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© Éditions Albin Michel, 2022

ISBN : 9782226474711
À celles qui rêvent,
à ceux qui aiment.
« Rien n’est vrai, tout est vivant. »

Édouard Glissant

« L’hypnose n’est pas quelque chose d’anodin car


elle touche les fondements de l’existence (1). »

François Roustang
Entrer dans le cercle

Dans la chorégraphie du tai-chi, art chinois de lenteur et de longévité, un


mouvement s’intitule saisir la queue de l’oiseau. C’est le geste que nous
faisons pour tenter d’attraper ce que nous n’attraperons jamais, ce qui
forcément nous échappe et que nous ne parviendrons pas à contenir dans
quelque filet que ce soit – fût-il celui, serré, du langage.
Ce livre contient beaucoup de mots pour évoquer cette chose qui relève
du sens commun et de l’expérience quotidienne, que nous connaissons tous
et qui est pourtant si difficile à identifier qu’on en oublie tout ce qu’on lui
doit.
L’hypnose à laquelle j’ai voulu rendre justice dans ces pages est un centre
de gravité, souvent perdu de vue, où l’on peut toujours revenir comme le
chaman dans sa place-médecine pour reprendre racine dans le monde quand
nous ne le reconnaissons plus.
Le mot lui-même – hypnose – s’est tellement chargé de sens
contradictoires qu’il a fini par faire écran à l’expérience qu’il prétend
décrire. Dans le langage courant, il désigne certaines techniques utilisées
par les thérapeutes pour « déprogrammer » des comportements gênants, des
addictions, des phobies, et par les médecins pour réaliser des anesthésies et
des analgésies, mais aussi ces spectacles, un peu passés de mode, qui
divertissent le public en exhibant des gens plongés dans un état second, un
peu ridicules quand ils obéissent aux consignes d’un hypnotiseur qui
semble les avoir momentanément privés de leur volonté.
L’hypnose est tout cela, mais tout cela ne la résume pas.
Je me souviens qu’un jour un collègue de travail avec qui les relations
s’étaient tendues avait fini par lâcher ces mots, au terme d’une conversation
en forme de dialogue de sourds : « Je n’arrive pas à te cerner. » Me cerner.
Sans doute s’imaginait-il le monde peuplé de citadelles à assiéger et lui-
même en charge de mener cette affaire ? Il me fit néanmoins à cette
occasion un cadeau, tant il est vrai qu’on ne met jamais le doigt sur ses
propres convictions aussi nettement que lorsqu’un autre nous en fait le
reproche. Je n’imagine pas qu’on veuille me cerner, comme je me moque de
cerner quiconque. Il me semble que rien ne vaut l’envers et l’ouvert de la
vie, les portes devant lesquelles ne campe aucune troupe l’arme au pied et
qui donnent sur de vastes paysages. L’esprit qui les franchit peut s’envoler à
loisir vers de nouveaux possibles, un horizon choisi – et cela, précisément,
quand on a le sentiment de manquer d’air : d’être cerné.
Se sentir cerné, de nos jours, ce sont des choses qui arrivent.
L’hypnose permet parfois de s’en guérir. Mais l’hypnose, sans doute, on
ne la cernera pas.
LE MAGNÉTISME ANIMAL
Au pays de la logique floue

« Le fruit est aveugle,


c’est l’arbre qui voit. »

René Char, Feuillets d’Hypnos

Un jour, j’ai découvert une grosse chrysalide dans le jardin, accrochée à


la branche d’un hibiscus. Brune et conique, on aurait dit une feuille morte
tournée en cornet. La surface en était irrégulière, et l’on devinait à son
extrémité une petite mâchoire vorace. Je l’ai placée dans une grosse boîte
d’allumettes que j’ai mise sur la commode de ma chambre. Je l’observais
chaque matin en comptant les jours.
J’attendais la métamorphose, et qu’elle donne naissance à un papillon.
Un matin, à mon réveil, la boîte était ouverte, et vide.
J’ai regardé partout, sous les meubles, dans les recoins, aux rideaux de la
fenêtre, sous le lit. La chrysalide avait disparu. Il n’y avait pas de papillon
chatoyant voletant dans la pièce. Il n’y avait rien. Où était passée la vie
dans la chrysalide ? Comment avait-elle pu s’échapper ? Avais-je rêvé tout
cela ?
Ou bien était-ce moi qui m’étais réveillé papillon ?

L’hypnose – ce que je nomme ainsi dans ces pages – est un principe de


métamorphose à l’œuvre à tout moment de l’existence. Cela excède sans
doute la définition habituelle du mot. C’est une expérience qui emprunte
mille formes et paraît chaque fois différente. Mais on ne connaît jamais
qu’une hypnose, la sienne. C’est son mystère, de ne cesser d’échapper – et
que nous la recherchions justement pour cela. Mais son incomparable
pouvoir d’évasion n’est-il pas le passage nécessaire, et sans cesse à
renouveler, pour agir et créer ?
C’est en tout cas ce mot, hypnose, qui s’est imposé à moi pour évoquer
cette faculté dont nous disposons naturellement pour briser les murs de la
répétition, épouser les circonstances changeantes et mettre nos douleurs à
distance, pour nous adapter jour après jour à la vie qui va, ou pourquoi pas,
en bousculer le cours. Il ne faut pas tenir pour anodins ces états flottants,
intermédiaires, par lesquels nous passons pour espérer l’aventure d’une
nouvelle forme.
L’hypnose, une certaine hypnose ouverte dont je tente l’esquisse, est un
creuset pour le changement. Elle n’est pas en relief, mais un pouvoir en
creux. Une capacité négative. Elle fait la part belle à la lenteur, au silence, à
la divagation. Elle oxygène par l’arrêt qu’elle pose au cœur de
l’accélération qui nous tient lieu d’atmosphère. (« La hâte est générale
parce que tous veulent échapper à eux-mêmes », écrit Nietzsche (1)). Pourra-
t-on oublier un instant la course, la panique et les alarmes, goûter une
efficace lenteur ? À qui en demande plus, elle fait apercevoir un gain par
soustraction, par évidement. On voudrait saisir, posséder ? Elle invite à
l’écart, au retrait qui permet d’embrasser large. On se donne des projets, des
stratégies ? Mais le corps sait bien mieux que le cerveau ce qu’il faut pour
rejoindre le courant de la vie.
La transe hypnotique modifie subtilement notre rapport au monde. C’est
un état que chacune et chacun peut reconnaître et cultiver, une immersion
dans notre for intérieur tout à fait à l’opposé de notre devenir-machine.
Elle éveille une forme de pensée latérale qui pourra nous aider à déplacer
les montagnes – mais ce sera en les attaquant de côté, de biais. C’est une
ressource incongrue qui penche du côté de l’abandon, du vertige, de
l’incertain. Et qu’elle puisse être une solution à nos doutes et désirs
contrariés, tout ce qu’on suppose devoir résoudre par l’analyse, la réflexion
ou la discipline de l’action concertée, ne laisse pas de dérouter.
Mais justement, n’est-il pas temps de changer de route ?
Pénétrer sa logique floue demande certainement qu’on lâche un instant
notre affaire de fonctionner, pour laisser venir une force d’une autre nature.
L’hypnose est l’ombre fraîche qui s’étend au versant Yin de la montagne,
une ombre à laquelle il est toujours possible de se reposer – c’est-à-dire se
poser à nouveau – avant de reprendre notre ascension.

Il faudrait commencer par rappeler que l’état hypnotique est une


expérience dûment répertoriée par la science, une forme particulière de
relation à notre milieu de vie qui s’accompagne de manifestations variées
(conscience modifiée, ralentissement moteur, brouillage des repères
d’espace et de temps). Mais en disant cela, on en reste à décrire une
collection d’arbres plutôt que la profondeur d’une forêt. Si l’hypnose
échappe à nos réflexes de langage comme aux dissections de la science,
c’est peut-être parce qu’on ne peut jamais la décrire que « de l’extérieur », à
partir de notre « état normal ».
La transe est un continuum aux frontières incertaines. Elle peut être
furtive dans le cours d’une conversation ou, dans le cas d’une hypnose
dirigée, produire des lévitations (2), le somnambulisme, des catalepsies. On
peut être dans son « sommeil » et ne pas vraiment s’en rendre compte, et
n’en conserver que la mémoire aplatie de quelques épisodes flous, dans un
temps qui a semblé plus long ou plus court qu’on ne l’avait cru. Certains
qui l’expérimentent s’étonnent de ne jamais avoir perdu conscience, qui
s’attendaient à sombrer dans un trou noir. Mais il arrive tout aussi bien
qu’on soit stupéfié par la force d’une narcose sans narcotique qui semble se
jouer de notre volonté, et laisser une empreinte mémorable. C’est pourquoi
il vaut sans doute mieux ne s’attendre à rien, pour se rendre disponible à
une expérience dont la texture est par nature imprévisible, toute en
résonances.
En 1686, dans son traité Experimentum mirabile de imaginatione
gallinae, le jésuite Athanasius Kircher expose avec un luxe de détails toutes
les manières d’hypnotiser une poule. Au terme d’une étude exhaustive de
différents dispositifs et manipulations, il finit par conclure que si l’animal
reste frappé de stupeur après qu’on l’a immobilisé sur le dos et qu’on lui a
placé devant l’œil une ficelle déroulée, c’est par un mélange de peur, de
soumission et d’imagination. Il faut retenir cette définition. Et constater
déjà un sacrilège : nous ne sommes pas moins hypnotisables qu’un vulgaire
gallinacé.
L’hypnose n’est pas plus que le rire le propre de l’homme. Est-elle un
archaïsme de notre nature, notre « part animale », ainsi que l’avait supposé
Mesmer ? Sans doute les animaux savent nous hypnotiser. Ou disons que
leur présence sans réserve peut exercer un puissant magnétisme dès lors que
nous nous mettons en puissance de la ressentir. Regarde le chat dans ton
jardin et tu verras un tigre dans la jungle, dit une maxime chinoise.
Regarder. Voir. Être le chat. Il suffit de se laisser aller à une présence sans
mots.
Il y a aussi les images. Le photographe Vincent Munier (3) rapporte des
régions les plus inhospitalières de fascinants portraits d’animaux sauvages.
Alors qu’il est sur les traces de la panthère des neiges, dans l’Himalaya, et
après un affût de plusieurs jours dans un froid glacial à cinq mille mètres
d’altitude, il aperçoit enfin l’animal mythique dans un éboulis, mais le perd
bientôt du regard, et ne le reverra plus de son séjour. Au retour de son
périple, alors qu’il examine ses clichés, il découvre à l’arrière-plan de la
photographie d’un oiseau posé sur un éperon rocheux le regard de la
panthère qui le fixe. Il ne la voyait pas. Elle était sous ses yeux. Présente-
absente. Telle est l’hypnose, panthère insaisissable qui confond et se
confond, que l’on a devant soi sans savoir la distinguer.
C’est une faculté que l’on découvre au gré d’expériences de hasard. Tous
les enfants l’explorent. Ce jour où, couché sur le dos, regardant le monde la
tête à l’envers, on s’est imaginé marcher sur le plafond comme un
cosmonaute sur une autre planète et qu’on a senti que notre corps s’était
glissé dans une réalité inverse. Ces heures immobiles dans l’herbe d’un
jardin à suivre des yeux l’odyssée d’une colonne de fourmis, jusqu’à se
trouver précipité dans un monde fantastique où chaque brindille s’élève
comme un monument. « Lorsque j’avais six ou sept ans, j’étais convaincu
qu’il existait deux vies, l’une où l’on vivait les yeux ouverts et l’autre, les
yeux fermés », disait Fellini. L’enfance est le pays de l’hypnose. À tout âge
elle nous offre d’en ranimer l’énergie lumineuse.

La transe se manifeste lorsque l’on distrait l’attention de ses objets


habituels pour la tourner vers le corps sensible, le corps résonnant de toutes
ses relations, de toutes ses mémoires, de tout ce qui le touche.
Dans le faisceau de cette attention devenue son propre objet, les
sensations prennent une couleur, une dimension inhabituelle (ma main que
je considère comme une créature étrangère, que quelqu’un pourra piquer ou
pincer sans que la sensation m’atteigne autrement que comme une
information lointaine, qui ne me concerne guère).
On peut s’aider pour entrer dans une transe d’un caillou, de l’angle d’un
mur, ou de la table du salon, pour peu qu’on se laisse envahir par la
présence de l’objet, ou qu’on laisse notre présence s’y glisser. Le flux et le
reflux des vagues sur une grève, une voûte d’étoiles, une théorie de nuages
ou de phrases sans queue ni tête y suffisent, de même qu’un feu crépitant
dans l’âtre a ce pouvoir d’absorber dans l’éphémère de la flamme.
L’hypnose naît aussi bien de la fixité que des cibles mouvantes. Elle n’est
pas un à-côté de l’existence, elle n’emmène pas dans « un monde à part ».
Entrer dans l’hypnose, ce serait plutôt sonder au hasard l’épaisseur de nos
sensations inaperçues.

Dans le monde de la data, l’hypnose fait tache avec sa manière


d’échapper aux grilles et aux théories, de se jouer des protocoles de la
méthode scientifique. Comment calculer la relation qu’entretiennent
l’hypnotisé et l’hypnotiseur, ce rapport asymétrique, énigmatique comme
un rêve à deux ?
Et d’ailleurs, l’hypnose existe-t-elle vraiment ? Vous me dites qu’elle est
partout, alors c’est qu’elle n’est nulle part, dit le sophiste. Pas mesurable ?
alors pas scientifique, dit le chercheur. « Il existe, nous apprend Wikipédia,
un débat ancien entre ceux qui considèrent l’hypnose comme un état mental
spécifique et ceux qui la considèrent comme un jeu de rôle
comportemental. » Dit autrement : la transe est-elle feinte ? N’est-elle que
feinte ?
Tout compte fait, et pour échapper à cette impasse par une pirouette,
disons que la transe n’est finalement identifiable que par défaut, comme
l’expérience d’un état « différent de l’état normal (4) ». Cette définition
paradoxale est peut-être la meilleure.
L’hypnose est un koan. Quel bruit fait une seule main qui applaudit ?

Nous avons en France une histoire compliquée avec la pratique de


l’hypnose, qui expose à des inquiétudes et des préjugés. « C’est une
arnaque », m’a répété quelqu’un. On soupçonne encore l’hypnotiseur d’être
un charlatan, un manipulateur. Que l’hypnose soit prétexte à des jeux de
saltimbanques et qu’elle se confonde avec un mystérieux pouvoir de
suggestion jette un voile sur son sérieux, sinon sa moralité.
À la fin du dix-neuvième siècle, des esprits affûtés comme Jean-Martin
Charcot à Paris ou Hippolyte Bernheim à Nancy explorèrent diverses
facettes de l’hypnose et de la suggestion, et leurs applications
psychothérapeutiques. Après une éclipse, qu’on peut mettre en rapport avec
le développement de la psychanalyse et de la psychiatrie médicamenteuse,
on redécouvrit son usage pour la prise en charge de la douleur, pour apaiser
et relaxer, traiter des addictions et phobies. François Roustang tient une
place singulière dans ce renouveau de l’hypnose, et on verra que je me
réfère volontiers à ses écrits dans les pages qui suivent. Il fut, dans la lignée
de Milton Erickson, l’inventeur d’une approche originale de
l’hypnothérapie qu’il popularisa à travers des livres qui touchèrent un large
public. Son œuvre reste aujourd’hui une précieuse source d’inspiration, au
point que l’on peut certainement parler d’une « hypnose roustangienne ».
Pour avoir eu la chance de le croiser, l’homme Roustang me fit l’effet d’un
moine zen, par son abord un peu brusque, la densité de sa présence, son
impitoyable bienveillance. Il fut autant philosophe que thérapeute, sans
doute, et un écrivain passionnant. Son œuvre couvre un demi-siècle d’une
trajectoire intellectuelle exigeante, de la théologie à la psychanalyse (ce qui
fit avec Lacan quelques étincelles), puis à une hypnose qu’on pourrait
qualifier d’existentielle. Ses écrits, après ceux qu’il consacra à une érudite
critique des dérives de la psychanalyse, creusent sans relâche la question
d’une thérapie qui ferait du changement son objet central, et de l’hypnose la
forme d’influence propre à le provoquer.
Et puisque nous y sommes : il faut aussi rendre justice à Léon Chertok
(1911-1991), arrivé en France avant guerre et qui après avoir été un grand
résistant se passionna pour l’hypnose dès les années cinquante (5). Médecin
psychiatre, il s’intéressa à ses nombreuses applications, et soupçonna
l’importance du phénomène au cœur de la psychanalyse, ce qui lui valut
l’ostracisme et finalement l’excommunication de ses collègues de l’école
freudienne. Cela ne l’empêcha pas d’explorer l’hypnoanalyse,
d’expérimenter les analgésies par l’hypnose (qui furent pratiquées dès le
dix-neuvième siècle) ou de s’intéresser au « test de la vésication ». Voici ce
dont il s’agit : on persuade un sujet que la pièce de monnaie qu’on lui
applique sur le bras est brûlante. Le lendemain, une marque apparaît sur la
peau à cet endroit. De l’effet de la suggestion sur les épidermes… Chertok
pointa que l’hypnose « sèche » (sans consigne ni suggestion) avait des
effets remarquables sur certains patients. Un constat de nature à rappeler les
thérapeutes à l’humilité et, pour reprendre le mot préféré du flamboyant
Chertok, à toujours demeurer dans une saine perplexité quant à la nature, et
de l’hypnose, et de ce qui soigne.

Il faut dire que si l’hypnose n’a cessé dans son histoire de susciter des
sentiments mêlés, peur, mépris, fascination, c’est qu’à bien des égards elle
peut se révéler frustrante, hermétique, décevante. C’est là sa métaphysique.
On voudrait la connaître, elle se dérobe – ou quelque chose en nous s’y
refuse. On voudrait s’y installer, et voilà qu’elle échappe. On veut l’attraper,
elle se dissipe dans une brume. Elle brouille les frontières entre réalité et
imagination, entre passé et présent, entre geste et pensée, qu’elle confond
dans une expérience subtile, indicible. Elle prolonge cette découverte que
fait l’enfant sans que personne ait eu besoin de lui apprendre : qu’il suffit de
faire semblant, de faire comme si, pour faire exister une autre réalité à la
place de la réalité.
Pour paraphraser François Jullien, disons que l’expérience hypnotique est
fade, autrement dit que dans son essence elle est sans couleur ni saveur
tranchée : elle se colore du contexte, du style de celui qui opère, comme des
mots pour la dire, de la culture du temps et des croyances dans lesquelles
elle est prise – et son histoire qui remonte aux pratiques chamaniques la
rend aussi méconnaissable d’une époque à une autre qu’une façade
transformée par un jeu de lumière. On reconnaît sa trace dans toutes les
civilisations. Danses et chants rituels, mantras, méditations, narcoses,
communication avec les esprits… L’être humain a toujours cherché la
transe, espérant par ses chemins de traverse pénétrer d’autres dimensions,
accéder à une compréhension plus profonde. Il suffirait de fermer les yeux
quelques instants pour se laisser envahir par la même fascination qui devait
saisir nos ancêtres dans une grotte aux parois rougeoyantes des feux qui en
révélaient les fresques, la magie des silhouettes de lions ou de buffles, le
regard qui s’y fixe et se perd dans les vacillements de la lumière du foyer.
La transe est un invariant polymorphe. On la repère dans toutes les sociétés,
dans toutes les cultures, dans tous les systèmes de croyance et religions (6).
Et cependant, quoi de plus trivial, de plus commun que ce phénomène ?
« L’hypnose, dit François Roustang, est quelque chose d’élémentaire et de
quotidien qui peut se définir tout simplement comme un alliage de
distraction et d’attention (7). » Un ange passe lorsque la conversation se
suspend, que les bouches se taisent et que les esprits s’égarent dans une
parenthèse. Au sens banal, l’hypnose n’est qu’une certaine façon que nous
avons d’être tout à fait là tout en n’y étant pas. Parfois on l’aperçoit sous la
surface du jeu social comme une graine discrète que personne n’arrose, et
qui attend son heure pour germer. Si l’on est agile et disposé, si l’on voit
cela que peu de gens voient, il devient possible d’amplifier cette énergie
latente. Que l’on apprenne à manier sa grammaire, celle de la suggestion, et
l’on saura dans certaines circonstances communiquer d’une manière
différente – et possiblement très efficace : c’est-à-dire qui produise de
l’effet.
Je me souviens de m’être parfois senti désarmé qu’une patiente ou qu’un
patient exprime une satisfaction ou un plaisir sans ombre, un « tout va
bien ». Quelle position adopter ? Que devais-je faire de ça ? J’étais là pour
l’aider à résoudre sa difficulté. S’il n’y avait pas de problème, à quoi
pouvais-je donc servir ? Et ne fallait-il pas soupçonner, derrière
l’affirmation d’un bonheur sans nuages, une subtile forme de résistance ou
de déni, la dissimulation de quelque chose qui, forcément, ne tournait pas
rond ? Or quelquefois, je sentais bien que le sentiment était authentique et
sans réserve. L’hypnose me fournit une clé. Je pouvais laisser de côté mes
questions et non seulement accueillir la manifestation de joie, mais encore
la prolonger. Je pouvais aider la personne à ancrer cet état-ressource,
amplifier l’heureuse résonance à la manière dont on s’arrête sur un banc
pour profiter de l’agréable chaleur d’un soleil de printemps, sans réfléchir,
simplement savourer l’instant et la sensation de plaisir. Et je pouvais voir
l’effet se manifester dans un sourire, la posture d’une personne qui se
laissait tranquillement rayonner. C’était, aussi simple que cela, une utile
façon d’aider.

Une dissociation est au cœur de la mécanique hypnotique. Julien


Betbèze : « Cet état d’hypnose est un état naturel, c’est-à-dire que nous
avons tous la capacité à tout moment d’être en relation avec les autres et
d’être ailleurs : c’est ce que nous faisons tous les jours (8). »
Il arrive qu’on croise au détour d’une rue, ou sur une place publique, un
hypnotiseur qui propose aux passants curieux une petite expérience
d’endormissement lucide. En observant ceux qui s’y prêtent, on voit que
leurs gestes et leur parole se ralentissent. Bientôt la personne hypnotisée
semble communiquer depuis un endroit lointain, et parfois elle ne
communique plus que par quelque geste de la main ou même d’un doigt,
selon le code établi avec l’hypnotiseur. Dans la transe, il arrive que l’on
compte ses mots et que parler semble superflu, voire dérangeant, parce
qu’on a juste envie de se laisser porter par les sensations. Mais quand le
langage subsiste, alors il se dégraisse du superflu, comme pour aller au nerf
de l’idée, ou de l’image.

L’hypnose est un état de travail qui s’installe lorsque l’on ne fait rien que
laisser venir pensées, émotions, sensations, à partir de la voix et des mots de
l’opérateur, qui composent la ligne de basse sur laquelle se poseront nos
harmonies, nos changeantes imaginations. Un travail de fusion délicate,
suspendue, entre oubli de soi et perception sans objet. On pourrait y voir un
recueillement, et pourquoi pas une prière. Mais la seule divinité qui se
manifeste dans le chaudron de l’hypnose, c’est le daimôn, l’entité par
laquelle les Grecs personnifiaient le caractère propre de l’individu, à la fois
son style, son individualité, le fond qui conditionne sa manière de réagir et
d’évoluer. Notre hypnose nous est propre.
Une séance reste toujours un dialogue, quand le sujet suit la voix de
l’opérateur et réagit d’une manière ou d’une autre à ses propositions,
suggestions ou métaphores, et que l’hypnotiseur en retour adapte sa
conduite selon ce qu’il devine ou croit deviner de ce qui se passe pour
l’autre et dont il n’a que quelques indices, le rythme de la respiration,
l’expression du visage, la coloration de la peau.
Je songe à ce jeu de colonie de vacances, quand on se bande les yeux et
qu’un autre nous guide à la voix au long d’un parcours d’obstacles.
Momentanément aveugle, on se concentre sur ses sensations, on aiguise sa
perception intuitive de l’espace alentour, un monde différent se révèle,
tandis que le guide maintient la communication pour éviter obstacles et
difficultés, trouver le rythme adapté.
Cette danse s’épanouit dans une improvisation. L’hypnotiseur influence
l’hypnotisé, l’hypnotisé influence l’hypnotiseur. Dans cette boucle de
rétroaction, il devient délicat de faire la part des choses entre la volonté de
l’un et la volonté de l’autre.
J’ai parlé de danse : c’est que la pratique de l’hypnose est toujours affaire
de rythme et d’accord. Les mots suggèrent ou suscitent, par leur sens, mais
tout autant par leur scansion, leur percussion ou leurs harmonies secrètes,
comme des notes de musique ou les frappes d’un tambour. Quant à
l’hypnothérapeute, dans l’ouverture et l’attention qu’il manifeste, il lui faut
atteindre une disposition qui relève d’une forme de transe. Il marche au
rythme de son patient, ni trop vite – il le perdrait – ni trop lentement – il
l’ennuierait. Il évite de perturber le patient dans son rêve, attentif à guider la
progression du travail d’une séquence à une autre.

