Dossier spécial : LES PARADOXES DU NARCISSISME

Cerveau & Psycho

Derrière les crises d’ego, un manque de confiance en soi

N° 159 Novembre 2023
Cerveau & Psycho

N°159
L 13252 - 159 - F: 7,00 € - RD
Novembre 2023

LES PSYCHOTHÉRAPIES
EN LIGNE SONT-ELLES
EFFICACES ?
Les découvertes des neurosciences pour recharger les batteries

APPRENDRE À
SE REPOSER
Les découvertes
APPRENDRE À SE REPOSER

des neurosciences
pour recharger
les batteries

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DANS LE CERVEAU
D’UN ENTREPRENEUR
PSYCHO
À QUOI SERVENT
NOS REGRETS
NEUROSCIENCES
PEUT-ON ENTENDRE
LE SILENCE ?

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• Des reportages réguliers sur le thème »Women in Science«

N° 159
NOS CONTRIBUTEURS
p. 20-27
Jan Scheitz
Neurologue et professeur de recherche
clinique à l’hôpital universitaire de la Charité
de Berlin, il est un des spécialistes mondiaux
des liens entre cœur et cerveau, et des pathologies
cardiaques provoquées par les AVC.
p. 54-59
Frédéric Ooms
Chargé de cours en innovation et entrepreneuriat à
l’école de gestion HEC Liège, à l’université
de Liège, en Belgique, il étudie les particularités
du cerveau de créateurs d’entreprise pour mieux
comprendre d’où leur vient leur talent.
p. 67
Jérôme Palazzolo
Médecin psychiatre, spécialisé
en psychopharmacologie et en thérapies
cognitivo-comportementales, il participe
au développement des psychothérapies en ligne
pour accélérer l’accès aux soins des patients.
p. 78-81
Aurélia Schneider
Psychiatre spécialiste de la charge mentale, elle livre
des clés pour aprendre à se reposer et ne plus
se laisser submerger par la fatigue.
3
ÉDITORIAL
SÉBASTIEN
BOHLER
Rédacteur en chef
« Earworm »
Le mur était trop haut,
Il a tout essayé
Il n’a pu s’échapper
Et les vers mangèrent son cerveau
C
e sont les paroles de la chanson Hey you !, de l’album
de Pink Floyd « The Wall », sorti en 1979. Presque un
demi-siècle plus tard, des scientifiques ont capté
l’activité du cerveau de dizaines d’hommes et de
femmes à qui l’on a fait écouter du Pink Floyd (une
chanson du même album intitulée Another brick in the wall). Des
capteurs détectaient les courants électriques échangés par les
neurones et les ont convertis en sons. Ils ont alors entendu, miracle
de la technologie et des IA, la chanson sortir de leur cerveau.
À l’autre bout de la planète, à peu près au même moment,
une femme subissait précisément le sort de l’infortuné Pink, le
héros de The Wall dont le cerveau est dévoré par les vers. Dans
un hôpital de Canberra, en Australie, on a extrait du cerveau de
cette sexagénaire un ver long de plusieurs centimètres. D’où
venait ce ver, et pourquoi se nourrissait-il de sa matière grise ?
Un traitement immunosuppresseur aurait permis à des larves de
s’infiltrer dans ses neurones. Heureusement, la pauvre femme
se remit de l’opération.
La musique, elle, n’a pas de frontières. À 15 000 kilomètres
de Canberra, à Baltimore, des scientifiques ont découvert dans
le cerveau de volontaires le « son du silence », l’ode de Paul
Simon et Art Garfunkel. Ils ont montré que notre cerveau
perçoit effectivement le silence comme un son. Depuis, cette
chanson tourne en boucle dans ma tête. Savez-vous comment
les Anglo-Saxons désignent une mélodie dont on n’arrive pas à
se débarrasser ? Ils l’appellent Earworm. Ce qui signifie en
français : ver d’oreille… £
N° 159 - Novembre 2023
4

SOMMAIRE
p. 35-52
Dossier
N° 159 NOVEMBRE 2023

p. 16 p. 20 p. 28 p. 30

p. 6-33

DÉCOUVERTES p. 35

LES PARADOXES
p. 6 ACTUALITÉS
Le yoga, efficace contre Alzheimer
p. 28 MÉDECINE
Un ver de 8 cm
DU NARCISSISME
La force du jeûne intermittent
Le fromage protégerait du déclin
dans le cerveau p. 36 PSYCHIATRIE
cognitif Comment cet animal est-il arrivé dans
le cerveau de cette Australienne ?
ENTRE GRANDEUR
Bébé fait-il assez la sieste ?
Quand le Covid fait chuter
Lars Fischer ET FRAGILITÉ
L’orgueil démesuré du narcissique
la testostérone
p. 30 NEUROSCIENCES dissimulerait un doute profond
Métastases cérébrales : il n’y a pas
que la taille qui compte ! Peut-on entendre sur sa propre valeur.

le silence ?
Diana Kwon
p. 16 FOCUS
Pour la première fois, des scientifiques ont p. 44 DÉVELOPPEMENT
Quand les neurones découvert comment notre cerveau entend
LES RACINES
chantent du Pink Floyd le son du silence.
DU NARCISSISME
Des électrodes plantées dans le cerveau Shayla Love
Manque ou excès d’attention de la part
de volontaires écoutant l’album « The
INTERVIEW PARTENAIRE des parents ? L’un et l’autre peuvent
Wall », et la chanson sort des haut-parleurs !
p. i à iii (après la p. 82) produire des enfants narcissiques.
Lucy Tu
« Des idées fausses Anne-Marie Huiberts
p. 20 PATHOLOGIES sur les enfants circulent
p. 50 PSYCHOLOGIE
Takotsubo : encore »
« LE MOT “NARCISSIQUE”
quand le cerveau Agnès Florin
NE DEVRAIT PAS ÊTRE
vous brise le cœur UNE INJURE »
Un stress intense, et le cœur lâche :
Entretien avec Sabrina Krauss
c’est le syndrome de takotsubo, qui montre
la force des liens entre cœur et cerveau. assureur militant
Jan Scheitz
En collaboration avec Avec le soutien de

ASSOCIATION FRANCOPHONE
DE PSYCHOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE
DE L’ENFANT ET L’ADOLESCENT

N° 159 - Novembre 2023

 5

p. 94
p. 60

p. 64 p. 68 p. 72 p. 86

p. 92

p. 54-70 p. 72-91 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

À LA UNE
p. 54 COGNITION p. 72 PSYCHOLOGIE p. 92 SÉLECTION DE LIVRES
Entrepreneurs : Apprendre Sexe & violences
La Force de nos bugs
un cerveau différent ? à se reposer Les Aventuriers du bonheur perdu
Une connexion neuronale semble plus Pour recharger les batteries, des activités
Quarante Idées fausses sur
développée chez les créateurs d’entreprise. bien planifiées et à la bonne fréquence les régimes
Frédéric Ooms et Bernard Surlemont ressourceront efficacement votre cerveau.
Le Cerveau, machine à inventer
Liam Drew
p. 60 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT Dans la peau d’un dauphin
PERSONNEL p. 78 PSYCHOLOGIE
p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
« Il ne suffit pas
YVES-ALEXANDRE
THALMANN
de ne rien faire SEBASTIAN
pour se reposer » DIEGUEZ
Entretien avec Aurélia Schneider
« Je ne regrette rien »
Dommage ! p. 86 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
L’Huile sur le feu :
Plutôt que d’essayer de ne pas avoir de dans la tête d’un
regrets, apprenons à les utiliser au mieux. pompier pyromane
JEAN-PHILIPPE Provoquer un incendie alors qu’on
p. 64 SANTÉ MENTALE LACHAUX est censé le combattre : comment est-ce
Thérapies en ligne : possible ? Dans ce roman, Hervé Bazin
quelle efficacité ? Pour créer, a pénétré l’âme du pompier pyromane.
Le premier comparatif à taille réelle des restez concentré !
psychothérapies en ligne et en présentiel. Contrairement aux idées reçues,
Stephanie Pappas se concentrer ne bloque pas la créativité,
mais la porte vers l’avant.
p. 68 RAISON ET DÉRAISON
Cours d’esprit critique : p. 90 LA QUESTION DU MOIS
quels résultats ? Pourquoi les chiens
Au collège, les élèves apprennent inclinent-ils la tête ?
à se prémunir contre les fake news. Stephanie Pappas Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho,
broché en cahier intérieur, sur toute la diffusion kiosque en France
Nicolas Gauvrit métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement,
posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.
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N° 159 - Novembre 2023

6 DÉCOUVERTES
p. 16 Quand les neurones chantent du Pink Floyd p. 20 Takotsubo : quand le cerveau vous brise le cœur p. 28 Un ver de 8 cm dans le cerveau

Actualités
Par la rédaction

DÉCLIN COGNITIF

Le yoga, efficace
contre Alzheimer
Selon des travaux récents, le yoga stimulerait l’activité de l’hippocampe
– principal centre cérébral de la mémoire – chez des femmes âgées.
Ce qui réduirait le risque de maladie d’Alzheimer.

L. A. Kilpatrick et al., Journal

of Alzheimer’s Disease, 2023.

