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N° 114 Octobre 2019 M 07656 - 114 - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@e@k";
PERSONNALITÉ
LE TEST QUI MESURE NOS BONS
ET NOS MAUVAIS PENCHANTS 

EN FINIR AVEC LA
MIGRAINE
Les promesses
des nouveaux
traitements
ÉCOLE
APPRENDRE À
RESPIRER POUR MIEUX
SE CONCENTRER
CULTURE
DU VIOL
COMMENT
LES STÉRÉOTYPES
INFECTENT
NOTRE CERVEAU
BIGOREXIE
L’ADDICTION
AU SPORT QUI FAIT
DES RAVAGES

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD,
TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
ÉTUDE N°1
La rencontre

de l’amour EXPOSITION, À PARTIR DU 08.10.2019


CREATION FINGUEUR iN ZENOSE PHOTOGRAPHIE © SHUTTERSTOCK

#DelAmour EN PARTENARIAT AVEC EN COLLABORATION AVEC

Franklin Roosevelt
Champs-Elysées Clemenceau
palais-decouverte.fr
3

N° 114

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 14-20 SÉBASTIEN
Scott Barry Kaufman
Psychologue à l’université Columbia de New York,
BOHLER
Scott Barry Kaufman analyse les faces négatives Rédacteur en chef
et positives de la personnalité. Il a participé
au développement d’un nouveau modèle, la triade
lumineuse, qui décrit nos côtés prosociaux.

Ça pourrait
p. 44-48
être pire !
Michel Lanteri-Minet

D
Neurologue responsable du Centre d’évaluation
et de traitement de la douleur du CHU de Nice,
membre des comités internationaux de la Société epuis vingt-quatre heures, je suis embêté par un joint de bai-
internationale des céphalées, Michel Lanteri-Minet gnoire qui fuit. Cela donne de l’humidité dans le mur des toi-
étudie les mécanismes et le traitement de la migraine. lettes qui est situé juste en dessous, au rez-de-chaussée. Du
coup les peintres ne peuvent pas finir le boulot. Je vais devoir
refaire le joint, mais l’humidité ne va pas partir d’un seul
coup. Les peintres devront revenir dans plusieurs mois. En attendant, la
maison est en chantier. Ça me met de mauvaise humeur.
Mais ça pourrait être pire. Je pourrais avoir la migraine, par exemple. Quand
je lis ce qu’endurent 10 millions de Français migraineux, je me dis que ça doit
être un sacré calvaire. Essayons de leur être utile avec ces 32 pages de dossier,
p. 66-70
qui font naître l’espoir de nouveaux traitements plus efficaces, fondés sur une
Laurent Bègue compréhension de plus en plus précise des causes de la maladie.
Membre de l’institut universitaire de France, directeur Sinon, je pourrais faire des cauchemars chroniques (pas de ma fuite d’eau,
de la Maison des sciences de l’homme – Alpes,
Laurent Bègue analyse les ressorts de la violence non, de gros monstres poilus). Il paraît que ça peut devenir une vraie mala-
et les croyances sous-tendant les stéréotypes sur die. Là encore, nous recensons les thérapies qui marchent le mieux, pour en
le sexe, l’âge ou la classe sociale. finir avec ces mauvais rêves. Mais tout cela passe encore… Je pourrais être
un psychopathe narcissique et manipulateur, ce que les psychologues re-
groupent sous le concept de triade sombre de la personnalité – vous pouvez
vous évaluer vous-même grâce à nos tests. La bonne nouvelle est que les
scientifiques ont aussi observé une triade lumineuse qui combine huma-
nisme, kantisme et foi en l’humanité – la quintessence de la bonté. Chacun
porte en lui ces deux facettes, mais globalement la plupart des gens
penchent plus vers la lumière que vers l’ombre. Ouf ! On respire…
p. 76-83
Alors vous voyez, quand je pense à quoi j’ai échappé, je me dis que mon
Joachim Retzbach joint de baignoire est finalement peu de chose. Et je me sens heureux. Mer-
Psychologue et journaliste scientifique, Joachim ci, Yves-Alexandre Thalmann, de nous expliquer que cette méthode (penser
Reztbach a enquêté sur les cauchemars à répétition
pouvant revêtir un caractère pathologique. Il dévoile aux malheurs qui nous épargnent) est une clé du bonheur. Pensez-y la pro-
les principales pistes thérapeutiques issues chaine fois que vous aurez égaré vos clés ou que vous pleurerez pour une
de ces recherches en neurologie. rayure sur votre carrosserie. £

N° 114 - Octobre 2019


4

SOMMAIRE
N° 114 OCTOBRE 2019
p. 37-65
Dossier
p.12 p. 14 p. 22 p. 30 p. 37

EN FINIR AVEC
LA MIGRAINE
p. 6-36

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS p. 22 CAS CLINIQUE


Le père aide le cerveau
de l’enfant à grandir
GRÉGORY
La testostérone, ennemie du couple ?
MICHEL
Ados : des mots pour prévenir
la dépression
p. 38 N
 EUROSCIENCES
Qui veut gagner des millions ?
La femme qui courait
Une vidéo, c’est mieux à deux
à s’en rendre malade UNE ONDE DE DOULEUR
En observant l’onde électrique qui envahit
p. 12 FOCUS Nelly est droguée à la course. Un mal
le cortex de certains patients, on élabore
qui porte un nom : « bigorexie ». Et qui
Les singes la met en grand danger.
de nouvelles approches thérapeutiques.
Markus Dahlem
ont-ils conscience
p. 30 H
 ISTOIRE
de la mort ? DES NEUROSCIENCES p. 44 I NTERVIEW
On peut le penser quand on voit des mères
chimpanzé garder la dépouille de leur petit.
Le mystère LES NOUVEAUX
Guillaume Jacquemont de l’encéphalite TRAITEMENTS SERONT
léthargique PLUS EFFICACES
p. 14 P
 SYCHOLOGIE TEST Dans les années 1920, une étrange épidémie Michel Lanteri-Minet
Mesurer P. 18
plonge des centaines de milliers de
p. 50 T HÉRAPIE
notre part d’ombre personnes dans un sommeil irrépressible...

et de lumière
Christian Honey DES ANTICORPS
La face obscure de l’homme comporte la CONTRE LA MIGRAINE
manipulation, l’égocentrisme, la cruauté... Ces nouveaux traitements réduisent
Or on vient de découvrir trois propriétés de plus de 70 % la fréquence des crises.
inverses, ainsi que le moyen de les mesurer… Allan Purdy et David Dodick
Scott Barry Kaufman
p. 58 N
 EUROBIOLOGIE
LE CASSE-TÊTE DES
CÉPHALÉES EN GRAPPE
Douleur insoutenable derrière l’œil,
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur écoulement nasal, nausées... Ce type
de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonnés.
Ce numéro comporte un encart des éditions HumenSciences sur une sélection d’abonnés en France métropolitaine. de céphalée touche 120 000 patients.
En couverture : © Sylvie Serprix
S. Nägel, M. Obermann et H.-C. Diener

N° 114 - Octobre 2019


5

p. 76

p. 94

p. 66 p. 72 p. 84 p. 86

p. 92

p. 66-74 p. 76-90 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 66 R
 ETOUR SUR ACTUALITÉ p. 76 S OMMEIL p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES
Viol : le sondage Pour en finir avec Dans la tête d’un chien
J’entends des voix
de la honte les cauchemars Devenir Papa
Pour presque un Français sur deux, Les cauchemars ne sont pas une fatalité :
Le Programme pour bien nourrir
une femme violée y est un peu pour un traitement simple et efficace permet votre cerveau
quelque chose. Qu’est-ce qui cloche de les remodeler pour ne plus en avoir peur.
dans nos cerveaux ? Joachim Retzbach L’Autisme à l’école
Laurent Bègue Cerveau et Silence
p. 84 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX
p. 72 L’ENVERS p. 94 N
 EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX SEBASTIAN
YVES-ALEXANDRE DIEGUEZ
THALMANN
En classe, respirez
Imaginer le pire, pour mieux penser Nagori :
ça fait du bien Des neurones régulent à la fois notre À quoi ressemble
Pour une fois, arrêtez de « penser positif » :
respiration et nos mouvements !
Ils indiquent une nouvelle manière
le goût d’une saison
en pensant plutôt à tous les malheurs qui
de se calmer pour mieux réfléchir. qui s’en va ?
ne nous frappent pas, on prend conscience Cette figure de style du roman Nagori,
de son véritable bonheur. de l’écrivaine Ryoko Sekiguchi, repose sur
p. 86 L ES CLÉS DU COMPORTEMENT
une vraie capacité du cerveau à composer
Le pouvoir des saveurs inattendues…
des chatons
Ils sont les stars du net et des magazines
entiers leur sont consacrés. Comment
ont-ils fait main basse sur notre cerveau ?
Joachim Retzbach

N° 114 - Octobre 2019


6 DÉCOUVERTES
p. 12 Les singes ont-ils conscience de la mort ? p. 14 Mesurer notre part d’ombre et de lumière p. 22 La femme qui courait à s’en rendre malade

Actualités
Par la rédaction

ÉVOLUTION

Le père aide le cerveau


de l’enfant à grandir
Les espèces de mammifères chez lesquelles les pères aident
les mères à l’éducation des petits présentent un plus gros cerveau
– et sont plus « intelligentes » – que celles où les papas sont absents.

S
 . A. Heldstab et al.,
Behavioral Ecology and
Sociobiology, doi.org/10.1007/
s00265-019-2684-x, 2019.

C omment en est-on
arrivé à avoir un cerveau de plus en
plus gros ? La présence du père (le
mâle procréateur) et les soins qu’il
apporte à la mère et à leurs petits
jouent un rôle important : le cerveau
de la progéniture se développe
mieux. C’est ce que montrent Sandra
Heldstab, de l’université de Zürich en
Suisse, et ses collègues, à l’échelle
de l’évolution des espèces.
Pour ce faire, les chercheurs ont
étudié, chez 478 espèces de mammi-
fères, la taille du cerveau relativement
à celle du corps, ainsi que la qualité et
la fréquence des soins prodigués à la
famille. Par exemple, chez les ouistitis,
les pères et les autres membres du
groupe aident les mères à élever les
petits, alors que chez les loups, les
membres de la meute autres que les
© FoxyImage/shutterstock.com

mères ne participent pas à l’éducation,


bien que les pères restent disponibles
en cas de conditions très difficiles. À
ce jour, les chercheurs n’avaient pas
réellement distingué le soutien pater-
nel à la mère et aux petits de celui des
autres acteurs, de sorte que l’on ne

N° 114 - Octobre 2019


7

p. 30 Le mystère de l’encéphalite léthargique

NEUROBIOLOGIE

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO La testostérone,


ennemie
du couple ?
C. Klimas et al., Biological Psychology,
vol. 146, à paraître

© Victoria 1/shutterstock.com
pouvait pas lier cette aide apportée par comme la fertilité ; la seconde, aug-

S
le père à la jeune famille avec la taille menter de façon stable la quantité
du cerveau et l’intelligence. d’énergie fournie à l’organisme, en
C’est désormais chose faite : en améliorant la qualité de la nourriture
analysant les comportements des et en évitant les périodes de famine.
pères vis-à-vis de leur progéniture C’est là qu’interviennent les pères,
(dans les situations où il est possible notamment en contribuant à l’appro-
de déterminer les liens de filiation en visionnement et en prodiguant des i les pères jouent un rôle important
milieu naturel, par exemple lorsque soins à la mère allaitante. dans le développement de l’enfant et le soutien
des traits phénotypiques sont claire- Que se passe-t-il quand les à la mère, ils ont néanmoins un talon d’Achille : la
ment transmis du père à l’enfant), mamans ne reçoivent presque aucun testostérone. Cette hormone pousserait aux aven-
Heldstab et ses collègues ont montré soutien paternel, comme chez les tures extraconjugales et fragiliserait le ciment du
que l’aide des pères est plus prévi- lions et les lémuriens ? La stratégie foyer, ont découvert des scientifiques des univer-
sible, fiable et stable que celle des évolutive veut alors que les femelles sités de Dresde et de Zurich.
autres membres du groupe ou de la donnent naissance à plus de bébés, Il y a quelques années, des biologistes avaient
famille. Et plus les pères sont aux mais avec un cerveau plus petit. Pour déjà pressenti ce type d’effet. En mesurant la lon-
petits soins, plus l’espèce présente l’organisme de la mère, l’investisse- gueur relative de l’annulaire et de l’index (qui
un gros cerveau et est intelligente : ment d’énergie est comparable, mais dépend des taux de testostérone) chez un groupe
ses membres disposent de meil- possède l’avantage de faire face aux d’hommes, ils s’étaient aperçus que plus l’annulaire
leures capacités cognitives pour aléas : si la maman est correctement d’un homme est long comparativement à son index,
s’adapter à leur environnement. soutenue, toute sa progéniture survit ; plus cet homme est infidèle à sa compagne...
Pourquoi cette corrélation ? Le sinon, une partie meurt, mais elle n’a Cette étude avait été décriée car la longueur
cerveau des mammifères consomme pas tout perdu. des doigts ne fournit qu’une mesure indirecte des
beaucoup d’énergie ; chez les êtres Toujours selon cette étude, taux de testostérone chez un homme. Mais cette
humains adultes, c’est 20 à 25 % des l’homme est l’espèce où l’assistance fois, il s’agit d’une mesure directe. Deux cent vingt-
ressources de l’organisme, chez les paternelle à l’éducation des enfants quatre hommes ont prélevé leur propre salive dans
nourrissons, 60 %. Les spécialistes de est la plus importante, la plus stable des tubes à essai, au petit matin, à jeun, avant de
l’évolution des espèces prédisent que et la plus fiable. Ce qui a probable- révéler leurs infidélités par le truchement d’un
les membres d’une espèce peuvent ment été crucial, car les nourrissons questionnaire anonymisé. Résultat : plus un homme
disposer d’un cerveau plus gros que humains ont besoin d’un soutien sans a de testostérone, plus il va voir ailleurs.
leurs ancêtres à condition qu’ils réus- faille : ils viennent au monde avec un Voilà donc une hormone qui joue un jeu
sissent à lui fournir plus d’énergie lors cerveau nécessairement immature trouble. Car en 2012, une étude parue dans la
de son développement, et surtout en car le bassin des femmes est trop revue Plos One révélait un effet bien différent :
continu, toute privation étant néfaste étroit pour laisser passer une tête la testostérone rendait honnête dans des jeux
pour les fonctions cognitives. Pour ce entièrement formée. D’où l’impor- de dés. De quoi proposer une nouvelle version
faire, deux stratégies : la première, tance d’un apport régulier en énergie du dicton. Ce n’est plus : « Malheureux au jeu,
« rediriger » vers le cerveau l’énergie après la naissance. £ heureux en amour », mais : « Honnête au jeu, mal-
allouée à d’autres fonctions du corps,  Bénédicte Salthun-Lassalle honnête en amour ». £ Sébastien Bohler

N° 114 - Octobre 2019


8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

PSYCHOLOGIE

Ados : des mots


pour prévenir
la dépression
L. Starr et al., Emotion, le 27 juin 2019.

L es adolescents sont particulièrement vulnérables


à la dépression : selon l’Inserm, 14 % d’entre eux seraient tou-
chés, soit cinq fois plus que les enfants. C’est qu’ils doivent affron-
ter toute une série de défis et d’événements stressants, à un âge
où le système cérébral de régulation des émotions n’est pas com-
plètement mature. Pourtant, certains y résistent mieux que d’autres.
Lisa Starr, de l’université de Rochester, et ses collègues ont identifié
l’une des clés de cette résilience : la capacité à identifier ses leur humeur était en outre moins affectée par les petits tracas
propres émotions négatives de façon fine et détaillée. qu’ils rencontraient. Surtout, ils faisaient preuve d’une résilience
Les chercheurs ont suivi environ 200 adolescents, âgés de supérieure : lorsqu’ils rencontraient des difficultés importantes,
16 ans en moyenne. Après avoir subi une batterie de tests psy- ils présentaient ensuite moins de symptômes dépressifs que
chologiques, ceux-ci ont rempli des questionnaires plusieurs fois ceux qui peinaient à décrire leurs émotions négatives. Ainsi,
par jour, sur leur smartphone ou sur une tablette fournie par les lorsqu’on pense simplement : « Je me sens mal », il est bien plus
expérimentateurs, pendant une semaine. Puis ils ont été à nou- difficile d’identifier et d’affronter la cause de ses malheurs que
veau interrogés un an et demi plus tard. Les chercheurs ont ainsi lorsqu’on sait préciser si l’on éprouve de la frustration, de la honte
rassemblé une multitude de données sur leur capacité à analyser ou de la colère.
leurs émotions négatives, mais aussi sur les événements difficiles N’hésitez donc pas à aider vos enfants à mettre des mots sur
auxquels ils étaient confrontés – qu’ils soient mineurs, comme leurs émotions. Surtout en cas de situation difficile, comme un
une dispute avec leurs amis, ou plus sérieux. divorce parental, une rupture amoureuse ou une situation d’échec
De façon générale, ceux qui décrivaient mieux leurs émotions scolaire : c’est face à ce type d’épreuves que la « myopie émo-
négatives étaient moins touchés par la dépression. Au quotidien, tionnelle » est la plus problématique. £ Guillaume Jacquemont

10
Vers un décodeur étude entendaient une série de
questions prédifinies, et le logiciel
de pensée ? était capable de déterminer avec une
bonne précision ce qu’ils auraient
voulu dire, parmi une série

P our les patients atteints de


locked-in-syndrome, entièrement
de réponses possibles. Toutefois,
ils devaient encore prononcer minutes
© Yulia Grigoryeva/shutterstock.com

paralysés, une « prothèse neurale » la réponse à voix haute – même


capable de lire dans les pensées et si le logiciel n’utilisait pas cette d’interactions avec
de communiquer ces dernières à leur information, puisqu’il se fondait sur un chat ou un chien
entourage serait précieuse. David la seule activité cérébrale, mesurée suffisent à faire baisser
Moses et ses collègues de l’université grâce à des électrodes. Il reste
de Californie ont développé un donc à prouver que cela fonctionne
le cortisol, l’hormone
dispositif faisant un pas dans cette quand ils se contentent de penser du stress.
direction. Les participants de leur à la réponse. £  G. J. Source : P. Pendry et J. L. Vandagriff, AERA Open, 2019.

N° 114 - Octobre 2019


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NEUROSCIENCES

Plus drôle avec Dormez bien, tout


un rire enregistré ira mieux demain !
S ’ils en agacent certains, les rires enregistrés
des séries télévisées nous font paraître les
blagues plus drôles. C’est ce qu’ont montré Sophie
R. Wassing et al., Restless REM sleep impedes overnight amygdala
adaptation, Current Biology, vol. 29, pp. 1-8, juillet 2019.

Scott, de l’University College de Londres, et ses


collègues. Dans leur étude, quelques dizaines
de participants ont écouté des blagues, dont
ils devaient évaluer la drôlerie sur une échelle
de 1 à 7. Or ils leur ont attribué une note
légèrement supérieure lorsque des rires étaient
diffusés en parallèle. Et quand les enregistrements
utilisaient des rires sincères, la note était plus

I
élevée que pour de rires simulés.
Comment l’expliquer ? Deux mécanismes – non
exclusifs – sont possibles : en entendant le rire
des autres, nous aurions nous-mêmes envie
de nous esclaffer, ce qui influencerait notre
jugement en retour. Mais nous pourrions aussi
considérer inconsciemment que si quelqu’un rit, l n’y a rien de plus béné- associée à la situation stressante.
c’est que la blague est drôle… £ G. J. fique qu’une bonne nuit de sommeil Ainsi, les « traces mnésiques » sont
pour effacer les soucis et repartir du mémorisées ou, à l’inverse, « digé-
bon pied : Rick Wassing, de l’Institut rées ». De sorte que le lendemain,
Maladie de des neurosciences aux Pays-Bas, et
ses collègues le prouvent pour la pre-
l’amygdale des sujets ne s’active plus
quand ils revivent l’émotion négative :
Charcot : la piste mière fois chez l’homme. Mais il y a
un secret : le sommeil ne doit pas être
elle s’est adaptée et les participants
se sentent bien. Mais cette digestion
du microbiote « interrompu ».
Pour cette expérience, les cher-
des émotions négatives ne se produit
pas systématiquement.
cheurs ont fait vivre des émotions En effet, Wassing et ses collègues

M obiliser le microbiote pour freiner


la maladie de Charcot : telle est l’idée
à laquelle Eran Blacher, de l’institut des sciences
négatives à 29 participants, parfois
associées à des odeurs, puis ils leur
ont fait passer une nuit au laboratoire,
ont mis en évidence, chez leurs
sujets insomniaques, l’existence d’un
sommeil paradoxal non réparateur,
Weizmann, et ses collègues viennent d’apporter avant de les soumettre de nouveau c’est-à-dire « interrompu ». Et plus leur
un argument de poids. Aussi appelée sclérose à la situation désagréable de la veille. sommeil est perturbé, moins ces par-
latérale amyotrophique, cette maladie est fatale Le tout, en enregistrant leur activité ticipants « digèrent » l’événement dif-
en moyenne trois à cinq ans après le diagnostic. cérébrale, de jour comme de nuit. ficile de la veille (et plus leur amyg-
D’origine génétique, elle cause une paralysie Lorsque les sujets vivent un évé- dale reste active).
généralisée, y compris respiratoire. nement désagréable la journée, leur Lorsque vous ne dormez pas
Lors d’expériences sur des souris, les chercheurs système limbique – le réseau cérébral assez ou êtes anxieux, c’est votre
ont montré que la vitesse de progression des émotions – s’active, notamment sommeil paradoxal qui en souffre.
© De Nata_Prando/shutterstock.com

de la maladie dépend de la composition un petit noyau associé aux émotions Peut-être surmontez-vous alors
du microbiote. Ils ont alors réussi à la freiner négatives : l’amygdale. Puis, quand ils encore moins bien les difficultés ? Les
en augmentant la quantité de certaines bactéries dorment, le sommeil fait son œuvre : chercheurs pensent le tester prochai-
intestinales, qui agiraient en libérant des les situations de la journée sont nement, en modulant le sommeil
molécules capables de moduler l’expression « rejouées » (les réseaux de neurones paradoxal (grâce à un neurotransmet-
de multiples gènes. Des observations préliminaires se réactivent), notamment si les cher- teur impliqué dans cette phase), pour
chez des patients humains ont d’ailleurs montré cheurs stimulent cette réactivation en espérer rétablir une bonne qualité de
un déficit de ces molécules bienfaitrices. £  G. J. présentant aux participants l’odeur sommeil… et de vie. £ B. S.-L.

N° 114 - Octobre 2019


10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES

Qui veut gagner


des millions ?
Z. Li et al., Psychological Science,
publication en ligne du 18 juillet 2019

A h ! si j’étais riche… soupire Jean-Pierre


Daroussin dans le film du même nom. Comme des millions de
personnes, il rêve d’argent. Mais ce souhait n’est pas univer-
sellement partagé. À côté de tous ceux qui rêvent de palais, de
grosses voitures et de piscines, d’autres caressent le projet
d’un petit havre de paix, modeste mais paisible, où l’on puisse
cultiver son amour de la vie simple, des plantes et des petits Et cette différence dépend de la constitution génétique de
plats cuisinés, au milieu de sa famille. chaque personne. La preuve : elle est pour ainsi dire inexistante
Cette différence – détachement des biens matériels ou chez des jumeaux monozygotes – qui partagent l’intégralité de
appât de l’argent –, nous pourrions bien la porter en nous (au leurs gènes – ; elle est modérée entre deux jumeaux dizygotes
moins en partie) dès la naissance. Autrement, dit, elle serait – qui ne partagent que la moitié de leur patrimoine génétique –
codée génétiquement. Pour le montrer, des chercheurs des et maximale chez deux individus non apparentés – dont les
universités de Pékin, Hong Kong, Shanghai, Salt Lake City et gènes diffèrent totalement.
Richmond en Virginie, ont évalué ce qu’on appelle « l’anticipa- Votre cupidité serait-elle alors inscrite dans vos gènes ?
tion de la récompense monétaire » chez des personnes plus ou Rassurez-vous, l’analyse des données révèle que ceux-ci ne
moins proches les unes des autres génétiquement. rendent compte que de 43 % des différences d’activation du
Le test d’anticipation de la récompense monétaire consiste système du plaisir lié à l’argent.
à observer sur un écran l’apparition d’indices qui annoncent une Cela dit… si un jour vous voyez quelqu’un donner la totalité
probabilité plus ou moins élevée de toucher une somme d’argent de ses gains du loto à des œuvres caritatives, comme ce fut le
imminente. Les neurones sensibles au plaisir causé par la récom- cas d’un Canadien qui avait reversé l’intégralité de ses 40 mil-
pense commencent alors à s’activer à l’idée de la récompense lions de dollars en 2013, vous pouvez suspecter quelques gènes
qui va arriver. Mais ils ne s’activent pas tous de la même façon baladeurs de faire des facéties. D’un autre côté, ce bon sama-
chez tous les individus. Chez les uns, ils s’embrasent littéralement, ritain avait la particularité de s’appeler Crist – Tom, de son pré-
chez les autres ils luisent faiblement. nom. Il devait avoir un peu la pression. £ S. B.

10,6 % Le noyau dur de d’aires cérébrales qui se met en


branle à la vue de photos érotiques
l’excitation sexuelle comporte invariablement le striatum
pour le désir, le cortex cingulaire
des adultes pour l’anticipation du plaisir,

américains
de plus de 65 ans
Q

uoi de commun entre l’homme
et la femme au niveau sexuel ?
Eh bien, au moment de
l’amygdale pour l’émotion pure,
le cortex visuel pour la perception de
la photo, le gyrus fusiforme intéressé
© Pretty Vectors/shuttertock.com

se sont adonnés l’excitation, leurs cerveaux sont dans


le même état. C’est ce que viennent
par les visages, et l’insula, qui
procure des sensations viscérales (les
au binge drinking de prouver des chercheurs de petits papillonnements dans le
au cours du mois l’institut Max-Planck de Tübingen, en ventre). Moralité : pour le sexe,
précédent. Allemagne, en compilant les résultats
de 61 études d’imagerie cérébrale
l’homme et la femme sont comme
deux gouttes d’eau. Du moins pour
Source : B. Han et al., Journal of the American
Geriatrics Society, le 31 juillet 2019 réalisées sur 1 850 sujets. Le réseau les premières phases de l’acte. S. B.

N° 114 - Octobre 2019


11

Un magazine édité par POUR


LA SCIENCE
PSYCHOLOGIE SOCIALE 170 bis boulevard du Montparnasse

Une vidéo, c’est


75014 Paris
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
Cerveau & Psycho

mieux à deux
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Conception graphique : William Londiche
Directrice artistique : Céline Lapert
Maquette : Pauline Bilbault, Charlotte Calament,
 . Wolf et M. Tomasello, Proceedings
W Raphaël Queruel, Ingrid Leroy et Assya Monnet
of the Royal Society B, publication Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble
en ligne du 17 juillet 2019 Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
Marketing et diffusion : Arthur Peys
Chef de produit : Charline Buché
Direction du personnel : Olivia Le Prévost
Fabrication : Marianne Sigogne, Zoé Farré-Vilalta
Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
Ont également participé à ce numéro :
Maud Bruguière et Aline Gerstner

«
Anciens directeurs de la rédaction :

A
Françoise Pétry et Philippe Boulanger

Presse et communication
Susan Mackie
susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05
Publicité France
stephanie.jullien@pourlascience.fr
llez, on se compartiments distincts. Ils pouvaient Espace abonnements 
regarde le dernier épisode de Game choisir de passer leur temps dans le https ://boutique.cerveauetpsycho.fr
of Thrones. Juste pour le plaisir, entre même compartiment, ou au contraire Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
Tél. : 03 67 07 98 17
amoureux. C’est vrai, c’est tout de faire « chambre à part ». Les cher- Adresse postale :
même mieux à deux, et puis ça rap- cheurs ont alors découvert que les Cerveau & Psycho - Service des abonnements
proche. Même avec un copain ou une animaux ayant visionné ensemble la 19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch
copine, aller se regarder un bon film vidéo de une minute passaient trois Cedex
au ciné offre l’occasion d’un moment fois plus de temps dans le même com- Diffusion de Cerveau & Psycho 
de camaraderie. On ne se parle pas partiment de la pièce que des paires Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard
Tél : 04 88 15 12 43
pendant le spectacle ? C’est vrai. Mais de chimpanzés ayant chacun visionné Titre modifiable sur le portail-diffuseurs :
ça n’empêche pas la magie d’opérer. la vidéo seul. Un lien d’affiliation s’était www.direct-editeurs.fr
Quelle magie, au juste ? Eh bien, créé à travers le seul fait d’avoir
Abonnement France Métropolitaine :
il se trouve que le simple fait de regar- regardé ensemble une petite scène 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)
der un spectacle ensemble opère un sur un écran. Une variante de l’expé- Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €
rapprochement. Probablement, de rience a permis d’observer que Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
façon instinctive. Ce mécanisme lorsqu’un chimpanzé a assisté à ce français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
semble s’enraciner dans notre lointain même petit film en compagnie d’un être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
passé évolutif, comme l’a montré une humain, il met ensuite deux fois moins Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
© Pour la Science S.A.R.L.
expérience sur des chimpanzés réa- de temps à aller vers lui, que s’il a vu
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
lisée par Wouter Wolf et Michael le film tout seul. représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
Tomasello, tous deux chercheurs à C’est peut-être la force des spec- ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
l’université Duke, à Durham, et à l’ins- tacles collectifs, depuis les jeux du mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
titut Max-Planck d’anthropologie évo- cirque jusqu’au cinéma, qui a émer- il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
lutionniste, à Leipzig. Dans cette veillé petits et grands pendant des de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
expérience, des chimpanzés pou- décennies. Un cinéma qui se meurt
© grum/shuttertock.com

- 75006 Paris).
vaient regarder, seuls ou par deux, doucement, tandis que chacun se met Origine du papier : Finlande
une vidéo d’une minute montrant un à regarder des vidéos tout seul dans Taux de fibres recyclées : 0 %
« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
jeune singe en train de jouer. Puis, les son coin, comme le chimpanzé de la Ptot 0,005 kg/tonne
chimpanzés étaient placés par deux fable. Retrouvez vite le plaisir de vous La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
dans une pièce comportant deux faire une vidéo à deux ! £ S. B. ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.

N° 114 - Octobre 2019


12 DÉCOUVERTES F
 ocus

GUILLAUME
JACQUEMONT
Journaliste à Cerveau & Psycho.

PSYCHOLOGIE ANIMALE

Les singes ont-ils


conscience de la mort ?
Les primates ont toutes sortes de comportements
étonnants face au décès de leurs congénères.
Mais jusqu’où comprennent-ils ce qui se passe ?

L e jeune Flint n’a plus d’ap-


pétit et s’amincit de jour en jour.
semblables restent auprès de lui, sur-
tout s’ils en sont les proches parents :
développées des pratiques mortuaires
comme l’abandon ou l’enfouissement
Léthargique, il joue beaucoup ainsi de Segasira, une jeune gorille du corps dans un endroit dédié, qu’on
moins qu’avant. Depuis qu’il a perdu qui continuait à toiletter sa mère ne constate chez aucun singe.
sa mère, il est tombé dans un état décédée tout en essayant de bouger
dépressif. L’issue sera tragique : sa tête ; ou de ces ouistitis mâles gar- IL NE RESPIRE PLUS,
trois semaines après elle, il s’étein- dant le corps de leur compagne, N’ÉMET PLUS DE CRIS…
dra à son tour. empêchant les jeunes de s’en appro- En outre, pour André Gonçalves,
Flint est un chimpanzé, dont la cher. Il arrive aussi aux singes de « ces observations indiquent que les
célèbre primatologue Jane Goodall revenir auprès du cadavre les jours primates ont une conscience implicite
a raconté l’histoire. Son cas pose suivants. Souvent, ils manifestent de la mort, comme bien d’autres ani-
une question fondamentale : à quel tous les signes d’une détresse intense. maux (les éléphants, les cétacés, les
point les primates non humains Au bout d’un certain temps, ils corbeaux…) ». Mais ce n’est pas une
comprennent-ils ce qu’est la mort ? finissent par abandonner le corps… capacité « en tout ou rien », précise le
Pour y répondre, André Gonçalves, Pour les chercheurs, ces compor- chercheur. La plupart des primates
de l’université de Kyoto, et Susana tements auraient diverses fonctions : n’en auraient qu’une notion rudimen-
Carvalho, de l’université d’Oxford, prendre connaissance de l’état du taire. Ils réalisent que leur congénère
ont mené une enquête passionnante, congénère décédé, bien sûr, mais décédé est dans un état différent,
qui éclaire les origines de notre aussi gérer ses propres émotions (les même s’ils ont besoin de temps pour
propre attitude face à la mort. mères pourraient ainsi continuer à l’intégrer (puisqu’ils viennent revoir
porter leur petit pour garder un le corps) : il ne respire plus, n’émet
LES RÉACTIONS FACE À LA MORT contact physique avec lui et atténuer plus de cris, dégage des odeurs diffé-
Passant en revue plus de deux leur détresse) ou s’informer sur l’évo- rentes… En outre, il ne bouge plus et
siècles d’observation, les chercheurs lution des statuts hiérarchiques dans cesse de faire preuve d’« agentivité »,
© Andrey Oleynik / shuttestock.com

ont montré que les primates mani- le groupe. Le fait qu’ils soient si c’est-à-dire d’être une entité dotée de
festent toute une série de comporte- répandus parmi les primates suggère ses propres ressorts internes.
ments étonnants face au trépas de que certains d’entre eux sont apparus L’évolution aurait favorisé l’émer-
leurs congénères. Chez plusieurs bien avant que la lignée humaine ne gence de systèmes cérébraux capables
espèces, les mères continuent de por- diverge de ses plus proches cousins, d’identifier cette propriété, ainsi que,
ter leur enfant décédé, parfois pen- il y a 7 à 10 millions d’années. En de façon générale, le caractère animé
dant plus de dix jours. Lorsqu’un revanche, ce n’est qu’après cette ou inanimé : dans la nature, mieux
adulte meurt, certains de ses divergence que se seraient vaut savoir distinguer un prédateur

N° 114 - Octobre 2019


13

La conscience de la mort
n’est pas une capacité en
tout ou rien et serait plus
ou moins développée
selon les espèces
Bibliographie

A. Gonçalves et S. Carvalho, Death among primates :


A critical review of non-human primate interactions
towards their dead and dying, Biological Reviews,
vol. 94, pp. 1502-1529, août 2019.

d’une pierre, et reconnaître s’il est André Gonçalves parle de « propriété nécessiteraient d’autres expériences
susceptible de vous sauter dessus ! émergente, résultant de l’apparition pour écarter des explications alterna-
Une compréhension plus com- d’autres mécanismes psychologiques tives, toute la difficulté étant de le
plète de la mort requiert des capacités favorisés par l’évolution, comme le faire dans des conditions éthiques.
de raisonnement sophistiquées. sens de l’agentivité ou la théorie de Les chimpanzés vont-ils jusqu’à la
L’homme est le champion en la l’esprit ». Cette « théorie », qui désigne conscience de leur propre mortalité,
matière. Il construit cette compré- la capacité d’attribuer des états men- appliquant à eux-mêmes ce qu’ils ont
hension peu à peu, notamment grâce taux aux autres, serait en effet pré- constaté chez leurs congénères décé-
au langage : les enfants commence- sente chez les grands singes, selon dés ? Pour Frans de Waal, « c’est diffi-
raient à réaliser le caractère irréver- des expériences récentes. Au point cile à savoir, mais impossible à
sible de la mort vers l’âge de 3 ans, qu’ils réalisent que ces états mentaux exclure ». Et s’ils ignorent qu’ils vont
son universalité (tout ce qui vit meurt s’arrêtent avec la mort ? La question mourir, faut-il chercher à le leur
un jour) et son caractère d’arrêt (les est controversée. expliquer ? Dans les années 1970, un
fonctions biologiques et psycholo- projet américain avait tenté d’ensei-
giques s’interrompent) entre 4 et UN MORT N’EST PAS CENSÉ gner des rudiments de langue des
7 ans. La notion de cause serait quant RÉAPPARAÎTRE signes à des grands singes et de com-
à elle assimilée entre 8 et 10 ans Les chimpanzés paraissent en muniquer avec eux autour du concept
(même si les enfants comprennent tout cas comprendre la cessation des de mort. Le gorille Koko répondait
plus tôt qu’un facteur externe, comme fonctions biologiques, ainsi que, dans ainsi « dormir » quand on lui deman-
un accident, a entraîné le décès, ils ne une certaine mesure, les notions de dait comment il se sentait à propos de
font pas tout de suite le lien avec cause – ils réagissent différemment à la mort. Mais d’autres chercheurs se
l’arrêt des fonctions internes). une mort par maladie et par préda- sont refusés à ce genre d’expérience.
Mais les grands singes, comme les tion – et d’irréversibilité. Le primato- Après tout, la conscience de sa propre
chimpanzés, semblent intégrer une logue Frans de Waal rapporte l’his- finitude est un poids lourd à porter.
partie de ces aspects, au moins de toire de chimpanzés terrorisés par un « Jusqu’à ce que je puisse trouver des
façon implicite. Ils ont en effet des documentaire vidéo sur lequel un de étapes concrètes pour enseigner le
capacités mentales inégalées parmi leurs congénères apparaissait bien concept de mort sans engendrer la
les primates – humains exceptés. vivant, alors qu’ils l’avaient vu mourir peur, je n’ai aucune intention de
« Les chimpanzés ont une forme de un certain temps auparavant. Ils sem- transmettre la connaissance de la
compréhension de ce qu’est la vie et blaient donc savoir qu’un mort n’est mortalité aux grands singes », décla-
la mort, aussi vague soit-elle », écri- pas censé réapparaître ! Reste que de rait ainsi David Premack, spécialiste
vait l’éthologue Adriaan Kortlandt. telles observations sont isolées et de la cognition des chimpanzés. £

N° 114 - Octobre 2019


14

Mesurer notre part


d’ ombre
et de
Par Scott Barry Kaufman,
psychologue à l’université Columbia
de New York. Il tient le blog de Scientific
American Beautiful Minds
et anime The Psychology Podcast.

