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ISBN : 9782226474711
À celles qui rêvent,
à ceux qui aiment.
« Rien n’est vrai, tout est vivant. »
Édouard Glissant
François Roustang
Entrer dans le cercle
Il faut dire que si l’hypnose n’a cessé dans son histoire de susciter des
sentiments mêlés, peur, mépris, fascination, c’est qu’à bien des égards elle
peut se révéler frustrante, hermétique, décevante. C’est là sa métaphysique.
On voudrait la connaître, elle se dérobe – ou quelque chose en nous s’y
refuse. On voudrait s’y installer, et voilà qu’elle échappe. On veut l’attraper,
elle se dissipe dans une brume. Elle brouille les frontières entre réalité et
imagination, entre passé et présent, entre geste et pensée, qu’elle confond
dans une expérience subtile, indicible. Elle prolonge cette découverte que
fait l’enfant sans que personne ait eu besoin de lui apprendre : qu’il suffit de
faire semblant, de faire comme si, pour faire exister une autre réalité à la
place de la réalité.
Pour paraphraser François Jullien, disons que l’expérience hypnotique est
fade, autrement dit que dans son essence elle est sans couleur ni saveur
tranchée : elle se colore du contexte, du style de celui qui opère, comme des
mots pour la dire, de la culture du temps et des croyances dans lesquelles
elle est prise – et son histoire qui remonte aux pratiques chamaniques la
rend aussi méconnaissable d’une époque à une autre qu’une façade
transformée par un jeu de lumière. On reconnaît sa trace dans toutes les
civilisations. Danses et chants rituels, mantras, méditations, narcoses,
communication avec les esprits… L’être humain a toujours cherché la
transe, espérant par ses chemins de traverse pénétrer d’autres dimensions,
accéder à une compréhension plus profonde. Il suffirait de fermer les yeux
quelques instants pour se laisser envahir par la même fascination qui devait
saisir nos ancêtres dans une grotte aux parois rougeoyantes des feux qui en
révélaient les fresques, la magie des silhouettes de lions ou de buffles, le
regard qui s’y fixe et se perd dans les vacillements de la lumière du foyer.
La transe est un invariant polymorphe. On la repère dans toutes les sociétés,
dans toutes les cultures, dans tous les systèmes de croyance et religions (6).
Et cependant, quoi de plus trivial, de plus commun que ce phénomène ?
« L’hypnose, dit François Roustang, est quelque chose d’élémentaire et de
quotidien qui peut se définir tout simplement comme un alliage de
distraction et d’attention (7). » Un ange passe lorsque la conversation se
suspend, que les bouches se taisent et que les esprits s’égarent dans une
parenthèse. Au sens banal, l’hypnose n’est qu’une certaine façon que nous
avons d’être tout à fait là tout en n’y étant pas. Parfois on l’aperçoit sous la
surface du jeu social comme une graine discrète que personne n’arrose, et
qui attend son heure pour germer. Si l’on est agile et disposé, si l’on voit
cela que peu de gens voient, il devient possible d’amplifier cette énergie
latente. Que l’on apprenne à manier sa grammaire, celle de la suggestion, et
l’on saura dans certaines circonstances communiquer d’une manière
différente – et possiblement très efficace : c’est-à-dire qui produise de
l’effet.
Je me souviens de m’être parfois senti désarmé qu’une patiente ou qu’un
patient exprime une satisfaction ou un plaisir sans ombre, un « tout va
bien ». Quelle position adopter ? Que devais-je faire de ça ? J’étais là pour
l’aider à résoudre sa difficulté. S’il n’y avait pas de problème, à quoi
pouvais-je donc servir ? Et ne fallait-il pas soupçonner, derrière
l’affirmation d’un bonheur sans nuages, une subtile forme de résistance ou
de déni, la dissimulation de quelque chose qui, forcément, ne tournait pas
rond ? Or quelquefois, je sentais bien que le sentiment était authentique et
sans réserve. L’hypnose me fournit une clé. Je pouvais laisser de côté mes
questions et non seulement accueillir la manifestation de joie, mais encore
la prolonger. Je pouvais aider la personne à ancrer cet état-ressource,
amplifier l’heureuse résonance à la manière dont on s’arrête sur un banc
pour profiter de l’agréable chaleur d’un soleil de printemps, sans réfléchir,
simplement savourer l’instant et la sensation de plaisir. Et je pouvais voir
l’effet se manifester dans un sourire, la posture d’une personne qui se
laissait tranquillement rayonner. C’était, aussi simple que cela, une utile
façon d’aider.
L’hypnose est un état de travail qui s’installe lorsque l’on ne fait rien que
laisser venir pensées, émotions, sensations, à partir de la voix et des mots de
l’opérateur, qui composent la ligne de basse sur laquelle se poseront nos
harmonies, nos changeantes imaginations. Un travail de fusion délicate,
suspendue, entre oubli de soi et perception sans objet. On pourrait y voir un
recueillement, et pourquoi pas une prière. Mais la seule divinité qui se
manifeste dans le chaudron de l’hypnose, c’est le daimôn, l’entité par
laquelle les Grecs personnifiaient le caractère propre de l’individu, à la fois
son style, son individualité, le fond qui conditionne sa manière de réagir et
d’évoluer. Notre hypnose nous est propre.
Une séance reste toujours un dialogue, quand le sujet suit la voix de
l’opérateur et réagit d’une manière ou d’une autre à ses propositions,
suggestions ou métaphores, et que l’hypnotiseur en retour adapte sa
conduite selon ce qu’il devine ou croit deviner de ce qui se passe pour
l’autre et dont il n’a que quelques indices, le rythme de la respiration,
l’expression du visage, la coloration de la peau.
Je songe à ce jeu de colonie de vacances, quand on se bande les yeux et
qu’un autre nous guide à la voix au long d’un parcours d’obstacles.
Momentanément aveugle, on se concentre sur ses sensations, on aiguise sa
perception intuitive de l’espace alentour, un monde différent se révèle,
tandis que le guide maintient la communication pour éviter obstacles et
difficultés, trouver le rythme adapté.
Cette danse s’épanouit dans une improvisation. L’hypnotiseur influence
l’hypnotisé, l’hypnotisé influence l’hypnotiseur. Dans cette boucle de
rétroaction, il devient délicat de faire la part des choses entre la volonté de
l’un et la volonté de l’autre.
