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© ODILE JACOB, AOÛT 2015

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-6547-3

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intellectuelle.

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À Françoise, la présence féconde, l’étincelle ! Brillante !
À Aude, Romain et Emmanuel,
sources de joie, d’étonnement, de fierté et d’amour,
À Adèle, ma beauté !
À Aurora, dite Dorine, Serge, très, très affectueusement,
À Clara, inspiratrice inattendue.
« L’homme, on a dit qu’il était fait de cellules et de sang. Mais en
réalité il est comme un feuillage. Non pas serré en bloc mais composé
d’images éparses comme les feuilles dans les branches des arbres et à
travers lesquelles il faut que le vent passe pour que ça chante. »
Jean GIONO, Que ma joie demeure.

« Un individu qui aurait souvent vu un lapin poursuivi par un chien,


sans avoir jamais vu lapins et chiens autrement, pourrait penser que le
lapin est la cause du chien. »
Ambrose BIERCE, Mauvaises pensées.
Préface

Je viens d’être envoûté, je l’avoue, pour ne pas dire hypnotisé par ce


livre dans lequel Patrick Bellet nous raconte et nous conte, avec pudeur, les
confidences de ses malades. Il nous appelle à écouter, à décrypter les mots
et les métaphores des patients, les clairs-obscurs de leurs tensions intimes.
Une question cependant : aurions-nous peur de l’hypnose, de ce pouvoir
subtil qui pourrait porter atteinte à notre identité, nous livrant comme des
proies sans défense au pouvoir de mages capables de s’introduire dans nos
jardins secrets à notre insu ?
Je veux vous rassurer : n’ayez pas peur de l’hypnose de Patrick Bellet,
médecin attentif à l’intime du malade, avec respect et douceur, avec pudeur.
Avec ce livre, on n’est jamais dans l’abus de pouvoir psychique de la part
du soignant.
Patrick, en clinicien averti, nous rassure dès ses premiers mots : comme
Milton Erickson, pionnier de la renaissance de l’hypnose, il nous convainc
que « l’inconscient est une réserve de ressources, une friche féconde qui ne
demande qu’à être cultivée ». Et cette friche n’est jamais antinomique,
antagoniste de la médecine scientifique riche de ses progrès diagnostiques
et thérapeutiques, si utiles aux malades.
Loin de s’opposer à la médecine scientifique – celle de l’Evidence-
based medicine bien comprise, soucieuse de personnaliser toute décision et
non d’appliquer des recettes automatisées –, l’hypnose nous est ici
présentée comme devant s’apposer, s’allier à la médecine scientifique :
c’est une plus-value, une valeur ajoutée attachée à la prise en compte de la
souffrance de l’intime et de l’intime de la souffrance.
C’est à un colloque sur l’hypnose, à Vaison-la-Romaine (en 2008) que
j’ai eu la chance de rencontrer Patrick Bellet, fondateur de plusieurs revues
consacrées à l’hypnose (Phœnix, puis Hypnose et thérapies brèves) et
président fondateur en 1996 de la Confédération francophone d’hypnose et
de thérapies brèves. Il m’avait un peu pris par surprise en me demandant
d’intervenir sur le thème, ô combien délicat, de « l’humour médecin » !
J’avais accepté de le faire pour témoigner du fait que, si l’on est loin de
pouvoir rire de tout en médecine (et ailleurs !), le sourire et le rire peuvent
en revanche comporter une place de choix dans la relation soignant-soigné,
voire une valeur thérapeutique. Oui, je l’affirme, le rire est thérapeutique, le
sourire doux et apaisant aussi.
Revenons à l’hypnose, excellemment décrite par le Dr Patrick Bellet
comme une langue vivante, faite de mots, de couleurs, de vibrances,
d’évocations positives et de rêves, de temps rythmés par le métalangage des
silences, des images, des métaphores… Toujours avec le souci d’aider le
malade à cultiver cette friche féconde, « réserve de ressources »
thérapeutiques.
À l’heure où notre société, autiste, prend le risque insensé d’abandonner
ses repères littéraires, à l’heure où elle se perd dans l’aveuglement des
schématisations réductrices, ce livre de Patrick Bellet est une bouffée d’air
frais, habile plaidoyer pour écouter le langage du cœur.
Sa lecture aide à déjouer les cercles vicieux de la souffrance et du mal-
être, dans l’espoir d’approcher les rives apaisantes de la sérénité et les
couleurs turquoise du bien-être.
Pr Patrice QUENEAU,
membre de l’Académie nationale de médecine
Introduction

L’hypnose fait partie de ces mots si galvaudés que l’on pense en


connaître la définition et surtout croire qu’elle est partagée. Voici d’autres
mots à titre d’exemple : démocratie, dieu, justice, amour, inconscient, etc.
Ces mots à peine choisis dans les pages de nos journaux montrent à quel
point ils sont susceptibles de provoquer ressentiments, conflits, crimes et
guerres au nom de la même bonne foi !
Sommes-nous si sûrs de parler de la même chose quand nous parlons
d’hypnose ? Où est la vérité ? Où sont les illusions ? Que veulent dire ces
mots ? Parmi les expressions qui définissent l’hypnose, nous avons celle qui
la présente comme un état de conscience modifié, voire un état altéré de
conscience, ce qui sous-entend que la norme est ce qui est non modifié,
habituel, antérieur. Étonnant quand on y pense. Et si l’hypnose nous faisait
accéder à une conscience plus grande, plus vaste, où nos limites ordinaires
apparaîtraient pour ce qu’elles sont ? Bien sûr, la prudence s’impose et il
nous faut faire attention à la mégalomanie qui guette parfois, chez le patient
comme chez les professionnels de santé (médecins de toutes spécialités,
psychologue, sage-femme, personnel infirmier, kinésithérapeute, etc., et
autres titulaires d’un numéro ADELI). Les formations à l’hypnose
proposées par les membres de la Confédération francophone d’hypnose et
de thérapies brèves satisferont à ces critères dans le cadre des habilitations
professionnelles spécifiques (www.cfhtb.org).
PREMIÈRE PARTIE

L’HYPNOSE
ET L’IMAGINATION
CRÉATRICE :
UN APPRENTISSAGE DANS
LES PAS D’ERICKSON
CHAPITRE 1

L’hypnose,
une disposition naturelle

Développer son aptitude à raisonner analogiquement constitue une


modalité primordiale pour s’affranchir des recettes toutes faites qui
conduisent à la routine et au désengagement thérapeutique. Erickson
exhortait ses étudiants à inventer une technique nouvelle pour chaque
patient, vaste programme…
Milton H. Erickson considère que l’inconscient est une réserve de
ressources, une friche féconde qui ne demande qu’à être cultivée. Cette
véritable révolution copernicienne, ce changement de repères impliquent
une notion de transmission, d’apprentissage qui concerne au premier chef
les soignants puis les patients.
Erickson était un clinicien savant, attentif et expérimenté. Aux
connaissances médicales classiques, il ajoutait ses observations et trouvait
des raccourcis saisissants. Notre époque friande de recettes et de procédés
prêts à l’emploi cherche des techniques reproductibles pour optimiser et
rentabiliser. Bien sûr pour des situations d’urgence, où la réactivité est
vitale, un tel savoir-faire est indispensable, mais en dehors de ces crises, ne
se contenter que de la dimension instantanée du temps revient à s’amputer
de possibilités de toute première importance.
Cinquante ans de pratique clinique démontrent la progressivité et
l’évolution du travail d’Erickson qui s’inscrit, à une époque donnée, dans
un contexte culturel précis. Tout l’intérêt d’Erickson et toute sa difficulté
reposent sur la sophistication de son approche, cachée par la simplicité de
ses synthèses thérapeutiques fondées sur un sens de l’observation
exceptionnel. Son originalité est aussi dans sa capacité à traiter des cas
uniques qui sortent du cadre conventionnel, et d’en tirer des applications
plus générales. Un renversement. Souvent.
Difficile de le suivre, comédien malin, metteur en scène habile,
Erickson déroute ses interlocuteurs, patients ou élèves. Ses histoires
charment et intriguent autant qu’elles agissent presque mystérieusement ce
qui en fera, aussi, un « guérisseur »… Un livre récent en témoigne 1.
Erickson a étudié l’hypnose dite « classique » issue du XIXe siècle et il a
su en comprendre les limites pour développer des moyens inédits de les
franchir au grand bénéfice du patient. Mais de cette époque ont persisté des
préjugés qui continuent de parasiter la connaissance de l’hypnose. Aussi,
c’est l’occasion de les lever.
L’hypnose est une aptitude physiologique, naturelle et normale,
appartenant à tout un chacun et qui permet d’associer le corps aux
dimensions psychologiques de l’être humain et cela est établi depuis 1889,
date du premier Congrès international d’hypnose sans que cela ait été remis
en question depuis.
Maintenant que nous savons qu’il s’agit d’une disposition individuelle
qui nous appartient, nous voilà déjà rassurés. C’est une disposition de notre
corps et de notre esprit qui est en jachère. Nous nous en servons sans savoir
que nous le faisons, à l’instar de M. Jourdain, notamment quand nous
« sommes dans la lune », ici et ailleurs en même temps, distrait de notre
environnement et attentif à nos pensées. Plus présent à nous-même qu’à ce
qui nous entoure, occasionnant souvent au passage plutôt des réprimandes
que des encouragements.
Plus que par des outils transmissibles qui existent, nombreux et souvent
difficiles à manier, Erickson impressionne par sa démarche, son aptitude
remarquable à tenir compte du contexte. C’est en cela que son
enseignement est toujours vivant, nul dogme, nulle vérité ne vient en
rigidifier l’essor. Plus de trente-cinq ans après sa disparition, son œuvre
suscite encore des travaux qui stimulent le style ou la personnalité de
thérapeutes très différents ; et plus encore Erickson a montré comment
l’approche hypnotique est compatible avec toutes les formes de thérapie.
Loin de faire de l’hypnose quelque chose d’à part, il en a démontré
l’universalité ! Ses métaphores imaginatives puisaient leur efficience dans
leur naturelle évidence et son goût pour le jardinage, particulièrement pour
les cactées, indique à quel point le monde végétal était pour lui une
ressource.
Comme si l’hypnose était un jardin étonnant où toutes les saisons
coexistent en même temps.
Comme si l’hypnose était un jardin surprenant où toutes les espèces
végétales se côtoient en un même lieu.
Comme si l’hypnose était un jardin remarquable où apprendre à vivre
mieux, où songer, où rêver créait la réalité.
Comme si l’hypnose était un jardin intime, un territoire dont
l’imagination est la langue vivante.
Et aussi suprême paradoxe : être en éveil pour ne laisser à personne la
possibilité de faire croire ce dont il faut douter !
Parfois le hasard fait bien les choses, et récemment j’ai trouvé ce
courrier opportun pour cette publication, qui illustre certains aspects de
l’hypnose.

Clara et son expérience d’autohypnose


Ablon, le 15 décembre 2014

Salut Patrick,

Nous nous sommes rencontrés il y a bien longtemps. C’était


dans les années 1980-1990. Depuis, ma route a été sinueuse.
L’hypnose m’a accompagnée tout au long de ce chemin. Mais, je
l’ai parfois oubliée. Ce n’est pas si facile de pratiquer pour soi, faire
de l’autohypnose. Sans entrer dans les détails, je voudrais témoigner
d’une expérience qui m’est arrivée et te proposer, si tu penses que
cela en vaut la peine, de la diffuser. Ce sont quelques lignes pour
tous ces patients qui souffrent et ne savent pas trop quoi en dire et
pour ceux, aussi, qui peinent à les soulager. Quelque chose de
simple et d’accessible pour ouvrir des axes sensoriels et peut-être
plus…
Du fond de ma mémoire, les souvenirs qui me reviennent sont
imprécis. C’était l’époque d’un naufrage douloureux pour mon
corps et mon esprit.
Voilà cependant cette histoire.
Les alizés poussèrent mon radeau vers cette île perdue. Jaillie de
l’horizon comme un refuge inespéré. Elle engloutit mon épave et me
laissa rompue. Je ne sais pas combien de jours, combien de nuits, je
restai là. À demi morte parmi les goélands, sous les longues palmes
courbées des cocotiers fourbus. Elle n’était qu’une berge mouvante
sans secours.
Chaque matin, je me forçais pour ne pas pleurer ; ballottée par la
houle des jours.
Chaque matin me rappelait ce désastre, échouée sur cette plage
abandonnée. Tellement fatiguée, tellement abattue par les fièvres,
tellement ravagée par les douleurs et tellement abasourdie par
l’angoisse.
Chaque matin n’était qu’un nouveau crépuscule. Ce lieu n’était
qu’un exil, un exil intérieur et funeste. Je ressemblais un peu à ces
paquets d’algues entortillées encore humides et qui, bientôt, seraient
desséchées, mortes au soleil.
Chaque matin les vents se levaient et ne soulevaient que la
poussière de mes douleurs. Mon corps, écorché aux récifs qui
tailladaient ma peau, suintait sous le sel amer. Depuis si longtemps,
si longtemps mes douleurs n’avaient plus de nom, seulement des
cris dans la tempête, hurlements dans les dunes.
Ici, les secrets sont bien gardés, les cases sont désertes et seuls
les crabes y dorment, tranquilles et cyniques.
Je ne sais pas combien de jours, combien de nuits à rester là,
hagarde, sans rien comprendre, confite de douleurs. Des débris du
radeau gisaient çà et là et ces médiocres épaves m’ont permis de
subsister. Me plaindre à quoi bon et auprès de qui ? Seuls les cris
des goélands répondaient à mes lamentations. Le temps, lui aussi, le
temps s’était fracassé.
Vulnérable et impuissante, je ne savais pas lire dans les vagues,
ni dans les touffes épineuses des dunes, ni davantage dans les plis
du sable.
Pourtant un matin, un matin comme un autre, je trouvai à côté de
moi une coupe avec de l’eau fraîche. Je n’étais plus seule.
Quelqu’un m’observait et peut-être même prenait soin de moi.
Mystérieusement…
Un autre matin, ce fut une couverture chaude et douce qui
entourait la coupe.
Sans rien demander, des besoins trouvaient une réponse. Une
attention qui me redonna espoir.
Et ce n’est que quelques jours plus tard qu’apparut celle,
farouche, qui veillait sur moi. Elle était enveloppée d’une grande
étoffe souple, un peu comme un sari. Un chapeau de paille au large
bord couvrait sa tête, ombrageant son visage d’où seuls émergeaient
ses yeux brillants d’une vivacité bienveillante.
Elle s’était approchée à quelques pas et restait silencieuse ; une
présence quasi palpable. D’un geste lent, son doigt m’indiqua la
dune proche et m’invita à m’y adosser. Et ce fut une évidence.
Toujours en silence, elle accompagnait mon installation avec
précision et par des gestes souples de sa tête et de son corps tout
entier me montrait : comment caler ma tête sur le flanc de la dune,
comment placer mes épaules de sorte que le sable s’incurve autour
d’elles, avec un appui confortable de mes hanches pour laisser mes
jambes s’écouler à la naissance de la dune.
Sans un mot, déjà, je commençais à ressentir du calme et de la
détente.
Et là se produisit un phénomène déconcertant.
Elle commença à me parler dans un langage étrange et inconnu
aux intonations rauques et flûtées. Étonnamment, je le comprenais.
En tout cas, c’est ce que j’ai cru. Des images se formaient dans mon
esprit. Sa scansion vibrante ouvrait des intervalles inouïs.
Mes douleurs, jusqu’à présent diffuses, indéfinissables,
commençaient à se densifier ; à prendre forme. Oh ! Ce n’était pas
flamboyant ! En fait, comment dire ? Mes douleurs devenaient
pâteuses et même un peu gluantes. Simultanément, mon corps était
de plus en plus confortablement soutenu par le sable. Un sable très
doux, malléable.
Et c’est alors que je compris l’une de ses propriétés. Une
propriété très importante : sa capacité d’absorption. Le sable est du
sable grâce à l’espace, au vide qui entoure chacun de ses grains ! Un
espace salutaire comme celui qui fait d’un disque une roue en créant
la place pour le moyeu !
Sous l’effet de la chaleur, mes douleurs sont devenues plus
liquides, encore épaisses mais plus fluides. Et c’était comme si le
sable les attirait à travers mes muscles, à travers ma peau. Au début,
c’était un déplacement ténu, infime, un peu comme des gouttes de
transpiration qui se condensent dans les plis de la peau, se
rejoignent et ruissellent.
Une sensation de détente et d’apaisement apparut avec une
légèreté indéfinissable dans tout mon corps et peut-être, davantage,
dans mon esprit.
Mes doigts jouaient, machinalement, sur le côté avec ce sable.
Une poignée s’en écoulait en un petit filet semblable à celui que
l’on voit dans un sablier. L’irrésistible répétition de ce geste opéra
un retournement du temps. Un renversement temporel. La douleur
qui semblait fatalité devint réversible.
Un soulagement insensible venait d’apparaître.
Mon corps était de plus en plus apaisé et c’était la douleur qui
s’agitait, comme si elle se séparait de moi, décollée au rythme des
oscillations vocales de ma nouvelle amie.
Je ne me souviens plus très bien de cette plage ni des paroles qui
me parcouraient, légères comme une signature. Ce que je sais, c’est
ce qu’elles m’ont révélé de la simplicité des éléments naturels et de
leurs propriétés. L’esprit à la rescousse du corps.
Toutes choses disponibles, à la condition de laisser un grain de
sable s’immiscer dans la mécanique huilée du désespoir de la
douleur.
Ce jour-là sur la dune, les herbes jouaient avec la brise. Ce
souffle rafraîchissant faisait danser les rayons du soleil sur ma peau.
Laissant la trace légère et sinueuse de leur passage, sur l’humidité
de ma transpiration. Comme un doigt d’enfant sur une vitre embuée.
Et je sentais s’évaporer ma sueur chargée de fatigue, chargée de
tensions, de toxines et de douleurs. Au début, c’était imperceptible,
invisible et pourtant, peu à peu, mon corps devenait plus léger et
plus souple.
Mon souffle, ma respiration semblait s’étendre au-delà de ma
poitrine. Une onde commençait à gagner mes épaules, descendre le
long des bras, s’arrêter aux coudes comme pour reprendre son élan
et les franchir. Et descendre encore jusqu’aux poignets et dans la
paume des mains jusqu’au bout des doigts. Une autre pulsation
atteignait les hanches, descendait à son tour le long des cuisses
jusqu’aux genoux puis cette onde dévalant au flanc des jambes
dépassa les chevilles et atteignit le bout des orteils. Ce souffle
étonnant orientait toutes les fibres musculaires dans le même sens,
les assouplissait. Les muscles coulissaient sous la peau, elle aussi
devenue plus fine.
Une sorte de deuxième souffle, un apprentissage inédit. Mes bras
et mes jambes respiraient ! La cicatrisation avait commencé !
Cette onde parcourait mon corps de haut en bas, de bas en haut,
des pieds à la tête et de la tête aux pieds. Une sensation inconnue de
détente venait atténuer l’endolorissement de mon corps.
Je ne sais pas ce qui me touchait le plus. Ses paroles, sa voix ou
son rythme. C’était incantatoire. Ses mots se jouaient de mes
douleurs, comme si elles les desserraient, les dénouaient. Les
pelotes devenaient écheveaux, prêts pour de nouveaux tissages.
Élastiques.
Je ressentais un enveloppement étonnant. Sa voix enroulait des
phrases qui balayaient les rugosités formées par le temps. Douleurs
âpres comme autant de sédiments accumulés, fossiles de ma vie. Sa
voix légère dégageait des fragments jusque-là encloués. Le bloc de
douleurs commençait à se fissurer et l’air à y circuler. La lumière
aussi. La cicatrisation continuait.
Le sable qui soutenait mon corps, buvait ma fatigue et absorbait
mes douleurs avec l’impression d’un modelage subtil de mes
muscles. Comme si les grains de sable, doués d’un mouvement
propre, me massaient grain à grain, à la fois solides et doux, au plus
près de mon corps. Un grain de sable pour chaque grain de peau.
Ensemencée.
Le vent du large glissait sur mes jambes et le reste de mon corps,
faisait mousser l’écume à la frange du sable, là, à quelques pas entre
les châteaux de sable. La brise marine faisait claquer les cerfs-
volants des enfants et s’évaporer la moiteur poisseuse et épaisse de
mes douleurs. Ses infimes tourbillons dissipaient les douleurs
recroquevillées dans mes articulations.
L’intonation de la voix de ma sauveteuse changea, peut-être pour
un autre message…
Maintenant debout, mes premiers pas hésitants se délièrent peu à
peu. Le sable chaud et sec révélait d’infimes et très sensibles replis
sous les orteils, des sensations précises ; comme si, dissimulées,
apparaissaient des anfractuosités, issues inédites pour mes douleurs.
Chaque pas, chaque pression sur le sable poussait dehors encore
un peu plus de douleur, une douleur fondue, ramollie par le soleil et
s’écoulant, de manière ahurissante, sans laisser de trace…
Maintenant, c’est le sable humide, ferme et souple de la grève
scintillante que mes pieds découvraient. Des milliers de grains de
sable sous la plante de mes pieds nus… Et puis vint le contact frais
de la première petite vague, pétillante, enroulée autour des
chevilles…
Posés là, épars, quelques coquillages, galets colorés, morceaux
de bois flottés, polis par le sable et les vagues, blanchis par le sel.
Une plage unique et pourtant identique à tant d’autres…
Mon ombre, plus fine elle aussi, s’étirait sur les plis dessinés par
l’eau sur le rivage.
Quelques pas plus loin, quelques vagues de plus, l’eau a
maintenant la température idéale. Idéale pour retrouver la sensation
très agréable… de flotter, flotter… Entre l’eau limpide et le ciel, le
corps allégé… et la détente qui s’approfondit…
Le temps, maintenant, n’a plus la même importance, le temps
flotte, suspendu, et s’étire. Une seconde peut durer une minute, une
minute une heure, une heure une journée et une journée une semaine
et plus encore, détendue.
Vague parmi les vagues, l’étendue océanique estompe les limites
de mon corps. Ma fatigue, les tensions se diluent, mes douleurs se
dissolvent. Cette eau est un baume apaisant. Cette eau est
incroyablement régénératrice, une alliée qui nettoie les scories de
mes douleurs. Une osmose équilibrante. Limpide, elle lessive toutes
mes fibres, et les parfume même !
Tout proche, calme et régulier, le bruit des vagues et du ressac
cale ma respiration et amplifie la détente dans tout mon corps… Et
c’est alors que j’ai commencé à oublier, oublier…
Quand je suis revenue sur le sable, ma nouvelle amie avait
disparu. Une magicienne que je n’ai jamais revue. Avais-je rêvé ?
Tout semblait flou et pourtant, et pourtant. Il restait, néanmoins
là, dans le creux, la coupe et la couverture… Même de façon infime,
un changement avait débuté.
Mais surtout, il me restait la mélopée, ses images, leur rythme et
ces sensations mêlées de légèreté, de fraîcheur, le goût du vent aussi
et celui du soleil, la saveur du sel et la douceur du sable et de l’eau.
Cette expérience était une sorte d’apprentissage, un peu
étonnant, où l’on ne sait pas trop ce que l’on apprend, peut-être à
apprendre, souvent au début à ne pas comprendre…
Comment je suis revenue, ici et maintenant, est une autre
histoire. De cet endroit, j’ai gardé également un bois flotté, petit, il
est dans ma poche et me rattache à cette plage magique. Je l’utilise
pour retourner en ce lieu intime et personnel pour la nécessité ou le
plaisir.
Patrick, fais voyager ces paroles, libres et sauvages, portées par
les courants. Qu’elles attirent considération sur ces phénomènes
aussi naturels qu’efficaces : la cicatrisation, l’absorption,
l’évaporation, la dilution et la dispersion permises par le sable, le
soleil, l’eau et le vent et sur les moyens de les activer.
Qu’elles entrent dans des oreilles attentives et que des langues
agiles les transportent plus loin.
Et la plage sera, alors, habitée !
À bientôt. Clara

Bonjour Clara,

Ta lettre m’a surpris. Elle t’a ramenée à ma mémoire. En peu de


pages, tu évoques tant de choses. Plus que des nouvelles, c’est un
cadeau que tu m’as fait ce jour-là. Tellement opportun.
Un congrès se profilait et j’étais un peu en panne d’inspiration
pour la conférence prévue et surtout annoncée. Ton témoignage
épistolaire en lieu et place d’une conférence a à peine étonné
l’auditoire habitué aux présentations insolites et m’a permis de
retrouver, moi aussi, ces détails importants, si souvent négligés. Ces
moments fugaces quand le regard s’attarde au loin et qu’il ne sait
plus si l’horizon se rapproche ou s’écarte.
De tout temps, les gens oublient puis redécouvrent l’hypnose.
Elle a souvent été désignée par d’autres noms ou mots ; mais depuis
e
le XIX siècle sa description s’est figée au point d’avoir été
maintenue sous le boisseau pendant soixante-cinq ans, de 1900 à
1965.
Intervalle pendant lequel aucun congrès international
scientifique et médical n’en a été l’objet. Si depuis les années 1980,
avec la popularité de Milton Erickson, rénovateur de sa pratique,
son essor ne fait que croître dans les milieux professionnels, celui-ci
reste ignoré des médias grand public. Même si ma bibliothèque ne
compte plus les magazines, revues et autres publications qui usent et
abusent des termes tels que : le regain, la renaissance, le retour, la
résurrection, le renouveau, le réveil pour commenter l’intérêt porté à
l’hypnose. Leur fréquence d’utilisation est proportionnelle à
l’amnésie qui l’accompagne. Preuve que les aspects mis en évidence
ne sont que reflets médiatiques et séductions démagogiques. Les
mêmes thèmes supposés intéresser davantage le public sont mis en
avant, comme le tabac ou l’amaigrissement. Même si ce n’est pas là
que l’hypnose est la plus efficace. L’audience se nourrit du
spectaculaire visible. Hélas, si ça ne se voit pas, cela n’a pas
d’intérêt.
Alors Clara, je sais que tu t’intéresses aux changements qui
apparaissent dans le public professionnel et bien sûr aussi pour les
gens en général à propos de l’hypnose.
Il en est de nombreux conformément à notre époque. Le
développement des réseaux sociaux, d’Internet accélère la diffusion
de toutes les informations quelles qu’elles soient et renforce, en
particulier pour l’hypnose, l’appétit des images démonstratives. Les
gens croient aux images. Ils ont raison, elles ont de la force, mais
elles ne donnent pas la connaissance.
Et là nous touchons à deux sujets sur lesquels l’hypnose apporte
son originalité. Sa capacité à jouer avec le temps et à contribuer à
développer un esprit critique.
Oui, tu m’as bien lu. À l’encontre de ce qui se colporte de tout
temps, l’hypnose aide à réfléchir et participe à l’émancipation des
gens. L’hypnose protège, cicatrise et stimule l’imagination. Elle
invente aussi. Une « matière » disponible chez chacun de nous. À la
fois attitude, manière de penser et matériau…

C’est pourquoi il convient de développer


son imagination
Imagination, voilà bien un terme qui souvent impressionne, intimide ou
bien encore entretient une relation ambiguë entre le faux ou l’inexistence et
la création !
Si l’on en croit le « dictionnaire culturel en langue française », Le
Robert, l’imagination est la faculté que possède l’esprit de former des
images, d’imaginer, de manière à fournir une connaissance, une expérience
sensible, d’évoquer les images des objets qu’on a déjà perçus. Faculté qui
se rapproche de la mémoire. Mais aussi elle permet de former des images
d’objets qui n’ont pas été perçus ou de faire des combinaisons nouvelles
d’images. Cela peut être aussi la faculté de créer en combinant des idées.
« Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien
connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne
devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir. D’un savant
sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait
être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées.
L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du
vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini 2. »
Mais cette opinion est contrebalancée par ceux qui prétendent qu’elle
est synonyme de chimère, de mensonge, faisant d’elle une opposition à la
raison, voire à la vérité. Une vision restreinte et binaire, évidemment figée
et dogmatique.
Tu l’as compris, je suis du côté de ceux qui estiment que l’imagination
est une aptitude utile et stimulante. Alors si tout le monde est doté de cette
faculté, comment faire pour la développer ?
Le plus simple est d’avoir un stimulus, un aiguillon, un thème, quelque
chose qui aide à sa mise en œuvre. La page blanche comme support à
l’imagination n’est accessible qu’aux chevronnés. Utilisons l’observation.
Aussi la première chose est d’observer, puis d’observer et observer encore.
Tel est l’encouragement auquel Erickson nous exhorte. En cela il n’est pas
original. C’est surtout dans la manière d’observer qu’il est singulier. Dans
sa façon de relier un détail à une hypothèse et de pratiquer l’abduction, qui
est une forme de raisonnement intuitif, pour conduire à une suggestion
thérapeutique efficace.
Clara, tu connais sûrement ce petit jeu des neuf points. Celui qui me l’a
fait connaître s’appelle Paul Watzlawick dans son livre Changements 3.
Voici l’énoncé de cet exercice : relie les neuf points placés comme ci-
dessous sur une feuille de papier, par quatre droites sans lever le crayon.
Prends ton temps pour chercher la solution. Une question peut t’aider à
trouver la solution, en tout cas, à t’en souvenir : « Que vois-tu ? »
Bien souvent les gens cherchent une solution dans le carré formé par les
neuf points, ils cherchent dans un cadre qu’ils ont créé en négligeant
d’autres aspects pourtant disponibles (la feuille de papier désignée dans
l’énoncé). C’est un jeu pour apprendre à observer, à capter, à percevoir et
pas seulement à aller vers. Tu verras comme cela te sera utile pour
comprendre la valeur relative des cadres et des marges… Cela te protégera
des préjugés, t’aidera à choisir plus sûrement et stimulera ta créativité aussi.
C’est un très bon exercice auquel tu pourras avoir recours en te demandant
de façon imagée lorsque tu seras devant une décision à prendre : « Ai-je
tenu compte de la feuille de papier ? » Autrement dit : « Ai-je construit moi-
même une contrainte, une obligation en prenant cette option ? » Les
prémisses d’une pensée critique, un début d’émancipation…
Si Erickson est le premier à avoir utilisé cette façon de penser
l’hypnose. Ce type de raisonnement trouve son origine dans le conte de
Cristoforo Armeno : Voyages et aventures des trois princes de Serendip 4.
Un chamelier ayant perdu son chameau rencontre les princes de
Serendip et leur demande s’ils ne l’ont pas rencontré. Les trois lui disent
que oui bien qu’ils n’aient vu que les traces laissées par le chameau sur le
chemin et précisent que son chameau est borgne et boiteux, qu’il lui
manque une dent, qu’il transportait du beurre et du miel et que sur son dos
était assise une femme enceinte. Tout cela étant rigoureusement vrai, le
conducteur de chameau est persuadé que les trois voyageurs ont volé son
chameau et porte plainte. Les trois princes sont alors condamnés à mort
mais avant que la sentence ne soit exécutée le chameau est retrouvé et rendu
à son propriétaire. Aussi l’empereur voulut savoir comment ils avaient pu
donner une description aussi précise de l’animal sans l’avoir vu.
Ces princes voulant le satisfaire, l’aîné prit la parole, et lui dit : « J’ai
cru, seigneur, que le chameau étoit borgne, en ce que, comme nous allions
dans le chemin par où il étoit passé, j’ai remarqué d’un côté que l’herbe
étoit toute rongée, et beaucoup plus mauvaise que celle de l’autre, où il
n’avoit pas touché ; ce qui m’a fait croire qu’il n’avoit qu’un œil, parce que,
sans cela, il n’auroit jamais laissé la bonne pour manger la mauvaise. »
Le puîné interrompant le discours : « Seigneur, dit-il, j’ai connu qu’il
manquoit une dent au chameau, en ce que j’ai trouvé dans le chemin,
presque à chaque pas que je faisois, des bouchées d’herbe à demi mâchées,
de la largeur d’une dent d’un semblable animal ; et moi, dit le troisième, j’ai
jugé que ce chameau étoit boiteux, parce qu’en regardant les vestiges de ses
pieds, j’ai conclu qu’il falloit qu’il en trainât un, par les traces qu’il en
laissât. […] »
Pour parfaire leurs explications l’un des trois poursuit : « Je me suis
aperçu, sire, que le chameau étoit d’un côté chargé de beurre, et de l’autre
de miel, en ce que, pendant l’espace d’un quart de lieue, j’ai vu sur la droite
de la route une grande multitude de fourmis, qui cherchent le gras, et sur la
gauche, une grande quantité de mouches, qui aiment le miel. » Le second
dit : « Et moi, seigneur, j’ai jugé qu’il y avoit une femme dessus cet animal,
en ce qu’ayant vu un endroit où ce chameau s’étoit agenouillé, j’ai
remarqué la figure d’un soulier de femme, auprès duquel il y avoit un peu
d’eau, dont l’odeur fade et aigre m’a fait connoître que c’étoit de l’urine
d’une femme. Et moi, dit le troisième, j’ai conjecturé que cette femme étoit
enceinte, par les marques de ses mains imprimées sur la terre, parce que,
pour se lever plus commodément, après avoir achevé d’uriner, elle s’étoit
sans doute appuyée sur les mains afin de mieux soulager le poids de son
corps. »
Cette manière de formuler des hypothèses, de conjecturer est subjective,
bien sûr. C’est une expérience de pensée aussi.
Elle commence sans préjugé, aucun but à atteindre. Une démarche
complètement inutile. La beauté du geste pourrait-on dire. Et pourquoi pas.
Prenons ce mot. Beau, beauté.
Le beau fait du bien, il soigne, car il a à voir avec la nature humaine.
Mais la beauté est subjective et toute relative dans son sujet, dans son
expression.
L’émotion esthétique est un plaisir. Or le plaisir est produit par l’action
sur notre esprit d’un objet conforme à notre idéal du beau ; la douleur, par le
contraire sur le corps et notre esprit.
En 1764, Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, parle en ces
termes de la beauté.
« Demandez à un crapaud ce que c’est que la Beauté, le grand beau, le
to kalon [le beau] ! Il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros
yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre
jaune, un dos brun. […]
Interrogez le diable ; il vous dira que le beau est une paire de cornes,
quatre griffes, et une queue. Consultez enfin les philosophes, ils vous
répondront par du galimatias ; il leur faut quelque chose de conforme à
l’archétype du beau en essence, au to kalon.
J’assistais un jour à une tragédie auprès d’un philosophe. “Que cela est
beau !, disait-il. – Que trouvez-vous là de beau ?, lui dis-je. – C’est, dit-il,
que l’auteur a atteint son but.” Le lendemain il prit une médecine qui lui fit
du bien. “Elle a atteint son but, lui dis-je ; voilà une belle médecine !” Il
comprit qu’on ne peut dire qu’une médecine est belle, et que pour donner à
quelque chose le nom de beauté, il faut qu’elle vous cause de l’admiration
et du plaisir. Il convint que cette tragédie lui avait inspiré ces deux
sentiments, et que c’était là le to kalon, le beau.
Nous fîmes un voyage en Angleterre : on y joua la même pièce
parfaitement traduite ; elle fit bâiller tous les spectateurs. “Oh ! oh, dit-il, le
to kalon n’est pas le même pour les Anglais et pour les Français.” Il
conclut, après bien des réflexions, que le beau est très relatif, comme ce qui
est décent au Japon est indécent à Rome, et ce qui est de mode à Paris ne
l’est pas à Pékin ; et il s’épargna la peine de composer un long traité sur le
beau. »
Au seul mot de beauté, beaucoup de personnes ont des impressions ou
des expériences précises de ce concept qui reste, malgré sa banalité, une
notion vague et sujette à discussion.
Voici une liste pour t’aider, ou quelqu’un d’autre, à dégager de sa
mémoire des représentations de la beauté selon ses propres références. Ce
n’est pas une étude psychologique, ni une recherche philosophique,
simplement une suite de questions anodines qui ne servira pas à un
jugement de valeur, ou à une quelconque évaluation, mais un simple recueil
d’informations destinées à être utilisées pour retrouver et amplifier les
sensations, voire les émotions positives associées à la notion de « beauté ».

LE PORTRAIT CHINOIS : RENDRE VISIBLE L’INVISIBLE

Le portrait chinois est destiné à traduire un ressenti de telle sorte que


nous comprenions mieux, saisissions plus précisément comment le patient
éprouve une douleur, une souffrance. En utilisant des termes ordinaires et
concrets, le patient rend visible son ressenti invisible à nous les soignants.
La douleur est difficilement transmissible à un tiers et l’évaluer est un enjeu
important. C’est pourquoi il existe des échelles analogiques d’évaluation de
la douleur, afin d’apprécier son niveau d’intensité et ajuster au mieux la
dose des médicaments.
Avec l’hypnose nous agissons autrement et souvent ce n’est pas tant une
dose de suggestion que nous « administrons », mais davantage un type, une
sorte de suggestion adaptée à la personne.
Après avoir complété ce questionnaire d’un nouveau type, la liste de
droite te donnera une suite de représentations subjectives et personnalisées
de la douleur du patient. Ce sont des analogies qui expriment la
personnalisation de ses symptômes qui deviennent plus concrets, plus
accessibles en fait. Aussi, pour le soulager au mieux, nous allons utiliser ce
mode de communication.
Regarde alors ce qui te paraîtra le plus pertinent pour démarrer la
séance, car c’est dans et par ses représentations que vont se faire les
changements, le soulagement. À un niveau de plus, le rapprochement de
certaines de ses images te servira à développer des métaphores plus
élaborées.
Le portrait chinois
Pour t’exercer au portrait chinois, Clara, prends le mot « beau » ou « beauté » en prenant
soin d’attribuer un qualificatif au mot servant de réponse. Exemples : chat siamois,
coucher de soleil en bord de mer, l’été indien, portrait impressionniste, cirque antique etc.
Le portrait chinois ci-dessous est un exemple dont tu peux t’inspirer pour en créer d’autres.
La règle est d’utiliser des mots ayant fonction de catégorie. Pour un choix ouvert.
Si la beauté était…
un animal, ce serait :
un paysage :
une plante :
une forme :
une expression « artistique » :
un plat :
un son :
une saison :
un film :
une personne :
un geste :
un livre :
un métier :
un tableau :
un événement :
une couleur :
un moment :
un monument :
une musique :
une forme :
une parole :
ta propre définition du beau :

Les mots que tu auras trouvés et qui forment la colonne de droite sont
tous des équivalents, des synonymes de « beau », des facettes de la beauté
maintenant plus vivante et personnalisée et qui contribuent au soulagement.
Ce que nous considérons comme « beau » est ce qui est en accord, en
harmonie avec nous. Un rapport apaisé. Une relation rétablie. Pour
cicatriser.
Réhumaniser les soins passe par la « beauté » des lieux de santé,
hôpitaux, cliniques, cabinets privés etc. Notre influence sera limitée pour
d’évidentes raisons, les plus absurdes sont souvent de ne pas demander leur
avis à des gens qui vont travailler dans ces locaux. Les exemples sont
nombreux de dysfonctionnements hospitaliers liés à la méconnaissance des
exigences de nos métiers. L’ergonomie des lieux passe aussi par
l’esthétique.

L’ANALOGIE OU L’ÉLOGE DE LA FORME

Le portrait chinois établit des comparaisons et donne des formes, c’est-


à-dire des analogies.
En fait, nous émettons des formes. Qu’elles s’appellent ondes sonores
avec toutes les nuances de tonalité, de rythme, d’accent ; qu’elles
s’appellent « images » dans ce qu’elles signifient. Elles sont à la fois
physiques et psychiques avec des composantes émotionnelles et
provoquent, génèrent ou rencontrent d’autres formes dans le corps et
l’esprit. Les spécialistes en neurobiologie en voient la réalité électrique dans
l’activation de certaines zones du cerveau et sont en train de tracer la carte
de cette terra incognita qu’est encore le cerveau.
L’imagination, cette énergie créatrice, émerge par la propre activité de
la pensée. L’hypnose comme mode de pensée va la canaliser. À tel point
qu’elle sera capable de modifier partiellement le fonctionnement du cerveau
pour lui permettre de filtrer les messages douloureux tout en continuant de
maintenir une attention vigile assurant même une conversation ordinaire par
ailleurs !
Il y a quelque chose de l’ordre de l’art dans cette approche. Et comme
toute expression artistique, quelques notes, quelques mots, quelques traits
suffisent pour toucher « son public ». Nul besoin de savoir comment est
fabriqué l’instrument, ni de connaître toutes les règles : être juste est
suffisant.
Le dessin ou l’analogie verbale, son équivalent sonore, synthétise,
condense une quantité d’informations en une forme simple avec une
intensité émotionnelle qui favorise sa mémorisation.
Un dessin, une caricature provoque des effets qui dépassent
l’entendement. Les formes sont puissantes. Elles expriment un sentiment,
une douleur, une opinion plus rapidement, plus facilement qu’un discours.
Surtout pour ceux qui ne disposent pas d’un grand vocabulaire.
C’est pourquoi la subjectivité personnelle du patient dans l’appréciation
de sa douleur, de sa souffrance est encouragée, car elle est aussi une part de
lui-même. Une part plus accessible, une entrée de secours pour le soulager.
Nous avons une méthode, le patient nous aide à l’individualiser. L’hypnose
a ceci d’étonnant qu’elle se nourrit de sa propre existence. Bien loin d’une
quelconque recette standard, quand le soignant initie la séance il y participe
également par et pour lui-même. Son mode de pensée est plus réceptif, plus
analogique, plus riche et plus intuitif.
Alors le temps, encore le temps. Les boutiquiers de l’instant qui le
débitent en tranches fines de peur d’en manquer n’ont pas compris que le
temps est une matière vive et féconde. Appréhender le temps comme ils le
font c’est se saisir de lui comme d’un bandit dangereux et redouté. Et
l’enfermer. Sans remise de peine. Sans sursis !

REVENONS À L’OBSERVATION GRATUITE

Voici un exemple simple et facile pour s’entraîner.


Faire des ronds dans l’eau.
Il suffit de lancer un caillou dans l’eau, il va provoquer des ronds, des
ondes, effrayer des poissons ou bien en attirer, la feuille qui sommeillait
accrochée à une herbe se détache et commence sa croisière minuscule, la
libellule, effarouchée par le clapot, décolle à la recherche d’une autre
branche. Ce simple jet de caillou entraîne une multitude de mouvements
apparents et d’autres moins visibles au fur et à mesure de sa descente vers
le fond. Les algues et le sable eux aussi changent de place. Petits ballets,
petits nuages.

LE PETIT DÉJEUNER

Pour s’exercer à domicile, il suffit d’observer des objets familiers sur


une table au petit déjeuner : une cafetière, regarder le bol ou la tasse. Plein
ou à moitié. De quoi ? Café, thé. Quelle couleur ? Reste-t-il une coulée sur
la paroi ? Le pot de confiture. Quel fruit ? Comment est l’étiquette ? Un peu
décollée à un angle ? Biscotte, tartine, brioche, viennoiserie ? Des miettes
ici ou là ? Etc. C’est facile. Un peu d’entraînement suffit. Bientôt, le parfum
de la boisson chaude, chocolat ? Arrive, le goût de la dernière bouchée qui
revient, un peu sucré avec une touche d’amertume ? Etc. Une expérience
reproductible ensuite sans modèle. De mémoire.
Répète cet exercice sans trop savoir à quoi il sert. Tu découvriras ces
sensations qui auraient pu disparaître sans lui. Ferme les yeux pour
observer ! Les autres axes sensoriels vont s’ouvrir. Remarque comme le
gustatif est proche du kinesthésique. La bouche reconnaît comme la main la
chaleur, le frais, le croustillant, le mou, le rugueux, l’élastique, le cassant, le
moelleux, le ferme etc. et y ajoute l’olfactif. La persistance de la sensation,
sa durée, toute sa temporalité (temps-oralité pour les amateurs). Peut-être
d’autres sensations mémorisées se révèlent. Le voyage commence. Tu
trouveras de l’aide en route. La madeleine de Proust sert de guide et
s’habille de tarte aux mirabelles ou bien de biscuit BN trempé dans le
chocolat, mistral gagnant et souvenirs d’école et de Renaud.
L’APPOSITION DES OPPOSÉS

Une autre technique associative très efficace pour approfondir la transe


est l’apposition des opposés. Son emploi renforce par synergie et contraste
et permet de développer la qualité sensorielle de la situation.
Par exemple : marcher dans l’eau jusqu’à la ceinture au bord de mer. Le
haut du corps est exposé au soleil, au sec et à la chaleur, tandis que le bas du
corps est plus frais et mouillé. Évoquer l’un accentue l’autre et
réciproquement. Technique très utile pour augmenter le ressenti hypnotique.
Figure 1.

LA MÉTAMORPHOSE
Prenons un mot, peut-être pas au hasard… Métamorphose.
Changement.
La nature joue à ce jeu en permanence et les hommes tentent souvent de
traduire graphiquement ce phénomène. Un des précurseurs de cette
technique est J.-J. Granville, génie de la caricature, qui mit son talent de
dessinateur et surtout de visionnaire au service de la transcription de ses
rêves diurnes sous forme d’images. À tel point que les surréalistes
reconnaîtront en lui un maître et un éclaireur.
Ce qui est représenté sur cette image est une séquence de
transformation. Cela te semble banal, mais à l’époque, il est novateur de
suivre un mouvement dessiné dans un seul et même cadre. Comme si
Granville tentait de nous montrer le cheminement de son esprit, les étapes
évolutives de sa pensée.

LA MÉTAMORPHOSE DES NUAGES

Notre monde informatique utilise aussi cette technique sous le nom de


morphing. Un exemple télévisuel assez connu est celui du premier
générique de l’émission télévisée Thalassa. Le générique doit représenter
en quelques secondes le sujet global de l’émission. C’est pourquoi poisson,
voilier, coquillage, boussole, crabe, casque de scaphandrier et compas de
navigation se succèdent en moins d’une minute en se transformant l’un en
l’autre. Une déformation progressive de leurs contours capte l’attention,
crée une interrogation, puis ces traits souples redessinent une forme
reconnaissable, immobile pendant quelques secondes avant de reprendre sa
métamorphose en un autre objet.
Les enfants sont experts à ce jeu et voient dans les nuages des formes,
des animaux étranges, composites, des chimères qui changent d’aspect en
fonction des vents qui les modèlent. Ils laissent leur esprit chevaucher les
cerfs-volants, se rapprocher des nuages, et s’y embarquent.
MARABOUT-BOUT-D’-FICELLE EN RIBAMBELLE

Si nous jouons avec les mots, il en va de même. Un mot en entraîne un


autre par association. Par association phonétique, par association lexicale,
ils ricochent entre eux, jouent, parfois font des étincelles et allument une
clarté. Ils résonnent dans la mémoire, les souvenirs du corps, les émotions
aussi.

UN AUTRE PETIT JEU, ENFANTIN

Reprenons le même mot : beau.


Puis il suffit de t’installer confortablement, tranquillement, lentement et
sentir simplement le mouvement régulier de ta respiration aller et venir. Le
jeu en question, c’est : marabout-bout d’ficelle-selle de ch’val, etc. On
démarre avec le mot « beau ». Peut-être un peu intimidant. Tu t’en
souviens ? C’est parti.
Je l’amorce : « Beau-Boticelli-lit de camp-campanile… »

LES MOTS CENTRIFUGES OU EXPLORATEURS

Ou bien un autre. Trouve tous les mots qui commencent par le mot
« beau » ou le son « bo ».
Ce mot, laissons-le agir, laissons-le se dissoudre. C’est un véhicule dans
lequel embarquent des couleurs, des paysages, de la musique, une saveur,
un visage, que sais-je. Laissons le mot « beau » attirer à lui ce qui est un
appel personnel. Découvrons ce que le mot « beau » veut dire pour soi. Soi,
seul. Nul besoin d’en rendre compte. C’est peut-être très personnel. Le beau
fait du bien. Toujours.
Ici, ce qui advient est protégé. C’est une réserve privée. Il y a peut-être
des recoins où le beau s’est installé, dissimulé sous des couches
accumulées. Grattons-les. Restaurons ces découvertes. Elles nous
appartiennent.
Ainsi à partir d’une syllabe ou d’un phonème on peut décliner pour soi
une série d’associations :
plage, plate-bande, placard, plateau, planisphère, placenta, place,
platitude ;
âge, âgé, ajout, ajouter, agité, agissement, agent, agencer, agenda ;
ou bien évoquer à partir d’un mot, plage, tout un univers : sable, été,
vacances, mer, château de sable, soleil, parasol, baignade, serviette,
beignet, glace, tong, etc.
Voilà des associations commodes et faciles, cependant plage peut
évoquer Bormes-les-Mimosas, camping, sable brûlant, cabine de plagiste,
dunes, chips, hamac, pain de glace, orage sous la tente, méduses, etc.
C’est ça aussi l’imagination. Déjà jouer. Puis apprendre en jouant.
Tracer. Colorier. Puis dessiner. Représenter plus ou moins
explicitement.

