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LE BA N Q U E T DES ANALYSTES

L e Conciliabule
d ’A ngers
Irma

L e Conciliabule
d ’A ngers
EFFETS DE SURPRISE
dans les psychoses

A galm a - L e S eu il
L e C onciliabule d ’Angers

Textes réunis p a r
Michel Jolibois et Pierre Stréliski
et édités p a r
Fabienne Henry, Michel Jolibois,
et Jacques-Alain Miller
A vec la collaboration des Sections et Antennes cliniques de :
Aix-Marseille, Angers, Bordeaux, Bruxelles,
Chauny - Prémontré,
Clermond-Ferrand, Dijon, Lille, Lyon - Grenoble, Nantes,
Nice,
Paris-Ile de France, Paris-Saint Denis,
Rennes, Rouen, Toulouse

Rédaction à ’O m icar ?, Revue du Champ freudien :


74, rue d’Assas, 75006 Paris
Tél. 01 45 48 56 72 - Fax : 01 45 48 79 38
jam@easynet.fr
IRMA est l’acronyme de l’Instance de réflexion
sur le mathème analytique

Dépôt légal: octobre 1997


ISBN: 2-911636-07-4
© A galma, 1997
Préface

— Qu’est ceci ? Encore un ouvrage sur la folie ?


— Disons plutôt les actes d’une rencontre, qui ras­
semblait une centaine d’enseignants et autant d’étu­
diants de toutes les Sections cliniques francophones.
— Les... ?
— La Section clinique de Paris fut ouverte par le
Dr Lacan en 1977. Elle proposait, d’abord peut-être
aux jeunes psychiatres en formation, un enseignement
de la clinique psychanalytique à la fois clair et rigou­
reux. En vingt ans, la formule a tellement plu qu’elle
a fait des petits un peu partout en France et dans le
monde. Cette réunion à Angers, les 6 et 7 juillet 1996,
fut l’occasion de débattre sur les psychoses.
— Un colloque en somme ?
— Si vous voulez, mais ce qui fut retenu, non sans
malice, plutôt que « colloque » qui évoque la raideur
d’une société savante, ce fut l’expression de « concilia­
bule ». Vous savez l’origine de ce terme. Il correspon­
dait bien à l’ambiance de travail, qui fut détendue,
mais très «14 juillet». Pour sa préparation, quinze
personnes ont été sollicitées, chacune d’une Section
8 - PRÉFACE

clinique différente, enseignant ou étudiant, pour énon­


cer quelque chose de court, mais avec la consigne
«du précis, du précieux, de rinédit, pas du déjà su»,
avec un temps de discussion aussi long que celui des
exposés.
— Très bien. Mais à lire, cela doit être la cacophonie, un
patchwork assommant ?
— Eh bien, non ! Les interventions et les discus­
sions, qui se déplacent selon des modalités originales,
dessinent les contours variés du thème «Effets de
surprise», et l’ensemble dégage une silhouette jamais
vue sans doute.
— Te thème est bigarre. Pourquoi « la surprise. » ? Celafait
penser au trait de Montesquieu, «comment peut-on être
Persan ?».
— Comment peut-on être psychanalyste aussi bien.
Ce thème pour... surprenant qu’il soit, permit de faire
le point sur l’état de nos questions, de nos idées, et
de nos façons d’opérer avec la psychanalyse dans les
psychoses.
— En conclusion ?
— Lisez.
Pierre Stréliski et Michel Jolibois
Vl\3
JACQUES-ALAIN-MILLER

Ouverture
D e la surprise à l ’énigme

L ie titre d’« Effets de surprise » s’est imposé à nous.


Les thèmes évoqués semblaient arbitraires. En déses­
poir de cause, nous avons choisi celui-là. Si mon sou­
venir est bon, Carole dit : « Si, si, ce sera très bien ! »,
et elle emporta le morceau.
Le titre laissait sans doute indéterminée la question
de savoir qui, de nous ou des patients, sont les sur­
pris. « Effets de surprise » a été laissé comme un por­
te-manteau, un crochet au mur, et nous avons attendu
de voir ce qui allait venir s’accrocher là. L’idée était
tout de même que ce soit nous, les surpris.
Nous avons espéré être surpris. Nous voulions que
nos collègues nous témoignent des moments privilé­
giés où ils avaient appris quelque chose de nouveau
sur le mode de la surprise. On peut apprendre sur le
mode de la régularité, on peut apprendre sur le mode
de la vérification, mais on apprend, et peut-être le
mieux —c’est à discuter —, sur le mode de la surprise.
Pourtant, il ne va pas de soi que, dans la pratique, on
ait envie d’être surpris. On déploie beaucoup d’efforts
pour devenir expérimenté, on y met beaucoup d’insis­
10 - JACQUES-ALAIN MILLER

tance. Or, qu’est-ce qu’une personne expérimentée ? —


sinon quelqu’un qui est moins surpris que les autres
par les phénomènes qui se produisent dans un champ
donné. L’Institut du Champ freudien est fait pour
que l’on devienne de plus en plus expérimenté, c’est-
à-dire que l’on soit de moins en moins surpris par la
clinique.
La demande d’être surpris est toujours scabreuse^
Dire, comme Diaghilev à Cocteau : « Etonne-moi !»
prête à des commentaires infinis. Cela veut dire
d’abord : «Je suis sur mes gardes, tu vas avoir fort à
faire». Et même: «Je suis revenu de tout». C’est la
position du dandy, celle d’un des Esseintes, le céliba­
taire fin-de-siècle, qui a goûté à tous les plaisirs et
feuilleté tous les savoirs, celle que Mallarmé exprime
dans le vers devenu bateau de Brise marine : « La chair
est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres », et qui fait
encore entendre son écho à travers la Belle Epoque
et les Années Folles, dans la phrase de Diaghilev. A la
demande d’être surpris on a envie de répondre avec
Valéry, «Décevoir, devise d’un Dieu peut-être», qui
participe de la même configuration. La déception est
la réponse que l’on mérite quand on a appelé à la sur­
prise.
Peut-être faut-il faire une petite différence, discu­
table comme toujours les différences sémantiques,
entre l’étonnement et la surprise.
L’étonnement est un état d’esprit. On s’étonne du
monde comme il est. On fait volontiers de l’étonne­
ment la vertu du philosophe ou du poète})On dit:
« C’est merveilleux, il s’étonne de tout, comme un
enfant ». (L’étonnement est un état qui dure, ou qui
est susceptible de dureb^On peut s’étonner des phé­
nomènes naturels, qui pourtant se répètent. *La sur­
prise a en revanche quelque chose de discontinu et
D e la surprise à l ’énigme - 11

d’éruptif. On ne s’installe pas dans la surprise comme


on peut s’installer dans l’étonnemenC'Une surprise
qui dure n’est plus une surprise, et en général devient
rétrospectivement une mauvaise surprise.
Il y a dans la surprise un côté pochette-surprises,
- et il n’y avait pas grand’chose dans les pochettes-
surprise de notre enfance, achetées à la porte du lycée -
alors que l’on peut prendre ses aises dans l’étonne­
ment. Une phrase de Lacan que cite Nancy Katan-
Barwell, montre les précautions qu’il prend dans son
rapport à 1’« Etonne-moi ». Il dit : « Ce qui est attendu
de la séance, c’est justement ce qu’on se refuse à
attendre, de crainte d’y trop mettre le doigt: la sur­
prise, a souligné Reik. » En effet, réclamer la surprise,
« Les surprises, où sont les surprises ? », c’est en effet
la provoquer, et c’est donc voir apparaître une sur­
prise frelatée, douteuse. Il ne faut pas y mettre trop le
doigt pourrait être, au moins pour un temps, la devise
de l’Institut du Champ freudien.
N’y mettons pas trop le doigt. Donc, nous n’avons
pas insisté trop lourdement sur la surprise. On s’est
contenté de mettre le mot, et on l’a laissé courir, sans
le faire accompagner par des soigneurs, des voitures
de police, des sirènes. « Effets de surprise » s’est pro­
mené tout seul dans le monde, et il est arrivé à bon
port un an plus tard, sans avoir fait de dégâts, et nous
voilà ici cet après-midi, à la bonne franquette.
Autre hypothèse. Nous n’avons pas seulement à
être les surpris, mais aussi les surprenants. Dans l’in­
terprétation en effet, on attend de l’analyste qu’il soit
le surprenant.
Là-dessus aussi, Nancy Katan a choisi dans Lacan
une citation qui a eu en moi des résonances : « Ce que
nous avons à surprendre, est quelque chose dont l’inci­
dence originelle fut marquée comme traumatisme. » Il
12 - JACQUES-ALAIN MILLER

n’est pas question là de l’analyste comme le surpris,


ni même comme le surprenant, mais de l’analyste
comme le surpreneur — ce n’est pas un mot de la
langue, mais il est formé de telle façon qu’on saisit
de quoi il s’agit —, et même le surpreneur de réel.\ car ce
dont la forme originelle est traumatisme, c’est le
réel.
Pourquoi aurait-on à surprendre le réel, si sa défi­
nition est de revenir toujours à la même place ? Il
devrait suffire d’en attendre le retour périodique.
Pourtant, si le réel revient à la même place, c’est
aussi ce qui, pour le sujet, ne peut pas ne pas être
évité. Dans cet écart, il y a place pour l’analyste à
surprendre d’une vue de biais ses émergences
fugaces.
La question s’ouvre aussitôt de savoir si le psycho­
tique a rapport à la surprise. La forclusion permet-elle
la surprise ? Ne faut-il pas refoulement pour que sur­
prise il y ait ? On pourrait penser, dans un partage de
style biblique, que le névrosé a la surprise et le psy­
chotique l’énigme.
Quelqu’un que je ne connais pas, mais que j’aurai
l’avantage de connaître sous peu, Emmanuel Fleury,
de Lille, a tenté de répartir la surprise entre névrose
et psychose : « Le névrosé, dit-il, se fait surprendre
par le symbolique, tandis que le psychotique se fait
surprendre par le réel ». On peut discuter la formule,
mais elle a le mérite d’être frappée.
Alors, pouvons-nous être encore surpris ? Nous, la
bande que nous formons, et qui est l’extension d’une
bande originelle formée il y a vingt ans.
D’un côté, c’est un succès, pour une élaboration et
pour sa transmission : nous parlons le même langage,
mes amis ! Ceux qui sont dans les Section cliniques
comme enseignants et ceux qui sont dans les Sections
D e la surprise à l ’énigme - 13

cliniques comme participants, ceux qui arrivent de


Marseille, du Nord, de l’Est, de l’Ouest, de Buenos
Aires aussi, nous parlons puissamment le même lan­
gage-..............................
C’était d’ailleurs l’idéal de l’Insütut du Champ freu­
dien, à en croire un petit bout de texte que j’avais
écrit en 1991 pour les Sections cliniques de Barcelone
et de Madrid, et qui s’intitule : « Thèse sur l’Institut
dans le Champ freudien». Je disais :
«Insistance de L acan: rénover le Départem ent de psychanalyse
(1975), vouloir un D E A , un D octorat (1976), créer la Section cli­
nique (1977). L ’I nstitut, je l ’a i inventé afin de poursuivre en France
et ailleurs dans cette voie qui est celle de Lacan. Pourquoi est-ce néces­
saire ? Parce que le discours analytique tend invinciblement à se
détruire lui-même. L e savoir supposé, qui supporte la psychanalyse, la
ronge aussi bien. C ’est pourquoi il fa u t un lieu d ’où le savoir exposé
fa it barre. L ’I nstitut est ce lieu. L à se vérifie p a r excellence le trans­
fe rt de travail.» Je terminais en disant: « L ’I nstitut garde tou­
jours quelque chose d ’atopique. A u ta n t l ’E cole se particularise, épouse
les tontours de chaque ville, région, pays, autant l ’I nstitu t en tout lieu
tente d ’être le même, tel le mathème. »

C’est gagné : nous travaillons de la même façon,


nous avons les mêmes références, de Buenos Aires à
Angers, et ailleurs. C’est notre succès, mais dans cet
univers homogène que nous avons créé, pouvons-
nous encore ¿ire surpris ? Et encore : voulons-nous
être surpris ? I1 serait inquiétant que se fasse jour une
volonté de ne pas se laisser surprendre.jj’ai pu la rele­
ver, et même la stigmatiser, après les dernières Jour­
nées de l’Ecole.
Il y a besoin d’un certain désir de surprise, d’être
surpris. Et il faut ce désir d’être surpris pour pouvoir
surprendre aussi. Ce qui s’y oppose, c’est une volonté
de contrôle à tout prix, de cramponnement. Mais elle
est vaine : ça bouge.
/
14 - JACQUES-ALAIN MIT,I.ER

Je consacrerai maintenant un peu de temps à


opposer la surprise et l’énigme.
*

J’avais choisi pour un cycle de conférences de la


Section clinique de Paris le titre «L’expérience énig­
matique », en référence à un passage de la « Question
préliminaire », page 538 des Écrits. Lors de la pre­
mière séance de ce cycle, j’avais apporté un commen­
taire de ce passage, que j’ai eu l’avantage de reprendre
dans mon cours de la semaine suivante, et qui a cir­
culé dans le Champ freudien. Je ne le reprendrai pas,
mais je le déplacerai. C’est, en effet, un point nodal.
La « Question préliminaire », le grand écrit de
Lacan sur la psychose, notre référence à tous, est
encore sous la domination théorique de «L’instance
de la lettre ». Ce texte, ce n’est pas pour rien que je
l’ai commenté longuement cette année pour l’opposer
aux développements ultimes de Lacan.
«L’instance de la lettre» repose sur la notion de
l’articulation, et même de l’articulation causale, entre
le signifiant et le signifié : S -* s. Le signifié apparaît
comme fonction du signifiant. La composition des
signifiants entre eux, selon qu’elle se fait sur le mode
de la substitution, S/S, ou sur celui de la connexion,
S . . . S, engendre un effet de sens de type métapho­
rique —émergence, (+) s —, ou métonymique —rete­
nue et fuite, (-) s.
Or, l’énigme met précisément en question le rap­
port du signifiant au signifié. Elle constitue une rup­
ture d’articulation entre les deux. On ne parvient pas
à passer du signifiant au signifié : S / / j. En cela,
l’énigme vient comme en tiers par rapport au couple
de la métaphore et de la métonymie, elle met à
D e la surprise à l ’énigme - 15

l’épreuve le rapport du signifiant et du signifié, elle


est même l’évidence de leur non-rapport. ^
Qu’est-ce que l’énigme ? Quelque chose est reconnu
comme un signifiant, c’est-à-dire comme voulant dire
quelque chose —c’est le sens le plus simple du mot
même de signifiant: S -» (...). Que ça veut dire, est
évident. Seulement, ce que ça veut dire, ne peut être
énoncé, reste voilé, fait défaut. L’énigme oblige ainsi à
cliver l’espace sémantique.
Elle contraint également à le temporaliser. Premier
temps, on reconnaît qu’il y a là signifiant, que ça veut
dire quelque chose. Le second temps est pour énon­
cer ce que ça veut dire, et quand on ne le peut pas,
c’est l’énigme.
En ce sens, l’énigme est au principe même de la
distinction entre signifiant et signifié. C’est l’exemple
des hiéroglyphes. On reconnaît les hiéroglyphes
comme des signifiants. On ne se dit pas que le vent a
creusé dans la pierre des reliefs extraordinaires. On se
dit que c’est un écrit. Mais on n’arrive pas à le lire.
11 arrive que l’on se batte pour savoir si un élément,
telle chose, tel ceci, est ou n’est pas un signifiant. Les
pierres, ça vous a un petit air de signifiant, dés qu’elles
sont un peu isolées. Quand vous marchez à Fécamp, au
bord de la mer, sur des tas de pierres, vous n’avez pas
l’idée que ce sont des signifiants, ce sont des pierres qui
font mal aux pieds. En revanche, quand un roc se
détache un petit peu, fait saillie, présente un relief hors
du commun, comme à Etretat, on se demande — le
hasard peut-il avoir produit ça? Donc, débat pour
savoir si un élément est un signifiant ou n’en est pas un.
On joue parfois à mêler les deux choses. Prenez le
gâteau d’anniversaire. On écrit quelque chose dessus.
Au fond, ça dit : « C’est d’abord à lire, comme signi­
fiant, et ensuite à manger, comme gâteau». Il faut le
16 - JACQUES-ALAIN MILLER

faire dans cet ordre-là : si vous mangez tout de suite


votre gâteau d’anniversaire, vous ne pourrez plus lire
ce qu’il y a d’écrit dessus. Parfois, on hésite. Quand
c’est en sucre d’orge et qu’on ne sait pas bien lire,
quand on est un enfant, avant d’avoir déchiffré le
mot on l’a déjà avalé. C’est ce qu’évoque le « Manger
le livre » de l’Apocalypse.
Si, après avoir reconnu quelque chose comme étant
du signifiant, par exemple les hiéroglyphes, on n’ar­
rive pas à savoir ce que ça veut dire, on a l’énigme : à
la place de la signification, un vide.
Pourtant, ce vide n’est pas absolu, c’est un
« manque-à-sa-place », un vide qui se produit à la place
où l’on attendait la signification. Donc, il nous en reste
quelque chose, la signification d’avoir reconnu le signi­
fiant comme un signifiant C’est ce que nous expri­
mons en disant : « Ça veut dire quelque chose, mais je
ne sais pas quoi ». Voilà ce que Lacan désigne comme
la « signification de signification ». C’est la pure inten­
tionnalité du signifiant, le pur « ça veut dire ».
Pourquoi cette signification de signification est-elle
certitude ? C’est que ça veut dire d’autant plus qu’on
ne sait pas quoi —à partir du moment où on le sait,
on peut manger le gâteau. Imaginez des hiéroglyphes
tracés sur votre gâteau d’anniversaire. C’est déchirant !
Attendre pour le manger que Champollion arrive ! Ou
alors, prendre une photo.
Le signifiant, tant qu’on ne l’a pas déchiffré, on le
préserve. Une fois qu’il sera déchiffré, s’il peut l’être,
commenceront les arguties sur la signification. Finie
la certitude !
Il y a ici un clivage sémantique à préciser.
D’abord, un quelque chose étant reconnu comme
signifiant, on sait qu’il y a du signifié, sans pouvoir
néanmoins en déployer la signification. Je propose,
D e la surprise à l ’énigme - 17

pour que l’on s’y retrouve, de distinguer le quod et le


quid du signifié, le ce que et le que, opposition dont
Jankélévitch a fait le plus grand cas.
C’est peut-être plus clair dans le domaine de la per­
ception. Je reconnais qu’il y a quelque chose, un
Etwas, un quelque chose en général —mais qui se trouve
là en particulier -, je reconnais qu’il y a là une matière
physique, une existence, mais je n’en ai pas pour
autant le concept. C’est le quod sans le quid.
Cette différence est exploitée dans la littérature et
le cinéma fantastiques. Qu’essaye de faire l’artiste,
sinon de nous présenter un quod, une existence, et de
retarder au maximum le moment d’en dire le quid} Il
fait surgir des êtres mélangés, des ombres —cf. Edgar
Poe, etc. -, quelque chose que l’on peut caractériser
comme de l’informe - le cadavre qui marche, le
mort-vivant, l’être à cheval sur plusieurs concepts et
par-là insituable. Et on attend. On n’a pas le quid. On
sait que c’est, mais on ne sait pas ce que c’est. Il
arrive qu’à la fin, on puisse mettre un nom.
C’est exactement ce qui se produit ici. Il y a le quod
du signifié, mais on n’a pas le quid de la signification.
Et l’énigme met en valeur cette rupture, cassure, frac­
ture, au sein de l’espace sémantique.
Cette fracture ne se produit pas qu’une fois, pour
peu que le signifié que l’on obtient d’abord en cache
un autre. Un signifié, comme un train, peut toujours
en cacher un autre - ce qui fait qu’un message déchif­
fré peut très bien être une énigme, comme le notait
Lacan. C’était le cas des messages radio de Londres à
la Résistance : on envoie un vers de Verlaine, il
annonce le Débarquement.
18 - JACQUES-ALAIN MILLER

Le dire ainsi permet d’apercevoir la parenté de


l’effet de certitude avec ce qui surgit comme angoisse
à partir du désir de l’Autre.
L’effet de certitude est dans une position exacte­
ment homologue à celle de l’affect que fait surgir le
signifiant énigmatique du désir de l’Autre, à savoir,
l’affect d’angoisse, que Lacan définit comme ce qui ne
trompe pas : S(A) -» angoisse.
Cette seule définition est bien faite pour souligner
les affinités de l’angoisse et de la certitude. Elle dit en
quelque sorte : l’angoisse est certitude.
Pourquoi l’angoisse ne trompe-t-elle pas ? Parce
qu’elle ne dit pas ce qu’est l’objet. Elle est en rapport
avec le manque dans l’Autre, mais elle ne dit pas ce
qu’il est, elle ne tient pas un discours, elle n’est pas en
train d’enseigner comme je fais. L’angoisse est simple­
ment équivalente à la signification de signification.
Elle ne livre pas le quid, elle est pur rapport au quod.
La signification de signification est certitude et elle
est aussi bien angoisse, dans la mesure où elle échappe
aux glissements, glissades, approximations, images, faux-
semblants, du discours et de sa rhétorique.
La rhétorique vous permet de faire les malins, pro­
fitez-en, jusqu’à ce rappel à l’ordre que constitue l’an­
goisse, en tant qu’elle est l’affect qui correspond au
signifiant énigmatique du désir de l’Autre.
Ça, ça ne trompe pas, dit Lacan. Qu’est-ce qui
trompe ? Les autres affects, toujours déplacés. Mais,
fondamentalement, ce qui trompe, c’est le rapport du
signifiant avec le signifié : S 0 j .
Là, on ne peut proférer aucun « Ça ne trompe
pas ». Dès qu’il y a rapport entre le signifiant et le
signifié, ça trompe, et on se trompe, à tous les coups.
Ce rapport comme tel comporte la tromperie, est
trompeur, sophistique.
D e la surprise à l ’énigme - 19

Au contraire, là où ce rapport ne s’établit pas, le


signifiant joue sa partie de son côté, et, de l’autre, il
n’y a pas une signification déployant ses mirages, mais
seulement la certitude et l’angoisse que ça veut dire
quelque chose sans qu’on ne sache quoi. Là, on
court-circuite toutes les métaphores et métonymies de
la rhétorique.
Sans doute dit-on de S de grand A barré, S($), que
c’est un signifiant sans signification, mais on pourrait
dire aussi bien que c’est un signifiant avec la significa-
tion-de-signification. Si on lui garde son nom de
signifiant, c’est bien qu’une signification lui est atta­
chée. C’est la signification-de-signification, ainsi que
les phénomènes qui la répercutent dans différents
ordres, comme certitude et comme angoisse.
Ainsi le signifiant de l’Autre barré a-t-il bien un
corrélât de signifié, qui est un signifié paradoxal, et
c’est ce que nous suivons à la trace : s(fi).
*

Cela me conduit à privilégier l’énigme du côté psy­


chotique et à laisser la surprise au névrosé.
Du côté de la psychose, la double barre qui
empêche la communication du signifiant et du signi­
fié, met en évidence l’émergence du signifié de
l’Autre barré, sorte de signifié supplémentaire, fanto­
matique, qui apparaît sous la forme de phénomènes
angoissants ou paroxystiques, et qui est, en quelque
sorte, la rançon de la psychose.
. Nous en étudierons un exemple avec Philippe De
Georges. Il s’agit d’une séance unique où quelqu’un
raconte le moment de déclenchement de sa psychose,
dont le ressort est un mot de trop de la part du parte­
naire. Aussitôt, par une réaction en chaîne, le signi­
20 - JACQUES-ALAIN MILLER,

fiant et le signifié se séparent. De même qu’il faut un


point de capiton pour clouer les signifiants aux signi­
fiés, de même, à le toucher en un seul point, on peut
faire vibrer l’ensemble du système signifiant-signifié
d’un sujet.
Chez le non-psychotique, le rapport est fluide entre
le signifiant et le signifié. Le signifiant s’efface aussi­
tôt tandis que l’on se passionne pour la signification
déployée. Néanmoins, on arrive tout de même à récu­
pérer quelque chose de l’énigme, sous la forme de la
surprise. Disons que la surprise restitue au névrosé
quelque chose de l’écart entre le signifiant et le signi­
fié. La surprise est en ce sens une forme atténuée de
l’énigme, et c’est alors que nous sommes le plus près
de la vraie santé mentale —quand nous nous aperce­
vons que le signifiant n’est pas transparent ni évanes­
cent, qu’il a sa densité propre, qu’il ne meurt pas dans
les bras du signifié dont il accouche, que les signi­
fiants ne parlent qu’aux signifiants.
Les signifiants s’entendent entre eux, comme l’ont
bien compris un certain nombre de psychotiques - et
en général, ces signifiants conspirent, ils ne nous veu­
lent pas du bien. Cette lueur de lucidité, nous l’avons
dans la surprise, où nous récupérons quelque chose
de l’écart du signifiant et du signifié.
Dans cette perspective, ce qui est normal n’est pas
l’articulation du signifiant et du signifié. La norme,
c’est l’énigme.
Il faut dès lors rendre compte de bien des choses
qui étaient auparavant considérées comme basiques.
Ce fut tout l’effort de Lacan pour passer à l’envers de
« L’instance de la lettre ».
D e la surprise à l ’énigme - 21

Voilà le point de départ que je propose. Aux expo­


sés maintenant.
Des calculs savants ont conduit à répartir le nombre
d’exposés par Section clinique, en fonction de leur
nombre d’inscrits, de leur ancienneté, du désir des
personnes. Cette salade a néanmoins donné quatorze
exposés plus intéressants les uns que les autres.
Michel Jolibois avait inventé un programme. Dans un
moment de faiblesse, je me suis dit: «Il doit avoir
raison». Dans un moment second, je me suis dit:
«Même s’il a raison, ce qui est très possible, j’ai le
sentiment qu’il vaut mieux l’ordre alphabétique». Ce
n’est que par après que j’ai lu les travaux, cette
semaine seulement, et j’ai trouvé l’ordre alphabétique
formidable. Duché et automaton coïncidaient.
Je ferai néanmoins une petite exception à l’ordre
alphabétique. Nous avions mis en place un puissant
système signifiant pour obtenir les textes à temps.
Vous savez qu’il est très difficile d’extraire les textes
des personnes : certains n’y pensent pas du tout, et
sont tout surpris quand arrive la date-limite ; certains
réécrivent indéfiniment leur texte. Nous avions, cette
fois, choisi des termes assez fermes, et tout le monde
a compris que nous étions très sérieux. Il est remar­
quable qu’avec pareil système, il y en ait eu tout de
même un pour réussir à passer au travers, et remettre
son texte beaucoup plus tard. Il a fait cela avec un art
auquel il me plaît de rendre hommage. Puisqu’il a été
le dernier, qu’il soit le premier.
Ce n’est pas la seule raison. Quel est le cœur de la
Section clinique, son cœur historique ? C’est la pré­
sentation de malades. Et c’est justement le thème de
Claude Léger.
Celui-ci ne manque pas de rappeler qu’il y a vingt
ans, la présentation de malades n’allait pas de soi.
22 - JACQUES-ALAIN MILLER

Pendant qu’à une tribune de congrès, telle collègue


glapissait —c’était le terme de Lacan, je m’en souviens
comme si c’était aujourd’hui — contre les présenta­
tions de malades, je faisais, moi, « Enseignement de la
présentation de malades». Depuis, cela s’est affirmé
dans l’être, si je puis dire.
Puisque c’est le thème de Claude Léger, qu’il
veuille bien venir à la tribune. Nous suivrons ensuite
l’ordre alphabétique, avec Mireille Dargelas, de Bor­
deaux, et Philippe De Georges, qui est de Nice, mais
aussi de Paris, en tant que participant.
CLAUDE LÉGER

Éloge de la présentation
de malades
Un dispositif adéquat

Lorsqu'elles commencèrent à se mettre en place


dans les années 70, les présentations de malades ren­
contrèrent à certains endroits des réserves ou des
résistances, qui allaient de l’accusation d’archaïsme à
celle d’entorses au secret, voire d’atteinte aux droits
de l’homme.
J’avais exhorté à l’époque certains de ceux qui pro­
féraient ces sortes d’accusation à assister au moins
une fois à une présentation, mais en vain, jusqu’à ce
que j’eusse compris que leur abstention était la condi­
tion même de leur réserve. Ils ne savaient pas ce
qu’ils rataient, mais ils savaient qu’il fallait le rater
pour entretenir la critique. Il semble que le temps
n’ait pas travaillé pour eux: la Section clinique s’est
développée au point de déborder ; par contre, ces
pourfendeurs de la maltraitance psychique sont en
voie de disparition avec la psychiatrie publique, ses
lits et les malades qui y trouvaient traditionnellement
asile.
Mais je reviens en arrière. Si les militants anti-pré­
sentations étaient entrés, façon Act-up, dans la salle où
24 - CLAUDE LÉGER

se tenaient nos présentations - je témoigne de ce qui


se fait depuis toutes ces années à Levallois —, ils
auraient été surpris de découvrir deux personnes en
train de deviser le plus souvent tranquillement devant
un auditoire attentif, et ce sont eux qui auraient alors
paru intrusifs en faisant irruption dans cette bulle qui
se crée la plupart du temps autour des deux protago­
nistes de ce colloque très singulier.
J’ai relu des transcriptions d’entretiens et j’ai été
frappé de la facilité avec laquelle nombre de patients
psychotiques laissent tomber toute réticence dès qu’ils
se trouvent installés dans le cercle de craie de l’entre­
tien.
Je vous en livre un exemple presque pris au hasard.
A la première question posée sur ce qui vient d’arri­
ver à ce patient, celui-ci répond : « Si on prend par le
début, je suis tombé dans la bassesse. Ou bien, vou­
lez-vous que je vous parle de l’opération dans le
cerveau ? À partir de ce moment-là, tout a été cham­
boulé. À 16 ans, je suis tombé malade: une schi­
zophrénie, je n’ai pas peur du terme. Je m’entendais
très mal avec ma mère, juste avant de tomber
malade. »
Ce patient revendique d’emblée la schizophrénie
comme ce qui l’identifie et s’amuse ensuite de la
façon dont les médias qualifient les schizophrènes de
« dangereux ». Néanmoins, l’usage quasi néologique
qu’il fait de «la bassesse» évoque, sans la moindre
métaphore, sa faiblesse physique face aux agressions
de camarades d’école (le verbe «tomber» revient
d’ailleurs avec insistance).
Voilà une situation de début d’entretien qui n’est
pas rare, où le patient met en quelque sorte les cartes
de sa construction sur la table, mais en laissant le jeu
ouvert pour le partenaire : le début n’est pas daté
É loge de la présentation de m alades - 25

- c’est peut-être à 16 ans ou avant, à l’époque des


camarades —; il est tombé dans la bassesse, mais
peut-être dans la maladie ; et puis, plus tard, il y a
l’opération dans le cerveau —autre remaniement.
Enfin, on revient à une période antérieure de la
maladie : les mauvaises relations avec sa mère.
L’entretien va servir à ordonner les boucles de ces
énoncés. L’interlocuteur, présenté au patient comme
celui qui va lui permettre de « faire le point », doit
inciter celui-ci à faire cet ordonnancement, mais
chaque fois dans une conjoncture différente et inat­
tendue.
Ainsi, au beau milieu de cet entretien qui s’avérait
si riche de promesses, le patient arrête celui qui l’in­
terroge à ce moment-là sur les manifestations de la
« dépression » —c’était son terme —qui résumait pour
lui les troubles du déclenchement à l’âge de 16 ans :
« Monsieur, monsieur, un entretien de ce type ne peut
aboutir que si on a entièrement confiance avec l’inter­
locuteur en face. Ce n’est pas votre cas et ce n’est pas
mon cas. Ce n’est pas le cas ici et maintenant. Je n’ai
pas confiance en vous. »
Jacques-Alain Miller — Il faut le jouer davantage.
C’est du Molière.
Claude Léger — Donc, l’interlocuteur le rassure,
abonde dans le sens de la consistance moïque qui fait
de ce patient un schizophrène heureux, en tout cas
heureux de se dire schizophrène. « Oui, je suis
content ! J’ai toujours voulu être quelqu’un ou avoir
quelque chose à soi qui permet de savoir de qui on
parle quand on dit moi. Pour avancer dans la vie
sociale, il faut quelque chose à soi. J’ai trouvé d’être
schizophrène, c’est ma dernière marotte. »
26 - CLAUDE LÉGER

Jacques-Alain Miller — «J’ai trouvé d’être schizo­


phrène, c’est ma dernière marotte ». L’expression est
archaïque, précieuse.
Claude Léger —Vous pouvez bien imaginer que ce
schizophrène-là n’était pas tout à fait vierge, si je puis
me permettre l’expression ; de sa schizophrénie, il en
avait déjà beaucoup parlé à celui en qui il avait
confiance, mais ça n’empêche. Il lui fallait tout à coup
assumer une rencontre et en faire un élément de son
témoignage, du témoignage de son pouvoir télépa­
thique qui, en fait, était le véritable nom de sa
« dépression » et dont, après l’avoir inquiété, il voulait
faire la théorie. Donc, il s’est mis à écrire et conclut
lui-même : « Ce sera plus facile pour vous de me
comprendre quand vous me lirez ».
Jacques-Alain Miller — C’est très pertinent, parfaite­
ment sensé.
Claude Léger - Tout à fait.
Une autre proposera de revenir faire une confé­
rence, parce qu’elle ne s’était pas assez bien préparée.
Un autre encore proposera à l’interlocuteur une série
d’entretiens pour qu’il comprenne mieux ses néolo­
gismes : « Parce que c’est un peu complexe ».
On trouve assez souvent dans cette pratique l’ac­
cent du préliminaire : cela va se poursuivre une autre
fois, dans le même cadre ou ailleurs, en tête-à-tête. Ce
n’est bien entendu pas toujours le cas, mais lorsque
cela se présente, ce n’est pas du fait de la suggestion,
mais se produit plutôt de façon incongrue étant
donné le contexte de l’entretien.
Qu’est-ce qui fonctionne alors pour produire dans
certains cas cet effet de transfert ?
Éloge de la présentation de m alades - 27

Une première réponse possible est purement contex­


tuelle : le patient se trouve habituellement dans un
moment critique et au tournant de sa résolution par
l’effet [même] de l’hospitalisation, donc délocalisé des
coordonnées de la jouissance qui l’envahissait. Per­
plexe ou intrigué, on lui offre d’un coup la possibilité
de s’expliquer : «Je suis homme-femme, ni homme ni
femme, en tout cas pas homosexuel !» ; ou bien
encore : « Ce qui me vient pour résumer tout cela,
c’est: déconstruction, hermaphrodite». La présenta­
tion est un « pousse-à-la-définition » du sujet psycho­
tique qui, rencontrant le « pousse-à-la-femme », se
découvre, au sens d’une levée de voile qui n’est pas
celle du phallus, à devoir mettre en jeu d’autres signi­
fiants dans la contrainte d’un cadre fabriqué « sur
mesures » puisqu’il prolonge par certains côtés celui
de l’hôpital mais s’en démarque par ailleurs par son
extra-territorialité, laquelle est représentée par la place
de l’interlocuteur en tant qu’extérieur au cadre précé­
dent - le dispositif ne fonctionne en effet que si l’in­
terlocuteur est extime pour le patient, à la fois desti­
nataire d’une question sur le patient et en place de
permettre à celui-ci de formuler sa réponse.
L’énigme peut alors révéler sa structure logique qui
tend à en faire un équivalent de mythe plus ou moins
réussi. En voici un exemple. Dès le début de l’entre­
tien, ce jeune patient annonce : « Le jour de ma nais­
sance, mon père a eu un accident ; ma mère en a été
prévenue. Le cordon ne s’est pas coupé, tellement elle
était triste. »
. Quelques phrases plus loin, après qu’il ait décrit ce
père comme tout-puissant d’avoir tué Hitler et pu dis­
cuter à la télévision avec Mitterrand, il ajoute : «J’ai
eu une triste enfance. Il n’a pas pu me reconnaître ; il
était trop tard. »
28 - CLAUDE LÉGER

Tout au long de l’entretien revient comme un leit­


motiv cette non-reconnaissance. Pour se faire aimer
de ce père négligent, il se travestit en femme et ajoute
alors : «Je ne suis pas un travelo. Il faut que j’attende
que le cordon se coupe de mon sexe. Quand il sera
coupé, je pourrai voir mon père ; et je serai heureux. »
Le mythe va alors se préciser. Il a cessé de se mas­
turber pour garder son sperme et avoir aussi un
enfant : « Ce jour-là, je me branlerai à fond ; la femme
aussi se branlera ; et dès que les deux spermes se
seront touchés, elle sera enceinte. »
Le patient termine ainsi l’entretien, radieux. Il n’est
pas sûr que cette réponse transsexuaüste ait été stabi­
lisatrice, mais elle a eu au moins la vertu d’être ensei­
gnante et de permettre à ce patient de faire du cor­
don un élément de discours, qui asymptotise la fin
hypothétique de son abstinence avec le risque évira-
toire.
Il m’a paru assez évident que la présentation de
malades montrait sa plus grande richesse quand la
surprise du sujet allait au-delà de sa perplexité et qu’il
pouvait la faire partager sous la forme du témoignage
et comme annonce inaugurale d’un délire à venir. Le
cadre de la présentation peut convenir particulière­
ment à cet effet d’annonce et se boucler d’un « reve-
nez-y», qui est autant un «je voudrais bien revenir».
Aussi, j’ai découvert, en consultant les transcrip­
tions des entretiens, que certains patients avaient été
interrogés deux fois à des époques parfois éloignées.
Ainsi, cette patiente de 38 ans, psychotique, réhos­
pitalisée pour un moment fécond, interpelle d’emblée
l’interlocuteur : «Je vous ai déjà vu il y a trois ans ;
c’était plus grave !» —« Etes-vous souvent hospitali­
sée?», lui demande-t-on. —«À l’époque, oui. Je suis
hospitalisée depuis 18 ans, mais je suis amnésiaque. »
É loge de la présentation de malades - 29

Une autre patiente évoque un accident de voiture


avec un coma pour énoncer : «Je ne me souviens que
de la moitié de ma vie ». Mais ensuite elle fait part
d’une curieuse ubiquité qui remplit la moitié perdue :
«J’ai une double vie, je me vois à un endroit et je suis
dans un autre ; je dors éveillée, c’est du somnambu­
lisme». Durant la nuit, elle fait de la médecine, elle
soigne des cas sociaux.
La preuve de cette vie parallèle vécue en « amnésie »,
c’est qu’une patiente l’a envoyée balader en lui disant
c|u’elle lui avait déjà raconté ce qu’elle venait de lui dire.
La boucle de l’interlocution s’est donc refermée sur
elle-même. Toute la structure délirante est construite
en doublets, en doublures, et même en doublons. Et
ces réduplications, ces sosies, s’originent dans une
série d’expériences spéculaires sur lesquelles elle
s’était longuement expliquée.
J’ai donc cherché la trace du précédent entretien,
mais ne l’ai pas retrouvée. Par contre, la patiente avait
bien été présentée, sept ans auparavant, mais inter­
rogée par un autre interlocuteur, à qui elle avait
confié : « Quand je me regarde fixement dans le
miroir sans bouger les yeux, je revois les images du
temps passé ; de moi-même dans le passé, avec mon
visage du passé... je m’hypnotise. »
La reprise de ces entretiens est digne d’intérêt au
regard de la construction du délire, mais aussi pour
dégager un certain fil dont le patient renoue les brins
dans ce cadre très particulier de la présentation de
malades, cadre qu’il accepte volontiers, voire même
qu’il sollicite.
J’ai tenté d’en dégager certaines coordonnées : le
témoignage, l’adresse à un sujet supposé ne pas savoir
mais se laisser enseigner —l’interlocuteur se fait ici le
relais de l’assistance studieuse -, en position de
30 - CLAUDE LÉGER

« secrétaire de l’aliéné », confirmé par la prise de notes


et même la transcription sténographique. Il n’est pas
étonnant, donc, que certains patients fassent état de
leur propre projet d’écriture.
Si je fais surgir alors à nouveau la figure du mili­
tant, qui contestait de façon si virulente cette pratique
à ses débuts, je m’aperçois qu’il a pu franchir la porte,
certes avec quelque retard, et je le reconnais là, mal­
gré ses cheveux grisonnants, ...
Jacques-Æain Miller —On en est tous là, hein ?
Claude Léger — ... malgré ses quelques moues de
principe, dans cette assistance, qui semble avoir
trouvé non seulement un lieu où clinique et éthique
s’articulent, mais qui considère qu’elle participe elle-
même d’un cadre dont la permanence engage une res­
ponsabilité plus large quant à la pérennité de la psy­
chanalyse.
Jacques-Alain Miller —Pour remercier Claude Léger, je
peux lire le résumé qu’il a fait lui-même de son propos
et qui en donne le fil principal : « La présentation de
malades constitue à l’évidence un dispositif adéquat au
sujet psychotique pour porter témoignage des remanie­
ments qu’il éprouve et de l’élaboration qu’il ébauche. »
Comme vous le dites, on n’aurait pu formuler cela il y
a vingt ans. Expérience faite sur une très large échelle,
l’un d’entre nous s’avance et dit: «La présentation de
malades constitue à l’évidence un dispositif adéquat au
sujet psychotique. » Très bien. Nous en discuterons
tout à l’heure, on amènera des contre-indications, on
rapportera des expériences, etc. C’est certainement par
votre exposé qu’il fallait commencer pour l’écho qu’il
peut avoir en chacun d’entre nous.
É loge de la présentation de m alades - 31

Il en a un en moi aussi. De mon attitude de


l’époque, on en a des traces écrites dans mon inter­
vention sur l’enseignement de la présentation de
malades. J’étais plus récent dans l’affaire et j’avais du
mal à me faire à ce que je percevais comme une cer­
taine désinvolture des praticiens. Le bon sourire de
I,acan pour dire « Il n’y a aucun espoir », m’étonnait.
Je peux mesurer le déplacement de ma propre posi­
tion subjective. L’ancienne, je la trouve très sympa­
thique, mais je ne puis aujourd’hui la partager. Elle
restait marquée par l’empathie, et ce qui est sordide
dans le fait de devenir plus expérimenté, c’est que
l’on perd cette dimension de l’expérience. Pour autant
que l’on définisse l’humanité par l’empathie, critère
qui n’est pas à méconnaître, l’Institut du Champ freu­
dien est une certaine propédeutique à l’inhumanité.
Nous n’en ferons pas un slogan — «Devenez inhu­
main, entrez à la Section clinique ! »
Jean-Jacques Gorog —Se mettre à la place de l’autre est
toujours une erreur, et c’est ce que vous faites voir.
Jacques-Alain Miller —Nous écoutons maintenant le
travail de Mireille Dargelas, dont le résumé est le sui­
vant : « Ophélie est une jeune femme psychotique.
Pour se protéger d’un Autre implacable, elle aime,
mais pas n’importe quels hommes, ceux qui ont une
voix. ». Ophélie n’est pas son vrai nom ?
Mireille Dargelas —Non.
Jacques-Alain Miller — Elle a un nom comme ça,
romantique ?
Mireille Dargelas —Non, pas du tout.
32 - CLAUDE LÉGER

Jacques-Alain Miller — Ah ! c’est vous qui lui avez


mis un nom romantique.
Mireille Dargelas —Oui, parce que je craignais qu’elle
se noie.
Jacques-Alain Miller — Vous l’avez appelée Ophélie
en raison de votre crainte à vous qu’elle ne se noie. Il
y a donc là un petit phénomène d’empathie.
MIREILLE DARGELAS

L’amour des voix


L e cas Ophélie

P o u r aborder le thème de la surprise dans la psy­


chose, j’ai choisi de parler de ma rencontre avec une
jeune femme, que je nommerai Ophélie. C’est par sa
rigueur et l’ingéniosité de sa construction logique
qu’elle étonne. Cette jeune et très jolie femme, si pâle,
si gracile, était un travailleur acharné — acharné à se
protéger d’un Autre implacable. C’est dans l’amour
qu’elle trouve une suppléance — Ophélie aime, mais
pas n’importe quels hommes, ceux « qui ont une
voix ».
Enfant, elle est la proie d’une mère toujours pré­
sente. Elle l’imagine, aujourd’hui, comme une bouche
ouverte avalant tout sur son passage, tout, même son
père réduit à un point. Enfant, donc, Ophélie ne peut
se détacher d’elle, lorsque l’école l’arrache à cette pré­
sence, elle s’écroule à terre, pour qu’enfm un adulte
l’entoure de ses bras.
Vers treize ans, semble-t-il, elle va s’extraire de
cette jouissance et construire sa réalité. Le frère de
sa mère est alors atteint d’une tumeur cérébrale.
Pratiquement inexistant jusque là dans la vie d’Ophélie,
34 - MIREILLE DARGELAS

cet oncle devient le centre d’intérêt de toute la famille


et surtout de sa mère. Sa mère la laisse en plan pour
se vouer corps et âme à lui, dans une relation
d’amour absolu. Ophélie dira: «J’ai l’impression
d’avoir été une ombre à ce moment-là ».
Elle se saisit alors de la voix de son oncle. Cette
voix enrouée, altérée par la maladie, la terrifie. Elle se
bouche les oreilles lorsqu’il parle. C’est à partir de
l’objet voix et de l’objet oral que s’édifie toute sa
construction. En effet, elle associe cette voix aux sons
rauques, émis lorsque cet oncle vomit.
A la mort de celui-ci, la mère d’Ophélie couvre les
murs de la maison de ses photos. Elle porte aussi ses
habits. Quant à ses grands-parents, ils déménagent
pour s’installer face au cimetière. Pour Ophélie, c’est
alors que son oncle devient sacré, comme elle le laisse
entendre par ces propos : « Il était à présent quelqu’un,
toujours là, partout». C’est peut-être ce qui provoque
l’apparition de son symptôme. Alors qu’elle est éloi­
gnée de sa mère par un voyage scolaire, les garçons de
son âge vont la terrifier. Elle dit : « Ce sont toujours
eux, garçons blafards, qui vomissent, pas les filles ».
Il semble qu’Ophélie élabore ainsi un montage pul­
sionnel oral. Cette rencontre avec l’oncle, représen­
tant Un-père, Autre vomisseur terrifiant, va lui per­
mettre de localiser la jouissance. Le vomissement va
valoir non comme symbole du manque, mais va ima-
ginariser ce manque. Elle l’utilise pour aborder la dif­
férence des sexes — pour elle, les hommes diffèrent
des femmes parce qu’ils vomissent. Ce déchet, ce
vomi, lui permet également de présentifier son être
même. Elle s’imagine ainsi vomie par sa mère dans
un accouchement oral.
Adolescente, solitaire, elle se plaît à rêver longue­
ment à un chanteur célèbre. Elle pense qu’il l’a choi-
L ’a m our des vo ix - 35

nie, qu’il chante pour elle. C’est un temps de pacifica­


tion. Grâce à ce chanteur, elle essaye d’instaurer un
Autre idéal supportable. Il enveloppe cette voix, lui
donne corps. Toutefois, si quelque garçon l’approche,
elle le fuit violemment.
C’est encore pour sa bouche qu’elle accepte son
premier amant. Après deux ans d’une relation diffi­
cile, lorsqu’il la quitte, elle se précipite à mon cabinet.
Sans lui, à présent, elle est la proie du désir des
hommes. Leur présence lui donne la nausée, provo­
quant ainsi sa fuite. Elle se plaint dans un flot de
paroles ininterrompu. Elle dit: «Depuis quand ça
coule de ma bouche ? Depuis que j’ai peur des
hommes, depuis que mon oncle a été malade...
quelque chose de long qui sort de la bouche, pas de
coupure, ça s’arrête jamais, j’en ai plein la bouche... ».
haute d’amarrage symbolique, elle semble se noyer
dans ce torrent de paroles. Cet excès de jouissance,
elle l’imaginarise parfois comme un arbre dans son
corps qu’elle vomit pour le déraciner.
Le transfert va stabiliser quelque peu ces construc­
tions vacillantes. Elle va élaborer de nouvelles
constructions imaginaires. Ainsi, elle décrit des piquets,
plantés dans le sable, au bord de la mer. Ces piquets,
me semble-t-il, font barrage, localisent cette jouissance.
Le hasard d’une rencontre consolidera cet appui
imaginaire. Elle passe une nuit avec un chanteur
anglais très célèbre, qu’elle était venue écouter le jour
même à un concert. Elle parle de cette relation
comme d’un lien sacré : «Je me nourris de lui, il me
protège des autres hommes... Lui, c’est impossible
qu’il puisse vomir... ». Le soir, elle s’endort en écou­
tant sa voix. Elle regarde ses photos, s’attarde sur sa
bouche. De plus, Ophélie aime particulièrement la
langue anglaise. Lors d’un séjour en Angleterre, loin
36 - MIREILLE DARGELAS

de sa langue maternelle, elle avait trouvé un peu de


calme.
Cette passion amoureuse, centrée par cette voix, lui
permet d’avoir un nouveau partenaire pour quelques
temps. Mais la présence de cet homme, auprès d’elle,
la fait vaciller. Elle est envahie par l’idée délirante
qu’il l’entend, lorsqu’elle parle de lui, dans un lieu
public par exemple ou même au téléphone. Elle se
protège alors en écrivant sur des petits bouts de
papier, « Non ! il ne me mangera pas ».
Elle se dérobe toujours devant les hommes : « Si
un homme m’aime, dit-elle, il va m’enlever ce que j’ai
de plus cher à l’intérieur de moi, ça va saigner... Je
serai aspirée». Seule condition pour qu’elle se laisse
approcher par un homme : il doit déjà être entouré de
femmes. Celui-là, seul, possède un sexe.
Actuellement, elle est l’élue de son patron, grand
séducteur. Quelques nuits d’amour avec cet homme
lui suffisent. Il a un trait particulier, il hurle sur toutes
ses secrétaires. Il téléphone à Ophélie au milieu de la
nuit, pour lui dire son désir. Encore une voix pour
elle.
Cette jeune femme évoque une hystérique. Elle se
refuse à être l’objet oral d’un homme.
Mais sa logique est tout autre. Sa stratégie la pro­
tège de la jouissance de l’Autre, terrifiant, de la psy­
chose.
Pour constituer une réalité, elle tente de rejeter
l’objet, soit dans le réel par ses vomissements, soit à
l’aide d’une image idéale tel ce chanteur qui voile
l’objet.
Pour éviter la noyade, Ophélie poursuit courageu­
sement son travail dans sa cure. Tels les piquets ima­
ginés bordant la mer, ses constructions même éphé­
mères limitent sa jouissance.
U amour des voix - 37

Jacques-Alain Miller —Je vous remercie. Si je me


réfère au document que j’ai devant moi, il y a un mot
que vous n’avez pas prononcé. Vous aviez écrit :
«Cette jeune femme évanescente évoque une hysté­
rique », et vous avez enlevé « évanescente ». Pourquoi
avez-vous enlevé « évanescente » ?
Claude Léger - Cela le met d’autant plus en relief
que vous le souligniez.
Jacques-Alain Miller —Et par contre vous avez rajouté
quelque chose à la fin sur l’objet. Peut-être vous
posera-t-on la question dans le débat : « En quoi sa
logique est-elle tout autre que celle d’une hystérique ? »
11 y a sans doute des données que vous pourrez ajouter
à ce moment-là. Par ailleurs, l’un de nos collègues —il
en parlera s’il veut —a retiré in extremis son exposé en
pensant qu’il y avait un doute diagnostique entre psy­
chose et hystérie. De Georges va maintenant enchaî­
ner. Le résumé paru dans le programme est le suivant :
«La dépression, lieu commun médical et médiatique,
apparaît dans cette vignette clinique le masque d’un
déclenchement. On s’attachera à suivre la construc­
tion que tente ce sujet pour produire une signification
pacifiante. » Cela repose sur une seule séance d’entre­
tien.
Philippe De Georges — C’est un premier contact et
une rencontre unique. A mon sens, la vignette cli­
nique que je vais présenter illustre les deux points qui
ont été évoqués, à la fois surprise et étonnement.
Surprise de mon côté et étonnement du côté du
patient, mais au sens fort du terme, c’est-à-dire au
sens du tonnerre, au sens de quelque chose qui va
foudroyer.
PHILIPPE DE GEORGES

