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Auteur

Haut-potentiel sensible, Alban Bourdy est auteur, producteur de radio, compositeur et chroniqueur
musical. Fondateur de Surdouessence, il vise une meilleure intégration des profils atypiques tels que
surdoués (HPI), hypersensibles (HPE), TDAH, autistes et dys.

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atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

Collection « Saverio Tomasella présente »


Conseil éditorial : Sophie Carquain
Édition : Muriel Villebrun
Correction : Marie-Laure Deveau
Maquette : Patrick Leleux PAO
Design de couverture : Constance Clavel
Images de couverture : Adobe Stock
Photo auteur : © Jean-Michel Fontaine
© 2022 Éditions Leduc (ISBN : 979-10-285-2362-6) édition numérique de l’édition imprimée
© 2022 Éditions Leduc (ISBN : 979-10-285-2332-9).

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Sommaire
Préface

Introduction

ENFANCE

Chapitre 1. Des débuts chaotiques

Chapitre 2. L’école à la maison

ADOLESCENCE

Chapitre 3. L’enfer du collège privé

Chapitre 4. Enfant du paradis (La découverte du théâtre)

Chapitre 5. Déménagement difficile À Avignon

Chapitre 6. BURN-OUT au lycée

ÂGE ADULTE

Chapitre 7. Dire non à ses démons

Chapitre 8. Enfin une vie sociale épanouie

Chapitre 9. Détour de trois ans dans une secte

Chapitre 10. Trente ans : la fulgurance de la « surdouance »

FAIRE DE SA DIFFÉRENCE UNE FORCE

Chapitre 11. Mettre en lumière l’hypersensibilité

Chapitre 12. Maître-mot : la patience

Chapitre 13. Pour un monde plus sensible


Conclusion

Itinéraire en musique
Préface

« J’ai souvent l’impression d’être un incompris… J’ai un grand besoin


de douceur. Je ne veux plus accepter de m’imposer la moindre violence ni
la moindre contrainte. » Voilà des mots qui résonneront immédiatement
chez une multitude de personnes, et tout ce qu’écrit Alban Bourdy est de
cette évidence, de cette puissance-là. Son Itinéraire d’un haut-potentiel
sensible est une bénédiction pour tous les grands sensibles, un livre
passionnant, un témoignage aussi saisissant que bouleversant et émouvant.
Son intelligence de la vie nous bouscule, nous interpelle et nous fait
réfléchir.
J’ai rencontré Alban en 2017, grâce à son insistance pleine de
délicatesse, pour un festival Surdouessence à Aubagne, auquel il a eu la
gentillesse de me convier. Alban a su m’apprivoiser, accueillir ma
sauvagerie, m’aider à dépasser mes réticences pour m’offrir la possibilité
de parler en public. Je n’oublierai jamais la force tranquille de sa présence
bienveillante, encourageante et soutenante à mes côtés.
Depuis, chaque fois que nous échangeons ou nous voyons, il montre à mon
égard une compassion lumineuse et un accueil rare qui me font un bien
profond. Récemment, Alban a également accepté avec enthousiasme l’idée
d’un livre à plusieurs voix, que nous avons pu écrire et publier grâce à sa
capacité inouïe à relier et à unir. Je me sens empli de gratitude envers lui,
et la lecture de son récit de vie ne fait que me conforter dans ce sentiment.

Ce livre unique apporte du baume sur l’histoire poignante d’un petit


garçon malade à l’école et, surtout, malade de l’école ; puis d’un
adolescent qui s’ennuie désespérément au lycée. Tout ce qu’exprime Alban
résonne comme une douce lumière dans nos cœurs, car il a l’art de dire la
vérité sans morbidité, avec une légèreté et une grâce qui sont sa signature
énergétique d’être exceptionnel.
Si la fin de l’école a enfin permis au petit garçon de connaître le
paradis, grâce à la liberté retrouvée, ainsi que les bonheurs simples des
jours, l’entrée au collège va lui faire connaître les horribles épreuves du
mépris, du rejet, de la violence gratuite, du harcèlement, de
l’incompréhension et du désespoir.

« Une certitude me revient, celle que j’éprouvais à Saint-Louis-Saint-


Clément, à savoir que je n’allais pas survivre, que je n’allais jamais
parvenir à l’âge adulte. J’ai le sentiment de ne pas être viable, de ne pas
être suffisamment résistant, de ne pas avoir les prérequis pour vivre. »
Cette confession rejoint tant d’autres que j’ai entendues et entends depuis
des décennies. Elles viennent confirmer la constatation des chercheurs
anglo-saxons lorsqu’ils repèrent que les personnes hautement sensibles ne
sont pas « résilientes »… mais cela n’a pas empêché Alban de suivre sa
voie, de se réaliser, de réussir, de s’épanouir, au contraire !

« J’ai toujours voulu être une fille. » J’aime l’authenticité désarmante


avec laquelle Alban reconnaît avoir préféré la présence des filles, s’être
révolté contre les violences faites aux animaux, s’indigner contre
l’exploitation des enfants asiatiques, préoccupations humaines qui sont la
manifestation de son cœur immense. Comme beaucoup de grands
sensibles, Alban est incapable de mentir et d’être violent, même pour se
défendre, et encore moins pour se mettre en valeur.

Face à l’absurdité, à la bêtise et à la méchanceté, si répandues, le jeune


Alban se voûte, se ferme pour se protéger, au point d’avoir mal à la
poitrine, jusqu’au jour où il découvre le théâtre et peut s’y exprimer, s’y
épanouir. Il y révèle un goût prononcé pour l’improvisation, l’invention et
le renouvellement.

Pendant longtemps, Alban s’est senti emporté en permanence dans un


surrégime intellectuel et émotionnel : surmené, surchargé, ses cogitations
l’épuisent, se retournant parfois contre lui. Il confie n’avoir trouvé pendant
longtemps aucune concordance dans son existence et aucune cohérence
dans le monde. Tout ce chaos produit des cauchemars répétitifs, jusqu’à ce
que, une nuit, Alban réussisse intuitivement à y mettre un terme, goûtant
enfin la paix et la pureté.

La conséquence de cette rémission est tout aussi miraculeuse : le jeune


homme se libère des livres et savoure le vide. Voilà pourquoi il peut
aujourd’hui affirmer, avec vérité, sa soif de désapprendre, son besoin
d’approfondir, d’expérimenter par lui-même, de creuser. « Chaque
personne qui croit, ou annonce, détenir un savoir intellectuel est un
imposteur. Plus on sait, plus on apprend, plus on réalise qu’on ne sait rien,
et qu’on ne peut intellectuellement trouver qu’absurdité et confusion. La
vérité se situe dans les émotions et les sens, dans les ressentis, dans tout ce
qui apporte de la transcendance. »

Oui, c’est vrai. Aussi certains ne manquent-ils pas de le trouver « trop


sensible », par exemple aux bruits, aux étiquettes, au café, au chocolat, à
l’alcool… Extrêmement honnête, il repère aussi des moments où il devient
insensible, lorsqu’il se coupe pour ne pas trop souffrir. Au fil des années,
Alban mène ses propres recherches sur la haute sensibilité, regroupe de
plus en plus de grands sensibles autour de lui, initie, coordonne et organise
toutes sortes de rencontres formidables et bienfaisantes. Le succès de la
Journée de la sensibilité lui doit énormément, et l’évidence de l’appellation
« haut-potentiel sensible » aussi.

Parmi toutes ses magnifiques qualités, je retiens une passion pour la


musique, la nourriture, les histoires d’aliments, les relations humaines, la
lithothérapie, la spiritualité, les énergies, etc. Alban est devenu maître reiki
à l’âge de quatorze ans ! Il s’enthousiasme pour le magnétisme, le soin, la
guérison, et se dévoue essentiellement au don – au don de l’amour.

Ah, l’amour… Comme je suis heureux de le retrouver et de le rejoindre,


là encore ; y compris dans sa proximité avec Cyrano de Bergerac. L’amour
est le centre de nos existences, notre quête essentielle, notre raison d’être
et de vivre ! « Le vrai amour saisit, il embrase, il réinvente tout, il ne peut
se domestiquer. »
Surtout ne domestiquons rien… Vivons ! Aussi, je ne peux que vous
souhaiter de vous nourrir intensément de ce témoignage lumineux et de
rejoindre, avec tant d’autres, la grande farandole des cœurs sensibles…

Saverio Tomasella
Introduction

Trop bombardé de pensées, de sensations et d’émotions pour


conscientiser exactement ce qui se jouait, j’ai souvent réalisé à
contretemps ce qui se passait dans mon existence. Quand je regarde en
arrière aujourd’hui, je me rends compte à quel point j’ai pu être parfois
empêtré dans des situations semblant insurmontables, cumulant un grand
nombre de critères délicats.
Maintenant que j’arrive, à près de quarante ans, à un point où tout cela
est derrière moi, et où j’ai atteint et même surpassé ce dont je pouvais
rêver, tant sur le plan professionnel que personnel, tout enjeu autre que
collectif a disparu. Lorsqu’on a réussi de son côté, l’heure est à la
collaboration et à la transmission. Après beaucoup d’ajustement en
profondeur, ma construction individuelle s’est retrouvée suffisamment
solide pour pouvoir rencontrer les bonnes personnes et communiquer de
façon constructive aux audiences diverses.

Quand on est au clair et en paix avec soi-même, tout devient facile, les
astres s’alignent. Cela permet l’engagement total de soi, et donc l’amour.
C’est sur cette base de partage, de rencontre, de convergence,
d’enrichissement par la diversité et de solidarité que s’est constituée
Surdouessence, l’association que j’ai créée l’été 2017.

Outre que cela a toujours été une évidence à chaque étape de ma vie et
presque un automatisme, ce qui m’élance encore et toujours vers l’écriture
est l’aspiration de partager comment j’ai pu tomber dans bon nombre de
pièges sans m’y enliser, et comment je suis parvenu à inverser la tendance
délétère que prenait systématiquement mon existence jusqu’à l’année de
mes trente ans. J’ai accumulé tellement de situations et de fonctionnements
si préjudiciables que cela a pu en être presque comique.
J’ai longtemps vécu avec l’enfant que j’étais à huit ans, comme si tout
ce qui s’était passé depuis n’était qu’un mauvais rêve dont j’allais finir par
me réveiller. À cet âge, j’avais fait une photographie du monde que je
trouvais très juste et dans laquelle pourtant je ne vivais pas, pris dans des
courants me faisant agir à l’inverse de mon bien-être et de l’harmonie.

Je me suis toujours retrouvé étranger au monde, blessé par celui-ci,


déstabilisé ; j’ai mis du temps à comprendre qu’au lieu de le subir ou de
m’y opposer, je pouvais agir dessus pour l’influencer. Le monde est ce que
l’on en fait. Si on se décourage, on contribue à le laisser dans le même état
qu’on l’a trouvé. On est venu au monde responsable, pour contribuer,
créer, rayonner, façonner, sélectionner, et pour cela, il faut d’abord
accepter – l’étape-clef.

Ce qui me pousse inlassablement à partager mon parcours, que ce soit


en conférences, en interviews ou par écrit, c’est le positif que je peux
communiquer par l’expérience. Ce que je véhicule n’est pas du théorique,
ce n’est pas de la généralité à ingérer, ce n’est pas de la programmation
positive ; c’est le témoignage de la possibilité de toujours réajuster les
choses, c’est aussi la preuve, s’il en est, que rien n’est jamais perdu, et
qu’il peut être facile et rapide de remettre les choses dans un droit chemin.
Le naturel, serein et harmonieux, peut être tordu, nié, mais pour y revenir,
le trajet est souvent plus direct qu’on ne le pense.

Être doté d’une sensibilité plus haute que la moyenne peut être source
de souffrance lorsqu’elle entre en opposition avec le contexte dans lequel
on évolue, mais les contextes ne sont pas éternels, et en soi, cette
sensibilité exacerbée n’est qu’un merveilleux cadeau qui nous emmène sur
un chemin de plus haute intensité. L’intensité est dans tout, et si l’on
n’admet dans son jardin que de belles choses, alors il n’y aura que de
belles choses qui y seront intensifiées. L’incroyable capacité au frisson
qu’il y a dans ma tête peut me faire sentir facilement défaillir, mais elle
peut encore plus me faire vibrer d’une puissance joyeuse exceptionnelle.

Au-delà de ce qui réunit les hauts-potentiels1, sensibles et intellectuels,


il s’agit ici d’une façon universelle de vivre selon sa sensibilité, sa
singularité, son authenticité.

Ayant constaté de manière très forte le décalage entre les hauts-


potentiels et la majorité, et ayant expérimenté les aspects douloureux et
paralysants de certaines particularités dans certains contextes, j’ai à cœur
de porter mon témoignage : à la fois ce que j’ai vécu négativement, et la
façon dont j’ai retourné les choses pour accueillir cette intensité avec
optimisme, joie, confiance et conscience. Mon parcours m’a fait rencontrer
un peu tous les écueils récurrents des profils atypiques (phobie scolaire,
harcèlement moral, burn-out, dépression, tendances suicidaires, émotivité
paralysante, isolement, marginalisation, difficultés d’insertion dans le
monde du travail, manipulation dans le cadre sentimental, manipulation
dans un groupe…) et, touchant le fond, j’ai été amené à rebondir et à
m’accueillir sans peur, libérant l’accès à une tout autre vie, diamétralement
opposée à celle que j’ai menée jusqu’à l’année de mes trente ans.
Échangeant avec énormément d’hypersensibles et/ou surdoués, et un bon
nombre de professionnels de la question aux approches variées,
notamment dans le cadre de l’association Surdouessence, je me retrouve
dans une position privilégiée où peut se développer un regard assez
circulaire ciblant les clefs, les points cruciaux pour une meilleure
compréhension de ces profils – de l’intérieur comme de l’extérieur. Je vois
mon vécu et la configuration dans laquelle je suis comme une chance, et
j’aspire à la partager et à la mettre au service de l’intérêt commun par cet
ouvrage. Ce livre est donc la contribution qu’il m’est possible d’offrir à ce
jour pour un monde plus sensible et plus conscient.

Pour vous partager au mieux le chemin que j’ai parcouru, je vous


propose de le vivre de l’intérieur, de vous plonger dans mes ressentis, dans
mon vécu, en commençant par l’enfance… Bonne immersion à vous !

1. Subtilité typographique : je distingue l’évocation du fait d’être à haut potentiel (le « haut
potentiel » sans trait d’union) et la désignation de la personne qui l’est (le « haut-potentiel » avec
trait d’union).
PREMIÈRE PARTIE
ENFANCE
CHAPITRE 1
DES DÉBUTS CHAOTIQUES
Nous sommes en septembre 1989. C’est ma rentrée au cours
préparatoire, première classe de l’enseignement primaire. Je suis en
délicatesse avec l’école, qui me semble une institution bien indélicate.

Je n’ai jamais fait d’année de maternelle complète, me déclenchant


toujours dès le premier trimestre une pathologie empêchante : mes parents
finissaient par céder et me dire de ne plus y retourner. La dernière en date
est de m’être mis à boiter comme si j’avais la hanche déboîtée. Dès que
l’on m’a enlevé de l’école, je me suis remis à marcher normalement ; tout
ça était arrivé sans que je m’en rende compte.

Mais cette rentrée est différente, ma mère me signifie bien que, cette
fois-ci, je ne pourrai pas y couper. Cette école-là est sérieuse, elle est
obligatoire.

Ma mère dira régulièrement que la lumière « étincelante » qui était dans


mes yeux jusque-là a disparu à tout jamais le jour où je suis entré dans
cette école primaire Paul-Langevin, à Fleury-Mérogis.
Je suis un enfant qui ne se sent pas du tout en être un. L’enfance me
semble une malédiction insécurisante et injuste, je ne comprends pas que
l’on ne me considère pas comme un adulte à part entière. Je ne vois pas ce
que les adultes ont de différent de moi, je ne vois pas ce qu’ils ont de plus
ou de moins. En revanche, les autres enfants me sont assez étrangers – les
spécimens mâles me le sont même totalement. Et ils ne me sont pas
seulement étrangers, je les vois comme majoritairement hostiles et ne suis
à peu près tranquille au milieu d’eux que si je sais qu’un adulte n’est pas
loin, qui nous surveille, ne serait-ce que du coin de l’œil. Il y a une
violence et une cruauté parfois chez certains d’entre eux qui me paraît
totalement inexplicable, et qui me déstabilise vertigineusement. Les autres
enfants garçons me semblent souvent dangereux et imprévisibles.

Toutefois, cette rentrée ne me pèse en rien une fois le premier jour


passé. Je suis tout content parce que je suis en classe installé au premier
rang aux côtés de mon amoureuse, et que ma maîtresse est adorable. Celle-
ci est comme une apparition céleste que je ne me lasse pas d’admirer
béatement, elle est d’une infinie douceur. Le mot « maîtresse » est
vraiment le bon terme la désignant, vu le sentiment que je lui voue en dépit
de celui que je porte à mon amoureuse, qui est vraiment à mes yeux
comme mon épouse.

Mon amoureuse s’appelle Lucille, nous sommes ensemble depuis le


premier jour de la maternelle. C’est elle qui est venue vers moi
immédiatement, et depuis, nous ne nous quittons pas dès lors que nous
avons l’occasion d’être ensemble.
L’école primaire est en train de prendre un tour bien idyllique qui
comble et enchante mon cœur.

Et finalement, alors que, contre toute attente, je me plais ici, dans cette
classe, on ne veut plus de moi. On me jette rapidement d’un endroit où je
suis pourtant venu astreint. Je suis arrivé contre ma volonté, et alors que je
ne veux plus en repartir, on me force à le faire. Décidément, il semblerait
que l’on veuille absolument me contrarier, me punir. Qu’ai-je donc fait de
mal ?

La raison de ce nouveau contre-pied est que l’on a vite découvert que je


sais déjà parfaitement lire et écrire.

Et ce, sans avoir jamais cherché à apprendre. Cela s’est révélé un jour
l’année de mes quatre ans. Seuls mes parents étaient jusque-là au courant.
Ils s’en sont rendu compte un après-midi en voiture, lorsque je leur ai lu le
panneau routier indiquant la direction de Massy-Palaiseau. Je trouvais ça
tout naturel de lire cela sur ce panneau et ne réalisais pas qu’il y avait là
quelque chose de nouveau ou de surprenant, mais ma mère s’est retournée
vers moi avec un air terrifié. Je me suis fort culpabilisé, me demandant ce
que j’avais bien pu dire ou faire comme bêtise. J’avais soudain
l’impression d’être devenu un monstre. La stupeur un peu passée, elle s’est
reprise. Elle a cru de façon assez absurde que j’avais mémorisé ce panneau
que quelqu’un aurait un jour lu en ma présence, et m’a mis au défi de lire
tous les panneaux que nous voyions, pour la plupart publicitaires. Je lui ai
tout lu avec facilité, et elle m’a regardé avec perplexité, comme si elle
avait affaire à un phénomène étrange et inquiétant. De retour à la maison,
lorsqu’on m’a mis un stylo entre les pognes et que je suis parvenu à former
avec celui-ci des lettres, des chiffres et des mots sur du papier, la sidération
a atteint son comble.

Comme je maîtrise, de par le fait, l’ensemble du programme de ce cours


qui n’est après tout que préparatoire, on m’extirpe de la classe et on me
passe directement au niveau supérieur, dans le cours élémentaire (mon
cher Watson) numéro 1.

C’était assez frustrant d’être dans un cours qui n’avait pour but annoncé
que de nous préparer à quelque chose, mais ça l’est toujours autant d’en
intégrer un qui n’offre pas plus de perspective qu’une basique
élémentarité. Je sais que ce n’est pas encore là que je vais apprendre des
choses…

Comme c’est tout aussi inexplicable aux yeux du personnel de l’école


qu’à ceux de mes parents que j’aie su ainsi lire et écrire, on m’envoie au
CMPP (Centre médico-psycho-pédagogique) y consulter une psychologue
scolaire. Celle-ci m’apparaît d’emblée antipathique. Je fais des cauchemars
récurrents où elle m’apparaît ouvrant une grande bouche pour me dévorer,
tout en souriant de façon effrayante.

Je consulte cette dame toujours en compagnie de ma mère. Je suis très


mal à l’aise avec cette psychologue, je n’ai pas envie de lui parler, et elle
dit vouloir tout savoir et qu’il faut que je lui dise tout. J’ai très peur que ma
mère révèle à cette odieuse femme les choses sur moi que je pense
secrètes, et surtout honteuses. À savoir que j’ai besoin de téter une sucette
physiologique pour m’endormir et que je passe beaucoup de temps à me
masturber, notamment en regardant mes cuisses blobloter.

Le directeur d’école est très déstabilisé par mon cas, il a hâte que la
psychologue trouve une explication rassurante. La dame qui hante mes
nuits de façon si horrible semble tenir une bonne piste, elle propose
rapidement de me soumettre à un test de QI.

Étant né en octobre, je n’ai pourtant pas encore six ans, l’âge que l’on
dit minimal pour passer ce test WISC-R. Annoncé de façon pompeuse et
cérémoniale, ce test me semble une badine formalité. Toutes les réponses
me semblent évidentes, aller de soi. Je finis par être très perplexe en
voyant la fin de l’exercice arriver. Soit on se fiche de moi, soit je suis
bêtement tombé dans le panneau en ne réfléchissant pas assez.

Au moment de la divulgation du résultat, la psychologue ne peut cacher


sa satisfaction en annonçant que, comme elle le pressentait, je suis bien
« surdoué ». Elle est toute fière d’avoir trouvé l’explication à ce qui
semblait être le mystère qui agitait l’établissement.

Le mot est lancé, je suis surdoué. On a mis au grand jour une différence,
une extraordinaireté, un décalage avec la majorité, et on pose un nom
dessus sans y attribuer la moindre explication supplémentaire, ce terme
« surdoué » semble tout dire de lui-même.
On me balance un score sans l’expliquer, sans le contextualiser. J’ai eu
160 au test. Ni moi ni ma mère ne savons sur quelle échelle. En tout cas,
cela a l’air exceptionnel.

Ne pouvant m’imaginer une échelle autrement que portant sur des


chiffres ronds, je m’imagine avoir eu 160 sur 200.

J’apprendrai bien plus tard, l’année de mes trente ans, ce qu’est


l’échelle de Wechsler. Je saurai donc à ce moment-là que mon score se
situe tout en haut de celle-ci, et cela deviendra très difficile pour moi de le
révéler. Cela m’occasionnera beaucoup de manifestations du syndrome de
l’imposteur. Ce chiffre fait de moi un TTHPI (Très très haut potentiel
intellectuel), comme on dit maintenant. Pour l’heure, il n’existe qu’un seul
mot, sans sous-catégories : surdoué.

Le partage de mon score à ce test déclenchera parfois de l’hostilité, de


la méfiance, certains auront peine à me croire, comme si je bluffais. Ce qui
me met très mal à l’aise car, ne supportant pas l’hostilité ni le fait de me
mettre en avant, je serai alors très enclin à articuler un faux « Ah oui,
excusez-moi, ma langue a fourché, je voulais dire 140 ».

Lorsque tout le monde a pesté sur le chiffre de QI de 160 de


Morgane Alvaro (le personnage incarné par Audrey Fleurot dans la série
télé HPI), en disant que ce n’était pas crédible parce que c’était un cas trop
extrême, on m’a souvent pris à partie pour étayer ces critiques. J’ai réussi à
m’assumer et à dire timidement que c’était mon cas, et que je ne trouvais
donc pas d’incongruité à titre personnel à avoir attribué ce chiffre à ce
personnage de fiction. Quelque part, ça m’a même aidé à me décomplexer,
et je pense que cela a pu avoir cet effet bénéfique sur toutes celles et tous
ceux qui partagent ma condition – je me sens moins seul, moins imposteur,
et moins monstrueux.

Pour l’heure, je ne connais pas grand-chose de la différence qui fait que


je sois devenu « le surdoué ». Il semble que ce soit un apprentissage plus
rapide, des facultés intellectuelles supérieures, mais cela semble surtout,
dans le concret, signifier une différence incongrue qui me rend seul face à
tous les autres, qui eux ne sont pas comme moi.

Avant, j’étais Alban, maintenant je suis Le Surdoué. Après tout, ce n’est


pas plus étrange. Le fait que je sois Alban me paraissait déjà bien
mystérieux, essayant d’en comprendre l’origine, d’en évaluer les contours
et les enjeux, de saisir la nature de cet Alban… Existait-il avant sa
naissance, sous une autre forme, et si non alors d’où sortait-il, et dans quel
but ? Et en quoi ce nom d’Alban le définissait-il puisque ce nom avait
aussi été attribué à d’autres créatures ? Car si je ne connais aucun autre
surdoué, je connais d’autres Alban.
De m’avoir identifié ainsi a rassuré le directeur de l’école un moment,
le phénomène était nommé donc apprivoisé. Mais finalement, on s’est vite
retrouvé dans le schéma où j’apparais encore comme la brebis galeuse.
Puisque je ne suis pas comme les autres, je n’ai rien à faire dans son
établissement. Il n’y en a qu’un comme moi, il est donc impossible
d’imaginer un aménagement spécifique, le directeur réclame que je sois
confié à quelque structure spécialisée pour les gens comme moi. On
contacte Mensa (organisation internationale, fondée à Oxford en 1946,
regroupant les hauts-potentiels intellectuels) ; ceux-ci n’ont rien d’autre à
proposer que le lycée Michelet de Nice, seul établissement en France à
proposer quelque chose de spécialisé pour les surdoués. L’établissement
est beaucoup trop lointain et onéreux pour être envisagé une seconde par
mes parents. Le directeur enrage, il n’a pas d’autre choix que de me garder.

Avec cette nouvelle identité, toutes les personnes que je croise me


connaissent, même celles qu’il me semble n’avoir jamais vues. Enfants ou
adultes me montrent du doigt ou me désignent d’un mouvement du
menton, on murmure ou on s’exclame des « Regarde, c’est lui ! », « Lui,
là, c’est lui dont je te parlais », « C’est lui, c’est le surdoué », « Regarde là-
bas, c’est le surdoué »…

Partout, j’ai affaire à toutes sortes de regards bien spécifiques, souvent


incrédules, toujours animés d’une grande curiosité, parfois teintés de
méfiance ou de jalousie.

Le regard que portent sur moi les enfants et les adultes du quartier n’est
pas du tout comparable à celui du personnel enseignant de l’école. Eux, je
les mets mal à l’aise et ils essayent de ne pas croiser mes yeux. J’attire sur
moi l’attention de tout le monde, et eux cherchent au contraire à m’éviter.

J’ai de plus en plus l’impression d’être viscéralement bizarre, de plus en


plus le sentiment qu’il existe un décalage immense entre les autres et moi.

Naît en moi la sensation d’un trop, d’être trop intelligent et que ça ne se


fait pas, que ce n’est pas dans l’ordre des choses et que c’est dangereux
pour tout le monde.
Je suis passionné par les animaux, et un peu plus spécifiquement par les
dinosaures. Cette passion dévorante, qui me fait apprendre jusqu’au nom
latin de milliers d’espèces, m’amène à être conscient de grandes injustices
et horreurs. Je suis bien plus au fait des souffrances animales que des
souffrances humaines dans le monde. Ne pouvant rester insensible et
inactif face au sort cruel de tous ces animaux, j’écris des lettres aux
différents présidents de pays où des espèces sont en voie d’extinction ou
subissent des tortures, je les appelle à la raison et leur demande de tout
mettre en œuvre pour protéger les animaux. Ma mère me révélera des
années plus tard qu’elle n’avait pas osé poster celle adressée au président
chinois, prise de peur. Il faut dire que je pouvais être assez sec dans mon
ton ; après tout, je m’adressais à des personnes qui laissaient faire des
atrocités sous leur responsabilité, il allait de soi de leur secouer les puces et
de réveiller leur conscience pour qu’elles puissent revenir dans le droit
chemin.
Au-delà du comportement, mes intérêts aussi sont en grand décalage
avec ceux de mes camarades d’école. Outre la bagarre et les jeux de guerre
qui me révulsent, les autres garçons vouent une passion pour le jeu de
billes. Mais même à ce jeu très pacifique, je suis dans l’incapacité de
gagner. Je ne vois aucun intérêt à gagner, en revanche j’en vois un à laisser
les autres gagner. Je fais alors exprès de perdre, pour faire plaisir, pour
offrir à l’autre la satisfaction et le bonheur d’avoir gagné.

Je ne trouve aucun intérêt dans les conversations possibles avec les


autres enfants, et pourtant il y en a presque toujours une ou un qui vient à
la récréation pour me parler. Je suis sans doute le seul à avoir cette écoute.
J’aime écouter, être dans la réception. Je suis d’ailleurs trop dans la
réception, ce qui me fait parfois saturer, et fait que je me sente si bien
lorsque je suis dans la création, dans l’écriture ou le dessin, et donc dans la
restitution et l’émission. Ces enfants qui viennent me parler pourraient
facilement m’intéresser et me toucher lorsqu’ils parlent de leur vie, si
seulement ils me partageaient des ressentis, des émotions, mais chaque fois
que je sens que cela est en passe de poindre, ils s’arrêtent, restant sur le
seuil. Ce qui est très frustrant. Ces confidences avortées que l’on vient me
faire, même quand on n’est pas dans ma classe et que l’on ne me connaît
que très peu, je vais en accueillir tout au long de ma scolarité en
établissement. Cette scolarité non linéaire où je serai toujours connu
comme « le surdoué », étant partout le seul à avoir reçu cette désignation.

Je me sens souvent l’attraction de l’école, voire de la cité HLM, voire


de la commune. Les adultes sont parfois un peu gênés de me traiter ainsi,
mais ça semble plus fort qu’eux.
Le sommeil est pour moi une chose honnie, je ne comprends ni ne
tolère cet arrêt quotidien de l’activité auquel on ne peut se soustraire.
Surtout que mon sommeil n’a rien de reposant, ce n’est qu’une succession
de cauchemars horribles et épuisants. En plus de la sucette physiologique,
que je mets tous les jours au congélateur car il faut qu’elle soit glacée, j’ai
besoin, pour pouvoir rejoindre les bras de Morphée, d’une source de
lumière bien visible et de douces chatouilles du bout des doigts, caresses
que je me prodigue sur l’ensemble des parties de mon corps accessibles à
mes mains sans trop me contorsionner. J’aurai besoin de la sucette
physiologique pour m’endormir jusqu’à l’âge de dix ans, d’une source
lumineuse jusqu’à quatorze ans, et en ce qui concerne les chatouilles, c’est
toujours d’actualité à l’heure où j’écris ce livre.

Couché, je n’aime pas dormir, mais j’aime regarder le ciel par la


fenêtre. Dans ma région parisienne, les étoiles sont souvent masquées par
les nuages, mais lorsqu’on voit les étoiles, c’est merveilleusement intense,
je me plonge dans cet espace offert. Quand j’observe le cosmos, il me
semble que ce qui est à l’extérieur est comme ce qui est à l’intérieur, que
ce qui est dans l’infiniment grand est comme ce qui est dans l’infiniment
petit. J’aime ce sentiment d’infini. J’aurai toute ma vie une passion pour le
fait de plonger dans l’intériorité, et d’aller dans l’infiniment petit pour y
faire émerger des choses à la surface de mon être, ou au contraire de me
laisser gagner par d’autres choses venant de l’infiniment grand. J’ai
l’impression d’être un espace de rencontre et de manifestation où je peux
convier, et laisser s’exprimer, tantôt ce qui me dépasse, tantôt ce qui a
besoin de se voir insuffler du volume.
La classe où je suis est une classe double, où une rangée est en CE1 et
l’autre en CE2. Le programme de la classe supérieure n’est pas beaucoup
plus intéressant, mais il est toutefois moins bébête et peut un peu plus
retenir mon attention. Le fait qu’il soit à la marge, et qu’on nous demande
même d’en faire abstraction, ne le rend que plus vivant à mes yeux. Je le
vis de la manière que j’aime, comme un décor dont on s’imprègne.

Je reprends un jour ma nouvelle institutrice alors qu’elle est en train de


faire cours à la classe supérieure, ce cours que je suis censé ne pas écouter.
Elle blêmit et bégaye un peu. Cette nouvelle institutrice m’est antipathique
parce qu’elle sent la cigarette, mais je me culpabilise quand même en
ressentant son mal-être. Toutefois, je ne peux pas laisser faire sans
broncher. Je me dois de restituer la vérité, j’ai besoin d’explication, de
rigueur et d’harmonie. Je sais que j’ai raison, et d’ailleurs l’instit’ ne me
contredit pas, mais s’enlise dans des justifications foireuses de son propos
initial.
Je ne comprends pas que les adultes soient si laxistes et si peu lucides.
S’ils m’apparaissent souvent comme des protecteurs vis-à-vis des autres
enfants, je suis de plus en plus frustré de me voir à leur merci. Leur monde
semble régi par une fatale absurdité. J’ai souvent le sentiment d’être le seul
à être lucide, je vois venir des choses évidentes que les autres pensent
irrationnellement pouvoir détourner ou auxquelles ils ne pensent même
pas. Me vient souvent l’impression d’être le seul à avoir un cerveau.
Je ne peux m’expliquer pourquoi les adultes ne pigent pas des choses
qui me paraissent évidentes. Ils semblent s’orienter juste sur des
croyances, des désirs, des cadres qui les font passer à côté des situations.
Ils font confiance à des éléments bancals, n’ont pas de suivi, suivent
aveuglément tout un tas de trucs sans en questionner le sens. Ils sont
toujours terriblement gênés ou abasourdis lorsqu’on leur pose des
questions simples de type « Pourquoi ci ? », « Pourquoi ça et pas
autrement ? », « Pourquoi c’est comme ça ? », « Pourquoi tu fais ça ? »,
« Pourquoi avoir fait ce choix ? », « Pourquoi tu crois ça ? », « Pourquoi
c’est drôle ? »… Ils n’ont jamais de réponse satisfaisante. Et si on leur fait
remarquer, ils s’agacent et ils fuient. On dirait qu’ils sont fous, qu’ils sont
parasités, possédés. Je retrouverai plus tard dans les propos de
Carlos Tinoco l’illustration de ce que je ressens là : « Le surdoué, c’est
celui qui, dès l’enfance, ne peut pas ne pas voir que le monde est fou. »
Je suis habité de vives passions. Celle qui m’enflamme en cette fin
d’année est la musique, et plus particulièrement le jazz. Après m’être fait
mal aux lèvres en essayant une trompette en location, je décide de faire du
saxophone. Mes parents m’inscrivent à Draveil à des cours avec Antoine
Beauchamps. Je déchante rapidement, celui-ci ne veut pas me faire faire de
ténor parce qu’il trouve que je suis trop petit pour l’instrument. C’est
terriblement décevant pour moi qui aurais même préféré, en fait, faire du
baryton. On me met à l’alto en me vantant Charlie Parker, mais, préférant
John Coltrane et Gerry Mulligan, je suis fort peu enthousiaste.
La pratique pousse encore plus loin la désillusion. Je trouve absolument
dégoûtant de devoir baver sur la languette en bois du bec de l’instrument
avant d’en jouer. Surtout qu’il n’y a jamais assez de salive aux yeux de
monsieur Beauchamps, qui me fait recommencer à n’en plus finir. Cela me
donne des haut-le-cœur, toute cette salive, autant de la produire que d’y
être après confronté. Jouer du saxophone devient une expérience très
désagréable qui frise la torture. Surtout que le goût du bois sur la langue
est déjà en soi bien incommodant.
Monsieur Beauchamps s’enthousiasme en croyant que j’ai l’oreille
musicale. En vérité, c’est juste que je connais les touches des claviers, ce
que, semble-t-il, il ne peut imaginer, quand moi, en revanche, je ne pouvais
imaginer qu’il me demande de reconnaître des notes à la seule oreille
lorsqu’il jouait du piano devant moi. Mes cours avec lui ne se prolongeront
pas au-delà des vacances de Noël.