EN BREF
££Le modèle de la triade
noire décrit trois facettes
sombres que nous
présentons tous
à un certain degré :
le narcissisme,
le machiavélisme
et la psychopathie.
££Mais nous avons aussi
de nombreuses qualités
prosociales, qu’un
nouveau modèle, celui
de la triade lumineuse,
s’attache à décrire.
© Shutterstock.com/melitas

££Les premières
analyses suggèrent que
ces qualités l’emportent
sur les traits de la triade
noire chez la plupart des
individus.

N° 114 - Octobre 2019
DÉCOUVERTES Psychologie 15

lumière
Les psychologues ont identifié deux structures
distinctes au sein de notre personnalité : les triades
noire et lumineuse, qui sous-tendent nos
comportements négatifs et positifs envers les autres.
Et ils ont élaboré des tests pour les mesurer…

«
P ourquoi la triade noire est-
elle si séduisante, au point de recevoir toute l’atten-
tion de la recherche ? », ai-je un jour demandé à mon
collègue David Yaden. Aussitôt, il a dressé l’oreille et
m’a réclamé des articles sur cette mystérieuse triade,
dont il n’avait jamais entendu parler – mais qui lui sem-
blait fascinante, ce qui prouvait au passage la perti-
nence de ma question.
Quand je suis retourné dans mon bureau, je lui ai
envoyé des documents par e-mail, ainsi qu’à ma col-
lègue Elizabeth Hyde. Très vite, j’ai reçu la réponse de
David : « Et la triade lumineuse ? », me demandait-il
simplement. Ce fut à mon tour d’être intrigué. Existait-il
une telle chose ? Avait-elle été étudiée ?

LES DÉBUTS DE LA TRIADE NOIRE


La triade noire de la personnalité a été décrite pour
la première fois en 2002, par Delroy Paulhus et Kevin
Williams, de l’université de Colombie-Britannique à
Vancouver au Canada. Elle se compose du narcissisme
(la tendance à s’accorder une importance démesurée),
du machiavélisme (le penchant pour l’exploitation et la
tromperie) et de la psychopathie (la propension à se

N° 114 - Octobre 2019
16 DÉCOUVERTES Psychologie
MESURER NOTRE PART D’OMBRE ET DE LUMIÈRE

montrer insensible et cynique face aux autres).


Bien que ces trois traits « socialement aversifs »
aient surtout été étudiés parmi les populations

Ma
cliniques, comme les criminels, Paulhus et

ism
Tendance à
Penchant pour

ch
Williams ont montré que chacun d’entre eux est s’accorder une
l’exploitation

iss
importance

iav
en réalité un continuum : nous sommes tous, au démesurée et la tromperie

rc

éli
moins un peu, narcissiques, machiavéliques et

Na

sm
psychopathes.
Depuis leur premier article, la recherche sur Triade noire

e
le sujet s’est beaucoup développée. On constate
même un certain emballement : un état des lieux
dressé par Peter Muris et ses collègues de l’uni- Psychopathie
versité de Maastricht a montré qu’en 2015, les
Propension à se
deux tiers du nombre total d’études sur la triade montrer insensible
noire étaient parus au cours des deux années pré- et cynique
cédentes. Bien que les traits de cette triade soient
bien distincts, ils ont tendance à aller de conserve
– une personne très narcissique aura souvent ten-
dance à être au moins un peu machiavélique et
psychopathe. C’est au point que ces traits Tendance à traiter les Propension à respecter

me

Hu
gens comme des fins la dignité de chaque
« devraient être étudiés ensemble », selon Paulhus. en soi et non comme individu et à le valoriser

ma
nis
Il semble ainsi exister un « noyau sombre » dans de simples moyens en tant que tel

tia

nis
la personnalité. n

me
La recherche sur la triade noire a certaine-
Ka

ment amélioré notre compréhension du côté obs-


cur de la nature humaine. Nous connaissons Triade lumineuse
mieux les différences individuelles qui se mani-
festent dans la vie quotidienne : chacun de nous
a une tendance propre aux pensées, aux senti- Foi en l’humanité
ments et aux comportements négatifs. Mais qu’en Inclination à croire
est-il du côté lumineux de la nature humaine ? en la bonté fondamentale
de l’être humain
À LA RECHERCHE DU CÔTÉ LUMINEUX
DE LA NATURE HUMAINE Les modèles des triades noire et lumineuse mettent en évidence des aspects
S’il y a des gens qui vont très loin dans les très différents de la nature humaine. Leurs dimensions sont des continuums :
côtés négatifs, il y en a d’autres qui se situent à chacun de nous se caractérise par un degré plus ou moins élevé de narcissisme,
l’extrême opposé. Des « saints du quotidien », en de psychopathie et de machiavélisme, mais aussi de kantianisme,
quelque sorte. Je ne parle pas ici de ceux qui d’humanisme et de foi en l’humanité.
organisent des dons publics, en prenant bien soin
de se mettre en scène, et qui, d’une façon ou
d’une autre, reçoivent de nombreuses récom- à trouver un plaisir intrinsèque à tisser des liens
penses en retour. Je pense à ceux qui, sans aucun avec ses congénères.
souci stratégique, accordent aux autres un amour Nous avons ensuite élaboré un questionnaire
inconditionnel, de manière naturelle et pour mesurer ces traits, interrogé de multiples
spontanée. personnes des deux sexes et d’âges variés (vivant
C’est donc cet aspect que nous voulions explo- aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Irlande),
rer, David, Elizabeth et moi. Nous avons examiné croisé les données avec les résultats d’autres tests
les tests développés pour étudier la triade noire psychologiques, effectué des analyses statistiques
et avons réfléchi à la façon de caractériser les sophistiquées (grâce à l’aide d’Eli Tsukayama, de
personnalités opposées – sans pour autant nous l’université d’Hawai’i-West O’ahu)… À notre
contenter d’inverser chaque trait de ce modèle. À grande surprise, il est apparu que nous pouvions
l’issue de nombreux brainstormings et échanges résumer ces traits positifs à trois facteurs, aux-
par e-mail, il en est ressorti un ensemble de traits quels nous avons donné les noms suivants : le kan-
positifs : le pardon, la confiance, l’honnêteté, la tianisme (la propension à traiter les gens comme
bienveillance, l’acceptation des autres, le fait de des fins en soi et non comme de simples moyens),
voir ce qu’il y a de mieux chez eux et la tendance l’humanisme (la tendance à respecter la dignité

N° 114 - Octobre 2019
17

de chaque individu et à le valoriser en tant que triade noire. Bien que les personnes ayant des
tel) et la foi en l’humanité (le fait de plus ou moins scores élevés sur ces « traits sombres » tendent à
croire en la bonté fondamentale de l’être humain). avoir de plus faibles scores pour les « traits lumi-
Après avoir raffiné notre échelle de mesure ini- neux », la relation n’est que modérée, ce qui
tiale, nous sommes arrivés à une série de 12 ques- appuie l’idée qu’il y a un peu de lumière et
tions, qui capturent l’essence de cette « triade d’ombre en chacun de nous. De mon point de vue,
lumineuse ». La personne interrogée doit par il est préférable de considérer ceux chez qui la
exemple indiquer son degré d’accord avec des triade noire est très marquée non comme une
affirmations comme : « Je préfère l’honnêteté au « espèce » distincte (après tout, ne dit-on pas de
charme » ou « J’ai tendance à ne pas avoir de quelqu’un d’imparfait qu’il est « humain »), mais
remords ». comme une version amplifiée de ce que nous
Nous avons maintenant analysé le profil de pourrions tous être, si nous lâchions la bride aux
milliers d’individus et obtenu plusieurs résultats potentialités négatives qui sont en nous.
instructifs. Premièrement, il est clair que la « Malgré tout, je crois encore à la bonté innée
triade lumineuse n’est pas juste l’opposé de la des hommes », écrivait Anne Franck. Et il semble
qu’elle n’ait pas entièrement tort. Sur l’ensemble
des personnes interrogées, les scores obtenus
aux triades lumineuse et noire étaient respecti-
vement de 3,8 et 2,5 sur 5, soit une différence de
QUELLE TRIADE DOMINE 1,3 en faveur des côtés positifs. Les pensées,
comportements et émotions quotidiennes de
DANS LA POPULATION ? l’individu moyen semblent donc davantage incli-
ner du côté prosocial. Autre conclusion impor-
tante : la malveillance extrême serait très rare
5 (voir l’encadré ci-contre).

QUI SONT LES REPRÉSENTANTS TYPE


DES TRIADES NOIRE ET LUMINEUSE ?
4 Nos recherches nous ont également permis de
dresser le portrait des « représentants type » des
Triade lumineuse
Triade lumineuse

triades noire et lumineuse. En moyenne, le score


au test de la triade noire est d’autant plus élevé
3
que l’on est jeune et motivé par le pouvoir, ainsi
que par les contacts sociaux (mais pas l’intimité)
et la réussite professionnelle. Autres facteurs
2 associés : le fait d’être un homme, la tendance à

1
1 2 3 4 5
Triade noire

C e graphique représente les scores de plus de 1 500 personnes qui ont


Les pensées,
© S. B. Kaufman et al., Frontiers in Psychology, 2019.

rempli les questionnaires des triades noire et lumineuse. On constate


que plus le score à la triade noire est élevé, plus celui à la triade lumineuse
tend à être bas. Sans que ce soit pour autant systématique : les côtés
comportements
positifs et négatifs se mêlent dans la nature humaine. Globalement, la triade et émotions de
lumineuse semble dominer, puisque la plupart des scores se situent
au-dessus de la ligne oblique – même si le fait que les réponses proviennent l’individu lambda
des participants eux-mêmes est bien sûr une limitation et que l’étude
des deux triades gagnerait à être complétée par des mesures
semblent davantage
comportementales dans diverses situations. Autre constat :
l’extrême malveillance (en bas à droite) paraît très rare.
incliner du côté
prosocial
N° 114 - Octobre 2019
18 DÉCOUVERTES Psychologie
TRIADE NOIRE VS TRIADE LUMINEUSE
TEST

Évaluez vos penchants

d
or
Quelle est l’importance des triades noire

cc
et lumineuse chez vous ? Pour le savoir, indiquez

’a
d ord

sd

rd
votre degré d’accord avec les affirmations suivantes :

N acc acc

co
To rd i pa

ac
d’

d’
or

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s d ut

it
Pa to

D’ co

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c
co
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’a
sd

ac

ut
id
Pa

1/ J’ai tendance à voir le meilleur chez les gens.  1 2 3 4 5

2/ J’ai tendance à admirer les autres.  1 2 3 4 5

3/ J’ai tendance à manipuler les autres pour obtenir ce que je veux.  1 2 3 4 5

4/ Je préfère l’honnêteté au charme.  1 2 3 4 5

5/ J’ai rarement des remords.  1 2 3 4 5

6/ Je veux que les gens m’admirent.  1 2 3 4 5

7/ J’ai tendance à croire que les autres vont me traiter équitablement.  1 2 3 4 5

8/ J’applaudis volontiers les succès d’autres personnes.  1 2 3 4 5

9/ J’ai déjà utilisé la tromperie ou le mensonge pour obtenir ce que je veux.  1 2 3 4 5

10/ Je ne me sens pas à l’aise à l’idée de manipuler ouvertement les autres


pour obtenir ce que je veux.  1 2 3 4 5


11/ Je ne me soucie pas trop de la moralité ou de l’immoralité de mes actions.  1 2 3 4 5

12/ Je veux que les autres fassent attention à moi.  1 2 3 4 5

R É S U LTAT

triade lumineuse
Pour connaître l’importance de chaque Pour calculer votre moyenne globale, additionnez
dimension de la triade lumineuse chez vous, vos scores sur ces trois dimensions et divisez le
additionnez vos scores aux questions résultat par 3. Vous obtiendrez une note sur 5 :
suivantes (et divisez le total par 4, ce qui vous plus elle est élevée, plus la triade lumineuse est
donnera une note sur 5) : une composante forte de votre personnalité.
Pour comparaison, le score moyen mesuré
Humanisme : 2, 8, 14 et 20 sur un échantillon de plus de 1 500 personnes
Foi en l’humanité : 1, 7, 13 et 19 est de 3,8.
Kantianisme : 4, 10, 16 et 22

N° 114 - Octobre 2019
19

sombres et lumineux

rd
co
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du

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à
d

ac
id
s

s
Pa

D’

13/ Pour l’essentiel, je pense que les gens sont bons.  1 2 3 4 5

14/ J’ai tendance à traiter les autres comme précieux.  1 2 3 4 5

15/ J’ai déjà utilisé la flatterie pour obtenir ce que je veux.  1 2 3 4 5

16/ J’aimerais être authentique, même si cela nuit à ma réputation.  1 2 3 4 5

17/ J’ai tendance à être dur(e) ou insensible.  1 2 3 4 5

18/ Je recherche le prestige ou un statut élevé.  1 2 3 4 5

19/ Je suis prompt(e) à pardonner à ceux qui m’ont blessé(e).  1 2 3 4 5

20/ J’aime écouter des gens de tous les horizons.  1 2 3 4 5

21/ J’ai tendance à exploiter les autres pour obtenir ce que je veux.  1 2 3 4 5

22/ Quand je parle aux autres, je pense rarement à ce que je souhaite obtenir d’eux.  1 2 3 4 5

23/ Je suis plutôt cynique.  1 2 3 4 5

24/ Je m’attends à des faveurs spéciales de la part des autres.  1 2 3 4 5

triade noire
Pour vous évaluer sur les dimensions de la triade Pour calculer votre moyenne globale, additionnez
noire, additionnez vos scores aux questions vos scores sur ces trois dimensions et divisez le
suivantes (et divisez le total par 4, ce qui vous résultat par 3. Vous obtiendrez une note sur 5 :
donnera une note sur 5) : plus elle est élevée, plus la triade noire est une
composante forte de votre personnalité.
Narcissisme : 6, 12, 18, 24 Pour comparaison, le score moyen mesuré
Psychopathie : 5, 11, 17, 23 sur un échantillon de plus de 1 500 personnes
Machiavélisme : 3, 9, 15, 21 est de 2,5.

N° 114 - Octobre 2019


20 DÉCOUVERTES P
 sychologie
MESURER NOTRE PART D’OMBRE ET DE LUMIÈRE

instrumentaliser le sexe, un style de « défense


psychologique  » immature (qui caractérise
notamment la propension à être dans le déni), un
goût pour le luxe et la consommation excessive,
un tempérament égoïste et une tendance à consi-
dérer le travail créatif et la religion comme une
façon de transcender la mort.
La triade noire était aussi associée à certains
Si la triade lumineuse est
facteurs favorisant l’ascension sociale et l’acqui-
sition d’un statut de pouvoir : la créativité, le cou-
associée à une plus grande
rage, le leadership, l’affirmation de soi (l’asserti- satisfaction dans la vie, elle peut
vité)… Plus étonnant, elle allait de pair avec une
certaine curiosité. En revanche, elle était négati- entraîner culpabilité et angoisse,
vement corrélée à la satisfaction dans la vie.
Le portrait du représentant type de la triade
ainsi qu’une certaine
lumineuse forme un contraste frappant : plus
âgé que son homologue obscur, il est de sexe
vulnérabilité à la manipulation
féminin et est davantage tourné vers la spiritua-
lité, l’empathie et l’acceptation des autres. Il a remords d’être séparé des siens (« Cela me rend
bénéficié d’un environnement relativement anxieux d’être loin de la maison pendant trop
stable durant l’enfance (ce qu’on mesure par des longtemps ») et la « responsabilité omnipotente »
questions du type : « Vos parents se disputaient- (« Je m’inquiète beaucoup pour les gens que
ils souvent ? »). Plus enthousiaste et optimiste, j’aime même quand ils semblent aller bien »). Bien
moins torturé dans son ego, doté d’un caractère que de tels sentiments soient utiles pour dévelop-
consciencieux et d’une certaine ouverture aux per ou réparer ses relations avec les autres, ils
nouvelles expériences, il est globalement plus sont aussi parfois un frein : la personne n’ose pas
satisfait de sa vie, de ses relations et de ses com- réussir et s’élever elle-même, tant elle craint que
pétences. En outre, il a tendance à croire que les autres n’aient pas le même succès.
quelque chose de lui survivra après sa mort, à Dans certains contextes, la triade lumineuse
travers la nature et le fait d’avoir des enfants. entraîne aussi une forme de vulnérabilité. En
Ses tendances prosociales se manifestent aussi effet, elle est associée à un plus haut degré d’ac-
dans sa propension à la gentillesse, au pardon cord avec des affirmations comme : « Si quelqu’un
et à la gratitude, ainsi que dans son goût pour m’agresse et me vole mon argent, je préfère qu’on
le travail d’équipe. l’aide plutôt que de le punir » et « Je me trouve
Comme la triade sombre, la triade lumineuse souvent très gentil avec des gens contre qui je
est associée à la curiosité, mais sous une forme devrais être en colère ». Bien que les recherches
différente, plus épanouie. Son représentant type indiquent qu’une telle « gentillesse aimante » est
manifeste un haut degré d’accord avec des affir- propice au bien-être, elle accroît le risque d’ex-
mations comme : « Je cherche activement autant ploitation et de manipulation émotionnelle, en
d’informations que possible dans de nouvelles particulier de la part de ceux qui ont un score
situations », là où la triade sombre pousse plutôt élevé sur l’échelle de la triade noire. Les interac-
à approuver des phrases du type : « Je préfère les tions entre les personnes situées aux extrémités
emplois imprévisibles » ou « Cela me dérange de ces deux échelles seraient d’ailleurs intéres-
Bibliographie
quand je ne comprends pas une solution ». santes à étudier à l’avenir.
Nos recherches souffrent clairement d’un cer-
S. B. Kaufman et al.,
LE REVERS DE LA MÉDAILLE tain nombre de limitations et doivent être consi-
The light vs. dark
Tout n’est cependant pas parfait dans la triade triad of personality : dérées comme préliminaires. L’échelle de 12 ques-
lumineuse. Contrairement à la triade sombre, elle contrasting two very tions mesurant la triade lumineuse, en particulier,
n’est pas corrélée au courage et à l’affirmation de different profiles est une première ébauche, qu’il incombera aux
soi, caractéristiques susceptibles d’aider à of human nature, travaux futurs de raffiner. Néanmoins, nous espé-
atteindre ses objectifs les plus ambitieux et à se Frontiers in rons que ces travaux aideront à rééquilibrer la
réaliser pleinement. En outre, elle est liée à un Psychology, 2019. psychologie de la personnalité. Oui, les psycho-
sentiment de culpabilité et d’angoisse parfois F. Wolfsberger, De pathes du quotidien existent. Mais les « saints ordi-
envahissant, sous différentes formes : ce qu’on sombres personnalités, naires » aussi, et ils sont tout aussi dignes d’atten-
appelle la « culpabilité du survivant » (« Je sens Cerveau&Psycho, 2015. tion. Et puis, il n’est jamais inutile de rappeler qu’il
parfois que je ne mérite pas mon bonheur »), le y a du bon en chacun de nous… £

N° 114 - Octobre 2019


GRAND BIEN
VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
10H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
22

La femme
qui courait
à s’en rendre
malade

N° 114 - Octobre 2019
DÉCOUVERTES C
 as clinique 23

EN BREF
££Nelly est beaucoup
trop maigre et a déjà
souffert de dépression. GRÉGORY MICHEL
Mais elle se sent en Professeur de psychopathologie et de psychologie
pleine forme
et pratique beaucoup clinique à l’université de Bordeaux, psychologue
la course à pied. et psychothérapeute en cabinet libéral.

££En fait, elle fait


trop de sport, contrôle
constamment son
alimentation et est
obsédée par l’image Squelettique, nerveuse, elle court 150 km
de son corps.
Et n’éprouve plus par semaine, ne voit plus ses amies, vit
beaucoup de plaisir. seule et surveille tout ce qu’elle mange.
££La jeune femme Nelly est droguée à la course. Un mal
souffre de trois troubles :
l’addiction au sport, qui porte un nom : « bigorexie ».

« 
ou bigorexie, l’addiction
à l’alimentation saine

B
et l’anorexie de l’athlète.
££Mais une prise en
charge pluridisciplinaire
l’aide à retrouver
le plaisir de courir
et de manger.

onjour professeur, je
vous téléphone de la part de mon médecin qui m’a demandé
de prendre un rendez-vous avec vous. Mais je ne sais pas
vraiment pourquoi… Il va vous envoyer un courrier. » Quelle
est ma surprise en ce lundi matin de printemps, quand je
découvre sur le répondeur de mon cabinet ce message laissé
à 5 h 30 du matin par une femme à la voix affirmée, mais au
contenu peu informatif. Dans l’heure qui suit, je reçois la lettre
de mon collègue médecin qui m’informe que cette jeune
femme, nommée Nelly, présente des troubles du comporte-
ment alimentaire et souffre sans doute de dépression. Je
décide donc de la rencontrer.

UN CORPS MUSCLÉ ET ANDROGYNE


© Jacobs Stock Photography Ltd/gettyimages

Arrivée près d’une heure en avance dans la salle d’attente,


la jeune femme lit un magazine sportif. Visage émacié, che-
veux courts, allure androgyne, son corps semble très sec.
Vêtue dans un style sportif, la bouteille d’eau à portée de main
non loin de son sac à dos, elle me regarde d’un air assuré. Une
fois dans mon bureau, installée dans un fauteuil, elle se fige
dans une attitude tendue qu’elle conservera tout au long de ce
premier rendez-vous. Je vois ses avant-bras si squelettiques
que j’en frissonne : souffrirait-elle d’un syndrome cachectique,
à savoir un affaiblissement profond de tout l’organisme, avec

N° 114 - Octobre 2019
24 DÉCOUVERTES C
 as clinique
LA FEMME QUI COURAIT À S’EN RENDRE MALADE

perte de poids et atrophie musculaire ? Cette


pathologie est souvent observée chez des per-
sonnes atteintes du Sida, de cancer, de troubles LA BIGOREXIE
infectieux ou auto-immuns. Mais non : d’après
son médecin, aucune de ces maladies ne justifie OU ADDICTION AU SPORT
son extrême dénutrition…
En fait, la jeune femme m’explique que son
médecin s’inquiète de son état de santé, notam-
ment de son amaigrissement, alors qu’elle se sent
C ’est le psychiatre américain William Glasser qui identifie en 1976
l’addiction au sport. Il considère que la pratique excessive d’une activité
sportive correspond à son caractère répétitif et à l’envie irrésistible de faire
plutôt en forme ! Alors pour tenter de comprendre du sport. Il parle alors d’addiction « positive » (pour la santé), par opposition
ce qui lui arrive, je lui propose de me parler d’elle. aux « négatives » que représentent les dépendances aux substances toxiques.
J’apprends alors qu’elle a 39 ans, est célibataire Or, dans les années 1990, on associe aussi cette addiction au sport à des
et vit seule dans son appartement. Elle se décrit comportements alimentaires pathologiques (comme la restriction, la boulimie,
comme solitaire : « Je n’ai pas vraiment d’amis au l’anorexie, etc.) et à des troubles de l’image du corps tels que la dysmorphie
travail, où je suis experte comptable. Mais j’ai des musculaire. Dès lors, on utilise davantage le terme de bigorexie pour désigner
copines au sport. » Puis, passant du coq à l’âne, l’addiction au sport. Celle-ci touche principalement les adeptes des sports
elle évoque ses difficultés actuelles : « Finalement, d’endurance ou de culturisme et est, depuis 2011, reconnue comme dangereuse
si je viens vous consulter, c’est pour mes pro- par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). En 2002, le psychiatre et
blèmes de poids et mon ancienne dépression. » addictologue français Dan Véléa définit la bigorexie comme « une recherche
Nelly souffre effectivement d’anorexie men- de sensations de plaisir, de désinhibition à travers la pratique sportive, qui
tale, avec tous les symptômes typiques des aboutit à l’installation d’un besoin impérieux et en constante augmentation,
manuels de classification, comme la restriction avec, en cas d’arrêts forcés de la pratique (blessures, problèmes d’emploi
alimentaire, une peur intense de prendre du poids du temps), la manifestation de signes de sevrage physiques et psychologiques
et l’altération de la perception de son poids et de plus ou moins intenses ». De nombreux champions disent souffrir de bigorexie.
la forme de son propre corps. Son anorexie est C’est le cas du footballeur champion du monde 1998 et d’Europe 2000, Bixente
uniquement restrictive, sans symptômes bouli- Lizarazu. La pratique intensive du sport active, au niveau du cerveau,
miques (notamment, elle ne se force pas à vomir). des sensations de bien-être, ainsi que des effets antalgiques (antidouleurs)
Lorsque j’explore les conséquences de sa restric- et anxiolytiques (anti-anxiété) notoires. On observe notamment la sécrétion
tion alimentaire, Nelly me dit que depuis trois ans, d’endorphines, des molécules naturelles qui déclenchent une sorte d’ivresse
elle n’a plus ses règles et a développé un laguno, à du coureur nommée runner high. Le running est en effet l’un des sports
savoir la présence d’un fin duvet de poils sur tout qui favorise le plus la libération de cette hormone. On retrouve aussi et surtout
le corps consécutif à une carence en œstrogènes une activation du circuit cérébral de la récompense qui conduit à la libération
(des hormones sexuelles féminines). Je constate d’un neurotransmetteur, la dopamine, dans le noyau accumbens. Cette
également une coloration bleutée de ses mains, substance, responsable de la sensation de plaisir, provoque le besoin de réitérer
comme une cyanose, ce qui suggère un manque les sensations de plaisir jusqu’à engendrer, chez certains sportifs, une perte
d’irrigation sanguine des extrémités. de contrôle, qui les pousse à aller de plus en plus loin, malgré la douleur
physique ou les blessures.
UNE HYPERACTIVITÉ PHYSIQUE
Au-delà de ces indices physiques et physiolo-
giques, ce sont les signes cliniques qui éveillent LES SYMPTÔMES DE LA BIGOREXIE SONT :
mon attention. D’abord, Nelly me décrit une
hyperactivité physique : « J’ai besoin d’être tou- un besoin irrépressible des signes de « manque »
jours en mouvement, d’avoir une sorte de tension de pratiquer un sport : nécessité en cas d’arrêt de l’activité sportive :
dans le corps… » Une tension et une raideur qui de courir, de faire de la musculation… symptômes de sevrage en cas
restent palpables tout au long de notre entretien. un désintérêt de sa vie personnelle de blessures (tristesse, irritabilité,
Plus étrange, depuis quelques années, elle ressent et professionnelle : le sport est culpabilité…)
le besoin permanent de faire des mouvements la priorité des prises de risques
physiques, ce besoin étant même parfois très une augmentation du temps inconsidérées
localisé au niveau des jambes, des cuisses et des consacré au sport, pratique devenue un sentiment de perte
mollets. « C’est comme si je ne contrôlais pas cela, quotidienne de contrôle : arrêter le sport
annonce-t-elle. » Cette information me fait penser la mise en place d’un est devenu impossible
à la notion d’éréthisme, un état d’excitation fonctionnement obsessionnel une ritualisation de l’entraînement
accrue d’un organe spécifique. Cette hyperexci- axé sur le physique, le poids et une répétition obsession-
tabilité, qui provient en général du système ner- et les performances nelle des gestes
veux sympathique en charge d’un grand nombre
d’activités automatiques de l’organisme,

N° 114 - Octobre 2019
25

J’ai besoin de courir.


C’est une nécessité.
D’ailleurs, je ne peux
pas m’en passer, car si je
ne cours pas, je déprime,
© AlexMaster/shutterstock.com

deviens irritable, et
m’énerve pour un rien.
Nelly, 39 ans

s’exprime par un besoin impérieux de comporte- l’importance de la malbouffe. Et maintenant, je


ments qui permettent de se soulager. mange de façon healthy (saine). Non seulement
Cette hyperexcitabilité va de pair avec une per- je contrôle la quantité que j’ingère, mais je fais
pétuelle obsession de la jeune femme vis-à-vis de aussi attention à la qualité des aliments. De sorte
son corps : « Je ne supporte pas les corps moches, que je me sens beaucoup mieux depuis que je ne
gros, mal entretenus. Je veux un corps musclé, mange plus de protéines animales, de sucres, de
moi. » Elle me confie que cette obsession la hante gluten, de produits lactés. J’ai également exclu
depuis longtemps, mais a pris de plus en plus de les légumes acidifiants. »
place ces dernières années. Alors elle a trouvé une Ces derniers éléments m’interpellent beau-
solution : faire du sport, beaucoup de sport. coup sur les liens entre alimentation, image du
corps et activité sportive. À mon avis, Nelly ne
ANXIEUSE ET RIGOUREUSE présente pas une simple anorexie mentale… Bon
Derrière tout cela, il y a l’anxiété ; car Nelly, nombre de détails cliniques laissent présager
décidément très tendue, se décrit comme exces- d’autres troubles. Mais avant de poser un dia-
sivement rigoureuse dans son travail ; elle ne gnostic, je dois connaître l’historique des difficul-
compte pas ses heures et est totalement dévouée tés de la jeune femme. Je lui propose donc de me
à la comptabilité. « Quand je travaille, je ne pense raconter sa vie.
qu’à cela et à rien d’autre », précise-t-elle. Pour Au fil des entretiens, la vie de Nelly m’appa-
elle, son travail est un moyen de contenir sa pen- raît dans ses contours plus fins. Elle est née en
sée, voire de ne pas penser. région parisienne où ses parents vivent toujours.
En parlant de ses pratiques alimentaires, Son père est retraité de la fonction publique dans
Nelly aborde aussi son rapport aux régimes : « Je le domaine de la finance et sa mère est toujours
n’ai jamais vraiment fait attention à ce que je comptable dans une entreprise. Elle a un jeune
mangeais avant mes 30 ans. Mais depuis frère, Thierry, qui travaille à la City, à Londres.
quelques années, j’ai pris conscience de Elle décrit des relations très distantes, voire

N° 114 - Octobre 2019
26 DÉCOUVERTES C
 as clinique
La femme qui courait à s’en rendre malade
TEST

Êtes-vous addict
au running ?
L’échelle d’évaluation de l’addiction au running (Running addiction scale,
Chapman et Castro, 1990) permet de déterminer votre dépendance au sport.
À chaque item, s’il vous correspond, comptez le point (positif ou négatif).

• Je cours très souvent et régulièrement : + 1 • Après une course, je me sens mieux : + 1
• jeSi ne
le temps est froid, trop chaud, s’il y a du vent, • Je continuerais de courir même si j’étais blessé(e) : + 1
cours pas : - 1
• Ccourir :
ertains jours, même si je n’ai pas le temps, je vais
• courir :
Je n’annule pas les activités avec mes amis pour +1
-1
• J’ai besoin de courir au moins une fois par jour : + 1
• pour des raisons
J
 ’ai arrêté de courir pendant au moins une semaine
autres que des blessures : - 1 R É S U LTAT
• J
 e cours même quand j’ai très mal : + 1
• acheter des livres sur lad’argent
J
 e n’ai jamais dépensé pour courir, pour
course, pour m’équiper : - 1
Si votre résultat est supérieur à 0,
cela évoque une addiction au running.
Il est conseillé de consulter un spécialiste
• physique,
Si je trouvais une autre façon de rester en forme
je ne courrais pas : - 1
du domaine.

froides, tant avec ses parents qu’avec son frère. fréquentations et j’ai commencé à fumer, à boire
Enfant, elle était une élève brillante jusqu’au et à prendre quelques drogues, comme du canna-
lycée, toujours dans les premières de sa classe ; bis et de l’ecstasy… » Elle arrête aussi le sport,
seuls les résultats scolaires semblaient compter commence à prendre du poids et découvre la
aux yeux de ses parents. Elle pratiquait l’athlé- sexualité… Alors qu’elle n’arrive pas à expliquer
tisme, comme son frère et son père, et avait com- tous ces changements – en partie liés à l’adoles-
mencé la course à pied dès l’âge de 6 ans : cence –, elle précise que ses rapports avec son
« Enfant, j’étais très enthousiaste pour aller cou- père, autour du sport, se dégradent beaucoup,
rir. Souvent, le dimanche, je réveillais mon père voire disparaissent. Après son baccalauréat, la
pour faire un jogging. » Inscrite dans un club, elle jeune femme prépare une première année de
a fait plusieurs compétitions. « J’étais douée, droit qui se solde par un échec : « C’était une
ajoute-t-elle. J’arrivais toujours première. Mon année où j’ai tout exagéré… Je n’allais pas en
père était fier de moi. J’ai eu quelques blessures cours, je sortais beaucoup et j’ai beaucoup
au genou et à la cheville qui m’obligeaient à arrê- grossi. » L’année suivante, son père l’inscrit dans
ter de courir. Alors souvent, je pleurais. C’était une formation de comptabilité et de gestion, un
difficile tellement j’aimais ça. Et puis, après notre cursus qu’elle suit avec assiduité pour décrocher
déménagement, tout s’est arrêté… » son diplôme d’expert-comptable.
Nelly raconte ensuite comment, après avoir À ce moment-là, elle rencontre son petit ami
changé de ville et d’établissement scolaire pour et vit avec lui pendant huit ans, formant nombre
son entrée au lycée, parce que son père avait de projets. Mais un événement va conduire son
décroché un nouveau travail, son comportement couple à se déliter progressivement : une fausse
a complètement changé. « J’ai eu de nouvelles couche, qui restera comme un traumatisme grave.

N° 114 - Octobre 2019
27

Car ensuite, atteinte d’une profonde dépression,


elle est hospitalisée dans un hôpital parisien.
Quelques mois après son retour au domicile de ses QUAND MANGER SAIN
parents, elle saisit une opportunité profession-
nelle pour s’installer en région Aquitaine. Alors DEVIENT UNE OBSESSION
qu’elle ne fait plus de sport depuis plus de dix ans,
elle décide à 30 ans de reprendre une activité phy-
sique régulière. « Ce fut la course à pied, dit-elle.
J’ai commencé progressivement, puis, très vite,
C ’est le médecin américain Steven
Bratman qui invente en 1997
le terme « orthorexie » (du grec orthos,
perçus comme malsains (la malbouffe).
L’orthorexique est obsédé par la qualité
de la nourriture, qui est considérée
j’ai ressenti les effets positifs du running. correct, et orexis, appétit) ; il s’agit d’un comme un « alicament » (manger
Maintenant, je cours tous les jours. Je fais des trouble du comportement alimentaire, ces aliments équivaut à se soigner).
semi et des marathons depuis six ans et, depuis caractérisé par la volonté obsessionnelle
trois ans, je me suis mise au triathlon. » d’ingérer une nourriture saine et de
Son visage, d’habitude fermé et figé, s’illu- rejeter systématiquement les aliments
mine quand nous évoquons le sport. Elle sourit
même et ajoute : « Il y a cinq ans, j’ai été immobi-
lisée à la suite d’une grave tendinite. J’ai alors
souffert de dépression ; c’était un drame pour
moi ; je ne pouvais plus courir ni même bien mar-
cher. Le sport me manquait. » Au moment où je
la rencontre, Nelly court plus de 150 kilomètres
par semaine. Elle se lève parfois à 5 heures du
matin pour s’entraîner avant d’aller travailler.
Lorsqu’elle m’a laissé son message téléphonique

© deyangeorgiev / gettyimages
à 5 h 30, c’était juste avant d’aller courir sur les
quais de la Garonne.

