je suis heureux de pouvoir faire cela quand je veux, et tout
en faisant parfois autre chose. Porter mon attention sur quelque chose
d’autre me permet souvent d’être efficace pour bien intégrer ce que je lis.
Il semble que, paradoxalement, mon attention se porte moins là où je veux
la placer que sur le reste ; ce qui est à la marge est mémorisé comme à mon
insu.
Je ne le sais pas encore, mais la fin de la récréation va bientôt être
sifflée.
Nous recevons en ce printemps 1992 une visite à la maison
d’inspectrices scolaires de l’Académie. Elles me semblent d’emblée
antipathiques, je trouve que leurs grands sourires sonnent faux, elles
semblent avoir un mauvais coup en tête. Elles me soumettent à des tests
pour évaluer si l’éducation que je suis est bien conforme. Elles sont
ébahies notamment de me voir tracer à main levée une carte de France,
puis une carte du monde, sans modèles, et placer sur ces cartes de
nombreuses villes. J’ai la certitude d’en connaître bien plus qu’elles sur
quasiment tous les sujets, mais elles concluent pourtant que je ne peux pas
rester ainsi, qu’il me faut intégrer un établissement scolaire pour débuter
mon enseignement secondaire, et ma mère me dit que cette fois-ci, je
n’échapperai vraiment vraiment pas à l’école, et que cette entrée en
sixième est un passage résolument obligé. Elle me dit que si je n’y vais
pas, elle ira en prison.
Je me résigne donc à cette espèce de mort annoncée, à laquelle il me
faut me plier si je ne veux pas que ma mère aille en prison.
Mes parents ont recours au piston de Robert Bourdy, mon grand-père
paternel, professeur honoraire à la retraite, pour me faire entrer dans le
collège-lycée qui a les meilleurs résultats de tout l’Hexagone au
baccalauréat. Cet établissement se trouve près de chez nous, il s’agit du
collège-lycée Saint-Louis-Saint-Clément, à Viry-Châtillon. Ce n’est tout
de même pas le collège le plus proche, et ma mère passe le permis pour
pouvoir m’y véhiculer.
La scolarité par correspondance présente les avantages de faire travailler les enfants
à leur propre rythme, mais l’isolement des profils atypiques s’en retrouve amplifié. On
le constate particulièrement dans mon cas : je vivais au septième étage d’une tour où
les escaliers étaient pestilentiels, détrempés d’urine, et où j’avais interdiction de
prendre l’ascenseur tout seul – je me retrouvais donc comme dans une bulle.
Le départ de ma cousine-jumelle, après ces mois passés avec nous fin 1991 et
début 1992, marquera le début d’une longue période de fonctionnement solitaire
viscéral, ancré. J’ai ressenti alors le besoin de me construire tout seul, de gérer tout
seul, j’ai eu de plus en plus de mal à accorder de la confiance à quelqu’un d’autre
pour les choses que je trouvais importantes. Jusque-là, il y avait cette relation
gémellaire avec ma cousine qui me liait profondément à un autre être depuis ma
naissance. Après cet épisode, il y aura en moi un espace exclusif peuplé
majoritairement de chansons.
En effet, la musique a pris de plus en plus d’importance dans ma vie, jusqu’à devenir
tout à fait centrale l’année de mes huit ans. Dans la musique, surtout les chansons, je
trouve un mélange satisfaisant d’intellect et d’émotions, de sensations et de
technique, le tout avec une dimension sacrée. Toutes mes sources de passions et
d’enivrement s’y retrouvent conjuguées. J’étais mû par une grande fringale
d’émotions, de sensations, de beau, d’harmonie.
DEUXIÈME PARTIE
ADOLESCENCE
CHAPITRE 3
L’ENFER DU COLLÈGE PRIVÉ
7 septembre 1993. Je n’ai encore que neuf ans et demi, et ça y est, c’est
le grand jour, le jour tant redouté dont j’essayais de faire abstraction depuis
des mois. J’entre dans la grande école, et c’est à la hauteur de mes craintes.
J’avais l’impression que c’était l’heure de ma mort qui se profilait, et ça y
ressemble en effet. Notre professeure principale, professeure d’EPS, nous
appelle un par un et nous rejoignons les malchanceux condamnés qui
attendent leur funeste sort. On se met en rang contre un mur comme si l’on
se préparait au peloton d’exécution. La peur est palpable.
EPS, je ne connais pas ce sigle, je suis sidéré de comprendre qu’il s’agit
là d’Éducation physique et sportive. Quel est ce monde de fous ? Comment
du sport peut-il être pris si au sérieux qu’une personne l’enseignant soit
notre professeure principale ? Comme si le sport était un enseignement
principal, alors qu’il me semble qu’il se devrait d’être uniquement
facultatif.
Tout m’agresse ici, la cour de récréation est hyper bruyante, ça crie dans
tous les sens, sans raison. J’entends des hurlements inhumains que je
n’aurais jamais pu concevoir, et celles et ceux qui les produisent ont l’air
de trouver cela rigolo. Tout ce qui est violent passe ici pour de
l’amusement. Même en classe, il n’y a pas de calme, il règne toujours une
chape de stress, de peur, certains professeurs nous hurlent dessus d’une
voix stridente pour un oui ou pour un non, et c’est toujours suréclairé au
néon. Comme si cela ne suffisait pas comme agressivité lumineuse, j’ai
souvent le soleil en plein dans la figure lorsque je suis assis à ma table. Je
suis totalement ébloui, tout cela m’occasionne des maux de tête terribles,
mais je ne peux rien y faire… Quand je demande si on peut baisser les
stores, les professeurs me disent qu’on ne va tout de même pas se mettre
dans le noir et renoncer à la lumière du jour. Je trouve ça d’autant plus
absurde qu’elle ne semble de toute façon pas leur profiter, puisqu’elle ne
leur suffit pas et qu’ils allument tous les néons possibles.
L’ironie du sort a voulu que l’on se rende compte que j’étais myope
quelques semaines seulement avant cette rentrée : je me retrouve donc
pour l’occasion avec d’énormes lunettes qui me mangent la figure et qui
tombent presque sur mes lèvres. Cela sur un visage pâle comme un linge
affublant une tête beaucoup plus large que la moyenne, d’une largeur qui
rend impossible le port de la grande majorité des couvre-chefs, laquelle
tête surplombe un corps fort chétif. Un corps écrasé par un cartable à
l’ancienne bien plus large que lui et pesant le poids d’un âne mort.
L’autre paramètre qui semble bien amuser mes camarades est que je
porte les cheveux longs à l’arrière, à la manière d’Henrik Nielsen, l’avant-
centre danois du LOSC, ou de Roch Voisine. On est un peu sur une coupe
mulet, pourtant très à la mode il y a peu. Cela me donne, surtout avec mes
traits fins, des tours très féminins.
J’ai manifestement l’air très fragile, et cela semble pour les autres
garçons une incitation impudique à exercer leur force physique sur moi.
Un exercice dans lequel ils apprécient tout particulièrement se mettre à
deux.
Un grand motif des brimades que je subis a pour objet mon habillement,
un paramètre qui me passait complètement au-dessus de la tête jusqu’à
mon arrivée dans cette souricière. La valeur de quelqu’un semble ici se
mesurer aux noms et écussons affichés sur ses habits, je n’avais jamais
entendu parler de telles considérations, je n’avais jamais rien lu à ce sujet.
Je ne connais pas du tout ces marques que l’on m’exhibe avec fierté, ces
noms qui semblent les attributs de quelque divinité dont il serait un
honneur, voire un devoir, de se revendiquer.
Ils me charrient aussi lorsque je porte les mêmes vêtements d’un jour
sur l’autre, ils disent que je suis dégueulasse. Certains, les plus maniérés,
me disent qu’il faut même changer de vêtements entre midi et deux si,
comme moi, on ne mange pas à la cantine.
– Bah, qu’est-ce que tu manges alors ? Que les trucs dégueu que, nous,
on laisse dans nos assiettes ? Ouais, je m’en doutais, t’es bon qu’à bouffer
nos restes, quoi.
– On est des humains, on est les plus forts, c’est la loi de la nature que
de manger les animaux.
Je suis révulsé par cette dernière phrase, mais je parviens tout de même
à articuler quelques propos pour défendre la cause qui me semble n’être
que bon sens. On me rit au nez, la souffrance animale et les massacres
barbares pour produire de la viande les émeuvent aussi peu que le sort des
enfants asiatiques.