Je passe énormément de temps à l’élaboration structurelle d’un pays


imaginaire que j’ai baptisé la Kellermannie. C’est un pays immense, une
île de l’ordre d’un continent, fichée dans l’océan Atlantique et reliant la
France aux États-Unis. La rive est rejoint l’Hexagone par un pont arrivant
à Brest. La rive ouest est reliée aux États-Unis par un pont arrivant à
New York.
Cet espace me permet de nourrir mon imagination, les différents
champs de mes passions, ainsi que mon appétence pour la politique et mon
aspiration à changer le monde. Tout est à faire, tout est à inventer, tout est
à rédiger, tout est à structurer. Je génère les écosystèmes, je trace l’histoire,
je rédige les lois, je constitue les administrations, je régente les sports, je
dessine le paysage culturel, je détermine les politiques industrielles,
agricoles et énergétiques, je forme tout un paysage politique. Tout cela est
fort grisant et très satisfaisant.

L’école, qui n’a rien à m’apprendre et ne sait générer que de l’ennui, me


distrait de toute cette activité sérieuse et créative, constructrice. J’ai
l’impression de me désagréger de désœuvrement sur les bancs de cette
classe où l’on m’a mis.

Nous sommes bientôt en décembre, cette période de fêtes que


j’affectionne tout particulièrement. Ma santé, comme les années
précédentes en maternelle, va exprimer le caractère insupportable de ce
que je vis à l’école.

Je me retrouve avec les sinus tellement bouchés que je ne peux plus du


tout respirer. Il faut m’opérer d’urgence, et on me met des tuyaux dans le
nez pour aspirer tout ce qui obstrue mes sinus. Effrayée par cette nouvelle
manifestation physique violente, ma mère accepte de ne plus m’envoyer en
classe. S’offre alors soudainement une possibilité dont on ne m’avait
jamais parlé, celle de faire l’école à la maison.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

Le très peu d’informations disponibles à l’époque sur la douance ainsi que la rareté
des tests rendaient mon cas très particulier. Très isolé, il était marginalisé sans que
l’on puisse trouver le moindre aménagement. Comme j’étais toujours le seul surdoué,
donc le seul concerné, cela était identifié comme un cas à part trop excluant et
particulier auquel on ne pouvait rien proposer. On donnait à mon diagnostic à la fois
trop d’importance et trop peu. Trop parce qu’on ne me considérait plus comme un
enfant comme les autres, mais comme un cas bien à part. Trop peu parce qu’on ne
cherchait pas à aménager quoi que ce soit pour moi ni à essayer de me comprendre.
On me mettait à l’écart tout en me demandant de m’intégrer.

Ce mot « surdoué » que l’on m’a confié comme identité porte en lui ce suffixe « sur »
qui qualifie un trop. Ce mot « trop » résume assez bien tout le sujet, c’est pour cela
qu’on le retrouve dans les ouvrages de référence sur la thématique1. Le sentiment
principal qui m’habite enfant est d’être trop, trop tout, d’être indélimitable et en
inadéquation avec un ensemble qui n’a aucune place pour moi.

On constate le décalage entre, d’un côté une sexualité précoce et une maturité
intellectuelle qui me faisaient me sentir un adulte parmi les enfants, et de l’autre côté
un retard sur certains points comme le besoin de la sucette physiologique ou la peur
du noir.

J’avais tout du faux enfant qui va préférer de loin les épinards aux frites, regarder 7
sur 7 plutôt que le Club Dorothée, les livres de philosophie aux bandes dessinées, le
calme au tumulte, l’opéra et le free jazz aux chansons rythmées, la salade de fruits
frais au chocolat, le jus de goyave au jus d’orange…

Plus on cherche à m’apprendre et moins j’apprends. Je n’ai pas besoin que l’on me
répète, j’aime intégrer les éléments, j’aime m’imprégner et aussi tirer mes propres
conclusions. Si l’on m’explique des évidences dans le détail ou que l’on me répète les
choses, j’ai tout d’abord l’impression d’être pris pour un imbécile. Puis, je vois dans
tout le raisonnement des failles qui rendent le résultat questionnable, alors que si on
me l’avait présenté dans mon champ de conscience tout simplement, je l’aurais
analysé et acquis. J’aime m’intéresser, j’ai une curiosité insatiable de tout connaître.
Qu’on veuille m’apprendre des choses m’est à l’inverse rédhibitoire, je veux effectuer
la démarche de chercher ou d’analyser. Et j’aime m’approprier la connaissance, je
n’arrive pas à bien retenir quelque chose qui n’est pas issu de mon observation et de
mon raisonnement, je n’arrive pas à digérer quelque chose de tout mâché que je n’ai
en rien expérimenté, constaté. Je trouvais toujours que ce que l’on me transmettait
était trop limité, et fait de façon beaucoup trop lente et ennuyeuse.

J’avais l’impression de vivre sur plusieurs plans : l’un où je dévorais tout en étant
passionné, l’autre où je comprenais et analysais tout sans m’en préoccuper, tout en
étant absorbé dans mes passions, et un troisième où je subissais l’absurdité et la
brutalité de plein de choses qui me semblaient fades et moribondes, en inadéquation
avec la nature de la vie et du monde tels que je les percevais. Et curieusement, c’était
ce troisième plan que l’on me présentait comme le plus sérieux, alors qu’il
m’apparaissait complètement stérile.

1. Jeanne Siaud-Facchin, Trop intelligent pour être heureux, Odile Jacob, 2008.
Christel Petitcollin, Je pense trop, Guy Trédaniel Éditeur, 2010.
Saverio Tomasella, Hypersensibles. Trop sensibles pour être heureux, Eyrolles, 2012.
Carlos Tinoco, Intelligents, trop intelligents, Jean-Claude Lattès, 2014.
CHAPITRE 2
L’ÉCOLE À LA MAISON
Me voici inscrit à l’EPC (École par correspondance) pour tout
l’enseignement primaire. Plus de nuage à l’horizon. La liesse, la liesse, la
liesse ! Je n’ai plus personne pour me dicter mon emploi du temps. J’ai
tout le loisir d’écouter de la musique, d’écrire et de lire, les trois activités
qui me transportent et me dévorent.
L’écriture est un besoin viscéral. Je la pratique avec acharnement depuis
les sacs de couchage à la maternelle, où je traçais avec une grisante
frénésie des mots, du bout de mes ongles, des mots qui ne s’imprimaient
bien sûr pas mais qui étaient visibles à mes yeux. Ces mots me procuraient
une présence réconfortante dans cette situation absurde et frustrante où
l’on nous faisait venir dans ce que l’on appelait « une école » pour nous
faire dormir. Moi qui fuyais et le sommeil et l’école, on m’imposait chaque
après-midi les deux conjugués dans ce temps de sieste qui durait plusieurs
heures, dans cet insoutenable espace sombre, confiné et surchauffé.

L’écriture est le lieu de tous les possibles, le lieu où se tissent tous les
demains. Je me sens invincible quand j’écris, j’ai la main. Je peux tout
m’approprier, tout tempérer, répondre selon ma fibre et ne pas me
contenter de subir. Je peux à la fois rendre grâce pour les beautés du
monde et y ajouter un regard, une coloration, une contribution. Je noircis
des cahiers en un temps record, des cahiers Clairefontaine dont je suis très
friand en raison de leur douceur veloutée, et de leur parfum subtil et
enivrant. Ces cahiers ajoutent à ma soif d’écrire un appétit sensuel pour
l’activité de plume. Il m’arrive souvent de remplir un cahier de 288 pages
en une journée.
Même si j’aime beaucoup la lecture, et que l’odeur du papier y est pour
beaucoup dans l’appréciation de ce que je lis, celle-ci est surtout justifiée
par l’objectif d’apprendre.
M’habite l’obsession de tout apprendre, de tout comprendre. Je suis sûr
qu’il y a un moyen de tout capter, d’opérer une synthèse parfaite de toutes
les informations. J’éprouve une soif terrible, et lorsque je l’étanche, je
parviens à des états euphoriques où s’accumulent les connaissances et je
voudrais que cela ne s’arrête jamais. J’enrage de devoir chaque soir
capituler et céder au sommeil. J’essaye en vain de trouver des stratagèmes
pour contourner cela, surtout que j’ai toujours peur, le lendemain au réveil,
d’avoir perdu un peu de ce que j’ai appris. C’est tellement grisant quand
tout s’imbrique, que tout se démultiplie dans des savoirs semblant sans fin.
Il y a là une effervescence que je voudrais permanente, mon désir est
d’ailleurs d’être capable de l’intensifier toujours et encore.

Je dévore des ouvrages de philosophie, des classiques, qui me


passionnent mais qui me laissent souvent une impression de frustration, je
cerne trop vite des limites à ces discours, et ça manque trop d’émotions.
La chose que j’aime le plus au monde est très certainement les bisous.
Qu’ils soient sur la bouche, sur les joues ou ailleurs. C’est tellement
merveilleux ! Je ne suis plus avec Lucille depuis que je ne vais plus à
l’école, on n’a jamais officialisé la moindre séparation mais on ne se voit
plus. Je lui faisais beaucoup de bisous sur la bouche, sous le regard
estomaqué des autres élèves de l’école, surtout ceux des plus grandes
classes qui réagissaient par la violence.

Je ne comprendrai jamais la gêne qu’ont beaucoup de personnes


lorsqu’on évoque le mot « bisous » hors d’un contexte amoureux de
couple. Lorsqu’on me demandera ce que j’aimais le plus lorsque j’étais
enfant et que je répondrai « faire des bisous aux filles », on occultera ma
réponse et on passera à autre chose. Pourquoi ne puis-je exprimer cette
simple vérité fondamentale ? Une correctrice d’un éditeur d’un de mes
ouvrages voudra me faire remplacer « vouloir faire des bisous » par
« réclamer de l’affection », diantre non ! Il faut appeler un chat un chat, je
ne réclame rien et je ne veux pas d’une affection sans démonstration, je
veux des bisous. Et au fond, en dépit de ce que l’on veut bien avouer, c’est
ce que nous voulons toutes et tous, comme le chante si bien le génial
Philippe Katerine.

Je suis comme Bernard Minet, je veux être un bisounours. Je suis un


bisounours, et fier de l’être ! Le cœur comme seul guide, comme seule
arme et comme seul bouclier, toujours à faire des bisous.
Les bisous, plus on en fait et plus on veut en faire. Quand, d’aventure
dans ma vie, je serai un peu gris, je ne penserai qu’à faire des bisous à
toutes les personnes que j’apprécie. Après, peut-être vaut-il mieux parler
de bises, car je constate bien que certains sont mal à l’aise parce que,
quand on leur dit « bisous », ils pensent à des bisous d’amoureux, des
marques d’affection intimes… Mais j’ai du mal avec « bises », parce que
cela me semble un peu trop froid comme mot. Faire la bise, c’est parfois
saluer de façon pas forcément chaleureuse, c’est quelque chose de claqué,
voire fait dans le vide ; il n’y a pas vraiment la chaleur et le cœur transmis
dans un vrai bisou.

Je suis beaucoup plus attiré par les femmes mûres que par les petites
filles de mon âge. Les femmes ayant passé le cap de la trentaine sont
souvent fascinantes, et je peux les admirer pendant des heures tellement je
trouve délicieux tout ce qu’elles sont. Les filles de mon âge me semblent
beaucoup moins admirables, plus banales.

J’ai une cousine jumelle. Une cousine née la même année que moi, avec
qui nous nous retrouvons régulièrement ensemble comme jumeaux. Nous
avons été baptisés ensemble. Nous passons la plupart de nos vacances
ensemble, et nous nous retrouvons un week-end sur deux à Dijon, où elle
réside.

Pour mon plus grand plaisir, elle vient vivre à la maison en cette fin
d’été 1991. Elle y restera plusieurs mois.
On écoute Mylène Farmer en boucle. Et, de manière absurde, elle et
moi n’arrêtons pas d’enregistrer des cassettes audio avec ces chansons de
Mylène Farmer, comme s’il fallait viscéralement imprimer ces chansons de
partout et qu’elles emplissent notre espace dans tous les sens.

On se recrée parfois les paroles de ces chansons en inventant des


consonances drôles, et un jour, nous avons tous les deux la mâchoire qui se
décroche en entendant en même temps l’ineffable et impérieuse Mylène
sembler articuler non ses paroles, mais les nôtres ! Le phénomène se
produit sur « Je t’aime mélancolie ».

J’admire Mylène, elle est comme une rousse prêtresse qui serait
omnisciente. J’admire son écriture, son regard tellement juste sur notre
humanité, ce regard qui semble à la fois épouser celle-ci de l’intérieur et de
l’extérieur.

J’ai bientôt huit ans et je ne peux plus appeler mon père « Papa ». Je
fais un rejet sur le mot. Le même phénomène se produira quelque temps
plus tard pour « Maman ». Ces mots me semblent d’un coup vides de sens,
réducteurs, et quelque peu malsains. Au lieu de décrire des liens, ces mots
me semblent poser des barrières, emprisonner, formater, prédéterminer.
Cela ressemble à une comédie conditionnante, et cela fausse le rapport que
j’ai avec ces êtres. Je ne veux pas être aimé par des êtres dont la fonction
serait de m’aimer, je veux être aimé par des êtres libres, authentiques et
singuliers qui m’aiment aussi en tant que tel et non en tant que leur fils. Je
ne supporte pas les hiérarchies, les rôles, les uniformes.

Je découpe un jour, dans un prospectus publicitaire pour le centre


commercial Évry 2, le mot « Papillon » écrit en lettres majuscules roses
sur fond blanc. Je le punaise en évidence sur le mur de la salle à manger,
laquelle est mon espace attitré, surencombré de livres, de cahiers et de
jouets. Sans que je comprenne bien pourquoi, ce morceau de papier prend
une importance considérable dans ma vie. Je le contemple souvent, je le
redresse systématiquement lorsqu’il est un peu de travers, tout en disant :
« Si Papillon va bien, tout va bien ! » Il est un peu le baromètre de mon
état intérieur, le repère de mon environnement. J’ai parfois l’impression de
considérer ce bout de papier comme un être vivant. Il est vrai que je peux
avoir cette tendance de considérer pareillement une chose, un dessin de
cette chose, ou le nom écrit de cette chose.

Je voue aussi, il faut le dire, un grand amour à la galerie marchande


Évry 2. Posséder un lieu similaire est chez moi un souhait ardent, un
objectif. Je veux administrer un tel espace dans lequel je déciderais de tout.
Je veux être dans cette position idéale pour pouvoir orchestrer tout un
cadre de vie, le nerf de l’affaire me semblant surtout de choisir la
programmation musicale afin d’influer sur l’âme des gens, afin de
répandre des fleurs et d’intenses battements de cœur dans le quotidien de
chaque personne.

Les jours de pluie sont très fréquents, ils sont souvent synonymes pour
moi de sorties au secours des escargots. Avec mon père, ou avec ma grand-
mère maternelle qui vit depuis toujours avec nous, nous sortons pour
sauver les escargots des périls qui les attendent à être ainsi sortis à la
faveur de la pluie. Nous les enlevons de l’asphalte et les remettons dans
l’herbe, afin qu’ils évitent d’être écrasés, ou bien encore de s’assécher au
soleil.

Je suis émerveillé de trouver des instants de délicieuse volupté au


détour de choses semblant anodines. Le goût et la texture veloutée d’un jus
de poire bu devant le soleil couchant me procurent une jouissance inouïe
qui semble agrandir tout mon être à force de le ravir, c’est comme un doux
incendie merveilleux qui dilaterait l’espace et les perceptions au lieu d’être
destructeur.

Je m’enivre des touchers, je peux passer des heures à caresser avec


émoi un morceau de velours ou un collant en nylon de ma mère.
Je suis attaché à tenir des listes, des classements. J’ai toujours fait cela
avec zèle et rigueur, quel que soit le sujet traité, quelle que soit ma passion.
La musique étant restée ma passion numéro un, je trouve en la matière de
très nombreux classements à dresser et à faire évoluer. J’ai presque là plus
de classements que dans ma passion précédente, le football, pour lequel je
comptabilisais pourtant les classements globaux, ceux des attaques, ceux
des défenses, et ceux des buteurs, des quatre plus hautes divisions
françaises. Je répertoriais également le classement de la première division
italienne, et les tableaux des trois coupes d’Europe et des compétitions
internationales. Sans compter qu’à tout cela venaient encore bien sûr
s’ajouter tous les classements des structures footballistiques
kellermanniennes.

En ce qui concerne la musique, non content de consigner et de


répertorier tous les classements qui me tombent sous la main – Top 50
officiel, Hit NRJ, Top M40, Billboard Hot 100 américain, Hit des ventes
de maxis, classement des titres les plus joués en discothèques en France
(Maxi Dance)… –, je tiens à jour mes propres classements, les équivalents
kellermanniens.

J’aime tellement classer et lister que je tiens même un classement


hebdomadaire des personnes que j’aime le plus, dont le trio de tête reste
toujours inchangé. Il est toujours dominé dans le même ordre par ma mère,
ma grand-mère maternelle, qui est la personne avec qui je passe le plus de
temps, et ma cousine jumelle.
Le moment le plus solennel de ma semaine est la révélation du nouveau
Top 50 chaque samedi. J’attends ce moment avec fébrilité, j’y vois un peu
le baromètre du monde.

Nous avons un ordinateur à la maison depuis quelque temps. Je suis très


à l’aise avec mais je n’ai aucune appétence pour les jeux, je me sers surtout
du traitement de texte. J’aimerais avoir une photocomposeuse pour
réellement pouvoir produire des livres, de beaux livres avec illustrations,
des encyclopédies. J’ai toujours cette ambition tenace de faire un
dictionnaire qui recense toutes les données du monde.

Je n’aime pas le bleu, c’est la couleur de la police, j’aime le rose. Les


Playmobil roses sont bien plus jolis que les Playmobil bleus, ils ont de bien
meilleures finitions, ils sont bien plus réalistes aussi. Tout ce qui est dans
le monde des garçons me semble grossier et sale. Tout m’attire et me
réjouit dans le monde des filles, tout m’horripile dans le monde des
garçons.

Je suis tout heureux d’avoir un micro. J’ai toujours ambitionné de tenir


une radio, d’y parler et d’y constituer la programmation musicale. Cela
commence à prendre forme, je réalise plein de cassettes en condition radio.
Je me sens très à l’aise au micro dans la peau d’un animateur, ce goût de la
radio ne me quittera jamais.

L’EPC n’est vraiment pas contraignante, j’envoie mes devoirs une fois
tous les quinze jours. Je les fais souvent tard le soir, au dernier moment,
sans difficulté. Je suis heureux de pouvoir faire cela quand je veux, et tout
en faisant parfois autre chose. Porter mon attention sur quelque chose
d’autre me permet souvent d’être efficace pour bien intégrer ce que je lis.
Il semble que, paradoxalement, mon attention se porte moins là où je veux
la placer que sur le reste ; ce qui est à la marge est mémorisé comme à mon
insu.
Je ne le sais pas encore, mais la fin de la récréation va bientôt être
sifflée.
Nous recevons en ce printemps 1992 une visite à la maison
d’inspectrices scolaires de l’Académie. Elles me semblent d’emblée
antipathiques, je trouve que leurs grands sourires sonnent faux, elles
semblent avoir un mauvais coup en tête. Elles me soumettent à des tests
pour évaluer si l’éducation que je suis est bien conforme. Elles sont
ébahies notamment de me voir tracer à main levée une carte de France,
puis une carte du monde, sans modèles, et placer sur ces cartes de
nombreuses villes. J’ai la certitude d’en connaître bien plus qu’elles sur
quasiment tous les sujets, mais elles concluent pourtant que je ne peux pas
rester ainsi, qu’il me faut intégrer un établissement scolaire pour débuter
mon enseignement secondaire, et ma mère me dit que cette fois-ci, je
n’échapperai vraiment vraiment pas à l’école, et que cette entrée en
sixième est un passage résolument obligé. Elle me dit que si je n’y vais
pas, elle ira en prison.
Je me résigne donc à cette espèce de mort annoncée, à laquelle il me
faut me plier si je ne veux pas que ma mère aille en prison.
Mes parents ont recours au piston de Robert Bourdy, mon grand-père
paternel, professeur honoraire à la retraite, pour me faire entrer dans le
collège-lycée qui a les meilleurs résultats de tout l’Hexagone au
baccalauréat. Cet établissement se trouve près de chez nous, il s’agit du
collège-lycée Saint-Louis-Saint-Clément, à Viry-Châtillon. Ce n’est tout
de même pas le collège le plus proche, et ma mère passe le permis pour
pouvoir m’y véhiculer.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

On constate un grand décalage entre, d’une part, une nature ambitieuse et


audacieuse qui se bat pour de grandes causes et a l’impression qu’elle peut
connaître la totalité du monde et l’épouser, l’analyser, voire la diriger – je me vois bien
en grand chef d’entreprise ou en chef d’État – et d’autre part, une peur de plein de
choses dans le quotidien (peur des garçons, peur de l’école, peur du noir, peur des
cauchemars, peur des araignées…).

La scolarité par correspondance présente les avantages de faire travailler les enfants
à leur propre rythme, mais l’isolement des profils atypiques s’en retrouve amplifié. On
le constate particulièrement dans mon cas : je vivais au septième étage d’une tour où
les escaliers étaient pestilentiels, détrempés d’urine, et où j’avais interdiction de
prendre l’ascenseur tout seul – je me retrouvais donc comme dans une bulle.

Le départ de ma cousine-jumelle, après ces mois passés avec nous fin 1991 et
début 1992, marquera le début d’une longue période de fonctionnement solitaire
viscéral, ancré. J’ai ressenti alors le besoin de me construire tout seul, de gérer tout
seul, j’ai eu de plus en plus de mal à accorder de la confiance à quelqu’un d’autre
pour les choses que je trouvais importantes. Jusque-là, il y avait cette relation
gémellaire avec ma cousine qui me liait profondément à un autre être depuis ma
naissance. Après cet épisode, il y aura en moi un espace exclusif peuplé
majoritairement de chansons.

En effet, la musique a pris de plus en plus d’importance dans ma vie, jusqu’à devenir
tout à fait centrale l’année de mes huit ans. Dans la musique, surtout les chansons, je
trouve un mélange satisfaisant d’intellect et d’émotions, de sensations et de
technique, le tout avec une dimension sacrée. Toutes mes sources de passions et
d’enivrement s’y retrouvent conjuguées. J’étais mû par une grande fringale
d’émotions, de sensations, de beau, d’harmonie.
DEUXIÈME PARTIE
ADOLESCENCE
CHAPITRE 3
L’ENFER DU COLLÈGE PRIVÉ
7 septembre 1993. Je n’ai encore que neuf ans et demi, et ça y est, c’est
le grand jour, le jour tant redouté dont j’essayais de faire abstraction depuis
des mois. J’entre dans la grande école, et c’est à la hauteur de mes craintes.
J’avais l’impression que c’était l’heure de ma mort qui se profilait, et ça y
ressemble en effet. Notre professeure principale, professeure d’EPS, nous
appelle un par un et nous rejoignons les malchanceux condamnés qui
attendent leur funeste sort. On se met en rang contre un mur comme si l’on
se préparait au peloton d’exécution. La peur est palpable.
EPS, je ne connais pas ce sigle, je suis sidéré de comprendre qu’il s’agit
là d’Éducation physique et sportive. Quel est ce monde de fous ? Comment
du sport peut-il être pris si au sérieux qu’une personne l’enseignant soit
notre professeure principale ? Comme si le sport était un enseignement
principal, alors qu’il me semble qu’il se devrait d’être uniquement
facultatif.

Pourquoi toute cette rigidité froide dans ce cérémonial ? Pas un regard


chaleureux, amical, uniquement des adultes terrorisants et des enfants
terrorisés, hormis deux ou trois qui nous regardent goguenardement
comme si on était des proies à leur merci. On croirait vraiment qu’on entre
à l’armée. Je me sens oppressé, je ne suis pas sûr que je puisse un jour
respirer à nouveau normalement. Le ciel est pesant, uniformément gris.
C’est assez normal pour un mois de septembre en région parisienne, mais
je me demande tout de même dans le contexte si le soleil reviendra un jour.
Je pense à Tintin, lorsqu’il se retrouve ligoté sur un bûcher au Pérou et
qu’il prétend commander au soleil de se cacher puis de réapparaître. Je me
sens comme lui dans une situation de mort imminente, et j’aimerais pour
ma part être réellement en mesure de faire réapparaître l’astre lumineux.

La vie a totalement changé. Tout s’est soudain coulé dans un cadre


implacablement rigide. Jusque-là, mes parents travaillaient de nuit au
centre de tri postal de Bondoufle, il n’y avait donc pas vraiment d’horaires
à la maison, le rythme était assez anarchique et décalé, surtout avec moi
qui ne voulais jamais dormir. D’un seul coup, toutes les donnes ont
brutalement changé, ma mère a été promue et se retrouve chef d’équipe
dans le bureau de poste de Grigny-Grande-Borne, avec des horaires de
journée bien classiques. Et mon père est maintenant guichetier dans le
bureau de poste de Brétigny-sur-Orge, avec lui aussi ce type d’horaires.

Le lendemain de la funeste rentrée n’a pas adouci l’expérience, on est


dans la continuité. J’ai l’impression d’avoir été abandonné dans un nid de
violence.

Tout m’agresse ici, la cour de récréation est hyper bruyante, ça crie dans
tous les sens, sans raison. J’entends des hurlements inhumains que je
n’aurais jamais pu concevoir, et celles et ceux qui les produisent ont l’air
de trouver cela rigolo. Tout ce qui est violent passe ici pour de
l’amusement. Même en classe, il n’y a pas de calme, il règne toujours une
chape de stress, de peur, certains professeurs nous hurlent dessus d’une
voix stridente pour un oui ou pour un non, et c’est toujours suréclairé au
néon. Comme si cela ne suffisait pas comme agressivité lumineuse, j’ai
souvent le soleil en plein dans la figure lorsque je suis assis à ma table. Je
suis totalement ébloui, tout cela m’occasionne des maux de tête terribles,
mais je ne peux rien y faire… Quand je demande si on peut baisser les
stores, les professeurs me disent qu’on ne va tout de même pas se mettre
dans le noir et renoncer à la lumière du jour. Je trouve ça d’autant plus
absurde qu’elle ne semble de toute façon pas leur profiter, puisqu’elle ne
leur suffit pas et qu’ils allument tous les néons possibles.

J’éveille de drôles de réactions et comportements chez les autres élèves


de cet établissement, ils me regardent comme si j’étais à la fois un gag
ambulant et une cible mouvante. Il faut dire que je suis le plus jeune du
collège, personne d’autre n’a sauté de classe, et qu’étant en plus de fin
d’année, la déclinaison de mon âge laisse penser que j’ai deux ans de
moins qu’eux. Mon apparence physique conforte cette impression de grand
décalage, j’ai un retard de croissance qui me fait paraître encore plus jeune
que je ne le suis.

L’ironie du sort a voulu que l’on se rende compte que j’étais myope
quelques semaines seulement avant cette rentrée : je me retrouve donc
pour l’occasion avec d’énormes lunettes qui me mangent la figure et qui
tombent presque sur mes lèvres. Cela sur un visage pâle comme un linge
affublant une tête beaucoup plus large que la moyenne, d’une largeur qui
rend impossible le port de la grande majorité des couvre-chefs, laquelle
tête surplombe un corps fort chétif. Un corps écrasé par un cartable à
l’ancienne bien plus large que lui et pesant le poids d’un âne mort.

L’autre paramètre qui semble bien amuser mes camarades est que je
porte les cheveux longs à l’arrière, à la manière d’Henrik Nielsen, l’avant-
centre danois du LOSC, ou de Roch Voisine. On est un peu sur une coupe
mulet, pourtant très à la mode il y a peu. Cela me donne, surtout avec mes
traits fins, des tours très féminins.

J’ai manifestement l’air très fragile, et cela semble pour les autres
garçons une incitation impudique à exercer leur force physique sur moi.
Un exercice dans lequel ils apprécient tout particulièrement se mettre à
deux.

Le premier jour, on me donne de nouveaux noms : le binoclard,


l’intello, le bébé… Puis, comme chaque fois, les professeurs expliquent
mon âge en disant que je suis surdoué, et je récupère alors mon identité
habituelle.

Dans la bouche de ces enfants-là, « surdoué » sonne vraiment comme


une insulte, c’est comme « intello » mais en version extrême, la catégorie
crassement pathologique.
Je provoque cet effet-là rien que par mon apparence, mais je m’aperçois
vite que c’est pire encore quand je parle. Je ne connais pas certaines de
leurs références, et je leur tiens un langage avec un vocabulaire soutenu
qu’ils ne comprennent pas et qui provoque leur hilarité.

Je deviens rapidement la tête de turc officielle de tout l’établissement,


puis carrément le punching-ball officiel.

Parmi les rares garçons qui ne me violentent pas physiquement, certains


me violentent mentalement, ce sont les premiers de la classe. Ils se placent
dans une constante compétition avec moi et exultent sitôt qu’ils ont des
résultats supérieurs aux miens. Ils me brandissent alors leurs copies sous le
nez en fanfaronnant qu’ils ont fait mieux que moi alors qu’ils ne sont pas
surdoués, les insultes se mettent à pleuvoir à mon endroit. Et je ne suis
jamais tranquille : même quand j’ai les meilleures notes, ils me
manifestent leur haine sur un ton rageur. Ils cherchent sans arrêt à me
rabaisser, à m’humilier, à me déstabiliser. Certains d’entre eux vont
jusqu’à me cracher dessus, souvent dans mon dos. Le harcèlement est de
toutes parts.

Un grand motif des brimades que je subis a pour objet mon habillement,
un paramètre qui me passait complètement au-dessus de la tête jusqu’à
mon arrivée dans cette souricière. La valeur de quelqu’un semble ici se
mesurer aux noms et écussons affichés sur ses habits, je n’avais jamais
entendu parler de telles considérations, je n’avais jamais rien lu à ce sujet.
Je ne connais pas du tout ces marques que l’on m’exhibe avec fierté, ces
noms qui semblent les attributs de quelque divinité dont il serait un
honneur, voire un devoir, de se revendiquer.

Je me renseigne sur ces Nike©, Reebok© et consorts, et je découvre avec


horreur que les vêtements produits par ces sociétés sont confectionnés par
des enfants asiatiques maltraités et surexploités. Je cours le dire à mes
camarades pour leur ouvrir les yeux. Ils me rient toutes et tous au nez. Ils
n’ont visiblement aucun scrupule à ce qu’il en soit ainsi, on dirait même
qu’ils sont fiers d’être de ce côté-là du système. Je suffoque devant leur
réaction sidérante. Moi, c’est à peine si je peux survivre d’avoir conscience
de cela, alors que je n’achète même pas les produits de ces compagnies et
que je ne les cautionne donc pas. Face à ce type d’informations révélatrices
de tant d’injustice à une telle échelle, je sombre dans un état de malaise
profond semblant sans fin, je ne peux me reprendre qu’au prix d’une
violente abstraction difficile à accomplir.

J’aurais dû le comprendre déjà avant, quand ils disaient en se gaussant


que je portais des vêtements trouvés dans des poubelles, mais ce n’est qu’à
ce moment-là que leur hostilité à mon égard, toute cette haine, m’apparaît
clairement aussi comme un mépris de classe. Ils ont presque toutes et tous
un grand mépris pour moi, l’enfant d’une cité HLM.

Ils me considèrent vraiment comme un pouilleux, ils me disent parfois


des phrases de ce genre : « Moi, je préfère être moins intelligent, mais me
laver les dents. » À part pour l’espèce de rime, je ne comprends pas la
pertinence d’une telle phrase quand on me la sort comme on m’adresserait
un coup de poing. Mais, en y réfléchissant, c’est vrai que je ne me lave pas
les dents à midi, je ne trouve pas le temps et de toute façon j’ai du mal à
penser aux choses d’ordre physique, tellement occupé que je suis par
toutes sortes d’autres pensées ; il est donc très probable que je puisse avoir
des séquelles de mon repas coincées entre les dents. Ce type de remarque
ne va donc pas chercher bien loin.

Ils me charrient aussi lorsque je porte les mêmes vêtements d’un jour
sur l’autre, ils disent que je suis dégueulasse. Certains, les plus maniérés,
me disent qu’il faut même changer de vêtements entre midi et deux si,
comme moi, on ne mange pas à la cantine.

On me trouve passagèrement une nouvelle identité, on m’appelle


Monsieur Tout-dans-la-tête-Rien-dans-les-bras. Une nouvelle appellation
qui inspire au dernier de la classe cette sortie chaudement saluée : « Eh, les
mecs, j’ai compris. En fait, il est pas comme nous, il a un ordinateur à la
place du ventre. C’est pour ça qu’on ne l’a jamais vu torse nu, même pas
dans les vestiaires. »
En tout cas, je tiens bon toute l’année à refuser fermement de faire les
devoirs des moins bons de la classe, quitte à prendre des volées de coups
supplémentaires. Ils ont eu beau me promettre qu’ils ne me frapperaient
plus si j’acceptais, je ne crois de toute façon en rien à leur parole.

Au retour d’une sortie scolaire à l’Institut du monde arabe, on se


retrouve toutes et tous à manger à la cantine, externes comme
pensionnaires et demi-pensionnaires. C’est un plat unique, du hachis
parmentier. Je refuse d’en manger, c’est ainsi que les autres apprennent
que je suis végétarien. Mon Dieu, leur mépris est encore plus
caractéristiquement affiché que d’habitude. Plusieurs viennent défiler sous
mon nez avec provocation, balançant ces propos :

– Eh bah moi, je suis carnivore et fier de l’être !

– Bah, qu’est-ce que tu manges alors ? Que les trucs dégueu que, nous,
on laisse dans nos assiettes ? Ouais, je m’en doutais, t’es bon qu’à bouffer
nos restes, quoi.

– On est des humains, on est les plus forts, c’est la loi de la nature que
de manger les animaux.

Je suis révulsé par cette dernière phrase, mais je parviens tout de même
à articuler quelques propos pour défendre la cause qui me semble n’être
que bon sens. On me rit au nez, la souffrance animale et les massacres
barbares pour produire de la viande les émeuvent aussi peu que le sort des
enfants asiatiques.
Certains prendront alors un malin plaisir jusqu’à la fin de l’année
scolaire à écraser ou à découper des insectes, des vers de terre ou des
lézards, sous mes yeux, dans la cour de récréation, pour se moquer de mes
réactions mortifiées.

Le conseiller d’éducation était intervenu en début d’année à plusieurs


reprises alors que je me faisais tabasser, il embarquait mes bourreaux dans
son bureau. Mais il a fini bien vite par laisser faire. Maintenant, chaque
fois que quelqu’un s’adresse à lui à mon sujet, il répond invariablement :
« C’est un homme, il faut qu’il se défende tout seul. »

Cet établissement me laisse songeur… Quel est ce club élitiste où il est


si dur d’entrer et qui se révèle un nid de violence où tout n’est
qu’apparences creuses ?