E t si on prescrivait une
heure de yoga par semaine à toutes
les personnes vieillissantes qui se
sentent souvent stressées et se
plaignent de trous de mémoire,
notamment pour éviter qu’elles ne
développent la maladie d’Alzheimer ?
Ce n’est peut-être plus une utopie à
en croire les derniers travaux de
l’équipe de Helen Lavretsky, à l’uni-
versité de Californie à Los Angeles.
Il s’agit là d’un yoga particulier, le
kundalini yoga, qui combine mouve-
ments du corps et méditation, avec
un accent mis sur la respiration, la
récitation de mantras (des phrases
sacrées) et la visualisation mentale.
Une pratique physique particulière-
ment adaptée pour les personnes
âgées, dont quelques études ont déjà
révélé les bénéfices sur la perception
du stress, l’attention, la qualité de vie
et l’humeur.
© vectorfusionart/Shutterstock

Mais il manquait encore des

preuves plus tangibles des bienfaits
du yoga sur le cerveau et la santé
mentale… C’est désormais chose faite
grâce à une étude menée sur
22 femmes d’une soixantaine d’an-
nées qui faisaient initialement partie

N° 159 - Novembre 2023


p. 30 Peut-on entendre le silence ?
RETROUVEZ-NOUS SUR
d’une plus large cohorte de recherche
sur les effets du yoga sur le dévelop-
pement de la maladie d’Alzheimer.
Toutes souffraient de déclin cognitif
lié à l’âge – elles se plaignaient entre
autres de troubles de la mémoire – et
présentaient un ou plusieurs facteurs
de risque cardiovasculaire de la mala-
die d’Alzheimer, comme l’obésité,
l’hypertension artérielle ou l’excès de
cholestérol.
DES EFFETS VISIBLES
DANS LE CERVEAU
Ces femmes ont accepté de se
soumettre à deux séances d’IRM
fonctionnelle pour mesurer l’activité
de leur cerveau au repos, l’une avant
et l’autre après un des programmes
d’entraînement cérébral proposés par
l’équipe de Helen Lavretsky. Le but
était de comparer l’efficacité de douze
semaines de kundalini yoga à celle
d’un entraînement mnésique plus
classique que l’on sait efficace, consis-
tant par exemple à mémoriser des
mots en inventant des histoires, et ce
à raison d’une heure par semaine. Les
participantes ont aussi rempli des
questionnaires psychologiques pour
évaluer leur niveau de stress, d’an-
xiété, de symptômes dépressifs et
leurs troubles de la mémoire.
Ces résultats, encore préliminaires
en raison de la faible taille de l’échan-
tillon, montrent que les 11 femmes
ayant fait du yoga ont vu diminuer
fortement leur stress « subjectif »,
ainsi que leurs trous de mémoire, en
comparaison avec les 11 femmes du
groupe « entraînement mnésique »
chez qui l’amélioration s’est limitée
aux troubles de la mémoire. Et qu’ont
observé les chercheurs dans leur cer-
veau, en particulier l’hippocampe, une
région essentielle à tous les processus
mnésiques et d’apprentissage ?
Une augmentation de la connec-
tivité entre les neurones dans sa par-
tie antérieure gauche, assignée au
réseau du mode par défaut (mis en
jeu quand on est au repos) et qui
intervient dans les processus mné-
siques liés au stress, chez les femmes
qui ont fait du yoga ; et, chez celles
ayant suivi l’entraînement mnésique,
ce sont plutôt les aires postérieures
de l’hippocampe qui sont devenues
plus actives, celles-ci communiquant
davantage avec des régions céré-
brales impliquées dans les percep-
tions sensorielles.
Dans tous les cas, le kundalini
yoga, technique plutôt douce et facile
à mettre en œuvre, au même titre que
l’entraînement mnésique, semble pro-
téger l’hippocampe du déclin lié à
l’âge, et les femmes l’ayant testé seu-
lement douze semaines en ont res-
senti les avantages rapidement, sur
leur niveau de stress et leurs pro-
blèmes de mémoire. Reste à confir-
mer ces données avec des études
englobant un plus grand nombre de
participants et non plus seulement des
personnes ayant un risque élevé de
développer la maladie d’Alzheimer. £
Bénédicte Salthun-Lassalle
N° 159 - Novembre 2023
7
MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES
La force du jeûne
intermittent
D. S. Whittaker et al., Cell Metabolism, 2023.
A
u même titre que le yoga, le jeûne
intermittent permettrait de lutter contre la maladie
d’Alzheimer. Sa mise en œuvre est également aisée
chez des personnes âgées : quatorze heures par
jour sans s’alimenter, mais sans restriction calorique.
C’est ce que viennent de prouver pour la première
fois Daniel Whittaker, de l’université de Californie à
San Diego, et ses collègues, en testant ce « régime »
chez des souris génétiquement « conçues » pour
développer une maladie d’Alzheimer.
Pourquoi cette idée ? Parce que 80 % des per-
sonnes atteintes de cette pathologie neurodégé-
nérative présentent des troubles du sommeil et
de leurs rythmes circadiens – leur horloge biolo-
gique. Ainsi, par comparaison avec des rongeurs
disposant de leur nourriture en libre-service, les
souris soumises à ce type de jeûne ont vu leurs
troubles mnésiques et du comportement typiques
de la maladie d’Alzheimer diminuer. Dans leur cer-
veau, les chercheurs ont découvert à la fois moins
de lésions cellulaires caractéristiques, un degré
moindre d’inflammation au niveau des neurones
et une hausse d’activité de l’hippocampe, principal
centre de la mémoire.
© Olga Miltsova/Shutterstock
Daniel Whittaker et ses collègues vont jusqu’à
suggérer que le dérèglement circadien pourrait être
une cause de la maladie, de sorte que l’alimentation
restreinte dans le temps, time-restricted feeding,
ou TRF, va bientôt être testée chez l’homme lors
d’un essai clinique. Avec l’espoir de ralentir la pro-
gression de la maladie cérébrale la plus répandue
dans le monde. £ B. S.-L.
8 DÉCOUVERTES Actualités

SANTÉ MENTALE

Le fromage
protégerait du
déclin cérébral
H. Kim et al., Inverse association between cheese
consumption and lower cognitive function, Nutrients, 2023.

M angez des pommes ! aurait dit Jacques

Chirac lors de sa campagne présidentielle de 1995. Pour
éviter le déclin cérébral, mieux vaudrait manger du fromage,
lui rétorque une étude japonaise réalisée sur plus de 1 500 per-
sonnes âgées de plus de 65 ans. Toutes ont passé des tests
évaluant l’intégrité de leurs fonctions cognitives, regroupés
dans un questionnaire appelé MMSE (pour Mini-mental state
examination). Au programme : tests d’orientation dans l’espace,
mémoire immédiate, capacités de langage, attention, raison-
nement et habiletés motrices. Chacune obtient un score –
élevé si le cerveau fonctionne à plein régime, plus bas si ses
aptitudes s’érodent avec l’âge.
Les scientifiques voulaient trancher une question en sus-
pens : le fromage est-il protecteur ou délétère pour le cerveau ?
Des résultats ambigus avaient été obtenus jusque-là : des cher-
cheurs néerlandais avaient noté qu’augmenter sa consomma-
tion de cheddar de 30 grammes par jour semblait limiter une
baisse de la « vitesse de traitement de l’information dans le
cerveau ». Un autre groupe japonais avait observé que des
femmes âgées consommant du fromage pendant trois mois se
mettaient à sécréter du facteur de croissance neuronal, une
molécule évidemment favorable à la bonne santé du cerveau
– mais sans réels effets sur les fonctions cognitives.
Les batteries de tests passées par un important échantillon
de participants ont clairement fait apparaître une corrélation :
plus vous mangez de fromage, meilleur est votre score cognitif
sur l’échelle MMSE. Gardons toutefois à l’esprit que les Japonais
ont une alimentation globalement plus saine que les Occidentaux,
et que se gaver de cheese burger ne sera peut-être pas la
garantie d’un cerveau pétillant d’intelligence. Cette étude
semble toutefois indiquer que le taux de cholestérol (abondant
dans le fromage) n’aurait guère d’impact tangible sur le fonc-
tionnement cognitif. Reste une question insondable : quel fro-
mage consommer ? Les Japonais ont beau jeu de parler du
fromage comme s’il n’en existait qu’un. Les 1 200 variétés de
fromages que compte la France vont donner du pain sur la
planche aux chercheurs de chez nous. Avec d’infinies perspec-
tives de recherches en neurosciences : le camembert est-il bon
pour la mémoire ? Le roquefort pour le repérage spatial ? Le
cantal pour les fonctions langagières ? Avec un tel plateau, notre
cerveau serait quasiment inoxydable. £
Sébastien Bohler

15 CM 3 de volume cérébral en plus

chez les personnes qui font
© FotosDo/Shutterstock

régulièrement la sieste
Source : Sleep Health, 2023

N° 159 - Novembre 2023


Le café bloquerait
l’introspection
S i vous vous demandez pourquoi vous avez
besoin d’un bon café pour vous remettre
au travail, voici une découverte qui vous
intéressera : des chercheurs portugais ont
démontré que cette boisson déconnecte votre
« réseau de mode par défaut », un ensemble
d’aires cérébrales consacrées à la rêverie,
au vagabondage mental et aux réflexions
intérieures. En somme, quand ce réseau cesse
de fonctionner, notre attention se tourne vers
des objets ou des tâches concrètes dans notre
environnement, et nous passons d’un mode
introspection à un mode action. Attention
tout de même à ne pas en abuser, car le mode
introspection a aussi ses avantages,
notamment en matière de créativité
et de recherche de sens. £ S. B.
Pourquoi les tweets
s’impriment dans
notre mémoire ?
D es chercheurs ont testé la capacité
de mémorisation de volontaires face
à des informations délivrées sous un format
traditionnel (titre d’article de journal, info
télévisée) ou sous forme de tweet. Résultat :
la mémorisation est meilleure sous le format
tweet, y compris quand le contenu de
l’information entre en contradiction avec le
média traditionnel. En cause, un « effet mémoire
des réseaux sociaux » : pour notre cerveau, une
information obtenue sur les réseaux sociaux
possède en partie les attributs d’une rumeur,
© Dragana Gordic/Shutterstock
parce qu’elle est soit émise par un membre du
groupe soit au minimum reçue par ces membres
qui peuvent la commenter ou la relayer.
Les chercheurs parlent de « l’avantage du ragot »,
qui mobilise plus efficacement nos mécanismes
de mémorisation parce qu’il participe
à la formation des liens sociaux. £ S. B.
SOMMEIL
Bébé fait-il
assez la sieste ?
T. Gliga et al., JCPP Advances, 2023.
T
out parent s’est déjà
demandé si son enfant faisait suffi-
samment de siestes, ou pas assez,
ou encore s’il était normal qu’il dorme
toujours beaucoup en grandissant ou
après l’âge de 3 ans… Et force est de
constater que les bébés n’ont pas tous
le même sommeil diurne, certains ne
faisant plus qu’une seule sieste quo-
tidienne à l’âge de 2 ans, alors que
d’autres dorment encore plusieurs fois
par jour et continuent même à l’école.
Pourquoi ? Est-ce grave s’ils dorment
trop, ou trop peu ?
Pendant le confinement lié à la
pandémie de Covid-19, entre mars et
mai 2020, Teodora Gliga, de l’univer-
sité d’East Anglia, en Angleterre, et ses
collègues ont étudié les habitudes de
sommeil de presque 500 bébés âgés
de 8 à 38 mois, ainsi que certaines de
leurs fonctions cognitives, comme leur
capacité à se concentrer sur une tâche
ou à mémoriser de nouvelles données,
ainsi que leur langage. Par ailleurs, ils
ont interrogé leurs parents sur leur
statut socio-économique, leurs reve-
nus et leurs niveaux d’études, mais
aussi à propos des temps d’écran et
d’activités en plein air de leur enfant.
Résultat : les petits ont des besoins de
N° 159 - Novembre 2023
9
sommeil très différents, quels que
soient leur milieu de vie ou leurs acti-
vités ! Certains abandonnent la sieste
très tôt, d’autres la prolongent. En
revanche, à un âge donné, plus un
bébé dort souvent en journée, moins
ses facultés exécutives – d’attention
et de mémorisation – et son langage
sont développés, une corrélation
négative d’autant plus élevée que
l’enfant vieillit.
Comment l’expliquer ? Le sommeil
est essentiel à la maturation cérébrale
et à la consolidation des apprentis-
sages. Or les régions en jeu, notam-
ment l’hippocampe et le cortex frontal,
sont très « immatures » au début de la
vie et tous les cerveaux ne se déve-
loppent pas à la même vitesse. Dès
lors, la fréquence à laquelle un enfant
fait des siestes refléterait son « besoin
cognitif » : s’il dort moins souvent, c’est
parce que son cerveau serait plus effi-
cace dans son fonctionnement, plus
« en avance » que celui des bébés qui
dorment encore beaucoup la journée.
Pour les chercheurs, « un tout-petit
devrait donc toujours être autorisé à
faire la sieste aussi souvent et aussi
longtemps qu’il en a besoin ». £
B. S.-L.
10 DÉCOUVERTES Actualités