L’hypnose :
un mode de réanimation intellectuel ?
Maintenant voici quelques techniques plus élaborées.
Observer sans calibrage, c’est exercer son attention avec curiosité. Sans
préconçu. Capter et focaliser. Se placer au centre d’un espace à partir
duquel les sens s’exercent de façon centrifuge et centripète. Simultanément.
Tu verras, au début, tu ressentiras peut-être une sorte de désorientation ou
bien d’emblée une plus grande stabilité, un ancrage. Remarque aussi que le
temps s’est écoulé. À ton avis, depuis combien de temps es-tu en train de ne
rien faire d’autre que d’être avec toi-même ?
Observer sans juger, sans but. Simplement relever, repérer. Ce n’est pas
facile. Depuis si longtemps nous avons appris, ou on nous a inculqué que
les choses avaient un but, une raison, qu’il fallait que cela serve à quelque
chose sinon c’était une perte de temps, du gaspillage ! Toujours rendre
compte et expliquer. Une démarche peu compatible avec la rêverie. Alors
s’absorber dans une « contemplation » est-ce bien intéressant ? À quoi ça
sert ? Le premier apprentissage parallèle, c’est-à-dire non prévu, c’est
d’apprendre à être ici et maintenant. Vivant. Et répondre par avance à la
question qui se posera, éventuellement, plus tard : « Y a-t-il une vie avant la
mort ? »
Qu’est-ce qui est utile ? Qu’est-ce qui est inutile ? Souvent règne la
confusion des temps avec pour conséquence une injure faite au futur. Cela
ne sert à rien de l’apprendre car je n’en aurai jamais besoin ! Une décision
dictée par une sorte de logique qui fait de l’ignorance une compétence !
Il faut prendre le risque ou plutôt assumer de ne pas calculer. Ce
moment précieux, suspendu a déjà un parfum de liberté, d’émancipation ou
plus simplement de disponibilité, de disponibilité à soi-même. Disponible à
soi-même c’est retrouver la possibilité de rêver, voire songer. Quitte à être
provocant : « L’hypnose serait-elle un mode de réanimation
intellectuelle ? » À l’opposé de toutes les opinions admises. Quoi qu’il en
soit Erickson définit, entre autres, l’hypnose comme une façon de sortir des
limitations acquises. Et ne pas reculer devant des apprentissages inutiles !
CHAPITRE 2

L’hypnose,
sortir des limitations acquises

Entrer en soi-même
Clara, perfectionne ton entraînement. Observe les moments de loisirs,
décris-les, notamment les éléments dynamiques. Capte le rythme, cherche
la pause, la mi-temps, le répit, le repos, la roue libre, la planche, la sieste, ce
moment précieux où sans faire de bruit, de mouvement, l’assimilation
s’opère et s’intègre. Comme une sorte de décantation mentale qui permet de
séparer les parties de densité différente. Surtout ne pas brusquer le
mouvement, ne pas remuer. Observer le mouvement lent qui dépose au fond
de la carafe la partie la plus lourde, la plus pesante et libère la limpide
fluidité de la boisson.

DÉCANTE !
Maintenant, passe à l’application, surtout quand tu sens la fatigue
t’assaillir. C’est le moment.
Tu es fatiguée. Une nervosité que tu connais bien revient faire assaut, te
taraude et telle la mouche du coche te pousse droit devant, plus vite encore
au risque du burn-out.
Si tu sens que cette fatigue t’accapare, alors décante !

Choisis un fauteuil confortable, installe-toi. Laisse-le absorber tes tensions et pendant ce


temps imagine ou retrouve une carafe transparente. Il en est de cristal façonné, taillé,
gravé, mais celle en verre te donnera le plus de visibilité, de compréhension.
Ton esprit est en ébullition, parcouru par de multiples pensées comme des courants qui
tourbillonnent. Observe-les à travers la paroi de la carafe. Ne fais rien. Laisse-les s’agiter
et s’apaiser. Un peu comme si tu marchais dans l’eau au bord de la plage. L’eau
transparente te laisse voir ces petits nuages de sable qui naissent chaque fois que ton pied
se pose sur le fond. Le sable scintille et la main ou ton pied ne peuvent accélérer la
descente de tous ces grains mis en mouvement. Peu à peu, ils redescendent et se posent en
douceur. Ils décantent.
Laisse se décanter tes pensées. Avec l’expérience, elles vont sédimenter en plusieurs
couches d’importance variée. Tu verras, en choisissant la gradation, apparaître des
hiérarchies que tu ne soupçonnais pas. Priorité associée au temps (urgence, pressée, peut
attendre, etc.), à un indice de valeur (indispensable, très important, utile, négligeable, etc.),
ce sont des exemples que tu adapteras en fonction de tes besoins.
Cette décantation se lit en couches superposées ainsi qu’en épaisseur. Tu verras, c’est
facile et pratique pour se reposer d’une part et savoir comment s’y prendre ensuite.

Henri Gougaud :
le conte nourricier et protecteur
Comme tu le vois, Clara, il s’agit de représentation, d’analogie, de
formes. Pour aider ton imagination à se développer, les contes sont des
« aliments » propices, fortifiants, nourrissants. Une source aussi.
Les contes créent une ambiance. Ils te parlent indirectement. Si tu les
dis à un sujet en état d’hypnose leur portée est accrue.
Voilà un entretien avec Henri Gougaud, l’un des plus fameux conteurs
actuels.
PATRICK BELLET – Henri Gougaud, vous avez écrit des chansons, vous avez

créé des émissions à la radio, vous êtes romancier et conteur… Quel est le
point commun de toutes ces activités ?
HENRI GOUGAUD – C’est la parole, bien sûr ! Et, ce qui permet que la parole

touche la ou les personnes auxquelles elle s’adresse, c’est la relation.


P.B. – Dans Le Rire de la grenouille. Petit traité de philosophie artisanale,
[…] vous parlez beaucoup des contes, vous dites même qu’ils sont vos
maîtres. Cela peut paraître étrange à l’ère de l’Internet ! Que vous ont-ils
appris ?
h.g. – Parlons des contes d’abord, ils sont vraiment mal connus. Au mieux,
on les classe dans la littérature enfantine, et au pire le dictionnaire les
définit comme « récit d’aventures imaginaires destiné à amuser, ou à
instruire en amusant ». C’est un peu court. De quoi s’agit-il, en vérité ?
D’histoires plus ou moins brèves qui ne se préoccupent guère de ce que l’on
appelle communément la réalité et qui n’est peut-être, après tout, que
l’apparence des choses. D’histoires vagabondes, sans auteur identifiable,
sans origine précise. D’histoires qui ont traversé les siècles, les millénaires
même, sans bruit, sans effet mesurable sur le destin des peuples, portées,
jusqu’aux abords de nos temps modernes, par la seule parole humaine. […]
Et pourtant ! Imaginez : la plus ancienne mention écrite du Conte des deux
frères, dont on a répertorié, en Europe, une quarantaine de versions, a été
dénichée sur un papyrus égyptien datant de la dix-neuvième dynastie
(environ 1 300 ans avant notre ère). […] Question : pendant que ces contes-
là, et bien d’autres, traversaient allègrement les pestes, les grandes
invasions, les guerres, les révolutions, les monts et les mers, portés par
presque rien, la parole des gens, voyageurs, nomades, vagabonds,
marchands, combien d’œuvres réputées immortelles se perdaient corps et
biens dans les brumes du temps ? Comment ont-elles fait pour subsister,
pour demeurer vivantes, ces « histoires imaginaires destinées à instruire en
amusant » ? Et pourquoi elles, si négligeables, ne se sont-elles pas égarées ?
C’est cela qui, il y a longtemps, m’a intrigué. Je me suis demandé comment
elles avaient fait.
P.B. – Vous avez trouvé la réponse ?

H.G. – Oui. Je me suis souvenu des Romains, et de leur croyance au fatum


librorum, au destin des livres. Tant qu’une œuvre est nourricière, pensaient-
ils, elle dure, quelles que soient les difficultés de son cheminement. Les
contes ont duré. […] C’est donc qu’ils ont encore à nous apprendre. À nous
apprendre ou plutôt à nourrir en nous quelque chose d’essentiel, de vital
peut-être ? Je pense à la parole de Patrice de La Tour du Pin : « Les pays qui
n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid. » « Je pense aussi
à cette génération d’histoires métisses nées du mariage des contes
amérindiens et de ceux, africains, portés jusqu’aux Amériques par les
esclaves noirs. On sait peu (on imagine mal) que ces gens-là, malgré les
tourments et les massacres qu’ils subissaient, malgré leur dénuement,
malgré leur détresse, ont tout de même trouvé le temps, la force, le désir de
se raconter leurs contes. […] »
P.B. – Que font les contes, selon vous ?
h.g. – Les récits mettent de la cohérence dans nos vies, ils amènent du sens.
Les contes sont d’abord les véhicules d’une nourriture et non pas seulement
d’informations plus ou moins ethnologiques, de naïvetés primitives ou de
recettes psychologiques. On peut bien sûr les analyser, les interpréter, tenter
de découvrir « ce qu’ils ont dans le ventre ». On ne s’en prive d’ailleurs pas.
C’est là une démarche d’intellectuel, évidemment honorable et utile, mais
elle a le défaut de trop souvent négliger cela, que ces vieilles histoires ne
sont pas faites pour informer, même pas pour instruire, mais pour nourrir.
[…]
« La formule chimique du pain ne nourrit pas ! », disait Idries Shah 1. Les
contes veulent être mangés, béatement, et donner ce pour quoi sont faits les
aliments : de la force, de la vie. […] Nous hébergeons aussi une intelligence
sensible, amoureuse, joueuse. Ce n’est pas sérieux ? Admettons. J’invite
seulement à réfléchir un instant à ce que l’on demande vraiment, quand on
exige « du sérieux ». Ne serait-ce pas quelque chose qui ressemble à une
garantie contre l’errance, à une assurance tous risques ? […] »
P.B. – Vous allez jusqu’à dire que les contes sont des êtres vivants !

H.G. – C’est une vieille croyance, une conviction de gens qui n’estimaient
pas la lampe de la raison forcément indispensable à l’exploration des
mystères de la vie, mais qui faisaient grand cas de l’art du sentir, du flair, de
la connaissance sensible. Une manière plus aventureuse, certes, d’approcher
les choses, mais peut-être aussi (qui sait ?) plus pénétrante.
Les peuples dits primitifs considéraient assez communément les contes
comme des êtres vivants. Il m’a été rapporté que les Indiens de la cordillère
des Andes estimaient qu’ils étaient semblables à des oiseaux que seuls
pouvaient voir ceux qui percevaient l’au-delà des apparences. « Ils sont,
disaient-ils, amenés par le vent dans les villages, ils nichent dans les arbres,
comme de vrais oiseaux. Ils viennent parfois se percher sur la tête d’un
homme. Cet homme croit qu’il se souvient d’une histoire, mais non, c’est
l’histoire qui a faim d’être entendue. Elle fait partie, comme nous, de la
chaîne de la vie, elle désire être nourrie de mots afin de prendre les forces
dont elle a besoin pour aller plus loin, dans d’autres villages. » En Afrique,
on considère également le conte comme une entité douée d’une force
propre. Interrompre son récit porte malheur au perturbateur, et le conteur
s’empresse de prévenir l’Esprit du conte, de se justifier auprès de lui, afin
d’éviter toutes représailles : « Ce n’est pas moi qui t’ai coupé, s’il te plaît ne
me coupe pas. […] »
L’alternative, utilisable ou non, efficace ou non, me semble plus
intéressante. Ainsi j’ai décidé, un jour, de faire comme si les contes étaient
vivants. J’ai joué le jeu, pour voir. J’ai fait en moi, pour certains d’entre
eux, une sorte de nid, je les ai gardés comme on garde en soi le visage, la
voix, la présence d’un ami, d’un être cher. Je leur ai parlé, j’ai essayé de les
connaître, sans pour autant chercher à violer leur intimité. J’ai fait avec eux
comme l’on fait quand on désire entrer dans l’amitié de quelqu’un. Je leur
ai demandé comment ils voulaient que je les raconte, ou ce qu’ils
pouvaient, ce qu’ils avaient envie de me dire. Me sont alors apparues des
choses que je n’avais jamais soupçonnées, malgré la longue connaissance
que je croyais avoir d’eux. Ils sont maintenant mes familiers, et j’éprouve
un bonheur à les dire dont j’aurais du mal à me passer. […]
On peut se poser la question de ce que pèse le conte, dans le tumulte des
mille bruits et lumières du monde. Ce qu’il pèse ? Le même poids qu’une
pomme face à la famine. Dans le monde, rien. Dans la vie, pour celui qui la
mange, elle peut être un miracle, l’aube d’une renaissance.
Le monde et la vie : ne pas confondre. Au coin de mon immeuble, sur le
trottoir, une touffe d’herbe s’est frayé un passage dans une fente de béton.
La vie, c’est ça. Une incessante poussée vers le haut (l’inverse de la
pesanteur, en quelque sorte), une impatience, une force qui sans cesse nous
attire, qui nargue la mort, qui la nie même, qui la repousse tous les jours à
demain. La vie, c’est le désir de perpétuer notre présence au monde. C’est
aussi notre relation aux choses. C’est notre appétit, notre envie de ne pas en
démordre. Or les contes sont des nourritures. Ils ne sont pas les seuls, bien
sûr, à apaiser nos famines. Tous les arts devraient, à mon avis, y concourir.
p.b. – Dans Le Rire de la grenouille, vous parlez beaucoup de la relation.
h.g. – Oui. Au-delà de l’histoire dite, le conte est par excellence un art de la
relation. Le double sens de ce mot a de quoi nous tenir aux aguets. Une
relation est un récit, c’est aussi un lien qui unit deux êtres. Sur le premier
sens, pas de commentaire. Le deuxième m’importe plus. De quoi s’agit-il
quand on raconte au niveau le plus quotidien, entre amis ? De faire rire, ou
d’émouvoir au travers d’un récit qui nous a nous-même amusé ou ému,
d’établir entre deux ou plusieurs êtres une même longueur d’onde, un
unisson. De donner tort, un moment, aux froideurs du dehors et du dedans
qui vouent notre vie à la solitude. Puis-je parler de communion ? Elles ne
sont pas toutes solennelles, il en est d’infiniment simples. Ce sont peut-être
celles-là qui font le plus de bien. Certains pensent que la véritable
transmission de connaissance ne peut être qu’orale.
P.B. – Qu’est-ce qui fait qu’on captive ?
H.G. – Dans l’art du conte est un constat fondamental, qui s’applique

d’ailleurs à la relation en général : suivant le lieu d’où l’on parle en soi, on


touche le même lieu chez celui qui écoute. Autrement dit, si la parole
émane de notre peur, nous réveillons la peur chez l’autre. Si elle vient de
notre paix intérieure ou de notre tendresse, l’autre ne se sentira pas menacé
et même il pourra s’ouvrir. On peut bien dire des mensonges, mais on ne
peut mentir sur ce qu’on est. La parole conteuse est servante de la caresse.
Elle ose sortir de notre raison, et nous emmène dans le jardin de notre
nature.
Cependant, au-delà de ce qui est dit, est nécessaire la présence du corps, du
regard, de la musique de la voix. Nécessaire aussi est le choix de l’instant
où les choses sont dites. Nécessaire est la relation, la communion qui unit
deux êtres, chacun à l’un et l’autre bout d’une impalpable vibration sonore.
Que se passe-t-il quand ce fil invisible unit non pas seulement une bouche à
une oreille, mais deux regards, deux esprits, deux souffles, deux vies, dans
un même instant ? On sait ce qui survient quand une relation est rompue :
une sorte de plongée dans l’angoisse du néant. Une rupture amoureuse est
toujours une mort dans la mesure où l’autre, soudain, ne vibre plus à notre
unisson, ne nous est plus accordé, ne nous donne plus cette impalpable
nourriture (l’amour ? l’attention ?) qui nous gardait vivant. Le mot relation,
étymologiquement, appelle celui de religion, de reliure. Je pense à l’un de
mes amis religieux à qui je demandais un jour, par pure provocation, ce
qu’il trouvait d’intéressant dans la Bible. « La reliure », me dit-il. Nous en
avons ri, mais j’en suis resté durablement pensif.
La relation, la communion, la reliure, voilà ce que nourrit la parole
conteuse. Que se passe-t-il derrière les présences, le bruit des mots, les
silences ? On ne peut que flairer ces choses, les ressentir, écouter la
musique infiniment ténue qu’elles allument en nous.
P.B. – Qu’en est-il des conteurs dans notre société d’aujourd’hui ?

H.G. – Si l’on se figure un métaphorique arbre des arts, on peut estimer que
les racines de cet arbre plongent dans la magie primitive. […] Pour ce qui
concerne les arts de la parole, le lieu où se tient le conteur est le tronc de
l’arbre, entre les racines et les deux branches maîtresses de la littérature et
de l’art dramatique. C’est dans ce sens-là que le conteur est un Ancien. Non
pas forcément un vieil homme, mais un être qui se souvient des racines. Un
passeur de sève. Un serviteur de la vie, de cette force désirante qui pousse
sans cesse à franchir un jour de plus, une nuit de plus.
P.B. – Dans Le Rire de la grenouille, vous développez nombre d’idées

étonnantes, voire scandaleuses pour notre raison. Qu’aimeriez-vous dire en


conclusion ?
h.g. – À quel point la fréquentation proprement désarmante des contes
pourrait nous aider à devenir des êtres entiers, un peu plus « pourquoi pas »,
un peu moins « ce n’est que », un peu plus accueillants, un peu moins
méfiants. N’écoutez pas vos craintes, vous risquez moins que vous le
croyez. Je ne prêche pas le désarmement en temps de guerre, évidemment.
Mais hors des affrontements qui peuvent nous être imposés, hors des rôles
sociaux qu’il nous faut bien tenir, il reste tout de même assez de place pour
la culture de notre jardin. Que craignons-nous, au fond, à refuser ainsi de
nous abandonner à cette innocence confiante qui est peut-être le meilleur de
nous-mêmes ? D’être trahis et d’en souffrir. Nous avons peur de nous faire
rouler.
Mais nous pouvons aussi bien nous dire qu’autre chose est à l’œuvre dans
nos vies, quelqu’un, peut-être un Invisible. Et nous pouvons imaginer,
rêvant à lui, l’espace, le magnifique terrain de jeu que peut être la vie,
quand on lui fait confiance. Quand je dis merci à ce je-ne-sais-qui, je me
sens un instant revigoré, mieux vivant.
Nous avons besoin d’attention, nous avons besoin qu’on nous raconte des
histoires, des contes qui nourrissent nos vies.
P.B. – Merci, Henri Gougaud, pour votre disponibilité. Je crois que notre

entretien va m’inspirer quelques idées pour une petite fille que je connais
bien. Elle s’appelle Adèle.

Clara, tu as un petit garçon qui va aussi profiter de toutes ces


recommandations.
Les contes merveilleux sont des exemples étonnants de ces assemblages
opératoires. Leur mise en œuvre dépend de codes pour démarrer
rapidement ; comme s’il fallait faire semblant de ne pas y croire…
Quoique… (Merci Raymond Devos, un maître funambule). Opérer un
décalage. Faire comme si…
Tu connais ces rituels : « Il était une fois, il y a très longtemps dans un
pays imaginaire où vivait un roi… » Ça y est, c’est parti ! Unité de temps,
de lieu et d’action. Le temps commence à se transformer, le rythme change.
Prends ton temps, va doucement, crée le suspense (ce n’est pas une pub
pour un supermarché !). Les idées, les phrases laissent, dans l’intervalle
entre les mots, l’initiative à l’auditeur de développer, de créer son propre
récit, de faire ses rapprochements, d’amorcer le changement et entrevoir
une issue à ses difficultés.
Henri Gougaud parle des contes comme de véritables êtres vivants. Il a
raison. Nous sommes dans le domaine des perceptions, des sensations. Un
entre-deux, un intervalle un peu flou entre celui des opinions et des
émotions. Quand nous décrivons avec un certain réalisme le monde concret,
nous aidons le sujet à se le représenter stable et s’y sentir en sécurité de telle
sorte que la métaphore, de par sa forme imprécise, recouvre plus
facilement, tout au moins en partie, ses sentiments, opinions, émotions.
Associés, ces deux modes « descriptifs » facilitent naturellement la transe.
Ils reproduisent ce qui se passe naturellement tous les jours. Un mélange
d’aller et retour entre une vision centrifuge et une vision centripète qui
décentre la prévalence subjective d’un monde qui tourne autour de soi-
même. Un effet de contraste dynamique en somme. Une part pour
l’environnement, une autre pour soi. En interaction.
La simplicité ou la banalité des métaphores du quotidien recèle sous une
apparence triviale des trésors de complexité assimilée. Dans cet espace
métaphorique, les notions de temps, d’action et de lieu se combinent avec
bonheur.
En construisant une voie qui relie ces notions, nous créons une réalité
subjective salvatrice. Et c’est là le rôle de l’imagination du sujet que de
reprendre en main son propre chemin en revenant ici et maintenant.
Je te parlais d’Adèle, la voilà qui arrive. Je te retrouve un peu plus tard.

L’imagination et ses fonctions

LA SUBJECTIVITÉ DU TEMPS

« Bonjour Adèle.
– Dis. C’est quoi le temps ?
– Ah ! Là ! Là ! Le temps. C’est la chose la plus précieuse qui existe,
Adèle. »
À 3 ans, personne n’est blasé et je te souhaite de conserver toujours ta
capacité d’émerveillement. Le temps, voilà une chose difficile à apprendre.
Personne ne l’a vu, mais sa présence est indéniable. Tu en entends parler
partout, à la maison, à l’école et en dehors aussi.
Comme il est précieux, les grands disent que c’est de l’argent ! L’argent
c’est ce qui sert à acheter plein de choses. Tu vois ! Ça compte.
Alors c’est pour ça qu’il faut se dépêcher, sinon on perd du temps et au
bout du compte de l’argent. Il n’y a pas d’autres raisons à la vitesse que
celle-là. Même si on ne perd pas de l’argent maintenant ; on pourrait… on
ne sait jamais. Quand on ne sait jamais, il vaut mieux se dépêcher, comme
ça, on n’aura rien à se reprocher.
Prendre son temps, c’est prendre un risque, c’est dangereux et puis c’est
mal parce que tu fais le paresseux, le feignant.
De toutes les façons, prendre son temps c’est difficile. Déjà, nous en
parlons comme s’il nous appartenait. C’est drôle, lorsque nous le prenons,
nous devrions nous enrichir eh bien non, on s’enrichit quand on ne le perd
pas ! Les gens s’agitent pour ne pas en perdre, voire pour en gagner, mais
où le placent-ils ? Où est le compte du temps ? Existe-t-il une banque pour
le temps ? Délivre-t-elle des intérêts ?
Pour ceux qui l’ont perdu, existe-t-il un bureau du temps perdu ? Ou
une consigne ?
D’autres moins impliqués et plus ambigus le laissent passer, ils ont pour
ça un passe-temps avant qu’il ne devienne un temps mort. Pas un loisir. Il y
aurait du plaisir, non plutôt quelque chose qui les occupe. Le vide, le vague,
l’indéfinissable est inconcevable, être occupé est la solution, pas la
libération. À moins que, désespérés, ils ne le tuent. Oui, tu as bien entendu.
De véritables tueurs récidivistes et idiots, croyant commettre le crime
parfait : pas de cadavre, pas de mobile, pas de témoin, pas d’arme. Ils
oublient que le temps avec son échelle a réussi à prendre la fuite pour
ressusciter. L’acharnement à cette lutte immobile condamne ces tueurs à la
tristesse, au repli.
Heureusement, tu trouveras de plus généreuses personnes qui
n’hésiteront pas à le partager et jusqu’à en perdre la raison en y passant un
temps fou. Souvent, ils se la coulent douce, sereins, comme si la vie était un
long fleuve tranquille. Comme si le temps était lui aussi telle une rivière qui
s’écoule sans remous. Ou pas trop quand même.
Dans ce cas, Adèle, reste un peu à distance du bord, le temps n’est pas
un cours d’eau, il ne va pas d’un amont à un aval dans un seul sens.
Dans nos séances, le temps est eau, vapeur, pluie, rosée, glace. Il est
germe, graine, plante, arbre, feuille, fleur, fruit. Il est vent, air, soleil, ciel.
Cyclique. Saisonnier. Et tu as su jouer avec les éléments et cultiver ce
territoire, ton jardin intérieur est déjà bien fleuri.
Certaines personnes ont tout leur temps. Celles-là font souvent des
envieux. Elles n’ont plus besoin de faire quoi que ce soit. Avoir du temps,
c’est comme n’avoir besoin de rien. Un apogée. Une consécration en
somme. Avoir tout son temps, un rêve extraordinaire.
Dans l’ancien temps, il y a très longtemps, selon une tradition qui
remonte à Hésiode, au VIIIe siècle av. J.-C., les premiers hommes apparurent
au temps de Cronos, l’ogre et le tyran de la mythologie grecque, pendant
lequel ils connurent l’Âge d’or, vivant sans aucun souci, sans même avoir
besoin de travailler.
Ces heureuses personnes racontent comment le mesurer. Les
instruments de mesure sont nombreux pour apprécier son existence ; si bien
que l’instrument de mesure est considéré comme la preuve de son
existence. Le sable du jardin, qui s’écoule d’une goutte vitrée à l’autre,
trinquant à jamais au bon vieux temps. La culbute du temps, un temps
acrobate qui aide à conserver la durée identique à elle-même.
Immuablement. Nos ancêtres se fiaient au soleil et à l’ombre du stylet
s’étirant, plus ou moins vite, sur le cadran. L’éventail des heures est ouvert,
mais son battement s’accélère ou ralentit, selon la saison. Il est des
moments d’éternité. Cependant face à cet absolu, de plus perspicaces
tiennent le bon bout depuis un sacré bon bout de temps !
Au-delà des tentations, des excès, nous sommes simplement là et le
reste s’organise en fonction de notre désir, de notre volonté.
Voici quelques exemples approximatifs et très subjectifs.
L’instant : unité strictement équivalente au bout de temps et à l’éternité,
mais qui accorde à l’intervalle mesuré un préjugé de décontraction,
d’aisance et de légèreté.
2
La minute : unité de temps à venir, utilisée pour une mesure a priori.
Malgré ce que laisse supposer une homonymie aussi fâcheuse que fortuite,
cette unité n’a aucun rapport avec la soixantième partie de l’heure. Ses
sous-multiples sont la petite minute et la seconde, mais ils n’apportent rien
sur le plan de la durée.
Exemples : « Je vous appelle dans une minute », ou bien « Je vous
appelle dans une petite minute », ou bien « Je vous appelle dans trois
minutes », ou bien « Je vous appelle dans une seconde » ne constituent
qu’une suite de promesses, généralement non tenues, qui n’ont aucune
différence temporelle relative entre elles.
Tu verras, Adèle, comment t’y prendre encore mieux. Déjà tu sais jouer
malicieusement avec la patience des adultes. Une autre façon expérientielle
de nommer le temps…
Maintenant, je retourne voir Clara.
Excuse-moi, Clara. Adèle est venue interrompre notre échange. Aussi,
quand tu veux évoquer un paysage contemplatif, utilise un procédé
descriptif qui découpe l’espace en différents axes ou points de vue comme
s’il existait plusieurs observateurs. Bien sûr, il convient de commencer par
le point de vue central, celui du sujet, avec un axe centrifuge : « Votre
regard se porte à l’horizon… », puis un autre angle : « Un oiseau plonge
dans l’eau », « La brise marine vous apporte l’air du large », « Le ressac
inlassablement rythme cette journée d’été », autant d’actions qui nous sont
extérieures. Que nous en ayons conscience ou pas, elles sont indépendantes
et existent en elles-mêmes. La séquence descriptive est fictive, il est
plausible que ces actions se déroulent simultanément, favorisant une
ambiance contemplative, presque immobile. Loin d’une course au but, il
s’agit d’établir un territoire pour un chemin cyclique souvent mystérieux.
Capter plus que conquérir.
Ce rythme narratif crée des intervalles, des interstices propices à une
respiration plus ample pour le sujet. Le réflexe habituel est de remplir,
combler un « vide » de peur, de peur… de quoi ? L’anxiété est déjà là.
Même si c’est une peur « altruiste », cette émotion sera ressentie par le
sujet, mais rarement comme de la compassion. Il sait, intuitivement, se
servir du rythme, de la place qui lui est donnée.
Graphiquement, notre œil reconstruit ce qui manque.

Figure 2. Illusion optique.


Sur le plan auditif, notre oreille entend le silence comme un son, voire
comme de la musique. Du point de vue de la proprioception, le mime nous
fait voir, ressentir des objets invisibles en mouvement. Sur les plans visuel
et gustatif, nous pouvons être « trompés » facilement, une apparence
associée à un parfum ou une saveur nous conduit souvent vers d’autres
nuances odorantes ou gustatives. Les illusions n’en sont que parce que nous
avons du mal à considérer ce qui nous entoure, sous différents points de
vue, simultanément.
Notre mode de pensée est trop exclusivement linéaire et déductif.

METTRE EN MOUVEMENT UN ÉTAT PHYSIQUE ET/OU PSYCHIQUE


FIGÉ POUR SE PROTÉGER, CICATRISER

En revanche, l’hypnose nous aide à accéder à ce mode plus spatial,


discursif, aléatoire et inventif. Une manière impressionniste de suggérer
sera plus riche en éléments pour susciter chez le sujet sa propre créativité.
Il s’agit bien de cela : mettre en mouvement prospectif un état physique
et/ou psychique figé pour se protéger, cicatriser.
L’hypnose rend visible ce qui ne l’est pas, mais ce n’est pas
nécessairement démonstratif. Cela va souvent restaurer une intimité
malmenée, un espace de discrétion légitime dont le sujet dispose des clés
d’accès, mais les a égarées.
L’hypnose n’est pas un pied de biche pour ouvrir par effraction un
« inconscient » ou autre instance intérieure. Mais, grâce à l’imagination,
elle contribue à restituer de la sécurité, cicatriser les plaies physiques,
psychiques pour qu’elles se ferment et ne restent plus béantes.
L’élément minimal d’une suggestion est le mot, mais surtout ce qui le
soutient, le fait exister et lui donne sa signification est l’accent. Le ton
utilisé donne sa force et son effet à la suggestion ; il ne suffit pas de l’avoir
dit. Comment cela a-t-il été prononcé ? Et aussi répété avec des nuances,
des approximations. L’écoute est subjective, la compréhension tout autant et
la similarité analogique des mots indispensable.

LE PATIENT EST UN RÉBUS

Un peu comme si le patient ou sa problématique étaient un rébus.


Mélange de mots, lettres, chiffres, dessins, symboles qui ne révèlent leurs
articulations qu’en les nommant ! Un rébus se « lit » à voix haute en une
approximation vocale. Un mode de communication et de relation plus
ancien que celui de l’écriture. À telle enseigne que cette modalité plastique
de communiquer était accessible aux « gens du commun » en dehors de
l’apprentissage de l’écriture. L’héraldique et les blasons, les enseignes
figurées donnaient les indications de lieu, de fonction, de rang, etc.
nécessaires à la vie en société à cette époque. Certaines restent encore des
énigmes, alors qu’elles devaient être évidentes pour ceux à qui étaient
destinées les peintures rupestres des cavernes préhistoriques.
Les difficultés que nous éprouvons sont souvent dues à des
incompréhensions formelles que nous utilisons pour échanger. Bien souvent
nous assimilons le fond et la forme, le contenant et le contenu, l’enveloppe
et la lettre. L’eau s’adapte à n’importe quel contenant, mais ce n’est pas
pour cela qu’elle en acquiert les propriétés. Et réciproquement.
Depuis déjà quelque temps, Clara, nous échangeons autour de ces
impressions ordinaires qui sont incluses dans tous nos apprentissages du
quotidien. Comme si tout d’un coup nous découvrions du surnaturel, du
magique dans la vie de tous les jours. Alors, nous allons faire comme au
spectacle avec une petite expérience.
Aujourd’hui, Clara, considère ce jour comme un jour de chance qui va
te révéler des possibilités de ton corps et de ton esprit jusque-là négligées !
Nous allons, tout d’abord, procéder à une petite migration en âge.
Souviens-toi de la première fois que tu as changé de voiture, surtout
pour en acquérir une plus grande. Ou simplement ta première voiture.
Elle est neuve et même si elle est d’occasion, elle est précieuse. Tu es
assise à la place du conducteur, c’est-à-dire à l’avant-gauche. Maintenant,
l’essai commence. Grandeur nature. Sur la route. Là, les dangers se
multiplient. Ils sont mobiles, aléatoires, tels des enfants qui jouent sur le
trottoir ou qui donnent la main à une personne âgée fragile, peut-être
vacillante. Ces responsabilités font monter la pression. Si ton imagination
s’emballe, ce que tu redoutes risque d’arriver : comment annoncer aux
parents le décès de leur enfant accroché à l’angle droit de la voiture, la
grand-mère qui a tenté de le protéger et malgré le sacrifice de sa hanche gît
maintenant sur un lit d’hôpital ? Non. Non. Regarde devant toi, sur les côtés
et dans les rétroviseurs. Tout va bien.
Bien sûr, la route est parsemée d’obstacles fixes et mobiles tels que
voitures, motos, vélos et autres objets aux trajectoires incertaines. Au milieu
de cet environnement, tu devras naviguer de façon à ne heurter personne, ni
aucun obstacle en pilotant un habitacle dont tu ne vois aucun des bords de
la carrosserie, ni devant ni sur les côtés.
Si ton imagination continue sur son élan, mais de manière plus
optimiste, une autre option parfois s’offre, rarement choisie, je dois le dire.
Celle de développer l’élasticité du nerf optique à l’instar du tentacule
terminé par un œil de l’escargot et de le faire passer par la fenêtre afin de
recueillir les informations nécessaires à une conduite en toute sécurité. Mais
cela est très compliqué.
L’autre option, difficile aussi en tout cas au début, est de faire comme si
ton esprit incorporait la carrosserie qui l’entoure en une sorte de nouvelle
peau sensible ! Mais ce n’est pas comme cela que tu fais en réalité. En tout
cas consciemment. Faute de voir, tu vas sentir et savoir si l’espace qui
sépare l’obstacle de la voiture lui permet le passage en douceur. Comme si
un coussin d’air les protégeait. Et ce n’est pas ta volonté ou quelque chose
du genre qui t’aide. C’est l’expérience, la mise en situation qui apportent les
réponses. Le savoir-faire avant le savoir quoi en dire… L’expérience
précède la compréhension !

UNE EXOCONSCIENCE, UNE OUTRE-CONSCIENCE

Lorsque tu auras parcouru assez de kilomètres à toutes les allures et


suffisamment longtemps alors cet emballage composite (métal, verre,
plastique, etc.) contiendra une « conscience élargie » de ton espace
personnel de sécurité. Une exoconscience ou une outre-conscience.
Naturelle, automatique et physiologique.
Tu redécouvres la propriété naturelle d’étendre ta conscience à des
objets qui en sont dépourvus par eux-mêmes. Lamartine s’est intéressé à
cette question sous un autre angle :
« Objets inanimés avez-vous donc une âme…
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
Par ces rapprochements entre des observations, des commentaires et des
références poétiques, que suis-je en train de faire d’autre que d’observer un
même phénomène sous différents angles : pragmatique, intellectuel (?),
poétique.
Ce phénomène existe : je sais si j’ai la place de passer ou non. Très
souvent. Il en va de ma sécurité.
Nous allons nous servir de ces évidences pour aider le patient à se
protéger et à cicatriser par un travail de transposition de connaissances, de
compétences d’un domaine vers un autre dans lequel il sera utile.
Nous sommes des observateurs et des enseignants. Enseignants, car à
terme il lui est possible d’apprendre à le faire tout seul par l’autohypnose.
L’hypnose permet de protéger le corps dans son ensemble en attirant
l’attention du sujet sur un domaine, en l’y concentrant de telle manière qu’il
devienne indifférent à ce qui se passe pour lui dans le lieu où il se trouve.
C’est un résumé très concis de la dynamique qui conduit à l’analgésie
hypnotique. Le patient ressent différentes variantes de contact, appui,
frottement, fraîcheur, chaleur, etc. sans douleur aucune. La transe peut être
complète et le sujet est totalement dans une activité qui l’absorbe tellement
que par abus de langage, nous pourrions dire qu’il oublie son corps
physique.
C’est déjà extraordinaire. Ce qui l’est encore plus, c’est de parvenir à
l’analgésie d’une partie du corps avec une conscience maintenue si bien
qu’il soit possible de parler de choses et d’autres avec le sujet pendant un
soin pénible.
Ce résultat, sans entrer dans les détails techniques, est obtenu par
l’accès à des apprentissages sensoriels associés à la fonction de protection
d’un objet. Nous avons incorporé cette notion de protection, elle est
devenue organique, greffée. Enfin presque, comme si… Nul besoin de
diminuer l’immunité !
Cette outre-conscience serait-elle comme une anastomose (une
connexion) entre un élément animé et un autre de nature différente
permettant un passage, un échange ? Étymologiquement « trans » signifie
de l’autre côté. Transe, transition, transport, etc.
L’imagination serait alors un langage pour communiquer tout d’abord,
puis entrer en relation ensuite avec autrui, soi. Des perspectives imaginaires
bien sûr peuvent se faire jour. Ne pas oublier : elles sont imaginaires !

ILLUSION, ILLUSION,
EST-CE QUE J’AI UNE GUEULE D’ILLUSION…

Hélas, nous n’avons pas assez observé ces minuscules acquisitions


d’apparence ordinaire. Elles nous renseignent aussi sur ce que nous
nommons « illusion » avec les suggestions implicites de fausseté, de
tromperie et les sous-entendus moraux véhiculés par ces mots. Nous voilà
embarrassés. Et pourtant, notre cerveau ne tient pas compte de ces
considérations. Les illusions apaisent les douleurs dans ces mêmes
conditions de « tromperie » avec l’exemple flagrant de la boîte à miroir
pour soulager les douleurs neuropathiques des amputés. Dans le cas d’une
amputation de l’avant-bras gauche, on demande au patient de déshabiller
son avant-bras droit, d’enlever les bagues et autres accessoires, de sorte que
le reflet de cet avant-bras nu dans le miroir a toute chance de ressembler à
celui de l’avant-bras manquant. Cette image virtuelle reconstitue l’intégrité
corporelle du sujet. Le cerveau voit cette image transmise par les yeux, il
voit aussi la boîte, il « sait » que ce n’est qu’une reconstruction, un décor,
un « trompe l’œil » efficace. Ce travestissement ne le choque pas, ne le
trouble pas ; il l’apaise. Le cerveau est un partisan de la « realpolitik » !
Ce que nous connaissons de notre corps est composé d’illusions, de
malentendus et d’émotions. Pendant des mois et des années, nous avons
associé des stimuli visuels, auditifs, kinesthésiques, olfactifs et gustatifs
sans oublier leur contexte émotionnel d’acquisition. Nous avons une
conception interne de notre corps et même de sa projection en mouvement
dans l’espace.
Les illusions se font spectacle poétique quand un mime nous fait voir
l’invisible. Nous nous comportons comme si ce que nous devinons,
discernons grâce à la suggestion de la pantomime était réellement présent.
Avec rien, nous avons senti, ri, été ému d’un simple geste, évocateur.
Avons-nous été trahi ? Non, bien sûr ! Charmé. Nous nous sommes laissé
embarquer au fil de ces arborescentes jongleries.
Funambule, l’hypnose est le balancier qui aide à traverser l’épreuve.

La mémoire comme réserve de ressources


Nous possédons tous un grenier, une réserve, un endroit où sont
accumulées, rangées toutes sortes de connaissances. Ce lieu se nomme
mémoire et c’est de là que viennent les réponses aux stimulations qui nous
parviennent. Le sens visuel est souvent prédominant et rapide, mais les
mots nous transmettent d’autres impressions et les publicitaires jouent à
inventer des néologismes contrastés comme « croustifondant ». Les mots
sont indispensables et l’hypnose nous donne le moyen d’activer ces réseaux
mémoriels grâce à eux. De les activer simultanément et d’y associer un
contexte émotionnel facilitateur pour accéder à d’autres possibilités.
Alors oui, nous mettons en scène, mais le théâtre, le texte, les costumes,
le décor, les acteurs et les spectateurs appartiennent au patient. À la
demande du patient, nous l’aidons à organiser un désordre. Dans sa réserve,
il y a beaucoup de choses intéressantes qu’il a apprises qui lui appartiennent
sans qu’il le sache. C’est à une exploration inédite, un jeu aussi dans lequel
parfois nous sommes nous-même embarqué. La forêt, le végétal, voilà des
thèmes naturels qui nous concernent depuis toujours. Depuis toujours les
hommes dépendent du monde végétal.
Cependant, le futur de l’humanité se concentre dans les centres urbains
où les connexions sont très accessibles ; mais la nature reste encore un
refuge, un lieu dans lequel se ressourcer. De plus en plus, les gens migrent
vers la ville. Elles grossissent et deviennent, paradoxalement, par
l’augmentation de leur population, de moins en moins humaines.
L’appariement à un objet, la familiarité qui s’installe par l’usage qui
peut aller jusqu’à la virtuosité pour certains va prendre une forme différente
avec le règne végétal. Il a été observé cependant que là où sont plantés des
arbres, des jardins publics, là où existe une belle végétation, le sentiment
d’insécurité recule et règne une ambiance plus sereine. Heureusement le
contact avec le végétal s’est toujours maintenu, mais en clandestinité. Par
les mots.
La conversation foisonne d’expressions inspirées par le monde végétal.
Regarde, Clara, cette cueillette, ce bouquet d’expressions.
Expressions inspirées du monde végétal
Une belle plante.
Être fauché comme les blés.
Faire l’école buissonnière.
La cerise sur le gâteau.
Prendre la clef des champs…
Ici, ça pousse comme du chiendent.
Un bout de chou.
Ménager la chèvre et le chou.
Être pressé comme un citron…
Sentir le fagot.
Faire une fleur à quelqu’un.
Avoir un avis mi-figue, mi-raisin.
Il a encore ramené sa fraise avec ses théories.
Prenez-en de la graine !
Rien ne va plus, c’est la fin des haricots.
Il nous court sur le haricot.
Qu’est-ce qu’il est casse-noix !
C’est pas tes oignons !
Gagner de l’oseille.
Il a encore la patate !
Avoir la pêche.
Se garder une poire pour la soif.
Se fendre la poire.
Couper la poire en deux.
Être une bonne poire.
Faire le poireau.
C’est pour moi, c’est à ma pomme.
Tomber dans les pommes.
Tous ces efforts pour des prunes.
Ça ne m’a pas coûté un radis.
C’est l’arbre qui cache la forêt.
Être entre l’arbre et l’écorce.
C’est le coup de bambou.
Être fauché comme les blés.
Attendre quelqu’un au coin du bois.
Avoir la gueule de bois.
Toucher du bois.
À tout bout de champ.
Avoir le champ libre.
Prendre la clef des champs.
Sur-le-champ.
Appuyer sur le champignon.
Pousser comme des champignons.
Être solide comme un chêne.
Secouer le cocotier.
Avoir les jambes en coton.
C’est coton.
Élever dans du coton.
Filer un mauvais coton.
Dur de la feuille.
Arriver comme une fleur.
Conter fleurette (flirter).
Être à (dans) la fleur de l’âge.
Être la fine fleur.
Jeter des fleurs à quelqu’un.
Casser la graine.
En prendre de la graine.
Séparer le bon grain de l’ivraie.
Veiller au grain.
S’endormir sur ses lauriers.
Effeuiller la marguerite.
Faut pas pousser grand-mère dans les orties.
Jeter aux orties.
Être sur la paille (être ruiné).
Être un homme de paille.
Au ras des pâquerettes.
Manger les pissenlits par la racine.
Secouer comme un prunier.
Prendre racine.
Découvrir le pot aux roses.
Sentir le sapin.
Grandir comme une asperge.
Prendre une volée de bois vert.
Être mou du bulbe.
Prendre un coup sur la calebasse.
Les carottes sont cuites.
Poil de carotte.
Une ville-champignon.
Les bureaux des grosses légumes.
Tirer les marrons du feu.
Un chapeau melon.
Avoir de la peau d’orange.
Avoir la tête comme une pastèque.
Avoir la tête comme une patate.

Bien sûr, la liste n’est pas exhaustive, mais tu remarqueras que tous les
domaines de notre vie sont concernés par un élément végétal, voire
plusieurs et souvent de façon contradictoire. Peut-être en raison de nos
paradoxes anthropomorphes…

De la nature végétale de l’hypnose


ou un voyage dans la mémoire du temps
À la suite de la lecture croisée très inspirante d’Erickson et de Francis
Hallé, botaniste randonneur de la canopée, auteur d’Éloge de la plante 3,
l’idée de la nature végétale de l’hypnose a germé ! Une sorte de
« Transhypno botanique tour ».
Cette expérience s’est déroulée il y a maintenant cinq ans et j’ai tardé à
la raconter, n’osant pas le faire de crainte d’être mal compris. Elle m’a,
longtemps, semblé comme une parenthèse étrange. Une éclipse dans le
temps et la raison. Une sorte d’effraction. Pourtant rien ne laissait présager
ce qui allait se passer.
Tout cela commença en un début d’après-midi, comme tant d’autres,
dans le sud de la France en été.
Un après-midi tranquille, confortablement installé dans un hamac qui se
balance, imperceptiblement, entre deux pins noueux.
Mes yeux se ferment. Une légèreté subtile m’enveloppe. Ne parvient à
mes oreilles que la stridulation rythmique des cigales. Déjà adoucie,
estompée.
Le vent lui aussi fait osciller les arbres. Le bercement devient
organique. L’espace hésite lentement, puissamment et vacille. Et tout d’un
coup, les événements s’accélèrent. Les branches s’étirent, deviennent les
cordes du hamac. Moi-même je sens un changement infime, ténu, mais
évident. Indéfinissable. Mon corps devient branches lui aussi, l’oscillation
s’amplifie avec l’impression de devenir l’arbre. Je résiste, mais cette
sensation qui m’envahit est la plus forte ! Mon esprit lutte encore… Cette
impression vient-elle de moi ou vient-elle de l’arbre ? En tout cas, une
compréhension nouvelle se fait jour. Comme si le langage végétal me
devenait accessible. Une étonnante découverte.
Et j’ose à peine le dire tellement ça dépasse l’entendement.
Pourtant cette idée s’impose à moi. Je suis devenu une plante !
L’espace grandit peu à peu. Mon corps et mon esprit prennent une taille
d’un gabarit inouï. C’est très étrange, il me semble percevoir différemment.
À la fois des sensations amorties, les sons ont changé, plus musicaux ;
mais aussi, d’autres perceptions plus insolites et inconnues affleurent.
Un bouleversement immobile et tranquille, et à la fois, une intense
activité intérieure se développe.
En tant que spectateur présent, ce que j’observe est réellement
stupéfiant. Comme s’il m’était donné d’entrer dans un monde familier et
jusque-là inaccessible.
La lumière n’est pas la même non plus, je sens bien qu’il se passe
quelque chose de nouveau dans lequel le temps prend son temps :
Avant l’heure, c’est déjà l’heure
Et après l’heure, c’est encore l’heure.
Et loin de voir ma peau brunir et se dorer sous l’effet du soleil, elle
devient verte ! Verte ! Je « chlorophyllise »… tandis qu’une énergie
insoupçonnée commence à parcourir mon corps !
Cette énergie est troublante. Comment dire, comme de la sympathie.
Une sympathie inédite dans laquelle l’arbre m’a admis, m’accueille
pour me donner un peu de ses connaissances.
Comme s’il, comme s’il me parlait… Et voilà ce qu’il me confia ce
jour-là :

LE RÊVE DE L’ARBRE

Nous sommes très anciens, nous les végétaux sur cette terre. Sais-tu que
nous y vivons depuis 380 millions d’années et que nous t’avons protégé, toi
l’homme, dans l’entrecroisement de nos branches avant que tu n’en
descendes pour accomplir ton destin il y a seulement 3 millions d’années ?
Je vais te raconter une histoire.
Vas-y ! Embarque dans cette pirogue devant toi !
Bien sûr au début, elle va tanguer un peu, avant de quitter la berge pour
trouver son équilibre.
Elle glisse silencieuse, sans rameurs…
Les pagaies invisibles, pourtant, s’accordent au clapot sur la coque et
jouent la musique du fleuve. Peut-être des barrages, des retenues
apparaîtront qui s’effaceront aussi facilement que ta main écarte un
rideau…
Cette histoire, c’est l’histoire de l’inaperçu, de l’évidence indiscernée.
Tu es souvent inconscient de tout ce que tu possèdes, de tes ressources
souvent gaspillées.
Regarde-nous les arbres, les plantes !
Regarde ! Regarde !
Nos feuilles, nos palmes sont de vastes surfaces fixes et apparentes, nos
racines sont d’immenses espaces internes et souterrains. Et pourtant c’est
grâce à l’espace intérieur de ce tronc évidé que tu occupes, que maintenant
tu flottes dans cette pirogue au milieu du fleuve.
Le début d’une transportation.
Tu es au centre de l’intérieur, dans le creux et l’intime et qui s’appelle
aussi « lumière » dans les vaisseaux qu’ils soient véhicules ou réseaux,
mobiles ou immobiles…
Goûte au très léger bercement de cette pirogue qui t’emmène plus
loin…
Elle est comme le calame, le roseau entre les mains du calligraphe sur la
feuille. Écoute son bruissement, écoute sa trace, elle ourle la surface de
l’eau d’une ondulation fluide et souple. Un effleurement méditatif.
Le creux mélodique de la flûte, l’intime percussif du tam-tam qui
résonne ; voilà aussi ce qui vit au cœur de nos fibres.
Le voyage continue, à son rythme, en suivant les méandres du récit
fluvial.
Le fleuve est une fable…
Regarde encore… Là-bas, un quai de fortune se dessine. Accostage
discret, seulement connu de toi.
Transbordement.
Peut-être un jardin secret. Avec ses arbres silencieux et chantants !
Nous, les arbres, sommes le lien entre l’air et la terre, comme la mèche
de la lampe à huile, un lien entre deux milieux complémentaires.
Un lien qui capte la lumière ou bien qui la rayonne…
Un ami me l’a dit il y a bien longtemps : le récit, c’est passer d’un
temps à un autre.
Nous accompagnons tous les temps de ta vie. Comme attaché au charme
discret de ton être. Nous sommes dans les charpentes des maisons pour
t’abriter, dans l’étayage des mines pour t’enrichir, dans les meubles, table,
chaises pour ton repos, les baguettes pour manger, dans le parquet pour ton
confort, la cheminée pour te réchauffer. Et aussi dans ton intimité. Quand tu
graves tes serments d’amour sur notre écorce, en un tatouage à la fois
maladroit et charmant. Nous sommes dans tes armoires et tes bois de lits
pour les secrets de famille. Et même plus tard dans ton cercueil pour le
dernier voyage comme un radeau pour l’au-delà…
Rien de ce qui est humain, conscient ou inconscient, ne nous est
étranger.
Nous sommes la partie qui prend soin de toi.
Goûte à cette balade, calme et tranquille, dans la lumière ombragée du
sous-bois. Issues de tous ces troncs, branches et racines, des idées germent
et bourgeonnent !
Respire la paix qui émane de cette forêt, hume nos parfums, déguste nos
saveurs, nos épices et même apprécie notre aide, tel un remède parmi
d’autres, comme celui du saule dont l’écorce soulage tant de douleurs. Tu
as, peut-être, oublié que l’aspirine en était son secret salvateur et remarqué,
et comme il y a davantage de plantes médicinales que d’animaux
médicinaux…
Écoute le chuchotement des buissons…
Écoute les frissons de la mousse, en connivence, qui ruisselle de
confidences poudrées de miel…
Sensuelles.
Je voudrais te dire l’un de mes secrets. Précieux.
Quand tu observes une plante : c’est le temps lui-même qui apparaît.
Nous sommes là depuis si longtemps. Je suis toujours étonné de ce
rapport à la lumière, sans laquelle la vie ne serait pas. Immobiles, nous la
recevons et la transformons en énergie. Par hasard ou par chance, un jour, tu
as reçu une étincelle, une flamme et ta vie a changé. Tu as grandi, mais
nous sommes le combustible, la matière même du feu. Nous sommes ton
gîte, ton couvert et ton énergie et aussi capables de concentrer et de
déployer les plus infimes parcelles d’entre nous à travers l’espace, l’eau, le
sol. Nulle épaisseur, nulle dimension qui ne nous soit pas familière.
Nous sommes ta mémoire, même les herbes folles s’en font l’écho dans
ta fantaisie, ta persévérance et peut-être tes utopies ? Il suffit, peut-être, de
ne pas les cueillir !
Tu es entré dans le songe d’une herbe, le rêve d’un arbre.
Ce mouvement, le vent, qui caresse ton visage, fait bouger nos
branches, onduler les prairies et disperse nos graines. Notre tuteur est le
vent. Sois notre partenaire. Viens danser !
Découvre cette transe, au-delà et à travers elle, tu connaîtras des univers
symbiotiques qui ordonnent notre permanente croissance.
Notre embryogenèse est indéfinie, ouverte, adaptative et même
voluptueuse…
L’un de tes amis est venu nous rendre visite, il y a déjà quelque temps.
Un collaborateur très proche d’Erickson, son nom est, je crois, Ernest
Rossi. Ses recherches sur la génétique sont en affinité avec nos capacités
quotidiennes à posséder plusieurs génomes différents sur la même plante.
Toute l’exubérante imagination végétale est là dans ces greffes,
mutations et variétés qui coexistent dans un même individu.
Rêve ! Rêve à ces belles et fécondes hybridations qui s’offrent à ton
esprit !
Tu changes le monde, sans savoir ce que tu fais exactement. Depuis
notre naissance, nous avons assisté à bien des bouleversements.
Suffocation, dessèchement, banquise, éruptions.
Beaucoup d’entre nous, les plantes, les arbres sont morts. Qui se
souvient encore de leurs noms ? Transmutés ! Nous nous appelons
dorénavant charbon, gaz ou pétrole. Ressources fossiles, dites-vous.
Presque un oxymore… Vous tirez de nous l’énergie accumulée durant des
millions d’années.
Tu es individualiste et tu penses qu’il en est de même pour nous… Ne
crois pas cela ! La plante explore l’espace et l’organise. Nous connaissons
les diagonales, les courbes transversales, les trajectoires qui ricochent…
Nous nous ramifions.
Nous sommes des êtres collectifs, une association d’individus unis,
s’entraidant les uns les autres et travaillant à la prospérité de tous.
Un arbre peut se subdiviser en autant de nouveaux plants distincts qu’il
possède de rameaux ; à son tour le rameau peut en fournir autant qu’il
possède de bourgeons. Une colonie autant dire…
Et cela va peut-être t’étonner. Nos cellules sont totipotentes, capables de
se transformer en n’importe quelle partie de nous-mêmes.
Seules tes cellules embryonnaires le peuvent et le secret de notre
longévité réside, probablement, dans cette propriété.
Et surtout, surtout nous avons le temps.
Nous sommes le temps !
Du tronc, nos branches peuvent descendre, se courber et prendre racine
pour ensuite se redresser et devenir un nouveau plant.
Du sol, nos racines aussi se développent transversalement et de celles-ci
naissent des troncs indépendants.
Nous sommes des funambules ! Maîtres de l’équilibre !
Même quand l’un de nous est jeté à terre et qu’il ne lui reste plus que
quelques fibres reliées à sa souche, il peut encore donner naissance à
d’autres arbres.
Notre mémoire, gardienne de nos expériences, est notre ressource. La
moindre brindille possède ces secrets. Le temps exprime notre résilience.
Nous savons cicatriser, naturellement.
Écoute encore. Une autre chose qui, peut-être, t’intéressera…
Pour un animal, dans l’immense majorité des cas, le diviser c’est le
détruire ; mais pour une plante diviser, dissocier c’est la multiplier.
L’amputation d’un fragment entraîne, au mieux, une cicatrisation de
l’animal ; par contre nous savons régénérer les parties amputées et tes
jardiniers ne se privent pas d’en user et souvent abuser.
La partie la plus précieuse est le bourgeon par qui nous nous déployons.
Et si les conditions s’y prêtent, l’adaptabilité de nos cellules permet tout
d’abord de perdre puis d’oublier totalement leur différenciation et
transmettre leur totipotence en redonnant un organisme complet.
Tout ce que je te raconte n’est, peut-être, pour toi qu’« hypnothèses » !
Des hybridations mentales !
Bien sûr… Il s’agit d’un rêve, un balancement sur un fleuve tranquille
aux berges touffues…
Cependant, laisse aller cette idée, aussi souplement que la pirogue suit
le cours de l’eau.
Que représente le végétal pour toi ?
Dans cette rêverie, observe, observe encore… Et regarde comment
l’imagination crée les liens qui nous unissent.
Tout dire sans un mot.
Nous, les plantes, devons trouver des solutions sur place, tout de suite,
pour respirer, vivre et nous reproduire, et en étant altruistes de surcroît !
L’enjeu est de taille : attirer et repousser nos prédateurs avec des systèmes
de défense qui tiennent compte de notre fixité.
Tu sais, un peu comme un paralytique, et tu en connais peut-être un,
obligé de développer des capacités extrêmes de sociabilité et d’innovation
faute de pouvoir bouger… Erickson peut-être…
L’animal n’a en tête que de manger, vite, beaucoup, souvent ; c’est une
question de vie ou de mort.
Alors, nous allons lui parler par le ventre !
Tu aimes l’odeur de l’herbe coupée, fraîche et acidulée ? Eh bien les
oiseaux aussi, car elle leur signale la présence accrue d’insectes attirés par
la blessure de nos tiges et la perspective d’un bon repas.
Avec un tempo plus paisible, nous allons prendre en main, discrètement,
ce perpétuel affamé qu’est l’animal.
Certains arbres, assez doués je dois dire, comme les acacias caffra
acceptent de servir de nourriture pour les koudous, mais dans une certaine
mesure. Ils savent avertir les autres acacias de la présence des antilopes par
l’émission de substances qui les obligent à remonter au vent afin de ne pas
goûter à des tanins toxiques émis à leur intention. Nous les guidons vers la
sortie de notre verger en quelque sorte…
Notre altruisme va jusqu’à rendre service même à ceux qui nous causent
du tort et Bouddha avait lui-même remarqué que la forêt avait une
gentillesse et une bienveillance illimitées en offrant son ombre aux
bûcherons qui la coupent !

