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N° 104 Novembre 2018 M 07656 - 104 - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@b@k@o@a";
FOMO : CETTE PEUR DES
OCCASIONS MANQUÉES
QUI NOUS GAGNE

SE RECONSTRUIRE
APRÈS L’ÉPREUVE
Dernières découvertes
sur la résilience
avec Boris Cyrulnik
PSYCHOLOGIE
SOCIALE
LE POUVOIR
ÉTONNANT
DES EXCUSES
CLIMAT
LES RAISONS
DE NOTRE
INACTION
PHOBIE SCOLAIRE
DES SIGNES D’ANXIÉTÉ
À REPÉRER
AU PLUS TÔT

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD,
TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
COLLECTION

Une lecture simple


et rapide de la recherche
actuelle

Action sociale Croyez-vous aux Le management


et empowerment théories du complot ? juste
Bernard VALLERIE Anthony LANTIAN Thierry NADISIC
Un ouvrage synthétique, centré sur Pour comprendre les mécanismes Premier livre pour le grand public
le développement du pouvoir d’agir, de croyances attachés aux théories sur les dernières recherches en
pour aider les personnes en difficulté du complot de plus en plus prégnantes comportement organisationnel. Une
sociale à devenir actrices de leurs dans les médias depuis quelques autre vision du management avec,
propres changements. années. en exergue, le bien-être au travail.
Une coédition UGA Éditions et PUG Une coédition UGA Éditions et PUG Une coédition UGA Éditions et PUG
2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4230-7 2018 – 80 p. – ISBN : 978-2-7061-4229-1 2018 – 96 p. – ISBN : 978-2-7061-4228-4
Diffusion Sofédis

uga-editions.com
3

N° 104

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 16-17
Lionel Naccache SÉBASTIEN
Neurologue, chercheur en neurosciences cognitives
à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris,
BOHLER
Lionel Naccache explore les bases cérébrales de Rédacteur en chef
la conscience humaine et des états limites comme
le coma ou les états de conscience minimale.

Le temps
p. 58-64
d’un café
Boris Cyrulnik
Psychologue et neuropsychiatre, il est directeur
d’enseignement à l’université Toulon-Var. Grand
spécialiste de la résilience, Boris Cyrulnik s’intéresse
aujourd’hui aux traumatismes psychiques qu’ont subis
les victimes des attentats, ainsi qu’à leur guérison.

V
ous êtes avec quelques amis dans une maison en flammes. Il n’y
a aucune issue et par la fenêtre on voit les flammes lécher les
murs en remontant du rez-de-chaussée. Il reste un peu de café
pour ceux qui en veulent. Que faites-vous ?
1) Vous vous dites qu’il reste au moins cinq minutes avant
que les flammes n’atteignent votre étage, et que vous avez bien le temps de
prendre un café.
p. 70-74
2) Vous pensez que vous résistez plutôt bien aux flammes. Les autres vont
Fabien Girandola certainement rôtir, mais vous, ça devrait aller.
Professeur de psychologie sociale de la communication
à l’université d’Aix-Marseille, Fabien Girandola mène ses 3) Vous avez tout de suite repéré le truc : ces flammes ne sont pas réelles.
recherches sur le changement de comportement et les Ce sont des effets spéciaux créés par des gens qui veulent vous effrayer, peut-
techniques de persuasion douces (nudges), notamment être pour prendre le café qui est dans la pièce.
dans le contexte du réchauffement climatique. 4) En fait, vous n’êtes pas tout à fait sûr que ces flammes soient vraiment
truquées, mais ce que vous voyez, c’est que plusieurs de vos camarades sont
d’accord avec vous. Et ça, c’est intéressant parce que ça va vous permettre de
vous liguer contre les autres pour prendre tout le café qui reste.
Résultats du test : si vous avez répondu 1), 2), 3) ou 4), vous êtes mort.
Si vous avez répondu une quelconque combinaison aussi, d’ailleurs. Le
problème : une partie très importante de l’humanité, confrontée aux
échéances climatiques catastrophiques qui se profilent, a tendance à
p. 82-85 répondre 1), 2), 3) ou 4).
Daniela Ovadia Vous le verrez en page 70. Maintenant, il y a plein d’autres choses très
Codirectrice du laboratoire Neurosciences et société intéressantes dans ce numéro, comme l’indispensable résilience qui nous
de l’université de Pavie, Daniela Ovadia étudie les biais
cognitifs qui nous induisent en erreur dans des permet de nous reconstruire après une épreuve difficile, ou la redécouverte
domaines aussi variés que la prise de décision, de notre odorat, véritable sens oublié. Mais ça, c’est pour agrémenter les
les émotions ou les comportements sociaux. cinq minutes qui nous restent autour d’un bon café. £

N° 104 - Novembre 2018


4

SOMMAIRE
N° 104 NOVEMBRE 2018
p. 51-69
Dossier
p. 18 p. 26 p. 36 p. 44

p. 6-49

DÉCOUVERTES p. 51

SE
p. 6 ACTUALITÉS
Ados : pourquoi tant de désordre ?
p. 34 I NFOGRAPHIE
Quand meurt RECONSTRUIRE
Un détecteur de mauvaise humeur
dans le cerveau
« Resynchroniser »
le cerveau
Après l’arrêt du cœur, un compte à rebours
APRÈS
les schizophrènes ? 
Sans eau, notre cerveau rétrécit !
fatal commence…
Anna von Hopffgarten et Martin Müller L’ÉPREUVE
p. 52 N
 EUROBIOLOGIE
p. 36 PERCEPTION
p. 16 FOCUS RENAÎTRE APRÈS
Pour les traumatisés, Les superpouvoirs L’ÉPREUVE
impossible d’oublier de notre nez Certaines personnes semblent mieux
À cause d’un mécanisme d’oubli défaillant, Il détecterait jusqu’à un milliard d’odeurs et « cicatriser » que d’autres après un drame.
les scènes pénibles resurgissent. surpasserait parfois celui du chien. Comment On commence à comprendre pourquoi.
Lionel Naccache a-t-on pu le sous-estimer à ce point ? Jana Strahler
Frank Luerweg
p. 18 N
 EUROBIOLOGIE p. 58 I NTERVIEW
Quand l’immunité p. 44 MÉDECINE
CRÉER LES CONDITIONS
monte à la tête Des ultrasons pour DE LA RÉSILIENCE
Le système immunitaire aurait la capacité guérir le cerveau Chaque cas est particulier, mais le rôle
de modifier le fonctionnement du cerveau. Des ondes à haute fréquence traitent de la parole est toujours essentiel
Jonathan Kipnis maintenant certains dysfonctionnements pour relancer les mécanismes de plasticité
cérébraux et maladies mentales. du cerveau.
p. 26 C
 AS CLINIQUE Esther Landhuis Boris Cyrulnik
L’enfant qui ne voulait p. 66 N
 EUROSCIENCES
plus aller à l’école QUAND L’ESPRIT RÉPARE
Vomissements, sueurs froides, estomac
serré : la peur panique de l’école a chez Éric LE CORPS
une origine… familiale. Travailler sur les états de stress
Grégory Michel (par la méditation, notamment) enclenche
des mécanismes de réparation interne
après une maladie grave.
Patricia Thivissen
Ce numéro comporte un encart abonnement Esprit Yoga sur une sélection d’abonnés France Métropolitaine.
En couverture : © Shutterstock.com/mokokomo ; © Getty Images/Eric Fougere/Contributeur

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5

p. 94

p. 78

p. 82 p. 88

p. 70
p. 92

p. 70-81 p. 82-91 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 70 R
 ETOUR SUR L’ACTUALITÉ p. 82 M
 ATHÉMATIQUES p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES
Climat : les raisons Nul en statistiques ? La Plus Belle Histoire
de l’intelligence
de l’inaction C’est normal ! Le corps est le seul langage
La démission de Nicolas Hulot pose Non, on n’a pas plus de chances de gagner qui ne ment pas
la question de nos propres manquements. au loto si on a perdu 10 fois. Mais notre Évaluer le risque de suicide
Une liste de biais cognitifs longue comme cerveau n’est pas très doué en statistiques. Le Cerveau
le bras. Daniela Ovadia Pourquoi nous dormons
Fabien Girandola
Les Profils émotionnels 
p. 86 L A QUESTION DU MOIS
p. 76 PSYCHO CITOYENNE Pourquoi se sent-on p. 94 N
 EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
bien après le sport ?
L’exercice physique dissipe l’anxiété
SEBASTIAN
et modifie l’activité des centres
CORALIE CHEVALLIER DIEGUEZ
ET NICOLAS BAUMARD émotionnels du cerveau.
Jeannine Stamatakis

Docteur, Les Hommes protégés


p. 88 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT Prodigieux effet d’inversion imaginé
votre patient est mort par Robert Merle dans ce roman de 1974 !
C’est la seule solution qu’ont trouvée Imaginant une société dominée par
les autorités sanitaires américaines NICOLAS
les femmes, il montrait les aberrations
GUÉGUEN
pour faire reculer le nombre de morts de l’actuelle domination masculine.
par opioïdes prescrits médicalement.

p. 78 P
 SYCHOLOGIE SOCIALE
Excusez-moi !
L’angoisse de De l’intérêt de
l’occasion manquée demander pardon
Dans le doute, excusez-vous : vous serez vu
Les réseaux sociaux nous proposent comme un être chaleureux, sensible et doté
un trop-plein d’opportunités que nous d’une bonne estime de soi.
ne pourrons jamais saisir.
D’où... l’angoisse !
Theodor Schaarschmidt

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6 DÉCOUVERTES
p. 16 Focus p. 18 Quand l’immunité monte à la tête p. 26 L’enfant qui ne voulait plus aller à l’école p. 34 L’infographie 

Actualités
Par la rédaction

NEUROSCIENCES

Ados : pourquoi
tant de désordre ?
Votre adolescent ne veut pas ranger sa chambre ? Il préfère passer son
temps sur Youtube que de réviser ses examens ? La raison : son cerveau
ne fait pas le lien entre l’effort et le bénéfice qu’il en retirera plus tard.

C
 . Insel et al.,
Nature Communications,
vol. 8, p. 1605, 2018.

« R évise tes
examens au lieu de passer des
heures sur Youtube ! » Quel parent
n’a jamais essayé de faire com-
prendre à son adolescent que cer-
taines activités ne lui apportent pas
grand-chose mais l’empêchent, en
revanche, de développer des com-
pétences qui pèseront lourd dans
ses réalisations futures ?

UN CERVEAU ERRATIQUE ?
Oui, mais… le cerveau adolescent
ne raisonne pas comme ça, viennent
de démontrer des chercheurs de
l’université Harvard. Lorsque vous
avez un travail pénible à fournir,
vous, la personne adulte, rationnelle
et responsable, vous envisagez auto-
© Shutterstock.com/Toltemara

matiquement le bénéfice que cela


peut vous rapporter, et bien évidem-
ment, plus ce bénéfice futur est
élevé, plus vous êtes capable de
vous astreindre à une tâche ardue et
rébarbative. Chez les adolescents de
13 à 18 ans, cette connexion ne se fait

N° 104 - Novembre 2018


7

p. 36 Les superpouvoirs de notre nez p. 44 Des ultrasons pour guérir le cerveau

SÉCURITÉ ROUTIÈRE

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


70 % des jeunes
écoutent leurs
parents

pas vraiment... Par exemple, dans les peut-être pas été suivi d’effets très
expériences menées à Harvard, sou- probants. Alors, comment faire ? La

S
mis à des épreuves de concentration question tient plutôt à ce qui a de la
dont l’enjeu varie de 20 cents à 1 dol- valeur pour eux. Ce que nous consi-
lar, ils n’ajustent pas leur degré d’ef- dérons comme des enjeux (le dollar
fort à la mesure de l’enjeu. de l’expérience, un diplôme obtenu
Pourquoi cette incapacité à doser ou non, un métier, des problèmes de
son investissement en fonction des santé) n’en sont pas forcément pour
résultats potentiels ? Sur le plan céré- leur cerveau. Peut-être cet organe en elon un sondage réalisé par Ipsos
bral, la capacité à se motiver en fonc- pleine transformation ajuste-t-il son pour la fondation Vinci Autoroutes, auprès de
tion d’un enjeu dépend d’une effort en fonction d’autres para- 1 000 jeunes de 18 à 24 ans et de leurs parents,
connexion neuronale reliant l’avant du mètres. On sait que les comporte- 7 jeunes sur 10 seraient à l’écoute des conseils
cerveau, le cortex préfrontal, avec un ments de prise de risque, par de leurs parents en matière de sécurité routière.
noyau profond appelé striatum, essen- exemple, sont motivés principale- Dans l’ensemble, ils trouvent les conseils appro-
tiel à la perception du plaisir. Cette ment par le désir de devenir « popu- priés, sur des sujets comme l’alcool, la vitesse ou
connexion ne devient vraiment opé- laire » auprès des camarades. Ou que l’usage des téléphones au volant. Ils estiment que
rationnelle qu’après 18 ans, et c’est à le plaisir immédiat procuré par une les parents trouvent les mots justes et n’exagèrent
ce moment que l’on observe, dans ces activité est également prépondérant. pas les dangers abordés. Ces conversations
mêmes expériences, les premiers Quand à l’influence des parents sur éveillent en eux un sentiment de responsabilité et
comportements associant de façon les jeunes, elle semble toujours d’intérêt, au point que père et mère sont considérés
fiable la raison et la motivation. s’exercer, mais plutôt par le biais de comme les personnes les plus influentes pour les
l’exemplarité. guider dans leur apprentissage de la conduite.
DES MOTIVATIONS MYSTÉRIEUSES Une autre façon de voir les Pourtant, une majorité d’entre eux dit ne pas
Cette découverte a de quoi choses est de considérer qu’à partir appliquer systématiquement les conseils entendus
remettre en cause, d’après ses de 18 ans en moyenne, le lien entre autour de la table familiale. C’est que, note Daniel
auteurs, une certaine vision des ado- les actes du présent et les consé- Marcelli, professeur de psychiatrie de l’enfant et
lescents. Notamment, il ne serait pas quences futures commencera à se de l’adolescent, le premier mode de transmission
forcément très productif de leur faire mettre en place dans sa connexion des attitudes est comportemental : un apprentis-
miroiter des récompenses s’ils font frontostriatale. Ce qui signifie que sage par mimétisme, en partie inconscient, a lieu
ceci ou cela, ou des sanctions ter- cette connexion commence à se chez l’adolescent qui voit son père ou sa mère au
© Shutterstock.com/Garnet Photo

ribles dans le cas contraire. Vous construire bien avant, et que l’aider volant. L’exemplarité joue donc un rôle crucial et
l’avez sûrement constaté si vous avez à le faire peut hâter et consolider le les parents gagneront à s’observer conduire et à
demandé dix fois à votre enfant de processus. Autrement dit, sensibiliser vérifier qu’ils ne font pas, en situation, le contraire
ranger sa chambre dans laquelle on en permanence un jeune aux enjeux de ce qu’ils disent à la maison. Toutefois, ce son-
ne peut même plus se faufiler entre reste probablement nécessaire... dage révèle que les jeunes écoutent beaucoup
les tas d’habits sales et les cahiers même si, certains jours, on croit ne plus leurs parents que ceux-ci ne le croient, et
en vrac. Et vous avez dû constater jamais en voir le bout. £ qu’ils ne doivent pas « lâcher le morceau » en ayant
que brandir la carotte ou le bâton n’a Sébastien Bohler l’impression de parler dans le vide. £ S. B.

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8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES AFFECTIVES

Un détecteur
de mauvaise
humeur dans
le cerveau
 . G. Sani et al., Nature Biotechnology, vol. 174,
O
pp. 730-743, 2018.

Q uand on broie du noir, peut-on le détecter et réagir


pour chasser les idées sombres ? Pour les grands dépressifs ou
bipolaires, cette prise de conscience n’est pas toujours aisée.
C’est pourquoi l’idée de repérer les chutes d’humeur directe-
ment dans le cerveau, en temps réel, fait son chemin. Jusqu’à
cette invention : un détecteur de mauvaise humeur.
C’est en enregistrant l’activité de dizaines de sites cérébraux
chez des sujets hospitalisés que Maryam Shanechi et ses collè-
gues de l’université de Californie à Los Angeles ont créé ce déco-
deur intracérébral qui détermine à tout moment si notre humeur
est à la hausse ou à la baisse. Les électrodes, visibles sur cette
image, ont été implantées chez sept patients épileptiques,
contraints de subir de telles implantations dans le but de localiser
précisément les foyers de leurs crises d’épilepsie. Les électrodes
sont situées dans des zones cérébrales réputées pour leur rôle
dans la régulation de nos émotions : notamment, le cortex orbi-
tofrontal, le cortex cingulaire antérieur ou l’amygdale.
À partir des mesures réalisées en temps réel, un logiciel établit
une correspondance entre l’activité de ces zones et les résultats
de tests émotionnels passés par le patient, puis apprend à « devi-
ner » l’état affectif du sujet à partir des seules mesures neuronales.
S’il fait une erreur, celle-ci lui est signalée et il apprend à affiner
ses prédictions. À l’arrivée, le système parvient à identifier l’humeur
du sujet avec une précision de 75% (il s’écarte peu de l’humeur
mesurée par un questionnaire). L’avantage : l’état affectif est mesuré
en continu. Et ces informations peuvent être reliées à un système
de stimulation qui va corriger en temps réel l’activité des zones
émotionnelles concernées. Un principe appelé « stimulation en
boucle fermée », dont on attend beaucoup pour stabiliser les états
affectifs de grands déprimés ou dépressifs. Reste à savoir quand
enfoncer une électrode dans le cerveau : pour les épileptiques
devant subir une opération la question ne se pose pas. Pour les
autres, on y réfléchira à deux fois... £  S. B.

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© Sani et al., Nature Biotechnology, modifié à partir du format original

Cortex orbitofrontal
Cortex cingulaire
Amygdale
Hippocampe

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10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES AFFECTIVES

Quelqu’un
veut un rein ?
 . M. Brethel-Haurwitz,
K
Psychological Science, publication
avancée en ligne du 21 août 2018.

V ous avez deux reins. En donneriez-vous un, de


votre vivant, à un parfait inconnu ? Le plus souvent, nous
serions plutôt enclins à défendre nos intérêts individuels. Donner
100 ou 200 euros à une association caritative nous semble déjà
un beau geste altruiste. Et puis, c’est déductible d’impôts...
Mais certaines personnes donnent un organe de façon tota- sentent la douleur de l’autre au point de ne pouvoir la supporter,
lement désintéressée. Pour connaître leurs motivations, des même si cet autre n’est « rien » pour eux. En réalité, il vaut autant
psychologues américains ont réuni 29 personnes ayant donné qu’eux-mêmes.
spontanément et de manière anonyme un rein à un inconnu, En attendant que les donneurs altruistes prennent le
et ont observé le fonctionnement de leur cerveau. contrôle de la politique planétaire et résolvent tous nos pro-
blèmes, essayons d’imaginer ce que doit ressentir un tel indi-
QUAND L’AUTRE VAUT AUTANT QUE SOI vidu. L’insula antérieure intègre à la fois des informations dou-
Allongés dans l’IRM, les participants subissaient un test de loureuses d’origine somatique (blessures, chocs, brûlures) et
douleur (une pince se resserrant sur leur pouce) ou voyaient d’origine proprioceptive (maux de ventre, de tête, etc.). Ainsi,
des photos de personnes subissant la même épreuve. Il est voir une personne souffrir est une atteinte à l’intégrité corpo-
apparu qu’une zone du cerveau responsable de la sensation relle du donneur altruiste. Cette particularité est-elle génétique,
de douleur, l’insula antérieure, s’activait chez eux de manière ou le résultat d’une vie entièrement tournée vers les autres ?
identique dans les deux cas. En général, cette insula s’active En tout cas, la vie d’un donneur altruiste ne doit pas être facile
– modérément – quand nous voyons souffrir autrui, mais pas tous les jours. Le simple fait de regarder les journaux télévisés
comme si nous souffrions nous-mêmes ! Chez les donneurs étalant le spectacle de la souffrance humaine doit être un véri-
altruistes, le parallèle est total. L’empathie est maximale. Ils table supplice. £  S. B.

1/3
HK2, le virus Les rétrovirus « piratent » notre
génome, au sein duquel ils
qui rend addict s’insèrent. Dans le cas de HK2, cette
insertion aurait eu lieu avant même
l’émergence de l’homme moderne.

L es addictions s’accompagnent
d’un dérèglement des circuits
cérébraux du désir : il devient alors
Les chercheurs ont montré qu’une
variante rare de ce rétrovirus est 2,5
à 3,6 fois plus fréquente
des étudiants en
1 année d’université
re

impossible de résister à une envie chez les toxicomanes et qu’elle souffrent, dans le
© Shutterstock.com/Luuuusa

de cigarette, d’alcool, de drogue… perturbe l’expression d’un gène monde, de troubles


Timokratis Karamitros, de
l’université d’Oxford, et ses
intervenant dans les circuits dits
« dopaminergiques », piliers du désir.
mentaux comme
collègues viennent d’identifier l’un En conséquence : ses porteurs l’anxiété ou la
des responsables potentiels : le seraient plus vulnérables aux dépression.
rétrovirus HK2. addictions. £ Guillaume Jacquemont Source : Journal of Abnormal Psychology

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PSYCHIATRIE

« Resynchroniser »
les schizophrènes ?
Des neurones T. Marissal et al.,
du plaisir repérés Nature Neuroscience,
le 17 septembre 2018.
dans le ventre

A
C ’est bon de manger. Le problème, c’est de
s’arrêter. La faute à des neurones libérant de
la dopamine dans une partie de notre cerveau, le
striatum. Ces neurones créent une envie de
perpétuer le comportement alimentaire, et leur
suractivité peut expliquer bien des cas d’obésité. ujourd’hui, les anti-
Le problème est qu’ils viennent de trouver de psychotiques prescrits dans le traite-
puissants alliés dans le ventre. Ces neurones à ment de la schizophrénie n’atténuent
dopamine innervent notre tube intestinal et qu’une partie des troubles des
remontent au cerveau par le nerf vague. Ils créent patients. Pour améliorer leur efficacité,
donc un deuxième signal de plaisir très rapide, en il s’agirait de comprendre plus en pro-
quelque sorte le plaisir des tripes. Mais le nerf fondeur les mécanismes de la maladie. population minoritaire d’autres neu-
vague a deux branches, une gauche et une droite. Or à l’université de Genève en Suisse, rones dans cette région de l’hippo-
La branche droite, seule, stimule les neurones à Thomas Marissal et ses collègues ont campe, les interneurones inhibiteurs
dopamine du cerveau. La branche gauche mis en évidence une désynchronisa- à parvalbumine, n’est plus suffisam-
remonte vers des centres de la satiété. Alors, tion des neurones chez des souris ment active. Mais, grâce à des traite-
êtes-vous vaguement à gauche ou à droite ? £ S. B. atteintes d’une forme de schizophré- ments pharmacologiques et des
nie, et l’ont même corrigée. manipulations génétiques, les cher-
La plupart des personnes schizo- cheurs ont rétabli l’activité de ces
Inégaux devant phrènes, environ 1 % de la population,
voient leurs aptitudes intellectuelles
neurones : les réseaux de neurones
de la couche CA1 se sont immédia-
l’effet placebo diminuer au moment où les symp-
tômes apparaissent, en général à
tement resynchronisés. Et quand ils
ont injecté les mêmes molécules
l’entrée dans l’âge adulte, car il existe chez des souris éveillées, ces der-

Quand on leur donne une pilule dépourvue de


principe actif, certains patients victimes de
des troubles de la mémoire et de
l’attention avec hyperactivité tout
nières ont arrêté de présenter cer-
tains symptômes typiques de la schi-
douleur chronique sont soulagés par effet placebo, aussi invalidants que les délires ou zophrénie, comme l’hyperactivité,
d’autres non. L’équipe de Vania Apkarian, à hallucinations. C’est pourquoi les probablement à cause d’une resyn-
l’université Northwestern, aux États-Unis, a prédit chercheurs se sont intéressés à l’hip- chronisation de leurs neurones.
la sensibilité à cet effet à partir d’un ensemble de pocampe de souris « modèles » de la Thomas Marissal et ses collègues
paramètres cérébraux – comme la force des schizophrénie, qui présentent par sont optimistes : ils vont vérifier que
connexions entre certaines régions – et exemple une hyperactivité et un défi- la désynchronisation existe dans
psychologiques. En première approximation, il cit de mémoire. d’autres régions cérébrales. Car ils
serait même possible de se limiter à ces derniers Ainsi, ils ont constaté que les neu- pensent qu’une thérapie pharmaco-
et d’effectuer une prédiction à partir d’un rones de la couche nommée CA1 sont logique ou des manipulations géné-
©  Unsplash/Jurica Koletic

questionnaire. Selon Apkarian, cela permettrait de désynchronisés : ils présentent le tiques ciblant les neurones inhibi-
prescrire de simples pilules sucrées aux patients même niveau d’activité électrique teurs du même type que ceux à
potentiellement réceptifs. Sans pour autant leur que les neurones de souris normales, parvalbumine pourraient représenter
mentir : « Vous pouvez leur dire “Je vous donne un mais ne sont plus coordonnés entre un nouveau traitement de la schizo-
médicament qui n’a pas d’effet physiologique mais eux, comme si leur communication phrénie dans les années à venir. £
votre cerveau y répondra” », affirme-t-il. £  G. J. était défaillante. Et ce, parce qu’une  Bénédicte Salthun-Lassalle

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12 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES

Sans eau,
notre cerveau
rétrécit !
 . T. Wittbrodt et al.,
M
Physiological Reports,
vol. 6, e13805, 2018.

V ous souffrez de troubles de la concentration, de


l’humeur ou de la mémoire ? Peut-être votre cerveau manque-t-il
tout simplement d’eau. Notre organisme est composé à 60 %
d’eau, et le système nerveux à 80 %. Alors une déshydratation,
Résultat : quand les volontaires font de l’exercice en buvant,
leurs ventricules cérébraux (les cavités remplies de liquide au
centre du cerveau, qui permettent notamment son « nettoyage »)
se contractent. S’ils ne s’hydratent pas, au contraire, les ventricules
même légère, affecte parfois les fonctions cognitives. Comment ? gonflent, comme pour compenser le manque d’eau dans le cer-
Les études précédentes à ce sujet sont contradictoires et veau, alors que les structures cérébrales avoisinantes rétrécissent.
aucune explication claire n’a encore vraiment été apportée. C’est ainsi le cas du thalamus, une plaque tournante intégrant des
Pour en avoir le cœur net, Matthew Wittbrodt, de l’Institut de données sensorielles, et du cervelet, impliqué notamment dans
technologie Georgia à Atlanta, et ses collègues ont recruté les mouvements. De plus, après l’effort, les participants déshy-
13 volontaires en bonne santé et leur ont fait pratiquer une dratés voient leurs performances chuter de 16 % dans la tâche
activité physique suffisamment intense pour les faire transpirer, visuomotrice, contre seulement 8 % pour les volontaires ayant bu.
avec une perte moyenne de masse corporelle de 3 %. Lors d’une Les chercheurs supposent que ces changements cérébraux
première session, les volontaires ont bu autant d’eau qu’ils en et les variations d’osmolarité (des différences de pression de part
perdaient, et lors d’une seconde, ils ne se sont pas hydratés. et d’autre des cellules) qui découlent du manque d’eau influent
Puis on leur a proposé de réaliser une tâche visuospatiale simple sur l’activité neuronale et sur les fonctions cognitives. D’autant
et répétitive, comme appuyer sur un bouton avec l’index droit qu’ils ont constaté une augmentation de l’activité électrique dans
dès qu’ils voyaient apparaître certaines formes sur un écran. des régions cérébrales, impliquées ou pas dans la tâche visuo-
Dans le même temps, la structure et l’activité de leur cerveau motrice, uniquement quand les participants sont déshydratés,
étaient mesurées par imagerie par résonance magnétique (IRM). un peu comme une sorte de réaction à un stress. £ B. S.-L.

62 % C’est si bon cerveau, comme l’a montré au


Japon l’équipe de Masaki Isoda sur
d’être privilégié ! des primates. Les chercheurs ont
découvert que des macaques
accordent moins de valeur à une

des gens distinguent C hez un caviste, vous croyez


avoir déniché la perle rare.
récompense – ils se lèchent moins
les babines à sa perspective – si un
un rire forcé d’un rire Soudain, vous recevez un SMS d’un autre animal en reçoit également.
© Shutterstock.com/Burunduk’s

sincère. Une fréquence ami qui vous annonce avoir acheté


exactement le même vin. D’un seul
L’analyse de leur activité cérébrale
suggère qu’une zone située à
qui varie entre 56 % coup, votre excitation retombe. l’avant de leur cerveau, le cortex
et 69 % selon Cette joie conditionnelle, qui préfrontal médian, inhibe alors les
les cultures. dépend de la comparaison aux
autres, pourrait refléter un
neurones producteurs de
dopamine, neuromédiateur
Source : Psychological Science
fonctionnement primitif de votre essentiel au désir. £  G. J.

N° 104 - Novembre 2018


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Cerveau & Psycho
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lait maternel
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Direction du personnel : Olivia Le Prévost
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Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
Ont également participé à ce numéro : Maud Bruguière,
Chantal Ducoux, Séverine Lemaire-Duparcq
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être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
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ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
l’étude Épipage 1, de l’Inserm, a montré devrait aider les mères d’enfants pré-
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Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,


mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957, que près de 40 % des grands préma- maturés à fournir du lait maternel pour
il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français turés présentent une déficience leur bébé en soins néonataux – si
de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins motrice, sensorielle ou cognitive (le elles en sont capables et s’il est en
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plus souvent légère) à l’âge de 5 ans, assez bonne santé pour recevoir du
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ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement. d’Édimbourg, et ses collègues se sont James Boardman. £  G. J.

N° 104 - Novembre 2018


LA TÊTE
AU CARRÉ
MATHIEU VIDARD
14H / 15H

DE LA SCIENCE
DES DÉCOUVERTES
DE LA CURIOSITÉ
EN PARTENARIAT AVEC

Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
16 DÉCOUVERTES F
 ocus

LIONEL NACCACHE
Neurologue, chercheur en neurosciences cognitives à
l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, à Paris.

MÉMOIRE

Pour les traumatisés,


impossible d’oublier
On vient de comprendre pourquoi les victimes d’agression
ou d’attentats sont poursuivies par des souvenirs du drame.
Dans leur cerveau, un mécanisme qui sert habituellement
à oublier les faits pénibles s’est enrayé.

L e 11 septembre 2001, les


tours jumelles de New York s’ef-
sensoriel, sans aucune distance entre
le souvenir d’un épisode passé et le
volontaire : comment parvenons-
nous à oublier volontairement
fondraient à l’occasion de l’atten- temps présent (voir l’interview de quelque chose que nous savons déjà,
tat terroriste le plus médiatisé et Boris Cyrulnik, page 58). Tout se ou que nous avons vécu ? Leur pro-
donc le plus marquant de ce passe un peu comme si les émotions tocole expérimental se déroulait en
XXIe siècle naissant. Des milliards négatives puissantes de cette scène trois phases : lors d’une phase d’ap-
de consciences humaines furent en étaient revécues au présent. Chez prentissage, on demandait aux sujets
un instant durablement marquées, d’autres individus, le choc psycholo- d’apprendre des dizaines de paires
dans leur mémoire, par cet épisode gique du traumatisme déclenche une de mots (par exemple, associer le
terrible. Un événement qui a engen- réaction opposée : un oubli qui mot « champagne » en réponse au
dré chez de nombreuses victimes déborde de l’événement vécu pour mot « bougie »). Une fois cet appren-
survivantes des souvenirs devenus emporter avec lui des pans entiers de tissage mémorisé, on leur présentait
traumatiques. Suite à de tels drames, la biographie et de l’identité du sujet. alors les mêmes premiers mots de
et surtout lorsqu’ils sont vécus à la chaque paire apprise (ici, « bougie »)
première personne – attentats, mais LA NOTION D’OUBLI VOLONTAIRE dans deux conditions expérimen-
aussi accidents, scènes de guerre, La même année, en 2001, un tra- tales opposées : pour certains des
viols, etc. –, certains individus déve- vail scientifique important sur la mots, ils devaient penser au mot
© FGC / shutterstock.com

loppent un syndrome de stress post- mémoire humaine fut publié par associé à ce mot indice (par exemple,
traumatique (PTSD en anglais). Ce deux psychologues de l’université de penser au mot « champagne »), tan-
trouble se caractérise par l’irruption l’Oregon, Michael Anderson et Collin dis que pour d’autres mots ils
incontrôlable de souvenirs de la scène Green, dans la revue Nature. Ces devaient essayer de ne pas penser au
traumatique : des souvenirs vécus sur chercheurs ont élaboré une méthode mot associé, c’est-à-dire de le chasser
un mode très vivace, extrêmement originale pour étudier l’oubli de leur esprit. Au terme de cette

N° 104 - Novembre 2018


17

Bibliographie

M. C. Anderson
et C. Green, Suppressing
unwanted memories
by executive control,

Notre cerveau Nature, vol. 410,


pp. 366-369, 2001.
dispose d’un A. Salvador et al.,

mécanisme
Unconscious memory
suppression, Cognition,

d’oubli
vol. 180, pp. 191-199,
2018.

volontaire.
Pratique...
phase dénommée Think/No Think (pen-
ser/ne pas penser), on demandait enfin
sauf quand symbole était présenté de manière subli-
minale. Autrement dit, le sujet n’avait pas
aux sujets d’essayer de se souvenir le il tombe en conscience de la posture à adopter (Think

panne, suite
mieux possible du mot associé à chaque ou No Think).
mot indice. Le résultat fut implacable, et
reproduit depuis par plusieurs labora-
toires : la mémoire des paires soumises à à un choc PENSER OU NE PAS PENSER,
TELLE EST LA QUESTION
l’oubli volontaire (condition No Think)
était moins bonne que celles des autres
émotionnel. Nous avons démontré qu’une fois que
l’on apprend consciemment le sens de ces
paires (condition Think). symboles (par exemple, un carré pour
enregistré l’activité cérébrale des volon- « oublier »), il devient possible de déclen-
DANS LA TÊTE taires de cette expérience par la tech- cher un oubli en réponse à un symbole
DES RÉFUGIÉS TRAUMATISÉS nique de magnéto-encéphalographie, ce subliminal. S’agit-il encore d’un oubli
Tout récemment, dix-sept ans plus qui leur a permis de mettre en évidence volontaire ? Oui et non : non, parce que
tard donc, une nouvelle étude établit un que lors de la condition No Think, non le sujet au moment présent ne semble pas
lien plus direct entre PTSD et oubli seulement les individus souffrant de savoir qu’il tente d’oublier, et oui, parce
volontaire. Le neuroscientifique alle- PTSD ne parvenaient pas à diminuer que cette capacité repose aussi sur la mise
mand Gert Waldhauser, de l’université de l’activité de régions associées au rappel en place préalable d’une stratégie
la Ruhr en Allemagne, et ses collègues de souvenirs passés (dont l’hippocampe), consciente qui pourra alors opérer à
ont étudié 24 réfugiés originaires de mais aussi ces régions montraient une notre insu (oublier en réponse à tel sym-
diverses régions de conflit (Europe, activité plus intense encore que lors de la bole, se souvenir pour tel autre).
Afrique, Asie), victimes d’événements condition Think. Un peu comme si chez Ce dernier résultat permet de montrer
traumatiques comparables en intensité et eux, la tentative de chasser un souvenir à quel point les interactions entre traite-
en quantité, et présentant des scores de s’accompagnait d’un regain d’accès à ce ment conscient et opérations mentales
dépression comparables. Onze d’entre souvenir. inconscientes sont déterminantes dans le
eux présentaient un syndrome de stress Il s’avère que nous venons – avec cours de notre vie mentale. Au labora-
post-traumatique, tandis que les autres Raphaël Gaillard, Alexandre Salvador et toire… mais très probablement aussi dans
n’avaient pas développé un tel tableau nos collègues – de publier une étude uti- notre vie quotidienne, et dans la psycho-
clinique. Soumis au test d’Anderson et lisant le même protocole Think/No Think pathologie de notre mémoire. £
Green, les réfugiés souffrant de PTSD ne chez des sujets indemnes de PTSD. Notre
parvenaient pas à déployer un méca- question était la suivante : jusqu’où l’oubli
nisme d’oubli volontaire normal pour les volontaire est-il… volontaire ? Chaque Retrouvez
paires de mots en condition No Think. La essai de la phase test commençait par la Lionel Naccache
sur France Inter
perturbation de cet oubli volontaire testé présentation d’un symbole qui indiquait avec Mathieu Vidard
dans les conditions artificielles du labo- au sujet quelle posture il devait adopter dans le nouveau
cycle de conférences
ratoire était corrélée à l’intensité du syn- pour le mot indice qui allait suivre (par sur notre cerveau.
drome PTSD et surtout avec le taux d’in- exemple, un losange pour essayer de se 1er épisode :
trusion des souvenirs traumatiques dans souvenir versus un carré pour essayer le 6 novembre à 20h,
sur le thème de
leur vie quotidienne. Waldhauser avait d’oublier). Dans certains essais, le la mémoire.

N° 104 - Novembre 2018


18

Quand
l’immunité
monte à la tête

N° 104 - Novembre 2018


DÉCOUVERTES N
 eurobiologie 19

Par Jonathan Kipnis, professeur de neurosciences et directeur du Centre


de l’immunologie cérébrale et de la glie à la faculté de médecine de l’université
de Virginie, aux États-Unis.

