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N°117
CRISE D’ÉPILEPSIE
DEVANT SON ÉCRAN ?
FAKE
À QUOI NEWS
Quand la science nous fait voir le monde à travers leurs yeux
Testez votre
PENSENT
esprit critique
P. 64
NOS ANIMAUX ?
Quand la science
À QUOI PENSENT NOS ANIMAUX ?
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF,
PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
BRAINCAST
La voix des neurones
Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau
et de la Moelle épinière
www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/
| À partir du 2 décembre 2019 |
p i s o d e
1 é
er
A g i d
c le P r Yv e s
ave interviewé
pa r S é b a s t ien Bo
Neurologue et chercheur
hler
en neurosciences,
spécialiste des maladies
neurodégénératives
3
N° 117
p. 18-27
Danielle S. Bassett
SÉBASTIEN
Neuroscientifique et professeuse de physique BOHLER
et d’astronomie à l’université de Pennsylvanie, Rédacteur en chef
elle s’intéresse aux structures et aux fonctions
des réseaux en général, et des réseaux neuronaux
en particulier.
p. 42-49
Claude Béata Métaphysique
des hubs
Psychiatre vétérinaire, membre du Collège européen
de médecine vétérinaire comportementale
et spécialiste de l’attachement, il étudie
les émotions et capacités cognitives complexes
des animaux de compagnie.
p. 50-55
Q uelles sont les questions les plus fondamentales
que se pose un être humain ? Comment est né l’uni-
vers ? D’où vient notre capacité de penser ? Mon
chat m’aime-t-il ou veut-il juste des croquettes ?
Nous n’allons pas répondre à la première de ces
trois questions. En revanche, nous allons répondre en partie à la
Fabienne Delfour seconde, ce qui réglera (vous vous demandez certainement com-
Éthologue associée au laboratoire d’éthologie
expérimentale et comparée de l’université Paris 13, ment) la dernière.
elle étudie les capacités cognitives et les traits D’où vient la pensée ? À cette question, la théorie mathéma-
de personnalité des animaux, tel l’optimisme, tique dite « des graphes » commence à répondre. Elle analyse les
notamment chez les cétacés. connexions des neurones de notre cerveau en repérant des
groupes de neurones reliés par des câbles, qui se rencontrent en
des nœuds. Et les plus importants de ces nœuds sont appelés
« hubs ». Chaque hub centralise une fonction cognitive (parler,
manger, marcher, se souvenir). Il est en outre connecté à d’autres
hubs de telle sorte que les fonctions cognitives peuvent collaborer
et se synchroniser, donnant lieu à des comportements complexes,
des raisonnements et une perception consciente du monde.
p. 64-70 Les hubs sont les pivots de notre esprit. Et les chats en ont
Nicolas Gauvrit aussi. Ils ont donc un esprit. Je vous avais dit que la question
Chercheur en sciences cognitives à l’École pratique
des hautes études, à Paris, il étudie les ressorts
serait réglée. Avec des hubs, on a de l’émotion, de l’attachement,
psychologiques de l’esprit critique, et notamment tout ce qu’il faut pour aimer et être aimé. Mais bon, il reste à
la différence entre cette capacité et l’intelligence pure. savoir comment est né l’univers. £
SOMMAIRE
N° 117 JANVIER 2020
p. 14 p. 18 p. 28 p. 34
p. 41-62
Dossier
p. 6-38 p. 41
DÉCOUVERTES À QUOI
p. 6 ACTUALITÉS p. 28 CAS CLINIQUE PENSENT
NOS
Comment notre microbiote
contrôle notre cerveau
LAURENT
L’acétate, mémoire de l’alcool
ANIMAUX ?
COHEN
Emballage bâclé, cadeau réussi !
Du cannabis contre le suicide
Apprend-on vraiment
de ses erreurs ?
Le commissaire-priseur p. 42 PSYCHOLOGIE ANIMALE
La pollution rétrécit-elle qui oubliait le nom DANS LA TÊTE
le cerveau des enfants ? des peintres DE NOS COMPAGNONS
Comment s’appelle cet artiste qui a peint
p. 14 FOCUS la Joconde ? Pour Albert G., pourtant Empathie, raisonnement, métacognition,
Les cellules tumorales expert en la matière, c’est le trou noir. conscience de la mort, sens de la justice :
leur vision du monde est proche de la nôtre.
formeraient p. 34 MÉDECINE Claude Béata
des synapses avec L’épilepsie au coin p. 50 INTERVIEW
les neurones du supermarché
En se branchant sur les neurones, SI UN CHIEN EST
Certains motifs visuels, comme
les cellules tumorales captent leur énergie
les codes-barres, provoquent SENSIBLE, UN COCHON
et l’utilisent pour leur propre croissance.
Andres Barria
des crises d’épilepsie chez des patients OU UNE VACHE AUSSI !
particulièrement sensibles à la lumière. Fabienne Delfour
Gianluca Liva et Marcello Turconi
p. 18 NEUROSCIENCES p. 54 INFOGRAPHIE
Comment le cerveau UN MONDE
crée la pensée DE PERCEPTIONS
Une nouvelle science permet d’analyser la Anna von Hopffgarten et Yousun Koh
façon dont différents groupes de neurones
forment nos pensées, émotions et p. 56 ÉTHOLOGIE
souvenirs : les neurosciences des réseaux.
Max Bertolero et Danielle S. Bassett
UN ÉLEVAGE PLUS
HUMAIN GRÂCE AUX
SCIENCES COGNITIVES
Devant la « révolution cognitive » animale,
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur de toute la diffusion kiosque il faut repenser les conditions d’élevage.
et posé sur toute la diffusion abonnés. En couverture : © Sonsedska Yuliia / Shutterstock.com
Joachim Retzbach
p. 92
p. 64 p. 72 p. 76 p. 84
p. 90
Par la rédaction
NUTRITION
L ’intestin et le cerveau
communiquent de multiples façons.
On sait notamment aujourd’hui qu’un
microbiote intestinal « pauvre », résul-
tat d’une perturbation des bactéries
inoffensives qui peuplent nos intes-
tins, est associé à diverses maladies
mentales. Mais comment le micro-
biote influe-t-il sur l’activité neuro-
nale ? Pour la première fois, l’équipe
de Conor Liston et de David Artis, de
l’université Cornell, à New York, a
découvert un mécanisme par lequel
le microbiote permet à des souris
d’oublier leur peur.
D’abord, les chercheurs ont condi-
tionné des souris adultes à avoir peur
d’un bruit précis (en l’associant à un
choc électrique douloureux). Puis, ils
© Shutterstock.com/Kmarfu/LaGorda/Patinya/KravOK
N° 117 - Janvier 2020
7
V
Or ce mécanisme d’extinction de ARN de la même façon que chez des
la peur dépend fortement de l’activité souris normales. Le type d’ARN pro-
du cortex préfrontal médian, une duits et leurs quantités étaient modi-
région importante pour les fonctions fiés, ce qui provoque un déséquilibre
exécutives, comme le contrôle des dans la production des protéines sous- ous avez probablement un certain
émotions et le raisonnement. Par une tendant le fonctionnement des diffé- nombre de souvenirs de moments partagés
technique d’imagerie cérébrale dite rents organes, dont le cerveau. autour d’un verre de vin, entre amis ou en famille,
« biphotonique », les chercheurs ont Finalement, les scientifiques ont à une soirée ou dans un bar. Une étude menée
enregistré l’activité de cette région et étudié les métabolites issus du par l’équipe de Shelley Berger, de l’université de
visualisé l’apparition des épines den- microbiote et montré que quatre Pennsylvanie, suggère que l’alcool que vous avez
dritiques, des prolongements neuro- d’entre eux sont beaucoup moins consommé à ces occasions a directement contri-
naux qui interviennent dans la forma- abondants chez les souris sans bué à graver ces scènes dans votre mémoire, via
tion des points de connexions entre flore… Et quand ils restauraient le des mécanismes dits « épigénétiques » – c’est-à-
neurones, et qui se remodèlent lors microbiote des souris, ces dernières dire qui changent l’expression des gènes.
des processus d’apprentissage et de parvenaient de nouveau à oublier Grâce à des expériences sur des souris, les
mémorisation. Les résultats ont montré leur peur et retrouvaient des taux chercheurs ont découvert qu’une molécule, l’acé-
que les souris axéniques et celles trai- normaux de ces métabolites. tate, produite par la dégradation de l’alcool pénètre
tées aux antibiotiques perdaient plus Le microbiote agit donc sur les cel- jusqu’à certaines zones cérébrales et modifie les
d’épines préexistantes et en gagnaient lules cérébrales en sécrétant des histones – les protéines sur lesquelles s’enroule
moins de nouvelles que celles non molécules dans le sang qui altére- l’ADN. Ce processus se déroule en particulier dans
traitées. En outre, elles présentaient raient le génome des microglies et l’hippocampe, un centre de la mémoire, où il active
une plus faible activité corticale, l’activité cérébrale, provoquant une des gènes essentiels aux apprentissages. « À notre
preuve que leur incapacité à oublier diminution de la plasticité cérébrale et connaissance, ces données constituent la première
la peur était due à une diminution de l’apparition d’un trouble anxieux chez preuve empirique qu’une partie de l’acétate dérivé
l’activité et du remodelage cérébral. les souris. De nombreuses personnes du métabolisme de l’alcool influence directement
atteintes de maladies auto-immunes, la régulation épigénétique dans le cerveau »,
LES SOURIS N’OUBLIENT dans lesquelles le système de défense déclare Shelley Berger.
PLUS LEUR PEUR immunitaire se retourne contre les cel- Le problème est que pour les anciens alcoo-
Que se passait-il donc dans leur lules du soi, comme les mala- liques, ce mécanisme se transforme en piège. En
cortex préfrontal ? Pour le savoir, les dies inflammatoires de l’intestin, pré- gravant des souvenirs de consommation dans leur
chercheurs ont séquencé l’ARN (une sentent souvent un microbiote cerveau, il leur fait courir un risque de rechute dès
© Shutterstock.com/Incomible
molécule qui sert d’intermédiaire entre intestinal « pauvre » et souffrent paral- qu’ils croisent un élément associé à ces souvenirs
les gènes et les protéines fonction- lèlement d’anxiété ou de troubles de – un bar, un ami avec qui ils ont bu un verre… Les
nelles) des cellules du cortex préfron- l’humeur. Il est donc probable que l’on chercheurs ont alors imaginé de neutraliser ce
tal. Ils ont alors découvert que, chez ait identifié là les métabolites bacté- mécanisme, en réduisant au silence une enzyme
les souris dépourvues de flore intesti- riens et les mécanismes qui expliquent nommée ACSS2, essentielle à son action. Les souris
nale, les gènes des neurones excita- en partie comment nos intestins et ainsi manipulées sont devenues incapables d’ap-
teurs et de cellules immunitaires, les notre cerveau communiquent. £ prendre qu’un endroit donné était associé à une
microglies, n’étaient plus transcrits en Bénédicte Salthun-Lassalle récompense alcoolisée… £ Guillaume Jacquemont
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8 DÉCOUVERTES Actualités
PSYCHOLOGIE
Emballage
bâclé, cadeau
réussi !
J. Rixom et al., Journal of Consumer Psychology,
le 11 octobre 2019.
15 %
La lumière soigne métaanalyse regroupant près
la dépression
de 400 patients, Pierre Geoffroy
et ses collègues du CHU de
Strasbourg ont montré que cette
technique thérapeutique est aussi
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PSYCHOLOGIE SOCIALE
Le destin se lit-il
dans le nombril ?
D
modernes prédisent celui d’un enfant à partir de
la composition de son cordon ombilical… La
découverte des chercheurs des universités de
Denver et Stanford fait frémir : en analysant la
composition du cordon ombilical de 1 369
nouveau-nés, et en suivant l’évolution
psychologique des enfants à l’âge de 5 ans, ils ont ans le modèle tradition- cette évolution aurait deux consé-
constaté que des taux élevés de lipides de très nel occidental de la famille, le père quences favorables à l’épanouisse-
basse densité et de triglycérides dans le cordon, travaille et la mère s’occupe seule des ment des femmes. D’une part, la pres-
ainsi que des concentrations très basses de enfants. Or moins les normes sociales sion sociale pour devenir mère est
lipoprotéines à haute densité, étaient imposent ce modèle, plus la maternité moins forte qu’avant ; moins de femmes
statistiquement associés à une faible régulation est épanouissante. C’est la conclusion se retrouvent alors dans la situation
émotionnelle et des difficultés relationnelles. d’une étude menée par Klaus Preisner, d’une maternité qu’elles n’ont pas réel-
Reste à savoir comment ces lipides modulent la de l’université de Zürich, et ses lement désirée. D’autre part, les pères
communication neuronale dans le cerveau. £ S. B. collègues. sont de plus en plus prêts à s’impliquer
Les chercheurs ont analysé les dans les tâches parentales et il est
données d’une série d’enquêtes davantage possible pour les femmes
Effet cocktail et
menées en Allemagne auprès d’envi- de mener de front carrière et vie
ron 18 000 femmes et 12 000 hommes, familiale.
hautes fréquences entre les années 1984 et 2015. Leur L’étude indique aussi que la satis-
premier constat est que pendant une faction des pères n’a pas baissé pour
grande partie de cette période, les autant. Certes, ils ont plus d’obligations
mères ont déclaré un moindre niveau à la maison qu’avant, mais ils semblent
cliniques. Résultat : la capacité de discernement moins de personnes déclarant par ont donc encore du chemin à faire.
des auditeurs s’effondrait. Cette découverte est exemple que « c’est bien mieux pour Bien sûr, ces résultats ont été obte-
importante car l’usage immodéré des baladeurs tout le monde si l’homme est pleine- nus en Allemagne et restent à confir-
et la fréquentation des concerts hypersonorisés ment au travail et si la femme reste à mer pour la France. Mais ils confirment
endommagent en priorité les cellules de l’oreille la maison et s’occupe du ménage et en tout cas l’intérêt de modèles sociaux
sensibles à ces fréquences. £ S. B. des enfants ». Selon les chercheurs, moins rigides… £ G. J.
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10 DÉCOUVERTES Actualités
NEUROSCIENCES COGNITIVES
L
uand nous dormons, des ondes cérébrales
d’un type particulier, les ondes delta, faci-
litent la consolidation des souvenirs. Mais elles
pourraient servir aussi à… nettoyer le cerveau de
tous ses déchets relargués par les neurones au fil
de leur activité diurne. Les chercheurs de l’univer-
es prochaines vacances sité de Boston ont observé chez onze dormeurs
approchent : vais-je partir dans le Sud, que les ondes delta générées pendant le sommeil
comme d’habitude, ou explorer un profond provoquent des oscillations du flux san-
nouveau continent ? Quand nous Or, grâce à un nouveau modèle guin qui, à leur tour, entraînent des mouvements
devons faire un choix, nous n’optons d’analyse théorique développé par de va-et-vient du fluide cérébrospinal dans les
pas toujours pour la décision la plus Findling, les chercheurs ont montré canaux d’évacuation des déchets cérébraux. Bien
sûre au vu de nos expériences pas- que plus de la moitié des décisions dormir est par conséquent essentiel pour ne pas
sées… Probablement parce que nous habituellement considérées comme se polluer le cerveau, et certaines maladies comme
sommes curieux et avons envie d’ex- relevant de la curiosité sont en fait Alzheimer pourraient résulter d’une évacuation
plorer l’inconnu, à l’issue incertaine. Ce dues à des erreurs de raisonne- insuffisante de ces déchets. £ S. B.
qui suppose que nous évaluions nos ment… De sorte que « de nombreux
options consciemment, sans jamais choix vers l’inconnu le sont à notre
Sclérose en
faire d’erreur. Mais est-ce vraiment le insu, sans que nous en ayons
cas ? Charles Findling, de l’École nor- conscience », explique Valentin Wyart,
plaques : espoir
male supérieure à Paris, et ses collè- directeur de l’équipe de recherche.
gues viennent de battre cette idée Ce que les résultats d’imagerie
en vue ?
en brèche : notre capacité à évaluer cérébrale expliquent bien : les régions
nos options et à les réviser serait qui s’activent lorsque les participants
surestimée, et reposerait en fait sou- choisissent des symboles inconnus
vent sur des erreurs. sont identiques à celles mises en jeu
Pour le montrer, les chercheurs ont
placé 90 volontaires face à une sorte
de machine à sous, tout en enregis-
lors d’erreurs de raisonnement.
Notamment, plus l’activité du cortex
cingulaire antérieur, une région impli-
E n France, plus de 110 000 personnes souffrent
de sclérose en plaques et 5 000 nouveaux cas
sont recensés chaque année. Dans cette maladie
trant leur activité cérébrale. Les sujets quée dans la prise de décision, est inflammatoire auto-immune, des agents de défense
devaient choisir entre deux dessins active quand les sujets doivent choisir de l’organisme, comme les lymphocytes, attaquent
associés à des récompenses moné- entre un symbole connu et un inconnu, un composant essentiel des neurones, la gaine de
taires incertaines. Après plusieurs par- plus leurs erreurs d’évaluation face à myéline qui enveloppe leurs prolongements. Mais
ties, il arrivait qu’ils doivent sélection- la machine à sous sont importantes. l’équipe d’Alexandre Prat, à l’université de
ner soit un symbole qui leur avait déjà Autrement dit, notre cerveau utili- Montréal, vient de découvrir qu’en bloquant l’ac-
rapporté une somme connue, soit un serait ses propres erreurs pour faire tion d’une molécule nommée ALCAM sur la surface
nouveau au résultat inconnu (mais des choix vers l’inconnu, sans s’ap- des lymphocytes, il devient possible de ralentir la
dont ils savaient qu’il pouvait être puyer sur notre curiosité. Et c’est ainsi progression de la maladie chez des souris. Chez
supérieur). L’idée soutenue jusqu’à que nous sortirions souvent des sen- les individus malades, l’ALCAM permet aux lym-
© Shutterstock/Shirstok
présent était que si l’on choisit le des- tiers battus, un peu comme Christophe phocytes de pénétrer dans le cerveau en franchis-
sin inconnu, c’est parce que l’on est Colomb, précisent les chercheurs, qui, sant la barrière protectrice qui l’entoure, la barrière
curieux de nature et que l’on a ainsi suite à une erreur de calculs et hématoencéphalique. En bloquant cette molécule,
l’impression de faire le meilleur choix de navigation de 10 000 kilomètres, on évite leur pénétration, ce qui limiterait l’am-
(et non le plus incertain). a découvert l’Amérique. £ B. S.-L. pleur des dégâts. £ B. S.-L.
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ÉPIDÉMIOLOGIE
Du cannabis
contre le suicide ?
S. Lake et al., Journal of Psychopharmacology, le 5 novembre 2019.
Fumer nuit
à la santé mentale
L
Bristol, et ses collègues.
Les enquêtes épidémiologiques avaient déjà
montré que ces maladies sont associées à une plus
grande probabilité de fumer, mais la relation de
cause à effet restait à démontrer. Cette nouvelle
analyse, fondée sur une méthode statistique appe-
lée « randomisation mendélienne », capable d’ex- e cannabis, c’est un peu traumatisés ont respectivement 7 et
traire les relations de causalité à partir de corré- Dr Jekyll et Mister Hyde. Tantôt paré 4,7 fois plus de risques de vivre un épi-
lations, indique qu’elle existe probablement bel et de vertus antidouleurs, tantôt accusé sode dépressif et d’avoir des pensées
bien. Le tabac pourrait favoriser la dépression et de faire basculer certains jeunes dans suicidaires que les personnes en
la schizophrénie en perturbant les voies neurochi- la schizophrénie, il souffle le chaud et bonne santé mentale. En revanche, les
miques de la dopamine et de la sérotonine, connues le froid. Dernière nouvelle en date : on traumatisés consommant du cannabis
pour subir divers dysfonctionnements dans ces vient de découvrir qu’il réduirait forte- ne faisaient pas plus de dépression
maladies. £ G. J. ment le risque de dépression grave et que les personnes saines, et n’étaient
de suicide chez les personnes atteintes pas plus tentés par le suicide !
de stress post-traumatique. L’auteur principal de l’étude,
L’enfant à qui
Évidemment, ces recherches Michael John Milloy, précise que sou-
devront être consolidées par des vent, « après un attentat, une agres-
l’on ment…
essais cliniques. Pour l’instant, les tra- sion, une catastrophe naturelle, etc.,
vaux de Stéphanie Lake, de l’université les survivants traumatisés prennent
de Colombie-Britannique au Canada, d’eux-mêmes du cannabis pour sou-
et de ses collègues ont consisté à ana- lager leurs symptômes », comme l’an-
développer des difficultés relationnelles persis- compte de nombreux facteurs de antidépresseur et antisuicide reste à
tantes, selon une étude des universités de confusion, comme la santé mentale, la préciser. En tout cas, cette étude sou-
Singapour, Toronto et San Diego… L’attitude la consommation d’autres substances et ligne l’intérêt thérapeutique potentiel
plus saine est, généralement, de dire la vérité… le milieu socioéconomique, les épidé- des cannabinoïdes dans la prise en
en utilisant un ton approprié. £ S. B. miologistes ont révélé que les patients charge des traumatisés. £ B. S.-L.