Oh que j’exècre le sport lorsqu’on nous emmène au gymnase ! Oh mon


Dieu, l’horreur ! Ce gymnase est un lieu de suffocation. Je ne comprends
pas que l’on puisse faire de l’exercice physique dans une telle atmosphère.
L’air y est saturé d’odeurs pestilentielles étouffantes et oppressantes, ça
sent fort la sueur, le plastique, la poussière, le renfermé. J’y attrape chaque
fois une intense nausée tenace qui me dure toute la journée.
Mes camarades savent bien me trouver comme référence musicale,
même ceux qui me tabassent allègrement me sollicitent pour que je leur
rappelle quel est le titre ou l’interprète d’une chanson qu’ils ont dans la
tête. Ils savent que j’aurai toujours la réponse juste, mais ils ont souvent le
culot de s’énerver contre moi lorsqu’ils n’arrivent pas à prononcer le nom
anglais que je leur sors. Je devrais faire exprès de leur sortir chaque fois
des trucs compliqués qu’ils ne pourraient pas répéter, mais je ne peux
même pas penser jouer à ça, je ne sais pas tricher et je mets un point
d’honneur à respecter l’exactitude en la matière – et d’ailleurs, l’exactitude
en tout. Je ne sais pas mentir, tout comme je ne saurais me montrer violent
de quelque façon que ce soit, même en mécanisme de défense.
Côté programme scolaire, j’ai dans cet établissement sélect la même
impression qu’en maternelle et en primaire, à savoir qu’on nous fait venir
ici uniquement pour faire de la garderie, pour nous occuper avec des
fadaises. J’ai toujours ce sentiment que l’on cherche à nous formater, à
nous soumettre, à nous empêcher de nous cultiver plutôt qu’à nous
apprendre des choses.
Cet établissement privé est catholique. L’instruction religieuse y est une
matière obligatoire. Je passe au sein de ces cours pour un rebelle.
Sœur Marie-Madeleine, notre professeure de la discipline, ne veut plus me
voir tellement je questionne toujours tout sans qu’elle puisse m’offrir de
réponse satisfaisante. Je vois que je la choque, que je l’indigne ; j’en suis
navré mais je ne peux faire autrement, ce qu’elle nous raconte ne tient
jamais la route. Je finis par être déclaré exempté de ce guignolesque cours
hebdomadaire.
J’ai survécu à la première année dans cette jungle, mais l’entrée en
cinquième ne fait qu’aggraver les choses. Je vais jusqu’à prendre des
coups de poing dans le ventre en pleine classe, sous le nez de la
professeure, sans que cela dérange qui que ce soit.
Il y a surtout un nouveau dans la classe qui me pose de gros problèmes.
C’est un redoublant, qui a déjà fait deux sixièmes auparavant, il a donc
trois ans et demi de plus que moi. On dirait un adulte. Ses coups ne sont
pas ceux des autres, j’ai l’impression qu’il va me briser les os avec ses
poings. Il est tout le temps en rage contre tout, et c’est bien sûr moi qui
prends. Il plante à plusieurs reprises son regard dans le mien, avec des
yeux injectés de sang, et jure qu’il me tuera avant la fin de l’année. Je sais
qu’il en a la capacité, et que je n’ai pas celle de me défendre ni de
m’entourer de personnes susceptibles de le faire pour moi. Je crois bien
qu’il va finir par me tuer. Je pourrais m’y résigner, je sombre de toute
façon depuis quelque temps dans des pensées suicidaires – mais je ne peux
imaginer que ma mère apprenne ma mort, surtout via un appel
téléphonique de l’école.
Je développe des TOC et toutes sortes de réflexes d’enfant battu. Le
milieu de la poitrine me fait atrocement souffrir en permanence. Je me
tiens toujours en maintenant cette zone en protection, ce qui me voûte. Je
ne peux plus supporter du tout de toucher mon plexus cardiaque, pas même
pour m’essuyer avec une serviette douce et moelleuse. Ma mère
commence à se préoccuper de ces signes extérieurs de mon vécu scolaire,
qui ne peuvent se dissimuler comme les bleus. Un événement va
définitivement lui faire tilt.

Un soir, alors que nous dînons dans un restaurant japonais de La


Défense, je suis pris d’une angoisse terrible en voyant le serveur passer
rapidement près de notre table. Je suis en crise de tétanie. Je suis saisi du
sentiment absurde que, s’il s’est approché si près de nous à cette vitesse,
c’est qu’il m’a dérobé mon cartable, un cartable que je n’ai bien sûr pas en
ce lieu. Ma mère est très inquiète de ma réaction et me pousse à lui parler.
Je finis par m’ouvrir à elle de l’enfer quotidien que je vis. Elle me sort sur-
le-champ de ce lieu où je n’ai que trop passé de temps, seul envers et
contre tout.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

Mon médecin de famille m’avait prescrit des désensibilisations pour toutes mes
allergies. Il a voulu me désensibiliser, et ça a été un échec cuisant, car un jour, le
médecin d’un lieu de vacances à la montagne s’est trompé dans l’injection, et cela a
du coup fait empirer les choses et tout le traitement a dû être stoppé. Maintenant, les
dirigeants de cet établissement privé catholique veulent aussi me désensibiliser, et
même m’endurcir, cela ne peut marcher, et au contraire, j’avancerai dans la vie en
« m’endoucissant ».

J’ai été très choqué dans cet établissement par un côté bête et méchant. Je les
trouvais toutes et tous d’une très grande naïveté sur les différentes choses de la vie,
programmés dans des superstitions, des amalgames ou dans une simplification de
concepts chrétiens caricaturaux qui étaient de plus en totale contradiction avec leur
culte de la violence et du mépris.

J’ai compris dans cette aventure que l’apparence est souvent à l’opposé de la vérité.
Cet établissement si prestigieux, ces jeunes si propres sur eux, censés être si
brillants, se révélaient des façades cachant une réalité sombre. Vivre cet épisode m’a
poussé à déconstruire une certaine volonté de réussite sociale et à chercher dans
des directions peu fréquentées la vraie valeur humaine.
CHAPITRE 4
ENFANT DU PARADIS (LA
DÉCOUVERTE DU THÉÂTRE)
Me voici donc au collège public Paul-Éluard de Sainte-Geneviève-des-
Bois, celui auquel j’étais originellement destiné, celui dans lequel je serais
normalement allé s’il n’y avait pas eu cette histoire de surdouance.
Je retrouve là tous les enfants de ma cité HLM. Certains de ceux avec
qui j’étais en maternelle et en primaire sont très interloqués de me revoir.
J’apprends que de folles histoires avaient circulé, comme quoi j’aurais
quitté la région, que je serais allé quelque part « au pays des surdoués », ou
encore que j’aurais été atteint d’une maladie m’empêchant de sortir de
chez moi.
Certains ont l’impression d’une apparition venant d’un autre monde.
J’incarne un personnage légendaire, autant par mon histoire d’amour, ce
couple très précoce incompréhensible que je formais avec Lucille, que par
mon « titre » de surdoué (« bouffeur d’équations » disent certains de moi,
un terme bien hors de propos pour moi qui n’ai aucune appétence pour ce
type d’exercice).
Je trouve le niveau de culture générale beaucoup plus élevé ici que dans
cet enfer de Saint-Louis-Saint-Clément, pourtant censé être si élitiste. Et il
en va de même pour le niveau des cours, tout du moins dans les matières
littéraires.

Je suis très à l’aise dans ce mélange culturel très porté sur Jean-
Jacques Goldman comme sur le rap, on y idolâtre beaucoup moins les
États-Unis, desquels au contraire on a tendance comme moi à se défier. On
considère la musique et le cinéma français comme supérieurs à ce qui nous
vient d’outre-Atlantique.

Je retrouve Antoine Beauchamps : il est notre professeur de musique.


Lui aussi a l’impression de voir se présenter un fantôme lorsqu’il se
retrouve face à moi dans sa classe. Il n’ose même pas me regarder.
Je suis moi-même assez ébranlé de revoir toutes ces personnes que je
pensais appartenir à un passé révolu et que je ne croyais pas revoir un jour.
C’est d’autant plus choquant avec les enfants de mon âge qui ont beaucoup
grandi et changé : ils se confrontent avec l’image que j’avais d’eux, image
qui me semblait figée dans une espèce d’éternité qui faisait partie de moi.

J’aime le cosmopolitisme, la mixité, on a l’impression de vivre dans une


espèce de quintessence culturelle très riche de tous les apports entremêlés.
Ici, on rit ensemble, on ne rit pas de l’autre.

Les garçons sont là aussi, pour beaucoup débiles et aimant se battre,


mais ils se battent entre amis, semblant y prendre un certain plaisir les uns
les autres, ils ne frappent pas des garçons comme moi qui se tiennent à
l’écart de ce genre de chahut. Certains semblent éprouver du plaisir non
seulement à frapper mais aussi à être frappés, les garçons m’épateront
toujours dans leur étrangeté qui me semble malsaine. Ils aiment se frapper
entre grands costauds, ce qui me paraît quand même plus logique que là
d’où je sors où c’était comme une évidence au contraire de s’acharner sur
celui qui paraissait le plus faible et ne se défendait pas.
Ma santé s’améliore radicalement dès lors que ma mère refuse de
m’administrer le moindre produit allopathique. Exit les rhinopharyngites,
les crises allergiques et les angines à répétition. Exit toutes ces maladies
qui renforçaient l’image que je renvoyais d’être faible. Jusque-là, j’étais la
moitié de l’année sous antibiotiques – des antibiotiques auxquels je
finissais toujours par faire de l’allergie et qui ne faisaient donc qu’empirer
gravement mon état. Notre médecin s’arrachait les cheveux à chercher à
chaque fois un nouvel antibiotique auquel je ne ferais pas de réaction
allergique, mais il n’avait plus de solution.
Ma professeure d’histoire-géographie, madame Tournier, est une femme
passionnante, jamais avare de débat et nous tirant vers le haut. Je n’aurais
jamais cru que l’on puisse ainsi être nourri et captivé dans le cadre
scolaire. Pourtant, alors que je ne suis dans ce collège que depuis quelques
semaines, je l’ai fortement contrariée. La raison est qu’elle a affirmé que la
capitale de la Côte d’Ivoire était Abidjan. Mon sang n’a fait qu’un tour. Ni
une ni deux, sans prendre la peine de lever la main, je l’ai interrompue en
disant que c’était faux, que c’était Yamoussoukro depuis 1983. Elle a
fulminé quelque peu devant mon intervention, puis a argué que la capitale
administrative restait Abidjan, que ce déplacement de la capitale n’était
que le caprice d’un dictateur. Sa tirade me semblait absurde puisque, que
ce soit un caprice ou non, qu’elle le veuille ou non, le résultat est le même,
la capitale de ce pays est maintenant Yamoussoukro. Elle a fini par
s’excuser en reconnaissant, embarrassée, que j’avais factuellement raison
et qu’on ne pouvait pas me reprocher mon intervention.

Cet épisode nous a rapprochés. Elle me porte maintenant une attention


toute particulière, elle sollicite mon avis sur certaines choses.

Elle me donne rendez-vous à la récréation dans une salle que je ne


connais pas. Je suis intrigué par ce rendez-vous pour lequel elle a fait
grand mystère. Je m’y retrouve au milieu d’une répétition de théâtre. Elle
me force la main pour que j’intègre cette troupe qu’elle dirige et qui
prépare le spectacle de fin d’année. C’est un spectacle rendant hommage
au cinéma, pour les cent ans de celui-ci que nous célébrons en ce
printemps 1995.

Elle me confie plusieurs rôles : clapman épuisé, danseur de hip-hop,


gendarme, et Baptiste, le personnage de Jean-Louis Barrault dans Les
Enfants du paradis.

Je n’étais pas du tout convaincu par le théâtre, mais j’y prends goût
assez rapidement. L’ambiance est très bonne dans la troupe, où je suis l’un
des deux seuls garçons. Cet univers créatif, artistique, solidaire, et très
majoritairement féminin, me convient fort bien. J’y sens une sécurité que
je suis très loin d’avoir déjà connue au sein d’un groupe.
Ma nouvelle vie me plaît bien. Je n’y trouve qu’un seul hic, c’est
Patrick. Il a redoublé une classe, il a quatorze ans quand je n’en ai que
onze. Il me dégoûte, m’horripile, et le pire, c’est que lui m’aime bien et
vient souvent me parler, il s’installe même parfois à côté de moi en cours.
Il m’a même invité une fois chez lui pour aller y écouter du Reel 2 Real
après les cours ; il est complètement fan de ce groupe et n’arrête pas de
chanter les refrains de leurs trois succès. J’ai improvisé un prétexte à la
hâte pour décliner son invitation. J’étais incroyablement gêné, j’ai horreur
de refuser une invitation ou une proposition, je crois d’ailleurs que c’est la
première fois que je faisais cela. Ce mec me semble gluant, il me révulse
les sens, il me provoque des haut-le-cœur. Il est grossier, surtout avec les
filles, il se masturbe en classe et vante l’odeur de ses parties intimes en
nous proposant de sentir ses doigts. Il crache tout le temps, même en
classe, il ne semble pas savoir qu’il est possible d’avaler sa salive. On
repère partout où il va, il n’y a qu’à suivre les crachats. C’est un gros
fumeur, il apporte des cigarettes en cours et est fier de contrevenir ainsi au
règlement. Il est toujours transpirant, été comme hiver. Tout en lui semble
poisseux, sa voix, ses mots, ses mains, ses cheveux, sa peau, même ses
vêtements. Il s’exprime toujours avec le langage vulgaire d’un obsédé
sexuel.

Toujours vibrant de musique, j’ai un problème avec les versions live, les
remix. À moins qu’il ne s’agisse vraiment de totales relectures sous un
autre angle, c’est insupportable pour moi, c’est une torture. J’ai besoin
d’exactitude, de quelque chose de clairement défini. Je ne peux supporter
l’approximation, laquelle n’est pas identifiable. On ne peut pas changer
l’intensité, le tempo, les intonations, sans que tout s’écroule et perde son
sens. Si l’on modifie, ne serait-ce qu’une intonation à un endroit, tout le
titre me semble s’en retrouver dénaturé. De ce que je sens, il n’y a qu’une
seule façon d’être juste, qu’un seul sens, qui ne peut vraiment être
signifiant que s’il est défini avec justesse. Et cela ne me paraît pas limitant,
au contraire ; quand on est dans le juste, on peut toucher plusieurs sens à
des niveaux multiples, il se crée tout un tas de possibles et de
combinaisons, alors que, si l’on est approximatif, on est nulle part.
Dans l’établissement précédent, je n’obtenais jamais la moyenne en
sport et j’étais toujours le bon dernier, risée de tous. Ici j’ai 16, la meilleure
note de la classe. Il faut dire que la pratique du sport est mixte dans ce
collège et que cela change tout. La plupart des garçons ne veulent pas
courir, parce qu’ils trouvent que ce n’est pas viril, ils estiment que les
« vrais hommes » ne courent pas. Ils refusent donc toute activité sportive,
cela ne convient pas, il est vrai, à leur démarche de rappeurs. Ils sont
pourtant passionnés de football et de NBA. Dans cette configuration, je me
retrouve souvent à exercer le sport seul avec des filles. La corvée dans le
désert impitoyable devient donc ici moment de plaisir dans un jardin fleuri.

Dans l’établissement privé honni où le sport était pratiqué en deux


groupes séparés selon un critère de genre, on m’avait permis une seule fois
d’aller avec les filles. J’en aurais pleuré de joie, surtout que, pour une fois,
je me retrouvais en cet endroit sans mâle alentour, il n’y avait donc plus le
moindre réel danger à la ronde. Bon, il y avait bien deux filles dans la
classe qui aimaient elles aussi me frapper, mais leurs gifles restaient
raisonnables. Pour une raison qui m’échappe, on m’avait dit ensuite que
l’expérience ne pouvait se reproduire, qu’elle n’avait pu avoir lieu qu’à
titre exceptionnel. Pourtant, tout le monde avait passé un bon moment,
aucune fille n’avait été visiblement mal à l’aise, et pour une fois, j’avais pu
participer au jeu sportif. Avec les garçons, à part recevoir des coups et
subir des humiliations, je ne faisais rien, puisque nous pratiquions des
sports collectifs où j’étais systématiquement laissé de côté par ceux qui
faisaient les équipes. Je n’étais jamais sur le terrain, je grelottais debout,
adossé au fameux mur devant lequel on nous avait alignés à la rentrée.

J’ai toujours voulu être une fille, je n’aime que la compagnie des filles.
Les garçons me font peur ou me dégoûtent. Ce penchant entraîne un
comportement qui fait que l’on me traite à tout va de « pédé », « pédale »,
« tapette », « tarlouze », etc. Et pourtant, il me semble que je suis tout
l’inverse de cela, puisque je fuis les garçons et que je cherche la
compagnie exclusivement féminine. S’il y a une version de
l’homosexualité qui me tenterait, c’est celle entre filles. J’aimerais être une
lesbienne pour mieux aimer une fille, mieux la comprendre de l’intérieur,
ne connaître aucun éloignement, aucun décalage, et vivre un amour
véritable, sans bases déséquilibrées et disharmonieuses, exempt de
mésententes et de vils désirs à caractère égoïste. Ces aspirations-là me
hantent, mais je réalise à la fois qu’être garçon dans un monde de filles me
plaît en fait beaucoup, tant que je n’ai pas affaire à d’autres spécimens
masculins que moi.

Je suis heureux de n’avoir jamais entendu dans ce nouveau bahut la


moindre remarque désobligeante sur mes vêtements, même si certains
hallucinent un peu de voir par exemple mes chaussettes roses ou violettes
d’aérobic. Il n’y a que surprise exprimée, laquelle trouve toujours en écho
quelqu’un qui dit adorer le style, l’audace, la couleur ou l’originalité.
J’aime la couleur, et particulièrement ces couleurs-là. La raison de ces
vêtements peu conventionnels est aussi que je prends les habits de ma
mère, faisant à peu près la même taille qu’elle, et on peut très certainement
voir dans ces choix une attirance pour les habits féminins qui sont bien
plus colorés et bien plus jolis que les austères habits déprimants que l’on
réserve aux garçons.

Le passage en quatrième a beaucoup écrémé et a permis de se


débarrasser des lourdauds type Patrick ; cette nouvelle classe où j’arrive
est unanimement fort sympathique.

Je prête des disques de rap français à la terreur du lycée, Jimmy,


« caillera » autoproclamée. Les autres n’osent même pas lui parler, je ne
comprends pas pourquoi. Quand ils ont vu que je lui prêtais un disque la
première fois, ils étaient effrayés, ils m’ont dit que j’étais inconscient, qu’il
n’allait jamais me le rendre. Même si c’était la conséquence d’une
réputation de caïd qu’il entretenait, j’ai eu de la peine pour ce manque total
de confiance qui était général ; cela ne m’a pas fait douter un instant. Et
comme je m’y attendais, il me rend toujours les disques au moment
convenu et en bon état. Il se révèle super sympa et a bon goût. Il a presque
l’air d’un adulte, quand j’ai toujours l’air d’un bébé.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI


Le théâtre a totalement changé mon rapport à moi-même. Après un an et demi à
sembler n’apparaître aux autres que comme une créature faible et ridicule qui ne
recevait que des insultes, des moqueries et des coups, je me retrouvais sur scène au
centre de l’attention à recevoir des compliments et des applaudissements. Ma
présence n’avait plus à être cachée, elle n’était plus moquée, elle emplissait l’espace,
le public était suspendu à elle. Nous avons joué ce spectacle du collège chaque jour
durant une semaine.

À cette époque où l’on m’appelait souvent « Docteur » (en raison du chanteur suédois
Dr. Alban qui cartonnait depuis quelques années), je constate que les gens aiment
venir me parler. Ils me parlent de choses intimes et partent souvent en me remerciant
de façon émue, alors que je n’ai parfois rien dit ! J’ai l’impression de n’avoir rien fait,
j’ai juste écouté. Celles et ceux qui viennent me parler sont régulièrement des quasi-
inconnus, fréquentant d’autres classes, parfois plus jeunes, parfois plus âgés. On me
confie des choses que l’on pense que les autres ne pourraient pas comprendre, et on
me fait confiance pour ne pas les répéter.

Je me sentais très à l’aise dans cet environnement très cosmopolite et très


bienveillant. J’ai découvert là pour la première fois la notion de solidarité.
CHAPITRE 5
DÉMÉNAGEMENT DIFFICILE À
AVIGNON
Ma mère est mutée sur Avignon, et nous devons déménager en ce début
janvier 1996.

Après le glas de l’École par correspondance, je me sens une nouvelle


fois chassé de l’Éden. Ce premier trimestre de quatrième avait l’air
presque trop beau pour être vrai. Notre classe était constituée d’une bande
de potes, et j’avais des notes assez prodigieuses : 21 sur 20 de moyenne en
latin, 20 en russe, 20 en anglais, 19 en histoire-géographie. Quelque chose
de très bien semblait s’installer, et voilà que tout est remis à zéro avec ce
départ dans cette ville qui m’est totalement inconnue.
Dès mon arrivée dans ce collège provincial, je constate une différence
incroyable de niveau, l’ennui mortifère se profile de nouveau. Une
camarade de Paul-Éluard, qui habitait ma cité, m’avait prévenu, je ne
voulais pas la croire, je ne comprenais pas le raisonnement qui voulait que
le niveau scolaire soit beaucoup plus haut en région parisienne qu’ailleurs.
Je n’aurais jamais pu imaginer les choses ainsi.
Et il n’y a pas qu’en cours que le niveau est fort décevant, c’est le
même plongeon en ce qui concerne celui des conversations à la récréation.
Heureusement, pour me consoler, la plus belle fille du collège
m’accueille très chaleureusement avec moult égards. C’est une blonde très
en formes, douce, aux lèvres sensuelles, aux grands yeux noisette donnant
sur un monde intérieur d’infinies merveilles. Une autre fille de ma classe,
sur laquelle l’attention se porte moins spontanément mais dont la personne
se révèle tout aussi délicieuse quand on commence à la connaître, me
réserve elle aussi une place particulière.

A contrario, ma professeure de technologie me réserve un accueil


incroyablement glacial. Elle me prend en grippe au premier regard, semble
se gausser en lisant que j’ai un an d’avance, et passera son temps tout au
long de l’année à me lancer des piques à tout propos.

Mes canines ont poussé à cheval sur mes incisives latérales. Ma mère
pense, depuis qu’elle s’en est rendu compte, qu’il va me falloir faire
comme beaucoup de mes camarades et porter des bagues, un vilain
appareil dentaire. Je ne vois pas pourquoi, avoir des dents qui se
chevauchent ne me pose aucun problème. Elle s’entête, insiste, elle veut à
tout prix que je consulte un orthodontiste. Elle dit que peu importe ce que
je dis, c’est un devoir pour elle de faire ainsi, sinon je lui reprocherai plus
tard de n’avoir pas agi tant qu’il en était temps.

J’enrage de ce biais qui me prend en otage et m’interdit d’exprimer mon


opinion résolument ferme, sous prétexte que celui que je deviendrai dans
plusieurs années est supposé avoir un avis contraire. Comment peut-on
faire parler un absent et présumer ainsi de son jugement ? Surtout que cet
absent, c’est moi, fût-il dans le futur, et que je suis résolu à ne pas porter
cette horreur barbare.

Me voici à contrecœur chez cet orthodontiste. Dès qu’il nous accueille


dans son cabinet, il ne m’inspire aucune confiance. Je n’aime pas sa
moustache, je sens chez lui de la fausseté et aucune bienveillance. Ses
propos ne vont pas me le rendre plus sympathique. Il confirme que j’ai
besoin d’un appareil dentaire, et il annonce qu’il va me prendre mes
empreintes. Avant de procéder à cette opération, il prévient avec un ton
menaçant qu’il a horreur qu’on lui vomisse dessus, et que s’il y a bien une
chose qu’il ne peut pas tolérer, c’est qu’on le morde. Quelle drôle d’idée !
Pourquoi croire que je vais le mordre ? Que s’apprête-t-il à me faire ?

Bien sûr, dès qu’il commence à mettre le bout de ses doigts dans ma
bouche, j’ai un haut-le-cœur, et il ne faut guère de temps avant que je ne
vomisse. Cela n’a rien d’étonnant, je suis capable de me faire vomir rien
qu’en me brossant les dents.

L’orthodontiste peste rageusement en essuyant les gouttes de vomi qui


ont atterri sur sa blouse blanche. Il me dit qu’il va falloir faire un effort
quand il va reprendre. Un effort ?! De quoi parle-t-il ? Je me passerais bien
de vomir, c’est une sensation immonde, que pourrais-je faire pour m’en
empêcher ?
Je ne sais si c’est parce que j’essaye de me contracter pour éviter un
haut-le-cœur, mais lorsqu’il remet le bout de ses doigts dans ma bouche, je
le mords instinctivement. Il lâche tous ses appareils en criant, puis il
vocifère grossièrement. Il est tout rouge, hors de lui, et nous fout
promptement à la porte de son cabinet en nous disant de ne jamais revenir.

La scène a raison de la détermination de ma mère, et elle abdique dans


son projet, non sans m’avertir qu’il ne faudra pas que je vienne me
plaindre un jour. Aucun danger. Je ne regretterai jamais, mon avis sera
toujours le même sur la question.

Bien sûr, j’essuie des quolibets sur ma dentition au collège. Certains


m’appellent Dracula, mais ça ne me formalise pas du tout, cela me fait
plutôt rire. Surtout que le film Dracula : mort et heureux de l’être de
Mel Brooks, avec l’inénarrable Leslie Nielsen, vient de sortir et je l’ai vu
au cinéma.

Je développe une grande phobie des ciseaux. Je ne les supportais plus


dans ma trousse. J’ai d’abord mis un bouchon de champagne au bout pour
ne plus qu’ils soient piquants, mais ils me terrorisent toujours autant, je ne
peux plus du tout en avoir dans mes affaires. Il me faut même cacher de
ma vue toutes les paires de ciseaux de la maison, ciseaux à ongles comme
grands ciseaux de cuisine. Rien que l’idée que de tels objets puissent
exister m’est odieuse. Je ne peux supporter cette froideur, ce tranchant,
cette volonté de séparer, voire de détruire.
En ce début d’été 1996, je suis transcendé par la découverte passionnée
d’un livre de théâtre, le Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand. Cyrano
me semble comme moi handicapé par une apparence indigne qui
l’empêche de vivre tel qu’il aspire à le faire. Je me grise de lire et de relire,
à haute voix, cette pièce. Je me la joue inlassablement. Il m’arrive même
de la jouer dans la rue. Je connais tout le texte par cœur, ou presque. Il me
semble trouver là tout ce qui me transporte, la puissance des mots, l’amour
ardent se situant au-dessus de tout, le vertige des émotions, la force des
sentiments, le panache, l’insoumission, le décalage souvent injuste entre
les apparences et la vérité.

Je suis toujours aussi habité par la frénésie de l’écriture. C’est autant


intellectuel qu’un amour sensuel, à la fois subtil et vorace. Je ne peux me
lasser de faire glisser le stylo sur la feuille. J’aime caresser toutes sortes de
surfaces avec une bille, une plume, mes ongles, ou le bout de mes doigts,
pour y tracer des mots. Écrire, c’est dessiner des arabesques aussi bien
dans le fond que dans la forme, aussi bien dans l’esprit que dans la
matière.

Le conseil de classe de fin d’année est passé. Les vacances se profilent,


et nous passons nos derniers jours de classe à regarder des cassettes vidéo
sous la surveillance de nos professeurs. Ce matin, nous visionnons
L’Exorciste de William Friedkin. J’avais déjà vu Y a-t-il un exorciste pour
sauver le monde ? de Bob Logan, avec Leslie Nielsen, aussi je connais
déjà l’histoire. Sauf que là, les scènes ne sont pas comiques, et la piste
sonore est proprement insupportable. Tous ces bruits qu’émet la possédée,
toutes ces horreurs qu’elle vocifère d’une voix nauséabonde, cela
ressemble à une torture des oreilles qui donne mal au cœur. On dirait qu’on
nous soumet à une épreuve pour voir qui craquera le premier. Je finis par
me boucher les oreilles et l’air devient à nouveau respirable, heureusement
que le son n’est pas trop fort. Je regarde tout autour de moi dans la semi-
obscurité, personne n’a l’air de partager mon inconfort. Au contraire,
toutes et tous ont l’air fascinés, comme si ce film était un chef-d’œuvre
intense, alors que je ne peux y voir qu’une pauvre histoire moyenâgeuse
dilatée à l’extrême en de ridicules tartines indigestes d’insanité et de
puanteur supposées diaboliques.

La rentrée est venue bien vite, et j’éprouve quelque allégresse à arriver


en classe de troisième. C’est la dernière année à devoir fréquenter ces lieux
que l’on nomme « collèges », et c’est plutôt un soulagement d’en voir le
bout. Et puis, j’apprécie qu’enfin se profile un diplôme. Enfin quelque
chose qui sorte de ce ronron, de ces tours dans le même sillon, de cette
impression d’inertie savamment entretenue.

Je me retrouve contre toute attente délégué de classe dans cette


troisième, je serai systématiquement élu délégué à chaque nouvelle classe
jusqu’à la fin de ma scolarité.

Ma nouvelle professeure de technologie me déteste depuis le premier


jour, comme la précédente. Mais sa haine envers moi est encore plus
frontale, plus violente. Aujourd’hui, c’est notre troisième cours avec elle,
et elle nous installe devant un ordinateur chacun. Elle nous donne une
tâche basique à faire, et son attention se porte tout spécialement sur moi. Je
la vois qui s’offusque violemment en me regardant, je ne comprends pas
du tout ce que j’ai bien pu faire pour cela. La fumée lui sort des narines,
elle est tellement en colère qu’elle ne trouve même pas ses mots. Elle finit
par tonner qu’elle s’en doutait, qu’elle savait que j’étais un danger, un être
irrécupérable. Elle se met à répéter un mot de plus en plus fort : asocial.
Elle articule enfin une explication à sa colère monstrueuse. Elle dit que je
suis un asocial parce que j’utilise la touche Entrée sur l’extrémité droite du
clavier, celle du clavier numérique, et d’ailleurs parce que j’utilise
l’ensemble de ce pavé numérique alors qu’elle nous avait demandé dans
l’énoncé d’utiliser l’autre touche Entrée et les autres touches numériques,
celles en haut à gauche. Pour une raison qui m’échappe, elle ne veut
absolument pas du tout que l’on touche à ce pavé numérique, comme s’il
commandait le déclenchement de la bombe atomique.

Pour moi, les deux manières de faire étaient rigoureusement identiques


et j’avais procédé au plus intuitif. Légèrement calmée, notre professeure
nous donne de nouvelles tâches à exécuter et elle explose une nouvelle
fois. Mince, c’est vrai que j’ai de nouveau appuyé sur la touche Entrée du
pavé numérique… J’ai des automatismes ancrés depuis trop longtemps
avec l’informatique pour pouvoir changer mon comportement naturel,
surtout pour une raison non expliquée qui me semble absurde. Elle
s’énerve, elle est toute rouge, j’ai l’impression qu’elle va me frapper. Elle
préfère me cogner avec des mots, je sens aussi sa volonté de m’humilier
devant tous les autres par ses propos et de prendre l’assistance à partie.
Elle surestime énormément son pouvoir, les autres sont complètement de
mon côté et ne comprennent pas quel est son délire, ils proposent même à
la sortie de la classe de me venger, en s’en prenant à sa voiture, voire à elle
physiquement, je dois les calmer. Sa colère m’a terrorisé, mais je ne suis
point vexé par ses propos.

En cette fin d’année, ma mère m’emmène pour une escapade à Paris


avec crochet dans l’Essonne. C’est la première fois depuis notre
déménagement à Avignon, il y a bientôt un an, que je reviens sur mes
terres natales. Cela me fait bizarre de constater que le cadre de ma vie
d’avant est toujours bien là et vit sans moi. J’ai un grand pincement au
cœur de ne pas pouvoir rester ici, maintenant que je suis de retour, j’ai le
vif sentiment d’avoir été déraciné. La seule attache que j’aurai jamais en
termes de région, c’est un certain attachement à l’Essonne, parce qu’elle
m’est familière, naturelle. C’est là que j’ai expérimenté la vie, que j’ai
connu le monde. Il me semble qu’ailleurs n’est qu’une arrière-scène, que la
vraie vie se tient ici, que la vraie histoire se joue ici. Je m’y sens
physiquement et moralement bien, j’ai l’impression d’y respirer mieux, et
je suis très touché par la végétation qui y règne, c’est très vert, ni trop
humide ni trop sec, avec beaucoup de saules pleureurs. Bien sûr, quand
vous lirez ce livre, il y aura beaucoup moins de verdure que lorsque j’étais
gosse, le béton gagnera du terrain, l’asphalte se répandra, mais il y aura
toujours pas mal de verdure touffue entre les routes, quelque chose d’assez
singulier au sein de cette banlieue fort peuplée. En dehors de cela, je
voyagerai énormément au cours de ma vie, déménagerai un nombre
incalculable de fois, irai vivre à droite et à gauche au gré d’improbables
itinéraires, mais je ne m’attacherai jamais à un endroit.
Au cours de cette escapade francilienne, je vais voir La Belle Verte de
Coline Serreau, au cinéma du Forum des Halles. Ce film a un impact
phénoménal sur moi. J’y vois la possibilité d’un monde où règnent le
respect, l’harmonie, la douceur, et où tout ce vent, tout ce toc, toutes ces
aberrations bêtes et méchantes, tout ce jeu de dupes ont tout bonnement
disparu. Autour de l’année de mes vingt ans, je le visionnerai plus d’une
dizaine de fois en cassette vidéo.

On pense souvent que je surjoue, que j’affabule, alors qu’il n’en est
rien. Aujourd’hui, notre professeure de français, qui est aussi notre
professeure principale (là, c’est logique), m’a grondé et a failli me punir
parce qu’elle trouvait que je faisais du cinéma pour me faire remarquer
alors que j’étais véritablement pris d’un malaise qui était à deux doigts de
me faire défaillir. Je trouve incroyable notamment que l’on ne comprenne
pas qu’une moto qui passe en pétaradant ou une alarme de voiture qui se
met à hurler sont des agressions physiques qui me font le même effet que
de recevoir un coup violent, cela m’abat comme tel.
Je suis toujours obnubilé par mon projet de dictionnaire qui me tient
depuis l’âge de six ans. Durant toutes ces années, j’ai recommencé la
rédaction de cette encyclopédie une bonne centaine de fois, en refaisant
toujours les A avant de me rendre compte que ça n’allait pas. Je suis
toujours insatisfait de mon travail parce que je finis immanquablement par
constater des oublis ou des erreurs impardonnables. C’est un ouvrage que
je recommence indéfiniment. Dans la période où je n’étais pas scolarisé en
établissement, il m’est arrivé d’entreprendre la rédaction d’un dictionnaire
chaque jour, plusieurs jours de suite, me rendant compte dès le soir des
manquements préjudiciables de ce que je venais de réaliser. Je travaille
toujours à la main, avec cahier et stylo, les essais sur informatique ne
m’ont pas procuré assez de bonnes sensations. Ma tentative la plus aboutie
m’a conduit jusqu’aux E, je ne suis jamais allé plus loin.
Je suis très heureux, là, cette année, car je viens de poser un point final
à un dictionnaire, mais c’est un projet annexe, un ouvrage spécialisé en
musique. Il m’a fallu pour accomplir cette tâche cinq cahiers
Clairefontaine cartonnés de 192 pages, et une bonne année de travail
méticuleux pour ne pas avoir à tout recommencer. Malgré ces précautions,
il ne me faudra que quelques mois pour juger ces volumes comme
dépassés et trop incomplets.

Le point très positif de me retrouver à Avignon est de disposer d’un


accès très facile au théâtre. Je ne le savais pas avant d’atterrir dans cette
ville, mais je suis ici dans la capitale française du théâtre, et peut-être
même dans la capitale mondiale de cette discipline.

Au théâtre, j’aime surtout l’improvisation. Je n’apprécie pas de jouer les


mêmes textes tout le temps, je suis alors de moins en moins bon, de moins
en moins sûr de mon texte, que je vais trop analyser et potentiellement
remettre en question. Et ce alors que je peux mémoriser un texte en
première lecture, tout comme les chansons que j’entends une fois et que je
peux photographier dans ma tête et chanter d’un bout à l’autre, en anglais
comme en français. Cette impression de photographier une œuvre et d’être
en mesure de la dérouler dans ma tête marche aussi avec les films.
Un des premiers rôles que je me retrouve à incarner officiellement est
celui de François Pignon dans Le Dîner de cons, j’y prends beaucoup de
plaisir. Un certain éloignement entre mon personnage et moi me fait
éprouver sur scène une espèce de libération inspirante.
J’éprouve l’impression de naviguer entre plusieurs mondes, d’autant
que mon quotidien est chahuté par des éléments confinant à l’occulte et à
l’irrationnel. En effet, dans notre appartement avignonnais sur deux étages,
il se passe des choses étranges, assez surnaturelles. On entend des
personnes réciter d’étranges litanies dans l’appartement d’à côté, et il se
révèle qu’il y aurait des spectres, des esprits qui hanteraient les lieux.
J’entends souvent des bruits inexpliqués qui me font peur, particulièrement
l’escalier qui grince marche après marche comme si quelqu’un d’invisible
le montait ou le descendait. Tout semble dans nos expériences
individuelles et collectives accréditer la thèse de l’appartement hanté.
J’ai toujours aimé les débuts, les introductions, puis je suis presque
toujours déçu par le déploiement réducteur. Cela s’applique aussi bien aux
œuvres artistiques qu’aux épisodes de ma vie, de belles promesses sont
vite suivies d’amères désillusions. J’aime les choses qui se dessinent, tout
ce qui est promis, toutes les perspectives qui s’ouvrent, tout
l’enthousiasme qui est généré. Je n’aime pas ce qui se concentre pour
finalement être une seule chose qui n’est pas à la hauteur de tout ce qui a
été entrevu. D’ailleurs, je n’aime pas les choix. C’est ce qui me bloque
dans tout ce que j’écris, et qui fait que je ne produis que des textes courts
ou des débuts, des synopsis. J’en produis plusieurs par jour, mais je n’ai ni
la patience ni l’intérêt pour les développer. J’aime les routes qui s’offrent,
l’ivresse des départs. Je m’en enivre à l’infini. Après, il y a toujours un
mot, une note ou une image qui casse l’harmonie, qui déçoit, qui fait
retomber le soufflé, qui enraye la machine, qui dénature, qui amène des
questionnements sur le sens, qui salit.
J’aime intensément toutes les musiques, sauf celles qui sont trop
synthétiques ou trop agressives, mais je trouve que les œuvres qui,
incompréhensiblement, plaisent beaucoup et qu’il est de bon ton d’écouter,
manquent de pureté. J’aimerais pouvoir gommer les sons parasites de la
musique des U2, Oasis, Blur, Radiohead, Red Hot Chili Peppers, Rolling
Stones, Smashing Pumpkins, et autres Jimi Hendrix ou Peter Gabriel. Je ne
comprends pas qu’on écoute ces titres en l’état, on dirait qu’on a oublié
d’y faire le ménage. Il y règne souvent comme un brouillard informe qui
gâche tout, un smog qui provoque un mal-être, une confusion sonore
métallique qui fait mal à la tête.

