Vous êtes sur la page 1sur 100

Cerveau & Psycho N° 116 Décembre 2019 M 07656 - 116S - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@l@g@g";
N°116

COMMENT CHOISIR
Décembre 2019

LE CADEAU IDÉAL ?

Pédagogies
MONTESSORI,
FREINET…
Quels bénéfices pour le cerveau de nos enfants ?

Quels bénéfices
pour le cerveau
des enfants ?
MONTESSORI, FREINET…

TRANSE
L’ART DES CHAMANS EXPLORÉ
PAR LES NEUROSCIENCES
ÉCRANS
MENACE SUR
LA COGNITION
DES JEUNES
COMPLOTS
COMMENT ILS INFECTENT
NOTRE PENSÉE
ORIENTATION
MÉTIER PASSION
OU MÉTIER UTILE ?
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €,
MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
DISPONIBLE EN SEPTEMBRE 2019
ADAPTATION FRANÇAISE ECPA PAR PEARSON

La CELF 5 c’est quoi?

Un test innovant pour évaluer le langage


élaboré et les capacités de communication
Validé scientifiquement
Destiné aux patients de 5 ans à 18 ans 11 mois
Pour les orthophonistes qui pratiquent
le bilan de langage
Pour repérer les dissociations entre le langage
réceptif et expressif, entre la strucuture
et le contenu du langage.
Disponible sur ipad ou en papier/crayon

Des questions sur la CELF 5?


Contactez le service Conseil Clinique à :
conseilclinique@ecpa.fr

www.pearsonclinical.fr
3

N° 116

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 64-69
Michel Desmurget SÉBASTIEN
Directeur de recherches en neurosciences BOHLER
à l’institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod, Rédacteur en chef
à Lyon, il a centralisé plus de 1 000 résultats
de recherches concernant l’impact des écrans
sur le cerveau des enfants.

Arrêtez
le massacre !
p. 24-28
Corine Sombrun
Initiée à la transe chamanique en Mongolie,

D
elle a prêté son cerveau à des expériences
neuroscientifiques pour identifier les bases neuronales
de ces états de conscience modifiée. ouze millions de cerveaux. Deux milliards de connexions
quotidiennes. Ces chiffres représentent le nombre d’enfants
scolarisés en France et le nombre de fois que ces enfants
consultent chaque jour leur smartphone. Le reste du temps
est notamment occupé quatre heures par jour devant un
écran, télévision, tablette ou ordinateur. Presque une heure de sommeil en
moins chaque jour. L’équivalent de trois années de cours perdues. Vingt-cinq
pour cent de vocabulaire en moins.
On a assez joué. Quand les rapports de l’Éducation nationale montrent
p. 38-45 une baisse de 40 % des performances de lecture ou de calcul (division
Jérôme Prado posée, notamment), on ne peut plus se cacher derrière son petit doigt. Le
Chargé de recherche au CNRS, membre vent a tourné. Les yeux s’ouvrent sur le très mauvais ménage entre cerveau
du Centre de recherche en neurosciences de Lyon,
Jérôme Prado a codirigé l’évaluation
et écrans. Michel Desmurget, auteur d’une somme scientifique répertoriant
de la pédagogie Montessori menée à l’école les centaines d’études sur ces impacts délétères, nous révèle où est le nœud
maternelle Ambroise-Croizat, à Vaulx-en-Velin. du problème : notre cerveau a ses propres rythmes, ses propres besoins
ancrés dans ses structures profondes. Dormir. Parler à des humains.
Apprendre au contact de professeurs. Focaliser son attention sur des objets
réels et sur du temps long. Vivre avec son temps, ce n’est plus se jeter à
corps perdu dans des technologies distrayantes, mais prendre conscience
du fonctionnement de notre cerveau, de ses besoins et de ses limites.
C’est peut-être le souci de cette écologie cérébrale qui justifie en partie
le succès des pédagogies alternatives comme Montessori ou Freinet, qui
p. 16-22 encouragent l’apprentissage en situation, la curiosité chère à Jean-Philippe
Tobias Bast Lachaux (page 82), la manipulation d’objets réels et non seulement digitaux.
Professeur agrégé à l’École de psychologie Ces méthodes séduisent de plus en plus de familles et ont déjà commencé
de l’université de Nottingham, en Grande-Bretagne,
il étudie les fondements neuronaux des fonctions
à transformer les pratiques des enseignants. Qui plus est, de nouvelles
cognitives, comme la mémoire et l’attention, études scientifiques semblent les valider. Moins de techno, plus de cerveau,
et enseigne les neurosciences et la psychologie. voilà peut-être l’enjeu des années à venir ! £

N° 116 - Décembre 2019


4

SOMMAIRE
N° 116 DÉCEMBRE 2019
p. 37-56
Dossier
p. 14 p. 16 p. 31 p. 32

p. 6-35 p. 37

DÉCOUVERTES MONTESSORI,
p. 6 ACTUALITÉS TRANSE COGNITIVE
FREINET…
Les grossesses rajeunissent
le cerveau ! p. 24 NEUROSCIENCES QUELS BÉNÉFICES
Notre cerveau nie notre mort « 90 % des gens POUR LE CERVEAU
A-t-on trouvé une substance
antistress ? peuvent entrer DES ENFANTS ?
Le microbiote anti-Alzheimer en transe »
Apprendre à chanter en 5 jours Les états de transe chamanique p. 38 ÉDUCATION
L’intelligence qui dort seraient reproductibles en laboratoire
par des méthodes scientifiques.
MONTESSORI ENFIN
La cause du populisme ?
Les inégalités ! Entretien avec Corine Sombrun AU BANC D’ESSAI
Décriée par les uns, encensée par les autres,
p. 14 FOCUS p. 31 NEUROSCIENCES que vaut réellement la méthode
Longue vie Cartographier Montessori ? Après des années de débats,
les premiers résultats d’études scientifiques.
aux optimistes ! le cerveau en transe Jérôme Prado, Alexis Gascher
Être optimiste pourrait faire vivre De premières études révèlent et Philippine Courtier
jusqu’à dix années de plus. le changement de connectivité dans
Antoine Pelissolo les cerveaux de personnes en transe. p. 46 PSYCHOLOGIE

p. 16 NEUROSCIENCES
Steven Laureys
FREINET SOUS L’ŒIL
Quand le cerveau DES NEUROSCIENCES
p. 32 TRIBUNE La méthode Freinet, basée sur
en fait trop La psychologie : la motivation et l’action des enfants,
De nombreux troubles mentaux correspond-elle aux besoins
résulteraient d’un excès et non un levier pour relever de leur cerveau ?
d’un manque d’activité cérébrale. les défis de demain Olivier Houdé
Tobias Bast Terrorisme, climat, IA : relever de tels défis
suppose de développer la psychologie p. 52 INTERVIEW
scientifique. Le Comité national LES PÉDAGOGIES
de psychologie scientifique et Cerveau
& Psycho créent un prix récompensant
ALTERNATIVES ONT
les recherches les plus prometteuses. DÉJÀ TRANSFORMÉ
Olivier Houdé et Yann Coello L’ENSEIGNEMENT
Ce numéro comporte un encart abonnement Psychologies Magazine sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine.
Édouard Gentaz
En couverture : © anouchka / GettyImages.com

N° 116 - Décembre 2019


5

p. 94

p. 58 p. 64 p. 74 p. 86

p. 92

p. 58-72 p. 74-90 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 RETOUR SUR L’ACTUALITÉ p. 74 PSYCHOLOGIE SOCIALE p. 92 SÉLECTION DE LIVRES


Rouen, la fabrique Peut-on se fier à sa Le Surpoids

des complots première impression ? Stop au burn-out


La méditation,
L’incendie de l’usine Lubrizol est un cas En quelques secondes, vous pouvez gâcher c’est bon pour le cerveau
d’école pour comprendre comment les une relation pour des années. Sachez Tout savoir sur les TOC
théories du complot infectent nos cerveaux. déjouer les pièges du premier regard. pour mieux les vaincre
Sébastien Bohler Stefanie Uhrig Cervocomix
Natura
p. 64 NEUROSCIENCES p. 82 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
Écrans : comment on p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
massacre les cerveaux JEAN-PHILIPPE
de nos enfants LACHAUX
SEBASTIAN
Après des années d’angélisme face au « tout DIEGUEZ
numérique », le couperet tombe : les écrans Être curieux,
sont un fléau pour nos neurones.
Michel Desmurget c’est du sérieux Zola : au bonheur
N’hésitez pas à explorer des voies
apparemment inutiles ou peu productives.
des kleptomanes
p. 70 L’ENVERS Dans Au Bonheur des Dames, Zola
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL Vous en retirerez des bienfaits immenses ! décrit l’émergence d’un nouveau mal
qui fera les délices des psychologues :
p. 84 LA QUESTION DU MOIS
la kleptomanie.
YVES-ALEXANDRE
THALMANN Les femmes
parlent-elles plus
Ne cherchez pas que les hommes ?
votre vocation p. 86 LES CLÉS DU COMPORTEMENT
mais des buts utiles Le cadeau idéal
Vouloir devenir footballeur ou chanteuse Prix, utilité pour le destinataire, valeur
ne rend pas forcément heureux(se), mais symbolique, affective… Que privilégier ?
se fixer des buts qui servent aux autres, oui. Avant tout, un cadeau doit parler de vous.
Melanie Ness

N° 116 - Décembre 2019


6 DÉCOUVERTES
p. 14 Longue vie aux optimistes ! p. 16 Quand le cerveau en fait trop p. 24 90 % des gens peuvent entrer en transe p. 32 La psychologie, un levier

Actualités
Par la rédaction

NEUROSCIENCES

Les grossesses
rajeunissent le cerveau !
À chaque enfant qu’une femme fait,
son cerveau semble remonter le temps
de quelques mois…

A.-M. G. de Lange et al.,


Population-based neuroimaging
reveals traces of childbirth in the
maternal brain, PNAS, 15 oct. 2019.

P our l’organisme des


femmes, avoir un ou plusieurs
enfants est une épreuve. Le corps
se transforme, le fœtus demande
beaucoup d’énergie, « pompe » du
calcium, des vitamines, impose des
changements de structure osseuse,
ligamenteuse… Mais il rend quelque
chose en échange (outre beaucoup
d’amour) : la jeunesse.
Du moins, un peu de jeunesse
cérébrale. C’est ce que révèle une
étude réalisée aux universités d’Oslo,
de Maastricht et d’Oxford, sur
12 000 femmes ayant eu un nombre
variable d’enfants, de 0 à 5 ou plus.
Les chercheurs ont analysé des cli-
chés d’IRM du cerveau de ces mères,
en mesurant plusieurs paramètres
critiques qui permettent d’évaluer
l’âge cérébral. Il s’agit notamment du
volume du cortex, et plus particuliè-
rement de son épaisseur qui tend à
diminuer régulièrement avec l’âge.
Les algorithmes d’analyse volumé-
trique du cerveau permettent
aujourd’hui de relier de façon fiable

N° 116 - Décembre 2019


7

pour relever les défis de demain


NEUROCOGNITION

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


Notre cerveau
nie notre mort

© Shutterstock.com / Natalia Zelenita


Y. Dor-Ziderman et al., NeuroImage,
vol. 202, 15 novembre 2019.

N
l’âge d’une personne à l’épaisseur de responsable de cet effet : œstro-
son cortex, livrant un « âge cérébral » gènes, progestérone, prolactine en
qui diffère plus ou moins de l’âge cas d’allaitement… Ces hormones
chronologique, en fonction de para- stimulent notamment la plasticité
mètres de santé. Ainsi, une personne d’une partie du cerveau impliquée
de 70  ans atteinte d’une maladie dans la mémorisation et la navigation ous savons tous que nous allons
d’Alzheimer a un cerveau qui vieillit spatiale : l’hippocampe. Les œstro- mourir. Certes. Sauf qu’instinctivement, nous nous
plus vite qu’une personne du même gènes, notamment, ont un rôle tro- efforçons d’éviter de prendre conscience de notre
âge mais en bonne santé : son cortex phique en guidant la croissance des mortalité. Et selon Yair Dor-Ziderman, de l’université
s’amincit plus vite – il perd des neu- axones, les longs prolongements de Bar Ilan, en Israël, et ses deux collègues, il existe un
rones et des synapses, ce qui a un nos neurones. La prolactine, elle, mécanisme neurocognitif qui nous permet de nier
effet négatif sur les capacités cogni- semble avoir un rôle protecteur à long notre propre mort, mais pas celle des autres.
tives, au premier rang desquelles la terme, puisque les femmes ayant Pour le prouver, les scientifiques ont mis au point
mémoire. longtemps allaité au cours de leur vie deux expériences avec au total plus d’une cinquan-
présentent de moindres risques de taine de volontaires. L’idée générale de leurs tests
JUSQU’À DEUX ANS ET DEMI développer la maladie d’Alzheimer. consistait à faire visualiser aux sujets des images
DE GAGNÉS À cela s’ajoute l’effet anti-inflam- d’eux-mêmes, ou d’un inconnu du même sexe, ou
En appliquant cette méthode de matoire de la grossesse, puisque encore d’une personne dont les traits mêlaient ceux
mesure à leur échantillon, les cher- l’activité globalement abaissée des des deux visages, chaque scène étant associée à
cheurs ont détecté une corrélation systèmes inflammatoires durant cette un mot, soit lié à la mort – comme funérailles et
entre l’âge cérébral et le nombre de période explique probablement une enterrement –, soit neutre. Les scientifiques ont sur-
grossesses. Si l’on part d’un niveau de moindre susceptibilité à des maladies tout observé l’activité cérébrale de deux zones impli-
référence où l’âge cérébral d’une comme la sclérose multiple, l’asthme quées dans la prédiction des événements futurs :
femme sans enfant est égal à son âge ou la polyarthrite rhumatoïde. Faire l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Lorsque nous
chronologique, on constate qu’une des enfants toute sa vie pour rester entendons un mot évoquant la mort en voyant le
femme ayant eu un enfant a en jeune ? C’est oublier deux problèmes : visage d’une autre personne, ce système de pré-
moyenne un âge cérébral plus jeune la surpopulation mondiale qui va diction se projette dans l’avenir et envisage le décès
de 8 mois que si elle n’a jamais eu de devenir un problème aigu dans un possible de cette personne. Qu’en est-il lorsque c’est
bébé. Pour deux enfants, le bénéfice contexte de changement climatique notre propre visage qui nous est présenté ?
© Shutterstock.com / Shawn Hempel

n’augmente pas, mais il passe à 11 mois accéléré et de raréfaction des res- Dans ce cas, le système de prédiction des sujets
de rajeunissement pour 3 enfants et sources, et la difficulté de concilier s’éteignait. Notre cerveau met hors circuit les dis-
le bénéfice maximal est obtenu au- travail et éducation, dans un contexte positifs qui permettraient d’envisager notre propre
delà de 5 enfants, avec deux ans et où les femmes peinent déjà à faire finitude et qui, selon les chercheurs, se développe-
demi de gagnés pour le cerveau. reconnaître leurs droits à une recon- raient dans l’enfance au moment où nous commen-
Les grossesses semblent donc naissance et un salaire égal. Alors, la çons à comprendre l’inévitabilité de notre disparition.
préserver le cerveau – au moins en liberté est peut-être à ce prix : perdre Ainsi, nous éviterions les pensées trop déstabili-
partie – des atteintes de l’âge. Un un peu de jeunesse d’esprit… £ santes. Pour vivre positivement dans le présent. £
bain hormonal semble en partie Sébastien Bohler Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 116 - Décembre 2019


8 DÉCOUVERTES Actualités 8

NEUROSCIENCES

A-t-on trouvé
une substance
antistress ?
B. F. Corbett et al., Nature Communications,
article 3146, 2019.

S i vous êtes stressé, que ce soit de façon légère, par


exemple à cause de tracas financiers, ou bien de façon plus
aiguë à la suite d’un événement éprouvant, vous risquez de
développer un trouble mental plus grave, comme une dépression
Ainsi, dans cette expérience, les rats les plus résilients après
avoir été attaqués – ceux qui ne montraient pas de signe d’anxiété
lors de rencontres avec des congénères familiers – présentaient
des taux plus élevés de S1PR3 dans leur cortex préfrontal que
les rongeurs devenus anxieux. Et quand les chercheurs ont aug-
menté ou diminué, par des manipulations génétiques, l’expres-
sion de ces récepteurs S1PR3 chez les animaux, ils ont favorisé,
ou un syndrome du stress post-traumatique (PTSD). Mais cer- respectivement, la résilience ou la vulnérabilité au stress. En outre,
taines personnes sont plus à même de récupérer à la suite d’un plus les récepteurs étaient présents, plus les rats étaient résilients
stress, c’est-à-dire résilientes, que d’autres. Pourquoi ? L’équipe de et plus leur cortex préfrontal fonctionnait normalement en réac-
Seema Bhatnagar, de l’hôpital pour enfants de Philadelphie, vient tion à un nouvel événement stressant. Enfin, moins ce récepteur
d’identifier un récepteur neuronal qui favorise la résilience. était présent, plus des molécules inflammatoires délétères pour
Les chercheurs ont travaillé avec des rats, dont certains ont les neurones étaient sécrétées. D’où une perturbation plus impor-
subi un stress chronique social en se faisant attaquer plusieurs tante de l’activité du cortex préfrontal.
jours de suite par un congénère inconnu faisant brusquement Les chercheurs ont ensuite montré que l’expression de S1PR3
irruption dans leur cage. Puis ils ont mesuré dans une partie de dans le sang d’anciens combattants atteints de PTSD était bien
leur cerveau appelée cortex préfrontal médian l’expression d’un plus faible que chez les plus résilients, ne souffrant d’aucun trouble
récepteur neuronal, le récepteur 3 de la sphingosine-1-phos- mental. Même si ces résultats doivent être confirmés, les neuro-
phate ou S1PR3. En effet, cette protéine de la membrane des biologistes pensent que l’augmentation de l’expression de ces
neurones joue un rôle critique dans la régulation de l’inflamma- récepteurs, ou leur stimulation, représenterait un traitement effi-
tion, souvent liée au stress, et le cortex préfrontal fonctionne cace pour lutter contre le stress et ses ravages à long terme. 
anormalement chez les patients atteints de PTSD. Bénédicte Salthun-Lassalle

55 %
L’humilité n’est pas des chercheurs en psychologie de
l’université Duke ont demandé à plus
ce que vous croyez de 400 personnes de s’autoévaluer
par rapport aux autres en fonction
de leurs réalisations ou de leurs traits
positifs, tout en leur faisant passer
«
M erci du compliment, mais des tests d’humilité, d’estime de soi, de risques en plus de
© Focus and Blur / shutterstock.com

je n’ai fait que mon devoir, de narcissisme… Il en ressort que la développer un trouble
je n’ai pas besoin de récompense seule raison à l’humilité est que l’on
pour cela », annonce Annie à son ami considère qu’on n’a pas à être traité
psychiatrique pour les
après l’avoir aidé à rédiger son différemment des autres ou de façon enfants ayant eu très
rapport. Est-ce parce qu’elle sous- spéciale uniquement parce qu’on peu de contacts avec
estime ses aptitudes et ses
réalisations ? C’est souvent ce que l’on
a réalisé quelque chose d’important.
Une vision juste et égalitaire des
des espaces verts.
croit des personnes humbles. Mais relations avec autrui. B. S.-L. Source : PNAS, vol. 116, pp. 5188-5193.

N° 116 - Décembre 2019


9

NUTRITION

J’ai mal, docteur ? Le microbiote


anti-Alzheimer
L orsqu’on vous donne un médicament,
vous vous croyez peut-être le mieux placé
pour savoir s’il vous fait ou non du bien. R. Nagpal et al., EBioMedicine,
Mais Pin-Hao Chen et ses collègues du vol. 47, pp. 529-542, 2019.

B
Dartmouth College ont montré que l’opinion
de votre médecin a de fortes chances
de moduler ce que vous ressentez.
Dans leur expérience, des participants jouant
le rôle de docteurs pensaient donner soit une
crème antidouleur, soit un placebo à d’autres
sujets, qui recevaient ensuite une stimulation ien manger pour éviter
douloureuse. Or les « malades » ont eu moins la maladie d’Alzheimer ? Cela devient
mal lorsque leurs « médecins » croyaient utiliser une véritable piste d’action si l’on en
la vraie crème. Le visage de ces derniers, filmé croit les dernières recherches scien-
par une caméra, affichait alors une expression tifiques révélant que le microbiote,
plus sereine. C’est donc probablement par l’ensemble des bactéries inoffensives
ce biais qu’ils transmettaient leur conviction sur peuplant nos intestins, agit sur notre
l’efficacité du médicament. £ cerveau. Une nouvelle étude les cor-
Guillaume Jacquemont robore : Ravinder Nagpal, de l’école
de médecine Wake Forest en Caroline déclin cognitif et celles en bonne
du Nord, et ses collègues viennent santé mentale présentaient la même

La fumée d’identifier des « signatures » micro-


biotiques associées au risque de
diversité de bactéries intestinales.
Toutefois, certaines « signatures »

de cigarette développer la maladie d’Alzheimer.


Pour ce faire, les chercheurs ont
microbiotiques (des associations
entre certaines bactéries et leurs

rend-elle les travaillé avec 17 personnes âgées en


moyenne de 65  ans, dont 11  souf-
métabolites fécaux) n’existaient que
chez les sujets ayant des troubles

enfants violents ? fraient de déclin cognitif léger, souvent


annonciateur d’une maladie d’Alzhei-
cognitifs, et les chercheurs ont réussi
à les lier à différents degrés d’évolu-
mer, et 6 présentaient une cognition tion du déclin cognitif. De plus, cer-
normale. Ils leur ont proposé, pendant taines souches bactériennes, comme

S i l’on connaît déjà bien les méfaits du


tabagisme sur la santé des plus petits et des
plus grands, une nouvelle étude de l’université
6 semaines, soit un régime contre les
troubles cardiaques, riche en glucides
et pauvre en acides gras, soit, à l’in-
Enterobacteriaceae, étaient plus
nombreuses après un régime médi-
terranéen, tandis que c’était la
de Montréal vient en ajouter un assez verse, un régime méditerranéen, souche Mollicutes la plus répandue
surprenant : plus des enfants ont été exposés pauvre en glucides et riche en acides après le régime censé prévenir les
à la fumée du tabac entre l’âge de 1,5 et 7,5 ans, gras. Avant et après l’introduction de troubles cardiaques. De même, le
plus ils ont de risques de souffrir de troubles chaque régime, les scientifiques ana- régime méditerranéen augmentait le
du comportement et d’agressivité, et d’être lysaient le microbiote intestinal des propionate et le butyrate, alors que
© Shutterstock.com/Macrovector/Pour la Science

en décrochage scolaire à l’âge de 12 ans. participants, la concentration d’acides l’autre régime augmentait l’acétate
Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs gras à chaîne courte dans leurs selles et le propionate.
ont analysé les données d’une cohorte (à savoir les métabolites produits par Il est donc fort probable que le
de 1 000 filles et garçons, en prenant en compte les bactéries intestinales, comme régime méditerranéen diminue le
tous les autres facteurs de confusion possible, l’acétate, le propionate et le butyrate, risque de développer une maladie
comme l’exposition à d’autres drogues et le qui ont un effet sur l’activité cérébrale d’Alzheimer, notamment parce qu’il
niveau socioéconomique de la famille. La fumée et les neurones), ainsi que des mar- rehausse les taux de propionate et
et ses substances nuiraient au développement queurs de la maladie d’Alzheimer dans butyrate, qui sont d’autant plus bas
du cerveau des jeunes, ce qui augmente leur liquide céphalorachidien. chez les patients en déclin cognitif
la probabilité de souffrir d’hyperactivité Résultat : avant le début du que ces derniers présentent des mar-
et de comportements antisociaux. B. S.-L. régime, les personnes souffrant de queurs d’Alzheimer.  B. S.-L.

N° 116 - Décembre 2019


10 DÉCOUVERTES Actualités

NEUROSCIENCES

Le code neuronal
de la beauté
E. Vessel et al., The default-mode network
represents aesthetic appeal that generalizes
across visual domains, PNAS, le 4 septembre
2019.

U n réseau cérébral situé au croisement de nos


perceptions et de nos émotions déterminerait si nous trouvons
une image belle. À première vue, la ressemblance entre La
Joconde, la cathédrale Notre-Dame-de-Paris et une vallée ver-
les aires qui analysent les propriétés visuelles (la couleur, le
tracé, le relief…).
Qu’est-ce que le réseau du mode par défaut ? Il s’agit d’un
ensemble d’aires qui s’activent lorsque nos pensées vaga-
doyante ne saute pas aux yeux. Ces trois éléments ont pourtant bondent ou que nous réfléchissons à nous-mêmes. Ce réseau
une caractéristique commune : ils nous inspirent un sentiment s’éteint habituellement quand nous sommes concentrés sur
de beauté. Peut-être parce qu’un même réseau cérébral est une tâche précise, comme la contemplation d’une image, mais
impliqué lorsque nous les regardons comme viennent de le il semble se réengager pour le jugement esthétique. Connecté
montrer Edward Vessel, de l’institut Max-Planck d’esthétique à de multiples régions cérébrales, il est bien placé pour cette
empirique, et ses collègues. expérience très « intégrative » : quand nous estimons qu’un
Pour identifier ce réseau, les chercheurs ont présenté des tableau ou un paysage est beau, nous prenons en compte des
photographies de paysages, de bâtiments architecturaux ou critères visuels, mais aussi tout ce que cela nous évoque – des

© Shutterstock.com / Everett - Art


de peintures à une vingtaine de participants, tout en mesurant souvenirs, des émotions, des interprétations… Nos pensées
l’activité de leurs neurones par imagerie par résonance magné- vagabondent, piochent dans nos souvenirs personnels…
tique fonctionnelle (IRMf). Ils ont alors découvert que, lorsque Le réseau du mode par défaut pourrait donc synthétiser ces
les participants jugeaient ces images belles, un réseau d’aires différents paramètres afin de produire – ou pas – une émotion
cérébrales connu sous le nom de réseau du mode par défaut esthétique. Reste à déterminer si son rôle s’étend au-delà de
s’activait de façon remarquablement similaire, quelle que soit la beauté visuelle, par exemple à celle d’une poésie, d’une
leur catégorie. L’activité était en revanche très différente dans musique… voire d’un raisonnement scientifique ! £ G.J.

L’intelligence Alors, pourquoi ne pas exploiter


davantage cette capacité de
neuroscientifique Kristin Sanders
et ses collègues de l’université

qui dort… résolution ? L’idée est d’aiguiller nos


rêves vers les problèmes que l’on
Evanston de l’Illinois ont fait écouter
à des volontaires de petits
désire résoudre. Par exemple, si vous bips pendant qu’ils devaient
devez réfléchir longuement à un résoudre des problèmes logiques

D ormir apporte souvent la


solution à bien des problèmes.
Le chimiste Mendeleïev découvrit
problème avant d’aller vous coucher,
faites-le en écoutant une mélodie
simple et répétitive : lorsque vous
ardus, puis ont réémis ces signaux
sonores pendant leur sommeil.
Le lendemain matin, leur capacité de
© Shutterstock.com / Sergj

la classification périodique dormirez, ce léger bruit diffusé dans résolution de ces mêmes problèmes
des éléments au sortir d’un rêve, votre chambre orientera de manière avait augmenté de 55 %. Les génies
et l’écrivain Robert Louis Stevenson subliminale l’activité de votre de la chimie et de la littérature
trouvait dans ses songes la source cerveau vers le problème et l’incitera étaient peut-être les pionniers d’une
d’inspiration de romans comme à le résoudre pendant la nuit. nouvelle branche de recherches
L’Île au trésor. Théorie fumeuse ? Pas du tout. La en neurosciences… S. B.

N° 116 - Décembre 2019


11

NEUROSCIENCES

Apprendre à
chanter en 5 jours
W. Zhao et al., Science,
vol. 366, pp. 83-89, 2018.

100 % légume,
100 % plaisir !
M angez moins de viande ! Des lentilles deux
fois par semaine ! Testez les criquets ! Nous
allons devoir changer de comportement alimen-
u’il est long d’ap-
prendre à chanter ! Des années de
travail et de perfectionnement sont
succinctement HVC. Puis, ils ont pré-
paré le cerveau de jeunes oiseaux
n’ayant jamais chanté à recevoir ces
taire pour lutter contre l’obésité, mais aussi contre nécessaires pour développer l’oreille, impulsions électriques. Pour cela, ils
la surexploitation du vivant et des sols par l’agri- la phonation, le souffle et la coordi- ont injecté dans leur cerveau un virus
culture intensive, surtout par ces temps d’inquié- nation, sans compter la musicalité… qui a contaminé les neurones de ce
tude climatique. Mais comment faire ? Les injonc- Ne pourrait-on faire tout cela plus noyau HVC avec une protéine les
tions hygiénistes montrant leurs limites, des vite, pour gagner The Voice après un rendant sensibles à la lumière. Dès
© Shutterstock.com / Peter Zijlstra

psychologues américains ont testé la voie hédo- petit stage de trois jours ? Voilà une lors, il devenait possible d’exciter ces
niste. Leur méthode : concevoir des étiquettes recherche qui va intéresser nos neurones avec des impulsions laser,
vantant, non pas la valeur nutritionnelle des apprentis sopranos : des neurobiolo- exactement selon la dynamique spa-
légumes et leurs bienfaits sur la santé, mais leur gistes sont arrivés à apprendre à tiale et temporelle délivrée par les
incomparable saveur. Résultat : + 29 % de décisions chanter à des oiseaux mandarins en neurones de leurs maîtres chanteurs.
d’achat en plus par la voie hédoniste, contre seu- vingt fois moins de temps qu’il n’est Les jeunes apprentis n’ont eu besoin
lement 14 % de changement de comportement en habituellement nécessaire, en que de cinq jours pour apprendre à
tablant sur la santé. Exquis salsifis, amours de topi- implantant le code du chant directe- chanter en écoutant les adultes
nambours ! S. B. ment dans leurs neurones. expérimentés.
Chez le mandarin, petit oiseau du C’est donc un véritable copier-
centre de l’Australie, l’apprentissage coller des compétences en chant que
du chant se déroule habituellement les neuroscientifiques ont réalisé.
sur une période de trois mois. Cela Pourrait-on l’envisager avec d’autres
© Shutterstock.com / Oleksandr Shatokhin - Peter Zijlstra

représente l’équivalent de plusieurs aptitudes, comme le langage chez


années à l’échelle de l’existence l’être humain par exemple, ou le sens
humaine. Chaque petit mandarin moral ? Vous verriez-vous prendre
écoute attentivement ses aînés, une leçon de tennis accélérée avec
chanteurs accomplis qui lui servent Roger Federer, des électrodes plan-
de modèle et grâce auxquels il tées dans votre cerveau, ou
apprend par imitation. apprendre à résoudre des équations
À l’université de Dallas, des neu- du huitième degré en dix minutes
roscientifiques ont enregistré l’acti- avec Cédric Villani ? Il est difficile
vité électrique de neurones situés d’anticiper de tels développements.
dans un noyau précis du cerveau de Mais il est indéniable qu’on s’en rap-
mandarin, la partie caudale de l’hy- proche plus qu’on ne s’en éloigne… £
perstriatum ventral, appelé plus S. B.

N° 116 - Décembre 2019


12

Un
Unmagazine
magazineédité parPOUR
éditépar POURLA
LASCIENCE
SCIENCE
170
170bis
bisboulevard
boulevarddu duMontparnasse
Montparnasse
75014
75014Paris
Paris
Directrice des
Directrice des rédactions :
rédactions : Cécile
Cécile Lestienne
Lestienne
Cerveau &
Cerveau & Psycho
Psycho
Rédacteur en
Rédacteur en chef :
chef : Sébastien
Sébastien Bohler
Bohler
Rédactrice en
Rédactrice en chef
chef adjointe :
adjointe : Bénédicte
Bénédicte Salthun-Lassalle
Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Conception
Conception graphique :
graphique : William
William Londiche
Londiche
Directrice
Directrice artistique :
artistique : Céline
Céline Lapert
Lapert
Maquette :
Maquette : Pauline
Pauline Bilbault,
Bilbault, Charlotte
Charlotte Calament,
Calament,
Raphaël
Raphaël Queruel,
Queruel, Ingrid
Ingrid Leroy
Leroy PSYCHOLOGIE

La cause du populisme ?
Réviseuse :
Réviseuse : Anne-Rozenn
Anne-Rozenn JoubleJouble
Développement
Développement numérique :
numérique : Philippe
Philippe Ribeau-Gésippe
Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
Community manager : Aëla Keryhuel

Les inégalités !
Marketing
Marketing etet diffusion :
diffusion : Arthur
Arthur Peys
Peys
Chef
Chef de
de produit :
produit : Charline
Charline Buché
Buché
Direction
Directricedu
dupersonnel :
personnel :Olivia
OliviaLeLePrévost
Prévost
Fabrication : Marianne
Secrétaire général : Sigogne,
Nicolas Zoé Farré-Vilalta
Bréon
Directeur de la
Fabrication : publication
Marianne et gérant :
Sigogne, Frédéric Mériot
Zoé Farré-Vilalta
Ont également
Directeur participé à ce
de la publication et numéro :
gérant : Frédéric Mériot
S. Sprong et al.,

A
Maud Bruguière
A également participé à ce numéro : Psychological Science, 30 septembre 2019.
Anciens directeurs de la rédaction :
Maud Bruguière
Françoise Pétry et Philippe Boulanger
Anciens directeurs de la rédaction :
Françoise Pétry et Philippe Boulanger
Presse et communication
Susan
PresseMackie
et communication
susan.mackie@pourlascience.fr
Susan Mackie – Tél. : 01 55 42 85 05
susan.mackie@pourlascience.fr
Publicité France – Tel. : 01 55 42 85 05 u cours des qua- dans le journal Psychological Science
stephanie.jullien@pourlascience.fr
Publicité France rante dernières années, les inégalités et réalisée par plus de 40 universités
stephanie.jullien@pourlascience.fr
Espace abonnements  entre riches et pauvres se sont creu- dans 28 pays sur plus de 6 000 parti-
https ://boutique.cerveauetpsycho.fr
Espace abonnements  sées à l’échelle mondiale. En 2017, le cipants montre de façon à la fois corré-
Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
https://boutique.cerveauetpsycho.fr projet World Health and Income lationnelle et expérimentale que les
Tél. : 03 67 07 98cerveauetpsycho@abopress.fr
17
Adresse
Adresse
e-mail :
postale :
Database révélait que sur cette inégalités économiques favorisent le
Téléphone : 03 67 07 98 17
Cerveau période les 1 % les plus riches avaient désir des citoyens de recourir à un lea-
Adresse & Psycho - Service des abonnements
postale :
19, rue de&l’Industrie
Cerveau Psycho -–Service
BP 90053
des –abonnements
67402 Illkirch Cedex profité deux fois plus de la croissance der fort pour rétablir un ordre social
19, rue de de
Diffusion l’Industrie
Cerveau - BP 90053 - 67402 Illkirch Cedex
& Psycho  des revenus que les 50 % les plus perçu comme défaillant. Elle l’établit
Contact kiosques : À juste
Diffusion de Cerveau & Psycho  titres ; Stéphanie Troyard pauvres. À partir de 2016, les 1 % les d’abord de façon corrélationnelle, car
Tél : 04 88
Contact 15 12 43 À juste titres ; Stéphanie Troyard
kiosques : plus riches de la planète possédaient plus les inégalités économiques sont
Titre modifiable
Tel : 04 sur le portail-diffuseurs :
88 15 12 43
www.direct-editeurs.fr autant que les autres 99 %, et en 2018, fortes dans un pays, plus le désir de
Information/modification de service/réassort :
www.direct-editeurs.fr
26  grandes fortunes possédaient leader autoritaire apparaît comme exa-
Abonnement France Métropolitaine : autant que la moitié la plus pauvre de cerbé ; puis de façon expérimentale, car
1Abonnement
an – 11 numéros
France– 54 € (TVA 2,10 %) :
Métropolitaine
Europe : 67,75 € ; -reste l’humanité. La même année, en France, en soumettant des volontaires à des
1 an - 11 numéros 54 €du monde :
(TVA 2,10 %)81,50 €
Europe
Toutes les: demandes
67,75 € ; reste du monde
d’autorisation : 81,50 € pour le public
de reproduire, l’Insee confirmait que l’inégalité des situations où des sommes d’argent leur
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
niveaux de vie atteignait le plus fort sont versées de façon inégalitaire dans
documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
niveau depuis 2010, avec 9,3 millions des jeux de société, ils constatent une
documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent d’individus vivant sous le seuil de pau- évolution des attitudes vers un désir
Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
© Pour la Science
Faubourg S.A.R.L.
Saint-Denis, 75010 Paris. vreté équivalent à 60 % du niveau de plus prononcé d’autoritarisme.
Tous
© Pour droits de reproduction,
la Science S.A.R.L. de traduction, d’adaptation et de vie médian. Même en Chine et en Le ressort de l’inégalité, tendu de
représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der Russie l’économie de marché à fait façon mécanique par les virages poli-
représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der exploser les inégalités. tiques tels que le reaganisme, puis par
mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré- Autre grande tendance mondiale, la réduction des dépenses publiques,
© Shutterstock.com / LifetimeStock

mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,


sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré- la montée des populismes et des replis l’appauvrissement de l’État et la baisse
de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
- 75006 Paris). identitaires : Brexit, illibéralisme en des investissements dans l’éducation
de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
- 75006 Paris). Europe de l’Est, Trumpisme, protodic- notamment, se détend mécanique-
Origine du papier : Finlande
Taux de fibres recyclées : 0 % tature brésilienne et russe, absolutisme ment (quoique dans une moindre
Origine du papier : Finlande
« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
Taux de fibres recyclées : 0 %
chinois : partout les « hommes forts » ont mesure en Europe occidentale),
Ptot 0,005 kg/tonne
« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet le vent en poupe. Alors, peut-on voir un d’après cette étude, en propulsant au
Ptot 0,005 kg/tonne
ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
lien entre ces deux lames de fond ? pouvoir des trublions qui mettent en
ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement. Pour la première fois, une étude publiée danger le sort de la planète.  S. B.