SANTÉ

Quand le Covid
fait chuter
la testostérone
F. Sauve et al., eBioMedicine, 2023.

D ouleurs, fatigue, troubles de l’attention et de la

mémoire, tête « dans le brouillard » : les symptômes du virus
SARS-CoV-2 perdurent parfois pendant des mois, voire des
années, après l’infection. Fait moins connu, une proportion non
négligeable des hommes l’ayant contracté présente un taux anor-
malement faible de testostérone. Pourquoi ? Probablement parce
que le virus infecte et détruit les neurones GnRH de l’hypotha-
lamus, qui libèrent l’hormone GnRH (gonadotropin-releasing
hormone), elle-même contrôlant les processus liés à la reproduc-
tion : puberté, acquisition des caractères sexuels secondaires et
fertilité à l’âge adulte.
C’est ce qu’ont découvert les équipes de Waljit Dhillo, profes-
seur à l’Imperial College de Londres, et de Vincent Prévot, direc-
teur de recherche à l’Inserm, qui étudient depuis longtemps ces
neurones à GnRH nichés dans un noyau de l’hypothalamus, au
centre du cerveau, et qui ont eu l’idée de doser les taux sanguins
d’hormones sexuelles, dont de la testostérone, de 60 hommes
âgés de 35 à 82 ans, trois mois et un an après leur première hos-
pitalisation à la suite d’une infection par le SARS-CoV-2. Résultat :
10 % d’entre eux présentaient des chutes de différentes hormones
sexuelles produites par l’activité des neurones GnRH et un tiers,
une concentration de testostérone très faible.
Par ailleurs, plus les variations hormonales étaient élevées,
plus les patients souffraient de troubles cognitifs, notamment
d’attention et de mémoire, et parfois olfactifs, les neurones de
leur épithélium nasal étant infectés par le virus. Les scientifiques
ont ensuite eu accès à quelques cerveaux de personnes décé-
dées du Covid-19 : ils ont observé que les cellules dites « gliales »
de l’hypothalamus, assurant de nombreuses fonctions béné-
fiques pour les neurones, étaient aussi en partie envahies de
virus, ainsi qu’une mort en masse des neurones GnRH.
C’est la première fois que l’on prouve que le Covid peut
infecter un neurone et le tuer, en particulier ceux essentiels à
la reproduction et à de nombreuses facultés cognitives ; les
sujets atteints de Covid long auraient alors plus de risques de
développer des maladies neurodéveloppementales ou neuro-
dégénératives, voire des troubles de la fertilité… Un indice sup-
plémentaire de la nécessité de bien prendre en charge les
patients qui se plaignent de symptômes persistants. £
B. S.-L.

300 %
« Multitasking » : une autre personne en descendant
les marches, que ce soit pour de vrai
gare aux chutes ou au téléphone, tenir un objet
encombrant dans les bras, mais aussi
dans l’escalier ! porter des chaussures à talons hauts :
tout cela est observé plus
fréquemment chez les femmes que d’augmentation
chez les hommes, et contribuerait des faux diagnostics
S elon une étude parue en 2016, à fragiliser leur attention tout en
de TDAH entre 2000
© Carlo Falciola/Shutterstock

les jeunes femmes font 80 % de expliquant pourquoi elles se tiennent

chutes en plus que les jeunes hommes moins à la rampe. On ne le rappellera et 2021
dans les escaliers. Pourquoi ? Une jamais assez : notre cerveau ne peut aux États-Unis
raison vient d’être apportée par une pas faire correctement plusieurs
nouvelle recherche portant sur les choses à la fois. £ S. B.
activités de multitasking. Discuter avec Source : Pediatrics, 2023

N° 159 - Novembre 2023


Un nouveau
syndrome :
la dépression
« post-Capitole »
L ’assaut du Capitole par des groupes de
militants radicaux contestant les résultats
de l’élection présidentielle américaine le
6 janvier 2021 semble avoir laissé des traces
dans les cerveaux des Américains. Une étude sur
la santé mentale des citoyens, menée juste avant
et juste après cette date auprès d’un échantillon
de plus de 8 000 participants représentatif de la
population révèle une hausse brutale des crises
d’anxiété et de dépression. En examinant les
résultats selon deux colonnes, « démocrates »
et « républicains », les chercheurs de l’université
de Californie ont constaté que cette aggravation
était plus prononcée chez les premiers et
s’expliquait – selon eux – par la perception
d’un contexte sociopolitique défavorable
à la recherche d’équité sociale. £ S. B.
L’IA, dernière
étape avant Dieu ?
D ans la nouvelle de science-fiction Answer,
de Fredric Brown (1950), des humains
créent un ordinateur qui sait tout. Ils lui posent
alors la question : « Dieu existe-t-il ? »
Et l’ordinateur répond : « Maintenant, oui. »
Et il devient le maître du monde.
T out récemment, des psychologues ont
fait écouter de la musique religieuse à des
participants de 21 pays différents, ou leur
ont demandé d’écrire quelques lignes sur
ce que leur inspirait l’idée de Dieu. Ensuite, ils
leur ont demandé s’ils feraient plus confiance
© Kateryna Kon/Shutterstock
à un humain qualifié ou à une IA pour choisir
un traitement médical, un morceau de musique
ou pour prendre une décision financière
importante. Dans tous les cas, avoir pensé
à Dieu a augmenté la confiance dans l’IA.
Deus ex machina... £ S. B.
Métastases cérébrales :
il n’y a pas que la taille
qui compte !
A. Sánchez-Aguilera et al., Cancer Cell, 2023.
M
aux de tête,
perturbations du langage, crises
d’épilepsie… Ces troubles appa-
raissent parfois à la suite d’un cancer.
La cause ? Des métastases cérébrales
formées à partir de cellules cancé-
reuses ayant gagné le cerveau par la
circulation sanguine. En grossissant,
ces métastases finiraient par compri-
mer le tissu cérébral et perturberaient
son fonctionnement – une hypothèse
appelée « effet de masse ». Mais de
récents travaux menés par Alberto
Sánchez-Aguilera et ses collègues du
Centre national espagnol de recherche
sur le cancer (CNIO) montrent que les
métastases n’agissent pas par com-
pression. Les cellules cancéreuses
modifient l’activité électrique des neu-
rones en dialoguant directement avec
eux au niveau cellulaire.
Pour parvenir à ce résultat, les
chercheurs ont mesuré l’activité élec-
trique du cerveau de souris porteuses
de métastases : celle-ci différait de
celle de souris saines, au point qu’il
était possible de déterminer si une
souris était porteuse de métastases
uniquement à partir de son activité
cérébrale. Une IA entraînée à faire
N° 159 - Novembre 2023
11
la différence est même parvenue à
identifier le type de tumeur primaire
à partir de l’activité cérébrale de la
souris.
Fait notable : les chercheurs ont
constaté que la taille des métastases
n’avait pas d’influence sur l’activité
neuronale des animaux. L’hypothèse
de l’effet de masse était ainsi invali-
dée. Leur analyse s’est portée sur de
possibles variations dans l’expres-
sion des gènes des cellules cancé-
reuses en lien avec la modification
de l’activité électrique observée.
Eurêka ! Ils ont découvert qu’un gène
appelé EGR1 semblait impliqué. Or il
est réputé jouer un rôle à la fois dans
la plasticité synaptique et dans la
croissance des vaisseaux sanguins
autour des neurones. De quoi influer
sur leur fonctionnement.
Pour prévenir les effets secon-
daires des cancers sur la cognition,
on envisage à présent de cibler l’ex-
pression de ce gène. Quant à l’IA, elle
pourrait aider à détecter les métas-
tases de façon précoce en signalant
des anomalies de l’activité électrique
cérébrale des patients. £
Albane Clavere
12 DÉCOUVERTES Actualités

NEUROSCIENCES

Un cerveau plus
fort en lisant
Y. J. Sun et al., Early-initiated childhood reading
for pleasure, Psychological Medicine, 2023.

