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N°116
COMMENT CHOISIR
Décembre 2019
LE CADEAU IDÉAL ?
Pédagogies
MONTESSORI,
FREINET…
Quels bénéfices pour le cerveau de nos enfants ?
Quels bénéfices
pour le cerveau
des enfants ?
MONTESSORI, FREINET…
TRANSE
L’ART DES CHAMANS EXPLORÉ
PAR LES NEUROSCIENCES
ÉCRANS
MENACE SUR
LA COGNITION
DES JEUNES
COMPLOTS
COMMENT ILS INFECTENT
NOTRE PENSÉE
ORIENTATION
MÉTIER PASSION
OU MÉTIER UTILE ?
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €,
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3
N° 116
p. 64-69
Michel Desmurget SÉBASTIEN
Directeur de recherches en neurosciences BOHLER
à l’institut des sciences cognitives Marc-Jeannerod, Rédacteur en chef
à Lyon, il a centralisé plus de 1 000 résultats
de recherches concernant l’impact des écrans
sur le cerveau des enfants.
Arrêtez
le massacre !
p. 24-28
Corine Sombrun
Initiée à la transe chamanique en Mongolie,
D
elle a prêté son cerveau à des expériences
neuroscientifiques pour identifier les bases neuronales
de ces états de conscience modifiée. ouze millions de cerveaux. Deux milliards de connexions
quotidiennes. Ces chiffres représentent le nombre d’enfants
scolarisés en France et le nombre de fois que ces enfants
consultent chaque jour leur smartphone. Le reste du temps
est notamment occupé quatre heures par jour devant un
écran, télévision, tablette ou ordinateur. Presque une heure de sommeil en
moins chaque jour. L’équivalent de trois années de cours perdues. Vingt-cinq
pour cent de vocabulaire en moins.
On a assez joué. Quand les rapports de l’Éducation nationale montrent
p. 38-45 une baisse de 40 % des performances de lecture ou de calcul (division
Jérôme Prado posée, notamment), on ne peut plus se cacher derrière son petit doigt. Le
Chargé de recherche au CNRS, membre vent a tourné. Les yeux s’ouvrent sur le très mauvais ménage entre cerveau
du Centre de recherche en neurosciences de Lyon,
Jérôme Prado a codirigé l’évaluation
et écrans. Michel Desmurget, auteur d’une somme scientifique répertoriant
de la pédagogie Montessori menée à l’école les centaines d’études sur ces impacts délétères, nous révèle où est le nœud
maternelle Ambroise-Croizat, à Vaulx-en-Velin. du problème : notre cerveau a ses propres rythmes, ses propres besoins
ancrés dans ses structures profondes. Dormir. Parler à des humains.
Apprendre au contact de professeurs. Focaliser son attention sur des objets
réels et sur du temps long. Vivre avec son temps, ce n’est plus se jeter à
corps perdu dans des technologies distrayantes, mais prendre conscience
du fonctionnement de notre cerveau, de ses besoins et de ses limites.
C’est peut-être le souci de cette écologie cérébrale qui justifie en partie
le succès des pédagogies alternatives comme Montessori ou Freinet, qui
p. 16-22 encouragent l’apprentissage en situation, la curiosité chère à Jean-Philippe
Tobias Bast Lachaux (page 82), la manipulation d’objets réels et non seulement digitaux.
Professeur agrégé à l’École de psychologie Ces méthodes séduisent de plus en plus de familles et ont déjà commencé
de l’université de Nottingham, en Grande-Bretagne,
il étudie les fondements neuronaux des fonctions
à transformer les pratiques des enseignants. Qui plus est, de nouvelles
cognitives, comme la mémoire et l’attention, études scientifiques semblent les valider. Moins de techno, plus de cerveau,
et enseigne les neurosciences et la psychologie. voilà peut-être l’enjeu des années à venir ! £
SOMMAIRE
N° 116 DÉCEMBRE 2019
p. 37-56
Dossier
p. 14 p. 16 p. 31 p. 32
p. 6-35 p. 37
DÉCOUVERTES MONTESSORI,
p. 6 ACTUALITÉS TRANSE COGNITIVE
FREINET…
Les grossesses rajeunissent
le cerveau ! p. 24 NEUROSCIENCES QUELS BÉNÉFICES
Notre cerveau nie notre mort « 90 % des gens POUR LE CERVEAU
A-t-on trouvé une substance
antistress ? peuvent entrer DES ENFANTS ?
Le microbiote anti-Alzheimer en transe »
Apprendre à chanter en 5 jours Les états de transe chamanique p. 38 ÉDUCATION
L’intelligence qui dort seraient reproductibles en laboratoire
par des méthodes scientifiques.
MONTESSORI ENFIN
La cause du populisme ?
Les inégalités ! Entretien avec Corine Sombrun AU BANC D’ESSAI
Décriée par les uns, encensée par les autres,
p. 14 FOCUS p. 31 NEUROSCIENCES que vaut réellement la méthode
Longue vie Cartographier Montessori ? Après des années de débats,
les premiers résultats d’études scientifiques.
aux optimistes ! le cerveau en transe Jérôme Prado, Alexis Gascher
Être optimiste pourrait faire vivre De premières études révèlent et Philippine Courtier
jusqu’à dix années de plus. le changement de connectivité dans
Antoine Pelissolo les cerveaux de personnes en transe. p. 46 PSYCHOLOGIE
p. 16 NEUROSCIENCES
Steven Laureys
FREINET SOUS L’ŒIL
Quand le cerveau DES NEUROSCIENCES
p. 32 TRIBUNE La méthode Freinet, basée sur
en fait trop La psychologie : la motivation et l’action des enfants,
De nombreux troubles mentaux correspond-elle aux besoins
résulteraient d’un excès et non un levier pour relever de leur cerveau ?
d’un manque d’activité cérébrale. les défis de demain Olivier Houdé
Tobias Bast Terrorisme, climat, IA : relever de tels défis
suppose de développer la psychologie p. 52 INTERVIEW
scientifique. Le Comité national LES PÉDAGOGIES
de psychologie scientifique et Cerveau
& Psycho créent un prix récompensant
ALTERNATIVES ONT
les recherches les plus prometteuses. DÉJÀ TRANSFORMÉ
Olivier Houdé et Yann Coello L’ENSEIGNEMENT
Ce numéro comporte un encart abonnement Psychologies Magazine sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine.
Édouard Gentaz
En couverture : © anouchka / GettyImages.com
p. 94
p. 58 p. 64 p. 74 p. 86
p. 92
Actualités
Par la rédaction
NEUROSCIENCES
Les grossesses
rajeunissent le cerveau !
À chaque enfant qu’une femme fait,
son cerveau semble remonter le temps
de quelques mois…
N
l’âge d’une personne à l’épaisseur de responsable de cet effet : œstro-
son cortex, livrant un « âge cérébral » gènes, progestérone, prolactine en
qui diffère plus ou moins de l’âge cas d’allaitement… Ces hormones
chronologique, en fonction de para- stimulent notamment la plasticité
mètres de santé. Ainsi, une personne d’une partie du cerveau impliquée
de 70 ans atteinte d’une maladie dans la mémorisation et la navigation ous savons tous que nous allons
d’Alzheimer a un cerveau qui vieillit spatiale : l’hippocampe. Les œstro- mourir. Certes. Sauf qu’instinctivement, nous nous
plus vite qu’une personne du même gènes, notamment, ont un rôle tro- efforçons d’éviter de prendre conscience de notre
âge mais en bonne santé : son cortex phique en guidant la croissance des mortalité. Et selon Yair Dor-Ziderman, de l’université
s’amincit plus vite – il perd des neu- axones, les longs prolongements de Bar Ilan, en Israël, et ses deux collègues, il existe un
rones et des synapses, ce qui a un nos neurones. La prolactine, elle, mécanisme neurocognitif qui nous permet de nier
effet négatif sur les capacités cogni- semble avoir un rôle protecteur à long notre propre mort, mais pas celle des autres.
tives, au premier rang desquelles la terme, puisque les femmes ayant Pour le prouver, les scientifiques ont mis au point
mémoire. longtemps allaité au cours de leur vie deux expériences avec au total plus d’une cinquan-
présentent de moindres risques de taine de volontaires. L’idée générale de leurs tests
JUSQU’À DEUX ANS ET DEMI développer la maladie d’Alzheimer. consistait à faire visualiser aux sujets des images
DE GAGNÉS À cela s’ajoute l’effet anti-inflam- d’eux-mêmes, ou d’un inconnu du même sexe, ou
En appliquant cette méthode de matoire de la grossesse, puisque encore d’une personne dont les traits mêlaient ceux
mesure à leur échantillon, les cher- l’activité globalement abaissée des des deux visages, chaque scène étant associée à
cheurs ont détecté une corrélation systèmes inflammatoires durant cette un mot, soit lié à la mort – comme funérailles et
entre l’âge cérébral et le nombre de période explique probablement une enterrement –, soit neutre. Les scientifiques ont sur-
grossesses. Si l’on part d’un niveau de moindre susceptibilité à des maladies tout observé l’activité cérébrale de deux zones impli-
référence où l’âge cérébral d’une comme la sclérose multiple, l’asthme quées dans la prédiction des événements futurs :
femme sans enfant est égal à son âge ou la polyarthrite rhumatoïde. Faire l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Lorsque nous
chronologique, on constate qu’une des enfants toute sa vie pour rester entendons un mot évoquant la mort en voyant le
femme ayant eu un enfant a en jeune ? C’est oublier deux problèmes : visage d’une autre personne, ce système de pré-
moyenne un âge cérébral plus jeune la surpopulation mondiale qui va diction se projette dans l’avenir et envisage le décès
de 8 mois que si elle n’a jamais eu de devenir un problème aigu dans un possible de cette personne. Qu’en est-il lorsque c’est
bébé. Pour deux enfants, le bénéfice contexte de changement climatique notre propre visage qui nous est présenté ?
© Shutterstock.com / Shawn Hempel
n’augmente pas, mais il passe à 11 mois accéléré et de raréfaction des res- Dans ce cas, le système de prédiction des sujets
de rajeunissement pour 3 enfants et sources, et la difficulté de concilier s’éteignait. Notre cerveau met hors circuit les dis-
le bénéfice maximal est obtenu au- travail et éducation, dans un contexte positifs qui permettraient d’envisager notre propre
delà de 5 enfants, avec deux ans et où les femmes peinent déjà à faire finitude et qui, selon les chercheurs, se développe-
demi de gagnés pour le cerveau. reconnaître leurs droits à une recon- raient dans l’enfance au moment où nous commen-
Les grossesses semblent donc naissance et un salaire égal. Alors, la çons à comprendre l’inévitabilité de notre disparition.
préserver le cerveau – au moins en liberté est peut-être à ce prix : perdre Ainsi, nous éviterions les pensées trop déstabili-
partie – des atteintes de l’âge. Un un peu de jeunesse d’esprit… £ santes. Pour vivre positivement dans le présent. £
bain hormonal semble en partie Sébastien Bohler Bénédicte Salthun-Lassalle
NEUROSCIENCES
A-t-on trouvé
une substance
antistress ?
B. F. Corbett et al., Nature Communications,
article 3146, 2019.
55 %
L’humilité n’est pas des chercheurs en psychologie de
l’université Duke ont demandé à plus
ce que vous croyez de 400 personnes de s’autoévaluer
par rapport aux autres en fonction
de leurs réalisations ou de leurs traits
positifs, tout en leur faisant passer
«
M erci du compliment, mais des tests d’humilité, d’estime de soi, de risques en plus de
© Focus and Blur / shutterstock.com
je n’ai fait que mon devoir, de narcissisme… Il en ressort que la développer un trouble
je n’ai pas besoin de récompense seule raison à l’humilité est que l’on
pour cela », annonce Annie à son ami considère qu’on n’a pas à être traité
psychiatrique pour les
après l’avoir aidé à rédiger son différemment des autres ou de façon enfants ayant eu très
rapport. Est-ce parce qu’elle sous- spéciale uniquement parce qu’on peu de contacts avec
estime ses aptitudes et ses
réalisations ? C’est souvent ce que l’on
a réalisé quelque chose d’important.
Une vision juste et égalitaire des
des espaces verts.
croit des personnes humbles. Mais relations avec autrui. B. S.-L. Source : PNAS, vol. 116, pp. 5188-5193.
NUTRITION
B
Dartmouth College ont montré que l’opinion
de votre médecin a de fortes chances
de moduler ce que vous ressentez.
Dans leur expérience, des participants jouant
le rôle de docteurs pensaient donner soit une
crème antidouleur, soit un placebo à d’autres
sujets, qui recevaient ensuite une stimulation ien manger pour éviter
douloureuse. Or les « malades » ont eu moins la maladie d’Alzheimer ? Cela devient
mal lorsque leurs « médecins » croyaient utiliser une véritable piste d’action si l’on en
la vraie crème. Le visage de ces derniers, filmé croit les dernières recherches scien-
par une caméra, affichait alors une expression tifiques révélant que le microbiote,
plus sereine. C’est donc probablement par l’ensemble des bactéries inoffensives
ce biais qu’ils transmettaient leur conviction sur peuplant nos intestins, agit sur notre
l’efficacité du médicament. £ cerveau. Une nouvelle étude les cor-
Guillaume Jacquemont robore : Ravinder Nagpal, de l’école
de médecine Wake Forest en Caroline déclin cognitif et celles en bonne
du Nord, et ses collègues viennent santé mentale présentaient la même
en décrochage scolaire à l’âge de 12 ans. participants, la concentration d’acides l’autre régime augmentait l’acétate
Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs gras à chaîne courte dans leurs selles et le propionate.
ont analysé les données d’une cohorte (à savoir les métabolites produits par Il est donc fort probable que le
de 1 000 filles et garçons, en prenant en compte les bactéries intestinales, comme régime méditerranéen diminue le
tous les autres facteurs de confusion possible, l’acétate, le propionate et le butyrate, risque de développer une maladie
comme l’exposition à d’autres drogues et le qui ont un effet sur l’activité cérébrale d’Alzheimer, notamment parce qu’il
niveau socioéconomique de la famille. La fumée et les neurones), ainsi que des mar- rehausse les taux de propionate et
et ses substances nuiraient au développement queurs de la maladie d’Alzheimer dans butyrate, qui sont d’autant plus bas
du cerveau des jeunes, ce qui augmente leur liquide céphalorachidien. chez les patients en déclin cognitif
la probabilité de souffrir d’hyperactivité Résultat : avant le début du que ces derniers présentent des mar-
et de comportements antisociaux. B. S.-L. régime, les personnes souffrant de queurs d’Alzheimer. B. S.-L.
NEUROSCIENCES
Le code neuronal
de la beauté
E. Vessel et al., The default-mode network
represents aesthetic appeal that generalizes
across visual domains, PNAS, le 4 septembre
2019.
la classification périodique dormirez, ce léger bruit diffusé dans résolution de ces mêmes problèmes
des éléments au sortir d’un rêve, votre chambre orientera de manière avait augmenté de 55 %. Les génies
et l’écrivain Robert Louis Stevenson subliminale l’activité de votre de la chimie et de la littérature
trouvait dans ses songes la source cerveau vers le problème et l’incitera étaient peut-être les pionniers d’une
d’inspiration de romans comme à le résoudre pendant la nuit. nouvelle branche de recherches
L’Île au trésor. Théorie fumeuse ? Pas du tout. La en neurosciences… S. B.
NEUROSCIENCES
Apprendre à
chanter en 5 jours
W. Zhao et al., Science,
vol. 366, pp. 83-89, 2018.
100 % légume,
100 % plaisir !
M angez moins de viande ! Des lentilles deux
fois par semaine ! Testez les criquets ! Nous
allons devoir changer de comportement alimen-
u’il est long d’ap-
prendre à chanter ! Des années de
travail et de perfectionnement sont
succinctement HVC. Puis, ils ont pré-
paré le cerveau de jeunes oiseaux
n’ayant jamais chanté à recevoir ces
taire pour lutter contre l’obésité, mais aussi contre nécessaires pour développer l’oreille, impulsions électriques. Pour cela, ils
la surexploitation du vivant et des sols par l’agri- la phonation, le souffle et la coordi- ont injecté dans leur cerveau un virus
culture intensive, surtout par ces temps d’inquié- nation, sans compter la musicalité… qui a contaminé les neurones de ce
tude climatique. Mais comment faire ? Les injonc- Ne pourrait-on faire tout cela plus noyau HVC avec une protéine les
tions hygiénistes montrant leurs limites, des vite, pour gagner The Voice après un rendant sensibles à la lumière. Dès
© Shutterstock.com / Peter Zijlstra
psychologues américains ont testé la voie hédo- petit stage de trois jours ? Voilà une lors, il devenait possible d’exciter ces
niste. Leur méthode : concevoir des étiquettes recherche qui va intéresser nos neurones avec des impulsions laser,
vantant, non pas la valeur nutritionnelle des apprentis sopranos : des neurobiolo- exactement selon la dynamique spa-
légumes et leurs bienfaits sur la santé, mais leur gistes sont arrivés à apprendre à tiale et temporelle délivrée par les
incomparable saveur. Résultat : + 29 % de décisions chanter à des oiseaux mandarins en neurones de leurs maîtres chanteurs.
d’achat en plus par la voie hédoniste, contre seu- vingt fois moins de temps qu’il n’est Les jeunes apprentis n’ont eu besoin
lement 14 % de changement de comportement en habituellement nécessaire, en que de cinq jours pour apprendre à
tablant sur la santé. Exquis salsifis, amours de topi- implantant le code du chant directe- chanter en écoutant les adultes
nambours ! S. B. ment dans leurs neurones. expérimentés.
Chez le mandarin, petit oiseau du C’est donc un véritable copier-
centre de l’Australie, l’apprentissage coller des compétences en chant que
du chant se déroule habituellement les neuroscientifiques ont réalisé.
sur une période de trois mois. Cela Pourrait-on l’envisager avec d’autres
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La cause du populisme ?
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Community manager : Aëla Keryhuel
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Les inégalités !
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de la publication et numéro :
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Maud Bruguière
A également participé à ce numéro : Psychological Science, 30 septembre 2019.