J’ai parlé de danse : c’est que la pratique de l’hypnose est toujours affaire
de rythme et d’accord. Les mots suggèrent ou suscitent, par leur sens, mais
tout autant par leur scansion, leur percussion ou leurs harmonies secrètes,
comme des notes de musique ou les frappes d’un tambour. Quant à
l’hypnothérapeute, dans l’ouverture et l’attention qu’il manifeste, il lui faut
atteindre une disposition qui relève d’une forme de transe. Il marche au
rythme de son patient, ni trop vite – il le perdrait – ni trop lentement – il
l’ennuierait. Il évite de perturber le patient dans son rêve, attentif à guider la
progression du travail d’une séquence à une autre.
Sentez le silence autour de vous, sentez-le par tout votre corps, sentez le
poids du silence, sentez le silence peser sur vos épaules agréablement, puis
glisser dans la chaise dans laquelle vous êtes assis, jusqu’au sol, et se
répandre de proche en proche, etc.
L’hypnose est à son affaire avec l’oubli. Il n’est pas rare que ce qui a été
vécu dans la transe soit par la suite « oublié » par le patient, comme un rêve
qui s’efface inéluctablement de n’avoir pas été noté au réveil. Les
prescriptions post-hypnotiques les plus spectaculaires sont celles qui
imposent à un sujet hypnotisé d’« oublier » un mot, qu’il ne pourra plus
prononcer après la séance, tant que la suggestion n’a pas été levée.
Mais à l’inverse elle peut raviver les odeurs, les sensations, les émotions
qui ont coloré un événement. Elle a été quelquefois utilisée dans le cours
d’une enquête de police pour aider un témoin à retrouver le détail d’un
événement, à se resouvenir. Elle a aussi été un moyen – controversé – pour
explorer des abus recouverts par un long refoulement (2).
Le processus par lequel le travail hypnotique modifie nos pensées et nos
comportements est obscur. Ce qui a été perçu et agi dans l’hypnose
continue de travailler, les métaphores et les images font leur chemin, à la
lisière de l’insu, comme la rivière souterraine sous la colline sans qu’on
puisse la soupçonner autrement que par sa résurgence, ailleurs, plus tard, là
où personne ne l’attendait.
L’hypnose est du faire, c’est son extrême simplicité. Elle n’est pas de
l’ordre de la réflexion mais l’agir du rêve. On fait semblant de s’endormir
pour connaître un éveil. Revenir au corps et au souffle. Oublier la question
qui occupe. Plonger maintenant dans le flux d’une eau claire, selon votre
plaisir un torrent vif et fluide, un lac de montagne, une piscine turquoise
dans l’écrin d’un jardin. Sentir l’eau glisser sur le corps, sa densité, l’appui
des bras sur l’onde, l’eau qui porte et emporte. Vous y êtes ? Il n’y a pas de
limite, choisissez votre programme. Adossez-vous à l’arbre qui a abrité
votre enfance, écoutez ce qu’il a à vous dire et humez l’odeur de ses fruits,
de ses fleurs. Vous préférez dominer, embrasser le paysage ? Ouvrez la
poitrine au sommet d’une colline que vous aimez, voyez l’horizon qui
s’ouvre, sentez le vent qui caresse votre visage tandis que vous vous
envolez dans le ciel sur le dos d’un oiseau. Qui vous en empêchera ? Et si
vous n’êtes jamais mieux qu’au milieu des autres, ensoleillé par leur
présence, prenez place à la tablée amicale, le tintement des verres et des
rires, les regards qui se croisent, les épaules qui se serrent, l’élan des
conversations douces ou passionnées, la force du lien et le plaisir d’être
ensemble.
On a souvent recours à l’hypnose pour ancrer un espace imaginé où
revenir dans la tranquillité, quand on éprouve le besoin d’un sentiment de
paix ou de sécurité – que l’on appelle parfois safe place. Dans une époque
où je devais assister à d’assommantes réunions, au lieu de soupirer en
regardant ma montre, j’avais appris à me transporter sur la plage du
Diamant, à la Martinique, un arc de sable blanc où j’ai d’innombrables
souvenirs, et voilà que la pièce sans fenêtre dans laquelle nous étions
lamentablement échoués se trouvait ventilée par l’alizé de l’imagination.
Tous les cancres pratiquent cette forme d’hypnose, qui ont un jour, pour
tromper l’ennui, rêvé d’ailleurs à l’ombre d’un radiateur.
Je me téléporte dans ma safe place quand j’ai besoin de calme dans un
quelconque chaos, pour retrouver la ligne d’un horizon ouvert, où que je
sois. Ou prosaïquement quand je me retrouve sur le siège du dentiste. Safe
place. Une médecine puissante et portative. Un rêve toujours disponible, à
la fois immuable et changeant, une composition unique, un ikebana qui
n’appartient qu’à soi, chargé de plaisir et d’harmonie.
J’étais dans l’écriture de ce livre quand une étudiante m’a raconté qu’un
hypnotiseur était venu faire un spectacle dans son école de commerce. Une
amie à elle s’est avancée sur la scène, et après quelques minutes voilà
qu’elle faisait mine de lever la patte et d’aboyer comme un chien, à la joie
du public. L’étudiante m’assurait qu’elle-même n’aurait jamais accepté de
se ridiculiser ainsi. J’ai répondu que si son amie avait eu le comportement
qu’elle décrivait, c’est qu’elle l’avait bien voulu. Elle s’était prêtée à un jeu,
et si elle avait obéi à l’hypnotiseur, c’est que ce qu’il lui avait demandé de
faire ne l’avait pas dérangée outre mesure – sinon elle ne l’aurait
probablement pas fait. En montant sur la scène, elle pouvait imaginer ce qui
allait se passer, et si son sens du ridicule le lui avait interdit, elle serait
restée assise dans le public. Un zeste d’exhibitionnisme avait fait l’affaire.
L’hypnotiseur n’est pas magicien. Son habileté à obtenir tel ou tel
comportement est circonstancielle. Pour persuader, la manière de présenter
les choses, de créer un contexte, est toujours essentielle. En suggérant à une
personne de faire comme si elle se trouvait seule chez elle, alors qu’elle est
sur une scène, devant un public, on peut l’inciter à se comporter plus
librement, et d’une manière qui risque d’amuser le public. On joue ici sur le
niveau d’autocensure. Mais le fait qu’elle s’y plie ne signifie pas qu’elle
aura perdu le sens de ce qui est acceptable pour elle, du point de vue de sa
morale ou de sa pudeur. Elle choisit d’accorder une certaine confiance, dans
des limites qui lui appartiennent. Cette acceptation conditionnelle n’obère
pas le libre arbitre, une capacité de décision à l’intérieur de la transe.
Le débat sur le pouvoir de l’hypnose témoigne d’un effort passionné (et
généralement voué à l’échec) pour tenter de clarifier, dans le rapport
hypnotique, ce qui relève de la volonté de l’un et de la volonté de l’autre.