Certains prendront alors un malin plaisir jusqu’à la fin de l’année
scolaire à écraser ou à découper des insectes, des vers de terre ou des
lézards, sous mes yeux, dans la cour de récréation, pour se moquer de mes
réactions mortifiées.
Mon médecin de famille m’avait prescrit des désensibilisations pour toutes mes
allergies. Il a voulu me désensibiliser, et ça a été un échec cuisant, car un jour, le
médecin d’un lieu de vacances à la montagne s’est trompé dans l’injection, et cela a
du coup fait empirer les choses et tout le traitement a dû être stoppé. Maintenant, les
dirigeants de cet établissement privé catholique veulent aussi me désensibiliser, et
même m’endurcir, cela ne peut marcher, et au contraire, j’avancerai dans la vie en
« m’endoucissant ».
J’ai été très choqué dans cet établissement par un côté bête et méchant. Je les
trouvais toutes et tous d’une très grande naïveté sur les différentes choses de la vie,
programmés dans des superstitions, des amalgames ou dans une simplification de
concepts chrétiens caricaturaux qui étaient de plus en totale contradiction avec leur
culte de la violence et du mépris.
J’ai compris dans cette aventure que l’apparence est souvent à l’opposé de la vérité.
Cet établissement si prestigieux, ces jeunes si propres sur eux, censés être si
brillants, se révélaient des façades cachant une réalité sombre. Vivre cet épisode m’a
poussé à déconstruire une certaine volonté de réussite sociale et à chercher dans
des directions peu fréquentées la vraie valeur humaine.
CHAPITRE 4
ENFANT DU PARADIS (LA
DÉCOUVERTE DU THÉÂTRE)
Me voici donc au collège public Paul-Éluard de Sainte-Geneviève-des-
Bois, celui auquel j’étais originellement destiné, celui dans lequel je serais
normalement allé s’il n’y avait pas eu cette histoire de surdouance.
Je retrouve là tous les enfants de ma cité HLM. Certains de ceux avec
qui j’étais en maternelle et en primaire sont très interloqués de me revoir.
J’apprends que de folles histoires avaient circulé, comme quoi j’aurais
quitté la région, que je serais allé quelque part « au pays des surdoués », ou
encore que j’aurais été atteint d’une maladie m’empêchant de sortir de
chez moi.
Certains ont l’impression d’une apparition venant d’un autre monde.
J’incarne un personnage légendaire, autant par mon histoire d’amour, ce
couple très précoce incompréhensible que je formais avec Lucille, que par
mon « titre » de surdoué (« bouffeur d’équations » disent certains de moi,
un terme bien hors de propos pour moi qui n’ai aucune appétence pour ce
type d’exercice).
Je trouve le niveau de culture générale beaucoup plus élevé ici que dans
cet enfer de Saint-Louis-Saint-Clément, pourtant censé être si élitiste. Et il
en va de même pour le niveau des cours, tout du moins dans les matières
littéraires.
Je suis très à l’aise dans ce mélange culturel très porté sur Jean-
Jacques Goldman comme sur le rap, on y idolâtre beaucoup moins les
États-Unis, desquels au contraire on a tendance comme moi à se défier. On
considère la musique et le cinéma français comme supérieurs à ce qui nous
vient d’outre-Atlantique.
Je n’étais pas du tout convaincu par le théâtre, mais j’y prends goût
assez rapidement. L’ambiance est très bonne dans la troupe, où je suis l’un
des deux seuls garçons. Cet univers créatif, artistique, solidaire, et très
majoritairement féminin, me convient fort bien. J’y sens une sécurité que
je suis très loin d’avoir déjà connue au sein d’un groupe.
Ma nouvelle vie me plaît bien. Je n’y trouve qu’un seul hic, c’est
Patrick. Il a redoublé une classe, il a quatorze ans quand je n’en ai que
onze. Il me dégoûte, m’horripile, et le pire, c’est que lui m’aime bien et
vient souvent me parler, il s’installe même parfois à côté de moi en cours.
Il m’a même invité une fois chez lui pour aller y écouter du Reel 2 Real
après les cours ; il est complètement fan de ce groupe et n’arrête pas de
chanter les refrains de leurs trois succès. J’ai improvisé un prétexte à la
hâte pour décliner son invitation. J’étais incroyablement gêné, j’ai horreur
de refuser une invitation ou une proposition, je crois d’ailleurs que c’est la
première fois que je faisais cela. Ce mec me semble gluant, il me révulse
les sens, il me provoque des haut-le-cœur. Il est grossier, surtout avec les
filles, il se masturbe en classe et vante l’odeur de ses parties intimes en
nous proposant de sentir ses doigts. Il crache tout le temps, même en
classe, il ne semble pas savoir qu’il est possible d’avaler sa salive. On
repère partout où il va, il n’y a qu’à suivre les crachats. C’est un gros
fumeur, il apporte des cigarettes en cours et est fier de contrevenir ainsi au
règlement. Il est toujours transpirant, été comme hiver. Tout en lui semble
poisseux, sa voix, ses mots, ses mains, ses cheveux, sa peau, même ses
vêtements. Il s’exprime toujours avec le langage vulgaire d’un obsédé
sexuel.
Toujours vibrant de musique, j’ai un problème avec les versions live, les
remix. À moins qu’il ne s’agisse vraiment de totales relectures sous un
autre angle, c’est insupportable pour moi, c’est une torture. J’ai besoin
d’exactitude, de quelque chose de clairement défini. Je ne peux supporter
l’approximation, laquelle n’est pas identifiable. On ne peut pas changer
l’intensité, le tempo, les intonations, sans que tout s’écroule et perde son
sens. Si l’on modifie, ne serait-ce qu’une intonation à un endroit, tout le
titre me semble s’en retrouver dénaturé. De ce que je sens, il n’y a qu’une
seule façon d’être juste, qu’un seul sens, qui ne peut vraiment être
signifiant que s’il est défini avec justesse. Et cela ne me paraît pas limitant,
au contraire ; quand on est dans le juste, on peut toucher plusieurs sens à
des niveaux multiples, il se crée tout un tas de possibles et de
combinaisons, alors que, si l’on est approximatif, on est nulle part.
Dans l’établissement précédent, je n’obtenais jamais la moyenne en
sport et j’étais toujours le bon dernier, risée de tous. Ici j’ai 16, la meilleure
note de la classe. Il faut dire que la pratique du sport est mixte dans ce
collège et que cela change tout. La plupart des garçons ne veulent pas
courir, parce qu’ils trouvent que ce n’est pas viril, ils estiment que les
« vrais hommes » ne courent pas. Ils refusent donc toute activité sportive,
cela ne convient pas, il est vrai, à leur démarche de rappeurs. Ils sont
pourtant passionnés de football et de NBA. Dans cette configuration, je me
retrouve souvent à exercer le sport seul avec des filles. La corvée dans le
désert impitoyable devient donc ici moment de plaisir dans un jardin fleuri.
J’ai toujours voulu être une fille, je n’aime que la compagnie des filles.
Les garçons me font peur ou me dégoûtent. Ce penchant entraîne un
comportement qui fait que l’on me traite à tout va de « pédé », « pédale »,
« tapette », « tarlouze », etc. Et pourtant, il me semble que je suis tout
l’inverse de cela, puisque je fuis les garçons et que je cherche la
compagnie exclusivement féminine. S’il y a une version de
l’homosexualité qui me tenterait, c’est celle entre filles. J’aimerais être une
lesbienne pour mieux aimer une fille, mieux la comprendre de l’intérieur,
ne connaître aucun éloignement, aucun décalage, et vivre un amour
véritable, sans bases déséquilibrées et disharmonieuses, exempt de
mésententes et de vils désirs à caractère égoïste. Ces aspirations-là me
hantent, mais je réalise à la fois qu’être garçon dans un monde de filles me
plaît en fait beaucoup, tant que je n’ai pas affaire à d’autres spécimens
masculins que moi.
À cette époque où l’on m’appelait souvent « Docteur » (en raison du chanteur suédois
Dr. Alban qui cartonnait depuis quelques années), je constate que les gens aiment
venir me parler. Ils me parlent de choses intimes et partent souvent en me remerciant
de façon émue, alors que je n’ai parfois rien dit ! J’ai l’impression de n’avoir rien fait,
j’ai juste écouté. Celles et ceux qui viennent me parler sont régulièrement des quasi-
inconnus, fréquentant d’autres classes, parfois plus jeunes, parfois plus âgés. On me
confie des choses que l’on pense que les autres ne pourraient pas comprendre, et on
me fait confiance pour ne pas les répéter.