Anciens directeurs de la rédaction :
Maud Bruguière
Françoise Pétry et Philippe Boulanger
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Espace abonnements sées à l’échelle mondiale. En 2017, le cipants montre de façon à la fois corré-
Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
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17
Adresse
Adresse
e-mail :
postale :
Database révélait que sur cette inégalités économiques favorisent le
Téléphone : 03 67 07 98 17
Cerveau période les 1 % les plus riches avaient désir des citoyens de recourir à un lea-
Adresse & Psycho - Service des abonnements
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BP 90053
des –abonnements
67402 Illkirch Cedex profité deux fois plus de la croissance der fort pour rétablir un ordre social
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& Psycho des revenus que les 50 % les plus perçu comme défaillant. Elle l’établit
Contact kiosques : À juste
Diffusion de Cerveau & Psycho titres ; Stéphanie Troyard pauvres. À partir de 2016, les 1 % les d’abord de façon corrélationnelle, car
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kiosques : plus riches de la planète possédaient plus les inégalités économiques sont
Titre modifiable
Tel : 04 sur le portail-diffuseurs :
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© Pour la Science
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Saint-Denis, 75010 Paris. vreté équivalent à 60 % du niveau de plus prononcé d’autoritarisme.
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il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré- Autre grande tendance mondiale, la réduction des dépenses publiques,
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ANTOINE PELISSOLO
Psychiatre au Service de psychiatrie adulte et à l’unité
CNRS de l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière, à Paris.
PSYCHOLOGIE
Longue vie
aux optimistes !
Selon une étude récente, croire en l’avenir
prolongerait la vie de presque dix ans…
d’être très optimiste est associé à une réalisées ont forcément leurs limites : Bibliographie
augmentation nette, de 50 à 70 %, de la l’optimisme n’est évalué ici que par le
probabilité de dépasser l’âge « cano- biais de quelques questions. L.O. Lee et al.,
nique » de 85 ans. Il existe donc bien un Optimism is
lien statistique entre l’optimisme et l’es- PROPHÉTIES AUTORÉALISATRICES ? associated with
pérance de vie. Reste à savoir s’il s’agit La première conclusion de cette exceptional longevity
vraiment d’un lien de cause à effet entre étude, un rien ironique, pourrait être in 2 epidemiologic
cohorts of men and
ces deux variables et, le cas échéant, que les optimistes et les pessimistes
women, Proc Natl Acad
avec quelle explication. Cette étude ne voient juste sur leur avenir ! Mais, plus Sci U S An, vol. 116,
permet pas de répondre directement à sérieusement, les résultats confirment pp. 18357-18362, 2019.
ces questions essentielles, comme d’ail- l’impact qu’a notre profil psychologique
leurs aucune ne peut le faire entière- et émotionnel sur notre organisme et
ment. Mais elle apporte des informa- notre santé. Il s’agit là quasiment de pro-
tions utiles, renforçant un faisceau phéties, ou plutôt de croyances, autoréa-
d’arguments en faveur d’une influence lisatrices : « Je pense que je vais vivre
de l’optimisme sur l’espérance de vie. longtemps, donc je me sens bien et je vis
Ses points forts sont à la fois le nombre plus longtemps ! » C’est encourageant
élevé de personnes prises en compte, la car l’optimisme, comme beaucoup de
durée de suivi longue, et le grand traits de tempérament, est davantage
nombre de variables analysées qui per- déterminé par notre volonté et nos
mettent d’isoler la dimension psycholo- apprentissages que par notre constitu-
gique des autres facteurs protecteurs ou tion, qui ne pèserait qu’à hauteur d’envi-
© shutterstock.com / MJgraphics
néfastes. Il n’est cependant jamais pos- ron 40 %. Il est donc possible de cultiver
sible de repérer tous les liens cachés qui et « d’autoconstruire », au moins en par-
peuvent exister entre ces facteurs agis- tie, son optimisme et un équilibre de vie
sant les uns sur les autres, surtout quand tendant plus vers le positif que le néga-
chaque personne ne peut pas être éva- tif. Avec un double intérêt : vivre plus
luée de manière très étendue du fait de longtemps, mais surtout en bonne santé
la taille de la population. Les mesures et serein ! £
Quand
le cerveau
en fait trop
Par Tobias Bast, professeur associé à l’École de psychologie de l’université
de Nottingham en Grande-Bretagne.
A
QUAND LE CERVEAU EN FAIT TROP
Pas de libération de
neurotransmetteurs
Neurone inhibiteur
INHIBITION SÉLECTIVE
Pas de réponse
Présynapse
Cellule cible
Réponse
Réponse
INHIBITION GLOBALE
Pas de réponse
Neurone excitateur
Potentiel excitateur postsynaptique
Pas de réponse
S’il en fallait une preuve, en voici une : Voilà qui nous éclaire sur le fonctionnement
en 2014, le psychiatre Jason Tregellas et son de notre mémoire. Imaginez que vous
équipe, de l’université du Colorado à Denver, ont deviez reconnaître un lieu donné. Si, traversant
examiné la mémoire et l’attention de patients une ville inconnue, vous vous retrouvez à la gare
schizophrènes et ont montré que plus l’activité de où vous êtes arrivé deux heures plus tôt, des neu-
leur hippocampe était intense, moins les sujets rones particuliers de votre hippocampe – appelés
étaient performants aux tests. Le lien de causalité cellules de lieu – s’activent lorsque vous vous
devait encore être démontré, et c’est ce que nous trouvez devant la gare. De façon générale, cha-
avons fait avec mes collègues de l’université de cune des cellules de lieu de votre hippocampe est
Nottingham, au Royaume-Uni. Nous avons active lorsque vous occupez une position précise
injecté, soit dans le cortex préfrontal, soit dans dans l’espace, et l’ensemble de ces cellules de lieu
l’hippocampe de rats, une molécule qui bloque forme ainsi une carte neuronale du monde exté-
les récepteurs du neurotransmetteur inhibiteur rieur. Mais vous comprenez bien alors que si
GABA. Puis nous avons implanté de fines élec- diverses cellules de lieux s’enflamment de façon
trodes dans la région concernée pour y mesurer incontrôlable – par exemple, parce que les méca-
l’activité neuronale. Nous avons alors observé nismes d’inhibition neuronale sont perturbés –,
que les cellules nerveuses étaient effectivement vous ne pouvez plus savoir où vous êtes.
désinhibées par la molécule bloquante. Les neu- Stephanie McGarrity, de notre équipe, a mis
rones émettaient de plus en plus de rafales de ce phénomène en évidence avec des rats en 2017.
potentiels d’action. Or on sait que de telles salves
jouent un rôle particulier dans la transmission du
signal neuronal parce qu’elles ont plus de chances
de déclencher une réponse du neurone cible que
des décharges isolées. UNE RÉACTION
SE CONCENTRER, C’EST FAIRE LE SILENCE D’EXCITATION EN CHAÎNE
DANS SON CERVEAU
Vient ensuite un fait très intéressant : Marie
DANS LE CERVEAU
Pezze, dans notre équipe, a découvert qu’une
baisse d’inhibition du cortex préfrontal perturbe
réellement l’attention des rats. Pour ce faire, elle
les a placés face à un mur percé de cinq ouver-
D e nombreuses maladies mentales sont liées à une inhibition neuronale
inadéquate du cortex préfrontal et de l’hippocampe, qui sont alors
« surexcités ». Il s’agit notamment de la schizophrénie, de la maladie
tures. Dès qu’une lumière s’allumait dans l’un des d’Alzheimer, des troubles autistiques, de la dépression et des troubles
trous pendant une demi-seconde, les animaux bipolaires. Ces deux régions du cerveau sont reliées entre elles, mais aussi
devaient y introduire leur museau. Et afin qu’ils à de nombreuses autres zones cérébrales, qui, par conséquent, sont également
réagissent correctement et vite, on avait placé surstimulées et fonctionnent probablement de manière incorrecte.
derrière les orifices un morceau de sucre. Or les Ce qui expliquerait certains des symptômes de ces maladies.
rats au cortex préfrontal désinhibé par la molé-
cule bloquante (dont l’effet, rappelons-le, est
d’augmenter le niveau d’excitation globale du
cortex préfrontal et de l’hippocampe) ont commis
beaucoup plus d’erreurs que les rats non traités.
Soit ils rataient le flash, soit ils se dirigeaient vers
la mauvaise ouverture.
Un excès d’activité du cortex préfrontal ou de
l’hippocampe nuit par conséquent à la mémori-
sation et à la concentration. Mais il ne faudrait
pas croire qu’il suffit d’abaisser l’activité de ces Cortex
zones cérébrales pour que leurs capacités soient préfrontal
optimales : si ces zones ne sont pas assez actives,
tout s’effondre aussi. Ainsi, une puissante inhibi-
tion du cortex préfrontal, ou des lésions de cette
© Cerveau & Psycho
Hippocampe
zone, provoquent des troubles de l’attention simi-
laires. Pour le bon fonctionnement du cerveau,
un niveau intermédiaire d’activation et d’inhibi-
tion est la clé.
contre l’épilepsie, qui inhibent tâche en temps réel (par exemple, retenir les dix
chiffres d’un numéro de téléphone, le temps de
les neurones surexcités, le composer). C’est aussi le cas de la flexibilité
FRANÇOIS BOCQUET
Fondateur de l’Institut François Bocquet,
centre de recherche et de formation en psychologie d’entreprise
L
a compréhension des mécanismes de neuro-
divergence chez l’enfant est un acquis récent, La formation “S’affirmer en situation
un champ d’exploration en émergence. professionnelle” vous permettra de :
Les souvenirs d’écolier d’autrefois sont parfois
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de l’activité
de l’hémisphère droit, plus intui-
tives et fondées sur les sensations et
du cerveau
les émotions, ont pris le dessus.
Cela cadrait assez bien avec mon
gauche et du
ressenti, cette impression de ne plus
être Corine, mais quelque chose
cerveau droit
d’autre, un animal, un arbre, un per-
Le lien avec la nature est presque sonnage, d’avoir une perception
indissociable de la transe. Dans cet aiguisée de la nature et de mon envi-
état de conscience modifiée, le sujet
ressent la réalité à la façon d’un ronnement. Ce mécanisme pourrait
animal, entrant en communication être un petit indice à l’origine de la
avec l’ensemble du règne vivant.
perception d’un « monde des esprits »
par les chamans, mais nous sommes
très loin de pouvoir en comprendre
pour éviter ce risque. L’objectif de l’état de conscience ordinaire. Tout l’intégralité. La magie reste entière,
nos recherches est avant tout de cela est très préliminaire. et ce n’est pas plus mal !
montrer que la transe est un état de
conscience modifiée qui fait partie Dans le film Un monde Vous avez ensuite entamé
du registre cognitif normal du cer- plus grand, on vous voit une collaboration avec
veau, comme l’hypnose et la médi- – incarnée par l’actrice le professeur Laureys,
tation. De ce point de vue, l’évolu- Cécile de France – vous prêter au service de neurologie
tion des recherches sur ces thèmes à des expériences d’imagerie du Centre hospitalo-
autrefois « ésotériques » a montré cérébrale. Comment cela universitaire de Liège…
que ces états de conscience modifiée s’est-il passé, et que vous Par rapport aux études menées au
étaient bel et bien physiologiques. ont enseigné ces mesures ? Canada en 2007, nous avons progres-
D’autre part, il s’agit d’explorer le Pour pouvoir me prêter aux me- sé dans la résolution des mesures, en
potentiel thérapeutique de ces états. sures d’électroencéphalographie et passant de 48 électrodes crâniennes
Pour cela nous avons commencé à d’IRM fonctionnelle, il m’a fallu à 256. Avec Steven Laureys, nous
former à la transe des médecins, entrer en transe « toute seule », sans avons fait, en plus de l’imagerie par
psychologues et psychiatres, suscep- sons ni tambours. En ce qui me PET-scan, des mesures par IRM et
tibles de nous donner des réponses. concerne tout est parti du corps : avec des appareils de stimulation
Un psychiatre comme Patrick Le- lorsque je suis en transe, mon corps magnétique du cerveau… Le but sera
moine, voudrait par exemple explo- se met à faire des mouvements que de cartographier les états de transe,
rer la voie de l’utilisation de la je n’ai pas décidé de faire. C’est le comme cela a été fait pour l’hypnose,
transe pour des sujets souffrant de cas pour la plupart d’entre nous… et de détecter des régularités en pro-
certains troubles de la dissociation. En cherchant à reproduire ces mou- cédant sur des cohortes de volon-
Nous avons aussi un projet de re- vements, je suis peu à peu arrivée à taires « transeurs » (formés à cela, en
cherche sur les mécanismes de réé- provoquer la transe de façon auto- dehors de la tradition chamanique).
ducation, certains indices pouvant nome, puis en activant les représen- Nous avons déjà réuni une première
laisser penser que l’état de transe tations motrices internes de ces cohorte de 27 participants. Les résul-
permettrait au cerveau de trouver mouvements, sans bouger. Nous tats seront bientôt publiés (voir l’in-
des alternatives plus efficaces que avons alors pu mettre en place les terview de Steven Laureys, page 29).
Cartographier
le cerveau
en transe
Par Steven Laureys, directeur de recherches FNRS et chef du Coma science
group, au centre Giga Consciousness, à l’université et au CHU de Liège.
l’activité de réseaux neuronaux plus L’état de transe réduit la force des connexions entre différents territoires
profonds, plus anciens à l’échelle de du cortex. L’image de gauche montre l’intensité de ces connexions chez un sujet
éveillé normal. L’image de droite montre la réduction d’intensité pendant
l’évolution, et moins soumis aux la transe. Cette baisse d’activité permettrait la montée en puissance de zones
processus de pensée rationnelle. Il plus profondes et plus anciennes du cerveau, libérées du contrôle du cortex.
faut veiller à ne pas surinterpréter
ces résultats. Évidemment, il serait
tentant de croire que le réveil de d’étudier le fonctionnement du cer- l’intérieur du cerveau change pen-
structures cérébrales plus ances- veau pendant les rêves, on le fait sur dant la transe, les réponses des neu-
trales, que nous partageons avec des dizaines, voire des centaines de rones seront aussi modifiées.
d’autres mammifères, explique rêveurs. Il faut procéder de la même
pourquoi on se sent devenir un loup. façon ici, tout en sachant que l’on Est-on à l’aube d’une science
D’autant qu’il y a aussi des signes s’attaque à des phénomènes subjec- de la transe ?
physiques comme l’augmentation du tifs, donc sujets à une importante Peut-être est-on au début d’une
tonus musculaire, toute la mimique variabilité. C’est aussi cette variabi- nouvelle aventure qui aboutira à
et la gestuelle qui font penser à lité qu’il faut savoir gérer habile- cartographier le « cerveau en
celles d’un animal. Mais attention ment. Nous sommes très intéressés transe », comme cela s’est produit
aux raisonnements hâtifs ! par l’idée d’une modification de la pour d’autres états modifiés de
connectivité entre les différents conscience. En tout cas, les débuts
Que peut-on conclure à partir « étages » du cerveau, qui permet- sont forcément lents. À la fin des
de l’étude d’un cas particulier trait à des zones plus émotionnelles années 1990, j’avais invité une cha-
comme Corine Sombrun, qui de se libérer du contrôle exercé par mane à venir au laboratoire, mais
Giga Consciousness, Université de Liège
a tout de même appris à entrer le cortex. Nous allons publier bien- cela n’avait pas abouti. Corine
en transe sans bouger, par tôt les résultats d’une étude qui Sombrun va beaucoup faire avancer
un travail cognitif particulier ? combine une méthode de stimula- cette recherche, car elle est à la fois
Effectivement, tout l’enjeu, pour tion des neurones (par des ondes une « transeuse » hors pair et une
faire passer la transe dans le champ magnétiques traversant la paroi crâ- personne curieuse capable d’aller
de la science, consiste à reproduire nienne) et une méthode de mesure loin dans la collaboration avec les
les observations sur un nombre plus des courants électriques produits équipes scientifiques. £
important de personnes. Prenons par les neurones en réponse à cette Propos recueillis
une analogie : lorsqu’il s’agit stimulation. Si la connectivité à par Sébastien Bohler
La psychologie
Un levier pour relever
les défis de demain
© Shutterstock.com
À l’heure des « fake news », du réchauffement pour eux et pour toute la société. Exposés à des
climatique et de l’intelligence artificielle, nous devons images émotionnelles fortes sur internet – atrocités
commises en Syrie ou des images de violence
miser massivement sur une science de la cognition extraites d’autres contextes –, puis embrigadés par
et des comportements humains. Une chance, de pseudo-déductions, ces cerveaux faillibles sont
d’autant plus aisément modelés que ces jeunes se
nous l’avons : il s’agit de la psychologie – scientifique ! trouvent déjà eux-mêmes, en France ou ailleurs, en
D
situation de fragilité ou de rupture.
