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DOSSIER SPÉCIAL L’essor des thérapies psychédéliques

Cerveau & Psycho

N° 120 Avril 2020


M 07656 - 120S - F: 6,90 E - RD

N°120
3’:HIKRQF=[U[^UX:?k@b@c@a@q";
Avril 2020

POURQUOI LE STRESS
DONNE-T-IL DES
CHEVEUX BLANCS ?

Minimalisme
VIVRE HEUREUX
PSYCHOLOGIE DE LA SOBRIÉTÉ

AVEC MOINS
Psychologie
VIVRE HEUREUX AVEC MOINS

de la sobriété
NEUROSCIENCES
LES CARTES SOCIALES
DU CERVEAU
PSYCHOLOGIE
COMMENT BIEN
RÉPONDRE AUX QUESTIONS
DES ENFANTS ?
SANTÉ
LE POUVOIR RÉGÉNÉRANT
DES BAINS DE FORÊT

BEL : 8, 90 € / CAN : 12, 49 $CAN / CH : 15, 50 CHF / DOM : 8, 90 € / LUX : 8, 90 € / TOM : 1 200 XPF
BRAINCAST
La voix des neurones
Le podcast de Cerveau & Psycho
en partenariat avec l’Institut du Cerveau
et de la Moelle épinière
2ème épisode
Les effets surprenants des lésions cérébrales
à retrouver sur : www.cerveauetpsycho.fr/sr/braincast/

p i s o d e
2 éème
C o h e n
r La u r e n t
c l e P
ave interviewé par S é b a s t i e n Bohler
Neurologue et chercheur
en neurosciences.
3

N° 120

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 22-29
Onur Güntürkün SÉBASTIEN
Professeur de biopsychologie à l’université
de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne, BOHLER
il étudie le cerveau des oiseaux et teste Rédacteur en chef
leurs capacités cognitives de haut niveau.

Homme
ou oiseau ?
E
p. 30-37 n 2017, une étude de la Royal Society mit en évidence
Daniela Schiller un fait étonnant : les oiseaux qui étaient le plus sou-
Professeuse de neurosciences et de psychiatrie vent victimes de collisions fatales avec des automo-
à l’école de médecine Icahn du Mont Sinaï, biles étaient ceux qui avaient les plus petits cerveaux.
à New York, elle explore les cartes mentales
grâce auxquelles nous nous repérons
Les volatiles de plus grande taille, comme les corbeaux
dans l’espace des relations sociales. ou les geais, y échappaient plus souvent. Pourquoi ? Parce qu’ils
disposaient de meilleures capacités d’analyse des trajectoires,
d’anticipation des événements et de prise de décision.
Nous publions dans ce numéro un article consacré au cerveau
et aux capacités cognitives des oiseaux. On y apprend que certains
d’entre eux (ceux qui possèdent les plus gros cerveaux) disposent
de capacités de raisonnement, de planification et de conscience de
soi analogues à celles des humains. Comment y arrivent-ils,
p. 46-51
sachant que leur encéphale reste tout de même beaucoup plus petit
Alexandre Lehmann que le nôtre ? Tout simplement parce que celui-ci est organisé dif-
Chercheur en neurosciences cognitives et directeur féremment, ce qui amène les scientifiques à la notion de conver-
d’une équipe de recherche sur la plasticité cérébrale gence évolutive. D’après cette hypothèse, une même fonction (pen-
à l’université McGill, à Montréal, il est aussi ser) pourrait être réalisée par des moyens biologiques différents
consultant scientifique sur les substances – un gros cerveau humain ou un petit cerveau d’oiseau. Mais pour
psychédéliques et leurs effets thérapeutiques.
cela, il faut que cette « pensée » soit un avantage en termes de
survie. Chez l’oiseau, l’exemple des collisions fatales avec des voi-
tures était l’illustration frappante d’un tel avantage.
Chez l’être humain, la conscience est si vaste qu’elle laisse par-
fois la place à des dérèglements – visions sombres de la dépression,
focalisation sur soi, obsessions ou phobies. Il faut alors l’ouvrir,
presque la dissoudre, et c’est ce que proposent les nouvelles théra-
pies qui utilisent des substances psychédéliques pour rendre plus
p. 68-71 poreuse la frontière entre soi et le monde extérieur, et dénouer ces
Rémy Oudghiri tensions internes. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que les patients en
Sociologue et directeur de Sociovision voyage psychédélique se prennent pour des oiseaux, et, sûrs de
(cellule prospective de l’Ifop), il a mené
pouvoir voler, cherchent à se défenestrer. Nous insistons beaucoup,
une large étude sur les habitudes de rangement
des Français et le désir d’allègement vis-à-vis dans ce dossier, sur la nécessité absolue que ces thérapies soient
de leurs possessions matérielles. encadrées par des professionnels spécialisés ! £

N° 120 - Avril 2020


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SOMMAIRE
N° 120 AVRIL 2020 p. 39-59
Dossier
p. 6 p. 18 p. 22 p. 30 p. 40

L’ESSOR DES
THÉRAPIES
PSYCHÉDÉLIQUES
p. 6-38

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS p. 22 COGNITION ANIMALE


Changer de personnalité : difficile,
pas impossible !
L’étonnant cerveau
Le stress coupe-faim des oiseaux
L’oubli est dans la glie Comment font-ils pour rivaliser
Le sport protège vos neurones  en intelligence avec les primates,
avec une cervelle… d’oiseau ?
Vivre sans odorat
Onur Güntürkün p. 40 PSYCHOPHARMACOLOGIE
Le syndrome du conducteur
de Mercedes
p. 30 NEUROSCIENCES DES HALLUCINATIONS…
Gastronome comme une seiche
Le moustique joue à chaud et froid Le réseau social POUR ALLER MIEUX ?
Sexe : tout est dans dans notre cerveau LSD, psilocybine, ecstasy… La recherche
montre que ces substances peuvent
la synchronisation Le cerveau humain contient des réseaux
venir en aide aux personnes déprimées,
de neurones qui esquissent des cartes
p. 18 FOCUS phobiques ou traumatisées.
de son environnement… physique mais
Pourquoi le stress aussi social !
Silke Schilling

donne des cheveux Matthew Schafer et Daniela Schiller p. 46 INTERVIEW


blancs IL FAUT AUTORISER
La noradrénaline épuise les cellules LES THÉRAPIES
souches des follicules pileux…
Bénédicte Salthun-Lassalle
PSYCHÉDÉLIQUES
La légalisation de ces thérapies
est en cours, ce qui est une bonne chose,
mais dans un cadre très rigoureux.
Alexandre Lehmann

p. 52 NEUROSCIENCES
LES PSYCHÉDÉLIQUES,
UNE ROUTE VERS
LE SOI PROFOND ?
Le LSD, la DMT ou le MDMA, en modifiant
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier
la conscience, révèlent les mécanismes
intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également intimes de la perception et du soi.
un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.
En couverture : © Somjork/Shutterstock.com Theodor Schaarschmidt

N° 120 - Avril 2020


5

p. 60 p. 94

p. 72 p. 76 p. 80 p. 86

p. 92

p. 60-79 p. 80-91 p. 92-98

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 60 À LA UNE p. 80 LES CLÉS DU COMPORTEMENT p. 92 SÉLECTION DE LIVRES


Minimalisme : Un bain de forêt, La Voiture qui en savait trop
le bonheur est dans le peu ? et ça repart ! Connectés et heureux
La Belle au bois dort-elle vraiment ?
Le minimalisme n’est pas une rupture Les shinrin-yoku japonais font un tabac :
avec la société de consommation La Thérapie de la dernière chance
on s’aperçoit de leurs vertus pour
mais sa prochaine étape. l’équilibre mental et corporel… Le Tabac en questions
Theodor Schaarschmidt Daniela Haluza Pour en finir avec le harcèlement

p. 86 ÉCOLE DES CERVEAUX p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE


p. 68 À LA UNE - INTERVIEW
Trouver l’équilibre
entre posséder JEAN-PHILIPPE SEBASTIAN
DIEGUEZ
et renoncer
LACHAUX

Cinq heures avec


Rémy Oudghiri
« Dis Maman,
p. 72 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
pourquoi… ? » Mario : pourquoi
YVES-ALEXANDRE
Votre enfant vous assaille de questions ? parle-t-on aux morts ?
Bonne nouvelle ! Cela va stimuler quatre Carmen veille le corps de son mari la nuit
THALMANN
fonctions essentielles de votre cerveau qui précède son enterrement. Elle lui parle
(et du sien). toute la nuit. Une magnifique œuvre
Le mythe du désir p. 90 LA QUESTION DU MOIS
qui détaille la mécanique du deuil avec
une étonnante exactitude scientifique.
spontané Nos goûts
On lit parfois qu’il suffit de bien
communiquer pour créer le désir. Erreur !
alimentaires sont-ils
dans nos gènes ?
p. 76 UN PSY AU CINÉMA Si le goût pour l’amer est en grande partie
L’hyperviolence déterminé génétiquement, les autres

du Joker
préférences sont plutôt inculquées par
l’habitude ou l’éducation.
Le personnage joué par Joachim Phoenix Wolfgang Meyerhof
nous met en garde : une société
où les malades mentaux ne sont plus
pris en charge devient explosive !
Jean-Victor Blanc

N° 120 - Avril 2020


6 DÉCOUVERTES
p. 18 Pourquoi le stress donne des cheveux blancs p.22 L’étonnant cerveau des oiseaux p. 30 Le réseau social dans notre cerveau

Actualités
Par la rédaction

PSYCHOLOGIE

Changer de personnalité :
difficile, pas impossible
Le plus souvent, les personnes désireuses de changer
un aspect de leur personnalité n’y arrivent pas seules.
Mais la tâche n’est pas insurmontable.

E. Baranski et al., Journal


of Research in Personality,
26 décembre 2019.

Q ui n’a jamais souhaité


changer au moins un aspect de sa
personnalité ? Par exemple pour s’af-
firmer un peu plus dans un groupe
ou se laisser un peu moins déstabi-
liser par les épreuves ? Une étude
menée par Erica Baranski, de l’uni-
versité de l’Arizona, et ses collè-
gues confirme que ce type d’objectif
est largement partagé, mais indique
qu’il vaut alors mieux ne pas compter
seulement sur la force de sa volonté.
Les chercheurs ont analysé la per-
sonnalité de près de 900 personnes
âgées de 19  à 82  ans, grâce au
modèle dit du « Big Five », le plus uti-
© Goodstudio/Shutterstock.com

lisé en psychologie. Ce modèle


décompose la personnalité en cinq
traits : l’extraversion, le caractère
consciencieux, l’agréabilité, l’ouver-
ture à l’expérience et le névrosisme
(ou instabilité émotionnelle). Après
avoir rempli un questionnaire évaluant

N° 120 - Avril 2020


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PSYCHOLOGIE SOCIALE

Des halocarbures
RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO
dans l’hydrosphère
H. C. Shulman et al., Journal of Language
and Social Psychology, le 29 janvier 2020.

L
ces cinq traits, les participants Changer seul n’a donc rien de
devaient préciser s’ils essayaient simple. D’abord parce qu’on ne sait
actuellement de faire évoluer un pas toujours comment s’y prendre,
aspect de leur personnalité, et lorsque et ensuite parce qu’on a tôt fait de
c’était le cas, préciser ce qu’ils cher- rediriger son énergie vers des objec- ire un tel titre ne vous donnera sûre-
chaient à modifier. Six mois ou un an tifs plus tangibles qu’une modifica- ment pas envie de découvrir la suite. En réalité,
plus tard, leur personnalité était à nou- tion de sa personnalité – réussir un c’est même pire, révèle une étude de l’université
veau mesurée. examen, gagner de l’argent… de l’Ohio : utiliser des termes techniques pour parler
Les résultats ont tout d’abord Toutefois, cela ne signifie pas qu’il du réchauffement climatique pourrait créer un rejet
confirmé que le désir de changement soit impossible d’évoluer. D’autres de la part du public, voire du scepticisme. Même
est très répandu dans la population. travaux montrent en effet qu’une chose pour les vaccins : si certains nient leurs béné-
Les participants souhaitaient en par- intervention psychologique adaptée fices, c’est peut-être parce qu’ils se sentent exclus
ticulier devenir plus sociables (une ou une psychothérapie le per- lorsqu’ils entendent des informations scientifiques
facette de l’extraversion, caractérisée mettent : certains programmes d’en- sur ce sujet, et qu’ils ne les comprennent pas.
notamment par l’aisance en groupe), traînement aux compétences émo- Pour le prouver, les chercheurs américains ont
plus consciencieux (pour avancer tionnelles (visant à mieux identifier, fait lire à 650 volontaires non scientifiques des textes
plus vite dans leur travail) et plus comprendre et réguler ses émo- concernant trois sujets de pointe : les robots chirur-
stables émotionnellement (pour se tions) entraînent par exemple gicaux, les voitures autonomes et l’impression 3D.
sentir moins anxieux et déprimés). une augmentation de l’extraversion Une moitié d’entre eux lisaient un texte dont avait
et de la stabilité émotionnelle en six été expurgé tout terme technique jargonneux, tandis
DES CHANGEMENTS, semaines. Dans une étude, les par- que l’autre moitié lisait les articles des scientifiques,
MAIS PAS CEUX SOUHAITÉS ticipants sont même parvenus à évo- la moitié de ces derniers ayant tout de même accès
Malheureusement, lors de la luer sans ce type de formation, sim- aux définitions des mots jargonneux. Mais peu
seconde campagne de mesure, leur plement grâce à un rappel régulier importe : tous ceux ayant découvert les sujets dans
personnalité n’avait pas changé dans de leurs objectifs. le langage hermétique des chercheurs, même expli-
le sens désiré... Soit parce qu’elle « Il est prouvé en psychologie qué, ont ensuite annoncé qu’ils n’aimaient pas les
était restée stable, soit parce qu’elle clinique que l’accompagnement thé- sciences, voire qu’ils ne croyaient pas ce qui leur
s’était modifiée d’une autre façon – rapeutique entraîne un changement était raconté. Alors que les personnes ayant lu les
en particulier chez les étudiants, qui de personnalité et de comporte- textes simples et compréhensibles se sont dites inté-
sont dans une période de la vie pro- ment, et il existe des preuves ressées, voire scientifiques dans l’âme.
© Travis182/Shutterstock.com

pice aux évolutions. Ainsi, ceux qui récentes que c’est aussi possible Savoir communiquer les sciences est donc
souhaitaient devenir plus extravertis grâce à de simples interactions régu- déterminant pour susciter l’adhésion, et non le rejet
n’avaient pas changé sur ce trait, lières avec un expérimentateur », qui fait le lit des fake news. Ainsi, un meilleur titre
mais avaient souvent vu leur agréa- résume Erica Baranski. « Mais eût été : « Des gaz à effet de serre dans l’océan »…
bilité augmenter. Sans doute car en lorsque les individus sont laissés à Quitte à préciser ensuite qu’il s’agit d’un type par-
essayant de sortir un peu de leur eux-mêmes, le changement est ticulier de gaz à effet de serre, et que l’hydrosphère
coquille, ils s’étaient montrés plus moins probable. » £ inclut aussi les cours d’eau et la vapeur d’eau de
amicaux avec les autres. Guillaume Jacquemont l’atmosphère. £ Bénédicte Salthun-Lassalle

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8 DÉCOUVERTES Actualités
Actualités

NEUROBIOLOGIE

Le stress
coupe-faim
C. Nakamura et al., Plos One, vol. 15(1), e0228039.

V ous vous apprêtez à présenter à votre direction


un travail de longue haleine qui sera décisif pour l’évolution
de votre carrière. Logiquement, vous êtes très… stressé. Et
du même coup, impossible d’avaler quoi que ce soit ce midi.
Toutefois, les participants étaient séparés en deux
groupes. Alors que le premier était simplement placé face
aux images de nourriture, on annonçait aux membres du
second qu’ils allaient devoir réaliser une nouvelle fois les
Embêtant, car vous n’avez rien mangé depuis la veille. Comment tâches verbales et arithmétiques, car ils n’avaient pas été
le stress coupe-t-il la faim ? Comme viennent de le démontrer performants… Façon de créer un stress supplémentaire.
Chika Nakamura et ses collègues, de l’université d’Osaka, au Devant les images de mets alléchants, ces personnes qui
Japon, le coupable est… votre cerveau ! Une zone située à l’avant anticipaient une nouvelle salve d’épreuves n’avaient pas faim.
de l’encéphale, le cortex préfrontal, émettrait moins d’ondes élec- Et dans leur cerveau, le cortex frontal émettait moins d’ondes
triques stimulatrices de l’appétit. alpha (des ondes électriques de fréquence comprise entre
Dans leurs expériences, les neuroscientifiques ont invité 8 et 12 oscillations par seconde).
dans leur laboratoire 22 personnes à jeun et en parfaite santé Le cortex frontal est responsable des fonctions cognitives
physique et mentale et leur ont demandé de réaliser une tâche exécutives comme le contrôle de soi, la planification et le rai-
verbale (consistant par exemple à raconter pendant 15 minutes sonnement, et il contribue aussi à la régulation de l’appétit.
comment elles agiraient pour protéger l’environnement), ainsi Les chercheurs suggèrent donc qu’un événement stressant à
que des calculs mentaux. Le tout faisait l’objet d’une évaluation, venir provoque une activation du système nerveux automa-
de manière à stresser les participants… Puis, après 15 minutes tique de réaction au stress, qui interfère avec l’activité du
de pause, on leur montrait des images de nourriture tout en cortex frontal et réduit la proportion d’ondes alpha déclen-
mesurant la réaction de leur cerveau à ces images, par la tech- cheuses d’appétit. £
nique de magnétoencéphalographie. B. S.-L.

30 %
Faut-il montrer série d’enquêtes auprès de plus de
2 500 employés. Les chercheurs ont
ses émotions montré que ceux qui ne masquent
pas systématiquement leurs
au travail ? émotions négatives souffrent moins
d’épuisement émotionnel. L’idéal de temps
étant de tenter en plus de modifier
ces affects désagréables de concentration
© Ankomando/Shutterstock.com

en plus chez des élèves


S i vous êtes d’humeur morose
en arrivant au bureau, vaut-il
mieux le montrer à vos collègues
(par exemple par des stratégies
dites « de réévaluation cognitive »,
qui consistent à chercher les bons
de primaire quand on
félicite les comportements
ou arborer un sourire de façade ? côtés des choses). En effet, outre positifs au lieu de blâmer
Allison Gabriel, de l’université un avantage sur le bien-être, cela les négatifs.
de l’Arizona, et ses collègues ont augmente la confiance et le soutien Source : Paul Caldarella et al., Educational
exploré la question à travers une entre collègues. £ G. J. Psychology, le 29 janvier 2020.

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MÉMOIRE

L’oubli est
dans la glie
Pour un réveil C. Wang et al., Science, le 7 février 2020.

éclair
P our éviter de rester somnolent le matin
après s’être levé, une étude de l’université
de Melbourne révèle que vous avez intérêt
à bannir les sonneries de réveil classiques
(le fameux bip-bip…) au profit d’une musique
mélodieuse, par exemple en choisissant une

E
alarme sur votre smartphone qui fait retentir
la version instrumentale d’un air à succès, Les cellules microgliales (en rouge) sont nombreuses dans
ni trop lent ni trop rapide. Vous serez frais le cerveau, et notamment dans l’hippocampe, un centre
et dispos dès le premier coup de couteau sur de la mémoire (ici chez la souris, la zone bleue étant
composée des noyaux cellulaires des neurones).
la tartine à beurrer. Un enjeu de taille pour tous
les manipulateurs de machines-outils,
conducteurs de bus, médecins urgentistes ssayez de vous remé- impliquées dans l’effaçage des sou-
ou pilotes d’avion, ces derniers devant souvent morer un souvenir marquant. Vous venirs, les chercheurs ont d’abord
grappiller le sommeil dès que celui-ci se présente, l’avez ? Si vous êtes capable de le inculqué un réflexe de peur condi-
et n’ayant pas le droit à l’erreur lorsqu’ils sont ramener à votre conscience, c’est tionnée à des souris pour créer un
réveillés. £ Sébastien Bohler parce qu’il est gravé dans votre cer- engramme de cette crainte. À
veau sous la forme d’un engramme, chaque fois que les rongeurs se
ensemble de neurones entre les- trouvaient dans une cage donnée,
quels les connexions – les fameuses ils recevaient un léger choc élec-
synapses – sont renforcées. Mais trique à la patte, de sorte qu’ils finis-
Le café accélère tout ce que vous vivez ne peut être
conservé en mémoire et il faut parfois
saient par se figer d’angoisse dès
qu’ils y étaient placés. Un réflexe qui,
la lecture faire un peu de ménage, autrement
dit, supprimer certains engrammes
en temps normal, disparaît au bout
d’un certain temps, signe que les
pour effacer les souvenirs associés… animaux oublient.

D eux tasses de café, et votre vitesse de


lecture s’accélère. C’est ce qu’ont constaté
trois chercheurs de l’université de Florence,
Comment ce nettoyage cérébral a-t-il
lieu ? Chao Wang, de l’université
Zhejiang, en Chine, et ses collègues
Mais après cet apprentissage,
Chao Wang et ses collègues ont neu-
tralisé les cellules microgliales dans
en Italie. Ils ont testé plusieurs paramètres ont découvert que la microglie, une le cerveau des souris en leur injec-
de lecture, la vitesse de déchiffrage et de classe de cellules cérébrales diffé- tant une toxine. Résultat : les souris
compréhension globale des phrases, ainsi que rente des neurones, joue un rôle ont été incapables d’oublier ! Même
la vitesse de déchiffrage de mots isolés, ou de essentiel à cet égard. 35 jours plus tard, elles s’immobili-
pseudomots (des agencements de caractères Les cellules qui forment cette saient en entrant dans la cage, bien
lisibles mais dépourvus de sens, comme baligoux microglie, et que l’on appelle cel- plus que des congénères pourvues
ou formadet). Seule la compréhension de lules microgliales, sont notamment d’une microglie pleinement fonction-
phrases entières est accélérée, ce qui montre chargées de détruire les agents nelle. En outre, les engrammes asso-
que la caféine agit sur des processus fortement pathogènes (bactéries, virus, para- ciés au réflexe conditionné s’étaient
© Wang Chao Wang

intégrés de la lecture, faisant intervenir sites) et de les évacuer, ainsi que bien moins affaiblis chez elles,
les zones frontales du cerveau. L’effet est d’autres débris cellulaires, hors du comme l’ont montré les chercheurs
particulièrement prononcé chez les personnes cerveau. Pour montrer que ces cel- grâce à des techniques de marquage
en état de léger manque de sommeil. £ S. B. lules microgliales sont aussi fluorescent. £ G. J.

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10 DÉCOUVERTES Actualités

SCIENCES COGNITIVES

Le sport protège
vos neurones
A. Schmitt et al., Brain Plasticity, vol. 5, pp. 39-55, 2019.
J. M. Gaitán et al., Brain Plasticity, vol. 5, pp. 83-95, 2019.

L
l’activité intense augmentait celle du système cérébral de la
récompense et diminuait celles des réseaux sensorimoteur et
de l’attention, preuve d’une fatigue motrice et attentionnelle,
mais d’une bonne dose d’émotions positives et de plaisir.
Dans le second article, Julian Gaitán et ses collègues, à
es bénéfices du sport, plus ou moins intense Madison, aux États-Unis, ont étudié les effets d’une activité
selon votre âge, votre forme, vos aptitudes, sont incontestables physique modérée et régulière sur le déclin cognitif, en travail-
non seulement pour votre santé physique, mais aussi pour lant avec 23 personnes de plus de 45 ans présentant un risque
votre santé mentale. Certains scientifiques allant même jusqu’à élevé de maladie d’Alzheimer, mais ne souffrant pas encore de
dire que ce serait la meilleure et la plus simple des préventions symptômes de la maladie. La moitié a reçu des instructions pour
contre le déclin cognitif, car l’activité physique influe directement avoir un mode de vie plus actif, l’autre a participé à un pro-
sur le fonctionnement cérébral. En attestent deux nouveaux gramme d’entraînement sur tapis de courses avec un coach
articles parus le même mois dans la revue Brain Plasticity. personnel, trois fois par semaine pendant 26 semaines.
Dans le premier de ces articles, Angelika Schmitt et ses col- À l’arrivée, les personnes ayant fait du sport régulièrement,
lègues en Allemagne se sont intéressés aux effets cognitifs et comparées à celles n’ayant pas été encadrées, ont vu leur apti-
émotionnels d’une activité intense ou faible chez 22 athlètes en tude cardiovasculaire augmenter, réduit leur sédentarité et sur-
bonne santé. Pour ce faire, les sportifs couraient plus ou moins tout obtenu de meilleurs résultats à des tests cognitifs, notam-
vite sur un tapis pendant 30 minutes, décrivaient leur état d’hu- ment pour les aptitudes de planification, de concentration et
meur grâce à des questionnaires avant et après l’effort, puis pas- d’attention, avec une augmentation importante de l’activité du
saient dans un scanner d’imagerie cérébrale fonctionnelle. cortex cingulaire postérieur – une région dont on sait qu’elle
Résultat : quelle que soit l’intensité de l’exercice, tous les est atteinte dans la maladie d’Alzheimer.
participants étaient de meilleure humeur après avoir couru. Selon les chercheurs, une activité physique régulière, quelle
L’activité modérée augmentait la connectivité fonctionnelle du qu’elle soit, stimule donc le fonctionnement des réseaux neuro-
réseau cérébral de repos associé au traitement cognitif, à savoir naux, probablement en favorisant la « plasticité » cérébrale, et
le cortex frontopariétal, suggérant que le sport de faible inten- ralentirait le déclin des fonctions cognitives liées à l’âge. Encore
sité favorise ensuite la concentration et l’attention. Alors que de bonnes raisons de sortir de son canapé… £ B. S.-L.

Petit déjeuner cette période, comme la dépression


ou les crises d’anxiété. Résultat :
Le maquillage
et santé mentale lesde nepersonnes ayant l’habitude
pas prendre de petit déjeuner
« déshumanisant »
avaient des risques beaucoup plus

N e pas prendre de petit déjeuner


pourrait être dangereux pour
votre santé mentale, révèle une
importants de souffrir de troubles
psychiatriques. Les auteurs
soupçonnent que l’absence de prise
S elon une étude du psychologue
Philippe Bernard et ses collègues
de l’université de Bruxelles, réalisée
étude de l’université de Tasmanie, alimentaire matinale pourrait sur 1 000 participant(e)s, une femme est
en Australie. Les épidémiologistes perturber le rythme circadien jugée moins chaleureuse, expérimentée,
© lzf/Shutterstock.com

ont suivi 1 000 personnes pendant (ou être causée par un compétente et humaine lorsqu’elle
5 ans, et leur ont demandé quelles dérèglement de ce rythme). est fortement maquillée que si elle est
étaient leurs habitudes alimentaires Or des perturbations du rythme discrètement fardée. Le maquillage tendrait
et la fréquence à laquelle ils avaient circadien sont souvent associés à la rapprocher du statut d’objet par un
vécu des troubles psychiatriques sur à des troubles mentaux… £ S. B. phénomène d’hypersexualisation. £ S. B.

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PERCEPTION

Vivre sans odorat


Musique et parole, S. E. Erskine et C. M. Philpott, Clinical Otolaryngology, 2019.
le cerveau divisé
C omment entend-on une conversation dans
un bruit de fond musical ? Selon une
récente étude franco-canadienne, il se pourrait
que notre cerveau gauche reconnaisse davantage
le langage, tandis que le droit percevrait mieux
la musique. Les neuroscientifiques ont fait
écouter à 49 volontaires 10 phrases chantées
chacune sur 10 mélodies distinctes,

«
O
tout en enregistrant l’activité de leur cerveau
et en atténuant la dimension spectrale
(essentielle à la musique) ou la dimension
temporelle (essentielle aux phrases) des
morceaux. Ainsi, en demandant aux volontaires
de reconnaître des paroles ou des mélodies,
les chercheurs ont montré que les neurones n reconnaît le justesse. En effet, l’odorat nous
du cortex auditif gauche captent l’information bonheur au bruit qu’il fait quand il indique divers dangers : sans lui, dif-
temporelle des sons (bien plus importante pour s’en va », écrivait Jacques Prévert. ficile de savoir si un aliment est
le langage), tandis que ceux à droite réagissent De fait, c’est souvent quand on a périmé ou si une pièce sent le gaz…
à leur dimension spectrale, plus caractéristique perdu quelque chose qu’on en com- Mais « l’odorat ne sert pas seule-
de la musique. £ B. S.-L. prend toute l’importance. L’odorat ment à sauver la vie, il l’améliore
n’échappe pas à la règle, comme en aussi », explique Carl Philpott. Les
témoigne le cas des patients chez perturbations se répercutent ainsi sur
qui il est altéré : une étude menée de multiples aspects du quotidien :

Rêves enfiévrés
par les chercheurs britanniques Sally perte de l’appétit et du plaisir de man-
Erskine et Carl Philpott révèle que ger, isolement social (certains
leur qualité de vie en souffre patients n’osent plus préparer un
cruellement. dîner pour les autres), déconnexion

U ne forte fièvre rend souvent apathique


et d’humeur maussade. Hélas, même
le sommeil ne nous préserve pas de
Les troubles de l’odorat touchent
environ 15 % de la population et ont
des causes variées : sinusites chro-
des souvenirs heureux (comme les
repas de famille d’antan, évoqués par
l’odeur du sapin de Noël), difficultés
ses conséquences : grâce à une enquête en ligne niques, rhumes à répétition, infec- parentales (faut-il changer la couche
auprès de 164 personnes, les chercheurs tion virale, vieillissement… Diverses du bébé ?), perte d’intimité sexuelle
allemands Michael Schredl et Daniel Erlacher enquêtes avaient déjà exploré leurs (impossible de percevoir l’odeur de
ont montré que nos rêves deviennent plus conséquences, mais Sally Erskine son partenaire)…
négatifs et plus bizarres lorsque nous sommes et Carl Philpott ont voulu coller au Au final, ce trouble est très diffi-
malades. Ils incluent en outre davantage plus près du vécu des patients, en cile à vivre et suscite une multitude
de perceptions de la température. Un des les laissant exprimer librement par d’émotions négatives. « J’ai l’impres-
participants a par exemple rêvé qu’il était écrit ce qu’ils ressentaient. Ils ont sion de vivre derrière une vitre, car
enveloppé dans un vent chaud, puis poursuivi donc recueilli les témoignages de je ne peux rien sentir ni goûter, et je
et rattrapé par une boule de lave !
© Wrangler/Shutterstock.com

71 personnes de 31 à 80  ans, qui me sens déprimé et triste comme si


Des caractéristiques qui s’expliqueraient en avaient perdu l’odorat – en partie j’étais en deuil », témoigne un patient.
partie par l’hypothèse de la continuité, stipulant ou totalement – ou percevaient les Les chercheurs plaident donc pour
que les événements et les émotions de l’éveil odeurs de façon modifiée. une meilleure prise en charge de
influencent largement nos songes, et en partie Il en ressort tout d’abord un enjeu cette souffrance – parfois minimisée
par les perturbations cognitives provoquées vital : ces patients rapportent un cer- par les médecins, comme l’a égale-
par la fièvre. £ G. J. tain nombre d’accidents évités de ment révélé l’étude. £ G. J.

N° 120 - Avril 2020


12 DÉCOUVERTES Actualités

PSYCHOLOGIE

Le syndrome du conducteur
de Mercedes
J. E. Lönnqvist et al., International Journal
of Psychology, 2019.

E st-ce vous qui avez un problème, ou bien les


gens qui vous font des queues de poisson ou vous insultent
en klaxonnant derrière vous au feu rouge occupent-ils
souvent de grosses berlines allemandes, genre Mercedes,
à un fort statut social avaient un fort niveau de désagréabilité.
Tout particulièrement, les conducteurs de berlines allemandes
impressionnantes et puissantes se révélaient être peu empa-
thiques, plus obtus et moins conciliants que les autres. Mais ils
Audi ou BMW ? Eh bien, non, vous ne rêvez pas, confirment obtenaient aussi des scores élevés sur la dimension dite « d’es-
des chercheurs de l’université de Helsinki : les propriétaires prit consciencieux », c’est-à-dire qu’ils étaient planificateurs,
de berlines chères et puissantes, notamment de marque organisés, ponctuels et méthodiques.
allemande, se caractériseraient, davantage que la moyenne Avant cette étude, on considérait que les personnes qui
de la population, par un trait de personnalité appelé roulent en Mercedes ou en Audi disposaient de hauts revenus,
désagréabilité, ce qui confirmerait – dans une certaine ce qui modifiait leur comportement, les amenant à se voir
mesure – l’opinion répandue. comme au-dessus des autres et à considérer que les règles de
L’auteur de cette étude, Jan-Erik Lönnqvist, cherchait lui- la société ne s’appliquaient pas de la même façon à eux qu’aux
même à savoir si son impression était un cliché ou le reflet d’une autres. Mais ces travaux laissent entrevoir une autre réalité : la
réalité scientifique. Il a donc mené cette étude sur 1 892 conduc- dimension de désagréabilité est une donnée stable du carac-
teurs finlandais, en leur faisant passer le test de personnalité tère, de sorte que ce sont en réalité les personnes désagréables
le plus utilisé en psychologie scientifique, qui décompose le qui, un jour ou l’autre, finiraient par acheter une grosse voiture
tempérament en cinq dimensions comme l’extraversion, la sta- puissante. À prendre avec des pincettes, bien sûr, car il ne s’agit
bilité émotionnelle, l’agréabilité, l’ouverture ou le caractère que de statistiques, de surcroît valables en Finlande mais pas
consciencieux. Résultat : les conducteurs de voitures associées forcément ailleurs ! £ S. B.

Heureux et Les chômeurs qui conservent


des ressources financières
L’humanité
au chômage ? supérieures au minimum
dont ils ont besoin pour vivre
en quête de sens
(que ce soient des allocations,

C ontrairement à ce que l’on


croit le plus souvent, être
des rentes ou d’autres sources
de revenus annexes) sont en Q u’est-ce qui rend les gens heureux ? Une
étude réalisée dans 166 pays sur plus
© Aliva Vaska/Shutterstock.com

au chômage n’empêcherait réalité plus heureux que lorsqu’ils de 1,7 million de personnes livre des réponses.
pas forcément d’être heureux. travaillaient. En revanche, Le premier facteur qui émerge est le besoin
En étudiant un échantillon si l’argent est insuffisant, le bien- de trouver un sens à sa vie. Que ce soit par des
de 76 000 personnes d’un panel être subjectif s’érode. Voilà qui projets, en participant à des œuvres caritatives
socioéconomique allemand, remet en question l’idée que ou en trouvant la voie de sa passion. Suivent la vie
un économiste de l’université le travail est nécessaire parce qu’il sociale épanouissante, avoir un travail, et une
de New York a constaté que tout procure un sentiment d’utilité famille. Ces paramètres sont observés dans cet
est une question de ressources. sociale. £ S. B. ordre dans toutes les régions du monde. £ S. B.

N° 120 - Avril 2020


BIEN DORMIR,
C’EST BIEN
VIVRE

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14 DÉCOUVERTES Actualités

PSYCHOLOGIE ANIMALE

Gastronome
comme
une seiche
P. Billard et al., Biology Letters, le 5 février 2020.

R
ont systématiquement choisi la crevette, signe que c’est pour
elles un mets de choix.
Dans les phases suivantes de l’étude, les chercheurs ont
fourni des crabes aux animaux et, parfois, également des cre-
vettes. Ce petit bonus arrivait soit de manière aléatoire, soit de
appelez-vous votre dernier réveillon, ou tout manière régulière – tous les soirs ou tous les deux soirs. Or
autre dîner festif : un festin vous attendait, avec sa succulente dans ce dernier cas, les seiches mangeaient moins de crabes
dinde aux marrons, ses fromages et ses desserts alléchants. pendant la journée, comme si elles se réservaient pour le
Ne vous êtes-vous pas, le midi, contenté d’un repas frugal en « dîner ». En outre, lorsqu’elles ne recevaient des crevettes qu’un
prévision de ces réjouissances (g)astronomiques ? Eh bien, vous soir sur deux, elles adaptaient leur stratégie, se gavant de crabes
n’êtes pas le seul dans ce cas : les seiches Sepia officinalis se les jours où les dîners étaient maigres et s’économisant lorsqu’un
mettent également à la diète lorsqu’elles savent qu’un repas repas de fête les attendait.
savoureux les attend, comme l’ont montré Pauline Billard, de Les chercheurs doivent encore effectuer quelques tests
l’université de Caen Normandie, et ses collègues. Ce qui semble complémentaires pour vérifier que les seiches ne suivaient pas
indiquer une capacité à se projeter dans le futur et à contrôler leur envie du moment, mais si elle se confirmait, cette capacité
son comportement en conséquence. de planification représenterait une véritable prouesse cognitive.
La première étape de ces expérimentations fut de détermi- Elle suppose de mémoriser les informations passées, de s’en
ner les préférences alimentaires des seiches. Celles-ci consom- servir pour prévoir ce qui va advenir (« Y aura-t-il des crevettes
ment une nourriture diversifiée, alternant crustacés, petits pois- ce soir ? »), et de se retenir d’avaler tout ce qui vous passe sous
sons et calmars. Pour savoir si elles privilégient certaines proies, le tentacule – autrement dit de faire preuve d’inhibition motrice
les chercheurs ont placé un crabe et une crevette à une distance et de maîtrise de soi, ce qui n’est pas toujours facile pour un
égale des individus – 19 spécimens en tout. Résultat : les seiches humain ! £ G. J.