Paradigme de déclenchement
Un mot de trop

Le jeune homme entre dans mon bureau et


annonce lacouleur d’une démarche singulière. Il vient
consulter, mais, dit-il, ce n’est pas pour lui. C’est pour
son père. Il faut en effet rassurer ce père qui s’inter­
roge, qui s’inquiète de l’état de son fils et ne se satis­
fait pas de ce que celui-ci en dit.
Ce jeune-homme, quant à lui, s’est fait sa religion.
Ce qu’il vit depuis quatre mois, c’est une expérience
dépressive. Il s’agit là, dit-il, d’unprocessus purement
chimique et ce qui pourrait apaiser le père, faire taire
son inquiétude et mettre un terme à toutes ses ques­
tions, ce serait qu’un homme de science atteste, certi­
fie qu’il s’agit bien d’une dépression, c’est-à-dire d’un
mécanisme connu, chimique, autonome et n’obéissant
à aucune autre causalité, se déroulant de façon iden­
tique chez toute personne en qui elle se manifeste au
seinde l’ensemble stable et uniforme des déprimés. Il
faudrait pouvoir dire que le cours est donc parfaite­
ment programmé et prévisible, et que le terme en est
donc lui aussi assignable et réglé.
C’est donc àl’homme de l’art qu’il s’adresse, carje
40 - PHILIPPE DE GEORGES

dois disposer de statistiques qui permettraient de


connaître la durée moyenne et normale, en quelque
sorte, d’une telle affection. Il m’explique que les sta­
tistiques sont en effet l’outil scientifique dont dispose
la médecine en matière de mesures et d’études épi­
démiologiques. Calmer ce père inquiet, divisé, c’est
apporter la garantie de la science aux quelques élé­
ments, sur lesquels le sujet, par contre, n’a pour lui
plus aucun doute, tant ils ont fini par s’imposer à lui
comme seule signification cohérente et possible. Notre
rencontre est donc celle d’une personne dépourvue de
singularité, d’un échantillon d’une classe nosogra­
phique, et du représentant impersonnel d’un savoir
supposé universel.
Evidemment, comme je l’invite tout de même à
parler de lui et des coordonnées particulières de ce
qu’il qualifie de dépression, il commence en toute
logique à légitimer le terme qu’il a retenu. Et il le fait
en fonction de sa valeur descriptive, analogique de ce
qu’il ressent. La dépression, c’est tout simplement
l’inverse de la pression, c’est exactement comme en
météorologie ou comme on le dirait d’un accident de
terrain, d’un relief géographique en creux. Cet état est
en même temps l’antithèse de l’agitation anxieuse et
de la fébrilité qui s’était emparée de lui quatre mois
plus tôt, sans cause, sans rime ni raison. Les circons­
tances dans lesquelles il s’était soudain trouvé comme
un bateau ivre restaient précises dans sa mémoire. Il
se trouvait alors en vacances et se sentait attiré par
une jeune fille troublante. Après-coup — après-coup
c’est-à-dire en m’en parlant —, son prénom lui paraît
riche de significations multiples. Elle s’appelerait Ede-
vine, et il entendait résonner dans ce nom Edwige,
divine, Eve et devine. Il était donc en train de lui par­
ler, lorsqu’à contre-jour un homme s’était approché
Paradigme de déclenchement - 41

d’elle, dans le soleil, un homme de grande allure, qui


l’avait embrassée en lui disant bonjour. Ils avaient
échangé quelques mots à voix basse. Et sitôt qu’il
s’était éloigné, la jeune fille avait dit qu’elle détestait
cet homme, que c’était un médecin qui avait profité
de son père et qui lui avait nui. Le père d’Edevine
était médecin lui-même, mais il était toxicomane et
ses confrères avaient conspiré contre lui pour inter­
dire sa pratique. Aussitôt, lors de cette scène, les
paroles de la jeune fille lui paraissent énigmatiques.
En même temps, il se sent étrangement et obscuré­
ment concerné par elles. Là, nous sommes tout à fait
dans l’écho du passage des Écrits que Jacques-Alain
Miller citait tout à l’heure. Un mot se forme alors
dans sa tête — le mot « chatte ». Il précise à mon
intention, avec un petit rire de gêne, que ça signifie
« sexe ». Mais ce mot est alors, pour lui, une explo­
sion nucléaire dans son esprit.
Jacques-Alain Miller —Ce sont ses termes, n’est-ce pas ?
Philippe De Georges — Ce sont ses termes.
Cette explosion est l’amorce d’une réaction en
chaîne, qu’il qualifie de thermonucléaire, d’un dérègle­
ment de sa pensée et de son comportement, qui, après
un temps d’errance, l’a amené à cette dépression
actuelle. En effet, dès que le mot chatte eût explosé
en lui, il se lève. Il s’approche de la jeune fille et il lui
dit : « Perce-moi le cœur ! ». Puis il reste plusieurs jours
sans dormir, presque sans manger, déambulant sans
but, rêvant fiévreusement à la vie qu’il pourrait mener
avec elle. Il refait le monde autour d’Edevine, qu’il
qualifie d’énigme faite femme, dans la passion. Ce
qu’il ressent dans cette période lui apparaît immaîtri­
sable. Il se sert d’une phrase, qu’il prête à Nietzsche,
42 - PHILIPPE DE GEORGES

pour rendre compte de son expérience : « Le drame,


c’est lorsqu’on rencontre son œuvre propre, son image
dans le miroir». Il lui a dit d’ailleurs qu’elle était son
modèle. Puis la frénésie initiale a viré à la dépression
après qu’il ait pris conscience du lâchage généralisé
qu’il subit.
Dans le temps d’un unique entretien, ce jeune
homme me livre les conclusions auxquelles il est par­
venu —si l’entretien est unique c’est qu’il n’en a pas
voulu d’autres. Il me dit la véritable théorie qu’il a
élaborée pour rendre compte de ce qu’il traverse. A
présent qu’il est déprimé, l’agitation du début lui
apparaît comme pur non-sens. Il ne peut donner à
«la scène capitale», comme dirait Pierre-Jean Jouve,
la scène par quoi tout commence, aucune valeur
déclenchante, aucune dimension de cause. Il repère
cependant que sa première réaction a eu deux faces :
d’une part, «le vide énigmatique de la signification»
—je cite Lacan —, à quoi le confronte l’irruption de
cet im-pair et le récit de la jeune fille ; et, d’autre part,
l’émergence simultanée d’un sens obscur et intime,
insaisissable et fuyant, qui tout en se démultipliant
signe, pour lui, son concernement. L’origine, pour lui,
c’est ce mot qui surgit et s’impose, explose en lui,
mais est en même temps comme un météorite dans le
ciel de sa pensée, arraché à «lalangue», pur corps
étranger, élément d’aucune chaîne.
Alors, là, je rajoute une petite phrase — je le
signale tout de suite à Jacques-Alain Miller. Ce
jeune homme, il faut le dire, n’est pas un lecteur de
De Clérambault, car sinon il aurait pu effective­
ment, devant cette irruption du mot « chatte », il
aurait pu y voir l’exemple même de l’automatisme
mental, c’est-à-dire une énonciation indépendante
du sujet. Mais ce jeune homme lit ce qu’on écrit
Paradigme de déclenchement - 43

aujourd'hui sur la dépression, qui est d’une tout autre


veine.
Nous pourrions donc entendre que le point initial
est un mot, un mot tel qu’il amorce un processus qui
affecte le signifiant. Le processus en question est tout à
fait déchaîné, déstructuré, chaque signification se dis­
perse en tout sens, sans possibilité que se produise le
moindre capitonnage. C’est là que vient la référence à
la thermonucléaire qui s’impose pour traduire l’absence
de concaténation, le fait que chaque mot vole en éclat
sous l’impact d’un autre, en contamine d’autres à son
tour, chacun arrachant le suivant à ses amarres. Et le
jeune homme produit alors sa logique du déclenche­
ment. « Comme le dit Gainsbourg, me dit-il, le mot
engendre l’idée, et non l’inverse » —je n’ai pas vérifié la
citation. Le mot engendre l’idée et non l’inverse, c’est
un théorème qui, dans l’exemple en cause, définit le
signifiant comme asémantique. La signification, quand
il y en a une, vient après. Mais on voit que l’usage
qu’en fait ce jeune homme est paradoxal, puisqu’il s’en
sert pour confirmer la nature chimique de sa patholo­
gie. Tous ses repères antérieurs ont vacillé, se sont dis­
sous, évanouis. Tout ce qui réglait son rapport au
monde s’est trouvé pris en défaut, puis annulé, le pri­
vant de fondement, d’assises, d’amarres et d’amers.
Chimie est pour lui le nom du pur non-sens. D’une
certaine façon, tout se passe comme si le fait de nom­
mer les choses ainsi, de les nommer sous le terme de
chimie, arrêtait la dérive. Comme aurait peut-être pu
le faire en d’autres temps, le fait de les nommer ces
phénomènes, phénomènes de possession démoniaque
ou divine. En effet, pour lui, un sens est ainsi donné
au non-sens. Ici, c’est à l’Autre de la science, et non
pas des esprits, que le sujet emprunte une valeur qui
est pacifiante pour lui. Il est alors tout à fait notable
44 - PHILIPPE DE GEORGES

que la science se trouve sur ce terrain, comme le


notait récemment Serge Cottet dans un article, enfin
d’accord avec l’opinion publique. La chimie, fille de la
Doxa et de l’Epistémè, rend compte du déchaînement
signifiant comme de l’invasion par une jouissance
déréglée et sans limite. Ce jeune homme pourrait
presque dire, non pas « C’est le poumon, vous dis-
je ! », mais « C’est thermonucléaire, vous dis-je ! », c’est
chimique. Le mot dépression, dans ce contexte,
semble à ce jeune homme le plus à même de traduire
d’une façon précise et explicite non pas tant un
trouble de l’humeur qu’un vécu de déréliction. - Il
décrit, pour lui, l’effondrement des repères imagi­
naires, la régression spéculaire et le lâchage de l’Autre.
Quant à la chimie, elle est aussi une façon de traduire
l’implication du corps dans cette jouissance.
Peut-on parler de délire, pour caractériser cette éla­
boration ? Il n’y a pas à proprement parler de création
ex nihilo, pas non plus de création partant d’un objet
spécifique, rien qui soit marqué de l’estampille du
sujet, de sa griffe propre. Mais l’interprétation que ce
sujet donne de l’organicisme, sa version de l’homme
neuronal, si elle emprunte le masque d’une inscription
dans un discours, est cependant en soi, me semble-t-
il, néologique. Tout relève sinon du ready-tnade, du
bric-à-brac de la modernité. C’est un peu, le fait
d’employer comme ça les mots de la tribu, la façon
qu’il a de donner le change et sa manière «as-if» de
faire lien social.
Toutefois, ce recours au vocabulaire de la médecine
et des médias ne se contente pas d’obéir à l’air du
temps, c’est aussi, pour lui, une réponse à la nécessité
qu’il vit d’arrêter le déchaînement du signifiant et de
limiter la jouissance. Le discours de la science, tel qu’il
ordonne la médecine contemporaine, retraité ici par la
Paradigme de déclenchement - 45

signification personnelle, est invoqué comme l’ancrage


d’une certitude. La perplexité, l’anxiété, la souffrance
de ce sujet sont au moins tempérées par ce signifiant
électif, « distingué » dirait Lacan, qui produit de ce fait
un certain capitonnage, lesté donc du poids de la
science. Pour autant, bien sûr, cela ne fait pas preuve
que, pour lui, la science tienne le lieu de suppléance au
Nom-du-Père. La fonction apaisante de cette théorie
contrebalance l’autre service insigne qu’elle rend au
sujet. Il est en effet, du coup, exonéré de toute respon­
sabilité, dispensé de tout consentement, désimpliqué de
tout choix, de quelque décision que ce soit, même
d’une décision insondable. Il fait l’économie d’une
quelconque implication subjective. Il y a là renfort et
alibi pour la lâcheté morale. Ce rejet soutient la thèse
selon laquelle le sujet n’y est pas, que rien ne lui
revient, que rien ne lui appartient en propre dans ce
dont il est seulement agi par la chimie. Tout cela est
mécanique, étranger, a-subjectif et ne justifie à ses yeux
aucun travail de subjectivation. Pas question donc pour
ce jeune homme de signer son texte. Et de signer en
particulier ce fragment de discours libidinal que résume
le mot chatte, pour lequel il s’agit pour lui de refuser
toute charge. Ce fragment n’est pas mis pour autant au
compte d’un Autre qui aurait la forme d’une voix, d’un
Autre persécuteur par le biais d’une hallucination. Ou
alors il est simplement mis sur le compte d’un Autre
qui est la chimie elle-même. Je me suis demandé si
c’est là une façon de faire de la chimie une divinité du
réel, comparable aux divinités de Schreber ou compa­
rable à ce qu’évoquait récemment, à la radio, un biolo­
giste américain, chercheur sur la double hélice, qui
disait que, pour lui, l’A.D.N., c’était Adonaï!
De là le dilemme où je me suis trouvé devant les
deux versants de ce discours. D ’un côté, j’ai pensé
46 - PHILIPPE DE GEORGES

prendre acte, voire soutenir ce qui à la limite d’une


métaphore délirante semble apporter un certain apai­
sement. De l’autre côté, je pouvais être tenté de lui
opposer que cette chimie était en fait une alchimie du
verbe et l’inviter à parler, en allant contre le rejet de
l’inconscient. Il est frappant de voir que c’est le senti­
ment confus mais profond d’être concerné au
moment du déclenchement qui se trouve recouvert et
évacué par le travail d’élaboration. Toute parenté est
niée par le sujet entre son vécu pathologique et la
part d’ombre de la pensée. En définitive, ce sont les
modalités de l’adresse — je trouve ici un petit peu
écho à ce que disait Claude Léger tout à l’heure —, les
modalités de l’adresse, pour ne pas dire du transfert,
qui nous guident. Il n’y a pas en effet, là, d’adresse à
un sujet-supposé-savoir, supposé pouvoir produire la
signification qui manque, la clef d’une énigme. C’est,
au contraire, au représentant de l’universel qu’il est
fait appel, tel qu’il puisse effacer toute particularité,
toute jouissance singulière dans l’océan de la statis­
tique. Ce qu’il attend, ce jeune homme, c’est que soit
authentifiée sa certitude, un savoir qui n’est pas seule­
ment supposé et qui est de son côté. En somme, un
faisant fonction de savant doit confirmer le sujet
sachant.
Je lui ai toutefois fait offre de dire quelque chose
de plus, mais, en bon nominaliste, il a donné le mot
de la fin : « Les gens ne penseraient pas à souffrir, dit-
il, si le mot psj n’existait pas ». Beaucoup de choses
peuvent résonner pour nous dans ce propos qui fait
clôture : c’est après tout le première leçon de YEntwurf
que de dire que c’est l’Autre qui fait du cri un appel,
qu’il n’y a pas de message sans adresse et que
l’adresse est préalable. C’est une façon de dire aussi
que l’offre « psy » crée sa demande. Mais Lacan ne va­
Paradigme de déclenchement - 47

l-il pas jusqu’à dire, dans «Le phénomène lacanien»


- conférence indédite faite en 1974 à Nice —que la
question de l’être ne se poserait sans doute pas s’il n’y
avait pas le mot « être » ?
Les embarras du savoir
Première discussion

I acques-Æain Miller — Qu’est-il advenu de vos rap­


ports avec ce patient ? La question est pour Philippe
De Georges.
Philippe De Georges —Je ne l’ai plus revu. Il est
venu une seule fois, il est parti, il a repris son
errance. Je pense qu’il s’est montré insatisfait que je
ne joue pas le rôle qu’il attendait de moi. En même
temps, il a trouvé un certain lestage dans ce qu’il a
pu élaborer.
Jacques-Æain Miller — C’est une conjoncture de
déclenchement qui répond précisément aux canons
de Lacan. Le jeune garçon en vacances est attiré par
une jeune fille. Un homme s’approche, à peu près de
l’âge du père sans doute. Elle l’embrasse, l’homme
s’en va, elle confie au garçon que c’est un persécuteur
du père. En arrière-fond, les vacances, la mer — on
croirait Soudain l’été dernier ou Bonjour, tristesse. Nous
trouvons donc ici le couple symétrique imaginaire
a—a’, l’irruption du «Un-Père», et alors vient le mot
50 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

« chatte », dont on peut faire l’émergence de la signifi­


cation phallique dans le réel.
Philippe De Georges — Ce qui m’a paru saisissant,
c’est la tentative qu’il fait pour rendre compte du
déchaînement. Il dit lui-même que cela part d’un mot,
et il emprunte une citation à Gainsbourg pour dire
que le mot crée la signification.
Jacques-Alain Miller —La réaction en chaîne, c’est la
trame qui se défait lorsque saute le point de capiton.
Quelque chose ensuite s’est retissé.
Philippe De Georges — Le résumé de Claude Léger
pose de biais une question sur la place que peut avoir
un sujet névrosé dans la présentation clinique, et sur
ce que cette expérience peut représenter pour lui.
Claude Léger — C’est en effet beaucoup moins évi­
dent pour le sujet névrosé. Je ne dis pas que ce ne
soit pas envisageable. Nous avons longtemps travaillé
ensemble avec Guy Clastres, et il nous est arrivé de
présenter des névrosés. Mais c’est au sujet psycho­
tique, quand il est au début d’une élaboration, que le
cadre convient parfaitement bien.
Jacques-Alain Miller —Ce qui fait défaut, pour l’ins­
tant, c’est le signifiant « surprise ». L’exposé de De
Georges met plutôt en valeur l’énigme. Où est la sur­
prise dans les présentations ? Dans le cas Ophélie ?
Claude Léger —Ma surprise personnelle, c’est quand
j’ai découvert le contestataire dans la salle. Et puis, il
y a ma propre surprise, parce que j’ai été moi aussi,
d’une certaine façon, ce contestataire au début.
Première discussion - 51

Jacques-Alain Miller —Ah ! bon. Cela fait vingt ans


que vous pratiquez la présentation de malades, et au
début vous étiez contre ?
Claude Léger - Je ne dirai pas que j’étais contre,
j’étais divisé.
Claude Duprat —A l’Unité clinique de Chauny, au
Centre Jacques Lacan, nous avons eu l’habitude de
recevoir en présentation beaucoup de patients névro­
sés, alors qu’auparavant, à Prémontré, je recevais
essentiellement des patients psychotiques. Il faut
prendre plus de précautions pour convaincre un sujet
névrosé de se rendre à une présentation, mais alors il
arrive souvent que sa parole le surprenne lui-même,
et qu’il dise ensuite les effets que cela a eus pour lui.
Donc, je ne vois pas d’obstacle irréductible à ce qu’un
sujet névrosé accepte un entretien de présentation, et
qu’il soit bénéfique.
Jacques Borie —Ce qui m’a le plus frappé, dans l’ex­
périence que j’ai dans le cadre de la Section clinique
de Lyon, c’est le fait qu’après la fin de l’entretien,
certains malades, au moment d’être raccompagnés
par les médecins dans les services, ont demandé à
plusieurs reprises —Est-ce que j ’ai été bon ? On pour­
rait l’entendre d’une façon assez malveillante —Est-ce
que j ’ai été bon pour votre cirque ? Mais la meilleure
interprétation me semble tout de même que l’exi­
gence du bien-dire, dans l’exercice que nous propo­
sons, rencontre quelque chose de la rigueur psycho­
tique.
Claude Léger —J’acquiesce.
52 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

Jean-Frédéric Bouchet —Je voudrais dire d’abord, à


propos des présentations cliniques, combien, person­
nellement, j’ai été surpris de ce que j’ai pu y
apprendre. J’aurais ensuite une question pour Philippe
De Georges. Le sujet parvient à nommer ce qui lui
arrive par un terme, celui de « dépression chimique ».
Ne peut-on considérer cela comme de l’ordre de la
construction? Et n’est-ce pas ce qui pourrait être
visé, en définitive, dans une présentation de malades
avec un psychotique ? Que le sujet arrive vraiment à
resserrer ce qui lui arrive ?
Philippe De Georges — La discussion précédente
concernait ce qui se passe du côté du sujet, alors que
la réponse de Bouchet concerne ce qui se passe du
côté de l’auditoire, et là, on n’a pas de doute sur le
caractère enseignant que la présentation peut avoir.
L’anecdote de celui qui demande «Est-ce que fa i été
bon?» me faisait penser à une expérience que j’ai
vécue il y a une quinzaine d’années, quand je faisais
du psychodrame avec des enfants. Un enfant qui, à
chaque séance, faisait des choses extraordinaires, et
dont on se demandait toujours où il était comme
sujet là-dedans, un jour reste coi, tout à fait sec, inca­
pable d’articuler quoi que ce soit. On lui demande ce
qui se passe, et il répond : « Maman n’a pas pu me
faire réviser hier». La séance de psychodrame avait
pour lui valeur de monstration, au moins pour sa
mère. Pour répondre à la question de Bouchet, je
pense qu’en effet, cette séance unique aurait pu avoir
pour cadre une présentation clinique. Il s’agit qu’un
sujet psychotique puisse s’essayer à un certain bien
dire, à la mise en forme d’une expérience qui a été
énigmatique, à une construction dans l’après-coup. Il
est vrai que l’évocation de la chimie ne me plaisait
Première discussion - 53

pas, à moi, dans cette rencontre, et que j’avais envie


qu’il voie cela sous l’angle du signifiant. Mais c’était
pour lui quelque chose à quoi il tenait essentiellement,
parce que c’était, me semble-t-il, le support de son
rejet de l’inconscient.
Alain Vaissermann —Il faut distinguer les présenta­
tions médicales classiques et les nôtres. Notre posi­
tion est différente. Une présentation médicale clas­
sique opère à partir d’un savoir qui préexiste à la
parole du sujet, et l’intéressé est prié d’illustrer la cli­
nique, il est d’emblée placé en position d’objet de la
clinique : S2 -*• a. Alors que, dans les présentations
que nous faisons, nous nous mettons dans une posi­
tion de non-savoir, et nous essayons d’apprendre
quelque chose du sujet, d’être par lui enseignés, si
bien que nous calculons notre position tout à fait dif­
féremment : a -* $. C’est pourquoi les sujets qui sont
passés par nos présentations en sont, la plupart du
temps, satisfaits : qu’ils soient psychotiques ou névro­
sés, ils y sont conviés en tant que sujets.
Rachel Fcjerssjain — A propos du psychotique qui
dit : « Est-ce que j ’ai été bon ? », cela doit s’interpréter
cas par cas. L’un peut être tout heureux d’avoir un
auditoire, auquel il va enfin pouvoir expliquer le sys­
tème qu’il a échafaudé. Un autre peut avoir l’idée qu’il
est livré à la jouissance de l’auditoire, qu’il est venu
nourrir les gens, qu’il est dans une position d’objet. A
Mireille Dargelas, je voudrais dire que ce que vous
avez amené du cas fait plutôt penser à l’hystérie : elle
s’identifie à l’oncle, elle vomit comme lui, elle est
dégoûtée par la jouissance sexuelle, par le phallus, elle
se dérobe. En quoi est-elle psychotique ? Rose-Paule
Vinciguerra, à qui j’ai posé la question, me dit qu’il y
54 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

aurait eu comme un épisode érotomaniaque, et qu’elle


a eu l’impression que ce chanteur, dont elle aimait la
voix, s’adressait à elle. En même temps, vous dites :
« C’est un délire qui se passe dans l’imaginaire ».
]acques-A.lain Miller donne la parole à Mireille Dargelas
afin qu’elle apporte des données supplémentaires - Vous avez
vous-même écrit: «Ça évoque une hystérie». Mais
quand on vous le répète de la salle, « Eh bien, cela
évoque une hystérique», aussitôt la phrase veut dire
autre chose. Alors, en quoi le cas évoque-t-il une hys­
térie, et en quoi n’est-ce pas une hystérie ?
Mireille Dargelas —Pour moi, la surprise, c’est que je
pensais qu’elle était hystérique. Sa construction res­
semble tout à fait à une construction névrotique, mais
ça ne tient pas. Au moment de la séparation, son dis­
cours n’était plus du tout capitonné, ça filait, c’est
moi qui ponctuais ce qu’elle disait. Pourtant, ce n’est
pas un délire érotomaniaque : elle ne pense pas que le
chanteur l’aime, elle sait qu’il ne l’aime pas.
Jacques-Alain Miller —Vous dites que, lorsqu’elle a
un nouveau partenaire, elle craint que, lorsqu’elle
parle de lui, il entende. « Elle se protège alors en écri­
vant sur des petits bouts de papier - Non ! il ne me
mangera pas ! ». Qu’est-ce que c’est exactement que
cette pratique ?
Mireille Dargelas —Quand elle parle de cet homme à
une amie, elle a parfois l’idée que cet homme est pré­
sent. Et, quand elle rentre chez elle, elle écrit sur de
nombreux petits bouts de papier « Il ne me mangera
pas ! ». Elle cache ces papiers dans les armoires. Et
dès qu’elle a écrit ça, son inquiétude cède.
Première discussion - 55

Jacques-Alain Miller —C’est une inquiétude ?


Mireille Dargelas —C’est au-delà.
Jacques-Alain Miller —C’est au-delà ?
Mireille Dargelas — C’est plus qu’une inquiétude,
c’est une certitude.
Jacques-Alain Miller — C’est une certitude. Elle a
donc la certitude d’être entendue, et par quelqu’un
qui n’est pas là.
Mireille Dargelas —Oui.
Jacques-Alain Miller — Et ce quelqu’un la menacerait
de l’avaler.
Mireille Dargelas —Oui.
Jacques-Alain Miller — Et donc, elle écrit sur des
petits bouts de papier qu’elle cache : « Non ! il ne me
mangera pas ! ». Ça vous évoque l’hystérie, ça ? Le cas
de cette jeune femme évanescente évoque l’hystérie,
mais apparemment, il y a des traits qui ne l’évoquent
pas du tout.
Philippe De Georges - Dans cette pratique conjura­
toire, la patiente se sert du signifiant pour mettre à
distance la jouissance de l’Autre. Mais j’ai été frappé
. que vous évoquiez des objets pulsionnels, depuis la
voix, le son de la voix, jusqu’au vomi.
Mireille Dargelas — Oui, et son nom propre lui-
même évoque le bruit de quelque chose qui se casse.
56 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

Jacques-Æain Miller — Il est intéressant que cette


patiente, qui choisit comme objets d’amour, plutôt
persécuteurs, des hommes qui ont une voix, ait
pour thérapeute une jeune femme qui a un petit
filet de voix. Cela ne doit pas être sans rapport
avec le fait qu’avec vous, cela ait l’air de se passer
bien.
Mireille Dargelas —Je deviens parfois persécutrice,
elle ne veut plus venir à ses séances, elle s’absente,
puis revient.
Jean-Jacques Gorog —Tout le monde est d’accord, me
semble-t-il, pour dire que ce cas évoque l’hystérie. Ce
n’est pas mon avis. Il ne suffit pas qu’une fille soit
jolie et menteuse pour que cela évoque immédiate­
ment l’hystérie.
Mireille Dargelas —Elle est effectivement très jolie, je
ne crois pas m’être basée sur ce fait.
Jean-Jacques Gorog —Vous faites la démonstration de
la psychose dans ce cas de façon tout à fait claire.
D ’éléments qui permettent de parler d’hystérie, je
n’en ai entendu aucun.
Jacques-Æain Miller — Peut-être pouvez-vous préci­
ser ce qui vous évoquait l’hystérie dans ce cas.
Mireille Dargelas —Sa pantomime face aux hommes,
ses dérobades.
Jean-Jacques Gorog — Cela ne suffit pas pour parler
d’hystérie, et vous l’avez montré.
Première discussion - 57

Françoise Josselin —Les hôpitaux psychiatriques sont


remplis de fausses hystériques et de faux obsession­
nels. L’ouverture que l’analyste y effectue tient à la
rigueur du diagnostic. Comme vous l’avez développé,
il ne s’agit pas ici d’un objet pulsionnel : c’est l’hor­
reur, la gueule ouverte, toujours à la même place.
Fabien Grasser —A propos de ces psychotiques qui
demandent s’ils ont été bien, je ne peux m’empêcher
de penser à Schreber, qui a été vraiment « très bien »
dans ses Mémoires. La présentation clinique est ainsi
une occasion donnée au sujet psychotique de présen­
ter un travail, parfois remarquable et, comme cela a
été dit, d’une grande rigueur scientifique. Lorsqu’il
demande si cela a été bien, ce n’est presque jamais sur
un mode histrionique. Sa question se supporte de
l’enjeu formidable, pour lui, de réussir à s’inscrire
dans l’Autre, sur la scène de cette présentation cli­
nique. C’est certainement pour cette raison que la
présentation est si adéquate au psychotique. Une
remarque sur le cas de Philippe De Georges : le terme
de « chimie », ce psychotique l’utilise strictement
comme un signifiant, mais qui resterait attaché au
réel, et je ne pense pas qu’il y ait lieu de trouver que
c’est dommage.
Christine Le Boulengé — C’est aussi une question à
Philippe De Georges, sur le déclenchement. On a
deux temps, que vous avez relevés. Le premier est le
surgissement d’Un-Père. Pour le deuxième, vous souli­
gnez l’importance du mot «chatte». Cela n’a pas été
sans m’évoquer le mot « truie » de l’exemple de Lacan,
à la différence que ce n’est pas une hallucination.
N’est-ce pas l’être-même du sujet qui est représenté
par ce mot, puisqu’il lui dit : « Perce-moi le cœur ! » ?
58 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

Philippe De Georges — Selon le sujet, le mot s’est


imposé à son esprit avec les caractères de déflagration
et la soudaineté d’un processus thermonucléaire, et
cela reste énigmatique pour lui. Ça lui est tombé des­
sus, et cela ne devrait venir que de l’extérieur, et c’est
pourquoi il parle de chimie, ce qui lui permet de ne
pas mettre à son compte l’irruption de ce mot. Il ne
dit pas, après-coup, que c’est là quelque chose qui
pourrait l’éclairer sur le désir sexuel, ou quoi que ce
soit de ce genre, il continue de penser que c’est un
pur corps étranger, un météorite.
Christine Le Boulengé - C’est bien un retour dans le
réel de ce qui a été forclos.
Philippe De Georges — Certainement.
Marco Mauas — Une question à Claude Léger. Si
l’on suit l’exposé de Jacques-Alain Miller sur la diffé­
rence entre exposition et supposition de savoir, la
présentation de malades relève-t-elle de l’une ou de
l’autre ?
Claude Léger —Ce dont j’ai parlé, c’est de la position
de celui qui ne se suppose pas savoir, et se laisse
enseigner par la rigueur du psychotique. On constate
que le dispositif de la présentation, à savoir quelqu’un
qui pose des questions et qui est entouré de per­
sonnes prenant des notes, permet au psychotique
d’ébaucher un travail d’élaboration. Avant de repasser
la parole à d’autres, je voulais faire écho à ce que
disait Rachel. Je m’attendais au départ à ce que le
sujet psychotique soit dans la position que tu
évoques, d’être persécuté par le dispositif. Ma surprise
est là : ce n’est pas le cas de tous.
Première discussion - 59

Jacques-Alain Miller — Vous m’invitez, Mauas, à


reprendre l’opposition que je faisais en 1991 entre
savoir supposé et savoir exposé — à savoir, l’Ecole
aura le savoir supposé et l’Institut du Champ freudien
aura le savoir exposé —, et à y situer la présentation
de malades.
Prenons d’abord la thèse qui veut que la psychana­
lyse se corrode elle-même par l’effet du savoir sup­
posé sur laquelle elle repose, par le culte qu’elle voue
au savoir supposé. Mon diagnostic, si extrême qu’il
paraisse, se vérifie tout le temps. Dans le cadre du
groupe analytique, il faut faire crédit à tout le monde.
Si l’on dit —«Ecoute^ je ne suis pas convaincu, expliquez
moi votre raisonnement, d’où sortez-vous ça, où l’ave^vous
pris?» —, Oh! la! la! on ne peut pas. Dans l’Uni­
versité, voyez comme les étudiants préparent leurs
thèses, affrontent un jury qui ne leur passe rien, et
comme ils sont contents après... Il n’est pas besoin
d’en faire beaucoup, il suffit de froncer le sourcil au
bon moment, et cela signifie : «Attention à ce que vous
dites. Vous aureti à rendre des comptes. On va vous demander
si c’est cohérent, si c’est bien de vous», etc. Bref, le
contraire.
Dans l’atmosphère du groupe analytique, on ne
peut pas faire le centième, le millième, le dix-million-
nième de ça. Le seul fait de poser une question qui ne
soit pas énoncée avec la plus grande révérence, est
déjà une agression. C’est que les gens y vivent du
savoir supposé, sur le crédit qu’on leur fait. Et c’est
tout un art que de se créer un petit coussin de savoir
supposé. Alors, vous ne pouvez pas arriver là avec
une épingle, et pof ! crever le coussin d’air. Donc, en
effet, il faut des ménagements. Simplement, si c’est là
le seul lieu à prendre en charge la psychanalyse, eh
bien elle se ratatinera, et c’est pourquoi Lacan, au
60 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

cours des années, contre les importants de son École,


a imposé des instruments universitaires ou para-uni­
versitaires. Mais le rapport entre Écoles et Sections
cliniques reste toujours problématique.
L’espace que nous formons, les Sections cliniques,
est fondamental pour la suite. C’était l’idée de Lacan,
au moins telle que je l’ai déchiffrée puisqu’il n’a pas
fait des tonnes de textes là-dessus.
Si l’on admet cela, la présentation de malades,
comme dirait Lacan, vient comme une bague au
doigt. La présentation de malades, c’est quoi? Un
entretien qui devrait normalement se dérouler dans le
privé, et qu’on oblige à se projeter dans un espace
public, à des fins d’apprentissage. C’est d’ailleurs ce
que l’on nous opposait : cela devrait se faire dans le
colloque singulier, et voilà que d’un patient vous
faites le cobaye dans une expérimentation publique.
Vous faites La leçon d’anatomie de Rembrandt, une
leçon d’anatomie morale si je puis dire, aux dépens
du patient, alors que vous avez à le soigner, vous
n’avez pas à en faire un objet de démonstration.
Donc, tout le monde est sensible dans la présentation
à son caractère de savoir exposé. La présentation de
malades est par excellence une exposition.
Or, le sujet psychotique est précisément un sujet
exposé. Ses troubles tiennent précisément au fait que,
dans la sphère la plus intime de sa cogitation, voire
dans les parties de sa propre anatomie, il est envahi
par une présence. Et donc, il peut se faire — on ne
dira pas dans tous les cas, il y a sélection —que la pré­
sentation permette à cette exposition de se faire sous
une forme régulée, et qu’elle ait un effet apaisant —à
l’époque de la présentation de Lacan, on avait pu le
percevoir à plusieurs reprises. Pensons à Schreber au
moment où il expose son cas en écrivant son livre.
Première discussion - 61

Je vais dire une chose pour faire crier : dans la pré­


sentation, il y a quelque chose de la passe. Le névrosé
dans la passe, ce qui a été son intime, il le met dans
un circuit de transmission qui échappe à l’analyse. Ça
a fait hurler, d’ailleurs, et ceux qui hurlaient parce que
Lacan faisait des présentations de malades, ont hurlé,
un ou deux ans plus tard, quand la passe est entrée
en activité. C’est solidaire. La présentation n’est cer­
tainement pas une passe, mais c’est l’introduction de
l’Autre dans une sphère que l’on voulait protégée,
réservée. La présentation n’est pas la passe, mais elles
ont en commun, pour ainsi dire, une structure d’expo­
sition.
Lacan voyait dans la passe une façon d’assurer la
scientificité de la psychanalyse. En faisant mettre au
jour et recueillir les résultats de l’expérience la plus
intime, il espérait, à mon avis, empêcher l’auto­
résorption de la psychanalyse, sa noyade dans le
savoir supposé. Nous avions Ophélie, dont vous
aviez peur qu’elle ne se noie, eh bien, moi je ne vou­
drais pas que la psychanalyse se noie dans le savoir
supposé —ou qu’elle s’en enivre, parce que c’est un
nectar, un élixir troublant.
Avec le savoir exposé, on ne peut pratiquer l’ana­
lyse, c’est certain. On ne peut pratiquer l’analyse qu’à
partir du savoir supposé. Faut-il que l’analyste puisse
toujours passer d’un registre à l’autre ? On ne va pas
l’exiger de tout le monde. Je me souviens qu’au début
de cette affaire de Département de psychanalyse, lors
de l’insurrection dans l’Ecole freudienne, Gérard
Miller avait fait un texte satirique, moquant un certain
nombre d’analystes qu’il trouvait affreusement nuis.
Lacan le fit venir, et lui dit d’un tel, qui, en effet,
n’avait pas l’air d’être une lumière : « Vous savez, il est
peut-être bon praticien ». Lacan n’avait pas affirmé :
62 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

« C’est un très bon praticien », mais soulignait seu­


lement que le fait qu’il soit éventuellement con et
nul ne l’empêchait pas nécessairement de pratiquer
correctement.
Oui, il y a une disjonction, des compétences dis­
jointes. Mais il faut aussi une intersection.
Je réponds donc à Mauas que la présentation de
malades appartient au registre du savoir exposé, et
que Lacan l’a imposée à son Ecole contre les rentiers
du savoir supposé.
Guy Clastres —Je vais dans le même sens. Pour cer­
tains psychotiques, la présentation de malades est
indiquée, dans la mesure où elle permet à certains de
resserrer les signifiants de leur métaphore délirante et
de faire consister une représentation du sujet par la
fonction de la parole, face à l’Autre du public. C’est
vrai pour certains paranoïaques notamment, et l’on
peut voir s’énoncer des propos proches des Mémoires
de Schreber, et relevés dans la «Question prélimi­
naire » de Lacan. Mais il est vrai aussi que, pour cer­
tains schizophrènes, la présentation est à calculer
selon le moment de déstructuration de leur relation
au corps. C’est à laisser au tact de ceux qui ont en
charge le patient.
Jacques-Alain Miller —Cela nous inciterait à corriger
légèrement le résumé. Là où vous dites : « ...constitue
à l’évidence un dispositif adéquat au sujet psycho­
tique », il faudrait moduler : « au sujet psychotique... à
qui cela convient».
Claude Léger —Je préférerais moduler, en reprenant
ce que disait Guy, par rapport au moment : il doit
s’agir d’un moment où l’élaboration est possible.
Première discussion - 63

Geneviève Morel —Je voulais souligner une différence


entre la présentation de malades et l’entretien prélimi­
naire. J’ai commencé à faire des présentations de
malades longtemps après avoir déjà pratiqué la psy­
chanalyse, et je me suis aperçue à cette occasion que,
quand je faisais un entretien préliminaire avec quel­
qu’un qui venait me voir chez moi, j’avais l’idée qu’il
allait revenir. C’était une évidence, même si parfois ça
ne marche pas toujours, que le sujet vient là et qu’il
est déjà décidé potentiellement à revenir. Alors que,
dans la présentation de malades, le malade en ques­
tion était prévenu d’avance qu’il ne me verrait qu’une
seule fois, que je venais de l’extérieur, un peu comme
une extraterrestre. Cela créait effectivement les condi­
tions d’une surprise et d’une rencontre unique, et j’ai
l’impression que c’est à cela que sont dus les résultats
exceptionnels de la présentation de malades par rap­
port à un entretien préliminaire. C’est une sorte de
jeu, où chacun sait qu’on ne se voit qu’une seule fois,
c’est peut-être ce qui permet souvent aux patients de
dire ce qu’ils n’avaient jamais dit. Je me demande s’il
n’y a pas là comme un combat singulier.
François Leguil —Je me suis très souvent posé la
question de savoir pourquoi les patients supportaient
si bien la présentation, question qui ne se pose pas
pour la leçon d’anatomie. C’est d’autant plus surpre­
nant que les patients se prêtent très volontiers même
à des présentations faites par des non-lacaniens, voire
par des non-psychanalystes. On peut se contenter de
dire qu’ils font preuve de bonne volonté, mais je
crois que c’est pour une autre raison, à savoir que,
dans la présentation, le patient n’est sûrement pas le
seul sur la sellette. L’intérêt de la présentation c’est
que le présentateur est, lui, sur la sellette. S’il y a des
64 - LES EMBARRAS DU SAVOIR

bonnes présentations et s’il y en a des mauvaises, très


souvent cela ne tient pas au patient, mais au présenta­
teur, à sa capacité d’assurer la présence indispensable
tout en s’effaçant comme personne, de diriger l’entre­
tien tout en ayant une docilité complète aux positions
subjectives du patient. C’est ce qui fait qu’il y a
presque une opération chimique de cristallisation sub­
jective. Le premier sujet, au départ, c’est le présenta­
teur, qui dit très souvent qu’il a le trac, se demande
comment ça va se passer, est inquiet. Lui, c’est avant
qu’il se demande : « Est-ce que cela va être bon ? » Et
effectivement le présentateur au début est dans une
position qui me paraît aux antipodes de celle du
maître. Un des éléments qui rend la chose suppor­
table pour le patient, c’est l’épreuve que cela constitue
pour le présentateur. Un psychiatre célèbre, qui a
fondé la psychiatrie américaine, Jacob Meyer, à
chaque fois qu’il avait une candidature dans son
Service, convoquait tout son brain-trust, faisait venir le
candidat, prenait le patient le plus difficile, et disait à
l’impétrant : « Si vous êtes capable en public de parler
pendant deux heures avec lui sans qu’il ne se fâche
ou sans qu’il prenne la porte, je vous prends dans
mon Service. »
François Caron — Si la présentation de malades
convient tout à fait au discours psychotique, elle peut
également convenir au malade névrosé qui est dans
des hôpitaux psychiatriques ou autres institutions. Le
fait d’être dans ces institutions traduit un parcours
très particulier pour un névrosé, et la position extime
de celui qui présente, sa position d’analyste, est un
non-lieu par rapport à toutes les idéologies qui
régnent dans ces institutions et le névrosé qui a suivi
ce parcours peut trouver son compte effectivement à
Première discussion - 65

pouvoir parler devant celui qui occupe cette position


extime.
Jacques-Alain Miller - Passons à l’exposé d’Emma­
nuel Fleury, qui commence par examiner la question :
« Qu’est-ce qu’être surpris pour un sujet psycho­
tique ? ». Laurence Forlodou nous amènera ensuite
des réflexions sur Jean-Pierre Brisset, que j’ai évoqué
cette année, qui a passé des années à reconstruire les
lois du langage, et qui a des attaches particulières à
Angers. Nous entendrons enfin deux collègues de
Buenos Aires, Pablo Fridman et Daniel Millas, sous le
titre « Les morts du sujet ».
EMMANUEL FLEURY

La jouissance hallucinatoire
Le cas Thérèse

( Q u ’est ce que « être surpris » pour un sujet psycho­


tique ? J’ai retenu deux des significations que le dic­
tionnaire Le Robert donne à « être surpris ». D’une
part, être envahi ou surpassé, d’autre part, est surpris
ce qui devant rester caché a été découvert. Ce sont
les deux axes selon lesquels je voudrais tenter d’or­
donner les données cliniques de la patiente2 dont je
vais vous parler. Ceci en partant des deux supposi­
tions suivantes. Premièrement, le déclenchement de
sa psychose et les phénomènes élémentaires sont du
côté de la découverte et de la révélation. Deuxième­
ment, la conviction délirante mystique et la significa­
tion prophétique de son délire sont de l’ordre d’un
envahissement ou d’une intrusion. Ma thèse est donc
la suivante : la surprise, dans la psychose de cette
patiente, peut indiquer aussi bien l’absence de signifi­
cation phallique par sa face de révélation, qu’une
signification délirante par sa face d’intrusion. Je pense
que ce qui distingue cette surprise psychotique de
celle du névrosé, dépend de l’articulation à l’Autre : la
surprise du psychotique serait surprise de l’Autre.
68 - EMMANUEL FLEURY

Thérèse est un sujet psychotique dont le délire


évolue encore. Depuis l’éclosion de sa psychose, elle
a tout laissé tomber — école, famille - et séjourne
régulièrement à l’hôpital. Pour elle, les mots, le lan­
gage, les hallucinations verbales ont pris leur indépen­
dance. Tous ces éléments se développent, se modi­
fient, s’amplifient de façon autonome, hors d’elle,
non sans effets sur elle-même. L’Autre lui parle et la
commande, elle y répond sans pouvoir lui échapper.
Thérèse se met au service de Dieu sur terre, à tel
point qu’elle s’en fait le messager. Thérèse se fait le
représentant de cet Autre, elle l’annonce, faisant de
son être un ange, un «être-ange»1, comme elle le dit
elle-même.
Premièrement, la surprise est une forme de
« découverte », au sens de découvrir, lever le voile.
En voici un exemple : «J’ai vécu des choses difficiles
à 17 ans. Un jour, j’ai vu mon professeur d’histoire-
géographie, comme une chaleur, une tendresse, la paix,
et l’espérance. J’avais une poussée de confiance en
moi. Je me suis mise à lui parler. Je lui ai parlé de
mon beau-père. Je remontais, une flamme, mais ce ne
sont que des mots que de dire ca. Une lumière irra­
diait de moi et allait sur lui. J’aurais voulu faire parta­
ger le bonheur qui était en moi. Je voyais son corps
et aussi son âme, j’avais une double vision de lui, il y
avait un halo sombre autour de lui, comparé à la
lumière qui était en moi, et une lumière l’a allumé.
Lui aussi a ressenti une lumière, mais moins intense
que la mienne ».
Voilà ce que dit Thérèse de sa première expérience
psychotique. De là naît une certitude : Dieu est pré­
sent, il n’est pas seulement supposé, il est là, en elle,
elle l’incarne et le porte, il se révèle auprès de cer­
taines figures masculines. La rencontre entre son
L a jouissance hallucinatoire - 69

propre corps et quelqu’un qui incarne une image


paternelle suffit à créer une fusion hallucinatoire,
point de source de l’illumination du monde.
Dans le récit du déclenchement de la psychose, les
hallucinations, visuelles et cénesthésiques, comportent
un rapport à l’autre. Il s’agit d’une lumière, initiale­
ment située dans le corps de la patiente, et qui permet
« d’allumer » un certain type d’hommes. Ces hallucina­
tions semblent provoquer un état spécial d’extase :
«Je me sens floue». Les hallucinations semblent aussi
avoir une fonction de révélation de la grâce pour les
autres, mais dans le réel, par communication directe
d’une irradiation, et non par le discours ou le langage.
En quelque sorte, ce phénomène élémentaire est une
première manifestation de la surprise, si l’on consi­
dère qu’être surpris, c’est « ce qui devant rester caché
a été découvert ». Il est important de noter que, dans
cette forme de surprise, c’est l’autre qui est illuminé
par Thérèse, qui, en retour, en est surprise ; le sujet
psychotique en est l’agent et réalise cette surprise
sous la forme de « l’illumination ». Dans ce cas, la sur­
prise est accompagnée de l’extase, et c’est donc un
premier aspect de sa manifestation dans la psychose
de Thérèse.
La famille paternelle de Thérèse est d’origine polo­
naise. Son grand-père aurait combattu aux côté de
l’armée française et se serait installé en France après
guerre pour exercer un métier d’ordre humanitaire. Il
décède quand Thérèse atteint sa puberté. A sa majo­
rité, sur demande de sa mère, Thérèse doit signer une
procuration sur l’héritage de son grand-père paternel.
Elle accepte. Avant son décès, son grand-père avait
spécialement épargné pour Thérèse. La jeune fille se
trouva donc littéralement dépossédée de son héritage
par sa mère.
70 - EMMANUEL FLEURY

Le père de la patiente est né en France. Il se marie


avec une Polonaise immigrée en France. La liaison ne
dure pas longtemps et aboutit rapidement à un
divorce — dans les premiers mois «il aurait été infi­
dèle ». Thérèse pense qu’il a fait ce qu’il ne devait pas
faire. Thérèse, née de cette liaison, vit d’abord quelque
temps chez son père. Elle y est probablement maltrai­
tée : « Quand j’étais petite, mon père m’a enfermée
dans un placard où il y avait des bouteilles de whisky,
car je l’ennuyais, j’en pleurais ». Il perd la garde de sa
fille et Thérèse vit alors chez sa mère jusqu’à la fin de
son adolescence. Toute petite, Thérèse se souvient
d’être aller le voir et, en montant l’escalier vers son
appartement, elle est tombée « sur le nez ».
Peu après le divorce, la mère de Thérèse se remarie
avec un Polonais. Thérèse pense qu’elle doit le
convertir. Thérèse a donc un père destitué et un beau-
père à convertir, mais surtout ces pères ne sont pas ce
qu’ils devraient être. Visiblement, ils ne comptent pas.
Pour en venir au deuxième aspect possible de la
surprise dans la psychose, la « découverte » de l’illumi­
nation a aussi pour conséquence d’être suivie de l’in­
trusion de Dieu. En effet, Thérèse incarne l’Autre qui
parle par sa bouche ou écrit par sa main. Elle dira
qu’elle a été «guidée». La jouissance de Thérèse est
jouissance de l’Autre, en tant que c’est une jouissance
imposée. L’Autre, Dieu, parle en elle, Thérèse lui
attribue ses hallucinations. L’Autre qui parle à travers
des « prophéties ». À cet endroit, les phénomènes de
langage apparaissent. Thérèse confectionne des prières,
comme d’autres écriraient des poèmes. Les prières
sont écrites par la patiente, puis récitées. Il s’agit sur­
tout d’une sorte d’entretien entre elle et «Moi».
Thérèse récite et écrit des prières, qui sont dictées par
l’Autre et qui lui parlent. Cet Autre lui parle sous le
L a jouissance hallucinatoire - 71

mode de l’effraction, contre laquelle elle ne peut lut­


ter. Thérèse ne peut que s’en faire le vecteur.
D’ailleurs, les prophéties semblent scander chaque
phase du délire. Elles surviennent à chaque moment
fécond. Ces prophéties sont dictées mot à mot, « par
le bruit d’un oiseau », dans un climat agréable, « c’était
comme une bouée de sauvetage». Elle entend les
oiseaux, puis des syllabes qui sont épelées mot à mot.
Par exemple : «Je.... suis.... l’éternel... ».
Thérèse retranscrit ce message par écrit :
« L ille, jeu d i 13.12.90, Prophétie pou r Thérèse
M on enfant,
Tu es troublée, tu ne sais p a s qui croire :
Refuse toutes pensées mauvaises.
Je t ’a ime ! Je t ’aime ! Tu ne me connais p a s encore.
Tu ne sais même p a s de quel A m our Je t ’aime.
Je te le révélerai quand tu seras seule avec M oi.
N e crains p a s ! Tu es une enfant normale.
L ’ennemi veut te faire croire le contraire.
I l essaie p a r toutes sortes de moyens de te dévier de mon chemin.
M ais M oi, je ne le perm ettrai pas.
A ujourd’h ui, tu as besoin d ’être formée, enseignée.
Tu as besoin aussi des autres : Je suis à tes côtés.
Confie toi en M oi et aussi en eux : Ils t ’aideront.
N ’a ie p as peu r: M on E sp rit est sur toi.
Rien ne peu t t ’a rriver: M on A m our est plu s fo rt que la M ort.
N e crains p a s parce que Je suis avec toi. Tu es mon enfant: Je
[ t’a im e! »
« T ille, août 1993, Prophétie:
C ’est dans l ’abandon total que j ’agis.
N e t-a ije jam ais montré ma Puissance ?
C ’e st M oi qui t ’enseigne dans la discipline.
D ans l ’abandon, j ’agis.
C ’est M oi qui te contrôle même dans ton sommeil.
Plus d ’inquiétude dans ton cœur,
sois comme un enfant.
Un cœur qui doute ne peu t recevoir.
M arche avec m oi comme un enfant. »
72 - EMMANUEL FLEURY

Ces prophéties s’apparentent à un phénomène de


langage autonome. Dans un premier temps, Dieu
s’adresse à son âme : « Mon Esprit est sur toi ». Les
prophéties sont rassurantes : la « bouée de sauve­
tage»; «Ne crains pas parce que Je suis avec toi».
Dans la première prophétie, Dieu tient le discours de
l’amour, et ce discours l’apaise.
Jeune adulte, Thérèse habitait encore chez sa mère.
Elle fait un premier délire mystique. Puis son père
l’invite chez lui. Pendant quelques années, elle vivra
donc avec lui. Puis elle le quitte car elle se sent
« étouffée ». Elle avait la sensation « qu’il nous dévisa­
geait tous et que cela provoquait des picotements. Il
est apparu une fois lumineux, quand il était venu me
voir dans ma chambre à un moment où je dormais.
C’est le coq du village, ayant un charme, qui attire
même les femmes mariées » — et donc aussi les
femmes mariées à Dieu ! C’est le moment de la
deuxième prophétie. Le sujet de l’énoncé «Dans
l’abandon, j’agis. C’est Moi qui te contrôle», le sujet
de cette phrase, c’est Dieu lui-même. Dieu descend
sur terre, à travers son corps : « dans l’abandon », de
ton corps, «j’agis». Dieu agit lorsque son corps
s’abandonne dans le sommeil. Cette action de Dieu,
cette jouissance, est dans le corps, elle n’est pas phal­
lique, elle n’a pas de limite, venant de Dieu. Dieu est
paternel : « Ne t’ai-je pas montré ma puissance », mais
aussi menaçant. Il se profile de façon inquiétante :
« C’est moi qui te contrôle ». Le réel de la jouissance
est infini. C’est l’échec de l’amour, apaisant, tempé­
rant et présent dans la première prophétie, et le
retour d’un érotisme inquisiteur. L’amour ne fait plus
obstacle à la jouissance et « le signifiant s’est déchaîné
dans le réel»4. Je pense qu’il s’agit là de la deuxième
forme de surprise pour Thérèse. Dieu fait intrusion
L¿z jouissance hallucinatoire - 73

par ses prophètes, il « envahit » et « surpasse » Thérèse


par « effraction », c’est un véritable viol. Devant la
jouissance de Dieu, rien ne tient pour Thérèse. A
commencer par sa parole et la chaîne signifiante, qui
se liquéfient littéralement. L’intrusion surprenante des
prophéties détruit « lalangue » du sujet. De cela, la
manifestation la plus significative concerne les noms
propres.
Thérèse fait des jeux de mots : «Je suis étrange,
être... ange, c’est étrange», «L’être-ange, c’est le par­
don». Jeune adolescente, Thérèse s’amuse avec une
de ses amies à faire des «jeux de mots sur les noms
propres ». Je modifie son nom de famille, de conso­
nance polonaise, afin de respecter l’anonymat, mais si
l’on veut restituer le jeu de mots en question, cela
pourrait donner quelque chose comme « Le Nord est
à sec ». Le prénom exact de la patiente équivaut ainsi
à «tante de Dieu» dans son sens littéral et commun.
Thérèse lui donne la signification de «temple de
Dieu » !
Normalement, les noms, hors de la psychose, ne se
traduisent pas, ce sont des « désignateurs rigides »5. Le
signifiant du nom propre, en principe, ne se signifie
que de lui même, il n’y a pas besoin d’un autre signi­
fiant pour lui donner un sens. Le signifiant du nom
fait oublier son signifié.
Pour Thérèse ce n’est pas le cas. Les noms se
décomposent. Ils se mettent à signifier et à se déve­
lopper. Tout fait signe, tout se met à signifier, y com­
pris son nom propre, il n’y a pas de séparation des
signifiants entre eux. Mais dans son cas, il n’y pas
d’invention de nouveau signifiant, pas de métaphore,
pas de création linguistique du sujet, pas de néolo­
gisme, pas de suppléance, hors du délire mystique qui
n’est qu’une métonymie de ses prophéties, qui puisse
74 - EMMANUEL FLEURY

apporter une limite à la jouissance non phallique.