Des problèmes de mémoire, une humeur


dépressive, des difficultés à socialiser ?
C’est peut-être dû à votre système de défense
immunitaire, qui aurait la capacité de modifier
le fonctionnement du cerveau.

P
EN BREF explications quant à nos comportements et apti-
££Longtemps, on a cru tudes, ainsi que de pistes thérapeutiques promet-
que le cerveau et le teuses, pour diverses maladies cérébrales allant de
système de défense l’autisme à la maladie d’Alzheimer.
immunitaire
endant des décennies, les manuels n’interagissaient CERVEAU ET IMMUNITÉ :
pas chez les personnes
de biologie ont enseigné que les deux systèmes en bonne santé. DEUX SYSTÈMES COMPLEXES
les plus compliqués de l’organisme – le cerveau Le cerveau est notre ordinateur de bord ;
et le système de défense immunitaire – étaient ££Cependant, les avec la moelle épinière et plusieurs nerfs crâ-
quasiment isolés l’un de l’autre. Le cerveau neurobiologistes niens (l’ensemble représentant le système ner-
commencent à
gérait le fonctionnement du corps et le système accumuler des preuves veux central), il contrôle toutes les fonctions de
immunitaire, sa défense, mais les deux ne se ren- en faveur d’une l’organisme. Il compte près de 100 milliards de
contraient jamais. Sauf dans le cas de certaines connexion étroite entre neurones que relient quelque 100 milliards de
maladies ou traumatismes : alors les cellules du les deux systèmes. connexions, les synapses. Les neurones et divers
système immunitaire pénétraient dans le cerveau types de cellules non neuronales, constituant ce
© Shutterstock.com/Jolygon, molekuul_be, matsabe

££Les enveloppes qui


et, dans ce cas, l’attaquaient. entourent le cerveau que l’on nomme la glie, forment le parenchyme
Mais cette vision est trop simpliste, d’après les – les méninges – cérébral, à savoir le tissu responsable du traite-
découvertes récentes des scientifiques : depuis transmettraient des ment de l’information. D’autres acteurs clés
quelques années, ces derniers accumulent de plus informations sur les maintiennent l’intégrité de cette structure : les
infections cérébrales.
en plus de preuves en faveur d’une interaction du cellules dites stromales qui supportent le paren-
cerveau avec le système immunitaire, que l’on soit ££À l’inverse, le système chyme, et les cellules endothéliales qui com-
malade ou en bonne santé. Les deux systèmes sont immunitaire influerait posent la paroi des vaisseaux sanguins alimen-
même intimement liés. Les chercheurs ne sont sur le comportement tant le cerveau. L’ensemble forme la barrière
en envoyant des
qu’aux débuts de l’exploration de ce nouveau messagers au cerveau. hématoencéphalique qui limite le passage de
champ foisonnant qu’est la neuro-immunologie. Et substances des autres régions de l’organisme
déjà, ce domaine serait porteur de nouvelles vers le cerveau.

N° 104 - Novembre 2018


20 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
QUAND L’IMMUNITÉ MONTE À LA TÊTE

LA CONNEXION CERVEAU-IMMUNITÉ
L e cerveau a ses propres cellules immunitaires,
la microglie, et n’en héberge pas d’autres. Même si,
dans les vaisseaux sanguins qui l’irriguent, de telles cellules
cellules immunitaires périphériques, issues des autres
régions de l’organisme, d’y pénétrer. Néanmoins, des études
récentes ont montré que non seulement le système
patrouillent en permanence. Ce que l’on nomme la barrière immunitaire est très actif dans le cerveau sain, mais
hématoencéphalique (zoom) empêche notamment les qu’il est aussi essentiel à son bon fonctionnement.

Vaisseau
sanguin
BARRIÈRE
HÉMATOENCÉPHALIQUE Crâne
Les vaisseaux sanguins qui
alimentent le cerveau sont Méninges
constitués de cellules
endothéliales. Leur Liquide
imbrication dense forme céphalorachidien
une barrière qui empêche
le passage de nombreuses
substances, dont les
cellules immunitaires
périphériques, dans le
parenchyme. Des cellules Parenchyme
appelées astrocytes, ainsi Vaisseau
qu’une membrane dite sanguin
basale, renforcent cette
barrière.

Crâne

Méninges

Parenchyme

Cellules
immunitaires
périphériques

Microglie

Jonction
serrée

N° 104 - Novembre 2018


21

De son côté, le système immunitaire possède


deux principales composantes : l’immunité innée
A et l’immunité acquise. L’immunité innée détecte et
détruit les forces ennemies rapidement, mais sans
grande précision. C’est la première ligne de
défense de l’organisme contre les agents patho-
gènes, constituée notamment de cellules tueuses.
Vaisseau sanguin
Elle déclenche la réaction inflammatoire : les fan-
tassins, les globules blancs, envahissent le site
d’infection et produisent des protéines qui pro-
voquent chaleur et gonflement, ce qui confine et
détruit les agents pathogènes. Quant à l’immunité
acquise, elle englobe principalement des cellules,
les lymphocytes T et B, capables de reconnaître un
Astrocyte pathogène spécifique et de déclencher une attaque
ciblée contre celui-ci. Dans un monde parfait, tous
les agents de l’immunité acquise viseraient uni-
quement les pathogènes externes et ne touche-
raient pas aux protéines ou cellules de notre orga-
nisme. Mais chez environ 1 % de la population,
Vaisseau lymphatique
l’immunité acquise s’emballe et attaque les cellules
B de l’individu, causant des maladies auto-immunes
comme la sclérose en plaques, l’arthrite et cer-
taines formes de diabète.

L’IMMUNITÉ DÉTRUIT AUSSI LE SOI,


SAIN OU MALADE
Les chercheurs ont longtemps pensé que le sys-
tème immunitaire fonctionnait simplement en dis-
Cellules tinguant les constituants de l’organisme, le soi, des
immunitaires éléments extérieurs, le non-soi. Mais des théories
périphériques
plus complexes ont commencé à émerger à partir
des années 1990, quand Polly Matzinger, de l’Ins-
Cytokines titut américain des allergies et des maladies infec-
Cellule
endothéliale tieuses, a émis l’idée que le système immunitaire
reconnaîtrait non seulement les agents pathogènes
Membrane étrangers, mais aussi les tissus endommagés. Cette
basale
idée s’est renforcée quand on a montré que des
CONTOURNER LA BARRIÈRE tissus infectés ou endommagés libèrent des signaux
Jusqu’à récemment, les chercheurs pensaient captés par le système immunitaire. Ces molécules
que les membranes entourant le parenchyme,
les méninges, servaient principalement alertent les cellules de défense, déclenchant une
à contenir le liquide céphalorachidien qui cascade d’événements qui mènent à l’activation du
baigne le cerveau (A). De récentes découvertes système immunitaire, au recrutement de cellules
montrent que leur rôle est plus étendu (B).
Les méninges contiennent des vaisseaux de défense sur le site lésé et à l’élimination (ou du
lymphatiques qui éliminent les toxines moins à une tentative d’élimination) de l’envahis-
et autres débris et alertent le système seur ou de la lésion. D’où un champ d’action du
immunitaire des infections cérébrales en lui
transmettant des informations en provenance système immunitaire bien plus vaste que la simple
du cerveau. Les méninges hébergent aussi protection de l’organisme contre les pathogènes
un assortiment de cellules immunitaires
périphériques qui communiquent avec étrangers : il aide les tissus de l’organisme à main-
le cerveau en libérant des protéines nommées tenir un certain équilibre face à toutes sortes
cytokines. En pénétrant dans le parenchyme via d’agressions, externes comme internes.
les espaces entourant les vaisseaux sanguins,
le liquide céphalorachidien en provenance Simplement, on pensait que le cerveau se
des méninges transporte ces cytokines tenait hors du périmètre d’action de ce système
© David Cheney

au plus profond du cerveau, où elles influent de défense… C’est en tout cas ce que croyaient
sur le comportement des neurones.
les scientifiques jusqu’à récemment, s’appuyant
notamment sur une observation des années 1920

N° 104 - Novembre 2018


22 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
Quand l’immunité monte à la tête

montrant qu’à part des cellules immunitaires


natives du système nerveux – la microglie –, le
cerveau n’hébergeait en général pas d’agents
immunitaires provenant d’autres régions de l’or-
ganisme (que l’on nomme des cellules immuni-
taires périphériques). La barrière hématoencé-
phalique les maintenant à l’écart. Un point de vue
renforcé par les travaux du biologiste britannique
Peter Medawar, dans les années  1940, ayant
montré que l’organisme est plus lent à rejeter un
tissu étranger greffé dans le cerveau que dans
d’autres régions : le cerveau serait « immunopri-
vilégié », imperméable au système immunitaire.
Des recherches couronnées par le prix Nobel.

UN CERVEAU IMPERMÉABLE
AU SYSTÈME IMMUNITAIRE ?
Mais on a découvert ensuite que des cellules
immunitaires périphériques apparaissaient dans
le parenchyme et la moelle épinière de patients
présentant des infections ou des lésions céré-
brales. Et des études chez la souris ont alors mon-
tré que ces cellules provoquaient la paralysie
associée à ces maladies. S’appuyant sur ces résul-
tats, des scientifiques ont alors suggéré que le
cerveau et le système immunitaire pourraient
interagir exceptionnellement dans certaines
pathologies qui laissent les cellules immunitaires mécanisme de défense. Les partisans de la théorie
entrer dans le système nerveux central et décla- répondent alors que la barrière hématoencépha- Les méninges,
rer la guerre aux neurones. Mais que dans l’im- lique empêche l’entrée de la plupart des agents les membranes qui
mense majorité des cas, le cerveau et le système pathogènes dans le cerveau, de sorte que ce der- enveloppent le cerveau,
ne sont pas juste un
immunitaire n’avaient rien à voir l’un avec l’autre. nier n’a pas besoin de s’accommoder du système réservoir de liquide
D’ailleurs, aujourd’hui, on ne sait toujours pas immunitaire, surtout si celui-ci est susceptible d’y céphalorachidien. Elles
contiennent des cellules
exactement comment les cellules immunitaires entraîner des problèmes. Mais les sceptiques sou- du système immunitaire
franchissent la barrière hématoencéphalique lignent que plusieurs virus, de même que certaines (en rouge, des
dans de tels cas. Une hypothèse est que pendant bactéries et parasites, sont capables d’accéder au lymphocytes T, en vert,
des macrophages)
ces maladies, la barrière serait activée de telle cerveau. Dès que cela se produit, loin d’ignorer ces et des vaisseaux
façon qu’elle autorise le passage d’agents immu- transgressions, le système immunitaire cible lymphatiques (en jaune).
nitaires. En 1992, Lawrence Steinman, de l’uni- l’encéphale, où il tente de contrôler l’agent infec-
versité Stanford, et ses collègues ont découvert tieux. Ce qui pose une question : et si la rareté des
que chez des souris atteintes d’une maladie simi- pathogènes dans le cerveau n’était pas due à l’effi-

© Antoine Louveau, faculté de médecine de l’université de Virginie


laire à la sclérose en plaques, les cellules immu- cacité de la barrière à les filtrer, mais à celle du
nitaires périphériques fabriquent une protéine, système immunitaire à les combattre ? Et de fait,
l’intégrine α4β1, qui leur permet de traverser la des études ont montré que les patients immuno-
barrière hématoencéphalique. Un médicament déprimés souffrent de complications qui affectent
qui inhibe l’interaction de l’intégrine et des cel- souvent leur système nerveux central.
lules endothéliales, le natalizumab, est d’ailleurs
l’un des traitements les plus efficaces contre la DES CELLULES IMMUNITAIRES
sclérose en plaques. AU SECOURS DES NEURONES
Mais revenons à notre histoire. Si la théorie De plus, quand des chercheurs ont regardé de
selon laquelle le cerveau et le système immuni- plus près le système nerveux central de rats et de
taire mènent des vies séparées a prévalu pendant souris atteints de lésions de la moelle épinière, ils
des décennies, certains étaient et restent scep- ont constaté que celui-ci était envahi de cellules
tiques. Ils se demandent pourquoi, si le système immunitaires infiltrées. Puis, d’autres études ont
immunitaire est le principal rempart contre les indiqué que des cellules immunitaires aident les
agents pathogènes, le cerveau renoncerait à un tel neurones à survivre, au lieu de seulement les

N° 104 - Novembre 2018


23

endommager, comme on le pensait auparavant. le nombre de celles où la réaction a persisté a


Ainsi, à la fin des années 1990, Michal Schwartz, alors considérablement augmenté. Le système
de l’institut Weizmann, en Israël, a révélé que l’éli- immunitaire apporte donc son soutien au cerveau
mination des cellules immunitaires après une non seulement lors d’infections et de lésions, mais
lésion du système nerveux central aggrave la perte aussi lors d’un stress psychologique.
des neurones et les fonctions du cerveau. Plus Une autre étude renforce cette idée. Bien que
récemment, des études de Stanley Appel, du moins angoissantes que l’exposition à un préda-
Houston Methodist Hospital, et Mathew Blurton- teur, les tâches nécessitant un apprentissage sont
Jones, de l’université de Californie à Irvine, ont elles aussi stressantes. Imaginez que vous préparez
aussi révélé que la sclérose latérale amyotrophique un examen : une incapacité à gérer le stress vous
et la maladie d’Alzheimer se développent plus empêcherait-elle d’apprendre correctement ? Pour
sévèrement et plus vite chez des souris privées tester cette hypothèse, mes collègues et moi avons
d’immunité acquise que chez des souris normales. comparé la performance de souris dépourvues
Et qu’en restaurant cette immunité, on ralentit la d’immunité acquise à celle d’un groupe de ron-
progression de ces maladies. geurs normaux dans divers tests comportemen-
En fait, à première vue, l’intervention du sys-
tème immunitaire en cas de lésion du système
nerveux central paraît insensée. Certes, lorsque ce
dernier subit un traumatisme, le système immuni-
On sait maintenant qu’une
taire met en place une réaction inflammatoire, immunité défaillante entraîne
des troubles de la mémoire
libérant des substances toxiques qui détruisent les
pathogènes et, dans certains cas, éliminent les
cellules endommagées. Cela rétablit un certain
équilibre. Mais la réaction inflammatoire est un et du comportement social.
instrument grossier qui supprime de bons élé-
ments avec les mauvais. Dans d’autres organes, de taux. Nous avons constaté que, contrairement aux
tels dommages collatéraux sont tolérables, car les autres, les souris sans immunité acquise réussissent
tissus se régénèrent facilement. Mais dans le cer- mal les tâches nécessitant un apprentissage via la
veau, la capacité du tissu à repousser est limitée, mémoire spatiale, comme la localisation d’une pla-
de sorte que les dégâts dus à la réaction inflamma- teforme cachée dans un grand bassin d’eau.
toire sont en général permanents. Depuis, nous avons même montré que les souris
dépourvues d’immunité acquise présentent non
SANS IMMUNITÉ, PLUS DE STRESS seulement un comportement altéré d’apprentissage
ET MOINS DE LIENS SOCIAUX ? spatial, mais aussi un comportement social per-
Alors vu la capacité de l’activité immunitaire turbé : elles préfèrent passer leur temps avec un
à abîmer le cerveau, les coûts de son intervention objet inanimé plutôt qu’avec un autre congénère.
surpassent probablement souvent ses bénéfices.
Mais peut-être la réaction immunitaire observée LA PISTE DES CYTOKINES
après une lésion du système nerveux central est- En même temps que de plus en plus de
elle simplement une extension de celle qui, dans preuves établissent le rôle du système immuni-
des conditions normales, aide juste le cerveau à taire dans différentes fonctions cérébrales, de
fonctionner ? Des études récentes soutiennent nouvelles inconnues émergent. Notamment,
cette idée, notamment une que j’ai menée avec comment le système immunitaire influe-t-il sur
Hagit Cohen, de l’université Ben Gourion, en le système nerveux central ? Après tout, en dehors
Israël, et Michal Schwartz. Nous avons observé de la microglie, aucune cellule immunitaire n’est
que des souris ayant subi des stimuli stressants, présente dans le parenchyme des personnes en
comme l’exposition à l’odeur de leurs prédateurs bonne santé. Mais des protéines, les cytokines,
naturels, développent une réaction immédiate au fournissent un indice. Produites par les cellules
stress : placées dans un labyrinthe, elles ont ten- immunitaires, ces molécules influent sur le com-
dance à se cacher, plutôt que de l’explorer, ce qui portement d’autres cellules. Or les cytokines que
est leur réaction naturelle. Dans 90 % des cas, libèrent les cellules immunitaires périphériques
cette réponse disparaît en quelques heures ou sont capables de modifier le cerveau.
quelques jours. Mais pour les 10 % restants, elle Elles pénétreraient dans des zones cérébrales
persiste des jours, voire des semaines. dépourvues de la barrière hématoencéphalique
Lorsque nous avons reproduit cette expérience habituelle ou atteindraient directement le cer-
avec des souris dépourvues d’immunité acquise, veau via le nerf vague, qui s’étend du cerveau à

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24 DÉCOUVERTES N
 eurobiologie
Quand l’immunité monte à la tête

l’abdomen. D’autres travaux suggèrent par ail- observé des vaisseaux similaires chez des poissons,
leurs que des cellules immunitaires détectées des souris, des rats, des primates non humains et
dans les méninges – les membranes qui entourent des hommes. Ces résultats confirment une propo-
le cerveau – seraient une autre source possible sition formulée il y a 200  ans, mais rejetée à
de cytokines susceptibles de modifier les fonc- l’époque : l’existence d’un lien entre cerveau et sys-
tions cérébrales. Mais comment ces agents tème lymphatique. Ces vaisseaux constituent un
immunitaires pénètrent-ils dans les méninges, y véritable réseau lymphatique qui draine le système
circulent-ils et y produisent-ils leurs cytokines ? nerveux central : c’est le chaînon manquant capable
Toutes ces questions font actuellement l’objet de transmettre au système immunitaire les infor-
d’intenses recherches. LA LYMPHE mations sur les infections et lésions du cerveau.
Récemment, nous avons fait une découverte PROTÈGE D’où une nouvelle conception de la fonction
intrigante sur la façon dont l’organisme se débar- LES NEURONES de ces membranes. Jusqu’alors, on pensait
rasse des toxines et des déchets. Les tissus qu’elles contenaient simplement le liquide
contiennent deux types de vaisseaux. Dans une Chez des souris modèles céphalorachidien, qui baigne le cerveau. Mais vu
maison, un réseau de tuyaux distribue l’eau de la maladie d’Alzheimer, la densité de cellules cérébrales et la sensibilité
potable et un autre récupère les eaux usées. C’est des plaques amyloïdes des neurones, il est possible que l’évolution ait
pareil dans nos tissus : les vaisseaux sanguins (des agrégats de protéines privilégié une solution qui déplace l’activité
transportent l’oxygène et les nutriments, tandis qui détruiraient les immunitaire du cerveau à ses frontières, les
que les vaisseaux dits lymphatiques éliminent les neurones) s’accumulent méninges. Ainsi, le système immunitaire sert le
toxines et autres déchets que produisent les dans le cerveau mais peu système nerveux central, notamment en recevant
organes. Les vaisseaux lymphatiques transportent dans les méninges, les des informations sur ses lésions, sans pour autant
aussi des antigènes – des substances capables de enveloppes qui entourent interférer avec ses fonctions.
provoquer une réponse immunitaire – récupérés ce dernier. L’équipe de
dans les tissus jusqu’à des ganglions lymphatiques Jonathan Kipnis vient de LE SYSTÈME « GLYMPHATIQUE » DU CERVEAU
drainant. Les cellules immunitaires inspectent montrer que quand on ÉLIMINE LES DÉCHETS ET LES INTRUS
alors ces antigènes à la recherche d’informations élimine les vaisseaux Mais comment les cellules immunitaires des
sur le tissu drainé. Lorsqu’elles détectent un pro- lymphatiques des méninges communiquent-elles avec le paren-
blème, par exemple une lésion ou une infection, méninges, les chyme et agissent-elles sur lui à distance ? En fait,
elles s’activent et migrent vers le site touché, où « canalisations » qui le liquide céphalorachidien contenu dans les
elles tentent de résoudre le problème. éliminent les déchets des méninges accède au cerveau via un réseau de
tissus, notamment du canaux qui traversent le parenchyme. C’est
UNE NOUVELLE VISION DES MÉNINGES parenchyme cérébral, l’équipe de Maiken Nedergaard, de l’université de
QUI ENTOURENT LE CERVEAU l’accumulation de plaques Rochester, à New York, qui a découvert ce réseau
Longtemps, les scientifiques ont pensé que le est plus importante et en 2012 et l’a nommé le système glymphatique. Le
réseau lymphatique ne desservait ni le cerveau ni ressemble à celle liquide pénètre dans le parenchyme à travers des
le reste du système nerveux central : le paren- observée chez les patients espaces entourant les artères qui s’enfoncent dans
chyme ne contient pas de vaisseaux lymphatiques, atteints de la maladie. De le cerveau à partir des méninges. Il diffuse dans
et on croyait toujours que le cerveau sain était plus, si l’on traite des les tissus jusqu’à atteindre des espaces entourant
déconnecté du système immunitaire. Mais pour- souris âgées avec une les veines. Et par ces espaces, il retourne alors
quoi le cerveau ne signalerait-il pas ses problèmes protéine qui favorise la dans les méninges. Cet écoulement transporte
au système immunitaire, alors que celui-ci pour- croissance des vaisseaux vraisemblablement des molécules immunitaires
rait l’aider à les résoudre ? Et alors, comment le lymphatiques, le drainage issues des méninges, comme des cytokines,
système immunitaire reçoit-il malgré tout des est meilleur dans les jusqu’au parenchyme, où elles agissent alors.
informations sur les infections cérébrales ? En méninges, et les souris Diverses études ont révélé comment des cyto-
outre, des études ont montré que les lésions céré- apprennent et mémorisent kines modulent le comportement. Notamment,
brales déclenchent une forte réaction immunitaire mieux. Une piste pour au début des années 1990, Robert Dantzer, alors
dans des ganglions lymphatiques situés à l’exté- lutter contre le déclin au sein d’une unité Inra-Inserm à Bordeaux, et
rieur du cerveau. Comment est-ce possible ? cognitif lié à l’âge ? Keith Kelley, à l’université de l’Illinois à Urbana-
Alors en 2014, fascinés par l’activité immuni- Champaign, ont déjà déterminé que l’interleu-
taire dans les méninges et ses effets sur les fonc- kine 1β déclenche le « comportement maladie »,
tions cérébrales, nous avons regardé de plus près nom donné à l’ensemble des attitudes d’un indi-
ces membranes chez des souris. Ce faisant, nous vidu malade, comme dormir trop, manger moins
avons fait une découverte fortuite : les méninges et éviter les interactions sociales. Plus récem-
hébergent des vaisseaux lymphatiques. Plusieurs ment, en 2016, mon équipe a montré que l’inter-
autres équipes, notamment celle de Kari Alitalo, à féron γ, une cytokine que produisent des lympho-
l’université d’Helsinki, en Finlande, ont depuis cytes T des méninges, interagit avec les neurones

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25

du cortex préfrontal, une région du cerveau


impliquée notamment dans le comportement
social. Curieusement, cette cytokine n’agit pas
via les cellules immunitaires qui résident dans le
cerveau, à savoir la microglie, mais par l’intermé-
diaire des neurones contrôlant les circuits asso-
ciés au comportement social. En fait, elle est
essentielle au fonctionnement de ces réseaux : en L’interféron γ, produit
l’absence de lymphocytes T ou de l’interféron γ, par des cellules immunitaires
des méninges, interagit
ces neurones ne régulent pas correctement les
circuits, qui deviennent alors hyperactifs – une
perturbation associée à des déficits sociaux.
Ainsi, une cytokine que des cellules immunitaires avec les neurones du cortex
produisent dans les méninges est capable de
modifier l’activité des neurones, altérant la fonc-
préfrontal, impliqué notamment
tion du circuit neuronal associé et modifiant le
comportement sous-jacent.
dans le comportement social.
Autre cytokine, autres fonctions cérébrales :
Mario de Bono, du laboratoire de biologie molécu- a un goût différent lorsque notre odorat est
Bibliographie
laire MRC, à Cambridge, en Angleterre, et ses col- altéré. Si l’on montre qu’un problème avec l’im-
lègues ont montré que l’interleukine  17, l’IL-17, munité perturbe d’autres circuits, il s’agira d’un
S. Da Mesquita et al.,
active des neurones sensoriels chez le ver argument en faveur de l’idée que la réaction Functional aspects
Caenorhabditis elegans et modifie son comporte- immunitaire est un septième sens. Le « compor- of meningeal
ment de détection de l’oxygène. Et des travaux tement maladie » fournit une piste dans ce sens. lymphatics in ageing
récents de Gloria Choi, de l’Institut de technologie Il se pourrait que, lors d’une maladie, l’afflux and Alzheimer’s disease,
du Massachusetts, et ses collègues ont prouvé chez massif de signaux du septième sens informant le Nature, le 25 juillet 2018.
les souris que l’IL-17 est capable d’interagir avec les cerveau de l’infection déborde et perturbe les cir- J. Kipnis,
neurones du cortex cérébral et de modifier des com- cuits qui modulent le sommeil, la faim… Ce qui Immune system :
portements liés au trouble du spectre autistique. conduirait à ce syndrome. Ou alors, l’information The « seventh sense »,
sur les microorganismes que le système immuni- J. Exp. Med., vol. 215,
UN SEPTIÈME SENS taire relaye au cerveau pourrait inciter ce dernier pp. 397-398, 2018.
POUR INFORMER LE CERVEAU à déclencher un comportement maladie – ce qui S. Antila et al.,
Toutefois, on peut se demander pourquoi un protégerait la personne malade en minimisant Development and
organe aussi puissant que le cerveau a besoin du son exposition à d’autres pathogènes et en éco- plasticity of meningeal
soutien du système immunitaire pour fonction- nomisant son énergie. lymphatic vessels,
ner. Je propose une hypothèse : nous avons cinq Notre connaissance du lien étroit entre le cer- J. Exp. Med., vol. 214,
sens établis – l’odorat, le toucher, le goût, la vue veau et le système immunitaire n’en est qu’à ses pp. 3645-3667, 2017.
et l’ouïe. Le sens de la position et du mouvement, balbutiements. Il est possible que les dix ou J. Kipnis, Multifaceted
ou proprioception, est souvent appelé le sixième vingt prochaines années fassent apparaître ces interactions between
sens. Ces sens renseignent notre cerveau sur nos deux systèmes sous un jour complètement diffé- acquise immunity
environnements externe et interne, fournissant rent. J’espère, cependant, que ces avancées ne and the central nervous
system, Science, vol. 253,
ainsi une base à partir de laquelle il détermine renverseront pas notre compréhension actuelle,
pp. 766-771, 2016.
l’activité nécessaire à la survie. Les microorga- mais la préciseront. Une priorité sera de détermi-
nismes abondent aussi dans ces environnements, ner comment les composants immunitaires et les M. Nedergaard
et la capacité à les détecter – et à s’en défendre si circuits neuronaux sont connectés et intera- et S. A. Goldman,
Comment le cerveau
nécessaire – est elle aussi essentielle. Or notre gissent en matière de santé et de maladie. La
évacue ses déchets,
système immunitaire excelle précisément dans connaissance de ces relations permettra de cibler Pour la Science, n° 467,
ces tâches. Mon hypothèse est donc que son rôle la signalisation immunitaire dans la recherche de pp. 58-63, 2016.
déterminant serait de détecter les microorga- traitements contre les troubles neurologiques et
A. Louveau et al.,
nismes et d’en informer le cerveau. Si, comme je mentaux. Il est plus facile de cibler le système
Structural and
le prédis, le système immunitaire est connecté au immunitaire que le système nerveux central. Qui functional features of
cerveau, cela en ferait un septième sens. sait, peut-être traitera-t-on un jour les maladies central nervous system
Il existe des moyens de tester cette hypothèse. cérébrales en réparant le système immunitaire lymphatic vessels,
Comme tous les circuits cérébraux sont intercon- par thérapie génique ou même en remplaçant un Nature, vol. 523,
nectés, une interférence avec l’un d’eux tend à système immunitaire défectueux au moyen d’une pp. 337-341, 2015.
perturber les autres. Par exemple, la nourriture greffe de moelle osseuse ? £

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© Getty Images/Philippe TURPIN

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DÉCOUVERTES C
 as clinique 27

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychologie clinique
et de psychopathologie à l’université de Bordeaux.

L’enfant qui ne voulait


plus aller à l’école
Surprise, au moment de la rentrée : Éric n’est
pas allé au collège ! Depuis, il fait des crises à
la seule idée de s’y rendre, a des nausées et des
maux de tête… Mais derrière ces symptômes se
cache une relation complexe avec ses parents…

À
EN BREF Une fois dans mon bureau, Éric reste passif, se
££Éric a refusé de faire contentant d’écouter le récit de sa maman, dont
sa rentrée au collège. Il l’angoisse est palpable : « Comme je l’ai précisé
panique et devient violent dans mon message, c’est l’un de vos confrères qui
à l’idée d’aller en classe. m’a orientée vers vous. Éric ne veut plus aller à
la fin du mois de septembre, une ££L’année d’avant, son l’école. Il n’a pas voulu faire sa rentrée en 6e. Votre
maman très inquiète me laisse un message sur maître l’a humilié devant confrère m’a dit qu’il pourrait souffrir de ce que
mon répondeur téléphonique : son fils Éric, âgé toute la classe, mais ce l’on appelle une phobie scolaire. » En effet, le jour
de 11 ans, n’a pas effectué sa rentrée des classes. n’est pas la seule raison de cette nouvelle rentrée des classes, Éric a refusé
Elle me demande de le rencontrer au plus vite tant de sa phobie scolaire. de se rendre au collège et est resté dans son lit
la situation, qui n’est pas nouvelle (il a déjà man- ££Il craint d’être séparé toute la journée. Sa mère lui a pourtant demandé
qué les cours plusieurs fois par le passé), semble de sa mère, comme elle avec fermeté de se lever et de partir en classe, mais
s’aggraver… Dans la salle d’attente, Éric est blotti a peur de le perdre… le garçon a refusé catégoriquement, manifestant
contre sa maman, les mains agitées, les pieds se des réactions d’anxiété très vives, voire de panique,
££Cette angoisse de la
tortillant en tous sens. Tendu à l’extrême, il se séparation alimente son lorsque sa mère l’a extirpé de force de son lit…
montre très soucieux et appréhende la consulta- refus anxieux de l’école Depuis ce jour, Éric n’est pas allé au collège.
tion. Sa mère le cajole et le rassure quand j’arrive, depuis sa tendre enfance. « Nous sommes complètement perdus, mon
puis se lève doucement et me remercie de les avoir mari et moi, se confie la maman… Il nous dit qu’il
reçus si rapidement. veut rester à la maison et que si nous essayons de

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28 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’ENFANT QUI NE VOULAIT PLUS ALLER À L’ÉCOLE

LA PHOBIE SCOLAIRE
OU L’ANGOISSE D’ALLER À L’ÉCOLE

L a phobie scolaire, ou refus scolaire


anxieux, fait partie des troubles paniques
ou phobies. Cette pathologie semble en
comportements de refus de l’école pas
forcément phobiques, comme des absences
ponctuelles et répétées ou des cours manqués.
d’ailleurs de les justifier (« J’ai vomi ce matin, je
n’ai pas pu venir »). Plusieurs facteurs liés à
l’école augmentent le risque de souffrir de
augmentation ces dernières années, pour Mais selon ces études, entre 1 et 5 % des jeunes phobie scolaire : des difficultés d’apprentissage,
deux raisons principales : les familles d’âge scolaire seraient concernés. Les troubles des conflits avec les camarades, le harcèlement
s’investissent de plus en plus dans la scolarité débutent souvent entre 11 et 13 ans, c’est-à-dire scolaire, le changement d’école… D’autres en
des jeunes, souvent de façon anxieuse, et à l’entrée au collège, mais il existe deux autres revanche concernent la vie quotidienne des
l’esprit de compétition est de plus en plus pics de fréquence : vers l’âge de 5 ou 6 ans, à enfants, par exemple un divorce ou une
présent dans notre société. Néanmoins, cette l’entrée au cours préparatoire, et vers 14 ou séparation, une maladie du jeune ou d’un
pathologie est très ancienne. En 1932, Isra 15 ans, à l’entrée au lycée. membre de sa famille, une hospitalisation.
Broadwin, de la Société psychoanalytique Les symptômes cliniques de la phobie scolaire Pour toutes ces raisons, le refus scolaire anxieux
new-yorkaise, fut l’un des premiers à montrer se manifestent au moment du départ pour présente plusieurs facettes, et le bilan
que des difficultés psychoaffectives peuvent l’école ou avant, quand il s’agit de penser à s’y psychologique consiste justement à bien
être responsables d’un absentéisme scolaire. rendre. Ils sont de quatre types : une détresse identifier les mécanismes en cause afin de
Puis, en 1941, la docteure en sciences émotionnelle intense avec des manifestations mieux les traiter. Par exemple, chez certains
américaine Adelaide Johnson propose le somatiques, comme des nausées, des enfants, on retrouve souvent une phobie sociale
terme de phobie scolaire. Le psychiatre Julian vomissements, des diarrhées, des maux de tête ; dans laquelle s’insère la phobie scolaire : les
de Ajuriaguerra définira quant à lui le refus des réactions motrices importantes, par exemple jeunes ont alors peur d’être jugés ou que l’on se
scolaire anxieux en 1974 : « Ce sont des de l’agitation et de la violence verbale ou moque d’eux, et souffrent d’être l’objet de
enfants ou adolescents qui, pour des raisons physique envers les adultes qui tentent de forcer l’attention ou du regard d’autrui. L’école est
irrationnelles, refusent d’aller à l’école et, les enfants ; des peurs intenses accompagnées alors perçue comme un endroit très anxiogène.
quand on essaie de les y forcer, résistent par de pensées erronées, comme la crainte d’être L’anxiété de performance est un autre élément
des réactions d’anxiété très vives ou de humilié ou agressé, avec des phénomènes de souvent associé à la phobie scolaire : les enfants
panique. » Au-delà de l’anxiété et des peurs dépersonnalisation, par exemple la peur de craignent l’échec, anticipent les erreurs qu’ils
paniques, cette définition saisit bien le mourir ; et bien sûr des réactions d’évitement pourraient faire, doutent d’eux et de leurs
caractère irrationnel de ce refus d’aller à avec un retour prématuré au domicile ou des compétences, si bien qu’ils sont incapables de
l’école. En effet, les réactions des enfants conduites d’errance associées à un sentiment raisonner, voire de penser. Ils ont peur des
sont extrêmement violentes, au regard du de honte et de culpabilité. contrôles, des examens et se dévalorisent
danger réel que représente l’école. Les conséquences d’une phobie scolaire sont continuellement. L’un des derniers mécanismes
Il s’agit alors de bien distinguer la phobie scolaire graves. En effet, l’absentéisme durable conduit qui expliquent la phobie scolaire est l’anxiété de
d’autres difficultés ou troubles psychologiques. à l’échec scolaire, alors que le plus souvent les séparation : les petits ne supportent pas d’être
Tout d’abord, il n’est pas rare que les jeunes jeunes concernés possèdent un bon niveau séparés des personnes auxquelles ils sont
manifestent des réactions anxieuses intellectuel. Les enfants s’isolent alors de plus attachés, notamment leurs parents et en
« transitoires » quand ils rentrent pour la première en plus et souffrent souvent de dépression. particulier leur mère. Craignant qu’il ne leur
fois à la maternelle, au primaire ou au collège. Devenus adultes, ils risquent alors de présenter arrive quelque chose, ils préfèrent rester à la
Ces craintes sont normales la plupart du temps. d’autres troubles anxieux, comme une phobie maison plutôt que d’aller à l’école.
Ensuite, la phobie scolaire ne correspond pas à sociale, et ont en général peu de relations,
un absentéisme de type école buissonnière dont d’amis et de loisirs. Les conséquences familiales
les adeptes ne sont ni anxieux ni honteux, et ont et professionnelles peuvent être importantes,
souvent des conduites antisociales. Enfin, menant parfois à l’exclusion sociale.
certains symptômes schizophréniques, comme Quelles sont les causes du refus scolaire
les décompensations (idées délirantes et anxieux ? En général, le trouble s’installe
psychotiques), peuvent également débuter par progressivement, avec des absences
© Shutterstock.com/natkacheva

une peur du collège ou du lycée. occasionnelles, comme le fait de manquer des


Combien de jeunes souffrent de phobie demi-journées de classe, puis sélectives, selon
scolaire ? Très peu d’études évaluent la une matière ou un enseignant. Mais ces
prévalence de cet évitement, car la plupart absences s’accompagnent toujours de
s’intéressent au school refusal behavior, des manifestations somatiques qui permettent