Je me souviens d’avoir eu au téléphone une jeune femme qui n’arrivait


plus à sortir de chez elle, après deux mois de confinement solitaire. D’être
restée si longtemps ainsi repliée sur elle-même, fascinée par son écran de
télévision qu’elle ne savait plus éteindre, l’esprit immergé dans l’anxiété
déversée à flot continu par les chaînes dites d’information, elle ne savait
plus à quoi ou à qui se fier, et tout, à l’extérieur de chez elle, lui paraissait
désormais étranger, incertain, hostile. Comme elle décrivait son
appartement dont elle s’était fait un cocon protecteur, un souvenir très
ancien m’est revenu, quand, à l’âge de trois ou quatre ans, j’avais assisté à
l’éclosion d’une couvée dans le poulailler que nous avions alors à la
maison. J’ai raconté à mon interlocutrice ce spectacle minuscule et
miraculeux qui m’avait fasciné alors. Des mouvements à l’intérieur d’un
œuf, et bientôt apparaît, par le fragment de la coquille qui a cédé, le bec
puis la petite tête d’un poussin, petite tête têtue qui continue de taper la
coquille si dure, le trou qui peu à peu s’agrandit, par lequel entre la lumière,
jusqu’à se libérer tout à fait pour explorer le monde. Je lui communiquais
cette volonté de quitter le nid, profitant de l’impression farouche qu’avait
imprimé en moi dans l’enfance cet oisillon que j’avais vu un jour se libérer
de son œuf sur la paille d’un poulailler, son absolue détermination à se
libérer, à enfin sortir.
Plonger

Il n’y a pas d’autre manière d’appréhender les paradoxes de l’état


hypnotique que d’en faire l’expérience. C’est pour avoir été hypnotisé à de
nombreuses reprises qu’on s’autorise à guider un ou une autre dans la
transe. Ça ne marchera pas toujours, ni avec tout le monde, mais au-delà de
l’apprentissage de quelques techniques simples, l’essentiel est sans doute de
croire qu’on peut le faire, comme le disait Erickson à ses élèves :
« N’essayez pas de faire comme quelqu’un d’autre, trouvez votre style,
soyez vous-même. Ayez confiance en votre capacité à hypnotiser les gens.
Croyez-y, c’est ça qui est important. »
Il n’est pas difficile d’hypnotiser une personne qui a envie de s’y prêter.
Et il arrive que le désir de connaître l’hypnose suffise à la déclencher. La
transe semble venir de loin comme un orage qui a grossi à l’horizon et qui
éclate au moment du rendez-vous comme si l’attente avait été une
préparation et que la mise en présence agissait comme le signal
déclencheur.
Ma première expérience formelle de l’hypnose remonte à l’adolescence.
J’avais acheté, sur la foi de sa couverture criarde, un livre qui promettait de
libérer des facultés mystérieuses et la « puissance infinie » de son cerveau.
C’est ainsi que j’appris quelques rudiments d’auto-hypnose, comme cette
technique pas trop fatigante puisque destinée à faciliter le sommeil : allongé
sur le dos, les bras le long du corps, les yeux clos, la respiration tranquille,
se concentrer sur un bras (le droit ? le gauche ? choisissez celui qui vous
emmènera le plus loin) et le sentir de plus en plus léger jusqu’à ce qu’il se
soulève lentement, très lentement, puis qu’au bout d’un temps plus ou
moins long, au terme d’une course en demi-cercle, il vienne se poser
doucement sur le visage. Alors, à l’instant de ce contact, sentir le corps se
détendre profondément.
Hypnose ? Relaxation ? Cet exercice induisait une sensation de légèreté
que j’appréciais. Je découvris que l’on pouvait apprendre à laisser le bras se
mouvoir en quelque sorte par lui-même plutôt que par un effort direct de la
volonté. Et il y avait ce moment, qui semblait s’éterniser, pendant lequel je
percevais le déplacement de mon bras, mais sans être capable de le situer
précisément dans l’espace (puisque les yeux fermés), donc sans pouvoir
anticiper l’endroit exact où ma main se poserait. Je ne pouvais empêcher
mon esprit de se concentrer sur cette incertitude, et de chercher à anticiper
le lieu précis où le contact devait se produire. Lorsqu’enfin la jonction
s’opérait, il y avait toujours une surprise. J’imaginais ma main atterrir sur la
joue, et voilà que mes doigts touchaient le sourcil, le front ou la lèvre. Alors
une sensation de détente envahissait mon corps comme si je me fondais
dans un tiède grésillement (l’image qui me vient à l’évocation de ce
souvenir est la neige qui apparaissait sur les écrans de télévision en ce
temps-là après la fin des programmes). Je m’endormais très vite.
On dira, dans un langage technique, qu’il s’agissait d’une induction par
lévitation du bras. J’avais compris un principe de base : toute hypnose est
une auto-hypnose. Et aussi l’effet de la suggestion : car le relâchement du
corps survenait pour cette seule raison qu’il était écrit dans le livre qu’il
devait survenir, et que moi lecteur j’avais décidé d’y croire. Puisque
j’attendais cette sensation, je la construisais, je l’induisais. Enfin, je pouvais
mesurer ma courbe d’apprentissage : après avoir fait cet exercice à plusieurs
reprises, je l’avais intégré comme un automatisme, ce qui me permettait de
produire quand je le voulais cette sensation de se fondre dans un agréable
bain de particules se prolongeant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de
mon corps.
L’honnêteté m’oblige à raconter la suite de l’histoire.
Enhardi par ma découverte, je me mis en tête d’exercer mes nouveaux
superpouvoirs sur un camarade d’études, dont j’avais supposé qu’il serait
aisément impressionnable (on dirait aujourd’hui qu’il avait l’air fragile). Il
accepta ma proposition. Assis à côté de lui, je commençai à lui répéter de
fermer les yeux, de dormir je le veux, en égrenant un compte à rebours
entrecoupé de suggestions de détente. Il suivit mes instructions avec
docilité, sembla descendre en lui-même, et bientôt manifesta toutes les
apparences d’une transe. Mais au bout de quelques instants, je vis qu’il
commençait à froncer les sourcils tandis qu’un masque douloureux glissait
sur son visage et que son corps était parcouru de tremblements. C’était la
manifestation d’une angoisse que je n’avais pas du tout prévue, angoisse
qui gagna en retour l’apprenti hypnotiseur. Que devais-je faire ? Ayant
entendu dire qu’il était dangereux de réveiller un somnambule, je n’osai
d’abord pas le secouer pour essayer de le ramener à la réalité. Malgré mes
tentatives pour l’apaiser (ou à cause d’elles, allez savoir), il déclencha une
crise de tétanie, et il fallut, avec le camarade qui assistait à la séance, que
nous intervenions pour le contenir et éviter qu’il ne dévaste la chambre dans
laquelle nous nous trouvions. Quand il fut revenu à lui, il nous raconta qu’il
s’était trouvé dans une sorte de cauchemar dans lequel il ne parvenait plus à
ouvrir les yeux, et avait paniqué. L’histoire n’eut aucune conséquence, mais
j’avais eu une frousse bleue. J’en conclus que, malgré la simplicité des
moyens susceptibles de la déclencher, l’hypnose n’était pas à manier
n’importe comment, ni avec n’importe qui, et qu’un certain savoir-faire
était requis pour ne pas risquer de réveiller des émotions enfouies et
possiblement violentes. Je n’avais pas encore lu l’avertissement de
Roustang : « L’hypnose n’est pas quelque chose d’anodin car elle touche les
fondements de l’existence (1). »

L’hypnose est imprévisible. Je me rappelle l’appréhension qui me visita à


quelques reprises à voir surgir des émotions parfois longuement contenues,
des catharsis violentes, des réactions qui me déroutaient, que rien ne laissait
présager et qui me renvoyaient à mes propres peurs. Il faut avoir soi-même
traversé certaines angoisses pour les accueillir quand on vous les jette
devant, dans le cercle de feu. Nous entrons dans la transe avec tout ce que
nous sommes, et aussi tout ce que nous ignorons que nous sommes.
On dit de la transe qu’elle est un état modifié de conscience. Elle amène à
ressentir différemment notre corps dans son environnement, le lien avec ce
qui nous entoure. De fait, on n’est jamais conscient de tout ce qui se passe
en soi et autour de soi. Pour agir d’une manière adaptée, une certaine
focalisation de la perception se produit, comme si nous apprenions à
fonctionner avec le set minimal des informations et des compétences utiles
à réaliser l’activité en cours. Mais il arrive de sentir que l’on échappe
momentanément à ce régime. Levant les yeux d’un livre ou d’un écran, et
même au cours d’une conversation, n’importe où, dans un creux du temps
qui passe, il arrive qu’on décroche, pour se laisser prendre par une
immobilité soudaine et que le regard se fixe devant soi sans rien regarder de
particulier. Ce genre de pause peut ne durer que quelques secondes. Cette
rêverie est la porte entrouverte de la transe. On reste conscient de ce qui se
passe autour de soi, mais c’est comme si l’on avait lâché la pulsion de
contrôle, de vigilance, le besoin de réagir. Ce genre de parenthèse, ici et
ailleurs à la fois, est une légère dissociation, l’installation d’une
disponibilité sans objet.
Un jour j’aperçus mon chien, qui furetait au loin et que je suivais
rêveusement du coin de l’œil, soudain se figer devant un buisson, sa patte
avant suspendue dans le vide, en arrêt. J’en fus tellement surpris (n’ayant
jamais observé ce comportement de sa part) que pendant quelques instants,
je demeurai, comme lui, hypnotisé par une proie que pourtant je ne
distinguais pas. La transe que j’évoquais se produit à la faveur de ce genre
d’étincelle : un changement de rythme dans l’environnement, une rupture
dans la trame des choses, ou au contraire une répétition qui berce. Instant où
l’esprit lâche quelque chose, se prend à suivre des fils divergents, et se perd
on ne sait où. L’hypnose se révèle, comme certaines herbes folles qui
poussent entre les pavés, dans les failles et fêlures de notre attention. Elle
saisit à l’endroit d’une brisure logique, ou devant la boucle sans fin des
spirales colorées qui s’enroulent sur elles-mêmes à l’infini. Quand nos sens,
tout à coup, dé-coïncident.

Sentez le silence autour de vous, sentez-le par tout votre corps, sentez le
poids du silence, sentez le silence peser sur vos épaules agréablement, puis
glisser dans la chaise dans laquelle vous êtes assis, jusqu’au sol, et se
répandre de proche en proche, etc.

François Roustang a parlé de perceptude pour décrire l’état d’attention


particulier que l’on expérimente dans l’hypnose. Elle nous plonge dans une
forme de perception diffuse. La présence s’y réduit à une attente ouverte,
sans projet, sans autre objet que l’attente elle-même.
Pour connaître la transe, il faut s’y abandonner – ce qui évoque le
renoncement, le vertige.
L’induction (aider une personne à entrer en hypnose) se compare parfois
à une sorte de hacking. Les hypnotiseurs de rue qui doivent opérer
rapidement pour capter un public de passage ont la réputation d’y exceller.
Le regard, la voix, le body langage, le rythme des phrases, le choix des
mots, les gestes d’une main… Tout un art d’exécution mêlant autorité,
séduction, provocation, astuce, pour canaliser l’attention du badaud,
l’intriguer et en même temps le rassurer, lui proposer un exercice qui
brouille ses repères habituels et amorce la transe.
Certaines méthodes pour provoquer une transe sont quasi mécaniques,
comme l’eye roll induction (2). D’autres mettent en œuvre l’effet de
dissociation qui s’installe par l’exécution d’une tâche triviale, à la fois
neutre et absorbante, qui occupe le mental et crée en même temps une
confusion, à la faveur de laquelle la voix de l’hypnotiseur devient le canal
sensoriel qui lui permet de maintenir et approfondir la transe, et de guider le
travail thérapeutique, s’il y a lieu.
Toute hypnose, je le disais, est une auto-hypnose. (Ainsi que j’ai entendu
dire à Jean-Marc Benhaiem : « Le problème dans la vie, c’est quand on
n’est pas en auto-hypnose. ») Ce qui n’empêche pas que l’on puisse
apprendre à approfondir cette forme de perception particulière. Vous
pourriez lever les yeux de ce livre, laisser votre regard se porter sur un point
quelconque, et continuer de fixer ce point. Peu importe quoi. Un objet. Un
coin de mur. Le motif d’un tableau. L’écorce d’un arbre. Choisissez un
point situé à une distance de quelques mètres. Mais ce n’est pas une règle,
vous pourriez aussi bien fixer une certaine portion de vide, ou même
regarder de plus près, d’aussi près qu’il vous est possible, l’ongle de votre
pouce, attentivement, jusqu’à ce qu’il occupe tout l’espace de votre
attention, et vous verrez qu’après quelques minutes il devient quelque chose
d’un peu différent du pouce que vous connaissez, un peu étrange, ou même
étranger, et certainement vous ne manquerez pas de noter certaines
sensations, ce genre de sensations auxquelles on ne prête pas attention en
temps normal. Après un certain temps, si le regard est maintenu,
l’environnement de l’objet que l’on fixe – le fond – tend à se dissoudre, et
quand cela devient nécessaire de fermer les yeux, faites-le – et laissez-vous
profiter de l’état ainsi obtenu en observant ce qui se passe, sans juger, sans
vous presser.
La transe a cette propriété de faire disparaître ce que l’on regarde trop, de
rendre le monde flou, donc susceptible de nouvelles interprétations, de
nouvelles combinaisons, et pourquoi pas d’une approche poétique ou
métaphorique.
Car, la netteté abolie, que reste-t-il ? Une présence mélangée d’objets qui
nous occupent, images, émotions, réminiscences, sensations.
C’est souvent de l’isolement initial d’un motif (qui pourra être visuel,
mais aussi auditif, ou même tactile) sur lequel se concentre l’attention que
naît la polyphonie hypnotique. Ainsi on pourrait aussi bien se concentrer
dans une partie du corps. Si c’est ma main, après peu de temps je
commencerai à percevoir des informations de proprioception, le contact
avec le bras du fauteuil sur lequel elle est posée, la texture de la matière,
mais aussi des sensations discrètes, une chaleur, un picotement, un
fourmillement, des micromouvements, ou que sais-je. L’opérateur attentif
favorise ce cheminement de l’attention, l’accompagne, afin que le sujet
continue de s’absorber. L’esprit se perd, et vous y êtes. Vous êtes là, déjà.

Le psychiatre américain Milton Erickson, dont on reparlera, demeure


célèbre pour ses inductions spectaculaires, le don qu’il avait pour
hypnotiser ses interlocuteurs avec une efficacité confondante, et par les
moyens les plus divers, y compris parfois des comportements bizarres qu’il
adoptait pour générer gêne et confusion – la « rupture » que j’évoquais plus
haut – et un ton de voix à la fois rapide et lancinant, un discours scandé,
enveloppant, mélange de suggestions, d’autorisations, d’injonctions. Ce
maître du langage flou pouvait amorcer une hypnose par une poignée de
main « anormale » (dans la durée et l’intensité du contact) accompagnée de
quelques phrases déroutantes, provoquant une première confusion par le
décalage entre le geste et la parole. Que se passe-t-il ? se demande in petto
l’interlocuteur, tandis qu’Erickson le presse avec bienveillance, et bientôt il
ne semble possible de répondre qu’en se figeant, peu à peu, en suivant le
rythme agréable qu’il installe, en se laissant aller au confort de suivre le fil
imparable de sa parole agile.
Les mots du langage hypnotique sont en eux-mêmes d’une grande
banalité. C’est autant par la manière de les prononcer, le ton et le rythme de
la voix, que l’hypnotiseur établit un rapport particulier que par la logique
interne de son discours, le choix de tel ou tel terme qui se répète, d’une
image, d’une métaphore, dont le patient pourra faire son miel en
imagination.
Enfin, il faut dire que l’hypnose est transitive : elle se propage comme
une onde, par contagion, à la manière d’un champ de forces. C’est, par
exemple, la contamination des spectateurs d’une séance d’hypnose, qui se
pensent extérieurs au phénomène auquel ils assistent, et tout à fait éveillés,
alors même qu’ils profitent d’une transe mimétique, par un effet
d’empathie, et connaissent eux aussi un état sub-hypnotique. Les praticiens
le savent bien, qui parfois font mine de s’adresser à Paul pour hypnotiser
Jacques. (Il suffit de regarder une vidéo d’Erickson réalisant une induction
pour ressentir cette contagion, même derrière son écran (3).)
Y être ou pas

« Tchouang-tseu rêva une fois qu’il était un


papillon, un papillon qui voletait et voltigeait
alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui
plaisait. Mais était-il Tchouang-tseu qui avait rêvé
qu’il était un papillon, ou un papillon qui rêvait
qu’il était Tchouang-tseu ? »

Tchouang-tseu, Discours sur l’identité des choses

À mon entrée en classe de maternelle, j’étais dérouté que l’on nous


demande de faire la sieste, la tête dans nos mains posées sur nos petits
pupitres. Le sommeil pouvait-il venir parce que la maîtresse le demandait ?
Avais-je envie de dormir ou pas ? Fermer les yeux en sachant que je ne
dormais pas, était-ce une bonne manière de faire ? Était-ce de la triche ? Et
je soupçonnais vaguement qu’il était possible que je dorme vraiment tout en
croyant que je faisais semblant de dormir, mais comment alors en être sûr ?
L’état hypnotique suscite ce genre de questions. Y suis-je, n’y suis-je
pas ? Mon bras se lève-t-il par l’effet de ma volonté ou par lui-même ?
Qu’est-ce qui m’empêche ou ne m’empêche pas d’ouvrir les yeux, ou de
décoller mes mains dont on me dit qu’elles sont soudées l’une à l’autre ?
L’esprit confronté à des sensations inhabituelles tente de reprendre pied
dans le connu.
Erickson rappelle que ce qui est difficile, c’est d’accepter de perdre le
contrôle : « La conscience ne commande pas l’auto-hypnose, elle peut
seulement la laisser se produire. Dans l’apprentissage de l’auto-hypnose, la
principale difficulté provient du désir de la conscience de contrôler ce qui
va se passer. » Lorsque le sol se dérobe, le réflexe naturel est de saisir la
rampe. Ce ne sont pas, comme on l’entend parfois, les personnes
« rationnelles » qui résistent à l’hypnose ou la refusent par principe, mais
plutôt celles qui redoutent de perdre leur contrôle, ce qui n’est pas la même
chose. Averse au contrôle, l’hypnose angoisse les contrôlants – au moins
autant qu’elle les fascine. C’est l’habileté de l’opérateur de trouver les
stratégies pour aider la personne à traverser ce vertige.
La motivation, la confiance, l’influence que l’on prête à l’hypnotiseur (du
fait de sa réputation, par exemple) : tout le contexte entre en jeu dans
l’expérience. Mais nous ne sommes pas égaux devant l’hypnose. Certaines
personnes sont particulièrement douées. L’exprimer ainsi étonnera ceux qui
imaginent que l’hypnose dépend essentiellement de l’habileté du praticien à
la provoquer. Cela compte. Mais il y a aussi de « bons sujets », qui se
prêtent à l’expérience sans réserve, avec naturel, jusqu’à des états de transe
profonde.
Un comédien, qui n’était pas hypnotiseur, racontait qu’il avait été recruté
pour faire une tournée d’hypnose dans plusieurs villes de France. Dans
chaque salle, un ou plusieurs complices se mêlaient aux spectateurs et se
portaient volontaires. L’un devait – c’était le clou du spectacle – faire « la
planche », son corps rigide en appui sur la nuque et les chevilles, et
l’animateur s’asseyait sur son ventre dans un roulement de tambour. Lors
d’une étape, pour une raison ou une autre, aucun « volontaire » ne put se
rendre disponible. Sueurs froides du faux hypnotiseur. Que croyez-vous
qu’il arrivât ? Un spectateur lambda réussit sans problème la planche, et le
comédien comprit ce jour-là quelque chose d’essentiel à propos de
l’hypnose. Comme disait Erickson, il suffit d’y croire pour que cela
devienne possible.
L’autre jour, j’ai entraîné ma famille dans un spectacle d’« hypnose
musicale » – j’étais curieux de voir de quoi il s’agissait. Sur la scène, le
maître de cérémonie était flanqué de trois musiciens. Il demanda aux
spectateurs de fermer les yeux, puis commença à évoquer un voyage
initiatique, en sorte que chacune et chacun des spectateurs puisse, derrière
le volet de ses paupières closes, porté par le rythme des instruments, poser
ses propres images sur l’histoire, et se faire son cinéma. Du moins, c’était
l’idée. Car, sans doute anxieux de réussir sa performance, l’hypnotiseur
était maladroit, sa voix tendue et son discours peu fluide. Ma femme, ma
fille et mon fils témoignèrent qu’il leur avait été difficile de rester
concentrés, les consignes leur étaient apparues contradictoires ou
incompréhensibles, et malgré leur bonne volonté, ils n’avaient pas su quoi
en faire dans leur rêve, ils avaient rouvert les yeux et décroché de l’histoire
qu’on voulait leur faire vivre. Pour ma part, j’avais pu, dans une transe
légère, profiter jusqu’au bout du voyage, et je revins à la réalité avec de
belles images que j’ai encore devant les yeux alors que je tape ces mots.
Avec l’expérience, on devient un meilleur voyageur de l’hypnose. C’est un
muscle qui se travaille, ou peut-être un instrument dont on apprend les
subtilités, pour l’utiliser au mieux des circonstances.

La question de la résistance à l’hypnose est sujette à controverse (mais


doit-on s’étonner que la résistance résiste ?). Erickson aimait à dire que la
résistance n’existait pas, qu’il n’en avait jamais rencontré, et sans doute
était-ce déjà une manière de suggérer que vous n’aviez aucune raison de lui
résister… Il savait s’appuyer sur la moindre réticence, comme un judoka
profite d’une tension de son adversaire pour le déséquilibrer. (À un homme
qui annonça qu’il refuserait absolument de se laisser hypnotiser, et qui le
mettait au défi, il demanda de s’asseoir et d’être attentif à ne surtout pas
entrer en hypnose, à augmenter encore et encore son niveau de vigilance
pour ne pas laisser s’installer une transe, et l’on devine ce qui s’ensuivit.)
Et je songe à un homme qui m’avait raconté qu’il avait suivi un cursus
d’hypnose parce que l’idée d’être manipulé à son insu lui déplaisait, et qu’il
voulait comprendre ce qu’était l’hypnose afin de pouvoir s’en défendre.
Celles et ceux qui ont souffert d’abus, de violences, d’emprise, pourraient
redouter leur perméabilité à l’influence d’autrui et s’en inquiéter. Et il y a
ces personnes qui mettent par précaution le monde à distance par un grand
besoin d’analyses, d’explications, de mots et de phrases, et pour qui des
exercices simples de présence à soi peuvent représenter un défi. Il leur faut
souvent s’y reprendre à plusieurs fois pour apprivoiser la transe. Y
parviennent-elles, c’est pour réaliser que de vide il n’y a pas – ce qui pourra
être quelquefois une véritable révélation.
Le rêve hypnotique

« Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ?