«
U ne lecture amusante est aussi utile à la santé
que l’exercice du corps », disait Emmanuel Kant. Et tout au
moins pour la santé de l’esprit, ainsi que pour le bon déve-
loppement du cerveau, les scientifiques modernes ne sont
pas loin de lui donner raison. Des analyses menées auprès de
plus de 10 000 adolescents par une équipe sino-américaine ont
montré que ceux qui lisent pour le plaisir depuis le plus jeune
âge ont de meilleures performances cognitives et également
moins de problèmes de santé mentale.
Parmi les jeunes interrogés, âgés de 9 à 13 ans, environ la
moitié avaient l’habitude de lire en dehors de toute obligation
scolaire depuis au moins trois ans, là où les autres ne le faisaient
que depuis très récemment, ou pas du tout. Or une batterie de
tests a révélé que plus tôt ils avaient acquis l’habitude de lire
pour le plaisir, mieux ils réussissaient à l’école et plus ils obte-
naient des scores élevés à des tests mesurant différents para-
mètres cognitifs, notamment dans les domaines du langage et
de la mémoire – environ douze heures de lecture par semaine
seraient optimales de ce point de vue. Ils rencontraient en outre
moins de problèmes d’attention (incluant des symptômes de
TDAH), de dépression ou d’agressivité. Tous ces bénéfices
étaient indépendants du niveau socioéconomique des parents.
Est-ce la lecture qui rend plus performant intellectuelle-
ment, ou bien l’inverse, à savoir que les enfants naturellement
plus vifs seraient attirés par la lecture ? Pour trancher cette
question, l’équipe a déployé un outil statistique récent appelé
« randomisation mendélienne », qui permet de mieux identifier
l’éventuel lien de causalité entre deux phénomènes. Résultat : la
lecture semble bel et bien avoir une influence sur le développe-
ment cérébral et cognitif des enfants. Notamment, elle favoriserait
le développement de plusieurs régions du cortex impliquées à la
fois dans les performances cognitives et dans la santé mentale,
en particulier les zones frontales. Ces zones apparaissaient ainsi
plus larges chez les jeunes qui avaient l’habitude de lire.
Donnons aux enfants le goût des livres ! Le poids de l’envi-
ronnement compte beaucoup pour développer ce goût, comme
le montre également l’étude : en se focalisant sur un échantillon
de jumeaux (ce qui permet d’évaluer le poids respectif des
gènes et de l’environnement dans un comportement), les cher-
cheurs ont établi que l’entourage et le milieu culturel exercent
une forte influence sur cette appétence. Pour la renforcer, rien
de tel que de proposer des livres illustrés aux enfants dès le
plus jeune âge et d’en discuter avec eux, ce qui promeut à la
fois le langage et le lien. Les guider vers des ouvrages qui cor-
respondent à leurs centres d’intérêt les aidera aussi à rester
motivés par la lecture et à y trouver du plaisir. £
Guillaume Jacquemont

70 ANS
© Evgeny Atamanenko/Shutterstock

L’âge où l’on serait le plus heureux

Source : Psychological Bulletin, 2023

N° 159 - Novembre 2023

 14
PSYCHOLOGIE
L’illusion
du déclin moral
A. M. Mastroianni et D. T. Gilbert, Nature, 2023.
A
vez-vous l’impres-
sion que du temps de votre enfance
les gens étaient plus solidaires, plus
honnêtes ou plus gentils les uns
envers les autres ? Si oui, vous êtes
loin d’être le seul. Deux chercheurs
américains viennent de montrer que
l’impression d’un déclin moral est
aussi omniprésente qu’illusoire.
Leurs analyses regroupent des
enquêtes inédites et une compilation
d’archives, pour un total de 12,4 mil-
lions de personnes interrogées sur
plusieurs décennies et dans près de
60 pays. Or, quand on questionne les
gens sur l’évolution de la moralité
(notamment sur la tendance à se mon-
trer honnêtes et bienveillants les uns
envers les autres), le constat est bien
sombre : partout et en tout temps, la
majorité des sondés ont l’impression
que les valeurs morales déclinent –
d’autant plus qu’ils se situent à droite
de l’échiquier politique.
Toutefois, quand on les interroge
sur l’état de la moralité actuelle
(« Diriez-vous que la plupart du temps,
© Kozlik/Shutterstock
les autres essaient de vous aider, ou
ne pensent-ils qu’à eux ? »), les son-
dés l’estiment à un niveau équivalent
quelle que soit l’année où a été réa-
lisée l’enquête. Nul déclin, donc. Les
Les jeunes
d’aujourd’hui aiment
le luxe ; ils sont mal élevés,
méprisent l’autorité, n’ont
aucun respect pour
leurs ainés et bavardent
au lieu de travailler.
Socrate, Ve siècle avant notre ère
indicateurs objectifs de crimes
extrêmes – meurtres, viols… –
indiquent même que ceux-ci se font
de plus en plus rares à l’échelle de
l’humanité et d’un point de vue stric-
tement comptable.
Comment expliquer ce paradoxe ?
Les chercheurs évoquent deux biais
psychologiques : nous accordons une
importance exagérée aux informations
négatives – qui sont surreprésentées
dans les médias –, d’où l’impression
que la moralité actuelle est basse, et
nous avons tendance à ne retenir que
le positif de nos souvenirs passés
– d’où l’impression que les qualités
morales étaient jadis autrement éle-
vées. L’illusion du déclin serait alors
intimement liée à notre vécu person-
nel, ce qui implique, selon les auteurs
de l’étude, que le basculement devrait
nous sembler contemporain. Et c’est
bien ce qu’ils ont observé. N’ayez
donc aucun regret si vous avez l’im-
pression d’être né à la mauvaise
époque, vous n’aviez de toute façon
aucune chance de tomber sur la
bonne : quel que soit leur âge, notent
les chercheurs, « les participants esti-
maient que le déclin moral avait com-
mencé à peu près au moment où ils
sont apparus sur Terre ». £ G. J.
N° 159 - Novembre 2023
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CERVEAU & PSYCHO
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16
NEUROSCIENCES
Quand les neurones
chantent du Pink Floyd
Des électrodes implantées dans le cerveau
de volontaires écoutant l’album « The Wall »
ont permis de reconstituer la chanson à partir
de la simple activité des neurones.
R endra-t-on un jour l’usage
de la parole à ceux qui l’ont perdue,
en allant lire les mots directement
dans leur cerveau ? Les chercheurs
ont peut-être franchi un cap décisif
dans cette direction, en décodant
pour la première fois l’activité
cérébrale de plusieurs volontaires et
en reconstituant, à partir de ces
informations, le morceau de
musique qu’ils étaient en train
d’écouter.
Pour les besoins de cette nou-
velle étude, publiée le 15 août 2023
dans la revue Plos Biology, l’équipe
du neuroscientifique américain
Robert Knight a rassemblé 29
patients épileptiques qui avaient
des milliers d’électrodes de la taille
d’un timbre-poste implantées à la
surface de leur cerveau – à l’origine
pour suivre leurs crises. Pendant
que les participants écoutaient la
chanson Another Brick in the Wall,
Part 1 (1979), des Pink Floyd, les
électrodes ont capté l’activité élec-
trique de plusieurs régions cérébrales
sensibles à des caractéristiques
comme la tonalité, le rythme ou les
DÉCOUVERTES Focus
LUCY TU
Journaliste au magazine Scientific American.
paroles. À l’aide de procédures d’ap-
prentissage automatique, les cher-
cheurs ont alors recomposé une ver-
sion un peu déformée, mais
reconnaissable, de la chanson.
Les neuroscientifiques tra-
vaillent depuis des décennies à
décoder l’activité cérébrale pour
deviner ce que les gens voient,
entendent ou pensent. En 2012, une
équipe dont faisait partie Robert
Knight a été la première à reconsti-
tuer des mots entendus par des
volontaires, qui avaient eux aussi
« Aujourd’hui,
des électrodes implantées dans le nous sommes
en mesure de
cerveau. D’autres chercheurs ont
depuis utilisé des techniques simi-
laires pour reproduire diverses
images visualisées ou imaginées véritablement
– notamment des visages humains
“fouiller” dans
le cerveau
et des photographies de paysages –,
cette fois à partir de scanners céré-
braux. Mais avec cette nouvelle
étude, Robert Knight et ses collè- pour y déceler
gues ont réussi un exploit inédit :
synthétiser de la musique rien qu’en la source du son »
écoutant le cerveau. « Aujourd’hui, Shailee Jain, neuroscientifique
nous sommes en mesure de vérita- à l’université de Californie
blement “fouiller” dans le cerveau à San Francisco
N° 159 - Novembre 2023