N° 116 - Décembre 2019


14 DÉCOUVERTES Focus

ANTOINE PELISSOLO
Psychiatre au Service de psychiatrie adulte et à l’unité
CNRS de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris.

PSYCHOLOGIE

Longue vie
aux optimistes !
Selon une étude récente, croire en l’avenir
prolongerait la vie de presque dix ans…

L ’influence du stress sur cer-


taines maladies graves, notam-
naturelle chez certains d’entre nous,
induit des émotions quotidiennes
personnes initialement interrogées,
à l’aide de questionnaires validés,
ment cardiovasculaires et inflam- plus agréables et incite à l’action, ce sur leur propension à l’optimisme,
matoires, est connue depuis qui pourrait avoir un effet favorable ont été ensuite suivies pendant 10 à
longtemps. Des recherches scienti- sur les comportements de santé et 30 ans pour connaître leur état de
fiques ont même confirmé la noci- donc sur la longévité. Des cher- santé et enregistrer le nombre de
vité des émotions négatives, comme cheurs ont même proposé un effet décès au fil des années. Les résul-
l’anxiété, les angoisses ou l’humeur directement protecteur des émo- tats montrent bien une corrélation
dépressive, sur l’espérance de vie. tions positives sur la biologie de statistique forte entre le niveau
En revanche, peu de travaux portent notre corps, protégeant nos cellules d’optimisme et la durée de la vie.
sur les facteurs psychologiques posi- et notre ADN des effets toxiques du Cette corrélation reste significative
tifs, protecteurs en eux-mêmes stress et du vieillissement. Ceci si l’on tient compte de l’âge initial
contre les maladies et favorisant pourrait passer par le système des personnes, de leur état de santé
ainsi la longévité. Il ne s’agirait pas immunitaire et l’inflammation, ou physique et psychique, et de leurs
seulement de lutter contre le stress aussi par les fameux télomères, mar- éventuels comportements à risque
pour en limiter l’impact, mais égale- queurs de la bonne santé des chro- comme les consommations de tabac
ment de repousser le vieillissement mosomes, dont on sait qu’ils sont ou d’alcool.
et l’espérance de vie. Le fameux : altérés par les facteurs de stress.
« J’ai décidé d’être heureux parce Mais encore faut-il pouvoir LES « SUPEROPTIMISTES »
que c’est bon pour la santé », de prouver la réalité d’un tel effet pro- DÉPASSENT 85 ANS
Voltaire, est-il vérifié par la science ? tecteur de l’optimisme. L’étude Concrètement, les personnes les
publiée par l’École de santé plus optimistes (le quart le plus
LES ÉMOTIONS POSITIVES publique de Harvard apporte des élevé) ont une durée de vie de 9 à
PROTÈGENT LE CORPS éléments convaincants. Ces cher- 11 % plus longue que celle des moins
Parmi les facteurs de longévité cheurs ont étudié 71 173 per- optimistes, toutes choses égales par
supposés figure la propension à l’op- sonnes, en grande majorité des ailleurs. Ces chiffres sont à peine
timisme, c’est-à-dire à envisager les femmes britanniques issues d’une inférieurs à ceux obtenus pour les
choses sous un angle positif, à pen- vaste étude sur la santé des infir- facteurs protecteurs connus que
ser qu’elles évolueront plutôt bien mières, et un groupe plus réduit constitue l’absence de diabète ou de
que mal. Cette tendance, plus d’anciens militaires (hommes). Ces maladie cardiaque. De plus, le fait

N° 116 - Décembre 2019


15

Penser que l’on vivra


longtemps fait du
bien… et augmente
les chances de vivre
longtemps !

d’être très optimiste est associé à une réalisées ont forcément leurs limites : Bibliographie
augmentation nette, de 50 à 70 %, de la l’optimisme n’est évalué ici que par le
probabilité de dépasser l’âge « cano- biais de quelques questions. L.O. Lee et al.,
nique » de 85 ans. Il existe donc bien un Optimism is
lien statistique entre l’optimisme et l’es- PROPHÉTIES AUTORÉALISATRICES ? associated with
pérance de vie. Reste à savoir s’il s’agit La première conclusion de cette exceptional longevity
vraiment d’un lien de cause à effet entre étude, un rien ironique, pourrait être in 2 epidemiologic
cohorts of men and
ces deux variables et, le cas échéant, que les optimistes et les pessimistes
women, Proc Natl Acad
avec quelle explication. Cette étude ne voient juste sur leur avenir ! Mais, plus Sci U S An, vol. 116,
permet pas de répondre directement à sérieusement, les résultats confirment pp. 18357-18362, 2019.
ces questions essentielles, comme d’ail- l’impact qu’a notre profil psychologique
leurs aucune ne peut le faire entière- et émotionnel sur notre organisme et
ment. Mais elle apporte des informa- notre santé. Il s’agit là quasiment de pro-
tions utiles, renforçant un faisceau phéties, ou plutôt de croyances, autoréa-
d’arguments en faveur d’une influence lisatrices : « Je pense que je vais vivre
de l’optimisme sur l’espérance de vie. longtemps, donc je me sens bien et je vis
Ses points forts sont à la fois le nombre plus longtemps ! » C’est encourageant
élevé de personnes prises en compte, la car l’optimisme, comme beaucoup de
durée de suivi longue, et le grand traits de tempérament, est davantage
nombre de variables analysées qui per- déterminé par notre volonté et nos
mettent d’isoler la dimension psycholo- apprentissages que par notre constitu-
gique des autres facteurs protecteurs ou tion, qui ne pèserait qu’à hauteur d’envi-
© shutterstock.com / MJgraphics

néfastes. Il n’est cependant jamais pos- ron 40 %. Il est donc possible de cultiver
sible de repérer tous les liens cachés qui et « d’autoconstruire », au moins en par-
peuvent exister entre ces facteurs agis- tie, son optimisme et un équilibre de vie
sant les uns sur les autres, surtout quand tendant plus vers le positif que le néga-
chaque personne ne peut pas être éva- tif. Avec un double intérêt : vivre plus
luée de manière très étendue du fait de longtemps, mais surtout en bonne santé
la taille de la population. Les mesures et serein ! £

N° 116 - Décembre 2019


16

Quand
le cerveau
en fait trop
Par Tobias Bast, professeur associé à l’École de psychologie de l’université
de Nottingham en Grande-Bretagne.

« Mais où ai-je garé ma voiture ? Pourquoi suis-je étourdi


ce matin ? Mon cerveau n’est pas réveillé ! » Longtemps,
on a cru que des troubles cognitifs et de nombreuses maladies
mentales étaient dus à une activité cérébrale insuffisante.
En fait, c’est le contraire : un manque d’inhibition, donc un
trop-plein d’excitation neuronale, est à l’origine des troubles.
© Getty Images / akindo

N° 116 - Décembre 2019


DÉCOUVERTES Neurosciences 17

N° 116 - Décembre 2019


18 DÉCOUVERTES Neurosciences

A
QUAND LE CERVEAU EN FAIT TROP

neuronale par le blocage de canaux ioniques EN BREF


dans la membrane cellulaire.
£ Quand notre
Cet exemple démontre ce que les neuroscien- cerveau ne semble
tifiques savent aujourd’hui : le fonctionnement pas fonctionner
normal du cerveau repose sur une interaction correctement, nous
finement régulée de signaux excitateurs et inhi- pensons souvent
qu’il est trop peu actif.
biteurs qui circulent à travers les réseaux de Les scientifiques
vez-vous déjà vécu ce neurones. Les cellules nerveuses communiquent croyaient aussi que
genre de situations ? Quelqu’un s’approche de entre elles en sécrétant des molécules de signa- de nombreuses maladies
vous et vous salue amicalement, mais vous lisation, appelées neurotransmetteurs, qui se psychiatriques et
ignorez totalement de qui il s’agit ; ou bien, vous fixent sur des récepteurs d’autres cellules ner- neurologiques étaient
liées à un défaut
essayez de vous concentrer sur ce que vous êtes veuses. Dans le neurone cible, cette liaison pro- d’activité cérébrale.
en train d’écrire, mais vos pensées ne cessent de voque l’ouverture ou la fermeture de canaux
dériver vers votre prochaine destination de membranaires à travers lesquels s’écoulent des £ Toutefois, aujourd’hui,
vacances… Comment expliquer ces errements, ions, de sorte que les courants et la tension élec- ils découvrent en fait
qu’un manque
trous de mémoire ou distractions occasionnels ? triques de la membrane neuronale augmentent d’inhibition, provoquant
Peut-être votre cerveau n’est-il pas tout à fait ou diminuent. Alors peuvent naître (ou pas) ce une surexcitation
réveillé, ou vos cellules grises ne fonctionnent- que l’on nomme des potentiels d’action (des dif- cérébrale, engendre
elles pas à plein régime dès le matin… Associer férences de potentiel électrique membranaire), des troubles cognitifs,
un manque de performance mentale à une acti- qui à leur tour déclenchent une onde d’excita- comme l’inattention
et des pertes de
vité cérébrale insuffisante semble naturel, mais tion le long des prolongements du neurone ; si mémoire, ainsi que
se révèle trompeur. Un excès d’activité peut avoir l’excitation est suffisamment intense, elle pro- des maladies mentales.
les mêmes conséquences. voque la sécrétion de neurotransmetteurs, qui,
Les neuroscientifiques eux-mêmes ont long- ainsi de suite, excitent ou inhibent d’autres cel- £ Peut-on traiter
cette surexcitation ?
temps pensé qu’un manque d’activité dans cer- lules nerveuses. Des études préliminaires
taines régions cérébrales provoquait des ont montré que
troubles cognitifs comme l’inattention ou les LE GABA, UN FREIN NEURONAL des antiépileptiques,
pertes de mémoire. Pour traiter ces problèmes, Le signal inhibiteur dominant du cerveau qui inhibent les
il aurait donc fallu stimuler le cerveau pour dépend d’un neurotransmetteur : l’acide gamma- neurones, seraient
bénéfiques pour
rétablir ces fonctions. aminobutyrique, ou GABA. En se fixant sur ses notre santé mentale.
récepteurs neuronaux, cette molécule diminue le
INDISPENSABLE INHIBITION CÉRÉBRALE potentiel membranaire de sorte qu’il est plus dif-
Pourtant, des études scientifiques récentes ficile pour des potentiels d’action d’apparaître. Le
réalisées auprès de patients atteints de maladies neurone cible est alors moins excité, c’est-à-dire
neurologiques ou psychiatriques prouvent que inhibé (voir l’encadré page ci-contre).
c’est souvent le contraire qui se produit : les
mécanismes d’inhibition neuronale – qui dimi-
nuent ou bloquent l’activité des neurones – ne
fonctionnent plus correctement. Surtout dans des
régions comme le cortex préfrontal, impliqué
dans les processus de planification, de raisonne-
ment et d’attention, et l’hippocampe, notamment
en charge des processus de mémorisation. Moins
inhibés, les neurones de ces réseaux décharge-
raient de façon excessive et incontrôlée.
Prenons le cas extrême d’une crise d’épilep-
Un excès ou un manque
sie. Brusquement, dans une région du cerveau, d’activité cérébrale est néfaste
pour l’attention et la mémoire ;
de nombreux neurones « se surexcitent » en
même temps. Avec des conséquences parfois
dramatiques : crampes musculaires, spasmes,
convulsions, voire perte de conscience. Les une régulation précise
médicaments antiépileptiques agissent de deux
façons, soit en renforçant les connexions inhibi-
est nécessaire pour
trices entre les cellules nerveuses de façon à un fonctionnement optimal
du cerveau
éviter que les influx nerveux se propagent
davantage, soit en atténuant l’excitation

N° 116 - Décembre 2019


19

COMMENT LES NEURONES S’INHIBENT


MUTUELLEMENT

D ans le système nerveux, il existe des neurones inhibiteurs


et excitateurs, qui sécrètent respectivement des
neurotransmetteurs diminuant ou augmentant le potentiel
(en haut) quand un neurone inhibiteur s’amarre
à une extrémité présynaptique de l’axone (le prolongement
où naissent les potentiels d’action) d’un neurone excité.
membranaire de la cellule cible. De sorte que cette dernière Dans ce cas, une seule cellule cible est inhibée. Et l’on parle
s’active plus ou moins facilement (et émet ou pas des potentiels d’inhibition globale (en bas) quand un neurone reçoit
d’action), selon les signaux inhibiteurs et excitateurs à la fois des signaux inhibiteurs et excitateurs et que
qu’elle reçoit. De nombreux neurones sont ainsi reliés le cumul ne permet pas l’apparition de potentiels d’action.
entre eux et forment des réseaux. On parle d’inhibition sélective Dans ce cas, aucun des neurones cibles n’est activé.

Pas de libération de
neurotransmetteurs
Neurone inhibiteur
INHIBITION SÉLECTIVE
Pas de réponse

Présynapse
Cellule cible

Réponse

Neurone excitateur Potentiels d’action Libération de


neurotransmetteurs

Réponse

Un neurone décharge Des potentiels d’action Un neurone inhibiteur actif


beaucoup trop, car il reçoit apparaissent bloque la libération des
des signaux excitateurs neurotransmetteurs au niveau
d’une seule synapse du
neurone excité

INHIBITION GLOBALE

Potentiel inhibiteur postsynaptique Pas de réponse


Neurone inhibiteur

Pas de réponse

Neurone excitateur
Potentiel excitateur postsynaptique
Pas de réponse

Un neurone reçoit Les potentiels Aucun potentiel Aucun des neurones


à la fois une excitation électriques d’action n’apparaît postsynaptiques n’est
et une inhibition membranaires qui excité
en résultent s’annulent
les uns par rapport
aux autres
© Yousun Koh

N° 116 - Décembre 2019


20 DÉCOUVERTES Neurosciences
QUAND LE CERVEAU EN FAIT TROP

L’inhibition neuronale empêche non seule-


ment les crises d’épilepsie, mais joue aussi un rôle
clé dans le fonctionnement normal de l’ensemble
du cerveau. Par exemple, elle module les réac-
tions des neurones afin qu’ils ne déchargent pas
n’importe comment ni n’importe quand, et réa-
gissent correctement aux stimuli qu’ils reçoivent. Trop d’excitation serait fatal
aux neurones : lorsqu’on
En outre, les cellules inhibitrices (qui sécrètent le
GABA) coordonnent l’activité de larges réseaux
de neurones, parfois très éloignés les uns des
autres. Ce qui permet, notamment, de regrouper surexcite de façon prolongée
des régions cérébrales distinctes afin qu’elles col-
laborent de façon synchrone et coordonnée à une
les neurones d’un hippocampe
tâche spécifique. de souris, ceux-ci finissent
par mourir, et l’hippocampe
Que se passe-t-il quand ce frein neuronal ne
fonctionne pas correctement ? D’après différentes
expériences sur des animaux ainsi que des études
réalisées sur le cerveau de personnes décédées, se met à rétrécir
ses défaillances semblent en cause dans de nom-
breuses maladies psychiatriques et neurologiques,
comme la schizophrénie et la maladie d’Alzhei-
mer, ainsi que dans le déclin cognitif lié à l’âge. à Cambridge, ont montré que les patients atteints
Ainsi, dans les cerveaux humains post mor- de la maladie d’Alzheimer ou de déclin cognitif
tem, les chercheurs ont trouvé, entre autres, des ont également un hippocampe hyperactif. Trop
neurones inhibiteurs moins fonctionnels dans le d’excitation serait fatal aux neurones, un fait
cortex préfrontal et l’hippocampe (voir l’encadré confirmé en 2013 par Scott Schobel, de l’univer-
page ci-contre). Le cortex préfrontal, situé à sité Columbia à New York, et ses collègues :
l’avant du cerveau, intervient dans la coordina- lorsqu’on surexcite de façon prolongée les neu-
tion des fonctions cognitives complexes et per- rones d’un hippocampe de souris, ceux-ci finissent
met notamment de se concentrer, par exemple, par mourir, et l’hippocampe se met à rétrécir.
sur un livre, un film ou une conversation. Quant De nombreux chercheurs ont d’abord supposé
à l’hippocampe, situé dans le lobe temporal, il que l’hyperactivité de ces régions, cortex préfron-
est un important centre de la mémoire ; il nous tal et hippocampe, était une manière de compen-
est indispensable pour nous rappeler certains ser le déclin de leurs fonctions cognitives et men-
événements et lieux de notre vie, qu’il s’agisse tales. Ce n’était pas si simple… D’autres études ont
de ce que nous avons fait lors de notre dernier bien vite montré que les troubles de l’attention et
anniversaire ou de l’endroit où nous avons garé de la mémoire correspondent aussi à une activité
notre voiture ce matin… électrique non maîtrisée. L’idée est que nous ne
pouvons nous concentrer sur quelque chose que
TROP D’EXCITATION SERAIT FATAL si des neurones particuliers de notre cortex fron-
AUX NEURONES ! tal réagissent exclusivement à certains stimuli, et
En 1992, Peter Liddle, psychiatre à l’université non à d’autres. Il faut filtrer l’information pour la
de Nottingham, et ses collègues ont découvert que comprendre. De même pour les phénomènes liés
la schizophrénie est associée à une activité céré- à la mémoire : il ne faut pas tout garder
brale… trop intense. Grâce à la tomographie par en mémoire, mais uniquement ce qui est perti-
émission de positons, une technique qui détecte nent en fonction des situations vécues. Cette
les régions cérébrales sièges d’un métabolisme sélectivité n’est possible que si l’hippocampe
accru, les chercheurs ont mesuré l’activité du cer- répond de façon équilibrée aux stimuli extérieurs ;
veau de trente patients atteints de schizophrénie : si les mécanismes d’inhibition neuronale ne fonc-
leur lobe temporal, en particulier leur hippo- tionnent plus correctement, les neurones de l’hip-
campe, était d’autant plus actif que les sujets souf- pocampe s’activent même pour des stimuli insi-
fraient d’une perte de contact avec la réalité. Un gnifiants. Imaginez que, lors d’un cours important
résultat confirmé maintes fois depuis. à l’université, vous soyez aussi attentif à une
Depuis le début du XXIe siècle, de nombreuses mouche qui vole dans le coin de la salle qu’à ce
études, dont celle de la neuroscientifique Reisa que dit l’enseignant. Vous auriez toutes les
Sperling et de son équipe de l’université Harvard chances d’échouer à vos examens.

N° 116 - Décembre 2019


21

S’il en fallait une preuve, en voici une : Voilà qui nous éclaire sur le fonctionnement
en 2014, le psychiatre Jason Tregellas et son de notre mémoire. Imaginez que vous
équipe, de l’université du Colorado à Denver, ont deviez reconnaître un lieu donné. Si, traversant
examiné la mémoire et l’attention de patients une ville inconnue, vous vous retrouvez à la gare
schizophrènes et ont montré que plus l’activité de où vous êtes arrivé deux heures plus tôt, des neu-
leur hippocampe était intense, moins les sujets rones particuliers de votre hippocampe – appelés
étaient performants aux tests. Le lien de causalité cellules de lieu – s’activent lorsque vous vous
devait encore être démontré, et c’est ce que nous trouvez devant la gare. De façon générale, cha-
avons fait avec mes collègues de l’université de cune des cellules de lieu de votre hippocampe est
Nottingham, au Royaume-Uni. Nous avons active lorsque vous occupez une position précise
injecté, soit dans le cortex préfrontal, soit dans dans l’espace, et l’ensemble de ces cellules de lieu
l’hippocampe de rats, une molécule qui bloque forme ainsi une carte neuronale du monde exté-
les récepteurs du neurotransmetteur inhibiteur rieur. Mais vous comprenez bien alors que si
GABA. Puis nous avons implanté de fines élec- diverses cellules de lieux s’enflamment de façon
trodes dans la région concernée pour y mesurer incontrôlable – par exemple, parce que les méca-
l’activité neuronale. Nous avons alors observé nismes d’inhibition neuronale sont perturbés –,
que les cellules nerveuses étaient effectivement vous ne pouvez plus savoir où vous êtes.
désinhibées par la molécule bloquante. Les neu- Stephanie McGarrity, de notre équipe, a mis
rones émettaient de plus en plus de rafales de ce phénomène en évidence avec des rats en 2017.
potentiels d’action. Or on sait que de telles salves
jouent un rôle particulier dans la transmission du
signal neuronal parce qu’elles ont plus de chances
de déclencher une réponse du neurone cible que
des décharges isolées. UNE RÉACTION
SE CONCENTRER, C’EST FAIRE LE SILENCE D’EXCITATION EN CHAÎNE
DANS SON CERVEAU
Vient ensuite un fait très intéressant : Marie
DANS LE CERVEAU
Pezze, dans notre équipe, a découvert qu’une
baisse d’inhibition du cortex préfrontal perturbe
réellement l’attention des rats. Pour ce faire, elle
les a placés face à un mur percé de cinq ouver-
D e nombreuses maladies mentales sont liées à une inhibition neuronale
inadéquate du cortex préfrontal et de l’hippocampe, qui sont alors
« surexcités ». Il s’agit notamment de la schizophrénie, de la maladie
tures. Dès qu’une lumière s’allumait dans l’un des d’Alzheimer, des troubles autistiques, de la dépression et des troubles
trous pendant une demi-seconde, les animaux bipolaires. Ces deux régions du cerveau sont reliées entre elles, mais aussi
devaient y introduire leur museau. Et afin qu’ils à de nombreuses autres zones cérébrales, qui, par conséquent, sont également
réagissent correctement et vite, on avait placé surstimulées et fonctionnent probablement de manière incorrecte.
derrière les orifices un morceau de sucre. Or les Ce qui expliquerait certains des symptômes de ces maladies.
rats au cortex préfrontal désinhibé par la molé-
cule bloquante (dont l’effet, rappelons-le, est
d’augmenter le niveau d’excitation globale du
cortex préfrontal et de l’hippocampe) ont commis
beaucoup plus d’erreurs que les rats non traités.
Soit ils rataient le flash, soit ils se dirigeaient vers
la mauvaise ouverture.
Un excès d’activité du cortex préfrontal ou de
l’hippocampe nuit par conséquent à la mémori-
sation et à la concentration. Mais il ne faudrait
pas croire qu’il suffit d’abaisser l’activité de ces Cortex
zones cérébrales pour que leurs capacités soient préfrontal
optimales : si ces zones ne sont pas assez actives,
tout s’effondre aussi. Ainsi, une puissante inhibi-
tion du cortex préfrontal, ou des lésions de cette
© Cerveau & Psycho

Hippocampe
zone, provoquent des troubles de l’attention simi-
laires. Pour le bon fonctionnement du cerveau,
un niveau intermédiaire d’activation et d’inhibi-
tion est la clé.

N° 116 - Décembre 2019


22 DÉCOUVERTES Neurosciences
QUAND LE CERVEAU EN FAIT TROP

aptitudes cognitives, comme l’ont découvert le


neuroscientif ique compor temental Stan
Floresco et son équipe, de l’université British
Columbia à Vancouver. Notamment, à la
mémoire de travail, qui nous permet de garder

Les médicaments utilisés


à l’esprit pendant une période brève plusieurs
informations nécessaires à la réalisation d’une

contre l’épilepsie, qui inhibent tâche en temps réel (par exemple, retenir les dix
chiffres d’un numéro de téléphone, le temps de
les neurones surexcités, le composer). C’est aussi le cas de la flexibilité

seraient une piste de traitement


mentale, faculté essentielle pour adapter son
comportement à une nouvelle situation – par

intéressante exemple, quand un Français doit conduire à


gauche sur la route, au Royaume-Uni. Floresco
et ses collègues ont aussi montré que la désin-
hibition du cortex préfrontal interfère négative-
ment avec la mémoire spatiale.
Elle a placé les rongeurs dans un bassin rempli Tout cela nous amène donc à une inévitable
d’eau dans lequel ils devaient nager à la recherche question : comment combattre un excès d’acti-
d’une plateforme où ils pouvaient prendre pied, vité, ou plutôt un défaut d’inhibition neuronale ?
laquelle était légèrement cachée sous la surface Car ne l’oublions pas, il y a souvent des troubles
de l’eau. Les rats pouvaient mémoriser l’empla- mentaux à la clé. De ce point de vue, les médi-
cement de la plateforme en se repérant d’après caments utilisés contre l’épilepsie représentent
Bibliographie
des symboles visuels affichés sur les parois du une piste intéressante car ils ont habituelle-
bassin. Après chaque premier essai en début de ment peu d’effet sur les neurones normalement
journée, les rats devaient donc se souvenir de T. Bast et al., actifs, mais freinent plutôt ceux qui ont ten-
l’emplacement de la terre ferme aux tentatives Cognitive deficits dance à s’emballer.
caused by prefrontal
suivantes. Un peu comme nous devons nous sou-
and hippocampal
venir de l’endroit où nous avons garé notre voi- neural disinhibition, UN REMÈDE CONTRE LA DÉSINHIBITION ?
ture chaque matin pour la retrouver rapidement British Journal of Pour explorer le potentiel thérapeutique des
le soir après la journée de travail. Pharmacology, vol. 174, antiépileptiques, la neuroscientifique Michela
Résultat : les animaux dont on avait désin- pp. 3211-3225, 2017. Gallagher et ses collègues, de l’université Johns
hibé l’hippocampe avec des bloquants des récep- R. P. Haberman et al., Hopkins à Baltimore, ont administré un de ces
teurs GABA ont eu de grandes difficultés à Targeting neural composés, le lévétiracétam, à des rats âgés pré-
retrouver le nouvel emplacement de la plate- hyperactivity as a sentant des troubles de la mémoire. Ils ont alors
forme aux essais suivants de la journée. De treatment to stem constaté une réduction de l’activité neuronale
même que les rats dont l’hippocampe avait été progression of late-onset dans leur hippocampe, et une amélioration de
détruit par injection d’une toxine. Alzheimer’s disease, leurs capacités mnésiques. Des premiers résul-
Neurotherapeutics, tats, obtenus sur quelques personnes âgées,
MÉMOIRE, ATTENTION, FLEXIBILITÉ vol. 14, pp. 662-676, 2017. pointent dans la même direction. Les chercheurs
MENTALE S. McGarrity et al., ont par conséquent lancé un essai clinique de
Nous avons réalisé une autre observation Hippocampal neural grande ampleur afin de déterminer si cet antié-
remarquable : les animaux dont l’hippocampe disinhibition causes pileptique ralentit le déclin mnésique des indi-
avait été désinhibé présentaient également des attentional and memory vidus aux premiers stades de la maladie
troubles de l’attention face au mur à cinq trappes. deficits, Cerebral Cortex, d’Alzheimer.
vol. 27, pp. 4447-
Et ce, même si l’hippocampe ne contribue pas En attendant les conclusions de cette étude,
4462, 2017.
directement à la fonction cognitive associée. En une idée semble se préciser : dans notre cerveau,
effet, des lésions de l’hippocampe n’affectent en M. Pezze et al., excitation et inhibition doivent s’équilibrer pour
Too little or too much :
général pas la performance de divers animaux que soit possible un fonctionnement cognitif
Hypoactivation and
dans ce test ou d’autres du même genre. Mais il disinhibition of optimal. Ces résultats ne vont pas dans le sens
est probable qu’un hippocampe trop actif inter- prefrontal cortex cause des techniques actuelles d’« amélioration cogni-
fère avec l’activité du cortex préfrontal pendant attentional deficits, tive », comme le proposent certains médica-
qu’il contrôle l’attention, car ces deux régions Journal of Neuroscience, ments ou la stimulation magnétique transcrâ-
sont étroitement liées dans le cerveau. vol. 34, pp. 7931- nienne. La surstimulation du cerveau n’est pas
Une hyperactivité des neurones préfrontaux 7946, 2014. toujours une bonne chose. Comme souvent dans
peut nuire de la même façon à d’autres la vie, il s’agit de trouver le juste milieu. £

N° 116 - Décembre 2019


PUBLICITÉ

FORMATION S’affirmer de façon professionnelle

FRANÇOIS BOCQUET
Fondateur de l’Institut François Bocquet,
centre de recherche et de formation en psychologie d’entreprise

Une deuxième chance pour


affirmer sa singularité
4 bonnes raisons de vous octroyer (enfin) des permissions

L
a compréhension des mécanismes de neuro-
divergence chez l’enfant est un acquis récent, La formation “S’affirmer en situation
un champ d’exploration en émergence. professionnelle” vous permettra de :
Les souvenirs d’écolier d’autrefois sont parfois
douloureux, avec un goût amer d’infantilisation. Développer une attitude de force tranquille pour exercer
Longtemps les systèmes éducatifs ont ignoré la une influence crédible.
différence de l’enfant influençable ou hésitant que Construire son image professionnelle pour assumer son
vous étiez peut-être alors. Il n’est pas impossible rôle avec aisance.
que votre formation (formatage ?) valorise davan- Maîtriser les techniques professionnelles de l’affirmation
tage l’excellence ou la conformité que l’écoute de de soi.
votre caractère unique, de vos compétences rares.
Savoir utiliser judicieusement ces techniques en fonction
C’est peut-être pourquoi il vous est difficile du contexte (entretien, réunion, situations de crise).
aujourd’hui d’oser parfois dire Non aux autres ou
de vous dire Oui, vraiment ; de vous octroyer les
permissions nécessaires à la réalisation de ce Soi Réservez votre place dans la ville de votre choix :
enfoui qui quelquefois s’obstine à vouloir exister. Formation disponible dans plus de 35 villes
L’entreprise ou la famille prennent parfois la Angers : 18-19 juin 2020 BordeAux : 30-31 mars 2020
relève de l’école. Elles perpétuent alors une dijon : 30-31 mars 2020 LiLLe : 26-27 mars 2020
certaine culture de l’excellence ou de la conformité, Lyon : 27-28 janv. 2020 ou 22 et 23 juin 2020 MArseiLLe :
à l’abri de laquelle il sera difficile de grandir, de 10-11 fév. 2020 Metz : 16-17 mars 2020 MontpeLLier :
devenir autonome et lucide. 14-15 mai 2020 nAntes : 28-29 mai 2020 pAris : 23-24
Continuez-vous à vous raconter des fables ? janv. 2020 ou 30-31 mars 2020 ou 6-7 juillet 2020 rennes :
Vous donnez-vous la permission de déployer vos
ressources, vos motivations et vos talents cachés ?
8-9 juin 2020 rouen : 12-13 mai 2020 strAsBourg : 5-6
mars 2020 touLouse : 21-22 sept. 2020
Nous aimerions vous faire profiter du travail de
Retrouvez toutes les villes sur www.performances.fr
recherche que nous menons à l’Institut depuis 1986 Recherche par Code web : AZF
sur l’exploration de la personnalité, consciente ou
inconsciente, visible ou invisible ; mais également 20% de réduction pour les lecteurs de Cerveau&Psycho
sur la manière dont la singularité profonde peut Réservation par téléphone au 01 64 23 68 51 avant le
enfin se révéler, en pratique, dans un contexte 15 janv. 2020 | Code promo : CERV58
privé, social ou professionnel.

InstItUt FrançoIs BocqUet | www.performances.fr


P lu s d e 1 5 5 0 0 0 P r o f e s s i o n n e l s f o r m é s d e P u i s 1 9 8 6
24

Transe chamanique ou cognitive ?


Il y a presque vingt ans, expériences avec plusieurs Du chamanisme reconnues comme des
Corine Sombrun, équipes de recherche en au cognitivisme, un pas pratiques fondées sur des
ethnomusicienne en neurosciences, d’abord au est franchi. bases cérébrales naturelles.
voyage en Mongolie, fait Canada puis en Belgique. Peut-on parler de ces états Il est encore trop tôt pour
l’expérience d’une transe Avec ténacité et patience modifiés de conscience de savoir si la transe suivra
spontanée lors d’une elle parvient à induire manière scientifique sans le même chemin – et
cérémonie chamanique un état de transe à la verser dans l’ésotérisme ? s’accompagnera de
et entre en communication demande, ce qui permet Cela vaut en tout cas bénéfices thérapeutiques
avec « les esprits ». Non, aux chercheurs de ces la peine de s’y intéresser. comparables –, mais
vous n’êtes pas dans laboratoires reconnus Comme le signale Steven l’exploration fait aussi partie
un journal d’ésotérisme ou d’étudier cet état Laureys, neurologue des démarches que nous
de sciences paranormales, de conscience particulier, travaillant avec Corine voulions vous faire partager.
mais dans Cerveau & grâce à l’arsenal des Sombrun, la démarche À vous de vous faire votre
Psycho. Car les multiples moyens de mesure scientifique n’exclut pas avis. Coup de chance,
rebondissements de cette électroencéphalographique un phénomène de pri me le film relatant l’histoire
histoire sont nettement plus et d’IRM. D’où une première abord, mais cherche à le de Corine Sombrun est en
scientifiques : quelques signature de l’état de comprendre. C’est de cette ce moment sur les écrans.
années plus tard, Corine « transe cognitive » visible façon que l’hypnose Joignez l’utile à l’agréable…
Sombrun mène des en imagerie. et a méditation ont été Sébastien Bohler

« 90 % DES GENS


PEUVENT ENTRER
EN TRANSE »
En 2001, après le décès de transe provoqué spontanément, sans
votre mari dont vous n’arri- préparation. J’ai été très surprise,
vez pas à faire le deuil, vous complètement prise au dépourvu.
partez pour un long voyage en
Mongolie. C’est là, lors d’une Étiez-vous consciente de ce
cérémonie chamanique, que qui se passait ?
le son des tambours provoque Oui ! C’est cela qu’il y a de particu-
en vous une réaction inatten- lier avec les états de transe, comme
due. Pouvez-vous nous décrire pour l’hypnose ou la méditation. Ce
ce qui se passe alors ? sont des états de conscience modi-
.Corine Sombrun : Soudain, mes fiée, dans lesquels vous n’êtes pas
mains se mettent à trembler, je com- anesthésié ou endormi, mais où
mence à renifler comme un animal, vous percevez le monde, votre corps Sorti le 30 septembre 2019,
à bondir et à pousser des hurlements et vos sensations différemment. le film Un monde plus grand
de loup. Je me suis littéralement Vous gardez une forme de contrôle est l’histoire d’un parcours
transformée. C’était un état de sur ce que vous faites et ce que vous initiatique.

N° 116 - Décembre 2019


DÉCOUVERTES Neurosciences 25

Ce n’est tout de même


pas cette menace qui vous
a convaincue ?
Non. C’était l’idée que le chaman
puisse communiquer avec les morts.
Un espoir que notre société ne donne
pas. J’avais besoin, d’une façon ou
d’une autre, de renouer avec
l’homme que j’avais perdu. Lorsqu’il
est parti, nous nous sommes juré de
nous retrouver. Je ne vais pas vous
dire que je sais ce que cela peut si-
gnifier. Mais il me semble que toute
personne en deuil pense que si elle
retrouve l’autre, peu importe la
forme que prendra cette retrou-
vaille. Pour les croyants, il s’agit
d’une véritable communion dans
l’au-delà. Pour certains chercheurs,
il s’agirait plutôt d’informations pré-
sentes sous forme de fréquences
auxquelles le cerveau aurait la capa-
cité d’accéder, et plus particulière-
ment quand son fonctionnement est
modifié par l’état de transe.
Pour les Mongols, la fonction du
chaman est de communiquer avec
les esprits. Ce que les anthropolo-
gues appellent un « double immaté-
Corine Sombrun, ethnomusicienne riel ». Dans cette conception du
et spécialiste du chamanisme mongol,
© RaoulDobremel

monde, chaque être vivant a un


a transféré l’étude des états de transe
des plaines de Mongolie vers double immatériel appelé « esprit ».
les laboratoires de recherche Le chaman en transe communique
en neurosciences. avec ce double immatériel. Ce qui lui
permet de recueillir des informa-
tions permettant, par exemple, de
résoudre un problème dans la vie
pensez, mais tout est différent. J’au- société savante et organisée, est to- d’un des membres de la communau-
rais pu mettre un terme à cet état, talement incapable d’expliquer ? En té. Chez les chasseurs-cueilleurs,
mais je ne savais pas encore que je occident, lorsque vous parlez de c’est souvent une information sur le
pouvais le faire. cela, on vous envoie en psychiatrie. lieu où peut se trouver le gibier… Il
En Mongolie… on vous dit que vous y a l’idée que les esprits aident les
Pourquoi avoir voulu êtes une chamane. hommes à vivre en harmonie avec
recommencer ? Toujours est-il qu’à cette époque je leur environnement.
Au début, je n’en avais pas l’inten- n’ai pas eu envie de revivre ce genre
tion. Déjà, je n’étais pas venue en d’expérience. Le chaman qui Vous avez donc été déclarée
Mongolie pour cela, mais pour faire conduisait la cérémonie m’a dit que chamane par ces Mongols. Et
un reportage ! Et voilà que je me j’avais un don, que j’avais reçu vous êtes entrée en commu-
retrouve à me « transformer » en « l’étincelle chamanique » et que nication avec votre double
loup dans une yourte, au son des mon destin était de devoir conti- immatériel ?
tambours. Vous imaginez le choc ? nuer cette pratique en étant formée C’est l’impression que j’ai eue. Dans
Au moment où cela se produit, cela par l’un d’eux. Son discours était mon cas, ce double immatériel a été
me fait peur, je ne comprends pas. pour le moins inquiétant : si je ne un loup. Et une fois possédée, je ne
Comment se fait-il qu’à 40 ans, je faisais pas ce que les esprits me di- suis plus Corine Sombrun. Je ressens
fasse une expérience que la société saient, il allait m’arriver les pires ce que peut ressentir cet animal. Je
rationnelle dont je suis issue, cette malheurs… ne suis donc plus dans la perception

N° 116 - Décembre 2019


26 DÉCOUVERTES Neurosciences
« 90 % DES GENS PEUVENT ENTRER EN TRANSE »

de mon corps, mais j’ai l’impression


d’avoir une truffe, des pattes, de re-
nifler comme un animal. Difficile à
croire, je sais… Vous pouvez parler
aux arbres. Leur trouver une person-
nalité. Rire devant une fleur qui a
une personnalité « drôle ».
Cela paraît délirant.
C’est bien pour cela que j’ai décidé
d’aller voir des chercheurs ! Pour
comprendre. Les médecins pla-
quaient sur mon cas les schémas ha-
bituels de la psychiatrie – délire, schi-
zophrénie –, on était en 2001, donc
© Un monde plus grand - Haut et Court / 3x7 Production

encore moins ouvert à ces questions


qu’aujourd’hui. Avec les chercheurs,
c’est différent car la démarche de re-
cherche suppose une exploration. Un
fait est inexpliqué ? On se penche
dessus, on réalise des mesures, des
protocoles, pour recueillir des don-
nées et essayer de comprendre. Com-
prendre, c’est ce que je voulais.