Mes canines ont poussé à cheval sur mes incisives latérales. Ma mère
pense, depuis qu’elle s’en est rendu compte, qu’il va me falloir faire
comme beaucoup de mes camarades et porter des bagues, un vilain
appareil dentaire. Je ne vois pas pourquoi, avoir des dents qui se
chevauchent ne me pose aucun problème. Elle s’entête, insiste, elle veut à
tout prix que je consulte un orthodontiste. Elle dit que peu importe ce que
je dis, c’est un devoir pour elle de faire ainsi, sinon je lui reprocherai plus
tard de n’avoir pas agi tant qu’il en était temps.
Bien sûr, dès qu’il commence à mettre le bout de ses doigts dans ma
bouche, j’ai un haut-le-cœur, et il ne faut guère de temps avant que je ne
vomisse. Cela n’a rien d’étonnant, je suis capable de me faire vomir rien
qu’en me brossant les dents.
On pense souvent que je surjoue, que j’affabule, alors qu’il n’en est
rien. Aujourd’hui, notre professeure de français, qui est aussi notre
professeure principale (là, c’est logique), m’a grondé et a failli me punir
parce qu’elle trouvait que je faisais du cinéma pour me faire remarquer
alors que j’étais véritablement pris d’un malaise qui était à deux doigts de
me faire défaillir. Je trouve incroyable notamment que l’on ne comprenne
pas qu’une moto qui passe en pétaradant ou une alarme de voiture qui se
met à hurler sont des agressions physiques qui me font le même effet que
de recevoir un coup violent, cela m’abat comme tel.
Je suis toujours obnubilé par mon projet de dictionnaire qui me tient
depuis l’âge de six ans. Durant toutes ces années, j’ai recommencé la
rédaction de cette encyclopédie une bonne centaine de fois, en refaisant
toujours les A avant de me rendre compte que ça n’allait pas. Je suis
toujours insatisfait de mon travail parce que je finis immanquablement par
constater des oublis ou des erreurs impardonnables. C’est un ouvrage que
je recommence indéfiniment. Dans la période où je n’étais pas scolarisé en
établissement, il m’est arrivé d’entreprendre la rédaction d’un dictionnaire
chaque jour, plusieurs jours de suite, me rendant compte dès le soir des
manquements préjudiciables de ce que je venais de réaliser. Je travaille
toujours à la main, avec cahier et stylo, les essais sur informatique ne
m’ont pas procuré assez de bonnes sensations. Ma tentative la plus aboutie
m’a conduit jusqu’aux E, je ne suis jamais allé plus loin.
Je suis très heureux, là, cette année, car je viens de poser un point final
à un dictionnaire, mais c’est un projet annexe, un ouvrage spécialisé en
musique. Il m’a fallu pour accomplir cette tâche cinq cahiers
Clairefontaine cartonnés de 192 pages, et une bonne année de travail
méticuleux pour ne pas avoir à tout recommencer. Malgré ces précautions,
il ne me faudra que quelques mois pour juger ces volumes comme
dépassés et trop incomplets.
L’adolescence est très difficile à vivre pour un haut-potentiel sensible, car tout le
tumulte sensoriel, émotionnel, hormonal, mental et existentiel que cette période peut
occasionner se retrouve décuplé par nos perceptions amplifiées et notre inclination
naturelle à la cogitation philosophique. J’ai apprivoisé cela jusqu’à un certain point par
l’écriture, qui me permettait quelque peu de ranger, classifier, confronter, canaliser,
agencer mes idées, mes réflexions et mes questionnements. L’écriture s’est imposée
avec encore plus de force que durant l’enfance. Toutes mes activités avaient un
rapport à l’écriture, il y avait toujours quelque chose que j’avais besoin de relier à
l’écrit. Celui-ci était mon terrain, le domaine sur lequel je me portais
automatiquement.
Mon parcours de collégien s’est achevé sur une très bonne note : j’ai obtenu mon
brevet des collèges haut la main avec en prime un aussi joli qu’inespéré 20 à
l’épreuve d’histoire-géographie.
La seule chose que je fais ici, c’est compter les secondes qui me
séparent du moment où je peux m’enfuir retrouver la vie. Et quand je dis
compter les secondes, ce n’est pas une façon de parler, je compte
rigoureusement les secondes le tiers du temps que je passe en classe.
Je ne peux soudainement plus rien comprendre aux mathématiques
qu’on nous enseigne. Jusque-là, j’ai toujours été un peu moins bon dans
cette matière que dans les littéraires, mais je restais toujours parmi les
meilleurs élèves – là, je suis largué. Les mathématiques me semblent
hermétiquement incompréhensibles dès lors qu’on ne peut plus les ramener
à quelque chose de tangible, de concret. Les chiffres abstraits, les valeurs
abstraites, ça ne rentre pas du tout dans mon raisonnement, je ne trouve pas
l’accès à cela, ni l’intérêt de le trouver.
Du coup, lors des temps à l’école où je n’ai pas de cours, je reste à part,
dans les cages d’escalier, chantant des chansons d’amour avec l’intime
conviction qu’il existe forcément quelqu’un, quelque part. Je crois
percevoir, par-delà le visible, qu’il existe une fille qui peut m’entendre,
une fille qui mène pour le moment une existence parallèle, mais que je
rencontrerai un jour.
Un corps me semble un outil que l’on doit maîtriser, quelque chose que
l’on doit plier à la volonté de son esprit. Je me lave tout le temps les mains,
je ne supporte pas du tout d’avoir les mains un peu collantes ou poisseuses,
ce qui est terrible quand il fait chaud et que je transpire, je ne m’en sors
pas… Pareil quand je touche un aliment sucré et qu’il m’en passe un peu
sous les ongles, cela s’en va très difficilement et me rend fou. Je ne
supporte pas, cela provoque comme un bug au niveau du cerveau, un
besoin de me laver les mains me harcèle tant que je ne sens pas celles-ci
rigoureusement propres. Tout l’inverse de mon père, qui lui a l’air de ne
jamais sentir qu’il a les mains sales, et barbouille de confiture et de miel
les poignées de porte, les bords de table, les manches des cuillères, ses
chaussures, et tout le reste.
L’issue me semble toute tracée : le théâtre. Je ne vis que pour ça, que
pour la scène. Sur scène, je comprends tout. Dans la vie quotidienne, je ne
comprends rien. Je ne trouve aucune concordance dans ma vie, alors je
surchauffe intellectuellement en permanence pour essayer de trouver un
remède à cette totale incohérence.
Par miracle, je trouve une formation pour être réalisateur de cinéma qui
va tout juste débuter, elle se tient à l’Institut de filmographie d’Avignon. Je
m’y inscris sans problème. Je suis bluffé que tout se fasse si facilement,
alors que je pensais qu’il serait indispensable de monter à Paris pour
accéder à ce type de formations.
Je déchante très vite. Cette formation me cause une grande frustration.
De Gaulle Eid, assistant de Youssef Chahine, est notre formateur principal.
Il insiste sur le fait qu’on ne peut rien laisser à l’improvisation dans le
cinéma. Je me dis que j’ai dû me tromper de voie ; tout ce qui est prédéfini
me désintéresse totalement. Je lui oppose les visions spontanées,
organiques, instinctives de certains réalisateurs, et j’argue que l’on peut
très bien se produire soi-même si cela ne plaît pas aux producteurs. Mais il
semble me considérer comme un doux rêveur.
La vie citadine que je menais me semblait basée sur le stress comme force motrice.
Je ne trouvais partout que des injonctions ajoutant sans fin des couches et des
couches de stress. Tout cela venait se rajouter à mes propres injonctions et à toutes
les exigences que j’avais pour moi-même, à tel point que je me retrouvais engagé
totalement dans un processus autodestructeur d’autosabotage.
Le système scolaire occidental dans lequel j’étais était un cadre oppressif, répressif,
qui m’empêchait totalement de respirer, de me connecter à l’essence, de me
connecter à moi-même et de m’exprimer. Je me sentais pris au piège d’un
mécanisme que je ne comprenais pas et qui me broyait. Je n’y trouvais aucun espace
de créativité, aucun espace d’individualité, aucune liberté. Je ne trouvais qu’un
carcan qui m’empêchait d’être, tout simplement. J’avais l’impression d’une course
absurde, où je ne savais ni ce que l’on fuyait ni où l’on se rendait.