Des perroquets petite barre noire lui vaudrait une


récompense alimentaire, puis plon-

probabilistes geait chacune de ses mains dans


une boîte transparente contenant
© Shutterstock.com/aquapix - Amalia Bastos (perroquet)

des barres noires et orange en pro-


portions différentes, et en ressortait

D ans bien des situations de la vie cou-


rante, il nous faut prendre une déci-
sion en estimant la probabilité de tel ou
une barre qu’elle tenait dans son
poing fermé devant l’animal. Celui-ci
devait ensuite indiquer du bec le
tel événement. Une capacité qui n’était poing que l’expérimentatrice devait
prouvée jusque-là que chez les grands ouvrir. Il a presque toujours choisi
singes. Mais Amalia Bastos et Alex Taylor, la main ayant pioché dans la boîte
de l’université d’Auckland, viennent de comptant la plus grande proportion
découvrir que les perroquets en sont aussi de barres noires, signe qu’il consi-
dotés. Dans leur étude, une expérimenta- dérait avoir plus de chances d’en
trice apprenait à chaque oiseau qu’une obtenir une noire ! £ G. J.

N° 120 - Avril 2020


Un magazine édité par POUR LA SCIENCE
170 bis boulevard du Montparnasse
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NEUROSCIENCES Directrice des rédactions : Cécile Lestienne

Le moustique
Cerveau & Psycho
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont

joue à chaud
Stagiaire : Lucas Gierczak
Conception graphique : William Londiche
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et froid
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Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
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Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
Marketing et diffusion : Charline Buché
C. Greppi et al., Science, vol. 367, pp. 681-684, 2020. Chef de produit : Elena Delanne
Directrice du personnel : Olivia Le Prévost
Secrétaire général : Nicolas Bréon
Fabrication : Marianne Sigogne, Zoé Farré-Vilalta
Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
Ont également participé à ce numéro :
Maud Bruguière
Anciens directeurs de la rédaction :
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Presse et communication
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l y a 250 millions d’années, fonction – s’éloigner des zones trop Cedex
un insecte ressemblant à une fraîches et s’approcher d’un bon
Diffusion de Cerveau & Psycho 
mouche gracile vivait à la surface repas. La circuiterie neuronale de ces Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard
de la Terre. Il devait réguler sa tem- insectes se modifiant en ce sens. Tel : 04 88 15 12 43
pérature et, pour cela, éviter à tout C’est cette histoire que nous Information/modification de service/réassort :
www.direct-editeurs.fr
prix les endroits trop froids. Il était raconte l’étude génétique fascinante
équipé à cet effet d’une molécule publiée dans la revue Science par Abonnement France Métropolitaine :
tapissant la paroi de ses neurones, Chloe Greppi et ses collègues des 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)
Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €
une molécule très sensible au froid. universités de Waltham et de Boston,
Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
Une sorte de capteur du froid qui lui dans le Massachusetts. On y français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
permettait de fuir les zones qui découvre que le gène IR21a du cap- documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
auraient pu le frigorifier. teur de froid est indispensable au Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
Cet insecte est l’ancêtre commun moustique pour trouver sa proie. S’il © Pour la Science S.A.R.L.
des mouches drosophiles et des est inactivé par génie génétique, les Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
moustiques. À partir de lui, le capteur performances de l’insecte baissent représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
du froid s’est transmis aux deux de 70 % (il lui reste sa capacité à Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,
familles d’insectes qui se sont sépa- détecter le dioxyde de carbone qui mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
rées à partir de cette souche com- s’exhale de vos poumons). Cette
© Nechaevkon / Shutterstock.com

sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français


mune, les mouches conservant la vision d’une molécule traversant les de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
- 75006 Paris).
fonction de « fuite du froid », et les âges en empruntant divers orga-
moustiques s’engageant sur un autre nismes comme moyen de locomotion Origine du papier : Finlande
Taux de fibres recyclées : 0 %
chemin évolutif. Leur spécialité : se fait apparaître les êtres vivants, « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
nourrir du sang d’animaux… à sang insectes et humains compris, comme Ptot 0,005 kg/tonne
La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
chaud. Le capteur du froid devient les acteurs dérisoires d’une histoire ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.
alors une arme qui remplit une double gigantesque qui les dépasse. £ S. B.

N° 120 - Avril 2020


16 DÉCOUVERTES Actualités

NEUROPHYSIOLOGIE

Sexe : tout est


dans la
synchronisation
B. K. Freihart et C. M. Meston, The Journal of Sexual
Medicine, vol. 16, pp. 2000-2010, 2019.

I
montrent que les mécanismes de résonance motrice au niveau
du visage ou des gestes, qui sont réputés mettre en branle des
mécanismes de résonance émotionnelle à cause des liens entre
l’expression physique des émotions et leur ressenti subjectif,
sont de bons prédicteurs de la capacité à éprouver du plaisir
l s’agit simplement de s’asseoir face à face et de se ensemble. Il s’agit en quelque sorte d’une pénétration de l’empa-
regarder dans les yeux, pendant cinq minutes, et de chercher thie jusque dans la relation physique qui peut l’accompagner.
à adopter la même expression du visage et du regard que votre Fait troublant, c’est la capacité du rythme cardiaque de la
partenaire, tout en essayant de reproduire ses gestes. Certes, femme à se caler sur celui de l’homme, et non celle de l’homme
il faudra accepter que l’on vous pose des capteurs sur la poitrine sur la femme, qui prédit le mieux la satisfaction sexuelle. Horrible
pour mesurer le rythme de vos battements cardiaques. Le ver- schéma de domination sexuelle  validé par électrocardio-
dict tombera peu après : si vos battements tendent à se syn- gramme ? Pas vraiment, d’après les autrices de l’étude. Selon
chroniser au fil de ce tête-à-tête, votre relation risque d’être elles, cette relation causale à sens unique tient davantage au
torride. Sinon… il faut peut-être penser à en rester à des rapports fait que les femmes sont généralement plus empathiques et
amicaux ou formels. plus aptes à décrypter les signes discrets pouvant traduire les
Les résultats de cette étude réalisée à l’université d’Austin, émotions sur les visages. Mais elles peuvent apprendre aux
au Texas, par les psychologues Bridget Freihart et Cindy Meston, hommes à s’améliorer, après tout. £ S. B.

Que Dieu châtie mes ennemis !

L e Dieu des anciennes écritures


n’était pas un tendre… Il avait
tendance à brûler les villes, à envoyer
cette expérience menée aux États-
Unis, on évaluait d’abord le degré de
préoccupation de divers participants
d’un conflit armé chez leurs partici-
pants, et ont constaté que leur Dieu
prenait aussi des attributs guerriers.
© Youra Pechkin/Shutterstock.com

des épidémies sur Terre et à annihiler vis-à-vis d’enjeux militaires ou liés à Un dernier volet plus historique a
les récoltes. D’après une récente la sécurité nationale, et on leur permis de constater que les réfé-
expérience menée à l’université de demandait de décrire Dieu tel qu’ils rences à un Dieu punitif avaient fluc-
Virginie, ce serait parce que les l’imaginaient. Résultat : plus les per- tué de manière parallèle en Occident,
humains créeraient des dieux d’au- sonnes étaient préoccupées par une entre le xiiie et le xxe siècle, avec la
tant plus belliqueux qu’ils sont eux- potentielle guerre, plus leur Dieu fréquence des conflits guerriers. Dieu
mêmes en guerre – ce qui était le cas était violent. Puis les scientifiques ont est amour, oui, mais il ne faut pas
au temps de l’Ancien Testament. Dans créé artificiellement une telle peur l’embêter. £ S. B.

N° 120 - Avril 2020


LES GESTES
ET LES PENSÉES
QUI SOIGNENT

EN LIBRAIRIE
18 DÉCOUVERTES Focus

BÉNÉDICTE
SALTHUN-LASSALLE
Rédactrice en chef adjointe à Cerveau & Psycho.

NEUROSCIENCES

Pourquoi le stress
donne des cheveux blancs
Des chercheurs de l’université Harvard ont découvert pourquoi
le stress fait blanchir les cheveux. Des neurones connectés aux poils
coupent leur approvisionnement en pigment foncé !

T
ponctuel, augmente rapidement la du pelage des souris. Mais si les événe-

«
quantité de cheveux blancs. Certes, on ments imprévisibles et les séances d’im-
dit parfois que certaines personnes se mobilisation ne produisaient cet effet
sont fait des cheveux blancs en une qu’au bout de 4 ou 5 cycles de renouvel-
nuit, mais les analyses d’hormones du lement du pelage (plusieurs mois), il n’en
stress ou liées au vieillissement ne suf- fallait qu’un avec la douleur chronique :
fisaient pas à rendre compte du phéno- en quatre semaines, le pelage des souris
u me donnes mène. Il a fallu, pour les chercheurs devenait complètement blanc…
des cheveux blancs ! » ou « Je me fais américains et brésiliens, réaliser plu- De plus, en mesurant les concentra-
des cheveux blancs »… : des expres- sieurs expériences associant techniques tions sanguines de corticostérone
sions que vous employez peut-être pour comportementales, pharmacologiques (l’équivalent du cortisol humain) et en
signifier à quelqu’un qu’il vous stresse et génétiques de pointe. noradrénaline, les principales molécules
ou pour montrer que vous êtes inquiet… sécrétées par les glandes surrénales en
Eh bien, ce n’est pas une idée reçue : PLUS LES SOURIS SONT STRESSÉES, cas de stress, les chercheurs ont constaté
les cheveux blanchissent certes avec PLUS ELLES BLANCHISSENT que plus les souris étaient stressées par
l’âge, mais aussi avec le stress. C’est ce L’équipe a testé trois types de stress la douleur, plus elles blanchissaient.
que révèlent les travaux de Bing Zhang sur des souris au pelage initialement
et de ses collègues, de l’université noir. Premier type de stress : l’exposition UN ÉPUISEMENT
Harvard et de l’université de São Paulo. répétée à des événements imprévisibles. DES CELLULES SOUCHES
Les chercheurs l’ont prouvé en identi- Deuxième situation stressante : le confi- Mais pourquoi le poil devient-il
fiant les mécanismes précis provoquant nement et l’immobilisation dans des blanc ? Ce qui confère à un poil sa teinte
ce blanchissement chez des souris de compartiments très étroits. Enfin, les foncée, c’est un pigment – la mélanine –
laboratoire. Leur surprise ? Constater douleurs chroniques provoquées expéri- produit par des cellules pigmentaires
que cet effet passe par l’action d’une mentalement par l’injection d’une molé- appelées mélanocytes, contenues dans
partie du système nerveux, le système cule mimant l’effet brûlant du piment, et des amas cellulaires situés sous la peau
nerveux sympathique. qui se fixe sur les récepteurs des neu- et nommés follicules pileux. Ces méla-
Jusqu’à maintenant, aucune étude rones sensoriels responsables de la nocytes sont issus de cellules souches
scientifique n’avait pu confirmer – ni transmission de la douleur. logées dans de petites niches dans la
infirmer – l’observation populaire selon Ces trois sources de stress se sont peau et les follicules. Lorsqu’un nouveau
laquelle le stress, qu’il soit chronique ou toutes traduites par un blanchissement poil pousse, des cellules souches sortent

N° 120 - Avril 2020


19

de leur logement et se transforment en que ces dernières possèdent à leur sur- des taux sanguins de noradrénaline très
mélanocytes. Elles produisent alors la face le récepteur ADRB2 qui réagit à la faibles !
mélanine qui donne sa couleur au che- présence de noradrénaline. Ainsi, dès
veu. Or, sous l’effet de la douleur, Zhang lors que ce récepteur est supprimé dans LE BLANCHISSEMENT
et ses collègues ont constaté qu’après les cellules souches par des manipula- DES CHEVEUX, C’EST NERVEUX !
quatre semaines, les follicules pileux des tions génétiques, les cellules se différen- Alors, quelle autre source de nora-
souris ne contenaient presque plus de cient de façon tout à fait normale en drénaline existe dans l’organisme ?
cellules souches. Même s’il y restait des mélanocytes actifs, et les souris Zhang et ses collègues ont pensé au sys-
mélanocytes, ces derniers ne produi- conservent leurs poils noirs, même sou- tème nerveux sympathique, impliqué
saient plus de mélanine car ils avaient mises à des stimuli douloureux. dans la régulation des fonctions vitales
terminé leur maturation. De nouvelles Que fait le récepteur ADRB2 ? Il sti- autonomes, comme la respiration et le
cellules souches doivent donc se diffé- mule une autre molécule cellulaire, rythme cardiaque. Des nerfs de ce sys-
rencier pour les remplacer et colorer les l’enzyme CDK, laquelle accélère le cycle tème se faufilent dans tous les recoins de
poils. Or, chez les souris stressées, les de vie des cellules souches. Dès lors, en notre corps, et se mettent en action en
cellules souches sont excessivement acti- bloquant l’action de CDK dans ces der- cas de stress pour permettre justement
vées et se différencient si vite qu’elles ne nières, les scientifiques ont aussi montré à l’organisme de réagir (par exemple en
passent pas – ou pas assez longtemps – que les souris stressées avaient toujours fuyant ou en combattant), via l’accéléra-
par la phase où elles produisent la méla- des poils noirs et leurs cellules souches… tion de ses fonctions vitales. Or les fibres
nine ; et elles meurent très rapidement. Tout semblait donc clair : le stress nerveuses sympathiques sécrètent aussi
Ainsi, les poils noirs tombés ne sont pas provoque une augmentation sanguine de la noradrénaline, et leurs terminai-
remplacés par des poils à mélanine car de la noradrénaline, majoritairement sons arrivent justement tout près des
les cellules souches maturent trop vite. produite par les glandes surrénales, qui « niches » de cellules souches dans les
elle-même stimule la différenciation follicules pileux des souris (car ce sont
L’AUGMENTATION DE des cellules souches et diminue la quan- elles qui activent aussi les muscles hor-
© Shutterstock.com/waewkid

NORADRÉNALINE EN CAUSE tité de mélanine dans les poils. Sauf ripilateurs, qui font se dresser les poils
Quelle en est la cause ? La douleur et que… en enlevant par chirurgie les en cas de stress intense ou de peur).
le stress provoquent la sécrétion de nora- glandes surrénales des souris, les cher- Il fallait donc bloquer la neurotrans-
drénaline dans le sang des souris, et les cheurs ont eu la surprise de constater mission de noradrénaline par les fibres
chercheurs ont montré, par séquençage que la douleur provoquait toujours le sympathiques, pour voir si cela neutrali-
génétique des cellules souches de peau, blanchissement de leur pelage, malgré sait le blanchissement des poils. Ce que

N° 120 - Avril 2020


20 DÉCOUVERTES Focus
POURQUOI LE STRESS DONNE DES CHEVEUX BLANCS

COMMENT LE STRESS REND LES SOURIS « BLANCHES »


Situation normale Effet du stress

Stress
1 L’organisme
réagit au stress 2 Les cellules souches
Le stress stimule s’activent et se
le système nerveux différencient trop vite
sympathique La noradrénaline accélère
qui libère de la la différenciation des
noradrénaline près cellules souches.
des cellules souches.

4 Il n’y a plus
de cellules souches
Toutes les niches sont
vides. Quand un nouveau
Pigmentation poil se forme, il n’y a plus
Nerf sympathique Des cellules souches de cellules souches pour
Cellule souche de cellules donner des mélanocytes.
pigmentaires 3 Toutes les cellules
Cellule souche se situent dans des souches migrent
activée « niches » du poil. Certaines quittent leur
Certaines sont niche, d’autres restent dans
Mélanocyte activées et donnent le follicule et le colorent
ou cellule des mélanocytes, avant de mourir, et d’autres
pigmentaire tandis que d’autres encore vont dans la peau.
restent en réserve, Mais les cellules souches
FOLLICULE dans les niches.
PILEUX ne sont pas remplacées.

l’équipe fit à l’aide d’un antihyperten- comme le calmar, la pieuvre et la seiche,


seur, la guanéthidine, chez des souris utilisent l’activité de leurs neurones pour
ayant reçu la molécule douloureuse uti- stimuler des cellules pigmentaires et
lisée dans la première phase de l’étude. ainsi changer rapidement de couleur
Résultat : cette fois, les animaux ont (pour se camoufler ou communiquer).
conservé un pelage d’un noir profond. Quant à notre peau, si elle ne blanchit
Voilà la boucle entièrement bouclée… Le
stress stimule donc le système nerveux
En 4 semaines, pas en cas de stress (par exemple chez
les personnes à la peau foncée), c’est pro-
sympathique, lequel sécrète de la nora- le pelage bablement parce que les terminaisons du

de souris noires
drénaline, qui vide le stock de cellules système sympathique n’innervent pas les
souches produisant normalement les mélanocytes de la peau, mais seulement
pigments des poils.
L’injection de noradrénaline directe- soumises à un ceux des follicules pileux… £

ment dans des cellules souches de méla-


stress devenait
complètement
nocytes humains a également activé
© Judy Blomquist, Harvard University.

Bibliographie
l’enzyme CDK et accéléré le cycle de vie
des cellules. Reste à vérifier que nous
disposons aussi de terminaisons ner- blanc ! Bing Zhang et al.,
Hyperactivation
veuses sympathiques à proximité de nos of sympathetic nerves
poils et cheveux. Selon les chercheurs, drives depletion
c’est fort probable, car il s’agit d’un of melanocyte stem cells,
mécanisme hautement conservé au Nature, le 22 janvier 2020.
cours de l’évolution : les céphalopodes,

N° 120 - Avril 2020


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22

Les corbeaux ont


des aptitudes cognitives
similaires à celles
© Tim Flach

des primates. Pourtant,


leur cerveau est bien
plus petit…

N° 120 - Avril 2020


DÉCOUVERTES Cognition animale 23

L’étonnant cerveau
des oiseaux
Par Onur Güntürkün, professeur de biopsychologie
à l’université de la Ruhr, à Bochum, en Allemagne.

Ils savent se reconnaître dans un miroir, ou utiliser


des outils rudimentaires pour parvenir à leurs fins.
Pourtant, ils ont… une cervelle d’oiseau. Paradoxe ?

G
de l’âge de 18 mois, et les singes, entre autres,
passent ce test haut la main, preuve qu’ils com-
EN BREF
prennent que l’image renvoyée par le miroir est
£ Les corvidés, la leur. Mais jamais encore on n’avait vu un
perroquets et autres
oiseaux ont des aptitudes oiseau réussir ce test. Gertie l’a fait. Et, une fois
cognitives de haut débarrassée du papier jaune, elle s’est détendue
niveau, comme en se regardant dans le miroir…
ertie est une pie euro- le raisonnement,
péenne, comme vous en avez déjà souvent la flexibilité mentale, « MIROIR MON BEAU MIROIR,
la planification,
croisé. Sauf que celle-ci nous a étonnés un jour la cognition sociale DIS-MOI QUI EST LA PLUS BELLE ? »
de 2006, en se prêtant à l’une de nos expériences et l’imagination. Le succès de notre pie était-il le fait d’un heu-
dans notre laboratoire de l’université de la Ruhr, reux et excitant hasard ? Gertie n’a-t-elle pas sim-
à Bochum, en Allemagne. Mes collègues, Helmut £ Or leur cerveau est plement cherché à se débarrasser de quelque
minuscule et dénué
Prior, Ariane Schwarz, et moi-même avons recou- de cortex, contrairement chose qui la grattait ? Pour en avoir le cœur net,
vert sa tête d’un linge afin de coller un bout de à celui des mammifères, nous avons à nouveau testé Gertie dans des condi-
post-it jaune sur le plumage noir de sa gorge, sans qui est plus gros et dont tions identiques, mais, dans un premier cas, l’auto-
qu’elle ne s’en rende compte. Puis, retirant le le cortex assure collant était noir et à peine visible sur ses plumes,
justement ces capacités
tissu, nous l’avons laissée seule face à un miroir cognitives complexes. et dans un second, il était toujours jaune sans
et sommes allés l’observer sur un écran depuis miroir face à l’oiseau. Dans aucun des deux cas,
une autre pièce. Qu’a fait l’oiseau, alors ? £ Le cerveau des notre pie n’a cherché à retirer l’autocollant. Parce
Se voyant dans le miroir, Gertie s’est tout de oiseaux « compense » qu’elle ne le voyait pas sur son propre plumage. Et
suite gratté vigoureusement la gorge pour retirer avec une grande densité comme d’autres pies se sont comportées de cette
de neurones et des
le post-it. Cette expérience dite « du miroir » est signaux neuronaux qui façon dans les mêmes circonstances, nous en
un test pour déterminer si un être vivant est circulent plus vite entre avons conclu que ces oiseaux comprennent que,
capable de se reconnaître. Les enfants, à partir les réseaux cérébraux. dans un miroir, c’est leur reflet qu’ils voient.

N° 120 - Avril 2020


24 DÉCOUVERTES Cognition animale
L’ÉTONNANT CERVEAU DES OISEAUX

À cette époque, seuls les hommes et quelques homogène de neurones qui stockent des configu-
mammifères dotés d’un gros cerveau – chimpan- rations de mouvements, puis les réactivent.
zés, orangs-outans, éléphants indiens et grands Il en va tout autrement pour les oiseaux. Si
dauphins – avaient réussi l’expérience du miroir, vous regardez les dessins anatomiques établis par
laquelle met en évidence une aptitude cognitive Edinger, vous aurez des difficultés à distinguer
complexe : la conscience de soi, ou la capacité d’in- leur pallium de leur sous-pallium… En effet,
trospection qui permet de se reconnaître en tant Edinger a considéré qu’une large partie du pal-
qu’individu distinct de l’environnement et de ses lium était du sous-pallium, attribuant ainsi aux
semblables. Ce résultat ébranlait l’idée dominante oiseaux un énorme sous-pallium et un tout petit
depuis plus d’un siècle selon laquelle de telles capa- pallium. D’où l’idée que leurs capacités cognitives
cités impliquent un gros cortex, c’est-à-dire une seraient modestes…
couche cérébrale externe épaisse. Selon cette théo- Erreur ! Mais comme Edinger était un scienti-
rie, les oiseaux étant dépourvus de cortex, ils ne fique de renom à l’époque et que sa théorie expli-
pouvaient pas se reconnaître dans un miroir ni quait bien pourquoi les mammifères ont de meil-
réussir d’autres tests cognitifs complexes. leures aptitudes cognitives, ses idées erronées ont
Or, depuis quelques années, l’étude de leur persisté pendant plus d’un siècle et influencé les
cognition prouve exactement le contraire : au cours neurosciences jusqu’à l’aube du xxie siècle.
de centaines de millions d’années, l’évolution a per- Autre raison expliquant la prétendue infério-
mis le développement de facultés cognitives com- rité mentale des oiseaux : leur cerveau est minus-
munes entre l’homme et les oiseaux, même si leurs cule comparé à celui des mammifères. Les
structures cérébrales sont très différentes. Avoir autruches ont le plus gros, à savoir 26 grammes,
conscience de soi, apprendre des choses complexes à comparer aux 400 grammes du cerveau d’un
et prendre des décisions font aussi partie de l’arse- chimpanzé, aux 1 300 grammes de celui d’un
nal cognitif des corvidés et des perroquets. homme et aux 9 000 grammes de celui d’un
Alors, pourquoi les biologistes croyaient-ils les cachalot… Et, pour les primates au moins, plus
oiseaux incapables de telles compétences ? Il faut le cerveau est gros, plus les capacités cognitives
remonter à Ludwig Edinger (1855-1918), à la fin sont élevées.
du xixe siècle, pour le comprendre. Ce neuroana- Dès lors, l’absence – apparente – d’un grand
tomiste de l’université Gœthe, à Francfort, a pallium cortical et la taille modeste du cerveau
consacré sa carrière à déterminer l’évolution du des oiseaux ont longtemps incité les scientifiques
cerveau et de la cognition des vertébrés. Il pensait à croire qu’ils avaient des aptitudes cognitives
que l’évolution progresse pas à pas depuis des limitées. Pourtant, Gertie a passé le test du miroir
formes primitives vers des formes complexes, de avec succès, ce dont sont incapables la plupart des
sorte qu’à partir des poissons, elle a successive- mammifères ayant un plus gros cerveau qu’elle.
ment produit les amphibiens, les reptiles, les Comment est-ce possible ?
oiseaux puis les mammifères. Il a ainsi mis en évi-
dence que la plupart des composants de base du LES CORBEAUX FABRIQUENT DES OUTILS
cerveau ont toujours existé chez les vertébrés. Ce sont les corbeaux de Nouvelle-Calédonie
qui ont aidé les chercheurs à répondre à cette
POURQUOI CROYAIT-ON question. Ces oiseaux vivent surtout des larves
LES OISEAUX « BÊTES » ? qu’ils extraient de crevasses dans l’écorce des
Toutefois, une partie du cerveau, la couche arbres. En 1996, Gavin Hunt, de l’université
la plus externe, aurait subi des changements évo- d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, a déjà constaté
lutifs plus importants que le reste, et serait la qu’ils fabriquent pour ce faire deux types d’outils.
cause de l’augmentation des capacités cognitives. Et le processus de fabrication de ces derniers est
En effet, le cerveau primitif des vertébrés com- si complexe que Hunt l’a comparé à celui des êtres
porte deux parties principales : le pallium, plus humains au Paléolithique moyen pour leurs outils
externe, et le sous-pallium, plus interne (pallium lithiques (il y a entre 300 000 et 40 000 ans avant
signifiant en latin « manteau »). Chez les mammi- notre ère).
fères, le pallium comprend principalement le D’autres espèces animales utilisent des outils,
cortex à six couches, siège des aptitudes cogni- mais quand on évalue correctement leurs compor-
tives de haut niveau (comme le raisonnement et tements, on constate qu’ils reposent sur des réac-
la planification), mais aussi des régions plus tions innées, préprogrammées dans leur génome,
petites et plus centrales, comme l’hippocampe et non sur des traitements cognitifs de résolution
(impliqué dans la mémoire). Quant au sous-pal- de problèmes. Alors Alex H. Taylor, à l’université
lium des mammifères, il s’agit d’une masse d’Auckland, et Russel Gray, de l’institut

N° 120 - Avril 2020


25

Max-Planck à Iéna, en Allemagne, ont tenté de Gertie, une pie reproduisent de mémoire, plutôt que d’apprendre
mieux comprendre comment les corbeaux de européenne, retire directement des autres. Les corbeaux de Nouvelle-
un autocollant de
Nouvelle-Calédonie manipulent les outils. Ils ont son plumage quand Calédonie ont donc une cognition physique déve-
ainsi révélé que ces oiseaux sont capables de elle se voit dans loppée, mais leur cognition sociale reste limitée.
un miroir. C’est parce
résoudre plusieurs problèmes en raisonnant : ils qu’elle est capable Est-ce spécifique à leur espèce ?
planifient leurs actions en se représentant menta- de se reconnaître
lement des objets invisibles, et en déduisent des et a conscience LES OISEAUX COLLABORENT POUR RÉUSSIR
d’elle-même en tant
relations de cause à effet entre les événements qu’individu distinct Plusieurs expériences ont été réalisées avec
observés. de l’environnement d’autres types de corbeaux, corneilles ou plus
Toutefois, ces corbeaux ne maîtrisent pas et des autres. généralement de corvidés. Ainsi, des études ont
toute la physique de leurs actes ! S’ils parviennent montré que les jeunes n’ayant pas de partenaire
bien à déduire le poids d’un objet de la façon dont sexuel ni de territoire forment des bandes tem-
il se balance dans le vent, ils semblent parfois ne poraires qui se rassemblent près d’une source
pas saisir qu’un objet lourd ait plus d’impact sur alimentaire, par exemple une carcasse. Quand
la surface où il tombe qu’un plus léger. certains de leurs grands prédateurs protègent
une cachette de nourriture, les corbeaux font
REFAIRE DE MÉMOIRE PLUTÔT alors appel à des membres de leur bande pour
QUE D’APPRENDRE DES AUTRES faire diversion et ainsi avoir accès à leur pitance.
Qu’en est-il de leur cognition sociale ? Les cor- Autre observation : les couples ayant des
beaux de Nouvelle-Calédonie savent travailler en petits savent défendre leur territoire contre les
équipe, mais ne comprendraient pas que leurs par- autres corbeaux. Ce qui provoque parfois des
tenaires collaborent avec eux à une tâche, c’est-à- combats, que les corbeaux, en couple ou non,
dire qu’ils représentent des « outils sociaux » faci- mais sans nichée à élever et disposant d’un large
litant l’accomplissement d’un objectif. En effet, ces réseau social, ont beaucoup plus de chances de
oiseaux regardent les autres manipuler des objets, remporter. Voilà donc des stratégies sociales très
mais passent à côté des détails du comportement développées, en grande partie mises en évidence
de leurs congénères qui permettent de suivre les par Thomas Bugnyar, de l’université de Vienne,
© Tim Flash

séquences d’action pertinentes. Ainsi, ils visua- en Autriche, Bernd Heinrich, de l’université du
lisent le fonctionnement d’un outil, puis le Vermont, aux États-Unis, et leurs collègues.

N° 120 - Avril 2020


26 DÉCOUVERTES Cognition animale
L’ÉTONNANT CERVEAU DES OISEAUX

POURQUOI LES OISEAUX SONT INTELLIGENTS


un changement de point de vue

L a taille minuscule du cerveau des oiseaux a


d’abord fait croire aux neuroanatomistes que ces
animaux ne pouvaient pas être intelligents. Mais les
Jusqu’en 2004, on pensait que la partie avant du cerveau
des oiseaux correspondait à un tout petit pallium, la partie
du cerveau impliquée dans la cognition de haut niveau.
études scientifiques récentes ont fait perdre tout Aujourd’hui, on sait que le pallium aviaire est en fait
comparable en proportion cérébrale à celui du macaque.
leur sens à l’expression « cervelle d’oiseau »…
En effet, l’évolution a produit chez les oiseaux Pallium Sous pallium Autres régions cérébrales
une organisation neuronale différente de celle
des mammifères, mais qui aboutit à des aptitudes Cerveau de pigeon Cerveau de pigeon
cognitives très similaires. (avant 2004) (aujourd’hui)

Pigeon

Cerveau de macaque
Macaque

Humain

Système sensoriel
Centre visuel primaire
Centre visuel secondaire
Audition
Somesthésie
Systèmes limbique et mnésique
Hippocampe
Amygdale

Cortex préfrontal / Nidopallium caudolaterale


Aires motrices

Des fonctions similaires, des emplacements différents 


Le cerveau des oiseaux dispose de centres de traitement
sensoriel et cognitif à peu près équivalents à ceux des primates.
Toutefois, leurs emplacements diffèrent. Par exemple,
le nidopallium caudolateral, un important pôle d’intégration
des systèmes sensoriels et moteurs des oiseaux, est situé
à l’arrière de leur cerveau, alors que le cortex préfrontal
des primates, aux fonctions semblables, est à l’avant.

N° 120 - Avril 2020


27

Sur quoi repose une telle cognition sociale


Le cerveau de différents animaux des corbeaux ? Un prérequis indispensable est de
Comment les oiseaux disposent-ils de telles aptitudes cognitives connaître le réseau auquel appartient chaque
avec un aussi petit cerveau ? Il s’avère qu’ils ont plus de neurones oiseau – c’est-à-dire de savoir déterminer les
que prévu, car leur cerveau est bien plus dense que celui des autres intentions de tout individu rencontré. De fait, les
animaux. De plus, les signaux circulants
entre des neurones proches ont moins de distance corbeaux sont constamment attentifs aux indices
à parcourir et sont donc plus rapides ! Cette révélant qu’une relation de domination a changé.
vitesse de circulation de l’information
neuronale compense le nombre Et ils utilisent leurs connaissances des réseaux
réduit de neurones. sociaux lorsqu’ils sont attaqués par un corbeau
dominant. Par exemple, ils tentent d’alerter les
Poids du cerveau membres de leur famille avec des cris de détresse
5 593 quand ceux-ci sont à côté, mais restent silencieux
1 Éléphant africain
Lourd 4 700 g lorsque le partenaire de l’agresseur est proche.
De plus, comme le rang hiérarchique d’un indi-
16 340 vidu augmente après un accouplement, les cor-
2 Homme
1 300 g beaux surveillent les relations se formant entre
leurs congénères, voire les perturbent de façon
3 Cochon
307 agressive… pour empêcher leurs concurrents de
65 g gravir les échelons !
Autres capacités cognitives importantes : les
317 théories de l’esprit. Dont font preuve les corbeaux
4 Autruche
25 g lorsqu’ils emploient des stratégies sournoises
pour empêcher d’autres oiseaux d’observer leurs
1 204 réserves. Ou qu’ils regardent constamment leurs
5 Corbeau
14 g concurrents afin de piller leurs planques dès
qu’ils en ont l’opportunité. Ces oiseaux semblent
245 donc comprendre ce que leurs congénères voient
6 Marmouset
(ouistiti) ou pas, et même évaluer les connaissances d’au-
7,8 g trui ; ils sauraient donc se mettre à la place des
443 autres. Et, si nécessaire, des corbeaux peuvent
7 Pie même tromper des pilleurs potentiels de nourri-
5,4 g
ture en les guidant vers un endroit vide, où ils
529 font semblant d’avoir des réserves. Un peu comme
8 Geai des chênes s’ils savaient mentir.
4,6 g
Une bonne maîtrise de soi et une solide com-
préhension de quand il est adéquat de recourir à
124
9 Poule la force ou de fuir lors de leurs interactions avec
3,2 g
autrui complètent ces aptitudes. Can Kabadayi et
Mathias Osvath, de l’université de Lund, en Suède,
80
10 Pigeon ont montré que les corbeaux sont capables de pla-
2,1 g
nifier différents types d’événements futurs. Par
Cette variété d’animaux
permet de mettre en perspective exemple, ils choisissent un outil, comme un bâton,
31
11 Rat la taille de leur cerveau avec plutôt qu’une petite récompense immédiatement
© Illustration : Mesa Schumacher - Graphique : Msjonesnyc

1,8 g le nombre de leurs neurones. disponible. Quand ils savent qu’avec l’outil, ils
Léger
Diamant mandarin pourront obtenir une récompense plus importante
55
12 (oiseau australien) le lendemain en troquant le bâton ou en l’utilisant
0,5 g
pour dénicher plus de nourriture. En somme, les
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 corbeaux disposent d’une cognition complexe avec
Petit Taille du pallium Grand un cerveau de seulement 14 grammes.
Nombre de neurones
(en millions)
Taille des cercles bleus = GEAIS, PERROQUETS, PIGEONS…
nombre de neurones du pallium TOUS ONT L’ESPRIT VIF !
Les corbeaux ne sont pas les seuls oiseaux à
l’esprit vif. Pendant vingt ans, Nicola Clayton, de
l’université de Cambridge, a montré que les geais
buissonniers, des corvidés bien plus petits que les

N° 120 - Avril 2020


28 DÉCOUVERTES Cognition animale
L’ÉTONNANT CERVEAU DES OISEAUX

corbeaux et corneilles, sont tout aussi performants moi-même avons même révélé que les pigeons
lors de tâches cognitives complexes. D’ailleurs, ce peuvent apprendre à distinguer des mots anglais
sont les premiers animaux non humains chez qui de quatre lettres de « faux mots », composés d’une
on a prouvé l’existence d’une mémoire épisodique, voyelle et de trois consonnes combinées de
qui permet à un individu de se rappeler des évé- diverses façons. Les oiseaux ont maîtrisé cette
nements de sa vie passée et d’imaginer le futur. tâche puis ont transféré leurs connaissances
De même, les perroquets ne sont pas en reste ! acquises à de nouveaux ensembles de mots et de
Souvenez-vous d’Alex, le fameux perroquet gris faux mots en utilisant des stratégies orthogra-
d’Irene Pepperberg, de l’université Harvard, une phiques semblables à celles pratiquées par des
pionnière, avec Clayton, des études sur les corvi- élèves de l’école primaire. De plus, les pigeons sont
dés et les perroquets. La chercheuse et ses collè- aussi performants que les corvidés ou les perro-
gues ont montré qu’Alex (pour Avian learning quets dans diverses tâches cognitives, mais pas
experiment, expériences d’apprentissage des dans toutes… Et quand ils réussissent, il leur faut
oiseaux) était capable de catégoriser des objets, souvent plus de temps que ces derniers pour maî-
des actions et des quantités numériques (jusqu’à triser la tâche et nettement plus d’entraînement
huit). De plus, les perroquets com- pour saisir une règle abstraite.
a
prennent le concept de taille relative, D’où proviennent ces aptitudes cogni-
discernent l’absence de quelque chose et tives complexes, certes plus ou moins
détectent les similitudes et les diffé- développées selon les espèces, sachant
rences entre objets. Alex peut même que les oiseaux n’ont pas de cortex ?
réaliser des additions très simples… Comment leur minuscule cerveau com-
Face à ces études impressionnantes, pense-t-il ? Dès les années 1960, Harvey
les primatologues ont argué que les Karten, de l’université de Californie à San
oiseaux ne seraient performants que Diego, a révélé que la plus grande partie
dans certaines tâches cognitives, du sous-pallium mis en évidence par
contrairement aux primates, bien plus Edinger correspond en fait à du pallium.
habiles dans tous les domaines… Alors Puis il a montré que les voies neuronales
pour le vérifier, Bugnyar et moi-même b sensorielles et motrices reliant le pallium
avons analysé presque toutes les études à d’autres régions du cerveau des oiseaux
scientifiques portant sur huit aspects de sont identiques à celles du cortex des
la cognition complexe des primates non mammifères. En 2002, une collaboration
humains et des corvidés et perroquets. internationale de neuroscientifiques a
Résultat : les aptitudes cognitives de ces examiné toutes les preuves accumulées et
oiseaux et des singes sont très conclu que le pallium aviaire est en réa-
semblables. lité plus grand qu’on ne le pensait, et
même qu’il est relativement semblable à
DES CORNEILLES QUI COMPARENT celui des mammifères.