Comment se sont passées


ces recherches ?
Il m’a d’abord fallu mettre au point
des outils pour reproduire la transe de
façon régulière et fiable, sans le dispo- spectres sonores les plus efficaces, et C’est aussi simple que cela ?
sitif lourd et complexe d’une cérémo- j’ai ainsi pu isoler des fréquences pré- Il n’y a aucun danger ?
nie mongole. J’avais compris que cises qui fonctionnaient bien mieux Si, si… le danger apparaît lors de la
c’était le son du tambour qui me fai- que le tambour seul. L’outil était très première écoute, où la personne, si
sait entrer en transe. Avec les cher- efficace sur mon cerveau… elle souffre des suites d’un choc
cheurs, nous sommes partis du point émotionnel, ou n’est pas psychique-
de vue que la transe était une fonction Et sur d’autres personnes ? ment bien stable, peut vivre ce que
cognitive, un peu comme l’état hyp- J’ai alors commencé à tester cet outil les psychiatres appellent une « dé-
notique ou méditatif, et non une pa- avec des étudiants des Beaux-Arts de compensation psychotique ». C’est-
thologie qui surviendrait de manière Nantes, et ce fut impressionnant : à-dire, en l’occurrence, qu’elle reste
anormale chez de rares personnes. Le 80 % des étudiants sont partis en en transe. C’est ce qui m’est arrivé
fait que seulement 1 personne sur transe à la première écoute ; et 90 % en Mongolie. Le choc émotionnel
100 000 y arrive en Mongolie pouvait aux suivantes. Il était clair, dès lors, provoqué par le deuil a sans doute
tenir à deux explications : soit les cha- qu’il s’agissait d’un potentiel du cer- fait que je n’avais aucune intention
mans avaient un cerveau particulier, veau, une potentialité en sommeil de « revenir ». C’est alors le chaman
différent, soit le son du tambour chez une immense majorité de per- qui, en transe, dit avoir fait ce qu’il
n’était pas un stimulus très efficace, sonnes, mais qui était bien existante. fallait pour me ramener. Il faut donc
auquel cas un autre type de stimulus L’autre découverte était que non seu- que les personnes encadrant l’expé-
aurait été à même de provoquer cet lement la transe était relativement rience soient suffisamment formées
état chez de très nombreuses per- facile à mettre en œuvre, mais qu’il à l’utilisation de la transe pour être
sonnes. En privilégiant la seconde était aussi très vite possible d’ap- elles-mêmes capables de ramener
hypothèse, ma formation de musi- prendre à l’induire par la seule vo- un sujet. Je vous rassure ça reste
cienne m’a permis d’isoler des sons lonté. Et en 2015 nous avons lancé une exception, mais il faut y être
particuliers, au sein du spectre sonore un programme de recherche avec préparé et rester prudent. Notre but
du tambour, qui se sont révélés plus 600 volontaires, qui livre toujours la n’étant pas d’accompagner des thé-
efficaces que d’autres. J’ai pratiqué même proportion de 90 % de per- rapies, seuls des professionnels de
des transes dans des studios d’enre- sonnes réceptives à la transe et ca- santé pourront le faire, nous organi-
gistrement à Paris, pour repérer les pables de l’auto-induire. sons donc des entretiens préalables

N° 116 - Décembre 2019


27

diverses mesures, et elles ont prin-


cipalement révélé, d’abord dans le
laboratoire de Pierre Flor-Henry, à
Edmonton, au Canada, un transfert
de prédominance de l’hémisphère
gauche vers l’hémisphère droit.

La transe L’interprétation très simplifiée de ce


phénomène est la suivante : toutes

pourrait les représentations purement ra-


tionnelles de ma personne et du

reposer sur monde environnant tendent à s’ef-


facer car elles reposent principale-

une modification ment sur l’activité de l’hémisphère


gauche. En revanche, les ressources

de l’activité
de l’hémisphère droit, plus intui-
tives et fondées sur les sensations et

du cerveau
les émotions, ont pris le dessus.
Cela cadrait assez bien avec mon

gauche et du
ressenti, cette impression de ne plus
être Corine, mais quelque chose

cerveau droit
d’autre, un animal, un arbre, un per-
Le lien avec la nature est presque sonnage, d’avoir une perception
indissociable de la transe. Dans cet aiguisée de la nature et de mon envi-
état de conscience modifiée, le sujet
ressent la réalité à la façon d’un ronnement. Ce mécanisme pourrait
animal, entrant en communication être un petit indice à l’origine de la
avec l’ensemble du règne vivant.
perception d’un « monde des esprits »
par les chamans, mais nous sommes
très loin de pouvoir en comprendre
pour éviter ce risque. L’objectif de l’état de conscience ordinaire. Tout l’intégralité. La magie reste entière,
nos recherches est avant tout de cela est très préliminaire. et ce n’est pas plus mal !
montrer que la transe est un état de
conscience modifiée qui fait partie Dans le film Un monde Vous avez ensuite entamé
du registre cognitif normal du cer- plus grand, on vous voit une collaboration avec
veau, comme l’hypnose et la médi- – incarnée par l’actrice le professeur Laureys,
tation. De ce point de vue, l’évolu- Cécile de France – vous prêter au service de neurologie
tion des recherches sur ces thèmes à des expériences d’imagerie du Centre hospitalo-
autrefois « ésotériques » a montré cérébrale. Comment cela universitaire de Liège…
que ces états de conscience modifiée s’est-il passé, et que vous Par rapport aux études menées au
étaient bel et bien physiologiques. ont enseigné ces mesures ? Canada en 2007, nous avons progres-
D’autre part, il s’agit d’explorer le Pour pouvoir me prêter aux me- sé dans la résolution des mesures, en
potentiel thérapeutique de ces états. sures d’électroencéphalographie et passant de 48 électrodes crâniennes
Pour cela nous avons commencé à d’IRM fonctionnelle, il m’a fallu à 256. Avec Steven Laureys, nous
former à la transe des médecins, entrer en transe « toute seule », sans avons fait, en plus de l’imagerie par
psychologues et psychiatres, suscep- sons ni tambours. En ce qui me PET-scan, des mesures par IRM et
tibles de nous donner des réponses. concerne tout est parti du corps : avec des appareils de stimulation
Un psychiatre comme Patrick Le- lorsque je suis en transe, mon corps magnétique du cerveau… Le but sera
moine, voudrait par exemple explo- se met à faire des mouvements que de cartographier les états de transe,
rer la voie de l’utilisation de la je n’ai pas décidé de faire. C’est le comme cela a été fait pour l’hypnose,
transe pour des sujets souffrant de cas pour la plupart d’entre nous… et de détecter des régularités en pro-
certains troubles de la dissociation. En cherchant à reproduire ces mou- cédant sur des cohortes de volon-
Nous avons aussi un projet de re- vements, je suis peu à peu arrivée à taires « transeurs » (formés à cela, en
cherche sur les mécanismes de réé- provoquer la transe de façon auto- dehors de la tradition chamanique).
ducation, certains indices pouvant nome, puis en activant les représen- Nous avons déjà réuni une première
laisser penser que l’état de transe tations motrices internes de ces cohorte de 27 participants. Les résul-
permettrait au cerveau de trouver mouvements, sans bouger. Nous tats seront bientôt publiés (voir l’in-
des alternatives plus efficaces que avons alors pu mettre en place les terview de Steven Laureys, page 29).

N° 116 - Décembre 2019


28 DÉCOUVERTES Neurosciences
« 90 % DES GENS PEUVENT ENTRER EN TRANSE »

Au bout du compte, sur un


plan personnel, que vous a
apporté la transe ?
Au début, beaucoup de questionne-
ments, y compris sur ma santé men-
tale. Mes amis se posaient des ques-
tions. Sans parler du psychiatre…
Mais les choses ont évolué au- Lors des cérémonies, c’est le
jourd’hui et on commence à voir d’un
autre œil les états de conscience mo- son du tambour qui provoque
difiée. Ensuite, je peux dire que cela
a développé chez moi une plus l’entrée en transe. Le sujet
grande confiance en mes capacités.
Lorsque vous découvrez que vous pénètre alors dans un état où les
chamans considèrent qu’il est en
pouvez percevoir le monde d’une fa-
çon totalement différente, grâce à

communication avec les esprits


une compétence que vous avez ac-
quise et que vous maîtrisez, vous
vous sentez plus armé face à ce que
la vie vous fait traverser. L’univers des
états de conscience modifiés nous
connecte aussi à d’innombrables tra- rément voulu voir ce qu’il y avait der-
ditions. Sur 480 sociétés tradition- rière cette porte, et j’ai trouvé derrière
nelles étudiées par les anthropolo- un vide infini, et j’ai eu extrêmement
gues, on relève l’existence d’une peur. Derrière la porte, il n’y avait
forme institutionnalisée de pratique rien. Je n’ai pas retrouvé mon amour.
de la transe dans pas moins de 90 % Je l’ai fait plus tard, d’une façon inat-
d’entre elles. Que ce soient les oracles tendue. C’était après une transe, un
antiques (la fameuse Sibylle, à jour que je marchais autour d’un de
Delphes, en Grèce), les derviches ces petits monticules de pierres que
tourneurs de l’Islam, les chamans les Mongols édifient à l’entrée des val-
d’Amazonie ou du Mexique (qui uti- lées et qu’on nomme ovoo. Ce n’était
lisent des psychotropes comme l’aya- pas à proprement parler une vision,
huasca ou le peyotl), ils nous montrent on pourrait plutôt dire que je l’ai vu
que l’humanité se tourne vers ce en imagination. Mes sens étaient en
fonctionnement cérébral comme res- alerte, aiguisés, je venais de sortir de
source pour répondre à un besoin de la pièce où s’était tenue la cérémonie
la société. Les peuples premiers ne et j’ai visualisé la scène de manière
sont pas fous : ils font de la transe très réaliste. J’ai discuté avec lui, il
parce que cela leur est utile d’une était là, je l’ai senti. Et puis il m’a dit
façon ou d’une autre. Que ce soit de lâcher sa main, d’arrêter de le
pour résoudre des problèmes concrets chercher. C’était frustrant. J’étais à la
en « consultant » les esprits, ou pour fois triste et comme rassurée. Après
aborder la question de la mort. cela, j’ai compris que je ne le retrou-
verais pas, que c’était terminé. J’ai
Dans le film, cet aspect est compris que ma recherche, pendant
constamment en filigrane. trois ans, m’avait permis de vivre ce
C’est le point de départ de moment, mais que c’était terminé, je
votre cheminement avec ce devais accepter ce deuil. J’ai pris
deuil ; et puis vous dites voir conscience aussi qu’en le cherchant,
en transe une porte, prête à j’avais fini par trouver un « moi » que Bibliographie
s’ouvrir, comme si la réponse je ne soupçonnais pas. Cela a porté
se trouvait derrière. L’avez- ses fruits sur bien d’autres plans que https ://www.hau-
vous poussée ? je n’avais pas prévus. tetcourt.com/films/un-
Au cours de la deuxième année que Propos recueillis monde-plus-grand/
j’ai passée en Mongolie, j’ai désespé- par Sébastien Bohler

N° 116 - Décembre 2019


DÉCOUVERTES Neurosciences 29

Cartographier
le cerveau
en transe
Par Steven Laureys, directeur de recherches FNRS et chef du Coma science
group, au centre Giga Consciousness, à l’université et au CHU de Liège.

Que se passe-t-il dans le cerveau quand


nous sommes en transe ? C’est ce qu’explorent
les travaux menés au laboratoire du Coma
science group, à l’université de Liège.

Steven Laureys, vous avez les Dr Olivia Gosseries et Audrey


travaillé avec Corine Sombrun Vanhaudenhuyse, nous avons mis
pour essayer de comprendre en place des protocoles expérimen-
ce qui se passe dans taux pour utiliser plusieurs tech-
le cerveau d’une personne niques : IRM, EEG, stimulation
en transe. Qu’est-ce qui magnétique transcrânienne. À
a motivé cette démarche,
sur un sujet a priori éloigné La transe chaque fois, nous mesurons l’acti-
vité cérébrale de Corine pendant ses
des neurosciences ?
C’est un défi ! Étudier ces phéno-
permettrait états de transe. À cette fin elle a
développé une approche person-
mènes fait parfois peur aux scienti- la libération nelle pour entrer en transe « par la
fiques. On a connu le même genre
de réticences il y a plusieurs années de réseaux pensée », ce qui représente une
transe cognitive. Cette évolution a
avec l’hypnose et la méditation – au
début beaucoup de chercheurs trou-
neuronaux représenté un travail en soi puisque
la transe était initialement provo-
vaient que ce n’était pas sérieux et
posaient des barrières à leur propre
plus profonds, quée par des battements de tam-
bour. Mais une fois cette capacité
esprit d’exploration. Alors, vous plus anciens acquise, elle a pu entrer dans l’IRM
imaginez, étudier scientifiquement
la transe chamanique ! à l’échelle ou se faire placer des électrodes sur
le crâne…
C’est aussi un défi technique :
quand vous voyez Corine Sombrun
de l’évolution Et quels sont les résultats ?
se mettre en transe, à quatre pattes À ce stade ils restent prélimi-
en train de crier, vous vous deman- naires. On se dirige vers l’idée que
dez comment vous allez pouvoir l’activité de la matière grise du cor-
faire pour étudier tout cela de façon tex tend à se réduire, mais qu’à
contrôlée. Alors, avec mes collègues l’inverse, il y aurait libération de

N° 116 - Décembre 2019


30 DÉCOUVERTES Neurosciences
CARTOGRAPHIER LE CERVEAU EN TRANSE

État normal Transe

l’activité de réseaux neuronaux plus L’état de transe réduit la force des connexions entre différents territoires
profonds, plus anciens à l’échelle de du cortex. L’image de gauche montre l’intensité de ces connexions chez un sujet
éveillé normal. L’image de droite montre la réduction d’intensité pendant
l’évolution, et moins soumis aux la transe. Cette baisse d’activité permettrait la montée en puissance de zones
processus de pensée rationnelle. Il plus profondes et plus anciennes du cerveau, libérées du contrôle du cortex.
faut veiller à ne pas surinterpréter
ces résultats. Évidemment, il serait
tentant de croire que le réveil de d’étudier le fonctionnement du cer- l’intérieur du cerveau change pen-
structures cérébrales plus ances- veau pendant les rêves, on le fait sur dant la transe, les réponses des neu-
trales, que nous partageons avec des dizaines, voire des centaines de rones seront aussi modifiées.
d’autres mammifères, explique rêveurs. Il faut procéder de la même
pourquoi on se sent devenir un loup. façon ici, tout en sachant que l’on Est-on à l’aube d’une science
D’autant qu’il y a aussi des signes s’attaque à des phénomènes subjec- de la transe ?
physiques comme l’augmentation du tifs, donc sujets à une importante Peut-être est-on au début d’une
tonus musculaire, toute la mimique variabilité. C’est aussi cette variabi- nouvelle aventure qui aboutira à
et la gestuelle qui font penser à lité qu’il faut savoir gérer habile- cartographier le « cerveau en
celles d’un animal. Mais attention ment. Nous sommes très intéressés transe », comme cela s’est produit
aux raisonnements hâtifs ! par l’idée d’une modification de la pour d’autres états modifiés de
connectivité entre les différents conscience. En tout cas, les débuts
Que peut-on conclure à partir « étages » du cerveau, qui permet- sont forcément lents. À la fin des
de l’étude d’un cas particulier trait à des zones plus émotionnelles années 1990, j’avais invité une cha-
comme Corine Sombrun, qui de se libérer du contrôle exercé par mane à venir au laboratoire, mais
Giga Consciousness, Université de Liège

a tout de même appris à entrer le cortex. Nous allons publier bien- cela n’avait pas abouti. Corine
en transe sans bouger, par tôt les résultats d’une étude qui Sombrun va beaucoup faire avancer
un travail cognitif particulier ? combine une méthode de stimula- cette recherche, car elle est à la fois
Effectivement, tout l’enjeu, pour tion des neurones (par des ondes une « transeuse » hors pair et une
faire passer la transe dans le champ magnétiques traversant la paroi crâ- personne curieuse capable d’aller
de la science, consiste à reproduire nienne) et une méthode de mesure loin dans la collaboration avec les
les observations sur un nombre plus des courants électriques produits équipes scientifiques. £
important de personnes. Prenons par les neurones en réponse à cette Propos recueillis
une analogie : lorsqu’il s’agit stimulation. Si la connectivité à par Sébastien Bohler

N° 116 - Décembre 2019


UN VOYAGE
INÉDIT EN PHILOSOPHIE !

Embarquez et (re)découvrez les plus grands penseurs


sur ce réseau riche en correspondances.
Pour préparer votre itinéraire : lesphilosophesdanslemetro.com
32

La psychologie
Un levier pour relever
les défis de demain

© Shutterstock.com

N° 116 - Décembre 2019


DÉCOUVERTES Tribune 33

À l’heure des « fake news », du réchauffement pour eux et pour toute la société. Exposés à des
climatique et de l’intelligence artificielle, nous devons images émotionnelles fortes sur internet – atrocités
commises en Syrie ou des images de violence
miser massivement sur une science de la cognition extraites d’autres contextes –, puis embrigadés par
et des comportements humains. Une chance, de pseudo-déductions, ces cerveaux faillibles sont
d’autant plus aisément modelés que ces jeunes se
nous l’avons : il s’agit de la psychologie – scientifique ! trouvent déjà eux-mêmes, en France ou ailleurs, en

D
situation de fragilité ou de rupture.
C’est pourquoi, aujourd’hui, les neurosciences
Biographie cognitives et sociales, associées à la psychologie,
peuvent être d’une utilité capitale. En effet, elles
nous révèlent les biais du cerveau humain, mais
Olivier Houdé
aussi confirment et précisent les mécanismes sur
professeur de psychologie
à l’université de Paris, lesquels il faut agir, tel le doute, le regret, la curio-
membre de l’Académie sité et le contrôle inhibiteur du cortex préfrontal,
des sciences morales pour éduquer les enfants au raisonnement critique
ans les décennies qui et politiques, au-delà des illusions (aspect cognitif) et à la tolé-
viennent, l’humanité devra relever trois défis administrateur rance (aspect social) dans un monde qui est souvent
essentiels : le terrorisme, les menaces environne- de l’Institut universitaire égocentré, voire fou. Autrement dit, on peut rendre
mentales et l’essor de l’intelligence artificielle. Au de France. le cerveau plus solide, résistant à ses biais, puisqu’on
cœur de chacune de ces trois questions se trouve le en connaît mieux les mécanismes.
facteur humain. La conclusion est donc immédiate : Yann Coello Aux xixe et xxe siècles, la médecine a appris à
professeur de psychologie
nous avons besoin d’une science de l’homme, pré- guérir plus efficacement par une meilleure connais-
à l’université de Paris,
cise et efficace, pour en prendre la mesure et agir membre de l’Académie sance des organes du corps et de leur physiologie,
avec à-propos. Aujourd’hui, elle nous est offerte sur des sciences morales aujourd’hui leur génétique. De la même façon, la
un plateau. Désormais bénéficiaire des progrès des et politiques, psychologie et les neurosciences vont parvenir
neurosciences, la psychologie nous semble disposer administrateur demain, avec les parents et les professeurs des
de tous les atouts pour nous aider à relever ces défis. de l’Institut universitaire écoles, à mieux éduquer grâce à une connaissance
de France. plus approfondie du cerveau, organe de l’apprentis-
LA RADICALISATION, LE TERRORISME, sage. Il y a là un levier, une clé de régulation cogni-
LA VIOLENCE tive et de progrès social, une espérance nouvelle
Si le monde d’aujourd’hui est ou paraît fou, c’est que ne possédaient pas les générations
parce que dans le cerveau des hommes, même édu- précédentes.
qués, les règles logiques et morales qu’ils ont
apprises en famille ou à l’école peuvent toujours, L’ENVIRONNEMENT ET LE RÉCHAUFFEMENT
très rapidement parfois, être court-circuitées par CLIMATIQUE
des automatismes de pensée, c’est-à-dire cognitifs, Nous, seuls survivants de la grande famille des
dont les fureurs sacrées ne sont qu’un cas particu- humains, a priori seuls dépositaires de l’intelligence
lier. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux ou sur les à son plus haut niveau… risquons une autodestruc-
sites complotistes du web, dans les excès d’une opi- tion liée à la gravité de la crise écologique, pour
nion polarisée, c’est la pensée extrême qui conduit avoir déjoué, par cette intelligence du cerveau
au terrorisme. Or, nous sommes tous vulnérables à
ces dérapages mentaux. C’est ce que nous a notam-
ment appris le psychologue Daniel Kahneman, Prix
Nobel d’économie en 2002, lui qui a démontré
objectivement, expérimentalement, que n’importe La fragilité cognitive,
quelle personne, même un adulte a priori rompu à intrinsèque, du raisonnement
humain, nous expose aux
l’exercice du raisonnement, est susceptible de com-
mettre encore de nombreuses erreurs systéma-
tiques de jugement et de raisonnement logique liées
à des biais cognitifs ou émotionnels. manipulations sur Internet,
C’est cette fragilité cognitive, intrinsèque, du
raisonnement humain – existant bien chez chacun
mais aussi à des
d’entre nous ! – qui prête le flanc aux procédés de comportements qui nuisent
à notre environnement
radicalisation et mène ainsi certains individus, ado-
lescents ou jeunes adultes, à devenir une menace

N° 116 - Décembre 2019


34 DÉCOUVERTES Tribune
LA PSYCHOLOGIE, UN LEVIER POUR RELEVER LES DÉFIS DE DEMAIN

(outils, progrès technologiques, autodéfense et Bibliographie les biais des informaticiens codeurs eux-mêmes ou
massacres), notre initiale fragilité physique et bio- ceux des bases et échanges de données (big data),
logique et changé notre rapport au monde. O. Houdé, une dimension oubliée : le facteur humain ! La ques-
Si le cœur de l’affaire est l’intelligence, la résis- Apprendre à résister, tion principale est ici : comment paramétrer dans
tance aux erreurs cognitives et collectives, alors la Paris, Le Pommier, 2019. ces systèmes informatiques l’équivalent du cortex
prise de conscience actuelle des enjeux environne- Histoire de la psycho- préfrontal, instance d’arbitrage de notre cerveau ?
mentaux par la jeunesse, peut faire espérer, comme logie, Que sais-je, PUF, Une telle instance est indispensable pour apprendre
l’énonce le titre de l’un des derniers ouvrages d’Hu- 2018 à inhiber les biais de ces systèmes décisionnels et
bert Reeves, que « là où croît le péril… croît aussi L’Intelligence humaine faire en sorte que le système résiste aux défaillances
ce qui sauve ». Pour cela il faudra, comme l’un de n’est pas un algorithme, et aux attaques ? Cette question devra être prise au
nous l’a souligné dans Apprendre à résister, que le Odile Jacob, 2019 sérieux car c’est de robustesse qu’il s’agit lorsque
cerveau humain déclenche un mécanisme de Y. Coello et M. Fischer, l’intelligence, humaine et/ou artificielle, doit
contrôle cognitif par lequel il s’inhibe partiellement Foundations of Embo- apprendre à combattre ou mieux inhiber ses biais,
et prend les bonnes décisions. Cela afin de corriger died Cognition, Taylor corriger ses bugs et supprimer ses failles de sécu-
Le Bug humain selon l’expression de Sébastien & Francis Group, 2017. rité, y compris dans les domaines industriels et
Bohler. H. Reeves, militaires à enjeux très élevés.
Au niveau collectif – les cerveaux du monde – il Là où croît le péril croît Ne passons pas à côté de notre chance, qui est
s’agit de réduire ou d’arrêter les politiques de pollu- aussi ce qui sauve, Seuil, de tenir en la psychologie une science de la cogni-
tion et de destruction à grande échelle, de préserver 2013. tion arrivée à un premier stade de maturité, asso-
les ressources. Au niveau individuel – dans le cer- S. Bohler, ciée aux neurosciences. Ce sera l’une des clés à la
veau de chacun –, il s’agit de fermer le robinet pen- Le Bug humain, Robert fois pour comprendre et pour résoudre ces pro-
dant qu’on se lave les dents, de privilégier les Laffont, 2019. blèmes ultra-contemporains. Autrement dit, un
douches aux bains, d’éteindre les lumières inutiles, T. Ribot, levier humain fondamental pour repenser l’éduca-
de bien trier ses déchets recyclables… Autrement La Psychologie des tion et la vie sociale au xxe siècle.
dit, mettre en œuvre quatre formes très concrètes sentiments, Paris, Alcan, Créer un prix spécial dédié à la psychologie
d’inhibition qui dépendent de l’exercice de nos 1896. scientifique, avec Cerveau & Psycho, marque cette
mécanismes psychologiques et cérébraux, et volonté de promouvoir la psychologie scientifique
notamment du développement (par l’éducation, la auprès des jeunes chercheurs. Au moment de le lan-
pleine conscience) de nos lobes préfrontaux. cer, nous lui donnons le nom du savant qui fit entrer
de plain-pied la psychologie dans le domaine de la
L’INFORMATIQUE ET L’INTELLIGENCE science, voici près d’un siècle et demi. Le psycho-
ARTIFICIELLE logue et philosophe Théodule Ribot. Afin que
L’IA et les réseaux sociaux nous font aujourd’hui d’autres poursuivent cette aventure vers plus de
redécouvrir, par un effet de gigantesque miroir, via connaissance de l’humanité par elle-même ! £

THÉODULE RIBOT, PIONNIER DE


LA PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE EN FRANCE

À la fin du xixe siècle, les premiers travaux de psychologie scientifique et expérimentale sont menés
en Allemagne par deux chercheurs, Gustav Fechner (1801-1887) et Wilhelm Wundt (1832-1920).
Le premier met au point des protocoles de mesure et de quantification de l’intensité des perceptions sensorielles,
le second étudie expérimentalement les capacités de synthèse et d’attention volontaire de l’esprit humain. Un philosophe
français, Théodule Ribot (1839-1916) présentera ces résultats au public français. Il sera le premier à militer pour une claire séparation
de la psychologie et de la philosophie. Car à ses yeux, les processus psychiques – et notamment les sentiments – découlent de mécanismes
physiologiques. Persuadé de l’importance de l’observation et de l’expérimentation des faits de conscience dans les pathologies
neurologiques ou psychologiques, il sera un des pionniers de l’étude de la mémoire, proposant une loi de l’amnésie selon laquelle les
souvenirs récents sont oubliés plus rapidement que les plus anciens, et allant jusqu’à entrevoir la distinction fondamentale entre la mémoire
épisodique (celle des faits vécus en un lieu et à un moment précis) et la mémoire sémantique, qui est la mémoire des connaissances plus
générales sur le monde (le nom des fleuves, des villes…). Titulaire, de 1888 à 1896, de la première chaire de psychologie au Collège de France
(la chaire de « Psychologie expérimentale et comparée »), et élu en 1899 à l’Académie des sciences morales et politiques, il sera
© Wikimedia

à l’origine de la création du premier laboratoire français de psychologie, à la Sorbonne, au 46 rue Saint-Jacques. Cent trente ans
après, il existe toujours, associé au CNRS, et Olivier Houdé l’a dirigé de 1998 à 2018.

N° 116 - Décembre 2019


35

Appel à es
atur
candid
logie
psycho
Prix de ntifique
scie

Le prix de psychologie scientifique


Théodule-Ribot
Prix du Comité national français de psychologie scientifique

Appel à candidatures Quelles conditions pour postuler ?


Le prix Théodule-Ribot, délivré par ➡ être titulaire d’un doctorat depuis moins de dix ans
le Comité national français de psychologie à la date d’envoi du dossier ;
scientifique (CNFPS) récompense chaque ➡ être membre d’un laboratoire de recherche en France ;
année, en partenariat avec Cerveau ➡ conduire des travaux dans le champ de la psychologie.
& Psycho, une jeune chercheuse
ou un jeune chercheur en psychologie,
dont les travaux scientifiques auront Constitution des dossiers :
permis des avancées significatives sur
le plan théorique ou des applications, ➡ un CV court (deux pages maximum) ;
et auront bénéficié d’une reconnaissance ➡ une présentation, ne dépassant pas une page,
internationale. de la ou des contributions scientifiques majeures justifiant
la candidature ;
Présidé par Yann Coello, professeur ➡ la liste des cinq publications les plus significatives du candidat,
de psychologie cognitive à l’université en présentant pour chacune son apport scientifique
de Lille-SHS, le comité du CNFPS a pour en quelques lignes ;
objectif de favoriser le développement ➡ tous éléments attestant de l’impact international de ces travaux ,
en France des recherches scientifiques la liste complète des publications et conférences données par
en psychologie, et particulièrement le candidat à l’étranger (en précisant les conférences invitées).
de représenter la communauté active dans
le domaine de la psychologie scientifique Adresse de dépôt de candidature :
française auprès des organisations Envoyez vos dossiers par mail à Yann Coello :
internationales (notamment l’Union President@CNFPS.fr
internationale de psychologie scientifique Pour tous renseignements complémentaires, veuillez contacter
IUPsyS), au nom des organisations la secrétaire générale du CNFPS, Valérie Gyselinck :
nationales qui en sont membres. Secretaire-Generale@CNFPS.fr

Date limite de dépôt des candidatures : 31 mars 2020


© Shutterstock.com / Jolygon

Le prix et la médaille Théodule-Ribot seront remis à la/le lauréat(e) lors d’une cérémonie organisée à l’Institut de France,
23 quai de Conti à Paris, par Olivier Houdé, de l’Académie des sciences morales et politiques. Le/la lauréat(e) s’engage
à rédiger un article de diffusion scientifique en français pour la revue Cerveau & Psycho, article qui présentera au grand public
les avancées dans son domaine de recherche.

N° 116 - Décembre 2019


GRAND BIEN
VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
10H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
Dossier SOMMAIRE

p. 38
Montessori enfin
au banc d’essai

p. 46
La pédagogie Freinet sous
l’œil des neurosciences

p. 52 Interview
Les pédagogies
alternatives ont déjà
transformé l’enseignement

MONTESSORI,
FREINET…
Quels bénéfices Comment rendre l’école plus efficace
et plus égalitaire, sans pour autant faire peser une

pour le cerveau
pression démesurée sur les élèves, les enseignants ou
les familles ? L’équation n’a rien de simple, mais des
alliés inattendus pourraient aider à la résoudre : les

des enfants ?
méthodes développées dans la première moitié du
xxe siècle par plusieurs pédagogues visionnaires,
comme Maria Montessori ou Célestin Freinet.
Nombre de ceux qui les ont suivies sont convaincus
depuis longtemps de leur efficacité, mais le ressenti est
souvent trompeur en la matière, comme nous l’explique
Édouard Gentaz, spécialiste des questions d’éducation
(voir l’interview page 52). Il restait donc à analyser les
principes directeurs de ces méthodes à l’aune des
connaissances modernes et, surtout, à les tester
directement sur le terrain. C’est ce que l’on commence
à faire, grâce à des projets réunissant chercheurs et
enseignants. L’intensification du dialogue entre ces
deux communautés n’est d’ailleurs pas le moindre
intérêt de ces projets. Chacune a sa pierre à apporter, et
c’est probablement de leur alliance que naîtra la
révolution de l’école.
Guillaume Jacquemont

N° 116 - Décembre 2019


38 Dossier

MONTESSORI
ENFIN AU BANC
D’ESSAI
Jérôme Prado, Alexis Gascher et Philippine Courtier,
respectivement chercheur, enseignant et doctorante.

£ Les sciences cognitives


ont validé certains
des principes sur lesquels
repose la pédagogie
Montessori, mais
les évaluations directes
sont trop rares.
£ Pendant trois ans,
une étude française
a alors comparé les
résultats d’enfants suivant
des cursus Montessori
et conventionnel.
£ Le cursus Montessori
n’a fait moins bien dans
aucun domaine, et a obtenu
de meilleurs résultats
dans l’apprentissage
de la lecture.
£ Les études
internationales suggèrent
même des bénéfices
dans la maîtrise de soi
et les aptitudes sociales.

N° 116 - Décembre 2019


39

Une nouvelle expérience,


menée dans une école maternelle
publique française, montre tous
les bénéfices de la pédagogie
Montessori. Et répond
aux craintes de ses détracteurs.