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le forcer à se rendre au collège, il pourrait faire à cela… » Ensuite, Éric a grandi normalement : il a
des bêtises… » À cette phrase, Éric baisse les yeux marché vers l’âge de 1 an, et a parlé sans souci. Il
et se recroqueville sur lui-même. Avant de m’en- n’a souffert d’aucune maladie grave.
tretenir seul avec le garçon, je propose de C’est avec la scolarité que les problèmes sont
reprendre, tous les trois ensemble, les événe- apparus. « Quand il a commencé l’école maternelle
ments récents. Mais quand, à plusieurs reprises, vers l’âge de 3 ans, il était déjà réticent à y aller.
je demande à Éric de s’exprimer, c’est d’emblée Les premiers jours, il pleurait beaucoup… Comme
sa mère qui répond sans lui laisser la parole. Éric c’était moi qui l’emmenais à l’école, il s’accrochait
écoute alors attentivement et acquiesce à tout ce à moi et ne voulait pas me lâcher. Cela a duré une
qu’elle dit : « Tout a débuté l’année dernière bonne semaine. Ensuite, ça s’est atténué. » Mais à
en CM2… Il avait un maître très dur qui lui faisait partir du CE2, Éric a eu d’autres soucis : « Son
peur. Ce dernier l’a critiqué devant toute la classe enseignante a remarqué qu’il faisait beaucoup de
à cause de fautes d’orthographe dans un devoir,

Éric avait un maître très dur


et ses camarades se sont moqués de lui. Éric m’a
dit s’être senti humilié. Et à partir de ce moment-
là, il a commencé à ne plus vouloir aller en classe.
Les jours suivants, il s’est plaint de fortes dou- qui l’a critiqué devant toute
leurs abdominales. Nous avons d’abord cru que
c’était lié au stress, mais avons constaté très vite
la classe ; il s’est senti humilié
qu’il souffrait d’une appendicite. Il a donc été
opéré en urgence. Après son hospitalisation, il a
et n’a plus voulu aller à l’école.
refusé tout bonnement de retourner en classe.
Pourtant, il avait quelques copains, mais il avait fautes d’orthographe, qu’il inversait ou ajoutait
peur du maître… J’ai rencontré le directeur de certaines lettres, avait du mal à recopier un texte
l’école et cet enseignant, mais ça n’a rien changé. » et beaucoup de difficultés à lire. » Un bilan d’ortho-
phonie permet alors de diagnostiquer une dyslexie
LE GARÇON PANIQUE ET EST TRÈS VIOLENT et une dysorthographie, des troubles de l’appren-
Sa maman rapporte ensuite un épisode d’une tissage de la lecture et de l’orthographe. L’enfant
grande violence durant lequel Éric a crié, hurlé et est ensuite suivi par un spécialiste, mais sa mère
tapé par terre quand elle a exigé qu’il retourne à déclare au cours de l’entretien que « tous ces pro-
l’école : « C’était une vraie furie ! Il s’est même blèmes ont rendu son fils fragile ».
agrippé aux radiateurs et j’ai eu peur qu’il me Je décide alors de parler au garçon seul à seul.
frappe, tellement il paniquait ! » Après cet événe- Au début, le contact est difficile. L’enfant se montre
ment, qui s’est produit à la fin du premier trimestre extrêmement mal à l’aise et tendu : ses poings sont
de CM2, les parents d’Éric décident rapidement de serrés, son front plissé, son teint pâle. Plusieurs
le changer d’établissement. Mais l’adaptation du fois, il regarde la porte derrière laquelle se trouve
jeune garçon à cette nouvelle école se passe mal : sa maman. Et quand je lui parle, c’est à peine s’il
il n’a pas d’amis, il s’isole et, dès la première répond, fuyant mon regard. Peu à peu, toutefois,
semaine, déclare qu’il ne veut plus y retourner. ces signes d’anxiété s’atténuent, et au cours des
Progressivement, il manque de plus en plus sou- entretiens suivants, Éric parvient à me parler. Il
vent les cours, jusqu’à être déscolarisé au troisième me répète sans cesse qu’il n’aime pas l’école, qu’il
trimestre. Malgré cela, il passe en 6e. la déteste depuis toujours… Enfin, « surtout depuis
Je pose alors des questions plus poussées pour le CE2 », me précise-t-il, lorsque ses troubles de
tenter d’identifier d’autres facteurs qui pourraient l’apprentissage ont été diagnostiqués. Le jeune
entrer en ligne de compte. La famille semble sans garçon s’est senti nul et a eu l’impression qu’il
histoire : une mère assistante maternelle qui garde n’arriverait jamais à rien. Mais c’est surtout l’inci-
des enfants chez elle, un père comptable et un dent de l’an passé avec son maître de CM2, en lien
frère aîné scolarisé en 1re, avec qui il s’entend très justement avec sa dysorthographie, qui a eu l’im-
bien, aux dires de la maman. Éric est toutefois né pact le plus fort. Même s’il banalise ses problèmes :
dans des conditions difficiles. À l’accouchement, il « Ce n’est pas grave, je pourrai suivre un enseigne-
a souffert d’une légère cyanose : son teint était ment à la maison, avec ma mère… »
bleu, signe qu’il avait un peu manqué d’oxygène, Mais avec la fin des grandes vacances, les
mais cela n’a eu aucune conséquence sur sa santé. craintes du garçon s’accentuent : « J’ai surtout peur
En revanche, sa mère s’est beaucoup inquiétée : d’être puni, comme l’année dernière. Car je suis sûr
« Voir mon bébé avec cette couleur de peau m’a que cela va recommencer ; je vais avoir un nouveau
beaucoup préoccupée, je n’avais pas été préparée professeur qui va se moquer de moi, qui sera

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30 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’ENFANT QUI NE VOULAIT PLUS ALLER À L’ÉCOLE

agressif… C’est pour ça que j’ai peur que l’on m’in- Éric explique très bien l’angoisse qui l’envahit :
terroge, d’oublier mes leçons, de mal faire mes « Quand je pars à l’école, plus je m’en approche,
devoirs. Non ! Je ne veux plus y retourner. » plus mon cœur bat fort, plus j’ai du mal à respirer…
Certaines pensées d’Éric se justifient par l’incident J’ai la tête qui tourne, je suis en sueur, j’ai l’impres-
vécu en CM2, d’autres non, comme le fait de ne pas sion de ne plus être moi-même et de ne plus rien
réussir son travail, et ces dernières deviennent alors contrôler. Surtout, j’ai de plus en plus peur en ayant
une source d’angoisse très importante et envahis- l’impression que je vais étouffer et mourir. » Ce sont
sante pour le garçon. D’où une détresse émotion- là les symptômes d’une attaque de panique : palpi-
nelle au moment d’aller à l’école, voire avant. tations cardiaques (tachycardie), gêne respiratoire
avec sensation d’étouffement, malaises, étourdis-
TROUBLES DU SOMMEIL, VOMISSEMENTS… sements, vertiges, sentiments de « déréalisation »
En fait, durant l’année de CM1, l’enfant avec une perte de contrôle sur la réalité et la sen-
« somatisait » déjà à l’idée de se rendre en cours, sation d’être détaché de soi, voire peur de mourir.
et ce, même avant l’incident avec son maître. Par Quand elles sont récurrentes, les attaques de
exemple, Éric n’arrivait pas à s’endormir avant panique correspondent à un trouble panique ou
1  heure du matin, voire plus. Il ressassait ses phobie, qui, selon le Manuel diagnostique et statis-
peurs passées et anticipait négativement la jour- tique des troubles mentaux, le DSM-5, se caracté-
née à venir, en imaginant le pire. Le jeune garçon rise par une préoccupation persistante ou des
a toujours eu des troubles du sommeil, selon sa changements de comportement liés à la survenue
mère. Il a du mal à s’endormir seul, certaines fréquente d’attaques de panique. Ces crises sont
habitudes au coucher étant nécessaires, comme parfois prévisibles en réaction à des situations ou
le fait que les portes de sa chambre et de celle de des déclencheurs précis, comme le fait d’aller à
ses parents restent ouvertes, ou encore qu’il y ait l’école. Dans ce cas, on parle de refus ou de phobie
une petite lumière dans le couloir. Sa mère pré- scolaire. Ainsi, les craintes de cet enfant le condui-
cise même que, lorsque l’angoisse était trop forte, saient logiquement à rebrousser chemin avant
il la rejoignait dans son lit pour trouver le som- d’arriver à l’établissement ou à quitter prématuré-
meil, et le papa dormait dans la chambre d’amis… ment ce dernier pour rentrer chez lui. Le garçon
Mais c’est surtout au moment du départ à précise même qu’il errait parfois dans les rues par
l’école que l’on retrouve toutes les manifestations peur de la réaction de ses parents. Dans tous les
physiques d’une forte anxiété : le garçon se plaint cas, il ne retournait jamais chez lui par plaisir : il
tellement de nausées qu’il est souvent incapable se sentait alors soulagé, mais triste et honteux. « Je
d’avaler son petit déjeuner, et lorsqu’il y arrive, il suis vraiment minable et nul », rapporte-t-il.
vomit fréquemment sur le chemin de l’école. Il a Alors qu’il a des amis, Éric s’est isolé et de plus
aussi des maux de tête, ainsi que des diarrhées. en plus désinvesti de ses activités extrascolaires :

Les enfants qui refusent


l’école, qui en ont peur,
quittent souvent leur
© Getty Images/fzant

établissement en
journée et errent dans
les rues. Ils craignent
de rentrer chez eux,
car ils se sentent
honteux et « nuls ».

N° 104 - Novembre 2018


31

« Je pratiquais le football depuis six  ans, mais bénéfiques, car ils alternaient entre punitions – Éric
depuis l’année dernière, je n’y vais plus… Et je ne se rendait en classe – et récompenses – Éric restait
veux pas reprendre cette année. » On voit là à à la maison. Sur les conseils de son orthophoniste,
quel point son refus d’aller à l’école a aussi des le garçon suivait aussi une psychothérapie, mais de
effets négatifs sur sa vie sociale et relationnelle, façon irrégulière, n’étant pas allé à un rendez-vous
et ce, d’autant plus que le garçon se dénigre et programmé la veille de la rentrée en 6e.
souffre d’une faible estime de lui-même. Le diagnostic d’Éric est donc clair : il s’agit
Préoccupant, au moment d’entrer dans l’adoles- d’un refus scolaire anxieux, ou encore phobie sco-
cence… Le risque de dépression est réel. laire (voir l’encadré page 28). Son profil présente

LA PHOBIE OU REFUS SCOLAIRE


J’établis alors un bilan psychologique, qui
Plus je m’approche de l’école,
plus mon cœur bat fort, plus
confirme la phobie scolaire, ainsi que les bonnes
aptitudes intellectuelles de l’enfant. En effet,
d’après différents tests validés scientifiquement,
comme le WISC-V, Éric a un quotient intellectuel j’ai du mal à respirer… J’ai la
homogène se situant dans la zone moyenne de la
population, entre 100 et 110, et ce, malgré sa dys- tête qui tourne, je suis en sueur,
lexie, sa dysorthographie et les signes d’anxiété dite j’ai l’impression de ne plus
être moi-même et de ne plus
de performance qu’il manifeste durant les épreuves.
Pourtant, selon les questionnaires d’anxiété et de
dépression (par exemple, le State trait anxiety
inventory for children ou STAIC, et l’Échelle d’éva- rien contrôler. Surtout, j’ai
luation de la dépression chez l’enfant), le garçon
présente bien des symptômes anxieux, dépressifs,
peur d’étouffer et de mourir.
une très faible estime de lui-même, ainsi qu’une Éric, 11 ans
relation fusionnelle avec sa mère (identifiée grâce
au test TAT, pour Thematic apperception test)… de nombreux éléments caractéristiques de ce
En pareil cas, il est essentiel d’identifier les trouble. Outre son anxiété et les attaques de
causes profondes de l’anxiété sous-jacente qui est panique le matin au moment de partir pour
à l’origine de la phobie. J’ai dit que la mère d’Éric l’école, l’enfant était déjà anxieux dès l’école
s’est montrée omniprésente lors de nos rendez- maternelle. Il présente des troubles de l’appren-
vous, mettant souvent son mari en arrière-plan. tissage, a subi un événement traumatique avec
Ce dernier apparaît presque déchu de sa fonction son maître en CM2, ainsi qu’une hospitalisation
paternelle. Peu valorisé par la mère, il ne repré- et un changement d’établissement. Il souffre
sente pas un modèle pour son fils avec lequel il aussi d’une forte anxiété de performance avec
ne partage presque aucune activité. En revanche, une faible estime de lui-même, ainsi que d’une
Éric et sa mère semblent « hyperdépendants » l’un importante anxiété de séparation.
de l’autre : « C’est mon petit chouchou… Je sais
qu’il a besoin de moi et c’est pour ça que je serai TOTALEMENT DÉPENDANT DE SA MÈRE
toujours là pour lui, raconte sa maman. D’ailleurs, En creusant davantage le fonctionnement
quand il fait des efforts, il a toujours des récom- familial, je constate que la problématique de l’atta-
penses et c’est normal. » La mère explique aussi chement et de la séparation est omniprésente. Éric
que, petit, Éric a éprouvé beaucoup de jalousie à continue de dormir régulièrement avec sa mère,
l’égard des enfants qu’elle gardait : « Il ne compre- alors que celle-ci m’a dit que c’était le cas unique-
nait pas que je m’occupe d’autres que lui… ment quand il était petit. En outre, lors d’un autre
Souvent, il disait, quand il était en maternelle et incident où le garçon a fugué de l’école, sa mère
même en primaire, qu’il aurait préféré rester à la me le présente, rayonnante, comme une prouesse
maison comme les petits. » de son fils, capable de rentrer tout seul de son éta-
Puis durant les derniers mois du CM2, les blissement éloigné du domicile. Or, en entretien,
parents d’Éric se sont épuisés en stratégies de « res- Éric m’explique que sa fugue correspondait aux
colarisation », mais en vain. Ils sont devenus quasi attentes de sa mère : « La veille, ma mère m’a dit
intolérants aux difficultés de leur fils, s’enlisant que si je n’arrivais pas à rester à l’école, il fallait
dans les mauvais choix : déscolarisation, nouvelle que je rentre. Je pense que si je ne l’avais pas fait,
école, certificats médicaux d’absence, cours à domi- elle aurait été déçue… » Cet exemple souligne à
cile… Mais ces changements n’ont pas été quel point sa mère supporte mal d’être séparée de

N° 104 - Novembre 2018


32 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’enfant qui ne voulait plus aller à l’école

son petit. Lequel ajoute d’ailleurs : « Ma mère a façon progressive afin qu’il regagne confiance en
toujours tendance à penser que je ne suis pas heu- lui. D’autres exercices portent sur ses idées mor-
reux lorsque je ne suis pas avec elle. » bides liées au collège, la gestion du stress, à tra-
Une angoisse qui s’accentue dès qu’il s’éloigne vers des pratiques de relaxation. Un travail sur
de ses parents, notamment pour ses activités spor- l’anxiété de séparation et sur l’autonomie est
tives avec ses amis. Comme lui, 4 à 6 % de la popu- aussi indispensable. Ainsi, Éric retrouve progres-
lation souffriraient de ce trouble, y compris des sivement le chemin de l’école, en collaboration
adultes. Car c’est aussi le cas de sa mère… Plus Éric avec l’équipe enseignante et médicale du collège :
grandit et devient autonome, plus elle le vit mal. il se rend d’abord à un cours, puis reste une demi-
Et pour finir elle me fait une confidence : elle- journée, puis une journée…
même, enfant, entretenait une relation d’hyperdé-
pendance avec sa propre mère et avait des pro-
blèmes scolaires. « Petite, j’ai aussi eu des difficultés La mère d’Éric présente aussi
une angoisse de séparation
avec l’école. Les chiens ne font pas des chats… Éric
est comme moi, et je sens tout de lui, surtout quand
il va mal. » En effet, comme c’est souvent le cas,
l’anxiété de séparation est transgénérationnelle : qui ne cesse de s’accroître
elle se transmet de parents à enfants, au-delà de la
manière d’éduquer, par un lien d’attachement dit
à mesure que son fils grandit.
insécure (où l’on est anxieux en l’absence des êtres
aimés), ce qui nuit à l’autonomie tant de la mère Malheureusement, au bout de quelques mois,
que de l’enfant. D’ailleurs, au cours du suivi psy- alors qu’il est devenu plus autonome, qu’il va seul
chologique, la maman d’Éric discute et discrédite au collège et a repris le football avec ses amis, il
chaque changement ou chaque progrès de son fils ; refuse à nouveau de retourner à l’école. En paral-
elle veut le garder pour elle-même et bride ses com- lèle, sa mère devient d’ailleurs de plus en plus
portements d’exploration et d’autonomie. anxieuse, voire persécutrice : elle appelle sans
arrêt son fils et anticipe négativement sa rescola-
UN ATTACHEMENT INSÉCURE risation. Je propose alors au jeune une orientation
Les études sur le lien entre parents et enfants dans un internat. Une idée refusée en bloc par la
confirment qu’une forme d’attachement insécure famille et par l’intéressé lui-même, tant elle lui
durant l’enfance augmente le risque de souffrir Bibliographie paraît irréaliste. Mais lors de l’entretien suivant,
ultérieurement de troubles anxieux ou phobiques. le garçon me surprend en revenant sur sa déci-
L’angoisse de séparation est une pathologie fami- T. Havik et al., Assessing sion : « J’ai besoin d’aller ailleurs… Je sens qu’à la
liale, souvent liée à une relation particulière avec reasons for school maison, il y a trop de tensions. J’ai peur mais j’ai
la mère. D’ailleurs, cette dépendance mutuelle est non-attendance, envie d’essayer. »
préjudiciable au traitement psychologique que je Scandinavian Journal Il choisit lui-même son établissement, se rend
propose à Éric. En effet, la thérapie vise trois of Educational Research, en cours, a des amis et est suivi chaque semaine
objectifs : le retour au collège, une diminution des vol. 59, pp. 316-336, 2015. par un psychologue. Bien sûr, la mère téléphone
manifestations psychopathologiques invalidantes M.-F., Le Heuzey régulièrement à l’internat de crainte que son fils
pour l’enfant comme les attaques de panique, et et M.-C. Mouren, soit malheureux… Cette séparation est bénéfique
une prévention des risques de complications ulté- Phobie scolaire. pour Éric qui termine son année scolaire avec suc-
rieures comme la dépression. Comment aider les cès et passe en classe de 5e. Et puis, il rentre chez
Pour le premier objectif, d’une part, il est indis- enfants et les adolescents lui tous les week-ends.
en mal d’école ?,
pensable de ne pas cautionner l’absentéisme et de Aujourd’hui, Éric a 13 ans et est toujours sco-
Édition J. Lyon, 2010.
bien rappeler l’obligation scolaire. D’autre part, la larisé en internat en classe de 4e. Il ne présente
famille mais aussi l’école doivent participer à la K. Shear et al., plus de manifestations pathologiques, et aucune
thérapie. Or cela est difficile avec la mère d’Éric, Prevalence and rechute n’est à déplorer. Il est toujours passionné
correlates of estimated
tant son anxiété est profonde. Ses parents refusent par le football et sa vie sociale est riche. Il reste
DSM-IV child and adult
toute psychothérapie familiale et participent seu- separation anxiety néanmoins anxieux mais arrive à bien gérer ses
lement à des ateliers de guidance parentale où l’on disorder in the national émotions ; il a désormais davantage confiance en
propose des conseils aux familles. comorbidity survey lui. Sa dyslexie et sa dysorthographie se sont consi-
Pour mon jeune patient, je travaille sur son replication, American dérablement atténuées. Sa mère est suivie en psy-
anxiété de performance à l’aide de jeux non sco- Journal of Psychiatry, chothérapie et semble avoir compris les enjeux de
laires, comme des mots fléchés, afin qu’il retrouve vol. 163, pp. 1074- sa parentalité. Le père, quant à lui, est davantage
le goût d’apprendre, puis d’exercices scolaires, 1083, 2006. présent dans les choix de la famille et partage des
par exemple des épreuves de logique. Et ce, de activités avec son fils chaque week-end. £

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Les enfants dyslexiques ?
Des enfants avant tout !

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Marian
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34 DÉCOUVERTES L
 ’infographie

Quand meurt le cerveau


Que se passe-t-il dans notre tête quand nous mourons ? Les unes après
les autres, les différentes zones de notre cerveau s’arrêtent. Si nous sommes
réanimés, les séquelles seront plus ou moins graves selon le temps écoulé.
Texte : Anna von Hopffgarten/Illustration : Martin Müller

Les cellules pyramidales


du cortex meurent peu après
les neurones du striatum, avec
1 Au plus quelques secondes après l’arrêt du cœur, des effets variables selon l’endroit
le sujet perd connaissance. touché. La perception sensorielle
ou les fonctions cognitives
2 Il ne mémorise alors plus rien. Même comme la pensée logique
s’il est ensuite ranimé, il aura tout ou le langage, peuvent rester
oublié car la mémoire à court terme 5 diminuées après une réanimation.
CONSCIENCE
s’est éteinte.

MÉMOIRE

MOUVEMENT

SENS, PENSÉE,
LANGAGE
4 Les neurones du striatum, une
FONCTIONS partie des ganglions de la base,
VITALES de même que les cellules
de Purkinje dans le cervelet, sont
aussi très vite atteints par
Les cellules de la région le manque d’oxygénation. C’est
3 pourquoi les personnes ranimées
CA1 de l’hippocampe font
partie des neurones les au bout de quatre ou cinq minutes
plus sensibles du cerveau. conservent des difficultés
Dès que l’oxygène vient de coordination motrice.
à manquer, leur activité
s’effondre.
Arrêt
cardiaque 4

6 Le tronc cérébral est atteint


nettement après le cortex.
Il abandonne alors le maintien
1 minute des fonctions vitales comme
la respiration ou la déglutition.
Si le patient est maintenu
en vie, il ne pourra l’être
Potentiel électrique mesuré qu’avec un respirateur artificiel
en trois sites du cerveau et une sonde alimentaire.

Entre 2 et 5 minutes après l’arrêt du cœur, les neurones du cerveau ont épuisé leurs réserves d’énergie.
La différence de potentiel électrique des membranes cellulaires s’effondre, ce qui entraîne une onde
de dépolarisation massive, ou « dépolarisation envahissante » (spreading depolarization, en anglais)
En se propageant dans le cerveau, cette onde enclenche des réactions biochimiques neurotoxiques.

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35

À mesure que meurent


les cellules cérébrales,
la personnalité d’un sujet se perd
alors de manière irréversible. 7 La mort cérébrale proprement dite ne débute
Si la personne est ranimée vraiment que dix minutes après l’arrêt du cœur.
à temps, le processus peut être Entre-temps sont mortes tant de cellules nerveuses,
interrompu mais pas inversé. que le cerveau cesse progressivement de
fonctionner. Une personne est considérée comme
morte cérébralement, quand les critères suivants
Après quatre minutes, (entre autres) sont remplis :
se produisent les premiers –P erte de conscience ou coma ;
dommages irréversibles, sur les
fonctions cérébrales suivantes : – Absence de réflexes du tronc cérébral, comme
des pupilles ne réagissant plus à la lumière ;
– Absence de respiration spontanée.
3 MÉMOIRE
Grâce à un nouvel examen pratiqué
entre 12 et 72 heures après (selon l’âge
du sujet), le médecin doit établir que
4 MOUVEMENT la perte d’activité cérébrale est irréversible.

SENS, PENSÉE,
5 LANGAGE

6 FONCTIONS
VITALES

Les autres organes


Les autres organes du corps
ne subissent des dégâts que bien après
la mort cérébrale. Le cœur et le foie sont
toutefois plus sensibles que les reins,
dont l’activité ne cesse qu’au-delà
de deux heures.

4 minutes 10

Les données temporelles se rapportent


à une personne d’âge moyen à température
ambiante, non réanimée. Chacun des processus
peut être notablement rallongé par réanimation,
baisse de la température corporelle, ainsi que
chez les sujets plus jeunes.

SOURCES
Dreier, J. P. et al. : Terminal Spreading Depolarization and Electrical Silence in Death of Human
Cerebral Cortex, Annals of Neurology, vol. 83, pp. 295-310, 2018.
Wissenschaftlicher Beirat der Bundesärztekammer : Richtlinien zur Feststellung des Hirntodes,
Deutsches Ärzteblatt, vol. 95, A1861-A1868, 1998.

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36

nez
Les superpouvoirs
de notre
Par Frank Luerweg, journaliste scientifique.

Notre nez serait capable de distinguer jusqu’à un


© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

milliard d’odeurs. Cette découverte révolutionne


notre conception de l’odorat – un sens qui gouverne
nos émotions, notre socialité, et qui pourrait même
nous aider à conserver une bonne santé mentale.

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DÉCOUVERTES P
 erception 37

S i vous vous promeniez sur le campus


de l’université Berkeley en Californie au cours de
l’année 2015, vous aviez droit à un bien curieux
spectacle : une étudiante à quatre pattes dans
l’herbe, étrangement gantée, des protections
autour des genoux et des coudes, les yeux bandés,
et un casque antibruit sur les oreilles !
Mais il y avait plus étonnant que son accou-
trement : c’était sa façon de se comporter. Elle
baissait sans arrêt la tête et reniflait attentive-
ment le sol herbeux. Elle progressait de quelques
centimètres, changeait de direction, reniflait
encore, changeait de nouveau de direction, reni-
flait de nouveau… Mètre après mètre, elle suivait
ainsi son bonhomme de chemin, sourde et
aveugle, puis soudain elle semblait hésiter plus
longuement. Elle dodelinait de la tête de droite
et de gauche pendant un moment, avant de se
décider à obliquer sur sa droite ou sa gauche.
Ce manège faisait partie d’une expérience
scientifique imaginée par les neurobiologistes
Noam Sobel et Jess Porter. Le but : déterminer si
un être humain est capable de suivre une trace
odorante en pleine nature. À cette fin, ils avaient
dissimulé dans l’herbe une ficelle trempée dans
du concentré de chocolat fondu. Toutes les per-
sonnes participant à cette expérience (32 au
total) étaient privées de leurs autres sens comme
la vision, le toucher ou l’ouïe. Tout ce qui leur
restait pour s’orienter, c’était l’odorat.
Malgré cela, 21 des 32 participants ont suivi
avec succès la trace odorante de bout en bout.
Certes, cela leur a pris du temps, mais la perfor- EN BREF
mance n’était pas très éloignée de celle d’un
chien, comme on peut le voir sur la vidéo « Human ££L’odorat humain
a longtemps été
Sniffer » disponible sur Youtube et réalisée par sous-estimé, d’autres
Paolo Tagliaferri. En soi, le résultat n’était pas si animaux passant pour
surprenant que cela, car les arômes utilisés de bien meilleurs
étaient relativement puissants, bien au-delà du « renifleurs ».
seuil de perception consciente des odeurs. « Mais ££En réalité, nous
nous avons réitéré l’expérience avec des odeurs pouvons distinguer
très discrètes, souligne Sobel. De nombreux par- un nombre quasi illimité
ticipants nous ont dit qu’ils perdaient leur temps d’odeurs et, pour
et qu’ils ne sentaient rien. Et pourtant, quand on certaines d’entre elles,
© Shutterstock.com/welcomia

les détecter mieux que


analysait leur trajectoire, force était de constater ne le ferait un chien.
qu’elle était très voisine de celle du fil dissimulé
dans l’herbe. » ££Nous pouvons détecter
Cette partie de l’expérience n’est cependant certaines émotions
à l’odeur, comme la peur
pas publiée, car Sobel considère qu’elle est sur- ou l’agressivité,
tout anecdotique. En revanche, on sait aujourd’hui et même sélectionner
que l’odorat humain est capable de performances nos partenaires sexuels.

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38 DÉCOUVERTES P
 erception
LES SUPERPOUVOIRS DE NOTRE NEZ

qui soutiennent la comparaison, dans certains titre de comparaison, c’est comme si, après avoir
tests, avec celui du chien, considéré comme le dissous un kilo de sucre dans le lac Léman, nous
champion toutes catégories en la matière. étions capables d’en déceler la saveur sucrée.
Lorsqu’on s’intéresse aux performances olfac- Cela ne signifie pas pour autant que l’odorat
tives des différentes espèces animales, il n’existe de l’homme est plus développé que celui de la
sans doute pas de meilleur interlocuteur que souris, car les rongeurs étaient meilleurs pour les
Matthias Laska. Ce professeur de zoologie à l’uni- quatre autres odeurs testées, parfois très nette-
versité de Linköping, en Suède, est un collection- ment. Les autres données collectées brossent un
neur d’un genre particulier : voilà plus de vingt- tableau indécis : sur les 80 substances passées au
cinq ans qu’il cherche à savoir quelle est la banc d’essai chez l’homme et chez la souris, l’hu-
concentration minimale d’une substance que main se montre meilleur pour 40 d’entre elles,
peuvent détecter différents animaux à l’odorat. Il et les souris l’emportent pour les 40 autres, selon
a documenté une véritable banque de données Laska. Chez le chien, seules 15 substances ont
sur cette question, où l’on peut consulter les dif- été examinées par comparaison avec l’homme.
férents seuils de perception de quelque Notre espèce se montre plus performante pour 5
200 odeurs chez 17 espèces de mammifères. « J’ai d’entre elles. « Tous les manuels nous disent que
moi-même mesuré la moitié de ces seuils », le chien a le nez le plus fin de tout l’Univers, note
précise-t-il. Laska. C’est peut-être vrai, mais à vrai dire, les
Dix-sept espèces de mammifères, 200 subs- preuves scientifiques en ce sens ne sont pas si
tances odorantes, cela ne paraît pas particulière- nombreuses que cela. »
ment impressionnant. Mais ces chiffres ne rendent Il est à noter que les cinq odeurs que nous
pas justice à la quantité de travail nécessaire à détectons le plus efficacement sont liées à des
leur obtention. La collecte des données est l’es- fruits ou à des plantes. « Et pour des carnassiers
sence d’une vie de chercheur. Car les chiens, les comme le chat ou le chien, elles n’ont pas de

0,01 %
cochons d’Inde ou les rats ne peuvent pas dire à pertinence sur un plan comportemental », fait
l’expérimentateur s’ils ont détecté ou non telle ou observer Laska. Pour ce qui est de déceler des
telle odeur qu’on leur fait respirer. Il faut en pas- molécules comme les acides gras, l’odorat du
ser par un apprentissage préalable, parfois long chien est bien supérieur au nôtre, ce qui se com-
et fastidieux, pour chaque seuil de détection testé. prend car les acides gras font partie intégrante
DU VOLUME DE Par exemple, les animaux doivent tout d’abord des odeurs corporelles de leurs proies. Et ce n’est
NOTRE CERVEAU choisir entre deux récipients dont un seul contient pas parce qu’un humain arrive à repérer la trace
l’odeur à tester. Lorsqu’ils choisissent le bon, ils olfactive d’une ficelle enduite de chocolat, qu’il
reçoivent une récompense. Au fil de l’expérience, sera efficace pour pister à l’odeur un détenu
est représenté par le bulbe l’odeur est progressivement diluée. Au bout d’un évadé de prison.
olfactif. Pour cette raison, moment, les animaux commettent de plus en plus
notre odorat a longtemps d’erreurs : la concentration de la molécule odo- L’ERREUR DE BROCA
été sous-estimé. rante est maintenant si faible qu’ils ne peuvent Le chercheur de Linköping est néanmoins
plus la détecter. certain d’un fait : le nez humain est loin d’être
aussi médiocre qu’on l’a longtemps cru. Son col-
UNE SENSIBILITÉ EXACERBÉE lègue nord-américain John McGann, dans un
AUX ODEURS DE PLANTES ET DE FRUITS article de la revue Science, qualifiait cette thèse
Au prix de ce procédé rébarbatif, Laska a de « mythe du xix e siècle ». McGann a fait remon-
réussi à mesurer le seuil de perception olfactive ter les origines de ce mythe au neuroanatomiste
de toute une série d’espèces animales. Dans une Paul Broca. Ce dernier avait noté que l’être
de ces expériences, il a comparé les capacités humain possédait un bulbe olfactif de petite
olfactives des souris et des hommes. Les odeurs taille. Chez les animaux vertébrés, cette struc-
testées étaient celles émises par des prédateurs ture nerveuse est localisée à l’avant du cerveau.
des souris : chats, blaireaux ou renards. Grande Elle est le point d’arrivée des nerfs issus des cel-
a été sa surprise : les humains parvenaient à lules olfactives dans la muqueuse nasale (voir la
détecter deux odeurs sur six à des concentrations figure page 39).
si faibles que les souris ne les percevaient même Sur la base des observations de Broca, l’idée
plus. Le nez humain s’est révélé particulièrement s’est peu à peu imposée, dans les décennies sui-
sensible à un composant de l’urine de chat. Au vantes, que l’appareil olfactif d’Homo sapiens était
point de réagir à la présence d’une molécule de sous-développé. C’était surtout la petitesse du
ce composant pour un million de milliards de bulbe olfactif qui écrasait les débats, avec ses
milliards de molécules d’oxygène dans l’air. À 0,01 % du volume total du cerveau humain. Chez

N° 104 - Novembre 2018


39

la souris, il en représente 2 %… « Au début du chercheurs sur l’odorat, les plus avant-gardistes
xx e siècle, les anatomistes ont tout simplement étaient encore confrontés à la difficulté de faire
déclaré que si une structure cérébrale était grande, respirer à des volontaires des odeurs en quantité
elle devait être nécessairement efficace, critique définie et pendant un temps limité. C’est un
Matthias Laska. Ce dogme s’est implanté dans les appareil, l’olfactomètre, qui a rendu cette opéra-
manuels d’enseignement et s’est ainsi perpétué tion beaucoup plus simple et aisée. À partir de
presque jusqu’au tournant du xxie siècle. » là, on a commencé à prendre davantage en consi-
dération l’odorat humain, non seulement pour sa
DISTINGUER UN MILLIARD D’ODEURS… sensibilité, mais pour son pouvoir de discrimina-
Ce n’est qu’au cours des deux dernières tion, c’est-à-dire sa capacité à distinguer de très
décennies que le portrait d’ensemble a com- fines différences de senteurs.
mencé à se modifier, en partie à cause d’innova- Une étude remontant à 2014 a évoqué le
tions techniques. Dans la communauté des chiffre d’un milliard d’odeurs différentes

COMMENT PERCEVONS - NOUS
LES ODEURS ?