C’est pourquoi, aujourd’hui, les neurosciences
Biographie cognitives et sociales, associées à la psychologie,
peuvent être d’une utilité capitale. En effet, elles
nous révèlent les biais du cerveau humain, mais
Olivier Houdé
aussi confirment et précisent les mécanismes sur
professeur de psychologie
à l’université de Paris, lesquels il faut agir, tel le doute, le regret, la curio-
membre de l’Académie sité et le contrôle inhibiteur du cortex préfrontal,
des sciences morales pour éduquer les enfants au raisonnement critique
ans les décennies qui et politiques, au-delà des illusions (aspect cognitif) et à la tolé-
viennent, l’humanité devra relever trois défis administrateur rance (aspect social) dans un monde qui est souvent
essentiels : le terrorisme, les menaces environne- de l’Institut universitaire égocentré, voire fou. Autrement dit, on peut rendre
mentales et l’essor de l’intelligence artificielle. Au de France. le cerveau plus solide, résistant à ses biais, puisqu’on
cœur de chacune de ces trois questions se trouve le en connaît mieux les mécanismes.
facteur humain. La conclusion est donc immédiate : Yann Coello Aux xixe et xxe siècles, la médecine a appris à
professeur de psychologie
nous avons besoin d’une science de l’homme, pré- guérir plus efficacement par une meilleure connais-
à l’université de Paris,
cise et efficace, pour en prendre la mesure et agir membre de l’Académie sance des organes du corps et de leur physiologie,
avec à-propos. Aujourd’hui, elle nous est offerte sur des sciences morales aujourd’hui leur génétique. De la même façon, la
un plateau. Désormais bénéficiaire des progrès des et politiques, psychologie et les neurosciences vont parvenir
neurosciences, la psychologie nous semble disposer administrateur demain, avec les parents et les professeurs des
de tous les atouts pour nous aider à relever ces défis. de l’Institut universitaire écoles, à mieux éduquer grâce à une connaissance
de France. plus approfondie du cerveau, organe de l’apprentis-
LA RADICALISATION, LE TERRORISME, sage. Il y a là un levier, une clé de régulation cogni-
LA VIOLENCE tive et de progrès social, une espérance nouvelle
Si le monde d’aujourd’hui est ou paraît fou, c’est que ne possédaient pas les générations
parce que dans le cerveau des hommes, même édu- précédentes.
qués, les règles logiques et morales qu’ils ont
apprises en famille ou à l’école peuvent toujours, L’ENVIRONNEMENT ET LE RÉCHAUFFEMENT
très rapidement parfois, être court-circuitées par CLIMATIQUE
des automatismes de pensée, c’est-à-dire cognitifs, Nous, seuls survivants de la grande famille des
dont les fureurs sacrées ne sont qu’un cas particu- humains, a priori seuls dépositaires de l’intelligence
lier. Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux ou sur les à son plus haut niveau… risquons une autodestruc-
sites complotistes du web, dans les excès d’une opi- tion liée à la gravité de la crise écologique, pour
nion polarisée, c’est la pensée extrême qui conduit avoir déjoué, par cette intelligence du cerveau
au terrorisme. Or, nous sommes tous vulnérables à
ces dérapages mentaux. C’est ce que nous a notam-
ment appris le psychologue Daniel Kahneman, Prix
Nobel d’économie en 2002, lui qui a démontré
objectivement, expérimentalement, que n’importe La fragilité cognitive,
quelle personne, même un adulte a priori rompu à intrinsèque, du raisonnement
humain, nous expose aux
l’exercice du raisonnement, est susceptible de com-
mettre encore de nombreuses erreurs systéma-
tiques de jugement et de raisonnement logique liées
à des biais cognitifs ou émotionnels. manipulations sur Internet,
C’est cette fragilité cognitive, intrinsèque, du
raisonnement humain – existant bien chez chacun
mais aussi à des
d’entre nous ! – qui prête le flanc aux procédés de comportements qui nuisent
à notre environnement
radicalisation et mène ainsi certains individus, ado-
lescents ou jeunes adultes, à devenir une menace
(outils, progrès technologiques, autodéfense et Bibliographie les biais des informaticiens codeurs eux-mêmes ou
massacres), notre initiale fragilité physique et bio- ceux des bases et échanges de données (big data),
logique et changé notre rapport au monde. O. Houdé, une dimension oubliée : le facteur humain ! La ques-
Si le cœur de l’affaire est l’intelligence, la résis- Apprendre à résister, tion principale est ici : comment paramétrer dans
tance aux erreurs cognitives et collectives, alors la Paris, Le Pommier, 2019. ces systèmes informatiques l’équivalent du cortex
prise de conscience actuelle des enjeux environne- Histoire de la psycho- préfrontal, instance d’arbitrage de notre cerveau ?
mentaux par la jeunesse, peut faire espérer, comme logie, Que sais-je, PUF, Une telle instance est indispensable pour apprendre
l’énonce le titre de l’un des derniers ouvrages d’Hu- 2018 à inhiber les biais de ces systèmes décisionnels et
bert Reeves, que « là où croît le péril… croît aussi L’Intelligence humaine faire en sorte que le système résiste aux défaillances
ce qui sauve ». Pour cela il faudra, comme l’un de n’est pas un algorithme, et aux attaques ? Cette question devra être prise au
nous l’a souligné dans Apprendre à résister, que le Odile Jacob, 2019 sérieux car c’est de robustesse qu’il s’agit lorsque
cerveau humain déclenche un mécanisme de Y. Coello et M. Fischer, l’intelligence, humaine et/ou artificielle, doit
contrôle cognitif par lequel il s’inhibe partiellement Foundations of Embo- apprendre à combattre ou mieux inhiber ses biais,
et prend les bonnes décisions. Cela afin de corriger died Cognition, Taylor corriger ses bugs et supprimer ses failles de sécu-
Le Bug humain selon l’expression de Sébastien & Francis Group, 2017. rité, y compris dans les domaines industriels et
Bohler. H. Reeves, militaires à enjeux très élevés.
Au niveau collectif – les cerveaux du monde – il Là où croît le péril croît Ne passons pas à côté de notre chance, qui est
s’agit de réduire ou d’arrêter les politiques de pollu- aussi ce qui sauve, Seuil, de tenir en la psychologie une science de la cogni-
tion et de destruction à grande échelle, de préserver 2013. tion arrivée à un premier stade de maturité, asso-
les ressources. Au niveau individuel – dans le cer- S. Bohler, ciée aux neurosciences. Ce sera l’une des clés à la
veau de chacun –, il s’agit de fermer le robinet pen- Le Bug humain, Robert fois pour comprendre et pour résoudre ces pro-
dant qu’on se lave les dents, de privilégier les Laffont, 2019. blèmes ultra-contemporains. Autrement dit, un
douches aux bains, d’éteindre les lumières inutiles, T. Ribot, levier humain fondamental pour repenser l’éduca-
de bien trier ses déchets recyclables… Autrement La Psychologie des tion et la vie sociale au xxe siècle.
dit, mettre en œuvre quatre formes très concrètes sentiments, Paris, Alcan, Créer un prix spécial dédié à la psychologie
d’inhibition qui dépendent de l’exercice de nos 1896. scientifique, avec Cerveau & Psycho, marque cette
mécanismes psychologiques et cérébraux, et volonté de promouvoir la psychologie scientifique
notamment du développement (par l’éducation, la auprès des jeunes chercheurs. Au moment de le lan-
pleine conscience) de nos lobes préfrontaux. cer, nous lui donnons le nom du savant qui fit entrer
de plain-pied la psychologie dans le domaine de la
L’INFORMATIQUE ET L’INTELLIGENCE science, voici près d’un siècle et demi. Le psycho-
ARTIFICIELLE logue et philosophe Théodule Ribot. Afin que
L’IA et les réseaux sociaux nous font aujourd’hui d’autres poursuivent cette aventure vers plus de
redécouvrir, par un effet de gigantesque miroir, via connaissance de l’humanité par elle-même ! £
À la fin du xixe siècle, les premiers travaux de psychologie scientifique et expérimentale sont menés
en Allemagne par deux chercheurs, Gustav Fechner (1801-1887) et Wilhelm Wundt (1832-1920).
Le premier met au point des protocoles de mesure et de quantification de l’intensité des perceptions sensorielles,
le second étudie expérimentalement les capacités de synthèse et d’attention volontaire de l’esprit humain. Un philosophe
français, Théodule Ribot (1839-1916) présentera ces résultats au public français. Il sera le premier à militer pour une claire séparation
de la psychologie et de la philosophie. Car à ses yeux, les processus psychiques – et notamment les sentiments – découlent de mécanismes
physiologiques. Persuadé de l’importance de l’observation et de l’expérimentation des faits de conscience dans les pathologies
neurologiques ou psychologiques, il sera un des pionniers de l’étude de la mémoire, proposant une loi de l’amnésie selon laquelle les
souvenirs récents sont oubliés plus rapidement que les plus anciens, et allant jusqu’à entrevoir la distinction fondamentale entre la mémoire
épisodique (celle des faits vécus en un lieu et à un moment précis) et la mémoire sémantique, qui est la mémoire des connaissances plus
générales sur le monde (le nom des fleuves, des villes…). Titulaire, de 1888 à 1896, de la première chaire de psychologie au Collège de France
(la chaire de « Psychologie expérimentale et comparée »), et élu en 1899 à l’Académie des sciences morales et politiques, il sera
© Wikimedia
à l’origine de la création du premier laboratoire français de psychologie, à la Sorbonne, au 46 rue Saint-Jacques. Cent trente ans
après, il existe toujours, associé au CNRS, et Olivier Houdé l’a dirigé de 1998 à 2018.
Appel à es
atur
candid
logie
psycho
Prix de ntifique
scie
Le prix et la médaille Théodule-Ribot seront remis à la/le lauréat(e) lors d’une cérémonie organisée à l’Institut de France,
23 quai de Conti à Paris, par Olivier Houdé, de l’Académie des sciences morales et politiques. Le/la lauréat(e) s’engage
à rédiger un article de diffusion scientifique en français pour la revue Cerveau & Psycho, article qui présentera au grand public
les avancées dans son domaine de recherche.
DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz
ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
Dossier SOMMAIRE
p. 38
Montessori enfin
au banc d’essai
p. 46
La pédagogie Freinet sous
l’œil des neurosciences
p. 52 Interview
Les pédagogies
alternatives ont déjà
transformé l’enseignement
MONTESSORI,
FREINET…
Quels bénéfices Comment rendre l’école plus efficace
et plus égalitaire, sans pour autant faire peser une
pour le cerveau
pression démesurée sur les élèves, les enseignants ou
les familles ? L’équation n’a rien de simple, mais des
alliés inattendus pourraient aider à la résoudre : les
des enfants ?
méthodes développées dans la première moitié du
xxe siècle par plusieurs pédagogues visionnaires,
comme Maria Montessori ou Célestin Freinet.
Nombre de ceux qui les ont suivies sont convaincus
depuis longtemps de leur efficacité, mais le ressenti est
souvent trompeur en la matière, comme nous l’explique
Édouard Gentaz, spécialiste des questions d’éducation
(voir l’interview page 52). Il restait donc à analyser les
principes directeurs de ces méthodes à l’aune des
connaissances modernes et, surtout, à les tester
directement sur le terrain. C’est ce que l’on commence
à faire, grâce à des projets réunissant chercheurs et
enseignants. L’intensification du dialogue entre ces
deux communautés n’est d’ailleurs pas le moindre
intérêt de ces projets. Chacune a sa pierre à apporter, et
c’est probablement de leur alliance que naîtra la
révolution de l’école.
Guillaume Jacquemont
MONTESSORI
ENFIN AU BANC
D’ESSAI
Jérôme Prado, Alexis Gascher et Philippine Courtier,
respectivement chercheur, enseignant et doctorante.
© LucidityPhoto /shuttesrtock.com
Rythme
au niveau du groupe. Deuxièmement, « verser du
savoir » dans le cerveau de l’enfant, vu comme
d’apprentissage
une page vierge, un réservoir vide. Cette concep-
tion a été alimentée au xx e siècle par les psycho-
logues d’un courant appelé « béhaviorisme », qui
met notamment l’accent sur l’importance des
récompenses externes. Là encore, il en découle
individualisé,
un enseignement très standardisé, où l’ensei-
gnant est assis derrière un bureau faisant face à engagement actif…
des rangées d’élèves – surtout à partir de l’école
primaire. Les notes constituent en outre un sys- La pédagogie
tème de récompense et de punition (dès la mater-
nelle, des évaluations explicites sont réalisées, Montessori apparaît
plus en phase avec les
par exemple sous forme d’étoiles ou de smileys).
Ces deux principes sont battus en brèche
par les recherches modernes, qui montrent que
la standardisation est loin d’être idéale.
L’apprentissage est un processus complexe,
recherches modernes
influencé par l’intérêt personnel et les expé-
riences passées. Les enfants progressent à leur que l’enseignement
propre rythme et bénéficient des interactions
avec des camarades plus jeunes ou plus âgés. traditionnel
N° 116 - Décembre 2019
41
Ils n’ont en outre rien de réceptacles vides et exemplaire ; les élèves doivent donc attendre
passifs : ils sont prédisposés à traiter les infor- qu’un autre ait fini avant de l’utiliser, ce qui les
mations linguistiques, mathématiques et entraîne à gérer la frustration de ne pas avoir
sociales, ont déjà un savoir de base en arrivant immédiatement ce qu’ils veulent.
à l’école, sont capables de transférer des connais- Aucune notation n’est réalisée, et récompenses
sances d’un contexte à l’autre et apprennent et punitions sont bannies de la classe. Ce qui ne
mieux lorsqu’ils s’engagent activement dans signifie pas que les enfants ne reçoivent aucun
l’acquisition d’une information. retour de l’enseignant, loin de là. D’une part,
Autre brèche dans les fondements de l’école chaque outil pédagogique comprend un méca-
traditionnelle : des expériences classiques en psy- nisme de retour sur erreur (voir la figure page 42).
chologie indiquent que recevoir une récompense D’autre part, les enseignants évaluent beaucoup
pour réaliser une tâche risque in fine de nuire à les élèves, bien plus même que dans l’enseigne-
la motivation. Déjà en 1973, Mark Lepper, de ment conventionnel. Ils conservent une trace
l’université Stanford, et ses collègues avaient écrite de leurs progrès sur chaque outil – mais sans
ainsi montré que des enfants dessinent moins la traduire par des notes transmises aux parents
bien lorsqu’ils savent qu’ils vont obtenir un et aux enfants – et les assistent si besoin.
diplôme pour cela. En outre, par la suite, ils se
livrent moins spontanément à cette activité. Ce LES DIFFICULTÉS
qui ne signifie pas forcément qu’il faut supprimer DES COMPARAISONS DIRECTES
toute récompense : dans les tâches pour les- Il en résulte un enseignement individualisé,
quelles les enfants ne sont – en général – pas où l’enfant s’engage activement, suit ses propres
intrinsèquement motivés (les tables de multipli- motivations et collabore avec d’autres. Autant de
cation, par exemple), cela peut rester utile… moteurs de l’apprentissage, selon les recherches
Au-delà de l’apprentissage, l’organisation modernes. Mais avant de prôner la généralisation
standardisée de l’enseignement traditionnel ne de cette méthode, il faut regarder au-delà des
semble pas la plus à même de préparer les enfants principes et tester directement son efficacité.
Maria Montessori
à s’épanouir au xxi e siècle. Le monde a évolué a développé tout un Malheureusement, il est très difficile de compa-
rapidement au cours des cinquante dernières matériel pédagogique rer les élèves issus d’écoles Montessori à ceux qui
années et des éléments comme la pensée critique, à l’appui de sa méthode. ont suivi une scolarité conventionnelle. En effet,
Ces « briques » rouges
la confiance en soi, la capacité à se motiver soi- et bleues permettent leurs parents ont un profil spécifique, ne serait-ce
même et à résoudre des problèmes de manière par exemple aux enfants qu’en termes d’investissement personnel et finan-
d’appréhender les
flexible sont plus importants que jamais – tant du notions de nombre cier dans l’éducation de leurs enfants : les écoles
point de vue personnel que professionnel. et de quantité. Montessori étant principalement privées,
PLUS EN PHASE
AVEC LES DÉCOUVERTES MODERNES
Sur le plan des principes fondamentaux, la
pédagogie Montessori apparaît bien plus en
phase avec ce que l’on sait du développement
cérébral de l’enfant. Les classes appliquant cette
méthode sont systématiquement organisées par
tranches d’âge de trois ans. La disposition de
l’espace est ouverte, et les tables rangées de
manière à favoriser le travail individuel. Des
endroits précis sont dédiés aux différentes parties
du programme scolaire : lecture, arts, mathéma-
tiques… Il n’y a pas de manuel, et les élèves sont
© Joaquin Corbalan P /shutterstock.com
direction de Jérôme Prado (également coauteur comportement, par exemple lorsqu’il faut se
de cet article) et Jean-Baptiste Van der Henst, concentrer sur une tâche précise en faisant abs-
tous deux chercheurs au CNRS. traction des distractions dans l’environnement.
Nous avons mesuré trois d’entre elles : la
UNE ÉVALUATION COMPLÈTE mémoire de travail (la capacité de maintenir des
PENDANT TROIS ANS informations en mémoire le temps de les traiter),
Avec le consentement explicite des parents, l’inhibition (ou maîtrise de soi, autrement dit la
nous avons soumis les enfants suivant les cursus capacité de résister aux distractions, aux impul-
Montessori et traditionnel à une batterie de tests sions et aux tentations variées) et la planification
annuels, pendant les trois ans de leur scolarité (la capacité de se fixer un but et de l’atteindre en
– sans informer les enseignants ni de la nature suivant des étapes intermédiaires). De
nombreuses études ont montré l’importance de Biographies parmi les plus mauvais pays d’Europe, juste
ces fonctions pour les apprentissages. devant la Belgique et Malte. L’étude Cedre montre
Enfin, nous avons évalué les aptitudes Jérôme Prado quant à elle que près de 40 % des élèves de fin de
sociales des enfants : comprennent-ils les inten- Chargé de recherche CM2 n’atteignent pas les objectifs attendus en
tions d’autrui (une faculté appelée « théorie de au CNRS, membre du lecture. En outre, ceux qui peinent le plus sont
l’esprit ») ? Sont-ils disposés à partager ce qu’ils Centre de recherche en souvent les enfants issus de milieux défavorisés,
possèdent ? Manifestent-ils un souci d’équité ? neurosciences de Lyon ce qui accroît l’intérêt de nos résultats, obtenus
Autant de facteurs que nous avons mesurés. Ils (Inserm – CNRS – dans un quartier difficile.
étaient d’autant plus intéressants à suivre que Université de Lyon 1).
plusieurs âges étaient mélangés et que les inte- Il a codirigé l’évaluation DES ÉLÈVES PLUS PERFORMANTS
ractions entre les élèves étaient donc suscep- de la pédagogie EN LECTURE
Montessori menée
tibles de différer d’une classe conventionnelle. Pourquoi la pédagogie Montessori favorise-t-
à l’école maternelle
Ambroise-Croizat elle l’apprentissage de la lecture ? Dans ce
PAS DE PROBLÈME DE MAÎTRISE DE SOI de Vaulx-en-Velin. domaine aussi, elle est très cohérente avec les
Les résultats permettent tout d’abord de résultats des recherches en sciences cognitives.