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12 DÉCOUVERTES Actualités
PSYCHOLOGIE
Apprend-on
vraiment
de ses erreurs ?
L. Eskreis-Winkler et A. Fishbach,
Not Learning From Failure – the Greatest Failure
of All, Psychological Science, publication en ligne
du 8 novembre 2019.
2 fois
Comment la vision du monde. Mais certaines
caractéristiques du langage d’un
détecter un futur individu, avant qu’il ne franchisse
le pas, peuvent alerter. Il s’agit
complotiste de termes qui reviennent de plus
en plus fréquemment sur les forums
de discussion sur internet, comme plus de risques
U ne fois qu’une personne
a basculé dans une vision
le site Reddit passé au crible par
les chercheurs de l’université de
de colères fortes
© Shutterstock.com/Sondem
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13
F
Anciens directeurs de la rédaction :
Françoise Pétry et Philippe Boulanger
Presse et communication
Susan Mackie
susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05
Publicité France
aut-il durcir les règles en nerveuses qui connecte les hémis- stephanie.jullien@pourlascience.fr
matière de pollution aux particules phères cérébraux. Espace abonnements
fines ? Marion Mortamais, de l’Inserm, L’explication la plus probable est https ://boutique.cerveauetpsycho.fr
et ses collègues tirent en tout cas la que les particules fines provoquent Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
Tél. : 03 67 07 98 17
sonnette d’alarme. Leurs résultats sug- une inflammation nocive dans le cer- Adresse postale :
gèrent que même dans les limites auto- veau en formation des enfants. C’est Cerveau & Psycho - Service des abonnements
risées au sein de l’Union européenne, d’autant plus problématique que le 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex
une exposition prénatale aux PM2,5 corps calleux est la principale zone Diffusion de Cerveau & Psycho
(des particules fines de diamètre infé- de communication entre les deux Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard
Tél : 04 88 15 12 43
rieur à 2,5 micromètres) réduit le hémisphères, de sorte que son alté-
Titre modifiable sur le portail-diffuseurs :
volume d’une zone cérébrale clé. ration risque de perturber toute une www.direct-editeurs.fr
Les chercheurs ont soumis série de processus cognitifs. Son
Abonnement France Métropolitaine :
184 enfants barcelonais de 8 à 12 ans volume est d’ailleurs souvent réduit
1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)
à des mesures par IRM, puis ont dans plusieurs troubles neurodéve- Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €
reconstitué les taux de particules loppementaux, comme l’autisme ou Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
fines auxquels ils ont été exposés le trouble du déficit de l’attention français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
dans le ventre de leur mère. Pour avec ou sans hyperactivité. être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
cela, ils ont analysé rétrospective- Ces résultats devront être répli- Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
ment les données atmosphériques qués avec davantage de participants, © Pour la Science S.A.R.L.
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
dans les lieux d’habitation des car des vérifications statistiques com- représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
parents. Ils ont trouvé une exposition plémentaires n’ont pas permis d’ex- ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
allant de 11,8 à 39,5 microgrammes clure la possibilité de faux positifs. mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
par mètre cube (µg/m3), la limite auto- Mais ils s’ajoutent à des études ani- il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
risée en Europe étant de 25 µg/m3. males soulignant la nocivité des PM2,5 sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
© Shutterstock.com/Gwoeii
N° 117 - Janvier 2020
14 DÉCOUVERTES Focus
ANDRES BARRIA
Chercheur au département de physiologie et de
biophysique de l’université de Washington à Seattle.
MÉDECINE
L es personnes atteintes de
tumeurs cérébrales présentent une
libération de glutamate par le neu-
rone présynaptique active les récep-
cancer du cerveau aux États-Unis
[c’est aussi le type de cancer du cer-
gamme de symptômes dont la gra- teurs de glutamate, appelés récep- veau le plus fréquent en France,
vité varie, allant de maux de tête à teurs AMPA et récepteurs NMDA, ndlr]. Une caractéristique commune
un déclin des fonctions cognitives. sur le neurone post-synaptique. à de nombreux types de gliomes est
Les symptômes dépendent du type L’activation des récepteurs provoque que leur croissance nécessite l’acti-
de la tumeur, de sa taille, de son le passage d’ions à travers la mem- vité des cellules neuronales voi-
emplacement et de son rythme de brane cellulaire, ce qui produit une sines, mais on ignorait pourquoi
croissance. Comprendre ce qui dépolarisation – une augmentation jusqu’à présent.
contrôle la vitesse de croissance des de la charge positive à l’intérieur du Les cellules gliales saines forment
tumeurs cérébrales pourrait donc neurone post-synaptique, qui des réseaux cellulaires interconnec-
aider à mettre au point des traite- entraîne une excitation. D’autres tés. En effet, des structures sur leur
ments qui ralentissent la progres- types de cellules, les cellules gliales, membrane, appelées « jonctions
sion du cancer et améliorent la qua- entourent la synapse et régulent la interstitielles », permettent aux molé-
lité de vie des patients. Dans une transmission du signal en éliminant cules de signalisation, comme les ions
série d’articles publiés dans la revue le neurotransmetteur libéré. calcium, de passer dans les cellules
Nature, trois équipes rapportent Certaines cellules gliales affectent gliales voisines. Les gliomes forment
que, dans le cerveau, les cellules « l’excitabilité » du neurone en régu- également des réseaux cellulaires
cancéreuses forment avec les neu- lant la concentration des ions potas- interconnectés par des jonctions
rones des connexions , ou synapses, sium à l’extérieur de la cellule. interstitielles appelées microtubules
et que ces dernières favorisent la tumoraux – de longues et fines protu-
croissance tumorale. LE CANCER DU CERVEAU bérances de la membrane cellulaire
Une synapse est une structure LE PLUS MEURTRIER qui s’étendent dans les tissus environ-
dans laquelle deux neurones adja- Les cellules gliales peuvent don- nants et contribuent à l’infiltration et
cents communiquent en utilisant des ner naissance à un type de tumeur à la prolifération de la tumeur.
molécules de neurotransmetteur, cérébrale appelée « gliome », qui est Varun Venkataramani, de l’Ins-
habituellement le glutamate. La la principale cause de décès par titut d’anatomie et de biologie
à Stanford, a également observé des dans ces cellules de gliome n’a pas lules tumorales dans le réseau, ce
structures synaptiques entre des les mêmes propriétés pharmacolo- qui suggère que la formation de
cellules de gliome et des neurones. giques que ses homologues neuro- synapses dans une cellule tumorale
Les deux équipes ont montré que naux, ce qui en fait un candidat pro- modifie les propriétés des autres
les gènes des récepteurs du gluta- metteur comme cible thérapeutique. cellules du réseau et accroît leur
mate et des composants structuraux Dans d’autres cellules de gliome, les caractère invasif.
Pour déterminer l’importance Les deux groupes de chercheurs former des synapses fonctionnelles
biologique des synapses formées ont également mis au point des cel- avec les neurones environnants. De
entre les cellules de gliome et les lules de gliome humain qui expri- plus, ces cellules forment un tissu
neurones, les deux équipes ont uti- ment une version activable par la électriquement actif qui peut envoyer
lisé des outils pharmacologiques ou lumière d’un canal ionique provo- un signal à d’autres cellules tumo-
des cellules de gliome génétique- quant une dépolarisation, semblable rales et favoriser leur migration et
ment modifiées pour bloquer les à celle obtenue par l’activation leur croissance. La présence de
récepteurs AMPA et ainsi prévenir synaptique des récepteurs du gluta- synapses fonctionnelles entre les
la dépolarisation induite par une mate. Ces cellules ont été transplan- neurones et les cellules cancéreuses
activité synaptique. Ces traite- tées dans le cerveau de souris par explique pourquoi la neurotransmis-
ments ont entraîné une survie plus l’équipe de Humsa Venkatesh, ou sion par le glutamate est associée à
longue chez les souris ayant reçu cultivées in vitro par celle de Varun la prolifération, la survie et le carac-
une greffe de cellules de gliome Venkataramani. Et quand les cher- tère invasif des cellules de gliome.
humain, comparativement aux ani- cheurs ont déclenché la dépolarisa-
maux témoins chez qui les récep- tion de ces cellules de gliome grâce DES CELLULES MIGRANTES
teurs AMPA n’étaient pas bloqués. à une stimulation lumineuse, la pro- Une troisième équipe, menée
Ces manipulations ont donc nota- lifération tumorale s’est accélérée. par Qiqun Zeng, de l’Institut suisse
blement réduit l’effet de la stimula- Les travaux de Humsa Venkatesh, pour la recherche expérimentale
tion synaptique sur la prolifération Varun Venkataramani et leurs collè- sur le cancer, à Lausanne, a étudié
et le caractère invasif des cellules gues indiquent ainsi que certaines le rôle de la signalisation basée sur
de gliome. cellules de gliome ont la capacité de le glutamate dans les tumeurs en
L es structures appelées
« synapses » permettent la
communication entre les
neurones. Des protéines
d’adhérence cellulaire telles
que les neurexines et les
neuroligines les aident à se
former. Lors de la
communication neuronale à
travers une synapse, les
neurotransmetteurs
(généralement des molécules
de glutamate) sont stockés
dans des vésicules et libérés
par le neurone présynaptique.
Le glutamate traverse la fente
synaptique pour se lier aux
récepteurs AMPA et NMDA
dans une structure du neurone
post-synaptique appelée
« densité post-synaptique ». dépolarisation. De nouvelles études L’activation de ces synapses entre les
© Charlotte Calament
L’activation de ces récepteurs provoque rapportent que des cellules cellules cancéreuses et les neurones
l’entrée d’ions chargés positivement cancéreuses humaines cultivées in est corrélée à la croissance des
dans la cellule, entraînant une vitro ou transplantées dans le cerveau tumeurs et à la migration des cellules
augmentation de la charge au sein du de souris forment des synapses cancéreuses.
neurone post-synaptique : c’est la fonctionnelles avec des neurones.
Comment
le cerveau
crée la pensée
Par Max Bertolero et Danielle S. Bassett.
L
de neurones dans notre cerveau. Mais qu’est-ce
qui fait notre subjectivité et notre unicité ?
Une nouvelle science progresse dans la résolution
de cette énigme : les neurosciences des réseaux.
es réseaux envahissent nos EN BREF ces régions distinctes interagissent-elles pour don-
vies. Chaque jour, nous utilisons des réseaux ner naissance à notre subjectivité, notre personna-
£ Comment le cerveau
complexes de routes, de voies ferrées, mari- donne-t-il naissance lité et notre unicité en tant qu’êtres humains ?
times et aériennes, parcourues par des milliards à notre esprit ?
d’engins en tout genre. L’existence de ces réseaux La théorie mathématique LE CERVEAU : DES SOMMETS ET DES ARÊTES !
dépasse même notre expérience immédiate. des graphes permet Un certain nombre de laboratoires dans le
de répondre en partie
Pensez au World Wide Web (ou Web), au réseau à cette question. monde, dont le nôtre, ont emprunté à une branche
électrique, voire à l’Univers, dont la Voie lactée des mathématiques appelée théorie des graphes
n’est qu’un minuscule nœud au sein d’un réseau £ L’objectif est de un langage qui permet d’analyser, de sonder et de
quasi infini de galaxies. Mais peu de ces systèmes comprendre comment prédire les interactions complexes du cerveau qui
aux connexions multiples égalent celui qui se les différents réseaux comblent le fossé apparemment immense entre
du cerveau s’entremêlent
trouve sous notre crâne, à savoir le cerveau. pour produire nos l’activité électrique frénétique des neurones et un
Au cours des dernières années, les neuros- fonctions cérébrales, éventail de fonctions cognitives – par exemple sen-
ciences ont pris une place de plus en plus impor- comme la vision, tir, se souvenir, prendre des décisions, apprendre
tante dans notre société et de nombreuses per- l’audition, et la maîtrise une nouvelle compétence ou amorcer un mouve-
de soi.
sonnes se sont familiarisées avec les images aux ment. Ce nouveau domaine des neurosciences des
couleurs éclatantes qui montrent des régions du £ Il en résultera réseaux repose sur l’idée selon laquelle certaines
cerveau « s’illuminant » pendant une tâche men- de meilleurs diagnostics régions du cerveau ont des fonctions précises et
tale. Ainsi, les lobes temporaux, au niveau des et traitements des bien définies. Fondamentalement, notre cerveau
maladies mentales,
oreilles, sont notamment impliqués dans la comme la schizophrénie est un réseau tentaculaire de 100 milliards de neu-
mémoire ; le lobe occipital, à l’arrière de la tête, se et la dépression. rones avec au moins 1 million de milliards de
consacre surtout à la vision… Mais comment toutes points de connexion, les synapses. C’est cela, selon
le postulat des neurosciences cognitives, qui crée pas à déterminer comment le cerveau fonctionne.
nos facultés cognitives, ce que l’on pourrait appe- Tout comme un inventaire des meilleurs instru-
ler la pensée ou l’esprit. Les neurosciences des ments ne fournit pas la recette de la symphonie
réseaux cherchent ainsi à en saisir la complexité. Héroïque de Beethoven.
Aujourd’hui, nous modélisons pour cette rai- Les neuroscientifiques des réseaux com-
son les données fournies par l’imagerie cérébrale mencent à percer ces mystères en examinant com-
sous la forme de graphiques, qui sont schémati- ment chaque région cérébrale est enchâssée dans
quement composés de lignes (appelées arêtes) un réseau plus vaste, et comment chaque réseau
reliant entre eux des points d’intersection (appe- est lui-même inséré dans le grand réseau intégré
lés sommets), un peu comme si vous reliiez entre qu’est le cerveau. Pour ce faire, deux approches
elles les étoiles de la Grande Ourse. Dans chaque sont envisagées. La première consiste à examiner
graphe, les sommets représentent de petits amas la connectivité structurale du cerveau, c’est-à-dire
de neurones (qu’on appelle les unités du réseau). les connexions (ou arêtes) entre différentes
Vous pouvez aussi vous représenter ces amas de régions cérébrales (ou sommets), un peu comme
neurones comme les aéroports que l’on voit sur s’il s’agissait de comprendre la disposition des dif-
la mappemonde, reliés les uns aux autres par de férents groupes d’instruments dans l’orchestre.
grands arcs de cercle représentant les liaisons C’est une contrainte qui peut influer sur la
aériennes entre grandes villes. Ces voies musique qui sera produite, mais ces données ne
aériennes sont alors les arêtes du graphe. donnent pas accès à la musique elle-même.
Dans notre travail, le cerveau humain est
ainsi réduit à un graphique d’environ 300 som- CONNECTIVITÉ STRUCTURALE,
mets. Ceux-ci sont reliés les uns aux autres par MAIS AUSSI FONCTIONNELLE
des arêtes représentant les connexions structu- La seconde approche consiste à véritablement
rales du cerveau, c’est-à-dire les épais faisceaux imaginer le cerveau comme un orchestre. Les
de substance blanche composés des prolonge- différents instruments sont des neurones qui Biographie
ments des neurones. déchargent de façon plus ou moins synchronisée
selon des schémas bien précis. On peut alors Max Bertolero
LA SYMPHONIE DES RÉSEAUX CÉRÉBRAUX « entendre » la musique d’un cerveau en mesurant et Danielle S. Bassett
Comment les réseaux de neurones vont-ils la corrélation dynamique entre l’activité de sont respectivement
alors donner le jour à des capacités cognitives ? chaque paire de régions, ce qui indique qu’elles postdoctorant
Pour tenter de répondre à cette question, considé- travaillent de concert. Cette mesure de l’activité en neurosciences
rons le cerveau, non plus comme un réseau d’aéro- corrélée est nommée connectivité fonctionnelle, et physicienne
ports reliés par des liaisons aériennes, mais et c’est elle qui décrit la coordination des diffé- et neuroscientifique,
dans le département
comme quelque chose de plus vivant, qui produit rents instruments les uns avec les autres, dans le
de bio-ingénierie
une activité concertée. Par exemple, un orchestre. temps, de façon synchrone. La synchronie et la et le groupe des systèmes
Cette image est sans doute une de celles qui se dynamique temporelle sont des caractéristiques complexes de l’université
prêtent le mieux à notre organe de la pensée. Car de la musique orchestrale. Comme nous le ver- de Pennsylvanie.
jusqu’à encore récemment, les neuroscientifiques rons, ce sont aussi des caractéristiques des phé-
étudiaient essentiellement le fonctionnement de nomènes cognitifs. Si deux régions s’activent de
régions cérébrales individuelles et isolées, comme façon similaire et en même temps, on considère
si vous vous intéressiez à des sections particu- qu’elles sont liées « fonctionnellement ». Cette
lières d’un orchestre : la section des cuivres, celle corrélation est aussi importante, sinon plus, que
des percussions, celle des cordes ou celle des bois, le seul niveau de son – le nombre de décibels –
mais indépendamment les unes des autres. Cela produit par un cor d’harmonie ou un alto. Le
peut se comprendre dans une certaine mesure, volume de la musique du cerveau peut être consi-
car il est important de savoir comment un violon déré comme le niveau d’activité des signaux élec-
produit des sons pour savoir l’apprécier. Mais cela triques qui bourdonnent autour d’une région du
ne suffit pas pour aborder une œuvre, comme une cerveau ou d’une autre.
symphonie, dans son ensemble. Il faut aussi saisir Cependant, à tout moment, certaines zones
les interactions entre les différentes sections ins- du cerveau sont plus actives que d’autres. Nous
trumentales. Autrement dit, il est important de avons tous entendu dire que nous n’utilisons
déterminer comment fonctionne une zone céré- qu’une petite fraction de nos capacités céré-
brale circonscrite comme l’amygdale, mais ce brales… En fait, le cerveau en entier est actif à
n’est que le début. Même une liste complète des tout instant, mais une tâche donnée amplifie
régions du cerveau et de leurs rôles – dans la l’activité d’une partie seulement du cerveau par
vision, la motricité, les émotions, etc. – ne suffira rapport à son activité de base (ou de repos).
L a Voie lactée possède des centaines de milliards d’étoiles, ce qui n’est rien comparé Module 1 (sommet)
au million de milliards de connexions dans notre cerveau qui nous permettent de sentir,
de penser et d’agir. Pour comprendre cette complexité, les neuroscientifiques des réseaux
créent une carte, ou un graphique, composée de sommets (chacun représentant un petit amas
de neurones dans notre cerveau) reliés par des arêtes (les câbles ou axones qui relient les Hub local
neurones entre eux). Les sommets les plus fortement connectés les uns aux autres forment
des modules. Au sein de chaque module, le sommet le plus important sert de tête de pont Hub
connecteur
pour se connecter à des modules voisins. On l’appelle un « hub ». Module 2
C
Un graphique des sommets et des
arêtes du cerveau humain révèle les
hubs hyperconnectés représentés
par de grands cercles. La couleur
de chaque sommet correspond
au module auquel il appartient.
Les sommets peuvent être assimilés
à des aimants qui se repoussent,
mais les arêtes, entre les sommets,
agissent comme des ressorts qui
maintiennent ensemble les sommets.
Ces derniers, quand ils sont
étroitement connectés entre eux,
se regroupent donc en modules.
Les hubs se situent au centre
du graphique, car ils sont fortement
connectés à différents modules.
La + forte
Suivi visuel Force de la
Observation de l’action connexion
L’ensemble forme le cerveau Énonciation de l’image (en silence)
Les modules de vision, d’attention et d’autres Perception de la luminosité
fonctions cognitives sont dédiés à des tâches Vision
Énonciation de l’image (à haute voix)
spécifiques, souvent évaluées par des tests Lecture silencieuse
psychologiques. Le module de vision, par Attention visuelle
exemple, est impliqué dans le fait de nommer Dessin
les choses ou les gens, la lecture et l’observation. Contrôle du mouvement des yeux
Mais de nombreuses tâches nécessitent plusieurs Rotation mentale
modules. Par exemple, une tâche de rotation Contrôle visuel
mentale recrute à la fois le module de vision Attention
Pointer
et celui d’attention.