Je ne prête guère attention au rythme d’une chanson, je n’entends


souvent que les voix, les mots et les instruments à vent. Je saisis
principalement un mouvement aérien dans la musique, lequel va bien plus
loin que l’ouïe, qui fait apparaître tout un large spectre de formes, de
couleurs, d’émotions et de sensations. Ce décalage dans ma perception du
rythme me rend très difficile la compréhension de la danse.
J’ai une passion pour la nourriture, je m’enivre des histoires que me
racontent les aliments. En mangeant certaines choses, j’ai l’impression de
découvrir des territoires, d’expérimenter des sensations et des états, et je
peux continuer à manger sans m’arrêter, dans une conscience totalement
éloignée de cet acte qui est de remplir mon estomac. Pour moi, les pâtes
quand elles n’ont pas la même forme ne sont pas le même aliment, je n’en
ressens pas la même chose, je n’éprouve pas les mêmes perceptions en les
mangeant, elles incarnent des entités distinctes qui m’impactent
différemment. Les aliments me nourrissent de toutes sortes de façons, ils
influencent et développent mon imagination. Je sens surtout l’effet de
l’alimentation sur mon cerveau, qui réagit beaucoup, qui ouvre de
nombreux circuits et part sur des terrains nouveaux. Lorsque ce que je
mange arrive dans ma bouche, il n’est pas rare que je sente beaucoup de
mouvements dans le front et autour des oreilles. Cela fait comme des
frissons et de petites étincelles délicieuses.

Je suis pourtant fâché avec une certaine vision de l’alimentation : je ne


comprends pas que l’on accepte qu’il faille tuer pour manger. Je ne conçois
pas que l’on mange ainsi en utilisant des armes, ces fourchettes et
couteaux, froids et métalliques. Je mettrai longtemps avant de manger avec
autre chose qu’une cuillère munie d’un manche en plastique tout en
rondeur, avec l’effigie du bébé Schtroumpf dessus. Quand je suis invité,
c’est toujours compliqué pour moi, surtout quand s’ajoutent à cela les
bruits stridents, martelants et crissants que peuvent provoquer fourchettes
et couteaux employés avec peu de délicatesse. Il règne beaucoup
d’agressivité dans la façon de se nourrir de l’espèce animale humaine. La
violence cautionnée, même si on ne la voit pas, ne me paraît pas
admissible. On ne peut pas faire l’autruche. Cela fait trop mal d’avoir
conscience de la réalité.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

L’adolescence est très difficile à vivre pour un haut-potentiel sensible, car tout le
tumulte sensoriel, émotionnel, hormonal, mental et existentiel que cette période peut
occasionner se retrouve décuplé par nos perceptions amplifiées et notre inclination
naturelle à la cogitation philosophique. J’ai apprivoisé cela jusqu’à un certain point par
l’écriture, qui me permettait quelque peu de ranger, classifier, confronter, canaliser,
agencer mes idées, mes réflexions et mes questionnements. L’écriture s’est imposée
avec encore plus de force que durant l’enfance. Toutes mes activités avaient un
rapport à l’écriture, il y avait toujours quelque chose que j’avais besoin de relier à
l’écrit. Celui-ci était mon terrain, le domaine sur lequel je me portais
automatiquement.

Mon parcours de collégien s’est achevé sur une très bonne note : j’ai obtenu mon
brevet des collèges haut la main avec en prime un aussi joli qu’inespéré 20 à
l’épreuve d’histoire-géographie.

Être haut-potentiel, c’est souvent avoir affaire à des comportements étonnants de


personnes qui vont se comporter d’une façon bien spéciale avec vous, en positif
comme en négatif. J’ai éprouvé avec fracas, avec les deux enseignantes de
technologie, le rejet viscéral et violent que je peux inspirer sans que je le comprenne.
On va facilement vous désigner comme le meilleur de toutes et tous, comme le plus
pur, le plus gentil, le plus magnifique, ou au contraire comme le pire de toutes et tous,
le plus immonde, le plus odieux, le plus insupportable, le plus ridicule, etc. Ces
jugements au premier regard, passionnés et incompréhensibles, j’en ai rencontré
énormément. Cela a été fréquent que l’on me crache dessus en venant vers moi pour
la première fois, ou qu’au contraire on me mette sur un piédestal.

L’intellect surdéveloppé va souvent de pair avec des émotions et des ressentis


exacerbés. Cette alchimie du haut-potentiel sensible rend son parcours parfois
confus, on a l’impression d’être tiraillé entre deux courants opposés. L’intellect a
tendance à se méfier des ressentis et émotions qu’il ne peut comprendre ni expliquer,
et de l’autre côté les ressentis et les émotions essayent de détourner notre attention
de l’intellect en surchauffe, qui nous emmène dans le mur. Adolescent, j’ai sottement
suivi l’intellect jusqu’à des extrêmes improbables, pensant qu’il finirait toujours par
résoudre tout ce qui se présentait à moi si je m’entêtais dans cette voie.
CHAPITRE 6
BURN-OUT AU LYCÉE
La rentrée au lycée Frédéric-Mistral d’Avignon est un coup de massue
sur ma tête. C’est un désert émotionnel, c’est totalement dépassionné et
bas de plafond. L’ennui y est abyssal. Non seulement je n’apprends rien,
mais rien ne me stimule, même humainement, dans ces froids bâtiments.

La seule chose que je fais ici, c’est compter les secondes qui me
séparent du moment où je peux m’enfuir retrouver la vie. Et quand je dis
compter les secondes, ce n’est pas une façon de parler, je compte
rigoureusement les secondes le tiers du temps que je passe en classe.
Je ne peux soudainement plus rien comprendre aux mathématiques
qu’on nous enseigne. Jusque-là, j’ai toujours été un peu moins bon dans
cette matière que dans les littéraires, mais je restais toujours parmi les
meilleurs élèves – là, je suis largué. Les mathématiques me semblent
hermétiquement incompréhensibles dès lors qu’on ne peut plus les ramener
à quelque chose de tangible, de concret. Les chiffres abstraits, les valeurs
abstraites, ça ne rentre pas du tout dans mon raisonnement, je ne trouve pas
l’accès à cela, ni l’intérêt de le trouver.

J’avais déjà rencontré des soucis en mathématiques au collège, mais ils


étaient d’une autre nature. C’est qu’il arrivait qu’on me compte comme
fausses des réponses pourtant exactes, sous prétexte que je n’avais pas
justifié celles-ci par un processus de raisonnement, un théorème ou un
calcul détaillé. Je ne pouvais pas faire cela, la réponse me paraissait
évidente, je la savais d’emblée. Je n’avais aucun processus à détailler, il
n’y en avait pas eu à l’œuvre.
Ce lycée moribond met en lumière chez moi une viscérale inadéquation
avec le formatage, l’autorité. Le tout est empiré par une trop forte
cogitation qui m’isole. Je rencontre de grandes difficultés relationnelles,
qui contrastent avec une belle aisance à communiquer à l’écrit. Lorsqu’on
me parle, trop de réponses possibles affluent dans ma tête, et mon
physique ne peut pas suivre ; il se retrouve du coup paralysé, donnant
l’impression que je suis lent à réagir ou que je n’ai rien à dire, alors que la
vérité est totalement inverse. Le trop engendre le rien. Je ne sais pas
comment gérer cela : plusieurs réponses et plusieurs réactions me semblent
pertinentes, elles m’apparaissent en une fraction de seconde ; j’aimerais
parvenir à toutes les exprimer simultanément mais c’est impossible. Et
j’aimerais souvent de surcroît poser des questions pour bien définir ce que
l’on me dit. Je trouve parfois le moyen d’exprimer par écrit tout ce qui
m’est venu en tête, et de donner à la personne qui m’avait parlé le résultat,
mais celle-ci ne lit alors jamais mes mots, et mon processus pour lui
répondre me fait paraître encore plus irrémédiablement bizarre que ma
paralysie initiale.

Du coup, lors des temps à l’école où je n’ai pas de cours, je reste à part,
dans les cages d’escalier, chantant des chansons d’amour avec l’intime
conviction qu’il existe forcément quelqu’un, quelque part. Je crois
percevoir, par-delà le visible, qu’il existe une fille qui peut m’entendre,
une fille qui mène pour le moment une existence parallèle, mais que je
rencontrerai un jour.

Je ne peux au lycée me détourner de questionner le sens de ce qui se


joue, sans arrêt. Je le fais régulièrement tout haut, mais les élèves qui
m’entourent, quels qu’ils soient, se ferment à mes remises en question. Je
ne comprends pas toutes ces choses admises sur lesquelles tout est basé,
alors qu’elles sont absurdes, elles n’ont objectivement aucun sens. Si
encore cela nous rendait toutes et tous heureux d’admettre tous ces mythes,
ces croyances, ces constructions bancales, et ces consensus abscons et
ridicules, je les admettrais volontiers, mais puisque ce n’est pas le cas,
comment la chose est-elle possible ? Je ne parviens pas à admettre les
données de ce jeu pipé, de cette grande farce dans laquelle les gens autour
de moi s’identifient et s’impliquent personnellement alors que ce n’est que
du vent, sans fondement, sans vérité, sans profondeur. Tout cela me donne
l’impression d’une apparence de papier glacé pour mieux cacher un vide et
un chaos – une attitude qui me semble très lâche. On refuse de faire face
réellement à notre condition, alors on la violente et on l’apprivoise dans un
jeu absurde qui nous rassure.

Je suis mal à l’aise de sentir combien les structures mentales des


personnes sont fragiles et combien il serait aisé de les déstabiliser
simplement en faisant preuve de lucidité, et pourtant elles me font face
avec des convictions, comme si elles avaient des choses à m’apprendre. On
dirait des fous qui penseraient que leur folie est logique, et que c’est moi
qui suis dément de ne pas épouser leur délire avec satisfaction.

Je vis dans une tension permanente toute la semaine. Peut-être pour


cette raison, je ne vais à la selle que le week-end. Je suis assez éberlué par
ces gens qui peuvent s’y rendre comme ça, sans mise en condition, au beau
milieu d’une activité. L’affaire nécessite chez moi une détente, un espace
et une sécurité qui sont incompatibles avec un milieu scolaire ou une
activité de groupe.

La rentrée en classe de première, en cet automne 1998, m’apporte un


peu d’espoir. Je suis ragaillardi par la victoire des Bleus à la Coupe du
monde de football, suivie de la présence de ma cousine jumelle à la maison
tout le mois d’août, et je caresse l’espoir que cette nouvelle année scolaire
va être moins pesante car j’ai choisi le cursus ES (Économique et social).
La perspective de l’économie et de la sociologie me stimule assez.

Parallèlement, dans un contexte que je vis comme une autre vie, je


découvre le reiki. Je suis la plus jeune personne qu’on ait jamais vue dans
un stage de reiki, n’ayant que quatorze ans, et je deviendrai un an plus tard
le plus jeune maître en la matière. Le plus jeune maître au monde, paraît-il.
La maîtrise reiki est le niveau ultime, celui qui permet d’initier et
d’enseigner la discipline. Ce que je ferai à plusieurs reprises, y revenant
notamment tout particulièrement en 2014.
Lors de ces stages, on me trouve une énergie exceptionnelle. Les
tremblements qui me caractérisent sont ici perçus très positivement, on y
voit le signe d’une grande énergie, d’une grande réceptivité, d’un grand
potentiel. On m’avait déjà diagnostiqué du magnétisme, après un exercice
où je devais prendre une orange dans ma main pendant quelques minutes,
ceci trois jours de suite. J’ai ensuite ouvert l’orange et j’ai pu constater
qu’elle s’était desséchée, ce qui était paraît-il la preuve d’un magnétisme.
Cela expliquait sûrement les spectaculaires chaleurs ou picotements qui
habitaient régulièrement mes mains.

Ces pratiques énergétiques peuvent sembler paradoxales pour moi qui


ne conçois mon corps physique que comme un « porte-cerveau ». Je
considère en effet que le corps n’est qu’une machine à piloter par le
cerveau, je ne lui reconnais pas de vie propre. La voie par laquelle
j’admets ces paramètres énergétiques, c’est l’amour. Lorsque je fais du
reiki ou du magnétisme, ce qui fait sens pour moi, c’est de donner de
l’amour, de transmettre de l’amour.

Un corps me semble un outil que l’on doit maîtriser, quelque chose que
l’on doit plier à la volonté de son esprit. Je me lave tout le temps les mains,
je ne supporte pas du tout d’avoir les mains un peu collantes ou poisseuses,
ce qui est terrible quand il fait chaud et que je transpire, je ne m’en sors
pas… Pareil quand je touche un aliment sucré et qu’il m’en passe un peu
sous les ongles, cela s’en va très difficilement et me rend fou. Je ne
supporte pas, cela provoque comme un bug au niveau du cerveau, un
besoin de me laver les mains me harcèle tant que je ne sens pas celles-ci
rigoureusement propres. Tout l’inverse de mon père, qui lui a l’air de ne
jamais sentir qu’il a les mains sales, et barbouille de confiture et de miel
les poignées de porte, les bords de table, les manches des cuillères, ses
chaussures, et tout le reste.

En sport, je pense que tout ce que je fais dépend de la façon dont je le


conçois au préalable dans ma tête, et non de ce que je fais concrètement. Il
me semble parfois trouver des éléments qui me confortent dans cette
croyance, notamment au ping-pong, mais le volley m’épuise, je m’y
ravage les mains. À la première manchette, j’ai un bleu et ne peux
rapidement plus jouer. Et même si j’évite les manchettes, mes mains sont
inutilisables après deux ou trois services.

Au chapitre de mes looks originaux, voire extravagants aux yeux de


certaines et certains, je suis fier d’aller en ville avec des chaussettes
dépareillées alors que je suis en short. Je passe bientôt à la vitesse
supérieure en me chaussant avec une chaussure de ville noire à un pied, et
une basket blanche à l’autre. Cela plaît beaucoup au responsable du plus
grand vidéoclub de la ville, qui m’offre alors un tee-shirt à l’effigie de son
magasin, pensant sûrement profiter du fait que j’attire l’attention. Je me
fais également teindre les cheveux en bleu, tous les cheveux du dessus.
L’affaire est plus compliquée que je ne le pensais, il faut d’abord les
décolorer pour pouvoir les teindre. Je me retrouverai donc finalement plus
longtemps avec les cheveux blonds qu’avec les cheveux bleus, le tout avec
une transition verte.

Côté lycée, c’est une amère déception, la classe de première se révèle


aussi désespérante que celle de seconde. J’arrive bientôt à un taux
d’absentéisme record. Même quand je parviens à me faire violence pour
me mettre en route vers le bahut, j’y vais tellement à reculons que j’y
arrive presque toujours en retard. Je préfère alors souvent ne pas du tout
entrer plutôt que d’attirer l’attention et de devoir justifier mon retard.

C’en est arrivé à un point où le conseiller d’éducation me convoque


dans son bureau presque tous les jours. Il finit par exiger que je consulte un
psychiatre, un psychiatre qu’il choisit lui-même.

Me voici donc chez ce psychiatre, ce docteur. C’est un austère barbu


d’environ quarante-cinq ans. Je trouve la scène tellement cocasse que je
peux difficilement m’empêcher de rire. Cet homme a l’air de s’ennuyer,
autant que moi lorsque je suis en classe, il a l’air de dormir à moitié. J’ai
toujours l’impression de le réveiller quand j’arrive. Il me demande de
parler, et je lui débite toutes sortes de choses qui me passent par la tête et
qui ont l’air de ne pas du tout l’intéresser. Dès que je commence à parler,
lui de son côté ne dit plus un mot jusqu’à la fin de la séance. Je le
surprends parfois à piquer du nez, ou à passer sa main sur son visage avec
un zèle étrange, comme s’il voulait étirer sa peau au maximum.

Au bout de trois séances très rapprochées, cet individu terne déclare


qu’il ne comprend pas la raison de ma présence ici, que tout semble très
bien aller pour moi, et il me rend ma liberté. Je jubile. Mon conseiller
d’éducation, lui, en a la mâchoire qui tombe. Je suis décidément un cas
insoluble pour l’Éducation nationale. Après cette expérience, je ne
retournerai plus jamais consulter un psy, de quelque nature que ce soit.

Je vis dans un climat très chaotique à la maison. Je m’y sens toujours en


grande insécurité. Ma grand-mère, qui souffre de la maladie d’Alzheimer,
est de plus en plus paranoïaque et me confond avec son petit frère, elle fait
preuve de violence physique sur moi. Ma mère est dépressive, mon père
est complètement renfermé dans son monde.

Outre la violence physique, je suis très déstabilisé par le fait que ma


grand-mère, la personne qui a partagé toute mon enfance, perde ainsi toute
mémoire. C’est comme si tout mon passé s’effaçait, disparaissait, comme
si toute ma base s’ébranlait et se réduisait en poussière. Depuis toujours, je
suis très souvent seul avec ma grand-mère, c’était le cas tous les matins et
tous les soirs lorsque mes parents travaillaient de nuit. C’est elle qui s’est
occupée le plus souvent de moi au quotidien. Et tout cet amour s’est
transformé en haine et en peur. Toute cette complicité s’est muée en
hostilité. Elle me hait, et j’ai peur d’elle.

Une certitude me revient, celle que j’éprouvais à Saint-Louis-Saint-


Clément, à savoir que je n’allais pas survivre, que je n’allais jamais
parvenir à l’âge adulte.

J’ai le sentiment de ne pas être viable, de ne pas être suffisamment


résistant, de ne pas avoir les prérequis pour vivre. J’ai l’impression que ma
grand-mère va finir par me tuer. Elle peut faire preuve d’une force
physique terrible, et je ne suis de toute façon nullement en mesure de me
défendre. Quelque part, mourir ne m’embête que par rapport à ma mère,
sinon je souhaiterais même abréger les choses.
Je viens d’entrer en classe de terminale, et je connais une espèce de
burn-out. Je me sens en perpétuel surrégime intellectuel et émotionnel. Je
suis surmené, surchargé. Mes cogitations m’épuisent formidablement, sans
que je parvienne à chercher de solution autre que d’accentuer encore cette
voie délétère. Je n’arrive à aucun lâcher-prise. Mon intellect joue contre
moi, je m’autoflagelle, je m’autoharcèle.

Mes parents divorcent. Je pars vivre au centre-ville d’Avignon avec


mon père, quittant donc ma grand-mère. Mais ce changement ne résout
rien. Devant mon mal-être, ma mère accepte de me sortir de l’école. Je
quitte ainsi le lycée l’année du bac, quelques semaines avant mes
seize ans. Tellement fatigués par mon cas, les responsables du lycée
acceptent que je quitte l’établissement, alors que je n’ai pas encore atteint
l’âge où l’enseignement scolaire n’est plus obligatoire.

Je suis assez content de pouvoir réaliser ce pied-de-nez et de quitter le


milieu scolaire à quinze ans pour m’aventurer dans le milieu artistique ;
j’éprouve surtout le soulagement d’avoir réussi à échapper à quelque chose
qui semblait une condamnation immuable.

L’issue me semble toute tracée : le théâtre. Je ne vis que pour ça, que
pour la scène. Sur scène, je comprends tout. Dans la vie quotidienne, je ne
comprends rien. Je ne trouve aucune concordance dans ma vie, alors je
surchauffe intellectuellement en permanence pour essayer de trouver un
remède à cette totale incohérence.

Je ne comprends pas pourquoi les gens ont de moi une perception


totalement différente de ce qu’il me semble être. J’essaye de résoudre ce
décalage par une cogitation intense, une recherche intellectuelle effrénée.
Je ne peux pas penser que les autres adolescents soient si simples qu’ils
l’affichent, j’ai l’impression que ce sont des poses pour faire cool, qu’ils
arrivent à mettre en place par le fruit d’une réflexion très poussée que je ne
parviens pas à atteindre. Comme tout pour moi n’est appréhendable que
par l’intellect, je cherche une solution, une équation, un seuil à franchir
pour passer le mur du son. Je cherche une façon de faire tellement carburer
mon intellect que tout semblerait ensuite facile.
Je vois la vie comme une clef à trouver, un challenge à relever dans la
réflexion intense. Tout cela m’épuise, et bien sûr m’éloigne de la vie
terrestre, du bonheur, du calme. Je vais en sens inverse de la voie qu’il
conviendrait de suivre pour échapper à tout ce stress qui me mange, qui me
ronge et dont j’étouffe.

Je cherche le partage théâtral un peu partout, je joue souvent


spontanément devant les terrasses. La plupart du temps j’improvise ; sinon,
je joue Cyrano. J’ai surtout la chance de vivre, sur des scènes
conventionnelles, de belles expériences théâtrales rendues possibles par le
fait d’habiter Avignon. Je me sens bien sur scène, mais camper
véritablement un personnage plusieurs jours de suite est horrible. Cela me
cause des troubles d’identité, heurte profondément mon besoin
d’authenticité et d’intégrité. Le salut qui se dessinait via le théâtre est en
train de m’exploser au visage et de se révéler encore plus périlleux pour
ma santé mentale que le reste.
Je ne peux pas supporter de tricher. Je ne peux même pas supporter de
regarder quelqu’un tricher ou bluffer dans un film ; chaque fois, je
détourne le regard ou ferme les yeux. J’ai vu une dizaine de fois La vérité
si je mens !, et chaque fois, je ne peux pas regarder la scène du repas de
shabbat où Eddie Vuibert (le personnage incarné par Richard Anconina)
doit laisser croire qu’il est de confession juive.
Je me recentre en me disant que ma place au théâtre, comme au cinéma,
n’est pas celle sur la scène ou devant la caméra, mais à l’écriture et à la
mise en scène. Et d’ailleurs, j’ai du mal avec ce truc d’obéir à un metteur
en scène alors que je vois ses limites et ses biais que je ne veux pas
cautionner. Je ne peux pas être une marionnette, je suis beaucoup plus à
l’aise en marionnettiste.

Par miracle, je trouve une formation pour être réalisateur de cinéma qui
va tout juste débuter, elle se tient à l’Institut de filmographie d’Avignon. Je
m’y inscris sans problème. Je suis bluffé que tout se fasse si facilement,
alors que je pensais qu’il serait indispensable de monter à Paris pour
accéder à ce type de formations.
Je déchante très vite. Cette formation me cause une grande frustration.
De Gaulle Eid, assistant de Youssef Chahine, est notre formateur principal.
Il insiste sur le fait qu’on ne peut rien laisser à l’improvisation dans le
cinéma. Je me dis que j’ai dû me tromper de voie ; tout ce qui est prédéfini
me désintéresse totalement. Je lui oppose les visions spontanées,
organiques, instinctives de certains réalisateurs, et j’argue que l’on peut
très bien se produire soi-même si cela ne plaît pas aux producteurs. Mais il
semble me considérer comme un doux rêveur.

Nous avons aussi comme formateur Gérard de Battista, chef opérateur


notamment de Josiane Balasko. Il trouve que je ne m’intéresse pas assez à
la technique, et c’est vrai. Là, j’ai parfois l’impression d’être dans
l’industrie automobile, je ne me sens pas du tout à ma place. Et les autres
élèves sont là parce que leur formation est payée par l’ANPE, on ne sent
chez eux aucune flamme, aucune passion, aucune fibre. C’est le désert
émotionnel, ce n’est pas mieux qu’à l’école.
Le seul cours de cette formation dans lequel je suis comme un poisson
dans l’eau et dans lequel je m’éclate, c’est celui de Marc Angot sur
l’écriture scénaristique. Là, je me sens vraiment dans la démarche
artistique recherchée et je déborde d’idées qui émerveillent le formateur. Je
vois toute une infinie palette de choses à ajouter pour augmenter le relief
de la narration, il se dessine dans ma tête une pléthore de répliques. Je
m’enivre de chorégraphier ainsi une symphonie d’émotions
tourbillonnantes allant du rire aux larmes, en passant par la profonde
réflexion. Le cinéma est alors bien cet espace en quatre dimensions,
apogée des arts, où tout est possible et où l’on peut conjuguer presque tous
les sens pour communiquer une histoire à une personne en jouant sur
presque tout le panel réceptif. On parle en même temps à l’âme, aux sens,
à l’intellect. Diantre, ce que c’est grisant !
Je lis énormément de livres et d’entretiens de metteurs en scène, tout ce
qui me tombe sous la main, en anglais et en français. Je passe des heures à
la Fnac© et j’ai lu tout leur rayon sur le sujet. Je trouve dans tout cela
matière bien plus nourrissante que dans cette formation pourtant vantée en
grande pompe.
Je finis par la quitter en cours d’année. Je me suis vraiment trompé, le
cinéma est beaucoup trop artificiel, calculé et technique pour moi. Ce n’est
pas l’espace ultime de communication que je pensais, du moins pas avec
ce type d’approche académique qui, de plus, n’est pas sérieuse – c’est pour
occuper la galerie, pour utiliser des subventions. J’ai fait plus de la moitié
et je me sens encore loin de l’objectif vanté, à savoir devenir cinéaste. J’ai
l’impression qu’on ne nous apprend rien dans cette soi-disant formation,
on nous occupe comme si nous étions des gosses en maternelle.
Je me sens perdu, enchaînant déconvenue sur déconvenue. Je ne me
sens toujours pas prêt à survivre, je n’ai aucun repère dans mon existence.
Il n’y a partout qu’incompatibilité, instabilité et « inintégration ».

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

La vie citadine que je menais me semblait basée sur le stress comme force motrice.
Je ne trouvais partout que des injonctions ajoutant sans fin des couches et des
couches de stress. Tout cela venait se rajouter à mes propres injonctions et à toutes
les exigences que j’avais pour moi-même, à tel point que je me retrouvais engagé
totalement dans un processus autodestructeur d’autosabotage.

Avec l’intensité bombardante de tout ce qu’il vit, le haut-potentiel sensible a grand


besoin d’être très régulièrement rassuré. C’est cela que je ne trouvais nulle part et qui
me manquait atrocement.

Le système scolaire occidental dans lequel j’étais était un cadre oppressif, répressif,
qui m’empêchait totalement de respirer, de me connecter à l’essence, de me
connecter à moi-même et de m’exprimer. Je me sentais pris au piège d’un
mécanisme que je ne comprenais pas et qui me broyait. Je n’y trouvais aucun espace
de créativité, aucun espace d’individualité, aucune liberté. Je ne trouvais qu’un
carcan qui m’empêchait d’être, tout simplement. J’avais l’impression d’une course
absurde, où je ne savais ni ce que l’on fuyait ni où l’on se rendait.
TROISIÈME PARTIE
ÂGE ADULTE
CHAPITRE 7
DIRE NON À SES DÉMONS
Ma grand-mère est placée en maison de retraite spécialisée, et ma mère
est mutée dans les Alpes, à Saint-Étienne-en-Dévoluy. C’est encore une
promotion pour elle, elle y est nommée receveuse. Sans le moindre
enthousiasme, je la suis dans cette nouvelle région. J’ai l’impression
d’aller m’y enterrer, mais bon, je n’ai pas de meilleure perspective à
envisager.

Tout est différent ici. Tout est calme, paisible, l’air n’est pas surchargé
de stress et de tensions. Le silence m’impressionne. Cela fait quelques
semaines que j’ai quitté le milieu citadin où j’avais toujours vécu. Cette
nuit est une nuit comme les autres, où je suis assailli sans relâche par des
poursuiveurs. Comme à mon habitude, je passe mon temps de sommeil à
courir pour échapper à des créatures hostiles qui sont sur mes talons. Sauf
que là, il se produit quelque chose de totalement inédit que je ne pensais
pas possible. Une force monte du plus profond de mon ventre, et je
concentre tout cela pour parvenir à me retourner et à dire fermement :
« Non. Assez ! » Je refuse de subir ne serait-ce qu’une minute de plus cette
folie qui m’épuise. Je ne veux plus subir, et je suis fermement résolu à ne
plus l’accepter. De façon complètement improbable, je concentre une
grande force et déchire la toile de décor de mon rêve. Ce que je croyais en
trois dimensions ne se révèle que les éléments d’un décor plat. Tout est
réduit en lambeaux, tout disparaît, il n’y a plus la moindre trace de mes
assaillants. Le décor est tombé, il n’y a plus rien, un vide. Mais ce vide est
plein de sérénité, il règne un silence qui fait beaucoup de bien. Je me tiens
debout, seul au milieu d’un espace de silence et de pureté.
Je ramène à mon réveil ce calme obtenu, cette paix atteinte. Je n’en
reviens pas comme ça fait du bien, c’est comme si tout se posait enfin,
comme si je pouvais enfin véritablement respirer, comme si j’allais enfin
pouvoir vraiment vivre.

De détester dormir, je passe rapidement à adorer dormir. De dormir le


moins possible, je passe bien vite à être un gros dormeur capable
d’enchaîner les tours du cadran. Il faut dire que j’ai l’impression d’avoir à
récupérer de tellement de choses.

Je comprends nettement que je vais vivre, que la vie n’est pas du tout ce
que je croyais, qu’il n’y a rien à contrôler, juste à se laisser faire. Je réalise
que ce qui vit en nous ne nous appartient pas, et que l’on doit juste
accueillir et laisser s’installer cette vie pour qu’elle puisse fleurir.

Je prends conscience de mon corps, de mon souffle, du rythme, et des


cycles de mon être et de la nature à laquelle j’appartiens. Je fais beaucoup
de marche en montagne et de tennis.

Chaque nuit, je me retrouve dans cet espace de tranquillité ; petit à petit,


je l’anime et le colore avec les éléments de mon choix. J’orchestre mes
rêves à loisir. Je suis passé de subir à créer, de la démente agitation au
calme le plus olympien.

Ce changement total d’état intérieur se manifeste rapidement au niveau


physique. Nous sommes l’année de mes dix-huit ans, et je me mets à
pousser en quelques semaines de plus de vingt centimètres. Je faisais en
arrivant ici un mètre soixante-dix, j’arrive maintenant à un mètre quatre-
vingt-treize. J’étais il y a quelques jours un jeune homme de petite taille
aux yeux des gens, et me voilà dans la catégorie des très grands.

Cette croissance est tellement soudaine qu’elle me cause des vergetures


aux genoux et aux épaules, mais ce n’est pas douloureux.

En revanche, j’ai l’impression de pousser tellement à vue d’œil que je


m’inquiète parfois, je me demande si je ne vais pas atteindre les plafonds
et ne plus pouvoir me tenir debout ; heureusement, cela s’arrête à un stade
raisonnable.

Jusqu’ici, je n’avais connu aucune manifestation de puberté, si ce n’est


un peu dans la voix. Tout arrive d’un seul coup en même temps que cette
croissance spectaculaire, ma barbe pousse, ma pilosité prospère un peu
partout, et je connais ma première éjaculation.

J’ai un grand besoin de douceur. Je ne veux plus accepter de m’imposer


la moindre violence ni la moindre contrainte inconfortable. Je décide de ne
plus porter de chaussettes. Exit aussi les cols roulés et même les simples
cols ronds, je ne veux plus que des cols en V. Je rejette tous les habits qui
collent, qui serrent ou qui grattent. Je me débarrasse de tout ce qui n’est
pas assez souple à la fermeture. J’arrache les étiquettes, les logos cousus.
Je défais ou sectionne les élastiques, j’enlève les ficelles.

J’ai l’impression de régurgiter tout un tas de choses, de me défaire de


tout carcan.

Avoir débranché l’appareil en surchauffe qu’était mon cerveau m’a fait


un peu peur au début. C’était une nécessité qui s’est imposée comme un
mécanisme de survie, mais j’avais quand même l’impression de tout
détruire, et finalement, j’ai trouvé la source qui alimente le tout et qui sait
bien mieux me remplir et prendre soin de moi.

Je ne peux plus lire du tout. Les livres me tombent des mains dès les
premières lignes. Je ne supporte même plus la présence de livres sur mes
étagères. Tout cela me pèse atrocement, m’empêche de respirer. Je trouve
que c’est un encombrement dont je dois me délester.
J’ai soif de désapprendre. J’ai besoin d’approfondir, d’expérimenter par
moi-même, de purifier, de creuser. Je me débarrasse en peu de temps des
milliers de disques, livres et DVD qui étaient en ma possession. Selon les
possibilités, je vends, donne ou jette, mais je ne veux plus rien voir. Tout
doit disparaître, jusqu’au dernier.
Me vider de tout cela m’aide à faire émerger la vérité de qui je suis.
C’est tellement bon de se retrouver, une fois que tout ce rajouté n’est plus
là. Je suis comme une maison que je vois maintenant telle qu’elle est, alors
que je n’en voyais ni n’en devinais rien, n’ayant affaire qu’à ce qui
l’encombrait.

Je fais bien face au vide : je n’essaye pas de le remplir, de le décrire ou


de le questionner. J’apprends qu’il n’y a là rien à redouter. Le vide nous
permet de mieux voir la vérité, et il finit toujours par se remplir avec, cette
fois-ci, des choses plus nourrissantes, paisibles et authentiques.

Mes goûts en matière de nourriture connaissent de grands changements.


Je fais un rejet total du sucre, et je développe un amour marqué pour les
saveurs amères, acides et piquantes.

Nous sommes en juillet 2002, et je rejoins ma mère à Pau pour que nous
fassions ensemble le chemin de Compostelle jusqu’à Saint-Jacques.
L’aventure durera plus d’un mois.

Arrivés à León, nous nous arrêtons pour visiter la cathédrale


Santa Maria. Rien que de l’extérieur en regardant les vitraux, je me sens
partir dans un état particulier. Quelque chose en ce lieu me happe et fait
danser des rythmes dans ma tête, c’est hypnotique.

Une fois dedans, cela vire à la transe totale. Je me sens dans un état de
félicité intense, et je pars dans des mouvements joyeux dans tous les sens.
Ma mère essaye en vain de me dégriser en voyant des regards
désapprobateurs braqués sur nous. Je ne comprends pas ce qui pourrait être
problématique, je suis dans un état tellement positif. Je suis traversé par de
délicieuses cascades d’éclats de rire. C’en est trop, un ecclésiastique
s’approche de nous et nous demande sur un ton sévère ce qui se passe. Ma
mère dit dans un espagnol très rudimentaire que je ne me sens pas bien. Je
trouve ça absurde, c’est tout l’inverse !

L’homme d’Église nous entraîne dans une pièce non ouverte au public,
il nous fait asseoir. Je me concentre maintenant pour essayer à contrecœur
de faire retomber mon état. Il me sert un verre d’eau et nous pose des
questions avec peu d’amabilité. Il semble suspicieux, il a l’air de penser
que je suis possédé par le démon, on a un peu l’impression d’avoir affaire
à l’Inquisition. Comme je me calme, il n’insiste pas trop, de toute façon
notre connaissance très limitée de la langue de Cervantès ne nous permet
pas de bien comprendre ce qu’il nous demande. Il nous laisse partir,
comme s’il nous accordait une faveur pour cette fois. Je sors de la
cathédrale en éclatant de rire. Ma mère ne rit pas du tout, elle a eu très
peur.
J’avais déjà connu un état similaire la première fois que j’étais allé voir
Amma2 au Zénith de Toulon, en 2001, mais ce qui venait de se passer était
encore bien plus intense.