pour y déceler la source du son »,
s’enthousiasme Shailee Jain, neu-
roscientifique à l’université de
Californie à San Francisco, qui n’a
pas participé à l’étude.
POURQUOI PINK FLOYD ?
Pour transformer l’activité céré-
brale en musique, les chercheurs
ont entraîné une intelligence artifi-
cielle à déchiffrer les données cap-
turées par les électrodes pendant
que les participants écoutaient la
chanson du célèbre groupe britan-
nique. Mais pourquoi eux, et plus
particulièrement Another Brick in
the Wall, Part 1 ? « La raison scien-
tifique, que nous mentionnons dans
l’article, est que la chanson est très
sophistiquée. Elle contient des
accords complexes, plusieurs ins-
truments différents et des rythmes
© Photo12/Alamy/Friedrich Stark
variés, ce qui la rend intéressante à
analyser », explique Ludovic Bellier,
neuroscientifique dans l’équipe de
Robert Knight et auteur principal de
l’étude. « Une autre raison, moins
scientifique, est peut-être que nous
adorons Pink Floyd. »
17
L’IA développée par les cher- Pink Floyd en concert lors de sa tournée
cheurs a analysé les schémas d’acti- de promotion de l’album « The Wall »,
au début des années 1980.
vité manifestés par le cerveau en
réponse au profil acoustique de la
chanson, extrayant de ces schémas
les changements de hauteur, de
rythme et de tonalité. Une autre IA
a ensuite rassemblé ces « briques »
pour reproduire les sons entendus
par les patients. Et la musique est
revenue ! Sa mélodie était à peu
ÉCOUTEZ LES
près intacte et ses paroles, bien que NEURONES !
brouillées, étaient discernables si
P
l’on savait quoi écouter.
our comparer la chanson
Les analyses ont aussi révélé
Another Brick in the Wall, Part 1
quelles parties de l’encéphale réa-
à sa version reconstruite à partir
gissaient aux différentes caracté-
des enregistrements neuronaux,
ristiques musicales de la chanson,
rendez-vous sur la version en ligne
notamment au sein du centre céré-
de l’article en scannant le QR code
bral qui traite les stimuli auditifs,
ci-dessous. L’extrait dure
situé dans le gyrus temporal supé-
15 secondes.
rieur – juste derrière et au-dessus
de l’oreille. Les chercheurs ont par
exemple constaté que certaines zones
de ce centre de traitement s’acti-
vaient à l’intervention d’une voix
ou d’un synthétiseur, tandis que
d’autres s’allumaient plutôt lorsqu’un
son durait un certain temps.
N° 159 - Novembre 2023
18
QUAND LES NEURONES CHANTENT DU PINK FLOYD
Bien que ces résultats portent sur
la musique, les scientifiques les jugent
très utiles pour « faire parler » les cer-
veaux. Quelle que soit la langue, la
parole humaine contient diverses
nuances mélodiques, comme le
tempo, l’intonation ou l’accentuation
de telle ou telle syllabe. « Ces élé-
ments, que nous appelons “prosodie”,
sont porteurs d’un sens que nous ne
pouvons pas communiquer unique-
ment avec des mots », explique
Ludovic Bellier. L’espoir étant
d’améliorer les interfaces cerveau-
ordinateur qui enregistrent l’activité
cérébrale pour reconstituer les mots
que l’on voudrait prononcer. La
technologie n’en est qu’à ses balbu-
tiements, mais à terme elle pourrait
se révéler précieuse pour les patients
qui ont perdu l’usage de la parole,
par exemple après un accident vas-
culaire cérébral.
« JE T’AIME COMME UN FOU »
Selon Shailee Jain, les recherches
futures devront déterminer si ces
outils capables de décoder la musi-
que entendue pourront aussi repro-
duire le discours intérieur. « J’ai bon
espoir que ces résultats soient trans-
posables, car des régions cérébrales
similaires sont sollicitées lorsqu’on
imagine un mot et quand on le pro-
nonce physiquement », explique-t-
elle. Si une interface cerveau-ordina-
teur parvenait à recréer le discours
d’une personne en y ajoutant la pro-
sodie et le poids émotionnel inhé-
rents à la musique, elle reconstruirait
bien plus que des mots. « Au lieu de
prononcer “Je – t’aime – comme
– un – fou” d’un ton machinal, vous
pourriez littéralement vous écrier…
“Je t’aime comme un fou !!!” », ex-
plique Robert Knight [et pour les lan-
gues à tons comme le Chinois, cela
peut se révéler crucial pour la com-
préhension même des phrases, ndlr].
Il faudra néanmoins surmonter
plusieurs obstacles. En premier lieu,
le procédé fait intervenir des
mesures électriques réalisées direc-
tement à la surface du cerveau, à
DÉCOUVERTES Focus
Si une interface cerveau-
ordinateur parvenait à recréer
le discours d’une personne
avec la prosodie et le poids
émotionnel inhérents à la
musique, elle reconstruirait
bien plus que des mots.
Bibliographie
L. Bellier et al., Music
can be reconstructed
from human auditory
cortex activity
using nonlinear
decoding models, Plos
Biology, 2023.
A. Parshall, AI can re-
create what you see from
a brain scan, Scientific
American, 2023.
Y. Tchoe et al., Human
brain mapping with
multithousand-
channel PtNRGrids
resolves spatiotemporal
dynamics, Science
Translational
Medicine, 2022.
B. N. Pasley et al.,
Reconstructing
Speech from Human
Auditory Cortex, Plos
Biology, 2012.
N° 159 - Novembre 2023
l’intérieur de la boîte crânienne.
Avec l’amélioration des techniques
d’enregistrement cérébral, il devien-
dra peut-être possible de recueillir
ces données sans implants chirurgi-
caux, par exemple avec des élec-
trodes ultrasensibles fixées sur le
cuir chevelu. Cette dernière techno-
logie est déjà utilisée pour identifier
des lettres que les participants ima-
ginent dans leur tête, mais le pro-
cessus prend environ 20 secondes
par lettre. Il ne transcrit donc que
3 lettres par minute, ce qui est très
éloigné de la vitesse à laquelle on
parle naturellement – environ
1 000 lettres par minute.
Le son reconstitué reste encore
assez brouillé… mais les chercheurs
espèrent le rendre plus net et plus
compréhensible en densifiant le
réseau d’électrodes à la surface du
cerveau. En 2022, une équipe de
l’université de Californie à San Diego
a mis au point une grille d’électrodes
très resserrées qui mesure les
signaux cérébraux avec une résolu-
tion 100 fois supérieure à celle des
appareils actuels. « Aujourd’hui, nous
avons reconstitué une chanson,
résume Robert Knight. Demain, nous
pourrons peut-être reconstituer
l’intégralité de l’album « The Wall ». £
20

© DZ Lab/iStock

N° 159 - Novembre 2023

 DÉCOUVERTES Pathologies
Takotsubo
Quand le cerveau
vous brise le cœur
J
eune médecin dans un service hos-
pitalier traitant les accidents vascu-
laires cérébraux (AVC), je me suis
un jour occupé d’une patiente âgée
de 82 ans un peu particulière… Elle était arrivée
aux urgences quelques heures auparavant après
s’être soudainement retrouvée paralysée d’une
moitié du corps et dans l’incapacité de faire des
phrases : deux troubles typiques d’une attaque
cérébrale. Nous lui avons alors administré des
médicaments qui dissolvent les caillots sanguins
et ses symptômes se sont un peu résorbés.
Mais peu après m’est parvenu un appel du
laboratoire d’analyse biologique : dans le sang
de la patiente, on venait de détecter un taux
élevé de troponine, une enzyme cardiaque. Or
il s’agit en général d’un signe de crise cardiaque :
son cœur allait-il aussi mal, alors qu’elle ne s’en
plaignait pas ? J’ai jeté un coup d’œil à l’électro-
cardiogramme (ECG) et j’ai remarqué des ano-
malies qui surviennent souvent en cas de
troubles de l’irrigation sanguine du cœur. J’ai
alors demandé une nouvelle analyse de sang : sa
troponine avait encore augmenté !
21
Par Jan Scheitz, neurologue et professeur de recherche clinique
à l’hôpital universitaire de la Charité, à Berlin.
Un stress intense, comme une rupture amoureuse,
et votre cœur lâche : ce syndrome dit « du cœur
brisé » est une véritable pathologie nommée
« cardiomyopathie takotsubo ». Et elle serait
due à une défaillance du cerveau…
Peu de temps après, l’état de ma patiente s’est
EN BREF
rapidement dégradé. Nous avons alors effectué
£ À la suite d’un une échographie de son cœur, qui a révélé deux
stress psychologique
ou physique, choses : la capacité de pompage de l’organe était
une « cardiomyopathie faible et certaines parties de sa paroi avaient
takotsubo » se déclenche perdu leur mobilité naturelle. Nous avons donc
parfois. décidé de procéder à un « cathétérisme car-
diaque » : cet examen peu invasif et non doulou-
£ La partie gauche
du cœur se dilate alors reux, réalisé sous anesthésie locale, consiste à
comme un takotsubo, introduire un mince tube flexible équipé d’appa-
un piège à calamars reils de mesure dans une veine (du poignet, par
japonais. Il en résulte exemple) pour l’acheminer jusqu’au cœur et
une insuffisance
cardiaque proche observer ainsi le système cardiaque.
de celle d’un infarctus
du myocarde. UN CŒUR EN FORME DE CRUCHE
Surprise : les artères coronaires de ma
£ Le système nerveux patiente, qui irriguent le muscle cardiaque, sem-
autonome reliant
le cerveau au cœur blaient parfaitement saines. Un infarctus du myo-
et l’axe du stress carde « classique » était ainsi exclu. Qu’arrivait-il
joueraient un rôle donc à son cœur ? Grâce au cathéter, nous avons
important dans cette vu que la pointe du muscle cardiaque était défor-
pathologie, ce qui
laisse entrevoir mée, ressemblant à un ballon, et que sa mobilité
de nouvelles thérapies était très réduite. Comme si le cœur était para-
plus spécifiques. lysé… ou brisé ! Le diagnostic devenait donc
N° 159 - Novembre 2023
22 DÉCOUVERTES Pathologies
TAKOTSUBO : QUAND LE CERVEAU VOUS BRISE LE CŒUR

Gyrus
cingulaire
antérieur
Thalamus
Cortex
préfrontal
médian

Hypothalamus

Amygdale

Hippocampe

Insula Tronc cérébral

Moelle
Système épinière

Le rythme parasympathique
cardiaque diminue
La tension artérielle
diminue Système
sympathique
Cœur Le rythme cardiaque
augmente
La tension artérielle
augmente

Le rythme
Libération de catécholamines
cardiaque diminue Système
Glande surrénale sympathique
La tension artérielle
diminue

CŒUR ET CERVEAU SONT LIÉS

Artère principale
Rein
L e système nerveux central autonome comprend de nombreuses régions cérébrales
(voir ci-dessus) qui, ensemble, contrôlent diverses fonctions corporelles
involontaires et inconscientes, comme le rythme et la fréquence cardiaques.
Pour ce faire, selon les besoins, deux réseaux parallèles de ce système sont mis
en jeu : le système nerveux sympathique qui stimule la fonction cardiaque,
et le parasympatique, qui l’atténue. Mais le système autonome intervient aussi
dans l’axe du stress en étant lié aux glandes surrénales et aux hormones de stress
qu’elles sécrètent : les catécholamines.
Ainsi, dans la cardiomyopathie takotsubo, deux régions cérébrales du système
nerveux autonome seraient hyperactives : l’amygdale et l’insula. S’y ajouterait
l’effet d’un stress psychique ou physique, provoquant la libération des hormones
de stress, d’où une activation du système nerveux autonome, puis une augmentation
© Yousun Koh

du rythme cardiaque et de la pression artérielle.