TROISIÈME PARTIE
ÂGE ADULTE
CHAPITRE 7
DIRE NON À SES DÉMONS
Ma grand-mère est placée en maison de retraite spécialisée, et ma mère
est mutée dans les Alpes, à Saint-Étienne-en-Dévoluy. C’est encore une
promotion pour elle, elle y est nommée receveuse. Sans le moindre
enthousiasme, je la suis dans cette nouvelle région. J’ai l’impression
d’aller m’y enterrer, mais bon, je n’ai pas de meilleure perspective à
envisager.
Tout est différent ici. Tout est calme, paisible, l’air n’est pas surchargé
de stress et de tensions. Le silence m’impressionne. Cela fait quelques
semaines que j’ai quitté le milieu citadin où j’avais toujours vécu. Cette
nuit est une nuit comme les autres, où je suis assailli sans relâche par des
poursuiveurs. Comme à mon habitude, je passe mon temps de sommeil à
courir pour échapper à des créatures hostiles qui sont sur mes talons. Sauf
que là, il se produit quelque chose de totalement inédit que je ne pensais
pas possible. Une force monte du plus profond de mon ventre, et je
concentre tout cela pour parvenir à me retourner et à dire fermement :
« Non. Assez ! » Je refuse de subir ne serait-ce qu’une minute de plus cette
folie qui m’épuise. Je ne veux plus subir, et je suis fermement résolu à ne
plus l’accepter. De façon complètement improbable, je concentre une
grande force et déchire la toile de décor de mon rêve. Ce que je croyais en
trois dimensions ne se révèle que les éléments d’un décor plat. Tout est
réduit en lambeaux, tout disparaît, il n’y a plus la moindre trace de mes
assaillants. Le décor est tombé, il n’y a plus rien, un vide. Mais ce vide est
plein de sérénité, il règne un silence qui fait beaucoup de bien. Je me tiens
debout, seul au milieu d’un espace de silence et de pureté.
Je ramène à mon réveil ce calme obtenu, cette paix atteinte. Je n’en
reviens pas comme ça fait du bien, c’est comme si tout se posait enfin,
comme si je pouvais enfin véritablement respirer, comme si j’allais enfin
pouvoir vraiment vivre.
Je comprends nettement que je vais vivre, que la vie n’est pas du tout ce
que je croyais, qu’il n’y a rien à contrôler, juste à se laisser faire. Je réalise
que ce qui vit en nous ne nous appartient pas, et que l’on doit juste
accueillir et laisser s’installer cette vie pour qu’elle puisse fleurir.
Je ne peux plus lire du tout. Les livres me tombent des mains dès les
premières lignes. Je ne supporte même plus la présence de livres sur mes
étagères. Tout cela me pèse atrocement, m’empêche de respirer. Je trouve
que c’est un encombrement dont je dois me délester.
J’ai soif de désapprendre. J’ai besoin d’approfondir, d’expérimenter par
moi-même, de purifier, de creuser. Je me débarrasse en peu de temps des
milliers de disques, livres et DVD qui étaient en ma possession. Selon les
possibilités, je vends, donne ou jette, mais je ne veux plus rien voir. Tout
doit disparaître, jusqu’au dernier.
Me vider de tout cela m’aide à faire émerger la vérité de qui je suis.
C’est tellement bon de se retrouver, une fois que tout ce rajouté n’est plus
là. Je suis comme une maison que je vois maintenant telle qu’elle est, alors
que je n’en voyais ni n’en devinais rien, n’ayant affaire qu’à ce qui
l’encombrait.
Nous sommes en juillet 2002, et je rejoins ma mère à Pau pour que nous
fassions ensemble le chemin de Compostelle jusqu’à Saint-Jacques.
L’aventure durera plus d’un mois.
Une fois dedans, cela vire à la transe totale. Je me sens dans un état de
félicité intense, et je pars dans des mouvements joyeux dans tous les sens.
Ma mère essaye en vain de me dégriser en voyant des regards
désapprobateurs braqués sur nous. Je ne comprends pas ce qui pourrait être
problématique, je suis dans un état tellement positif. Je suis traversé par de
délicieuses cascades d’éclats de rire. C’en est trop, un ecclésiastique
s’approche de nous et nous demande sur un ton sévère ce qui se passe. Ma
mère dit dans un espagnol très rudimentaire que je ne me sens pas bien. Je
trouve ça absurde, c’est tout l’inverse !
L’homme d’Église nous entraîne dans une pièce non ouverte au public,
il nous fait asseoir. Je me concentre maintenant pour essayer à contrecœur
de faire retomber mon état. Il me sert un verre d’eau et nous pose des
questions avec peu d’amabilité. Il semble suspicieux, il a l’air de penser
que je suis possédé par le démon, on a un peu l’impression d’avoir affaire
à l’Inquisition. Comme je me calme, il n’insiste pas trop, de toute façon
notre connaissance très limitée de la langue de Cervantès ne nous permet
pas de bien comprendre ce qu’il nous demande. Il nous laisse partir,
comme s’il nous accordait une faveur pour cette fois. Je sors de la
cathédrale en éclatant de rire. Ma mère ne rit pas du tout, elle a eu très
peur.
J’avais déjà connu un état similaire la première fois que j’étais allé voir
Amma2 au Zénith de Toulon, en 2001, mais ce qui venait de se passer était
encore bien plus intense.
Je ne me suis pas fait couper les cheveux depuis plus d’un an et demi et,
avec mon foisonnant frisé naturel, mon look capillaire ressemble à celui de
Carlos Valderrama, la star historique du football colombien.
J’ai vingt ans, je suis arrivé à l’âge ardemment souhaité depuis toujours,
mais les choses ne sont pas fluides pour autant. Le décalage est toujours là
entre mon corps et mes perceptions. Je me sentais hier un adulte dans un
corps d’enfant, parmi les enfants, ne comprenant pas les autres enfants.
Aujourd’hui, je me sens un enfant dans un corps d’adulte, parmi les
adultes, ne comprenant pas les autres adultes. En fait, je ne comprends ni
les enfants ni les adultes, je me sens partout en décalage. Sans doute est-ce
le fait de ne m’être jamais vraiment senti ni enfant, ni adolescent, ni adulte.
Vivre avec ces sens si affûtés n’est pas de tout repos, mais c’est tout de
même nettement plus supportable maintenant que le mental est le plus
souvent débranché. Vivre avec mon intellect aiguisé comme une lame est
comme vivre avec une arme de destruction massive propre à s’activer à
n’importe quel moment. C’est pourquoi il a fallu que je le déconnecte et
que je le place sans cesse sous vigilance, que je sois toujours prêt à le
soumettre au cœur, aux émotions, au ressenti, à la vulnérabilité physique,
au respect des autres.
Socrate est un petit joueur à côté de mon intellect ; celui-ci peut
déconstruire tout, torpiller tout. Les rares personnes qui avaient
suffisamment perdu mon estime pour que je les expose à lui ont dit que je
les rendais folles, je les ai perturbées comme elles ne pensaient pas pouvoir
l’être. Mon intellect n’admet rien, il ne connaît aucune base d’observation
ou de communication qui soit tangible et qui résiste à un honnête examen
minutieux. Lorsqu’on fait trembler ces fragiles bases, il n’y a plus rien à
quoi se raccrocher, et les personnes ne se rendent pas compte à quel point
elles peuvent être déstabilisées. Elles se croient naïvement immunisées
derrière une science qui n’en est qu’à ses balbutiements et qui n’est que le
fruit du regard de l’humain, poussière dans l’univers et non maître de son
destin, puisqu’il ne sait pas d’où il vient, ni qui il est, ni où il va. Chaque
humain qui vit selon son intellect est ébranlable, car il n’a aucune certitude
sur le monde qu’il expérimente et dont il fait partie. Beaucoup essayent
alors d’oublier cela en se gavant d’illusion de puissance, en pensant
contrôler les éléments, en contrôlant l’informatique, en s’inventant des
légendes, en soumettant les plus faibles, en se repaissant de divertissement
et de sensations plaisantes, en se pensant supérieurs aux autres êtres de la
nature dont ils partagent la condition, mais tout cela n’est qu’un mirage
précaire, peu importe la ferveur qu’on y met. Mon intellect peut mettre à
mal n’importe quel équilibre, c’est pour cela que je l’utilise avec moult
précautions et grande modération, uniquement quand il peut servir une
noble cause, ou quand il peut désarmer une personne qui m’attaque moi ou
quelqu’un à qui je tiens particulièrement.