Q uel est le point commun entre Gabriel


García Márquez (Prix Nobel de littérature), George Clooney,
Anne Franck, Roger Federer, Jacqueline Kennedy et Jeff
Bezos (fondateur d’Amazon) ? Toutes ces personnalités ont
fréquenté une école Montessori. Inventée au tout début du
xx e siècle par le médecin italien Maria Montessori, cette
méthode pédagogique connaît depuis plusieurs années un suc-
cès grandissant. En France, elle est appliquée par environ
200 écoles (principalement privées et hors contrat) et leur
nombre ne fait qu’augmenter.
Portée aux nues par les uns, critiquée par les autres, la
pédagogie Montessori fait débat. Elle repose sur une grande

© LucidityPhoto /shuttesrtock.com

N° 116 - Décembre 2019


40 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
MONTESSORI ENFIN AU BANC D’ESSAI

liberté laissée aux élèves, qui serait source d’au-


tonomie et de motivation selon les partisans de
la méthode, mais qui risquerait de nuire aux « MA CLASSE EST SEREINE,
apprentissages fondamentaux, ainsi qu’aux capa-
cités de contrôle de soi et de socialisation, selon
ET POURTANT FOURMILLE
ses détracteurs. Pour ces derniers, les enfants D’ACTIVITÉ »
risquent d’avoir du mal à gérer la frustration et
à s’adapter aux contraintes de la vie en société.
Mais qu’en dit la science ?
Étant donné que la pédagogie Montessori
existe depuis plus d’un siècle, on pourrait penser
L a classe Montessori où je travaille est studieuse et sereine sans mon
intervention. Quand les enfants arrivent le matin, ils n’ont pas besoin que
je les mette au travail. Ils savent qu’ils sont là pour apprendre et choisissent
qu’il existe des preuves claires montrant (ou d’eux-mêmes une activité à pratiquer, seuls ou à plusieurs. Ils sont libres
infirmant) son efficacité. Pourtant, très peu d’y consacrer le temps qu’ils veulent, d’en changer, d’aller aider un copain,
d’études rigoureuses ont été conduites sur le de demander l’assistance d’un autre ou d’un adulte, de s’aménager des
sujet, et la plupart proviennent des États-Unis. pauses… Ce fonctionnement rend la classe très calme et les enfants
C’est dans ce contexte que nous avons mené la prennent vite l’habitude de faire attention aux autres.
première évaluation scientifique de cette Calme ne veut pas dire inactive ! Au contraire, la classe fourmille d’activité.
méthode dans une école publique en France. Une Un enfant de 3 ans va par exemple travailler des éléments de vocabulaire, aidé
étude qui a porté sur 200 élèves de classes mater- par un autre de 4 ans, et chacun des deux progressera dans le langage oral.
nelles dans un quartier dit difficile pendant trois Au même moment, deux autres réaliseront ensemble une opération
ans. Et les conclusions de cette première expé- mathématique, en utilisant du matériel approprié. Plus loin, un enfant de 6 ans
rience française sont plutôt positives pour la lira un ouvrage à un camarade plus jeune, ou le dévorera pour lui-même…
pédagogie Montessori. De mon côté, la posture est très différente de celle que j’adoptais dans une
classe conventionnelle. N’ayant pas à faire régner la discipline, je peux consacrer
LES FONDEMENTS CONTESTÉS mon temps à aller auprès de chacun au moment où il en a le plus besoin, afin
DE L’ÉCOLE CONVENTIONNELLE de l’aider à surmonter ses difficultés. Souvent, j’interviens auprès des enfants
Comme le décrit la chercheuse américaine pour leur proposer d’aller plus loin dans le domaine qu’ils explorent. La méthode
Angeline Lillard dans son livre « Montessori, une Montessori permet donc de se recentrer sur la dimension pédagogique
révolution pédagogique soutenue par la science », du métier, ce qui est plus valorisant en tant qu’enseignant.
les systèmes scolaires occidentaux sont tradition- Alexis Gascher, enseignant
nellement fondés sur deux principes majeurs.
Premièrement, maximiser l’enseignement de
masse – d’où le regroupement par classe d’âge et
les emplois du temps préétablis, afin d’enseigner

Rythme
au niveau du groupe. Deuxièmement, « verser du
savoir » dans le cerveau de l’enfant, vu comme

d’apprentissage
une page vierge, un réservoir vide. Cette concep-
tion a été alimentée au xx e siècle par les psycho-
logues d’un courant appelé « béhaviorisme », qui
met notamment l’accent sur l’importance des
récompenses externes. Là encore, il en découle
individualisé,
un enseignement très standardisé, où l’ensei-
gnant est assis derrière un bureau faisant face à engagement actif…
des rangées d’élèves – surtout à partir de l’école
primaire. Les notes constituent en outre un sys- La pédagogie
tème de récompense et de punition (dès la mater-
nelle, des évaluations explicites sont réalisées, Montessori apparaît
plus en phase avec les
par exemple sous forme d’étoiles ou de smileys).
Ces deux principes sont battus en brèche
par les recherches modernes, qui montrent que
la standardisation est loin d’être idéale.
L’apprentissage est un processus complexe,
recherches modernes
influencé par l’intérêt personnel et les expé-
riences passées. Les enfants progressent à leur que l’enseignement
propre rythme et bénéficient des interactions
avec des camarades plus jeunes ou plus âgés. traditionnel
N° 116 - Décembre 2019
41

Ils n’ont en outre rien de réceptacles vides et exemplaire ; les élèves doivent donc attendre
passifs : ils sont prédisposés à traiter les infor- qu’un autre ait fini avant de l’utiliser, ce qui les
mations linguistiques, mathématiques et entraîne à gérer la frustration de ne pas avoir
sociales, ont déjà un savoir de base en arrivant immédiatement ce qu’ils veulent.
à l’école, sont capables de transférer des connais- Aucune notation n’est réalisée, et récompenses
sances d’un contexte à l’autre et apprennent et punitions sont bannies de la classe. Ce qui ne
mieux lorsqu’ils s’engagent activement dans signifie pas que les enfants ne reçoivent aucun
l’acquisition d’une information. retour de l’enseignant, loin de là. D’une part,
Autre brèche dans les fondements de l’école chaque outil pédagogique comprend un méca-
traditionnelle : des expériences classiques en psy- nisme de retour sur erreur (voir la figure page 42).
chologie indiquent que recevoir une récompense D’autre part, les enseignants évaluent beaucoup
pour réaliser une tâche risque in fine de nuire à les élèves, bien plus même que dans l’enseigne-
la motivation. Déjà en 1973, Mark Lepper, de ment conventionnel. Ils conservent une trace
l’université Stanford, et ses collègues avaient écrite de leurs progrès sur chaque outil – mais sans
ainsi montré que des enfants dessinent moins la traduire par des notes transmises aux parents
bien lorsqu’ils savent qu’ils vont obtenir un et aux enfants – et les assistent si besoin.
diplôme pour cela. En outre, par la suite, ils se
livrent moins spontanément à cette activité. Ce LES DIFFICULTÉS
qui ne signifie pas forcément qu’il faut supprimer DES COMPARAISONS DIRECTES
toute récompense : dans les tâches pour les- Il en résulte un enseignement individualisé,
quelles les enfants ne sont – en général – pas où l’enfant s’engage activement, suit ses propres
intrinsèquement motivés (les tables de multipli- motivations et collabore avec d’autres. Autant de
cation, par exemple), cela peut rester utile… moteurs de l’apprentissage, selon les recherches
Au-delà de l’apprentissage, l’organisation modernes. Mais avant de prôner la généralisation
standardisée de l’enseignement traditionnel ne de cette méthode, il faut regarder au-delà des
semble pas la plus à même de préparer les enfants principes et tester directement son efficacité.
Maria Montessori
à s’épanouir au xxi e siècle. Le monde a évolué a développé tout un Malheureusement, il est très difficile de compa-
rapidement au cours des cinquante dernières matériel pédagogique rer les élèves issus d’écoles Montessori à ceux qui
années et des éléments comme la pensée critique, à l’appui de sa méthode. ont suivi une scolarité conventionnelle. En effet,
Ces « briques » rouges
la confiance en soi, la capacité à se motiver soi- et bleues permettent leurs parents ont un profil spécifique, ne serait-ce
même et à résoudre des problèmes de manière par exemple aux enfants qu’en termes d’investissement personnel et finan-
d’appréhender les
flexible sont plus importants que jamais – tant du notions de nombre cier dans l’éducation de leurs enfants : les écoles
point de vue personnel que professionnel. et de quantité. Montessori étant principalement privées,

PLUS EN PHASE
AVEC LES DÉCOUVERTES MODERNES
Sur le plan des principes fondamentaux, la
pédagogie Montessori apparaît bien plus en
phase avec ce que l’on sait du développement
cérébral de l’enfant. Les classes appliquant cette
méthode sont systématiquement organisées par
tranches d’âge de trois ans. La disposition de
l’espace est ouverte, et les tables rangées de
manière à favoriser le travail individuel. Des
endroits précis sont dédiés aux différentes parties
du programme scolaire : lecture, arts, mathéma-
tiques… Il n’y a pas de manuel, et les élèves sont
© Joaquin Corbalan P /shutterstock.com

libres de choisir leur activité. « L’enfant n’est pas


un vase que l’on remplit mais une source que l’on
laisse jaillir », écrit la pédagogue italienne.
Maria Montessori a conçu tout un matériel
pédagogique dans ce but. Des supports didac-
tiques spéciaux aident ainsi les enfants à
apprendre à leur propre rythme, à travers l’action
et la manipulation. Chacun sert à enseigner un
concept unique et n’est présent qu’en un seul

N° 116 - Décembre 2019


42 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
MONTESSORI ENFIN AU BANC D’ESSAI

l’inscription dans ce type de type d’école résulte


d’un choix explicite, avec un coût significatif – qui
dépasse parfois les 10 000 euros par an en France.
Ce simple facteur biaise l’interprétation de toute
comparaison directe.
C’est pourquoi nous avons évalué cette
méthode dans une école publique, pour la pre-
mière fois en France. Cette étude, menée à
l’école maternelle Ambroise-Croizat de Vaulx-
en-Velin entre 2015 et 2019, est tout à fait
unique sur au moins deux plans. Premièrement,
l’école se situe en réseau d’éducation prioritaire
renforcée (REP +), donc dans un quartier où les
difficultés sociales compliquent la réussite sco-
laire. Ceci contraste avec les études précédentes
sur l’éducation Montessori, qui concernaient
surtout des enfants provenant de milieux favo-
risés. Deuxièmement, ce sont les enseignants
eux-mêmes qui ont lancé le projet, et non les
chercheurs.
Désireux d’améliorer la motivation de leurs
élèves, ainsi que leur capacité à s’engager de leur
propre chef dans leurs apprentissages, ils ont
estimé qu’un changement radical était néces-
saire. Certains enseignants, comme Alexis
Gascher (coauteur de cet article), ont donc décidé des tests ni de leurs résultats, afin de ne pas faus- Les outils Montessori
de se former à la pédagogie Montessori. Un pro- ser les évaluations. Nous nous sommes concen- sont pensés pour offrir
un retour sur erreur
jet d’expérimentation s’est mis en place, soutenu trés sur trois domaines. Premièrement, les systématique. Ici,
et encadré à la fois par l’inspecteur de circons- apprentissages scolaires, et notamment les capa- l’enfant doit sortir
cription et par la Cellule académique recherche cités en lecture et en mathématiques. Chaque les cylindres du moule,
puis les remettre, et s’ils
développement innovation expérimentation test comprenait des items de difficultés crois- ne sont pas à la bonne
(Cardie) de Lyon. santes, pour évaluer où en étaient les enfants. place (parce qu’un petit
cylindre a été mis dans
La moitié des élèves de l’école (qui en compte Par exemple, le test de lecture commençait par un gros trou), il ne peut
environ 200) ont alors suivi des classes multi- de la reconnaissance de lettres puis progressait pas finir la tâche.
âges fortement inspirées de la pédagogie vers le décodage de syllabes, de phonèmes (les
Montessori, tandis que l’autre moitié accomplis- plus petites unités du langage oral), de mots et
sait un cursus traditionnel. Pour éviter que des de phrases. Le test de mathématiques mobilisait
personnes internes au projet jugent leur propre au départ la capacité à compter, puis évoluait
travail – ce qui aurait constitué un biais vers la reconnaissance de symboles (comme les
sérieux –, l’équipe est allée à la rencontre de chiffres arabes), l’arithmétique élémentaire, la
plusieurs chercheurs. Philippine Courtier (coau- connaissance du vocabulaire mathématique et
trice de l’article), de l’institut des sciences cogni- enfin la résolution de problèmes.
tives Marc-Jeannerod, s’est alors chargée de Le deuxième domaine testé était celui des
procéder à une évaluation la plus rigoureuse « fonctions exécutives » – un ensemble de fonc-
possible, dans un travail de thèse mené sous la tions qui nous permettent de contrôler notre
© Ekaterina Stepanova Photo /shutterstock.com

direction de Jérôme Prado (également coauteur comportement, par exemple lorsqu’il faut se
de cet article) et Jean-Baptiste Van der Henst, concentrer sur une tâche précise en faisant abs-
tous deux chercheurs au CNRS. traction des distractions dans l’environnement.
Nous avons mesuré trois d’entre elles : la
UNE ÉVALUATION COMPLÈTE mémoire de travail (la capacité de maintenir des
PENDANT TROIS ANS informations en mémoire le temps de les traiter),
Avec le consentement explicite des parents, l’inhibition (ou maîtrise de soi, autrement dit la
nous avons soumis les enfants suivant les cursus capacité de résister aux distractions, aux impul-
Montessori et traditionnel à une batterie de tests sions et aux tentations variées) et la planification
annuels, pendant les trois ans de leur scolarité (la capacité de se fixer un but et de l’atteindre en
– sans informer les enseignants ni de la nature suivant des étapes intermédiaires). De

N° 116 - Décembre 2019


43

nombreuses études ont montré l’importance de Biographies parmi les plus mauvais pays d’Europe, juste
ces fonctions pour les apprentissages. devant la Belgique et Malte. L’étude Cedre montre
Enfin, nous avons évalué les aptitudes Jérôme Prado quant à elle que près de 40 % des élèves de fin de
sociales des enfants : comprennent-ils les inten- Chargé de recherche CM2 n’atteignent pas les objectifs attendus en
tions d’autrui (une faculté appelée « théorie de au CNRS, membre du lecture. En outre, ceux qui peinent le plus sont
l’esprit ») ? Sont-ils disposés à partager ce qu’ils Centre de recherche en souvent les enfants issus de milieux défavorisés,
possèdent ? Manifestent-ils un souci d’équité ? neurosciences de Lyon ce qui accroît l’intérêt de nos résultats, obtenus
Autant de facteurs que nous avons mesurés. Ils (Inserm – CNRS – dans un quartier difficile.
étaient d’autant plus intéressants à suivre que Université de Lyon 1).
plusieurs âges étaient mélangés et que les inte- Il a codirigé l’évaluation DES ÉLÈVES PLUS PERFORMANTS
ractions entre les élèves étaient donc suscep- de la pédagogie EN LECTURE
Montessori menée
tibles de différer d’une classe conventionnelle. Pourquoi la pédagogie Montessori favorise-t-
à l’école maternelle
Ambroise-Croizat elle l’apprentissage de la lecture ? Dans ce
PAS DE PROBLÈME DE MAÎTRISE DE SOI de Vaulx-en-Velin. domaine aussi, elle est très cohérente avec les
Les résultats permettent tout d’abord de résultats des recherches en sciences cognitives.
Alexis Gascher
répondre à ceux qui craignent que la pédagogie Premièrement, de nombreuses études indiquent
Enseignant à l’école
Montessori rende les enfants intolérants à la frus- maternelle Ambroise- que pour décoder des mots, puis des phrases, il
tration et difficiles à vivre. Dans notre étude, les Croizat et pilote la partie est préférable de commencer par apprendre les
élèves qui avaient suivi ce cursus avaient en effet pédagogique des projets correspondances entre les sons du langage (les
autant de maîtrise de soi et d’aptitudes sociales Montessori menés phonèmes) et la façon dont ils s’écrivent (les gra-
que ceux des classes conventionnelles. dans cette école. phèmes). La pédagogie Montessori le réalise de
Même constat pour les compétences acadé- Philippine Courtier façon très explicite. L’enfant s’entraîne ainsi à
miques en fin de grande section : donner une Doctorante à l’institut automatiser ces correspondances et découvre
certaine liberté aux enfants ne nuit pas à l’ap- des sciences cognitives l’alphabet en associant les lettres à leur son, et
prentissage, bien au contraire. Les élèves des Marc-Jeannerod, à Lyon non à leur nom (qui diffère régulièrement du son,
classes Montessori sont aussi performants (CNRS – Université en particulier pour les consonnes). Les classes
que ceux des classes conventionnelles sur les de Lyon 1). Son travail conventionnelles font l’inverse (elles commencent
notions quantitatives typiquement demandées de thèse porte sur par le nom des lettres) et entrent souvent dans la
par l’éducation nationale en fin de maternelle : l’évaluation de la lecture par une approche plus « globale » que pho-
connaissance des chiffres arabes, comparaison pédagogie Montessori. némique : les enfants apprennent par exemple à
des quantités, opérations simples… C’est d’au- reconnaître leurs prénoms. Cette approche est
tant plus satisfaisant qu’ils n’appliquent pas tout d’ailleurs encouragée par l’affichage de mots sur
à fait le même programme de mathématiques. Il les murs, ce qui n’est jamais le cas dans une classe
serait d’ailleurs instructif d’étudier les perfor- Montessori. En outre, les enseignants ont parfois
mances sur le plus long terme de ces enfants – tendance à apprendre aux élèves à décomposer
certaines spécificités de leur programme les les mots en syllabes plutôt qu’en phonèmes.
avantageant peut-être en CP.
Mais le résultat le plus intéressant est sans nul
doute observé sur la lecture : les enfants des
classes Montessori sont bien plus performants
que les autres dans ce domaine. En moyenne, ils
sont capables d’aller plus loin dans le test pro- COMBIEN D’ÉCOLES
posé, parfois jusqu’à lire des phrases entières (ce
qui est bien au-delà du programme de la mater-
MONTESSORI EN FRANCE ?
nelle). Et les bienfaits sont loin d’être l’apanage
des « premiers de la classe » : dans notre étude, les
analyses montrent qu’il y a 70 % de chances qu’un S elon l’association Montessori de France, l’Hexagone compte près
de 200 écoles appliquant cette méthode pédagogique, presque toutes
privées : 115 écoles élémentaires (3-6 ans), 64 écoles primaires (6-12 ans)
enfant pris au hasard dans une classe Montessori
lise mieux qu’un enfant provenant d’une classe et 4 collèges (12-15 ans). L’association Public Montessori a en outre recensé
conventionnelle en fin de grande section. 455 enseignants de maternelle publique qui rapportent utiliser cette
Cette efficacité pourrait être un atout consi- méthode pédagogique à des degrés divers, à travers une série d’ateliers.
dérable, étant donné les problèmes de lecture Attention toutefois aux utilisations abusives de cette appellation vendeuse,
rencontrés par les élèves français. L’étude inter- car n’importe qui peut ouvrir un établissement prétendument Montessori.
nationale Pirls indique que le niveau des enfants Pour être sûr d’avoir affaire à une école qui applique correctement la méthode,
de CM1 dans cette matière n’a cessé de baisser il faut qu’elle ait reçu un label de l’association Montessori international (AMI).
entre 2001 et 2016, et que la France se situe

N° 116 - Décembre 2019


44 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
MONTESSORI ENFIN AU BANC D’ESSAI

Une deuxième particularité de la pédagogie


Montessori est que l’entrée dans la lecture se fait
avec des lettres uniquement présentées sous
forme cursive (et non en caractères d’imprimerie
ou en capitales). Il est possible que cela favorise
leur mémorisation pour deux raisons. D’une
part, elles se ressemblent moins sous cette
forme : il n’y a pas de problèmes de lettres miroirs
(comme « b » et « d »), qui sont plus difficiles à
discriminer les unes des autres et entraînent des
erreurs d’inversion chez les enfants. D’autre part,
le geste à réaliser pour les produire est plus com-
plexe, ce qui permettrait un apprentissage plus
en profondeur.
Enfin, l’apprentissage de la lecture dans les
classes Montessori fait largement appel au mou-
vement, au toucher et à l’action. Au tout début,
les enfants doivent ainsi tracer les lettres avec
leurs doigts sur une surface rugueuse. Plus tard,
ils utilisent un alphabet mobile pour construire
des mots manuellement. Or un nouveau domaine
de recherche, la « cognition incarnée », révèle que
l’action est étroitement liée à la cognition dans
l’esprit humain. En 2007, Florence Bara, de l’uni-
versité de Toulouse, et ses collègues ont par
exemple montré, chez des enfants de maternelle,
que l’exploration tactile et visuo-tactile des constatées pour diverses raisons. Par exemple
lettres facilite le développement de la conscience parce que dans notre expérience, les ensei-
des sons du langage (la conscience phonémique), gnants se sont principalement formés eux-
ainsi que la mémorisation des lettres et des cor- mêmes et disposaient de moins de matériel que
respondances entre lettres et sons. dans une école privée. Même si les chercheurs
ont vérifié la conformité de l’enseignement avec
DES BÉNÉFICES ENCORE SUPÉRIEURS ? la méthode Montessori, son efficacité en a peut-
Ces résultats positifs concordent largement être été un peu amoindrie…
avec ceux obtenus dans d’autres pays du monde, L’effet sur les fonctions exécutives et les
où l’enseignement Montessori se démocratise aptitudes sociales devra donc être creusé dans
depuis plusieurs années. De plus en plus d’écoles de futures études, mais une chose est déjà sûre :
publiques optent pour cette méthode, notamment la pédagogie Montessori fait au moins aussi
aux États-Unis. En 2006, une équipe américaine
menée par Angeline Lillard lui a même trouvé des
bénéfices encore supérieurs à ceux que nous
bien que l’enseignement traditionnel sur ces
capacités – ce qui est intéressant en soi –, et
mieux sur la lecture. C’est d’autant plus pré- 70 %
avons mis en évidence. Des enfants de 5 ans qui
avaient suivi un cursus Montessori étaient en
cieux que de nombreux travaux indiquent que
la réussite scolaire et universitaire future est DE
avance sur les autres en lecture, mais aussi en très liée au niveau à l’entrée en CP, notamment CHANCES
mathématiques, et ils avaient en moyenne de en lecture et en mathématiques. En 2007, une
meilleures fonctions exécutives et des aptitudes équipe internationale menée par Greg Duncan,
sociales plus développées ! de l’université Northwestern, aux États-Unis, l’a
qu’un enfant pris au
Il faut bien sûr rester prudent : les études dis- par exemple montré en suivant plusieurs
hasard dans une classe
ponibles sont de qualité inégale et toutes ne dizaines de milliers d’enfants depuis leur Montessori lise mieux
retrouvent pas ces bénéfices sur les fonctions entrée à l’école jusqu’à l’adolescence et le début qu’un enfant provenant
exécutives et les aptitudes sociales – même si de l’âge adulte. d’une classe
elles ne décèlent pas de pénalisation non plus. Il Il y a donc de fortes chances pour que les conventionnelle
est en outre délicat de les extrapoler d’un pays à compétences acquises par les jeunes élèves de même milieu
l’autre, tant les systèmes d’enseignement varient. Montessori les aident toute leur vie. Là aussi, il socioéconomique
Mais il n’est pas exclu que ces améliorations faudra analyser ce point plus en détail, car les en fin de maternelle
soient bien réelles et que nous ne les ayons pas quelques études existantes sur le devenir de ces

N° 116 - Décembre 2019


45

élèves ont livré des résultats contrastés. Elles Plusieurs spécificités de Se posera aussi la question de la faisabilité
sont de toute façon trop rares pour en donner la pédagogie Montessori financière. Une classe Montessori nécessite un
expliqueraient son
une idée globale. efficacité pour environnement spécifique « complet » dès son
l’apprentissage de démarrage, et donc un investissement ponctuel qui
la lecture : par exemple,
MONTESSORI POUR TOUS ? l’usage exclusif de tranche avec les pratiques usuelles de l’Éducation
Faut-il alors généraliser Montessori ? C’est lettres cursives ou le fait nationale, plutôt fondées sur des financements pro-
une question de société, qui dépasse le point de d’associer le toucher gressifs. En outre, les enseignants doivent être for-
à la vue en lisant
vue purement scientifique, notamment car des lettres rugueuses més à cette méthode, qui nécessite un lourd corpus
d’autres méthodes se fondent aussi sur des prin- ou en relief. de connaissances : cela prend typiquement
cipes validés par les sciences cognitives – enga- 900 heures, pour un coût d’environ 10 000 euros.
gement actif, individualisation de l’enseigne- Dans notre expérience, nous avons pu réduire
ment, etc. Mais, déjà, les frontières se brouillent : drastiquement ces investissements, en fabriquant
nombre d’enseignants reconnaîtront certaines de nous-mêmes une partie du matériel et grâce à la
À gauche : © Alexis Gascher ; à droite : © Kolpakova Daria /shutterstock.com

leurs pratiques, et peut-être même l’organisation motivation des enseignants, qui ont puisé dans la
de leur salle de classe, dans ce que nous avons documentation disponible pour assurer seuls l’es-
décrit. En lecture notamment, certaines classes sentiel de leur formation. Mais il reste à préciser
de maternelle conventionnelles appliquent une les limites de cette « débrouillardise ».
partie des principes de la pédagogie Montessori. Bibliographie Les retours du terrain ont en tout cas été
Pour généraliser davantage, il faudra s’inter- enthousiastes (voir l’encadré page 40). Les ensei-
roger sur la compatibilité de cette méthode avec A. S. Lillard, Montessori, gnants ont trouvé les élèves plus motivés et plus
le modèle d’enseignement porté par l’éducation une révolution enclins à s’engager spontanément dans les
nationale : certains seront tentés de chercher des pédagogique soutenue apprentissages. Les relations entre pairs et avec
compromis, comme l’introduction de notations, par la science, Desclée les adultes leur semblaient meilleures, pour une
mais ne risquent-ils pas de remettre en cause les De Brouwer, 2018. ambiance globalement plus positive. La pédago-
fondements même de la pédagogie Montessori C. R. Marshall, gie Montessori permet ainsi de laisser davantage
(comme la motivation intrinsèque à apprendre) ? Montessori education : de liberté aux enfants et de les rendre moteurs
S’assurer qu’on ne vide pas cette méthode de sa A review of the evidence de leurs propres progrès. Des principes large-
substance passera par une poursuite des études base, npj Science of ment partagés par la communauté éducative,
scientifiques, afin de mieux comprendre com- Learning, 2017. mais difficiles à appliquer dans des classes plus
ment agit chacune de ses composantes. conventionnelles… £

N° 116 - Décembre 2019


46 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...

LA PÉDAGOGIE
FREINET SOUS L’ŒIL
DES NEUROSCIENCES
N° 116 - Décembre 2019
47

Un enfant réparant La psychologie et les


un robot, et abordant
ainsi de façon pratique
neurosciences ont largement
des notions de mécanique. validé les principes
fondamentaux de la pédagogie
Freinet. Et les chercheurs
commencent à tester
directement son efficacité…

Par Olivier Houdé, professeur de psychologie


à l’université de Paris, membre de l’Institut
de France et ancien instituteur Freinet.

£ La pédagogie Freinet
D e mon expérience d’institu-
teur dans une classe Freinet à Louvain-la-
Neuve, en Belgique, en 1983, je garde, comme
souvenir le plus fort, le cercle que nous for-
mions chaque matin avec les enfants pour com-
mencer la journée, assis par terre. L’expression
incite à apprendre les y était libre, l’un racontant une activité ou un
notions du programme événement du week-end, de la veille, du matin
scolaire en simulant même, l’autre un rêve de la nuit, etc. Autant d’élé-
des situations de travail
réelles : jardinage, ments apportés spontanément par les enfants, et
menuiserie, dans lesquels nous puisions pour élaborer le pro-
comptabilité… gramme de la journée.
Car tel est le principe de la pédagogie Freinet :
£ Elle se fonde sur
l’engagement actif des partir des intérêts et de la vie réelle des élèves.
élèves, le tâtonnement Comme Maria Montessori, Célestin Freinet
expérimental croyait à l’élan vital des enfants, mais structuré
et la collaboration, par le travail cognitif plutôt que par le jeu.
des principes à
l’efficacité confirmée L’enseignement se déroule en ateliers individuels
par de multiples études ou collectifs, où l’on apprend les notions essen-
scientifiques. tielles (français, maths, sciences, etc.) par le
tâtonnement expérimental dans des situations de
£ Lors d’une évaluation « travail imité » : jardinage, menuiserie, peinture,
© Filipovic018 / Getty Images

directe, la pédagogie
Freinet a même amélioré comptabilité de l’école (on parle de « calcul
les résultats scolaires vivant »  pour  qualifier  cet  apprentissage  des 
et le climat de la classe mathématiques via des situations réelles)…
dans une banlieue Ce qui ne signifie pas que le jeu est absent : 
défavorisée.
n’importe quelle idée des enfants est susceptible
d’inspirer un projet qui stimule les apprentissages.

N° 116 - Décembre 2019


48 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
LA PÉDAGOGIE FREINET SOUS L’ŒIL DES NEUROSCIENCES

Lors de mon « année Freinet », nous avons par


exemple monté un atelier de confection de bou-
cliers (voir l’encadré page ci-contre). L’important
est de structurer les envies des élèves, pour les
transformer en projets concrets qui servent à
creuser les notions du programme. Ce qui comp-
tait pour Freinet, c’était le « bain de la vie », de
l’action, l’apprentissage par la pratique, contre
l’idée illusoire, mais commune, de l’éducation
classique formelle et verbale.
La réunion matinale n’est pas le seul moment
où les élèves racontent leur quotidien ou expri-
ment leurs envies. Ils sont régulièrement invités
à appliquer la technique dite « du texte libre »,
qui consiste à les laisser écrire ce qu’ils veulent,
seuls ou en groupe. Puis certains textes sont
choisis pour être imprimés dans le journal sco-
laire. À l’origine, les élèves utilisaient une impri-
merie manuelle, mais ils se servent désormais
de plus en plus d’ordinateurs et de tablettes,
dotés de logiciels de mise en page et connectés
à une imprimante. Le journal est ensuite dif- outils et organismes, comme la Coopérative de Jardinage, menuiserie,
fusé : aux autres classes, aux parents, aux habi- l’enseignement laïc, qui publie plusieurs revues, comptabilité… C’est en
puisant dans le travail
tants du quartier… visent à partager les « techniques Freinet » et les de la « vie réelle » que
expériences menées par les uns et les autres. Le les élèves Freinet
UN EFFET MAGIQUE SUR LA MOTIVATION tâtonnement expérimental doit être la règle des apprennent.
Je peux en témoigner, cet appui sur la libre instituteurs comme celle des enfants ! Dans mon
expression et les intérêts des enfants a un effet école, l’architecture même était pensée pour per-
réellement magique sur leur motivation. mettre cette dimension collaborative : de grandes
Comme le remarquait Freinet, l’enfant qui par- portes coulissantes séparaient ma classe de la
ticipe à une activité qui le passionne se disci- salle voisine, de sorte que nous pouvions instau-
pline automatiquement. Il donne de surcroît – rer des échanges constants avec l’autre
tel un chercheur – le meilleur de lui-même pour professeur.
découvrir et apprendre. Aujourd’hui, à l’heure des neurosciences et
Chaque élève dispose d’un plan individuel de des sciences cognitives, que peut-on dire de la
travail, comprenant des objectifs et des tâches à validité des idées de Freinet ? Sont-elles compa-
accomplir. Le professeur veille à ce que les élé- tibles avec ce que l’on sait du cerveau qui apprend ?
ments du programme soient bien abordés par
tous les enfants selon le plan de travail de cha- TÂTONNER POUR APPRENDRE
cun. Quant au contrôle des connaissances, il Comme je l’explique dans mon ouvrage
s’effectue par le biais de fiches dites « autocor- L’École du cerveau, les principes fondamentaux Sur le web
rectives », où l’élève compare ce plan à ses réa- de cette pédagogie sont en effet confortés par
lisations. L’objectif est d’exercer ce qu’on appelle certaines découvertes scientifiques. Prenons par  Site de l’Institut
aujourd’hui la « métacognition » des enfants, exemple l’engagement actif et le tâtonnement coopératif de l’école
c’est-à-dire leur capacité à évaluer leurs propres expérimental. Une métaanalyse publiée en 2014 moderne, qui regroupe
les écoles Freinet en
apprentissages. Cette autoévaluation est com- par le biologiste américain Scott Freeman, de
France :
plétée par une appréciation sur trois critères – l’université de Washington, centralisant les www.icem-pedagogie-
discipline, propreté et vie communautaire –, résultats de 225 études, a montré que les élèves freinet.org/
ainsi que par la délivrance de brevets pour les engagés dans une forme ou une autre d’activité
Site de la Fédération
travaux pratiques. pendant les cours – exposés, ateliers de
© ICEM – pédagogie Freinet

internationale des
Cette attention portée à chacun n’exclut pas groupe… – réussissent beaucoup mieux aux mouvements de l’école
la dimension sociale, collective, qui est au examens que ceux qui reçoivent un cours stric- moderne, qui diffuse
contraire centrale chez Freinet. Les élèves colla- tement magistral. la pédagogie Freinet
borent dans les ateliers et correspondent avec des Les recherches indiquent en outre qu’en don- au niveau international :
enfants d’autres écoles, via des jumelages. Les nant toutes les réponses avant que l’enfant ait www.fimem-freinet.org/
enseignants aussi sont invités à échanger : divers eu le temps de s’interroger, un enseignement

N° 116 - Décembre 2019


49

Le tâtonnement
trop explicite tue la curiosité. Or celle-ci est l’un
des tout premiers moteurs de l’apprentissage

expérimental rend l’élève


humain. En 2009, Min Kang, de l’institut de
technologie de Californie, et ses collègues ont

actif, alimente sa curiosité,


même découvert que l’activité des zones céré-
brales de la mémoire s’accroît lorsque quelque

mobilise son circuit


chose nous intrigue.
Dans ce contexte, le principe du tâtonnement

cérébral de la récompense
expérimental de Freinet est précieux, car la
curiosité s’ancre dans la surprise et la violation

et teinte ses apprentissages


des attentes. Selon la théorie actuelle du cerveau
dit « bayésien » ou « statisticien », le calcul de la

d’émotions variées
différence entre le résultat attendu et celui effec-
tivement obtenu – ou « signal d’erreur » – est
même le mécanisme fondamental de l’apprentis-
sage. Dès lors, un enseignement optimal doit
proposer des tâches ni trop faciles (pour que
l’enfant se trompe de temps en temps), ni trop
difficiles (pour éviter qu’il se décourage).
LE PROJET BOUCLIER
LE CERVEAU RÉCOMPENSÉ
QUAND IL DIMINUE L’ERREUR
D ans la pédagogie Freinet, tout part de l’enfant ! Lorsque je l’ai appliquée
avec une classe d’élèves âgés de 5 à 8 ans, l’un d’eux s’est par exemple
passionné pour les boucliers, probablement après en avoir vu dans un film
Le tâtonnement expérimental mobilise proba- ou dans un musée. Nous en avons parlé à la réunion que nous faisions
blement les circuits dopaminergiques du cerveau, chaque matin et il les a si bien décrits que toute la classe lui a emboîté le
circuits dits « de la récompense ». Lorsque l’enfant pas. Nous avons alors monté un atelier de fabrication de boucliers, qui s’est
réduit le signal d’erreur – autrement dit lorsqu’il étalé sur deux semaines. Le rôle de l’enseignant est en effet de penser tout
réussit une tâche à laquelle il avait échoué précé- un projet pédagogique, de manière extrêmement dynamique, à partir
demment –, son cerveau libère en effet de la dopa- de ce que les élèves expriment. L’objectif reste d’apprendre !
mine. Ce qui à son tour renforce le désir d’ap- Nous nous sommes ainsi servis de cet atelier pour étudier les mathématiques :
prendre, d’où une dynamique vertueuse. notions de géométrie, de symbolisation (le « clan » de l’élève était représenté par
Plus généralement, ce tâtonnement, encadré un symbole sur son bouclier), de calcul (comptabilité pour acheter le carton et les
par un adulte, éveille l’émotion dans le cerveau feutres nécessaires)… Nous avons aussi travaillé la psychomotricité (à travers la
des élèves : l’enfant est fier d’avoir réalisé quelque  fabrication), le travail d’équipe (il y avait un atelier « découpage des boucliers » et
chose, content que cela marche ou étonné parce un autre pour la décoration), la lecture et le dessin (les enfants ont joué avec
que cela ne fonctionne pas, heureux de recevoir leurs protections de carton et ont ensuite dû le raconter). Le tout en étroite
les félicitations du professeur… Or les neuros- coordination avec le programme officiel, qui doit constituer la base d’acquis à
ciences ont confirmé toute l’importance des émo- valider – comme l’a toujours préconisé Freinet. O. H.
tions dans un contexte éducatif, notamment avec
les travaux du neurologue américain Antonio
L’atelier de confection
Damasio. Ce dernier a découvert qu’il existe de boucliers en plein travail.
dans le cerveau humain des circuits dédiés au
guidage émotionnel de l’apprentissage et de la
prise de décision. Ils nous permettent d’attribuer
des poids différents, positifs et négatifs, aux
diverses solutions qui s’offrent à nous, de sorte
que le paysage cérébral dans lequel s’opèrent nos
apprentissages par essais et erreurs comporte un
relief émotionnel.
Enfin,  incarner  une  information  dans  une 
réalisation sensorimotrice améliore son enco-
dage en mémoire, comme le souligne Francis
Eustache dans son ouvrage La Neuroéducation.
Le principe des ateliers, où les élèves sont
© Olivier Houdé

constamment en action et apprennent la théorie


en même temps que la pratique, est donc parti-
culièrement efficace.