© 1. Arlene Levin-Rowe and The Alex Foundation , 2. Helena Osvath, 3. Nicola Clayton
ET DES PIGEONS QUI LISENT…
Allons encore plus loin : alors que les c ZONES CÉRÉBRALES DISTINCTES
pies européennes, les corbeaux ou cor- POUR FONCTIONS IDENTIQUES ?
neilles, et les corbeaux de Nouvelle- En quoi ? La similitude du pallium des
Calédonie ont un cerveau de respective- oiseaux avec le cortex des mammifères
ment 5,4, 8 et 14 grammes, celui des est encore débattue. Certains chercheurs
pigeons ne pèse que 2 grammes, soit le sont convaincus que la plus grande partie
poids du cerveau d’un rat. Mais les du pallium aviaire est identique à cer-
pigeons aussi sont plus intelligents qu’on taines couches corticales ou à certains de
ne le pense. À l’université de Bochum, leurs neurones. D’autres pensent plutôt
Lorenzo von Fersen et Juan Delius ont qu’elle est analogue aux autres aires du
montré que ces oiseaux sont capables de pallium des mammifères, par exemple à
mémoriser 725 choses abstraites et l’hippocampe. Peu importe finalement,
d’utiliser la logique d’inférence transitive comme car il convient de rappeler que des évolutions bio-
pour déduire que Jennifer est plus grande que Les oiseaux sont très logiques distinctes, mais convergentes, peuvent
malins… Un perroquet
Sarah quand on sait Jennifer plus grande que gris reconnaît les aboutir à des structures cérébrales dissemblables,
Sonia et celle-ci plus grande que Sarah. couleurs (a). Un corbeau remplissant toutefois des fonctions identiques.
utilise un outil (b). Un
Récemment, Damian Scarf et Mike Colombo, geai buissonnier teste sa Ce serait notamment le cas du cortex préfron-
de l’université d’Otago, en Nouvelle-Zélande, et mémoire épisodique (c). tal des mammifères et du pallium des oiseaux.

N° 120 - Avril 2020


29

Au début des années 1980, Jesper Mogensen et cognitives avec un cerveau si petit, et donc certai-
Ivan Divac, de l’université de Copenhague, au nement peu de neurones et de connexions ?
Danemark, ont déjà remarqué qu’une région du Seweryn Olkowicz et Pavel Nĕmec, de l’université
pallium postérieur du pigeon ressemblait beau- Charles, à Prague, en République tchèque, et
coup au cortex préfrontal des mammifères. Voilà Suzana Herculano-Houzel, de l’université
pourquoi j’ai débuté toute une série d’expériences Vanderbilt, aux États-Unis, ont estimé le nombre
(encore en cours) pour montrer que cette aire du de neurones de 28 espèces d’oiseaux. Et surprise :
cerveau des oiseaux, nommée nidopallium cau- leur cerveau, en particulier celui des corvidés et
dolateral, est, comme la région préfrontale des des perroquets, contient deux fois plus de neu-
mammifères, une zone de convergence des rones que sa taille le laissait supposer. Et comme
entrées sensorielles et des commandes sortantes ce surplus se trouve surtout dans le pallium, les
du système moteur. De plus, comme le cortex pré- corvidés et les perroquets disposeraient d’une plus
frontal, le nidopallium caudolateral joue un rôle grande puissance de calcul que certains singes au
critique dans toutes les tâches cognitives, et ses cerveau plus gros.
neurones codent des fonctions comme la prise de
décision et l’attribution de valeurs à diverses LE CERVEAU DES OISEAUX
options avant qu’un choix ne soit fait. EST PLUS RAPIDE !
Bien que le nidopallium caudolateral et le cor- Mais même avec plus de neurones que prévu,
tex préfrontal des mammifères aient des fonc- les oiseaux en ont encore beaucoup moins que les
tions semblables, les preuves génétiques et leur mammifères étant donné la toute petite taille de
emplacement (à l’arrière du pallium pour le pre- leur cerveau… Par exemple, les nestors kéas (des
mier et à l’avant du cerveau pour le second) sug- perroquets endémiques de Nouvelle-Zélande)
gèrent que ces deux régions ne proviennent pas disposent de 1,28 milliard de neurones palliaux,
d’un centre cérébral commun aux oiseaux et aux les corbeaux de 1,2 milliard, tandis que les chim-
mammifères… Au contraire, autrefois, elles panzés en ont 7,4 milliards. Pour des aptitudes
avaient probablement des fonctions très diffé- cognitives, rappelons-le, presque semblables. En
rentes chez les premiers ancêtres des mammi- réalité, une plus grande densité de neurones
fères et des oiseaux, puis elles auraient convergé engendre une diminution des distances de com-
en quelque 300 millions d’années pour devenir munication entre eux. Dans les tâches où l’infor-
des régions dédiées à l’intégration cognitive des Bibliographie mation est transmise de façon répétée entre des
entrées sensorielles avec les sorties motrices. groupes de neurones dans un cerveau dense, il
C. Kabadayi et al., en résulte un gain de temps, car les signaux
LA VIE TROUVE SON CHEMIN Ravens parallel passent plus rapidement d’un réseau à un autre.
J’ai souvent pensé à la célèbre phrase du doc- great apes in flexible De fait, Sara Letzner et Christian Beste, de l’uni-
teur Ian Malcolm dans Jurassic Park : « La vie planning for tool-use versité technique de Dresde, en Allemagne, et
trouve un chemin. » Si deux groupes d’animaux and bartering, Science, moi-même avons montré que les pigeons réa-
distincts ont tous deux désespérément besoin vol. 357, pp. 202-204, gissent parfois plus rapidement que les hommes
2017. lors de certaines tâches cognitives.
d’une région cérébrale orchestrant des fonctions
cognitives de haut niveau, ils développent indé- O. Güntürkün Ainsi, indépendamment les uns des autres, les
pendamment l’un de l’autre une région de type et T. Bugnyar, oiseaux et les mammifères se sont répandus à
préfrontal. Cognition without travers le monde en conquérant presque toutes
cortex, Trends in
Pour explorer comment une physiologie et les niches écologiques où des vertébrés peuvent
Cognitive Sciences,
une structure différentes finissent par fournir des vol. 20, pp. 291-303, 2016. vivre. Des capacités cognitives élevées ont été
fonctions cognitives identiques, Murray nécessaires pour trouver rapidement des solu-
Shanahan, de l’Imperial College de Londres, moi- D. Scarf et al., tions à des problèmes nouveaux et pour surpasser
Orthographic
même et d’autres collègues avons examiné l’orga- les concurrents. De sorte que la forte pression de
processing in pigeons
nisation du connectome, à savoir l’ensemble des (Columba livia), PNAS, sélection dans les deux classes de vertébrés a pro-
connexions cérébrales, du pallium du pigeon. vol. 113, pp. 11272-11276, duit des aptitudes cognitives considérables et
Nous avons ainsi montré qu’il est très similaire à 2016. semblables. Certes, les oiseaux et les mammifères
celui des mammifères. D’où le message suivant : ont emprunté des chemins différents – les pre-
A. H. Taylor et al.,
si deux groupes d’animaux développent des fonc- New caledonian crows miers ont « densifié » leurs neurones, les seconds
tions mentales semblables au cours de leur évo- reason about hidden ont augmenté la taille de leur cerveau –, mais ils
lution, c’est qu’ils possèdent également les mêmes causal agents, PNAS, ont développé des mécanismes neuronaux et des
réseaux de connectivité cérébrale. vol. 109, pp. 16389-16391 modes de pensée similaires. Pour une « cervelle
Mais une question reste en suspens : comment 2012. d’oiseau » finalement plus proche qu’on le croyait
les oiseaux disposent-ils de telles aptitudes de celle des grosses têtes. £

N° 120 - Avril 2020


30

Le réseau
social dans
notre cerveau
N° 120 - Avril 2020
DÉCOUVERTES Neurosciences 31

Par Matthew Schafer et Daniela Schiller, respectivement doctorant en


neurosciences à l’école de médecine Icahn du Mont Sinaï, à New York,
et professeuse associée de neurosciences et de psychiatrie à l’école
de médecine Icahn du Mont Sinaï.

Où se situe votre collègue de bureau dans


la hiérarchie de votre entreprise ? Votre boulanger
est-il plus proche de vous socialement que votre
voisin de palier ? Toutes ces informations sont

O
cartographiées par la même zone du cerveau qui
vous aide à vous repérer dans le métro ou sur un plan !

n nous dit souvent qu’il EN BREF revient donc sur ses pas et commence à chercher
n’y a pas de raccourcis dans la vie. Mais le cer- £ Notre cerveau dresse des alternatives. Il fait quelques pas dans des
veau – même celui d’un rat – ignore complète- des cartes mentales branches secondaires, puis se décide brusque-
ment ce genre de conseils. En fait, c’est une de l’environnement, ment et court vers la sixième à gauche du couloir.
véritable machine à trouver des raccourcis. grâce auxquelles Et c’est celle qui mène à la nourriture !
En 1948, Edward Tolman, de l’université de il établit les meilleurs Pour les psychologues de l’époque, ce com-
itinéraires possibles.
Californie, à Berkeley, réalise une curieuse expé- portement du rat représente un exploit remar-
rience où un rat affamé est placé sur une table £ Mais ses capacités de quable. En effet, la principale théorie sur l’ap-
ronde au bout de laquelle s’ouvre un couloir cartographie dépassent prentissage des animaux postulait alors que les
sombre et étroit. L’animal s’y engage, tourne à l’espace physique agissements d’un rat placé dans un labyrinthe
et seraient un moyen
gauche, puis deux fois à droite, avant de courir le plus général d’organiser reposent uniquement sur la construction de liens
long d’une étroite bande bien éclairée. Au bout l’information. entre des stimuli et des réponses comportemen-
de ce périple l’attend une tasse de nourriture. Il tales. Toujours selon cette théorie, lorsque le
n’y a aucun choix à faire : le rat doit suivre le seul £ Les cartes mentales comportement adopté face à un stimulus présent
représenteraient ainsi
chemin possible. Et il le fait, encore et encore, également l’espace dans l’environnement est couronné de succès, les
pendant quatre jours. social, en indiquant connexions neurales qui représentent cette asso-
où les autres se situent ciation se renforcent.
UN CONCEPT CLÉ : LES CARTES COGNITIVES au sein des hiérarchies Dans une telle optique, le cerveau fonctionne
de groupe et à quel point
© Kokauh13-Edel/Shutterstock.com

Mais le cinquième jour, le décor a changé. Il comme un standard téléphonique, qui ne main-
ils nous sont proches.
y a toujours le couloir principal face à lui, mais tient que les connexions les plus robustes et les
également 18 autres embranchements qui partent plus fiables entre les appels entrants de nos
du centre pour se diriger vers la périphérie de la organes sensoriels et les messages sortants vers
table (voir la figure page 32). L’animal, naturelle- les muscles. Mais ce modèle est incapable d’expli-
ment, prend le couloir principal car il sait que quer la capacité du rat à choisir correctement un
celui-ci mène à la nourriture. Mais très vite, il se raccourci dès le départ, sans l’avoir expérimenté
heurte à un mur : ce chemin a été obturé. Il au préalable. C’est alors qu’une école de pensée

N° 120 - Avril 2020


32 DÉCOUVERTES Neurosciences
LE RÉSEAU SOCIAL DANS NOTRE CERVEAU

rivale a proposé une autre solution : au cours de l’University College de Londres, et son étudiant
l’apprentissage, une carte s’établit dans le cer- Jonathan Dostrovsky ont découvert une classe
veau du rat. Edward Tolman, partisan de cette particulière de neurones qui s’activent lorsque les
école, lui donnera un nom : « carte cognitive ». souris occupent des emplacements spécifiques
Selon Tolman, le cerveau fait plus qu’ap- dans leur environnement. Certains s’allument à
prendre des associations. En effet, ces associa- un endroit donné, et d’autres à l’étape suivante
tions sont souvent fragiles et rendues obsolètes de son chemin, comme si leur rôle était de loca-
par les modifications de l’environnement. Les liser l’animal dans l’espace. En analysant les
décennies de recherches suivantes ont confirmé séquences de ces « cellules de lieu », les cher-
sa théorie : le cerveau construit, stocke et utilise cheurs ont réussi à reconstituer la trajectoire des
des cartes mentales. Ces modèles du monde nous souris. Les travaux réalisés par la suite ont
permettent de naviguer dans un environnement confirmé l’existence de cellules de lieu chez
complexe et changeant, tout en utilisant des rac- d’autres animaux, y compris chez l’homme, et ont
courcis ou des détours selon les besoins. Le rat clarifié un grand nombre de leurs propriétés. Ils
affamé de l’expérience de Tolman a dû se souve- ont aussi mis en évidence une multitude d’autres
nir de l’emplacement de la nourriture et en types de cellules qui contribuent à l’encodage des
déduire l’angle du chemin qui y menait. représentations spatiales par le cerveau.
Autrement dit, il a construit un modèle mental La deuxième étape majeure fut l’œuvre d’une
de son environnement. équipe dirigée par un couple de chercheurs,
Cette modélisation (ou cartographie) ne se Edvard et May-Britt Moser, qui avaient effectué
limite pas à l’espace physique. Les cartes men- un post-doctorat au laboratoire d’O’Keefe quelque
tales sont au cœur de nombre de nos capacités, y temps auparavant. Ces scientifiques ont décou-
compris les plus « humaines » : l’imagination, la vert des neurones très semblables aux cellules de
déduction, le raisonnement abstrait, la mémoire, lieu dans le cortex entorhinal, une région voisine
la construction d’un réseau social… Mais com- de l’hippocampe et qui lui est reliée. Ces neu-
ment le cerveau les crée-t-il ? rones s’activent également selon l’emplacement
où se trouve un animal, mais contrairement aux

D’après E. C. Tholman et al., Studies in spatial learning. I. Orientation and the short-cut, Journal of Experimental Psychology, 1946
PREMIÈRES DÉCOUVERTES cellules de lieu, chacun s’allume à de multiples
SUR LES CARTES MENTALES endroits, qui sont régulièrement espacés et for-
C’est dans les années 1970 que les chercheurs ment des triangles équilatéraux. Autrement dit,
ont commencé à mettre au jour la base neurale ils s’activent lorsque l’animal passe au-dessus des
des cartes mentales. En étudiant l’hippocampe sommets de triangles. Ces neurones furent donc
dans le cerveau de rongeurs, John O’Keefe, de baptisés « cellules de grille », car leur schéma

Lorsqu’une souris
prend régulièrement
un chemin menant à une
tasse de nourriture
(à gauche), elle se fait
une carte mentale de
l’espace. Elle est alors
capable de deviner
approximativement
l’angle du couloir
rectiligne qui mènerait
à la nourriture. De fait,
quand on lui propose
une série de chemins
de ce type, elle
emprunte directement
le bon (à droite).

N° 120 - Avril 2020


33

d’activité semble dessiner une grille maillant


l’espace, une sorte de métrique spatiale.
Ces découvertes ont soulevé l’enthousiasme
– O’Keefe et le couple Moser ont reçu à ce titre le
prix Nobel de médecine et de physiologie en 2014 –,
car un modèle commençait à émerger sur la façon
dont le cerveau contrôle la navigation. Les cellules De multiples types
de neurones participent
de lieu et de grille fourniraient un moyen de se
situer dans l’espace et de déterminer la distance et
la direction. Ces outils de navigation sont essen-
tiels à la construction de cartes mentales. aux cartes mentales, indiquant
Mais pour créer ces dernières, le cerveau uti-
lise bien d’autres informations, majoritairement
l’emplacement présent, maillant
codées par le système hippocampique-entorhinal. l’espace, marquant des repères
et des lieux d’intérêt…
Lorsqu’un animal se dirige vers un objectif, par
exemple, certains neurones de l’hippocampe
s’activent d’une façon qui dépend de la direction
et de la distance à parcourir pour l’atteindre. Plus
précisément, ils s’allument de plus en plus vite à environnements virtuels tandis que leur acti-
mesure que l’animal s’approche de son but. vité cérébrale était mesurée par résonance
De nombreuses autres cellules participent aux magnétique fonctionnelle. L’activité de leur
cartes mentales. Des « cellules de récompense » hippocampe révélait en effet qu’ils visuali-
encodent ainsi les lieux d’intérêt, fournissant un saient et planifiaient les itinéraires possibles.
signal pour guider la navigation (pensez à une Au-delà des chemins physiques, l’exploration
croix marquant l’endroit du trésor sur la carte d’un des options existantes survient aussi pendant le
pirate). D’autres neurones analysent la vitesse et sommeil. En effet, les cellules de lieu se réac-
la direction du déplacement, agissant comme des tivent alors pour rejouer le passé et simuler l’ave-
compteurs et des boussoles internes. D’autres cel- nir. Une faculté précieuse pour tester virtuelle-
lules encore signalent l’emplacement de points de ment de nouveaux comportements. Sans elles,
repère, qui servent de référence pour corriger les nous devrions systématiquement essayer une
erreurs de trajectoire. Enfin, des neurones spéci- multitude d’options avant de décider quoi faire.
fiques s’activent davantage lorsque l’animal s’ap- Nous serions des empiristes permanents, ne pou-
proche des bords de sa carte mentale… vant agir que sur la base d’observations directes.
Cette variété de cellules est d’un intérêt évident Les simulations nous donnent au contraire la
pour nous tous : votre cerveau doit connaître l’em- capacité d’envisager des possibilités variées sans
placement de votre domicile, de votre bureau, de les expérimenter réellement.
la maison de vos parents ou d’une série de maga-
sins, et il doit être en mesure de s’y rendre en évi- VOYAGE MENTAL DANS LE TEMPS
tant les impasses et sens interdits. On ignore com- Le même système hippocampique-entorhinal
ment toutes ces informations sont rassemblées en suit le mouvement à travers le temps, comme l’ont
une carte cohérente, mais ces cellules semblent montré des travaux principalement effectués par
fournir les ingrédients de base. l’équipe de feu Howard Eichenbaum, à l’université
de Boston. Il s’y trouve en effet des « cellules tem-
PLUS QU’UN SIMPLE CARTOGRAPHE porelles » qui s’activent aux moments successifs de
Le système hippocampique-entorhinal est l’expérience d’un animal. Ces neurones ne fonc-
cependant plus qu’un simple cartographe, et les tionnent toutefois pas comme une simple horloge.
cartes bien davanta ge qu’un moyen de se situer Ils créent plutôt des sortes de repères temporels,
dans l’espace. Leur utilisation permet une planifi- par exemple en s’activant plus ou moins longtemps
cation active. Lorsqu’un rat arrive à un point de si la durée d’une tâche change. Notons que cer-
jonction dans un labyrinthe familier, il s’arrête pen- taines de ces cellules codent également l’espace
dant que les cellules de lieu qui se rapportent aux physique, qui semble donc lié à l’espace temporel
différentes options s’activent, comme si l’animal dans le cerveau. Dans le langage courant aussi, le
contemplait mentalement les choix possibles. temps et l’espace sont inextricablement associés,
Les humains utilisent des mécanismes comme l’illustrent nombre de métaphores – le
similaires, comme l’ont montré des recherches temps « passe », nous regardons « en avant » vers
où les participants naviguaient dans des l’avenir et « en arrière » vers le passé, etc.

N° 120 - Avril 2020


34 DÉCOUVERTES Neurosciences
LE RÉSEAU SOCIAL DANS NOTRE CERVEAU

Ces découvertes n’ont pas été une surprise une quantité étourdissante d’informations dans
totale : les psychologues soupçonnaient depuis un format simple et facile à lire, qui autorise une
longtemps l’importance de ces zones cérébrales navigation souple et efficace. Les types de cel-
pour la perception de l’espace et du temps. lules mentionnés plus haut (cellules de lieu, de
En 1953, un patient épileptique nommé Henry grille et de frontière, entre autres) rassemblent
Molaison a subi une ablation chirurgicale des ces éléments connexes en une carte que d’autres
deux hippocampes (un dans chaque hémisphère), régions du cerveau lisent ensuite pour guider la
afin de réduire les crises qui lui gâchaient la vie. prise de décision d’une façon adaptée à l’environ-
L’opération a bien réussi à les faire disparaître, nement. La cartographie permet de déduire des
mais au prix d’un handicap cognitif spectaculaire relations qui n’ont pas été expérimentées et de
qui a fait de Molaison – connu pendant des prendre des raccourcis mentaux. Ceux-ci
décennies par ses seules initiales H. M. – l’un des dépassent le cadre des domaines spatial et tem-
cas les plus célèbres de la neurologie. porel : peut-être même que le raisonnement abs-
Le patient se souvenait plutôt bien de ce qu’il trait dépend en partie des fondements neuronaux
avait connu avant l’opération, mais il ne parve- mis en évidence dans ces travaux.
nait plus à mémoriser les nouvelles expériences. Les travaux d’Alexandra Constantinescu, Jill
Il oubliait immédiatement les personnes qu’il ren- O’Reilly et Timothy Behrens, alors à l’université
contrait, les faits qu’il découvrait ou les événe- d’Oxford, s’inscrivent dans cette nouvelle ligne
ments qu’il vivait. Malgré tout, il restait capable de recherche. Dans une étude, ils ont demandé
de certains types d’apprentissage, par exemple aux participants d’apprendre des associations
moteurs, s’il s’entraînait suffisamment. entre différents symboles et des images d’oiseaux
En observant Molaison, les neuroscientifiques ayant des longueurs de cou et de pattes variées.
ont constaté que l’hippocampe était essentiel Un oiseau au long cou et aux courtes pattes était
pour enregistrer les souvenirs des faits et des évé- par exemple associé à l’image d’une cloche, tan-
nements – qui sont stockés dans ce qu’on appelle dis qu’un volatile au cou rétréci et aux pattes
la « mémoire épisodique ». Les recherches sur le allongées était associé à un ours en peluche. Ces
rôle de l’hippocampe dans cette forme de liens ont créé un espace d’association bidimen-
mémoire se sont multipliées en même temps que sionnel (l’espace « oiseau », où chaque symbole
les études sur ses fonctions cartographiques. pouvait être placé dans un repère avec la lon-
Tous ces travaux ont représenté une étape gueur du cou en abscisse et la longueur des pattes
importante pour au moins deux raisons. D’abord, en ordonnée).
les recherches sur la navigation spatiale chez les Les participants ont ensuite subi un test pour
rongeurs ont livré la première découverte des évaluer leur apprentissage, tandis que leur acti-
corrélats neuronaux d’une fonction cognitive vité cérébrale était mesurée. Bien que la neuroi-
d’ordre supérieur – c’est-à-dire qui va au-delà des magerie ne soit pas assez précise pour détecter
processus sensoriels de base. Ensuite, le patient individuellement les cellules de grille dans le
H. M. nous a montré qu’il existe de multiples cerveau humain, elle a révélé un schéma d’acti-
types de mémoire, sous-tendus par des systèmes vation qui ressemblait à celui de ces cellules au
neuronaux au moins partiellement différents, et sein du cortex entorhinal. Cette analyse
que l’hippocampe joue un rôle central dans la
formation et le stockage de souvenirs
épisodiques.
Au final, ces découvertes suggèrent que la
mémoire épisodique repose sur des mécanismes
de navigation spatiale et temporelle. Une idée
peut-être mieux exprimée dans la théorie propo-
sée des décennies plus tôt par Tolman : tant la Les cartes mentales résument
une quantité étourdissante
mémoire épisodique que la navigation spatiale
pourraient refléter la formation et l’utilisation de
cartes cognitives par le cerveau.
d’informations dans un format
UN RÉSUMÉ DU MONDE
Les cartes ne sont pas des portraits précis du
simple et facile à lire, qui
monde dans toute sa complexité. Elles repré- autorise une navigation
souple et efficace
sentent plutôt des relations – comme les distances
et les directions entre les lieux. Elles résument

N° 120 - Avril 2020


35

DES INFORMATIONS
PLUS OU MOINS ABSTRAITES

L es cartes simplifient le monde en condensant une quantité


écrasante de données sensorielles et cognitives dans un format
utilisable pour naviguer dans l’espace physique. Elles indiquent
Ces cartes, qui reposent sur l’activité de neurones dédiés au suivi
des échelles spatiales et temporelles, peuvent aussi représenter
des éléments plus abstraits : depuis l’identité des individus
en outre des raccourcis pour atteindre une destination plus que nous croisons jusqu’à des informations sociales complexes,
rapidement – ou des détours si le chemin principal est bloqué. comme les relations de pouvoir ou de proximité qui nous lient à eux.

s’appuyait sur des travaux antérieurs réalisés par photo, des cellules particulières de l’hippocampe
Christian Doeller, de l’institut Max-Planck, à s’activent, et ces mêmes cellules s’allument si
Leipzig, et de Neil Burgess, de l’University College nous entendons ou lisons son nom. Elles sont
de Londres, qui ont été les premiers à déceler une donc chargées de représenter des concepts d’indi-
activité de ce type dans le cortex entorhinal d’hu- vidus spécifiques, indépendamment du stimulus
mains naviguant dans un labyrinthe virtuel. sensoriel que nous percevons (dans une étude
Tout se passe donc comme si, pour se remé- célèbre, Itzhak Fried, de l’université de Californie,
morer une association, les participants navi- à Los Angeles, et ses collègues avaient ainsi
guaient dans l’espace abstrait « oiseau » et le bali- découvert un neurone associé à l’actrice Jennifer
© Jen Christiansen ; Source : M. Schafer et D. Schiller, Navigating social space, Neuron, 2018

saient à l’aide d’une grille. Ce codage de Aniston).


l’information est très efficace, tant pour les rela- D’autres cellules de l’hippocampe, appelées
tions physiques que pour les relations abstraites. « cellules de lieu sociales », suivent l’emplacement
Elle rend les liens entre les lieux ou les concepts physique des personnes qui nous entourent. Une
plus faciles à prévoir, améliorant ainsi la rapidité équipe israélienne menée par David Omer et
avec laquelle on tire des conclusions sur ces rela- Nachum Ulanovsky, respectivement à l’université
tions. Comme dans l’espace physique, cette orga- hébraïque de Jérusalem et à l’institut Weizmann
nisation de l’information permet de déduire des des sciences, l’a étudié chez des chauves-souris.
raccourcis – dont pourraient dépendre les liens Les animaux observaient des congénères qui par-
que nous établissons entre les idées, les analogies couraient un labyrinthe au bout duquel les atten-
et les stéréotypes que nous créons, et, d’une façon dait une récompense – l’objectif pour eux étant
plus générale, notre créativité. ensuite de suivre le même itinéraire afin d’obtenir
de nouveau la même récompense. Les chercheurs
UNE CARTOGRAPHIE SOCIALE ont alors constaté que des cellules particulières
Les relations sociales, elles aussi, sont des s’activaient dans l’hippocampe des chauves-souris
notions plus abstraites que l’espace physique. observatrices, d’une façon qui dépendait de l’em-
Comment le cerveau les représente-t-il ? Le placement des autres volatiles.
concept d’une personne regroupe un certain Des régions spécifiques de l’hippocampe (en
nombre d’éléments : son nom, son apparence phy- particulier, les zones appelées « CA1 » et « CA2 »)
sique, sa personnalité… Lorsque nous voyons sa sont impliquées dans ce codage social. En effet,

N° 120 - Avril 2020


36 DÉCOUVERTES Neurosciences
LE RÉSEAU SOCIAL DANS NOTRE CERVEAU

la stimulation ou l’inactivation artificielle de ces qu’un des éléments qui définissent une relation.

© Jen Christiansen ; Sources : O. Kiehn et H.s Forssberg, Scientific Background : The brain’s navigational place and grid cell system, avec des illustrations de Mattias Karlen. nobelprize.org/M. Schafer et D. Schiller, Navigating Social Space, Neuron, 2018
régions augmente ou diminue la capacité d’un La proximité sociale en est un autre, qui dépend
animal à reconnaître les autres. Chez l’homme, notamment des liens familiaux, des objectifs
les lésions de l’hippocampe épargnent souvent les communs du groupe et du souvenir des faveurs
souvenirs des visages, mais les patients ne par- et des humiliations reçues. Pour décrire les rela-
viennent plus à se remémorer le comportement tions humaines, il est alors possible de leur attri-
des personnes associées. Cela suggère que cette buer des coordonnées géométriques dans l’espace
région cérébrale n’enregistre pas simplement un social, selon deux dimensions : la hiérarchie (ou
visage ou d’autres détails personnels, mais relie le pouvoir) et l’affiliation.
plutôt diverses caractéristiques sociales. Dans notre laboratoire, nous avons exploré ces
idées au cours des dernières années. Nos résultats
LES DEUX DIMENSIONS suggèrent que l’hippocampe organise l’espace
D’UNE RELATION HUMAINE social comme les autres types d’espace, c’est-à-dire
L’hippocampe analyse également les hiérar- sous forme de carte. Pour le montrer, nous avons
chies : les exigences d’un patron et d’un collègue, proposé un jeu de rôle à des volontaires, qui
par exemple, sont évaluées différemment et rap- devaient interagir avec des personnages fictifs
portent des gratifications spécifiques. Des méta- pendant que leur cerveau était scanné.
phores courantes illustrent les dimensions spa- Dans le jeu, les participants venaient d’em-
tiales d’une hiérarchie : « gravir l’échelle sociale », ménager dans une nouvelle ville et cherchaient
parler à quelqu’un qui se trouve « au-dessus » ou un emploi et un logement. Ils prenaient diverses
« en dessous » de soi… Bien sûr, la hiérarchie n’est décisions sur leur comportement envers les

a b
UNE CARTOGRAPHIE
COGNITIVE À LA FOIS
PHYSIQUE ET SOCIALE
Endroit

L e cerveau établit la nature de nos relations avec


les autres en assemblant diverses caractéristiques issues
des souvenirs que nous en avons. Il place ensuite chaque
où s’active
une cellule
Hippocampe de lieu
(siège des
cellules
personne dans un « espace social » à deux dimensions : de lieu) Endroits
la hiérarchie (ou le pouvoir) et la proximité affective. où s’active
Cortex entorhinal une cellule
(siège des de grille
cellules de grille)

Navigation physique Navigation sociale c


Plus

Pouvoir

Moins
Proche Distant

« Pour atteindre la boulangerie, il faut aller à droite au coin


de la rue et continuer tout droit » : nous sommes capables
de planifier un tel itinéraire grâce à la carte mentale Des cellules de lieu et de grille
de notre environnement que construisent les cellules Les cellules de lieu (a) permettent à un animal
de lieu et de grille. Mais le cerveau semble aussi utiliser ces de se repérer dans l’espace, chacune s’activant lorsqu’il
cellules pour dresser des « cartes sociales ». Il y représente passe par un point précis (b, au milieu). Les cellules dites
la nature de nos relations avec les autres, ainsi que leur de grille, quant à elles, s’activent lorsqu’il passe sur
évolution : lorsqu’une personne devient par exemple plus les sommets de triangles (b, en bas). Ceux-ci « maillent »
intime (plus proche sur la dimension de l’affiliation) tout une carte mentale (c) et leur schéma d’activation aide
en exerçant moins de pouvoir sur nous, elle se déplace l’animal à calculer la direction et la distance parcourues
sur la carte (voir le graphique de droite). le long d’un itinéraire.

N° 120 - Avril 2020


37

De nombreuses questions restent à préciser


sur les cartes sociales du cerveau. Par exemple,
comment le système hippocampique-entorhinal
interagit-il avec les autres régions de l’encéphale ?
Dans notre étude, nous avons découvert que le
cortex cingulaire postérieur, une région égale-
C’est peut-être notre capacité ment impliquée dans la représentation des infor-
mations spatiales, participe à la cartographie des
à construire des modèles relations : il analyse la longueur des vecteurs

du monde qui nous rend si


sociaux, mesurant ainsi la « distance sociale » qui
nous sépare des autres.

performants pour apprendre UN LIEN ENTRE CARTOGRAPHIE


et pour nous adapter ET PSYCHIATRIE ?

à notre environnement
À mesure que les recherches progressent, des
questions d’ordre clinique se posent également :
des processus de cartographie défectueux
expliquent-ils certains troubles psychiatriques ?
personnages qu’ils croisaient, lors de leurs inte- La découverte de cette architecture cérébrale
ractions successives : leur demander d’accom- aidera peut-être aussi l’intelligence artificielle à
plir quelque chose pour eux (ce qui montrait progresser : des modèles internes du monde bien
une forme de pouvoir), se soumettre à leurs organisés pourraient être la clé pour construire
demandes, faire ou non un geste d’attachement des machines plus intelligentes.
– comme une accolade… L’idée qu’un même système de cartographie
À l’aide de ces décisions, nous avons associé à sous-tende la navigation dans l’espace et dans
chaque personnage des coordonnées sur les le temps, ainsi que le raisonnement, la mémoire,
dimensions du pouvoir et de l’affiliation, que nous l’imagination et la perception des dynamiques
avons matérialisées par un point sur une carte. sociales, a une autre implication fascinante :
Ces coordonnées variaient lors des différentes elle suggère que notre capacité à construire des
interactions et à chacune d’entre elles, nous tra- modèles du monde est ce qui nous rend si per-
cions une ligne – un « vecteur social » – allant du formants pour apprendre et pour nous adapter
participant au personnage. En procédant de la à notre environnement. Le monde est rempli de
sorte, nous avons visualisé l’évolution des relations relations physiques et abstraites. Le plan des
sous forme de trajectoires dans l’espace social et rues dans une ville et les cartes mentales de
calculé les angles et les longueurs de ces vecteurs concepts interdépendants nous aident à lui
(voir l’encadré page ci-contre). donner un sens en extrayant, organisant et
Nous avons ensuite analysé de façon croisée stockant des informations connexes. Il est
l’activité cérébrale des participants et les carac- Bibliographie facile de placer sur une carte spatiale existante
téristiques des vecteurs sociaux (angles et lon- un café qui s’installe dans une rue familière.
gueurs), afin de traquer les signaux neuronaux David B. Omer et al., De même, de nouveaux concepts peuvent être
qui traitent ces informations. Il s’est avéré que Social place-cells in associés à des idées plus anciennes. Et une nou-
l’activité de l’hippocampe permettait de recons- the bat hippocampus, velle rencontre est susceptible de remodeler
tituer l’angle des vecteurs sociaux. L’hippocampe Science, 2018. notre espace social.
évaluait d’autant plus précisément les proprié- M. Schafer et D. Schiller, Grâce à ces cartes cognitives, nous sommes
tés de ces vecteurs que le participant s’estimait Navigating social space, capables de simuler des choix possibles et de
doté de bonnes compétences sociales. Des résul- Neuron, 2018. faire des prédictions en toute sécurité. Nous pre-
tats qui suggèrent que cette région cérébrale T. E. J. Behrens et al., nons aussi de multiples « raccourcis mentaux »,
analyse les dynamiques sociales de la même What is a cognitive en utilisant le même système cérébral qui nous
façon que l’espace physique, c’est-à-dire en map ? Organizing indique un itinéraire alternatif lorsque nous
considérant des points dans un espace multidi- knowledge for flexible sommes bloqués dans un embouteillage. Nous
mensionnel et en évaluant les relations entre behavior, Neuron, 2018. commençons tout juste à découvrir les proprié-
eux. Il est même possible que le système hippo- J. L. S. Bellmund et al., tés et les capacités de ce système. Mais nous
campique-entorhinal soit sollicité chaque fois Navigating cognition : savons déjà que les cartes mentales font plus que
que nous classons des informations le long Spatial codes for human nous aider à trouver des raccourcis dans l’espace
d’une dimension arbitraire, que ces informa- thinking, Science, 2018. physique : elles nous permettent de naviguer
tions soient physiques ou abstraites. dans la vie elle-même. £

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ÉP
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N° 119 (mars. 20) N° 118 (fév. 20) N° 117 (janv. 20) N° 116 (déc. 19) N° 115 (nov. 19) N° 114 (oct. 19)
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N° 113 Septembre 2019 M 07656 - 113S - F: 6,50 E - RD


Cerveau & Psycho

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?a@l@b@n@g";
N°113

LA TÉTINE ENTRAVE-T-ELLE
Septembre 2019

LE DÉVELOPPEMENT
DES ENFANTS ?

incarnée QUAND
Cognition

LE CORPS STIMULE
ÉP ÉP
QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE

LA PENSÉE
UI UI
NEUROSCIENCES
NOTRE CERVELET,
UN DEUXIÈME
CERVEAU BIEN UTILE

SÉ SÉ
CONCENTRATION
Cognition incarnée

COMMENT
GÉRER SES SAUTES
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Dossier SOMMAIRE

p. 40
Des hallucinations…
pour aller mieux ?

p. 46 Interview
Il faut autoriser
les thérapies
psychédéliques

L’ESSOR
p. 52
Les psychédéliques,
une route vers le soi
profond ?