Alexis Gascher
répondre à ceux qui craignent que la pédagogie Premièrement, de nombreuses études indiquent
Enseignant à l’école
Montessori rende les enfants intolérants à la frus- maternelle Ambroise- que pour décoder des mots, puis des phrases, il
tration et difficiles à vivre. Dans notre étude, les Croizat et pilote la partie est préférable de commencer par apprendre les
élèves qui avaient suivi ce cursus avaient en effet pédagogique des projets correspondances entre les sons du langage (les
autant de maîtrise de soi et d’aptitudes sociales Montessori menés phonèmes) et la façon dont ils s’écrivent (les gra-
que ceux des classes conventionnelles. dans cette école. phèmes). La pédagogie Montessori le réalise de
Même constat pour les compétences acadé- Philippine Courtier façon très explicite. L’enfant s’entraîne ainsi à
miques en fin de grande section : donner une Doctorante à l’institut automatiser ces correspondances et découvre
certaine liberté aux enfants ne nuit pas à l’ap- des sciences cognitives l’alphabet en associant les lettres à leur son, et
prentissage, bien au contraire. Les élèves des Marc-Jeannerod, à Lyon non à leur nom (qui diffère régulièrement du son,
classes Montessori sont aussi performants (CNRS – Université en particulier pour les consonnes). Les classes
que ceux des classes conventionnelles sur les de Lyon 1). Son travail conventionnelles font l’inverse (elles commencent
notions quantitatives typiquement demandées de thèse porte sur par le nom des lettres) et entrent souvent dans la
par l’éducation nationale en fin de maternelle : l’évaluation de la lecture par une approche plus « globale » que pho-
connaissance des chiffres arabes, comparaison pédagogie Montessori. némique : les enfants apprennent par exemple à
des quantités, opérations simples… C’est d’au- reconnaître leurs prénoms. Cette approche est
tant plus satisfaisant qu’ils n’appliquent pas tout d’ailleurs encouragée par l’affichage de mots sur
à fait le même programme de mathématiques. Il les murs, ce qui n’est jamais le cas dans une classe
serait d’ailleurs instructif d’étudier les perfor- Montessori. En outre, les enseignants ont parfois
mances sur le plus long terme de ces enfants – tendance à apprendre aux élèves à décomposer
certaines spécificités de leur programme les les mots en syllabes plutôt qu’en phonèmes.
avantageant peut-être en CP.
Mais le résultat le plus intéressant est sans nul
doute observé sur la lecture : les enfants des
classes Montessori sont bien plus performants
que les autres dans ce domaine. En moyenne, ils
sont capables d’aller plus loin dans le test pro- COMBIEN D’ÉCOLES
posé, parfois jusqu’à lire des phrases entières (ce
qui est bien au-delà du programme de la mater-
MONTESSORI EN FRANCE ?
nelle). Et les bienfaits sont loin d’être l’apanage
des « premiers de la classe » : dans notre étude, les
analyses montrent qu’il y a 70 % de chances qu’un S elon l’association Montessori de France, l’Hexagone compte près
de 200 écoles appliquant cette méthode pédagogique, presque toutes
privées : 115 écoles élémentaires (3-6 ans), 64 écoles primaires (6-12 ans)
enfant pris au hasard dans une classe Montessori
lise mieux qu’un enfant provenant d’une classe et 4 collèges (12-15 ans). L’association Public Montessori a en outre recensé
conventionnelle en fin de grande section. 455 enseignants de maternelle publique qui rapportent utiliser cette
Cette efficacité pourrait être un atout consi- méthode pédagogique à des degrés divers, à travers une série d’ateliers.
dérable, étant donné les problèmes de lecture Attention toutefois aux utilisations abusives de cette appellation vendeuse,
rencontrés par les élèves français. L’étude inter- car n’importe qui peut ouvrir un établissement prétendument Montessori.
nationale Pirls indique que le niveau des enfants Pour être sûr d’avoir affaire à une école qui applique correctement la méthode,
de CM1 dans cette matière n’a cessé de baisser il faut qu’elle ait reçu un label de l’association Montessori international (AMI).
entre 2001 et 2016, et que la France se situe
élèves ont livré des résultats contrastés. Elles Plusieurs spécificités de Se posera aussi la question de la faisabilité
sont de toute façon trop rares pour en donner la pédagogie Montessori financière. Une classe Montessori nécessite un
expliqueraient son
une idée globale. efficacité pour environnement spécifique « complet » dès son
l’apprentissage de démarrage, et donc un investissement ponctuel qui
la lecture : par exemple,
MONTESSORI POUR TOUS ? l’usage exclusif de tranche avec les pratiques usuelles de l’Éducation
Faut-il alors généraliser Montessori ? C’est lettres cursives ou le fait nationale, plutôt fondées sur des financements pro-
une question de société, qui dépasse le point de d’associer le toucher gressifs. En outre, les enseignants doivent être for-
à la vue en lisant
vue purement scientifique, notamment car des lettres rugueuses més à cette méthode, qui nécessite un lourd corpus
d’autres méthodes se fondent aussi sur des prin- ou en relief. de connaissances : cela prend typiquement
cipes validés par les sciences cognitives – enga- 900 heures, pour un coût d’environ 10 000 euros.
gement actif, individualisation de l’enseigne- Dans notre expérience, nous avons pu réduire
ment, etc. Mais, déjà, les frontières se brouillent : drastiquement ces investissements, en fabriquant
nombre d’enseignants reconnaîtront certaines de nous-mêmes une partie du matériel et grâce à la
À gauche : © Alexis Gascher ; à droite : © Kolpakova Daria /shutterstock.com
leurs pratiques, et peut-être même l’organisation motivation des enseignants, qui ont puisé dans la
de leur salle de classe, dans ce que nous avons documentation disponible pour assurer seuls l’es-
décrit. En lecture notamment, certaines classes sentiel de leur formation. Mais il reste à préciser
de maternelle conventionnelles appliquent une les limites de cette « débrouillardise ».
partie des principes de la pédagogie Montessori. Bibliographie Les retours du terrain ont en tout cas été
Pour généraliser davantage, il faudra s’inter- enthousiastes (voir l’encadré page 40). Les ensei-
roger sur la compatibilité de cette méthode avec A. S. Lillard, Montessori, gnants ont trouvé les élèves plus motivés et plus
le modèle d’enseignement porté par l’éducation une révolution enclins à s’engager spontanément dans les
nationale : certains seront tentés de chercher des pédagogique soutenue apprentissages. Les relations entre pairs et avec
compromis, comme l’introduction de notations, par la science, Desclée les adultes leur semblaient meilleures, pour une
mais ne risquent-ils pas de remettre en cause les De Brouwer, 2018. ambiance globalement plus positive. La pédago-
fondements même de la pédagogie Montessori C. R. Marshall, gie Montessori permet ainsi de laisser davantage
(comme la motivation intrinsèque à apprendre) ? Montessori education : de liberté aux enfants et de les rendre moteurs
S’assurer qu’on ne vide pas cette méthode de sa A review of the evidence de leurs propres progrès. Des principes large-
substance passera par une poursuite des études base, npj Science of ment partagés par la communauté éducative,
scientifiques, afin de mieux comprendre com- Learning, 2017. mais difficiles à appliquer dans des classes plus
ment agit chacune de ses composantes. conventionnelles… £
LA PÉDAGOGIE
FREINET SOUS L’ŒIL
DES NEUROSCIENCES
N° 116 - Décembre 2019
47
£ La pédagogie Freinet
D e mon expérience d’institu-
teur dans une classe Freinet à Louvain-la-
Neuve, en Belgique, en 1983, je garde, comme
souvenir le plus fort, le cercle que nous for-
mions chaque matin avec les enfants pour com-
mencer la journée, assis par terre. L’expression
incite à apprendre les y était libre, l’un racontant une activité ou un
notions du programme événement du week-end, de la veille, du matin
scolaire en simulant même, l’autre un rêve de la nuit, etc. Autant d’élé-
des situations de travail
réelles : jardinage, ments apportés spontanément par les enfants, et
menuiserie, dans lesquels nous puisions pour élaborer le pro-
comptabilité… gramme de la journée.
Car tel est le principe de la pédagogie Freinet :
£ Elle se fonde sur
l’engagement actif des partir des intérêts et de la vie réelle des élèves.
élèves, le tâtonnement Comme Maria Montessori, Célestin Freinet
expérimental croyait à l’élan vital des enfants, mais structuré
et la collaboration, par le travail cognitif plutôt que par le jeu.
des principes à
l’efficacité confirmée L’enseignement se déroule en ateliers individuels
par de multiples études ou collectifs, où l’on apprend les notions essen-
scientifiques. tielles (français, maths, sciences, etc.) par le
tâtonnement expérimental dans des situations de
£ Lors d’une évaluation « travail imité » : jardinage, menuiserie, peinture,
© Filipovic018 / Getty Images
directe, la pédagogie
Freinet a même amélioré comptabilité de l’école (on parle de « calcul
les résultats scolaires vivant » pour qualifier cet apprentissage des
et le climat de la classe mathématiques via des situations réelles)…
dans une banlieue Ce qui ne signifie pas que le jeu est absent :
défavorisée.
n’importe quelle idée des enfants est susceptible
d’inspirer un projet qui stimule les apprentissages.
internationale des
Cette attention portée à chacun n’exclut pas groupe… – réussissent beaucoup mieux aux mouvements de l’école
la dimension sociale, collective, qui est au examens que ceux qui reçoivent un cours stric- moderne, qui diffuse
contraire centrale chez Freinet. Les élèves colla- tement magistral. la pédagogie Freinet
borent dans les ateliers et correspondent avec des Les recherches indiquent en outre qu’en don- au niveau international :
enfants d’autres écoles, via des jumelages. Les nant toutes les réponses avant que l’enfant ait www.fimem-freinet.org/
enseignants aussi sont invités à échanger : divers eu le temps de s’interroger, un enseignement
Le tâtonnement
trop explicite tue la curiosité. Or celle-ci est l’un
des tout premiers moteurs de l’apprentissage
cérébral de la récompense
expérimental de Freinet est précieux, car la
curiosité s’ancre dans la surprise et la violation
d’émotions variées
différence entre le résultat attendu et celui effec-
tivement obtenu – ou « signal d’erreur » – est
même le mécanisme fondamental de l’apprentis-
sage. Dès lors, un enseignement optimal doit
proposer des tâches ni trop faciles (pour que
l’enfant se trompe de temps en temps), ni trop
difficiles (pour éviter qu’il se décourage).
LE PROJET BOUCLIER
LE CERVEAU RÉCOMPENSÉ
QUAND IL DIMINUE L’ERREUR
D ans la pédagogie Freinet, tout part de l’enfant ! Lorsque je l’ai appliquée
avec une classe d’élèves âgés de 5 à 8 ans, l’un d’eux s’est par exemple
passionné pour les boucliers, probablement après en avoir vu dans un film
Le tâtonnement expérimental mobilise proba- ou dans un musée. Nous en avons parlé à la réunion que nous faisions
blement les circuits dopaminergiques du cerveau, chaque matin et il les a si bien décrits que toute la classe lui a emboîté le
circuits dits « de la récompense ». Lorsque l’enfant pas. Nous avons alors monté un atelier de fabrication de boucliers, qui s’est
réduit le signal d’erreur – autrement dit lorsqu’il étalé sur deux semaines. Le rôle de l’enseignant est en effet de penser tout
réussit une tâche à laquelle il avait échoué précé- un projet pédagogique, de manière extrêmement dynamique, à partir
demment –, son cerveau libère en effet de la dopa- de ce que les élèves expriment. L’objectif reste d’apprendre !
mine. Ce qui à son tour renforce le désir d’ap- Nous nous sommes ainsi servis de cet atelier pour étudier les mathématiques :
prendre, d’où une dynamique vertueuse. notions de géométrie, de symbolisation (le « clan » de l’élève était représenté par
Plus généralement, ce tâtonnement, encadré un symbole sur son bouclier), de calcul (comptabilité pour acheter le carton et les
par un adulte, éveille l’émotion dans le cerveau feutres nécessaires)… Nous avons aussi travaillé la psychomotricité (à travers la
des élèves : l’enfant est fier d’avoir réalisé quelque fabrication), le travail d’équipe (il y avait un atelier « découpage des boucliers » et
chose, content que cela marche ou étonné parce un autre pour la décoration), la lecture et le dessin (les enfants ont joué avec
que cela ne fonctionne pas, heureux de recevoir leurs protections de carton et ont ensuite dû le raconter). Le tout en étroite
les félicitations du professeur… Or les neuros- coordination avec le programme officiel, qui doit constituer la base d’acquis à
ciences ont confirmé toute l’importance des émo- valider – comme l’a toujours préconisé Freinet. O. H.
tions dans un contexte éducatif, notamment avec
les travaux du neurologue américain Antonio
L’atelier de confection
Damasio. Ce dernier a découvert qu’il existe de boucliers en plein travail.
dans le cerveau humain des circuits dédiés au
guidage émotionnel de l’apprentissage et de la
prise de décision. Ils nous permettent d’attribuer
des poids différents, positifs et négatifs, aux
diverses solutions qui s’offrent à nous, de sorte
que le paysage cérébral dans lequel s’opèrent nos
apprentissages par essais et erreurs comporte un
relief émotionnel.
Enfin, incarner une information dans une
réalisation sensorimotrice améliore son enco-
dage en mémoire, comme le souligne Francis
Eustache dans son ouvrage La Neuroéducation.
Le principe des ateliers, où les élèves sont
© Olivier Houdé
du langage et des textes écrits, tandis que dans populaire, L’Harmattan, À l’avenir, il reste à ce que les sciences de l’édu-
d’autres matières, comme les mathématiques, les 2007. cation et les neurosciences cognitives dialoguent
élèves Freinet ont obtenu des résultats compa- C. Freinet, Œuvres mieux autour du développement et de l’évalua-
rables aux autres. pédagogiques, Seuil, tion de la pédagogie Freinet. Bien sûr, toujours
Autres bénéfices : les violences et les incivilités 1994. dans un esprit coopératif et de tâtonnement
ont pratiquement disparu, et le système d’entraide expérimental ! £
INTERVIEW
ÉDOUARD
GENTAZ
DIRECTEUR DE RECHERCHE AU CNRS, PROFESSEUR ORDINAIRE
DE PSYCHOLOGIE DU DÉVELOPPEMENT À L’UNIVERSITÉ
DE GENÈVE, RÉDACTEUR EN CHEF DE LA REVUE ANAE.
LES PÉDAGOGIES
ALTERNATIVES ONT
DÉJÀ TRANSFORMÉ
L’ENSEIGNEMENT
Comment définissez-vous
les pédagogies alternatives ?
Les pédagogies alternatives sont
toutes les méthodes qui se sont dé-
veloppées à côté du système tradi-
tionnel, en réponse aux insatisfac-
tions qu’il génère. Mécontents des
conditions, des objectifs ou des tech-
niques de ce système, certains péda-
gogues ont imaginé d’autres façons
d’enseigner. Les méthodes de ce type
sont souvent pratiquées dans des
écoles privées, qui ne sont pas sous
contrat avec l’éducation nationale
(même si un certain nombre d’ensei- maines, mais huit formes d’intelli- tout l’enseignement. Et je doute que
gnants les appliquent dans le public, gences distinctes : logicomathéma- cette technique soit généralisable, car
notamment pour les deux princi- tique, linguistique, kinesthésique, elle demande aux élèves de beaucoup
pales, Montessori et Freinet, sans interpersonnelle… Le principe de étudier chez eux, ce qui implique
que leur école ne soit identifiée offi- cette méthode d’enseignement est qu’ils soient déjà très autonomes. On
ciellement à ces méthodes). alors de solliciter toutes ces formes sait en outre que le travail à la maison
Une partie des pédagogies alterna- d’intelligence, afin que chaque élève dépend étroitement du milieu socio-
tives sont « structurées » : elles sont ait à un moment l’opportunité de culturel. Une application systéma-
sous-tendues par un corpus théo- réussir. Les enfants développent ain- tique des classes inversées risquerait
rique élaboré et soutenues par divers si leur confiance en soi, ce qui est alors de creuser les inégalités…
organismes, qui délivrent des labels précieux pour les apprentissages.
attestant de la conformité de l’ensei- Cette méthode est très populaire au Malgré cette diversité de
gnement avec la méthode. C’est le Québec et commence à arriver en méthodes, les pédagogies
cas de Montessori et Freinet. Mais il France, dans l’enseignement privé. alternatives ont-elles
existe aussi tout un florilège d’écoles Il faut toutefois distinguer les pédago- des points communs ?
privées hors contrat qui se reven- gies globales, qui structurent l’en- La plupart de ces pédagogies placent
diquent des pédagogies alternatives, semble de l’enseignement et des les besoins et les capacités de l’en-
et qui font chacune leur propre « cui- gestes pédagogiques, de techniques fant au premier plan. Il s’agit de
sine » : un peu de Montessori, un peu plus ponctuelles. Les classes inver- prendre en compte les caractéris-
de Freinet, des journées d’enseigne- sées, que vous évoquez, tombent plu- tiques de l’individu à qui l’on en-
ment dans la nature… Bien sûr, des tôt dans cette seconde catégorie. Le seigne. Il faut bien voir que les prin-
inspecteurs de l’Éducation nationale principe est de faire « les cours à la cipales pédagogies alternatives ont
peuvent contrôler leur fonctionne- maison et les devoirs en classe », au- été développées dans la première
ment et l’absence de dérives. trement dit d’étudier les leçons chez moitié du xxe siècle, à une époque où
soi pour consacrer les heures de cours l’enseignement était très descen-
En dehors de Montessori aux applications et aux activités pra- dant, du professeur vers l’élève. On
et de Freinet, quelles tiques. C’est très à la mode en ce pensait alors qu’il suffisait d’écouter
sont les autres pédagogies moment, de l’école primaire à l’uni- et de recopier pour apprendre. Par
alternatives « structurées » ? versité, mais ce n’est utilisé qu’à cer- rapport à cette vision très verticale
On entend toutes sortes de tains moments ; cela ne structure pas de l’apprentissage, les pédagogies
labels : Steiner, intelligences
multiples, classes inversées…
La pédagogie Steiner est en effet
aussi une méthode structurée, même
si elle intègre un certain nombre de
Ces pédagogies
croyances dans ses fondements
théoriques. Elle compte une ving- ont remis en cause
l’enseignement
taine d’écoles en France et accorde
une grande place au contact avec la
nature, aux activités artistiques et
aux langues étrangères. Elle se re-
vendique de « l’anthroposophie »,
courant ésotérique qui prône l’inté-
vertical, allant
gration de la dimension spirituelle
de l’homme. Elle a d’ailleurs été très jusqu’à bouleverser
– avec succès –
critiquée pour cela, certains y voyant
un risque de dérive sectaire.