LE LANGAGE DES FLEURS : CETTE RÉALITÉ MÉCONNUE !

Nous sommes diplomates aussi ou plutôt malicieuses ! Enfin, disons


cela comme ça !
Nous savons parler le langage de l’autre et prendre la forme
irrésistiblement attirante du partenaire sexuel de l’insecte qui vient nous
visiter et qui croit féconder sa femelle alors qu’il nous pollinise ! Et les
petites orchidées ophrys jouissent de cette sexualité étonnante avec les
abeilles !
Nos poisons, aussi, peuvent se transmettre à un animal qui devient à son
tour toxique pour les oiseaux à qui viendrait l’idée de l’avaler. Alliance de
la fleur et du papillon qui marie l’héliconius à la passiflore. Nous sommes
souvent flamboyantes, mais d’autres circonstances nous obligent à nous
camoufler et il nous faut jouer la discrétion, voire l’invisibilité pour
survivre. Les lithops se « maquillent » en cailloux. Et ce n’est pas si facile
de nous discerner !
Nous sommes presque des cailloux, la même taille, couleur similaire,
texture identique.
Parler le langage des galets nous est possible ! Sais-tu le faire ?
La souplesse de nos bambous et leur robustesse vous aident dans les
échafaudages les plus audacieux pour vos gratte-ciel en Asie. Mais aussi,
nous savons réparer vos erreurs et revitaliser les espaces détruits ! Comme à
Hiroshima où l’arbre le plus ancien de la planète, le Ginkgo biloba, a
repoussé le premier, ouvrant la voie aux autres espèces. Quelle résistance !
Quelle vitalité !
Observe nos astuces, apprécie nos qualités, nos stratégies qui mêlent
paradoxes et évidences.
L’eau, l’air, le sol sont nos terrains de jeu.
Les fleurs sont belles et voyageuses, quelques graines dans ta poche et
ton jardin se peuple également de belles étrangères comme les orchidées,
les jacinthes et tant d’autres.
Je ne te parle pas de la gamme infinie des parfums ! Fins et subtils ou
bien plus suaves, boisés tels le vétiver, le santal, le cèdre ou « orientaux »
comme la vanille ou l’ambre, ou bien encore toute la légèreté acidulée des
agrumes et leurs vifs assemblages.
Mais je parle, je parle et le temps s’étire.
Nous sommes plus loin encore dans la profondeur de la forêt.
Le temps est si long, si loin qu’il en devient immobile. 380 millions
d’années que nous poussons sur la terre. 380 millions d’années !
Et toi, l’homme, tu ramasses nos fruits, coupes nos troncs depuis
seulement 3 millions d’années.
Quand nous vous regardons, nous ne voyons, désolés, qu’une agitation
effrénée autour de nous !
Tiens, cela me rappelle une petite histoire, une toute petite histoire de
tout petits insectes. Il s’agit de pucerons qui se plaisent à raconter, croyant
connaître le temps, que : « De mémoire de puceron, on n’a jamais vu
mourir un jardinier. Tout le monde sait cela. Un jardinier est immortel ! »
Continue, continue de rêver, de songer !
Et si finalement tu étais une plante ? Drôle de métamorphose…
Nourrissante, enrichissante, généreuse et dispersant la vie.
Mais ces mouvements, maintenant, se ralentissent et tu reviens tout
doucement à ton rythme plus habituel, peut-être te sens-tu comme à la
descente d’un manège à la fête foraine ? Une sorte d’ivresse du temps… un
tourbillon…
Encore une remarque pendant que le balancement de nos branches
innombrables continue et que la détente s’approfondit.
Tu te souviens de ce rapport de 3 à 380 millions ? Et si c’était la même
proportion qui existe entre ta conscience et ton inconscient ? Quelle
perspective ! Une question sans réponse possible.
Nous sommes une trame par nos échanges et nos interrelations et après
tant de fusions, l’arbre est devenu un réseau.
Notre évolution est réticulée, systémique…
Nous ne sommes jamais seules, la solitude n’existe pas pour nous, les
plantes.
Nous sommes silencieuses, belles, utiles, discrètes, autonomes et d’une
totale non-violence.
Ces qualités, tu les possèdes aussi. Nous nous ressemblons. Tellement.
Ta transe est végétale, souple comme une liane, bondissante comme les
saisons, démultipliée, attentive et patiente comme une corolle. Les mots,
qui nous relient déjà, te le disent : racines, souches, troncs, branches,
bourgeons, fruits, graines, semences. Autant de sons qui vibrent de mille
sens, infinies directions et multiples significations sur lesquelles la pirogue
de ton esprit navigue à son rythme…
Maintenant, peu à peu, le voyage se termine avec, peut-être, des
souvenirs indicibles et imaginaires…
Cette balade « Transhypno botanique tour » est inconcevable pour les
voyageurs rationalistes, trop bourgeonnante, polymorphe, multicolore,
éclectique, inclassable et vivante.
Ce n’est peut-être pas qu’une métaphore…
Et si étrangement nous étions une plante, peut-être qu’en partie… dans
un jardin discret, en nous, à cultiver ?
Les plantes sont partout avec discrétion. À toutes les époques, elles sont
au centre de notre vie, dans les mythes, les traditions, les croyances et les
religions, les spéculations intellectuelles et artistiques.
Présentes à côté, elles offrent aussi leur ombre protectrice aux estivants,
du tissu pour les chemisettes, des confitures pour l’hiver, un parquet
odorant qui craque, des baguettes pour manger, du sirop pour la toux et tant
de choses. Leurs vertus seraient-elles ces ressources tant louées par
certains ? Une jachère psychologique dont l’observation imaginative serait
le fertilisant.
Comme l’avait remarqué Cioran, un jardin botanique est souvent
l’image du paradis ; en revanche l’enfer, lui, ressemble facilement à un zoo.
La plante n’a pas besoin de nous, c’est nous qui avons besoin d’elle.
Nous lui devons notre nature d’être humain, nos divergences, nos
différences, nos hésitations, nos vertus aussi. Une nature méconnue, pleine
encore de mystères !
La contemplation des arbres nous montre la sagesse face à la folie, la
durée face à l’éphémère. L’homme est pressé et ne sait plus attendre.
Cependant l’arbre demeure une manifestation troublante de la vie sur terre :
beauté, longévité, démesure, silence, immobilité, perfection du
fonctionnement et son évident éloge de la différence.
Maintenant que nous sommes arrivés à quai, je souhaiterais te poser
quelques questions…
Puisque tu es resté là jusqu’à maintenant, de tous les caractères des
arbres, lequel est pour toi le plus estimable ?
Que représente-t-il pour toi ?
Pourquoi aimes-tu les arbres ?
Pour y grimper, faire une cabane, écrire une dédicace ou accrocher un
hamac ?
Pour sa réserve mystérieuse vis-à-vis de l’écoulement du temps ?
Prends ton temps pour trouver cet arbre, cette plante et garder en toi ce
secret.
Voir l’indiscerné. Et transformer la friche en terreau !
Quelques instants parfumés, rafraîchissants. Pourquoi pas !
Tandis que ces réponses se forment pour nous dire, simplement, de
cultiver notre jardin intérieur en devenant « végétactifs »…
Ah oui ! À noter, Clara, si tu parles de ce voyage à ceux qui aiment
sortir du cadre. Dis-leur que lors du prochain départ du « Transhypno
botanique tour », il suffira simplement de se munir d’un brin d’herbe et
d’un peu d’imagination ! Tu connais déjà le quai d’embarquement !

Carnet de bord ou herbier hypnotique


L’hypnose est un espace ; alors mets-toi à la place d’un objet.
Balise le territoire. Deviens une plante. Un arbre.
Vis à son rythme. Tu es une histoire longue, une fable, une geste, une suite d’aventures.
Tu es noyau, graine, semence, germe ; le futur.
Tu es le temps, arborescent. Voyage dans le temps, véhicule et support.
Le rêve commence, mosaïque et sensuel.
Sois le jardinier de ta clairière intérieure.
Végétactif.

LE 15 AOÛT, LES VACANCES…


CARTE POSTALE

L’hypnose attise la reviviscence de ces moments de vacances qui


souvent additionnent plusieurs fonctions de protection. La mémoire d’un
objet, ou plutôt de la fonction d’un objet avec lequel nous avons été en
contact prolongé ou émotionnellement proche est une expérience
intéressante.
La plage en été fournit des exemples de protection très répandus et très
ordinaires. Les produits solaires sont un exemple classique. Tu as
probablement un produit solaire préféré, Clara, dans le sac de plage. Et dans
l’ordre de la redécouverte, c’est l’emballage avec sa gamme de couleurs
souvent dans les tons orangés, bronzés qui montre le résultat coloré
escompté. Ensuite, la texture fluide ou plus onctueuse et son odeur
indéfinissable, mais si reconnaissable. Associée au soleil, aux vacances, à
l’insouciance. Promesse de détente. Goûter au soleil sans restriction, la
protection est assurée. Aie confiance…
Le tube est débouché, la main vient maintenant étendre, masser la peau
pour que ce produit diffuse en profondeur. Une protection encore plus
intense et affirmée. Imprégnation.
Au bord de l’eau, d’autres protections facultatives, mais bien présentes
sont disponibles. L’ombre d’un chapeau, celle d’un parasol ou d’un arbre,
des lunettes fumées sont aussi des « accessoires » auxquels penser. Ils sont
plausibles et leur évocation renforce la suggestion implicite de protection et
de retour « hypnotique » à la plage.
Les quelques vêtements dont se servent les gens sont aussi intéressants.
La sensation de pression élastique d’un maillot mouillé pourra être utile
pour protéger des zones spécifiques. Il suffit d’observer. Tu vois, tout cela
n’est pas original.
Je te propose cet exercice, là, maintenant.

RÉDACTION

Un crayon et une carte postale, si tu es en verve une feuille de papier.


Tu es en vacances au bord de la mer. Le séjour est magnifique. Tu es au
camping, à l’hôtel ou en famille ou… Raconte à ton (ta) meilleur(e) ami(e)
ce séjour avec enthousiasme.
Tu as une heure pour écrire cette lettre.
C’est un exercice que j’ai trouvé dans un livre acheté chez un
bouquiniste. Il date de 1954 et est destiné aux élèves de CEP (certificat
4
d’études primaires) pour les entraîner à la pratique du français . Ils en
avaient deux ou trois par semaine…
Maintenant, ta lettre est écrite. Il ne reste plus qu’à l’envoyer. Jouons
encore. Et avec l’administration « La Poste » !
La Poste nous offre une expérience que je trouve ahurissante. Un
authentique voyage dans le temps que seule cette administration est capable
d’organiser tous les jours et partout. Il faut te munir d’une enveloppe, c’est
le véhicule. Peu importe la lettre ou les passagers, seul compte le carburant :
les timbres. Nous sommes en 2015 et malgré tout un carburant considéré
comme périmé est encore plein d’énergie. Le franc ! Ou sa représentation
philatélique. Le poids de ton enveloppe détermine le montant d’un
affranchissement qui sera demandé en euros, soit. Mais La Poste convertit
les euros en francs en acceptant des timbres neufs d’avant 2000 ! Autrement
dit, si tu as des timbres anciens ils conservent toute leur valeur
d’acheminement. Belle séquence d’induction pour un éventuel amateur de
correspondance et d’analogie… L’objet peut se fabriquer dans tous les coins
de France et servir de billet pour un voyage rêvé. Affranchi, émancipé du
temps et de ses balises monétaires. J’en ai quelques beaux exemplaires
authentiques et dont l’un, pour l’anecdote, a servi à transporter un
exemplaire de Paris Match de 1965 qui donnait un compte rendu du
troisième Congrès international d’hypnose ! Nous organisons le vingtième
cette année.
Figure 3.

Renouer avec ses aptitudes pour agir


sur soi-même
Je continue de t’écrire, Clara, des choses ordinaires. Chercher les
éléments de protection dans le quotidien est maintenant quelque chose que
tu sais faire. Ta première lettre est explicite à cet égard.
Je te propose autre chose : déborder des limites pour voir la face cachée
des petites choses.
Erickson insistait beaucoup sur le concept des ressources inconnues que
les gens ignoraient posséder. C’est optimiste et stimulant, mais vague.
Soyons plus précis et regardons le quotidien dans ses détails ordinaires. Ils
nous renseignent et nous apprennent à réutiliser ce qui est acquis.
Le but est de transposer, trouver des synonymes ou plutôt des
équivalents fonctionnels pour appliquer ces processus d’apprentissage à des
situations thérapeutiques.
Le traitement que je te propose est : prothèse.
Il existe des circonstances de loisirs où cette notion de prothèse
correspond au même champ lexical.
Prenons comme exemple le ski. C’est une forme de véhicule avec un
usage professionnel pour peu que vous soyez pisteur, garde forestier,
secouriste, sportif, etc. C’est aussi bien sûr un objet de loisir. Mais son
apprentissage ne va pas de soi. Il en a fallu des hésitations, des chutes, des
crampes, de la fatigue avant que ces longues lattes fixées aux pieds ne
soient plus des entraves, mais des prolongements efficaces. Le skieur
chevronné capte, interprète les sensations transmises par le ski de la spatule
jusqu’au talon pour guider sa trajectoire. Cet objet est maintenant doté de
capacités sensorielles ! Comme « humanisé »…
Un autre exemple banal : le tennis. Là encore la longueur standard
d’une raquette pour un adulte est de soixante-huit centimètres et demi, soit
plus ou moins cinquante-trois centimètres de graphite ou de titane qui
sortent de la main. Que d’essais infructueux avant de maîtriser la longueur,
la largeur de la raquette et savoir rattraper la balle pour jouer. Ce tamis au
bout d’un manche est lui aussi comme « humanisé ».

FAIRE CORPS : LA MÉTAPHORE OPÉRATOIRE

Bien d’autres objets, au maniement ingrat au départ, ont été


domestiqués et ont changé la vie de ceux qui les manient. Aiguille, bistouri,
patins à roulettes, crayon, surf, ballon, aérostat, planche à voile, instruments
de musique, club de golf, pinceau, etc.
Ces apprentissages, souvent laborieux, laissent la place à une aisance, à
une agilité insoupçonnées. Une exploration d’espaces en friche qui ne
demandent qu’à être cultivés.
Autant d’objets qui font corps.
Étonnant : faire corps avec un objet inanimé est possible.
Il y a quelque temps une patiente, Mme G., est venue me consulter pour
traiter des douleurs de membre fantôme. Victime d’un accident de moto qui
remonte à sept mois, elle est depuis amputée des deux tiers inférieurs de la
jambe droite. Sa vie aussi est amputée, son métier de commerçante est aussi
réel qu’une perruque, ses fils supportent mal de voir ce qu’est devenue la
maman qu’ils connaissaient. Ses implications dans la vie demeurent, voire
augmentent en proportion inverse de sa difficulté à se tenir debout. Les
médicaments antalgiques majeurs la ralentissent et la soulagent très
partiellement, la cicatrisation du moignon est difficile, les techniques de
rééducation avec la boîte à miroir ont créé une crise d’angoisse effrayante, à
cela s’ajoute une méfiance affirmée des médecins et des psychologues !
Voilà comment elle se présente ce jour-là auprès d’un médecin spécialisé en
hypnose. Je ne te cacherai pas qu’il nous a fallu quatre consultations soit
quatre heures pour nous apprivoiser réciproquement. Cela peut paraître
long, mais pas tant que cela. De plus, j’ai bénéficié des expériences de mes
prédécesseurs en évitant de reproduire ce qui n’était pas approprié.
Mme G. est une patronne qui pilote des bolides et vit aussi de cette
façon. La poignée dans le coin ! À fond !
La première séance a été très, très simple, basique. Un bolide inconnu
nécessite d’aller doucement. Il faut tout d’abord apprendre à percevoir les
réactions aux changements de vitesse, au freinage, sa maniabilité, etc.
Son appréciation, la semaine suivante, était mitigée. Ce qu’elle avait
vécu au cours de cette séance inaugurale était loin de ce qu’elle s’imaginait
être de l’hypnose. Juste de la relaxation. Et oui, c’était bien de la relaxation.
Objectif relativement modeste, relativement atteint.
« En dehors de la douleur à peine modifiée, avez-vous noté d’autres
choses nouvelles ?, lui demandai-je.
– Ah ! Si. Je suis retournée pour la première fois, depuis l’accident, dans
mon magasin de fleurs et j’ai même confectionné des bouquets pour deux
clientes. Pas longtemps, mais quand même !, me répondit-elle.
– Vous savez, notre travail consiste aussi à vous aider à reprendre pied
dans la vie, et en voilà un premier résultat, peut-être inattendu… », fut mon
commentaire.
Un sourire étonné et dubitatif fut sa réponse.
Je ne sais pas si cet événement est relié à la première séance, mais le
commentaire lui indique un champ plus large d’observation de résultats. Un
pilote de course est concentré sur la vitesse dans la trajectoire, moins sur le
paysage environnant.
Néanmoins, la suite des séances sera sous le signe de l’action et de
l’imagination.
Les conditions de sécurité étant établies, il lui suffit d’entendre le son de
l’échappement pour retrouver sa moto. Le son d’une moto est un critère de
choix qui caractérise une marque ou un modèle. Le son rauque ou plus
sifflant associé aux sensations physiques d’accélération d’abord modérées
en ville, puis plus vives au-delà du panneau d’agglomération sert
d’induction à cette seconde séance.
Sentir l’accélération qui pousse la machine irrésistiblement, le regard
sur la trajectoire en approche du virage, décélération et l’inclinaison de la
moto qui entre dans le virage et prend de l’angle en équilibre. Votre corps
calé sur le siège, la moto penchée en appui s’installe dans la courbe et
maintenant l’accélération en sortie la moto se redresse, puis rebascule dans
le virage suivant. Alternant ses mouvements oscillants, elle slalome en
équilibre, votre corps fait corps avec la moto qui elle-même s’agrippe au
bitume. Dans certains virages, la courbe est audacieuse, étincelante. Les
repose-pieds frottent le sol et s’affûtent.
La montée sur la corniche offre une vue dégagée sur le littoral. Tout
doucement la moto ralentit, tranquillement, visière relevée pour capter l’air
marin, les odeurs du maquis, le clapot en contrebas avec les cigales comme
« maîtresses-siesteuses » au chant agaçant ou hypnotique.
La descente s’amorce, maintenant, vers la crique discrète. Le chemin
sinueux s’accroche à la pente odorante comme si lui aussi déployait son
trajet au fur et à mesure que la moto le parcourt. Lente et souple.
Le lavandin et le romarin, somptueux, exhalent leurs respirations
vibrantes dans l’air surchauffé. Le végétal, dans cette après-midi libérée, se
mêle au minéral, bercé au creux d’un hamac entre sable brûlant et
l’ombrage léger de la pinède. L’horizon, au loin, courbe son dos améthyste
sous l’azur blanchi du zénith. Le temps est hors de lui, non pas en colère,
mais libre. Au repos.
Simplement le matin, simplement le soir.
Il s’éveille et s’endort. Loin des rumeurs, il a l’immensité pour gousset,
le ressac comme mouvement. Un cerf-volant, encolure cabrée et traîne
ondulante, lui sert de trotteuse.
Les cris effarouchés des goélands, troublés par cette présence
renouvelée, témoignent de la place laissée libre, offerte, maintenant, au
repos. Légitime. Sans paresse, ni alanguissement.
La plage du temps, sans panneau, sans tickets est là. Étincelante et parée
de ses écailles de mica, elle filtre la rudesse brûlante des pieux qui la
cernent, elle colmate les effractions qui la cisaillent.
Les vaguelettes limpides lissent la frange cristalline, anesthésiée, de ce
cap et s’y amarrent, tièdes et cicatrisées.
Habillé d’une gaine, d’un manchon couleur chair, il s’articule, en appui,
tel un sémaphore annonciateur d’un nouvel élan.
Le crépuscule ébauche son premier bâillement, dans le craquement des
aiguilles de pin qui tapissent la dune, déjà allongé. Les cigales tentent un
dernier solo avant de s’endormir à l’épaule des eucalyptus, mais la nuit
méditerranéenne, loin de la fatigue abrutissante, brille en contre-nuit entre
les branches ruisselantes des parfums nocturnes et les assoupit.
La nuit laisse les songes livrer leurs secrets, légers, ils vagabondent.
Déjà, ils ont franchi les crêtes des vagues, puis les corniches aux roches
violettes leur servent de tremplins.
Les étoiles filantes, en bannière, viennent en éclaireurs au couchant, à
l’ouest. Une longue ligne droite partage le désert. Le son puissant des
lourdes pulsations de la Harley enroule la mythique Route 66. Veste à
franges, Santiag et Ray-Ban habillent une randonnée typiquement
américaine. Lente, rauque en équilibre sur ses roues à flancs blancs, la moto
semble grelotter au soleil. Heureusement ses montées en régime la
rassurent.
Surtout ne rien faire, c’est la moto, paradoxalement, qui conduit au
rythme de Born to Be Wild, le rêve dans le rêve américain…
Lentement, lentement celui-ci s’estompe à son tour dans les Rocheuses.
Faire corps avec la moto. Sa trajectoire dessine une silhouette fine et
légère.
Faire corps avec la route. Rouler immobile. Chaque instant, chaque tour
de roue ne sont que le même geste en équilibre sur un point changeant, clé
de voûte convexe ; la prothèse s’ajuste à moins que ce ne soit l’inverse. Une
interaction quasi automatique, osmotique.
Ce creux draine, attire et disperse la fatigue, les tensions et les fantômes
dont les sombres profils s’écoulent sur les bas-côtés. Paratonnerres
transversaux de leur électrique nervosité.
Un patchwork subtil de souvenirs recoud un tissu vivant et chaleureux
au moment même où de nouvelles étoiles tourbillonnent.
Étonnamment, ces montagnes se couvrent de silence. Et une autre vallée
s’ouvre. La migration en âge se poursuit en retrouvant les premières neiges.
Il y a quelque temps déjà.
La chaleur se fait plus intérieure, protégée par une autre combinaison,
duveteuse et légère.
Cristallins, les flocons jouent à entremêler leurs branches et courber les
longues flèches des mélèzes. Éventails d’hiver que caresse un écureuil
frileux et pressé.
Glisser vers les premiers skis, les premiers essais. Grosses chaussures
lourdes et rigides. Les fixations malcommodes et indispensables, oubliées
depuis.
Vêtements enveloppants, souvent colorés, très colorés, bonnets et gants.
Pataude avec ses grandes planches qui s’entrecroisent maladroitement,
joyeusement aussi.
Et c’est la piste verte qui est le lieu des exploits du jour, facile et si
dangereusement « pentue » quand même. Peu à peu, l’extension des
sensations, voire le sentiment d’étendre son identité organique du bout des
spatules jusqu’à l’arrière des talons se traduit par l’accès et le
franchissement des couleurs des pistes bleue puis rouge et noire.
L’impression d’avoir de grands pieds et de marcher en canard. On en a déjà
le duvet autour de soi !
L’épreuve du démarrage au « tire-fesses », propulsion suivie d’un
glissement constant, tractée dans les « rails » tracés par le passage des
skieurs précédents. Le crissement des carres, ponctué du son et du
tressautement de la canne au passage de chaque pylône, emmène de plus en
plus haut vers la crête à travers les mélèzes.
Ça y est enfin dégagée de cette canne, la descente commence, enfin
libre de choisir sa trajectoire, doucement tout d’abord pour s’échauffer, puis
l’aisance, la souplesse s’affirment et la vitesse augmente. Sentir uniquement
la chaleur élastique du corps relié aux skis, eux-mêmes en contact avec la
neige et la montagne.
Faire corps à nouveau.
Faire corps avec la montagne.
En être un élément. S’en approprier les qualités.
L’évidence de ces arbres dressés sur la pente et la capacité d’y planer au
ras de la neige comme un choucas.
Être au bon endroit, faire le bon geste, au bon moment, en harmonie.
Facilement. Le temps, là aussi, n’a plus la même importance. Un simple
frottement, un effleurement, une calligraphie parallèle signée sur ce versant
de la montagne.
Un petit déport du corps et les skis s’incurvent, changent de trajectoire,
tournent, les genoux fléchissent et l’accélération rythme, à son tour, la
descente vers la combe.
Peut-être après tant de montées et de descentes, la perspective d’un plat
réparateur typiquement montagnard est en train de s’afficher à l’ardoise de
votre restaurant préféré. Raclette, fondue savoyarde, chocolat ou vin chaud
viennent réchauffer par avance le corps fatigué par cette journée sportive.
La lourdeur des chaussures dont les pieds s’extirpent donne par contraste ce
sentiment de légèreté si agréable. Les orteils bougent à nouveau, les
premiers pas directement sur le sol confèrent une sensation de restitution
plus concentrée de son corps ; après avoir été cet arbre aux racines qui
affleurent toute la journée.
La mémoire aussi cicatrise. Ces fragments rassemblés, voire certains
peut-être imaginés, sont protecteurs. Et ces sensations continueront de se
développer au-delà de ce moment et de ce lieu en revenant ici et
maintenant.
Depuis, Mme G. a repris ses activités professionnelles, réussi son
permis B normal, refait du ski et de la moto en passagère. Les douleurs
fantômes ont beaucoup diminué et la prise de médicaments aussi. Elle va
également danser !
DEUXIÈME PARTIE

L’HYPNOSE EST UN MODE


DE PENSÉE
CHAPITRE 3

Un outil extraordinaire pour


changer

Capter l’attention
Pour aider au changement et penser différemment, il convient de capter
l’attention. L’amorce est parfois délicate, un démarrage de consultation
permet de capter l’attention.
Mme C. m’a déjà consulté pour diverses petites choses. Aujourd’hui,
c’est plus grave. Son mari l’a quittée. D’un coup, comme un coup de
tonnerre dans un ciel serein… C’est du moins la façon dont elle le dit. Elle
ne comprend pas. Mme C. est sidérée et fatiguée. Cependant, avant tout elle
ne dort plus. Ses nuits sont agitées par des cauchemars dans lesquels son
mari vient la tourmenter. Depuis quinze jours.
Embarrassé par la pauvreté de renseignements à l’interrogatoire, j’opte
pour le « détour » et laisse flotter mon regard sur mon bureau. Vaste espace
encombré et « pittoresque ». Et mon regard s’arrête sur une page de
publicité d’un magazine dans laquelle est photographiée la une d’un
journal. Sur celle-ci un portrait est « graffité ». Des lunettes, des oreilles de
Mickey et des moustaches ont été rajoutées à un visage austère.
Revenant à Mme C., je lui demande avec aplomb par un « coq-à-
l’âne » :
« Connaissez-vous Mickey ? Vous savez, la souris avec de grandes
oreilles…, ce qui ne manque pas de l’étonner.
– Oui, répond-elle, un peu hésitante.
– La créature de Walt Disney avec ses grandes oreilles, vous voyez ?
– Oui, oui.
– Et là, maintenant, vous me voyez devant vous ?
– Oui, bien sûr.
– Oui ?
– Oui !
– Alors, maintenant, mettez-moi des oreilles de Mickey sur la tête ! »
Elle rit. Après l’avoir laissée profiter de cette surprise, j’ai ajouté le
commentaire suivant : « Cette nuit, il est fort probable que votre mari
revienne vous voir… Je ne serais pas étonné qu’il ait des oreilles de Mickey
sur la tête… »
Et elle rit à nouveau.
Le mari était bien au rendez-vous, mais sa présence beaucoup moins
terrifiante ! Elle ne luttait plus contre, mais avait transformé sa présence.
Cette patiente, envahie par cette « vision », avait accepté les symptômes
en en modifiant une partie pour donner du mouvement au reste. Il lui fallait
s’en débarrasser pour dormir d’abord, résoudre d’autres difficultés et
évoluer ensuite.
Un mode de pensée en « images », en réseau, avec des mises en relation
de type figuratif qui associe souvent des éléments très hétérogènes, dénués
apparemment de tout point commun. La pratique de l’hypnose, sous cet
angle, m’a fait découvrir d’autres mondes : l’édition, la typographie, la
reliure, le papier, les images. Tous ces univers parallèles à celui du soin ont
fini par se rejoindre dans la transmission, l’échange des connaissances.
LES COUVERTURES POUR CAPTER
« Dis, Patrick, c’est quoi tous ces livres, toutes ces revues dans tous les
sens sur la table, par terre, sur les fauteuils ?, me questionne Adèle.
– Ce sont des objets qui contiennent des trésors !
– Des trésors ?
– Oui, oui, mais pas des choses qui coûtent cher. Seulement précieuses.
Tu sais, comme la boîte à bisous qui est dans ta chambre avec plein de
bisous de Doudou, de Maman, de Papa et de tous ceux que tu aimes et qui
t’aiment aussi. On ne les voit pas les bisous, mais on les sent bien quand
même.
– Dis-moi, c’est quoi, c’est quoi tous ces bouquins ?
– Bon, ils ont des points communs. Souvent, ils en ont neuf ! Pour sortir
des sentiers battus. Regarde, la première couverture a un carré noir avec
Phœnix écrit à l’intérieur. Regarde mieux, ce n’est pas vraiment un carré.
Les lettres sont les passages entre l’espace autour et l’intérieur. Elles font le
lien entre les lecteurs et les auteurs. Plus tard est venu de SENSus qui dans
sa forme et sa mise en pages est un hommage à la revue Planète qui m’a
orienté vers l’acupuncture et l’hypnose. Là, tu vois une autre revue qui est
venue ultérieurement Hypnose & thérapies brèves et dont toutes les
couvertures sont des images de ce que peut être l’hypnose. Bien sûr, ce
n’est pas évident. C’est le jeu.
Je te disais l’autre jour comment le lien entre les gens est une chose
aussi très précieuse. Henri Gougaud insiste sur la notion de reliure
également. Le premier numéro d’Hypnose & thérapies brèves en 2006
contient presque tous les mêmes auteurs que le dernier numéro de Phœnix
dont je me suis occupé en 1992 et l’un des derniers Hypnose & thérapies
brèves sous ma direction a en couverture l’image contenue dans le premier
numéro de Phœnix. Avec une tige végétale qui passe au travers d’un cube-
pergola… Ces couvertures sont des mailles qui se tiennent. Maintenant
d’autres auteurs brodent d’autres fils. Le tissu s’étend, riche de leurs
apports. Il s’étoffe ! »
Figure 4.
Toutes ces images, ces couvertures sont des messages, des formes de ce
que peut être l’hypnose. Elles enveloppent, protègent et véhiculent une
pensée, une attention. Nul dogmatisme, une palette.

L’analogie est un « catalyseur


psychomorphe » !
Sa présence permet un changement, elle agit comme un catalyseur qui
suscite une action. Elle agit également comme un dissolvant dans lequel la
symptomatologie se délite et se recombine autrement. Ces deux fonctions
peuvent s’associer. Cette réassociation peut se rapprocher de la célèbre
règle du théâtre classique : unité de temps, de lieu et d’action. Beaucoup de
troubles peuvent être regardés comme des écarts par rapport à cette règle.
Les expressions populaires de nature analogique ne manquent pas pour
décrire ces situations : « marcher à côté de ses pompes », « être perché »,
« être disjoncté », « ne pas être dans son assiette », « perdre la boussole ».
À partir du langage du sujet, nous allons l’aider à se réorienter en
fonction de ces critères. Une personne qui est ici et maintenant en train de
faire la bonne chose, au bon moment, au bon endroit et avec la bonne
personne viendra moins nous consulter. Voilà une définition opératoire de
l’hypnose thérapeutique.
Et notamment pourra s’appliquer à des troubles tels que la dépression
où le patient ne vit qu’au passé, immobile, ou des phobies qui entraînent
une angoisse anticipée en dehors de tout danger immédiat.
L’hypnose est vue comme un outil par beaucoup de professionnels de
santé qu’ils envisagent de ranger dans leur boîte à outils. D’autres plus
dynamiques la voient comme une arme à ranger dans l’arsenal
thérapeutique afin de cibler l’objectif, une sorte d’arme antidouleur ou
antidépresseur ou anti-autre chose souvent antipersonnel par exclusion. Un
dégât collatéral par omission.
Mais une perception plus sensible et patiente de l’hypnose, dans un
champ d’applications plus variées, estompe cette vision dès lors que la
pratique se fait moins mécanique et s’affine.
La façon dont la segmentation du monde se développe en une
spécialisation faussement efficace nous entraîne à porter des jugements
partiels et faire des généralisations hâtives. Paul Watzlawick, l’un des
auteurs les plus populaires de l’École de Palo Alto s’inspirant d’histoires de
tradition orientale, s’en est fait le porte-parole peut-être bien malgré lui, car
il n’y fait pas spécifiquement référence.
L’histoire de L’Éléphant dans le noir est une métaphore paradoxalement
« éclairante » des jugements partiels et hâtifs que Watzlawick a utilisés pour
enseigner qu’il existe simultanément différents points de vue d’une même
situation.

L’HISTOIRE DE L’ÉLÉPHANT DANS LE NOIR


« Un éléphant, appartenant à une expédition itinérante, avait été parqué
près d’une ville où l’on n’avait pas vu d’éléphant auparavant. L’arrivée de
cette caravane ayant été annoncée de longue date, la population se
réjouissait à l’avance de la découverte de ces animaux extraordinaires que
sont les éléphants. Parmi cette foule impatiente quatre citoyens, plus
curieux, allèrent voir s’ils pouvaient avant tous les autres découvrir la
merveille cachée. Lorsqu’ils arrivèrent à l’étable, ils virent qu’il n’y avait
pas de lumière. Il leur fallait donc mener l’investigation dans le noir.
« L’un, touchant la trompe, pensa que la créature devait ressembler à un
tuyau d’arrosage ; le second sentit une oreille et conclut que c’était un
éventail. Le troisième, sentant une patte, ne put l’assimiler qu’à un pilier
vivant ; et lorsque le quatrième posa la main sur son dos, il fut convaincu
que c’était quelque espèce de trône. Aucun ne put former l’image
complète ; et chacun ne put se rapporter à la partie qu’il avait sentie qu’en
termes de choses déjà connues de lui. Le résultat de l’expédition fut la
confusion. Chacun était sûr d’avoir raison ; nul parmi les autres habitants de
la ville ne put comprendre ce qui s’était passé, ce dont les investigateurs
avaient effectivement eu l’expérience… »
Hélas, cette histoire s’applique à l’hypnose. Beaucoup s’attendent à des
miracles, n’ayant pas d’autres choses à faire qu’à trouver la personne
susceptible de leur donner une sorte de bénédiction, une bonne parole, la
suggestion qui réglera le problème. Ignorance ou utopie, cette attitude
reprend le statut de dépendance, d’obéissance du patient vis-à-vis du
e
thérapeute qui avait cours au XIX siècle.

L’hypnose n’est pas thérapeutique en elle-


même
Erickson est venu apporter les éclairages nécessaires pour mettre en
évidence les zones d’ombre de cet espace nommé « hypnose ». À la fois
état, moyen pour l’obtenir et les applications qui en découlent. En
médecine, c’est le seul mot qui possède ces trois acceptions.
L’hypnose n’est pas thérapeutique en elle-même, un outil reste inerte
s’il dort dans sa boîte ; c’est le thérapeute qui l’active. L’hypnose est un
processus inhérent à l’individu. L’hypnose est un mode de pensée. C’est-à-
dire une façon de percevoir le monde dont une caractéristique est la
recherche de points communs entre deux objets, deux idées, etc. Le mode
de pensée de l’hypnose est l’analogie. Rien de bien original, à la différence
près que nous allons utiliser cette approche perceptive pour y puiser des
applications thérapeutiques.
Le mode de pensée analogique est commun et d’usage quotidien. Savoir
respirer ne donne pas nécessairement de compétences en réanimation.
L’époque actuelle est à la démonstration effective, l’opératoire immédiat,
l’instantanéité des réponses sans apprendre comment les réponses se
construisent.
Avant d’être opératoire, l’hypnose est perceptive. Pour cela il faut du
temps. Denrée rare et chère et sans laquelle aucune action ne peut exister.
Le plus étonnant n’est pas là. Il s’agit bien davantage d’une aptitude à
penser, à observer, à inventer et même à vivre qui aurait été limitée par
certaines formes éducatives.
Hélas, avec le retour en grâce de l’hypnose à visée thérapeutique, les
opportunistes se ruent sur l’aubaine. Cette débauche d’ignorance et de
démagogie qui recycle jusqu’à l’écœurement les pires stupidités qui avaient
e
été oubliées depuis le XIX siècle en est la rançon. N’oublions pas que les
profiteurs qui en abusent exploitent la naïveté et la crédulité ou le simple
goût du merveilleux du public.
Il est de coutume lorsque l’on parle d’hypnose ericksonienne de faire
référence aux ressources du patient, mais cela reste assez intellectuel,
confusément sympathique mais assez abstrait.

LA CAPACITÉ À ACCOMMODER LES RESTES

Rappelle-toi, Clara, ce jour où nous discutions de ce sujet important


entre tous : « À quoi reconnaît-on une bonne cuisinière en situation
d’urgence ? » Les réponses fusaient, aussi différentes que pouvait l’être
l’appétence à la nourriture de chacun avant de s’accorder sur : « À sa
capacité à accommoder les restes ! » C’est un peu ce que nous faisons.
Nous n’ajoutons rien. Nous ne retranchons rien. Nous assemblons
autrement ce qui est disponible, présent de telle sorte que la somme des
ingrédients soit supérieure à celle des éléments séparés.
La cuisine est une bonne analogie pour parler d’hypnose. Les mêmes
éléments de base : farine, sucre, beurre, lait, sel, eau combinés en
proportions différentes, mélangés de façons variées et cuits en fonction des
nécessités donneront des résultats aux goûts et saveurs les plus étonnants. Il
ne suffit pas d’avoir la recette pour obtenir le résultat indiqué. Le savoir-
faire, le tour de main est indispensable. C’est un apprentissage auquel nous
convions le patient. Après l’avoir rassasié, lui apprendre à se nourrir.
Un livre de recettes n’y suffira pas !

L’HYPNOSE EST UNE LANGUE VIVANTE

« Quels sont les ingrédients de l’hypnose ?


– Les mots.
– Seulement ?
– Une grammaire spécifique aussi pour créer des histoires qui soient
une authentique nourriture pour le corps et l’esprit. L’hypnose est une
langue vivante pour voyager sans visa dans un pays nommé imagination.
Ce pays est extraordinaire, dès lors que la frontière en est franchie beaucoup
de limitations s’estompent, des libertés nouvelles apparaissent. Les
découvertes se multiplient, les angles de vue se complètent, l’espace
grandit. »
Ce pays nommé imagination est étonnant, les lois usuelles du temps
s’affranchissent, les sens à leur tour s’hybrident.

Une grande lignée


Ce jour-là, Mme T., 25 ans, s’est présentée enceinte de sept mois,
angoissée, doutant de sa capacité de mener à bien sa grossesse.
Peut-être avait-elle considéré celle-ci comme une maladie ou bien
comme quelque chose qu’il eût fallu contrôler ? Plutôt que
d’élucider ses hypothèses, je pris le parti de lui dire ceci de cette
façon.
« Mme T., je vous écoute depuis tout à l’heure et dans votre
physionomie, votre façon de parler, il me semble retrouver une
personne de connaissance. Je crois que j’ai trouvé. C’est maintenant
évident. Il s’agit de votre grand-mère !
– !!!
– Oui, mais non… C’est votre arrière-arrière-grand-mère, que j’ai
bien connue !
– ???
– En fait, c’est bien plutôt votre arrière-arrière-arrière-arrière-grand-
mère. Elle vivait à cette époque où les difficultés de l’existence
l’assaillaient. Ce n’était pas facile de trouver à manger, de se
protéger et son compagnon n’était pas souvent là. Obligé qu’il était
de défendre la grotte ou la hutte des animaux sauvages ou des
intempéries, de réparer les accès et les protections. Cette grossesse
la fragilisait, les conseils avisés étaient rares. Il lui a fallu compter
beaucoup sur ses ressources et au printemps de cette année-là est
née une belle petite fille qui à son tour donna naissance à une autre
fille puis celle-ci également plus tard quand le moment fut propice
donna naissance à une autre belle petite fille et ainsi de proche en
proche jusqu’à maintenant avec vous. Depuis si longtemps cette
lignée féminine se transmet ce savoir-faire intuitif génération après
génération, une connaissance qui a su surmonter les épreuves de la
vie, les vicissitudes de l’existence. Depuis si longtemps, si
longtemps les femmes savent comment faire pour donner naissance
et maintenant vous avez tout ce savoir-faire accumulé en vous ; il
est déjà à l’œuvre. Toutes ces générations vous accompagnent et
vous pouvez vous appuyer sur elles. Elles vous y convient. Installée
confortablement, votre respiration s’amplifie doucement, gagne vos
épaules, descend dans le ventre jusqu’aux hanches. Tout en
souplesse comme une onde, comme une voile qui se gonfle, comme
un chapiteau protecteur et sous ce chapiteau, peut-être, un
trampoline. Élastique, flexible qui lui aussi s’étire sous l’impulsion
d’un acrobate qui fait ses premières galipettes, inaugure de
nouvelles pirouettes. Cet acrobate découvre toute la souplesse de ce
trampoline d’un nouveau genre, une sorte de couette enveloppante,
douce et tonique, réactive à ses jeux. La tête en bas, sur les côtés ou
ailleurs il voyage déjà et s’étire tout à loisir pour trouver la
meilleure position et le chemin le plus approprié pour sortir quand
ce sera le moment de venir dans vos bras vous sourire. »
Mme T. doucement avait posé sa main sur son ventre et souriait,
apaisée.
Deux mois plus tard, Mme T. annonçait la venue d’une petite
malicieuse nommée Aurora.

SORTIR DU CADRE SANS LE QUITTER POUR INVENTER !

L’hypnose est une activité créative, elle s’impose quand d’autres


solutions issues d’un autre mode de pensée ne donnent pas satisfaction.
Sortir du cadre. Sortir du cadre que l’on s’est imposé soi-même.
S’éloigner du centre et même des bords. Excentrique géométriquement
parlant. Spatialement. Être ailleurs. Prendre la tangente. Se dissocier de la
pensée consciente, déductive et logique. Oser le transversal. La courbe.
Sortir du cadre n’implique pas de le quitter, mais d’être dans cette
« outre-conscience », à la fois dedans et dehors. Nous allons entrer en
communication, puis relation avec notre patient en fonction de ce qu’il est
aussi en dehors de sa pathologie. Sa personnalité. Nous restons soignants et
nous sommes aussi selon les circonstances hypnotiques : guide de
randonnée, commerçant, hôtesse d’accueil à l’office du tourisme, chauffeur
de taxi, professeur, interprète, etc. Cela afin de mieux l’accompagner dans
sa transe. Nous avons à développer un « art de parler pour ne rien dire…
quoique… » de telle sorte que ce support verbal et non verbal évoque des
souvenirs qui s’agrègent en une « réalité du jour » thérapeutique. Le patient
reconstruit une réalité qui lui vient de lui-même. Des fragments provenant
de différents moments, de multiples expériences s’assemblent pour l’aider à
se protéger et à cicatriser des troubles qui l’affectent. Nous avons tout
d’abord un travail agrégeant, puis cicatrisant en inventant de nouveaux
assemblages.