N° 116 - Décembre 2019


50 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
LA PÉDAGOGIE FREINET SOUS L’ŒIL DES NEUROSCIENCES

Autre pilier de la pédagogie Freinet : l’organi-


sation sociale de la classe. Celle-ci permet non Lors d’une expérience
seulement l’entraide des enfants, mais aussi la
présence de l’enseignant auprès de chacun d’eux. en milieu défavorisé,
Le chercheur américain Jerome Bruner (1915-
2016), pionnier des sciences cognitives, a montré la pédagogie Freinet a réduit
à quel point l’assistance d’un tuteur – un adulte
ou un élève plus expert – bénéficie aux appren-
les violences et augmenté
tissages, à travers plusieurs rôles : susciter l’adhé-
sion de l’enfant aux exigences de la tâche (et
l’entraide dans la classe
simplifier celle-ci si besoin), l’aider à maintenir 
son objectif et à prendre conscience de ce qui lui devaient pratiquer en binômes. Dans un jeu de
reste à accomplir, lui éviter de tomber dans la calcul, par exemple, l’un comptait à voix haute et
frustration, et enfin le guider en lui présentant  l’autre vérifiait (devant refréner sa propre envie 
des « modèles de solution » ou en commençant le de compter), avant d’échanger leur rôle. Adele
travail pour le mettre sur la bonne voie. Diamond a montré que ces jeux à deux entraînent,
Bruner souligne aussi qu’il est très important mieux qu’un apprentissage classique, les fonc-
qu’une  relation  de  confiance  s’installe  entre  tions dites « exécutives » du cortex préfrontal :
l’élève et son tuteur, et que l’intention d’apprendre l’inhibition des automatismes erronés, la flexibi-
est directement tributaire de la posture de sou- lité mentale, la mémoire de travail (qui sert à
tien bienveillant adoptée par les adultes. Deux retenir les informations et instructions de la
affirmations confirmées par les études récentes  tâche en cours)… Ces fonctions cérébrales sont
de psychologie expérimentale, tant chez le bébé essentielles à tous les apprentissages du pro-
que chez l’enfant un peu plus âgé. Or c’est exac- gramme scolaire : lire, écrire, compter, raisonner.
tement le principe de « l’attitude Freinet », que De fait, les élèves qui ont pratiqué régulièrement
doit adopter l’enseignant : une attention constante ces jeux cognitifs ont ensuite mieux réussi les
portée aux intérêts des élèves et une présence tests évaluant leurs acquis.
Des imprimeries
aidante à leurs côtés. La coopération des esprits préconisée par manuelles ont
Freinet pourrait même favoriser un phénomène longtemps été utilisées
TOUS TUTEURS ! étonnant. En 2017, Suzanne Dikker, de l’univer- dans les classes Freinet.
Aujourd’hui, elles sont
Si facile à dire, si difficile à mettre en pra- sité de New York, et ses collègues ont montré souvent remplacées par
tique. Comment pourrait-on l’exercer dans une que l’apprentissage est meilleur lorsque l’acti- des ordinateurs
salle de classe standard, face à 20 ou 30 enfants, vité cérébrale des élèves, mesurée par des et des imprimantes,
un outillage plus
lors d’un cours magistral et froidement vertical, casques d’électroencéphalographie portés en représentatif de
le même pour tous ? C’est impossible. En classe, se synchronise : les élèves apprécient la société actuelle.
revanche, l’organisation même de la classe
Freinet, avec ses ateliers, le permet.
Autodisciplinés par leur forte implication, les
élèves s’entraident au sein des petits groupes –
jouant alternativement le rôle de tuteur – ou si
besoin sollicitent le professeur sur un point pré-
cis à acquérir ou à débloquer. Ainsi, ils reçoivent
tous les signaux sociaux qui créent la confiance 
et l’envie d’apprendre. Il n’y a d’ailleurs pas que
la personne aidée qui en bénéficie : quand l’en-
fant se place dans le rôle du tuteur, il consolide
sa propre compréhension des choses, en les
explicitant à l’autre ou en vérifiant son travail ; 
il apprend au passage à être généreux, altruiste
et pédagogue, qualités psychosociales essen-
tielles dans la vie.
Au-delà de la question du tuteur, le simple fait
de travailler ensemble est bénéfique. La psycho-
© Olivier Houdé

logue canadienne Adele Diamond a étudié l’in-


fluence de jeux cognitifs mobilisant la capacité à 
se concentrer et à se contrôler, que les enfants

N° 116 - Décembre 2019


51

et de travail de groupe par atelier a permis aux


élèves les plus faibles de s’intégrer. Ce qui est à
méditer dans une école française qui, selon
l’OCDE, creuse de plus en plus les inégalités ! La
pédagogie Freinet ne pourrait-elle pas nous aider
à construire une école plus inclusive ?
Surtout qu’elle est restée fidèle à l’idée d’une 
école du peuple, souhaitée par son père fondateur
– contrairement à ce que sont parfois devenues
les écoles Montessori, cantonnées à des milieux
plutôt aisés. Ainsi, l’école Ange-Guépin, dans le
quartier Malakoff de Nantes, mélange des enfants
de ce secteur populaire et d’autres plus favorisés.
Un projet actuel de la ville devrait la faire deve-
nir, d’ici à 2021, la plus grosse école Freinet de
France, avec plus de 15 classes et 300 élèves.

DES ÉCOLES RARES,


MAIS UNE GRANDE INFLUENCE
Ces écoles n’en restent pas moins rares. Selon
l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem),
qui regroupe tous les membres du mouvement
alors davantage le cours et y sont plus attentifs. Le journal scolaire est un Freinet, on en compte 15 à 20 en France.
Or dans l’expérience, cette synchronisation élément essentiel de la Quelques-unes sont publiques, comme l’école de
vie de la classe. Élaboré
dépendait de la qualité des interactions entre par les enfants, il leur Vence, fondée par Célestin Freinet lui-même, et
les élèves et avec le professeur. On peut donc permet de s’exprimer qui est désormais classée au patrimoine de
espérer que la pédagogie Freinet la stimule, librement et de renforcer l’Unesco. Ou encore l’école normande que dirige
les liens dans l’école
puisqu’elle insiste tout particulièrement sur et à l’extérieur. Cédric Forcadel, auteur de l’ouvrage Dessine-moi
l’importance de ces interactions. une école où il fait bon vivre, qu’il publie en cette
rentrée 2019. Il y défend sa vision de ce que
DE MEILLEURS RÉSULTATS devrait être l’enseignement public au quotidien :
ET MOINS DE VIOLENCE Bibliographie apprendre en s’épanouissant, en vivant en har-
Si les sciences cognitives ont largement monie avec les autres, en s’ouvrant au monde et
confirmé les principes fondamentaux de la péda- C. Forcadel, Dessine-moi en contribuant à construire une société démocra-
une école où il fait bon
gogie Freinet, cette validation reste indirecte, car tique, égalitaire et fraternelle.
vivre, Vuibert, 2019.
ces études expérimentales ne visaient pas à tester Mais la postérité de Freinet va bien au-delà
la méthode en tant que telle. Il reste donc à éva- O. Houdé, L’École du de ces quelques écoles. Ses idées et celles d’autres
luer son efficacité sur le terrain, un travail qui  cerveau : de Montessori, pédagogues novateurs de la première moitié du
Freinet et Piaget aux
commence tout juste. Ainsi, dans une étude xx e siècle, comme Maria Montessori, ont été inté-
sciences cognitives,
publiée en 2007, Yves Reuter, spécialiste des Mardaga, 2018. grées peu à peu dans les instructions officielles 
sciences de l’éducation à l’université de Lille, a de l’Éducation nationale. Celles-ci insistent
suivi pendant cinq ans la mise en œuvre de la S. Freeman et al., Active désormais sur la nécessité de porter attention aux
learning increases
pédagogie Freinet à l’école primaire dans une intérêts et à la motivation de l’enfant, sans se
student performance
banlieue lilloise défavorisée. Résultat : cette in science, engineering, focaliser exclusivement sur les programmes à
méthode a amélioré de façon spectaculaire les and mathematics, PNAS, acquérir. Le travail de groupe ainsi que l’expéri-
performances dans certains domaines (notam- 2014. mentation dans l’apprentissage des notions scien-
ment en CM2 et en début de sixième), en compa- Y. Reuter, Une école tifiques (les fameux TP) sont autant d’héritages 
raison avec d’autres classes voisines qui avaient Freinet. Fonctionnements de Freinet dans l’enseignement conventionnel.
suiv i un enseignement conventionnel. et effets d’une pédagogie Aujourd’hui, beaucoup de partisans de ses
L’amélioration concernait notamment la qualité alternative en milieu idées travaillent d’ailleurs dans l’école publique.
© ICEM – pédagogie Freinet

du langage et des textes écrits, tandis que dans populaire, L’Harmattan, À l’avenir, il reste à ce que les sciences de l’édu-
d’autres matières, comme les mathématiques, les 2007. cation et les neurosciences cognitives dialoguent
élèves Freinet ont obtenu des résultats compa- C. Freinet, Œuvres mieux autour du développement et de l’évalua-
rables aux autres. pédagogiques, Seuil, tion de la pédagogie Freinet. Bien sûr, toujours
Autres bénéfices : les violences et les incivilités  1994. dans un esprit coopératif et de tâtonnement
ont pratiquement disparu, et le système d’entraide expérimental ! £

N° 116 - Décembre 2019


52

INTERVIEW

ÉDOUARD
GENTAZ
DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, PROFESSEUR ORDINAIRE
DE PSYCHOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT À L’UNIVERSITÉ
DE GENÈVE, RÉDACTEUR EN CHEF DE LA REVUE ANAE.

LES PÉDAGOGIES
ALTERNATIVES ONT
DÉJÀ TRANSFORMÉ
L’ENSEIGNEMENT
Comment définissez-vous
les pédagogies alternatives ?
Les pédagogies alternatives sont
toutes les méthodes qui se sont dé-
veloppées à côté du système tradi-
tionnel, en réponse aux insatisfac-
tions qu’il génère. Mécontents des
conditions, des objectifs ou des tech-
niques de ce système, certains péda-
gogues ont imaginé d’autres façons
d’enseigner. Les méthodes de ce type
sont souvent pratiquées dans des
écoles privées, qui ne sont pas sous
contrat avec l’éducation nationale

N° 116 - Décembre 2019


53

(même si un certain nombre d’ensei- maines, mais huit formes d’intelli- tout l’enseignement. Et je doute que
gnants les appliquent dans le public, gences distinctes : logicomathéma- cette technique soit généralisable, car
notamment pour les deux princi- tique, linguistique, kinesthésique, elle demande aux élèves de beaucoup
pales, Montessori et Freinet, sans interpersonnelle… Le principe de étudier chez eux, ce qui implique
que leur école ne soit identifiée offi- cette méthode d’enseignement est qu’ils soient déjà très autonomes. On
ciellement à ces méthodes). alors de solliciter toutes ces formes sait en outre que le travail à la maison
Une partie des pédagogies alterna- d’intelligence, afin que chaque élève dépend étroitement du milieu socio-
tives sont « structurées » : elles sont ait à un moment l’opportunité de culturel. Une application systéma-
sous-tendues par un corpus théo- réussir. Les enfants développent ain- tique des classes inversées risquerait
rique élaboré et soutenues par divers si leur confiance en soi, ce qui est alors de creuser les inégalités…
organismes, qui délivrent des labels précieux pour les apprentissages.
attestant de la conformité de l’ensei- Cette méthode est très populaire au Malgré cette diversité de
gnement avec la méthode. C’est le Québec et commence à arriver en méthodes, les pédagogies
cas de Montessori et Freinet. Mais il France, dans l’enseignement privé. alternatives ont-elles
existe aussi tout un florilège d’écoles Il faut toutefois distinguer les pédago- des points communs ?
privées hors contrat qui se reven- gies globales, qui structurent l’en- La plupart de ces pédagogies placent
diquent des pédagogies alternatives, semble de l’enseignement et des les besoins et les capacités de l’en-
et qui font chacune leur propre « cui- gestes pédagogiques, de techniques fant au premier plan. Il s’agit de
sine » : un peu de Montessori, un peu plus ponctuelles. Les classes inver- prendre en compte les caractéris-
de Freinet, des journées d’enseigne- sées, que vous évoquez, tombent plu- tiques de l’individu à qui l’on en-
ment dans la nature… Bien sûr, des tôt dans cette seconde catégorie. Le seigne. Il faut bien voir que les prin-
inspecteurs de l’Éducation nationale principe est de faire « les cours à la cipales pédagogies alternatives ont
peuvent contrôler leur fonctionne- maison et les devoirs en classe », au- été développées dans la première
ment et l’absence de dérives. trement dit d’étudier les leçons chez moitié du xxe siècle, à une époque où
soi pour consacrer les heures de cours l’enseignement était très descen-
En dehors de Montessori aux applications et aux activités pra- dant, du professeur vers l’élève. On
et de Freinet, quelles tiques. C’est très à la mode en ce pensait alors qu’il suffisait d’écouter
sont les autres pédagogies moment, de l’école primaire à l’uni- et de recopier pour apprendre. Par
alternatives « structurées » ? versité, mais ce n’est utilisé qu’à cer- rapport à cette vision très verticale
On entend toutes sortes de tains moments ; cela ne structure pas de l’apprentissage, les pédagogies
labels : Steiner, intelligences
multiples, classes inversées…
La pédagogie Steiner est en effet
aussi une méthode structurée, même
si elle intègre un certain nombre de
Ces pédagogies
croyances dans ses fondements
théoriques. Elle compte une ving- ont remis en cause
l’enseignement
taine d’écoles en France et accorde
une grande place au contact avec la
nature, aux activités artistiques et
aux langues étrangères. Elle se re-
vendique de « l’anthroposophie »,
courant ésotérique qui prône l’inté-
vertical, allant
gration de la dimension spirituelle
de l’homme. Elle a d’ailleurs été très jusqu’à bouleverser
– avec succès –
critiquée pour cela, certains y voyant
un risque de dérive sectaire.
La méthode des intelligences mul-

l’organisation
tiples peut également être considé-
rée comme une pédagogie alterna-
tive structurée. Elle se fonde sur la
théorie du psychologue américain
Howard Gardner, selon lequel il n’y
a pas un facteur d’intelligence géné-
de l’école dans
rale (le QI), qui déterminerait les
performances dans tous les do- certains pays
N° 116 - Décembre 2019
54 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
INTERVIEW

alternatives reposent sur une vision ce qui est très efficace, comme je l’ai que dans les pédagogies Montessori.
plus « constructiviste » du savoir. montré avec des collègues il y a une En ce sens, les pédagogies alterna-
À partir des années 1930, elles se vingtaine d’années. tives, conjointement avec les décou-
sont appuyées sur les travaux du Bien d’autres exemples existent. En vertes scientifiques, ont déjà trans-
psychologue suisse Jean Piaget, Suisse, dans certaines écoles mater- formé l’enseignement.
montrant que l’enfant est acteur de nelles publiques, les enseignants se
ses apprentissages et qu’il ne peut fondent sur les activités amorcées par Reste que les écoles
pas intégrer n’importe quoi à n’im- les enfants lors de jeux libres pour appliquant intégralement
porte quel âge. Jusqu’à 6 ans, il a par élaborer le programme de la journée des pédagogies alternatives
exemple un codage égocentrique de (suivant en cela les préceptes d’un sont très minoritaires.
l’espace : il place toujours la droite et autre pédagogue novateur de la pre- Pourquoi ne se sont-elles pas
la gauche par rapport à son propre mière moitié du xxe siècle, l’Allemand répandues davantage, étant
corps et est incapable de les imagi- Friedrich Fröbel). En France, de nom- donné notamment les retours
ner du point de vue d’un autre ; il breux élèves correspondent par écrit enthousiastes d’un certain
faut en tenir compte dans l’enseigne- avec des enfants d’autres écoles, un nombre d’élèves qui les ont
ment en géométrie et de façon plus héritage de la méthode Freinet, qui fréquentées ?
large en mathématiques. Plus géné- encourage fortement ces échanges. Parce que les principes et le ressenti
ralement, l’enfant ne doit être Plus globalement, beaucoup de des anciens élèves sont une chose,
confronté aux différents concepts classes rurales s’inspirent de la péda- mais les validations scientifiques via
qu’aux moments où il dispose des gogie Montessori, sans se préoccuper des expériences en classe restent
structures mentales nécessaires pour de le revendiquer. Dans les écoles de nécessaires. Or il y en a très peu.
les assimiler. Les travaux d’autres campagne, les âges sont souvent mé- Surtout pour la pédagogie Steiner,
psychologues, comme le Russe Lev langés, ce qui est une des bases de la car les praticiens de cette méthode
Vygotski, ont aussi été intégrés : ce méthode, de sorte que son applica- sont très réticents à accepter les éva-
chercheur a défini la notion de tion est plus facile. luations extérieures, de sorte qu’on
« zone proximale de développe- Les principes, surtout, ont massive- ne sait pas grand-chose sur son effi-
ment », qui est l’ensemble des ap- ment pénétré l’école publique. Tous cacité. Personnellement, je n’ai ja-
prentissages qu’un enfant peut effec- les enseignants vous diront au- mais pu aller l’observer sur le ter-
tuer à un âge donné, avec l’aide jourd’hui qu’ils sont attentifs aux rain.
d’une personne plus mature. besoins de l’enfant et au développe- Pour la pédagogie fondée sur les in-
Mais l’enseignement traditionnel ment de son autonomie. On encou- telligences multiples, la théorie elle-
n’est pas non plus resté de marbre rage aussi les activités pratiques, même est contestée : selon Howard
face à ces découvertes. À partir des même si l’école publique n’a pas tou- Gardner, la simple existence de spor-
années 1960, il s’en est aussi inspiré, jours les moyens de mettre en œuvre tifs ou d’artistes de haut niveau dont
tout en puisant dans les pédagogies un enseignement aussi individualisé le QI n’a rien de spécial prouve qu’il
alternatives. L’éducation est toujours
un reflet de la société ! Or c’est

Un ressenti positif
l’époque de Mai 68, du questionne-
ment de l’autorité, de la valorisation
de l’individu…

Qu’a donc « puisé »


le système traditionnel dans
ne suffit pas à valider
les pédagogies alternatives ?
Des éléments très variés. Et qui dé- une pédagogie : quand
on teste une méthode
pendent de chaque école, car en réa-
lité, l’enseignement traditionnel lui-
même est hétérogène. Un certain

nouvelle et originale,
nombre de maternelles publiques
utilisent notamment des outils mul-
tisensoriels, dont l’usage avait été
systématisé par Maria Montessori.
Par exemple des lettres rugueuses à
parcourir avec le doigt pour ap-
tout le monde est
prendre à lire. L’idée est de faire par-
ticiper le corps aux apprentissages, toujours content !
N° 116 - Décembre 2019
55

y a des formes d’intelligence indé- (même si elles ne bénéficient pas


pendantes les unes des autres, mais Le degré auquel d’une telle visibilité), mais en aucun
de nombreux psychologues n’ac-
ceptent pas cette idée. Reste que les le professeur cas une expérience scientifique.
Contrairement à ce que Céline Alva-
éducateurs y voient un outil utile
pour s’adapter davantage à chaque
doit intervenir rez affirmait dans la première édi-
tion de son livre – et que j’ai fait
élève et travailler des aspects peu
valorisés par l’enseignement tradi-
auprès des corriger par la suite –, son expé-
rience n’a jamais été validée par le
tionnel, comme les compétences élèves est un CNRS de Grenoble, où j’étais alors
prosociales. Là encore, il faudra vali- en poste. L’absence de groupe
der tout cela sur le terrain. débat toujours contrôle et le très faible effectif des
Cela étant, d’autres pays, comme la
Finlande, sont allés beaucoup plus ouvert et enfants testés, en particulier, em-
pêchent d’en tirer des conclusions.
loin que nous. Ils ont en quelque
sorte intégré les pédagogies alterna-
qui resurgit Certes, les élèves de sa classe ont
beaucoup progressé au cours de leur
tives au niveau structurel, avec un
enseignement centré sur l’élève,
régulièrement scolarité, mais c’est toujours ce
qu’on observe avec un enseignant
beaucoup d’art et de musique, une motivé. Les recherches montrent
vraie place réservée aux jeux, une même que le facteur numéro un qui
absence de notes et de devoirs conditionne la réussite des enfants,
jusqu’à la fin de la primaire… Et le c’est la qualité et l’investissement du
succès est au rendez-vous, puisque professeur ; l’influence est souvent
la Finlande est cinquième au classe- bien plus forte que celle de la mé-
ment Pisa, qui évalue les différents thode utilisée…
systèmes éducatifs à travers le Céline Alvarez est ensuite allée pro-
monde. Elle n’est précédée que par poser sa méthode en Belgique et son
des pays comme Singapour, qui principal argument est que les ensei-
mettent beaucoup de pression so- gnants, les élèves et les parents sont
ciale sur l’élève et sa famille, d’où un « très satisfaits ». Mais quand on fait
stress très fort chez les enfants. Les une nouvelle expérience un peu ori-
Finlandais parviennent bien mieux à ginale, tout le monde est toujours
concilier l’efficacité et le bien-être. satisfait. Par exemple, en 2013, nous
Cependant, l’investissement néces- avons testé une méthode de lecture
saire est substantiel, à de multiples inédite sur 2 000 élèves. Les ensei-
niveaux : formations, rémunéra- gnants étaient ravis : ils avaient l’im-
tions, inspections… Et c’est toute pression que la méthode était in-
l’institution éducative qui est valori- croyable, que les enfants apprenaient
sée : les enseignants jouissent d’un mieux… Mais lorsque nous avons
statut social très élevé, plus envié mesuré rigoureusement son effica-
que celui des médecins. Ce modèle cité, nous n’avons vu aucune diffé-
ne s’exportera donc pas d’un claque- rence avec le groupe contrôle.
ment de doigt, sans une profonde On doit donc se méfier du simple
remise en cause sociétale. ressenti lorsqu’on parle de validité
d’une méthode pédagogique. Pour
À propos de validation Montessori, il faut aussi prendre
expérimentale : n’est-ce pas garde aux livres et aux jouets qui
ce qu’a essayé de faire Céline inondent le commerce : c’est une
Alvarez, lors de l’expérience marque à la mode, vendeuse, et tout
décrite dans son livre Les Lois le monde a le droit de s’en revendi-
naturelles de l’enfant ? Cette quer, mais très peu de produits es-
expérience ne visait-elle pas tampillés Montessori sont effective-
à tester une méthode inspirée ment agréés par des spécialistes de
de Montessori ? cette méthode. Sans compter que les
C’était une expérimentation pédago- préconisations de cette pédagogie
gique ordinaire, comme il en existe vont bien au-delà de l’utilisation de
de nombreuses autres en France quelques outils spécifiques.

N° 116 - Décembre 2019


56 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
INTERVIEW

Au-delà de cette question qu’ils ont du mal à revenir


de la validation expérimentale, dans le système traditionnel.
les pédagogies alternatives, Qu’en est-il, est-ce vraiment
qui reposent beaucoup difficile pour eux ?
sur l’idée de laisser les enfants C’est en effet une crainte que j’en-
apprendre par eux-mêmes, tends souvent, mais la seule enquête
n’ont-elles pas des limites que je connaisse indique plutôt le
à partir d’un certain âge ? contraire. Dans une étude publiée
Pour enseigner des notions en 2007, la psychologue Rébecca
mathématiques complexes, Shankland a comparé plusieurs cen-
par exemple, les élèves taines de personnes issues de l’ensei-
n’ont-ils pas besoin d’être gnement traditionnel à d’autres ayant
guidés davantage ? suivi des pédagogies alternatives
Dans les pédagogies alternatives, (principalement Steiner et Montes-
l’enseignant est tout de même là sori) pendant une partie de leur cur-
pour soutenir et guider individuel- sus. Elle a utilisé divers moyens pour
lement les enfants. Mais c’est vrai, cela : bilans réguliers avec une partie
ces pédagogies insistent beaucoup d’entre eux pendant plus d’un an
sur l’aspect « constructiviste » du (entre la terminale et le début de
savoir. En fait, le degré auquel le l’université), entretiens avec des an-
professeur doit intervenir est un ciens élèves et des parents…
débat toujours ouvert et qui resur- Les résultats montrent qu’au début
git régulièrement. Nous avons testé de l’université, les étudiants qui ont
récemment une approche dite « in- suivi une pédagogie alternative ont
tégrative » pour la résolution de un meilleur bien-être psychologique
problèmes mathématiques chez des et moins de symptômes dépressifs
enfants de 7 à 9 ans. Cette méthode que les autres. Quand on les inter-
consiste à alterner des phases roge plus globalement sur leur sco-
« constructivistes », où les élèves larité, on s’aperçoit cependant que
commencent par chercher les solu- tout n’a pas toujours été rose : près
tions par eux-mêmes (ce qui leur de 40 % des élèves Montessori dé-
procure un certain plaisir), avec des clarent avoir eu des difficultés au
phases descendantes, où l’ensei- moment du passage au collège (âge
gnant explicite les notions et les où beaucoup d’entre eux intègrent le
stratégies efficaces. système traditionnel), contre 28 %
Les premiers résultats sont très pro- de ceux qui ont suivi un cursus clas-
Bibliographie
metteurs. Avec cette approche inté- sique. Une partie des élèves issus des
grative, les élèves ont résolu davan- pédagogies alternatives ont donc
E. Gentaz, Du labo
tage de problèmes et se sont sentis peut-être un peu de mal lors de la
à l’école : le délicat
plus en confiance, car le fait d’être transition, mais cela semble souvent passage à l’échelle,
guidés explicitement par moments rester temporaire. La Recherche, 2018.
les rassurait et les aidait à réussir. Toutefois, cette étude ne concerne
E. Gentaz, La Main,
Peut-être la pédagogie du futur sera- que les étudiants qui vont à l’uni- le Cerveau et le Toucher
t-elle une sorte de synthèse entre les versité et tout ce qui porte sur la (seconde édition),
pédagogies alternatives et l’ensei- période précédant la terminale se Dunod, 2018.
gnement traditionnel… Tout cela fonde sur des déclarations rétros-
E. Gentaz et al., La Vie
reste à confirmer scientifiquement et pectives. Je ne connais pas d’études secrète des enfants,
à étudier plus en détail, notamment qui aient suivi le bien-être de ces Odile Jacob, 2016.
car le degré optimal d’enseignement élèves « en direct » lors de leur pas-
Mooc sur le
descendant pourrait varier selon les sage dans le système traditionnel –
développement
matières et les âges. que ce dernier s’effectue en pri- de l’enfant, proposé par
maire, au collège ou au lycée. Des l’université de Genève :
Beaucoup d’enfants ne suivent recherches plus poussées sont donc https://fr.coursera.org/
une pédagogie alternative nécessaires. £ learn/enfant-
qu’au début de leur scolarité Propos recueillis developpement/
et on entend souvent dire par Guillaume Jacquemont

N° 116 - Décembre 2019


PSYCHONUTRITION
CONNAÎTRE SON CERVEAU
POUR MIEUX MANGER
10 dossiers rédigés par des chercheurs
et des experts sur le sujet 3,99 €
Une lecture adaptée sur écrans

Les Thema sont une collection de hors-séries numériques.


Chaque numéro contient une sélection des meilleurs articles
publiés dans Cerveau & psycho sur une thématique.
Dans la collection Thema découvrez aussi

Commandez et téléchargez
les numéros en pdf

Pour lire votre numéro, rendez-vous dans votre compte client

boutique.cerveauetpsycho.fr/tous-les-numeros/thema.html
58 ÉCLAIRAGES
p. 64 Écrans : comment on massacre le cerveau de nos enfants p. 70 L’envers du développement personnel

Retour sur l’actualité Le 26 septembre 2019, incendie de l’entreprise


Lubrizol de Rouen.

SÉBASTIEN BOHLER
Docteur en neurosciences, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho.

Rouen,
la fabrique
des complots
L’incendie de l’usine
Lubrizol de Rouen révèle
I l vous est sûrement arrivé d’obser-
ver des formes dans les nuages. Au départ, cette
grosse masse pommelée qui flotte dans le ciel ne

un trait distinctif présente aucun ordre ni aucune forme clairement


discernable, mais bien vite vous reconnaissez le

des théories du complot :


nez d’un personnage, la forme d’un éléphant, ou
celle d’une tasse de thé… Et pour cause : le cer-
veau humain est très doué pour voir des formes,

leur capacité à infecter là où il n’y a initialement que le hasard.


Il peut aussi arriver que l’on soit plongé dans

nos cerveaux en situation


une nébuleuse d’informations indéchiffrables.
Par exemple, lorsqu’une usine bourrée de milliers
de tonnes de produits toxiques part en fumée, à

de grande incertitude. proximité d’une grosse agglomération. Un com-


muniqué gouvernemental indique que les
mesures réalisées dans l’air et dans l’eau des
rivières ne révèlent aucun niveau critique de pol-
luants, ni de substances dangereuses pour la
santé. Sur les réseaux sociaux, en revanche, cir-
culent des communiqués insinuant que le nuage

N° 116 - Décembre 2019


59

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE L’AVENIR

Le 26 septembre 2019, Les recherches en Dans les théories du


l’usine Lubrizol de Rouen psychologie cognitive complot, les connexions
partait en fumée, montrent que, face à une entre les événements
consumant 9 000 tonnes information ambivalente, et les différents
de produits chimiques, notre cerveau déploie protagonistes comptent
dont certains hautement des mécanismes plus que leur véracité.
toxiques. Dans les jours de compensation pour Pour les communicants,
qui suivirent, restaurer un sentiment il est crucial de proposer
la communication parfois d’ordre et de clarté. une information claire qui
hésitante des autorités Les théories du complot évite la confusion. Pour les
se heurta à des récits remplissent cette fonction citoyens, il est tout aussi
anxiogènes sur les réseaux en créant des associations important d’exercer une
sociaux, livrant un de sens entre différents méfiance critique, mais
portrait confus et ambigu événements a priori en sachant que certaines
de la situation. Dans disjoints. informations ne peuvent
la foulée, on vit éclore pas être obtenues dans
des théories complotistes des délais très courts.
selon lesquelles
le gouvernement aurait
dissimulé des preuves
et renoncé sciemment
à protéger les populations
gravement menacées.

présenterait une toxicité aiguë. Puis des photos dissimulation » de la part des pouvoirs publics. Un
d’oiseaux morts, tandis que des habitants employé du laboratoire chargé des analyses de la
déclarent avoir vu des milliers de cadavres de qualité de l’air après la catastrophe aurait été
poissons dans les rivières. Les sources officielles, sommé de falsifier les résultats pour éviter d’avoir
quant à elles, parlent d’un incendie… Mais une à évacuer tout le département. Ainsi le gouverne-
vidéo qui circule sur le web montre plusieurs ment aurait été au courant d’une situation d’in-
explosions en pleine nuit ! toxication massive de la population et aurait tout
Au départ, cette grosse masse pommelée qui organisé pour que rien ne se sache. C’est le coup
flotte dans le ciel de l’info ne présente aucun de Tchernobyl à la puissance quatre.
ordre ni aucune forme clairement discernable, Tchernobyl, justement, nous a bien appris que
mais bien vite vous reconnaissez une trame, une les autorités peuvent mentir, et pas qu’un peu. Il
cohérence, voire une intention. est donc tout à fait possible que la méfiance vis-
Un complot. à-vis des positions officielles du gouvernement ou
des différentes autorités engagées sur ce sinistre
L’ORDRE DOIT NAÎTRE DU CHAOS soit parfaitement fondée. Néanmoins, il faut faire
Au moment de l’incendie de l’usine Lubrizol la différence entre la méfiance et le complotisme.
de Rouen, les choses se sont passées à peu près Ce dernier, à la différence de la première,
de cette façon. Il y a d’abord eu les informations emprunte à des automatismes mentaux qui se
discordantes sur le potentiel de pollution du déploient sur un mode largement inconscient,
nuage dont la traînée s’est étirée sur plus de 20 selon des mécanismes de mieux en mieux étu-
kilomètres. Des communiqués contradictoires, diés. Ainsi, un important courant de recherche
© Daniel Briot

des tweets affolés. Puis, comme une seconde sur les théories du complot considère que l’esprit
vague, les thèses complotistes. Selon certaines, il humain tend à recréer du sens et des récits dans
y aurait eu « une grave opération de les situations où il est confronté à un fort degré

N° 116 - Décembre 2019


60 ÉCLAIRAGES Retour sur l’actualité
ROUEN, LA FABRIQUE DES COMPLOTS

Les théories
complotistes sur
les missions Apollo
sont parmi les plus
célèbres et ont toujours
l’adhésion de 6 % des
Américains. Ceux-ci
se fondent notamment
sur de prétendues
anomalies des photos
de la mission.

de ce qu’on appelle l’ambivalence information- noyées dans le flou, et si par hasard il leur arrive
nelle. L’ambivalence informationnelle est ce que de croire voir des formes là où il n’y en a pas.
nous rencontrons lorsque nous sommes confron- Résultat : les personnes ayant été confrontées
tés à des sources contradictoires, trop variées, à des sources ambivalentes dans l’article de
sans rapport apparent les unes avec les autres, et presse voient, plus souvent que les autres, des
au sein desquelles il est difficile de démêler le formes surgir au milieu de nuages de points
vrai du faux. Vous avez reconnu de nombreux dépourvus de toute signification. Pour les auteurs
ingrédients qui font tout le foisonnement d’inter- de cette étude, ce phénomène révèle l’existence
net et des médias multiples de notre époque. d’un mécanisme de compensation dans notre cer-
Reste que l’ambivalence informationnelle a veau : lorsque nous sommes confrontés à un
des effets sur notre cognition, et que les psycho- manque de sens et d’ordre discernable dans notre
logues cherchent à les décrypter. Une façon de environnement, nous avons tendance à recréer
mesurer les effets de l’ambivalence information- un ordre « compensatoire » dès que l’occasion
nelle consiste à faire lire à des volontaires deux nous en est fournie.
versions d’un même fait d’actualité, sous forme Une preuve élégante de ce principe a été
d’articles de presse rédigés à dessein pour l’expé- apportée en faisant passer le test aux volontaires
rience : les uns citant de nombreuses sources qui dans une pièce totalement désordonnée, remplie
ne pointent pas du tout dans la même direction, de piles de papiers, de stylos et d’objets hétéro-
et laissent le lecteur aux prises avec un sentiment clites : ils ont compensé ce désordre par une
d’indétermination (ambivalence forte). Les autres détection accrue de motifs illusoires. À l’inverse,
délivrant un message clair et univoque par des si l’expérimentateur leur expliquait qu’il était
sources concordantes. impossible de travailler correctement dans un tel
Tous les volontaires passent alors dans une environnement et leur demandait de les aider à
autre pièce et sont placés devant un écran qui pro- remettre la pièce en ordre, leur taux de fausses
jette des images brouillées, comme un ciel neigeux détections baissait ultérieurement.
ou les parasites d’une vieille télévision. Sur cer-
tains plans, une image (par exemple, celle d’un HISTOIRE D’UN LABORANTIN PERSÉCUTÉ
chien) a été mêlée au fond brouillé, dans d’autres Quel lien ces expériences tissent-elles avec les
non. On observe alors dans quels cas les diffé- complots ? La tendance à croire distinguer un
© Nasa

rentes personnes testées reconnaissent les images ordre au sein de données aléatoires est

N° 116 - Décembre 2019


61

mathématiquement moins probable que chacun


des deux autres séparément. En effet, l’option 3) a
statistiquement moins de chances de se produire
que les deux premières, puisque sa réalisation sup-
pose celle des deux premières simultanément.
Toutefois, ils la jugent plus probable parce qu’ils
sont persuadés que c’est de cette façon que les
Dans une théorie du complot, choses se sont passées, car il y a forcément un lien

ce qui compte, ce sont entre l’éviction de Patrick et l’effacement de ses


données compromettantes. Une intention cachée
les liens de connexion explique ces deux faits qui doivent forcément sur-
venir de manière conjointe, pour un complotiste.
entre les événements, La conjonction des événements est un ingrédient
fondamental des théories du complot.
pas leur véracité L’expérience de Brotherton et French ne s’ar-
rête pas là. Les deux psychologues font ensuite
remplir des questionnaires à leurs participants,
dans lesquels il leur est demandé s’ils adhèrent à
étroitement corrélée à la croyance dans les théo- différentes théories conspirationnistes, selon les-
ries du complot, comme l’ont montré des travaux quelles, par exemple, Lady Di aurait été assassi-
réalisés à l’université d’Amsterdam : par exemple, née ou les premiers pas de l’homme sur la Lune
plus une personne a tendance à voir des formes auraient été une supercherie. Et le résultat est là :
dans des tableaux d’art moderne conçus sans les personnes qui adhèrent à ces théories sont
ordre préalablement défini, plus les mesures psy- également celles qui ont fait préalablement le
chologiques révèlent chez elle une forte appé- plus d’erreurs de conjonction.
tence pour les théories du complot. L’inverse est
vrai : lorsqu’on amène une personne à adhérer à HUMAINS EN QUÊTE DE SIGNIFICATION
des théories conspirationnistes, elle a davantage Quand les sources officielles se mêlent à
tendance à repérer des motifs au milieu de celles véhiculées sur les réseaux sociaux, et
tableaux « aléatoires ».
Car les théories du complot réalisent, vis-à-vis
de l’information et de l’actualité, ce que les motifs
visuels réalisent au milieu de scènes brouillées et
sans signification : elles établissent des liens (illu-
soires) entre différents faits ou informations, créant
des motifs de causalité et de sens où il n’y en a pas.
Cette tendance à échafauder des scénarios a
été étudiée en psychologie, où elle porte le nom
d’erreur de conjonction. Certains chercheurs,
comme Robert Brotherton et Christopher French,
à l’université de Londres, mesurent l’erreur de
conjonction en faisant lire à des volontaires le
scénario suivant : « Patrick travaille pour une
entreprise pharmaceutique dont il teste les effets
secondaires des médicaments. Il découvre qu’un
des traitements commercialisés par sa société
entraîne des maladies cardiaques. À votre avis,
lequel des trois événements a-t-il le plus de
© Kateryna Upit / Shutterstock.com

chances de se produire : 1) Les données de Patrick


sont effacées suite à une panne informatique ;
2) Patrick est retiré du projet ; 3) Patrick est retiré
du projet et ses données sont détruites à la suite
d’une panne informatique. Les mensonges proférés par les autorités sanitaires et gouvernementales
Les personnes qui répondent par la troisième donnent des munitions aux complotistes, qui ont beau jeu de dire :
« Vous voyez, on vous ment. » Comme lorsque le service de protection contre
option sont sujettes à une erreur de conjonction : les rayonnements ionisants avait minimisé les risques de retombées
elles jugent plus probable un événement qui est radioactives pour les populations après la catastrophe de Tchernobyl.