L’avenir. »

Victor Hugo, Les Misérables

Le mot hypnose fut inventé par le chirurgien écossais James Braid en


1843, et remplaça peu à peu le « magnétisme » dont on parlait jusqu’alors.
Hypnos, c’est le dieu grec du sommeil, le jumeau de Thanatos, et le frère de
Morphée, le dieu des rêves. La légende lui prête le pouvoir d’endormir
aussi bien les hommes que les dieux – et l’on dit que Zeus lui-même, à
l’occasion, succomba à sa magie.
J’aime à imaginer Hypnos comme l’espace de décantation et
d’élaboration à même d’accueillir dans son chaudron les injonctions
contraires, les interactions antagonistes, toutes les scories de la veille. Dans
le meilleur des cas, le travail hypnotique s’apparente à une négociation
inventive entre Éros et Thanatos, la puissance de vie et son principe de
destruction-recomposition, leur pointe commune, parce que c’est en
réunissant les contraires qu’on parvient à rêver la métamorphose.
Faire d’Hypnos, lucide arpenteur des sommeils, le saint patron de la
transe n’était donc pas tout à fait absurde, ne serait-ce que parce que dans
les vieux films l’hypnotiseur est un type inquiétant qui écarquille son œil
noir et répète d’une voix sépulcrale : « Dormez, je le veux ! »
On a comparé l’état hypnotique à la bascule qui s’opère quand on
s’endort, que tout à la fois le corps se détend, lâche les tensions de la
journée, et que la conscience éveillée laisse la place au rêve aux
commandes de l’esprit. François Roustang a forgé l’expression veille
paradoxale pour désigner l’état hypnotique, en référence au sommeil
paradoxal, cette phase d’intense activité onirique (1) qui se caractérise aussi
par des mouvements rapides des paupières. Il y a un cousinage du sommeil
et de l’hypnose, une connivence de l’imaginaire libéré dans la transe avec
les fantaisies du rêve. L’hypnotisé est comme le « rêveur lucide », qui rêve
en ayant conscience d’être dans un rêve, qui sait, du fond de son sommeil,
modifier à loisir le contenu du rêve qu’il est en train de faire, et peut même
adresser un geste à un témoin extérieur qui le regarde dormir pour faire
savoir qu’il est dans un rêve.
Le rêve participe de l’individuation du sujet, nuit après nuit. C’est un
laboratoire à assimiler les expériences du jour, à intégrer de nouveaux
apprentissages et à organiser la mémorisation des événements dans la
matrice d’un récit personnel. Les impressions de la journée sont revisitées,
effacées, modifiées. Dans le rêve et par le rêve, l’individu dépasse les
tensions, les frustrations et les ambivalences, les désirs qui l’agitent, pour
donner à son existence un ordre, une forme opposable à l’absurdité du réel.
Les Grecs se retrouvaient à l’agora pour se raconter leurs songes, y
deviner message ou présage, imaginer des futurs, exorciser les craintes. Le
rêve n’était pas pour eux un pauvre résidu de la nuit mais un commun, une
communication précieuse, signe, annonce ou prophétie.
L’hypnose génère des rêves d’une texture toute particulière, des
impressions mémorables qui énergisent l’imaginaire, l’ensemencent de
couleurs et de lumière. Pourquoi, quand je ne faisais qu’accompagner le
rêveur, le regarder rêver sur mes mots, il me semblait deviner ses images ?
J’y ai vécu des rêves faits par d’autres comme si c’était moi qui les faisais.
Et finalement, c’est peut-être le cas.
Partager un rêve, c’est toujours faire une offrande. Un rêve que l’on nous
confie devient mystérieusement le nôtre, il porte une énergie qui nourrit
l’imaginaire et le désir, absolument au-delà de son contenu apparent.

L’hypnose est à son affaire avec l’oubli. Il n’est pas rare que ce qui a été
vécu dans la transe soit par la suite « oublié » par le patient, comme un rêve
qui s’efface inéluctablement de n’avoir pas été noté au réveil. Les
prescriptions post-hypnotiques les plus spectaculaires sont celles qui
imposent à un sujet hypnotisé d’« oublier » un mot, qu’il ne pourra plus
prononcer après la séance, tant que la suggestion n’a pas été levée.
Mais à l’inverse elle peut raviver les odeurs, les sensations, les émotions
qui ont coloré un événement. Elle a été quelquefois utilisée dans le cours
d’une enquête de police pour aider un témoin à retrouver le détail d’un
événement, à se resouvenir. Elle a aussi été un moyen – controversé – pour
explorer des abus recouverts par un long refoulement (2).
Le processus par lequel le travail hypnotique modifie nos pensées et nos
comportements est obscur. Ce qui a été perçu et agi dans l’hypnose
continue de travailler, les métaphores et les images font leur chemin, à la
lisière de l’insu, comme la rivière souterraine sous la colline sans qu’on
puisse la soupçonner autrement que par sa résurgence, ailleurs, plus tard, là
où personne ne l’attendait.

Il y a des surgissements qui étonnent infiniment : je n’ai jamais su


pourquoi ce jour-là, fermant les yeux pour un exercice d’hypnose avec
quelques collègues sur le stand d’un salon professionnel, au milieu du
brouhaha des conversations, revint à ma mémoire une scène totalement
oubliée, précise comme une hallucination. Ce jour où j’avais poursuivi sur
un haut-fond, de toute la force de mes palmes, une petite pieuvre qui filait
dans le zig et dans le zag, battant comme un cœur à réaction, lâchant son
encre par saccades dans l’eau cristalline, moirant sa peau de multiples
nuances de gris, de bleu et d’ocre, un arc-en-ciel à la mesure de sa frayeur,
et qui après avoir échappé plusieurs fois à ma flèche disparut à jamais dans
un trou du corail dont elle avait pris la couleur. Son intelligence, sa beauté,
le désir de vivre manifesté par sa fuite éperdue et finalement victorieuse, la
scène était revenue à ma mémoire, comme sortie de l’abysse, aussi vivante.
Je me rappelle les jours suivants le plaisir à la convoquer à mon esprit,
chaque fois souriant pour moi-même de la vision, chaque fois touché par la
force, la netteté de cette apparition. La petite pieuvre mimétique et
chatoyante, de quoi était-elle le signe ? Elle disait que nous nous étions
rencontrés, compris, et que la vie appelle la vie. Il faut entendre ce qui
vient, y compris ce qu’on n’aurait pas imaginé, surtout ce qu’on n’aurait
pas imaginé. Et en accueillir l’énergie.

L’hypnose est du faire, c’est son extrême simplicité. Elle n’est pas de
l’ordre de la réflexion mais l’agir du rêve. On fait semblant de s’endormir
pour connaître un éveil. Revenir au corps et au souffle. Oublier la question
qui occupe. Plonger maintenant dans le flux d’une eau claire, selon votre
plaisir un torrent vif et fluide, un lac de montagne, une piscine turquoise
dans l’écrin d’un jardin. Sentir l’eau glisser sur le corps, sa densité, l’appui
des bras sur l’onde, l’eau qui porte et emporte. Vous y êtes ? Il n’y a pas de
limite, choisissez votre programme. Adossez-vous à l’arbre qui a abrité
votre enfance, écoutez ce qu’il a à vous dire et humez l’odeur de ses fruits,
de ses fleurs. Vous préférez dominer, embrasser le paysage ? Ouvrez la
poitrine au sommet d’une colline que vous aimez, voyez l’horizon qui
s’ouvre, sentez le vent qui caresse votre visage tandis que vous vous
envolez dans le ciel sur le dos d’un oiseau. Qui vous en empêchera ? Et si
vous n’êtes jamais mieux qu’au milieu des autres, ensoleillé par leur
présence, prenez place à la tablée amicale, le tintement des verres et des
rires, les regards qui se croisent, les épaules qui se serrent, l’élan des
conversations douces ou passionnées, la force du lien et le plaisir d’être
ensemble.
On a souvent recours à l’hypnose pour ancrer un espace imaginé où
revenir dans la tranquillité, quand on éprouve le besoin d’un sentiment de
paix ou de sécurité – que l’on appelle parfois safe place. Dans une époque
où je devais assister à d’assommantes réunions, au lieu de soupirer en
regardant ma montre, j’avais appris à me transporter sur la plage du
Diamant, à la Martinique, un arc de sable blanc où j’ai d’innombrables
souvenirs, et voilà que la pièce sans fenêtre dans laquelle nous étions
lamentablement échoués se trouvait ventilée par l’alizé de l’imagination.
Tous les cancres pratiquent cette forme d’hypnose, qui ont un jour, pour
tromper l’ennui, rêvé d’ailleurs à l’ombre d’un radiateur.
Je me téléporte dans ma safe place quand j’ai besoin de calme dans un
quelconque chaos, pour retrouver la ligne d’un horizon ouvert, où que je
sois. Ou prosaïquement quand je me retrouve sur le siège du dentiste. Safe
place. Une médecine puissante et portative. Un rêve toujours disponible, à
la fois immuable et changeant, une composition unique, un ikebana qui
n’appartient qu’à soi, chargé de plaisir et d’harmonie.

Je me souviens du jour où cet homme fourbu s’est affalé dans le fauteuil


en face de moi comme s’il venait de courir le marathon. Il se dit épuisé par
ses activités, toutes les sollicitations auxquelles il ne sait jamais dire non.
Son ego est satisfait de la charge de responsabilités, de mandats et
d’honneurs, mais il s’inquiète pour sa santé – et moi aussi, à voir ses joues
grises et son teint livide. Il ne dort plus que par bribes. Il veut « être zen »
mais ne parvient plus à « prendre du recul ». Veut-il changer quelque chose
de son régime épuisant ? Dès que j’ouvre une option, il la repousse ; aucun
pas de côté ne semble possible. Son discours m’étouffe au point de m’en
trouver oppressé. Quand je demande s’il est claustrophobe, il évoque sa
maison. Il ne prend jamais le temps, le matin, de prendre un petit déjeuner
devant le ciel et le soleil qui se lève sur les arbres. De la couleur remonte à
son visage. Je lui prescris de regarder les nuages, la verdure, l’horizon, de
s’absorber dans les sensations de son corps. Que la journée devant lui ne
soit pas un tunnel à parcourir jusqu’au soir, mais un espace ouvert comme
le ciel. Safe place.
On voit des skieurs qui s’isolent quelques instants avant le départ de leur
course, qui ferment doucement les yeux, règlent leur respiration, et vivent
dans une transe légère la descente qu’ils s’apprêtent à dévaler, ressentant les
sensations, les vibrations, esquissant les mouvements qu’il leur faudra
effectuer sur la piste, virages, sauts, changements de quart, et qui
concentrent ainsi leurs forces pour l’épreuve.
Un collègue racontait qu’avant une conférence, ou une réunion difficile
qui exigerait de lui de l’aplomb et de l’énergie, il se laissait envahir par un
certain morceau de musique (le générique martial d’une émission politique
bien connue). C’était sa façon de faire monter l’adrénaline et d’entrer dans
le rythme qu’il souhaitait, sa mise en condition avant d’entrer sur le ring. À
la veille d’une épreuve, d’un examen, d’une rencontre importante, quand
l’enjeu est fort, que monte le trac, quelle image, quelle situation voulez-
vous évoquer, imprimer en vous, qui produise la confiance, la tranquillité
ou le dynamisme dont vous avez besoin ? Comment pouvez-vous l’installer
dans votre corps et bénéficier de cette énergie ? L’auto-hypnose est une clé
de ces petites astuces de programmation personnelle.

Le rêve éveillé de l’hypnose permet de se replonger dans un souvenir


traumatique, pour revivre différemment la situation, pour apprendre à se
dissocier des émotions qui s’y attachent, provoquer ainsi un apaisement ou
une catharsis. Dans l’hypnose, l’évocation peut devenir invocation, alors de
nouvelles couleurs infiltrent un paysage figé, fissurent le bloc de mémoire
douloureux pour que la vie l’irrigue à nouveau. C’est la plasticité propre à
cet état flottant. Qui a perdu son élan de vie, parce que la plainte ou la
souffrance en ont coupé l’accès, peut replonger dans le chaudron de la
transe, sentir ce qui se joue et se rejoue, imaginer un rebond, refaire une
unité, un yoga. Rien là de grandiose, mais plutôt un exercice de simplicité :
un appui dans ses propres ressources, pour se dégager de l’inactuel,
reprendre pied et souffle dans le minimal, le basique de notre existence
animale.
On peut s’en remettre à la formule de Pascal, bien connue et souvent mal
comprise : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. » Le
cœur, le sentiment, oui, mais aussi l’intuition, l’instinct, l’émotion : le corps
et la tripe. C’est là que naît ce qui nous éprouve et nous change. Tout le
savoir du monde, et les plus habiles technologies, ne changeront pas ce fait
qu’un rêve de la nuit nous bouleverse, et que c’est ce rêve et ce qu’il porte
de sens et de force, et la conversation qu’il ouvre, qui importent pour
gouverner sa vie.
Tout jugement est imbécile

« Les lois du Royaume ne sont pas, ne sont


jamais, des lois morales. Ce sont des lois de la vie,
des lois karmiques. »

Emmanuel Carrère, Le Royaume

J’étais dans l’écriture de ce livre quand une étudiante m’a raconté qu’un
hypnotiseur était venu faire un spectacle dans son école de commerce. Une
amie à elle s’est avancée sur la scène, et après quelques minutes voilà
qu’elle faisait mine de lever la patte et d’aboyer comme un chien, à la joie
du public. L’étudiante m’assurait qu’elle-même n’aurait jamais accepté de
se ridiculiser ainsi. J’ai répondu que si son amie avait eu le comportement
qu’elle décrivait, c’est qu’elle l’avait bien voulu. Elle s’était prêtée à un jeu,
et si elle avait obéi à l’hypnotiseur, c’est que ce qu’il lui avait demandé de
faire ne l’avait pas dérangée outre mesure – sinon elle ne l’aurait
probablement pas fait. En montant sur la scène, elle pouvait imaginer ce qui
allait se passer, et si son sens du ridicule le lui avait interdit, elle serait
restée assise dans le public. Un zeste d’exhibitionnisme avait fait l’affaire.
L’hypnotiseur n’est pas magicien. Son habileté à obtenir tel ou tel
comportement est circonstancielle. Pour persuader, la manière de présenter
les choses, de créer un contexte, est toujours essentielle. En suggérant à une
personne de faire comme si elle se trouvait seule chez elle, alors qu’elle est
sur une scène, devant un public, on peut l’inciter à se comporter plus
librement, et d’une manière qui risque d’amuser le public. On joue ici sur le
niveau d’autocensure. Mais le fait qu’elle s’y plie ne signifie pas qu’elle
aura perdu le sens de ce qui est acceptable pour elle, du point de vue de sa
morale ou de sa pudeur. Elle choisit d’accorder une certaine confiance, dans
des limites qui lui appartiennent. Cette acceptation conditionnelle n’obère
pas le libre arbitre, une capacité de décision à l’intérieur de la transe.
Le débat sur le pouvoir de l’hypnose témoigne d’un effort passionné (et
généralement voué à l’échec) pour tenter de clarifier, dans le rapport
hypnotique, ce qui relève de la volonté de l’un et de la volonté de l’autre.
L’hypnotiseur peut-il abuser du consentement de son sujet ? En leur temps,
les séances de Mesmer et de Charcot soulevèrent des soupçons. Les dames
qui se prêtaient à leurs jeux et se soumettaient à leur autorité, jusqu’à se
mettre dans tous leurs états, ne risquaient-elles pas d’oublier les codes de la
morale bourgeoise pour se transformer en bêtes de plaisir ? Ces hystériques,
on ne sait jamais ce qu’elles veulent vraiment, n’est-ce pas ? Leurs maris et
pères ne devaient-ils pas s’inquiéter de les laisser sous le pouvoir d’un autre
homme, fût-il médecin ?
Un cliché tenace fait de l’hypnotiseur celui qui saurait imposer sa volonté
à l’aide de techniques subliminales, tel un habile marionnettiste tirant
d’invisibles ficelles. Scénario sulfureux, donc excitant. Au début du siècle
dernier, on se préoccupa beaucoup de savoir si une personne hypnotisée
pouvait, transformée en une sorte de robot, ou de zombie, accomplir le
meurtre qu’on lui a suggéré, avant de l’effacer de sa mémoire, devenant
l’arme idéale du crime parfait. C’est le thème d’un vieil épisode de
Columbo, un thème que l’on retrouve dans les histoires rocambolesques qui
mettent en scène une manipulation d’autant plus machiavélique qu’elle
s’exerce sans violence, par un accès mystérieux aux ressorts les plus secrets
de l’âme humaine.
Il est probable que la connaissance de certaines techniques de suggestion
est utile – au moins théoriquement – pour gagner en pouvoir de conviction.
On apprend à présenter les choses sous leur jour le plus favorable, sans
heurts, en limitant méfiance et résistance. Peut-être. On apprend une
manière, finalement assez poétique, de communiquer. On s’y intéresse à la
résonance des mots et des silences, aux effets d’une certaine syntaxe
flottante, évocatrice, indirecte, au langage des gestes.

Sans doute, comme les adolescents qui se passionnent pour l’hypnose, ai-
je rêvé un jour de faire tourner les autres à ma guise, par la magie de mes
mots. De là à prétendre mener qui que ce soit par le bout du nez, il y a de la
marge. Ou alors les psys seraient les maîtres du monde, et si je regarde
autour de moi cela ne semble pas être tout à fait le cas.

L’hypnose n’a rien à faire avec la morale, au sens où elle n’est ni


« bonne » ni « mauvaise ». Elle s’inscrit dans une relation, et n’échappe à
rien de ce qui fait la complexité des relations. Elle ne change le
tempérament de personne : elle le révèle, ou elle en révèle certaines
facettes. La question générique du pouvoir de l’hypnotiseur n’a donc guère
de sens. Le pouvoir d’influence qu’un autre a sur nous est celui qu’on lui
accorde, que l’on en soit ou non conscient. Je ne crois pas que l’on puisse
dire qu’une personne exercerait une quelconque emprise du fait de
l’utilisation de l’hypnose. L’emprise n’a pas besoin d’hypnose pour
s’exercer. Et l’acceptation d’une suggestion directe (cette étudiante à qui
l’on demandait de mimer le comportement d’un chien, par exemple) reste
conditionnée au bon vouloir de l’hypnotisé.
Ainsi que le rappelle Erickson : « On avance trop souvent, de manière
mal fondée et injustifiée, que comme l’état de transe est induit et maintenu
par la suggestion, et comme les manifestations hypnotiques peuvent être
suscitées par la suggestion, tout ce qui se développe en hypnose doit
nécessairement être entièrement le résultat de la suggestion et être
fondamentalement une expression de celle-ci. En réalité, c’est tout le
contraire de ces conceptions erronées, et la personne hypnotisée demeure la
même personne (1). »
J’ai en tête une situation où j’ai usé instinctivement d’une forme
d’hypnose pour me sortir d’un mauvais pas. Je m’étais trouvé immobilisé
dans un embouteillage au milieu d’un quartier malfamé. Ma voiture à
l’arrêt, un homme que je n’avais pas vu venir se pencha vers moi à travers
la portière, souleva les pans de son blouson pour montrer la machette
glissée dans sa ceinture, et me demanda mon argent. Je vis à ses yeux qu’il
était sous l’emprise du crack et sans doute peu sensible aux subtilités d’un
échange argumenté. Je feignis de me plier à sa demande et commençai à
chercher mon portefeuille, adoptant l’attitude que l’on a quand on a égaré
un objet familier. D’abord tapoter mes poches, constater qu’elles sont vides,
se pencher pour regarder sous le siège au cas où l’objet y aurait glissé,
ensuite inspecter la boîte à gants, tout en me reprochant à haute voix mon
inconséquence, affichant un air d’incompréhension devant le mystère de la
disparition de ce portefeuille (qui était dans ma poche arrière). L’homme
attendait. Pour gagner du temps, je recommençai mon manège, tapoter les
poches, regarder sous le siège, ouvrir puis refermer la boîte à gants, toujours
l’air incrédule et continuant de le prendre à témoin de ma lamentable
incapacité. Je continuai ainsi les mêmes gestes, encore et encore, et vis que
l’homme s’absorbait dans la contemplation de mon petit numéro de
derviche, poches, siège, boîte à gants et de nouveau, poches, siège, boîte à
gants. Cela dura plusieurs minutes, qui me semblèrent interminables, avant
que la file de voitures avance devant moi et que je puisse me dégager d’un
coup d’accélérateur, non sans avoir eu le temps de serrer la main de mon
agresseur complètement interloqué. Des années après, je compris que mon
petit manège l’avait proprement hypnotisé.

Je ne veux pas évacuer trop vite la question d’une hypnose qui serait
utilisée à mauvais escient. C’est une question qu’on pourrait poser
autrement : l’empire que certains individus établissent sur leur entourage
peut-il être rapporté à une forme d’hypnose ?
Je me souviens de la visite que je fis à un collègue chevronné alors que je
débutais dans le métier de coach. À un certain moment de notre
conversation, il me sembla que les murs du bureau où nous nous trouvions
commençaient à s’estomper tandis qu’une torpeur grésillante gagnait mon
esprit. Mon hôte s’animait avec conviction, un balancement rythmé des
mains et du corps, et prenait devant moi une présence démesurée. Je
reconnus la « neige ». J’étais en train de glisser dans une transe. Il
m’hypnotisait alors que je n’avais rien demandé, et cela – l’effet du hasard
sans doute – au moment précis où il se proposait de devenir mon
superviseur, moyennant un forfait annuel exorbitant. Ce fut une expérience
étrange, la seule que j’ai connue dans ce registre, mais je ne suis pas devenu
son client. En me remémorant la chose, je pense à la scène du Livre de la
jungle qu’adorent tous les enfants, lorsque Mowgli tombe sous le charme
vénéneux du python Kaa – « Aie confiance, crois en moi » –, au point d’en
perdre le sens de la réalité, et de son propre corps (il chute de la branche où
il était perché, ce qui le sauve).
Toute magie blanche, sans doute, implique une magie noire. Les escrocs
sont passés maîtres dans l’art d’utiliser les armes de la confusion, de la
fascination et de la suggestion, pour entraîner leur victime vers une
dangereuse dépendance et des actes inconsidérés. Ils s’y entendent pour
diriger l’attention sur l’aspect des choses qui sert leurs intérêts, faire
miroiter tel avantage hypothétique, ou faire avaler des énormités. Ils ont
l’art de contourner les résistances, de court-circuiter les défenses mentales
ou de dissimuler l’évidence en la plaçant au milieu du paysage comme la
lettre volée d’Allan Poe. Le prestidigitateur parvient lui aussi à nous faire
croire ce qui n’est pas ; à la fin de son tour de cartes, il nous laisse
incrédules, stupéfaits et finalement ravis de constater la faille qu’il a
ouverte dans les règles de la logique. Et dans un autre registre, songez au
pickpocket habile, expert de l’angle mort, capable d’opérer dans la
distraction de sa victime, et qui la laisse sidérée après son escamotage.
Hypnose ou pas (la question n’est que réthorique, finalement), tous les
manipulateurs s’y entendent pour déstabiliser leur victime, instiller le doute
et la rendre incertaine de ses propres besoins, sensible aux pressions et aux
demandes, inquiète et incertaine. L’emprise s’exerce par des messages
contradictoires (je t’aime, je te hais), des menaces plus ou moins voilées, la
répétition de suggestions dévalorisantes, des provocations, etc. Les victimes
rapportent des actes et des paroles qui les cinglent et les désorientent tout à
la fois. Ces entreprises de destruction sont d’autant plus efficaces que
l’intention malveillante n’est pas vue pour ce qu’elle est. Le terme
d’hypnose est certainement inapproprié pour qualifier ces tentatives de
déstabilisation, mais certaines manœuvres pourraient s’y rapporter, à
entendre le témoignage de celles et ceux qui disent « sortir d’un mauvais
rêve » le jour où leurs yeux se déssillent, comme s’ils s’éveillaient d’une
transe.
À une autre échelle, il ne faut pas aller chercher loin dans l’histoire des
peuples pour trouver les exemples d’une fascination mortifère exercée par
quelque leader manipulateur. Fascination, du latin fascinare (« charmer »,
« jeter un sort ») : une étymologie qui se rapporte aussi au fascisme, et ce
n’est pas un hasard. La transe mimétique qui se propage dans une foule
déborde aisément les fragiles garde-fous de la conscience individuelle. Les
« bulles d’appartenance » gonflées par les algorithmes fonctionnent comme
des chambres d’écho, qui aspirent les imprudents dans la spirale de
l’autoconviction et du ressentiment. Ainsi se coagulent des communautés
sur le rejet du doute et de la peur sur quelque cause ou ennemi extérieur. À
la faveur de la pandémie, on a vu proliférer les foyers de désinformation
animés par des individus narcissiques, malveillants, qui exploitent ces outils
pour créer autour de leur personne un halo d’adhésion, parfois un
embrigadement. On bascule alors de la suggestion à la sujétion.