L orsque nous inspirons, des molécules odorantes


remontent dans notre nez et se fixent sur des
cellules réceptrices situées dans le bulbe olfactif.
Celles-ci transmettent ensuite des influx nerveux
vers le cerveau, notamment vers le cortex olfactif
primaire, ainsi que vers différentes aires
olfactives secondaires comme le cortex Cortex Cortex olfactif
orbitofrontal et des parties du système orbitofrontal primaire
limbique. À ce niveau, les odeurs Bulbe olfactif
sont analysées, identifiées Os éthmoïde
et interprétées.
Cellules réceptrices
de la muqueuse
nasale

Conduits nasaux Amygdale Hippocampe

Composantes du
Molécules système limbique
odorantes
© Gehirn&Geist/Yousun Koh

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40 DÉCOUVERTES P
 erception
Les superpouvoirs de notre nez

QUAND LA TRISTESSE VOUS PEND AU NEZ

L es odeurs éveillent en nous de


puissantes émotions. Quand l’odeur
d’une crème solaire pénètre dans notre
perte de plaisir, etc. Du bulbe olfactif
émergent des fibres nerveuses qui
atténuent l’activité de l’amygdale, une
permettant à la fois l’identification
des congénères et les comportements
d’approche ou d’éloignement.
nez, nous nous trouvons aussitôt structure cérébrale qui traite les émotions Dans tous les cas, une baisse notable
plongés dans une ambiance estivale ; négatives comme la peur. Il se pourrait de l’odorat est clairement un motif
l’odeur du tabac à pipe nous rend tristes que l’interruption de ces voies nerveuses d’inquiétude : selon une enquête
en nous faisant penser au grand-père entraîne les rongeurs vers un état épidémiologique réalisée aux États-Unis,
récemment disparu. La raison : le nez émotionnel à dominante négative, leur les personnes âgées victimes d’anosmie
possède une connexion directe avec amygdale n’étant plus « sous contrôle ». (perte de l’odorat) ont quatre fois plus
le système limbique, la partie de notre Chez les personnes autistes, certains de chances que les autres de décéder
cerveau responsable du traitement aspects de l’odorat sont aussi modifiés. dans les cinq ans à venir.
des émotions (voir la figure page 39) Ce fait a été découvert en 2015 par L’explication est encore inconnue.
Au moins aussi intéressant : il existe des le neurobiologiste Liron Rosenkrantz Une baisse d’odorat comptait même
effets inversés. Selon certaines études, et ses collègues de l’Institut Weizmann, parmi les facteurs prédisant le mieux
notre état affectif influe sur le traitement en Israël. Alors que la plupart des une mort prochaine, davantage encore
des odeurs par notre cerveau. enfants reniflent préférentiellement qu’une attaque cardiaque ou un cancer.
C’est ce que montre une expérience des odeurs agréables, les petits Au point que les auteurs de cette étude
réalisée en 2017 par la chercheuse Elena autistes inhalent avec la même force voient dans l’odorat un « canari dans
Erwin de l’université d’État de l’Ohio. des senteurs repoussantes. la mine de charbon de la santé humaine »,
Dans cette expérience, on faisait visionner Selon les auteurs de ces études, par allusion au canari que les mineurs
à des participants une scène triste cela pourrait expliquer un aspect central d’antan emportaient dans la mine pour

© Gehirn&Geist, d’après Pinto, J. M. et al., Olfactory Dysfunction Predicts 5-Year Mortality in Older Adults, PLoS ONE 9, E107541, 2014.
de film, avant de leur faire respirer une des difficultés de ces enfants : la capacité détecter les émanations de méthane
odeur d’œuf pourri tout en enregistrant à établir des relations sociales avec (gaz auquel ces oiseaux sont très
leur activité cérébrale. Les résultats leurs semblables. Car les odeurs seraient sensibles) responsables des meurtriers
ont montré que la tristesse provoquée des signaux de socialisation importants, « coups de grisou ».
par le film avait un impact sur l’olfaction
des participants : ils réagissaient
moins fort et moins rapidement que 60 Anosmie
des personnes placées dans un état Odorat absent
émotionnel neutre.
Les personnes dépressives ont aussi
l’odorat altéré. Dans une étude menée
par la psychologue Bettina Pause de
Hyposmie
Probabilité moyenne de mourir

l’université de Düsseldorf, de tels sujets 40


dans les cinq années à venir

Odorat diminué
avaient un seuil de perception des
odeurs supérieur à celui de personnes
non dépressives : il leur fallait des odeurs
plus fortes pour les détecter consciemment.
Mais on ne sait pas si c’est la dépression
qui rend le nez moins sensible, ou si
20
une perte d’odorat ne peut pas, à Normosmie
l’inverse, provoquer la dépression ! Odorat normal
Cette dernière possibilité est soulevée
par des expériences réalisées sur des rats :
si l’on retire à ces animaux le bulbe
olfactif, ils développent des symptômes
qui ressemblent fortement à ceux 0
57 61 65 69 73 77 81 85
d’une personne dépressive : apathie,
Âge

N° 104 - Novembre 2018


41

discernables par le nez humain. Des chercheurs porteurs de gènes CMH différents des leurs. Et ils
de l’université Rockefeller de New York avaient les détectent à l’odeur. Il en va de même, mani-
extrapolé ce résultat à partir d’observations expé- festement, chez nous autres humains. Car dans
rimentales. Mais un an après apparaissaient les notre espèce, l’odorat livre également des ensei-
premiers doutes. En l’occurrence, la méthode gnements précieux sur la constitution immuno-
mathématique utilisée pour arriver à cette esti- logique de nos semblables. Chez l’homme, on
mation reposerait sur des hypothèses erronées et parle de gènes HLA, et non de gènes CMH. Selon
ne serait pas adaptée pour estimer la quantité les études réalisées sur ce sujet, les femmes pré-
totale des parfums que l’odorat peut discriminer. fèrent par exemple l’odeur d’hommes dont les
Mais pour Matthias Laska, cette estimation gènes HLA sont très différents des leurs. Une pré-
semble plausible, et peut-être même en dessous férence également constatée chez les hommes.
de la réalité. Une opinion que partage Christian Mais ces associations sont-elles également
Margot, qui dirige une équipe de recherche chez valables en dehors des études menées en labora-
le parfumeur Firmenich : « la quantité de senteurs toire, dans les circonstances de la vie réelle ? Une
que nous pouvons différencier les unes des autres collaboratrice de Hummel, Jana Kromer, s’est pen-
est potentiellement sans limite. » chée sur cette question au cours de sa thèse. Elle
Autre son de cloche du côté du Centre inter-
disciplinaire pour l’odorat et le goût de Dresde,
dont le directeur Thomas Hummel pense que le En matière de sexe,
l’odeur joue un rôle essentiel.
chiffre d’un milliard est probablement inexact.
Tout comme celui de 10 000 que l’on voit souvent
passer dans les écrits sur la question. « Le chiffre
exact, nul ne le connaît », conclut-il. Ce profes- Une relation peut capoter
seur de médecine moustachu et grisonnant tra-
vaille depuis trente  ans sur le nez humain, et
pour de mauvaises odeurs.
plus récemment sur les conséquences que les
odeurs peuvent avoir sur notre comportement. a constitué une base de données à partir d’entre-
En son temps, un neuroanatomiste comme Broca tiens et de tests génétiques sur 250 couples.
était persuadé que nous nous laissions peu Résultat : les personnes interrogées ont trouvé
influencer par notre odorat dans la plupart de l’odeur de leur partenaire plus agréable, lorsque
nos actes quotidiens. Mais là encore, au cours ceux-ci se distinguaient plus nettement d’elles au
des dernières années, les mentalités ont com- niveau des gènes HLA. Et dans ce cas, elles étaient
mencé à évoluer. Et de plus en plus d’indices plus heureuses de leur couple ainsi que de leur
révèlent que les odeurs jouent un rôle impor- relation sur le plan sexuel. Et les femmes en couple
tant, notamment dans le choix de nos parte- avec des hommes nettement différents d’elles, sur
naires sexuel(le)s. un plan génétique, déclaraient plus volontiers vou-
loir des enfants avec eux. Sans même avoir la
QUAND LE SEXE  NOUS moindre information génétique à leur sujet.
MÈNE PAR LE BOUT DU NEZ Jusqu’où s’étend donc l’influence de nos éma-
Cette idée n’est pas entièrement nouvelle. Les nations corporelles dans la sphère amoureuse ?
zoologues savent depuis longtemps que de nom- « Nos données montrent que l’odorat est surtout
breux animaux sont guidés par leur odorat dans important pour la satisfaction dans le couple, sou-
la recherche de leur partenaire sexuel. Cela tient ligne Hummel. Il l’est moins pour le choix d’un
à une particularité du système immunitaire. Pour partenaire, même s’il joue un rôle non négli-
reconnaître des agents pathogènes comme des geable. » Bettina Pause, une professeure de psy-
virus ou des bactéries, les animaux vertébrés dis- chologie expérimentale à l’université de
posent de récepteurs d’un genre particulier. Leur Düsseldorf, voit les choses sous le même angle :
plan de construction est dicté par des gènes appe- « On ne choisit pas sa compagne ou son compa-
lés gènes CMH. Il existe une variété considérable gnon parce qu’il ou elle sent bon. En règle géné-
de microbes, et ceux-ci mutent en permanence. rale, ce sont bien d’autres facteurs qui vont déci-
De ce fait, une vaste panoplie de gènes CMH est der de la sympathie ou de l’antipathie que l’on
une véritable assurance vie, en permettant au éprouve pour une personne : l’allure physique, les
système immunitaire de faire face à une grande goûts et les préférences, les opinions. » Entre deux
diversité d’attaques pathogènes. personnes, les différences de système HLA sont le
Les animaux, pour cette raison, se cherchent plus souvent assez tranchées. De temps en temps,
autant que possible des partenaires sexuels ce n’est pas le cas, et notre nez nous alerte : l’odeur

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42 DÉCOUVERTES P
 erception
Les superpouvoirs de notre nez

de cette personne ne nous revient pas. « Dans


pareil cas, il est très peu probable que l’on puisse
construire une relation intime avec la personne
– indépendamment du fait qu’elle nous plaise ou
non par ailleurs », précise Bettina Pause. Et dans
certains cas, cela peut aller jusqu’à l’antipathie.
Comme lorsqu’on a une personne dans le nez.
Quand une personne a peur,
LES MOLÉCULES ODORANTES elle dégage une odeur
d’angoisse. Notre cerveau
CHANGENT LE COMPORTEMENT
Notre nez capte une multitude de signaux
chimiques dont nous ne soupçonnons même pas
l’existence. Ce n’est pas pour cela que ces stimuli réagit et devient attentif
inconscients ne nous influencent pas ! Il y a
quelques années, Bettina Pause a donné un
aux menaces environnantes.
exemple parlant de ce genre d’effet : elle a
recueilli des échantillons de sueur d’étudiants à olfactifs de peur, selon une étude publiée par
différents moments – une première fois pendant Bettina Pause et ses collègues en 2017. « Elles
un examen oral déterminant (et donc stressant), semblent occulter tout ce qui pourrait être une
une autre pendant un test d’effort. Tout au long source de stress, déclare la chercheuse. C’est que
de cette expérience, les participants devaient le stress a un impact négatif sur l’enfant à naître,
noter par écrit la teneur de leurs émotions. notamment sur le développement de son cerveau
Comme on pouvait s’y attendre, ils confiaient et de son système immunitaire. »
éprouver plus de peur pendant l’examen oral… Selon d’autres études, nous pourrions renifler
À la fin, Bettina Pause et ses collègues ont fait certains états émotionnels comme le stress et
respirer les échantillons de sueur à des hommes et l’agressivité. Même certains traits de caractère
à des femmes pour tester leurs réactions. Ces comme la dominance pourraient s’exprimer par
cobayes portaient des écouteurs qui, à un moment des messages olfactifs opérant sous le seuil de
donné, émettaient un son strident : on a alors conscience. Ce qui pourrait expliquer l’origine
découvert que les personnes ayant respiré les d’un type de comportement très répandu de par
odeurs d’individus ayant éprouvé de la peur réagis- le monde : la poignée de main. Celle-ci servirait
saient en sursautant plus vivement à l’écoute du à transmettre des signaux de nature olfactive.
son strident. Comme si la peur avait, chez eux, déjà C’est du moins ce que subodore le neurobiologiste
commencé. Les odeurs « de peur » avaient provoqué Noam Sobel (l’auteur de la fameuse expérience
chez eux un état d’alerte préalable. Les chercheurs du chocolat) et son collègue Idan Frumin. Une de
parlent à ce propos de contagion émotionnelle. leurs expériences semble appuyer leurs dires.
Mais aucun des sujets testés n’avait conscience de Dans cette expérience, on observait que des per- Bibliographie
cette influence silencieuse. Ils n’avaient rien senti sonnes saluées initialement d’une poignée de
et n’avaient fait aucune différence explicite entre main reniflaient machinalement par la suite plus J. P. McGann, Poor
la sueur de personnes apeurées ou simplement fati- souvent leurs doigts que celles à qui l’on avait human olfaction is
guées par un effort physique. lancé un simple « bonjour ». Un résultat qui ne a 19th-century myth,
Science, vol. 356,
Quand l’odeur de la peur nous monte au nez, vaut que pour les personnes du même sexe – ce
p. 6 338, 2017.
notre perception des rapports sociaux change : les qui rend les résultats difficiles à interpréter.
visages effrayés attirent automatiquement notre En l’absence de confirmation, la thèse de Sobel A. Sarrafchi et al.,
attention, tandis que nous prêtons moins atten- et Furmin est à prendre avec des pincettes. Ni l’un Olfactory sensitivity for
six predator odorants
tion aux mimiques satisfaites ou détendues. Notre ni l’autre ne croient vraiment que la poignée de
in CD-1 Mice, Humans
cerveau cherche donc des confirmations des main serve essentiellement à véhiculer des signaux subjects, and spider
menaces qu’il a perçues sur un mode non conscient olfactifs. Ce geste véhicule bien d’autres signaux monkeys, PLoSONE
– une forme de réglage cognitif fin, qui peut dans sociaux comme la puissance ou la dominance. On 8e80621, 2013.
certains cas sauver des vies. Car de cette façon, le voit dans une vidéo devenue célèbre, visionnée
A. Prehn et al.,
nous identifions plus rapidement de potentiels plus de 1,7 million de fois sur Youtube (« Macron- Chemosensory anxiety
dangers et sommes en mesure de réagir de Trump Handshake Under the Microscope », de signals augment the
manière appropriée, par exemple en prenant la Bloomberg Politics). Une séquence montrant une startle reflex in humans,
fuite. Certaines personnes, toutefois, échappent à poignée de main devenue légendaire entre Donald Neuroscience Letters, vol.
ces mécanismes : il s’agit des femmes enceintes, Trump et Emmanuel Macron. Deux présidents qui, 394, pp. 127-130, 2006.
qui ne réagissent pratiquement pas aux signaux dit-on, ne peuvent pas se sentir. £

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44

Des
ultrasons

N° 104 - Novembre 2018


DÉCOUVERTES M
 édecine 45

pour guérir
le cerveau
Par Esther Landhuis, journaliste scientifique indépendante
à San Francisco, en Californie.

Désormais, les scientifiques savent utiliser l’énergie


des ultrasons pour moduler l’activité du cerveau.
Ils commencent à traiter des dysfonctionnements
cérébraux, voire des maladies mentales.

À
EN BREF de riz », s’enthousiasme W. Jamie Tyler, un neuros-
££Les scientifiques ont cientifique qui étudie la stimulation cérébrale non
récemment découvert invasive à l’université d’État de l’Arizona à Tempe,
que les ultrasons aux États-Unis. Dans le cas de l’homme de notre
peuvent détruire les exemple, les ultrasons détruisent certains neu-
son admission à l’hôpital, neurones ou simplement rones du thalamus, cette région du cerveau étant
moduler leur activité.
l’homme tremble de tous ses membres. Il peut à à l’origine d’un trouble moteur, appelé tremble-
peine écrire ou porter un verre d’eau. On le coiffe ££En les focalisant ment essentiel, qui touche des millions de per-
alors d’un équipement spécial, puis il s’allonge sur une région précise sonnes dans le monde. L’an dernier, la Food and
sur le dos et glisse dans un scanner IRM [un du cerveau, on peut Drug Administration (FDA) a approuvé la « thala-
traiter certaines
appareil d’imagerie par résonance magnétique, pathologies, comme motomie » par cette technique d’ultrasons focalisés
normalement utilisé pour visualiser l’intérieur de des tremblements. pour les patients atteints de tremblement essentiel
l’organisme, mais détourné ici pour une nouvelle qui ne réagissent pas aux médicaments.
technique, NDLR]. De l’autre côté de la pièce, un ££Mais en comprenant Mais aujourd’hui, les scientifiques pensent
mieux comment
médecin actionne un bouton. D’un seul coup, les la neuromodulation utiliser les ultrasons pour traiter d’autres patho-
tremblements du monsieur cessent. Il se saisit d’un par ultrasons logies cérébrales. Car ces ondes ont aussi le pou-
papier et le signe lisiblement, d’une main assurée. focalisés fonctionne, voir de modifier des zones précises du cerveau en
Ce n’est pas de la science-fiction, ni même un cas les chercheurs espèrent stimulant ou en supprimant l’activité de petits
isolé. Des vidéos sur des interventions médicales traiter d’autres amas de neurones, sans les détruire. Shy Shoham,
pathologies mentales,
similaires circulent souvent sur Internet. La comme la dépression. ingénieur biomédical à l’institut de technologie
cause ? Une technologie récemment approuvée par Technion, à Haifa, en Israël, vient d’ouvrir un
© Shutterstock.com/Aleksei Derin

différentes autorités sanitaires et qui utilise l’IRM laboratoire au centre médical Langone, à l’uni-
pour diriger des ondes ultrasonores – celles ser- versité de New York, pour le traitement par ultra-
vant aux échographies lors des grossesses – vers sons de différents troubles moteurs, mais égale-
des régions précises du cerveau. ment de la dépression, de l’anxiété et de toute une
« Nous sommes capables de guider les ultra- série de maladies neuropsychiatriques. Et ce,
sons à travers le crâne et concentrer leur action aussi facilement et sans douleur que dans le cadre
sur un noyau du thalamus de la taille d’un grain du traitement du tremblement essentiel. En effet,

N° 104 - Novembre 2018


46 DÉCOUVERTES M
 édecine
DES ULTRASONS POUR GUÉRIR LE CERVEAU

cette nouvelle technologie, appelée neuromodu- exactement lesquelles », explique Raag Airan, neu-
lation par ultrasons focalisés, utilise alors des roradiologiste à l’université Stanford, en Californie.
niveaux d’énergie plus faibles que ceux néces- Quoi qu’il en soit, cette technique de neuro-
saires pour traiter le tremblement essentiel. Et au modulation par ultrasons reste la candidate
lieu de tuer les cellules du cerveau, « vous désa- idéale pour réaliser la cartographie des circuits
morcez le système », explique Shy Shoham. de neurones dans le cerveau et répondre à
d’autres interrogations qui se posent en recherche
LES ONDES MODULENT fondamentale et en recherche clinique.
L’ACTIVITÉ DES NEURONES Raag Airan débute dans la stimulation céré-
En fait, ce mécanisme de neuromodulation est brale par ultrasons en 2014, à partir de quelques
déjà en mis en œuvre grâce à d’autres techniques appareils chinés dans la poussière du sous-sol de
non invasives consistant à émettre à travers le l’hôpital Johns-Hopkins, à Baltimore, dans le
crâne des champs magnétiques ou des impulsions Maryland. À l’époque, il est radiologue. En étu-
électriques. C’est le cas de la stimulation magné- diant la littérature scientifique, il découvre l’exis-
tique transcrânienne (ou TMS), aujourd’hui opé- tence de plusieurs études sur les ultrasons. D’abord,
rationnelle aux États-Unis, dans l’Union euro- une expérience menée quatre-vingts ans plus tôt
péenne et d’autres pays pour le traitement des
dépressions « résistantes » aux médicaments. On
peut aussi recourir à la stimulation transcrâ- Les ultrasons déclenchent
nienne à courant direct (tDCS), autorisée en
Europe pour le traitement de la dépression et des
des impulsions électriques
douleurs chroniques, et largement utilisée en le long des neurones, modifiant
ainsi l’activité et la fonction
recherche clinique.
Mais les effets de ces techniques sur les neu-
rones sont variables et difficiles à mesurer. De
plus, leur pénétration dans le cerveau et leur pré- de la région cérébrale concernée.
cision restent limitées. Car si les signaux élec-
triques et magnétiques ont un impact net sur les sur une grenouille : en plaçant une patte et le cœur
cellules situées à la surface du cerveau, leur action du batracien dans une solution saline, les cher-
s’évanouit progressivement à partir de 1 ou 2 cen- cheurs ont remarqué que les muscles se contractent
timètres sous le crâne. Ce qui n’est pas le cas des quand un faisceau d’ultrasons est envoyé dans le
ultrasons : ils peuvent agir en profondeur avec une liquide. C’est l’une des premières démonstrations
précision extrême. « Avec cette technique, vous des effets des ultrasons sur l’activité des cellules
pouvez atteindre des régions profondes et bien nerveuses. Puis, en 1958, des expériences sur les
précises du cerveau, ce qui est impossible chats montrent ensuite que ces ondes peuvent
aujourd’hui avec les approches électromagné- modifier la réponse neurologique des animaux à la
tiques, rapporte Michael Nitsche, un des pionniers lumière.
en matière de stimulation cérébrale qui exerce au
Leibniz Research Centre for Working Environment QUELS SONT LES MÉCANISMES EN JEU ?
and Human Factors de Dortmund, en Allemagne. Un demi-siècle plus tard, le travail de W. Jamie
Cela constitue une véritable avancée. » Tyler et de ses collègues permet de comprendre le
Chercheurs et cliniciens en sont conscients. mécanisme sous-jacent à ces expériences. À partir
Quelque 280 publications scientifiques sur la « neu- de coupes d’hippocampe de souris mises en
romodulation par ultrasons » ont été indexées dans culture [cette région du cerveau étant notamment
la base de données PubMed depuis 2007, en aug- impliquée dans la mémorisation, NDLR], l’équipe
mentation d’un facteur 14 ces 10 dernières années. découvre que les ultrasons déclenchent des impul-
Et au moins un appel d’offres émanant de la US sions électriques le long des neurones grâce à
Defense Advanced Project Agency [l’agence de l’activation de leurs canaux sodium et potassium
recherche militaire des États-Unis, NDLR] a été voltage-dépendants [présents dans leur mem-
lancé pour le développement de ces techniques en brane, NDLR]. En 2010, les chercheurs montrent
imagerie et en neuromodulation, même si de nom- même que les ultrasons sont capables d’activer à
breuses questions restent en suspens et que la plu- distance les cellules du cerveau situées dans le
part des applications cliniques sont encore loin cortex de souris anesthésiées. Et quelques années
devant nous. La question clé concerne surtout les plus tard, une équipe de l’Inserm, l’Institut fran-
effets réels des ultrasons sur les neurones. « Il se çais pour la santé et la recherche médicale à Paris,
passe beaucoup de choses, mais on ne sait pas réussit à répliquer cet effet dans des régions du

N° 104 - Novembre 2018


47

cerveau responsables des mouvements des yeux


chez des singes conscients. De plus, en 2014, le
groupe de W.  Jamie Tyler applique également
cette technique chez les hommes, en stimulant le
cortex somatosensoriel, une région du cerveau qui
contrôle le toucher. Et en 2016, une autre équipe
dirigée par Seung-Schik Yoo, de l’université catho-
lique d’Incheon, en Corée du Sud, étend la
méthode à la zone du cortex visuel primaire, en
charge de la vision.
Les recherches menées chez les singes et les
êtres humains révèlent deux bénéfices impor-
tants de cette technologie. D’une part, explique
Michael Nitsche, elles montrent que les régions
du cerveau activables par les autres méthodes
non invasives peuvent l’être aussi, et avec plus de
précision, par les ultrasons. D’autre part, tandis
que les recherches précédentes ont été effectuées pression, qui engendrent des vibrations de faible
sur des animaux anesthésiés, ces études mettent Avec un scanner IRM, amplitude, ces dernières brouillant les pistes des
en évidence que les ultrasons ont une action sur on peut administrer un enregistrements dans les études menées en électro-
traitement par ultrasons
l’activité cérébrale et les comportements com- en ciblant des régions physiologie sur des cellules ou des coupes de cer-
plexes qui en découlent chez des primates parfai- spécifiques du cerveau. veau. C’est moins le cas des approches de stimula-
Cela a permis de réduire,
tement éveillés, et seraient potentiellement de pour la première fois en tion cérébrale parce qu’elles utilisent des ondes
nature à cibler des zones plus profondes du cer- dix ans, les tremblements électromagnétiques. De plus, l’action des ultrasons
veau. « Quelque chose d’entièrement nouveau », des mains d’un homme chez les rongeurs dépend en grande partie de la
atteint d’un trouble
d’après Shy Shoham. nommé tremblement dose de produit anesthésiant administrée.
Mais en analysant ces travaux, Raag Airan essentiel.
reste perplexe. D’un point de vue clinique, il trouve L’ESPOIR DES NANOPARTICULES
l’action des ultrasons trop limitée. Les études À partir du matériel remisé à l’hôpital Johns-
menées chez l’être humain montrent qu’« il peut y Hopkins, Raag Airan essaie donc quelques expé-
avoir un effet, concède-t-il, mais en tant que méde- riences chez des rats dont il module l’activité du
cin, je ne veux pas juste un effet. Je veux un effet cerveau par ultrasons pour scruter les mouvements
qui corresponde précisément à ce que j’attends, à de leur queue. Maigre moisson : à peine un mouve-
chaque fois que je l’applique ». ment tous les trois essais. Le médecin est déçu mais
ne compte pas en rester là. Pour augmenter les
DES EFFETS ENCORE TROP FAIBLES ? performances de cette technique, il a l’idée de s’ins-
Pour mettre les choses en perspective, quand pirer d’une méthode utilisée en oncologie. Les
un transducteur de stimulation magnétique trans- oncologues cliniciens acheminent des médica-
crânienne est placé au-dessus d’une région ments dans des tumeurs par le biais de nanoparti-
motrice du cerveau, on peut contraindre les doigts cules capables de reconnaître des molécules spéci-
d’une personne à se tendre ou à fléchir. Si les fiques à la surface des cellules cancéreuses. L’équipe
ultrasons influent avec la même puissance sur de Raag Airan encapsule donc des traitements
toutes les cellules nerveuses, selon Raag Airan, on dans des nanoparticules qu’elle injecte à des rats.
devrait s’attendre à une réponse similaire. Or, Puis elle envoie des ultrasons dans leur cerveau.
dans les expériences dites somatosensibles, même Ces ondes font alors fondre la capsule des nanopar-
les effets les plus importants des ultrasons restent ticules pour libérer les médicaments dans les tissus
faibles, notamment lors du test de sensibilité ner- cibles environnants (voir l’encadré page 48).
veuse appelé discrimination de deux points, qui Le médecin explique : « On connaît le méca-
© Shutterstock.com/Ezz Mika Elya

mesure la capacité d’un patient à discerner deux nisme d’action de nombreuses molécules dans le
pointes proches touchant sa peau comme dis- cerveau. » Si les ultrasons peuvent être utilisés
tinctes et non confondues en une seule. pour « administrer un médicament dans une
Même avec une précision plus fine et une pro- région spécifique à un moment précis, alors je
fondeur d’action plus grande, les ultrasons peux compter sur la précision et la capacité de
demeurent donc moins performants et plus diffi- pénétration des ultrasons pour en conclure que,
ciles à étudier que les stimulations électromagné- quel que soit l’effet obtenu, il est bien lié à la pré-
tiques. En effet, les ultrasons sont des ondes de sence du médicament dans cette zone donnée ».

N° 104 - Novembre 2018


48 DÉCOUVERTES M
 édecine
Des ultrasons pour guérir le cerveau

Ainsi, en 2017, Raag Airan se sert de cette tech- Quoi qu’il en soit, le problème reste une entre-
nique pour administrer du propofol – un anesthé- prise complexe – et coûteuse. L’appareil clinique
sique diminuant l’activité du système nerveux – à qui a reçu l’autorisation de la FDA en 2016 dans le
des rats utilisés comme modèles pour l’étude des cadre du traitement du tremblement essentiel,
convulsions [ces dernières étant dues à des excita- fabriqué par Insightec, dont le siège est en Israël,
tions anormales de groupes de neurones, par coûte entre 1,8 et 2,8 millions de dollars. Même les
exemple dans le cas d’une épilepsie, NDLR]. « Nous équipements utilisés pour les études précliniques
avons réussi à supprimer totalement ces convul- sur les petits animaux se vendent à plusieurs cen-
sions, explique le chercheur. Et ce qui est valable taines de milliers de dollars. Mais certains aména-
pour les convulsions l’est évidemment pour n’im- gements peuvent en réduire le coût, et ces modifi-
porte quelle autre activité cérébrale. » Impatiente cations sont souvent nécessaires puisque les
de débuter les essais cliniques chez l’homme, appareils sont surtout conçus pour des ablations de
l’équipe dépose un dossier de candidature en sep- cellules. « C’est ce qui nous a poussés à fabriquer
tembre 2017 au Nanotechnology Characterization
Laboratory, à Frederik, dans le Maryland. Si le dos-
sier est approuvé, les chercheurs de Stanford pour-
ront lancer les études de toxicité sur leurs nanopar- UNE NOUVELLE MÉTHODE
ticules et démarrer des essais de phase 1 l’année
prochaine. POUR DÉLIVRER DES
Michael Nitsche est enthousiaste. Si l’approche
des nanoparticules fonctionne chez les êtres
MÉDICAMENTS
humains, sa précision « permettrait l’administra-
tion de médicaments ou de molécules dans des
régions précises du cerveau. Et avec elle, la pro-
messe de traitements pour de nombreuses mala-
O utre leur utilisation pour moduler de façon non invasive l’activité cérébrale,
les ultrasons peuvent contrôler des fonctions du cerveau en permettant
la diffusion de médicaments ou de molécules actives dans des régions
dies mentales », sans effet secondaire majeur. cérébrales précises. Injectées en intraveineuse, des nanoparticules chargées
de ces substances spécifiques atteignent le cerveau et libèrent l’ensemble
ENCORE DE NOMBREUSES ZONES D’OMBRE de leur cargaison sous l’action de l’énergie des ondes ultrasonores.
Mais voilà. Le mécanisme d’action des ondes
ultrasonores reste flou. À de très hautes intensi- Médicament
tés, comme celles utilisées pour stopper les trem- Vaisseau Nanoparticule
blements essentiels, l’effet des ultrasons est avant sanguin
Ultrasons
tout thermique : le tissu cérébral s’échauffe et les
cellules meurent. À faible intensité, l’action des
ondes est plutôt mécanique et plus difficile à com-
prendre. Selon Raag Airan, c’est un peu comme
si les cellules ressentaient ce que l’on perçoit
quand on se trouve à côté d’un gros caisson de
basses : « Vous pouvez littéralement sentir le bat-
tement des graves. »
Dans ce cas, les ultrasons se comportent À faible intensité, les ultrasons
comme des ondes de pression : ils se cognent au focalisés atteignent le noyau
tissu et engendrent des vibrations qui fragilisent des nanoparticules qui passe
de l’état liquide à l’état gazeux.
les membranes protectrices des cellules. Ce qui
peut affecter la décharge électrique des neu- CERVEAU
rones, car certains canaux ioniques des mem-
branes sont sensibles aux variations de pression. Médicament
libéré
Une autre possibilité est que les ultrasons
exercent une pression positive ou négative, qui
provoque alors des mouvements d’étirement ou Nanoparticule
de compression des cellules. « En résumé : c’est Vaisseau en expansion dont
sanguin l’enveloppe ainsi étirée
complexe », explique Raag Airan. Un de ses collè-
© Pour la Science

permet la diffusion
gues de Stanford, Kim Butts Pauly, cherche, chez des médicaments
les souris, quels types de cellules réagissent aux dans le milieu extérieur.
ultrasons et comment cela se traduit ensuite en
termes de changements d’activité neuronale.

N° 104 - Novembre 2018


49

des appareils destinés spécifiquement à nos expé- cérébrale qui en résulte », explique Charles
riences de neuromodulation », se justifie Raag Caskey. Avec des expériences semblables, on
Airan. Un objectif atteint en 2016, après avoir réa- pourrait utiliser les ondes ultrasonores comme
lisé que ses expériences sur les souris ne néces- outil de dissection des circuits neuronaux impli-
sitent pas toutes les fonctionnalités offertes par les qués dans la schizophrénie, la dépression et
appareils commerciaux, par exemple le système de d’autres troubles du cerveau. Selon Charles
guidage électromagnétique en temps réel. Airan Caskey, en analysant davantage ces circuits et la
achète alors un modèle de base proposé par la

Les ultrasons peuvent servir


société française d’équipements de santé Image
Guided Therapy, et travaille main dans la main
avec ses équipes pour concevoir un outil personna-
lisé pour seulement 60 000 dollars. d’outil de dissection des circuits
FABRIQUER SOI-MÊME SON MATÉRIEL
neuronaux impliqués dans la
DE NEUROMODULATION
D’autres chercheurs choisissent de créer leurs
schizophrénie ou la dépression.
propres systèmes. Les ingénieurs en biologie médi-
cale Charles Caskey et Will Grissom, de l’univer- façon dont on peut les moduler, les chercheurs
sité Vanderbilt, à Nashville, dans le Tennessee, Bibliographie espèrent un jour parvenir à réparer ou réinitiali-
utilisent les ultrasons pour provoquer des réponses ser les réseaux neuronaux pour aider les patients
immunitaires antitumorales chez des souris. À R. D. Airan et al., atteints de troubles neuropsychiatriques.
partir des éléments décrits dans le protocole de Noninvasive Les ultrasons sont aussi de bons candidats en
recherche de W. Jamie Tyler et de ses collègues targeted transcranial recherche fondamentale. Pour répondre à cer-
neuromodulation
en  2011, ils bricolent un appareil destiné aux taines interrogations, les neuroscientifiques
via focused ultrasound
recherches sur les animaux de petite taille, à partir gated drug release peuvent modifier, chimiquement par exemple, le
d’un transducteur du commerce, d’un amplifica- from nanoemulsions, fonctionnement du cerveau. Ou, comme le suggère
teur et d’un générateur d’ondes montés sur une Nano Lett., vol. 17, Charles Caskey, utiliser cette technique non inva-
table d’accouchement spécialement conçue pour y pp. 652-659, 2017. sive à base d’ultrasons pour activer ou éteindre plus
glisser un scanner IRM. Enfin, les ingénieurs déve- W. Qiu et al., A portable finement certains circuits de neurones – et même
loppent et intègrent au système d’ultrasons un ultrasound system une région particulière – et ainsi établir la carte de
logiciel capable d’engendrer des images de réso- for non-invasive ses connexions avec d’autres aires cérébrales. En
nance magnétique en temps réel sur un simple ultrasonic neuro- clinique, le traitement par ultrasons permettrait de
ordinateur de laboratoire. stimulation, IEEE limiter les risques liés à l’implantation cérébrale
Le tout pour un budget total de 25 000 dollars. Trans. Neural Syst. des électrodes utilisées pour les stimulations céré-
« C’était pour nous la seule issue possible, compte Rehabil. Eng., vol. 25, brales profondes – une technique approuvée par la
tenu du budget alloué à nos recherches », explique pp. 2 509-2 515, 2017. FDA dans le traitement chirurgical du tremblement
Charles Caskey. Son équipe publie la procédure W. Lee et al., essentiel ou de la maladie de Parkinson.
en 2016 dans le Journal of Therapeutic Ultrasound, Transcranial focused Malgré la progression rapide des études scien-
et met à disposition de la communauté scientifique ultrasound stimulation tifiques en neuromodulation par ultrasons, l’ave-
les instructions d’assemblage ainsi que le logiciel of human primary nir de ce domaine dépend largement de la mise
visual cortex, Sci. Rep.,
sur la plateforme de collaboration informatique à disposition sur le marché d’appareils dédiés,
vol. 6, art. 34 026, 2016.
GitHub. Puis une équipe dirigée par les ingénieurs selon W. Jamie Tyler. Les systèmes bricolés sont
biomédicaux Weibao Qiu et Hairong Zheng, des M. E. Poorman et al., souvent plus difficiles à manipuler et à entrete-
Shenzhen Institutes of Advanced Technology Open-source, small- nir : « Je ne compte même plus le nombre de
animal magnetic
chinois, réduit d’un cran supplémentaire les coûts microscopes trafiqués que j’ai trouvés abandon-
resonance-guided
de fabrication du système en montant un équipe- focused ultrasound nés après le départ du seul postdoc du monde
ment à partir de composants électriques de base, system, J. Ther. capable d’intervenir sur le code et l’équipement. »
qu’ils ont eux-mêmes assemblés. Ultrasound, vol. 4, Pour les défenseurs des traitements par ultra-
Si le système d’ultrasons de l’équipe de p. 22, 2016. sons, cela ne fait aucun doute : ces appareils
Vanderbilt est au départ conçu pour d’autres seront bientôt disponibles, ce qui provoquera une
types de recherches, les scientifiques l’équipent Cet article a été petite transformation du monde neuromédical.
ensuite d’un puissant aimant d’IRM (de 7 teslas) initialement publié par « D’un point de vue médical, les bénéfices poten-
pour mener à bien des travaux de neuromodula- Nature. La traduction et tiels de cette technique sont énormes, notam-
tion dans le cortex somatosensoriel de primates l’édition ont été réalisées ment pour traiter les régions profondes du cer-
non humains. « Nous stimulons cette région par par Cerveau & Psycho. veau, explique Shy Shoham. Mais de nombreuses
des ultrasons et créons des images de l’activité interrogations pratiques restent à clarifier. » £

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Dossier SOMMAIRE

p. 52
Renaître après
l’épreuve

p. 58 – Interview
Créer les conditions
de la résilience

p. 66
Quand l’esprit
répare le corps

SE RECONSTRUIRE
APRÈS L’ÉPREUVE Au fond du trou. On y a tous été, un jour
ou l’autre, ou on sera invité à y faire un séjour. Il y a fait
sombre, froid et humide, il n’y a pas d’issue. Cela a lieu
après une rupture amoureuse, un deuil, un accident, une
perte d’emploi. Le corps est lourd, la pensée engluée. Le
courage manque. Parfois, c’est encore pire. Un viol, un
attentat, et c’est le traumatisme qui fissure l’être tout
entier. Une question point alors  : va-t-on se relever ?
Cela dépend de plusieurs choses. De votre constitution
génétique, d’abord. De l’amour reçu de vos parents, une
réserve d’énergie latente qui, en se réveillant, sécrétera
des molécules qui reconfigurent le cerveau, des facteurs
neurotrophiques qui sont la clé de la plasticité mentale.
Mais, nous explique Boris Cyrulnik à la lumière des der-
nières études menées sur les victimes d’attentats, à condi-
tion que la parole vienne soutenir cette reconstruction.
C’est elle qui aide à sortir de la sidération, cet état de stu-
peur qui éteint les structures émotionnelles du cerveau.
Parole, mais aussi recherche de sens, pour que la dureté
de l’épreuve ne reste pas stérile et arbitraire. Ces clés de
résilience, mieux comprises et identifiées aujourd’hui,
requalifient l’espoir à un moment où nous en avons besoin.
Sébastien Bohler

N° 104 - Novembre 2018


52 Dossier

RENAÎTRE
APRÈS L’ÉPREUVE
N° 104 - Novembre 2018
53

Certaines personnes récupèrent étonnamment bien


après des crises majeures. Grâce à une constitution
innée, mais pas seulement. La résilience dépend
aussi de l’environnement et des conditions de vie
qu’on sait mettre en place.
Par Jana Strahler, psychologue et chercheuse associée en psychologie clinique
et neurosciences des systèmes à l’université Justus-Liebig, à Giessen, en Allemagne.