La nature interrelationnelle de l’hypnose


L’originalité hypnotique tient dans sa nature interrelationnelle. La
rencontre qui peut naître entre deux personnes avec sa dimension
asymétrique (un patient/un thérapeute) génère une cocréation de solutions
originales, loin de l’application de recettes a priori rassurantes, mais au
bout du compte sclérosantes et stériles. Cependant une méthodologie
intégrée, un état d’esprit entraîné improviseront avec à-propos, souvent à la
grande surprise du thérapeute.
La méthodologie, c’est l’hypnose. Cette façon de se mettre à l’écart, de
se dissocier implique une suspension du jugement. Les préjugés et autres
modèles corsetés de pensée restent au placard et un espace nouveau
s’ouvre. Un espace disponible pour des assemblages, des associations de
mots et de notions inédites. Comme si ces mots doués d’une énergie
intrinsèque avaient la faculté de se déplacer, de s’attirer, de se repousser, de
s’agréger, de se fondre, de se métamorphoser.
Créer une langue vivante. Sonore, rythmique et palpable.
Ces associations se font dans un champ sémantique partagé, dans un
monde aux mêmes références. D’autres s’organisent à partir d’affinités plus
subjectives, plus personnelles et nous pouvons observer le parcours d’un
mot à un autre en ricochets. Ce mot peut suggérer une plage avec un enfant
à la recherche de galets polis et plats pour rebondir à la surface de l’eau, ou
bien le tapis vert d’un billard dans une lumière douce ou encore une lumière
plus électrique et le cliquetis nerveux des rebonds de la bille d’un flipper
dans un bar. Cette dynamique associative, faite en groupe, génère avec un
« animateur » entraîné des résultats rapides en matière de déblocage de
situations difficiles tant du point de vue diagnostique que thérapeutique.

LE JEU DU FLIPPER ANALOGIQUE

Se pratique en groupe jusqu’à vingt personnes.


Cette approche est intuitive, non déductive et surtout non comparative
et sans évaluation, voire sans avis ! Il s’agit pour les participants de penser à
quelques patients, disons trois par commodité. Des patients dont le
traitement est en cours ou qui présentent des difficultés pour le participant.
La totalité du groupe trouve les patients sur lesquels travailler en gardant
pour soi l’identité et l’histoire clinique des patients. L’identité de la
personne ne doit pas être révélée, à aucun moment, ainsi que sa
« problématique ». Ensuite, je propose de trouver un surnom à ces patients.
Un surnom composé au maximum de trois mots sans obligation de respecter
dans ce choix une correspondance entre le sexe, l’âge du patient sans être
un diminutif, il peut même transgresser la politesse. Quand cela est fait, la
séance commence lorsqu’un participant dit un surnom et se tait ensuite,
laissant aux autres la parole intuitive d’un à trois mots sur ce qu’évoque
pour eux ce surnom. La parole allant de l’un à l’autre sans ordre, ricochant,
tournant en rond aussi, rebondissant, prenant de la vitesse. Une mise en
accord hypnotique générale peut avoir précédé toutes ces étapes. De tels
exercices sont plus créatifs quand ils sont successifs. La répétition
« assouplit » les limites mentales usuelles et met en jeu progressivement les
capacités de notre cerveau droit. Plus les participants sont entraînés à ces
jeux analogiques, plus l’exercice est rapide et riche. Un animateur rompu à
l’analogie relancera parfois ce geste improvisateur : cinq à huit minutes sont
indispensables pour se débarrasser des lignes de synonymes encombrantes
et autres lieux communs inévitables et voir apparaître des pépites au sein de
ce flux. Le « malicieux » donne son avis qualitatif sur ses notes : des pistes
diagnostiques nouvelles, un aspect inédit de la situation, autres… sans
explications. Pépites à mettre en valeur lors de la prochaine consultation.
La fantaisie, l’inconscient, l’imagination de chacun sont mis en œuvre
en commun à destination d’une personne. Une façon de canaliser des
sources diverses, pour irriguer le champ à cultiver. Il y a parfois des graines
oubliées qui, retrouvant des conditions favorables, se mettent à germer.
C’est un exercice où l’on apprend à ne pas interroger, ne pas expliquer,
ne pas vérifier, ne pas savoir ! Et malgré tout, il révèle des pistes inusitées
tant du point de vue diagnostique que thérapeutique.
Bien entendu, la qualité de ce travail créatif de groupe tient au fait que
celui à qui sont destinées ces évocations ne fasse pas de corrélations avec
tel ou tel participant. Ce n’est pas une compétition. Cet anonymat
réciproque est très stimulant, productif et préserve chacun.
Ce jeu (c’est drôle aussi !), cette dynamique de groupe est efficace car
elle développe intuitivement l’éloignement, la distance vis-à-vis du résultat
qui facilite la mise en œuvre des règles antiques des Grecs anciens relatives
à l’association d’idées et à la créativité, soit : la contiguïté, la similitude et
le contraste. Comme si les idées pouvaient à la fois se toucher, se
ressembler et être en symétrie !
Comme tu peux le voir, Clara, l’hypnose en pratique existe
principalement dans un rapport, une relation, c’est-à-dire avec toute la
subjectivité intrinsèque. Et c’est là que nous retrouvons notre amie
l’imagination.
C’est une vieille copine, une bonne copine qui accepte tout, ne dit rien,
un peu bonasse. On ne sait pas trop quoi en faire. Elle n’a pas la
flamboyance du génie. L’habileté du talent. Ni la modestie laborieuse de la
persévérance. Non, elle musarde, un peu coquette, un peu zinzinette. C’est
aussi un viatique, un élixir de longue vie.

1784. LAVOISIER, FRANKLIN ET JUSSIEU DÉCLARENT


OFFICIELLEMENT L’IMAGINATION THÉRAPEUTIQUE !

e
Regarde déjà au XVIII siècle, elle est la maîtresse qui réconforte le Dr
Deslon mis au ban de la corporation médicale et de la société tout court,
déchu de sa position de médecin du comte d’Artois, frère du roi Louis XVI.
Après que les commissaires du roi ont déclaré que le fluide animal était
inexistant, et que tous les effets observés dont les soulagements n’étaient
dus qu’à l’action de l’imagination. Le mot imagination est cité quatre-vingt-
quinze fois dans ce rapport d’une soixantaine de pages. Ainsi, il est admis
par de grands savants tels que Lavoisier, père de la chimie moderne, Bailly,
astronome et premier maire de Paris, Franklin, ambassadeur, physicien,
musicien et cofondateur de la Constitution des États-Unis, Jussieu,
naturaliste, Guillotin, médecin, tous autant curieux et inventifs, que
l’imagination est thérapeutique !
Figure 5.

Cependant depuis cette date, il reste difficile de dire sans s’exposer au


moins à un sourire : « Je pratique une médecine d’imagination. » Bien sûr,
les médecins et autres professionnels de santé savent faire sans dire les mots
qui fâchent. Comme si cela remettait en cause la légitimité, la véracité des
troubles, de la maladie, s’ils étaient imaginaires. Et si l’imagination était
une partie du corps ou de l’esprit ? Alors, elle pourrait bien « tomber
malade » elle aussi. C’est peut-être déjà une spécialité médicale :
l’imagination pathologique. Elle porte un autre nom.
On croyait jusqu’à peu de temps que les jeunes enfants, les bébés ne
souffraient pas en raison d’une immaturité neuronale. On croit encore que
l’on ne peut plus accéder à la part enfantine qui reste en nous, sous prétexte
que nous sommes adultes ; comme si la fantaisie ne nous était plus
accessible et que la bonne façon de parler sérieusement était d’être sinistre.
L’hypnose, depuis Erickson, a l’originalité de s’adapter au patient, à ses
valeurs et à son langage. C’est un mode de pe(a)nser différent qui est
compatible avec tous les médicaments, les traitements et la chirurgie
d’autant mieux qu’il agit d’abord sur celui qui tient le bistouri.

Figure 6.

L’HISTOIRE DE L’HYPNOSE EST RICHE DE RENCONTRES

Mesmer a inventé la musicothérapie et la thérapie de groupe.


Les commissaires du roi attestent de la force de l’imagination des
patients dans leur guérison.
Puységur a donné la parole aux patients grâce au somnambulisme
artificiel.
Deleuze leur a permis d’agir par eux-mêmes.
Faria a révélé les effets de la suggestion.
Esdaile opère sans douleur et réduit le taux de mortalité habituel au
e
XIX siècle compris entre 30 et 50 % à moins de 6 %.

Liébeault démontre en 1889 la nature physiologique de l’hypnose au


premier Congrès international de l’hypnotisme.
Bernheim sera l’un des pionniers de la suggestion active à l’état de
veille.
Janet, philosophe, psychologue et médecin, incarnera la psychologie
issue de l’hypnose.
Tout a donc, déjà, été dit et découvert il y a longtemps. D’autres talents
ou personnalités géniales contribueront à porter cette connaissance à travers
le temps et l’adapter aux circonstances du milieu. Erickson en est le
représentant contemporain le plus exemplaire.
CHAPITRE 4

L’imagination à l’œuvre

L’imagination est le territoire de l’hypnose


L’imagination est un mot qui se prête à toutes sortes d’usages. C’est là
sa qualité principale : sa plasticité, sa souplesse. Imaginer est un mode de
pensée.
Tout le monde connaît l’histoire de Newton et de la chute d’une pomme
qui lui aurait brusquement ouvert les yeux sur la gravitation universelle. Ou
celle d’Archimède qui, plongé dans son bain, s’écria « Eurêka ! » et
découvrit ainsi le fameux principe qui porte son nom. Ce sont bien
évidemment des légendes. Mais la part de l’imagination et de l’intuition
dans le monde des sciences et des découvertes est bien réelle.
Et il est vrai qu’à côté des fulgurances intuitives d’un Albert Einstein ou
d’une Marie Curie l’histoire fourmille d’exemples méconnus pourtant
frappants et pleins d’enseignements.
Dans le domaine de la chimie, l’imagination et l’intuition jouent
également un grand rôle. Yves Jeannin les définit comme suit : « Élaborer
de nouveaux développements sur la base de connaissances existantes, c’est
l’imagination. Pressentir de nouveaux développements dans un domaine
inexploré, c’est l’intuition. »
Erickson préconisait : « Observer, observer, observer puis pratiquer,
pratiquer, pratiquer. »
L’image, la forme est consubstantielle de l’observation, c’est aussi un
puissant moyen d’influence sur la matière. Il arrive souvent que devant tel
ou tel patient nous soyons patauds et maladroits, engoncés, alors la
technique nous permet de mettre un pas devant l’autre, d’avancer un peu et
commencer à capter, au-delà des évidentes apparences des sensations, des
images plus subtiles.
La technique la plus discrète et la plus intéressante est celle de la
synchronisation respiratoire. Silencieuse et proche. Elle crée un accordage
qui établit un lien invisible entre les deux protagonistes, comme une
passerelle par laquelle des informations inédites pourront transiter. Le
mécanisme de cette aptitude serait lié aux « neurones miroirs » cérébraux :
ils réagissent lorsque nous regardons autrui exécuter un geste et réagissent
derechef lorsque nous reproduisons ce geste. Il s’agirait d’une sorte de
« résonance » (non sonore) qui inscrit l’imitation dans la structure
histophysiologique de certains êtres vivants.
La respiration est bien un excellent moyen non verbal de communiquer
avec son patient. Le temps expiratoire est celui d’une détente, un temps
favorable pour un geste technique bref (injection, ponction, etc.).
L’inspiration n’est pas réservée aux domaines artistiques bien que la
médecine ne soit plus considérée comme un art ; mais l’inspiration peut être
le moment silencieux de la rencontre, et bien plus qu’une communication il
peut s’agir d’une mise en relation d’où surgit une étincelle ou une
effervescence.
Cette observation est déjà ancienne et se trouve dans le rapport
confidentiel sur le magnétisme animal rédigé par Bailly pour le roi
Louis XVI. D’aucuns actuellement la considèrent, avec emphase, comme
une technique secrète parce qu’elle est sans paroles !

L’HYPNOSE : UNE FAÇON DE S’EXPRIMER


J’ai déjà parlé d’embarquement dans les pages précédentes, de territoire
aussi. Évidemment ce sont des images. Montons à bord de celles-ci.
L’imagination n’est pas loin.
Si ce bateau était un patient à moins que cela ne soit l’inverse, quel
serait alors le nom de ce navire, tous les bateaux portent des noms ! Les
vents ont des noms, les courants aussi et même les ouragans et autres
tourbillons aériens monstrueux. Quels seront les vents qui souffleront, quels
seront les courants qui entraîneront et inspireront des routes nouvelles ?
Peut-être grâce à cette idée arrivera-t-il à bon port ? Il est plus facile de
parler d’horizon quand nous avons une idée du point de départ et du
véhicule qui nous transporte.
Le navigateur se doit d’observer, souvent les indices sont faibles,
minimes, et même en dehors du contexte pathologique. En dehors des neuf
points… La feuille de papier…
Tout d’abord, un signal faible, élément négligeable, négligé mais
annonciateur de changement n’est autre qu’une information ou un processus
qui fait défaillir l’interprétation courante. Un artefact. Apparemment. Le
thérapeute doit non seulement être en mesure de « contextualiser » les
signaux faibles, mais aussi de se mobiliser pour les interpréter selon
différents axes.
Les signaux faibles pointent des affleurements utiles.
Les signaux faibles sont souvent qualifiés de fragmentaires, incertains,
ambigus mais toutes les particularités pointées ne le sont que relativement
au changement qu’il a pu faire apparaître… lorsqu’il a pu être identifié
comme signal faible et parce que le changement a émergé !
Il n’en reste pas moins, Clara, que cet indice n’est perceptible qu’au
prix d’une attention au présent ouverte et précise.
D’apparence inutile, il demande des compétences de relativisation, de
décentration, d’ouverture, de tolérance à l’ambiguïté, etc. qui sont en
l’occurrence d’une très grande utilité pour déceler, décrypter et anticiper,
d’autant plus que bien souvent la valeur prédictive d’un signal faible est
inversement proportionnelle à sa lisibilité immédiate.
Interpréter des signaux faibles nécessite une pensée de la délocalisation
et de recadrage, impossible sans délocalisation de la pensée.

L’ŒIL DU DÉBUTANT

Pour les déceler, il faut éviter la routine, se défier de la confiance


accordée exclusivement à l’expérience et garder la fraîcheur du débutant.
C’est très important, l’œil du débutant. Il regarde souvent là où le
chevronné ne va plus. Pour cela, le goût du jeu le protégera de l’inertie.
Le signal faible, c’est la discordance à peine visible, l’anomalie
discrète. Il indique une solution de continuité qui résiste aux lectures
univoques et influence en retour les fonctionnements antérieurs. Ça tourne
dans ta tête, Clara, c’est normal, nous amorçons une pensée circulaire, mais
bientôt la convergence des signaux se stabilisera. Grâce à la métaphore qui
maintient un éventail de lectures, tout en favorisant la coconstruction du
sens. Nous sommes passés d’un indice à une analogie puis à une métaphore.
Ce sont des hypothèses qui interrogent le sujet, indirectement, de telle sorte
qu’il puisse y répondre sans connaître notre intention. C’est la grande
qualité de la métaphore. Elle offre un intervalle de mouvement. Elle est le
jeu de la porte pour sa rotation. Trop serrée, elle souffre et grince !

L’HYPNOSE EST L’ART DE L’INTERVALLE


Dans cet espace, le patient s’immisce, il écrit son histoire. Il retrouve du
temps aussi pour cela. Quand tu expires, tu étires le temps. Et ton souffle
devient plus lent, calme et régulier. Il soutient et inspire. Tu as compris,
nous sommes en rythme… Et le temps n’a plus la même importance. Lui
aussi le prend !
Intuition et improvisation sont proches, elles se rejoignent dans
l’évidence de l’instant. Et si Erickson recommandait à ses étudiants de
préparer leurs consultations à l’avance, d’envisager une sorte de scénario,
de trame programmée, il n’hésitait pas à préciser aussi que dans un tiers de
ses consultations il ne savait pas ce qu’il faisait ! Sans trop savoir si chacun
des tiers était égal à l’autre.
Si le respect de la tradition réside dans la répétition, le respect de
l’intuition réside dans la spontanéité et le changement. Ce qui était valable
hier n’est plus forcément d’actualité. C’est en cela que l’intuition est riche,
mais aussi déstabilisante. Riche car créative ; déstabilisante car il n’y a pas
de chemin tracé. Il y a des jalons, mais pas de limites, pas de barrières et
encore moins de guide.
L’intuition demande un effort intense puisqu’il s’agit d’écarter toutes les
habitudes de pensée, les notions familières, les connaissances acquises.
D’ailleurs vouloir cloisonner l’intuition est tout à fait possible, il suffit
de laisser son mental travailler, se poser des questions, réfléchir, en quelque
sorte avoir un « p’tit vélo » dans la tête, n’utiliser en fait que son cerveau
gauche pour bloquer d’une manière admirable la spontanéité et donc
l’intuition.
Un moment créatif survient quand un schéma habituel d’association est
interrompu et c’est bien ce qui peut se produire avec l’hypnose. Selon
Bergson, sous sa forme achevée, l’intuition est un pouvoir propre à
l’homme qui le rend capable d’une expérience pure. C’est un mouvement
pour s’identifier à la réalité, une réalité à chaque fois unique ou au moins
pour y coïncider. L’imagination est, aussi, la faculté de former des images
qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité : le ruisseau rigole et la rigole
ruisselle. Ne pas dédaigner de temps en temps les approximations.
L’improvisation est naturelle et nous y avons recours tous les jours.
L’improvisation est la faculté d’utiliser, instantanément, toutes les
informations acquises auparavant. Et sans mémoire, il n’y a ni pensée ni
imagination. En acceptant le caractère aléatoire de ce que notre esprit
invente dans l’instant, c’est-à-dire en acceptant cette production comme
éphémère en nous détachant d’un quelconque résultat qualitatif, nous
développons la souplesse, la rapidité, l’adaptabilité. Vouloir être trop garanti
de la qualité du résultat, c’est souvent se priver d’un simple résultat.
Améliorable. Le changement est, alors, en route. La faculté d’improviser
nous permet de trouver les relations entre les fragments de mémoire et
souvent le meilleur usage dans des circonstances données.

UNE THÉRAPIE BRÈVE NON CODIFIÉE


En psychothérapie, cette aptitude à l’improvisation est à la fois utilisée,
mais aussi dépréciée pour son caractère non réfléchi. Cette appréciation
ambivalente de l’improvisation, une sorte d’admiration en mal, parasite la
compréhension de notre travail hypnotique.
En réalité, ceux qui ont une bonne base technique accèdent à cette
vivacité, cet à-propos improvisateur qui aide à trouver des solutions aux
problèmes que rencontrent les gens. Il s’agit d’une forme évidemment non
codifiée, et comment le pourrait-elle, de thérapie brève.
Il est vrai qu’il est difficile d’enseigner l’éphémère et l’aléatoire dans le
contexte actuel qui pousse au principe de précaution. Les mouvements du
temps avec ses accélérations, ses ralentissements, voire sa disparition
momentanée s’accordent mal avec un balisage préalable, une sorte de
chenal temporel dûment dragué et préservé de tout élément imprévisible.
En fait, improviser est l’une des choses que nous faisons le plus, une
des plus écologiques et celle qui participe d’évidence à la vie en société.
Seul l’ermite peut se passer d’improviser, quoique…
Autrement dit, seule l’improvisation anime la vie de relation et c’est
bien parce que l’autre existe que l’intuition se manifeste.
Il n’y a que l’imprévu, l’inconnu qui favorise cette inventivité, la peur
du non-connu conduit à la sclérose, au repli fermenté, à la macération.

L’expérience précède la compréhension


Une thérapie inspirée de ces constatations est de l’ordre du faire
ensemble, le patient est actif et intervient dans le déroulement du processus
thérapeutique – dont le minimum technique est la synchronisation
respiratoire, approche majeure, qui permet d’être touché et de toucher le
patient dans une distance protectrice.
Ce souffle véhicule la parole qui elle-même nourrit celui qui la reçoit.
Sa tonalité, sa saveur, son rythme, sa consistance et d’autres caractéristiques
rendent son assimilation plus ou moins rapide. L’interaction, le ricochet
d’une pensée de l’un à l’autre crée l’inventivité nécessaire à
l’individualisation de la thérapie et à son éventuel et relatif succès. Les
développements intuitifs, consubstantiels des métaphores, constituent des
raccourcis qui apparaissent lors de l’expérience même de la relation ; la
compréhension ne viendra qu’ultérieurement.
L’image intuitive, rapide, immédiate dans sa globalité saisissante, offre
une alternative sensible à un lent et laborieux chemin d’élaboration
intellectuelle. Le défi de l’intuition est d’apporter une synthèse et d’opérer
une conjugaison avec accord des temps par la condensation d’informations
disséminées dans la mémoire des protagonistes.
En fait, parler de l’intuition est assez « surréaliste ». On ne peut guère
en voir que la projection lumineuse ou l’ombre portée, mais pas vraiment sa
création. Il n’y a pas de générique où elle figure après le mot « fin ».
Improviser procède paradoxalement à la fois de l’oubli et de la
mémoire, ce qui conduit à ne pas se répéter tout en étant dans la continuité
de la même ligne thérapeutique. Une incitation à l’inventivité. En tout cas y
tendre.
En voilà quelques exemples, Clara, qui t’en donneront une idée.

L’accent suisse
M. L., 22 ans, est affligé d’un bégaiement majeur dont huit années
de traitements divers ne sont pas venues à bout. Il a quitté le lycée
précocement sans diplôme, n’a pas d’emploi et vit chez ses parents.
Le bégaiement, ses causes et/ou ses conséquences l’ont conduit à un
isolement social, cependant il maintient un contact avec autrui par
l’intermédiaire du sport.
Lors de la première consultation, M. L. me rapporte toutes les
difficultés qu’occasionne son bégaiement quasi permanent. La
moindre relation sociale comme aller chez le boulanger ou à la poste
est une épreuve qu’il affronte avec crainte et souffrance.
Soudain, sans ambages, je lui propose de parler avec l’accent suisse
et je lui en donne l’exemple. En lui parlant lentement, très lentement
comme des ronds dans l’eau qui s’étirent et qui reviennent,
tranquillement. Et quelques instants plus tard, après avoir intégré
rythme et mélodie, il parle sans accrocher avec l’accent suisse.
Surprise ! « Alors, il suffit de parler avec l’accent suisse pour ne
plus bégayer ! », s’étonne-t-il. « Eh oui ! Pour vous en tout cas ! »,
lui répondis-je.
Évidemment, une telle amélioration aussi rapide et radicale ne va pas
sans inconvénient. Après tant d’années de théories et de pratiques inutiles,
l’apparition soudaine d’une méthode aussi minimale qui réussit ne peut que
le laisser perplexe. D’autre part, cette nouvelle façon de parler le gêne,
notamment en famille avec son père avec lequel il s’entend mal…
Cette amélioration inattendue a permis d’ouvrir d’autres voies de travail
pour que, peu à peu, il puisse et accepte de parler de manière fluide en
quittant des schémas relationnels eux aussi hésitants. En jouant aussi sur le
paradoxe que l’accent suisse, qui lui permettait de parler avec beaucoup
plus d’aisance, était quasi indécelable par un auditeur non averti !
Comment est venue cette suggestion de parler avec l’accent suisse, je
l’ignore. Peut-être d’une référence à un bref stage de théâtre qu’il avait vécu
quelques années auparavant ? Cette explication est-elle une reconstruction
de ma part a posteriori ?

Lire un dictionnaire : mode d’emploi


Élise, 12 ans, surdouée et migraineuse.
Élise est une enfant très en avance sur ses camarades du même âge.
Dans sa famille, il y a d’autres surdoués, ce qui lui donne une
assurance supplémentaire sur le côté exceptionnel de sa lignée
familiale, mais qui contribue également à l’isoler davantage. Élise
est probablement prise dans un double lien qui associe la certitude
d’être différente et supérieure aux enfants du même âge et le désir
d’être admise comme une égale. Ses migraines intenses et
quotidiennes ne facilitaient pas la relation, ni son humeur. Elle me
paraissait aussi quelque peu orgueilleuse, sûre d’elle et
psychorigide. Psychorigidité dans sa façon de parler ou non de ce
qui est destiné à être évacué dans la cuvette des toilettes ! Le haut et
le bas.
Par ailleurs, sa méthode pour apprendre ressemblait plus à du
gavage systématique qu’à une approche curieuse et ludique. Peut-
être une extension ou une manifestation périphérique d’un
comportement interne relevant du « toujours plus de la même
chose », une obstination plus qu’une persévérance qui pourrait
contribuer, peut-être, à la genèse et au maintien de ses migraines.
Situation typiquement propice au « coq-à-l’âne », je lui demandai si
elle lisait le dictionnaire. « Oui, répondit-elle. – Et comment fais-
tu ? – J’ai commencé par la lettre A et je me suis arrêtée à la lettre
N, c’était trop chiant ! » Excellente occasion de provoquer un
changement. Haussant les épaules en signe de consternation
évidente, je lui dis directement : « Ce n’est pas comme ça qu’on lit
le dictionnaire ! Je vais te montrer… » Un défi à celle qui sait tout.
Sauf que je venais de réaliser que le dictionnaire auquel je pensais
n’était pas dans la bibliothèque de mon cabinet. Improvisons,
improvisons. Le seul dictionnaire disponible était celui des
symboles. Tant pis je le prends, reviens au bureau le pose devant
moi et théâtralement j’annonce : « Je te montre comment on fait. »
Et j’ouvre le dictionnaire au hasard. Première surprise : l’empirisme
de la technique. Cela aurait pu s’arrêter là et suffire. Après lui avoir
laissé apprécier avec étonnement la médiocrité de ma technique, le
dédain de son regard en disait long sur sa consternation. La lecture
de la page relance l’attention, au sommet de la page de gauche était
écrit un mot qui vint « à propos » : « Éveillé » !
Je lui montrai la page en question et là deuxième surprise qui la fit
se caler contre le dossier de sa chaise. Éveillé pouvait, peut-être un
tant soit peu, s’écrire au féminin : éveillée. Au moment de tourner le
livre, je lus sur la page de droite très clairement écrit :
« Excrément ». Je dois dire que ces surprises étaient partagées,
silencieusement, par moi-même. La lecture du deuxième mot la
colla encore plus au siège, augmentant son calme, sa détente et sa
perplexité, son esprit occupé, probablement, par quelques opérations
inconscientes de réorientation.

L’inattendu, l’empirisme déterminé, le hasard délibérément favorisé, la


perception en action, autant de mécanismes inconnus pour Élise qui
précipitaient (au sens chimique du terme), qui s’agrégeaient en une nouvelle
réalité. Les trois temps d’une intervention « créative » (on dit toujours cela
quand cela a réussi !), contiguïté, similitude et contraste, selon les Grecs
anciens, étaient réunis. Cette expérience étonnante eut un effet radical sur
ses migraines, qui disparurent après cette deuxième consultation.

La vengeance secrète ou le discernement


M. F., plombier électricien, souffre depuis cinq ans de migraines
extrêmement invalidantes qui entraînent une impossibilité de
travailler le matin. Tous les jours, ses migraines le contraignent à
rester alité la matinée complète. Tout a commencé à la suite d’une
soirée privée qu’il animait, une autre de ses passions, lorsque des
quidams ont tenté de pénétrer dans cette soirée. Après un premier
refus, les personnes refusées sont revenues plus nombreuses et
armées de battes de base-ball et autres manches de pioche. Bagarre
générale qui se termine par un traumatisme crânien et un coma pour
M. F. Les agresseurs n’ont pas été retrouvés par la police. De cette
soirée, M. F. garde des séquelles physiques très lourdes et une
rancune proportionnelle à celles-ci. Par ailleurs, M. F. avait envie,
avant cette soirée dramatique, de quitter la plomberie et l’électricité
pour changer de métier et devenir sonorisateur-animateur de soirée,
mais il lui est impossible de changer, trop de douleur, trop de
rancune, trop de haine.
Le souhait secret de M. F., qu’il me révèle avec émotion, est de se
venger de son agresseur, de le tuer dès qu’il en sera physiquement
capable ! Il profère cette menace avec une telle intensité qu’il n’y a
aucun doute sur le conflit qui l’habite. Son épouse qui l’accompagne
acquiesce avec empressement… Ses migraines persistent-elles
comme protection d’un geste meurtrier ? Une hypothèse intuitive.
Peut-être que l’idée risquée, sans doute, de la vengeance est utile. Et
je lui suggère qu’il est possible de se venger de son agresseur. Son
attention augmente. « Il n’est nul besoin que celui-ci le sache… »
Perplexité de M. F. « Il est possible de vous venger de lui. Il suffira
que vous ne continuiez pas à être sa victime ! Il suffira que vous
redeveniez plombier à plein temps ! » Un recadrage radical. Un
pivotement ascendant. Un mois plus tard, à la consultation suivante,
M. F. avait travaillé trois semaines durant soit vingt et un jours du
matin au soir sans douleur marquée ! Il avait pu retrouver son
activité de plombier et ainsi pouvoir décider, enfin, de l’arrêter de
son plein gré et passer à son projet de sonorisateur. Il ne s’était pas
adapté à son handicap, il ne s’était pas soumis à son agresseur, il
avait eu le dernier mot, économe en hémoglobine, en sortant du
carcan migraineux et de la colère avec souplesse. Il n’était plus
dépendant de ce barbare. Libre.

La présence à l’instant, un instant intense, calme et détaché de


considérations concernant paradoxalement les résultats, détermine
l’apparition de perceptions dont le sens apparaît comme une évidence et
d’autres dont l’expérience du thérapeute discernera l’opportunité de l’usage.
Au-delà de la technique assidue… l’intuition dans une « outre-
conscience ».
Une clé extraordinaire
À l’heure d’une meilleure reconnaissance de l’hypnose thérapeutique, il
est de première importance de rappeler ce qu’il en est de sa nature. Nous
allons faire quelques précisions au risque de surprendre.
L’hypnose n’est pas une chose.
L’hypnose n’est pas un outil.
L’hypnose n’est pas une technique.
L’hypnose n’existe pas en dehors de la personne humaine.
Néanmoins, comme il faut bien trouver un mot adapté au public auquel
on s’adresse, les mots d’outil ou de technique sont les plus utilisés. Ils ont
comme vertu de « chosifier » le concept, de le rendre visible par cette
analogie périphérique et donc non menaçante.
Eh oui ! L’hypnose fait peur, enfin une certaine forme d’hypnose. Elle
fascine aussi, et pour ceux qui souffrent elle peut prendre l’aspect
miraculeux du dernier recours.
Bien que nous sachions, depuis 1989, que l’hypnose est une aptitude
physiologique de l’être humain, ce qui est très rassurant, alors par quoi se
caractérise-t-elle encore ?
C’est un état dans lequel les relations usuelles entre le corps et l’esprit
sont modifiées de telle sorte qu’il est possible de changer la perception des
sensations ressenties ou d’en retrouver d’anciennes.
De modifier les paramètres temporels, dans une certaine mesure, et de
« voyager » dans le passé en changeant l’écoulement subjectif du temps.
C’est-à-dire l’accélérer, le ralentir, le suspendre en associant aussi des
époques différentes.
Et tout cela par des moyens spécifiques permettant au sujet de faire
l’expérience de l’hypnose grâce à un professionnel de santé habilité.
Acquérir les techniques hypnotiques ne suffit largement pas pour soigner.
Comprendre un contexte, retrouver des causes, évaluer les symptômes,
envisager un pronostic et établir un traitement demandent du travail et du
temps.
Néanmoins, il subsiste des ombres portées liées au mot hypnose.
Aussi différents les uns des autres et pour en montrer les nuances,
prenons le mot « vélo ». Savoir de quoi est fait un vélo et savoir le
reconnaître comme objet n’impliquent pas que l’on sache en faire, et encore
moins savoir où aller avec. Nul doute que cela crée des confusions et les
malentendus qui en découlent.
Pour commencer, entendons-nous mieux sur la fonction thérapeutique :
l’hypnose n’est pas thérapeutique en soi !
Les hypnotiseurs de spectacle poursuivent leurs galas en raison de cette
différence. Ils font du divertissement basé sur des techniques hypnotiques et
un savoir-faire de showman qui utilisent les attentes connues des
spectateurs, le plus souvent payants. Toute tentative de traitement tomberait
sous le double coup de pratique illégale et foraine de la médecine.
Ce débat sur la validité, l’intérêt de l’hypnose et sur quoi elle repose
existe depuis l’origine avec le magnétisme animal comme précurseur. J’ai
évoqué plus haut les deux commissions de scientifiques et de médecins et
leur rapport au roi Louis XVI. Leurs travaux concluaient à l’inexistence du
fluide animal ; cependant ils témoignaient aussi des changements, voire des
soulagements avérés sur les patients, mais ils les ont attribués à
l’imagination des patients. Les esprits n’étaient pas prêts à considérer que la
conclusion de ce point secondaire n’était pas un artefact, mais une
révolution thérapeutique. Une magnifique occasion de perdue pour changer
de paradigme. Un rendez-vous raté avec la sérendipité. Cet opprobre
scientifique concernant l’hypnose persiste encore de nos jours de façon
atténuée, au mieux par une indifférence méprisante, au pire par une franche
hostilité.
La tentative suivante la plus célèbre a été celle d’Émile Coué, qui a été
le premier à utiliser une méthode d’autosuggestion pour donner aux patients
l’occasion de se servir de leur imagination pour se soigner. Mais sous les
quolibets !
Hélas, sans support matériel, visible, palpable et observable
scientifiquement selon les normes en vigueur, un traitement a peu de
chances d’être reconnu comme valide. Jouons un peu. Validé est-ce être
valide ? Si oui, alors non validé c’est être invalide ? Invalide est-ce être
handicapé ? Mais être handicapé, c’est aussi avoir le droit d’accéder à une
vie ordinaire et un traitement imaginatif est particulièrement ordinaire.
CQFD.
Avec l’hypnose, nous sommes dans un cas d’école. En effet, quelques
chercheurs partent du constat que ce qui est observé existe et qu’alors il
convient de changer de point de vue pour se demander quelle zone obscure
ce résultat éclaire. Quelle méthodologie doit être inventée pour tenir compte
de ces résultats régulièrement observés ? Comment évaluer les effets de
l’imagination ? Scientifiquement. Ces observations sont des atouts pour
faire évoluer les notions habituellement utilisées. La science a tout à gagner
à intégrer ces données pour aller vers une compréhension des interactions
du corps et de l’esprit. À commencer par celles du soignant.
Comment proposer un traitement reposant sur un mode de pensée
différent s’il n’est pas compris de l’intérieur ? Seule une expérience
préalable peut conduire à la compréhension de phénomènes qui s’inscrivent
dans un changement de pensée. La pensée binaire ordinaire fondée sur un
mode « soit/soit » est maintenant complétée par une pensée ternaire qui
intègre le paradoxe qui se joue des contradictions avec le mode et/et. D’une
pensée linéaire où les éléments se succèdent, nous passons à une pensée de
l’espace où ces mêmes éléments coexistent simultanément en plusieurs
endroits. Une telle description paraît compliquée et elle l’est au moins par
sa nouveauté. Plus simplement il s’agit de l’imagination et de certaines de
ses fonctions.
Actuellement, il n’existe aucun enseignement officiel intitulé
« l’imagination thérapeutique », même rédigé conformément aux fiches des
médicaments.
Clara, voici la trame d’une fiche de posologie qui s’inspire d’un célèbre
dictionnaire de médicaments. Utilise-la comme un portrait chinois et
complète chaque ligne.
Prends ton temps, ce livre le recommande.
Sois curieuse. Fais l’exercice. Ose. Tu apprendras… (sérendipité 1)

OHM :
organisme hypnotiquement modifié
En voici les principaux paramètres :
Formes et présentation :
Composition :
Indications :
Posologie et mode d’administration :
Contre-indications :
Mises en garde et précautions d’emploi :
Interactions :
Fertilité/grossesse/allaitement :
Effets indésirables :
Surdosage :
Pharmacodynamie dans ce cas hypnodynamie :
Pharmacocinétique dans ce cas hypnocinétique :
Prescription/délivrance/prise en charge :

Il est très, très difficile d’intégrer des considérations floues et aléatoires


aux obligations formelles imposées aux médicaments pour des raisons
pragmatiques de sécurité. L’inverse est possible, voire amusant. Il suffit de
considérer « imagination » comme le principe actif de l’hypnose et de la
traiter à l’instar d’une molécule dont on présente les caractéristiques
énoncées ci-dessus.

S’AFFRANCHIR DES HABITUDES ET ÉVITER LES MALENTENDUS

L’hypnose est une langue vivante, faite de mots, bien sûr, et ils sont
fragiles, nous devons en prendre soin. Traiter le langage c’est aussi protéger
une part de notre humanité.
Les mots sont des véhicules, des formes organiques dotées de couleurs,
de sensations, de sons, de parfums et de saveurs. Ils sont une expression de
notre vitalité ; les dictionnaires des synonymes et tous leurs amis en
témoignent.
Notre vocabulaire est appauvrit par la réduction des mots employés
ainsi que l’infiltration d’expressions qui tendent plus à renforcer
massivement son point de vue qu’à le développer dans ses finesses, voire à
favoriser la conversation.
Voici quelques exemples de ces expressions paralysantes qui peuvent
aller du statut de commensal jusqu’au parasite, voire au poison en fonction
de la profondeur de leur infestation.
Donc. Commencer par la conclusion laisse peu de place au débat…
Donc voilà. Celle-ci a fonction de porter l’estocade ! Surtout quand on
n’a plus rien à dire.
Tout s’est bien passé ? Doute du restaurateur ? Il a pris des risques ?
Nous aussi ?
Si tu veux ? ou. J’hésite sur la ponctuation. Est-ce une question ou une
réponse implicite ? Demande-t-on un avis ou une approbation ?
C’est clair. Une approbation floue.
Du coup. Qui rend consécutif ce qui n’est souvent que successif.
Effectivement. Renforcement d’une approbation pléonastique.
Formater. Comme son nom l’indique.
Impacter. Idem élément de langage guerrier qui est très présent en
médecine avec ses alliés : cible, arsenal, arme, vecteur.
Gérer. Hélas de plus en présent dans la santé. Comme si le langage de la
gestion se greffait sur celui du « prendre soin »… Humaniser.
On est sur Marseille. Au-dessus ? Alors, on n’y est pas.
On a fait l’Espagne, on s’est fait un restaurant, un film, etc. Quelle
activité, quelle puissance ! Faire est-il synonyme de voyager, manger, voir ?
Un peu anthropocentré…
Positiver. Faire un effort.
Quelque part. Oui, où ça ?
Référent. Référent douleur = compétent en douleur. Pourquoi pas
référent soulagement = compétent en soulagement…
Solutionner. Mettre en solution. Diluer ?
Tout à fait. Oui ou non ?
Il faut lâcher prise. Et si tu tombes ?
Faut arrêter. Y a rien à faire !
Y a rien à faire. Faut arrêter !

Tu en trouveras d’autres, Clara.


C’est le Pr Zarifian qui avait attiré mon attention sur ce saupoudrage
annihilant de suggestions ordinaires. Et nous trouvons des raccourcis hâtifs
et répétés qui agissent sans que l’on s’en aperçoive dans nos milieux
professionnels du type :
« Quelle est ta spécialité ?
– Je fais de la douleur !
– Ah ! Oui. Tu as un style particulier : tenailles, électricité, noyade,
etc. ? Et tu rentres tranquille le soir après ta journée de douleur. Cela ne doit
pas être facile pour les secrétaires qui donnent les rendez-vous. Il doit y
avoir des histoires conflictuelles… J’imagine un peu comme ça. »
« Bonjour. Je voudrais un rendez-vous pour le mois prochain. S’il vous
plaît. – Bonjour. Bien sûr, nous avons le Dr Bidule, spécialiste de la
douleur, et le Dr Machin, spécialiste du soulagement. Je vous écoute. –
Avec le Dr Machin. – Beaucoup d’attente. Beaucoup de gens préfèrent le
soulagement. – Le Dr Bidule est plus accessible… – Merci. J’attendrai. »
Bien sûr, ce ne sont pas des bourreaux, des psychopathes, mais nous
laissons trop les buts, les objectifs prendre la place des moyens. Ils nous
« hypnotisent » ! Au sens ancien et réducteur de fasciner. J’ai même vu une
plaque de « cabinet de pathologie », pas de thérapeutique !
Tu connais cette formule qui est devenue une véritable plaisanterie dans
le premier contact avec l’hôpital.
« Bonjour. Détendez-vous, n’ayez pas peur, je vous préviens il fait froid
dans cette salle ! Je vais vous piquer ! Ça ne fait pas mal ! » qui met
immédiatement en apnée et tension !
Comme si le patient ne se doutait pas, ne savait pas qu’une prise de
sang serait plausible à l’hôpital… Lui demander de se détendre dans
l’instant, sur commande, au moment qu’il redoute dénote davantage une
méconnaissance des méthodes de relaxation de la personne qui tient la
seringue qu’une résistance du patient au traitement…
Prévenir a une fonction de protection anticipée, mais aussi de menace…
Alors pour prévenir cela, peut-être faut-il ne pas prononcer ce mot et
simplement « donner une couverture pour augmenter le confort » et piquer
sur l’expiration du sujet.

L’ANALOGIE : C’EST DESSINER AVEC LA VOIX

Pour dessiner, il faut des crayons, pour la voix ce sont les mots. Il y en a
de fins, précis, durs, d’autres sont plus friables, doux, ou encore chauds,
absorbants, enveloppants, même élastiques, toniques, etc.
Plus la parole sera donnée (rendue ?) aux soignants et plus les patients
seront entendus et compris.
Avec l’hypnose, nous allons privilégier les verbes d’action. D’action
lente ! Ceux qui impliquent le temps dans sa durée.
Quelques-uns pour commencer, tu sais où trouver les autres.
Verbes d’action lente :
musarder, flâner, déambuler, folâtrer, promener, baguenauder,
randonner, marcher, grimper ;
sentir, humer, respirer, parfumer ;
toucher, caresser, effleurer, palper, pétrir, pincer, gratter, chatouille,
contact, douceur, frôlement, flatterie, enlacement, bain, délices, faveur,
bercer, cajoler, volupté, tâter ;
goûter, déguster, savourer, se régaler, jouir, succulent, délicieux, se
délecter ;
contempler, méditer, songer, rêver, attentif, découvrir, entrevoir,
observer, percevoir, remarquer, regarder, saisir/embrasser du regard,
distinguer, imaginer ;
discerner, déchiffrer, déceler, détecter, dénicher, dépister, deviner ;
imaginer, concevoir, construire, créer, envisager, évoquer, extrapoler,
forger, former, improviser ;
imbiber, décanter, immerger, baigner, flotter, nager, surnager, humecter,
humidifier, mouiller, hydrater, boire, pomper, absorber.
Il y a aussi tous les mots qui commencent par le préfixe « trans ». Il
ouvre les mots et leur donne du mouvement :
transaction ;
transborder ;
transcendance ;
transcription ;
transférer ;
transfigurer ;
transformable, transformer, transformation ;
transfuge ;
transfuser ;
transgresser ;
transiger ;
transiter, transitoire
translater ;
translucide ;
transmettre, transmission ;
transmutation ;
transparent ;
transpercer ;
transpirer ;
transplantation ;
transport ;
transposer ;
transversal…
D’autres, encore, sont intéressants. Ils décrivent des sensations
existantes non perçues. Très utiles pour notre travail sensoriel relié au temps
et à la conscience subjective que l’on peut en avoir… Tu vas voir, Clara,
c’est plus simple en les lisant :
invariable ;
insensible ;
invisible ;
inaudible ;
impalpable ;
imperceptible ;
indiscernable ;
insipide ;
insignifiant ;
insoluble ;
insoupçonné ;
indécelable ;
inattendu ;
incertain ;
incognito ;
inconnu ;
inconscient ;
incompris ;
incompréhensible ;
inconsistant ;
incroyable ;
invraisemblable ;
illisible ;
indéchiffrable ;
indicible ;
indéfini ;
inédit ;
inépuisable ;
inestimable…
À des degrés divers, ils te seront très utiles pour jouer sur des niveaux
variables de perception.
Ces analogies et ces métaphores sont des suggestions et nul besoin
d’hypnose pour en formuler. Ce n’est pas une nouveauté, Montaigne l’avait
déjà remarqué : « La parole est moitié pour celui qui écoute et moitié pour
celui qui parle. » Dans une approche hypnotique, il est important de ne pas
« médicaliser » de manière trop importante la vie des patients, cela peut les
rendre plus vulnérables, plus malades.
Prenons une référence dans laquelle l’hypnose est très souvent utilisée :
la douleur.
Par l’hypnose, on obtient des analgésies, des anesthésies segmentaires
dites en chaussettes ou en gants ne correspondant à rien de connu en
neurologie.
Le Dr Chertok, pour montrer l’intérêt et l’efficacité de l’hypnose,
prenait une pièce de monnaie et l’appliquait sur l’avant-bras d’une personne
en lui suggérant que cette pièce de monnaie était brûlante, en la retirant
quelques minutes plus tard on pouvait observer une lésion de brûlure à
l’emplacement de la pièce alors que celle-ci était à température ordinaire.
Ceci pour montrer, si ce n’est démontrer les possibilités d’une suggestion
acceptée.
Autrement dit du point de vue neurologique, si certains fonctionnements
de la peau, du cerveau sont mal connus aujourd’hui, on peut néanmoins
agir, avoir des points d’accès qui permettent d’obtenir des changements
même si la recherche fondamentale ne permet pas, actuellement,
d’expliquer ces résultats.
C’est peut-être un défi de pratiquer une médecine qui associe les uns et
les autres dans le traitement tout en redonnant aussi une place active au
patient dans sa propre capacité à aller mieux. Cette dynamique
thérapeutique requiert un savoir-faire et du temps pour être mise en œuvre.

L’AUTOHYPNOSE

L’hypnose présente également l’intérêt de pouvoir être pratiquée chez


soi. Après avoir appris auprès d’un professionnel de santé, le patient pourra
pratiquer l’autohypnose en complément des autres thérapeutiques et
continuer par lui-même à traiter son corps et à améliorer ses capacités
personnelles d’autoguérison.
Si l’hypnose nous fait accéder à une plus grande conscience, ce n’est
pas par le sommeil mais par des moyens d’appréhension du monde qui
utilisent cette forme analogique de pensée – souvent à l’origine de bien des
découvertes scientifiques et à laquelle de grands noms s’attachent :
Semmelweiss, Flemming, Kékulé, Newton, Copernic. Souvent au prix de la
réprobation, voire de la condamnation de leurs auteurs. Opérer des
changements qui ne sont pas dans la continuité linéaire du passé est une
rupture méthodologique. La méthode analogique repose souvent sur un
rapprochement aléatoire ou inspiré, l’observation sans préjugé en tout cas.

L’hypnose n’est pas seulement un état,


mais une attitude
L’hypnose, dont un des objectifs est la transformation ou le
changement, ne peut l’atteindre que par un changement de nature, de cadre.
Et le premier changement commence par le thérapeute lui-même. Cette
attitude permettra un entendement différent.
Comment ne pas s’étonner de voir à la télévision dans un documentaire
récent sur l’hypnose la pseudo-démonstration des tests d’hypnotisabilité
pour traiter tel ou tel patient ? Est-ce scientifique d’utiliser la suggestion
pour valider les effets de la suggestion ? Les réponses correspondent à
l’expérience du moment et non à une quelconque hypnotisabilité inhérente
au patient. S’il s’agit de convaincre le grand public de l’innocuité de
l’hypnose, le jeu en vaut peut-être la chandelle ? Mais que les
professionnels y croient et pratiquent une sélection des patients à partir de
tels paramètres, je crains qu’il n’y ait maldonne.
La métaphore permet une amplification à partir d’une simplification !
La simplification a l’avantage d’une relative universalité. La métaphore a
aussi un autre avantage, celui d’attirer l’attention. Les gens ont tendance à
souvent rapporter les choses à eux-mêmes. Une sorte d’anthropomorphisme
permanent qui conduit à voir le monde extérieur à partir de nos propres
critères personnels. C’est pourquoi les neuf points sont là pour nous aider à
relativiser ce point de vue centripète.
La métaphore est un véhicule qui embarque l’auditeur attentif ;
cependant sa destination est inconnue pour le passager et souvent aussi pour
celui qui a conçu ce véhicule. Un peu comme si le passager, faisant corps
avec ce qui le transporte, créait un attelage d’un genre nouveau doué de
propriétés inédites. Le praticien représentant une instance de sauvegarde
pour accompagner ce voyage, souvent en forme de périple.
La métaphore est une forme sémantique, c’est aussi, dans ces
circonstances hypnotiques, une méthode thérapeutique assimilable pour
changer ce qui paraissait intangible. L’aspect imprécis de cette méthode
requiert d’en multiplier les variantes à la fois simultanément et
successivement. Le débutant est souvent impressionné par une méthode à la
forme et au contenu aléatoires. Les formes les plus vagues sont les plus
commodes, car elles ne sont pas menaçantes, ni contraignantes et offrent
ainsi plus de sécurité pour amorcer un changement. Le but n’est qu’un
prétexte pour démarrer, et pas nécessairement l’objectif à atteindre ! Ce
décalage est l’espace dans lequel l’hypnose et la pensée analogique
s’insèrent et opèrent.

Illusion ou réalité
Clara, connais-tu ces expériences scientifiques ?
Alors, regardons ce que font nos collègues scientifiques qui travaillent
dans les neurosciences.
La transposition des sens.
Pour être un peu provocant, certains font ce qu’un certain nombre de
magnétiseurs prétendaient faire au XIXe siècle : la transposition des sens !
Nos prédécesseurs prétendaient que certaines de leurs somnambules
voyaient par l’estomac ou le poignet…
Les magnétiseurs l’ont peut-être rêvée, les poètes l’ont exaltée, les
scientifiques l’ont réalisée !
Ils observent que des sons génèrent des images et des illusions.
Quelqu’un qui froisse un tissu et une autre personne qui entend ce bruit
ont en commun la même appréciation de sa structure. Pourtant, c’est l’ouïe
et non le toucher qui prédomine. Lorsque l’on froisse ce tissu en portant des
écouteurs qui diffusent un bruit de pliage de papier, on a l’illusion de
froisser du papier.