En parlant de sujétion, comment ne pas dire ici quelque chose des écrans,
et de leur hypnose ?
Le 11 septembre 2001, je sortais d’une longue réunion et la première
personne que j’ai croisée dans le couloir du bureau était un collègue à qui
j’ai trouvé un air bizarre et le visage figé. Son comportement était typique
d’une transe : gestes ralentis, propos cotonneux, regard qui ne regarde pas,
comme tourné vers l’intérieur. J’ignorais la cause de son choc, mais j’avais
immédiatement perçu qu’il était ailleurs – le corps et l’esprit branchés sur
une onde de stupéfaction mondiale. Quand la réalité dépasse ce que nous
pouvons imaginer, vient la sidération. Méduse aussi est une hypnose.
Aujourd’hui ce n’est plus la télévision qui fascine, mais le smartphone,
devenu ce point de fuite auquel l’œil revient sans cesse, avatar du pendule
que l’hypnotiseur de jadis agitait sous le nez de son sujet. Homo numericus
consacre une part croissante de son existence à répondre présent aux
algorithmes insistants qui assurent sans douleur la collecte de ses données
comportementales. Des firmes infiniment habiles sont engagées dans une
course de fond pour capter son attention, en tout temps, en tout lieu. Fixer
l’attention : tel est le premier maillon de la « chaîne de valeur » du nudge
publicitaire. Mais le temps que nous consacrons à alimenter les data centers
des GAFA pour faire tourner leur business model, il faut bien le prendre sur
d’autres activités : ne rien faire, peut-être, ou lire, rêver, s’ennuyer, dormir.
L’humanité dort aujourd’hui moins que jamais (2). Débrancher nos laisses
numériques et se mettre sur position off deviendra-t-il le nouveau défi, le
geste indispensable pour se protéger d’un bombardement suggestif chaque
jour plus finement interstitiel, de moins en moins repérable dans la trame de
nos activités ? Qui songe, tandis qu’il joue à CandyCrush ou rafraîchit
compulsivement son fil Twitter, à toute l’intelligence mise en œuvre pour
construire ces pièges à attention ? Giorgio Agamben a décrit cette subtile
aliénation avec un humour grinçant : « Ces dispositifs sont définis par le fait
que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des
touches définies comme “commandes”), mais en réalité, il ne fait qu’obéir à
un commandement inscrit dans la structure même du dispositif. Le citoyen
libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans
cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement (3). »
L’hypnose peut-elle aider à se distancier des commandements discrets,
des injonctions déguisées, des désirs imbéciles que nous inculquent ces
dispositifs ? Pourrait-elle nous éveiller à cela ? J’aimerais croire que sa
fréquentation pourrait nous aider à revenir – ne serait-ce qu’un peu – à
l’écoute de ce que nous avons d’irréductiblement non digital. L’hypnose,
après tout, pourrait être utile pour défaire l’hypnose ?
LE « FLUIDE » ET LES PSYS
L’éther de Mesmer

« Tu crois donc aux bêtises de Mesmer, à son baquet, à la vue au travers


de murailles ? – Oui, mon oncle, dit gravement le docteur. […] Je vous
déclare que j’ai vérifié plusieurs faits analogues, relativement à l’empire
sans bornes qu’un homme peut acquérir sur un autre. Je suis, contrairement
à l’opinion de mes confrères, entièrement convaincu de la puissance de la
volonté, considérée comme une force motrice. J’ai vu, tout compérage et
charlatanisme à part, les effets de cette possession. Les actes promis au
magnétiseur par le magnétisé pendant le sommeil ont été scrupuleusement
accomplis dans l’état de veille. La volonté de l’un était devenue la volonté
de l’autre. » Voilà ce qu’on lit dans la nouvelle d’Honoré de Balzac,
« L’Interdiction ».
Dès la fin du dix-huitième siècle, le magnétisme animal passionne les
opinions européennes. Franz Anton Mesmer, un médecin viennois installé à
Paris en 1778, se vante d’exercer sur ses patients une certaine influence qui
les guérit. Il affirme qu’un fluide invisible et subtil comme l’électricité
circule entre les êtres et leur environnement, et qu’un déséquilibre de ce
fluide est la cause des maladies. Il se fait fort, par ses passes magnétiques,
de le canaliser et de le diffuser pour rétablir l’équilibre rompu. Ses idées
créent la polémique, mais bientôt sa consultation de Créteil ne désemplit
plus, et les bourgeois s’y pressent pour se faire magnétiser. Pour faire face à
cet afflux et réaliser des traitements collectifs, Mesmer invente la méthode
dite du « baquet ». Ses patients – qui sont surtout des patientes, il reçoit en
majorité des femmes de la bonne société – sont installés dans de grandes
bassines métalliques, tandis qu’un opérateur met en contact les parties
souffrantes de leur corps avec des tiges de fer censées favoriser la conduite
du fluide. Ces séances donnent lieu, selon divers observateurs, à des
phénomènes spectaculaires, des crises magnétiques contagieuses.
Convulsions, cris, évanouissements, fous rires « hystériques », qui
démontrent, selon Mesmer, la puissance de son dispositif et ses effets
curatifs.
Avec Mesmer, la crise devient à l’hypnose ce que la publicité est au
produit. Une évidente manifestation de la réalité de son effet cathartique,
une preuve du bouleversement qu’elle provoque dans le corps et l’esprit,
donc de l’efficacité de la transformation intérieure qu’elle opère. S’il y a
des cris et des soupirs, des pleurs, des sanglots, bref des émotions, c’est,
nous dit l’étymologie, que ça « motionne » : ça bouge. La crise, dans le
chemin vers la guérison, manifeste une re-naissance (toute crise ne mime-t-
elle pas le cri du nouveau-né qui vient au monde ?). Elle est la
démonstration bruyante de la métamorphose et le signe du passage d’un
seuil (et l’on sait que l’hypnose a souvent été décrite comme la porte
ouverte sur une autre dimension). Ainsi que l’écrit François Roustang : « Si
l’on fait commencer avec l’arrivée de Mesmer en France l’histoire de la
psychothérapie dans sa tentative d’exister face, ou plutôt grâce, à la science,
on peut dire qu’elle est tournée d’abord vers la guérison. Les crises
n’auraient pour lui aucun intérêt s’il ne pouvait justifier par elles les effets
curatifs de son fluide magnétique. »
Le magnétiseur autrichien, dont le pouvoir de conviction et l’entregent
sont évidents, devient en peu de temps la coqueluche d’une opinion
publique passionnée par ces mystères dont les journaux se font l’écho.
Mesmer a le profil de l’inventeur, il est tenace, et entend bien faire
reconnaître et valider sa découverte. Il publie en 1781 un Précis historique
des faits relatifs au magnétisme animal qu’il adresse aux compagnies
savantes du monde entier. Il écrit : « Le magnétisme doit être considéré
comme un sixième sens artificiel. Les sens ne se définissent ni ne se
décrivent. Ils se sentent. On essaierait en vain d’expliquer à un aveugle de
naissance la théorie des couleurs. Il faut les lui faire voir, c’est-à-dire sentir.
Il en est de même du magnétisme. Il doit en premier lieu se transmettre par
le sentiment, car le sentiment peut seul en rendre la théorie intelligible (1). »
Il a raison. L’hypnose, comme la méditation, est de ces phénomènes dont on
ne peut se faire une idée pas trop fausse que par l’expérience personnelle.
Mesmer crée l’émoi dans les cercles de la science naissante. Deux
commissions, l’une issue de l’Académie des sciences, l’autre de la Société
royale de médecine, se mettent en devoir d’enquêter sur ses allégations.
Une peer review avant l’heure. Le magnétisme animal a-t-il une base
matérielle ? Et si oui, quelle est-elle ? L’auto-proclamé guérisseur Mesmer
est-il l’inventeur d’une méthode révolutionnaire, un génial thérapeute ou un
habile manipulateur ? Comment décrire l’influence qu’il exerce sur les
sujets qui se prêtent à ses expériences ? Peut-on mesurer ce fameux fluide,
le toucher, le palper, le saisir en éprouvette ? Comment le tirer au jour de la
lucidité rationaliste, le rendre malléable et reproductible, et le faire entrer
dans les livres de la science ? Après de multiples débats, et sans parvenir à
l’unanimité, les commissaires concluront à l’impossibilité de confirmer la
réalité physique de l’éther mesmérien, au grand dam de son inventeur.
Dans les conclusions de l’étude menée par l’Académie des sciences, le
président de la commission, Lavoisier, affirme : « L’action du magnétisme
animal doit être expliqué par un effet de l’imagination. » Un effet de
l’imagination ? Ce n’est pas mal vu. Le problème, c’est que « pour lui,
l’imagination n’est rien, puisque tout ce qui n’est pas matériellement
constatable n’a aucun intérêt (2) ». Voilà en tout cas posés les termes d’un
débat qui n’a jamais cessé : l’hypnose n’est-elle qu’une idée que l’on se
fait ? Un fantasme ? Une autosuggestion ? Une autopersuasion ? Et
comment expliquer alors certains de ses effets physiologiques manifestes ?
Par un effet placebo ? Ce qui est certain, c’est qu’elle n’est pas saisissable
dans le cadre du paradigme scientiste. L’expérience d’hypnotiser et d’être
hypnotisé n’est guère reproductible, tant elle dépend de la relation qui
s’établit entre le patient et l’opérateur, de l’affect qui circule et qu’il est
difficile d’étalonner. Même aujourd’hui, quand il suffit de poser des
capteurs ou d’analyser l’imagerie magnétique du cerveau pour mesurer
l’activité neuronale, pour établir des corrélations et objectiver le
phénomène, l’exploration de l’hypnose continue d’ouvrir des questions (3).
Comment mesurer cette « imagination » dont parle Lavoisier ? Avec quel
thermomètre ? Quel système d’équations ?
On pourrait, du haut de la dernière science, et par anachronisme, moquer
Mesmer, son éther et ses chimères. Ce serait une erreur. Car il est un
authentique chercheur. Avec une génération de médecins et
d’expérimentateurs, dans cette époque charnière de basculement dans la
modernité, il agit en précurseur, en inlassable explorateur de la
connaissance et du soin, dont les hypothèses ont contribué à éclairer le
principe de changement au cœur du phénomène hypnotique. Le fluide dont
il imagine l’invisible circulation entre les êtres (par analogie avec
l’électricité, qui suscite alors une grande curiosité) renvoie bien sûr à des
pratiques immémoriales d’influence guérisseuse. Mais le mesmérisme est
certainement inaugural dans l’appréhension de l’hypnose par la culture
moderne. Du reste, nous en gardons la trace. Dans la langue anglaise,
hypnotiser se dit non seulement to hypnotize, mais également to mesmerize.
Mesmerizing est l’adjectif pour décrire ce qui est fascinant. Et l’on sait
qu’un hypnotiseur à succès a pris ce pseudonyme, Mesmer, pour ses
spectacles – ce qui est en soi une habile suggestion quant à ses pouvoirs de
fascinateur.
Parmi la cohorte des disciples de Mesmer, qui fut un maître prolifique,
j’ai un faible pour le marquis de Puységur. Cet ancien officier d’artillerie
mena à partir de 1784 ses propres expériences de magnétisme sur le
personnel de son château de Buzancy. Curieuse situation, qui pourrait
donner l’idée à un scénariste facétieux d’un Dowtown Abbey à la française,
mettant en scène le marquis hypnotisant ses domestiques dans un salon
discret de son château. L’un d’eux, un jeune paysan affecté de troubles
respiratoires, réagit d’une manière qui intrigue Puységur. Sous l’effet des
passes magnétiques, il « s’endort », et cependant, du fond de ce sommeil,
conserve sa capacité à échanger et à répondre aux consignes qui lui sont
adressées. Grâce à lui, Puységur découvre que dans ce « sommeil lucide »
son sujet bénéficie d’une acuité que le marquis assimile à une forme de
clairvoyance. Puységur, manifestant un esprit très ouvert, suit cette
intuition. Plutôt que de s’attacher à obtenir à tout prix les crises dans
lesquelles Mesmer voyait la démonstration d’un effet cathartique, il explore
toutes les facettes du dialogue sous hypnose et en détoure la dimension
relationnelle. Une voie d’ailleurs peu goûtée par son ancien maître, qui ne
voulait pas que la « psychologie » et autres « phénomènes d’imagination »
viennent brouiller la pure circulation de son fluide.
Puységur consigne soigneusement ses découvertes, le récit de ses
séances, leurs effets, les différents protocoles, et pose ainsi les prémices
d’une hypnose cothérapeutique. Avec lui, apparaît une approche moins
directive, moins autoritaire, de la transe, une approche conversationnelle,
fondée sur une relation que l’on pourra dire plus égalitaire (après tout, on se
situe à l’époque révolutionnaire) entre opérateur et sujet de l’expérience. Il
contribue à faire émerger le paradigme de l’hypnothérapie moderne, basée
sur une alliance de l’hypnotiseur et de l’hypnotisé, et l’idée que la
perception large de la transe permet d’accéder à un état-ressource,
caractérisé à la fois par une vision directe, comme décapée des conventions
qui obscurcissent le regard habituel, et par une capacité à revivre des
événements passés et à en modifier l’empreinte émotionnelle, tout cela par
une certaine alchimie du corps et des sens.
La popularité du magnétisme connaîtra des hauts et des bas dans le
courant du dix-neuvième siècle, dont on n’oublie pas qu’il fut aussi celui
des transports romantiques, d’Allan Kardec et du spiritisme, de la croyance
en un horizon illimité du progrès et de la science. Propice, donc, aux
manifestations d’enthousiasme et d’optimisme devant les perspectives
ouvertes par l’exploration des facultés libérées par la transe. Ainsi que
l’écrit Roustang : « Pour Balzac, mais pour bien d’autres encore, le
magnétisme animal est considéré comme une science susceptible de
vérification, science qui passait bien sûr par une initiation. C’est l’âme, la
psyché entrée dans le sommeil, c’est-à-dire libérée des déterminations que
lui imposent les sens ; c’est l’âme, ignorant le temps et l’espace, qui est
capable de communiquer avec tout (4). »
Fin dix-neuvième, un siècle donc après Mesmer et son baquet, on ne
parle plus de magnétisme, mais d’hypnose. Et ce sont toujours les médecins
qui mènent la danse. À la Salpêtrière, Jean-Martin Charcot tient des séances
spectaculaires qui attirent des savants du monde entier. Ses patientes (la
Salpêtrière est un hôpital pour femmes) sont soumises à diverses
expériences en vue de générer, par la persuasion du médecin, des paralysies
et des aphasies « artificielles ». Charcot entend démontrer que si l’on peut
produire certains maux par l’effet de la suggestion hypnotique, c’est la
preuve que ces maux ne relèvent pas d’une cause organique, ou pas
seulement, et qu’il est légitime de vouloir guérir les troubles de ce type par
la seule persuasion du médecin. « En matière de suggestion, ce que l’on a
fait, on peut le défaire », martèle-t-il. C’est là, chez Charcot, assistant à
partir de l’automne 1884 à ces démonstrations sur des « hystériques » en
compagnie de médecins venus de toute l’Europe, qu’un ambitieux
neurologue viennois, un certain Freud, mûrit son intuition de l’inconscient.
Il observe que la transe semble révéler chez les sujets une obscure part
d’eux-mêmes, capable d’agir hors du champ de la volonté habituelle, portée
par des pulsions instinctives agissant parfois à l’encontre de la personnalité
apparente.
Pourtant, lorsqu’il fonde par la suite la méthode cathartique, puis la
psychanalyse, Freud s’efforcera de promouvoir une cure sans suggestion de
la part du médecin, et sans référence directe à l’hypnose. Ne voulait-il
concéder aucune dette à l’égard de ceux qui l’avaient initié ? Voulait-il
éviter que les psychanalystes apparaissent comme de vulgaires
magnétiseurs ? Pour lui, la psychanalyse devait établir un territoire à la
ligne claire, fondé sur la raison scientifique. Il n’y avait pas, il n’y aurait
pas, il ne devait pas y avoir d’hypnose sur le divan. Pas de suggestion
(puisque l’on confondait alors l’hypnose avec la suggestion), pas de transe,
aucun de ces mystères sulfureux ! Le phénomène d’influence, cette
dimension inanalysable au cœur de la relation thérapeutique, devait en être
autant que possible écarté – ou neutralisé. Des effets incontrôlables et
douteux du magnétisme, il ne devait rien rester dans cette affaire, qu’une
interprétation « scientifique » de la parole de l’analysant à la lumière
blanche de la mythologie freudienne des pulsions.
Mais suffit-il de nier le phénomène pour qu’il n’existe plus ?
Freud ne niait pas l’importance de l’hypnose, même s’il la considérait
comme dépassée. « On ne surestimera jamais trop l’importance de
l’hypnotisme dans la genèse de la psychanalyse, écrit-il. D’un point de vue
théorique comme d’un point de vue thérapeutique, la psychanalyse gère un
héritage qu’elle a reçu de l’hypnotisme (5). »
On sait qu’il arriva à Freud, par la suite, de recommander l’hypnose à
certains patients, voire d’y recourir formellement en quelques occasions,
même s’il se savait un piètre hypnotiseur. (Léon Chertok suggéra même,
avec une pointe de perfidie, que Freud l’utilisait, plutôt que la
psychanalyse, quand le patient avait vraiment besoin de guérir.) Dans le
canon de la psychanalyse, ce ne sont pas les suggestions du thérapeute qui
sont le moteur de la cure, mais plutôt le lent dévoilement – par
l’interprétation des rêves et de la parole du patient déroulée librement –
d’une supposée vérité de la névrose. Le fait de savoir de quoi, ou pourquoi,
l’on souffre (ou tout au moins d’en avoir une explication à nouveaux frais)
peut certainement rassurer, et soulager. Mais dans ce cas, n’est-ce pas
l’autorité que l’on confère au thérapeute, c’est-à-dire le pouvoir d’influence
qu’on lui accorde, qui agit in fine ? N’est-ce pas en somme la relation elle-
même qui est thérapeutique ? Et le changement n’est-il pas à la mesure du
désir que l’on a de changer ?
Freud soupçonna assez vite qu’il ne pourrait expliquer d’une manière
univoque ce qui causait la guérison, ou les améliorations de l’état du patient
qui survenaient dans la cure. Il proposa les concepts de « perlaboration » et
de « sublimation » pour tenter de décrire la nature des processus psychiques
menant à ces changements favorables. Mais son inventivité théorique ne
pouvait suffire à évacuer l’indécidable question de l’influence réciproque
dans l’analyse. Une question en forme de sparadrap du capitaine Haddock,
dont on ne parvient jamais à se débarrasser. Si Freud se défiait des affects se
développant dans la relation analytique, c’est parce qu’il constatait que,
même retranché dans son fauteuil derrière le divan, et ainsi, pouvait-on le
supposer, hors d’atteinte, l’analyste ne cessait pas de subir les influences de
son patient, repérables dans ses propres pensées, rêves et fantasmes.
Comment prétendre dans ces conditions atteindre à la neutralité censée être
la pierre angulaire de l’analyse ? Que faire de ces suggestions latentes ? Si
« quelque chose » – comme une manière d’avatar du fluide mesmérien –
circulait subrepticement dans le huis clos de l’analyse, par la proximité des
corps attentifs, du patient vers l’analyste et de l’analyste vers le patient,
Freud pouvait craindre que cela mette à mal les fondements de sa
construction théorique. Il fallait se prémunir contre toute communication
hypnotique incontrôlée, un risque de suggestion sauvage à l’origine d’une
osmose souterraine marquée par l’instinctif et l’irrationnel.

L’hypnose a la réputation d’éroder nos censures habituelles, et par là de


permettre le surgissement de tout ce qui va sans dire. Elle a été associée,
dans la conscience populaire, à des facultés de perception extraordinaires.
C’est, dans Tintin et les sept boules de cristal, la voyante Yamilah qui est
hypnotisée sur la scène d’un music-hall et qui accède ainsi à une vision
extralucide (Hergé avait un sens aigu de l’air du temps). Sans doute est-ce
depuis toujours que l’on suppose aux hypnotisés cette forme de
clairvoyance, ou de prescience – comme s’il fallait que l’oubli de soi dans
la transe se compense d’un accès à la part invisible de nos relations, une
dimension opaque, mais effective, de nos communications. Freud, on
l’oublie parfois, s’est passionné pour la télépathie, les transmissions de
pensées, les hasards qui n’en sont pas. Avec ses vestons de tweed, sa pipe et
ses bésicles, ses monstrueuses journées de travail (entretiens avec ses
patients, correspondance, réunions, lecture, écriture), on n’imagine guère le
père sévère de l’inconscient donner dans le fantastique. Il redoutait pourtant
l’inquiétante étrangeté à l’affût dans le quotidien, et que l’érection de la
psychanalyse, ce baroque palais de la science positive, verse dans une
forme de pensée magique. Il lui fallait reconnaître, sans pouvoir s’y
résoudre, que de mystérieuses (puisque inconscientes) influences pouvaient
s’inviter quelquefois pour faire sabbat autour du divan.
François Roustang mentionne, ici et là, d’inexplicables coïncidences et
prémonitions qu’il avait observées dans sa pratique de thérapeute. Images et
rêves, intuitions et événements qui semblent témoigner de connexions
instinctives avec le patient, au-delà des mots. « Ça existe. Il y a une
communication immédiate. Savoir si c’est scientifique ou pas finalement
m’est égal », écrit-il. « Cette découverte, je l’avais déjà faite par la
psychanalyse. J’ai été contraint de constater qu’il y a des moments de
relations immédiates. C’est ça qui me paraît capital (6). » Par relation
immédiate, il entend le constat de communications fulgurantes, par
lesquelles on pourra ressentir une même émotion, partager une idée ou une
circonstance au défi apparent de toute raison. Qui n’a pas fait ce genre
d’expérience ? Je me souviens d’une femme qui m’avait téléphoné sur la
recommandation d’un ami commun. Nous avions discuté de choses et
d’autres, et durant la conversation j’avais griffonné machinalement sur un
bout de papier (cette définition de l’hypnose que j’ai déjà donnée : être ici
et ailleurs en même temps). Après avoir raccroché, j’ai vu que j’avais
dessiné un paysage lugubre, désolé, qui m’effraya. C’était sans aucun
rapport avec la discussion que je venais d’avoir. Où avais-je été chercher
ça ? J’appris plus tard la situation terrible que vivait mon interlocutrice,
dont elle ne m’avait pourtant pas dit un mot. Mon dessin l’avait su avant
moi.
Ces communications difficiles à justifier rationnellement existent parce
que nous sommes perméables à l’imaginaire d’autrui, ce qui est fortement
perceptible dans la situation hypnotique. Nous créons naturellement des
défenses et des filtres aux frontières de notre moi, cela n’empêche pas que
nous restions toujours pour partie ouverts aux vents des influences. Est-ce
un aspect de ce qu’Édouard Glissant a nommé la « créolisation des
esprits », cet incessant mélange du vivant ? La finesse et l’étendue
insoupçonnée de ces impressions que notre rationalité censure, c’est aussi
cela, sans doute, que l’on voudra libérer par l’hypnose pour espérer y établir
de nouveaux liens, ouvrir une page vierge.

Pour se défendre de ces impures influences, explique Léon Chertok,


« Freud [élabora] le concept de contre-transfert, défini comme le résultat de
“l’influence du malade” sur les sentiments inconscients du médecin. La
relation affective entre médecin et malade est ici posée dans sa réciprocité.
En même temps, Freud [affirma] la nécessité pour le thérapeute de réduire
au maximum les influences contre-transférentielles par l’analyse
personnelle, de se présenter comme un pur miroir (7). » Cette orientation de
la clinique freudienne n’alla pas de soi pour tous ses disciples. Ferenczi, qui
n’était pas homme à se retrancher dans une prétendue neutralité, s’en
plaignit : « La relation intensément émotionnelle, de type hypnotico-
suggestive, qui existait entre le médecin et son patient, a progressivement
refroidi pour devenir une sorte d’expérience infinie d’association, donc un
processus essentiellement intellectuel (8). » Ne risquait-on pas, à vouloir se
prémunir contre le risque d’influence, contre toute sympathie, d’assécher la
relation et de perdre ainsi le principal levier de changement, donc de
guérison ?
Ainsi, malgré un luxe de précautions, un effet de suggestion continuait
d’agir dans la cure. La suggestion… donc une hypnose. Une hypnose
passée en contrebande des cabinets de Charcot et Berheim, où Freud avait
fait ses premières armes, au divan de la psychanalyse. Le phénomène
continuait d’opérer, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse pour l’écarter.
Roustang conclut que « la psychanalyse [avait été] cette canne creuse où un
ver à soie fut transporté d’un siècle à l’autre sans que les douaniers
sourcilleux en aient conçu le moindre soupçon (9) ».
De Lacan à Erickson

« Nous désavouons tout appui pris dans ces états


(hypnose, narcose) tant pour expliquer le
symptôme que pour le guérir (1). »

Jacques Lacan

Je découvris la psychanalyse à l’âge de vingt-trois ans sur le divan de L.