EN BREF
££Lorsqu’on a été privé
d’affection petit,

D
ou que l’on a traversé
des épreuves difficiles, le
cerveau peut néanmoins
se développer
positivement.
££Certaines personnes
font naturellement
preuve d’une meilleure
résilience que d’autres,
en partie grâce à des
facteurs génétiques. urant les quinze ans que dura le régime du
dictateur roumain Nicolae Ceaușescu, entre 1974 et 1989, la
££Mais d’autres facteurs
comme le cadre de vie, plus grande partie de la population du pays souffrit de la pau-
l’environnement social vreté. Durant la même période, la démographie atteignait des
et affectif, des activités sommets car le dictateur avait interdit la contraception et
régénérantes comme banni toute forme d’éducation sexuelle, tout en pénalisant
le sport aident l’avortement. De plus en plus d’enfants vinrent au monde, dans
à renforcer la résilience.
des conditions de plus en plus misérables. Les orphelinats
débordèrent d’enfants que leurs parents ne pouvaient ou ne
voulaient plus éduquer. On estime que le nombre de ces
enfants abandonnés atteignit 100 000.
Ils manquaient de tout : de nourriture, de vêtements mais
aussi de soutien humain. Un seul référent était disponible pour
30 enfants. Ni contact personnel, ni jouets. Les besoins de
développement émotionnel et psychique de ces petits n’étaient
de loin pas satisfaits. Une telle privation (voir le glossaire
page 54) a souvent des conséquences corporelles et mentales
profondes, qui se font sentir jusque dans l’âge adulte.
Après la chute du dictateur, de nombreux orphelins rou-
mains ont été adoptés par des familles d’Europe de l’Ouest. À
partir du début des années 1990, 144 des 324 enfants accueillis
© Getty Images/eclipse_images

Faire du sport enclenche en Grande-Bretagne furent suivis par les chercheurs en déve-
des mécanismes de loppement Michael Rutter et Edmund Sonuga-Barke, du Royal
croissance des cellules College de Londres, dans le cadre d’une étude scientifique.
cérébrales. Une
plasticité utile pour Les jeunes participants (parmi lesquels se trouvaient aussi
se reconstruire après 21 enfants roumains issus de milieux sociaux défavorisés,
une épreuve, ou pour
résister à celles qui n’ayant pas grandi dans des orphelinats) avaient pour la plu-
se présentent. part été adoptés avant leurs 5 ans. Peu de temps après leur

N° 104 - Novembre 2018


54 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
RENAÎTRE APRÈS L’ÉPREUVE

arrivée, l’équipe de Rutter et Sonuga-Barke exa-


mina leur état de développement, puis, entre les
âges de 11 et 15 ans, les enfants passèrent encore GLOSSAIRE
d’autres tests et questionnaires. Enfin, environ
trois quarts d’entre eux furent de nouveau contac-
tés pour un suivi entre 22 et 25 ans. Cette « expé- PRIVATION
rience naturelle » d’un genre inédit (voir le glos- En psychologie, la privation peut concerner l’absence de soins affectifs,
saire) permit alors aux chercheurs de mieux d’interlocuteur de référence, de protection ou d’éléments de stimulation
étudier et comprendre les conséquences d’une extérieurs. La personne ne reçoit pas alors de son environnement,
privation affective précoce, depuis l’enfance ce qui serait nécessaire à son bon développement.
jusqu’à l’âge adulte.
Une découverte centrale de ce travail révolu- EXPÉRIENCE NATURELLE
tionnaire : en dépit des privations subies au cours Dans les études menées en laboratoire, des participants sont affectés de
des premières années de leur vie, un nombre manière aléatoire à différentes conditions expérimentales. Il arrive pourtant que
étonnant d’enfants parvenait à se développer nor- cette approche soit impossible pour des raisons éthiques (pour étudier les effets
malement. Parmi ces « rescapés », la plupart des douleurs chroniques sur le comportement, il serait inacceptable d’infliger
étaient allés au terme de leur scolarité, avaient sciemment des douleurs chroniques à des sujets). Les expériences naturelles
suivi des formations, créé des cercles d’amitiés permettent d’étudier l’impact de certaines conditions auxquelles les chercheurs
stables et fait preuve de résilience. Le mot est ne peuvent rien – par exemple, les catastrophes naturelles. C’est ainsi que des
lâché, nous en détaillerons plus loin la significa- chercheurs sur la résilience ont étudié les conséquences de la famine hivernale
tion. Par opposition à ces enfants qui s’en sont de 1944-1 945 aux Pays-Bas, de la guerre civile au Nigeria de 1967 à 1970, de la
sortis, un quart environ de ceux qui avaient passé tempête de glace au Québec en 1998 ou de l’ouragan Katrina dans le sud des
plus de six mois en orphelinat présentèrent des États-Unis en 2005.
troubles de l’attention et connurent des difficultés
dans leur parcours scolaire. Certains durent rece- RÉSILIENCE
voir une aide psychosociale et un bon tiers cher- Du latin resilire (rebondir, rejaillir), la résilience désigne la capacité
chaient toujours du travail à l’âge de 20 ans. Mais à recouvrer sa santé mentale et morale antérieure, voire à l’améliorer,
dans l’ensemble, un enfant sur cinq connut un après des événements de vie difficiles, voire traumatisants.
développement complet et sans histoire, afin de
devenir un adulte parfaitement sain et épanoui.
Qu’est-ce qui détermine si une personne dont
l’existence a mal démarré est malgré tout capable d’inflammation sont moins intenses. Ces per-
de devenir un adulte autonome et équilibré ? La sonnes récupèrent donc plus facilement après un
question peut être posée autrement : sur quoi stress, et elles peuvent s’y habituer. On déplore
repose la robustesse psychique d’un être humain ? chez elles moins de maladies métaboliques ou
cardiovasculaires.
TROIS PILIERS DE LA ROBUSTESSE C’est dans leur cerveau que se produit le
PSYCHIQUE changement le plus marquant : celui-ci produit
Il existe à ce jour plus de cent définitions de des facteurs neurotrophiques en quantité, comme
la résilience. La plupart possèdent trois points le BDNF (brain derived neurotrophic factor) : ces
communs : premièrement, la résilience décrit le composés affermissent les connexions entre neu-
retour à un équilibre ou un état d’origine, voire rones (les synapses) et permettent d’en créer de
un gain de force psychique. Deuxièmement, il ne nouvelles. La plasticité neuronale qui en résulte
s’agit pas d’une caractéristique stable, mais d’un améliore non seulement les capacités d’attention
processus dynamique : la résilience se modifie au et de mémoire, mais accélère aussi les processus
cours de la vie. Enfin, elle se manifeste avant tout de récupération après un événement stressant ou
lorsque l’individu traverse des crises et de l’adver- pénible. Les facteurs neurotrophiques viennent
sité, et lui permet de les surmonter avec succès. souvent à manquer dans une région cérébrale
Depuis quelques années, les chercheurs ont appelée hippocampe, importante pour la forma-
commencé à comprendre de mieux en mieux les tion des souvenirs et le repérage dans l’espace. Il
bases biologiques de la résilience. Un élément clé en résulte alors une dégradation de l’humeur et
intervient à ce niveau dans notre corps : le sys- des fonctions cognitives, comme dans la dépres-
tème du stress (voir la figure page 56) Chez les sion : en 2002, des chercheurs ont ainsi découvert
personnes particulièrement résilientes, la dans le sang de patients dépressifs des quantités
concentration d’hormone du stress redescend de BDNF inférieures à celles mesurées chez des
rapidement après une épreuve. Et les réactions personnes saines. À l’inverse, des rongeurs à qui

N° 104 - Novembre 2018


55

l’on injecte du BDNF dans l’hippocampe ont des récoltes à différentes époques et la valeur des
capacités d’apprentissage accélérées et font moins denrées alimentaires.
d’erreurs dans des tests de prise de décision. Sur la base de ces travaux, trois experts en
Notre constitution neurobiologique est en médecine sociale, Lars Olov Bygren et Gunnar
partie déterminée par notre patrimoine géné- Kaati, de l’institut Karolinska, à Stockholm, ainsi
tique. Ce constat s’est aussi imposé à la lumière que Marcus Pembrey, de l’université de Londres,
des études sur les enfants des orphelinats rou- ont découvert qu’un surplus de nourriture avait
mains. Les facteurs héréditaires qui influent sur des répercussions négatives à long terme : si la
l’activité de certains neurotransmetteurs comme nourriture était riche et abondante lorsque le
la sérotonine et la dopamine, ont un impact clair grand-père était enfant, ses petits-enfants
sur la résilience des individus. Ainsi, les orphelins avaient encore quatre fois plus de chances de
porteurs d’une variante particulière du gène souffrir de diabète. Le risque de maladie cardio-
DAT1 du transporteur de la dopamine (le trans- vasculaire était lui aussi augmenté. Notre ali-
porteur est une protéine qui récupère la dopa- mentation influence donc non seulement notre
mine une fois celle-ci relâchée au niveau des propre santé, mais aussi celle de nos petits-
synapses, et qui la rapatrie dans les neurones), enfants. Quant à savoir si la transmission d’infor-
étaient plus souvent atteints de troubles de l’at- mations épigénétiques pourrait également jouer
tention et de la concentration, que ceux n’ayant un rôle dans la capacité de résistance psychique
pas cette variante. De même, les porteurs d’une des personnes, les chercheurs n’ont pas encore
version raccourcie du gène du transporteur de la réussi à répondre à cette question. À tout le
sérotonine appelé 5-HTTLPR souffraient d’insta- moins, le soupçon existe.
bilité émotionnelle. Cette variante courte aurait Quels autres mécanismes peuvent influer sur
pour effet que de moindres quantités de séroto- la résistance morale des individus ? À ce jour, on
nine, une fois relâchées dans l’espace synaptique dénombre quelques facteurs protecteurs. À com-
entre les neurones, soient réintégrées dans les mencer par les compétences sociales et les rela-
cellules nerveuses. tions avec l’entourage. Les personnes résilientes
Mais la constitution génétique n’est pas la font preuve d’un comportement prosocial déve-
seule à façonner la personnalité. De « mauvais loppé ; elles jouissent d’une image positive d’elles-
gènes » ne conduisent pas obligatoirement à des mêmes et abordent les problèmes de manière
problèmes ; seule l’interaction de ces gènes avec active. C’est ce qui leur permet de construire et
l’environnement de l’individu peut éventuelle-
ment se traduire par des effets néfastes. Une série
d’études menées sur des jumeaux le montre. C’est
le travail des épigénéticiens que de documenter
ces interactions entre gènes et environnement.
Le stress vécu dans
L’épigénétique, une branche relativement récente
de la biologie, s’attelle à déterminer quand et les grandes crises
fragilise les cellules
comment une information génétique est lue dans
les cellules de notre corps. Les interrupteurs bio-
chimiques qui participent à ce processus sont en

cérébrales.
partie actionnés par l’environnement. Cela peut
avoir lieu dès le stade utérin, mais des expé-
riences faites à l’âge adulte sont aussi de nature
à modifier l’expression des gènes.
Les expériences animales montrent que les À l’inverse, l’activité
physique libère
modifications épigénétiques de l’ADN peuvent se
transmettre sur plusieurs générations. Ce qui
pourrait être vrai également chez l’être humain,

des molécules
à en croire une étude suédoise. Les chercheurs
ont recueilli des données médicales de personnes
nées en 1890, en 1905 et en 1920 dans la région
d’Överkalix, une province éloignée dans le nord-
est du pays. Ils les ont ensuite comparées à des
descriptions, témoignages et documents sur les
qui font pousser
enfants et petits-enfants de ces personnes, ainsi
qu’avec des faits historiques sur l’abondance des les neurones.
N° 104 - Novembre 2018
56 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
RENAÎTRE APRÈS L’ÉPREUVE

QUE FAIT LE STRESS À NOTRE CORPS ?

L orsque nous sommes stressés, cela se traduit


par une libération accrue de deux messagers
chimiques dans notre cerveau : l’adrénaline
SYSTÈME SYMPATHIQUE

Œil
et la noradrénaline. L’effet le plus directement visible Hypothalamus
est une augmentation de la pression artérielle
et une respiration plus rapide. Comme de plus Cortex
préfrontal Glandes
grandes quantités d’oxygène parviennent aux salivaires
muscles, le corps est préparé à une réaction de type
fuite ou combat, selon les circonstances. Peu après,
les glandes corticosurrénales libèrent dans le sang Hypophyse
une hormone du stress, le cortisol. Avec, à nouveau, Amygdale Conduit
respiratoire
un effet mobilisateur : cette substance stimule
la production de glucose par le foie, ce qui stimule Hippocampe
le degré d’éveil et d’attention. Certains composants
Bronches
du système immunitaire sont également excités,
de façon à combattre une potentielle infection.
Au cours de la suite des événements, les effets apaisants
des hormones et des neurotransmetteurs commencent Cœur
à se faire sentir. Par exemple, le cortisol empêche que
la réaction immunitaire ne s’emballe. L’homéostasie,
l’équilibre interne de l’organisme, est ainsi rétablie.
Un système du stress sain est donc en mesure de réagir Foie
vite et de manière adaptée, mais doit revenir au calme
une fois l’alerte passée. S’il reste durablement excité,
Estomac
il en résulte une dérégulation du métabolisme, des
Vésicule
fonctions cardiovasculaires et du système immunitaire. biliaire
Ce dernier se protège contre le surplus d’hormones
du stress, les cellules immunitaires devenant résistantes Corticosurrénales
au cortisol. En situation de stress chronique,
des processus inflammatoires peuvent se mettre en
place, pouvant engendrer des allergies ou de l’obésité,
du diabète ou des maladies coronariennes. Rein
L’amplification des processus inflammatoires peut aussi
conduire à des comportements dits d’épuisement,
marqués par une somnolence inexpliquée, une perte Appareil
d’appétit et de désir, une perception exacerbée digestif
de la douleur ainsi que des baisses d’attention
et de mémoire. Le stress chronique peut donc faire
basculer dans un état qui ressemble à une dépression.
Chaîne
Le stress durable ou très puissant amenuise aussi sympathique
l’activité des facteurs neurotrophiques qui stimulent Vessie
ordinairement la formation des cellules nerveuses
et des synapses. Cet effet touche particulièrement
l’hippocampe, essentiel aux processus de mémorisation. Le système nerveux autonome, surtout le système sympathique, régule
la concentration d’adrénaline et de noradrénaline dans le cerveau.
Chez les personnes endurant un stress chronique, cette Cela a une influence, entre autres, sur l’activité de l’amygdale et du cortex
aire du cerveau est en moyenne plus petite que chez des préfrontal, impliqués dans le contrôle des comportements. L’axe adrénalo-
personnes moins stressées. Selon les études sur ce sujet, hypothalamo-hypophysaire relâche à son tour du cortisol dans la circulation
sanguine. Des messagers chimiques spéciaux nommés cytokines (qui ne sont
cela pourrait constituer un facteur de risque pour le pas représentés ici) servent à la communication entre le cerveau, le système
développement des troubles de stress post-traumatique. immunitaire et le système sympathique.

N° 104 - Novembre 2018


57

Cherchez à trouver
d’entretenir leur réseau social. Ce dernier ingré-
dient offre une protection émotionnelle ainsi
qu’une aide pratique en cas de problèmes, tout en
proposant ce qu’on appelle des modèles de rôle,
à travers l’exemple de personnes s’étant tirées,
elles aussi, de situations difficiles.
du sens dans
Les capacités d’empathie et la tendance à
aider les autres semblent également plus dévelop- ce qui est arrivé :
réinterpréter les
pées chez les individus résilients. Ces derniers
montrent un intérêt soutenu pour le bien-être de
leurs semblables et renforcent par ce truchement
leur lien aux autres.

CULTIVEZ VOS BONNES RELATIONS


faits de façon souple
Les effets positifs des bonnes relations
sociales sur le système immunitaire et le système et créative est
une aide précieuse
cardiovasculaire, ainsi que sur l’équilibre hormo-
nal, ont été observés en de multiples occasions.
En 2010, Les psychologues Julianne Holt-Lunstad

pour aller plus loin.


et Timothy Smith, de l’université Brigham Young,
ont analysé à ce propos pas moins de 150 études
concernant plus de 300 000 personnes. Il en res-
sort que les liens sociaux stables ont la propriété
d’augmenter la longévité, indépendamment de
l’âge, du sexe et de l’état de santé initial. tristesse ou l’inquiétude, que l’on peut éprouver
Bibliographie
En plus de cela, les personnes hautement rési- après un divorce ou la perte d’un emploi, sont
lientes se caractérisent par un fort sentiment de naturels et appropriés pour un temps. Mais quand
B. R. Levone et al., Role
cohérence. Ce concept, mis à l’honneur dans les on est résilient, il est plus facile d’accepter ce qui
of adult hippocampal
années 1980 par le médecin et sociologue Aaron neurogenesis in stress arrive et de saisir la chance d’un nouveau départ
Antonovsky (1923-1994), décrit une façon d’orien- resilience, Neurobiology si elle se présente. Ce qui, en retour, augmente la
ter sa vie : les personnes ayant un fort sentiment de of Stress, vol. 1, force de résistance. On met en place plus facile-
cohérence trouvent un sens dans ce qu’elles vivent pp. 147-155, 2015. ment des stratégies de résolution orientées vers
et dans ce qui leur arrive. Elles considèrent que les J. Holt-Lunstad et al., les problèmes concrets, on va chercher de l’aide
crises et les coups du sort sont explicables, et elles Social relationships and auprès des autres, avec la conviction de pouvoir
pensent posséder suffisamment de ressources pour mortality risk : atteindre ses buts par-delà les épreuves.
les surmonter. Et cela les rend particulièrement A meta-anlytic review, De telles personnes prennent d’ailleurs plus
résistantes au stress. Plos Medicine, vol. 7, soin de leur forme et de leur santé corporelle,
Un autre pilier important de la résilience est e1000316, 2010. ainsi que de leur bien-être global. En 2008, des
la flexibilité cognitive. Sous ce terme, les psycho- R. Mistry et al., Resilience chercheurs californiens ont interrogé environ
logues entendent une capacité à interpréter ses and patterns of health 4 000 jeunes sur leur rapport à l’alcool, au tabac
propres expériences de façon nouvelle et à risk behaviors in et à d’autres habitudes dommageables pour la
s’adapter de façon souple aux changements alen- California adolescents, santé. Leur analyse a révélé que les jeunes entou-
tour. Martin Seligman, de l’université de Preventive Medicine, rés d’un foyer protecteur et de modèles parentaux
Pennsylvanie, considéré comme le père de la vol. 48, pp. 291-297, 2009. positifs avaient tendance à moins s’exposer aux
psychologie positive, a mis au point une méthode M. Rutter et al., comportements dangereux ou malsains.
d’entraînement dont le but est de modifier cer- Effects of profound Le sport, une alimentation équilibrée, l’ab-
taines pensées comme : « Cela n’a aucun sens » early institutional sence de tabac ou d’alcool, tout cela n’est pas bon
ou : « Je n’y arriverai jamais ». Seligman parle deprivation : que pour le corps. Les personnes actives et en
An overview
« d’optimisme appris » comme d’un instrument bonne santé sont généralement de meilleure
of findings from a UK
essentiel pour identifier et désamorcer de telles longitudinal study humeur et mieux armées face aux petites contra-
idées destructrices. of romanian adoptees, riétés comme aux grandes épreuves. Elles
Rechercher une signification plus profonde et European Journal libèrent moins d’hormone du stress, jusque dans
des aspects plus positifs derrière ce que nous of Developmental les situations où il faut prendre la parole en
vivons ne signifie pas pour autant de rester Psychology, vol. 4, public. Et, avantage non des moindres, elles ont
aveugle aux conséquences douloureuses qui pp. 332-350, 2007. plus de chances de faire des rencontres intéres-
peuvent en résulter. Des sentiments comme la santes et sincères. £

N° 104 - Novembre 2018


58

INTERVIEW

BORIS
CYRULNIK
PSYCHOLOGUE ET NEUROPSYCHIATRE,
IL EST ÉGALEMENT DIRECTEUR D’ENSEIGNEMENT
À L’UNIVERSITÉ TOULON-VAR.

CRÉER LES
CONDITIONS DE LA
RÉSILIENCE
Comment définissez-vous
la résilience ?
C’est important de le préciser, car le
mot « résilience » est entré dans la
© Getty Images/Eric Fougere/Contributeur

culture, il est galvaudé, et tout le


monde s’en empare avec une autre
définition qui est en quelque sorte la
capacité à savoir bien gérer son
stress après une difficulté. Or pour la
communauté scientifique, la rési-
lience est la reprise d’un nouveau
développement après un trauma-
tisme psychique. Ce qui pour moi n’a
rien à voir avec le simple stress.

N° 104 - Novembre 2018


59

Un enfant à qui on
Alors on parle de résilience
uniquement quand on a subi
un traumatisme violent…
Pas forcément. Il existe effective-
ment des traumatismes aigus, parle avec affection
aura plus de chances
comme la guerre, un attentat, un
accident ou une maladie grave, un
décès, une agression sexuelle. Mais

de surmonter les
d’autres sont chroniques, insidieux.
Les premiers, nous nous en souve-
nons, car ils représentent un afflux
d’émotions intenses et engendrent
souvent ce que l’on appelle une hy-
permémoire traumatique. Les se-
épreuves. Et après
conds, quant à eux, se mettent en
place au cours de l’enfance et nous un traumatisme,
la parole est, là aussi,
n’en avons en général pas conscience.
Pourtant, dans les deux cas, les alté-
rations cérébrales sont les mêmes.

Ces traumatismes
développementaux sont-ils
essentielle.
dus à un manque d’affection
durant l’enfance ? parce que sa propre mère subissait
En fait, il ne s’agit pas seulement d’un un début d’Alzheimer. Dans nos so-
manque d’affection, mais d’un défaut ciétés, beaucoup de mamans ou fu-
de stimulations sensorielles durant tures mamans dépriment, pour trois
l’enfance ; nous, scientifiques, parlons raisons essentielles : leur propre his-
de niche sensorielle appauvrie. Et toire, la violence conjugale et la pré-
cela aboutit bien à une carence affec- carité sociale, par exemple quand
tive et relationnelle. Parfois, la niche elles n’ont pas de travail ou de loge-
est tellement pauvre que les dégâts ment. Tous les malheurs de la vie,
cérébraux chez les petits sont très même ceux qui paraissent anodins
importants. C’est ce qui s’est passé aux yeux de certaines personnes,
dans les pseudo-orphelinats rou- peuvent provoquer un appauvrisse-

50 %
mains où les enfants ont été isolés ment de la niche sensorielle des en-
« sensoriellement » de manière très fants, sans que leurs mères en soient
grave à cause d’une décision poli- responsables bien entendu ou même
tique absurde et criminelle de Nico- sans qu’elles soient conscientes des
lae Ceausescu (voir Renaître après conséquences de cette carence.
l’épreuve, page 52). On faisait la toi- DES VICTIMES
lette aux jeunes roumains une fois DES ATTENTATS À quel(s) moment(s) de la vie
par mois seulement et personne ne le manque de stimulations
leur parlait. Or s’occuper d’un bébé, sensorielles est-il le plus
c’est donner de l’affection ; parler, du Bataclan critique ?
c’est donner de l’affection. souffrant d’un syndrome Il existe une période que je qualifierai
Mais dans la plupart des cas, la niche post-traumatique étaient de sensible plutôt que de critique, car
sensorielle des petits est appauvrie guéries un an après. c’est une façon de voir le verre à moi-
de façon moins visible : par exemple, tié plein plutôt qu’à moitié vide. Et
quand leur mère meurt ou souffre de même une carence affective impor-
dépression et que les enfants n’ont tante n’empêche pas d’avoir une vie
pas de substitut affectif. Alors leur heureuse ensuite. Avec mes collègues
entourage s’occupe moins d’eux et sur l’île d’Embiez près de Toulon, dès
leur parle moins. Et c’est assez fré- les années 1980, nous avons été les
quent de nos jours. J’ai rencontré premiers à travailler sur les interac-
une femme enceinte qui déprimait tions précoces entre mère et enfant :

N° 104 - Novembre 2018


60 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
CRÉER LES CONDITIONS DE LA RÉSILIENCE

nous avons montré que la période dans le cerveau des jeunes ayant hypertrophiées (voir la figure ci-des-
sensible s’étale en gros de la 27e se- grandi dans une niche sensorielle sous). Ce qui se traduirait en termes
maine de grossesse au 20e mois de appauvrie. Ces dysfonctionnements de comportement par une mauvaise
vie, c’est-à-dire quand le petit com- sont plus ou moins considérables régulation des émotions et une an-
mence à parler. Les neurobiologistes, selon l’importance, la durée, et sur- xiété accrue.
en particulier Michel Morange, ont tout la période où a lieu la carence
révélé que, pendant ces trente mois, sensorielle. Un isolement à l’âge de Cela correspond alors
le cerveau des bébés crée entre 20  ans provoque peu de dégâts. à un problème de gestion du
200 000 et 300 000 synapses par mi- Alors que le même manque de sti- stress… Pourtant, vous avez
nute. Évidemment, tout événement mulations sensorielles au cours de dit que la résilience n’a rien
extérieur participe à la construction la période sensible engendre de à voir avec un simple stress.
des circuits cérébraux. De sorte qu’un graves troubles. On observe ainsi Selon moi, la résilience n’est pas liée
isolement sensoriel à ce moment pro- une atrophie du cortex préfrontal, au stress, du moins pas au stress
voque une carence de connexions impliqué notamment dans la plani- comme on l’entend souvent. Le mot
cérébrales que l’on visualise bien en fication et le contrôle des émotions. résilience est entré dans notre culture
imagerie par résonance magnétique Certaines parties du système lim- à cause de cet amalgame avec le
fonctionnelle. bique, qui joue un rôle crucial dans stress et sous l’impulsion des scienti-
la genèse des émotions et la mémo- fiques américains. En effet, ces der-
Que voit-on donc dans risation, sont aussi atrophiées. niers parlent de stress post-trauma-
le cerveau de ces enfants ? Alors que d’autres, comme l’amyg- tique après un événement grave qui
Différentes études scientifiques ont dale, responsable notamment des bouleverse une vie. Mais, nous, en
mis en évidence plusieurs altérations réactions de peur et de stress, sont France, on préfère le terme de

Cortex préfrontal

Le cerveau des enfants ayant


manqué d’affection et des personnes
ayant subi un traumatisme grave Cortex temporal
Amygdale
ne fonctionne plus normalement.
Le cortex préfrontal, une grande
© Marie Marty

partie du système limbique et le lobe


temporal sont hypoactifs (en bleu), Système limbique
tandis que l’amygdale est
hyperactive (en rouge).

N° 104 - Novembre 2018


61

syndrome post-traumatique, parce réorganiser le milieu de vie des nous avons constatée est que si les
que ce n’est pas une simple réaction jeunes ayant connu une carence sen- gens sont laissés seuls, le pourcen-
au stress… Après un trauma, en sorielle. C’est seulement alors qu’une tage de résilience est faible, et s’ils
neuro-imagerie, on observe une résilience, c’est-à-dire la reprise d’un sont bien entourés, le pourcentage
sorte de « sidération cérébrale », avec nouveau développement, est envisa- est élevé. Près de la moitié des per-
des altérations semblables à celles geable. Tout le monde ne se remet sonnes rescapées du Bataclan ont
des enfants ayant souffert de carence pas d’une épreuve difficile. Les gens souffert de syndrome post-trauma-
sensorielle : le cortex préfrontal et le ayant subi un trauma, tout comme tique : plusieurs vivaient ce que l’on
système limbique sont complètement les enfants ayant manqué de stimu- nomme des épisodes de revivis-
éteints ! De même pour les surré- lations sensorielles, présentent des cences, avec des images ou des sons
nales, les glandes au-dessus des reins altérations cérébrales visibles et en qui s’imposaient à eux et les replon-
qui sécrètent le cortisol, la principale partie irréversibles : certains réseaux geaient dans l’événement en provo-
hormone du stress, et pour l’axe hy-
pothalamo-hypophysaire, qui relaie
la réponse au stress. Et en clinique,
les patients sont vraiment sidérés. Au moins deux choses protègent
Florence Askenazy, pédiatre au CHU
de Nice, raconte qu’après l’attentat contre les chocs psychiques :
du 14  juillet  2017 à Nice, les vic-
times étaient complètement hébé-
de bons gènes et un bon
tées par l’horreur de ce qui s’était
passé. Les gens étaient muets, inca-
attachement à ses parents.
pables de dire un mot.
Le stress, quant à lui, est plutôt une
réaction physiologique et normale cérébraux dans le cortex préfrontal quant chez eux la même détresse
de l’organisme, en général béné- et le système limbique sont détruits que lors de l’événement initial. Mais
fique… Par exemple, les jeunes, no- ou ne se sont pas formés correcte- un an après les attentats, 50 % des
tamment les adolescents, se mettent ment. Mais des compensations victimes étaient guéries et ce chiffre
régulièrement en situation de dan- peuvent se mettre en place : dans ce devrait atteindre 90 % après deux
ger afin de se sentir stressés ; puis ils cas, d’autres circuits cérébraux se ans (mais les résultats des études ne
éclatent de rire, ça les amuse beau- créent ou se réorganisent et com- sont pas encore publiés).
coup. Ils se sont créé un événement pensent les pertes, car le cerveau est Pourquoi ? Parce qu’à Paris, la prise
de vie excitant qui stimule leur cer- « plastique », capable de remodelage, en charge des blessés a été excel-
veau et participe à sa construction. même à l’âge adulte. lente et aucun conflit politique n’a
En revanche, un stress excessif ou perturbé le processus de résilience.
chronique « déborde » l’organisme, Quelles sont les stratégies Je m’explique. L’aide médicale et
qui ne s’en remet pas… En schéma- pour un remodelage l’intervention des pompiers, méde-
tisant, l’excès de cortisol et d’autres du cerveau et une cins, urgentistes et de tout le person-
molécules sécrétées en cas de stress résilience efficace ? nel soignant a été quasi parfaite, et
prolongé ou intense altère les ré- Il n’y a pas une résilience, mais des l’aide psychologique a été très bien
seaux cérébraux : on observe alors résiliences. Chaque résilience est mise en place et suivie, même si des
une hyperactivité de l’amygdale et unique en fait, car elle dépend de améliorations peuvent encore être
une hypoactivité du reste du sys- l’âge de la personne, de ses gènes, de apportées. En revanche, à Nice,
tème limbique et du cortex préfron- l’intensité du trauma, de sa durée, d’après les observations, l’attentat
tal. D’où une forme de sidération. En de la réaction biologique de l’orga- s’est révélé bien plus effrayant et
France, nous parlons donc d’agonie nisme, de l’entourage affectif et de sanglant qu’à Paris (je ne peux dé-
psychique. Sans aide, il n’y a alors l’environnement socioculturel. Les cemment pas entrer dans les dé-
pas de résilience possible. déterminants ou facteurs de rési- tails…). Florence Askenazy raconte
lience sont hétérogènes et diffèrent que même les médecins et le person-
Quelle aide peut-on donc beaucoup d’un individu à l’autre. Et nel soignant ne pouvaient pas secou-
apporter aux personnes rien ne peut prédire qui s’en sortira rir les victimes, car ils étaient cou-
ayant vécu, de près ou de loin, ou non. Denis Peschanski et Francis verts de sang et eux-mêmes
les attentats, et qui sont Eustache, avec lesquels je travaille, traumatisés. Pire : à Nice, des conflits
en agonie psychique ? étudient la « mémoire » du 13  no- entre politiciens et habitants ont
Il s’agit de bien accompagner les vic- vembre 2015 après les attentats du éclaté. Des Français de culture mu-
times de trauma, tout comme il faut Bataclan. La première chose que sulmane ont beaucoup souffert lors

N° 104 - Novembre 2018


62 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
CRÉER LES CONDITIONS DE LA RÉSILIENCE

de même, ne signifie pas que ces


individus surmonteront toutes les
épreuves. En outre, d’autres gènes,
dont certains que l’on n’a pas encore
identifiés, interviennent également.

La carence affective pendant


l’enfance est alors encore plus
dommageable si l’on présente
ce genre de vulnérabilité
génétique ?
Pas forcément, car les déterminants
du processus de résilience sont si
nombreux que l’on ne peut rien pré-
dire. Mais l’autre facteur de protec-
tion, qui pour moi est crucial, est
bien lié à la niche sensorielle dans
laquelle on a grandi. En effet, le
développement pendant la période
sensible détermine en grande partie
le style d’attachement que l’on aura
en grandissant, selon les théories du
psychiatre britannique John Bowlby.
À Nice, le 14 juillet 2017, l’attentat a été si sanglant et horrible que même le
personnel soignant en a beaucoup souffert. La proportion de victimes souffrant de Si un enfant grandit avec de l’affec-
syndrome post-traumatique est élevée et leur processus de résilience va être long. tion et des stimulations sensorielles,
il a plus de chances de développer
un attachement dit sécure : il a alors
de l’attentat puis ont été agressés personnes sont « faciles » à blesser, plus facilement confiance en lui, en
violemment, comme s’ils en étaient car elles sont émotionnellement fra- cas de difficultés notamment, il s’ex-
responsables. L’horreur de l’événe- giles. En effet, dans leur ADN, elles prime bien, et même quand il ne sait
ment, ces raisonnements absurdes et présentent une forme (ou allèle) pas encore marcher seul, il sait ap-
les conflits entre politiciens ont pro- courte d’un gène codant un trans- peler, tendre les bras, sourire, expri-
voqué à Nice davantage de syn- porteur de la sérotonine, ce neuro- mer ses chagrins, et quelqu’un y ré-
dromes post-traumatiques qu’à Pa- transmetteur jouant un rôle crucial pond systématiquement. Parmi la
ris, et le taux de résilience sera dans le système limbique impliqué population et quelle que soit la
probablement beaucoup plus faible. dans les émotions et la mémoire. culture, 66 % des individus ont un
Comparées aux individus présen- style d’attachement sécure et se dé-
L’environnement tant deux allèles longs de ce gène veloppent bien, sachant transformer
socioculturel joue donc un (chaque gène existant en deux co- les stress quotidiens, comme le pre-
rôle majeur dans la résilience ? pies), ces personnes ont plus de mier jour d’école ou de travail, en
Oui, mais précisons d’abord tous les risques d’être dépressives, de se sui- petites victoires. Bien sûr, les per-
déterminants impliqués dans le pro- cider et de ne pas être « résilientes » sonnes qui possèdent l’allèle court
cessus. En fait, il s’agit de distinguer après des événements difficiles. Ce du gène codant le transporteur de la
les facteurs de protection, acquis qui ne signifie pas qu’elles se déve- sérotonine sont plus sensibles et sol-
avant le traumatisme, qui diffèrent loppent forcément de façon « an- licitent peut-être davantage l’affec-
selon les individus, et les facteurs de xieuse » et vivent mal ! Car souvent, tion de leurs parents et de leurs pro-
résilience, existant après le trauma- étant émotionnellement plus sen- fesseurs. Mais cela ne les empêche
tisme, qui diffèrent également selon sibles, elles s’organisent des vies pas d’être sécures.
les individus et les situations. parfaitement stables, rangées et En revanche, les individus dévelop-
© Getty Images/Paolo_Toffanin

Parmi les facteurs de protection, il organisées ; en général, ce sont de pant un style d’attachement insé-
existe des déterminants génétiques. bons élèves, des hommes et femmes cure, qui ont par exemple peur de
Par exemple, selon les travaux du fidèles en couple et en amitié, qui l’abandon, sont beaucoup plus vul-
psychologue israélo-américain ont une vie très heureuse. nérables émotionnellement et au-
Avshalom Caspi et de ses collègues, À l’inverse, 85 % de la population ront moins de chances de se remettre
dans la population générale et présentent un facteur biologique de d’un trauma. D’ailleurs, la même
quelle que soit la culture, 15 % des résistance au traumatisme. Ce qui, information ou le même événement

N° 104 - Novembre 2018


63

peut être vécu comme un jeu exci- développement après le trauma-


tant par une personne sécure et tisme, sont cruciaux. Comme nous
comme une agression ou un trauma- l’avons déjà dit, le trauma laisse des
tisme par une personne insécure. traces dans le cerveau, car il altère
Freud l’avait déjà constaté : « Ce qui notre histoire, notre représentation
est traumatisme pour l’un fait sou- de nous-mêmes et notre mémoire.
rire son voisin. » C’est aussi pour Après les attentats du Bataclan, De-
cette raison que certaines personnes nis Peschanski et Francis Eustache

85 %
tombent en burn-out, par exemple ont montré que l’agonie psychique
professionnel, alors que leurs collè- correspond à une multiplication
gues sont très heureux au travail par  10 de l’activité de l’amygdale,
dans les mêmes conditions. De mais aussi à une extinction complète
même, une personne ayant acquis du lobe temporal gauche ; chez les
un attachement insécure à cause DE LA droitiers, c’est la région où se situent
d’un isolement précoce, qui n’a pas POPULATION les aires de la parole… Les victimes
fait un travail de résilience et qui, à étaient alors muettes et sidérées.
un moment de sa vie, subit une dif- Elles revoyaient en boucle la même
ficulté importante, a plus de risques possèdent un facteur image d’horreur, étaient prison-
de souffrir de dépression et de se génétique de protection nières du passé, incapables de tra-
suicider. Tout comme les individus contre les traumatismes. vailler, d’aimer ou de parler.
souffrant d’un syndrome post-trau- En d’autres termes, Les facteurs de résilience, qui
matique qui n’arrivent pas à s’en sor- ces personnes ont plus peuvent alors relancer ou remodeler
tir. Nous n’avons pas tous les mêmes de chances de surmonter le cerveau, reposent sur deux actes :
facteurs de protection. les difficultés. sécuriser les victimes, en leur appor-
tant un soutien affectif préverbal,
Au-delà des facteurs c’est-à-dire avant qu’elles arrivent à
de protection, qu’est-ce parler à nouveau ; puis donner un
qui détermine, par la suite, sens à leur récit du trauma, notam-
l’évolution d’un traumatisme ? ment en les écoutant.
Quand le traumatisme survient, sa
durée, son intensité et la période où La première aide
il a lieu influent sur ses consé- à apporter à des personnes
quences. Puis, les facteurs de rési- souffrant d’un syndrome
lience à proprement parler, qui per- post-traumatique est
mettent la reprise d’un nouveau simplement de les entourer ?
Oui, il faut les rassurer, les câliner,
leur apporter un café, leur dire des

Après les attentats du


choses « bébêtes », sans jamais les
laisser seules, comme on le fait avec
un bébé en fait. Leurs émotions sont

Bataclan, les victimes


ingouvernables (car le cortex pré-
frontal et le système limbique sont
éteints) et elles ne peuvent pas s’ex-

étaient sidérées, primer (car le cortex temporal


gauche est aussi éteint). Mais en les

incapables de parler.
sécurisant, on constate que progres-
sivement leur amygdale se calme et
que le lobe temporal consomme à

Dans leur cerveau,


nouveau de l’énergie : elles rede-
viennent doucement aptes à parler.
Si on force les victimes en agonie

les aires du langage cérébrale à parler trop tôt (ce que le


personnel soignant faisait il y a en-
core peu de temps), on risque de

étaient éteintes. renforcer leur syndrome post-trau-


matique en stimulant leur mémoire

N° 104 - Novembre 2018


64 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
CRÉER LES CONDITIONS DE LA RÉSILIENCE

Le travail de la parole
traumatique, car elles ne sont pas
encore capables de gouverner l’hor-
reur des images du drame.