Écriture
De plus, certains modules correspondent à des
Mouvement imaginaire
tâches plus abstraites : le module frontopariétal
Raisonnement
permet de passer d’une tâche à une autre ou
Comptage
de se rappeler des listes de données. De même,
le module de mode par défaut traite les états Tâche de planification complexe
émotionnels et l’écoute d’un discours lorsqu’une Tâche mnésique dite «n-back»
personne est au repos. Tâche mnésique dite Sternberg Contrôle
Changement de tâches frontopariétal
Compléter des mots (à haute voix)
Rappel d’une liste de mots libres
Tâche dite de «Stroop»
Tâche d’inhibition
Détection des vibrations par le toucher
Taper du doigt
Répétition vocale Moteur
Petits mouvements de la main somatique
Sifflement
Saisir quelque chose
Force isométrique
Conscience du besoin d’uriner
Contrôle des stimulations
Stimulation électrique non douloureuse
Retenir son souffle Saillance
Compléter des mots (en silence)
Jouer de la musique
Imaginer ce que pensent les autres
Catégoriser des scènes émotionnelles
Écoute passive
Mentir
Détection de tonalité
Rappel d’événements (mémoire épisodique) Mode
Gratification retardée par défaut
Production des mots (à haute voix)
Distinguer le sens des mots
Grammaire
Identification des émotions sur les visages
Détection des odeurs
Jeux vidéo
Conditionnement classique Limbique
Manger/boire
Visualisation passive
Tâche de récompense monétaire
attention. À l’inverse, les individus ayant des la musique orchestrale. Les connexions physiques
connexions fonctionnelles plus faibles entre ces du cerveau se modèlent et s’altèrent au fil du
mêmes régions du cerveau sont moins intelli- temps, parfois sur des mois ou des années, tandis
gents, ont davantage d’antécédents d’abus de que la connectivité fonctionnelle varie beaucoup
substances, dorment mal et présentent des plus rapidement, en quelques secondes ou
troubles de la concentration. minutes seulement, lorsqu’une personne passe
d’une tâche mentale à une autre. Ces transforma-
DES CONNEXIONS FORTES BÉNÉFIQUES tions de la connectivité structurale et fonction-
Ensuite, nous avons mis en évidence que ces nelle sont importantes pendant le développement
résultats se décrivaient par des schémas particu- du cerveau de l’adolescent, quand les touches
liers de hubs. Si votre réseau cérébral est doté de finales du câblage cérébral s’affinent. Il s’agit
hubs solides qui établissent de nombreuses d’une période cruciale, car les premiers signes de
connexions entre les modules, il a tendance à troubles mentaux apparaissent souvent à l’ado-
avoir des modules bien séparés les uns des autres, lescence ou au début de l’âge adulte.
et vous obtiendrez de meilleurs résultats dans
diverses tâches, allant de la mémoire à court DES RÉSEAUX QUI ÉVOLUENT AVEC L’ÂGE
terme aux mathématiques, en passant par la C’est un des domaines sur lesquels nous tra-
cognition sociale et linguistique. En d’autres vaillons au laboratoire : comprendre la façon dont
termes, vos pensées, vos sentiments, vos excen- les réseaux cérébraux se développent pendant
tricités, vos défauts et vos forces mentales sont l’enfance et l’adolescence et jusqu’à l’âge adulte.
tous codés par l’organisation spécifique de votre Des changements physiologiques, par exemple
1
cerveau en un réseau unifié et intégré. En résumé, hormonaux, influent sur leur développement,
c’est la musique que votre cerveau joue qui fait mais d’autres facteurs interviennent, comme
de vous ce que vous êtes. l’apprentissage, l’exposition à de nouvelles idées
Ainsi, les modules synchronisés de votre cer- et compétences ou le statut socioéconomique
veau établissent votre identité et vous aident à la d’un individu.
conserver au fil du temps. Car les compositions MILLION Les modules appartenant à nos différents
musicales qu’ils jouent semblent assez stables dans DE réseaux cérébraux apparaissent très tôt dans la
le temps. Cette ressemblance a été constatée MILLIARDS vie, déjà in utero, mais leur connectivité s’affine
lorsque des participants à deux autres études du à mesure que nous grandissons. Le renforcement
projet du connectome humain ont réalisé diverses constant des connexions structurales entre hubs
tâches impliquant la mémoire à court terme, la de points de connexion tout au long de l’enfance accentue la ségrégation
reconnaissance des émotions d’autrui, les mouve- entre les neurones entre les modules ainsi que l’efficacité avec
ments des doigts, le langage, les mathématiques, d’un cerveau laquelle les jeunes accomplissent des fonctions
le raisonnement social et un « état de repos » dans exécutives comme le raisonnement complexe et
lequel ils devaient laisser leur esprit vagabonder. l’autorégulation. Nous avons également constaté
Le résultat est fascinant : le câblage fonction- que l’isolement des modules est plus rapide chez
nel des réseaux présente alors d’étonnantes simi- les enfants ayant un statut socioéconomique
litudes lors de la réalisation de toutes ces tâches. élevé, ce qui révèle l’effet de l’environnement sur
Pour reprendre notre analogie, ce n’est pas le développement du cerveau.
comme si le cerveau jouait Beethoven quand il Comme nous l’avons déjà dit, bien que les
fait des mathématiques et du Ravel quand il est changements de connectivité structurale soient
au repos. En fait, la symphonie dans notre tête lents, la reconfiguration des connexions fonction-
correspond au même musicien qui aurait ten- nelles est quant à elle souvent rapide, durant
dance à jouer toujours le même genre musical. Et quelques secondes ou minutes. Une vitesse d’exé-
ce, parce que les câbles physiques du cerveau, ou cution essentielle pour passer d’une tâche à
connexions structurales, contraignent les voies une autre, voire pour assurer l’énorme quantité
du réseau intégré qu’un signal neuronal peut d’apprentissage qu’exige une seule fonction cogni-
emprunter. Et ces voies imposent la façon dont tive. Depuis 2011 et après plusieurs études, nous
les connexions fonctionnelles, par exemple pour avons ainsi constaté que les modules changeant
les mathématiques ou le langage, sont configu- le plus facilement se retrouvent chez les per-
rées. C’est comme une grosse caisse de percus- sonnes qui ont souvent des fonctions exécutives
sion qui ne peut pas jouer la mélodie d’un piano… et une capacité d’apprentissage supérieures.
Toutefois, des changements dans la musique Pour préciser ce résultat, nous avons utilisé les
du cerveau se produisent inévitablement, tout données accessibles au public issues d’une étude
comme de nouveaux arrangements le font pour historique nommée MyConnectome et dans
manque une idée centrale. Il faudrait plutôt Bibliographie nouveaux. Ce qui permettrait de traiter des mala-
annoncer : « Ce que je ne peux pas créer ni contrô- dies et de rétablir des fonctions cérébrales après
ler, je ne le comprends pas. » Car en l’absence d’un un accident vasculaire cérébral par exemple.
tel contrôle, nous pouvons prendre plaisir à écou- O. Sporns, Graph theory Mais avant que ces scénarios futuristes ne se
ter une symphonie, mais pas en être le chef d’or- methods : Applications concrétisent, deux grandes lacunes doivent être
chestre. Il en va de même pour le cerveau. in brain networks, comblées : il faut en savoir plus sur la façon dont
Aujourd’hui, nous comprenons sa forme et l’impor- Dialogues in Clinical la génétique, le développement et l’environnement
Neuroscience, vol. 20,
tance de son architecture réseau, et savons qu’il déterminent la structure du cerveau, et comment
pp. 111-121, 2018.
détermine qui nous sommes, mais nous commen- cette structure crée nos aptitudes cognitives. Les
çons à peine à voir comment tout cela se produit. M. A. Bertolero et al., neuroscientifiques ont déjà des éléments de
Pour reformuler l’explication du mathématicien A mechanistic model réponse, mais ce n’est pas suffisant. Pour l’instant,
of connector hubs,
Pierre-Simon de Laplace sur le déterminisme et la notre vision du cerveau est encore floue, comme
modularity and
mécanique, et l’appliquer au cerveau, on peut cognition, Nature si nous étions à l’extérieur de la salle de concert et
considérer notre cerveau, et donc notre esprit, Human Behaviour, ne voyions que des esquisses des instruments. Les
comme une compilation de ses états passés qui vol. 2, pp. 765-767, 2018. chercheurs savent que dans chaque région céré-
peuvent être utilisés pour prédire l’avenir. Un neu- D. S. Bassett et brale se trouvent des millions de neurones qui
roscientifique qui connaîtrait tous les principes de O. Sporns, Network s’activent à chaque milliseconde, et ils mesurent
fonctionnement du cerveau et tout ce qui concerne neuroscience, Nature indirectement leur niveau d’activité moyen toutes
le cerveau d’une personne donnée pourrait prédire Neuroscience, vol. 20, les secondes environ, tout comme ils identifient à
son état mental à venir, tout comme son passé. pp. 353-364, 2017. peu près les connexions structurales du cerveau
Ces connaissances limiteraient en partie la en entier. Mais c’est comme si, pour savoir où se
douleur et la souffrance, étant donné que de trouvent vos clés que vous cherchez depuis ce
nombreuses maladies mentales sont liées à des matin, on vous disait qu’elles sont quelque part
anomalies du réseau. Avec suffisamment d’ingé- dans la maison. Il faudra gagner un ordre de gran-
niosité technique, nous pourrions développer des deur dans la précision des mesures. Alors, qui sait
dispositifs implantés qui modifieraient les jusqu’où nous pourrons aller dans le décryptage
réseaux ou même en produiraient de de l’esprit humain. £
9 janvier
Langages, langues, dialectes animaliers :
les dictionnaires des animaux
avec Astrid Guillaume, maître de conférences
en sciences du langage, Sorbonne Université.
16 janvier
Sifflements, chants et gazouillis,
mais que disent les oiseaux ?
avec Sébastien Derégnaucourt, éthologiste,
professeur à l’université Paris-Nanterre.
23 janvier
Le langage n’est pas le propre de l’Homme,
parole de singe !
avec Alban Lemasson, éthologiste, professeur,
université de Rennes 1, université de Caen
Normandie, CNRS.
30 janvier
Des clics et des clangs : le langage
énigmatique des cachalots
avec François Sarano, océanographe, plongeur
professionnel, cofondateur de l’association
Longitude 181 Nature.
© GettyImages
LAURENT COHEN
Professeur de neurologie
à l’hôpital de La Pitié-Salpêtrière.
Le
commissaire-priseur
qui oubliait le nom
des peintres
Comment s’appelle cet artiste qui a peint
la Joconde ? Pour Albert G., pourtant expert
en la matière, c’est le trou noir. Au même moment,
il oublie le nom du Premier ministre. Et les prénoms
de ses petits enfants. Que se passe-t-il ?
M
LE COMMISSAIRE-PRISEUR QUI OUBLIAIT LE NOM DES PEINTRES
parmi ces portraits « le président russe et le chan- est plus grande et plus haute qu’une chaise, on la
celier allemand, ainsi que deux visages qui ne me déplace difficilement, elle n’a pas de dossier et
disent rien », mais il a ajouté : « Je ne peux vous sert à poser des assiettes, alors qu’une chaise sert
dire lequel est Boris Eltsine. » Effectivement, à s’asseoir, se déplace facilement d’un lieu à un
répondre lui était impossible parce qu’il ne pou- autre, et ainsi de suite. Les différences de sens
vait ni trouver le nom à partir de l’identité, ni sont encore infiniment plus grandes entre les
l’identité à partir du nom. mots « table » et « girafe ». Et pour toutes les
innombrables variétés de tables, on n’emploie
UNE AIRE CÉRÉBRALE DES NOMS PROPRES ? qu’un seul mot : table !
Reste à expliquer un fait singulier : pourquoi Or, tout à l’opposé, les différences entre
monsieur G. n’oublie-t-il que les noms propres, et individus sont beaucoup plus subtiles : tout le
pas les noms communs ? Le neuropsychologue monde mange, dort, a deux bras et une tête…
est toujours avide des pannes sélectives, qui lui Pourtant, on emploie pour les désigner des
permettent de démonter le mécano cérébral. noms aussi éloignés que Jules Dupont et Antoine
Dans le cas présent, il n’a qu’une envie, s’excla- Duchâteau. Donc on comprend bien qu’à l’ins-
mer : « J’ai trouvé une panne sélective des noms tant de trouver le nom adéquat pour exprimer
propres ! J’ai donc la preuve que le cerveau abrite l’idée que nous avons en tête, en cas de diffi-
une machinerie spécialisée pour les noms culté, les noms propres souffriraient plus que
propres ; j’ai découvert une nouvelle pièce de la les noms communs. Est-ce là l’explication du
machinerie du langage ! » problème de monsieur G. ?
C’est malheureusement aller trop vite en Pour répondre à cette question et prouver
besogne. En effet, il est possible que les noms qu’en fait, noms propres et communs emploient
propres et communs soient produits exactement bien des mécanismes distincts, un neuropsycho-
par les mêmes mécanismes, mais que les noms logue doit trouver non pas une simple dissocia-
propres soient juste un peu plus difficiles à tion, comme chez monsieur G., mais aussi la
atteindre, un peu plus fragiles. Il n’y aurait là rien panne opposée, c’est-à-dire une difficulté plus
d’étonnant : en prenant de l’âge, il est fréquent marquée pour les noms communs que pour les
d’avoir parfois du mal à retrouver certains mots, noms propres. De tels cas existent, et la combi-
et d’habitude, ce sont surtout les noms propres naison des deux situations forme ce qu’on
qui en pâtissent. Et cela semble logique : en géné- appelle une double dissociation. C’est pourquoi
ral, les noms communs désignent des objets dont on peut s’attendre à ce que l’identification des
les significations sont bien distinctes. Une table noms propres et celle des noms communs fassent
> Archimède > Galilée > Albert Einstein > Chercheurs à l’ICM
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permettront de vivre mieux et en bonne santé.
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L’épilepsie
au coin du
supermarché
Par Gianluca Liva, historien et journaliste scientifique à Udine, en Italie,
et Marcello Turconi, neuroscientifique et spécialiste des sciences cognitives, à Trieste, en Italie.
L
L’ÉPILEPSIE AU COIN DU SUPERMARCHÉ
gamma dans le cortex visuel, d’autres stimuli Bibliographie possible d’atténuer l’effet, par exemple en rédui-
entraînent plutôt une surexcitation globale, non sant le contraste des motifs.
limitée aux ondes gamma, de toute cette région D. Hermes et al., Mais comment les ondes gamma provoquent-
cérébrale. Un moyen de mesurer cette activation : Gamma oscillations and elles les crises d’épilepsie ? Ces ondes sont pro-
enregistrer la consommation d’oxygène des cel- photosensitive epilepsy, duites par le déclenchement synchrone de l’acti-
lules cérébrales par la technique d’imagerie par Current Biology, vol. 27, vité d’un grand nombre de cellules et de circuits
résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Il se R336-R338, 2017. neuronaux différents dans le cortex visuel. Dora
trouve que de nombreux groupes de recherche M. J. Nieuwenhuijsen Hermes et ses collègues soupçonnent que ces
dans le monde ont déjà mesuré, par cette et al., Fifty shades réseaux ne sont pas correctement régulés chez les
méthode, la capacité de différents motifs visuels à of green – Pathway patients photosensibles, ce qui augmente la pro-
déclencher de telles surexcitations du cortex to healthy urban living, babilité des crises. Mais si l’on ignore encore pré-
Epidemiology, vol. 28,
visuel. Ces études ont notamment étudié l’impact cisément pourquoi ces ondes engendrent les
pp. 63-71, 2017.
de la forme des motifs graphiques, du contraste, crises, c’est à la fois parce qu’on ne dispose pas
de la couleur, de l’orientation spatiale… Hermes D. Hermes et al., d’un modèle animal permettant d’étudier ce
et son équipe ont donc comparé les motifs visuels Stimulus dependence trouble et, d’autre part, parce qu’il manque un
of gamma oscillations
provoquant un surcroît d’activité – limité ou non dispositif expérimental pour simuler les facteurs
in human visual cortex,
aux ondes gamma – du cortex visuel avec les Cerebral Cortex, vol. 25, de risque de l’épilepsie photosensible chez les
motifs provoquant des crises d’épilepsie. pp. 2951-2959, 2015. personnes saines. Mais la recherche sur les cir-
cuits neuronaux impliqués dans les ondes gamma
Source : I. E. Scheffer et al., Epilepsia, vol. 58, pp. 512-521, 2017.
bat son plein, aussi bien chez l’animal que chez sensibilité à la lumière s’observe à tout âge, de 1 à
des volontaires sains, ainsi qu’avec des modèles 60 ans, mais les adolescents sont les plus vulné-
informatiques. Dorothée Kasteleijn, de l’équipe rables, explique Kasteleijn. Et seule la moitié des
de Hermes, explique qu’il est déjà possible d’étu- patients réagit aux images statiques. » Les jeunes
dier les fonctions cérébrales des patients sen- enfants atteints de formes graves d’épilepsie sont
sibles à la lumière dans des conditions de labora- même parfois plus sensibles aux motifs fixes
toire où les stimuli et les réactions cérébrales qu’aux lumières stroboscopiques.
électriques sont contrôlés avec précision.
Bien que les épileptiques photosensibles ne SOMMES-NOUS TOUS SENSIBLES
représentent qu’une faible proportion de tous les À LA LUMIÈRE ?
patients, ils ne sont pas limités à une sous-caté- Bien entendu, le problème ne concerne pas
gorie circonscrite de population, mais évidem- seulement les épileptiques. Même les personnes
ment disséminés dans son ensemble : « La en bonne santé trouvent parfois très dérangeantes
des rangées d’arbres ou de poteaux électriques qui
défilent à toute vitesse devant leurs yeux
lorsqu’elles sont, par exemple, en voiture ou en
COMMENT LE CORTEX train. Et pour les individus les plus vulnérables,
VISUEL RÉAGIT AUX IMAGES cet effet est parfois si prononcé qu’ils déclenchent
aussi des crises d’épilepsie ou des migraines.
C’est la raison pour laquelle les architectes et
Réactions Activité urbanistes pourraient être avisés de tenir compte
Qualité Exemples épileptiques Ondes cérébrale
de motifs visuels gamma de ce phénomène lors de la conception d’espaces
à l’EEG générale
ou de bâtiments publics. Kasteleijn explique
même qu’il existe déjà des directives, issues de
Taille ces recherches en neurosciences, pour des
« modèles architecturaux sûrs ». Et la photosensi-
© Gehirn&Geist nach Hermes, D. et AL. : gamma oscillations and photosensitive epilepsy, Current Biology vol. 27, S.336-338, 2017, tabelle 1
bilité fera l’objet d’une attention plus grande
Contraste encore à l’avenir. Il y a peu, différentes études
scientifiques ont montré qu’un aménagement
intérieur ou extérieur a parfois une influence
Orientation
positive sur notre état d’esprit. Ce sont surtout les
espaces verts et les formes courbes qui amé-
liorent notre santé physique et mentale, ainsi que
nos performances mentales.
Coloris En 2003, l’Académie de neurosciences pour
l’architecture (Academy of Neuroscience for
Architecture, ANFA) a été créée à San Diego, en
Californie. Cet organisme se consacre à la
DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz
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PSYCHONUTRITION
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Dossier SOMMAIRE
41
p. 42
Dans la tête de
nos compagnons
p. 50 Interview
Si un chien est
sensible, un cochon
ou une vache aussi !
p. 56
Un élevage plus
humain grâce aux
sciences cognitives
À QUOI PENSENT
NOS ANIMAUX ? « Parle et je te baptise », déclara
le cardinal de Polignac en voyant un orang-outan au Jardin
des plantes, voici deux cents ans. Aujourd’hui, on s’aperçoit
de la profondeur de ce questionnement. Que nous diraient
les animaux s’ils pouvaient parler ? Ils confieraient des
émotions, des envies, des pensées, des souvenirs. Mais
comme ils sont dénués de parole, il nous faut recourir aux
ruses de l’éthologie et d’une observation attentive pour
reconstituer, à partir de leurs mimiques et de leurs
comportements, ce qui se passe dans leur tête. On découvre
alors un monde riche et foisonnant, certes différent du
nôtre mais parfois étonnamment ressemblant. Ils éprouvent
de l’empathie, raisonnent sur la meilleure façon d’obtenir de
la nourriture, ressentent l’injustice ou la jalousie, sont
optimistes ou pessimistes, selon leurs individualités.
L’accumulation de ces connaissances rend de plus en
plus artificiel le cloisonnement entre l’homme sujet et
l’animal objet, celui qu’on peut posséder et manger. Elle
remet en question les fondements de notre culture, pour qui
l’animal devait être et rester une machine. Cette révolution,
pouvons-nous seulement en imaginer les conséquences ?
Sébastien Bohler
42
DANS LA TÊTE
DE NOS
COMPAGNONS
Les recherches de ces vingt-cinq
dernières années ont bouleversé
notre vision de l’animal : doués
d’émotions complexes, de pensées,
d’empathie et d’un sens de la justice,
nos compagnons sont une source
très riche d’intérêt pour qui veut
bien les comprendre.
À
sûr d’y consacrer des recherches. La littérature
scientifique n’en parlait donc pas, ne leur accor-
dant par là même aucune existence. Pendant ce
temps, ceux qui vivent au contact des animaux
n’ont jamais douté de l’existence des émotions de
leur animal. La phrase célèbre de Jeremy
Bentham sur la souffrance animale, « La question
n’est pas : peuvent-ils raisonner ? Ni : peuvent-ils
parler ? Mais : peuvent-ils souffrir ? », date
plusieurs reprises, au £ Non seulement les de 1789, et dans l’Antiquité déjà, les récits comme
cours de l’année qui vient de s’écouler, j’ai eu animaux sont capables ceux de Pline l’Ancien étaient emplis d’animaux
des demandes de consultation au motif surpre- de souffrir, mais ils mont ra nt u ne capac ité émot ion nel le
possèdent des émotions
nant : « Mon chien (ou mon chat) est-il heu- complexes au même impressionnante.
reux ? » Même ma spécialité (je suis diplômé du titre que l’humain.