Je n’avais guère l’occasion d’entendre le son de sa voix. Quand il lui
arrivait de sortir du silence, une ou deux fois par trimestre, c’était un
événement. Son élocution précautionneuse, traînante, ponctuée de
suspensions et de soupirs, laissait entrevoir la profondeur de sa rumination,
et donnait tout son prix à l’accouchement de son interprétation. Avant que la
fatale sentence (qui ne pouvait être qu’un distillat de premier ordre, la
quintessence de l’inconscient, ce capricieux alambic) franchisse enfin ses
lèvres, je me métamorphosais en bloc d’attente, l’œil fixé sur les moulures
au plafond de son appartement haussmannien, tel le pèlerin devant la croix.
Il me tenait, le bougre.
Or cette voix qu’il adoptait alors, précédée, ainsi que je viens de le dire,
par une lente mise en branle de l’appareil phonatoire, cette voix et sa
farandole de souffles sépulcraux, était d’autant plus frappante qu’il
s’exprimait d’une manière toute différente lorsqu’il n’était pas en séance. Je
le surpris un jour en bas de chez lui, dans l’officine où j’étais entré par
hasard, en discussion avec la pharmacienne. Il parlait fort et clair, riait
même. J’en avais conclu que son phrasé « inspiré » aux intonations
lugubres ne lui venait qu’installé dans son fauteuil d’analyste, au seuil de
l’Interprétation.
Quelques années après que j’eus cessé mes visites rue Mizon, tombant au
hasard d’un zapping nocturne sur des images de Jacques Lacan, je fus
soudain frappé d’une sensation de déjà-vu. Ou plutôt de déjà entendu. Je
réalisai alors que le débit aux scansions hypnotiques que je croyais la
signature de mon ex-analyste n’était qu’un habitus d’emprunt, la panoplie
qu’il revêtait pour rendre le culte de son grand homme. Il faisait son Lacan.
Eussé-je encore fréquenté son divan qu’il m’aurait démangé de briser le
calme feutré de son bureau pour hurler à pleins poumons, en manière
d’exorcisme, un « Lacan, sors de ce corps ! » qui aurait été le démasquage
fracassant de son signifiant-maître en même temps qu’un convenable point
d’orgue à notre relation.

Je ne sais ce qu’une jeune fille ou un jeune homme de vingt ans pense


aujourd’hui de Lacan, si même ce nom dit encore quelque chose. À l’ère
des réseaux sociaux, comment se représenter l’importance de ce personnage
exotique, avec ses cigares torsadés et ses cols Mao, dans la France
intellectuelle du milieu du vingtième siècle ? Peut-être Lacan aurait-il brillé
sur Twitter, avec son art de la formule et ses syllogismes tranchants ? Il fut à
tout le moins un fascinateur génial, capable de tenir sous sa coupe une foule
de patients et de disciples qu’il menait à la baguette de l’autorité que lui
conféraient son aplomb, sa séduction et son extraordinaire agilité
intellectuelle. Son séminaire exerçait un irrésistible attrait sur une partie de
l’intelligentsia, et si beaucoup des auditeurs ne comprenaient guère ses
divagations, peu l’admettaient, soit qu’ils fussent persuadés par le maître
d’appartenir à la tribu des élus, ou simplement sidérés par sa prise de risque
on stage et les théâtrales fulgurances qui émaillaient, les bons jours, ses
exercices de discours automatique, tissés d’aphorismes géniaux ou abscons,
de calembours, d’emprunts à la philosophie, à la sociologie, aux
mathématiques. L’emprise de Lacan, l’aura démiurgique qu’il exerça sur un
cercle de patients et d’analystes, a fait l’objet d’innombrables récits et
témoignages, mais il faut pointer, dans le magistère qu’il exerça, quelque
chose d’une puissante hypnose collective qui cependant ne pouvait dire son
nom.
Bien avant que je me rende compte que mon ex-analyste était une sorte
de ventriloque qui recrachait la voix de son maître, François Roustang, alors
un analyste en vue, s’était lui aussi étonné de l’épidémie qui frappait ses
collègues, qui non seulement adoptaient les idées et les mots, mais aussi le
moindre tic, et jusqu’au vestême de leur grand homme. Non seulement
Lacan ne semblait guère s’en chagriner, mais encore il l’encourageait par sa
manière de souffler le chaud sur les uns, le froid sur les autres, jouant
alternativement de la flatterie et de la castration pour imposer son
extravagant pouvoir (2). Les opinions dissidentes s’étouffaient, une révérence
s’installait autour de sa personne et de sa parole inlassablement répétée par
un essaim d’exégètes enamourés.
Intrigué, Roustang commença de s’interroger sur ce syndrome de
reproduction du même. Il ne pouvait imaginer alors que sa recherche
l’amènerait à ouvrir son regard sur l’hypnose – un tabou, alors, dans le
monde analytique – et à constater le rôle que tenait ce phénomène, quoi
qu’on en dise, dans le processus thérapeutique.
Roustang se préoccupait de soigner, de guérir. Comment les analysants
pouvaient-ils espérer une forme de libération personnelle, quand leurs
analystes avaient abdiqué leur sens critique au point de se conformer à la loi
d’un seul et de vocaliser à son diapason ? Comment permettre un
changement chez un patient encombré de sa névrose, l’invention d’un
possible, quand on se soumet soi-même au diktat d’une institution marquée
par un mimétisme de dévotion ? Jésuite défroqué ayant consommé une
difficile rupture avec l’Église – que la psychanalyse lui avait permis de
surmonter (3) – Roustang était bien placé pour constater la cristallisation
d’un dogme, pour ne pas dire un culte. Il critiqua vertement le « psittacisme
dévoué » qui reproduisait, autour de la personne de Lacan, une dérive
ancrée dans l’histoire même du mouvement freudien (4), dérive qu’il
entreprit de disséquer, d’une plume érudite et acérée. Cette partie de son
œuvre, plus difficile d’accès que son travail tardif, démontre l’exigence
intellectuelle qu’il ne cessa jamais de manifester tout au long de sa vie, quel
que soit le prix à payer.
Roustang plaçait au premier plan la responsabilité du patient, son
autonomie de décision. Il considérait avec circonspection l’interminable
relation de dépendance à quoi il voyait trop souvent la cure analytique se
réduire. Sous prétexte de se défendre d’influencer leurs patients, nombre
d’analystes avaient porté à l’extrême le mutisme dans leurs séances. Cette
attitude était source de désarroi pour des analysants contraints d’épandre
une interminable parole au pied d’un mur de silence ne répondant à rien, et
de rien. Il entendait avec stupeur ses pairs affirmer que la guérison, censée
venir de surcroît, n’était plus le but de l’affaire et qu’il était donc normal
que l’analyse se poursuive cinq, sept, dix ans, ou pourquoi pas, n’ait pas de
fin. N’avait-on d’autre but que maintenir ad vitam le patient sur le divan,
dans un lien impossible à briser, jusqu’à la seule issue possible… qu’il
devienne lui-même analyste ? Reproduction du même.
Roustang comprit que Lacan était au sommet d’un Ponzi, reposant sur
une dette impossible à combler, une dépendance en cascade, pyramidale, de
l’analysant à l’analysé, et de l’analysé à son contrôleur (bien souvent Lacan
en personne). Quant à l’étrange imprégnation des ouailles lacaniennes, il
posa qu’elle relevait d’un phénomène de suggestion massif, en quelque
sorte la marque d’une hypnose que l’on pourrait qualifier de systémique.
Autant parler de corde dans la maison du pendu.

Le principe d’un secret de famille, c’est d’être connu de tous mais que
chacun se défende d’en parler. Lacan, se targuant de prolonger la position
de Freud, avait posé un interdit sans équivoque sur l’hypnose. Et Roustang
lui-même avait cru ce qu’affirmaient ses pairs, répétant leur leçon : que
l’hypnose n’était qu’une protothérapie, une approche infantilisante,
régressive, que l’invention freudienne avait pour toujours renvoyée dans les
oubliettes de l’histoire. Mais, en poursuivant sa réflexion, il se trouva
confronté à une aporie : pouvait-on sans autre forme de procès faire table
rase de l’approche qui avait servi à Freud pour élaborer sa conception de
l’appareil psychique, et le principe de la cure psychanalytique ? Était-ce si
simple ?
C’est en tirant ce fil, puis en le suivant, que François Roustang en vint à
rendre ses lettres de noblesse à l’hypnose dans un pays qui ne voulait plus
en entendre parler.
Car qu’était-ce donc que cette chose interdite ? Et du reste, la situation
analytique, qui invite à suivre les fils tissés de l’imagination, du rêve et de
la mémoire, ne pouvait-elle dans certains cas entraîner un état de type
hypnotique ? Cette hypnose pouvait-elle avoir sa part des changements que
l’on observait chez les patients, à tel ou tel moment de la cure ?
Il fallait se faire sa propre idée. Roustang participa, à Paris, à un petit
groupe d’expérimentation, puis décida d’aller là où les choses intéressantes
se passaient, aux États-Unis : « J’y ai découvert que l’hypnose n’était pas
cette chose catastrophique et méprisable qui mettait le sujet dans un état
second ou dans un état de soumission absolue ; au contraire, elle permettait
à l’individu d’aller puiser dans ses ressources inconnues et donc de
transformer peu à peu son existence ou, du moins, elle lui donnait la
possibilité de cette transformation (5). »
Car tandis qu’à Paris Jacques Lacan enchaînait les prouesses tel un
derviche de la rhétorique, son contemporain de Phoenix (Arizona), le
psychiatre Milton Erickson, révolutionnait la pratique des psychothérapies
par l’utilisation d’une hypnose bien différente de celle de Charcot,
Bernheim et consorts. Une hypnose basée sur une approche stratégique du
symptôme et l’emploi d’un registre très large de suggestions indirectes. Le
pragmatique Américain ne s’encombrait pas d’arguties sur le nœud
borroméen ou les insolubles fidélités à l’héritage freudien. La théorisation
ne l’intéressait guère. Voici le portrait qu’en fait Léon Chertok, qui l’avait
rencontré : « C’était un hypnotiseur extraordinaire, presque diabolique. Il se
servait des résistances du patient, comme au judo. Il n’avait besoin
d’aucune suggestion explicite : je l’ai vu mettre quelqu’un sous hypnose
sans prévenir, au cours d’une conversation mondaine. C’était aussi un
guérisseur génial, mais il ne cherchait pas à théoriser, il disait qu’il n’avait
aucune théorie (6). »
Roustang se passionna pour les possibilités qu’il voyait s’ouvrir d’une
thérapie d’une autre nature : « La thérapie hypnotique à la manière
d’Erickson vise essentiellement à ce que le patient transforme sa passivité à
l’égard des symptômes en activité. L’hypnose n’est que le lieu où il
expérimente sa situation présente pour qu’il puisse se l’approprier. (…)
Erickson ne cesse de susciter la liberté du patient pour qu’il opère
aujourd’hui, dans la mesure de ce qui lui est possible, ce pour quoi il dit être
venu, à savoir la modification de son existence (7). »

Erickson considérait que l’on ne devait jamais aborder deux patients de la


même manière. Élevé dans le Middle West, établi dans le désert de
l’Arizona pour préserver une santé fragile, il eut affaire très jeune à un
ennemi autrement redoutable que les haines picrocholines des sociétés
psychanalytiques : la poliomyélite, qui le cloua au lit pendant plus d’une
année à l’âge de treize ans et le laissa handicapé. La légende veut que
l’immobilité forcée l’ait amené à développer une capacité d’observation
hors du commun et un pénétrant pouvoir de persuasion qu’il exerçait sur
son entourage.
Je ne résiste pas à rappeler l’histoire de la génisse que le père d’Erickson
ne parvenait pas à faire avancer. L’animal, rebelle, s’était arrêté sur le pas
de l’étable et refusait de bouger. Le jeune Erickson l’empoigna par la queue
et tira, comme pour le faire reculer, et l’animal, surpris, s’opposant à ce
nouveau vecteur de force, entra derechef dans l’étable. Il y a dans cette
historiette digne d’une fable d’Ésope tout le sel de la pratique
ericksonienne. L’art d’utiliser la résistance de l’autre comme une énergie.
Le sens stratégique de l’endroit où appliquer une force minimale pour
obtenir le maximum d’effet. Une liberté de l’agir qui surprend. Et qui n’est
pas le moins : une formidable efficacité.
Le génie d’Erickson – le mot n’est sans doute pas usurpé, et lui-même ne
l’aurait pas renié car l’homme était tout sauf modeste – tenait notamment à
sa capacité à établir une relation hypnotique en toute situation. Certains de
ceux qui l’ont côtoyé disaient ne pas exactement savoir, lorsqu’il leur
parlait, à qui il s’adressait en réalité, s’il leur parlait à eux ou s’adressait à
quelqu’un d’autre, s’il était plutôt en train de leur faire un cours ou même
de se parler à lui-même, etc. Toujours déjà fascinés par la posture
déroutante, le langage si particulier de cet insaisissable maître d’influence.
Le fertile Erickson entraîna dans son sillage toute une génération de
thérapeutes, et ses collaborations avec l’anthropoloque Gregory Bateson et
le groupe de Palo Alto contribuèrent à fonder l’une des branches de la
psychologie la plus novatrice du vingtième siècle.
J’aime beaucoup cette anecdote rapportée par Paul Watzlawick (8). À
l’époque frais émoulu de l’université, Watzlawick était un fumeur de pipe
convaincu. « Je possédais un grand nombre de pipes de valeur, de mélanges
personnalisés, et tout l’attirail. Cela convenait à l’image que j’avais du
“jeune psychologue”, raconte-t-il. Lors de sa rencontre avec Erickson,
celui-ci remarqua le penchant de l’étudiant pour la bouffarde, et commença
à lui raconter l’histoire amusante d’un de ses amis, fumeur de pipe lui aussi.
Celui-ci, lui dit Erickson, était très embarrassé. Les raisons de cet
embarras, qu’il entreprit d’exposer par le menu, étaient fort nombreuses.
« Il était embarrassé parce qu’il ne savait pas où mettre la pipe dans sa
bouche. Devait-il la placer au milieu de la bouche ? À un centimètre à
droite du milieu ? Un centimètre à gauche ? » Et puis « il ne savait pas
comment mettre le tabac dans le fourneau. Devait-il se servir de son bourre-
pipe ? De son pouce ? De son index ? » Et même, « il ne savait pas
comment allumer la pipe. Devait-il procéder en présentant la flamme au
fourneau ? À l’arrière du fourneau ? Sur le côté droit ? Le gauche ? Il était
embarrassé. » Et ainsi de suite. L’histoire semblait ne jamais devoir finir.
Watzlawick découvrait, un peu éberlué, les façons innombrables dont on
pouvait être embarrassé en fumant la pipe. Lui-même ne s’était jamais senti
embarrassé de fumer la pipe. Il se demandait où voulait en venir Erickson.
Le lendemain, il rentra chez lui, à San Francisco, en voiture. En arrivant, il
se dit brusquement qu’il ne fumerait plus. Et il ne fuma plus.
L’histoire ne dit pas ce qui amena Erickson à influencer ainsi son
étudiant. Se préoccupait-il de sa santé ? Ou n’aimait-il pas se trouver au
milieu d’un nuage de tabac quand il était en sa compagnie ? Il est probable
que son statut et son autorité auprès du jeune chercheur ont pu jouer. Mais
on remarque surtout la stratégie qu’il utilise, qui consiste à injecter une dose
d’incertitude dans l’esprit de son interlocuteur à propos de ses
comportements de fumeur, par la décomposition des gestes qui font cette
habitude, gestes auxquels Watzlawick n’a jamais prêté attention, et qui
d’être ainsi décrits finement, méticuleusement, obsessionnellement,
finissent par prendre une couleur bizarre, et apparaître comme autant de
choix, de microdécisions. Erickson instille du jeu, de l’interrogation, du
doute, dans une pratique qui jusque-là avait semblé procéder d’un
enchaînement normal, harmonieux, de gestes automatiques. On note aussi
le caractère indirect de son intervention : à aucun moment il ne demande ni
ne conseille à Watzlawick d’arrêter de fumer, ce qui pourrait lever une
opposition, une résistance. L’intention elle-même n’est pas manifeste. Il
utilise l’histoire d’un tiers, cet ami sans doute imaginaire (il appelait cela
« la technique de l’ami Joe »), pour amener la chose d’une manière latérale.
Cette anecdote illustre l’opportunisme d’Erickson, pour qui le langage
hypnotique était aussi naturel qu’une langue maternelle, et l’influence une
manière de vivre.
« Rien ne change sinon par contagion », écrit Alessandro Baricco. C’est
là un nœud de l’approche ericksonienne : la supériorité de la contagion sur
l’attaque frontale du symptôme, telle que la pratiquaient les hypnotistes des
anciennes générations, qui s’efforçaient d’imposer leur conviction à la force
de l’autorité, au marteau de la suggestion directe, ou qui prônaient, à l’instar
du docteur Coué, la répétition inlassable du message suggestif. Erickson se
glisse sous la peau de son interlocuteur jusqu’à devenir indétectable par ses
défenses immunitaires, il l’entraîne dans un monde incertain, et prend le
symptôme à revers, de l’intérieur en quelque sorte. Caméléon, il enveloppe,
il se fond et confond, il brode, raconte, prescrit, suggère, il parle, beaucoup,
il boucle, déboucle, mélange la parole et le geste. Il exige A pour obtenir B.
Il ajoute B pour obtenir C. Il dit D afin que l’autre pense A. Et dans la
confusion, quelque chose bouge, le système se remet en mouvement.
L’hypnose est ce pouvoir de contamination qu’il manie avec brio.
Contagion de l’hypnotiseur à l’hypnotisé. Contagion du mot à la chose. Du
geste à la pensée. De l’oubli à l’éveil.
Si la pratique d’Erickson a inspiré tant de thérapeutes, c’est qu’elle
légitime leur inventivité devant la singularité de chaque situation, de chaque
personne, de chaque système familial. Erickson est un instinctif dont la
manière d’intervenir évoque un ostéopathe : souvent il mobilise quelque
chose à distance du point douloureux, à côté du problème semble-t-il, mais
c’est pour faire jouer des rapports cachés, des causalités inaperçues qu’il a
su deviner.
Voici le témoignage de John Weakland : « J’ai été le patient de Milton
[Erickson] seulement pour quelques séances, mais j’avais peur… Et… à ce
jour… je ne peux pas dire exactement ce qu’il a fait avec moi. Je peux juste
dire qu’un très grand nombre de choses changèrent dans ma vie dans
l’année qui suivit. Je suis rentré chez moi et j’ai arrêté ma psychanalyse
pour de bon, j’ai décidé de voir ce que je pouvais faire par moi-même. C’est
la dernière fois que j’ai fait une thérapie. Et en une année, j’étais allé pour
la première fois en Extrême-Orient, d’où ma femme est originaire, j’avais
subi une importante opération du cœur que j’hésitais jusque-là à
entreprendre, et notre premier enfant fut conçu… Vraiment beaucoup de
choses se sont passées en une seule année ! Et je ne sais pas vraiment
comment (9)… »
Erickson demandait souvent à ses patients de laisser leur inconscient
travailler pour résoudre leurs difficultés. Comment faire, puisque
l’inconscient est par définition ce qui échappe à la volonté ? Encore une
confusion. Mais voilà, Erickson, on l’a dit, ne cherche pas à établir une
théorie. En instillant cette idée, rassurante, que notre inconscient est un
inépuisable réservoir de ressources qui ne demande qu’à se mobiliser, il se
place sur un tout autre terrain que Freud (et son inconscient obscur,
tragique). Il suggère, surtout, que chacun dispose en soi d’une infinie
capacité de réparation, d’innovation, de soin. L’inconscient ericksonien est
un grand ravaudeur, la force vitale de l’enfance retrouvée par la transe, une
matrice de résilience toujours disponible, toujours active, pourvu que nous
ne l’empêchions pas de faire son travail de guérison. Et donc, dit-il, vous
pouvez cesser de vouloir, vous pouvez abandonner votre désir de régler
votre difficulté et de traiter les choses dans l’ordre, une par une, l’une après
l’autre. Vous pouvez vous laisser habiter par cette force qui vous appartient
en même temps qu’elle vous échappe, le travail de changement se fera, que
vous le vouliez ou non. C’est une simple et puissante suggestion
thérapeutique.
Erickson est un expérimentateur pragmatique. Il fait feu de tout bois.
Voilà qu’il reçoit des patients à son domicile, les accueille dans son salon, et
ses enfants sont là, et parfois il leur demande de tenir une certaine partition,
d’agir de telle ou telle manière, pour produire un certain effet sur le visiteur,
tenter quelque chose, créer une condition. Tout lui est bon. Il est un chaman
dans l’Amérique puritaine. Il ne cherche aucune vérité, il ne veut que
provoquer le changement.
Le geste de Roustang