L’hypnotiseur peut-il abuser du consentement de son sujet ? En leur temps,
les séances de Mesmer et de Charcot soulevèrent des soupçons. Les dames
qui se prêtaient à leurs jeux et se soumettaient à leur autorité, jusqu’à se
mettre dans tous leurs états, ne risquaient-elles pas d’oublier les codes de la
morale bourgeoise pour se transformer en bêtes de plaisir ? Ces hystériques,
on ne sait jamais ce qu’elles veulent vraiment, n’est-ce pas ? Leurs maris et
pères ne devaient-ils pas s’inquiéter de les laisser sous le pouvoir d’un autre
homme, fût-il médecin ?
Un cliché tenace fait de l’hypnotiseur celui qui saurait imposer sa volonté
à l’aide de techniques subliminales, tel un habile marionnettiste tirant
d’invisibles ficelles. Scénario sulfureux, donc excitant. Au début du siècle
dernier, on se préoccupa beaucoup de savoir si une personne hypnotisée
pouvait, transformée en une sorte de robot, ou de zombie, accomplir le
meurtre qu’on lui a suggéré, avant de l’effacer de sa mémoire, devenant
l’arme idéale du crime parfait. C’est le thème d’un vieil épisode de
Columbo, un thème que l’on retrouve dans les histoires rocambolesques qui
mettent en scène une manipulation d’autant plus machiavélique qu’elle
s’exerce sans violence, par un accès mystérieux aux ressorts les plus secrets
de l’âme humaine.
Il est probable que la connaissance de certaines techniques de suggestion
est utile – au moins théoriquement – pour gagner en pouvoir de conviction.
On apprend à présenter les choses sous leur jour le plus favorable, sans
heurts, en limitant méfiance et résistance. Peut-être. On apprend une
manière, finalement assez poétique, de communiquer. On s’y intéresse à la
résonance des mots et des silences, aux effets d’une certaine syntaxe
flottante, évocatrice, indirecte, au langage des gestes.
Sans doute, comme les adolescents qui se passionnent pour l’hypnose, ai-
je rêvé un jour de faire tourner les autres à ma guise, par la magie de mes
mots. De là à prétendre mener qui que ce soit par le bout du nez, il y a de la
marge. Ou alors les psys seraient les maîtres du monde, et si je regarde
autour de moi cela ne semble pas être tout à fait le cas.
Je ne veux pas évacuer trop vite la question d’une hypnose qui serait
utilisée à mauvais escient. C’est une question qu’on pourrait poser
autrement : l’empire que certains individus établissent sur leur entourage
peut-il être rapporté à une forme d’hypnose ?
Je me souviens de la visite que je fis à un collègue chevronné alors que je
débutais dans le métier de coach. À un certain moment de notre
conversation, il me sembla que les murs du bureau où nous nous trouvions
commençaient à s’estomper tandis qu’une torpeur grésillante gagnait mon
esprit. Mon hôte s’animait avec conviction, un balancement rythmé des
mains et du corps, et prenait devant moi une présence démesurée. Je
reconnus la « neige ». J’étais en train de glisser dans une transe. Il
m’hypnotisait alors que je n’avais rien demandé, et cela – l’effet du hasard
sans doute – au moment précis où il se proposait de devenir mon
superviseur, moyennant un forfait annuel exorbitant. Ce fut une expérience
étrange, la seule que j’ai connue dans ce registre, mais je ne suis pas devenu
son client. En me remémorant la chose, je pense à la scène du Livre de la
jungle qu’adorent tous les enfants, lorsque Mowgli tombe sous le charme
vénéneux du python Kaa – « Aie confiance, crois en moi » –, au point d’en
perdre le sens de la réalité, et de son propre corps (il chute de la branche où
il était perché, ce qui le sauve).
Toute magie blanche, sans doute, implique une magie noire. Les escrocs
sont passés maîtres dans l’art d’utiliser les armes de la confusion, de la
fascination et de la suggestion, pour entraîner leur victime vers une
dangereuse dépendance et des actes inconsidérés. Ils s’y entendent pour
diriger l’attention sur l’aspect des choses qui sert leurs intérêts, faire
miroiter tel avantage hypothétique, ou faire avaler des énormités. Ils ont
l’art de contourner les résistances, de court-circuiter les défenses mentales
ou de dissimuler l’évidence en la plaçant au milieu du paysage comme la
lettre volée d’Allan Poe. Le prestidigitateur parvient lui aussi à nous faire
croire ce qui n’est pas ; à la fin de son tour de cartes, il nous laisse
incrédules, stupéfaits et finalement ravis de constater la faille qu’il a
ouverte dans les règles de la logique. Et dans un autre registre, songez au
pickpocket habile, expert de l’angle mort, capable d’opérer dans la
distraction de sa victime, et qui la laisse sidérée après son escamotage.
Hypnose ou pas (la question n’est que réthorique, finalement), tous les
manipulateurs s’y entendent pour déstabiliser leur victime, instiller le doute
et la rendre incertaine de ses propres besoins, sensible aux pressions et aux
demandes, inquiète et incertaine. L’emprise s’exerce par des messages
contradictoires (je t’aime, je te hais), des menaces plus ou moins voilées, la
répétition de suggestions dévalorisantes, des provocations, etc. Les victimes
rapportent des actes et des paroles qui les cinglent et les désorientent tout à
la fois. Ces entreprises de destruction sont d’autant plus efficaces que
l’intention malveillante n’est pas vue pour ce qu’elle est. Le terme
d’hypnose est certainement inapproprié pour qualifier ces tentatives de
déstabilisation, mais certaines manœuvres pourraient s’y rapporter, à
entendre le témoignage de celles et ceux qui disent « sortir d’un mauvais
rêve » le jour où leurs yeux se déssillent, comme s’ils s’éveillaient d’une
transe.
À une autre échelle, il ne faut pas aller chercher loin dans l’histoire des
peuples pour trouver les exemples d’une fascination mortifère exercée par
quelque leader manipulateur. Fascination, du latin fascinare (« charmer »,
« jeter un sort ») : une étymologie qui se rapporte aussi au fascisme, et ce
n’est pas un hasard. La transe mimétique qui se propage dans une foule
déborde aisément les fragiles garde-fous de la conscience individuelle. Les
« bulles d’appartenance » gonflées par les algorithmes fonctionnent comme
des chambres d’écho, qui aspirent les imprudents dans la spirale de
l’autoconviction et du ressentiment. Ainsi se coagulent des communautés
sur le rejet du doute et de la peur sur quelque cause ou ennemi extérieur. À
la faveur de la pandémie, on a vu proliférer les foyers de désinformation
animés par des individus narcissiques, malveillants, qui exploitent ces outils
pour créer autour de leur personne un halo d’adhésion, parfois un
embrigadement. On bascule alors de la suggestion à la sujétion.