DES COULEURS GÉNÈRENT DES GOÛTS

Une odeur perçue et associée à une couleur devient une autre entité et
par conséquent exhale une odeur différente. À l’occasion d’une dégustation
des tests ont été réalisés par des œnologues où des experts percevaient des
odeurs de cassis ou de framboise dans un vin blanc coloré en rouge à leur
insu. Déclinaison commerciale immédiate, les industriels ont effacé de leurs
emballages la mention « sans colorant ». Un sirop blanc à la menthe sent
moins la menthe qu’un sirop vert !
Dans le cadre de la dégustation de vins, il apparaît que la perception est
conforme à ce à quoi l’on s’attend, avant même d’avoir perçu le goût de
l’objet.
L’imagerie cérébrale montre que lors de la dégustation d’un vin les
zones qui traitent le langage, la vision et l’olfaction sont activées. L’odeur
est associée à la couleur et aux mots pour le décrire et en établir une
2
représentation .
De la même manière, il est bien connu qu’une voiture rouge va plus vite
que les autres…

L’IMAGE QUI RECRÉE LE CORPS


« Aucun amputé ne peut marcher de façon correcte avec un membre
artificiel avant d’y avoir incorporé une image corporelle, autrement dit le
membre fantôme. » Ramachandran a eu recours à la réalité virtuelle pour
« réanimer » le fantôme immobile d’un patient amputé d’un bras déjà
paralysé.
Le membre fantôme est aussi présent chez l’aveugle ayant subi une
3
amputation, ce qui indique sa nature essentiellement somesthésique et
atténue le rôle de la vision dans la construction du schéma corporel. La
substitution d’un retour visuel au retour somesthésique habituel agit ici
comme la substitution auditive et tactile chez l’aveugle 4.
À la souplesse des associations sensorielles et émotionnelles répond la
plasticité cérébrale. La stimulation des capteurs sensoriels crée l’illusion du
mouvement des membres. Ces résultats s’accordent avec les travaux en
rééducation hypnotique chez les hémiplégiques et traumatisés crâniens où
l’on voit l’intérêt de la catalepsie et de la lévitation ainsi que des
stimulations centrales et émotionnelles 5.
Certaines fibres musculaires sont sensibles et il est possible de créer des
illusions de mouvements par l’application de vibrations mécaniques en
occultant la vue du sujet. Parmi ces illusions citons-en une amusante : la
stimulation du biceps d’une personne qui se tient le nez entre le pouce et
l’index donne, souvent, la sensation que son nez s’allonge à l’instar de
Pinocchio 6.
Aristote dans son ouvrage La Métaphysique 7 invite à l’expérience
suivante : « Croisez deux doigts, fermez les yeux et placez entre les deux
doigts une bille. Votre toucher vous fera percevoir deux billes là où il n’y en
a qu’une. »
Tastevin décline les expériences d’Aristote en réalisant l’expérience
suivante. Il fabrique le moulage des deux dernières phalanges d’un doigt
qu’il place devant le majeur d’une main dont un papier recouvre
complètement la main. Le sujet, qui a les yeux fermés, a tendance à associer
à leur ouverture le doigt factice aux perceptions sensibles du majeur.
Tastevin a répété cette expérience en reculant de plus en plus le simulacre
de doigt de telle sorte que la perception sensible s’est étirée jusqu’à trente
centimètres du point initial ! La sensation est en quelque sorte captée par le
doigt factice, à moins que la conscience ne se loge dans cet objet…
Plus récemment, des scientifiques américains ont extrapolé de ces
travaux une autre expérience. Un écran vertical est interposé entre le bras et
le visage d’un sujet, occultant la vision du bras. Devant l’écran est placé un
bras en caoutchouc. L’expérimentateur stimule tactilement et simultanément
le bras et sa réplique synthétique. Au bout de dix minutes, la personne a
l’impression que ce qu’elle ressent provient du bras en caoutchouc.
L’expérience fonctionne même avec des objets dont la forme est éloignée de
celle du bras comme une chaussure. Les gens affirment que leurs sensations
proviennent de la chaussure et non du bras, à tel point que si l’on frappe la
8
chaussure avec un marteau elles grimacent de douleur . Voilà une bien
troublante conscience de son corps qui ouvre des horizons thérapeutiques
insoupçonnés dont l’hypnose pourrait bien profiter.

VOIR PAR LA PEAU ET VOIR AVEC LES OREILLES

Le nerf optique répond toujours par une sensation lumineuse quelle que
soit la stimulation qui lui est appliquée. Pressé, comprimé, irrité, chauffé ou
stimulé par un courant électrique, le nerf optique répondra par une sensation
lumineuse. L’activité sensorimotrice n’est pas limitée à une région
particulière précise, d’où les capacités associatives possibles. Ainsi existent
depuis quelques années des dispositifs pour les non-voyants qui utilisent la
substitution sensorielle. Autrement dit un stimulus appartenant à un
domaine sensoriel est transformé en un stimulus d’un autre registre
sensoriel. Il en existe de deux sortes : ceux qui convertissent les stimuli
optiques en des stimuli tactiles et ceux qui partent d’un stimulus optique et
le transforment en un stimulus auditif.
Ces dispositifs nécessitent un apprentissage qui aboutit à la disparition
de la perception de celui-ci comme un élément étranger au corps. Ils
développent une nouvelle perception du monde.
Ces chercheurs innovent sans préjugés et rejoignent nos travaux qui
appréhendent la pathologie de nos patients comme un mode d’expression
créatif avec lequel nous dialoguons avec notre propre inventivité.
Cette inventivité est au cœur de l’activité humaine, elle en est une
caractéristique et l’hypnose est une voie royale pour son développement.
Le cerveau n’est pas figé, il se réorganise en permanence en fonction
des stimuli qu’il reçoit. Cette malléabilité associative est le support de
réaménagements réparateurs. Par exemple chez les aveugles de naissance,
les régions destinées à la vision sont réaffectées à la perception auditive.
En fait, nous n’avons qu’à nous inspirer de la nature et reproduire ces
modèles physiologiques où la neurobiologie naturelle trouve des solutions
plus audacieuses que la raison ne le proposerait.
La pensée analogique comme mode spatial et transversal de pensée
permet des rapprochements inédits et inconcevables d’une autre façon.
L’hypnose devient un formidable moyen à la disposition des patients et des
thérapeutes qui sauront développer leurs suggestions par une richesse
descriptive sensorielle et émotionnelle. Ce langage descriptif multiplie les
stimulations et les possibilités de réponses de l’organisme. Par ses qualités
sensibles, l’hypnose devient opérante. L’invisible devient visible. La
connaissance de la physiologie renseigne et éclaire sur les mécanismes
d’action de l’hypnose et, juste retour des choses, l’hypnose, correctement
utilisée, contribuera significativement à l’amélioration d’un grand nombre
de pathologies dans lesquelles les représentations sont déterminantes.
L’hypnose n’est pas une entité à part, ni un état différent, ni une modalité de
fonctionnement mental exceptionnel, mais une attitude relationnelle à
l’autre et, in fine, à soi-même. La dynamique hypnotique augmente la
capacité de conscience, en élargit le domaine. C’est une école de sensations,
d’émotions et de compréhension qui opère pour le sujet une réappropriation
de son existence.

L’EAU ET LE FEU SE TIENNENT PAR LA BARBICHETTE !

Voici une analogie pour décrire l’action de l’hypnose : celle de l’eau et


du feu. Apparemment contraires, comment peuvent-ils coexister ? L’eau
éteint le feu, le feu vaporise l’eau. Où est la bonne distance ? Comment
faire pour que l’un et l’autre se transmettent leurs propriétés ou qualités
respectives sans se nuire ? Simplement avoir une bonne casserole ! Voilà
une approche domestique de la place ou de la raison d’être de l’hypnose,
une modeste casserole ou un creuset pour de plus hautes ambitions. Mais ce
n’est peut-être pas tout, si l’on garde la casserole sur le feu avec un
couvercle pour limiter l’évaporation, on n’est pas loin d’inventer la machine
à vapeur, le train, le progrès…
Pour en revenir à nos considérations cliniques, le travail pour le
thérapeute sera, peut-être, de trouver la bonne casserole et cuisiner les
contraires au wagon-restaurant.
L’hypnose agit comme le métal de ce récipient vis-à-vis du contexte
dans lequel il est placé, car le feu et l’eau agissent aussi sur le métal et
réunissent, ainsi, les conditions nécessaires du changement.
Constitutif de l’hypnose, le paradoxe ne fait pas de l’hypnose un état
différent, ni une modalité de fonctionnement extraordinaire, mais un moyen
de synthèse intellectuel et pragmatique. L’hypnose peut-elle exister sans
rapport, sans relativité, sans mise en relation ? Il est nécessaire d’avoir un
espace pour que l’hypnose existe et dans cet intervalle, alors peut-être, une
rencontre possible comme l’étincelle existe dans le choc de deux silex mais
n’appartient à aucun en particulier. Où est l’hypnose chez le thérapeute ?
Est-elle différente, semblable, symétrique ou, ou ? Qu’est-ce que la
conscience hypnotique du thérapeute ? La route continue, mais nous
n’avons pas la carte. Nous sommes des défricheurs.

Les histoires qui font du bien

NASR EDDIN HODJA, UN PRÉCURSEUR DE PALO ALTO

Le corpus d’histoires mettant en scène Nasr Eddin Hodja est


considérable. Elles contiennent de multiples sens, le plus accessible est
celui du divertissement, de la blague. Cela peut suffire, en tout cas cet
emballage pittoresque a la vertu de protéger les sens cachés, métaphoriques,
de l’histoire. Grâce à ses qualités humoristiques, l’histoire continue de
voyager de bouche à oreille, elle reste vivante comme une graine portée par
le vent en attendant de trouver une oreille attentive, un terrain favorable à
son développement.
Ce personnage légendaire dont la vie particulièrement longue lui permit
d’endosser de nombreuses fonctions – pauvre, sage, fou, religieux, juge –
sont autant d’incidences pour figurer l’étrangeté de nombreux processus
relationnels. Ses aventures, quel que soit le rôle qu’il y joue, mettent en
évidence, entre autres, la fausseté relative des jugements binaires, les
simplifications réductrices, le paradoxe, la circularité des actions. Autant de
sujets qui seront des thèmes de travail pour Gregory Bateson.
Nasr Eddin ne viole pas les règles de son temps. Mais il ajoute une
dimension nouvelle à sa conscience, refusant d’accepter, par exemple, que
la vérité, pour une intention spécifique et limitée, soit mesurable, comme
n’importe quoi. Ce que les gens appellent vérité est relatif à leur situation.
Et il ne peut la trouver tant qu’il ne s’en est pas rendu compte. Une des
histoires de Nasr Eddin, une des plus ingénieuses, montre qu’aucun progrès
ne peut être obtenu sans voir par-delà la vérité relative.
Un jour Nasr Eddin se trouvait à la Cour. Le roi se plaignait de la
fausseté de ses sujets. « Majesté, dit Nasr Eddin, il y a vérité et vérité. Les
gens doivent pratiquer la réelle vérité avant de pouvoir user de la vérité
relative. Ils procèdent toujours inversement. Le résultat est qu’ils prennent
des libertés avec leur vérité fabriquée par l’homme parce qu’ils savent
d’instinct qu’elle n’est qu’une invention. »
Le roi trouva cela trop compliqué : « Une chose doit être vraie ou
fausse. Je veux faire dire aux gens la vérité et de cette manière ils en
prendront l’habitude. »
Quand s’ouvrirent les portes de la ville le lendemain matin, devant elles
une potence avait été dressée sous les ordres du capitaine de la garde royale.
Un héraut annonça :
« Quiconque voudrait entrer dans la ville devra d’abord répondre par la
vérité à la question qui lui sera posée par le capitaine de la garde. »
Nasr Eddin, qui attendait dehors, s’avança le premier. Et le capitaine de
s’écrier :
« Où allez-vous ? Dites la vérité. Autrement c’est la mort par pendaison.
– Je vais être pendu à cette potence, dit Nasr Eddin.
– Je ne vous crois pas !
– Très bien, alors si j’ai dit un mensonge, pendez-moi !
– Mais cela en ferait la vérité !
– Exactement, dit Nasr Eddin, votre vérité ! »
Les critères du bien et du mal dépendent de ceux de l’individu ou du
groupe, non du fait objectif. Et cela trouve son application au quotidien
actuellement.
Clara, les histoires anciennes et d’autres cultures témoignent également
que le monde est le même quels que soient l’époque et le lieu. La tragédie
grecque en est un autre exemple.
Les gens ne savent pas où regarder quand ils cherchent la bonne voie. Il
est donc à peine surprenant qu’ils puissent… avoir la capacité de distinguer
le vrai du faux.
Nasr Eddin enseigna ceci de plusieurs manières. Une fois, un voisin le
trouva à genoux en train de chercher quelque chose.
« Qu’avez-vous perdu, Mulla ?
– Ma clef », dit Nasr Eddin.
Après quelques minutes de recherche, l’autre demanda :
« Où l’avez-vous laissée tomber ?
– Dans la maison.
– Alors, pour l’amour du ciel, pourquoi la cherchez-vous ici ?
– Ici il y a plus de lumière. »
C’est une des plus célèbres de toutes les histoires de Nasr Eddin ; une
digression sur les gens qui cherchent des sources périphériques pour être
éclairés ou qui construisent les cadres qui les emprisonnent. Et Paul
Watzlawick sut lui aussi la populariser.
Une autre encore, rapide, fine et concise où tout est dit !
Un jour de marché, Hassan, le plus gros usurier de la ville, au cours de
la bousculade glisse dans la rivière. Cet avare qui ne sait pas nager se débat,
s’empêtre dans ses vêtements et commence à se noyer. Il appelle à l’aide et
les gens, nullement rancuniers, accourent en lui criant : « Hassan, donne ta
main, donne ta main ! » Mais il ne fait rien pour se sauver et ignore les bras
qui se tendent. La rivière va bientôt l’engloutir quand surgit Nasr Eddin qui
fend la foule et court sur la berge en criant « Hassan. Prends ma main,
prends ma main ! »
Parler le langage de l’autre… L’histoire ne dit pas si cet ex-futur noyé a
compris la leçon.

OÙ IL EST QUESTION DE POMMES


Ne connaître que la pathologie, c’est devenir spécialiste des pommes
pourries et ne plus reconnaître les pommes saines. Celles bonnes à être
croquées, celles particulièrement fondantes au four ou bien en compote, ou
pour leur jus et j’en passe.
Un roi, encore un, désireux de s’assurer des compétences de son
médecin, lui envoya plusieurs individus en bonne santé pour qu’ils le
consultent. À chacun le médecin administra un remède. Le roi alors le
convoqua et l’accusa d’escroquerie. « Grand roi ! » s’écria le médecin qui
avait peut-être lu plus que de raison le DSM-5. « Cela fait si longtemps que
je n’ai pas vu un bien-portant que j’ai fini par croire que tout le monde est
malade, et que les yeux brillants de la bonne santé sont désormais pour moi
le signe clinique de la fièvre. »
À bien des égards, la connaissance de cette tradition « humoristique » et
ses dimensions psychologiques seront une source d’inspiration pour les
curieux intéressés par les contes, métaphores, recadrages et autres
techniques narratives. La balade en compagnie de Nasr Eddin n’est pas
toujours de tout repos et réserve bien des surprises, mais que d’aventures…
Adèle. Viens ! Je voudrais te raconter une histoire.
Tu vois, nous discourons, débattons, nous les adultes, c’est compliqué,
nous parlons souvent tous en même temps et tu ne comprends pas grand-
chose dans tout ce galimatias. Aussi je vais te raconter une histoire. Pour
toi. Elle est ancienne, mais elle marche toujours…
Cela se passe dans un pays lointain. Là, née des montagnes, une rivière
arriva devant les portes du désert. Elle était vive et bouillonnante et avait
réussi à franchir bien des obstacles auparavant. Sauter des précipices, passer
dans des grottes, se perdre dans des lacs, pour finalement se retrouver au
bord du désert.
Elle avait essayé de le traverser, mais elle n’y parvenait pas. Ses eaux
coulaient dans le sable fin et lui les buvait goulûment pour les y faire
disparaître.
Croyant à son destin de nomade, elle essayait inlassablement de franchir
le désert.
« Comment faire, je me dois de traverser le désert ! Mais je n’y arrive
pas… »
C’est alors qu’une voix cachée, venue du désert lui-même, murmura :
« Le vent traverse le désert, la rivière peut le faire aussi !
– Mais chaque fois que j’essaie, je suis absorbée par le sable et même si
je devais me ruer contre le désert, je n’irais pas bien loin !
– Le vent ne se rue pas contre les sables du désert.
– Mais le vent peut voler ! Moi pas !
– Tu penses de façon erronée. En t’élançant de la façon qui t’est
coutumière, tu ne traverseras pas. Tu ne peux que disparaître ou devenir un
marécage. Essayer de voler par toi-même est absurde aussi. Laisse le vent te
porter au-dessus du sable et t’emmener à ta destination.
– Mais comment cela se peut-il ?
– Laisse-toi absorber par le vent.
– Mais je ne veux pas perdre mon identité, mon individualité. Si
j’accepte je vais mourir. Jamais je n’ai été absorbée auparavant et si
j’accepte, comment être sûre de retrouver ma personnalité ? Comment
savoir si c’est vrai ?
– C’est ainsi et tu dois le croire ; sinon tu ne deviendras pas autre chose
qu’un marais boueux et même cela prendra des années. Et il y a une grande
différence entre une rivière et un marécage.
– N’y a-t-il pas moyen de demeurer telle que je suis aujourd’hui ?
– Tu ne peux rester la rivière que tu es maintenant. Tu n’as pas le choix,
lui dit le murmure. Il semble seulement que tu l’aies. La part essentielle de
toi-même est emportée par le vent, ta partie la plus fine, pour former à
nouveau une rivière au-delà des sables. Même aujourd’hui tu portes ce nom.
Probablement les hommes te donneront encore un autre nom parce que tu
ne sais pas quelle part de toi-même est la part essentielle. »
Ces paroles éveillèrent quelques tourbillons qui firent écho dans les
pensées de la rivière. Confusément, elle se souvint d’un état où elle – ou
était-ce une partie d’elle-même ? – avait été dans les bras du vent. Elle se
souvint aussi – mais était-ce un souvenir ? – que c’était cela qu’elle devait
faire. Même si la nécessité ne s’en imposait pas.
Alors la rivière se fit légère jusque dans les bras accueillants du vent. Et
celui-ci l’embrassa, doucement, et sans effort la souleva et l’emporta au
loin, la laissant délicatement revenir à elle sous forme de gouttes de pluie
dès qu’ils atteignirent le sommet d’une montagne à bien des lieues de là. Et
parce qu’elle avait douté et hésité, la rivière put se souvenir et enregistrer
dans son esprit avec d’autant plus d’acuité les détails de l’expérience.
« Oui, j’ai appris aujourd’hui ma véritable identité », se dit-elle.
Mais elle se posait encore une question en dévalant le flanc de la
montagne :
« Pourquoi ai-je été incapable de faire ce raisonnement par moi-même ?
Pourquoi a-t-il fallu que les sables me le disent ? Que serait-il arrivé si je
n’avais pas écouté les sables ? »
La rivière commençait à apprendre. Et soudain, une petite voix venant
d’un grain de sable répondit à la rivière : « Nous savons parce que nous
voyons cela arriver jour après jour et parce que nous, les sables, nous nous
étendons de la rivière à la montagne. Nous sommes le lien et c’est notre
fonction. La manière dont le ruisseau doit se conduire pendant son voyage
est écrite dans les sables 9. »
Tu ne connais pas bien la mesure du temps, c’est compliqué et les gens
sont pressés. Voici une histoire pour ralentir.
Un jeune homme désireux d’apprendre l’art de la médecine se rendit
auprès d’un professeur réputé et lui demanda de le prendre comme élève.
« Tu es impatient, lui répondit le médecin. Tu ne sauras pas observer
correctement ; des détails t’échapperont, indispensables à ton
apprentissage. »
Mais le jeune homme fut convaincant et il fut accepté comme étudiant.
Au bout de quelques années, l’élève jugea qu’il était prêt à exercer ses
talents de thérapeute.
Un jour, apercevant un homme qui cheminait vers son cabinet, le
médecin dit à son élève :
« Cet homme est malade, il a besoin de grenades.
– Tu as fait le diagnostic, laisse-moi faire l’ordonnance. Ainsi j’aurai
fait la moitié du travail, dit l’étudiant.
– D’accord, à condition que tu te souviennes que l’action est aussi
illustration ! »
Dès que le patient fut sur le seuil, l’élève le fit entrer et aussitôt lui dit :
« Tu es malade. Prends des grenades !
– Quoi ? Des grenades !, s’écria l’autre. Qu’est-ce que c’est que ce
traitement ! C’est idiot ! »
Et il sortit en maugréant. L’étudiant perplexe se demandait comment
interpréter cette réaction et interrogea son maître. « Je t’éclairerai la
prochaine fois que nous aurons un cas similaire », lui répondit le médecin.
Quelque temps plus tard, assis devant la maison, ils virent s’approcher
un nouveau patient. « Tiens, voici une belle occasion pour toi. Quelqu’un
qui a lui aussi besoin de grenades. »
Le médecin fit entrer son nouveau patient et commença à l’examiner.
« Ah, nous sommes devant un cas difficile et complexe, dit-il. À quoi
cela ressemble-t-il ? Selon moi, ce qu’il te faut c’est un régime, un régime
spécial et personnalisé. Avec quelque chose de rond, avec de petites cavités
à l’intérieur, de naturel et même bio. Des oranges ? Ce n’est pas la bonne
couleur. Le citron est trop acide. Ça y est j’ai trouvé ! Des grenades ! Ce
sont des grenades qu’il te faut ! »
Le malade retourna chez lui ravi et reconnaissant de cette ordonnance.
L’élève, encore plus perplexe, interrogea son maître.
« Pourquoi ne pas avoir dit tout de suite “des grenades” !
– Parce qu’il ne lui fallait pas seulement des grenades, il lui fallait aussi
du temps ! »

La sérendipité

LES PRINCES DE SERENDIP COMME MESSAGERS

Je ne sais plus, Clara, si je t’ai parlé de ma participation au festival off


d’Avignon en 2013. Le CNRS de Nancy organisait une série de spectacles
associant art et sciences dans le parc de la faculté des sciences. Ma
conférence portait sur la nature de l’hypnose juste avant une pièce de
Feydeau, mise en scène à la manière de la commedia dell’arte, dans
laquelle l’hypnose avait elle aussi un rôle. La veille de cette soirée, c’est
Danièle Bourcier, directrice de recherches au CNRS, qui présentait le
concept de sérendipité en introduction à un autre spectacle. Évidemment, je
suis allé à sa conférence et c’est grâce à cette rencontre que tu vas lire les
informations qui suivent.
Le mot de « sérendipité » est nouveau dans notre vocabulaire, jusqu’à
une époque récente, ce terme d’origine anglaise serendipity était expliqué
par « le don de faire des trouvailles ». Cette notion s’étend bien sûr au-delà
de la sphère scientifique et s’applique à tout ce qui concerne l’humain
jusque dans sa vie quotidienne la plus banale. De la découverte de la
vaccination, à la colle Superglue, la pierre de Rosette, le Velcro, le
stéthoscope, la percussion thoracique, la tarte Tatin et tant d’autres
exemples que tu trouveras dans son ouvrage publié en association avec Pek
van Andel.
L’ART DE TROUVER SANS CHERCHER

La sérendipité, ou l’art de trouver sans chercher en usant de sagacité,


nécessite une disposition au sens philosophique du terme caractérisée par
l’aptitude à la curiosité. Celle-ci nourrit la qualité de reconnaissance des
rencontres et des coïncidences. Faire du fortuit une richesse. Cette méthode
de raisonnement repose sur la constitution d’hypothèses à partir de faits qui
ne sont pas reliés entre eux a priori.
Les découvertes issues de la sérendipité ne sont pas le fruit d’une
élaboration programmée, ni du pur hasard. Ces découvertes imprévues sont
dues à la capacité d’observation d’un chercheur, d’un artiste ou d’un
ouvrier, artisan qui a su tirer avantage de cet étonnement. Au-delà d’un
artefact, c’est une authentique révélation qui apparaît à l’esprit préparé à
cette confrontation.
Dans notre monde baigné, imprégné de culture rationaliste et
cartésienne, dès le plus jeune âge, cette émancipation intellectuelle est
difficile. Notre système éducatif est linéaire, prédictif et déductif. Ce qui
sort du cadre, s’agite dans la marge, ne rentre pas dans le moule n’est pas
reconnu comme valide. Tapez OK.
L’observation simultanée de ce qui est à l’intérieur et à l’extérieur est
une expérience de pensée hérétique ou au moins hétérodoxe. Pourtant
l’aptitude à la curiosité, l’encouragement à l’imagination, le plaisir de jouer,
de se servir des erreurs comme une autre façon de voir, autrement dit de
s’abstraire d’une vision a priori bonne hors de laquelle le salut ne sera pas
au rendez-vous n’est pas le propre de notre enseignement national. Et le
précepte selon lequel « l’expérience précède la compréhension » prend à
contre-pied celui qui veut que la théorie soit vérifiée. Ces deux principes ne
s’opposent pas vraiment ; c’est seulement quand on exclut le premier que
l’on perd des occasions d’avancer. Une construction intellectuelle, une
spéculation théorique qui s’impose et prend valeur de dogme sclérosant.
« Je comprends ce que tu veux dire, Ménon. […] Il n’est possible à
l’homme de chercher ni ce qu’il sait ni ce qu’il ne sait pas ; car il ne
cherchera point ce qu’il sait, parce qu’il le sait et que cela n’a point besoin
de recherche, ni ce qu’il ne sait point par la raison qu’il ne sait pas ce qu’il
doit chercher », Platon.
« Dans les sciences d’observation le hasard ne favorise que les esprits
préparés », Louis Pasteur.
« Celui qui trouve ce qu’il cherche fait en général un bon travail
d’écolier ; pensant à ce qu’il désire, il néglige souvent les signes, parfois
minimes, qui apporteront autre chose que l’objet de ses précisions. Le vrai
chercheur doit savoir faire attention aux signes qui révéleront l’existence
d’un phénomène auquel il ne s’attend pas », Louis Leprince-Ringuet.

L’ABDUCTION

La sérendipité utilise un mode de pensée mésestimé par les logiciens :


l’abduction.
Le philosophe Charles Santiago Sanders Pierce définit l’abduction en
ces termes :
« L’abduction est le processus d’une hypothèse explicative. C’est la
seule opération logique qui introduit une quelconque idée neuve ; parce que
l’induction détermine une valeur et la déduction produit seulement les
conséquences inévitables d’une pure hypothèse.
« La déduction prouve que quelque chose doit être ; l’induction montre
que quelque chose marche de facto ; l’abduction suggère seulement que
cela est possible. Sa seule justification est que la déduction peut produire
une prédiction de cette suggestion, qui peut être testée par induction, et que,
si l’on veut apprendre jamais quelque chose, ou comprendre des
phénomènes, cela doit être fait par l’abduction […]. »
Pierce utilisa différents termes pour désigner l’abduction parmi lesquels
ceux de suggestion et de conjecture. Et toujours en citant le livre de Pek van
Andel et de Danièle Bourcier 10. Umberto Eco commente en linguiste ce
vocabulaire : « Cet art de l’inférence, que Pierce appelle abduction ou
hypothèse, n’est rien de plus que celui de la conjecture. » Conjecture dont
l’étymologie est conicere, « discuter », « jeter ensemble ».
Lors de cette soirée au Festival d’Avignon, les deux auditeurs les plus
attentifs et surtout participatifs étaient deux garçons d’une douzaine
d’années dont l’un me fit la réflexion suivante : « Alors, m’sieur, l’hypnose
c’est comme une conversation ? – Oui, c’est cela une conversation, être
ensemble pour échanger et apprendre l’un de l’autre. »
L’art abstrait est né d’un hasard qu’un regard inspiré sut mettre au jour.
Kandinsky décrit ce moment révélateur comme celui où dans la lumière du
crépuscule l’un de ses tableaux lui est apparu incroyablement beau avec une
chaleur intense sans pour autant le reconnaître. Ne discernant aucune forme
réaliste sur la toile, c’est en s’approchant qu’il comprit que ce tableau était
placé sur le côté ! La combinaison de la lumière de cette soirée et de l’effet
produit sur la toile le conduisit à supprimer toute forme figurative pour
entrer dans l’esprit, l’essence de l’objet.
André Gide parlant de Claude Bernard a écrit : « Combien j’admire, en
regard, la phrase de Claude Bernard, que j’ai notée je ne sais plus où, que je
cite imparfaitement sans doute et que j’amplifie : “L’investigateur doit
poursuivre ce qu’il cherche, mais aussi voir ce qu’il ne cherchait pas”, ce
qu’il ne s’attendait à voir, et dut bien le surprendre, le gêner. Le cartésien
n’accepte pas de pouvoir jamais être surpris. Somme toute il n’accepte pas
d’être instruit par l’inattendu. »

CES POULES SONT IMMUNISÉES !


Cependant l’inattendu ne procède pas seulement de l’éclair, du
saisissement immédiat. L’expérience nécessite aussi du temps, l’expérience
se déploie dans l’espace. Et ce fut le cas dans la découverte par Louis
Pasteur, en 1879, de l’atténuation des virus. À l’époque, dans le laboratoire,
le microbe du choléra des poules était maintenu en culture chaque jour par
un ensemencement dont la virulence était redoutable : une journée suffisait
pour exterminer les poules inoculées. Cet été-là, pendant les vacances, les
réensemencements furent oubliés. À l’annonce du retour de Pasteur au
laboratoire, ses collaborateurs Roux et Chamberland réutilisent une culture
vieille de trois semaines qui contrairement à leur attente est
particulièrement inoffensive. Les poules sont malades, mais survivent à
l’inoculation et lorsqu’on leur inocule une souche fraîche très active, elles y
survivent aussi ! Étonnement et stupeur pour Roux et Chamberland, qui
redoutent la réaction de Pasteur devant cette « faute » professionnelle.
Celui-ci en une compréhension synthétique immédiate s’écria : « Mais ces
poules sont immunisées ! »
On voit là la différence de réaction entre des personnes pourtant toutes
au fait des mêmes considérations techniques. Pasteur a regardé les résultats
et su les replacer dans un contexte qui loin d’un échec local en faisait une
révolution médicale majeure.
Et en hypnose ?
L’œil du débutant est souvent celui qui parce qu’il est « naïf » pointe
l’originalité d’une séance, pose la question inattendue de l’expert et l’amène
à une réponse ajustée, non prévue, correspondant au temps, au lieu et à la
personne. L’organisation rigide des consultations, la planification des
suggestions n’ont pas de sens clinique. Nous ne savons pas comment le
patient va évoluer et c’est notre capacité à nous tenir en éveil, prêt à
l’improvisation que nous gagnons en empathie et en efficacité. Savoir se
détacher d’un savoir livresque, s’éloigner du mythe des recettes toutes
faites. Surtout s’éloigner de notre propre angoisse de tout savoir avant et
accepter de ne pas savoir pour être disponible à l’inattendu créé par la
rencontre.
La flexibilité de notre « discipline », les mots sont amusants parfois,
suscite des phénomènes de sérendipité. L’improvisation, l’à-propos de nos
consultations en sont des exemples significatifs. L’hypnodiversité que tu
connais est une façon de préserver cet état d’esprit, ce mode de pensée que
l’Université a du mal à intégrer. Un exemple amusant est l’examen écrit
imposé dans les DU pour valider les connaissances. Dans ce cadre rigide,
on impose un contrôle des connaissances qui dans sa forme est étranger à
une pratique essentiellement orale et non verbale… C’est très anxiolytique
pour ceux qui sont inquiets d’une légitimité à l’exercice de l’hypnose et qui
oublient qu’ils ont déjà un diplôme supérieur à celui d’un DU (diplôme
universitaire) !
Attention à une homogénéisation de l’enseignement qui pourrait
conduire au nom d’un quelconque principe de précaution à une logique de
prédation intellectuelle au risque de stériliser notre enseignement
polymorphe et la réhumanisation des soins.
La question implicite est aussi : « Quand faisons-nous de l’hypnose ? »
Quand nous le déclarons ? Quand nous obéissons à des codes définis
comme hypnotiques ? Et si nous utilisons d’autres façons indirectes, est-ce
de l’hypnose ? Quand mine de rien, sans s’en rendre compte, la pose de
cathéter, les pansements et autres actes redoutés se déroulent sans angoisse
et sans douleur, avons-nous transgressé l’éthique ? N’est-ce pas
l’application juste de nos moyens à la situation émotionnelle, physique et
psychologique de notre patient ? Prescrire un placebo est-il illégal ?
Une séance ou mieux une thérapie avec l’hypnose n’est-elle pas la
meilleure façon de laisser advenir l’inattendu comme réponse après avoir
créé un espace propice à des associations inédites ? Bien entendu, il est
nécessaire que l’esprit du thérapeute soit ouvert au changement et se
démarque d’une approche « orthopédique » de la thérapie requérant une
recette appliquée systématiquement.
Comme si les « protagonistes asymétriques » que sont le patient et le
thérapeute associaient leurs sensibilités pour qu’une voie (ou plusieurs) de
solutions apparaisse. Une créativité collaborative au service du patient. Un
apprentissage aussi… Un gage de sécurité et de pérennité du changement
obtenu.

L’induction
L’hypnose est une expérience relativement simple à mettre en place. Je
parle là de l’induction, Clara. Bien sûr, tu sais qu’une induction appropriée,
c’est-à-dire personnalisée, sera bien plus efficace que ces inductions tout-
venant dites « express », « flash », faites sur scène, dans la rue voire sur le
trottoir, ce qui en dit long sur la confidentialité, la préservation de l’intimité
des sujets qu’ils soient consentants ou pris par surprise.
La conduite de la transe relève d’une compétence plus professionnelle,
car c’est le moment pendant lequel le sujet expérimente cet état hypnotique.
Les limites usuelles du temps, sa linéarité, son rythme et toutes ses
composantes sont modifiées avec tous ses contenus d’action aussi. Le temps
du retour, de la fin de la transe est lui essentiel pour semer les graines
récoltées au cours de la séance. Double dynamique de la cueillette et de
l’ensemencement. Du bénéfice immédiat et de son rendement ultérieur !
Excuse-moi de parler comme un banquier d’affaires, mais parfois cela
m’arrive… Seulement comme si.
Je viens de te parler du temps en termes de séquences qui se succèdent.
Il est visible comme les aiguilles sur le cadran de la montre. Mais en
hypnose, ce ne sont plus les mêmes montres qui le mesurent, le signalent ou
le représentent. Connais-tu Carelman avec ses « montres hybridées » ou
Dalí et ses montres molles ?

Figure 7. Montre de Carelman.

Le premier mélangeait des attributs physiques appartenant à d’autres


domaines à ceux plus connus des coucous ou autres types de garde-temps.
Le second a créé des montres à la consistance plastique donnant une
troisième dimension au temps. En relation avec la matière. Un changement
palpable.

MABOUL.
LES RÉPONSES CHANGENT LES QUESTIONS…

C’est un terme désuet pour parler de folie, d’excentricité et autres


extravagances. Nous utilisons un mode de pensée circulaire, non pas que
nous tournions en rond, mais nous admettons que les réponses puissent
changer les questions ! Pas toujours, surtout si nous y pensons.
Souvent l’utilisation du cercle, de la bille et de leurs dérivés a apporté
un changement profitable. Mais ce n’a pas toujours été aussi évident que
l’usage actuel pourrait le laisser penser.
En effet, nous parlons souvent de voyage avec l’hypnose, alors
évidemment de valise. Là, ce n’est pas virtuel, c’est très pratique. Se
déplacer, être nomade est dans notre nature, la sédentarisation est venue
plus tard, cependant pour tous nos déplacements nous avons eu besoin de
bagages. Nous avons inventé la roue pour les grosses charges, le traîneau
est devenu chariot, mais combien de temps nous a-t-il fallu pour placer
deux roulettes sous une valise ? Deux seulement. Encore combien de temps
pour en ajouter deux autres et qu’elles soient toutes orientables ? Les
« salles de pas perdus » en sont tourneboulées.
La boule est la forme la plus économe. Nos planètes ont cette forme…
Nous retrouvons cette forme dans les facilités au déplacement avec le
roulement à billes, la canne terminée par une boule pour les aveugles, la
roulette à pizza, la rotule de nos genoux, le stylo à bille, les nouveaux
déodorants, le gyroscope, les médicaments (pilules, cachets, granules,
comprimés). Les jeux avec des ballons ou des balles sont nombreux et
populaires : football, golf, tennis, pétanque, etc.
Les plaques d’égout grâce à leur forme arrondie sont plus pratiques et
sûres. Jamais la plaque ne tombe dans le trou qu’elle protège.
Le zéro n’est pas nul ! L’informatique ne s’en remettrait pas.
Les cadrans pour mesurer le temps, même à plat avec le soleil, adoptent
au moins un arc.
Inventer à partir de la courbe est une option intellectuelle alternative à
celle qui promeut le droit au but.

LE TEMPS SUR ORDONNANCE

Dans l’intervalle de la séance, et surtout dans la répétition de cet


intervalle par la multiplication des séances, et à terme dans l’apprentissage
de l’autohypnose nous parvenons à une meilleure autonomie du sujet. Nous
sommes des prescripteurs de temps. Comme si celui-ci au-delà des
expressions populaires devenait réellement ce qu’on en dit !
Faire de l’hypnose c’est raconter une histoire. Raconter une histoire
dont le patient sera le héros, l’objet, le sujet, la temporalité et le lieu. Lui
restituer des éléments épars de sa vie comme des péripéties dispersées
jusqu’à présent et accéder au changement, voire à une issue acceptable.
L’aider à trouver sens entre les trois acceptions de ce même mot :
significations, directions et sensorialité, dans des proportions variables.
Il existe des légendes qui deviennent populaires au point de se résumer
à l’objet par lequel elles se font connaître. L’objet pouvant prendre le pas au
point qu’il devienne une sorte d’emblème sans relation avec ceux qui l’ont
conçu, ni avec ce à quoi il pouvait servir et perdre ainsi de son pouvoir ! Le
mot est lancé. Il est fort. Le pouvoir d’un objet sur le corps et l’esprit. Je ne
parlerai pas des ordinateurs et autres magies modernes mises en action par
la publicité et autres médias. Non, je parlerai seulement de la magie
attribuée, issue d’une parole incarnée dans un objet inanimé. Représentation
d’un monde imaginaire très présent et accessible. Maintenant.
LE CAPTEUR DE RÊVES

Clara, tu m’as parlé il y a quelques jours des difficultés à s’endormir de


ton petit garçon. Des cauchemars qui le terrorisaient dans sa chambre
jusqu’à ce que la fatigue soit la plus forte et qu’il finisse par s’endormir. Tu
redoutes les somnifères et autres calmants. L’homéopathie et l’acupuncture
sont pour toi trop mystérieuses ou difficiles d’emploi. Je ne sais plus à
quelle occasion tu as acheté cet objet originaire du Québec vendu dans ces
boutiques d’artisanat ethnique, souvent fabriqué dans des usines d’Extrême-
Orient. Ces versions à l’aspect décoratif variable au demeurant, appelées
« capteur de rêves », mais dépourvues de leur mode d’emploi restent le plus
souvent inertes ! Voici quelques indications pratiques.
Écoute cette histoire pour la raconter à ton fils ensuite :
« La nuit quand il fait sombre et que tout est éteint, les rêves volent dans
l’atmosphère, dans l’espace de ta chambre… Ils sont légers, souples et
doux. Il y en a aussi qui ont de belles couleurs, rouges, bleues, vertes, roses,
jaunes et plein d’autres encore. Certaines sont très brillantes, d’autres plus
transparentes et douces comme une poudre légère. Et ces rêves circulent
dans l’atmosphère, très légers, très légers. Ils adorent se glisser dans les
mailles du filet tendu à l’intérieur du capteur, là où il y a les coquillages, les
plumes, les petits brillants si jolis. Et ils se frottent doucement à ces mailles
comme des chatons qui ronronnent. Ils jouent comme cela et c’est très
agréable.
« Mais les cauchemars, ce n’est pas pareil ! Pas du tout ! Eux, ils sont
lourds, crochus, affreux, vilains, certains sont gluants et collants. Beurk !
Beurk ! Eux aussi circulent dans l’atmosphère de la chambre et ils sont
aussi attirés par les plumes ; les coquillages et les petits brillants du filet du
capteur de rêves. Mais, mais en s’approchant du filet ils y resteront collés,
prisonniers, capturés et maintenant inoffensifs ! Hourra ! Hourra !
« C’est pourquoi je vais accrocher le capteur de rêves devant la fenêtre
pour qu’au matin quand je viendrai ouvrir les volets les rayons du soleil
viendront détruire les cauchemars prisonniers. »

L’ÉPOUVANTAIL À CAUCHEMARS

Clara, je te propose une autre version de la fin au cas où celle-ci serait


trop radicale. Tu l’adapteras facilement, en proposant à ton fils :
« Dessine sur une grande feuille de papier un épouvantail à cauchemars
qui aura la forme d’un cauchemar encore plus affreux, très laid, le plus
vilain de tous les vilains et place cet épouvantail devant ta porte quand tu
iras te coucher. »
Si ton fils vient te montrer cet épouvantail, prends bien soin d’être
effrayée avec un mouvement de recul, une grimace et de lui dire à quel
point il est horrible avec ce genre de commentaires : « Ouah ! J’ai eu peur !
Il est réussi, j’ai eu tellement peur ! Et j’étais prévenue ! Je ne voudrais pas
être à la place du cauchemar qui va le rencontrer par surprise. Ouah ! Il va
avoir peur lui aussi ! »
Tu sais, Clara, en plus de l’histoire, c’est ta façon de la raconter qui la
rendra efficiente. Et c’est très important. Il y a aussi un élément que tu n’as
peut-être pas vu. Accepter le langage de l’enfant a une fonction
thérapeutique. La solution est là, cachée, et l’histoire la rend visible. Dès le
début le cauchemar est décrit comme une entité à part de l’enfant,
indépendante et dissociée de lui et donc abordable. L’histoire sert à
renforcer cet accès et son « traitement »…
Élodie, 12 ans, souffre de terreurs à l’endormissement qui la
maintiennent dans un état d’anxiété intense. Le sommeil en pâtit, l’énergie
et la qualité de sa scolarité aussi.
« Qui y a-t-il, Élodie ?
– Il y a un monstre dans ma chambre !
– Un monstre ? Quel genre de monstre ?
– Terrible !
– Comment ça terrible ?
– Affreux !
– Oui, c’est affreux, docteur ! Nous avons tout fait, tout expliqué, mais
rien n’y fait ! Elle a toujours peur !, complètent les parents.
– À quoi ressemble-t-il ?
– Au placard ! C’est le placard, le monstre !
– Nous avons bien envisagé de déménager pour l’aider, mais…
– Vous avez eu raison de ne pas déménager. Les monstres placards se
connaissent tous… »
À partir de ce commentaire décalé, les parents restent silencieux et le
dialogue avec Élodie se fait plus descriptif.
« Dis-moi, Élodie, ce monstre terrible, est-ce qu’il t’a blessée, mordue
ou autre chose ? »
Élodie réfléchit, s’appuie sur le dossier de la chaise et dit :
« Non.
– Tu es sûre ?
– Oui !
– Ce monstre affreux, terrible ne t’a jamais attaquée ?
– Non ! »
Moi-même, soulagé, m’appuyant au dossier de ma chaise, je lui dis :
« Tu as de la chance !
– ???
– Si, tu as de la chance !
– ???
– Je connais cette sorte de monstre ! Très bien ! Tu as un monstre
gardien dans ta chambre ! Il arrive parfois que tu te promènes avec tes
parents dans la rue et sur certains portails est écrit “chien méchant” ou aussi
“chien très méchant”. Cela veut dire que dans le jardin, la cour, la maison il
y a un chien très méchant, affreux qui pourrait mordre si quelqu’un entrait
sans y être invité ! C’est un gardien qui protège les habitants de la maison.
Et toi, tu as la chance d’en avoir un dans ta chambre ! C’est incroyable et
très rare. Cependant ces gardiens sont souvent un peu bourrus, un peu
grincheux, un peu ronchons, mais très gentils avec les gens qu’ils
protègent ; aussi, je crois qu’il aimerait bien un petit cadeau. Peut-être
décorer ses poignées de porte ou autre chose… »
À peine ce recadrage achevé, Élodie, souriante, commence à discuter
avec sa mère de la meilleure façon de faire plaisir à son « monstre » !
La semaine suivante, Élodie est détendue et contente d’avoir un nouvel
ami qui protège son sommeil.
Le postulat thérapeutique est conforté par l’histoire. Le cauchemar est
devenu visible, vulnérable et finalement capturé ! Cette « chosification » du
cauchemar est essentielle, car elle authentifie la peur de l’enfant dans un
premier temps. Premier temps primordial pour la légitimité de la peur. Être
cru diminue l’angoisse et la rend accessible dans un second temps.
Malheureusement, les drames sont nombreux et les hommes trouvent
des moyens étonnants pour résister à la barbarie.

LES CARNETS DE MINNA


J’ai découvert un livre étonnant : Les Carnets de Minna 11. Un recueil de
recettes de cuisine d’un groupe de femmes et retranscrites par l’une d’entre
elles : Minna. L’originalité de ces carnets est le lieu et les conditions dans
lesquelles ces femmes ont retrouvé les ingrédients, leurs proportions, la
façon de les assembler et de les cuire. Ce lieu est Terezín ou Theresienstadt.
Camp de concentration nazi en Tchécoslovaquie.
Penser à la nourriture, retrouver les recettes, les saveurs dans un lieu
aussi déshumanisé où tout est pensé pour humilier, exterminer toute
étincelle de vie est véritablement héroïque ! Pas au sens belliqueux et armé
du terme, mais à celui radical aussi qui n’accepte pas de ne plus être ce
qu’il est : humain. Ce manuscrit n’est pas isolé, d’autres ont été écrits, mais,
hélas, détruits dans la guerre.
Le choc de cette découverte est de voir « des femmes dépossédées de
tout, humiliées, violentées, malades, affamées continuant de parler de
nourriture, comparant et échangeant leurs recettes, des poèmes, à la rigueur,
mais des recettes ! Cette intrusion de la vie sous son aspect le plus primitif
et le plus quotidien dans des lieux où la terreur, la mort et le néant régnaient
en maîtres, est quelque chose d’inimaginable, de choquant presque ».
Minna a écrit aussi des poèmes pour décrire la situation dans le camp.
Dans le poème intitulé « Theresienstadt, janvier 1943 » elle décrit les treize
femmes qui vivent avec elle.

« Deux sœurs près de la porte, une paire


Leur harmonie, extraordinaire.
Un amour de la cuisine les unit un peu plus,
Amour certes platonique, car leur assiette est nue.
La nourriture apportée s’amenuisa.
Un homme et un enfant, chacune a.
Toutes deux créatives dans leur art
Chaque recette sans cesse est un nouveau départ.
À leurs créations, j’ai souvent goûté
Juste les miettes laissées sur le côté […].

Minna donnait des recommandations à sa fille destinataire de ces


carnets dont celle-ci : « Laisse libre cours à ta fantaisie » et pour celui qui
transmettrait ces recettes elle avait écrit en bas d’une page : « S’il vous
plaît, prenez soin de ces recettes. » Il a fallu vingt-cinq ans pour que ce
manuscrit parvienne à sa fille Anny et vingt-cinq années de plus pour que
ces recettes soient publiées aux États-Unis sous le titre de Memory’s
Kitchen en 1996.
TIMBUKTU

Un autre exemple de résistance à l’oppression est celui, parmi d’autres,


du match de football dans le film Timbuktu d’Abderrahmane Sissako. Les
djihadistes interdisent toute forme de jeu, la musique, le chant et aussi le
football. Mais la pensée de ces derniers est à ce point limitée à la « lettre »
de ce qu’ils croient être un esprit qu’ils ne peuvent interdire cette partie de
football pour la bonne raison qu’ils jouent sans ballon ! Quel humour,
quelle ellipse provocante que de faire semblant de jouer… en gagnant une
autre partie à un autre niveau.
TROISIÈME PARTIE

RÉHUMANISER LES SOINS


CHAPITRE 5

Une nouvelle grammaire du soin

Au-delà des indications de l’hypnose qui sont très variées et dont


nombre de publications se font l’écho, il est plus rare d’observer les
changements qui apparaissent chez ceux qui utilisent l’hypnose autrement
qu’en « outil épisodique » ou en recours exceptionnel.
Soyons pratiques. L’hypnose s’intègre progressivement chez les
professionnels. Au minimum, il s’agira de communication thérapeutique,
c’est-à-dire l’équivalent d’un lexique permettant de communiquer dans une
langue étrangère, celle de l’autre. Très utile, mais succinct. Un stade de plus
et l’on parle couramment puis avec la pratique l’on pense aussi dans la
langue.
Qui dit langue, sous-entend aussi un territoire. Il peut être virtuel ou
intime, mais aussi être une extension du champ de pensée et se concrétiser,
notamment, pour le personnel infirmier par une augmentation de ses
compétences. Un grand nombre se voit confier des activités thérapeutiques
explicitement hypnotiques dans un cadre officiel de reconnaissance. La
réhumanisation des soins à laquelle participe l’hypnose est indissociable des
changements qui s’opèrent dans la pratique quotidienne chez les soignants.
L’hypnose est un « outil » qui change celui qui le manie. L’ouvrier en
artisan, le médecin en homme de l’art, le guerrier en partisan de la
diplomatie.
Les ingrédients de l’hypnose sont les mots, mais aussi une
« grammaire », pour créer des histoires qui soient une authentique
nourriture pour le corps et l’esprit. L’hypnose est une langue vivante pour
voyager sans visa dans un pays nommé imagination. Ce pays est
extraordinaire, dès lors que la frontière en est franchie beaucoup de
limitations s’estompent, des libertés nouvelles apparaissent. Les
découvertes se multiplient, les angles de vue se complètent, l’espace
grandit.
Mais avant de partir vers ce voyage, revenons au point de départ. Par
exemple aux urgences d’un hôpital. Protéger le passager, pardon le patient
est essentiel. C’est un voyage en terrain hostile bien souvent, la langue est
bizarre. Elle ressemble à du français, mais ce n’est pas sûr. À nouveau le
voyageur peut être confronté à des gardes-frontières précautionneux, mais
maladroits. Ils ont appris à répéter des phrases rituelles à l’arrivée :
« Détendez-vous ! N’ayez pas peur ! Je vous préviens la salle est froide ! Je
vais vous piquer ! » Une sorte de litanie de bienvenue qui se veut
rassurante. Comme si demander de se détendre à un patient anxieux allait
tout d’un coup être une révélation : « Ah ! Oui, je me détends. Merci de m’y
avoir fait penser, mais comment je fais ? », « Ne pas avoir peur ! Bonne
idée, pourquoi il y a des raisons d’avoir peur ? », « Ah ! Oui, ça caille ici.
Merci de me le faire remarquer, sans vous je ne l’aurais pas senti », « Une
piqûre comme c’est étrange… à l’hôpital on fait des piqûres. Merci de me
le rappeler. Dans quel sens va le piston ? Aspiration ou propulsion ? »
Parfois, les précautions sont poussées à un degré de sophistication tel
qu’il est demandé au nouvel arrivant de signer un document à l’entrée du
bloc opératoire intitulé : « Consentement éclairé » qui n’est en fait que sa
signature à l’endroit où il y a de la lumière ! En bas de la dernière page d’un
texte fort peu rassurant qui sert à protéger la structure et les soignants.
Tout est peut-être maintenant en ordre.
De quoi parle-t-on ? D’une situation où l’humanité des patients et des
soignants tend à disparaître avec pour aboutissement un surmenage des
professionnels poussés à faire plus de consultations pour rentabiliser les
comptes financiers. Des patients dont l’attente anxieuse croît aux portes de
l’hôpital, augmentant la pathologie, voire l’aggravant avec les risques
d’augmentation de l’agressivité.
La pression subie par les médecins, les infirmières, aides-soignants leur
rend difficile un exercice serein de leur métier. Alors en quoi l’hypnose
apporte-t-elle une aide ?
Le temps, valeur subjective, a perdu sa plasticité dès lors qu’il a été
confisqué par la gestion financière. Il est devenu une charge, un boulet, une
variable d’ajustement. De toutes ses caractéristiques il ne reste que son
coût, par définition trop cher. La gestion du temps pour la technocratie tient
de la chirurgie : on ampute. Mais aucun traitement de rééducation, il ne faut
pas s’étonner que la médecine boite !