Seul, Dieu parle à travers elle, Thérèse n’y ajoute rien.
Ici, la lettre divine, la prophétie, a condensé sa jouis­
sance. Rien ne lui permet de localiser, de délimiter ou
de contenir cette jouissance. Le résultat en est que sa
propre chaîne signifiante a volé en éclat.
C’est lorsque Thérèse est confrontée à une figure
masculine6 trop éloignée de Dieu, trop réelle, sans
aucune médiation symbolique, que cette rencontre
vient faire émerger une jouissance sous forme halluci­
natoire et les phénomènes de langage sous la forme
des prophéties. A chaque mauvaise rencontre, Dieu
essaie de la protéger par ses « prophéties », mais c’est
ensuite lui-même qui a tendance à devenir pressant,
envahissant — dernière « prophétie » : « C’est moi qui
te contrôle même dans ton sommeil». Dieu n’est
donc pas une barrière suffisante contre l’envahisse­
ment par la jouissance, ce qui explique la non stabili­
sation du sujet par le délire mystique.
Dans la névrose, il est probable que la surprise sur­
vienne, non pas par le réel comme pour Thérèse,
mais par les avatars du symbolique — les rêves, les
actes manqués, les lapsus, c’est à dire les formations
de l’inconscient.
Che2 le névrosé, la surprise n’est paradoxalement
pas issue d’un Autre réel, mais de l’Autre symbolique.
Chez le psychotique comme Thérèse, la surprise
est délivrée par l’Autre dans le réel selon deux
formes. Lorsqu’il s’agit de la surprise comme révéla­
tion, l’Autre n’est pas cause, il est agent, c’est pour
cela que la surprise peut être délivrée à plusieurs
autres par «illumination», et dans un état d’extase
érotique pour elle-même. Lorsqu’il s’agit de la
deuxième forme de surprise, au sens de l’intrusion, le
discours de l’Autre est d’abord celui de l’amour, puis
L a jouissance hallucinatoire - 75

se retourne et devient menaçant (Dieu délivrant ses


prophéties).
Jacques-Alain Miller —Passons tout de suite à l’ex­
posé suivant de Laurence Forlodou. Comme Emma­
nuel Fleury est participant de la Section clinique de
Lille, Laurence Forlodou est participante de la Section
clinique d’Angers, elle a pris un titre un peu auto-
nyme, un titre à la Brisset, Les prises sûres —brisures,
brises, prises —de Jean-Pierre Brisset.
LAURENCE FORLODOU

L’homophonie délirante
Les prises sûres de Jean-Pierre Brisset

L e sous-titre de ce travail pourrait être, en paro­


diant René Magritte : « Ceci n’est pas une élaboration
collective». Merci à mes collègues du Séminaire de
recherche de la Section clinique d’Angers et plus par­
ticulièrement à ceux qui ont participé à l’écriture de
cet exposé : Vincent Benoist, Annie Cariou, Marie-
Noëlle De Lamare, Jean Godin et Marie-Noëlle Jacob-
Duvernet. Et merci à Helga Rosenkranz et Pierre
Stréliski pour leurs précieux conseils et leur grande
disponibilité.
Fils de journalier, aîné de cinq enfants, Jean-Pierre
Brisset naît le 30 octobre 1837 à la Sauvagère dans
l’Orne, à quelques kilomètres du village de Rânes,
célèbre pour les grenouilles qui peuplent ses étangs. On
appelait d’ailleurs ses habitants, « les grenouillards »'.
Cette proximité est sans doute en cause dans le
premier souvenir d’enfance de Jean-Pierre Brisset. A
onze ans, il est « frappé de stupéfaction devant une
grenouille sans sexe apparent»2. Il y reconnaît «tous
les caractères corporels d’un charmant petit être
humain »3. A douze ans, il est un enfant « avide de
78 - LAURENCE FORLODOU

connaissances sur les langues »4 et les dialectes, préoc­


cupé de rendre les mots « entièrement méconnais­
sables » en changeant la place des lettres.
Contraint très tôt d’abandonner sa scolarité pour
gagner sa vie, il s’engage à dix-huit ans dans l’armée
impériale, dont il démissionnera vingt deux ans plus
tard.
Entièrement occupé par l’étude des langues, il « se
donne» alors, selon son expression, à l’enseignement
des langues vivantes qu’il a apprises au cours de sa
carrière militaire.
Ayant obtenu, à sa demande, un poste de sur­
veillance des Chemins de fer à la gare Saint-Serge à
Angers, il entame son grand œuvre. Il publie en 1878
un ouvrage dont le titre est ainsi libellé : La grammaire
logique ou théorie d’une nouvelle analyse mathématique. En
exergue figure cette maxime : « L’exception infirme la
règle »5.
A Angers, il a retrouvé les grenouilles de son
enfance, tant dans des marais de la gare que dans les
tapisseries de l’Apocalypse, grenouilles qui soutien­
dront son élaboration délirante phylogénétique : « La
parole, dit-il, a pris son origine chez le bi-archian-
cêtre, la grenouille ».
Tout le travail de Jean-Pierre Bris set va donc
concerner d’une part les règles qui régissent la langue
puis son origine et par là même l’origine de l’huma­
nité. Il publiera une dizaine d’ouvrages de 1874 à
1913, la plupart à compte d’auteur et trouvera sa
consécration dans le canular organisé par Jules
Romain à Paris en 1913.
Dans l’introduction de sa Grammaire logique, Jean-
Pierre Brisset annonce son projet qui est de :
«Découvrir la véritable science grammaticale (...) qui
indique les raisons naturelles, logiques et mathéma­
L ’h omophonie délirante - 79

tiques sur lesquelles cette nouvelle théorie grammati­


cale est basée»6. Ce travail procède d’un rejet de
toutes les «grammaires existantes avec leur fatras de
règles et de thèmes insipides, qui sont sans rapport
avec la vraie langue »7. Il est donc question pour lui
de consacrer sa vie à détruire la langue —le latin, le
sanscrit, la mémoire, etc. —, pour en construire une à
sa mesure, pour lui substituer une autre langue, un
Autre de sa fabrication — logique, naturel, de toute
éternité. Il construit patiemment les nouvelles règles
qui président à la cohérence de ce nouvel Autre et la
plus importante de celles-ci est celle de n’admettre
aucune exception. Le système grammatical doit être
un système clos qui contient tout et ne laisse rien
échapper. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il paraît
difficile au premier abord d’entrevoir ce qui peut
constituer une surprise.
La grammaire logique est construite sur un principe. Au-
delà des apparences, dans chaque phrase on doit néces­
sairement retrouver la triade «verbe, sujet, régime»
- le régime étant ce qui est modifié par l’action du
verbe -, même s’il faut pour cela modifier sensible­
ment le texte.
Il rencontre là une difficulté particulière à propos
du verbe « être » : quel est son régime ? Il s’affronte
au problème que lui pose ce verbe et en est surpris.
Voici ce qu’il écrit : « Il y avait entre autres une diffi­
culté que nous n’avions jamais pu vaincre, nous en
entrevoyions la solution sans pouvoir la formuler.
C’était le verbe être dont nous ne trouvions pas le
régime, car pour nous tout verbe a un sujet et un
régime. La force de nos déductions, dont nous ne
pouvions nous écarter sans errer, nous amena machi­
nalement à écrire : c’est donc un verbe réfléchi. Ce
nous semblait être une absurdité. Nous allions biffer
80 - LAURENCE FORLODOU

ces mots quand tout à coup la lumière jaillit dans


notre esprit. C’était vrai ! Un tel flot de pensées vin­
rent nous assaillir, que nous n’avons pu nous empê­
cher d’en exprimer quelques unes à l’endroit même,
et de terminer notre ouvrage par les plus élevées.
Tout n’était pas aplani, mais nous avions doublé le
Cap. Aucune difficulté ne pouvait plus nous arrêter.
Que de joies, de surprises, nous avons ressenties, en
découvrant à chaque instant des concordances inat­
tendues, en voyant les exceptions venir, les unes
après les autres, se fondre dans nos règles géné­
rales »B.
Le verbe être constitue un achoppement dans la
généralité établie par Brisset. Il ne trouve pas son
régime, c’est-à-dire ce sur quoi porte l’action de ce
verbe. L’énigme est là constituée par un vide de signi­
fication. Il y répond, ou plutôt ça répond, et il écrit
machinalement : « C’est un verbe réfléchi ». Vient ici
un «ça signifie» - signification de signification. Il
s’apprête à biffer cette réponse qui se manifeste
comme étrangère à lui, erratique, et soudain vient
cette illumination : « C’était vrai ». Cette deuxième
assertion est prise en charge par le sujet lui-même,
dans un moment qu’il qualifie de surprise et que nous
pourrions comparer à un saisissement du sujet, à un
contentement jouisseur, à un ravissement. La convic­
tion de Brisset ne vient donc que dans ce temps
second, temps de la prise sur le sujet.
Le temps des verbes employés n’est pas moins
intéressant : « C’est un verbe réfléchi. C’était vrai ». La
certitude qui paraît au premier abord venir de l’asser­
tion ferme du « c’est » n’est en fait entérinée que par
un retour en boucle. Brisset pose sa plume, regarde
ce qui vient de s’écrire, n’y ajoute aucune démonstra­
tion mais se trouve, après un court instant de doute,
E ’homophonie délirante - 81

emporté par une conviction, conviction de vérité -


quelque chose « était » déjà là qui a été retrouvé.
« Ainsi l’expérience énigmatique se dédouble-t-elle, dit
Colette Soler, entre l’expérience du non-sens aperçu
au premier degré et celle de sa conversion en certi­
tude de signification au deuxième degré, dans une
temporalité d’anticipation qui n’a rien de psycholo­
gique, qui relève de la subordination de toute signifi­
cation possible à l’ordre signifiant »9.
Chez Brisset, l’énigme se décompose en deux
temps. —Celui de la question : « Quel est le régime du
verbe être ? ». —Et celui qu’on peut qualifier à’acting
out, de l’écriture : « C’est un verbe réfléchi». —Tandis
que le troisième temps : « C’était vrai » est le temps de
la surprise.
Jacques-Alain Miller, dans son Cours Extimitè10,
réexamine le statut de l’hallucination et de Yacting out,
manifestations couplées par Jacques Lacan dans sa
«Réponse au commentaire de Jean Hippolyte»11. Dans
l’acting out le sujet agit, c’est là la différence avec l’hal­
lucination où il subit le phénomène. Mais il agit d’un
acte qui est de lui-même incompris, qui est « étranger
au sujet», dans la mesure où Yacting out concerne
quelque chose qui a été « primordialement retranché
du symbolique». Brisset tente d’élaborer un système
théorique sans retranchement justement, un nouveau
symbolique dont aucun élément ne serait exclu, un
symbolique qui viendrait recouvrir le symbolique dont
son être même aurait été forclos primitivement. Nous
pourrons ainsi dire que ce qui n’a pas été symbolisé
par Jean-Pierre Brisset revient sous la forme d’un acte
d’écriture automatique, dans le réel, et qu’il le consi­
dère comme étranger, comme « une absurdité ».
Si nous admettons que ce qu’écrit Brisset lui est
imposé, vient du réel, il ne peut en être surpris, il
82 - LAURENCE FORLODOU

reste dans le temps de l’énigme où se pose la ques­


tion : « Pourquoi diable tel énoncé a-t-il été pro­
noncé ? », comme le dit Lacan dans R5T2. La surprise
ne survient que lorsqu’il se retourne et constate que la
boucle est bouclée. Ce qu’il avait pensé dès l’origine
de son travail, à savoir que son système était parfait,
sans faille, se révèle vrai. Dès lors, l’Autre se trouve
complet, nulle exception ne subsiste, la règle est par­
faite, la prise sur la langue est sûre, tous les éléments
viennent se ranger autour de cet ombilic qui s’inva­
gine, se réfléchit.
Lacan, dans le Séminaire XI, définissait ainsi la sur­
prise : « Achoppement, défaillance, fêlure (...). Là,
quelque chose d’autre demande à se réaliser — qui
apparaît comme intentionnel, certes, mais d’une
étrange temporalité. Ce qui se produit dans cette
béance, au sens plein du terme se produire, se pré­
sente comme la trouvaille (...). Trouvaille qui est en
même temps solution (...). Ce par quoi le sujet se sent
dépassé, par quoi il en trouve à la fois plus et moins
qu’il n’en attendait (...). Or, cette trouvaille, dès
qu’elle se présente, est retrouvaille, et qui plus est, elle
est toujours prête à se dérober à nouveau, instaurant
la dimension de la perte. »13
Quelle différence pouvons-nous là toucher de cette
dimension de la surprise chez un sujet comme
Brisset ?
Ce qui se produit dans la béance n’est pas de
l’ordre du symbolique. Ce qui se produit dans la
béance est une phrase écrite machinalement, imposée,
réelle. Ce réel fait surprise d’être un savoir, une
retrouvaille avec ce qu’il annonçait dès le titre de son
ouvrage : « L’exception infirme la règle ». Brisset est
surpris, non pas de la vacillation, de la discontinuité,
mais au contraire de ce que le Un se constitue. Si le
L ’homophonie délirante - 83

névrosé est surpris d’entrevoir un instant l’inconsis­


tance de ¡’Autre qu’il s’empresse de recouvrir, Jean-
Pierre Bris set, lui, est surpris de voir cet Autre enfin
reconstitué, un Autre de synthèse, sans faille, un
Autre qui était déjà là.
Nous dirions qu’à l’énigme posée par l’articulation
signifiante vient répondre un trop plein de jouissance,
que la jouissance n’est pas énigme pour Brisset mais
surprise.
Ce qui soutenait son élaboration délirante - substi­
tution d’une grammaire à une autre grammaire, sub­
stitution d’une langue à une autre langue, substitution
d’une origine à une autre origine —va se trouver du
même coup prendre un nouveau ton. S’il a réussi,
grâce à son travail sur la langue, à construire logique­
ment un Autre, cet Autre va désormais consister.
Jusque-là, l’exception que constituait le verbe être,
de par son caractère d’extériorité, faisait nouage à la
manière d’un sinthome et permettait que se poursuive
un travail d’élaboration logique. À partir du moment
où l’exception entre dans le système de la généralité,
l’Autre contient l’objet, l’assimile.
L’Autre de la grammaire était un Autre de défense
contre le réel, une parade symbolique aux prises avec
une différence encore maintenue entre les signifiants.
Il devient réel à partir de l’abolition de toute diffé­
rence, un Autre plein et qui va désormais prendre
l’initiative. Dès lors, tous les sens sont possibles, le
sens se déchaîne, sans loi.
Cette logique, qui l’a amené à décréter les règles
d’un Autre sans trou, aboutit à l’envahissement par
son existence réelle, existence qui lui sera révélée
peu de temps après : « Quelques temps après l’im­
pression de ce livre, L ægrammaire logique (...) à Angers
sur la place Ayrault, nous sentîmes sur notre tête une
84 - LAURENCE FORLODOU

chute qui nous arrêta un instant et nous pénétrait en


s’incorporant à nous comme un homme, jusqu’à
l’extrémité de notre orteil gauche, et aussitôt une
parole nous montant du cœur nous disait: “ Je suis
Jésus, tu juges les vivants et les morts >>14. Brisset
réalise ici ce que dit l’Écriture: «Le Verbe se fait
chair ».
La réintégration du verbe être dans un universel et
l’hallucination qui en découle logiquement, marquent
un tournant dans l’élaboration délirante de Brisset.
Les écrits postérieurs vont désormais s’employer à
circonscrire cet Autre réel et ce n’est qu’en se faisant
porte-parole de Dieu qu’il supportera cet Autre en lui
et qu’il trouvera un statut qui le tiendra à jamais hors
de portée des persiflages. C’est ainsi qu’il accueillera
sa nomination comme prince des Penseurs sans sur­
prise mais avec reconnaissance. Jules Romain et ses
amis avaient saisi, dans l’élection de Jean-Pierre
Brisset, l’occasion de ridiculiser la mode naissante des
prix. Jean-Pierre Brisset, invité à Paris, y prononça de
nombreux discours sous les applaudissements mais
aussi les railleries et moqueries, auxquelles il demeura
sourd, sûr de son triomphe. L’accomplissement, le
bouclage de sa mission entraîneront un arrêt de l’écri­
ture. Le soir même de la cérémonie il dira : « Ce soir
je peux mourir»15.
Surpris par un Autre réel, qui existait déjà mais
contre lequel il avait construit le rempart de sa
Grammaire, Jean-Pierre Brisset s’est arraché à la jouis­
sance de l’Autre «gourmand» par la reprise d’un
délire d’un type nouveau. La surprise n’a pas consti­
tué un point de suspension mais un embrayeur de sa
fantasmagorie cabalistique. La reconnaissance qu’il
avait attendue si longtemps marque, par contre, un
point d’arrêt. Finalement, la ponctuation du travail de
L ’homopbonie délirante - 85

Jean-Pierre Brisset aura été la suivante : point d’inter­


rogation de l’énigme ; point d’exclamation de la sur­
prise ; point final de la reconnaissance.
Jacques-Alain Miller — Donc, Jules Romain a connu
Brisset.
Laurence Forlodou —Je crois que Jean-Pierre Brisset
éditait, envoyait ses livres, et Jules Romain, qui devait
être professeur à l’époque, en avait lu un exemplaire.
Il avait proposé Jean-Pierre Brisset pour être Prince
des Penseurs, contre Bergson, et c’est Jean-Pierre
Brisset qui a eu les voix et qui est donc venu à Paris.
Jacques-Alain Miller —Je dirai d’un mot combien est
topique l’expression de « grammaire logique » qu’em­
ploie Brisset. La grammaire concerne l’ordonnance de
la chaîne signifiante. C’est une réflexion sur l’enchaîne­
ment de la chaîne signifiante —les catégories verbales,
etc. —, et c’est aussi une discipline : elle prescrit ce que
doit être cet enchaînement. On commence par la
grammaire, on finit par la chaîne d’usine, c’est un seul
mouvement. De toujours on s’est aperçu que le mode
d’enchaînement prescrit par la grammaire, ou que la
grammaire met en forme, avait des conséquences sur
les idées, que la grammaire des langues conditionnait
ce que l’on peut exprimer et penser.
Le sentiment qu’il y a quelque chose qui ne va pas
avec la grammaire, que la grammaire est un corset,
que vraiment il y a beaucoup plus de choses dans le
langage que la grammaire, c’est de là qu’est née toute
la logique mathématique, son application au langage.
C’est presque contemporain d’ailleurs - mais oui !
1878, c’est à peu près contemporain de la Begriffschrift
de Frege16.
86 - LAURENCE FORLODOU

Qu’est-ce que c’est, la Begriffschrifit ? C’est une gram­


maire logique. La grande idée est d’oublier la gram­
maire de la langue, qui nous vaut des phrases ambi­
guës et fausses, et de lui substituer une grammaire
logique, une écriture conceptuelle. C’est ce qui nous a
valu le pour tout x, il existe x. Frege témoigne des pou­
voirs de l’écriture, tandis que, nous, nous allons parler
à Buenos Aires des « Pouvoirs de la parole ». Ces
pouvoirs de l’écrimre, nous avions une idée tout à
l’heure avec le cas d’Ophélie, puisque c’était par l’écri­
ture qu’elle essayait de contenir les menaces de
l’Autre qui l’écoute en permanence. Votre langue,
vicieuse, vous permet de dire que le roi de France est
chauve même quand le roi de France n’existe pas.
L’idée de Russel est d’inventer une écriture qui expri­
mera la calvitie du roi de façon différente selon que
Sa Majesté existe ou qu’elle n’existe pas —qui com­
portera, si vous voulez, un marqueur d’existence.
Ce qui est saisissant, c’est que Brisset et Frege par­
tagent la même ambition de logifier la grammaire. Un
parallèle Brisset-Frege s’esquisse.
La grammaire logique de Frege procède par voie
de mathème, et son idéal est l’univocité, alors que
Brisset procède au contraire par l’équivocité. Quel est
son procédé fondamental ? Il exploite l’homophonie
de la langue. Brisset, c’est l’homophonie contre la
grammaire, c’est la destruction de la la grammaire par
l’homophonie. La grammaire est un ordre, c’est Que
personne ne bouge /, c’est Tout doit être en ordre, vous ne pou­
vez pas mettre tel élément signifiant dans n’importe quelle posi­
tion par rapport à un autre élément signifiant, c’est le défilé
militaire, surtout en français, où il n’y a pas de dési­
nences. C’est sans doute la dictature de la grammaire
qui avait conduit Barthes, dans un moment d’élation
de sa leçon inaugurale au Collège de France, à dire :
Uhomophonie délirante - 87

«La langue est fasciste». Sous la grammaire, l’homo-


phonie — comme sous les pavés, la plage. C’est la
plage de l’homophonie qu’arpente Brisset, et par là il
délivre la langue de la prison du langage. La gram­
maire scelle la servitude de la langue. Comme Pinel,
disait-on, entra à l’asile et dit : « Otez ces chaînes, »
etc., Brisset entre en maître dans la cité du discours,
fait ôter les chaînes aux mots, et déchaîne les sons.
Cela ne fait pas énigme pour lui, il marche de certi­
tude en certitude, et retrouve sous l’ordre grammati­
cal du langage, le bruissement de lalangue en un mot.
Comme vous le soulignez, il balaye le savoir étymolo­
gique pour retrouver la fraîcheur de l’homophonie à
fleur de langue.
Vous avez tout à fait raison de dire qu’il détruit
l’Autre du latin, du sanskrit, etc. : la mémoire de la
langue est de trop. Il lui suffit de se mettre devant un
mot français, d’en écouter la musique, et hop ! il
trouve un écho homophone, qu’il répercute.
Maintenant Daniel Millas, puis Pablo Fridman.
C’est grâce à eux — et au troisième qui n’est pas là,
Roberto Pardo - qu’a pu s’ouvrir, il y a trois ans, la
Section clinique de Buenos Aires.
PABLO FRIDMAN ET DANIEL MILLAS

L’exaltation maniaque
Les morts du sujet

L ia surprise est-elle un phénomène ressortissant à


l’expérience de la psychose ? Prenant la clinique pour
repère, nous constatons que les effets de surprise ont
pour protagoniste l’analyste plutôt que le patient. Là,
il ne s’agit certainement pas d’un phénomène contin­
gent mais déterminé par la structure.
Freud et Lacan entendent également par surprise un
effet propre au sujet de l’inconscient. Dans son
Séminaire de 1958, Lacan soulignera que le Wit^ procure
de la jouissance à la demande essentiellement inassouvie
sous le jour de la surprise et du plaisir. Précisément,
«le plaisir de la surprise et la surprise du plaisir»1.
Dans la névrose, la surprise que produit l’irruption
d’un lapsus ou bien d’un rêve prend l’aspect d’une
trouvaille. En fait, il est question d’une retrouvaille,
« toujours prête à se dérober à nouveau, instaurant la
dimension de la perte »2. Le sujet disparaît sous l’em­
prise du signifiant, sitôt surgi comme effet de vérité.
Ainsi, c’est la discontinuité qui devient la forme
essentielle de la manifestation de l’inconscient en tant
que structuré comme un langage.
90 - PABLO FRIDMAN ET DANIEL MILLAS

Tout autre est la discontinuité propre aux phéno­


mènes élémentaires des psychoses. Ceux-ci sont mal­
aisés à prévoir avant leur déclenchement; de même,
ils peuvent rester absents dans les périodes de rémis­
sion. Y fait défaut la question du sujet névrotique, qui
est une constante jamais tout à fait suturée.
Dans la névrose, l’effet de la surprise restera lié à la
rencontre du sujet et du retour du refoulé. En
revanche, dans la psychose il sera question de l’effet
que porte sur le sujet ce qui retourne dans le réel à la
suite de la faille apparue dans le symbolique, à savoir
la forclusion du Nom-du-Père.
Ce défaut a pour conséquence la rupture du lien du
sujet à la chaîne signifiante. La dite rupture consiste
en l’émancipation d’un élément qui, fuyant l’agence­
ment binaire de la chaîne, restera privé de son rap­
port à un signifiant second, générateur de la significa­
tion. Le signifiant n’étant plus dans le domaine du
symbolique fera jour dans le réel, et prendra par là
des manifestations cliniques diverses.
C’est du fait du manque d’effet métaphorique que les
phénomènes paradigmatiques des psychoses ne se rap­
portent pas à une vérité du sujet divisé de l’inconscient,
mais font signe au sujet dans le réel, encourageant à
l’occasion une subjectivation délirante.
Le sujet névrotique interroge le non-sens de son
symptôme pour autant qu’il le reconnaît comme une
formation aussi étrangère que propre à lui. Voilà
pourquoi il adresse sa demande au grand Autre, en
qui il croit et à qui il attribue un savoir supposé
capable de donner un sens à ce qui lui est énigma­
tique.
Le sujet psychotique, lui, ne reconnaît pas comme
telles ses propres productions. Pour lui, le retour dans
le réel se manifeste sous la forme de la perplexité plu­
U exaltation maniaque - 91

tôt que de la surprise. Il ne s’agit pas là d’une re­


trouvaille mais, au contraire, d’une rencontre absolu­
ment inédite, démarquant un avant et un après abrupt
et s’avérant comme le trait anhistorique des psy­
choses.
Par le recours aux phénomènes intuitifs, Lacan par­
vient à expliquer le mécanisme essentiel de l’interpré­
tation délirante à partir de la logique de la forclusion,
qui donne lieu au phénomène qu’est la perplexité. A
ce sujet, il dira: «Il s’agit en fait d’un effet du signi­
fiant, pour autant que son degré de certitude (degré
deuxième : signification de la signification) prend un
poids proportionnel au vide énigmatique qui se pré­
sente d’abord à la place de la signification elle-
même. »3 Dans un moment second surgit la certitude,
prenant un poids proportionnel à ce vide. On ne sait
pas ce que cela signifie, mais la certitude apparaît que
cela signifie quelque chose.
Ainsi, un mouvement se déploie allant de la per­
plexité en tant que vide énigmatique vers la certitude
comme une signification de la signification.
On y remarquera une manifestation clinique du
signifiant dans le réel tout autre que l’injure hallucina­
toire. Cependant, la perplexité est un phénomène
appartenant à la perception du vide promu par la for­
clusion.
Lacan a repéré les effets de la forclusion dans les
différents registres. Dans le symbolique, le sujet a
pour réponse un trou tout simplement. Dans l’imagi­
naire, elle produit un vide de signification, du fait du
manque de l’effet métaphorique du Nom-du-Père, et
dans l’économie libidinale, une altération décrite
comme un désordre provoqué dans la jonction la plus
intime du sentiment de vie.
La rencontre avec le réel va de pair avec une catas­
92 - PABLO FRIDMAN ET DANIEL MILLAS

trophe subjective que Lacan évoquera sous le nom de


« mort du sujet ».
On entend par là le moment exact où le sujet n’est
plus représenté par le signifiant, devenant massivement
pris, coagulé par la perte de l’intervalle entre Si et S2. La
mort du sujet correspond ainsi à l’abolition des effets de
signification promus par la métaphore paternelle.
Le mécanisme de la forclusion est mis au jour par
Lacan afin d’expliquer la causalité signifiante des psy­
choses en général. Il distinguera par la suite des
modes divers de retour de la jouissance. — Dans la
schizophrénie, le retour de la jouissance sur le corps. —
Dans la paranoïa, l’identification de la jouissance à la
place de l’Autre, grand A.
Les différentes sortes de retour dans le réel posent
pour chaque cas les traits spécifiques de ce qu’on
appelle mort du sujet.
Dans la paranoïa, la symbolisation du désir de la
mère est le Heu d’une restructuration possible du sujet
via l’invention d’une fiction qui parvienne à suppléer à
la fonction de la métaphore paternelle.
Dans la schizophrénie cette possibiHté est sans fruit
dès lors qu’elle peut se définir comme la structure di-
nique dans laquelle tout le symboHque est réel. Le lan­
gage d’organe et l’ironie involontaire du schizophrène
fournissent l’évidence de cette position extrême. Cepen­
dant, l’expérience clinique nous apprend la possibiHté
qu’a le sujet schizophrène d’avoir accès au rapport au
semblable. Cette compétence a beau n’être pas une
entrave efficace contre les phénomènes de jouissance
excessive, eüe rempHt des rôles d’apaisement et de
modération non néghgeables.
Quant au sujet maniaque, il se présente, lui, comme
atomisé par une forme radicaHsée d’éparpillement dans
le langage, l’exaltation maniaque en étant le paradigme.
L ’exaltation maniaque - 93

Si les modes du retour de jouissance dans les psy­


choses nous questionnent sur les conditions des diffé­
rentes morts subjectives, il se pose à nous la question
sur ce qui fait retour chez le sujet maniaque. L’étude
de ce problème peut être une voie permettant de cer­
ner les conditions structurales de cette manifestation
clinique.
*

Dissemblables sont, dans la littérature psychanaly­


tique, les destins des catégories diagnostiques de la
psychiatrie classique allemande. Le couple paranoïa-
schizophrénie reste, certes reformulé structuralement
dans l’œuvre de Freud par l’appellation paranoïa-para­
phrénie, ce qui entraîna l’assertion que fit Lacan lors de
son Séminaire III, selon laquelle pour Freud, le champ
de la psychose se divise en deux.
Tout autre est le destin de l’autre couple classique
de la psychiatrie —manie-mélancolie. Là, c’est Freud lui-
même qui pose dans son abord théorique une diffé­
rence majeure. Manie et mélancolie y sont analysées
séparément, donnant à la mélancolie une place parti­
culière par rapport à la spécificité qu’elle a d’être
« chute de l’objet sur le moi » et le rapport obligé au
deuil qui y est impliqué.
Quant à la manie, c’est Mélanie Klein et les siens
qui en feront un développement théorique important.
Partant du concept de « défense maniaque », les
bornes de la manie semblent se dissoudre et sa pré­
sence ne revêt nulle spécificité. Dans quelques tra­
vaux, Winnicott pose que, au cours de sa vie, un ana­
lysant ne fait rien d’autre que de mettre à l’œuvre, à
des degrés divers, ses défenses maniaques.
Dans la théorie de Lacan, cette situation se trouve
94 - PABLO FRIDMAN ET DANIEL MIT.1.AS

modifiée, la manie disparaît pratiquement de la théo­


rie — on dirait même qu’elle brille par son absence.
Quelle en est la raison ? On pourrait répondre à partir
des rares références qui s’y présentent.
Dans « L’instance de la lettre », on trouve une réfé­
rence énigmatique concernant la métonymie. Parlant
de la mémoire électronique de la cybernétique, Lacan
dit : « Cette chaîne insiste à se reproduire dans le trans­
fert, (et qui est) celle d’un désir mort. »4 Une mémoire
automatique qui serait pure métonymie au point qu’il
n’y aurait pas de sujet désirant. Quoiqu’il ne s’agisse
pas là d’une mention directe, la question d’une méto­
nymie sans sujet pourrait se relier à ce qu’il dira par la
suite au sujet de la manie.
Lors de la dernière rencontre du Séminaire X
s’énonce une assertion qui aide à comprendre la pré­
cédente5: « Disons tout de suite en passant que dans
la manie, c’est la non-fonction de a, et non plus sim­
plement sa méconnaissance qui en est cause. C’est le
quelque chose par quoi le sujet n’est plus lesté par
aucun a, qui le livre quelquefois sans aucune possibi­
lité de liberté à la métonymie infinie et ludique pure
de la chaîne signifiante. »6
La non-fonction de l’objet a est un phénomène qui
se produit dans les psychoses en raison de la struc­
ture. Ce qui est intéressant, c’est la façon dont cela se
produit dans la manie - à travers la métonymie infinie
et ludique, pure même. Cela donne le lieu d’un sujet
qui reste absent dès lors que la chaîne signifiante se
réduit à une pure jouissance.
C’est bien le maniaque qui ne peut faire autrement
que de rester envahi, emporté par une jouissance qui
s’étale dans la consistance de la chaîne signifiante
comme pure métonymie, à partir de laquelle le A se
corporise comme une jouissance ravageuse.
L ’exaltation maniaque - 95
Dans Télévision apparaît encore une mention de
Lacan portant sur quelque chose d’aussi peu défini
que l’est « l’excitation maniaque ». Après avoir évoqué
la tristesse en tant que lâcheté morale, il remarque
que, pour peu que cette lâcheté, rejet de l’inconscient,
aille vers la psychose, « c’est le retour dans le réel de
ce qui est refusé dans le langage », car c’est par l’exci­
tation maniaque que ce retour devient mortel. Puis, il
se rapportera à l’opposition entre gai savoir et tris­
tesse, introduisant le péché comme ce dont le résultat
du déchiffrage ne saurait être exempté.
Il y a un savoir dans le péché, produit par la trans­
gression du Père, qui se différencie radicalement la
mort que véhicule l’excitation maniaque. Ici, Lacan
ratifie un fait clinique —dans la psychose maniaque, il
n’est pas de reprise du savoir de la part du sujet ; bien
au contraire, ce qui s’y présentifie, c’est la mort en
tant que jouissance dévastatrice.
Enfin, Lacan reprend la question de la manie dans
le Séminaire XXIII, Le Sinthome, lorsqu’il lie le texte
cryptique, polylinguistique et absolument hors sens
qu’est Finnegan’s Wake de James Joyce et l’élation
maniaque. Et de souligner que dans Joyce lui-même
on décèlerait quelque suggestion d’une élation maniaque
dans le mot l’eslangues, n’en soulignant pas moins que :
«Joyce a écrit en anglais d’une façon telle que la
langue anglaise n’existe plus»7. Cette langue qui n’est
plus, mis à part l’ancien anglais dont elle découlerait,
désigne un reste à l’élation maniaque : le langage se
produit comme jouissance de l’Autre, jouissance rava­
geant le désir.
Toujours est-il qu’il est surprenant de voir le ton
elliptique par lequel Lacan dénomme la manie : « des
excitations maniaques», «ce qu’on désigne manie»,
« comme on l’appelle en psychiatrie », comme s’il
96 - PABLO FRIDMAN ET DANIEL MÎT .LAS

hésitait au sujet de sa pertinence réelle pour la psy­


chanalyse.
*

Ainsi, manie et mélancolie sont-elles nettement


séparées l’une de l’autre dans la théorisation de Lacan.
A la différence de ce qui provient de certains apports
d’auteurs post-freudiens, la manie ne présente pas un
état de mise au possible subjectif, mais est l’effet de
l’envahissement de la jouissance engendrée dans la
psychose, dès lors que la chaîne signifiante devient
pure métonymie au point d’élider toute possibilité du
désir. L’élation maniaque n’est rien d’autre que la
dérive insensée du signifiant qui se répand et anéantit
la fonction de l’objet a, entraînant une signification
absolue dont le support est la dérive métonymique
pure.
On signalera que la jouissance de la métonymie
pure n’est pas une jouissance énigmatique8 — elle ne
permet pas le « vide de signification »9 comme il arrive
dans d’autres phénomènes de la psychose, telle l’inter­
prétation délirante.
Le sujet de la manie est un sujet mort10.
Ce n’est que lorsque la manie aura cessé d’être
excitation et qu’advient ce qui s’appelle couramment
l’intercrise qu’on vérifiera la place que peut prendre
l’analyste. Ce n’est qu’alors qu’on essaiera de déceler
quelle est la position subjective en jeu et quels sont
les déterminants jouant le rôle de déclencheurs d’épi­
sodes nouveaux.
Dans la paranoïa, la signification énigmatique pro­
mue par le phénomène psychotique devient une
implication subjective, qui peut adopter des formes
différentes, persécution, érotomanie, etc. D’ailleurs,
U exaltation maniaque - 97

dans la mélancolie, il peut se produire de la subjecti-


vation délirante sous la forme d’un délire d’indignité.
Dans les deux cas, il se peut qu’il y ait de la demande
de traitement.
Lors de l’élation maniaque il n’est aucune sorte de
requête adressée à personne. Ce n’est que dans un
second temps que l’offre décidée de l’analyste a
quelque chance de donner lieu à une demande
d’écoute.
La mort du sujet
Seconde discussion

KJustavo Dessais —Le paradigme de la découverte en


psychanalyse, c’est celle de la différence sexuelle. La
racine de la surprise est précisément dans la découverte
de la différence sexuelle, et on pourrait peut-être
ordonner la clinique selon les différents modes de révé­
lation de la vérité. Il y a la surprise. Il y a le heimlich, qui
répond à la même définition : ce qui, devant être caché,
se montre. Il y a la perplexité. Il y a l’angoisse. Il faut
approfondir les différences entre ces modes de révéla­
tion de la vérité. Dans ce sens, je voudrais demander à
M. Fleury s’il pense qu’il convient de maintenir le mot
de surprise dans le champ de la psychose.
Jacques-Alain Miller — C’est le point de vue de
Millas : pour le sujet névrotique, il peut y avoir sur­
prise parce qu’il y a retour du refoulé, et rencontre
avec le retour du refoulé, tandis que pour le sujet psy­
chotique, c’est plutôt la perplexité.
Herbert Wachsberger —Après ces exposés, la position
de la surprise dans la psychose est bien cadrée. Millas
100 - LA MORT DU SUJET

propose un trajet qui va de l’énigme à la certitude, et


les deux derniers orateurs mettent la surprise plutôt
du côté de l’analyste et non pas du côté du psycho­
tique, tandis que Fleury introduit la question des
effets de surprise dans la psychose. Telle qu’il l’intro­
duit, la place de la surprise dans la psychose serait
entre énigme et certitude. Quant à Brisset, il marque
un effet de surprise dans son impossibilité à venir à
bout du mot « être », après quoi il construit, ou
déconstruit, pour aboutir à une certitude. Entre
l’énigme et la certitude délirante, y a-t-il des intermé­
diaires ? A suivre Fleury, il me semble que oui, mais
je ne sais pas s’il est entièrement convaincu, puisqu’il
a introduit ça à partir d’une table d’orientadon prise
dans Le Robert.
Jacques-Alain Miller — Il faut tenir compte que le
signifiant « surprise », Fleury l’a redéfini, certes en
allant au dictionnaire, mais en faisant une certaine
opération.
Herbert Wachsberger —Fleury propose que, si surprise
il y a, elle est à deux niveaux. Il y aurait la surprise du
sujet de la première prophétie, ce serait un sujet parlé,
un sujet du message de Dieu. Et la deuxième surprise
qui serait une mauvaise surprise, Dieu ne l’aime pas
mais Dieu jouit d’elle, ce serait un sujet joui. On peut
faire venir à la tribune un autre interlocuteur qui
serait Lacan lisant Schreber, puisque, en effet, dans la
« Question préliminaire » on a cette mention de l’ef­
fet de surprise. Et Lacan signale en effet quelques
moments de surprise de Schreber, où il est surpris par
une rencontre avec le signifiant, surpris par les jeux
de mots, par les voix qui se mettent à blaguer. La
surprise est-elle rencontre avec le signifiant? Est-elle
Seconde discussion - 101
rencontre avec la jouissance ? De l’énigme à la certi­
tude, ne peut-il pas y avoir, dans une évolution déli­
rante, un renversement de la certitude vers l’énigme,
et à nouveau la rencontre d’effets de surprise, par
exemple lors d’un moment fécond ?
Fran% Kaltenbeck - Je voudrais opposer les deux
premiers exposés. Fleury nous amène trois produc­
tions du sujet, à savoir : la transformation du bruit des
oiseaux en paroles, les prières, et le jeu avec le nom
propre. Dans l’exposé de Laurence Forlodou en
revanche, Brisset attaquerait la grammaire par l’homo-
phonie. J’observe d’abord une dissymétrie entre les
deux sujets. Deux des productions du malade de
Fleury sont parfaitement grammaticales, c’est-à-dire les
prières et les messages. La grammaire par contre subit
les coups de l’opération homophonique de Brisset.
Donc, je voudrais demander à chacun en quoi
consiste la subversion chez leurs psychotiques. Est-ce
qu’elle réside, dans le cas de Fleury, dans la dissolu­
tion du nom propre, et comment la situer dans les
deux autres productions ? Est-ce que Brisset mine la
grammaire ?
On dit que la grammaire est un corset. Or, il faut
remarquer que l’homophonie joue dans la plupart des
cas au niveau des mots, et laisse intacte la structure
grammaticale. Si Friedrich Hölderlin est l’innovateur
le plus radical de la littérature allemande, il a attaqué
la structure du langage à un tout autre niveau que
celui des mots — je n’ai jamais trouvé le moindre
jeu de mots dans son œuvre. Comme l’a expliqué
Theodor Arnold dans son célèbre article « Parataxe »,
Hölderlin est allé jusqu’à s’en prendre au jugement
synthétique de Kant, structure qu’il aurait dissoute
pour imposer un langage proche de la musique. La
102 - LA MORT DU SUJET

syntaxe reste intacte, sauf que Hölderlin la tend jus­


qu’à l’extrême. D ’où un traitement inédit de la jouis­
sance. Les poésies de la période de folie semblent
retrouver une forme classique, mais elles sont si
dépouillées de tout semblant qu’elles ont enchanté un
autre grand poète, Samuel Beckett. Nous pourrions
encore mentionner Karl Kraus, que Freud apostrophe
comme « écrivain spirituel et combatif ». Certes, il
maniait le Wity_ avec brio, mais, quand on le lit avec
plus d’attention, la vraie audace de son écriture est
d’ordre syntaxique.
Guy Clastres — Ma question porte sur la mort du
sujet. Dans la paranoïa, la mort du sujet est un
moment absolument crucial, en même temps que
s’effectue ce que Lacan pourrait appeler le crépuscule
du monde : c’est un moment où la réalité change, et
qui correspond au moment de la mort. C’est généra­
lement à partir de là que se cristallise pour le sujet la
certitude où il va constituer son délire. Si cette certi­
tude est absolument irréductible, c’est parce qu’elle
se constitue dans ce moment-là. Dans la manie au
contraire, il y a une mort aussi, très liée à la jouis­
sance, mais c’est plutôt une exclusion de la mort du
sujet, si j’ose dire. Il y a dans la manie une exclusion
de la question du sujet. Mélanie Klein disait de la
manie que c’était un triomphe sur la réalité psy­
chique, c’est-à-dire sur la castration. Lacan parle de
rejet de l’inconscient. Le maniaque rejette la gram­
maire, il a triomphé justement sur la grammaire, il
n’a plus de maître, c’est lui le maître, et il ne se pose
pas la question du sujet, contrairement au para­
noïaque, qui doit en passer par le moment crucial de
la mort du sujet.
Seconde discussion - 103
Daniel Millas —Dans la paranoïa, la mort du sujet
est en relation avec le déclenchement de la psychose.
Il y a parfois la possibilité d’une reconstruction du
sujet à travers le travail du délire. L’exaltation
maniaque présente comme une forme de mort du
sujet, parce qu’il n’y a aucune possibilité d’interven­
tion sur le sujet dans ce moment, au moins à travers
la parole.
Guy Clastres —À mon avis, il n’est pas sujet.
Daniel Millas —D’accord.
Pablo Fridman —Dans la manie, la mort est radicale
et va jusqu’à la disparition absolue du sujet. C’est,
selon nous, la raison pour laquelle le concept de
manie disparaît dans l’œuvre de Lacan.
Éric Laurent — Si, comme le dit Wachsberger, le
chemin de la psychose est la résorption de l’énigme, il
faut ajouter que la psychose est foncièrement un phé­
nomène discontinu. Il y a toujours, dans la clinique la
plus classique comme la nôtre, l’idée de poussées, de
nouveaux phénomènes, de moments féconds.
Maintenant, excursus sur l’opposition entre le cas
Thérèse et le cas Brisset. Ce que disait Kaltenbeck me
paraît très juste. Dans un cas, on part du bruit des
oiseaux pour aller vers un langage, vers la langue fon­
damentale qui se transcrit, et dans l’autre cas le langage
se détruit par le recours au cri animal, le cri animal, le
cri de la grenouille, qui restitue, disait Jacques-Alain
Miller, son pouvoir à la langue, libérée du langage.
C’est un chemin inverse qui introduit au grand pro­
blème de savoir comment tient ensemble le langage,
comment tiennent ensemble homophonie et langage.
104 - LA MORT DU SUJET

C’est un problème théologique. Tous les grands


saints ont été des hommes capables d’entendre les
langues — les langues animales à l’occasion. Chaque
fois qu’il y a eu des grandes crises dans les langues,
de style, d’écriture, de transcription, ils ont été à la
hauteur. François d’Assise crée en même temps un
style poétique qui a profondément marqué l’italien
- les fioretti avec l’œuvre de Dante sont les deux
piliers sur lesquels la langue italienne écrite se fonde -,
traduisait l’homophonie des oiseaux, la réduisait, la
faisait chanter pour Dieu. Pasolini en a fait un film
remarquable, Ucelacci, Uccellini. Pour Brisset, le retour
de la grenouille est une invasion de l’homophonie,
langage désarrimé dont rien n’est plus garant. C’est
une lutte contre Dieu. A l’opposé, les gens qui étaient
le plus à l’aise pour manier un régime homophonique
dans les registres de la grammaire et de la logique,
sont des théologiens. Isidore de Séville, grande figure,
théologien du VIT siècle, espagnol, a écrit une ency­
clopédie, Des étymologies, qui a traversé toute la scolas­
tique. Son œuvre, longtemps la seule d’intérêt de
l’Occident latin sur le sujet, fait un usage absolument
débridé de l’homophonie. Elle fait tout parler de la
gloire de Dieu. Si l’on en croit des lecteurs modernes,
il nous lègue une grammaire relâchée, plus l’homo-
phonie, qui à sa façon contribue à la gloire divine. Au
contraire, on retrouve dans la dissolution de la langue,
le problème de la mort de Dieu et le rapport à l’Autre
divin, qui est au cœur de la question de la langue et
des langues originelles — est-ce la voix de Dieu ou
pas ?
Maintenant, un point sur la mort du sujet. Un
débat est ouvert. Cette mort du sujet, que Fridman et
Millas situent très bien au cœur de la psychose, est-
elle présente au déclenchement? Est-elle contempo­
Seconde discussion - 105
raine, comme le disait Clastres, de l’expérience de fin
du monde ?
Pas forcément, puisque, pour le Président Schreber,
il y a d’abord le déclenchement, avec une expérience
de fin du mondé - dissolution complète de la réalité
du trépied imaginaire dans l’appartement de la mère -,
et l’idée qui s’impose, l’idée délirante d’être une
femme. La mort du sujet survient bien plus tard. Il
faut d’abord qu’il soit hospitalisé et qu’il traverse l’ex­
périence de ce qui est pour Lacan une réconciliation.
C’est à partir de là qu’il trouve une solution délirante
à son problème, qu’ü guérit. Dans le cas du Président
Schreber, la mort du sujet est un autre nom de l’issue.
C’est ce qui permet la Versöhnung, la réconciliation
avec ce contre quoi il luttait. Grâce à la mort du sujet,
il trouve sa place dans le monde. C’est l’issue théra­
peutique, dans laquelle le moi passe évidemment un
mauvais moment.
De l’autre côté, dans la manie ou la mélancolie, à
suivre le Séminaire sur L ’angoisse, syndrome de Cotard
ou excitation maniaque sont les deux faces de la
même monnaie : «Je ne mourrai jamais car je suis
éternel ». Rien n’est plus présent que la mort dans la
manie, où c’est une mort de jouissance, qui envahit le
corps. Comme le disait Jacques-Alain Miller, tout est
alors détruit, rien ne résiste, aucun équilibre, aucune
hygiène de vie. C’est pour cela que dans la clinique
les mesures thérapeutiques les plus radicales ont tou­
jours été prises envers les maniaques.
La mort du sujet de Schreber et celle du maniaque
sont donc bien différentes. L’usage du même concept
dans les deux cas suffit-il à parler d’une disparition du
concept de manie ? Il ne me semble pas que ce soit le
cas. Lacan fait une place à la manie et à la mélancolie,
très thématisée. Il en parle autant que Freud, pas plus
106 - LA MORT DU SUJET

mais pas moins. À chaque grand tournant de son éla­


boration — que ce soit le Lacan de l’inconscient de
l’imaginaire et de l’imago, celui de l’inconscient struc­
turé comme un langage, puis de la thématisation du
réel -, à chaque fois est reprise et rethématisée l’oppo­
sition manie-mélancolie.
Par contre, je serais d’accord avec vous pour parler
de dissolution du concept, au sens où Lacan ne prend
pas ce concept à la psychiatrie, mais le reformule à
chaque fois, dans sa théorie.
Pablo Fridman — Ce n’est pas une suppression
conceptuelle de la manie, c’est une disparition, en
référence à une théorisation winnicottiennne.
Jacques-Alain Miller — Un mot d’abord sur la dis­
continuité dans la psychose. On constate dans le cas
Schreber la présence, en effet, de phénomènes érup­
tifs : la surprise du Président devant l’idée qui lui
passe par la tête —qu’il ne prend pas pour un phé­
nomène d’automatisme mental, mais qu’il reconnaît
comme son idée -, le scandale lorsqu’il saisit quels
sont les desseins de Dieu à son égard, sa surprise
devant l’inconduite du Seigneur, etc. Et puis, il se
fait à l’idée. Avec ce que nous appelons sa stabilisa­
tion, il entre dans une autre temporalité, qui n’est
plus celle de la surprise, mais celle de l’explication et
du raisonnement, du temps-pour-comprendre. On
s’installe alors dans la durée.
Maintenant, la mort du sujet. C’est un phénomène
essentiel de la psychose —on est d’accord là-dessus à
Buenos-Aires, à Angers, à Paris.
C’est nous qui avons fabriqué cela, n’est-ce pas ?
Lacan emploie une seule fois cette expression, la mort
du sujet, à propos du cas Schreber, dans les conditions
Seconde discussion - 107
très particulières que signale Éric Laurent. Comme
nous étions dans un important déficit théorique, nous
avons mis au travail certaines expressions uniques de
Lacan. C’est cela, l'Institut du Champ freudien,
prendre un hapax de Lacan qui ne demandait rien à
personne — enfin, celui-ci demandait quelque chose
puisqu’il était en italique — de le mettre au travail,
comme Samson attelé à la meule.
Mais considérons de plus près la mort du sujet.
Dans quel texte en est-t-ü question ? Dans le texte de
la « Question préliminaire ». Or, à l’époque, qu’est-ce
que le sujet ?
Remarquons que Lacan écrit alors le mot de sujet
avec un S majuscule. Dans son schéma R, la place du
sujet est désignée par ce grand S. S’il peut dire que, dans
la psychose de Schreber, il y a eu un moment de mort
du sujet, c’est parce que le sujet comme tel est, dans sa
conception d’alors, non-barré, vivant, existentiel.
Seulement, par la suite, Lacan écrira S barré - % —
pour dire que, du seul fait du langage, le sujet, comme
sujet du signifiant, est déjà mort. Il le développe en
particulier dans «Subversion du sujet». Et c’est alors
que, la vie, il lui faudra l’assigner ailleurs, où s’éprouve
ce qu’il appelle la jouissance. D’où le décalage entre le
sujet barré, qui est un sujet du signifiant, mort, et cette
jouissance qui a besoin d’un support vivant.
Cela n’enlève rien aux vertus de ce que nous
disons, mais on admettra que le thème de la mort du
sujet est daté dans l’enseignement de Lacan, et qu’il
n’est pas fait pour penser l’économie de la jouissance.
D’où le problème rencontré avec la manie.
Pour la manie, on dit — Il est mort. Pas tout de
suite ! Il va mourir, mais tant qu’il n’est pas mort, il
n’est pas mort, au contraire il jouit à tire-larigot. Si
Nucingen peut dire Che chouis pire au moind sant mile
108 - LA MORT DU SUJET

vrancs !, eh bien, le maniaque jouit pour au moins


deux cents mille francs !
Nous avons, dans la manie, une pulsion de mort
accélérée. La mort est au bout, comme le rappelle
Eric Laurent, mais en raison de l’intensification de la
jouissance prise à la langue.
Faisons maintenant un pas de plus, parce que ce
n’est pas si drôle de mettre au chômage mort du sujet,
que l’on retrouvera plus tard.
Une chose a été très bien marquée à un moment du
débat par différents orateurs, à partir du paragraphe
de la page 538 : le passage de l’énigme à la perplexité
du sujet devant l’énigme, puis à la certitude :
énigme —* perplexité -» certitude
J’ai commencé d’indiquer, sans pouvoir le dévelop­
per, le rapport homologue que cela entretient avec
l’énigme du désir de l’Autre, et l’effet d’angoisse que
Lacan y rapporte. Donc, angoisse est à écrire ici, entre
perplexité et certitude :
énigme —>perplexité -» angoisse -* certitude
Prenons chez le névrosé la chaîne énigmeperplexité-
angoisse. Où cela mène-t-il ? Exactement à ce que
Lacan appelle l’acte. Lacan a toujours lié la certitude à
l’acte qui la produit, c’est le principe même du
« Temps logique » :
énigme -> perplexité -» angoisse —> acte -»■ certitude
De même, Lacan a toujours insisté sur la liaison
qu’il y a entre l’acte et l’angoisse préalable à sa pro­
duction.
Seconde discussion - 109