J’ai effectué tout ce pèlerinage en nu-pieds, ce qui ne manque pas


d’avoir suscité la stupéfaction de bien des personnes rencontrées, surtout
lorsque nous venions d’accomplir des étapes très montagneuses. Je finis
par avoir des ampoules, mais pas plus que ma mère qui marche avec des
chaussures de marche ou des baskets.

Je ne me suis pas fait couper les cheveux depuis plus d’un an et demi et,
avec mon foisonnant frisé naturel, mon look capillaire ressemble à celui de
Carlos Valderrama, la star historique du football colombien.

Au cours de ce chemin de Compostelle, j’ai retrouvé l’appétit pour les


mets sucrés. En revanche, je supporte toujours aussi peu le mélange salé-
sucré qui me donne la nausée à force de me placer dans une position où je
ne sais sur quel pied danser.

À certaines étapes du périple, je me suis senti disparaître de rester trop


longtemps sans manger, c’est comme si je ne pouvais plus rien ressentir ni
générer tellement il me manquait de carburant. Je ressens toujours aussi
fort l’apport des aliments dans les flux qui s’activent au niveau des tempes.
Si j’ai réintégré le sucre, je rejetterai encore radicalement pendant quelques
années certains aliments : l’alcool, le café et le chocolat. Ces produits me
mettent à mal, me déstabilisent, semblent toucher à mon intégrité.
J’ai touché une paix en moi, mais en retournant vivre en ville, en
alternance entre Avignon et Marseille, à mon retour de Compostelle, je me
rends compte que l’intégration dans la société reste difficile. Il existe un
décalage que je n’arrive pas à identifier. On dirait que, par nature, quelque
chose m’isole de tout groupe. Peut-être est-ce dû au fait que je suis
surdoué : faire preuve d’une caractéristique rare doit fatalement entraîner
un décalage avec la majorité. On a affaire à une minorité définie par une
particularité invisible.

J’ai toujours voulu avoir un cochon comme animal de compagnie.


Quand j’exprime cela, on pense souvent que je blague. Les cochons sont
pourtant, me semble-t-il, aussi dignes que les chats et les chiens, et
beaucoup de leurs traits sont semblables aux nôtres. Ils seraient même les
seuls autres animaux à rire et à pleurer comme les humains. On confond
trop souvent les cochons avec les conditions misérables et répugnantes
dans lesquelles on les force à vivre.

Dieu merci, j’ai échappé à tout service militaire en étant né en 1983,


merci Jacques Chirac. La Journée d’appel de préparation à la défense est
déjà en elle-même une dose suffisante de glauque.

J’ai vingt ans, je suis arrivé à l’âge ardemment souhaité depuis toujours,
mais les choses ne sont pas fluides pour autant. Le décalage est toujours là
entre mon corps et mes perceptions. Je me sentais hier un adulte dans un
corps d’enfant, parmi les enfants, ne comprenant pas les autres enfants.
Aujourd’hui, je me sens un enfant dans un corps d’adulte, parmi les
adultes, ne comprenant pas les autres adultes. En fait, je ne comprends ni
les enfants ni les adultes, je me sens partout en décalage. Sans doute est-ce
le fait de ne m’être jamais vraiment senti ni enfant, ni adolescent, ni adulte.

Je suis adulte, mais il m’arrive toujours de danser et de sautiller en


marchant, ou de jouer au football sans ballon, ou au tennis sans raquette ni
balle, dans la rue, ou dans les galeries marchandes. Mon imagination est
toujours assez forte pour me faire vivre intensément quelque chose qui n’a
pas corps, et me faire adopter des comportements complètement
irraisonnables à des yeux d’adultes.
Je suis un adulte qui ne sait pas faire grand-chose dans le monde. Je ne
sais pas nager, je n’ai pas le permis, et de toute façon, conduire une voiture
me semble inconcevable, je ne sais pas faire de vélo, je ne sais pas faire de
pompes, je ne sais pas tenir debout sur des skis ni sur des patins (à glace ou
à roulettes), je m’essouffle vite à la course à pied, je ne sais pas siffler ni
faire du skate… Je ne comprends rien aux notices, j’ai toujours besoin
d’expérimenter en autodidacte, de comprendre par moi-même, d’analyser
sans méthode. Des sports collectifs hors école, je n’ai qu’une courte
expérience du football quand j’avais sept ans. Une expérience qui ne
correspondait en rien à ma vision romantique, poétique et artistique de ce
sport que j’aimais pratiquer avec un ballon rose fluo ; je n’y ai trouvé que
du trivial et de la vulgarité.
On me dit souvent trop sensible, mais il arrive aussi que l’on me trouve
insensible ou nihiliste. Je pense que c’est parce que je me coupe parfois,
car ça me toucherait trop sinon, et que mon monde intérieur est devenu très
dépouillé. Mais il y a aussi une autre raison : je n’ai pas sur les choses un
regard personnalisé. Mon regard est circulaire, un peu omniscient, je peux
entrer en empathie avec tous les protagonistes, épouser tous les points de
vue. Je peux mixer ainsi une grande sensibilité émotionnelle et des propos
détachés qui pourraient ressembler à une forme de cynisme. Toutes ces
particularités me semblent former une sorte d’acuité lucide que l’on
retrouve fortement chez Jean-Jacques Goldman. Un Jean-Jacques qui m’a
toujours semblé un homme particulier ; même à mes yeux d’enfant, il n’a
jamais inspiré la moindre crainte ou le moindre dégoût. Une phrase de lui
me parle fort et m’inspire particulièrement : « On interdira les tiédeurs, la
vérité ne nous fera plus peur. »

On me dit parfois cyclothymique, parce que je touche des états de


grande effervescence, de grande félicité, de suractivité fourmillante, puis
j’entre dans des phases où je suis soudain comme éteint, semblant un peu
léthargique. Pourtant, je vis bien les deux phases. J’aime cette abondance
foisonnante, mais j’ai ensuite besoin de récupérer de toute cette intensité,
et ces phases très calmes sont bien agréables. Ce fonctionnement en
montagnes russes me plaît, il ne manque pas de couleurs et de saveurs. Je
dors toujours beaucoup.

Je trouve l’intensité particulièrement dans la musique. Je m’enivre des


reliefs dans celle-ci, et je suis toujours tout spécialement touché par les
voix. La musique est ma passion de toujours, je ne l’ai jamais laissée de
côté, à l’inverse des autres objets de mes engouements enfiévrés.

Lorsque je dis que j’aime la musique, on me pose très souvent cette


question que je trouve abjecte : « Quel style ? » Comme si l’amour était
défini par un style. Je ne me pose pas ces questions de style qui me
semblent une façon malsaine d’aborder les choses. C’est comme si je
disais que j’aimais les gens, et qu’on me demandait : « Quelle ethnie ? »,
« Quelle tranche d’âge ? » ou « Quel gabarit ? », ces considérations me
dépassent. L’âme de la musique est seule à être importante, et deux
musiques que l’on dit du même style peuvent avoir une âme toute
différente. Le style ne représente rien à mes yeux, surtout avec la belle
mixité que l’on connaît aujourd’hui, ces catégorisations sont d’un autre
âge.

J’ai souvent l’impression d’être un incompris, surtout quand l’on me


demande d’emblée ce que je fais dans la vie : comme mes réponses ne sont
pas d’ordre professionnel, on me prend alors presque systématiquement
pour quelqu’un de barré, un incorrigible marginal qui a vraiment un
problème.
La vie est lente, et l’espérance est violente, dit le vers d’Apollinaire,
sublimé en musique par la chaleureuse et vibrante voix de l’hypersensible
Marc Lavoine, avec qui j’ai tant d’affinités. Le problème dans la vie est
souvent une urgence ressentie qui n’a pas lieu d’être, une précipitation, un
empressement. La clef est la patience, l’attention, la précaution.

Je me lie facilement, mais je ne m’attache à personne. Dans les deux


cas, cela surprend. Il faudra attendre bien des années pour que je m’attache
réellement à certaines personnes.
Je vis dans la quête du juste, à chaque instant, à chaque pensée, à
chaque parole, à chaque action, sans me soucier d’un quelconque résultat,
une fois cet instant de justesse passé. Cette relation à la justesse a pour
conséquence qu’il est très difficile pour moi d’apprendre une autre langue,
mis à part l’anglais dans lequel j’ai toujours été immergé avec les chansons
et l’informatique – j’ai même appris l’expression de certaines choses
directement dans cette langue. Mais apprendre une autre langue, c’est
extrêmement ardu parce que je cherche les mots justes, et pas des mots
utilitaires exprimant quelque chose dans l’à-peu-près. Je ne conçois pas le
langage comme quelque chose de fonctionnel qui peut trouver une fin dans
l’approximatif. Cela me rend fou de ne serait-ce que penser qu’il puisse y
avoir plusieurs façons d’exprimer une même nuance, puisque je suis
toujours dans la logique qu’il y a un seul juste, une seule façon de dire qui
fasse vraiment honneur à ce que l’on souhaite communiquer. J’appréhende
cela de la même façon qu’au cinéma : quand je suivais la formation pour
devenir metteur en scène, on recherchait toujours le seul angle, regard, qui
soit juste. Les mots ont chacun leur réalité, et je ne conçois pas que l’on
puisse les domestiquer en les faisant coller arbitrairement à ce que l’on
veut exprimer. Je suis désespéré, hautement perturbé et déstabilisé lorsque
je suis confronté à l’emploi approximatif des mots, encore plus lorsqu’il
est de surcroît cumulé à une orthographe incorrecte. Il est vertigineux de
réaliser à quel point partout des manques de justesse nous empêchent de
communiquer de façon correcte et sèment le trouble. Même en utilisant les
dénominations et les orthographes correcte, changer un seul élément d’une
phrase, même semblant insignifiant, peut déjà parfois engendrer un
contresens, ou même enlever toute la substance du propos et tout réduire à
néant.
Je n’ai pas l’impression d’avoir un jour fait un choix significatif dans le
cours de ma vie. Du reste, je n’apprécie pas les choix, je ressens souvent
les affres de la tyrannie du choix. Je n’aime pas ainsi fermer des portes,
d’ailleurs je n’ai jamais clos une relation. Je n’aime pas renoncer à quelque
chose, surtout pour en choisir une autre dont je me dis que je n’en connais
pas véritablement la nature, puisque je n’en vois par avance qu’une
projection. Ce qui me plaît, ce sont les possibilités de multiples choix
simultanés, sauf bien sûr sentimentalement où l’exclusivité s’impose par
nature. Par exemple, j’aime pouvoir mélanger mayonnaise, moutarde et
ketchup. De toute façon, je n’apprécie pas ces condiments pris au détail, la
mayonnaise seule est trop grasse, la moutarde trop forte et le ketchup trop
sucré. J’aime autant la musique classique que le rap, et je ne pourrais pas
choisir d’en bannir une au profit de l’autre. Là aussi, j’aime
particulièrement quand elles se marient, comme dans The Rapsody
Overture. Je goûte fort la gouaille banlieusarde des cités des années 1990
où j’ai grandi, tout comme je kiffe la langue fleurie d’Edmond Rostand,
Marivaux, Molière ou Racine, et mixer les deux m’enchante. J’aime les
convergences, les melting-pots, les mélanges, les métissages. Je suis habité
par l’aspiration d’abolir les frontières, quelles qu’elles soient. Tout ce que
je fais, ou souhaite faire, est animé d’une teinte arc-en-ciel.

Je me surprends parfois à préférer l’idée des choses aux choses elles-


mêmes. Cela peut me sembler plus intense et plus pérenne de ne pas
aborder la vie directement. Plutôt que d’être dans l’action, je préfère écrire,
créer, observer.

Je réalise que je n’ai jamais rien appris au sens où on l’entend. En fait,


je suis resté imperméable à certaines choses, et le reste, je l’ai intégré. Ce
que j’ai compris, je l’ai fait d’un coup, en saisissant le principe
instantanément, je n’ai connu aucun apprentissage progressif. J’ai toujours
connu des fulgurances, des instants où, subitement, tout fait sens. Ces
fulgurances ont toujours été le fruit d’une vision globale, je n’arrive pas à
comprendre en analysant les détails, qui génèrent beaucoup trop de
questionnements. Je voulais tout apprendre durant mon enfance et je
réalise qu’en fait, je n’ai rien appris, et que si j’ai bien compris une seule
chose aujourd’hui, c’est qu’il n’y a souvent rien à comprendre.
Plus on porte mon attention sur quelque chose, et moins je comprends,
je me bloque, je mets en doute. J’intègre presque spontanément en
revanche ce qui est à la marge, ce dont on ne parle pas, les choses sur
lesquelles on ne porte pas mon attention. Les éléments que l’on ne veut pas
que je voie sont ceux qui me sautent aux yeux.
J’adore les bruits de fond, le background, je m’en nourris, je l’analyse,
et il matérialise pour moi beaucoup plus l’instant que le sujet de l’attention
consciente. Mon inconscient est beaucoup plus présent que mon
conscient ; il enregistre tout, peut tout restituer, tandis que mon conscient
vit un peu sans mémoire, porté par des émotions. Rien ne matérialise
mieux pour moi un moment partagé que la musique qui était jouée en fond
sonore et les odeurs qui nous chatouillaient les narines à ce moment-là.
Je m’enivre des odeurs quand elles sont agréables. Mais pour quelques
douces senteurs, il y en a tellement qui m’incommodent. Quand j’y pense,
je suis la plupart du temps fortement dérangé par les odeurs qui règnent
dans les lieux, à tel point qu’il est très rare que je m’y sente bien. Ces
odeurs me procurent facilement jusqu’à la nausée ou des allergies. Je suis
très sensible à l’humidité et aux odeurs de pollen et autre herbe coupée, ça
m’irrite, me fait couler les yeux, m’empêche de respirer. Les odeurs sont
les premiers vecteurs de souvenirs, je suis toujours impressionné par toute
l’information qu’elles peuvent contenir. Il suffit d’un parfum oublié qui
réapparaît pour faire soudain ressurgir tout un contexte, avec la multitude
de détails qui le constituent. Cela fonctionne de manière encore plus rapide
et intense qu’une chanson. Lesquelles chansons sont pourtant déjà de
puissants repères chargés de souvenirs.
Au vu des éléments que je constate et de ce que l’on me partage, il
semble clairement que l’odorat est bien plus développé chez moi que chez
la plupart des individus, et ce n’est pas le seul sens que je vis plus
intensément que mes congénères. Il arrive souvent, par exemple, que je
vive un bruit comme une agression insupportable, et que les personnes
autour de moi, parfois les auteurs de ce bruit, se retournent vers moi et,
devant ma réaction, se fendent d’un « Bah quoi !? ».

Vivre avec ces sens si affûtés n’est pas de tout repos, mais c’est tout de
même nettement plus supportable maintenant que le mental est le plus
souvent débranché. Vivre avec mon intellect aiguisé comme une lame est
comme vivre avec une arme de destruction massive propre à s’activer à
n’importe quel moment. C’est pourquoi il a fallu que je le déconnecte et
que je le place sans cesse sous vigilance, que je sois toujours prêt à le
soumettre au cœur, aux émotions, au ressenti, à la vulnérabilité physique,
au respect des autres.
Socrate est un petit joueur à côté de mon intellect ; celui-ci peut
déconstruire tout, torpiller tout. Les rares personnes qui avaient
suffisamment perdu mon estime pour que je les expose à lui ont dit que je
les rendais folles, je les ai perturbées comme elles ne pensaient pas pouvoir
l’être. Mon intellect n’admet rien, il ne connaît aucune base d’observation
ou de communication qui soit tangible et qui résiste à un honnête examen
minutieux. Lorsqu’on fait trembler ces fragiles bases, il n’y a plus rien à
quoi se raccrocher, et les personnes ne se rendent pas compte à quel point
elles peuvent être déstabilisées. Elles se croient naïvement immunisées
derrière une science qui n’en est qu’à ses balbutiements et qui n’est que le
fruit du regard de l’humain, poussière dans l’univers et non maître de son
destin, puisqu’il ne sait pas d’où il vient, ni qui il est, ni où il va. Chaque
humain qui vit selon son intellect est ébranlable, car il n’a aucune certitude
sur le monde qu’il expérimente et dont il fait partie. Beaucoup essayent
alors d’oublier cela en se gavant d’illusion de puissance, en pensant
contrôler les éléments, en contrôlant l’informatique, en s’inventant des
légendes, en soumettant les plus faibles, en se repaissant de divertissement
et de sensations plaisantes, en se pensant supérieurs aux autres êtres de la
nature dont ils partagent la condition, mais tout cela n’est qu’un mirage
précaire, peu importe la ferveur qu’on y met. Mon intellect peut mettre à
mal n’importe quel équilibre, c’est pour cela que je l’utilise avec moult
précautions et grande modération, uniquement quand il peut servir une
noble cause, ou quand il peut désarmer une personne qui m’attaque moi ou
quelqu’un à qui je tiens particulièrement.
J’entends dire que la conscience de sa propre mort est le propre de
l’humain par rapport aux autres animaux, il me semble pourtant constater
que l’intellect humain est très enclin à penser les choses comme s’il
n’allait jamais mourir. Chaque personne qui croit, ou annonce, détenir un
savoir intellectuel est un imposteur. Plus on sait, plus on apprend, plus on
réalise qu’on ne sait rien, et qu’on ne peut intellectuellement trouver
qu’absurdité et confusion. La vérité se situe dans les émotions et les sens,
dans les ressentis, dans tout ce qui apporte de la transcendance.

Mon intellect ne respecte rien, il n’est pas méchant mais il est


destructeur, y compris autodestructeur, non parce qu’il veut détruire ou
aime ça, mais parce qu’il trouve allant de soi de détruire tout ce qui ne fait
pas sens à ses yeux. Et comme rien ne fait sens à ses yeux, il détruit tout. Il
est autodestructeur, mais je peux parvenir à le soumettre sans l’agresser,
sans le violenter, en lui faisant remarquer qu’il est stérile, et qu’il vaut
donc mieux qu’il se taise et ne se manifeste que lorsqu’il est sollicité sur
un point précis. J’arrive à peu près à lui faire admettre et respecter l’amour,
ce qui le conduit à s’adoucir, voire à s’effacer parfois de lui-même. C’est
toujours par l’amour que j’arrive à apprivoiser les choses.
Après un été 2003 d’activité théâtrale en Avignon, contraint et forcé par
ma mère, je m’inscris en candidat libre aux épreuves du baccalauréat pour
la session 2005. Je choisis cette fois-ci un bac littéraire, avec spécialité
théâtre, un examen que l’on appelle couramment le « bac théâtre ».
L’affaire commence fort bien. À l’épreuve écrite de français, j’obtiens
17 alors qu’on me disait souvent au lycée que 16 était la note maximale à
cet examen. Il faut dire que le sujet m’a particulièrement inspiré, on devait
écrire une lettre à son auteur préféré. J’avais bien sûr choisi d’écrire à
Amélie Nothomb, celle qui m’avait ramené à la lecture en février 2003
avec son autobiographique traité de la métaphysique des tubes.
Me replonger dans des cours de mathématiques est éprouvant, j’ai du
mal avec ces données fades que l’on ne peut ramener à rien, ni à du
pratique ni à du sentiment.
La veille de mon épreuve de théâtre, j’apprends que le sujet de toute
l’année scolaire a porté sur Platonov d’Anton Tchekhov. Je n’ai jamais lu
l’ouvrage, je cours l’acheter et le lis d’un trait. J’en sélectionne une scène
que j’apprends par cœur sans difficulté, toujours avec cette mémoire qui
semble prendre une photo et pouvoir en restituer tous les éléments.
Le lendemain, je suis à l’aise, autant avec l’épreuve orale de jeu qu’avec
l’épreuve écrite d’analyse de la pièce. Ce sont ces notes en théâtre qui
m’ont sauvé. Largement au-dessus de la moyenne, elles contrebalancent,
avec l’anglais et le français, des notes clairement médiocres ailleurs.

Je suis admis de justesse à l’oral de rattrapage. Je me rends compte en


échangeant avec l’examinateur que mes surprenantes notes désastreuses,
en histoire-géographie par exemple, sont dues à une totale inconscience
d’une quelconque méthode. Le professeur m’explique qu’il y a un cadre
très défini à respecter et que, sans cela, la consigne est de noter
sévèrement, comme hors-sujet. Je comprends maintenant pourquoi mon
travail, de forme très libre, a récolté un si mauvais accueil. Mes notes à
l’oral de rattrapage me permettent de valider l’épreuve et d’être enfin
bachelier, après avoir failli l’être précocement.
Je suis enfin débarrassé de ce diplôme pour toujours et à jamais, de
même que de ce système scolaire avec qui la relation a été si conflictuelle,
pernicieuse et éprouvante.
Je suis de plus en plus en lien avec une énergéticienne prénommée
Marylise, j’officie en tant qu’assistant officieux pour elle. Elle utilise
notamment sa grande empathie dans son travail, étant capable de ressentir
dans son corps ce qui se passe dans le corps de ses patients. Il m’arrive
d’avoir moi-même ce type de manifestations.
Il y a autour de nous un petit groupe qui se retrouve régulièrement pour
des méditations que Marylise conduit. Jusque-là nous réclamant d’aucun
courant particulier de spiritualité, nous devenons en cette fin d’année 2005
des adeptes de l’Indien Sri Tathâta.
Le mot « surdoué », jadis collé sur mon front comme mon identité, s’est
peu à peu dilué, il est beaucoup remplacé par l’appellation « enfant
indigo », laquelle est très en vogue dans les milieux new age dans lesquels
j’évolue. Certains diront que c’est une autre façon d’aborder la même
chose, ce qui est contestable, car l’appellation « enfant indigo » désigne les
enfants d’une génération spécifique, porteuse d’une nouvelle conscience.
Ma vie amoureuse se révèle aussi chaotique que ma scolarité. Mes
histoires d’amour, adolescentes et adultes, sont très éphémères et toujours
très déséquilibrées, avec un des deux qui aime beaucoup plus que l’autre.

Je ne recherche pas le couple comme semblent le faire la grande


majorité des personnes autour de moi. Il y a sur ces questions-là des
notions qui m’échappent totalement. On pose beaucoup de convenances,
de codes, de jeux… Je suis hermétique à tout ça. Certains parlent d’un
marché de l’amour, on est ou non sur le marché ; c’est révulsant. Il ne me
semble pas que l’on puisse convoquer ou provoquer l’amour, et je ne
comprends pas pourquoi il faudrait se désigner un rôle lorsqu’on parle
d’amour. Le vrai amour saisit, il embrase, il réinvente tout, il ne peut se
domestiquer.
J’ai l’impression que beaucoup de gens sont en couple comme on joue
une comédie, c’est abject. Comment peut-on embrasser de manière
amoureuse quelqu’un que l’on n’aime pas profondément, et que l’on ne
désire pas ardemment en tant qu’être spécifique ? Comment peut-on
appeler quelqu’un « chéri·e » si on ne le chérit pas vraiment de tout son
cœur ?

Beaucoup semblent agir comme s’ils devaient attribuer un rôle pour


répondre à un besoin, et se livrent donc à un casting. Je trouve ça très triste
et bien répugnant.
L’amour n’est jamais fait, il est un voyage infini, il est toujours à faire,
il se régénère sans cesse, c’est un abandon permanent à l’être aimé et, via
cette personne, aussi à plus grand que soi.
L’amour est à la fois la source, le sens, le chemin et le but. Toute action
ou pensée qui s’en éloigne nous éloigne de la danse de la vie, et sème dans
nos cœurs quelque chose qui nous assèche, nous limite, nous frustre ou
nous désespère. Je connais difficilement d’autres verbes que le verbe
« aimer ». Parfois, dans ce monde, je me suis senti monstrueux de n’être
ainsi porté qu’à aimer, et ce alors que j’ai toujours eu la conviction intime
que c’était une voie juste. Oui, j’ai pris et prendrai des coups terribles à
être ainsi, mais des coups qui me réajustent et qui me permettent
finalement d’aimer mieux, d’aimer plus. Je n’aimerai que plus fort,
convaincu et conforté dans le fait que c’est là que tout se joue, tout le reste
est sans importance.
Pourquoi l’humanité accorde-t-elle globalement tant d’importance non à
l’amour, mais à la sexualité (et encore devrais-je dire la « sexualité génito-
génitale ») ?
J’ai vécu en érection quasi permanente durant l’enfance et à
l’adolescence, ce qui a permis à l’une de mes amoureuses, de deux ans et
demi plus âgée que moi, de faire, alors que j’avais neuf ans, nos sexes
s’épouser. Mais je n’ai jamais vu là le centre du monde. J’ai toujours
appréhendé l’excitation sexuelle génitale comme un phénomène local,
signe de bonne santé comme on dirait, que le conscient considère avec
recul.
Je vais bientôt fêter mes vingt-trois ans, et je n’ai toujours pas d’activité
professionnelle officielle, ce qui me semble parfois incompréhensible. Il
me semble avoir tant à offrir, pourquoi donc personne ne souhaite
m’utiliser ?

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

J’ai appris à cette étape que la vie peut toujours trouver des chemins incroyables
pour triompher de l’adversité, et que la vie est plus vaste et plus mystérieuse que
nous pouvons nous la figurer. J’ai appris que les choses ne sont pas les
représentations mentales que l’on s’en fait, et que notre plus grande force se situe en
notre ventre et en notre cœur, et non en notre intellect gonflé d’ambition démesurée.

J’ai appris aussi que les choses peuvent changer très vite pour que la vie gagne, pour
que le juste revienne. On peut tordre et retordre quelque chose, le vriller, cela va
prendre beaucoup de temps ; mais il suffit d’une secousse pour qu’il se détorde, se
déplie et revienne à sa forme initiale.

Jusqu’ici, le fade ou le tiède me faisaient vomir : je recherchais toujours les


sensations, les saveurs fortes, j’étais toujours dans une quête de stimulations
sensorielles qui électrisaient souvent mon intellect, et c’est pour cette raison que je
les recherchais. Lorsque mon physique est enfin devenu adulte, j’avais tellement
besoin de repos, de neutre, de calme, de silence, que je me suis mis à aimer des
choses neutres, sans saveur, comme si elles calmaient la machine et me
remplissaient de quiétude au lieu d’agitation permanente.

La paix que j’ai obtenue si facilement en définitive était totalement improbable pour
moi. Je ne pouvais pas la concevoir puisque je me considérais déjà bardé d’ennemis
agresseurs – tous ces vêtements que je portais, ces lunettes avec des trucs qui
m’appuyaient sur le nez, puis qui me serraient aux tempes parce que ma tête
beaucoup plus grande que la moyenne rendait très difficile la recherche d’une paire
me convenant. Je les usais très vite, en partie involontairement juste parce qu’elles
n’étaient pas conçues pour mon tour de tête, en partie volontairement parce que
j’essayais de les rendre moins oppressives en tirant autant que je pouvais sur tout ce
qui me gênait. Les cols représentaient la même problématique : j’avais beaucoup de
mal à les passer – tout comme j’avais eu du mal à venir au monde, coincé,
m’asphyxiant. Alors, ou je les craquais involontairement juste en les enfilant, ou je
tirais dessus volontairement jusqu’à les déformer ou les déchirer, pour qu’ils me
torturent moins.

Je n’avais de confiance jusque-là que dans les capacités de mon intellect, cette
confiance est tombée alors qu’a émergé la confiance en mon être entier. Je n’avais
pas encore confiance en mes ressentis et mes émotions – il me faudra plusieurs
années –, mais j’avais confiance en un être global qui n’était plus un avatar maîtrisé
par mon mental.

2. « Amma est une figure spirituelle contemporaine de l’Inde et la fondatrice de l’ONG Embracing
The World à but humanitaire et écologique. » (Source : Wikipédia)
CHAPITRE 8
ENFIN UNE VIE SOCIALE
ÉPANOUIE
Nous sommes en septembre 2006 et je fais la connaissance, sur un salon
du bien-être à Venelles, près d’Aix-en-Provence, d’une femme qui
commercialise des appareils paramédicaux diffusant des champs
bioélectromagnétiques pulsés. L’appareil a un effet positif sur ma mère et
Marylise, et la représentante de ce produit dit chercher des distributeurs et,
si possible, un local qui soit une espèce de showroom. Elle me dresse
rapidement un prévisionnel mirobolant.

Je saute sur l’occasion, y voyant un contexte, un prétexte pour ouvrir un


lieu. Un endroit qui soit conforme au rêve que j’ai de tenir un lieu de vie,
un lieu convivial de partage.

Débuter dans la vie professionnelle par une création d’entreprise a


quelque chose d’inattendu qui me plaît assez, j’aime n’avoir de comptes à
rendre à personne.

Je trouve facilement un local commercial sur Marseille, boulevard


Périer. Je baptise le lieu L’Arbre de Vie. Je suis ravi de fournir là un
ancrage dans la cité phocéenne pour les activités de Marylise.

Dans la partie magasin, je me fournis en pierres, encens, éolyres,


protections anti-ondes et quelques autres articles orientés bien-être. Peu
avant l’ouverture, alors que presque tout est déjà aménagé, les personnes
qui viennent disent trouver le lieu fort beau et doté d’une atmosphère très
paisible, « un havre de paix au beau milieu de la ville ».
Je ne supporte pas la routine et les répétitions, aussi suis-je très heureux
de pouvoir mener une activité professionnelle où je n’ai pas besoin de me
lever tous les jours à la même heure. Là, c’est moi qui fixe
quotidiennement les horaires et les règles. J’ouvre parfois très tôt, je ferme
parfois au-delà de minuit, il n’y a aucun horaire affiché sur la porte.

L’Arbre de Vie est un lieu de vie où l’on organise conférences, cafés


philosophiques, cercles de parole, méditations, ateliers, soins, stages,
soirées chants, concerts, veillées de contes, présentations de produits, cours
de yoga, cours de danse… Ce qui convient fort bien à mon besoin
d’interactions humaines diverses, et de variété dans les activités.
Je me sens épanoui de prendre soin d’un lieu qui est comme un
prolongement de moi. Même si j’apprends souvent que les gens trouvent
que je me tiens, malgré mon accueil chaleureux, très en retrait, je suis très
à mon aise dans cette configuration.

Cette position me confère soudain un statut social qui fait radicalement


changer le point de vue de certaines personnes sur moi. J’entre dans la
catégorie des entrepreneurs, des personnes importantes en ville, car tenant
un magasin dans une grande artère du centre. Tout cela me dépasse, et me
dépassera encore plus quand je devrai laisser le lieu après trois ans et que
je retournerai subitement, à leurs yeux, à la catégorie « cassos ».
Afin de bien conseiller les personnes quant aux pierres, je me forme à la
lithothérapie.

Les gens du quartier considèrent le lieu comme une secte. Comme ils ne
comprennent pas ce que j’y fais, ce qui les rassure est de mettre l’étiquette
« secte ».

J’en veux à Dieu, c’est-à-dire à Sri Tathâta – puisque le groupe dans


lequel j’évolue l’assimile à une espèce de messie incarnant la divinité dans
son ensemble – d’avoir laissé arriver Nicolas Sarkozy comme président de
la République. Je ne parviens pas à voir autre chose dans l’élection de cet
homme que la victoire de la violence, de l’agressivité, du mépris et du
cynisme. Je dois employer toute mon énergie à faire abstraction du résultat
de cette élection, car cela peut me porter dans un désespoir profond au sein
duquel je pourrais il me semble totalement m’enliser.

Je suis très heureux de devenir lieu de dépôt des paniers de légumes bio
Ma Terre. Je n’ai rien à y gagner, si ce n’est un panier de légumes gratuit
chaque semaine, mais c’est dans ces services non marchands que je
m’épanouis le mieux. J’éprouve tellement de plaisir à accueillir les gens, à
les reconnaître et devancer leur demande en allant chercher leur panier
dans l’arrière-boutique pour leur remettre en mains propres.

C’est toujours cet accueil et cette offre qui me comblent le plus, comme
quand je propose gratuitement thé et gâteaux à celles et ceux qui passent la
porte.

Je vends de plus en plus de livres, surtout d’occasion. La légende


retiendra de L’Arbre de Vie que c’était une librairie, mais c’est assez
injuste, ce n’était pas pensé comme ça. L’aspect librairie me plaît
beaucoup, il est très cohérent avec mon goût pour l’objet livre comme pour
la lecture et l’écriture, mais il n’a jamais été le principal, et il ne s’est
constitué que petit à petit, au fil des interactions.

Si on parle autant de librairie au sujet de ce lieu, c’est beaucoup parce


que Le Chariot, librairie ésotérique de référence à Marseille, a fermé ses
portes juste avant mon ouverture, les propriétaires ayant pris leur retraite.
Et comme ils vendaient aussi des pierres, des encens, et organisaient des
conférences, beaucoup considèrent L’Arbre de Vie comme le nouveau
Chariot.

Chaque activité est pour moi une fête. J’ai toujours cette fébrile attente
des personnes, je ne sais jamais vraiment qui va venir ou non, et je ressens
chaque fois une vive joie lorsqu’une personne arrive, surtout lorsque c’est
une personne du groupe que l’on n’avait pas vue depuis longtemps. Je sais
que mon enthousiasme n’est étrangement pas trop perçu par les gens : on
me voit toujours en retrait, on me dit souvent que j’ai l’air d’un moine
tibétain.
Enfant, je ne m’entendais qu’avec des adultes. Et je remarque adulte un
grand fossé culturel avec les personnes de mon âge, je suis beaucoup plus
en phase avec les personnes nées dans les années 1970 qu’avec celles nées
comme moi dans les années 1980.

Il y a dans le groupe autour de Marylise, depuis plusieurs années, une


femme solitaire assez acariâtre qui se retrouve souvent en conflit avec les
autres. Son comportement est souvent peu respectueux, égoïste et
maladroit. Avec l’ouverture du lieu de vie, je la fréquente de plus en plus.
Elle s’attire de plus en plus d’hostilité, quand je finis au contraire par la
voir sous un angle totalement renversé. J’ai réussi à trouver un moyen de
l’accueillir et de la trouver touchante. J’en arrive même à être amoureux
d’elle, un amour dont elle se gausserait bien si je le lui en faisais part.

Je suis assez satisfait d’être parvenu à être amoureux d’une femme qui
au début m’indisposait. Je me dis souvent que c’est là une tâche utile à
accomplir que de mettre de l’amour là où il n’y en a pas, que de finir
toujours par donner sa chance à tout et à tout le monde.

Je me sens beaucoup mieux lorsque je suis, derrière le comptoir de


L’Arbre de Vie, habillé en blanc. Tout m’apparaît plus lumineux, plus pur,
plus fluide, plus léger, je me sens beaucoup plus à mon aise. Ce sentiment
sera encore plus vif quand je tiendrai des conférences quelques années plus
tard.

La spiritualité telle que les gens que je côtoie la conçoivent me semble


en fait une antispiritualité. Au lieu de s’écouter, de chercher le divin en soi,
de se responsabiliser, de considérer le sacré en chaque chose, en chaque
instant, on le projette à l’extérieur, ce qui nous éloigne du vivant, du
vibrant, de la conscience. C’est la course à l’éveil, à la réalisation. On
s’oublie et on attend tout d’un maître, on se déresponsabilise. Et on croit
aimer tout le monde, aimer inconditionnellement et universellement, ce qui
revient à n’aimer personne. Le Tout est dans chaque chose : celui qui aime
de toute son âme un seul être s’approche bien plus de la divinité que celui
qui croit et claironne aimer tout le monde. Aimer ce qui est, dans toute sa
parfaite imperfection, avec toute son histoire, sa complexité, là est le
véritable amour, et non dans l’amour d’un idéal fantasmé, aseptisé et
théorique.