J’entends dire que la conscience de sa propre mort est le propre de
l’humain par rapport aux autres animaux, il me semble pourtant constater
que l’intellect humain est très enclin à penser les choses comme s’il
n’allait jamais mourir. Chaque personne qui croit, ou annonce, détenir un
savoir intellectuel est un imposteur. Plus on sait, plus on apprend, plus on
réalise qu’on ne sait rien, et qu’on ne peut intellectuellement trouver
qu’absurdité et confusion. La vérité se situe dans les émotions et les sens,
dans les ressentis, dans tout ce qui apporte de la transcendance.
J’ai appris à cette étape que la vie peut toujours trouver des chemins incroyables
pour triompher de l’adversité, et que la vie est plus vaste et plus mystérieuse que
nous pouvons nous la figurer. J’ai appris que les choses ne sont pas les
représentations mentales que l’on s’en fait, et que notre plus grande force se situe en
notre ventre et en notre cœur, et non en notre intellect gonflé d’ambition démesurée.
J’ai appris aussi que les choses peuvent changer très vite pour que la vie gagne, pour
que le juste revienne. On peut tordre et retordre quelque chose, le vriller, cela va
prendre beaucoup de temps ; mais il suffit d’une secousse pour qu’il se détorde, se
déplie et revienne à sa forme initiale.
La paix que j’ai obtenue si facilement en définitive était totalement improbable pour
moi. Je ne pouvais pas la concevoir puisque je me considérais déjà bardé d’ennemis
agresseurs – tous ces vêtements que je portais, ces lunettes avec des trucs qui
m’appuyaient sur le nez, puis qui me serraient aux tempes parce que ma tête
beaucoup plus grande que la moyenne rendait très difficile la recherche d’une paire
me convenant. Je les usais très vite, en partie involontairement juste parce qu’elles
n’étaient pas conçues pour mon tour de tête, en partie volontairement parce que
j’essayais de les rendre moins oppressives en tirant autant que je pouvais sur tout ce
qui me gênait. Les cols représentaient la même problématique : j’avais beaucoup de
mal à les passer – tout comme j’avais eu du mal à venir au monde, coincé,
m’asphyxiant. Alors, ou je les craquais involontairement juste en les enfilant, ou je
tirais dessus volontairement jusqu’à les déformer ou les déchirer, pour qu’ils me
torturent moins.
Je n’avais de confiance jusque-là que dans les capacités de mon intellect, cette
confiance est tombée alors qu’a émergé la confiance en mon être entier. Je n’avais
pas encore confiance en mes ressentis et mes émotions – il me faudra plusieurs
années –, mais j’avais confiance en un être global qui n’était plus un avatar maîtrisé
par mon mental.
2. « Amma est une figure spirituelle contemporaine de l’Inde et la fondatrice de l’ONG Embracing
The World à but humanitaire et écologique. » (Source : Wikipédia)
CHAPITRE 8
ENFIN UNE VIE SOCIALE
ÉPANOUIE
Nous sommes en septembre 2006 et je fais la connaissance, sur un salon
du bien-être à Venelles, près d’Aix-en-Provence, d’une femme qui
commercialise des appareils paramédicaux diffusant des champs
bioélectromagnétiques pulsés. L’appareil a un effet positif sur ma mère et
Marylise, et la représentante de ce produit dit chercher des distributeurs et,
si possible, un local qui soit une espèce de showroom. Elle me dresse
rapidement un prévisionnel mirobolant.
Les gens du quartier considèrent le lieu comme une secte. Comme ils ne
comprennent pas ce que j’y fais, ce qui les rassure est de mettre l’étiquette
« secte ».
Je suis très heureux de devenir lieu de dépôt des paniers de légumes bio
Ma Terre. Je n’ai rien à y gagner, si ce n’est un panier de légumes gratuit
chaque semaine, mais c’est dans ces services non marchands que je
m’épanouis le mieux. J’éprouve tellement de plaisir à accueillir les gens, à
les reconnaître et devancer leur demande en allant chercher leur panier
dans l’arrière-boutique pour leur remettre en mains propres.
C’est toujours cet accueil et cette offre qui me comblent le plus, comme
quand je propose gratuitement thé et gâteaux à celles et ceux qui passent la
porte.
Chaque activité est pour moi une fête. J’ai toujours cette fébrile attente
des personnes, je ne sais jamais vraiment qui va venir ou non, et je ressens
chaque fois une vive joie lorsqu’une personne arrive, surtout lorsque c’est
une personne du groupe que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. Je sais
que mon enthousiasme n’est étrangement pas trop perçu par les gens : on
me voit toujours en retrait, on me dit souvent que j’ai l’air d’un moine
tibétain.
Enfant, je ne m’entendais qu’avec des adultes. Et je remarque adulte un
grand fossé culturel avec les personnes de mon âge, je suis beaucoup plus
en phase avec les personnes nées dans les années 1970 qu’avec celles nées
comme moi dans les années 1980.
Je suis assez satisfait d’être parvenu à être amoureux d’une femme qui
au début m’indisposait. Je me dis souvent que c’est là une tâche utile à
accomplir que de mettre de l’amour là où il n’y en a pas, que de finir
toujours par donner sa chance à tout et à tout le monde.
Cela fait bientôt trois années que L’Arbre de Vie est ouvert, et je ne suis
pas en mesure de renouveler le bail de trois ans. Même si j’ai eu quelques
clients prestigieux résidant dans l’immeuble le plus chic de Marseille, je
n’ai jamais pu dégager ni bénéfices ni salaire de l’activité du lieu, j’ai juste
gagné de quoi réinvestir et payer les taxes, cotisations et factures. Les
produits paramédicaux, qui devaient être le pilier financier de l’aventure,
se sont révélés rapidement trop chers avec trop peu d’effets pour que le
commerce en soit florissant. Le prévisionnel de la représentante était très
largement surévalué.
La vie sociétale m’a souvent paru comme ces jeux vidéo où je ne comprenais jamais
ce qu’il fallait faire et où j’errais à tourner en rond dans un décor répétitif. Je ne
trouvais jamais d’entrée, je ne comprenais jamais rien, je trouvais tout illogique. Pour
m’insérer dans le monde du travail, il a fallu, comme beaucoup de HPI, que je fasse
moi-même mon cadre. Cette difficulté pour nous d’entrer dans un cadre vient du fait
que nous ne trouvons pas de place dans les schémas préétablis, et que nous faisons
face à une non-reconnaissance de notre fonctionnement qui rend la communication
difficile. Viennent s’ajouter souvent aussi une certaine délicatesse avec l’autorité et
les notions de hiérarchie. Créer son entreprise n’est pas le chemin que chacune et
chacun peut emprunter, mais c’est très souvent le meilleur moyen pour le haut-
potentiel sensible de trouver une place qui lui convient dans le monde professionnel.
Dans ces activités que l’on organise, on se prend fréquemment dans les
bras, avec chaque participant. Cela dure longtemps, c’est agréable. Ces
interactions me plaisent beaucoup, cela me semble un naturel pourtant peu
usité, ce genre d’étreintes est trop peu courant pour se dire bonjour. Avec
beaucoup, on se serre fort et on sent nos cœurs pulser l’un contre l’autre.
Donner, recevoir, échanger ainsi, communier, c’est merveilleusement
grisant.
C’est vrai que je sens mon ventre tellement plein d’énergie et d’amour
en ce moment que j’imagine très bien ne quasiment plus manger, cela ne
me manque en rien.
J’ai beau me convaincre que mon sentiment pour Soledad entre dans le
cadre de cette relation de maître à disciple qu’elle me présente, je n’y tiens
plus, je finis par l’admettre et lui avouer que je suis en fait véritablement
amoureux d’elle.
Je pensais lancer cela comme une bouteille à la mer, convaincu qu’il ne
pouvait rien y avoir de cet ordre entre nous. Contre toute attente, voici sa
réponse : « Je pense que je n’ai même pas besoin de te dire à quel point je
partage tes sentiments. Je ressens la même chose, mais il ne peut y avoir
aucune relation physique entre nous, car je suis depuis une dizaine
d’années sur une voie de prêtrise. » J’exulte. Elle m’aime ! Ce qu’elle
précise au sujet de relation physique ne m’importe pas ; de toute façon,
cela allait sans dire, je sais bien qu’elle est une prêtresse de l’Altaï.
Cette virée de cinq jours, dont seulement trois jours pleins, m’a coûté
cinq mille euros rien que pour le prix du stage. Je n’aurais jamais sorti une
telle somme si je ne l’avais pas remise en mains propres à ma bien-aimée.