En parlant de sujétion, comment ne pas dire ici quelque chose des écrans,
et de leur hypnose ?
Le 11 septembre 2001, je sortais d’une longue réunion et la première
personne que j’ai croisée dans le couloir du bureau était un collègue à qui
j’ai trouvé un air bizarre et le visage figé. Son comportement était typique
d’une transe : gestes ralentis, propos cotonneux, regard qui ne regarde pas,
comme tourné vers l’intérieur. J’ignorais la cause de son choc, mais j’avais
immédiatement perçu qu’il était ailleurs – le corps et l’esprit branchés sur
une onde de stupéfaction mondiale. Quand la réalité dépasse ce que nous
pouvons imaginer, vient la sidération. Méduse aussi est une hypnose.
Aujourd’hui ce n’est plus la télévision qui fascine, mais le smartphone,
devenu ce point de fuite auquel l’œil revient sans cesse, avatar du pendule
que l’hypnotiseur de jadis agitait sous le nez de son sujet. Homo numericus
consacre une part croissante de son existence à répondre présent aux
algorithmes insistants qui assurent sans douleur la collecte de ses données
comportementales. Des firmes infiniment habiles sont engagées dans une
course de fond pour capter son attention, en tout temps, en tout lieu. Fixer
l’attention : tel est le premier maillon de la « chaîne de valeur » du nudge
publicitaire. Mais le temps que nous consacrons à alimenter les data centers
des GAFA pour faire tourner leur business model, il faut bien le prendre sur
d’autres activités : ne rien faire, peut-être, ou lire, rêver, s’ennuyer, dormir.
L’humanité dort aujourd’hui moins que jamais (2). Débrancher nos laisses
numériques et se mettre sur position off deviendra-t-il le nouveau défi, le
geste indispensable pour se protéger d’un bombardement suggestif chaque
jour plus finement interstitiel, de moins en moins repérable dans la trame de
nos activités ? Qui songe, tandis qu’il joue à CandyCrush ou rafraîchit
compulsivement son fil Twitter, à toute l’intelligence mise en œuvre pour
construire ces pièges à attention ? Giorgio Agamben a décrit cette subtile
aliénation avec un humour grinçant : « Ces dispositifs sont définis par le fait
que le sujet qui les utilise croit les commander (et, en effet, il presse des
touches définies comme “commandes”), mais en réalité, il ne fait qu’obéir à
un commandement inscrit dans la structure même du dispositif. Le citoyen
libre des sociétés démocratico-technologiques est un être qui obéit sans
cesse dans le geste même par lequel il donne un commandement (3). »
L’hypnose peut-elle aider à se distancier des commandements discrets,
des injonctions déguisées, des désirs imbéciles que nous inculquent ces
dispositifs ? Pourrait-elle nous éveiller à cela ? J’aimerais croire que sa
fréquentation pourrait nous aider à revenir – ne serait-ce qu’un peu – à
l’écoute de ce que nous avons d’irréductiblement non digital. L’hypnose,
après tout, pourrait être utile pour défaire l’hypnose ?
LE « FLUIDE » ET LES PSYS
L’éther de Mesmer
Jacques Lacan
Le principe d’un secret de famille, c’est d’être connu de tous mais que
chacun se défende d’en parler. Lacan, se targuant de prolonger la position
de Freud, avait posé un interdit sans équivoque sur l’hypnose. Et Roustang
lui-même avait cru ce qu’affirmaient ses pairs, répétant leur leçon : que
l’hypnose n’était qu’une protothérapie, une approche infantilisante,
régressive, que l’invention freudienne avait pour toujours renvoyée dans les
oubliettes de l’histoire. Mais, en poursuivant sa réflexion, il se trouva
confronté à une aporie : pouvait-on sans autre forme de procès faire table
rase de l’approche qui avait servi à Freud pour élaborer sa conception de
l’appareil psychique, et le principe de la cure psychanalytique ? Était-ce si
simple ?
C’est en tirant ce fil, puis en le suivant, que François Roustang en vint à
rendre ses lettres de noblesse à l’hypnose dans un pays qui ne voulait plus
en entendre parler.
Car qu’était-ce donc que cette chose interdite ? Et du reste, la situation
analytique, qui invite à suivre les fils tissés de l’imagination, du rêve et de
la mémoire, ne pouvait-elle dans certains cas entraîner un état de type
hypnotique ? Cette hypnose pouvait-elle avoir sa part des changements que
l’on observait chez les patients, à tel ou tel moment de la cure ?
Il fallait se faire sa propre idée. Roustang participa, à Paris, à un petit
groupe d’expérimentation, puis décida d’aller là où les choses intéressantes
se passaient, aux États-Unis : « J’y ai découvert que l’hypnose n’était pas
cette chose catastrophique et méprisable qui mettait le sujet dans un état
second ou dans un état de soumission absolue ; au contraire, elle permettait
à l’individu d’aller puiser dans ses ressources inconnues et donc de
transformer peu à peu son existence ou, du moins, elle lui donnait la
possibilité de cette transformation (5). »
Car tandis qu’à Paris Jacques Lacan enchaînait les prouesses tel un
derviche de la rhétorique, son contemporain de Phoenix (Arizona), le
psychiatre Milton Erickson, révolutionnait la pratique des psychothérapies
par l’utilisation d’une hypnose bien différente de celle de Charcot,
Bernheim et consorts. Une hypnose basée sur une approche stratégique du
symptôme et l’emploi d’un registre très large de suggestions indirectes. Le
pragmatique Américain ne s’encombrait pas d’arguties sur le nœud
borroméen ou les insolubles fidélités à l’héritage freudien. La théorisation
ne l’intéressait guère. Voici le portrait qu’en fait Léon Chertok, qui l’avait
rencontré : « C’était un hypnotiseur extraordinaire, presque diabolique. Il se
servait des résistances du patient, comme au judo. Il n’avait besoin
d’aucune suggestion explicite : je l’ai vu mettre quelqu’un sous hypnose
sans prévenir, au cours d’une conversation mondaine. C’était aussi un
guérisseur génial, mais il ne cherchait pas à théoriser, il disait qu’il n’avait
aucune théorie (6). »
Roustang se passionna pour les possibilités qu’il voyait s’ouvrir d’une
thérapie d’une autre nature : « La thérapie hypnotique à la manière
d’Erickson vise essentiellement à ce que le patient transforme sa passivité à
l’égard des symptômes en activité. L’hypnose n’est que le lieu où il
expérimente sa situation présente pour qu’il puisse se l’approprier. (…)
Erickson ne cesse de susciter la liberté du patient pour qu’il opère
aujourd’hui, dans la mesure de ce qui lui est possible, ce pour quoi il dit être
venu, à savoir la modification de son existence (7). »
Goethe
Depuis un petit essai que j’ai consacré au zen (2), je n’ai cessé de voir
grandir la vague des pratiques méditatives. L’idée a fait son chemin : la
capacité à se distancier de ses pensées et de ses émotions est un
contrepoison aux anxiétés de la vie moderne, et peut aider à agir de manière
plus apaisée, moins réactive. Silence, immobilité, attention à la posture et
au souffle, détachement à l’égard des agitations mentales : la méditation
ouvre un monde de sensations, et pas toujours des plus confortables. On y
voyage dans des états de conscience flottants au cours de longues sesshin,
assis le dos droit, les yeux mi-clos vers le sol, sans regarder, sans rien fixer.