Là, je vais aller un peu vite, et je crois n’avoir pas à


m’en excuser devant des personnes qui enseignent à
longueur d’année, ou qui tètent le lait de l’Institut du
Champ freudien depuis longtemps. Qu’est-ce que
l’acte ? — sinon une transformation radicale du sujet,
son devenir-autre. L’acte passe justement par une cer­
taine forme de mort du sujet:
acte = mort du sujet
D’un acte digne de ce nom, le sujet renaît autre.
Donc, dans cette série, nous pouvons inscrire la mort
du sujet. Mais c’est une mort du sujet en quelque
sorte généralisée. La mort du sujet comme généralisée
est présente dans l’acte comme tel.
Eric Laurent avait bien voulu noter, après avoir lu
un petit bulletin que j’avais sorti, et qui s’appelle jus­
tement Temps logique, que c’était une assertion de certi­
tude gaie. Cette parution marquait en effet pour moi
la sortie d’un certain état de perplexité devant des
phénomènes se produisant dans le Champ freudien,
qui ne cadraient pas avec ma conception antérieure
ou avec mes anticipations ou mes espoirs, temps déli­
cat —je n’irai pas jusqu’à parler d’angoisse —, précé­
dant la certitude liée à un acte qui commence à
déployer ses conséquences.
Tout en généralisant notre mort du sujet, nous
pouvons la repenser dans ce cadre qui est, si l’on
veut, dynamique.
La référence à la manie reste capitale, parce qu’elle
nous présente comme une accélération de la pulsion de
mort, avec jouissance sans frein. Pourquoi cette jouis­
sance est-elle sans frein ? Quel serait le frein ? Le frein,
c’est sans doute la grammaire, encore que, si je me sou­
viens des maniaques que j’ai pu voir, ce n’est pas immé­
110 - LA MORT DU SUJET

diatement atteint. C’est surtout le sens. Qu’est-ce qui


nous empêche d’y aller à tout crin ? C’est le garde-fou
du sens, ou plutôt des significations. Disons que les
effets de signification constituent un tempérament dans
notre rapport à la langue, tandis que même Brisset
conserve le garde-fou du sens dans ses homophonies.
Ça fait sens, mais ça ne fait pas un texte beau. Ce n’est
pas du tout comparable à Hölderlin. C’est comparable
dans la mesure où Kaltenbeck les compare, mais ce
n’est pas comparable quant à l’effet esthétique.
Christian Desmoulins - On pourrait dire de la manie
que c’est une maladie de la chaîne signifiante, de la
ponctuation, donc du point de capiton. Ce n’est pas
la mort du sujet, mais c’est un déroulement de la
chaîne signifiante où il n’y a plus d’effets de sujet,
puisque c’est la ponctuation qui crée l’effet de sujet.
Et puisqu’on nous embête avec toutes ces histoires
de troubles de l’humeur, on peut prendre manie et
mélancolie simplement au niveau de la chaîne signi­
fiante. Le maniaque procède par coq-à-l’âne, c’est-à-
dire évite la ponctuation, le point de capiton, et donc
de se placer comme sujet. Le mélancolique inter­
rompt en général son discours avant qu’il n’y ait pos­
sibilité de ponctuation: ou bien il se tait carrément,
ou bien il procède par phrases interrompues.
On a là le module de la psychose au plus bas
étayage, si je puis dir-e, c’est-à-dire en dehors des phé­
nomènes élémentaires et des métaphores délirantes.
Encore que, en clinique, on se rend compte que la
manie pure est tout de même très rare : en général, les
manies sont délirantes.
Jacques-Alain Miller —La manie pure où se perd le
frein du sens, c’est rare, en effet.
Seconde discussion - lll

Philippe ha Sagna —Je souhaite dire quelque chose à


propos de la mort du sujet généralisée. Ce qui semble
faire problème à Lacan dans sa «Question prélimi­
naire », c’est comment le sujet peut s’imaginer vivant.
Le sujet est mort de par sa représentation signifiante,
tandis que, comme vivant, il est corrélé au phallus. Le
sujet est vivant comme phallus.
L’autre point est la disparition du sujet: s’il n’y a
pas de point de capiton, il n’y a pas de sujet. Et
encore, le « s’il n’y a pas » est excessif, il en reste tou­
jours un peu. Donc, comment concevoir un sujet
dans la manie ? Il y a quelque chose que connaissent
bien les psychiatres, c’est l’angoisse des patients. On
voit, au plus profond de l’euphorie maniaque, la pré­
sence de l’angoisse, même si elle n’est que très peu
subjectivée. Je crois que cela signe un certain lest du
discours, aussi faible soit-il, qui permet un discours,
une adresse. Je crois aussi que cette angoisse est très
liée au « retour » de l’inconscient comme acte, comme
savoir dans le réel qui menace le sujet d’effacement.
Mais il y a là une incidence de l’objet qui maintient
quelque chose du sujet, et du discours.
VICTORIA HORNE-REIN OSO

Une femme armée


L e changement de sexe du persécuteur

J acques-AIain Miller —Je compte que les huit exposés à


entendre maintenant dureront deux heures, et que
nous aurons ainsi à la suite deux heures de discus­
sion, pour finir à treize heures ou légèrement plus
tard, puisque nous disposons de cette salle jusqu’à
treize heures trente. Pour remplir ce programme, il
nous faut une discipline qui impose aux orateurs de
parler un quart d’heure pas plus. Il faut de la disci­
pline et aussi de la précision, ce qui fait que j’ai
demandé hier aux orateurs d’abréger leur texte écrit
pour qu’il tienne en un quart d’heure de lecture. Par
la suite, leur texte sera publié in extenso.
Nous entendrons d’abord Victoria Horne-Reinoso,
et nous l’entendrons seule. Nous aurons, après son
exposé, une discussion d’une durée égale. Ensuite,
nous entendrons successivement les sept autres expo­
sés, et ce sera ensuite la discussion générale.
Un mot rapide à propos de Victoria Horne-
Reinoso : elle travaille à l’Unité clinique du Val de
Grâce chez Guy Briole, elle est inscrite à la Section
clinique de Paris, son exposé est focalisé sur un point
114 - VICTORIA HORNE-REINOSO

précis, qui fait son titre : « Le changement de sexe du


persécuteur». Elle examine en quoi ce fait va ou non
contre la théorie, et ce qui rend compte de ce change­
ment de sexe aussi bien chez Freud que dans l’ensei­
gnement de Lacan.
Victoria Home-Reinoso — Lors d’une présentation de
malades, nous écoutons une femme d’une cinquan­
taine d’années. Elle nous parle aussitôt de sa mère, de
tout ce qu’elle lui a empêché de faire et d’être dans sa
vie, de sa certitude d’être l’objet de ses mauvaises
intentions.
Si elle est célibataire, dit-elle, c’est que sa mère n’a
jamais voulu que ses deux filles se marient et aient
des enfants. Elle les contrôle et les harcèle depuis
qu’elles sont jeunes, écartant tous les prétendants, les
mettant en garde contre les hommes et dirigeant leurs
vies. Elle s’est toujours sentie humiliée, dénigrée et
traitée comme une indigente par sa mère. La patiente
interprète la façon d’être de sa mère comme décou­
lant des problèmes qu’elle-même avait toujours eus
avec sa propre mère. La lignée des femmes, côté
maternel, est mise en cause et présentée en une série
de persécutrices et de persécutées : « Tout le mal vient
de ma famille maternelle. Ma grand-mère est morte
dans un hôpital psychiatrique, elle était folle, elle mal­
traitait ses enfants ».
Sa sœur entre aussi dans cette série. La patiente
l’assimile à la mère car elle l’humilie devant les autres
et veut la dominer, même si, contre la mère, elles
sont alliées : « Elle a tout plus que moi, mais sa
grande supériorité est d’être mariée et pas moi».
Effectivement, sa sœur a finalement réussi à se marier
tardivement contre le dictât maternel, mais, déjà
ménopausée, elle ne peut pas avoir d’enfants. C’est
Une fem m e armée - 115
pourquoi la patiente a fait l’objet d’une demande
d’ovule de la part de sa sœur. Ceci n’a pas eu de suite
car un médecin s’y est opposé à cause de son âge,
néanmoins cette demande lui a fait un grand effet:
elle dit avoir eu l’impression d’être « vampirisée ».
Mais c’est sa mère qui est sa principale persécutrice
au point qu’elle ne voit pas de limite à ses mauvaises
intentions. Alors, parfois, elle a l’idée que sa mère
veut l’égorger, l’immoler, la détruire. Tous ses mots
font énigme et sont interprétés par elle d’une manière
menaçante.
Cependant, au cours de la présentation, elle nous
fait part de sa surprise : « On te tirera de là, on te
donnera toute la force nécessaire». C’est ce qu’elle
entend sa mère lui dire lors de sa dernière crise déli­
rante. Elle en est toujours, selon ses propos, « ahu­
rie ! » et elle ajoute : « Ma mère a soudain repris son
rôle de mère. Elle a changé. Je n’ai plus l’impression
qu’elle veut me détruire ». Une deuxième surprise sur­
git: en contrepoint de cet apaisement maternel, un
nouveau persécuteur apparaît. Il s’agit d’un homme,
son supérieur hiérarchique. «Il veut ma peau», nous
dit-elle.
Le lien évident entre l’interprétation bienveillante
des propos de la mère et l’apparition d’un nouveau
persécuteur, homme, nous amène à nous interroger
sur cette bascule. Quelle valeur peut prendre ce ren­
versement ? Doit-on, dans l’approche lacanienne de la
clinique des psychoses, être surpris par le changement
de sexe du persécuteur ?
Dans son analyse du cas Schreber, Freud arrive à la
conclusion que le mécanisme de la paranoïa se fonde
en une défense contre des pulsions homosexuelles
inconscientes1. Ainsi, tout persécuteur devrait être du
même sexe que le persécuté. Freud continue cette
116 - VICTORIA HORNE-REINOSO

ligne de réflexion dans son article de 1915 «Commu­


nication d’un cas de paranoïa en contradiction avec la
théorie psychanalytique »2. Il y découvre derrière
l’amoureux persécuteur de la jeune fille, une femme
âgée, complice du premier et qui n’est autre, nous dit
Freud, qu’un substitut maternel. Là où la paranoïa
paraissait témoigner d’une défense de la jeune femme
contre l’amour d’un homme, Freud fait apparaître
l’importance de la relation à un Autre féminin, substi­
tut maternel.
Lacan, dans «D’une question préliminaire à tout
traitement possible des psychoses »3, reprend, à propos
de Schreber, la question du rapport entre paranoïa et
homosexualité. Il souligne que «l’homosexualité, pré­
tendue déterminante de la psychose paranoïaque, est
proprement un symptôme articulé dans son procès ».
Plus loin, il précise qu’en mettant l’accent sur la ques­
tion homosexuelle, «essentiellement Freud dénonce
le mode d’altérité selon lequel s’opère la métamor­
phose du sujet, autrement dit, la place où se succè­
dent ses transferts délirants ». C’est à dire que Lacan
déplace la question de l’homosexualité ; il ne la
conçoit pas comme déterminant le surgissement du
délire paranoïaque mais comme étant le mode sous
lequel l’Autre persécuteur allait se présenter pour
Schreber.
Revenons à notre cas. Le premier déclenchement
de cette femme, s’est vraisemblablement produit vers
26 ans alors qu’elle était enseignante dans un lycée de
garçons. Les élèves se moquaient d’elle lui demandant
si elle était pucelle et, dit-elle, l’agressaient sexuelle­
ment. Pour elle ces agressions équivalent à un viol
collectif. Elle dit avoir eu à la suite de ça les mêmes
symptômes : «J’avais des spasmes dans tout le corps,
je n’arrivais pas à manger ni à déféquer». En l’inter­
Une fem m e armée - 117
pellant sur sa propre sexualité et sa condition de
femme (est-elle pucelle ?), les élèves touchent à un
point forclos, un point de trou pour lequel elle n’a
pas de répondant symbolique. Mais comme dit
Jacques-Alain Miller dans son cours du 27 mai 1987 :
«La forclusion n’est pas simplement un il n’y a pas
- il n’y a pas le Nom-du-Père —c’est un rejet dans le
réel. Rejet de quoi ? Cela a la valeur de rejet de ce qui
fait intrusion, à savoir de rejet de jouissance »4. Ce qui
fait intrusion et a une valeur de jouissance semblerait
être ici la question concernant son statut de femme
—vierge ou dépucelée ? — qui convoque pour elle la
problématique de son identification sexuée, de son
être de femme. C’est ce qui lui revient du réel sous la
forme presque hallucinatoire d’un viol collectif, d’un
rapport cru, non médiatisé d’une jouissance non
apprivoisée par le Nom-du-Père4. Cette question
intrusive se présente sous les espèces de ce que sa
mère lui laisse comme seule place face à un homme, à
savoir «être son objet de jouissance», car «être la
femme » ou « être la mère de ses enfants » lui a été
interdit.
Après trois ans d’enseignement qu’elle supporte
grâce, dit-elle, à un phénomène de dédoublement:
« Ce n’était plus moi qui enseignais, moi, j’étais
ailleurs, dans une autre planète », elle rentre dans l’ar­
mée, comme son père. «J’ai hérité d’un caractère de
garçon, c’est pour ça que je suis à l’armée. J’ai peur
des hommes, mais j’ai pensé qu’avec ces hommes là
je n’aurais jamais de problème». Effectivement, il
semblerait que l’armée, et la préparation d’un diplôme
de Maîtrise puis de D.E.A, l’aident à passer dix ans
dans une stabilité relative.
Le moment fécond actuel commence en été où elle
décide, pour une fois, de ne pas aller en vacances
118 - VICTORIA HORNE-REINOSO

avec sa mère. Dans sa famille et dans son travail, tout


commence à faire signe d’une volonté mauvaise. Un
jour ses parents arrivent chez elle au moment où elle
allait prendre une douche : «J’ai ouvert nue, ils ont
pensé que j’étais folle. J’ai cru qu’ils voulaient m’égor­
ger». Cependant c’est à ce moment là qu’elle entend,
à sa grande surprise, les propos maternels bien­
veillants. C’est qu’en fait son supérieur hiérarchique
se profilait déjà comme celui qui la visait, qui la dési­
gnait comme objet, objet à détruire. Les signes qui
l’assurent de ses mauvaises intentions sont clairs pour
elle : il l’humilie publiquement, ne lui donne pas de
promotion et lui demande de prendre sa retraite, il
nie ses droits et son statut de militaire et d’officier.
L’ensemble de ces données tendraient à nous mon­
trer que, comme dans le cas de la jeune fille de
Freud, derrière l’homme il y a la mère. Nous pour­
rions penser que son supérieur hiérarchique est lui
même tin substitut maternel qui lui inflige, comme sa
mère, des brimades et des humiliations et semble lui
interdire la place qui lui revient en raison de sa condi­
tion. Ainsi, en restant sur cette axe de substitutions
signifiantes, il serait possible de dire que tout Autre
persécuteur viendrait à la place de l’Autre primordial
qui incarne la mère.
Dans son texte « Présentation des Mémoires du
Président Schreber»5, Lacan avance «une définition
plus précise de la paranoïa comme identifiant la jouis­
sance dans ce lieu de l’Autre comme tel». Cette
patiente paraît témoigner de manière exemplaire, de
ce que l’Autre jouit d’elle. Ce rejet dans le réel de ce
qui ne trouve pas chez elle de signifiant pour être
représenté, liai revient comme une volonté de l’Autre
de jouir d’elle, de son corps.
Mais qu’est-ce qui provoque les crises délirantes ?
Une fem m e armée - 119
Lors du déclenchement, nous avons évoqué le
signifiant « pucelle » comme celui qui vient épingler la
question de la féminité. En ce qui concerne le dernier
moment fécond, nous pensons que c’est en lui refu­
sant de la reconnaître comme ce qu’elle est: officier
et militaire à part entière et en lui suggérant de quitter
ce statut, que son supérieur touche à la question de
l’être du sujet, de l’être comme sexué. Le signifiant
«militaire», en tant que trait d’identification imagi­
naire au père, l’a longtemps soutenue car il vient sup­
pléer au manque de signifiant qui, dans l’Autre, l’ins­
crivent comme femme. La perspective de la retraite la
renvoie, à nouveau, au vide de signifiants qui pour­
raient désormais répondre à la question de « Que
suis-je ? ». Lui ôter le signifiant « militaire » revient
pour elle à la laisser nue, comme quand elle avait
ouvert la porte à ses parents, sans uniforme qui
vienne recouvrir son défaut de signifiant pour habiller
son être de femme.
L’Autre persécuteur l’atteint toujours au niveau de
son identification sexuée. Derrière sa certitude d’avoir
été empêchée d’être une femme, une mère, une
amante, comme derrière la conviction délirante que
son supérieur veut la déposséder de son statut de
militaire, il y a le trou laissé par la non inscription des
signifiants qui, dans le discours de l’Autre, situent la
féminité.
Nous pensons également que la demande d’ovule
faite par sa sœur peut avoir joué un rôle dans ce der­
nier moment fécond car elle concerne son corps de
femme, convoquant aussi des signifiants de la fémi­
nité.
Reprenant donc Lacan dans son interprétation de la
place de l’homosexualité dans la paranoïa de Schreber,
nous pouvons dire qu’ici, la place où se succèdent les
120 - VICTORIA HORNE-REINOSO

transferts délirants est celle où l’Autre vient l’interpel­


ler sur la question de la féminité, la confrontant au
vide de signifiants qui auraient pu lui assurer une véri­
table identification féminine.
Nous pensons que ce n’est pas parce que son
supérieur peut être mis, à travers les divers rappro­
chements par une opération de substitution signi­
fiante, à la place de la mère prise comme première
persécutrice qu’il devient lui-même persécuteur, mais
parce qu’il s’est trouvé en position d’incarner ce dis­
cours d’Autre jouisseur qui signe la structure para­
noïaque de ce sujet. Car, en effet, derrière la multipli­
cité de possibles persécuteurs, hommes ou femmes,
qui puissent venir s’ajuster aux coordonnées de ce
qui pour cette femme revient du réel comme Autre
jouisseur, il y a la fixité de la persécution, le réel de la
structure.
Jacques-Alain Miller —Nous avons là à la fois une
description clinique très précise, et en même temps
un problème théorique.
Marc Strauss —La place du persécuteur est ici magni­
fiquement démontrée. Mais c’est, à première vue, aty­
pique. Nous sommes habitués à parler, depuis Lacan,
de la suppléance, ou d’une certaine stabilité, obtenue
par l’identification imaginaire au désir de la mère. Ici, au
contraire, il y a stabilité par identification à un signifiant
paternel. C’est une sorte de chiasme par rapport au
schéma habituel. Pourriez-vous nous expliquer comme
s’est constitué cet appui, et comment le corréler à notre
repérage traditionnel ?
Victoria Home-Reinoso —J’ai fait ce travail à partir
d’une présentation où elle a très peu parlé de son
Une fem m e armée - 121
père. J’ai pu parler ensuite avec le collègue qui la suit,
et il est apparu que l’appui sur le père était beaucoup
plus important que ce qu’elle avait évoqué au cours
de la présentation. L’identification au signifiant mili­
taire, qui lui vient du côté du père, a été pour elle un
appui pendant de très longues années.
Françoise Schreiber - J’ai, moi aussi, beaucoup appré­
cié la précision de votre exposé. Cela m’a évoqué un
cas semblable, que j’avais présenté à Sainte-Anne. Ne
peut-on penser que, dans de tels cas, la forclusion
porte surtout du côté du phallus ? On voit bien que
tout ce qui concerne la question de la féminité, de la
sexualité, est, pour elle, forclos. Peut-être peut-on
penser que la forclusion n’est pas totale. En tout cas,
la forclusion du Nom-du-Père est moins nette dans
ces cas-là.
Colette Soler —J’ai moi aussi beaucoup apprécié la
netteté de votre exposé. Au fond, l’idée est admise
entre nous de l’effet « pousse-à-la-femme » de la psy­
chose. Or, ce qui pourrait nous surprendre dans ce
cas, c’est qu’on voit du « pousse-au-garçon », pour
faire une analogie d’expression. Cela part du désir de
la mère qui, dans le délire au moins, ne la veut pas
fille, ne la veut pas femme, l’interdit. Elle-même dit :
«Je suis garçonnière». On la voit se stabiliser quand
elle peut se mettre dans un personnage masculin. Il y
a quelque chose comme une stratégie de défense
contre l’être féminin. Vous l’avez bien noté : « Un
échec pour s’inscrire sous ce qui épingle le féminin
dans l’Autre, la vierge, etc., il ne reste que le retour
dans le réel du viol ». On pourrait aussi évoquer cette
idée freudienne d’une défense de toutes les structures
contre la féminité.
122 - VICTORIA HORNE-REINOSO

Victoria Home-Reinoso — Oui, j’avais réfléchi à la


question du rapport à l’homme comme quelque chose
de très problématique. En se rangeant du côté des
hommes, elle évite aussi le rapport à l’homme.
Françoise Josselin —Dans la mesure où le signifiant du
Nom-du-Père est forclos, elle a essayé de se soutenir
avec les objets du père, à travers le militaire. Ce cas
est exemplaire d’une clinique que l’on rencontre dans
sa rigueur, qui est l’horreur de la castration féminine
pour la mère. Cela a probablement été l’horreur pour
sa mère qu’elle soit une fille, donc elle essaye d’éviter
cela au maximum. Dès que les objets du père ne sont
plus là, l’horreur de la castration féminine resurgit.
C’est, me semble-t-il, ce que ses élèves lui renvoient.
Victoria Home-Reinoso —En effet.
Eric Laurent - Je voudrais saisir l’amorce de la dis­
cussion pour développer le problème très général qui
peut se poser dans la psychose selon notre perspec­
tive. Il est plus facile de penser dans nos catégories
le chemin transsexualiste vers la femme que le trans­
sexualisme vers l’homme. A partir de la première
métaphore paternelle, on rend plus facilement
compte des phénomènes comme ceux du transsexua­
lisme schrebérien. Si, par contre, on la recontextua­
lise par « la théorie des jouissances » ou par « la
seconde métaphore paternelle », exposées par
Jacques-Alain Miller, selon le rapport grand A sur J :
A / J, nous pouvons alors différencier jouissance
phallique et jouissance de l’Autre. Le « transsexua­
lisme » psychotique peut alors être interrogé comme
certitude de jouissance, vouloir l’une des deux, cette
jouissance et nulle autre. Ce serait à concevoir
Une fem m e armée - 123

comme une certitude délirante portant sur le registre


de la jouissance. Dans votre cas, il s’agit à la fois de
l’identification imaginaire et du thème de la jouis­
sance.
Victoria Home-Reinoso —J’insiste sur tout ce qu’elle
évite en se rangeant du côté des hommes, de l’armée,
des militaires. L’univers des femmes est, pour elle,
persécutoire, c’est un univers fou.
Fabien Grasser — Que pensez-vous de l’importance
du signifiant « armée » ? Ce signifiant n’est pas si mas­
culin que cela — c’est « armée », é, e. Cela fait série
avec « pucelle », avec « vierge », si bien que la question
du « pousse-à-la-femme » revient. Je ne suis pas si sûr
qu’on puisse parler d’un habit masculin — même si
vous avez dit habit militaire —, mais c’est au sein de
l’armée.
Victoria Home-Reinoso — Cela m’évoquait au début
quelque chose de plus asexué, pouvant aller du côté
de l’armée, de l’art-mère, de la mère aussi.
Jacques-Alain Miller - Elle est armée.
Victoria Home-Reinoso — Pourtant, à chaque fois
qu’elle évoque l’armée, elle parle de l’univers des
hommes. Elle dit: «Avec ces hommes-là, je n’aurai
pas de problème, je me sentais un garçon». C’était
plus du côté des hommes, malgré le côté féminin que
peut évoquer le signifiant armée.
Guy Clastres — La structure du discours de l’armée,
le type de lien social que l’armée constitue, constitue
une prothèse, un cadre de garantie.
124 - VICTORIA HORNE-REINOSO

Claude Duprat —Avez-vous pu repérer un moment


érotomaniaque, suivi d’une bascule vers la persécution ?
Victoria Home-Reinoso — Non, je pense qu’il n’y a
pas ici de moment érotomaniaque.
Valérie Péra-Guillot — On a maintenant des para­
noïaques qui viennent demander à être père par voie
d’insémination. Des transsexuels, des femmes transfor­
mées en hommes, viennent avec une femme, et deman­
dent une insémination artificielle pour leur compagne.
Cela ne rejoint peut-être pas la question de la femme,
mais celle du père primitif : c’est la tentative de s’identi­
fier au père de la horde primitive.
Françoise Josselin —Est-ce qu’on peut parler d’identi­
fication imaginaire dans ce type de cas ? J’ai connu
une jeune femme qui ne quittait pas un treillis mili­
taire et la bouteille d’alcool, qui étaient des objets de
son père, qu’elle incarnait littéralement. N ’est-ce pas à
considérer du côté du réel ?
Victoria Home-Reinoso —A mon avis, la façon dont
elle le dit correspond vraiment à une identification
imaginaire. C’est ainsi qu’elle est entrée dans l’armée,
et qu’elle s’est soutenue pendant dix ans.
Jacques-Alain Miller —Nous allons entendre mainte­
nant Nancy Katan-Barwell, Gabriel Lombardi et Jean-
Claude Maleval.
Nancy Katan-Barwell enseigne à la Section de
Paris ; elle est à Évry avec Marc Strauss, dans le ser­
vice du Dr Sadoul. Ce qu’elle expose est une présen­
tation à la fois de Marc Strauss et d’elle-même dans
ce service.
Une femme armée - 125

Gabriel Lombardi, bien connu en Argentine, moins


connu pour l’instant à Paris, est à la Section clinique
de Buenos Aires. Je l’ai rencontré à Buenos Aires il y
a au moins dix ans, alors qu’il était jeune assistant à la
Faculté de Buenos Aires, où il est aujourd’hui profes­
seur. Il nous présente un cas, qu’il a suivi quatorze
ans et qui ressortit des débuts de sa pratique. Il est
frappant qu’il puisse en faire un commentaire dans les
termes les plus récents de mon Cours de l’année - en
effet, une dactylographie part tout de suite à Buenos
Aires et cela lui permet d’appliquer mon commentaire
du Wit^ freudien au cas. Gabriel Lombardi est fort
brillant, ce qui ne lui vaut pas que des aménités dans
le milieu argentin et même en France. Il faut parfois
que je fasse quelques efforts pour qu’on n’étouffe pas
des talents trop marqués, parce que la tendance d’un
milieu homogène va souvent à écraser, à rendre diffi­
cile leur émergence — je le dis ici et je le dirai à
Buenos Aires aussi.
Enfin, Jean-Claude Maleval est bien connu ici, et
n’a pas besoin de présentation. Il est également pro­
fesseur d’Université, à Rennes. Je l’ai connu, lui aussi,
quand il était encore loin de cette fonction. Il nous
commente l’ouvrage du professeur Mack, professeur
de psychiatrie à Harvard.
NANCY KATAN-BARWELL

Une enfant mortifiée


Les effets d ’une question

A» cours d’un entretien unique, réalisé à la Section


Clinique enfant, dans le cadre du Département de
Psychanalyse de Paris VIII, Amélie, chez qui la rela­
tion intersubjective est préservée et même riche, va
révéler peu à peu son éclatement intérieur personnel
et la dure réalité d’une psychose non déclenchée1.
Amélie a une question à poser à sa mère: «Dis-
moi, maman, pourquoi j’ai eu une méningite ? ». A
cette question, la mère stupéfaite, témoigne dans sa
réponse, d’un consentement à l’irrémédiable qui, dans
le réel, fait retour sur sa fille.
Cette séquence clinique nous amènera à discuter le
statut de la question de l’enfant adressée à sa mère.
Petite fille de 11 ans, blondinette et gracile, Amélie
vient consulter pour des symptômes assez banaux —
elle fait pipi au Ht, travaille mal à l’école, et a peur au
moment des contrôles. Très myope, AméHe se
débrouille mal de ses lunettes ou de ses lentiUes. Son
faciès est un peu ingrat, très fin, aux lèvres mal dessi­
nées et aux oreilles non terminées.
Ses deux années de retard scolaire laissent peser
128 - NANCY KATAN-BARWELL

sur elle l’ombre menaçante d’un handicap possible qui


acculerait Amélie à un échec scolaire quasi irréver­
sible.
Dans sa petite enfance, Amélie a fait des « maladies
catastrophes » ayant nécessité plusieurs hospitalisa­
tions. Elle a tout le temps peur de la maladie et de la
mort et est obsédée par la mort d’un «petit oncle»
décédé en Amérique du Sud, frère de sa grand-mère
maternelle.
Ce qui fait énigme pour Amélie, ce n’est pas tant la
naissance des enfants ou la différence sexuelle. Elle
dessine un accouchement avec beaucoup de perti­
nence ; ce qui fait énigme c’est la maladie, la mort et
le réel de son corps qui explose. Pour Amélie, les ali­
ments circulent dans les bras et le reste du corps et
sont transformés dans un «écraseur» par des petits
bonshommes gloutons. Sa vessie dessinée comme un
soleil vert, explose et son pipi est noir. Sur et à l’inté­
rieur de ses joues, les mêmes petits bonshommes lui
permettent de parler.
Au milieu d’un récit et de propos témoignant à la
fois d’une grande finesse d’esprit et d’une dimension
intersubjective intacte, Amélie évoque multiples souf­
frances physiques — greffes de tympan, points de
suture, greffes de peau, accidents variés -, et finira
par affirmer: «Je connais bien la mort». Effecti­
vement, Amélie vit avec les morts et ne semble pas
très bien saisir la différence entre la vie et la mort.
L’âme du « petit oncle » mort, nommé Woodlock —
boucle de bois, copeau —, semble s’enrouler et faire
boucle autour d’elle. Il est mort enfant, sa grand-mère
maternelle lui en a parlé. De même, elle a vu Fantasia,
un film de Walt Disney où, sur le Mont Chauve,
bêtes et humains sortent de leurs tombes pour venir
danser sous la lune... A l’occasion de la séparation de
Une enfant mortifiée - 129
ses parents, profitant d’un moment de solitude avec
son père, elle le questionne et en retire la certitude
que, lui aussi, il pense à la mort et, dit-elle, «Je me
suis collée à lui». Plus tard, Amélie veut exercer le
même métier que sa mère, «comme ça, quand elle
sera morte, je penserai à elle ».
Mais ce qui a fait trauma et effraction de l’Autre
pour Amélie, c’est une méningite qu’elle pense avoir
eu à quelques mois, et, contre toute attente, c’est elle
qui va rationaliser une sorte d’enchaînement de cause
à effet, laissant entendre que cette maladie est la
source de tous ses symptômes et de son état. Au
point que lorsque Marc Strauss lui demande en fin
d’entretien si elle veut qu’on dise quelque chose à
maman, elle rougit, dit oui, hésite sur la question à
poser, mais, à peine la mère assise, surgit d’Amélie la
pathétique question suivante : « Dis moi maman,
pourquoi j’ai eu une méningite ? ». Sidérée la mère
devient écarlate et se met à expliquer à nous et à sa
fille très calmement que c’était une méningite virale
lymphocytaire banale, faite beaucoup plus tard
qu’Amélie ne le pensait, et que cette maladie n’avait
été sur le plan médical qu’un petit incident de par­
cours au milieu d’un océan de « maladies catas­
trophes». De cette méningite, ce que la mère en a
retenu, c’est qu’elle est survenue le jour de la pre­
mière communion d’un frère d’Amélie, jour au cours
duquel, par la même occasion, Amélie devait être
baptisée. La méningite et l’hospitalisation sont venues
seulement bousculer le déroulement de la journée.
« Pourtant, souligne Marc Strauss, Madame, entre
cette méningite et ses difficultés, votre fille fait une
suite logique. » Surprise, la mère entrevoit à ce
moment la possibilité de séquelles responsables
d’un handicap... elle bafouille... le mot de trisomie est
130 - NANCY KATAN-BARWELL

lâché ; l’enfant rougit, rétrécit et se recroqueville sur


son fauteuil, semblant accablée par ce signifiant por­
teur de mort. Malgré sa lutte acharnée contre Yesta­
blishment scolaire, dont mère et fille savent qu’elles en
sortiront vaincues, à ce moment précis, la question de
Amélie fait ouverture et fait entrevoir de façon verti­
gineuse ce consentement à l’irrémédiable de la mère
qui, dans le réel, fait retour sur sa fille.
Habituellement ce sont les parents qui sont prêts à
rationaliser les difficultés de leur enfant. Dans le cas
d’Amélie, « l’ignorance » maternelle est réveillée par la
question surprenante et saisissante de l’enfant, «Dis
maman, pourquoi j’ai fait une méningite ? », qui pour­
rait se traduire par un «Dis maman, qu’est ce qui
m’est monté à la tête ? » ou « Dis maman, me veux-tu
handicapée, morte ou vivante ? ».
Ce matériel clinique rassemblé, il a été élaboré dans
un cartel composé des deux enseignants de la section
clinique, de deux médecins2 du service où a lieu la
présentation et d’un plus-un3 délibérément choisi en
dehors de la présentation.
Au cours de cet unique entretien clinique, ce sont
les questions, les propos et les réactions aux questions
des participants qui ont engendré des surprises.
Dans son texte «De la psychanalyse dans ses rap­
ports avec la réalité», Scilicet I, Jacques Lacan aborde
ce problème de la question et de la surprise : « Ce qui
est attendu de la séance, c’est justement ce qu’on se
refuse à attendre, de crainte d’y trop mettre le doigt :
la surprise a souligné Reik»3. Plus loin, dans ce même
texte Lacan souligne : « Ce que nous avons à sur­
prendre est ce quelque chose dont l’incidence origi­
nelle fut marquée comme traumatisme ».
Ainsi, de question en question, cette séquence cli­
nique nous a conduits de surprise en surprise.
Une enfant mortifiée - 131
1) La première surprise nous est offerte par Amélie
elle-même qui livre le diagnostic structurel dans son
dessin et son discours délirant sur son propre corps.
Mortifiée sous le signifiant « méningite » qui la
représente auprès de l’Autre, Amélie invente un signi­
fiant de suppléance pour rendre compte du dedans et
du dehors. Entre le corps comme vivant et l’image
comme morte, Amélie crée cet « écraseur » témoin de
la mécanique corporelle, et ces petits bonshommes
gloutons qui circulent à l’intérieur du corps —Si / a —
(Méningite / débordement du corps). Mais à eux
seuls ces signifiants ne peuvent tamponner le désir
énigmatique et mortifère de la mère, comme le ferait
un tiers donnant sens au désir de la mère. Amélie
reste donc mortifiée sous un Si sans S2.
2) A la question et demande de savoir si elle a
quelque chose à dire à sa mère, Amélie n’hésite pas.
Le fait même qu’une enfant de 11 ans veuille poser
publiquement une question à sa mère est venue nous
surprendre et induira les questions du cartel sur sa
question.
« Dis, maman, pourquoi j’ai eu une méningite ? »
Alors que la question du névrosé est porteuse d’insa­
tisfaction et de reproches fait à un S2 qui ne peut
recouvrir un Si, la question d’Amélie, enfant psycho­
tique, a un côté pathétique par son absence de protes­
tation même.
Posant la question de son être, Amélie révèle par le
signifiant « méningite » ce qui fait fonction de Si pour
elle, alors que pour sa mère, qui minimise l’incidence
traumatique de cette maladie, c’est le signifiant « triso­
mie » qui fonde le sujet.
Par l’énoncé de sa question, Amélie lance un appel
à un S2, un appel vain au père.
«Méningite» partage avec «trisomie» le fait de
132 - NANCY KATAN-BARWELL

toucher au corps, au mental et d’impliquer la mort,


méningite est de plus connectée par la mère à une
fête de famille religieuse. Ce jour-là, Amélie devait
être baptisée, nommée dans l’Église comme enfant de
Dieu le Père. L’incapacité d’une articulation symbo­
lique d’un S2 à un Si rejette l’enfant dans le réel d’une
indexation mortifère qu’elle choisit (méningite et non
pas trisomie) illustrant ainsi sa position d’objet dans le
fantasme maternel. (Si/a). Cette identification à l’ob­
jet du fantasme de la mère, reste rapportée à la jouis­
sance maternelle et non à un autre signifiant S2 —
Nom du Père.
3) C’est la remarque de l’analyste à la mère qui va
avoir des conséquences immédiates. Ce «Madame,
entre cette méningite et ses difficultés, votre fille fait
une suite logique» engendre immédiatement la sur­
prise de la mère qui vacille, bafouille et lâche le signi­
fiant «trisomie». Au même instant, cette remarque a
pour effet le fading de l’enfant qui se rétrécit, se recro­
queville sur son fauteuil, accablée par ce signifiant
vecteur de mort, attristée par son appel vain.
Ainsi, lors d’un seul entretien clinique, remarques
et questions ont eu des effets sur tous les partici­
pants. Par sa question, Amélie, enfant psychotique, a
pu enclencher un processus de révélation surprenant,
ayant valeur d’interprétation, à un impossible à sup­
porter tant pour sa mère que pour elle-même.
U ne enfant mortifiée - 133

Dessin de la petite Amélie


GABRIEL LOMBARDI

Cure d’un mutique


De la perplexité à la surprise

î / e n s e ig n e m e n t de Lacan a eu l’effet d’éliminer de


son champ d’influence toute théorie sur la subjectivité
de l’analyste comme tel. Effet justifié sans doute à
l’époque où il développe son enseignement, quand au
sein de l’I.P.A. les analystes faisaient du contre-trans­
fert la boussole de l’analyse, en mettant un accent
abusif sur ce qu’ils expérimentaient en tant que sujets.
Lacan s’est opposé décidément à une telle orientation.
Il a démontré que, dans l’analyse, par les conditions
imposées par le transfert, il n’y a qu’un sujet en acti­
vité. On peut lire dans sa « Proposition du 9 octobre
sur le psychanalyste » : « Le transfert réfute l’intersub­
jectivité». Il n’y a pas de contre-transfert analytique­
ment profitable.
Cette interdiction, compréhensible à tel moment
historique, continue à être recommandable de nos
jours, dans le quotidien de notre pratique, où l’ana­
lyste doit assurer son acte d’une position qui n’est pas
celle du sujet mais cette autre de semblant d’objet
— pour interroger de là l’analysant dans sa position
subjective. Néanmoins, une telle interdiction ne nous
136 - GABRIEL LOMBARDI

a pas fermé le chemin, du moins je le crois, pour


concevoir quelques situations ponctuelles, extrêmes
peut-être, où l’analyste retourne, ne serait-ce que pour
un instant, à une position de sujet. Et ça, sans contre­
dire son éthique ni sa fonction. Lacan lui-même a
suggéré quelques exemples. Un parmi ceux-là est celui
de cette « vacillation calculée » de la neutralité de
l’analyste, qui «peut valoir pour une hystérique plus
que toutes les interprétations ». Un autre, encore très
peu discuté, du moins en Argentine, est cette alter­
nance soulignée par Lacan dans sa « Proposition »,
dont le pivot serait le transfert. Dans un exemple
donné dans ce texte, cette alternance se révèle dans
l’effet d’angoisse renvoyé au partenaire par l’analysant,
quand celui-ci s’éjecte « du champ d’épandage des
pensées de son géniteur ».
Je veux mettre en série une troisième contingence,
considérée par Lacan dans son Séminaire sur L ’angoisse,
et aussi dans son merveilleux « Petit discours aux psy­
chiatres : quand l’analyste s’occupe du fou », car il est
fréquent d’y voir très vite surgir des situations où le
fou incarne l’objet, et le soignant le sujet. Une telle
inversion souvent initiale des positions fait la diffi­
culté essentielle de la manœuvre du transfert dans le
traitement de la psychose. Elle est éventuellement
inéliminable, et c’est peut-être à cause de cela que
Lacan y a formulé son vœu que quelqu’un psychana­
lysé s’occuperait un jour vraiment du fou. Et il n’a
pas dit l’analyste, mais l’analysé, c’est-à-dire quelqu’un
qui, pour accéder à la position d’analyste, doit passer
par le moment logiquement préalable de la destitution
subjective.
Je vais esquisser pour vous la curieuse façon où cela
s’est passé dans les moments les plus intéressants du
long traitement, quatorze ans, d’un patient psychotique.
Cure d ’u n m utique - 137
Dès le commencement, les choses étaient à l’en­
vers. Ce n’est pas lui qui m’a demandé le traitement,
mais sa mère. Ce n’est pas lui qui est venu me voir,
mais c’est moi-même qui suis allé le voir dans la cli­
nique où il était interné, et où je le trouvai dans cet
état crispé et impénétrable que Kahlbaum a appelé
catatonie : il restait couché dans son lit, en regardant
le mur constellé de ses crachats, en silence. Parfois il
mangeait ou buvait à peine, en faisant craindre pour
son hydratation. Impossible de le toucher, il avait des
crises récurrentes d’excitation psychomotrice d’une
violence subite et incontrôlable. Ni les mégadoses
d’halopéridol ni les traitements essayés auparavant
n’avaient été efficaces. Pendant sept années, depuis
l’âge de quinze ans, il était resté presque tout le temps
plongé dans l’affreuse immanence d’un symptôme
extraordinairement élémentaire et vide de sens. «Je
vois des petits points », criait-il dans ses moments
d’excitation.
Comment agir avec un sujet qui ne parle pas ? Les
questions que je lui posais n’avaient pas de réponse.
J’ai donc pris le parti de lui parler moi-même, à
tâtons, l’interroger sans l’horizon d’aucune réponse:
attendre, patiemment. J’allais le voir plusieurs fois par
semaine près de son lit. Il ne parlait pas. Moi, je
n’avais aucune référence pour suivre ses pensées ni sa
souffrance.
Un matin, il s’est tourné vers moi, soudainement,
et m’a dit, dans une langue nasillée, à peine compré­
hensible : «J’écris des poèmes ». Je ne cache pas ma
surprise et lui exprime mon intérêt pour les lire.
Seulement, après quelques entrevues, il me rend un
papier chiffonné et sale où il y avait deux lignes
d’écriture illisible. Je lui ai dit que je ne comprenais
pas, alors il accepte de lire de mauvais gré, dans sa
138 - GABRIEL LOMBARDI

langue nasillée. Le contenu est puéril. D’autres


poèmes suivent, poèmes d’un amour abstrait, chaque
fois plus clairement écrits, chaque fois mieux lus, éga­
lement puérils, malsonnants, sans ponctuation. Voir
les petits points le terrifiait, il me demandait que je
l’aide à ne plus les voir. A mes questions, il ne pou­
vait rien décrire de ces points, ni quantité ni qualité
autre que leur petitesse indescriptible. Rien. Pas un
mot. Pendant des années, il était resté perplexe
devant l’envahissante et morcelante étrangeté du phé­
nomène.
Les séances semblaient l’aider, il commençait à se
lever du lit.
Mais rien de nouveau ne surgit jusqu’au moment
où, quelques mois après, par surprise, il affirma : «Je
suis le fils de Dieu, je descends d’une des tribus
d’Israël: les Cohen». Je lui ai demandé des preuves
de cette affirmation, il m’a répondu qu’elles étaient
dans la Bible, mais il ne se souvenait pas dans quelle
partie. Nous cherchions ces preuves, vainement, dans
le Livre pendant des mois. Le travail sur la Bible, sans
résultat du point de vue de l’investigation entreprise,
a eu quand même l’effet d’amener le sujet à parler, à
l’association, aux questions, au récit des maigres sou­
venirs qui restaient de l’enfance. Ses idées messia­
niques, garanties par la voix et la présence de son
père déjà mort, mais vivant dans un au-delà très
proche, l’ont accompagné pendant des années. Ces
idées donnaient un sens imaginaire, de Rédemption
future, aux souffrances inhérentes au seul symptôme
insupportable, voir des petits points. Il n’était pas
clair que ces voix et cette présence soient des halluci­
nations ou des fantasmes. Lui-même n’en était pas
sûr. En tout cas, elles n’étaient pas du tout du même
degré de certitude anidéique que le symptôme atroce
Cure d ’u n m utique - 139
des petits points, qui ne s’est jamais intégré, en
absolu, dans le changeant délire.
Par une voie différente de celle du délire, un prin­
cipe d’élaboration de ce symptôme surgit, d’une
manière inattendue, bien sûr, à partir du jour où il
m’a dit : « Moi, je peins ; je dessine et je peins ». Il a
commencé effectivement à dessiner, griffonnages au
crayon ordinaire d’abord, ensuite en peinture, plus
élaborés.
Parfois il me montrait une de ses dernières pein­
tures. Le symptôme s’est sensiblement atténué et il a
pu se rendre à une vie sociale minime, s’asseoir à la
table avec les autres patients, trouver une fiancée
dans la clinique, aller chez soi pour les week-ends,
puis y rester.
Au fur et à mesure qu’il faisait confiance à son
analyste, il a osé raconter le motif de ses rires, qui
n’étaient pas si « immotivés » que le croient les psy­
chiatres. Il s’agissait toujours de quelque trait du par­
tenaire considéré comique, surprenant dans son arbi­
traire : les cheveux décoiffés, quelque geste minime.
Pour une fois, il a fait participer sa mère, qui rit
aussi : « E l Doctor està cachuso (le Docteur est mal
fichu), il a le pantalon chiffonné» —ce qui n’était vrai
qu’à peine. Une certaine ironie se fait présente aussi,
laconique et inattendue : « Les psychologues et les
psychiatres aiment que les fous leur parlent de sexe,
dit-il en riant. Ils rapportent tout au sexe. Je n’ai pas
de rapports sexuels, je n’en ai jamais eus, et je ne
veux jamais en avoir. Donc, ils ne me comprennent
pas. Les psychologues et les psychiatres ne compren­
nent jamais les fous ».
Après quelque temps, d’objet de la dérision ou de
l’ironie, l’analyste vient à jouer le rôle de la troisième
personne, la dritte Person freudienne du Mot d’esprit. Le
140 - GABRIEL LOMBARDI

patient raconte des mots d’esprit, souvent des his­


toires juives. Il était Juif. Mais il les disait toujours
d’une voix pressée et sérieuse, presque angoissée,
comme s’il faisait un travail pénible. Puis il attendait,
toujours sérieux, l’effet je dirais physique dans l’Autre.
C’est seulement quand l’effet du rire se produisait
dans l’Autre que le patient éclatait de rire lui aussi.
Un exemple : « Il s’agit d’une publicité à la télé. On
voit l’image de la Croix vide, sans le Christ et sans
clous. Une voix off dit : “ Si on avait employé des
clous Goldstein, les choses seraient différentes ”. » Il
me semble curieux que ce patient psychotique, avec
une si pauvre «étoffe» structurelle, puisse jouer de
cette manière avec la plus sociale des formations de
l’inconscient, de l’inconscient auquel il était plutôt
désabonné. Quelle pouvait être l’efficacité d’une telle
opération? Peut-être celle de partager sa jouissance
comme Lustgewinn, jouissance qui cherche à se pro­
duire dans l’Autre du social. Et par l’intermédiaire de
celui qui n’est pas, ou du moins qui ne le serait pas
pour un instant, un sujet désabonné de l’inconscient.
N’y a-t-il pas dans une telle opération une décision
de jouissance phallique, de valeur de jouissance ?
Supposons que tel était le cas. Freud souligne quand
même que, dans le mot d’esprit, on transfère à la troi­
sième personne la décision, si sa petite tâche a été
accomplie. Le mot d’esprit remplit une fonction de
cession de jouissance à l’Autre du lien social. Cette
phase du traitement prépare sa fin.
Pendant l’étape finale de la cure surgit à peine le
symptôme des petits points, très atténué. Le patient a
appris à employer la plus petite ébauche du symp­
tôme comme un signal d’arrêt : on ne doit pas conti­
nuer par cette voie. Il sait comment éviter son surgis­
sement massif. Les voix et la présence d’insectes qui
Cure d ’un m utique - 141

le reg ard en t, des oiseaux, de p ère et de D ieu x n e le


d éran g en t plus. Il sait c o m m e n t faire avec eux. E n
général d e b o n n e h u m eu r, il m ain tie n t u n agréable
ra p p o rt avec sa fam ille, qui l’héb erg e et l’alim ente. Il
n ’a jam ais p u travailler. Il lit, p ein t, écrit quelques
poèm es. Il p e n se ex p o ser ses p ein tu res, e t publier,
dans l’avenir.
S o n acuité d an s le repérage de la p o sitio n subjec­
tive d e l’in te rlo c u te u r, so n g o û t p o u r su rp re n d re
l’A u tre dan s sa vein e subjective, est alors très évi­
d e n t : « V o u s êtes fatigué, n ’est-ce pas ? V o u s tra ­
vaillez b eau co u p . P e u t-ê tre v o u s avez d o rm i très p eu
h ier so ir» . P uis, c o m p a tissa n t: « P a u v re D o c te u r, les
cho ses q u e v o u s d ev ez faire p o u r vivre ! M oi je vis
d ’u n e au tre faço n ». E t to u t en so u rian t, com plice :
« E h b o n ! ce n ’est pas la m êm e ch o se d ’être le fils de
D ieu q u ’u n p sy ch o lo g u e ».
U n tem p s après, il d it q u ’il p e u t c o n tin u e r seul,
q u ’il n ’a plus b e so in d u traitem en t. Il le finit avec
m o n c o n sen te m e n t. Si c ’est nécessaire, il va m ’ap p e ­
ler. P e n d a n t u n an , il n e m ’a télé p h o n é qu e deux fois,
aim able, c o n te n t, p o u r m e saluer la p rem ière fois, et,
la deuxièm e, p o u r m e ra c o n te r qu e so n p è re le
déran g e u n peu. C e n ’était pas im p o rta n t, il savait
c o m m e n t faire.
P ar quelle voie arrive-t-on à cette fin ? P ar u n e trajec­
toire scandée chaque fois p ar u n ponctuel « s e laisser
co n cern er» en ta n t que sujet d u côté de l’analyste. A vec
ce résultat q u ’à chaque surprise d u côté de l’analyste, o n
s’éloignait d u sym ptôm e et de son effet incurable de
perplexité d u cô té d u patient. U n e telle surprise supplé­
m entaire, m ystérieusem ent, ouvrait au sujet u n e posi­
tio n plus tenable, u n e existence plus vivable.
F re u d et H eid eg g er n o u s o n t frayé le ch em in p o u r
n e pas c o n cev o ir la su rprise co m m e l’im p re ssio n su b ­
142 - GABRIEL LOMBARDI

jective d u so u d ain e n ta n t q u ’a b so lu m e n t im p rév u ,


m ais, b ien au co n traire, co m m e l’effet d u su b it qui ne
c o n tre d it q u ’en ap p aren ce le p e rm a n e n t, e n ta n t q u ’il
exige l’in sta u ra tio n p réalable d ’u n e latence o u p réd ic ­
tio n , que le sc h iz o p h rèn e rejette. A p rès to u t, sa p o si­
tio n p rim aire est celle d ’u n refus radical de ce qui,
p o u r d ’autres, assure l’avenir de la surprise, « l’effet
Œ d ip e », c’est-à-dire l’e ffe t d ’u n e p réd ic tio n qui in te r­
v ie n t dans les faits p rév u s p a r elle, v o ire qui les stru c­
ture.
C e p sy ch o tiq u e n e se su rp re n d pas : il assure ! et
l’o n n e tro u v e plus de raisons p o u r le m e ttre en
d o u te. D e la p erp lex ité de la jouissance absolue d u
sy m p tô m e, il passe, p a r la m éd iatio n de la surprise
dan s l’A u tre d u tra n sfe rt et aussi d u m o t d ’e sp rit qui
la p ro lo n g e, à la d istractio n de sa jouissance co m m e
LMstgewinn, jouissance qui ch erch e à se p ro d u ire dans
l’A u tre d u lien social, et pas dans l’A u tre d u délire.
E ffe t d o n c su r l’A u tre qui in tro d u it u n e valeur de
jouissance, qui n ’était pas p arm i les d o n n é e s initiales
de cette p sychose. L a d im en sio n d u su rp re n a n t est ici
o u v e rtu re au social de ce qui, h o rs discours, laisse le
sujet d an s la perplexité. L ’acte analytique est p e u t-ê tre
ici m an ifeste dan s sa com plexité.
A insi q u e la dritte Person d u m o t d ’esp rit n ’a pas
b e so in d ’être u n A u tre qualifié, l’analyste ne se spéci­
fiait pas dans ce tra ite m e n t p a r ses qualités, ni p a r les
titres d e sa subjectivité, ni p ar ce q u e so n désir avait
de su b jectif n o n plus. B ien au c o n traire, chaque fois,
surpassé le m o m e n t initial de la surprise, il s’agissait
de ce q u e « la suite co n v ain q u e le sujet que le désir
(subjectif) d e l’analyste n ’était p o u r rien dans l’affaire ».
P o u r ch o ir d e ce c o n c e rn e m e n t de sujet à la p o sitio n
de l’o b je t «cachuso», il n ’y avait q u ’u n pas, il n ’y avait
qu e cette singulière p asse à laquelle, p o u r le p sy ch an a­
Cure d ’un m utique - 1 4 3

lysé qui le soigne, le p sy ch o tiq u e renouvelle chaque


fois l’invitation.
C ’est là, m e sem ble-t-il, o ù s’assoit cette « h a lte » ,
cet « a rrê t p ara d o x a l» , o ù L acan in te rro m p t sa
« Q u e stio n p rélim inaire » p o u r y a p p u y er la m an œ u v re
d u tra n sfe rt dan s la psychose. Il y situe, n o n pas le
« c o m m e n t faire » q u e le m o n d e th éra p eu tiq u e a tte n d
to u jo u rs, m ais très p réc isém e n t u n e critique de la
p o sitio n d u p sychiatre, « fût-il le psychanalyste » écrit-
il, et d e sa réalité. O n p e u t aussi, dans cette halte,
rep é re r le m o m e n t logique o ù il s’agit de réitérer le
pas p a r lequel o n arrive à la p o sitio n de l’analyste.
C ’est-à-dire q u ’o n n ’accède pas à la p o sitio n de l’ana­
lyste dès la p o sitio n d e l’analyste, ce qui fo n d era it so n
acte d an s l’h ab itu d e. O n y accède dès u n e d e stitu tio n
d e sujet, q u i d o it ê tre ch aq u e fois rénovée.
C ’est évident que l’in terp rétatio n d u côté de l’ana­
lyste n ’a eu, dans ce p rocès, aucun lieu. M ais à vrai dire
elle n e se justifie pas q u an d la jouissance n ’a pas à être
«falsifiée», ren d u e caduque, co m m e valeur de jouis­
sance. D a n s ce cas, au contraire, il s’est agi de laisser
passer à la valeur la jouissance in n o m b rab le des petits
p o in ts, jouissance qui n ’était pas un e valeur, jouissance
délocalisée d u signifiant dans le réel. Jouissance absolue
qui est passée, dans le social m inim e d u lien analytique,
à la valeur civilisatrice qui la relativise com m e
Tustgewinn , plus-de-jouir cédé à l’A u tre d u transfert.
P a r cette voie, o n est p a rv e n u à d élester le p sy c h o ­
tique, n e serait-ce q u e p o u r u n in sta n t, u n in sta n t
féco n d , d u p o id s illim ité de l’im m an en ce de l’objet.
C e qui a suffi p o u r en co u rag er le sujet à ce p eu
d ’actio n à laquelle la stru ctu re l’habilite.