N° 159 - Novembre 2023


clair : ma patiente souffrait d’une cardiomyopa-
thie takotsubo (CT), encore nommée « syndrome
du cœur brisé ». Nous lui avons donc administré
d’autres médicaments pour traiter l’insuffisance
cardiaque. Au bout de trois jours, la capacité de
pompage de son cœur a augmenté progressive-
ment. Et une semaine plus tard, lors d’une nou-
velle échographie, nous avons constaté que l’or-
gane était redevenu parfaitement normal. Ma
patiente se portait bien mieux.
C’est en 1990 que des chercheurs réunis
autour de Hikaru Sato, de l’hôpital Hiroshima
City, au Japon, ont pour la première fois décrit
la CT. Le mot « takotsubo » vient du japonais
tsubo, qui désigne une cruche en terre cuite à
fond évasé et au col étroit, et tako, qui signifie
calamar. Le takotsubo, au Japon, est donc un
piège traditionnel à calamars. Ce nom a été
donné à la cardiomyopathie car, en voyant pour
la première fois un cœur atteint de cette patho-
logie, les chercheurs ont trouvé que le muscle
malade, avec son extrémité élargie, ressemblait
à un tel récipient (voir l’encadré page 26).
Dans le monde, la maladie est plutôt connue
sous le nom de « syndrome du cœur brisé » : elle
est souvent précédée d’une émotion forte,
comme une rupture amoureuse ou un décès.
Mais des évolutions symptomatiques comme
celle de ma patiente, où la CT se produit à la
suite d’un AVC, ne sont pas rares non plus…
Peut-être parce que de plus en plus d’études
scientifiques révèlent que le syndrome tako­
tsubo est dû à un dysfonctionnement des liens
entre le cœur et le cerveau.
ON CROIT D’ABORD
À UNE CRISE CARDIAQUE…
Comment le syndrome takotsubo se mani-
feste-t-il, et peut-on le distinguer d’une crise
cardiaque ? Tout ce que l’on sait sur cette cardio-
myopathie provient de grands recueils médicaux
de cas, comme le Registre international takot-
subo (InterTak Registry) ou le Registre germano-
italien takotsubo. Les symptômes les plus fré-
quents sont : douleurs et oppression dans la
région thoracique, suivies de problèmes respira-
toires et de palpitations cardiaques. Presque
ceux d’un infarctus du myocarde, d’où la diffi-
culté de les distinguer à partir des seuls signes
cliniques – tout comme cela a été le cas avec ma
première patiente atteinte de ce syndrome.
Selon de récentes enquêtes, environ 3 % des
personnes chez qui on soupçonne d’abord un
infarctus du myocarde souffrent en réalité
d’une CT. Cette proportion est plus élevée chez
les femmes – près de 5 % – , certainement parce
23
que environ 90 % des personnes concernées sont
des femmes (voir l’encadré page 25). Et 80 % des
patients ont plus de 50 ans, l’âge moyen d’appa-
rition du syndrome étant de 68 ans.
UN MUSCLE FIGÉ
En 2008, des collègues de la Mayo Clinic, à
Rochester, aux États-Unis, ont établi divers cri-
tères, autres que les signes cliniques, pour facili-
ter le diagnostic. Nous les appliquons encore
aujourd’hui sous une forme adaptée à la pratique
médicale. Ainsi, l’une des principales caractéris-
tiques de la CT est que la mobilité du muscle car-
diaque est temporairement limitée à certains
endroits, en particulier à sa pointe.
Parfois, des cardiologues expérimentés réus-
sissent à poser le diagnostic rien qu’en observant
les mouvements du muscle cardiaque à l’échogra-
phie, ou en détectant des anomalies bien parti-
culières à l’ECG, voire une augmentation des taux
sanguins de certaines enzymes cardiaques. Mais
ces situations sont rares et un examen IRM du
90 %
environ des personnes atteintes de
cardiomyopathie takotsubo sont des femmes ;
l’âge moyen d’apparition est de 68 ans.
cœur est en général utile pour établir le diagnos-
tic, même s’il n’est pas toujours aisé d’en prati-
quer un rapidement.
L’autre possibilité est de placer un cathété-
risme cardiaque du même type que celui que j’ai
administré à ma patiente. Principal avantage :
exclure l’hypothèse d’un infarctus du myocarde.
Si l’une des artères coronaires était bouchée, il
faudrait rapidement pratiquer une intervention
spéciale : le cardiologue poserait ce qu’on appelle
un « stent » dans le vaisseau, pour le rouvrir.
Au début d’une CT, le cœur propulse une
quantité de sang beaucoup plus faible à travers
les artères. Ensuite, cette capacité de pompage se
normalise en général en quelques jours. Les cher-
cheurs et médecins ont donc longtemps considéré
ce syndrome comme bénin ; mais depuis quelques
années, il a été montré que le pronostic vital d’un
patient atteint de CT est du même ordre que celui
N° 159 - Novembre 2023
24 DÉCOUVERTES Pathologies
TAKOTSUBO : QUAND LE CERVEAU VOUS BRISE LE CŒUR
d’une personne ayant subi un infarctus du myo-
carde : 5 à 6 % des sujets meurent dans l’année
qui suit, dont 4 % au début de la thérapie délivrée
à l’hôpital. De plus, 10 % des malades déve-
loppent des troubles cardiovasculaires notables
et, chez 25 %, le syndrome est considéré comme
grave : ils souffrent ensuite de complications, par
exemple d’arythmie, et doivent être maintenus
en soins intensifs.
LE RÔLE DES HORMONES DU STRESS
Qu’est-ce qui provoque une CT ? Sans
connaître les détails, diverses hypothèses se
dessinent. Une sécrétion excessive de molécules
catécholamines – comme l’adrénaline, la nora-
drénaline et l’isoprénaline – semble jouer un
rôle décisif. Ces messagers chimiques, qui
agissent soit comme des hormones, à distance,
soit comme des neurotransmetteurs, augmen-
tent la fréquence cardiaque et la pression arté-
rielle à la suite d’une réaction de stress – on
parle d’« hormones de stress ».
En 2005, en suivant des patients ayant souf-
fert d’une CT après un choc émotionnel, des
cardiologues de l’université Johns-Hopkins ont
ainsi montré que, par comparaison avec des per-
sonnes ayant subi un infarctus du myocarde,
leur sang contenait des taux très élevés de caté-
cholamines, et ce jusqu’à neuf jours après le
début des symptômes.
Par ailleurs, l’équipe américaine a analysé
leurs cellules musculaires par biopsie car-
diaque. Verdict : ces cellules avaient absorbé
trop de calcium, un des ions qui participe à leur
contraction. De ce fait, elles étaient restées
contractées, comme figées et immobiles, entraî-
nant l’insuffisance cardiaque des patients.
Toutefois, si certaines d’entre elles mouraient
ensuite, beaucoup se rétablissaient. En outre,
les chercheurs américains ont mis en évidence
une réaction inflammatoire autour de ces cel-
lules cardiaques : des expériences antérieures
avaient déjà révélé un tel phénomène quand on
stimulait des cellules musculaires du cœur avec
des catécholamines. Ce qui renforce l’idée du
rôle important de ces hormones du stress dans
le déclenchement d’une CT.
Est-ce la raison pour laquelle le syndrome
survient en général après un événement émo-
tionnellement intense ? En fait, seulement envi-
ron un tiers des patients a vécu un stress émo-
tionnel peu de temps avant le déclenchement
de leur CT. Une part plus importante d’entre eux
a plutôt subi un « stress » physique, comme un
AVC ou une maladie pulmonaire. Et pour le
reste des personnes atteintes – moins d’un
tiers –, on ne sait pas exactement quels sont les
facteurs déclenchants – peut-être parce que les
données sont en partie collectées ultérieure-
ment, à partir des dossiers médicaux, bien après
l’apparition du trouble cardiaque. On a toutefois
pu établir que la mortalité, dans la phase aiguë
du syndrome, est de 1 % pour les personnes
ayant vécu une émotion intense, mais de
presque 8 % pour les patients ayant connu une
atteinte physique.
En analysant le Registre international tako-
tsubo, l’équipe de Christian Templin, du Centre
Le syndrome takotsubo
survient souvent après un
événement chargé en émotions
ou à la suite d’une maladie
grave, comme un AVC ou
une insuffisance respiratoire.
universitaire de cardiologie de Zurich, a mis en
évidence plusieurs facteurs de risque de la CT.
Par exemple, des troubles neurologiques et psy-
chiatriques : 30 à 35 % des patients souffraient
déjà d’une maladie neuropsychiatrique. Bien
plus que chez les individus atteints d’un infarc-
tus du myocarde ! Et les troubles anxieux et
affectifs, comme les dépressions, étaient les
plus représentés.
EN CAUSE : STRESS, DOULEUR
ET MALADIE MENTALE
Mais il y a aussi, effectivement, le fait d’avoir
vécu un événement ponctuel stressant, comme
on le sait depuis la description du premier cas
de CT. Et en y regardant de plus près, les histoires
se ressemblent. Souvent, les patients ont connu
une situation inattendue et extrêmement éprou-
vante sur le plan émotionnel : la perte d’un être
cher – ce qui n’est pas étranger au nom de « syn-
drome du cœur brisé » –, mais aussi une angoisse
N° 159 - Novembre 2023
 25

LES FEMMES, PARTICULIÈREMENT EXPOSÉES

L a raison pour laquelle les femmes

développent beaucoup plus souvent
une cardiomyopathie takotsubo (CT)
que les hommes fait l’objet d’un vif débat
parmi les scientifiques. Étant donné
que la plupart des personnes atteintes
ont souvent déjà passé l’étape
de la ménopause, certains spécialistes
supposent que le manque d’œstrogènes
jouerait un rôle dans le déclenchement
de la maladie.
En effet, après la ménopause,
la densité, sur le cœur, des récepteurs
catécholaminergiques, sur lesquels
se fixent les hormones de stress
du même nom, augmente, et ces derniers
deviennent plus actifs. Parallèlement,
des études scientifiques ont montré
que les œstrogènes protègent
les cellules du muscle cardiaque contre
les effets nocifs de ces hormones
de stress. Cependant, il existe jusqu’à
présent peu de données convaincantes
montrant que les taux d’œstrogènes
diffèrent de façon significative chez
les patientes atteintes d’une CT et chez
celles en bonne santé. De même, des
preuves solides des effets protecteurs
des hormones de substitution font
encore défaut…
Par ailleurs, la façon dont le cœur réagit
au stress et à l’effort change aussi après
la ménopause. Le système nerveux
sympathique – c’est-à-dire la branche
du système nerveux autonome qui
augmente l’activité cardiaque – devient
plus « influent » qu’avant cette période.
De même, d’autres régions du système
nerveux autonome fonctionnent
différemment. Par exemple, l’activité
de l’amygdale, impliquée notamment
dans les réactions de peur et de stress,
diminue avec l’âge chez les hommes,
mais pas chez les femmes…
Source : A. Rossi et al., Heart-brain interactions in cardiac
and brain diseases : Why sex matters, European Heart
Journal, 2022.