Cela fait bientôt trois années que L’Arbre de Vie est ouvert, et je ne suis
pas en mesure de renouveler le bail de trois ans. Même si j’ai eu quelques
clients prestigieux résidant dans l’immeuble le plus chic de Marseille, je
n’ai jamais pu dégager ni bénéfices ni salaire de l’activité du lieu, j’ai juste
gagné de quoi réinvestir et payer les taxes, cotisations et factures. Les
produits paramédicaux, qui devaient être le pilier financier de l’aventure,
se sont révélés rapidement trop chers avec trop peu d’effets pour que le
commerce en soit florissant. Le prévisionnel de la représentante était très
largement surévalué.

L’aventure se termine sur une note aigre-douce. D’un côté, il y a les


témoignages chaleureux des habitués qui sont émus de cette fermeture. De
l’autre, il y a une espèce de brouille incompréhensible avec Marylise, qui
semble m’en vouloir de cette fin de cycle, me faisant des reproches et
craignant que la clientèle qu’elle s’est créée en ce lieu ne la suive pas en
d’autres.

Mon grand-père paternel décède en ce mois de décembre 2009. Je me


doutais que cela allait arriver d’un jour à l’autre pour une raison étrange.
La dernière fois que j’étais allé le voir avec mon père, j’avais entendu
dehors, en sortant de la maison de retraite où il résidait, résonner à pleine
puissance le titre « Le Manège » de Stanislas. La musique emplissait
l’espace, je croyais d’abord qu’elle venait d’une voiture, mais non il n’y
avait pas de voiture occupée à la ronde. L’hallucination auditive était
bluffante, surtout qu’il n’est plus rien resté de ces décibels assourdissants
sitôt que je me suis assis dans la voiture. Le tour de manège était sur le
point de se terminer.

J’ai trop tendance à m’accorder aux gens et aux situations. Je me


conforme à ce que je pense que l’on attend de moi ; cela ne m’est pas
désagréable, mais je porte bien trop peu d’importance à moi-même, et je
vais le payer cher dans le nouvel épisode de trois ans qui va suivre…
CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

La vie sociétale m’a souvent paru comme ces jeux vidéo où je ne comprenais jamais
ce qu’il fallait faire et où j’errais à tourner en rond dans un décor répétitif. Je ne
trouvais jamais d’entrée, je ne comprenais jamais rien, je trouvais tout illogique. Pour
m’insérer dans le monde du travail, il a fallu, comme beaucoup de HPI, que je fasse
moi-même mon cadre. Cette difficulté pour nous d’entrer dans un cadre vient du fait
que nous ne trouvons pas de place dans les schémas préétablis, et que nous faisons
face à une non-reconnaissance de notre fonctionnement qui rend la communication
difficile. Viennent s’ajouter souvent aussi une certaine délicatesse avec l’autorité et
les notions de hiérarchie. Créer son entreprise n’est pas le chemin que chacune et
chacun peut emprunter, mais c’est très souvent le meilleur moyen pour le haut-
potentiel sensible de trouver une place qui lui convient dans le monde professionnel.

Le positionnement d’être le responsable, le patron du lieu, facilitait beaucoup le


rapport aux autres. Si j’étais toujours plus ou moins en retrait, je ne l’étais par nature
jamais totalement. Ma place était là, dans des cercles où je serais vite devenu
inexistant habituellement. Cela me permettait aussi de me sentir utile, légitime, dans
un groupe.
CHAPITRE 9
DÉTOUR DE TROIS ANS DANS
UNE SECTE
Cela fait six mois que L’Arbre de Vie a fermé ses portes lorsque je
reçois une demande d’ami sur Facebook d’une femme dont je n’ai jamais
entendu parler. À cette époque, je n’utilise quasiment pas le réseau social
de Mark Zuckerberg et n’y suis en contact qu’avec deux cousines. La
demande ne me surprend que plus. Comme je vois sur son profil qu’elle
est professeure de yoga sur Marseille, je me dis qu’elle a sans doute
entendu parler de L’Arbre de Vie et que sa demande n’est donc pas si
incongrue. Je l’accepte donc.

Immédiatement, cette femme m’envoie un message qui dit qu’elle va


accueillir une chamane sibérienne dans environ une semaine, et qu’elle
panique un peu d’avoir fort peu d’inscrits pour le stage de celle-ci. Elle me
demande donc si je serais d’accord pour relayer à mes cercles
l’information de la présence et de l’activité de cette chamane. Elle
m’envoie un lien pour le site francophone de Soledad, ladite chamane, qui
est en fait sud-américaine. J’aime beaucoup le site et ce qui émane des
photos de la personne, et puis le chamanisme est un thème qui est
beaucoup revenu autour de moi ces temps-ci. Je saisis au bond cette
occasion imprévue et je fonce. En vérité, la demande de ma nouvelle amie
Facebook est bien plus dense qu’annoncée au départ. Elle ne recherche pas
seulement des participants, il lui faut un lieu pour accueillir la chamane et
sa jeune apprentie française, ainsi qu’un autre lieu pour accueillir des
soins. Je parviens à répondre à ses demandes dans ce délai si court.
Lorsque vient le soir de la conférence de la chamane, qui se tient
l’avant-veille du stage du week-end, j’éprouve un choc terrible en voyant
arriver cette Soledad. Au début, elle était cachée derrière sa très jeune
apprentie française bien plus grande qu’elle, mais quand je la vois enfin,
j’ai l’impression de voir un être auquel je n’étais pas préparé. Il n’y a rien
de probable dans la grâce, l’énergie et la vivacité de cette petite femme ;
l’avoir vue en photos au préalable n’empêche en rien ma stupéfaction. La
voir réveille en moi une vie d’une intensité incroyablement pétillante. Je
découvre ce que sont véritablement le coup de foudre et tomber amoureux.

Les jours de la présence de Soledad à Marseille se passent de façon


idyllique. À la fin de son programme, elle me fait appeler et me dit qu’elle
est très impressionnée par mon énergie et que j’ai un fort potentiel
chamanique. Je deviens officiellement son organisateur pour la France.
La connaître et faire quotidiennement les pratiques chamaniques qu’elle
nous a enseignées me procurent un réveil des sens. J’ai l’impression
d’émerger d’une torpeur. Il me semble avoir été dans une simulation ratée
depuis mes huit ans, et d’être resté bloqué à cet âge en termes d’intensité
vibrante, de ne m’être depuis que perdu à vivre une vie au rabais.
Je perds rapidement les quelques kilos en trop que j’avais avant de
rencontrer Soledad : je fonds de quinze kilos en quelques semaines. En
plus des exercices chamaniques, je me mets à faire du footing dans les rues
de Marseille. Pour la première fois de ma vie, j’arrive à courir sur de
grands trajets. Je ne sais même pas si je ne vole pas tant il me semble qu’il
m’est poussé des ailes.

Soledad fait partie d’une organisation, une « école chamanique »


comme elle l’appelle. Celle-ci porte tout un tas de noms : Belovodye,
Golden Altay, Ashram Shambala, Académie du Bonheur,
UniverSynergyArts, etc. Certaines personnes disent sur Internet que c’est
une organisation sectaire très dangereuse, mais je n’y porte pas attention,
vu que les gens étaient capables de dire que L’Arbre de Vie était une
secte…
Je deviens rapidement organisateur pour d’autres chamans de l’école.
Soledad me demande de m’occuper de la venue de son « frère
chamanique », puis de sa « maître chamanique », puis de sa « fille
chamanique », etc.

Ici, j’ai l’impression de trouver enfin une vraie spiritualité ; on insiste


d’ailleurs énormément sur le côté « source » de toutes les spiritualités de
l’enseignement qu’on nous prodigue. Le mot « chamanisme » est d’origine
sibérienne, et il est antérieur à tout. Nous serions donc au plus pur des
origines de la spiritualité, source de toutes les sagesses mondiales, nous
abreuvant à une connaissance restée préservée depuis la création de
l’humanité, ou presque.

Dans ces activités que l’on organise, on se prend fréquemment dans les
bras, avec chaque participant. Cela dure longtemps, c’est agréable. Ces
interactions me plaisent beaucoup, cela me semble un naturel pourtant peu
usité, ce genre d’étreintes est trop peu courant pour se dire bonjour. Avec
beaucoup, on se serre fort et on sent nos cœurs pulser l’un contre l’autre.
Donner, recevoir, échanger ainsi, communier, c’est merveilleusement
grisant.

Un jour, à Montpellier, Soledad me fait ce qu’elle appelle un « soin


chamanique ». Concrètement, elle s’assoit en face de moi et me pose
quelques questions, tout en travaillant énergétiquement avec mon âme, et
en me transmettant des vibrations de guérison avec les yeux, selon ses
dires. Au bout d’une dizaine de minutes, je me trouve dans un état très
étrange. Je ne peux plus du tout bouger de ma chaise, je suis complètement
engourdi et j’ai l’impression de peser une tonne. Il me semble aussi que
mon corps ne veuille plus répondre à ma tête. J’ai une espèce
d’hallucination qui me fascine, je vois comme un cratère ouvert entre nous
deux. Il y a en moi une sorte de conflit brûlant, je sens qu’une présence
intérieure veut me pousser dans ce cratère. Enfin, je devrais dire,
puisqu’elle est en moi, qu’elle souhaite nous jeter dans ce cratère. Cette
présence est hostile, elle semble ricaner et me traiter avec le plus grand
dédain. Je sens qu’elle veut me faire disparaître. Soledad s’inquiète en
voyant que je suis dans cet état, et que je ne peux en sortir malgré ses
appels à reprendre un état de conscience normal. Je finis par m’extraire de
ce mauvais pas, mais je reste toute la journée dans un état étrange, comme
furieusement contrarié par je-ne-sais-quoi.

L’incident sera vite oublié, et tout reprendra son cours idyllique.

Je mange de moins en moins, et dors de moins en moins. C’est


clairement ce que Soledad me demande. Dans l’école, je vois souvent des
adeptes et des mentors se mettre des claques pour se tenir éveillés. On
nous conseille aussi la méthode d’aller prendre une douche en alternance
bouillante et glacée.

Il nous faut toujours être réveillés et en permanence au taquet, dormir


est pour les faibles. Et pour ce qui est de manger, on nous dit que l’on peut
se contenter de fort peu de nourriture, qu’il existe d’autres façons de
s’alimenter, des façons énergétiques. On nous dit même que moins on
mange et plus on a d’énergie, ce qu’il me semble avoir parfois constaté les
soirs de représentation au théâtre.

C’est vrai que je sens mon ventre tellement plein d’énergie et d’amour
en ce moment que j’imagine très bien ne quasiment plus manger, cela ne
me manque en rien.

Je suis bientôt en lien constant avec des membres de l’organisation des


quatre coins du monde. Le matin très tôt, j’ai des appels Skype des adeptes
d’Australie ou des pays de l’ancienne URSS, et le soir très tard, je reçois
des appels d’adeptes vivant sur le continent américain. Je suis parfois
surpris d’être contacté alors qu’ils semblent n’avoir rien à me dire. Mais je
trouve cela plutôt sympathique et chaleureux, nous formons comme une
joyeuse et belle famille spirituelle s’étendant aux quatre coins du monde.

J’ai beau me convaincre que mon sentiment pour Soledad entre dans le
cadre de cette relation de maître à disciple qu’elle me présente, je n’y tiens
plus, je finis par l’admettre et lui avouer que je suis en fait véritablement
amoureux d’elle.
Je pensais lancer cela comme une bouteille à la mer, convaincu qu’il ne
pouvait rien y avoir de cet ordre entre nous. Contre toute attente, voici sa
réponse : « Je pense que je n’ai même pas besoin de te dire à quel point je
partage tes sentiments. Je ressens la même chose, mais il ne peut y avoir
aucune relation physique entre nous, car je suis depuis une dizaine
d’années sur une voie de prêtrise. » J’exulte. Elle m’aime ! Ce qu’elle
précise au sujet de relation physique ne m’importe pas ; de toute façon,
cela allait sans dire, je sais bien qu’elle est une prêtresse de l’Altaï.

Depuis que je la connais, Soledad me vante les montagnes de l’Altaï en


me disant que c’est un endroit magique et que, quand je pourrai enfin y
aller avec elle, cela changera ma vie à tout jamais. Finalement, l’un des
deux grands maîtres de l’école a eu des problèmes avec la justice russe (un
complot, dit-on unanimement en interne), et mon premier grand stage avec
elle est déporté dans les montagnes de Crimée.

Je ne trouve rien de si exceptionnel qu’annoncé dans ce séjour, mais ça


se révèle tout de même assez plaisant. C’est très intense physiquement, on
se lève au petit matin et on crapahute dans les montagnes surplombant la
mer Noire jusqu’en fin d’après-midi, tout en faisant en route des pratiques
chamaniques. En soirée, pas de repos, on s’épuise à danser sur de la
musique techno à fond la caisse jusqu’à tard dans la nuit. Ce temps passé
dans cette nature développe en moi un rapport particulier au vert, à la
végétation, et aussi au chant des oiseaux. Je ne sais pas trop comment
l’expliquer, mais je ressens comme une connexion qui s’est installée avec
les oiseaux et les végétaux en ces terres. Je me dis que cela doit être
chamanique, que cela a été rendu possible par nos pratiques. En tout cas,
cette connexion demeurera.

Cette virée de cinq jours, dont seulement trois jours pleins, m’a coûté
cinq mille euros rien que pour le prix du stage. Je n’aurais jamais sorti une
telle somme si je ne l’avais pas remise en mains propres à ma bien-aimée.

J’ai eu l’immense bonheur de partager un instant privilégié à l’aéroport


de Simferopol rien qu’elle et moi, mais en dehors de ça, j’ai l’impression
d’être – comme son nom l’indique – amoureux de la solitude. Le contact
avec elle est tout de même fort rare pour quelqu’un qui dit partager mes
sentiments si herculéens. Chaque fois qu’elle me contacte, c’est pour me
donner une tâche à accomplir, organisationnelle, de traduction ou de
rédaction. Et il peut se passer des jours sans que j’aie de nouvelles d’elle
alors que je suis en contact quotidien avec certaines femmes de l’école que
je n’ai jamais rencontrées de visu.

Soledad insiste beaucoup sur le fait que je suis en devoir de


systématiquement lui obéir sans poser de questions, lui étant inférieur
spirituellement comme dans la hiérarchie de l’école. Je ne supporterais
jamais une telle demande venant de quelqu’un d’autre, mais au nom de
l’amour, je parviens assez à jouer le jeu.

Je commence à trouver quelque chose de malsain dans cette


organisation qui me prend tout mon temps et qui peuple de manière
exclusive mes contacts humains. Heureusement que, lors de leurs venues
en France, les chamans russes ne sont pas traduits en français par d’autres
gens de l’école. Le fait d’assurer moi-même la traduction finale de
l’anglais vers le français me permet de tamiser, de tempérer leurs propos
dont certains me choquent grandement. Mais bon, plusieurs personnes
comprennent l’anglais (une langue que parlent d’ailleurs directement
certains chamans) et je ne veille pas tant au grain que j’aimerais le croire.

Ma mère avait au tout début suivi avec enthousiasme les activités de


Soledad, mais elle a assez vite totalement décroché en trouvant tout cela
très dangereux et grotesque. Elle tente de m’ouvrir les yeux sur ce qui se
passe, en vain. Je ne l’écoute pas du tout, et de guerre lasse elle coupe les
ponts avec moi. C’est une demande au sein de l’école que l’on coupe tout
contact avec les personnes de notre famille qui n’adhèrent pas à notre
enseignement. Je ne l’aurais jamais appliquée, Soledad ne me l’ayant de
toute façon jamais demandé explicitement, mais les choses font que cela
s’est tout de même produit.

Je me rends bien compte d’aspects délétères dans cette école, mais je ne


crains rien pour moi parce que je sais qu’on m’a toujours dit incorruptible,
que rien ne pouvait me corrompre, que j’étais pur. J’ai toujours
profondément ressenti cela, je sais que rien ne peut donc m’abîmer. On
m’a dit que je pouvais traverser les enfers sans que rien me brûle, sans que
rien m’atteigne, aussi je me dis que je peux me tremper là-dedans sans
risque, si je dois le faire pour extirper celle que j’aime de ce mouvement.
J’ai l’appui d’Anna, la jeune apprentie française de Soledad, dans ce
processus-là. Si je dois quitter cette école, je ne le ferai pas sans avoir au
préalable sauvé de ce guêpier ma bien-aimée.

Étienne, un riche héritier oisif, incorrigible dragueur qui indispose


toutes les femmes du groupe, s’autoproclame mon meilleur ami à notre
première rencontre. Il est venu à un stage tenu par Soledad et sa maître
chamane, je ne sais pas comment il a eu l’information du programme, il est
la seule personne à s’être inscrite que je ne connais pas, cela me surprend
d’autant plus que tout a été planifié sur un délai très court, cinq jours
environ. Il prétend que ce que Soledad et sa maître chamane font, il sait le
faire et l’a déjà souvent fait par le passé. Notre relation devient de plus en
plus étroite, je n’ai jamais été aussi proche d’un homme. Maintenant que le
projet de l’école est de tenir des activités à l’année en France, je me
retrouve tout le temps dans sa maison familiale de La Ciotat, qu’il nous
met à disposition et où j’organise tout. Il veut faire de cette maison un
centre, et que j’en sois le gardien. Il me met souvent mal à l’aise en me
montrant en exemple à ses deux fils adolescents comme si j’étais un
modèle de réussite.
Ce soir, dans cette maison ciotadenne, un jeune chaman de l’école,
prétendument élevé par les loups, insiste pour me faire boire une tisane
avant que j’aille me coucher. Il est presque une heure du matin et je n’ai
pas envie de boire, mais je finis par me laisser convaincre en voyant
l’importance que ça a l’air de revêtir pour lui. Le goût me semble bizarre,
acidulé, un peu comme un fruit un peu piqué.
Une fois couché dans la chambre d’enfance d’Étienne, je ne parviens
pas à m’endormir, mais finis par partir dans un état de démence
hallucinatoire comme je n’en aurais jamais cru possible. C’est comme si je
me retrouvais dans Las Vegas Parano de Terry Gilliam. Tout ce que je vois
dans cette chambre est complètement déformé, et je n’ai plus aucune
conscience de mon corps. J’ai l’impression que je suis une larve rampante
me mouvant sur les murs de la pièce. Toute ma conscience et mes
perceptions sont extrêmement réduites, c’est comme si tout était en
deux dimensions, je n’ai aucune vision d’ensemble, et tout est lent et
traînant. Je ne parviendrai pas à dormir de la nuit, mais à mon lever, Dieu
merci, aucune séquelle du vécu nocturne.
Les chamans n’acceptent jamais de recevoir d’argent directement, c’est
toujours moi qui dois faire l’intermédiaire, eux sont soi-disant trop élevés
spirituellement pour prendre ainsi en mains propres l’argent des non-
initiés. J’accompagne régulièrement mes « camarades d’école » à La
Poste, pour envoyer par Western Union la recette en liquide des activités,
ils expédient cet argent en Géorgie, dans l’ashram de Guru Pfaski, celui
des deux grands maîtres de l’école qui n’est pas en prison. La recette est
parfois très élevée, je n’ai jamais vu de ma vie tant de billets réunis.

Soledad insiste maintenant pour que je me rende dans cet ashram de ce


grand maître dont elle me fait porter la photo sur moi en permanence, jour
et nuit. Le vieux monsieur, ancien joueur de basket olympique de l’URSS,
n’est jamais parvenu à m’inspirer, mais elle le décrit tellement comme un
saint homme aux pouvoirs miraculeux que je peux difficilement ne pas
partager sa vision.

Le séjour en Géorgie, à Kobuleti, est un enfer total. J’ai tout d’abord


appris sur place que Soledad n’est finalement pas là, elle est partie juste
avant mon arrivée. Le Guru est encore bien plus odieux que je n’aurais pu
le cauchemarder. Tout ici est un ridicule et pompeux cérémonial à sa
gloire. Les gens se mettent à plat ventre devant lui en lui disant des mots
d’amour. Et lui en retour ne fait que nous rabaisser et nous hurler dessus, il
est constamment en colère. Il nous dit que nous sommes tellement stupides
que nous ne comprendrions jamais rien à toute la sagesse qu’il pourrait
nous partager, lui qui sait tout sur tout. Il parle russe, mais nous répète à
longueur de temps un mot avec mépris : « Stupid! » Je comprends avec
une tristesse qui coule tel un poison dans mes veines que toute cette école
est une sinistre farce et que tout ce que j’ai cru depuis plus d’un an est en
fait inexistant. Il n’y a là-dedans rien d’autre que du brutal, bête et
méchant.
À l’aéroport de Tbilissi, avant de rentrer à Orly via la Turquie, je suis
atrocement éprouvé. Je me dis que si Soledad a une vision si hors-sol de ce
révulsant Guru, c’est qu’elle a le cerveau complètement lavé. Et si elle
tient ces propos sur lui comme un mensonge publicitaire, c’est qu’elle est
bien complètement mythomane, comme le subodorait Anna. Dans un cas
comme dans l’autre, je désespère de pouvoir la tirer de cette histoire de
fous. Je finis par me résigner à laisser tomber l’affaire et à quitter cette
infamie seul. Je suis complètement dévasté, tremblant de tous mes
membres et le visage inondé de larmes. Profitant du WiFi mis à disposition
gratuitement dans cet aéroport, je prends sur moi pour lui envoyer un
message lui disant que ce que j’ai vu ici est inqualifiable, immonde, abject.
Contre toute attente, elle me répond rapidement que j’ai raison. Coup de
tonnerre ! Je n’aurais jamais pu penser une seule seconde qu’elle
acquiesce. Je pensais qu’elle allait sévèrement me gronder d’avoir osé tenir
ces mots au sujet de ce qu’elle me décrivait il y a encore quelques jours
comme un paradis sur terre, comme une terre sainte. Je croyais qu’elle
allait me rabaisser vilement en me disant que mon jugement était celui
d’un profane qui n’avait rien compris.
Elle m’écrit qu’elle est tout à fait d’accord avec moi, que l’ashram a
viré au sombre et qu’elle allait justement m’en parler. Elle dit qu’elle a vu
beaucoup de choses qui n’allaient pas, et que c’est pour ça qu’elle est
partie plus vite que prévu. Elle m’annonce qu’elle ne va jamais retourner
là-bas, et se mettre à son compte. Je suis sans voix. Je ne m’y attendais
tellement pas. J’ai du mal à y croire. Les larmes coulent toujours sur mon
visage, mais elles sont maintenant bien moins agitées. Se peut-il que j’aie
gagné si facilement au moment où je croyais avoir tout perdu et où je m’y
étais résigné ?
Un cours de gymnastique sur la plage de Cassis me laisse pantois, je
prends conscience que les prétendues pratiques chamaniques que je fais
tous les matins sont en réalité des exercices de gymnastique basiques que
l’on enseigne partout.
Les faits vont me démontrer que Soledad m’a menti, et qu’elle continue
en fait d’opérer avec les mêmes personnes selon les mêmes modes
opératoires. Je ne peux pourtant la croire parjure, je me dis qu’elle prépare
peut-être ses arrières et assure une phase de transition.
Je vis un tremblement de terre qui change toute la donne lorsque, par un
post Facebook géolocalisé, j’apprends que ma belle est à Marseille sans
m’avoir prévenu. Je comprends tout de suite qu’elle ne peut être que chez
Étienne, et que si elle est ainsi chez lui sans que ni l’un ni l’autre ne
m’aient mis au courant, c’est qu’il y a anguille sous roche.

Effectivement, ils finissent par m’avouer qu’ils se sont mis en couple.


Elle a emménagé dans l’appartement de mon ami dans un quartier huppé
de Marseille.
Il y avait donc une Bérézina plus noire que la Géorgie.

Je réalise que, même si je m’étais porté volontaire avec enthousiasme,


j’ai été confronté à la manipulation, laquelle a opéré simultanément dans le
cadre sentimental et le cadre d’une organisation sectaire. L’emprise
personnelle a été plus forte que l’emprise de groupe dans mon cas, mais
l’ensemble forme un tout qui me laisse anéanti.

Je ne parviens plus du tout à comprendre comment j’ai pu y croire,


autant croire que cette secte était magnifique que croire que Soledad
pouvait vraiment m’aimer. J’apprivoise ma désorientation totale et mon
chagrin extrême en écrivant. Jusque-là, je n’avais jamais eu la patience
d’écrire un roman entier, mais cette fois-ci, les phrases s’écrivent toutes
seules et en quelques semaines, un roman assez long est constitué. J’ai
d’abord écrit le texte autobiographique subjectif de cette aventure, puis je
l’ai superposé à un futur imaginé dans lequel je sauve les meubles, ne
pouvant accepter que les choses se terminent ainsi. Je me réapproprie ce
que j’ai vécu, qui semble incompréhensible de l’extérieur, mais j’écris ce
livre en étant surtout motivé par l’idée que Soledad va le lire et qu’elle va
réaliser combien je l’aime. J’étais parti pour écrire pour moi, et bien vite je
me retrouve à écrire pour elle. Je veux la défendre des accusations sur la
toile qui pèsent de plus en plus contre elle. Je veux encore croire mordicus
que l’amour peut finalement triompher, qu’il ne peut même pas en être
autrement. Mais c’est un mirage, elle ne le lira jamais.
Je me retrouve à conduire sans permis, sans même avoir passé le code,
sur les routes de la Vienne, avec mon père. Nous pensons tous deux que
tout cela est légal et normal, de l’entraînement en vue de passer le permis.
Je roule sur une bonne centaine de kilomètres sur les nationales, mais je
panique chaque fois qu’il s’agit d’arrêter la voiture devant un obstacle, j’ai
toujours peur de ne pas maîtriser assez le véhicule pour doser au mètre
près. Cela me semble impossible de viser avec précision, il y a toujours un
décalage entre ce que je crois faire et ce qui se produit réellement. De fait,
j’anticipe et stoppe bien avant l’obstacle, voire je retire carrément la clef
du contact pour éviter tout accident. J’éprouve aussi de la difficulté avec la
synchronicité des pieds et des mains, comme avec le yoga derviche quand
je le pratiquais à L’Arbre de Vie. Dès que ma concentration est sur ce que
font mes pieds, je ne sais plus du tout ce que font mes mains.

Mon livre s’intitule Chute Ascendante, et ce premier bébé dont


j’accouche verra le jour le mercredi 12 juin 2013.

Après avoir prétendu ne faire confiance qu’à moi dans cette histoire,
Étienne essaye maintenant de m’implanter de faux souvenirs pour réécrire
les choses de la manière où ça l’arrange. Il joue sur mon syndrome de
l’imposteur, sur mon inclination au doute, sur mon penchant à admettre ce
que l’autre veut pour lui faire plaisir, même si je sais pertinemment que
c’est totalement faux. J’ai l’impression violente qu’il veut effacer ma
mémoire, faire de moi sa marionnette.
Un journaliste me montre des preuves attestant des activités bien
glauques d’Ashram Shambala de par le monde. Ce que l’on dit sur Internet
est donc vrai. Il y a bien là un vaste réseau de prostitution, souvent de la
prostitution de mineures, je suis abasourdi et m’engage activement dans la
lutte antisectes.

Les journalistes qui parlent de mon livre sont toutes et tous à côté de la
plaque. Ils veulent toujours me présenter comme dépressif au moment où
je rencontre Soledad alors que c’est complètement faux, ils veulent
toujours dire que celle-ci est une jeune Sud-Américaine alors qu’elle a dix-
sept ans de plus que moi, ils simplifient toujours l’histoire à outrance.
Après avoir eu l’impression d’avoir été jeté du train, d’être
complètement à côté des rails, irrécupérable, je me sens maintenant dans le
noir complet.

Et si je pars d’un peu plus en arrière, il m’apparaît qu’après un


emballement, une propulsion fulgurante, une ascension prodigieuse, me
voilà retombé très bas. Tout cela a été vécu de toute façon comme une
chute : je suis tombé amoureux. Difficile d’exprimer autre chose de toute
cette histoire que cet amour fou pour Soledad.
Je vais passer par une période de grande méfiance qui vient compenser
ma grande naïveté d’avant, mais tout ça va rapidement s’équilibrer,
s’harmoniser. Je n’ai maintenant plus de propension aux croyances et me
méfie de la spiritualité, je lui préfère résolument les sciences humaines.

Pôle Emploi ne sait pas quoi faire de moi, et me conseille de quitter la


France et de postuler pour des postes en République tchèque et en Pologne.
La raison annoncée est que le marché de l’emploi est saturé, l’emploi serait
uniquement de nos jours pour ceux qui acceptent de s’expatrier. Ce qui
n’est absolument pas un problème pour moi, mais je ne décrocherai jamais
le moindre entretien Skype pour ces postes à l’Est.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

L’idéalisme du haut potentiel sensible et le fait que l’on ne puisse pas penser à mal
ont fait que j’ai été une proie facile pour le mouvement Ashram Shambala. Surtout
dans ce contexte sentimental où j’aspirais à tellement d’absolu qu’il me semblait
normal de réaliser grand nombre de sacrifices.

Je n’avais jamais rencontré de personnes qui parlaient autant d’amour et le


manifestaient par des étreintes et de doux propos. J’ai cru avoir trouvé ce que je
cherchais alors que ce n’était qu’un mirage, une devanture attirante pour mieux
manipuler. Je suis tombé les deux pieds dans l’expérience que vivent bon nombre de
hauts-potentiels sensibles dans le cadre de relations amoureuses avec des
manipulateurs narcissiques.

Je me suis senti plus seul que jamais après cet épisode d’Ashram Shambala. Et seul
dans un monde sans histoire, sans racine. Avoir vécu trois ans dans une histoire
d’amour fantôme avec la femme de cette secte, qui s’est révélée une mythomane
invétérée, m’a fait réaliser que toute mon existence s’était ainsi vidée. Comme tout ce
qui a disparu de la mémoire de ma grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer, et
de celle de ma mère, de mon père et de ma cousine-jumelle qui ont tous occulté une
bonne partie de la période de mon enfance parce qu’elle leur était trop douloureuse,
tout a disparu de la France où j’ai grandi, où ne se ressentait aucune des divisions qui
la sclérosent aujourd’hui. C’est de ce vide que je me suis reconstruit plus solidement
et d’où j’ai tiré la force de réaliser le parcours qui s’est dessiné ensuite. Le vide
permet de faire émerger l’essentiel.
CHAPITRE 10
TRENTE ANS :
LA FULGURANCE DE
LA « SURDOUANCE »
Cette année de mes trente ans est un cap. Il se produit des
bouleversements irréversibles dans mon fonctionnement. Je perds
soudainement la précision de ma mémoire, tout peut maintenant parfois se
confondre, et j’ai désormais beaucoup de mal à apprendre des chansons
par cœur. Je n’ai plus un accès facile à l’ensemble de mes souvenirs, le
phénomène d’enregistrement photographique instantané ne se produit plus.
Ce changement radical me fait un peu peur, j’espère que cette
désagrégation ne va pas continuer. Je me rassure en me disant que ce que
j’avais jusqu’à maintenant était assez extraordinaire, et que mon nouveau
mode mémoriel n’est sûrement rien d’autre que le mode ordinaire des
humains.

Jusque-là, j’étais en tee-shirt dehors en plein mois de décembre pour


fêter le nouvel an, je marchais en nu-pieds dans la neige, et d’un seul coup
je deviens presque frileux, mes articulations deviennent très sensibles au
froid. Et si j’ai toujours de formidables coups de chaud, moi qui transpirais
tellement que, même sans fièvre, je détrempais mes oreillers déjà bébé, je
dors maintenant presque la moitié de l’année avec deux couettes, et je peux
connaître aussi de spectaculaires coups de froid profonds qui me font
beaucoup trembler.

J’ai de plus en plus l’impression que la très grande majorité des


personnes vivent dans un rêve, qu’elles sont inaccessibles, qu’elles
déroulent une histoire toute faite, qu’elles sont en pilote automatique.
Leurs attitudes paraissent prévisibles, mécaniques. Il semble qu’on ne
puisse rencontrer personne pleinement, ce qui est terriblement frustrant.
Moi, j’ai le sentiment d’être à l’opposé, dans l’improvisation permanente,
dans une ouverture totale qui peut m’amener partout sans que j’aie rien vu
venir.

La communication écrite m’est parfois un peu compliquée. C’est


paradoxal de percuter très vite, avant même d’avoir lu vraiment le
message, rien qu’en ayant scanné en une fraction de seconde le contenu, et
parfois, au contraire, ne percuter qu’après avoir passé beaucoup de temps à
décortiquer le message pour être sûr d’avoir compris de la bonne façon. Si
l’orthographe ou la syntaxe sont approximatives, ou qu’un mot est déformé
par l’autocorrecteur, c’est souvent un véritable casse-tête pour moi de
comprendre ce qui a été exprimé. J’ai tellement besoin d’exactitude que le
sens s’effondre si quelque chose cloche, et comme je n’ai pas d’attente,
pas d’idée préconçue des choses, j’ai du mal à deviner au-delà de ce que je
vois quel peut être le sens intentionnel.

Pour la première et la dernière fois de ma vie, en cette fin juillet 2013,


je suis retenu à la suite d’un entretien d’embauche. Je suis vivement surpris
lorsque l’on m’appelle, j’étais sûr d’avoir foiré comme d’habitude. Ce qui
m’a sauvé cette fois-ci, c’est que l’entretien s’est déroulé en deux temps,
une partie écrite et une partie orale. On me signifie bien que je n’ai pas du
tout convaincu à l’oral, mais comme j’ai été le meilleur au test écrit, on me
confie tout de même un poste. Le poste en question est celui de chargé de
clientèle au service après-vente d’EDF. Concrètement, il s’agit de répondre
au téléphone.

J’ai toujours été trahi en entretien d’embauche par des tremblements ;


ceux-ci attirent l’attention de la personne qui me reçoit et scellent toujours
mon sort en une seconde. Cela peut se passer très bien ensuite, mais rien
ne peut changer cette première impression déterminante. Ce que je trouve
absurde, car les choses se jugent à mon sens sur la profondeur, sur
l’endurance, sur le long terme. On a trop tendance, dans la sphère privée
comme professionnelle, à entretenir des comédies destinées à tel ou tel
effet en privilégiant les postures étudiées ou tape-à-l’œil.

Mon nouveau lieu de travail se situe sur le site du Futuroscope. On


travaille avec deux logiciels simultanément, dont l’un est assez dur
d’accès. Lors de notre première évaluation sur le fonctionnement de celui-
ci, j’ai de loin la meilleure note de notre groupe d’une vingtaine de
personnes. En revanche, lors de la seconde et dernière évaluation, je me
retrouve avec la note la plus basse, à la plus grande stupéfaction de notre
formateur. C’est toujours la même chose, même si je n’ai plus cette
mémoire presque absolue, je pige les choses du premier coup en regard
circulaire, puis quand on entre dans les détails, tout devient brumeux et
discutable.

Le passage à la pratique sur notre poste de travail, que l’on appelle une
tulipe, se révèle pénible. Ce que l’on nous demande est une aberration
totale. Nous recevons les appels de personnes en détresse rencontrant des
problèmes avec nos services, et, qu’on soit en mesure ou non de les aider,
on doit systématiquement chercher à leur vendre des services
supplémentaires. Cette ruche en openspace est, en dépit de ses appellations
fleuries, un désert total. C’est une agression sensorielle permanente avec
tous ces gens qui parlent fort de tous les côtés autour de nous, et c’est un
désert émotionnel. C’est tout en esbroufe, en chichis, en postures. C’est
vide, de sens et d’âme. C’est totalement ennuyeux à mourir, froid, biocide,
sans aucune substance, sans rien de vivant vibrant.

C’est en ce contexte professionnel classique, mais très singulier pour


moi, que se produit le déclic le plus impactant de mon existence. Nous
sommes à la cafétéria de l’entreprise quand Mélanie, une fille d’à peu près
mon âge à la personnalité très chatoyante, aborde le sujet de la
« surdouance ». Je suis interloqué de ce que j’entends, je ne croyais même
pas la chose possible. Mélanie est la toute première personne que je
rencontre dans ma vie à être reconnue comme moi en tant que surdouée.
Jusqu’ici, j’ai toujours été en toutes circonstances le seul et je croyais qu’il
en serait toujours ainsi. Laurent, un musicien compositeur qui est la
personne dont je suis le plus proche dans le groupe, se montre lui aussi très
intéressé par les propos de Mélanie. Il n’a pas été diagnostiqué, mais il
pense qu’il est peut-être bien concerné, lui aussi.