« L’hypnose est une auberge espagnole – l’hypnotisé n’y trouve que ce


qu’il y apporte. Assujetti, somnambule, vous ne serez payé que du crédit
que vous aurez consenti. De même qu’on ne prête qu’aux riches, on n’est
hypnotisé que par celui à qui on en suppose le savoir (1). » Ce propos d’un
psychanalyste qui s’efforce d’appliquer la théorie du transfert à l’hypnose
manque un point : la position de l’hypnothérapeute n’est pas comparable à
celle de l’analyste. D’abord, parce qu’il ne se dissimule pas d’exercer une
influence – elle lui est demandée. Ensuite, la relation s’établit pour une
période courte, car il est rare que l’hypnose soit utilisée de manière
systématique dans un traitement au long cours. Comme disait quelqu’un :
puisque la vie est courte, la thérapie doit être brève.
Je sais que la psychanalyse n’est pas sans charme, qu’elle peut être un
moyen de trouver une forme de stabilité, en plus d’être un voyage intérieur
qui enrichit durablement l’intelligence que l’on a de soi et des autres. Son
cadre, sa régularité rassurent. Mais on y court toujours le risque de tourner
en rond, à espérer sans fin l’épuisement d’une rumination dont on voudrait
que surgisse enfin la vibration d’une parole libre (2). Ce point, je crois, fut
capital dans le choix que Roustang fit de l’hypnose comme pilier de sa
pratique de la psychothérapie. Son expérience l’avait amené à questionner
radicalement son rapport à l’égard de la plainte du patient. Comment ne pas
encourager l’enfermement dans une boucle de déploration, hors sol et sans
issue ? Comment éviter de se perdre dans des phrases qui préviennent
d’agir ? On prête toujours aux mots plus qu’ils ne peuvent. Le langage est le
totem que l’on révère pour déclencher la pluie, mais c’est la danse
seulement, et sa transe, qui font crever les nuages. Le thérapeute se devait
d’éviter toute complaisance à cet égard, au profit d’une forte invitation à
l’égard du patient pour qu’il se dégage de l’ornière par un mouvement vital,
sursaut ou transformation. Un geste qui soit déjà un acte, l’entame d’une
chorégraphie différente. « En hypnothérapie, à chaque séance, vous avez à
essayer de découvrir ce que peut faire le patient dans sa situation actuelle
pour modifier son existence. On a affaire non pas à une parole qui se dévide
interminablement, mais à proposer des actes qui vont modifier l’existence à
chaque rencontre. »
Cette position d’inspiration ericksonnienne, à la fois modeste et active,
est certainement plus engageante pour le thérapeute que la seule « écoute
flottante ». Elle assume une adresse directe au patient pour qu’il s’engage,
quelque chemin qu’il choisisse pour s’affirmer. Il s’agit d’encourager cet
élan, et de faire un nouveau pas à partir du tout-sentir de l’hypnose.
Comment aider l’autre à mettre cela en œuvre maintenant ? À ne pas se
contenter d’exister comme il l’a toujours fait mais à (re)prendre le risque de
vivre ? À mettre en œuvre le changement par une parole, un geste, qui
vienne de loin et qui engage ? L’hypnose fournissait la question, ou disons
qu’elle permettait au moins de s’y immerger – et c’était ensuite à chacune et
à chacun de répondre, de faire, selon son désir, son courage, ses possibilités.
C’est à cette charnière d’une philosophie du devenir que se situe la
clinique de François Roustang. Il en posa les fondations dans Qu’est-ce que
l’hypnose ? (3), livre-cathédrale que l’ancien théologien rédigea pour
l’essentiel en quelques mois, aux États-Unis, dans un état qu’il qualifia lui-
même de transe. Cet ouvrage dense, foisonnant, ouvrait d’un coup la
perspective du changement de soi par l’expérience hypnotique.
François Roustang a souligné l’importance dans sa pratique d’aborder
l’autre, en l’occurrence son patient, celle ou celui qui lui fait face, à partir
d’un « vide d’intention ». Ne rien vouloir pour l’autre, ne rien vouloir à sa
place. Se mettre en situation d’entendre véritablement ce qu’il ou elle
exprime, et ne pas repousser dans ce qui émerge de la rencontre ce qui
sortirait du cadre préétabli de nos propres croyances.
Ce vide-là, un certain oubli de soi, ou du moi, est une transe.
On sait combien notre société de la compulsion et de l’accumulation
craint le vide – dont elle redoute certainement qu’il révèle la mortelle
mélancolie qui la guette. Pourtant, notre nature n’a pas horreur du vide : elle
l’aime. Elle l’aime quand il est l’autre nom du possible : quand il désigne la
place faite à quelque chose pour éclore.
Le vide roustangien est un accueil inconditionnel. C’est accepter que l’on
ne sauve jamais personne contre sa volonté. C’est mourir à l’idée de
contrôler quoi que ce soit pour quiconque. Idéal austère et rude discipline,
assurément.
Considérer que chacun est responsable d’engager sa propre
transformation exige d’abdiquer toute prétention à faire les choses à sa
place. Il faut du courage pour n’offrir que cela, un espace d’ouverture et de
non-jugement, sa propre spontanéité. N’est-ce pas cependant la condition
pour que la transe puisse être « la hache qui fend la mer gelée en nous » ?
L’écrivain Emmanuel Carrère a raconté dans Le Royaume la visite qu’il
rend à François Roustang alors qu’il vit une profonde crise existentielle et
envisage de mettre fin à ses jours (4). Le thérapeute entend sa plainte : « Eh
bien, vous avez parlé de suicide. Il n’a pas bonne presse de nos jours, mais
quelquefois c’est une solution. » Puis, après un très long silence, il reprend :
« Sinon, vous pouvez vivre. » Et Carrère de conclure : « Par ces deux
phrases, il a fait exploser le système qui m’avait permis de tenir en échec
mes deux précédents analystes. C’était audacieux de sa part. Roustang avait
compris que, contrairement à ce que je pensais, je n’allais pas me suicider
et, petit à petit, sans que l’aie jamais revu, les choses ont commencé à aller
mieux. » Roustang ne cherche pas à persuader, à argumenter, à biaiser. Il ne
se préserve pas. Il entend ce qui est dit. La mort que l’on se donne peut être
une honorable sortie de l’existence. Mais il ne s’en tient pas là. Il désigne le
terme de l’alternative – vivre. Il éclaire le choix. Il ouvre.
Questionné sur ce qui pouvait advenir, après ses séances, dans la vie de
ses patients, Roustang répondit un jour « Je m’en fous ! » avec une verdeur
qui me fait soupçonner l’effort de détachement auquel il se disciplinait pour
ne pas se laisser happer par une compassion lénifiante ou par ses propres
préconceptions. Je peux témoigner de sa prévenance chaleureuse, mais il se
défiait comme la peste de toute intention de bien faire, parce qu’il redoutait
par-dessus tout l’amoindrissement de sa capacité à provoquer un
changement que son patient était venu chercher auprès de lui.
On ne comprend rien à son approche singulière tant que l’on n’a pas
perçu la radicalité de son rapport à la liberté, qui est en filigrane de tout son
parcours, et au cœur de sa pratique. Les mots de Roger-Pol Droit à propos
de Socrate pourraient esquisser le portrait de ce Roustang-là, parce qu’ils en
disent la double figure : « Au Socrate dialectique, aiguisé, rationnel, il
convient d’ajouter Socrate le possédé, l’intuitif, l’hypnotisé. L’ajouter, non
l’opposer. Il serait trop facile d’avoir à choisir, et de prendre soit le
philosophe, soit le chaman. Le difficile est de tenir les deux, de s’efforcer
de penser ensemble […] raison et folie, maîtrise de soi et possession,
logique et magie (5). »
Au soir de sa vie, Roustang se passionna pour la figure de Socrate : le
dialecticien dynamiteur de certitudes qui par ses questions pousse
l’interlocuteur à son point aveugle, au zénith de la confusion : au plus
proche de la lucidité. L’hypnose n’est-elle, au fond, que ce voyage que nous
pouvons entreprendre vers le point du non-savoir, le secret centre de gravité
où peut-être il sera possible de prendre appui pour se lancer à nouveau vers
l’avenir ?
UN APPUI POUR CHANGER
Donner le là

« La présence est la seule déesse que j’adore (1). »

Goethe

On a parfois reproché à l’hypnose d’être « régressive ».


Pensez, cette plongée dans une existence involontaire, animale,
instinctive ; ce pelotonnement dans une intériorité cotonneuse, ouverte au
surgissement de mémoires enfouies ; cette sensibilité d’aveugle aux
émotions refoulées, et qui prétend voir loin, et voir l’essentiel ; cet
enveloppement de paroles doucement scandées. Quelle inavouable
nostalgie est donc à l’œuvre ici ? Quel retour à quel giron, à quel sein ? Ce
serait oublier que ce que l’on nomme régression est par nature une voie
royale de guérison – pour autant qu’elle ne soit qu’un passage, et qu’on n’y
reste pas figé, interdit. Régresser, sans doute, c’est chercher le lien matriciel
et l’énergie de l’enfance. On éprouve toujours le besoin de renouer ce lien
somatique lorsqu’il se défait, lorsque les circonstances bousculent nos
certitudes et nos sentiments, ou qu’il faut décanter l’agitation qui gagne.
Dans l’hypnose il n’y a pas à comprendre, on n’analyse ni n’explique rien,
on navigue à la sensation, le corps à la proue de la navigation. Du sentir
qu’elle installe, il n’y a guère à ajouter. Elle est un très archaïque faire-
corps-avec. Qui, dans sa frugalité même, se révèle un universel mouvement
de soin.
« Êtes-vous là ? Pouvez-vous, là, tout de suite, maintenant, vous sentir
simplement vivant ? » demandait parfois Roustang à ses patients. J’ai le
souvenir d’un maître de méditation qui posait cette même question. Moins
une question, en réalité, qu’une injonction à se dépouiller des attributs et
colifichets de la comédie sociale, un commandement à se rejoindre, à
revenir au présent du corps respirant qu’a déserté un mental en vadrouille.
Exiger de quelqu’un qu’il se rende présent à sa vie, la vie dépouillée de
mots, la vie sentie, ici et maintenant, c’est pour un instant incarner à ses
yeux le sphynx qui pose l’énigme de l’existence – ce qui est, je le vois
maintenant que je l’écris, l’image même que je me suis fait de la posture de
Roustang en thérapeute. Il est des moments où l’on est heureux de
s’entendre poser cette question-là, pour cesser un peu de se payer de mots et
reprendre élan à partir de sa racine vitale.
Se « réduire » au vivant, donc.
Cesser de faire le malin, se défaire un instant de l’image. C’est la
proposition de l’hypnose. Se sentir simplement vivant : décoller les
étiquettes que l’on transporte sur son dos comme des poissons d’avril, les
jugements qui collent aux basques. Se laisser aller à cet état où le deuxième
degré, ce jeu pour n’y être pas, n’a plus cours. Atteindre un état direct et
plastique.

Depuis un petit essai que j’ai consacré au zen (2), je n’ai cessé de voir
grandir la vague des pratiques méditatives. L’idée a fait son chemin : la
capacité à se distancier de ses pensées et de ses émotions est un
contrepoison aux anxiétés de la vie moderne, et peut aider à agir de manière
plus apaisée, moins réactive. Silence, immobilité, attention à la posture et
au souffle, détachement à l’égard des agitations mentales : la méditation
ouvre un monde de sensations, et pas toujours des plus confortables. On y
voyage dans des états de conscience flottants au cours de longues sesshin,
assis le dos droit, les yeux mi-clos vers le sol, sans regarder, sans rien fixer.
On pourrait dire que la règle méditative consiste à ne pas plonger dans une
transe, mais plutôt à y rester au bord, juste au bord, dans un contrôle
minimal mais strict – puisqu’il s’agit de ne pas se laisser entraîner par les
imaginations qui occupent l’esprit et de garder la conscience du corps dans
l’instant, à travers l’inspir et l’expir, les sensations et les pensées qui
naissent et s’évanouissent. Hypnose et méditation, cependant, et par des
chemins distincts, rejoignent une même racine. Elles sont l’une et l’autre
des expériences de la présence – à soi, au monde, mêlées.
Est-ce qu’on peut modifier sa présence ? Si je suis là, dans cette pièce,
sous ce ciel, dans ce wagon de métro ou sur ce banc, c’est bien que je ne
suis pas ailleurs. Si la présence se résume au fait d’exister, elle est binaire 0
ou 1, on est présent ou on ne l’est pas. Si mon corps y est, si la masse
compacte des os, des organes, tout ce qu’enveloppe et retient ma peau, est
là, alors il n’y a pas de doute, je suis présent. Et cependant, l’absence à soi
est une affection courante : l’existence machinale, la pensée hors du corps
et le corps sur pilotage automatique. Notre présence connaît des qualités,
des variations, des couleurs. Des textures peut-être. On dit d’une personne
qu’elle a du charisme – c’est-à-dire de la présence. De haute ou basse
intensité, la présence peut s’affaiblir, s’alléger, se faire diaphane, comme
l’enfant qui joue à cache-cache et concentre toutes ses forces pour se rendre
invisible. Elle peut s’élargir, s’intensifier, se préciser. La manière d’habiter
l’instant, d’y être, fluctue comme un halo.
Le « magnétisme animal » serait-il l’effet de cette présence, au sens de la
résonance qu’une personne produit et que nous percevons ?
Nous pouvons partager ce propos de Thich Nhat Han quand il rappelle
que « la qualité de notre présence est l’élément le plus positif que nous
puissions offrir au monde (3) ». Et pour le thérapeute, il s’agit bien, aussi, d’y
être, parce que c’est en se rendant présent qu’il rend possible que l’autre y
soit aussi, s’il le peut.
« Dans une thérapie, il faut que le patient invente, mais que le thérapeute
invente, lui aussi. C’est à ce moment qu’il se passe quelque chose. […] Se
laisser imprégner par la présence de l’autre, de telle sorte qu’on soit attentif
au moindre signe (même sans le savoir) et qu’on puisse véritablement entrer
en relation. Cette curiosité nous manque toujours quand nous nous reposons
sur des vérités établies. Une des grandes difficultés de la thérapie est d’être
justement sans référent ni références, d’oublier tout ce que nous savons
pour pouvoir écouter (4). »
La présence que j’évoque ici n’a aucune dimension de croyance, elle
n’est ni mystique ni sacrée, mais très concrètement, une manière d’habiter
le corps, de se défaire de toute intention au profit d’une disponibilité, une
certaine disposition. C’est aussi une présence qui pourra sembler éclatée,
puisque la transe est fractale : la partie y vaut le tout, et le tout vaut la
partie, on s’y éprouve « non plus comme sujet indépendant qui fait face aux
objets mais comme participant à un ensemble où le centre est partout et la
circonférence nulle part (5) ».
Mais c’est bien en étant là, autant qu’on le peut sans préconception, tout
à fait à l’écoute, qu’on se donne quelque chance d’entendre ou de voir ce
que devient l’autre et qu’il ne sait pas encore : la forme prochaine de sa
métamorphose.

Les gens qui consultent un thérapeute, selon le cas, espèrent une écoute,
un élan, un rebond. Ils ont perdu leur fil d’Ariane et s’inquiètent de la
direction à prendre. Ils veulent changer, mais ne sont pas sûrs de le vouloir.
Ils s’interrogent. Ils ont besoin de vider leur sac, ou de conforter leur choix.
Nous cherchons ensemble une piste, une lumière, un accès. J’aime ces
fouillis, et les accompagner sur un bout de chemin, peser comme je le peux
dans un sens favorable.
La pratique de l’hypnose suppose un accordage subtil. Les thérapeutes
ont (en principe) l’œil, l’oreille et le cœur exercés à percevoir ce qui
discorde et ce qui rapproche. Bien sûr il arrive que l’on se trompe, ou qu’on
n’y comprenne rien. Avec le temps, on apprend à se délester de l’enjeu d’un
résultat qui ne nous appartient pas au profit d’une curiosité légère. Voir ce
qui se passe, ce qui vient. Accueillir sans (trop) intellectualiser. Entendre la
musique qui joue. Parfois, cela ne joue guère : pas ou peu d’harmonie, on
n’est pas la bonne personne, ou ce n’est pas le bon moment. Parfois, une
complicité se noue, et l’on devine qu’à la condition d’y insister un peu, de
tenir le cap, on abordera quelque terre nouvelle.
L’hypnose n’est jamais un absolu, elle n’est d’ailleurs pas toujours
possible, ni nécessaire. Elle est une modalité qui s’impose pour entrer dans
une sensation, investir un geste dont la portée interroge. Il faut rester à
l’affût. Il existe de multiples manières de l’employer et de nombreuses
techniques à visée thérapeutique peuvent s’y hybrider – quand elles n’en
sont pas déjà des variations, de l’hypnose-sans-le-dire. La transe est
accueillante : elle potentialise ce qu’on y convoque. Comment accompagner
une régression en âge, quelle approche des troubles post-traumatiques, de la
dépression ? Comment aider à se relaxer, à dormir, à se libérer d’une
addiction ? Comment faire d’une douleur un petit feu bleu, que l’on regarde
brûler en silence, presque froid, presque beau, si loin ?
Il existe de nombreux protocoles et approches (métaphoriques,
narratives, comportementales) dont on peut user à travers l’état hypnotique.
On peut en profiter pour revenir à la racine d’un traumatisme et en atténuer
l’ombre portée. On peut aussi bien pour préparer un examen ou une
compétition apprendre à faire avec des émotions envahissantes. Dans tous
les cas, ce sera le moyen de rappeler la pleine fonction de notre « hypnose
naturelle », cette heuristique singulière dont dépend notre pouvoir
d’improviser, notre sens instinctif de l’adaptation au contexte de vie. Quelle
que soit sa forme, une séance n’est jamais qu’un appui ponctuel : esquisse,
ébauche, commencement. Seul importe au final ce que l’on mettra en
œuvre, la manière dont on prendra en charge différemment les situations qui
font problème, comment on s’affirmera.
Il pourrait sans doute arriver qu’on choisisse l’hypnose par une forme de
paresse, dans l’illusion que le changement que l’on attend s’imposera par la
volonté d’un autre, sous l’effet d’une influence à la fois bienveillante et
toute-puissante. Mais si la vie change, et que change la constellation des
relations familiales, amicales ou professionnelles, c’est bien qu’on l’aura
voulu, c’est-à-dire qu’on aura fait en sorte de ménager en soi cette
disponibilité sans laquelle il n’y a pas de différence possible. Il n’y a jamais
que de la co-thérapie.
La note d’après

« Il nous arrive de nous sentir perdus, alors que ce


n’est jamais le cas. Perdu par qui ? Que se passe-t-
il réellement, en cet instant, en dehors de l’histoire
que nous sommes en train de nous raconter ? Tout
se trouve bien à sa place, exactement comme cela
doit être. »

Dogo Barry Graham, La Vie après l’ego

Notre vie est déterminée par la manière que nous avons d’être attentifs à
certaines choses plutôt qu’à d’autres. Où nous portons notre attention est
une clé de notre histoire. Que regardons-nous, et que voulons-nous ne pas
voir ? Que choisissons-nous d’entendre ? Qu’avons-nous appris à
considérer comme important, ou utile, ou heureux ? Le monde que je
connais, celui que je construis autour de moi à chaque instant, celui que je
fais advenir et que je prolonge par mes actions jour après jour, dépend de
l’orientation que je donne à mes sens, de ce à quoi je choisis d’être attentif.
C’est pour cela que le travail thérapeutique vise toujours, à un certain degré,
à modifier ce focus, ce qu’une personne met au premier plan, et tout ce qui
lui appartient et qu’elle ne voit ou n’entend plus : les paroles
d’autodépréciation qu’elle glisse si souvent dans ses phrases, par exemple,
et qui suggèrent à ses interlocuteurs le peu de valeur qu’elle s’accorde.
On a vu que l’induction hypnotique s’obtient par une certaine diversion
de l’attention, ce qui peut se traduire par un vécu transitoire de confusion,
parfois de vertige. La confusion n’est pas l’hypnose, mais les deux ont
partie liée. En suggérant que la personne hypnotisée contemple sa main qui
s’immobilise en l’air, qu’elle s’intéresse à une sensation de chaleur ou de
fourmillement dans son corps, en lui demandant de « sentir le silence » ou
d’« entendre le son d’une couleur » ou n’importe quoi d’autre qui lui
viendra à l’esprit dans ce genre, et par son silence même, l’hypnotiseur
offre au sujet la possibilité de s’évader de son mode habituel
d’appréhension de la réalité pour s’établir dans un espace de perception
différent.
Il s’agit de créer un décalage par quelque moyen. Cela pourra s’obtenir
en enchaînant des propositions apparemment sans lien logique et qui
s’emboîtent comme si elles découlaient les unes des autres. Une manière de
créer un trouble serait de multiplier les négations dans des phrases qui ne
disent pas ce qu’elles ne veulent pas ne pas dire, à moins que ce ne soit le
contraire, et il arrive que l’opérateur s’y perde lui-même, ce qui n’a pas
vraiment d’importance, puisqu’en se perdant il permet à l’autre de se perdre
aussi, ce qui peut rappeler le plaisir que l’on trouve parfois à s’égarer dans
une ville que l’on croyait connaître, pour y découvrir ce que l’on
n’imaginait pas. Vous me suivez ? Peu importe au fond. Les phrases de
l’hypnose tissent quelquefois un labyrinthe sans gravité, qui échappe à
l’entendement, en les écoutant on voudrait parfois faire une pause pour
remettre les choses dans l’ordre, mais comme cela ne semble pas possible,
que les paroles continuent, on trouvera reposant de laisser tomber le besoin
de comprendre, on lâchera le fil trop serré du sens commun pour
s’abandonner, et découvrir que l’imaginaire suit sa propre voie tandis qu’on
plonge dans une expectative et qu’on s’en remet au sentir. La sensation : ce
qu’il y a de plus sûr quand les mots se dérobent ou semblent ne rien vouloir
dire de précis.
L’approfondissement de l’hypnose tire parti de multiples propriétés du
langage que l’on tend à négliger dans la vie courante, son pouvoir
d’évocation, sa puissance de suggestion et d’invocation, qui repose autant
sur les mots choisis que sur leur agencement, leur répétition, leur
respiration, leur accentuation, certaines formes syntaxiques déroutantes,
mais aussi la voix, sa vibration.

Si l’indécision, que nous pouvons tous connaître, est un balancement


entre des choix possibles, la dissociation dans l’hypnose conduit à une
confusion d’un ordre supérieur. C’est ce qui en fera un passeport pour le
pays de Serendip : puisque son postulat est qu’il faut supporter de se perdre
– et accepter de s’éprouver perdu – pour espérer se trouver à nouveau. C’est
à l’occasion d’un mélange, d’un désordre des sens, que peuvent émerger
des motifs inaperçus, comme autant de pistes à suivre pour nourrir son
imaginaire et inventer la suite de sa vie.
Roustang, avec son solide bon sens : « Tout ce que je peux dire, c’est
que, dans ma pratique, c’est en faisant taire le souci de comprendre, en
faisant même s’éteindre la pensée explicite, en se laissant aller à la
confusion que l’on découvre une autre intelligence des êtres et des choses.
Ce n’est qu’un passage, mais un passage à renouveler sans cesse. Les gens
intelligents qui restent cramponnés à ce qu’ils ont déjà compris finissent par
ne plus rien comprendre à rien (1). »
Personne, sans doute, n’aime avoir l’impression de se perdre, et pourtant
il est possible de goûter la confusion, cet état sans conclusion, pour peu
qu’on se convainque qu’il ne s’agit pas seulement d’une obscurité à
traverser, d’un brouillard à dissiper au plus vite, mais d’un état propice à
faire émerger de nouvelles configurations. Pour s’orienter, commencer par
se désorienter. Pour trouver un équilibre nouveau, accepter le vertige. Pour
repérer la trace discrète d’un chemin que l’on pourrait suivre, lâcher ce que
l’on croit savoir, ce que l’on pense connaître, laisser s’évaporer la peur de
ne plus s’y retrouver. Admettre qu’il n’y a de route que celle que l’on trace
malgré soi dans l’instant qui passe.
Comme l’a dit Antonio Machado :
Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur il n’y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant
Le chemin se fait en marchant
[…]
Voyageur ! Il n’y a pas de chemin
Rien que des sillages sur la mer.
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer.

La confusion, c’est se fondre avec. C’est bien parce que tout se confond
que tout peut se re-composer. Vue de Cartésie, la transe brouille les limites.
Elle pose d’insolubles problèmes de frontières par sa manière de faire
résonner le corps et l’esprit, l’intelligence et le geste, la raison et
l’imaginaire. On assimile volontiers l’hypnose à une déconnexion, en tout
cas je l’entends souvent. Mais ce n’est qu’une convention, et l’on pourrait y
deviner, tout aussi bien, un ancrage. Un ancrage dans le tout-sentir de
l’instant. L’hypnose apparaît ainsi comme cet état fugace où tout peut être
é-changé. S’y invitent des idées longtemps caressées, qui pourront prendre
corps – ou s’évanouir pour de bon. Elle ne garantit pas le changement : elle
est une voie que l’on peut emprunter pour le rendre possible. Un sol fertile
pour les transformations.
Ainsi que l’écrivent Pascal Rousseau et la chorégraphe Catherine
Contour, « Le processus hypnotique se rapproche à bien des égards du
processus de création. Plus qu’un enchaînement logique, préétabli et
planifié, il suit un mouvement erratique dans lequel intuition et
improvisation sont des vecteurs essentiels. Un vecteur vers quelque chose
qu’on ne sait pas encore et qui laisse le temps à son cheminement de se
préciser, pas à pas, par étapes successives, laissant ouverte la possibilité de
la bifurcation (2). »
Une maxime chinoise encapsule dans une image parlante ce mouvement
d’avancée incertaine que l’on essaie de décrire : Traverser la rivière en
tâtant les pierres (3). Qui ne se souvient d’avoir un jour franchi un cours
d’eau à gué, en prenant appui avec difficulté sur un lit de pierres instables ?
Il faut à chaque pas assurer son équilibre avant d’engager le pas suivant.
Quand l’eau est trouble, ou profonde, le pied est seul maître et guide de la
progression, il est au contact, c’est lui qui sent, donc qui sait. On pourra
former des plans sophistiqués pour atteindre l’autre rive, mais en fin de
compte, l’avancée ne se réalisera que par cette humble progression, à partir
du sentir qui conditionne la prise d’élan et l’enjambée suivante. Ce
traverser la rivière en tâtant les pierres dit que notre voie s’invente moins à
partir d’un dessein général que d’une succession d’appuis et de paris, au
plus proche des conditions rencontrées, et de nos capacités du moment.
L’hypnose n’est peut-être que cela, une façon de fermer les yeux de temps à
autre, pour percevoir différemment le rapport au milieu, l’environnement
dont on participe, sentir et « intuiter » les points d’appui qui vont permettre
de cheminer et d’inventer la note d’après.