On pourrait dire que la règle méditative consiste à ne pas plonger dans une
transe, mais plutôt à y rester au bord, juste au bord, dans un contrôle
minimal mais strict – puisqu’il s’agit de ne pas se laisser entraîner par les
imaginations qui occupent l’esprit et de garder la conscience du corps dans
l’instant, à travers l’inspir et l’expir, les sensations et les pensées qui
naissent et s’évanouissent. Hypnose et méditation, cependant, et par des
chemins distincts, rejoignent une même racine. Elles sont l’une et l’autre
des expériences de la présence – à soi, au monde, mêlées.
Est-ce qu’on peut modifier sa présence ? Si je suis là, dans cette pièce,
sous ce ciel, dans ce wagon de métro ou sur ce banc, c’est bien que je ne
suis pas ailleurs. Si la présence se résume au fait d’exister, elle est binaire 0
ou 1, on est présent ou on ne l’est pas. Si mon corps y est, si la masse
compacte des os, des organes, tout ce qu’enveloppe et retient ma peau, est
là, alors il n’y a pas de doute, je suis présent. Et cependant, l’absence à soi
est une affection courante : l’existence machinale, la pensée hors du corps
et le corps sur pilotage automatique. Notre présence connaît des qualités,
des variations, des couleurs. Des textures peut-être. On dit d’une personne
qu’elle a du charisme – c’est-à-dire de la présence. De haute ou basse
intensité, la présence peut s’affaiblir, s’alléger, se faire diaphane, comme
l’enfant qui joue à cache-cache et concentre toutes ses forces pour se rendre
invisible. Elle peut s’élargir, s’intensifier, se préciser. La manière d’habiter
l’instant, d’y être, fluctue comme un halo.
Le « magnétisme animal » serait-il l’effet de cette présence, au sens de la
résonance qu’une personne produit et que nous percevons ?
Nous pouvons partager ce propos de Thich Nhat Han quand il rappelle
que « la qualité de notre présence est l’élément le plus positif que nous
puissions offrir au monde (3) ». Et pour le thérapeute, il s’agit bien, aussi, d’y
être, parce que c’est en se rendant présent qu’il rend possible que l’autre y
soit aussi, s’il le peut.
« Dans une thérapie, il faut que le patient invente, mais que le thérapeute
invente, lui aussi. C’est à ce moment qu’il se passe quelque chose. […] Se
laisser imprégner par la présence de l’autre, de telle sorte qu’on soit attentif
au moindre signe (même sans le savoir) et qu’on puisse véritablement entrer
en relation. Cette curiosité nous manque toujours quand nous nous reposons
sur des vérités établies. Une des grandes difficultés de la thérapie est d’être
justement sans référent ni références, d’oublier tout ce que nous savons
pour pouvoir écouter (4). »
La présence que j’évoque ici n’a aucune dimension de croyance, elle
n’est ni mystique ni sacrée, mais très concrètement, une manière d’habiter
le corps, de se défaire de toute intention au profit d’une disponibilité, une
certaine disposition. C’est aussi une présence qui pourra sembler éclatée,
puisque la transe est fractale : la partie y vaut le tout, et le tout vaut la
partie, on s’y éprouve « non plus comme sujet indépendant qui fait face aux
objets mais comme participant à un ensemble où le centre est partout et la
circonférence nulle part (5) ».
Mais c’est bien en étant là, autant qu’on le peut sans préconception, tout
à fait à l’écoute, qu’on se donne quelque chance d’entendre ou de voir ce
que devient l’autre et qu’il ne sait pas encore : la forme prochaine de sa
métamorphose.
Les gens qui consultent un thérapeute, selon le cas, espèrent une écoute,
un élan, un rebond. Ils ont perdu leur fil d’Ariane et s’inquiètent de la
direction à prendre. Ils veulent changer, mais ne sont pas sûrs de le vouloir.
Ils s’interrogent. Ils ont besoin de vider leur sac, ou de conforter leur choix.
Nous cherchons ensemble une piste, une lumière, un accès. J’aime ces
fouillis, et les accompagner sur un bout de chemin, peser comme je le peux
dans un sens favorable.
La pratique de l’hypnose suppose un accordage subtil. Les thérapeutes
ont (en principe) l’œil, l’oreille et le cœur exercés à percevoir ce qui
discorde et ce qui rapproche. Bien sûr il arrive que l’on se trompe, ou qu’on
n’y comprenne rien. Avec le temps, on apprend à se délester de l’enjeu d’un
résultat qui ne nous appartient pas au profit d’une curiosité légère. Voir ce
qui se passe, ce qui vient. Accueillir sans (trop) intellectualiser. Entendre la
musique qui joue. Parfois, cela ne joue guère : pas ou peu d’harmonie, on
n’est pas la bonne personne, ou ce n’est pas le bon moment. Parfois, une
complicité se noue, et l’on devine qu’à la condition d’y insister un peu, de
tenir le cap, on abordera quelque terre nouvelle.
L’hypnose n’est jamais un absolu, elle n’est d’ailleurs pas toujours
possible, ni nécessaire. Elle est une modalité qui s’impose pour entrer dans
une sensation, investir un geste dont la portée interroge. Il faut rester à
l’affût. Il existe de multiples manières de l’employer et de nombreuses
techniques à visée thérapeutique peuvent s’y hybrider – quand elles n’en
sont pas déjà des variations, de l’hypnose-sans-le-dire. La transe est
accueillante : elle potentialise ce qu’on y convoque. Comment accompagner
une régression en âge, quelle approche des troubles post-traumatiques, de la
dépression ? Comment aider à se relaxer, à dormir, à se libérer d’une
addiction ? Comment faire d’une douleur un petit feu bleu, que l’on regarde
brûler en silence, presque froid, presque beau, si loin ?