La méthode des intelligences mul-
l’organisation
tiples peut également être considé-
rée comme une pédagogie alterna-
tive structurée. Elle se fonde sur la
théorie du psychologue américain
Howard Gardner, selon lequel il n’y
a pas un facteur d’intelligence géné-
de l’école dans
rale (le QI), qui déterminerait les
performances dans tous les do- certains pays
N° 116 - Décembre 2019
54 DOSSIER MONTESSORI, FREINET...
INTERVIEW
alternatives reposent sur une vision ce qui est très efficace, comme je l’ai que dans les pédagogies Montessori.
plus « constructiviste » du savoir. montré avec des collègues il y a une En ce sens, les pédagogies alterna-
À partir des années 1930, elles se vingtaine d’années. tives, conjointement avec les décou-
sont appuyées sur les travaux du Bien d’autres exemples existent. En vertes scientifiques, ont déjà trans-
psychologue suisse Jean Piaget, Suisse, dans certaines écoles mater- formé l’enseignement.
montrant que l’enfant est acteur de nelles publiques, les enseignants se
ses apprentissages et qu’il ne peut fondent sur les activités amorcées par Reste que les écoles
pas intégrer n’importe quoi à n’im- les enfants lors de jeux libres pour appliquant intégralement
porte quel âge. Jusqu’à 6 ans, il a par élaborer le programme de la journée des pédagogies alternatives
exemple un codage égocentrique de (suivant en cela les préceptes d’un sont très minoritaires.
l’espace : il place toujours la droite et autre pédagogue novateur de la pre- Pourquoi ne se sont-elles pas
la gauche par rapport à son propre mière moitié du xxe siècle, l’Allemand répandues davantage, étant
corps et est incapable de les imagi- Friedrich Fröbel). En France, de nom- donné notamment les retours
ner du point de vue d’un autre ; il breux élèves correspondent par écrit enthousiastes d’un certain
faut en tenir compte dans l’enseigne- avec des enfants d’autres écoles, un nombre d’élèves qui les ont
ment en géométrie et de façon plus héritage de la méthode Freinet, qui fréquentées ?
large en mathématiques. Plus géné- encourage fortement ces échanges. Parce que les principes et le ressenti
ralement, l’enfant ne doit être Plus globalement, beaucoup de des anciens élèves sont une chose,
confronté aux différents concepts classes rurales s’inspirent de la péda- mais les validations scientifiques via
qu’aux moments où il dispose des gogie Montessori, sans se préoccuper des expériences en classe restent
structures mentales nécessaires pour de le revendiquer. Dans les écoles de nécessaires. Or il y en a très peu.
les assimiler. Les travaux d’autres campagne, les âges sont souvent mé- Surtout pour la pédagogie Steiner,
psychologues, comme le Russe Lev langés, ce qui est une des bases de la car les praticiens de cette méthode
Vygotski, ont aussi été intégrés : ce méthode, de sorte que son applica- sont très réticents à accepter les éva-
chercheur a défini la notion de tion est plus facile. luations extérieures, de sorte qu’on
« zone proximale de développe- Les principes, surtout, ont massive- ne sait pas grand-chose sur son effi-
ment », qui est l’ensemble des ap- ment pénétré l’école publique. Tous cacité. Personnellement, je n’ai ja-
prentissages qu’un enfant peut effec- les enseignants vous diront au- mais pu aller l’observer sur le ter-
tuer à un âge donné, avec l’aide jourd’hui qu’ils sont attentifs aux rain.
d’une personne plus mature. besoins de l’enfant et au développe- Pour la pédagogie fondée sur les in-
Mais l’enseignement traditionnel ment de son autonomie. On encou- telligences multiples, la théorie elle-
n’est pas non plus resté de marbre rage aussi les activités pratiques, même est contestée : selon Howard
face à ces découvertes. À partir des même si l’école publique n’a pas tou- Gardner, la simple existence de spor-
années 1960, il s’en est aussi inspiré, jours les moyens de mettre en œuvre tifs ou d’artistes de haut niveau dont
tout en puisant dans les pédagogies un enseignement aussi individualisé le QI n’a rien de spécial prouve qu’il
alternatives. L’éducation est toujours
un reflet de la société ! Or c’est
Un ressenti positif
l’époque de Mai 68, du questionne-
ment de l’autorité, de la valorisation
de l’individu…
nouvelle et originale,
nombre de maternelles publiques
utilisent notamment des outils mul-
tisensoriels, dont l’usage avait été
systématisé par Maria Montessori.
Par exemple des lettres rugueuses à
parcourir avec le doigt pour ap-
tout le monde est
prendre à lire. L’idée est de faire par-
ticiper le corps aux apprentissages, toujours content !
N° 116 - Décembre 2019
55
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58 ÉCLAIRAGES
p. 64 Écrans : comment on massacre le cerveau de nos enfants p. 70 L’envers du développement personnel
SÉBASTIEN BOHLER
Docteur en neurosciences, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho.
Rouen,
la fabrique
des complots
L’incendie de l’usine
Lubrizol de Rouen révèle
I l vous est sûrement arrivé d’obser-
ver des formes dans les nuages. Au départ, cette
grosse masse pommelée qui flotte dans le ciel ne
présenterait une toxicité aiguë. Puis des photos dissimulation » de la part des pouvoirs publics. Un
d’oiseaux morts, tandis que des habitants employé du laboratoire chargé des analyses de la
déclarent avoir vu des milliers de cadavres de qualité de l’air après la catastrophe aurait été
poissons dans les rivières. Les sources officielles, sommé de falsifier les résultats pour éviter d’avoir
quant à elles, parlent d’un incendie… Mais une à évacuer tout le département. Ainsi le gouverne-
vidéo qui circule sur le web montre plusieurs ment aurait été au courant d’une situation d’in-
explosions en pleine nuit ! toxication massive de la population et aurait tout
Au départ, cette grosse masse pommelée qui organisé pour que rien ne se sache. C’est le coup
flotte dans le ciel de l’info ne présente aucun de Tchernobyl à la puissance quatre.
ordre ni aucune forme clairement discernable, Tchernobyl, justement, nous a bien appris que
mais bien vite vous reconnaissez une trame, une les autorités peuvent mentir, et pas qu’un peu. Il
cohérence, voire une intention. est donc tout à fait possible que la méfiance vis-
Un complot. à-vis des positions officielles du gouvernement ou
des différentes autorités engagées sur ce sinistre
L’ORDRE DOIT NAÎTRE DU CHAOS soit parfaitement fondée. Néanmoins, il faut faire
Au moment de l’incendie de l’usine Lubrizol la différence entre la méfiance et le complotisme.
de Rouen, les choses se sont passées à peu près Ce dernier, à la différence de la première,
de cette façon. Il y a d’abord eu les informations emprunte à des automatismes mentaux qui se
discordantes sur le potentiel de pollution du déploient sur un mode largement inconscient,
nuage dont la traînée s’est étirée sur plus de 20 selon des mécanismes de mieux en mieux étu-
kilomètres. Des communiqués contradictoires, diés. Ainsi, un important courant de recherche
© Daniel Briot
des tweets affolés. Puis, comme une seconde sur les théories du complot considère que l’esprit
vague, les thèses complotistes. Selon certaines, il humain tend à recréer du sens et des récits dans
y aurait eu « une grave opération de les situations où il est confronté à un fort degré
Les théories
complotistes sur
les missions Apollo
sont parmi les plus
célèbres et ont toujours
l’adhésion de 6 % des
Américains. Ceux-ci
se fondent notamment
sur de prétendues
anomalies des photos
de la mission.
de ce qu’on appelle l’ambivalence information- noyées dans le flou, et si par hasard il leur arrive
nelle. L’ambivalence informationnelle est ce que de croire voir des formes là où il n’y en a pas.
nous rencontrons lorsque nous sommes confron- Résultat : les personnes ayant été confrontées
tés à des sources contradictoires, trop variées, à des sources ambivalentes dans l’article de
sans rapport apparent les unes avec les autres, et presse voient, plus souvent que les autres, des
au sein desquelles il est difficile de démêler le formes surgir au milieu de nuages de points
vrai du faux. Vous avez reconnu de nombreux dépourvus de toute signification. Pour les auteurs
ingrédients qui font tout le foisonnement d’inter- de cette étude, ce phénomène révèle l’existence
net et des médias multiples de notre époque. d’un mécanisme de compensation dans notre cer-
Reste que l’ambivalence informationnelle a veau : lorsque nous sommes confrontés à un
des effets sur notre cognition, et que les psycho- manque de sens et d’ordre discernable dans notre
logues cherchent à les décrypter. Une façon de environnement, nous avons tendance à recréer
mesurer les effets de l’ambivalence information- un ordre « compensatoire » dès que l’occasion
nelle consiste à faire lire à des volontaires deux nous en est fournie.
versions d’un même fait d’actualité, sous forme Une preuve élégante de ce principe a été
d’articles de presse rédigés à dessein pour l’expé- apportée en faisant passer le test aux volontaires
rience : les uns citant de nombreuses sources qui dans une pièce totalement désordonnée, remplie
ne pointent pas du tout dans la même direction, de piles de papiers, de stylos et d’objets hétéro-
et laissent le lecteur aux prises avec un sentiment clites : ils ont compensé ce désordre par une
d’indétermination (ambivalence forte). Les autres détection accrue de motifs illusoires. À l’inverse,
délivrant un message clair et univoque par des si l’expérimentateur leur expliquait qu’il était
sources concordantes. impossible de travailler correctement dans un tel
Tous les volontaires passent alors dans une environnement et leur demandait de les aider à
autre pièce et sont placés devant un écran qui pro- remettre la pièce en ordre, leur taux de fausses
jette des images brouillées, comme un ciel neigeux détections baissait ultérieurement.
ou les parasites d’une vieille télévision. Sur cer-
tains plans, une image (par exemple, celle d’un HISTOIRE D’UN LABORANTIN PERSÉCUTÉ
chien) a été mêlée au fond brouillé, dans d’autres Quel lien ces expériences tissent-elles avec les
non. On observe alors dans quels cas les diffé- complots ? La tendance à croire distinguer un
© Nasa
rentes personnes testées reconnaissent les images ordre au sein de données aléatoires est
LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE
Septembre 2019
LE DÉVELOPPEMENT
DES ENFANTS ?
incarnée QUAND
Cognition
LE CORPS STIMULE
ÉP
SÉ
CONCENTRATION
Cognition incarnée
COMMENT
GÉRER SES SAUTES
D’ATTENTION
CULTE
LES MESSES
EN SOUVENIR
DE JOHNNY
SYNDROME
DE BAMBI
QUAND LES
DESSINS ANIMÉS
TRAUMATISENT
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Écrans
Comment on massacre
le cerveau de nos enfants
Dans un livre choc, le neuroscientifique Michel
Desmurget livre le résultat de centaines d’études
ayant mesuré l’impact des écrans sur nos cerveaux.
Q
Sa conclusion est implacable : notre société
est en train de fabriquer des cerveaux amoindris.
uel est l’impact des écrans des vraies inquiétudes. Il faut dire que les faits
sur le développement de l’enfant ? Même si la sont têtus. On ne peut indéfiniment masquer
question occupe l’espace médiatique depuis plus EN BREF l’âpreté du réel sous le tapis des esbroufes mar-
d’un demi-siècle, il a fallu attendre les quinze keting et discours stipendiés. Au-delà des parents,
dernières années pour qu’elle devienne (enfin !) £ Après une décennie c’est aujourd’hui l’ensemble des professionnels de
un sujet de préoccupation majeur. La prise de d’exposition généralisée l’enfance qui tirent la sonnette d’alarme. Non,
des enfants à tous types
conscience s’est faite en trois temps. Le premier d’écrans, le couperet nos gamins ne sont pas des mutants. Ils sont des
fut celui des prédications enthousiastes : le numé- tombe : une majorité souffrants. De plus en plus d’enseignants, de
rique était une révolution. Il promettait de trans- d’études montrent des pédiatres, d’orthophonistes décrivent des enfants
former nos enfants, les bien nommés digital effets fortement négatifs meurtris, incapables de tenir en place, de se
natives, en génies omniscients. Grâce à Google et sur le cerveau. concentrer, de dominer leurs émotions, de retenir
ses affidés, allait naître une génération mutante, £ Langage appauvri, une leçon de dix lignes ou de maîtriser les élé-
porteuse d’un cerveau différent, plus rapide, plus problèmes d’attention, ments les plus basiques de la langue.
puissant, plus apte aux traitements parallèles et sommeil fragmenté : les Cet inquiétant tableau n’est en rien dérou-
à l’ingestion de larges flux d’information. Puis atteintes à la cognition tant. Il renvoie trait pour trait aux observations
et au développement
vint l’heure des premiers doutes. La menace fut cérébral sont profondes patiemment recueillies, depuis plus de cinquante
toutefois rapidement jugulée par l’omniprésent et durables. ans, par la recherche académique. On nous dit
verbiage de quelques experts médiatiques souvent que les études manquent sur l’impact du
dévoués : il ne faut pas être alarmiste, seul l’excès £ Et les évaluations du numérique. C’est grossièrement faux. Les études
est mauvais, la recherche ne dégage aucun système d’enseignement abondent. Elles se comptent en milliers. Bien sûr,
disqualifient le recours
consensus, etc. Le cautère tint quelques années. au tout numérique dans tout n’est pas tranché. Il reste des zones de doute.
Puis s’effondra. Vint alors le temps du malaise et les classes. Mais tout n’est pas non plus méconnu. Les
espaces de certitude existent. Je voudrais en à la présence physique d’un humain qu’à l’obser- Biographie
aborder un parmi les plus centraux. On pourrait vation de ce même humain en vidéo. Cette pré-
le résumer comme suit : notre cerveau, tel qu’il férence permet d’expliquer, au moins pour partie, Michel Desmurget
fut modelé et façonné par l’évolution, n’est pas les conclusions convergentes de centaines est directeur de recherche
fait pour l’ère numérique actuelle ; celle-ci ne d’études ayant montré, suite aux travaux prin- en neurosciences
convient ni à son fonctionnement ni à son déve- ceps de Winnicott, Bowlby ou Harlow, non seule- à l’institut des sciences
loppement. Assailli d’écrans en tous genres, il ment l’extrême importance, mais aussi, plus lar- cognitives Marc-
souffre ; il se construit mal et fonctionne de gement, le caractère irremplaçable des Jeannerod, à Lyon.
manière brutalement sous-optimale. Cette affir- interactions humaines pour le développement de
mation, bien sûr, ne pourra être analysée ici de l’enfant et de l’adolescent. Or, plus l’usage numé-
façon exhaustive. La présente discussion limitera rique est intense, plus ces interactions s’étiolent.
donc son objet à trois points fondamentaux liés Par exemple, une étude a établi qu’un enfant de
au langage, à l’attention et au sommeil. 18 mois perdait 52 minutes d’échanges interper-
sonnels avec ses parents pour chaque heure pas-
DU SMARTPHONE À L’ORTHOPHONISTE sée devant la télévision ; la punition diminuait un
Notre cerveau est câblé pour l’interaction peu avec l’âge pour atteindre 45 minutes à 4 ans
humaine. Dès la naissance, il est plus attiré par et 23 minutes à 12 ans. En valeur cumulée, pour
les visages et les voix que par n’importe quels les 12 premières années de vie de l’enfant, le
autres stimuli visuels ou sonores. Par ailleurs, temps volé aux interactions intrafamiliales par la
quel que soit l’âge, il réagit bien plus intensément seule télévision s’élève ainsi à quelque
2 500
heures de temps passé
devant un écran par an
1h40 d’interaction
en moins avec les parents 12 ans
18 mois
25 % 3 années
de production de langage
en moins scolaires
en équivalent de temps perdu
85 % de sollicitations
+ 250 %
de risque de consulter 5 heures
23 minutes
d’interaction
en moins avec
en moins avec les parents un orthophoniste devant un écran par jour les parents
2 500 heures soit l’équivalent de 3 années sco- ayant rapporté un effondrement de 25 % des
laires. À cela s’ajoute évidemment la consomma- vocalisations de l’enfant et de 85 % des verbali-
tion des autres écrans et, on y pense trop rare- sations parentales lorsqu’une télévision présente
ment, le poids des usages parentaux. En effet, dans le salon était allumée plutôt qu’éteinte.
lorsque papa et maman ont le nez collé à leur
smartphone, leur série Netflix ou leur console de LA GRAMMAIRE VOLE EN ÉCLATS
jeux, ils se ferment à la relation. Une étude Même les émissions spécialement tournées
récente le montre assez clairement. Dans cette vers l’enfance sont délétères. Avant 2 ans, par
expérience, des enfants de 6 ans devaient goûter exemple, chaque heure de programmes supposé-
un aliment inconnu en présence de leur mère. ment dédiés au développement du langage
Dans un quart des cas, celle-ci avait pour ampute le lexique de quasiment 10 %. Bien sûr,
consigne de se mettre à pianoter sur son smart- au-delà de 3 ou 4 ans, l’enfant peut apprendre
phone. Résultat immédiat : un affaissement mar- quelques mots lorsqu’il est confronté à certains
qué des échanges verbaux (– 33 %) et des incita- programmes pompeusement qualifiés « d’éduca-
tions positives offertes à l’enfant (– 72 % ; par tifs ». Mais le coût temporel est alors effroyable.