N° 116 - Décembre 2019


62 ÉCLAIRAGES Retour sur l’actualité
ROUEN, LA FABRIQUE DES COMPLOTS

quand les communiqués ministériels se contre-


disent d’un jour sur l’autre, notre cerveau est
placé face à une ambivalence maximale devant
laquelle il déploie, en guise de défense, des méca-
nismes compensatoires pour nous redonner l’illu-
sion d’un ordre sous-jacent. En psychologie évo-
lutionniste, on explique que dans certaines Savoir « geler » sa pensée
circonstances, ce réflexe est salutaire. Sur les
échelles de temps qui ont présidé à la mise en en attendant de disposer
place des grandes structures de notre cerveau –
au Paléolithique, sur des centaines de milliers
d’éléments factuels est un des
d’années –, entendre un bruit suspect dans la
forêt pouvait révéler la présence d’un prédateur
défis cognitifs de notre époque
tapi dans l’ombre, ou d’une simple branche
d’arbre se détachant sous l’effet du vent. Supposer
la présence d’un prédateur qui projetait votre problématique, c’est que l’humanité moderne a
perte était sans doute plus efficace pour votre créé un monde où les tigres aux dents de sabre
survie à long terme que de supposer qu’il s’agis- ne sont plus tapis dans l’ombre au sens propre,
sait du hasard. Là où la situation devient mais où le degré d’ambivalence de l’environne-
ment est potentiellement infini. L’immense pro-
blème représenté par les réseaux sociaux et les
Les thèses conspirationnistes sites d’information plus ou moins fiables sur
sur le 11 Septembre sont légion : la Maison internet est que cet environnement est devenu
Blanche aurait été au courant… l’avion
prétendument écrasé sur le Pentagone une jungle informationnelle au sens propre.
n’a jamais existé… Confronté à ce « nuage de points » sans limites,
notre cerveau a tôt fait de se réfugier dans des
erreurs de conjonction et des récits qui y intro-
duisent un peu de logique, fût-elle paranoïaque.
L’ère des fake news et de la postvérité n’est que la Bibliographie
résultante de ce processus : lorsqu’on bâtit une
théorie du complot, ce qui compte, c’est la per-
J. W. van Prooijen et al.,
ception d’un motif et de liens de conjonction, pas
Connecting the dots :
la question de leur véracité. Illusory pattern
Face à cette réalité, l’attitude la plus sage perception predicts
consiste sans doute à regagner un peu de contrôle belief in conspiracies
sur sa propre existence. L’expérience de la salle and the supernatural,
de laboratoire que le participant doit remettre en Eur J Soc Psychol.,
ordre le montre : les mécanismes d’ordre compen- vol. 48, pp. 320-335,
satoire s’apaisent dès que nous remettons de 2018.
l’ordre dans notre environnement proche. En R. Brotherton
revanche, ils s’amplifient chez les individus qui et C. C. French, Belief
se sentent en perte de contrôle dans leurs exis- in Conspiracy Theories
tences personnelles, ou dont les buts sont régu- and Susceptibility to the
lièrement entravés. Conjunction Fallacy,
Quelle attitude adopter pour faire preuve Applied Cognitive
Psychology, vol. 28,
d’esprit critique sans verser dans la paranoïa ?
pp. 238-248, 2014.
Lorsque nous ne savons pas, nous optons pour le
J. A. Whitson et al.,
© Ken Tannenbaum / shutterstock.com

scénario le plus inquiétant. Notre cerveau a été


The emotional roots of
conformé pour cela depuis des millénaires. Il faut
conspiratorial
aller contre ce penchant et exiger la transparence perceptions, system
tout en admettant que certaines données sont justification, and belief
longues à obtenir, comme les résultats d’analyses in the paranormal,
chimiques ou toxicologiques. Savoir « geler » sa Journal of Experimental
pensée en attendant de disposer d’éléments fac- Social Psychology,
tuels, voilà sans doute un des nouveaux défis vol. 56, pp. 89-95, 2015.
cognitifs que pose notre époque. £

N° 116 - Décembre 2019


COMPLÉTEZ VOTRE COLLECTION
DÈS MAINTENANT !

N° 113 Septembre 2019 M 07656 - 113S - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho


3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@n@g";
N°113

LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE

Septembre 2019
LE DÉVELOPPEMENT
DES ENFANTS ?

incarnée QUAND
Cognition

LE CORPS STIMULE
ÉP

QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE


LA PENSÉE
UI
NEUROSCIENCES
NOTRE CERVELET,
UN DEUXIÈME
CERVEAU BIEN UTILE


CONCENTRATION

Cognition incarnée
COMMENT
GÉRER SES SAUTES
D’ATTENTION
CULTE
LES MESSES
EN SOUVENIR
DE JOHNNY
SYNDROME
DE BAMBI
QUAND LES
DESSINS ANIMÉS
TRAUMATISENT

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF

cps_113_p001001_couverture_v3.indd Toutes les pages 27/06/2019 18:16

N° 115 (nov. 19) N° 114 (oct. 19) N° 113 (sept. 19) N° 112 (juil.-août 19) N° 111 (juin 19) N° 110 (mai 19)
réf. CP115 réf. CP114 réf. CP113 réf. CP112 réf. CP111 réf. CP110

ÉP ÉP
UI UI
SÉ SÉ

N° 109 (avr. 19) N° 108 (mar. 19) N° 107 (fév. 19) N° 106 (janv. 19) N° 105 (déc. 18) N° 104 (nov. 18)
réf. CP109 réf. CP108 réf. CP107 réf. CP106 réf. CP105 réf. CP104

À retourner accompagné de votre règlement à:


Cerveau & Psycho – Service VPC – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch cedex – email: cerveauetpsycho@abopress.fr

2 / J’INDIQUE MES COORDONNÉES


OUI, je commande des numéros de Cerveau & Psycho,
au tarif unitaire de 8,90 € dès le deuxième acheté. ☐ M. ☐ Mme
Nom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 / JE REPORTE CI-DESSOUS LES RÉFÉRENCES à 5 chiffres Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
correspondant aux numéros commandés :
Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1re réf. 01 x 8,90 € = 8, 9 0 € .................................................................................

2e réf. x 8,90 € = € Code postal Ville : ....................................

3e réf. x 8,90 € = € Téléphone


J’accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON
4e réf. x 8,90 € = €
5e réf. x 8,90 € = € 3 / JE CHOISIS MON MODE DE RÈGLEMENT
6e réf. x 8,90 € = € ☐ Par chèque à l’ordre de Pour la Science
TOTAL À RÉGLER € ☐ Carte bancaire
Offre valable jusqu’au 31/03/2020 en France Métropolitaine.

Pour une livraison à l'étranger, merci de consulter boutique.pourlascience.fr
Les prix affichés incluent les frais de port et les frais logistiques. Date d’expiration
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer les services
que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, traiter vos commandes et
paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales moyennant le respect de vos choix en la
Clé (les 3 chiffres au dos de votre CB)
matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos données personnelles ne seront pas conservées au-
delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère
personnel à des tiers. Les données collectées sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à prendre Signature obligatoire :
connaissance de notre charte de protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps.
Conformément à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous disposez des droits
d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. Pour exercer
ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous pouvez nous contacter par
courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science – Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris CEDEX 14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 5814 Z

RETROUVEZ TOUS LES ANCIENS NUMÉROS SUR


BOUTIQUE.CERVEAUETPSYCHO.FR
64 ÉCLAIRAGES Neurosciences

Écrans
Comment on massacre
le cerveau de nos enfants
Dans un livre choc, le neuroscientifique Michel
Desmurget livre le résultat de centaines d’études
ayant mesuré l’impact des écrans sur nos cerveaux.

Q
Sa conclusion est implacable : notre société
est en train de fabriquer des cerveaux amoindris.

uel est l’impact des écrans des vraies inquiétudes. Il faut dire que les faits
sur le développement de l’enfant ? Même si la sont têtus. On ne peut indéfiniment masquer
question occupe l’espace médiatique depuis plus EN BREF l’âpreté du réel sous le tapis des esbroufes mar-
d’un demi-siècle, il a fallu attendre les quinze keting et discours stipendiés. Au-delà des parents,
dernières années pour qu’elle devienne (enfin !) £ Après une décennie c’est aujourd’hui l’ensemble des professionnels de
un sujet de préoccupation majeur. La prise de d’exposition généralisée l’enfance qui tirent la sonnette d’alarme. Non,
des enfants à tous types
conscience s’est faite en trois temps. Le premier d’écrans, le couperet nos gamins ne sont pas des mutants. Ils sont des
fut celui des prédications enthousiastes : le numé- tombe : une majorité souffrants. De plus en plus d’enseignants, de
rique était une révolution. Il promettait de trans- d’études montrent des pédiatres, d’orthophonistes décrivent des enfants
former nos enfants, les bien nommés digital effets fortement négatifs meurtris, incapables de tenir en place, de se
natives, en génies omniscients. Grâce à Google et sur le cerveau. concentrer, de dominer leurs émotions, de retenir
ses affidés, allait naître une génération mutante, £ Langage appauvri, une leçon de dix lignes ou de maîtriser les élé-
porteuse d’un cerveau différent, plus rapide, plus problèmes d’attention, ments les plus basiques de la langue.
puissant, plus apte aux traitements parallèles et sommeil fragmenté : les Cet inquiétant tableau n’est en rien dérou-
à l’ingestion de larges flux d’information. Puis atteintes à la cognition tant. Il renvoie trait pour trait aux observations
et au développement
vint l’heure des premiers doutes. La menace fut cérébral sont profondes patiemment recueillies, depuis plus de cinquante
toutefois rapidement jugulée par l’omniprésent et durables. ans, par la recherche académique. On nous dit
verbiage de quelques experts médiatiques souvent que les études manquent sur l’impact du
dévoués : il ne faut pas être alarmiste, seul l’excès £ Et les évaluations du numérique. C’est grossièrement faux. Les études
est mauvais, la recherche ne dégage aucun système d’enseignement abondent. Elles se comptent en milliers. Bien sûr,
disqualifient le recours
consensus, etc. Le cautère tint quelques années. au tout numérique dans tout n’est pas tranché. Il reste des zones de doute.
Puis s’effondra. Vint alors le temps du malaise et les classes. Mais tout n’est pas non plus méconnu. Les

N° 116 - DÉcembre 2019


© Pewara Nicropithak / shutterstock.com

N° 116 - DÉcembre 2019


65
66 ÉCLAIRAGES Neurosciences
ÉCRANS : COMMENT ON MASSACRE LE CERVEAU DE NOS ENFANTS

espaces de certitude existent. Je voudrais en à la présence physique d’un humain qu’à l’obser- Biographie
aborder un parmi les plus centraux. On pourrait vation de ce même humain en vidéo. Cette pré-
le résumer comme suit : notre cerveau, tel qu’il férence permet d’expliquer, au moins pour partie, Michel Desmurget
fut modelé et façonné par l’évolution, n’est pas les conclusions convergentes de centaines est directeur de recherche
fait pour l’ère numérique actuelle ; celle-ci ne d’études ayant montré, suite aux travaux prin- en neurosciences
convient ni à son fonctionnement ni à son déve- ceps de Winnicott, Bowlby ou Harlow, non seule- à l’institut des sciences
loppement. Assailli d’écrans en tous genres, il ment l’extrême importance, mais aussi, plus lar- cognitives Marc-
souffre ; il se construit mal et fonctionne de gement, le caractère irremplaçable des Jeannerod, à Lyon.
manière brutalement sous-optimale. Cette affir- interactions humaines pour le développement de
mation, bien sûr, ne pourra être analysée ici de l’enfant et de l’adolescent. Or, plus l’usage numé-
façon exhaustive. La présente discussion limitera rique est intense, plus ces interactions s’étiolent.
donc son objet à trois points fondamentaux liés Par exemple, une étude a établi qu’un enfant de
au langage, à l’attention et au sommeil. 18 mois perdait 52 minutes d’échanges interper-
sonnels avec ses parents pour chaque heure pas-
DU SMARTPHONE À L’ORTHOPHONISTE sée devant la télévision ; la punition diminuait un
Notre cerveau est câblé pour l’interaction peu avec l’âge pour atteindre 45 minutes à 4 ans
humaine. Dès la naissance, il est plus attiré par et 23 minutes à 12 ans. En valeur cumulée, pour
les visages et les voix que par n’importe quels les 12 premières années de vie de l’enfant, le
autres stimuli visuels ou sonores. Par ailleurs, temps volé aux interactions intrafamiliales par la
quel que soit l’âge, il réagit bien plus intensément seule télévision s’élève ainsi à quelque

ENFANTS, ADOLESCENTS : UNE FACTURE SALÉE

2 500
heures de temps passé
devant un écran par an
1h40 d’interaction
en moins avec les parents 12 ans
18 mois
25 % 3 années
de production de langage
en moins scolaires
en équivalent de temps perdu

85 % de sollicitations
+ 250 %
de risque de consulter 5 heures
23 minutes
d’interaction
en moins avec
en moins avec les parents un orthophoniste devant un écran par jour les parents

N° 116 - DÉcembre 2019


67

2 500 heures soit l’équivalent de 3 années sco- ayant rapporté un effondrement de 25 % des
laires. À cela s’ajoute évidemment la consomma- vocalisations de l’enfant et de 85 % des verbali-
tion des autres écrans et, on y pense trop rare- sations parentales lorsqu’une télévision présente
ment, le poids des usages parentaux. En effet, dans le salon était allumée plutôt qu’éteinte.
lorsque papa et maman ont le nez collé à leur
smartphone, leur série Netflix ou leur console de LA GRAMMAIRE VOLE EN ÉCLATS
jeux, ils se ferment à la relation. Une étude Même les émissions spécialement tournées
récente le montre assez clairement. Dans cette vers l’enfance sont délétères. Avant 2 ans, par
expérience, des enfants de 6 ans devaient goûter exemple, chaque heure de programmes supposé-
un aliment inconnu en présence de leur mère. ment dédiés au développement du langage
Dans un quart des cas, celle-ci avait pour ampute le lexique de quasiment 10 %. Bien sûr,
consigne de se mettre à pianoter sur son smart- au-delà de 3 ou 4 ans, l’enfant peut apprendre
phone. Résultat immédiat : un affaissement mar- quelques mots lorsqu’il est confronté à certains
qué des échanges verbaux (– 33 %) et des incita- programmes pompeusement qualifiés « d’éduca-
tions positives offertes à l’enfant (– 72 % ; par tifs ». Mais le coût temporel est alors effroyable.
exemple, la mère pousse l’assiette vers l’enfant, Tandis que 2 ou 3 expositions médiées par un
lui propose de goûter, etc.). Une autre recherche humain suffisent généralement au jeune enfant
observationnelle, menée dans plusieurs restau- pour acquérir un terme (l’enfant regarde le bol et
rants, a permis non seulement de confirmer ces papa dit « bol »), il en faut typiquement des
données mais aussi de montrer la nature beau- dizaines en situation d’apprentissage vidéo. Et
encore on ne parle là que de lexique. À ce jour,
aucun apprentissage grammatical, même
embryonnaire, n’a pu être décrit en réponse à une
exposition audiovisuelle. Or, la grammaire est au
cœur de notre maîtrise langagière et, contraire-
ment au lexique, elle est soumise à une très forte
pression ontogénétique. Plus l’âge avance et plus
elle devient difficile à acquérir. Je suis bien placé
L’organisme peut aisément se pour le savoir. Arrivé aux États-Unis à l’âge
adulte, j’ai pu acquérir sans trop de difficultés le
passer de Youtube, Instagram vocabulaire d’un américain moyen ; mais, malgré
tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à surpasser
ou Fortnite. Il ne peut pas, la compétence syntaxique d’un enfant de 5 ans.
sans conséquences majeures, Ces quelques observations suggèrent donc
clairement que le cerveau humain apprend bien
se passer de sommeil mieux avec un humain qu’avec un tuto ou une
vidéo de ce même humain. Ce n’est pas surpre-
nant, tant notre architecture neuronale est, redi-
coup moins riche et beaucoup plus « robotique » sons-le, câblée, façonnée et construite pour l’hu-
(terme employé par les auteurs) des échanges main. À l’appui de cette affirmation, on aurait pu
verbaux alors préservés. produire bien d’autres données établissant, par
En lien avec ces données, et sans grande sur- exemple, que si vous montrez à un enfant de 2 ou
prise, nombre d’études ont permis de montrer 3 ans comment trouver un objet dans une pièce
que plus un jeune enfant passait de temps sur ses ou comment extraire un grelot d’une poupée, il
divers écrans et plus il avait de chance de finir reproduira facilement ce qu’il a vu en condition
chez l’orthophoniste. À 18 mois, par exemple, la de démonstration humaine, mais pas en situation
probabilité est multipliée par 2,5 pour chaque de présentation vidéo.
demi-heure quotidienne de tablette. Entre 15 et Même si elles ne peuvent être développées ici
48 mois, pour la télévision, la comparaison des en détail, les données relatives à la numérisation
gros (plus de 2 heures par jour) et petits du système scolaire permettent de généraliser ces
(≤ 2 heures par jour) usagers fait apparaître un conclusions bien au-delà de l’enfance. Les études
quadruplement du risque. Ce facteur passe à 8 (!) de grande ampleur relatives, par exemple, au pro-
lorsque l’usage des écrans ramène à moins de gramme Pisa (Programme for international
deux heures quotidiennes l’ampleur des échanges student assessment, réalisé sous l’égide de
verbaux intrafamiliaux. Un résultat qu’il est ten- l’OCDE) comparent les performances scolaires
tant de relier aux observations d’une autre étude des élèves de différents pays en mathématiques,

N° 116 - DÉcembre 2019


68 ÉCLAIRAGES Neurosciences
ÉCRANS : COMMENT ON MASSACRE LE CERVEAU DE NOS ENFANTS

langues et sciences, montrent que plus la charge réalisation conjointe de plusieurs tâches indépen-
pédagogique est transférée de l’humain vers la dantes. Les thuriféraires de l’ère numérique nous
machine, plus les résultats des élèves chutent et expliquent avec gourmandise que c’est là une
plus les inégalités sociales augmentent. Même les aptitude spécifique et remarquable des nouvelles
fameux Mooc (massive open online course), ces générations. Grâce aux écrans celles-ci auraient
cours digitaux censés révolutionner l’apprentis- construit une capacité inédite à faire plusieurs
sage, ont fait pschitt entre taux d’abandons stra- choses à la fois (rédiger un devoir de math en
tosphériques et résultats pédagogiques indigents. regardant une série Netflix et en chattant sur les
Étude après étude, le même constat s’impose : réseaux sociaux). Malheureusement, cette belle
l’humain est essentiel et irremplaçable. Quels que histoire tient plus du fantasme que de la réalité.
soient les outils d’analyse et études considérés, il Le cerveau humain est structurellement et déses-
apparaît que la qualité des enseignants (recrute- pérément monotâche. Tout ce qu’il sait faire
ment, formation) est le seul facteur capable de quand on l’oblige à traiter plusieurs problèmes en
rendre compte des différences de performances parallèle, c’est jongler. Il s’occupe d’abord de la
entre systèmes scolaires. première tâche, puis saute à la seconde, avant de
revenir à la première, et ainsi de suite. Lors de
TROUBLES DE L’ATTENTION
Il y a plus de cinquante ans, des données
avaient montré que les enfants placés, en crèche,
dans des environnements sonores agressifs, se
développaient mal et présentaient, notamment,
des troubles récurrents de l’attention. Récemment
plusieurs équipes de recherche ont fait le lien
entre ces observations et le bombardement sen-
soriel permanent qui caractérise nos environne-
ments numériques. Le bruit, la fureur, les sollici-
Le cerveau humain apprend
tations externes y sont omniprésents. L’individu
n’a plus d’espace de silence, d’ennui ou de tran-
bien mieux avec un humain
quillité. Pour le cerveau l’agression est perpé- qu’avec un tuto ou une vidéo
tuelle. Étudier expérimentalement l’impact de ce
déferlement sur le développement de l’enfant est de ce même humain
bien sûr inenvisageable pour d’évidentes raisons
éthiques. Le modèle animal s’impose dès lors de
lui-même. Forts de ce constat, des chercheurs ont chaque changement les données de la tâche aban-
entrepris d’immerger une large population de donnée sont temporairement stockées et celles de
souris dans un environnement visuel et sonore la tâche restaurée sont extraites des tampons
comparable à celui expérimenté au quotidien par mémoriels. Ce processus est terriblement coû-
nos progénitures. Le protocole fut maintenu sur teux, stressant et peu efficient. Il crée des erreurs
une période de 42 jours couvrant l’enfance et et détourne à son profit une large part des res-
l’adolescence des rongeurs. À l’âge adulte, les ani- sources cérébrales. Le problème est d’autant plus
maux expérimentaux révélèrent, par rapport à ennuyeux qu’il étend son pouvoir de nuisance à
leurs congénères non stimulés, une forte ten- long terme. En effet, bien des études suggèrent,
dance à l’hyperactivité, à l’inattention et à la en accord avec les recherches animales décrites
prise de risque. Ils affichèrent aussi des troubles ci-dessus, que le multitasking finit, à travers les
de l’apprentissage et de la mémorisation, ainsi incessantes sollicitations qu’il impose au cerveau,
qu’une plus grande susceptibilité à l’addiction par ancrer la distractibilité et l’impulsivité cogni-
(susceptibilité liée à un dérèglement du système tive au cœur de notre fonctionnement neuronal.
cérébral de récompense). Cette expérience fut Des observations similaires ont été produites
reproduite dans une étude ultérieure impliquant pour les jeux vidéo dits « d’action ». Ceux-ci sol-
une période d’exposition plus courte, centrée sur licitent continûment les systèmes sensoriels
la seule adolescence des animaux, ainsi que des visuels et auditifs. À force de pratique, le joueur
stimulations non plus audiovisuelles mais olfac- devient de plus en plus perméable à ces flux
tives. Les conclusions se révélèrent identiques. d’information. Ses performances s’accroissent.
Chez l’homme, il est tentant d’associer ces Mais ce bénéfice n’est pas sans coût. Comme ont
données à plusieurs recherches récentes relatives pu le montrer des dizaines d’études conver-
aux effets du multitasking. Ce mot désigne la gentes l’apprentissage alors réalisé altère la

N° 116 - DÉcembre 2019


69

capacité des pratiquants à se fermer aux sollici-


tations du monde, c’est-à-dire, ultimement, la
capacité à se « concentrer » sur une tâche cogni-
tive précise. Or, quel que soit l’âge, cette capa-
cité de concentration est très fortement liée à la
réussite académique.
Bref, toutes ces données indiquent que notre
cerveau a besoin de tranquillité et de tempérance
sensorielle pour se construire d’une manière
optimale. L’excès d’images, de sons et de sollici-
tations diverses crée des conditions favorables à
la survenue de déficits de concentration, de
symptômes d’hyperactivité et de pathologies
addictives. En accord avec ces conclusions, de
nombreuses études ont montré que la consomma-
tion numérique des enfants était un facteur de
risque pour le TDAH (trouble du déficit de l’atten-
tion avec ou sans hyperactivité), une affection
dont la prévalence a explosé au cours de deux
dernières décennies.

SOMMEIL : LE GRAND OUBLIÉ


Dormir est un besoin vital. Privez un humain
de sommeil ou soumettez-le à des nuits trop Troubles du sommeil secondaire. Elle est primordiale ! Porter atteinte
brèves et c’est l’ensemble de son intégrité phy- et de l’attention, retards à une fonction aussi fondamentale que le som-
de langage… Le bilan
sique, cognitive et émotionnelle qui sera mena- chiffré du contact meil pour satisfaire des distractions à ce point
cée. Du sommeil dépend la mémorisation, la répété des jeunes subalternes relève de la folie furieuse.
cerveaux avec les écrans
capacité attentionnelle diurne, la maturation est aujourd’hui sans
cérébrale, le contrôle émotionnel, immunitaire et ambiguïté. ADAPTER LA TECHNOLOGIE AU CERVEAU,
pondéral, etc. Or, toutes les données épidémiolo- PAS L’INVERSE
giques disponibles montrent que, dans leur Ainsi donc, pour conclure, il apparaît que
grande majorité, les enfants et adolescents de nos notre cerveau n’a pas été conçu pour fonctionner
pays dits « développés » ne dorment pas assez. au sein du monde numérique actuel. Confronté à
Nombre d’études ont permis d’associer ce constat ce constat, on peut bien sûr brandir l’ultime uto-
à l’ampleur totalement déraisonnable des pie de notre potentiel adaptatif. Certes, ce der-
consommations numériques actuelles. Pour nier ne peut être nié. L’ennui, toutefois, c’est
mémoire, on parle, en moyenne, de quasiment qu’adaptation et performance ne font pas tou-
3 heures par jour entre 2 et 8 ans, 4 h 45 entre 8 jours bon ménage. Autrement dit, ce n’est pas
et 12 ans et 6 h 45 entre 13 et 18 ans. Il est iné- Bibliographie parce qu’un système biologique se transforme et
luctable que cette orgie digitale s’opère au détri- parvient à fonctionner décemment lorsqu’il est
ment d’autres activités quotidiennes. Le sommeil Ces études, ainsi que placé dans des conditions inhospitalières pour
s’érige alors en filon privilégié. D’autant plus pri- toutes les références et lesquelles il n’a pas été conçu, qu’il fonctionne
vilégié que la lumière émise par les écrans inter- détails expérimentaux aussi bien qu’il le ferait dans son milieu naturel.
fère avec la sécrétion de mélatonine (l’hormone des travaux évoqués L’organisme, par exemple, s’adapte à l’altitude.
du sommeil), ce qui aboutit à retarder significa- dans cet article sont Cela ne veut pas dire qu’il affiche un rendement
tivement l’ensommeillement et permet de « tenir » rapportés dans : identique à 200 mètres et à 8 000. Il en va de
plus longtemps sans éprouver une sensation même pour le rapport entre écrans et cerveau. Ce
impérative de fatigue. n’est pas parce que le cerveau humain parvient,
D’un point de vue physiologique, ces observa- dans une certaine mesure, à s’adapter aux
tions sont tout à fait extravagantes. En effet, contraintes de son nouvel environnement numé-
© diy13 / shutterstock.com

l’organisme peut aisément se passer de Youtube, rique qu’il se développe alors de manière opti-
Instagram ou Fortnite. Par contre, il ne peut pas, male. Il faut bien, nous disent les verbeux de tous
sans conséquences majeures, se passer de som- M. Desmurget, poils, « vivre avec son temps ». Encore faudrait-il
meil. Lorsqu’ils parlent des écrans, nombre de La Fabrique du crétin comprendre que ce temps, pour être réellement
spécialistes se contentent d’évoquer ce problème digital, Seuil, 2019 moderne, devrait commencer par ne pas nier les
en une ou deux lignes, comme si l’affaire était bases du fonctionnement de notre cerveau. £

N° 116 - DÉcembre 2019


70 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

Ne cherchez pas
votre vocation
mais des buts utiles
Vous voulez devenir écrivaine, chanteur ou cosmonaute ?
Attention au biais du survivant, qui nous fait croire que tout le monde
peut être Beyoncé ou Kylian Mbappé. Et sachez que l’on réussit mieux
en cherchant à être utile qu’en réalisant une passion.

U
laisser guider par des considérations pas réussi. Seuls les vainqueurs montent 
matérielles et financières. » Il est vrai que  sur l’estrade, rarement les vaincus de la 
les orateurs invités sont exclusivement vie.  Il  y  a  donc  clairement  un  biais  de 
des  modèles  de  réussite  dans  leur  sélection  de  l’information,  que  l’on 
domaine – sinon ils ne seraient pas là –, retrouve dans la littérature sous cette
ce qui semble valider leurs propos. appellation sans équivoque : le biais du 
Mais est-ce vraiment une bonne idée  survivant.
n point commun que  d’écouter  son  cœur  et  chercher  sa 
semble relier les orateurs, pourtant vocation à tout prix ? Que peuvent nous LE BIAIS DU SURVIVANT
d’horizons fort divers, invités à prendre apprendre les recherches scientifiques en  Pour un jeune Bill Gates bidouillant 
la parole lors des traditionnelles céré- la matière ? Le premier élément concerne,  des ordinateurs dans sa cave, combien de 
monies de remise de diplômes : ils non pas le fond de la question, mais la  bricoleurs  passionnés  mais  au  final 
conseillent aux jeunes prêts à s’élancer forme de la réponse : des témoignages de désargentés ? Pour une Amélie Nothomb 
à l’assaut du monde professionnel de réussite. Il est sans doute motivant d’en- au firmament des succès littéraires, com-
suivre leur passion pour guider leurs tendre des personnalités raconter com- bien de romanciers dont seuls la famille 
choix. « Trouvez votre vocation, afin que  ment elles ont quitté un job alimentaire  et les amis deviendront le lectorat
votre métier devienne source de réalisa- pour suivre leur passion et connaître le quelque peu contraint ? Suivre sa passion 
tion  personnelle.  Faites  ce  que  votre  succès. Mais c’est sans compter avec tous  pour connaître la consécration : une
cœur  vous  enjoint  plutôt  que  de  vous  les malheureux qui se sont lancés et n’ont  exception plutôt que la règle générale…

N° 116 - Décembre 2019


71

Et toutes ces personnes qui procla- cours de ma jeunesse. J’ai même voulu 
ment avoir toujours su ce qu’elles allaient  devenir prêtre – mais sans doute la voca-
devenir : agriculteur, enseignant(e), tion a-t-elle fait défaut ! Voici donc le
vétérinaire,  avocat(e),  maman  d’une  biais d’a posteriori dans toute sa splen-
famille  nombreuse…  Qui  assurent  deur, et il m’aurait été facile d’en être la 
qu’elles se sentaient appelées vers cette  dupe.
destinée… Une histoire sans doute plus 
séduisante que celle qui consiste à errer  ET L’IDÉALISME, DANS TOUT ÇA ?
de  conseillers  d’orientation  en  stages  Soit !  Les  biais  cognitifs  sont  à 
découverte  pour  se  frayer  laborieuse- l’œuvre,  mais  ce  n’est  pas  pour  autant 
ment une voie dans la jungle profession- qu’il n’est pas judicieux de suivre l’élan 
nelle. Il n’est évidemment pas question  de  son  cœur  et  chercher  sa  vocation : 
de mettre en doute l’intégrité de ces per- exercer un métier avec passion et enthou-
sonnes. Mais simplement de rappeler les siasme, être mû par une motivation
effets des biais cognitifs – encore eux –  intrinsèque sans faille, qui n’en rêve pas ? 
sur la pensée. Et ici, le biais dit d’a pos- De fait, une étude portant sur environ
teriori  semble  avoir  laissé  sa  marque :  5 000 cadres et employés portant sur leur 
après coup, il est facile de reconstruire  activité professionnelle révèle que la pas-
l’histoire en fonction de ce que l’on sait 
dans le présent.
Les buts utiles sion au travail est un élément clé pour en
retirer de la satisfaction. Jusque-là, rien 
Pour ma part, je me souviens avoir se cultivent tout d’étonnant.  Mais  l’étude  aborde  une 
déclaré, enfant, que je souhaitais deve-
nir écrivain. Je me vois encore devant la au long d’une autre  dimension  capitale :  l’impression 
que  notre  travail  compte,  c’est-à-dire 
vieille  machine  à  écrire  mécanique de 
papa, tapant maladroitement sur les
carrière, et ceci qu’il remplit un but utile. L’inverse de la 
plainte récurrente lors de certaines acti-
touches  métalliques  pour  actionner  le  dans tous vités : à quoi ça sert ? Les auteurs, le pro-
délicat mécanisme, en train de rêver à
les secteurs fesseur Morten Hansen et son équipe à 
© Shutterstock.com / grmarc

mes futurs ouvrages. Cela tombe bien,  l’université de Berkeley, ont produit un 
parce que je consacre effectivement une 
partie de ma vie à rédiger des livres et
professionnels, classement en rangs percentiles des per-
formances de ces salariés, telles qu’éva-
des articles. Dont acte ! Ce que j’omets de 
mentionner, c’est toutes les autres pro-
quels qu’ils luées  par  leurs  supérieurs.  Le  rang 
percentile est une notation qui permet de 
fessions que j’ai eu envie d’embrasser au  soient situer les individus dans un échantillon 

N° 116 - Décembre 2019


72 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
NE CHERCHEZ PAS VOTRE VOCATION MAIS DES BUTS UTILES

sous  forme  de  pourcentage ;  il  indique 


simplement la proportion de personnes
dont le score lui est inférieur. Sans sur-
prise,  les  employés  cotant  haut  sur  les 
échelles de passion et d’utilité occupent 
le haut de la distribution, aux alentours 
du quatre-vingtième rang percentile (ils 
ont de meilleures performances que 80 %  Pour un jeune Bill Gates
de leurs collègues), alors que ceux qui ne 
trouvent ni intérêt ni plaisir à leur tâche  bidouillant des ordinateurs
sont  relégués  au  bas  du  classement  – 
dixième rang percentile (ils sont parmi 
dans sa cave, combien de
les moins performants).
Le  résultat  novateur  provient  des 
bricoleurs passionnés mais
deux cas croisés : qu’en est-il des travail- au final désargentés ?
leurs  qui  ne  trouvent  pas  de  plaisir  à 
leurs tâches, mais y voient une réelle uti-
lité ? Sont-ils mieux classés que ceux qui 
travaillent  avec  passion,  mais  sans  y  Ainsi, chercher à tout prix sa voca- Bibliographie
déceler de finalité ? Le verdict est sans  tion ne semble pas un conseil forcément 
appel, puisque les employés passionnés  judicieux à donner aux jeunes diplômés. M. T. Hansen, Great
par leurs tâches mais qui n’y perçoivent  Ni viser essentiellement la passion pour at Work : How Top
pas une grande utilité se situent aux son futur métier, à savoir l’exercer avec  Performers Do Less,
alentours du vingtième rang percentile  force émotions agréables et sentiments  Work Better, and Achieve
en  moyenne,  alors  que  ceux  qui  n’y  de réalisation personnelle. Car encore More, Simon
& Schuster, 2018.
prennent que peu de plaisir mais y voient  faut-il trouver cette vocation, à supposer
une vraie utilité s’élèvent au-dessus du  qu’elle existe bel et bien. En revanche,  C. Heath and D. Heath,
soixantième rang percentile. La conclu- les buts utiles se cultivent tout au long  Ces moments qui
comptent, Alisio, 2018.
sion semble claire, le but l’emporte sur la  d’une carrière, et ceci dans tous les sec-
passion. On est meilleur dans ce qu’on  teurs professionnels, quels qu’ils soient.  A. M. Grant, The
fait lorsqu’on sait que cela sert à quelque  Comme le montre l’étude du professeur  Significance of Task
chose, plutôt que lorsqu’on aime cela. Hansen, le sentiment d’utilité n’est pas  Significance : Job
Performance Effects,
réservé aux seuls milieux des soins ou
Relational Mechanisms,
TROUVER UN SENS des enseignants. Et il donne la force and Boundary
PLUS QUE DU PLAISIR d’avancer, de continuer et de se réaliser.  Conditions, Journal
Un  tel  résultat  se  laisse  également  En effet, il nourrit une forte motivation of Applied Psychology,
mettre en évidence lors d’études de ter- intrinsèque,  elle-même  corrélée  au  vol. 93, pp. 108-24, 2008.
rain. C’est ainsi que, dans une étude réa- bien-être général.
lisée  par  Adam  Grant  à  l’université  de  Je me rappelle aujourd’hui les paroles 
Caroline du Nord en 2008, des maîtres- du discours prononcé lors de la remise de
nageurs ont été soumis à des textes met- mon baccalauréat, même si j’ai oublié le 
tant en évidence, pour un premier groupe, nom de l’orateur. Il disait en substance : 
les  belles  émotions  et  les  profits  qu’ils  « Ne vous croyez pas plus malins que les 
pouvaient tirer de leurs compétences dans autres  parce  que  vous  avez  obtenu  ce 
leur vie personnelle et, pour le second, diplôme (en Suisse, seul un jeune sur
l’utilité pour le sauvetage de baigneurs.  cinq devient bachelier). On vous a donné 
Suite à cette manipulation, les membres  davantage, la société attend maintenant
du deuxième groupe se sont portés volon- davantage de vous ! » Une autre manière 
taires pour 43 % d’heures de travail sup- de nous inviter à contribuer à des déve-
plémentaires les semaines suivantes. Se loppements utiles pour la collectivité
sentir utile, cela compte et cela motive, plutôt qu’à nous focaliser sur notre satis-
apparemment plus que le seul plaisir. faction personnelle. £

N° 116 - Décembre 2019


ABONNEZ-VOUS À
OFFRE NOËL 1 AN
2 FORMULES
AU CHOIX
FORMULE FORMULE
PAPIER INTÉGRALE
Le magazine papier
11 numéros par an
Le magazine en version numérique
11 numéros par an
Accès à cerveauetpsycho.fr
Actus, dossiers, archives depuis 2003

Votre cadeau : le livre Connaître son cerveau pour


mieux manger de Jean-Michel Lecerf (41000546)

VOTRE TARIF D'ABONNEMENT 54 € 69 €


Au lieu de 89,50 € Au lieu de 129,50 €

40 % 47 %
de réduction* de réduction*

BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à :
Cerveau & Psycho – Service abonnements – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr
PAG19NOE

OUI, je m’abonne 2 J’indique mes coordonnées

pour 1 an à ☐ M. ☐ Mme
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adresse : .......................................................................................

1 Je choisis ma formule (merci de cocher) ....................................................................................................