48 KILOS : ELLE EST EN DANGER


Quand elle a repris la course à pied il y a
dix ans, après à peine un an, elle parcourait déjà
plus de 100 kilomètres par semaine. Elle m’avoue
également que ses jambes, ses genoux et ses
talons lui font mal en permanence. Très difficile- À PARTIR DES TRAVAUX DE BRATMAN ET DE L’ÉQUIPE
ment, elle admet même qu’elle boîte alors qu’elle DU PSYCHOLOGUE ALLEMAND CHRISTOPH KLOTTER EN 2015,
continue de s’entraîner. En plus, elle suit aussi un LES SIGNES DE L’ORTHOREXIE SONT :
régime ! Le but : maîtriser encore mieux son
corps, être plus performante et être « en bonne une préoccupation pour la nourriture Les conséquences possibles
santé ». Résultat : elle pèse moins de 48 kilo- (avec l’exclusion d’aliments considérés de l’orthorexie sont les suivantes :
grammes avec un indice de masse corporelle de comme néfastes pour la santé) perte de poids importante ; malnutrition ;
15,5 correspondant à une dénutrition significa- la peur de tomber malade par apparition de carences (vitamines,
tive. Nelly est en danger. D’autant qu’elle est inca- la consommation de « mauvais » aliments minéraux et autres nutriments) pouvant
pable de se remettre en question et persiste à une tendance au perfectionnisme (une affecter les muscles, les os,
croire que l’activité sportive est forcément béné- obsession pour les régimes, des rituels le fonctionnement hormonal, et provoquer
fique pour sa santé. lors de la préparation des aliments, etc.) des blessures chez les sportifs (par
Il faut un bilan psychologique. Ce qui sera une culpabilité en cas de transgression exemple, une anémie, une fatigue
fait lors de notre prochain rendez-vous, à l’aide du régime chronique ou des tendinopathies
de tests et échelles de mesure. Cet examen révèle une obsession de la pureté à répétition) ; décès.
plusieurs symptômes et troubles psychopatholo- (par exemple, une idéologie hygiéniste) Ce trouble du comportement alimentaire
giques. En premier lieu, la dépression dont elle un surinvestissement de soi peut également entraîner un isolement,
souffre n’est pas « cliniquement significative » : une exclusion du caractère social un repli sur soi, avec parfois une
on retrouve chez elle des symptômes de type de la nourriture (par exemple, le refus interruption des études ou de l’activité
anhédonique – une perte de la capacité à éprou- de sortir au restaurant avec des amis) professionnelle.
ver du plaisir – ainsi qu’un sentiment de vide l’absence quasi totale de sentiment
intérieur pouvant correspondre à une dysthy- de plaisir lors des repas.
mie, c’est-à-dire à un trouble de l’humeur, chro-
nique et persistant, proche de la dépression.

N° 114 - Octobre 2019
28 DÉCOUVERTES C
 as clinique
La femme qui courait à s’en rendre malade

ANOREXIA ATHLETICA,
L’ANOREXIE DE LA SPORTIVE

E n 1982, le médecin anglais Ivan Sharman décrit pour


la première fois l’anorexia athletica, l’anorexie des athlètes,
et la définit comme un trouble du comportement alimentaire
En général, on observe le trouble chez les femmes athlètes
qui présentent à la fois une perte de poids, une aménorrhée
et une ostéoporose. Selon une étude de 2004, 13 % des sportives
dû à une activité sportive pratiquée de façon excessive. sont susceptibles de développer une anorexia athletica.
Bien que la plupart des sports puissent être concernés en raison
Les critères de la pathologie sont : des entraînements physiques intensifs et de la pression importante
une perte de poids consciente dans un but de performance ; de la part des entraîneurs et des parents, les sports dits de minceur
un processus global de planification des entraînements ; sont les plus touchés. Ce sont des activités pour lesquelles le poids
une stratégie de contrôle du poids (par exemple, des périodes ou l’esthétisme du corps joue un rôle essentiel (par exemple, la danse,
de restriction alimentaire ou de vomissements, une consommation la gymnastique artistique et rythmique, le patinage artistique,
de laxatifs et de diurétiques) ; la natation synchronisée). Toutefois, même les sports d’endurance
souvent, une aménorrhée (la disparition des règles) peuvent être impliqués : la course à pied, le cyclisme, le biathlon,
et une ostéoporose (une altération des os). ou encore les sports de balle comme le tennis.

© Korelidou Mila / shutterstock.com

N° 114 - Octobre 2019
29

restaurant ou chez des amis. Ce qui la coupe encore


plus des autres.
Mais le troisième point de la psychologie de
Nelly, le plus important, est son besoin irrépressible
de courir. Il s’agit d’une addiction au sport nommée
bigorexie (voir l’encadré page 24). Nelly le dit très
Il m’arrive de courir même clairement : « La priorité dans ma vie, c’est le sport. »

si mon médecin me l’interdit. Vie sociale, familiale et personnelle : tout le reste


est secondaire. « J’ai besoin de courir. C’est une
J’ai toujours l’impression nécessité. D’ailleurs, je ne peux pas m’en passer, car
si je ne cours pas, je déprime, deviens irritable, et
que je dois courir pour être m’énerve pour un rien. » Ces signes d’irritabilité
rappellent les caractéristiques du manque chez les
en forme même si j’ai mal. toxicomanes. Ce qui empêche Nelly de courir, ce
Je suis sans doute un peu maso. sont la maladie ou les blessures, et encore…
« Il m’arrive de courir même si mon médecin me
Nelly, 39 ans l’interdit. J’ai toujours l’impression que je dois cou-
rir pour être en forme même si j’ai mal. Je suis sans
doute un peu maso. »
Mais je note surtout une « contraction inté-
rieure », à savoir des sensations de tension « LA PRIORITÉ DANS MA VIE, C’EST LE SPORT,
interne fréquentes et incontrôlables. En MÊME SI JE SOUFFRE OU SI JE SUIS BLESSÉE »
revanche, la jeune femme ne semble pas triste et C’est vrai, le masochisme est tapi dans l’ombre
n’exprime aucune pensée pessimiste, ni ne pré- de ce trouble, tant elle croit retirer du plaisir de
sente de troubles du sommeil. Il s’agit donc de l’épreuve physique, voire de la douleur et de la
symptômes dépressifs peu explicites, mais sous- souffrance. Mais la sensation de plaisir n’est plus
tendus à la fois par l’anorexie mentale et la pra- la même qu’au début, et il lui faut courir toujours
tique excessive du sport. D’ailleurs, même son plus pour se sentir bien. D’autant qu’elle souffre
anorexie mentale, qui est avérée, est singulière, de failles profondes à l’estime de soi. Elle se trouve
car elle dépend de son obsession du sport. non seulement « pas intelligente », comparée à son
frère et à son père, mais aussi « pas jolie », compa-
L’ANOREXIE DES GRANDS ATHLÈTES rée à sa mère. « En plus, je ne serai jamais mère,
En effet, d’après les éléments cliniques Bibliographie je ne suis pas capable de faire un enfant. » En cela,
recueillis, son anorexie est apparue en même temps la pratique paroxystique du running devient un
que sa pratique sportive excessive : il s’agit donc T. M. Dunn et S. Bratman, formidable moyen pour obtenir ce corps sec et
d’anorexia athletica, qui se caractérise par une perte On orthorexia nervosa : androgyne, qui la préserve de toute féminité et de
de poids importante dans un but de performance a review of the literature tout risque de maternité…
and proposed diagnostic
(voir l’encadré page ci-contre). « Je maîtrise mon Le traitement de Nelly doit donc être pluridisci-
criteria, Eating Behaviors,
poids pour mieux réussir lors de mes préparations vol. 21, pp. 11-17, 2016. plinaire et axé sur ses trois troubles : la bigorexie,
et surtout lors des marathons. Je planifie tous mes l’anorexie de l’athlète et l’orthorexie. Je décide de
entraînements et compte exactement ce que je dois J. Sundgot-Borgen mettre en place une psychothérapie intégrative
et M. K. Torstveit,
prendre comme aliments », dit-elle. – combinant des techniques psychodynamiques,
Prevalence of eating
La deuxième particularité repérée chez Nelly disorders in elite une thérapie cognitivo-comportementale et la
concerne sa monomanie à vouloir manger saine- athletes is higher than méditation de pleine conscience –, associée à un
ment. « Je suis surtout soucieuse de la qualité nutri- in the general population, traitement médical, grâce à certains médicaments,
tionnelle des aliments plutôt que de la quantité, Clin. J. Sport Med., de ses diverses « addictions ». Quelques mois après,
répète-t-elle plusieurs fois. Pour moi, bien manger, vol. 14, pp. 25-32, 2004. les résultats sont positifs.
c’est manger pour être en bonne santé et ne pas K. Sudi et al., Aujourd’hui, Nelly continue le triathlon et les
tomber malade. Voilà pourquoi j’ai éliminé beau- Anorexia athletica, marathons, mais ne court plus chaque jour. Elle
coup de produits de mon alimentation. Je fais aussi Nutrition, vol. 20, contrôle encore son corps et son alimentation,
attention à la cuisson, et m’interdis de manger après pp. 657-661, 2004. mais de façon moins obsessionnelle, et a repris du
une certaine heure. » Les spécialistes parlent ici D. Véléa, L’addiction poids, s’éloignant du seuil critique. Plus sûre
d’orthorexie, une obsession à manger sain qui peut à l’exercice physique, d’elle-même, la jeune femme partage davantage
avoir des conséquences néfastes sur la santé (voir Psychotropes, vol. 8, de temps, voire des dîners, avec ses amies spor-
l’encadré page 27). Sa façon de se nourrir conduit pp. 39-46, 2002. tives. Et la sensation de plaisir, absente durant de
même la jeune femme à refuser de dîner au longues années, est réapparue. £

N° 114 - Octobre 2019
30

Le mystère de
l’encéphalite
léthargique
Dans les années 1920, une étrange épidémie plonge
des centaines de milliers de personnes dans un sommeil
particulier. Un médecin commence à lever le voile
sur cette énigme, mais il est juif, et déjà
les nazis arrivent…
© Illustrations de Lison Bernet

N° 114 - Octobre 2019
DÉCOUVERTES H
 istoire des neurosciences 31

Par Christian Honey, neuroscientifique


et journaliste scientifique.

« 
EN BREF
££Entre 1916 et 1950,
au moins un demi-million
de personnes dans
le monde contracte
l’encéphalite léthargique.
U ne fille de
26 ans est transférée du commissariat de police
à l’hôpital psychiatrique. Pendant deux jours,
désorientée, elle semble dormir en marchant.
Dans les couloirs de la clinique, elle se promène
les yeux fermés, comme une somnambule, et
££Paralysie des yeux délire en évoquant toutes sortes de choses colo-
ou des membres, troubles rées. Le soir, brusquement, elle fait un œdème
de la conscience,
furieuse envie de dormir : pulmonaire et meurt. »
les malades décèdent
ou développent des UNE ÉPIDÉMIE MONDIALE DE DORMEURS
symptômes semblables QUI MARCHENT
à ceux de la maladie C’est en ces termes que le psychiatre et neuro-
de Parkinson.
logue autrichien Constantin von Economo (1876-
££Le médecin juif Felix 1931) décrit une maladie mystérieuse dans le
Stern tient une piste journal clinique de Vienne du 10 mai 1917. Les
et parvient à guérir des semaines précédentes, la clinique psychiatrique de
malades. Mais il est radié
par les nazis et poussé Vienne a accueilli plusieurs patients présentant
au suicide. des symptômes similaires à cette jeune fille : yeux
ou membres paralysés, fantasmes et délires, envie
irrépressible de dormir. Von Economo, médecin
assistant dans cette clinique, soupçonne dans son
article « une sorte de maladie du sommeil, les pre-
miers symptômes étant des maux de tête et des
nausées, puis un état de somnolence, souvent
accompagné de délires ». Il lui donne un nom :
encéphalite léthargique.
Parce que de nombreuses personnes tombent
malades en peu de temps, von Economo suppose

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32 DÉCOUVERTES H
 istoire des neurosciences
LE MYSTÈRE DE L’ENCÉPHALITE LÉTHARGIQUE

qu’il s’agit d’une « petite épidémie ». Certes, c’est tableau clinique très riche, l’histologie patholo-
une épidémie, mais qui n’est pas si petite : gique livrait des résultats plus simples révélant des
après 1916, l’encéphalite léthargique se propage liens avec les observations de von Economo. »
en Europe et, à partir du milieu des années 1920,
au monde entier. Selon certaines estimations, LE CERVEAU DES PATIENTS DIFFÈRE
entre 500 000 et plus d’un million de personnes Mais lors de l’autopsie du cerveau des défunts,
seront atteintes. Environ un tiers des patients Stern ne trouve pratiquement aucune caractéris-
meurent en quelques jours ou quelques semaines. tique comparable entre les cerveaux, sans parler
Quant à la majorité des survivants, ils déve- de trouver un lien avec les travaux de von Economo.
loppent une maladie chronique aux symptômes L’œdème cérébral, que ce dernier décrit chez tous
semblables à ceux de la maladie de Parkinson : ses patients, est notamment absent. Les méninges
tremblements, rigidité musculaire et lenteur des semblent intactes. Bien que l’augmentation de la
mouvements. Nombre de ces sujets restent pression du liquide céphalorachidien liée à l’in-
presque totalement immobiles le reste de leur vie. flammation ait « écrasé » certains nerfs crâniens, ce
Ses graves conséquences font de l’encéphalite ne sont pas les mêmes chez tous les patients. Les
léthargique l’une des curiosités neurologiques les saignements dus à l’inflammation sont également
plus connues au monde. La raison pour laquelle plus ou moins importants et présents dans diverses
la maladie finit par disparaître au fil du temps fait régions du cerveau. Dans un cas, ils sont même
encore aujourd’hui l’objet de nombreuses spécu- complètement absents. C’est cette « absence de
lations. Le nom de son découvreur, von Economo, foyers macroscopiques » que Stern est le premier à
est toujours cité, mais le plus grand expert en la décrire clairement dans son article Die Pathologie
matière est probablement un autre médecin, juif, der sogenannten « Enzephalitis lethargica ».
Felix Stern. Peu de descriptions de ce neurologue, En plus de son sens aigu de l’observation, un
né le 5 avril 1884 à Gross-Glogau de Basse-Silésie deuxième trait du personnage de Felix Stern trans-
(aujourd’hui Głogów), ont survécu : celles qui paraît dans ses écrits : quand il traite ses patients,
restent sont éparpillées dans des archives en il est extrêmement attentif et amical envers eux.
Allemagne et en Grande-Bretagne. Elles dressent C’est ce que montre, entre autres, une lettre de
le portrait d’un chercheur sur la piste d’une recommandation qu’Alfred Siemerling,
« encéphalite épidémique » pas comme les autres. dont Stern était l’assistant à
Kiel, lui a remise : « Sa
AU-DELÀ DES FRONTIÈRES DE L’ALLEMAGNE manière habile et
Une chose est certaine : dans les années 1920,
Stern est chargé de mettre sur pied le premier
service médical allemand spécialisé pour les
patients atteints d’encéphalite léthargique à l’hô-
pital universitaire de Göttingen. Là, il mène ses
recherches et traite des centaines de patients à
tous les stades de la maladie. Ses découvertes le
font connaître au-delà des frontières de l’Alle-
magne et le conduisent à rédiger son livre Die
Epidemische Encephalitis en  1922 ; très vite, il
devient l’ouvrage de référence pour toute per-
sonne confrontée à la maladie.
Quand le médecin développe-t-il une telle fas-
cination pour l’encéphalite léthargique ? Difficile à
dire. Mais on sait qu’il s’occupe déjà des patients en
tant que médecin assistant à Kiel. En tout cas, il
publie son premier article spécialisé sur la maladie
en mars 1920 dans les Archiv für Psychiatrie und
Nervenkrankheiten. Comme von Economo, Stern y
présente plusieurs décès causés par la mystérieuse
inflammation du cerveau. Et il réalise aussi une
description anatomique et microscopique du tissu
cérébral altéré afin de chercher un « modèle »
simple reflétant la variété des observations : « Il m’a
semblé important d’examiner si, contrairement au

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33

compréhensive de compatir avec les malades lui a


facilité la tâche et a grandement contribué à ses
succès thérapeutiques. Il jouissait d’une popularité
extraordinaire parmi les malades à cause de sa
nature amicale et toujours serviable. »
Avec le soutien de Siemerling, Stern s’installe
alors à la clinique neurologique de l’hôpital uni-
versitaire de Göttingen comme médecin-chef C’est une sorte de maladie
en  1920. En  1922, à l’âge de  38 ans, il devient
professeur agrégé de neurologie à l’université de
du sommeil, les premiers
Göttingen. Dans les années suivantes, toujours au symptômes étant des maux
contact de ses patients, il détaille d’autres aspects
de l’évolution de la maladie qui ont échappé à de tête et des nausées, puis
nombre de ses collègues. En 1928, il écrit ainsi
dans la deuxième édition de Die Epidemische
un état de somnolence, souvent
Encephalitis : « Quiconque a vu un certain nombre
de cas d’encéphalite est d’abord surpris par la
accompagné de délires
diversité des phénomènes, des possibilités de Constantin von Economo, 1917
développement et des processus de la patholo-
gie. […] Mais un examen plus attentif révèle que neurologiques et psychiatriques. Chez les enfants,
cette diversité n’est pas dénuée de logique. […] elle peut même s’exprimer comme une sorte de
Dans la grande majorité des cas d’encéphalite, syndrome extrême de déficit de l’attention. Et ce
comme on le montrera statistiquement plus loin, n’est qu’après leur puberté que les jeunes déve-
une phase chronique suit une phase aiguë et ce loppent les symptômes typiques de ce qu’on appelle
développement peut être clairement tracé. […] le syndrome parkinsonien postencéphalitique.
Mais les lois de l’évolution globale de l’encéphalite
chronique ne peuvent être déterminées qu’après UNE MALADIE AUX MULTIPLES VISAGES
une longue évolution de la maladie. » « Felix Stern était le véritable expert de l’encé-
Selon Stern, le plus étrange et le plus déroutant phalite léthargique », selon l’historien australien des
à propos de l’encéphalite léthargique est qu’elle se sciences Paul Foley, qui fait des recherches pour son
caractérise initialement par des symptômes à la fois livre Encephalitis lethargica. The mind and brain
virus, publié en 2018. Foley découvre ainsi le patri-
moine scientifique de Stern : « Il a compris qu’en
dépit de la diversité des symptômes initiaux, la
maladie suit un schéma au long cours : somnolence
ou insomnie, suivie de troubles de la fonction
motrice oculaire, puis une phase de récupération,
et enfin des symptômes semblables à ceux de la
maladie de Parkinson. Si ce schéma était présent,
on était sûr : “C’est l’encéphalite léthargique”. »
La majorité des patients qui surmontent la
phase aiguë de la maladie développent donc, des
années plus tard, la forme chronique avec un par-
kinsonisme postencéphalitique. Ce sont ces sujets
que le neurologue britannique Oliver Sacks traite
dans les années 1960 et 1970 avec le médicament
qui vient d’être mis au point, la lévodopa (une
molécule précurseur du neurotransmetteur
nommé dopamine, déficitaire dans les syndromes
Entre les deux parkinsoniens). Ainsi, les patients, après des
guerres au XX siècle, décennies d’immobilité, ont quelques mois de sur-
une épidémie
d’inflammation cérébrale sis pour marcher et parler à nouveau. Sacks et ses
frappe plus de patients deviennent alors célèbres dans le monde
500 000 personnes, entier avec son livre Awakenings (L’Éveil), publié
sans que l’on
comprenne les causes en 1973, et suivi en 1990 par le film éponyme avec
de la pathologie. Robert de Niro et Robin Williams. Mais il y a un

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34 DÉCOUVERTES H
 istoire des neurosciences
LE MYSTÈRE DE L’ENCÉPHALITE LÉTHARGIQUE

malentendu à l’époque car on croit que Sacks traite


des patients atteints de la maladie de Parkinson…
En fait, tous ses patients souffrent d’une forme
chronique d’encéphalite léthargique.
Le quiproquo concernant Sacks a une autre
origine : la mystérieuse maladie du sommeil dis-
paraît après les années  1940 pour des raisons
inconnues. Foley précise qu’« à l’exception des
Aucun des patients traités
épidémies en Sibérie dans les années 1960, on n’a
pas revu de nouveaux cas depuis les années 1950.
au sérum suffisamment
Tout juste a-t-on signalé quelques patients aux tôt n’a fini paralysé
symptômes similaires ». C’est parce qu’il existe un Felix Stern, 1928
certain nombre d’agents pathogènes qui s’at-
taquent à des régions du cerveau (comme les
ganglions de la base) semblables à celles de
l’encéphalite léthargique et de la maladie de on se retrouve dans un domaine extrêmement obs-
Parkinson, et qui produisent ainsi des symptômes cur et controversé où une réponse claire est pour le
comparables pendant un certain temps. Le der- moment totalement inenvisageable. »
nier survivant de l’épidémie, un homme nommé Néanmoins, Stern poursuit l’hypothèse selon
Philip Leather, décède en 2002 à l’âge de 82 ans laquelle il s’agirait d’un virus semblable à celui
au Yardley Wood Hospital de Birmingham, en de la poliomyélite. Il essaie donc d’éviter à ses
Angleterre, après avoir passé 70 ans dans des patients l’apparition de la phase chronique de
établissements psychiatriques pour adultes. l’encéphalite léthargique en leur injectant un
sérum dit convalescent, c’est-à-dire le sérum san-
QUELLE EST LA CAUSE DE LA MALADIE ? guin d’autres personnes ayant survécu à la phase
À l’époque de Stern, la cause de l’encéphalite aiguë. L’effet protecteur des anticorps (qui com-
léthargique reste inexpliquée. Mais de par son battent les agents pathogènes) est déjà connu à
caractère épidémique et son évolution, avec une l’époque, même si l’on ne comprend pas encore
phase de guérison et des souffrances chroniques, exactement leur nature. Stern remporte quelques
la maladie alimente déjà les spéculations de Stern : succès avec cette approche : « D’après les notes
il doit s’agir d’une maladie infectieuse. Des cher- précédentes, aucun des patients traités au sérum
cheurs français soupçonnent le virus de l’herpès, suffisamment tôt n’a développé la version chro-
mais n’arrivent pas à expliquer pourquoi certaines nique de la maladie, et aucun n’a fini paralysé. »
personnes n’ont que des cloques sur les lèvres, alors
que d’autres développent de graves déficits neuro- ON LUI INTERDIT D’ENSEIGNER
logiques. À partir des années 1930, la théorie de Malgré ses premiers succès, Stern n’est pas en
l’herpès n’est pratiquement plus mentionnée dans mesure de poursuivre l’œuvre de sa vie. D’abord,
la littérature neurologique. Plus tard, c’est la bac- parce qu’il perd un procès pour faute profession-
térie responsable de la scarlatine qui attire toute nelle contre un fabricant de cigares à qui Stern a
Bibliographie
l’attention en tant que coupable potentiel, princi- recommandé la sclérothérapie (l’injection d’une
palement parce que l’encéphalite léthargique en substance sclérosante) pour un trouble nerveux – ce
P. B. Foley, Encephalitis
Angleterre coïncide avec l’apparition de cette mala- qui n’est pas rare à l’époque. En raison de la forte
lethargica. The mind
die. Toutefois, ce n’est pas le cas ailleurs en Europe. pression financière des paiements d’indemnisation, and brain virus,
En revanche, l’importante épidémie de grippe Stern doit renoncer à la recherche à Göttingen pour Springer, 2018.
espagnole se développe entre 1918 et 1920. Mais reprendre, en janvier 1929, la gestion du départe-
R. T. Ravenholt
là encore, il n’y a pas de similitudes dans la propa- ment nerveux du centre d’examen médical à Kassel.
et W. H. Foege, 1918
gation des deux maladies, sauf en Italie où la Mais il continue d’enseigner comme professeur Influenza, Encephalitis
grippe et l’encéphalite léthargique coïncident. En associé à l’université de  Göttingen. Puis c’est le lethargica, parkinsonism,
outre, la moitié des 40 millions de décès dus à la second coup dur : en 1933, Stern, d’origine juive, se The Lancet, vol. 320, 1982.
grippe espagnole se produisent en Inde. Là où voit retirer son permis d’enseigner en vertu des lois
F. Stern, Die Pathologie
l’encéphalite léthargique est presque inconnue. nazies, et est poussé à la retraite anticipée. La der sogenannten
Pour Felix Stern, dès le début, il est clair qu’au- même année, il s’installe à Berlin et ouvre un cabi- “Enzephalitis lethargica”,
cune conclusion claire ne peut être tirée de ces don- net neurologique privé. Mais en 1936, il est finale- Archiv für Psychiatrie
nées : « Contrairement aux résultats fiables de la ment banni de la profession. und Nervenkrankheiten,
recherche clinique et anatomique, si l’on veut s’ex- Depuis 1935, il vit à son domicile de Berlin, vol. 61, 1920.
primer sur le pathogène de l’encéphalite elle-même, situé à quelques centaines de mètres seulement de

N° 114 - Octobre 2019
35

son cabinet. À cette époque, nombre de ses proches 10  octobre  1960 nous apprend que : « Lorsqu’il
émigrent déjà ou fuient aux États-Unis. On ignore [Felix Stern] a appris en août 1942 qu’il devait
comment se passent vraiment ses dernières années. accompagner un convoi vers l’est comme médecin,
On sait seulement, grâce aux Archives d’État et de c’est-à-dire être déporté, il a essayé de se suicider
l’autorité des réparations de Berlin, qu’il accueille avec du poison. Emmené à l’hôpital juif, il est mort
son frère Josef et d’autres membres de sa famille. quelques jours plus tard, le 30 août 1942 ».
Toutefois, sa fascination pour l’encéphalite Après sa mort, les SS scellent son apparte-
léthargique, ainsi que pour ses patients, perdure. ment, selon sa cousine Elise Leppmann, et le net-
En 1936, il publie un dernier article sur l’encépha- toient. Son corps est incinéré à Berlin-Treptow, et
lite léthargique dans le Handbuch für Neurologie de ses cendres transportées à Raudten en Silésie,
Oswald Bumke et Otfrid Foerster. On présume que aujourd’hui Rudna en Pologne. Le frère de Stern,
Stern est également interdit de publier après avoir Josef, est exécuté à Auschwitz au printemps 1943.
été banni de la profession. En tout cas, la trace de Son oncle et son cousin, avec qui Stern a partagé
sa vie de chercheur se termine à Berlin. l’appartement, le sont aussi, respectivement
Dès 1933, Stern avait postulé en vain à plu- en 1942 et 1943.
sieurs reprises à la British Society for the Depuis, Stern est mentionné dans le livre
Protection of Science and Learning (SPSL) pour un commémoratif de la Kassenärztliche Vereinigung
poste de chercheur à l’étranger. Les derniers mots Berlin et dans quelques articles historiques. Mais
de sa plume proviennent d’une de ses lettres à la il y a seulement quelques lignes sur lui… Il n’y a
SPSL, datée du 9 janvier 1939. Il y parle « d’une pas non plus d’inscription à son sujet dans les
pathologie inédite sur Dostoïevski et le caractère archives du mémorial de Yad Vashem ou dans le
épileptique ». Encore une maladie à laquelle le livre commémoratif des Archives fédérales.
chercheur s’intéressait… Probablement parce qu’il s’est suicidé, et n’a pas
Quand sa cousine et unique héritière Elise été exécuté stricto sensu. Même Oliver Sacks ne
Leppmann demande réparation à l’État, la déci- semblait pas au fait de son existence, car il ne le
sion du tribunal régional de Berlin du cite dans aucune de ses œuvres. £

ciné-débat

Le sport, encore sexiste ?


L’accès des femmes aux sports et la définition du genre
en compétition de haut niveau.
Débat avec Anaïs Bohuon, socio-historienne,
professeure à l’UFR STAPS de l’université de Paris-Sud ;
Sigolène Couchot-Schiex, sociologue de l’éducation,
maîtresse de conférence à l’université Paris-Est Créteil
Val-de-Marne.
Modération : Amandine Berton-Schmitt,
Centre Hubertine Auclert.
suivi de la projection du film « Skate Kitchen »
Réal. Crystal Moselle, 2017, États-Unis, 1h45, version
originale sous-titrée en français, avec Kabrina Adams,
Emmanuel Barco…
Camille, adolescente solitaire et introvertie,
va radicalement changer de vie en intégrant un groupe
de skateuses de New-York, les Skate Kitchen…
} Séance proposée à l’occasion de l’exposition Corps et sport,
présentée à la Cité des sciences et de l’industrie
jusqu’au 5 janvier 2020.
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N° 114 - Octobre 2019
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du changement

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Dossier SOMMAIRE

p. 38
Une onde
de douleur

p. 44 Interview
Les nouveaux
traitements seront
plus efficaces

p. 50
Des anticorps

EN FINIR AVEC
contre la migraine

p. 58
Le casse-tête des
céphalées en grappe

LA MIGRAINE
Six heures, puis huit, puis douze… La tête
dans un étau, avec cette impression que le sang bat dans
la moitié gauche ou droite du crâne (on appelait
autrefois ce mal la « micrâne »), avec des crises pouvant
durer jusqu’à soixante-douze heures. Et parfois
pendant plus de quinze jours par mois.
Aujourd’hui près d’un Français adulte sur cinq
souffre de migraines. Les chiffres donnent le tournis :
quelque 50 000 personnes sont chaque jour dans
l’incapacité de travailler, clouées au lit par la douleur et
des nausées ! Pour la société, cela représente un coût qui
atteint 3 milliards d’euros par an… Des traitements plus
efficaces que les vieilles molécules dont on dispose
aujourd’hui sont donc urgemment attendus. Ils arrivent :
anticorps, neuromodulation, relaxation… Une meilleure
connaissance des causes et des mécanismes de la maladie
permet d’affiner le diagnostic, la prévention, les
traitements de fond. En combinant au mieux les diverses
options. Il n’y a pas de fatalité. Pour les millions de
personnes qui vivent un calvaire, c’est peut-être, dans les
années qui viennent, le bout du tunnel.
Sébastien Bohler

N° 114 - Octobre 2019


38 Dossier

UNE ONDE DE
DOULEUR
N° 114 - Octobre 2019
39

Les vraies causes de la migraine


restent encore méconnues.
Mais un symptôme particulier,
l’aura migraineuse, pourrait lever
un coin du voile sur ces mystères…

Par Markus Dahlem, neurobiologiste à l’Institut


de physique de l’université Humboldt, à Berlin.

«
EN BREF
££Plus de dix millions
de personnes en France
souffrent de migraines.
££Cette pathologie
s’accompagne souvent
L es migraines sont un vrai casse-
tête, même quand elles sont indolores », écrivait le romancier
Erich Kästner en 1931 dans son livre pour enfants Pünktchen
und Anton. Cette mauvaise blague a un véritable noyau dur :
environ cinq pour cent des patients migraineux ne ressentent
pas de maux de tête ou ont même parfois des crises indolores.
d’altérations de la vision et Mais, bien sûr, ce n’est pas une raison pour disqualifier leur
de la perception : les auras. maladie comme une sorte d’hypocondrie, comme cela arrive
parfois. En réalité, dans la migraine les maux de tête semblent
££Les auras résultent n’être qu’un symptôme d’un trouble complexe dont les causes ne
de la propagation d’une
onde électrique très lente sont pas encore bien comprises.
© Wundervisuals/Gettyimages

de l’arrière du cerveau La migraine est une maladie répandue. Deux femmes sur
vers l’avant. cinq et un homme sur cinq en souffrent au moins une fois dans
leur vie. Selon une étude de l’Organisation mondiale de la santé
££En comprenant mieux
comment se développe (OMS), cette pathologie serait responsable de près de 3 % de
cette onde, on espère toutes les morbidités dans le monde. L’analyse, réalisée pour la
mettre au point de première fois en 1990 et mise à jour en 2010, évalue de nom-
nouveaux traitements. breux diagnostics non seulement en termes de mortalité, mais

N° 114 - Octobre 2019


40 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
UNE ONDE DE DOULEUR

aussi en termes de réduction de la qualité de vie. des symptômes hallucinatoires, qu’elle interprétait
Dans ce classement, la migraine se place au hui- comme des phénomènes divins.
tième rang des maladies les plus débilitantes Les auras de la migraine se composent de phé-
– même au premier rang si l’on ne tient compte que nomènes optiques, mais aussi d’autres perceptions
des troubles neurologiques. Environ 1 % de la et défaillances. Par exemple, le phénomène appelé
population mondiale souffre d’une crise de scotome, où une tache aveugle apparaît dans le
migraine chaque semaine. champ visuel ; ou bien une sensation d’engourdis-
sement dans certaines zones de la peau. Certaines
UN PROBLÈME DE SANTÉ PUBLIQUE personnes éprouvent une sensation de picotement
Au cours d’une crise, la personne atteinte peut au bras ou entendent une sonnerie, un sifflement
percevoir l’environnement ou son propre corps ou des voix. Des troubles du goût ou de la capacité
d’une manière déformée. En  1955, le médecin à trouver ses mots surviennent aussi parfois.
John Todd a inauguré le terme de « syndrome Un exemple impressionnant de ces perturba-
d’Alice au pays des merveilles » car dans le roman tions a été donné par la présentatrice américaine
du même nom de Lewis Carroll, l’héroïne du titre, Serene Branson, lorsqu’elle s’est brusquement
après avoir mangé un champignon, rétrécit sou- livrée à un bavardage incompréhensible lors de la
dainement, avant d’atteindre une taille gigan- couverture des Grammy Awards en  2011. Le
tesque peu après. Lewis Carroll (1832-1898) souf- reportage en direct a dû être arrêté – l’enregistre-
frait lui-même de migraine et a probablement été ment vidéo a fait le tour du monde sur Internet.
inspiré par un symptôme commun de la maladie : Branson expliqua plus tard que l’attaque avait été
l’aura migraineuse. un signal d’alarme pour qu’elle accorde plus d’at-
En raison de sa connotation spirituelle, le tention à elle-même et à sa santé.
terme d’aura semble quelque peu malheureux. Il
résulte en réalité du fait que l’effet visuel vécu par AVANT LA DOULEUR
les migraineux prend la forme de halos d’appa- En général, une aura migraineuse commence
rence mystique qui entourent les objets. Les jeux graduellement et ne dure pas très longtemps. Elle
de lumière visionnaires des Actes des apôtres se termine généralement au bout de quelques
répondent aux critères diagnostiques classiques heures et passe généralement en phase de cépha-
d’une crise migraineuse. La mystique Hildegard lée (voir l’encadré ci-dessous). D’un point de vue
von Bingen (1098-1179) était également sujette à neurologique, savoir ce qui se produit lors d’une

LES ÉTAPES TYPIQUES D’UNE CRISE

L a migraine est une maladie chronique


qui se manifeste par des crises
récurrentes qui suivent une évolution
caractéristique. Tout commence souvent
par une phase de prélude d’une journée au
cours de laquelle les sujets ressentent une
faim dévorante, deviennent très sensibles
à la lumière ou se sentent surexcitées. Dans
© Martina Badini/shutterstock.com

environ un tiers des cas survient alors une


aura. Ce n’est que vers la fin de l’aura, voire
après, que s’installe le symptôme principal :
le mal de tête pulsatile, souvent localisé
d’un côté du crâne, dont la durée peut
s’étaler sur 72 heures, parfois accompagnée
de nausées, et dont l’intensité est aggravée
par l’effort physique.