exemple, la mère pousse l’assiette vers l’enfant, Tandis que 2 ou 3 expositions médiées par un
lui propose de goûter, etc.). Une autre recherche humain suffisent généralement au jeune enfant
observationnelle, menée dans plusieurs restau- pour acquérir un terme (l’enfant regarde le bol et
rants, a permis non seulement de confirmer ces papa dit « bol »), il en faut typiquement des
données mais aussi de montrer la nature beau- dizaines en situation d’apprentissage vidéo. Et
encore on ne parle là que de lexique. À ce jour,
aucun apprentissage grammatical, même
embryonnaire, n’a pu être décrit en réponse à une
exposition audiovisuelle. Or, la grammaire est au
cœur de notre maîtrise langagière et, contraire-
ment au lexique, elle est soumise à une très forte
pression ontogénétique. Plus l’âge avance et plus
elle devient difficile à acquérir. Je suis bien placé
L’organisme peut aisément se pour le savoir. Arrivé aux États-Unis à l’âge
adulte, j’ai pu acquérir sans trop de difficultés le
passer de Youtube, Instagram vocabulaire d’un américain moyen ; mais, malgré
tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à surpasser
ou Fortnite. Il ne peut pas, la compétence syntaxique d’un enfant de 5 ans.
sans conséquences majeures, Ces quelques observations suggèrent donc
clairement que le cerveau humain apprend bien
se passer de sommeil mieux avec un humain qu’avec un tuto ou une
vidéo de ce même humain. Ce n’est pas surpre-
nant, tant notre architecture neuronale est, redi-
coup moins riche et beaucoup plus « robotique » sons-le, câblée, façonnée et construite pour l’hu-
(terme employé par les auteurs) des échanges main. À l’appui de cette affirmation, on aurait pu
verbaux alors préservés. produire bien d’autres données établissant, par
En lien avec ces données, et sans grande sur- exemple, que si vous montrez à un enfant de 2 ou
prise, nombre d’études ont permis de montrer 3 ans comment trouver un objet dans une pièce
que plus un jeune enfant passait de temps sur ses ou comment extraire un grelot d’une poupée, il
divers écrans et plus il avait de chance de finir reproduira facilement ce qu’il a vu en condition
chez l’orthophoniste. À 18 mois, par exemple, la de démonstration humaine, mais pas en situation
probabilité est multipliée par 2,5 pour chaque de présentation vidéo.
demi-heure quotidienne de tablette. Entre 15 et Même si elles ne peuvent être développées ici
48 mois, pour la télévision, la comparaison des en détail, les données relatives à la numérisation
gros (plus de 2 heures par jour) et petits du système scolaire permettent de généraliser ces
(≤ 2 heures par jour) usagers fait apparaître un conclusions bien au-delà de l’enfance. Les études
quadruplement du risque. Ce facteur passe à 8 (!) de grande ampleur relatives, par exemple, au pro-
lorsque l’usage des écrans ramène à moins de gramme Pisa (Programme for international
deux heures quotidiennes l’ampleur des échanges student assessment, réalisé sous l’égide de
verbaux intrafamiliaux. Un résultat qu’il est ten- l’OCDE) comparent les performances scolaires
tant de relier aux observations d’une autre étude des élèves de différents pays en mathématiques,
langues et sciences, montrent que plus la charge réalisation conjointe de plusieurs tâches indépen-
pédagogique est transférée de l’humain vers la dantes. Les thuriféraires de l’ère numérique nous
machine, plus les résultats des élèves chutent et expliquent avec gourmandise que c’est là une
plus les inégalités sociales augmentent. Même les aptitude spécifique et remarquable des nouvelles
fameux Mooc (massive open online course), ces générations. Grâce aux écrans celles-ci auraient
cours digitaux censés révolutionner l’apprentis- construit une capacité inédite à faire plusieurs
sage, ont fait pschitt entre taux d’abandons stra- choses à la fois (rédiger un devoir de math en
tosphériques et résultats pédagogiques indigents. regardant une série Netflix et en chattant sur les
Étude après étude, le même constat s’impose : réseaux sociaux). Malheureusement, cette belle
l’humain est essentiel et irremplaçable. Quels que histoire tient plus du fantasme que de la réalité.
soient les outils d’analyse et études considérés, il Le cerveau humain est structurellement et déses-
apparaît que la qualité des enseignants (recrute- pérément monotâche. Tout ce qu’il sait faire
ment, formation) est le seul facteur capable de quand on l’oblige à traiter plusieurs problèmes en
rendre compte des différences de performances parallèle, c’est jongler. Il s’occupe d’abord de la
entre systèmes scolaires. première tâche, puis saute à la seconde, avant de
revenir à la première, et ainsi de suite. Lors de
TROUBLES DE L’ATTENTION
Il y a plus de cinquante ans, des données
avaient montré que les enfants placés, en crèche,
dans des environnements sonores agressifs, se
développaient mal et présentaient, notamment,
des troubles récurrents de l’attention. Récemment
plusieurs équipes de recherche ont fait le lien
entre ces observations et le bombardement sen-
soriel permanent qui caractérise nos environne-
ments numériques. Le bruit, la fureur, les sollici-
Le cerveau humain apprend
tations externes y sont omniprésents. L’individu
n’a plus d’espace de silence, d’ennui ou de tran-
bien mieux avec un humain
quillité. Pour le cerveau l’agression est perpé- qu’avec un tuto ou une vidéo
tuelle. Étudier expérimentalement l’impact de ce
déferlement sur le développement de l’enfant est de ce même humain
bien sûr inenvisageable pour d’évidentes raisons
éthiques. Le modèle animal s’impose dès lors de
lui-même. Forts de ce constat, des chercheurs ont chaque changement les données de la tâche aban-
entrepris d’immerger une large population de donnée sont temporairement stockées et celles de
souris dans un environnement visuel et sonore la tâche restaurée sont extraites des tampons
comparable à celui expérimenté au quotidien par mémoriels. Ce processus est terriblement coû-
nos progénitures. Le protocole fut maintenu sur teux, stressant et peu efficient. Il crée des erreurs
une période de 42 jours couvrant l’enfance et et détourne à son profit une large part des res-
l’adolescence des rongeurs. À l’âge adulte, les ani- sources cérébrales. Le problème est d’autant plus
maux expérimentaux révélèrent, par rapport à ennuyeux qu’il étend son pouvoir de nuisance à
leurs congénères non stimulés, une forte ten- long terme. En effet, bien des études suggèrent,
dance à l’hyperactivité, à l’inattention et à la en accord avec les recherches animales décrites
prise de risque. Ils affichèrent aussi des troubles ci-dessus, que le multitasking finit, à travers les
de l’apprentissage et de la mémorisation, ainsi incessantes sollicitations qu’il impose au cerveau,
qu’une plus grande susceptibilité à l’addiction par ancrer la distractibilité et l’impulsivité cogni-
(susceptibilité liée à un dérèglement du système tive au cœur de notre fonctionnement neuronal.
cérébral de récompense). Cette expérience fut Des observations similaires ont été produites
reproduite dans une étude ultérieure impliquant pour les jeux vidéo dits « d’action ». Ceux-ci sol-
une période d’exposition plus courte, centrée sur licitent continûment les systèmes sensoriels
la seule adolescence des animaux, ainsi que des visuels et auditifs. À force de pratique, le joueur
stimulations non plus audiovisuelles mais olfac- devient de plus en plus perméable à ces flux
tives. Les conclusions se révélèrent identiques. d’information. Ses performances s’accroissent.
Chez l’homme, il est tentant d’associer ces Mais ce bénéfice n’est pas sans coût. Comme ont
données à plusieurs recherches récentes relatives pu le montrer des dizaines d’études conver-
aux effets du multitasking. Ce mot désigne la gentes l’apprentissage alors réalisé altère la
l’organisme peut aisément se passer de Youtube, rique qu’il se développe alors de manière opti-
Instagram ou Fortnite. Par contre, il ne peut pas, male. Il faut bien, nous disent les verbeux de tous
sans conséquences majeures, se passer de som- M. Desmurget, poils, « vivre avec son temps ». Encore faudrait-il
meil. Lorsqu’ils parlent des écrans, nombre de La Fabrique du crétin comprendre que ce temps, pour être réellement
spécialistes se contentent d’évoquer ce problème digital, Seuil, 2019 moderne, devrait commencer par ne pas nier les
en une ou deux lignes, comme si l’affaire était bases du fonctionnement de notre cerveau. £
YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.
Ne cherchez pas
votre vocation
mais des buts utiles
Vous voulez devenir écrivaine, chanteur ou cosmonaute ?
Attention au biais du survivant, qui nous fait croire que tout le monde
peut être Beyoncé ou Kylian Mbappé. Et sachez que l’on réussit mieux
en cherchant à être utile qu’en réalisant une passion.
U
laisser guider par des considérations pas réussi. Seuls les vainqueurs montent
matérielles et financières. » Il est vrai que sur l’estrade, rarement les vaincus de la
les orateurs invités sont exclusivement vie. Il y a donc clairement un biais de
des modèles de réussite dans leur sélection de l’information, que l’on
domaine – sinon ils ne seraient pas là –, retrouve dans la littérature sous cette
ce qui semble valider leurs propos. appellation sans équivoque : le biais du
Mais est-ce vraiment une bonne idée survivant.
n point commun que d’écouter son cœur et chercher sa
semble relier les orateurs, pourtant vocation à tout prix ? Que peuvent nous LE BIAIS DU SURVIVANT
d’horizons fort divers, invités à prendre apprendre les recherches scientifiques en Pour un jeune Bill Gates bidouillant
la parole lors des traditionnelles céré- la matière ? Le premier élément concerne, des ordinateurs dans sa cave, combien de
monies de remise de diplômes : ils non pas le fond de la question, mais la bricoleurs passionnés mais au final
conseillent aux jeunes prêts à s’élancer forme de la réponse : des témoignages de désargentés ? Pour une Amélie Nothomb
à l’assaut du monde professionnel de réussite. Il est sans doute motivant d’en- au firmament des succès littéraires, com-
suivre leur passion pour guider leurs tendre des personnalités raconter com- bien de romanciers dont seuls la famille
choix. « Trouvez votre vocation, afin que ment elles ont quitté un job alimentaire et les amis deviendront le lectorat
votre métier devienne source de réalisa- pour suivre leur passion et connaître le quelque peu contraint ? Suivre sa passion
tion personnelle. Faites ce que votre succès. Mais c’est sans compter avec tous pour connaître la consécration : une
cœur vous enjoint plutôt que de vous les malheureux qui se sont lancés et n’ont exception plutôt que la règle générale…
Et toutes ces personnes qui procla- cours de ma jeunesse. J’ai même voulu
ment avoir toujours su ce qu’elles allaient devenir prêtre – mais sans doute la voca-
devenir : agriculteur, enseignant(e), tion a-t-elle fait défaut ! Voici donc le
vétérinaire, avocat(e), maman d’une biais d’a posteriori dans toute sa splen-
famille nombreuse… Qui assurent deur, et il m’aurait été facile d’en être la
qu’elles se sentaient appelées vers cette dupe.
destinée… Une histoire sans doute plus
séduisante que celle qui consiste à errer ET L’IDÉALISME, DANS TOUT ÇA ?
de conseillers d’orientation en stages Soit ! Les biais cognitifs sont à
découverte pour se frayer laborieuse- l’œuvre, mais ce n’est pas pour autant
ment une voie dans la jungle profession- qu’il n’est pas judicieux de suivre l’élan
nelle. Il n’est évidemment pas question de son cœur et chercher sa vocation :
de mettre en doute l’intégrité de ces per- exercer un métier avec passion et enthou-
sonnes. Mais simplement de rappeler les siasme, être mû par une motivation
effets des biais cognitifs – encore eux – intrinsèque sans faille, qui n’en rêve pas ?
sur la pensée. Et ici, le biais dit d’a pos- De fait, une étude portant sur environ
teriori semble avoir laissé sa marque : 5 000 cadres et employés portant sur leur
après coup, il est facile de reconstruire activité professionnelle révèle que la pas-
l’histoire en fonction de ce que l’on sait
dans le présent.
Les buts utiles sion au travail est un élément clé pour en
retirer de la satisfaction. Jusque-là, rien
Pour ma part, je me souviens avoir se cultivent tout d’étonnant. Mais l’étude aborde une
déclaré, enfant, que je souhaitais deve-
nir écrivain. Je me vois encore devant la au long d’une autre dimension capitale : l’impression
que notre travail compte, c’est-à-dire
vieille machine à écrire mécanique de
papa, tapant maladroitement sur les
carrière, et ceci qu’il remplit un but utile. L’inverse de la
plainte récurrente lors de certaines acti-
touches métalliques pour actionner le dans tous vités : à quoi ça sert ? Les auteurs, le pro-
délicat mécanisme, en train de rêver à
les secteurs fesseur Morten Hansen et son équipe à
© Shutterstock.com / grmarc
mes futurs ouvrages. Cela tombe bien, l’université de Berkeley, ont produit un
parce que je consacre effectivement une
partie de ma vie à rédiger des livres et
professionnels, classement en rangs percentiles des per-
formances de ces salariés, telles qu’éva-
des articles. Dont acte ! Ce que j’omets de
mentionner, c’est toutes les autres pro-
quels qu’ils luées par leurs supérieurs. Le rang
percentile est une notation qui permet de
fessions que j’ai eu envie d’embrasser au soient situer les individus dans un échantillon
40 % 47 %
de réduction* de réduction*
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74 VIE QUOTIDIENNE
p. 82 Être curieux, c’est du sérieux p. 84 Question du mois p. 86 Le cadeau idéal
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Peut-on se fier
à sa première
impression ?
Nous jugeons les autres en un clin d’œil, d’après la tête
qu’ils ont, leur attitude générale… Toujours
en fonction de notre propre vécu et de nos préjugés.
Pas de quoi livrer de bons résultats !
EN BREF
Par Stefanie Uhrig, docteure en neurosciences
et journaliste scientifique en Allemagne. £ Chaque jour, nous
croisons des inconnus
que nous jugeons,
en bien ou en mal,
en quelques secondes.
Pour ce faire, nous
utilisons les données
dont nous disposons,
par exemple les traits
du visage ou les attitudes
corporelles d’une personne.
£ Cette première
impression repose aussi
sur nos expériences
passées et sur un certain
nombre de préjugés
qui nous habitent. Par
exemple, nous évaluons
souvent les visages
« classiques » de façon
plus positive que les
visages singuliers…
£ De telles impressions
sont rarement fiables.
Mais elles influencent notre
comportement, de sorte
que notre propre attitude
vis-à-vis de cette personne
risque de confirmer notre
jugement initial !
T
PEUT-ON SE FIER À SA PREMIÈRE IMPRESSION ?
Cette personne est-elle digne de confiance ? Ses différentes caractéristiques faciales, comme la hauteur
des sourcils et la forme des coins de la bouche, nous permettent d’en juger. Les traits négatifs, les sourcils bas
et les coins de bouche tombants par exemple, nous influencent souvent plus que les traits qui inspirent confiance.
© A. Todorov et al., The obligatory nature of holistic processing of faces in social judgements, Perception vol. 39, 2010.
personnalité d’un inconnu à partir de ses carac- innocente, mais également plus faible psycholo-
téristiques externes ? Ces questions ne datent pas giquement et moins compétente. La hauteur des
d’hier. Déjà au xviii e siècle, le pasteur suisse sourcils influe également sur la perception d’une
Johann Kaspar Lavater (1741-1801) a inventé le expression faciale a priori neutre : quand ils sont
terme de physiognomonie pour nommer le hauts, la personne semble agacée ou étonnée.
décryptage de la personnalité d’après sa physio- Nous avons aussi tendance à considérer les
nomie. Puis, différents auteurs ont tenté de déter- individus physiquement attrayants comme plus
miner, par déduction à partir de ses traits, les cordiaux, plus forts et plus compétents. Cette
grandes lignes de la vie d’un être humain… Ainsi distorsion cognitive est connue sous le nom
au xix e siècle, le criminologue italien Cesare d’effet de halo : on déduit d’une propriété posi-
Lombroso défendait la thèse du criminel-né tive observable (ici, l’attractivité) d’autres carac-
reconnaissable notamment à la forme de son téristiques positives encore inconnues (par
crâne et à sa denture anormale. exemple, l’amabilité).
Ces idées se sont ensuite révélées totalement D’autres facteurs influent sur la façon dont
fausses. Mais cela ne nous empêche pas de forger nous interprétons les traits d’un visage, à com-
notre première impression à partir de certains mencer par nos propres points de vue. C’est ce
traits du visage. Le fait est que l’on dispose de fort qu’a découvert en 2018 l’équipe du neuroscienti-
peu d’informations au moment où l’on croise fique Jonathan B. Freeman, à l’université de New
quelqu’un pour la première fois. Ainsi, par York. Dans ses expériences, encore une fois, les
exemple, nous évaluons les visages classiques et participants devaient évaluer la fiabilité, l’agres-
simples – grands yeux, tête ronde et petit nez – sivité, la dominance, l’intelligence et la stabilité
plus positivement que les visages plus singuliers. émotionnelle de différents individus d’après leur
De telles proportions rappellent à l’observateur visage. Les sujets devaient aussi estimer la fré-
l’apparence de poupons et donneraient donc l’im- quence à laquelle certains traits de personnalité
pression d’une personnalité plus cordiale, plus sont liés à une même caractéristique physique.
Ainsi, ceux qui étaient fermement convaincus simplificatrices et généralisatrices à propos des
que les personnes intelligentes étaient forcément membres d’un groupe social (voir l’encadré ci-
dignes de confiance attribuaient ces deux traits dessous). En 2009, Robert Livingston, à l’univer-
en se fondant sur des caractéristiques similaires sité Harvard, et Nicholas Pearce, à l’université
des yeux. Mais ce n’était pas le cas des volon- Northwestern, ont confirmé ce constat. Ils ont
taires pensant qu’on pouvait se méfier d’un indi- montré à des volontaires des photos de vrais
vidu intelligent. chefs d’entreprise à la peau foncée ou claire, et
Nos expériences passées interviennent aussi leur ont demandé de juger de leur cordialité et
dans nos jugements et la confiance que nous de leur compétence. Les participants devaient
accordons à quelqu’un au premier coup d’œil, aussi dire à quel point les visages étaient « pou-
comme l’a montré en 2018 la psychologue Oriel pins ». Car normalement, les personnes ayant
Feldman-Hall, de l’université Brown, à Rhode des traits proches de ceux des bébés (des traits
Island. Avec ses collègues, elle a organisé un dits « néoténiques ») sont considérées comme
prétendu jeu de la confiance où un participant moins compétentes et ont donc plus de difficul-
recevait 10 dollars et pouvait les garder ou les tés à atteindre des postes de direction. Fait inté-
répartir entre trois autres joueurs. L’argent reçu ressant : les chercheurs ont observé que les chefs
était alors automatiquement quadruplé, et les
joueurs devaient décider s’ils souhaitaient ou
non restituer la moitié à leur généreux donateur
ou garder l’intégralité de la somme pour eux.