Code postal Ville :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


FORMULE Téléphone
54€
D1A54EK6

PAPIER Email : (indispensable pour la formule intégrale)


Au lieu de
• 11 nos du magazine papier 89,50€ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . @. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+ UN CADEAU
J'accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON
FORMULE
INTÉGRALE 69€ 3 Je choisis mon mode de règlement
I1A69EK7

Au lieu de ☐ Par chèque à l’ordre de Pour la Science


• 11 nos du magazine 129,50€
(papier et numérique) ☐ Carte bancaire
• Accès illimité aux contenus en ligne

+ UN CADEAU
Date d’expiration Clé (Les 3 chiffres au dos de votre CB)
* Réduction par rapport au prix de vente en kiosque et l’accès aux archives numériques. Durée
d’abonnement : 1 an. Délai de livraison : dans le mois suivant l’enregistrement de votre règlement.
Offre valable jusqu’au 31/05/2020 en France métropolitaine uniquement. Pour un abonnement
Signature obligatoire :
à l’étranger, merci de consulter notre site https://boutique.cerveauetpsycho.fr. Photos non
contractuelles. Vous pouvez acheter séparément chaque élément de cette offre : les numéros de
Cerveau & Psycho pour 6,50 € et le livre Connaître son cerveau pour mieux manger pour 18,00 €.
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer les services que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, traiter vos commandes et
paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales moyennant le respect de vos choix en la matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos données personnelles ne seront pas conservées
au-delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère personnel à des tiers. Les données collectées sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à
prendre connaissance de notre charte de protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps. Conformément à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous
disposez des droits d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. Pour exercer ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous
pouvez nous contacter par courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science – Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris cedex 14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 58.14 Z
74 VIE QUOTIDIENNE
p. 82 Être curieux, c’est du sérieux p. 84 Question du mois p. 86 Le cadeau idéal
© Getty Images/DjelicS

N° 116 - Décembre 2019


75

Peut-on se fier
à sa première
impression ?
Nous jugeons les autres en un clin d’œil, d’après la tête
qu’ils ont, leur attitude générale… Toujours
en fonction de notre propre vécu et de nos préjugés.
Pas de quoi livrer de bons résultats !
EN BREF
Par Stefanie Uhrig, docteure en neurosciences
et journaliste scientifique en Allemagne. £ Chaque jour, nous
croisons des inconnus
que nous jugeons,
en bien ou en mal,
en quelques secondes.
Pour ce faire, nous
utilisons les données
dont nous disposons,
par exemple les traits
du visage ou les attitudes
corporelles d’une personne.
£ Cette première
impression repose aussi
sur nos expériences
passées et sur un certain
nombre de préjugés
qui nous habitent. Par
exemple, nous évaluons
souvent les visages
« classiques » de façon
plus positive que les
visages singuliers…
£ De telles impressions
sont rarement fiables.
Mais elles influencent notre
comportement, de sorte
que notre propre attitude
vis-à-vis de cette personne
risque de confirmer notre
jugement initial !

N° 116 - Décembre 2019


76 VIE QUOTIDIENNE Psychologie sociale

T
PEUT-ON SE FIER À SA PREMIÈRE IMPRESSION ?

confiance. Parfois, cependant, certains visages


de l’expérience étaient composés d’une moitié
supérieure « digne de confiance » et d’une moitié
inférieure « indigne de confiance », et inverse-
ment. Les participants étaient alors invités à
concentrer leur jugement sur la partie supé-
rieure ou inférieure des visages…
out le village est en ébulli-
tion : un étranger vient d’entrer dans la taverne ! QUE RÉVÈLENT
La nouvelle se répand comme une traînée de LES APPARENCES ?
poudre, et, ce soir-là, l’aubergiste s’attend à un Mais ils en étaient incapables ! Les caractéris-
nombre inhabituellement élevé de clients. Car tiques de l’autre partie du visage influençaient
presque tout le monde vient voir l’inconnu. Les toujours leur évaluation. Apparemment, pour
rumeurs à son sujet, bien que chuchotées, se pro- forger notre première impression, nous nous fions
pagent très vite dans la salle, de sorte que l’hôte à l’image d’ensemble du visage plutôt qu’à ses
entend à peine le nouveau venu. caractéristiques précises, comme la forme du nez.
Voilà comment cela se passait autrefois. Nous De plus, les traits « négatifs » attirent davantage
étions entourés de visages familiers, et les étran- notre attention : dans l’expérience, les parties des
gers étaient rares. Aujourd’hui, tout est différent : visages qui n’inspiraient guère confiance ont bien
nous croisons sans cesse des inconnus. En nous plus pesé sur les décisions des volontaires que
promenant, sur le chemin du travail, voire tout celles dignes de confiance. Les sujets avaient éga-
au long de la journée, quand nous rencontrons de lement besoin de plus de temps pour évaluer les
nouveaux clients dans notre boutique ou que visages dont les traits étaient contradictoires.
nous voulons faire bonne impression lors d’un Mais s’ils voyaient la photo plus de 100 millise-
entretien d’embauche… condes, ils parvenaient mieux à ignorer la moitié
du visage dont on leur demandait de faire abs-
JUGER L’AUTRE traction pour porter leur jugement. Les cher-
EN QUELQUES SECONDES cheurs en ont conclu que nous contrôlons au
Savoir juger les autres à la vitesse de l’éclair moins partiellement la façon dont nous forgeons
est donc aujourd’hui plus important que jamais. notre opinion de quelqu’un si nous y consacrons
Souvent, nous devons décider en quelques un minimum de temps.
secondes avec qui nous voulons entrer en contact Alors, quelle personne nous semble digne de
ou comment aborder un étranger. Alexander confiance ? Compétente ou dominante ? Et
Todorov, professeur de psychologie à l’université sommes-nous réellement capables de déduire la
de Princeton, note que nous utilisons fréquem-
ment des indices légers pour accomplir cette
tâche : « La première impression face à un étran-
ger dépend principalement des caractéristiques
de son visage, mais aussi de ses vêtements, de
sa posture ou de l’environnement où nous
l’apercevons. »
En 2010, Todorov et ses collègues ont mon-
tré à des volontaires des photographies de
visages d’individus qu’ils devaient classer spon- Souvent, on considère que
tanément comme étant dignes ou non de
confiance. Les scientifiques avaient manipulé les individus physiquement
les traits des personnages à l’aide d’un logiciel
qui prend en compte les évaluations d’individus
attrayants sont plus cordiaux,
types, de sorte que chaque visage sur les photos plus forts et plus compétents.
pouvait être assigné dans une des deux catégo-
ries. Par exemple, la hauteur des sourcils ou la D’une propriété connue,
forme du coin de la bouche variait (voir la figure
page 77). Les personnes aux sourcils bas
on déduit des caractéristiques
semblent en général plutôt ennuyeuses, ce qui
suscite la méfiance, alors que des contours du
inconnues ; il s’agit d’une
visage arrondis véhiculent une impression de distorsion cognitive
N° 116 - Décembre 2019
77

Partie supérieure Partie supérieure


Indigne de confiance Digne de confiance digne de confiance, indigne de confiance,
partie inférieure partie inférieure
indigne de confiance digne de confiance

Cette personne est-elle digne de confiance ? Ses différentes caractéristiques faciales, comme la hauteur
des sourcils et la forme des coins de la bouche, nous permettent d’en juger. Les traits négatifs, les sourcils bas
et les coins de bouche tombants par exemple, nous influencent souvent plus que les traits qui inspirent confiance.
© A. Todorov et al., The obligatory nature of holistic processing of faces in social judgements, Perception vol. 39, 2010.

personnalité d’un inconnu à partir de ses carac- innocente, mais également plus faible psycholo-
téristiques externes ? Ces questions ne datent pas giquement et moins compétente. La hauteur des
d’hier. Déjà au xviii e siècle, le pasteur suisse sourcils influe également sur la perception d’une
Johann Kaspar Lavater (1741-1801) a inventé le expression faciale a priori neutre : quand ils sont
terme de physiognomonie pour nommer le hauts, la personne semble agacée ou étonnée.
décryptage de la personnalité d’après sa physio- Nous avons aussi tendance à considérer les
nomie. Puis, différents auteurs ont tenté de déter- individus physiquement attrayants comme plus
miner, par déduction à partir de ses traits, les cordiaux, plus forts et plus compétents. Cette
grandes lignes de la vie d’un être humain… Ainsi distorsion cognitive est connue sous le nom
au xix e siècle, le criminologue italien Cesare d’effet de halo : on déduit d’une propriété posi-
Lombroso défendait la thèse du criminel-né tive observable (ici, l’attractivité) d’autres carac-
reconnaissable notamment à la forme de son téristiques positives encore inconnues (par
crâne et à sa denture anormale. exemple, l’amabilité).
Ces idées se sont ensuite révélées totalement D’autres facteurs influent sur la façon dont
fausses. Mais cela ne nous empêche pas de forger nous interprétons les traits d’un visage, à com-
notre première impression à partir de certains mencer par nos propres points de vue. C’est ce
traits du visage. Le fait est que l’on dispose de fort qu’a découvert en 2018 l’équipe du neuroscienti-
peu d’informations au moment où l’on croise fique Jonathan B. Freeman, à l’université de New
quelqu’un pour la première fois. Ainsi, par York. Dans ses expériences, encore une fois, les
exemple, nous évaluons les visages classiques et participants devaient évaluer la fiabilité, l’agres-
simples – grands yeux, tête ronde et petit nez – sivité, la dominance, l’intelligence et la stabilité
plus positivement que les visages plus singuliers. émotionnelle de différents individus d’après leur
De telles proportions rappellent à l’observateur visage. Les sujets devaient aussi estimer la fré-
l’apparence de poupons et donneraient donc l’im- quence à laquelle certains traits de personnalité
pression d’une personnalité plus cordiale, plus sont liés à une même caractéristique physique.

N° 116 - Décembre 2019


78 VIE QUOTIDIENNE Psychologie sociale
PEUT-ON SE FIER À SA PREMIÈRE IMPRESSION ?

Ainsi, ceux qui étaient fermement convaincus simplificatrices et généralisatrices à propos des
que les personnes intelligentes étaient forcément membres d’un groupe social (voir l’encadré ci-
dignes de confiance attribuaient ces deux traits dessous). En 2009, Robert Livingston, à l’univer-
en se fondant sur des caractéristiques similaires sité Harvard, et Nicholas Pearce, à l’université
des yeux. Mais ce n’était pas le cas des volon- Northwestern, ont confirmé ce constat. Ils ont
taires pensant qu’on pouvait se méfier d’un indi- montré à des volontaires des photos de vrais
vidu intelligent. chefs d’entreprise à la peau foncée ou claire, et
Nos expériences passées interviennent aussi leur ont demandé de juger de leur cordialité et
dans nos jugements et la confiance que nous de leur compétence. Les participants devaient
accordons à quelqu’un au premier coup d’œil, aussi dire à quel point les visages étaient « pou-
comme l’a montré en 2018 la psychologue Oriel pins ». Car normalement, les personnes ayant
Feldman-Hall, de l’université Brown, à Rhode des traits proches de ceux des bébés (des traits
Island. Avec ses collègues, elle a organisé un dits « néoténiques ») sont considérées comme
prétendu jeu de la confiance où un participant moins compétentes et ont donc plus de difficul-
recevait 10 dollars et pouvait les garder ou les tés à atteindre des postes de direction. Fait inté-
répartir entre trois autres joueurs. L’argent reçu ressant : les chercheurs ont observé que les chefs
était alors automatiquement quadruplé, et les
joueurs devaient décider s’ils souhaitaient ou
non restituer la moitié à leur généreux donateur
ou garder l’intégralité de la somme pour eux.
« Parier » sur la bonne personne était une stra-
tégie payante, puisque le participant gagnait
QU’EST-CE
alors 20 dollars au lieu de 10, en choisissant le QU’UN STÉRÉOTYPE ?
« bon » joueur. Mais, bien sûr, il ignorait que les
rôles des trois personnages étaient déterminés
à l’avance : le premier était digne de confiance,
le deuxième un peu moins, et le dernier indigne
de confiance. Au cours du jeu, le participant
finissait par comprendre quelle personne lui
rendait la moitié de son argent, et laquelle gar-
dait tout pour elle.

NOS EXPÉRIENCES ET NOS STÉRÉOTYPES


FORGENT NOS JUGEMENTS
Ensuite, on proposait au sujet des photos
d’autres personnes parmi lesquelles il devait
choisir de nouveaux joueurs pour un autre tour.
En fait, ce n’étaient pas de vraies personnes, mais
des visages créés par ordinateur qui ressem-
blaient aux joueurs du premier tour. Ce que
Feldman-Hall et ses collègues supposaient est
alors arrivé : les différents participants ont pré-
féré rejouer avec les gens leur rappelant les
joueurs dignes de confiance des parties précé-
dentes. Et plus la similitude était grande, plus
l’effet était fort (voir la figure page 81). Ainsi, les
volontaires faisaient instinctivement confiance à
un étranger simplement parce qu’il ressemblait à
C ’est l’ensemble des croyances répandues sur les membres d’un groupe
social, comme les minorités ethniques, les femmes ou les homosexuels.
Les stéréotypes sont souvent, mais pas toujours, péjoratifs ; on les utilise pour
une autre personne. Des détails souvent non per-
généraliser des faits complexes selon l’appartenance à un groupe. De telles
© Shutterstock.com/Lolostock

tinents influent donc sur notre première impres-


pensées peuvent avoir des conséquences négatives : ceux qui sont ainsi jugés
sion. Ce sont eux qui nous permettent par
souffrent parfois de discrimination ou de « prophétie autoréalisatrice ».
exemple de choisir, dans le train, la personne qui
Par exemple, les filles ont de moins bons résultats en mathématiques
prendra soin de notre valise pendant que nous
si on leur dit à l’avance qu’elles sont de toute façon moins douées
allons aux toilettes.
dans ce domaine que les garçons…
La façon dont nous jugeons autrui repose en
outre sur des stéréotypes, à savoir des croyances

N° 116 - Décembre 2019


79

Chambre de
d’étudiant
l’étudiant Pièce de l’observateur
Rangée

Rangée
© R. B. LOPEZ et al., Media Multitasking is associated with altered processing of incidental, irrelevant cues during person perception, BMC Psychology, DOI 10.1186/S40359-018-0256-X, 2018. £

En désordre

En désordre

L’environnement dans lequel on découvre un inconnu influe aussi en désordre. Parfois, même la pièce où l’on se trouve (à droite)
sur la façon dont on le juge ; l’étudiant (à gauche) dans une chambre quand on voit quelqu’un peut modifier notre façon de le considérer.
rangée semble plus sérieux et plus compétent que dans une pièce Alors que cela n’a pas forcément de lien avec sa personnalité…

d’entreprise à la peau foncée de leur échantillon


avaient dans l’ensemble des visages aux carac-
téristiques juvéniles. Ces derniers dirigeaient
souvent des entreprises prestigieuses, gagnaient
plus d’argent que d’autres patrons à la peau fon-
cée mais qui avaient des traits plus anguleux et,
pour les volontaires de l’étude, ils paraissaient
plus cordiaux que leurs homologues blancs.
Livingston et Pearce pensent que dans ce cas-là,
La façon dont nous
le fait d’avoir ces caractères néoténiques com-
pense en quelque sorte une certaine « menace »
jugeons autrui repose
que le stéréotype du Noir représente souvent. en partie sur des
NOS PREMIÈRES IMPRESSIONS stéréotypes ; par exemple,
SONT PRESQUE TOUJOURS FAUSSES
Mais une chose est certaine : toutes les pre-
nous croyons souvent
mières impressions ne se confirment pas, sur-
tout s’il s’agit de stéréotypes autour des Noirs et
que les personnes ayant
des Blancs, des jeunes et des vieux, des hommes des traits proches de ceux
et des femmes. Néanmoins, Todorov pense que
certaines caractéristiques extérieures nous des bébés sont moins
aident parfois à évaluer avec précision des situa-
tions. Ce sont avant tout des mimiques émotion- compétentes et ont
nelles : « Si quelqu’un a l’air joyeux, il sera cer-
tainement prêt à vous aider dès maintenant. En
donc plus de difficultés
revanche, une personne en colère ne sera pro-
bablement pas très gentille avec vous à ce
à atteindre des postes
moment-là et dans cette situation. » de direction.
N° 116 - Décembre 2019
80 VIE QUOTIDIENNE Psychologie sociale
PEUT-ON SE FIER À SA PREMIÈRE IMPRESSION ?

Toutefois, il est important de ne pas déduire c’est-à-dire, par exemple, de la largeur du nez de
la personnalité globale d’un individu sur la base l’homme ou de la couleur de sa peau.
d’une seule et brève interaction. C’est pourtant Résultat : plus les accusés correspondaient à
ce que la plupart d’entre nous faisons, car nous ce stéréotype, plus ils risquaient (selon les volon-
oublions que les comportements changent avec taires de l’étude) d’être condamnés à la peine
le temps et les circonstances. Cette distorsion capitale. Des études antérieures avaient égale-
cognitive est appelée erreur d’attribution fonda- ment révélé que dans une société à la peau essen-
mentale : nous accordons trop d’importance à ce tiellement claire, plus les individus ressemblent
que nous percevons d’une personne à un moment au stéréotype « noir », plus ils sont considérés
donné, au détriment des facteurs externes et du comme de potentiels criminels. Et leur apparence
contexte. Il est donc difficile de savoir si notre influence aussi les décisions des juges.
première impression est précise et correcte : elle
dépend d’un trop grand nombre de facteurs tels COMMENT COMBATTRE
que l’environnement, les attitudes de l’individu, LES PRÉJUGÉS
son âge et le nôtre. C’est la raison pour laquelle Malgré cela, Patrick Forscher doute que des
nous jugeons souvent plus favorablement nos choix aussi graves que des décisions de justice
pairs, comparés à des personnes bien plus jeunes ou des élections dépendent réellement de la pre-
ou plus âgées. mière impression. Ce professeur assistant au
Alors pourquoi avons-nous souvent l’impres- département de psychologie scientifique de
sion que notre première évaluation d’une per- l’université de l’Arkansas affirme qu’il faut beau-
sonne est une image fidèle de ce qu’elle est réel- coup de temps, après tout, pour prendre une
lement ? Dans un article de synthèse publié décision mûrement réfléchie. Et Todorov admet
en 2017, la psychologue sociale Leslie A. aussi que « la première impression est constam-
Zebrowitz, de l’université Brandeis, dans le ment modifiée, après que l’on a eu l’occasion
Massachusetts, explique ce phénomène comme d’interagir avec une personne ». Dès que vous
une sorte de prophétie autoréalisatrice. En effet, avez plus de quelques secondes pour considérer
à partir de telles croyances, notre comportement
a tendance à se modifier sans que nous nous en
apercevions, et altère notre relation aux autres
d’une façon qui aboutit bien souvent à confirmer
notre première impression. Par exemple, si un
patron suppose qu’un employé ayant les traits
du visage particulièrement néoténiques est
moins compétent que ses collègues, il lui confie
des tâches plus faciles. Et, quelques semaines
après, se croit conforté dans cette impression : Notre première impression
« Regardez cet employé, il n’effectue que des
tâches simples. » Il oublie qu’il ne lui a pas donné d’une personne dépend aussi
l’occasion de faire ses preuves…
de tout ce que nous voyons
JUGEMENTS ET ÉLECTIONS
SOUS INFLUENCE
d’elle sur internet et les réseaux
Notre première impression influence notre sociaux ; elle est donc biaisée
comportement d’autres façons encore. Diverses
études ont montré que les traits du visage ont une
incidence sur les élections politiques, les déci- quelqu’un ou pour vous informer à son sujet,
sions de justice et le choix du partenaire. Avec votre première impression change. Mais il y a
parfois de graves conséquences, comme l’a mon- tout de même un piège : nous avons tendance à
tré Jennifer Eberhardt. Cette psychologue sociale choisir et à interpréter les informations nou-
de l’université Stanford, en Californie, et ses col- velles de telle sorte qu’elles confirment nos
lègues ont présenté à leurs sujets des photogra- propres attentes et renforcent nos stéréotypes.
phies de 44 hommes à la peau foncée, reconnus En psychologie, on appelle biais de confirmation
coupables du meurtre d’une victime blanche. cette distorsion cognitive.
Cependant, les participants n’en savaient rien. Ils Ainsi, Forscher examine comment les préju-
ne devaient évaluer les visages qu’en fonction de gés inconscients orientent les premières impres-
leur proximité avec le stéréotype « noir », sions et les actes, et tente de corriger ce biais en

N° 116 - Décembre 2019


81

Anciens
dispensant une formation à des volontaires. Il Joue joueurs
révèle alors aux participants leurs propres préju-
gés et fournit des informations générales sur les
stéréotypes ainsi que des stratégies pour les sur-
monter. En 2012, il pensait avoir réussi ; lui et ses
collègues espéraient que leur méthode réduirait
la discrimination involontaire des 90 premiers
participants à leur formation. Mais lorsque les
scientifiques ont répété leur expérience cinq ans
plus tard avec près de 300 volontaires au lieu
de 90, ils ont dû constater que la formation n’avait
pas permis de modifier les préjugés inconscients
des participants. Deux ans plus tard, toutefois,
ces derniers étaient plus enclins à laisser en ligne
des commentaires critiques sur les contributions
racistes ou discriminatoires. Il est donc possible
que les volontaires aient quand même été sensi-
bilisés au sujet, à l’issue de la formation, et aient Digne de confiance
ensuite interagi davantage avec des personnes Raisonnablement digne de confiance
d’autres cultures. Ne joue Indigne de confiance
pas
L’IMPORTANCE 23 34 45 56 67 78
DES PETITS DÉTAILS Degré de ressemblance avec l’ancien joueur (en pourcentage)
Parfois, des petits aspects de l’environnement
Qui va jouer avec moi ? Dans une expérience, des candidats devaient
influencent notre impression à propos d’une per- sélectionner leurs partenaires pour participer à un jeu d’argent. La plupart
sonne. En 2018, le psychologue Richard Lopez et ont choisi ceux qui ressemblaient à d’anciens joueurs qu’ils savaient honnêtes.
ses collègues ont demandé à des sujets d’évaluer
un entretien vidéo d’un étudiant : ce dernier était Bibliographie environnement (la pièce propre ou en désordre)
dans sa chambre, qui était bien rangée ou en pour en déduire le caractère de l’étudiant. C’est
désordre, selon les conditions de l’expérience. O. Feldman-Hall et al., parce qu’ils seraient moins capables de trier des
© O. FELDMANHALL et al., Stimulus generalizasion as a mechanism for learning to trust, PNAS vol. 13, 2018, FIG. 4A ;

L’étudiant (campé par Lopez lui-même) s’expri- Stimulus generalization informations sans importance d’informations
mait de la manière la plus neutre possible afin as a mechanism for pertinentes… Ils en tireraient donc des conclu-
que les participants aient du mal à tirer des learning to trust, PNAS, sions erronées.
conclusions sur son caractère à partir de ses pro- vol. 115, E1690-E1697,
pos. Certains volontaires ont vu la vidéo alors 2018. DE FAUX JUGEMENTS
qu’ils étaient assis dans une pièce propre, d’autres R. B. Lopez et al., Media À CAUSE DES MÉDIAS
dans une salle avec du désordre (voir la figure multitasking is La « numérisation » de notre société rend par-
page 79). La plupart des gens penseraient que associated with altered fois encore plus difficile l’évaluation rapide et
l’environnement où ils se trouvent n’influe pas processing of incidental, correcte d’autres personnes. Il est vrai que nous
sur l’image qu’ils se font d’une autre personne. irrelevant cues during obtenons facilement des informations sur
Est-ce vraiment le cas ? person perception, BMC quelqu’un, par exemple en regardant ses réseaux
Pour évaluer la conscience professionnelle Psychology, vol. 6, sociaux. Même cette connaissance change déjà
article 44, 2018.
de l’« étudiant », les participants se sont bien notre point de vue avant même que nous ayons
fondés sur l’aspect de sa chambre, bien rangée L. A. Zebrowitz, First rencontré cette personne. Donc notre première
ou en désordre. Mais ils n’ont effectivement pas impressions from faces, impression d’un individu dépend aussi de toutes
Current Directions in
été influencés par leur propre environnement. les contributions sur internet que d’autres « amis »
Psychological Science,
À une exception près : les volontaires qui vol. 26, pp. 237-242, 2017. écrivent ou partagent. « Supposons que vous
passent souvent d’un média à l’autre, sur leur lisiez que quelqu’un a commis un crime terrible,
téléphone portable ou leur tablette, ou qui n’ar- A. Todorov et al., Social explique Todorov. Si la personne en question
attributions from faces :
rêtent pas de regarder plein d’informations dif- semble folle, les gens sont plus enclins à partager
Determinants,
férentes en même temps. Si vous cherchez occa- consequences, accuracy, l’histoire. » Le psychologue va maintenant étudier
sionnellement sur votre smartphone quels and functional ce phénomène. Parce qu’il peut conduire à la
acteurs ont joué dans tel film, vous savez ce significance, Annual consolidation de faux stéréotypes. Certes, vous
qu’est le multitâche. Ainsi, dans cette expé- Review of Psychology, avez vos propres préjugés. Mais la question est de
rience, les fans de médias et du multitâche ont vol. 66, pp. 519-545, 2015. savoir à quel point vous en êtes conscient et com-
utilisé, de manière inconsciente, leur propre ment vous y faites face. £

N° 116 - Décembre 2019


82 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

Être curieux,
c’est du sérieux
S’interroger sur le nombre de cheveux qu’il y a sur une tête,
ou sur le poids des nuages : inutile ? Pas du tout. Les dernières
découvertes en neurosciences montrent qu’il faut absolument
favoriser la curiosité sous toutes ses formes, à tout âge.

C ombien de gens
aimeraient savoir ce qui s’est passé
avant le Big Bang ? Et pourtant, à com-
bien d’entre eux ce savoir servirait-il
vraiment dans leur vie quotidienne (à
part les astrophysiciens) ? Voilà la force
sociaux et Youtube. Le coupable serait
une partie de notre cerveau appelée sys-
tème de récompense, qui nous procure
une satisfaction facile et immédiate
lorsque nous nous adonnons à ces activi-
tés. Mais ce même système de récom-
actuelles sur l’importance de la curiosité
dans l’apprentissage, du point de vue des
sciences cognitives. On y apprend que
l’acquisition de connaissances nouvelles
stimule aussi le circuit de la récompense.
Apprendre est donc une source de plai-
de la curiosité : bien qu’elle paraisse par- pense pourrait être activé efficacement, sir, grâce notamment à la curiosité qui
fois gratuite, voire inutile, elle est irré- non par des activités en ligne, mais par la semble se caractériser par une recherche
pressible. Et elle pourrait même nous curiosité, par l’envie d’apprendre et le de connaissances nouvelles sans autre
aider à faire face aux défis de l’avenir, besoin d’étancher sa soif de découverte ! but immédiat que le plaisir de savoir.
Shutterstock.com/Lucky Team Studio

tout particulièrement ceux liés à l’école Pourquoi la curiosité est-elle ainsi


et l’apprentissage. IL Y A UN PARADOXE « récompensée » par notre cerveau ? En
Prenez par exemple le problème de DANS LA CURIOSITÉ réalité, l’existence de ce sentiment pose
l’addiction aux écrans (lire l’article de Deux chercheurs de l’Inria de problème aux neuroscientifiques qui
Michel Desmurget, page 64). Aujourd’hui, Bordeaux et de l’université Columbia, à s’intéressent aux mécanismes de l’ap-
on se lamente souvent de voir que les New York, Jacqueline Gottlieb et Pierre- prentissage, car elle les oblige à s’écar-
jeunes – et les moins jeunes – sont phago- Yves Oudeyer, viennent de dresser un ter du modèle dominant, l’apprentis-
cytés par les jeux vidéo, les réseaux panorama fascinant des recherches sage par renforcement, selon lequel

N° 116 - Décembre 2019


83

Bibliographie

J. Gottlieb et. P. Y.


Oudeyer, Towards
a neuroscience of active
sampling and curiosity,
Nature Reviews
Neuroscience, vol. 19,
pp. 758-770, 2018.
Si nous ne D. E. Berlyne, Curiosity
faisions que and exploration, Science,
vol. 153, pp. 25-33, 1966.
poursuivre
des buts
l’individu se met en quête d’informa- clairement ce qu’il peut faire avec, jusqu’à ce qu’il
tions dont il peut constater immédiate-
ment l’utilité par rapport au but qu’il définis, « comprenne » qu’il peut faire bouger le
cube avec. C’est donc seulement lorsqu’il
s’est fixé. Agir selon une intention claire
fixe naturellement une hiérarchie entre
nous vivrions dispose d’un vaste catalogue d’actions
possibles dont il connaît les effets
les informations auxquelles il faut s’in- toujours à – autant de manières d’agir sur son envi-
téresser et celles qu’il faut laisser de
côté… Mais dans le cas de la curiosité, l’âge de pierre ronnement – qu’il est capable d’en
déduire celle qui permet de déplacer le
l’attention n’est pas guidée par une cube. Pourtant, d’un point de vue stric-
intention claire ; il n’y a pas de « tâche » tement opérationnel, cette phase inter-
à accomplir et rien ne définit a priori ce médiaire d’exploration ne « sert à rien » ;
qui est digne d’intérêt. On regarde un cette motivation, c’est la soif de mais elle est indispensable pour réussir
peu sur les côtés, « juste pour voir ». répondre à la question : « Si je fais ça, ce type de tâche.
Songez à un homme préhistorique qu’est-ce qui se passe ? » Il faut donc inclure dans l’algo-
qui, façonnant un biface, remarque par rithme qui détermine le comportement
hasard que deux silex peuvent produire PERDRE DU TEMPS du robot une forme de récompense pour
une étincelle en s’entrechoquant. Si ses POUR EN GAGNER toute nouvelle information apprise. Et
comportements étaient guidés exclusi- En robotique, la prise en compte de chaque nouvelle découverte doit ame-
vement par des buts, il n’aurait aucune la curiosité permet de résoudre des pro- ner de nouvelles questions : « J’ai com-
raison de recommencer ce geste pour blèmes insolubles avec les modèles d’ap- pris que je pouvais bouger le bâton,
approfondir son observation, car cela prentissage standard. L’étude citée par mais que se passera-t-il si je touche le
l’éloignerait de son objectif initial. On l’article place un robot face à un cube cylindre avec le bâton ? »
voit qu’une intention trop rigide risque hors de sa portée, qu’il doit malgré tout Il est donc crucial de laisser des
de se révéler inefficace à long terme, déplacer. Devant lui, un bâton, qu’il doit enfants apprendre par eux-mêmes des
car elle empêche de se pencher sur des apprendre à utiliser pour bouger le cube. choses sur le monde qui apparemment
faits inattendus et d’explorer des voies Problème : quand il saisit le bâton, le ne servent à rien, et pas seulement de
alternatives qui ne mènent pas immé- cube ne bouge pas. Avec les algorithmes leur fixer des objectifs dont la réussite
diatement à un résultat intermédiaire d’apprentissage classiques, cette action amènerait une récompense, et l’échec,
utile. Pour comprendre pourquoi cet n’est donc pas récompensée (renforcée) non. De même dans le monde de la
homme décide de recommencer l’expé- parce qu’elle ne semble pas le rapprocher recherche : si l’activité des chercheurs
rience de l’étincelle, il faut admettre de son objectif. Elle n’est donc pas répé- est trop contrainte par une logique d’ob-
qu’il puisse être guidé par une autre tée si l’apprentissage est focalisé sur ce jectifs et de récompenses, nous ne trou-
motivation que celle, immédiate, de but. Pour réussir, le robot doit passer par verons plus rien ! Nous serions toujours
réussir la tâche qu’il s’est fixée. Quelque une phase d’apprentissage intermédiaire en train de tailler des silex pour faire des
chose doit l’inciter à dévier de sa trajec- « gratuite » au cours de laquelle il doit pointes de flèches, et nous n’aurions pas
toire, pour qu’il aille voir « ailleurs ». Et manipuler le bâton pour découvrir tout maîtrisé le feu. £

N° 116 - Décembre 2019


84 VIE QUOTIDIENNE La question du mois

PSYCHOLOGIE

Les femmes parlent-elles plus


que les hommes ?

LA RÉPONSE DE
ANNE MILEK ET MATTHIAS MEHL
Chercheurs à l’université de Münster, en Allemagne, et à l’université de l’Arizona.

L a croyance populaire veut que les


femmes parlent plus que les hommes.
Dans une métaanalyse publiée environ
au même moment, d’autres chercheurs ont
Même dans les livres de vulgarisation examiné les résultats de 70 études indivi-
scientifique, on lit parfois qu’elles pronon- duelles, et ont trouvé que les hommes
ceraient environ 20 000 mots par jour, et étaient plutôt plus bavards que les femmes,
les hommes seulement 7 000. Est-ce vrai ? cette fois avec une différence significative.
En réalité, on manque de données empi-
riques, car il est très difficile d’estimer la
Les femmes Et dans tous les cas, les variations à l’inté-
rieur d’un même sexe sont plus impor-
quantité de mots prononcés par une per- prononcent tantes que l’écart des moyennes des
sonne au cours d’une journée. Il faudrait
pour cela enregistrer toutes les conversa- en moyenne hommes et des femmes.
La réponse est donc que les femmes ne
tions du matin au soir au sein d’un échan-
tillon représentatif d’hommes et de 16 215 mots par parlent pas, « en général », plus que les
hommes. Néanmoins, il existe probable-
femmes sur une période assez longue, et
compter les mots prononcés sur les pistes
jour et les ment des différences dans certains
contextes de communication. Dans les
audio, tout en s’assurant que le dispositif hommes, 15 669 études que nous avons menées en
d’enregistrement soit assez discret pour Allemagne, les hommes étaient plus sou-
que les participants ne changent pas leurs vent plus impliqués dans les réunions pro-
habitudes quotidiennes. quotidienne. Nous avons mesuré que les fessionnelles et avaient souvent plus à dire
uns et les autres prononcent en moyenne dans les conversations qui portent sur
ÉGALITÉ AU PARLOMÈTRE 16 0 0 0 mot s (plu s pr é c i sé me nt , l’affirmation de soi (parler de ses succès,
C’est ce que nous avons fait en 2007, 16 215 pour les femmes et 15 669 pour les de ses projets…). Les femmes, en revanche,
dans une ét ude où 396 ét udiants hommes, l’avantage des femmes n’étant sont généralement plus actives verbale-
– 210 femmes et 186 hommes – ont porté pas significatif dans les données statis- ment dans le contexte de l’éducation et
© Shutterstock.com / Liubou Yasiukovich

un enregistreur audio pendant plusieurs tiques recueillies). abordent plus fréquemment les questions
jours 24 heures sur 24, ce qui a permis Mais quelles différences dans la rhéto- de conflit dans la relation de couple. À cet
d’enregistrer tous les bruits dans leur envi- rique individuelle, d’un individu à l’autre égard, les hommes ont tendance se mon-
ronnement, cinq fois par heure pendant et indépendamment du sexe ! Le répon- trer plus prudents. Conclusion : hommes
une demi-minute. L’évaluation de ces dant le plus silencieux de l’étude (un et femmes ont un budget lexical équiva-
agendas acoustiques a révélé, tout d’abord, homme) énonçait à peine plus de 800 mots lent du point de vue de la psychologie du
que la capacité de conversation des par jour… Le plus disert (également un langage. Quand, comment et dans quel
hommes et des femmes ne diffère pas de homme) débitait plus de 47 000 mots à la but ils le dépensent… voilà où se situe la
façon significative dans leur v ie journée ! Soit presque 60 fois plus ! différence ! £

N° 116 - Décembre 2019


86 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement

Le cadeau
idéal Par Melanie Nees, sociologue et journaliste scientifique en Allemagne.

Faire des cadeaux améliore souvent les relations


sociales. Mais il vaut mieux offrir quelque chose
qui nous plaît, plutôt que d’essayer de satisfaire
le destinataire. Cela en dit long sur nous et sur

A
les liens que nous entretenons avec le receveur.