N° 114 - Octobre 2019


41

Phénomène
aura migraineuse est un problème fascinant. Car
cela pourrait aussi expliquer en partie pourquoi
ces altérations de la perception sont les prémices
d’une douleur souvent atroce.
Lors d’une aura visuelle, des formes caracté-
ristiques apparaissent souvent dans le champ
étonnant,
visuel : la personne atteinte voit apparaître brus-
quement des motifs en zigzag, disposés suivant les déformations
du champ visuel
la forme d’une faucille, qui se déplacent, gran-
dissent et parfois s’effondrent. On les appelle
motifs de fortification, à cause de leurs angles

des patients suivent


caractéristiques qui évoquent les murailles à la
Vauban. Puis, ils semblent être engloutis par une
tache aveugle qui paraît crever le champ visuel.
L’acuité visuelle reste ensuite altérée tout au long
de la crise migraineuse, et revient en général au
bout d’une heure.
des contours
Tout cela se déroule de façon autonome, sans
lien avec une scène visuelle réelle. Les neurones analogues aux
replis de leur cortex
s’activent de façon quasi spontanée, créant de
toutes pièces ces figures optiques. Cependant, la
forme et l’évolution des motifs de fortification en

cérébral…
disent long sur les cellules nerveuses impliquées.
L’architecture du cortex cérébral est détermi-
nante pour cela : les neurones du cortex visuel ne
sont pas répartis au hasard, mais disposés selon
leur fonction. Chacun d’entre eux traite des pro-
priétés bien définies telles que le contour, la neuronales révélées par l’expérience perceptive,
forme ou la couleur. Ils s’activent lorsqu’ils qui traduisent l’architecture fonctionnelle du cor-
découvrent leur « stimulus favori », c’est pourquoi tex. Ce qui a conduit le biologiste Bernhard
on les appelle aussi cellules de détection. Dans le Hassenstein (1922-2016) à considérer les auras de
cortex visuel primaire (appelé V1), par exemple, la migraine comme un « privilège naturel d’exami-
se trouvent des détecteurs de contours qui sont ner son propre cerveau ».
associés aux zigzags des fortifications. Leur tracé Mais pourquoi les neurones s’activent-ils
reflète donc la disposition des cellules impliquées brusquement et intensément pendant une telle
– pour le dire simplement : si les détecteurs de aura, avant de s’éteindre et d’entraîner des
contours entrent en action, des bords appa- déformations du champ visuel ? Avant les
raissent dans le champ visuel. années 2000, la plupart des chercheurs suppo-
saient que c’était simplement dû à une perturba-
UN CHAMP VISUEL QUI S’EFFONDRE tion de l’approvisionnement en sang dans les
D’autres types d’auras migraineuses peuvent régions touchées. Au cours d’une aura, le flux
également être expliquées de cette façon, car sanguin est temporairement réduit, mais
chaque région du cortex cérébral possède des spé- dépasse ensuite les niveaux normaux, provo-
cialisations fonctionnelles. Ainsi, les fortifications quant une vasodilatation et des maux de tête.
peuvent céder la place à d’autres phénomènes Selon cette théorie, les changements de flux san-
lorsque l’activité neuronale se propage dans le cor- guin n’auraient dû déclencher l’activation des
tex – comme la cécité des couleurs (la personne cellules cérébrales qu’au cours de la deuxième
ne distingue plus les couleurs), du visage (elle ne étape. Cependant, des indications indirectes
distingue plus les faciès), l’apraxie (une difficulté laissaient déjà entendre, dans les années 1980,
à contrôler une partie du corps) ou l’aphasie (des que la situation serait en réalité inversée : l’acti-
troubles du langage). Et puis, il y a dans certains vité des cellules du cerveau intervient avant la
cas des altérations extrêmes de la perception, dilatation des vaisseaux sanguins.
comme les métamorphoses bizarres du syndrome Les descriptions réalisées par un ingénieur,
d’Alice au pays des merveilles. La diversité des Paul VanValkenburgh, sur ses propres crises ont
auras migraineuses reflète au bout du compte la constitué une avancée décisive en la matière.
structure de notre cerveau. Ce sont des cartes Pendant de nombreuses années, cet homme a

N° 114 - Octobre 2019


42 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
une onde de douleur

documenté ses propres motifs de fortifications et montré que le pliage du cortex cérébral détermine
les a dessinés sur papier, livrant ainsi des cen- dans quelles zones se propage l’onde de dépression
taines d’esquisses précises. Plus tard, mes collè- corticale envahissante. Les calculs effectués à par-
gues berlinois et moi-même, ainsi que des cher- tir des données de VanValkenburgh ont livré deux
cheurs de la Harvard Medical School, avons hypothèses : d’une part, il doit exister des foyers
comparé ces images avec les replis du cortex céré- ou « points chauds » dans le cortex, où l’onde de
bral de VanValkenburgh, mesurés par imagerie dépression est la plus susceptible de se manifester.
par résonance magnétique (IRM). Résultat : les Selon nos résultats, ces points chauds se situe-
dessins correspondent exactement à l’évolution raient principalement aux entrées des sillons et
d’une onde d’excitation neuronale qui a suivi le Bibliographie dans leurs parois latérales fortement repliées. Ici,
pliage de son cortex (voir la figure page 43 ). une perturbation de la communication entre cel-
Dès les années 1940, des expériences sur des M. A. Dahlem et al., Hot lules peut se produire plus rapidement et se trans-
animaux avaient montré que des lésions ponc- spots and labyrinths : former en onde de dépression corticale.
tuelles du cerveau déclenchaient la propagation Why neuromodulation Deuxième hypothèse : l’onde se propage le
d’une onde appelée dépression corticale envahis- devices for episodic long de certaines voies dans le cortex. Comme le
sante. Semblable à une ola dans un stade de foot- migraine should be tracé des sillons du cortex cérébral diffère d’une
ball, cette excitation parcourt tout le tissu ner- personalized, Frontiers personne à l’autre, il doit se créer un motif d’ondes
veux. Pourquoi le terme « dépression » ? Celui-ci in Computational propre à chaque personne, qui conduirait à des
renvoie à la création d’un potentiel électrique Neuroscience, vol. 9, motifs de fortifications individualisés.
négatif dans les membranes neurones, à cause de p. 29, 2015.
la libération massive, par les neurones, d’ions M. A. Dahlem, Migraines DES PROBLÈMES
chargés positivement. Fortement excités, les neu- and cortical spreading D’APPROVISIONNEMENT SANGUIN
rones du cortex libèrent de grandes quantités depression, in D. Jaeger, Enfin, nos simulations par ordinateur ont
d’ions potassium, qui diffusent dans l’espace R. Jung, Encyclopedia fourni des arguments en faveur d’une troisième
of Computational
externe et, une fois dépassé un seuil critique de hypothèse pour comprendre pourquoi la dépres-
Neuroscience, Springer,
concentration, provoquent la même réaction de pp. 1712-1720, 2015. sion corticale reste relativement circonscrite et ne
libération de la part des neurones voisins. Un couvre pas l’ensemble du cortex. On peut supposer
M. A. Dahlem
mécanisme de contagion qui se traduit par une qu’un mécanisme de protection assure que ces
et N. Hadjikhani,
onde se propageant à la surface du cortex cérébral. Migraine aura : ondes se déplacent dans une direction privilégiée,
Ce qui déclenche une réaction en chaîne. Retracting particle- au lieu de s’étendre en tous sens en formant des
like waves in cercles concentriques. Ce blocage pourrait être dû
POINTS CHAUDS DANS LE CORTEX weakly susceptible à un accroissement du débit sanguin dans la plu-
Grâce à des simulations informatiques réali- Cortex, PLoS One, part des zones corticales, ce qui est une caracté-
sées avec mes collègues de l’Institut de physique vol. 4, 2007, 2009. ristique des crises de migraine : en effet, l’onde
de l’université Humboldt, à Berlin, nous avons semble se déplacer le long des axes où le débit
sanguin est au contraire réduit.
Il faudra d’autres essais cliniques pour vérifier
nos hypothèses. Des modèles mathématiques plus
performants devraient alors incorporer plus de
détails anatomiques, comme la stratification du
cortex cérébral ou la densité et l’évolution des
connexions de fibres entre les différentes régions
Les points chauds où prennent du cerveau. Pour des raisons techniques, il n’est
actuellement pas possible d’enregistrer l’onde
naissance les ondes migraineuses migraineuse directement par électroencé-
phalographie ou par des méthodes similaires (voir
se situent souvent aux entrées des l’encadré page de droite), ce qui impose de s’ap-

sillons du cortex cérébral et dans puyer sur des modèles informatiques.


Les expériences faites sur des animaux ne sont
leurs parois latérales fortement pas d’une grande utilité dans la recherche sur les
auras de migraine. Non seulement il est difficile
repliées. Ensuite, l’onde suit un de détecter les auras ou les maux de tête chez les
rongeurs, mais leur cortex n’est pas aussi replié
trajet qui dépend du repliement que celui des humains. Les nouveaux modèles
informatiques seront donc décisifs pour répondre
du cortex de chaque personne. à des questions en suspens : pourquoi environ

N° 114 - Octobre 2019


43

deux tiers des patients migraineux n’ont-ils pas

MESURER L’ONDE d’aura du tout ? La propagation de la dépression


corticale est-elle compensée par un mécanisme de
MIGRAINEUSE : régulation encore inconnu chez eux ?
Et puis, il y a la question des maux de tête.
OUI, MAIS COMMENT ? Ont-ils un lien quelconque avec l’onde de dépres-
sion corticale ? De fait, chacune de ces ondes s’ac-
compagne de la libération de molécules inflamma-

M ême en utilisant les techniques


modernes d’imagerie,
les chercheurs ne parviennent pas
TEMPS
ÉCOULÉ
toires par les neurones ; or ces substances ont le
pouvoir de pénétrer dans les méninges, ce qui
contribuerait à la genèse des douleurs perçues. Sur
à enregistrer avec précision la la base de nos simulations, nous supposons que le
propagation de l’onde de dépression type et l’étendue de la pénétration et donc de l’in-
corticale. Tout d’abord, parce qu’elle flammation dépendent de la localisation de l’onde
apparaît de façon spontanée, ce qui de dépression corticale et que, par conséquent,
rend difficile de trouver le bon moment 0 minute différents symptômes douloureux sont suscep-
Cortex visuel primaire
pour les tests de laboratoire. (contour blanc) tibles d’apparaître d’une personne à l’autre.
Deuxièmement, parce qu’elle se
propage très lentement : il lui faut CITOYENS MIGRAINEUX,
environ dix minutes pour traverser une REJOIGNEZ LA RECHERCHE !
circonvolution cérébrale de trois D’où une prochaine étape de recherche : com-
centimètres. Enfin, il est délicat parer les différents modèles d’ondes corticales
21,3 minutes
d’utiliser l’électroencéphalographie Zone excitée avec les symptômes des crises, en fonction de leur
pour mesurer la propagation (jaune et rouge) évolution anatomique exacte. Avec, à la clé, des
de la dépression corticale, car cette moyens de traiter la migraine de manière plus
technique mesure les courants ciblée que jusqu’à présent. Par exemple, en diri-
électriques produits par le cerveau geant la propagation de la dépression par des sti-
au moyen d’électrodes placées à la muli appropriés : courants électriques, champs
surface du crâne ; or, du fait que les magnétiques, ultrasons. Une approche consisterait
23,4 minutes
variations de ces signaux sont lentes, à modifier les propriétés du tissu cérébral aux
leur détection est perturbée par des points chauds et le long des voies de distribution
modifications de lenteur équivalente les plus importantes. L’onde migraineuse ne se
qui se produisent dans les tissus des produirait alors même pas ou serait bloquée plus
méninges situés juste sous la surface tôt, ce qui éviterait l’attaque.
du crâne. En réalité, pour suivre une Bien que les premières observations de l’onde
onde de dépression corticale, il faut 24,5 minutes de dépression corticale remontent à plus de
appliquer des électrodes directement soixante-dix ans, les questionnements sur les
sur le cortex, ce qui n’est possible que causes des auras de migraine ne sont levés que
dans le cadre de certaines opérations progressivement. Les méthodes d’imagerie,
de neurochirurgie. L’imagerie par secondées par des modèles informatiques, ont au
résonance magnétique fonctionnelle moins établi le rôle joué par les ondes dans l’ap-
(IRMf) permet au moins de reconstituer 26,6 minutes parition des auras. Ce qu’il nous faut maintenant,
de manière approchée l’onde ce sont d’autres études de cas semblables à celle
migraineuse à la surface du cerveau. de Paul VanValkenburgh.
Les images ci-dessous montrent L’approche de la science citoyenne pourrait
© Harvard Medical School-NouchineHadjikhani

une telle projection dans le cortex être utile à cet égard : certaines personnes n’ayant
visuel primaire à l’arrière de la tête. aucune formation médicale ou scientifique
L’onde se déplace dans le cortex prennent l’initiative de contribuer aux projets de
à une vitesse de 2 à 3 millimètres 31 minutes la recherche en documentant avec précision leurs
par minute. propres auras migraineuses, sous la supervision
d’experts. De tels enregistrements pourraient
Source : Rev. Nat. Neurol., vol. 9, pp. 637-644, 2013
ensuite être comparés à l’architecture individuelle
du cerveau de ces personnes, et intégrés à des
modèles informatiques. Une façon de créer une
onde positive pour progresser collectivement dans
la compréhension de cette maladie ! £

N° 114 - Octobre 2019


44

INTERVIEW

MICHEL
LANTERI-MINET
NEUROLOGUE AU DÉPARTEMENT
DE TRAITEMENT DE LA DOULEUR AU CHU DE NICE.

LES NOUVEAUX
TRAITEMENTS
SERONT PLUS
EFFICACES
Aujourd’hui, combien
de personnes en France
souffrent de migraine ?
Les derniers chiffres précis dont on
dispose proviennent de deux études
réalisées au début des années 2000,
qui montrent qu’environ 20 % de la
population adulte est concernée.
Cette prévalence se scinde en deux,
avec 10 % de la population générale
adulte qui souffre de migraine au
sens strict et répond à tous les cri-
tères de la Classification internatio-
nale des céphalées, et 10 % qui

N° 114 - Octobre 2019


45

Avec les anticorps,


souffrent de migraines « probables »,
c’est-à-dire qu’elles remplissent trois
des quatre critères diagnostics (voir
l’encadré page 46). Ces personnes
sont souvent traitées comme de
vraies migraineuses. Sinon, la mi-
certains patients
graine de l’enfant est aussi un phé-
nomène important, puisqu’on estime passent de 25 jours
de migraine par
globalement que 5 % de la popula-
tion enfantine est migraineuse.

mois à un seul
20 % de la population,
c’est énorme !
La migraine est classée parmi les
cinq maladies les plus invalidantes
par l’OMS au niveau sociétal. Dans
les années 2000, en termes de éprouve en fin de journée après en plus, ils sont anxieux, ils ont
consommation de soins, la mi- avoir travaillé sur son écran pendant alors tendance à se traiter systéma-
graine représentait un coût de 10 heures, dans une posture inadé- tiquement. L’enjeu, pour le méde-
trois milliards d’euros par an, ré- quate, dans un contexte tendu au cin, est alors de leur apprendre à
partis en un milliard pour la mi- travail. Les tensions partent des ver- repérer les signes qui leur permet-
graine épisodique, et deux mil- tèbres cervicales, des muscles masti- traient de distinguer les deux. No-
liards pour la chronique. Celle-ci cateurs, et sont souvent déclenchées tamment, de repérer la présence de
étant plus rare, cela correspond à par des facteurs de stress ou postu- ce qu’on appelle les signes d’accom-
deux milliards de coûts de santé raux. Ensuite la douleur diffuse dans pagnement, qui diffèrent dans la
générés par 2 % de la population. l’ensemble du crâne. migraine et la céphalée de tension.
En coûts indirects, on dispose de Tant que ces céphalées de tension Ainsi, la céphalée de tension peut
moins de données, mais des études sont peu fréquentes, il n’y a pas lieu donner lieu à une hyperesthésie
d’extrapolation ont été réalisées à de s’inquiéter. Mais on peut passer à auditive, c’est-à-dire une hypersen-
partir de ce qu’on appelle les coûts des céphalées de tension à haute fré- sibilité aux sons (le cas typique est
de friction, c’est-à-dire le temps de quence, voire chroniques. En plus celui de la personne qui a mal au
travail perdu à cause du handicap d’une sensibilité aux facteurs muscu- crâne en entendant parler trop fort
subi. On atteint alors 20 millions de laires et de stress, on présente alors dans son bureau), mais elle ne s’ac-
jours de travail perdus par an. Aux en plus des dysfonctionnements des compagne pas d’hyperesthésie vi-
États-Unis, le nombre d’Américains systèmes neuronaux de régulation suelle (ce qui est le cas de la mi-
adultes couchés et ne pouvant pas de la douleur, et un hyperfonction- graine).
aller travailler se chiffre à 200 000 nement des systèmes d’amplification
par jour. La prévalence de la mi- de la douleur, possiblement pour des En général, qu’est-ce qui
graine étant constante dans les pays raisons génétiques. Les systèmes déclenche les crises ?
occidentaux, nous avons probable- nociceptifs deviennent de plus en Les situations de stress mais aussi les
ment en France 50 000 personnes plus sensibles. émotions vives, qu’elles soient néga-
qui restent chaque jour clouées au lit tives (colère, peur…) ou positives
à cause de leur migraine. Est-il aisé de distinguer – eh oui, une joie intense à l’annonce
une vraie migraine d’un résultat positif à un examen,
Quels autres maux de tête d’un « simple » mal de tête ? d’une naissance, d’une promotion,
existent, à part la migraine ? À l’aide des quatre critères cités, le peut aussi lancer la crise… À part
Principalement la céphalée de ten- diagnostic est précis. Le principal cela, citons des facteurs purement
sion et les céphalées trigémino-auto- problème vient des personnes qui physiques, comme le surmenage :
nomiques, parfois appelées cépha- souffrent à la fois de vraies mi- dans ce cas, la migraine s’installe
lées en grappe (pour cette dernière graines et de céphalées de tension. souvent au moment du relâche-
pathologie, voir l’article page 58). La Certains patients, en début d’épi- ment – c’est la migraine du week-
céphalée de tension est probable- sode de céphalée, sont incapables end ou du début des vacances.
ment le mal de tête le plus répandu : de savoir s’ils vont faire une crise de De façon générale, tout changement
pratiquement tout le monde en a migraine ou une simple céphalée de d’état joue potentiellement un rôle
déjà fait l’expérience. Par exemple, tension qui ne nécessite pas forcé- de déclencheur. Faire d’un seul coup
ce sont les maux de tête qu’on ment de prise de médicament. Si, une grasse matinée après avoir passé

N° 114 - Octobre 2019


46 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
LES NOUVEAUX TRAITEMENTS SERONT PLUS EFFICACES

des nuits très courtes pendant la se- cette migraine, une personne au dysfonctionnement d’un canal so-
maine, être exposé à de brusques moins est touchée à chaque généra- dique (cette fois-ci, il s’agit d’une
changements de température ou de tion. Il s’agit donc d’une transmis- molécule qui régule les flux de so-
pression atmosphérique, tout cela sion autosomale dominante et mo- dium dans les neurones). Dans ces
augmente les risques de crise. nogénique (qui repose sur un gène trois cas, la conséquence est une
unique). L’apport des équipes fran- hyperactivité des neurones utilisant
Pourquoi certaines personnes çaises de l’hôpital de Lariboisière a le glutamate, un messager chimique.
ont-elles des migraines, été d’identifier un gène anormal sur
et pas d’autres ? le chromosome 19 dans certaines La migraine serait-elle
C’est en partie dû à des différences familles, à la suite de quoi le gène a entièrement génétique ?
génétiques. Le rôle que jouent les définitivement été identifié par une Comme pour la plupart des mala-
gènes se voit d’abord au niveau des équipe néerlandaise. dies, l’environnement joue aussi un
populations. En effet, la prévalence rôle. Il vient moduler une vulnérabi-
de la migraine est la même dans tous Quel est le gène impliqué lité de naissance, en l’atténuant ou
les pays occidentaux, mais différente dans ce type de migraine ? en la renforçant. Pour identifier les
dans d’autres ethnies : c’est ce qu’on Les chercheurs néerlandais ont iden- facteurs clés, une façon de procéder
appelle le gradient migraineux. Les tifié une mutation impliquant un consiste à étudier ce qui, dans le
Caucasiens (Blancs) sont ainsi plus canal calcique défectueux chez ces mode de vie d’une personne sujette
migraineux que les Africains, qui patients. En clair, une molécule ré- à des migraines à faible fréquence
eux-mêmes sont plus migraineux gulant les flux de calcium dans les (moins de 8 jours par mois) peut la
que les Asiatiques (l’effet est bien neurones ne fonctionne plus norma- faire basculer vers une migraine
d’origine génétique et non cultu- lement. chronique, avec plus de 15 jours de
relle, car les Asiatiques émigrés aux Depuis, on a identifié trois types de migraine par mois.
États-Unis, quoique changeant de transmission génétique  : les mi- On s’aperçoit alors qu’il existe, d’une
mode de vie, conservent une préva- graines de type 1, qui reposent sur part, des facteurs endogènes, no-
lence migraineuse d’Asiatiques). cette déficience du canal calcique, tamment hormonaux chez la
Des études génétiques plus précises les types 2, qui résultent d’une ano- femme : les crises ont tendance à
ont été menées sur une variante de malie d’une enzyme appelée ATPase, augmenter à la puberté, à diminuer
la migraine appelée migraine hémi- qui pompe les ions sodium et cal- lors d’une grossesse, à augmenter
plégique familiale. C’est une forme cium d’un côté ou de l’autre des cel- lors des menstruations, à s’aggraver
rare de migraine avec aura qui se lules gliales (des cellules qui en- avant la ménopause, puis à diminuer
traduit par une hémiplégie (la moi- tourent les neurones) afin de réguler ensuite.
tié du corps est paralysée), souvent la concentration de ces ions, et celles Le surpoids joue aussi un rôle : il
accompagnée de troubles de la vigi- de type 3, qui mettent en jeu une n’augmente pas en soi le risque
lance. Dans les familles où sévit anomalie génétique provoquant un d’être migraineux, mais lorsqu’on est
migraineux, les crises sont d’autant
plus fréquentes que l’on est en
surpoids. Les personnes obèses fa-
UN DIAGNOSTIC À 4 CRITÈRES briquent plus d’un peptide appelé
CGRP, impliqué dans la transmission
Une vraie migraine se reconnaît à quatre grands critères : de la douleur dans la migraine. Et
1) Avoir eu au moins cinq crises dans sa vie. puis, il y a d’autres facteurs : le ron-
2) Les maux de tête doivent remplir deux des caractéristiques suivantes : être flement favorise le passage vers des
localisés d’un seul côté du crâne, être pulsatifs (l’impression d’avoir le cœur qui migraines chroniques, à cause d’une
bat dans la tête), être intenses ou très intenses, et être aggravés par un effort mauvaise oxygénation cérébrale
physique dit de routine­­– comme monter un escalier. nocturne.
3) Sans traitement, la crise doit durer entre 4 et 72 heures (pour les enfants, la Du côté des facteurs exogènes, le
limite inférieure est de 2 heures). plus important semble être le rôle
4) Il doit y avoir des signes d’accompagnement : intolérance aux sons et à la de la lumière : le spectre de la lu-
lumière, nausée, vomissements. mière bleue est délétère pour les
migraineux alors que le vert est fa-
Ces critères valent pour les migraines sans aura. Pour les migraines avec aura vorable, voire thérapeutique. Des
(altérations du champ visuel, sensations tactiles, trouble du langage ; sociétés d’optique tentent actuelle-
voir article page 38) le critère peut être ramené à deux crises. ment de mettre au point des lu-
nettes à filtres qui bloqueraient le
spectre bleu et amplifieraient le

N° 114 - Octobre 2019


47

Les seules personnes cofacteurs sont réunis : la contracep-


tion orale trop dosée en œstrogènes,

qui risquent un AVC


et le tabagisme. En gros, si vous êtes
une femme, que vous avez moins de
35 ans, des migraines avec aura, plus

à cause d’une migraine du tabagisme, plus une contraception


trop dosée en œstrogènes, alors votre
risque de faire un AVC est multiplié

sont les jeunes femmes par 30. Il faut le savoir car la migraine
avec aura chez la jeune femme ou la

qui fument et prennent


jeune fille est une des rares situations
où il est possible de faire de la pré-
vention primaire, en évitant à tout

la pilule. prix le tabagisme et en envisageant


un mode de contraception qui ne les
expose pas à des œstrogènes (des
progestatifs purs, par exemple).
vert. Dans de premiers essais cli- permettent néanmoins de neutrali-
niques, elles ont montré un pouvoir ser la douleur dans les crises de Quels traitements et prises
thérapeutique avéré. migraine. La vasodilatation n’ex- en charge sont aujourd’hui
plique donc pas tout, d’autant que disponibles ?
Qu’est-ce qui provoque grâce à l’imagerie cérébrale, plu- Il faut distinguer trois aspects : la
la douleur de la migraine ? sieurs équipes de recherche ont prévention, le traitement de crise, et
La douleur prend naissance à la fois mesuré la dilatation des vaisseaux le traitement de fond. En préven-
dans les méninges et les vaisseaux de la dure-mère, et leurs travaux tion, il peut être utile de bien repérer
sanguins qui irriguent le cerveau. n’ont pas réussi à mettre en évi- les facteurs déclenchants et de les
Pas dans le cerveau lui-même, car les dence de corrélation entre l’inten- contrôler. Le problème est qu’à force
neurones cérébraux ne sont pas sen- sité de la douleur et l’importance de de vouloir éviter à tout prix la plus
sibles à la douleur. la dilatation. petite dose de stress, on vit dans un
Les méninges sont des membranes De même, on a longtemps cru que contrôle de tous les instants. Dès que
qui enveloppent le cerveau. Il y en seule la dure-mère était sensible à la l’on commence à penser qu’un
a trois : la pie-mère, au contact du douleur. Mais le professeur Fontaine, voyage, une sortie, un changement
cerveau ; au-dessus d’elle, l’arach- un neurochirurgien qui opère des de lieu de travail, de climat ou de
noïde ; et enfin, contre la paroi os- patients éveillés pour extraire des température, même qu’une grasse
seuse du crâne, la dure-mère, sépa- tumeurs cérébrales du cerveau de matinée peut déclencher une crise,
rée de l’arachnoïde par du liquide malades, s’est rendu compte que on vit dans une angoisse perma-
cérébrospinal qui permet de drainer lorsqu’on stimule la pie-mère, il s’en- nente, qui peut être en soi stres-
des métabolites et d’amortir les suit des douleurs brèves et intenses sante. Cette approche est donc à
chocs éventuels. On a pu montrer dont la localisation recouvre les pratiquer avec modération.
que durant les crises, ces méninges zones habituelles de la migraine. Ce Ensuite vient le traitement de crise,
(et tout particulièrement la dure- qui incite certains scientifiques à obligatoire pour tous les patients.
mère et la pie-mère) sont le siège chercher des récepteurs de la dou- Les crises peuvent intervenir à tout
d’une réaction d’inflammation dé- leur dans la pie-mère, afin de déve- moment, il est donc important de
clenchée par le système nerveux, lopper des médicaments à même de savoir quel traitement prendre et
ainsi que d’une dilatation des vais- les neutraliser. quand. Sur le marché sont dispo-
seaux. On a longtemps cru que la nibles deux classes de médicaments
douleur était suscitée uniquement À cause du mal de tête, efficaces : les anti-inflammatoires
par cette vasodilatation (notam- certaines personnes ont peur non stéroïdiens et les triptans, qui
ment à cause de l’impression qu’ont de faire un AVC. Est-ce fondé ? ont un effet vasoconstricteur. L’ap-
les patients que le sang « bat dans Le risque d’AVC existe uniquement proche médicoéconomique (la fa-
leur tête »), et il est vrai que cer- pour une certaine catégorie de popu- meuse question du coût des traite-
tains peptides libérés par la réac- lation, en l’occurrence les femmes ments) suggère de commencer par
tion d’inflammation sont dits vaso- – jeunes, surtout, car le risque décline un anti-inflammatoire, et de prendre
dilatateurs. Mais depuis, on a étonnamment au-delà de 35 ans – un triptan en traitement de secours,
constaté que certains médicaments qui font des migraines avec aura. Et si au bout de deux heures aucune
qui n’ont pas d’effet sur la dilatation tout particulièrement quand deux amélioration n’est constatée. Si, ap-

N° 114 - Octobre 2019


48 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
Les nouveaux traitements seront plus efficaces

Les thérapies cognitivo-


pliqué au cours de trois crises, ce
traitement fonctionne, il faut conti-
nuer. Si cela ne fonctionne pas, ou si
le patient ne supporte pas l’anti-in-
flammatoire au niveau digestif, on comportementales ou la
relaxation atténuent les
peut opter pour le triptan en pre-
mière intention. Mais l’approche
médicoéconomique ne décide pas de
tout : dans la pratique, nous avons
tendance à commencer par un trip-
tan et à garder l’anti-inflammatoire
crises, mais uniquement
en traitement de secours. Parce que
le triptan est souvent très rapide- si elles sont associées
à des médicaments
ment efficace, alors que l’autre est
plus lent.

Et en dehors des crises ?


Ce sont les traitements de fond. Au- 300 000 Américains les utilisent cou- cebo. Ce qui est intéressant, c’est
jourd’hui, on ne dispose que de ramment. En Europe, ce n’est le cas que l’association de la thérapie non
vieilles molécules qui n’ont pas été pour l’instant que dans quelques médicamenteuse est meilleure que
développées à proprement parler pays. En France, la mise sur le mar- le médicament seul ! Donc oui, mais
pour la migraine. Ce sont des bêta- ché devrait se faire prochainement à condition de trouver les profes-
bloquants, des antiépileptiques et les mais la question du remboursement sionnels qui sachent les pratiquer
antidépresseurs. Il faut les prendre introduit un ralentissement de la bien. Et puis, les autorités sanitaires,
tous les jours pour diminuer l’excita- procédure. Il faut savoir quels pa- qui fustigent la surconsommation de
bilité neuronale. Mais ces traitements tients pourront être remboursés médicaments, ne remboursent pas
ne sont pas spécifiques, leurs effets (probablement ceux qui font au ces approches… Or, il faut être prêt
ne sont pas focalisés sur la migraine, moins huit jours de migraine par à débourser dans les 50 euros la
leur magnitude est limitée et ils com- mois) et attendre que le prix soit cal- séance.
portent beaucoup d’effets indési- culé en fonction de ces données.
rables, comme la prise de poids, des Pour l’instant, les seuls qui en béné- On parle de plus en plus de la
effets sédatifs, des difficultés diges- ficient sont ceux qui faisaient initia- neurostimulation…
tives, si bien que presque 50 % des lement partie des essais cliniques. Il en existe de plusieurs types. Un
patients finissent par arrêter de les petit arceau posé sur le front, par
prendre au bout d’un moment. Des traitements non exemple, émet des courants élec-
Récemment est arrivée une nou- médicamenteux, comme triques qui stimulent le nerf supraor-
velle vague de traitements, les anti- la relaxation, peuvent-ils bitaire. À pratiquer 20 minutes le
corps monoclonaux (voir l’article être intéressants ? matin et le soir. La stimulation du
page 50), qui ont une efficacité d’un Déjà, une certaine hygiène de vie nerf vague donne aussi de bons ré-
tout autre ordre. Ils entraînent une peut jouer un rôle favorable. Il s’agit, sultats. Ce système appelé gamma-
réduction de 75 % du nombre de en premier lieu, d’éviter d’être en Core peut être utilisé en crise ou en
jours de migraine par mois. Cer- surpoids, et de pratiquer si possible traitement de fond. Des études sont
tains patients, en proie à des crises une activité physique. Vous pouvez en cours pour valider cette ap-
25 jours par mois, que l’on suivait aussi coupler les médicaments avec proche. Enfin, la stimulation directe
depuis dix  ans et qui étaient en de la relaxation ou de la sophrolo- du cortex cérébral, où il suffit de
échec thérapeutique complet, gie, ou encore des thérapies cogniti- placer deux électrodes sur le cuir
tombent à un jour de migraine par vo-comportementales qui vont ap- chevelu et de faire circuler du cou-
mois ! Et la tolérance est absolu- prendre au patient une meilleure rant électrique. Ce système est en-
ment parfaite. Le tout, avec une gestion du stress. tièrement portable, très bon marché
seule piqûre par mois que le patient Dans l’ensemble, ces thérapies et en cours de développement.
peut se faire lui-même. donnent des résultats, mais unique- Nous sommes en train d’en évaluer
ment associées à des médicaments. l’efficacité. Les choses vont bouger
Ces anticorps sont-ils Seules, elles ne sont pas supérieures du côté de la migraine dans les pro-
disponibles sur le marché ? à l’effet d’un placebo. Alors qu’un chaines années... £
Ils sont sur le marché nord-amércain médicament de fond comme le bêta- Propos recueillis
depuis huit mois et 250  000 à bloquant seul est supérieur au pla- par Sébastien Bohler

N° 114 - Octobre 2019


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50 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE

DES ANTICORPS
CONTRE LA
MIGRAINE

EN BREF
££On a longtemps cru
que la migraine était due
à une dilatation des
vaisseaux sanguins.
££Plus récemment, a été
découverte une molécule
messagère de la douleur
dans le cerveau, le CGRP.
££Pour bloquer son
action, on développe
aujourd’hui des anticorps
qui les ciblent avec
précision, sans effet
secondaire.
££Leur mise sur le
marché est aujourd’hui
en attente...

N° 114 - Octobre 2019


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Depuis quelques années, une nouvelle approche


est expérimentée pour soulager les patients : neutraliser
les molécules messagères de la douleur dans le cerveau,
à l’aide d’anticorps… un peu comme un vaccin !

Par R. Allan Purdy, professeur de médecine à l’université Dalhousie,


au Canada, et David Dodick, professeur de neurologie à la clinique Mayo,
en Arizona, aux États-Unis.

son visage et sa langue. C’est alors le signe que


la douleur à la tête est sur le point de frapper. En
même temps, la jeune femme commence à avoir

C
des difficultés à trouver ses mots et à se faire
comprendre de son entourage. Elle craint que
la migraine ne lui fasse faire un AVC, un risque
qui peut effectivement être plus élevé, dans cer-
taines conditions, chez les jeunes femmes qui ont
des migraines avec aura, que dans le reste de la
population.
Pour certaines personnes, la migraine est un
problème occasionnel ; pour d’autres, un fléau
’est peu après ses 20 ans que persistant. Chez les gens comme Stéphanie, les
Stéphanie a commencé à avoir des migraines. crises peuvent entraîner des altérations bizarres
Depuis, ces crises ne l’ont plus quittée. Cela fait de la perception et des sensations tactiles au ni-
maintenant deux ans que ce fardeau est son veau de la peau ou des membres. Mais sous ses
quotidien. Ses crises commencent le plus souvent diverses formes, la migraine est l’une des affec-
par une perturbation visuelle sous forme de lignes tions neurologiques les plus courantes, touchant
en zigzag qui traversent son champ de vision et environ 39 millions de personnes aux États-
se fondent au noir, allant jusqu’à masquer sa vue. Unis – et plus de 10 millions en France, environ
Ensuite, c’est la douleur. Qui frappe surtout le côté 1 femme sur 5 et 1 homme sur 16.
gauche de sa tête. Et cette hypersensibilité à la Cette maladie résiste le plus souvent aux
lumière, aux sons et aux odeurs. Les stimuli ordi- tentatives de traitement et de prévention. Selon
naires – un simple parfum de femme – deviennent des études de population menées aux États-Unis,
insupportables, aggravant son mal de tête. seulement un quart des personnes atteintes de
Lorsqu’elle est arrivée à la clinique de neuro- migraine épisodique (correspondant à moins de
logie de Halifax, en Nouvelle-Écosse, où exerce 15 jours de maux de tête par mois) et moins de
l’une d’entre nous (Allan Purdy), Stéphanie a 5 % de celles souffrant de migraine chronique
déclaré qu’elle avait essayé de nombreux médi- (15 jours ou plus par mois) ont consulté un pro-
caments, mais que tous avaient soit échoué, ou fessionnel de santé et reçu un diagnostic précis
avaient provoqué des effets secondaires into- et un traitement approprié. La classe de médica-
© Hero Images/Gettyimages

lérables. Entre-temps, au cours de la dernière ments la plus récente sur le marché remonte au
année écoulée, ses symptômes sont devenus plus début des années  1990. Pris dès le début d’une
extrêmes, voire franchement effrayants. Lorsque, crise, ces médicaments soulagent la douleur chez
au début des crises, sa vision s’estompe, une moins d’un tiers des patients. Par ailleurs, ils s’ac-
sensation de picotement monte lentement de compagnent d’effets secondaires qui les rendent
sa main droite à travers son bras et parfois dans inutilisables par un grand nombre de malades.