Comment sait-on
que c’est trop tôt ?
permet aux victimes
C’est quand la victime ne peut pas
encore prendre la parole spontané- de choisir leurs
propres mots et
ment. Ce laps de temps dépend de
chaque personne et des facteurs de
protection acquis. Rares sont les in-
dividus qui s’expriment tout de
suite, mais ils existent. Il s’agit donc
de rester près des personnes trauma-
images pour faire le
tisées et d’attendre qu’elles veuillent
bien parler. récit du drame. Ce qui
remodèle leur cerveau.
Alors intervient le second acte de la
résilience : le récit. Le cortex tempo-
ral est redevenu suffisamment actif
pour que les victimes annoncent :
« Voilà ce qui s’est passé, acceptez-
vous de m’écouter ? » À ce moment-
là, le travail de la parole s’enclenche. dance entre le récit du blessé et
La mémoire est remaniée car les celui qu’en fait son environnement.
patients vont intentionnellement Prenons quelques tristes exemples.
chercher des mots et de nouvelles Pendant la Grande Guerre, beaucoup
images pour faire leur récit et de soldats blessés au front ont souf-
l’adresser à des personnes gages de fert de syndrome post-traumatique et
sécurité, comme un membre de leur n’étaient plus capables de retourner
famille, leur conjoint, un prêtre, un au front ; alors on les « électrocho-
psychothérapeute… Ce qui permet quait » sur la cuisse pour les punir, car
de se libérer des images traumati- on les considérait comme des lâches. Bibliographie
santes qui tournaient en boucle. De même, après la guerre de Corée,
on a vu un général qui giflait violem- B. Cyrulnik,
La parole est un facteur ment les soldats qui rentraient. Beau- Psychothérapie de Dieu,
de résilience crucial alors ? coup de ces hommes ne se sont ja- Odile Jacob, 2017.
Oui, la parole libère. Le fait de par- mais remis de leur agonie cérébrale, A. Caspi et al.,
ler modifie le fonctionnement céré- alors qu’ils étaient parfois bien entou- Genetic sensitivity
bral, permet d’échanger et régule rés à la maison. De même, une femme to the environment :
les émotions. Plusieurs neuroscien- violée dans un pays traditionnel, The case of the serotonin
tifiques ont alors visualisé une ex- agressée physiquement et humiliée transporter gene
tinction de l’amygdale et un remo- sexuellement, a une faible probabilité and its implications
for studying complex
delage cérébral. Mais le récit réalisé d’enclencher un processus de rési-
diseases and traits,
aux proches n’est pas le seul facteur lience… Car sa famille la fait taire et Am. J. Psychiatry,
de résilience ; il y a également le la société dans laquelle elle vit la vol. 167, pp. 509-527,
récit collectif. Et là, les journalistes, chasse. Alors que dans un autre 2010.
romanciers, cinéastes, historiens contexte culturel, la même agression
B. Cyrulnik,
jouent un rôle culturel important. physique et la même humiliation Un merveilleux
Car, si au moment où la victime sexuelle auraient des conséquences malheur, Odile Jacob,
déclenche un processus de rési- beaucoup moins fâcheuses. Le syn- 2002.
lience et redevient capable de par- drome post-traumatique et sa rési-
ler et de raconter son histoire, la lience dépendent aussi du contexte et
société dans laquelle elle vit est in- de la culture. £
différente ou tourne sa parole en
dérision, alors la résilience est im- Propos recueillis par
possible. Il y a alors une discor- Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 104 - Novembre 2018


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N°95
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Comment nos premières années forgent (ou pas) notre caractère


AVEC MATTHIEU RICARD
Les découvertes des neurosciences pour ne pas se laisser submerger

NOS ENF
SO
SURBONT
ANTS
RECONNAÎTRE Douleur, dépression, Alzheimer... QUE RESTE-T-IL DE NOTRE
L’incroyable pouvoir du cerveau physionomiste

LA FORCE DE LA
CHARGE UN VISAGE
OKÉS
Pag

ENFANCE ?
Des clés pour apaiser ses relations avec les autres

e 58

NON-VIOLENCE LA MÉDITATION LES NOUVELLES

Douleur, dépression, Alzheimer…


MENTALE ENTRE MILLE Des clés pour THÉRAPEUTIQUE Comment nos premières années RAISONS D’ESPÉRER
RECONNAÎTRE UN VISAGE ENTRE MILLE

Les découvertes des L’incroyable pouvoir MALADIE


forgent (ou pas) notre caractère

QUE RESTE-T-IL DE NOTRE ENFANCE ?

Les nouvelles raisons d’espérer


apaiser ses relations
DE CHARCOT
LA FORCE DE LA NON-VIOLENCE

LA MÉDITATION THÉRAPEUTIQUE
neurosciences pour ne du cerveau
ALLÉGER SA CHARGE MENTALE

UN ESPOIR
DE THÉRAPIE ?
pas se laisser submerger avec les autres AFFAIRE GRÉGORY TRAVAIL
physionomiste HARCÈLEMENT UNE EXPERTISE
PSYCHOLOGIQUE
ONYCHOPHAGIE
COMMENT NE PLUS
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RESSEMBLER
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SEXUEL DÉLIRANTE SE RONGER LES ONGLES UN BUREAU IDÉAL
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SE RECÂBLE COMMENT OBTENIR ÊTES-VOUS ACCRO STRESS URBAIN
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L’ARNAQUE DU RECONNAÎTRE
ROBOT CITOYEN LES MOTS QU’ON DIT DES CELLULES VACCINS
ALIMENTATION LES VRAIS EN DORMANT
LES VÉGANS ONT-ILS UNE DE PEAU POUR OBLIGATOIRES
ÉLÈVES NARCISSIQUES GUÉRIR DE PARKINSON LA CONTRAINTE
PERSONNALITÉ À PART ?
COMMENT LEUR DONNER EST-ELLE EFFICACE ?
LE GOÛT DE L’EFFORT
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD,
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD,
TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF, ESP : 7,70 €

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cp_0097_couv_ok.indd Toutes les pages 26/01/2018 15:04 cp_0094_couverture 5.indd Toutes les pages 26/10/2017 17:12
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N° 97 (mars 18) N° 96 (févr. 18) N° 95 (janv. 18) N° 94 (déc. 17) N° 93 (nov. 17) N° 92 (oct. 17)
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1 / JE REPORTE CI-DESSOUS LES RÉFÉRENCES à 5 chiffres Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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66 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE

QUAND L’ESPRIT
RÉPARE LE CORPS

N° 104 - Novembre 2018


67

Après une maladie ou un stress intense,


la résilience peut « se travailler » en
pratiquant régulièrement des activités
de méditation de pleine conscience, qui
limitent les effets du stress sur l’organisme.
Par Patricia Thivissen, journaliste scientifique.

EN BREF dépression ou de maladies corporelles graves. Les


££Un deuil, la perte d’un chercheurs tentent aujourd’hui de l’établir claire-
emploi ou une maladie ment, non seulement au moyen de question-
grave, et c’est votre naires, mais aussi en utilisant des indicateurs

O
système du stress qui physiologiques mesurables. D’après une équipe
se met en état d’alerte. dirigée par la psychologue canadienne Linda
Avec des conséquences
potentiellement graves Carlson, cette pratique a un effet biologique puis-
sur vos cellules. sant, notamment chez les patientes atteintes de
cancer. Une façon de « cicatriser » en quelque
££Des études récentes sorte, pour repartir de l’avant.
ont montré que
la méditation de pleine Chez ces patientes, on constate en effet,
conscience limite l’usure dans la plupart des cas, un raccourcissement de
des chromosomes. l’extrémité des chromosomes appelées télo-
bserver sa propre respira- mères. Les télomères sont constitués de
££C’est en atténuant
les effets du stress tion. Accepter les choses comme elles viennent, séquences d’ADN répétées et de protéines ; ils
qu’on limite l’impact comme elles sont. Lorsque les pensées sont souvent rongés chez les personnes atteintes
des épreuves de vie sur dérivent, revenir à la respiration, à l’ici et main- de maladies cardiovasculaires, de diabète ou
le corps et le psychisme. tenant. Cela a l’air très simple. Mais quiconque d’infections. Par ailleurs, des examens attentifs
s’est déjà essayé à la méditation de pleine ont révélé que des télomères raccourcis sont
conscience le sait : c’est plus facile à dire qu’à associés à une plus forte mortalité chez des
faire. Les pensées sur le passé et l’avenir, les patientes victimes de cancer du sein. Et comme
© Shutterstock.com/KENG MERRY Paper Art

jugements et les appréciations, parfois aussi les la longueur des télomères est influencée par le
soucis, nous accompagnent en permanence, sou- niveau de stress vécu, elle est considérée comme
vent sans que nous nous en apercevions. Les un « psychobiomarqueur ».
mettre de côté, même pour un court laps de Carlson et ses collègues ont analysé des
temps, est en soi une petite victoire. échantillons sanguins de 88 femmes ayant un
De nombreuses études menées ces dernières cancer du sein, qui avaient déjà suivi une théra-
années montrent que la méditation de pleine pie (jusqu’à des traitements hormonaux, pour
conscience pourrait être une aide à la résilience certaines d’entre elles). Ces femmes soumises à
car elle réduit le stress, que ce soit chez les per- des niveaux de stress supérieurs à la moyenne ont
sonnes en bonne santé ou chez celles atteintes de été divisées de façon aléatoire en deux groupes.

N° 104 - Novembre 2018


68 DOSSIER S E RECONSTRUIRE APRÈS L’ÉPREUVE
Quand l’esprit répare le corps

Les patientes du premier groupe ont alors suivi d’hormones du stress serait alors un moyen de
un programme de méditation de pleine conscience protéger nos télomères. »
pendant huit semaines, alors que celles du second Au point d’infléchir l’évolution d’une mala-
groupe se voyaient proposer une thérapie fondée die ? Cela reste à prouver. « On ne sait pas encore
sur la parole, d’après le modèle de la thérapie de très bien dans quelle mesure des changements
groupe par la parole et le soutien (supportive- intervenant sur les hormones, les cellules immu-
expressive group therapy, en anglais). À titre de nitaires et les télomères ont un impact sur la pro-
comparaison, un groupe témoin assistait à un gression d’une maladie, admet la chercheuse. »
séminaire sur la gestion du stress. Avant et après Les études réalisées à ce jour ne sont pas una-
les interventions, des prélèvements sanguins nimes. Un an avant Carlson, l’équipe de Cecile
étaient réalisés à intervalles de trois mois, pour Lengacher, de l’université de Floride du Sud, avait
mesurer la longueur des télomères. voulu savoir comment la réduction du stress obte-
Les résultats de cette étude ont été publiés nue par méditation de pleine conscience (la
en 2015. Chez les femmes du groupe contrôle, les mindfulness-based stress reduction, ou MBSR, en
télomères s’étaient nettement raccourcis durant anglais) agissait sur les télomères des patientes
la période du suivi. Chez celles qui avaient prati- cancéreuses. Une enzyme du nom de télomérase
qué la méditation ou qui avaient participé à la est responsable de l’entretien et de la réparation
thérapie de groupe par la parole et le soutien, ils de ces télomères. Si son activité vient à diminuer,
n’avaient pas rétréci. Selon Carlson, cela montre toute une série de maladies peuvent en résulter.
un effet résilient et antistress de l’entraînement,
dont seules les participantes du groupe témoin DES CHROMOSOMES QUI « CICATRISENT »
n’avaient pas bénéficié. « La méditation de pleine L’équipe de Lengacher a monté le protocole
conscience favorise les états de relâchement. suivant : 142 patientes ayant terminé leur traite-
L’organisme réduit alors sa libération d’hormones ment contre leur cancer du sein ont été soumises
du stress, comme le cortisol, l’adrénaline ou la soit à un programme de méditation MBSR, soit à
noradrénaline, » explique-t-elle. Un effet qui des soins complémentaires habituels. Au début,
pourrait alors modifier certains facteurs immu- mais aussi six mois puis douze mois plus tard,
nitaires, qui agissent sur les terminaisons des toutes ont subi un prélèvement sanguin et une
chromosomes. « Réduire les concentrations analyse psychologique. Les chercheurs ont alors
observé que, chez les patientes ayant suivi le pro-
gramme MBSR, l’activité de la télomérase avait
augmenté de 17 %, alors qu’elle était restée

Il y a un effet inchangée chez les patientes du groupe témoin.


Mais contrairement à ce qu’avait observé Carlson,
la longueur des télomères n’avait pas varié, ni dans

antistress de un groupe ni dans l’autre.


Peut-être, supposent Lengacher et ses collè-

l’entraînement, qui
gues, faut-il plus de temps pour que les variations
des télomères soient observables, alors que l’acti-
vité de la télomérase réagit plus rapidement. Un

réduit la libération
autre facteur d’incertitude serait lié aux diffé-
rentes thérapies suivies antérieurement par les
patientes. Carlson a une autre explication : « Les

d’hormones participantes étudiées par Lengacher étaient peut-


être trop différentes les unes des autres. De notre

comme le cortisol
côté, nous avions pris soin d’intégrer à notre étude
uniquement des femmes ayant enduré un niveau
de stress particulièrement élevé ».

et l’adrénaline,
Grâce à un entretien final réalisé sur 128 de
ses patientes, Carlson a pu montrer que la pra-
tique de la méditation de pleine conscience un an

et réduit l’usure après l’intervention produisait une plus nette


baisse du stress et une meilleure élévation de la
qualité de vie qu’un suivi en thérapie de groupe.

des chromosomes. Mais cette dernière mesure n’a pas inclus de bio-
marqueurs, comme les télomères.

N° 104 - Novembre 2018


69

17 %
D’AUGMENTATION
de l’activité de l’enzyme qui répare les extrémités des chromosomes chez des femmes atteintes d’un cancer du sein
qui pratiquent la méditation de pleine conscience.
Bibliographie

L. E. Carlson et al.,
De nombreuses études réalisées ces dernières sous forme de prétendue « crème antidouleur » et Mindfulness-based
années ont mis en évidence une modification de ceux du quatrième se contentant d’écouter un cancer recovery and
supportive expressive
l’activité cérébrale par la méditation. Avec des enregistrement audio d’une lecture de livre. Puis
therapy maintain
résultats fiables et stables, d’après Britta Hölzel, de toutes ces personnes étaient soumises à des sti- telomere length relative
l’université technique de Münich. On note une acti- muli douloureux. to controls in distressed
vation de l’hippocampe, qui réagit avec sensibilité Le groupe ayant pratiqué la pleine conscience breast cancer survivors,
au stress, ainsi que de l’amygdale et du cortex pré- a confié avoir ressenti moins de douleur que les Cancer, vol. 121,
frontal, essentiels à la régulation des émotions. trois autres, et le cerveau des participants de ce pp. 476-484, 2015.
Lorsqu’on apprend à se détendre, cela a forcément groupe traitait effectivement la douleur différem- L. E. Carlson et al.,
un impact sur le plan neurophysiologique. ment. Les zones cérébrales qui exercent un Randomized-controlled
Les effets exacts de la pleine conscience ne contrôle cognitif sur la perception de la douleur trial of mindfulness-
peuvent toutefois être entièrement démontrés étaient plus actives, notamment le cortex orbi- based cancer recovery
que grâce à ce qu’on appelle des essais randomi- tofrontal, l’insula et le cortex cingulaire anté- versus supportive
sés. Il s’agit alors de comparer différents groupes rieur. Le thalamus, parfois appelé « porte d’entrée expressive groiup
de participants tout en contrôlant d’autres fac- de la conscience », voyait au contraire son activité therapy among
teurs qui pourraient aussi produire les modifica- diminuer. Ce qui pourrait signifier que les stimuli distressed breast cancer
survivors (MINDSET) :
tions attendues. Dans l’idéal, il faut que les sujets douloureux n’accédaient pas intégralement aux
ong-term follow-up
testés ne sachent même pas à quel groupe expé- zones cérébrales corticales supérieures. Et en results, Psycho-
rimental ils appartiennent – ils sont alors testés conséquence, les participants ne semblaient pas Oncology, vol. 25,
« à l’aveugle », pour reprendre un terme du jargon les percevoir aussi puissamment. pp. 750-759, 2016.
spécialisé. Le neurobiologiste Fadel Zeidan, du Quoi qu’il en soit, selon Zeidan, de tels résul-
C. A. Lengacher et al.,
Centre médical baptiste de Wake Forest, aux tats ne sont pas si facilement transposables des Influence of
États-Unis, a mis au point, à dessein, une sorte personnes saines aux patients atteints de dou- mindfulness-based
de « pseudoméditation ». Les participants font des leurs chroniques. De même, les observations réa- stress reduction
exercices sans savoir que cela a à voir avec de la lisées par Carlson sur des patientes cancéreuses (MBSR) on telomerase
méditation. Il faut évidemment qu’ils soient tota- ne valent pas forcément pour tout le monde. activity in women with
lement novices en matière de méditation de L’hypothèse selon laquelle la pleine conscience breast cancer (BC),
pleine conscience. C’est une approche intéres- modérerait de façon très générale les effets néga- Biological Research
sante, selon Hölzel. La pseudoméditation corres- tifs du stress reste pourtant intéressante. for Nursing, vol. 16,
pond sur bien des points à une vraie méditation Malheureusement, les études plus précises pp. 438-447, 2014.
de pleine conscience, seuls les aspects attention- sont rares, déplore Carlson. En obtenir nécessite- F. Zeidan et al.,
nels sont absents. On épargnera ainsi aux parti- rait de mettre en place des essais randomisés Mindfulness
cipants l’observation de leur propre respiration. incluant un plus grand nombre de personnes meditation-based pain
relief employs different
Selon les études de Zeidan, la pleine saines, dont il s’agirait de suivre, pendant des
neural mechanisms
conscience atténue efficacement la douleur, en années, le risque de développer certaines mala- than placebo and sham
provoquant des modifications d’activité cérébrale dies. Évidemment, c’est cher et c’est long. « On ne mindfulness
spécialement en lien avec cet aspect. Pour le le ferait pas avec un cours de huit semaines », meditation-induced
montrer, il a divisé 75  participants en quatre certifie en tout cas Britta Hölzel. La neuroscien- analgesia, Journal of
groupes, ceux du premier s’exerçant à la pleine tifique, qui donne aussi des formations de MBSR, Neuroscience, vol. 35,
conscience, ceux du deuxième à de la pseudomé- en est persuadée : « La pleine conscience est plus pp. 15 307-15 325, 2015.
ditation, ceux du troisième recevant un placebo une attitude de vie qu’un entraînement. » £

N° 104 - Novembre 2018


70 ÉCLAIRAGES
p. 70 Climat : les raisons de l’inaction p. 76 Docteur, votre patient est mort p. 78 L’angoisse de l’occasion manquée

Retour sur l’actualité 28 août 2018. En direct sur l’antenne de France Inter,
Nicolas Hulot claque la porte du gouvernement.

FABIEN GIRANDOLA
Professeur de psychologie sociale de la communication
à l’université d’Aix-Marseille.

Climat :
les raisons
de l’inaction L e mardi 28 aout 2018, coup de tonnerre

La démission de Nicolas dans le monde politique : Nicolas Hulot, ministre


d’État de la Transition écologique et solidaire,
annonce sa démission du gouvernement.
Hulot est un appel Impossible de comprendre, dit-il, pourquoi nous
ne tentons rien pour freiner l’évolution du climat

à tous pour changer de planétaire. Et celle-ci est dramatique : incendies,


ouragans, chaleur record et sécheresses dans plu-

comportement. Encore
sieurs pays de la planète. En un mot, le pire défi
de l’humanité, qui ne peut plus s’accommoder de
la méthode des petits pas, pour reprendre l’ex-

faut-il savoir ce qui nous pression de Hulot.


L’ex-ministre pose plus implicitement la

bloque ! Et quand on ouvre


question du changement des comportements
dans le domaine de l’environnement et plus spé-
cifiquement, en faveur de la réduction du

cette boîte de Pandore, on réchauffement planétaire actuel. Ce constat


d’inertie, de résistance, fait l’objet de nombreuses

tombe sur une belle liste de recherches en psychologie sociale et, plus globale-
ment, dans la communauté de chercheurs travail-
lant sur l’influence sociale. C’est ainsi que

freins sociaux... et cognitifs. depuis  2006, des millions de spectateurs ont


visionné Une vérité dérangeante (An Inconvenient
Truth) documentaire américain réalisé par Davis
Guggenheim et présenté par Al Gore, ancien vice-
président des États-Unis et prix Nobel de la paix
en 2007 (partagé avec le Groupement d’experts

N° 104 - Novembre 2018


71

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE L’AVENIR

Le 28 août 2018, Nicolas Une liste impressionnante Des leviers d’action ont
Hulot, secrétaire d’État de « biais » cognitifs nous récemment été identifiés
à la Transition écologique, handicape par la psychologie sociale.
démissionne du individuellement et La communication
gouvernement. Son collectivement pour faire engageante consiste ainsi
constat : impossible de ce qui s’imposerait à amener les personnes à
faire bouger les choses logiquement. Déni de s’engager, devant les
dans la situation actuelle, réalité, mise à distance autres, à faire des gestes
personne ne prenant la des enjeux futurs, simples pour la planète et
mesure de la catastrophe optimisme irraisonné, à être recontactées pour
à venir. Il exprime son incapacité à déroger à nos vérifier qu’elles tiennent
effarement devant habitudes : notre cerveau leurs engagements. Reste
l’indifférence générale semble peu armé pour à mettre en place un tel
face au « pire défi » de faire face à une menace dispositif à l’échelon
l’humanité. d’un genre nouveau. politique.

intergouvernemental sur l’évolution du climat, le psychologie sociale pour susciter ces comporte-
GIEC), pour sa campagne de sensibilisation et de ments proenvironnementaux ? Ces questions font
changement sur le réchauffement climatique. l’objet depuis une dizaine d’années d’une vaste
Ce film a été pris comme un outil important littérature scientifique bien connue des psycholo-
pour faire changer les mentalités, plusieurs pays gues sociaux travaillant dans le domaine de
l’ont utilisé comme documentaire auprès du grand l’environnement. Malgré un consensus scienti-
public mais aussi chez les plus jeunes dans de nom- fique sur la réalité et la gravité du changement
breuses écoles dans l’espoir de susciter de nou- climatique, le grand public ne montre pas d’inté-
veaux comportements favorables à la planète. rêt particulier pour passer aux actes. Cette résis-
A-t-il pour autant atteint l’objectif du changement ? tance se retrouve aussi dans tous les domaines
En  2010, une étude expérimentale de Jessica environnementaux : la maîtrise de l’énergie, la
Nolan, chercheuse en psychologie sociale à l’uni- propreté des lieux publics, le recyclage et le tri,
versité de Scranton aux États-Unis, montre que ce l’utilisation de pesticides, la protection des popu-
n’est pas vraiment le cas. Ce film permet d’acquérir lations face aux catastrophes naturelles et
une plus grande connaissance sur les causes et majeures, les risques environnementaux émer-
conséquences du changement climatique, les spec- gents, les modes de vie à faible émission de car-
tateurs disent même avoir l’intention de réduire bone. Au-delà des barrières et freins au change-
leur émission de carbone après la projection. ment environnemental déjà connus, quelques
Toutefois, une mesure des comportements envi- mécanismes permettent de mieux comprendre
ronnementaux chez ces mêmes spectateurs, un cette résistance chez le grand public.
mois après, ne révèle rien du changement de com-
portement attendu. Autant dire la difficulté d’obte- LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE,
nir, de la part du grand public, des comportements ÇA N’ARRIVE QU’AUX AUTRES !
en faveur de l’environnement lorsque ces derniers L’optimisme comparatif est un premier biais
sont promus notamment par des campagnes de cognitif qui nous induit en erreur. Il s’agit, en un
sensibilisation et d’information. mot, de la tendance à croire que les risques envi-
Quels sont donc les barrières et obstacles au ronnementaux sont plus graves pour les autres
changement ? Quelles sont les possibilités que que pour soi ! En effet, lorqu’on demande à des
nous offrent, par exemple, des sciences comme la personnes quel sera l’impact du changement

N° 104 - Novembre 2018


72 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
CLIMAT : LES RAISONS DE L’INACTION

climatique sur elles-mêmes, elles répondent le plus D’autres mécanismes de résistance sont
souvent qu’elles seront probablement moins propres aux individus ne croyant pas du tout au
concernées que le reste de la population. Ce biais changement climatique. Ce climatoscepticisme,
a été constaté dans de multiples domaines, par qui fait l’objet d’études prolifiques aux États-Unis
exemple lorsqu’il nous est demandé d’évaluer le et en Europe, a pour principale caractéristique de

40 %
risque d’avoir un cancer : on juge toujours que le remettre en cause le consensus scientifique sur le
risque d’être frappé est plus faible pour soi-même changement climatique et, par conséquent, la
que pour le reste des personnes. C’est l’origine de réalité de ce changement. Les croyances et
l’expression « ça n’arrive qu’aux autres ». Et évi- connaissances sur le changement climatique ne
demment, on considère que les autres doivent sont pas uniformes : scientifiques, grand public et
faire plus pour lutter contre le réchauffement, DES CLIMATO décideurs ne basent pas leurs décisions et actions
parce qu’ils sont a priori plus directement touchés. environnementales sur les mêmes informations.
Mais le climat ne fait guère de distinctions...
- SCEPTIQUES Suzanne Clayton, du College of Wooster dans
Un autre obstacle psychologique au change- l’Ohio aux États-Unis, et ses collaborateurs ont
ment d’attitude est le déni. Une stratégie large- montré en 2015 que ces décisions et actions sont
invoquent l’existence
ment inconsciente que nous déployons pour faire d’un complot visant en partie formatées par l’appartenance politique
face à des informations menaçantes : on préfère à faire croire au des individus, leur statut socioéconomique, leur
alors nier la réalité plutôt que de changer de style réchauffement accès aux médias, leur expérience personnelle,
ou de mode de vie. S’y ajoute l’effet de mise à climatique. leurs valeurs et leur niveau de compréhension
distance temporelle, le changement climatique scientifique.
étant souvent perçu comme une menace distante,
difficile à situer dans un lointain futur. Cette dis- LE CLIMATOSCEPTICISME,
tance psychologique rend difficile la perception UN MARQUEUR D’IDENTITÉ SOCIALE
du changement immédiat et tangible. Ce qui Du point de vue psychosocial, les climatoscep-
diminue évidemment la prise en considération tiques ont une identité sociale, des croyances, des
des conséquences de nos actions présentes. réactions émotionnelles et des cadres d’interpré-
tation bien particuliers, en tout point différents
UNE CAPACITÉ ÉTONNANTE que ceux ne remettant pas en cause la réalité du
À NE PAS VOIR LA RÉALITÉ EN FACE changement climatique. Ana-Maria Bliuc, de l’uni-
Évidemment, quand on parle de réticence au versité Monash en Australie, et ses collègues ont
changement, on se heurte à une donnée humaine montré en 2015 que l’identité sociale climatoscep-
puissante : les habitudes. Les études de psycholo- tique leur permet une prise de position, voire une
gie sociale montrent que la part des habitudes mobilisation politique, rapide face à ceux qui
dans nos vies est un très fort prédicteur de la croient et défendent le changement climatique.
susceptibilité au changement. Autrement dit, les Ainsi, toute tentative de persuasion, visant à
individus ayant de fortes habitudes dans leurs démontrer la réalité du changement climatique
styles de consommation et dans leur mode de vie
ne sont guère réceptifs aux messages présentant
des menaces environnementales, comparées aux Habitudes, inertie, déni,
procrastination... la liste est
personnes dont le style de vie est peu imprégné
d’habitudes. Ils résistent au changement proposé
en procédant à une exposition sélective à l’infor-
mation, c’est-à-dire qu’ils recherchent activement longue des défauts cognitifs qui
les informations allant dans le sens de leurs opi-
nions, attitudes et comportements, tout en évi-
nous plombent face au climat.
tant celles qui ne vont pas dans ce sens. Par
exemple, une personne ayant l’habitude de faire sur la base de preuves scientifiques, engendre sou-
beaucoup de route avec une grosse cylindrée peut vent un déni massif de leur part en vue de protéger
avoir tendance à chercher des informations – sur cette identité communément partagée et, au-delà,
Internet, notamment – suggérant que le réchauf- un effet boomerang avec une radicalisation des
fement climatique est modéré, ou pas vraiment opinions et actions contre la réalité du change-
d’origine humaine, voire une pure invention, ment climatique. Matthew Hornsey, de l’université
pour ne pas dire un complot ; et dans le même de Queensland en Australie, et ses collaborateurs
temps, cette personne va éviter de se trouver ont montré en 2016 qu’aux États-Unis l’apparte-
exposée à des arguments scientifiques montrant nance politique est même un prédicteur du clima-
la force du changement climatique. toscepticisme : les républicains extrémistes et leurs

N° 104 - Novembre 2018


73

sur le changement climatique, expriment l’inten-


tion de réduire leur nombre de déplacements pro-
fessionnels en avion, il n’en est rien dans les faits.
Ces chercheurs utilisent plus ce moyen de trans-
port que ceux ne travaillant pas sur le climat. Et les
plus âgés, qui ont souvent la plus grande expertise
sur le sujet, en font un usage plus grand encore. Ici
aussi, l’intention de réduire ses voyages profession-
nels en avion même chez les scientifiques ne prédit
pas le comportement qui lui est conforme.

CONVAINCRE UN CLIMATOSCEPTIQUE :
MISSION IMPOSSIBLE ?
Comment penser globalement le changement
pour le grand public dans le cadre de l’environne-
ment et les comportements qui y sont associés ?
Comment aborder plus particulièrement le clima-
toscepticisme chez les plus intransigeants ?
Plusieurs théories et concepts psychosociaux
électeurs (par exemple : Donald Trump, Sarah apportent quelques éléments de compréhension.
Selon Donald Trump, Palin) expriment plus fréquemment et intensé- En 2015, Wesley Schultz, de l’université de San
le réchauffement de la
planète serait un mythe ment des croyances climatosceptiques que des Diego, et Florian Kaiser, de l’université de
inventé par les Chinois républicains modérés ou encore des démocrates. Magdeburg en Allemagne, ont énuméré les
pour porter préjudice Cette identité sociale politique se double de carac- concepts et techniques possibles pour provoquer
à l’économie américaine.
Le climatoscepticisme téristiques individuelles comme la culture indivi- des changements de comportements vis-à-vis de
complotiste est plus dualiste et l’adhésion à l’économie de marché. l’environnement. Leur idée est de susciter les
qu’une vision du monde,
c’est un marqueur actions proenvironnementales en faisant appel à
politique qui confère LE COMPLOT, FAILLITE MENTALE ORGANISÉE différents types de motivations. Soit une motiva-
de l’unité et une identité Comment s’exprime alors, chez les plus scep- tion égoïste, basée sur des arguments allant dans
sociale à une frange
de l’électorat. tiques, le déni du changement climatique ? Selon le sens de l’intérêt personnel de la personne (par
Nicholas Smith et Anthony Leiserowitz de l’univer- exemple, faire des économies dans le cadre de la
sité Yale, quelque 40 % des réponses des climatos- maîtrise de l’énergie…) ; soit une motivation
ceptiques font référence à des théories du complot. sociale et altruiste, traduisant l’appartenance de
Le changement climatique serait une fable inven- la personne à un groupe et son désir de s’engager
tée par des intérêts obscurs, souvent étrangers, dans des actions responsables et sociétales (par
pour enrayer l’économie (le plus souvent, améri- exemple, un engagement public et le recours à des
caine). On se souvient de Donald Trump déclarant normes sociales pour valoriser cet engagement) ;
que le changement climatique était une invention soit encore une motivation biosphérique, partie
pure et simple du gouvernement chinois pour nuire prenante du désir de s’engager dans des actions de
à la croissance américaine. À côté des complots, protection de l’environnement et de la nature (il
d’autres motifs invoqués sont « la mode », « les s’agit ici de stimuler des attitudes favorables à
études scientifiques douteuses » ou une contesta- l’environnement, des normes personnelles, des
tion de l’origine humaine du réchauffement. valeurs, une éducation à l’environnement). En ce
Face à ce déni des signaux d’alerte adressés par qui concerne plus spécifiquement les individus cli-
les scientifiques, on peut raisonnablement penser matosceptiques, Paul Bain de l’université de
que ces derniers, du fait qu’ils travaillent précisé- Queensland en Australie et ses collègues ont mon-
ment à dévoiler les causes et les effets du change- tré en 2015, dans une étude réalisée dans 14 pays
ment climatique, soient parmi les premiers à mon- sur plus de 900 participants, tout le bénéfice de
trer le chemin, à respecter par exemple les privilégier les arguments portant sur la cohésion
© Shutterstock.com/Joseph Sohm

recommandations en termes de réduction d’émis- sociale ou le développement économique. En


sion de carbone. En 2018, une étude de terrain expliquant à des climatosceptiques qu’agir contre
réalisée par Lorraine Whitmarsh, de l’université de le changement climatique favorise d’une part les
Cardiff, au Royaume-Uni, et ses collaborateurs fait relations interpersonnelles et la bienveillance com-
état de résultats surprenants. Même si les cher- munautaire, et se révèle d’autre part un outil de
cheurs interrogés (1 408 chercheurs représentant développement économique et technologique, les
30 universités dans le monde entier), travaillant bénéfices en termes de persuasion sont bien

N° 104 - Novembre 2018


74 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
Climat : les raisons de l’inaction

supérieurs que ceux d’une argumentation scienti-


fique cherchant à prouver la réalité du change-
ment climatique et ses inconvénients à long terme.
Dans ce droit fil, il semble donc que le changement
climatique doive se penser en termes de responsa-
bilité collective plutôt que personnelle ; et c’est du
reste ce qu’ont constaté Nick Obradovich, de l’uni- La communication engageante
(amener les gens à faire
versité de Harvard, et Alex Guenther de l’univer-
sité de Californie, en 2016. Dans leurs recherches,
ils ont observé que les donations monétaires pour
la lutte contre le changement climatique sont plus publiquement des gestes
élevées si l’on fait appel à la responsabilité collec-
tive (« Que pouvons-nous faire ensemble pour le
écoresponsables) multiplie par 4
changement climatique ? ») que personnelle (« Que
pouvez-vous faire personnellement pour le chan-
le changement de comportement.
gement climatique ? »). changement de comportement observé dans les
faits est quatre fois supérieur dans la condition
LE CHEMIN D’UN VRAI CHANGEMENT engageante que dans la simple démarche de com-
Mais comment provoquer un changement munication persuasive. Prises dans leur ensemble,
durable des comportements, ce qui est absolument les actions de terrain réalisées dans le champ de
nécessaire pour engager la planète sur de meil- l’environnement s’avèrent efficaces, qu’il s’agisse
leurs rails ? Un moyen d’y arriver est d’obtenir de de la promotion de nouvelles pratiques chez les
la part des individus la réalisation de quelques agriculteurs, d’amener les plaisanciers en mer à
actes simples et peu coûteux, qui sont susceptibles respecter les consignes de propreté, des bai-
de déboucher secondairement sur des effets com- gneurs à garder leur plage propre, d’inciter les
portementaux plus larges, mais aussi idéologiques, automobilistes au tri sur les aires d’autoroutes, de
qu’il s’agisse de modifications de croyances, d’opi- recommander un doggy-bag pour la prévention
nions ou d’attitudes sur le changement climatique. du gaspillage alimentaire, ou encore d’augmenter
C’est la théorie de la communication engageante, le volume de verre et déchets collectés.
développée par Robert-Vincent Joule et moi-même Afin d’optimiser son efficacité, on associe sou-
à l’université d’Aix-Marseille, qui lie à la fois la vent la communication engageante aux procé-
communication persuasive classique (faire évoluer dures mettant en scène des normes sociales des- Bibliographie
les représentations des personnes par le discours criptives. Les normes sociales s’appuient sur la
argumenté) et l’engagement par les actes (faire comparaison entre l’individu ciblé et ses sem- F. Girandola
réaliser des actes simples qui, progressivement, blables, voisins ou tout simplement concitoyens, et V. Fointiat, Attitudes
débouchent sur des comportements plus élargis). en sorte que le comportement vertueux devienne et comportements :
Sur le plan pratique, recourir à la communi- précisément la norme sociale. Ce que l’individu comprendre et changer,
PUG, 2016.
cation engageante revient à amener les personnes perçoit comme étant le comportement sociale-
cibles à réaliser dans un contexte d’engagement, ment approuvé par le groupe auquel il appartient S. Clayton et G. Myers,
sur la base d’un choix libre et si possible en va influencer ses propres décisions et actions. Il Conservation psychology :
public, un ou plusieurs actes peu coûteux allant s’agit, par exemple, d’informer les habitants d’un Understanding and
promoting human care
dans le sens de l’argumentation persuasive. quartier afin de les inciter de passer à l’action sur
for nature, Blackwell,
Concrètement, après avoir visionné un film sur le les pratiques de tri et recyclage de leurs pairs : 2015.
réchauffement climatique et avoir été exposés à l’information peut être très simple, comme « votre
des informations sur les émissions de gaz à effet voisinage s’engage à trier », et l’on observe que le K. Weiss et F. Girandola,
Psychologie du
de serre (communication persuasive), des parti- comportement de la personne évolue pour se
développement durable,
cipants acceptent de rédiger une liste de petits conformer à la norme sociale énoncée. Nous dis- In Press, 2010.
gestes quotidiens qu’ils sont prêts à réaliser pour posons donc d’outils qui commencent à faire la
F. Girandola
réduire leur empreinte carbone (communication preuve de leur efficacité. On n’imagine peut-être
et N. Roussiau,
engageante). Cette étude, réalisée en 2015 par pas encore quels pourraient être leurs effets si la L’engagement comme
Nicolas Guéguen et son équipe de l’université de force du nombre devait se mettre de la partie. source de modification
Bretagne-Sud, a montré qu’après cette étape Tout n’est peut-être pas perdu. Mais ces clés à long terme, Les Cahiers
engageante, les participants acceptent de donner offertes par la psychologie sociale doivent être internationaux
leurs coordonnées pour être éventuellement connues, comprises et mises en pratique par les de psychologie sociale,
contactés ultérieurement et sondés sur leur appli- instances décisionnaires de l’État et des collecti- vol. 57, pp. 83-101, 2003.
cation de leurs engagements. Dans ce cas, le vités locales. £

N° 104 - Novembre 2018


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4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
76 ÉCLAIRAGESPsycho citoyenne

CORALIE CHEVALLIER
ET NICOLAS BAUMARD
Chercheurs en sciences comportementales
au Laboratoire de neurosciences cognitives
de l’École normale supérieure (ENS).