De l’intuition à l’action, pour se mettre en mouvement, il y a toujours


besoin d’un appui. Pour filer sur l’eau il faut au voilier une prise au vent, et
à l’avion, une portance. Pas de sprinter qui pour bondir sur la piste ne doive
d’abord se caler dans les starting-blocks. Tout mouvement naît d’une assise,
donc, paradoxalement, d’une immobilité.
Le premier geste serait donc de sentir où l’on est, le sol que l’on a sous
les pieds. Refaire base. S’absorber dans la situation. Laisser le corps
s’installer et accueillir les émotions qui l’agitent, quelles qu’elles soient.
C’est l’inévitable point de départ. Non pas se distancier de ce que l’on vit
par la mise en mots, par l’examen et l’analyse, mais au contraire tout
prendre, tout embrasser, sans discriminer. « Celui qui n’embrasse pas ses
contradictions, il se rétrécit », dit le maître zen Deshimaru. L’état
hypnotique figure cet embrassement, ce sentir large. Non pas le panorama
que l’on aurait sur un paysage depuis un sommet, non pas un regard
supposément « objectif » ou « rationnel » (des mots fréquemment
prononcés pour se rassurer), mais une attention ouverte, à partir d’une
présence minimale, animale, momentanément délestée de l’ego. Au prix de
cette pause au milieu même du chaos dont on prétend se défendre, la transe
permet parfois de reprendre pied, un geste de vie, de survie, de rebond, petit
pas ou échappée belle. Tel est le pouvoir qu’on rappelle sous hypnose
(Roustang). À l’instant où l’on s’absorbe dans ce qui y est, comme ça est,
autre chose se propose, une amorce. Pas l’invention de l’ingénieur ou de
l’innovateur (ou peut-être cela aussi) mais quelque chose qui modifie notre
accordage au monde et rende la répétition obsolète.
Un appui, je crois que c’est ce que l’on vient chercher quand on
consulte : une alliance que l’on espère suffisamment solide pour pouvoir
engager, avec cette aide, le virage que l’on pressent. Un autre qui puisse
être le témoin sans jugement de notre confusion ou de notre impuissance.
Car il n’y a pas à tortiller, disait ma grand-mère : pour remettre de l’ordre
dans sa vie (cœur, énergie, plaisir) on ne peut que commencer par le
commencement, c’est-à-dire s’installer au milieu de ce qui semble, à tel
moment, son insupportable désordre. C’est la condition pour se re-poser, se
poser à nouveau. Cesser un instant de s’agiter, cesser de vouloir
« résoudre » le problème qui occupe, mais prendre les choses au plus
proche, comme elles sont, tout entières, le problème avec tout le reste, les
aborder avec cet esprit du débutant que chérissent les adeptes du zen.
L’hypnose rend attentif aux prémisses du changement, à ce qui est en
devenir, à l’action qui n’a pas encore choisi sa forme. Elle donne à entendre
certaines infrabasses généralement inaudibles. Elle rejoint cette idée très
présente dans le taoïsme (4) que plutôt que forcer les événements, nous
faisons mieux de cultiver une disponibilité – c’est-à-dire la disposition du
corps et de l’esprit qui permet à une action spontanée, « fraîche », directe,
de nous traverser. Philosophie pragmatique d’une hypnose envisagée
comme état-ressource (de créativité, de spontanéité, d’initiative), toujours
disponible, mais toujours à rappeler lorsqu’il est besoin.
Cette diplômée d’une école prestigieuse se plaint de fondre en larmes et
de devoir quitter les réunions lorsque son chef élève la voix et critique son
travail. Quand l’émotion la submerge, elle se déteste de ne pas savoir faire
face, de n’être pas capable d’afficher une poker face qui montrerait qu’elle
a la peau dure et encaisse sans broncher. Elle ne supporte pas la confusion
qui s’empare d’elle dans ces moments-là, et fait d’elle cette petite fille au
milieu des adultes. En revivant la situation qui la désole, elle perçoit son
émotion comme une énergie puissante, et sa honte d’être la fille qui pleure,
comme celle de son père, figure écrasante (elle est issue de la même grande
école que lui) qui lui a intimé de ne jamais montrer ses émotions. Je lui
demande de laisser la situation se prolonger par elle-même, du cœur de
cette confusion dans laquelle elle se trouve. Après un long moment un
sourire libère son visage quand elle s’imagine pleurer tout à son aise et voir
son patron lui abandonner le terrain, chassé par l’inondation de ses larmes.
« Lorsque le peuple des névrosés s’est enfermé dans la répétition de ses
erreurs, quand il s’obstine à répondre aux nouveautés de sa vie par les
mêmes recettes éculées, il faut bien l’inciter non pas seulement à voir les
choses différemment, mais à […] refondre le système des relations à partir
d’un nouveau centre et d’une nouvelle force, trouver la source d’une
puissance qui renverse l’ordre ancien et en provoque un nouveau. »
Comment je fais maintenant, avec qui je suis, avec ce qui m’arrive, là où
je suis, dans ce contexte-là. Telle est l’équation.
L’acte qui s’ensuivra est déjà tout entier dans l’appui, comme l’arbre est
en puissance dans la graine.
Prendre place

« Être à sa place, c’est supporter que


l’environnement puisse être rapporté à nous, que
nous prenions forme en fonction de lui et qu’il
prenne forme à notre égard. »

François Roustang

J’ai toujours admiré l’équilibre des chats. Gamin, il m’arrivait d’en


lancer de toutes mes forces, le plus haut possible au-dessus de la pelouse,
curieux d’observer le coup de reins violent par lequel ils se rétablissaient
dans l’air, leur vitesse et leur équilibre incassable, leur atterrissage
impeccable (1).
Est-ce que les chats se questionnent pour retrouver leur axe ?
Quand on est dans l’incertitude, le doute, dans l’entre-deux douloureux
de la dépression, impuissant devant la distance qu’elle creuse avec le
monde, il reste à choisir une orientation différente, à inventer un autre
rapport aux choses. On ne peut y parvenir par surplomb, depuis un regard
déporté sur soi-même qui chercherait seulement à comprendre ce qui se
passe, ce qui s’est joué, ce qu’il a manqué, ce qu’il n’aurait pas fallu faire.
Comprendre, expliquer, est facile. Après coup, on décèlera mille erreurs,
mille fautes, mille circonstances particulières qui expliquent ceci et cela.
Est-ce que l’on avance beaucoup de procéder à cette énumération ?
Pourquoi ce qui est arrivé est arrivé ? Question passionnante, rhétorique,
indécidable. Et combien elle obsède ! Notre époque est friande de procès
anachroniques. Juger les actes passés à la lumière des valeurs du présent ne
mène nulle part. On n’y gagne rien, et ça embolise. Chercher la faute, la
sienne ou celle des autres, est un sport déprimant : on gagne à tous les
coups.
Nos névroses sont des plis de l’âme qui témoignent d’un geste
initialement créateur : quand on a rencontré l’insupportable,
l’incompréhensible, l’injuste, on a fait comme on a pu, on a colmaté, ou
compensé, on a fait en tout cas avec ce qu’on avait sous la main. On a érigé
des défenses, des contre-feux. Du mieux qu’on pouvait. Il n’y a pas de
regret à avoir. Plutôt que de chercher à déterrer ces vieilles racines, on
devrait se préoccuper de cultiver notre terrain pour y semer de plus
aimables sentiments. Partir donc du présent. De là où je suis. De l’endroit
où je me place dans l’écheveau des contraintes et des limitations de ma vie.
Comment je me situe ? Quel poisson suis-je aujourd’hui dans l’eau de mon
écosystème ?
Quoi qu’il soit advenu par le passé, à l’heure du prochain pas, la question
pratique est : je fais quoi ? Je fais quoi maintenant ? Que signifie, là où j’en
suis, avec ce que je suis, le corps que je suis, la vibration que je porte,
choisir la vie ?
C’est la question de Roustang.
Comment être ce chat qui retrouve son assiette par un mouvement qu’il
n’a pas pensé ?
Ce n’est pas une question.
Maintenant. Faites.

Et voilà que du fond de l’hypnose, une réponse vient de la forme, de la


place qui se prend. Voilà ce qui vient. La place concrète que mon corps
adopte en cet instant. Sa densité. Son entièreté. Sa manière de prendre un
certain espace d’une certaine façon dans le siège qui l’accueille, ou la
manière qu’il a de se tenir debout, ou de pencher, ou de ne pas tenir en
place, et de se lever pour prendre l’espace et marcher, et regarder, et voir.
Comment laisser glisser la peur de mes épaules comme un vêtement qui
ne sied plus, pour sentir ma poitrine au vent du large ?
Comment, c’est à vous de voir. Faites.

Un joueur de tennis est à sa place quand il sent que sa balle part bien.
Cela seul témoigne qu’à chaque seconde, à chaque déplacement et chaque
appui, il est au bon endroit, et dans le tempo : la trajectoire et l’effet de la
balle qui bondit, ce qu’il en perçoit par l’œil mais aussi par l’ouïe (le bruit
qu’elle produit, la vibration de l’air), sa position relative sur le court, celle
de l’adversaire, la zone qu’il vise par sa frappe, son état de relâchement ou
de tonus, le jeu des muscles, le sentiment de confiance, de facilité ou de
plaisir, etc. Tout un contexte est actif en lui. Son geste, ancré dans la
mémoire du corps par la répétition à l’entraînement, est moins le produit
d’une volonté précise que celui d’une intention incarnée dans le
mouvement.
Mihaly Csikzsentmihalyi décrit le flow comme cet état dans lequel
l’action nous absorbe au point que tout « l’environnement semble
s’estomper alors même qu’on y est parfaitement connecté (2) ». Que notre
joueur de tennis, si peu que ce soit, commence à se regarder jouer, qu’il lui
vienne de juger sa frappe en même temps qu’il la produit, ou de considérer
l’image qu’il donne ou voudrait donner au public, il se coupe, il sort de sa
transe, et se désunit.
« Tant qu’on peut éviter de nommer ce par quoi ou ce en vertu de quoi
nous agissons, nous restons unis dans l’action, en demeurant sous
l’influence de quelque chose d’incompréhensible ou d’indescriptible. Alors,
comme l’animal, nous ne sommes pas dissociés, nous agissons d’un seul
tenant (3)… »
On ne peut jamais tout analyser et prévoir, ce serait à devenir fou. Ce que
nous cherchons, c’est le mouvement qui se déroule en quelque sorte de lui-
même, inconsciemment, naturellement. L’état d’hypnose, c’est être un corps
réassocié dans ses relations, dans son milieu, non séparé du contexte,
engagé dans son action.
La proposition de prendre toute sa place, ici et maintenant, de laisser son
corps trouver par lui-même son confort, est une façon déjà de prendre (ou
reprendre) une certaine place qui s’accorde à ce moment de
l’existence. L’individu humain n’est pas bouclé sur lui-même, monadique,
étanche et suffisant. Il est indissociable de ses relations, de toutes ses
dépendances, tout ce qui conditionne ce qu’il est, et ce qu’il peut. La place
que je tiens coïncide-t-elle avec ma puissance d’agir ? Cette place est-elle
celle que je pense devoir tenir ou la place de mon devenir ?

À propos de place. Je garde un vif souvenir de la rencontre avec G. qui


deviendrait mon vieux maître. Je connaissais dans ma vie une période
douloureuse et confuse. Le nom évoqué par une amie, la certitude qu’il
fallait faire quelque chose, j’avais pris rendez-vous. Quand je quittai son
cabinet, le monde n’était plus le même. Dans le grand hall de la station
Montparnasse, où se croisent d’interminables tapis roulants sous une voûte
de lumière jaune, je vis tout plus lumineux et précis, les visages des
voyageurs me semblaient transfigurés, incroyablement vivants, comme si
j’avais soudain accédé à quelque lieu sacré de mon être. Mystère de la
relation. Je sus que j’étais arrivé quelque part, et que j’y étais à ma place.

Il n’est pas rare qu’une difficulté sur laquelle on bute, qui semble
dépendre d’une cause tout à fait extérieure à soi (et donc se trouver hors de
portée de notre volonté), se résolve par le seul glissement de notre
disposition. Voilà une entrepreneure désorientée par l’hostilité que lui
manifeste depuis quelque temps son associée, qu’elle considère comme son
amie. Elle n’en dort plus, ne sait plus comment rétablir un dialogue devenu
impossible. Elle s’obstine à croire que cette relation est encore fructueuse,
alors que les faits indiquent le contraire, mais tout en observant ce hiatus,
elle n’arrive pas à se faire une raison. Elle est à deux endroits en même
temps, et paralysée. Elle dépose cela dans le chaudron des problèmes, le fait
fondre comme un métal, avec ses mains en fait un alliage puis une sculpture
qu’elle dépose dans un lieu de son rêve. Quand, peu de temps après, son
associée modifie sa position sur le sujet de leur désaccord, elle s’en étonne.
Mais c’est une loi systémique qui ne souffre aucune exception : dès que je
change ma perception de la situation, je change « la situation ». Parfois, on
croirait que la nouvelle configuration n’a attendu que cela pour advenir :
que l’on ait soi-même bougé. L’essentiel sans doute est de quitter la
position figée. Le mouvement a créé une ouverture, et par cette ouverture,
quelque chose est advenu, une différence s’est faite.
Un commandement de l’hypnose pourrait être celui-là : plutôt que
vouloir résoudre un problème, laisse la solution te trouver. Attendre pour
que la vie change. Attendre vraiment. Attendre : faire confiance à ce qui
vient. Il vient toujours quelque chose.
« Il est tentant de croire que plus de maîtrise égale plus d’efficacité. C’est
faux : plus on maîtrise, plus on croit à son propre pouvoir de maîtrise ; et
plus on y croit, moins on est conscient de ce qu’on ne maîtrise pas (4). »
L’illusion d’être en contrôle est aussi trompeuse qu’exténuante. L’hypnose
ne cherche pas une maîtrise, mais à permettre de se situer au cœur de
l’écoute. Son pouvoir-changer commence par un pouvoir-lâcher. Sa
puissance est une possibilité, une potentialité, dépourvue de forme, donc en
capacité de les prendre toutes, une énergie qui s’actualisera dans l’action.

Sentir, ressentir, percevoir. Une manière de se fondre au point de


l’interrogation, jusqu’à ce que quelque chose choisisse. Il est déroutant de
s’entendre demander d’attendre que la vie change. On est à la limite du
scandale : qu’un chemin puisse se dessiner à partir d’une absence
d’intention, d’un défaut plutôt que d’un projet, d’un sentir plutôt que d’un
vouloir.
Après qu’une personne s’est située dans la transe au cœur de sa situation
de vie, on pourrait tout aussi bien lui demander ce qu’en pensent ses pieds,
vers où ils marchent. Quelle est leur direction ? Les pieds savent en général
où aller. (Crevons au passage cette illusion d’un cerveau dont l’intelligence
ruissellerait sur le reste de l’individu – on sait que le ruissellement est un
leurre, que l’intelligence n’est pas située : elle est de tout le corps, de tous
les organes : vous pensez vraiment que votre peau n’est pas intelligente ?)
François Roustang, à l’un de ses patients qui se disait perdu et se voyait,
dans l’hypnose, à une croisée de routes, proposa à celui-ci non pas de
réfléchir à celle qu’il lui fallait emprunter, mais de simplement attendre,
attendre jusqu’à ce qu’une des voies lui fasse signe.
Il suffit d’attendre. L’issue se proposera.

Une femme exprime son sentiment d’une charge de travail devenue


insupportable. Elle se sent seule à porter, épuisée par le devoir qu’elle
s’assigne. De la manière dont elle se tasse dans le fauteuil, dont sa tête entre
dans ses épaules, elle semble écrasée sous un poids. Après un moment, elle
se voit comme un cheval, et sur sa nuque pèse le licol qui l’attache à ses
responsabilités, à tout ce qu’elle prend sur son dos. On lui demande d’ôter
cette entrave. Elle la saisit de ses deux mains et la rejette. Encore, et encore.
L’image qui lui vient maintenant est celle d’un coursier au galop sur une
plage, la crinière au vent, jouissant du ciel et des vagues. Après la séance,
pendant quelques jours, à sa grande surprise, elle sentit sur sa nuque une
douleur, comme le pli marqué par ce harnachement qu’elle avait su ôter.
Des années plus tard, elle convoque encore dans ses rêves le cheval au
galop sur la plage, cette sensation de liberté.
« C’est la paresse de notre regard habitué qui nous voue à la répétition »,
écrit Roustang. Saurai-je me résoudre à risquer un geste qui soit le mien,
qu’il soit une caresse ou un lancer, qu’il leste ou allège ? Pas un fantôme de
geste, mais un geste qui tranche ou apaise. Un geste qui s’impose.

Je crois que toute libération survient au moment où quelque chose


tombe : une certitude, une croyance sur les autres ou sur soi, une certaine
façon de regarder la vie, ou de rejouer les choses. « Le jour où j’ai
résolument enterré ma jeunesse, j’ai rajeuni de vingt ans », écrit George
Sand dans une lettre à Flaubert. Quelque chose disparaît, se détache,
s’oublie, et la face du monde en est changée. Est-ce qu’on s’accomplit dans
les âges de la vie par soustraction de l’inutile, de l’encombrant, du déjà-vu,
comme le sculpteur opérant dans le bloc de matière brute retranche de
celui-ci des fragments, des éclats, jusqu’au dégagement de la forme
nouvelle ? Nous abandonnons sur le bord de la route des idées fixes, des
façons de faire, des désirs accomplis ou dépassés, les regrets et remords,
comme des mues de serpent. Le changement est une déprise. C’est elle qui
dégage un espace pour autre chose.
Quand l’existence est organisée autour d’un problème, ou de ce qui en
tient lieu, tout en procède, tout s’y rapporte. Il devient cet os à ronger, et qui
ronge. Est-on prêt à sauter hors de ce cercle ? Changer dérange. Va-t-on
défaire tant de liens qui attachent et de possessions qui possèdent ? On
prendrait le risque de surprendre – et de décevoir – un entourage habitué. Il
y a toujours un prix à l’affirmation de son désir. Parce que nos actes ne sont
jamais précisément calculables, agir est toujours une aventure (celle-ci
consisterait-elle seulement à cesser de faire quelque chose). Le réel échappe
à nos prévisions. En cassant sa coquille, le poussin peut-il imaginer un
monde qu’il n’a jamais vu, et ce qu’il va y faire ?

Parfois la nuit charrie des angoisses, déverse dans l’insomnie son


tombereau d’inquiétude, qui rétrécit l’univers jusqu’à en faire l’étroit
réceptacle de nos erreurs, le miroir grimaçant de nos insuffisances. On
ouvre un œil dans le noir : tout semble désaccordé, pénible, désespéré. Et
voilà qu’avec le jour qui se lève tout à coup les nuages quittent le ciel, et
l’agir semble alors d’autant plus léger et précis d’être né de l’épreuve
traversée et de ses turbulences. De la même manière nous attendons
qu’après le doute paralysant, vienne la décision qui nous prend (5). Ce sont
ces instants reconnaissables entre tous, quand d’un coup le paysage se lave
de sa brume et qu’une évidence se fait jour. Elle est là, et pas seulement
dans la tête mais dans le ventre, dans le hara. Alors tout devient simple, les
choses s’alignent. Peut-être que rien n’est acquis pourtant. Peut-être que le
travail ne fait que commencer, et qu’on a devant soi un chantier immense.
Mais peu importe. Une orientation est trouvée, la boussole s’est alignée sur
un cap. Un pan entier d’adversité disparaît, comme au théâtre un décor qui
s’escamote. La souffrance était un défaut de cohérence, de centrage. En
agissant, ou parce que quelque chose en nous a agi, sans que l’on puisse
toujours en repérer le fil causal ni la mécanique, un équilibre différent s’est
établi. On n’est pas plus fort. On est à sa place. Acteur.
Lâcher prise n’est pas lâcher l’affaire, c’est arriver au point de sentir que
« l’affaire » n’est pas, ou plus, celle que l’on croyait. C’est un geste de
discernement. À tout moment on peut poser son fardeau à terre, exactement
là où l’on est, et l’abandonner sans remords. « L’être humain peut modifier
sa vie à chaque instant », dit Roustang. Encore faut-il avoir le courage de
s’aventurer vers d’autres îles.

On prend toujours un risque à remettre en cause le confort d’une position,


même bancale – puisqu’on s’y est habitué. On s’habitue à tout. Est-ce que
se mettre en mouvement suppose de grands efforts ? Les efforts sont
rarement la solution. En général ils indiquent plutôt le problème. D’ailleurs,
à quoi reconnaît-on qu’un changement n’est pas encore possible ? À cette
personne qui veut redoubler d’efforts pour régler sa difficulté.
Il faut de l’audace pour s’affirmer. Et c’est l’audace qui économise notre
énergie – quand le maintien du statu quo épuise. Devant cette personne qui
suppute, soupèse, s’interroge, tourne autour du pot, je sais que malgré ce
qu’elle en dit, malgré ses entrechats, sa décision est prise. Elle le manifeste
de mille façons. Simplement, elle ne le sait pas encore. Ou peut-être ne
parvient-elle pas à se résoudre à tout ce qu’implique sa résolution ? Que
puis-je dire ? Elle semble incapable encore de se hausser au diapason de sa
propre audace. On peut rester ainsi longtemps en dessous de la main.
L’hypnose est une manière d’ajuster nos horloges, de se resynchroniser.
Cette femme, terrorisée par la perspective de voir sa fille s’éloigner d’elle
et faire sa propre vie, lui fait vivre un enfer. Elle en est consciente, s’en
veut, mais ne peut s’en empêcher. Elle parvient à lâcher quelque lest
simplement de regarder pendant de longues minutes son poing lentement
s’ouvrir, ses doigts comme les pétales d’une fleur, ou les mâchoires d’un
piège que l’on désamorce. Elle revivait le jour où elle avait ramassé sur le
carrelage d’une véranda un moineau assommé d’avoir frappé la verrière.
Elle l’avait tenu quelques instants dans le giron de son poing, avant d’ouvrir
la main et de voir l’oiseau, remis de son étourdissement, s’envoler – la
quitter.
Une autre, se plaignant d’aller toujours au-devant du désir d’autrui au
détriment de ses propres intérêts. Les histoires qu’elle apportait finissaient
toujours en psychodrames, en crises qu’elle s’épuisait à essayer de calmer,
prenant toujours plus que sa part de la résolution des choses. Il fallait
toujours qu’elle se sacrifie. Elle s’en voulait de ne jamais savoir mettre un
terme à des relations qu’elle savait déséquilibrées, où elle ne trouvait pas
son compte. Elle avait eu ce geste furtif dans la conversation, du tranchant
de la main, à travers l’air, qui réalisait cela qu’elle ne parvenait jamais à
s’autoriser : couper. Couper avec les importuns et les profiteurs. Passer à
autre chose. Elle le répéta, en y mettant tout ce qu’elle avait. Trancher. Elle
n’avait besoin de rien d’autre.
L’hypnose offre de mettre tout son poids dans un certain geste, un geste-
levier. On parle de ses propriétés idéomotrices pour décrire le fait que dans
la transe un certain mouvement puisse modifier une pensée ou une
croyance, comme par l’effet d’une métaphore inversée. Porteur d’intention,
ou chargé d’une dimension symbolique, il pourra parfois modifier les
ressorts cachés d’une habitude ou d’un comportement. Sans prévision
possible, cependant, et sans se piquer d’épingler l’affaire au tableau des
explications. Il faut juste faire. On verra peut-être alors une personne
bossue se redresser, un nœud de nerfs se défroisser, un visage terne s’ouvrir,
rayonner, un corps se réunir et respirer.

La mémoire est une glaise infiniment malléable d’intelligence et


d’émotion, qui peut se modeler et se remodeler à tout âge, dont on peut
colmater parfois une blessure comme l’artiste du kintsugi, qui restaure la
porcelaine brisée en révélant-sublimant ses fêlures avec de l’or.
Cette femme attribue sa fragilité d’adulte au deuil manqué de sa mère,
deuil escamoté, rendu impossible à l’enfant qu’elle était par les paroles
qu’on lui a adressées alors (« Ta mère est montée au ciel ») et qui l’ont
rendue folle de confusion pendant des années de dérive adolescente et
d’automutilation, comme à la recherche éperdue d’un point d’accroche au
monde face à la béance de cette mère céleste et surplombante. Elle pourra
s’adresser à la petite fille qu’elle était, l’entendre, la rassurer, apaiser la
plaie jamais calmée, son inexpiable culpabilité.
Dans la mémoire de notre corps sont engrammés les chocs, les
souffrances – et aussi tout notre ressort.
Cet homme se dit, dans son travail, à la merci d’une « brochette de
psychopathes » qui peuvent l’évincer du jour au lendemain. Il est pris dans
une tenaille. Le confort auquel il a habitué sa famille dépend de son salaire :
train de vie luxueux, coûteuses études de grands enfants, vacances à l’autre
bout du monde, dépenses compulsives de son épouse qu’il encourage. Mais
il serre les dents pour conserver son poste, avale les humiliations, compose.
La conception qu’il se fait de son rôle de « chef de famille » lui interdit de
partager avec ses proches les difficultés dans lesquelles il se débat.
Demander la compréhension de sa femme et de ses enfants est au-dessus de
ses forces, il aurait le sentiment de déchoir. Il trouve le soulagement en
revivant un de ses âges clandestins, une époque dont il se souvient comme
d’une « parenthèse enchantée » vécue trente ans plus tôt, à la fin de ses
études, quelques mois idylliques pendant lesquels – chose unique dans son
existence, lui semble-t-il – il s’est senti libre de toute pression, de tout enjeu
de travail ou de famille, dans le vent. Il demeure ainsi un long moment
allongé à se désaltérer à cette source, quoi qu’il décide ensuite de faire.
Une écologie de l’hypnose ?