Jacques-Alain Miller- J e rem ercie L om bardi. D an s un e


lettre q u e j’ai pu b liée dans «Temps logique», le bulletin
144 - GABRIEL LOMBARDI

in térieu r d e l’A sso ciatio n M ondiale de Psychanalyse,


u n collègue arg en tin , B eckerm an, p o se la q u estio n de
savoir s’il est p o ssib le q u ’u n E u ro p é e n s’intéresse à
qu elq u e ch o se q u e d it u n A rgentin. E h bien, v o u s
p o u rre z a p p o rte r à B u en o s A ires la rép o n se q u ’à
A n g ers, o n s’est in téressé à to u s n o s collègues argen­
tins qui é ta ien t ici, q u ’ils v ie n n e n t d ire c te m en t de
B u en o s A ires c o m m e v o u s-m êm e, o u q u ’ils se so ien t
enracinés en F ra n ce co m m e V ictoria H o m e .
JEAN-CLAUDE MALEVAL

Une épidémie américaine


L e syndrome d ’enlèvement extra-terrestre

C ^ u a n d q u elq u ’u n affirm e a u jo u rd ’h u i av o ir été


enlevé p a r les ex tra-terrestres, le m o t de délire ne
tard e gu ère à être évoqué. C ertes, m ais reste e n co re à
p réciser la n a tu re d u délire. S’agit-il d ’u n e ten tativ e de
rem éd ier à la fo rclu sio n d u N o m -d u -P è re ? S’agit-il
d ’u n e vacillation n év ro tiq u e d u fan tasm e ? O u b ien
e n co re s’agit-il d e ce délire d o n t relève to u te affirm a­
tio n d u fait d e la fo rclu sio n généralisée ? Q u e l’o n se
gard e d ’écarter d ’em b lée u n e seule de ces h y p othèses.
M êm e la tro isièm e d ’en tre elles p e u t être recevable.
S o u v e n o n s-n o u s p a r exem ple d u 3 o c to b re 1938 : ce
jour-là e n v iro n d eux m illions d ’A m éricains fu re n t
con v ain cu s, p a r u n e ém ission rad io p h o n iq u e, co n çu e
p a r O rs o n W ells, q u e les m artien s étaien t en train
d ’en v ah ir la terre'.
L es p ro g rès d e la co n n aissan ce a stro n o m iq u e o n t
fait c h u te r le m y th e des m artiens. A u jo u rd ’h ui l’o n ne
s’av en tu re plus à p réciser l’origine planétaire des
ex tra-terrestres. T o u te fo is, depuis les années 1980, de
n o m b re u x A m éricains se plaignent d ’avoir été victim es
d ’en lèv em en ts effectu és p ar des êtres v en u s d ’autres
146 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

m o n d es. C e s o n t d ’a b o rd les ouvrages d ’u n sculpteur


new -yorkais, B u d d H o p k in s, qui c o n trib u e n t à o b jec ­
tiv er ce p h é n o m è n e . Il publie en 1981 Missing Timd
— « T e m p s m a n q u a n t» - dans lequel il étudie, p arm i
d ’autres sy m p tô m es affe c ta n t certains sujets, des
p ério d es d e tem p s qui sem b len t avoir d isp aru de leur
m ém o ire. Il su p p o se qu e ces p h é n o m è n e s s’expli­
q u e n t p a r des k id n ap p in g effectués p a r des ex tra-ter­
restres. Il récidive e n 1987 e n p u b lia n t Intruder.s3
— « L e s e n v ah isseu rs» — dans lequel il écrit, en s’a p ­
p u y a n t sur certain s tém oignages, les p ro céd u res
sexuelles et rep ro d u ctiv es liées à ces enlèvem ents
e x tra -te rre stres. L es ch o ses a u ra ien t p u re ste r lim i­
tées à u n g ro u p e d ’illum inés parm i ta n t d ’autres si
u n e au to rité scientifique de p o id s n ’était v en u e les
cau tio n n er. L e livre de J o h n E . M ack, Abduction1
— « E n lè v em e n t » —, publié e n 1994, sem ble être en
train d e d o n n e r au p h é n o m è n e u n e am p leu r c o n sid é­
rable, qui n ’e st pas sans é v o q u er le rete n tissem e n t d u
livre des esprits d ’A llan K a rd e c 5, dans la deuxièm e m o i­
tié d u XIXe siècle, lequel forgea la d o c trin e spirite, et
m ultiplia les p ratiq u es p e rm e tta n t de c o m m u n iq u er
avec les esprits de l’au-delà, grâce le plus so u v e n t aux
tables to u rn a n tes. J o h n M ack n ’est pas n ’im p o rte qui :
n o n seu lem en t il est l’a u teu r d ’u n o uvrage de ré fé ­
ren ce su r le cau ch em ar, il a de su rcro ît o b te n u u n e
certaine n o to rié té en recev an t le P rix P ulitzer p o u r
u n e b io g rap h ie d e L aw rence d ’A rabie, m ais su rto u t il
est p ro fe sseu r d e psychiatrie à H arv ard . C ertes, ses
trav au x sur le sy n d ro m e d ’e n lèv em en t ex tra-terrestre
su sciten t e n c o re des réticences considérables de la
p a rt d e la p lu p a rt d e ses collègues, m ais ils sem b len t
c o m m e n ce r à tro u v e r quelque éch o m êm e chez cer­
tains d ’en tre eux6. Il avait d ’ailleurs été p réc é d é dans
l’étu d e des k id n ap p in g s ex tra-terrestres p a r u n resp ec­
U ne épidémie américaine - 147

table p ro fe sse u r d ’h isto ire de la T em p le U niversity de


P hiladelphie, D a v id M . Ja co b s, qui p ublie dès 1992:
Secret life1, p réfacé p a r J o h n M ack.
L es sujets qui ra p p o rte n t, le plus so u v e n t sous h y p ­
no se, avoir été k id n ap p és p a r les extra-terrestres, se
plaig n en t in itialem en t d ’u n e p ro p e n sio n à faire des
cauchem ars affreu x o u des rêves p énibles8. P arfois, en
co rrélatio n avec ceux-ci, des m arques p e u v e n t ap p a­
raître sur leu r co rp s : des bleus, des co u p u res, de
petites lésions diverses, v o ire de légers saignem ents.
Ils c o n sta te n t q u elques gu ériso n s de tro u b les so m a­
tiques suite aux « en lèv em en ts ». Ils é p ro u v e n t en
o u tre fré q u e m m e n t u n se n tim e n t p ersistan t de soli­
tud e, d ’iso le m e n t et d e m arginalisation. D e s difficultés
relationnelles et sexuelles n e s o n t pas rares. L es treize
cas rap p o rtés p a r M ack s’av èren t aisém en t h y p n o ti­
sables. E n fin , si l’o n v e u t bien a p p ré h e n d e r les épi­
sodes de « tem p s m a n q u a n t » co m m e de b an au x
tro u b les d e la m ém o ire, o n co n sta tera q u e les élé­
m en ts p e rm e tta n t d ’é v o q u er la stru ctu re hystérique
des sujets im p liq u és n e m a n q u e n t pas. L a restrictio n
co n sid érab le d u c h am p de l’hystérie d an s la psychia­
trie n o rd -am éricain e, l’ig n o ran ce d ’u n e stru c tu re in d é ­
p e n d a n te d e la n év ro se p a ten te, ne p e rm e tte n t pas à
M ack d e le discerner.
D a n s les o b serv atio n s rap p o rtée s p a r M ack, la
croyance au k id n ap p in g ex tra-terrestre n e p rése n te
pas les caractères d ’u n e idée délirante : de p rim e
a b o rd les sujets s o n t p lu tô t p o rté s à les in te rp ré te r
co m m e des cauchem ars, de so rte q u ’ils d o u te n t de la
réalité d e leu r vécu. M êm e q u a n d la co n v ic tio n se
forge, b eau co u p c o n sid è ren t e n c o re q u ’ils o n t eu
accès en ces expériences à u n e autre réalité9, dans
laquelle les critères d ’ap p réciatio n objective des évé­
n e m e n ts n e s o n t pas p ertin en ts. Il n ’est pas exclu
148 - JEAN-CLAUDE MALEVA!,

q u ’u n délire p u isse se saisir d e cet im aginaire, m ais


dan s la g ran d e m ajo rité des cas, ces croyances n ’a p p a ­
raissen t pas d u reg istre de la certitu d e d éliran te10.
E lles seraien t restées confinées dans la fantasm atique
de quelques sujets si elles n ’avaient pris co n sistan ce
dan s les trav au x d e M ack p a r l’en trem ise d u q u el elles
d e v ie n n e n t u n fait d e société.
Q u els s o n t les arg u m en ts qui le c o n d u ise n t à accré­
d ite r la th èse d u k id n ap p in g ex tra-terrestre p o u r expli­
q u e r les particu larités des sujets p ré se n ta n t les sym p­
tô m e s relatés plus h a u t ? Il a d m e t qu e les p reu v es
m atérielles p araissen t tro p subtiles p o u r être décisives,
de so rte q u ’il n e cache p as que les pièces à co n v ictio n
principales se situ en t au niveau de l’expérience v écue
et raco n tée sous h y p n o se ". Les deux arg u m en ts
m ajeu rs résid e n t d an s l’in ten sité é m o tio n n elle des évé­
nem en ts « revécus » sous hypnose et dans la co n co r­
dan ce de tém oignages in d ép e n d a n ts les uns des
autres. L e p rem ier est bien faible : qui n e sait q u e la
force d e co n v ictio n et l’im p ressio n de réalité so n t des
caractéristiques d u cau ch em ar ? « L es hallucinations
qui se p ro d u is e n t s o n t p e u t-ê tre le p h é n o m è n e le plus
ex trao rd in aire d u cau chem ar, n o te M acnish dès 1836,
so u v e n t elles im p re ssio n n e n t si fo rte m e n t l’exprit que
n o u s tro u v o n s im p o ssib le de ne pas les croire réelles,
m êm e au réveil (...). D a n s de n o m b re u x cas, il n ’existe
ni arg u m en ts n i effo rts de la c o m p ré h e n sio n qui p u is­
sen t n o u s c o n v ain cre q u ’il n e s’agit q u e de chim ères
d u som m eil »12. « E n fait, écrivait W aller, je ne connais
pas de m o y en à la p o rté e d ’u n h o m m e de se
co n v ain cre q u e la vision qui e st a p p aru e p e n d a n t le
p aro x y sm e d ’u n cau ch em ar n ’est pas réelle, à m o in s
q u ’il n e p u isse avoir la p reu v e d u co n traire p a r
d ’au tres p e rso n n e s se tro u v a n t p rése n tes e t éveillées à
ce m o m e n t-là »13. O r, b ien loin de m e ttre e n d o u te la
U ne épidémie américaine - 149

réalité des visions d ’ex tra-terrestres en é ta t d ’hyp n o se,


M ack les accréd ite e t leu r d o n n e consistance. A insi
l’h y p o th èse la plus p lausible p o u r ren d re c o m p te de la
persistance d u so m m eil des p ro ch e s lors d u ra p t
serait q u ’ils o n t été « d éb ran ch és » p a r les ex tra-ter­
restres. Il p ré te n d p o u rta n t se g ard er d ’in flu en cer les
sujets. Q u a n d ces d erniers lui fo n t p a rt de leurs
d o u tes q u a n t à la réalité des p h é n o m è n e s, il « ne p e u t
que leu r dire que les élém ents de leu r h isto ire se so n t
retro u v és m ain tes e t m aintes fois d an s le discours
ten u p a r d ’autres k id n ap p és qui n ’o n t pas été déclarés
fous ». N o to n s q u e l’utilisation d u term e de « kid­
n ap p é » est déjà u n e p rise de p o sitio n , m ais il n ’hésite
pas à livrer plus n e tte m e n t e n co re so n o p in io n : « Je
rem arq u e ég alem ent, écrit-il, qu e les sen tim en ts et les
ém o tio n s q u ’ils o n t m o n tré s m e se m b le n t to u t à fait
réels et m oi, de m o n côté, je leu r d e m a n d e s’ils p e u ­
v e n t fo u rn ir u n e ex plication p o u r des sen tim en ts
aussi in ten ses. F in alem en t, je leur déclare qu e je n ’ai
pas to u te s les rép o n se s à ces q u estio n s et je leur
d e m a n d e de c o n sid é rer ces ‘so u v en irs’ co m m e un e
réa lité » 14. P u isq u ’elle ne balaie pas les d o u tes des
sujets eu x -m êm es, il faut souligner qu e l’in ten sité d u
v écu n ’est u n e d o n n é e décisive qu e p o u r l’o b se rv a ­
teur. D è s lo rs le seul a rg u m e n t q ui p o ssèd e u n sem ­
b lan t de co n sistan ce réside dans la co n c o rd a n c e des
tém oignages. N o to n s d ’em blée qu e la d é m o n stra tio n
irréfu tab le d e la réalité d u sabbat, e n tre le XVe e t le
XVIIe siècle, rep o sa su r le m êm e p rincipe, « l ’a cco rd à
p e u p rès u n an im e des déclarations e t aveux des so r­
ciers et sorcières à c e t égard dans to u te la chrétien-
n eté ». O r, co m m en te Baissac, « il resso rt de l’ensem ble
des p ro cès-v erb au x d ’in terro g ato ires et d e jugem ents
qui n o u s re s te n t q u e la p lu p a rt d u tem p s dans leurs
dépositions, les inquisitionnées, laissées libres, se co n tre­
150 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

disaient elles-m êm es e t les u n es les au tres dans leurs


d é p o sitio n s, e t que l’a cco rd d o n t o n parle ne s’établis­
sait q u e lo rsq u e le juge, p récisan t la q u estio n , c o n fo r­
m ém e n t à u n th èm e reçu, am en ait les d é p o san ts à y
ré p o n d re p a r o u i o u n o n . L a c o n fo rm ité des déclara­
tio n s, affirm e-t-il, n ’a été de la so rte q u e le m irage de
l’u n ifo rm ité des q u estionnaires, e n m êm e tem p s que
la croyance d e l’é p o q u e » 15. L a relative co n c o rd a n c e
des tém oignages c o n c e rn a n t le sa b b at fu t générée p a r
u n d isco u rs p réex istan t, p o u r l’essentiel celui des
M anuels d e l’in q u isition.
Q u i p arle a u jo u rd ’h u i p a r la b o u c h e des ex tra-ter­
restres ? Q u e rév èlen t les « k id n ap p és » de J o h n
M ack ? Ils o n t le plus so u v en t été enlevés dans leu r lit
p a r des créatu res ex tra-terrestres, qui les o n t c o n d u its
dans les airs, en trav ersan t u n e fenêtre, ju sq u ’à u n
vaisseau spatial. L à, ils o n t été l’o b je t de p ro cé d u re s
m édicales et chirurgicales, ap p aren tées à u n viol, dans
le b u t d e p ro c ré e r u n e race nouvelle d ’êtres hybrides
m i-h u m ain s m i-ex tra-terrestres. E n su ite , to u jo u rs p a r
la v o ie des airs, ils o n t été rec o n d u its dans leu r lit,
sans q u e l’e n to u ra g e se so it a p e rç u de leu r d ispari­
tio n . L a p lu p a rt des tém oignages s’a c co rd e n t su r le
fait q u e le m essage des extra-terrestres co n siste à
n o u s m e ttre e n gard e c o n tre les d angers en co u ru s p a r
l’équilibre écologique de la planète. Ils s’é to n n e n t en
o u tre de l’agressivité des h u m ain s e t les in c ite n t à
s’o u v rir à u n e co m m u n ic a tio n fo n d ée su r l’am o u r. L a
co n c o rd a n c e est certes quelque p e u é to n n a n te m ais il
ap p araît im m éd ia te m en t q u e le p ré te n d u m essage n e
délivre que des in fo rm a tio n s d ’u n e g ran d e banalité.
Q u a n d p a r h asard il se fait original, il n e gagne pas en
crédibilité : selo n certains ex tra-terrestres les d in o ­
saures au cerv eau m in uscule étaien t en fait très intelli­
g en ts ! L e n o y au d u m essage ne dépasse pas la créati-
U ne épidémie américaine - 151

vité des m éd io cres série télévisées o ù il puise ses


m atériaux, ce qui lui d o n n e sa co n sistan ce réside dans
la scène d e séd u ctio n , su r laquelle n o u s reviendrons.
D ’au tre p art, si ces récits n e co n sisten t q u ’e n des
in v en tio n s fan tasm atiques, u n e g ran d e diversité des
th èm es secondaires d o it être constatable. E n fait, il en
est b ien ainsi dès q u e l’o n exam ine des thèm es
m ajeurs tel q u e la d escrip tio n de l’in térieu r des vais­
seaux spatiaux o u tel qu e l’a p p aren ce des êtres extra­
terrestres. S ur ce d ern ier p o in t, le plus spectaculaire,
l’im ag in atio n se d o n n e libre cours : les cheveux so n t
ta n tô t b lo n d s, ta n tô t argentés, so u v en t ab sen ts, la tête
est p arfo is triangulaire, parfois en fo rm e de g o u tte
d ’eau ren v ersée, la co u leu r e st grise, verte, blanche,
etc. C essons-là l’én u m é ratio n de la diversité, cela ne
p ro u v e q u ’u n e ch o se : la capacité des extra-terrestres
à se m éta m o rp h o ser. Ils so n t m êm e capables, paraît-
il, d e se tra n sfo rm e r e n anim aux16. N o to n s le trait
c o m m u n à ces extra-terrestres et aux « m auvais anges
e t d ém o n s » étudiés p a r D e L ancre lors de so n
en q u ête sur la sorcellerie dans le L a b o u rd au d é b u t
d u XVIIe siècle : « l’in co n sta n ce ». P o u r expliquer la
variété des tém oignages su r l’ap p aren ce d u diable et
sur les pratiq u es d u sabbat, là o ù l’un an im ité faisait
d éfau t, l’u n an im e in co n sta n ce d u diable e t de ses su p ­
p ô ts p e rm e tta it d e réin tro d u ire l’universalité17. L a
co m p araiso n n e p araîtrait sans d o u te pas to ta le m e n t
in co n g ru e p o u r J o h n M ack p u isq u e M ack considère
co m m e acquis q u e les extra-terrestres n o u s o u v re n t à
u n e d im e n sio n plus p ro c h e de la source spirituelle de
l’être, à p a rtir de laquelle il établit des c o rre sp o n ­
dan ces avec le cham anism e, le b o u d d h ism e tibétain,
le karaté, la m aîtrise des rêves, les vies antérieures, les
univers parallèles, les p h é n o m è n e s de synchronicité,
etc. Il a d m e t m ê m e q u ’en c e rtain s cas « le s e x tra ­
152 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

terrestres eu x -m êm es p e u v e n t ap p araître co m m e une


p artie dissociée de l’âm e d u k id n ap p é o u d u m oi
D è s lo rs, leu r « in co n sta n ce » n e saurait l’em b arrasser :
il s’est d epuis lo n g te m p s em ployé à p a re r à to u te
a p p ro c h e rig o u reu se d u p h é n o m è n e e n arg u an t de la
nécessité d e ch an g er d e p aradigm e de rationalité p o u r
l’a p p réh en d er. Q u i p arle ainsi p a r l’en trem ise d u m e s­
sage des ex tra-terrestres, et de leu r c o m m e n ta teu r, en
déliv ran t des in fo rm a tio n s su r le d an g er écologique
qu e c o u rt la p lan ète, et e n affirm an t le b eso in de
s’o u v rir à u n e c o m m u n ic a tio n fo n d ée sur l’a m o u r ?
N o n plus les M anuels des inquisiteurs, m ais l’id éo lo ­
gie d u m o u v e m e n t «New Age», religion actuelle des
«juppies» am éricains, qui incite à c h e rc h e r D ie u en
soi, p a r l’en trem ise d ’états altérés de conscience e t de
p réo c c u p a tio n s éco lo g iques19.
L es treize o b se rv a tio n s rap p o rtée s p a r M ack,
c o n c e rn a n t des sujets traités p a r h y p n o se p ré se n ta n t
le sy n d ro m e d ’e n lèv em en t ex tra-terrestre, c o n stitu e n t
u n d o c u m e n t clinique qui ne m an q u e pas d ’in térêt. Il
a p p o rte u n e c o n trib u tio n s à l’é tu d e d u délirium h y sté­
riq u e et à celle des m écanism es m is e n jeu p a r les
p sy ch o th érap eu tes.
« L ’in co n sta n ce » des ex tra-terrestres co n n a ît un e
ex cep tio n m ajeure. A u tre m e n t dit, la p lu p a rt des
tém oignages s’a c c o rd e n t sur u n p o in t: les prem ières
ren c o n tre s s o n t an g o issantes e t p resq u e to u jo u rs c e n ­
trées su r u n e scène de viol. L e d ém o n iaq u e ex tra-ter­
restre g én éré p a r le discours de la science m e t v o lo n ­
tiers en scène u n vio l chirurgical : il e st p e rp é tré d an s
u n e so rte d e salle d ’o p é ra tio n p a r u n c h e f so u v e n t
n o m m é « d o c te u r» . Je rry d écrit sous h y p n o se que les
êtres lui o u v rire n t les jam bes « co m m e chez le gyné­
colo g u e ». L es étriers fu re n t inutiles car elle était p a ra ­
lysée. U n lo n g tu b e fu t in tro d u it d an s so n vagin et
U ne épidémie américaine - 153

elle é p ro u v a u n p in cem en t. E lle su t alors q u ’u n


em b ry o n avait été im p lan té en elle20. D a n s les m êm es
circonstances, C ath erin e se se n t incapable de m e n e r la
m o in d re résistance. U n e espèce de cône avec quelque
chose au b o u t est in tro d u it en elle. C ’est glacial. Ça
rem o n te ju sq u e d an s les intestins. Ç a n e fait pas m al21.
C ’est sim p lem en t u n p e u g ênant. Q u a n d le sujet est
un h o m m e , la scène d ev ien t u n viol anal. D av e a le
sen tim en t q u ’u n in stru m e n t flexible, d ’u n m ètre v in g t
de long, lui est in tro d u it dans l’anus. « Ç a glisse en
m oi, rap p o rte-t-il. Ç a g rim p e dans m es boyaux bien
au-delà d e l’an u s ». T o u te fo is, u n e sym pathique créa­
ture fem elle est là p o u r le réc o n fo rte r. P uis un e
espèce d ’ap p areil d e succion est placé à l’extrém ité de
son pén is, ce qui le c o n d u it à éjaculer d ’u n e m anière
plaisante jam ais c o n n u e au p arav an t22. D ’autres expé­
riences, lo rs desquelles le sujet é p ro u v e le sen tim en t
qu e l’o n im p lan te u n o b jet dans so n crâne o u en
d ’autres p arties d u co rp s, s o n t b e a u co u p m o in s
agréables. P o u r qui n ’a pas renvoyé la d éco u v erte
freu d ien n e dans l’o ubli, ces fantasm agories so n t fam i­
lières : il s’agit d e v ariantes de la scène de séd u ctio n
dans laquelle l’hy stérique est si v o lo n tiers enclin à
situer l’origine de ses troubles. M ack la fait surgir
grâce à l’h y p n o se chez des sujets qui l’auraient
oubliée. Il n ’a certes pas b eso in de la suggérer explici­
te m e n t p o u r l’o b te n ir de qui v ien t le tro u v e r en ta n t
que spécialiste des en lèv em en ts extra-terrestres. C eux
qui s’a d ressen t à lui sem b len t b ien p o u r la p lu p art
avoir eu dès leu r en fance u n e p ro p e n sio n à faire des
cau ch em ars alim entés p a r des récits de science-fic­
tio n . N o to n s e n co re u n e fois les affinités d e ces
tém oignages avec ceux recueillis sur le sa b b at : lors de
celui-ci le diable y connaissait sorciers et sorcières
« ch arn ellem en t et so d o m iq u e m e n t » avec u n m em b re
154 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

to rs et écailleux qui p ro d u isa it u n e sem ence glaciale23.


Les séd u ctio n s diab o lique et ex tra-terrestre se d é d u i­
sen t en n é g a tif d ’u n e scène de v o lu p té pudique.
Si la m ajo rité des délirium s hystériques e m p ru n te n t,
co m m e le n o ta it déjà H e n ri E y, les fo rm es de l’in ­
fluence o u d e la p o ssessio n , c ’est que la scène de
séd u ctio n passive c o n stitu e leu r arm atu re im aginaire.
P lu tô t que d e faire servir sa castratio n au désir de
l’A u tre, e n a c ce p tan t d ’assu m er so n m an q u e-à-être,
l’h y stérique m e t so n co rp s en av an t p o u r te n te r de
c o m b le r le m an q u e d e l’A utre. D è s lors, co m m e le
résu m e P errier, en u n e fo rm u le frap p an te, elle n e
p e u t être q u e violée et qu e p a r Ju p ite r24. L a scène de
sé d u ctio n est le d ern ier écran fan tasm atiq u e à m a s­
q u er la re n c o n tre d u réel. O r il est m an ifeste que cet
écran n ’est pas o p aq u e : il laisse plus o u m o in s tra n s­
p araître ce q u ’il voile. Il p o ssèd e u n e p ro p e n sio n à
être d éb o rd é. Surgit alors le cauchem ar, n o c tu rn e aussi
bien que diurne. C e dernier révèle p o u r F re u d u n
échec de la censure, p o u r Jo n e s u n d é m o n lubrique
incesteux, selo n L acan, le sujet y fait l’épreuve de la
jouissance d e l’A u tre 25. C ’est dans l’au-delà d u p rin ­
cipe de plaisir, n o te en c o re F reu d , q u ’il fau t situer le
d ém o n iaq u e26, d o n t o n n o te l’ab sen ce dans la Traum -
deutung. T o u s s’a c co rd e n t dès lors à d iscern er dans le
cau ch em ar u n e vacillation d u fantasm e qui cesse
d ’être en m esu re de p ro té g e r le sujet de la jouissance
de l’A u tre. L ’im aginaire v am p iriq u e c o n stitu e la fo rm e
la plus typique d e ce p h é n o m è n e lors d u quel u n être
d ém o n iaq u e prélève l’o b je t d e sa jouissance su r le
c o rp s d u sujet. A lors le fan tasm e ne se situe plus dans
la fen être q u e p re n d le sujet su r la réalité : il cesse
d ’être en cad ré p a r les rep ères im aginaires e t sy m b o ­
liques qui p e rm e tte n t de c o n stitu e r celle-ci avec so n
aide. N ’é ta n t plus m asq u é, l’o b je ta se présentifie p a r
U ne épidémie américaine - 155

l’en trem ise d ’im ages angoissantes qui su b v ertissen t la


réalité.
L a scène de sé d u ctio n est u n fantasm e original,
sans d o u te aux so u rces des affinités de l’hystérie avec
des fo rm es d ’ap p aren ce psy ch o tiq u e, elle p e u t certes
s’élab o rer ju sq u ’à d o n n e r naissance à des scènes
agréables et v o lu p tu eu ses, m ais elle p o ssèd e su rto u t
une p ro p e n s io n à se d égrader, en laissant tran sp araître
ce q u ’elle voile avec p e in e : l’o b je t réel e t la jouissance
de l’A u tre. U n e des caractéristiques qui rev ien t le plus
so u v en t d an s la d e scrip tio n des ex tra-terrestres réside
dans u n e ém erg en ce de l’o b je t regard au sein de leur
im age : la p lu p a rt des sujets, en é tat d ’h y p n o se, n o te n t
le caractère étran g e e t in q u ié ta n t de leurs yeux v o lo n ­
tiers g ran d s, n o irs, et sans paupières.
L e sy n d ro m e d ’e n lèv em en t ex tra-terrestre est un e
fo rm e m o d e rn e de d élirium hystérique qui p e rm e t de
saisir certaines spécificités. L e d o c u m e n t clinique de
M ack éclaire n o ta m m e n t la d ifféren ce e n tre les
form es aigües et les fo rm es c h ro n iq u es de celui-ci.
Il est p arad o x al q u e les sujets qui s’ad re sse n t à
M ack, so u v e n t après l’échec de p sy ch o th érap ies,
é p ro u v e n t u n so u lag em en t de leurs tro u b les nerveux,
p arfo is m êm e u n e réso lu tio n de leurs difficultés
sexuelles, à m esu re q u e s’affirm e leu r c o n v ictio n , n o n
seu lem en t d ’avoir été l’o b je t d ’enlèvem ents ex tra-ter­
restres, m ais en o u tre de se tro u v e r en p e rm a n en c e à
la m erci d e ces êtres to u t-p u issan ts. « Je m e sens
im p u issan te, ra p p o rte C ath erin e ; ils p e u v e n t très b ien
m ’a ttra p e r à n ’im p o rte quel m o m e n t et m e faire p ra ti­
q u e m e n t to u t ce q u ’ils v e u le n t e t je n e p eu x pas m e
défen d re. C ette seule idée est terrifia n te» 27. « J e m e
p o se la q u estio n , écrit Jerry , de savoir si q u e lq u ’u n qui
n ’est pas u n k id n ap p é p o u rra it c o m p re n d re ce que
cela v e u t dire d e n ’avoir aucune idée d u m o m e n t o ù
156 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

u n p ro ch a in en lèv em en t d o it avoir lieu (...). J ’aim erais


v o ir c o m m e n t u n cerv eau fo n c tio n n e q u an d u n e p e r­
so n n e est soum ise e n p e rm a n en c e à des traum atism es
d o n t elle sait q u ’ils n e p e u v e n t jam ais s’arrêter »28. « L a
p lu p a rt des in dividus d o n t il a été q u e stio n dans ce
livre, c o m m e n te M ack, o n t so u ffe rt de traum atism es
à ram ificatio n s d ire c te m en t associés à leurs m ésav en ­
tures ex tra-terrestres — u n se n tim e n t de solitude et
d ’a b a n d o n p ro v e n a n t de la te rre u r ép ro u v ée lors des
effrayantes p ro cé d u re s infligées à leu r co rp s, l’isole­
m e n t au sein m êm e des fam illes et de la vie sociale, le
ch o ix v éritab le au niveau intellect et des con v ictio n s
p ro fo n d e s, en fin la p rise de co n scien ce h o rrib le qu e
ces d ram es p e u v e n t arriver n ’im p o rte q u an d d é so r­
m ais ainsi q u ’à leurs p ro p re s en fan ts »29. Il est vrai qu e
si to u t cela n ’était pas fantasm agories, les sujets
d ev raien t ê tre d e plus e n plus terrifiés à m esu re q u ’ils
p a rv ie n n en t à se co n vaincre qu e ce q u ’ils p ren a ien t
p o u r des rêv es n ’e n so n t pas. M ack n o te lui-m êm e
q u ’il est « s u rp re n a n t qu e les kid n ap p és dans leur
en sem b le n e so ie n t pas plus p e rtu rb é s » 30. Il est de
p rim e a b o rd en c o re plus é to n n a n t q u ’u n e p sy c h o th é ­
rap ie qui c o n fo rte l’idée de p o ssessio n puisse o b te n ir
des effets d ’a tté n u a tio n de l’angoisse. C e qui ap p araît
p arad o x al p o u r u n e a p p ro c h e rationnelle d u p h é n o ­
m èn e cesse d e l’être si l’o n p re n d en co m p te la logique
de l’in co n scien t. C ’est parce q u e la p sy ch o th érap ie
h y p n o tiq u e s’em p lo ie ici à d o n n e r co n sistan ce au fan ­
tasm e q u ’elle p e rm e t au sujet d ’élab o rer u n e p ro te c ­
tio n c o n tre le su rg issem en t d u réel. B ien en te n d u ,
c h acu n p ro d u it sa p ro p re c o n stru c tio n à l’aide d ’élé­
m en ts narcissiques. L es u n s se d é c o u v re n t p eu à p e u
être des « ag en ts d o u b les » m i-h u m ain s m i-ex tra-ter-
restres, d ’au tres se satisfo n t de p articip er à la créatio n
d ’u n e race n o u v elle d ’êtres hybrides, la p lu p a rt o n t le
U ne épidémie américaine - 157

sen tim en t d ’avoir élargi leu r conscience, ils devien­


n e n t p o rte u rs d ’u n m essage d ’espoir, ils se fo n t
vo lo n tiers enseig n an ts et th érap eu tes. D è s lors se
m u ltip lien t des g ro u p es de « k id n a p p é s » o ù l’o n se
c o n fo rte m u tu e lle m e n t dans ses croyances. D e s so n ­
dages sem b len t in d iq u er q u ’ils so n t p ro m is à u n bel
avenir p u isq u e plusieurs centaines à plusieurs m illions
d ’A m éricain s au raien t le se n tim e n t d ’avoir été vic­
tim es d ’en lèv em en ts ex tra-terrestres o u d ’expériences
qui y é taien t liées31.
C o n fo rte r le fan tasm e d ’e n lèv em en t p ro c u re d ’in ­
co n testab les b én éfices au sujet. Il se tro u v e intégré à
la c o m m u n a u té des k id n ap p és avec lesquels il a le
sen tim en t de p artag er des vérités ignorées. L ’im age
narcissique de ch acu n s’exalte en p re n a n t appui sur
u n idéal co m m u n . C auchem ars et vacillations d u fan ­
tasm e s’esto m p en t. T an d is qu e l’hystérisation d u dis­
cours s’affirm e. L a division d u sujet est m ise en
avan t : to u s d é n o n c e n t les lim ites de l’ego e t affirm en t
que ces expériences « ru in e n t n o tre illusion de
c o n trô le » . L ’adresse au m aître et la d é n o n c ia tio n de
so n savoir s o n t m an ifestes : il faut a b a n d o n n e r le
p arad ig m e d o m in a n t la rationalité, affirm e M ack, tan ­
dis q u ’il co n sid ère q u e « ces p ro b lè m es s o n t u n défi
aux p ro fessio n n els d e la san té m en tale» . L e p ro d u it
de ce disco u rs est censé délivrer u n savoir n ouveau.
E n fin u n tel savoir n e se dégage q u ’à l’éco u te d u vécu
de c h acu n 32.
L e b én éfice o b te n u avec des p ro céd és grâce à un e
p ratiq u e d e l’exorcism e p araît p arfois être d u m êm e
o rd re : n o n pas ex tirp er le diabolique, m ais m ieux
l’accepter. Celles qui firen t c o n d a m n e r U rb ain
G ran d ier, à L o u d u n , en 1634, c o n tin u è re n t p o u r u n
g ran d n o m b re à se faire exorciser après la m o rt de
ce dernier. « O r, ra p p o rte Baissac, aux dév o tes qui,
158 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

les re n c o n tra n t en chem in, leu r d e m a n d a ie n t si


elles étaien t to u jo u rs p o sséd ées, elles avaient c o u tu m e
de ré p o n d re avec u n e so rte de satisfaction orgueil­
leuse : “ D ie u m erci, o ui ! ” — “ A h ! rep re n a ie n t les
autres, n o u s n e so m m es pas si h eu reu ses ; D ie u ne
n o u s a pas assez aim ées p o u r cela! ” 33». In té g rée aux
croyances d ’u n e co m m u n a u té , la p o ssessio n p e u t p r o ­
cu rer d ’appréciables bénéfices secondaires.
Les form es ch ro n iq ues d u délirium hystérique a p p a ­
raissent d o n c p arfo is p e rm e ttre d ’a tté n u er l’angoisse
du sujet. Q u a n d ce gain est o b ten u , e n l’occurrence
m algré la co n firm atio n d u th èm e de p o ssession, c o m ­
m e n t n e pas é v o q u er la « belle indifférence » des h y s­
tériques ? C ’est à l’égard des sy m ptôm es de c o n v ersio n
qu e ce te rm e d e scrip tif fu t em ployé, e n c o n sta ta n t
leu r a p titu d e à lier l’angoisse ; ce qui co n firm e u n e
nouvelle fois q u e les tro u b les psychiques de l’hystérie
p a rticip e n t d e la m êm e dynam ique qu e les tro u b les
som atiques. L e b alan cem en t des u n s aux autres a
d ’ailleurs été m ain tes fois o bservé.
P o u r les quelques cliniciens qui s’o b stin e n t à co n si­
d érer que le fran ch issem ent d ’u n certain degré dans la
bizarrerie des idées co nstitue u n indice suffisant p o u r
c o n v o q u e r la forclu sio n d u N o m -d u -P è re 34, et qui dès
lors, c o n fro n tés au sy ndrom e d ’en lèv em en t ex tra-ter­
restre, n e recu len t pas à affirm er que l’engagem ent des
sujets en des cures h y pnotiques ne saurait faire o b jec­
tio n à leur stru ctu re psychotique, rap p elo n s l’o p in io n
d ’u n spécialiste de « l’hypnoanalyse ». L in d n e r co n si­
dère q u ’elle d o it se lim iter aux n o n -p sy c h o tiq u e s :
« V io ler cette lim itation, précise-t-il, e st u n e en trep rise
hasard eu se et, clin iq u em ent, déconseillée. C e n ’est pas
seu lem en t gaspiller u n e ffo rt p o u r des résultats vains,
m ais c o u rir des risques » - avec, in cid em m en t, d ’après
l’expérience statistique de l’auteur, une possibilité a p p ro ­
U ne épidémie américaine - 159

c h an t l’ab so lu — « d e p récip iter la p sy ch o se ou, en


présen ce d e psy ch o se, de d ém o lir irrém éd iab lem en t
ce q u ’u n e au tre th érap ie aurait p u exploiter »3S. O n ne
saurait ê tre plus clair. Il est é to n n a n t que des psycha­
nalystes, qui n ’o n t au cune p ratiq u e de l’h y p n o se, p u is­
sen t a u jo u rd ’h u i p réte n d re le co n traire37. O n s’incli­
nera d e v a n t leur a rg u m e n t inédit, selon lequel les
p sy ch o tiq u es s o n t h y p n o tisés p a r leurs voix. Q u e ne
p rô n en t-ils dès lors le re to u r à l’h y p n o se dans l’au-
delà d e la « Q u e stio n prélim inaire à to u t tra ite m e n t
p o ssib le d e la p sy ch o se » ? A jo u to n s q u ’e n au cu n e des
cures relatées p a r M ack ne se lève une é ro to m an ie de
tra n sfe rt qui n e saurait m an q u e r d ’être suscitée, au
m o in s en certains cas, p a r l’in ten sité de la relatio n de
l’h y p n o tisé à l’h y p n o tiseu r, si les p atien ts étaien t de
stru c tu re psy ch o tiq u e. D ’au tre part, n e se d écèlen t ni
tro u b les d u langage, ni pousse-à-la-fem m e, n i m o rt d u
sujet.
L a p ratiq u e de M ack est exem plaire c o n c e rn a n t ce
qui p e u t différen cier la p sy ch o th érap ie de la p sycha­
nalyse. O n sait que ce n ’est pas sur le terrain de l’effi­
cacité th érap eu tiq u e q u e les divergences s o n t les plus
p ro fo n d e s, m ais sur la q u estio n éthique. U n e cu re ne
s’avère psychanalytique qu e lorsque celui qui la dirige
a
tie n t la p o sitio n éth iq u e d ’o b jet , ce qui le c o n d u it à
n e rien v o u lo ir p o u r l’analysant, e t à se p riv e r des res­
sources d u discours d u M aître. Á l’inverse, M ack
rev en d iq u e clairem en t l’in se rtio n de la subjectivité d u
th éra p eu te dans la cure. « D a n s ces thérapies altern a­
tives, écrit-il, les sen tim en ts e t l’état d ’esp rit de celui
qui aide, to u t co m m e sa rationalité et ses aptitudes
d ’o b serv ateu r, rep ré se n te n t des aspects vitaux de la
m é th o d e th érap eu tiq u e o u investigatrice ». Il rep ro c h e
à F re u d d ’avoir a b a n d o n n é l’h y p n o se p récisém en t
parce q u ’elle faisait in te rv en ir u n é lém en t subjectif, ce
160 - JEAN-CLAUDE MALEVAL

qui aurait tém o ig n é d e sa p a rt d ’u n e in fé o d a tio n à la


dualité su jet-o b jet p ro p re à la science occidentale36.
O u tre le caractère solipsiste d ’u n e telle arg u m en tatio n ,
qui n e s’étaie q u e su r un e a d h ésio n aux naïvetés de
« n o u v e a u p a ra d ig m e » d u «New Age»36, elle m érite
d ’être ap p réciée à ses co n séq u en ces. L a fo n d atio n de
sectes sou d ées p a r les fantasm es de tel o u tel th é ra ­
p e u te est l’u n e d ’e n tre elles. D a n s le cas précis de la
p ratiq u e d e M ack, il co n sta te lu i-m êm e q u ’il c o n fo rte
ch ez ses p atien ts le se n tim e n t narcissique d ’être diffé­
ren ts. Ces expériences fo n t n aître des p ro b lè m es au
sein des foyers e t des conflits avec les p ro ch es, « car,
n o te-t-il, il e st év id en t que le k id n ap p é n ’est alors le
plus so u v e n t o ccu p é q u e de lui-m êm e et de ce qui lui
e st arriv é» . P arfois elles c o n fo rte n t le fantasm e d u
ro m a n fam ilial : « J ’ai l’exem ple d ’en fan ts, rap p o rte-t-
il, qui c o n sid è ren t d ésorm ais les êtres extra-terrestres
co m m e leurs “ vrais p a re n ts ” . »37 D ’autres h y p n o th é-
rap eu tes s o n t co n v ain cus que le sy n d ro m e de p e rs o n ­
nalités m u ltip les, qui c o n n a ît aux U S A u n d év elo p p e­
m e n t sans p ré c é d e n t depuis les années 1980, est d û à
u n e au tre scène d e séd u ctio n , celle-là agie p a r des
p a re n ts d u sujet, ils p a rv ie n n en t so u v e n t à en
co n v ain cre leu rs p atien ts, ce qui d o n n e lieu à des p r o ­
cès, p arfo is m êm e à des c o n d a m n a tio n s abusives. Le
travail de M ack m o n tre de m an ière éclatante q u e le
prix d ’alién atio n à payer p o u r les bénéfices th éra p eu ­
tiques de la p sy ch o th érap ie est to u jo u rs exorbitant.
D ’u n e certain e m anière, to u te s les psy ch o th érap ies
fo n t exister les ex tra-terrestres. C e n ’est q u ’en in scri­
v a n t l’éth iq u e d an s la clinique q u e ces fantasm agories
s’e s to m p e n t p o u r laisser advenir la v érité d u sujet.

Jacques-Alain Miller — J e rem ercie les trois o rateurs.


N ous e n te n d ro n s m ain te n a n t D an ièle R ouillon,
U ne épidémie américaine - 161

P ierre Stréliski et P atricia Z arow sky. A u ta n t j’avais


des détails à v o u s d o n n e r su r G abriel L o m b a rd i de
B u en o s A ires, a u ta n t j’e n m an q u e à p ro p o s de
D an ièle R o u illo n d o n t je vais faire la connaissance.
E lle est in scrite à la S ectio n clinique de C lerm o n t-
F erran d , elle travaille à N o n e tte avec C ottes et
R abanel, e t elle est éducatrice spécialisée. P ierre
Stréliski, qui enseigne à la S ection clinique d ’A ngers,
est le p ro m o te u r de n o tre C onciliabule, et so n res­
p o n sa b le avec M ichel Jolibois. J e p ro fite de l’o cca­
sion p o u r les rem ercier to u s les deux, et aussi nos
collègues d ’A ngers qui o n t travaillé d ’arrache-pied à
la p rép a ra tio n de ce C onciliabule. P atricia Z arow sky
suit la S ection clinique de Paris, e n particulier au
V al de G râce, elle est psychologue, e t travaille dans
u n h ô p ital psych iatrique à P ré m o n tré .
DANIÈLE ROUILLON

Les bienfaits du hors-sens


Un point de sidération

« J r . i t to u t d e suite, to u t, to u t, to u t, la B ourse, les


valeurs m o in s 0,7% ; Saint G o b a in 601 + 0,2 ; Saint
L ouis 601 + 2 ; la C haise D ie u reste inchangé à 201.
L a baisse d u ch ô m ag e 0,43 % . P ré n o m -N o m , baisse
u n peu. L a ville d e N o n e tte n ’a pas changé. »
D è s l’aube, cette v oix re p ro d u it de m anière ré p é ti­
tive, en u n e sorte d e litanie, des syntagm es figés de
F ra n ce -In fo et d ’ém issions télévisées, b ien qu e to u s
les appareils de retran sm issio n de p aro les et d ’im ages
aien t été su p p rim és d an s l’in stitu tio n . N o tre su rp rise
au ra été d e d éco u v rir q u ’e n v elo p p er le sujet de
paro les in co m p réh en sib les, à voix basse, avait u n effe t
d ’ap aisem en t en lim itan t l’effe t in jo n ctif, in tru sif, des
significations.
C e sujet parle do n c. Il vocifère à p ro fu sio n , saisis­
san t le plus so u v en t so n sexe à travers so n p an talo n .
Q u ’il s’agisse de la m étéo , de la B ourse, d u tiercé, des
résu ltats d e football, il fait c o rre sp o n d re u n chiffrage
à ch aq u e signifiant.
A l’o p p o sé de cette activité verbale p ro fu se , le sujet
passe à l’acte en excès, dans le silence.
164 - DANIÈLE ROUILLON

Q u e les passages à l’acte p o rte n t su r le m atériel -


m u rs, fen êtres, m o b ilier de l’étab lissem en t — o u sur
les p e d ts au tres qui l’e n to u re n t, ils s’effe c tu e n t à dis­
tan ce d u reg ard d e l’A utre. Seule la voix o ccu p e alors
le d e v a n t d e la scène, q u ’il s’agisse de celle d u sujet
lo rsq u e b ru y a m m e n t il v o c ifè re : « T u vas m o u rir! Je
vais te tu e r ! », o u q u ’il s’agisse de la voix h u rla n te de
la victim e.
C e p a tie n t est h o m m e de lettres : il sait lire, écrire
e t c o m p te r. Il m an ie les m issives co m m e o b je t d e la
réalité : il a utilisé 2 000 feuilles et 500 enveloppes les
q uin ze p rem iers jo u rs qui o n t suivi so n adm ission.
C e m an iem en t de la lettre élude cependant la ques­
tion de l’adresse de l’écriture. T o u t le courrier d u village
lui est adressé personnellem ent, aussi se précipite-t-il
chez les particuliers p o u r se saisir du courrier d o n t il dit
q u ’il lui est adressé. Sur le plan de l’im age, n o u s avons
supprim é to u te enveloppe à p o rtée de son regard et
supprim é to u t travail de courrier en sa présence. Sur le
versan t sym bolique, u n e négativation de l’adresse de la
lettre, sur le m o d e « o n ne sait pas à qui cela s’adresse »,
p ro d u it u n apaisem ent chez ce sujet, en m êm e tem ps
que celle-ci tro u v e so n destinataire, la poubelle.
C e su jet écrit b eau co u p . Il effectu e des rech erch es
dans le d ictio n n aire, qui le c o n d u ise n t à reco p ier cer­
taines d éfin itio n s voisines. Il reco p ie des listes de
m o ts, des tableaux d e scores de m atch s de football. Il
brille au « J e u des chiffres et des lettres ». M êm e si ce
n ’est q u e p o u r u n b r e f in stan t, l’écriture apaise ce
sujet. E n su ite , il la froisse et la jette, à l’ex cep tio n de
quelques dessins q u ’il laisse traîn er sous m o n regard
e t d o n t je parlerai.
C e sujet écrit e n se te n a n t le sexe à travers so n
p a n talo n , e t e n tre m b la n t d u pied et de la jam be, tel
le lapin e n chaleur.
L e s bienfaits du hors-sens - 165

L ’a c co m p a g n em e n t de ce sujet m obilise b eau co u p


de n o tre énergie.
Il n o u s fau t p a re r ses feintes p o u r s’é c h ap p e r rapi­
d em en t, e n silence, o ù le regard oblique qui se
retro u v e est u n b o n in d icateu r de l ’en v ah issem en t de
jouissance d o n t il est l’objet.
Si je m e p récip ite à le suivre, il crie : « V a s-t’en ! Je
ne v eu x p as te v o ir ! J e veu x être seul ! ». Si je le suis
en faisant m in e d ’être affairée à m ’o c c u p er de m oi-
m êm e, c’est le p ro cessu s m éto n y m iq u e de fuite qui se
tro u v e freiné.
Il est d o n c im p o ssib le de c o n tre r d ire c te m en t le
passage à l’acte. T o u t se passe avec u n e rapidité
ex trêm e d an s la rép étitio n .
C o n tra sta n t avec cet a sp ect d éb rid é de c o m p o rte ­
m en t, n o to n s l’attitu d e p o sé e de ce sujet dans le cadre
des ren c o n tre s qui lui s o n t p ro p o sé e s avec u n ana­
lyste.
A u dire de so n analyste1, le sujet se m o n tre p o sé
dan s cette relatio n de p aro le, il p re n d le tem p s de
parler de m an ière articulée et in d iq u e m êm e à l’autre,
qui serait p ressé, d ’atten d re. T o u t in d iq u e q u ’u n apai­
sem en t a été o b te n u d ans la p récip itatio n d u discours
d u sujet, u n e pau se m étap h o riq u e. M é ta p h o re déli­
ran te rep érab le dans ses effets à p a rtir de la naissance
d ’u n e p e tite sœ ur, d o n t il est l’aîné de d ix -sep t ans
dans u n e fratrie de tro is garçons.
A lors q u e la grossesse de la m ère avait p ro v o q u é
u n e so rte d ’affo lem en t anxieux d u sujet, la naissance
a été c o n te m p o ra in e chez ce sujet d ’u n g ran d déve­
lo p p e m e n t d u langage articulé. F au te d u signifiant d u
N o m -d u -P è re , le sujet a affaire au signifiant im agi­
naire de la fem m e, ici la p e tite sœ ur.
Q u a n d le sujet vocalise : « B o n jo u r, c o m m e n t v ous
ap p elez-v o u s ?», si je lui ré p o n d s en in terlo cu trice, il
166 - DANIÈLE ROUILLON

m e re p o u sse : « N o n , pas toi, arrête ! », et il c o n tin u e


so n d ialo g u e avec l’A u tre : « J e m ’appelle, P ré n o m -
N o m . — V o u s jo u ez à la b ro sse à d en ts ? — O u i ? —
V o u s allez g ag n er u n voyage ? — O u i ? ».
L a fo n c tio n p atern elle fait d é fa u t d an s la psychose,
certes.
M ais il n e su ffit p as q u ’u n sujet p arle p o u r q u ’o n
p uisse c o n c lu re q u e la fo n c tio n paternelle est p ré ­
sente. L a fo n c tio n de la paro le in tro d u it la d im en sio n
de l’A u tre e t c ’est là u n e stru c tu re d ifféren te d u fait
de parler.
Les p sy ch o tiq u es rép è ten t to u jo u rs la m êm e chose.
L eu rs p aro les, réd u ites à n ’être que des ritournelles,
so n t privées d e signification, d ’articulation à l’A utre, et
p arasiten t le sujet. « Ils s’e n te n d e n t eu x -m êm es» , dit
Jacq u es L acan d an s la C o n féren ce de G en èv e de 1975.
L e su jet est u n e victim e sous l’em p rise de la p u is­
sance des p aro les, des im ages, des écritures, des signi­
fications su rm o ïq u es q ui l’e n to u re n t, des hallucina­
tio n s visuelles e t auditives. Il o b é it à ces in jo n ctio n s, à
la lettre, à l’im age dan s le réel.
F ace à ces étran g ers qui n ’o n t pas le m êm e code
q u e n o u s, u n au tre m o d e d ’in te rv e n tio n est à in v en te r
p o u r faire sem b lan t de c o m m u n iq u e r avec eux,
p u isq u e c ’est là le p ro b lè m e m ajeu r de ces sujets qui
n e fo n t p a s sem b lan t de l’A utre. L ’in te rp ré ta tio n ne
p e u t être située d u cô té de la signification su r le v e r­
san t d e la m éta p h o re , m ais d u c ô té de la jouissance
sur le v e rsa n t d e la m étonym ie.
C ela in v ite à u n e clinique de la surprise :
« S u rp re n d re le p sy ch o tiq u e, l’a m e n e r à u n p o in t de
sid ératio n , p o u r p ro v o q u e r u n vacillem ent de sa certi­
tu d e. R a m e n er ce sujet à la perp lex ité dans la re n ­
c o n tre avec le signifiant to u t seul. Ceci, afin q u ’u n
e ffe t d e sujet suive ».
L e s bienfaits du hors-sens - 167

J e te n te déso rm ais de le su rp re n d re av an t q u ’il ne


m e su rp ren n e. E n voici u n e séquence.
A m o n arrivée, je m e p rése n te, épuisée, cro u lan te
sous le p o id s d e sacs de m atériel d ’écriture. D e v a n t
l’im age accablée que je lui d o n n e , ce sujet m e p ro p o se
so n aide généreuse. « J ’ai u n tex te à é crire» , dis-je à
l’ad resse d e ce sujet c o m p atissan t, et je m ’installe n o n
loin d e sa c h am b re o ù ü se retire so u v en t, de so rte
q u ’il soit to u jo u rs dans l’angle de m o n c h am p visuel.
J e travaille à tra c er des écritures illisibles.
L e sujet se saisit de m o n im age studieuse, figée,
résignée, et s’installe paisiblem ent, à écrire, à fro isser
d u pap ier, puis à le jeter. J ’enregistre ce q u ’il d it alors,
je n o te ce qui se passe et j’e n to u re le sujet d ’u n bain
de p aro les sans signification.
J e le fais assister à u n e co n v ersatio n très lo n g u e ­
m e n t rép étitiv e avec u n au tre im aginaire e n anglais
«And what doy ou say now ? —
d ’u n e v oix flegm atique :
Well, I say that white is not black. — Well, are you sure,
really ? — Yes, l ’m. — Well, well, well, and do you hâve a
dream ?».
J e lis des passages des Écrits de L acan su r l’halluci­
n a tio n avec des in to n a tio n s hispanisantes.
Il d em eu re apaisé, éloigné des forces des significa­
tio n s surm o ïq u es. Puis, sans raiso n a p p aren te, o u
q u a n d des v oix criardes et querelleuses, in stitu tio n ­
nelles, se fo n t e n te n d re, il se lève p o u r déam buler. J e
l’acco m p ag n e alors, égarée, les bras chargés de livres.
D a n s le passage des p o rte s, je m ’a p p ro c h e de lui très
p rès, je ch an te en anglais p o u r c o n tre ca rre r la voix de
l’A u tre — n o u s avions rep éré en effet que le sujet
avait des h allucinations dans l’e n c a d re m e n t des
p o rtes.
S’il lui arrive alors d ’écraser le nez o u la b o u c h e
d ’u n p e tit au tre, en silence, alors je m ’adresse d irecte­
168 - DANIÈLE ROUILLON

m e n t à lui, à distan ce, d ’u n to n très scientifique p o u r


p o s e r la q u e stio n : « E st-c e que v o u s e n ten d ez des
voix ? Q u ’est-ce q u ’elle d it la vo ix ? ».
Sa réactio n e st to u jo u rs de lâch er prise. C e qui était
déjà ap p réciab le c o n c e rn a n t le passage à l’acte. P a r
c o n tre , la ré p o n s e s’est fait quelque p e u a tte n d re p o u r
en fin v en ir avec le c o n se n te m e n t d u sujet. Succes­
sivem ent, d ifféren tes form es de rép o n se s s o n t venues.
- D ’ab o rd , titu b an t, co m m e au so rtir d ’u n e to r­
p eu r, ce sujet a fo rm u lé, d ’u n e vo ix in éd ite, ces signi­
fiants n o n articulés, to u t seuls : « D a n s la tête, dans
l’esp rit-d e-la-tête, esp rit-tête, u n e tête -c o u c h e -m a »,
puis il rep re n a it so n travail d ’écriture c o m m e si rien
n e s’était passé.
- V in re n t en su ite ces dessins2, q u ’il laissera sous
m o n regard :

o ù l’o n n o te u n e ém ergence au niveau de ГогеШе. J e


rep re n d ra i ici l’in d icatio n de Jacques B orie qui m e fai­
sait rem arq u er q u e ce sujet a l’o rg an e d an s l’oreille.
— Puis il fo rm u le : « T u vas m o u rir! J e vais te
tu e r ! », en lâc h a n t prise, et se re to u rn e c o n tre m o i et
m ’adresse, le phallus érigé : « O n fait l’a m o u r ». Il
p o n c tu e cette rép é titio n , altern an t l’agression et la
ten tativ e am o u reu se, p a r ce d it m é to n y m iq u e : « T u
vas l’am m o u rir» .
— Il lance en su ite des revues d e fem m es déchirées
e n d eux et ses écrits sur un e terrasse jam ais utilisée,
L e s bienfaits du hors-sens - 169

avec co m m e sim ple explication u n « J e fais u n cerf-


v o lan t ».
— A la fin, u n certain ra p p o rt à D ieu , déjà existant,
resu rg it dan s ses ch an ts liturgiques, l’é v o catio n de
saint É tie n n e , e t des passages à l’acte séducteurs, très
sexués, sur des p en sio n n aires d o n t le p atro n y m e
in clu t le signifiant « D ie u ».
L e fait d e su rp re n d re ce sujet est u n a b o rd efficace
des passages à l’acte, il lâche prise.
L a p aro le sans signification, que j’adresse à u n
au tre im aginaire, arrête la fuite m éto n y m iq u e, l’im p é­
ra tif d e jouissance à laquelle la parole le renvoyait.
L e h o rs-sen s, to u t co m m e l’écriture, se p résen te
alors co m m e u n tra ite m e n t de la jouissance.
A traiter le passage à l’acte d e m anière d é to u rn é e,
le sujet s’affole m o in s, s’apaise. Il p arle m ieux, et
m êm e ten te d ’articuler à p ro p o s de cette fo rce qui
l’oblige et face à laquelle il réu ssit à résister à c o n d i­
tio n d ’assu rer cette p résen ce au p rès de lui.