Collège européen de bien-être animal et de ÉPROUVENT-ILS LES MÊMES
médecine comportementale) ne me permet pas £ On sait aujourd’hui ÉMOTIONS QUE NOUS ?
qu’ils sont doués de Depuis maintenant un peu plus de vingt ans,
de répondre à une telle question ! Le bonheur, conscience, d’empathie
quelle vaste entreprise, déjà pour un être humain et d’un sens de la justice. la science en a fait un objet d’études non sans
à qui il est possible de poser la question directe- controverses et avec beaucoup de restrictions.
ment mais le bonheur dans un monde animal, £ Certains sont capables Mais aujourd’hui la présence d’émotions comme
cela paraît inaccessible. de métacognition, la peur ne fait plus débat, y compris la capacité à
évaluant les propres
Il est toutefois possible de répondre à la limites de leur mémoriser les stimuli désagréables et à les anti-
demande en remplaçant la question du bonheur raisonnement. ciper chez des invertébrés. Ceci a d’ailleurs
par celle du bien-être, pour laquelle nous conduit en février 2015 le législateur à introduire
sommes bien mieux armés. Au-delà de l’anec- £ Ces découvertes dans le Code civil, via l’article 515-14, le fait que
changent totalement
dote, ce qui nous paraît très important, c’est que leur statut. les animaux sont des êtres sensibles.
cette question puisse venir à l’esprit d’une per- En fait, sur les six émotions primaires (joie,
sonne qui vit avec son animal. Cela dénote un surprise, dégoût, tristesse, peur, colère), aucune
profond changement de paradigme, l’animal n’échappe à l’animal de compagnie et les pro-
n’étant plus considéré comme un objet, mais priétaires de chiens par exemple les décrivent
bien comme le sujet de sa propre vie avec une toutes, même si le dégoût est le moins souvent
expérience qui lui est propre, des sentiments, reconnu. Il faut dire que, dans un monde de
des cognitions, une représentation du monde, chien, carnivore nécrophage, les objets de
une théorie de l’esprit, une conscience peut-être. dégoût ne sont pas les mêmes mais, par exemple,
Une transformation du regard lié à la prise de faites sentir un verre d’alcool ou de la fumée de
conscience globale sur l’avenir de la Terre, sur cigarette à votre chien et, s’il n’en a pas l’habi-
l’importance de repenser les rapports entre tude, observez sa tête vous verrez en général de
l’homme et la nature et donc avec les animaux belles manifestations de dégoût.
qui a rejailli aussi sur la pensée même de la rela- Une fois l’accès au monde des émotions
tion avec nos animaux de compagnie. Les lignes accordé aux animaux, et notamment à ceux de
ont bougé très vite ; en 25 ans, l’animal a changé compagnie, la question s’est posée de leurs émo-
de statut sur tous les plans : philosophique, juri- tions secondaires. C’est sans doute par le psycho-
dique et scientifique. logue américain Robert Plutchik que celles-ci ont
Dans ce cadre, je vous invite donc à parcourir
quelques-unes des avancées récentes qui nous
permettent de mieux comprendre nos animaux
familiers et de leur apporter les conditions néces-
saires de leur bien-être, de leur épanouissement
Savoir évaluer son propre degré
© Wikimedia Commons
Degré de confiance
versité de Vienne ont demandé à deux chiens d’exé- 4
cuter une consigne simple qu’ils savaient très bien 3,5
réaliser : mais ils exécutaient la consigne côte à
3
côte, et à la fin un seul des deux était récompensé.
Les résultats de ce test sont significatifs et repro- 2,5
ductibles : le chien qui ne reçoit pas de récompense 2
répond ensuite moins bien à l’ordre que s’il s’est
1,5
trouvé dans une situation où il était isolé. Or pour
1
qu’émerge cette protomorale basée sur l’injustice, s e il t e é é e é e e e é r t e n
il faut un mélange d’émotions (la tristesse, la colère r ra ont eu goû thi ilit iert ess iét lèr ris usi sit Peu érê Joi tio
a ab F st nx Co rp lo rio t ec
ba H D é p i u I n
ou la déception causée par l’observation de l’injus- Em
D m lp
E Cu Tr A S Ja Cu Aff
tice) et une représentation cognitive de ce qui eût Émotions
été juste (une distribution équitable de nourriture
dans le cas de cette expérience).
Voilà qui donne une tout autre dimension aux Sur 900 propriétaires
UN ACCÈS À LA SYNTAXE possibilités de la cognition canine, même si tous d’animaux interrogés,
la majorité se sont
Tout cela nous amène à poser la question de les chiens ne sont pas des génies de leur espèce, accordés à attribuer
la cognition canine. À entendre certains proprié- comme Rico, Chaser ou Bailey – les spécimens 10 émotions primaires
taires, les chiens sont très intelligents et savent auteurs de ces performances hors du commun. (dont l’affection ou
la peur) et 7 émotions
résoudre de nombreux problèmes. Mais d’un secondaires (dont
autre côté, en éthologie classique, on préfère LE RAT QUI SAIT… QU’IL NE SAIT PAS la jalousie ou la fierté)
à leur compagnon.
revoir cette capacité à la baisse, y compris l’intel- Beaucoup de chiens ont des aptitudes très par-
ligence sociale : on a longtemps ri du propriétaire ticulières (recherche, chasse, détection de mala-
de chien disant que son animal le comprend. dies) qui sont le résultat d’apprentissages. Nul
Aujourd’hui encore, il est difficile de faire doute qu’ils soient capables d’apprendre et qu’ils
admettre aux gens que le chien interprète le com- le font très bien. Mais une fois leur apprentissage
portement non verbal, le contexte et le co-texte fait, savent-ils qu’ils savent ? C’est une question
(ton, rythme, émotions associées) bien plus que qu’il est difficile de leur poser. Pourtant, certains
les mots et leur sens. chercheurs comme Allison Foote et Jonathon
Pourtant, que de changements en moins de Crystal ont réussi à démontrer que les rats savent
vingt ans… Depuis des expériences prouvant que distinguer les situations où ils connaissent la
des chiens pouvaient retenir très rapidement et réponse de celles où ils n’en sont pas certains. Par
catégoriser des mots (capacités de labelling et de exemple, lorsqu’ils ont été entraînés à apprécier
fast mapping), des centaines de mots – voire plus la durée d’un son et à obtenir une forte récom-
d’un millier pour le meilleur d’entre eux –, ont pense en appuyant sur un levier situé à leur
obligé les scientifiques à abandonner leurs posi- gauche pour des sons brefs et sur un levier situé
tions dogmatiques. Certains chiens, (pas tous, par à leur droite pour des sons prolongés, ils préfèrent
exemple, je ne suis pas sûr que mon propre chien s’abstenir de passer le test pour les durées inter-
D’après P. H. Morris et al., Cognition and Emotion, vol. 22, p. 320, 2008
connaisse plus de cinq mots…) sont donc aptes médiaires, où ils sentent qu’ils risquent l’échec.
non seulement à comprendre des mots mais à Dans ce cas, ils choisissent l’option consistant à ne
apprendre des constructions syntaxiques diffé- pas appuyer sur un levier et à recevoir une frian-
rentes provoquant un changement de sens malgré dise de moindre importance plutôt que de prendre
des mots communs : dans des expériences célèbres
visibles sur la plateforme Youtube, on voit le bor-
der collie prénommé Chaser faire preuve d’une
compréhension combinatoire des mots, lors d’uti-
lisation de phrases comportant plusieurs éléments.
Par exemple : « Prends la balle et apporte-la vers la
Chaser, un border collie,
corde », suivie de la phrase : « Prends la corde et
apporte-la vers la balle ». Les mots sont les mêmes
sait repérer la fonction de sujet
dans les deux phrases et, pour pouvoir exécuter et de complément dans
l’action dans le bon ordre, il faut comprendre à la
fois le verbe, le nom et la juxtaposition des deux. une phrase dite à voix haute
le risque de se tromper et de ne rien recevoir Parmi les espèces où s’observent des conduites
comme récompense. de deuil, on retrouve évidemment celles dotées
Alors, si les rats le font, les chiens en sont-ils d’un très gros cerveau, au premier rang des-
capables ? La réponse est… oui. Par exemple, en quelles l’éléphant. Les scènes de détresse ou
fonction du fait qu’ils ont pu ou non capter la d’intérêt pour le squelette de la matriarche quand
direction du regard d’un expérimentateur qui la troupe repasse au même endroit, observées
vient de cacher de la nourriture à proximité, ils notamment par l’éthologue Karen McComb dans
décident ou non de se procurer un indice supplé- le parc naturel d’Amboseli, au Kenya, trouvent
mentaire en glissant un regard par une fente afin difficilement une autre explication qu’une recon-
de mieux repérer la récompense. naissance et une représentation de celle qui était
jadis vivante. J’ai eu l’occasion d’explorer beau-
ALORS, QU’ONT-ILS DANS LA TÊTE ? coup des facettes du deuil chez l’animal, d’un
Les animaux ont donc beaucoup de choses animal pour l’autre mais aussi d’un animal pour
dans leur tête… qui ressemblent à nos propres son partenaire humain, être d’attachement.
objets mentaux. En mettant tous ces éléments Beaucoup d’entre eux présentent des comporte-
bout à bout, il devient difficile de ne pas se poser ments caractéristiques du deuil après la perte
la question d’une conscience animale. Là encore, d’un compagnon, humain ou animal. On y dis-
cette question agite la communauté scientifique cerne notamment les phases de déni (l’animal
et notamment les activistes des droits des ani- continue à chercher la personne ou l’animal
maux qui essayent d’obtenir un statut spécial décédé) ; de colère et d’irritabilité (comporte-
pour les grands singes en leur accordant des La contrariété est ments d’agression contre le nouvel animal
une émotion moins vive
droits proches de ceux des humains. Aujourd’hui que la colère, mais adopté) ; et de réinvestissement (par l’établisse-
il est question de faire entrer dans le dictionnaire située sur le même axe. ment d’un lien apaisant et de bonne qualité avec
Évitez que votre animal
le mot sentience qui permettrait d’inclure les ani- ne passe de la première un autre animal). C’est une période transitoire et
maux dans une certaine acception de la à la seconde ! normale même si le terme de deuil choque encore
conscience tout en laissant un fossé entre eux et
les humains. Cela ne me paraît pas nécessaire.
Quand nous parlons de locomotion, nul doute
qu’un homme et un guépard n’ont pas les mêmes
capacités et pourtant ils sont tous les deux
capables de se mouvoir. Dire des animaux qu’ils
ont une conscience n’implique pas qu’ils aient la
même que la nôtre, mais c’est affirmer qu’ils ont
une représentation de leur monde, de leur rap-
port aux autres et, pour beaucoup d’entre eux,
une perception de leur existence dans ce monde.
Qu’en est-il, d’abord, de leur rapport aux
autres ? Chacun sait que les animaux sont
conscients de la présence des autres animaux,
humains ou non-humains, dans leur environne-
ment ; mais on a longtemps considéré que cette
prise en compte des autres ne se rapportait qu’à
la réalité des faits à un instant présent. L’animal,
pensait-on, n’interprète pas l’attitude de ses par-
tenaires sociaux ou relationnels ; il n’attribue pas
de pensée ou d’intention à l’autre.
LA CONSCIENCE DE LA MORT ?
Or, ce point de vue est battu en brèche par
une série d’observations. À commencer par la
© LokFung / GEttyImages
L’IMITATION INTELLIGENTE
Il semble donc que des animaux aient des
représentations mentales durables de leurs sem-
blables, mais ce n’est pas tout : ils leur attribuent
aussi des représentations – pensées, voire inten-
tions. Tout d’abord, une très jolie expérience
menée par Friederike Range en 2007, réalisée au
Clever Dog Lab, à Vienne, montre bien que, quand
un chien observe un autre chien, il ne fait pas que
le regarder mais attribue des causes à ses actions,
et procède alors à une imitation sélective de son
comportement. Dans cette expérience, chaque
chien devait tirer un levier pour obtenir une
récompense. Dans un premier temps, il voyait un
autre chien actionner le levier avec la patte, ce qui
est plus difficile à réaliser qu’avec la bouche. Le
chien spectateur choisissait alors d’actionner le
levier également avec sa patte, comme s’il avait
compris que si l’autre n’avait pas utilisé la bouche,
c’est qu’il devait y avoir une raison à cela. En les tests proposés ont fait intervenir l’odorat,
revanche, si premier le chien avait une balle dans ils sont devenus très significatifs. Par exemple,
la bouche qui l’empêchait d’utiliser cette voie les chiens passent moins de temps à renifler des
d’action, l’autre semblait comprendre qu’il n’avait tâches d’urine dans la neige lorsqu’il s’agit de leur
utilisé sa patte que par la force des choses. Il urine que lorsqu’elle vient d’autres congénères.
devait donc être bien plus efficace d’utiliser la Ils connaissent leur odeur.
bouche, et c’est ce qu’il faisait ensuite ! Les chiens ont donc conscience d’eux-mêmes,
Les chiens paraissent donc se « glisser » dans mais attribuent-ils une valeur aux actions qu’ils
la peau de leurs congénères, mais cela signifie-t-il effectuent ? Sont-ils capables de s’en souvenir et
qu’ils ont conscience d’eux-mêmes ? Pendant très de les (ré)utiliser dans des contextes appropriés ?
longtemps, on leur a dénié cette aptitude, en Parmi les autres équipes qui posent des questions
vertu du fait qu’ils échouaient au « test du miroir ». pertinentes aux chiens, il y a celle d’Ádám
Dans ce test, un expérimentateur colle une pas- Miklósi et de son Family Dog Project, à Budapest.
tille colorée sur le visage de l’animal (à son insu), Une de ses collaboratrices a démontré dans les
puis le place devant une glace : si l’animal pointe années précédentes que les chiens étaient capables
avec sa main, sa patte ou sa trompe, sur la partie d’imiter non seulement d’autres chiens mais des
de son propre corps où se trouve la pastille de humains. En 2016, Claudia Fugazza a ainsi mon-
couleur, c’est qu’il sait que l’image qu’il voit dans tré que les chiens étaient capables de reproduire
le miroir est la sienne. Certaines espèces réus- les actions de leur référent (par exemple, le
sissent ce test avec plus moins de succès : élé- démonstrateur par exemple monte sur une table,
phants, dauphins, chimpanzés, pies, porcs… ou tourne sur lui-même), et pas seulement sur le
Mais pas les chiens. Du moins jusqu’à ce que des moment-même, mais parfois avec plusieurs
© Oxygen/ GettyImages
chercheurs tenaces aient l’idée de leur poser la heures, voire plusieurs jours d’écart, simplement
question différemment, en se référant à la en répondant à la commande : « Refais-le ! » Ils
connaissance que nous avons de leur monde sen- démontrent par là la persistance de l’action.
soriel. Or c’est bien sûr l’olfaction qui est domi- Tous ces éléments sont parcellaires et il est
nante dans leur monde et à partir du moment où impossible de rendre justice à la totalité de la
CAPTIF OU COMPAGNON ?
Cela nous oblige aussi à repenser la relation
en accordant plus d’attention à la fois aux émo-
tions, aux représentations de nos compagnons,
à la conception même de cette conscience diffé-
rente de la nôtre. Mais il faut aussi tirer la son-
nette d’alarme et exhorter à la prudence. On
assiste aujourd’hui, sous prétexte de vouloir
recherche dans ce domaine. C’est pour cela que Sur le Web libérer les animaux familiers, à une remise en
nous avons concentré notre article sur le chien. cause du compagnonnage qui nous unit à eux.
D’une manière plus générale, comme cela a été https://familydogpro- Certains décrivent nos chiens et nos chats
exprimé au cours d’un colloque à l’École vétéri- ject.elte.hu/ comme des animaux captifs. Le professeur de
naire de Lyon le 6 décembre 2018, le débat est Un projet de recherche biologie évolutionniste Marc Bekoff, à l’univer-
clos : il existe bien une conscience animale. La impliquant les chiens sité du Colorado, décrit exactement le contraire
question qui reste entière est celle de la limite de et leurs propriétaires dans son ouvrage récent. Si le titre du premier
pour mieux comprendre
cette conscience. Y a-t-il chez certains animaux chapitre est « Captifs », c’est pour mieux expli-
les relations entre
une conscience de leur propre finitude, de leur l’homme et le chien. quer que l’on ne peut opposer cette captivité à
fin imminente ou lointaine ? Et, si oui, cela doit-il une liberté qui n’a aucun sens chez l’animal
changer notre façon de voir les animaux ? Parce domestique. Il souligne la volonté de la plupart
qu’après tout, dans notre espèce, nous avons à Bibliographie des propriétaires de faire de leur mieux pour
coup sûr cette connaissance et il n’est pas évident leur animal de compagnie et je partage cette
qu’en observant notre comportement, un scienti- F. De Waal, La Dernière sensation. La relation entre les chiens et leur
fique martien ne parlant pas nos langues serait à Étreinte, Les liens propriétaire, par exemple, est la plupart du
même de le découvrir. qui libèrent, 2019. temps une relation très positive pour l’un et
M. Bekoff, Unleashing l’autre. Aussi, les connaissances tous les jours
UNE NOUVELLE CONDITION ANIMALE ? Your Dog, New World renouvelées sur la complexité de nos animaux
Le changement de représentation de toute la Library, 2019. familiers doivent nous amener à leur apporter
société est en marche et nous en voulons pour C. Béata, Au risque toujours de meilleures conditions de bien-être
preuve la nouvelle définition du bien-être donnée d’aimer, Odile Jacob, et plus de respect, mais ne doivent pas mettre
par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de 2013. en danger la relation d’attachement qui unit
l’alimentation, de l’environnement et du travail M. Bekoff, homme et chien depuis 30 000 ans, et homme et
(Anses) : « Le bien-être d’un animal est l’état men- Les Émotions chat depuis plus de 10 000. Ils vivent avec nous
tal et physique positif lié à la satisfaction de ses des animaux, Payot, et nous vivons avec eux car cela, quand les
besoins physiologiques et comportementaux, 2009. conditions sont réunies, procure du plaisir aux
ainsi que de ses attentes. Cet état varie en fonction deux partenaires et embellit leur vie. £
INTERVIEW
FABIENNE
DELFOUR
FABIENNE DELFOUR EST ÉTHOLOGUE, ASSOCIÉE
AU LABORATOIRE D’ÉTHOLOGIE EXPÉRIMENTALE
ET COMPARÉE DE L’UNIVERSITÉ PARIS 13.
SI UN CHIEN EST
SENSIBLE, UN
COCHON OU UNE
VACHE AUSSI !
Depuis quand se préoccupe-
t-on de savoir ce que les
animaux ont dans la tête ?