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52 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
DES ANTICORPS CONTRE LA MIGRAINE

Bien que l’élément le plus débilitant de cette


affection soit la douleur, l’aspect le plus distinctif
(et fascinant pour les neurologues comme nous)
est l’aura, qui affecte environ un tiers des pa-
tients. Le plus souvent, c’est un phénomène visuel
composé de lignes irrégulières qui produisent une
zone de vision floue ou réduite, parfois avec un
angle mort au centre. Des études d’imagerie ont
révélé que cette aura dite classique prend nais-
sance dans le cortex visuel à l’arrière du cerveau
© Catarina Belova/shutterstock.com

et s’étend vers l’avant pendant plusieurs minutes


– un phénomène connu sous le nom de dépres-
sion corticale (voir l’encadré page suivante, et l’ar-
ticle page 38).
La plupart des personnes qui ne font pas
l’expérience d’une aura visuelle éprouvent néan-
moins souvent d’autres symptômes annonciateurs
(qui précèdent la crise)  : bâillements, fatigue,
changements d’humeur, douleurs au cou, sensi-
bilité à la lumière – qui peuvent servir de signes
Aujourd’hui, les migraineux ont toutefois des Au début des crises qu’un mal de tête est imminent. Par ailleurs, la
raisons d’espérer. Des percées dans la compré- migraineuses, il arrive migraine est liée à d’autres risques de maladies,
qu’une partie du champ
hension des réseaux cérébraux et des messagers visuel soit « engloutie » qu’il s’agisse d’accidents ischémiques cérébraux,
chimiques qui causent les symptômes de la mi- et ne laisse place de dépression ou d’épilepsie. Le risque d’AVC est
qu’à une tache aveugle,
graine ont donné naissance à un certain nombre parfois appelée surtout augmenté chez les jeunes femmes qui fu-
de nouveaux traitements sophistiqués qui scotome. ment et prennent des médicaments contenant des
mettent fin aux crises ou en évitent l’apparition. œstrogènes, comme les contraceptifs oraux.
Et tout comme de nouvelles connaissances sur le
cerveau génèrent de nouvelles façons d’attaquer UN PROBLÈME DE SANTÉ PUBLIQUE
le trouble, l’étude de la migraine révèle certains Les cliniciens observent depuis longtemps que
secrets du cerveau. la migraine a tendance à se transmettre au sein
des familles. Des recherches récentes ont identifié
ÉGYPTIENS MIGRAINEUX plus d’une trentaine de gènes qui semblent impli-
La migraine est, avec l’épilepsie, le plus an- qués. Il s’agit notamment de gènes servant à syn-
cien trouble neurologique connu. Ses premières thétiser des molécules essentielles à la transmis-
descriptions remontent à l’Égypte antique, sion du signal nerveux, notamment des canaux
en 1200 avant notre ère, bien que le crédit de ioniques qui régulent les mouvements d’atomes
sa découverte et de sa caractérisation au sens chargés électriquement à travers les membranes
propre soit à mettre au compte du médecin Are- des neurones, ou de transporteurs neuronaux,
taeus de Cappadoce, dont les écrits du deuxième c’est-à-dire de molécules également ancrées dans
siècle ont livré des récits d’individus en proie à les membranes des neurones, et qui ont pour fonc-
des attaques répétées de maux de tête sévères et tion d’absorber les neurotransmetteurs relâchés
unilatéraux, ainsi que de vomissements. en excès dans les synapses. En un mot, ces molé-
La gravité de la migraine varie considérable- cules contrôlent la circulation des ions (comme
ment. Les plus chanceux peuvent subir un très le sodium, le potassium et le calcium) dans les
mauvais mal de tête quelques fois par an, le cellules nerveuses et les neurotransmetteurs à tra-
traiter avec un analgésique en vente libre et ne vers les synapses – et par là même, l’excitabilité de
jamais prendre la peine de consulter un médecin. certaines cellules et réseaux cérébraux. D’autres
Pour la plupart, cependant, les crises surviennent gènes associés à la migraine interviennent dans
une ou deux fois par mois, et pour environ un la perception de la douleur et le bon fonctionne-
quart des migraineux, elles deviennent de plus ment des vaisseaux sanguins. Ensemble, de telles
en plus fréquentes, au point que les symptômes variations génétiques peuvent expliquer l’hype-
finissent par se manifester pour ainsi dire quo- rexcitabilité du cerveau et l’extrême sensibilité à
tidiennement. Pour ceux-là, bien que la maladie la lumière, au son et aux odeurs, la douleur et les
ne constitue pas en soi un danger vital, elle peut troubles vasculaires, y compris les AVC, associés
certainement changer leur vie. à la migraine.

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LE CERVEAU ENVAHI PAR LA DOULEUR


A u début d’une crise, chez un patient sur trois, une vague d’activité
électrique se propage à la surface du cortex. Appelée onde de
dépression corticale envahissante (voir l’article page 38), elle prend
et à la langue. Elle stimule des neurones sensibles à la douleur, directement
ou par une inflammation qui excite les fibres nerveuses alimentant la
surface externe sensible du cerveau. Ces fibres de la douleur libèrent par
naissance généralement dans le cortex visuel tout à l’arrière du cerveau, la suite une variété de neurotransmetteurs, dont le peptide CGRP, capables
provoquant l’apparition de motifs en zigzag et un trouble de la vision, de transmettre les signaux de douleur du système nerveux périphérique
puis se déplace vers la bande sensorielle du lobe pariétal, entraînant une au système nerveux central.
perturbation des sensations et de la motricité de la main jusqu’au visage R. A. P. et D. D.

Cortex somatosensoriel
Cortex visuel Perturbations du toucher
Perturbations visuelles et des mouvements

Onde de dépression
corticale envahissante

Les tentatives de traitement sont aussi an- paroi des vaisseaux sanguins. Ses découvertes
ciennes que le mal. Les premières relevaient da- ont mené à l’adoption du premier véritable mé-
vantage de la magie ou de la sorcellerie que de la dicament contre la migraine : le tartrate d’ergo-
médecine ou de la science ! Saignées, percement tamine, un puissant vasoconstricteur dérivé du
de trous dans le crâne pour libérer les mauvais champignon de l’ergot de seigle, qui soulageait la
esprits… Au xixe siècle, la migraine fut considérée douleur en même temps que la constriction arté-
comme une maladie psychosomatique, au même rielle du cuir chevelu.
titre que d’autres affections dont souffraient prin- Puis, dans les années 1970 et 1980, des cher-
cipalement les femmes. Une notion qui a commen- cheurs de l’université Erasmus à Rotterdam, aux
cé à changer au milieu du xxe siècle. C’est notam- Pays-Bas, et de l’université de Nouvelle-Galles du
ment une série d’expériences élégantes menées Sud, à Sydney, en Australie, ont mis au jour un
dans les années  1940 par Harold Wolff, neuro- lien entre la migraine et la sérotonine : les concen-
logue du New York Hospital-Cornell Medical Cen- trations de ce neurotransmetteur diminuaient
ter, qui a conduit à la théorie vasculaire moderne dans le sang et augmentaient dans l’urine au cours
de la migraine, selon laquelle la douleur est cau- des crises. En d’autres termes, le corps perdait de
sée par la dilatation et la distension des vaisseaux la sérotonine… Ces chercheurs ont également
sanguins à l’intérieur et à l’extérieur du crâne. constaté que l’administration de sérotonine à des
© De Simona Traur/shutterstock.com

personnes pendant une crise soulageait la douleur,


L’HYPOTHÈSE tout comme l’ergotamine. À l’époque, on pensait
DE LA DILATATION VASCULAIRE que la perte de sérotonine provoquait une perte de
Pour aboutir à cette théorie, Wolff a mesuré tonus et une dilatation des vaisseaux sanguins, ce
l’intensité des pulsations des vaisseaux sanguins qui provoquait des douleurs migraineuses.
dans le cuir chevelu pendant les crises et après Cependant, l’ergotamine et la sérotonine posent
l’administration d’un agent vasoconstricteur, un de sérieux problèmes en tant que traitements.
composé qui provoque une contraction de la L’un et l’autre ont de sérieux effets secondaires,

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54 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
DES ANTICORPS CONTRE LA MIGRAINE

notamment des nausées, des vomissements et des le neuroscientifique Lars Edvinsson de l’univer-
crampes, qui peuvent déjà faire partie des symp- sité de Lund, en Suède, a découvert un composé
tômes invalidants de cette affection. L’ergotamine, connu sous le nom de peptide, lié au gène de la
notamment, entraîne parfois des réductions dan- calcitonine (CGRP) dans les nerfs qui entourent
gereuses de la circulation sanguine. les vaisseaux sanguins du crâne. Ce composé
Dans les années  1970, Patrick Humphrey, n’avait été découvert que peu de temps aupa-
pharmacologue œuvrant alors pour le compte de ravant dans le système nerveux central et péri-
la société pharmaceutique britannique Glaxo, a phérique, et divers indices peuvent laisser penser
commencé à chercher un moyen de reproduire qu’il servait de messager chimique de la douleur.
les effets bénéfiques de la sérotonine, mais sans Le CGRP est également un vasodilatateur puis-
ses effets nocifs. Il supposait que la dilatation des sant, et Edvinsson, spécialiste de la vascularisa-
vaisseaux sanguins à l’intérieur et à l’extérieur tion du cerveau, a émis l’hypothèse qu’il pourrait
du crâne était responsable des crises et que les contribuer à l’apparition de migraines.
médicaments capables de se lier aux récepteurs Au cours des deux décennies suivantes, les
de la sérotonine auraient le pouvoir soulager expériences menées par de nombreux chercheurs
ces maux. Il s’est donc mis à concevoir un mé- ont confirmé cette idée. Les chercheurs ont consta-
dicament capable de faire exactement cela. Le té, par exemple, que les taux sanguins de CGRP
résultat, après une décennie de travail, a été le augmentaient pendant les crises de migraine et re-
sumatriptan, qui, comme l’ergotamine, soulage à venaient à la normale après l’administration d’une
la fois la douleur et la constriction des vaisseaux dose de sumatriptan ayant soulagé les maux de
sanguins. Le premier de la famille des triptans. tête. Autre élément particulièrement convaincant :
Les triptans aussi ont leurs limites. Ils n’ap- le CGRP déclenchait infailliblement une crise
portent un soulagement complet de la douleur migraineuse lorsqu’il était injecté dans la circu-
qu’à 30 % environ des migraineux, et pour beau- lation sanguine des migraineux. Des études chez
coup d’entre eux, le mal de tête revient à la l’animal et chez l’humain ont montré que le CGRP
charge le jour même. Les triptans déclenchent et ses récepteurs se trouvent dans des structures
parfois aussi certains effets secondaires désa- cérébrales telles que l’hypothalamus et le cervelet,
gréables, tels que somnolence, étourdissements, dont on a longtemps pensé qu’elles jouaient un
picotements, oppression thoracique et rougeur rôle dans les crises migraineuses. Ils sont égale-
du visage et du cou. En outre, parce que ces ment présents dans le nerf trijumeau, un nerf crâ-
médicaments ont le pouvoir de rétrécir les vais- nien clé impliqué dans le traitement des signaux
seaux sanguins dans tout le corps, les personnes sensoriels, qui a également été impliqué dans
atteintes de maladie cardiaque ou ayant des la migraine. De plus, le CGRP s’avère être l’une
antécédents d’AVC ne peuvent pas les utiliser.
Mais les triptans ont constitué une percée
majeure pour des millions de personnes qui, du
jour au lendemain, ont pu prendre une pilule

La molécule
ou se pratiquer une injection afin de neutrali-
ser en trente minutes un mal de tête débilitant.
Ils ont également été un triomphe de la science

messagère de la
de la conception des médicaments – même si la
compréhension de la neurobiologie sous-jacente
n’était pas tout à fait correcte. Comme d’autres
recherches ne tarderaient pas à le révéler, la cause
principale de la douleur migraineuse n’était pas douleur pourrait
bien avoir été
la dilatation des vaisseaux sanguins dans la tête,
et le principal levier à travers lequel les triptans
exercent leur action bénéfique n’était pas à pro-

identifiée. D’où
prement parler la constriction de ces vaisseaux. Il
se passait en réalité autre chose. Et concevoir de
meilleurs médicaments passerait obligatoirement
par l’élucidation du vrai problème.

MISSILES GUIDÉS ANTIDOULEUR


de nouvelles pistes
Dans les années  1980, à peu près au même
moment où Humphrey travaillait sur les triptans, thérapeutiques...
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des substances chimiques libérées lors de l’onde

10 MILLIONS
de dépression corticale (voir l’article page 38), le
mécanisme supposé de l’aura migraineuse.
Au début des années 2000, des scientifiques
de la compagnie pharmaceutique Boehringer In-
gelheim, en Allemagne, ont synthétisé une petite
molécule conçue pour se lier au récepteur du
CGRP et bloquer son activité. Une étude portant DE MIGRAINEUX EN FRANCE
sur 126 patients et publiée dans le New England De façon générale, la prévalence de cette maladie avoisine les 20 % de la population
Journal of Medicine en 2004 a confirmé que cette adulte dans les pays où elle a été mesurée.
molécule, administrée par voie intraveineuse, a
mis fin aux migraines chez certains patients, et
ce, sans contracter les vaisseaux sanguins de la
tête. Il s’agissait d’une découverte cruciale : elle
a démontré que le modèle vasculaire de la mi- Biographie Depuis  2012, de nombreux chercheurs, dont
graine n’était pas entièrement correct et que la l’un d’entre nous (David Dodick), ont mené des
constriction des vaisseaux sanguins n’était pas R. Allan Purdy essais cliniques contrôlés par placebo auprès de plus
essentielle pour apporter un soulagement. de 10 000 patients. Une grande partie des patients
Malgré des résultats prometteurs à l’aide de Professeur de médecine de cet essai clinique ont utilisé le traitement pen-
cette première molécule, les progrès dans le dé- à l’université Dalhousie, dant plus d’un an, sans subir d’effets secondaires, à
veloppement d’autres molécules capables de blo- en Nouvelle-Écosse, au l’exception de quelques rougeurs au point d’injec-
quer l’activité du récepteur du CGRP (des anta- Canada, est président de tion. Jusqu’à 70 % d’entre eux ont vu le nombre de
gonistes de ces récepteurs) ont échoué en raison la Société américaine des jours de céphalées diminuer de plus de la moitié et
d’un effet secondaire grave : la toxicité hépatique céphalées, et du Comité 1 patient sur 6 est devenu exempt de symptômes
qui s’est révélée lors d’essais sur trois de ces mé- d’éducation de la Société pendant la durée du traitement. L’amélioration est
internationale
dicaments. Les chercheurs allaient donc devoir apparue dès les 3 jours suivant le début de l’admi-
des céphalées.
trouver une autre façon d’aller de l’avant. nistration de l’anticorps.

UNE PROTÉINE À NEUTRALISER David Dodick DES ANTICORPS POUR BLOQUER


AU PLUS VITE L’ACTION DU CGRP
Certains ont décidé de cibler le CGRP ou son ré- Professeur de neurologie Plusieurs sociétés pharmaceutiques (Amgen,
et directeur du
cepteur avec un anticorps monoclonal. Les anticorps Alder BioPharmaceuticals, Eli Lilly et Teva Phar-
programme de recherche
sont de grosses protéines qui peuvent être dirigées sur les maux de tête maceutical Industries) ont récemment terminé
avec précision vers une seule cible, un peu comme à la clinique Mayo, leurs études cliniques de phase III et viennent
un missile guidé par laser. Les développeurs de en Arizona, est président d’obtenir une autorisation de mise sur le marché
médicaments les produisent généralement à partir de la Société de l’agence américaine du médicament. (Mal-
de clones d’une lignée unique de cellules immuni- internationale des gré l’approbation de l’Agence Européenne du
taires, d’où leur appellation de monoclonal. Comme céphalées, directeur de Médicament, l’autorisation n’est pas accordée en
les autres protéines, ils sont métabolisés en acides la Fondation américaine France et il faudra attendre au moins 2020, ndlr.)
aminés par les tissus de l’organisme plutôt que de pour la migraine Les anticorps monoclonaux pourraient consti-
mettre à contribution les reins ou le foie. Ainsi, bien et ancien président tuer un réel progrès par rapport aux traitements
de la Société américaine
qu’ils puissent avoir des effets secondaires associés préventifs actuellement disponibles, qui com-
des céphalées.
au blocage de leur cible spécifique, ils ne devraient prennent des bêta-bloquants comme le propra-
pas causer d’effets secondaires « hors cible », ni de nolol et divers médicaments pour la tension arté-
toxicité par exemple sous forme de lésions rénales. rielle. Les médicaments plus anciens ont des taux
Les anticorps sont trop gros pour passer à tra- de réponse similaires, mais leurs effets mettent
vers la barrière hémato encéphalique, et pourtant parfois des semaines, voire des mois, à appa-
ces nouveaux médicaments ont donné des résultats raître. Leur dosage doit souvent être augmenté
impressionnants dans la prévention des migraines au fil du temps, et les effets secondaires – prise
lors d’études préliminaires. Un mécanisme possible de poids, la perte de cheveux, défaillances cogni-
de leur action est le suivant : en bloquant le CGRP tives ou sédation, peuvent dissuader les patients
dans les voies nerveuses trigéminales à l’extérieur d’atteindre une dose efficace ou de même conti-
du cerveau, les anticorps réduiraient la signalisation nuer avec le médicament. En fait, plus de 85 %
entre le système nerveux périphérique et le système des patients qui entament un traitement avec des
nerveux central, diminuant ainsi les signaux de dou- médicaments préventifs aujourd’hui cessent de
leur pénétrant dans le cerveau. les prendre l’année suivante.

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56 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
DES ANTICORPS CONTRE LA MIGRAINE

LES NOUVEAUX MÉDICAMENTS


CONTRE LA MIGRAINE
De nouveaux médicaments ciblent la molécule vectrice de la douleur Les anticorps monoclonaux (formes Y bleues) sont
CGRP (cercles verts). Celle-ci dilate les vaisseaux sanguins (en haut), pris en continupour prévenir les migraines. Ils le font
irrite les centres nerveux (au milieu) et traverse le sang (en bas). en se liant aux récepteurs du CGRP sur les nerfs
Les antagonistes des récepteurs CGRP (cylindres bleus) bloquent la et les vaisseaux sanguins et en le dégradant sur place
liaison du CGRP aux récepteurs de la tête, ce qui met fin à la douleur. ou dans la circulation sanguine.

Cortex visuel
Peptide lié au gène de la calcitonine Perturbations visuelles
(calcitonin gene related peptide-CGRP)
Antagoniste du CGRP
Récepteur du CGRP
Vaisseau sanguin
Cellule musculaire
lisse

Neurone

Antagoniste
du CGRP

CGRP

Nerf trigéminal
Ganglion trigéminal

Cellule
gliale
Vaisseau
sanguin Anticorps

Récepteur
du CGRP
© NikVector-Sfam_photo/shutterstock.com

CGRP
Anticorps

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Pour autant, le traitement par anticorps mono-


clonaux ne conviendra pas à tout le monde. Les Dans les études portant sur
patients devront les prendre soit par voie intra-
veineuse, ce qui nécessitera une visite chez le de nouveaux anticorps, jusqu’à
médecin tous les trois mois, ou se les injecter eux-
mêmes chaque mois. Et des questions subsistent
70 % des patients ont constaté que
quant à la sécurité à long terme du blocage d’une
protéine présente dans tout l’organisme. Une telle
le nombre de jours de maux de tête
préoccupation est particulièrement légitime pour avait diminué de plus de la moitié.
les patients atteints de maladies cardiovasculaires
et d’hypertension, car on pense que le CGRP est Jusqu’à 1 personne sur 6 n’a plus
important pour maintenir le tonus des vaisseaux
sanguins et compenser l’insuffisance de l’apport de migraine.
sanguin au cerveau et au cœur pendant les AVC
et les crises cardiaques. Il n’est pas du tout clair
non plus que les médicaments seraient sans dan- tats.) Ce taux de réussite est semblable à celui
ger pendant la grossesse – une considération im- des triptans, mais sans les risques associés à la
portante parce que la plupart des migraineux qui constriction des vaisseaux sanguins. En fait, plus
consultent sont des femmes en âge de procréer. de 80 % des participants à l’étude présentaient un
Pour les patientes qui ne souhaitent pas utiliser ou plusieurs facteurs de risque cardiovasculaire,
les anticorps, ou chez qui ceux-ci ne fonctionnent et aucun problème d’innocuité ne s’est posé.
pas efficacement, ainsi que pour les nombreuses Les nouveaux traitements qui arrivent sur le
patientes qui préféreraient traiter leur migraine marché matérialisent les énormes progrès réali-
uniquement lorsque les crises surviennent, il existe sés dans l’identification des sites cérébraux où
toujours un besoin de traitement sûr et efficace à les crises de migraine prennent naissance, ainsi
la demande pour les crises aiguës. que les mécanismes qui expliquent leur dévelop-
pement. Il en résulte des médicaments plus spé-
CIBLER LES RÉCEPTEURS DE LA SÉROTONINE cifiques et assortis de moins d’effets secondaires
Idéalement, de tels analgésiques se présente- que leurs prédécesseurs. Le développement
raient sous forme de pilules et n’auraient pas la d’un médicament efficace amorce souvent un
caractéristique de contracter les vaisseaux san- cycle vertueux par lequel les mécanismes de la
guins, à la différence des triptans. Deux types de Bibliographie maladie sont mieux compris et où de nouvelles
médicaments en cours de développement sont générations de traitements peuvent voir le jour.
prometteurs à cet égard. Tout d’abord, de nou- M. E. Bigal et Sarah Cela a été le cas pour les triptans, comme ce sera
veaux antagonistes des récepteurs du CGRP en Walter, Monoclonal probablement le cas pour les médicaments en
cours d’essais cliniques, qui se sont révélés à peu antibodies for migraine : cours de développement. Le simple fait qu’une
près aussi efficaces que les triptans, mais sans ef- Preventing calcitonin grosse molécule telle qu’un anticorps sans accès
fets toxiques (la toxicité hépatique observée lors gene-related peptide probable au cerveau puisse prévenir les crises
d’essais antérieurs semble avoir été propre aux activity, CNS Drugs, modifie déjà notre façon de penser la migraine,
médicaments, et non au blocage du CGRP). vol. 28, pp. 389-399, et, au-delà, certains aspects du fonctionnement
Ensuite, une nouvelle famille de médicaments 2014. même du cerveau.
appelés ditanes, qui ciblent les récepteurs de la M. E. Bigal et al.,
sérotonine. Ainsi, le lasmiditan, en cours de dé- Therapeutic antibodies LE DÉBUT DE L’ESPOIR ?
veloppement par une société (CoLucid Pharma- against CGRP or Plus important encore, des patients comme
ceuticals), cible sélectivement les récepteurs de its receptor, British Stéphanie, qui n’ont pas réussi à trouver un sou-
Journal of Clinical
la sérotonine situés uniquement sur les neurones lagement avec les médicaments actuels, peuvent
Pharmacology, vol. 79,
et non sur les vaisseaux sanguins, ce qui signifie pp. 886-895, 2015. commencer à entrevoir le bout du tunnel – si tout
qu’il devrait être sûr pour les 20 %  de patients va bien. Stéphanie a essayé au moins 10 médica-
L. Edvinson, CGRP
migraineux qui présentent des facteurs de risque ments, ainsi que de nombreuses thérapies alter-
Receptor antagonists
cardiovasculaire. Lors d’un récent essai clinique and antibodies against natives, de l’acupuncture au yoga en passant par
sur le lasmiditan réalisé auprès de 2 231 sujets CGRP and its receptor des régimes spéciaux, sans effet. Imaginez son
ayant reçu un traitement pour une seule mi- in migraine treatment envie de mener à terme cette nouvelle démarche
graine, un tiers des patients n’ont plus ressenti British Journal of thérapeutique. Pour des cliniciens comme nous,
aucune douleur au bout de deux heures. (Un des Clinical Pharmacology, qui voient beaucoup trop de patients dont les
auteurs de cet article, David Dodick, a participé vol. 80, pp. 193-199, 2015. migraines résistent aux traitements actuels, ce
à la conception de l’essai et à l’analyse des résul- succès serait la plus belle des récompenses. £

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58 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE

N° 114 - Octobre 2019


59

LE CASSE-TÊTE DES
CÉPHALÉES
EN GRAPPE
Douleur insoutenable derrière l’œil, écoulement
nasal, nausées et parfois hallucinations : les
céphalées dites en grappe interviennent avec
une ponctualité troublante, à certaines heures
et certaines saisons. En cause : un déséquilibre
entre deux réseaux de nerfs dans le corps.
Par Steffen Nägel, Mark Obermann et Hans-Christoph Diener

O
EN BREF
££Des dizaines de crises
de maux de tête en
quelques semaines, puis
plus rien, puis cela
recommence : ce sont les
migraines « en grappe ».
££Particulièrement
douloureuses, souvent
localisées à l’arrière h, non pas encore ! soupire
de l’œil, ces céphalées
s’accompagnent d’une Franziska à moitié endormie. Son mari traverse
véritable modification de la chambre à coucher pour la deuxième fois cette
la structure des neurones nuit, souffrant et agité. Bernd est aux prises avec
du cerveau. des maux de tête insupportables et des douleurs
££Stimuler électriquement faciales depuis seize ans. Environ une fois par an,
les attaques le terrassent quand il est à la maison
© Shanina / Gettyimages

certains nerfs ou
ganglions nerveux –  le plus souvent en automne, parfois aussi au
dans le crâne, prescrire printemps. Il y avait un certain temps qu’il n’avait
des anti-inflammatoires, plus fait, et durant cette rémission le couple avait
voire des inhalations
d’oxygène, permet espéré en finir avec ce supplice. Mais les douleurs
d’atténuer les crises. sont bel et bien de retour.

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60 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
LE CASSE-TÊTE DES CÉPHALÉES EN GRAPPE

Une semaine plus tard, les voilà tous deux qui au printemps et à l’automne. Les crises se pro-
viennent nous consulter au centre des maux de duisent généralement après l’endormissement et
tête de l’hôpital universitaire d’Essen, en Alle- tôt le matin. Certains patients peuvent presque
magne, pour enfin aller au fond de cette étrange deviner l’heure en fonction de la survenue de
souffrance. « La douleur dure généralement entre leurs crises. Tous ou presque éprouvent une dou-
une heure et une heure et demie , décrit Bernd. leur localisée d’un seul côté du visage et de la
Tous les soirs parfois jusqu’à quatre fois dans la tête, surtout derrière l’œil.
soirée ! » Au cours de ces phases qui durent envi- Comme la migraine et les céphalées de tension,
ron six à huit semaines, le pauvre homme n’est ce trouble fait partie des céphalées dites primaires.
plus bon à rien. Sa douleur se concentre derrière Dans ces cas, la douleur n’est pas le symptôme
son œil gauche. Il la ressent comme une sensa- d’une maladie, mais une souffrance indépendante.
tion de picotement et de brûlure. « C’est comme La céphalée en grappe est aussi appelée cépha-
si quelqu’un fouillait avec un couteau rougeoyant lée trigéminale autonome ou algie faciale.
au fond de mon œil. Celui-ci apparaît d’ailleurs
rougi au cours des crises, pleure abondamment LARMES, DOULEURS, ÉCOULEMENT NASAL
pendant que le nez coule aussi sans interruption. D’une part, elle est située dans la zone in-
Le diagnostic est clair. Bernd Schönlein pré- nervée par le nerf trijumeau, qui est respon-
sente les symptômes typiques des céphalées dites sable, entre autres, des sensations faciales.
en grappe, qui constituent un mal de tête rare et D’autre part, le système nerveux autonome, sur
particulièrement dévastateur. On estime à lequel on ne peut pas délibérément agir par la
120 000 le nombre de personnes touchées en conscience, se manifeste à travers plusieurs
France, et à 160 000 pour l’Allemagne. La majo- signes de la maladie : l’œil du côté affecté du
rité de ces personnes souffrent d’une variante corps est larmoyant, la paupière s’affaisse et la
épisodique qui a donné son nom à la maladie : pupille se rétrécit. Ajoutez à cela un écoulement
parce que le terme « grappe » fait référence à la nasal et une forte transpiration au niveau du
nature de ces maux de tête qui surviennent à in- front et du visage, également localisés d’un seul
tervalles réguliers et en grand nombre. Des côté de la tête. Des symptômes semblables à
phases de douleurs intenses, allant de quelques ceux de la migraine « générale » peuvent se ma-
semaines à plusieurs mois, alternent avec des nifester en sus : le patient entend des bruits (il-
périodes de calme. On considère la maladie lusoires), perçoit des lumières ou est pris de
comme chronique dès lors que les crises ne mar- nausées. Un aspect caractéristique est une forte
queraient jamais de pauses supérieures à un mois. agitation pendant la nuit, du fait que les patients
On sait depuis un certain temps que les épi- tentent de se distraire à tout prix de leur
sodes de « grappes » se produisent principalement douleur aiguë.

120 000
PERSONNES ATTEINTES
en France, par les maux de tête en grappe. Les crises surviennent souvent de façon brusque et intense. Chez 35 % des patients, l’alcool
est un élément déclencheur ; la plupart d’entre eux disent réagir notamment au vin rouge. Les hommes sont trois fois plus touchés que
les femmes. En moyenne, la maladie se déclare pour la première fois à l’âge de 30 ans, mais elle peut aussi montrer ses premiers signes
dès l’enfance ou au contraire plus tard, après la retraite. Jusqu’à 12% des patients développent une forme chronique : la maladie dure alors
souvent des décennies et ne s’améliore qu’à un âge avancé. Dans presque 1 cas sur 10, on recense d’autres patients dans la famille, ce qui
indique une prédisposition génétique.

N° 114 - Octobre 2019


61

Les céphalées en grappe sont extrêmement Les céphalées en Différentes parties du système nerveux
pénibles. Du fait de leur rareté, elles ne sont sou- grappes surviennent peuvent être considérées comme étant à l’origine
à des heures précises
vent diagnostiquées qu’après des années, quand de la journée, à tel point des attaques. La première caractéristique de la
elles ne sont pas confondues avec des névralgies que les patients peuvent maladie est que la douleur survient derrière et
savoir l’heure qu’il est,
du nerf trijumeau ou une migraine au sens plus en fonction de leur autour d’un œil. Il est donc raisonnable de sup-
large. Et pourtant, les dommages sont considé- douleur. poser que c’est à partir de cette localisation
rables. Un quart des patients atteints de la forme qu’apparaît le mal de tête. Au début, les scienti-
chronique prennent leur retraite prématurément, fiques croyaient que tout partait d’une inflam-
plus de la moitié sont en dépression. Pour l’atro- mation d’un vaisseau sanguin dans le sinus ca-
cité des douleurs qu’elle fait subir, cette condition verneux, une cavité osseuse de la paroi du crâne
est parfois nommée « mal de tête suicidaire ». Li- séparant le palais de l’intérieur de la boîte crâ-
vré à ce supplice, un patient sur quatre aurait nienne. Cette veine draine le sang du cerveau ;
ainsi déjà eu des pensées suicidaires chroniques, elle passe derrière l’orbite oculaire et est en
selon une étude de Tim Jürgens, de l’hôpital uni- contact direct avec plusieurs nerfs crâniens.
versitaire Hambourg-Eppendorf en 2011. Initialement, cette suspicion paraissait
fondée. Des études de neuro-imagerie avaient
UNE SURPRESSION DANS LE CRÂNE montré que la dilatation vasculaire se produisait
Sur le plan scientifique, il faut dire que ce mal bel et bien lors d’une attaque en grappe à cet
© Lightspring/shutterstock.com

est aussi un vrai casse-tête. On s’interroge tou- endroit. De plus, les sinus caverneux main-
jours sur ses causes biologiques, car ceux-ci tiennent des connexions avec d’autres systèmes
doivent expliquer trois caractéristiques princi- neuroanatomiques tels que le système nerveux
pales : l’emplacement de la douleur, le rythme parasympathique, qui appartient également au
quotidien et saisonnier prononcé, et les symp- système nerveux autonome. La suractivité de ce
tômes autonomes trigéminaux qui l’accom- système, par exemple, entraîne notamment des
pagnent, comme les larmoiements. larmoiements.

N° 114 - Octobre 2019


62 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
LE CASSE-TÊTE DES CÉPHALÉES EN GRAPPE

STIMULER LE CERVEAU : OUI, MAIS AU BON ENDROIT !


L es céphalées en grappe semblent être causées par un déséquilibre au sein des interactions entre système nerveux végétatif et système
nerveux de la douleur. Plusieurs structures sont impliquées, qui peuvent être ciblées en thérapie par des approches de neuromodulation.

Réseau de zones
de traitement de
la douleur

Thalamus
Hypothalamus *

Artère carotide interne


Sinus caverneux
Ganglion trigéminal NSS

Ganglion géniculé
NSNT
Complexe
Ganglion SCG C1 trigémino-
sphénopalatin * cervical
C2

sympathique
parasympathique
nerf vague *
nerf occipital
majeur

Réseau de traitement
de la douleur Système nerveux végétatif Convergence vers le système
Les fibres douloureuses (bleues) de la tête Si le nerf trijumeau est excité, un réflexe nerveux central
et du cou atteignent le thalamus via provoque l’activation du système nerveux Les deux réseaux possèdent des connexions
© NikVector-Sfam_photo/shutterstock.com

le complexe trigéminocervical, puis les zones parasympathique par le ganglion avec le système nerveux central. Le réseau
de traitement de la douleur dans le cortex sphénopalatin. Cela déclenche les de traitement de la douleur (y compris
cérébral. Ce n’est que lorsque ces régions symptômes qui accompagnent les céphalées l’hypothalamus) est étroitement lié
du cortex sont activées que nous ressentons en grappe, comme les yeux rouges aux structures cérébrales profondes.
de la douleur. Cependant, en cas de et larmoyants ou le nez qui coule. L’hypothalamus semble être le générateur
dysfonctionnement de ce réseau, une forte Une perturbation du sinus caverneux est de l’horloge centrale de notre corps et
activation peut se produire même sans également probable. responsable des fluctuations quotidiennes
déclenchement identifiable. et saisonnières des symptômes.