intense, parfois existentielle, quand ce ne sont
pas des conflits familiaux ou professionnels
graves. Toutefois, de fortes émotions positives
déclenchent aussi parfois un syndrome tako-
tsubo. Par exemple, une fête d’anniversaire sur-
prise ou le gain d’un gros lot aux jeux d’argent !
Parmi les déclencheurs physiques, les mala-
dies graves, douloureuses ou anxiogènes, qu’il
s’agisse de détresse respiratoire aiguë ou de
maladies cérébrales, dominent. Avec des collè-
gues, nous avons aussi examiné le registre
InterTak à la loupe et montré qu’un patient sur
quatorze avait, le plus souvent, présenté une
maladie neurologique aiguë moins de deux jours
avant l’insuffisance cardiaque. Il s’agissait d’un
infarctus cérébral, d’une hémorragie cérébrale ou
© brizmaker/Shutterstock
fois plus élevée. De plus, l’insuffisance cardiaque
qui en résulte est souvent plus importante chez
ces individus : la capacité de pompage est plus
faible et davantage d’enzymes cardiaques sont
détectables dans le sang. De sorte que les mala-
dies cérébrales sont probablement des déclen-
cheurs de la CT plus importants qu’un événe-
ment stressant.
TÊTE ET CŒUR INTERAGISSENT
Et pour cause : tête et cœur agissent de
concert. Ils sont étroitement liés par le système
nerveux dit « autonome ». Ce dernier permet à
notre corps d’adapter rapidement, sans qu’on en
ait conscience, le débit cardiaque à un change-
ment de besoin, par exemple parce que l’on pra-

d’une crise d’épilepsie.
Ces patients diffèrent d’ailleurs de ceux qui
n’ont pas souffert d’une maladie neurologique :
ils sont en moyenne plus jeunes d’environ quatre
ans et la proportion d’hommes (18 %) est deux
tique une activité physique intense ou que l’on
est soudainement confronté à une menace et que
l’on doit s’enfuir vite. Ce système autonome est
donc aussi impliqué dans l’« axe du stress » de
l’organisme, qui s’active en réaction à un stress

N° 159 - Novembre 2023

26 DÉCOUVERTES Pathologies
TAKOTSUBO : QUAND LE CERVEAU VOUS BRISE LE CŒUR

physique ou psychique (voir l’encadré page 22). Bibliographie

En effet, il reçoit des signaux du corps, comme
des hormones de stress, et du monde extérieur,
puis les compare aux expériences émotionnelles
V. L. Cammann et al.,
Clinical correlates
TAKOTSUBO :
afin d’ajuster ensuite, avec précision, l’activité and prognostic impact LE CŒUR EN
FORME DE CRUCHE
cardiaque, par le biais de ses deux « branches » : of neurologic disorders
le système nerveux sympathique, qui augmente in Takotsubo syndrome,
la fonction cardiaque, et le système nerveux Scientific Reports, 2021.

D
parasympathique, qui la diminue. Et il semble- A. Radfar et al.,
Stress-associated ans un cœur sain, le ventricule gauche
rait que deux régions cérébrales du système ner-
neurobiological activity a une forme de cône. Dans la cardiomyopathie
veux autonome soient particulièrement impli-
associates with the takotsubo, qui survient à la suite d’un stress
quées dans le déclenchement de la CT : il s’agit risk for and timing of psychique, comme une émotion intense, ou cérébral,
de l’insula et de l’amygdale. subsequent Takotsubo comme un AVC, il est déformé et rond comme
C’est ce qu’a révélé, en 2018, l’équipe de syndrome, European un ballon. Il ressemble ainsi à un takotsubo,
Christian Templin, à Zurich. Ces chercheurs ont Heart Journal, 2021.
à savoir une cruche utilisée comme piège à calamars
en effet mesuré, par imagerie cérébrale, l’épais- T. Hiestand et al., par les pêcheurs japonais.
seur du cortex et la surface de différentes régions Takotsubo syndrome
du cerveau de 20 femmes atteintes d’une CT et associated with
de 39 autres du même âge en bonne santé. structural brain
Résultat : l’insula et l’amygdale des premières alterations of the limbic
system, JACC, 2018.
contenaient moins de substance grise – de neu-
rones – que celles des secondes ! Une autre étude J. F. Scheitz et al.,
a même révélé que ces régions du système ner- Stroke-heart syndrome :
Clinical presentation
veux autonome étaient moins « connectées » entre and underlying
elles chez les malades… mechanisms, Lancet
L’insula est une région centrale du cortex Neurology, 2018.
impliquée notamment dans l’intéroception, c’est- J. R. Ghadri et al., Qui plus est, lors d’un AVC ischémique – qui
à-dire la perception des signaux provenant du A novel clinical score survient lorsque le flux sanguin s’arrête dans une
corps. Son activité est liée à la faculté de ressentir (InterTAK Diagnostic partie du cerveau –, l’insula est souvent endom-
les battements de son propre cœur. Elle se com- Score) to differentiate magée, car elle se situe dans un pli profond du
pose de plusieurs aires prenant en charge diverses takotsubo syndrome cortex cérébral, où passent d’importants vais-
fonctions. Ainsi, sa partie postérieure est activée from acute coronary seaux sanguins. Si une CT survient après un
syndrome : Results infarctus cérébral, c’est généralement cette aire
par des stimuli comme le froid ou la douleur. Sa
from the International
partie antérieure évalue ces stimuli sur le plan Takotsubo Registry, qui est touchée. Les patients victimes d’un AVC
émotionnel et les associe, par exemple, à un sen- European Journal dans cette région risquent en outre particulière-
timent de malaise ou de peur. De plus, l’insula of Heart Failure, 2017. ment de subir ensuite des lésions du cœur et des
contribue au contrôle des processus végétatifs et troubles du rythme cardiaque.
agit ainsi sur le système cardiovasculaire.

INSULA ET AMYGDALE HYPERACTIVES

L’insula est étroitement connectée à d’autres
régions cérébrales, dont le gyrus cingulaire anté-
rieur, le cortex préfrontal médian, l’amygdale et
l’hypothalamus. Ce réseau influe sur la façon
dont le cœur réagit aux émotions anxiogènes. Il
provoque notamment une élévation de la sécré-
tion d’hormones de stress par les glandes surré-

Le stress et les émotions

nales, ce qui active l’axe du stress et le système
nerveux autonome : la fréquence cardiaque aug-
mente alors et les vaisseaux sanguins se rétré-
cissent. Résultat : une pression artérielle plus influent sur le pouls
importante et un pouls plus rapide. Lors de cer-
taines opérations chirurgicales, des médecins
et la tension artérielle
ont pu stimuler l’insula de leurs patients et mon- via le système nerveux
autonome et l’axe du stress.
trer que cela entraîne une forte augmentation de
la fréquence cardiaque.

N° 159 - Novembre 2023


Cœur sain Stress cérébral
Outre l’insula, l’amygdale joue aussi un rôle
© Yousun Koh, nach akashi, y.j. et al. : epidemiology and pathophysiology of takotsubo syndrome. Nature reviews cardiology 12, 2015, fig. 2
important dans la CT. Ce petit noyau cérébral
contribue entre autres à l’apprentissage des émo-
tions et à l’émergence d’émotions négatives
intenses, comme la peur et la colère. En 2021,
l’équipe d’Ahmad Tawakol, de l’école de médecine
Harvard, à Boston, a analysé une grande base de
données contenant les dossiers de patients ayant
dû subir un examen de médecine nucléaire sur
l’ensemble du corps. Cette technique consiste à
leur administrer un produit de contraste radio-
actif, puis à observer sa répartition grâce à des
scanners, afin d’évaluer l’activité métabolique de
différents organes. Certains des sujets étudiés ont
développé une CT au cours des deux ans et demi
de suivi, de sorte que les chercheurs ont pu mon-
trer que ces patients avaient au préalable, sur les
clichés, une amygdale bien plus active que celle
des personnes n’ayant pas souffert de CT. Et plus
l’amygdale était « allumée », plus la défaillance
cardiaque se produisait tôt.
Une activation prolongée de cette aire céré-
brale semble donc favoriser la CT. Un stress
intense, comme celui vécu lors d’un décès, est
capable de provoquer cette stimulation. Mais de
nombreuses études scientifiques ont aussi mis en
évidence une activation excessive de l’amygdale
chez les personnes souffrant de troubles anxieux,
lorsqu’elles sont confrontées à un stimulus anxio-
gène, même peu stressant. Et l’on sait que les
27
Cœur takotsubo
Takotsubo
(cruche japonaise)
Stress
psychique
patients atteints d’une CT présentent plus souvent
de tels troubles anxieux et affectifs, trois à quatre
fois plus que les personnes ayant subi un infarctus
du myocarde. De nombreux indices suggèrent
donc que le système nerveux autonome est altéré
ou endommagé en cas de CT.
RÉPARER LE SYSTÈME
NERVEUX AUTONOME ?
Depuis que j’ai rencontré ma première patiente
atteinte d’un syndrome takotsubo, on en sait donc
beaucoup plus sur la maladie, dont les consé-
quences en matière d’insuffisance cardiaque ne
sont plus prises à la légère. Mais on manque tou-
jours d’approches thérapeutiques spécifiques.
Ainsi, le traitement de la CT ressemble beaucoup
à celui d’une insuffisance cardiaque aiguë.
Seules quelques études scientifiques de taille
modeste, portant sur de nouvelles substances
actives, ont été réalisées. Certains spécialistes
testent, par exemple, l’adénosine, une molécule
qui bloque la sécrétion de noradrénaline et agit
donc sur l’axe du stress et le système nerveux
autonome. Mais on ne sait pas encore si c’est effi-
cace, ni à quel point. Il est ainsi nécessaire que
les neurologues, les cardiologues et les psy-
chiatres poursuivent leurs recherches ensemble
pour en savoir encore davantage sur cette cardio-
myopathie, son origine, et pour déterminer le
meilleur traitement à mettre en œuvre… £
N° 159 - Novembre 2023
28

Un ver de 8 cm
dans le cerveau
Par Lars Fischer, journaliste scientifique
à la revue Spektrum der Wissenschaft.