Dans le domaine de la recherche
scientifique, les choses se sont forte-
ment accélérées depuis une ving-
taine d’années. Après s’être principa-
lement intéressés à la cognition de
nos proches cousins les primates, les
spécialistes du comportement ani-
mal ont commencé à étendre l’étude
de la cognition et des émotions ani-
males à plus d’espèces : chiens,
chats, chevaux, moutons, perro-
rence du chien qui a coévolué avec Évidemment, tous les maîtres sées. Quant aux babines retroussées,
l’homme, le chat a plus souvent été aimeraient savoir à quoi pense elles parlent d’elles-mêmes.
ce qu’on nomme un commensal, leur animal. Peut-on dire qu’ils Mais le plus important, pour aller
c’est-à-dire qu’il a vécu pendant très pensent, et saura-t-on un jour plus loin, est d’avoir une bonne
longtemps dans le même milieu, à quoi ? Certaines entreprises connaissance de la relation que l’on
dans les habitations, mais en allant font miroiter cet espoir avec a avec son compagnon. Quand je
et venant à sa guise et établissant des colliers qui « décryptent » parle avec des amis de leur chat ou
des relations avec son hôte. Pour- les pensées de l’animal… de leur chien, ils me disent que le
tant on note une angoisse de sépa- Les animaux ont une vie mentale, chien fait une moue à un moment
ration chez le chat, et une commu- une cognition. Ce fait est maintenant particulier de leurs échanges, que le
nication avec le maître, notamment attesté avec certitude pour une mul- chat a fait une grimace, et que ces
par ce qu’on appelle en éthologie titude d’espèces. Les animaux n’ont signaux signifient quelque chose de
les vocalises, les fameux miaule- pas toujours conscience de leurs particulier – l’animal a faim, il veut
ments. Il en existe au moins une propres processus cognitifs (et nous sortir, il se sent contrarié, etc. –, et ils
douzaine de formes différentes, qui non plus, d’ailleurs), lesquels ne s’ap- ont raison. Ce type de manifestation
sont émises selon l’état émotionnel puient pas sur un langage symbo- est vraiment propre à chaque indi-
du chat, son mécontentement, son lique et articulé, mais elle existe. vidu et à chaque relation. Par ces
bien-être… Comment y accéder ? On voit fleurir expressions, l’animal envoie un mes-
Dans une bonne relation avec son ici ou là dans le commerce – et no- sage à son maître. Il a appris que
propriétaire, le chat répond aux tamment sur internet – des colliers lorsqu’il adoptait cette mimique,
paroles de l’humain par des voca- pour chiens qui prétendent décryp- cela déclenchait quelque chose chez
lises particulières, qui sont propres ter les états émotionnels des ani- son maître. Et lorsque la relation est
à leur relation et qu’on ne retrouve maux de compagnie, en enregistrant correctement décryptée et qu’il y a
pas dans d’autres paires homme- leurs mouvements, leurs vocalisa- compréhension mutuelle, alors elle
chat. Personnellement, je sais recon- tions ou leur pression sanguine. Il peut être source de bien-être.
naître les sons émis par mon chat est difficile de se prononcer sur la
lorsqu’il est mécontent, et lui don- valeur de ces dispositifs. Ce qui est Les spécialistes du
ner ce dont il a besoin au bon mo- sûr, c’est que des spécialistes du comportement animal, par
ment. Ce n’est pas seulement une comportement des chiens peuvent exemple les gardiens dans
impression, car en bonne scienti- catégoriser leurs aboiements et sa- les zoos, ont-ils une
fique je me suis efforcée de localiser voir s’ils expriment la peur, l’agressi- connaissance particulièrement
les situations qui créaient ces mé- vité, l’inconfort ou la joie. Alors on experte de ces signaux ?
contentements, pour provoquer les imagine que l’intelligence artifi- Nécessairement. C’est indispensable.
vocalises en question – aussitôt cielle, en procédant à partir d’un Et de ce fait, la relation qu’ils éta-
apaisées par de la nourriture, des grand nombre de données en mé- blissent avec l’animal est souvent posi-
caresses ou simplement l’ouverture moire, serait capable de faire de tive. Des travaux réalisés sur le bien-
d’une porte. même, si ce n’est mieux. Mais à ma être animal montrent que les animaux
connaissance, l’efficacité de ces ap- des zoos émettent des émotions posi-
L’observation d’un cas pareils n’a pas été évaluée. tives dans ces environnements. Des
particulier a-t-elle phénomènes d’attachement se
une valeur scientifique ? Et en l’absence de système mettent en place avec le soigneur.
Non, évidemment. Mais dans la re- de mesure éprouvé, Mais en même temps, le statut de ces
cherche sur la cognition animale, il comment savoir à quoi animaux est ambigu. Certains sont nés
faut être sensible aux anecdotes et pense un animal ? en captivité de parents eux-mêmes
ne surtout pas être fermé à ces situa- Tout d’abord, il y a les signes géné- nés en captivité. Ils n’ont plus de lien
tions particulières, car elles peuvent riques, assez fiables d’un individu à avec leur milieu naturel : leur environ-
mettre les chercheurs sur la voie de l’autre : de façon générale un animal nement originel est celui du zoo. On
faits encore peu étudiés et révéler qui a la queue basse ne se sent pas à attend d’eux qu’ils « racontent » l’his-
les capacités multiples des animaux. l’aise et éprouve de l’inconfort ; le toire de leurs congénères sauvages,
Avec les chats notamment, les li- contentement se remarque bel et mais ils sont logés, nourris sur place…
mites des connaissances sont dues bien par une queue remuante chez Ce ne sont ni des animaux sauvages ni
au fait que l’on persiste à utiliser des le chien et par une queue droite chez des animaux domestiques, ils sont
protocoles expérimentaux peu adap- le chat. Des oreilles droites signalent dans un entre-deux. Il faudrait étudier
tés à ces animaux. Notre ignorance un état de vigilance, alors qu’elles cette situation sérieusement, au lieu
résulte en grande partie de limites traduisent une tension ou des émo- de la condamner ou de la légitimer de
de notre créativité. tions négatives lorsqu’elles sont bais- prime abord.
Un monde de perceptions
Chaque animal a sa façon de voir le monde. Parce que ses organes
sensoriels ont été façonnés par des impératifs propres à sa survie.
Texte : Anna von Hopffgarten/Illustration : Yousun Koh
1 Magnétosensibilité
On dénombre environ cinquante
1 espèces animales capables de s’orienter
d’après le champ magnétique terrestre.
Oiseaux, tortues marines, saumons…
Les oiseaux, notamment, disposeraient
de molécules de cryptochrome logées dans
les cônes de leur rétine, qui réagiraient
0,6 % des Champ au magnétisme, provoquant l’apparition
Körpergewichts magnétique de taches sombres sur leur rétine,
Chryptochrome selon l’orientation des lignes de champ.
Cône Membranes
rétinien cellulaires
Frettchen
Fossette Membrane
sensorielle tapissée
de récepteurs
infrarouges
Papilles
Organe
d’Eimer
N° 117 - Janvier 2020
Sons émis par la chauve-souris
5 Vision ultraviolette 55
Les rennes sont capables de voir les
rayons ultraviolets. Cette faculté
Clic simple Double-clic n’est toutefois présente qu’en hiver
et leur permet de repérer aisément
les lichens dont ils se nourrissent
Signal nerveux
(qui deviennent violets à leurs yeux) sur
le fond blanc neigeux. Ils repèrent
aussi plus rapidement les loups,
dont le pelage ne renvoie aucun rayon
ultraviolet et forme donc des taches
Réactions Réaction aux noires.
aux clics doubles-clics
simples
4 Écholocalisation
Les chauves-souris exploitent les ondes sonores pour
s’orienter dans le noir. Le plus souvent, elles émettent
une impulsion sonore unique (un « clic »), qui est réfléchie
par les objets qui l’entourent. En réaction à l’écho,
le cerveau du chiroptère produit un premier signal
neuronal. Puis, à mesure que le volatile s’approche 5
de sa proie, il émet des « doubles-clics » (amusant
pour une souris…). L’onde réfléchie déclenche alors
une activité neuronale plus riche et complexe, qui livre
au prédateur une image plus détaillée de son
environnement.
UN ÉLEVAGE PLUS
HUMAIN GRÂCE AUX
SCIENCES COGNITIVES
© Pat Scheidemann
EN BREF
L
£ Ce n’est que
récemment que les
chercheurs se sont
penchés sur les capacités
cognitives des animaux
d’élevage, qui se sont
révélées très élaborées.
£ D’un point de vue
éthique, ces capacités
obligent à les traiter avec
plus de soin.
orsque Nicolle Müller tra-
£ Certaines méthodes verse la rue avec Moritz, son colocataire ani-
d’« enrichissement mal, les automobilistes ont l’air surpris. Du
cognitif » de leur
environnement moins ceux qui ne font que traverser le village
permettent alors de Mahlow, à la périphérie sud de Berlin, et qui
d’améliorer leur bien-être, n’ont jamais croisé les deux compères. Moritz est
tout en diminuant le peut-être aussi gros qu’un bouledogue anglais,
stress et les troubles mais sa peau est rose pâle avec des poils blancs.
du comportement dans
les élevages. C’est un cochon nain adulte.
En Allemagne, beaucoup de téléspectateurs
ont déjà vu Moritz, qui a participé à plusieurs
émissions télévisées et figuré dans divers spots
publicitaires. Avec le porcelet Paul, il est l’un des
deux cochons qui vivent chez la dresseuse d’ani-
maux Nicolle Müller, dont ils font la fierté. Mül-
ler a travaillé avec des représentants d’innom-
brables espèces, qu’elle a souvent élevés comme
animaux de compagnie : des chiens, des coatis
(sortes de ratons laveurs d’Amérique), des singes
© Pat Scheidemann
dans le nord de l’Allemagne, est peu courant, Afin d’améliorer leur situation, on cherche à
même pour quelqu’un qui analyse le comporte- développer ce qu’on appelle « l’enrichissement
ment animal. Une grande étable s’y dresse, d’où environnemental ». En Allemagne ou en France,
émane une odeur forte d’ammoniaque. Ici, à l’ins- la loi exige que les porcs aient accès à des
titut Leibniz de biologie des animaux d’élevage, « jouets », même sur les sites d’engraissement.
les scientifiques étudient les cochons. Plus préci- Cependant, Düpjan n’est pas convaincue par les
sément, ils développent des méthodes pour mesu- nombreux produits disponibles sur le marché. En
rer objectivement si les animaux sont heureux. théorie, de tels jouets doivent être non seulement
Dans les expériences de Düpjan, de jeunes mobiles, mais aussi changeants : « Les porcs
porcelets apprennent par exemple qu’une déli- aiment casser les choses », explique la biologiste.
cieuse bouillie de pommes est cachée dans une Cependant, ils ne disposent souvent que de
boîte, à laquelle ils ne peuvent accéder que balles en plastique dures, suspendues à une
lorsqu’elle est placée à une certaine extrémité de chaîne et presque indestructibles. Impossible
l’enceinte expérimentale. En effet, si elle est de dans ces conditions de satisfaire leur besoin
l’autre côté, un chercheur effraie l’animal en naturel de mettre un objet en pièces. En
secouant un sac en plastique dès qu’il s’en revanche, la paille fraîche est parfaite. Les
approche. Très vite, les porcelets y voient clair et
ne tentent l’aventure que lorsque la boîte est à la
bonne place.
Mais ensuite, Düpjan la pose exactement au Quand le système
milieu pour observer ce qu’il se passe. Au préa-
lable, elle a manipulé la quantité de sérotonine
– une substance couramment appelée « hormone
d’alimentation automatique
du bonheur », parce qu’elle est liée au niveau de
bien-être – dans le cerveau des animaux. Résul-
appelle les cochons par leur
tat : les porcelets ayant la plus haute concentra-
tion de cette hormone sont moins hésitants et
nom avant de leur donner
osent plus volontiers examiner la boîte. Il semble
donc qu’un animal qui va bien se comporte de à manger, ils sont plus
façon plus « optimiste ».
épanouis et présentent moins
de symptômes de stress
QU’EST-CE QUI REND
UN PORCELET HEUREUX ?
Mais qu’est-ce qui rend un porcelet heureux,
exactement ? Bien sûr, il faut d’abord couvrir ses
besoins de base : de la nourriture et de l’eau en cochons creusent à l’intérieur et retirent les tiges
quantité suffisante, ainsi qu’une bonne santé. Ces individuelles, qu’ils se mettent à mâcher. Mais
questions, probablement les plus cruciales pour cela entraîne des coûts plus élevés, selon Düpjan,
l’élevage depuis des millénaires, sont largement et ce n’est pas très pratique sur certains types de
maîtrisées par l’agriculture moderne et la méde- sol. Sans compter que cela augmente le besoin
cine vétérinaire. Mais les biologistes et les éle- de nettoyage.
veurs savent que les cochons domestiques ont Les chercheurs de Dummerstorf étudient
besoin de plus. Très enjoués, ils aiment se défouler donc une autre manière de satisfaire les cochons :
et ont une intense vie sociale. Dotés d’une excel- l’enrichissement cognitif de l’environnement. Les
lente orientation spatiale, ils se livrent volontiers animaux doivent gagner leurs propres récom-
à l’exploration de leur environnement. Quand on penses, par exemple sous forme de nourriture, en
les laisse seuls, ils fouillent dans le sol et la boue, utilisant leur cerveau.
transportent divers objets, bondissent et courent. Le biologiste Birger Puppe, professeur en
Dans la majorité des élevages de porcs, tout sciences du comportement à l’université de Ros-
cela n’est possible que dans une faible mesure, tock, et l’agronome Christian Manteuffel tra-
voire pas du tout. Il en résulte souvent des vaillent ainsi sur des systèmes d’alimentation « par
troubles du comportement. Les porcelets sucent appel ». Dans les grandes étables à porcs équipées
compulsivement le ventre de leurs congénères ou de mangeoires automatiques, les animaux portent
mâchent leur queue et leurs oreilles, occasion- souvent une puce d’identification dans l’oreille.
nant des blessures ouvertes. Ils passent aussi leur Lorsqu’ils entrent dans la station d’alimentation,
temps à mordre les barres de leur enclos. le système les reconnaît automatiquement et leur
verse de la nourriture – jusqu’à ce qu’ils aient environ. Cela signifie tout de même que les por-
ingurgité leur ration quotidienne. Mais dans le celets rivalisent avec les chiens. Chez ces ani-
système développé par les deux chercheurs, maux aussi, seuls certains individus semblent
chaque porc est appelé à la mangeoire par son comprendre ce que signifie l’information visuelle
nom. Si, par exemple, le haut-parleur diffuse le dans un miroir, et uniquement dans des circons-
nom de « Beate », l’animal correspondant doit trot- tances bien précises.
ter vers le distributeur automatique. Et seul celui
qui est appelé reçoit à manger. CURIEUX COMME UNE CHÈVRE
Après une courte phase d’apprentissage, les Jusqu’à présent, peu de recherches ont été
porcs comprennent quel est leur nom. Et ils se menées sur la vie intérieure des vaches, des
sentent vite plus épanouis que les animaux qui se poules, des chèvres et des moutons, mais on com-
nourrissent sans faire marcher leur cerveau. Ils mence tout de même à mettre en évidence leurs
présentent moins de symptômes de stress et ne se capacités d’apprentissage. Les chèvres naines,
battent plus devant le distributeur automatique. In par exemple, sont si curieuses qu’elles recherchent
fine, la qualité de la viande est meilleure. Dans les activement les défis cognitifs. C’est ce qu’a décou-
grands élevages, qui disposent déjà des doseurs vert Jan Langbein, de l’institut Leibniz de Dum-
automatiques appropriés, les coûts de conversion merstorf. Quand les animaux ont le choix entre
seraient très faibles, selon les chercheurs. boire dans un abreuvoir et gagner leur eau grâce
à une machine qui leur propose un test – consis- Les poules sont
capables de reconnaître
LES COCHONS SE RECONNAISSENT-ILS tant à appuyer avec le museau sur un symbole jusqu’à 30 congénères
DANS LE MIROIR ? particulier, parmi une série de quatre –, certains différents et montrent
Si les porcs peuvent apprendre à répondre à d’entre eux optent volontairement pour la de l’empathie pour leurs
poussins. Des capacités
leur nom, ont-ils une forme de conscience ? seconde option. Le chercheur en déduit qu’ils qu’elles auraient
En 2009, une étude publiée par le zoologiste trouvent gratifiant de réussir un défi cognitif. héritées de leurs
ancêtres sauvages,
Donald Broom, de l’université de Cambridge, a Autres animaux gravement sous-estimés, les qui vivaient en groupes
fait sensation. Selon des articles – erronés – poules. « Elles ne sont pas aussi stupides que leur sociaux complexes.
publiés dans divers médias, Broom avait montré
que les porcs réussissent le « test du miroir », c’est-
à-dire qu’ils se reconnaissent dans une glace. Un
exploit dont seuls quelques animaux, comme les
singes, les dauphins et les pies, sont capables, et
que les enfants humains eux-mêmes ne réus-
sissent qu’à partir d’environ un an et demi. En
fait, les porcelets de l’expérience de Broome ont
« seulement » réussi à se servir d’un miroir pour
trouver de la nourriture cachée – ce qui n’est déjà
pas si mal, car si les petits primates et les perro-
quets y parviennent aussi, bien d’autres espèces
en sont incapables. Le chercheur et ses collègues
ont placé un bol de nourriture derrière une bar-
rière, de telle sorte qu’il ne soit visible que dans
le miroir. Les porcelets qui avaient appris à utili-
ser l’ustensile se servaient de cette information
et contournaient directement la barrière, au lieu
de courir vers le miroir ou de chercher la nourri-
ture derrière lui.
Cependant, lorsqu’une équipe néerlandaise
dirigée par Elise Gieling, de l’université
© goodmoments / shutterstock.com
22 MILLIARDS
de l’institut Friedrich-Loeffler, où l’on étudie le
bien-être des animaux d’élevage. « La forme sau-
vage de la volaille domestique, le coq bankiva, vit
en groupes sociaux complexes. Des expériences
ont montré que nos poules pondeuses et celles
destinées à l’engraissement sont également DE POULETS SUR TERRE,
capables de reconnaître jusqu’à 30 congénères ce qui en fait le vertébré le plus nombreux de la planète.
différents. » Dans les tests de mémoire classiques,
les poussins apprennent rapidement à lier cer-
tains objets à une récompense. En outre, les
poules semblent avoir le sens du temps et elles
sont même capables de maîtrise de soi : lorsqu’elles lité sensorielle pour détecter les prédateurs et
ont le choix, beaucoup d’entre elles préfèrent la nourriture.
attendre quelques secondes pour obtenir davan- Krause pense que l’odorat joue peut-être aussi
tage de nourriture, plutôt que d’en recevoir immé- un rôle décisif dans le choix du partenaire.
diatement une faible quantité. Notamment car depuis 2012 plusieurs études ont
montré que d’autres oiseaux séduisent leurs
QUAND LES POUSSINS congénères grâce à leur odeur, dont certaines
COMPTENT JUSQU’À CINQ espèces de pinsons et de bruants. Mais pour la
Une expérience menée par l’équipe de Giorgio poule domestique, personne ne s’est encore
Vallortigara, à l’université de Trente, en Italie, a donné la peine de vérifier…
même montré que les poules savent compter Les biologistes et les spécialistes du comporte-
jusqu’à cinq. Les chercheurs ont élevé des pous- ment semblent victimes des mêmes biais cognitifs
sins dans des cages contenant cinq capsules que le commun des mortels. Divers travaux ont
jaunes de kinder surprise, en plus de nourriture montré que dès lors qu’un animal nous sert de
et d’eau. À l’âge de quelques jours, les poussins nourriture, nous supposons que ses capacités men-
ont subi un test : enfermés dans une boîte trans- tales et sa sensibilité sont faibles. Les psychologues
parente, ils regardaient les chercheurs cacher des australiens Steve Loughnan et Brock Bastian ont
capsules derrière deux panneaux en carton. Une même découvert que cela dépasse le cas des
fois libérés, ils ont aussitôt couru vers l’endroit espèces traditionnellement élevées pour la pro-
qui en abritait le plus grand nombre. Ils ne se duction de viande dans les pays occidentaux : à
laissaient pas tromper si, après avoir placé les l’étranger, lorsque nous apprenons qu’un animal
capsules derrière un carton, les chercheurs en est consommé par la population locale, nous avons
déplaçaient quelques-unes derrière un autre : les ce réflexe. Une telle catégorisation semble nous
poussins choisissaient toujours celui qui masquait protéger de ce que les deux chercheurs appellent
le plus grand nombre de capsules au moment où En chiffres le « paradoxe de la viande » : bien que la plupart
ils étaient libérés, indépendamment de la dispo- des gens aiment les animaux et ne veulent pas leur
sition initiale. Une prouesse qui nécessite de maî- 65 milliards faire de mal, ils les mangent quand même.
triser une forme rudimentaire d’addition et de d’animaux d’élevage
soustraction, selon les chercheurs. sont tués chaque année QUI APPARTIENT
dans le monde
Pour Tobias Krause, l’étendue de notre igno- À LA COMMUNAUTÉ MORALE ?
rance sur cette espèce est proprement stupé- 330 millions D’un point de vue moral, la capacité des ani-
fiante. Avec environ 22 milliards d’individus, la de tonnes de viande ont maux à souffrir est décisive. Après les avoir consi-
été produites dans
poule domestique est probablement le vertébré dérés pendant des siècles comme des automates
le monde en 2018, contre
le plus nombreux sur cette planète. Pourtant, il 70 millions en 1961 ; dénués d’esprit, la plupart des scientifiques sup-
nous manque certaines connaissances de base l’industrialisation posent maintenant qu’au moins les mammifères,
sur son comportement. « Il y a peu, on ne savait massive de l’élevage mais aussi de nombreuses autres espèces, res-
presque rien sur le sens de l’odorat des poules », a donc multiplié sentent la douleur. C’est ce qu’indiquent à la fois
raconte Krause. Jusqu’aux années 1990, on sup- la production par l’analyse de leur comportement et celle de leur
posait qu’elles voyaient et entendaient très bien, près de 5 système nerveux – la perception de la douleur
mais qu’elles étaient à peine capables de sentir. 80 % des animaux reposant sur des voies neurobiologiques étonnam-
Cependant, les chercheurs sont de plus en plus environ sont élevés ment similaires chez de multiples animaux. Il y a
convaincus que c’est une erreur. Les poules en intensif en France ; même des preuves que les poules sont empathiques
reconnaissent l’odeur du nid où elles sont nées ce chiffre monte à 95 % jusqu’à un certain point. Elles ont ainsi une forte
tout au long de leur vie et utilisent cette moda- pour les cochons réaction physiologique, avec par exemple une accé-
Les chèvres
préfèrent devoir
réussir un test
cognitif pour avoir
© De Nikolay Antonov / shutterstock.com
à manger, que
de recevoir
leur nourriture
de façon passive
lération du rythme cardiaque, lorsqu’elles voient Pour Ach, en tout cas, les découvertes sur les
leurs poussins effrayés par un souffle d’air. capacités mentales des animaux de ferme signi-
« Depuis quelque temps déjà, on constate un fient que d’un point de vue éthique, le végéta-
élargissement du cercle des êtres vivants que nous risme est incontournable, surtout dans les
devons inclure dans ce qu’on appelle la “commu- conditions actuelles de production de la viande.
nauté morale” », explique Johann Ach, bioéthicien « Nous pouvons soulager notre conscience en
à l’université de Münster. « Il est aujourd’hui lar- imaginant que tous les animaux grandissent
gement admis que toutes les races de bétail appar- heureux dans des prairies verdoyantes, comme
tiennent à ce cercle. » D’après ce que nous savons, le cochon Babe [héros du film Babe, le cochon
nous devrions supposer que les animaux préfére- devenu berger], mais bien sûr, nous savons que
raient ne pas souffrir et ne pas être abattus. Du ce n’est pas vrai. » Il est donc au moins néces-
côté humain, le principal argument est que beau- saire d’améliorer le traitement des animaux.
coup de gens aiment mieux manger un bon steak Hélas, nous en faisons trop peu, principale- Bibliographie
plutôt qu’une soupe de légumes. Comment justi- ment pour des raisons économiques. Même un
fier le fait que nos préférences culinaires soient ce petit changement pour le bien-être animal, L. Marino, Thinking
qui pèse le plus lourd dans la balance ? comme passer de 20 à 15 poules au mètre carré, chickens : a review
représente un gros investissement pour les agri- of cognition, emotion,
POURQUOI NOS PRÉFÉRENCES CULINAIRES culteurs. Dans certains cas, cela peut sonner le and behavior in the
SERAIENT-ELLES CE QUI COMPTE LE PLUS ? glas des petites exploitations. Ce n’est en outre domestic chicken,
Animal Cognition, 2017.