DES THÉRAPIES
PSYCHÉDÉLIQUES
LSD, psilocybine, mescaline, MDMA… Bientôt
sur ordonnance ? Non, vous n’hallucinez pas : dans ce dossier, nous fai-
sons le point sur les recherches scientifiques et médicales sur les drogues
dites « psychédéliques », aux effets psychoactifs, et notamment hallucino-
gènes. Leur pouvoir : agir sur de multiples réseaux cérébraux et transfor-
mer en profondeur nos perceptions et notre conscience.
Or, la découverte fondamentale est que les psychédéliques seraient
vraisemblablement des catalyseurs des thérapies mentales de nombreux
troubles aujourd’hui souvent mal traités : stress, anxiété, dépression, toxi-
comanie… Une seule dose de ces substances augmente l’efficacité des
traitements psychologiques : les premiers essais cliniques révèlent ainsi
que les patients ayant absorbé de telles molécules pendant leur psycho-
thérapie ont beaucoup plus de chances de voir leurs symptômes dispa-
raître que des sujets n’en ayant pas consommé.
Mais il faut pour cela que la prise du psychédélique soit sérieusement
encadrée par des thérapeutes compétents, afin d’éviter tout effet secon-
daire indésirable, comme c’est malheureusement parfois le cas lors de
prises récréatives non contrôlées. De nombreuses études restent à mener,
mais il est probable que ces substances reviennent sur le devant de la scène
thérapeutique. Alors, il vous faudra effectivement une ordonnance.
Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 120 - Avril 2020


40 Dossier

DES HALLUCINATIONS…Par Silke Schilling, journaliste scientifique à Berlin.

Pendant longtemps, les substances comme


le LSD, la psilocybine ou la MDMA ont eu mauvaise
presse auprès des chercheurs. Mais c’est en train
de changer : ces drogues seraient des outils
intéressants pour lutter contre les peurs,
la dépression ou les traumatismes.

© Yaroslav Kushta / Getty Images

La recherche va-t-elle
sonner le retour en
grâce thérapeutique
des drogues
psychédéliques ?
Uniquement sur
prescription médicale.

N° 120 - Avril 2020


41

POUR ALLER MIEUX ?

E n février 2014, la revue Scientific
American  lançait un appel pour assouplir la
législation sur les drogues psychoactives,
comme la MDMA (le principe actif de l’ecstasy,
la « drogue de l’amour ») et le LSD. Bien que cer-
taines de ces substances aient été développées
pour un usage pharmaceutique, le gouvernement
américain avait interdit leur utilisation à des fins
thérapeutiques en 1970 – et les avait donc clas-
sées dans l’Annexe I, la catégorie de stupéfiants
la plus stricte de la législation américaine.
La consommation de ces drogues est régle-
mentée de manière similaire en France, en
Allemagne et dans la plupart des autres pays du
monde ; leur commerce et leur vente sont punis
par la loi. Certes, cela permet d’éviter, ou tout au
moins de limiter, l’utilisation abusive et récréa-
tive de ces substances, mais cela freine aussi la
recherche médicale. Une contrainte regrettable,
étant donné l’augmentation du nombre de mala-
dies mentales, que les psychotropes disponibles
sur le marché depuis soixante-dix ans sont sou-
vent incapables de traiter.

LA DROGUE DE L’AMOUR
CONTRE LES TRAUMATISMES
Peu après l’appel de notre confrère américain,
des changements se sont amorcés. Fin
novembre 2016, l’Agence américaine du médica-
ment, la Food and Drug Administration (FDA),
© Shutterstock.com/Neon Fizz

donnait son feu vert à l’Association pluridiscipli-


naire pour les études psychédéliques (la
Multidisciplinary Association for Psychedelic
Studies ou MAPS), établie en Californie, pour
mener des études dites « de phase III » avec la
MDMA. Ce produit chimique est censé faciliter le
traitement des sy ndromes de stress

N° 120 - Avril 2020


42 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
DES HALLUCINATIONS… POUR ALLER MIEUX ?

post-traumatique, des troubles anxieux graves qui En 1886, le pharmacien allemand Louis EN BREF
apparaissent suite à une expérience vécue comme Lewin publie la première étude sur le cactus
traumatisante. peyotl. L’un de ses composants : la mescaline, un £ Les scientifiques
prouvent de plus en plus
Dans leur évaluation finale, fin août 2017, les hallucinogène (qui, environ quatre-vingts ans que les substances
autorités ont accordé à la substance le statut de plus tard, sera très populaire sur la scène des dro- psychoactives comme
« thérapie de pointe » et autorisé les tests cli- gues aux côtés du LSD). En 1943, le chimiste le LSD favoriseraient
niques, lancés en 2018 par la MAPS, auprès d’en- suisse Albert Hofmann découvre par hasard l’ef- le traitement de
différentes maladies
viron 300 personnes. Les derniers résultats, obte- fet du LSD (ou diéthyllysergamide) en le testant mentales.
nus début 2020, sont positifs : des sur lui-même, et quinze ans plus tard, isole le
doses thérapeutiques de MDMA, associées à la principe actif des champignons hallucinogènes, £ Par exemple,
psychothérapie, réduisent la gravité des symp- la psilocybine. Au cours de cette première vague la MDMA, la molécule
tômes chez la plupart des participants. Et un an de recherches sur les psychédéliques, plus de 700 active de l’ecstasy,
semble soulager
après la fin de l’essai, 76 % des patients ne pré- études scientifiques portent sur le potentiel de les troubles de stress
sentent plus les critères cliniques du diagnostic guérison de cet alcaloïde et de ses dérivés ; cer- post-traumatique,
de stress post-traumatique. tains scientifiques suggèrent notamment qu’ils et la psilocybine des
Outre la MDMA, des substances psychédé- amélioreraient le traitement de certaines mala- champignons
hallucinogènes aide
liques comme le LSD, synthétisé chimiquement, dies mentales. à lutter contre l’anxiété
ou la psilocybine, l’ingrédient des « champignons et la dépression.
magiques », pourraient aussi enrichir la psychothé- AYAHUASCA, MDMA,
rapie. Car les études sur ces molécules se sont PSILOCYBINE, LSD, MESCALINE… £ Toutefois, à ce jour,
aussi accélérées ces dernières années. En juin 2017, Mais au lieu de se cantonner à la recherche, les études sur les
bénéfices de ces
le psychologue William Richards, de l’université des « gourous », comme le psychologue Timothy drogues et leurs effets
Johns-Hopkins de Baltimore, a annoncé lors d’une Leary, de l’université Harvard, vont trop loin et secondaires ne sont pas
conférence de presse qu’il souhaitait tester des répandent l’idée que tout le monde dans la société encore assez poussées ;
thérapies associées à la psilocybine sur de nom- peut consommer des psychédéliques comme le l’automédication
est donc fortement
breux patients. À cette fin, 100 patients atteints de LSD… La propagation incontrôlée de ces subs- déconseillée.
cancer et 100 personnes en bonne santé physique, tances aboutit finalement à une interdiction dans
tous souffrant d’anxiété et de dépression, ont reçu la plupart des pays du monde à la fin des
la substance ; les premiers résultats suggèrent années 1960.
qu’une seule dose est à même de soulager durable- Toutefois des médecins et des pharmacolo-
ment les malades anxieux et dépressifs… gues de presque tous les continents ont continué
à tester sérieusement le potentiel thérapeutique
QU’EST-CE QU’UNE SUBSTANCE de ces substances, en particulier du LSD et de la
PSYCHÉDÉLIQUE ? psilocybine, mais aussi de la MDMA, contre l’an-
Mais revenons un peu sur l’histoire des « psy- xiété, les troubles obsessionnels compulsifs, l’au-
chédéliques ». Le terme provient des mots grecs tisme, la schizophrénie, ainsi que les addictions
psӯchḗ, signifiant « psyché », et dēloūn, « clarifier ». à l’alcool, la nicotine et autres drogues. Certaines
Ce terme a été créé par le psychiatre britannique études reposent sur les témoignages de personnes
Humphry Osmond et l’écrivain Aldous Huxley.
Les psychédéliques « éclairent le psychisme » : ils
modifient la perception en brouillant les fron-
tières entre le monde intérieur et le monde exté-
rieur. La plupart du temps, leur consommation
La prise de MDMA
s’accompagne d’hallucinations, notamment pour
le LSD. associée à une
psychothérapie
Dans le même groupe de substance existe
aussi des hallucinogènes naturels, comme la
diméthyltryptamine (DMT) contenue dans le thé

réduit les symptômes


ayahuasca et issue de plantes du bassin amazo-
nien ; les indigènes du monde entier utilisent ces
substances depuis des milliers d’années, en par-
ticulier pour provoquer des expériences spiri-
tuelles et surmonter des maladies ou des conflits
sociaux. Il n’est donc pas surprenant que les
en cas de stress
scientifiques se soient demandé si de telles molé-
cules seraient utiles en médecine moderne. post-traumatique
N° 120 - Avril 2020
43

qui consomment illégalement ces substances ou


sur des analyses statistiques. Mais de plus en plus
de scientifiques reçoivent également des autori-
sations spéciales pour administrer les médica-
ments à des patients dans des conditions contrô-
lées. Dès le milieu des années 1990, les études et
expériences sur les animaux révèlent déjà que les
psychédéliques sont « médicalement » efficaces à
des doses non toxiques et ne provoquent généra-
lement pas de dépendance. Par exemple, certains
spécialistes les considèrent même moins nocifs
que l’alcool ou les cigarettes.

OUBLIER UN TRAUMATISME ENFOUI


Attardons-nous sur la MDMA, ou 3,4-méthylè-
nedioxy-N-méthylamphétamine, de son nom
chimique. Cette molécule aurait un potentiel dans
le traitement des troubles de stress post-trauma-
tique en raison de ses propriétés psychotropes. Un
événement exceptionnellement stressant peut
déclencher ce genre de syndrome : une guerre, un
attentat, un acte de torture, un viol ou des vio-
lences domestiques, mais aussi un accident de voi-
ture grave ou des catastrophes naturelles. Les
personnes ainsi traumatisées sont tourmentées Psilocybe mexicana, Les chercheurs envisagent aussi de dévelop-
par le souvenir constant ou récurrent de ce qu’elles un célèbre champignon per des psychothérapies associées à la psilocy-
hallucinogène à partir
ont vécu, sous forme de flash-back ou de cauche- duquel le chimiste suisse bine. En novembre 2016, deux études randomi-
mars, de sorte qu’elles évitent délibérément les Albert Hofman, sées et contrôlées par placebo, publiées dans la
découvreur du LSD, isola revue The Journal of Psychopharmacology, ont
situations et contextes en lien avec le drame. De la psilocybine en 1958.
nombreux patients sont très nerveux, finissent par Cet alcaloïde intéresse testé la substance chez des patients cancéreux
s’isoler socialement ou souffrent de graves troubles aujourd’hui les ayant de faibles chances de guérison. La moitié
chercheurs... Dans
du sommeil ou de la concentration. un cadre strictement ont reçu une très faible quantité de l’hallucino-
Comment agit l’hallucinogène dans les cas de médical. gène, l’autre un médicament pour diminuer les
syndrome post-traumatique ? Il éteint le centre taux de lipides sanguins. Quelques semaines plus
cérébral de la peur, l’amygdale, et favorise la tard, les chercheurs ont inversé les rôles : les pre-
sécrétion du neurotransmetteur sérotonine, qui miers ont pris la drogue factice, les seconds, la
améliore l’humeur et réduit la peur. Après avoir psilocybine. Les résultats ont montré que même
pris la substance, les patients doivent se souvenir une seule prise de la drogue permet d’apaiser les
de l’expérience traumatisante sans paniquer, craintes et les symptômes dépressifs des patients.
l’analyser sous un nouvel angle et la « digérer »
en apprenant à la laisser derrière eux. QUAND LA PEUR DE LA MORT SE DISSIPE…
C’est le principe d’une psychothérapie assis- « La douleur perd son sens, de sorte que les
tée par la MDMA. Jusqu’en 2015, la MAPS a par- malades peuvent approfondir leurs relations avec
rainé six études à Charleston et Boulder aux leur famille et leurs amis et profitent beaucoup
États-Unis, en Suisse, au Canada et en Israël. plus intensément du reste de leur vie… », explique
Toutes ne sont pas encore publiées, mais les pre- Richards. Même des mois après le traitement,
mières expériences ont montré que « deux tiers plus des deux tiers des 80 participants crai-
© Michaela Warthen / shutterstock.com

des 90 sujets ayant pris de la MDMA trois fois au gnaient beaucoup moins leur propre mort.
cours des premières séances d’une psychothéra- Pour certains chercheurs, ce sont les expé-
pie ayant duré plusieurs mois ont été considérés riences de type « mystiques » que vivent souvent
comme guéris par la suite », déclare Rick Doblin, les consommateurs de psilocybine qui sont res-
directeur général de MAPS. « Après le traitement ponsables de ces effets. « Ce n’est pas tant la
et ensuite pendant des années, ils sont restés drogue elle-même mais plutôt le souvenir de
complètement asymptomatiques. » D’où le lance- l’expérience qui transforme durablement le sujet,
ment des essais cliniques avec davantage de estime Richards. Plus son sentiment d’infini ou
patients en 2018. d’éternité est intense, mieux cela fonctionne. »

N° 120 - Avril 2020


44 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
DES HALLUCINATIONS… POUR ALLER MIEUX ?

En Amazonie, pour
entrer en transe,
les chamans utilisent
l’ayahuasca, un
breuvage hallucinogène
depuis des millénaires,
selon un rituel
très codifié.

Comment agit la substance ? Après ingestion, quelques jours après la prise de la drogue, patients
la psilocybine se décompose en psilocine, qui se et spécialistes se retrouvent pour discuter et inté-
Bibliographie
lie à des récepteurs neuronaux de la sérotonine, grer ce qui a été vécu. Le LSD et ses dérivés ne se
les récepteurs 5-HT2A, dans le cerveau, et prêtent pas à l’automédication, car les phénomènes
empêche ainsi la fixation de la sérotonine pen- mentaux qu’ils provoquent sont parfois eux-mêmes A. A. Feduccia et
dant environ une durée de cinq à huit heures. traumatisants, par exemple en cas de psychose al., Breakthrough for
L’effet est semblable à celui du LSD, qui provoque latente. La « dissolution de soi » ou le « voyage trauma treatment :
Safety and efficacy
également des phénomènes mentaux inhabituels d’horreur » que certains consommateurs vivent a
of MDMA-assisted
et qui, selon des études pilotes, soulagerait de alors des conséquences négatives à long terme. psychotherapy
l’anxiété. En imagerie cérébrale, on a montré que En outre, la consommation de psychédéliques compared to paroxetine
les deux hallucinogènes diminuent notamment s’accompagne parfois d’effets secondaires. Par and sertraline, Front
l’activité neuronale des régions du cerveau asso- exemple, dans les deux essais réalisés avec la psi- Psychiatry, 2019.
ciées aux fonctions cognitives dites « supérieures » locybine, 15 % des participants ont eu des nau- A. Garcia-Romeu et
de contrôle, de conscience et de maîtrise de soi. sées ou ont vomi, et un tiers se sont plaints de W. A. Richards, Current
Robin Carhart-Harris, de l’Imperial College à malaises, d’anxiété, de paranoïa ou d’hyperten- perspectives on
Londres, explique que cela favorise ainsi des sion artérielle. De plus, les nombreuses études psychedelic therapy :
échanges entre des régions cérébrales qui ne scientifiques déjà réalisées à ce jour révèlent des Use of serotonergic
communiquent pas normalement entre elles. lacunes ; le contrôle par placebo, par exemple, est hallucinogens in
Mais peut-on vraiment dire que ces drogues difficile à mettre en œuvre, car les hallucino- clinical interventions,
« élargissent » la conscience ?… gènes produisent un effet psychique si important Int. Rev. Psychiatry,
que les personnes testées devinent qu’elles ont vol. 30, pp. 291-316, 2018.
CE NE SONT PAS DES REMÈDES MIRACLES reçu la drogue et non la molécule factice… Et R. R. Griffith et al., Psi-
En revanche, les chercheurs sont certains aujourd’hui, encore trop peu de personnes ont été locybin produces subs-
d’une chose : les psychédéliques ne sont pas des testées pour conclure positivement quant à l’uti- tantial and sustained
remèdes miracles qui suppriment des maladies lisation thérapeutique de ces substances. decreases in depression
and anxiety in patients
© shutterstock.com/Ammit Jack

mentales ! Mais ce sont probablement des « cataly- Les deux essais cliniques menés avec la MDMA
with life-threatening
seurs » qui peuvent préparer le terrain pour un et la psilocybine, lancés en 2018 par la MAPS, cancer : A randomized
remède. L’effet de ces substances dépend de l’envi- apporteront, espérons-le, plus de clarté. Les pre- double-blind trial,
ronnement et de la psyché des patients. Dans les miers résultats de fin 2019 et début 2020 sont J. Psychopharmacol.,
études scientifiques, des thérapeutes formés encourageants. L’association prévoit également de vol. 30, pp. 1181-1197,
accompagnent les participants pour qu’une véri- négocier avec l’Agence européenne des médica- 2016.
table relation de confiance se développe. Ensuite, ments (EMA) pour tester la MDMA en Europe. £

N° 120 - Avril 2020


46

INTERVIEW

ALEXANDRE
LEHMANN
CHERCHEUR EN NEUROSCIENCES COGNITIVES ET DIRECTEUR
D’UNE ÉQUIPE DE RECHERCHE SUR LA PLASTICITÉ CÉRÉBRALE
À L’UNIVERSITÉ MCGILL, AU CANADA.

IL FAUT
AUTORISER
LES THÉRAPIES
PSYCHÉDÉLIQUES
Quelles sont les différentes
drogues psychédéliques ?
Précisons d’abord qu’il existe les psy-
chédéliques « classiques » et les autres
substances apparentées, également
dotées d’effets psychoactifs. Les molé-
cules classiques ont toutes un point
commun : elles exercent leur effet en
interagissant avec les récepteurs séro-
toninergiques dans le système ner-
veux. Ce sont la psilocybine, le prin-
cipe actif des champignons
hallucinogènes, le LSD, la mescaline,
issue du cactus peyotl, et les trypta-

N° 120 - Avril 2020


47

LSD, MDMA,
mines (dont la DMT), que l’on re-
trouve dans l’ayahuasca ou dans les
sécrétions de certains crapauds. Les

mescaline… Presque
autres substances les plus connues
sont l’ibogaïne, qui a fait parler d’elle
car elle aide à réduire la crise de
manque des toxicomanes (héroïne,
cocaïne, alcool…), la kétamine et la
MDMA (ecstasy) ; ce ne sont pas des
sur ordonnance ?
psychédéliques au sens classique du
terme mais elles ont des applications
thérapeutiques similaires. tantôt positive voire sublime (« le durée de l’expérience, qui dépend de
Par exemple, la MDMA est un « empa- ciel »), tantôt négative voire effroy- la substance, s’étend de quelques
thogène », une molécule qui produit able (« l’enfer »)… Dans tous les cas, minutes à 12 heures, pour du DMT
une expérience d’ouverture émotion- les perceptions et la conscience inhalé, voire plus, pour du LSD.
nelle, d’empathie avec les autres. Il peuvent être profondément altérées. Lorsque des personnes ayant
s’agit d’ailleurs de la molécule la plus consommé des champignons ou du
avancée au plan réglementaire : elle C’est leur seul point commun ? LSD tentent de raconter leur expé-
pourrait vraisemblablement être auto- En fait, les psychédéliques classiques, rience, elles parlent parfois de
risée comme médicament aux États- même si ce sont des molécules voyages dans des pays imaginaires
Unis en 2021. Quant à la kétamine, chimiques différentes, ont le même et souvent leurs récits ont une di-
déjà sur le marché, c’est un hallucino- mode d’action (sur le système séroto- mension épique, voire mythique,
gène à faible dose et un anesthésique ninergique) et des effets similaires parfois avec beaucoup de couleurs et
à forte dose. Il existe également des sur les fonctions cognitives et percep- un possible sentiment de désagréga-
centaines de substances de synthèse tives ainsi que sur la conscience. Ces tion des frontières du « soi » et de
dérivées, créées principalement par le substances sont connues depuis des fusion avec un « tout », vaste et quasi
chimiste Alexander Shulgin. millénaires par les populations indi- illimité. Mais le point commun de
gènes qui les utilisent et les ont re- tous ces témoignages est souvent
Le mot « psychédélique » liées au sentiment de sacré, de vi- leur caractère ineffable ; les sujets
signifie-t-il hallucinogène ? sions, de divin, d’où le terme sont convaincus d’avoir vécu quelque
À la fin des années 1950, le psy- d’« enthéogène », qui est aujourd’hui chose de très réel, parfois de plus
chiatre Humphry Osmond utilisait le préféré à celui d’« hallucinogène ». réel que leur véritable quotidien,
LSD pour soigner les alcooliques, Dans certains cas, elles peuvent pro- mais en même temps, ils sont inca-
son plus célèbre patient, Bill W., voquer des expériences très pro- pables de trouver les mots appro-
ayant cofondé les alcooliques ano- fondes, qualifiées de « paroxys- priés pour décrire l’étendue de ce
nymes. Osmond entretenait une cor- tiques », voire « mystiques », dans la qu’ils ont vécu.
respondance épistolaire avec l’écri- littérature scientifique actuelle. Loin
vain Aldous Huxley, qui a décrit son d’être anecdotique, cette dimension Que voit-on en imagerie
expérience de la mescaline dans Les de transcendance jouerait d’ailleurs cérébrale quand on est
Portes de la perception. Le premier un rôle fondamental dans le proces- « sous » psychédélique ?
aurait écrit au second : « To fathom sus thérapeutique. Ces substances Pour l’instant, nous avons très peu
hell or soar angelic, just take a pinch modifient l’attention, la prise de dé- de données, car peu de chercheurs
of psychedelic » (« Pour sonder l’en- cision, la mémoire, la perception du ont accès à ces substances, la majo-
fer ou monter au ciel, prends juste temps et de l’espace, les perceptions rité des études se concentrant sur
une pincée de psychédélique »). Ce sensorimotrices (vision, audition, les applications médicales et étant
néologisme dérivé du grec signifie toucher, olfaction, équilibre, sens du effectuées avec un petit nombre de
« qui manifeste la psyché » : à corps). Et perturbent différentes di- participants ; il est donc aujourd’hui
l’époque, on voyait ces drogues mensions de la conscience : les as- difficile de tirer des conclusions dé-
comme une voie d’accès à l’incons- pects narratifs, les pensées liées au finitives. Quand on teste un analgé-
cient, une voie plus intense et plus soi, le sens de l’agentivité (la sensa- sique, on connaît le réseau cérébral
rapide que la « voie royale » des rêves tion que l’on contrôle ses actes), les de la douleur (même si ce dernier
décrite par Freud. L’expérience psy- aspects autobiographiques, la est complexe), et en général on dé-
chédélique est imprévisible et diffère conscience de son corps, de sa posi- tecte bien les effets de la molécule
grandement selon la personne, la tion dans l’espace… sur ce réseau. De même pour une
dose et le contexte : elle peut-être Ces modifications de la perception ou molécule stimulante. Mais les psy-
aussi bien stimulante que calmante, de la conscience sont temporaires. La chédéliques agissent sur presque

N° 120 - Avril 2020


48 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
IL FAUT AUTORISER LES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES

toutes les dimensions de la cogni- Mais en quoi une expérience et après l’expérience psychédélique,
tion et de la perception, et inter- dite « mystique » (sachant que le patient est toujours accompagné
fèrent avec presque tous les réseaux l’expérience n’est pas forcément par deux professionnels qui dis-
cérébraux ! Toutefois, on commence religieuse) aide-t-elle à digérer posent de la formation adéquate.
à avoir de bonnes raisons de penser un traumatisme, à diminuer Ces substances ne sont pas des « mé-
que les psychédéliques classiques l’anxiété ou à alléger nos dicaments magiques », mais plutôt
modulent la plasticité cérébrale en peurs face à la mort ? des outils pour catalyser les psycho-
favorisant la réorganisation des On ne le sait pas vraiment et de nom- thérapies. On commence par des
connexions entre différents réseaux breuses études restent à faire… Mais séances de thérapie pour préparer le
neuronaux. il semblerait que la modification des patient à ce qu’il pourrait vivre et
Les études en électro- et magnéto- réseaux cérébraux sous psychédé- pour créer une relation de confiance
encéphalographie révèlent une di- liques rende les patients plus sen- avec les thérapeutes. Puis, pendant
minution de la puissance des oscil- sibles à leurs émotions et plus ouverts l’expérience proprement dite, qui
lations, en particulier des à les accepter. L’intérêt de ces théra- dure plusieurs heures, le patient re-
fréquences dites « alpha ». Les pies serait justement de créer un en- çoit le soutien des deux thérapeutes
études en imagerie cérébrale par vironnement sûr et positif au moment et passe en général la nuit suivante
résonance magnétique fonction- où cette reconfiguration aurait lieu. sous supervision. Ensuite, vient la
nelle (IRMf) montrent une modifi- Le neuropsychologue britannique phase thérapeutique d’intégration
cation de l’activité et de la connec- Robin Carhart-Harris est un double où le participant revient sur ce qu’il
tivité des réseaux cérébraux au pionnier dans ce domaine : non seu- a vécu, avec souvent la possibilité
repos, en particulier du réseau dit lement il dirige le premier centre au d’adopter une nouvelle perspective
« du mode par défaut ». Ce dernier monde dédié à la recherche psyché- sur ses difficultés. C’est ainsi que l’on
est un ensemble d’aires cérébrales délique, mais il a osé également re- s’assure que les bénéfices de l’expé-
qui sont actives quand on ne fait prendre des concepts psychanaly- rience s’inscriront dans la durée.
rien de particulier. Il est associé tiques et les associer à des C’est en effet l’avantage de ces théra-
notamment aux pensées introspec- observations en imagerie fonction- pies assistées par les psychédéliques :
tives et aux ruminations. La dépres- nelle. Selon lui, les psychédéliques, dans la plupart des cas, une seule dose
sion serait par exemple associée à en reconfigurant des réseaux céré- suffit (mais avec un suivi psychothéra-
une suractivation et à une hyper- braux, fragilisent les structures du peutique avant et après l’expérience).
connectivité de ce réseau. La littéra- soi – qui causent parfois une souf- Dans une étude utilisant la psilocy-
ture sur les effets thérapeutiques de france inutile quand il s’agit de mau- bine pour traiter l’anxiété liée à un
la méditation montre également un vaises pensées ou habitudes – afin cancer incurable, un groupe de l’uni-
effet régulateur à long terme sur le de leur insuffler une nouvelle dyna- versité de New York a montré qu’une
réseau par défaut. L’idée qui com- mique. Car le patient considère alors seule dose réduit les symptômes d’an-
mence à émerger sur le fonctionne- ses émotions, pensées ou événe- xiété de 60 à 80 % chez des patients
ment des psychédéliques dans un ments sous un nouvel angle. Ainsi, résistants à tout traitement antidé-
contexte thérapeutique est qu’ils l’assouplissement de l’ego permet- presseur, et que les effets bénéfiques
permettraient de réinitialiser, de trait une meilleure digestion d’un peuvent persister plusieurs années.
façon temporaire, le réseau du traumatisme ou la possibilité d’atté-
mode par défaut, comme en ap- nuer certaines peurs. Comment définit-on la bonne
puyant sur un bouton « reset ». Même si on ignore encore précisé- « dose » thérapeutique ?
Une étude publiée en février 2020 a ment si ces thérapies fonctionnent, C’est un domaine qui est encore en
mesuré la réponse émotionnelle en leurs effets bénéfiques contre des cours d’exploration, de sorte que la
IRMf chez des patients dépressifs maladies mentales pour lesquelles on bonne dose n’est pas toujours facile
vingt-quatre heures après la théra- ne dispose aujourd’hui d’aucun trai- à déterminer en pratique. On a mon-
pie avec de la psilocybine. Les tement totalement efficace sont très tré que l’intensité de l’expérience
connexions entre l’amygdale, une prometteurs. Il ne faut pas oublier paroxystique vécue par le patient est
structure profonde liée aux réac- qu’on en ignore aussi beaucoup du directement liée à l’efficacité de la
tions de peur, et le cortex préfron- mode d’action de nombreux antidé- thérapie. La dose idéale serait donc
tal, associé aux traitements cogni- presseurs, et ce n’est pas un obstacle la quantité minimale pour déclen-
tifs de haut niveau, comme le à leur utilisation thérapeutique. cher une expérience de ce type. Les
raisonnement ou la planification, se doses thérapeutiques sont plutôt éle-
modifient. Et plus cette connectivité Mais ce ne sont pas des théra- vées et il est donc préférable de res-
est transformée, plus le patient a pies que l’on peut faire seul… ? ter allongé, car les altérations de la
des chances de voir ses symptômes Non effectivement, l’accompagne- conscience et de la perception sont
disparaître par la suite. ment est primordial. Avant, pendant assez prononcées.

N° 120 - Avril 2020


49

Des collègues aux États-Unis m’ont


confié que, dans leurs expériences,
Les psychédéliques classiques
des quantités plus élevées n’apportent
pas un surcroît de bénéfices thérapeu-
sont la psilocybine, le principe actif
tiques, notamment parce qu’il est pré-
férable que le patient reste un mini-
des champignons hallucinogènes,
mum capable d’interagir et d’échanger le LSD, la mescaline, issue du cactus
avec le thérapeute. Dans la plupart
des études sur la psilocybine, la dose peyotl, et la DMT, que l’on retrouve
utilisée est de 0,3 milligramme par
kilogramme de poids corporel, ce dans l’ayahuasca ou les sécrétions
qui correspondrait à environ
3 grammes de champignons séchés
de certains crapauds
pour une personne de poids moyen.
Pour le LSD, la dose utilisée dans les des personnes préalablement triées,
études est de 200 microgrammes par ne présentent aucun risque majeur.
personne. À titre de comparaison, on Les effets indésirables le plus fré-
considère qu’une dose récréative quemment relevés dans les études
moyenne de LSD se situe autour de scientifiques sont des maux de tête,
100 à 200 microgrammes. une légère augmentation du rythme
cardiaque et de la tension artérielle
Existe-t-il un risque (tous deux surveillés régulièrement
de dépendance ? durant l’expérience), ainsi que des
Les recherches indiquent que les crises d’anxiété ou de paranoïa. Ces
psychédéliques classiques ne pro- dernières sont temporaires et corres-
voquent pas de dépendance ni de pondent au fameux bad trip, lequel
neurotoxicité, contrairement à des peut constituer une expérience très
substances telles que la cocaïne, les négative et désagréable. Les théra-
amphétamines ou l’alcool. Une peutes psychédéliques sont formés
étude publiée dans la revue The Lan- pour prendre en charge ces expé-
cet a classé de nombreuses subs- riences et le patient y est préparé.
tances (licites et illicites) en fonction Mais vécu dans un contexte non su-
de leur nocivité pour l’usager et pour pervisé, le bad trip peut être une ex-
l’entourage. Elle a montré que les périence traumatisante plutôt que
psychédéliques classiques sont par- thérapeutique, et a parfois des consé-
mi les moins nocives. En revanche, quences graves. De plus, le sens cri-
leur usage n’est pas recommandé tique ou la notion de risque sont for-
pour tout le monde. Les personnes tement perturbés durant une
ayant certains antécédents psychia- expérience. Par exemple, une per-
triques ou des prédispositions de sonne pourrait avoir la sensation
maladies mentales peuvent déclen- d’être poursuivie ou menacée, et se
cher un épisode psychotique. Voilà blesser grièvement en tentant de fuir
pourquoi, dans les études, les parti- ou de se défendre.
cipants sont préalablement interro- Chaque personne réagit très diffé-
gés et sélectionnés afin d’éviter ce remment aux psychédéliques, l’ex-
genre de problème. De plus, une périence dépendant de son histo-
expérience difficile chez une per- rique de vie, de ses attentes, de ses
sonne non accompagnée peut avoir peurs, de son état d’esprit, mais
de fâcheuses conséquences. aussi de l’environnement et des indi-
vidus qui l’entourent, ainsi que de la
Recense-t-on d’autres effets dose absorbée. L’encadrement par
secondaires indésirables ? des thérapeutes formés est donc pri-
Le consensus actuel établit que les mordial. De plus, en laboratoire, les
psychédéliques classiques, quand ils psychédéliques administrés sont
sont administrés dans un contexte de purs et bien dosés. Mais pour la per-
thérapie supervisée médicalement à sonne qui achète ces substances

N° 120 - Avril 2020


50 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
IL FAUT AUTORISER LES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES

Plus la connectivité
dans la rue, impossible de connaître
la dose exacte et de s’assurer si
d’autres substances, potentiellement
toxiques, y ont été mélangées. Inu-
tile de dire que les risques d’effets
indésirables sont alors multipliés.
des réseaux cérébraux
De fait, on entend souvent est transformée sous
psychédélique, plus
parler de décès ou de troubles
psychiques graves après
la consommation récréative

le patient a de chances
de LSD, ecstasy, MDMA…
Ne risque-t-on pas
de « griller » son cerveau ?
Il faut distinguer ce qui est un vrai
danger lié à la consommation de
psychédéliques, de tous les préju-
de voir ses symptômes
gés savamment ou inconsidéré-
ment colportés sur ce sujet. Par
exemple, au moment où ces subs-
disparaître par la suite
tances ont été prohibées sous la
présidence de Richard Nixon, aux
États-Unis, des campagnes annon- Quelles autres drogues a légalisé le cannabis, la consomma-
çaient : « Voici ce que le LSD fait à pourraient avoir un intérêt tion des médicaments antidouleur de
votre cerveau » et montraient des en thérapie ? type opioïdes, aux nombreux effets
clichés de cerveau criblé de trous. L’ibogaïne, un alcaloïde extrait de secondaires, a fortement diminué. Le
Or ces images ne provenaient pas l’écorce de racine d’un arbre africain, cannabis médical est aussi prescrit
d’études scientifiques. est utilisée dans des cérémonies tra- pour accompagner différents traite-
La littérature scientifique montre ditionnelles au Gabon, qui durent ments de l’épilepsie, de l’anxiété ou
que les psychédéliques classiques plusieurs jours et sont réputées pour de la sclérose en plaques, ainsi que la
n’endommagent pas le cerveau. induire des visions. Des études préli- chimiothérapie, car c’est un antivo-
Mais la possible neurotoxicité de la minaires suggèrent que la substance mitif qui stimule souvent l’appétit.
MDMA est plus controversée. La peut supprimer la crise de manque
substance pure utilisée de façon chez les toxicomanes et les alcoo- Quelle est la législation
occasionnelle (comme c’est le cas liques, ce qui la rend indiquée dans le en France concernant
dans les essais cliniques en cours) traitement des dépendances. Issue les psychédéliques ? Les
n’aurait pas d’effet toxique, alors des traditions amazoniennes, l’aya- chercheurs sont-ils autorisés
que des études sur des usagers chro- huasca est également employée pour à les utiliser pour leurs études ?
niques de l’ecstasy (souvent de la traiter les addictions et semblerait En France et dans la majeure partie
MDMA combinée à des amphéta- avoir des effets neuroprotecteurs. du monde, la plupart des psychédé-
mines) suggèrent certains dom- La kétamine, un hallucinogène à liques sont des stupéfiants illégaux
mages irréversibles. La MDMA aug- faible dose et un anesthésique à et sont classés dans la catégorie la
mente également le rythme forte dose, est déjà utilisée contre la plus restrictive, c’est-à-dire considé-
cardiaque et entraîne une déshydra- dépression par des médecins. Elle a rés comme ayant un fort potentiel
tation ; en milieu expérimental, tout l’avantage d’être déjà disponible et d’addiction, de nocivité et ne possé-
cela est surveillé. En contexte ré- autorisée dans les systèmes de santé. dant aucune valeur médicale.
créatif, les gens risquent notamment Des études suggèrent que ses effets Lorsqu’on souhaite utiliser ce genre
une déshydratation, voire, à l’in- sont plus durables si elle est utilisée de substances en recherche fonda-
verse, la mort par surhydratation en accompagnement d’une thérapie. mentale ou médicale, il faut remplir
(car boire plusieurs litres d’eau trop On peut enfin mentionner le canna- des formulaires d’autorisation au-
rapidement peut se révéler fatal). bis, qui contient notamment du THC près des organismes de santé com-
Enfin, il faut souligner que certaines (psychotrope) et du CBD (non psy- pétents, puis trouver un laboratoire
interactions avec des médicaments, chotrope). Ces deux molécules pos- qui synthétise ces molécules (les
de l’alcool ou d’autres substances sèdent des avantages thérapeutiques dérivés de plantes ne sont pas auto-
peuvent également avoir de graves avérés, contre la douleur notamment. risés dans les études cliniques les
conséquences sur la santé. Aux États-Unis, dans les États où on plus rigoureuses). Il n’en existe pas

N° 120 - Avril 2020


51

en France, mais on en trouve en à large échelle, avec un plus grand voir mieux comprendre l’importance
Angleterre, en Suisse, aux États-Unis nombre de patients, afin de valider du contexte dans l’utilisation des
ou au Canada – il faut donc obtenir leur efficacité selon les critères les psychédéliques. De nombreuses
des permis d’import et d’export. plus rigoureux possible. Plusieurs questions de recherche se posent sur
Mais il existe d’autres freins : le finan- études cliniques financées sont en le rôle de la musique et de l’approche
cement et l’extrême lenteur (ou mau- cours et les premiers résultats sont thérapeutique notamment.
vaise foi) des systèmes administratifs prometteurs. La MDMA est au der- L’utilisation de ces substances chez
et politiques. Des études rigoureuses nier stade de validation, de sorte des sujets sains pourrait aussi per-
coûtent cher à réaliser, et pour l’ins- qu’elle sera vraisemblablement auto- mettre de mieux en caractériser les
tant aucun financement public n’a été risée en thérapie aux États-Unis à mécanismes, et en retour de contri-
apporté à ces recherches et peu d’ins- partir de 2021. Et la psilocybine buer à la recherche fondamentale sur
titutions s’y intéressent. pourrait suivre. De plus, les psycho- la conscience. Certains pensent en
Pour donner un exemple de la len- thérapies avec la kétamine vont se effet que les psychédéliques sont à
teur administrative, des groupes développer davantage, car la molé- l’étude de la conscience ce que le
désirant faire des recherches sur les cule est déjà autorisée et efficace microscope a été pour la biologie : un
effets thérapeutiques du cannabis contre la dépression. outil pour mieux percer ses mystères.
aux États-Unis ont dû faire face à des La dépression, la toxicomanie ou De plus, les recherches sur les « mi-
délais de cinq à dix ans pour avoir encore le stress post-traumatique crodoses » sont en passe de s’intensi-
accès à du cannabis médical, quand sont des problèmes de santé pu- fier. En effet, les premières études
bien même leur protocole avait déjà blique graves, pour lesquels on ne rétrospectives avec du LSD et des
été approuvé par les autorités. dispose pas actuellement de théra- champignons suggèrent que, prises
Aujourd’hui, en Israël, en Suisse, en pies satisfaisantes ; par exemple, on à intervalles réguliers, des quantités
Espagne, en Angleterre, au Canada et estime qu’environ 30 % des patients infimes qui n’ont pas d’effet psycho-
aux États-Unis, des essais cliniques de dépressifs sont résistants à tous les trope perceptible auraient à long
phase 3 sont en cours sur la MDMA traitements. Si ces nouvelles théra- terme des bénéfices contre l’anxiété
pour traiter le stress post-trauma- pies permettent de soulager ces pa- et la dépression notamment. Ce se-
tique. En Angleterre et aux États- tients, avec peu d’effets indésirables, rait un moyen de traiter les patients
Unis, on teste la psilocybine contre il y a un véritable enjeu éthique et qui ne sont pas en mesure de rece-
les addictions (alcool, tabac, moral à les rendre accessibles. Ain- voir une dose « thérapeutique ».
opioïdes), la dépression résistante à si, un État peut-il refuser un traite- Les récentes découvertes ouvrent
tout traitement, et la souffrance psy- ment prometteur et sans danger à également la voie à des approches
chologique liée à la fin de vie. ses soldats souffrant de stress post- non pharmacologiques : puisque les
En 2019, l’Angleterre a été le premier traumatique gravement incapaci- expériences paroxystiques induites
pays à ouvrir un centre de recherche tant ? Autre exemple : au Canada ou par les psychédéliques agissent
académique entièrement dédié aux en Suisse, où il existe une loi sur comme un catalyseur de la thérapie,
psychédéliques, et les États-Unis ont l’euthanasie, les personnes en fin de serait-il possible d’engendrer de
suivi avec un centre financé entière- vie ont le droit de demander l’eutha- telles expériences avec des subs-
ment par des dons à hauteur de 18 nasie ; en revanche, peut-on leur re- tances légales, voire sans substances,
millions de dollars. L’Institut public fuser le droit d’essayer une thérapie par exemple avec de la musique, des
américain de santé, le NIH, s’est ré- psychédélique qui pourrait leur per- mouvements, des techniques de res-
cemment déclaré ouvert à subven- mettre de se sentir mieux ou de piration et de la méditation ?
tionner des études pour explorer les mourir avec plus de dignité ? Dernier point, et non des moindres :
thérapies psychédéliques. l’éducation et l’intégration de ces
Mais la France et le Canada accusent Quels sont les autres enjeux pratiques dans le système de santé.
un énorme retard dans ce domaine. pour de futures thérapies ? Comment informer au mieux le
Les résultats scientifiques sont pro- Tous les patients ne répondent pas à public et les institutions sur les
metteurs pour les patients et de la thérapie psychédélique de la bonnes pratiques, ainsi que sur les
nombreux jeunes médecins et cher- même manière, et certains ne risques ? Comment réglementer
cheurs sont motivés, mais il manque peuvent en bénéficier en raison de l’accès à ces thérapies et dans quels
une ouverture institutionnelle et des certains antécédents médicaux. Un délais ? Comment former les profes-
financements incitatifs. enjeu important est de comprendre sionnels de santé à un nouveau pro-
les facteurs qui permettent de maxi- tocole où l’accompagnement hu-
Comment voyez-vous l’avenir miser les effets thérapeutiques tout main est tout aussi important que le
des psychédéliques ? en minimisant les effets indésirables. médicament ? £
L’avenir des psychédéliques repose Sur le strict plan de la recherche Propos recueillis
aujourd’hui sur les études cliniques médicale, les scientifiques vont de- par Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 120 - Avril 2020


52 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES

LES PSYCHÉDÉLIQUES,  

N° 120 - Avril 2020


53

  UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ?