Ce que nous partage Mélanie à ce moment-là me fait l’effet d’un total


renversement de perspective. Elle nous parle d’ouvrages récents sur le
sujet, ceux de Monique de Kermadec, Jeanne Siaud-Facchin et
Christel Petitcollin. En faisant une recherche sur ces ouvrages, je découvre
que le propos commun considère l’hypersensibilité comme une
caractéristique de la surdouance. Cette découverte est une révélation
vertigineuse, tout s’en retrouve en moi chamboulé. C’est un switch, une
formidable bascule. Quel soulagement de trouver une explication à mon
fonctionnement, de le dépathologiser et de le ramener à quelque chose
d’identifié et de partagé !

En poussant plus loin mes recherches, je tombe sur les ouvrages de


Saverio Tomasella qui vont plus loin encore en disant que, surdouance ou
pas, l’hypersensibilité est un trait de personnalité beau et positif qui se vit
très bien, et qui est partagé par une proportion de personnes bien plus large
que les seuls surdoués.

Jusqu’ici, je croyais que j’étais fou, que j’avais un gros problème, que
j’étais malade, que cette hypersensibilité sensorielle comme émotionnelle
était un vice de fonctionnement handicapant qu’il me fallait à tout prix
corriger. On me renvoyait tout le temps l’image de quelqu’un d’anormal, et
je ne savais pas comment régler cela. Je n’arrivais pas à envisager de
simplement m’accepter et de m’assumer.

J’étais auparavant dans un fonctionnement dément : quand montait une


grande charge émotionnelle, le fait qu’elle paraisse anormale me faisait en
avoir peur, puis m’angoissait terriblement en me faisant me demander,
affolé, ce que je pourrais bien faire pour la combattre, ce qui décuplait à
l’infini l’aspect paralysant de la charge initiale. J’en arrivais à me noyer
dans mes émotions. Maintenant que j’accepte ces vagues lorsqu’elles
commencent à monter, je constate qu’elles ne sont en soi pas si
submergeantes que ça. Et elles le sont de moins en moins à mesure que je
les accepte et que je les accueille pleinement.

Dans le cas de la surdouance, je me demande rétrospectivement


comment je n’ai pas pu comprendre cela tout seul. C’est somme toute une
logique élémentaire. Si le cerveau dispose d’une capacité plus importante
pour traiter les informations en termes de vitesse, de volume et de
profondeur, cela semble aller de soi qu’il va traiter aussi avec une intensité
plus forte, et avec un radar plus affûté, les émotions et les perceptions
sensorielles. Si le cerveau a un fonctionnement amplifié, cela va forcément
impacter l’ensemble de ses fonctions.

Je suis habité d’une belle confiance. La trentaine m’apparaît comme le


début d’une crête, et je surfe sur celle-ci. Je n’ai plus de peur. Ma vision
est enfin dégagée sur l’avenir, il n’y a plus d’effort à faire pour grimper,
tout se stabilise, je suis sorti de l’insécurité de la prime jeunesse.

Je passe beaucoup de temps sur des groupes d’hypersensibles sur les


réseaux sociaux. Des zèbres, comme ils aiment à s’appeler, ce qui plaît
beaucoup à l’ardent admirateur d’Alexandre Jardin que je suis.

J’ai trouvé la clef, celle que j’avais déjà touchée dans l’état de rêve
lorsque j’avais réduit à néant la trame de mes cauchemars incessants. Cette
clef, c’est refuser de subir, se prendre en main, se faire confiance, ne pas se
poser de questions, savoir repartir de zéro avec légèreté.

Cette seule expérience professionnelle salariée de mon existence


s’achèvera au bout d’un mois, je ne serai pas validé. Une non-validation
que je ne comprendrai pas, j’entends le travail de mes collègues sur la
tulipe et ils ne se débrouillent pas mieux que moi. Mais bon, de toute
façon, ce lieu n’est pas pour moi, et tant mieux si ceux qui le régentent
pensent que je ne suis pas pour eux.

Une telle révolution dans mon fonctionnement semblait impossible, et


pourtant, cela s’est passé avec une troublante facilité. Une fois que cette
inversion des pôles s’est effectuée, et petit à petit, véritablement installée,
tout se déroule comme un miracle.

Ce switch est accompagné d’un changement de statut, à la faveur du


succès de mon premier roman – dont je ne me rends pas compte puisque ce
n’est pas celui que j’en attendais – et de la sortie du deuxième. En ce qui
concerne Chute Ascendante, on me dit que les chiffres sont magnifiques
pour un premier roman d’un auteur inconnu paru chez un petit éditeur.
Mais ce n’est pas ce que j’aurais souhaité en l’écrivant, je le voulais en tête
de gondole aux caisses des supermarchés, en affiche dans les gares et sur
les colonnes Morris, pour que, où que Soledad aille, elle le voie.

Je me mets à vivre la vie d’un écrivain. Cette profession, que l’on me


prédisait depuis toujours, me permet de mettre à profit toute ma créativité
et ma sensibilité. C’est aussi la vie dont je rêvais dans le sens où cela
suppose presque tous les jours manger au restaurant et dormir à l’hôtel.
J’adore dormir dans un endroit différent régulièrement, me retrouver dans
un espace neutre dont je ne porte pas la responsabilité et qui n’est pas
encombré de toutes sortes de souvenirs qui me détournent de mon moment
présent. Mes parents m’ont habitué dès ma naissance à être beaucoup sur
les routes et à beaucoup voyager aux quatre coins de la France. Nous
dormions souvent dans des hôtels où l’on arrivait en pleine nuit, parfois
même presque au petit matin lorsque la quête d’un établissement non
complet avait été difficile.

Cependant, cette nouvelle vie n’est pas toute rose ; elle me mène
souvent dans des ambiances trop mondaines, où règnent trop d’hypocrisie
et de superficialité, sans parler des concurrences, jalousies et rivalités
idiotes entre les auteurs. Il n’y a qu’en Belgique que je ne ressens pas du
tout cela ; au contraire, nous sommes là-bas à chaque fois une grande
famille chaleureuse.

Je me retrouve dans des taxis, des buffets, des restaurants, ou sur des
quais de gare, au milieu de personnalités telles PPDA, Thierry Beccaro,
Nelson Monfort, Philippe Labro, Richard Bohringer, François Hollande ou
Franz-Olivier Giesbert.
Depuis ma naissance, je manifeste un rejet de la viande, et d’ailleurs, de
tout produit animal – puisque j’étais allergique au lait, j’ai été élevé au lait
de soja. J’ai été rigoureusement vegan de 2005 à 2013. Mais cela n’est pas
du tout compatible avec ma nouvelle vie. N’en pouvant plus de me nourrir
exclusivement de pain, j’ai repris progressivement, au gré des salons du
livre, les produits laitiers, les œufs, le poisson et autres créatures de la mer,
puis même la volaille.

Nous sommes en octobre 2015 et je suis dans l’Isère, membre du jury


d’un cursus formatif organisé par une chanteuse lyrique dont je suis
l’assistant. Nous attendons l’arrivée de la troisième membre de ce jury, une
psychanalyste qui s’appelle Marianne et dont je ne connais rien. Je ne sais
si c’est en raison de sa profession, mais j’ai même une impression plutôt
négative sur elle.

Soudain, j’entends de l’agitation au sein de la grande pièce commune et


je me retourne. Je ne peux pas croire ce que je vois, j’ai l’impression que
mes yeux me font défaut. En lieu et place d’une personne, ce que je vois au
centre de l’attention est une silhouette lumineuse bleu turquoise. J’essaye
de me reprendre, de me frotter les yeux, de me concentrer pour être bien
réveillé, mais ce que je vois ne change pas. Il faut un bon moment pour
que la lumière turquoise se dissipe et que je voie enfin progressivement
apparaître Marianne, à qui tout le monde parle normalement depuis qu’elle
est arrivée.

Marianne se révèle une personne magnifique avec qui j’ai grand plaisir
à échanger. Elle me fait subitement me rendre compte physiquement et
émotionnellement que Soledad est toxique. Un constat que je n’arrivais
jusque-là à faire que mentalement. Cette connexion avec la Sud-
Américaine restait mon point faible, situé à un endroit qui ne m’était pas
accessible pour que je puisse le déjouer. Marianne, elle aussi de caractère
elfique, me permet de faire une comparaison, et c’est le jour et la nuit. Plus
rien ne me lie affectivement à Soledad sitôt que je rencontre Marianne. Au
contact de sa lumière, tous mes ressentis me révèlent le sombre de
Soledad.
Marianne, également professeure de lettres, est bénévole à l’école pour
surdoués Zebra de Marseille, et nous échangeons beaucoup sur ce sujet.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

Tout change lorsqu’on arrive au bon moment, que l’on entend les bons mots, et que
l’on rencontre les bonnes personnes. La révélation de l’existence de la haute
sensibilité comme non pathologique et mon identification évidente à celle-ci ont
complètement changé mon rapport à la vie, à moi-même et aux autres. D’une fleur
qui s’excuse de fleurir parce qu’elle a l’impression de saccager le jardin dans lequel
elle est, je suis devenu une fleur qui fleurit avec bonheur et encourage ses
semblables à faire de même.

Mon hypersensibilité est très visible de l’extérieur, les gens sont souvent
impressionnés par la façon dont mes yeux s’agitent dès que je les ferme, ou encore
par la façon dont ils se révulsent facilement. Certains ont peur lorsque mes yeux
peuvent soudain apparaître blancs, sans l’iris ni la pupille. Il y a une vie très intense
dans mes yeux comme dans mes mains, qui tremblent presque tout le temps d’une
façon ou d’une autre. Tout cela, je le ressens particulièrement dans toutes les
sensations de vertige, tous les frissons, toutes les transes qui peuvent me parcourir.

Tout devient possible une fois que l’on s’accueille tel que l’on est, que l’on sait qui l’on
est, surtout lorsqu’on a passé la trentaine et que l’on se sent dégagé de l’enjeu de
l’existence.
QUATRIÈME PARTIE
FAIRE DE SA DIFFÉRENCE
UNE FORCE
CHAPITRE 11
METTRE EN LUMIÈRE
L’HYPERSENSIBILITÉ
Ce samedi matin de mai 2017, je suis en dédicaces sur un salon à Saint-
Rémy-de-Provence, et une lectrice me fait part de ses impressions de
lecture qui viennent corroborer plusieurs témoignages analogues : en lisant
l’une de mes autofictions, elle a été très touchée de trouver pour la
première fois quelqu’un qui ressentait et exprimait les choses d’une façon
comparable à la sienne, alors que tout dans ce monde lui semblait
terriblement incompatible avec sa personne.

Cela commence à faire un bon nombre de personnes, surdouées ou


simplement hypersensibles, qui me partagent cette expérience ; je me dis
qu’il est temps d’en faire quelque chose de plus que me contenter de
continuer à écrire des romans en partie autobiographiques. Ces personnes
se sentent si seules au monde, alors que ce n’est pas du tout vrai, que nous
sommes nombreux… Il faut agir. Il faut créer du lien.
Lorsque la lectrice quitte mon stand, j’ai un déclic, une fulgurance. Il
m’apparaît qu’il faut créer un événement, un rassemblement. Les choses
s’enchaînent très vite dans ma tête. Je conçois la chose à Aubagne, puisque
c’est un carrefour dans la région. Je décide que cela se fera sur trois jours,
pour que les participants aient l’espace de véritablement se rencontrer.
Nous sommes un jour caniculaire de juin, je me rends avec Marianne à
Aubagne visiter l’Agora en vue d’y organiser l’événement fin août.
Marianne est la première personne à qui je me suis ouvert de ce projet
lorsqu’il m’est apparu il y a quelques semaines. Je sais qu’il ne faut pas
rester dans le domaine de l’idée, il faut poser les choses tant que c’est
chaud, déterminer des dates assez rapprochées et réserver la salle. La
manière de remplir l’espace est un souci qu’il convient d’avoir une fois
que celui-ci est déjà créé ; pour l’heure, il faut inscrire les choses dans la
matière et constituer une base. La responsable de ce centre de congrès est
une ancienne camarade du lycée Mistral, un des rares soleils qui éclairait
ce monument de sinistre grisaille. C’est aussi parce que je l’ai revue au
hasard d’un salon qu’Aubagne m’est apparue comme une évidence.

Personne ne croit en mon projet parce que je ne connais personne qui


pourrait venir faire des conférences sur le sujet, parce que les vacances
d’été se profilent et que l’événement est prévu pour le mois d’août. Le
délai semble à tout le monde beaucoup trop court, et tout spécialement en
cette saison. Je sens, donc je sais, que cela se tiendra pourtant ici et que ce
sera réussi.

J’éprouve un intense sentiment d’évidence sur ce projet. Je me sens


incroyablement porté. J’ai l’intime conviction, au-delà de tous les
paramètres conscients, que cela va faire boule de neige et que c’est le
début d’une grande aventure. Une aventure sur laquelle je ne projette rien,
je la sens venir, surtout lorsque je fais le vide, je ressens comme l’appel de
l’avenir.

Une fois le contrat de location signé, et le paiement de réservation


effectué, je commence à contacter, via Facebook, des personnes célèbres
intervenant sur le sujet pour leur proposer de venir faire des conférences
dans mon événement, que je baptise « Surdouessence ». Le choix de ce
nom s’est lui aussi imposé comme une évidence, il part de ce mot
« surdoué » qui est cette identité que l’on m’a attribuée. Il prend ainsi
source dans les racines de mon parcours, dans mon essence, pour en
dessiner quelque chose de joli, une quintessence, une ouverture sur les
sens. L’aspect de sensibilité me semble ce qu’il y a de plus intéressant dans
le spectre du haut potentiel.

Je reçois très rapidement des réponses encourageantes de Monique


de Kermadec et Carlos Tinoco, mais ceux-ci ne sont pas disponibles au
lieu et aux dates fixés. La première à me répondre favorablement est
Christel Petitcollin. Son adhésion au projet permet de lancer véritablement
la machine.

L’âme du projet, c’est se réunir, se rencontrer, se confronter, témoigner,


recevoir de l’information pertinente sous des éclairages divers, élargir son
horizon, partager, échanger. Le programme se constitue bien vite. Je suis
émerveillé de tous ces spécialistes qui ont accepté de venir bénévolement
prendre part au projet en proposant des interventions ; parmi eux, la
neuropsychologue Stéphanie Aubertin avec laquelle j’échange beaucoup.

Nous sommes maintenant ce vendredi 25 août 2017 où tout commence.


La demande d’inscriptions a été si forte qu’il m’a fallu refuser des dizaines
de personnes. En effet, j’ai dû limiter les réservations, car l’espace de
conférence ne peut accueillir que cent dix personnes. Le reste de l’espace
de ce salon est ouvert à toutes et à tous, gratuitement et sans réservation.
Je me suis programmé une conférence d’introduction pour que je puisse
accueillir tout le monde, et raconter mon parcours pour expliquer d’où
vient ce salon au concept inédit, ce salon Surdouessence. Pour partager ces
racines, je tiens à narrer mon vécu d’enfant et d’adolescent que je trouve
indissociable du projet.

Au moment où je m’avance pour prendre la parole devant l’assemblée,


je me demande pourquoi je me suis infligé cela. Je tremble énormément,
comment ai-je pu un instant penser que mon histoire pouvait intéresser
quelqu’un. J’ai l’impression que je ne vais jamais réussir à articuler le
moindre mot. Je retrouve cette sensation de panique et cet état d’apnée que
j’expérimentais fort souvent avant que je ne sois à l’aise avec mon
hypersensibilité.

Je me fais violence en me disant qu’il est trop tard pour faire machine
arrière, et que de toute façon, je me dois de m’exprimer par tous les biais,
et sur toutes les tribunes possibles, pour parler au nom de toutes celles et
tous ceux qui ne peuvent pas parler, qui n’osent pas, qui n’ont même pas
conscience de ce qui se passe en eux et de leur fonctionnement.
Passé les premières phrases balbutiantes, je prends rapidement de
l’assurance. Je retrouve avec délectation le plaisir de la scène. Et cette fois-
ci, ce plaisir est complet. Il n’y a pas de jeu, de rôle, j’y suis parfaitement
moi-même, pleinement authentique, sans aucune distance avec mon
auditoire. Mes tremblements sont toujours terribles, mais je les assume,
j’en parle d’ailleurs. Il reste qu’ils provoquent quand même quelques
hoquets dans ma voix, peu commodes à gérer, mais heureusement, j’ai un
micro filaire auquel je me suspends le plus fermement possible, ça finit par
stabiliser les choses.

Je suis ému de partager en direct, et par l’exemple, la façon dont


j’apprivoise de mieux en mieux mon hypersensibilité. Je commente ce que
je fais pour m’apaiser, je me caresse la nuque, je me parle à voix haute
avec douceur. Parler tout haut est quelque chose que je fais très souvent
pour prendre soin de moi, me rassurer, apporter une présence. Cela me
permet de canaliser mes pensées, de conscientiser ce que je fais et ce que
je pense, de me raisonner, de m’accompagner. Cela aide à structurer, à
faire les choses une par une, à être bien présent à ce que l’on fait, et
éventuellement, à s’imprégner de pourquoi on le fait. Plus ça va, plus je
parle tout haut, parfois en français, parfois en anglais. Je m’encourage.
Lorsque mon mental s’emballe dans des questionnements stériles en
boucle, parler à haute voix permet de l’arrêter tout net, de lui dire stop et
de faire en sorte qu’il écoute ; si on ne se le dit que dans sa tête, ça marche
plus difficilement. Dans le passé, j’ai pu aussi expérimenter la technique
de la distraction : si notre mental n’écoute pas l’injonction à haute voix, on
peut prolonger la démarche en le distrayant, par exemple en chantant une
chanson à haute voix, ce qui l’entraîne ailleurs.
Je me sens comme un poisson dans l’eau dans ce rôle d’organisateur de
salon. Si je n’arrive pas à m’adapter aux cadres, à y trouver ma place,
j’adore poser moi-même le cadre, en être le garant. J’aime énormément
prendre la responsabilité, l’avoir totalement, que chacune et chacun puisse
être tranquille. Je suis enchanté de veiller sur l’ensemble, de tout assumer,
et que toutes les personnes présentes puissent se sentir légères dans un
espace de partage, d’expression, de vérité et de bien-être.
J’aime me sentir totalement libre, ne dépendre de rien, parce que je
n’aime pas décevoir et que je ne peux pas m’exprimer normalement si je
sais que j’engage la responsabilité d’autrui. J’ai du mal avec l’ordinaire, le
ronron ; ce que les gens font facilement et quotidiennement peut me
paraître très difficile. En revanche, tout ce qui semble fou ou délicat, j’y
arrive souvent avec facilité. J’aime l’urgence, le défi, l’inédit, la scène, le
débat. J’aime me jeter dans l’inconnu sans filet de sécurité, m’engager
corps et âme. J’ai beaucoup de mal à faire peu, ou modérément, j’aime
faire beaucoup. Entrer dans un état flamboyant de grande activité
stimulante, cela déjoue plus le stress chez moi qu’une pression répartie
dans le temps qui agirait insidieusement.

Je ne me souviens pas d’avoir un jour sollicité l’aide de quelqu’un, j’ai


toujours senti le besoin de me construire et de creuser mon sillon seul. Un
sillon qui peut accueillir ensuite les autres sur une base saine, et non dans
un terrain en construction. Les épreuves, j’ai besoin de les affronter, de les
franchir, ce sont des tests pour être plus fort, plus conforme à ce que je suis
au plus vrai, au plus profond. J’ai longtemps détesté la posture des psys et
des profs, et finalement, tous mes proches ou presque aujourd’hui sont l’un
ou l’autre, ou les deux. J’ai compris que c’était un bon vecteur d’amour, ce
que je ne comprenais pas auparavant.

Mon équilibre quotidien est beaucoup plus facile à trouver en prenant


de l’âge, j’arrive à plus de confort de vie dans tous les domaines. De toute
façon, je n’ai jamais aimé la jeunesse, je n’ai jamais eu peur du silence ; au
contraire, le tumulte me fatigue. Entrevoir la quarantaine rend les choses
beaucoup plus faciles, beaucoup plus précises et intenses. On sait qui on
est, son propre sillon est bien tracé, bien creusé. Et les choses sont plus
paisibles et plus stables.

La seule chose que je comprends est celle que je ressens. J’ai des
ressentis qui me guident, dont tout spécialement un qui se manifeste juste
derrière les pavillons des oreilles, c’est un frisson pétillant engendrant un
fourmillement électrique, ou un vertige dépressurisé, qui m’indiquent que
je suis plein d’énergie ou au contraire à un niveau très bas. C’est comme
s’il s’agissait là de signaux qui m’informaient du niveau de chargement de
ma batterie intérieure.

Je fais très souvent le vide en moi, afin de laisser émerger. J’ai le


sentiment de toujours savoir au fond de moi quoi penser, quoi dire, quoi
faire, il suffit de chercher à être juste, comme on chercherait sur une
bande FM l’endroit où la fréquence est la plus pure et nette.

J’aime beaucoup, par exemple, laisser émerger une chanson au réveil,


puis écouter tout ce qu’elle peut nous révéler de notre âme, de notre état
intérieur, de ce qui s’annonce pour la journée. J’ai de plus en plus besoin
de me coucher sur le ventre, d’offrir mon ventre à la terre. J’en ai tout
spécialement besoin après avoir vécu des émotions très intenses. Cela me
décharge de ce qui me perturbe, et me recharge en douceur et en confiance.

Je remarque que chaque fois que je me sens en affinités avec quelqu’un


sur un salon du livre, je finis toujours par apprendre que cette personne se
reconnaît dans l’hypersensibilité. Il arrive que cela me surprenne. En tout
cas au début, j’ai trouvé cela très plaisant de nous retrouver ainsi, et de
nous découvrir plein de sœurs et frères en sensibilité. Mais plus ça va et
plus je trouve cela frustrant : c’est un peu comme si deux mondes ne se
rencontraient pas. Je suis passé d’un monde où j’étais à ma connaissance le
seul haut-potentiel à un monde où presque toutes les personnes de mon
entourage le sont aussi.

Surdouessence est devenu une association. Je n’avais pas du tout ce


dessein-là, je n’avais à la base aucune intention de créer une association.
Surdouessence était pour moi une fédération, un rassemblement. J’ai invité
pour les deux premières éditions tous les organismes français œuvrant sur
la thématique, enfin tous ceux dont je connaissais l’existence (l’ANPEIP,
l’AFEP, Mensa, Cogito’Z, Zebra…).

Certaines tensions et disharmonies constatées entre ces organismes me


poussent à envisager les choses autrement. Ce qui me convainc à créer une
association, avec Marianne comme vice-présidente, c’est la forte demande
du public en ce sens. On m’avance pour cela certains arguments avec
insistance. On me dit qu’il n’existe aucune organisation qui réunit la
pluridisciplinarité et la démarche d’ouverture de Surdouessence, et rien qui
soit fait à la fois pour les enfants et les adultes. Il y a semble-t-il un vide
spécialement sur la question des adultes, un vide qui a été très entretenu
par l’emploi pendant plusieurs années dans les communications officielles
du mot « précoce ». Cet adjectif laissait entendre qu’il s’agissait d’une
avance, d’une anticipation qui était rattrapée petit à petit jusqu’à ce que
tout le monde soit sur le même niveau à l’âge adulte, ce qui est
complètement faux. Le décalage demeure, il est même perçu par beaucoup
de personnes comme bien plus accentué à l’âge adulte, spécialement dans
certains cadres professionnels.
En ce premier jour de décembre 2017, le salon Surdouessence se tient
une nouvelle fois à Aubagne, sous une neige improbable en ce pays, avec
notamment Smaïn parmi les intervenants. Celui-ci a été diagnostiqué
surdoué sur un plateau de télévision par Jeanne Siaud-Facchin, il vient
nous témoigner intimement de son parcours.

Je suis assez sidéré d’entendre certaines personnes trouver une belle


cohérence dans mon parcours. Moi qui avais l’impression d’avoir tout
vécu de façon décousue et chaotique. Ceux qui ont cette image de moi sont
des gens qui viennent de me rencontrer, mais aussi certains qui me
connaissent depuis assez longtemps, ceux qui m’appelaient déjà
« organisateur de l’impossible » ou « Super-Organisateur » du temps de
L’Arbre de Vie ou d’Ashram Shambala.

Je me sens me dégager totalement des enjeux de la vie. Je n’appréhende


pas celle-ci autrement que par le moment présent. J’accueille et j’offre, je
m’offre, à chaque instant. Accueillir et s’offrir. Offrir sa vie à chaque
instant, ressentir ses aspirations et les suivre.

Il me semble que la solution à beaucoup de maux serait d’utiliser le


pouvoir du mot – du mot juste. Si on utilisait les mots à bon escient et que
nous enrichissions notre vocabulaire, il me semble que l’on outrepasserait
quasiment toutes les barrières, toutes les incompréhensions, qu’on n’aurait
plus besoin de systèmes, de stratégies, de croyances. Le drame est cet
appauvrissement de l’étendue de notre vocabulaire qui a débuté dans les
années 1970, et semble s’accélérer ces temps-ci. Il nous éloigne de ce qui
pourrait nous faire le plus grand bien. Les mots peuvent résoudre tout,
porter la lumière dans chaque parcelle de nos vies. Dieu est Verbe, disent
certains, il me semble effectivement que là est la clef de tout. Je crois au
mot, aux mots.

Je me sens souvent très mal à l’aise par rapport aux personnes qui ont
des vies très difficiles dans des pays pauvres ou liberticides, où la survie
est une course permanente et où d’autres considérations sont quasi
impossibles. Parler toute la journée de sensibilité et de potentiel, quand il
existe au monde des sœurs et frères humains qui sont prisonniers de telles
conditions, a quelque chose d’indécent.
S’il existe au monde une chose égalitaire, ressentie comme extrême et
impérieuse qui que nous soyons, nantis ou miséreux, c’est le véritable
sentiment amoureux. C’est là que l’on côtoie la nature véritable de la vie, il
me semble ; on se rend compte alors comme tout est émerveillement, et
combien ce qu’on prend pour des problèmes et souffrances n’en sont
souvent pas. C’est donc cet état d’esprit amoureux qui me semble le seul
pertinent à communiquer. Tout le monde est égal devant le sentiment
amoureux, je ne parle pas là de sa réalisation dans une relation. C’est d’une
force prodigieuse, et en même temps d’une vulnérabilité extrême. C’est la
vie, implacable et pourtant si fragile et précieuse. La vie, regorgeant de
trésors dont on ne peut que s’émerveiller. Expliquer l’hypersensibilité à
des personnes qui ne s’y reconnaissent pas me semble assez facile, il suffit
d’imaginer être amoureux en permanence. Chaque véritable amoureux est
hautement sensible, hautement réactif, hautement attentionné à tout,
hautement enthousiaste, alternant entre haute vulnérabilité et sentiment
d’invulnérabilité. Être amoureux nous amène à être pleinement conscient,
pleinement présent à nos sens, à nos ressentis et à nos émotions.
La littérature française regorge de références en matière de haute
sensibilité. Baudelaire, Rimbaud, Proust, Rousseau et Flaubert l’évoquent
clairement. L’hypersensibilité est quelque chose d’assez commun et qui
était valorisé il n’y a pas si longtemps encore. C’est la société capitaliste
industrielle qui nous a « hyposensibilisés » en nous imposant des diktats
mécaniques, et en nous transformant en des machines à rendement et à
productivité. Il y a beaucoup plus d’hypersensibles que l’on ne pense, les
dernières études font état d’une trentaine de pourcents, mais on serait peut-
être près de la moitié en vérité. Et encore, je pense que tout est appelé à se
développer, une fois que la confiance est là et que l’on s’est viscéralement
ancré dans un accueil positif de la sensibilité. Que l’on soit ou non
ultrasensibles, on est toutes et tous amenés à être plus sensibles, pour
cultiver notre planète et en faire un monde plus respectueux, plus
harmonieux, plus juste, plus diversiforme. Ce n’est pas une utopie de
croire que l’on peut changer le monde. Le monde capitaliste industriel qui
arrive là à son paroxysme n’a aucune essence profonde, c’est lui qui est
précaire et contre nature. Le renverser pour revenir à la nature profonde
des choses, cela n’a rien d’utopiste ; c’est du bon sens, de la logique. Il y a
juste à réveiller nos cœurs. On a poussé loin un processus de
déshumanisation, mais chassez le naturel et il revient au galop ; nous
pouvons bien rapidement sortir de l’ineptie, et revenir au juste et vibrant
ordre des choses.
Je viens de tellement loin… J’avais peur de tout – du noir, du silence,
du sommeil, des autres enfants, des hommes, des ombres, des mauvaises
odeurs, du froid… Et aujourd’hui, je n’ai plus peur de rien, ou presque. Il
n’y a rien que j’aie peur de perdre ou de lâcher car je suis tranquille. Je sais
que, si l’on reste axé, ce qui est vraiment juste et essentiel ne peut que
revenir plus fort après s’être éloigné.
Je me sers de mon corps comme d’un baromètre, comme d’un pendule,
pour sentir en lui ce qui est juste ou non de dire, de penser ou de faire. Je
me scanne, à l’écoute des sensations et des états émotionnels qui se font
jour, jusqu’à sentir le juste positionnement où l’harmonie se trouve.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI


Faire du sens et du lien, fédérer, amorcer des cohésions, c’est ce à quoi aspire le
haut-potentiel sensible et c’est ce qui m’a porté pour mettre sur pied Surdouessence.

Une base équilibrée dans le rapport à soi, des instants d’introspection : tout cela est
particulièrement nécessaire au haut-potentiel sensible. Mais pour autant, il a aussi
besoin de partages, authentiques, profonds, fraternels. Il a besoin de sentir un
contexte solidaire avec des sentiments chaleureux au sein de groupes. C’est vers
cela que je tends au maximum. La vie est trop courte, et trop miraculeuse, pour
passer à côté en vivant dans son coin et en ne se confrontant pas à ce qui est.

Dans la position de conférencier, j’ai trouvé la place qui me permet d’être le plus
fidèle à qui je suis, à la façon dont je vibre au plus juste. J’y retrouve mon amour de la
scène, mais sans la comédie que sous-tend le théâtre. Quand je fais une conférence,
ma démarche est comme d’ouvrir mon ventre et d’en tirer ce qu’il y a dedans, comme
si je regardais dans le réfrigérateur et que j’en sortais des produits pour les faire
goûter. Il n’y a aucun calcul, aucun script, aucune projection. C’est s’offrir, s’engager,
partager, créer des ponts. Sur scène, en conférence, je vibre de tout mon corps et je
peux être pleinement vivant tout en étant pleinement moi, sans autre cadre que le
format horaire.
CHAPITRE 12
MAÎTRE-MOT : LA PATIENCE
Nous sommes le samedi 28 avril 2018. J’ai enfin pu mettre sur pied un
salon Surdouessence dans mon Île-de-France natale. Cela commence
aujourd’hui au château de Nanterre.

Pour réserver ce magnifique lieu, j’ai sûrement investi beaucoup trop


d’argent personnel, mais il me semble que cela vaut le coup. J’ai toujours
du mal avec la notion financière, je ne peux pas réellement comprendre
son échelle de valeur. Pourquoi certaines choses méritent-elles que l’on
reçoive ou que l’on dépense de l’argent, et d’autres pas ? Tout cela me
semble brumeux, subjectif et hasardeux. Ce qui n’est pas brumeux, et bien
objectif, c’est la belle ambiance chaleureuse qui règne ici aujourd’hui.

J’éprouve de toute façon une grande satisfaction à dépenser les royalties


de mes livres (et principalement de mon premier, Chute Ascendante) pour
quelque chose qui soit constructif et utile au collectif, je ne sais pas
envisager de manière plus à propos d’utiliser l’argent.

Christel Petitcollin est comme d’habitude très protectrice avec moi, je


suis gêné. C’est touchant de sa part, mais il me semble que c’est sans
raison. On me voit souvent comme un faible, une proie, une victime, un
manipulable manipulé. On veut à tout prix m’affubler du rôle de la victime
lorsque l’on parle de mon histoire. Alors que non, dans l’histoire
d’Ashram Shambala, l’écueil a plus été de me croire un sauveur que d’être
une victime. C’est tout aussi idiot, mais ce ne sont pas les mêmes ressorts.

Je suis assez viscéralement rebelle à l’autorité et aux diktats de pensée,


je me sentais un agent infiltré, quelqu’un qui se sacrifiait par amour ou qui
entrait dans un jeu pour mieux le déjouer, j’ai surévalué mon potentiel
mais je ne me suis pas laissé manipuler, j’ai accepté sciemment une bonne
part de manipulation par amour. J’ai toujours été rebelle. Si je vois les gens
aller dans un sens en nombre, je suis toujours porté naturellement à aller
dans le sens inverse, je me méfie des mouvements de foule où les gens me
semblent moutons téléguidés. Un des aspects d’Ashram Shambala qui me
plaisait était d’ailleurs cette impression d’être les rebelles emmenés par la
princesse Leia, en marche vers un paradis retrouvé, loin du monde sinistre
que l’on cherche à nous imposer.

Je ne suis pas manipulable, je ne suis pas suggestible. J’en veux pour


preuve que dans un salon, près de Toulouse, un hypnotiseur professionnel
qui faisait un spectacle n’a pas réussi à me faire oublier mon prénom.
J’avais juste à contourner l’obstacle mental qu’il m’avait implanté, ça me
prenait à peine deux secondes. Il était très déçu.

Ce week-end de Surdouessence Nanterre regorge d’instants de grâce,


notamment avec Saverio Tomasella, Charlotte Wils et Carlos Tinoco qui se
rencontrent et trouvent d’emblée une belle complicité naturelle. Le bilan
financier est très largement négatif, mais le bilan humain est
exceptionnellement positif ; le jeu en a valu la chandelle.
Peu de temps après ce prodigieux moment nanterrien, un week-end
passé avec des musiciens dans le Gard me dégrise énormément. Lorsqu’ils
jouent leur musique, j’entre rapidement dans un état de transe délicieux et
certains d’entre eux me regardent comme si j’étais une bizarrerie
malaisante. Je suis d’autant plus heurté que, la journée passant, ceux-là
s’alcoolisent énormément et se retrouvent à leur tour dans un état de
conscience très modifié, et que c’est moi à ce moment-là qui pourrais les
regarder de façon réprobatrice. Ma transe naturelle fait se gausser
discrètement des gens qui pourtant ne semblent rien voir de mieux que de
partir dans des transes destructrices. Je ne comprends pas pourquoi, pour
un certain nombre de personnes, c’est comme s’il fallait prendre des
produits pour s’amuser, comme si la joie était ridicule si elle n’était pas
l’effet d’un adjuvant artificiel et dangereux. Être heureux semble mièvre si
on n’est pas alcoolisé, comme s’il fallait se détruire et être pathétique pour
que la joie soit acceptée en société. Comment retirer du positif d’une
expérience artificielle extrême comme la prise de produits narcotiques
jusqu’à ne plus pouvoir parler ni se déplacer ? C’est aller dans la direction
opposée du bien-être. Pour moi, plus on est vrai, plus on est intègre, et
mieux on se porte.

J’éprouve un grand bonheur lors de cet été 2018 avec la victoire en


Coupe du monde de football de l’équipe de France. Qu’est-ce que j’aime
ces moments de liesse collective où tout le monde s’aime ! Pendant
quelques jours, on vit dans le monde où j’aspire à vivre. Je suis d’autant
plus touché qu’une grande harmonie se dégage de cette équipe de France.

Je vis un été studieux où je travaille à adapter mon autobiographie dans


la langue de Shakespeare tandis que mon père l’adapte dans la langue de
Dante. J’aime beaucoup ce travail d’adaptation, cela me fait exprimer
certaines choses différemment avec une certaine sensibilité. Il est des
choses d’un ordre très personnel qui me sont plus naturelles à exprimer en
anglais. La raison en est que j’ai beaucoup communiqué intimement dans
cette langue avec Soledad par messagerie. Mais cette aisance en anglais se
cantonne à l’écrit, je suis beaucoup moins habile à l’oral.