Il existe de nombreux protocoles et approches (métaphoriques,
narratives, comportementales) dont on peut user à travers l’état hypnotique.
On peut en profiter pour revenir à la racine d’un traumatisme et en atténuer
l’ombre portée. On peut aussi bien pour préparer un examen ou une
compétition apprendre à faire avec des émotions envahissantes. Dans tous
les cas, ce sera le moyen de rappeler la pleine fonction de notre « hypnose
naturelle », cette heuristique singulière dont dépend notre pouvoir
d’improviser, notre sens instinctif de l’adaptation au contexte de vie. Quelle
que soit sa forme, une séance n’est jamais qu’un appui ponctuel : esquisse,
ébauche, commencement. Seul importe au final ce que l’on mettra en
œuvre, la manière dont on prendra en charge différemment les situations qui
font problème, comment on s’affirmera.
Il pourrait sans doute arriver qu’on choisisse l’hypnose par une forme de
paresse, dans l’illusion que le changement que l’on attend s’imposera par la
volonté d’un autre, sous l’effet d’une influence à la fois bienveillante et
toute-puissante. Mais si la vie change, et que change la constellation des
relations familiales, amicales ou professionnelles, c’est bien qu’on l’aura
voulu, c’est-à-dire qu’on aura fait en sorte de ménager en soi cette
disponibilité sans laquelle il n’y a pas de différence possible. Il n’y a jamais
que de la co-thérapie.
La note d’après
Notre vie est déterminée par la manière que nous avons d’être attentifs à
certaines choses plutôt qu’à d’autres. Où nous portons notre attention est
une clé de notre histoire. Que regardons-nous, et que voulons-nous ne pas
voir ? Que choisissons-nous d’entendre ? Qu’avons-nous appris à
considérer comme important, ou utile, ou heureux ? Le monde que je
connais, celui que je construis autour de moi à chaque instant, celui que je
fais advenir et que je prolonge par mes actions jour après jour, dépend de
l’orientation que je donne à mes sens, de ce à quoi je choisis d’être attentif.
C’est pour cela que le travail thérapeutique vise toujours, à un certain degré,
à modifier ce focus, ce qu’une personne met au premier plan, et tout ce qui
lui appartient et qu’elle ne voit ou n’entend plus : les paroles
d’autodépréciation qu’elle glisse si souvent dans ses phrases, par exemple,
et qui suggèrent à ses interlocuteurs le peu de valeur qu’elle s’accorde.
On a vu que l’induction hypnotique s’obtient par une certaine diversion
de l’attention, ce qui peut se traduire par un vécu transitoire de confusion,
parfois de vertige. La confusion n’est pas l’hypnose, mais les deux ont
partie liée. En suggérant que la personne hypnotisée contemple sa main qui
s’immobilise en l’air, qu’elle s’intéresse à une sensation de chaleur ou de
fourmillement dans son corps, en lui demandant de « sentir le silence » ou
d’« entendre le son d’une couleur » ou n’importe quoi d’autre qui lui
viendra à l’esprit dans ce genre, et par son silence même, l’hypnotiseur
offre au sujet la possibilité de s’évader de son mode habituel
d’appréhension de la réalité pour s’établir dans un espace de perception
différent.
Il s’agit de créer un décalage par quelque moyen. Cela pourra s’obtenir
en enchaînant des propositions apparemment sans lien logique et qui
s’emboîtent comme si elles découlaient les unes des autres. Une manière de
créer un trouble serait de multiplier les négations dans des phrases qui ne
disent pas ce qu’elles ne veulent pas ne pas dire, à moins que ce ne soit le
contraire, et il arrive que l’opérateur s’y perde lui-même, ce qui n’a pas
vraiment d’importance, puisqu’en se perdant il permet à l’autre de se perdre
aussi, ce qui peut rappeler le plaisir que l’on trouve parfois à s’égarer dans
une ville que l’on croyait connaître, pour y découvrir ce que l’on
n’imaginait pas. Vous me suivez ? Peu importe au fond. Les phrases de
l’hypnose tissent quelquefois un labyrinthe sans gravité, qui échappe à
l’entendement, en les écoutant on voudrait parfois faire une pause pour
remettre les choses dans l’ordre, mais comme cela ne semble pas possible,
que les paroles continuent, on trouvera reposant de laisser tomber le besoin
de comprendre, on lâchera le fil trop serré du sens commun pour
s’abandonner, et découvrir que l’imaginaire suit sa propre voie tandis qu’on
plonge dans une expectative et qu’on s’en remet au sentir. La sensation : ce
qu’il y a de plus sûr quand les mots se dérobent ou semblent ne rien vouloir
dire de précis.
L’approfondissement de l’hypnose tire parti de multiples propriétés du
langage que l’on tend à négliger dans la vie courante, son pouvoir
d’évocation, sa puissance de suggestion et d’invocation, qui repose autant
sur les mots choisis que sur leur agencement, leur répétition, leur
respiration, leur accentuation, certaines formes syntaxiques déroutantes,
mais aussi la voix, sa vibration.
La confusion, c’est se fondre avec. C’est bien parce que tout se confond
que tout peut se re-composer. Vue de Cartésie, la transe brouille les limites.
Elle pose d’insolubles problèmes de frontières par sa manière de faire
résonner le corps et l’esprit, l’intelligence et le geste, la raison et
l’imaginaire. On assimile volontiers l’hypnose à une déconnexion, en tout
cas je l’entends souvent. Mais ce n’est qu’une convention, et l’on pourrait y
deviner, tout aussi bien, un ancrage. Un ancrage dans le tout-sentir de
l’instant. L’hypnose apparaît ainsi comme cet état fugace où tout peut être
é-changé. S’y invitent des idées longtemps caressées, qui pourront prendre
corps – ou s’évanouir pour de bon. Elle ne garantit pas le changement : elle
est une voie que l’on peut emprunter pour le rendre possible. Un sol fertile
pour les transformations.
Ainsi que l’écrivent Pascal Rousseau et la chorégraphe Catherine
Contour, « Le processus hypnotique se rapproche à bien des égards du
processus de création. Plus qu’un enchaînement logique, préétabli et
planifié, il suit un mouvement erratique dans lequel intuition et
improvisation sont des vecteurs essentiels. Un vecteur vers quelque chose
qu’on ne sait pas encore et qui laisse le temps à son cheminement de se
préciser, pas à pas, par étapes successives, laissant ouverte la possibilité de
la bifurcation (2). »
Une maxime chinoise encapsule dans une image parlante ce mouvement
d’avancée incertaine que l’on essaie de décrire : Traverser la rivière en
tâtant les pierres (3). Qui ne se souvient d’avoir un jour franchi un cours
d’eau à gué, en prenant appui avec difficulté sur un lit de pierres instables ?