Jacques-Alain Miller — J e crois q u e to u t le m o n d e a


p e rç u ce que cela su p p o sait de d é v o u e m e n t, de p réci­
sion, de connaissance, et à quel p o in t c ’était au fo n d
adm irable. J e d o n n e la p aro le à Stréliski, d o n t le cas
d é m o n tre aussi u n g ran d d é v o u e m e n t d e la p a rt d u
thérap eu te.

Pierre Stréliski — J e p e n se qu e M ichel Jo lib o is se


jo in d ra à m o i p o u r v o u s rem ercier, car c’e st à n o u s de
v o u s rem ercier. E t j’en p ro fite aussi p o u r rem ercier
n o s collègues d ’A ngers et les étudiants, qui o n t b e a u ­
c o u p travaillé p o u r to u t p rép arer. E n fin , je rem ercie
aussi n o s en fan ts qui, avec certains de leurs am is, o n t
assuré l’accueil dans la salle e t la tran sm issio n des
m icros.
PIERRE STRELISKI

La bibliothèque de FAutre
U analyste et le liturateur

^ Y L V n avant Jésus C h rist A thènes s’est effacée der­


rière Alexandrie. Elle est « la très belle », « l’étem ellem ent
».
rem arquable L a bibliothèque contient 700 000 volum es,
to u s catalogués, qui o ffre n t aux savants d u m o n d e u n
rép erto ire quasi infini d u savoir de l’époque. C léopâtre
a cédé à C ésar e t à la fo rce guerrière de R om e. Celui-
ci, p o u r d éfe n d re sa flo tte, fait in cen d ier la flo tte
égyptienne et ses arsenaux ; le feu se p ro p ag e, se
co m m u n iq u e à la bibliothèque et à ses livres ; la biblio­
th èq u e d ’A lexandrie disparaît.
Il y a u n e d o u zain e d ’années, N o ë l était v e n u m e
voir. C ’était u n jeune h o m m e d o n t j’avais déjà parlé
aux Journées d'automne d e l’E C F sur « L ’expérience psy­
chanalytique des p sy choses ». Il était tran sp ercé p a r le
réel au p o in t q u ’il essayait d ’in te rp o se r en tre eux
deux, e n tre le réel et lui, des b o u les Q uiès, p o u r faire
barrag e aux so n o rités de la rue. D a n s le m êm e esprit,
il m e d em an d ait, lors de n o tre p rem ière re n c o n tre , de
ferm er les volets, p o u r a tté n u e r le b ru it q u ’il en te n d a it
de la pluie d eh o rs. J e lui refusai cet a g rém en t e n lui
d isan t q u e le b ru it n e l’e m p êch ait pas de parler.
172 - PIERRE STRELISKI

L a suite fu t, selo n N o ël, « u n p lac e m e n t en P .O . de


psychanalyse », c ’est-à-dire q u ’e n so m m e, il avait
tro u v é dans la régularité de ces e n tretien s en tre n o u s
u n asile o ù s’en ferm er.
Il y p arla de lui, de so n en fan ce paysanne, de son
p è re « sans qualités », de l’o b tu sio n de sa m ère qui
p o u rta n t avait été p o u r lui, disait-il, « sa fiancée
secrète », d e to u t ce tem p s qui lui apparaissait co m m e
u n e lo n g u e erran ce et d o n t n o u s n e détaillerons pas
ici les élém en ts b io g rap h iq u es qui en ém ergeaient
c o m m e a u ta n t d ’ilôts disparates : u n viol d ’u n e sœ u r ;
u n e initiatio n à la m a stu rb a tio n avec so n frère ; sa
chien n e, Belle, tu ée p a r so n p è re ; et, au m ilieu de
to u t cela, le so u v en ir vague d ’u n e vision énigm atique
vers h u it ans, celui d ’u n e dam e b lan ch e qui le regar­
dait.
Il p arla d e sa b ib lio th èq u e qui était co n séq u en te et
im périeuse. Il était c o n tra in t depuis lo n g tem p s d ’ache­
te r des livres, n ’im p o rte quels livres, avec u n e prédilec­
tio n p eu t-être p o u r les ouvrages traitan t d ’ésotérism e,
de p h ilo so p h ie e t d e p h é n o m è n e s p aran o rm au x - à
cet égard, il au rait été u n p a ssio n n é d u livre de M ack
d o n t n o u s a p arlé Jean -C lau d e M aleval. Il achetait
sans arrêt, co u rait les b o u q u in istes et dilapidait ses
m aigres m o y en s à réu nir, tâch e épuisante, u n e S om m e
des co n n aissan ces : il reco n stru isait la b ib lio th èq u e
d ’A lexandrie.
Il lisait fo rt p eu , quelques au teu rs seulem ent, m ais
était p e tit à p e tit envahi, su b m erg é p a r les livres. Il ne
savait pas o ù les m ettre et ces livres qui le regar­
daient, qui le fixaient, p ren a ien t u n to u r persécu teu r.
C ela n e signe pas la psychose, d irez-vous : u n n év ro sé
p e u t b ien se sen tir e n c o m b ré, lui aussi, p a r le savoir,
p a r S2. Il so u ffre d an s so n aliénation n o n p as de Si
qui l’identifie e t d o n t il se ren g o rg e, m ais de S2 ; cela
L æ bibliothèque de l'A u tre - 173

en traîn e au m in im u m la p a ssio n de l’ig n o ran ce, au


m ax im u m l’autism e.
M ais lui allait être b ie n tô t éto u ffé, noyé p a r ce
savoir réel qui l’e n to u ra it littéralem ent, p u isq u ’a u to u r
de so n lit, les livres d essin aien t les rivages de la fo rm e
de so n co rp s. A l’extérieur, les livres, le savoir infini ;
au cen tre, so n lit, co m m e u n radeau, u n îlo t o ù il vit,
o ù il se tie n t ; e n tre les deux, u n e frontière, u n littoral
en tre savoir et jouissance, espace qu e L acan dans
« L itu raterre » appelle la lettre. Il précise que p o u r que
ce « littoral vire au littéral »’, il faut u n effet de signifié
p ro d u it p a r les sem blants. D o n c , je rectifie : N o ë l était
e n to u rélittoralement et n o n littéralem ent, les « n u é e s
signifiantes » q u ’év o q u e dans ce m êm e texte L acan
après A risto p h a n e , n e p ro d u isa n t pas ici ta n t une
signification q u ’u n e m arée m o n ta n te qui allait to u t
eng lo u tir e t d o n t n e surnageraient iro n iq u e m e n t que
les b o u les Q u iès, sans rien au to u r.
Il d e m a n d a u n jo u r à d ériv er chez l’analyste les
d é b o rd e m e n ts de cette b ib lio th èq u e, e t avec so n
assen tim en t, c o m m e n ça à a p p o rte r plusieurs valises
de livres en p réc isan t b ien sûr que ce n ’était pas u n
d o n m ais u n p rêt.
P o u rq u o i avoir d it « oui » aux livres, après av o ir d it
« n o n » à la fen être ? N o to n s q u ’il s’agissait chez N o ë l
de d eu x v œ u x co n traires. — F e rm e r la fen être p ré te n ­
dait c o u p e r le d e h o rs et le ded an s p a r u n e m an œ u v re
sur le tro u qui les m etta it en co n tin u ité. — Y souscrire
ç ’au rait été se faire so i-m êm e b o u c h o n d u réel, ç’au-
rait été v o u lo ir se faire la providence.
L acan disait, lors de l’o u v e rtu re de la S ection cli­
n iq u e d e P aris, q u e les c o rp s o n t p artie liée avec le
réel, q u e l’im aginaire fait p artie d u réel, e t il ajoutait
qu e « L e sym bolique est p ro v id en tiellem en t la seule
ch o se qui, à cette affaire, d o n n e so n n œ u d »2 — à cette
174 - PIERRE STRÉLISKI

affaire d e la réalité d u c o rp s e n c o n tin u ité avec le réel.


V o u lo ir être la p ro v id e n c e sym bolique dans la psy­
ch o se, voilà qui n ’est sans d o u te pas reco m m a n d é , le
bouchon du réel au rait vite viré e n b o u c h o n réel -
céru m en asso u rd issan t b ien m o in s su p p o rtab le que
les p etites b o u les am ovibles.
L ’au tre m an œ u v re, ou v rir la p o rte aux livres, c ’était
le co n traire : c’était laisser u n e so lu tio n de co n tin u ité
e n tre le d e h o rs e t le dedans. C ’était en so m m e la
m ê m e ch o se q u e de dire n o n à la ferm etu re de la
fen être, le n o n pu is le oui in d iq u a ie n t to u s deux q u ’il
y avait place d an s l’analyse, dans cet échange de
paro les, à u n reste, à u n d ép ô t.
A l’a u to m n e 1987, je concluais là-dessus et E ric
L a u re n t m e faisait rem a rq u e r l’im p o rta n c e de ce
d é p ô t et p resse n ta it q u ’il y avait chez ce p a tie n t l’am ­
b itio n sans d o u te d ’écrire Le l i v r e de to u s les livres,
d ’être l’exception.
D ep u is, N o ë l a c o n tin u é à se d éb arrasser de cette
« c o n ste lla tio n d e signifiants», qui l’identifiait p o u r­
ta n t p eu o u p ro u , n ’h é sita n t pas à utiliser, si besoin,
des sacs-poubelles p o u r tra n sp o rte r ses livres chez
m o i, m e d é m o n tra n t élég am m en t l’équivalence letter-
litter. N o to n s q u e je n e laissais pas cette littératu re en
c e t é ta t m ais q u e je p renais so in d ’en ran g er et d ’en
classer le c o n te n u su r m es étagères.
Il se m it aussi à co n fier quelques p h o to s q u ’il p re ­
n a it d e tem p s e n tem p s, en rag ean t de n e jam ais réu s­
sir, selon lui, à « ren d re » ce q u ’il voyait. D e ce cô té là,
c’était to u jo u rs raté, b ien q u ’o n puisse c o n sid é rer que
ces p h o to s n e m an q u a ien t ni de qualité tech n iq u e ni
de trouvailles esth étiq u es qui e n faisaient des objets
p lu tô t surréalistes m ais beaux.
E n fin , qu elq u es p etits cahiers de pensées et
d ’ap h o rism es calligraphiés e t coloriés v e n a ie n t corn-
L æ bibliothèque de l A’ u tre - 175

p léte r la collection, m ais, là, o n voyait b ien ce qu e ça


valait : c ’était p rê té avec p arcim o n ie, c ’était le b ien le
plu s précieux.
L ’analyse réalisa ainsi p e n d a n t u n certain tem p s
quelq u e ch o se qui s’ap p a re n ta it à ce qui s’appelle en
chirurgie u n « p o n ta g e » , u n e d ériv atio n de la jouis­
sance d é b o rd a n te via le c a b in et de l’analyste chargé en
so m m e ici d ’u n travail de vidange p lu tô t qu e de
vidage.
R ed ison s q u ’il n e s’agit pas, dans cette o p ératio n ,
d ’u n e p sy ch o th érap ie au sens o ù o n aurait v o u lu resti­
tu e r qu elq u e ch o se, restau rer u n e fo n c tio n déficitaire,
m ais q u ’il s’agit p lu tô t de te n te r u n e suppléance, u n
rab o u tag e o ù s o n t m is e n c o n n e x io n deux réels et
leurs im ages — les objets-livres e t le lieu o ù se d é ro u ­
le n t les séances —, selo n le p rin c ip e des vases c o m m u ­
nican ts. C ette m an œ u v re en traîn a p e n d a n t u n certain
tem p s u n e stabilisation chez le sujet.
D ’être ainsi d éch argé e n p artie d u p o id s de ce S2
réel, N o ë l p u t se laisser aller à dire ce q u ’il p en sait
être et ce q u ’il ch erchait. Il est « n o n pas u n être
h u m ain n o rm a l m ais p lu tô t u n être en acier, o u en
lum ière d iv in e» . Il a b h o rre so n c o rp s q u ’il d éteste
laver p arce q u ’il fau t le v o ir nu. S on sexe lui ap p araît
co m m e u n élém en t étranger, v a g u e m e n t rev en d icateu r
d ’u n plaisir b izarre. Il cède p o u rta n t à des co n train tes
m astu rb ato ires qui le culpabilisent a ffreu se m en t et
s’est fin alem en t réso lu à e n ta m e r u n e vie sexuelle n o n
solitaire avec u n e fem m e plus âgée q u e lui, d o n t il est
d e v en u l’a m a n t à ch aq ue fois répugné.
P e tit à p e tit aussi, il change sa vêture. In itialem en t
m al fagoté, to u jo u rs en trav é p a r u n sac à dos qui n e
le q u ittait pas, il p re n d p ro g re ssiv e m en t m ieux soin
de lui et finira p a r d ev en ir p lu tô t « d a n d y » . C o m m e
les seuls h ab its qui lui c o n v ie n n e n t so n t fo rc é m e n t les
176 - PIERRE STRÉUSKI

plus chers, cela n ’est pas sans c o n séq u en ce sur ses


co m p tes, m ais enfin, il acq u iert ainsi l’esquisse d ’un e
g ard e-ro b e, il d ev ien t élégant. Seule o m b re q ui p e r­
siste, la c o n fro n ta tio n à la salle de bains.
Il a ch erch é lo n g te m p s, il n e savait quoi, en fant,
puis ad o lescen t, d an s de longues p ro m e n a d es ; il se
so u v ien t d ’u n e fois o ù il a m arc h é to u te u n e nuit,
tre n te kilo m ètres à p ied s dans le lit asséché de la
rivière, te rm in a n t au m atin allongé d an s la vase
h u m id e d ’u n étang, dans u n curieux é tat de ravisse­
m en t.
M ain ten an t, il sait ce q u ’il cherche. Il d it ceci p lu ­
sieurs années après le p ro n o stic d ’E ric L a u re n t :
« E c rire u n livre qui serait u n e so rte de dictio n n aire
su r l’A u-delà, u n ab régé de p h ilo so p h ie au-delà de ce
qu e les m o ts n e p e u v e n t pas dire ». E t puis, il v o u ­
d rait léguer, q u a n d il sera m o rt, sa b ib lio th èq u e et ses
écrits « à u n A u tre lettré ».
D ’avoir d it to u t cela e n tro u v re u n e co m p ag n ie p o s ­
sible avec le m o n d e . Il d ev ien t m êm e taquin, plaisante
l’analyste su r tel trait q u ’il a observé. M ais si une
fam iliarité discrète ap p araît parfo is de so n côté, d u
c ô té d e l’analyste, c’est la rigueur exigée, il v e u t bien
être so n sem blable m ais ne su p p o rte au c u n vacille-
m e n t d e so n alter ego. S inon, c ’e st la m auvaise surprise.
Pas d e divine su rp rise dans la p sy ch o se : elle n ’est pas
c o m m e d an s la n év ro se, synonym e de retrouvailles
avec u n sens o ublié, elle est to u jo u rs très étym ologi­
YUnheimlich,
q u e m e n t u n « e n v a h is se m e n t» p a r de de
l’inédit.
A y an t d e m a n d é u n jo u r à ce q u e lui so it re n d u tel
livre d e la n éo -b ib lio th èq u e q u ’il avait ainsi c o n stitu é
ch ez l’A u tre — c’était le to m e I d u L î presque rien et leje
ne sais quoi —, il s’in q u iéta de la co n fian ce q u ’il faisait,
vacilla et fit o p é re r aux sacs-poubelles u n ch em in
L æ bibliothèque de 1’A u tre - 177

inverse. V id a n t ce lieu tro p incertain, il m it sa cargai­


so n en lieu sûr, dan s le g ren ier de chez ses p aren ts.
Il c o n sen tit to u tefo is à c o n tin u e r so n analyse et
b ien q u ’il p en se, avec L acan, qu e ses paroles so n t du
« d ire-v en t », c o n tin u a à v en ir parler.
Il se m it p e tit à p e tit à re p rê te r des livres, m ais o n
co n sta tera u n léger b o u g é dans ce qui p o u rra it s’ap p e­
ler sa « co n sig n e » : être u n sim ple d é p ô t d ’objets
adressés à l’A u tre, au d é b u t, dans lequel la valeur
signifiante d e l’o b je t n ’apparaissait qu e secondaire.
E lle d ev in t avec le tem p s u n e consigne à lire. Il se
m it à p ro p o se r à so n analyste de lire p o u r lui ce qui
l’intéressait, u n ch o ix de lectures d o n c, et b ien sûr de
n ’en rien dire. Le savoir c o n te n u dans l’o b jet d evenait
dès lo rs susceptible d ’échanges.
P arallèlem en t a p p a ru t u n au tre « tra n sfe rt de
fo n d s », celui d ’o b jets vocaux. R écem m en t, il m ’a
confié — n o u v eau p rê t — les deu x cassettes des en re­
g istrem en ts rad io p h o n iq u es de Jan k élev itch à F ran ce
C ulture, q u ’il s’était acheté. P e u t-ê tre le livre m a n ­
q u a n t dans le cab in et de l’analyste a-t-il fait trace,
ratu re, liturai! L e d é p ô t littoral d u d é b u t p o u rra-t-il
être le lim o n d ’u n e littératu re ?
N o ë l c o n tin u e d ’écrire très p e u m ais n e désespère
ni n e ren o n c e to u t à fait. Il v a u t m ieux sans d o u te
qu e cela so it n i tro p n i tro p p e u q u an d o n se so u v ien t
de so n idée d e legs. Q u ’il n ’achève pas so n œ uvre
tro p v ite n i n e se n o ie dans « la Seine des sem b lan ts ».
M a b ib lio th èq u e se rem p lit de n o u v eau p e u à p eu , il y
p leu t ses livres co m m e u n e n u é e interprétative.
PATRICIA ZAROWSKY

Un point de forclusion
Pourquoi ne suis-je pas mort ?

JN Æ o n sie u r M . n e c o m p re n d pas p o u rq u o i il n ’est


pas m o rt. O n n e p o u v a it q u ’être surpris p a r la q u es­
tio n d e cet h o m m e , d ’u n e qu aran tain e d ’années, qui
sem blait e n b o n n e santé et qui p a r cette affirm atio n
in terro g eait l’analyste.
L o rsq u e n o u s l’avons re n c o n tré à la p rése n tatio n
de m alades d u V al d e G râce, il était hospitalisé p o u r
u n é tat anxieux im p o rta n t. Il avait p e u r d ’être agressé
dan s la rue. P e u r q u ’il disait être le p ro lo n g e m e n t de
cette p e u r p an iq u e q u ’il avait ressentie lo rs d u terrible
accid en t d o n t il avait été victim e et auquel il n e c o m ­
p ren a it pas c o m m e n t il avait survécu.
C ’était d eu x m o is plus tô t. Il assistait au décharge­
m e n t d ’u n e p alette d ’aide h u m an itaire à Sarajevo o ù il
était en m issio n q u an d , la p alette é ta n t coincée, il est
surpris p a r u n F enw ick d e n e u f to n n e s qui fait
m arch e arrière, le ren verse, les deu x ro u es m o n te n t
sur sa cage th o raciq u e, « s ta tio n n e n t e t re p a rte n t» .
« Ç a a d u ré u n e éternité, dit-il, p o u r m es cam arades
quelques seco n d es ». D a n s ces quelques secondes il a
e n te n d u q u e ça cassait à l’intérieur, q u e ses os era-
180 - PATRICIA ZAROWSKY

q u aien t, et il a p e n sé m o u rir. M ais voilà, il n ’était pas


m o rt e t il n e s’en réjo uissait pas d u to u t. Q u e voulait-
il dire p a r là ?
L o rs d e la p rem ière h o sp italisatio n suite à l’acci­
d e n t, M o n sieu r M . se m o n tre très anxieux et
d e m a n d e à v o ir u n psychiatre. Il e n so rt u n m ois et
dem i après, guéri su r le p lan som atique. C o m m en c e n t
alors des p eu rs d ’ag ression dans la rue. Il d it revivre
to u t le tem p s l’accid en t « de A. à Z ., jo u r e t n u it ». C e
sy n d ro m e se retro u v e so u v e n t lors d ’év én em en ts
trau m atiq u es. L a rép é titio n d u trau m atism e é ta n t
alors, c o m m e d it F re u d , « la faço n d o n t le m o i de
l’h o m m e se d éfe n d c o n tre u n d anger qui le m enace
de l’e x té rie u r» 1. « L a tâch e de l’appareil psychique
é ta n t alors de m aîtriser l’excitation et de lier psychi­
q u e m e n t les so m m es d ’excitation qui o n t p é n é tré p ar
e ffractio n p o u r en su ite les m e n e r à liq u id atio n »2.
L e trau m atism e relève d ’u n e re n c o n tre avec le réel,
d ’u n e re n c o n tre in a tte n d u e qui fait e ffractio n dans la
vie d u sujet, o ù le facteu r de la surprise et de l’effroi
so n t p ré s e n ts 3. G u y B riole souligne « q u ’u n év én e­
m e n t trau m atiq u e c o n c ern e to u jo u rs u n sujet. Il c o m ­
p o rte à la fois u n e p a rt de réel qui relève de l’acci­
d e n t, l’indicible d e la ren c o n tre , et u n e p a rt de
subjectivité d an s laquelle le sujet est engagé »4.
« J ’ai o ublié la p rése n c e d u F enw ick : carrém en t, dit
M o n sie u r M ., j’ai m an q u é de vigilance, je n e devais
p as ê tre su r ce trajet ». L à se tro u v e inscrite la p a rt de
l’é v é n em e n t qui rev ie n t au sujet. L e p o u rq u o i il se
tro u v a it là à ce m o m e n t précis sera p o sé , ainsi que
d ’au tres p o in ts c o n c e rn a n t l’a v an t la re n c o n tre tra u ­
m atique. C ’est ce q u e L acan appelle le co n tin g en t, ce
qui p e u t arriv er o u n e p as arriver, « et qui n e se défi­
n it q u e d e l’in calcu lab le» 5. C ’est dans l’ap rè s-co u p d u
trau m atism e q u e p o u r ro n t être p erçu s les effets de la
Un point de forclusion - 181

re n c o n tre avec le réel qui se ro n t différen ts selon les


sujets, p o u r u n m êm e év én em en t. A ce p ro p o s,
D o m in iq u e V allet6 d é m o n tra it la d im en sio n singulière
de l’é v é n em e n t trau m atiq u e dans so n articulation aux
signifiants de l’h isto ire d u sujet, et soulignait l’im p o r­
tan ce p o u r le sujet « d ’arriver à se dégager de c e t indi­
cible, d e cette jouissance qui s’im p o se à lui dans le
su rg issem en t b ru tal d u réel lors de l’é v é n em e n t trau ­
m atiq u e ».
C ar la ren c o n tre avec le réel fait, co m m e d it L acan,
« tra u m a tism e »7 : à la place d u réel il y a u n tro u ,
p o in t d e fo rclu sio n o ù v ien t se lo g er u n e jouissance
p o u r laquelle il n ’y a pas de signifiant. L e sujet devra
alors essayer de d éch iffrer ce q u ’il en est de cette
jou issan ce q u ’il a ép ro u v ée. Si ta n t est q u ’elle puisse
être to ta le m e n t d échiffrée. N ’y a-t-il pas to u jo u rs u n
reste d e réel in d éch iffrable, celui-là m êm e q u e le fan ­
tasm e a p o u r tâch e d e reco u v rir ?
Certes, M onsieur M. a vécu u n événem ent traum a­
tique, mais ce qui n o us a surpris chez lui, c’est cette
nécessité q u ’il a d ’avoir une explication q uant à sa survie.
Q u e n o u s d it M o n sie u r M . de l’in sta n t de l’acci­
d e n t? Il n o u s d it c o m m e n t d u ra n t ces dix secondes
in term in ab les, il a e n te n d u so n co rp s se casser, « il ne
p o u v a it plus resp irer », il aurait b ien v o u lu é c h ap p e r à
cette d o u leu r in su p p o rtab le , p e rd re connaissance,
m o u rir, il a appelé la m o rt, m ais il n ’a pas p u dispa­
raître et il a tout vécu. E t puis..., il a p e n sé à sa fille :
c ’était fini, il n e la rev errait plus, il lui avait m anqué.
Ju sq u e-là, p e n d a n t u n e vingtaine d ’années — âge de sa
fille et tem p s d u ra n t lequel il a été fo rm é p a r u n
m aître japonais au k araté - , il était éd u cateu r sp o rtif
p o u r jeunes en difficulté et il n e p en sait pas lui avoir
m an q u é. M ais là, face à la m o rt, la q u e stio n de « l’être
p è re » est v en u e faire irru p tio n .
182 - PATRICIA ZAROWSKY

E t c’est e n n o u s d isa n t cela q u e se rap p ellen t à lui


les m o m e n ts d e so n enfance.
S o n en fan ce e n A friq u e fu t tranquille, des relations
affectu eu ses le liaient à sa m ère. Il a u n e sœ ur. A
l’adolescence, p é rio d e q u ’il d écrit co m m e « ch a o ­
tiq u e », ses p a re n ts se sép aren t, et, su r décision d u
père, il est envoyé ch ez so n oncle dans u n pays v o i­
sin. Il y p asse d eu x ans, les relations avec cet oncle
s’av è re n t difficiles car jugé tro p sévère, e t il p a rt vivre
à P aris ch ez so n p è re qui e n tre -te m p s s’e st rem arié. Il
le d écrit co m m e q u e lq u ’u n de rigide, strict, ne s’in té ­
ressa n t q u ’aux résu ltats scolaires, so u h a ita n t qu e so n
fils p o u rsu iv e des étu d es, alors q u ’il n e rêvait que de
sp o rt. R ien n e v ie n t c o lo re r cette d escription. « A v e c
m a m ère c ’était l’affection, avec m o n p ère la sévé­
rité. » M o n sieu r M. d e m a n d e ra à être ém an cip é p o u r
e n tre r d an s l’arm ée d e l’air « o ù la discipline lui sem ­
blait plus légère ». Il q u itte ce p è re exigeant p o u r u n e
au tre so rte d e discipline de so n choix.
L a re n c o n tre trau m atisan te avec la jouissance a
laissé le sujet d e v a n t u n vide énigm atique. T o u t lui
p araît énigm atique. Il lui p araît to ta le m e n t in c o m p ré ­
h en sib le d ’avoir survécu.
L a p h ilo so p h ie d u k araté lui a enseigné q u ’il y a u n
o rd re d u m o n d e , q u e l’h o m m e se fait lui-m êm e, q u ’il
est resp o n sab le d e ses actes. Il d ev ait m o u rir. D ’u n e
p a rt il se tro u v ait là o ù il n ’au rait pas dû, e t d ’autre
p a rt, d e p a r la gravité d e l’accident, l’issue n e p o u v ait
être q u e fatale: « J e n e co m p ren ais pas c o m m e n t o n
p o u v a it survivre à ça. J e devais y reste r» .
M o n sie u r M . n ’a pas p u m e ttre des m o ts su r ce
réel, e t il est resté fixé à cette q u e stio n énigm atique :
« P o u rq u o i n e suis-je pas m o rt ? ». L e réel, d it L acan,
c ’est « c e su r q u o i o n n e p e u t p as m e ttre de m o ts » ,
m ais c ’est ce à p a rtir de qu o i se crée le sym bolique.
Un point de forclusion - 183

A u tem p s p rem ier d u trau m atism e e st v e n u succé­


d e r celui de la perplexité. « Sa survie est m o n té e en
én ig m e» , selo n l’ex p ressio n utilisée p a r C o lette Soler
lors d e la d iscussion. C o lette Soler8 n o ta it dans so n
sém inaire à S ain te-A nne que, chez L acan, le vide
én ig m atiq u e e t la certitu d e s o n t équivalents ; l’ém er­
gen ce d e ce vide énigm atique re n d le sujet certain
q u ’u n e signification est là. C ’est p o u r cette raiso n que
M o n sie u r M . reste v o u é à in te rro g e r les autres : psy­
ch o lo g u es, m éd ecin s, p e rso n n e n e p e u t lui d o n n e r la
ré p o n se d u p o u rq u o i il est en vie. Il p e n se q u e p eu t-
être « u n spécialiste», lui, saura p o u rq u o i. Q u elq u e
p art, « il d o it y avoir u n e explication». Il n e p e u t pas
p e n se r que la vie so it sans raison, car « il y a u n o rd re
d u m o n d e et il n e c ro it p as aux m iracles ». L a signifi­
catio n énigm atique est m o n té e e n certitude.
A p rès l’accident, sa vie a changé. Il décide d e s’o c ­
cu p e r d e sa fille. Sa fille aim ait le k araté ? C ’est lui qui
allait le lui enseigner. Il p en se av o ir rép aré u n p e u
m ais il reste des ch o ses à faire, dit-il, car il se co n si­
dère resp o n sab le des p ro b lè m es de d ép ressio n et
d ’o b ésité de sa fille. A u cu n e culpabilité p o u rta n t p a r
ra p p o rt aux difficultés q u ’elle a traversées. Pas plus
d ’ailleurs q u ’il n ’e n a à l’égard de sa fem m e, q u ’il qua­
lifie d e très b o n n e m ère, d o n t il est séparé parce que,
dit-il, il n ’était jam ais là. L e th èm e de la rép aratio n
patern elle est to u jo u rs p ré s e n t: au p arav an t au p rès de
jeunes « en m al de p è re », et m ain te n a n t au p rès de sa
fille. Il est v e n u o c c u p er la place d u signifiant m a n ­
qu an t.
E n co n clu sio n , to u t é v é n em e n t trau m atiq u e ne
p ro v o q u e pas u n d é c le n c h em e n t de psychose. P o u r­
tan t, il sem ble b ien que, dans ce cas, l’existence d ’u n
p o in t d e fo rclu sio n dans le trau m atism e et l’ab sen ce
chez ce sujet d ’u n signifiant v e n a n t reco u v rir cette
184 - PATRICIA ZAROWSKY

jouissance aient dévoilé u n e stru c tu re psychotique. L à


o ù a surgi l’énigm e q u a n t à sa survie, est a p p a ru le
« faire le p è re » en ta n t q u ’idéal.

Jacques-Alain Miller — J e d o n n e m ain te n a n t la


p aro le, p o u r le d ern ier exposé de cette série, à M ario
Z erg h em , q u e je n e p rése n te pas, q u ’o n c o n n a ît ici
très b ien , et, ap rès c e t exposé, n o u s c o m m e n ce ro n s le
d é b a t général.
MARIO ZERGHEM

La pratique à plusieurs
Dédoublements de l'analyste

I l y a u n e q uinzaine d ’années j’ai d écidé d ’accep ter


en analyse, après plusieurs m o is d ’en tretien s prélim i­
naires, u n e fem m e, âgée à l’é p o q u e d ’u n e tren tain e
d ’an n ées, et ex erçan t u n e p ro fe ssio n d ’o rd re h u m a n i­
taire, avec l’idée d ’accueillir la d e m a n d e d ’u n sujet
hystérique, m ais sans cesser d ’être q u estio n n é p a r l’ir­
rédu ctib ilité d e so n silence, l’incapacité de faire une
analyse q u ’elle m êm e p ro clam ait rég u lièrem en t e t l’ab­
sence déclarée d e to u t esp o ir de « s’e n so rtir ».
L ’id en tificatio n au m an q u e pris co m m e o b je t est p a r­
fois à ce p o in t radicale que les p h é n o m è n e s cliniques
qui e n résu lte n t p e u v e n t difficilem ent être distingués
de ceux qui d é riv e n t d ’u n e ré d u c tio n d u sujet à son
être d ’o b jet ; et in v ersem ent.
L o rsq u e c’est l’inhibition, la difficulté à parler et la
p e rte d e to u t in térêt qui prévalent, c o m m e n t distinguer
les m anifestations qui pro céd eraien t d u rejet m êm e de
l’inconscient, de la tristesse et de la solitude auxquelles
u n désir insatisfait p e u t conduire u n sujet névrosé ?
C e qui avait p o u ssé cette fem m e à v en ir m e vo ir
était la d ern ière vicissitude d ’u n e relatio n sentim entale
186 - MARIO ZERGHEM

avec u n collègue d e travail, m ais cette m o tiv atio n ,


co m m e d ’ailleurs to u te é v o catio n de so n h isto ire o u
de so n ex p érien ce actuelle tro u v a it d iffic ile m en t la
voie d e la parole. L a séance était le plus so u v e n t
c o n stitu ée p a r le silence et p ar les m an ifestatio n s d ’u n
tra n sfe rt qui allait assez vite p re n d re le to n d u
re p ro c h e : « V o u s v o u s fichez de m o i à c o n tin u e r à
m e recevoir, alors q u e je suis in cap ab le de p a rle r» ,
m ais aussi « V o u s v o u s fichez de m o i parce qu e v ous
allez b ie n tô t m e m e ttre à la p o rte » . C h aq u e fin de
séance était d ’ailleurs v écu e p a r elle co m m e u n e m ise
à la p o rte . E t l’ab sen ce aux séances, n o ta m m e n t à la
veille d e congés, était co m m e n té e en ces term es : « Ça
aura au m o in s fait a u ta n t de fois o ù v o u s ne m ’avez
pas m is à la p o rte ».
L a dim ension d u transfert a pris décidém ent le pas
sur celle de rhistorisation. Mais s’agissait-il d ’une
angoisse de transfert corrélative d ’u n e dem ande d ’am o u r
ex trêm e, d o n t les m an ifestatio n s risq u aien t d ’envahir
to u te la scène ? O u b ien cette au to -d é p ré c ia tio n - elle
p e n se e n effet n e pas avoir sa place dans l’analyse, ne
pas m érite r d ’y v e n ir —, e t d o n t l’envers est la d é n o n ­
ciatio n d e m o n in d ifféren ce o u de m o n in te n tio n de
rejet, traduisait-elle u n e n o n -ex trac tio n de l’o b jet, un e
n o n -d isjo n ctio n de l’A u tre et de la jouissance ?
A u d em e u ran t, les rêves et les quelques b rib es de
so n h isto ire qui fra n c h isse n t le silence, o n t dessin é en
to u t cas la figure d ’u n A u tre m ate rn e l d é p o u rv u de
to u t idéal, m ais ex erçant, p a r exem ple, u n c o n trô le
sur la vie secrète de ses en fan ts au m o y en d ’u n m icro
installé d an s leu r ch am b re. L ’analysante n e se so u ­
v ien t pas q u e la m ère ait jam ais m an ifesté de la te n ­
dresse à so n égard, seul le ch ien qui partageait so n lit
y avait droit. C ette m ère, c ep en d an t, n e to lérait pas
q u e d ’autres adultes se m êle n t de l’é d u catio n o u
h a pratique à plusieurs - 187

m êm e d e la santé d e ses enfants. L a figure d u frère,


d o n t elle se co n sid ère plus p ro c h e que de ses sœ urs,
ap p araît en m êm e tem p s avoir u n e place essentielle.
E lle est la m arrain e de so n fils. J e n e p o u rrais
m ’éte n d re ici su r les c o o rd o n n é e s h isto riq u es e t sym ­
boliq u es d e la vie d u sujet — q u ’il n ’explicitera
d ’ailleurs q u e très sp o ra d iq u e m e n t —, p u isq u e le p r o ­
p o s d e m o n c o u rt c o m p te -re n d u est p lu tô t celui d u
tran sfert.
P lusieurs années o n t passé av an t q u e des p h é n o ­
m èn es discrets n e so ie n t évoqués p a r l’analysante,
p e rm e tta n t d e p réciser les c o o rd o n n é e s de sa p o si­
tion. C o m m e cette m ain qui est p a rto u t e t qui v e u t la
saisir. O u la c o n v ictio n qu e ce q u ’elle d it de so n frère
p o u rra être e n te n d u e t lui nu ire : c ’est co m m e si elle
était so n frère, dira-t-elle u n e fois. O u cette voix, m ais
elle n e le co n fiera q u ’à u n au tre analyste, qui l’avait
arrêtée le jo u r o ù elle était d escen d u e ju sq u ’aux rails
d u m é tro : « C e n ’est pas la peine, tu es c o n d a m n é e à
vivre to u jo u rs ». M ais auparavant, ce so n t su rto u t les
p h é n o m è n e s d u tra n sfe rt qui o n t fin alem en t o rien té
le rep érag e d e sa p o sitio n subjective e t qui o n t co n sti­
tu é l’essentiel d e la cure. E lle m e rep ro c h e de n e pas
a rrê te r d e la recev o ir alors q u ’elle n e sait pas parler,
m ais aussi d ’avoir l’in te n tio n de cesser de la recevoir
p u isq u e j’e n ai v isib lem en t m arre. C e re p ro c h e p re n d
to u t d e m êm e la n o te de la certitu d e : elle sait q u e je
n e v eu x pas d ’elle, et elle v ien t m e d e m a n d e r p o u r­
q u o i je m e c o m p o rte c o n tra d ic to ire m e n t à ce p o s tu ­
lat, m êm e si p arfo is il lui arrive de se d e m a n d e r si
cela est vrai o u si c ’est u n e idée à elle. T o u te fo is,
a u cu n c h an g em en t d e p o in t de v u e, aucune dialec­
tiq u e n e v ien t infléchir la fixité de cette conviction.
L ’analyse est ainsi d evenue q uelque ch o se d ’ab so lu ­
m e n t in su p p o rtab le — dès q u ’elle est là, elle sait
188 - MARIO ZERGHEM

q u ’elle m ’én erv e et elle v e u t p a rtir —, et quelque ch o se


d ’a b so lu m e n t in d isp en sab le - dès q u ’elle est sortie,
elle p e n se à so n p ro ch a in ren d ez-v o u s. N a tu re l­
lem en t, l’analyste s’e n fiche, e t d ’a u ta n t plus q u ’il ne
s’in téresse q u ’aux autres analysants, n o ta m m e n t aux
fem m es. E lle est en so m m e l’u n iq u e d o n t l’analyste
n e v e u t pas, alors q u ’elle v o u d ra it l’avoir rien que
p o u r elle.
U n e p rem ière d isjo n ctio n , in tro d u ite p a r le sujet
lui-m êm e, a p e u t-ê tre ici perm is à l’analyse de se
m ain te n ir e t d ’éloigner l’im m in en ce d ’u n passage à
l’acte, m algré la te n sio n sans issue o ù elle s’est p o u r­
suivie : d isjo n ctio n en tre le lieu des m o n stres, à savoir
les rêves, p ro g re ssiv e m en t situé dans les m arges de la
séance, et la p résen ce, réso rb ée dans la séance. D ’u n
côté, l’analyste d ev ien t le frère et le filleul su r qui elle
veille, o u q u ’elle surveille, c o m m e la m ère, l’e m p ê ­
c h a n t ainsi de p e n se r à ça — la relatio n in cestu eu se au
frère —, o u d ’être ça, la ch o se in cestu eu se — l’analyste
s’in te rp o se e n tre elle e t le frère. D e l’autre, les rêves,
so u v e n t cau ch em ard esq u es, so n t d ép o sés dans m a
b o îte aux lettres, h o rs séance, so ig n eu sem en t tapés à
la m ach in e, m is e n page c o m m e des p o èm es e t signés
de so n n o m p ro p re .
L a d isjo n ctio n en tre la b o îte aux lettres o ù so n t
vidés ses tex tes-o b jet e t la p rése n c e silencieuse dans
la séance, n ’e m p êch e c e p e n d a n t p as que « être la
fe m m e » qui m an q u e au frère, rejeté o u dénié, fasse
re to u r sous la fo rm e de « Q u i est cette fem m e qui
p re n d m a place chez v o u s ? ». A ussi, bien que je m e
sois p e u à p e u arran g é p o u r la recev o ir en fin de jo u r­
n ée o u lo in des autres analysants, je n ’ai p u éviter
q u ’u n jo u r, au b o u t d e la h u itièm e année, la so n n e tte
reten tisse p e n d a n t q u ’elle était e n co re dans m o n
bu reau . E lle a b o n d i, furieuse, et a d é c la ré : « Je ne
L a pratique à plusieurs - 189

rev ien d rai plus ». C ette fois-ci, l’absence d u rera plus


lo n g te m p s, six m o is, a v an t q u ’elle ne m e télép h o n e.
C o m m en c e ici u n e deuxièm e p h ase d u traitem en t,
caractérisée p a r ce q u e j’ai appelé dans m o n titre :
« L es d éd o u b lem en ts de l’analyste ». C ’est u n e p h ase
q u ’o n p o u rra it aussi b ien ap p eler d u term e qui m e fût
alors suggéré en c o n trô le de « e n tre tie n s post-analy­
tiques ». P e n d a n t q u elques m ois, sans rien dire, l’an a­
lysante s’était p o sté e en face de l’im m eu b le o ù j’avais
m o n b u reau , p o u r m e v o ir so rtir et m ’e n aller dans
m a v o itu re à la fin d e la journée. E n tre -te m p s, j’avais
aussi appris q u ’elle avait co m m en cé à v o ir u n au tre
analyste. J ’ai d o n c décidé de la recev o ir en face à face,
au ry th m e d ’u n en tre tie n p a r sem aine, appelé « p o s t­
analytique ». L e « p ost-analyse » v en ait d ’in tro d u ire
u n e scan sio n là o ù il y avait eu seu lem en t u n suspens.
U n e an n ée p lu tô t agitée s’est alors d éro u lée o ù j’ai eu
à faire face à la v é h é m e n c e de ses rep ro c h e s e t d e sa
q u estio n : « P o u rq u o i u n e seule fois p a r sem aine ?
Q u ’est-ce q u e c ’est cette histo ire de ‘p o st-an aly se’ ?
Q u ’est-ce qui v o u s p e rm e t de dire que l’analyse a eu
lieu ? ». E t p o u rta n t, d an s l’a v an t qu e su p p o se cet
après, « p o s t» , v a p o u v o ir se localiser, d u m o in s en
partie, l’in so u ten ab le de la p rése n c e de l’analyste. U n
p rem ier d é d o u b le m en t s’in tro d u it ainsi en tre l’analyste
d ’av an t et l’analyste p résen t, e n tre l’ex-analyste et
l’analyste, et v ien t c o rro b o re r u n e p rem ière pluralisa-
tio n d e la p résen ce, d u fait de l’au tre analyste q u ’elle a
re n c o n tré lors de la ru p tu re avec m oi. E t p u isq u ’u n
jo u r elle év o q u e la nécessité d ’avoir des m éd icam en ts,
je saisis l’o ccasio n — ce que je n ’avais pas fait p réc é ­
d e m m e n t lo rsq u ’elle avait été elle-m êm e c o n su lte r
l’u n o u l’au tre p sychiatre —, m ais je n ’avais pas un e
idée assurée de sa p o sitio n , e t je lui d o n n e l’adresse
d ’u n tro isièm e collègue, qui est aussi psychiatre. Elle
190 - MARIO ZERGHEM

finira ainsi, p e n d a n t u n m o m e n t, p a r avoir trois


séances p a r sem aine, m ais chez tro is analystes diffé­
ren ts : u n à qui elle n e parle pas, so n analyste, q ui ne
v e u t to u jo u rs pas d ’elle ; u n autre à qui elle parle,
m ais qui n ’est pas so n analyste ; et u n troisièm e à qui
elle p arle ex clu siv em ent d u prem ier. F in alem en t, elle
n ’en m ain tie n d ra q u e deux.
Il m e sem ble — o u il n o u s sem ble, car les deux col­
lègues s o n t là et v ie n d ro n t p e u t-ê tre c o m p lé te r o u
n u a n c er ce q u e je v o u s so u m ets — qu e l’in tro d u c tio n
de ces rép artitio n s, c o n traire à la v é h ém en ce des exi­
gences d e l’analysante, qui, à l’occasion, l’o n t p o u ssée
à v o u lo ir m e fra p p e r o u à refu se r de sortir, a p u
c o n trib u e r à a tté n u e r la ten sio n d ev en u e into lérab le
sans q u e je sois ju ste m e n t en traîn é à la m ettre à la
p o rte . L e p ro je t q u ’elle a m is en œ uvre alors, celui
d ’écrire so n analyse passée, co m m e d ’autres écriv en t
leu r au to b io g rap h ie , a co n firm é, m e sem ble-t-il, la
justesse d e cette scan sion dans le fil d u tra ite m e n t de
la p rése n c e d e l’analyste. O u tre celles qui c o n tie n n e n t
to u jo u rs des rêves, d ’autres en v elo p p es plus épaisses
so n t v en u es, p e n d a n t to u t ce tem p s, dév erser dans
m a b o îte aux lettres la re c o n stitu tio n de la tra m e et
des vicissitudes d e h u it années d ’u n e relatio n difficile,
m ais à p ré s e n t tein tée d ’un e n o te de nostalgie.
L a d ern ière in v en tion, b eau co u p plus récente, signe
l’étab lissem en t d ’u n lien transférentiel plus paisible.
E lle consiste à faire u n voyage annuel dans u n e ville
d ’art étrangère, qui est u n e m anière de m e re n c o n tre r
in absentia et d ’in jecter d ’in n o m b rab les effigies - p h o ­
tos, livres, catalogues — dans le c h a m p de ce qui a pris
dès lors l’allure d ’u n e connivence discrète en m atière
de connaissances artistiques et archéologiques.
M ais l’au tre analyste est to u jo u rs là, et je reste to u ­
jou rs sous étro ite surveillance. E n c o re récem m en t, à
L a pratique à plusieurs - 191

la suite d e quelq u es variations dans l’h e u re de so n


ren d ez-v o u s h e b d o m a d a ire , elle m ’a lancé : « Si v o u s
ch an g ez si so u v en t l’h e u re d u ren d ez-v o u s, c’est que
v ou s v o ulez m e faire c o m p re n d re que je n e dois plus
ven ir ici ».
Le trou et le réel
Troisième discussion

J acques-Æain Miller — G râ c e à la p récisio n et la disci­


pline q u e je d em an d ais au d é b u t, n o u s d isp o so n s
d ’u n e h eu re e t d em ie de d iscu ssio n générale, et p e u t-
être m êm e de d eux heures. A v a n t que n e co m m en ce
le d éb at, je tiens à rem ercier Stréliski e t Jo lib o is p o u r
les g ro n d e m e n ts1 q u ’ils n o u s fo n t e n te n d re à in te r­
valles réguliers, et qui so n t co m m e le rap p el de l’exis­
ten ce d ’u n g ran d A u tre irrité, ce qui est to u jo u rs utile
p o u r se m ettre au travail.

Herbert Wachsberger — J e résum erai d ’a b o rd le cas de


N a n c y tel q u e je l’ai n o té. A m élie est u n e e n fa n t col­
lée, c’est so n p ro p re term e, à la m o rt, p arce que la
m o rt e st le q u o tid ien de ses p aren ts. D eu x ièm e p o in t,
le c o n se n te m e n t d e sa m ère à l’irrém édiable.
T ro isièm e p o in t, la q u e stio n de l’en fan t, q u ’o n p e u t
e n te n d re co m m e « M ère, o ù est to n désir ? ». L a
rép o n se qui a été d o n n é e , c ’est « T riso m ie » . M ais la
q u estio n d ’A m élie était : « L a m éningite, p o u rq u o i ? ».
O r, u n e m én in g ite n ’e st pas u n e trisom ie. Si la q u es­
tio n a p u être p o sé e sous cette fo rm e dans la ren -
194 - LE TROU ET LE RÉEL

c o n tre réussie de la p rése n tatio n , c’est, m e sem ble-t-il,


parce que le jo u r d e la m én in g ite de l’e n fa n t se tro u v e
corrélé à la c o m m é m o ra tio n de la naissance de so n
frère. D a n s la q u estio n de la m éningite, il y a la q u es­
tio n « P o u rq u o i m o n frère ? », et n o n p as sim p lem en t
« P o u rq u o i la triso m ie ? ».
U n e b rèv e q u estio n à M aleval. Il v o u lait n o u s su r­
p re n d re en d isa n t : « P as de p sychoses, qu e des h y sté­
ries ». Si la c o n stru c tio n d u fan tasm e p e u t a m e n d e r
les sujets en q u estio n , p o u rq u o i pas la c o n stru c tio n
d u délire ? P o u rq u o i élim iner l’utile c o n stru c tio n d u
délire p a r ra p p o rt au fantasm e ?