La rédaction de mon autobiographie en anglais me prend environ un


mois et demi quand on me prédisait a minima le double de temps. Je
réalise, en décortiquant mes écrits pour les traduire, que j’ai presque tout le
temps été obnubilé par le souci d’être quelqu’un de bien. J’ai dû me
prouver beaucoup de choses pour être sûr d’être digne de confiance et me
laisser être librement. Maintenant, je sais que je n’ai plus rien à faire, parce
que j’ai confiance en moi. Je n’ai plus aucune tutelle à exercer sur moi-
même. J’ouvre les vannes, et voilà. Et là où je me délecte le plus, c’est sur
une scène, lorsque je fais une conférence, ou dans les médias lorsque je
suis interviewé en direct, parce que ce qui va sortir est voué à être reçu par
de nombreuses personnes, sans filtre.

J’entends de plus en plus de personnes distinguer les hauts-potentiels


complexes (ou hétérogènes) et les hauts-potentiels laminaires (ou
homogènes). Cela semble effectivement correspondre à des schémas assez
courants – moi par exemple, je suis indiscutablement un complexe
hétérogène. Mais cette vision binaire des choses me dérange quand même
un peu.

À la suite d’une proposition de l’éditrice suisse Lia Rosso, je rédige un


ouvrage destiné aux jeunes hauts-potentiels, Lettres à un jeune zèbre. Je
n’aurais jamais cru un jour écrire un livre présenté comme un ouvrage
jeunesse, et je ne m’attendais vraiment pas à ce que ce texte écrit en un
après-midi soulève un tel enthousiasme. J’y ai juste mis du bon sens, j’ai
juste posé sur papier ce que j’aurais aimé que l’on me dise lorsque j’avais
huit ans. Ce que j’aurais aimé entendre en premier lieu, c’est que j’étais
normal. Même si je n’aime pas les notions de norme, ce sont ces mots
murmurés à moi-même qui m’ont tellement rassuré lorsque j’ai découvert
les écrits de Saverio Tomasella. Quand j’y pense, je ne comprends pas
pourquoi, dans la boulimie de livres qui m’animait enfant, je n’ai jamais eu
l’idée de chercher à lire le moindre ouvrage sur les surdoués, alors que
j’étais sans cesse confronté à ce mot. Bon, je n’aurais à l’époque pas
trouvé grand-chose, mais ce qui est étonnant, c’est que l’idée ne me soit
même jamais venue. Je devais penser que j’étais le seul et qu’il ne pouvait
donc pas exister un livre sur mon cas unique – qui aurait pu l’écrire ?

Ce qui me parle en me disant « normal », c’est la reconnaissance d’être


différent de la majorité, de manière incontestable, conjuguée à
l’information qu’il existe plein d’autres différences qui se rejoignent.
J’aurais tellement aimé enfant entendre que j’étais certes différent de la
majorité, mais pas radicalement, et qu’il existait plein d’autres êtres avec
des différences comparables aux miennes. J’ai trop oscillé entre des
extrêmes, entre me croire comme tout le monde, ou au contraire, penser
que j’étais une anomalie inexplicable, un être monstrueux viscéralement
différent de tous les autres.
Depuis l’aventure de mon autofiction Autopsy d’un Enfoiré, je suis en
contact régulier avec Jean-Michel Fontaine, le créateur et administrateur
du site Internet le plus complet au sujet de Jean-Jacques Goldman. Si c’est
bien au départ le sage philosophe et chanteur de rock qui nous relie, on se
découvre bientôt en commun d’être haut-potentiel. Beaucoup de surdoués
sont fans de l’artiste et disent d’ailleurs au sujet de Jean-Jacques qu’il est
très certainement des nôtres, que ses chansons sont des chansons pour
hauts-potentiels. Ce qui donne à méditer, étant donné le faible pourcentage
que nous sommes et l’impressionnante universalité de l’œuvre de
Goldman.

Jean-Michel réside en Suisse, et je le rencontre physiquement pour la


première fois lors du premier salon Surdouessence organisé en terre
helvétique, le samedi 15 décembre 2018 au théâtre de l’Espérance, à
Genève. J’ai organisé cela seul, sans mettre un pied en Suisse, dans une
ville que je ne connais presque pas, n’y étant passé que deux fois dans ma
vie, et fort brièvement.

Quelques mois plus tard, Jean-Michel met sur pied l’association


Surdouessence Suisse. Il constitue pour celle-ci un comité dont je fais
partie. J’en suis particulièrement ému, moi qui ai toujours fait un parallèle
entre l’organisation d’un salon Surdouessence et celle d’un spectacle des
Enfoirés.

Nous sommes le samedi 16 mars 2019, et j’ai le plaisir de dédicacer au


salon Livre Paris aux côtés de la merveilleuse Charlotte Wils, que j’ai
invitée sur mon stand. Elle y présente en avant-première son livre
Itinéraire d’une ultrasensible, qui sort quelques jours plus tard.

Je vis en ce début de printemps un ovni, une histoire sentimentale qui


est en train de tourner au cauchemar. Elle ressemble à Misery de Stephen
King, et curieusement, ma partenaire elle-même ne cesse de faire cette
comparaison. Je finis par m’en extirper, non sans avoir beaucoup trinqué
au niveau de ma santé physique et mentale. Une fois tiré d’affaire, j’y vois
là le second effet Kiss Cool, après Soledad, pour bien m’apprendre à me
positionner, à ne pas laisser le pouvoir à l’autre dans une relation et
m’oublier. Je me rends compte avec cette mésaventure du troisième type
que j’avais encore besoin de réajustement, de mieux écouter mes vrais
ressentis et mes aspirations.
Après cette expérience, je décrète de faire définitivement une croix sur
toute relation amoureuse, et je m’en porte assez bien. Ce qui me comble
est d’offrir aux amis et au public. Et ne pas être dans une relation
amoureuse me permet d’avoir plus d’espace pour accueillir et aimer les
gens qui sont sur mon chemin. Je suis conscient que cette résolution est
paradoxale pour quelqu’un comme moi, qui ne voit que comme une vue de
l’esprit stérile les grands discours d’amour universel lorsqu’ils ne sont pas
accompagnés d’actes de générosité, et ne met rien au-dessus de l’amour
entre deux êtres. Car même en matière d’expression textuelle, je ne place
rien au-dessus des tirades d’amour, des chansons d’amour et des missives
amoureuses. Et je n’ai jamais tant de satisfaction et de facilité dans
l’écriture que lorsqu’il s’agit de concocter des scènes sentimentales. Je
considère avec ferveur que la plus haute forme d’amour est celle entre
deux êtres, impérieuse, courageuse et infinie, voyage grisant de tous les
instants qui amène toujours plus de conscience, qui tourne la tête mais, à
l’inverse de l’alcool, qui n’affecte pas notre conscience et la rend au
contraire beaucoup plus profonde, beaucoup plus vaste, beaucoup plus
cultivée, affinée. Si l’alcool a tendance à endormir, l’ivresse d’amour nous
réveille, allume le feu dans notre cœur et dans notre ventre, et embrase
l’ensemble de notre être. Mais je ne crois plus que je puisse connaître cela
dans cette vie qui est la mienne.

Ce samedi 19 octobre 2019, c’est le premier salon Surdouessence en


Belgique, à Mons. Je suis tellement heureux, j’attendais depuis longtemps
de pouvoir réaliser cela ici.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

La patience me semble toujours la clef. Si on doute en ne voyant pas arriver tous les
résultats qu’on avait entrevus, on peut reprendre des cercles vicieux et briser une
dynamique qui était en train de tout installer bien tranquillement. La constance et la
patience requièrent de la confiance ; c’est cela qu’il faut cultiver. Combien de fois on
renonce alors que le résultat ou la victoire allaient venir, tout ça parce qu’on les
attendait plus tôt ? Tout vient à point à qui sait attendre. J’ai énormément expérimenté
et été témoin de cette vérité. Qui tient sa ligne et croit en son chemin voit fleurir. Tout
est encore une histoire de ressentis : si on ne se sent pas vraiment bien quelque part,
inutile d’attendre, mais si l’on se sent bien, ne nous impatientons pas, les résultats
arrivent. Même après de grandes prises de conscience et révélations qui impactent
notre vie spectaculairement, on peut encore rencontrer les écueils d’avant dans
certaines situations, ce n’est pas signe d’échec ou de retour en arrière, juste qu’il y a
encore des ajustements à faire, une certaine vigilance à avoir pour ne pas retomber
dans les pièges connus par automatisme. Le découragement est une tentation
saboteuse qu’il est bon d’apprendre à systématiquement déjouer. Parfois, de petites
rechutes permettent de consolider sa position ; connaissant le chemin, on remonte
vite et on n’est que plus fort d’avoir de nouveau expérimenté la dynamique
ascendante.

Le bonheur est souvent dans l’imprévu. Tous ces projets que l’on m’a proposés et
auxquels je n’aurais jamais songé se sont révélés enrichissants, ils m’ont fait grandir.
Si j’avais continué de tourner dans des circuits connus, je me serais limité et je
n’aurais jamais agrandi mon horizon de la sorte et pu toucher tous ces publics.
CHAPITRE 13
POUR UN MONDE
PLUS SENSIBLE
Nous sommes le samedi 30 novembre 2019. C’est aujourd’hui que le
premier salon organisé par l’association Surdouessence Suisse ouvre ses
portes.
Comme nous sommes une équipe, je me retrouve avec moins de choses
à prendre en charge. Ces temps-ci, je connais des remises en question. Je
constate des décalages troublants. J’ai parfois l’impression que personne
ne comprend vraiment ce que je fais. Ce à quoi je m’emploie, c’est à créer
des espaces et des connexions qui permettent aux personnes de se
rencontrer, avec elles-mêmes et avec les autres, et de s’aimer et d’aimer les
autres. L’objectif est de créer de la chaleureuse solidarité. C’est de l’amour
à partager, je ne suis furieusement pas là pour prendre part à des
polémiques stériles sur le haut potentiel ou pour jouer un rôle d’arbitre.

Mon intense remise en question touche même mon métier d’écrivain. Je


me dis qu’après tout, je suis peut-être encore complètement hors sujet,
comme il me semble parfois l’avoir été toute ma vie. D’ailleurs, « Hors
sujet » est le premier titre qui m’est venu à l’esprit quand j’ai pensé écrire
mon autobiographie en 2017. Je l’aurais bien appelée « H.S. », autant pour
« hors sujet » que pour « hypersensible » ou « highly sensitive ». Mais ces
initiales signifiant surtout « hors service », je ne pouvais évidemment pas
retenir ce titre.

Je sais que Surdouessence n’en est qu’au début et continuera de fleurir.


Ce qui laisse entrevoir que je puisse arrêter ces activités, c’est que Jean-
Michel se charge maintenant de perpétuer mon travail. Sans cela, je
n’aurais aucun doute, il ne saurait être question d’arrêter ce magnifique
train joyeux que j’ai mis au monde.

Au château de Rolle, en Suisse, au bord du Léman, une des


conférencières du salon présente la particularité de ne pas avoir été invitée
par moi, je n’ai même jamais échangé avec elle. Il s’agit de
Christine Leclerc-Sherling, américano-franco-suisse, docteure en
psychologie internationale. Faire sa connaissance est un déclic qui est la
réponse à tout, et fait tout rebondir spectaculairement. Trois jours après ce
week-end, Surdouessence est plus fort que jamais. Je mets en place un
salon au cœur de Paris avec une rapidité et une facilité déconcertantes. Et
avec cette fois-ci aucune personne qui soit là pour un remplissage, je
réunis bel et bien mon casting de rêve, des gens que je cautionne
pleinement et que j’ai grand plaisir à inviter, Christine en tête bien sûr.

Christine a tout compris de ce que je fais, peut-être mieux encore que je


n’aurais su le faire ; la côtoyer a définitivement balayé les doutes sur mes
façons de faire. Jusqu’ici trop soucieux uniquement de l’« être », je reviens
grâce à elle dans le « faire ». Cela réveille chez moi beaucoup de choses
qui me permettent un bel équilibre. Je sens que Christine évolue dans un
monde où tout est possible, un monde pleinement présent aux ressentis,
aux émotions, et à l’instant dans toute sa potentialité, un monde où je ne
croise habituellement personne.

Être en lien avec Christine a mis la lumière dans ma vie, là où j’évoluais


jusque-là dans l’obscurité, ne me fiant qu’à mes seuls ressentis. Tout
devient vraiment concordant – enfin concordant ! – et harmonieux, et les
belles connexions s’enchaînent de partout.
J’ai le goût de l’effort. Passé un certain seuil qui semblait très
douloureux, voire infranchissable, on se découvre par l’effort des
supracapacités, on entre dans quelque chose de grisant où tout devient
possible : plus ça devient dense et compliqué et plus ça se révèle simple à
traiter. Faire un effort, c’est se créer ensuite un espace où l’on est
récompensé, car tout est encore plus facile et intense. C’est comme un élan
qui permet de se projeter sur une autoroute, dans un océan de volupté,
d’interactions colorées et de frémissements.

Dans les activités que j’organise, je mets de plus en plus l’accent sur la
haute sensibilité, le haut potentiel sensible. Réunir sous cette bannière est
une bénédiction, parce que cela amène les personnes les plus réceptives,
les plus aimantes, les plus délicates.

Ce n’est pas à nous de nous adapter à la vie à notre détriment, mais


nous ne devons pas entrer en opposition avec elle. Il convient de trouver
comment danser avec elle, comment l’accueillir tout en restant dans
l’accueil de soi confiant et aimant. Et il est nécessaire de prendre notre
espace, de prendre notre pouvoir, en étant pleinement nous-mêmes, en
nous autorisant à camper pleinement ce que nous sommes – ce que nous
avons du mal à faire en tant que haut-potentiel sensible. Le seul endroit où
travailler est notre intérieur, il y a comme des tests à passer, cela va
paraître compliqué, infaisable, mais si on persévère en étant bien aligné et
en ne cherchant pas à forcer, on va trouver le passage vers notre bien-être.
On ne force rien, on fait émerger, on fait se révéler. En recherchant le plus
juste dans le positionnement, en s’offrant aux situations que la vie nous
apporte, nous offre, alors la vie va s’adapter à nous et nous donner des
opportunités totalement inattendues de pouvoir rester dans ce
positionnement juste. La vie va naturellement s’adapter à nous, et pas
l’inverse. Je l’ai expérimenté de façon spectaculaire ces dernières années.
Le plus difficile est de nous convaincre nous-mêmes de nous accueillir et
de nous accepter pleinement. Lorsque l’on a accompli cela clairement avec
soi-même, alors les personnes que l’on côtoie et la vie le font
naturellement. Ce que l’on expérimente à l’extérieur est le reflet de la
façon dont on s’accueille de l’intérieur. Quelqu’un de confiant, d’affirmé,
d’heureux, en paix, pleinement présent, n’attire que des situations positives
et influe positivement sur les personnes qu’il rencontre. Il peut bien y avoir
quelques jalousies de-ci de-là, dans certains contextes, mais c’est quelque
chose d’assez lointain qui ne nous affectera pas parce qu’on est
inébranlable, conscient qu’aider le monde, aider les autres, améliorer le
monde, ce n’est possible que si on est campé sur une base solide et si on
prend totalement notre pouvoir. On ne peut agir que si on est pleinement
là, et pleinement exprimé. On peut se remettre en question, et
heureusement, mais il faut une remise en question dans nos nouvelles
actions et non un doute qui torture et nous fragilise sur nos positions. La
remise en question est un appel à plus de fluidité, à un réajustement, et non
à une auto-attaque contre nos bases que l’on a harmonieusement intégrées
parce qu’elles sont l’émergence de notre vérité profonde.

Il faut avoir confiance, la vie est bien faite. Si elle vous semble vraiment
chaotique, absurde, compliquée et douloureuse, c’est sans doute qu’elle est
éloignée de son essence, étouffée ou diluée par des éléments parasites dont
vous pouvez toujours vous délester. Exprimez-vous, clairement, donnez
votre voix au chapitre. En parlant, on incite tout le monde à le faire et on
impose le respect. En n’étant pas affirmé, on peut donner notre pouvoir à
des personnes perturbées ou malintentionnées, et inciter d’autres personnes
comme nous à se taire.

La vie est évolutive, réactive et adaptable. Nous sommes les auteurs, les
metteurs en scène et les acteurs, nous n’avons pas à subir. Si des influences
extérieures nous heurtent, nous ne devons pas nous en offusquer ou tomber
dans le piège de les combattre, on se retrouverait alors à combattre
stérilement des ombres. Nous avons juste à nous centrer, à bien nous placer
à l’intérieur pour capter ce qui n’est pas juste dans notre attitude, à nous
réajuster, à travailler notre intention, notre détermination. Si l’on est bien
sûr d’être juste, tout va s’ajuster à nous. On peut rencontrer des résistances
au départ, il s’agit du miroir de nos propres résistances, ou une façon de
nous tester sur notre confiance en ce que l’on est et fait. Si l’on subit, la
solution est toujours de revenir à un point où c’est nous qui créons, nous
qui agissons, nous qui choisissons.

Auparavant, quand j’avais souvent l’impression de subir, je me mettais


en position d’écriture, ou devant une page avec un stylo, ou devant un
ordinateur, et j’écrivais. Le changement était total et immédiat, j’écrivais
ce que je voulais. Tout ce qui m’attaquait, j’y répondais vivement, je
choisissais ou non de le faire vivre, je le questionnais, je le confrontais, je
l’amadouais, je l’apprivoisais, je le mettais en perspective, je le
transcendais, je le déjouais, je le contournais, je le sondais, je l’analysais,
je le perçais, je le dédramatisais, j’en riais, ou bien j’exprimais juste
pleinement la souffrance qu’il me causait, mais même là, il n’y avait plus
rien de subi : l’expression de ma souffrance devenait création.

On est vivant quand on s’aime et qu’on sait qui l’on est. On peut rester
très vulnérable en surface, au quotidien, et c’est une très belle chose, mais
on n’est jamais vulnérable au plus profond, là où l’on peut être gravement
blessé et déstabilisé. Le haut-potentiel sensible est roseau. Je suis un
roseau, dans le fonctionnement global de mon être. Les tempêtes ne me
font pas vriller, ce n’est que de l’éphémère, elles peuvent au contraire
renforcer et aviver notre détermination à garder notre cap, elles ne rendent
l’aventure que plus belle, plus intense.

Même dans la plus grande confusion de l’adolescence, ou dans l’état de


désolation après l’épisode Ashram Shambala, j’avais cette certitude en moi
de savoir quoi transmettre, de savoir comment faire, même si j’avais moi-
même lamentablement échoué jusque-là. Ce que je ne savais pas, c’est que
tout était toujours possible, et que d’être tombé dans cette obscurité totale
un bon moment allait même m’aider, permettant à la lumière la plus
profonde, la plus authentique, d’émerger. Ce que j’aspirais à transmettre,
j’ai pu le faire grâce aux rencontres de Saverio Tomasella (d’abord via ses
livres), et de Christine Leclerc-Sherling, qui œuvre à mes côtés dans
Surdouessence.
J’ai un grand besoin d’authenticité. Je trouve folle cette société
contemporaine où il faut dire « en vrai » à tout bout de champ, comme si
les gens pouvaient toujours penser qu’on raconte n’importe quoi.

Le haut potentiel intellectuel en soi me semble un sujet limité ; selon


moi, c’est l’ensemble des atypismes et des différences qui constitue un
sujet faisant progresser la société, et apportant mieux-être à toutes celles et
tous ceux qui se sont trop souvent et injustement sentis décalés, inadaptés,
rejetés. C’est la haute sensibilité qui retient le plus mon intérêt, parce que
c’est le dénominateur commun de tous ces atypismes. Mais comme le
rappelle régulièrement Judy Singer, avec qui j’ai eu la chance d’échanger
lors de la première édition du congrès Atypikessence que j’organise avec
David Boudjenah, la « neurodiversité » (terme qu’elle a créé) n’inclut pas
seulement les atypiques, mais bien l’humanité dans son ensemble. Nous
n’irons nulle part divisés.

Il arrive souvent que quelqu’un vienne me parler en me disant qu’il a lu


mon livre, comme si je n’en avais écrit qu’un. La situation est chaque fois
délicate : de tous, je ne sais jamais duquel on parle, et comme ils sont fort
différents, je nage en eaux incertaines. Je trouve que cela illustre bien ma
vie dans son ensemble : on croit me connaître alors qu’on ne connaît qu’un
aspect de ma personnalité, et je me sens perdu par rapport à l’image que
l’on a de moi.

Le confinement de 2020 a arrêté net ma vie faite tous les week-ends de


dédicaces aux quatre coins de la France, de la Belgique, de la Suisse et du
Luxembourg. Finalement, j’ai apprécié ce changement radical, cela m’a
permis de me poser, de prendre du recul, de me réajuster, d’être moins pris
dans une course qui a parfois l’air de tourner dans le même sillon.
J’acceptais toutes les invitations avec joie, dans un tourbillon de rencontres
nourrissantes et de voyages plaisants, mais il y a un temps pour tout, j’ai
aussi besoin de moments plus introspectifs. J’apprends aussi à dire non, à
être un peu plus sélectif, à définir des priorités.

Au chapitre des révélations à la faveur du confinement, j’apprends


durant celui-ci que le père biologique de ma mère n’est pas le mari de ma
grand-mère et qu’il est anglais.

Je suis animé depuis toujours par la quête de frissons. J’en connais de


toutes sortes, certains sont très rares. Le plus intense que je connaisse
consiste en des secousses sismiques partant de la base de la colonne
vertébrale. J’ai réussi à en vivre un le 29 avril 2021 au matin qui était
exceptionnel : il est arrivé jusqu’au sommet du crâne, en s’étendant au
passage à chaque épaule en direction des bras. Ce type de frissons entraîne
dans son sillage toutes sortes de frissons de nature différente qui se
démultiplient dans tous les sens et inondent les jambes, le ventre et le
cœur. Pour ce qui est de provoquer des frissons sensitivement intenses via
l’extérieur, je découvre avec émotion le Pop Candy, une friandise que l’on
trouve dans les magasins Flying Tiger©. Ça crépite, ça explose presque, ça
fait bouger derrière les oreilles, c’est délicieusement épatant, matérialisant
un pétillement dans le corps et les sens bien plus puissant que celui d’un
champagne.

Lorsque j’écris, je suis parfois dans un tel état que mon conscient ne sait
pas au juste ce que je suis en train de faire. Mes doigts crépitent sur le
clavier de mon ordinateur, tout s’articule et se répond, tout s’écrit comme
une évidence dans tous les sens. Je peux ainsi nourrir plusieurs ouvrages
en même temps. On n’est pas loin de la transe.
J’ai eu la grande joie en 2021 de voir Loriane nous rejoindre dans
Surdouessence. Cette jeune femme suisse confère au projet une incroyable
énergie généreuse, c’est un beau moteur qui nous pousse en avant.

À la suite du prodigieux succès de la série télé HPI, on me parle


beaucoup de l’intuition du haut-potentiel, de cette espèce de sixième sens.
Le sujet est intéressant : effectivement, l’intuition est le résultat d’un
traitement d’informations ultrarapide provenant d’expériences passées,
d’indices externes, et peut-être de perceptions extrasensorielles. Ce
phénomène se produit si vite qu’il demeure en dehors de la conscience et
de la raison, c’est donc typiquement un processus de haut-potentiel. Le
haut-potentiel sensible perçoit les signaux faibles. Par ce seuil de détection
bas, il est une espèce de sentinelle qui permet, en étant la première
personne touchée, de détecter par exemple la pollution d’un milieu. Le
haut-potentiel sensible est nécessaire à des postes-clefs pour savoir ce qui
est en train de se produire et que la majorité ne peut pas encore déceler.
Je connais aujourd’hui une vie sentimentale et professionnelle
finalement en tout point sensationnelle. J’ose à peine parler de moi
tellement je trouve ma situation idyllique, et si j’ose l’évoquer ici, ce n’est
que pour manifester la preuve, venant d’où je viens, passant par où je suis
passé, que tout est possible, que tout peut changer, que le cours peut
s’inverser, que le haut potentiel sensible peut être un beau cadeau, un bon
atout, que les souffrances et les obstacles sont des occasions de nous
ajuster, de nous faire grandir et de nous élever pour atteindre des objectifs
dont nous n’aurions même pas pu rêver.
Avec Saverio et l’équipe de l’Observatoire de la sensibilité, nous tenons
à répandre le terme « haut-potentiel sensible », car il est beaucoup plus
parlant et plus juste que l’appellation « haut-potentiel émotionnel » qui est
réductrice et qui peut facilement porter à confusion. La haute sensibilité
n’est pas une sensibilité anormale, ce n’est pas un trop pathologique, ce
sont des sens et des émotions plus affinés, plus intenses.

CE QUE JE PEUX DIRE AUJOURD’HUI

Je n’ai pas changé de fonctionnement et de particularités. J’ai juste changé ma façon


de les vivre. L’idée des choses n’est plus guère signifiante pour moi. J’ai soif de vie.
Je suis passé du loser patenté, un statut qui semblait la conséquence de mon
fonctionnement, à quelqu’un qui connaît une succession formidable de wins.

Le rapport à la vie du haut-potentiel sensible épanoui est un rapport très amoureux.


On peut voir dans tout une danse amoureuse : tout n’est que volupté, douceur et
communion infinie.

Tous mes rêves constants auxquels je tenais, je les ai concrétisés. Même, d’une
certaine façon, celui d’écrire un dictionnaire, puisque l’éditeur du Trésor de
l’ultrasensibilité m’a demandé de rédiger pour celui-ci un lexique…
Conclusion

Toi qui as ce livre entre les mains, aie confiance en toi ! L’être que tu es
est extraordinaire et mérite la plus grande attention. Si tu te laisses toucher
par la vie dans ce qu’elle a de plus voluptueux, vulnérable et puissant, ton
chemin sera une aventure singulière et riche de délices. Si tu ne te sens pas
bien dans ta vie, change des choses, écoute tes aspirations et oriente-toi
vers elles afin de te sentir bientôt en harmonie. C’est à la portée de tout le
monde. Nous avons toutes et tous une fréquence juste pour nous, un talent
foisonnant à révéler, une source intarissable de bonheur. Tant que nous ne
sommes pas connectés à cela, changeons, bougeons, cherchons,
expérimentons, suivons nos ressentis et émotions. La vie a plus
d’imagination que nous ne pouvons en avoir, et elle recèle des merveilles
surprenantes que nous pouvons découvrir si nous laissons nos ressentis et
nos émotions nous servir de gouvernail.
Il n’y a pas à faire de compromis. Si on se retrouve à faire des
compromis, c’est que nous ne sommes pas à notre place, que quelque
chose n’est pas bien ajusté, qu’on n’est pas au bon endroit, ou avec la
bonne personne, ou bien en accord avec sa vérité singulière. Le moment
est toujours le bon pour oser suivre notre cœur, avoir confiance. Avoir
confiance en ses ressentis, ses inclinations, ses sensations et ses émotions,
et les laisser nous guider, faire taire notre mental. On peut dire à celui-ci,
lorsqu’il se manifeste : « Silenzio, Bruno ! » – si on veut l’appeler Bruno,
comme apprend à le faire Alberto à Luca dans le Luca de Disney.
Il me semble n’avoir rien appris ni compris par l’intellect dans mon
existence. J’ai compris et appris par l’expérience et le ressenti. Je sens,
donc je suis.

Éprouvant de façon exacerbée toutes les particularités de


l’hypersensibilité, les avoir vécues de façon très négative puis de façon très
positive, ayant connu les deux revers de la médaille et percevant comment
on peut « switcher » de l’un à l’autre facilement, je mets à disposition mon
expérience pour qu’elle puisse guider tant celles et ceux qui ont une
sensibilité élevée que celles et ceux qui veulent mieux comprendre le
phénomène.

Nous n’avons pas besoin d’armure pour nous protéger, nous avons
besoin d’amour pour nous envelopper et nous consolider. La différence est
une richesse. Le haut potentiel est quelque chose qui nous confère plus
d’intensité en tout, qui nous réunit en quelques spécificités de
fonctionnement, mais cela ne nous définit pas comme ayant tel ou tel type
de personnalité identique à un autre haut-potentiel. Pouvoir se reconnaître
en tant que haut-potentiel est une étape bénéfique, mais dans le chemin de
l’accueil de soi et de l’amour de soi qui sont les clefs de tout, c’est loin
d’être l’étape finale. Ce sont l’émergence et la floraison de son être le plus
authentique et le plus singulier qui permettent de vivre une vie pleinement
satisfaisante.
Le regard des autres est quelque chose auquel il ne faut absolument pas
donner d’importance, il n’est conditionné que par le regard que l’on porte
sur soi, c’est là que l’on peut tout changer et que tout se joue. Ne laissez
aucun jugement extérieur négatif vous impacter. Creusez votre sillon,
connectez-vous au plus profond de vous. Les chemins les plus plaisants
sont les moins fréquentés et les plus singuliers. Ne conditionnez pas votre
bonheur à des conditions extérieures. Ne cherchez pas à entrer dans un
moule, prenez conscience de votre forme et façonnez-la avec délicatesse à
votre convenance. Vivez votre propre vie, personne ne peut savoir à votre
place, et votre intellect n’est pas bon conseiller ; votre corps et vos
émotions en revanche le sont.

Se complaire, se résigner ou se plaindre ancre des situations qui ne


devraient pas s’installer. Si quelque chose ne convient pas, ou n’est pas
bon pour nous, il faut changer, ne serait-ce que notre façon de voir les
choses, si nous ne sommes pas en mesure de changer le cadre pour le
moment. Il ne faut jamais se désespérer, ne jamais s’adapter au détriment
de notre bonheur, ne jamais perdre de vue qu’il y a toujours des
changements possibles pour être à une meilleure place et dans une
meilleure position pour nous. L’univers conspire à notre bonheur : si nous
mettons en route des actions, il les encouragera, et quand nous sommes sur
le bon chemin, tout s’articule facilement. Nos particularités, si elles sont
vécues harmonieusement, trouveront toujours un contexte où fleurir ; elles
nous rendent plus forts, et rehaussent la saveur de notre existence et de nos
partages.

La douceur est bien souvent la plus grande force, l’amour est la plus
haute forme d’intelligence.
Itinéraire en musique

ALBUMS ÉCOUTÉS EN BOUCLE :

Non homologué, Jean-Jacques Goldman (de 1985 à 1988).


Dorothée et les Schtroumpfs, Dorothée (de 1985 à 1987).
Maman, Dorothée (de 1986 à 1990).
Le Carnaval des animaux, Camille Saint-Saëns (de 1987 à 1989).
Entre gris clair et gris foncé, Jean-Jacques Goldman (de 1987 à
maintenant).
Concerto pour clarinette et concerto pour basson, Wolfgang
Amadeus Mozart (de 1988 à 1990).
Kind of Blue, Miles Davis (de 1988 à 1989).
Canto de pueblos andinos, Inti Illimani (de 1988 à 1992).
Carnaval, Danielle Messia (de 1988 à 2003).
Music is the Healing Force of the Universe, Albert Ayler (1989, puis
2004).
Ainsi soit je…, Mylène Farmer (de 1989 à 1991).
Super Trouper, ABBA (de 1989 à 1991).
Arrival, ABBA (de 1989 à 1991).
Tremblement de terre, Dorothée (de 1989 à maintenant).
Fredericks Goldman Jones, Jean-Jacques Goldman (de 1990 à
maintenant).
L’Autre…, Mylène Farmer (de 1991 à 1992).
Hélène, Roch Voisine (de 1991 à 1992).
Alors regarde, Patrick Bruel (de 1991 à 1992).
Pop music, Thierry Hazard (de 1991 à 1992).
Bouleversifiant !, Les Inconnus (1991).
Les Neiges de l’Himalaya, Dorothée (1991).
Tribal pursuit, Kaoma (de 1991 à maintenant).
Le monde est fou, Pauline Ester (de 1991 à 1992).
Greatest Hits II, Queen (1992).
Descanso dominical, Mecano (1992).
Aidalai, Mecano (1992).
Entre el cielo y el suelo, Mecano (1992).
Ya viene el sol, Mecano (1993).
Sauver l’amour, Daniel Balavoine (1993).
Pochette surprise, Jordy (1993).
Rouge, Fredericks Goldman Jones (de 1993 à maintenant).
Les Murs de poussière, Francis Cabrel (1994).
D’eux, Céline Dion & Jean-Jacques Goldman (1995).
Les Numéros 1 vingt-cœurs, Karen Cheryl (1996).
L’Espoir, Rika Zaraï (de 1996 à 1997).
La Compil’, Les Enfoirés (de 1996 à 2003).
Live à Paris, Céline Dion (de 1996 à 1998).
Pure, Lara Fabian (1997).
En passant, Jean-Jacques Goldman (de 1997 à maintenant).
Le Zénith des Enfoirés, Les Enfoirés (1997).
Station on the Way, Yardena Arazi (de 1997 à 1998).
Reiki Mahamantra, Mahanta Das (de 1998 à 2001).
Carpe diem, Lara Fabian (de 1998 à 1999).
S’il suffisait d’aimer, Céline Dion (de 1998 à 2000).
Jours de fête, Jil Caplan (de 1998 à 2000).
The Book of Secrets, Loreena McKennitt (de 1998 à 2010).
Baïda, Faudel (1998).
Aquarium, Aqua (de 1998 à 2004).
Détournement de son, Fabe (de 1998 à 1999).
Diwân, Rachid Taha (de 1998 à 1999).
Chants of India, Ravi Shankar (de 1998 à 2000).
Om sai ram, Mahanta Das (de 1998 à 2001, puis de 2014 à 2016).
Blue Print, Imhotep (1999).
Le Salon de musique d’Alep, Ensemble Al-Kindî (1999).
Voulez-vous, ABBA (de 1999 à 2001).
Aquarius, Aqua (de 2000 à 2004).
Great Love, Rita (de 2000 à 2002).
Chrysalide, Patrick Fiori (de 2000 à 2002).
Chansons pour les pieds, Jean-Jacques Goldman (de 2001 à 2002).
Nue, Lara Fabian (de 2001 à 2002).
Dónde esta el país de las hadas, Mecano (de 2001 à 2002).
Hotel*s, Stephan Eicher (de 2002 à 2006).
Positif, Jean-Jacques Goldman (de 2003 à 2005).
Les années Warner, Jean-Jacques Goldman (de 2003 à 2006).
Let Go, Avril Lavigne (de 2003 à 2004).
The Album, ABBA (de 2003 à 2004).
Ring Ring, ABBA (de 2004 à 2006).
Hannibal, Les Charts (de 2004 à 2005).
A Love Supreme, John Coltrane (2004).
Kensington Square, Vincent Delerm (2004).
Les Beaux Dégâts, Francis Cabrel (de 2004 à 2005).
El viaje de Copperpot, La Oreja de Van Gogh (de 2004 à 2008).
Histoires naturelles, Nolwenn Leroy (2005).
L’Heure d’été, Marc Lavoine (de 2005 à 2006).
Sacred chants of Devi, Craig Pruess & Ananda (de 2006 à 2009).
Moola mantra, Deva Premal (de 2007 à 2009).
Chaman Dream, Véronique et Denis Fargeot (de 2007 à 2010).
Mini world, Indila (de 2014 à 2015).
The Visitors, ABBA (de 2019 à maintenant).

Mon itinéraire et mon fonctionnement sont certainement encore plus


lisibles, au-delà de mon conscient, à travers cette discographie. On y
trouve le chemin, avec sa base et sa construction, ses étapes et ses
constantes. Il s’agit là à la fois de ce où je me suis retrouvé et de ce dont je
me suis imprégné.
Du même auteur
Espèce de surdoué, éditions Dédicaces, 2018.
Lettres à un jeune zèbre, Rosso éditions, 2019.

Avec Marjorie Levasseur, Le Trésor de l’ultrasensibilité


(préface de Saverio Tomasella), Ellébore éditions, 2021.

Avec Christine Leclerc-Sherling, Flora Gavand et Saverio Tomasella,


Main dans la main vers un monde plus sensible,
Fernand Lanore, 2021.
Leduc

Des livres pour mieux vivre

Merci d’avoir lu ce livre, nous espérons qu’il vous a plu.

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Les éditions Leduc


10 place des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon
75015 Paris

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