EN BREF
u pied du sapin de Noël, £ Faire un cadeau à son destinataire renforce-t-il une relation, ami-
vous vous demandez peut-être si les personnes à une personne permet cale ou amoureuse ? Et celui qui plaît seulement
en général de renforcer
présentes ce soir-là ont trouvé pour vous le la relation que l’on au donneur la détériore-t-il ?
« bon » cadeau. Vous avez même une petite boule entretient avec elle.
au ventre en attendant l’ouverture. Le moment CE QUE LES CADEAUX RÉVÈLENT DE NOUS
où vos proches déballent leurs propres présents £ Mais, contrairement Intuitivement, on se dit souvent que c’est le
à ce que l’on croit,
est tout aussi excitant. Vous êtes impatient de voir un cadeau révélateur cas. En 2015, des psychologues sociaux de l’uni-
s’ils sont heureux ou déçus. Dans un épisode de de la personnalité du versité Simon Fraser de Burnaby, au Canada, ont
la série comique américaine The Big Bang Theory, donneur plaira davantage interrogé 500 personnes sur le sujet. Conclusion :
le personnage principal Sheldon, habituellement qu’un cadeau destiné à la majorité souhaite offrir un cadeau dans le
peu familier, saute sur sa voisine Penny pour satisfaire les préférences meilleur intérêt du bénéficiaire. Parce que, évi-
du bénéficiaire.
l’embrasser. La raison : elle a offert au fan de Star demment, chacun préfère recevoir quelque chose
Trek qu’il est une serviette de table signée par £ Dans tous les cas, qui lui plaît… Et pourtant, le même groupe de
l’acteur de M. Spock, Leonard Nimoy. Et autour si vous vous êtes donné recherche dirigé par Lara Aknin a aussi réalisé
du même sapin, Amy, la petite amie de Sheldon, beaucoup de mal pour une expérience qui semble indiquer le contraire ;
trouver quelque chose,
est si déçue par le DVD qu’il lui a donné qu’elle cela se sentira et on vous dans cette étude, les psychologues ont invité
lui claque la porte au nez ; au prétexte que ce film en saura gré, même 117 volontaires dans leur laboratoire avant de
n’intéresserait en fait que lui. Un cadeau qui plaît si vous tombez à côté. demander à la moitié d’entre eux d’offrir à un

N° 116 - Décembre 2019


© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

N° 116 - Décembre 2019


87
88 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
LE CADEAU IDÉAL

ami, un membre de leur famille ou un conjoint,


une chanson sur iTunes reflétant leur connais-
sance du bénéficiaire, son caractère, ses préfé- DONNER REND
rences et ses passions. Les autres participants,
quant à eux, devaient choisir un morceau de
PLUS HEUREUX
QUE RECEVOIR

© L.B. Aknin et al., Giving leads to happiness in young Children, PLoS ONE, vol. 7, e39211, 2012, fig. 2 ( journals.plos.org/plosone/ article?id=10.1371/journal.pone. 0039211) / CC BY 3.0 (creativecommons.org/licenses/ by/3.0/legalcode)
musique qu’ils aimaient eux-mêmes.
Chaque destinataire a d’abord reçu par e-mail
la chanson que son donneur avait sélectionnée
pour lui. Puis, dans un court questionnaire en
ligne, il évaluait la qualité de leur relation, par C omme le montre une expérience, c’est déjà vrai chez
des enfants de 22 mois : à l’université canadienne Simon
Fraser de Burnaby, Lara Aknin et ses collègues ont habitué
exemple à quel point il se sentait proche de lui.
Le résultat fut surprenant : les bénéficiaires se des enfants à jouer avec une peluche et à lui faire des câlins (a).
sentaient plus proches du donneur (qu’il s’agisse Puis ils recevaient un bonbon de l’expérimentateur, lequel
d’un ami, d’un partenaire ou d’un membre de la en donnait aussi un, apparemment trouvé par hasard,
famille) si la musique correspondait aux goûts au singe en peluche. Ensuite, on demandait aux enfants d’offrir
propres de ce dernier. à l’animal une autre sucrerie, également trouvée comme
Comment expliquer ce constat étonnant ? par hasard par l’expérimentateur (b). Enfin, les jeunes devaient
Pour Aknin et ses collègues, nous apprécions les proposer à la peluche un de leurs propres bonbons (c).
cadeaux qui disent quelque chose de la personne Question : qu’est-ce qui rendait ces enfants plus heureux ?
qui les offre, et c’est cela qui conforte notre rela- Réponse : primo, le fait de donner leur propre bonbon au singe ;
tion vis-à-vis de cet individu. Des études anté- deuxio, le fait que l’expérimentateur l’ait fait aussi avant eux
rieures avaient déjà montré que les actes ou et, tertio, le fait qu’ils se voient offrir une sucrerie.
paroles à travers lesquels nous nous ouvrons Recevoir un cadeau a donc fini en dernière place !
auprès des autres ont le pouvoir de rapprocher les
gens les uns des autres. Dans certaines limites, a
bien sûr… Il ne s’agit pas de tomber complète-
ment à côté des goûts du destinataire !

« J’AI MIS DU TEMPS À LE TROUVER »


Et encore ! Pour preuve l’expérience de 2012
menée par Yan Zhang, de l’université nationale
de Singapour, et Nicholas Epley, de l’université de
Chicago. Les sujets de cette étude étaient des
couples d’amis ou de parents qui avaient visité
ensemble un musée à Chicago. L’un des deux b
devait ensuite acheter un cadeau pour l’autre, soit
au hasard parmi 5 objets proposés, soit en y réflé-
chissant sérieusement. Et le donateur précisait
s’il avait longtemps mûri son choix ou pas.
Résultat : les bénéficiaires ont toujours appré-
cié le cadeau de leur partenaire, que ce dernier y
ait longtemps réfléchi ou pas. Toutefois, ils don-
naient une meilleure note aux objets qui leur
plaisaient le moins, s’ils savaient que leur binôme
avait fait un effort pour le choisir. De sorte qu’ils
finissaient par les apprécier autant que les « bons » c
cadeaux. Alors, si le présent que vous avez mis au
pied du sapin ne plaît pas trop à son destinataire
au premier abord, il se peut que l’anecdote que
vous raconterez sur la difficulté que vous avez
eue à vous le procurer rende le don plus agréable.
D’ailleurs, une personne qui offre quelque
chose aime y investir du temps et des efforts.
Zhang et Epley l’ont montré au moyen d’une autre
expérience, pour conclure : « Réfléchir soigneuse-
ment à un cadeau est un processus laborieux.

N° 116 - Décembre 2019


89

QU’OFFRONS-NOUS
À NOS PROCHES ?
S elon une enquête réalisée en Allemagne en 2015,
la majorité des adultes achètent leurs cadeaux Quand les hommes
de Noël en décembre, 1 sur 5 seulement
les 2 semaines précédant la date fatidique. Et ils expriment leur amour
y consacrent en moyenne 266 euros. Les livres,
les jouets, les vêtements, les bons d’achat, les
avec des fleurs ou
produits cosmétiques et les parfums sont tous sous
le sapin de Noël. Mais il y a aussi de l’argent (dans
d’autres petits cadeaux,
23 % des cas), de la nourriture et des boissons (22 %), la relation avec leur
des CD et DVD (16 %), des bijoux et des montres
(13 %), ainsi que des abonnements et des billets partenaire est plus courte
pour des événements (14 %).
Selon une autre enquête réalisée en France en 2018,
que s’ils ne font rien !
1 Français sur 3 met de l’argent de côté toute l’année pour
offrir des cadeaux à ses proches à Noël et ainsi dépenser
en moyenne 340 euros pour 8,5 cadeaux. Pour disposer
des meilleurs prix et éviter la cohue des magasins
en décembre, 66 % des Français font leurs courses avant
décembre et 18 % ne commandent que sur Internet
(seuls 27 % font leurs achats uniquement en magasin).

Vêtements Pourcentage = Proportion de personnes

31 % qui achètent ces cadeaux

Étiquette de prix = Dépense moyenne prévue


dans cette catégorie

Livres

37 %

Cosmétiques Jouets
et parfum

25 % 33 %
© Cerveau&Psycho

Bons d’achat

26 %

N° 116 - Décembre 2019


90 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
LE CADEAU IDÉAL

Les actes ou paroles à travers lesquels nous


nous ouvrons auprès des autres ont le pouvoir
de rapprocher les gens les uns des autres ;
voilà pourquoi nous apprécions les cadeaux qui
disent quelque chose de la personne qui les offre.
Cela permet au donneur lui-même de savoir à relation actuelle ou précédente. Des différences
quel point il apprécie sa relation avec le bénéfi- entre les sexes sont apparues : les hommes sur-
ciaire. » Par le temps et l’énergie consacrée, prenaient plus souvent leur compagne avec un
il mesure l’estime qu’il porte à l’autre. cadeau que l’inverse. Et ils le faisaient surtout
pour exprimer leur amour, par exemple avec des
LE PRIX DU CADEAU N’A PAS D’IMPORTANCE roses ou des chocolats. Les femmes, de leur côté, Bibliographie
Et cette envie de faire plaisir à quelqu’un n’a s’octroyaient plus volontiers des cadeaux à elles-
rien à voir avec le prix du cadeau que nous mêmes, plutôt que d’offrir quelque chose à leur L. B. Aknin
sommes prêts à mettre. Ce n’est pas ce que partenaire. Le but étant alors de paraître plus et L. J. Human, Give
croient la plupart des gens, pour lesquels un attrayantes à ses yeux, que ce soit au moyen a piece of you : Gifts that
reflect givers promote
cadeau plus cher doit logiquement être davan- d’une nouvelle tenue vestimentaire ou de pro-
closeness, Journal of
tage apprécié. Or une étude en 2009 de Francis duits de beauté onéreux. Experimental Social
Flynn et de Gabrielle Adams, de l’université Psychology, vol. 60,
Stanford, a montré que c’est une erreur. Dans LAISSEZ TOMBER LES FLEURS pp. 8-16, 2015.
cette expérience, les volontaires devaient ima- En partant de ces données, les scientifiques Y. Zhang et N. Epley,
giner à quel point un ami serait heureux s’ils lui ont cherché à prédire si une relation perdurerait Exaggerated,
offraient un CD ou un iPod. En moyenne, les ou échouerait, et à quel moment surviendrait mispredicted and
sujets pensaient clairement que l’iPod, l’objet le une éventuelle rupture. Résultats : les couples misplaced : When
plus cher, plairait davantage. Pourtant, quand restaient plus longtemps ensemble si l’un des “it’s the thought
les chercheurs leur ont demandé de se mettre à partenaires avait reçu quelque chose de l’autre that Counts” in gift
la place du destinataire, les participants ont qui rendait leur relation visible au monde exté- exchanges, Journal
affirmé que l’iPod et le CD étaient d’aussi bons rieur ; par exemple, les deux partenaires por- of Experimental
cadeaux. D’autres expériences où l’on interro- taient la même montre ou des tenues similaires. Psychology : General,
vol. 141, pp. 667-681, 2012.
geait des volontaires sur leurs bagues de fian- En revanche, quand les hommes exprimaient
çailles et leurs cadeaux d’anniversaire ont leur amour avec des fleurs ou d’autres petits F. J. Flynn et G. S. Adams,
obtenu des résultats similaires : le prix ne joue cadeaux, la relation était plus courte que s’ils… Money can’t buy love :
qu’un rôle secondaire. D’où ce conseil que vous n’offraient rien du tout ! Cependant, cette étude Asymmetric beliefs
about gift price and
livre la science : convenez avec vos proches ne détermine pas vraiment si de tels cadeaux
feelings of appreciation,
d’une limite de prix à ne pas dépasser à Noël, accélèrent ou retardent une séparation, ou s’ils Journal of Experimental
car cela ne sert à rien de vous ruiner pour faire sont seulement l’expression d’un couple sain ou Social Psychology,
plaisir, ce n’est pas ce qui sera déterminant. condamné. vol. 45, pp. 404-409,
L’amour non plus n’a pas de prix. D’ailleurs, En cette période de Noël, si courir les grands 2009.
dans le domaine du couple, les cadeaux per- magasins pour trouver le cadeau idéal vous M.-H. Huang et S. Yu,
mettent-ils de retarder ou d’éviter des sépara- fatigue, il est bon de se rappeler que c’est tout de Gifts in a romantic
tions ? Rien n’est certain, selon les économistes même un effort susceptible d’améliorer vos rela- relationship : A survival
Ming-Hui Huang et Shihti Yu, de l’université tions avec vos proches. En gardant à l’esprit qu’il analysis, Journal of
nationale Chung Cheng de Taïwan. Ces cher- offrira une part de vous à vos proches, si vous y Consumer Psychology,
cheurs ont demandé à 225 jeunes étudiants ce avez passé du temps et si ce cadeau, d’une façon vol. 9, pp. 179-188, 2000.
qu’ils avaient offert à leur partenaire lors de leur ou d’une autre, vous ressemble. £

N° 116 - Décembre 2019


OFFRE NOËL DURÉE
ABONNEZ-VOUS À LIBRE
2 FORMULES
AU CHOIX
FORMULE FORMULE
PAPIER INTÉGRALE
Le magazine papier
11 numéros par an
Le magazine en version numérique
11 numéros par an
Accès à cerveauetpsycho.fr
Actus, dossiers, archives depuis 2003
Votre cadeau : le livre Connaître son cerveau pour
mieux manger de Jean-Michel Lecerf (41000546)

VOTRE TARIF D'ABONNEMENT 4,90 € 6,20 €


PAR MOIS PAR MOIS

BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à :
Cerveau & Psycho – Service abonnements – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr

OUI, je m’abonne à Cerveau & Psycho en prélèvement automatique PAG19NOE

1 Je choisis ma formule (merci de cocher) et je complète l’autorisation de prélèvement ci-dessous.

FORMULE PAPIER FORMULE INTÉGRALE


• 11 nos du magazine papier 4,90€ DPV4E90K6
• 11 nos du magazine (papier et numérique) 6,20€ IPV6E20K13
PAR MOIS PAR MOIS
+ UN CADEAU • Accès illimité aux contenus en ligne + UN CADEAU

2 Mes coordonnées 3 Mandat de prélèvement SEPA


En signant ce mandat SEPA, j’autorise Pour la Science à transmettre des instructions à ma banque pour le
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . prélèvement de mon abonnement dès réception de mon bulletin. Je bénéficie d’un droit de rétractation dans la
limite de huit semaines suivant le premier prélèvement. Plus d’informations auprès de mon établissement bancaire.
Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
TYPE DE PAIEMENT : PAIEMENT RÉCURRENT
Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Titulaire du compte
...........................................................................
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tél. : .........................................................................................

E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . @. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


(indispensable pour la formule intégrale)
Désignation du compte à débiter
J'accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON BIC (Identification internationale de la banque)
Durée d’abonnement : 1 an. Délai de livraison : dans le mois suivant l’enregistrement de votre règlement. Offre valable IBAN
jusqu’au 31/05/2020 en France métropolitaine uniquement. Pour un abonnement à l’étranger, merci de consulter notre site (Numéro d’identification international du compte bancaire)
https://boutique.cerveauetpsycho.fr. Photos non contractuelles. Vous pouvez acheter séparément chaque élément de cette
offre : les numéros de Cerveau & Psycho pour 6,50 € et le livre Connaître son cerveau pour mieux manger pour 18,00 €.
Établissement teneur du compte
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer
les services que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
traiter vos commandes et paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
moyennant le respect de vos choix en la matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos
données personnelles ne seront pas conservées au-delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère personnel à des tiers. Les données collectées
sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à prendre connaissance de notre charte de Organisme Créancier : Pour la Science
protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps. Conformément
Date et signature 170 bis, bd. du Montparnasse – 75014 Paris
à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous disposez des droits N° ICS FR92ZZZ426900
d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. N° de référence unique de mandat (RUM)
Pour exercer ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous
pouvez nous contacter par courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science - Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris cedex
14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 58.14 Z
4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p.94 Neurosciences et littérature

A N A LY S E SÉLECTION
Bernard Schmitt

NEUROSCIENCES
NUTRITION Le Surpoids La méditation,
Jean-Michel Lecerf Quæ 2019, 152 pages, 19 € c’est bon pour le cerveau
Steven Laureys,
Odile Jacob,

L
2019, 273 pages, 21,90 €
e poids, phobie contemporaine ? Maigrir, un fantasme
collectif omniprésent ? Certes, l’épidémie d’obésité est une
réalité inquiétante, aux conséquences de santé publique
sévères : en France, les enquêtes révèlent que le nombre
de personnes dépassant l’indice de masse corporelle (IMC)
« normal » augmente depuis plus de vingt ans, ce qui se traduit par
PSYCHOLOGIE
DU TRAVAIL
Stop au burn-out !
L ’histoire de Steven
Laureys pourrait être
celle de Monsieur Tout
Anne-Lise Schwing
un risque accru de contracter toute une série de pathologies ; le Monde : à la suite
Odile Jacob
et la situation est pire aux États-Unis ou dans les pays émergents. d’un divorce douloureux,
2019, 208 pages, 18,90 €
Mais gardons-nous, face à tous ceux qui désespèrent de perdre il s’est mis à la méditation
du poids, de faire des raccourcis qui ne résolvent rien. Comprendre pour y trouver un peu
les multiples causes de l’obésité, décortiquer les mécanismes d’apaisement. Seulement
sous-jacents et faire preuve de pédagogie, tel est l’objectif de
Jean-Michel Lecerf, chef de service en endocrinologie et maladies
métaboliques à l’institut Pasteur de Lille. Car prendre inexorablement
L orsque notre métier
nous épuise, ce n’est
pas toujours à cause de
voilà, Laureys est aussi
un neurologue
mondialement connu.
du poids, est-ce dans la tête ? Dans l’assiette ? Dans la génétique ? la quantité de travail : Tout en s’initiant aux
Dans le comportement et l’alimentation des parents bien avant notre relation aux autres pratiques contemplatives,
la naissance ou dans l’éducation durant l’enfance ? Dans l’hygiène est souvent en cause, il a alors mené de
de vie (sédentarité) ? Dans le microbiote ? Mais n’est-ce pas surtout comme nous l’explique fascinantes expériences
dans le modèle de société qui crée des obèses tout en les la psychiatre Anne-Lise d’imagerie cérébrale,
stigmatisant ? Le miroir que nous renvoie la société est culpabilisant Schwing. Faute de savoir notamment chez des
et nous laisse en désespoir d’un mieux-être idéalisé hors d’atteinte. affirmer nos droits, nous méditants experts comme
Cette distorsion est source d’angoisse, le plus souvent compensée ruminons ce qui ne nous le moine bouddhiste
par une consommation irraisonnée, favorisée par l’industrie plaît pas et accumulons Matthieu Ricard. Dans cet
agroalimentaire et le matraquage publicitaire. Ce livre a le mérite un stress délétère. N’avez- ouvrage passionnant,
d’expliquer de façon simple et claire les différentes méthodes vous jamais été confronté, il nous raconte cette
actuelles de prise en charge. Il fait également la part belle par exemple, à un trajectoire scientifique
à la prévention, aux politiques de santé publique et aux mesures collègue toujours en et personnelle, avec
d’aide aux choix alimentaires. Il laisse entrevoir les pistes de demain retard à qui vous n’osiez un enthousiasme
en incitant à fuir les régimes et autres injonctions non fondées. pas en faire la remarque ? communicatif. Et sa
Mais, surtout, il renferme un message profondément humain : Ce petit livre, qui alterne conclusion est sans
on ne soigne pas un symptôme, mais des personnes en souffrance. questionnaires, conseils et équivoque : le cerveau
Ce livre nous rappelle qu’apprendre à manger, c’est apprendre exemples, vous apprendra est comme un muscle
à s’estimer et à se faire du bien. À dévorer, donc ! à identifier ces réactions que l’on peut entraîner
Bernard Schmitt est médecin, chercheur au Cernh (Centre dysfonctionnelles grâce à la méditation.
d’enseignement et de recherche en nutrition humaine), à Lorient, et à les troquer contre
et cofondateur de la filière nutritionnelle « Bleu-Blanc-Cœur ». de plus saines. 

N° 116 - Décembre 2019


93

COUP DE CŒUR
Alix Cosquer

NEUROSCIENCES
Cervocomix SANTÉ Natura
Jean-François Marmion Pascale d’Erm Les liens qui libèrent 2019, 224 pages, 18 €
et Monsieur B,
Les Arènes BD

Q
2019, 168 pages, 22,90 €
ui n’a jamais eu l’intuition, au sortir d’une promenade
en forêt ou au détour d’un parc, que la nature fait
PATHOLOGIE profondément du bien ? C’est cette intuition qui a poussé

P
Tout savoir sur les TOC erception, mémoire, la journaliste Pascale d’Erm à partir pour un voyage
pour mieux les vaincre émotion, langage… à travers le monde, à la rencontre de chercheurs que
Lionel Dantin, In Press En 168 pages, cette passionne le sujet. Son ouvrage, très documenté, parle ainsi
2019, 214 pages 11,90 € bande dessinée parvient de notre relation au vivant et de la manière dont le contact avec
à aborder un nombre la nature nous régénère et nous transforme.
impressionnant de Les projets qui visent à mettre un peu plus de vert dans nos vies
«
P rès de trois
personnes sur dix
atteintes de TOC vivent
thèmes clés des
neurosciences et de la
psychologie. Le cerveau
fleurissent un peu partout. Au Japon, des millions de personnes
pratiquent régulièrement des « bains de forêt ». Au Danemark,
près de 700 écoles maternelles font régulièrement classe au milieu
à un moment donné une lui-même y est interviewé des bois… En Grande-Bretagne, des séances de jardinage actif
dépression moyenne par une présentatrice (la green gym), soutenues par les services de santé locaux, attirent
à sévère », nous explique star. Avec un sens un nombre croissant de pratiquants…
le psychiatre Lionel poussé de la pédagogie Toutes ces initiatives sont suivies avec attention par les scientifiques.
Dantin. C’est que ces et de la synthèse, iI nous Et leurs conclusions convergent : la nature a de nombreux bénéfices
angoisses irrationnelles, explique tous ses secrets sur la santé et le bien-être. Diminution des risques cardio-
qui conduisent les et rétablit au passage vasculaires, restauration des fonctions psychiques, stimulation
patients à rechercher la vérité sur quelques des émotions positives, baisse de la dépression… Dans nos modes
l’apaisement à travers mythes, comme le fait de vie urbains, qui sollicitent notre attention jusqu’à l’épuiser
toutes sortes de rituels, qu’il ne fonctionne qu’à et génèrent du stress, la présence et le contact à la nature s’avèrent
sont très difficiles à vivre. 10 % de ses possibilités. de précieux contrepoints.
L’auteur puise ici dans La personnalisation Au-delà des individus, ces recherches révèlent aussi les bénéfices
diverses théories fonctionne bien, la mise sociétaux associés : l’aménagement de parcs urbains est un moyen
psychologiques, ainsi en scène est efficace de progresser vers plus de justice sociale, les bienfaits
que dans la philosophie et pleine d’humour. Aussi de ces derniers étant maximaux chez les populations défavorisées.
et l’anthropologie, pour décapant qu’instructif. Ce qui pourrait aller jusqu’à inspirer de nouvelles stratégies de santé
décrire ce qui se déroule publique ! Dotée d’un vrai talent de vulgarisatrice, l’autrice rend
dans leur tête, avant de compte de tous ces travaux avec clarté mais sans simplisme. Face
présenter les thérapies au constat d’une nature qui disparaît sous la pression des activités
existantes. Cet ouvrage humaines et d’un lien au vivant qui s’érode, son plaidoyer argumenté
au point de vue très large pour remettre la nature au cœur des priorités fait mouche. De quoi
devrait être utile aussi donner envie de s’y mettre sans attendre.
bien aux victimes de ce Alix Cosquer est chercheuse au Centre d’écologie
trouble qu’aux soignants. fonctionnelle et évolutive (CEFE, CNRS), à Montpellier.

N° 116 - Décembre 2019


94

N° 116 - Décembre 2019


LIVRES Neurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Zola
Au bonheur des kleptomanes
Le roman Au Bonheur des Dames relate
l’émergence de la kleptomanie concomitante
à la naissance des grands magasins. Une description
magistrale qui questionne la nature même
de ce « vol compulsif » : simple délit, maladie mentale
ou produit d’un contexte social particulier ?

L es maladies mentales
existent-elles réellement ou sont-elles de
pures créations culturelles ? Cette question
est au cœur de la réflexion psychiatrique depuis
les débuts de la discipline et n’a cessé de réémer-
ger tout au long de son histoire. C’est ce qu’il-
EN BREF
£ Dans ce roman
de Zola, Madame Boves
éprouve un besoin
irrésistible de voler
à l’étalage.
L’intrigue porte sur les relations entre Octave
Mouret, le jeune patron de l’enseigne ayant donné
son nom au roman, et Denise Baudu, jeune et
pauvre provinciale qui cherche sa place dans ce
nouvel univers compétitif et cruel. Mais les per-
sonnages servent surtout de prétexte pour compo-
lustre l’exemple de la kleptomanie, un diagnostic ser le tableau de cette nouvelle ère. Tous sont
£ Les psychiatres
indissociable des composantes médicales, juri- se sont longtemps affectés par la montée en puissance de ce magasin
diques, économiques et sociales qui l’ont vu interrogés sur la nature monumental avec l’immense et insatiable foule qui
naître et se développer au xix e siècle. de la kleptomanie, non s’y presse, la lente érosion du petit commerce qui
Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’Émile Zola, sans un certain nombre l’accompagne, et les nouveaux types de relations
fin observateur de son époque, ait su en capturer de préjugés sexistes personnelles et professionnelles qui s’y jouent. De
et sociaux.
l’essence. Méticuleusement documenté, son roman la modeste employée aux politiciens et promoteurs
Au Bonheur des Dames, publié en 1883, décrit £ Les psychiatres immobiliers, tous semblent pris d’une étrange
l’ascension irrésistible des grands commerces et la se sont longtemps fièvre, une folie qui « détraque les nerfs » et altère
naissance de ce qu’on appellera plus tard la société interrogés sur la nature les comportements.
de la kleptomanie, non
de consommation. Et si le terme « kleptomanie » sans un certain nombre C’est dans ce portrait incisif de la « modernité »,
n’apparaît pas dans l’ouvrage, un des personnages de préjugés sexistes situé par Zola dans les années 1860, qu’intervient
semble souffrir de cette étrange affection. et sociaux.  la kleptomanie. Dans une discussion avec un

N° 116 - Décembre 2019


96 LIVRES Neurosciences et littérature

ancien camarade de lycée, le proprié- semblent parfaitement « gratuits »,


taire Mouret évoque la question des mais c’est en 1816 que le psychiatre
vols à l’étalage. « Mon cher, ça genevois André Matthey propose le
dépasse l’imagination », dit-il un peu terme « klopémanie » pour désigner
nerveusement. Et d’évoquer les « l’impulsion impérieuse de voler un
« voleuses de profession », mais, sur- objet inutile ou sans valeur ». La klo-
tout, ce qui le trouble davantage, les
« voleuses par manie ». Le person-
pémanie deviendra la kleptomanie
(plus conforme au grec kleptês –
Dès le xixe siècle,
nage de Madame Boves en est l’ar-
chétype : comtesse de son état,
voleur) sous la plume du médecin
Charles Marc en 1840, rejoignant au
les juges redoutent
épouse de l’« inspecteur général des passage le groupe des monomanies, la médicalisation
haras », elle est incapable de résister
à la tentation du vol, et s’en délecte
des formes de folie limitées à une par-
tie circonscrite de la vie psychique. à outrance des
même (voir l’extrait).
Madame Boves est-elle une UN DIAGNOSTIC QUI PEINE
actes criminels
simple criminelle ou souffre-t-elle À CONVAINCRE
d’une maladie susceptible d’expli- Le diagnostic peine cependant à aux jurés : « Si le médecin vous dit que
quer son geste ? Si Zola a cru bon convaincre les juges, qui se méfient l’inculpé a la monomanie du vol, ayez
d’introduire cet épisode dans sa de l’intrusion progressive des experts la monomanie de le condamner ! »
fresque, c’est que la question a sus- psychiatres dans les décisions de jus- Le débat a aussi lieu dans la litté-
cité de vastes débats tout au long du tice, et redoutent la médicalisation à rature scientifique, où certains psy-
xix e siècle, et intègre pleinement la outrance des actes criminels – ce chiatres défendent l’existence d’une
réflexion de l’écrivain sur les effets débat ô combien actuel ne date donc kleptomanie « pure », qui serait une
sociaux et psychologiques du pas d’hier ! La kleptomanie devient maladie à part entière, tandis que
« progrès ». même l’objet de plaisanteries. Un d’autres soutiennent que le vol n’est
Saint Augustin avait remarqué, magistrat, lors d’un procès, aurait qu’un symptôme présent chez de
dès le iv e siècle, que certains vols ainsi donné cette recommandation nombreux « aliénés », qu’ils soient
hystériques, épileptiques, déments,
imbéciles ou dépressifs. Surtout, on
prend très au sérieux l’apparente sur-
représentation des femmes, incrimi-
EXTRAIT nant quantité de facteurs : elles déve-
lopperaient des comportements
totalement inexplicables pendant

UNE NÉVROSE NOUVELLE leurs règles, lors de la grossesse, à


cause de la lactation, au gré de leurs
besoins sexuels (qu’ils soient exces-
– Regarde donc, maman, disait Blanche […].
sifs ou insuffisants)…
Mme de Boves ne répondait pas. Alors la fille, en tournant sa face molle, vit sa mère,
les mains au milieu des dentelles, en train de faire disparaître, dans la manche de son
LA MULTIPLICATION
manteau, des volants de point d’Alençon. Elle ne parut pas surprise, elle s’avançait pour
DES TENTATIONS
la cacher d’un mouvement instinctif, lorsque Jouve, brusquement, se dressa entre elles.
Pour autant, il ne s’agit pas de
Il se penchait, il murmurait à l’oreille de la comtesse, d’une voix polie :
n’importe quelles femmes. Il y aurait
– Madame, veuillez me suivre. […]
erreur à considérer que ces voleuses
Depuis un an, Mme de Boves volait ainsi, ravagée d’un besoin furieux, irrésistible.
sont dans le besoin. On s’en aperçoit
Les crises empiraient, grandissaient, jusqu’à être une volupté nécessaire à son
à partir des années 1860, quand le
existence, emportant tous les raisonnements de prudence, se satisfaisant avec
diagnostic de kleptomanie, alors
une jouissance d’autant plus âpre, qu’elle risquait, sous les yeux d’une foule, son nom,
qu’il menaçait de rester confiné aux
son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenant que ce dernier lui laissait vider
arcanes de la spéculation théorique,
ses tiroirs, elle volait avec de l’argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme
connaît un subit développement à
on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose
l’époque même où apparaissent les
que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers
grands magasins, à Paris : le Bazar de
l’énorme et brutale tentation des grands magasins.
l’Hôtel de Ville en 1855, le Printemps
Au Bonheur des Dames, Émile Zola, en 1865, la Samaritaine en 1870…
Folio Gallimard, 1980 (1883), pp. 514-516. Ces lieux sont totalement iné-
dits. Modernes, raffinés, mondains,

N° 116 - Décembre 2019


97

ils brassent des sommes considé- plus récent des manuels diagnostics,
rables, bouleversent les codes Pourquoi le DSM-5, la considère comme une
sociaux et font sensation. La j’ai aimé ce livre maladie mentale, caractérisée
réclame et de nouveaux modes de notamment par l’incapacité récur-
vente créent des besoins qui n’exis- Faire d’un grand rente de résister à l’impulsion de
taient pas auparavant. Une foule magasin le personnage voler des objets sans valeur ou inu-
d’un genre nouveau s’y précipite, tiles (Madame Boves est « ravagée
central d’un roman était
éprise de progrès et consciente d’un besoin furieux, irrésistible »,
une gageure. Sous
d’accéder à des privilèges long- ainsi que par une sensation de plai-
temps réservés à la haute bourgeoi- la plume de Zola, sir et de satisfaction lors du vol (la
sie. Oisiveté, caprices, dépenses, le Bonheur des Dames « jouissance âpre » évoquée par
loisirs se démocratisent. est, tour à tour, une cathédrale, Zola). Les patients en viennent à
un paquebot, une usine, une machine, accumuler des objets hétéroclites
MANIE OU EXCUSE ? un organisme vivant qui souffle, vibre, dans des cachettes, souvent sans
C’est dans ce contexte, exposé respire, pulse, avale et recrache même ôter leur emballage.
de main de maître par Zola, que impitoyablement ses visiteurs
s’épanouit la kleptomanie, qu’on imprudents. Fresque monumentale LA ZONE DU CONTRÔLE DE SOI
désigne aussi sous les noms de « vol et perspicace de la société ENDOMMAGÉE ?
pathologique », « vol absurde », « vol La kleptomanie est pour l’heure
de consommation, empreinte
compulsif » et même « magasinite ». considérée comme un trouble
d’une ironie indémodable, cette
Les vols deviennent en effet un pro- impulsif, mais sur le plan théorique
blème majeur dans cette organisa- œuvre interroge encore, un siècle elle est de plus en plus souvent asso-
tion qui consacre le triomphe de et demi plus tard, notre rapport ciée au spectre des conduites obses-
l’anonymat et de l’étalage de pro- aux choses, à l’argent et au désir. sionnelles ou addictives. On trouve
duits. Or nombre des voleuses sont en effet des liens forts avec d’autres
des femmes « respectables », souvent troubles, en particulier la boulimie,
Sebastian Dieguez
très riches. Pourquoi des dames for- le trouble bipolaire et l’abus de subs-
tunées, qui ont déjà tout, voleraient- tances, et un nombre considérable
elles des babioles sans intérêt ? de tentatives de suicide. Sur le plan
Absurde ! Plutôt que les punir, on neurobiologique, une seule étude,
préfère les décréter « kleptomanes ». de petite échelle, existe : elle montre
Si on continue à imputer leur consti- de légères altérations de la subs-
tution fragile, on admet désormais tance blanche dans le cortex frontal
aussi que c’est la nouvelle donne inférieur, impliqué dans le contrôle
commerciale elle-même qui contri- du comportement et dans l’évalua-
bue à dérégler leurs sens : elles ne Bibliographie tion des conséquences de ses actes.
peuvent tout simplement pas résis- Globalement, on connaît donc
ter à cette machine spécialement J. Grant et al., White encore mal ce trouble, considéré
conçue pour les exploiter et les matter integrity in klep- comme rare (bien qu’on ne sache
rendre folles. tomania : A pilot study, évidemment rien du taux réel de
Bien sûr, pour ce qui concerne Psychiatry Research kleptomanes qui ne demandent pas
Neuroimaging, vol. 147,
les pauvres et les classes sociales d’aide et ne se font pas attraper).
pp. 233-237, 2006.
les plus modestes, il n’est jamais En observateur de génie, Zola a
question d’évoquer la kleptomanie. M. Goldman, su en décrire toute l’ambiguïté et la
Ceux-là ont des raisons rationnelles Kleptomania : Making complexité, de l’impulsion irration-
sense of the nonsensical,
de voler, il est donc exclu d’attri- nelle à la honte subséquente, en pas-
American Journal of
buer leur comportement à un Psychiatry, vol. 148, sant par la volupté de l’acte lui-
trouble mental. Et la prison reste pp. 986-996, 1991. même, qui ne pouvait exister que
leur punition. dans un contexte social et culturel
P. O’Brien, The klep-
En dépit de son passé trouble, tomania diagnosis : donné. Qui, aujourd’hui, saura anti-
franchement misogyne et bizarre- Bourgeois women and ciper et décrire les bouleversements
ment élitiste, et du fait que le theft in late nineteenth- psychiques qui nous guettent, à
© Folio Gallimard

contexte social joue un rôle indé- century, Journal of l’heure où les grands magasins, qu’on
niable dans son expression, la klep- Social History, vol. 17, croyait indestructibles, subissent à
tomanie semble correspondre à un pp. 65-77, 1983. leur tour l’offensive de nouveaux
problème psychique bien réel. Le « progrès » inéluctables ? £

N° 116 - Décembre 2019


À retrouver dans ce numéro

CRÉTINISME MAGASINITE
p. p.
64 94

Au cours de sa vie, un jeune de 12 ans a perdu Au xixe siècle, les médecins


en moyenne 2 500 heures d’échanges avec
sa famille en interagissant avec des écrans.
décrivaient des cas de « vol absurde »,
Une durée qui équivaut à trois années scolaires… car commis par des personnes
(le plus souvent des femmes) aisées,
p. dans les grands magasins, alors
11 HYPERSTRIATUM en plein essor. Sous la plume
Cette zone du cerveau des oiseaux contient des psychiatres, la « magasinite »
les codes neuronaux pour apprendre
à chanter. En « hackant » ce code, des chercheurs devint « klopémanie », puis
parviennent à faire chanter des oiseaux « kleptomanie »…
avec des impulsions laser.

p.
29 HOMME-LOUP
« Le réveil de structures cérébrales ancestrales expliquerait pourquoi on se sent devenir
loup – ou un autre animal – dans les états de transe. » Steven Laureys, neurologue.

11 % PARANOÏA
p. p.
14 58

de temps de vie
en plus pour Les situations d’ambivalence informationnelle
les personnes
au caractère (scandales sanitaires, notamment), où l’on manque
le plus optimiste, d’informations précises, frustreraient le besoin de sens
par rapport
aux plus de notre cerveau. Nous serions alors particulièrement
pessimistes. attirés par les théories conspirationnistes,
qui expliquent tout par des causes cachées.

p.
74 EFFET HALO
p.
38 200
Nous avons tendance à juger les personnes écoles en France pratiquent
physiquement attrayantes comme étant également l’enseignement Montessori.
plus cordiales, plus fortes et courageuses. C’est Il s’agit principalement
l’effet halo : on se base sur une qualité observable d’établissements privés,
de cycle élémentaire
pour en déduire que la personne a d’autres atouts ou primaire.
que l’on ne voit pas encore…

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal décembre 2019 – N° d’édition : M0760116-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 240746 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
ÉTUDE N°1
La rencontre

de l’amour EXPOSITION, À PARTIR DU 08.10.2019


CREATION FINGUEUR iN ZENOSE PHOTOGRAPHIE © SHUTTERSTOCK

EN PARTENARIAT AVEC EN COLLABORATION AVEC


#DelAmour
Franklin Roosevelt
Champs-Elysées Clemenceau
palais-decouverte.fr
UNIVERSITÉ DE TECHNOLOGIE DE COMPIÈGNE

UTC
Formation continue

Performance
entreprise
Solution pour accompagner les
entreprises dans leur transformation
Développer les compétences
par la fertilisation croisée opérationnels/étudiants
• Valoriser le personnel et ses compétences ;
• Développer l’engagement des équipes et leur motivation ;
• Bénéficier d’un réseau d’experts reconnus dans les
LES domaines traités ;
• Apprendre à travailler de façon pluridisciplinaire ;
• Tirer parti d’une dynamique de compétences croisées
d’experts, d’enseignants chercheurs et d’étudiants ingénieurs.

Contact : 03 44 23 49 19 - fc@utc.fr
donnons un sens à l’innovation

Vous aimerez peut-être aussi