Nancy Katan-Barwell — E n effet, la m éningite


d ’A m élie su rv ien t juste au m o m e n t d ’u n e cérém o n ie
religieuse, q u i p o in te le fait q u e le frère aîné est, lui,
dan s u n en c h aîn e m e n t sym bolique p o u r la m ère, alors
que, p o u r A m élie, l’e n c h aîn e m e n t sym bolique fait
d éfau t, et elle défaille elle-m êm e. Sa m aladie exprim e
cette défaillance d u sym bolique.

jean-Claude Maleval — B ien en tendu, la co n stru ctio n


d u délire apaise aussi l’angoisse. L e fait que la
co n stru ctio n d u fan tasm e apaise l’angoisse chez ces
hy stériques, n ’est pas la raiso n m ajeure p o u r laquelle
je co n sid ère q u ’ils s o n t hystériques. Il y a b e a u c o u p à
dire sur les d ifféren ces en tre p aran o ïa et p arap h rén ie,
et elles n e s o n t p e u t-ê tre pas assez soulignées dans
l’É cole.

Fran Kaltenbeck
^ — L es deu x exposés de G ab riel
L o m b a rd i e t d e P ierre Stréliski m e p araissen t exem ­
plaires en ce q u ’ils m e tte n t en relief trois facteurs qui
o p è re n t dan s le tra ite m e n t d u p sy ch o tiq u e : la créa­
tio n , la p en sée, le tran sfert. L o m b a rd i s’est o ffe rt
Troisièm e discussion - 195

co m m e adresse à so n m alade, qui lui avoue d ’a b o rd


« J ’écris des p oésies », en su ite « J e peins », et qui
retro u v e alors ses m oyens. C ’est u n travail sur le
tra n sfe rt p lu tô t que su r le Wit%\ le p sy ch o tiq u e de
L o m b a rd i se sert d e l’iro n ie d ’u n m aître qui « re n tre
dan s la cité d u disco urs ». D a n s le cas de Stréliski,
c ’est p lu tô t la p e n sée qui est p réd o m in an te . E ric
L a u ren t a b ien p ro n o stiq u é que ce sujet v o u lait écrire
le d ictio n n aire des d ictionnaires, v o lo n té qui in te r­
v ie n t après cette in te rv en tio n , p e u t-ê tre involontaire,
o ù le livre de Jan k élév itch m an q u e dans la b ib lio ­
thèq u e. O n p o u rra it dire q u ’à ce m o m e n t, deux
m an q u es se su p e rp o se n t : le m an q u e auquel fait allu­
sio n le titre d u livre, m an q u e p a r ra p p o rt au savoir, et
le m an q u e d e l ’objet-livre. A p a rtir de là, le p a tie n t dit
à Stréliski q u ’il v e u t écrire le livre qui p o rte au-delà
des m o ts.

Pierre Stréliski— J e suis d ’accord : ce n ’est pas la ch ro ­


nologie exacte, m ais c’est la logique de la chose. La
rem arque d ’E ric L au rent date d ’après la vidange com m e
o n l’a appelée, m ais l’idée de p roduire le livre de tous
les livres, le patien t ne l’avait pas encore. C ’est au
m o m e n t de la n o n -restitution d u livre q u ’il avait prêté,
q u ’est apparu plus franchem ent chez lui u n désir de
produire lui-m êm e quelque chose.

Jacques-Æain Miller — D a n s la suite d u d éb at, je


su p p o se q u ’E ric L a u ren t n o u s expliquera c o m m e n t il
a rec o n stitu é la logique d u cas p o u r faire cette extra­
o rd in aire p ro p h étie.

Valérie Péra-Guillot — J e d e m a n d e à P ierre Stréliski


si écrire u n livre au-delà des m o ts était p o u r ce
p a tie n t ce qui se dessinerait à l’h o riz o n co m m e u n e fin
196 - LE TROU ET LE RÉEL

de cure. D a n s cette réalisation asym ptotique, quelle


place a-t-il, lui, l’analyste ? A M ario Z erg h em , je
d e m a n d e quelle serait la fin de la cu re p o u r sa
patien te.

Pierre Stréliski — E n v o u s ré p o n d a n t, je vais in te rro ­


g e r le travail d e G ab riel L o m b ard i, qui m ’a é to n n é à
n o u s dire q u ’il y avait u n e fin de cure avec so n
p atien t. E n ce qui c o n c ern e m o n p a tie n t, je ne p en se
pas d u to u t so u h aitable q u ’il finisse : je craindrais
q u ’en m êm e tem p s que so n livre s’achève, lui d isp a­
raisse. Il a p u dire à u n m o m e n t q u ’il v o u lait léguer
so n œ uvre à u n A u tre lettré : c’e st u n sujet qui est d u
cô té d u d ésir d e disparaître, d u suicide, il se balade en
h a u t des p o n ts, en fin il e st in q u iétan t, bien qu e j’en
aie fait u n e p rése n tatio n o ù il ap p araît soft.
Mario Zerghem - C o n c e rn a n t la fin de la cure, la
trouvaille géniale, qui m ’a été suggérée en c o n trô le
p a r E ric L au ren t, a été d ’acter l’arrê t b ru tal de la cure
p a r l’analysante, et d ’en faire u n e scansion, à p a rtir de
qu o i il y avait eu analyse, et ensuite u n e « p o s t-a n a ­
lyse » qui est to u jo u rs e n cours. E n u n sens l’analyse
s’est term in ée, en u n autre elle c o n tin u e to u jo u rs,
avec d eux analystes.

Jacques-Alain Miller — C ela fait p e n se r à la fin d e la


p h ilo so p h ie ch ez H eidegger : « N o u s en som m es à la
fin, e t cela va d u re r très, très, très lo n g tem p s ».

Gabriel lj>mbardi — D an s le cas que j’ai présenté, le


m o t d ’esprit n ’a pas joué la fonction d ’un e form ation
de l’inconscient, sur laquelle m o rd l’interprétation, m ais
il a eu co m m e la fo n ction d ’u n com m utateur dans le
travail d u transfert, tran sfo rm an t u n e jouissance absolue
Troisième discu^

en quelque chose de versé dans le lien social, et relati­


visé. C ’est dans ce sens que je conçois la fin de cette
cure, qui n ’est pas d u m êm e o rd re que la fin de l’ana­
lyse d ’u n névrosé. M ais c’est le passage d ’u n e jouissance
absolue aux valeurs de jouissance supportées p ar les
caractéristiques de l’analyste, qui, dans u n prem ier
tem ps, est lui-m êm e concerné com m e sujet, dans u n
second, su p p o rte la chute de l’objet — cachuso,
disait le
patient. C e passage confirm e que cette chute em p o rte
un e p a rt de jouissance et soulage le patient. Cela n ’est
pas définitif, cela n ’est pas sans reto u r puisque le
patien t p e u t m e télép honer et revenir, mais cela suffit
p o u r l’instant.

Pierre Stréliski
— M ais actuellem ent p eu t-il faire cela
avec l’analyste in absentia
, n ’a-t-il pas b e so in de la p ré ­
sence d e l’analyste ?

Gabriel Tombardi — Il a ch erch é trois fois à m e p a r­


ler, m ais seu lem en t p o u r m e saluer, et cela fait u n an.

Serge Cottet — Il s’agit de p o in ts soulevés p ar


M aleval. P e u t-o n exclure q u ’il y ait d an s l’affaire au
m o in s u n p sy ch o tiq u e, à savoir M ack lui-m êm e ?

Jacques-Alain Miller — Cela n e p e u t figurer au


co m p te ren d u , o n n e p e u t traiter u n collègue d ’H arv ard
de cette façon.

Serge Cottet — C ela m e c o u p e u n p e u m es effets. Il


fau t b ien dire q u e le raiso n n e m e n t de M ack n ’e st pas
sans é v o q u er la querelle p h ilo so p h iq u e L ocke-L eibniz
à p ro p o s des idées innées.
D o n c , je ren d s h o m m ag e à la d ém arch e cartésienne
o u p o st-cartésien n e de M ack, qui p ro cè d e de la
198 - LE TROU ET LE RÉEL

m an ière suivante : V o u s m e raco n tez des histoires à


d o rm ir d e b o u t, m ais le p ro b lè m e est de savoir si o n
p e u t m esu re r l’in ten sité de l’im aginaire, si l’in ten sité
d u v écu excède la possibilité de l’im aginaire o u si
v o tre im ag in atio n jam ais n e p o u rra p ro d u ire un e telle
intensité. C ’est co m m e D escartes : J ’ai e n m o i u n cer­
tain n o m b re d ’idées, est-ce q u ’elles c o rre sp o n d e n t à
u n e réalité o b jectiv e ? A u fo n d , je p eu x très bien
rêver, m e ra c o n te r des histoires, m ais il y a au m o in s
u n e idée qui fait ex cep tio n , je n e peu x pas l’avoir p r o ­
duite, c ’est l’id ée d ’infini : je suis m o i-m êm e fini, je n e
p eu x pas être cause d e l’infini, d o n c cette idée v ien t
de l’A u tre. C ’est ex actem en t le raiso n n e m e n t de
M ack : l’in ten sité d e la sen satio n p ro u v e le réel.
Il m e sem ble q u ’e n faveur de sa réh ab ilitatio n d u
delirium hy stériq u e, M aleval p re n d p o u r a rg u m en t le
fait que M ack p u isse avoir v u se p ro d u ire des effets
de suggestion, et m êm e des effets de m asse. M ais il
n ’e m p êch e q u ’il existe des sectes paran o ïaq u es, et
q u ’u n p aran o ïaq u e, aux E ta ts U nis n o ta m m e n t, puisse
p ro d u ire des m o u v em e n ts de m asse. R ien n ’em p êch e
qu e ces m o u v em e n ts de m asse so ien t déclenchés p a r
des p aran o ïaq u es n o to ires.
O n p e u t très b ien co n ju g u er p a ra p h ré n ie et lien
social, et m ain te n ir to u jo u rs u n A u tre qui ne v o u s
v e u t pas fo rc é m e n t d u b ien et qui est lui-m êm e fac­
te u r d ’u n resse rre m e n t d u lien collectif. Cela p e u t
d o n c p ro d u ire des sectes d u g en re « L e s k idnappés
p a r les ex tra-terrestres ».
O n p e u t p ro d u ire des effets de suggestion en
d isan t « O u i, c’e st vrai, v o u s êtes p o sséd é », o u « C ’est
vrai, v o u s avez été en levé». O n souligne sur le p lan
clinique q u ’o n p e u t avoir des effets de sédation de
l’angoisse. C ela m ’év o q u e un e tech n iq u e bien a n té ­
rieure qui était celle de l’am éricain Searles, lequel a
Troisièm e discussion - 199

eu, lui aussi, les h o n n e u rs de la S ection clinique e n


1988, si je m e souviens bien. F ace à un e de ses
patien tes délirantes qui se plaignait d ’av o ir m ille voix
dan s la tête, Searles lui a ssé n a it: « E h b ien, ces voix,
c ’est m oi. E t ce que v o u s en ten d ez, ce so n t m es p e n ­
sées. » — « A h ! b o n , très b ien ». E t de q u o i s’aperçoit-
o n , p e u à p e u ? D e la réd u c tio n d u n o m b re des p e rsé ­
cu teu rs, et, d u co u p , il y a sédation de l’angoisse. D u
m êm e co u p , Searles d e v ie n t u n h o m m e bâclé à la six-
quatre-d eu x , avec so n p a n ta lo n m al fagoté, exacte­
m e n t co m m e dans la d escrip tio n de L om bardi.

Jean-Claude Maleval — J e suis p lein em en t d ’accord


avec Serge C o tte t su r le fait q u ’il existe des sectes
paran o ïaq u es, et n o m b re u se s, qui p e u v e n t parfois
m êm e être dirigées p a r u n p a ra p h rè n e, tel que G ilb e rt
B o u rd in , le g o u ro u de C astellane.
M ack est-il p aran o ïaq u e ? C ’est u n e q u e stio n p e rti­
n en te. Il est difficile d ’y rép o n d re , ce n ’est pas im p o s­
sible. J e n e m e suis pas p o sé la q u estio n , m ais je suis
p lu tô t p o rté à en d o u ter. Il a fait u n e analyse, il l’a
m êm e term in ée, et il a b eau co u p écrit - ce qui ne
p ro u v e rien. C ’est u n fin dialecticien. Il n e d it pas
q u ’il est certain, il laisse p lan er u n certain d o u te, o n
ne p e u t pas le coincer.
J e m ain tien s q u ’il n e s’agit a b so lu m e n t pas d ’un e
secte paran o ïaq u e. L es treize cas q u ’il ra p p o rte so n t
des hystériques. Il p e u t y avoir u n d éliran t d an s la
foule, b ien en te n d u , m ais ce ne so n t p as des cas de
psychose. D ’ab o rd , ils o n t tous, au d ép art, u n d o u te
su r la réalité des p h é n o m è n e s, et M ack c o n c o u rt
b eau co u p à afferm ir leur conviction. C ertes, le d o u te
ne suffit pas, p u isq u ’à certains m o m e n ts de la psy­
ch o se, le sujet p e u t d o u te r m êm e de ses idées déli­
rantes. C ep en d an t, il m e p araît im p o rta n t de n o te r
200 - LE TROU ET LE RÉEL

que les croyances de ces p atien ts s’affirm en t to u jo u rs


à la suite de cures h y p n o tiq u es, o r les p sy chotiques ne
s o n t gu ère récep tifs à ces cures, o n sait m êm e q u ’elles
au raien t so u v e n t ten d an ce à d éclen ch er de nou v eau x
tro u b les. Les h y p n o th éra p eu te s am éricains s o n t très
n ets su r le fait que l’h y p n o se est u n e p ratiq u e co n tre-
indiquée avec u n p sy chotique. P a r ailleurs, les p atien ts
de M ack p ré s e n te n t so u v e n t des tro u b les som atiques
e t sexuels, q u i s’av èren t être des p h é n o m è n e s de
co n v ersio n p u isq u ’ils d isp araissen t à l’o ccasio n de la
p sy ch o th érap ie q u ’ils subissent. N o to n s e n co re que la
ren c o n tre des ex tra-terrestres se passe p resq u e to u ­
jours la nuit, lo rs d e cauchem ars. C e n e so n t pas des
hallucinations qui su rgissent dans u n e conscience
vigile. Il fau d rait certes étu d ier c h acu n des cas isolé­
m en t, m ais il est im p o rta n t de souligner, m êm e si ce
n ’est pas décisif, que ces sujets au d é p a rt d o u te n t plus
que M ack lu i-m êm e de la réalité des p h én o m èn es.

Jean-François Cottes — L ’in te rv e n tio n de G abriel


L o m b a rd i n o u s a d o n n é le tém oignage d ’u n essai de
rig u eu r chez u n sch izo p h rèn e, qui n e se fait pas sans
u n autre, u n p e tit autre. V o tre in te rv e n tio n est m a r­
qu ée p a r la p rése n c e d ’u n e iro n ie légère p o u r to u t ce
qui c o n c ern e le ra p p o rt au signifiant. V o u s dites « Il
ne p arle pas », ju ste au m o m e n t o ù il v ien t de dire
« J ’ai fait u n p o è m e » . V o u s dites ensuite qu e c’est u n
sujet qui a p e u d e m o y en su r le p lan sym bolique,
m ais il fait des Witsç V o u s n e m ette z pas l’accen t sur
le ra p p o rt à la stru ctu re sym bolique, m ais su r le vire­
m en t, la Verschiebung de la jouissance qui passe à la
co m p tab ilité, au chiffrage : ce so n t les rires, qui p o u r­
raien t se c o m p te r u n p a r u n , à la place de ce qui se
p rése n tait c o m m e u n e n u ée in d én o m b rab le . L e résul­
tat est p ro b a n t : cette légère ironie sous tra n sfe rt p e r­
Troisièm e discussion - 201

m e t p arad o x alem en t d e rétab lir le lien social, d ’a b o rd


avec l’analyste, puis cela fait tache. P o u rriez-v o u s p ré ­
ciser le m o te u r de la bascule qui se p ro d u it au
m o m e n t o ù l’analyste passe à l’é tat d ’o b je t cachuso?

Gabriel Tombardi — Je m e suis appuyé sur la « Q u e s­


tio n p rélim inaire». Ce qui est très difficile à c o m ­
p ren d re c’est la m an œ u v re d u tra n sfe rt dans la psy­
cho se que le D r. L acan in tro d u it à la fin d u texte,
page 583.
J e crois que c’est u n p eu plus lisible à p a rtir de ce
q u ’il d it d an s lePetit discours aux psychiatres, o ù il so u ­
ligne q u e « les h o m m e s libres, les vrais, ce s o n t p réci­
sém en t les fo u s ». Il n ’a pas u n e d e m a n d e de p e tit a,
car so n p e tit a, il le tie n t — d u cô té des petits p o in ts
dans ce cas, o u des voix, de so n père, etc. « C ’est ce
q u ’il appelle ses v oix p a r ex em p le» , c o n tin u e L acan,
« et c’est p o u rq u o i v o u s êtes en sa p résen ce à juste
titre angoissés » o u « co n cern és » — c’e st u n au tre m o t
q u ’em ploie L acan. « L e fou, c ’est l’h o m m e libre. L e
fo u est v raim en t l’être libre ».
E n su ite, il parle d u « p ro g rè s capital qui p o u rra it
résu lter d u fait que q u elq u ’u n de psychanalysé s’o c ­
cu p e u n jo u r v raim en t d u fo u » — je l’ai déjà cité. « E t
c’est u n fait que de tem p s en tem p s ça d o n n e quelque
ch o se qui ressem ble à la psychanalyse, à des prem iers
succès. H ein , d it L acan, ça n e v a pas très loin. Ç a ne
va pas très lo in p o u rq u o i ? J e v ous l’ai dit, cette expé­
rience de la psychanalyse est u n e expérience précaire.
E lle est précaire p o u rq u o i? P arce q u ’il y a le psy­
chiatre. C ’est q u a n d v o u s sortez d ’u n e psychanalyse
didactique q u e v o u s rep ren ez la p o sitio n psychia­
triq u e ».
E t ju stem en t, ap rès la halte q u ’il fait dans la
« Q u e stio n p rélim inaire », ce qui v ien t c ’e st la critique
202 - LE TROU ET LE RÉEL

de la p o sitio n d u p sychiatre, m êm e s’il est psy ch an a­


lyste. J e m e suis c o n stru it d o n c cette p etite m achine
logique m inim ale, qui est la suivante.
L acan p récise q u ’il serait nécessaire, p o u r soigner
an aly tiq u em en t n o tre fou, l’h o m m e libre, qui a le de a
so n cô té et qui v o u s angoisse, qu e le partenaire, le
soignant, so it d ’a b o rd de ce c ô té :

a ------------ ► g
fo u so ig n an t

C o m m e n t faire p o u r ren v erser les p o sitio n s, e t les


ram e n er aux p o sitio n s can o n iq u es d u discours analy­
tiq u e ? C ’est to u te la difficulté :

a ------ ►g

* -- --------------

Si le Wit% p o u v a it être em ployé de la m êm e faço n


qu e d an s l’analyse d u n év ro sé, ce serait au to m atiq u e,
p arce que le n é v ro sé le p ro d u it à p a rtir d u travail de
l’in co n sc ien t : l’articu lation S 1-S 2, ça d o n n e d u a, et
c ’est à p a rtir d e ce a, p ro d u it de l’in co n sc ien t d u
p atien t, q u e l’analyste p e u t v e n ir dans la p o sitio n de a.
Si----------- ► S2
a
M ais c ’était ici u n p e tit p e u plus co m pliqué, parce
que ce n ’était pas au to m atiq u e. Il fallait p ro fite r de la
p ro d u c tio n d ’u nLjistgemnn, term e d étach é p a r L acan
lui-m êm e d u tex te de F reu d , qui est u n plus-de-jouir
Troisièm e discussion - 203

d o n t l’analyste p e u t p e u t-ê tre p ro fite r dans les rela­


tio n s en tre le p a tie n t et le soignant.
C ’e st le m ystère et la q u e stio n de l’acte de l’ana­
lyste, q u estio n qui n ’est pas le commentfaire de la te c h ­
nique. L a q u estio n est p lu tô t p o u r l’analyste celle de
commenty tomber ; dan s le d éch et, dans le fichu, d an s le
cachuso. E n o u tre, dès qu e la jouissance est m ise en
valeur, p a r exem ple p a r l’effet de ce lien social
m in im e q u ’est le Wify il n ’est plus im p en sab le que
l’analyste p u isse la ch arger sur ses épaules - et cela n e
p èserait p as tro p , p arce que, dans le discours, ce serait
d u sem b lan t. A p artir de là, il p o u rra it faire valoir la
halte à la jouissance, le c o u p d ’arrêt qui e st in h é re n t
au signifiant q u an d sa causalité se déploie, se m u lti­
plie.Cf Séminaire XX,
le p. 27.

Jean-Daniel Matet — O n d it c o u ra m m e n t qu e la fo r­
clusion d u signifiant d u N o m -d u -P è re , et de son
corollaire phallique, le prive de la d im e n sio n de la
d em an d e, ce qui a été particu lièrem en t souligné dans
les ex p o sés d e N a n c y K atan-B arw ell e t de P atricia
Z arow sky. D a n s le p rem ier cas, la q u e stio n p re n d
valeur d ’appel, co m m e o n le rem arq u e so u v e n t dans
la clinique d u p sychotique. L a rép o n se de la m ère,
suscitée p a r la q u estio n de l’analyste, vient, su r le
m o d e de la certitu d e, ferm er to u te équ iv o q u e p ro v e ­
n a n t d e l’A u tre. D a n s le deuxièm e cas, la rép o n se
v ie n t aussi co m m e u n e certitu d e, m ais c’est alors u n e
ré p o n se à l’énigm e d u sujet qui én o n ce « I l d o it y
avoir u n e signification ». M a q u e stio n p o rte sur ce qui
re n d c o m p te des différences. E st-ce l’âge d u p atien t,
ici u n en fan t, et là u n adulte ? E st-ce le sexe ? D a n s le
deuxièm e cas, q u ’est-ce qui a suscité le passage à la
certitu d e?
204 - LE TROU ET LE REEL

'Patricia Zarowsky — J e crois q u ’il n ’y a pas chez ce


p a tie n t la certitu d e. Il en est e n co re à u n m o m e n t de
perplexité, e t il est e n q u ête d ’u n S2, d ’u n e significa­
tio n , m ais il n e l’a pas trouvée. Il est suivi p a r u n psy­
chiatre.

Nancy Katan-Barwell — C ette q u e stio n d u p sy ch o ­


tique est u n ap p el qui reste vain. L a p etite ne re n ­
c o n tre pas d e rép o n se , sa u f le réel.

Jean-Daniel Matet - E lle re n c o n tre to u t de m êm e la


rép o n se de sa m ère, qui v ien t sous la fo rm e d ’un e
certitude.

Nancy Katan-Barwell — O ui, m ais je n e suis pas sûre


qu e ce soit la ré p o n se à so n être à elle.

Alexandre Stevens - J e m ettrai d ’a b o rd e n ten sio n


l’ex p o sé d e G ab riel L o m b a rd i et celui de D anièle
R o u illo n su r u n p o in t. Il m e sem ble que G abriel
L o m b ard i n o u s m o n tre , de faço n d ’ailleurs ex trao rd i­
naire, le tra ite m e n t d ’u n p atien t. C ’est le p a tie n t lui-
m êm e qui tro u v e le tra ite m e n t avec l’ap p u i de so n
analyste. Celui-ci co n siste à installer ce qu e j’appellerai
u n sem b lan t d e la Dritte Person, e n fo n c tio n n a n t avec
le Wit^ dans le régim e de la psychose. C ’est u n m o d e
de tra ite m e n t qui p e u t co n v en ir spécialem ent b ien à
certain s psy ch o tiq u es. C ela explique aussi le travail de
D an ièle R ouillon. S o n type d ’in te rv en tio n , décalé,
dan s l’e n c ad re m e n t des p o rte s, n ’est pas ab so lu m en t
su r le to n d u W it^ cela co n siste p lu tô t à parler u n e
au tre langue, dan s le sem b lan t co m p let, m ais c ’est
égalem ent installer u n A u tre p a r ra p p o rt à elle. N e
re tro u v e -t-o n pas là aussi u n e ten tativ e d ’installer la
fo n c tio n d e laDritte Person ?
Troisièm e discussion - 205
Q u a n t à M aleval, je lui d em an d e si la m ission que
les p atien ts de M ack d ise n t av o ir reçue, est v raim en t
si hystérique.

Danièle Kouillon — O n est obligé d ’accueillir ce sujet,


o n n ’a pas le choix. O n aurait p u être ten té de s to p ­
p e r cela d e m an ière directe, m ais le p ro b lè m e est que,
de m an ière directe, il n ’e n te n d rien. O r, o n n e p e u t
pas le laisser m assacrer les autres o u casser le château.
C e tra ite m e n t est p articulier à ce cas-là, il n ’en va pas
de m êm e p o u r to u s les sujets p ensionnaires. P o u r
celui-ci, j’ai p en sé à cela en d ésesp o ir de cause, après
les Journées su r l’in te rp ré ta tio n qui avaient eu lieu à
Paris. C ela dit, il a accepté. Il aurait aussi b ien p u
refuser.

Jean-Claude Maleval — L a m ission de créer un e race


est-elle u n th èm e d éliran t? Je voudrais insister sur le
fait q u ’il n ’y a aucun th èm e délirant en soi. N ’im p o rte
quelle idée p e u t n o u rrir u n délire o u u n fantasm e. O n
d it to ujours « A h ! oui, c’est délirant ! » au sens banal
d u term e, et puis, o n a tendance à l’utiliser dans u n
sens plus technique, et à le rap p o rter à la forclusion,
parce que les gens o n t des idées bizarres. M ais juste­
m en t, la forclusion généralisée im plique que n ’im p o rte
qui p e u t avoir n ’im p o rte quelle idée.

Jacques-Alain Miller - T o u t le m o n d e, certes, a des


idées bizarres, L acan le prem ier.

Alexandre Stevens — C e n e so n t pas les idées que je


discute, c’est la m ission.

Jean-Claude Maleval — D e leur m ission, les p atien ts


de M ack n e so n t pas tellem en t certains. M ais l’im p o r­
206 - LE TROU ET LE RÉEL

ta n t est de so u lig n er q u ’aucune idée e n soi n e signe le


délire. Il n ’y a pas lieu de revenir sur l’affirm atio n de
L e u re t selon laquelle avec les m êm es idées o n p e u t
être reg ard é c o m m e sage o u aliéné. L ’u n e des co n sé ­
qu en ces d e la fo rclu sio n généralisée est le délire g én é­
ralisé, c ’est-à-dire q u e ch acu n p e u t se fo rg er n ’im ­
p o rte quelle o p in io n , sans que certaines signent plus
qu e d ’autres la p sychose.
P o u r rev en ir su r la q u estio n de C o ttet, il faut souli­
g n e r que le seul p o in t c o m m u n dans les p ro p o s des
sujets d e M ack réside dans la scène de séd u ctio n , qui
m e p araît u n é lém en t to u t de m êm e significatif. B ien
sûr, ce n ’est jam ais décisif, m ais cette insistance n ’est
gu ère co n cev ab le d an s la logique d u délire.

Gabriel Lombardi — D ’u n e certaine façon, c’est le


p a tie n t qui a c o n d u it so n traitem en t. L e so ig n an t a
to u t de m êm e so u te n u un e p o sitio n qui a quelque
ch o se de fo n cier à v o ir avec l’acte - l’acte en ta n t
que, lui, n e fait rien. C elui qui agit n e fait rien. C ’était
le p a tie n t qui faisait to ut.

Jacques-Alain Miller — P uisque n o u s p artag eo n s des


référen ces p h ilo so p h iq u es, n o u s p o u rrio n s dire ici que
l’analyste tel q u e v o u s le décrivez, c’est le m o te u r
im m o b ile d ’A risto te. « N o u s so m m es des m o teu rs
im m o b iles », cela p o se dans l’h isto ire de la p h ilo so ­
phie.

Gabriel Lombardi — C ’est ju ste m e n t ce qui est in te r­


d it au sch izo p h rèn e. Q u a n d il v a agir, c’est alors que
la sch izo p h rén ie se déclenche.

Jacques-Alain Miller — L o rsq u ’o n v o it les difficultés


qu e cela fait à S ch reb er q u a n d l’o rd re d u m o n d e se
Troisièm e discussion - 207

d étraq u e, o n c o m p re n d q u e re n c o n tre r u n m o te u r
im m o b ile, quel so u lag em en t !

Guy Clastres — D e u x q u estions. L a p rem ière


s’adresse à ceux qui o n t suivi assez lo n g tem p s des
psy ch o tiq u es : n e p en sez-v o u s pas q u ’il co n v ien d rait
d ’utiliser le term e d e tra ite m e n t p lu tô t qu e de cure ? Il
m e sem ble u n p e u ex cessif de parler de cu re p sycha­
nalytique dan s la psychose.
L a deuxièm e s’adresse à Patricia Z arow sky. Je
tro u v e so n cas très in téressan t, parce q u ’il réév o q u e la
d iscu ssio n q u e n o u s avons eue h ier su r la q u estio n de
la m o rt d u sujet. J e n e co n sid ère pas que la m o rt d u
sujet soit u n a b o u tissem en t, c o n tra ire m e n t à ce que
q u e lq u ’u n d ’au tre a dit, je p en se qu e c’est u n
m o m e n t, à p artir d e qu o i le sujet p e u t renaître. Cela
existe dans la n év ro se obsessionnelle, la p h o b ie, etc,
m ais d an s la p sy ch o se c’est u n m o m e n t d ’anéantisse­
m en t. O r, v o u s n o u s p rése n tez q u elq u ’u n qui est
trau m atisé parce q u ’il est en co re vivant. S on p o in t
d ’énigm e est « C o m m e n t puis-je vivre e n co re ? », et il
sem ble q u ’il n e p arv ien n e pas à tro u v e r ce qu e v ous
appelez le S2, c ’est-à-dire la m é ta p h o re délirante qui
p e rm e ttra it de rée n ch aîn er sa q u estio n de sujet. D o n c ,
est-ce p arce q u ’il est e n co re vivant, p a rc e q u ’il n ’est
pas m o rt, d ’u n e certaine façon, qu e l’e n c h aîn em en t
p sy ch o tiq u e signifiant n e s’est pas p ro d u it ?

Patricia Zarowsky — O u i, il s’é to n n e d ’être vivant.

Guy Clastres — Il s’é to n n e d ’être v ivant, c ’est-à-dire


q u ’il n ’a pas rejo in t le p o in t d ’a n éan tissem en t à p a rtir
d u q u el il p o u rra it revivre, co m m e S ch reb er m e u rt et
ensuite renaît.
208 - LE TROU ET LE RÉEL

Patricia Zarowsky - D a n s ce cas, il n ’y a pas eu, m e


sem ble-t-il, m o rt d u sujet.

Nancy Katan-Barwell — N ’y a-t-il pas u n e différence


à faire en tre la m o rt d u sujet et u n an éan tissem en t
phy siq u e ? P asser sous u n train, ce n ’est pas la m o rt
d u sujet.

Jean-Claude Maleval - J e v o u d rais dire à C lastres que


j’avais aussi p ro p o sé , il y a quelques années, de p arler
de tra ite m e n t d e p sy ch o tiq u e p lu tô t que de cure psy­
chanalytique, e t q u e c ’est u n e idée à laquelle j’ai
ren o n cé. D a n s la cure avec le p sy ch o tiq u e, l’analyste
n e d o it pas cesser d e m ain ten ir la p o sitio n éth ique
d ’o b jeta. C e qui change n ’est pas sa p o sitio n m ais
so n m o d e d ’in te rp ré ta tio n et la m an œ u v re d u tra n s­
fert. A ce p ro p o s d ’ailleurs, je tro u v e q u ’a été p eu
évo q u é l’a p p o rt d e C o lette S oler su r c o m m e n t in te r­
p ré te r en allant c o n tre la jouissance de l’A utre. Je
tro u v e cette o rie n tatio n précieuse dans la p ratiq u e, et
j’ai été surpris d e n e guère l’e n te n d re dans les exposés
précéd en ts.

Jacques-Alain Miller — P e u t-ê tre p o u v ez-v o u s déve­


lo p p e r le p o in t, p u isq u e v o u s soulignez so n im p o r­
tance.

Jean-Claude Maleval — J ’ai eu des psychotiques en


analyse p e n d a n t d e lo ngues années, avec lesquels j’ai
p arfo is co m m is certaines erreurs dans le m an iem en t
de l’in te rp ré ta tio n . Q u a n d j’ai pris co n n aissan ce de
cette m anière d ’in te rv en ir en s’o p p o s a n t à la jouis­
sance de l’A u tre, cela m ’a b e a u co u p aidé dans la
c o n d u ite d e ces cures.
Troisièm e discussion - 209

Jacques-Alain Miller — L a p rem ière q u estio n de


C lastres était : « N e vaudrait-il p as m ieux de parler de
tra ite m e n t ? ». C ’est-à-dire : « O ù est la psychanalyse
dans to u t ç a ? » . A « c u re » , qui est déjà u n term e
m édical, L acan a su b stitué celui d ’« expérience analy­
tiq u e », p o u r écarter la psychanalyse p u re de ses finali­
tés th érap eu tiq u es. M ain ten an t, v o u s dites que,
c o m m e « c u r e » p re n d un e valeur p ro p re m e n t analy­
tique, alors p a rlo n s de « tra ite m e n t» . J e p ro p o se de ne
pas tro p n o u s o c c u p er de ce vocabulaire, m ais de
n o u s p o se r la q u estio n : « Q uelle est la p résen ce de la
psychanalyse dan s ce qui est ra p p o rté ? » D o it-o n dis­
tin g u er l’o rie n tatio n suivie, d u d isp o sitif lui-m êm e, qui
n ’ap p araît c e rtain em en t pas sous un e fo rm e classique
dan s n o m b re d e cas ? C o m m e n t caractériser ce qui
reste d e la psychanalyse u n e fois q u ’elle est disjointe
de so n d ispositif, sin o n standard, d u m o in s de son
d isp o sitif avec la n é v ro s e ? E ssayons de n e pas n ous
livrer à u n e querelle d e m o ts, e t de préciser ici l’in ci­
d en ce de la psychanalyse.

Gabriel Tombardi — O n p o u rra it p ro fite r d ’u n e autre


accep tio n d u term e « cure », qui est dans Sein und Zeit\
« S orge». H eid eg g er le co n sid ère d u p o in t de v u e éty­
m o lo g iq u e co m m e le soin, m ais le soin que, lui, en
ta n t q u e p h ilo so p h e , e n te n d a it qu e le sujet puisse
faire p a r lui-m êm e. M ais les psychanalystes n e s’o c c u ­
p e n t pas de ceux qui p e u v e n t se traiter p a r eux-
m êm es.

Pierre Stréliski — O n rev ien t sur la q u estio n de ce


q u ’o n p e u t d isjoindre dans la psychanalyse en tre
n év ro se et psychose. C hez le sujet n év ro sé, la jouis­
sance a été traitée p a r le fantasm e, e t chez le sujet
p sy ch o tiq u e p a r le délire. E n ce qui c o n c ern e la dis­
210 - LE TROU ET LE RÉEL

jo n ctio n en tre n év ro se et psy ch o se dans le tra ite m e n t


psychanalytique, F re u d disait déjà q u ’il y a to u t ce qui
fau t p o u r q u e la psychanalyse so it p o ssib le avec les
psychosés, sa u f que, en ce qui c o n c ern e le tran sfert,
ça n e va pas. E t p u is, o n s’en souvient, à l’o u v e rtu re
de la S ection clinique de Paris, Jacques-A lain M iller
d em an d ait au D r L acan si la psychanalyse avec les
psy ch o tiq u es était p ossible, s’il y avait les petites
lettres et to u t ça, et le D r L acan avait ré p o n d u oui.
A lo rs, ce qui m e sem ble différen cier la q u estio n du
tra ite m e n t psychanalytique e n tre les p sychotiques et
les n év ro sés, reste en co re la q u e stio n d u transfert.

]acques-A.lain Miller — D a n s v o tre p ratiq u e, dans


l’exem ple q u e v o u s e n avez d o n n é , o ù situez-vous
p récisém en t l’in cid en ce de la psychanalyse ?

Pierre Stréliski— L e tra ite m e n t d u tra n sfe rt n ’est pas


le m êm e q u ’avec u n sujet névrosé.

Danièle Pouillon — J e ne suis pas analyste à N o n e tte ,


m ais les sujets s o n t to u s reçus p a r des analystes un e
fois p a r sem aine. P o u r certains, o n se re n d c o m p te
q u ’il y a re n o n c e m e n t à la jouissance, et ils s’am élio­
ren t, tandis q u e d ’autres stagnent. T o u t d é p e n d de
l’étab lissem en t d u tran sfert.

Mario Zerghem — D a n s m o n exposé, j’ai utilisé p lu ­


tô t le term e de traitem en t, parce q u ’il év o q u e d av an ­
tage la p articip atio n d u sujet lui-m êm e à l’o p ératio n ,
su rto u t sensible d ’ailleurs avec les en fan ts p sy ch o ­
tiques en in stitu tio n . L e term e de cu re est davantage
lié au d isp o sitif classique, e t à la rép o n se d u sujet
n év ro sé au tran sfert. U n e autre m o d ificatio n , c ’est
u n e certaine d élocalisation et p luralisation de la signi­
Troisièm e discussion - 211

ficatio n d u sujet su p p o sé savoir et de la présen ce. L a


signification d u sujet su p p o sé savoir p e u t être p e rsé ­
cutive p o u r le sujet p sy ch o tiq u e, il v a u t d o n c m ieux
q u ’elle so it distribuée.

Nathalie Georges — J e voulais souligner l’expression


spécialem en t h eu reu se de G ab riel L o m b a rd i q u an d il
d écrit sa re n c o n tre avec so n p a tie n t : il d it avoir parlé
« à tâto n s ». C ela m ’a évoqué, à la fois, F re u d qui dit
qu e celui qui c h a n te d ans l’o b scu rité n ’y v o it pas p o u r
a u ta n t plus clair, et le fam eux T h é o d o re qui se cogne
dan s to u s les m u rs q u an d il ch erch e des allum ettes, et
j’ai eu l’im p ressio n q u e c ’était v raim en t u n e passe
en tre les deux. L e cas de D anièle R o uillon m o n tra it
très b ien à quel p o in t l’inventivité était requise, un e
inv entivité q u ’o n n e p e u t pas prescrire. D o n c , il m ’a
sem blé q u e l’analyste était v raim en t e n charge de son
o ffre, d e plus en plus particulière, e t qui a des effets
de création. A insi, dan s le cas d e G ab riel L o m b ard i, à
la fin, je n e suis pas sûre que ce so it u n Wit^ m ais le
p a tie n t d o n n e à rire, il le d o n n e à l’A u tre, à celui qui
travaille. E t j’ai eu l’im p re ssio n aussi que l’exposé de
L o m b ard i co m m e celui de Stréliski m etta ie n t b ien en
fo n ctio n cette d isjo n ctio n q u ’il y a en tre le fait
d ’écrire, qui est u n e p ratiq u e, et le fait de lire, qui est
p e u t-ê tre u n travail.

Marc Zerbib — M o n in te rv en tio n c o n c ern e l’exposé


de Jean -C lau d e M aleval, et re b o n d it aussi sur l’in te r­
v e n tio n de Serge C o ttet. E st-c e q u ’il n ’y a pas u n e
surprise d an s ce q u e v o u s avez d it su r l’effet d u dis­
cou rs d e J o h n M ack dans le social ? E n effet, le psy­
chanalyste n e sem ble pas s’o c c u p e r ici d ’u n e clinique
au singulier m ais d ’u n p h é n o m è n e co llectif : treize
sujets avec les m êm es sym ptôm es. Cela n o u s ren voie
212 - LE TROU ET LE RÉEL

à des h isto ires d u m êm e gen re qui se so n t passées


aux É ta ts U nis : O rs o n W ells, p a r exem ple, s’est fait
co n n aître à la radio p a r un e histoire d ’extra-terrestres
et o n a v u des gen s croire e n cette histo ire au p o in t
de s’enfuir, alors q u ’il p récisait lui-m êm e qu e ce
n ’était q u ’u n e histoire. D o n c , m a q u e stio n co n cern e
l’effet d ’u n d isco u rs, p e u t-ê tre délirant, su r des sujets
qu e v o u s dites v o u s-m ê m e n évrosés.

Jean-Claude Maleval — L es cas de J o h n M ack n e so n t


pas treize, m ais des centaines. J ’avais c o m m e n cé m o n
ex p o sé p a r l’h isto ire d ’O rs o n W ells e n 1938 dans
l’ém issio n à la radio, e t là, effectiv em en t, ils étaient
des m illions d e gen s à délirer. D o n c , q u ’est-ce que
v e u t d ire « délire » à ce m o m e n t-là ? C e n ’est pas
référé à la fo rclu sio n d u N o m -d u -P è re .

Catherine Leblanc — J e voulais sim p lem en t rep a rtir


d u p o in t souligné p a r M aleval que, dans la cure des
p sy ch o tiq u es, il est très im p o rta n t de c o n tre r la jouis­
sance d e l’A u tre, et le re p re n d re p a r ra p p o rt à l’ex­
p o sé M ario Z erg h em . E st-c e qu e ce n ’est pas de cela
d o n t il s’agit, à savoir c o n tre r la jouissance d e l’A u tre,
lo rsq u e v o u s rep re n e z cette p a tie n te en face à face ?
A insi, l’A u tre n e v a plus la jeter p u isq u e l’analyse est
finie et q u ’e n m êm e tem p s elle co n tin u e. D e m êm e,
a ccep ter la délo calisation en tre plusieurs analystes,
n ’est-ce pas u n e faço n de c o n tre r la jouissance de
l’A u tre ? M a q u e stio n est assez sim ple : v ous avez
p arlé d e cette p a tie n te en p e n sa n t q u ’elle était h y sté­
riq u e au d ép art, à q u el m o m e n t avez-vous été assuré
d u d iagnostic d e p sy ch o se ?

Mario Zerghem — L a p rem ière surprise d u traite­


m e n t est celle d u diagnostic. O u p lu tô t, il n ’y a pas eu
Troisièm e discussion - 213

de surprise, m ais, les prem ières années, u n e in te rro g a ­


tio n p e rm a n e n te q u e j’avais su r le caractère radical de
cette solitude, d e ce silence. L e m o m e n t o ù je m e suis
d it q u e c ’était p ro b a b le m e n t u n sujet psychotique,
c’est au re to u r des Journées d’automne à Paris. J ’ai
tro u v é d an s m a b o îte à lettres, alors qu e la p atien te
était si silencieuse, u n e lettre de plusieurs pages qui
rev en ait à dire q u ’en so m m e, elle était u n e m erde.
C ’est alors q u ’a c o m m e n cé cette p ratiq u e des lettres,
qui e n tra it d ’ailleurs davantage dans u n registre esth é­
tique, avec les tex tes-o bjets faits de rêves. C ’est p o u r­
qu o i je préférais le term e de traitem en t, dan s la
m esu re o ù le sujet a lui-m êm e in v en té, o rien té, la
m an ière de ré p o n d re à so n tra n sfe rt éro to m an iaq u e,
e n tre te n a n t elle-m êm e cette p résen ce in so u te n a b le de
l’A utre.

Bernard Seynhaeve — C e n ’est pas la p rem ière fois que


j’en ten d s D anièle R ouillon, et je tro u v e en co re un e
fois q u ’elle a été tro p m o d este. A près avoir e n te n d u
M ario Z e rg h em et G abriel L om bardi, je situe m al la
différence q u ’il y aurait en tre le travail fait p a r eux
trois. D a n s le traitem en t de la psychose, quelle diffé­
rence p e u t-o n faire en tre le d isp o sitif analytique clas­
sique et le travail fait en in stitu tio n ?

Danièle Bouillon — A N o n e tte , il est p ro p o sé à des


sujets de re n c o n tre r u n analyste, et de faire u n e cure.
Ils o n t au m o in s ce luxe-là, si l’o n p e u t dire, p a r ra p ­
p o r t à d ’autres in stitu tions.

Mario Zerghem — L e p rin cip e m êm e d ’u n e ébauche


de th éo rie d u tra ite m e n t de la psy ch o se réside juste­
m e n t dan s la pluralité. J ’ai v o u lu m o n tre r q u ’il y avait
u n e certaine co n tin u ité e n tre la rép o n se à la psychose
214 - LE TROU ET LE RÉEL

dan s les in stitu tio n s et la p ratiq u e dans le cabinet. L a


plu ralisatio n a n n o n c e le titre des Journées de R I3 l’an­
n ée p ro ch a in e : « U n e p ratiq u e à plusieurs ».

Jacques-Alain Miller — N o u s allons m ain ten an t


en ten d re u n e d ern ière série de d o u z e in terv en tio n s,
qui d e v ro n t être brèves. L a richesse de ce qui a été
exp o sé éclate, et o n n ’e n v ien d ra p as à b o u t a u jo u r­
d ’hui. V o u s aurez, d ans d ’autres lieux, dans des col­
loques, l’o ccasio n d e d o n n e r so n éch o à ce qui s’est
dit.

Colette Soler — U n e b o n n e surprise — o n p o u rra it


p resq u e d ire « divine surprise » co m m e disait
Z e rg h e m - , qui n aissait en é c o u ta n t les ex p o san ts ce
m atin , était d e re tro u v e r quelque ch o se q u e p o u rta n t
je n ’ignorais pas, c’était de c o n sta ter u n e fois de plus
à quel p o in t les analystes lacaniens n e travaillent pas à
l’éco n o m ie. J e p ensais en particulier à L o m b a rd i se
re n d a n t p e n d a n t des années auprès de ce sujet à l’h ô ­
pital.
J ’en ch aîn e su r u n e q u estio n qui a été p o sé e : q u ’est-
ce q u e cela a à v o ir avec la psychanalyse ? Je tro u v e
qu e cela a à v o ir avec la psychanalyse, d an s la m esu re
o ù o n a p u c o n sta ter, dans to u s les cas p résen tés, u n e
o p é ra tio n à l’ég ard d e la jouissance intrusive, et qui
allait dan s le sens d e sa négativation. P o u r rép o n d re à
ce q u e disait M aleval, si j’ai em ployé l’exp ressio n
« c o n tre r la jou issan ce de l’A u tre », q u e je crois
d ’ailleurs av o ir e m p ru n té e à M ichel Silvestre, j’en vois
u n e illu stratio n e n acte dans les cas qui o n t été p ré ­
sentés.
Sur la clinique d e la certitu d e, j’ai tro u v é très
o p p o rtu n e la rem arq u e de M aleval sur le fait q u ’o n ne
p e u t pas d iag n o stiq u er la p sy ch o se seu lem en t sur des
Troisièm e discussion - 2 1 5

idées délirantes, parce q u ’au fo n d , co m m e Jacques-


A lain M iller l’a d év elo p p é, to u t le m o n d e délire.
T o u te s les idées, d ’u n e certaine façon, p o u rra ie n t être
co n sid érées co m m e délirantes.
P a r c o n tre , je v o u d rais dire quelque ch o se sur
d o u te et certitu d e. Il m e sem ble que le fait q u ’u n
sujet d o u te n ’exclut pas sa certitude, b ien lo in d e là,
c’en est m êm e qu elq u e fois l’in d ex dans la paranoïa,
o ù o n v o it u n su jet faire to u s ses effo rts p o u r so u ­
m ettre sa certitu d e à l’ép reu v e d u d o u te et de la v éri­
fication. O n en a u n e illu stratio n chez S ch reb er lui-
m êm e : q u an d il p en se q u ’u n ch an g em en t fo n d am en tal
est in te rv e n u dan s le m o n d e, il se m e t à essayer de
vérifier si cela a b ien eu lieu, et, finalem ent, il cède à
sa v érificatio n : « E h bien, n o n , j’ai d û m e tro m p e r, je
ne tro u v e pas les traces» . Il faudrait d év e lo p p e r ce
p o in t : le d o u te des kid n ap p és n ’est pas l’indice de
leu r n o n -certitu d e.
U n e suggestion. E st-c e q u ’o n n e p o u rra it pas
re d o n n e r u n p e u d e lustre à l’ex p ressio n de L acan de
« p sy ch o se sociale », q u ’il a em ployée, si je n e m e
tro m p e , d an s le tex te sur « L a causalité psychique » ?
C e serait p e u t-ê tre à travailler : n o n pas fo rc é m e n t des
psy ch o ses d u es à la fo rclu sio n d u N o m -d u -P è re , m ais
en fin p en sées au trem en t.
U n tro isièm e p o in t. C ’est u n e rem arq u e su r le cas
de G ab riel L o m b ard i. U n p o in t to u rn a n t, c ’est le
m o m e n t o ù il se m e t à v o u s parler. E t de q u o i parle-
t-il ? A p rès que v o u s ayez parlé, v o u s, il se m e t à p a r­
ler de lui, « J ’écris des p o èm es », et cela culm ine dans
« J e suis le fils de D ie u » . Ça, c’est le sco o p , si je puis
dire, d e sa parole. E t c’est à p a rtir de ce p o in t d ’id en ­
tificatio n à l’ex cep tio n q u ’il restau re ce lien social
assez gai, joyeux, sous le signe d u rire, que ce so it le
rire m o tiv é q u e v o u s évoquiez — il se m o q u e u n p e u
216 - LE TROU ET LE REEL

de v o u s g e n tim e n t, su t l’axea-a’- , o u q u e ce soit sur


la p e n te d u Wit ^ co m m e v o u s l’avez m o n tré . Il m e
sem ble que ce lien plus joyeux au sem blable se res­
tau re sur la b ase d ’u n e id en tificatio n stable à l’excep­
tion.

Nicole Guej — D a n s la p rem ière discussion, il avait


été d it que l’o b je t dans la p sy ch o se n ’était pas p u l­
sionnel, e t fin alem en t, si o n a d it cela, c ’e st p eu t-être,
n o n pas que l’o b je t n ’est pas pulsionnel, m ais q u ’il
n ’est pas pris d an s la dialectique d u désir. Q u elq u e
ch o se, p o u r le p sy ch o tiq u e, n ’est pas pris d an s la dia­
lectique d u désir. D o n c , m a q u e stio n est : quel statu t
p o u r l’o b je t dan s la p sychose, dans le m an ie m e n t de
la cu re avec le p sy ch o tiq u e ?
Il m ’a sem blé q u e l’in te rv en tio n de D anièle
R o u illo n co m m e le p e tit sch ém a que n o u s a fait
G ab riel L o m b ard i, ch erch aien t quelque ch o se au to u r
de la q u estio n d e l’objet. Ce que n o u s p ro p o sa it
D an ièle R o u illo n m ’ap p araît être u n autre m o d e d ’in ­
terv en tio n . S o n in v e n tio n vise à su rp ren d re le sujet,
et, en en lev an t la signification, quelque ch o se c h o it du
plus-de-jouir. C ette p ro p o sitio n de tra ite m e n t de la
jou issan ce p araît efficace.

Éric Laurent — P rem ier p o in t : p o u rq u o i y a-t-il des


épidém ies hystériques o u des sectes paranoïaques aux
E ta ts U nis ? Il n e fau t pas ch e rc h e r la rép o n se dans le
fait q u e les A m éricains seraient des enfants, il faut la
ch erch er dans T ocqueville. T ocqueville a expliqué
p o u rq u o i la d ém o cratie am éricaine rep o se nécessaire­
m e n t su r la croyance e n D ieu , que c ’est le signifiant-
m aître inélim inable d u d éb at dém ocratique. C ’est p o u r
cela q u ’il y aura to u jo u rs des épidém ies hystériques
aux É ta ts U nis. Q u e l’épidém ie soit celle d ’u n enlève­
Troisièm e discussion - 217

m e n t p a r les extra-terrestres est a b so lu m en t norm al.