N° 114 - Octobre 2019


63

UN RYTHME MYSTÉRIEUX
Mais il y a un problème : les crises qui sur-
viennent à certains moments de la journée et de
Dans le cerveau
l’année doivent logiquement avoir leur origine
dans le cerveau, car c’est ici que se trouve l’hor- des patients,
certaines zones
loge biologique centrale du corps, qui coordonne
ses rythmes d’activité tout au long de la journée
et de l’année. Les chercheurs ont donc commencé

appartenant à un
à se concentrer davantage sur le système nerveux
central. Le traitement de la douleur dans le cer-
veau obéit à des mécanismes complexes qui
mettent en jeu un vaste ensemble de structures
cérébrales. De nombreuses personnes concer- réseau de traitement
de la douleur
nées, comme Bernd Schönlein, peuvent indiquer
avec précision l’endroit où elles ressentent la
douleur - mais même dans ce cas, il n’y a pas de

apparaissent
site cérébral bien défini qui permettrait de l’expli-
quer. En effet, toute douleur repose sur un réseau
de régions cérébrales, connu sous le nom de ma-
trice de la douleur (voir le schéma de la page de
gauche). L’un des composants de cette matrice est
l’hypothalamus. Pendant un certain temps, celui-
élargies
ci a été considéré par les chercheurs comme le
véritable déclencheur des céphalées en grappe.
En tant que partie du diencéphale et centre de
contrôle le plus important du système nerveux
autonome, l’hypothalamus régule les processus
involontaires du corps comme la faim, la soif et grise d’une structure, l’hypothalamus, est apparu
le comportement sexuel. Mais c’est avant tout le supérieur à celui mesuré chez des volontaires sains.
creuset de notre « horloge interne » : ici sont im- Toutefois, des études ultérieures utilisant des
pulsés les rythmes biologiques qui tiennent méthodes similaires n’ont pas confirmé ce résultat.
compte de l’heure de la journée ou des saisons, C’est ce qui ressort d’un bilan établi de 2014, dans
pour réguler par exemple l’alternance de la veille lequel deux d’entre nous (Steffen Nägel et Mark
et du sommeil, la digestion, etc. Un dysfonction- Obermann) et Dagny Holle ont résumé les résultats
nement de cette structure pourrait donc expli- de plusieurs articles professionnels. Comme pour
quer la régularité même de la maladie et de nom- d’autres douleurs et maux de tête, des change-
breux symptômes qui l’accompagnent. De plus, ments structurels de la matière grise dans des
l’hypothalamus entretient de nombreuses zones très différentes du réseau de la douleur sont
connexions avec le système nerveux qui traite la révélés, mais autre chose nous a frappés au cours
douleur. Par conséquent, il a semblé logique de de la même année. Les changements de matière
le considérer comme le point de départ des crises. grise, en réalité, sont dynamiques.
Nous avons examiné par IRM plus de 90 pa-
QUAND LES NEURONES SE MODIFIENT tients à différents stades de la maladie. Ces pa-
Cette théorie a été renforcée par les travaux tients souffraient de céphalées en grappe, soit
pionniers d’une équipe de recherche dirigée par le chroniques, soit épisodiques. Chez les patients
neurologue Arne May, qui travaille aujourd’hui à présentant une évolution chronique, nous avons
l’hôpital universitaire de Hambourg-Eppendorf et pu observer une diminution de la substance grise
qui, en  1999, a utilisé l’imagerie par résonance dans différentes zones du cerveau. Dans le cer-
magnétique (IRM) pour examiner la matière grise veau des sujets à progression épisodique, au
du cerveau. La matière grise se compose des corps contraire, certaines régions du réseau de traite-
cellulaires de nos neurones, tandis que la substance ment de la douleur apparaissaient élargies, et ce
blanche est constituée des axones, c’est-à-dire des de manière plus nette encore chez les personnes
prolongements des neurones qui leur permettent ayant vécu des épisodes de douleurs aiguës. La
d’établir des contacts à longue distance avec dynamique de la maladie se reflète donc égale-
d’autres neurones. Chez les patients souffrant de ment dans l’architecture modifiée du cerveau au
céphalées en grappe, seul le volume de la matière cours des différentes phases.

N° 114 - Octobre 2019


64 DOSSIER E N FINIR AVEC LA MIGRAINE
le casse-tête des céphalées en grappe

Dans les crises de migraine Comment les céphalées en grappe se déve-


loppent-elles alors qu’il est peu probable que des
en grappe, c’est le système changements structurels dans le cerveau les dé-
clenchent ? De nombreux chercheurs soup-
nerveux parasympathique qui çonnent maintenant que la maladie résulte d’un

est hyperactif : c’est donc lui que déséquilibre au sein de deux réseaux nerveux
régis par un équilibre fin : les systèmes nerveux
la neuromodulation (qui cible végétatif et analgésique. Fondamentalement,
une telle perturbation du réseau est plus difficile
les neurones par des courants à comprendre que le dysfonctionnement d’une
seule structure. Bien qu’il soit possible d’exami-
électriques) doit viser. Pour cela, un ner les participants individuels et leur interac-
tion, on trouve rarement un point de départ clair
stimulateur nerveux est implanté dans l’un des deux systèmes.

dans la muqueuse buccale du patient DOULEURS « SUICIDAIRES »


Les fibres douloureuses de la tête et du cou,
pour donner naissance à une perception doulou-
reuse consciente (la sensation « j’ai mal ! »)
doivent transmettre leurs informations au cor-
Cependant, de tels résultats, obtenus grâce tex. Mais pour cela, elles doivent d’abord passer
aux techniques d’imagerie, ne permettent pas de par une station de transit, le thalamus. En situa-
déterminer avec certitude si les changements tion normale, pour qu’une information doulou-
cérébraux sont la cause ou plutôt la conséquence reuse franchisse le thalamus pour parvenir au
de la maladie et de la douleur associée. Comme cortex, il faut une stimulation suffisamment in-
nous le soupçonnons, le cerveau s’adapte à l’évo- tense, comme un choc ou une coupure. Si ce sys-
lution des stimuli douloureux. Un tel processus a tème de voies de transmission et de station de
déjà été prouvé expérimentalement, les douleurs transit ne fonctionne pas correctement, comme
infligées (avec le consentement des participants) il semble que ce soit le cas dans les céphalées en
en laboratoire ayant la capacité d’entraîner aussi grappe, le système pourrait s’activer même en
un changement structurel dans le cerveau. C’est l’absence d’un tel stimulus. Le nerf trijumeau, qui
ce qu’ont découvert des chercheurs dirigés par innerve la face, possède une connexion avec ce
Biographie
Arne May en 2008. Ceux-ci avaient étudié com- réseau ; s’il est activé par erreur, il conduira à un
ment le cerveau de volontaires en bonne santé réflexe appelé réflexe parasympathique triju-
Steffen Nägel
avait changé tout au long d’une période de un an. meau, qui aboutit à l’excitation du système para-
Au cours de cette année, ils ont administré à plu- sympathique et à des symptômes connexes tels
Titulaire d’un doctorat
sieurs reprises des stimuli douloureux aux sujets que les larmes et l’écoulement nasal, et ce, sans
en médecine auxiliaire
testés, à chaque fois sur des périodes de huit de l’hôpital universitaire cause externe.
jours. Résultat : la substance grise dans le réseau d’Essen, en Allemagne. Le réseau de traitement de la douleur est éga-
de traitement de la douleur, par exemple dans le lement étroitement lié aux zones du cerveau qui
cortex somatosensoriel, a augmenté en volume contrôlent les fonctions végétatives. L’hypothala-
Mark Obermann
au cours des phases douloureuses de huit jours. mus est à mentionner ici avant tout, qui en tant
Puis le volume a de nouveau diminué après l’ar- que générateur de l’horloge centrale de notre
Directeur du centre de
rêt des stimuli désagréables. neurologie de la clinique corps est apparemment responsable du rythme
Les mécanismes exacts de la conversion de Asklepios Schildautal quotidien et saisonnier de la maladie. En 2009,
la substance grise ne sont pas encore clairs. Au à Seesen (Harz). des chercheurs dirigés par le neurologue italien
début, on pensait que toute diminution du vo- Nicola Morelli ont utilisé l’imagerie par réso-
lume cérébral signifiait inévitablement que les nance magnétique fonctionnelle pour déterminer
Hans-Christoph Diener
cellules nerveuses concernées étaient irrémédia- que l’hypothalamus des patients était beaucoup
blement perdues. Cependant, cette hypothèse est plus actif lors d’une crise que pendant les phases
Professeur de neurologie
à présent réfutée, la substance grise retrouvant à l’université de sans douleur.
son volume initial après l’arrêt des expériences. Duisburg-Essen et
Aujourd’hui, on pense plutôt que les céphalées en directeur de la clinique L’ESPOIR DE LA NEUROMODULATION
grappe entraînent des changements structurels de neurologie de l’hôpital Certes, on ne connaît pas encore les causes
dans le cerveau, mais que ces modifications sont universitaire d’Essen. exactes des céphalées en grappe. Mais des théra-
dynamiques et possiblement réversibles. pies existent. Prenez la technique de neuromodu-

N° 114 - Octobre 2019


65

lation, qui consiste à envoyer les courants élec-


triques ou des ondes magnétiques à travers la
paroi crânienne pour perturber la transmission
des informations nerveuses pathologiques : la
douleur est ici en partie atténuée, voire bloquée.
Dans les attaques en grappe, c’est le système
parasympathique qui est hyperactif – c’est donc
lui que l’on va cibler. Les fibres parasympathiques
cheminent du tronc cérébral jusqu’au ganglion
sphénopalatin, un nœud nerveux situé derrière
la pommette. D’où une approche alternative de
neuromodulation : interférer avec la transmis-
sion des influx nerveux à ce niveau précis.
Pour ce faire, un stimulateur nerveux est
implanté dans la muqueuse buccale : c’est un
petit appareil à partir duquel l’électrode fait sail-
lie sous la forme d’un fil mince et enrobé. La
pointe de l’électrode est poussée vers le ganglion
sphénopalatin. Si nécessaire, le patient déclenche
la stimulation grâce à un dispositif externe
– semblable à un smartphone – en le tenant
contre sa joue. La douleur disparaît alors dans
bien des cas.

DES APPROCHES THÉRAPEUTIQUES


COMBINÉES
Le nerf occipital ou le nerf vague (voir l’enca-
dré page 62) sont d’autres points de départ pour
une telle neuromodulation. La procédure est effi- Médicaments,
neurostimulation ou
cace autant pour réduire l’intensité des crises inhalations d’oxygène,
aiguës que pour en prévenir l’apparition – mais savamment dosés,
pas chez toutes les personnes prises en charge. livrent des résultats
encourageants pour
En général, une telle approche invasive convient apaiser les crises de
mieux aux patients qui répondent mal, voire pas céphalées en grappe.
du tout, aux traitements conventionnels.
Heureusement, une telle procédure n’a pas
été nécessaire pour Bernd Schönlein. Dans son dont l’efficacité est en cours d’évaluation dans le
cas, nous avons utilisé deux méthodes qui cadre d’une étude que nous menons actuellement
avaient déjà fait leurs preuves depuis un mo- à travers toute l’Allemagne, est utilisée comme
ment. En cas de douleur aiguë, il doit inhaler de Bibliographie médicament de transition pendant quelques
l’oxygène pendant 15 à 20 minutes à travers un jours, tandis que la dose de vérapamil est pro-
masque. Chez environ 70 % des patients, ce trai- S. Naegel, et al., gressivement ajustée pour produire l’effet opti-
tement soulage habituellement les symptômes Structural imaging mal. De nombreux patients peuvent même être
dans les premières minutes. En raison du faible in Cluster headache, totalement débarrassés de leurs crises.
risque d’effets secondaires, le traitement doit Current Pain and Deux semaines après le début de son traite-
Headache Reports,
être essayé en première intention. Comme alter- ment préventif, bonne nouvelle : Bernd Schön-
vol. 18, p. 415, 2014.
native, nous avons délivré à Bernd Schönlein lein nous révèle que les deux thérapies combi-
une ordonnance pour un médicament délivré C. Gaul et al., nées, l’oxygène et le zolmitriptan, fonctionnent
par voie nasale. Il peut utiliser cette substance Differences in clinical bien. Depuis quelques jours, il s’en est même
characteristics and
©Studiostoks/shutterstock.com

active – le zolmitriptan – si l’oxygène n’aide pas passé, n’ayant plus fait de crises. Alors, dans
frequency of accompa-
ou si l’inhalateur n’est pas à portée de main. nying migraine features quelques semaines, lorsque l’épisode sera com-
De plus, nous avons essayé de réduire la fré- in episodic and chronic plètement terminé, il cessera de prendre le
quence et l’intensité des crises à l’aide d’un trai- cluster headache, médicament préventif. Et nous avons bon es-
tement médicamenteux préventif, à savoir la Cephalalgia, vol. 32, poir qu’en cas de nouvel épisode de « grappe »,
cortisone en association avec le vérapamil, un pp. 571-577, 2012. l’administration du même protocole neutralise
inhibiteur des canaux calciques. La cortisone, ses douleurs. £

N° 114 - Octobre 2019


66 ÉCLAIRAGES
p. 66 Viol : le sondage de la honte p. 72 Imaginer le pire, ça fait du bien

Retour sur l’actualité

LAURENT BÈGUE
Membre de l’institut universitaire de France,
directeur de la Maison des sciences
de l’homme Alpes, université Grenoble-Alpes.

Viol
Le sondage
de la honte A u mois de juin, un sondage réa-
lisé par Ipsos et l’association Mémoire trauma-
tique et victimologie révélait que pour 42 %
des Français, la responsabilité de l’agresseur
est atténuée si sa victime a eu une attitude
« provocante ». Le fameux argument de la jupe

Pour presque un Français trop courte, donc… et celui-ci n’a pas de limite :
jusqu’où iront, à ce petit jeu, les circonstances
atténuantes d’un passage à l’acte ? Un regard
sur deux, une femme violée aguicheur ? Des talons trop hauts ? Des cils trop
longs ? Ou, le cas échéant, une culotte de

y est un peu pour quelque dimensions insuffisantes : en 2018 en Irlande,


l’avocate d’un violeur a plaidé la cause de son

chose. L’occasion de
client en arguant que la victime portait un
string. Il a été acquitté, sans que l’on sache
exactement quel poids a eu l’argument de la

comprendre comment tenue légère…

le cerveau humain peut


QU’EST-CE QUE LA « CULTURE DU VIOL » ?
Selon l’Organisation mondiale de la santé,
plus d’une femme sur 10 dans le monde subit un

croire n’importe quoi. rapport sexuel forcé au cours de sa vie. En


France, c’est une femme sur 6 et un homme sur
20 qui déclarent avoir subi un jour un viol ou

N° 114 - Octobre 2019


67

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE L’AVENIR

Selon un récent sondage, Cette idée selon laquelle Le viol est en déclin dans
42 % des Français une victime est en partie le monde depuis plusieurs
considéreraient que la responsable de ce qui lui décennies, et il est plus
responsabilité d’un violeur arrive fait partie des souvent rapporté aux
est moindre quand sa croyances erronées autorités. Mais les mythes
victime a eu une attitude en matière de viol, et fausses croyances
provocante. Un argument qui « survictimisent » persistent, rendant la vie
utilisé par certains avocats les personnes agressées. difficile aux victimes. Les
pour tenter de disculper Leur témoignage est remis mouvements de libération
des auteurs de viol, en question, et l’idée de la parole ont plus que
parfois en invoquant persiste selon laquelle jamais leur rôle à jouer
la tenue vestimentaire seulement certains « types pour que la mise au ban
de la victime. de femmes » se feraient de ces comportements
violer. se poursuive.

une tentative. Pour ces victimes, les consé- rôle qu’elles ont pu jouer dans l’épisode violent
quences physiques, psychologiques et sexuelles qui leur a été infligé.
sont considérables. En dépit de ces dommages, En 1980, Marta Burt, de l’Institut d’urba-
nombre d’entre elles s’abstiennent de demander nisme de Washington, a identifié un ensemble
du soutien ou de porter plainte (moins de 40 %, de croyances, fréquemment reliées entre elles,
selon United Nations Women, en 2018), mini- qui alimentent constamment la méconnais-
misant au contraire la gravité de l’épisode de sance du phénomène du viol dans le public et la
violence qu’elles ont subi, le considérant comme stigmatisation des victimes. Ces mythes en
une affaire personnelle, ou ne souhaitant pas matière de viol concernent le phénomène du
confronter l’agresseur à la justice. viol lui-même ainsi que les stéréotypes relatifs
à ses protagonistes (encadré 1).
LA VICTIMISATION SECONDAIRE Ces croyances erronées sont bien reflétées
Les recherches menées depuis près d’un dans le sondage Ipsos. La campagne #Metoo a
demi-siècle sur le viol se sont essentiellement contribué à une ample dénonciation des vio-
attachées à décrire ses contextes matériels et lences sexuelles commises envers les femmes.
relationnels et plus largement à identifier ses Cependant, beaucoup de chemin reste à faire
représentations erronées, à la fois dans le grand pour que la population générale se représente
public et auprès des professionnels du travail le viol de manière factuellement moins inexacte.
social et de la justice. Ces « mythes » en matière En effet, un sondage récent montre que plus
de viol non seulement produisent une distorsion d’un Français sur deux estime que le risque le
dans la perception du phénomène, ce qui est plus élevé d’être victime de viol se situe dans
préjudiciable à sa prévention et son traitement, l’espace public, alors qu’en réalité 9 viols sur 10
mais également amplifient les dommages psy- sont commis dans la sphère privée par des
© OBprod/shutterstock.com

chologiques et sociaux subis par les victimes proches de la victime. Ou encore, plus d’un tiers
elles-mêmes (ce que l’on appelle la victimisation des répondants croit que le viol a la plus grande
secondaire). En effet, ils contribuent à rendre probabilité de se produire après l’âge de 18 ans,
les victimes (presque toujours des femmes) res- tandis que les statistiques disponibles indiquent
ponsables de leur sort en introduisant des que 81 % des victimes l’ont subi bien avant leur
doutes sur la réalité du préjudice subi et sur le majorité. Selon l’enquête française, il apparaît

N° 114 - Octobre 2019


68 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
VIOL : LE SONDAGE DE LA HONTE

augmenter l’adhésion aux mythes en matière de


viol. On note également que les personnes ayant
LES MYTHES AUTOUR DU VIOL subi un viol sont les plus enclines à rejeter ces
croyances, comme l’indique une étude de
Les mythes en matière de viol varient selon les cultures, mais l’on retrouve Rebecca Vonderhaar, de l’université de Norfolk.
fréquemment la présence des quatre facettes suivantes :
LA CROYANCE EN UN MONDE JUSTE
• Victime • Sanctions et • Doutes sur la • Croyance selon Plus faiblement endossés par les personnes
considérée comme réprobation véracité du laquelle seuls éduquées, les mythes en matière de viol n’appa-
responsable des atténuées pour témoignage de la certains types de raissaient pas liés à l’âge ou la religion des
faits et blâmée en l’auteur du viol. victime. femmes seraient répondants. Les analyses d’Eliana Suarez ont
conséquence. violées. également indiqué que les mythes en matière
de viol vont de pair avec l’adhésion à diverses
mesures de préjugés impliquant une discrimi-
nation sur la base du sexe, de l’âge, de la classe
également que près de 70 % des répondants sociale, ou de l’orientation sexuelle. D’autres
pensent que les personnes ayant subi un viol études indiquent que les personnes qui adhèrent
portent plainte. En réalité, selon les études à l’idée que le monde est juste, qui valorisent la
menées auprès des victimes en France, seules hiérarchisation des groupes sociaux ou
10 % y ont recours. Enfin, pour plus de 40 % des endossent une idéologie autoritariste sont éga-
Français, la responsabilité du violeur est atté- lement plus enclines à embrasser les mythes en
nuée si la victime a adopté une attitude provo- matière de viol. Ainsi, cette adhésion s’inscrit
cante en public ou si elle a flirté avec lui. dans un cadre cognitif particulier : les mythes
en matière de viol trouvent un terreau favorable
QUI ADHÈRE AUX MYTHES chez des individus dont les systèmes idéolo-
EN MATIÈRE DE VIOL ? giques sont en résonance avec ces croyances,
Selon les études menées sur ce sujet, les soit parce qu’elles font écho à des mobiles iden-
croyances erronées en matière de viol sont cor- titaires hostiles aux femmes, ou encore parce
rélées, c’est-à-dire que lorsqu’une personne en que ces mythes répondent à une certaine façon
adopte une, elle adhère généralement à une ou de voir le monde. Par exemple, comme l’indique
plusieurs autres. Elles vont de pair. Ce qui a également l’étude de Rebecca Vonderhaar, la
conduit des chercheurs à élaborer des outils de conviction que le monde est fondamentalement
mesure pour décrire et comprendre le dévelop- juste (qui varie selon les individus et que l’on
pement, le maintien et les conséquences de ces peut mesurer à l’aide d’échelles psychomé-
croyances. L’une des mesures psychométriques triques bien établies) suppose que ce qui arrive
les plus anciennes, et encore très utilisée, est de bon ou de mauvais a généralement une rai-
l’échelle de Marta Burt, dont certains items son et n’est pas une question de hasard. Cette
sont, par exemple : « Toute femme en bonne croyance vient souvent assouvir un besoin de
santé peut résister à un violeur si elle en a la signification (si une de mes connaissances se
détermination », ou « Dans la majorité des viols, fait diagnostiquer un cancer, c’est qu’elle n’a pas
la victime a des mœurs légères ou a une répu- dû faire attention à son alimentation ou son
tation douteuse », ou encore, à l’inverse mode de vie, ce n’est pas par hasard, il y a une
« N’importe quelle femme peut être victime de explication là derrière), et aussi un besoin de
viol » (dans ce dernier cas, les personnes qui ont contrôle (si je fais attention à mon alimentation,
des croyances erronées sur le viol ont tendance je n’aurai pas de cancer). Cette croyance en un
à répondre négativement à cet item). monde juste (et les aspects rassurants qu’elle
Une récente synthèse statistique des travaux apporte en termes de sens et de contrôle) est
sur cette question, réalisée par Eliana Suarez, confortée chez la personne qui imagine que les
de l’université de Toronto, indique que la quasi- victimes de viol en sont partiellement
totalité des 37 recherches considérées ont été responsables.
menées aux États-Unis. La plus forte association
entre l’échelle et les indices démographiques est QUAND ON PARLE DE CULTURE
le genre : ce sont surtout les hommes qui Comme toutes les croyances, les mythes en
adhèrent aux croyances en matière de viol, plus matière de viol font l’objet d’une transmission
que les femmes. Et de façon générale, les culturelle. Gerd Bohner, de l’université de
croyances hostiles aux intérêts des femmes font Bielefeld, en Allemagne, a ainsi montré que le

N° 114 - Octobre 2019


69

fait de croire que les autres personnes adhèrent que celles qui adhéraient le plus aux mythes en
aux mythes en matière de viol augmente leur matière de viol blâmaient davantage la victime
acceptation chez un individu donné. Dans le lorsque celle-ci était présentée comme ayant une
même ordre d’idée, les médias de masse consti- forte relation personnelle avec l’accusé avant
tuent des vecteurs de diffusion et de légitima- l’agression. Une autre étude a indiqué que chez
tion de certains éléments de croyance auprès du Bibliographie ceux qui adhéraient plus fortement aux mythes en
grand public. La psychologue Stacy Merken, à matière de viol, le simple fait qu’une photo de la
l’université de l’Indiana, a ainsi démontré leur R. Dawtry et al., I blame, scène criminelle présente des indices en accord
présence dans les programmes diffusés à la télé- therefore it was : rape, avec leur croyance (des verres et une bouteille de
vision grâce à une analyse de contenus média- myth acceptance, vin, par opposition à des objets neutres) diminuait
tiques portant sur cinq chaînes américaines. victim blaming, and la culpabilité perçue de l’accusé.
Mais cela vaut également pour la presse écrite. emory reconstruction,
Dans une étude sobrement intitulée Lire Playboy Personality and Social « LA FILLE AVAIT BU »
pour les articles, Heather Kettrey, de l’université Psychology Bulletin, Les mythes en matière de viol contribuent
vol. 25, pp. 1269-1282,
Vanderbilt, a analysé les contenus textuels de aussi à influencer la fabrication de souvenirs qui
2019.
tous les numéros du célèbre magazine masculin « cadrent » avec ceux-ci. Afin de tester cette
Playboy parus entre 1953 et 2003. Il a observé S. Merken et J. James, hypothèse, Rael Dawtry, de l’université d’Essex,
Perpetrating The
que 27,5 % des contenus publiés minimisaient a cherché à montrer que pour pouvoir rejeter la
Myth: Exploring Media
le viol, et que 31 % des contenus publiés reje- Accounts of Rape Myths faute sur la victime d’un viol, les personnes
taient la faute sur les victimes. Les contenus on “Women’s” Networks, adhérant à ces mythes avaient tendance à ne
favorables au viol émanaient essentiellement de Deviant Behavior, 2019. retenir que les aspects d’une scène qui confir-
l’équipe de rédaction du magazine, tandis que maient leurs croyances. Les sujets testés devaient
S. Pinker, La Part d’ange
les contenus relevant des forums de lecteurs en nous. Histoire de la lire un petit texte dans lequel une étudiante
réfutaient plus fréquemment ces croyances en violence et de son déclin, accusait un autre étudiant de l’avoir violée lors
matière de viol. Les Arènes, 2017. d’une fête. Après s’être rendues dans l’apparte-
ment du jeune homme, les deux personnes se
E. Suarez et T. Gadalla,
LE RÔLE DES MÉDIAS Stop blaming the seraient caressées et embrassées jusqu’à ce que
Ces mythes sont aussi impliqués de manière victim : a meta-analysis l’étudiant propose un verre, après lequel l’étu-
dynamique dans le traitement de l’information. on rape myths, Journal diante se serait sentie désorientée. L’homme
Dans une étude menée par Barbara Krahé, de of Interpersonal commença alors à déshabiller la victime en dépit
l’université de Potsdam, en Allemagne, des per- Violence, vol. 25, de ses protestations répétées, puis lui fit subir
sonnes faisant partie d’un jury devaient juger une pp. 2010-2035, 2010. un viol. Selon le scénario, la victime avait
situation de viol qu’on leur présentait. Il est apparu déposé plainte le lendemain matin, bien que le

Chez certaines personnes,


la croyance qu’il y a une justice
en ce monde pousse à croire
© Maisei Raman/shutterstock.com

qu’il n’y a pas de fumée sans feu,


que les choses n’arrivent pas
par hasard et qu’une victime
n’est jamais entièrement innocente
N° 114 - Octobre 2019
70 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
VIOL : LE SONDAGE DE LA HONTE

© GoodStudio/shutterstock.com
jeune homme ait tout nié et affirmé qu’il s’agis- tandis que d’autres étaient neutres (une tasse,
sait d’une relation mutuellement consentie. un poster de la tour Eiffel). Les résultats ont
montré que les personnes présentant un niveau
FAUX SOUVENIRS… élevé d’adhésion aux mythes en matière de viol
Les 255 participants à cette étude devaient avaient davantage tendance à se remémorer des
ensuite se remémorer un certain nombre d’in- objets cohérents avec leur représentation de la
formations, comme le nombre de verres scène et la culpabilité de la victime.
consommés par les protagonistes ou encore le Les mythes en matière de viol reposent sur
nombre de fois que la victime avait verbalement des croyances qui non seulement présentent la
repoussé l’agresseur. Les résultats ont montré réalité du viol de manière erronée, mais qui, en
que plus le score préalable à une mesure d’adhé- outre, s’auto-entretiennent en affectant la
sion aux mythes en matière de viol était élevé, manière dont les individus construisent ou
plus les participants rapportaient des informa- maintiennent leurs connaissances concernant le
tions cohérentes avec leurs croyances initiales viol, ce qui explique leur relative stabilité plu-
sur le viol (ébriété mutuelle, faible résistance de sieurs décennies après leur mise en évidence et
la victime par exemple) et contribuant à jeter le leur dénonciation. Selon les statistiques présen-
discrédit sur la victime. Dans une autre étude, tées par le psychologue de Harvard Steven
le même chercheur a présenté brièvement une Pinker dans son récent et monumental ouvrage
photographie de la « scène du crime » à des par- consacré au déclin de la violence dans le monde,
ticipants, puis leur a demandé d’indiquer si une le viol ne fait pas exception et emprunte la voie
série d’objets étaient présents ou non sur la du déclin (tout en étant plus rapporté à la jus-
photo qui leur avait été montrée. Certains de tice). Mais il faudrait aussi que les mythes le
ces objets étaient cohérents avec l’adhésion aux concernant suivent le même chemin pour que
mythes en matière de viol (une bouteille de vin les victimes soient prises au sérieux et assistées
vide, des verres de vin, de la lingerie féminine), comme il se doit. £

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IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
72 ÉCLAIRAGESL’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

Imaginer le pire,
ÇA FAIT DU BIEN
Les mantras du développement personnel nous commandent sans
cesse de « penser positif ». Paradoxalement, ce n’est pas de cette façon
que l’on peut apprécier son bonheur, mais plutôt en imaginant
les nombreux malheurs auxquels on a échappé.

I l y a quelques années, je
devais être particulièrement heureux,
mais je n’en avais pas conscience.
Pourquoi ? Parce que je suis Suisse, et
qu’en 2015 les Suisses étaient champions
du monde du bonheur (nous avons
Fermez les
yeux. Un de
l’établir, comme le produit national brut.
S’il traduit la production de richesses
d’un État, il tait par contre les inégalités
de leur répartition au sein de la popula-
tion, les plus aisés s’accaparant une part
substantielle du gâteau. Mais difficile,
depuis perdu quelques places dans ce peu importe comment on conçoit le bon-
classement au profit des pays scandi- vos proches heur, de contester que l’espérance de vie
naves, dont la félicité ne semble jamais
démentie année après année). vient de en bonne santé, la confiance envers les
institutions ou encore la liberté dont on
Nonobstant, je n’ai pas vraiment constaté
de différences : mes concitoyens, durant
mourir. jouit jouent un rôle crucial dans sa défi-
nition. Alors, qu’est-ce qui expliquait ma
cette période victorieuse, ne m’ont pas Rouvrez-les. cécité à la félicité qui était pourtant
©  KrakenRoll / shutterstock.com

semblé plus rayonnants, plus souriants,


plus reconnaissants ni plus généreux, Ce n’était pas entre mes mains ?

des qualités pourtant associées au bon-


heur. S’ils étaient plus heureux, ils ne le
vrai. Quel UN PIÈGE EN PENTE DOUCE :
L’ADAPTATION HÉDONIQUE
montraient pas.
Bien sûr, on peut mettre en doute le
bonheur de le La qualité de vie en Suisse et en
Europe de l’Ouest est extraordinaire par
classement et les critères utilisés pour savoir vivant ! rapport à d’autres pays largement moins

N° 114 - Octobre 2019


73

bien lotis : dictature, misère, guerre,


cor­r uption, rendent inévitablement et
substantiellement plus malheureux.
Pourquoi ne pouvons-nous pas apprécier
davantage notre chance ? La faute à
notre cerveau ! Non pas qu’il ne sache
pas produire du bien-être, il en est par-
faitement capable, mais il est doté de
mécanismes attentionnels qui opti-
misent son fonctionnement : les stimuli
nouveaux, surprenants, effrayants
attirent automatiquement l’attention au
détriment de ceux qui sont routiniers et
habituels. Cette configuration a permis
à nos lointains ancêtres de survivre
dans un environnement hostile, de
même qu’il libère nos ressources cogni-
tives aujourd’hui pour nous permettre
de nous concentrer sur des tâches parti-
culières. Heureu­sement que je ne suis
pas conscient en permanence du poids
qu’exercent mes lunettes sur mon nez et
que mes yeux s’y sont faits sans que je
ne remarque à tout bout de champ les
verres qui corrigent ma myopie. Sans
parler du bruit du ventilateur de mon
ordinateur que je n’entends plus depuis
belle lurette !
Parfois, on ne se rend même plus compte la chance d’avoir un travail, un logement
UN ANTIDOTE NOMMÉ GRATITUDE que nous sommes heureux ! et un salaire, d’être en bonne santé, etc.
Notre cerveau est un expert pour Les chercheurs en psychologie posi- De cette manière, nous reprenons
s’adapter à l’environnement dans lequel tive ont identifié des pratiques qui per- conscience de tous ces privilèges que
il évolue : grâce à cette faculté, il peut mettent de contrer provisoirement l’adap- nous avons tendance à oublier, avec du
économiser des ressources attention- tation hédonique. Au rang des plus bonheur supplémentaire à la clé !
nelles et les consacrer à des tâches connues, car reprise en cœur dans les Oui… mais ! La méthode, toute simple
volontairement choisies. Mais il y a un magazines et les sites internet dédiés au et accessible qu’elle soit, pèche par un
prix à payer pour cela : les éléments qui bonheur, la pratique de la reconnaissance défaut qui en réduit progressivement la
pourraient le réjouir, du moment qu’ils ou esprit de gratitude. Mise en pratique portée. Vous l’avez sans doute deviné, la
sont devenus habituels, disparaissent par Sonja Lyubomirsky (professeure à responsabilité de cette perte d’efficacité
aussi du radar. Nous n’en avons plus l’université de Californie), elle consiste à incombe justement à l’adaptation hédo-
conscience. Les psychologues ont répertorier, par exemple le soir avant de nique. En fait, nous nous habituons à
nommé ce mécanisme adaptation hédo- s’endormir, trois éléments positifs arrivés l’expression de la reconnaissance, ce qui
nique (ou hédoniste). En d’autres termes, dans la journée, comme avoir revu un atténue ses vertus bénéfiques au fil du
on ne se rend plus compte de ce qui ami perdu de vu ou avoir lu un article temps. On s’accoutume même à l’esprit de
pourtant contribue à notre bonheur. passionnant, que l’on peut compléter par gratitude, si l’on y prend garde…

N° 114 - Octobre 2019


74 ÉCLAIRAGESL’envers du développement personnel
IMAGINER LE PIRE, ÇA FAIT DU BIEN

Alors il existe un autre moyen de


mettre provisoirement hors jeu l’adap-
tation hédonique. Je vous propose d’en
faire l’expérience. Pour commencer,
évaluez votre niveau de bonheur actuel
sur une échelle de 1 à 10. Vous y êtes ?
Imaginez maintenant que vous êtes
tenaillé par des douleurs intenses (par À penser trop positivement,
exemple une inflammation du nerf scia-
tique qui rendrait tous vos déplace-
on perd progressivement
ments extrêmement éprouvants). Ou
alors, que vous perdez l’usage de vos
la conscience de l’éphémère
deux bras suite à un accident : vous ne et des privilèges dont on jouit
pouvez plus écrire, vous brosser les
dents, aller seul aux toilettes, etc. Ou chaque jour, tellement
encore qu’un de vos proches, enfants,
conjoint, ami cher, vient de perdre la
naturellement qu’on en perd
vie. Comment vous sentez-vous à pré- la notion
sent ? Comment ces calamités altére-
raient-elles votre bien-être ? Prenez le
temps d’en ressentir les effets corrosifs.
Et maintenant, retour à la réalité pré- chance de ne pas être exposé ! Et pour- Sur le Web
sente. À combien s’élève votre bonheur tant, combien de coachs et de gourous
sur l’échelle de 1 à 10 si vous l’évaluez de développement personnel répètent à https://worldhappiness.
à nouveau ? Il y a fort à parier que votre l’envi qu’il faut penser positivement, report/ed/2018/
score sera cette fois plus élevé que celui voir le meilleur en chaque événement,
noté quelques minutes auparavant, ne se focaliser que sur les belles choses
n’est-ce pas ? Si vous souhaitez être plus ou pour le moins leur donner une inter-
heureux, prenez le temps d’imaginer le prétation favorable ! De telles pratiques,
pire auquel vous avez échappé ! si elles peuvent contribuer à relever
l’humeur momentanément, échouent
ESSAYEZ LA « SOUSTRACTION à rendre durablement plus satisfait
MENTALE » ! (ne serait-ce que par leur assujettisse-
Vous venez de pratiquer un exercice ment à l’adaptation hédonique). Pour
de soustraction mentale : plutôt que apprécier son bonheur, encore faut-il se Bibliographie
d’exprimer de la gratitude pour un bien- rendre compte qu’on pourrait ne pas en
fait, vous avez imaginé en être privé. Ce jouir, ou en tout cas être beaucoup plus M. Koo et al., It’s
qui a focalisé votre attention sur le bien- malheureux qu’on ne l’est réellement. a wonderful life :
mentally subtracting
fait lui-même et vous a montré à quel À penser trop positivement, on en perd
positive events
point vous êtes chanceux d’y avoir accès. progressivement la conscience de improves people’s
Plusieurs expériences menées par les l’éphémère et des privilèges que nous affective states, contrary
psychologues Daniel Gilbert et Timothy avons d’en jouir. to their affective
Wilson ont établi que cette méthode L’écrivain Philippe Delerm a bien forecasts, Journal of
donnait de meilleurs résultats, en termes saisi les subtilités de la soustraction Personality and Social
de bonheur dans durée, que la simple mentale, lui à qui l’on doit cette pépite : Psychology, vol. 95,
expression de la gratitude. « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à pp. 1217-1224, 2008.
Mais surtout, elle met en évidence perdre. » Pas seulement quelqu’un à S. Lyubomirsky,
un autre élément contre-intuitif : ce aimer, mais la conscience que ce Comment être
n’est pas en pensant au meilleur que quelqu’un qu’on aime ne sera pas tou- heureux... et le rester,
l’on devient plus heureux, mais aussi en jours là. Rappelons-nous d’en profiter Flammarion, 2008.
imaginant le pire auquel auquel on la alors qu’il est encore proche de nous ! £

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76 VIE QUOTIDIENNE
p. 76 Pour en finir avec les cauchemars p. 84 Respirez pour mieux penser p. 86 Le pouvoir des chatons

Pour en finir avec


les cauchemars
Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie et journaliste scientifique.

Les cauchemars ne sont pas une fatalité :


un traitement simple et efficace permet
de les remodeler afin de ne plus en avoir peur.