Ces molécules, en créant une forme de minichaos
dans le cerveau, libèrent des forces inconscientes
que l’on pourrait alors remodeler. Un espoir pour
la dépression, les TOC ou les addictions, et une
voie d’étude fondamentale de notre conscience.

Par Theodor Schaarschmidt, psychologue,


journaliste scientifique à Berlin.

EN BREF
£ Sous l’influence des
drogues psychédéliques,
les cellules nerveuses se
comportent de manière

S
beaucoup plus
chaotique.
£ En même temps,
la pensée devient sans
limite, la frontière entre
le soi et l’environnement
devient fluide.
£ Les drogues
psychédéliques
permettent ur le coup de 5 heures de l’après-
aujourd’hui d’améliorer midi, Albert Hofmann se rendit compte que
la dépression, les
addictions, certains quelque chose d’anormal se produisait. Il nota
troubles obsessionnels dans son journal : « Vertiges, anxiété, troubles
compulsifs, voire le sort visuels, paralysie, rires. » Sur le chemin du retour,
de patients en soins à vélo, « tout fluctuait dans mon champ de vision
palliatifs.
et était distordu comme dans un miroir défor-
mant. J’avais aussi le sentiment que mon vélo
n’avançait pas. »
© Yaroslav Kushta / Getty Images

On redécouvre
aujourd’hui que les Croisant sa voisine, madame R., il vit « une
drogues hallucinogènes sorcière sournoise au visage bariolé ». Quelques
ont un intérêt comme
outil thérapeutique. heures plus tard, l’expérience – initialement
Et aussi pour étudier désagréable – s’inverse : « Je commençai à com-
différents états de prendre et même à apprécier le jeu inédit des
conscience modifiée...
sous strict contrôle couleurs et des formes qui se formait derrière
médical. mes paupières quand je fermais les yeux. »

N° 120 - Avril 2020


54 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
LES PSYCHÉDÉLIQUES, UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ?

Changeantes comme les motifs d’un kaléidos- Participant 1


cope, des créations colorées fantastiques ont
commencé à m’envahir, s’ouvrant et se fermant
en cercles et en spirales, jaillissant en fontaines
de couleur, se réorganisant et se croisant, dans
un flux constant.
Même les sons étaient transformés en sensa-
tions optiques, décrit le chercheur : le bruit d’une
voiture qui passait se trouvait transformé en une
« image à la fois vivante et changeante, qui cor-
Participant 2
respondait, par ses formes et ses couleurs, à ce

Fluctuations du signal
que pouvait être ce son pour l’oreille. » Cette
expérience vécue par le chimiste suisse Albert
Hofmann au printemps 1943 restera dans l’his-
toire comme le premier « voyage » documenté
sous LSD. Aujourd’hui encore, les fans de cette
drogue dans le monde entier célèbrent le 19 avril
comme la « journée du vélo » en souvenir de la
mémorable tournée à bicyclette que fit Hofmann
ce jour-là, sous l’emprise de l’hallucinogène.
Qu’avait donc expérimenté Albert Hofmann ?
Il avait ingéré une dose décrite par lui-même
comme « infime » de ce psychotrope puissant
qu’est le LSD, ou acide lysergique. Mais il en
avait absorbé 250 microgrammes, plusieurs fois
la dose suffisante pour provoquer de premiers
Participant 3
effets. Or ce qui est arrivé au cours des décen-
nies suivantes fut très différent de la démarche Temps en minutes
scientifique de Hofmann : le psychologue de
Harvard Timothy Leary, gourou du mouvement Grande-Bretagne, de Suisse et d’Espagne. Un Après l’administration
hippie, propagea la consommation de masse de chercheur semble particulièrement enthou- de la psilocybine
(bande rouge),
LSD. Dans le même temps, les services secrets siaste face à ces nouvelles possibilités : Robin le signal d’IRM fluctue

R. L. Carhart-Harris et al., Frontiers in Human Neuroscience 8, DOI: 10.3389/FNHUM.2014.00020, 2014, FIG. 3


l’utilisèrent à des fins d’expériences militaires Carhart-Harris. de manière plus
pour le moins douteuses (cherchant un hypo- marquée dans la
zone de l’hippocampe
thétique sérum de vérité pour leur lutte contre LES PSYCHÉDÉLIQUES, SOURCE D’ESPOIR ? gauche (ligne bleue)
les services secrets du bloc de l’est, ndlr). À la Âgé de 37 ans, psychologue et chef du groupe et droit (ligne verte)
chez trois participants
fin des années 1960, de nombreux États inscri- de recherche sur les psychédéliques à l’Imperial au test. En se basant
virent ce composé sur leur liste des substances College de Londres, Carhart-Harris ne pense pas sur la teneur en
prohibées. Ce qui signa l’arrêt de nombreux que les comités de recherche soient devenus plus oxygène mesurée
par l’imagerie par
projets de recherche ambitieux qui entendaient laxistes dans le traitement de ces substances illé- résonance magnétique
faire profiter des effets psychotropes de cette gales. Mais pourquoi, alors, autant d’études sur fonctionnelle (IRMf),
molécule aux psychothérapies. Pendant plu- les psychédéliques ont-elles été approuvées ces il est possible de
déduire indirectement
sieurs décennies, seuls quelques chercheurs ont dernières années ? « Cela peut s’expliquer par une l’activité de certaines
osé expérimenter le LSD et des médicaments sorte d’effet boule de neige », explique le cher- régions du cerveau.
En particulier, les
similaires – quand les comités d’éthique respon- cheur, se référant aux nombreux projets réussis signaux sont fortement
sables et les organismes de financement ne les de ces dernières années. « C’est peut-être aussi modifiés dans la région
ont pas contrecarrés. Cela semble changer radi- une question de génération. Les jeunes cher- de l’hippocampe droit
(zones colorées
calement aujourd’hui. La drogue hallucinogène cheurs, dont certains ont une expérience person- sur les deux coupes
autrefois peu recommandable revient progres- nelle des drogues psychédéliques, savent dès le cérébrales).
sivement de son bannissement. De plus en plus départ que la recherche sur ces substances est
de scientifiques utilisent le LSD et les composés importante. » Ces psychotropes font naître de
apparentés pour leurs études, et plusieurs grands espoirs : avec leur aide, Carhart-Harris
parlent d’une renaissance psychédélique de la entend guérir des maladies mentales et créer rien
recherche. Depuis 2014, plus de 30 études de moins qu’un nouveau modèle de la conscience
d’imagerie ont étudié l’effet de ces substances. humaine. Et il brise deux tabous à la fois : il s’oc-
L a plupa r t d’ent re eu x v ien nent de cupe de drogues illégales et n’a pas peur de

N° 120 - Avril 2020


55

concepts tels que l’inconscient ou l’ego freudien, quantité de champignons hallucinogènes ont eu
que beaucoup de neuroscientifiques hésitent à des idées plus originales qu’un groupe témoin.
utiliser. Dans ce milieu on tente autant que pos-
sible de se tenir à l’écart des théories psychana- CHAOS DANS LE CERVEAU
lytiques, qui échappent aux tests empiriques Carhart-Harris voit la conscience primaire
stricts et sont pour cette raison considérées comme le retour à un fonctionnement du cerveau
comme non scientifiques. reposant sur l’activité de zones plus anciennes sur
Carhart-Harris donne donc un coup de pied le plan évolutionniste. Nous basculerions dans de
dans la fourmilière lorsqu’il fait référence à plu- tels états, par exemple lors de certaines phases
sieurs reprises aux théories de Sigmund Freud du rêve, de voyages psychédéliques ou au début
dans ses articles : d’anciennes idées auxquelles le d’une psychose. Les règles et restrictions habi-
Britannique essaie de donner un nouveau souffle tuelles de la pensée humaine seraient alors
en testant ses hypothèses à l’aide de drogues contournées, et une forme d’anarchie régnerait
psychédéliques. dans le système nerveux (voir la figure page 57).
Le moins que l’on puisse dire est que ces Mais quelle est la différence entre la
méthodes sont non conventionnelles. Mais les conscience primaire et la conscience secondaire
questions abordées sont parmi les plus impor- au niveau neuronal ? C’est là qu’entre en jeu un
tantes du domaine : qu’est-ce qui constitue l’état terme que Carhart-Harris a emprunté à la ther-
de conscience éveillée d’un être humain ? Quel est modynamique : l’entropie. Pour le dire en des
le corrélat neuronal de ce que nous appelons com- termes simples, l’entropie désigne le degré de
munément l’expérience de l’ego ? Et que se passe- désordre qui règne au sein d’un système, quel
t-il exactement dans le cerveau humain lorsque qu’il soit. Les processus qui se jouent dans des
nos états de conscience normaux sont altérés ? réseaux aussi complexes que ceux de notre cer-
Pour tenter d’approcher d’une réponse à ces veau ne se déroulent presque jamais de manière
questions, le chercheur distingue deux états du totalement ordonnée, sans être pour autant
moi fondamentalement différents : tout d’abord, entièrement chaotiques. Le degré d’aléas qu’ils
la conscience secondaire, qui est l’état dans lequel
nous nous trouvons la plupart du temps, par
exemple en lisant ces lignes. Dans des conditions
ordinaires, nous essayons de percevoir le monde
de façon attentive et rationnelle, de façon à mini- Les drogues
psychédéliques
miser les surprises et à réfléchir de manière cri-
tique à ce que nous avons vécu. La conscience
primaire, en revanche, se caractérise par un style

augmentent
de pensée libre, sans les contraintes de l’analyse
rationnelle, avec souvent un sentiment d’harmo-
nie voire de fusion avec son environnement.
Dans ce mode de conscience, qui ne survient
chez la plupart des gens que de manière excep-
tionnelle, il arrive que l’on ait quelque difficulté
l’entropie dans le
à faire la distinction entre notre propre personne
et ce qui nous entoure ; les frontières deviennent cerveau et font naître
un chaos neuronal...
floues. On devient plus sensibles à des modes de
pensée non rationnels comme la pensée magique
(croire à des correspondances entre des symboles
et des faits, un peu comme dans les supersti-
tions), à la paranoïa ainsi qu’au surnaturel.
De tels états de conscience dite « primaire » comportent peut être estimé à l’aide de méthodes
sont vécus le plus souvent comme quelque chose neuroscientifiques. Les anesthésistes utilisent de
de positif, de mystique et de religieux ; beaucoup telles méthodes de mesure pour surveiller l’entro-
de personnes les considèrent comme une base pie dans les fluctuations de la tension électrique
pour un travail créatif – sortir des carcans de la mesurée à la surface du crâne de leurs patients.
pensée rationnelle et objective permet souvent Ils suivent en cela un principe simple : plus le
d’imaginer de nouveaux horizons plus « vision- signal mesuré est uniforme, plus l’anesthésie est
naires ». Et, en effet, dans une expérience publiée profonde. Si le patient se réveille progressive-
en 2018, des sujets ayant consommé une infime ment, il devient de plus en plus irrégulier.

N° 120 - Avril 2020


56 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
LES PSYCHÉDÉLIQUES, UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ?

Or, selon la théorie de Carhart-Harris, dans certaines régions de leur cerveau, comme le cor-
un état de conscience primaire (par exemple lors tex préfrontal médian et le cortex cingulaire pos-
d’un trip sous l’effet de drogues hallucinogènes) térieur, étroitement couplées l’une à l’autre en
le cerveau présente plus d’entropie que dans temps habituel, agissaient cette fois avec plus
l’état de veille normal. Les signaux sont beau- d’indépendance. Le désordre des signaux neuro-
coup plus désordonnés que dans un état de naux qui en résultait semblait également augmen-
conscience secondaire ordinaire. Normalement, ter sous l’influence de la psilocybine. Les cher-
les mécanismes neuronaux devraient supprimer cheurs ont examiné dans quelle mesure l’intensité
l’entropie pour assurer un processus ordonné. des différents pixels de l’image d’IRMf différait de
Ces derniers échoueraient cependant sous l’in- la moyenne du groupe. Si les personnes testées ne
fluence de la drogue… recevaient qu’un placebo, les cellules nerveuses
agissaient de manière assez uniforme. Mais après
PENSÉES VAGABONDES l’administration de la psilocybine, l’intensité du
ET IMPRESSIONS VIVES signal d’IRM révélée par les différents pixels s’est
Pour tester cette hypothèse, le groupe de tra- soudainement écartée beaucoup plus fortement
vail de Carhart-Harris a invité 15 volontaires à se des valeurs moyennes, c’est-à-dire que le réseau
livrer à une expérience d’un genre inhabituel. neuronal s’est soudainement comporté de manière Le LSD (diéthylamide
Tous âgés de plus de 21 ans, ils étaient dénués beaucoup plus chaotique. de l’acide lysergique)
d’antécédents psychiatriques et avaient déjà une Cette expérience, publiée en 2012, a livré à est l’un des
hallucinogènes les plus
certaine expérience dans le domaine des drogues Robin Carhart-Harris et à son équipe une pre- puissants connus.
psychédéliques. Avant de leur faire passer un mière indication que leur hypothèse d’entropie L’acide lysergique
nécessaire pour
scanner cérébral, l’équipe leur a injecté par voie pourrait bien être correcte. Bien que ses mesures produire la drogue
intraveineuse, soit un placebo, soit de la psilocy- plutôt rudimentaires n’aient pas encore pu four- synthétique est extrait
bine. Cette substance, comme le LSD, est un nir des informations exactes sur l’étendue réelle de l’ergot, un
champignon céréalier
agent psychédélique tiré des « champignons de l’entropie dans le cerveau, elles ont permis de toxique (ci-dessous
magiques », ou psilocybes. montrer que le cerveau est capable de traiter un à gauche).
Sous l’influence de la drogue, les sujets ont grand nombre de types d’informations diffé- La psilocybine
déclenche également
alors déclaré que leurs pensées vagabondaient de rentes. Néanmoins, il en résulte que certains un état d’intoxication
plus en plus librement. Ils ont fait état de sensa- réseaux neuronaux se comportent de manière similaire. Il est contenu
dans des champignons
tions physiques inhabituelles et d’une imagination beaucoup plus désorganisée sous l’influence de la psychoactifs tels que
vive – ce qui correspond à de nombreux rapports drogue psychédélique. le crâne chauve à cône
bien connus de leurs expériences. Les résultats de D’autres études, publiées depuis lors, sont pointu (ci-dessous
à droite), qui est très
l’imagerie par résonance magnétique fonction- parvenues à des résultats similaires par le biais répandu en Europe
nelle (IRMf) ont été beaucoup plus surprenants : d’autres méthodes de mesure. Michael Schartner centrale.

© Manfred Ruckszio (à gauche), Kichigin (à droite) / shutterstock.com

N° 120 - Avril 2020


57

LA THÉORIE DU CERVEAU
ENTROPIQUE
Selon le neuroscientifique Robin Carhart-Harris, la quantité d’entropie, c’est-à-dire le
degré de désordre neuronal dans le cerveau, détermine l’état de conscience où l’on se
trouve. Dans le sommeil profond, l’activité cérébrale est assez uniforme.
Selon ce chercheur, la prise de LSD augmente l’entropie...

Entropie faible Entropie intermédiaire Entropie élevée

Supercritique Sous-critique

État de conscience État de conscience


primaire secondaire Conscience réduite

Trip psychédélique Coma,


Sommeil paradoxal État de veille sain Narcose
Phase précoce d’une Sommeil profond
psychose
Source : Hum. Neurosci. 10.3389/fnhum.2014.00020, 2014, Neuropharmacol 10.1016/j.neuropharm.2018.030.010, 2018 ; image : © GarryKillian / shutterstock.com

et ses collègues ont injecté à leurs « cobayes » de pourrait aider à briser les stéréotypes et les sché-
faibles doses de kétamine, de LSD, de psilocybine mas de pensée rigides, estime Carhart-Harris. En
ou de placebo. Ils ont ensuite mesuré l’activité fait, en 2011, la psychologue Katherine MacLean
électromagnétique du cerveau par une technique a montré comment la psilocybine peut affecter
appelée magnétoencéphalographie, ou MEG. durablement la personnalité : seize mois après
L’équipe de Schartner a ainsi découvert comment avoir pris de cet hallucinogène, la plupart des par-
les signaux de MEG variaient nettement plus, ticipants se sont montrés nettement plus ouverts
juste après l’injection de ces composés, que dans à de nouvelles expériences lors d’un test de per-
des conditions témoin. On semble donc s’achemi- sonnalité. Cependant, on ne sait pas encore si
ner vers le constat général que sous l’influence de l’effet désorganisateur à court terme de la drogue
ces drogues, l’entropie du cerveau augmente de dans le cerveau est responsable de cet effet.
façon mesurable.
Mais les thèses de Carhart-Harris font un pas LA PSILOCYBINE
de plus : le psychologue soupçonne que ce chaos MODIFIE-T-ELLE LA PERSONNALITÉ ?
temporaire dans le système nerveux est directe- Dans une étude de 2018, à laquelle Carhart-
ment responsable des effets psychologiques pro- Harris a également participé, les sujets souffrant
fonds du LSD et de substances similaires. Par de dépression résistante au traitement ont égale-
exemple, dans une expérience publiée par son ment manifesté une plus grande ouverture à de
groupe de recherche en 2016, les personnes tes- nouvelles expériences, ainsi qu’un plus fort degré
tées qui ont rapporté que, sous LSD, les frontières d’extraversion et de plus faibles niveaux de
entre leur propre ego et le monde environnant névrosisme (une dimension de la personnalité
devenaient fluides et poreuses, avaient également qui décrit une tendance à vivre des émotions
une communication réduite entre des zones céré- négatives et relativement instables), trois mois
brales qui s’activent habituellement lorsque nous après avoir pris de la psilocybine. D’autres traite-
ne faisons rien. C’était notamment le cas des cor- ments contre la dépression réduisent également
tex parahippocampique et rétrosplénial, dont les le niveau de névrosisme, tandis que l’ouverture
activités apparaissaient comme découplées. aux expériences nouvelles et l’extraversion bon-
De même, les participants ont surtout souffert dissent littéralement. Ces changements pour-
d’hallucinations visuelles, tandis que leur cortex raient être dus à l’effet psychédélique de la psilo-
visuel était le siège d’un plus grand afflux san- cybine, à en croire les chercheurs.
guin, ainsi que d’une diminution d’un type d’onde Carhart-Harris prétend avoir identifié une
cérébrale, les ondes alpha. Il en résultait une aug- autre différence entre les états de conscience pri-
mentation d’entropie qui, pour le cerveau, maires et secondaires : le degré de « criticité ». Il

N° 120 - Avril 2020


58 DOSSIER L’ESSOR DES THÉRAPIES PSYCHÉDÉLIQUES
LES PSYCHÉDÉLIQUES, UNE ROUTE VERS LE SOI PROFOND ?

s’agit d’une propriété complexe des systèmes du tout au tout. Certains racontent des « voyages »
composés de nombreux éléments similaires et inspirants, d’autres des voyages faits d’horreur ou
interdépendants. On pourrait dire que la criticité d’étrangeté. Parfois, de petits changements dans
est un état particulier à la charnière entre l’ordre les stimuli extérieurs provoquent des change-
et le chaos. Un exemple peut être donné par la ments rapides dans l’expérience perceptive du
vue d’un sablier : lorsque du sable s’écoule dans « voyageur ».
le flacon de verre inférieur, il s’y forme un tas en
cône. À mesure que de nouvelles quantités de UN CONCERTO POUR PIANO EFFRAYANT
sable s’y ajoutent, de petites avalanches se Une diversité étayée par une étude thérapeu-
déclenchent, élargissant la base et libérant un tique publiée en 2018 par le neuroscientifique
nouvel espace au sommet. britannique Mendel Kaelen. Son équipe a donné
L’ampleur des avalanches suit une répartition aux patients souffrant de dépression résistante
dite « en loi de puissance » : beaucoup de petites, aux traitements une forte dose de psilocybine
mais peu de grandes. Au fil de ces bouleverse- synthétique. Ensuite, ils devaient se mettre à
ments constants, la colline de sable reprend sans l’aise dans une pièce confortablement aménagée,

© R.L. Carhart-Harris et al. : the entropic brain : a theory of conscious states informed by neuroimaging research with psychedelic drugs, frontiers in human neuroscience vol. 8, 2014, fig. 2c.
cesse sa forme typique. Grâce à cet « état critique poser un masque de sommeil sur leurs yeux et
autoorganisé », les scientifiques tentent d’expliquer écouter de la musique classique. Mais tout le
une variété de phénomènes aussi différents que la monde n’a pas apprécié d’égale manière le 5e
tectonique des plaques, les feux de forêt ou le Concerto pour piano de Beethoven : seuls quelques
magnétisme. Les cellules nerveuses interconnec- patients ont trouvé la musique agréable et ont
tées ont elles aussi tendance à libérer des décrit une harmonie avec ce qu’ils avaient vécu.
décharges électriques en avalanche, selon cette loi Pour d’autres, en revanche, cela s’est révélé désa-
de puissance. C’est pourquoi certains chercheurs gréable, voire effrayant. Et le plus intéressant a
supposent que le cerveau s’organise également de été de constater que la façon dont les patients
telle sorte qu’il est toujours proche de la criticité réagissaient à la musique permettait de prédire
– car c’est ainsi que les réseaux neuronaux sont l’amélioration de leurs symptômes dépressifs
censés pouvoir fonctionner le plus efficacement. dans les sept jours suivant l’expérience.
Une telle idée est toutefois controversée, et les Malheureusement, cette expérience ne com-
preuves qui l’étayent sont encore assez minces. portait pas de groupe témoin. Difficile, par consé-
quent, d’en tirer des conclusions fiables. La thèse
LSD, CHAMPIGNONS de Carhart-Harris sur l’augmentation de la criti-
ET ÉTAT CRITIQUE DU CERVEAU cité dans les états de conscience extraordinaires
Quel rapport avec les champignons et le LSD ? laisse également de nombreuses questions
Pendant l’état secondaire ordinaire de la ouvertes. Les drogues psychédéliques facilitent
conscience, selon Carhart-Harris, le cerveau est une ouverture remarquable aux influences
proche du point de criticité. Mais à l’état primaire,
cette limite serait dépassée – le cerveau serait a b
alors dans un état « supercritique ». Les décharges
neuronales seraient alors non seulement beaucoup
plus chaotiques que dans des conditions normales
mais aussi plus instables et plus sensibles aux
influences extérieures. « Cela pourrait expliquer
l’hypersensibilité aux stimuli environnementaux,
qui est si typique de l’état psychédélique », dit le
chercheur. En fait, de nombreuses personnes sont
exceptionnellement sensibles aux stimuli externes
lors de voyages psychédéliques. Dans les c d
années 1960, Timothy Leary a déjà parlé de la Sous l’influence
façon dont le décor et l’environnement, c’est-à-dire du médicament
psychédélique
l’état d’esprit intérieur et l’environnement de sti- psilocybine (a et b),
mulation externe, peuvent avoir une influence la communication
décisive sur l’issue d’une intoxication par la du cortex préfrontal
dorsolatéral avec
drogue. Car c’est un fait bien connu, les expé- des zones cérébrales
riences vécues avec une seule et même drogue par actives lorsque l’on
ne fait rien, se trouve
différents individus, ou par un même individu réduite par rapport
dans des circonstances différentes, varient parfois à l’état normal (c et d).

N° 120 - Avril 2020


59

Le découplage de
nombre de ces études étaient imprécises sur le
plan méthodologique ou mal documentées.

certaines zones DES HALLUCINOGÈNES


EN PSYCHOTHÉRAPIE
Avec l’interdiction de ces médicaments, les

cérébrales brouille tentatives d’introduire des psychédéliques dans


les psychothérapies ont également échoué. Mais

les frontières entre


ces substances controversées ont connu une
renaissance ces dernières années. C’est ce que
semblent indiquer des études thérapeutiques plus

soi et le monde… récentes qui utilisent la psilocybine, le LSD ou


l’extrait de plante ayahuasca pour traiter les
troubles mentaux – tels que la dépression résis-
tante aux traitements, l’alcoolisme, la dépendance
à la nicotine ou les troubles obsessionnels com-
pulsifs. Le psychiatre suisse Peter Gasser teste
extérieures chez de nombreuses personnes, mais ainsi le LSD en médecine palliative : cette subs-
on n’a pas encore pu prouver que cela résulte d’un tance est destinée à aider les personnes atteintes
état supercritique du cerveau. de maladies incurables à trouver une meilleure
Toutefois, un premier indice intéressant a été façon de faire face à leur mort imminente. Bien
livré par des chercheurs de l’université sûr, le médecin souligne que la substance ne peut
d’Auckland. À l’aide de diverses techniques d’ima- en aucun cas remplacer le soutien psychologique.
gerie, ceux-ci ont enregistré des schémas d’acti- Elle est intégrée dans une thérapie et non comme
vité répartis selon une loi de puissance, pour Bibliographie un médicament pour la tension artérielle que vous
découvrir comment se comportait l’activité élec- prenez quotidiennement à la maison.
trique et électromagnétique du cortex cérébral de R. L. Carhart-Harris et En fait, beaucoup de ses patients qui ont
manière rythmique ou arithmétique. Sous l’in- al., The entropic brain : bénéficié de ce voyage particulier ont déclaré
A theory of conscious
fluence du LSD et de la kétamine, les fluctuations qu’ils avaient désormais moins peur de mourir.
states informed by
de tension mesurées ont changé, plus précisé- neuroimaging research Les patients dépressifs ont également constaté
ment les rythmes alpha et bêta. De telles distri- with psychedelic drugs, une amélioration significative de leurs symp-
butions de puissance sont typiques des états cri- Frontiers in Human tômes dans les semaines qui ont suivi le traite-
tiques. Carhart-Harris voit donc dans cette étude Neuroscience, 2014. ment. Mais la recherche n’en est qu’à ses débuts.
la preuve que les drogues psychédéliques R. L. Carhart-Harris, La technique classique des tests en double
influencent la criticité du cerveau. Mais la ques- The entropic aveugle, courante dans les études cliniques, ne
tion de savoir si ce sont vraiment ces effets neu- brain – revisited, fonctionne pas avec les médicaments psychédé-
ronaux qui rendent les consommateurs de dro- Neuropharmacology, liques : le fait que le médicament soit une subs-
gues si sensibles aux stimuli environnementaux 2018. tance active ou un placebo est vite ressenti par
pendant leurs voyages reste ouverte. Les modèles S. D. Muthukumaraswamy les participants et le personnel. De plus, il est
d’activité trouvés n’indiquent pas nécessairement et D. T. Liley, 1/f difficile de distinguer l’apport de la drogue elle-
la présence d’une criticité, il pourrait y avoir Electrophysiological même de celui du soutien psychologique.
d’autres explications à cela. spectra in resting and Alors la question demeure : comment les
Malgré tout, certains chercheurs s’intéressent drug-induced states patients vivent-ils leurs voyages hallucinés ? Les
de plus en plus au traitement des troubles men- can be explained effets secondaires graves sont pour la plupart
taux par le LSD et par des molécules associées. by the dynamics of absents. Bien que certains aient éprouvé de l’an-
multiple oscillatory
Quelle est l’idée derrière tout cela ? Tout simple- xiété, de la paranoïa, des maux de tête ou des
relaxation processe,
ment, l’ouverture de la conscience produite par Neuroimage, vol. 179, nausées, aucune personne testée n’a subi de dom-
ces états modifiés pourrait servir de catalyseur pp. 582-595, 2018. mages permanents. Les participants aux études
aux psychothérapies. Une telle idée n’est pas fran- d’imagerie de Carhart-Harris ont également sur-
M. M. Schartne et al.,
chement nouvelle, puisque depuis les vécu sans problème à leur expérience psychédé-
Increased spontaneous
années 1950, des chercheurs ont tenté de décou- MEG signal diversity lique en laboratoire – malgré l’étroitesse et les
vrir comment la thérapie dite « psycholytique » for psychoactive doses bruits de cliquetis du scanner cérébral. « Dans
(selon laquelle de faibles doses de drogues psy- of ketamine, LSD and plus de 100 passages d’IRMf psychédéliques,
chédéliques libèrent le contenu de l’inconscient) psilocybin, Scientific nous n’avons eu qu’un seul volontaire qui nous a
pourrait être utilisée pour traiter l’alcoolisme ou reports, 2017. demandé de quitter le scanner. Il n’y a donc pas
les affections « névrotiques ». Malheureusement, d’obstacle majeur à poursuivre en ce sens. » £

N° 120 - Avril 2020


60 ÉCLAIRAGES
À LA UNE p.60 Minimalisme : le bonheur est dans le peu ? p. 68 Interview Trouver l’équilibre entre posséder et renoncer

Minimalisme
Le bonheur est dans le peu ?
Par Theodor Schaarschmidt, psychologue et journaliste scientifique à Berlin.

Fatigués de consommer, nous serions


de plus en plus nombreux à vouloir une vie

«
S
plus simple et dépouillée. Mais est-ce vraiment
la voie vers le bonheur ?

eigneur, pourquoi ne Ce que nous considérons comme nous appar-


m’achetez-vous pas une Mercedes Benz ! » tenant façonne notre identité. William James
chantait Janis Joplin en 1970. Cette chanson, où (1842-1910), père de la psychologie moderne, le
tous ses amis finissaient par conduire une disait déjà : pour lui, le moi n’était pas limité au
Porsche, était une satire grinçante de nos efforts seul corps et à l’esprit, mais englobait tout ce qui

© Shutterstock.com/Maksym Bondarchuk
pour gagner du prestige – et supposément du entoure une personne : sa famille, ses amis, ses
bonheur – en acquérant des symboles de statut vêtements, ses biens matériels. Ce « moi étendu »,
social coûteux. La marque Mercedes a par la suite si nous n’y prêtons pas forcément attention, se
utilisé cette chanson dans plusieurs publicités rappelle à notre souvenir dès que nous perdons
télévisées, malgré le message ironique sous- les biens en question. Ainsi, en 1991, des cher-
jacent. La chanteuse de blues elle-même n’était cheurs ont étudié les conséquences psycholo-
pas à l’abri des tentations matérielles : elle giques d’un incendie dévastateur en Californie.
conduisait effectivement une Porsche décapo- Les pertes matérielles provoquées par le sinistre
table aux couleurs vives. furent largement remboursées par les assurances,

N° 120 - Avril 2020


61

p. 72 Le mythe du désir spontané p. 76 L’hyperviolence du Joker EN BREF


£ La société
de consommation
a traditionnellement mis
l’accent sur les biens
matériels comme moyen
d’accéder au bien-être.
£ Les partisans du
minimalisme, eux,
cherchent le bien-être
en réduisant au
maximum leurs
possessions.
£ Mais cette alternative
à la consommation reste
assez préoccupée par
la « bonne dose »
de ce qu’il faut ou non
posséder, et alimente
aussi un marché.
£ Le bien-être subjectif
n’est pas lié à la quantité
de ce que l’on possède,
mais à notre capacité
à investir d’affect
ce qui nous entoure.

N° 120 - Avril 2020


62 ÉCLAIRAGES À LA UNE
MINIMALISME : LE BONHEUR EST DANS LE PEU ?

mais malgré cela de nombreuses personnes ont


fait état de véritables crises d’identité. « Le feu a
pris tout ce que j’avais, mais aussi tout ce que
j’étais », a déclaré une personne interrogée.
« Nous sommes devenus des orphelins sans
mémoire », ont ajouté deux femmes. Les nou-
veaux vêtements ne seraient pas comme les
anciens, ils auraient des couleurs tristes, se plai-
gnaient-elles. « Je suis devenu une autre per-
sonne », déclarait un autre sinistré. « La personne
que j’étais avant a péri dans l’incendie. » Les gens
semblent intuitivement ranger les choses en deux
catégories : celles qui leur appartiennent, et les
autres. Il semble que les biens personnels bénéfi-
cient d’une sorte de traitement cognitif spécial
– même les babioles insignifiantes. Le psycho-
logue britannique David J. Turk a pu le démon-
trer avec son équipe dans le cadre d’une étude
d’imagerie.

CÂBLÉS POUR POSSÉDER ?