La beauté soulage
L’hypnose est un processus de relation. C’est vague. Cela pourrait
s’appeler politesse. Banal et audacieux. Conjuguer les deux est difficile.
Aux urgences, cette alternative est possible. Les gens ont besoin de
considération, d’être pris en compte, mais pas en les menaçant sous couvert
de précaution ou d’avertissement, pas en leur enjoignant de faire ce qu’ils
sont incapables de faire et qui les conduit précisément aux urgences.
La politesse, notion un peu désuète, brille souvent par son absence dans
nos lieux techniques, mais sitôt que les gens se rencontrent sur un sentier en
campagne, en forêt un empressement étonnant anime ces croisements
éphémères dans le « Bonjour ! » adressé le premier à ce compagnon de
passage.
La nature est un lieu de convivialité auquel nous pouvons nous référer
en confiance. Ils sont rares ceux qui n’aiment pas la nature. Sa beauté
soulage, apaise, régénère et inspire. Le beau fait du bien. Si les critères du
beau créés par l’homme dépendent de multiples paramètres, ceux liés aux
paysages et à la nature sont assez nombreux pour répondre à quasiment
toutes les nécessités hypnotiquement thérapeutiques.

Un projet inventif en développement dans


différents services d’urgences
L’innovation en matière d’hypnose aux urgences, c’est d’agir en amont
dès la salle d’attente en proposant des séances collectives aux patients et à
leurs accompagnants. Une séance d’hypnose à visée relaxante tous les trois
quarts d’heure pour huit à dix personnes a des effets utiles sur l’ensemble
du système. Les gens sont moins anxieux et arrivent plus calmes aux
premiers soins médicaux. Les soignants bénéficient aussi de cette situation
apaisée et l’on remarque une diminution des contentions mécaniques et/ou
chimiques à l’entrée des urgences !

PARFOIS, LES URGENCES SONT CATASTROPHIQUES.


1992, VAISON-LA-ROMAINE
Les galets oubliés de Vaison-la-Romaine.
Adrien, ce jour-là, s’est levé à 5 heures comme d’habitude, un jour
comme les autres… le 21 août 1616.
Après avoir attelé la charrue, il se dirige vers les basses terres, celles
près de la rivière, l’Ouvèze. D’un accès plus aisé, limoneuses et
caillouteuses, elles donnent le meilleur rendement, mais au prix d’un travail
besogneux. La charrue trace des sillons inégaux parmi les galets que les
crues précédentes ont laissés.
Dans la lumière desséchée du calcaire, Paco, le cheval, peine avec
vaillance et résignation. Cependant, ce mois d’août est lourd, une
atmosphère épaisse et moite rend nerveux hommes et bêtes. Mireille, sa
femme, s’agace pour un rien, les soldats qui cantonnent au Grand Mas,
oisifs et jouisseurs, commencent à se montrer rebelles à la discipline. Même
les lézards d’ordinaire si placides semblent chercher, fébriles, quelque abri
tranquille.
Ce jour ne s’annonce pas comme les autres.
Au détour du verger d’amandiers, près de la chapelle Saint-Vincent,
Robert, assis sur le muret, est inquiet. Indécis, il hésite à descendre vers la
rivière. Une tension confuse peu à peu s’immisce.
Menaçante.
Soudain, un craquement étrange, minéral, suivi d’un roulement sourd
fracasse la vallée. Les gouttes comme des fruits denses et flasques
bombardent le sol croûteux.
Très vite, Adrien comprend que cet orage n’est pas ordinaire, il est près
de la berge, trop près peut-être et une demi-lieue de caillasses le sépare du
chemin.
Au moment où il comprend le danger, une image étrange s’impose : les
ondulations immobiles des collines de Séguret, de Rasteau, de Sablet
semblent s’animer, comme si elles rampaient. D’une reptation monstrueuse,
bouillonnante, dévorante.
Les moindres ruisseaux deviennent torrents dans lesquels s’abîment
arbres et rochers, béliers à l’assaut des pauvres cabanons qui ont le malheur
de se croire refuges.
Ce flot inouï dévale de partout. Paco trébuche, ses fers glissent sur les
galets qui eux-mêmes roulent les uns sur les autres si vite qu’ils semblent
flotter. Le ciel sanglote.
Pauvre Paco ! Adrien court et s’accroche in extremis à un vieux chêne
noueux. Mais que peut faire Adrien pour son cheval ?
Hélas. Paco est englouti, entravé par la charrue ; les enfants qui gardent
les chèvres près du moulin disparaissent eux aussi à jamais ; également les
filles de Gabriel et leur cueillette de figues sombrent dans les tourbillons.
L’orage a frappé ! Par surprise. Beaucoup moururent ce jour-là.
Adrien, inconsolable, ne pense plus qu’à son cheval qu’il n’a pas pu
sauver. Jour et nuit, il entend ses hennissements d’agonie.
Le temps s’est arrêté ce jour-là, le 21 août 1616, dans la vallée de
l’Ouvèze, près de Vaison.
Il ne reste que quelques traces, quelques cailloux plus nombreux à
blanchir au creux de certains méandres. Des galets dans les vignes.
Qui se souviendra de ce déferlement ?
Qui se souvient de ces orages où les nuages plissent les montagnes ?
Ce matin-là, le 22 septembre 1992, Vaison s’apprête à l’automne,
promotions commerciales, rentrée scolaire et autres préoccupations du
monde et du temps.
Vaison dort dans le lit de sa rivière, l’Ouvèze, et croit l’avoir soumise à
ses désirs.
Ce jour-là, les nuages se rassemblent, ils viennent de toutes parts à ce
rendez-vous barbare de noces sauvages. Le ciel est laiteux, d’un ton de
craie déjà sale.
De déjà-vu ! Plus de trois siècles plus tard…
Vaison-la-Romaine a oublié de regarder les signes. Les augures
minéraux dispersés entre les ceps. Vaison ne tient pas compte du temps
qu’il fait, qui passe.
L’évidence de ses lits anciens d’hybridation prodigieuse, l’abrasion
tumultueuse de ses berges et de ses cailloux roulés au creux des vignes sont
comme autant de balises d’une fécondation titanesque dont l’homme ne
peut qu’être modestement témoin.
À 12 heures, au zénith, la lumière s’éclipse et les montagnes versent
leurs trop-pleins.
Par surprise !
Bientôt l’eau s’accumule en amont du pont, encercle le camping et
l’avale.
Cet étranglement forcé propulse le flot à travers la ville, emporte la
cantine, cerne l’école et noie le lotissement bâti dans son cours.
À 18 heures, tout est dit.
L’Ouvèze a regagné son étiage habituel comme si de rien n’était…
Pour beaucoup la vie s’est arrêtée et pas seulement pour les morts.
Ce pont que l’on qualifiera de « brave » enjambe la rivière à dix-sept
mètres de haut, ce n’est pas un hasard. Le décapage, dû à ce flux, mit en
évidence les restes antiques témoins d’une activité fluviale intense.
Amnésie. Oui, amnésie ancienne. Distorsion du temps, croire à de
petites échelles de temps. Croire que notre temps humain est LE temps.
Une sidération mentale, inintelligibilité de l’événement, par une
violente dissociation crée une distorsion d’échelle !
La cause d’un tel désastre est dans l’oubli de l’enseignement de la
nature et d’avoir bâti dans le lit de la rivière, comme dans l’axe d’un couloir
d’avalanche ; voilà la dérisoire et funeste observation du profit immédiat.
Certains signes de l’état de stress post-traumatique s’apparentent, de
manière analogique, à un état hypnotique. La reviviscence de l’événement
traumatique correspond à ce que nous appelons une distorsion subjective du
temps. La surprise, l’effroi opèrent une « déconnexion » de la conscience
qui imprime l’expérience traumatique hors de toute atteinte volontaire de la
personne, une fois qu’elle est revenue à son état habituel de la conscience.
Nous décrivons dans l’état de stress post-traumatique une modification
subjective de l’écoulement du temps : le patient est figé dans le passé, un
passé restreint à l’événement traumatique avec toutes les composantes
sensorielles qui accompagnaient le traumatisme. Le temps est arrêté. Cette
reviviscence permanente, comme un film qui tourne sans arrêt, l’isole de
l’« ici et maintenant » ; le traitement sera axé sur les dimensions
temporelles de façon à interrompre les signes envahissants. Erickson
enseignait que l’apprentissage le plus important portait sur le niveau
inconscient et c’est l’un des avantages de l’hypnose que d’agir sur ce plan
dans lequel la métaphore est une technique de choix. Elle est, bien sûr,
accompagnée d’autres modalités rhétoriques pour la rendre thérapeutique.
Cette catastrophe nous a contraints à trouver des stratégies
thérapeutiques adaptées à la situation d’un point de vue général. Parmi ces
stratégies, la mise en route d’une dynamique de prévention des
retentissements psychologiques par un groupe de professionnels de santé
sur une durée d’une année lors d’une catastrophe est, à notre connaissance,
la seule expérience de ce type en France. Nous avons organisé, dans les
trois semaines qui ont suivi la catastrophe, une réunion destinée à tous les
professionnels de santé (médecins, pharmaciens, infirmières, psychologues,
orthophonistes, etc.) du secteur privé et public de Vaison-la-Romaine et des
environs. Le but de cette réunion, principalement animée par nos confrères,
alors en poste à l’HIA (hôpital d’instruction des armées) Desgenettes de
Lyon, les Drs Maurice Reitter et Philippe Villien et le psychologue Jean-
François Roy, était d’informer et de sensibiliser ce public professionnel à la
pathologie des états de stress traumatique. Lors de cette soirée, un
questionnaire a été distribué sur lequel étaient décrits les signes
pathognomoniques de l’état de stress. Ce questionnaire avait plusieurs
fonctions : être à la fois une sorte de fiche diagnostique et une occasion de
trier parmi les patients rencontrés ceux qui pouvaient présenter, déjà, des
signes évocateurs de stress post-traumatique. Ce questionnaire pouvait soit
être gardé, soit rendu à la fin de la réunion pour participer à un groupe de
travail. Ce groupe dont l’effectif a varié entre quinze et vingt-trois
personnes, coanimé avec le Dr Jean-Claude Espinosa, s’est réuni
approximativement toutes les six semaines jusqu’à la date anniversaire du
22 septembre 1993.
Notre travail a consisté à partager des informations sur l’évolution
psychologique de nos patients touchés par la catastrophe et d’envisager des
dispositions pratiques de prise en charge thérapeutique.
Afin d’apprécier cette évolution, nous avons recherché de manière
subjective :
les variations de prescriptions médicamenteuses ;
les tendances à l’autoprescription ;
les variations de « l’atmosphère » de la ville, notamment par des
informations en provenance des écoles ;
le nombre et le suivi dans le temps de patients présentant des troubles
psychologiques.
Le dynamisme de ce travail a réussi à dépasser les « réserves » de
l’individualisme traditionnel des médecins. Nous avons, par ailleurs, choisi
de privilégier l’information professionnelle à celle du public, afin de ne pas
provoquer ou suggérer maladroitement ce que nous redoutions de voir
apparaître. Cependant, par voie de presse, nous avons signalé qu’un groupe
de professionnels se réunissait régulièrement pour travailler sur les
conséquences médicales de la catastrophe sans indiquer les signes
évocateurs de cette pathologie.

BILAN SUBJECTIF

Comme souvent dans une catastrophe naturelle, celle-ci touche une


population importante. N’entrent dans cette étude que les cas qui répondent
aux critères de l’état de stress post-traumatique du DSM-III-R (à l’époque).
Nous avons rencontré beaucoup de troubles émotionnels réactionnels
dans les suites immédiates du sinistre, qui ont été bien contrôlés. Quant aux
états de stress post-traumatique (ESPT) qui ont pu être diagnostiqués à cette
date du 22 septembre 1993, ils ont été moins nombreux qu’on ne le
craignait et ont présenté une évolution favorable. Ce travail, pour imparfait
qu’il soit vis-à-vis de critères scientifiques stricts, constitue une dynamique
attestant qu’un groupe de professionnels de disciplines différentes peut
mener, in situ, une action préventive des états de stress post-traumatique.

LA DISTORSION SUBJECTIVE DU TEMPS

Florence est sortie dans des conditions dramatiques de son commerce et


depuis ce jour terrible, tout s’est arrêté en ce milieu de journée du
22 septembre 1992. Depuis la catastrophe elle n’est plus retournée sur les
lieux du sinistre. C’est cette constatation qui orientera la thérapie sur la
distorsion subjective du temps. Son couple est en panne et elle craint qu’il
ne se disloque, elle tourne en rond, fait des cauchemars. Nous sommes au
printemps 1993 et Florence vit à la fois dans une agitation manifeste et un
effondrement intérieur. Cependant, existe encore une énergie susceptible de
s’organiser de façon plus ordonnée. Et par la voie d’une prescription
paradoxale du symptôme qui associe une mobilisation émotionnelle par la
prescription d’une situation redoutée, une technique d’amnésie pour la
rendre « spontanée » et la suggestion impliquée d’une découverte ayant
pour fonction de mobiliser son esprit inconscient dans un sens positif. En
résumé : « Vous n’êtes pas… encore… capable de retourner dans votre
commerce ! » Florence retournera, spontanément (!), quelques jours plus
tard dans les ruines de la zone artisanale. Elle fera, seule et lentement, le
tour complet de son local dévasté. Après avoir parcouru ce qui reste de son
ancien commerce, elle en sort et retrouve le chemin du parking envahi par
les décombres abandonnés et surtout elle quitte les lieux à l’heure habituelle
de fermeture : 18 h 30.
Le commentaire est évident. « Madame, le 22 septembre est fini !
Maintenant, nous sommes le 23 septembre, maintenant, nous sommes le
5 octobre, maintenant, nous sommes le 28 octobre, maintenant, nous
sommes le 15 novembre, maintenant, nous sommes le 21 décembre,
maintenant… nous sommes le 24 avril 1993 ! » Date du jour de la
consultation et fin de la distorsion du temps.
L’horloge est repartie. Et l’année suivante, un enfant naissait.

L’ACTION INTERROMPUE
Pour traiter ces névroses post-traumatiques, il existe, parmi d’autres
possibilités, une question utile : « Que faisiez-vous, précisément, à ce
moment-là quand est survenu cet événement ? » Autrement dit quelle
séquence d’action a été interrompue ? Cette question n’est pas forcément
appropriée pour toutes ces situations dramatiques, mais néanmoins il
convient de l’avoir à l’esprit pour en apprécier la pertinence. En effet, elle
permet à partir de la connaissance de l’action arrêtée d’hypnotiquement
achever celle-ci et relancer le temps. Il n’existe pas d’action qui n’ait besoin
de temps pour sa réalisation. Rien ne se passe sans le temps ! Temps et
action sont indissociables et nous pouvons agir sur l’un grâce à l’autre.
Cette « équation » est accessible et hypnotiquement réciproque !

Requiem
Bruno, lui, a failli mourir trois fois cette année-là. Tout d’abord, un
accident de voiture dont il réchappe, mais, au cours de
l’hospitalisation, sa femme le quitte et vide la maison. Il sombre
dans une dépression et tente le suicide par asphyxie comme
solution ; par chance, il s’en sort. L’inondation du 22 septembre le
surprend chez lui et il restera une demi-heure dans l’eau avant d’être
secouru. Se considérant comme un survivant plusieurs mois après la
catastrophe et indépendamment de troubles du sommeil,
d’hypervigilance, de difficultés relationnelles, il conserve une colère
contre la municipalité depuis les obsèques officielles. Selon lui,
celles-ci étaient indignes du drame qu’ont vécu les victimes. Et
souvent, la façon dont le patient trouve des solutions apporte des
renseignements au thérapeute et Bruno a été un excellent pédagogue
malgré lui.
Fin juillet 1993. Bruno vient à sa consultation et tient à me raconter
la soirée d’émotion qu’il a vécue dans le théâtre antique de Vaison-
la-Romaine. Quelques jours plus tôt le Requiem de Verdi était donné
dans ce lieu majestueux au profit des victimes de la catastrophe.
« J’étais assis au centre. Au début, l’ambiance était douce, les
lumières du couchant s’étiraient entre les collines et les cyprès
derrière le théâtre. Puis, lorsque la nuit s’est faite, les premières
notes du Requiem sont montées, et derrière l’orchestre un écran est
apparu. Sur l’écran, les cercueils des victimes se sont mis à défiler
lentement, dignement. J’ai senti alors un immense soulagement, un
hommage à la hauteur de l’événement était, enfin, rendu aux
victimes. Et ma colère s’évanouit. »

Oui, mais dans la réalité concrète du théâtre, il n’y avait pas d’écran
tendu derrière l’orchestre ! C’est dans une sorte de transe personnelle que
Bruno a trouvé par lui-même un moyen de s’apaiser. Bien sûr, il disposait
d’une belle capacité imaginative et d’une force vitale et c’est probablement
la combinaison de ces facteurs qui opérèrent le changement.
L’envahissement mental avait pris fin, les morts sont désormais avec les
morts et la vie peut reprendre. Depuis cet épisode, j’utilise, dans d’autres
cas similaires, la technique de l’écran dans une version plus ordinaire et
reproductible comme un moyen de réassociation temporelle.
La vie de Bruno a pris un cours nouveau, lui qui était timide et effacé a
découvert la musique et la danse qui lui ont permis d’élargir son cercle
relationnel. Maintenant, le temps est devenu trop court !
Les patients sont envahis par leurs images (éventuellement associées à
d’autres sensations : odeurs, bruits, saveurs, perceptions physiques) du
drame. Pour les soulager, la technique de l’écran permet d’extérioriser ces
images perturbantes.

La technique de l’écran en pratique


Au cours de la séance d’hypnose : installation dans un lieu confortable et sûr, dans lequel
le patient allume un téléviseur et dispose d’une télécommande et d’un appareil enregistreur
(magnétoscope, DVD…).
Faire apparaître sur l’écran de cette télévision les images dont il est « possédé ».
Intervenir sur le déroulement des images avec la télécommande.
De nombreuses possibilités sont envisageables :
ralentir, accélérer, arrêter les images ;
changer la couleur, le contraste, la luminosité ;
enlever le son, le diminuer, en ajouter ou de la musique ou une voix off ;
donner un titre à ce film ;
créer un générique.
Et pour ceux qui manient un peu plus ce matériel télévisuel :
monter les séquences selon son choix, ses préférences ;
enregistrer cette version (cassette, DVD ou autre) ;
la placer « physiquement » dans un lieu de rangement ;
et surtout conserver aussi la version originale sur un autre support.

Parmi tous ces éléments, certains sont prioritaires : la projection sur


l’écran, le titrage et l’archivage de telle sorte que cet événement soit
« chosifié », réifié et qu’il existe en dehors du patient pour en être en
quelque sorte « délivré », sans pour autant en être dessaisi. Il ne s’agit pas
d’oublier, mais de ranger cet épisode douloureux à sa place dans le temps et
l’espace.
Un autre cas en dehors de la catastrophe de Vaison-la-Romaine.

Double peine
La journée se termine, il est bientôt 19 heures et le dernier client
s’éloigne. J’éteins les lumières du magasin et commence à baisser le
rideau de fer de la devanture. Soudain surgie de l’obscurité de la
rue, une barre de fer s’abat sur ma tête et me renverse au sol. Mon
agresseur, cagoulé, s’acharne sur moi en hurlant : « Donne-moi ton
pognon, vite ou je te massacre ! » Il m’arrache mon sac avec la
recette de la journée, trouve mes clés de voiture et s’empare de
celle-ci en quelques secondes.
Depuis, je ne vis plus, je parle à peine, je fais des cauchemars
atroces : « Il est là, il me guette, il m’attend. » Je suis obligée de me
faire accompagner dans mes déplacements et ne sors plus toute
seule. Je n’en peux plus, les gendarmes suivent sa trace, mais j’ai
peur.

C’est ainsi que Mme D. se présente en consultation. Ce tableau,


rapidement décrit, peut rentrer dans le cadre global et vague d’une
dépression avec des manifestations phobiques sans compter les douleurs
physiques et l’anxiété ; il évoque aussi le diagnostic de névrose post-
traumatique. Les conditions de survenue et les symptômes envahissants le
signent assez nettement et c’est dans cette voie que je vais me diriger. Le
diagnostic médical et social nécessite de dire que Mme D. est une victime,
la victime d’un agresseur. Le diagnostic de névrose post-traumatique a un
corollaire médico-légal qu’il convient de partager avec son médecin traitant
habituel.
Quelques semaines plus tard, cette détresse s’aggrave par le décès de
son père au cours d’un accident de voiture. Un coup de plus, un coup de
trop. Son père auquel elle avait succédé l’aidait dans son travail de fleuriste.
Un travail consacré aux fleurs et étrangement aussi aux morts. Lorsque ses
fleurs n’avaient plus la fraîcheur suffisante pour être vendues, alors elle les
portait sur les tombes abandonnées. Une vie entre les vivants et les morts.
Son père était très apprécié dans la région et beaucoup de gens qui n’avaient
pas pu assister aux obsèques cherchaient sans succès sa tombe dans le
cimetière. Et pour cause, Mme D. n’admettant pas la mort de son père
n’avait pas fait apposer de plaque à son nom sur sa tombe. Entre le refus de
sa disparition et son souhait de vouloir « le garder » pour elle, M. D. était
bien mort, mais sa dernière demeure inconnue. Le temps était, maintenant,
encore plus verrouillé.
Mais les morts agissent sur les vivants ; ils agissent par l’héritage. M. D.
avait légué à sa fille son magasin, dispensé des conseils et surtout lui avait
donné de l’amour, mais il avait aussi donné de l’amitié à beaucoup de gens.
Coïncidence étonnante, dans une allée du cimetière elle retrouva son ex-
belle-famille qui cherchait la sépulture de son père. Cette générosité ne
pouvait être gardée pour elle, au nom du respect de ce qu’il avait été et de la
reconnaissance qu’elle lui portait ! C’est par ce recadrage qu’elle accepta de
commander la plaque pour la tombe. La plaque fut apposée et la place de
M. D. reconnue. Par-delà la mort, son père permettait à des gens qui
s’appréciaient, malgré un divorce, de se rencontrer et de renouer des
relations amicales inattendues (repas, visites). Il restait vivant dans le cœur
des gens. Ceci accéléra le processus de fin de deuil et la réinscription dans
la vie avec des projets de changement. Un enfant et une nouvelle maison
avec beaucoup de fleurs pour l’accueillir !
L’analogie entre certaines composantes de l’hypnose, dont la distorsion
subjective de l’écoulement du temps, et la symptomatologie guide la
stratégie thérapeutique. La distorsion du temps n’est pas seulement un
symptôme chez les victimes, mais aussi une donnée préalable dont la
connaissance épargnerait bien des tourments au présent.
Le temps figé et l’action arrêtée au moment du trauma sont des
paramètres temporels à diagnostiquer ou à prévenir in situ, in vivo afin de
retrouver un apaisement et un redémarrage de la vie. Pas d’oubli surtout
pour se souvenir des leçons du passé.
L’hypnose, au-delà des techniques, nous enseigne à observer et à lutter
contre l’inertie et développer la résilience.
Cette observation peut se faire de façon involontaire ! Le sommeil aussi
est une activité qui s’exonère des considérations usuelles du temps et de
l’espace. Beaucoup trop de gens estiment que le sommeil est du temps
perdu et font même le calcul de ce temps dispersé à ne rien faire au cours
d’une vie, selon leurs critères. Heureusement ils se trompent, mais pas les
dictateurs qui veulent torturer leurs opposants sans laisser de traces
physiques et font de la privation du sommeil une technique élective !
Alors nous pouvons à l’inverse utiliser ce temps de repos, de
régénération, de reconstitution et même d’invention.
Clara, cela nous est arrivé souvent de travailler tard et dur et d’arriver à
un point de fatigue tel que nous ne reconnaissons plus ce que nous croyons
avoir étudié, ou nous nous engluons dans un raisonnement qui n’aboutit
pas. Une seule solution : dormir. Et laisser décanter sans chercher à faire
quoi que ce soit. Faire confiance à nos processus internes et automatiques
de résolution de problèmes. Au minimum reconnaître qu’un acharnement
supplémentaire n’aboutira à rien d’autre qu’à un effondrement sur la table
de travail et aller dormir. Maintenant.
Souvent au matin, l’esprit occupé à des tâches aussi indispensables et
urgentes que veiller à ne pas faire couler la confiture hors de la tartine, lire
nonchalamment l’étiquette du pot de ladite confiture ou bien de la plaquette
de beurre, apparaît comme par magie la solution du problème laissé en
suspens la veille au soir !
Et cette expérience s’est renouvelée récemment à propos du sujet qui
nous intéresse ; celui de l’influence de l’hypnose sur les soignants en tant
que personnes.
D’anciens fragments de lecture se sont animés, puis agencés en un
dialogue étrange avec Joseph-Philippe Deleuze dont les « réponses » sont
issues de son ouvrage Instruction pratique sur le magnétisme animal (1825)
et de la Lettre à messieurs les membres de l’Académie de médecine (1826).
Comme à l’accoutumée, je te l’adresse, j’y trouve des « réminiscences
prémonitoires ». Dis-moi.

Rencontre imaginaire avec Joseph-


Philippe Deleuze

Bonjour, cher maître,

De nos jours hélas, un nouvel engouement pour le merveilleux


attire les foules dans les salles de théâtre pour des représentations
douteuses sur la véritable nature du magnétisme animal. À tous les
carrefours sévissent des tenants de la street hypnosis, pour céder à la
mode des noms anglophones, en fait une cohorte mal identifiée sur
le plan professionnel fait tapage de ce goût du sensationnel pour
exister. Sur le trottoir.
Depuis la sortie de votre dernier ouvrage Instruction pratique
sur le magnétisme animal, les éloges ne manquent pas. Même ceux
qui sont hostiles ou réfractaires au magnétisme animal reconnaissent
la qualité de ce livre et surtout les recommandations que vous
prônez pour soigner respectueusement les patients. Vous vous
placez dans la lignée du marquis de Puységur et lui dédicacez votre
livre en hommage à son apport. Celui-ci, malheureusement, nous
quitta à la parution en 1825.

PATRICK BELLET – Dans votre Lettre à messieurs les membres de l’Académie


de médecine, vous allez plus loin encore dans votre désir de reconnaissance
du magnétisme animal par l’Académie de médecine et en faites une
véritable supplique.
JOSEPH-PHILIPPE DELEUZE – Je ne puis aujourd’hui que me rappeler avec

attendrissement l’amitié dont il m’honorait, les instructions que j’avais


reçues de lui, et les exemples qu’il m’avait donnés de la charité la plus
active, de la modestie la plus sincère, et d’un dévouement sans bornes à la
propagation des vérités les plus utiles.
P.B. – Ses recherches ont-elles été si décisives ?

J.-P.D. –
Si la doctrine exposée dans cet ouvrage conduit quelques personnes
à faire du bien, je les prie de se souvenir que cette doctrine est la
conséquence des principes établis et des faits observés par M. de Puységur.
P.B. – Parmi les conditions nécessaires quelle est celle que vous considérez

comme essentielle ?
J.-P.D. – Pour qu’un individu agisse sur un autre il faut qu’il existe entre eux

une sympathie morale et physique, comme il en existe entre tous les


membres d’un corps animé.
P.B. – Une sympathie morale dites-vous ?

j.-p.d. – La sympathie physique s’établit par des moyens que nous


indiquerons : la sympathie morale par le désir qu’on a de faire du bien à
quelqu’un qui désire en recevoir, ou par des idées et des vœux qui, les
occupant également l’un et l’autre, forment entre eux une communication
de sentiments. Lorsque cette sympathie est bien établie entre deux
individus, on dit qu’ils sont en rapport.
P.B. – Lorsque le rapport est établi, que se passe-t-il ?
J.-P.D. – Ainsi la première condition pour magnétiser c’est la volonté ; la
seconde c’est la confiance que celui qui magnétise a en ses forces ; la
troisième c’est la bienveillance ou le désir de faire du bien.
P.B. – Existe-t-il des conditions qui concernent le magnétiseur ?

J.-P.D. – L’émanation du magnétiseur, ou son fluide magnétique, exerçant une


influence physique sur le magnétisé, il s’ensuit que le magnétiseur doit être
en bonne santé. Cette influence se faisant sentir à la longue sur le moral, il
s’ensuit que le magnétiseur doit être digne d’estime par la droiture de son
esprit, la pureté de ses sentiments et l’honnêteté de son caractère.
P.B. – Ce que vous nous dites est très important.

J.-P.D.– La connaissance de ce principe est également importante pour ceux


qui magnétisent et pour ceux qui se font magnétiser.
P.B. – Que vouliez-vous dire par sympathie physique ?

J.-P.D. – La nature a établi un rapport ou une sympathie physique entre


quelques individus ; c’est pour cette raison que plusieurs magnétiseurs
agissent plus promptement et plus efficacement sur certains malades que sur
d’autres, et que le même magnétiseur ne convient pas à tous les malades.
P.B. – La pratique du magnétisme est-elle fatigante ?

J.-P.D. – Plusieurs personnes éprouvent beaucoup de fatigue lorsqu’elles


magnétisent, d’autres n’en éprouvent pas. Celui qui n’est pas doué d’une
grande force magnétique s’épuiserait à la longue s’il magnétisait tous les
jours pendant plusieurs heures. Au reste plus on est exercé à magnétiser
moins on se fatigue, parce qu’on n’emploie que la force nécessaire.
P.B. – Quel est l’âge pour commencer à magnétiser ?

J.-P.D. – Les enfants, depuis l’âge de 7 ans, magnétisent très bien lorsqu’ils
ont vu magnétiser ; ils agissent par imitation, avec une entière confiance,
avec une volonté déterminée, sans nul effort, sans être distraits par le
moindre doute ni par la curiosité. Mais il ne faut pas leur permettre de
magnétiser parce que cela nuirait à leur développement et pourrait les
épuiser.
P.B. – Vous insistez sur les buts thérapeutiques du magnétisme animal…
D’autres buts seraient-ils envisageables ?
J.-P.D. – Le magnétisme a pour but de développer ce que les médecins
nomment les forces médicatrices, c’est-à-dire de seconder les efforts que
fait la nature pour se délivrer du mal. D’où il suit qu’on ne doit magnétiser
ni par curiosité, ni pour montrer la puissance dont on est doué, ni pour
produire des effets surprenants, ni pour convaincre les incrédules ; mais
uniquement pour faire du bien, et dans le cas où on le croit utile. Il doit être
exempt de vanité, de curiosité, d’intérêt ; un seul sentiment doit l’animer, le
désir de faire du bien à celui dont il s’occupe.
P.B. – Il est difficile de ne pas céder à certaines demandes.

J.-P.D. – Ceux qui demandent des expériences pour voir un spectacle ne


savent pas ce qu’ils demandent, mais le magnétiseur doit le savoir, se
respecter lui-même, et conserver sa dignité. « L’instruction que je donne ici
a principalement pour but de prévenir les idées fausses et les opinions
exagérées auxquelles on peut être exposé faute d’expérience. Ceux qui
auront adopté mes principes n’en perdront point la confiance en leurs forces
parce qu’ils n’ont pas d’abord réussi ; ils ne se jetteront point dans
l’exagération parce qu’ils ont vu des choses surprenantes ; ils sauront
modifier, selon les circonstances, et l’influence de leur volonté, et les
procédés qu’ils ont employés en commençant.
P.B. – Pourriez-vous indiquer à nos lecteurs les précautions à prendre dans le

choix d’un magnétiseur ?


J.-P.D. – Les maladies chroniques sont quelquefois accompagnées de
symptômes sur lesquels la pudeur fait garder le silence, et qu’un médecin
devine plutôt qu’on ne les lui explique : elles ont souvent pour cause des
chagrins secrets, des peines morales, des sentiments contraints, etc. Il est
bien des choses qu’une femme somnambule n’osera point dire à un
homme ; il est aussi beaucoup de questions qu’un homme ne peut faire à
une femme, beaucoup de conseils qu’il ne peut lui donner, beaucoup de
détails qu’il ne peut.
P.B. – Et pour les relations avec les médecins, que recommandez-vous aux

magnétiseurs ?
j.-p.d. – Si vous avez déjà fait des remèdes, et que vous ayez un médecin,
vous lui ferez part de votre résolution, en lui demandant le secret, et vous le
prierez de trouver bon que vous employiez le magnétisme comme auxiliaire
de la médecine. Il est essentiel que le médecin soit informé du parti que
vous avez pris. Dans les maladies graves, l’action du magnétisme est
souvent insuffisante. Le magnétisme produit quelquefois l’effet qu’on
désirerait obtenir d’un médicament qui devient alors inutile. On avait
prescrit de l’opium le soir, pour calmer de vives douleurs et ramener le
sommeil ; les douleurs ont cessé après la séance du magnétisme, le malade
dort paisiblement, et vous ne donnez pas l’opium. Il est de l’honnêteté de
l’informer des phénomènes que vous avez obtenus : c’est même un devoir
de lui donner l’occasion de s’éclairer sur les effets du magnétisme, pour
qu’il puisse, selon les circonstances, en joindre l’usage aux moyens qui lui
sont connus par ses études et par son expérience. Il y aurait de la témérité à
s’en rapporter uniquement au magnétisme pour la guérison des maladies
graves. Aussi suis-je bien loin de conseiller le magnétisme comme un
moyen exclusif : je le conseille seulement comme auxiliaire de la médecine.
Plusieurs médecins qui ont fait employer le magnétisme sous leurs yeux
m’ont affirmé qu’il leur avait été d’un grand secours pour faciliter
l’administration des remèdes, et pour en assurer l’efficacité.
P.B. – Oui, mais comment reconnaître un bon magnétiseur ?

J.-P.D. – Il faut auparavant s’informer si le magnétiseur proposé a réellement,


et indépendamment de tout intérêt, une inclination décidée pour le
magnétisme, et si le médecin qui a approuvé qu’on entreprît le traitement
juge qu’il produit des effets salutaires.
P.B. – En ce qui concerne la rémunération, que recommandez-vous ?
J.-P.D. – Quoique le magnétiseur reçoive des honoraires comme un chirurgien
qui viendrait panser une plaie, ce ne sera point ce motif qui le fera agir,
mais le désir de faire du bien ; et quoique le magnétisé paye une rétribution,
il ne se montrera pas moins sensible aux soins qu’on lui donne.
P.B. – Le « secret magnétique » existe-t-il ?

J.-P.D. – Il ne faudrait pas permettre qu’on admît à la séance un autre témoin


que celui qu’on aurait déjà choisi. De son côté le magnétiseur doit
s’engager à ne jamais faire connaître aucun des phénomènes qui ont eu lieu
pendant le traitement, à moins qu’on ne l’y ait librement autorisé.
P.B. – Est-il possible de magnétiser en toutes circonstances ?

j.-p.d. – Si vous êtes trop fatigué, si vos forces sont épuisées, discontinuez ;
vous n’agiriez plus. Si l’inquiétude que vous cause l’état de votre malade,
ou le défaut de sommeil, vous ont mis dans un état nerveux, cessez de
magnétiser : vous lui feriez mal. Attendez que vous soyez dans un état de
calme, et que la confiance l’emporte sur la crainte. La chose la plus difficile
pour un magnétiseur qui veut s’instruire, c’est qu’il faut pour ainsi dire qu’il
y ait en lui deux hommes qui ne doivent jamais exister ensemble, mais
successivement ; l’un qui agit, l’autre qui observe ou qui raisonne.
P.B. – En conclusion, quelle place doit occuper le magnétisme dans le cadre

de la médecine moderne de 1826 ?


J.-P.D. – Si les procédés du magnétisme peuvent présenter quelques

inconvénients, ce n’est ni dans la société, où l’on est obligé d’éviter ce qui


blesse les convenances, ni dans les traitements publics, où tout est ordonné
de manière que la décence soit respectée : c’est dans les hôpitaux, et je dois
fixer sur ce point l’attention des médecins en chef, non pour qu’ils
restreignent l’emploi d’un moyen salutaire, mais pour qu’ils en dirigent et
surveillent la méthode ; car ce serait leur faute s’il se mêlait quelque chose
de répréhensible au bien qu’on doit en obtenir.
C’est aux médecins seuls de déterminer quelle peut être l’utilité du
magnétisme appliqué à la guérison des maladies ; dans quels cas on doit y
avoir recours ; si son emploi est accompagné de dangers ; quel est le mode
d’action qu’il exerce sur l’organisme ; comment il doit être associé à la
médecine. C’est à eux seuls qu’il appartient, sinon de le pratiquer, du moins
d’en diriger l’emploi. Si je me suis permis de traiter quelques-unes de ces
questions, c’est en attendant que les médecins veuillent les décider eux-
mêmes.
P.B. – Merci bien monsieur Deleuze pour votre disponibilité et vos

éclairages.

3 mars 1826, Jardin des plantes, Paris.

Évidemment la question vient toute seule : « Et maintenant quels


changements ? »
Clara, je te laisse apprécier ce que viennent d’écrire à ce sujet Chantal
Méjean, coordinateur général des soins et directeur des soins des hôpitaux
Drôme-Nord, ainsi que d’autres professionnels de Lyon, Valence, Annecy et
Toulouse.

L’hypnose fédère les équipes soignantes


et participe à la réhumanisation des soins
L’utilisation de l’hypnose dans le cadre des hôpitaux Drôme-Nord
(Roman-sur-Isère et Saint-Vallier) est un bon exemple de prise en charge de
la douleur et du confort du patient.
Depuis 2008, plus de deux cents soignants ont suivi une formation, sans
distinction de fonction : infirmiers, médecins, psychologues, puéricultrices,
aides-soignants, infirmiers anesthésistes, masseurs kinésithérapeutes et
sages-femmes.
Tous les services sont concernés, notamment la cancérologie, la
chirurgie, la maternité, l’endocrinologie, l’endoscopie, les urgences et le
service de médecine physique et réadaptation. La pérennité de la démarche
est probablement liée au choix d’associer, au sein d’un même service, la
formation d’un paramédical à celle d’un médecin.
Toujours pratiquée avec l’accord du patient, l’hypnose est une réponse
supplémentaire dans la palette des soignants, un outil analgésique non
médicamenteux et direct, qui influe également sur la dimension
relationnelle.

L’ATTENTION PORTÉE AU PATIENT LUI PERMET D’ÊTRE ACTEUR


DE SON PROPRE SOIN

En s’appuyant sur l’univers du patient, ses goûts, ses souvenirs, le


thérapeute évoque images, sensations, etc., et amène le patient vers une
zone intérieure de confort et de plaisir. Au-delà du patient l’hypnose
apporte également sécurité et confort aux soignants, comme en témoigne
cette réflexion d’un infirmier : « Réaliser une ponction lombaire sur un
patient détendu est plus sûr et moins stressant pour tout le monde.
L’hypnose peut aussi permettre de désamorcer certains ressentis négatifs ou
symptômes, comme des nausées par anticipation, dues à une chimiothérapie
précédente mal vécue. »

LA PRATIQUE DE L’HYPNOSE A CHANGÉ LA FAÇON D’EXERCER


DES SOIGNANTS DANS TOUS LES SERVICES

L’utilisation de l’hypnose est maintenant bien connue hors des murs de


nos établissements et la demande de soins avec hypnose vient aussi des
médecins extérieurs tant généralistes que spécialistes. « Des consultations
externes ont débuté dans la prise en charge des acouphènes et des
céphalées, en plus des consultations d’hypnose pour les patients suivis en
cancérologie et pour des pathologies diverses […]. La démarche est
totalement multidisciplinaire, ce qui la rend particulièrement enrichissante
et fédératrice pour les soignants qui pratiquent l’hypnose », souligne le Dr
Éva Blanc-Bernard.

À LA MATERNITÉ ET AU CENTRE PÉRINATAL

Lors des hospitalisations, des médecins anesthésistes, des gynécologues


demandent à la sage-femme un accompagnement par hypnose pour des
patientes agitées, angoissées algiques lors d’un geste spécifique tel que la
péridurale, lors d’une extraction instrumentale, une ponction de
trophoblaste, la préparation pour une amniocentèse.
Voici un exemple étonnant au cours d’un accouchement décrit par
Corinne Pruniaux, sage-femme. Les naissances sont des moments très
fortement partagés et celui-ci tout particulièrement.
Mme H., 25 ans, sans travail, est actuellement hébergée chez ses
parents, car le papa de ce bébé est parti et les a abandonnés. Mme H.,
patiente fragile, est accompagnée par sa maman en salle d’accouchement ;
très à l’écoute de sa fille, elle se montre réconfortante et rassurante.
Pour ajouter à la difficulté, Mme H., très angoissée, redoute l’hôpital au
point d’en être quasi phobique, ne souhaite aucune médication et veut
accoucher le plus naturellement possible !
L’alliance thérapeutique se met en place très vite, la confiance s’installe.
L’accompagnement se fait donc naturellement par hypnose dans l’écoute de
mes paroles et la patiente gère très bien ses contractions de telle sorte que
leur rythme s’harmonise avec sa respiration.
« Et observer la respiration… la respiration est de plus en plus calme et
profonde… l’air qui entre et qui sort… à chaque inspiration… à chaque
expiration… peut-être un peu plus frais à l’inspire… un peu plus chaud à
l’expire… ou bien l’inverse… l’air qui entre et qui sort avec un rythme
régulier… comme l’eau qui passe et se retire doucement sur le sable lorsque
la mer est basse… opacité de l’eau qui passe… Et cet air agréable… doux
et tiède détend tout votre corps encore plus… votre corps… votre col…
votre périnée… qui se détendent… se relâchent… se dilatent… comme le
temps qui n’a plus la même importance… laissez passer le temps… et
l’enfant. »
La patiente reste calme. La dilatation et l’expulsion se passent bien, au
grand étonnement de sa maman qui nous explique qu’habituellement sa fille
est très douillette ! Et l’accueil du bébé se fait dans le calme et la douceur.
Cependant, malgré une délivrance dirigée, la patiente ne se délivre pas.
Face à cette complication, je lui explique que le recours à l’anesthésiste est
nécessaire pour l’endormir et effectuer la révision utérine dans les
conditions les plus confortables.
À mon grand étonnement, Mme H. refuse d’être endormie et souhaite
que je « continue à l’accompagner comme avant » pour faire ce que je dois
faire. Alors je tente mon premier essai de délivrance artificielle et de
révision utérine avec l’hypnose :
« Simplement respirer calmement… tranquillement… et retrouver le
rythme de la respiration… calme et profonde… l’inspiration…
l’expiration… l’air qui entre… et qui sort… et laisser peut-être les
paupières plus lourdes se fermer à l’expiration… s’ouvrir à l’inspiration…
se fermer… s’ouvrir… pour se fermer à nouveau doucement… rester
fermées… et se poser… se reposer quelques instants… le corps de plus en
plus lourd… complètement détendu… relâché… immobile et tranquille…
calme… »
La patiente est très calme, ne bouge pas, mais le placenta est bien fixé à
la paroi utérine, et je n’ose insister de peur de lui faire mal. À nouveau,
j’insiste pour appeler le médecin anesthésiste qui pourra proposer un
accompagnement peut-être plus adapté pour ce geste.
Lorsque l’anesthésiste arrive, Mme H. refuse à nouveau l’anesthésie,
ainsi que le protoxyde d’azote (elle étouffe sous le masque) et dit à
l’anesthésiste qu’elle veut que la sage-femme « continue comme elle faisait
avant », que « ça marche très bien ». Encouragée par la patiente et
accompagnée par l’anesthésiste formée à l’hypnose, je réactive la transe
jusqu’à la révision utérine complète au cours de laquelle l’anesthésiste
prend le relais hypnotique.
« Pendant que vous écoutez ma voix et que vous respirez
profondément… vous allez laisser les paupières bien lourdes se fermer à
nouveau… et le calme revenir… et remarquer comme cet air doux et tiède,
cet air qui envahit tout votre corps augmente à nouveau votre détente… tout
le corps… le visage… les épaules… le thorax… le bassin et le périnée…
bien lourd… bien relâché… [relais de l’anesthésiste] bien installé
profondément dans le matelas… complètement détendu… très lourd ou
peut-être léger… complètement engourdi… insensible… »
Et la délivrance artificielle avec révision utérine se passe sans problème.
La patiente est ravie !
Mme H. a trouvé in vivo, sans préparation particulière, les moyens
d’une autonomie dont sa mère et peut-être elle-même ne croyaient pas
disposer… Au-delà de ses préventions émotionnelles vis-à-vis de l’hôpital,
elle a su franchir des limites, acquérir des possibilités ignorées jusqu’à
présent et cicatriser.

AU SERVICE DES ENDOSCOPIES

L’hypnose s’ajoute à la programmation de l’endoscopie, vingt minutes


environ. C’est le temps nécessaire pour réussir à capter l’attention du
patient, l’aiguiller vers des moments de bien-être et le déconnecter de la
réalité qui l’attend. Pendant toute la durée de l’examen, l’infirmière reste à
ses côtés, continuant à lui faire entendre sa voix pour le ramener à un état
hypnotique. Les praticiens voient clairement la différence et sont de plus en
plus demandeurs de ce type de prise en charge pour les patients qui dès la
consultation appréhendent le geste et sont anxieux.

LE TURC ET LA ROSE

Et parfois, c’est difficile. C’est difficile aussi quand nous ne parlons pas
la langue du patient… C’est ce qui est arrivé à Sophie Cartier, infirmière.
« Tout de suite après ma formation en hypnose, j’ai été confrontée à un
patient turc qui devait avoir une gastroscopie. Gros problème : je ne parle
pas le turc ! Et le patient ne parle pas anglais… Mais je suis formée à
l’hypnose. J’ai donc réfléchi à la façon dont je pouvais accompagner ce
monsieur et une solution m’est venue à l’esprit : le mime.
« J’ai donc mimé l’examen. Tout d’abord du côté patient : l’installation,
le ressenti avec les nausées, l’importance de la respiration et la durée de
l’examen qui est de trois minutes. Puis du côté praticien, avec l’introduction
de l’endoscope, les gestes techniques éventuels et immédiatement après la
gastroscopie le résultat. Et après la démonstration à blanc, la mise en œuvre
directe de l’examen avec une infirmière qui attire l’attention du sujet sur les
différentes étapes de l’examen, voire qui fait comme si des nausées
existaient, évitant de les ressentir lui-même ! »
La gastro-entérologue a réussi à faire son examen sans souci qui s’est
conclu par un résultat négatif. Le patient semblait satisfait de la manière
dont tout s’était passé. Sa mimique nous le faisait comprendre ! Double
bénéfice.
Preuve en est que le lendemain, le patient est revenu dans notre service
pour nous offrir une rose à chacune afin de nous remercier. Ce qui montre
que malgré la barrière de la langue, il y a toujours une solution pour réaliser
un examen dans de bonnes conditions.
Ce jour-là, j’avais réussi à capter son attention. Et c’est là souvent la
difficulté.
Dans cet exemple, ce n’est pas le langage qui fait obstacle, mais plutôt
le déroulement de l’examen lui-même qui se complique.