M
EN BREF
££Environ 5 % des adultes
feraient un cauchemar
par semaine – ce qui
est un trouble mental
si le quotidien en est
perturbé.
££La thérapie par aria (dont le nom a été modifié)
répétition d’imagerie n’a pas très envie d’aller à la fête, car elle ne connaît personne
mentale permet
d’affronter ses peurs à part l’amie qui l’a invitée. En fait, elle aurait préféré passer la
efficacement. On réécrit soirée avec sa fille, dont la baby-sitter vient d’arriver. Mais elle ne
le scénario des rêves et veut pas décevoir son amie. Alors elle y va à pied. En marchant dans
on se l’imagine souvent. la rue, elle s’aperçoit soudain que son pantalon est tout mouillé à
l’entrejambe : l’urine fait une énorme tâche. Pourtant, elle continue.
££Associée à d’autres
Et quand elle arrive enfin à la soirée, elle se trouve entourée d’une
© GettyImages/PeopleImages

traitements, cette
méthode simple aide foule d’asticots et de vers ; les invités la regardent choqués et dégoû-
les patients ayant subi tés. La honte l’envahit. C’est alors qu’elle se réveille.
un traumatisme à s’en « Presque tout le monde connaît les cauchemars », explique la
remettre. Mais même
les personnes en bonne psychologue Annika Gieselmann, de l’université de Düsseldorf en
santé peuvent Allemagne. Contrairement aux rêves « ordinaires », ils s’accom-
en bénéficier. pagnent très souvent d’émotions fortes négatives. En général, il

N° 114 - Octobre 2019
77

N° 114 - Octobre 2019
78 VIE QUOTIDIENNE S
 ommeil
POUR EN FINIR AVEC LES CAUCHEMARS

s’agit d’un sentiment intense de peur ou d’anxiété. Fréquents avant l’âge de 10 ans, ils se font généra-
Mais le chagrin, le dégoût, la honte ou la colère lement plus rares par la suite. Le sexe et les gènes
peuvent aussi s’exprimer. Souvent, le sentiment est jouent également un rôle : les femmes en font plus
si oppressant que l’on se réveille en sueur : on dis- que les hommes. Et en  1999, lorsque des cher-
tingue ainsi les cauchemars, qui sont si négatifs cheurs finlandais ont interrogé environ
que l’on sort de son sommeil, des rêves désa- 3 700 paires de jumeaux sur leurs rêves, ils ont
gréables, qui ne nous réveillent pas mais sont calculé qu’entre le tiers et la moitié de la fréquence
pourtant assez fréquents. Et l’on sait presque tou- des rêves terrifiants serait d’origine génétique.
jours ce qui nous a tant effrayés : les cauchemars
tiennent une place spéciale, car on se souvient NORMAL OU PATHOLOGIQUE ? Les cinq grands domaines
rarement des autres rêves que l’on fait chaque nuit. En plus de leur prédisposition génétique, les de la personnalité sont
personnes concernées ont souvent tendance à l’extraversion, l’agréabilité,
le caractère consciencieux,
LA MALADIE DES CAUCHEMARS être stressées. De même, les sujets atteints le névrosisme
Bien que les cauchemars soient très répandus, d’autres maladies mentales sont plus régulière- (ou l’instabilité
émotionnelle)
leur effet sur notre psychisme et notre bien-être ment aux prises avec des cauchemars, tout et l’ouverture
est parfois sous-estimé. Pour certaines per- comme les personnes plus sensibles, plus créa- à l’expérience, chacun
sonnes, ils deviennent un tel fardeau qu’elles tives et plus artistiques. En effet, en 2017, une comprenant différents
traits de personnalité.
posent elles-mêmes leur propre diagnostic : la étude menée par le biologiste de Tübingen Les individus étant plus
maladie des cauchemars. C’est ce qui est arrivé à Christoph Randler et ses collègues a montré névrotiques et ouverts
Maria qui, il y a quelques années, a demandé de que, sur les cinq grands traits de la personnalité à l’expérience souffriraient
souvent de cauchemars,
l’aide à Annika Gieselmann, l’une des rares cher- (voir la figure ci-dessous), deux sont principale- des rêves dont ils
cheuses au monde à étudier ce trouble. ment associés aux cauchemars : le névrosisme, n’arriveraient pas
à « digérer » et réguler
Une caractéristique importante des cauche- c’est-à-dire l’instabilité émotionnelle, et l’ouver- les émotions négatives
mars est que leur fréquence change avec l’âge. ture à l’expérience. associées.

Ouverture
Agréabilité à l’expérience
– Confiance  – aux rêveries
– Franchise – à l’esthétique
– Altruisme  – aux sentiments
– Conciliation – aux actions
– Modestie  – aux idées 
– Sensibilité – aux valeurs

Caractère Névrosisme
consciencieux – Anxiété 
– Compétence  – Colère
– Ordre et méthode – Hostilité 
– Sens du devoir  – Dépression
– Recherche de la réussite – Timidité sociale 
– Autodiscipline  – Impulsivité
– Délibération – Vulnérabilité

Extraversion
© Shutterstock.com/Sergeyyyyy

– Chaleur 
– Sociabilité
– Assertivité 
– Activité
– Recherche de sensations 
– Émotions positives

N° 114 - Octobre 2019
79

Maria raconte ainsi qu’elle a toujours souffert nouveau. Schredl explique que, même si
de cauchemars, comme si cela faisait partie quelqu’un ne fait un cauchemar qu’une fois par
d’elle-même. Mais peu de temps avant de deman- mois, mais que cela le tourmente en profondeur,
der conseil à Gieselmann, sa situation a changé : cela peut justifier un diagnostic de maladie des
elle est devenue mère célibataire, vivant seule cauchemars et donc une prise en charge.
avec son enfant dans un petit appartement, et En appliquant la règle empirique d’un cauche-
ignorait comment continuer à financer ses études. mar par semaine, on peut dire qu’environ 5 % des
En même temps, elle a réalisé qu’elle avait besoin adultes en Allemagne souffrent de ce trouble
de faire une maîtrise après l’obtention de son mental. C’est aussi probablement le cas en France,
bien qu’aucune étude spécifique n’ait été réalisée.
Et selon différents travaux scientifiques interna-
tionaux, entre 5 et 8 % de la population générale
rapporteraient des cauchemars récurrents, avec
au moins un épisode par mois. Mais seules
quelques personnes, même parmi les profession-
nels de santé, savent que la maladie des cauche-
Parmi les personnes faisant mars est une pathologie à part entière qui peut
être facilement traitée. Schredl rapporte que
des cauchemars au moins « dans notre enquête, seulement 30 % des per-
sonnes concernées qui ont essayé d’obtenir de
une fois par semaine, seulement l’aide en ont réellement obtenu. Beaucoup de

un quart en parle à un médecin. médecins spécialistes et de psychothérapeutes ne


semblent pas encore conscients du problème ».
Pourtant, un traitement existe. La maladie des cauchemars est présente chez
environ un tiers de tous les patients psychia-

5
triques (on parle de comorbidité). Pour les per-
baccalauréat pour tenter d’obtenir l’emploi qu’elle sonnes souffrant d’un syndrome de stress post-
désirait exercer. Or, à cette époque, elle allait traumatique, ce chiffre peut atteindre 70 %, car
souvent directement au lit après avoir regardé dans ces cas particuliers, les cauchemars post-
une série à la télévision ou « surfé » sur Internet, traumatiques sont un symptôme du syndrome.
elle ne s’alimentait pas sainement et faisait de Dans tous les cas, quelle que soit l’origine des
plus en plus de cauchemars. Sa thérapeute se sou- cauchemars, l’important est de savoir qu’il est
vient de ses rêves insolites qui, selon elle, possible de les traiter. Comment ?
cadraient bien avec sa personnalité créative.
Comme les cauchemars sont fréquents, peu LA THÉRAPIE PAR RÉPÉTITION
de personnes pensent à demander de l’aide à un D’IMAGERIE MENTALE
spécialiste. Michael Schredl, de l’Institut central En 2018, l’Association américaine de la méde-
de la santé mentale à Mannheim, constate que, cine du sommeil a publié un rapport présentant
parmi les personnes qui font des cauchemars au À 8 % les thérapies qui fonctionnent le mieux. Les
moins une fois par semaine, seulement un quart experts citent différentes méthodes efficaces
en parle à un médecin ou à un thérapeute. Or DES GENS comme la relaxation musculaire progressive et la
cette limite d’un cauchemar par semaine permet thérapie comportementale. Mais un traitement se
justement aux chercheurs sur le sommeil et les détache du lot : la thérapie par répétition d’ima-
rêves, comme Schredl, de savoir s’il y a lieu ou gerie mentale. Popularisée par le médecin du
pas de parler de pathologie. font régulièrement sommeil Barry Krakow, elle représente, selon de
des cauchemars, nombreuses études, un remède simple et efficace
DE MAUVAISE HUMEUR TOUTE LA JOURNÉE au moins une fois contre les cauchemars.
Pour établir le diagnostic clinique, cependant, par mois. En Allemagne, le groupe de recherche dirigé
la fréquence des rêves terrifiants ne suffit pas en par le psychologue Reinhard Pietrowsky de l’uni-
soi ; il faut aussi déterminer le niveau de souf- versité de Düsseldorf, auquel appartient Annika
france que cela occasionne. Par exemple, si les Gieselmann, a introduit et étudié ce traitement.
expériences vécues pendant le sommeil conti- C’est l’expérience d’un très mauvais rêve qui a
nuent d’affecter l’humeur et la capacité de incité Pietrowsky, dans les années 1990, à s’inté-
concentration le lendemain. Les personnes resser aux cauchemars et à leur traitement.
concernées réfléchissent souvent à ce que leurs En quoi consiste la thérapie par répétition
rêves signifient, ou craignent de s’endormir à d’imagerie mentale ? Comme les autres méthodes

N° 114 - Octobre 2019
80 VIE QUOTIDIENNE S
 ommeil
Pour en finir avec les cauchemars

de lutte contre la peur, elle repose sur le fait personne doit revisualiser mentalement le rêve
d’affronter le déclencheur de la peur. Schredl réécrit, au moins une fois par jour, pendant un
explique que « beaucoup de personnes concernées minimum de deux semaines.
veulent savoir comment effacer leurs cauchemars « Regardez ce que j’ai avec moi », s’exclame
de leur mémoire le plus vite possible, ou si un Maria dans son nouveau rêve face aux invités réu-
médecin peut faire quelque chose pour inter- nis autour d’elle pendant qu’elle fait irruption à la
rompre le retour incessant de ce songe. Mais fête avec sa meute de vers et d’asticots. Puis toutes
comme pour toutes les peurs, plus on essaie de les larves se transforment en papillons colorés qui
les éviter, plus elles deviennent intenses ». s’envolent au loin. Maria est toujours au centre de
La thérapie par répétition propose exacte- l’attention, mais maintenant elle se sent très à l’aise.
ment le contraire : les patients doivent imaginer
volontairement le cauchemar qu’ils ont fait RÉÉCRIRE L’HISTOIRE DU RÊVE

© Unsplash/ Camila Quintero Franco


récemment. Ensuite, ils réfléchissent à la façon POUR QU’ELLE SE TERMINE BIEN
dont ils pourraient modifier l’histoire pour que Gieselmann déclare qu’il est important que le
celle-ci se termine mieux, voire très bien, et que nouveau rêve ressemble au cauchemar vécu, mais
le rêve ne leur fasse plus peur. Il est possible de qu’il soit aussi différent. Il ne doit subsister aucun
changer beaucoup de choses dans l’histoire : l’en- sentiment d’horreur ou d’impuissance, faute de
vironnement, les personnages, les interactions, quoi il faudrait continuer à travailler dessus. Et il
selon le répertoire d’images de chaque patient, n’y a aucune limite à l’imagination : si vous avez
son imagination, et ce qu’il aime. Puis chaque l’impression d’être télécommandé dans un rêve,

À QUOI SERVENT LES CAUCHEMARS ?


L ’être humain a toujours été fasciné par la façon dont les rêves
et surtout les cauchemars se manifestent. Mais jusqu’à aujourd’hui,
les chercheurs et les spécialistes du sommeil ne sont certains
que d’une seule chose : on ne retrouve dans les rêves que les pensées
et les expériences de la journée qui ont eu une signification
émotionnelle pour nous. Comme une loupe, les cauchemars révèlent
de quoi nous avions peur quand nous étions éveillés ; ils rendent
ainsi visibles les événements stressants ou le stress quotidien
sous une forme intensifiée et souvent modifiée de façon créative.
Les scientifiques ignorent toujours si nous traitons vraiment
des données grâce aux rêves ou si ces derniers ne font que refléter
un traitement des informations. Aucun doute toutefois : le cerveau
est très actif pendant le sommeil, et les processus biologiques nombreux.
Par exemple, c’est en dormant que nous consolidons en mémoire
des informations nouvellement apprises et les relions à d’anciennes
données (ou même les oublions). Mais il n’est pas certain que les rêves
eux-mêmes soient nécessaires pour consolider les souvenirs.
Voire ils ne seraient qu’une conséquence de ces multiples traitements
des informations. De même, nous pourrions « utiliser » les rêves
pour justement « voir » notre mémoire pendant qu’elle passe en revue
les événements de la journée et les compare à des expériences passées ;
mais là encore, les rêves ne sont pas nécessaires à ce nettoyage nocturne
qui, quoi qu’il arrive, a toujours lieu.
Le neuroscientifique finlandais Antti Revonsuo propose une autre
explication des rêves, en particulier des cauchemars. Selon lui,
ils nous aident à nous préparer aux situations dangereuses et réelles

N° 114 - Octobre 2019
81

vous pouvez prendre la télécommande du sentiment de ne plus être impuissant face à l’hor-
méchant ; si vous faites une chute, imaginez que reur. Beaucoup de patients font encore des cau-
vous vous retrouvez sur un trampoline géant ; si chemars après la thérapie, mais ils ne les res-
on se moque de vous, disparaissez avec fracas et sentent plus comme aussi angoissants et arrivent
laissez vos adversaires étonnés. à s’en débarrasser plus facilement.
Lorsqu’on fait sans arrêt le même cauchemar, Selon Gieselmann, l’important pour réécrire
il n’est pas nécessaire de le réécrire à chaque fois. les rêves est d’obtenir un soutien social – même
Et même dans les cas où il change régulièrement. en songe ! Dans la plupart des cauchemars, les
En fait, la nouvelle histoire fonctionne avec diffé- personnes concernées sont seules, elles doivent
rents mauvais rêves et, le plus souvent, elle n’est s’en sortir sans l’aide de leurs amis ou de leur
d’ailleurs pas rêvée comme elle a été imaginée. famille. Gieselmann raconte l’histoire d’une
Mais cela n’enlève rien à l’effet de la thérapie. femme qui voyait dans son rêve d’innombrables
petites araignées lui tomber sur la tête. Dans sa
« MAMAN, LAVE-MOI LES CHEVEUX nouvelle histoire, elle a demandé l’aide de sa
DE MES ARAIGNÉES » mère, qui lui a lavé les cheveux. Ce qui a rendu
Schredl explique que « le principe consistant le cauchemar plus supportable.
à trouver une solution à un événement effrayant L’objectif des chercheurs comme Gieselmann
est transféré à d’autres cauchemars ; comme c’est est que la thérapie par répétition d’imagerie men-
souvent le cas, la décision d’affronter seul sa peur tale soit davantage connue ; elle est si simple à
fait déjà du bien ». Même si c’est seulement le mettre en œuvre qu’il est incompréhensible,

de l’avenir. Ainsi, nous nous entraînons, en dormant, à gérer


les accidents, les maladies et les situations embarrassantes
ou stressantes, avant de devoir les affronter dans la réalité.
Une idée soutenue par le fait que dans environ un tiers de tous
les rêves, une menace directe pèse sur le dormeur. Revonsuo soutient
que cet entraînement mental aux situations dangereuses s’est révélé
utile au cours de l’évolution. Et selon cette théorie, les cauchemars
seraient plus fréquents après des expériences négatives à cause
des hormones du stress qui activent le système de défense mentale.
Ross Levin et Tore Nielsen, de l’université de Montréal, proposent
un autre modèle neurocognitif des rêves et des cauchemars,
car l’une des grandes fonctions du sommeil, hormis la consolidation
mnésique, est la régulation des émotions négatives après avoir dormi
« dessus ». Ainsi, le cerveau endormi associerait les souvenirs
à des émotions qui n’ont rien à voir, afin de se « désensibiliser »
et de les « digérer ». D’où l’étrangeté de la plupart des rêves.
Le cerveau réaliserait ce processus sans difficulté, de façon non
consciente, tout le temps : voilà pourquoi la plupart de nos rêves sont
négatifs, même s’ils ne nous réveillent pas. Sauf en cas de cauchemars :
ces derniers représenteraient l’échec de ce processus nocturne
de régulation des émotions – un peu comme une mauvaise digestion,
car l’émotion serait trop forte ou le sommeil et le mental trop fragiles.
De sorte que si nous nous réveillons à cause de l’émotion, alors nous
n’arrivons pas à nous en désensibiliser. Le cauchemar serait une sorte
de bug, qui peut être traité pour lui-même, notamment avec la thérapie
par répétition d’imagerie mentale.

N° 114 - Octobre 2019
82 VIE QUOTIDIENNE S
 ommeil
Pour en finir avec les cauchemars

selon la psychologue, que toutes les personnes


concernées n’y aient pas facilement accès.
D’autant que dans de nombreux cas, « l’autothé-
rapie » est également efficace, comme l’ont mon-
tré Gieselmann et ses collègues lors d’une étude
réalisée en 2017. Les volontaires, qui faisaient des
cauchemars réguliers, ont reçu des instructions
de thérapie en ligne, les uns en étant accompa-
gnés d’un professionnel, les autres sans soutien
particulier. Or le traitement s’est révélé aussi effi-
cace pour les deux groupes de sujets. Un soutien
professionnel n’est donc pas obligatoire pour le
succès de cette thérapie, selon Gieselmann.
Toutefois, la chercheuse précise que l’autothé-
rapie a ses limites, notamment lorsque, en plus des
cauchemars, d’autres troubles psychologiques
existent ou que les mauvais rêves sont liés à une
expérience traumatisante. Car, dans ces derniers
cas, les cauchemars ressemblent plutôt aux flash-
back dont souffrent parfois les personnes traumati-
sées. Ces dernières revivent les événements, éveil-
lées ou en dormant, comme si elles étaient de retour
sur les lieux de la situation traumatisante. C’est
notamment ce qui arrive aux victimes d’attentats.
Mais les personnes atteintes du syndrome de
stress post-traumatique vivent aussi, plus souvent
que les sujets non traumatisés, des cauchemars
classiques (qui ne mettent pas en jeu l’événement
traumatisant). Ce serait dû à une résilience men-
tale généralement plus faible – le fait de se
remettre moins bien de situations stressantes – et
ET LES TERREURS NOCTURNES ?
à des troubles du sommeil, qui provoquent l’appa-
rition plus fréquente d’émotions et de sentiments
négatifs durant la journée. Ces derniers resur-
C e ne sont pas des cauchemars « classiques » ; ces derniers sont des rêves
déclenchant des émotions négatives si fortes qu’elles provoquent
l’éveil. En général, le dormeur rêve qu’il est persécuté, qu’il tombe, qu’il
gissent la nuit sous forme de cauchemars. Un peu est en retard à un rendez-vous, qu’on l’humilie ou qu’un être cher est malade
comme dans un cercle vicieux. ou décède. Les psychologues parlent de cauchemars lorsque ces rêves sont
réguliers et s’accompagnent d’un stress psychologique important.
LES PATIENTS TRAUMATISÉS ONT BESOIN Mais les terreurs nocturnes, qui affectent jusqu’à 17 % des enfants et 2 % des
D’UN TRAITEMENT PLUS POUSSÉ adultes, ne correspondent pas à ce type de cauchemars, selon Isabelle Arnulf,
Selon Gieselmann, « la thérapie par répétition neurologue au Service des pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-
d’imagerie mentale, seule, ne remplace pas les Salpêtrière à Paris ; les personnes concernées se réveillent soudainement, crient,
traitements plus classiques des traumatismes sont affolées et semblent désorientées, sortent parfois de leur lit et marchent
graves ». Barry Krakow a même montré dans une à travers la chambre. Une fois réveillés, les enfants ignorent souvent de quoi
étude réalisée auprès de volontaires traumatisés ils rêvaient juste avant et, le lendemain matin, ils ont perdu tout souvenir
que beaucoup d’entre eux abandonnent, comme de l’événement. Mais jusqu’à 70 % des adultes se rappellent d’un bref scénario
si le traitement pesait sur ce groupe en particu- catastrophe : on les enterre vivant ; ils sont enfermés dans un endroit dont ils ne
lier. Schredl explique que cette thérapie peut être trouvent pas la sortie ; le plafond leur tombe sur la tête ; il y a un serpent dans leur lit.
utilisée, mais associée à un traitement du syn- Ce type de cauchemars émerge d’une phase de sommeil particulière : le sommeil
drome de stress post-traumatique, par exemple lent profond, qui provoque cette confusion mentale au réveil et survient plutôt
© Shutterstock.com/Baimieng

un soutien psychologique supplémentaire. en début de nuit. Alors que la maladie des cauchemars correspond
Si tel est le cas, plusieurs études ont alors sug- à des mauvais rêves lors du sommeil paradoxal, plus tard dans la nuit.
géré qu’un traitement efficace des cauchemars à Les terreurs nocturnes sont un trouble très familial, aggravé
l’aide d’une thérapie par imagerie mentale amélio- par le stress et le manque de sommeil. Relaxation et hypnose
rerait l’ensemble des symptômes des personnes sont des thérapies efficaces.
atteintes de trouble du stress post-traumatique. À
tel point que Gieselmann et d’autres chercheurs se

N° 114 - Octobre 2019
83

LA THÉRAPIE PAR RÉPÉTITION


D’IMAGERIE MENTALE, ÇA MARCHE !
A u Service des pathologies du sommeil de l’hôpital
de la Pitié-Salpêtrière à Paris, mes collègues et moi-même
proposons la thérapie par répétition d’imagerie mentale aux
de mémoriser les images. Cette technique repose sur la capacité
du cerveau endormi à retraiter une information nouvelle assimilée
la veille en la rejouant partiellement.
personnes souffrant de cauchemars. Il est conseillé de se former à cette technique auprès de spécialistes
Pour cela, nous demandons simplement au patient (éveillé) de fermer au sein d’une unité clinique de sommeil. Mais le sujet gagne vite
les yeux et de visualiser un nouveau scénario du rêve dont l’issue en autonomie en travaillant chez lui. Et si, plus tard, un nouveau
est positive, avec le plus de détails possible. Nous n’influençons cauchemar apparaît, il saura comment le faire disparaître, du moins
pas la nouvelle histoire, car c’est au sujet de se l’approprier. Il peut tout ne plus le craindre. Autant cela se révèle plus simple pour les personnes
changer, en fonction de ses images mentales et de ce qu’il aime. Entre créatives, qui ont beaucoup d’imagination, autant cela l’est moins pour
les séances (au nombre de 4 ou 5 en une semaine, c’est une thérapie les personnes plus rationnelles. C’est une question d’entraînement
courte), chez lui, le patient doit se repasser à l’esprit le nouveau scénario mental, et de travail. La thérapie par répétition d’imagerie mentale
du rêve deux fois par jour pendant 5 minutes, le matin et le soir avant serait efficace dans 70 % des cas. Pour les sujets moins réceptifs,
le coucher, les yeux fermés, dans un environnement calme. La répétition nous associons un médicament en général prescrit contre l’hypertension
de l’exercice à la maison est la clé de l’efficacité du traitement : il s’agit artérielle qui, en diminuant la production d’adrénaline, avant le coucher,
d’entraîner sa capacité d’imagerie mentale visuelle. limite les cauchemars.
De cette façon, le cerveau mémorise le nouveau scénario en l’intégrant
à sa mémoire visuelle. D’où l’importance de visualiser ce nouveau rêve Par Isabelle Arnulf, chef de service et neurologue au Service des
avant de s’endormir, car c’est le moment où il est le plus à même pathologies du sommeil de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

demandent si la réécriture des cauchemars des Bibliographie sont généralement plus bizarres que les rêves
patients traumatisés ne permettrait pas d’ouvrir des ordinaires et qu’on a davantage l’impression de
portes (mentales) : « Si les patients dorment mieux T. I. Morgenthaler ne pas être dans la réalité. »
grâce à ce simple traitement des cauchemars, et al., Position paper Toutefois, il est difficile de réussir à faire des
d’autres aspects de leur thérapie fonctionneraient for the treatment rêves lucides. Un certain nombre de méthodes
mieux. » Toutefois, des recherches supplémentaires of nightmare disorder d’auto-assistance, qui ont fait l’objet de publica-
sont encore nécessaires pour le prouver. in adults : An american tions, ainsi que des applications pour smartphones,
Un autre traitement mentionné par les academy of sleep proposent diverses techniques pour apprendre à
experts de l’Association américaine de la méde- medicine position paper, devenir un rêveur lucide. Il faut notamment faire
Journal of Clinical
cine du sommeil est le rêve lucide. Ce dernier des tests de réalité : cinq à six fois par jour, prenez
Sleep Medicine, vol. 14,
consiste à prendre conscience, tout en dormant, l’habitude de vous demander dans certaines situa-
pp. 1041-1055, 2018.
que l’on est en train de rêver. Le rêveur réalise tions : « Est-ce que je rêve ou suis-je éveillé ? »
alors que ce qu’il vit n’est pas réel (mais il ne A. Gieselmann et al., Ensuite, si des événements vous semblent bizarres
The effects of an
s’éveille jamais). Les plus aguerris réussissent quand vous dormez, vous commencerez automati-
internet-based imagery
même, sans effort, à intervenir dans leurs songes rehearsal intervention : quement à vous poser cette même question. Et avec
et à en modifier le cours. En théorie, les cauche- A randomized controlled un peu de chance, vous serez lucide en dormant.
mars pourraient donc avoir une fin heureuse ! trial, Psychotherapy Toutefois, Schredl ne recommande pas néces-
and Psychosomatics, sairement cette technique du rêve lucide comme
ÊTRE CONSCIENT DE SES RÊVES vol. 86, pp. 231-240, 2017. première option de traitement pour les personnes
En fait, Schredl et ses collèges ont montré C. Randler et al., qui souffrent beaucoup de leurs cauchemars.
que, bien que les patients s’aperçoivent souvent Chronotype, sleep Parce que contrairement à la thérapie par répéti-
qu’ils rêvent lors d’un cauchemar, ils ne savent behavior, and the Big tion d’imagerie mentale, facile à apprendre, tout
généralement pas comment intervenir dans l’ac- Five personality factors, le monde n’arrive pas à prendre conscience de ses
tion qui se déroule, même s’ils en sont conscients. SAGE Open, doi : rêves. Et il faut en général plus de temps et d’ef-
« Les enquêtes que nous avons menées, explique 10.1177/2158244 forts que pour réécrire mentalement un rêve ter-
Schredl, révèlent que les personnes qui font des 017728321, 2017. rifiant. Il est souvent plus efficace de faire face à
cauchemars font aussi plus souvent des rêves ses cauchemars – d’une manière ou d’une autre –
lucides. Probablement parce que les cauchemars que d’essayer de les contrôler. £

N° 114 - Octobre 2019
84 VIE QUOTIDIENNEL’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

En classe,
RESPIREZ POUR
MIEUX PENSER
Quel enseignant n’a pas rêvé d’un petit bouton caché
sous son bureau qui lui permettrait de réguler à volonté
le niveau d’agitation de ses élèves ? C’est presque possible :
ce tour de magie s’appelle... la respiration !

E n  2017, un article
de la revue Science annonçait une
étonnante découverte : les neurones
qui régulent notre respiration module-
raient aussi d’autres aspects de notre
comportement. Dans leurs expériences,
commandent les muscles respiratoires.
L’équipe américaine voulait comprendre
quel était le rôle particulier de certains
des neurones du pré-BötC, différents des
autres sur le plan de leur sensibilité à des
manipulations génétiques.
des chercheurs de l’université de
Stanford s’étaient intéressés, chez des DES SOURIS ZEN
souris, à une petite structure du tronc À leur grande surprise, les cher-
cérébral répondant au doux nom de cheurs ont constaté que lorsqu’ils blo-
© Jesus Sanz/shutterstock.com

« complexe de pré-Bötzinger » (ou pré- quaient le fonctionnement de ces neu-


BötC, pour les intimes). Derrière cette rones, les souris ne mouraient pas !
appellation chantante se cachent Pourtant, on touchait là un système vital
quelques milliers de neurones impliqués pour l’animal… Mais on observait tout
dans le contrôle de la respiration, grâce de même un changement très net du
à des connexions directes vers les neu- comportement des souris : d’habitude,
rones moteurs et prémoteurs qui celles-ci explorent leur environnement

N° 114 - Octobre 2019


85

en reniflant à un rythme rapide tout en Bibliographie


se promenant en tous sens ; or, celles Les neurones
dépourvues de ces neurones du pré-BötC
restaient en place de manière très pai- de la K. Yackle et al.,
Breathing control
sible, en respirant lentement et en préfé-
rant faire leur toilette au calme. Les
respiration center neurons
that promote arousal
mesures de l’activité cérébrale étaient communiquent in mice, Science, vol. 31,
pp. 1411-1415, 2017.
également caractéristiques d’un état
d’éveil calme, sans aucune trace de avec ceux
stress. Les souris n’étaient pas amorphes
pour autant, et continuaient même de
qui nous font
manifester les réactions habituelles aux
différents événements pouvant se pro-
bouger. Les
duire dans leur environnement, mais apaiser, c’est
elles reprenaient rapidement leur atti-
tude bonhomme à chaque fois. apprendre à pré-Bötzinger : environ 175, soit l’effectif

DEUX CENTRES CÉRÉBRAUX


se poser et à d’une école élémentaire de taille
moyenne ; un nombre dérisoire, comparé
CONNECTÉS
Intrigués par leurs résultats, et par la
mieux réfléchir. aux 85 milliards de neurones du cerveau
humain. Cela laisse songeur, lorsqu’on
ressemblance entre ces effets et ceux sait que des techniques modernes d’opto-
observés lors de l’inactivation d’une autre donc la capacité d’augmenter le rythme génétique permettent aujourd’hui d’acti-
structure sous-corticale appelée locus respiratoire et « d’animer » le comporte- ver ou d’inactiver sélectivement des
cœruleus (un terme latin signifiant ment de l’animal jusqu’à l’agitation et au groupes de neurones à l’aide d’un simple
« tâche bleue »), les chercheurs décidèrent stress. À l’inverse, inhiber certains de ses faisceau lumineux, à condition que ces
d’étudier les relations anatomiques entre neurones se traduit par une respiration neurones se trouvent au même endroit et
ces deux structures complexe de pré-Böt- lente et une attitude calme et paisible, ne soient pas trop nombreux. On pour-
zinger et locus cœruleus. Ce dernier joue plus favorable aux fonctions cognitives de rait donc peut-être imaginer un petit fais-
un rôle majeur dans le passage d’un état haut niveau. ceau lumineux commandé à distance par
calme vers des états d’alerte ou de stress, un bouton sous un bureau… Mais non,
et a la capacité d’inonder le cerveau de CONCENTRATION… RESPIRATION ! qui imaginerait de telles horreurs ?
noradrénaline, un neurotransmetteur au Cette étude est sans doute la plus D’ailleurs, il faudrait quand même une
cœur du mécanisme cérébral du stress, et pointue à ce jour concernant les modes « petite » intervention chirurgicale chez
dont une quantité trop abondante dans le d’interaction entre respiration et activité chacun des élèves, et leur injecter un
cortex préfrontal peut perturber ses fonc- cognitive. Il s’agit bien sûr de souris, virus capable de les rendre sensibles à la
tions de réflexion, de planification, de mais le système dont nous parlons ici se lumière pour mettre en œuvre la tech-
mémoire et de contrôle de l’attention. situe dans une des structures les mieux nique d’optogénétique… Détail.
L’équipe a ainsi découvert que les neu- préservées au fil de l’évolution des Donc pas de bouton caché sous le
rones du complexe de pré-Bötzinger qu’ils espèces vivantes, et il est donc à parier bureau, mais ceci dit, rien ne vous
avaient manipulés étaient directement qu’il se retrouve chez l’être humain avec empêche de proposer de temps en temps
reliés au locus cœruleus, et pouvaient par une fonction analogue. Et ce qui est peut- aux élèves d’iiiiiinspirer… puis
conséquent agir sur le niveau d’éveil et être le plus étonnant dans cette étude, d’eeeeeeeexpirer longuement et douce-
d’excitation de l’animal par cet intermé- c’est le nombre de neurones qui ont cette ment… Pour être un peu plus
diaire. Le complexe de pré-Bötzinger a fonction dans le complexe de caaaaaaalmes. Et plus réfléchis ! £

N° 114 - Octobre 2019


86 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement

Le pouvoir
des chatons
Par Joachim Retzbach, docteur en psychologie
et journaliste scientifique.

Ils sont les stars du net et des magazines entiers


leur sont consacrés. Quelle connexion secrète relie
les chatons à notre cerveau ?