Après avoir prétendu ne faire confiance qu’à moi dans cette histoire,
Étienne essaye maintenant de m’implanter de faux souvenirs pour réécrire
les choses de la manière où ça l’arrange. Il joue sur mon syndrome de
l’imposteur, sur mon inclination au doute, sur mon penchant à admettre ce
que l’autre veut pour lui faire plaisir, même si je sais pertinemment que
c’est totalement faux. J’ai l’impression violente qu’il veut effacer ma
mémoire, faire de moi sa marionnette.
Un journaliste me montre des preuves attestant des activités bien
glauques d’Ashram Shambala de par le monde. Ce que l’on dit sur Internet
est donc vrai. Il y a bien là un vaste réseau de prostitution, souvent de la
prostitution de mineures, je suis abasourdi et m’engage activement dans la
lutte antisectes.
Les journalistes qui parlent de mon livre sont toutes et tous à côté de la
plaque. Ils veulent toujours me présenter comme dépressif au moment où
je rencontre Soledad alors que c’est complètement faux, ils veulent
toujours dire que celle-ci est une jeune Sud-Américaine alors qu’elle a dix-
sept ans de plus que moi, ils simplifient toujours l’histoire à outrance.
Après avoir eu l’impression d’avoir été jeté du train, d’être
complètement à côté des rails, irrécupérable, je me sens maintenant dans le
noir complet.
L’idéalisme du haut potentiel sensible et le fait que l’on ne puisse pas penser à mal
ont fait que j’ai été une proie facile pour le mouvement Ashram Shambala. Surtout
dans ce contexte sentimental où j’aspirais à tellement d’absolu qu’il me semblait
normal de réaliser grand nombre de sacrifices.
Je me suis senti plus seul que jamais après cet épisode d’Ashram Shambala. Et seul
dans un monde sans histoire, sans racine. Avoir vécu trois ans dans une histoire
d’amour fantôme avec la femme de cette secte, qui s’est révélée une mythomane
invétérée, m’a fait réaliser que toute mon existence s’était ainsi vidée. Comme tout ce
qui a disparu de la mémoire de ma grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, et
de celle de ma mère, de mon père et de ma cousine-jumelle qui ont tous occulté une
bonne partie de la période de mon enfance parce qu’elle leur était trop douloureuse,
tout a disparu de la France où j’ai grandi, où ne se ressentait aucune des divisions qui
la sclérosent aujourd’hui. C’est de ce vide que je me suis reconstruit plus solidement
et d’où j’ai tiré la force de réaliser le parcours qui s’est dessiné ensuite. Le vide
permet de faire émerger l’essentiel.
CHAPITRE 10
TRENTE ANS :
LA FULGURANCE DE
LA « SURDOUANCE »
Cette année de mes trente ans est un cap. Il se produit des
bouleversements irréversibles dans mon fonctionnement. Je perds
soudainement la précision de ma mémoire, tout peut maintenant parfois se
confondre, et j’ai désormais beaucoup de mal à apprendre des chansons
par cœur. Je n’ai plus un accès facile à l’ensemble de mes souvenirs, le
phénomène d’enregistrement photographique instantané ne se produit plus.
Ce changement radical me fait un peu peur, j’espère que cette
désagrégation ne va pas continuer. Je me rassure en me disant que ce que
j’avais jusqu’à maintenant était assez extraordinaire, et que mon nouveau
mode mémoriel n’est sûrement rien d’autre que le mode ordinaire des
humains.
Le passage à la pratique sur notre poste de travail, que l’on appelle une
tulipe, se révèle pénible. Ce que l’on nous demande est une aberration
totale. Nous recevons les appels de personnes en détresse rencontrant des
problèmes avec nos services, et, qu’on soit en mesure ou non de les aider,
on doit systématiquement chercher à leur vendre des services
supplémentaires. Cette ruche en openspace est, en dépit de ses appellations
fleuries, un désert total. C’est une agression sensorielle permanente avec
tous ces gens qui parlent fort de tous les côtés autour de nous, et c’est un
désert émotionnel. C’est tout en esbroufe, en chichis, en postures. C’est
vide, de sens et d’âme. C’est totalement ennuyeux à mourir, froid, biocide,
sans aucune substance, sans rien de vivant vibrant.
Jusqu’ici, je croyais que j’étais fou, que j’avais un gros problème, que
j’étais malade, que cette hypersensibilité sensorielle comme émotionnelle
était un vice de fonctionnement handicapant qu’il me fallait à tout prix
corriger. On me renvoyait tout le temps l’image de quelqu’un d’anormal, et
je ne savais pas comment régler cela. Je n’arrivais pas à envisager de
simplement m’accepter et de m’assumer.
J’ai trouvé la clef, celle que j’avais déjà touchée dans l’état de rêve
lorsque j’avais réduit à néant la trame de mes cauchemars incessants. Cette
clef, c’est refuser de subir, se prendre en main, se faire confiance, ne pas se
poser de questions, savoir repartir de zéro avec légèreté.
Cependant, cette nouvelle vie n’est pas toute rose ; elle me mène
souvent dans des ambiances trop mondaines, où règnent trop d’hypocrisie
et de superficialité, sans parler des concurrences, jalousies et rivalités
idiotes entre les auteurs. Il n’y a qu’en Belgique que je ne ressens pas du
tout cela ; au contraire, nous sommes là-bas à chaque fois une grande
famille chaleureuse.
Je me retrouve dans des taxis, des buffets, des restaurants, ou sur des
quais de gare, au milieu de personnalités telles PPDA, Thierry Beccaro,
Nelson Monfort, Philippe Labro, Richard Bohringer, François Hollande ou
Franz-Olivier Giesbert.
Depuis ma naissance, je manifeste un rejet de la viande, et d’ailleurs, de
tout produit animal – puisque j’étais allergique au lait, j’ai été élevé au lait
de soja. J’ai été rigoureusement vegan de 2005 à 2013. Mais cela n’est pas
du tout compatible avec ma nouvelle vie. N’en pouvant plus de me nourrir
exclusivement de pain, j’ai repris progressivement, au gré des salons du
livre, les produits laitiers, les œufs, le poisson et autres créatures de la mer,
puis même la volaille.
Marianne se révèle une personne magnifique avec qui j’ai grand plaisir
à échanger. Elle me fait subitement me rendre compte physiquement et
émotionnellement que Soledad est toxique. Un constat que je n’arrivais
jusque-là à faire que mentalement. Cette connexion avec la Sud-
Américaine restait mon point faible, situé à un endroit qui ne m’était pas
accessible pour que je puisse le déjouer. Marianne, elle aussi de caractère
elfique, me permet de faire une comparaison, et c’est le jour et la nuit. Plus
rien ne me lie affectivement à Soledad sitôt que je rencontre Marianne. Au
contact de sa lumière, tous mes ressentis me révèlent le sombre de
Soledad.
Marianne, également professeure de lettres, est bénévole à l’école pour
surdoués Zebra de Marseille, et nous échangeons beaucoup sur ce sujet.
Tout change lorsqu’on arrive au bon moment, que l’on entend les bons mots, et que
l’on rencontre les bonnes personnes. La révélation de l’existence de la haute
sensibilité comme non pathologique et mon identification évidente à celle-ci ont
complètement changé mon rapport à la vie, à moi-même et aux autres. D’une fleur
qui s’excuse de fleurir parce qu’elle a l’impression de saccager le jardin dans lequel
elle est, je suis devenu une fleur qui fleurit avec bonheur et encourage ses
semblables à faire de même.
Mon hypersensibilité est très visible de l’extérieur, les gens sont souvent
impressionnés par la façon dont mes yeux s’agitent dès que je les ferme, ou encore
par la façon dont ils se révulsent facilement. Certains ont peur lorsque mes yeux
peuvent soudain apparaître blancs, sans l’iris ni la pupille. Il y a une vie très intense
dans mes yeux comme dans mes mains, qui tremblent presque tout le temps d’une
façon ou d’une autre. Tout cela, je le ressens particulièrement dans toutes les
sensations de vertige, tous les frissons, toutes les transes qui peuvent me parcourir.
Tout devient possible une fois que l’on s’accueille tel que l’on est, que l’on sait qui l’on
est, surtout lorsqu’on a passé la trentaine et que l’on se sent dégagé de l’enjeu de
l’existence.