Certains pensent que les intérêts humains possible que si les intermédiaires et les consom-
l’emportent sur ceux des animaux. Mais cela ne mateurs paient plus cher pour la viande. S. Düpjan et B. Puppe,
repose sur aucun argument convaincant, selon Du point de vue des animaux, il serait bien sûr Abnormales Verhalten
Ach. Nous ne devrions pas non plus revendiquer préférable que notre énorme faim de viande dimi- mit dem Schwerpunkt
Stereotypien –
une place privilégiée au nom de nos capacités nue. Cela passe-t-il par une multiplication des
Indikator für Leiden
intellectuelles supérieures. « Cela ne s’applique contacts avec les animaux de la ferme et par une und beeinträchtigtes
pas, par exemple, aux nourrissons ou aux per- divulgation plus large des connaissances sur leurs Wohlbefinden ?,
sonnes atteintes de démence grave. Mais nous ne performances cognitives ? La dresseuse Nicolle Berliner und Münchener
voulons pas pour autant les exclure du champ de Müller en est convaincue. L’élevage de cochons Tierärztliche
la protection morale », explique le bioéthicien. En nains est d’ailleurs à la mode, même si Müller Wochenschrift, 2016.
pratique, nous avons tracé une frontière entre reste prudente sur ce sujet : un cochon n’est pas K. Horback, Nosing
notre espèce et les autres. Certains le justifient juste une alternative à un chien ou un chat, il a around : play in pigs,
religieusement, d’autres par la tradition, mais la notamment besoin de beaucoup d’exercice en Animal Behavior
plupart des gens ne remettent pas du tout en cause plein air. Mais elle avoue qu’elle-même n’arrive and Cognition, 2014.
cette distinction. plus à imaginer la vie sans son animal. £
LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE
Septembre 2019
LE DÉVELOPPEMENT
DES ENFANTS ?
incarnée QUAND
Cognition
LE CORPS STIMULE
SÉ
CONCENTRATION
Cognition incarnée
COMMENT
GÉRER SES SAUTES
D’ATTENTION
CULTE
LES MESSES
EN SOUVENIR
DE JOHNNY
SYNDROME
DE BAMBI
QUAND LES
DESSINS ANIMÉS
TRAUMATISENT
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
N° 116 (déc. 19) N° 115 (nov. 19) N° 114 (oct. 19) N° 113 (sept. 19) N° 112 (juil.-août 19) N° 111 (juin 19)
réf. CP116 réf. CP115 réf. CP114 réf. CP113 réf. CP112 réf. CP111
ÉP ÉP
UI UI
SÉ SÉ
N° 110 (mai 19) N° 109 (avr. 19) N° 108 (mar. 19) N° 107 (fév. 19) N° 106 (janv. 19) N° 105 (déc. 18)
réf. CP110 réf. CP109 réf. CP108 réf. CP107 réf. CP106 réf. CP105
Groupe Pour la Science – Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris CEDEX 14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 5814 Z
R
Comment expliquer ce paradoxe ?
croyances irrationnelles, autrement dit l’esprit quelle couleur pariez-vous pour le premier
critique. Et cela, les tests de QI le mesurent-ils ? tirage ? Le deuxième ? Le troisième ? Etc.
Eh bien, oui et non. De fait, ils lui sont liés : À cette question, beaucoup de gens répondent
les recherches montrent qu’en moyenne les per- en pariant 7 fois sur le rouge et 3 fois sur le noir.
sonnes de QI élevé adhèrent moins que d’autres Ce n’est pas idiot, mais ce n’est pas la meilleure
à ces croyances irrationnelles. En outre, dans les stratégie. On gagne davantage en pariant systé-
études évaluant à la fois le QI et l’esprit critique, matiquement sur le rouge. Ce problème est un
la relation entre les deux apparaît toujours posi- traquenard, précisément conçu pour que l’esprit
tive, quel que soit l’âge des participants. Ainsi, humain rencontre ici ses dysfonctionnements
en 2009, Joyce VanTassel-Baska et ses collègues ordinaires. Il est donc tout à fait normal de se
de l’université William-and-Mary, aux États-Unis, tromper, mais plus vous êtes intelligent au sens
l’ont observé chez des enfants de 9 à 12 ans. du QI, moins vous risquez de le faire.
En 2018, la chercheuse roumaine Andreea Voici maintenant un autre type de biais,
Buzduga a obtenu un résultat similaire sur un contre lequel votre seul QI ne pourra pas grand-
échantillon de plus de 700 collégiens et chose : seriez-vous pour ou contre l’interdiction
étudiants. d’un modèle de voiture qui, selon une étude
C’est assez normal : l’esprit critique suppose ministérielle, est 8 fois plus susceptible de causer
un fonctionnement mental efficace. On ne pourra des accidents que les autres modèles ? L’équipe de
jauger correctement une information que si l’on Keith Stanovich, chercheur à l’université de
est capable de la saisir, de la traiter, de la com- Toronto et grand spécialiste de la rationalité, a
prendre, ce qui requiert une certaine intelligence posé cette question à un panel de personnes rési-
au sens du QI. En outre, les personnes ayant les dentes aux États-Unis. Le modèle de voiture était
plus hauts QI ont aussi tendance à mieux résister décrit comme américain dans certains cas, et
aux biais cognitifs. allemand dans d’autres. Les résultats ont montré
Mais ce n’est le cas que pour certains types que les personnes interrogées acceptaient la com-
de biais. Voici d’abord un exemple de biais contre mercialisation d’une voiture dangereuse… en
lequel un bon QI protège : vous avez un paquet fonction du fait qu’elle était américaine ou non.
de 10 cartes, comprenant 7 rouges et Et le QI n’influait pratiquement pas sur
3 noires, et vous devez deviner la le résultat. Celui-ci était déterminé
couleur de la carte du dessus. par un biais de jugement qui nous
Vous gagnez 100 euros si vous pousse à orienter nos conclu-
répondez juste. On recom- sions en fonction de nos
mence le jeu 10 fois, en battant valeurs, idéologies ou précon-
à chaque fois les cartes. Sur ceptions : le biais my-side.
© Stanislas Aghassian
En revanche, les scores obtenus par les parti- est aussi affaire de posture psychologique. Avoir
cipants à des tests mesurant l’esprit critique de l’esprit critique, c’est un état d’esprit, presque
(notamment la capacité à examiner ses propres un trait de personnalité, qui englobe l’envie de
mécanismes de pensée) prédisaient en grande connaître la vérité, le besoin d’avoir des preuves,
partie la réponse de ces derniers. Plus l’esprit cri- une tendance à imaginer plusieurs explications
tique était développé, plus ils avaient tendance à possibles et une certaine ouverture aux idées
donner une réponse qui était indépendante de la adverses. C’est ce que le chercheur américain
« nationalité » des automobiles. Par conséquent, Kurt Taube appelle le « facteur disposition ».
le QI et l’esprit critique reposent en partie sur des Grâce à une série de mesures effectuée en 1995
compétences communes, mais ils ont aussi leurs après de 198 personnes, ce psychologue a montré
spécificités… Et l’on peut donc être intelligent et que l’on explique mieux les scores obtenus aux
doté d’une faculté critique défaillante (voire tests d’esprit critique quand on intègre cette
l’inverse). dimension liée à la personnalité, au lieu de se
contenter d’analyser les capacités de raisonne-
SUPERINTELLIGENT ment des participants.
ET TOTALEMENT STUPIDE Plus précisément, les chercheurs ont identifié
Les psychologues ont identifié deux diffé- trois traits principaux qui favorisent la pensée
rences fondamentales entre intelligence et esprit
critique. La première porte sur le niveau de trai-
tement des informations. En clair, le QI se
concentre sur des éléments de « bas niveau », qui
Le QI mesure des capacités
forment le soubassement de la pensée, alors que cognitives « de bas niveau »,
l’esprit critique requiert de « hauts niveaux »
cognitifs. Par exemple, lorsque nous lisons comme la mémoire à court
l’énoncé d’un exercice, la première étape de l’ana-
lyse consiste en la perception des lettres ; c’est un
terme ou la vitesse de
traitement de bas niveau. En revanche, lorsque
nous devons répondre à la question posée, nous
réalisation d’une tâche simple,
nous appuyons sur de multiples traitements pré- tandis que l’esprit critique
liminaires : perception des lettres, mais aussi
compréhension du texte, recherche en mémoire mobilise des compétences
de méthodes guidant vers la solution… Il s’agit
d’une tâche de haut niveau.
de raisonnement et de logique
Pour mesurer le QI, on utilise un ensemble de sophistiquées
tests qui font plutôt appel à des traitements de
bas niveau : mémoire à court terme, vitesse de
réalisation d’une tâche simple, récupération en critique : la curiosité, le désir de vérité et l’humi-
mémoire de connaissances usuelles… À l’inverse, lité. Ainsi, deux expériences, menées en
les tests d’esprit critique demandent souvent aux Pennsylvanie par Jennifer Clifford et ses collabo-
participants de rédiger des textes argumentatifs, rateurs en 2004, ont mesuré conjointement le QI,
de tirer des conclusions logiques à partir d’un l’esprit critique et la personnalité. Elles ont mis
récit élaboré, d’estimer la fiabilité des sources ou en évidence une relation entre l’ouverture à l’ex-
d’expliquer leur propre pensée. Ils relèvent donc périence (une dimension fondamentale de la per-
des capacités mentales de haut niveau, plus riches sonnalité qui englobe la curiosité et l’envie de
et sophistiquées. Avoir de l’esprit critique, c’est, connaître de nouvelles choses), et le score de
pour reprendre une définition proposée par la pensée critique. Et ce quel que soit le QI !
philosophe Elena Pasquinelli et ses collègues, Autrement dit, vous pouvez vraiment être peu
savoir calibrer la confiance qu’on accorde à une intelligent et pourtant doué d’un bon esprit cri-
information. Cela implique, entre autres, d’iden- tique. Bien d’autres études, construites de façon
tifier les hypothèses ou les présupposés d’un dis- comparable, soulignent également l’importance
cours, d’évaluer les arguments et les preuves : de ce trait de personnalité.
autant d’éléments qui ne sont pas directement Au-delà de la curiosité, l’exercice de l’esprit
visés par les tests de QI, trop génériques. critique, parce qu’il demande un certain effort
La seconde différence entre intelligence et intellectuel, ne se fera que si la personne est tour-
esprit critique tient au fait que la première est née vers la recherche de vérité. On peut être
fondée sur le raisonnement, alors que le second capable d’une grande rigueur, mais ne pas
chercher à l’exercer au quotidien. En 2009, Kelly réchauffement climatique ? Eux seuls le savent
Ku et Irene Ho, de l’université de Hong Kong, ont – ou pas, car un tel besoin est rarement conscient.
mesuré l’esprit critique de 137 participants, Mais une chose est sûre : l’absence d’un ou plu-
qu’elles ont par ailleurs interrogés sur leur intérêt sieurs de ces traits de personnalité (ouverture,
pour la vérité grâce à une échelle spécialement soif de vérité, humilité) peut déboucher sur des
conçue dans ce but : ils devaient par exemple indi- conduites irrationnelles chez des individus men-
quer leur degré d’accord avec des questions talement très agiles.
comme : « Les solutions correctes aux problèmes
devraient être déterminées par des personnes en ENSEIGNER L’ESPRIT CRITIQUE
charge de l’autorité » ou « La diversité des points de Comment, dès lors, développer l’esprit cri-
vue crée de la confusion au lieu d’aider à clarifier tique ? Il semble difficile d’agir sur la personna-
les choses ». Résultat : plus cette échelle révélait un lité, même s’il n’est pas impossible que des inter-
souci important de la vérité (par exemple en ventions précoces puissent rendre les enfants
répondant que l’autorité seule ne suffisait pas for- plus curieux, plus humbles et plus ouverts à
cément à assurer la pertinence d’une solution, ou l’autre, et par là développer leur esprit critique.
que la diversité des points de vue ne peut pas nuire En revanche, les capacités cognitives de haut
à la vérité si elle existe), plus les participants niveau se travaillent. Elles sont en effet liées à ce
avaient un score d’esprit critique élevé. qu’on appelle l’« intelligence cristallisée », autre-
Un simple tour sur les réseaux sociaux, dans ment dit les « savoirs acquis ». C’est ce qui explique
le fil d’une discussion sur l’efficacité de l’homéo- que les scores aux tests de pensée critique aug-
pathie, révèle toute la puissance de ce facteur. mentent avec l’âge : en vieillissant, on développe
Vous y trouverez de nombreux commentaires du sa capacité à argumenter, on apprend à se méfier
type : « Moi, je me fiche des études. L’homéopathie de certaines choses, on enregistre de nouveaux
me convient, j’y crois, point. » Cette posture n’est exemples en mémoire…
pas nécessairement celle d’une personne superfi- Pour progresser dans ces traitements cogni-
cielle ou modestement intelligente. Elle dévoile tifs de haut niveau, un levier majeur est de
simplement un certain rapport au monde. Pour
certains, décider de croire n’est pas absurde,
parce que la vérité ne leur importe au fond pas
tant que cela. D’autres, au contraire, la chérissent
et manifestent en conséquence une certaine SCOOP : UN YOGI
« vigilance épistémique », recherchant des preuves
dès que possible ; c’est une des bases de la pensée
FONCTIONNE À L’ÉNERGIE
critique, sans rapport direct avec le QI. On peut SOLAIRE !
vouloir des preuves, même en disposant de
moyens limités pour en obtenir, et à l’inverse on
peut être très doué pour trouver des preuves,
mais ne pas en avoir un désir immodéré.
Enfin, l’humilité intellectuelle figure en
L e 11 mai 2010, le journal Ouest-France publie un article sur un yogi
indien, Prahlad Jani, qui affirme pouvoir survivre soixante-dix ans sans
boire ni manger. Preuve du sérieux de cette affirmation : un test mené par une
bonne place parmi les facteurs qui favorisent équipe de chercheurs et de médecins, qui l’a surveillé 24 heures sur 24 pendant
l’esprit critique. Ceux qui en manquent mani- deux semaines. Seulement voilà, survivre sans manger pendant deux semaines
festent une certaine rigidité mentale et ne n’a rien d’impossible et l’homme était autorisé à se baigner – ayant ainsi
changent jamais d’avis devant les preuves un accès à l’eau. Cette expérience ne prouve donc évidemment rien. Mais au lieu
adverses. Tout l’inverse de Mark Lynas, ancien d’insister sur cela, les expérimentateurs qui l’ont menée ont cherché des
militant anti-OGM de premier plan : après s’être explications farfelues à la survie du yogi, allant jusqu’à imaginer qu’il récupérait
confronté à un certain nombre d’éléments scien- directement l’énergie solaire !
tifiques, il a renié publiquement ses affirmations Il arrive donc que des personnes plus ou moins sérieuses infiltrent l’institution…
initiales. Qu’on soit d’accord ou non avec lui, il Heureusement, si ces « informations » font le buzz dans notre époque
faut y voir une forme de modestie et de courage : d’hypercommunication, on trouve assez facilement leur démenti. Une règle de
penser de façon critique nécessite de douter de base, devant une affirmation étrange, est alors de chercher si elle n’a pas été
soi, pas seulement des autres, et, parfois, d’ad- réfutée, par exemple en tapant « Prahlad Jani fake » sur un moteur de recherche.
mettre qu’on a tort. C’est notamment en adoptant un ensemble de règles de ce type – baptisé
Est-ce alors le besoin d’être « plus intelligent mindware par le psychologue Keith Stanovich – que l’on peut développer
que les autres » qui pousse un médecin comme son esprit critique.
Luc Montagnier à décrier les vaccins, ou un aca- Source : www.pseudo-sciences.org/Energies-renouvelables-le-yogi-solaire
Mesurez
votre esprit critique
Face à une information nouvelle ou étonnante, à quel point
prenez-vous du recul ? Évaluez-vous en 10 questions.
ut out
or t
Sc fai
Pl pa
t
du
à
ôt
ôt
e
ut
ut
s
Pa
To
Pl
1/ La vérité est plus importante que le bonheur pour moi ..................................................................... ❐ ❐ ❐ ❐
2/ Je crois ce que j’ai envie de croire .......................................................................................................... ❐ ❐ ❐ ❐
3/ C’est important pour moi de comprendre ce que les autres pensent .......................................... ❐ ❐ ❐ ❐
4/ Il m’arrive de me fâcher avec des amis parce que nous ne sommes pas d’accord
sur des points de détails ............................................................................................................................. ❐ ❐ ❐ ❐
5/ Cela m’ennuie quand les personnes utilisent de mauvais arguments
pour défendre de bonnes idées ............................................................................................................... ❐ ❐ ❐ ❐
6/ J’ai tendance à me faire une idée précise très rapidement sur les sujets nouveaux .............. ❐ ❐ ❐ ❐
7/ Peu importe le sujet, j’ai toujours envie d’en savoir plus ................................................................. ❐ ❐ ❐ ❐
8/ Ça ne m’intéresse pas de savoir comment fonctionnent les choses, du moment
qu’elles fonctionnent .................................................................................................................................... ❐ ❐ ❐ ❐
9/ Je pense que même les experts sont parfois victimes de leurs préjugés ................................... ❐ ❐ ❐ ❐
10/ Pour moi, chaque problème a une solution meilleure que toutes les autres.
À nous de la trouver ! ................................................................................................................................ ❐ ❐ ❐ ❐
R É S U LTAT
Note : Ce test n’a pas fait l’objet d’une validation scientifique en tant que telle, mais il s’inspire de divers travaux de recherche,
notamment d’un projet mené par les psychologues Virginie Bagneux, Katia Terriot, Sylvain Delouvée et Nicolas Gauvrit dans le cadre
d’une convention avec la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale).
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72 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.
Il est beau
mon altruisme !
Vous avez peur de mettre en avant vos actions altruistes
pour ne pas avoir l’air prétentieux ? Erreur ! Cela incitera plutôt d’autres
à se montrer généreux et profitera au plus grand nombre.
L ’altruisme véritable
doit forcément être désintéressé,
pense-t-on. C’est un peu (beaucoup)
sous-entendu par la tradition doloriste
de la religion : ne lit-on pas dans l’Évan-
gile selon Matthieu (6 :3), en rapport
le cas, serait-ce pour autant judicieux de
garder sous silence nos actes de charité ?