« Parier » sur la bonne personne était une stra-
tégie payante, puisque le participant gagnait
QU’EST-CE
alors 20 dollars au lieu de 10, en choisissant le QU’UN STÉRÉOTYPE ?
« bon » joueur. Mais, bien sûr, il ignorait que les
rôles des trois personnages étaient déterminés
à l’avance : le premier était digne de confiance,
le deuxième un peu moins, et le dernier indigne
de confiance. Au cours du jeu, le participant
finissait par comprendre quelle personne lui
rendait la moitié de son argent, et laquelle gar-
dait tout pour elle.
Chambre de
d’étudiant
l’étudiant Pièce de l’observateur
Rangée
Rangée
© R. B. LOPEZ et al., Media Multitasking is associated with altered processing of incidental, irrelevant cues during person perception, BMC Psychology, DOI 10.1186/S40359-018-0256-X, 2018. £
En désordre
En désordre
L’environnement dans lequel on découvre un inconnu influe aussi en désordre. Parfois, même la pièce où l’on se trouve (à droite)
sur la façon dont on le juge ; l’étudiant (à gauche) dans une chambre quand on voit quelqu’un peut modifier notre façon de le considérer.
rangée semble plus sérieux et plus compétent que dans une pièce Alors que cela n’a pas forcément de lien avec sa personnalité…
Toutefois, il est important de ne pas déduire c’est-à-dire, par exemple, de la largeur du nez de
la personnalité globale d’un individu sur la base l’homme ou de la couleur de sa peau.
d’une seule et brève interaction. C’est pourtant Résultat : plus les accusés correspondaient à
ce que la plupart d’entre nous faisons, car nous ce stéréotype, plus ils risquaient (selon les volon-
oublions que les comportements changent avec taires de l’étude) d’être condamnés à la peine
le temps et les circonstances. Cette distorsion capitale. Des études antérieures avaient égale-
cognitive est appelée erreur d’attribution fonda- ment révélé que dans une société à la peau essen-
mentale : nous accordons trop d’importance à ce tiellement claire, plus les individus ressemblent
que nous percevons d’une personne à un moment au stéréotype « noir », plus ils sont considérés
donné, au détriment des facteurs externes et du comme de potentiels criminels. Et leur apparence
contexte. Il est donc difficile de savoir si notre influence aussi les décisions des juges.
première impression est précise et correcte : elle
dépend d’un trop grand nombre de facteurs tels COMMENT COMBATTRE
que l’environnement, les attitudes de l’individu, LES PRÉJUGÉS
son âge et le nôtre. C’est la raison pour laquelle Malgré cela, Patrick Forscher doute que des
nous jugeons souvent plus favorablement nos choix aussi graves que des décisions de justice
pairs, comparés à des personnes bien plus jeunes ou des élections dépendent réellement de la pre-
ou plus âgées. mière impression. Ce professeur assistant au
Alors pourquoi avons-nous souvent l’impres- département de psychologie scientifique de
sion que notre première évaluation d’une per- l’université de l’Arkansas affirme qu’il faut beau-
sonne est une image fidèle de ce qu’elle est réel- coup de temps, après tout, pour prendre une
lement ? Dans un article de synthèse publié décision mûrement réfléchie. Et Todorov admet
en 2017, la psychologue sociale Leslie A. aussi que « la première impression est constam-
Zebrowitz, de l’université Brandeis, dans le ment modifiée, après que l’on a eu l’occasion
Massachusetts, explique ce phénomène comme d’interagir avec une personne ». Dès que vous
une sorte de prophétie autoréalisatrice. En effet, avez plus de quelques secondes pour considérer
à partir de telles croyances, notre comportement
a tendance à se modifier sans que nous nous en
apercevions, et altère notre relation aux autres
d’une façon qui aboutit bien souvent à confirmer
notre première impression. Par exemple, si un
patron suppose qu’un employé ayant les traits
du visage particulièrement néoténiques est
moins compétent que ses collègues, il lui confie
des tâches plus faciles. Et, quelques semaines
après, se croit conforté dans cette impression : Notre première impression
« Regardez cet employé, il n’effectue que des
tâches simples. » Il oublie qu’il ne lui a pas donné d’une personne dépend aussi
l’occasion de faire ses preuves…
de tout ce que nous voyons
JUGEMENTS ET ÉLECTIONS
SOUS INFLUENCE
d’elle sur internet et les réseaux
Notre première impression influence notre sociaux ; elle est donc biaisée
comportement d’autres façons encore. Diverses
études ont montré que les traits du visage ont une
incidence sur les élections politiques, les déci- quelqu’un ou pour vous informer à son sujet,
sions de justice et le choix du partenaire. Avec votre première impression change. Mais il y a
parfois de graves conséquences, comme l’a mon- tout de même un piège : nous avons tendance à
tré Jennifer Eberhardt. Cette psychologue sociale choisir et à interpréter les informations nou-
de l’université Stanford, en Californie, et ses col- velles de telle sorte qu’elles confirment nos
lègues ont présenté à leurs sujets des photogra- propres attentes et renforcent nos stéréotypes.
phies de 44 hommes à la peau foncée, reconnus En psychologie, on appelle biais de confirmation
coupables du meurtre d’une victime blanche. cette distorsion cognitive.
Cependant, les participants n’en savaient rien. Ils Ainsi, Forscher examine comment les préju-
ne devaient évaluer les visages qu’en fonction de gés inconscients orientent les premières impres-
leur proximité avec le stéréotype « noir », sions et les actes, et tente de corriger ce biais en
Anciens
dispensant une formation à des volontaires. Il Joue joueurs
révèle alors aux participants leurs propres préju-
gés et fournit des informations générales sur les
stéréotypes ainsi que des stratégies pour les sur-
monter. En 2012, il pensait avoir réussi ; lui et ses
collègues espéraient que leur méthode réduirait
la discrimination involontaire des 90 premiers
participants à leur formation. Mais lorsque les
scientifiques ont répété leur expérience cinq ans
plus tard avec près de 300 volontaires au lieu
de 90, ils ont dû constater que la formation n’avait
pas permis de modifier les préjugés inconscients
des participants. Deux ans plus tard, toutefois,
ces derniers étaient plus enclins à laisser en ligne
des commentaires critiques sur les contributions
racistes ou discriminatoires. Il est donc possible
que les volontaires aient quand même été sensi-
bilisés au sujet, à l’issue de la formation, et aient Digne de confiance
ensuite interagi davantage avec des personnes Raisonnablement digne de confiance
d’autres cultures. Ne joue Indigne de confiance
pas
L’IMPORTANCE 23 34 45 56 67 78
DES PETITS DÉTAILS Degré de ressemblance avec l’ancien joueur (en pourcentage)
Parfois, des petits aspects de l’environnement
Qui va jouer avec moi ? Dans une expérience, des candidats devaient
influencent notre impression à propos d’une per- sélectionner leurs partenaires pour participer à un jeu d’argent. La plupart
sonne. En 2018, le psychologue Richard Lopez et ont choisi ceux qui ressemblaient à d’anciens joueurs qu’ils savaient honnêtes.
ses collègues ont demandé à des sujets d’évaluer
un entretien vidéo d’un étudiant : ce dernier était Bibliographie environnement (la pièce propre ou en désordre)
dans sa chambre, qui était bien rangée ou en pour en déduire le caractère de l’étudiant. C’est
désordre, selon les conditions de l’expérience. O. Feldman-Hall et al., parce qu’ils seraient moins capables de trier des
© O. FELDMANHALL et al., Stimulus generalizasion as a mechanism for learning to trust, PNAS vol. 13, 2018, FIG. 4A ;
L’étudiant (campé par Lopez lui-même) s’expri- Stimulus generalization informations sans importance d’informations
mait de la manière la plus neutre possible afin as a mechanism for pertinentes… Ils en tireraient donc des conclu-
que les participants aient du mal à tirer des learning to trust, PNAS, sions erronées.
conclusions sur son caractère à partir de ses pro- vol. 115, E1690-E1697,
pos. Certains volontaires ont vu la vidéo alors 2018. DE FAUX JUGEMENTS
qu’ils étaient assis dans une pièce propre, d’autres R. B. Lopez et al., Media À CAUSE DES MÉDIAS
dans une salle avec du désordre (voir la figure multitasking is La « numérisation » de notre société rend par-
page 79). La plupart des gens penseraient que associated with altered fois encore plus difficile l’évaluation rapide et
l’environnement où ils se trouvent n’influe pas processing of incidental, correcte d’autres personnes. Il est vrai que nous
sur l’image qu’ils se font d’une autre personne. irrelevant cues during obtenons facilement des informations sur
Est-ce vraiment le cas ? person perception, BMC quelqu’un, par exemple en regardant ses réseaux
Pour évaluer la conscience professionnelle Psychology, vol. 6, sociaux. Même cette connaissance change déjà
article 44, 2018.
de l’« étudiant », les participants se sont bien notre point de vue avant même que nous ayons
fondés sur l’aspect de sa chambre, bien rangée L. A. Zebrowitz, First rencontré cette personne. Donc notre première
ou en désordre. Mais ils n’ont effectivement pas impressions from faces, impression d’un individu dépend aussi de toutes
Current Directions in
été influencés par leur propre environnement. les contributions sur internet que d’autres « amis »
Psychological Science,
À une exception près : les volontaires qui vol. 26, pp. 237-242, 2017. écrivent ou partagent. « Supposons que vous
passent souvent d’un média à l’autre, sur leur lisiez que quelqu’un a commis un crime terrible,
téléphone portable ou leur tablette, ou qui n’ar- A. Todorov et al., Social explique Todorov. Si la personne en question
attributions from faces :
rêtent pas de regarder plein d’informations dif- semble folle, les gens sont plus enclins à partager
Determinants,
férentes en même temps. Si vous cherchez occa- consequences, accuracy, l’histoire. » Le psychologue va maintenant étudier
sionnellement sur votre smartphone quels and functional ce phénomène. Parce qu’il peut conduire à la
acteurs ont joué dans tel film, vous savez ce significance, Annual consolidation de faux stéréotypes. Certes, vous
qu’est le multitâche. Ainsi, dans cette expé- Review of Psychology, avez vos propres préjugés. Mais la question est de
rience, les fans de médias et du multitâche ont vol. 66, pp. 519-545, 2015. savoir à quel point vous en êtes conscient et com-
utilisé, de manière inconsciente, leur propre ment vous y faites face. £
JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.
Être curieux,
c’est du sérieux
S’interroger sur le nombre de cheveux qu’il y a sur une tête,
ou sur le poids des nuages : inutile ? Pas du tout. Les dernières
découvertes en neurosciences montrent qu’il faut absolument
favoriser la curiosité sous toutes ses formes, à tout âge.
C ombien de gens
aimeraient savoir ce qui s’est passé
avant le Big Bang ? Et pourtant, à com-
bien d’entre eux ce savoir servirait-il
vraiment dans leur vie quotidienne (à
part les astrophysiciens) ? Voilà la force
sociaux et Youtube. Le coupable serait
une partie de notre cerveau appelée sys-
tème de récompense, qui nous procure
une satisfaction facile et immédiate
lorsque nous nous adonnons à ces activi-
tés. Mais ce même système de récom-
actuelles sur l’importance de la curiosité
dans l’apprentissage, du point de vue des
sciences cognitives. On y apprend que
l’acquisition de connaissances nouvelles
stimule aussi le circuit de la récompense.
Apprendre est donc une source de plai-
de la curiosité : bien qu’elle paraisse par- pense pourrait être activé efficacement, sir, grâce notamment à la curiosité qui
fois gratuite, voire inutile, elle est irré- non par des activités en ligne, mais par la semble se caractériser par une recherche
pressible. Et elle pourrait même nous curiosité, par l’envie d’apprendre et le de connaissances nouvelles sans autre
aider à faire face aux défis de l’avenir, besoin d’étancher sa soif de découverte ! but immédiat que le plaisir de savoir.
Shutterstock.com/Lucky Team Studio
Bibliographie
PSYCHOLOGIE
LA RÉPONSE DE
ANNE MILEK ET MATTHIAS MEHL
Chercheurs à l’université de Münster, en Allemagne, et à l’université de l’Arizona.
un enregistreur audio pendant plusieurs tiques recueillies). abordent plus fréquemment les questions
jours 24 heures sur 24, ce qui a permis Mais quelles différences dans la rhéto- de conflit dans la relation de couple. À cet
d’enregistrer tous les bruits dans leur envi- rique individuelle, d’un individu à l’autre égard, les hommes ont tendance se mon-
ronnement, cinq fois par heure pendant et indépendamment du sexe ! Le répon- trer plus prudents. Conclusion : hommes
une demi-minute. L’évaluation de ces dant le plus silencieux de l’étude (un et femmes ont un budget lexical équiva-
agendas acoustiques a révélé, tout d’abord, homme) énonçait à peine plus de 800 mots lent du point de vue de la psychologie du
que la capacité de conversation des par jour… Le plus disert (également un langage. Quand, comment et dans quel
hommes et des femmes ne diffère pas de homme) débitait plus de 47 000 mots à la but ils le dépensent… voilà où se situe la
façon significative dans leur v ie journée ! Soit presque 60 fois plus ! différence ! £
Le cadeau
idéal Par Melanie Nees, sociologue et journaliste scientifique en Allemagne.
A
les liens que nous entretenons avec le receveur.
EN BREF
u pied du sapin de Noël, £ Faire un cadeau à son destinataire renforce-t-il une relation, ami-
vous vous demandez peut-être si les personnes à une personne permet cale ou amoureuse ? Et celui qui plaît seulement
en général de renforcer
présentes ce soir-là ont trouvé pour vous le la relation que l’on au donneur la détériore-t-il ?
« bon » cadeau. Vous avez même une petite boule entretient avec elle.
au ventre en attendant l’ouverture. Le moment CE QUE LES CADEAUX RÉVÈLENT DE NOUS
où vos proches déballent leurs propres présents £ Mais, contrairement Intuitivement, on se dit souvent que c’est le
à ce que l’on croit,
est tout aussi excitant. Vous êtes impatient de voir un cadeau révélateur cas. En 2015, des psychologues sociaux de l’uni-
s’ils sont heureux ou déçus. Dans un épisode de de la personnalité du versité Simon Fraser de Burnaby, au Canada, ont
la série comique américaine The Big Bang Theory, donneur plaira davantage interrogé 500 personnes sur le sujet. Conclusion :
le personnage principal Sheldon, habituellement qu’un cadeau destiné à la majorité souhaite offrir un cadeau dans le
peu familier, saute sur sa voisine Penny pour satisfaire les préférences meilleur intérêt du bénéficiaire. Parce que, évi-
du bénéficiaire.
l’embrasser. La raison : elle a offert au fan de Star demment, chacun préfère recevoir quelque chose
Trek qu’il est une serviette de table signée par £ Dans tous les cas, qui lui plaît… Et pourtant, le même groupe de
l’acteur de M. Spock, Leonard Nimoy. Et autour si vous vous êtes donné recherche dirigé par Lara Aknin a aussi réalisé
du même sapin, Amy, la petite amie de Sheldon, beaucoup de mal pour une expérience qui semble indiquer le contraire ;
trouver quelque chose,
est si déçue par le DVD qu’il lui a donné qu’elle cela se sentira et on vous dans cette étude, les psychologues ont invité
lui claque la porte au nez ; au prétexte que ce film en saura gré, même 117 volontaires dans leur laboratoire avant de
n’intéresserait en fait que lui. Un cadeau qui plaît si vous tombez à côté. demander à la moitié d’entre eux d’offrir à un
© L.B. Aknin et al., Giving leads to happiness in young Children, PLoS ONE, vol. 7, e39211, 2012, fig. 2 ( journals.plos.org/plosone/ article?id=10.1371/journal.pone. 0039211) / CC BY 3.0 (creativecommons.org/licenses/ by/3.0/legalcode)
musique qu’ils aimaient eux-mêmes.
Chaque destinataire a d’abord reçu par e-mail
la chanson que son donneur avait sélectionnée
pour lui. Puis, dans un court questionnaire en
ligne, il évaluait la qualité de leur relation, par C omme le montre une expérience, c’est déjà vrai chez
des enfants de 22 mois : à l’université canadienne Simon
Fraser de Burnaby, Lara Aknin et ses collègues ont habitué
exemple à quel point il se sentait proche de lui.
Le résultat fut surprenant : les bénéficiaires se des enfants à jouer avec une peluche et à lui faire des câlins (a).
sentaient plus proches du donneur (qu’il s’agisse Puis ils recevaient un bonbon de l’expérimentateur, lequel
d’un ami, d’un partenaire ou d’un membre de la en donnait aussi un, apparemment trouvé par hasard,
famille) si la musique correspondait aux goûts au singe en peluche. Ensuite, on demandait aux enfants d’offrir
propres de ce dernier. à l’animal une autre sucrerie, également trouvée comme
Comment expliquer ce constat étonnant ? par hasard par l’expérimentateur (b). Enfin, les jeunes devaient
Pour Aknin et ses collègues, nous apprécions les proposer à la peluche un de leurs propres bonbons (c).
cadeaux qui disent quelque chose de la personne Question : qu’est-ce qui rendait ces enfants plus heureux ?
qui les offre, et c’est cela qui conforte notre rela- Réponse : primo, le fait de donner leur propre bonbon au singe ;
tion vis-à-vis de cet individu. Des études anté- deuxio, le fait que l’expérimentateur l’ait fait aussi avant eux
rieures avaient déjà montré que les actes ou et, tertio, le fait qu’ils se voient offrir une sucrerie.
paroles à travers lesquels nous nous ouvrons Recevoir un cadeau a donc fini en dernière place !
auprès des autres ont le pouvoir de rapprocher les
gens les uns des autres. Dans certaines limites, a
bien sûr… Il ne s’agit pas de tomber complète-
ment à côté des goûts du destinataire !
QU’OFFRONS-NOUS
À NOS PROCHES ?