Dans cette expérience, 19 sujets allongés
dans une IRM devaient résoudre des tâches économiste comportemental américain Richard Tout garder, ne rien
cognitives sur un petit écran. En suivant un code Thaler a clairement documenté ce phénomène jeter frise parfois
le pathologique…
couleur donné, ils devaient faire glisser des dans ses travaux. Il cite ainsi un de ses collè-
images de marchandises de supermarché gues qui avait acheté un bon vin pour cinq dol-
– pommes, chaussettes ou crayons – dans l’un ou lars. Quelques années plus tard, la personne qui
l’autre de deux paniers d’achat virtuels. L’un de la lui avait vendue lui a proposé de racheter la
ces deux paniers était censé leur appartenir, bouteille pour 100 dollars. Le professeur a
l’autre revenant à l’expérimentateur. Puis, lors refusé, alors qu’il n’avait jamais dépensé plus
d’un test de mémoire ultérieur, les participants de 35 dollars pour une bouteille de vin. Ce qui
devaient décider le plus rapidement possible si les amena Thaler à conclure que le simple fait que
articles qu’on leur montrait sur l’écran se trou- la bouteille lui ait appartenu la rendait plus pré-
vaient dans leur propre panier ou dans celui de cieuse à ses yeux. Plus tard, le chercheur a
l’expérimentateur. Bien que très artificiel, ce scé- réussi à prouver son hypothèse à travers plu-
nario fit apparaître une nette différence : les sieurs études. Celle-ci se résume en ces termes :
sujets se rappelaient beaucoup plus rapidement lorsqu’on souhaite vendre quelque chose qui
les produits qui faisaient partie de leur panier. Et nous appartient, nous nous attendons générale-
puis, tandis qu’ils regardaient les photos de ment à des prix nettement plus élevés que ce
« leurs » marchandises, leur cerveau ne faisait pas que nous serions prêts à débourser pour le
n’importe quoi : il activait un réseau précis de même bien appartenant à autrui. Pensez à
zones cérébrales, notamment des parties du cor-
tex préfrontal et du cortex insulaire gauche.
Selon Turk et ses collègues, ce serait là que
seraient prises en considération toutes les infor-
mations personnelles se rapportant à notre
propre personne. Mais on ne sait pas encore com-
ment cela se fait exactement.

Apprécier quelques objets


© Shutterstock.com/melissamn

POSSÉDÉS PAR LA POSSESSION


Nos biens nous sont parfois si chers qu’ils
nous poussent à prendre des décisions irration-
nelles… C’est l’effet de possession : vous, moi,
apporte plus d’équilibre
la plupart des personnes en général ont ten- qu’en accumuler inutilement
des quantités
dance à considérer qu’un objet a plus de valeur
une fois qu’il leur appartient. Le célèbre

N° 120 - Avril 2020


63

accumulent. Ces amateurs compulsifs (parfois


appelés syllogomanes ou messies en anglais où le
terme mess signifie « désordre ») amassent des
objets hétéroclites ou d’un type particulier (télé-
viseurs, câbles, journaux) jusqu’à ce que leur mai-
son en déborde. Leurs possessions les étouffent
littéralement, mais ils ne sont pas pour autant
disposés à les abandonner. On estime qu’environ
2 à 5 % des adultes souffriraient ainsi de compor-
tements de thésaurisation plus ou moins pronon-
cés, pouvant aller jusqu’à l’amassement compul-
sif. Dans de nombreux cas, ce trouble va de pair
avec une autre maladie mentale, comme l’anxiété
ou un trouble obsessionnel-compulsif. Mais de
toute façon, même pour les personnes ne souf-
frant pas du syndrome d’amassement compulsif,
les grands nettoyages et les journées où l’on jette
de vieux habits ou objets de la maison sont sou-
vent longs, douloureux, sources d’interminables
tergiversations. Toutes ces choses dont on se
débarrasse sont associées à des souvenirs de
notre propre passé – des versions antérieures de
toutes les personnes qui n’arrivent pas à vendre La surabondance soi-même.
de l’offre n’est plus gage
leur maison parce qu’ils fixent un prix beaucoup de bien-être.
plus élevé que ce qu’elle vaut… MA VOITURE, C’EST UN PEU MOI
Cette déformation contredit les théories éco- Les recherches menées en psychologie
nomiques classiques selon lesquelles les gens semblent confirmer cette vérité. En voici un
agissent de manière rationnelle et tendent prin- exemple curieux : dans une expérience publiée
cipalement à maximiser leur propre profit uni- en 2014 sous le titre « Non seulement les chiens
quement. Apparemment, la possession produit ressemblent à leurs propriétaires, mais les voi-
des effets qui dépassent la valeur monétaire pure tures aussi », on avait montré à des sujets des
des objets. Cela vaut tout particulièrement pour photos d’automobiles et des portraits d’individus,
tout ce qui se rattache à notre biographie person- en leur demandant d’attribuer chaque véhicule à
nelle. La chercheuse en comportement de son propriétaire. Les sujets y étaient arrivés, avec
consommation Rosellina Ferraro, de l’université un taux de réussite nettement supérieur au
du Maryland aux États-Unis, a fait un test éclai- hasard… Nulle part mieux que dans les milieux
rant où elle demandait à des personnes de se du marketing on ne sait que les possessions
rappeler certains objets qu’elles avaient perdus. forgent l’identité. On peut se demander si Apple
Bien souvent, les sujets interrogés étaient affectés fabrique vraiment les meilleurs ordinateurs por-
par la perte de ces objets, mais ils ne l’étaient pas tables, si Nike crée les meilleures chaussures de
seulement en fonction de leur valeur monétaire. sport ou Harley Davidson les meilleures motos.
La déchirure était particulièrement profonde Mais ces entreprises excellent à promouvoir leurs
pour tous ceux qui s’étaient inscrits dans leur produits comme l’expression d’une certaine atti-
identité profonde : un instrument de musique, tude face à la vie : le Macbook n’est pas seulement
une montre, un meuble, un service de couverts… un outil de travail, c’est une déclaration d’iden-
Ferraro appelle ces possessions des marqueurs tité. Les inconditionnels de la marque à la pomme
d’identité. Ils nous aident à nous construire. parlent parfois de leurs appareils en des termes
Parfois, notre cœur s’accroche aussi à des choses quasi religieux. Certains passent une nuit entière
qui seraient complètement inutiles aux autres : le dans la file d’attente devant le magasin lorsqu’un
© Shutterstock.com/Sean Pavone

pull troué raconte l’histoire du premier grand nouveau smartphone est lancé (et l’on se souvient
amour, le vieux billet d’Interrail témoigne du d’un jeune Chinois qui était allé jusqu’à vendre
voyage en train à travers l’Europe. un de ses reins au marché noir pour pouvoir s’of-
frir une tablette tactile). Les chercheurs parlent
SYNDROMES D’ACCUMULATION de « tribus de marque », de véritables communau-
Dans les cas extrêmes, les gens sont inca- tés et de cultes autour de ces produits. Ceux-ci
pables de se séparer de leurs biens. Ils deviennent aujourd’hui des codes sociaux et des

N° 120 - Avril 2020


64 ÉCLAIRAGES À LA UNE
MINIMALISME : LE BONHEUR EST DANS LE PEU ?

moyens d’assembler sa propre identité. La façon


dont nous nous habillons, nous déplaçons, ce que
nous mangeons : tout cela en dit long sur nous.
Cependant, les personnes qui se définissent
uniquement par la consommation ont un réel pro-
blème. Le matérialisme est ce que les psycholo-
gues appellent la croyance que le propre bien-être
d’une personne dépend particulièrement de l’ac- Le minimalisme n’est pas
quisition et de la possession de certains produits. une rupture avec la culture
de consommation,
Bien sûr, sans un certain équipement de base
comme des vêtements, de la nourriture et un toit
solide au-dessus de votre tête, une vie épanouie
est difficilement imaginable. Mais les matérialistes mais sa prochaine étape
forcenés lient fermement leur bien-être aux pos-
sessions. Or, bien qu’ils soient convaincus que
celles-ci sont bonnes pour eux, c’est souvent le vers l’avoir. De nombreux penseurs postmatéria-
contraire qui se produit. De nombreuses études listes et critiques de la société de consommation
montrent l’effet néfaste d’une attitude matérialiste font référence à ses idées. Selon ce courant de
sur la psyché – et sur le portefeuille. Globalement, pensée, ce n’est que lorsque nous nous libérons
les personnalités matérialistes ont tendance à être d’une possession excessive, que nous pouvons
plus anxieuses, insatisfaites, à dépenser de l’argent être authentiques.
de façon impulsive et sont plus souvent dans le En fait, il existe des alternatives intéressantes
rouge sur leur compte bancaire. à la propriété privée dans de nombreux domaines :
dans les ateliers d’assistance technique partagée,
LE SHOPPING, CE MOMENT des outils coûteux deviennent utilisables par
OÙ L’ON SE SENT EXISTER tous. Par le biais d’applications, les utilisateurs
Les matérialistes se construisent souvent partagent aujourd’hui voitures, scooters, appar-
selon des critères « externes » : qu’est-ce qui m’ap- tements ou bureaux. Mais partager ne signifie
partient ? Que pense-t-on de moi ? Ils dépensent pas toujours être équitable… Les modèles com-
bien souvent leur argent pour faire face aux désa- merciaux de l’« économie de partage » visent à
gréments quotidiens et se sentir mieux – des briser les structures de propriété traditionnelles,
achats pour faire face au stress. Une explication mais dans la pratique, ils entraînent parfois des
possible de ce comportement est fournie par la emplois précaires et des pénuries de logement
théorie de l’auto-approvisionnement symbolique dans les grandes villes. Les minimalistes
de Robert Wicklund et Peter Gollwitzer. L’idée est entendent rompre avec les situations absurdes où
que lorsque la perception de soi et l’image idéale des ressources importantes ne sont pas utilisées
divergent fortement, les gens utilisent des objets et pourraient l’être.
de substitution pour combler l’écart. Les psycho- Au lieu d’empiler des masses de choses, ils
logues ont pu démontrer cet effet sur un échan- entendent s’entourer de quelques biens durables
tillon d’étudiants en gestion. Ceux qui étaient et de qualité. Certains se passent même d’un
particulièrement incertains quant à leur avenir appartement conventionnel et emménagent dans
professionnel achetaient plus souvent des articles une « Tiny House », une de ces minimaisons géné-
commerciaux clichés tels que des stylos, des ralement montées sur une base mobile, qui per-
chaussures de costume ou des porte-documents mettent de choisir à tout moment l’endroit où l’on
coûteux. À court terme, un tel comportement souhaite vivre. Ils espèrent ainsi se détourner de
peut certainement apporter un soulagement. la société d’abondance, mais également accéder
Mais si ces excès d’achats coûteux deviennent à un meilleur confort psychique : une fois que la
une habitude, ils se transforment en un problème surconsommation aura disparu, espèrent les
grave. Dans le pire des cas, un cercle vicieux se minimalistes, ils pourraient enfin se retrouver
développe : les achats répétés durcissent l’orien- eux-mêmes.
tation matérialiste, mettent à rude épreuve le
portefeuille, créant ainsi de nouvelles insécurités VIVRE HEUREUX RIME-T-IL AVEC PEU?
et incitant les gens à acheter encore plus. De fait, certains indices suggèrent que le fait
Le sociologue et psychanalyste allemand de se limiter à un nombre restreint de possessions
Erich Fromm (1900-1980) a dénoncé dès les rend les gens plus heureux que la pléthore. Dans
années 1970 une société de plus en plus tournée le cadre d’une expérience menée par Jingshi Liu

N° 120 - Avril 2020


65

et ses collègues de l’université des sciences et des


technologies de Hong Kong, 300 personnes ont
fourni divers types d’information à propos de leur
garde-robe. Certains devaient seulement décrire
en détail leur habit préféré, alors que d’autres
devaient énumérer tous les vêtements. Résultat :
ceux qui n’avaient décrit que leur vêtement préféré
étaient sensiblement plus satisfaits après l’expé-
rience. Les économistes ont pu démontrer le même
effet dans une enquête menée peu après Noël.
Penser au cadeau qui leur avait le plus plu a rendu
les participants plus heureux que de penser à tous
ceux qu’ils avaient reçus.
Tout cela ne signifie pas qu’une éthique radi-
cale du renoncement soit à même de résoudre les
problèmes de la société d’abondance. Ne serait-ce
que parce que l’exaltation du minimalisme comme
style de vie est avant tout le privilège d’une petite
élite urbaine. Ce n’est amusant que si vous pouvez
en changer les modalités à tout moment. Le déficit
de propriété et la rareté des logements ne sont pas
une expérience purificatrice pour la plupart des
personnes, mais plus prosaïquement une réalité
amère. Le postmatérialisme se doit en premier lieu Le vide-grenier, lieu en commun ou de visites de festivals : tout cela
d’être abordable. du minimalisme ? Quand semble contribuer davantage à notre bien-être
le désir de certains de
Deuxièmement, le minimalisme n’est pas un vider le surplus de leur que les bijoux, les vêtements de qualité ou un
rejet de la culture de consommation. Il s’agit plu- placard rencontre chez smartphone coûteux. Cela est également évident
tôt de sa prochaine étape. Des entreprises ingé- d’autres le plaisir de dans le domaine des cadeaux : selon une étude
donner une deuxième
nieuses ont depuis longtemps mis sur le marché vie à des vêtements ou canadienne, les cadeaux « d’expériences », comme
de nombreux livres, applications et sacs à dos, en des jouets d’occasion. un bon concert, créent un lien plus fort avec les
particulier pour les minimalistes modernes. personnes que les présents matériels. Faire,
« Même ceux qui pratiquent la simplicité volon- semble-t-il, épanouit davantage qu’avoir.
taire seront liés par leurs possessions – éventuel-
lement même plus que ceux qui possèdent plus DANS L’ENFER DU « TAPIS ROULANT
de choses mais ont avec elles un rapport superfi- HÉDONISTE »
ciel », note ainsi le professeur de marketing Reste à comprendre un peu mieux pourquoi.
Russell Belk, de l’université de York au Canada. Le processus d’habituation, par lequel on s’adapte
Et puis, troisièmement : la rareté n’est pas tou- continuellement à de nouvelles – et souvent meil-
jours un avantage, parfois, c’est vraiment un leures – conditions de vie, joue un rôle détermi-
manque. Un logement bien équipé peut être une nant à cet égard. Par exemple, lorsque nous nous
vraie source de bien-être. Pour cela, il n’est pas offrons un nouveau vélo, la joie qu’il procure
indispensable que chaque pièce soit en elle-même s’estompe plus vite que nous le souhaiterions. Les
source de joie, comme l’exige l’experte japonaise premiers jours, l’expérience de conduite inhabi-
en nettoyage Marie Kondo. Ceux qui aiment cui- tuelle nous excite encore, mais nous vivons bien-
siner apprécieront un bon choix de casseroles, tôt cette situation comme une nouvelle norma-
poêles et couteaux. Quant à savoir s’il faut abso- lité. Rapidement, d’autres souhaits nous viennent
lument avoir un mixer de luxe multifonction, à l’esprit et nous voilà tout aussi insatisfaits
c’est une autre question. qu’avant l’achat ; nous nous retrouvons sur un
« tapis roulant hédoniste », où il faut avancer vers
© Shutterstock.com/Matyas Rehak

Quoi qu’il en soit, les minimalistes ont raison


sur un point : lorsqu’il s’agit de bien-être mental, plus de consommation pour faire du surplace en
les articles de luxe ne représentent pas vraiment termes de plaisir.
le meilleur investissement. Comme l’ont montré Or – et c’est un aspect crucial –, les
de nombreuses études, s’offrir de belles expé- recherches en psychologie suggèrent que nous
riences semble apporter plus de bien-être que de nous habituons plus vite aux biens matériels
s’acheter des objets. Qu’il s’agisse de randonnées qu’aux expériences. Ce qui résulte probablement
en montagne, de massages, de stages de cuisine du fait que les gens se comparent moins à leurs

N° 120 - Avril 2020


66 ÉCLAIRAGES À LA UNE
MINIMALISME : LE BONHEUR EST DANS LE PEU ?

Le désir affiché par


les jeunes d’investir
davantage dans
des expériences,
et moins dans
des possessions
matérielles, fait
aussi prospérer des
industries entières
semblables lorsqu’il s’agit d’expériences que de Une belle expérience, passeport connaissent le phénomène. L’envie de
biens. En outre, les expériences façonnent notre comme un voyage entre nouvelles aventures peut aussi devenir une obses-
copains, n’est-elle pas
identité plus en profondeur que ne le font les plus précieuse qu’un sion vaine et creuse.
objets. Elles nous rapprochent de ceux avec qui bien matériel onéreux ?
nous les avons partagées, et leur souvenir se LE BUSINESS DU MINIMALISME
grave plus profondément dans notre mémoire. Même les alternatives supposées à la logique
À la fin du film Casablanca (1942), Rick, le héros de la consommation, comme le minimalisme ou
du film, dit adieu à sa bien-aimée Ilsa en lui l’achat d’expériences, se révèlent être du vieux
disant : « Nous aurons toujours Paris. » Même vin dans des bouteilles neuves, à l’issue d’un exa-
séparés par le destin, personne ne peut leur men plus approfondi. Bien sûr, ces tendances
enlever leur aventure commune. propagent moins le désir d’accéder à la propriété
Alors oui, consacrer plus de temps à ce que privée. Cependant, cela repose également sur
l’on vit, et moins d’argent (et de temps) à faire des l’idée erronée que l’on ne peut contrôler son
Bibliographie
achats : voilà sans doute un moyen de sortir de la propre bien-être qu’en prenant les bonnes déci-
tyrannie des biens matériels. Aujourd’hui plus de sions de consommation. Dans une société d’abon-
trois quarts des millénials disent préférer dépen- D. Jingshi et al., My dance, de toute façon, le problème ne vient pas
ser leur argent en expériences plutôt qu’en pos- favorite thing: How du fait que nous soyons trop matérialistes, mais
sessions, selon une enquête récente commandée special possessions que nous ne soyons pas assez dit en substance
can increasesubjective
par Eventbrite… une agence événementielle. À l’économiste Russell Belk. Cela signifie que nous
wellbeing, Advances
prendre avec des pincettes, donc. Mais quoi qu’il avons insuffisamment conscience des choses qui
in Consumer Research
en soit, le désir affiché par les jeunes d’investir vol. 45, 2017. nous entourent – beaucoup d’entre elles sont
davantage dans des expériences fait aussi pros- échangeables à peu de frais, et arbitraires. Pour
S. Stieger et M. Voracek,
pérer des industries entières. Voyages indivi- réellement changer les choses, il n’est pas néces-
Not only dogs resemble
duels, escape rooms, visites de ville insolites, nuits their owners, cars do, saire de réduire radicalement le budget des
en igloo – tout cela coûte aussi beaucoup d’argent. ménages. Peut-être qu’une promenade dans
© Shutterstock.com/Olena Yakobchuk

too, Swiss Journal of


L’ironie ici est que les expériences exercent par- Psychology vol. 73, 2014. votre propre maison fera l’affaire – avec un œil
fois un effet de surenchère similaire à celui des attentif aux objets qui racontent l’histoire de
D. J. Turk et al., Mine
biens matériels. Là aussi, une fois le processus and me: Exploring the votre vie : des moments de crise et des nuits
industriel mis en branle, on passe constamment neural basis of object folles, des amis et des amours, des naissances et
à un autre niveau d’excitation, plus intense, plus ownership, Journal of des décès. Certains biens sont perdus en cours
extraordinaire... et souvent plus onéreux. Tous Cognitive Neuroscience de route, d’autres vont nous survivre. Il est donc
ceux qui ont déjà entendu un globe-trotteur se vol. 23, 2011. temps d’aborder les choses matérielles avec un
vanter des nombreux visas qui ornent son peu de tendresse. £

N° 120 - Avril 2020


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4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
68

INTERVIEW

RÉMY
OUDGHIRI
SOCIOLOGUE, DIRECTEUR DE SOCIOVISION,
CELLULE PROSPECTIVE DE L’IFOP.

TROUVER
L’ÉQUILIBRE
ENTRE POSSÉDER
ET RENONCER
Lors d’une récente enquête
sociologique, vous avez étudié
le rapport des Français à leurs
possessions matérielles.
Pourquoi cet intérêt ?
Parce que quelque chose d’important
semble en train de se jouer dans notre
société. Pendant longtemps, le fait
d’accumuler des objets, notamment
des appareils modernes ou innovants,
était perçu comme très positif. Cela
contribuait à affiner votre statut so-
cial, à montrer que vous participiez
pleinement à la société de consomma-
tion, que vous suiviez le mouvement

N° 120 - Avril 2020


69

de la modernité. L’enjeu était de faire


étalage de sa capacité à s’entourer
d’objets pratiques, d’éléments de dé-
coration, de gadgets technologiques.
Cela constitue d’ailleurs toujours le
schéma dominant : le smartphone,
mais aussi de plus en plus l’assistant De plus en plus de gens se sentent
alourdis par leurs possessions
vocal qui vous permet de changer de
chaînes de télévision ou de comman-
der n’importe quoi sur Amazon sans
même devoir vous lever de votre et se rendent compte que pour
canapé, représentent des produits
désirables dont on aime se vanter.
leur bien-être et leur équilibre
Lorsque ces appareils ont vu le jour,
une partie des gens se sont précipi-
personnel, il faut s’alléger
tés dessus. Donc, ce modèle domine,
mais il est peu à peu remis en cause ainsi les différentes méthodes qu’ils Représentant 30 % de l’échantillon,
par deux phénomènes. mettent en œuvre pour gérer l’afflux ces personnes rangent de temps en
d’objets dans un espace parfois res- temps, sans être stressées outre me-
Lesquels ? treint. Vous avez des personnes qui en sure quand les choses ne sont pas à
Tout d’abord, la montée des enjeux arrivent à chercher des solutions pour leur place, et qui font surtout le
écologiques, qui nous fait bien sentir faire tenir un appareil à raclette dans ménage le week-end, ou pour rece-
qu’accumuler des biens ne nous mène leur salle de bains, parce que tout est voir. On pourrait dire qu’elles sont
nulle part et fait peser une grave me- occupé dans les autres pièces. Il faut « normales », si ce mot a un sens.
nace sur l’équilibre de la planète, des aussi noter attentivement ce qu’ils La troisième catégorie, qui ras-
ressources naturelles et du vivant. verbalisent de leur rapport à l’espace semble 16 % de nos sujets, est celle
Rien que cet aspect nous rend de plus et à leurs possessions. des « accumulateurs débordés ». Que
en plus sensibles aux comportements font-ils ? Ils stockent, ils n’arrivent
tournés vers la récupération, la répa- Qu’est-ce qui ressort pas à jeter, pensent toujours qu’un
ration et la location des objets, plutôt de ces observations ? objet sera utile à un moment ou à un
qu’à leur acquisition sans frein. Une grande diversité de profils. Cer- autre, ou ne parviennent pas à s’en
Mais l’autre aspect me semble au taines personnes ont tendance à ca- défaire pour des raisons sentimen-
moins aussi important, parce qu’il cher les objets. D’autres à les entas- tales (une vieille paire de chaus-
touche au vécu concret des personnes. ser. D’autres à bricoler des solutions settes de bébé, une assiette décora-
Aujourd’hui les gens se rendent malines pour « caser » ces bricoles tive au goût douteux offerte par une
compte qu’au bout du compte, ils se dans un espace limité. Un bon tante…). Les accumulateurs débor-
retrouvent souvent avec des loge- nombre des personnes interrogées dés sont nombreux à Paris, où les
ments saturés d’objets, que ceux-ci ne range que lorsqu’elles reçoivent, appartements sont souvent trop pe-
soient achetés, ou reçus par héritage : parce qu’il faut montrer un intérieur tits. Dans les cas extrêmes, ils pré-
bibelots, meubles, livres… Ils se présentable, le temps d’une soirée… sentent un syndrome de Diogène
sentent alourdis par tout ce bazar, Et lorsqu’on tente de catégoriser ces (avec des conditions de vie négli-
c’est leur vie au sens propre qui est comportements, on aboutit à six gées, voire insalubres), et dans cer-
appesantie. Et là, ils se rendent grandes familles. tains cas un trouble d’accumulation
compte que pour leur bien-être et leur compulsive appelé syllogomanie.
équilibre personnel, il faut s’alléger. C’est-à-dire ?
Tout d’abord, il y a ceux qui n’en ont Il reste donc trois autres
Comment êtes-vous arrivé rien à faire de vivre dans le désordre. familles de rangeurs,
à cette conclusion ? Ce sont le plus souvent des hommes quelles sont-elles ?
Notre mode opératoire consiste à célibataires qui passent peu de J’aime bien les « habitués du joyeux
mener des études ethnographiques, temps chez eux et reçoivent peu ; ils bazar », ces 11 % de personnes qui
en nous rendant chez les gens, en représentent 13 % de notre échantil- vivent le plus souvent en famille
observant leur intérieur et la façon lon et ne mettent pas en place de avec de jeunes enfants. Le bazar est
dont leur logement est rangé, et en véritable stratégie pour faire face à leur quotidien, de toute façon les
prêtant attention au rapport qu’ils l’excès d’objets. enfants déplacent tout en perma-
entretiennent avec les biens matériels Nous avons ensuite ce que nous ap- nence et les parents semblent faits à
qui se trouvent chez eux. Nous notons pelons les « cools du rangement ». l’idée que pendant un certain temps,

N° 120 - Avril 2020


70 ÉCLAIRAGES À LA UNE
TROUVER L’ÉQUILIBRE ENTRE POSSÉDER ET RENONCER

ce serait le lot quotidien. À côté de sont des enfants de la société de tournés vers l’extérieur que vers la
cela, vous avez les pros du range- consommation. À ce titre, la consom- sphère du foyer. Le véritable cocoo-
ment : généralement propriétaires mation remplit un vide, elle repré- ning, on ne le connaît que depuis une
de leur logement, seniors ou retrai- sente toujours une façon pour dizaine d’années, notamment depuis
tés, dont les enfants ont déjà quitté l’homme contemporain de s’occuper, l’irruption d’internet dans les foyers. À
le foyer, ils s’occupent de leur inté- de remplir son temps libre, avec l’extrême, cela a donné lieu récem-
rieur, de la décoration, réfléchissent notamment ce rite de la visite au ment à l’éclosion de comportements
à l’espace… Chez ceux-là, rien ne centre commercial le week-end, de réclusion volontaire notamment au
dépasse. Et puis, en dernier lieu ar- pour déambuler, acheter, regarder… Japon, avec le phénomène des hikiko-
rivent les « impliqués contrariés » : ce mori, ces jeunes qui ne sortent plus de
sont plutôt des femmes qui adorent Comment cette contradiction leur chambre pendant des années,
la déco, la récupération, le brico- finit-elle par se résoudre angoissés par un monde extérieur
lage, mais qui sont toujours en quête – lorsqu’elle se résout ? perçu comme hostile. Mais plus cou-
de solutions de rangement parce Dans le minimalisme, les gens ne ramment les gens passent du temps
qu’elles ont tendance à accumuler rêvent pas tous de devenir des moines chez eux, également grâce à l’essor du
malgré tout. austères. Ceux qui rêvent d’une se- télétravail, bien pratique en périodes
maine de jeûne en forêt sont pour la de grèves… Ainsi se développe un at-
À vous écouter, il semblerait plupart des cadres hyperactifs, mais tachement de plus en plus prononcé
que vivre entouré d’objets ils ne représentent de loin pas l’en- au lieu où l’on passe du temps. Le chez
représente aujourd’hui semble de la population. Celle-ci tra- soi est vraiment réinvesti.
un véritable calvaire. verse plutôt un questionnement sur
Est-ce exact ? le rôle des objets, de la consomma- D’où la charge affective
C’est en tout cas ce qui ressort de cette tion et de la production. Aujourd’hui, des objets qui ornent le foyer ?
étude : 61 % des personnes que nous être moderne ne signifie pas accumu- Je dirais même que, lorsque l’ave-
avons interrogées déclarent se sentir à ler de la technologie, mais plutôt par- nir est si peu porteur de sens
l’étroit et vouloir désencombrer leur venir à trouver un équilibre. comme c’est le cas aujourd’hui, on
logement. Le fait est que nous sommes a tendance à se réfugier dans le
dans une société où il y a « trop de Équilibre… Cela signifie qu’il passé. À se dire que ce qui compte,
choses ». Disons-le, c’est une société de faut trouver la bonne « dose » ce sont les traditions du passé, les
l’excès. Et depuis quelques années se de possessions matérielles, traces du passé, les objets du passé.
développe une conscience de cet état plutôt que d’y renoncer ? Tout cela participe de l’attirance
de fait. Trop d’objets, de biens, même Exactement. Vivre dans un dépouille- grandissante pour les produits vin-
trop de touristes dans les villes, pour ment esthétique japonisant n’est pas tage, de l’engouement certain pour
ceux qui y habitent. l’objectif avoué. De nos jours, passer la brocante – soit dit en passant la
Face à ce trop-plein généralisé, cer- du temps chez soi est vécu comme brocante a de beaux jours devant
taines personnes considèrent qu’il quelque chose de très important. Il y elle car qui n’aime pas acheter des
faut réduire et s’inscrivent dans une a à cela des raisons historiques et choses qui ont une histoire, qui
démarche de diminution, voire de sociologiques. Le monde extérieur évoquent la profondeur du temps,
sobriété. Ils sont parfois mus en par- apparaît de plus en plus illisible à nos qui ne sont pas éphémères et qui
tie par un sentiment de culpabilité : contemporains, voire violent et an- rassurent pour cette raison ? En
de plus en plus de gens, dans nos xiogène. La vision de l’avenir d’au- somme, on aime se dire que ce n’est
enquêtes, nous disent : « J’achète jourd’hui n’a plus rien à voir avec pas « du toc », que cela restera. Un
mais je sais que je ne devrais pas, celle de la fin des années 1980 : bien des problèmes actuels est la diffi-
c’est trop. » Le paradoxe, c’est que malin celui qui peut dire aujourd’hui culté de la société à procurer un
nous vivons à l’époque de la préten- que demain tout ira mieux – alors sentiment de permanence. Les gens
due dématérialisation : si on ne sou- qu’il y a 30 ou 40 ans, la personne qui sont incertains de l’avenir. Dans les
haite plus avoir de disques, on peut tenait un tel discours avait le sens de sondages, on a récemment constaté
le faire. Si on ne veut plus avoir de l’histoire avec elle. Devant l’incerti- pour la première fois que la peur
livres, également. Mais on compense tude et la menace, les individus se du chômage est passée derrière la
par l’acquisition d’appareils digi- recentrent sur ce qui fait sens pour peur de devenir SDF. Et le débat sur
taux, qui finissent par remplir l’es- eux – leur foyer, auquel ils accordent la réforme des retraites a jeté de
pace de vie. Comme s’il fallait tou- de plus en plus d’importance. l’huile sur le feu.
jours des objets. Si bien que ces Car si le mot cocooning a été inventé à Toujours est-il que les objets gardent
personnes vivent finalement dans la la fin des années 1980, en réalité il un rôle important, dans une ten-
contradiction, prises entre le désir était alors très peu pratiqué : les gens dance à la réduction des possessions.
de réduire la voilure et le fait qu’elles voyageaient beaucoup et étaient plus Cela impose donc un tri et une sélec-

N° 120 - Avril 2020


71

tion. Et c’est cela qui est vécu comme choses que l’on possède puissent
une tâche difficile, car il faut réflé- durer plus longtemps.
chir à ce qui compte vraiment, à ce Aujourd’hui, les mentalités semblent
qui permet de raconter l’histoire de évoluer dans ce sens. Chacun semble
soi : une montre, un jouet, un habit, prendre un peu plus de temps pour
un livre symbole… réfléchir à un juste équilibre entre
objets neufs quand c’est nécessaire,
Y a-t-il des moments privilégiés articles d’occasion, objets sentimen-
de la vie pour faire ce tri ? taux, de transmission, d’héritage, et
Ceux qui le font le mieux sont sou- le recours à la réparation. La législa-
vent des personnes n’ayant plus
d’enfants jeunes, qui ont du temps à
consacrer à la fois pour trouver des
solutions de rangement, et pour je-
Dans une société qui a du mal
ter certaines choses. À mesure que à se procurer un sentiment
de permanence, nos objets
l’on avance en âge, il devient plus
facile de faire le tri. Peu à peu, on
commence à savoir ce qui a de la
valeur pour soi, et il devient pos- jouent le rôle de lien rassurant,
sible de se séparer de certaines
pérenne, surtout ceux qui sont
de qualité et amenés à durer
choses parce qu’il devient plus
simple de savoir qui l’on est. Tout le
contraire de l’adolescence, un âge
où l’on cherche à se définir soi-
même, à travers les objets, qu’il tion commence à encourager ce mou-
s’agisse de possessions matérielles, vement, afin de faire en sorte que les
d’habits de marque dont on veut citoyens, au lieu de se précipiter vers
changer chaque mois, pour essayer le premier achat dès qu’un objet est
des tenues différentes, de doudous cassé, essaient de lui donner une se-
qui jouent les prolongations, de conde vie. D’où de probables pres-
consoles de jeux, de chaussures, de sions sur les constructeurs pour
disques, de posters… D’où le bazar mettre fin à l’obsolescence program-
qui règne souvent dans les chambres mée des produits. C’est une façon de
d’ados. Plus vous avancez en âge, revenir à ce que faisaient nos grands-
plus vous connaissez votre style, et parents, qui jetaient moins, conser-
moins vous avez besoin de multi- vaient les choses, pour un autre
plier les tenues, les objets et les usage, donnaient ou recyclaient.
identités. Ce que nous sommes en Sur le Web
train de vivre, avec en toile de fond L’économie mondiale
le contexte écologique radicalement L’enquête réalisée ne fonctionne pas vraiment
nouveau, c’est peut-être la possibi- en ligne par Sociovision d’après ce modèle…
pour l’Ameublement
lité de sortir enfin d’une phase ado- Elle est construite à l’inverse de cela.
Français auprès
lescente de la société saturée d’ob- d’un échantillon Aujourd’hui il faut un renouvelle-
jets. Et d’aller vers la maturité. représentatif ment rapide pour que la production
de 1 514 personnes âgées suive, à la fois dans l’électroména-
À quoi ressemblerait de 18 à 70 ans : https :// ger, l’électronique, la téléphonie,
une société de la maturité ? www.ameublement. l’automobile, le textile ou l’informa-
Une telle société ne serait plus dans com/fr/article/ tique. Mais ce que nous disent déjà
l’accumulation, mais dans la posses- ranger-pour-etre- les personnes que nous rencontrons,
sion signifiante. Notamment à tra- heureux-une-nouvelle- c’est que le rangement est une pre-
vers la préoccupation pour la quali- passion-francaise mière façon de contenir cette infla-
té. Les objets définiraient ce que tion permanente. C’est un moyen de
nous sommes, mais ne seraient pas retrouver du sens. Et nous en avons
nécessairement renouvelés très sou- grandement besoin. £
vent. Le neuf ne serait plus le critère Propos recueillis
premier. L’exigence serait que ces par Sébastien Bohler

N° 120 - Avril 2020


72 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

LE MYTHE
DU DÉSIR SPONTANÉ
On croit souvent que le désir doit éclore
de lui-même, grâce à des étincelles nommées climat
d’amour sincère, communication bienveillante
et romantisme. Si c’était une erreur ?

«
U ne femme
qui dit qu’elle n’a pas envie est une
femme paresseuse. » La phrase est
lâchée devant un auditoire littéralement
médusé. Nous sommes en pleine forma-
tion continue portant sur les relations
Il en faut plus pour décontenancer
notre formatrice. Il faut dire qu’elle s’y
connaît, puisqu’elle vient d’être propulsée
au firmament du succès avec son ouvrage
L’Intelligence érotique (dont le titre origi-
nal en dit sans doute un peu plus long :
quelle vitalité ! Quelle fougue ! Quelle per-
tinence dans ses propos impertinents !
« Vous croyez que c’est le stress et la
fatigue du quotidien qui amenuisent le
désir sexuel ! Ce n’est pas ce que j’observe
chez mes patientes. Comment expliquer
affectives et la sexualité. Autour de moi, Mating in Captivity, littéralement : « s’ac- qu’une femme tellement épuisée de jon-
d’autres psychologues, des conseillers coupler en captivité »). Il s’agit d’Esther gler entre sa vie professionnelle, son rôle
conjugaux, des thérapeutes de couple, Perel, une psychothérapeute belge exer- de maman et le poids de sa charge men-
des psychiatres. Et face à nous, notre çant maintenant à New York et parcou- tale pour les soucis du quotidien, au point
formatrice. Vous l’aurez compris, jamais rant le monde pour diffuser son analyse. d’avoir perdu le désir pour son conjoint,
un homme n’aurait pu prononcer une soit soudainement prête à rouler plus de
telle maxime. Il se serait illico fait accu- LES RESSORTS CACHÉS DU DÉSIR 100 kilomètres aller-retour pour retrouver
ser de sexisme et aurait été cloué au Avec elle, les idées reçues volent en son nouvel amant ? Et qu’avec lui, la pas-
pilori de la bien-pensance, son nom sali éclat. Ce jour-là, elle n’est pas au mieux de sion et l’ardeur soient au rendez-vous : fini
avec les autres « porcs » balancés en sa forme, un méchant refroidissement la fatigue et les soucis… » Cela donne en
pâture sur les réseaux sociaux. drainant une part de son énergie. Mais effet à réfléchir.

N° 120 - Avril 2020


73

Jamais nous
n’avons
communiqué
de la sorte

SIR SEXUEL
auparavant.
Maintenant,
nous sommes
plus proches…
Mais nous


ne faisons
quasiment
plus l’amour !