Docteur,
votre patient est mort
Faire remonter cette information est décisif
pour faire prendre conscience à un médecin
qu’il n’aurait pas dû prescrire un médicament.

D’après CDC/NCHS, National Vital Statistics System, Mortality. CDC Wonder, Atlanta, GA: US Department of Health and Human Services, CDC; 2016.
Une stratégie qui est en train d’enrayer le fléau
des morts d’overdoses par opioïdes prescrits
médicalement aux États-Unis.

L a crise des opioïdes


qui sévit en ce moment aux États-Unis
et au Canada est l’une des crises de
santé les plus importantes de ces der-
nières années. En 2016, plus de
64  000  Américains sont morts d’une
en partie à cause de cette crise sanitaire.
L’ironie tragique de la crise des opioïdes
est qu’elle a été en grande partie provo-
quée par les médecins eux-mêmes, qui
surprescrivent ces médicaments.
campagnes commerciales massives (vi-
déos, brochures, visiteurs médicaux)
comme étant moins addictifs et indiqués
pour une très large gamme de douleurs.
Résultat de ces campagnes, de nom-
breux Américains ont commencé à consi-
overdose. C’est 20 % de plus que l’année ALERTE : MÉDICAMENTS DANGEREUX dérer les opioïdes comme un moyen nor-
précédente, 4 fois plus qu’il y a 5 ans, et Les opiacés comme la morphine sont en mal de traiter la douleur, et c’est à ce
10 fois plus qu’il y a seulement 10 ans. effet utilisés en médecine depuis long- moment que la consommation de ces
Autrement dit, la consommation temps, mais leur utilisation est rigoureuse- substances a commencé à augmenter. En
d’opioïdes est en train d’exploser en ment réglementée, à cause de leur carac- réalité, ces nouveaux médicaments sont
Amérique du Nord. Deux millions d’Amé- tère fortement addictif, et en pratique tellement addictifs qu’une fois leur traite-
ricains sont actuellement considérés limitée au traitement des douleurs cancé- ment terminé, les patients n’ont de cesse
comme dépendants aux opioïdes et les reuses. À partir des années 1990, certaines de s’en procurer d’autres. Ils reviennent
autorités estiment que, si rien n’est fait, un grandes entreprises pharmaceutiques, alors vers leur médecin ou, en cas de
demi-million de personnes mourront notamment Purdue Pharma, se sont mises refus, se tournent vers le marché noir et
d’overdose dans les dix prochaines à produire une nouvelle génération de vers d’autres produits encore plus puis-
années. D’ores et déjà l’espérance de vie médicaments comme l’OxyContin. Ces sants comme l’héroïne ou le fentanyl, aux
aux États-Unis est en train de diminuer, médicaments ont été promus à travers des effets secondaires très dangereux.

N° 104 - Novembre 2018


77

MORTS PAR OVERDOSE AUX ÉTATS-UNIS ENTRE 2000 ET 2016 Bibliographie


14
Tous opioïdes E. Meara et al., State
Nombre de morts pour 100 000 habitants

legal restrictions and


12 prescription-opioid use
among disabled adults,
10 New England Journal
of Medicine, vol. 375,
pp. 44-53, 2016.
8
A. Sacarny et al.,
Autres opioïdes de synthèse Medicare letters to
6 (fentanyl, tramadol…) curb overprescribing of
Héroïne controlled substances
4 Opioïdes naturels et semi-synthétiques had no detectable effect
(oxycodone, hydrocodone…)
on providers, Health
2 Affairs, vol. 35,
Méthadone pp. 471-479, 2016.
0
2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014 2016

Pour limiter cette crise et réduire le partie des médecins (le groupe témoin) Contrairement à l’approche pure-
nombre de personnes dépendantes, les recevait une lettre rappelant les dangers ment légale, cette stratégie ne repose
autorités américaines cherchent depuis des opioïdes, une autre partie recevait la pas sur la coercition. Les médecins
plusieurs années à limiter les prescrip- même lettre accompagnée d’un texte les peuvent continuer à prescrire des
tions d’opioïdes. Notamment en enca- informant que l’un des patients auxquels opioïdes quand ils le jugent nécessaire et
drant davantage leur prescription par un ils avaient prescrit des opioïdes était mort ne sont pas pénalisés en cas de surpres-
contrôle plus étroit des médecins et des d’une overdose. cription. Autre avantage : ne pas néces-
pharmaciens. Entre 2006 et 2012, plus de siter un long processus politique pour
81 lois sont entrées en vigueur dans les OUVRIR LES YEUX DES MÉDECINS faire passer une nouvelle loi, ni la mise
divers États américains. Sans faire recu- L’idée des auteurs, on l’a compris, en place de procédures de contrôle coû-
ler le nombre de morts par overdose. était d’agir sur la perception du danger teuses en temps et en personnel.
Si contrôler est inutile, que faire ? des opioïdes. En effet, il est bien connu Au-delà de la crise américaine des
Activer d’autres leviers de la psychologie qu’un message à fort contenu émotionnel, opioïdes, cette expérimentation montre
humaine, évidemment. Première tenta- plus récent, et sous un format facile à que les médecins ajustent leur comporte-
tive : cibler les médecins les plus pres- retenir (la mort d’une personne connue) ment lorsqu’ils ont des retours sur le deve-
cripteurs (ceux qui prescrivaient plus a un impact plus important sur la prise de nir de leurs patients. N’oublions pas que
que 99 % des autres médecins), et les décision. Par ailleurs, les auteurs fai- les patients qui reviennent sont générale-
informer que leur pratique dévie très saient l’hypothèse que les praticiens ont ment ceux pour qui les choses se passent
fortement de celle de leurs collègues. une vision biaisée du danger des opioïdes. bien. Si une personne disparaît de sa
Hélas, après évaluation, l’approche s’est Ils ne voient que les patients qui sup- patientèle, le médecin n’a pas toujours les
révélée inopérante. portent bien ces médicaments puisque ce moyens de savoir si c’est parce qu’elle était
Jason Doctor et ses collègues de l’uni- sont eux qui reviennent les voir. Ceux qui insatisfaite et se trouvait mieux soignée
versité de Californie du Sud ont alors meurent par overdose ne reviennent ailleurs, parce qu’elle a déménagé ou, plus
tenté une autre approche. Ils ont examiné pas… Les informer de la mort d’un dramatiquement, parce qu’elle est décé-
les dossiers médicaux de 220 personnes patient pouvait ainsi rééquilibrer leur dée. Le cas des États-Unis montre qu’il
décédées par overdose dans le comté de vision du danger réel de ces molécules. serait peut-être avisé d’améliorer le niveau
San Diego entre le 1er juillet 2015 et le Cela a fonctionné. Une baisse de près d’information disponible pour les méde-
30 juin 2016, et ont identifié les 861 méde- de 10 % des prescriptions d’opioïdes a été cins et, comme toujours, d’évaluer à quel
cins qui avaient prescrit des opioïdes à constatée parmi les médecins ainsi sensi- point leurs comportements changent en
une ou l’autre de ces personnes. Une bilisés, et même plus pour les fortes doses. conséquence. £

N° 104 - Novembre 2018


78 ÉCLAIRAGES P
 sychologie sociale

L’angoisse
de l’occasion
manquée
Par Theodor Schaarschmidt, psychologue et journaliste scientifique.

Branchées en permanence sur les réseaux sociaux,


les jeunes générations ont l’impression que
le monde regorge de possibilités trop nombreuses,
qu’elles ne peuvent évidemment pas toutes saisir.
Ce sentiment d’occasions manquées génère

V
une angoisse spécifique, la Fomo.

ous n’avez pas entendu parler EN BREF l’agence JWT dans les pays anglophones, cela
de la Fomo ? Sans vouloir être désagréable, vous arrive au moins épisodiquement à environ 40 %
££Les réseaux
devez être un peu largué. Et si cela vous inquiète sociaux multiplient d’entre eux… Pour les tranches d’âge situées au-
d’être largué, cet article est fait pour vous. Car la les invitations à des fêtes, dessus de 50 ans, la proportion est de 11 %.
peur d’avoir raté un épisode porte un nom, et est des événements, Les psychologues expliquent cette différence
presque devenue un syndrome psychiatrique. On des ventes… liée à l’âge par l’importance énorme qu’ont prise
l’appelle Fomo – en anglais, fear of missing out, ou Or on ne peut être les réseaux sociaux parmi les jeunes générations.
qu’à un endroit à la fois.
« peur de rater quelque chose ». Des plateformes comme Facebook, Instagram ou
Certes, le terme est relativement nouveau. ££Pour les jeunes Twitter instilleraient alors une peur latente de
Mais la chose ne l’est pas tout à fait. On ne peut confrontés à ce dilemme, « ne pas être dans le coup ».
pas être au four et au moulin, dit l’adage. Vous il en résulte une peur En principe, ces réseaux sont censés aider les
parfois maladive
êtes invité à deux mariages à la fois ? Vous ne de rater quelque chose utilisateurs à nouer des contacts, se tenir au cou-
pouvez pas danser à l’un et à l’autre. Et dès l’ins- d’important. rant de ce qui se passe et avoir part dans une cer-
tant où vous vous êtes décidé pour le premier, taine mesure à la vie des autres, même en dépit de
vous faites une croix sur le second. Mais il se peut ££Le mécanisme longues distances. Mais le flux d’information qui
le plus insidieux vient
que le doute s’insinue : si c’était justement à de la structure même défile sur les réseaux sociaux propose en réalité
l’autre qu’on s’amuse le plus ? Si, le lendemain, des réseaux sociaux : une quantité incontrôlable d’images, d’alertes de
tout le monde ne parle que de cette fête – mais nos amis y ont statut et d’annonces d’événements à venir. Des
oui, vous savez, celle où vous n’étiez pas ? statistiquement plus dispositifs technologiques comme le défilement
Les jeunes sont les premiers à se ronger les d’amis que nous-mêmes. sans fin (vous faites défiler des messages, des
sangs à l’idée que des événements vraiment cool annonces ou de courts articles sur votre smart-
puissent avoir lieu sans eux. Selon une étude de phone d’un simple mouvement du doigt, sans que

N° 104 - Novembre 2018


79
© Julia Tim / shutterstock.com

« L’amie de Laura organise une fête, tu peux


venir ? » Au même moment, Luca organise
un apéro chez sa copine, il y aura du monde.
Les réseaux sociaux multiplient ces
dilemmes à l’infini. Impossible d’être partout
à la fois. Conséquence : au lieu de profiter
d’un événement, on en rate mille.

N° 104 - Novembre 2018


80 ÉCLAIRAGES P
 sychologie sociale
L’ANGOISSE DE L’OCCASION MANQUÉE

jamais la liste n’arrive à son terme) font tant et si tombe en panne ou n’est pas à portée de main, et
bien qu’il s’ajoute en permanence de nouveaux qu’ils deviennent alors, pour un laps de temps,
contenus, sans qu’il soit humainement possible de impossibles à contacter…
les passer en revue ou d’en venir à bout. À l’arri- D’après une expérience du chercheur améri-
vée, la masse d’information débitée par les réseaux cain spécialiste des médias, Russell Clayton, les
sociaux constitue une arme à double tranchant. utilisateurs de smpartphone les plus assidus
Car le temps que nous avons à vivre est limité ; il deviennent nerveux dès qu’ils n’ont plus leur
est inévitable que nous passions à côté de certaines appareil, fût-ce pour quelques minutes. Clayton
choses pourtant alléchantes sur le papier. Et et ses collaborateurs ont réuni, sous un faux pré-
devant les innombrables alertes de statut concer- texte, des volontaires dans leur laboratoire, leur
nant d’autres personnes, notre propre existence disant qu’il s’agissait de tester un appareil mesu-
peut vite paraître fade et triste. rant la tension artérielle. Équipés d’une ceinture
Le psychologue britannique Andrew électronique, les participants à cette petite expé-
Przybylski, de l’Institut d’Internet d’Oxford, a été rience devaient alors résoudre des énigmes ver-
l’un des premiers chercheurs à étudier et à définir bales. Le hic : on avait enlevé à la moitié de ces
ce phénomène de façon empirique. Ses recherches personnes leur téléphone avant le début de
ont montré que les personnes qui souffrent le plus l’épreuve, en arguant que ces appareils pouvaient
de ce phénomène sont essentiellement les jeunes interférer avec le dispositif de mesure médicale.
hommes insatisfaits de leur vie. Pour Przybylski, Le smartphone était alors posé bien en vue sur
la Fomo est une charnière entre l’insatisfaction
de soi et l’utilisation des réseaux sociaux. C’est
lorsqu’on ne parvient pas à remplir ses propres
besoins de proximité humaine et d’affiliation, que
l’on commencerait à craindre de passer à côté de
choses importantes, et à passer de plus en plus de
temps en ligne.

Les réseaux sociaux proposent


À ce jour, on ne sait pas exactement dans quel
sens opère la chaîne causale. Utilise-t-on plus les
réseaux sociaux, parce qu’on est naturellement
sujet à la Fomo ? Ou bien, est-ce l’inverse : les une somme d’offres
réseaux sociaux créent-ils la peur de rater des
choses importantes ? Les effets pourraient être et de sollicitations auxquelles
croisés, chaque facteur renforçant l’autre. Dans il est humainement impossible
de répondre entièrement.
tous les cas, ces facteurs semblent étroitement
liés. Dans les études de Przybylski, plus les per-
sonnes étaient atteintes de Fomo, plus elles
avaient tendance à se connecter à Facebook ou à
des services équivalents dès le lever du lit ou juste une étagère, à 1  mètre de distance. Une fois
avant de se coucher, et y compris en conduisant ! l’épreuve commencée, les expérimentateurs
Une habitude dangereuse, car le risque d’accident appelaient alors les smartphones en question,
augmente d’un facteur 23 lorsqu’on pianote sur sans que leurs propriétaires ne puissent répondre.
son téléphone, selon une étude avec des conduc- L’expérience avait été faite avec des propriétaires
teurs de camion. d’iPhones, car il est alors possible de commuter
la sonnerie de silencieux à volume maximal sans
L’ANGOISSE DU SMARTPHONE avoir accès à l’affichage, ce qui est plus difficile
SUR L’ÉTAGÈRE avec des appareils de type Android.
Les personnes les plus sujettes à la Fomo Bien que l’expérience n’ait duré en tout et
n’utilisent pas forcément leur smartphone plus pour tout que cinq minutes, les participants l’ont
que les autres, a fait remarquer une étude du psy- sentie passer. Pendant cette brève séparation de
chologue clinicien Jon Elhai en 2016. Simplement, leur téléphone, leur fréquence cardiaque s’est éle-
leur téléphone semble leur créer plus de pro- vée, de même que leur tension artérielle, et leurs
blèmes. Ces personnes choquent ou dérangent, performances se sont effondrées. Un question-
lorsqu’elles accordent plus d’attention à des naire psychologique administré à tous a révélé
contacts virtuels sur leur écran qu’à la personne qu’ils avaient traversé un moment d’angoisse.
qui se trouve en face d’eux. Ils se plaignent aussi Malheureusement, cette étude n’était pas par-
de rencontrer des difficultés quand leur appareil faite. Elle était entachée de certains manquements

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81

méthodologiques. Avec 40 participants, les effets

40 %
ne sont pas très démonstratifs. Et puis, l’effet
observé est ambigu : qui sait si c’est la séparation
d’avec leur smartphone, et non le bruit de la son-
nerie, qui les a déconcentrés ? Pour Clayton, cette
étude laisse poindre la possibilité que le smart-
phone deviendrait une sorte de prolongement du
Soi, un « iSoi », comme il l’appelle. Il faudra être à DES JEUNES DE 19 À 24 ANS
l’affût de preuves incontestables de cette théorie. seraient sujets, au moins occasionnellement, à des accès de Fomo,
éprouvant une angoisse d’être laissés à la traîne d’un mouvement ou d’être absents
LES AMIS DE MES AMIS… SONT d’un événement où se rendraient leurs pairs. Source : enquête JWT mARS 2012.
PLUS NOMBREUX QUE MES AMIS !
De toute façon, la Fomo existe aussi sans
smartphone ni Facebook. Le journal suisse Tages-
Anzeiger a pour slogan : « Ne rien rater ». Des De manière analogue, le statisticien améri-
livres ont pour titre : Mille Endroits à voir avant cain Nathan Hodas, du laboratoire national de
de mourir, ou : Mille et un Films à voir absolument, Northwest Pacific, a identifié ce qu’il appelle le
tant que vous êtes en vie. Des injonctions qu’il est paradoxe de l’activité, pour désigner le fait que
évidemment impossible de suivre. Même certains nos contacts sur la toile sont en moyenne plus
spots publicitaires exploitent la Fomo. Sur une actifs que nous-mêmes. Le travail de Hodas ?
vidéo en ligne pour la marque de bière Heineken, Avoir analysé, avec ses collègues, l’activité de
qui se veut une mise en garde contre les dangers plus de 3,4 millions d’utilisateurs de Twitter sur
de l’alcool immodéré, un jeune homme manque une période de deux mois. L’analyse a révélé que
l’occasion de faire connaissance avec une femme 88 % de tous les utilisateurs étaient moins actifs
superbe parce qu’il a trop bu. Décidément, qu’est- que la moyenne des usagers aux comptes des-
ce qu’on manque… quels ils étaient abonnés ! Tout simplement parce
Que se passe-t-il alors si la peur de rater que, sur Twitter, les internautes les plus actifs ont
quelque chose devient tyrannique et prend le le plus d’abonnés (ou followers).
Bibliographie
contrôle de vos pensées et de vos gestes ? Y a-t-il
moyen de la combattre ou de s’en prémunir ? LA VIE DES AUTRES EST SI INCROYABLE !
I. Beyens et al., I don’t
D’après la sociologue américaine Martha Beck, Si ce n’était qu’une affaire de nombre ! Mais
want to miss a thing :
qui a fait elle-même l’expérience de la Fomo, il y Adolescents’fear c’est aussi le type d’informations sur la vie des
a derrière tout cela une bonne dose d’autodupe- of missing out and autres qui nous semble plus intéressant que ce que
rie. Il s’agirait avant tout de prendre conscience its relationship nous avons à dire de la nôtre. Sur les réseaux
que la vie fabuleuse que l’on croit manquer to adolescents’social sociaux, les gens partagent essentiellement des
n’existe tout simplement pas. needs, Computers moments merveilleux, étonnants ou enthousias-
Ces déformations de la perception découlent in Human Behavior, mants – extraordinaires. Des extraits choisis de
en grande partie de l’architecture des réseaux vol. 64, pp. 1-8, 2016. voyages au bout du monde, des fêtes du tonnerre
sociaux. On appelle « paradoxe de l’amitié » le fait J. Elhai et al., Fear ou des succès professionnels. Pour reprendre les
que nombre de personnes se considèrent comme of missing out, need mots de la sociologue Martha Beck, de l’université
étant de moindre importance que leurs propres for touch, anxiety and de Harvard, juger les expériences d’autrui sur la
amis. Un utilisateur de Facebook est, en moyenne, depression are related base de ces images triées sur le volet équivaudrait
ami avec 190 personnes, à en croire une analyse to problematic à regarder le monde à travers des lunettes ne lais-
statistique du réseau social réalisée à l’université smartphone use, sant voir que les plus hautes cimes de l’existence.
Computers in Human
de Palo Alto. Mais l’ami d’un utilisateur quel- On a vite fait d’oublier que le quotidien de bien des
Behavior, vol. 63,
conque du réseau totalise en moyenne 635 amis, pp. 509-516, 2016. gens est loin d’être aussi palpitant que ne le lais-
soit plus de trois fois plus ! Cette différence ne livre serait croire leur présentation en ligne.
pas, à première vue, d’enseignement très clair. R. B. Clayton et al., « La plupart d’entre nous passent plutôt une
The extended iSelf :
Pourtant, elle devient éclairante lorsqu’on songe grande partie de leurs journées à chercher leurs
the impact of iPhone
que les utilisateurs ayant un large réseau, du separation on clés de voiture », s’amuse Beck. Des moments
simple fait qu’ils ont beaucoup d’amis, ont aussi cognition, emotion, aussi prosaïques ne sont pas de ceux qu’on met
une probabilité plus élevée d’être votre ami aussi. and physiology, Journal en avant sur les plateformes des réseaux sociaux.
Ainsi, quand vous avez l’impression que la plupart of Computer-Mediated Son conseil ? « Arrêtez de croire que les images
de vos contacts en ligne sont plus appréciés que Communication, vol. 20, qui apparaissent sur votre écran sont le reflet de
vous, cela tient principalement à la structure pp. 119-135, 2015. vies trépidantes ou d’occasions à côté desquelles
intrinsèque des réseaux. vous ne feriez que passer… » £

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82 VIE QUOTIDIENNE
p. 82 Nul en statistiques ? C’est normal ! p. 86 Pourquoi se sent-on bien après le sport ? p. 88 Excusez-moi ! De l’intérêt de demander pardon

Nul en
statistiques ?
C’est normal !
Par Daniela Ovadia, journaliste scientifique et chercheuse à l’université
de Pavie, en Italie.

Vous pensez avoir plus de chances de gagner au


loto parce que vous avez perdu les 5 dernières fois ?

V
Grossière erreur, mais vous n’êtes pas seul à vous
tromper. Notre cerveau est mauvais en probabilités
à cause de différents biais de pensée.

oici deux heures que Pierre EN BREF la ville célèbre pour ses casinos. Ce biais consiste
est attablé face à la roulette. La chance n’est pas ££Vous avez eu à croire que si un événement s’est produit plus fré-
avec lui : il a déjà perdu beaucoup… Pour essayer trois garçons d’affilée quemment qu’on ne s’y attend durant une période
de se refaire, il décide de changer de stratégie. et pensez avoir une fille déterminée, il aura lieu moins souvent durant la
Au lieu de miser sur les numéros, qui rapportent à la prochaine grossesse ? période suivante, et vice versa.
davantage mais sont plus difficiles à deviner, il Non, une famille n’est
pas un échantillon
parie désormais sur le rouge, sa couleur porte- représentatif de la L’ERREUR DU PARIEUR : CROIRE
bonheur. Si le rouge sort, il empoche le double population générale. QU’UN TIRAGE INFLUE SUR LE SUIVANT
de sa mise, ce qui limitera ses pertes. Mais ce C’est aussi le raisonnement que nous tenons
soir, rien ne va plus : en une demi-heure, le noir ££Ce biais dit quand nous pensons avoir plus de chances de
de représentativité,
sort quatorze fois de suite, et le rouge seulement ainsi que l’erreur gagner au loto si la cagnotte n’a pas été remportée
deux fois. Pierre ne renonce pas pour autant et du parieur – qui croit depuis longtemps ; d’ailleurs, cette erreur est si
continue à parier sur le rouge : « Le noir est sorti qu’un événement qui commune que les mises augmentent à mesure que
tellement souvent que maintenant, c’est sûre- n’a pas eu lieu depuis la date de la dernière victoire s’éloigne (et que
longtemps va se produire
ment au tour du rouge ! » bientôt –, et d’autres s’accroît le montant de la cagnotte). Pourtant, dans
Si l’infortuné joueur est convaincu que la encore rendent nos le cas de la roulette, l’éventualité que sorte le rouge
chance doit tourner, c’est qu’il s’appuie sur un rai- raisonnements faux. ou le noir est absolument imprévisible, car les dif-
sonnement probabiliste erroné, mais très répandu, férentes tentatives sont indépendantes les unes des
notamment chez les amateurs de jeux de hasard : autres. À chaque lancer, la probabilité de tomber
les chercheurs l’ont d’ailleurs appelé l’erreur du sur le rouge ou le noir est la même, égale à 50 % :
parieur ou sophisme de Monte-Carlo, du nom de ce qui se produit durant un tour n’influence en

N° 104 - Novembre 2018


83

Au loto, ce n’est pas


parce que vous avez
perdu des centaines
© Shutterstock.com/dencg

de fois que vous avez


plus de chances
de gagner…
Chaque tirage
est indépendant
du précédent.

N° 104 - Novembre 2018


84 VIE QUOTIDIENNE M
 athématiques
NUL EN STATISTIQUES ? C’EST NORMAL !

aucune façon ce qui se passera au tour suivant. De problème inférentiel – à savoir une estimation sta-
même, rien n’exclut que la cagnotte du loto soit tistique qui détermine les caractéristiques d’une
remportée deux fois de suite, lors de deux tirages population à partir de l’observation d’un échantil-
consécutifs totalement indépendants. lon de celle-ci – à un jugement particulièrement
L’erreur du parieur est l’un des mécanismes simple, reposant souvent sur des similarités. En
mentaux caractéristiques de notre cerveau pro- d’autres termes, nous calculons en général la pro-
babiliste, c’est-à-dire de la façon dont nous éva- babilité d’un événement en fondant notre jugement
luons les probabilités. En fait, nous ne dévelop- sur un nombre limité d’éléments que nous considé-
pons pas naturellement un don pour le calcul rons comme représentatifs d’une population.
statistique, à moins d’être entraînés à déjouer ou Expliquons un peu mieux ce biais de représen-
inhiber nos propres automatismes mentaux. tativité à partir de l’expérience mise au point par
Même si elle a été « théorisée » seulement dans
les années 1970, l’erreur du parieur est un piège
bien connu. Le mathématicien Pierre-Simon de
Laplace l’évoquait déjà en 1796, lorsqu’il décrivait
dans son Essai philosophique sur les probabilités
l’angoisse d’un futur père qui espérait que son
enfant soit un garçon : « J’ai vu des hommes dési-
rant ardemment d’avoir un fils, n’apprendre Nous n’avons pas un don
naturel pour le calcul
qu’avec peine les naissances des garçons dans le
mois où ils allaient devenir pères. S’imaginant que
le rapport de ces naissances à celles des filles
devait être le même à la fin de chaque mois, ils probabiliste, à moins d’être
jugeaient que les garçons déjà nés rendaient plus
probables les naissances prochaines des filles. »
entraînés à déjouer ou inhiber
Une variante de ce mécanisme mental décrit nos propres automatismes
mentaux.
par Laplace met en scène un couple qui, après avoir
eu plusieurs enfants du même sexe, continue à pro-
créer, convaincu qu’en augmentant la taille de sa
famille, celle-ci finira par refléter la fréquence des
deux sexes dans la population générale. Mais ce ne Tversky et Kahneman en  1973. Les deux cher-
sera évidemment jamais le cas, car une famille, cheurs rédigent le profil psychologique d’un étu-
même nombreuse, représente un échantillon trop diant imaginaire, Tom W. Un groupe de volontaires
petit pour être statistiquement significatif. doit ensuite déterminer le degré de ressemblance
de Tom avec le profil de l’étudiant type de neuf
UN PETIT ÉCHANTILLON REPRÉSENTE facultés, dont celles de droit, d’ingénierie et des
RAREMENT L’ENSEMBLE métiers des archives, la spécialité des bibliothé-
Le sophisme de Monte-Carlo repose ainsi sur caires. Un autre groupe établit la probabilité que
un biais bien connu : la loi des petits nombres, Tom appartienne à chacune de ces neuf facultés.
selon laquelle même un échantillon de petite taille Et enfin, un troisième groupe évalue quel est le
serait représentatif du groupe dans son entier. pourcentage de représentation des neuf facultés
Dans le cas de Pierre à la roulette, une observation parmi les étudiants du campus, en déterminant
beaucoup plus longue des lancers et une analyse combien de jeunes sont inscrits dans chaque filière.
précise de la fréquence d’apparition du rouge et du Voici comment Tversky et Kahneman décrivent la
noir permettent de démontrer ce que nous savons personnalité de Tom : « Tom est très réservé et très
tous rationnellement : sur un temps prolongé, les timide. Il est toujours prêt à aider les autres, mais
deux événements se produisent avec une probabi- il évite de se retrouver dans des groupes trop nom-
lité identique de 50 % chacun. breux et préfère les endroits silencieux… »
Amos Tversky et Daniel Kahneman, lauréats du Après avoir lu ce profil, la majorité des volon-
prix Nobel d’économie en 2002, sont les pères de taires du deuxième groupe décide que Tom est un
l’heuristique ; cette discipline étudie justement les bibliothécaire. S’ils avaient réfléchi davantage, ils
raccourcis mentaux qui facilitent, mais parfois auraient compris que la probabilité que Tom soit
aussi polluent, nos décisions. Ainsi, les économistes effectivement inscrit à la faculté des métiers des
ont attribué des erreurs comme celle du parieur à archives est en réalité très faible, les étudiants de
l’heuristique de représentativité : il s’agit d’un rac- cette université étant les moins représentés sur le
courci de pensée qui réduit la solution d’un campus, comme l’a calculé le troisième groupe.

N° 104 - Novembre 2018


85

Pourtant, la plupart des volontaires reposent leur accident nocturne. Deux compagnies de taxis, la
estimation sur le principe de similarité : quelles Verte et la Bleue, opèrent en ville : 85 % des voi-
sont les caractéristiques d’un bibliothécaire ? Une tures sont affiliées à la compagnie Verte, 15 % à
personnalité contemplative et silencieuse, natu- la Bleue. Un témoin identifie le taxi impliqué
rellement ! Comme Tom. dans la collision comme appartenant à la compa-
gnie Bleue. Le tribunal teste la fiabilité de cette

1 %
NOUS JUGEONS QUE C’EST SIMILAIRE, personne dans les mêmes conditions que la nuit
ET DONC PROBABLE de l’accident et conclut que ce témoin est en
L’information la plus importante pour calcu- mesure d’identifier correctement les deux cou-
ler la probabilité demandée par Tversky et leurs dans 80 % des cas, et se trompe dans 20 %
Kahneman est le nombre d’étudiants par domaine des cas. Quelle est la probabilité que le taxi en
d’étude. Mais lorsqu’il doit résoudre ce type de DE RISQUE faute soit effectivement bleu, sachant que le
problème, le cerveau humain, au lieu de vérifier D’ÊTRE MALADE témoin a affirmé qu’il l’était ?
la fréquence d’un événement donné ou d’une cer- La majorité des participants à cette expé-
taine situation, préfère utiliser des jugements de rience avance un résultat supérieur à 50 %, voire
similarité, bien plus faciles d’accès. Pourtant, le test 80 %. Mais la probabilité réelle, calculée avec le
Parfois, le biais de conjonction vient s’ajouter diagnostic que vous avez théorème de Bayes, est beaucoup plus faible : les
au biais de représentativité, comme le montre fait est fiable à 99 % chances que le témoin identifie correctement un
l’expérience simple qui suit. Un groupe de per- et il s’est révélé positif… taxi bleu ne sont que de 12 % (15 % de 80 %). La
sonnes est invité à écouter l’histoire de Linda, Mais comme la maladie possibilité que cette personne se trompe et croie
dont vous souffririez est
32 ans, célibataire, indépendante et titulaire d’un que le taxi est bleu alors qu’il est vert est de 17 %
rare, de 1 cas sur 10 000,
master en philosophie politique. Linda est décrite vous avez toujours peu (20 % de 85 %). Il y a alors 29 % de chances (12 %
comme étant très concernée par les thèmes de de risques d’être atteint. plus 17 %) que le témoin identifie le taxi comme
justice sociale, au point de participer souvent à bleu et 41 % (12 % divisés par 29 %) que le taxi
des manifestations. On demande aux volontaires identifié comme bleu le soit effectivement.
s’il est plus probable que Linda soit une employée
de banque ou une employée de banque et une UNE SURÉVALUATION DES BÉNÉFICES
militante féministe. Cet exercice relativement simple de statis-
Résultat : 90 % des volontaires à cette expé- tique souligne à quel point le raisonnement exact
rience choisissent la seconde option. Pourtant, diffère du jugement instinctif que nous adoptons
cela va totalement à l’encontre d’une des règles dans la plupart des cas. Or, bien que relativement
fondamentales du calcul probabiliste : l’occur- connus, le sophisme de Monte-Carlo et le biais de
rence simultanée de deux événements non liés représentativité sont des erreurs que nous com-
entre eux – il n’y a aucune relation directe entre mettons souvent… Pourtant, elles sont particu-
le fait de travailler dans une banque et le fait lièrement redoutables : elles affectent l’évalua-
d’être féministe – ne peut pas être plus probable tion des risques et des dangers, conduisant à
que chacun des deux événements pris séparé- surestimer les bénéfices attendus, qui n’arrive-
ment. Mais nous avons tendance à « additionner » ront jamais, et à sous-estimer les inconvénients,
les probabilités de deux faits conjoints. qui sont en fait plus probables.
Dans une autre expérience, Tversky et Ce constat prend tout son sens dans le
Kahneman révèlent combien il est difficile, pour domaine de la médecine. Si un spécialiste réalise
notre cerveau, d’utiliser des modèles de probabi- un test diagnostic pour une maladie fiable dans
lité bayésiens, qui font appel comme leur nom 99 % des cas, mais que cette pathologie a une
l’indique au théorème de Bayes, un instrument prévalence dans la population d’un cas sur
statistique qui décrit la probabilité d’un événe- 10 000 personnes, un patient ayant un résultat
ment en fonction des connaissances dont on dis- positif au test n’aurait que 1 % de risques d’être
pose sur les conditions liées à cet événement. réellement malade… Pourquoi ? Car le nombre
Bibliographie
Cette façon de calculer les probabilités est utile de cas de figure où vous pourriez ne pas avoir la
lorsque nous désirons évaluer des inférences, maladie est si important, que même avec un taux
A. Tversky
c’est-à-dire quand la précision du calcul probabi- d’erreur de 1 %, le risque que le médecin se
et D. Kahneman,
liste augmente à mesure que nous obtenons des Judgement under trompe est élevé. Comme souvent, le résultat
informations supplémentaires sur les conditions uncertainty : Heuristics n’est pas intuitif : le test est fiable (bien plus que
dans lesquelles l’événement se vérifie. and biases, Science, ceux auxquels nous sommes réellement soumis
Dans leur expérience, les deux économistes vol. 185, pp. 1 124-1 131, dans la vie !), mais si la maladie est rare, la pro-
interrogent un groupe de volontaires sur le pro- 1974. babilité d’être effectivement malade une fois dia-
blème suivant. Un taxi est impliqué dans un gnostiqué reste très faible. £

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86 VIE QUOTIDIENNE L
 a question du mois

SANTÉ

Pourquoi se sent-on
bien après le sport ?