EN SERVICE DE FIBROSCOPIE
Décembre 2014, M. F. se présente pour avoir une fibroscopie
bronchique. Lors de sa consultation avec le pneumologue, il a demandé s’il
pouvait bénéficier d’une séance d’hypnose pour l’examen.
À cet effet, je me présente auprès de M. F. en lui disant que je vais
m’occuper de lui et rester à ses côtés pendant tout l’examen. Tout en
vérifiant ses données administratives, je m’informe sur ses loisirs et ce qu’il
aime afin de personnaliser la séance d’hypnose. Nous nous mettons
d’accord sur le thème de la pêche à la truite dans un lac.
M. F. s’installe dans le fauteuil d’examen, et afin d’améliorer son
confort le dossier est incliné légèrement, puis les volets roulants sont
baissés pendant que je lui explique le déroulement de la fibroscopie
pulmonaire.
Une anesthésie locale (spray de Xylocaïne® dans le nez et au fond de la
gorge, puis une mèche dans chaque narine) est nécessaire. Il ne respire plus
que par la bouche.
Et là, je débute la séance en parlant de l’eau calme, de la brume posée à
la surface de l’eau, du soleil qui se lève et se reflète à la surface de l’eau, le
montage de la ligne, l’installation sur la berge, les appâts qu’il a choisis et le
temps qu’il a envie de passer à la pêche. Sans oublier, bien sûr, la pause
casse-croûte avec les boissons chaudes ou froides ainsi que les sandwichs.
Pendant tout ce temps, nous avons ôté les mèches et débuté la
fibroscopie bronchique avec le médecin. À ce moment, celui-ci me fait
comprendre qu’il a besoin de faire des biopsies. M’adaptant aux nécessités
techniques de l’examen, je propose à M. F. de saisir sa ligne et de la lancer
au moment où le médecin réalise les biopsies. Je synchronise l’action du
médecin avec le geste imaginaire du pêcheur et chaque fois que nous
ramenons une biopsie, c’est aussi une belle prise pour M. F. au bord du lac !
J’ai dû changer la pince à biopsie en cours d’examen, et le patient est resté
tellement calme dans l’action qu’il ne s’est rendu compte de rien.
À la fin de l’examen, j’ai fait revenir le patient ici et maintenant, dans la
salle d’endoscopie. Calme, détendu et reposé, ravi de cette nouvelle
expérience.
La fibroscopie est un examen qui dure habituellement trois minutes.
Pour M. F., l’examen a duré vingt-cinq minutes et nous avons fait quatre
pots de trois biopsies chacun. Pendant l’examen, sa notion du temps s’est
modifiée et chose exceptionnelle, il n’a pas toussé une seule fois. Énorme
avantage, pour le médecin également, qui rend extrêmement confortable la
réalisation d’examens. Le praticien n’est pas gêné pour faire les biopsies et
ainsi, l’examen dure moins longtemps.
Le médecin convaincu de l’efficacité de l’hypnose dans ce type
d’examen encourage, maintenant, les patients inquiets à réaliser la
fibroscopie bronchique dans ces conditions. Et vu comme cela s’est passé
avec M. F., je pense qu’il va nous faire bonne presse !
Avant cette formation, seulement deux ou trois anesthésistes nous
demandaient de cesser de faire du bruit au moment de l’induction.
Maintenant, c’est évident pour une grande partie d’entre nous d’autant plus
quand nous sommes plusieurs dans la salle à avoir été formés à l’hypnose.
Les équipes d’anesthésie l’ont remarqué : elles injectent moins de drogues
et les patients se réveillent beaucoup plus calmement.
Alors pourquoi se priver d’une méthode où tout le monde a tout à
gagner ? Le patient et le personnel soignant ont chacun du positif à en tirer.
Le personnel travaille dans une ambiance plus sereine, détendue et
forcément le patient, aussi, bénéficie de cette sérénité. L’hypnose a changé
les personnels soignants dans leur façon d’aborder le patient. Cette manière
plus humaine de le prendre en charge retentit sur l’ambiance générale du
bloc. Avec un profond sentiment du travail bien fait pour le personnel
soignant.

EN SERVICE DE DIALYSE

Les motifs de prise en charge par l’hypnose concernent la douleur aiguë


et chronique, lors de pose ou dépose de cathéter sur fistule artérioveineuse,
lors des ponctions lombaires, et sur des situations de stress, d’angoisse,
d’agitation et d’insomnie.

EN SERVICE DE MÉDECINE PHYSIQUE RÉADAPTATION

Les motifs des séances concernent la douleur, l’angoisse, le stress, les


raideurs articulaires, les troubles de la déglutition, les céphalées et les
troubles du sommeil.
La majorité des patients bénéficient de plusieurs séances afin d’assurer
un suivi efficace.

EN SERVICE D’ENDOCRINOLOGIE UNITÉ GÉRIATRIE AIGUË

Les motifs des séances concernent les soins invasifs, les insomnies, les
angoisses, les douleurs, le diabète, les troubles du comportement
alimentaire. Les indications sont multiples et non exhaustives.

AU BLOC OPÉRATOIRE
Le bloc opératoire avec ses locaux, ses bruits, ses tempéraments, sa
technicité est un environnement plutôt hostile à l’hypnose. Et petit à petit,
l’aisance à choisir les mots, l’application à chercher le bon ton et une
équipe de plus en plus ouverte ont amené l’hypnose à faire ses premiers pas
dans les salles d’opération. Et de fil en aiguille, de la réflexion à la pratique,
il ne fait plus si froid au bloc. On entend moins : « Détendez-vous, ça va
bien se passer ! », mais : « Soyez rassuré et prenez le temps de penser à
quelque chose d’agréable. »
Les « Calmez-vous, on s’occupe de vous ! » ont cédé la place à « Nous
veillons sur vous et votre sécurité, vous pouvez être rassuré ». Les
invitations à la rêverie, à l’imaginaire gagnent un peu de terrain face au
classique « Respirez bien fort dans le masque » !
Nous sommes bien sûr loin du travail de Milton Erickson, mais
accueillir un patient en mettant l’accent sur son confort, l’équiper des
appareils de surveillance en lui parlant de sa sécurité et de notre
bienveillance, et l’endormir en l’invitant à la rêverie ; que du simple, que du
concret, que du bonheur ! Les patients sont plus détendus, plus souriants,
plus complices même. Le rôle du soignant devient plus ludique, plus
intimiste, et tellement plus enrichissant, nous relate un infirmier
anesthésiste. Il poursuit par :
« La richesse de l’échange supplante même la monotonie de la routine.
Imaginez pendant l’entretien de l’anesthésie que le patient endormi est…
peut-être… parti à la découverte d’un pays imaginaire, remonté dans un
souvenir d’enfance, ou simplement bien à un endroit de son choix. Et le
retour, enfin le réveil, est d’autant plus serein, d’autant plus apaisant, pour
le patient et l’anesthésiste quand il s’agit d’un simple retour à un endroit où
l’on était déjà bien, en sécurité, rassuré, sur la table d’opération.
« Anesthésie et hypnose font, par nature, bon ménage, et les techniques
hypnotiques sont sans nul doute un atout supplémentaire, un outil de travail
efficace et simple, utilisable au quotidien.
« En utilisant l’hypnose j’ai le sentiment d’être passé du statut de
technicien de l’anesthésie à celui de soignant. »
Comme tu le vois, Clara, l’ambiance change au bloc. Elle change aussi
dans d’autres services et le voyage est souvent au programme. Jean-Pascal
Sagot, infirmier, va nous en parler.

EN SERVICE DE CANCÉROLOGIE

L’information au patient est souvent donnée par l’infirmier d’annonce


qui fait le lien en proposant l’hypnose comme soin de support.
Les demandes concernent les douleurs, l’anxiété, le mal-être, les
nausées, les vomissements, les bouffées de chaleur liés au traitement,
les gestes invasifs. Les patients qui souffrent de cancer subissent très
souvent des soins douloureux qui incluent des gestes invasifs. L’hypnose
médicale est de plus en plus utilisée pour les accompagner et leur permettre
de calmer leur crainte et la souffrance lors de ces gestes.
Au-delà de la technicité l’hypnose facilite la relation thérapeutique en
cancérologie.
Si l’hypnose était un voyage, alors les patients seraient des
explorateurs ; leur lit ou leur fauteuil serait l’instant de leur périple ; notre
voix serait leur moyen de « transe-port » et nos mots seraient leur guide de
voyage : ce petit livre qui les suit dans leurs explorations, qui leur dévoile
des itinéraires, des excursions, attire leur attention sur la faune et la flore et
leurs caractéristiques particulières, les richesses et les ressources de ces
contrées et toutes autres choses utiles à observer, à apprendre…
Pour achever cette métaphore, reste l’histoire de ces personnes. Ce
serait leur sac à dos, plus ou moins chargé de tous ces événements qui font
leur vie heureuse ou malheureuse.
Il est parfois des voyages difficiles à débuter et c’est le cas pour certains
patients en cancérologie.
Pour le comprendre, c’est à nous de nous immiscer un instant dans leur
parcours. Il a souvent débuté avant l’annonce de leur maladie, par des
examens, des visites auprès de spécialistes à l’autre bout du département et
déjà l’anxiété de quelque chose de grave qui se trame. Puis le diagnostic se
précise et patatras : le mot cancer est prononcé, le monde s’écroule.
Dans ce monde qui s’écroule il y a un autre mal invisible qui s’installe.
Car au-delà de la gravité de cette maladie que l’on connaît tous il y a une
vie qui s’arrête brusquement et inévitablement.
À ce moment précis, deux événements se chevauchent :
La partie médicale de la prise en charge qui se précise avec les
échéances des chimiothérapies, des rayons, de la chirurgie, des prises de
sang, des consultations en tout genre, etc. Une multitude de rendez-vous
dans l’univers hospitalier, univers anxiogène s’il en est. Chaque
nouveau soin est une part d’inconnu à découvrir, parfois dans la douleur
physique, parfois dans la douleur morale et parfois dans les deux en
même temps. L’impression sans doute que leur santé leur échappe
s’installe dans une atmosphère de stress, inondée de termes médicaux
incompréhensibles et de blouses blanches.
De l’autre côté, la vie quotidienne est balayée d’un coup et ne semble
plus vouloir exister que pour permettre au corps de souffler un peu entre
deux visites à l’hôpital. La sensation de la futilité de leur vie par rapport
à l’importance du traitement. Que deviennent alors les projets de
vacances pourtant prévus de longue date ? Et les soirées avec les
copains pour jouer aux cartes ? Les activités sportives vont-elles
pouvoir se poursuivre ? C’est tout ce qui fait la richesse et le bonheur de
leur vie qui est mis de côté, au second plan, en attente. Tout se fige avec
l’incertitude que le cours normal de la vie reprendra un jour.
Je ne veux pas dire par là que les patients ne sont pas écoutés et
considérés par leurs médecins, je pense qu’il ne s’agit là que d’un ressenti
profond et inconscient. Certains patients se retrouvent à devoir faire face
dans l’urgence à cette situation de stress épouvantable tout en mettant de
côté ce qui est une ressource pour eux, un moyen de gérer leur anxiété.
Avenir incertain, présent figé, le tout accompagné de modifications
profondes dans leur corps (fatigue extrême, chirurgie mutilante,
douleurs…), comment faire pour permettre à l’esprit de réaliser le travail
indispensable d’acceptation de la maladie pour que le futur retrouve un
sens ?
Si je fais le parallèle entre les étapes d’acceptation de la maladie et la
sérénité que retrouvent peu à peu certains patients, je pense que les gens
acceptent leur maladie quand ils acceptent les conséquences qu’elle aura sur
leur vie future. Je veux dire que les patients tolèrent que leur vie change
même s’ils sont diminués physiquement et que leurs habitudes puissent être
modifiées pourvu qu’elles puissent se réinstaller. Toute la difficulté se
trouve dans cette acceptation de vivre différemment avec des capacités
modifiées en ayant pour toile de fond la maladie. C’est à ce moment précis
de leur chemin que l’hypnose peut les guider dans l’accomplissement de
leur travail intérieur : accepter de changer (car la maladie les y oblige). Ce
n’est sûrement pas une chose facile. J’ai cependant appris, grâce à
l’approche hypnotique, que les changements étaient souvent possibles
même dans les contextes les plus inextricables, les plus complexes.
La volonté de ces patients est le moteur le plus puissant pour remettre
en mouvement cette dynamique figée par le raz de marée qu’est le cancer.
Mais ce moteur a besoin d’un châssis et de quelques autres éléments avant
d’être un véhicule. Cette maladie indésirable qui s’invite dans le quotidien
et s’introduit jusqu’au plus profond de la vie privée, perturbant les
habitudes, l’intimité et modifiant même l’image de soi. Alors quel voyage
proposer à ces patients qui semblent dériver, accrochés à une planche au
milieu de l’océan, ne pouvant chercher qu’à survivre et à ne pas sombrer
dans les profondeurs ? Comment « trans-former » cette planche en
embarcation dont ils auraient les rames ?
Deux cas de figure se sont présentés fréquemment parmi ces patients
qui ont souhaité un accompagnement par l’hypnose. Il y a tout d’abord les
personnes qui correspondent au cas que j’ai décrit précédemment et qui se
trouvent complètement dépassées par la situation en arrivant à l’hôpital
pour leur première chimiothérapie avec une angoisse majeure. Ces gens se
trouvent plutôt au début de leur traitement et n’arrivent plus à faire face aux
différentes situations.
Il y a aussi des patients qui ont déjà avancé dans leur traitement et ont
« géré » la maladie en continuant leur vie comme si le cancer n’avait pas
d’emprise sur leur quotidien. Les mécanismes de défense ont tenu bon et
leur ont permis de faire comme si de rien n’était. Mais cette défense
demande une énergie importante et même si elle protège ces patients un
temps, elle les empêche probablement de réaliser les processus
d’acceptation. Comment vivre avec un cancer en faisant comme s’il n’était
pas là ? Il se produit alors, à un moment donné, et souvent lorsque le corps
ne suit plus, une prise de conscience, l’envie de dire : « Stop ! » L’aide par
l’hypnose est la bienvenue car il est temps pour ces gens de pouvoir
accepter que la vie va changer avec leur maladie.

RANDO ET SAC À DOS

Pour illustrer cette problématique, je voudrais vous parler de Mme A.,


38 ans, suivie dans notre service pour un cancer du sein. Elle est mariée,
mère de deux enfants et se décrit comme dynamique et très sportive (elle
aime la montagne, le ski de randonnée ainsi que l’eau), elle gère d’une main
tonique sa vie quotidienne. Sa demande arrive alors qu’elle vient depuis
plusieurs mois dans le service et qu’il n’y a pas de difficulté particulière
lors de ses prises en charge. Mais elle décrit un ras-le-bol et l’envie de
lâcher prise : « Marre de cette épée de Damoclès », envie de dire « Stop, je
n’en peux plus ». Et après nous avoir confié ses difficultés, Mme A. met en
évidence qu’elle s’est appliquée à continuer de vivre comme si elle n’était
pas malade… Est-il possible de vivre avec un cancer en faisant comme s’il
n’était pas là ? Les processus d’acceptation ont probablement été mis en
échec par cette volonté de faire « comme si » et les émotions à fleur de peau
traduisent probablement une nécessité d’exprimer enfin les peurs, les
angoisses.
L’univers de la montagne s’est avéré propice pour que Mme A. puisse
explorer cette angoisse persistante. Le début du voyage hypnotique a
consisté en la préparation de son sac à dos et le tri de tout ce qui était
important pour elle. Elle a pu ainsi vider tout ce qui était inutile et rajouter
l’indispensable : elle y a fait de la place et mis son bien le plus précieux : sa
famille (et quelques larmes…). Puis Mme A. a redécouvert la richesse de
ses sensations sur ces montagnes enneigées avant de choisir le meilleur
chemin pour redescendre entre les rochers et les arbres.
Lors de la séance suivante, le voyage a débuté cette fois-ci en
montgolfière pour atteindre le sommet, mais il fallut jeter bien du lest pour
que la sensation de légèreté puisse diffuser et permettre au ballon de
s’envoler. Une fois la montagne retrouvée, c’est alors que Mme A. eut tout
le loisir d’admirer cette petite fleur fragile se déplier et émerger doucement
de ce lourd et épais manteau neigeux. Il lui fut également fort constructif de
prendre du recul et de pouvoir regarder cette scène vue d’un arbre, perchée
à côté d’un écureuil… (L’hypnose donne aussi de la légèreté et de la
fantaisie.)
Au cours d’une dernière séance, elle a à nouveau retrouvé cette
montagne très personnelle et a découvert toutes les ressources que la nature
avait pu développer pour s’adapter aux conditions difficiles. Étonnée, elle y
a contemplé aussi les traces que ses pas avaient laissées derrière elle dans la
neige. Tout voyage laisse forcément des empreintes… Lors de notre
rencontre suivante, Mme A. a souhaité interrompre les séances car elle
estimait avoir pu, enfin, poser des choses et notamment accepter que la
maladie fasse maintenant partie de sa vie, même si cela était difficile pour
elle.

LE CHAT QUI LAPE

Nous avons accueilli à l’hiver 2012 Mme B. pour la poursuite de son


traitement de chimiothérapie d’un cancer digestif. Mme B. est une
célibataire de 56 ans très volubile. Elle est très attachante même si elle est
assez demandeuse de tout en général et que son comportement laisse
deviner une anxiété omniprésente. On le serait à moins que ça… Mme B.
reste sur une très mauvaise expérience de chimiothérapie dans un autre
établissement qui a négligé son anxiété. Elle ne s’y est jamais sentie écoutée
et encore moins comprise. Le résultat de cette souffrance s’est traduit par
des nausées majeures, qui apparaissaient déjà à l’approche de l’hôpital en
taxi.
Le premier contact dans le service fut, je pense, très important et le soin
tout particulier de l’équipe à être attentive à ses demandes a permis d’établir
un premier contact tout à fait favorable au désamorçage du phénomène de
ses nausées. Mme B. a pu confier son histoire et être entendue lors d’un
premier entretien riche en paroles échangées. Je crois que l’essentiel du
travail s’est fait dans le discours rassurant du quotidien, mais deux séances
formelles sont venues consolider des acquis encore fragiles.
Les nausées sont apparues comme un chat (elle n’aime pas les chats)
qui faisait le dos rond et venait s’allonger sur elle. Cependant, elle a pu se
réapproprier des sensations agréables et se remettre en mouvement, certes
accompagnée par ce chat désagréable, mais qui déambulait en la suivant de
loin. Peu à peu, Mme B. a pris confiance dans l’équipe et même si elle a
mis en place un petit rituel lors de ses chimios (elle restait dans son lit et
avait une cuvette avec des mouchoirs à proximité) elle a reçu ses
traitements et les nausées ont quasiment disparu, en tout cas loin de ce que
c’était au début du traitement. Le cas de cette personne montre bien
l’importance du vécu et l’incidence directe sur sa perception des
symptômes. L’anxiété et l’impression de ne pas être entendue ont
probablement majoré les sensations de nausée.
Il est intéressant de constater qu’avec l’utilisation de l’hypnose nous
pouvons offrir une alternative à un problème pour lequel nous sommes
souvent démunis.
Les patients que l’on accueille dans le service ont souvent leur lot de
souffrances, que ce soit des troubles liés à leur pathologie ou bien liés aux
effets secondaires des traitements. Le vécu n’en est pas moins pénible et
difficile. Qu’il s’agisse de douleurs, de nausées ou encore de troubles du
sommeil, les difficultés physiques sont réelles et invalidantes dans un
quotidien désormais voué au traitement de leur maladie.
La douleur est un symptôme gênant régulièrement évoqué par les
patients en cancérologie. Elle peut avoir plusieurs étiologies, les suites
d’une chirurgie, d’une radiothérapie ou encore de la maladie qui évolue.
S’il n’y a pas de recette miracle, l’hypnose peut apporter une trêve dans ce
combat et créer une « parenthèse de mieux-être », faire céder les sensations
récalcitrantes et permettre au patient de se réapproprier un instant son corps.
La douleur, au-delà du message neurologique, est souvent là pour rappeler
que le cancer n’est pas loin et comme l’oiseau de mauvais augure elle plane
au-dessus de leur tête. Pouvoir changer d’air et détourner le regard de cette
situation difficile permet parfois à ces patients d’envisager un changement
dans leur position de « malade » et mieux tolérer ce parasite envahissant. À
la manière du « portrait chinois », la douleur est définie dans ses moindres
caractéristiques et particularités et elle prend ainsi « substance ». Et c’est
cette substance qui permet de reprendre le dessus sur cette « chose » qui est
maintenant devenue modifiable.

LES VAGUES ET LE BOIS FLOTTÉ


Mme T., 54 ans, sollicite un accompagnement par l’hypnose pour deux
problèmes : des difficultés de sommeil et puis pour des douleurs au sein
consécutives à la chirurgie et à la radiothérapie. Elle décrit sa douleur
comme une brûlure avec un trajet très précis allant de l’aisselle jusqu’aux
doigts. Son sein dur ressemble à du bois mort et son bras est lourd comme
un boulet. La douleur est persistante et le bras lourd s’accompagne d’une
gêne et de la sensation étrange de ne pas savoir quoi en faire.
L’hypnose sera aidée par la facilité de Mme T. à « s’intérioriser ». Elle
apprécie d’autre part la fraîcheur d’un paysage enneigé ou de l’eau sur la
peau. Les premières séances seront axées sur l’exploration des sensations de
lourdeur intense avec une immobilité pendant la transe. Plusieurs séances
sont réalisées sans de réelles modifications de perception de sa douleur.
Puis lors d’un rendez-vous elle confie avoir bien entendu qu’il n’était pas
utile d’avoir mal et que dès lors les changements pouvaient être
envisageables. Le changement se dessine. La séance s’est, alors, déroulée
autour de ce « sein en bois » et après avoir évoqué différents outils de
menuisier (c’est mon côté bricoleur) avec peu de succès il faut bien le dire,
le « sein en bois » est devenu un « sein en bois flotté ». Vous savez, ce bois
qui est érodé, jour après jour, par les vagues qui inlassablement vont et
viennent et détachent du morceau de bois à chaque passage de minuscules
particules, presque invisibles. Ainsi il s’allège de manière imperceptible,
devient plus lisse et plus léger. C’est ainsi qu’aidée par l’autohypnose, les
vagues continuent chaque jour d’user ce « sein en bois ». Même le médecin
a pu constater un assouplissement de la peau. L’amélioration s’est
poursuivie et maintenant Mme T. est heureuse de retrouver souplesse et
soulagement au point de pouvoir à nouveau conduire.

L’AUTOHYPNOSE : OUTIL DE GESTION DU STRESS POUR


LES PROFESSIONNELS
L’effet de la technique étant mesurable dans la relation thérapeutique, la
direction des soins a compris l’intérêt que l’hypnose pouvait représenter
dans le domaine des relations interpersonnelles et interprofessionnelles.
C’est pourquoi depuis 2012, grâce au Contrat local d’amélioration des
conditions de travail (Clact), elle propose aux agents de l’Ehpad
(Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) une
formation à l’autohypnose pour prévenir le burn-out. « Pour ma part, je
trouve plus facilement le sommeil et cela m’aide à gérer émotionnellement
les situations difficiles, a posteriori. Mais pour que ce soit efficace, il faut
pratiquer régulièrement. L’autohypnose est un outil qui permet de travailler
sur soi afin de mieux appréhender l’autre », explique Sandrine Fraisse,
cadre de santé au moment de sa formation en 2012.
Hypnose et communication thérapeutique sont maintenant devenues des
outils quotidiens pour les soignants. Chaque mot, chaque attitude, chaque
intonation de voix est le vecteur d’une communication choisie,
personnalisée, humanisée. Ils s’associent et représentent un tout, un
comportement dirigé vers l’autre qui se traduit par une ambiance de travail
plus souple, moins stressée, favorable au développement d’une confiance
mutuelle et du lien thérapeutique. Quotidiennement, c’est l’évidence de
constater que les actes thérapeutiques techniques (pansement complexe,
pratique au bloc opératoire…) associés à la pratique d’un « autre dialogue »
conduisent chaque participant vers l’excellence du geste. Il ne s’agit pas de
confondre hypnose et miracle, mais à beaucoup d’égards elle apporte de
vrais bénéfices pour les patients et pour les équipes soignantes.
CHAPITRE 6

À l’hôpital, l’hypnose apaise

Une réflexion inédite dans la politique


des soins
Maintenant l’hypnose est un outil particulièrement bien intégré dans nos
services qui contribue non seulement aux soins des patients, participe à leur
éducation thérapeutique et facilite les relations professionnelles. Nous ne
nous demandons plus si l’hypnose a un intérêt en pratique hospitalière, mais
quand et à qui nous allons proposer les prochains stages de formation ! Ce
travail innovant depuis huit ans au cours desquels l’hypnose est maintenant
présente dans quasiment tous les services contribue à une réflexion inédite
dans la politique de soins. Un groupe multidisciplinaire travaille de façon
transversale à la traçabilité des soins hypnotiques. L’originalité de cette
discipline et de ses applications nécessite le développement d’outils de
référencement spécifiques conçus par les praticiens eux-mêmes ! Telle est la
réflexion de Chantal Méjean, coordinateur et directeur des soins des
hôpitaux Drôme-Nord.
Clara, j’espère que les gestionnaires liront ces témoignages. Ils
contribuent à la connaissance du métier par ceux qui les « gèrent », comme
ils disent…

LA COMPTABILITÉ
Le maître mot de « gestion ». Ceux qui décident des critères de qualité
sont des experts qui ne pratiquent pas notre métier. Qu’en connaissent-ils ?
Peut-être faudra-t-il lors d’une crise de « gestion » des urgences amener
avec humanité les patients à l’étage comptabilité… Que se passera-t-il la
nuit ? Existe-t-il un service de « gestion de nuit » ? La gestion continue sans
doute, mais ce sont des soignants qui doivent appliquer des mesures dans
lesquelles ils ne se reconnaissent pas. C’est une violence qui leur est faite.
La réponse fréquente à ces contraintes est le burn-out avec son cortège de
culpabilité, de dépression et autres symptômes. Après les difficultés
médicales et scientifiques qu’il a fallu surmonter, ce sont maintenant des
critères étroits de financement appliqués à une vision segmentée et à court
terme de la qualité des soins.
Bien sûr, ces formations font évoluer les fonctions des soignants,
notamment avec la consultation infirmière. Le personnel infirmier gagne en
responsabilité et sait développer sa spécificité, le personnel aide-soignant
lui aussi acquiert du savoir-faire, etc. et c’est de plus en plus tout un service
qui utilise l’hypnose. Naturellement, pour soigner les patients, mais aussi
pour la qualité accrue du travail en commun. Pour le bénéfice réciproque
d’une meilleure relation entre professionnels qui peut s’étendre jusqu’à un
projet d’établissement.
Cet enseignement de l’hypnose est étonnant : il est émancipatoire et
fécond et c’est toujours une grande joie que de voir comment toute cette
créativité, toute cette inventivité se révèle dans des situations difficiles. Plus
il est utilisé et plus il grandit, avec un effet boule de neige !
Urgences :
hôpital Saint-Joseph-Saint-Luc à Lyon
Témoignage du Dr Jean-Pierre Lavignon.

IMPRO DE GUITARE

M. S. se présente agité et impatient avec une plaie superficielle par


couteau du bras gauche. Impatient, il ne veut pas attendre l’interne pour la
suture, cependant je l’apaise et lui propose comme solution de le suturer
avec l’hypnose.
« C’est quoi ça ? », me dit-il, mais il accepte. Il aime la guitare. Ça y
est, je lui donne le la et il s’accorde. Juste le temps de préparer mon plateau,
il est déjà parti à « jouer ». Induction rapide. Au deuxième point, il a bougé
un peu les doigts de la main droite… Douleur ?
À la fin de la séance et de la suture, il me raconte qu’il jouait de sa
guitare comme un fou…

CINÉ EN 3D

M. B. vient pour une plaie de la pulpe de l’index droit. Mais le patient


est phobique des piqûres et de la vue du sang ! Je lui propose l’hypnose
pour réduire son anxiété avant l’anesthésie. Un peu perplexe et réticent, il
répond avoir déjà essayé la sophrologie pour son anxiété sans succès. À ce
moment, je me suis rappelé la phrase magique d’un collègue : « Oui mais
l’hypnose c’est beaucoup plus puissant ! » Il accepte et c’est au cinéma
qu’il partira pour revoir Le Seigneur des anneaux et pendant la séance trois
points de suture seront posés sans aucune anesthésie. Avec pour seuls
souvenirs les paysages de Nouvelle-Zélande.
IMPERCEPTIBLEMENT
Mme G. souffre d’une luxation-fracture du coude. Son loisir favori est
l’équitation. En avant et au trot pour une réduction complète avec hypnose !
À son réveil, elle ne se souvient que du mot « imperceptiblement » à partir
duquel elle a changé d’allure… Lorsqu’elle est revue après quinze jours
d’immobilisation, nous constatons, étonnamment, une absence de raideur,
avec un peu de douleur sans plus.

UNE ÉCHARPE ANTIASTHMATIQUE


Mme Q. arrive aux urgences avec une crise d’asthme ne cédant pas sous
médicament en aérosol. L’hypnose lui est donc proposée immédiatement et
c’est le tricot qui servira à apaiser la crise de Mme Q. en quinze minutes.
Étonnée d’avoir eu le temps de faire une écharpe pour elle pendant ce
temps !

OVATION ! SALUT !

M. C., coincé par un premier épisode de luxation antérieure de l’épaule


droite, est comédien, et sa spécialité est le one-man show. Allez, en avant !
Entrée en scène dans le théâtre de son choix, et simplement je le guide
comme si j’étais le souffleur… Son spectacle est un triomphe ! Et il lève ses
bras pour saluer son public et sa luxation est réduite ! Nous le revoyons
quinze jours plus tard sans aucune raideur, ni douleur.

OLA !

Mme J. doit subir une ponction lombaire qui est réalisée uniquement
avec l’hypnose. Elle adore le foot et c’est en allant soutenir son équipe
fétiche du Real de Madrid que la ponction aura lieu. Elle n’aura aucun
souvenir de la piqûre.

APAISEMENT
Mme B. souffre d’une entorse de la cheville droite, mais surtout
d’anxiété majeure. En effet, son père est hospitalisé dans notre service de
réanimation en phase terminale ; elle aurait souhaité lui parler avant qu’il
soit inconscient. Cependant, elle accepte une séance d’hypnose et souhaite
repartir en Thaïlande sur la plage. Au réveil, elle nous remercie pour l’aide
physique apportée, et surtout pour la détente au cours de laquelle elle a pu
entrer en communication télépathique avec son père… Les patients trouvent
des solutions étonnantes par eux-mêmes.

TRICHER AU GOLF !

M. C. arrive avec des crises de colique néphrétique peu soulagées par


les anti-inflammatoires. L’hypnose l’intéresse et il accepte une séance sur
un parcours de golf ! Après un parcours plein d’habileté, il revient soulagé
et raconte avoir tapé dans son caillou pour l’évacuer !
Finalement les refus sont rares, même si les patients sont surpris de
cette approche novatrice et dont ils ne connaissent pas grand-chose. La
curiosité l’emporte et ils trouvent cette technique formidable qui les fait
participer, surpris de découvrir cette capacité à développer des aptitudes
qu’ils ne soupçonnaient pas en eux.

Au centre hospitalier de Valence


en cardiologie
D’autres arrivent en urgence et nécessitent la pose de stents (petits
ressorts) pour des interventions en cardiologie. Le Dr Christophe Bretelle,
cardiologue, au centre hospitalier de Valence a engagé son service dans le
développement de l’hypnose pour apaiser ces patients qui arrivaient
inquiets, stressés, agités, augmentant ainsi les risques opératoires. Depuis
plus d’un an que la formation est finie, il constate que les raisons pour
lesquelles elle avait été souhaitée ont disparu… De là à penser que l’équipe
est plus calme, plus sereine car elle dispose de nouveaux moyens non
médicamenteux, compatibles avec tous les autres pour calmer l’anxiété et
qu’avant même de les utiliser les patients le sentent ! L’équipe est plus
calme et les patients le sont aussi, et les interventions se déroulent non
seulement plus facilement, mais aussi dans une plus grande sécurité.
L’hypnose est utilisée avec, notamment, une salle aménagée et dédiée à son
utilisation pour préparer les patients. L’introduction de l’hypnose change
l’architecture des lieux de soins !
Clara, tu visites les hôpitaux du Sud-Est, mais ces progrès existent
partout en France aussi bien dans de petites structures que dans de plus
imposantes comme les centres hospitaliers universitaires.
La compatibilité et l’innocuité de l’hypnose en thérapeutique ne sont
possibles qu’entre les mains de professionnels de santé formés.

Au centre hospitalier d’Annecy Genevois


Et voici un exemple d’une collègue infirmière, Christine Favier, qui
témoigne de ses aspirations, de ses attentes au centre hospitalier d’Annecy
Genevois.
L’hypnose a commencé pour moi en 2010, et j’attendais, aussi, mes
jumeaux cette année-là. Quelles découvertes, quels bouleversements,
j’avais l’impression d’avoir ouvert un dictionnaire sur les émotions, enfin je
trouvais ma voie.
Diplômée en 1995, j’ai travaillé cinq ans en pédiatrie, l’approche des
enfants et des parents demandait une attention particulière, mais je n’avais
pas toujours les mots appropriés. Et puis mon intérêt et ma curiosité pour le
métier m’ont conduite à l’enrichir par des études en anesthésie ; j’ai donc
fait mes études d’IADE (Infirmiers anesthésistes diplômés d’État). En 2001,
me voilà en service d’anesthésie où je découvre un monde de silence, les
salles d’opération dénudées, vides de toute décoration. Le froid vous tombe
sur les épaules comme si vous étiez sur les pistes de skis, bras nus. Les
patients apeurés n’osent lever les yeux, ne cherchant pas à discuter. Pour la
plupart, ils préfèrent être vite endormis. Il y avait quelque chose de frustrant
à ne plus pouvoir échanger, réconforter. J’ai donc gardé mon idée
d’améliorer la prise en charge des patients et c’est comme cela que j’ai
intégré l’unité douleur d’Annecy après avoir passé mon diplôme
universitaire douleur.
L’approche et le travail effectués dans cette unité répondaient davantage
à mes attentes. Mais… il manquait encore une corde à mon arc, ou plutôt un
étrier à ma selle… C’est alors que j’ai rencontré des soignants formés en
hypnose.
Il a fallu finalement peu de temps pour connaître les bienfaits de
l’hypnose au sein de mon équipe. Dans le service de préanesthésie, lieu où
nous équipons les patients, c’est au quotidien que j’utilise l’hypnose pour la
pose de perfusion que ce soit pour des enfants ou des moins jeunes sous le
regard ébahi des médecins anesthésistes. Au fil du temps, ils ont proposé
l’hypnose pour la réalisation de certains gestes plus techniques (blood patch
avec rachianesthésie et pose de péridurale). Les applications de l’hypnose
se sont ensuite étendues et elle a été prescrite par des chirurgiens pour
d’autres interventions en gynécologie, en endoscopie, en orthopédie, en
cardiologie interventionnelle, puis maintenant en chirurgie cardiaque !
L’humanisation des soins
Ce n’est pas seulement la pratique ou la technique employée qui a fait
ses preuves, c’est surtout le retour des patients, très satisfaits, qui nous
conforte dans leur prise en charge. Enfin, ils avaient un contact humain. Et
eux qui pensaient que le bloc opératoire était froid et peu accueillant !
L’humanisation des soins. Voilà pourquoi l’hypnose a vraiment son sens
dans cette prise en charge. Un retour aux sources de mon engagement dans
ce métier, écouter le patient, entendre ses peurs, ses craintes, rechercher et
l’aider à retrouver ses propres ressources chaque fois qu’il en aura besoin.

LE BLOC OPÉRATOIRE S’ASSOUPLIT

Les résultats sont là, les médecins en sont tous convaincus, maintenant.
Cependant, il faudra en analyser les conséquences. De façon générale,
l’hypnose permet de diminuer la prise des anxiolytiques, celle de produits
d’anesthésie et aussi d’antalgiques. Mais elle contribue surtout à établir un
dialogue ou plutôt un échange émotionnel hypnotique bien loin du préjugé
(hélas souvent vérifié) selon lequel un bloc opératoire est froid, les gens
muets, et où tout est robotisé et inaccessible.
C’est aussi en salle de réveil ou plutôt SSPI (salle de surveillance post-
interventionnelle) que l’hypnose a trouvé sa place. En effet ma pratique
régulière a conquis en peu de temps mes collègues qui, face à un patient
difficile, m’appellent dans des situations aussi variées qu’état de panique,
crise de spasmophilie, douleur. L’hypnose a donc permis d’instaurer un
climat de confiance, chose étonnante et non prévue au sein de nos équipes.
Au-delà de la diminution des médicaments, elle a permis bien des fois
d’éviter la perfusion d’anxiolytiques. Mieux, c’est une bonne dose
d’hypnose SVP qu’il a fallu !
Quatre petites années ont suffi pour montrer au centre hospitalier
d’Annecy Genevois que l’hypnose avait vraiment son intérêt dans la prise
en charge des patients qui sont tous plus satisfaits, mieux soulagés et mieux
aidés qu’auparavant et, raison de plus d’apprécier l’hypnose : un retour plus
rapide à leur domicile.

LES SOIGNANTS ET L’APPORT THÉRAPEUTIQUE DE L’HYPNOSE

On parle des patients, mais qu’en est-il des soignants ? Ces derniers ont
rapidement compris aussi l’intérêt de cet apport thérapeutique. En effet, des
patients mieux soulagés et satisfaits ont moins sollicité le personnel déjà
débordé et pour ceux et celles qui sont formés, ils travaillent avec moins de
fatigue et plus de considération. À ce confort s’ajoute la sensation de ne
plus être de simples techniciens de santé, mais aussi d’utiliser, de s’autoriser
et même de s’offrir des moments de fantaisie sans être burlesques, se sentir
tout simplement humain, sortir de ses neuf points et offrir aux autres la
possibilité de le faire.

GROUPE HYPNOSE TRANS-SERVICES

Cet engouement que je ne cesse d’étendre, tant ma pratique a changé, et


de diffuser dans toutes les formations sur le traitement de la douleur, a
suscité dans bon nombre de services un besoin de formation à l’hypnose.
Actuellement, un groupe de personnes formées à l’hypnose se réunit
régulièrement pour échanger et faire avancer nos pratiques et réfléchir sur
les différentes possibilités d’intervenir dans les services. Originalité peu
répandue dans les hôpitaux.
Ces réunions sont habituelles au sein du service d’anesthésie avec
quatre autres de mes collègues formés à l’hypnose. Nous sommes sollicités
pour notre spécificité par le service d’oncologie pour l’injection en
rachianesthésie de chimiothérapie ou encore en consultation de gynéco pour
l’ablation et la mise en place de systèmes intra-utérins.
Notre coordinatrice a bien compris l’importance de répondre à cette
demande, une demande d’aide humaine pour la réalisation d’un geste
technique afin d’éviter des séquelles traumatiques psychologiques et une
perte de temps considérable.
L’IFSI (Institut de formation en soins infirmiers) nous sollicite aussi
régulièrement pour faire connaître cette discipline qui intrigue et qui
fascine. Nous avons beaucoup à faire pour recadrer les informations
diffusées (Internet, spectacle…). Et maintenant l’intérêt grandit tellement
que beaucoup d’étudiants font leur mémoire sur la place de l’hypnose au
sein des équipes, ses avantages sur l’évolution des pratiques infirmières
devenues trop techniques et loin du rôle propre du soignant.

Consultation de patients douloureux


chroniques et autohypnose
Ma seconde activité se déroule à l’unité douleur où une journée par
semaine, c’est-à-dire 20 % de mon temps, est consacré à la consultation de
patients douloureux chroniques. L’objectif de ces consultations est de leur
apprendre à faire de l’autohypnose et bien sûr de gérer eux-mêmes leurs
douleurs. En plus de la douleur, il y a évidemment toute la problématique de
la relation à l’autre dès lors que cette douleur s’installe durablement dans le
temps.
Le défi est grand, car la douleur ne se voit pas, aucune preuve de sa
présence. Elle n’est donc pas crédible pour son entourage ; ce qui conduit
souvent le patient à un isolement professionnel, social et humain. C’est
donc tout l’intérêt de cette unité où nous réunissons tous les moyens au sens
large (technique médicamenteuse, non médicamenteuse, psychologique,
kiné) où chaque soignant donne un sens à cette prise en charge de
« réhumanisation ».

Au CHU Purpan de Toulouse

RÉÉDUCATION AVEC L’HYPNOTHÉRAPIE : UNE SOLUTION POUR


LE SYNDROME ALGODYSTROPHIQUE AIGU

Martine Quintard, IADE, mène un travail de recherche clinique original


sur cette pathologie invalidante. Le syndrome algodystrophique aigu a eu au
fil des siècles différentes appellations et sa physiopathologie est longtemps
restée obscure. Aujourd’hui cette pathologie, nommée syndrome
douloureux régional complexe (SDRC) de type 1 ou 2, est plus clairement
expliquée à travers l’emballement du système sympathique, les
perturbations du schéma corporel et la participation de facteurs
psychologiques. À ce jour, l’intérêt des techniques à médiation
psychologique a été peu évalué. Une étude prospective préliminaire menée
au niveau de l’unité douleur aiguë du CHU Toulouse-Purpan, auprès de
quinze patients pris en charge par hypnose associée à des séances de
kinésithérapie et dans certains cas l’administration du mélange équimolaire
oxygène-protoxyde d’azote (gaz à vertu analgésiante, mieux connu sous son
acronyme MEOPA), a montré l’intérêt de cette pratique.
Une étude rétrospective plus large, menée de 2006 à 2013, dans ce
même établissement auprès de soixante-neuf patients porteurs de SDRC de
type 1 touchant particulièrement la main et le poignet et pris en charge par
hypnose, kinésithérapie et MEOPA (H/K/M) a conforté ces résultats. Pour
cette expérience, l’hypnothérapie a été personnalisée dans la protection
contre la douleur et suivie d’une deuxième phase thérapeutique avec un
travail métaphorique où les suggestions avaient pour objectif de travailler le
schéma corporel perturbé et les émotions très souvent sous-jacentes.
Simultanément, lors de la phase thérapeutique, une mobilisation passive et
des massages du membre pathologique étaient réalisés par un
kinésithérapeute habitué à travailler dans ce contexte.
Lors de l’entretien préliminaire, il est retrouvé un traumatisme antérieur
(fracture, chirurgie…) chez 63,7 % des patients et un événement marquant
affectif chez 70 % d’entre eux. Au bout d’un traitement d’une durée en
moyenne de quatre séances (une à sept séances), une diminution de 80 %
des médicaments antalgiques est notée. La durée moyenne d’une séance est
d’une heure (dix minutes d’échange sur le vécu du patient depuis la séance
précédente, quarante minutes de travail H/K/M, dix minutes d’échange
concernant la séance). Au total, 80 % des patients évaluent l’impact des
séances comme bénéfique et 87 % présentent une diminution de la douleur,
des symptômes sympathiques et une augmentation des amplitudes
articulaires.
Ce travail ouvre plusieurs pistes de réflexion dont la capacité, voire le
rôle indispensable de la coopération soignante non seulement souhaitable,
mais rendue possible dans cette pathologie grâce à cet outil relationnel
qu’est l’hypnose. Une autre plus scientifique et médicale est le « tampon
absorbant » que joue l’hypnose dans la réduction de l’activité de certaines
zones cérébrales normalement stimulées lors d’actes de soin douloureux.
Elle agit sur la composante affectivo-émotionnelle de la douleur, diminue
son caractère désagréable et la perception de son intensité. Au-delà des
aspects sensitifs, la mise en activité virtuelle du membre pathologique
stimule les mêmes zones cérébrales que lors d’une mobilisation réelle du
membre (cortex prémoteur du lobe frontal, aire motrice supplémentaire et
cortex moteur) et facilite ainsi la rééducation. Enfin, l’hypnose autorise la
libération d’émotions, très fréquemment observée au cours des séances.
Tous ces différents aspects de l’hypnose expliquent l’intérêt de cette
pratique dans le cadre de la prise en charge du SDRC, autant pour la
réalisation des gestes de kinésithérapie potentiellement douloureux que
pour permettre la disparition de la douleur et des symptômes invalidants.
QUATRIÈME PARTIE

RECHERCHES
CHAPITRE 7

Les domaines de recherche pour


la pratique de l’hypnose

Machinisation ou imagination ?
Un article récent de Courrier international intitulé « Le corps
réinventé 1 » fait l’inventaire de l’actualité de la réalité virtuelle du corps et
de ses éventuelles applications thérapeutiques. Il pose immédiatement les
limites de cet apport : notre imagination ! Cependant ce qui est exploré
correspond à une « machinisation » de notre esprit. Alors, quels ordinateurs
munis de quels logiciels vont remplacer notre environnement ? Tant de la
reconstitution physique du contexte que du remplacement de la présence
humaine…
Les travaux sont avancés et relativement spectaculaires. Cela a
commencé dans les années 1980 dans l’esprit de Jaron Lanier qui a inventé
le concept de « réalité virtuelle » et de « souplesse homonculaire ».
Autrement dit, l’aptitude à apprendre à contrôler des objets inanimés en
modifiant notre perception des mouvements de notre propre corps. Les
expériences en réalité virtuelle ont montré qu’il était possible pour des
étudiants d’apprendre à diriger des appendices mécaniques placés sur leurs
membres et même de se servir de leurs mains avec leurs pieds et
inversement. « L’inversion (des mains et des pieds) nous apprend que les
gens s’adaptent et qu’ils adoptent la méthode la plus pratique pour faire
l’exercice qu’on leur a demandé », explique Andrea Stevenson Won,
doctorant à Stanford et responsable de l’étude publiée dans le Journal of
Compute Mediated Communication. Andrea Stevenson Won a orienté sa
recherche dans le domaine du traitement de la douleur et s’inspire de la
technique du miroir pour soulager les douleurs de « membre fantôme ». Ces
techniques reposent sur la modification de la perception qu’a le patient de
lui-même. De sa forme en mouvement !
Les recherches ne portent pas que sur l’amputation, mais aussi sur des
modifications ultérieures à un choc telles que la neuro-algodystrophie. Le
corps est là modifié : douloureux, gonflé et impotent. Cette chercheuse se
demande si la représentation améliorée du corps douloureux dans un espace
virtuel favorable aura un effet thérapeutique. Elle a raison et nous pourrions
rêver de la voir collaborer à des programmes impliquant l’hypnose.
Des machines qui impliqueraient simultanément le patient et le
médecin ! Regarder si les activations neuronales correspondent en miroir,
miroir inversé, identiques ou…

L’hypnose est une alternative prometteuse


Beaucoup de techniques, beaucoup de moyens matériels, alors que
l’hypnose permet d’obtenir des résultats souples, adaptables, économiques,
non dépendants d’une énergie extérieure, transmissibles au patient dans ces
mêmes indications. Nous en avons vu un exemple en cours au CHU Purpan
à Toulouse (p. 206).
Ce travail est remarquable à différents titres. Il est clinique, collaboratif
et rétroactif sur ses participants. Martine Quintard, infirmière anesthésiste,
en a mené toute la partie hypnotique.
Les symptômes présentés par les patients atteints de neuro-
algodystrophies pris en charge sont assez stéréotypés, main gonflée, chaude,
inflammatoire, poignet bloqué, syndrome douloureux de l’extrémité des
doigts pouvant remonter jusqu’à l’épaule et membre ignoré, positionné
fléchi et plaqué contre l’abdomen, comme porté par une écharpe nouée
autour du cou… Un membre ne participant nullement aux activités de la vie
quotidienne… Il a alors été mené auprès de ces patients un travail en
hypnose axé sur la protection de la douleur, les perceptions du corps, la
réalisation de mouvements imaginaires et la libération des émotions sous-
jacentes. Ce travail en hypnose a été associé à un travail de kinésithérapie
passive (massages, mobilisations passives) pratiqué par un kinésithérapeute.
Le travail hypnotique en binôme avec la kinésithérapie manuelle passive
sur le mouvement inconscient et les perceptions du corps manuelles
permettent une évolution favorable plus rapide de la pathologie. C’est à
partir de cette constatation qu’a été développée, auprès de ces patients
porteurs de syndromes douloureux complexes de la main, une consultation
spécifique mettant en scène un travail d’équipe centré sur l’hypnose.

Un travail d’équipe
Ce travail d’équipe a démarré à partir de l’observation d’un
chirurgien… Il a vu… il a cru… Il a vu au cours d’une de ses gardes cette
infirmière anesthésiste qui usait d’hypnose associée au MEOPA (mélange
protoxyde d’azote-oxygène utilisé dans la prise en charge de la douleur)
pour permettre la réduction de fractures simples et de luxation chez des
patients hospitalisés aux urgences. Il a vu tous ces patients qui revenaient de
leur voyage hypnotique avec le sourire et ne parlaient ni de douleur, ni de
fracture ou de luxation mais de moment magique… Convaincu de l’intérêt
de l’hypnose dans ces situations, il a alors imaginé que l’hypnose pouvait
être appliquée à des patients atteints d’algodystrophie qu’il avait opérés et
qu’il revoyait en consultation. L’hypnose appliquée à ces patients a permis
en effet de travailler sur la douleur, de réaliser un travail sur le schéma
corporel et l’émotion qui faisait disparaître les symptômes
dysautonomiques (œdème, sudation anormale, perturbation des phanères et
pilosité) et les troubles sensitifs (hyper ou hypoesthésie). Mais lorsque le
membre était enraidi par des mois d’immobilisation un travail
complémentaire de kinésithérapie associé et l’utilisation de MEOPA
antalgique apparaissait comme utile pour libérer plus rapidement le
mouvement. C’est alors qu’est née l’idée d’un travail pluridisciplinaire
centré sur la pratique de l’hypnose. Un vrai travail d’équipe… le
chirurgien recrutant le patient… l’anesthésiste prescrivant l’utilisation du
MEOPA… l’infirmière anesthésiste guidant la séance d’hypnose et
administrant le MEOPA… le kinésithérapeute massant et mobilisant le
membre enraidi…
L’hypnose est ainsi entrée au cœur de l’équipe soignante et au service
du patient !

Une relation privilégiée


L’approche multidomaine centrée sur la pratique de l’hypnose permet
de prendre en compte non seulement la douleur et les signes physiques mais
aussi les aspects cognitifs et comportementaux. Ces différents aspects ne
sauraient exister sans la relation thérapeutique et la posture de l’équipe
pluridisciplinaire autour du patient qui accueille sans jugement la
pathologie et les émotions. Dans la majorité des cas, il est noté très
rapidement une amélioration de la relation soignant/soigné, une complicité
qui s’installe et ceci grâce à l’écoute, l’attention que nous, soignants,
portons aux symptômes décrits et à l’histoire de vie mais aussi aux choix de
nos propres mots en correspondance avec ceux du patient. Le dispositif
centré sur la pratique de l’hypnose permet donc une approche de l’unité du
patient dans l’impossible réduction de la pathologie humaine aux espaces
séparés du psychique et du somatique. Ce travail intégrant dans un cadre
relationnel la prise en compte des aspects somatiques, émotionnels,
événementiels et de l’imaginaire peut s’inscrire dans un véritable travail
psychosomatique. Une complicité soignant/soigné très importante dans le
processus de cicatrisation du patient !