Le mot d’ordre d’Esther Perel est que la chambre à coucher », poursuit Esther une lutte non dénuée d’une certaine bru-
l’on n’est que rarement fatigué de la Perel. « L’homme se doit d’être tendre, talité est du reste souvent explicite dans
sexualité. Ce qui arrive beaucoup plus attentionné, doux. » Exit les machos ! Il lui les jeux de l’amour. »
fréquemment, c’est que l’on soit fatigué faut parler de ses sentiments, ouvrir son Si l’homme n’affiche plus la force de
de la sexualité que l’on a. Ou plus préci- cœur et afficher ses vulnérabilités. Quand son désir, la femme risque alors de ne plus
sément encore, de celle que l’on croit il a envie de faire l’amour, il le propose se sentir désirée. Or, renchérit notre for-
pouvoir avoir. La nuance est de taille : gentiment à sa compagne, prend des matrice : « Analysez les fantasmes des
combien de messieurs recourent-ils aux gants pour ne pas la brusquer, lui susurre femmes et vous constaterez que la
services de prostituées pour des pra- des mots doux à l’oreille. Tout sauf ris- contrainte y est souvent présente. Non pas
tiques qu’ils n’osent pas proposer à leur quer de passer pour un goujat, un animal qu’elles désirent secrètement qu’on les
compagne légitime ? Pourquoi n’osent-ils en rut, ou pire, un prédateur sexuel ! force, mais elles rêvent de susciter un
© Shutterstock.com/GrAl

pas ? Parce que notre époque nous désir tellement puissant chez l’homme
amène à confondre deux dimensions qui L’HOMME TROP PRÉVENANT qu’il en perde le contrôle… Être désirable
pourtant ne se superposent pas : le sexe SERAIT-IL INSIPIDE ? et désirée, voilà un des fantasmes ultimes !
et les sentiments. « Sauf que l’amour physique est un Mais aujourd’hui, l’homme nouveau se
« Les règles qui prévalent dans le jeu, une joute, une lutte parfois ! doit d’être tendre et patient, doux et pré-
salon ou la cuisine ne sont pas celles de L’analogie entre l’étreinte physique et venant. Dont acte dans la chambre à

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74 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
LE MYTHE DU DÉSIR SPONTANÉ

coucher. Alors qu’il consomme en secret


des images bien différentes sur Youporn. »
Vous le constatez, chères lectrices,
chers lecteurs, il y a beaucoup de guil-
lemets dans cette chronique. Jamais je
ne pourrais affirmer des énoncés aussi
percutants, car je suis un homme et on
ne me le pardonnerait pas. Mais reve- Le désir sexuel n’a pas
nons à notre propos. Le monde du désir
sexuel n’est pas celui des sentiments.
grand-chose de spontané
Amour n’est pas désir. À confondre les
deux, des générations de thérapeutes fantasmes en sont un carburant particu-
insistent sur la communication au sein lièrement énergétique.
du couple, en suggérant d’une manière Des propos certes remuants, mais ô
à peine voilée qu’une meilleure commu- combien porteurs de changements ! Car
nication verbale va entraîner une meil- ce que dit Esther Perel, c’est que le désir
leure communication charnelle. Erreur, sexuel n’a pas grand-chose de spontané.
nous dit Esther Perel : « Si l’on apprend Il se prépare et s’entretient. Or, le roman-
aux membres d’un couple à mieux com- tisme qui baigne notre société laisse à
muniquer, ils arriveront sans doute à penser qu’il apparaît lorsque l’amour est
améliorer leur communication. Mais ils là. Qu’il suffit d’aimer pour qu’il soit au
n’éprouveront pas plus de désir l’un rendez-vous. Or, dès que l’on a saisi qu’il
pour l’autre. Car le désir obéit à d’autres répondait à une préparation, on peut le
lois que celles de la communication. » reprendre en main. Sans doute est-ce là
Une main se lève au fond de la salle, un des apports majeurs de la thérapeute :
une femme dans la petite quarantaine : elle amène à remplacer la question « est-
« Vous avez raison… Avec mon mari, ce que j’ai envie ? » par « qu’est-ce que je
nous avons entrepris une thérapie de fais pour avoir envie ? ». Le désir, somme
couple. Jamais nous n’avions communi- toute, c’est la réjouissance avant la jouis-
qué de la sorte auparavant. Maintenant, sance, une plus-value de notre mental Bibliographie
nous sommes plus proches, nous parta- qui nous différencie des animaux.
geons beaucoup, nous discutons à cœur On pourrait penser, en extrayant la Esther Perel,
ouvert… Mais nous ne faisons quasi- phrase de son contexte, qu’il est culpabi- L’Intelligence érotique,
ment plus l’amour ! » lisant de prétendre qu’« une femme qui Pocket, 2013.
dit qu’elle n’a pas envie est une femme
LA COMPRÉHENSION paresseuse ». En réalité, je crois plutôt Sur le Web : conférence
N’EST PAS LA PASSION que c’est un propos responsabilisant qui TED d’Esther Perel.
Le désir se nourrit du manque, se a pour but de redonner le pouvoir aux
tend dans la distance, s’abreuve à la fon- femmes sur leur sexualité. En acceptant
taine des fantasmes inavouables. Il que le désir sexuel ne soit pas spontané,
s’émousse dans la proximité, se noie mais réponde à une préparation mentale
dans la promiscuité, s’éteint dans la rou- – qui se nourrit de fantasmes n’ayant pas
tine. « Pour que le désir soit vivifié, il est à être fleur bleue –, Esther Perel décul-
nécessaire de l’entretenir, d’y travailler, pabilise et redonne le contrôle aux
et pas forcément sur la communication femmes. Cela prête en tout cas à réflé-
au sein du couple. À trop se parler, on chir. Oserais-je la citer une dernière fois
perd sa part de mystère aux yeux de en guise de conclusion ? « Les femmes
l’autre… et une part de son attractivité. » doivent souvent apprendre à jouir mal-
Le désir, au même titre que la relation, gré leur partenaire, non pas grâce à
doit s’entretenir pour lui-même, et les lui ! » Voilà, c’est dit ! £
GRAND BIEN
VOUS FASSE !
ALI REBEIHI
10H / 11H

DE LA PSYCHO
DU QUOTIDIEN
DU SOURIRE
Crédit photo : Christophe Abramowitz

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DE L’ÉMISSION
76 ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma

JEAN-VICTOR BLANC
Médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris,
et enseignant à Sorbonne Université.

L’hyperviolence
du Joker
La maladie psychiatrique du Joker n’est pas
réaliste. Mais la violence qui l’entoure, si.

L
EN BREF Marvel (qui contient notamment les Iron Man,
£ Le film Joker nous Hulk et autres Avengers). Surtout, il offre un
montre la métamorphose regard intéressant non seulement sur son person­
d’Arthur Fleck, un jeune nage principal, mais aussi sur la violence de la
homme fragile
psychologiquement, société dans laquelle il évolue.
en bouffon meurtrier.
DE CLOWN À MEURTRIER
e film Joker, du réalisateur £ Si les multiples L’histoire est celle d’Arthur Fleck, magistrale­
symptômes dont il souffre
américain Todd Phillips, a été le grand triomphe ne correspondent pas ment incarné par Joaquin Phoenix. Ce person­
du box-office mondial en  2019. Une réussite à une maladie précise, nage vit dans une Gotham City préapocalyptique,
commerciale doublée d’un succès critique, l’engrenage que nous touchée par une crise économique majeure qui
puisqu’il a remporté plusieurs prix prestigieux montre le film est plutôt aggrave la paupérisation et la diffusion d’un sen­
© Warner Bros. France / Capture écran

(notamment le Lion d’Or à la Mostra de Venise, réaliste – bien timent antiélites. Arthur partage un appartement
qu’exacerbé.
ainsi que les Oscars du meilleur acteur et de la miteux avec sa mère malade, exerce un métier
meilleure musique originale). Centré sur le meil­ £ En effet, les personnes qu’il trouve peu gratifiant – il travaille dans une
leur ennemi de Batman, ce film surprend tant il souffrant de troubles agence de clowns professionnels mais rêve d’être
tranche avec les histoires classiques de super­ psychiques sévères sont humoriste –, et a peu de relations sociales : en
souvent brutalisées,
héros. Il est en effet très loin des productions ce qui augmente leur dehors de sa mère, il ne fréquente que ses collè­
manichéennes et simplistes livrées à la chaîne risque de basculer à leur gues, qui lui infligent de multiples brimades. Une
par Disney dans l’univers cinématographique tour dans la violence. succession d’événements vont précariser sa

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77

À voir

Un film
de Todd Phillips
En salles depuis
le 9 octobre 2019

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78 ÉCLAIRAGES Un psy au cinéma
L’HYPERVIOLENCE DU JOKER

situation et fragiliser son équilibre psychique en observe de semblables dans les troubles psy­
jusqu’à un point de rupture. Il devient alors le chotiques comme la schizophrénie. Et, pour finir,
Joker, un meurtrier sanguinaire. son désespoir chronique fait fortement penser à
une dépression sévère...
UNE CHIMÈRE SÉMIOLOGIQUE Si le Joker devait être malade, il n’aurait donc
Peut­on poser un diagnostic psychiatrique pas une maladie, mais plusieurs ! Celles­ci for­
sur le personnage d’Arthur Fleck ? Non, et c’est ment en lui un assemblage hétéroclite, sorte de
même à éviter. Certes, il présente une grande chimère sémiologique pour un clinicien. Inutile
détresse psychique et toutes sortes de problèmes : donc de diagnostiquer une pathologie imagi­
difficultés dans ses relations avec les autres, hal­ naire qui les regrouperait toutes, car en plus
lucinations envahissantes, rires incontrôlables, d’être erroné, ce serait discriminant. Imaginez
sévères troubles du comportement… Des symp­ en effet qu’un patient présente deux ou trois de
tômes qui existent bel et bien dans la réalité : les ces symptômes : il serait aussitôt étiqueté « Joker »
rires inadaptés se retrouvent par exemple dans et rejeté par tous.
plusieurs troubles neurologiques, comme le syn­
drome frontal. Comme son nom l’indique, ce L’ENGRENAGE DE LA VIOLENCE
dernier se caractérise par des lésions du lobe Là où le film est plus réaliste, c’est dans l’en­
frontal, situé à l’avant du cerveau, par exemple grenage qu’il nous fait voir. « Le pire dans une
après un AVC ou une maladie neurodégénéra­ maladie mentale, c’est que les gens s’attendent à
tive ; or le lobe frontal est responsable du contrôle ce que vous agissiez comme si vous n’en aviez
de soi, de sorte que ses atteintes entraînent par­ pas », déclare Arthur Fleck dans le film. De fait,
fois une désinhibition et une instabilité de l’hu­ ses troubles suscitent autant l’incompréhension
meur. Le problème d’Arthur pourrait aussi venir que le rejet et l’agressivité. Ses collègues se Dans le film, le Joker
se fait agresser dans le
d’une atteinte des neurones moteurs qui com­ moquent de lui ; le politicien milliardaire Thomas métro, une illustration
mandent les muscles du rire, comme dans le syn­ Wayne – père de Bruce Wayne, futur Batman –, du fait que les malades
mentaux sont entre trois
drome dit « pseudobulbaire », où les patients qu’il parvient à rencontrer, ne lui témoigne que et dix fois plus victimes
rient sans raison. Quant à ses hallucinations, on du mépris ; il est passé à tabac dans le métro par qu’auteurs de violences.

© Warner Bros. France / Capture écran

N° 120 - Avril 2020


79

délire de persécution – exacerbent leur isole­


ment social et leur font redouter le contact avec
les représentants de la loi.
Dans le film, Arthur Fleck finit par basculer à
son tour dans la sauvagerie. Les scènes insoute­
nables qui s’ensuivent ont d’ailleurs contribué à

Si ce Joker terrifie autant ce que Joker soit interdit aux mineurs non accom­
pagnés aux États-Unis et aux enfants de moins de
qu’il fascine, c’est peut-être 12 ans dans les salles françaises. De fait, il est

parce qu’il sonne comme


difficile de sortir indemne de telles persécutions
pour les patients atteints de troubles psychiques

une mise en garde sur sévères : Naomi Sadeh, de l’université du


Delaware, et ses collègues ont ainsi montré que
ce que serait une société ceux qui ont été victimes d’agression ont une pro­
babilité deux fois plus élevée d’en commettre à
ne prenant pas soin de leur tour. À force d’être maltraités, ils finissent

ses malades psychiques


par rendre des coups. Bien entendu, ce type
d’étude ne cautionne pas la violence, mais nous
met en garde contre les explications simplistes
dont les faits divers sont remplis.

de jeunes cadres vexés par ses crises de rire UNE MISE EN GARDE GLAÇANTE
incontrôlables… Pour ne rien arranger, la thérapeute d’Arthur
Des éléments malheureusement plus vrais lui annonce que le centre social où il est suivi va
que nature. On estime en effet qu’environ deux fermer du jour au lendemain, en raison d’une
personnes atteintes de maladie mentale sur cinq coupe budgétaire. Celui qui deviendra le Joker est
ont déjà été physiquement maltraitées, pour des alors laissé dans le dénuement le plus complet, et
raisons variées. Certains patients ont par exemple sans aucun soin. Scène singulièrement glaçante,
du mal à évaluer les risques d’agression et à se tant elle fait écho à des situations réelles, loin des
protéger eux­mêmes, parce que leur pensée est Bibliographie plateaux de cinéma. La psychiatrie française
désorganisée ; d’autres ont des relations conflic­ connaît en effet une crise profonde, notamment
tuelles avec leur entourage ; d’autres encore sont en raison d’un manque de moyens chronique, que
N. Sadeh et al., Recent
dans une situation sociale où la brutalité est très victimization increases la cure d’austérité actuelle du système de santé ne
présente – notamment ceux qui vivent dans la risk for violence in fait qu’aggraver. Conséquence : la prise en charge
précarité ou ceux qui sont dépendants et fré­ justice-involved persons des patients est souvent différée, voire interrom­
quentent le milieu de la drogue. Ces patients sont with mental illness, Law pue. Bien sûr, ils ne se transforment pas pour
même victimes de stéréotypes négatifs particu­ and Human Behavior, autant en Jokers, mais une telle absence de soin
lièrement injustes : leur comportement fait peur, vol. 38, pp. 119-125, 2014. ne peut être que néfaste à leur stabilité mentale
de sorte qu’ils ont tôt fait d’être soupçonnés T. B. Short et al., et à leur bien-être psychologique.
d’agressivité, mais en réalité, ils sont trois à dix A case-linkage study Alors, si ce Joker terrifie autant qu’il fascine,
fois plus victimes qu’auteurs de violences, selon of crime victimisation c’est peut­être parce qu’il sonne comme une mise
une analyse des recherches sur le sujet réalisée in schizophrenia- en garde dystopique sur ce que serait une société
par Jeanne Choe et ses collègues de l’université spectrum disorders qui cesserait de prendre soin des personnes souf­
Northwestern, à Chicago. over a period of frant de troubles psychiques. Dans le film, l’ultra­
deinstitutionalisation, violence dans laquelle sombre le personnage
BMC Psychiatry,
DES DIFFICULTÉS POUR PORTER PLAINTE vol. 13, p. 66, 2013.
semble le révéler à lui-même, voire, d’une cer­
Le pire est qu’ils ont alors deux fois moins de taine manière, le guérir des troubles qui l’invali­
chances que les autres de parvenir à déposer J. Y. Choe et al., daient. À mesure qu’il enchaîne les crimes, le
Perpetration
une plainte. En effet, on les prend moins au Joker apparaît de plus en plus lucide, apaisé dans
of violence, violent
sérieux à cause de leurs symptômes (dans un victimization, and son corps et son esprit. Heureusement que l’on
commissariat, qui va croire un plaignant sujet à severe mental illness : est dans la plus totale fantaisie scénaristique :
des hallucinations ?). En outre, la précarité Balancing public health liquider ou brutaliser ses congénères n’a jamais
vécue par un certain nombre d’entre eux concerns, Psychiatric soigné personne ! Les patients ne sont que trop
– notamment les sans domicile fixe – ne les Services, vol. 59, souvent victimes d’un amalgame entre trouble
porte guère à se tourner vers la police. De même, pp. 153-164, 2008. psychique et agressivité. Attention, donc, à ne pas
certains symptômes – comme la paranoïa ou le l’entretenir… £

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80 VIE QUOTIDIENNE
p. 80 Les clés du comportement p. 86 « Dis Maman, pourquoi…? » p. 90 Nos goûts alimentaires sont-ils dans nos gènes ?

Un bain de forêt,
et ça repart !
Par Daniela Haluza, professeuse de santé publique
dans le département d’hygiène et de médecine environnementale,
à l’université de médecine de Vienne.

La pratique du bain de forêt est à la mode.


Elle détendrait, ressourcerait et combattrait diverses
pathologies physiques et mentales. Qu’en dit la science ?

I l y a quelque chose de magique à se


promener dans les profondeurs d’une forêt. Le
chemin doucement sinueux m’emmène loin de la
vie quotidienne trépidante vers une source de
paix agréable. De hauts arbres imposants me
saluent solennellement. L’atmosphère est en train
EN BREF
£ Il y a déjà longtemps,
les autorités japonaises
ont postulé que le contact
étroit avec la nature
contribuait au bien-être
mental de l’homme.
ainsi dire. Peut-être avez-vous vécu la même
expérience ? Vous êtes-vous alors demandé ce qui
vous était arrivé dans ces bois ?

LA THÉRAPIE FORESTIÈRE
EST NÉE AU JAPON
£ Depuis quelques
de changer. Je respire un air frais et pur, impré- années, des médecins Vivre dans la nature, oublier le temps : la
gné de l’odeur épicée de la terre humide et de la au Japon, en Corée et de plupart des gens, qu’ils soient installés à la cam-
mousse. Puis je remarque de petites choses, les plus en plus dans le reste pagne ou en ville, gardent un souvenir positif de
formations de champignons sur des racines rus- du monde, ont bel et bien leurs séjours en forêt, surtout dans les moments
tiques, les herbes forestières à petites fleurs, le révélé les avantages des d’insouciance de leur enfance. Depuis quelques
bains de forêt sur les
chant des oiseaux dans la canopée, à travers systèmes cardiovasculaire années, ces expériences d’immersion, sans eau
laquelle les rayons du soleil se brisent de temps et immunitaire, le stress ni savon, dans de vertes frondaisons pour un
en temps. Il est à la fois rafraîchissant et récon- et les fonctions cognitives. rafraîchissement mental et physique ont reçu un
fortant d’être si proche de la nature. Après nom : « bains de forêt », traduit du japonais shin-
£ Aujourd’hui, les
quelques heures, j’ai l’impression que quelqu’un médecins « prescrivent » rin-yoku, un terme inventé dans les années 1980
a appuyé sur le bouton de réinitialisation de mon de plus en plus la nature par le ministère de l’Agriculture, des Forêts et
corps, et je repars rajeunie de l’intérieur, pour pour diverses maladies. de la Pêche nippon. Ce type de régénération

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81
82 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
 UN BAIN DE FORÊT, ET ÇA REPART !

corporelle et psychique est également populaire leurs compatriotes avaient grandi : ceux ayant
en Corée du Sud, sous le nom de sanlimyok, et bénéficié d’un cadre vert dans leur voisinage au
en Chine, les exercices de qi gong au milieu des cours de leur enfance ont un risque beaucoup
arbres, appelés senlinyu, remontent à des mil- moins élevé de souffrir de maladies mentales à
liers d’années. l’âge adulte que ceux ayant grandi dans des quar-
Aujourd’hui, les thérapeutes forestiers et les tiers urbains en béton. De même pour le dévelop-
gourous autoproclamés parlent désormais de pement cognitif : des chercheurs ont suivi
véritables « baignades » dans les bois, et les amou- 2 500 élèves du primaire à Barcelone et montré
reux de la nature de toute origine et de tout âge que plus on trouve de verdure autour de leur
en sont ravis. C’est ainsi que se développe une école et de leur lieu de résidence, meilleures sont
nouvelle industrie : les « sauveteurs forestiers », leur mémoire de travail (la mémoire à court
comme ils sont nommés en Autriche et de plus en terme dont nous faisons usage pour raisonner,
plus souvent dans d’autres pays, proposent des par exemple) et leur concentration. En outre,
visites guidées avec des exercices. Leur objectif : d’autres études ont révélé que les symptômes du
s’assurer que vous faites tout correctement. On trouble déficitaire de l’attention avec ou sans
voit fleurir des livres et des blogs, à l’orientation hyperactivité (TDAH) diminuent lorsque les
ésotérique ou chamanique plus ou moins évi- jeunes passent beaucoup de temps à l’extérieur.
dente, qui vous fournissent des conseils à suivre Mais la nature ne profite pas qu’aux enfants…
en cinq, sept ou dix étapes… : « Marchez lente- Quand les exigences professionnelles, familiales
ment et confortablement, méditez, faites des ou sociales les submergent, tôt ou tard, les adultes
exercices de respiration, observez ce qui vous deviennent aussi agités, désorientés, perdus,
entoure, tissez de l’herbe, ramassez des pierres, stressés, et ils s’en plaignent en disant : « J’ai les
embrassez un arbre… » Mais ces listes de choses batteries à plat. » Pour les chercheurs, ce sont les
à réaliser ne contredisent-elles pas l’idée d’un
séjour qui se veut sans aucune pression ? Le temps
est venu de poser la question à la science.
Commençons par comprendre pourquoi la
forêt exerce une telle attraction sur nous. Selon QUELQUES CONSEILS POUR
l’hypothèse de la biophilie, publiée en 1984 par
le sociobiologiste britannique Edward O. Wilson, UN BON BAIN DE FORÊT !
l’homme éprouve un besoin inné, inscrit généti-
quement, d’être dans un environnement naturel Médecin immunologiste au département d’hygiène et de santé publique
et d’y rechercher des connexions. D’un point de à l’univeristé de Médecine de Tokyo, Qing Li est un des experts mondiaux
vue évolutif, nos ancêtres survivaient davantage en sylvothérapie. Voici quelques-uns de ses conseils.
s’ils vivaient près d’un plan d’eau et d’une végé-
tation nourricière, sous un abri et avec des ani- £ Pour renforcer le système immunitaire, un séjour de trois jours est
maux domestiques comme des chiens, des recommandé. Si vous souhaitez simplement vous détendre et vous libérer
chèvres ou des moutons. Ce qui expliquerait la du stress, une excursion d’une journée dans les bois voisins suffit.
popularité du camping, de la randonnée et des
visites de zoo… Cependant, les chercheurs ont £ Si vous avez la journée entière à votre disposition, restez dans la forêt
constaté que le degré de proximité avec la nature pendant environ quatre heures et marchez environ cinq kilomètres.
varie d’une personne à l’autre. Ainsi, les indivi- Si vous ne disposez que d’une demi-journée, vous pouvez parcourir la moitié
dus qui obtiennent des scores élevés sur des de la distance en deux heures et demie environ.
échelles mesurant ce paramètre n’aiment pas
seulement vivre dehors : ils sont aussi plus enga- £ Si vous êtes fatigué, faites une pause.
gés dans la protection de l’environnement et
plus satisfaits de leur vie. £ Si vous avez soif, buvez de l’eau ou du thé.

LA NATURE AIDE À SE CONCENTRER £ Installez-vous un moment dans un endroit qui vous plaît.
Par ailleurs, les études scientifiques confir- Lisez quelque chose ou appréciez le paysage.
ment que le contact direct avec la nature favorise
le développement physique, émotionnel et affec- £ Le bain de forêt est une mesure préventive.
tif des enfants. Par exemple, en 2019, Kristine Si vous vous sentez malade, consultez un médecin.
Engemann et son équipe, de l’université danoise Q. Li, Forest Bathing : How Trees Can Help You Find Health and Happiness,
d’Aarhus, ont analysé des images satellites pour Penguin, 2018.
reconstituer le paysage dans lequel 900 000 de

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83

ressources physiques, cognitives, émotionnelles


et sociales qui sont épuisées.
Dès les années 1980, les psychologues amé-
ricains Rachel et Stephen Kaplan ont développé
la théorie de la restauration de l’attention. Selon
cette dernière, les environnements naturels pré-
sentent quatre caractéristiques importantes
contribuant à la reconstitution de nos res-
sources. La première, la contemplation de ce qui
nous entoure, engendre une « attention non diri-
gée ». Contrairement à la concentration (qui est
ciblée), pour laquelle nous devons ignorer tout
stimulus perturbateur, elle ne nous stresse pas
et a un effet régénérateur. La deuxième, la mise
à distance (« être loin »), correspond aux excur-
sions au grand air : elle nous permet de nous
éloigner de la vie quotidienne et des soucis.

COMTEMPLATION, MISE À DISTANCE, Les gens qui prennent quelques


IMMENSITÉ, COMPATIBILITÉ
La troisième est liée à l’immensité des pay-
bains de forêt ont souvent une
sages : nous nous sentons comme une petite par- tension artérielle et un pouls bas,
et de faibles taux d’hormones
tie d’un grand tout et faisons l’expérience du
respect, du sens et de la connexion. Enfin, la
quatrième caractéristique, nommée compatibi-
lité, repose sur le fait que, dans la nature, nous du stress dans leur sang
nous adonnons à des activités aimées, que ce
soient la chasse, la pêche, le jardinage, la ran-
donnée ou toute autre pratique agréable qui Une définition claire des termes employés
nous procure presque automatiquement un sen- serait nécessaire pour des études scientifiques de
timent de réussite. qualité et donc significatives. Par exemple, cha-
Ainsi, d’innombrables observations et études cun a plus ou moins sa propre vision de l’endroit
scientifiques confirment aujourd’hui les thèses de où commence la forêt (ou la nature sauvage) et
la biophilie et de la restauration de l’attention : où se termine l’espace vert cultivé. Le nombre
un environnement naturel, par opposition à un d’arbres et la superficie qui définissent un parc,
milieu bâti, nous aide à nous remettre d’un stress ou même un bois, ne sont pas réglementés au
chronique ou intense et favorise les émotions niveau international. De plus, chaque forêt est
positives. Mais faut-il nécessairement se prome- unique, avec son atmosphère, sa géographie et sa
ner en forêt ? biodiversité propres.
Il existe différents types de « thérapies natu-
relles » dont les effets bénéfiques sur la santé OÙ COMMENCENT
sont avérés, par exemple celles liées au contact LES ESPACES VERTS ?
des animaux ou d’un jardin, voire des aventures De fait, il existe de très nombreux modèles
en tout genre, comme une randonnée. Les d’étude, et également des différences selon que
études autour du shinrin-yoku n’en sont qu’à les sujets pratiquent la randonnée, la promenade
leurs balbutiements en Europe, la plupart des ou un sport extrême, et selon s’ils sont eux-
recherches ayant pour l’instant eu lieu au Japon mêmes en bonne santé ou malades, adultes ou
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

et en partie en Corée. Les résultats sont-ils enfants, femmes ou hommes. De sorte que la
transposables dans nos contrées ? La question se plupart du temps, la durée des séjours à la cam-
pose, car ce qui est perçu comme naturel, beau pagne et ce que l’on y fait varient grandement
ou bénéfique est aussi une question de culture. dans les études sur ce sujet, et on mesure tantôt
Traditionnellement, le calme et la contempla- des effets à court terme (sur quelques minutes
tion sont davantage recherchés en Asie qu’en ou quelques jours), tantôt des effets à long
Occident, où l’on valorise plus les défis ou la terme, allant jusqu’à plusieurs semaines. Tout
résolution de problèmes, y compris pendant les cela fait que les résultats sont bien difficiles à
heures de temps libre. comparer et parfois contradictoires.

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84 VIE QUOTIDIENNE Les clés du comportement
 UN BAIN DE FORÊT, ET ÇA REPART !

Malgré ces limitations, on commence à réper- plutôt qu’un mur de briques. Même des stimuli
torier quelques conséquences bénéfiques de la acoustiques isolés, comme le chant des oiseaux,
nature, dont celles que nous avons révélées ont parfois un effet positif sur le stress et l’atten-
depuis 2014 lors de nos propres recherches à l’uni- tion. Mais ce type de conséquences dépend de
versité de médecine de Vienne. Après quelques chaque individu, comme l’a montré une étude
bains de forêt, les gens ont une tension artérielle de 2013 : tout le monde n’aime pas les gazouillis
et un pouls plus bas, ainsi que des taux plus réduits d’oiseaux, le chant du coq ou le bruit des cigales…
d’hormones du stress et de sucres dans leur sang. Certains effets positifs de la nature, notam-
Sur un plan psychologique, ils sont plus détendus ment sur la tension artérielle, sont parfois obte-
et généralement de meilleure humeur. De plus, nus sans contact direct avec la végétation. Une
leur système de défense immunitaire est très effi- idée déjà largement défendue par les adeptes de
cace et s’équilibre bien avec le système nerveux l’aromathérapie ou par ceux qui vivent dans des
autonome qui contrôle les processus biologiques habitats construits en bois et aménagés de
autonomes et inconscients, comme la digestion, la meubles en pin… Mais il est vraisemblable que
respiration et le rythme cardiaque. Des études les éléments de la forêt pris indépendamment
japonaises ont également mis en évidence une n’ont pas les mêmes bénéfices globaux et à long
augmentation des cellules immunitaires tueuses terme sur le corps et l’esprit qu’un véritable bain
normalement présentes dans le sang, dont la tâche de forêt. Cette dernière est bien davantage que
est de détruire les virus et les précurseurs de cel- la somme de ses arbres. Il ne faut pas espérer
lules cancéreuses dans l’organisme. Cet effet est résumer les bénéfices d’une pomme ou d’une
d’ailleurs encore détectable plusieurs semaines orange à un comprimé de vitamine C.
après le séjour parmi les arbres.
UNE FORÊT CONTRE LA DÉPRESSION !
L’AIR DE LA FORÊT PEUT-IL GUÉRIR ? D’un point de vue physiologique et molécu-
Cependant, on ignore encore ce qui, dans la laire, les bains de forêt réduisent vraisemblable-
forêt, est la cause de ces bénéfices. Souvent, le ment la libération de cortisol, une hormone pro-
pouvoir de guérison est attribué à l’inhalation duite par l’organisme en réaction au stress.
des huiles essentielles présentes dans les bois, L’activation de l’ensemble des sens, l’ouïe, le tou-
ces substances organiques volatiles typiques qui cher, la vue, l’odorat et même le goût, et l’activité
font les senteurs sylvestres que nous connais- physique associée à une excursion à la campagne
sons tous. Mais, à l’heure actuelle, il existe diminuent les taux de cortisol et le risque de souf-
encore peu de preuves scientifiques des effets frir de nombreuses maladies liées au manque
curatifs de ces huiles. De plus, des études ont d’exercice, comme l’obésité, les troubles
montré que la lumière naturelle – tout simple- cardiovasculaires ou le diabète.
ment – est « énergisante », en interagissant Quand il a commencé à être connu
directement avec nos hormones : elle régule les que la nature stimulait le système immu-
cycles biologiques de veille-sommeil et amé- nitaire, certains médias ont crié au miracle.
liore ainsi le sommeil et l’humeur. Partout ont commencé à fleurir les annonces
La seule vue d’un paysage est en soi telles que « allez en forêt, cela vous guérira de tout,
relaxante. On a ainsi constaté que la de la douleur au cancer en passant par les maladies
vision d’une photographie de forêt pro- neurodégénératives ». Mais sur ce point les études
jetée sur un grand écran, à la différence scientifiques sont claires : la nature seule ne soigne
d’une ligne d’horizon, entraîne dans le pas tout, et surtout pas les maladies graves. Ce qui
cerveau antérieur de sujets japonais des est vrai en revanche, c’est qu’un bain sylvestre per-
changements d’activité suggérant une forme de met certainement de prévenir ou de ralentir
calme mental. Dans la même veine, l’équipe de l’apparition de certaines pathologies, y com-
Lene Lottrup, à l’université de Copenhague, a pris les plus inquiétantes. Car être en bonne
© Charlotte Martin/www.c-est-a-dire.fr

constaté que le simple fait de se pencher sur santé ne signifie pas seulement guérir d’une
l’écologie et de s’y intéresser améliore les perfor- maladie, mais aussi conserver une bonne forme
mances et la satisfaction au travail. Sans oublier physique et psychique ; il existe un chemin continu
une étude restée célèbre, celle réalisée en 1984 entre pleine santé et maladie, comme le précisait
par le médecin Roger Ulrich, dans laquelle des le sociologue israélo-américain Aaron Antonovsky
patients tout juste opérés de la vésicule biliaire dans les années 1970.
se rétablissaient plus rapidement et avaient De ce point de vue, des balades champêtres
besoin de moins d’antalgiques lorsqu’ils voyaient sont utiles à la prévention des maladies et au
des arbres à feuilles caduques de leur lit d’hôpital rétablissement : burn-out, dépression, stress,

N° 120 - Avril 2020


85

les piqûres d’insectes et les coups de soleil. Les


personnes allergiques au pollen se sentiraient plus
à l’aise à la montagne ou à la mer. En général,
comme le suggère la théorie de la biophilie, l’élé-
ment « eau » a apparemment un effet positif sup-
plémentaire sur la santé. Pour preuve, l’équipe de
Aucun risque d’une surdose de Carina Grafetstätter, de l’université Paracelsus de

nature : plus nous passons de


Salzbourg, a proposé une semaine de randonnée à
des volontaires, avec ou sans arrêts d’une heure

temps à l’extérieur, mieux nous près d’une chute d’eau. Cette dernière produit un
aérosol finement atomisé et très concentré en ions
nous portons – physiquement chargés négativement. Selon l’étude, publiée

et mentalement
en 2017, les personnes ayant vu la cascade ont
moins souffert de stress et de symptômes asthma-
tiques et allergiques, et ont renforcé leur système
manque d’exercice – le tout à moindres frais. Des immunitaire et leur fonction pulmonaire, comparé
médecins de l’hôpital Seoul Paik à Séoul ont par aux sujets ne l’ayant pas vue.
exemple traité des patients sévèrement déprimés
(qui recevaient aussi des médicaments) par un AUCUN RISQUE DE SURDOSAGE !
programme de quatre semaines de thérapie Bibliographie Finalement, quels conseils prodiguer à ceux
cognitivo-comportementale, soit en milieu hos- qui souhaiteraient pratiquer l’immersion solitaire
pitalier, soit dans une forêt. Résultat : trois fois K. Engemann et al., en forêt ? Combien de temps, et avec quelle fré-
plus de personnes ont guéri dans le groupe Residential green space quence, gagne-t-on à se promener dans la nature ?
« forêt » comparé au groupe « hôpital » durant la in childhood is associated Voici quelques générations encore, la vie humaine
même période ! with lower risk of se déroulait principalement en plein air – avec la
psychiatric disorders chasse, la cueillette, le travail dans les champs,
LA NATURE SUR ORDONNANCE from adolescence into par exemple. Ce n’est qu’au cours des dernières
Dès lors, l’idée d’une thérapie forestière fait adulthood, PNAS, décennies que nous sommes passés du stade
vol. 116, pp. 5188-5193, 2019.
son chemin dans le monde entier. Presque toutes d’Homo sapiens, qui agit, pense, vit et bouge au
les initiatives en ce sens reposent sur le mouve- M. R. Hunter et al., grand air, à l’Homo sedens, qui passe la plus
ment et l’activité physique. Un exemple bien Urban nature experiences grande partie de son temps assis dans des pièces
reduce stress in the et bouge peu. Aucun risque d’overdose de nature !
connu est le jardin de thérapie forestière Nacadia
context of daily life
à Hørsholm, au nord de Copenhague, où, Plus nous passons de temps à l’extérieur, mieux
based on salivary
depuis 2011, un hectare de bois est consacré à des biomarkers, Frontiers nous nous portons – physiquement et mentale-
traitements du stress et du burn-out, avec une in Psychology, vol. 10, ment. D’ailleurs, un peu de verdure est toujours
efficacité accrue. Sur l’île d’Usedom en Allemagne, art. 722, 2019. mieux que pas du tout : MaryCarol Hunter et ses
la première forêt thermale et médicinale officielle C. M. Grafetstätter et al., collègues, de l’université du Michigan à Ann
offre depuis 2016 une gamme complète de ser- Does waterfall aerosol Arbor, ont découvert en 2019 que les volontaires
vices sur plus de 180 hectares, avec un parcours influence mucosal de leur expérience produisaient moins d’hor-
de santé, des sentiers de randonnée et des exer- immunity and chronic mones de stress après seulement 10 minutes de
cices de relaxation qui améliorent le bien-être stress ? A randomized contact avec la nature, trois fois par semaine, que
mental. Aux États-Unis et en Australie, les théra- controlled clinical trial, des sujets restés dans un univers de béton.
pies en milieu sauvage sont de plus en plus popu- Journal of Physiological Alors, avant de vous lancer, réfléchissez un
laires : les adolescents et les jeunes adultes souf- Anthropology, tout petit peu à ce qui vous conviendrait à ce
frant de troubles psychologiques ou de vol. 36, 2017. moment-là : une balade dans les bois autour d’un
toxicomanie se préparent dans des espaces sau- D. Haluza et al., Green plan d’eau ? Une visite dans une ferme où paissent
vages à retourner dans leur environnement d’ori- perspectives for public les vaches ? Un jogging sur les sentiers d’un grand
gine pour s’y sentir enfin bien. Et en Nouvelle- health : A narrative parc ? Une séance de méditation contre un arbre ?
Zélande, dans les îles écossaises des Shetland et review on the Ou simplement le fait de profiter du calme et de
physiological effects
dans bien d’autres pays désormais, la nature est l’air frais ? Peu importe. Surtout, essayez de pré-
of experiencing outdoor
déjà disponible sur ordonnance : les personnes nature, International voir suffisamment de temps, utilisez tous vos
épuisées et déprimées prennent un bain de forêt Journal of Environmental sens, et éteignez votre téléphone portable !
aux frais de l’assurance maladie. Research and Public Lorsque vous quitterez les bois après quelques
Reste à bien identifier les potentiels inconvé- Health, vol. 11, heures, revitalisé et satisfait, ne vous demandez
nients de ces thérapies forestières. Des précautions pp. 5445-5461, 2014. pas ce qui vous est arrivé. C’était simplement un
doivent être prises contre les morsures de tiques, bain de forêt. £

N° 120 - Avril 2020


86 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

« Dis Maman,
pourquoi… ? »
Les mille questions posées par les enfants sont
d’incomparables outils de développement cognitif
pour les petits… comme pour les grands !