« … car pour imaginer des façons de vivre dans


un monde abîmé, il faut avant tout recréer les
conditions d’une perception élargie. C’est
l’élargissement qu’il y a à habiter, c’est dans
l’élargissement que l’on a à bâtir (1). »

Marielle Macé, Nos cabanes

Tout changement est par définition un geste d’adaptation. Mais ce mot –


s’adapter – en vient parfois à dissimuler, sous couvert d’agilité ou de
résilience, la promotion d’une forme d’auto-contrôle épuisant, un forcing
desséchant. Prends-toi en main. Organise-toi. Donne la priorité aux
priorités. Va vers ton rêve. Le candide éloge du volontarisme que l’on
croise ici et là, dans son positivisme, raconte une histoire à dormir debout,
en tout cas bien incomplète : l’être humain n’est pas cette créature sans
ombre ni gouffre, sans histoire ni relief, menée seulement par un projet
d’aspiration au « bonheur ». Nous ne sommes pas si simples et prévisibles
que cela. Il ne suffira pas d’un zeste d’autodiscipline pour remettre les
pendules à l’heure, et notre moi, s’il s’est égaré, dans le droit chemin.
S’adapter ne vaut guère si cela consiste à tenter d’apprendre aux gens à
supporter les pressions sociales sans en interroger les fins. L’hypnose
n’échappe pas plus que d’autres aux idéologies du moment, au rêve de
performance ou de normalité. Comme toute pratique, elle ne vaut que par
qui la pratique, à quelle fin.
J’ai été frappé, relisant d’une traite, dans l’hiver 2019-2020, l’œuvre de
François Roustang (et sans imaginer alors que cette lecture ferait germer le
désir de partager les réflexions que vous lisez) par sa manière d’inscrire
l’hypnose dans une écologie, de décrire la transe comme l’heuristique qui
permet d’ajuster sa place dans le « tout » qui compose nos vies, jour après
jour, instant après instant. De fait, soigner le monde – le vôtre, le mien –
consiste seulement à inventer de l’harmonie à sa mesure, là où l’on peut, à
cultiver une relation stimulante, de plaisir et de curiosité pour la vie, pour ce
qui relie les systèmes dont nous sommes, cercle familial, amitiés et
socialités diverses, mais encore et tout aussi bien le non-humain, le
terrestre, saisons, lumière, rythmes, choses et créatures.

Je me souviens, gamin dans un club de vacances, d’avoir accompagné ma


mère à un cours de yoga. Le groupe s’est installé sur une plateforme qui
flotte sur la mer, et nous entendons autour de nous le bruit du clapot. Tandis
que le soleil décline, j’observe avec une curiosité mêlée d’admiration le
barbu au look christique – années soixante-dix obligent – qui dirige les
contorsions de cette assemblée de femmes. Nous sommes allongés en
savasana, et il commence d’évoquer d’une voix envoûtante une connexion
avec l’univers, le ciel, la mer. J’entre illico dans une transe. Les yeux dans
le ciel pâle où s’effilochent quelques rares nuages, je contemple le vol
lointain d’une frégate qui plane imperceptiblement, virgule noire ponctuant
l’azur, et je m’applique avec la foi sans réserve de l’enfance à tout réunir
dans le grand ouvert. Est-ce que je sais alors que l’instant restera gravé dans
ma mémoire ?
L’extase, dit l’étymologie, c’est être « transporté en dehors de soi ». On
parle aussi du sentiment océanique – cette expression qui apparaît pour la
première fois dans une lettre de Romain Rolland à Freud, où l’écrivain
décrit cette « sensation de ne faire qu’un avec l’univers ». N’est-ce pas ce
que l’on aimerait connaître chaque fois que l’on s’arrête pour contempler un
coucher de soleil, ou qu’on s’assied sur un rocher pour assister à l’assaut
des vagues à la marée montante ?
On devine, dans le ravissement contemplatif, la dimension d’une
hypnose. Les arbres, on le découvre à mesure qu’ils déclinent, ne sont-ils
pas les meilleurs hypnotiseurs ? Vivre un bain de forêt, se perdre dans les
variations infinies de la verdure, ses nuances de lumière et de couleurs,
suivre des yeux le mandala des écorces, des nœuds, des mousses, l’énergie
impavide des troncs, le ploiement des frondaisons dans l’air chargé de
sylphes et de senteurs, tout cela ranime en l’être humain un commensalisme
millénaire. L’ancien hôte des forêts s’y trouve connecté à un étrange
familier, il se découvre habité par la part sauvage d’une intelligence
ancienne.
Puis-je risquer une utopie, au moment de clore ce voyage en hypnose ?
Alors que l’on observe avec une certaine incrédulité la transformation
radicale de notre milieu de vie provoquée par les activités humaines, il me
semble que cette situation s’impose nécessairement comme le fond sur
lequel doit se développer toute réflexion prospective. L’anthropocène
décape violemment notre illusion de toute-puissance en exposant un
enchaînement de causalités implacable, qui n’a rien, lui, d’illusoire.
Comment parvenir à s’éveiller du rêve moderne de l’expansion infinie et de
l’accélération sans limite ? Il nous faudra bien apprendre, au plus tôt, un
soin du monde, un toucher de la terre sans griffe ni éperon, un toucher
délicat, une caresse qui vienne apaiser la prédation et l’avidité. Or l’on voit
chaque jour que la raison ne suffira pas à engager cette métamorphose.
L’hypnose, par son paradoxe principiel (la saisie des choses à partir d’un
désaisissement), et par sa modestie même, son incertain tâtonnement,
modélise à son échelle la seule attitude à même de réaliser cette révolution
anthropologique que nous échouons chaque jour à engager. La transe, c’est
sentir la vie qui nous traverse. C’est se situer dans le réseau incarné de
toutes nos dépendances, non séparés du milieu dont nous sommes, êtres et
choses confondues. Si la tâche des générations qui viennent est d’inventer
un rapport soutenable – c’est-à-dire réaliste – au sol que nous foulons, au
végétal qui nous oxygène, à l’eau qui nous compose, elle devra en passer
par cette révolution de la perception qui recherche toujours qui se plonge
dans la transe de l’hypnose. Pourquoi pas, après tout ?
L’issue

« Il y a toujours une issue à condition de laisser les


choses belles venir à nous, de ne pas les affoler en
allant les chercher avec avidité, avec précipitation,
sinon elles s’enfuient (1). »

Christian Bobin

J’arrive à la fin de cette évocation dont je mesure le caractère improvisé


(j’aurais pu suivre tant d’autres chemins), me rassurant à bon compte de
songer que le propre de l’hypnose est de n’être pas bien rangée, de
beaucoup mélanger, de ne pas suivre le fil initial, de progresser par
impulsions et intuitions. Mais quelle est la boucle qu’il me faut maintenant
refermer, et comment le faire ? Je pense à François Roustang, au jour où je
l’ai rencontré. Parce que c’est là sans doute que l’aventure de ce livre a
germé, sans que je le sache. Tant d’années plus tard, il me semble avoir été
au bout d’une promesse non formulée, avoir mené au terme que je pouvais
quelque chose qui s’est ouvert en sa présence, même si je ne sais pas dire au
juste quoi.
Je peux tout au plus en dire la circonstance. J’étais attablé ce jour-là au
Cavalier bleu, qui fait face au Centre Pompidou. Je me souviens que c’était
une fin d’après-midi d’hiver, et qu’une grisaille humide prenait ses quartiers
sur Paris. Je lisais Il suffit d’un geste avec l’impression que chaque phrase
s’adressait à moi, qu’il y avait dans ce livre un secret viatique pour
s’arracher à l’inertie, et ouvrir quelque chose. Certains livres ont un pouvoir
magique. Je me suis dit qu’il fallait que j’en rencontre l’auteur.
Comment ai-je trouvé son téléphone ? Sans doute était-il dans l’annuaire.
J’ai composé le numéro. J’écoutais sonner en regardant la tuyauterie
colorée de Beaubourg à travers le voile de bruine. On a décroché. Une voix
a répondu, lente, profonde, peu engageante, qui ne pouvait être que la
sienne. Il ne voulait pas prendre de rendez-vous, son agenda était plein. J’ai
dit que je pouvais attendre le temps qu’il faudrait.
Trois mois plus tard, un après-midi encore, je me présente devant un
immeuble cossu de la rive droite. Il m’attend au fond de la cour pavée,
devant la porte de son bureau, au rez-de-chaussée. Il est aussi peu causant
qu’au téléphone. J’entre dans une pièce qui me paraît immense : une
vingtaine de chaises et fauteuils vides sont alignés contre le mur, qui
accueillent un colloque d’elfes et de fantômes. Au fond, du sol au plafond,
une immense bibliothèque.
Je ne sus pas dire pourquoi j’étais venu. Ma vie allait bien, rien de
spécial. Je n’eus pas la simplicité de lui avouer que j’avais simplement
voulu le connaître. Il s’installa loin de moi, dans l’angle le plus reculé de la
caverne, se saisit en s’asseyant d’un bloc qu’il posa sur ses genoux et d’un
crayon. Son visage était de pierre. Il m’avait désigné un siège de cuir, qui
me sembla peu confortable. Il posa quelques questions sur ce qui
m’amenait, auxquelles je répondis évasivement. Mon œil était attiré par un
livre dont j’apercevais la couverture colorée sur un rayon de la
bibliothèque. Un livre sur la danse, la geste de la danse. Des papillons
lumineux se mirent à danser devant moi, qui partaient maintenant vers le
ciel, qui cherchaient un endroit pour se poser et n’en trouvaient pas. J’ai
demandé à haute voix : « Je vois des étoiles devant mes yeux, est-ce que
c’est l’hypnose ? »
Je regardais la main posée sur ma cuisse. Ma main gauche. Aujourd’hui
encore, si je veux connaître une transe, il me suffit d’arrêter sur elle mon
regard quelques instants et d’investir sa présence. Je me sentais peser
comme un sac de sable dans le fauteuil trop mou. Je dis quelque chose à ce
sujet, une tentative de plaisanterie, quelque chose sur le fait de m’avachir,
de me laisser tomber, qui le mit soudain en colère. Il tonna, depuis l’angle
de la pièce. « Tout jugement est imbécile ! »
Au moment de le quitter, il se montra très prévenant. Ça va ? Oui oui ça
va, dis-je machinalement. J’avais besoin de prendre l’air. Je croyais que ça
allait, mais dans la rue je compris que je n’y étais pas. C’était la sortie des
bureaux. Des passants pressés filaient à mes côtés, me bousculaient. Je
marchais dans un coton, à deux à l’heure, j’entendais une voix au fond de
moi s’étonner de tant de lenteur. Dans le métro, je me posai sur un
strapontin avec des précautions d’octogénaire. Debout devant moi il y avait
un homme et sa fille. Elle tenait d’une main la main de son père et de
l’autre un ours en peluche. Les portes s’ouvrirent à la station suivante,
entrées sorties, dans la bousculade le doudou tomba de sa main. Le père
n’avait rien vu, maintenant sur le quai il entraînait l’enfant qui tournait la
tête vers le nounours, tendant son bras vers lui. La scène se déroulait devant
mes yeux comme un film au ralenti. Tout était gris, le métro, les gens, la
seule touche de couleur était l’ours rose qui gisait sur le plancher de la
rame, deux mètres devant moi. Un drame se nouait. Je voulus me lever,
attraper la peluche, vite la rendre à la fillette avant que les portes se
referment. Le signal du départ se fit entendre. J’étais comme dans ces rêves
où tout patine. Alors qu’un appel restait bloqué dans ma gorge, un voyageur
me devança, rendit l’animal à sa propriétaire, et le monde rentra dans
l’ordre.
Pourquoi cette sensation d’intensité ?
Ce qui vient quand on laisse venir, ce sont des images qui restent, des
émotions, des impressions. Je ne sais ce qu’elles veulent dire, mais je sais
maintenant que ça n’a pas tant d’importance que cela au bout du compte, le
sens que l’on voudrait donner aux choses : elles nous habitent et c’est assez.
Je ne crois pas que l’hypnose apporte des réponses, mais des énigmes,
pleines de vie, qui continuent longtemps après de résonner, de jeter des
éclats de lumière dans notre vie.
Pour cultiver l’hypnose comme on cultive une plante rare, à la fleur
discrète et capiteuse, il faut sans doute l’oublier. Le moment est venu, après
ce bout de chemin, de vous laisser retourner à la vôtre. L’hypnose abolit la
différence, et c’est pour cela que nous en avons besoin : pour l’expérience
de notre unité de vivant sans limite, sans frontière, toujours au bord d’une
nouvelle métamorphose. Vouloir la saisir, la figer, serait la perdre ; on
refermerait la main sur le vide. Il faut oublier l’hypnose – pour ne pas en
faire une performance à accomplir, un protocole à suivre, un but à atteindre.
Ne pas en faire une montagne ou un mystère. Mais qu’elle nous aide à
percevoir la sensation dans la plus petite des choses, et le plaisir à laisser
faire la vie.
L’hypnose se fond dans nos yeux, se dissout sous nos doigts. Il n’en
restera rien, elle est juste là.
Remerciements

Ce livre s’est écrit par la grâce du temps qui s’est ouvert devant moi au
printemps 2020, à la faveur d’un virus inconnu dont personne n’aurait pu
imaginer la réussite. La vie offre d’étranges détours.
Qu’il me soit permis de remercier David Bosc, à qui j’ai emprunté mon
sous-titre. La phrase entière, tirée de son livre Il faut un frère cruel au
langage (éditions Héros-Limite, 2020), est la suivante : « Ce qui vient
quand on laisse venir, je crois que ce sont des images. Le chien d’arrêt, en
nous, son attente attentive, fait lever des images. »
J’ai une pensée reconnaissante et amicale pour celles et ceux qui, venus
me confier leurs interrogations, leurs doutes, leurs chagrins et leurs colères,
m’ont accordé leur confiance au long de ces années. Elles et ils m’ont
appris toute la créativité et l’invention dont les humains savent faire preuve
quand les vents sont contraires, et qu’il s’agit de choisir, et de vivre.
Merci à Jacques Gorot, pour n’avoir cessé de me rappeler, au long de tant
de conversations, la puissance du rêve et de l’imaginaire.
Merci à Victor Simon, à Léonard Antony, à toutes celles et ceux qui
m’ont partagé avec une égale générosité leur façon de concevoir l’hypnose,
et initié à ses pratiques.
Merci à Mathilde Nobécourt, mon éditrice, pour sa patience, pour avoir
cru à ce projet et m’avoir encouragé à le mener à bien.
Merci à Lysiane, Coline et Maxime, pour leur soutien et leur patience
pendant l’écriture de ce livre.
Merci à ma mère, Danièle, pour sa lecture attentive.
Merci à tous les frères que la vie m’a donnés.
J’aimerais que mes mots, de ces héritages, et de ceux que j’oublie ou
passe sous silence, transmettent quelque chose.
Car la vie n’est pas vaine.
Notes

(1) François Roustang, Comment faire rire un paranoïaque, Odile Jacob, 2010.

Le pays de la logique floue

(1) Nietzsche, Considérations inactuelles, III, cité par Pierre Hadot in Éloge de Socrate, Allia,
1998.
(2) On utilise ce terme pour désigner un mouvement, le plus souvent de la main ou du bras, qui se
produit sans que le sujet hypnotisé en manifeste la volonté.
(3) Vincent Munier, éternel émerveillé, documentaire de Benoît Aymon et Pierre-Antoine Hiroz :
www.youtube.com/watch?v=lUJQRMeYFqM.
(4) Une idée que l’on doit à Thierry Melchior.
(5) Voir son excellente (auto)biographie par Isabelle Stengers et Didier Gille, Une vie de combats.
De l’antifascisme à l’hypnose, La Découverte, 2020.
(6) On pourrait citer le mana polynésien, qui a donné lieu à toutes sortes d’interprétations par les
ethnologues. Tobie Nathan rappelle qu’on décrit le mana comme « une force séparée, agissant par la
vertu d’une énergie propre » (in L’Influence qui guérit, Odile Jacob, 1994). Pour Marcel Mauss, « le
mana est d’abord une action d’un certain genre, c’est-à-dire l’action spirituelle à distance qui se
produit entre des êtres sympathiques. C’est également une sorte d’éther, impondérable,
communicable, et qui se répand de lui-même. Le mana est en outre un milieu ou, plus exactement,
fonctionne dans un milieu qui est mana. C’est une espèce de monde interne et spécial, où tout se
passe comme si le mana seul y était en jeu. » Lisant ces lignes, on ne peut pas ne pas penser au fluide
mesmérien. De fait, il est très probable que Mauss ait lu Mesmer. À propos du mana, Claude Lévi-
Strauss écrit « qu’il convient de se demander si nous ne sommes pas en présence d’une forme de
pensée universelle et permanente qui, loin de caractériser certaines civilisations, ou prétendus “stades
archaïques” de l’esprit humain, serait fonction d’une certaine situation de l’esprit en présence des
choses ». Cette formulation, « une certaine situation de l’esprit en présence des choses », pourrait
aussi constituer une définition de l’hypnose.
(7) François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Minuit, 1994, rééd. 2003.
(8) Présentation lors du colloque de la revue Hypnose & Thérapies brèves du 8 décembre 2019.
Plonger

(1) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque, op. cit.


(2) Cette méthode consiste à lever les yeux au ciel comme si l’on voulait regarder à travers le
sommet du crâne, à répéter à plusieurs reprises cette révulsion des globes oculaires, avant de fermer
les paupières et de se laisser glisser.
(3) On trouvera aisément certains extraits vidéo de séances d’hypnose réalisées par Milton
Erickson sur les plateformes de streaming usuelles.

Le rêve hypnotique

(1) Cette conception a évolué, et l’on sait aujourd’hui que le rêve est également présent dans les
phases de sommeil profond.
(2) L’hypnose est alors à manier avec prudence, notamment dans le cas de remémoration d’abus ou
de violences, parce que les questions et les suggestions (même inconscientes) de l’opérateur peuvent
créer de « faux souvenirs » notamment chez des personnes soumises à de fortes pressions
psychologiques.

Tout jugement est imbécile

(1) Article de Milton Erickson dans l’Encyclopedia britannica.


(2) En moyenne, les Français dorment une heure à une heure trente de moins qu’il y a
cinquante ans (source : Bulletin épidémiologique hebdomadaire du 12 mars 2019).
(3) Giorgio Agamben, Création et anarchie. L’œuvre à l’âge de la religion capitaliste, Rivages,
« Bibliothèque », 2019.

L’éther de Mesmer

(1) Franz-Anton Mesmer, Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal, 1781.
(2) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
(3) Évaluation de l’efficacité de la pratique de l’hypnose, INSERM 2015 :
www.inserm.fr/sites/default/files/2017-
11/Inserm_RapportThematique_EvaluationEfficaciteHypnose_2015.pdf.
(4) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
(5) En 1924, Sigmund Freud in Résultats, Idées, Problèmes, II.
(6) Qu’est-ce que l’hypnose de François Roustang, entretiens de F. Roustang avec Léonard
Anthony, Flammarion/Versilio, 2019. François Roustang avait constaté de tels phénomènes
d’imprégnation inconsciente, à la fois comme analysé et comme analysant.
(7) Léon Chertok, L’Hypnose. Théorie, pratique et technique, Payot, 1989, rééd. 2019.
(8) Ibid.
(9) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
De Lacan à Erickson

(1) Dans son Discours de Rome (1956).


(2) Un grand nombre d’analystes étaient en contrôle avec Jacques Lacan, ou se voyaient
instamment recommander un tel contrôle, dont on imagine la dimension intrusive, et les effets de
censure de toute pensée dissidente.
(3) On trouve le récit détaillé de cet épisode in François Roustang, Le Troisième Homme. Entre
rupture personnelle et crise catholique, sous la direction d’Ève-Alice Roustang, avec Étienne
Fouilloux, Claude Langlois et Danièle Hervieu-Léger, Odile Jacob, 2019.
(4) Voir François Roustang, Un destin si funeste, Minuit, 1976, rééd. Payot, 2009.
(5) François Roustang, Le Thérapeute et son patient, entretiens avec Pierre Babin, L’Aube, 2003.
(6) Léon Chertok, L’Hypnose, Payot, 1989, rééd. 2019.
(7) François Roustang, in « L’évaluation de l’existence et de la profondeur de la transe », recueil
d’actes, J.-M. Petot, Phoenix.
(8) Paul Watzlawick et Giorgio Nardone (dir.), Stratégie de la thérapie brève, Le Seuil, 2000.
(9) Extrait d’un article de Guillaume Delannoy sur le site de l’Institut Gregory-Bateson : www.igb-
mri.com/2020/05/26/simple-mais-pas-facile/.

Le geste de Roustang

(1) Gérard Miller, Hypnose, mode d’emploi, Stock, 2002.


(2) Il faut être juste : depuis l’époque de Lacan, et certaines dérives que j’ai évoquées, la plupart
des analystes se sont défaits du dogme et se donnent la liberté d’explorer d’autres approches,
d’établir avec leur patient un dialogue qui ne soit pas désincarné. (Voir par exemple Serge Tisseron,
Fragments d’une psychanalyse empathique, Albin Michel, 2013.) Ainsi de l’usage des méthodes de
« relaxation » pour les patients souffrant d’affections somatiques (fibromyalgies par exemple) que les
mots ne soulagent guère de leurs maux. Un analyste me confiait qu’il expérimentait le body scan
avec de bons résultats. Cela consiste à guider l’attention sur les différentes parties de son corps,
depuis les orteils, la plante des pieds, jusqu’au visage, à la nuque, au cuir chevelu, etc. C’est une
méthode simple, que chacun peut pratiquer, pour dénouer les tensions et favoriser une détente
profonde. Or si l’on en fait la généalogie, cette « méthode de relaxation par autodécontraction
concentrative » a été popularisée au début du siècle dernier par l’hypnothérapeute Johannes Heinrich
Schultz – elle est connue sous le nom de « training autogène ». En hypnose, tout a déjà été inventé.
Et, bien sûr, tout est à inventer à chaque fois…
(3) Aux Éditions de Minuit, 1994.
(4) Emmanuel Carrère, Le Royaume, POL, 2014.
(5) Et si Platon revenait, Roger-Pol Droit, Albin Michel, 2018.

Donner le là
(1) Goethe, Entretien avec Frederieke Brun, cité par Pierre Hadot, in N’oublie pas de vivre, Albin
Michel, 2008.
(2) Marc Traverson, La Zen attitude, Dervy, 2006. (Disponible en e-book sur immateriel.fr.)
(3) Thich Nhat Han, Vivre en pleine conscience. S’asseoir, Belfond, 2016.
(4) Roustang, Le Thérapeute et son patient, op. cit.
(5) François Roustang, Il suffit d’un geste, Odile Jacob, 2003.

La note d’après

(1) François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Odile Jacob, 2006.
(2) Catherine Contour et Pascal Rousseau, Danser sa vie avec l’outil hypnotique, Éditions 369.
(3) Christine Cayol, Traverser la rivière en tâtant les pierres. Dix proverbes de la sagesse
chinoise, Tallandier, 2019.
(4) Est-ce pour avoir fréquenté la cosmologie taoïste que des sinologues se sont intéressés à
l’hypnose ? Jean-François Billeter est allé jusqu’à proposer une vision de l’hypnose inspirée par le
Tchouang-Tseu, texte canonique de l’antiquité chinoise qui décrit l’action efficace comme celle qui
procède moins de la volonté que d’un laisser advenir, source d’un agir instinctif. (Voir Jean-François
Billeter, Études sur Tchouang-Tseu, Allia, 2004, rééd. 2021.)

Prendre place

(1) Aucun animal n’a été blessé dans ces cascades.


(2) Concept développé par le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi dans son ouvrage Vivre. La
psychologie du bonheur, Robert Laffont, 2004, rééd. 2006.
(3) Ibid.
(4) Article dans la revue AOC, « Transition écologique, transition des modes de pensée », 22 juillet
2020.
(5) La volition est ce joli mot qui définit la décision qui ne dépend pas d’un effort de volonté ou de
discipline.

Une écologie de l’hypnose ?

(1) Marielle Macé, Nos cabanes, Verdier, 2019.

L’issue

(1) Entretien dans Le Journal du Dimanche du 11 juillet 2021.


Table

Couverture

Copyright

Dédicace

Exergue

Entrer dans le cercle

Le magnétisme animal
Au pays de la logique floue
Plonger
Y être ou pas
Le rêve hypnotique
Tout jugement est imbécile

Le « fluide » et les psys


L’éther de Mesmer
De Lacan à Erickson
Le geste de Roustang

Un appui pour changer


Donner le là
La note d’après
Prendre place
Une écologie de l’hypnose ?
L’issue

Remerciements

Notes

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