QUATRIÈME PARTIE
FAIRE DE SA DIFFÉRENCE
UNE FORCE
CHAPITRE 11
METTRE EN LUMIÈRE
L’HYPERSENSIBILITÉ
Ce samedi matin de mai 2017, je suis en dédicaces sur un salon à Saint-
Rémy-de-Provence, et une lectrice me fait part de ses impressions de
lecture qui viennent corroborer plusieurs témoignages analogues : en lisant
l’une de mes autofictions, elle a été très touchée de trouver pour la
première fois quelqu’un qui ressentait et exprimait les choses d’une façon
comparable à la sienne, alors que tout dans ce monde lui semblait
terriblement incompatible avec sa personne.
Je me fais violence en me disant qu’il est trop tard pour faire machine
arrière, et que de toute façon, je me dois de m’exprimer par tous les biais,
et sur toutes les tribunes possibles, pour parler au nom de toutes celles et
tous ceux qui ne peuvent pas parler, qui n’osent pas, qui n’ont même pas
conscience de ce qui se passe en eux et de leur fonctionnement.
Passé les premières phrases balbutiantes, je prends rapidement de
l’assurance. Je retrouve avec délectation le plaisir de la scène. Et cette fois-
ci, ce plaisir est complet. Il n’y a pas de jeu, de rôle, j’y suis parfaitement
moi-même, pleinement authentique, sans aucune distance avec mon
auditoire. Mes tremblements sont toujours terribles, mais je les assume,
j’en parle d’ailleurs. Il reste qu’ils provoquent quand même quelques
hoquets dans ma voix, peu commodes à gérer, mais heureusement, j’ai un
micro filaire auquel je me suspends le plus fermement possible, ça finit par
stabiliser les choses.
La seule chose que je comprends est celle que je ressens. J’ai des
ressentis qui me guident, dont tout spécialement un qui se manifeste juste
derrière les pavillons des oreilles, c’est un frisson pétillant engendrant un
fourmillement électrique, ou un vertige dépressurisé, qui m’indiquent que
je suis plein d’énergie ou au contraire à un niveau très bas. C’est comme
s’il s’agissait là de signaux qui m’informaient du niveau de chargement de
ma batterie intérieure.
Je me sens souvent très mal à l’aise par rapport aux personnes qui ont
des vies très difficiles dans des pays pauvres ou liberticides, où la survie
est une course permanente et où d’autres considérations sont quasi
impossibles. Parler toute la journée de sensibilité et de potentiel, quand il
existe au monde des sœurs et frères humains qui sont prisonniers de telles
conditions, a quelque chose d’indécent.
S’il existe au monde une chose égalitaire, ressentie comme extrême et
impérieuse qui que nous soyons, nantis ou miséreux, c’est le véritable
sentiment amoureux. C’est là que l’on côtoie la nature véritable de la vie, il
me semble ; on se rend compte alors comme tout est émerveillement, et
combien ce qu’on prend pour des problèmes et souffrances n’en sont
souvent pas. C’est donc cet état d’esprit amoureux qui me semble le seul
pertinent à communiquer. Tout le monde est égal devant le sentiment
amoureux, je ne parle pas là de sa réalisation dans une relation. C’est d’une
force prodigieuse, et en même temps d’une vulnérabilité extrême. C’est la
vie, implacable et pourtant si fragile et précieuse. La vie, regorgeant de
trésors dont on ne peut que s’émerveiller. Expliquer l’hypersensibilité à
des personnes qui ne s’y reconnaissent pas me semble assez facile, il suffit
d’imaginer être amoureux en permanence. Chaque véritable amoureux est
hautement sensible, hautement réactif, hautement attentionné à tout,
hautement enthousiaste, alternant entre haute vulnérabilité et sentiment
d’invulnérabilité. Être amoureux nous amène à être pleinement conscient,
pleinement présent à nos sens, à nos ressentis et à nos émotions.
La littérature française regorge de références en matière de haute
sensibilité. Baudelaire, Rimbaud, Proust, Rousseau et Flaubert l’évoquent
clairement. L’hypersensibilité est quelque chose d’assez commun et qui
était valorisé il n’y a pas si longtemps encore. C’est la société capitaliste
industrielle qui nous a « hyposensibilisés » en nous imposant des diktats
mécaniques, et en nous transformant en des machines à rendement et à
productivité. Il y a beaucoup plus d’hypersensibles que l’on ne pense, les
dernières études font état d’une trentaine de pourcents, mais on serait peut-
être près de la moitié en vérité. Et encore, je pense que tout est appelé à se
développer, une fois que la confiance est là et que l’on s’est viscéralement
ancré dans un accueil positif de la sensibilité. Que l’on soit ou non
ultrasensibles, on est toutes et tous amenés à être plus sensibles, pour
cultiver notre planète et en faire un monde plus respectueux, plus
harmonieux, plus juste, plus diversiforme. Ce n’est pas une utopie de
croire que l’on peut changer le monde. Le monde capitaliste industriel qui
arrive là à son paroxysme n’a aucune essence profonde, c’est lui qui est
précaire et contre nature. Le renverser pour revenir à la nature profonde
des choses, cela n’a rien d’utopiste ; c’est du bon sens, de la logique. Il y a
juste à réveiller nos cœurs. On a poussé loin un processus de
déshumanisation, mais chassez le naturel et il revient au galop ; nous
pouvons bien rapidement sortir de l’ineptie, et revenir au juste et vibrant
ordre des choses.
Je viens de tellement loin… J’avais peur de tout – du noir, du silence,
du sommeil, des autres enfants, des hommes, des ombres, des mauvaises
odeurs, du froid… Et aujourd’hui, je n’ai plus peur de rien, ou presque. Il
n’y a rien que j’aie peur de perdre ou de lâcher car je suis tranquille. Je sais
que, si l’on reste axé, ce qui est vraiment juste et essentiel ne peut que
revenir plus fort après s’être éloigné.
Je me sers de mon corps comme d’un baromètre, comme d’un pendule,
pour sentir en lui ce qui est juste ou non de dire, de penser ou de faire. Je
me scanne, à l’écoute des sensations et des états émotionnels qui se font
jour, jusqu’à sentir le juste positionnement où l’harmonie se trouve.
Une base équilibrée dans le rapport à soi, des instants d’introspection : tout cela est
particulièrement nécessaire au haut-potentiel sensible. Mais pour autant, il a aussi
besoin de partages, authentiques, profonds, fraternels. Il a besoin de sentir un
contexte solidaire avec des sentiments chaleureux au sein de groupes. C’est vers
cela que je tends au maximum. La vie est trop courte, et trop miraculeuse, pour
passer à côté en vivant dans son coin et en ne se confrontant pas à ce qui est.
Dans la position de conférencier, j’ai trouvé la place qui me permet d’être le plus
fidèle à qui je suis, à la façon dont je vibre au plus juste. J’y retrouve mon amour de la
scène, mais sans la comédie que sous-tend le théâtre. Quand je fais une conférence,
ma démarche est comme d’ouvrir mon ventre et d’en tirer ce qu’il y a dedans, comme
si je regardais dans le réfrigérateur et que j’en sortais des produits pour les faire
goûter. Il n’y a aucun calcul, aucun script, aucune projection. C’est s’offrir, s’engager,
partager, créer des ponts. Sur scène, en conférence, je vibre de tout mon corps et je
peux être pleinement vivant tout en étant pleinement moi, sans autre cadre que le
format horaire.
CHAPITRE 12
MAÎTRE-MOT : LA PATIENCE
Nous sommes le samedi 28 avril 2018. J’ai enfin pu mettre sur pied un
salon Surdouessence dans mon Île-de-France natale. Cela commence
aujourd’hui au château de Nanterre.
La patience me semble toujours la clef. Si on doute en ne voyant pas arriver tous les
résultats qu’on avait entrevus, on peut reprendre des cercles vicieux et briser une
dynamique qui était en train de tout installer bien tranquillement. La constance et la
patience requièrent de la confiance ; c’est cela qu’il faut cultiver. Combien de fois on
renonce alors que le résultat ou la victoire allaient venir, tout ça parce qu’on les
attendait plus tôt ? Tout vient à point à qui sait attendre. J’ai énormément expérimenté
et été témoin de cette vérité. Qui tient sa ligne et croit en son chemin voit fleurir. Tout
est encore une histoire de ressentis : si on ne se sent pas vraiment bien quelque part,
inutile d’attendre, mais si l’on se sent bien, ne nous impatientons pas, les résultats
arrivent. Même après de grandes prises de conscience et révélations qui impactent
notre vie spectaculairement, on peut encore rencontrer les écueils d’avant dans
certaines situations, ce n’est pas signe d’échec ou de retour en arrière, juste qu’il y a
encore des ajustements à faire, une certaine vigilance à avoir pour ne pas retomber
dans les pièges connus par automatisme. Le découragement est une tentation
saboteuse qu’il est bon d’apprendre à systématiquement déjouer. Parfois, de petites
rechutes permettent de consolider sa position ; connaissant le chemin, on remonte
vite et on n’est que plus fort d’avoir de nouveau expérimenté la dynamique
ascendante.