«
C omment le
père Noël fait-il pour apporter des
cadeaux à la Terre entière en une
seule nuit ? » « Comment ce tronc
d’arbre a-t-il pu se retrouver sur le capot
de la voiture ? » « Pourquoi voit-on par-
Pour la première fois l’an dernier,
Zachary Horne, de l’université d’État de
l’Arizona, et ses collègues ont décom-
posé les processus cognitifs impliqués
dans ce cheminement. Ils ont mis en
évidence quatre aptitudes essentielles
éventuelles relations de ces éléments.
Pour reprendre l’exemple du tronc
d’arbre retrouvé sur le capot d’une voi-
ture : le vent violent a déraciné l’arbre,
qui est tombé sur la voiture. Afin d’arri-
ver à ce genre de conclusion, il faut
fois la Lune en plein jour ? » Si vous êtes qui vont s’en trouver renforcées : la manipuler mentalement trois éléments
parent ou enseignant, vous vous êtes « mémoire de travail », la mémoire à – la voiture, l’arbre et le vent.
probablement déjà creusé les méninges long terme, la « métacognition » et bien Mais la mémoire de travail va puiser
pour répondre aux innombrables ques- sûr l’attention. à son tour dans une autre mémoire, la
tions posées par les enfants. Ces inte- mémoire à long terme : on cherche
ractions sont un élément décisif de leur MOBILISATION GÉNÉRALE d’abord une explication à partir de ce
apprentissage, qui les aide à com- DANS LE CERVEAU qu’on sait ! Attention aux pièges toute-
prendre le monde. Mais de récents tra- Commençons par la mémoire de tra- fois, car la mémoire à long terme ne dis-
vaux en neurosciences indiquent que vail. Cette capacité cognitive a un rôle tingue pas vraiment le vrai du faux. Si
vous en profitez largement aussi ! La fondamental : maintenir à l’esprit plu- vous êtes persuadé que Zeus lance des
recherche d’une explication est très sti- sieurs éléments susceptibles d’intervenir éclairs sur la Terre depuis le sommet de
mulante pour le cerveau. dans l’explication et examiner les l’Olympe, vous ne chercherez pas d’autre

N° 120 - Avril 2020


87

raison à la foudre. Des croyances fausses


constituent donc un frein initial dans la
quête de l’explication juste.
De façon générale, l’adulte à qui un
enfant pose une question innocente va
devoir ausculter avec attention ses
propres mécanismes mentaux : il devra
notamment se méfier de ce qui remonte
spontanément de sa mémoire à long La recherche d’une bonne
explication stimule quatre
terme ! L’énoncé du phénomène à expli-
© Maria Symchych/Shutterstock.com

quer commence en effet par évoquer


toute une série d’éléments, selon le
principe de l’association, et une fois fonctions essentielles :
activés, ces concepts encombrent la l’attention, la mémoire à long
terme, la mémoire de travail
mémoire de travail : c’est sur eux que va
se bâtir le raisonnement, même si c’est
une fausse piste. Supposez par exemple
que votre enfant vous demande et la métacognition
N° 120 - Avril 2020
88 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
« DIS MAMAN, POURQUOI… ? »

pourquoi les autruches mettent la tête


dans le sable quand elles sont effrayées,
LA MÉTHODE vous pouvez vous rappeler l’expression
DES SIX CHAPEAUX « faire l’autruche », ce qui vous amène-
rait à répondre, par association d’idées,
que les autruches préfèrent ne pas voir

É laborée par le psychologue maltais Edward de Bono, cette méthode


peut inspirer de petits ateliers ludiques à l’école. L’objectif : apprendre
aux enfants à rechercher une réponse aux questions qu’ils se posent,
le danger plutôt que de l’affronter. En
vous reposant uniquement sur ce que
vous avez retenu, vous oublieriez peut-
en se méfiant des fausses pistes. Les élèves sont répartis par groupes de six, être de penser que ce type de compor-
et chacun se voit attribuer un chapeau de couleur, qui lui donne un rôle tement n’a aucune chance d’exister chez
précis (voir ci-dessous). Collectivement, ils progressent alors vers un tel volatile car il serait vite éliminé
la solution. Bien sûr, pour certains rôles, comme celui de ramener des par la sélection naturelle. C’est seule-
chiffres et des faits bruts, cela nécessitera un peu de préparation préalable ment en vous méfiant de vos propres
– ou des dictionnaires et des livres sur le sujet, voire un accès à internet souvenirs que vous pourrez décider de
si les enfants sont assez âgés pour aller y chercher des informations. vous documenter davantage et d’ap-
prendre alors que les autruches mettent
effectivement la tête dans le sable, mais
Effectue une critique Réagit de façon plutôt pour retourner leurs œufs qui y
positive, en tentant de émotionnelle et intuitive
concrétiser les idées émises à la question sont enfouis.
et d’imaginer des façons et aux informations
de les faire marcher proposées LE PÈRE NOËL,
PLUS RAPIDE QUE LA LUMIÈRE ?
Une fois que vous tenez enfin quelques
pistes d’explication, il vous faudra recru-
Propose ter une troisième capacité cérébrale
des idées majeure : la métacognition. Il s’agit de la
créatives et des
solutions de faculté d’apprécier sa propre activité
rechange cognitive, et d’évaluer si ce qu’on imagine
est vraisemblable ou non. C’est ce recul
sur vous-même qui vous empêchera d’ex-
pliquer que si le père Noël arrive à appor-
ter des cadeaux à tous les enfants du
monde, c’est parce que son traîneau se
déplace à la vitesse de l’éclair. Peut-être
Alimente vous apercevrez-vous que, s’il s’agissait
le groupe de suivre ce raisonnement, il faudrait que
en chiffres et sa vitesse soit largement supérieure à
en faits bruts
celle de la lumière, ce qui est formelle-
ment interdit par les lois de la physique.
Dans ce même registre, une bonne capa-
cité métacognitive permet, en lien avec la
faculté d’adopter la perspective d’autrui
Organise Effectue une critique (la « théorie de l’esprit »), d’évaluer si
la discussion négative, en votre réponse va convaincre votre inter-
© Naschy/Shutterstock.com

soulignant les locuteur. C’est l’une des qualités majeures


aspects irréalisables
ou irréalistes des du pédagogue. Une bonne métacognition
idées émises caractérise également les plus grands
chercheurs de l’histoire, dont l’intolé-
rance vis-à-vis du sentiment que « quelque
chose cloche » dans une explication

N° 120 - Avril 2020


89

Bibliographie
poussait à en chercher une meilleure,
dans une quête quasi obsessionnelle.
Z. Horne et al.,
L’attention, enfin, doit être centrée sur Explanation as
la recherche d’explication et éviter de se a cognitive process,
disperser. C’est elle qui va sélectionner les Trends in Cognitive
informations les plus pertinentes dans
l’environnement et dans la mémoire à Plutôt que Sciences, vol. 23,
pp. 187-199, 2019.
long terme, puis stabiliser les représenta-
tions à manipuler en mémoire de travail.
donner E. de Bono, Les Six

la réponse
Chapeaux de la
Attention, mémoire de travail, réflexion : la méthode

« toute cuite »
mémoire à long terme et métacogni- de référence mondiale,
tion : la recherche d’une bonne explica- Eyrolles, 2005.
tion stimule donc quatre fonctions
cognitives essentielles. Vous pouvez à son enfant,
remercier vos petits chérubins : c’est une mieux vaut
l’aider à la
véritable séance de « musculation » céré-
brale qu’ils vous offrent quand ils vous
inondent de questions !
Mais ce que ces travaux indiquent chercher
également, c’est qu’eux aussi ont tout à
gagner à rechercher des explications à
lui-même
ce qui les entoure. Plutôt que recevoir
passivement une réponse « toute cuite »,
ils exerceront alors ces quatre fonctions
majeures, surtout si vous les y aidez.
Chaque fois que c’est possible, guidez
donc votre enfant sur ce che- manipuler davantage de notions que ce Pour les enseignants, il est égale-
min. N’hésitez pas à valoriser sa curio- qu’autoriserait sa seule mémoire de tra- ment possible d’organiser de petits ate-
sité en commençant par le féliciter vail. Notons que les simulations sur liers en classe, par exemple en appli-
d’avoir posé une si bonne question ; puis, ordinateur constituent une forme quant la technique des six chapeaux
s’il vous manque des informations, à extrême de cette externalisation, en proposée par le psychologue maltais
aller les chercher avec lui, par exemple modélisant les interactions de millions Edward de Bono. Cette méthode se pra-
dans un livre ou sur internet. de facteurs. tique par groupes de six et chacun des
Les travaux de Zachary Horne et ses participants se voit attribuer un cha-
collègues donnent aussi des pistes pour SURMONTER LES ÉCUEILS peau d’une certaine couleur, qui lui
aider votre enfant à surmonter ses Les écueils de la mémoire à long donne un rôle précis (voir l’encadré
propres limites cognitives dans cette terme sont également en partie surmon- page ci-contre). C’est le titulaire du cha-
quête. Nous l’avons vu, la mémoire de tables. Pour éviter que votre enfant se peau noir qui se fait l’avocat du diable,
travail joue un rôle clé. Or elle est vite laisse piéger par tout ce qui lui vient en se chargeant d’instiller le doute et
saturée au-delà de quatre éléments. Il spontanément à l’esprit, questionnez-le de traquer les failles.
sera donc difficile, voire impossible après chaque idée qu’il émet : s’il vous dit Plus généralement, on ne saurait
– pour lui comme pour vous –, de trou- que l’arbre a marché jusqu’à la voiture trop promouvoir l’enseignement de la
ver des explications qui font intervenir avant de s’allonger sur le capot, deman- démarche scientifique à l’école, puisque
de trop nombreux facteurs interagis- dez-lui s’il a déjà vu des arbres marcher son objectif central est justement de
sant les uns avec les autres. Mais une et comment ils s’y prennent ! Au passage, chercher des réponses convaincantes
astuce permet de contourner le pro- il exercera sa métacognition. S’il est aux questions que l’on se pose. Ces
blème : externaliser le contenu de cette assez âgé, il peut aussi réfléchir seul et récents travaux indiquent que l’intérêt
mémoire. Vous pouvez ainsi conseiller par écrit en alternant la proposition va bien au-delà des notions particulières
à votre enfant d’écrire quelques idées d’idées avec leur critique, selon la étudiées : les enfants exercent au pas-
ou de griffonner un schéma sur un bout méthode dite du « dialogue socratique » sage des facultés cognitives essentielles
de papier. De la sorte, il parviendra à ou de l’autoquestionnement. pour l’apprentissage. £

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90 VIE QUOTIDIENNE La question du mois

NUTRITION

Nos goûts alimentaires


sont-ils dans nos gènes ?

LA RÉPONSE DE
WOLFGANG MEYERHOF
Biochimiste au Centre de physiologie intégrative et de médecine moléculaire

L
de l’université de la Sarre, en Allemagne.

es êtres humains sont capables de solide, qu’ils acquièrent des préférences


détecter cinq saveurs fondamentales : le qui leur sont propres. Cet apprentissage
sucré, le salé, l’acide, l’amer et l’umami. résulte d’un mécanisme bien particu-
Chacune de ces perceptions est réalisée lier : chaque fois qu’ils mangent un ali-
par une classe de cellules sensorielles ment, leur cerveau relie le goût de cet
de notre langue, grâce à des récepteurs aliment aux conséquences de sa
moléculaires spécifiques. Par exemple, consommation, et stocke cette informa-
lorsque des molécules de sucre tion en mémoire.
atteignent la langue, elles se fixent sur Si les conséquences sont bénéfiques,
les récepteurs des cellules sensibles au par exemple parce que nous avons avalé
sucré, qui s’activent et transmettent des assez de calories pour être rassasiés,
influx nerveux au cerveau, où la sensa- l’attrait pour cet aliment augmente.
tion correspondante se forme. Autrement dit, les préférences gusta-
tives sont apprises, et non génétiques.
LES GOÛTS SONT EN GRANDE En revanche, lorsque la nourriture que
PARTIE APPRIS nous ingérons provoque un malaise
En parallèle de la reconnaissance – parce qu’elle est avariée ou parce
des saveurs, le cerveau reçoit des infor- qu’elle contient des toxines –, elle nous
mations sur d’autres propriétés des ali- dégoûtera ultérieurement... On parle
© Lightspring/Shutterstock.com

ments, comme leur valeur nutritive ou alors d’aversion conditionnée au goût.


le plaisir associé à leur consommation. Tout au long de sa vie, chacun effec-
À la naissance, les bébés ont une atti- tue ses propres expériences gustatives
rance spontanée pour le sucré et une et acquiert des préférences distinctes,
aversion pour l’amer. C’est seulement qu’elles concernent des aliments entiers
après leur sevrage, et à mesure qu’ils se ou de simples nutriments. Ces préfé-
mettent à ingérer de la nourriture rences acquises peuvent l’emporter sur

N° 120 - Avril 2020


91

Bibliographie

S. Hübner et al., Taste


and nutrition, Part 3 :
Development of taste
preferences and
aversions, Ernährungs
Umschau International,
vol. 60, pp. 222-227,
2013.
T. Yamamoto et K. Ueji,
Brain mechanisms
of flavor learning,
Frontiers in Systems
Neuroscience, vol. 5,
pp. 1-7, 2011.
K. P. Myers et A. Sclafani,
Development of learned
flavor preferences,
Developmental
Psychobiology, vol. 48,
pp. 380-388, 2006.

dans le patrimoine génétique. Si cer-


tains individus ne remarquent pas du
tout l’amertume de tel ou tel produit,
d’autres la perçoivent même lorsqu’elle
est très faible. Notre génome renferme

Certaines préférences sont environ 25 gènes codant des récepteurs


sensibles à cette saveur. Presque tous se
acquises : à force d’être présentent sous différentes variantes
(encore appelées allèles), ce qui rend les
récompensés par l’effet récepteurs de notre langue plus ou

stimulant du café, nous moins aptes à reconnaître le goût amer


– même si on ne constate jamais d’in-
finissons par en aimer le goût sensibilité totale.

L’AMERTUME DIVISE
Ces variations jouent probablement
les goûts et les aversions innés. Ainsi, un rôle dans l’incapacité à s’habituer à
nous sommes nombreux à nous être des substances amères spécifiques.
habitués au café amer, alors que nous le Ainsi, certaines personnes adorent la
trouvions imbuvable dans notre chicorée et le gin tonic, la bière ou les
enfance. À force d’être récompensés par choux de Bruxelles, tandis que d’autres
son effet stimulant, nous avons appris à grimacent de dégoût à la seule idée
en aimer le goût. d’en consommer. Les autres saveurs
Toutefois, les boissons et aliments semblent plus consensuelles : le sucré,
amers sont loin de faire l’unanimité, en par exemple, ne suscite pas un tel grand
grande partie à cause de variations écart dans les appréciations. £

N° 120 - Avril 2020


92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p.94 Cinq heures avec Mario : pourquoi parle-t-on aux morts ?

A N A LY S E SÉLECTION
Par Laurence Devillers

NEUROLOGIE
La Belle au bois
INTELLIGENCE ARTIFICIELLE La Voiture qui en savait trop dort-elle vraiment ?
Jean-François Bonnefon Laurent Vercueil
Humensciences 2019, 182 pages, 19 € Humensciences
SANTÉ 2020, 221 pages, 19 €

V
Connectés et heureux
a-t-on construire des voitures sans conducteur programmées Marie-Pierre Fourquet-
pour tuer ? Telle est la question, provocante, que pose ici
Jean-François Bonnefon, directeur de recherche en
Courbet et Didier Courbet
Dunod
2020, 240 pages, 18,90 €
E t si certains
personnages des
contes populaires avaient
psychologie cognitive au CNRS. Car demain, les voitures
autonomes devront peut-être prendre des décisions fatales, par été inspirés par des
troubles neurologiques
exemple si la seule solution pour sauver des enfants est de détourner
le véhicule de leur chemin en le projetant contre un mur – et ainsi
de sacrifier le conducteur. Quelles sont alors les normes et les valeurs
I nternet, réseaux
sociaux, jeux vidéos…
Bien des spécialistes
particulièrement
frappants ? Telle est
que nous voulons programmer dans l’ordinateur de ces voitures ? alertent sur les dangers l’hypothèse du
Pour le déterminer, l’auteur et ses collègues ont élaboré une étude que font peser les écrans neurologue Laurent
connue sous le nom de « machine morale ». Il s’agissait de consulter sur notre santé mentale Vercueil dans ce livre.
la population sur ce que la voiture doit décider dans des situations et physique. Sans nier Prenez par exemple la
plus ou moins absurdes, générées aléatoirement : sauver la vie ces risques – auxquels ils Belle au bois dormant :
de trois vieillards ou bien celle d’un enfant ? Celle d’une femme consacrent une bonne bien des pathologies
enceinte qui traverse hors des clous ou celle d’un homme qui partie de leur ouvrage –, expliquent que l’on
respecte les règles ? Chacun peut répondre à ces dilemmes sur Marie-Pierre Fourquet- sombre brutalement dans
un site internet créé par les chercheurs. Courbet et Didier le sommeil ou dans un
Cette enquête a rencontré un succès considérable : 40 millions Courbet soulignent que état qui y ressemble –
d’internautes avaient donné leur opinion en janvier 2018. Il en est tout n’est pas noir pour locked-in syndrome,
ressorti de nombreux enseignements, comme le fait que nous autant : une utilisation narcolepsie, encéphalite
appliquons trois critères principaux pour décider qui sauver : raisonnée peut aussi léthargique… L’auteur
l’espèce (les humains avant les animaux), le nombre (le plus de vies procurer certains mène alors l’enquête,
possible doivent être épargnées) et l’âge (les enfants d’abord). Les bénéfices, notamment traquant des signes
résultats ont fait couler beaucoup d’encre et une partie d’entre eux sur l’humeur cliniques révélateurs
ont été publiés dans la prestigieuse revue Nature… ou l’isolement. dans ces histoires
Cet ouvrage relate par le menu l’histoire de cette étude hors norme. En s’appuyant sur les transmises à travers
Bien sûr, la plupart des dilemmes proposés ne correspondent pas à recherches scientifiques les âges. Sous cet angle
des situations que rencontreront réellement les voitures autonomes. et sur une analyse fine ludique, il distille nombre
Mais ils font remonter nos stéréotypes et nos différences culturelles, de la notion de bien-être, d’informations sur
et nous forcent à réfléchir à bien des questions éthiques posées par les auteurs délivrent le cerveau et sur les
cette nouvelle technologie. La promesse des voitures autonomes alors des conseils étonnants troubles
est de sauver des vies. Si nous voulons qu’elle devienne réalité pour développer son qui l’affectent.
et que ces engins soient acceptés par la population, nous ne nous « intelligence
épargnerons pas ce type de questionnement. numérique », afin d’établir
Laurence Devillers est professeuse en intelligence artificielle une relation plus saine
à l’université Paris-Sorbonne et chercheuse au Limsi-CNRS, à Orsay. avec les écrans.

N° 120 - Avril 2020


93

COUP DE CŒUR
Par Pascale Desrumaux

ADDICTION
Le Tabac en questions
Vincent Seutin (dir.) PSYCHOLOGIE SOCIALE Pour en finir avec le harcèlement
Mardaga Bruno Humbeeck
2020, 256 pages, 19,90 € Odile Jacob 2019, 239 pages, 21,90 €
PSYCHIATRIE

D
La Thérapie de la
ans ce livre novateur, le psychopédagogue et chercheur
M
dernière chance et-on sa santé
Sophie Tran Van et en danger si on ne Bruno Humbeeck analyse le harcèlement à l’école,
Emmanuel Goldenberg au travail et sur Internet. Pour remonter aux racines
Odile Jacob fume que rarement ?
2019, 288 pages, 22,90 € Vaut-il mieux arrêter de ce phénomène protéiforme et mouvant, il s’inspire
le tabac d’un coup de l’éthologie et des différentes formes d’agressivité constatées
ou progressivement ? dans le monde animal. Pour lui, le harcèlement puise son origine

A busée sexuellement
pendant l’enfance,
Sophie Tran Van souffre
Risque-t-on de rechuter
si on refume une
dans l’agressivité dite « hiérarchique » : celle qui vise à s’assurer
une position privilégiée au sein du groupe, afin d’avoir un meilleur
accès aux ressources – principalement le sexe, l’argent et la gloire
cigarette après une
d’un stress post- période d’abstinence ? dans le cas de l’être humain.
traumatique. Pendant Au fil de 30 questions- Reste que les formes prises par le harcèlement s’expliquent par des
quatre ans, elle a réponses, cet ouvrage caractéristiques propres à notre espèce. Bruno Humbeeck développe
consulté le psychiatre écrit par un collectif à ce propos une thèse passionnante, en analysant différents types de
Emmanuel Goldenberg. d’experts fait le point sur rapports humains et sociétaux : l’individualisme versus le collectivisme,
Tous deux décrivent ici le tabagisme et sur les et la compétition versus la coopération. Son talent est de montrer que
le déroulement de la moyens de le combattre. ces rapports produisent des formes variées de contextes, de climats
thérapie menée, chacun Sans oublier de rappeler et de fonctionnements groupaux, qui génèrent des types spécifiques
racontant les scènes de la nocivité de cette de harcèlement. Au Japon, par exemple, le mélange d’esprit
son point de vue. Sophie pratique par quelques de compétition et de collectivisme entraîne des phénomènes
Tran Van nous dit ses chiffres éloquents : on de persécution de groupe envers ceux qui se distinguent de la norme.
douleurs quotidiennes, apprend par exemple L’auteur décrit ensuite la façon dont le harcèlement se met en place
ses peurs quand qu’elle réduit l’espérance de façon progressive, de l’isolement de la victime jusqu’à son
elle affronte son passé, de vie de dix ans en « anéantissement ». Son objectif, en disséquant ainsi ce comportement,
ses joies quand moyenne et qu’au niveau n’est autre que d’apprendre à mieux le combattre. S’il aurait gagné
elle progresse, tandis mondial elle représente à faire davantage le lien avec les recherches sur le harcèlement moral
qu’Emmanuel un coût annuel de près au travail, son livre reste extrêmement utile. Il présente en effet des
Goldenberg explique les de 2 000 milliards stratégies concrètes pour les victimes, les institutions (écoles ou
techniques qu’il utilise, d’euros pour la société… entreprises) et la société. Cela va de conseils individuels pour éviter
mais également les d’être victime de comportements inappropriés à des outils
moments de blocage institutionnels, en passant par la description des dispositions légales.
où il faut innover face à Nombre de ces outils – telle une application appelée « cyber help » –
l’urgence. Un témoignage sont inédits, Bruno Humbeeck ayant participé à leur expérimentation
émouvant aussi bien en Belgique. Au final, ils apparaissent aussi intelligibles dans leurs
qu’un éclairage instructif principes qu’efficaces dans leur mise en œuvre.
sur les difficultés Pascale Desrumaux est professeuse de psychologie
du soin mental. du travail à l’université de Lille.

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LIVRES Neurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Cinq heures
avec Mario
Pourquoi parle-t-on aux morts ?
Le roman de l’écrivain espagnol Miguel
Delibes nous offre une vision poignante
du deuil, déroutante mais fidèle

C
aux recherches modernes sur le sujet.

omment faut-il réagir à la EN BREF Le roman Cinq heures avec Mario, écrit par
mort d’un proche ? On sait bien qu’il n’existe pas l’auteur espagnol Miguel Delibes (1920-2010) et
£ Le roman
de formule magique pour faire face à une situa- Cinq heures avec Mario publié en 1966, fournit un exemple éloquent de
tion aussi tragique. Pourtant, les arts et la philo- est bâti sur le monologue deuil. Il s’agit du récit poignant d’une femme qui
sophie ont abondamment disserté de ce « cruel d’une femme qui veille veille le corps de son mari, la nuit précédant son
tourment » – selon l’expression de l’essayiste le corps de son mari. enterrement. Une fois partis les convives de la
anglais Robert Burton (1577-1640) –, et les sites £ Dans cette épreuve, cérémonie d’adieu, Carmen se retrouve seule
archéologiques funéraires témoignent de l’ancien- elle manifeste avec Mario, mort dans son sommeil à l’âge de 49
neté des rituels visant à l’apprivoiser. Les humains une grande confusion ans, et s’adresse à lui dans un spectaculaire
ont probablement été concernés par le deuil depuis émotionnelle monologue. Que dire à son homme qu’elle vient
que leur conscience les a informés de l’inéluctabi- et cognitive. de perdre si brutalement ? Qu’elle l’aimait, qu’il
lité du trépas. Alors pourquoi sommes-nous tou- £ Ce « tourbillon lui manque déjà, qu’elle ne l’oubliera jamais ? Pas
jours aussi désarmés face à cet événement ? mental » correspond bien du tout, son interminable tirade n’est qu’une série
Tout au long du XXe siècle, la psychologie a mieux aux découvertes de reproches : elle déplore son caractère intro-
cherché à donner des règles spécifiques au deuil, scientifiques sur le deuil verti et intransigeant, elle critique son engage-
que la succession
et même à en faire un syndrome, une maladie de stades distincts ment politique et ses idées progressistes, elle
identifiable… Des conceptions aujourd’hui forte- couramment décrite par regrette son manque d’ambition et ses préten-
ment remises en question. la psychologie populaire. tions d’intellectuel, et ne cesse, en plus, de vanter

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96 LIVRES Neurosciences et littérature

les mérites des autres hommes en 1969. Celle-ci distingue cinq


qu’elle aurait pu choisir à sa place ! stades par lesquels nous serions cen-
Drôle de façon de dire adieu… sés passer suite à l’annonce d’une
Progressivement, derrière ce maladie incurable ou du décès d’un
discours vindicatif, mesquin et proche : le déni, donc, puis la colère,

Le deuil serait
décousu, émerge l’amertume d’une le marchandage (avec par exemple
vie de couple faite de malentendus des prières pour demander pardon
et de renoncements, entre cette
femme qui n’a pas su se faire aimer
du mal qu’on a fait à la personne
décédée), la dépression et un bug de notre
et respecter, et cet homme perdu l’acceptation.
architecture
mentale, dénué
dans ses idéaux, mais incapable de Mais l’idée que tout le monde
saisir la détresse de sa propre passe par un « travail de deuil » plus
épouse. À travers les épisodes qu’elle
ressasse encore et encore, Carmen
ou moins standardisé est en réalité
plus ancienne : elle remonte à un de fonction propre
livre par bribes son infini ressenti- texte de Freud, Deuil et mélancolie,
ment, qui n’est au fond qu’un moyen publié en 1917. Le père de la psycha-
de se dissimuler à elle-même la nalyse ne donne pas beaucoup de « normal » se trouve dans un mysté-
culpabilité qu’elle éprouve suite à précisions sur la façon d’effectuer ce rieux entre-deux qui n’a jamais été
ses propres manquements envers travail, mais il estime qu’il ne faut clarifié. À partir de la Deuxième
son mari. À la fin de sa veille, exté- pas considérer comme « naturelle » Guerre mondiale, les psychiatres
nuée par sa harangue et ses contra- et inéluctable la douleur éprouvée. revendiquent leur expertise pour
dictions, elle supplie le défunt de lui Après tout, ne suffit-il pas de se plier suivre et traiter les personnes affli-
donner un signe de vie et un peu de au principe de réalité pour se déta- gées par la perte d’un parent ou d’un
cette attention dont elle a cruelle- cher d’un être qui n’existe plus ? ami, dont aucune n’est à l’abri du
ment manqué (voir l’e xtrait De cette idée d’une douleur risque de complications. Loin d’être
ci-dessous). anormale à la pathologisation du une expérience normale de la vie,
deuil, il n’y a qu’un pas. Si Freud ne réagir à la mort d’une personne de
LES MYTHES DU DEUIL l’a pas franchi lui-même, d’autres son entourage devient un problème
Face à un tel comportement, la l’ont fait à sa suite. En 1937, la psy- qu’il convient d’accompagner médi-
psychologie populaire aurait tôt fait chanalyste Helene Deutsch fut la calement, en notant ses différents
de diagnostiquer un profond déni, première à considérer comme mal- symptômes et son impact sur la vie
soit la première étape du modèle de saines non seulement les manifesta- personnelle et professionnelle.
deuil le plus connu du grand public tions excessives face au décès d’un Enfin, dans les années 1960, la
et des soignants, proposé par la psy- proche mais également les réactions notion freudienne du travail de
chiatre Elisabeth Kübler-Ross insuffisantes. Dès lors, le deuil deuil et l’approche symptomatolo-
gique convergent vers l’idée que ce
type d’affliction serait un processus
dynamique constitué de stades dis-
EXTRAIT tincts – comme ceux proposés par
Elisabeth Kübler-Ross.

MARIO, REGARDE-MOI ! UNE RECONFIGURATION


DE NOTRE IDENTITÉ
Je ne peux pas faire mieux, Mario, et je peux garder la tête bien haute, si tu veux le savoir, La puissance littéraire de Cinq
mais écoute-moi ! Je te parle ! Ne joue pas les indifférents, Mario, allons, s’il te plaît, heures avec Mario suffit à remettre
regarde-moi, un moment, une petite seconde, même un petit dixième de seconde, je t’en en question ces approches froides et
supplie, regarde-moi ! Parce que je n’ai rien fait de mal, ma parole, pour l’amour de Dieu, techniques du deuil. Perdre
regarde-moi un tout petit instant, un tout petit instant seulement, allons, fais-moi ce plaisir, quelqu’un n’entraîne ni une maladie
ça ne te coûte rien, je te le demande à genoux si tu veux, je n’ai à rougir de rien, systématique, ni une suite d’étapes
je te le jure, Mario, je te le jure ! Je te le jure, regarde-moi ! Que je meure si ce n’est pas aussi monolithiques. C’est égale-
vrai ! Mais ne rentre pas la tête dans les épaules, s’il te plaît, regarde-moi, je te le demande ment ce qu’indique la recherche
à genoux, allons, je ne peux pas le supporter, je ne peux pas, Mario, je te le jure, contemporaine sur la question, qui
regarde-moi ou je deviens folle ! pointe le manque de validation
Cinq heures avec Mario, Miguel Delibes, Verdier/poche, 1966, expérimentale de ces théories et
traduit de l’espagnol par Dominique Blanc, p. 273. met fortement en garde contre elles :
le risque est de créer une vision

N° 120 - Avril 2020


97

« standardisée » du deuil, déstabili- pathologie ne survient jamais : envi-


sante pour ceux qui suivent un che- Pourquoi ron 15 % des personnes qui ont
min différent et contreproductive j’ai aimé ce livre perdu un être cher souffrent de
pour les soignants qui considére- dépression, d’anxiété généralisée ou
raient comme anormale toute autre Peu de livres sont aussi de stress post-traumatique. Mais
réaction rencontrée. déchirants que Cinq pourquoi peinons-nous tant à réagir
heures avec Mario. rationnellement face à une expé-
UNE CONFUSION PLUTÔT Ce qui le rend à ce point rience que notre espèce connaît
QU’UN DÉNI bouleversant, c’est sans depuis la nuit des temps ?
Il n’en est pas moins vrai que la doute le fait que
perte d’un proche n’a rien d’une la peine et la tristesse LE PRIX À PAYER POUR
expérience anodine. Les études n’y apparaissent presque jamais L’ATTACHEMENT
récentes confirment l’ampleur du directement. Le malheur se lit entre Selon le psychologue évolution-
bouleversement que cela entraîne les lignes, derrière la mauvaise foi, niste John Archer, le deuil est un
chez la plupart des gens, sur le plan la petitesse et la colère d’une bug de notre architecture mentale,
émotionnel bien sûr, mais aussi femme incapable de s’exprimer dénué de fonction propre. Notre
dans les registres cognitifs, compor- autrement. Parce qu’elle est cerveau est fait pour nouer des
tementaux et sociaux. Plutôt qu’une indicible, son immense détresse contacts sociaux, car sans collabo-
succession de sentiments distincts, nous frappe d’autant plus fort, ration et protection mutuelle, notre
il provoque une spirale incessante et le deuil nous apparaît dans toute espèce est démunie. Dès la nais-
de multiples affects : c’est comme si sa complexité. sance, nous cherchons des figures
la tristesse et le désespoir, la colère d’attachement et nous répondons
et la culpabilité, l’impuissance et la Sebastian Dieguez par la détresse à l’abandon. Puis
honte, mais aussi des formes de nos- nous nous représentons les pensées
talgie positive et même de joie, se des autres, leurs intentions et leurs
bousculaient en même temps dans désirs. Par-dessus tout, nous vou-
l’esprit de la personne endeuillée. lons être aimés et compris, et nous
Cognitivement, cela se traduit par disposons de circuits cérébraux
une sorte de désorientation et d’in- spécialisés pour accomplir toutes
crédulité, où l’on a du mal à saisir ces tâches. Or, pour Archer, ce sys-
tout ce que la perte de l’autre Bibliographie tème sophistiqué tourne à vide
implique. Les intrusions de souve- lorsque nous perdons quelqu’un,
nirs sont permanentes, à tel point M. Stroebe et al., comme si la mort était restée un
qu’il nous arrive d’halluciner, Cautioning health-care angle mort dans l’œil de l’évolution.
jusqu’à percevoir la présence du professionals : bereaved Le deuil, dès lors, n’est rien d’autre
défunt. On rumine quantité de scé- persons are misguided que le prix à payer pour l’attache-
narios, on est incapable de se through the stages of ment, selon l’expression de Colin
concentrer, de penser à l’avenir… grief, Omega : Journal Parkes, pionnier de la recherche
of Death and Dying,
Sur le plan social et comportemen- moderne sur le sujet.
vol. 74, pp. 455-473, 2017.
tal, nous ne savons plus comment C’est aussi l’avis du psychologue
réagir, partagés entre l’évitement et G. Bonanno cognitif Jesse Bering : nous ne pou-
et S. Kaltman, The
la recherche des choses qui nous vons nous figurer la mort qu’avec les
varieties of grief
rappellent notre perte, et nous ne experience, Clinical dispositifs cérébraux qui nous
trouvons plus de sens à nos occupa- Psychology Review, servent à nous représenter les
tions et à nos relations – ce qui vol. 21, pp. 705-734, vivants, d’où un désarroi qui va bien
conduit souvent à un certain 2001. au-delà de la tristesse de la sépara-
isolement. J. Archer, The nature of tion. La mort d’un proche comme
En un mot, le deuil engendre grief : the evolution and notre propre disparition nous sont
une confusion totale, et c’est cela, psychology of reactions littéralement inconcevables, et si
bien plus qu’un hypothétique déni, to loss, Routlege, 1999. notre confusion et notre détresse
qui est admirablement décrit à tra- sont appelées à s’apaiser progressi-
vers le personnage de Carmen. De vement, le deuil n’est jamais com-
50 à 85 % des gens passeraient par plètement résolu. Mais c’est aussi
cet état, qui n’a rien d’une maladie, par cette marque qu’ils laissent dans
dans le mois suivant la mort d’un notre cerveau que les morts conti-
proche. Ce qui ne signifie pas que la nuent à vivre en nous. £

N° 120 - Avril 2020


À retrouver dans ce numéro

SYNDROME PALLIUM
p. p.
76 22

PSEUDOBULBAIRE Partie du cerveau des oiseaux qui


Cette atteinte des neurones moteurs correspond au cortex des mammifères.
qui commandent les muscles du rire amène Il contient notamment le nidopallium,
certains patients à rire sans raison. équivalent de notre cortex préfrontal,
qui les dote de fortes capacités
p.
18 NORADRÉNALINE de planification et de flexibilité mentale.
Neurotransmetteur libéré en cas de stress qui stimule
Le tout avec une densité de neurones
la maturation des cellules souches dans les follicules deux fois supérieure, ce qui confère
pileux, à la base des cheveux. Les cellules souches aux volatiles des capacités cognitives
épuisent leur pigment noir, de sorte que les cheveux qui rivalisent parfois avec celles
blanchissent irrémédiablement et de façon accélérée des primates…
si le stress est trop intense.

p.
72 AIMER OU DÉSIRER ?
« Le monde du désir sexuel n’est pas celui des sentiments. Aimer ne suffit pas
pour désirer. » Yves-Alexandre Thalmann, professeur de psychologie à l’université de Fribourg, en Suisse.

25 ENTHÉOGÈNE
p. p.
90 46

gènes contribuent
à façonner notre Se dit d’une substance traditionnellement utilisée par
attirance ou notre
répulsion pour les populations indigènes pour susciter un sentiment
les aliments amers, de sacré, des visions et une relation avec le divin
comme les choux
de Bruxelles, (de theos, « dieu » en grec). Ces psychédéliques
le pamplemousse agissent sur le système sérotoninergique et modifient
ou la bière…
la perception, la cognition et la conscience.

p.
60 SYLLOGOMANIE
p.
80 BIOPHILIE
Entre 2 et 5 % de la population adulte souffrirait Besoin inné, inscrit
de ce syndrome d’amassement compulsif, génétiquement, d’être dans
un environnement naturel et
accumulant des objets dans leur appartement d’y chercher des connexions.
jusqu’à ne plus avoir aucun espace libre. De façon De là découlent les bénéfices
générale, 61 % des Français se disent alourdis des shinrin-yoku, les bains
par leurs possessions matérielles… de forêt d’inspiration japonaise.

Imprimé en France – Maury Imprimeur S. A. Malsherbes – Dépôt légal : avril 2020 – N° d’édition : M0760120-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur : 234 886 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
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Depuis 1987, l’Association Petits Princes réalise les rêves
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