’ai dans ma poche un appareil qui Dès  1943, le célèbre éthologue autrichien
EN BREF
me donne accès à toute la connaissance humaine, Konrad Lorenz décrivait ce qu’il appelait le
mais je l’utilise pour discuter avec des étrangers ££Grands yeux, formes Kindchenschema, littéralement le schéma enfan-
et pour regarder des photos de chats. » Peut-être arrondies, démarche tin. Il s’agit d’un ensemble de caractéristiques
pataude… Autant de
avez-vous déjà entendu cette vieille blague sur les caractéristiques qui nous physiques, auxquelles les humains et bien d’autres
smartphones et Internet. Dans le même ordre font trouver un animal espèces sont sensibles de façon innée. Ces carac-
d’idées, l’entreprise américaine Friskies, qui pro- irrésistiblement mignon. téristiques les poussent à s’occuper de leur progé-
duit des aliments pour animaux domestiques, affir- niture. Lorentz a d’ailleurs noté que sa fille de
££Selon la biologie
mait en 2013 que 15 % des données qui transitent évolutionniste, toutes 1 an et demi avait pris spontanément sa première
par le réseau sont des photos et des vidéos de chats. ces caractéristiques poupée dans ses bras, en un élan qui rappelle « les
Des estimations plus sérieuses indiquent que c’est rappellent les bébés mouvements instinctifs des animaux ».
exagéré, mais cela correspond probablement à et sont censées
l’impression qu’ont de nombreux internautes. déclencher l’affection ANATOMIE DU MIGNON
et la protection.
Si nous utilisons l’un des outils technolo- Selon le spécialiste autrichien, le schéma
giques les plus puissants de l’histoire pour obser- ££Dans le cerveau, enfantin auquel nous réagirions de façon innée
ver des chats et autres créatures à quatre pattes, les stimuli mignons consiste notamment en une tête disproportion-
c’est pour une raison toute simple : nous les trou- sont d’ailleurs traités en nellement grande, avec un front haut et arqué, de
priorité – l’attention se
vons irrésistiblement mignons. Mais qu’enten- dirige automatiquement grands yeux ronds, et des joues potelées ; s’y
dons-nous exactement par là ? Et pourquoi éprou- vers eux – et activent le ajoutent des formes corporelles globalement
vons-nous un sentiment de ce genre ? système de récompense. arrondies. Quand ces caractéristiques perdurent

N° 114 - Octobre 2019


© charlotte-martin/www.c-est-a-dire.fr

N° 114 - Octobre 2019


87
88 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement
LE POUVOIR DES CHATONS

chez l’adulte, on parle de néoténie. L’éthologue lorsqu’elles observaient de jeunes singes ou des
mentionne également une « texture de surface chevreaux. Pour des prédateurs comme les ours
douce-élastique », semblable à la peau d’un bébé polaires et les lions, en revanche, le phénomène UNITED COLORS
avec une saine couche de graisse en dessous. Ou s’inversait : les animaux adultes attiraient plus OF BÉBÉS MIGNONS
à une pelote de laine, ustensile auquel la l’attention des participantes que les jeunes.
deuxième­fille de Lorenz s’est d’ailleurs attachée Probablement parce qu’ils sont davantage suscep-
Les recherches montrent
lorsqu’elle était petite, avant même de s’intéres- tibles de nous dévorer !
que nous reconnaissons
ser aux poupées ! mieux les visages
Depuis, les chercheurs ont découvert d’autres OCYTOCINE CONTRE TESTOSTÉRONE d’adultes de notre propre
propriétés des bébés qui déclenchent un réflexe Mais revenons aux bébés humains. La cher- ethnie, notamment parce
de soin, comme leur rire, leur odeur ou leur com- cheuse a constaté que le statut hormonal des par- que nous leur accordons
portement maladroit. Mais que se passe-t-il dans ticipantes influençait leur réaction : plus leur taux spontanément plus
notre cerveau quand nous tombons en pâmoison de testostérone était élevé, moins leur attention d’attention. Mais quand il
devant ces caractéristiques ? C’est ce qu’ont était attirée par les photographies de bébés. s’agit de bébés, la couleur
exploré toute une série d’expériences. Holtfrerich leur a alors administré une dose ne compte pas. En 2017,
d’ocytocine, la célèbre « hormone de l’amour », Alice Proverbio et Valeria
De Gabriele, de l’université
DES IMAGES QUI ACTIVENT LES CENTRES connue pour influencer les relations mère-enfant
de Milan-Bicocca, ont
CÉRÉBRAUX DU PLAISIR ET DU DÉSIR et les liens de couple. L’intervention n’a eu aucun découvert que tous les
En 2015, l’équipe du psychiatre Morten effet sur les femmes ayant le plus faible taux de nouveau-nés attirent
Kringelbach, à l’université d’Oxford, a par testostérone, mais elle a poussé celles dont le autant notre attention,
exemple montré que le cerveau traite les stimuli taux était plus élevé à accorder davantage d’at- qu’ils soient européens,
que nous trouvons mignons de façon prioritaire : tention aux visages de bébés. africains ou asiatiques.
notre attention est immédiatement attirée par les
photos de bébés, vers lesquelles nous nous tour-
nons plus vite et que nous regardons plus long-
temps que des photos d’adultes. Quelques années
plus tôt, cette même équipe avait découvert que
la vue d’un nourrisson provoque l’activation du
cortex orbitofrontal, environ 140 millisecondes
plus tard. Or cette région fait partie du système
de la récompense, un réseau cérébral clé du plai-
sir et du désir – également stimulé par l’alimen-
tation, le sexe et le contact avec les proches, mais
aussi par la simple pensée de la drogue chez les
toxicomanes.
Selon les chercheurs, c’est pour cette raison
que nous aimons tant observer des êtres ado-
rables comme les chatons… et que nous en vou-
lons toujours plus ! « Chaque fois que nous trou-
vons quelque chose de mignon, c’est parce que
cela nous rappelle les bébés », explique la biolo-
giste Sarah Holtfrerich, de l’université de
Hambourg. « Ce sentiment a été sélectionné par
l’évolution car il nous pousse à prendre soin de
notre progéniture et à la protéger. »

2,7
Cette chercheuse étudie le rôle des différentes
hormones dans ce processus. Lors d’une étude
réalisée en 2016 sur un panel de jeunes femmes,
elle a d’abord confirmé le pouvoir attracteur des
bébés, grâce au paradigme dit « du visage dans la
foule » : il s’agit de détecter, parmi une série de
plusieurs photographies, laquelle est différente
des autres. Or les participantes étaient beaucoup
MILLIONS D’ABONNÉS
plus rapides pour repérer un nouveau-né au au compte instagram de Grumpy Cat,
milieu de trois adultes que l’inverse – un adulte célèbre chat à l’air bougon
parmi des nourrissons. C’était également vrai

N° 114 - Octobre 2019


89

Selon Holtfrerich, l’ocytocine aurait donc un


effet antagoniste à la testostérone, lorsqu’il s’agit
de pousser notre cerveau à évaluer un stimulus PLUS ATTIRANTES AVEC
comme mignon. Ce qui serait potentiellement
intéressant pour le traitement de la dépression
DES TRAITS ENFANTINS
postnatale. Souvent, les jeunes mamans qui en
sont victimes ont de faibles taux d’ocytocine et
répondent moins aux signaux de leur enfant que
les femmes en bonne santé.
L e pouvoir du mignon s’étend-il à la séduction amoureuse ? Selon
la plupart des scientifiques, les hommes sont davantage attirés par
les femmes « néoténiques », c’est-à-dire qui présentent des traits enfantins
Pour la chercheuse, l’effet inhibiteur de la – pour peu qu’elles aient aussi des caractéristiques matures, comme
testostérone sur la capacité des femmes à s’exta- des pommettes hautes. Une préférence qui aurait une origine évolutive :
sier devant un nourrisson ne signifie pas forcé- ces traits seraient un signe de jeunesse, donc de fertilité.
ment que les hommes – qui ont des niveaux bien Les travaux menés en 2001 par l’équipe du psychologue Martin Gründl,
plus élevés de cette hormone – trouvent les aujourd’hui à l’université Harz de sciences appliquées, en Allemagne,
enfants moins mignons. Certes, d’un point de accréditent cette hypothèse. Les chercheurs ont présenté aux participants
vue purement biologique, ce serait assez cohé- (masculins et féminins) de leur étude une série de photographies de femmes,
rent, puisque chez les mammifères, les mères plus ou moins retouchées pour accroître les traits enfantins. Résultat :
allaitent leurs petits : on s’attendrait donc à ce 90 % d’entre eux ont trouvé que plus attirants les visages où ces traits étaient
qu’elles s’en occupent davantage et soient plus les plus accentués.
attendries par les caractéristiques enfantines. Le même phénomène vaut-il pour les hommes ? La réponse est moins claire.
Mais le comportement humain est très variable Il est probable qu’un mélange de caractéristiques mignonnes et matures
sur ce point et la recherche a donné des résul- soit aussi le plus favorable en moyenne. Mais les préférences
tats contrastés. individuelles semblent plus variables : certaines femmes préfèrent
Si vous interrogez les hommes sur leur appré- les visages doux, d’autres ceux qui sont anguleux.
ciation des photos de bébé, ils donnent généra-
lement des réponses moins enthousiastes que les
femmes. « Mais nous ignorons dans quelle
mesure cela découle des rôles culturellement
prescrits à chaque sexe », explique Holtfrerich.
En outre, une étude menée par l’équipe de participants devaient faire une partie de
Morten Kringelbach, à l’université d’Oxford, « Docteur Maboul », un jeu dont le principe est
en 2012, plaide plutôt pour la parité : les partici- de retirer de petits objets d’un patient factice à
pants devaient appuyer sur un bouton pour l’aide d’une pince à épiler, sans toucher les
observer des photos de bébés aussi longtemps bords des cavités. Or ceux qui avaient observé
qu’ils le désiraient, et les sujets des deux sexes les photos de chatons se sont montrés plus
ont regardé les images pendant une durée égale. appliqués que les autres, « opérant » d’une main
Les auteurs de l’étude en déduisent qu’ils mani- Bibliographie plus sûre. La vue d’un animal mignon améliore
festent un intérêt tout aussi vif pour ce spectacle. donc directement la motricité fine, selon les
Toutefois, une expérience similaire menée par S. K. C. Holtfrerich et al., chercheurs. Une étude japonaise a confirmé ce
un groupe américano-écossais a trouvé que les Endogenous résultat en 2012 et montré que les sujets qui
femmes appuient plus longtemps sur le bouton. testosterone and regardent des bébés animaux obtiennent
exogenous oxytocin
La question des éventuelles différences entre les ensuite de meilleurs résultats aux tests d’atten-
modulate attentional
sexes dans la sensibilité aux caractéristiques processing of infant tion et de concentration.
enfantines reste donc ouverte. faces, PLoS One, 2016. Sherman, cependant, est d’avis que les carac-
téristiques enfantines font plus qu’attirer notre
M. L. Kringelbach,
UNE PRÉCISION CHIRURGICALE attention et susciter un comportement bienveil-
On cuteness : Unlocking
GRÂCE AUX IMAGES DE CHATONS the parental brain lant. Pour lui, nous percevons les êtres qui en
Mais une chose est sûre : si vous trouvez cra- and beyond, Trends in sont dotés comme appartenant à une même
quant un bébé, une poupée ou un chaton, votre Cognitive Sciences, 2016. « communauté morale ». D’où nos réticences à
comportement s’en ressentira immédiatement. leur faire du mal et notre désir d’interagir avec
H. Nittono, The power
Vous agirez de façon plus prudente, plus atten- of kawaii : Viewing eux. Ce serait aussi pour cela que les enfants
tive et plus tendre. En 2009, l’équipe du psycho- cute images promotes préfèrent les jouets dotés de ces caractéristiques
logue Gary Sherman, aujourd’hui à l’université a careful behavior and et que nous humanisons davantage les objets qui
de Stony Brook, a montré cette influence dans narrows attentional ont l’air adorables.
une expérience frappante. Après avoir regardé focus, PLoS One, 2012. Ce sentiment d’appartenir à une même com-
des photos de chatons ou d’animaux adultes, les munauté est parfois récupéré pour diverses

N° 114 - Octobre 2019


90 VIE QUOTIDIENNE L
 es clés du comportement
le pouvoir des chatons

applications. Avec une mise en scène appro-


priée, des affiches présentant de jolis bébés ani-
maux sont ainsi susceptibles de persuader bon
nombre de gens de recycler leurs déchets. Et
l’industrie sait depuis longtemps adapter les
publicités ou le design des produits – par
exemple en donnant une forme de personnage
amusant à une salière ou un coquetier – pour
booster les ventes.
Les résultats obtenus en 2011 par un groupe
de psychologues dirigé par Linda Miesler, de
l’université de Zurich, suggèrent même que la
règle vaut pour… les voitures ! Les chercheurs ont
présenté aux participants des images de visages
humains et de véhicules vus de face, soit sans
aucune manipulation, soit retouchées dans le
sens du « schéma enfantin » : les visages avaient
des yeux nettement plus grands, et un nez et une
bouche plus petits ; pour les automobiles, c’étaient
les phares qui étaient agrandis, tandis que la
calandre (la grille située à l’avant) et la prise d’air
en dessous étaient rapetissées.

DES VOITURES PLUS ÉMOUVANTES


QUAND ELLES ONT DE GRANDS YEUX
Les chercheurs ont alors mesuré l’activité des
différents muscles faciaux des participants, à
l’aide de petites électrodes posées sur la peau.
Résultat : face aux véhicules et aux visages
enfantins, ils ont observé une activité supé-
rieure dans le muscle grand zygomatique, qui va
de la pommette à la commissure des lèvres et Si les premiers ours en peluche
qui cause l’élévation des coins de la bouche
lorsque nous sourions. Selon un grand nombre ressemblaient aux animaux
d’études, la tension de ce muscle s’accompagne
d’une évaluation émotionnelle positive – même
réels, ceux d’aujourd’hui ont
quand elle ne provoque pas une modification une allure très infantilisée : nez
visible de l’expression faciale. Les participants
ont en outre trouvé les images manipulées plus court, front haut, grosse tête…
mignonnes.
Un « visage enfantin » ne suffit bien sûr pas à
faire vendre une voiture, sans quoi tous les nou-
veaux modèles auraient une tête de gros bébé sélection artificielle », déclare Holtfrerich. Même
roulant. Mais pour la biologiste Sarah Holtfrerich, les petits enfants réagissent aux stimuli mignons.
la tendance à infantiliser l’allure de certains pro- C’est pourquoi ils sont attirés par ces modèles de
duits et personnages est indéniable. L’apparence nounours, qui se vendent plus…
de Mickey Mouse, par exemple, est devenue de La raison pour laquelle la souris la plus
plus en plus enfantine au cours des quatre-vingts célèbre du monde et de nombreuses peluches res-
dernières années. semblent de plus en plus à des bébés est donc la
Les ours en peluche ont subi une évolution même que celle qui transforme les chats en stars
comparable. Alors que les premiers d’entre eux, d’Internet – à l’instar de Grumpy cat, célèbre félin
au début du xx e siècle, avaient encore une cer- à l’air bougon dont le compte Instagram affiche
taine ressemblance avec un ours brun réel, les plus de 2 millions d’abonnés. Certaines caracté-
modèles très infantilisés dominent aujourd’hui : ristiques physiques et comportementales ont un
nez court et retroussé, front haut et grosse tête effet direct sur notre cerveau. Nous ne pouvons
par rapport au corps. « C’est une sorte de tout simplement pas y échapper… £

N° 114 - Octobre 2019


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DÈS MAINTENANT !

N° 113 Septembre 2019 M 07656 - 113S - F: 6,50 E - RD


Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@n@g";
N°113

LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE
Septembre 2019

LE DÉVELOPPEMENT
DES ENFANTS ?

incarnée QUAND
Cognition

LE CORPS STIMULE
ÉP
QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE

LA PENSÉE
UI
NEUROSCIENCES
NOTRE CERVELET,
UN DEUXIÈME
CERVEAU BIEN UTILE


CONCENTRATION
Cognition incarnée

COMMENT
GÉRER SES SAUTES
D’ATTENTION
CULTE
LES MESSES
EN SOUVENIR
DE JOHNNY
SYNDROME
DE BAMBI
QUAND LES
DESSINS ANIMÉS
TRAUMATISENT

D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €, LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF, PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF

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N° 113 (août-sept. 19) N° 112 (juil. 19) N° 111 (juin 19) N° 110 (mai 19) N° 109 (avr. 19) N° 108 (mar. 19)
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ÉP
UI

N° 107 (fév. 19) N° 106 (janv. 19) N° 105 (déc. 18) N° 104 (nov. 18) N° 103 (oct. 18) N° 102 (sept. 18)
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1 / JE REPORTE CI-DESSOUS LES RÉFÉRENCES à 5 chiffres Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
correspondant aux numéros commandés :
Adresse :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 Nagori, à quoi ressemble le goût d’une saison qui s’en va ?

A N A LY S E SÉLECTION
Par Georges Chapouthier

PSYCHOLOGIE
PSYCHOLOGIE ANIMALE D  ans la tête d’un chien  Devenir Papa
de G
 regory Berns H
 umensciences d’Anna Machin
Larousse

L S
’étude de l’intelligence animale est en pleine ébullition. D’une i les bouleversements
part, car on découvre chaque jour de nouveaux talents aux associés à la maternité
êtres vivants qui nous entourent : on a par exemple montré ont été abondamment
que les chiens sont capables de retenir des règles de syntaxe THÉRAPIE analysés, commentés et
et des centaines de mots. Et, d’autre part, les techniques d’imagerie J’entends des voix diffusés, les jeunes papas
ont ouvert une fenêtre inédite sur leur cerveau. de T
 homas Langlois ont fait l’objet de
Odile Jacob
Le neuroscientifique et écrivain américain Gregory Berns, qui a beaucoup moins
passé plusieurs années à analyser l’encéphale de divers d’attention. C’est pour
mammifères, raconte ici ses découvertes. Il s’est d’abord intéressé
aux chiens, notamment parce qu’il est possible de les dresser à
rester immobiles dans un appareil d’IRMf : comment leur cerveau
S ocrate, Jeanne d’Arc,
Gandhi, Amélie
Nothomb et même…
corriger ce déséquilibre
qu’Anna Machin,
chercheuse à l’université
réagit-il quand ils s’attendent à recevoir une friandise ? Et quand on Zinedine Zidane ! De leur d’Oxford, s’est lancée
leur apprend à se retenir de bouger ? Les réponses nous livrent de propre aveu, tous ont dans l’étude de la
nombreux indices sur la localisation des fonctions mentales chez ces entendu des voix au paternité il y a plus de dix
animaux et sur la façon dont ils perçoivent le monde. moins une fois dans leur ans. Dans cet ouvrage,
Gregory Berns s’est ensuite intéressé à d’autres espèces : otaries, vie. De fait, le phénomène elle décrit les multiples
dauphins, diables de Tasmanie… S’il a souvent dû se contenter n’a rien de rare, puisqu’il modifications qu’entraîne
d’analyses post-mortem, il en a tiré de nombreux enseignements sur toucherait de 10 à 39 % de l’arrivée d’un enfant chez
l’organisation de leur cerveau. Sa conclusion est d’ailleurs sans la population. Souvent lié les hommes, tant sur le
équivoque : par rapport à l’homme, « on peut relier des structures à une pathologie plan hormonal qu’au
analogues à des fonctions similaires » (par exemple l’hippocampe à psychiatrique ou niveau du fonctionnement
la mémoire) et on trouve « les mêmes structures de base associées neurologique, il peut aussi psychologique et cérébral.
aux émotions ». survenir suite à une Si vous êtes concerné,
Si le livre aurait gagné à adopter un point de vue plus global, en expérience difficile, cette lecture devrait vous
puisant davantage dans les recherches menées par d’autres équipes comme un deuil ou un armer face aux moments
que celle de l’auteur, il n’en garde pas moins de multiples atouts. Sa traumatisme. Parfois difficiles – le baby blues
lecture est agréable, notamment grâce à sa richesse en anecdotes et aidantes, les voix sont ne concerne pas que les
à ses descriptions vivantes du comportement animal. Il permet de se hélas souvent négatives, femmes – et vous
familiariser avec les techniques d’imagerie et avec la façon dont le dépréciant celui qui les accompagner pour
cerveau construit une représentation mentale du monde. Surtout, en entend. Écrit par un savourer le reste !
dévoilant la proximité de notre anatomie cérébrale avec celle des psychothérapeute, ce livre
animaux, il nous incite à les traiter avec davantage de considération aidera les personnes
éthique : sans lui être identique, leur vie mentale a peut-être plus de touchées à gérer ce
points communs avec la nôtre que nous le croyons… trouble, et leurs proches
Georges Chapouthier est biologiste, philosophe à mieux comprendre
et directeur de recherche émérite au CNRS. ce qu’elles vivent.

N° 114 - Octobre 2019


93

COUP DE CŒUR
Par Christophe André

HANDICAP
L’Autisme à l’école NEUROSCIENCES C  erveau et Silence 
de C
 hristian Alin de M
 ichel Le Van Quyen F
 lammarion
Mardaga

L
«
NUTRITION
R ose s’est mise à
écrire son prénom
avant les vacances de
’un des seuls intérêts de la maladie est qu’elle nous ouvre
parfois les yeux. Sur certaines de nos erreurs, comme vivre
en négligeant de prendre soin de soi. Et sur certains de nos
Le Programme Pâques ! Il aurait fallu voir besoins. C’est ainsi que le neuroscientifique Michel Le Van
pour bien nourrir la joie que cela a fait Quyen a découvert la nécessité de s’offrir régulièrement… du silence !
votre cerveau
de J ean-Marie Bourre circuler dans toute la Atteint de paralysie faciale en 2017, il se voit contraint d’interrompre
Odile Jacob classe ! » Alternant de toutes ses activités – recherches, cours et conférences –, afin
touchantes histoires d’observer un repos salvateur. Et il l’observe tellement qu’il en
de vie et des résultats découvre les infinies ressources ! Il se met alors à explorer toutes

N on content
d’accaparer 20 %
de la consommation
scientifiques éclairants,
Christian Alin plaide
vigoureusement pour
les facettes de la mise au calme, qu’il regroupe sous l’appellation
générique de silences : silence acoustique, certes, mais aussi silence
du corps (apprendre à ne rien faire), silence de l’attention (ne rien
énergétique du corps, l’inclusion des enfants imposer à son esprit), silence de soi (faire taire l’ego et les
votre cerveau a besoin de autistes à l’école ordinaire. ruminations), silence de la parole (juste écouter), et même silence
plus de 40 nutriments Professeur en sciences des yeux (trop souvent happés par les écrans). Il s’agit en somme
qu’il ne sait pas fabriquer, de l’éducation, il a lancé de se désengager des sollicitations, dans tous les domaines,
et qu’il doit donc trouver des recherches visant et de redécouvrir les vertus oubliées du repos.
dans l’alimentation. Cet à analyser et développer En la matière, notre cerveau ne manque pas d’idées : un simple
ouvrage vous donnera cette inclusion lorsque clignement de paupière, qui dure 0,3 seconde, est en réalité une
tous les repères son petit-fils a lui-même micropause, durant laquelle il libère l’attention de la tâche en cours…
nécessaires pour été diagnostiqué autiste. et ce 20 fois par minute ! Pourtant, aujourd’hui, cela ne suffit plus.
rassasier cet organe Sans jamais négliger les Ce sont les abus et les dégâts de notre société de pléthore qui se
exigeant. Des explications difficultés que cela pose, trouvent ainsi épinglés dans cet ouvrage. À mesure que Michel
claires et détaillées sur le il explique ici comment Le Van Quyen recense toutes les données scientifiques attestant
rôle des nutriments dans accompagner enfants, des bienfaits du calme et du silence, on se rend compte à quel point
le fonctionnement parents et éducateurs, en nous marchons sur la tête : nous sommes en train de faire subir
cérébral alternent avec s’inspirant aussi bien des à nos cerveaux ce que nous infligeons à la planète, en abusant
des tableaux synthétiques nouvelles connaissances de ses ressources, pourtant immenses, et en épuisant nos capacités
précisant dans quels sur les troubles autistiques attentionnelles et sensorielles.
aliments les trouver. Cet que de celles sur la façon L’auteur nous livre alors une série de conseils pour retrouver un peu
aspect pratique culmine dont le cerveau apprend. de calme. Parmi les antidotes qu’il recommande figure la méditation,
avec la conclusion, Un livre d’une grande qu’il pratique régulièrement : à elle seule, elle réunit tous les types
qui fournit des valeur scientifique, de silence, offrant en particulier repos visuel, continuité
recommandations pratique et humaine. attentionnelle et pacification de l’esprit…
détaillées pour chaque Christophe André
repas. est médecin psychiatre.

N° 114 - Octobre 2019


94

N° 114 - Octobre 2019


LIVRES N
 eurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Nagori
À quoi ressemble le goût
d’une saison qui s’en va ?
Dans son ouvrage Nagori, l’auteure japonaise Ryoko Sekiguchi
affirme que certains aliments ont le goût de la saison qui
s’en va. Simple licence poétique ? Plutôt brillante illustration

«
de la façon dont notre cerveau apprécie les saveurs…

I l faut manger pour vivre, et


non pas vivre pour manger », aurait déclaré
Socrate. L’aphorisme, rendu célèbre par Molière
dans L’Avare, met bien sûr en garde contre la
gloutonnerie. Mais il semble aussi énoncer un
jugement difficile à avaler pour le gastronome :
EN BREF
££Ryoko Sekiguchi, qui
se qualifie elle-même de
« traiteur littéraire », aime
à décrire des sensations
gustatives complexes.
je te dirai ce que tu es ». Le premier, Brillat-
Savarin envisageait la gastronomie comme une
véritable science, qui « régit la vie entière ». Au
croisement de multiples disciplines, elle com-
prendrait non seulement la cuisine en tant que
telle, mais aussi la physique, la chimie, l’histoire
l’acte de se nourrir ne mérite aucune passion, ££Les chercheurs naturelle, les arts, l’économie et même la poli-
c’est un impératif biologique qui nous éloigne des expliquent ces sensations tique, puisque les décisions les plus importantes,
plus hautes fonctions créatrices du génie humain. par l’interaction celles qui contribuent « à la force et à la prospérité
Heureusement, d’autres intellectuels ont d’informations variées des empires », se prennent rarement sans un
rendu à cet acte toutes ses lettres de noblesse. au sein du cerveau. déjeuner ou un banquet.
Dans sa Physiologie du goût, publiée en 1825, le ££Deux nouvelles
juriste et homme politique Jean Anthelme Brillat- disciplines, la « L’ACTION DES ALIMENTS
Savarin notait avec force que dans notre espèce, neurogastronomie et la SUR LE MORAL DE L’HOMME »
l’alimentation est loin de ne servir qu’à la survie. gastrophysique, tentent Brillat-Savarin avait conscience que la gastro-
de mieux comprendre
Sous-titré « Méditations de gastronomie transcen- ces interactions, afin nomie devait aussi considérer « l’action des ali-
dante », l’ouvrage peut se résumer par son célèbre d’optimiser la perception ments sur le moral de l’homme, sur son imagina-
principe directeur : « Dis-moi ce que tu manges, des saveurs. tion, son esprit, son jugement, son courage et ses

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96 LIVRES N
 eurosciences et littérature


perceptions ». Toutefois, son projet n’est plus ». Ce terme est utilisé dans
n’incluait pas la psychologie et les toutes sortes d’expressions et on
neurosciences, qui à l’époque n’en dira par exemple nagori no yuki, « la
étaient qu’à leurs balbutiements. neige de nagori », pour évoquer la
Cette lacune est aujourd’hui neige qui tombe au printemps,
comblée grâce au développement de comme un ultime vestige de l’hiver.
deux nouvelles disciplines, la « neu-
rogastronomie » et la « gastrophy-
Il peut aussi être apposé à divers
noms d’aliments. Selon Sekiguchi, il
Des informations
sique » – nous y reviendrons. Mais
c’est aussi la littérature qui a éclairé
désigne alors un goût qu’ils partage-
raient, mais un goût si ineffable, si
sensorielles,
l’influence du goût et des saveurs sur abstrait, qu’il n’y a pas de nom en émotionnelles
notre fonctionnement mental. On
pense bien sûr à la fameuse « made-
français pour le qualifier (voir l’ex-
trait). C’est en quelque sorte le goût et culturelles
leine de Proust », qui a illustré de
façon spectaculaire les liens entre le
de la saison qui s’en va, ou encore
« la nostalgie de la saison qui vient
se combinent
goût, l’odorat, la mémoire et l’iden-
tité. Cependant, Rabelais, Zola,
de nous quitter », comme l’indique le
sous-titre de l’ouvrage.
dans la perception
Maupassant, Balzac et bien d’autres des saveurs.
auteurs ont aussi fait la part belle à DE L’ASSIETTE AU CERVEAU
l’alimentation dans leurs œuvres. Mais peut-on vraiment considé-
Aujourd’hui, l’auteure qui va sans rer le nagori comme un goût ? C’est que le mot « goût » est
doute le plus loin dans les explora- Après tout, nous n’avons sur notre ambigu. Il y a le sens du goût en
tions gustatives et littéraires est langue que quelques récepteurs tant que tel, et il y a le goût des ali-
Ryoko Sekiguchi, écrivaine, poé- gustatifs spécialisés, qui per- ments, qui ne se réduit pas à des
tesse et traductrice japonaise, qui se mettent de distinguer le sucré, le capteurs gustatifs. Quand nous
qualifie volontiers de « traiteur salé, l’amer et l’acide, et à la disons qu’un repas avait bon goût,
littéraire ». rigueur l’umami, typique de la cui- nous parlons en fait de tout autre
Son dernier ouvrage a pour titre sine japonaise riche en glutamate. chose que ce que notre langue nous
Nagori, terme japonais qui renvoie à Comment, dès lors, quelque chose a transmis. Sekiguchi l’a bien com-
l’arrière-saison, mais aussi à « la d’aussi abstrait que la nostalgie pris, quand elle écrit que dans un
trace, la présence, l’atmosphère d’une saison qui s’en va pourrait plat de nagori, « quelque chose entre
d’une chose passée, d’une chose qui être un goût identifiable ? en jeu qui n’est pas simplement de
l’ordre du gustatif ».

LA SAVEUR AVANCE MASQUÉE


On utilise plutôt le terme de
EXTRAIT « saveur » pour désigner l’apprécia-
tion subjective des aliments, au-
delà de leur composition objective,
UN GOÛT TRÈS ABSTRAIT plus ou moins sucrée, salée, amère
ou acide. Brillat-Savarin avait déjà

L orsque nagori s’attache à un fruit de saison, on regrette la saison qui s’en va, et le goût
de ce fruit en vient à refléter, à incarner la saison, ou, plus précisément, la saison en
« fin de la vie ». Au pas de la porte de la saison, ou passés déjà à la saison suivante,
noté l’importance de l’olfaction
dans cette appréciation, et on sait
aujourd’hui que ce que nous appe-
demeurant un instant avec ce fruit resté faire ses adieux sur le seuil, nous songeons à la lons « saveur » repose avant tout sur
saison passée, et la nostalgie nous serre la gorge. Le fruit de nagori n’est peut-être pas ce sens, bien que nous n’en ayons
aussi juteux que le fruit de sakari [le milieu de saison], ni aussi croquant que le fruit de pas conscience. En effet, c’est l’ol-
primeur, de hashiri, mais il a gagné en gravité et en profondeur. Dans le système des faction dite « rétronasale » qui nous
quatre saisons qui, comme en Occident, est souvent interprété comme une allégorie de la transmet toute la richesse d’un ali-
vie humaine, chaque saison a sa vie propre. Nagori arrive en fin de saison, en fin de vie de ment, après que la mastication a
la saison. Dans un plat de nagori, nouant un lien avec les produits de la nature, quelque libéré les sucs et les molécules d’une
chose entre en jeu qui n’est pas simplement de l’ordre du gustatif. Nous sommes face à la bouchée, renvoyés ensuite vers la
saison qui nous fait ses adieux, ou que nous quittons nous-mêmes, et les allers et cavité nasale par le nasopharynx, à
retours du souvenir se déposent, comme des vagues, à chaque bouchée. l’arrière du palais. Que nous ayons
Nagori, de Ryoko Sekiguchi, P.O.L., 2018, pp. 33-34. l’impression de percevoir les saveurs
dans la bouche est une illusion

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97

créée par l’évolution : dans le cas où Charles Spence, de l’université


un aliment est avarié ou toxique, d’Oxford, préfère quant à lui étudier
notre réflexe de le recracher n’en est POURQUOI ce qu’il appelle la « gastrophysique »,
que plus rapide. J’AI AIMÉ CE LIVRE en collaboration avec de grands
Une fois les « molécules de la chefs comme Heston Blumenthal : il
saveur » analysées dans la cavité Si Ryoko Sekiguchi écrit s’agit de faire varier expérimentale-
nasale, l’information est transmise en français, elle ne ment de multiples facteurs et d’ana-
au bulbe olfactif, richement connecté cherche pas à dissimuler lyser les conséquences sur le plaisir
au cortex orbitofrontal. Or cette der- sa sensibilité japonaise, lié à l’alimentation. Spence a par
nière région est à la croisée de mul- exemple découvert que nous perce-
qui affleure dans une
tiples voies cérébrales : elle reçoit et vons et apprécions mieux les goûts
écriture simple et
combine des données visuelles, audi- s’ils sont associés à des stimulations
tives, tactiles, viscérales, gustatives, sensorielle, presque vaporeuse. Tout cohérentes avec les attentes qu’ils
olfactives et motrices, mais aussi nos son projet consiste d’ailleurs à tisser suscitent. Au Fat Duck, le restaurant
souvenirs, nos émotions, nos normes des liens entre différentes cultures et de Blumenthal, on déguste ainsi des
sociales et culturelles, nos croyances traditions culinaires. Dans Nagori, elle fruits de mer dans une ambiance
et nos préférences. En un mot, notre prône un mode de vie plus naturel : auditive « maritime », ressac et cris
identité même. Très rapidement, pour que les fruits de saison soient de mouettes compris…
donc, les composés chimiques libé- associés à une période – voire une
rés par les aliments sont intégrés de sous-période – de l’année, encore LE POUVOIR DU BRUIT DES CHIPS
façon indissociable à toutes sortes faut-il ne pas en manger n’importe Selon Spence, cette puissance
d’informations. des perceptions cohérentes explique,
quand ! Mais l’élégance de son style
a contrario, la déception souvent
et la sophistication du propos font
LES INGRÉDIENTS NE COMPTENT produite par la mode des dîners
QUE POUR LA MOITIÉ DU PLAISIR que cet ouvrage est bien plus qu’un dans le noir. L’expérience est peut-
Dès lors, la saveur d’un plat simple pamphlet contre la malbouffe être surprenante, mais au final, on
dépend de facteurs généralement et l’industrialisation. Il s’agit plutôt apprend surtout que voir ce que l’on
jugés subjectifs ou accessoires, d’un merveilleux mélange d’essai mange apporte quelque chose au
comme son appellation, son prix, la philosophique, de reportage et de goût. Comme d’autres perceptions,
qualité des convives, la musique méditation poétique. d’ailleurs : Spence a reçu un prix
ambiante, et même la couleur de la Ig-Nobel, décerné aux études les
vaisselle utilisée. Ce qui fait dire à Sebastian Dieguez plus farfelues, pour avoir démontré
certains chercheurs que les ingré- que manipuler expérimentalement
dients d’un plat ne comptent que le bruit du « craquant » des chips
pour moitié dans notre appréciation affecte leur goût…
de celui-ci. L’existence d’une saveur aussi
En 2006, le neurobiologiste abstraite que le nagori n’a donc rien
Gordon Shepherd, de l’université d’absurde. Bien sûr, elle est loin
Yale, propose le terme de « neuro- d’avoir livré tous ses mystères et
gastronomie » pour qualifier l’étude l’avancée d’une saison entraîne
Bibliographie
de tous les mécanismes cérébraux peut-être certaines modifications
impliqués dans la détection et le chimiques communes dans les ali-
S. Dieguez, Qu’est-ce que
jugement des saveurs. Une telle la neurogastronomie, ments. Mais le contexte entre aussi
science vise à expliquer comment Magazine du musée très probablement en jeu dans notre
les différents sens interagissent Alimentarium, 2019. vécu intime de cette saveur. Si le
pour créer les représentations men- simple bruit d’une chips peut modi-
C. Spence,
tales des aliments (les « images Gastrophysics  : fier le goût que nous percevons, ima-
savoureuses »), mais aussi pourquoi the new science ginez l’influence de toute une saison
nous avons tant de différences indi- of eating, Viking, 2017. qui s’en va, avec ses lumières qui se
viduelles et culturelles dans l’appré- G. Shepherd, modifient, ses odeurs qui se transfor-
ciation des saveurs. Neurogastronomy  : ment et ses chants d’oiseaux qui
En dépit de son intérêt scienti- how the brain creates s’éveillent ou s’éteignent. Sans comp-
fique, certains doutent que la « neu- flavor and why ter le cortège des souvenirs associés
rogastronomie » soit d’un quel- it matters, Columbia à cette période, que notre cerveau a
conque secours pour les cuisiniers et University Press, 2012. patiemment mêlé au goût des ali-
les consommateurs. Le psychologue ments au fil des années… £

N° 114 - Octobre 2019


À retrouver dans ce numéro

p.
22 BIGOREXIQUE ? p.
14 KANTIANISME
Addiction au sport qui peut aller jusqu’à menacer Dans la philosophie de Kant, une règle
la santé. De orexie qui signifie « appétit », et big centrale est de considérer autrui avant
– « grand » en anglais. Une sorte d’envie de fournir
des efforts toujours plus intenses, en allant jusqu’à
tout comme une fin et non comme un
courir 150 kilomètres dans la semaine. moyen. Les chercheurs en psychologie
nomment aujourd’hui kantianisme
p.
38
DYSPHASIE la tendance à agir selon ce principe.
Le kantianisme est heureusement
Lors de certaines migraines (dites “ avec aura ”), une
onde électrique anormale se propage très lentement plus répandu que son opposé,
de l’arrière vers l’avant du cerveau : lorsque cette le machiavélisme, qui conduit
onde atteint les aires du langage, vous n’arrivez plus à instrumentaliser systématiquement
à parler et mélangez les syllabes. C’est la dysphasie. ses semblables...
Mais tout rentre dans l’ordre après la crise.

p.
86 CHATON NÉOTÉNIQUE
« Chaque fois que nous trouvons quelque chose mignon, c’est parce que cela nous rappelle les
bébés. Grands yeux, petite bouche... cela s’appelle la néoténie. » Sarah Holtfrerich, université de Hambourg

42 % DEAD CHIMP


p. p.
66 12

C’est la proportion
de Français Quand des chimpanzés voient une vidéo sur laquelle
(et de Françaises)
qui pensent que un de leurs congénères décédé est bien vivant, ils
la responsabilité sont terrorisés. Signe qu’ils ont intégré qu’on ne
d’un violeur est
atténuée si sa victime revient pas d’entre les morts. Les scientifiques se
a eu une attitude demandent à quel moment de notre évolution nous
provocante.
avons eu conscience de notre propre mortalité.

CAUCHEMARS PRÉBÖTZ
p. p.
76 84

Selon le neuroscientifique finlandais Antti Revonsuo, Le complexe de préBötzinger,


les cauchemars auraient une utilité : ils nous ou préBötz, contient des
prépareraient aux situations difficiles rencontrées neurones qui régulent notre
dans la vie, en nous permettant d’explorer différents respiration. Or, ils influent
aussi sur notre état de
scénarios et façons de réagir aux événements nervosité... Respirez...
adverses.

Imprimé en France – Maury imprimeur S. A. Malesherbes – Dépôt légal octobre 2019 – N° d’édition M0760114-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 238845 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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