À vrai dire, la science semble répondre
par la négative à ces interrogations.
a-t-il pas un espoir inavoué de récom- de milliers d’années de sélection natu- t-il pas : « Celui qui contribue au bien-
pense, comme le précise l’évangéliste relle. Ce qui est utile pour la survie pré- être d’autrui en tire tant de bénéfice
dans la suite du verset : « Et ton Père, qui sente plus de chances d’être transmis personnel que, à mes yeux, il n’y a pas
voit en secret, te le revaudra » ? Est-il aux générations suivantes. L’entraide, plus égoïste qu’un geste généreux. » Non
vraiment possible de conjuguer par exemple, possède une valeur de sur- seulement l’humeur est améliorée, mais
altruisme et désintérêt total ? Et si c’était vie élevée dans un monde hostile. Il faut aussi l’image de soi : les circuits de la
récompense reçoivent une activation des notre attention sur nous-mêmes pour
plus plaisantes. Somme toute, on se fait nous intéresser à la finalité de la généro-
du bien aussi à soi – bénéfice secondaire sité. Dans cette optique, ce sont unique-
non négligeable – quand on fait du bien ment les effets qui importent. Mieux
aux autres. Et c’est tant mieux, puisque vaut un don d’un million d’euros motivé
cela renforce ces comportements en les par un besoin de reconnaissance tout ce
rendant plus probables à l’avenir… qu’il y a de plus égoïste qu’un don de dix
Soit ! Faire du bien aux autres pro- euros purement désintéressé. Si vous en
cure aussi, presque inévitablement, du doutez, demandez leurs avis aux
bien-être à soi-même. Mais l’intention bénéficiaires…
consciente, quant à elle, peut rester
désintéressée. Ne confondons pas moti-
vation et résultat ! Nous pouvons aider
autrui uniquement en vue de lui rendre
service… Nonobstant, nous voici sur le L’entraide possède une valeur
terrain glissant des motivations, dont les
racines inconscientes sont toujours plus
de survie élevée dans
ramifiées que l’on imagine. Il y a toute-
fois une manière élégante de se dépêtrer
un monde hostile – surtout
de cette ambiguïté : cesser de porter si elle est visible
N° 117 - Janvier 2020
74 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
IL EST BEAU MON ALTRUISME !
Le blues de
Par Janosch Deeg, journaliste scientifique à Heidelberg, en Allemagne.
N°
117117
- Décembre
- Janvier 2020
2019
77
l’andropause
Fatigue, bouffées de chaleur, humeur changeante :
à partir de 40 ans, certains hommes voient apparaître
des symptômes qui rappellent la ménopause. Faut-il
pour autant parler d’un syndrome d’andropause ?
N°
117117 - Janvier 2020
- Décembre 2019
78 VIE QUOTIDIENNE Médecine
LE BLUES DE L’ANDROPAUSE
Le terme andropause, du grec andros signi- EN BREF lequel se produiraient des problèmes de santé.
fiant homme et pausis pour fin, est souvent utilisé Ensuite, parce que le diagnostic de LOH suppose
£ Vers 40 ans, la
par les médias, notamment pour parler de cer- concentration sanguine que la personne concernée souffre de réels symp-
tains médicaments contre le vieillissement. de testostérone chez tômes – mais combien et lesquels exactement ?
Parfois, on parle aussi du « moment critique dans les hommes commence Tout cela n’est pas encore défini. De plus, nombre
la vie d’un homme ». Mais beaucoup d’experts à diminuer. Avec parfois de symptômes associés au syndrome, comme la
des effets négatifs :
sont sceptiques à l’égard de ces expressions, qui, fatigue, embonpoint, fatigue ou les sautes d’humeur, dépendent de
après tout, suggèrent bien aux gens qu’il existe diminution de la libido… chaque personne et de sa propre évaluation de
effectivement une contrepartie masculine à la son état. Enfin et surtout, d’autres pathologies,
ménopause féminine. £ Certains spécialistes des circonstances de vie et, bien sûr, le processus
L’endocrinologue Martin Reincke, de l’hôpital parlent alors normal de vieillissement, déclenchent ou favo-
d’« andropause » ou de
universitaire de Munich, pense quant à lui que syndrome de déficit en risent parfois de tels troubles de la santé.
l’andropause en tant que telle n’existe pas. Il est testostérone. Alors pour bien identifier le type et la fré-
très clair sur le sujet : « Les femmes subissent un quence des symptômes, ainsi que leur associa-
déclin à la fois intense et rapide de leurs taux £ Mais contrairement tion éventuelle avec la chute de testostérone,
à la chute soudaine
d’œstrogène, l’une des hormones sexuelles fémi- des taux d’hormones une équipe internationale de scientifiques a
nines. » Il s’agit donc d’un phénomène physiolo- à la ménopause, la perte lancé en 2002 une étude européenne sur le
giquement mesurable, aux effets connus. « En de testostérone chez vieillissement masculin (European Male
revanche, l’hormone sexuelle masculine, la tes- les hommes est Ageing Study, Emas). Les chercheurs ont suivi
tostérone, diminue très progressivement, sans progressive et en général plus de 3 000 hommes âgés de 40 à 79 ans,
asymptomatique.
chute brutale. » dans 8 pays européens, pour scruter leurs
Dans le sang d’un homme en bonne santé, la £ Si une changements hormonaux, sexuels, physiolo-
concentration de testostérone est au plus haut le hormonothérapie giques et psychologiques.
matin et au plus bas l’après-midi. Elle varie nor- substitutive peut être
utile, un mode de vie
malement entre 12 à 30 nanomoles (4 à 10 micro- faisant une part MOINS D’ÉRECTIONS MATINALES
grammes) par litre de sérum sanguin. Certains suffisante à l’exercice En 2010, l’équipe a montré que certains symp-
facteurs, comme la durée du sommeil, le stress, physique et à une bonne tômes dépendent bien d’une faible concentration
le poids corporel ou l’exercice physique, augmen- alimentation permet en testostérone. Trois en particulier, d’ordre
tent ou diminuent ce taux. Mais si la concentra- généralement de réduire sexuel : une baisse de la libido, une diminution
ce désagrément.
tion de testostérone chute sous les 8 nanomoles de la fréquence des érections matinales et un dys-
par litre, la plupart des experts recommandent fonctionnement érectile.
un traitement de substitution. Pour les hommes Mais cette association n’est pas valable pour
les plus jeunes, un tel traitement devient une tous les troubles fréquemment associés au syn-
nécessité médicale (afin notamment d’assurer la drome de déficit en testostérone ; par exemple,
production des spermatozoïdes et de conserver les symptômes psychologiques, comme les sautes
les caractères sexuels secondaires comme la pilo- d’humeur, sont peu, voire pas du tout, dépen-
sité) ; pour les plus âgés, la situation n’est pas dants des taux d’hormones. De sorte que les cher-
aussi claire. cheurs ont conclu qu’en plus d’une concentration
La communauté scientifique utilise plutôt le de testostérone inférieure à 11 nanomoles par
terme anglais de late-onset hypogonadism (LOH) litre, les trois problèmes sexuels mentionnés ci-
ou, en français, de syndrome de déficit en testos- dessus, au moins, doivent aussi être présents pour
térone, pour désigner la maladie, plutôt rare, qui que l’on puisse poser un diagnostic de LOH.
touche les hommes âgés et dans laquelle un taux En tenant compte de ces critères, environ 2 %
de testostérone durablement bas s’accompagne de tous les volontaires à cette étude ont souffert
de symptômes essentiellement sexuels, comme du syndrome, comme l’ont établi les scientifiques
une diminution du désir et une anomalie de la de l’Emas en 2012. Alors que 20 % des partici-
fonction érectile. Mais les plaintes de ces hommes pants avaient pourtant une concentration de tes-
sont-elles médicalement pertinentes ? tostérone inférieure à 11 nanomoles par litre.
Cette limite serait-elle trop élevée ? Non,
40 ANS, LIBIDO EN BERNE… rétorquent les chercheurs, pour deux raisons ;
D’après les résultats de plusieurs études, la d’une part, parce que les concentrations en tes-
concentration sanguine de testostérone chez les tostérone des hommes présentant des symptômes
hommes de plus de 40 ans diminue d’environ 1 à du syndrome ne sont pas toujours plus faibles que
2 % chaque année. Mais tout n’est pas si simple à celles des individus non atteints ; d’autre part,
interpréter. D’abord, parce qu’il est presque parce que certains hommes se plaignent, tout en
impossible de définir un seuil inférieur sous ayant des taux de testostérone très élevés.
Toutefois, les chercheurs soulignent que l’ad- En outre, les symptômes sont beaucoup liés à
ministration d’hormones est encore très contro- la condition physique des hommes, comme le
versée et que les effets secondaires connus, souligne Sommer : « Des hommes de moins de
comme un risque accru d’accident vasculaire 40 ans qui viennent me voir ont déjà des “symp-
cérébral et de crise cardiaque, doivent faire l’ob- tômes ménopausiques”. L’une des raisons en est
jet d’études plus larges. Plusieurs médecins sont qu’ils ne bougent plus beaucoup, de sorte que leur
donc extrêmement critiques à l’égard du tour de taille augmente considérablement…
NEUROSCIENCES
Pourquoi ne peut-on
se chatouiller soi-même ?
LA RÉPONSE DE
REBECCA BÖHME
Chercheuse au Centre
de neurosciences sociales et affectives
de Linköping, en Suède.
U ne légère stimulation de la
plante du pied, du ventre ou sous les
d’entre nous doivent le reconnaître : il
est impossible de se chatouiller
stimuli que nous provoquons par nous-
mêmes (comme lorsque nous touchons
aisselles… Difficile de résister aux cha- soi-même. une partie de notre corps) n’ajoute pas
touilles. Et tout aussi difficile d’expli- grand-chose, en termes d’information,
quer la cause et la puissance de ce phé- UN FILTRE CÉRÉBRAL à l’intention de provoquer ces stimuli.
nomène. Du point de vue de la biologie ANTICHATOUILLES Si je déplace ma main vers une partie
de l’évolution, il pourrait être logique Cette impossibilité est probable- de mon corps, je sais déjà ce qui va se
© Shutterstock.com/wickerwood
pour nous d’apprendre de façon ludique ment due à une sorte de filtre cérébral. passer, et mon système sensoriel n’a
comment protéger les parties sensibles Pour maîtriser la quantité de stimuli pas beaucoup à attendre en plus de la
du corps. Ceci est confirmé, par qui affluent constamment vers lui de perception du résultat, en termes de
exemple, par le fait que non seulement l’extérieur, le cerveau aurait tendance pure information.
les humains, mais aussi les singes, les à réduire le traitement de tous ceux qui Les événements inattendus, en
rats ou les pingouins sont chatouilleux. proviennent de nous-mêmes. Cela se revanche, requièrent toute notre atten-
Cependant, même les plus sensibles comprend, car la perception des tion, car ils peuvent être avantageux
Bibliographie
S. J. Blakemore,
Why can’t you tickle
yourself ? The Anatomy
of Laughter, Routledge,
2017.
R. Boehme et al.,
Distinction of self-
produced touch and
Pour le cerveau, se toucher social touch at cortical
and spinal cord levels,
soi-même n’apporte aucune PNAS, vol. 116,
pp. 2290-2299, 2019.
information. Il n’y est donc M. Ohayon, Prevalence
pas très sensible. of hallucinations and
their pathological
associations in the
general population,
pour notre survie, plaisants, ou dange- diverses régions du cerveau voyaient Psychiatry Research,
reux, sans que nos actions permettent leur activité se réduire, notamment vol. 97, pp. 153-164, 2001.
nécessairement de le savoir. C’est pour certaines parties du cortex somatosen-
cette raison que notre cerveau atténue- soriel et de l’insula, aussi connue sous
rait les stimuli autogénérés, par mesure le nom de cortex insulaire, qui parti-
de « précaution » ou d’économie, en cipent au traitement des stimuli tac-
quelque sorte. À cette fin, il s’emploie tiles. Même atténuation dans les zones
à anticiper et prévoir constamment ce du cortex à la transition entre le lobe
qui est susceptible d’arriver comme le temporal et le lobe pariétal, qui sont soi-même, car le geste est autogénéré et
résultat de sa propre activité, et notam- liées à des capacités sociocognitives que le cerveau peut prédire précisément
ment de ses commandes motrices. comme celle de se mettre à la place des ce qui va se produire, milliseconde par
Lorsque nous touchons nous-mêmes autres. milliseconde. Il y a cependant des
différentes parties de notre corps, il exceptions : chez les personnes atteintes
envisage spontanément quelles sensa- AUTOCONTACT de schizophrénie, l’affaiblissement sen-
tions peuvent être attendues sur les OU HÉTÉROCONTACT ? soriel ne fonctionne probablement pas
diverses zones concernées. Par consé- Le cerveau distingue donc claire- aussi bien. Cela pourrait être dû à une
quent, il peut se permettre de passer ment entre le toucher personnel et le altération, du fait de la maladie, de ces
sous silence (d’inhiber) l’entrée senso- toucher externe. De plus, plus la diffé- mécanismes de prédiction neuronale.
rielle en question pour mieux se rence neuronale entre l’autocontact et Dans une étude menée par des neuros-
concentrer sur d’autres choses. l’hétérocontact est importante chez cientifiques de l’University College de
Cependant, cet effet n’affecte pas une personne donnée, plus nous avons Londres, les participants qui souffraient
seulement le toucher, mais aussi constaté que cette personne avait un d’hallucinations auditives ont indiqué
d’autres sens. Nous entendons moins concept de soi développé (une percep- qu’ils trouvaient le toucher autocon-
fort les sons que nous produisons nous- tion aiguë de ses buts et connaissances trôlé aussi sensible que le toucher
mêmes, par exemple lorsque nous res- personnels, de ses propres opinions, de exercé par un tiers. Cela serait compa-
pirons ou parlons. En utilisant des ses caractéristiques propres, etc.). tible avec le fait que les voix que génère
techniques d’imagerie cérébrale, mes Quel rapport avec le chatouille- spontanément leur cerveau (notre petit
collègues et moi-même avons pu éta- ment ? Cette sensation n’apparaît que si discours intérieur) soient perçues
blir expérimentalement, en 2019, nous sommes touchés de manière inat- comme étant produites de l’extérieur.
l’existence de ce mécanisme d’atténua- tendue et non contrôlable, c’est-à-dire Mais la question de savoir si les psycho-
tion sensorielle. Dans ces expériences, lorsque notre cerveau ne peut pas savoir tiques peuvent vraiment se chatouiller
des sujets devaient soit se caresser len- exactement à quel moment et avec n’a pas été testée – et je soupçonne que
tement sur le bras, soit être caressés de quelle intensité la partie du corps va ce n’est pas le cas. Et inversement : si
la même manière par une autre per- être stimulée. Ce qui est impossible vous réussissez à vous chatouiller, ce
sonne. En situation d’autocontact, lorsqu’on essaie de se chatouiller n’est pas un problème ! £
JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.
Moins fatigué
en classe ?
C’est possible !
Pour cela, les enfants peuvent repérer les fonctions
cognitives les plus gourmandes en énergie cérébrale.
S
Et les utiliser avec parcimonie.
’il arrive que les élèves ou déceler un mouvement global vers la comme un prix à payer. Dans une logique
les étudiants s’avachissent peu à peu gauche ou la droite. Bien qu’ils aient en neuroéconomique, il tente toujours de
sur leur table, les paupières tombantes théorie intérêt à fixer le nuage le plus maximiser ses gains tout en minimisant
et l’attention vacillante, ce n’est pas tou- longtemps possible, afin d’arriver à la le coût cognitif. Autrement dit, il
jours à cause de la soirée de la veille. meilleure conclusion, la plupart d’entre recherche le meilleur rapport résultat/
Personne ne le niera, une activité intel- eux répondent bien avant le délai maxi- fatigue (ou qualité/prix).
lectuelle soutenue entraîne une forme mum autorisé. Tout simplement parce Toutes les tâches ne sont pas aussi
de fatigue. Les raisons profondes en sont que continuer à le fixer est associé à un éprouvantes pour lui. En la matière, cer-
mal comprises, mais on commence à en coût cognitif, une fatigue qui n’est pas taines « inégalités » – qui ne surpren-
percer les mécanismes – et à imaginer compensée par une augmentation suffi- dront sans doute pas les pro-
des solutions pour les contourner. sante de la probabilité de succès. fanes – intriguent les neuroscientifiques :
Le simple fait de maintenir son atten- même si la radio tourne depuis des
tion sur un objet précis requiert un LE CERVEAU GESTIONNAIRE heures, nous restons capables d’écouter
effort. Une tâche très utilisée en neuros- Le cerveau humain, comme celui un morceau de musique ; en revanche,
ciences le montre : les participants d’autres espèces, est donc très sensible enchaîner cinquante exercices de maths
doivent regarder attentivement un aux sensations d’effort et de fatigue est en général au-dessus de nos forces.
nuage de points en mouvement et y mentale, même minimes, qu’il interprète Pourtant, les processus cognitifs
impliqués dans ces deux tâches ne sont cognitif, c’est-à-dire un contrôle volon-
pas fondamentalement différents en taire exercé sur sa propre activité men-
termes de mécanique neuronale… tale. Les secrets de la fatigue résident
alors probablement dans le fonctionne-
PAS UN PROBLÈME DE CARBURANT ment des structures cérébrales impli-
Alors, d’où vient cette fatigue ? Les quées dans ces fonctions.
neuroscientifiques ont d’abord pensé à Au niveau anatomique, le contrôle
un épuisement des réserves de glucose cognitif est associé à des zones bien
– le principal carburant du cerveau. caractérisées, principalement situées
Mais, problème : certaines régions du dans le lobe frontal : le gyrus cingulaire
cortex peu sensibles à la fatigue, comme antérieur, l’insula antérieure et le cortex
les aires sensorielles actives lors de préfrontal latéral. Ce serait donc elles
l’écoute musicale, sont très consomma- qui sont à l’origine de la fatigue. On com-
trices de glucose… Il faut donc chercher prend encore mal comment et pourquoi,
l’explication ailleurs. mais quelques études commencent à
On sait que certaines fonctions mettre en évidence des changements
cognitives sont particulièrement généra- dans leur fonctionnement à mesure que
trices de fatigue. Il s’agit surtout des le cerveau s’épuise. En analysant
fonctions « exécutives » : la concentra-
tion, la mémoire de travail, la planifica-
tion, l’inhibition… Elles ont en commun
d’impliquer ce qu’on appelle un contrôle
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4 MERCI DE JOINDRE
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88 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
«
L
de votre interlocuteur…
un menteur, la crainte d’être découvert activerait que d’autres sont plus agités et partent en éructant
ce système et le rendrait plus tendu, d’où ses yeux à la moindre attente. L’équipe de Reza Shadmehr,
qui semblent s’agrandir. de l’université Johns-Hopkins, à Baltimore, s’est
demandé si ces individus se distinguent par cer-
M’AIME-T-IL, OUI OU NON ? taines caractéristiques, comme la vitesse à laquelle
S’il y a un domaine où nous souhaiterions ils parlent ou remuent. Pour l’explorer, les neuros-
ardemment une réponse sincère à nos interroga- cientifiques ont étudié les mouvements les plus
tions, c’est bien celui de l’amour. Mon rendez-vous rapides du corps : les saccades, des sauts oculaires
de ce soir cherche-t-il juste du sexe sans engage- entre différents points de fixation qui se produisent
ment, ou est-il vraiment épris de moi ? La chan- en l’espace de quelques millisecondes.
teuse de soul Betty Everett chantait : « Si tu veux
savoir s’il t’aime autant que tu l’espères, la réponse REGARD FLUCTUANT, NATURE IMPATIENTE…
est dans son baiser. » Ou dans ses yeux. Dans cette expérience, les participants
Comment lire l’amour dans le regard ? En 2014, devaient focaliser leur attention sur des points qui
la psychologue Stephanie Cacioppo, de l’université apparaissaient à gauche ou à droite d’un écran.
de Chicago, et ses collègues ont montré à des par- Pendant ce temps, une caméra enregistrait le va-
ticipants des photographies de personnes atti- et-vient de leurs yeux. Résultat : chaque partici-
rantes du sexe opposé, puis leur ont demandé si pant présentait un schéma typique, avec une
ces images leur inspiraient plutôt des émotions vitesse de déplacement oculaire propre, indépen-
romantiques, ou plutôt un désir sexuel. En paral- dante du moment où il était testé. Mais cette
lèle, ils mesuraient les mouvements discrets de vitesse était-elle liée à son degré de patience ou
leurs yeux… Résultat : les participants des deux d’impulsivité ?
sexes ont regardé plus souvent et plus longtemps La seconde partie de l’expérience a répondu à
le visage de la personne photographiée lorsqu’ils cette question. Les participants tournaient cette
éprouvaient des émotions romantiques, alors qu’ils fois leur attention vers un point de forme variable
se focalisaient davantage sur le reste du corps en au centre de l’écran. Selon l’aspect que présentait
cas de désir sexuel. Suivez donc le regard... Il reste ce point, ils devaient ensuite regarder vers la
tout de même à vérifier cette corrélation lors d’in- gauche ou vers la droite, sauf si une seconde ins-
teractions réelles, avec des personnages qui ne truction annulait cette première consigne visuelle.
soient pas en photo. On leur indiquait que cette annulation survien-
Peut-être votre interlocuteur n’éprouve-t-il ni drait dans un quart des cas, de sorte que s’ils bou-
amour ni désir, et recherche-t-il juste une amitié geaient les yeux immédiatement après avoir
platonique. Là encore, son regard sera source de
mille enseignements, selon une étude publiée
en 2017 par l’équipe d’Omri Gillath, de l’université
du Kansas. Confrontés à une série de photogra-
phies, les participants masculins et féminins
avaient tendance à regarder plus longtemps le
visage et la poitrine des personnes qu’ils considé-
raient comme des partenaires potentiels, tandis
qu’ils fixaient davantage leurs jambes et leurs
pieds s’ils envisageaient juste une amitié dépour-
vue de tout rapport charnel. Pour certains cher-
cheurs, si l’on s’intéresse au visage d’une personne
avec qui l’on envisage une relation, c’est peut-être
parce que nous y traquons inconsciemment des
informations sur son potentiel génétique – les psy-
chologues évolutionnistes affirmant par exemple
que la symétrie faciale est riche d’enseignements
dans ce domaine.