Source : M. L. Lehmann et M. Herkenham, Environmental Enrichment Confers Stress Resiliency to Social Defeat through an Infralimbic Cortex-Dependent Neuroanatomical Pathway, Journal of Neuroscience, vol. 31, pp. 6159-6173, 2011.
LA RÉPONSE DE
JEANNINE STAMATAKIS

O
Psychologue et maîtresse de conférences au City College de Berkeley, à San Francisco.

n ne peut le nier : courir au parc s’aventurait plus facilement en différents


ou faire quelques longueurs à la pis- endroits de la cage, sans rester toujours
cine rend de meilleure humeur. Le sport dans son coin) et moins dépressive (sou-
ne fait pas que du bien à la santé du mise à des tâches difficiles, elle aban-
corps, il fait aussi du bien à la psyché. donnait moins facilement). Selon les
Sur ce plan, il suffit de bouger un chercheurs, l’exercice et le mouvement
peu, ce que montrent plusieurs études.
Même les personnes qui s’entraînent un Faire de l’exercice dotaient apparemment les souris d’une
plus grande capacité de résistance.
minimum se sentent finalement mieux augmente notre En regardant ce qui se passait dans

résistance au
que celles qui restent tout le temps dans le cerveau des rongeurs, les biologistes
leur fauteuil. Et six semaines de vélo ou ont en outre constaté que le cortex pré-
de salle de sport, ne serait-ce qu’une ou
deux heures par semaine, ont des effets stress et stimule frontal médian des souris entraînées,
ainsi que leur amygdale – deux régions
profonds, à en croire des chercheurs du
College américain de la médecine du
le cerveau cérébrales impliquées dans le traitement
des émotions – étaient particulièrement
sport, à Indianapolis. Cela réduirait déjà
le stress et la tension de patientes souf-
émotionnel. actifs. Les animaux qui n’avaient pas eu
la possibilité de se défouler dans la roue
frant de troubles anxieux. ne présentaient aucune augmentation
Mais quel rôle joue exactement cette dernière s’est constamment tenue d’activité dans ces régions.
l’exercice physique dans la diminution terrée dans un coin. Des effets similaires sont peut-être à
du stress ? En 2011, deux scientifiques, Mais lorsque les expérimentateurs l’œuvre dans le cerveau des humains
Illustration : Shutterstock.com/MoQcCa

Michael Lehmann et Miles Herkenham, ont laissé aux animaux la possibilité de soumis au stress quotidien lorsqu’ils
de l’institut national de la santé de se défouler dans une roue tournante, la décident de faire du footing, de la nata-
Bethesda, aux États-Unis, ont voulu en souris persécutée arrivait bien mieux à tion ou du vélo. Voire, toute forme d’acti-
avoir le cœur net. Ils ont réalisé des surmonter son stress. Certes, elle conti- vité qui permet de mettre le corps en
expériences en plaçant dans une même nuait à se comporter de façon soumise action. Même des promenades en forêt,
cage une souris timide et une autre vis-à-vis de sa congénère, mais elle récu- dans les champs, sont des moyens d’aug-
agressive. La seconde n’a pas cessé de pérait bien mieux des épisodes agressifs : menter notre pouvoir de récupération. Il
houspiller la première, au point que elle était moins anxieuse (elle n’y a pas d’excuse : à vos baskets ! £

N° 104 - Novembre 2018


Espace offert par le support
Grâce à l’engagement des bénévoles,
Sarah a vu son rêve se réaliser.
Pour que d’autres enfants et adolescents
gravement malades puissent vivre une parenthèse
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88 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement

NICOLAS GUÉGUEN
Directeur du Laboratoire d’ergonomie
des systèmes, traitement de l’information
et comportement (LESTIC) à Vannes.

EXCUSEZ-MOI !
De l’intérêt de demander pardon
On a tout à gagner à s’excuser : on est alors perçu
comme plus chaleureux, sensible et intelligent.
C’est aussi un signe de bonne santé mentale, car

«J
ceux qui s’excusent ont une bonne estime de soi.

’ai menti à tout le monde, y EN BREF Nadler, de l’université de Tel Aviv, en Israël, ont
compris à ma femme. Je le regrette profondé- ££La tendance demandé à une centaine de personnes d’imaginer
ment. » C’est par ces mots que le président Bill à demander pardon qu’elles requéraient l’aide d’un ami ou d’un parte-
Clinton demandait pardon au peuple américain est très variable, naire amoureux dans un moment difficile, et que
dans une allocution télévisée, le 17 août 1998, au notamment selon celui-ci refusait. Mais, dans un cas, ce dernier
la culture et le sexe.
beau milieu de l’affaire Lewinsky. Or, bien qu’il s’excusait quelques jours plus tard (« Désolé, je
ait passé auparavant plus de six mois à nier toute ££Les excuses sont n’avais pas conscience que c’était aussi important
relation sexuelle avec l’ancienne stagiaire, sa pourtant un puissant pour toi »), alors que dans l’autre, il n’exprimait
volte-face ne l’a pas vraiment pénalisé : dans un lubrifiant social, qui aucun regret. L’état d’esprit et les émotions des
sondage de NBC News réalisé après son discours, favorise l’apaisement participants ont ensuite été évalués grâce à deux
et la réconciliation.
67 % des téléspectateurs ont estimé qu’il ne méri- questionnaires. Les résultats ont montré qu’en
tait pas d’être destitué. De fait, la procédure lan- ££Demander pardon moyenne, ils se sentaient moins en colère et
cée contre lui à la fin de l’année échouera et il permet en outre de davantage prêts à passer l’éponge s’ils avaient reçu
mènera son mandat à son terme. diffuser une meilleure des excuses.
image de soi – même
un logiciel informatique Ce qui est plus surprenant, c’est que cela ne
LE PARDON PLUTÔT QUE LA COLÈRE est mieux perçu quand fonctionne pas toujours. Une analyse plus fine a
Les regrets exprimés en même temps que ses il est doté d’une capacité révélé que l’expression de regrets avait laissé cer-
aveux ont-ils joué en sa faveur ? On peut le penser. à présenter ses excuses ! tains participants de marbre. Chez ces derniers,
Les recherches en psychologie confirment l’effet les chercheurs ont détecté une forte dimension
positif des excuses. Gabriel Nudelman et Arie psychologique appelée « croyance en un monde

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© Charlotte-Martin/www.c-est-a-dire.fr

N° 104 - Novembre 2018


89
90 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement
EXCUSEZ-MOI ! DE L’INTÉRÊT DE DEMANDER PARDON

juste ». Il s’agit de l’idée que, dans la vie, chacun où l’un des employés qualifierait publiquement
reçoit fondamentalement ce qu’il mérite. En bien de stupide la question posée par un collègue, puis
comme en mal, d’ailleurs : ces personnes ont, par s’excuserait – ou non – auprès de lui. On leur
exemple, tendance à penser que si les chômeurs demandait alors leur opinion de l’offenseur.
ne trouvent pas de travail, ce n’est pas seulement Résultat : ils l’ont considéré comme plus chaleu-
à cause de la mauvaise conjoncture économique, reux quand il demandait pardon. Les excuses
mais aussi parce qu’ils ne s’activent pas assez nous révèlent quelque chose de très important
dans leur recherche, qu’ils n’essaient pas de sur ceux qui les formulent : ils ont conscience des
s’améliorer ou de se former, que la situation leur conséquences de leurs actes sur les sentiments
convient… bref qu’ils sont un peu responsables d’autrui. Elles montrent aussi, d’une certaine
de ce qui leur arrive. façon, que ceux-ci leur importent.
Les chercheurs ont quantifié ce trait en éva-
luant le degré d’accord avec des affirmations
comme : « Je pense que les efforts sont remarqués
et récompensés ». Ils ont alors constaté que
c’étaient surtout ceux dotés d’une faible croyance
en un monde juste qui étaient sensibles aux
excuses. Ces personnes tendraient davantage à
considérer qu’un refus ponctuel d’aider est dû
aux circonstances et ne reflète pas un ordre
immuable, ni la personnalité profonde de leur
interlocuteur.

DES CONTACTS ULTÉRIEURS


PLUS PRODUCTIFS
Alors, comment se conduire après avoir causé
du tort à autrui ? Dans le doute, mieux vaux faire
acte de contrition. Au pire, vous n’y gagnerez
rien, au mieux vous serez pardonné. Et les
contacts ultérieurs en seront facilités, comme le
révèle une expérience que j’ai moi-même menée
avec mes étudiants. Dans cette étude, une per-
sonne faisait exprès de bousculer des passants
dans la rue, puis, selon les cas, s’excusait ou non.
Nous lui avions demandé d’adopter deux types de
conduite : soit heurter la personne légèrement et
passer son chemin sans rien dire, soit la percuter
de plein fouet et faire de plates excuses. Elle
devait ensuite, dans tous les cas, poursuivre sa
route et faire mine de laisser échapper par inad-
vertance une lettre d’un dossier. Nous avons alors
observé que seulement 58 % des passants qui
n’avaient pas reçu d’excuses l’ont interpellée pour
la prévenir, alors qu’ils étaient 90 % lorsqu’ils en
avaient reçu. Pourtant, ces derniers avaient été
bousculés plus durement et auraient dû garder
une rancune persistante envers le malotru. Mais

Ce qui conditionne le pardon


comme on le voit, l’important n’est pas tant le
degré de la gêne occasionnée que la repentance
exprimée par le gêneur.
En fait, les excuses modifient profondément n’est pas tant le degré de gêne
la façon dont les autres nous perçoivent, au point
de nous faire paraître plus chaleureux. Ainsi,
occasionnée que les regrets
dans une expérience menée via Internet par
Louis Lipani, de la City University de New York,
exprimés par le gêneur.
Source : C. Le Pajolec et L. Le Mézo, Nos agissements dans la rue influencent-ils le comportement des passants ?,
les participants devaient imaginer une réunion Dossier de recherche, université de Bretagne-Sud, 2018.

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Une expérience insolite révèle à quel point


l’expression de regrets exerce une influence
irrésistible sur notre jugement : Jeng-Yi Tzeng, EXCUSES D’ICI
de l’université nationale Tsing Hua, à Taïwan, a
montré que même les ordinateurs – à qui il est
ET D’AILLEURS
pourtant difficile d’attribuer un repentir sin-
cère – sont mieux perçus lorsqu’ils s’excusent.
Dans cette expérience, des adolescents jouaient B ill Clinton se serait-il excusé s’il avait gouverné la Chine ? Les études
internationales sur ce thème donnent à réfléchir… Xiaowen Guan, de
l’université Saint-Thomas, aux États-Unis, et ses collègues ont demandé à
à un jeu informatique consistant à deviner un
mot manquant dans une phrase courte. Le par- des étudiants d’universités chinoises, américaines ou coréennes d’imaginer
ticipant avait droit à dix essais et chaque fois qu’ils se déplaçaient dans un bus surpeuplé et qu’ils marchaient
qu’il se trompait, le programme prononçait la accidentellement sur le pied de quelqu’un.
phrase « Ce n’est pas une suggestion correcte », À quel point devraient-ils alors s’excuser ? Les plus prompts à demander pardon
qu’il faisait précéder – ou non – du mot : furent les Américains, suivis des Coréens puis des Chinois. Pour les chercheurs,
« Désolé ». Puis il l’encourageait à réessayer et c’est le signe qu’aux États-Unis, la norme est de s’excuser même en cas
lui donnait un nouvel indice. Si le joueur ne d’offense anodine ou accidentelle, au point que cela devienne un réflexe.
réussissait toujours pas au bout de dix essais, Outre la culture, le sexe joue aussi un rôle. Ainsi, en confiant un « journal
l’ordinateur concluait à nouveau par une for- d’excuses » à une soixantaine d’hommes et de femmes pendant un peu moins
mule comportant ou non une excuse (« Nous de deux semaines, Karina Schumann et Michael Ross, de l’université
sommes désolés que les indices donnés ne vous de Waterloo, au Canada, ont confirmé la croyance populaire selon laquelle
aient pas été utiles », ou : « Ce n’était pas une les femmes demandent plus souvent pardon. Cela viendrait de ce qu’elles
bonne suggestion »). perçoivent plus facilement une situation comme blessante, selon une seconde
Et là encore, ces petits signes d’attention ont étude. Cette fois, les chercheurs ont demandé à cent vingt participants d’évaluer
compté : les participants ont eu plus de plaisir à la gravité de diverses « offenses » sur une échelle de 1 à 7. Or les femmes ont
jouer avec le logiciel qui s’excusait et l’ont jugé en moyenne jugé celles-ci plus graves que les hommes (5,10 contre 4,75)
plus agréable, moins technique et plus respec- et ont davantage estimé qu’elles méritaient une excuse.
tueux. Doter les machines de codes d’interac- Enfin, la formulation choisie dépend de la responsabilité que l’on estime avoir.
tions sociales humaines facilitera probablement Selon Marilena Fatigante, de l’université de Rome, une personne qui dit :
nos interactions avec elles. Apple semble avoir « Je suis désolé » se sent plus coupable que celle qui se contente d’un :
tiré les leçons de cette étude publiée en 2004, « Désolé ». Quoique ces deux formulations paraissent identiques,
puisque l’assistant vocal Siri est doté de for- la seconde est davantage employée lorsqu’on ne se sent pas vraiment
mules comme « Toutes mes excuses, je rencontre fautif, alors que la première exprime une implication personnelle.
des problèmes de connexion ». Qui sait, si votre
ordinateur plantait sauvagement en murmu-
rant : « Je suis vraiment désolé mais je suis au
bout du rouleau », peut-être lui en tiendriez-vous serait ainsi un moyen de conserver une bonne
moins rigueur… opinion de soi-même.
Bibliographie Le lien entre estime de soi et capacité à s’excu-
NIER SES TORTS, UNE BÉQUILLE ser est apparu dans une autre expérience de Louis
À L’ESTIME DE SOI M. Fatigante et al., Lipani. Les participants à cette étude devaient à
Si les excuses procurent tant de bienfaits, Responsibility and nouveau imaginer une réunion où l’un des
pourquoi refusons-nous si souvent de les formu- culpability in apolo- employés qualifierait de stupide la question posée
ler ? Les résultats obtenus par Tyler Okimoto, de gies : Distinctive uses par un collègue, mais cette fois en se plaçant dans
l’université de Queensland, en Australie, et ses of « Sorry » versus « I’m le rôle de l’offenseur. On précisait, en outre, à cer-
collègues, suggèrent une explication intéres- Sorry » in apologizing, tains d’entre eux qu’ils occupaient une position
Discourse Processes,
sante. Certains participants de leur étude hiérarchique modeste dans l’entreprise (ce qui les
vol. 53, pp. 26-46, 2015.
devaient se remémorer des situations de leur vie plaçait dans une situation de faible estime de soi
personnelle où ils avaient blessé quelqu’un, puis T. G. Okimoto et al., et de manque de contrôle) et à d’autres qu’ils évo-
Refusing to apologize
s’étaient excusés, tandis que d’autres avaient luaient dans les hautes sphères (ce qui éveillait en
can have psychological
pour consigne de choisir une situation du même benefits (and we issue eux le sentiment de leur propre valeur). Puis on
type, mais où ils avaient refusé de s’excuser. On no mea culpa for this leur demandait à tous s’ils auraient présenté des
les interrogeait ensuite sur ce qu’ils avaient res- research finding), excuses pour cette humiliation publique. Or,
senti à ce moment-là. Or ceux qui avaient refusé European Journal of contre toute attente, ce sont les individus les plus
de s’excuser ont manifesté un plus fort sentiment Social Psychology, haut placés qui s’excusaient plus volontiers.
d’estime de soi, de contrôle et de pouvoir que vol. 43, pp. 22-31, 2013. Protégés par une bonne estime de soi, ils ne
ceux qui avaient demandé pardon. Nier ses torts vivaient pas ce geste comme une reculade. £

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92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 Les Hommes protégés

A N A LY S E SÉLECTION
Par Guillaume Jacquemont

PSYCHIATRIE
COGNITION L  a Plus Belle Histoire de l’intelligence  Évaluer le risque
de S
 tanislas Dehaene, Yann Le Cun, Jacques Girardon  de suicide
Robert Laffont de J érémie Vandevoorde
Mardaga

D R
ans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes refusait ares sont les
d’attribuer une âme aux animaux, sous prétexte que MÉDECINE décisions aussi
certains d’entre eux, comme l’huître, lui paraissaient bien Le corps est le seul lourdes de conséquences
trop imparfaits. Malicieux, le journaliste Jacques Girardon langage qui ne ment pas que celle d’autoriser un
de C . Flamand-Roze
commence son entretien avec Stanislas Dehaene, professeur de Les Arènes patient suicidaire à quitter
psychologie cognitive au Collège de France, par un point sur le l’hôpital. Comment être
décrié mollusque… qui n’est pas si bête qu’on croit ! sûr qu’il ne va pas
Yann Le Cun, directeur de la recherche en intelligence artificielle
de Facebook et pionnier du deep learning, complète le casting de
«A ccepter notre
imaginaire,
récidiver ? Et avec plus
d’une centaine de facteurs
cet ouvrage. Ce sont donc deux experts mondialement reconnus écouter nos ressources, de risque (chômage,
qui discutent, par journaliste interposé, à propos du passé, du apprendre à nous en isolement, deuil…), chaque
présent et de l’avenir de l’intelligence. servir. » Tel est l’un cas est unique. Jérémie
Et ils remontent loin en arrière : Stanislas Dehaene part de l’origine des principes Vandevoorde,
de la vie, pour décrire les grandes évolutions génétiques, fondamentaux de psychologue aux
physiologiques et culturelles qui ont mené jusqu’à l’homme l’hypnose, nous explique urgences psychiatriques
moderne. Il dissèque ensuite nos capacités cognitives, évoquant Constance Flamand- et fondateur de l’Unité
notamment le rôle des émotions ou les spécificités de Rose, docteure en hospitalière de
l’intelligence consciente. neurosciences et suicidologie et d’étude sur
Yann Le Cun enchaîne sur le développement de l’intelligence hypnothérapeute. Grâce la violence, propose ici
artificielle. Très pédagogue, il parvient à expliquer simplement à cette mobilisation de une série d’outils pour
certains termes de jargon informatique, ainsi que des notions l’imaginaire – obtenue analyser l’état
pourtant ultratechniques : l’algorithme de rétropropagation de par diverses techniques, psychologique de ces
gradient n’aura bientôt plus de secrets pour vous… Enfin, les deux comme se réfugier en patients. S’ils ne
experts débattent du fossé qui sépare encore les intelligences pensée dans un lieu permettront pas aux
artificielle et humaine, et de la façon dont elles pourraient évoluer. agréable –, elle lutte soignants de prédire avec
Au final, les trois hommes livrent une passionnante histoire de contre des problèmes certitude un passage à
l’intelligence, qui s’ouvre agréablement par une introduction sur les variés (douleur, anxiété, l’acte – c’est impossible –,
idées des philosophes majeurs en la matière. L’écriture sous forme tremblements, ils constitueront une aide
d’entretiens fonctionne bien et transmet un grand nombre de addiction…). Avec une précieuse pour mieux
notions sans faire exploser le nombre de pages : vous devriez venir grande humanité, elle évaluer les risques et
à bout de l’ouvrage en quelques heures, et vous sentir vous-même nous raconte ici l’histoire élaborer une prise en
un peu plus intelligent ensuite. L’histoire dont vous êtes le héros, de 25 de ses patients, charge adaptée.
en quelque sorte… alternant informations
Guillaume Jacquemont scientifiques et portraits
est journaliste à Cerveau&Psycho. parfois hauts en couleur.

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COUP DE CŒUR
Par Ilios Kotsou

SANTÉ
Pourquoi nous dormons ÉMOTIONS L  es Profils émotionnels 
de M atthew Walker de R
 ichard Davidson L es Arènes
La Découverte

R
«L esontêtres humains
cessé de
ichard Davidson, qui fut l’un des premiers scientifiques à
étudier la méditation, est aussi un grand spécialiste des
NEUROSCIENCES subvenir à leur besoin émotions. Et en particulier des « neurosciences affectives »,
Le Cerveau biologique de bien dormir dont l’objectif est de décrire notre fonctionnement
de T
 hibaud Dumas […]. Cette épidémie émotionnel en se fondant sur une compréhension fine des
Mango
silencieuse représente le mécanismes neurobiologiques sous-jacents. Dans cet ouvrage, fruit
plus grand défi de santé de trente années de recherche, il nous relate ses découvertes.

S aviez-vous que votre


cerveau représente
2 % de votre poids, mais
publique que nous
devons relever. » Dans cet
ouvrage, le
Selon lui, nous avons chacun un « style émotionnel », qui détermine
notre manière de réagir face aux événements de la vie. Ce serait
une combinaison de six dimensions, reposant chacune sur un
engloutit 20 % de votre neuroscientifique Matthew système cérébral spécifique : la résilience, la perspective (la
consommation en Walker se veut offensif. tendance à voir les choses de façon positive ou négative), l’intuition
énergie ? Qu’il est S’appuyant sur une sociale, la conscience de soi, la sensibilité au contexte et l’attention
possible de l’opérer sans impressionnante (la capacité à se concentrer).
anesthésie, car il est collection d’études Le style émotionnel qui en résulte serait propre à chacun. Davidson
totalement insensible à épidémiologiques et nous propose alors de découvrir le nôtre, à travers une série de
la douleur ? En 128 pages d’expériences de questionnaires. Parfois, ce style est dysfonctionnel, menaçant notre
très colorées et laboratoire – auxquelles il humeur et même notre santé. Heureusement, il peut changer, en
illustrées, ce petit guide a souvent participé –, il fonction de ce que nous vivons mais aussi grâce à un entraînement
donne quelques repères montre toute l’importance mental délibéré. L’auteur nous offre alors un ensemble de conseils
et ordres de grandeur de dormir suffisamment : et d’exercices pratiques pour le faire évoluer, toujours en exploitant
sur le système nerveux, d’abord parce qu’une les découvertes des neurosciences – cette fois sur
ainsi que sur les pluie de bienfaits en la plasticité cérébrale.
principaux domaines découlent, ensuite parce À sa riche documentation scientifique, Davidson mêle ainsi des
abordés par les que des nuits trop courtes, outils visant au développement personnel et à une meilleure
neurosciences : la à l’inverse, fragilisent la connaissance de soi, dans la tradition des livres de « self-help »
perception, la motricité, santé et diminuent les américains. Ce mélange pourra dérouter certains lecteurs, mais
la mémoire, les performances. Le l’ouvrage y gagne en accessibilité et en pragmatisme. De façon
émotions, l’intelligence… message est clair : il est générale, la lecture est agréable et les travaux scientifiques bien
Clair et synthétique, il temps de développer une vulgarisés. Au passage, l’auteur raconte ses échanges avec des
offrira une bonne prise véritable hygiène du chercheurs phares du domaine et des personnalités comme le
de contact à tous ceux sommeil et une politique dalaï-lama. C’est en somme l’histoire d’une trajectoire passionnante,
qui sont intéressés par de prévention à la hauteur celle d’un pionnier scientifique, avec les rencontres,
ce vaste domaine sans de celles appliquées à questionnements, écueils et découvertes qui l’accompagnent.
trop savoir par où l’alcool ou au tabac. Ilios Kotsou est docteur en psychologie
l’aborder. et maître de conférences à l’université libre de Bruxelles.

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LIVRES N
 eurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Les Hommes
protégés
ou le cauchemar des machos
En 1974, Robert Merle imaginait une société
où les rôles des hommes et des femmes

E
s’inverseraient. Un électrochoc qui
ouvre les yeux sur la domination
subie aujourd’hui par les femmes.

t si le cauchemar du pire des EN BREF mais rien n’interdit à l’imagination de la créer


machos devenait une réalité ? Il est vrai que pour sous forme de fiction ! C’est ce qu’a fait l’écrivain
de nombreux adeptes des courants masculinistes ££Dans un roman Robert Merle dans son roman Les Hommes proté-
de 1974, Robert Merle
et antiféministes, les progrès réalisés pour la cause imaginait un monde gés, paru en 1974, alors que l’essor des mouve-
des femmes depuis les années 1960, ainsi que les où les hommes seraient ments féministes déchaînait inquiétudes, polé-
développements plus récents autour du scandale dominés par les femmes. miques, espoirs et passions.
Weinstein et du mouvement #MeToo, sans parler
££Ce récit fait ressortir en
de la visibilité toujours plus accrue des théories creux ce que les femmes LE TRIOMPHE DES FEMMES
autour de la question du genre, sont déjà des ont longtemps vécu, et Dans Les Hommes protégés, une épidémie d’un
pilules dures à avaler. Mais qu’en serait-il, alors, si vivent encore souvent. mal inconnu, l’encéphalite 16, dévaste une popu-
un renversement complet des perspectives s’opé- lation bien spécifique : les hommes en âge de pro-
rait, si les femmes devenaient de facto le sexe ££L’intrigue explicite créer. Aucun remède n’existe, et bien vite les indi-
les réactions d’hommes
dominant, et les hommes le « deuxième sexe » ? qui craignent d’être vidus mâles sont proches de l’extinction. Les
Pour les psychologues, un tel cas de figure « renversés ». femmes, par nécessité, prennent donc les rênes de
serait une aubaine. Les stéréotypes, préjugés et Aujourd’hui, ceux-ci la société et de la politique, et instaurent une
attitudes que nous entretenons au quotidien sur réagissent souvent par le domination de fait sur les quelques survivants
désir de faire rentrer les
les attributs psychologiques et sociaux des per- fortes têtes dans le rang. mâles. Beaucoup d’entre eux, pour échapper à la
sonnes selon leur sexe, éclateraient au grand jour. Une entreprise qui porte mort, optent pour une solution drastique : la cas-
Une telle expérience est difficilement réalisable, un nom : la misogynie. tration chimique met en effet à l’abri de

N° 104 - Novembre 2018


96 LIVRES N
 eurosciences et littérature


l’encéphalite 16. D’autres sont confi- d’une crainte de la « fin de la mas-


nés, en quarantaine, dans le bara- culinité », partagée par beaucoup
quement de Blueville, aux États-Unis, d’hommes qui se sentent privés de
et deviennent « les hommes proté- leurs prérogatives et de leur pré-
gés ». Essentiellement, des médecins tendu droit naturel à dominer les

Combien commode,
et des chercheurs, spécialistes char- femmes. Mais ensuite, Merle
gés de trouver un vaccin ou un anti- nuance son propos, notamment
dote contre l’épidémie.
Merle explore alors les consé-
parce que son narrateur Ralph
Martinelli, un des « hommes proté- et combien facile,
quences sociales et psychologiques gés », spécialiste en neurologie, se
de se résigner à
une injustice quand
d’un tel renversement des normes. rend compte qu’il bénéficiait jusque-
Comme le regard de l’auteur est, là de privilèges invisibles, et que
après tout, celui d’un homme de son
temps, il met d’abord en scène un
son monde d’avant était fondé sur
bien des préjugés et stéréotypes on en bénéficie...
féminisme virulent et antimâle, (voir l’extrait ci-dessous).
incarné par la nouvelle présidente
Bedford et ses sbires, représentant UNE INVERSION DES NORMES yeux, dès l’instant où il en est privé.
« la variété la plus dure » du fémi- Le malheureux Ralph prend acte Surprise, aussi, de constater que son
nisme, qui envisage et planifie l’ex- de privilèges et d’injustices qui lui ex-femme, Anita, aujourd’hui pro-
termination de tous les hommes semblaient aller de soi auparavant. mue dans les plus hautes sphères
reproducteurs et l’assujettissement La « dignité », la « considération » et le politiques, se montre fière, confiante
complet de tous les autres. Ce volet « statut » auxquels il avait automati- et déterminée ! Par la même occa-
du roman est une satire féroce des quement droit dans son environne- sion, il découvre que le talent de
« excès » du féminisme, et témoigne ment professionnel, lui sautent aux nombreuses femmes a longtemps été
ignoré et sous-exploité, et qu’elles
sont tout aussi capables que les
hommes « dans tous les domaines ».
EXTRAIT Enfin, il entrevoit que les femmes ont
pu intérioriser certains stéréotypes
de genre, à tel point que même en
LES DOMINANTS... DOMINÉS  position de force, « elles prennent
moins d’initiatives ».

A vant de vivre à Blueville, je ne savais pas combien j’étais attaché à ma dignité d’homme.
Certes, je n’aimais pas toujours les réactions provoquées chez les hommes par mon type
physique. Mais il y avait une compensation, je n’ignorais pas combien par là même je plaisais
Ce que l’écrivain dévoile à travers
les yeux de Ralph, c’est, en creux, la
structure de ce que le sociologue
aux femmes. Et surtout, à l’hôpital, au sein de ma profession, j’étais entouré de la Pierre Bourdieu appelait la « domina-
considération générale. À Blueville, mes conditions matérielles sont bonnes, mais je sens par tion masculine », ou plus simplement
mille indices que je n’ai plus, en tant qu’être humain, qu’un statut inférieur. le sexisme. Voyant les femmes se
Si je me sens diminué dans mon être social, que dire, par contre, du triomphalisme d’Anita ? débrouiller sans les hommes et inver-
Quand elle vient me voir, je la trouve rayonnante, sûre d’elle-même, fière de ses hautes ser la structure de domination, il
fonctions, fière aussi des efforts qu’a fait son sexe pour reprendre en main les activités des prend conscience de « la culture
hommes. […] misogyne de notre temps », où les
J’ai demandé à Anita l’effet qu’avait produit l’entrée massive des femmes dans la vie femmes tenaient « vraiment peu de
économique du pays. Elle s’est montrée nuancée. Elle a fait d’abord remarquer qu’il y avait place » et étaient même « rejetées
aux États-Unis beaucoup plus de travailleuses, dans tous les domaines, avant l’épidémie, dans l’inexistant », avant l’épidémie.
qu’elle ne l’aurait pensé. Et surtout, beaucoup d’entre elles se livraient à des tâches très Évidemment, les hommes du
au-dessous de leurs capacités réelles. Leur rapide promotion ne les a donc pas prises de court. roman étant désormais victimes de
Et elles se sont, dans l’ensemble, remarquablement adaptées. toutes les étapes de la domination
Anita me signale pourtant avec honnêteté quelques défaillances. Dans les tâches ouvrières, que les femmes ont eues à subir
les femmes travaillent plus vite que les hommes, mais elles prennent moins d’initiatives et jusque-là, Ralph n’est guère satisfait
à des échelons plus élevés, elles sont moins perfectionnistes. […] de son sort. « Comme les femmes
Mais d’après Anita ces faiblesses sont dues – je la cite – au « sabotage historique de la vie autrefois, on me traite en mineur,
des femmes par l’esclavage familial ». Quand on les aura déchargées de ce on ne me consulte pas, on me défend
fardeau, il est probable que ce genre de défaut disparaîtra. de rien entreprendre et quand je ne
Les Hommes protégés, de Robert Merle, Folio Gallimard, 1974, pp. 50-51. fais rien, on me le reproche ! » Les
sur vivants sont « frappés de

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97

non-existence », « aucune estime ne s’absenter pour une urgence vitale.


nous est due, et encore moins, de Un jugement beaucoup moins tran-
sympathie », pire, il devient un POURQUOI ché s’il s’agit d’un père, et que les
« jouet sexuel », « un objet de luxe ». J’AI AIMÉ CE LIVRE femmes portent souvent sur les
Le héros doit alors intérioriser autres femmes : ainsi, elles tendent
l’obéissance au nouveau système La lecture de ce roman à juger beaucoup plus sévèrement
hiérarchique. Or, c’est cet appren- propose un exercice leur supérieur si c’est une femme
tissage qu’ont dû subir les femmes intellectuel passionnant. que si c’est un homme.
dans l’ancien monde. Un méca- Alors que certains Tout cela commence très tôt.
nisme fort bien analysé par la phi- Une étude développementale effec-
y voient un violent
losophe australienne Kate Manne, tuée récemment aux États-Unis a
pamphlet misogyne
qui fait la distinction entre sexisme montré qu’à 5 ans, les garçons
et misogynie : alors que le sexisme destiné à discréditer le combat comme les filles tendent à penser
à proprement parler impose une féministe, d’autres l’interprètent que leur sexe est « le meilleur »,
division « naturelle » des rôles de comme un plaidoyer visionnaire mais dès 6 ans, tous les enfants
chaque sexe (les femmes incarnant contre les stéréotypes et les commencent à penser, y compris les
la douceur, la discrétion, l’empathie discriminations de genre. Qui plus petites filles, que les jeux où il faut
et la dévotion, les hommes la force, est, il force à mettre en perspective être « très très malin » sont davan-
l’expression, l’ambition et la les avancées et préoccupations tage pour les hommes et les gar-
conquête), la misogynie s’occupe de d’aujourd’hui au regard çons. Ce stéréotype persiste à l’âge
maintenir et, au besoin, de restau- des interrogations d’un homme adulte et explique, au moins en par-
rer cet état de fait. En effet, on tie, que les filles et les femmes se
des années 1970. Robert Merle
aurait tort de penser que la misogy- détournent de domaines comme les
a assurément réussi son pari :
nie reflète une « haine des femmes » sciences dures ou la philosophie, où
généralisée. Les cibles de la misogy- il bouscule, dérange et complique le succès est souvent perçu comme
nie, ce sont précisément ces femmes les évidences de chacun, quelles que relevant davantage du « talent » que
qui menacent et transgressent soient nos opinions sur le sujet. du travail.
l’ordre sexiste, celles qui « ne Sebastian Dieguez
tiennent pas leur rang » en somme. D’UN EXTRÊME À L’AUTRE
Souvent encore aujourd’hui, la On le voit, il s’en faut de beau-
société s’efforce de ramener ces Bibliographie coup pour que nous assistions un
femmes dans le rang. Les femmes de jour à une radicale prise de pouvoir
pouvoir, ou simplement ambi- L. Bian et al., Gender de la part des femmes. Dans le
tieuses, souffrent d’un double han- stereotypes about intel- roman, un matriarcat de fait, un
dicap : pour parvenir à leurs fins, lectual ability emerge sexisme inversé, se met bel et bien
elles doivent s’opposer aux stéréo- early and influence en place, au grand dam du narra-
types sur leur manque de compé- children’s interests, teur : « Combien commode, dis-je,
tence et d’ambition, leur désintérêt Science, vol. 355, et combien facile, de se résigner à
pp. 389-391, 2017.
supposé pour la compétition, les une injustice quand on en bénéfi-
affaires et le succès personnel. Mais K. Manne, Down Girl : cie… » Pour autant, un groupe clan-
ce faisant, elles s’exposent à un The logic of misogyny, destin refuse d’instaurer la misan-
Oxford University
retour de bâton impitoyable : elles dr ie com me méca nisme de
Press, 2017.
deviennent des « harpies », elles sont répression, et souhaite conserver
« prêtes à tout », elles sont « froides » A. Thomas et al., No les rapports de séduction inhérents
et « cruelles », bref, ce ne sont plus child left alone : moral aux différences entre hommes et
judgments about parents
des femmes. Pire, elles « ne pensent femmes. Robert Merle rejoint ici la
affect estimates of risk
qu’à elles » et renient donc leurs to children, Collabra, préoccupation d’un « effacement »
devoirs familiaux. Dans une étude vol. 2, p. 10, 2016. des différences et déplore la néga-
récente, un petit enfant qui aurait tion des différences fondamentales
L. Rudman & J. Phelan,
été laissé seul pendant vingt minutes entre les sexes.
Backlash effects for
par sa mère, tandis que celle-ci disconfirming gender Un débat qui n’est pas près de
réglerait une affaire personnelle ou stereotypes in organiza- s’éteindre, et dont la résurgence
passerait un moment tranquille, tions, Research in Orga- explique le succès actuel de ce roman
était perçu, toutes choses égales par nisational Behavior, vol. un peu oublié, dont il paraît qu’on
ailleurs, comme étant davantage en 28, pp. 61-79, 2008. s’arrache à présent les droits pour
danger que si sa mère avait dû une adaptation à l’écran. £

N° 104 - Novembre 2018


À retrouver dans ce numéro

p.
6 CASE MANQUANTE p.
70 BONS APÔTRES
Avant 18 ans en moyenne, un adolescent n’ajuste Les chercheurs sur le climat, qui alertent
pas son effort en fonction de l’enjeu. En cause : les foules sur le danger des gaz à effet
une connexion inachevée entre l’avant de son cerveau
et les zones profondes qui créent la motivation.
de serre, passeraient eux-mêmes
Cela s’arrange généralement par la suite. beaucoup de temps dans les avions.
C’est qu’il faut voyager pour porter la
p.
52 INDESTRUCTIBLE bonne parole. Détail croustillant : les
Certaines personnes possèdent un gène appelé
scientifiques les plus chevronnés sont
DAT-1 qui les immunise contre les privations. Chez les aussi ceux qui parcourent le plus de
orphelins roumains des années 1980, privés de tout miles. Comme quoi, connaître la réalité
et élevés dans des conditions inhumaines, DAT-1 d’un danger ne garantit pas que l’on
a permis à certains enfants de renaître après le chaos fournisse les efforts pour s’en prémunir...
et de mener plus tard une vie normale.

p.
58 5 000 SYNAPSES PAR SECONDE
se forment dans le cerveau d’un enfant de deux ans. Ce foisonnement
lui permet d’intégrer l’afflux d’information, de l’organiser, et de créer ses connaissances.

6 % ANOSMIE
p. p.
26 36

de la population
souffre d’angoisse Ne plus rien sentir multiplierait par quatre le risque
de séparation. Pour
les enfants, cela se de mourir dans les cinq ans. La qualité de l’odorat est
traduit parfois par de plus en plus considérée comme un miroir de l’état
une peur de ne plus
retrouver leurs parents de santé global du corps. Sa perte complète et
après l’école, une
cause importante
durable signalerait ainsi une fragilisation souterraine
de phobie scolaire. qu’il faudrait prendre au sérieux.

AMIS TOXIQUES 4 MINUTES


p. p.
78 34

Une caractéristique particulièrement délétère Au-delà de cette limite, le


des réseaux sociaux a été découverte : en moyenne, cerveau subit des dommages
vos amis ont toujours plus d’amis que vous (plus de irrémédiables après un arrêt
trois fois plus). Cette structure inhérente aux réseaux cardiaque. Mémoire, motricité,
langage et enfin fonctions
conduit à une dévalorisation constante de soi vitales sont successivement
et à une angoisse sourde. touchés.

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal novembre 2018 – N° d’édition M0760104-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 18/09/0020 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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Studio 104 de Radio France
Mardi 6 novembre à 20h

Une conférence animée par


MATHIEU VIDARD
LIONEL NACCACHE
Réservations billetterie : maisondelaradio.fr

© Illustration : Anne-Hélène Dubray

Et en direct
au cinéma dans
toute la France

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