Le bonheur est souvent dans l’imprévu. Tous ces projets que l’on m’a proposés et
auxquels je n’aurais jamais songé se sont révélés enrichissants, ils m’ont fait grandir.
Si j’avais continué de tourner dans des circuits connus, je me serais limité et je
n’aurais jamais agrandi mon horizon de la sorte et pu toucher tous ces publics.
CHAPITRE 13
POUR UN MONDE
PLUS SENSIBLE
Nous sommes le samedi 30 novembre 2019. C’est aujourd’hui que le
premier salon organisé par l’association Surdouessence Suisse ouvre ses
portes.
Comme nous sommes une équipe, je me retrouve avec moins de choses
à prendre en charge. Ces temps-ci, je connais des remises en question. Je
constate des décalages troublants. J’ai parfois l’impression que personne
ne comprend vraiment ce que je fais. Ce à quoi je m’emploie, c’est à créer
des espaces et des connexions qui permettent aux personnes de se
rencontrer, avec elles-mêmes et avec les autres, et de s’aimer et d’aimer les
autres. L’objectif est de créer de la chaleureuse solidarité. C’est de l’amour
à partager, je ne suis furieusement pas là pour prendre part à des
polémiques stériles sur le haut potentiel ou pour jouer un rôle d’arbitre.
Dans les activités que j’organise, je mets de plus en plus l’accent sur la
haute sensibilité, le haut potentiel sensible. Réunir sous cette bannière est
une bénédiction, parce que cela amène les personnes les plus réceptives,
les plus aimantes, les plus délicates.
Il faut avoir confiance, la vie est bien faite. Si elle vous semble vraiment
chaotique, absurde, compliquée et douloureuse, c’est sans doute qu’elle est
éloignée de son essence, étouffée ou diluée par des éléments parasites dont
vous pouvez toujours vous délester. Exprimez-vous, clairement, donnez
votre voix au chapitre. En parlant, on incite tout le monde à le faire et on
impose le respect. En n’étant pas affirmé, on peut donner notre pouvoir à
des personnes perturbées ou malintentionnées, et inciter d’autres personnes
comme nous à se taire.
La vie est évolutive, réactive et adaptable. Nous sommes les auteurs, les
metteurs en scène et les acteurs, nous n’avons pas à subir. Si des influences
extérieures nous heurtent, nous ne devons pas nous en offusquer ou tomber
dans le piège de les combattre, on se retrouverait alors à combattre
stérilement des ombres. Nous avons juste à nous centrer, à bien nous placer
à l’intérieur pour capter ce qui n’est pas juste dans notre attitude, à nous
réajuster, à travailler notre intention, notre détermination. Si l’on est bien
sûr d’être juste, tout va s’ajuster à nous. On peut rencontrer des résistances
au départ, il s’agit du miroir de nos propres résistances, ou une façon de
nous tester sur notre confiance en ce que l’on est et fait. Si l’on subit, la
solution est toujours de revenir à un point où c’est nous qui créons, nous
qui agissons, nous qui choisissons.
On est vivant quand on s’aime et qu’on sait qui l’on est. On peut rester
très vulnérable en surface, au quotidien, et c’est une très belle chose, mais
on n’est jamais vulnérable au plus profond, là où l’on peut être gravement
blessé et déstabilisé. Le haut-potentiel sensible est roseau. Je suis un
roseau, dans le fonctionnement global de mon être. Les tempêtes ne me
font pas vriller, ce n’est que de l’éphémère, elles peuvent au contraire
renforcer et aviver notre détermination à garder notre cap, elles ne rendent
l’aventure que plus belle, plus intense.
Lorsque j’écris, je suis parfois dans un tel état que mon conscient ne sait
pas au juste ce que je suis en train de faire. Mes doigts crépitent sur le
clavier de mon ordinateur, tout s’articule et se répond, tout s’écrit comme
une évidence dans tous les sens. Je peux ainsi nourrir plusieurs ouvrages
en même temps. On n’est pas loin de la transe.
J’ai eu la grande joie en 2021 de voir Loriane nous rejoindre dans
Surdouessence. Cette jeune femme suisse confère au projet une incroyable
énergie généreuse, c’est un beau moteur qui nous pousse en avant.
Tous mes rêves constants auxquels je tenais, je les ai concrétisés. Même, d’une
certaine façon, celui d’écrire un dictionnaire, puisque l’éditeur du Trésor de
l’ultrasensibilité m’a demandé de rédiger pour celui-ci un lexique…
Conclusion
Toi qui as ce livre entre les mains, aie confiance en toi ! L’être que tu es
est extraordinaire et mérite la plus grande attention. Si tu te laisses toucher
par la vie dans ce qu’elle a de plus voluptueux, vulnérable et puissant, ton
chemin sera une aventure singulière et riche de délices. Si tu ne te sens pas
bien dans ta vie, change des choses, écoute tes aspirations et oriente-toi
vers elles afin de te sentir bientôt en harmonie. C’est à la portée de tout le
monde. Nous avons toutes et tous une fréquence juste pour nous, un talent
foisonnant à révéler, une source intarissable de bonheur. Tant que nous ne
sommes pas connectés à cela, changeons, bougeons, cherchons,
expérimentons, suivons nos ressentis et émotions. La vie a plus
d’imagination que nous ne pouvons en avoir, et elle recèle des merveilles
surprenantes que nous pouvons découvrir si nous laissons nos ressentis et
nos émotions nous servir de gouvernail.
Il n’y a pas à faire de compromis. Si on se retrouve à faire des
compromis, c’est que nous ne sommes pas à notre place, que quelque
chose n’est pas bien ajusté, qu’on n’est pas au bon endroit, ou avec la
bonne personne, ou bien en accord avec sa vérité singulière. Le moment
est toujours le bon pour oser suivre notre cœur, avoir confiance. Avoir
confiance en ses ressentis, ses inclinations, ses sensations et ses émotions,
et les laisser nous guider, faire taire notre mental. On peut dire à celui-ci,
lorsqu’il se manifeste : « Silenzio, Bruno ! » – si on veut l’appeler Bruno,
comme apprend à le faire Alberto à Luca dans le Luca de Disney.
Il me semble n’avoir rien appris ni compris par l’intellect dans mon
existence. J’ai compris et appris par l’expérience et le ressenti. Je sens,
donc je suis.
Nous n’avons pas besoin d’armure pour nous protéger, nous avons
besoin d’amour pour nous envelopper et nous consolider. La différence est
une richesse. Le haut potentiel est quelque chose qui nous confère plus
d’intensité en tout, qui nous réunit en quelques spécificités de
fonctionnement, mais cela ne nous définit pas comme ayant tel ou tel type
de personnalité identique à un autre haut-potentiel. Pouvoir se reconnaître
en tant que haut-potentiel est une étape bénéfique, mais dans le chemin de
l’accueil de soi et de l’amour de soi qui sont les clefs de tout, c’est loin
d’être l’étape finale. Ce sont l’émergence et la floraison de son être le plus
authentique et le plus singulier qui permettent de vivre une vie pleinement
satisfaisante.
Le regard des autres est quelque chose auquel il ne faut absolument pas
donner d’importance, il n’est conditionné que par le regard que l’on porte
sur soi, c’est là que l’on peut tout changer et que tout se joue. Ne laissez
aucun jugement extérieur négatif vous impacter. Creusez votre sillon,
connectez-vous au plus profond de vous. Les chemins les plus plaisants
sont les moins fréquentés et les plus singuliers. Ne conditionnez pas votre
bonheur à des conditions extérieures. Ne cherchez pas à entrer dans un
moule, prenez conscience de votre forme et façonnez-la avec délicatesse à
votre convenance. Vivez votre propre vie, personne ne peut savoir à votre
place, et votre intellect n’est pas bon conseiller ; votre corps et vos
émotions en revanche le sont.
La douceur est bien souvent la plus grande force, l’amour est la plus
haute forme d’intelligence.
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