Le regard donne aussi un aperçu du degré de Les personnes extraverties
patience d’un individu. Ce trait de personnalité
varie grandement d’une personne à l’autre.
ont un regard plus mobile,
Certains individus sont le calme incarné, et n’ont
aucun problème à patienter en cas de besoin – par
ayant globalement tendance
exemple s’il y a la queue à la boulangerie –, alors à s’agiter davantage
N° 117 - Janvier 2020
91
regardé le point central – suivant ainsi la première consciencieux. « L’étude des liens entre mouve-
consigne –, ils avaient une chance sur quatre de se ments oculaires et personnalité n’en est qu’à ses
tromper. Le délai entre les deux instructions était tout débuts », explique Rauthmann.
régulièrement modifié par les chercheurs, afin de D’autant plus que ces recherches en laboratoire
mesurer le temps que les participants étaient prêts sont relativement éloignées de la vie réelle. « Il fau-
à attendre pour augmenter leurs chances de suc- drait pratiquer des tests dans des situations réelles,
cès. Il s’agissait donc d’une mesure indirecte de la grâce à des appareils portables », déclare le psycho-
patience. logue. Le problème est que cela introduirait non
Et les résultats ont révélé que ce trait de carac- seulement de nombreuses variables perturbatrices,
tère est lié à la vitesse des mouvements oculaires. mais aussi une masse de données difficiles à traiter
Les participants dont les yeux bougeaient plus vite sans l’assistance d’algorithmes.
étaient ainsi moins disposés à attendre la seconde Une équipe dirigée par Andreas Bulling, de
instruction. Ils étaient moins patients ! l’institut Max-Planck d’informatique de Sarrebruck,
Plus généralement, les caractéristiques de a néanmoins franchi cette étape en 2018. Ces
notre regard semblent dépendre en partie de notre scientifiques estiment eux aussi que les expé-
personnalité. Les psychologues décomposent riences en laboratoire sont trop éloignées de la
généralement cette dernière en cinq dimensions : réalité ; les recherches montrent d’ailleurs que
l’extraversion, l’agréabilité, l’ouverture aux nou- regarder une scène sur un écran ou « en vrai » se
velles expériences, le caractère consciencieux et le traduit par des différences importantes. Dans leur
névrosisme (encore appelé instabilité émotion- expérience, 42 étudiants ont été munis d’appareils
nelle). Chacun possède un niveau plus ou moins portatifs de suivi oculaire, avec lesquels ils ont
élevé de chacune de ces dimensions – c’est leur parcouru le campus pendant dix minutes et réalisé
combinaison qui définit l’unicité de notre un achat dans un magasin. Pendant ce temps,
caractère. l’appareil enregistrait les mouvements de leurs
yeux, la fréquence de leurs clignements de pau-
À QUOI RESSEMBLE UN REGARD pières et l’ouverture de leurs pupilles. Après leur
EXTRAVERTI ? Bibliographie retour au laboratoire, ils ont rempli des question-
Le psychologue John Rauthmann, aujourd’hui naires de personnalité.
à l’université de Lübeck, et ses collègues ont voulu O. Gillath et al., Eye
savoir si le regard apportait des renseignements movements when LE LOGICIEL QUI SAIT QUI VOUS ÊTES
sur ces dimensions de la personnalité. Pour ce looking at potential Bulling et ses collègues ont alors utilisé un
faire, ils ont fait visionner des animations géomé- friends and romantic algorithme capable d’autoapprentissage, afin de
triques abstraites à des volontaires. « L’idée était partners, Archives of prédire les traits de caractère à partir des mouve-
d’examiner quelques paramètres de base », Sexual Behavior, vol. 46, ments des yeux. Le niveau sur chaque dimension
explique Rauthmann, avant de décrire le résultat : pp. 2313-2325, 2017. de la personnalité était divisé en 3 catégories
« Nous avons mesuré davantage de mouvements S. Hoppe et al., Eye (faible, moyen ou fort), de sorte que les chances de
oculaires chez les personnes extraverties. Ce qui movements during tomber juste par le seul fait du hasard étaient de
est plutôt logique, car ces personnes sont plus everyday behavior 33 %. Or le logiciel est parvenu à prédire le niveau
actives et dynamiques – y compris d’un point de predict personality des participants sur 4 des 5 dimensions principales
vue moteur. » traits, Frontiers de la personnalité avec une probabilité supérieure.
Les sujets possédant un haut degré de névro- in Human Pour l’extraversion, il a même atteint un taux de
Neuroscience, 2018.
sisme (ils sont sensibles aux émotions négatives, réussite de 48 %. C’est uniquement pour la dimen-
et affectivement plus fluctuants) s’attardaient J. F. Rauthmann et al., sion d’ouverture aux nouvelles expériences qu’il a
quant à eux plus longtemps sur certains aspects Eyes as windows to the fait moins bien que le hasard.
des objets. Peut-être car ils tendent à ruminer et à soul : Gazing behavior Reste que ces résultats ne permettent pas de
is related to personality,
se montrer craintifs et nerveux, ce qui les amène- préciser quel type de mouvement oculaire est lié
Journal of Research
rait à prendre plus de temps pour analyser ce qu’ils in Personality, 2012. à quel trait de caractère en particulier, car les pré-
voient, afin de déterminer s’ils y décèlent quelque dictions du logiciel se fondent pour l’instant sur
J. J. Walczyk et al., Lie
chose de négatif. des groupes de caractéristiques, et non sur des
detection by inducing
Outre l’extraversion et le névrosisme, les scien- cognitive load : Eye dynamiques isolées. L’analyse du caractère d’une
tifiques ont montré que les mouvements oculaires movements and other personne et de ses intentions lors d’une soirée aux
étaient liés à la facilité avec laquelle une personne cues to the false answers chandelles conserve donc sa part de mystère.
s’ouvre à des expériences inédites (c’est aussi une of « witnesses » to Même si la lecture de ces lignes vous permet d’affi-
dimension de la personnalité). En revanche, ils crimes, Criminal Justice ner votre jugement sur une situation, le premier
n’ont rien trouvé pour les deux autres dimensions and Behavior, 2012. pas en matière d’amour restera encore, et peut-être
du « Big Five », l’agréabilité et le caractère pour un moment, un saut dans l’inconnu. £
A N A LY S E SÉLECTION
Par Emmanuel Cognat
SEXUALITÉ,
PATHOLOGIE, Alzheimer, Jouir, Sarah Barmak,
Bruno Dubois, Grasset, 2019, 384 pages, 20,90 euros Zones, 2019, 208 pages,
17 euros
L
a maladie d’Alzheimer ne cesse de faire parler d’elle.
L’année 2018 fut celle du doute : le gouvernement a décidé
le déremboursement des traitements existants, tandis que
des molécules prometteuses échouaient au stade des THÉRAPIE,
À notre époque
hypersexualisée,
bien des gens
essais cliniques et que certains spécialistes allaient jusqu’à Mieux dormir avec connaissent
questionner le caractère pathologique des symptômes – les l’hypnose !, Agnès Brion, paradoxalement assez
In Press, 2019, 128 pages,
considérant dans la continuité du vieillissement normal. Tout change 9,90 euros mal les rouages du plaisir
en 2019, avec plusieurs résultats encourageants sur le dépistage sexuel, ce qui engendre
précoce, les facteurs protecteurs (comme les contacts sociaux) ou les beaucoup
traitements en cours de développement. Autant de revirements
difficiles à comprendre pour les patients, leurs familles et une grande
partie de la communauté médicale. Qu’a donc la maladie d’Alzheimer
V ous avez toutes les
peines du monde à
vous endormir et vous
d’insatisfaction. Dans ce
contexte, la journaliste
Sarah Barmak livre un
de si particulier pour qu’à quelques mois d’intervalles, on puisse tour avez l’impression d’avoir essai bienvenu sur
à tour remettre en cause son existence et espérer la soigner ? tout essayé ? Plongez- l’orgasme féminin : les
Le professeur Bruno Dubois livre ici un essai propre à éclairer ces vous donc dans ce petit thérapeutes qui aident
controverses qui déchaînent les passions. Ce spécialiste a livre dense et concret. les femmes à l’atteindre,
accompagné et marqué l’histoire moderne de la maladie. Qui mieux Écrit par une psychiatre les neuroscientifiques qui
que lui pouvait dresser le bilan des connaissances sur le sujet et des spécialiste des troubles du étudient ses ressorts
problématiques associées ? Il retrace ici les principales avancées sommeil, il propose des cérébraux, les pratiques
dans divers domaines (neuropathologie, imagerie, biochimie du exercices d’autohypnose plus ou moins
cerveau, thérapeutique…), avant d’aborder les aspects sociétaux et pour lutter contre les aventureuses
politiques. La fin de son ouvrage sonne comme un programme, en insomnies et autres expérimentées par les
présentant les orientations des politiques de soin et de recherche problèmes nocturnes, unes et les autres… Et,
qu’il pressent et espère pour le futur. comme les cauchemars. Si comme l’écrit en préface
Bien sûr, ce livre ne dit pas LA vérité sur une pathologie complexe, vous êtes tendu, anxieux, Maïa Mazaurette,
dont certains aspects demeurent mal compris. Une partie des que vous avez tendance à chroniqueuse de la
lecteurs avertis regretteront peut-être la place prépondérante ruminer dès que vous êtes sexualité au journal Le
donnée aux contributions de l’équipe de l’auteur, ou un parti pris allongé, utilisez ces Monde : « En savoir
parfois tranché sur des concepts qui font aujourd’hui débat dans la techniques d’induction beaucoup, ce n’est pas
communauté scientifique. Mais tous salueront la détermination et la hypnotique pour désenchanter le monde,
constance de l’un des pionniers du domaine, qui offre un plaidoyer embarquer mentalement mais créer les conditions
vibrant pour une attitude proactive et volontariste face à une dans le « train du sommeil » de l’enchantement. » On
maladie trop souvent considérée sous l’angle du fatalisme. ou réfugiez-vous en ne saurait mieux résumer
Emmanuel Cognat est neurologue à l’Assistance publique imagination en un lieu sûr les bienfaits de la
hôpitaux de Paris et chercheur à l’Inserm. pour faire tomber les connaissance, dans le
tensions et favoriser domaine sexuel ou
l’endormissement. ailleurs…
COUP DE CŒUR
Par Georges Chapouthier
PSYCHOLOGIE
INTELLIGENCE ANIMALE, NEUROSCIENCES, Notre cerveau, Hervé Chneiweiss,
ARTIFICIELLE, Éduquer ses enfants L’Iconoclaste, 2019, 272 pages, 24,90 euros
Quand la machine comme un renard,
N
apprend, Yann Le Cun, Jean-Baptiste de Panafieu
Odile Jacob, 2019, 400 et Diane Galbaud du Fort, otre cerveau est la clé de ce que nous sommes : quand il
pages, 22,90 euros Salamandre, 2019, se dégrade, lors de maladies neurologiques comme celle
208 pages, 19 euros d’Alzheimer, c’est toute notre humanité qui vacille. Mais
L ’intelligence
artificielle est à la fois
une passionnante U n nouvel opus dans
cette collection
son fonctionnement est si complexe que les tentatives
pour l’expliquer se révèlent souvent très techniques. Il restait à
l’aborder d’une manière simple et accessible à tous. C’est chose
aventure scientifique et astucieuse, qui explore faite grâce à ce superbe livre.
un secteur en train de un thème – ici l’éducation Dans un style limpide, le neurologue Hervé Chneiweiss nous dévoile
transformer la société. – à travers le monde les rouages de la « machinerie cérébrale », depuis le niveau
C’est ce double aspect animal. Car tout n’est pas moléculaire jusqu’au fonctionnement global. Il retrace au passage
que l’on retrouve dans ce inné chez nos cousins à les grands systèmes et processus qui forment la base de notre
livre du chercheur poils, à plumes ou à psychisme : le « mode par défaut », durant lequel le cerveau semble
français Yann Le Cun. Il écailles. Chasser, faussement au repos, mais prépare en fait ses tâches futures ; les
est idéalement placé pour marcher, voler, nager, se mécanismes inconscients qui interviennent de façon souterraine
en parler : ses travaux ont reproduire, communiquer, dans la préparation d’un acte ; les émotions, dont le rôle est
révolutionné ce domaine trouver sa place dans le fondamental dans les décisions ; le sommeil et le rêve, qui stabilisent
et il est aujourd’hui groupe… Tous ces les apprentissages…
responsable de la comportements sont en Loin de tout simplisme, l’auteur souligne à quel point notre vie
recherche sur ce sujet partie appris, parfois via mentale, véritable mosaïque, est dictée par des mécanismes
chez Facebook. Son un enseignement multiples, en constante interaction. Certes, la dopamine intervient
ouvrage, très riche, est explicite. Ainsi des dans la sensation de récompense, l’ocytocine dans la création de
aussi pointu mamans renards qui liens de confiance, les neurones miroirs dans l’empathie ; mais ces
scientifiquement commencent à extraire substances et cellules nerveuses se greffent dans un tableau bien
qu’éclairant sur les limites, un ver de terre du sol, plus global et sont loin de constituer toute l’explication à elles seules…
défis éthiques et avant de laisser leur petit Hervé Chneiweiss conclut en montrant avec élégance comment le
perspectives de l’IA. Et si, terminer le travail et se fonctionnement cérébral lui-même, par ses incessantes anticipations,
selon lui, les meilleurs repaître de la proie. Ou conduit nécessairement à la liberté de penser. Son texte est émaillé
systèmes actuels sont des mamans loutres, qui de puissantes « phrases-résumés » mises en exergue et de
« moins intelligents qu’un accompagnent les réfutations de « neuromythes » (comme l’idée, fausse, que nous
chat », ils pourraient bien, premières brasses de n’utilisons que 5 % – ou 10 % – de notre cerveau). Il s’accompagne en
à l’avenir, faire tomber des leurs rejetons. Non outre de somptueuses illustrations et de citations littéraires :
frontières étonnantes : « Il content d’émerveiller Baudelaire, Proust ou Breton sont ainsi de la partie, ce qui rend la
ne fait aucun doute pour avec ces exemples, lecture extrêmement agréable. Un ouvrage à découvrir absolument.
moi que les machines l’ouvrage incite à réfléchir Georges Chapouthier est biologiste,
intelligentes futures à nos propres pratiques, philosophe et directeur de recherche émérite au CNRS.
posséderont une forme en les comparant avec
de conscience. » celles des animaux.
SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.
Cyrano
Sommes-nous tous des cyranoïdes ?
Si votre interlocuteur n’était qu’une marionnette répétant des mots
qu’on lui souffle, vous en apercevriez-vous ? Certainement pas, révèle
une expérience de psychologie menée par le fameux Stanley Milgram.
fiasco : le malheureux ne parvient Mais cette scène est également converser avec l’interactant. Les
qu’à bredouiller un lamentable « je riche d’enseignements d’un point de paroles sont transmises par le
vous aime », performance bien insuf- vue psychologique. Elle a même ins- moyen d’un microphone relié à une
fisante pour la difficile jeune piré un étrange programme de discrète oreillette portée par le
femme… C’est alors que survient la recherche, aux implications plutôt médium. En résulte un cyranoïde,
célébrissime scène du balcon et son dérangeantes. C’est nul autre que le c’est-à-dire un être composite,
inoubliable subterfuge. De sa psychologue social Stanley Milgram, mélange de la source et du médium.
cachette, Cyrano souffle les mots à bien connu pour ses études provo- Mais pourquoi diable élaborer une
Christian, qui, les répétant à Roxane, cantes sur la soumission à l’autorité telle mise en scène ?
arrive à rattraper son échec précé- dans les années 1960 (voir
dent (voir l’extrait). « L’obéissance selon Milgram », L’ILLUSION CYRANIQUE
Cerveau & Psycho n° 74), qui a inventé Milgram voyait dans cette tech-
DU BALCON AU LABO un dispositif expérimental permet- nique un nouvel outil de recherche,
Cette scène constitue le point tant d’étudier ce qu’il a appelé les servant à étudier de nombreux
d’orgue de la pièce, puisque « cyranoïdes », en hommage au thèmes, comme les préjugés, l’iden-
Christian parvient à embrasser célèbre personnage de Rostand. À tité ou l’influence de l’apparence sur
Roxane. Mais elle révèle aussi toutes partir de 1977, Milgram explore avec la façon dont une personne est per-
les limites de la supercherie. Pour ses étudiants la possibilité de trans- çue. Il envisageait aussi de multiples
Cyrano, le triomphe est amer : « Aïe ! férer la personnalité d’un individu applications, par exemple dans les
au cœur quel pincement bizarre ! dans le corps d’un autre. négociations : « Imaginez un parent
[…] Puisque sur cette lèvre où La technique qu’il développe cyranoïde proche d’un terroriste, ou
Roxane se leurre, elle baise les mots requiert au minimum trois per- d’un casseur de banque, qui vient
que j’ai dits tout à l’heure ! » Quant à sonnes : une « source », un « médium » discuter avec lui pendant une prise
Christian, il ne supportera bientôt et un « interactant ». La source, d’otage. La négociation sera sans
plus d’avoir conquis l’amour unique- cachée dans une pièce séparée, doute facilitée, les officiers de sécu-
ment grâce au bagout d’un autre… souffle ses mots au médium, afin de rité pourront mieux discuter par
personne interposée, et sans courir
de danger. » De même, pour exercer
un thérapeute ou un éducateur à
réagir de la façon appropriée face à
EXTRAIT un patient en difficulté ou un jeune
récalcitrant, il pourrait être utile de
LA SCÈNE DU BALCON le transformer temporairement en
cyranoïde…
CYRANO : […] Mets-toi là misérable ! Là, devant le balcon, je me mettrai dessous…
A priori, la procédure semble
Et je te soufflerai les mots. […]
laborieuse. Mais Milgram se disait
CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots :
surpris de la facilité avec laquelle
M’accuser, – juste dieux ! De n’aimer plus… quand… j’aime plus !
ses sujets, après un entraînement
ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s’arrêtant : Tiens, mais c’est mieux !
minimal, étaient capables de suivre
CHRISTIAN, même jeu : L’amour grandit bercé dans mon âme inquiète… Que ce… cruel et de répéter en direct les propos de
marmot prit pour… barcelonnette !
la source, dont il aimait lui-même
ROXANE, s’avançant sur le balcon : C’est mieux ! […] Mais pourquoi parlez-vous de façon
assurer le rôle la plupart du temps.
peu hâtive ? Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
Le plus étonnant était que les per-
CYRANO, tirant Christian et se mettant à sa place : Chut ! Cela devient trop difficile !...
sonnes confrontées à un cyranoïde
ROXANE : Aujourd’hui… Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? ne semblaient pas du tout s’aperce-
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian : voir de la supercherie, confirmant
C’est qu’il fait nuit, dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
l’efficacité de ce que le chercheur
ROXANE : Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille. appelait « l’illusion cyranique ».
CYRANO : Ils trouvent tout de suite ? Oh ! cela va de soi, puisque c’est dans mon cœur, eux, Elles croyaient parler à une per-
que je les reçois ; or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite. D’ailleurs vos mots à vous sonne normale, sans se douter une
descendent : ils vont vite. Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
seule seconde que ses paroles
ROXANE : Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
étaient entièrement dictées par
CYRANO : De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude ! quelqu’un d’autre. C’est d’autant
Cyrano de Bergerac, acte 3, scènes VI et VII, plus fascinant que Milgram est allé
Edmond Rostand, Pocket, 1989 (1897), pp. 193-197. loin dans le concept : il a par
exemple créé des cyranoïdes en
DÉCOLLETÉ SYNAPSE
p. p.
86 14
p.
76 ANDROPAUSE
« Des hommes viennent me consulter avec des symptômes qui évoquent la ménopause, comme
le manque d’entrain, la fatigue, la perte de désir sexuel… » Frank Sommer, urologue à l’université de Hambourg
28 % HUB NEURAL
p. p.
6 18
des traumatisés
consomment Un hub est un point de convergence des neurones
du cannabis. Cette
drogue a chez eux au sein d’un module dévolu à une fonction cognitive
des effets positifs, précise (reconnaissance d’images, mouvement des
en réduisant le risque
de dépression et de doigts, langage). Les hubs de différents modules sont
pensées suicidaires. connectés les uns aux autres, permettant au cerveau
de synchroniser les activités de ses différentes régions.
4% DOUBLE-CLIC
p. p.
34 54
Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal : janvier 2020 – N° d’édition : M0760117-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 241391 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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