S elon une enquête réalisée en Allemagne en 2015,
la majorité des adultes achètent leurs cadeaux Quand les hommes
de Noël en décembre, 1 sur 5 seulement
les 2 semaines précédant la date fatidique. Et ils expriment leur amour
y consacrent en moyenne 266 euros. Les livres,
les jouets, les vêtements, les bons d’achat, les
avec des fleurs ou
produits cosmétiques et les parfums sont tous sous
le sapin de Noël. Mais il y a aussi de l’argent (dans
d’autres petits cadeaux,
23 % des cas), de la nourriture et des boissons (22 %), la relation avec leur
des CD et DVD (16 %), des bijoux et des montres
(13 %), ainsi que des abonnements et des billets partenaire est plus courte
pour des événements (14 %).
Selon une autre enquête réalisée en France en 2018,
que s’ils ne font rien !
1 Français sur 3 met de l’argent de côté toute l’année pour
offrir des cadeaux à ses proches à Noël et ainsi dépenser
en moyenne 340 euros pour 8,5 cadeaux. Pour disposer
des meilleurs prix et éviter la cohue des magasins
en décembre, 66 % des Français font leurs courses avant
décembre et 18 % ne commandent que sur Internet
(seuls 27 % font leurs achats uniquement en magasin).
Livres
37 %
Cosmétiques Jouets
et parfum
25 % 33 %
© Cerveau&Psycho
Bons d’achat
26 %
BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à :
Cerveau & Psycho – Service abonnements – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr
Groupe Pour la Science - Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris cedex
14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 58.14 Z
4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p.94 Neurosciences et littérature
A N A LY S E SÉLECTION
Bernard Schmitt
NEUROSCIENCES
NUTRITION Le Surpoids La méditation,
Jean-Michel Lecerf Quæ 2019, 152 pages, 19 € c’est bon pour le cerveau
Steven Laureys,
Odile Jacob,
L
2019, 273 pages, 21,90 €
e poids, phobie contemporaine ? Maigrir, un fantasme
collectif omniprésent ? Certes, l’épidémie d’obésité est une
réalité inquiétante, aux conséquences de santé publique
sévères : en France, les enquêtes révèlent que le nombre
de personnes dépassant l’indice de masse corporelle (IMC)
« normal » augmente depuis plus de vingt ans, ce qui se traduit par
PSYCHOLOGIE
DU TRAVAIL
Stop au burn-out !
L ’histoire de Steven
Laureys pourrait être
celle de Monsieur Tout
Anne-Lise Schwing
un risque accru de contracter toute une série de pathologies ; le Monde : à la suite
Odile Jacob
et la situation est pire aux États-Unis ou dans les pays émergents. d’un divorce douloureux,
2019, 208 pages, 18,90 €
Mais gardons-nous, face à tous ceux qui désespèrent de perdre il s’est mis à la méditation
du poids, de faire des raccourcis qui ne résolvent rien. Comprendre pour y trouver un peu
les multiples causes de l’obésité, décortiquer les mécanismes d’apaisement. Seulement
sous-jacents et faire preuve de pédagogie, tel est l’objectif de
Jean-Michel Lecerf, chef de service en endocrinologie et maladies
métaboliques à l’institut Pasteur de Lille. Car prendre inexorablement
L orsque notre métier
nous épuise, ce n’est
pas toujours à cause de
voilà, Laureys est aussi
un neurologue
mondialement connu.
du poids, est-ce dans la tête ? Dans l’assiette ? Dans la génétique ? la quantité de travail : Tout en s’initiant aux
Dans le comportement et l’alimentation des parents bien avant notre relation aux autres pratiques contemplatives,
la naissance ou dans l’éducation durant l’enfance ? Dans l’hygiène est souvent en cause, il a alors mené de
de vie (sédentarité) ? Dans le microbiote ? Mais n’est-ce pas surtout comme nous l’explique fascinantes expériences
dans le modèle de société qui crée des obèses tout en les la psychiatre Anne-Lise d’imagerie cérébrale,
stigmatisant ? Le miroir que nous renvoie la société est culpabilisant Schwing. Faute de savoir notamment chez des
et nous laisse en désespoir d’un mieux-être idéalisé hors d’atteinte. affirmer nos droits, nous méditants experts comme
Cette distorsion est source d’angoisse, le plus souvent compensée ruminons ce qui ne nous le moine bouddhiste
par une consommation irraisonnée, favorisée par l’industrie plaît pas et accumulons Matthieu Ricard. Dans cet
agroalimentaire et le matraquage publicitaire. Ce livre a le mérite un stress délétère. N’avez- ouvrage passionnant,
d’expliquer de façon simple et claire les différentes méthodes vous jamais été confronté, il nous raconte cette
actuelles de prise en charge. Il fait également la part belle par exemple, à un trajectoire scientifique
à la prévention, aux politiques de santé publique et aux mesures collègue toujours en et personnelle, avec
d’aide aux choix alimentaires. Il laisse entrevoir les pistes de demain retard à qui vous n’osiez un enthousiasme
en incitant à fuir les régimes et autres injonctions non fondées. pas en faire la remarque ? communicatif. Et sa
Mais, surtout, il renferme un message profondément humain : Ce petit livre, qui alterne conclusion est sans
on ne soigne pas un symptôme, mais des personnes en souffrance. questionnaires, conseils et équivoque : le cerveau
Ce livre nous rappelle qu’apprendre à manger, c’est apprendre exemples, vous apprendra est comme un muscle
à s’estimer et à se faire du bien. À dévorer, donc ! à identifier ces réactions que l’on peut entraîner
Bernard Schmitt est médecin, chercheur au Cernh (Centre dysfonctionnelles grâce à la méditation.
d’enseignement et de recherche en nutrition humaine), à Lorient, et à les troquer contre
et cofondateur de la filière nutritionnelle « Bleu-Blanc-Cœur ». de plus saines.
COUP DE CŒUR
Alix Cosquer
NEUROSCIENCES
Cervocomix SANTÉ Natura
Jean-François Marmion Pascale d’Erm Les liens qui libèrent 2019, 224 pages, 18 €
et Monsieur B,
Les Arènes BD
Q
2019, 168 pages, 22,90 €
ui n’a jamais eu l’intuition, au sortir d’une promenade
en forêt ou au détour d’un parc, que la nature fait
PATHOLOGIE profondément du bien ? C’est cette intuition qui a poussé
P
Tout savoir sur les TOC erception, mémoire, la journaliste Pascale d’Erm à partir pour un voyage
pour mieux les vaincre émotion, langage… à travers le monde, à la rencontre de chercheurs que
Lionel Dantin, In Press En 168 pages, cette passionne le sujet. Son ouvrage, très documenté, parle ainsi
2019, 214 pages 11,90 € bande dessinée parvient de notre relation au vivant et de la manière dont le contact avec
à aborder un nombre la nature nous régénère et nous transforme.
impressionnant de Les projets qui visent à mettre un peu plus de vert dans nos vies
«
P rès de trois
personnes sur dix
atteintes de TOC vivent
thèmes clés des
neurosciences et de la
psychologie. Le cerveau
fleurissent un peu partout. Au Japon, des millions de personnes
pratiquent régulièrement des « bains de forêt ». Au Danemark,
près de 700 écoles maternelles font régulièrement classe au milieu
à un moment donné une lui-même y est interviewé des bois… En Grande-Bretagne, des séances de jardinage actif
dépression moyenne par une présentatrice (la green gym), soutenues par les services de santé locaux, attirent
à sévère », nous explique star. Avec un sens un nombre croissant de pratiquants…
le psychiatre Lionel poussé de la pédagogie Toutes ces initiatives sont suivies avec attention par les scientifiques.
Dantin. C’est que ces et de la synthèse, iI nous Et leurs conclusions convergent : la nature a de nombreux bénéfices
angoisses irrationnelles, explique tous ses secrets sur la santé et le bien-être. Diminution des risques cardio-
qui conduisent les et rétablit au passage vasculaires, restauration des fonctions psychiques, stimulation
patients à rechercher la vérité sur quelques des émotions positives, baisse de la dépression… Dans nos modes
l’apaisement à travers mythes, comme le fait de vie urbains, qui sollicitent notre attention jusqu’à l’épuiser
toutes sortes de rituels, qu’il ne fonctionne qu’à et génèrent du stress, la présence et le contact à la nature s’avèrent
sont très difficiles à vivre. 10 % de ses possibilités. de précieux contrepoints.
L’auteur puise ici dans La personnalisation Au-delà des individus, ces recherches révèlent aussi les bénéfices
diverses théories fonctionne bien, la mise sociétaux associés : l’aménagement de parcs urbains est un moyen
psychologiques, ainsi en scène est efficace de progresser vers plus de justice sociale, les bienfaits
que dans la philosophie et pleine d’humour. Aussi de ces derniers étant maximaux chez les populations défavorisées.
et l’anthropologie, pour décapant qu’instructif. Ce qui pourrait aller jusqu’à inspirer de nouvelles stratégies de santé
décrire ce qui se déroule publique ! Dotée d’un vrai talent de vulgarisatrice, l’autrice rend
dans leur tête, avant de compte de tous ces travaux avec clarté mais sans simplisme. Face
présenter les thérapies au constat d’une nature qui disparaît sous la pression des activités
existantes. Cet ouvrage humaines et d’un lien au vivant qui s’érode, son plaidoyer argumenté
au point de vue très large pour remettre la nature au cœur des priorités fait mouche. De quoi
devrait être utile aussi donner envie de s’y mettre sans attendre.
bien aux victimes de ce Alix Cosquer est chercheuse au Centre d’écologie
trouble qu’aux soignants. fonctionnelle et évolutive (CEFE, CNRS), à Montpellier.
SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.
Zola
Au bonheur des kleptomanes
Le roman Au Bonheur des Dames relate
l’émergence de la kleptomanie concomitante
à la naissance des grands magasins. Une description
magistrale qui questionne la nature même
de ce « vol compulsif » : simple délit, maladie mentale
ou produit d’un contexte social particulier ?
L es maladies mentales
existent-elles réellement ou sont-elles de
pures créations culturelles ? Cette question
est au cœur de la réflexion psychiatrique depuis
les débuts de la discipline et n’a cessé de réémer-
ger tout au long de son histoire. C’est ce qu’il-
EN BREF
£ Dans ce roman
de Zola, Madame Boves
éprouve un besoin
irrésistible de voler
à l’étalage.
L’intrigue porte sur les relations entre Octave
Mouret, le jeune patron de l’enseigne ayant donné
son nom au roman, et Denise Baudu, jeune et
pauvre provinciale qui cherche sa place dans ce
nouvel univers compétitif et cruel. Mais les per-
sonnages servent surtout de prétexte pour compo-
lustre l’exemple de la kleptomanie, un diagnostic ser le tableau de cette nouvelle ère. Tous sont
£ Les psychiatres
indissociable des composantes médicales, juri- se sont longtemps affectés par la montée en puissance de ce magasin
diques, économiques et sociales qui l’ont vu interrogés sur la nature monumental avec l’immense et insatiable foule qui
naître et se développer au xix e siècle. de la kleptomanie, non s’y presse, la lente érosion du petit commerce qui
Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’Émile Zola, sans un certain nombre l’accompagne, et les nouveaux types de relations
fin observateur de son époque, ait su en capturer de préjugés sexistes personnelles et professionnelles qui s’y jouent. De
et sociaux.
l’essence. Méticuleusement documenté, son roman la modeste employée aux politiciens et promoteurs
Au Bonheur des Dames, publié en 1883, décrit £ Les psychiatres immobiliers, tous semblent pris d’une étrange
l’ascension irrésistible des grands commerces et la se sont longtemps fièvre, une folie qui « détraque les nerfs » et altère
naissance de ce qu’on appellera plus tard la société interrogés sur la nature les comportements.
de la kleptomanie, non
de consommation. Et si le terme « kleptomanie » sans un certain nombre C’est dans ce portrait incisif de la « modernité »,
n’apparaît pas dans l’ouvrage, un des personnages de préjugés sexistes situé par Zola dans les années 1860, qu’intervient
semble souffrir de cette étrange affection. et sociaux. la kleptomanie. Dans une discussion avec un
ils brassent des sommes considé- plus récent des manuels diagnostics,
rables, bouleversent les codes Pourquoi le DSM-5, la considère comme une
sociaux et font sensation. La j’ai aimé ce livre maladie mentale, caractérisée
réclame et de nouveaux modes de notamment par l’incapacité récur-
vente créent des besoins qui n’exis- Faire d’un grand rente de résister à l’impulsion de
taient pas auparavant. Une foule magasin le personnage voler des objets sans valeur ou inu-
d’un genre nouveau s’y précipite, tiles (Madame Boves est « ravagée
central d’un roman était
éprise de progrès et consciente d’un besoin furieux, irrésistible »,
une gageure. Sous
d’accéder à des privilèges long- ainsi que par une sensation de plai-
temps réservés à la haute bourgeoi- la plume de Zola, sir et de satisfaction lors du vol (la
sie. Oisiveté, caprices, dépenses, le Bonheur des Dames « jouissance âpre » évoquée par
loisirs se démocratisent. est, tour à tour, une cathédrale, Zola). Les patients en viennent à
un paquebot, une usine, une machine, accumuler des objets hétéroclites
MANIE OU EXCUSE ? un organisme vivant qui souffle, vibre, dans des cachettes, souvent sans
C’est dans ce contexte, exposé respire, pulse, avale et recrache même ôter leur emballage.
de main de maître par Zola, que impitoyablement ses visiteurs
s’épanouit la kleptomanie, qu’on imprudents. Fresque monumentale LA ZONE DU CONTRÔLE DE SOI
désigne aussi sous les noms de « vol et perspicace de la société ENDOMMAGÉE ?
pathologique », « vol absurde », « vol La kleptomanie est pour l’heure
de consommation, empreinte
compulsif » et même « magasinite ». considérée comme un trouble
d’une ironie indémodable, cette
Les vols deviennent en effet un pro- impulsif, mais sur le plan théorique
blème majeur dans cette organisa- œuvre interroge encore, un siècle elle est de plus en plus souvent asso-
tion qui consacre le triomphe de et demi plus tard, notre rapport ciée au spectre des conduites obses-
l’anonymat et de l’étalage de pro- aux choses, à l’argent et au désir. sionnelles ou addictives. On trouve
duits. Or nombre des voleuses sont en effet des liens forts avec d’autres
des femmes « respectables », souvent troubles, en particulier la boulimie,
Sebastian Dieguez
très riches. Pourquoi des dames for- le trouble bipolaire et l’abus de subs-
tunées, qui ont déjà tout, voleraient- tances, et un nombre considérable
elles des babioles sans intérêt ? de tentatives de suicide. Sur le plan
Absurde ! Plutôt que les punir, on neurobiologique, une seule étude,
préfère les décréter « kleptomanes ». de petite échelle, existe : elle montre
Si on continue à imputer leur consti- de légères altérations de la subs-
tution fragile, on admet désormais tance blanche dans le cortex frontal
aussi que c’est la nouvelle donne inférieur, impliqué dans le contrôle
commerciale elle-même qui contri- du comportement et dans l’évalua-
bue à dérégler leurs sens : elles ne Bibliographie tion des conséquences de ses actes.
peuvent tout simplement pas résis- Globalement, on connaît donc
ter à cette machine spécialement J. Grant et al., White encore mal ce trouble, considéré
conçue pour les exploiter et les matter integrity in klep- comme rare (bien qu’on ne sache
rendre folles. tomania : A pilot study, évidemment rien du taux réel de
Bien sûr, pour ce qui concerne Psychiatry Research kleptomanes qui ne demandent pas
Neuroimaging, vol. 147,
les pauvres et les classes sociales d’aide et ne se font pas attraper).
pp. 233-237, 2006.
les plus modestes, il n’est jamais En observateur de génie, Zola a
question d’évoquer la kleptomanie. M. Goldman, su en décrire toute l’ambiguïté et la
Ceux-là ont des raisons rationnelles Kleptomania : Making complexité, de l’impulsion irration-
sense of the nonsensical,
de voler, il est donc exclu d’attri- nelle à la honte subséquente, en pas-
American Journal of
buer leur comportement à un Psychiatry, vol. 148, sant par la volupté de l’acte lui-
trouble mental. Et la prison reste pp. 986-996, 1991. même, qui ne pouvait exister que
leur punition. dans un contexte social et culturel
P. O’Brien, The klep-
En dépit de son passé trouble, tomania diagnosis : donné. Qui, aujourd’hui, saura anti-
franchement misogyne et bizarre- Bourgeois women and ciper et décrire les bouleversements
ment élitiste, et du fait que le theft in late nineteenth- psychiques qui nous guettent, à
© Folio Gallimard
contexte social joue un rôle indé- century, Journal of l’heure où les grands magasins, qu’on
niable dans son expression, la klep- Social History, vol. 17, croyait indestructibles, subissent à
tomanie semble correspondre à un pp. 65-77, 1983. leur tour l’offensive de nouveaux
problème psychique bien réel. Le « progrès » inéluctables ? £
CRÉTINISME MAGASINITE
p. p.
64 94
p.
29 HOMME-LOUP
« Le réveil de structures cérébrales ancestrales expliquerait pourquoi on se sent devenir
loup – ou un autre animal – dans les états de transe. » Steven Laureys, neurologue.
11 % PARANOÏA
p. p.
14 58
de temps de vie
en plus pour Les situations d’ambivalence informationnelle
les personnes
au caractère (scandales sanitaires, notamment), où l’on manque
le plus optimiste, d’informations précises, frustreraient le besoin de sens
par rapport
aux plus de notre cerveau. Nous serions alors particulièrement
pessimistes. attirés par les théories conspirationnistes,
qui expliquent tout par des causes cachées.
p.
74 EFFET HALO
p.
38 200
Nous avons tendance à juger les personnes écoles en France pratiquent
physiquement attrayantes comme étant également l’enseignement Montessori.
plus cordiales, plus fortes et courageuses. C’est Il s’agit principalement
l’effet halo : on se base sur une qualité observable d’établissements privés,
de cycle élémentaire
pour en déduire que la personne a d’autres atouts ou primaire.
que l’on ne voit pas encore…
Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal décembre 2019 – N° d’édition : M0760116-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 240746 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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