Une distorsion du temps


Le caractère complexe du SDRC (syndrome douloureux régional
complexe) fait référence à la nature fluctuante des signes cliniques mais
aussi à leur évolution variable dans le temps. En effet, les études décrivent
une évolution longue puisque la majorité des patients présentent encore à un
an une symptomatologie inchangée. Des études rétrospectives montrent
également que le pronostic peut s’assombrir dans 25 à 40 % des cas avec
des altérations autonomes qui peuvent se proroger sur des périodes allant
jusqu’à quinze ans avec extension des symptômes. Des séquelles définitives
et graves à type de rétractions cutanées et capsulo-ligamentaires (doigts ou
orteils en griffes, raideurs articulaires), de perte de force, de douleurs
chroniques et/ou de dépressions réactionnelles sont possibles. Dans tous les
cas, une longue période de douleur et de déficit moteur génère un handicap
dans la vie de tous les jours et peut avoir des conséquences psychiques,
familiales, professionnelles et sociales parfois majeures. L’expérience
H/K/M auprès de ces patients nous montre une réhabilitation précoce. Une
moyenne de quatre à cinq séances d’une heure est très souvent suffisante
pour voir disparaître la pathologie et permettre une récupération
fonctionnelle du membre.
L’hypnose permet réellement la distorsion du temps ! La preuve avec
Mme G…

Le cas de Mme G.
Mme G. présente une algodystrophie de la main droite. Cette pathologie
s’est mise en place à la suite d’une entorse banale du poignet ayant été
traitée de manière orthopédique (immobilisation par attelle). Plus d’un an
après, la main est gonflée avec les troisième, quatrième et cinquième doigts
totalement rétractés et refermés dans la paume de la main, au point que les
ongles commencent à s’incruster douloureusement dans cette paume. La
toilette sous ces doigts rétractés est devenue impossible et une macération
odorante très désagréable est décrite avec beaucoup d’émotion par
Mme G. ! Outre les doigts bloqués, le poignet est tombant et impossible à
relever, le coude a une position figée en flexion à quatre-vingt-dix degrés.
De l’extrémité des doigts au sommet de l’épaule la douleur est présente. La
scintigraphie du membre supérieur droit réalisée a amené l’équipe médicale
à douter de la réalité de l’algodystrophie. Un travail intensif d’une semaine
en kinésithérapie et ergothérapie n’a pas permis de faire évoluer la situation.
Dans ces conditions incertaines, l’indication d’hypnose est posée. Les
médecins acceptent de tenter l’expérience mais sans conviction majeure.
Mme G. sera alors hospitalisée une semaine pendant laquelle nous allierons
hypnose, kinésithérapie et ergothérapie.
Lorsque je rencontre Mme G., elle est souriante et contente qu’on lui ait
donné une chance avec l’hypnose. « Peut-être…, me dit-elle. Cela me
permettra de décoller un peu les doigts afin qu’il n’y ait plus d’odeur
désagréable… c’est tout ce que je demande ! » Je fais connaissance avec
Mme G. qui me raconte les circonstances de son accident, l’évolution du
traumatisme initial dans le temps, les conséquences que cela a eu dans sa
vie (arrêt du travail, problèmes financiers, compassion de la famille jusqu’à
culpabilisation et dépression chez son mari…). Je perçois la souffrance
importante de Mme G., mais je ne m’investirai pas plus longtemps dans un
domaine qui n’est pas de ma compétence… Nous commencerons, l’après-
midi même, la première séance d’hypnose associée à du massage et une
rééducation passive. Installée sur une table de rééducation, Mme G. cherche
une position confortable. Les stores de la pièce sont légèrement baissés.
J’installe le masque pour l’administration du MEOPA sur le nez et la
bouche de Mme G. Je démarre la séance d’hypnose seul avec la patiente,
car la kinésithérapeute qui va effectuer le massage et la mobilisation passive
doit s’occuper d’un autre patient et nous rejoindra dix à quinze minutes plus
tard, après la phase d’induction. Le thème de la séance est le voyage. Peu
importe la destination pour Mme G… La phase d’induction en cours,
Mme G. se met à bouger… à bouger de plus en plus et de façon très
désordonnée… ses muscles se contractent, sa tête s’agite de droite à gauche
et elle crie… elle crie sa douleur : « J’ai mal, j’ai mal, j’ai mal… », alors
même qu’aucune douleur n’existait en amont et qu’aucune manipulation
susceptible d’être douloureuse n’a été entreprise. Seul face à cette situation,
je me pose des questions… « Que se passe-t-il ? Dois-je continuer la
séance ? Dois-je arrêter alors que Mme G. a été spécifiquement hospitalisée
pour ce travail ? Au secours, mes maîtres en hypnose ! »
Avant même que je ne trouve une réponse à mes interrogations, Mme G.
s’apaise… s’apaise de plus en plus… plus un cri… plus un mouvement…
comme si rien ne s’était jamais passé ! Je décide donc de reprendre la
séance et invite Mme G. à continuer à se laisser aller à ce calme tranquille,
à cette détente… et la guide dans ce voyage extraordinaire qu’elle voulait
vivre… elle y est je le sens… Ouf ! Et dans ce pays, je lui propose de
rencontrer un sage. Ce sage va lui apprendra à se protéger de l’« extérieur »,
pour que cet « extérieur » ne soit pas désagréable… Ma collègue
kinésithérapeute arrive discrètement et commence, à mon signal, à
mobiliser délicatement les doigts, le poignet, le coude, l’épaule sans
qu’aucun signe de douleur ne soit perceptible. Mme G. a le visage détendu
et elle se laisse aller, se laisse porter, se laisse guider… comme protégée de
l’extérieur. Au cours de ce voyage, Mme G. a accepté que ses doigts se
soulèvent légèrement, juste ce qu’il faut pour laisser passer un gant et faire
disparaître les mauvaises odeurs… Je lui ai alors proposé de revenir « ici et
maintenant », dans cette salle de kinésithérapie, sur cette table où elle était
installée, en ce lundi de juillet… et je l’ai aidée à retrouver progressivement
les sensations de son corps, les sensations de son esprit conscient… Sa tête
s’est soulevée et ses yeux ont cherché immédiatement la main droite… et
elle observe ses doigts… qui ont accepté de se soulever légèrement, juste ce
qu’il faut pour laisser passer un gant de toilette et faire disparaître les
mauvaises odeurs… juste ce qu’elle avait espéré…
Mme G., très enthousiaste, veut poursuivre dans le monde de l’hypnose.
Tous les jours de cette même semaine, elle sera prise en charge en hypnose
et kinésithérapie… et tous les jours nous observons un nouveau progrès. Le
vendredi, la main est libérée des souffrances, elle s’est ouverte au monde,
un peu comme la fleur qui s’ouvre au matin. Seule une légère rétraction de
la dernière phalange des deux derniers doigts de la main persiste… Le
poignet a lui aussi retrouvé une vie, il est à nouveau libre et Mme G. arrive
à l’utiliser pour relever sa main. Quant au coude, il a accepté l’extension
complète, plus aucune barrière…
En quittant le service, Mme G. nous remercie, heureuse d’avoir
rencontré l’hypnose sur son chemin. Deux mois plus tard, les progrès
restent acquis. La patiente n’a rien perdu de ses capacités, la main, le
poignet et le coude sont toujours ouverts au monde. En revanche, la
rétraction de la dernière phalange des deux derniers doigts est toujours
présente… Une nouvelle hospitalisation alliant hypnose et kinésithérapie
est prévue pour que la main retrouve sa liberté totale.

La pratique hospitalière
Nous pouvons également souligner la chance d’exercer l’hypnose dans
une structure de soins tel l’hôpital qui permet la rencontre naturelle de
l’Autre et qui offre un éventail de possibilités de la pratique de l’hypnose
majeur dans des domaines très diversifiés. Cependant la structure
hospitalière ne présente pas que des avantages pour cette pratique. En effet,
développer cette technique dans un système soignant complexe tel l’hôpital
où interviennent plusieurs corps de métiers ayant chacun une action bien
spécifique auprès du patient est un véritable parcours du combattant. Il est
rare dans nos pratiques soignantes d’être en tête à tête avec le patient. Pour
un même soin souvent plusieurs corps de métiers sont indispensables autour
du patient. Pour que l’hypnose puisse être mise en place il faut donc que
l’équipe soignante dans son ensemble (médicaux, paramédicaux) adhère au
projet. Chaque intervenant de l’équipe devient donc acteur à part entière de
l’acte d’hypnose, chacun dans sa fonction spécifique. La pratique de
l’hypnose dans une structure hospitalière est donc une affaire d’équipe, elle
peut même constituer un lien puissant fédérateur de l’équipe. La preuve,
c’est qu’est née au CHU de Toulouse une consultation
hypnose/kinésithérapie mettant en scène infirmiers anesthésistes,
kinésithérapeutes et médecins autour d’un même objectif : guider des
patients porteurs de SDRC vers un processus de guérison rapide. Au final,
mettre en place l’hypnose dans une structure hospitalière est une sorte de
défi. Relever ce défi demande une certaine énergie, de l’intuition, de la
créativité et de la conviction… mais c’est possible !
Un moyen de se faire plaisir
Enfin nous pouvons terminer en abordant le sujet de la pratique de
l’hypnose comme moyen pour le thérapeute de se faire plaisir. Un vrai
bonheur ! Il est toujours bon de garder le meilleur pour la fin. N’est-il pas
passionnant d’écouter et comprendre quelle « séance d’hypnose inachevée »
est en train de vivre le patient qui souffre ? Et n’est-il pas riche de partager
son temps comme le préconisait Erickson à « parler le langage du patient »
et à tenter de « construire une nouvelle scène vivante dans un espace-temps
différent pour permettre de terminer la séance inachevée et ainsi autoriser
les émotions à redonner un certain équilibre au corps… pour que renaisse
un corps moins douloureux, voire un corps sans douleur… » ?
Si les débuts sont toujours prudents dans cette pratique, les résultats et
le ressenti positif des patients incitent à proposer rapidement et de plus en
plus fréquemment l’hypnose comme complément thérapeutique.
Rapidement, il n’est plus envisageable de prendre en charge un patient sans
l’approche hypnotique, qu’elle soit formelle ou simplement informelle.
L’hypnose est un véritable outil de communication qui aide et enrichit celui
qui en bénéficie mais qui également enrichit celui qui pratique. Une
approche de cet outil relationnel devrait être proposée à tout soignant quel
que soit son domaine de compétence afin d’optimiser la prise en charge des
patients. En s’interrogeant sur sa propre pratique chaque soignant pourrait
utiliser l’outil et en étendre les indications au point que l’outil pourrait
même devenir, comme dans cette expérience au CHU de Toulouse, un outil
de transition pour la création de nouvelles activités. L’usage de l’hypnose
nécessite cependant une formation initiale spécifique ainsi qu’une
formation continue et c’est peut-être à ce niveau que le bât blesse… En
effet, les restrictions budgétaires que connaissent aujourd’hui les
établissements de santé peuvent freiner le développement de ces
formations. De la même manière, si la pratique de l’hypnose rime avec soin
pour le patient et démarche qualité pour l’institution, cette technique
demande un investissement en temps ramenant encore à la notion
d’économie de santé. Alors que les barrières mentales et culturelles
commencent à tomber, que les études scientifiques sont aujourd’hui
convaincantes sur le bien-fondé de l’hypnose, n’est-ce pas la logique
comptable qu’il va falloir dorénavant contourner pour avancer dans la
pratique plus généralisée de cette technique non médicamenteuse très
efficace ?

D’autres recherches en hypnose


La recherche en hypnose est dense et commence à s’intéresser à ces
aspects relationnels dans lesquels les soignants sont impliqués. Depuis
Erickson, nous insistons sur la valeur pédagogique de l’hypnose. Un groupe
de chirurgiens en a fait l’expérience décisive en participant à un programme
de formation avec hypnose, vérifié par simulateur, comme supérieur à un
groupe de formation dans un simple cadre de relaxation vérifié lui aussi par
2
simulateur .
Une étude de synthèse très complète (études comportementales,
électrophysiologiques et de neuro-imagerie) par Vanhaudenhuyse, Laureys
et Faymonville confirme les données cliniques selon lesquelles l’hypnose
concerne la conscience de soi et la conscience de l’environnement, et tout
l’intérêt de l’hypnose en préopératoire dans la prévention des douleurs
postopératoires.
Une autre étude 3 de la même équipe publie les résultats du modèle
psychosocial qu’elle applique dans la prise en charge des patients
4
douloureux chroniques qui comprend une approche physiologique,
d’éducation thérapeutique, d’autohypnose et d’apprentissage du « prendre
soin de ça ». Cette étude concerne cinq cent vingt-sept patients douloureux
chroniques depuis en moyenne dix ans. Ils bénéficient de vingt sessions sur
neuf mois (dont six d’apprentissage de l’autohypnose). Les résultats sont
très positifs tant concernant la douleur que les aspects psychologiques en
lien.
À noter une étude suisse qui indique les effets bénéfiques de l’hypnose
dans le traitement de patients douloureux sur l’équipe elle-même ! Bertholet
et son équipe lausannoise présentent une évaluation du niveau de stress des
intervenants auprès de patients grands brûlés, avec ou sans hypnose. Ils
notent une diminution significative des indicateurs de stress lors des soins
accompagnés d’hypnose. Ceux-ci sont vécus comme « souvent à
constamment stressants » sans hypnose et comme « jamais à rarement
stressants » lorsqu’elle est présente. Ces résultats sont retrouvés dans les
quatre situations de soins rencontrés : soins douloureux, soins avec un
patient algique, soins avec un patient anxieux, soins avec un patient
confus/agité.
Clara, nous voyons évoluer les études et la vision de l’hypnose qui s’en
dégage.

L’hypnose : un nouveau paradigme


Je partage l’opinion d’Antoine Bioy (à qui je dois cette recension
d’articles) sur l’espoir de voir changer la place de l’hypnose dans le monde
de la santé. Lui voir prendre une position intellectuelle plus large, au-delà
d’un simple « outil » et considérer l’hypnose comme une disposition
réciproque bénéfique impliquant le patient et le soignant. La satisfaction du
soignant étant un facteur d’évaluation intéressant pour « mesurer » les aléas
thérapeutiques.
Une autre étude plaide en faveur d’une approche contextuelle. Lifshitz
et l’équipe d’Amir Raz s’intéressent à la neurophénoménologie et estiment
que l’hypnose présente plusieurs avantages : plus rapide que les pratiques
méditatives pour produire des changements neurophysiologiques, elle
permet de mieux saisir la vie psychique, subjective du sujet jusqu’à l’étude
des facteurs interpersonnels en situation de conscience modifiée. Le
5
contexte relationnel est ainsi mis en évidence . Mais il convient de préciser
les choses : communication n’est pas équivalent à relation encore plus si
l’on y adjoint une dimension thérapeutique.
Ce que les journalistes nomment « le mal du siècle » est aussi source de
travaux de recherche et tous ceux qui souffrent du dos peuvent bénéficier de
l’hypnose. Tan et ses collègues 6 ont constitué trois groupes de patients
(séances sur trois mois) :
huit séances de biofeedback ;
huit sessions d’apprentissage de l’autohypnose ;
huit sessions d’apprentissage de l’autohypnose avec des sessions d’aide
d’apprentissage pour les sessions à domicile ;
deux sessions d’apprentissage de l’autohypnose avec des sessions
d’aide d’apprentissage pour les sessions à domicile et un appel
téléphonique par semaine pour rappel des exercices à effectuer.
Au bout de trois mois tous les groupes ont bénéficié d’une diminution
de l’intensité des douleurs, d’un allégement du retentissement des douleurs
sur la vie quotidienne ainsi que d’une amélioration du sommeil. L’hypnose
a permis les meilleures améliorations. Les résultats perduraient à plus de
30 % six mois plus tard chez plus de la moitié des participants.
Nous avons des voies, des moyens de communication : routes, chemins,
téléphones, médias, crayons, papier, etc., mais nous devons entrer en
relation. Cela nous implique. Tout de suite. Probablement ce qui explique
les succès de l’hypnose liés à la personnalisation de la personne qui s’en
sert et qui l’adapte à celle qui souffre. Nous sortons là d’une pensée binaire
et découvrons une façon d’être au monde différente, plus complexe. Qui a
dit qu’apprendre l’hypnose thérapeutique était facile ?
CONCLUSION

De la psychologie des profondeurs


à la psychologie des espaces

Ces nouvelles perspectives thérapeutiques hypnotiques apparaissent


outre-Atlantique dans les années 1940 et prennent leur essor dans les
décennies suivantes, mais leurs sources se trouvent dans les approches
humanistes européennes et orientales des siècles précédents. En commun,
elles sont capables de considérer qu’à une question unique correspondent
plusieurs réponses justes simultanément. La densité des réponses contribue,
par la transmission d’un savoir, à leur intérêt. Familière du paradoxe,
l’hypnose le manie et nous fait passer de la psychologie des profondeurs à
la psychologie des espaces. Autrement dit, elle nous parle d’un monde
habité, vivant, en interaction. Permanente. Nous savons qu’il est vivant
parce qu’il parle ! De cette parole que l’on écoute et de celle que l’on
restitue au patient pour l’aider à changer. Nichée dans cet intervalle
favorable, cette présence génère une inventivité réciproque. L’étincelle ne
jaillira que de la rencontre de deux silex et il est vain de chercher dans
lequel des deux était l’étincelle…
Les images, les représentations ou autres métaphores sont des moyens
particulièrement appropriés pour saisir un instant, capter une perspective
nouvelle et donner un sens insoupçonné à une question.
Loin des machines que certains fabriquent à grand renfort d’argent et de
technologie pour traiter phobies et autres troubles émotionnels, nous avons
là des raisons de croire que l’homme dans sa nature sensible, dans son
humanité, est encore accessible à la présence de l’autre. Il est dans ce
domaine, je dirais cette famille d’esprit, une hypnodiversité qui reflète la
subjectivité de chacun. Une prise en compte. La richesse d’une transmission
qui nous vient de loin et que nous avons à relayer à notre tour. L’un de nos
obstacles est l’inertie. Une force subtile et puissante, mais nous avons
l’humour, l’imagination et l’hypnose pour la disperser et réhumaniser le
soin.
Maintenant, c’est à un voyage inattendu auquel je t’invite, Clara, sans
visa, ni frontières. Aujourd’hui, c’est l’occasion de te parler d’une autre
échappée belle, végétale à nouveau qui t’emmènera, j’espère, sur des
chemins buissonniers, munie d’une boussole inédite…

UN VOYAGE AU PAYS DES HERBES FOLLES

C’était une journée banale, je devais me rendre dans un hôpital pour une
conférence. Avec un démarrage un peu matinal, la route départementale me
mène de Vaison jusqu’à l’autoroute à Bollène. La routine.
Arrivée au péage. Ralentir, s’arrêter, prendre le ticket, la barrière qui se
lève, première, seconde, troisième. Les vitesses s’enchaînent avec l’entrée
sur l’autoroute proprement dite, puis se glisser dans le flux de voitures.
Calculer la distance de sécurité et garder une vitesse régulière dans les
limites autorisées.
Nous sommes des milliers les uns à côté des autres. Seuls.
Tous ces conducteurs dans leurs véhicules, il doit bien y avoir des
raisons à circuler en ligne droite solitaire… De toute façon, nous sommes
en sécurité. Elle est même visible, jaune fluo… La route est très bien
balisée, fléchée, monotone. Le temps est long sur ces lignes droites au
milieu de paysages inaccessibles et lointains.
D’ailleurs, le service d’entretien coupe les arbres qui bordent, depuis
des années, la chaussée. Un double avantage : ni le regard, ni la voiture ne
se heurteront à ce rideau, maintenant abattu. Par mesure de sécurité. C’est
important la sécurité !
Ici tout est organisé, pas d’improvisation envisageable. Certains
panneaux indiquent de façon ambiguë la présence d’une gendarmerie à la
prochaine sortie, secours ou menace… Cette route est un canal, une voie de
communication anonyme, sans attrait, dont des bretelles se détachent, de
temps à autre, pour rejoindre quelque ceinture forcément périphérique !
Rien, ici, n’est fait pour inspirer quoi que ce soit. C’est la voie. Avec un
A comme autoroute. Tout est connu, planifié de A à Z comme zoo…
Installe-toi confortablement. La voiture dispose dans sa puce de
télépéage d’une sonnerie t’avertissant de ton arrivée à destination. Aie
confiance… c’est pour bientôt !
De temps en temps, quelques camions ou voitures plus lents, à doubler.
Automatiquement. Coup d’œil dans les rétros et la manœuvre s’enclenche,
à peine accélérée.
Sans même m’en rendre compte, mes yeux suivent la bande centrale ou
plus exactement la barrière centrale, en béton. Elle est bâtie de blocs
préfabriqués gris et scellés les uns aux autres, il reste cependant entre ces
immenses parpaings des interstices, des sortes d’encoches par où il était
possible de les saisir lors de la construction. Et là dans ces sombres
anfractuosités, je vois des herbes folles.
Elles sont folles ! Oui, folles de pousser là ! Ces brindilles qui persistent
à vouloir pousser là où le milieu est le plus hostile, minéral, gazé, pollué. Là
où les architectes, les ingénieurs, les ouvriers, tous ont pris soin de bien
creuser, aplanir, combler, bitumer et bétonner ce ruban de vitesse
sécuritaire. Les instructions étaient claires et précises. Pas une touffe, pas un
poil, pas une herbe, encore moins une fleur ne doit repousser. Et pourtant…
Les plans les plus étudiés avaient été élaborés pour tracer des lignes courbes
si droites, un peu comme des plates-bandes, mais pour les voitures. Plate-
bande n’a jamais été très flatteur, ni excitant, davantage évocateur d’un
contrôle castrateur…
Au même moment, je réalise que le soleil qui se lève à ma droite
projette les ombres des voitures sur ce parapet vertical. Comme si cette
ombre se déplaçant sur le béton ébréché décrivait une horloge solaire
linéaire avec une graduation inexorable sans numéro, vertigineusement
horizontale ! Toujours la même heure, allongée, étirée. Le temps a disparu.
Sans prévenir. Cette monotonie a des effets anesthésiants. La répétition à
l’identique donne la fausse certitude que l’habitude est la normalité. Et une
sorte d’assoupissement m’envahit. Une torpeur alourdissante, engluante.

LE MURMURE DES HERBES FOLLES

Comme un choc sans impact, les herbes en bordure me font signe. Mon
esprit commence à flotter, la voiture est en pilotage automatique… C’est
alors que se produit un phénomène étrange. Une voix étonnante sort de
l’autoradio. Un chant ? Un murmure ? Elle me parle, s’adresse à moi et
semble être celle des herbes, les folles du bord de la route. En tout cas, c’est
mon impression. Peut-être mon esprit se laisse-t-il lui aussi
« chlorophylliser » ?
Les folles ! Que font-elles là ? Personne ne prend soin d’elles. Bien au
contraire. Personne ne les arrose, ni ne les bine, sinon ce serait au marteau-
piqueur ! Quelle vitalité les pousse à grandir au milieu de l’adversité ? Une
existence non désirée et non reconnue. Elles doivent en avoir des qualités
pour ressurgir dans cet univers calibré et univoque… Là où tout est payant,
la trajectoire prévisible et jalonnée ; elles s’installent à la marge,
vagabondes, discrètes et s’enracinent. Comme une espérance.
Et cette voix entêtante qui semble m’appeler par l’autoradio. Je sais, je
sais, tu t’interroges sur cette expérience. Moi-même en suis encore troublé.
Ce n’étaient que quelques mots un peu énigmatiques : « De l’autre côté…
de l’autre côté… » Peut-être ces herbes forment-elles un réseau d’évasion ?
Le « Transhypno botanique tour » ? Depuis ma précédente expérience, je ne
m’étonne plus de rien avec elles.
Pure coïncidence certainement, un panneau indique une station-service.
Clignotant, ralentissement, parking.
Attiré, hypnotisé par cette voix, je ne prends même pas la peine de
fermer la porte et traverse ce que les « techniciens de surface » nomment :
espaces verts. Où est le gazon ? Où est la pelouse ? Les pâquerettes et le
pissenlit ? Les cabrioles des sauterelles ? Les apéros des abeilles et des
papillons ? Les pique-niques des escargots ? Il ne reste qu’une herbe
industrielle, scarifiée, roulée, tondue ! Espace vert ! Un espace vert !
Quelle misère que cette techno-appellation pour un succédané végétal
dépourvu de racines ! Une simple surface colorée, un contrôle des
apparences, une culture hors-sol du réel…
Mais au fond, là, derrière un bosquet, survivant d’une autre vie, une
brèche apparaît.

L’ENTRÉE DE SECOURS

De nouveau, la voix se fait entendre : « De l’autre côté… de l’autre


côté… » En m’approchant, je vois un lierre accroché à la barrière de fil de
fer, il en écarte les mailles effilochées comme pour me laisser le passage ! Il
me dit, oui, il me dit cette parole : « C’est l’entrée de secours ! Vas-y ! » Un
premier talus glissant, puis un deuxième. « Ça y est. » J’y suis ! De l’autre
côté !
Déjà les sons sont atténués, assourdis. L’autoroute n’est plus qu’un
bourdonnement latéral, subsidiaire. Devant moi s’ouvre un vallonnement
boisé dont le lierre est le concierge empressé. Ici, nul besoin de clés, il n’y a
pas de serrure. Il s’agit d’autre chose. De jardins !

DES JARDINS DE CONVERSATION


De résistance, de vagabondage, des potagers même. Nourriciers à bien
des égards !
Certains sont cachés, discrets, si petits qu’un lézard sur une pierre y
habite. D’autres voluptueux et extravagants impressionnent le visiteur
novice.
Et puis l’air, l’air. L’air que tu respires vient de la prairie, juste sorti des
campanules. Peut-être connais-tu sous un autre nom cette échappée belle ?
Une sorte d’effraction que la raison ordinaire redoute. Serait-ce
l’imagination qui irrigue ces jardins ? Il me semble reconnaître les herbes
folles de tout à l’heure. Mais là, elles sont plus épanouies, plus grandes,
plus nombreuses et forment de véritables bouquets. Des gerbes de
pensées…

CE SERAIT DONC LEUR PÉPINIÈRE ET EN ENTRÉE LIBRE…

Il suffit de faire les premiers pas.


Au début, on hésite. Il arrive que certains, même, s’excusent d’entrer
ainsi peut-être comme des intrus.
« Entre, viens, viens, tu es chez toi. » Le lierre qui court le long des
sentiers t’encourage. Ce jardin est là, très proche. Retrouve ses odeurs,
peut-être la giroflée au parfum de réglisse ou bien une autre fleur qui
bordait les allées de ton enfance.
Étonne-toi du minuscule, du ténu. Ici, la nuance des sons est délicate, ici
se tissent tant de choses qui te protègent. Les couleurs aussi voyagent. Elles
sont fantasques et souvent imprévisibles.
L’expérience d’il y a deux ans me revient !
Une énergie anime tout mon corps, je « chlorophyllise » à nouveau !
Comme si je redevenais plante, au moins en partie, et après tout pourquoi
pas…

VÉGÉTACTIF

Dit comme cela, l’expérience est impressionnante, mais être


« végétactif » est, peut-être bien, un apprentissage. Il suffit peut-être d’oser
ou modestement d’y songer, de l’imaginer.
Ton corps qui se détend a peut-être trouvé dans ce vallon un sentier, un
tronc couché, une clairière, un endroit accueillant. Il y en a. Plein.
Cette forêt est déconcertante.
De mémoire d’homme, elle a toujours été présente. Son existence est
mentionnée dans tous les traités savants et toutes les traditions populaires
depuis des siècles. Silencieusement renouvelée.
Un bien ancestral composé de jeunes éléments. Comme si elle avait
acquis des capacités à se régénérer par elle-même. Allons plus avant dans
ses hautes et profondes futaies, ses sous-bois tamisés. Il s’agit
d’atmosphère, d’une respiration ample et rafraîchie. Des jardins de
conversations bruissent des saisissements nouveaux qui se forment.
Ici, la vitesse est invisible tellement la lenteur la dissimule… Mais sous
ses apparences indolentes, ses formes abritent une intense activité
intérieure.
Ici le temps n’a plus la même importance, le temps est suspendu et
balance dans le hamac de ses propres confidences. Il fait la sieste. Toutes
les saisons s’y trouvent, elles jouent à cache-cache dans les paniers de
fruits. Mutines, tu les retrouveras, savoureuses, confiturées en hiver pour te
raconter des histoires. Dans ce jardin, les tartines sont bavardes et
sensibles ; elles savent se concentrer et garder les secrets. Un je-ne-sais-
quoi de goûteux…
Tu n’es pas n’importe où… C’est ici ! Le concierge t’a ouvert. L’air est
intense, floral et coloré. Une odeur de prairie, de foin coupé.

LE GENIUS LOCI

Maintenant que tes pas sont plus assurés, le vallon se fait plus
enveloppant et il s’en dégage une présence mystérieuse, un peu
indéfinissable. Les anciens la nommaient genius loci, le génie des lieux.
Celui qui ordonnait aux plantes, aux rochers leur harmonie. Une sorte
d’alchimie qui s’établit dans un souffle. Hélas, tous les lieux n’ont pas de
genius loci. Certains ne sont que des lieux dits. Tu l’as remarqué la vie est
partout ici. Dans ces creux et ces collines, les génies des lieux sont joueurs
et souvent malicieux. Leurs fantaisies s’accordent, à la fois ingénieuses et
poétiques. C’est une terre habitée ! C’est à cela que l’on reconnaît leur
présence.
Quand tu es entré, le vallon t’a semblé, fugacement, tel que tu l’as
connu. Seul un agencement original, quasi imperceptible, lui a donné cette
étrangeté lors de sa redécouverte. Une sorte de déjà-vu indéfinissable. Un
frisson du temps, sans doute. Les points cardinaux, ici, sont innombrables,
cachés dans les plis du temps, au-delà des quatre horizons.
Regarde les merveilles autour de toi, l’élégante légèreté de simples
graines de pissenlit qui s’envolent, hésitantes et sûres de leur destin. Le vol
plané giratoire des graines du charme chahuté comme à la fête foraine. Les
noix de coco dérivant au gré des vagues en quête d’une île nouvelle et tant
d’autres voyageuses portées par les vents et le souffle d’une imagination
apaisante.
C’est une réserve pour consoler aussi.
Malgré tout le soin qu’apporte le genius loci à cet endroit, les larmes,
les soucis et les orages n’y sont pas absents et les ondées sont parfois
1
abondantes. Certains hivers, le gel, comme une camisole , emprisonne les
herbes, folles ou non, et parfois saisit au cœur les plus vigoureux d’entre
nous.
Heureusement, ici le temps est versatile et dans ce jardin, nous savons
lui porter secours, prendre soin de lui. C’est probablement un des rares
endroits où le temps soit considéré. Cette forêt existe depuis si longtemps,
si longtemps que nous avons appris à le soigner. Il est ici chez lui. Partout
ailleurs, on le cherche, on en manque, on lui court après. Pourtant ces
plaies, ces blessures du temps ont leurs remèdes ici. Le temps est
arborescent !
C’est un lieu qui le protège et où les herbes sont solidaires. Les souches
bourgeonnent, les bambous s’appuient les uns sur les autres, souples et
solides. Les racines sont des écluses qui irriguent ce réseau invisible où
chaque brin est relié à chaque tronc dans les talus, les collines et les
clairières.
Regarde, Clara, les longues graminées au chignon épicé mènent la revue
et « pimprenellent » les clairières, les coccinelles « muguettent », rubis à
l’épaule des hêtres nonchalants.
Ici le jardin apaise, l’errance trouve son refuge et la douleur se dissout
dans le sourire du génie des lieux. Le jardin se transforme, la mosaïque des
parcelles s’anime. Le foisonnement des essences n’est que désordre
superficiel. Les plantes échangent, les feuilles sont volantes, c’est un flux
ubiquitaire. Cet espace dont tu débroussailles, peut-être, les accès est fait de
pleins et de déliés, de vide et de respiration. Il a l’air sauvage et c’est
comme cela qu’il aime être cultivé.
Ce jardin n’était connu que de quelques jardiniers érudits, poètes
rêveurs ou bergers farouches. Tu sais maintenant qu’il est à califourchon sur
ta mémoire à jouer avec ses retrouvailles inédites. Parcours-le en tous sens,
celui du futur par exemple.
Voilà un autre secret. Précieux lui aussi.

QUAND TU OBSERVES UNE PLANTE :


C’EST LE TEMPS LUI-MÊME QUI APPARAÎT

Toutes ces graines ont une propriété étonnante, elles sont nomades. Et
c’est à un voyage spécial que tu es convié : une migration en âge !
Le génie des lieux est joueur et s’amuse avec le temps comme un maître
en origami. Artiste virtuose des pliages et des retournements… C’est aussi
un endroit d’oubli aux vertus cicatrisantes. Une mémoire apaisée.
De laquelle émerge ce haïku. Opportun.

Sur la pointe d’une herbe


devant l’infini du ciel
une fourmi

2
Ozaki HÔSAI

Tout ce qui vient en écho n’est, peut-être, pour toi qu’hypnothèses !


Des hybridations mentales !
Bien sûr, il s’agit d’un rêve, un balancement léger sur un parfum
invisible… Cependant, laisse aller cette idée, aussi souplement qu’une
graine suit le cours du vent. Que représente le végétal pour toi ?
Ce lieu est vivant, louvoyant et il va te falloir l’apprivoiser. Pense à
cette graine de haricot, de lentille, n’importe laquelle. Elle sait différencier
le haut du bas et s’oriente en germant en luttant contre la pesanteur. Laisse
la semence que tu as choisie s’orienter, elle dialogue avec toi.
Ce temps ténu, petit intervalle fragile, deviendra peut-être un
changement d’époque, un changement d’ère.
Les herbes folles font partie de ta mémoire et sont la résurgence de ta
fantaisie, la force de ta persévérance et peut-être de tes utopies ? Il suffit,
peut-être, de ne pas les cueillir ! Sauf en rêve !
« Écrire de la fiction, dit Siri Hustvedt, c’est comme se souvenir de ce
qui n’a pas eu lieu. »
Ce vallon est dans un pays outre-conscience, source de ton imagination,
du futur. Il émerge dans tes songes, quand retirée du monde tu entres en toi.
Il est difficile de séparer la mémoire de l’imagination, de l’intuition, de
l’anticipation.
Quand tu seras dans ce pays, regarde. Tu verras peut-être qu’il y a en toi
cette fameuse herbe folle…
Dans quelle marge a-t-elle pris racine ? À moins qu’elle ne pousse au
centre d’un espace vert, austère et aride, pour le vitaliser. Elle est peut-être
minuscule, cachée encore. Prends ton temps, rien ne presse.
L’expérience est vaste, cette herbe est telle une mèche entre deux
mondes avec l’eau pour étincelle.
Ton imagination est à sa place, elle se déploie et embrasse le génie des
lieux. Elle l’invite à danser, à entrer dans le rythme qui fait battre les
saisons.
Quand tu reviendras ici et plus tard à nouveau sur les routes, les
sentiers, surtout les autoroutes et qu’en chemin une herbe folle,
impertinente, te fera de l’œil, tu sauras qu’une sentinelle veille sur toi. En
avant-garde de tes idées… une intuition germinative. Végétactive !
Ah oui ! À noter quand tu auras envie de sortir des itinéraires balisés et
découvrir l’inattendu. Lors du prochain départ du « Transhypno botanique
tour », il suffit simplement de te munir d’un brin d’herbe folle et d’un peu
d’imagination ! Tu connais déjà le chemin ! Sinon demande au concierge !
Postface

« Jamais l’âme ne pense sans image. »


ARISTOTE.

Lorsque je lis un texte, lorsque je raconte une histoire, lorsqu’un patient


me parle de ses ennuis, lorsque je lui fournis des explications, nous
décrivons les images que nous « avons en tête ». Lorsque j’essaye de
raconter un film que j’ai vu, je m’appuie sur les images, mais quelles
images évoquent-elles chez celui qui m’écoute et ne comprend pas le
scénario ?
Les visiteurs. L’arrivée inopinée, par la maladresse, ou plutôt par la
grâce d’un magicien, dans une famille bourgeoise bien-pensante,
d’encombrants ancêtres rustres et malodorants a pour moi évoqué une saine
séance de psychanalyse. Le choc de deux temps éloignés et pourtant si
proches. Le retour du refoulé. Peu de gens auxquels j’ai tenté de faire
comprendre mon idée m’ont suivi, y voyant surtout un divertissement. La
même histoire et le sens que chacun y voit. Il ne m’a fallu que peu d’indices
pour évoquer ce lien, sans doute parce qu’à l’époque mon parcours m’y
incitait. Ce qui fait sens pour moi n’est pas universel. Je fais avec ce que je
suis.
Je suis ce que les autres ont fait de moi. Et cela n’est jamais figé ; je suis
en perpétuelle adaptation, ajustements sur un socle ancien. Au-delà de la
génétique et de l’épigénétique (l’influence de l’environnement entendu au
sens large sur l’expression ou la répression de certains gènes), ce sont les
mots des Autres qui m’ont nourri et qui ont façonné mes connexions
cérébrales et ma capacité à appréhender le monde à l’aune de mon monde
intérieur. Ce monde est celui de mon imagination.
Robinson Crusoé. J’ai dû lire ce livre de Daniel Defoe des dizaines de
fois, et chaque fois c’était une autre histoire dans la même histoire.
Construire un lieu vivable, à partir de rien ou presque, accepter ce qui arrive
sans savoir de quoi demain sera fait me fascinait. Mais pour faire à partir de
rien, il fallait un savoir d’avant. Et pouvoir s’adapter rien qu’à partir de
cela. Ce savoir d’avant, accumulé, enfoui, oublié, le faire resurgir à partir de
peu de chose, et s’en servir pour survivre, cette expérience elle-même
venant s’ajouter au savoir, voilà ce qu’évoque pour moi l’hypnose. Les
ressources sont là, liées de façon différente chez chacun.
Il faut dès lors apprendre le langage intérieur de nos patients, pas
forcément le contenu, mais la façon dont les choses s’agencent pour lui.
Pour cela, il faut du temps. Et accepter de se tromper. Se contenter de
suggérer. Solliciter son monde imaginaire.
Nous sommes loin de l’EBM (Evidence-based medicine) qui, tout en
prétendant n’être qu’un outil pour soigner au mieux des connaissances qui
ont fait la preuve de leur efficacité, tend à s’immiscer dans une logique
comptable et rentable (pour qui ?) de la médecine. Depuis quelques années,
les médecines dites complémentaires (re)fleurissent, parfois au détriment de
la médecine technicienne, même si cette dernière a à son actif de
considérables succès, mais aussi des effets secondaires. Aucune, au regard
de l’EBM, n’a fait la preuve d’une efficacité incontestable, et pourtant il y a
des résultats. C’est sans doute qu’elles portent en elles une part de déraison
et de magie qui font défaut à la médecine technicienne. Déraison, est-ce
bien raisonnable pour soigner ? Cet ouvrage de Patrick Bellet nous prouve
que oui. Notre cerveau n’est pas connecté que pour le raisonnable, utile
dans certaines situations, mais chacun a sa part de déraison qui fait qu’il est
lui.
Imagination, magie, déraison, nous voilà loin des sciences universitaires
dures. Et pourtant proches de ce qui fait l’humain et l’humanité. De ce qui
fait la poésie et les sentiments. De ce qui peut faire vibrer, et de ce qui fait
vivre. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans l’hypnose, de vivre, de
revivre, de se (re)connecter à sa part de déraison. Les mots se parlent entre
eux dans notre tête, et cela a des effets physiologiques. Au-delà de la
« grammaire » commune à tous, et du sens raisonnable des mots,
nécessaires à la compréhension entre individus, chacun a sa propre
grammaire en tête dans laquelle les mots ont un sens, une couleur, une
odeur et une puissance d’évocation qui leur sont propres.
C’est de cela, de la façon de le faire jaillir, ressortir et agir que parle le
livre de Patrick Bellet. Ouvrage didactique, qui sans être un véritable
manuel d’hypnose ressort d’une longue et riche pratique de l’auteur.
Lecteurs, parfois un peu perdus, vous serez vite conquis !
André MÜLLER,
professeur de thérapeutique
à la faculté de médecine de Strasbourg
Bibliographie

ANDEL Pek van, BOURCIER D., De la sérendipité dans la science, la


technique, l’art et le droit. Leçons de l’inattendu, Paris, Éditions
Hermann, 2013.
ARISTOTE, La Métaphysique, Paris, Garnier-Flammarion, 2008.
AUVRAY M., O’REGAN K., « Voir avec ses oreilles », Pour la science, 2003,
hors-série no 39 Les Illusions des sens.
BELLET P., L’Hypnose, Paris, Odile Jacob, 2002.
BROCHET F., MORROT G., « La couleur des odeurs », Pour la science, 2003,
hors-série no 39 Les Illusions des sens.
CANTO-SPERBER M., Les Paradoxes de la connaissance, Paris, Odile Jacob,
1991.
CHASTENET, marquis de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire du
magnétisme animal, 1784.
DECÉTY J., « Le sens des autres ou les fondements naturels de la
sympathie », in Y. Michaud (dir.), Qu’est-ce que la vie psychique ?,
Paris, Odile Jacob, « Université de tous les savoirs », 2006, p. 71-101.
DELEUZE J.-P., Instruction pratique sur le magnétisme animal, 1825.
DESLON, Mémoire sur le magnétisme animal, manuscrit de 1785 édité en
1867.
FELDMEYER J.-J., Cerveau et pensée, Genève, Georg Éditeur, 2002.
GOUGAUD H., Le Rire de la grenouille, Paris, Carnets Nord, 2008.
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QUINTARD M., « Ose l’hypnose ! Le premier pas », Hypnose & thérapies
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Jacob, 2002.
Rapport des commissaires chargés par le roi de l’examen du magnétisme
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« Neurophysiology of hypnosis », Neurophysiologie clinique, 2014, 44
(4), p. 343-353.
WATZLAWICK P., WEAKLAND J., FISH R., Changements. Paradoxes et
psychothérapie, Paris, Seuil, 1981.
Remerciements

Je tiens tout particulièrement à remercier monsieur le professeur Patrice


Queneau, académicien de médecine, pour son intérêt et ses encouragements
dans ce projet, monsieur le professeur André Müller qui m’accorde sa
confiance et son soutien dans l’enseignement de l’hypnose à l’université de
Strasbourg.
Une mention toute spéciale à Danielle Blanc, mon amie, à qui je dois la
mise en ordre du manuscrit de cet ouvrage. Sa capacité de synthèse et son
intelligence de la thématique hypnotique ont été déterminantes dans la
réalisation de ce livre. Merci.
À Joëlle Mignot, amie et « sœur » en hypnose.
À Géraldine Franzetti, Étienne Lajous et Marielle Paravano dont
l’amitié a rendu possible la diffusion institutionnelle de ce travail.
Merci aussi à Christophe Bretelle, Sophie Cartier, Christine Favier,
Jean-Pierre Lavignon, Chantal Méjean, Corinne Pruniaux, Martine
Quintard, Jean-Pascal Sagot pour leur disponibilité et le partage de leurs
expériences.
Cet ouvrage est aussi le fruit de rencontres, d’expériences inédites
professionnelles ou plus atypiques qui tiennent en éveil pour cultiver notre
jardin intérieur. Les récoltes se font en toutes saisons.
Que soient remerciés aussi tous les patients qui nous aident et nous
apprennent à mieux les soigner.
TABLE

Titre

Copyright

Dédicace

Préface

Introduction

PREMIÈRE PARTIE - L’hypnose et l’imagination créatrice : un apprentissage dans


les pas d’Erickson

CHAPITRE 1 - L’hypnose, une disposition naturelle

Clara et son expérience d’autohypnose

C’est pourquoi il convient de développer son imagination

L’hypnose : un mode de réanimation intellectuel ?

CHAPITRE 2 - L’hypnose, sortir des limitations acquises

Entrer en soi-même

Henri Gougaud : le conte nourricier et protecteur

L’imagination et ses fonctions

La mémoire comme réserve de ressources

De la nature végétale de l’hypnose ou un voyage dans la mémoire du temps


Renouer avec ses aptitudes pour agir sur soi-même

DEUXIÈME PARTIE - L’hypnose est un mode de pensée

CHAPITRE 3 - Un outil extraordinaire pour changer

Capter l’attention

L’analogie est un « catalyseur psychomorphe » !

L’hypnose n’est pas thérapeutique en elle-même

La nature interrelationnelle de l’hypnose

CHAPITRE 4 - L’imagination à l’œuvre

L’imagination est le territoire de l’hypnose

L’expérience précède la compréhension

Une clé extraordinaire

L’hypnose n’est pas seulement un état, mais une attitude

Illusion ou réalité

Les histoires qui font du bien

La sérendipité

L’induction

TROISIÈME PARTIE - Réhumaniser les soins

CHAPITRE 5 - Une nouvelle grammaire du soin

La beauté soulage

Un projet inventif en développement dans différents services d’urgences

Rencontre imaginaire avec Joseph-Philippe Deleuze

L’hypnose fédère les équipes soignantes et participe à la réhumanisation des soins

CHAPITRE 6 - À l’hôpital, l’hypnose apaise


Une réflexion inédite dans la politique des soins

Urgences : hôpital Saint-Joseph-Saint-Luc à Lyon

Au centre hospitalier de Valence en cardiologie

Au centre hospitalier d’Annecy Genevois

L’humanisation des soins

Consultation de patients douloureux chroniques et autohypnose

Au CHU Purpan de Toulouse

QUATRIÈME PARTIE - Recherches

CHAPITRE 7 - Les domaines de recherche pour la pratique de l’hypnose

Machinisation ou imagination ?

L’hypnose est une alternative prometteuse

Un travail d’équipe

Une relation privilégiée

Une distorsion du temps

Le cas de Mme G.

La pratique hospitalière

Un moyen de se faire plaisir

D’autres recherches en hypnose

L’hypnose : un nouveau paradigme

De la psychologie des profondeurs à la psychologie des espaces

Postface

Bibliographie

Remerciements
Du même auteur chez Odile Jacob
DU MÊME AUTEUR
CHEZ ODILE JACOB

L’Hypnose, 2002.
Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer les idées

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1. Betty Alice Erickson et Bradford
Keeney, Le Dr Milton Erickson.
Médecin et guérisseur américain,
Bruxelles, Satas, 2009.
2. Charles Baudelaire, Curiosités
esthétiques, Salon de 1859.
3. Paul Watzlawick, John Weakland,
Richard Fish, Changements.
Paradoxes et psychothérapie, Paris,
Seuil, 1981.
4. Conte persan publié en 1557 par
l’imprimeur vénitien Michele
Tramezzino.
1. Idries Shah, Les Soufis et
l’Ésotérisme, Paris, Payot, 2004.
2. La minute peut s’employer au
pluriel, mais cette opération relève
plus de la poésie que de
l’arithmétique (voir règle 1). Luc
Chareyron, Éloge de la pifométrie.
Spectacle de et par Luc Chareyron
(www.pifometrie.net).
3. Francis Hallé, Éloge de la plante.
Pour une nouvelle biologie, Paris,
Seuil, « Points », 2014.
4. David Haisse Bouret, Le
Vocabulaire, le français et la
rédaction, Paris, Fernand Nathan,
1962.
1. Découverte faite par hasard lors
de recherches sur un autre sujet. Le
fait de faire cette découverte.
2. Frédéric Brochet, Gil Morrot,
« La couleur des odeurs », Pour la
o
science, 2003, hors- série n 39 Les
Illusions des sens.
3. Somesthésie : Domaine de la
sensibilité qui concerne la
perception consciente de toutes les
modifications intéressant le
revêtement cutanéo-muqueux, les
viscères, le système musculaire et
ostéo-articulaire.
4. Régine Roll, « Les membres
fantômes, mémoire du corps », Pour
o
la science, 2003, hors-série n 39
Les Illusions des sens.
5. Patrick Bellet, « La transe
hypnotique », actes du colloque
international Biologie et conscience,
25-27 avril 2002.
6. Jean-Pierre Roll, « Aimer
virtuellement le corps », Pour la
o
science, 2003, hors-série n 39 Les
Illusions des sens.
7. Aristote, La Métaphysique, Paris,
Garnier-Flammarion, 2008.
8. Malika Auvray, Kevin O’Regan,
« Voir avec les oreilles », Pour la
o
science, 2003, hors-série n 39 Les
Illusions des sens.
9. Friedrich de La Motte-Fouqué
(1777-1843), « Le conte des
sables ».
10. Pek van Andel, Danièle
Bourcier, De la sérendipité dans la
science, la technique, l’art et le
droit. Leçons de l’inattendu, Paris,
Éditions Hermann, 2013.
11. Elsie Herberstein, Anne
Georget, Les Carnets de Minna,
Paris, Seuil, 2008.
1. « Le corps réinventé », Courrier
international, 13 mars 2015.
2. G. Skora, Z. Arnon, M. Laniado,
E. Schiff, I. Matter, « Hypnosis-
induced mental training improves
performance on the Fundamentals
of Laparoscopic Surgery (FLS)
simulator », Surg. Endosc., 2015, 29
(5), p. 1024-1029.
3. A. Vanhaudenhuyse, A. Gillet,
N. Malaise et al., « Efficacy and
cost-effectiveness : A study of
different treatment approaches in a
tertiary pain center », Eur. J. Pain.,
24 février 2015,
doi:10.1002/ejp.674.
4. A. Vanhaudenhuyse, S. Laureys,
M. E. Faymonville,
« Neurophysiology of hypnosis »,
Neurophysiologie clinique, 2014, 44
(4), p. 343-353.
5. M. Lifshitz, E. P. Cusumano,
A. Raz, « Hypnosis as
phenomenology », Front. Hum.
Neurosci., 2013, 15 (7), p. 469.
6. G. Tan, D. H. Rintala, M. P.
Jensen, T. Fukui, D. Smith,
W. Williams, « A randomized
controlled trial of hypnoses
compared with biofeedback for
adults with chronic low back pain »,
Eur. Jour. Pain, 2015, 19 (2),
p. 271-280.
1. Image inspirée par Les
Aphorismes sous la lune de Sylvain
Tesson, Paris, Pocket, 2013.
2. Ozaki Hôsai, Haïku. Anthologie
du poème court japonais, tr. fr.
Corinne Atlan, Zéno Bianu, Paris,
Gallimard, « NRF/Poésies », 2002,
p. 100.

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