Il faut à chaque pas assurer son équilibre avant d’engager le pas suivant.
Quand l’eau est trouble, ou profonde, le pied est seul maître et guide de la
progression, il est au contact, c’est lui qui sent, donc qui sait. On pourra
former des plans sophistiqués pour atteindre l’autre rive, mais en fin de
compte, l’avancée ne se réalisera que par cette humble progression, à partir
du sentir qui conditionne la prise d’élan et l’enjambée suivante. Ce
traverser la rivière en tâtant les pierres dit que notre voie s’invente moins à
partir d’un dessein général que d’une succession d’appuis et de paris, au
plus proche des conditions rencontrées, et de nos capacités du moment.
L’hypnose n’est peut-être que cela, une façon de fermer les yeux de temps à
autre, pour percevoir différemment le rapport au milieu, l’environnement
dont on participe, sentir et « intuiter » les points d’appui qui vont permettre
de cheminer et d’inventer la note d’après.
François Roustang
Un joueur de tennis est à sa place quand il sent que sa balle part bien.
Cela seul témoigne qu’à chaque seconde, à chaque déplacement et chaque
appui, il est au bon endroit, et dans le tempo : la trajectoire et l’effet de la
balle qui bondit, ce qu’il en perçoit par l’œil mais aussi par l’ouïe (le bruit
qu’elle produit, la vibration de l’air), sa position relative sur le court, celle
de l’adversaire, la zone qu’il vise par sa frappe, son état de relâchement ou
de tonus, le jeu des muscles, le sentiment de confiance, de facilité ou de
plaisir, etc. Tout un contexte est actif en lui. Son geste, ancré dans la
mémoire du corps par la répétition à l’entraînement, est moins le produit
d’une volonté précise que celui d’une intention incarnée dans le
mouvement.
Mihaly Csikzsentmihalyi décrit le flow comme cet état dans lequel
l’action nous absorbe au point que tout « l’environnement semble
s’estomper alors même qu’on y est parfaitement connecté (2) ». Que notre
joueur de tennis, si peu que ce soit, commence à se regarder jouer, qu’il lui
vienne de juger sa frappe en même temps qu’il la produit, ou de considérer
l’image qu’il donne ou voudrait donner au public, il se coupe, il sort de sa
transe, et se désunit.
« Tant qu’on peut éviter de nommer ce par quoi ou ce en vertu de quoi
nous agissons, nous restons unis dans l’action, en demeurant sous
l’influence de quelque chose d’incompréhensible ou d’indescriptible. Alors,
comme l’animal, nous ne sommes pas dissociés, nous agissons d’un seul
tenant (3)… »
On ne peut jamais tout analyser et prévoir, ce serait à devenir fou. Ce que
nous cherchons, c’est le mouvement qui se déroule en quelque sorte de lui-
même, inconsciemment, naturellement. L’état d’hypnose, c’est être un corps
réassocié dans ses relations, dans son milieu, non séparé du contexte,
engagé dans son action.
La proposition de prendre toute sa place, ici et maintenant, de laisser son
corps trouver par lui-même son confort, est une façon déjà de prendre (ou
reprendre) une certaine place qui s’accorde à ce moment de
l’existence. L’individu humain n’est pas bouclé sur lui-même, monadique,
étanche et suffisant. Il est indissociable de ses relations, de toutes ses
dépendances, tout ce qui conditionne ce qu’il est, et ce qu’il peut. La place
que je tiens coïncide-t-elle avec ma puissance d’agir ? Cette place est-elle
celle que je pense devoir tenir ou la place de mon devenir ?
Il n’est pas rare qu’une difficulté sur laquelle on bute, qui semble
dépendre d’une cause tout à fait extérieure à soi (et donc se trouver hors de
portée de notre volonté), se résolve par le seul glissement de notre
disposition. Voilà une entrepreneure désorientée par l’hostilité que lui
manifeste depuis quelque temps son associée, qu’elle considère comme son
amie. Elle n’en dort plus, ne sait plus comment rétablir un dialogue devenu
impossible. Elle s’obstine à croire que cette relation est encore fructueuse,
alors que les faits indiquent le contraire, mais tout en observant ce hiatus,
elle n’arrive pas à se faire une raison. Elle est à deux endroits en même
temps, et paralysée. Elle dépose cela dans le chaudron des problèmes, le fait
fondre comme un métal, avec ses mains en fait un alliage puis une sculpture
qu’elle dépose dans un lieu de son rêve. Quand, peu de temps après, son
associée modifie sa position sur le sujet de leur désaccord, elle s’en étonne.
Mais c’est une loi systémique qui ne souffre aucune exception : dès que je
change ma perception de la situation, je change « la situation ». Parfois, on
croirait que la nouvelle configuration n’a attendu que cela pour advenir :
que l’on ait soi-même bougé. L’essentiel sans doute est de quitter la
position figée. Le mouvement a créé une ouverture, et par cette ouverture,
quelque chose est advenu, une différence s’est faite.
Un commandement de l’hypnose pourrait être celui-là : plutôt que
vouloir résoudre un problème, laisse la solution te trouver. Attendre pour
que la vie change. Attendre vraiment. Attendre : faire confiance à ce qui
vient. Il vient toujours quelque chose.
« Il est tentant de croire que plus de maîtrise égale plus d’efficacité. C’est
faux : plus on maîtrise, plus on croit à son propre pouvoir de maîtrise ; et
plus on y croit, moins on est conscient de ce qu’on ne maîtrise pas (4). »
L’illusion d’être en contrôle est aussi trompeuse qu’exténuante. L’hypnose
ne cherche pas une maîtrise, mais à permettre de se situer au cœur de
l’écoute. Son pouvoir-changer commence par un pouvoir-lâcher. Sa
puissance est une possibilité, une potentialité, dépourvue de forme, donc en
capacité de les prendre toutes, une énergie qui s’actualisera dans l’action.
Christian Bobin
Ce livre s’est écrit par la grâce du temps qui s’est ouvert devant moi au
printemps 2020, à la faveur d’un virus inconnu dont personne n’aurait pu
imaginer la réussite. La vie offre d’étranges détours.
Qu’il me soit permis de remercier David Bosc, à qui j’ai emprunté mon
sous-titre. La phrase entière, tirée de son livre Il faut un frère cruel au
langage (éditions Héros-Limite, 2020), est la suivante : « Ce qui vient
quand on laisse venir, je crois que ce sont des images. Le chien d’arrêt, en
nous, son attente attentive, fait lever des images. »
J’ai une pensée reconnaissante et amicale pour celles et ceux qui, venus
me confier leurs interrogations, leurs doutes, leurs chagrins et leurs colères,
m’ont accordé leur confiance au long de ces années. Elles et ils m’ont
appris toute la créativité et l’invention dont les humains savent faire preuve
quand les vents sont contraires, et qu’il s’agit de choisir, et de vivre.