Les A m éricains so n t tous des p e rso n n e s déplacées, de
fait o u n o n , p u isq u e c ’est u n pays d ’im m igrants,
co m m e le d it ex plicitem ent leu r C o n stitu tio n . A insi se
révèle q u ’au fo n d d u sujet hypnotisé, o n ne tro u v e
rien d ’au tre que la C o nstitution.
D euxièm e point. T o u s ces exposés o n t fait m o n tre
d ’u n e m êm e doctrine d u traitem ent possible de la psy­
chose en acte. T o u s o n t appliqué exactem ent la m êm e
façon de faire. Elle se fonde sur l’enseignem ent de
Lacan de la page 538 des Écrits q u ’avait com m entée
Jacques-Alain Miller, c’est-à-dire sur l’équivalence entre le
tro u sym bolique et la certitude réelle qui vient l’occuper,
ce que résu m en t ensuite en u n p o in t les expressions
extrêm em en t énigm atiques de « tro u dans le réel » et de
« trau m atism e ». Si Spinoza disait que le réel ne m anque
de rien, p o u rq u o i d o n c y aurait-il des trous ? Il faut
l’équivalence d u réel et d u tro u p o u r q u ’u n e telle
expression se justifie. À partir de là, p e u t se concevoir
un e doctrine d ’extraction de la jouissance.
D a n s la p sy ch o se aussi, n o u s p arlo n s d ’e n tre p rê t,
m ais ce n ’e st pas l’e n tre p rê t d ’u n signifiant, c’est l’en-
tre p rê t d ’u n d é p ô t. Il n ’y a pas u n cas qui a été p ré ­
sen té ce m atin o ù n e figure le d é p ô t, u n e m ise en
d é p ô t. V oyez le p a tie n t de N o n e tte , deux m ille
feuilles e t cin q cen ts enveloppes. V oyez Z e rg h em , sa
b o îte aux lettres rem plie. V oyez l’e n fa n t de N an cy
K atan-B arw ell et la q u e stio n q u ’elle d ép o se, et qui,
b ien en ten d u , est h o rs-sen s. V oyez L o m b ard i. S on
cas d ép o se d ’a b o rd des crachats. Ses crachats, il en
fait tro u , il en fait d ’a b o rd les p etits p o in ts q u ’il voit.
C es crachats so n t ce qui s’extraie de lui-m êm e. E n
b o n sch izo p h rèn e il essaye d ’extraire l’o b jet inextra-
yable, cela se p e in t d ’a b o rd sur u n m u r, et il va finir
p a r p ein d re sur u n e toile. M ais d ’ab o rd , p a r l’o p é ra ­
218 - LE TROU ET LE RÉEL

tio n d e langage q u e L o m b ard i déchaîne, n o u s o b te ­


n o n s le ra p p o rt e n tre les p o èm es qui n ’o n t pas de
p o in ts et les p e tits p o in ts, qui v o n t v e n ir à se
co n jo in d re p o u r faire scan sio n -su sp en sio n . E n su ite il
v a p ein d re. Il y a des débats o b scu rs en psychanalyse
p o u r savoir si la p e in tu re v ien t de l’o b jet anal, de
l’o b je t oral, d e l’o b je t scopique o u de la voix. E h
bien, la p e in tu re v ie n t des p etits p o in ts : o n p e in t les
p etits p o in ts. E t ce sujet ne s’extraie pas seu lem en t de
l’anal p o u r p ein d re, c’e st de l’o b jet oral. Il p e in t avec
ses crach ats, m ais plu s p ro fo n d é m e n t, il p e in t ce qui
est en réserv e d an s les crachats, co m m e cela se dit
p o u r le dessin. Si L acan d it qu e l’o n p e in t avec d u
regard, c ’est q u ’o n p e in t les p etits p o in ts. C ’e st ainsi
qu e le d é p ô t d e jo uissance va finir p a r s’articuler.
O n p e u t d o n c v o ir c o m m e n t la m êm e m é th o d e est
à l’œ u v re d an s u n e pluralité d ’in v en tio n s. Il n ’y a pas
de stan d ard . L a seule règle p o u r le psychanalyste laca-
n ien est : Pas d’indifférence. Il y a en co re u n e autre
règle : Savoir ne rien dire en un point. E n effet, l’autre
v e rsa n t d e la p ratiq u e d u d é p ô t, c’est savoir ne rien
dire : le silence d e Z erg h em , la paro le h o rs-se n s de
D an ièle R o u illo n — su su rrer des c o m p tin e s dans u n e
lan g u e in v en tée dan s u n coin —, le ne rien dire de
L o m b ard i, la p ratiq u e q u e décrivait P atricia Z arow sky.
B ref, o n a u n m an ie m e n t des deux.

Geneviève Morel — U n e q u estio n à D an ièle R ouillon.


E lle a utilisé u n e exp ression, celle d u re n o n c e m e n t à
la jo uissance d an s la cure, q u ’o n em ploie so u v e n t et
qui m e g ên e to u jo u rs u n p e u p arce q u ’elle a des
relen ts u n p e u religieux. D ’autre p art, cela évoque
qu elq u e ch o se d e qu antitatif, alors que n o u s savons
que la jouissance n ’est pas d ’o rd re quantitatif. O r,
dan s la m esu re o ù o n fait dans la cure des c o n stru c ­
Troisièm e discussion - 2 1 9

tio n s sym boliques — m ise à p a rt la q u estio n d u d é p ô t


q u ’a d év elo p p ée E ric L a u ren t —, ne p o u rra it-o n pas
parler p lu tô t d ’u n e relocalisation de la jouissance p ar
le sym bolique, d e nouvelles co n d e n sa tio n s d u sym bo­
lique et d u réel, et d ’au tre p a rt d ’u n e d ésaffectio n de
la jou issan ce ? L e rabâchage q u ’o n fait, dans ces
c o n stru c tio n s, d e sa jouissance, p ro d u it u n e certaine
u su re, alors q u e la jo uissance e t la rép é titio n d e m a n ­
d e n t d u n o uveau.

Jacques Borie — L e d é b a t sur ce q u ’il y a de psycha­


nalytique dans les traitem en ts de sujets psychotiques,
il n e fau t pas le p re n d re sous la fo rm e « E st-c e un e
cure o u u n tra ite m e n t? » , c o m m e s’il y avait un e
n o rm e p a r ra p p o rt à laquelle le p sy ch o tiq u e serait en
déficit. O n a in té rêt à le p re n d re d u cô té créatif,
co n stru ctif, p a r le biais de ce qu e n o u s a p p re n d le
sujet psych o tiq u e. C o m m e le d it L acan, Jo y ce a pu,
grâce à so n travail sur la langue, se p asser de la psy­
chanalyse. C ’est ce q u ’o n a e n te n d u dans les exposés
de ce m atin , e n p articulier chez D an ièle R ouillon avec
so n m an ie m e n t d e sem b lan t de la jouissance inclue
dan s la langue, e t ch ez L o m b a rd i sur le ra p p o rt en tre
l’iro n ie et la m o q u erie.

Jean-Louis Woerle — J e reviens su r le Wi% d o n t la


p résen ce é to n n e L o m b a rd i chez u n d é sab o n n é de
l’in co n scien t. P e u t-o n p arler de Dritte Person dan s ce
cas-là ? D e l’in tro d u c tio n de l’A u tre ? Q uelle leç o n en
tire r q u a n t au m an ie m e n t de la cure et au lieu
d ’adresse ?

Antoni Vicens — J e voudrais in terv en ir sur la q u e s­


tio n d e la m o rt d u sujet, en a p p o rta n t quelques faits
d ’ailleurs n o n conclusifs. U n p aran o ïaq u e v u à l’h ô p i­
220 - LE TROU ET LE RÉEL

tal m ’a rac o n té que, à l’acm é de so n délire p ersécutif,


il en te n d a it d e l’au tre cô té d u b a lc o n des voix qui
disaient : « Il est m o rt. Il fau t le tu er ». Ces deux
ph rases so n t n o n -co n trad icto ires, si l’o n p en se au m o t
de L acan dan s sa C o n féren ce de B ruxelles : « L a m o rt
est d u d o m ain e d e la foi ». C ette d o u b le p h rase
m o n tre b ien l’incroyance psychotique. O n p e u t
red o u b ler cela de l’exem ple de Jean-Jacques R ousseau,
qui, d an s ses Rêveries du promeneur solitaire , n o u s rac o n te
u n étran g e accid en t avec u n chien, qui le fait to m b e r
et s’évanouir. Il a fait état, ensuite, d ’u n se n tim e n t de
renaissance, et d ’u n e jouissance d u m o i inédite. M ais
ce q u ’il réu ssit à faire p a r cet acte, c’est à savoir que
la n o uvelle d e sa m o rt a été publiée dans les jo u r­
naux. C ’est-à-dire q u ’il réussit, p o u r ainsi dire, là o ù
S ch reb er éch o u e. R o u sseau e n tire u n e nouvelle certi­
tu d e d élirante, n o n pas celle d ’être m o rt, m ais au
c o n traire u n n o u v e a u sen tim en t d ’être vivant. M ais
alors, c o m m e n t être v iv an t dans ces c o n d itio n s ? C ’est
ce q u ’il dép lo ie ju ste m e n t dans ses Rêveries : u n é tat de
littéralisatio n d u crép uscule d u m o n d e. R este p o u r
m o i u n e q u estio n , n o n pas sur l’histo ire des idées,
m ais b ien sur la p sy ch o se : c o m m e n t se fait-il que
Jean -Jacq u es R o u sseau et H ö ld erlin , auquel K alten-
b eck h ier faisait référence, se so ien t e n ten d u s à ce
p o in t que H ö ld erlin , dans so n p o è m e sur R ousseau,
dise cette p h rase fra p p a n te : «Du hastgeleben», « T u as
vécu » ?

Marc Strauss — P a r ra p p o rt à ce q u ’évoquait h ier


Jacq u es-A lain M iller, de la m o rt d u sujet, il m e
sem ble q u ’o n p e u t co n serv er l’expression, si o n p a rt
de la rem arq u e q u e le sujet est u n e question. L e sujet
est m o rt à p a rtir d u m o m e n t o ù il n ’est plus co m m e
q u estio n , o ù il est d ans la d im ension de la certitude.
Troisièm e discussion - 221

Cela m e c o n d u it au co m m en taire que je voulais faire


su r la q u e stio n d u sujet dans le cas p rése n té p ar
N an cy , qui n o u s paraissait p arad o x alem en t exprim er
au m ieux ce q u ’il e n est de la m o rt d u sujet. L a q u es­
tio n fo rm u lée p a r cette fillette n o u s est app aru e
m o in s co m m e u n e q u estio n adressée à l’A u tre que
co m m e l’é n o n c é d ’u n e p o sitio n dans l’existence, u n e
p o sitio n de m o rt subjective. D ’o ù un e q u estio n à
P atricia Z aro w sk y : seriez-vous d ’acco rd p o u r dire
que la q u e stio n de v o tre sujet, « P o u rq u o i ne suis-je
pas m o rt ? », serait à c o m p lé te r p a r « P arce q u ’en fait,
co m m e sujet, je suis déjà m o rt » ? P o u r conclure,
rev e n o n s au cas d e la p etite fille de N ancy. Il y a
deu x p o in ts essentiels q u ’il n o u s paraissait im p o rta n t
de m ettre en ten sio n . Il y a d ’u n côté, u n e rép o n se
in v en tée p a r le sujet, Técraseur, th éo rie délirante p o u r
ex p rim er c o m m e n t so n urine d é b o rd e, p u isq u ’elle est
in co n tin en te. A l’in térieu r de so n co rp s, to u te un e
série d e petites b estioles se liv ren t à des m an ip u la­
tio n s physiologiques, l’écraseur é ta n t ce qui p e rm e t,
q u an d la vessie est pleine, de so rtir to u t ça. L ’écraseur
v ien t co m m e rép o n se à la place de la copule phallique
qui m an q u e. À c ô té d e cette rép o n se délirante, ce qui
n o u s a intrigués est la q u estio n à la m ère, « P o u rq u o i
j’ai fait u n e m é n in g ite ? » . C et én o n c é n ’est pas e n fait
u n e q u estio n , m ais u n appel v ain à l’A u tre, u n appel
qui reste in d éfin im en t vain p arce qu e cette p etite a
to u jo u rs déjà re n c o n tré dans l’A u tre u n v erd ict m o r­
tel. Ce que n o u s savons de la co n stellatio n fam iliale et
de la p o sitio n d e la m ère, m o n tre que ce qui e st v e n u
à cette e n fa n t de l’A u tre est u n v erd ict m ortel.

Françoise Schreiber — M a q u estio n à V ictoria H o rn e


n ’était pas assez claire alors que l’ex p o sé l’était. L e fait
qu e le sujet so it livré co m m e o b je t à la jouissance
222 - LE TROU ET LE RÉEL

p ersécu trice d e la m ère, signe effectiv em en t l’absence


de m éd ia tio n d e la fo n c tio n paternelle. O n p e u t d o n c
e n d éd u ire u n e fo rclu sio n d u N o m -d u -P è re , et je ne
le rem ets pas en q u estio n . M ais, c o m p te te n u de l’im ­
p a c t d e la jou issan ce m aternelle, n e p e u t-o n é v o q u er
l’ébauche de la co n stru ctio n d ’u n sym ptôm e d u côté P ,
qui p o u rra it se d ire : Une femme armée ?

Ulia Mahjoub — J e voudrais p o u rsu iv re le d é b a t à


p ro p o s de la psychanalyse dans le tra ite m e n t des psy­
ch o tiq u es. D a n s l’analyse avec les név ro sés, la fin
to u rn e a u to u r de ce que l’o n p e u t saisir du passage à
l’analyste. C ette analyse a u n ab o u tissem e n t logique :
la fo rm a tio n d ’u n analyste. Si l’o n disait q u ’il n ’y a pas
d ’analyse p ro p re m e n t dite avec les psy ch o tiq u es, cela
v o u d rait dire q u e q u ico n q u e p e u t m e n e r la cure o u le
tra ite m e n t des psy ch o tiques. O r, à m o n sens, la fo r­
m atio n analytique est u n e c o n d itio n essentielle p o u r
s’y re tro u v e r d an s la stru ctu re, c o m m e a p u le m o n ­
tre r G ab riel L o m b a rd i : la place à p re n d re eu égard à
la stru ctu re, est cruciale. Ce n ’est pas parce que le
psy ch o sé est h o rs-d isc o u rs que l’analyste l’est de son
côté, e t q u ’il d o iv e faire U n avec le sujet psychotique.
L a q u e stio n est d e savoir à q ui le psy ch o tiq u e
s’adresse, car c’est p lu tô t le co n traire qui se p ro d u it :
ça s’adresse à lui. C e n ’est pas la m êm e chose, p o u r
rev en ir à ce q u e Serge C o tte t évoquait, de rép o n d re ,
co m m e Searles, à p ro p o s des voix, « M ais c ’e st m o i »,
c’est-à-dire d e localiser u n g ran d A u tre, et d ’o ccu p er
la p o sitio n de sujet bâclé à la six-quatre-deux, d e ce
m al-fich u q u ’était L o m bardi. C e n ’est pas la m êm e
ch o se, et cela n e p ro d u ira pas les m êm es effets p o u r
la suite. L a su rp rise, o n le sait, n ’est pas d u cô té d u
sujet p sy ch o tiq u e, elle se loge m al de ce côté-là.
L ’analyste d o it savoir q u ’à se tro m p e r de place dans
Troisièm e discussion - 223

u n e in te rv en tio n , la su rp rise risque alors de dev en ir


m auvaise p o u r lui. J e p en se qu e lo rsq u e L acan disait à
ses élèves que l’analyste n ’avait pas à reculer d e v a n t la
psych o se, c’était aussi p o u r ces raisons.

Philippe Ta Sagna — E n p réam b u le, je rappelerai que


L acan conseille d e n e jam ais a b o rd e r la psy ch o se en
term es de déficit. E n su ite, co m m e Z e rg h em le
m o n tre très b ien , alors que le n év ro sé n ’est pas du
to u t g ên é p a r la d istin ctio n de l’A u tre réel, de l’A u tre
sym bolique d u disco u rs et de l’A u tre im aginaire d u
dialogue, et q u ’u n e seule et m êm e p e rso n n e p e u t faire
les tro is, d an s la psy ch o se, stru ctu re qui exige plus de
rigueur, il fau t so u v e n t trois p e rso n n e s différentes. Le
psy ch o tiq u e refu se l’im p o stu re des tro is e n un. L e
p ro b lè m e de la p a te rn ité p o u r L acan, c’est celui de
réu n ir ces trois A u tres, réel, sym bolique et im aginaire,
dans u n e seule p e rso n n e . A p ro p o s de l’ex p o sé de
M aleval, je n e crois pas q u ’il y ait psy ch o se à u n quel­
c o n q u e n iveau là-dedans, m êm e chez M ack qui
réanim e, au fo n d , la vieille idée des in cu b es e t des
succubes, des cauchem ars. P a r c o n tre, cela p o se la
q u e stio n d e savoir p o u rq u o i la jouissance sexuelle est
ravie p a r l’A u tre. C ela to u t le m o n d e le sait o u , m êm e
si o n n e v e u t pas le savoir, cela p o se la q u estio n de
savoir p o u rq u o i cela en traîne fo rc é m e n t l’idée que
l’A u tre existe. P o u r co n clure, u n e q u estio n à N an cy
K a ta n : p o u rq u o i p arler de cette p etite fille co m m e
d ’u n e p sy ch o se n o n déclenchée ?

Carole Dewambrechies-Ta Sagna - P uisque v o u s avez


rappelé h ier q u e j’avais so u te n u le th èm e de la sur­
prise, je voulais c o n firm er que j’étais ravie de l’avoir
fait, p u isq u e c’était deu x jo u rn ées form idables. L a
q u estio n d o n t j’étais p artie était : p o u rq u o i n o u s
224 - LE TROU ET LE RÉEL

en n u y o n s-n o u s si p e u dans les Sections cliniques ?


A lors q u e n o u s suivons des séries de cas su r des
années, p o u rq u o i est-ce que n o u s n e n o u s enn u y o n s
pas ? R é p o n se : la surprise. P ro b a b le m en t, M ack a-t-il
v o u lu exclure d e so n échantillonnage les p sy ch o ­
tiques, m o y e n n a n t q u o i il fait u n e th éo rie délirante.
N o u s , n o u s p re n o n s soin, à la suite de F re u d et de
L acan, d ’in clu re les p sy chotiques d an s n o tre th éo risa­
tio n , et d u co u p , n o tre th éo rie n ’est pas délirante,
m ais au c o n traire elle tire de là to u te sa force. C ’est
p o u rq u o i, après av o ir rem ercié to u t le m o n d e, n o u s
av o n s aussi u n rem e rc iem e n t à adresser à to u s ces
gens fo rm id ab les qui o n t u n e stru c tu re p sychotique,
et qui, d an s les S ections cliniques, n o u s fo n t p a rt de
leu r expérience.
JACQUES-ALAIN MILLER

Clôture
Vide et certitude

î / a f f e c t qui m ’en v ah it à la fin de cette m atin ée est


u n e p assio n cartésienne : l’adm iration. Q uels clini­
ciens ! Q u els p raticiens ! — et, co m m e C arole m ’y
c o n d u it - quels p sy ch otiques !
J e sais la b o n n e v o lo n té qui a été celle de to u s ici
p o u r p o s e r des q u estio n s b rèves su r u n ry th m e plus
so u te n u q u ’il n ’est habituel. Il reste b e a u co u p à dire,
et o n le dira d ’a u ta n t plus que cela aura été ici u n peu
co m p rim é. N o u s sero n s é to n n é s d u terrain co u v ert
p e n d a n t cette jo u rn ée de travail et des resso u rces de
d o c trin e qui re ste n t à exploiter.
Je n e p eu x m an q u e r de ra p p o rte r ici l’a n e cd o te que
M arc S trauss m ’a rap p elée h ier soir à p ro p o s d ’É m ile
L ittré.
É m ile L ittré, e n plus de se co n sacrer à son
Dictionnaire e t aux é n o rm es lectures qu e cela su p p o sait
— c’est dans so n n o m , p o u r faire d u B risset —, passait
aussi u n certain tem p s au lit avec sa b o n n e . E t voilà
que M m e L ittré arrive, et dit : « J e suis surprise ! ».
Dictionnaire
L ’a u te u r d u rectifie : « N o n , m adam e, c’est
n o u s qui som m es surpris. V o u s, v o u s êtes éto n n ée. »
226 - JACQUES-ALAIN MILLER

V oilà b ien m is en place, les deux sens d u m o t surpris


sur q u o i E m m a n u e l F leury avait cen tré so n exposé.
J ’en viens au ra p p o rt d u vide et de la certitude.
A ussi b ien P atricia Z aro w sk y q u ’É ric L a u ren t o n t
parlé à ce p ro p o s d ’équivalence. J e m e p e rm e ttra i
d ’a p p o rte r su r ce p o in t u n e nu an ce. L e term e d ’équi­
valence n ’est q u ’u n e a p p ro x im atio n . Il n ’y a pas équi­
valence dans la m esu re o ù il y a u n e séquence te m p o ­
relle, q u ’il fau t restitu er, u n e tem p o ralité logique qui
o rd o n n e vide e t certitude.
J ’ai p u h ier m e ttre au tableau u n e séquence
- énigme, perplexité, angoisse, acte, certitude. D ’ab o rd , le
vide — Je ne sais pas ce que cela veut dire. E n su ite , la cer­
titu d e —Je sais que cela veut dire quelque chose. D ’autant
moins je sais ce que cela veut dire, d’autant plus je sais que
cela veut dire quelque chose. C ’est p o u rq u o i le term e
em ployé p a r L acan n ’est pas équivalent, m ais proportion­
nel. Il y a certes u n ra p p o rt en tre l’équivalence et la
p ro p o rtio n , m ais cette dernière in tro d u it ju ste m e n t ici
l’élém en t tem p o rel.
O n retro u v e là la scission d u quid et d u quod.
D ’a u ta n t m o in s il y a le quid, d ’a u ta n t plus le quod.
D ’a u ta n t m o in s o n sait ce que, d ’a u ta n t plus s’affirm e
la p résen ce que c’est. L a p résen ce réelle n ’est jam ais si
forte, si in sistan te, q u e lo rsq u ’il y a éclipse d u sy m bo­
lique e t de l’im aginaire. A lo rs, la brillance v ien t su r le
réel avec u n e év id en ce spéciale.
C ’est ainsi que s’a ffirm en t aussi bien le réel d u
sym bole - il est d ’a u ta n t plus réel q u ’o n ne sait pas le
d éch iffrer — q u e le réel de la signification elle-m êm e.
L o rsq u ’il y a d isjo n ctio n énigm atique en tre signifiant
et signifié, l’u n et l’au tre su b sisten t co m m e des b o u ts
de réel. Si su rp re n a n t qu e cela paraisse, la signification
co m m e b o u t de réel est à l’h o riz o n de ce que L acan a
ici in tro d u it.
V id e et certitude - 227

C ’est aussi b ien ce qu e l’o n retro u v e dan s le


m ath è m e o ù le d ésir de la m ère, c o n ç u co m m e un
signifiant, D M , s’articule avec u n x
à la place du
signifié : D M ® x.
C et x désigne u n vide énigm atique, qui m o tiv e la
p erp lex ité d u sujet : il ne sait pas ce qu e v e u t dire le
signifiant d u d ésir d e la m ère. C ’est alors q u e v ie n t la
rép o n se , la rép o n se n o rm ale universelle : <r Cela veut
dire le phallus.'»
C ’est la ré p o n se qu e d o n n e T o in e tte , dans Le
malade imaginaire, à to u s les m aux qu e lui p résen te
A rg an : « L e p o u m o n ! L e p o u m o n ! C ’est le p o u ­
m o n !» N e négligeons p as q u e T o in e tte, déguisée en
m édecin, s’éclipse à la fin, e t rev ien t en T o in e tte,
«Mais ce médecin enpartant m’a touché le sein ».
p o u r d ire :
C ette d ern ière ém erg ence indique la valeur véritable
d u p o u m o n co m m e rép o n se universelle : c ’est le p h a l­
lus.
L a ré p o n se p hallique ap p araît via
le N o m -d u -P è re .
A insi, le co u p le d u N o m -d u -P è re e t d u phallus
reco u v re-t-il celui d u D é sir de la m ère et d u x :

N P 0 (p

DM 0 x

A sim p lem en t suivre n o s m ath èm es, sous le N o m -


d u -P ère il y a le désir de la m ère. T o u jo u rs Cherche\
la mère ! L e cas d u « C h a n g e m en t de sexe d u p e rsé ­
c u te u r» p rése n té p a r V ictoria H o rn e , s’o rd o n n e p a r­
faitem en t à ces m ath èm es.
P sy ch o se et n év ro se so n t susceptibles d ’u n e p e rs­
pectiv e co m m u n e. C e qui ap p araît ici prim ordial, c’est
l’in stan ce d ’u n signifiant corrélé à u n vide énigm a­
tique d e la signification. C ’est d ’ici que l’in tersectio n
228 - JACQUES-ALAIN MÎT.T.ER

en tre p sy ch o se et n év ro se sera d év elo p p ée p a r L acan


dan s L e sinthome. C ’est p réc isém e n t à p a rtir de cette
z o n e d ’in te rse c tio n q u e le « sin th o m e se fo rm e » :

névrose

C et x , q u ’est-ce q u e c ’e s t? C ’est l’énigm e de la


jouissance :« De quoijouit-elle ?». C ’e st cette énigm e de
la jouissance qui est tra n sfo rm ée en q u estio n d u
désir : «Que veux-tu ?».
Que veux-tu ?,
L a q u e stio n celle d u d ésir de l’A u tre,
e st c o n sid érée c o m m e angoissante. J e veu x bien,
m ais, e n fait, c’est très rassu ran t, u n Que veux-tu ? On
d it d ’ailleurs « s’em b ra sse r à b o u c h e que v e u x -tu »
p o u r dire q u e la b o u c h e a ce q u ’elle v eu t, ta n t et
plus. D ’ab o rd , d an s le Que veux-tu ?, il y a u n Tu à
Tu
q u e stio n n e r. E t c ’est u n qui v e u t quelq u e chose.
E v id e m m e n t, o n n e sait p as quoi, c ’e st l’ennui. M ais
q u a n d il n ’y a p as d eToi à qui s’ad resser, et q u a n d ce
non-Toi n e v e u t rien , m ais réalise, s’effectu e, arrive à
ses fins, alors, c ’est a u tre chose. C ela s’appelle la p u l­
sion.
B ien sûr, o n p e u t h u m an ise r ses pulsions. J ’ai u n e
p atien te qui, à fo rce d e s’analyser, m e d o n n e m ain te ­
n a n t des nouvelles d e ce q u ’elle appelle sa pulsion.
C ela h u m an ise e x tra o rd in a ire m e n t de dire ma pulsion,
m ais enfin, o n n e s’im agine to u t de m êm e pas faire
des prières à la p u lsio n su r le m o d èle d u Notre Père.
« P u lsio n , qui êtes d an s m o n v en tre, fo u s-m o i la
paix ! » — cela n e p asse pas.
L a p u lsio n , d an s ce q u ’elle a d ’acéphale, est u n quod
p a r excellence. E t c’est ainsi que L acan la p rése n te
dans sa transform ation d u m ythe d ’A ristophane, co m m e
V id e et certitude - 229

u n e lam elle, u n être d u type quod, d o n t lequid reste


m ystérieux, voilé.
P o u rq u o i le signifiant énigm atique p ren d -il dans la
psy ch o se u n e signification de m en ace ? L ’étym ologie
menace minae,
a sa ré p o n se : le m o t latin d ’o ù v ien t est
to u jo u rs au pluriel, q u i v e u t d ’a b o rd dire sim p lem en t
«me saillie, l’avancée d’une roche, un surplomb». E t c’est
de là q u ’est v en u , d it le délire étym ologique, le sens
de «les choses qui sont suspendues au-dessus de vos têtes».
C ’e st aussi b ien«ce qui penche». C ’est le m êm e m o t
apêéminence, d ésig n an t qui se d étach e au sens m oral, et
qu’imminence, qui est su sp en d u au-dessus, et, d u coup,
m enace.
L a m en ace est to u jo u rs d ’u n signifiant en saillie, en
p o in te, co m m e L acan le rappelle de la p o sitio n d u
phallus dan s l’im age d u corps. C ’est ce qui se trad u it
p o u r le sujet p a r : « C’est pour moi, j ’en suis le destina­
taire. »
M ais s’il s’adresse à m oi, c’est d o n c q u ’il a b eso in
de m oi. Q u e D ie u ait b eso in des h o m m e s, est très
in q u iétan t. C ’est en c o re pire q u a n d il élit u n peu p le,
car c’est alors, selo n la belle ex p ressio n de M arc
Strauss, u n e suite logique de catastro p h es. Q u a n d
D ie u v e u t d istin g u er u n e p e rso n n e , la p rem ière p e n ­
sée de celle-ci e st d e ficher so n cam p. Q u a n d D ie u a
b e so in d e q u elq u ’u n en particulier p o u r en faire son
m essager, so n fléau, so n p o rte -p aro le , so n p ro p h è te ,
sa fem m e, sa p rem ière réactio n est de p e n se r que
c’est u n e m enace.
Il y a u n e liaison foncière en tre adresse et
d em an d e, au p o in t que L acan a p u dire que to u te
parole, sa u f l’in te rp ré ta tio n , était dem an d e. C ela ne
v a u t pas m o in s p o u r D ieu . S’il ren tre e n c o m m u n ica­
tio n avec u n être, sa parole, m êm e indéchiffrable,
véhicule u n e d em an d e. C ’est la d e m a n d e de l’A utre.
230 - JACQUES-ALAIN MILLER

C ’est p o u rq u o i la certitu d e relative au vide énigm a­


tiq u e d e la signification n ’est p as seu lem en t certitude
q u e ça v e u t dire qu elq ue ch o se m êm e si je ne sais pas
quoi, m ais certitu d e q u e c ’est u n e dem ande.
P o in t su p p lém en taire : c ’est aussi certitu d e q u ’il y a
d u m an q u e dan s l’A u tre. P o u rq u o i l’A u tre d e m a n d e ­
rait-il s’il n ’y avait pas d u m an q u e dans l’A u tre ? E t
c’est ainsi q u e p o u r S chreber, le fait q u ’o n veuille
quelq u e ch o se de lui d u cô té des puissances su p é ­
rieures, est la p reu v e qu e D ie u n e to u rn e pas ro n d ,
q u e l’o rd re d u m o n d e est p ertu rb é.
Il y a u n tro u dans l’A u tre, et c’est à m o i de le
com b ler. C ’est l’essence m êm e d u p o stu la t éro to m a-
niaq u e, qui se p rése n te év en tu ellem en t sous sa face
d ’am o u r, m ais q u ’o n a v u , dans l’ex p o sé de Z erg h em ,
se p ré se n te r sous u n e fo rm e hainotomaniaque, si je puis
dire. C e qui c o m p te dans to u s les cas, c ’est la certi­
tu d e q u e l’A u tre e n a après m oi.
L e ch ristian ism e a su e n d o n n e r u n e im age d o u ce
et apaisée, celle d e l’A n n o n c ia tio n . L ’ange v ien t
a n n o n c e r à M arie q u e D ie u a u n p e tit désir p o u r elle,
et c’est alors q u ’elle fait la sainte ré p o n se : «Je suis la
servante du Seigneur. » E lle n e d it pas : «Ily a erreur sur
la personne. » C ’est la m êm e stru c tu re d ’a n n o n ciatio n
qui se p rése n te à S ch reber, et qui se p rése n te chaque
fois q u ’il y a v o c a tio n - calling, co m m e d isen t les
Anglais.
A insi d o n c , le vide énigm atique de la signification
c o n n a ît un e suite d e tra n sfo rm atio n s : il se tran sfo rm e
en certitu d e ; il se tra n sfo rm e en certitu d e de la
d e m a n d e d e l’A u tre ; il se tra n sfo rm e e n certitu d e d u
m an q u e dans l’A u tre ; et, après, c’est m o i qu e ça
tran sfo rm e. P arce que, si c ’est à m o i de co m b ler le
m an q u e de l’A u tre, que suis-je d o n c ? Q u el quod, quel
p e tita, suis-je là p o u r L ui, si c’est à m o i de le satis-
V id e et certitude - 231

faire ? E t c’est là q u e je deviens énigm atique à m oi-


m êm e. J e suis m o i-m ê m e ce signifiant énigm atique,
que, p a r après, je d échiffrerai co m m e être la femme, ou
lefils, de Dieu.
J ’ai term in é, le C onciliabule s’achève.
Résumés et Notes

Un dispositif adéquat
Résumé : La présentation de malades constitue à l’évidence un
dispositif adéquat au sujet psychotique pour porter témoignage
des remaniements qu’il éprouve et de l’élaboration qu’il ébauche.
Le cas Ophélie
Résumé : Ophélie est une jeune femme psychotique. Pour se
protéger d’un Autre implacable, elle aime, mais pas n’importe
quels hommes, ceux qui ont une voix.
Un mot de trop
Résumé : La dépression, lieu commun médical et médiatique,
apparaît dans cette vignette clinique le masque d’un déclenche­
ment. On s’attachera à suivre la construction que tente ce sujet
pour produire une signification pacifiante.
Le cas Thérèse
Résumé : Qu’est-ce que « être surpris » pour un sujet psycho­
tique ? Un cas clinique nous permettra de montrer que, d’une
part, est surpris celui qui est « envahi » ou « surpassé », d’autre
part, est surpris ce qui devant rester caché a été découvert. La
surprise du sujet psychotique est-elle surprise de l’Autre ?
234 - Résum és et notes

Notes :
1. L e Robert, Dictionnaire de la Langue Française, Paris, 1992
2. Cas clinique présenté au séminaire U amour délirant de la
Section clinique de Lille, animé par G. Morel et V. Mariage, le
12 janvier 1995, à Lille. Je tiens à remercier H. Wachsberger
pour son amicale disponibilité.
3. Lacan (J.), Séminaire X X , Encore, Paris, Seuil, 1976, p. 14:
« Etrange est un mot qui peut se décomposer — S être-ange ».
4. Lacan (J.), É crits, Paris, Seuil, 1966, p. 583.
5. Kripke (S.), L a logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982.
6. Lacan (J.), É crits, Paris, Seuil, 1966, p.578.
Les prises sûres de Jean-Pierre Brisset
Résumé : Jean-Pierre Brisset a passé la plus grande partie de
sa vie à reconstruire les lois du langage, y traquant l’exception
pour mieux la faire entrer dans l’universel de la règle. Nous nous
sommes attachés à souligner un moment pivot dans son élabora­
tion, moment où il s’affronte à une question concernant le verbe
« être ».
Notes :
1. Pour tous les éléments biographiques voir P. Cullard,
Introduction, L e mystère de L ieu est accompli, Analytica n° 31, Paris,
Seuil, 1983.
2. Brisset (J.-P-), L es origines humaines, Paris, Baudoin, 1980,
p. 93.
3. Brisset (J.-P.), L a science de D ieu, Paris, Chamuel, 1900, p. 94.
4. Brisset (J.-P.), L a grammaire logique, Paris, Baudoin, 1883,
p. 121.
5. Brisset (J.-P.), L a grammaire logique, Paris, chez l’auteur,
1878, page de couverture.
6. Brisset (J.-P-), L a grammaire logique, Paris, Baudoin, 1883,
p. 1.
7. Brisset (J.-P.), ibid.
8. Brisset (J.-P.), ibid., p. 3-4.
9. Soler (C.), «L’expérience énigmatique du psychotique, de
Schreber à Joyce», in Revue de la Cause freudienne n°23, février
1993, p. 53.
10. Miller (J.-A.), E xtim ité, in L ’orientation lacanienne, Suite II, 5,
1985-86, inédit.
11. Lacan (J.), «Réponse au commentaire de Jean Hippolyte»,
in É crits, Paris, Seuil, 1966, p. 393.
Résum és et notes - 235

12. Lacan (J.), L e sinthome, leçon du 11 mai 1976, in O m icar?


n° 11, Paris, Navarin, p. 9.
13. Lacan (J.), L e séminaire X I, L es quatre concepts fondam entaux
de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 27.
14. Brisset (J--P.), L es origines humaines, Paris, Baudoin, 1913,
p. 248.
15. Le Figaro, 14 avril 1913, cité par P. Cullard dans L e
mystère de D ieu est accompli, Analytica n° 31, Paris, Seuil, 1983,
P- 13.
16. Note de J.-A. Miller: vérification faite, la Begriffschift est
parue à Halle en 1879.
Bibliographie de Jean-Pierre Brisset :
— L a natation ou l ’a rt de nager, appris seul en moins d ’une heure,
Garnier, Paris, 1870.
— M ethode yu r Erlernung der Französischen Sprache, chez l’auteur,
Magdebourg, 1874.
— L a grammaire logique, chez l’auteur, Paris, 1878.
— L a natacion o A rte de nadar, apprendido solo en menos de una hora,
Garnier Hermanos, 1880.
— L a grammaire logique, chez l’auteur, Angers, 1883; Leroux,
Paris, 1883; Tchou, Paris, 1970; Baudoin, Paris, 1980.
— L e mystère de D ieu est accompli, chez l’auteur, Angers, 1890 ;
A nalytica, vol. 31, Navarin, Le Seuil, Paris, 1984.
— L a science de D ieu ou la création de l ’homme, Chamuel, Angers,
1900 ; Tchou, Paris, 1970.
— L a Grande Nouvelle — L a véritable création de l ’homme — La
résurrection des morts — Tous les mystères expliqués, Chamuel, Angers,
1900, feuille volante tirée à 10 000 exemplaires.
— L es prophéties accomplies (D aniel et L A’ pocalypse), E. Leroux,
Paris, 1906.
— L es origines humaines, chez l’auteur, Angers, 1913; Baudoin,
Artigues-près-Bordeaux, 1980.
Les morts du sujet
Résumé : La surprise est une énigme qui prend sens de
retrouvaille et qui met l’Autre en jeu dans la névrose, elle est
plutôt perplexité d’un inédit dans la psychose. La nature de cette
rencontre avec le réel est spécialement examinée dans la manie,
où la jouissance métonymique n’a pas d’adresse.
Notes :
1. Lacan (J.), Séminaire V , L es form ations de l ’inconscient, inédit.
236 - Résum és et notes

2. Lacan (J.), «L’inconscient freudien et le nôtre», in Séminaire


X I, L es quatre concepts fondam entaux de la psychanalyse, II, 27.
3. Lacan (J.), « D ’une question préliminaire à tout traitement
possible de la psychose», in É crits, Paris, Seuil, 1966, p. 538.
4. Le texte de Pablo Fridman a été lu par Jacques-Alain Miller
5. Lacan (J.), «L’instance de la lettre dans l’inconscient»,
É crits, Paris, Seuil 1966, p. 518.
6. Commentaire extemporané de Jacques-Alain Miller: «Là,
citation du Séminaire X inédit. Il y a plusieurs traductions des
inédits en Argentine, c’est très bien d’ailleurs. »
7. Lacan (J.), Séminaire X , L ’angoisse, 3.7.1963, inédit.
8. Lacan J., L e Sinthome, 18.11.75, Paris, in O m icar ?, n° 6,
P- 3.
9. Commentaire extemporané de Jacques-Alain Miller : Même
remarque que celle concernant Brisset. Entre Buenos Aires et
Angers, y aurait-il une transmission directe ?
10. Ibid. : Toujours la même référence au passage de Lacan.
11. Ibid. : Ici, il y a une erreur de traduction intéressante dans
ce que vous avez envoyé : « Le sujet de la manie n’est pas un
sujet mort», dit le traducteur. «Le sujet de la manie est un sujet
mort», dit Pablo Fridman. Mais on peut discuter, parce qu’il
faut rendre compatible le fait que ça jouit à plein tuyau et que le
sujet de la manie soit un sujet mort.
Le changement de sexe du persécuteur
Résumé : En nous appuyant sur un cas de paranoïa, nous par­
tirons de la thèse freudienne du rapport entre paranoïa et homo­
sexualité, pour nous demander si, dans l’approche lacanienne de
la clinique des psychoses, le changement de sexe du persécuteur
doit nous surprendre.
Notes :
1. Freud (S.), « Remarques psychanalytiques sur l’autobiogra­
phie d’un cas de paranoïa (Le président Schreber) », Cinq psycha­
nalyses, Paris, PUF, 1985.
2. Freud (S.), « Communication d’un cas de paranoïa en
contradiction avec la théorie psychanalytique », Névrose, psychose et
perversion, Paris, PUF, 1985.
3. Lacan (J.), « D ’une question préliminaire à tout traitement
possible des psychoses», É crits, Paris, Seuil, 1966, p. 544.
4. Miller (J-A.), « Forclusion généralisée », extrait du cours du
27 mai 1987, revue Cahier № 1, Automne 1993.
Résum és et notes - 237

5. Lacan (J.), «Présentation à la traduction des Mémoires


d’un névropathe», Cahiers pou r l'analyse n° 5, Paris, Seuil, 1966.
Les effets d’une question
Résumé : Au cours d’un entretien unique, Amélie révèle peu à
peu la dure réalité d’une psychose non déclenchée. Une question
posée à sa mère va nous surprendre et nous amener à en discu­
ter les effets.
Notes :
1. Note de l’auteur à la relecture avant publication : Lors de la
discussion, cette expression «psychose non déclenchée» s’est
révélée être maladroite et inadéquate. Il vaut mieux lire « psy­
chose non encore diagnostiquée avant cet entretien ».
2. Pierre Sadoul et Hélène Mniestris
3. Brigitte Roulois
4. La surprise est une référence allusive à Théodore Reik,
« The Surprised Psychoanalyst », Chap XXIII in the Inner Expérience of
a Psychoanafyst.

De la perplexité à la surprise
Résumé : Le travail porte sur quelques moments du long trai­
tement d’un patient, qui ne se laissait pas surprendre. Lui était
dans la perplexité, mais, d’une façon qui doit être interrogée, il
profitait de la surprise dans l’Autre.

Le syndrome d’enlèvement extra-terrestre


Résumé : Le syndrome d’enlèvement extra-terrestre a pris
consistance aux Etats-Unis depuis 1994 à la faveur du travail de
J. Mack, professeur de psychiatrie à Harvard, qui relate en son
ouvrage, A bduction, treize témoignages de sujets, recueillis pour
une grande part à la faveur de cures hypnotiques, centrés sur des
expériences angoissantes. Non seulement il accorde crédit à l’in­
terprétation de ces phénomènes en terme d’enlèvements perpé­
trés par des êtres extra-terrestres, mais il contribue pour une
grande part à développer cette croyance. La notion de délire ne
peut manquer de s’évoquer, certes, mais reste encore à préciser
la nature de ces « délires ». S’agit-il d’une tentative de remédier à
la forclusion du Nom-du-Père ? S’agit-il d’une vacillation névro­
tique du fantasme ? Ou bien encore s’agit-il de ce délire ddnt
238 - Résum és et notes

relève toute affirmation du fait de la forclusion généralisée ? Que


dans la diversité des témoignages, l’élément commun réside en
une scène de séduction nous mettra sur la voie.
Notes :
1. Cantril (H.), Gaudet (H.), Hert2 og (H.). Invasion from M ars.
Princeton University Press. Princeton N.J. 1940.
2. Hopkins (B.), M issing Tim e: A documented study o f U FO
abductions. Richard Marek. New York, 1981.
3. Hopkins (B.), Intruders : The incredible visitations a t Copley
Woods. Random House, New York, 1987.
4. Mack (J.E.), Abduction. Scribner’s. New-york. 1994.
Traduction française : Dossier extra-terrestre. L’affaire des enlè­
vements. Presses de la cité. Paris. 1995.
5. Kardec (A.), L e livre des esprits, Paris, 1857. On sait qu’Allan
Kardec est le pseudonyme du docteur Hyppolyte Rivail, il l’adopta
suite à une communication d’un esprit lui révélant qu’il s’appelait
ainsi dans une existence antérieure au temps des druides dans la
Gaule. L’anachronisme est manifeste : la distinction entre le nom
patronymique et le prénom est d’apparition beaucoup plus tardive.
6. Les autorité de Harvard, rapporte E. Behr, ne semblent
pas autrement embarrassées par les convictions d’un de leurs
plus célèbres professeurs. « Il y a quantité de grandes idées qui,
au début, semblaient farfelues », confie au W all Street Journal
(numéro du 14 mai 1992) Factuel directeur du Département de
psychiatrie de Harvard, Malka Notman. « Quoi qu’on en pense,
je crois qu’il est utile d’encourager le travail créatif, tant qu’il ne
fait de mal à personne ». (Behr E. Une Am érique qui fa it peur,
Plon, Paris, 1995, p. 162).
7. Jacobs (D.M.), Secret life : Firsthand Accounts o f U F O abduc­
tions, Simon & Schuster, 1992. Traduction française: L es kidnap­
peurs d ’un autre monde, Presses de la cité, Paris, 1994.
8. Le travail de Mack sur le cauchemar, publié en 1970, qui
constitue sans doute l’étude clinique la plus complète de cette
question, réalisée dans le champ psychanalytique, considère que
le phénomène résulte de troubles particulièrement importants
dans l’environnement du sujet, ou de souvenirs traumatiques le
touchant personnellement. Ses travaux sur le syndrome d’enlève­
ment extra-terrestre sont donc parfaitement compatibles avec
ses recherches antérieures. On notera que, dès ce travail, il fait
montre d’une propension à la lecture rapide de Freud en assimi­
lant, à l’instar de Rosen, rêve et psychose. [Mack J. E. N ightm ares
and human conflict. J & A Churchill. London. 1970].
Résum és et notes - 239

9. Mack (J.E.), o. c., p. 493 : « Ils perçoivent les extra-ter­


restres et leurs propres expériences comme situés dans une autre
réalité qui demeurerait cependant extrêmement tangible pour
eux, autant — sinon plus — que le monde physique familier ».
10. Une toute autre logique semble régir le message des extra­
terrestres recueilli en 1973 par Claude Vorilhon. Baptisé Raël par
ces êtres (les « Elohims »), il a recueilli leurs Tables de la loi dans
un ouvrage intitulé « La Géniocratie et la méditation sensuelle »,
texte fondateur d’une secte qu’il dirige : le Mouvement raëlien
français.
11. Mack (J.E.), o. c., p. 410
12. Macnish (R.), The philosophy o f sleep, 1836, p. 143, cité par
Jones E., L e cauchemar, Payot, Paris, 1973, p. 67.
13. Waller (J.), A treatise o f the incubus, or nightmare, 1816, p. 29,
cité par Jones E., L e cauchemar, o.c., p. 67.
14. Mack (J.E.), o. c., p. 32.
15. Baissac (J.), L es grands jou rs de la sorcellerie, Klincksieck,
Paris, [1890], réédition Laffite Reprints, Marseille, 1982, pp. 164-
165.
16. Jones (E.), L e cauchemar, o. c., p. 57 : «Le fait que la méta­
morphose ait été si largement et si étroitement associée à l’ado­
ration d’animaux, note Jones à propos du cauchemar, est d’un
intérêt particulier pour notre sujet et nous amène à conclure à
une relation entre ces deux idées. Il y a peu de doute que l’idée
de la métamorphose a des sources importantes dans les expé­
riences du rêve, car, là, la transformation réelle d’un personnage
humain en celui d’un animal et l’apparition d’êtres composites, à
moitié animaux, à moitié humains, s’effectue très souvent direc­
tement devant les yeux de celui qui rêve ».
17. De Lancre (P.), Tableau de l ’inconstance des mauvais anges et
démons, [1612], Aubier Montaigne, Paris, 1982.
18. Mack (J.E.), o.c., p. 496.
19. Le « N ew A g e» prend appui sur le passage, dans le calen­
drier astrologique, de l’être zodiacal des « Poissons » à celle du
«Verseau» pour annoncer l’arrivée d’un temps d’amour et de
lumière. L’humanité serait en train d’entrer dans un âge nouveau
de prise de conscience spirituelle et planétaire, écologique et
mystique marqué par des mutations psychiques profondes. La
transformation sociale serait subordonnée à la transformation
personnelle. Une des visées centrales consiste à dépasser la sur­
face des choses matérielles et visibles pour atteindre l’Essentiel
qui est Conscience et Esprit. Il s’agit en fait d’un courant de
240 - Résum és et notes

pensée assez flou, qui qualifie une coagulation sans doute passa­
gère de multiples éléments du religieux flottant. (Cf. Ferguson
M., L es enfants du Verseau. Pour un nouveau paradigm e. Calmann-
Lévy, Paris, 1981. Édition originale, États-Unis, 1980).
20. Mack (J. E.), o.c., p. 163.
21. Ib id , p. 191.
22. Ib id , p. 339.
23. Baissac (J.), o.c., p. 114.
24. Perrier (F.), « Structure hystérique et dialogue analytique »
[1968], in L a chaussée d ’a ntin, Union générale d’éditions. 1978, II,
p. 66.
25. Lacan (J.) L ’angoisse, Séminaire inédit du 12 décembre 1962.
26. Freud (S.) : « L’inquiétante étrangeté et autres essais ».
[1919]. Gallimard. Paris. 1985, p. 242.
27. Mack. (J. E.), o.c, p. 197.
28. Ibid., p. 160.
29. Ib id , p. 484.
30. Ib id , p. 55.
31. Ib id , p. 544.
32. On constate que le discours des kidnappés s’inscrit en
tous points dans le mathème du discours de l’hystérique.
33. Baissac (J.), o.c, p. 535.
34. L’esprit critique de Leuret s’était rendu compte dès 1834
de l’insuffisance de ce critère pour caractériser le délire quand il
écrivait : « Il ne m’a pas été possible, quoi que j’aie fait, de distin­
guer par sa nature seule, une idée folle d’une idée raisonnable. J’ai
cherché, soit à Charenton, soit à Bicêtre, soit à la Salpêtrière,
l’idée qui me paraîtrait la plus folle ; puis quand je la comparais à
un bon nombre de celles qui ont cours dans le monde, j’étais
tout surpris et presque honteux de n’y pas voir de différence»
(Leuret F , Fragments psychologiques sur la folie, Crochard, Paris,
1834, p. 41). La clinique universelle du délire, prônée par J.-A.
Miller, en raison de la forclusion généralisée et du vide de la réfé­
rence, implique cliniquement, comme le notait Lacan en 1958,
qu’« aucune formation imaginaire n’est spécifique » (Lacan J,
« D ’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose», in É crits, Seuil, Paris, 1966, p. 546).
35. Lindner (R. M.), « L’hypnoanalyse en tant que technique
psychothérapeutique», in Bychowski G. & Despert J.-L,
Techniques spécialisées de la psychothérapie, Paris, P.U.F, 1958, p. 27.
36. Les études concordent par ailleurs pour considérer que la
suggestibilité des psychotiques est nettement moindre que celle
Résum és et notes - 241

des autres sujets (Weytzenhoffer A., Hypnose et suggestion, Payot,


Paris, 1986, pp. 44-45).
37. Mack (J.E.), o.c., p. 475.
38. Le « N ew A g e» s’oppose au paradigme métérialiste et
mécaniciste dominant afin d’y substituer une approche spirituelle
et synthétique. Il propose une vision holistique du monde fon­
dée sur l’origine unique de l’énergie animant l’ensemble des phé­
nomènes humains et cosmiques et sur l’existence de correspon­
dances entre différents ordres du réel. Ce nouveau paradigme
semble se satisfaire de sa pétition de principe.
39. Ibid., p. 487.
Un point de sidération
Résumé : Comment le recours à une parole sans signification
s’avère être, comme l’écriture, un traitement de la jouissance
d’un sujet psychotique par l’effet de sidération qu’il produit.
U analyste et le liturateur
Résumé : Noël est un sujet psychotique en analyse depuis une
douzaine d’années. La cure, qu’il appelle « un placement en P.O.
de psychanalyse », lui permet une relative régulation de sa jouis­
sance par ce qu’il suppose de la permanence de ce lieu et par le
dépôt qu’il décide d’y faire des livres qui l’encombrent autant
qu’ils le fascinent. Se dégage peu à peu dans le transfert de cette
littérature-/z'#er, un creux, une rature, un manque, «le livre de
tous les livres », un virage du littoral qu’elle constituait pour son
corps vers un littéral à écrire.
Notes :
1. Lacan, (J.), Lituraterre, in O m icar? n°41, 1987, p.10
2. Lacan, (J.), «Ouverture de la Section clinique», in O m icar?
n° 3, 1977, p. 12.
Pourquoi ne suis-je pas mort ?
Résumé : Monsieur M. ne comprend pas pourquoi il n’est pas
mort. On ne pouvait qu’être surpris par la question de cet
homme, d’tine quarantaine d’années, qui semblait en bonne
santé et qui par cette affirmation interrogeait l’analyste.
Notes :
1. Freud (S.): «Introduction à la psychanalyse des névroses
de guerre ».
242 - Résum és et notes

2. Freud (S.) : «Au delà du Principe de Plaisir», p. 72.


3. Ibid., p. 50.
4. Briole (G.) : « L’événement traumatique », M ental., n° 1.
5. Lacan (J.) : L es N on dupes errent, 20 Nov.73, inédit.
6. Vallet (D.), L a L ettre mensuelle, n° 147.
7. Lacan (J.) : L es N on dupes errent, 19 Fev 74, inédit.
8. Soler (C.) : Séminaire à Sainte-Anne du 25.3.1992.
Ta pratique à plusieurs
Résumé : L’issue plus apaisée d’une érotomanie de transfert
négative a été permise par les répartitions que le sujet lui-même
a introduites entre les versants de l’expérience et en rapport à la
présence de l’analyste.
Troisième discussion
1. Bruits parasites dans le haut-parleur.
Table des matières

P r é f a c e ............................................................................ 7

O u v e rtu re
Jacques-A lain Miller, De la surprise à l’énigme . . 9

E lo g e de la p rése n tatio n de m alades


C laude L éger, Un dispositif adéquat ................. 23

L ’a m o u r des voix
M ireille D argelas, De cas Ophélie....................... 33

P aradigm e d e d éclen ch em en t
P hilip pe D e G eo rg es, Un mot de trop ........... 39

L es em b arras d u savoir
Première discussion................................................... 49

L a jouissance hallucinatoire
E m m a n u e l Fleury, De cas Thérèse .................... 67

L ’h o m o p h o n ie délirante
L au ren ce F o rlo d o u , Desprises sûres de
Jean-Pierre Brisset ................................................ 77
244 - Table des m atières

L ’exaltation m an iaq u e
P . F rid m a n e t D . M illas, Les morts du sujet . . 89

L a m o rt d u sujet
Seconde discussion ...................................................... 99

U n e fem m e arm ée
V icto ria H o rn e -R e in o so , Le changement de sexe
du persécuteur ......................................................... 113

U n e e n fa n t m o rtifiée
N ancy Katan-Barwell, Les effets d’une question . . 127

C u re d ’u n m u tiq u e
G ab riel L o m b ard i, De la perplexité
à la surprise ............................................... 135

U n e épidém ie am éricaine
Jean -C lau d e M aleval, Le syndrome d’enlèvement
extra-terrestre
......................................................... 145

Les b ienfaits d u h o rs-sen s


D an ièle R ouillon, Un point de sidération .... 163

L a b ib lio th èq u e d e l’A u tre


P ierre Stréliski, L ’analyste et le liturateur .. . . 171

U n p o in t d e fo rclu sio n
P atricia Z aro w sk y , Pourquoi ne suis-je
pas mort? .............................................................. 179

L a p ratiq u e à plusieurs
M ario Z e rg h em , Dédoublements de l'analyste . . 185

L e tro u et le réel
Troisième discussion...................................... 193
Table des m atières - 245

C lô tu re
Jacq u es-A lain M iller, Vide et certitude ........... 225

R ésum és e t n o tes ...................................................... 233


Achevé d’imprimer sur rotative
par l’imprimerie Darantiere
Dijon-Quetigny en octobre 1997
Dépôt légal : 4' trimestre 1997
N° d’imprimeur : 97-1020

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