Merci à Jacques Gorot, pour n’avoir cessé de me rappeler, au long de tant
de conversations, la puissance du rêve et de l’imaginaire.
Merci à Victor Simon, à Léonard Antony, à toutes celles et ceux qui
m’ont partagé avec une égale générosité leur façon de concevoir l’hypnose,
et initié à ses pratiques.
Merci à Mathilde Nobécourt, mon éditrice, pour sa patience, pour avoir
cru à ce projet et m’avoir encouragé à le mener à bien.
Merci à Lysiane, Coline et Maxime, pour leur soutien et leur patience
pendant l’écriture de ce livre.
Merci à ma mère, Danièle, pour sa lecture attentive.
Merci à tous les frères que la vie m’a donnés.
J’aimerais que mes mots, de ces héritages, et de ceux que j’oublie ou
passe sous silence, transmettent quelque chose.
Car la vie n’est pas vaine.
Notes
(1) François Roustang, Comment faire rire un paranoïaque, Odile Jacob, 2010.
(1) Nietzsche, Considérations inactuelles, III, cité par Pierre Hadot in Éloge de Socrate, Allia,
1998.
(2) On utilise ce terme pour désigner un mouvement, le plus souvent de la main ou du bras, qui se
produit sans que le sujet hypnotisé en manifeste la volonté.
(3) Vincent Munier, éternel émerveillé, documentaire de Benoît Aymon et Pierre-Antoine Hiroz :
www.youtube.com/watch?v=lUJQRMeYFqM.
(4) Une idée que l’on doit à Thierry Melchior.
(5) Voir son excellente (auto)biographie par Isabelle Stengers et Didier Gille, Une vie de combats.
De l’antifascisme à l’hypnose, La Découverte, 2020.
(6) On pourrait citer le mana polynésien, qui a donné lieu à toutes sortes d’interprétations par les
ethnologues. Tobie Nathan rappelle qu’on décrit le mana comme « une force séparée, agissant par la
vertu d’une énergie propre » (in L’Influence qui guérit, Odile Jacob, 1994). Pour Marcel Mauss, « le
mana est d’abord une action d’un certain genre, c’est-à-dire l’action spirituelle à distance qui se
produit entre des êtres sympathiques. C’est également une sorte d’éther, impondérable,
communicable, et qui se répand de lui-même. Le mana est en outre un milieu ou, plus exactement,
fonctionne dans un milieu qui est mana. C’est une espèce de monde interne et spécial, où tout se
passe comme si le mana seul y était en jeu. » Lisant ces lignes, on ne peut pas ne pas penser au fluide
mesmérien. De fait, il est très probable que Mauss ait lu Mesmer. À propos du mana, Claude Lévi-
Strauss écrit « qu’il convient de se demander si nous ne sommes pas en présence d’une forme de
pensée universelle et permanente qui, loin de caractériser certaines civilisations, ou prétendus “stades
archaïques” de l’esprit humain, serait fonction d’une certaine situation de l’esprit en présence des
choses ». Cette formulation, « une certaine situation de l’esprit en présence des choses », pourrait
aussi constituer une définition de l’hypnose.
(7) François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose ?, Minuit, 1994, rééd. 2003.
(8) Présentation lors du colloque de la revue Hypnose & Thérapies brèves du 8 décembre 2019.
Plonger
Le rêve hypnotique
(1) Cette conception a évolué, et l’on sait aujourd’hui que le rêve est également présent dans les
phases de sommeil profond.
(2) L’hypnose est alors à manier avec prudence, notamment dans le cas de remémoration d’abus ou
de violences, parce que les questions et les suggestions (même inconscientes) de l’opérateur peuvent
créer de « faux souvenirs » notamment chez des personnes soumises à de fortes pressions
psychologiques.
L’éther de Mesmer
(1) Franz-Anton Mesmer, Précis historique des faits relatifs au magnétisme animal, 1781.
(2) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
(3) Évaluation de l’efficacité de la pratique de l’hypnose, INSERM 2015 :
www.inserm.fr/sites/default/files/2017-
11/Inserm_RapportThematique_EvaluationEfficaciteHypnose_2015.pdf.
(4) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
(5) En 1924, Sigmund Freud in Résultats, Idées, Problèmes, II.
(6) Qu’est-ce que l’hypnose de François Roustang, entretiens de F. Roustang avec Léonard
Anthony, Flammarion/Versilio, 2019. François Roustang avait constaté de tels phénomènes
d’imprégnation inconsciente, à la fois comme analysé et comme analysant.
(7) Léon Chertok, L’Hypnose. Théorie, pratique et technique, Payot, 1989, rééd. 2019.
(8) Ibid.
(9) Roustang, Comment faire rire un paranoïaque ?, op. cit.
De Lacan à Erickson
Le geste de Roustang
Donner le là
(1) Goethe, Entretien avec Frederieke Brun, cité par Pierre Hadot, in N’oublie pas de vivre, Albin
Michel, 2008.
(2) Marc Traverson, La Zen attitude, Dervy, 2006. (Disponible en e-book sur immateriel.fr.)
(3) Thich Nhat Han, Vivre en pleine conscience. S’asseoir, Belfond, 2016.
(4) Roustang, Le Thérapeute et son patient, op. cit.
(5) François Roustang, Il suffit d’un geste, Odile Jacob, 2003.
La note d’après
(1) François Roustang, Savoir attendre pour que la vie change, Odile Jacob, 2006.
(2) Catherine Contour et Pascal Rousseau, Danser sa vie avec l’outil hypnotique, Éditions 369.
(3) Christine Cayol, Traverser la rivière en tâtant les pierres. Dix proverbes de la sagesse
chinoise, Tallandier, 2019.
(4) Est-ce pour avoir fréquenté la cosmologie taoïste que des sinologues se sont intéressés à
l’hypnose ? Jean-François Billeter est allé jusqu’à proposer une vision de l’hypnose inspirée par le
Tchouang-Tseu, texte canonique de l’antiquité chinoise qui décrit l’action efficace comme celle qui
procède moins de la volonté que d’un laisser advenir, source d’un agir instinctif. (Voir Jean-François
Billeter, Études sur Tchouang-Tseu, Allia, 2004, rééd. 2021.)
Prendre place
L’issue
Couverture
Copyright
Dédicace
Exergue
Le magnétisme animal
Au pays de la logique floue
Plonger
Y être ou pas
Le rêve hypnotique
Tout jugement est imbécile
Remerciements
Notes