Stupeur dans un hôpital australien : des médecins

ont extrait un long ver rouge pâle du cerveau
d’une femme. Un parasite qui loge normalement
dans l’organisme d’un python…

C omment est-il arrivé là ?

Normalement, ces vers infestent les pythons et
séjournent dans leur organisme. Comme le rap-
porte l’équipe de Sanjaya Senanayake, de l’uni-
versité nationale australienne de Canberra, il
s’agit du premier cas connu d’infection de
EN BREF
£ Une patiente de 64 ans
est hospitalisée pour des
douleurs abdominales,
des diarrhées, de la toux
et des problèmes
neurologiques.
Les œufs, excrétés par le ver adulte, se
dispersent dans la nature par les excréments du
serpent. Les petits marsupiaux, les rongeurs ou
même les koalas ingèrent les œufs, et les larves
L3 se développent dans leur corps. Ce n’est que
lorsqu’un python dévore l’hôte intermédiaire (le
l’homme par cet ascaris typique des serpents. koala, le marsupial ou le rongeur, donc) que le
Toutefois, si l’on y regarde de plus près, £ L’IRM fait apparaître parasite entre de nouveau dans un serpent sous
Ophidascaris robertsi n’est pas strictement une lésion dans son lobe forme larvaire, s’y développe, devient adulte et
réservé aux serpents. Ce que les médecins ont frontal. commence à son tour à pondre des œufs. Le cycle
trouvé dans la tête de leur patiente n’est que le £ Une biopsie permet de est alors accompli.
troisième stade larvaire (appelé « stade L3 ») du retirer un ver de 8 cm de
ver. Or ce stade s’attaque généralement aux son cerveau. Le parasite PYTHONS, KOALAS ET PETITS RONGEURS
© Cerveau & Psycho

mammifères. L’ascaris a en effet un cycle de vie
qu’on qualifie d’indirect, ce qui signifie qu’il a
besoin de passer par plusieurs espèces hôtes
pour se développer.
y est entré sous forme de
larve en profitant d’un
affaiblissement de son
système immunitaire.
Ce n’est donc pas un parasite de serpent qui
s’est logé dans la tête de la femme, mais une larve
spécialisée dans l’infection des mammifères. Les
scientifiques écrivent dans leur rapport publié

N° 159 - Novembre 2023

 DÉCOUVERTES Médecine
A B
L’Australienne a
probablement été infectée
par des œufs de ce parasite
en consommant des
épinards néo-zélandais.
dans la revue Emerging Infectious Diseases que la
femme a probablement été infectée par les œufs
en consommant des épinards néo-zélandais, un
légume qui y pousse à l’état sauvage.
L’Australienne a été hospitalisée pour la pre-
© Hossain, M. et al., Human neural larva migrans caused
by Ophidascaris robertsi ascarid, Emerging Infectious
mière fois en janvier 2022 en raison de douleurs
abdominales et de diarrhées, et a par la suite
développé une forte toux. Des examens ont fait
apparaître des dommages aux poumons et au foie
ainsi qu’un afflux massif de cellules immunitaires
dans le tissu pulmonaire. Ces deux phénomènes
Diseases, vol. 29, 2023, fig. 2
étaient probablement dus aux larves de vers qui
se répandaient dans son corps.
S’ensuivirent des problèmes neurologiques à
proprement parler : pendant trois mois, la
patiente s’est plainte de troubles de la mémoire
et de dépression. Finalement, ayant décidé de lui
C La lésion observée
Bibliographie
M. E. Hossain et al.,
Human neural larva
migrans caused by
Ophidascaris robertsi
ascarid, Emerging
Infectious Diseases, 2023.
N° 159 - Novembre 2023
29
dans le lobe frontal
du cerveau de la
patiente (A) était due
à la présence d’un ver
parasite (B, C) qui s’était
développé à partir
d’une larve du parasite
Ophidascaris robertsi.
faire passer un scanner cérébral, les médecins ont
découvert une zone anormale d’environ 1,5 cen-
timètre de long et 1 centimètre de large, située
juste derrière le front. Finalement, en effectuant
une biopsie, ils ont déniché le ver rouge pâle,
mesurant 8 centimètres de long.
LE CERVEAU SANS DÉFENSE
Une fois celui-ci retiré, et la patiente traitée
au moyen de médicaments contre d’éventuelles
autres larves, les symptômes ont disparu.
Comment un ver a-t-il pu se développer dans le
cerveau, a priori protégé des infections
diverses ? Il se peut que le traitement initial de
l’inflammation des poumons, entraînant une
suppression des défenses immunitaires, ait per-
mis aux larves de pénétrer dans le cerveau et
de s’y développer.
Un tel cas n’est pas aussi inhabituel qu’il pour-
rait paraître à première vue. Des symptômes
similaires, appelés larva migrans, sont également
connus chez l’ascaris humain, qui infecte environ
un cinquième de la population mondiale (cette
maladie se traduit par des vers infestant diffé-
rents organes, et provoquant des troubles de la
vision, de l’asthme, une pneumopathie ou des
éruptions cutanées). Une large variété de vers
parasites est susceptible de pénétrer dans le sys-
tème nerveux central de l’être humain et d’y
déclencher des symptômes neurologiques. C’est
le cas par exemple de l’ascaris du raton laveur
Baylisascaris procyonis, également répandu en
Europe, qui provoque parfois une méningite très
grave, voire mortelle. Il est cependant rarissime
qu’il infecte l’homme. £
30
©Vikks/Shutterstock

N° 159 - Novembre 2023

 DÉCOUVERTES Neurosciences 31

Peut-on entendre
le silence ?
Par Shayla Love, journaliste à la revue Scientific American.

Dans le calme parfait de l’immensité, un « son »

se fait entendre. Celui du silence. Comment notre
cerveau le produit-il ? De nouvelles découvertes
lèvent le voile sur ce mystère.

D ans une salle de concert

près de Woodstock, dans l’État de New York,
en août 1952, le pianiste David Tudor a joué
le morceau en trois mouvements intitulé
4′33″, du compositeur John Cage. Son exé-
cution, soyons honnêtes, ne nécessitait pas
de la part de l’interprète d’énormes sauts de
la main droite. La plupart des gens pouvaient
jouer cette pièce avec la même habileté.
David Tudor a réglé un chronomètre sur
33 secondes et s’est assis devant le piano sans
poser les doigts sur les touches. Il a ouvert et
refermé le couvercle avant de s’asseoir pen-
dant encore 2 minutes et 40 secondes, puis a
recommencé pour un dernier intervalle de 1
minute et 20 secondes. Il a ensuite salué le
public et quitté la scène.
Comme l’a dit l’auteur de la pièce, John
Cage, 4'33" était une « œuvre silencieuse ». À
travers elle, le but du compositeur était
d’amener les spectateurs à écouter les autres
sons environnants. « Il n’existe pas d’espace ou
de temps vide, dira-t-il plus tard. Il y a toujours
quelque chose à voir, quelque chose à
entendre. En fait, nous avons beau essayer de
faire le silence, nous n’y parvenons pas. »
EN BREF
£ L’impression
d’entendre le silence
n’est pas une illusion.
£ De récentes
expériences ont montré
que notre cerveau le
perçoit comme un son,
et non comme une
absence de stimulation.
£ Écouter le silence
serait donc possible,
et apporterait une foule
de bienfaits.
Habituellement, nous concevons le fait
d’écouter comme l’action de percevoir un bruit
quelconque, une chanson, la voix d’un ami ou
encore le klaxon d’une voiture. Mais ces sons
sont inévitablement ponctués de pauses
silencieuses marquées par l’absence d’ondes
acoustiques. Le silence fait partie intégrante
de notre expérience quotidienne : une pause
gênante dans une conversation, le bref instant
qui suit un coup de tonnerre, le moment qui
sépare la dernière note d’un morceau de
musique du début des applaudissements du
public. L’expression « silence assourdissant »
reflète bien cette sensation que l’on a parfois
de sentir activement l’absence de son.
Mais qu’est-ce qui, en nous, « entend » le
silence ? Cette idée semble aussi dépourvue de
sens qu’un koan, un poème zen conçu comme
un défi à la logique, comportant des phrases
paradoxales telles que : « Quel est le bruit
d’une seule main qui applaudit ? » Ici, le défi
se résume à un questionnement : le cerveau
« entend-il » réellement le silence comme un
signal traité par son système auditif, ainsi
qu’il le fait pour un klaxon de voiture, ou
décide-t-il qu’il existe des plages de vide

N° 159 - Novembre 2023

32 DÉCOUVERTES Neurosciences
PEUT-ON ENTENDRE LE SILENCE ?
Dans l’œuvre 4'33", de John Cage, un interprète
reste face à son piano pendant 4 minutes
et 33 secondes, sans jouer. Histoire
de nous faire écouter le silence.
sonore, des intervalles qu’il mesure en plaçant
des balises temporelles entre la fin d’un son et le
début d’un autre ?
Une étude publiée le 10 juillet dernier dans la
revue PNAS a apporté une réponse à cette inter-
rogation. Dans cette expérience, un groupe de
chercheurs interdisciplinaires de l’université
Johns-Hopkins a montré que notre cerveau
perçoit activement le silence de la même manière
qu’il entend le son.
ENTENDRE : PLUS QU’UNE AFFAIRE DE SON ?
L’énigme à laquelle le groupe s’est attaqué
concerne plus généralement la question du fonc-
tionnement de nos sens – et de ce qui se passe en
son absence –, un sujet qui préoccupe depuis
longtemps les philosophes et les psychologues. La
vision capte la lumière qui atteint nos yeux, le
toucher ressent le contact avec notre peau, l’ouïe
détecte le son. Tout cela semble évident. Mais
peut-être ne l’est-ce pas.
« Le silence, quel qu’il soit, n’est pas un son »,
explique Chaz Firestone, professeur adjoint de
psychologie et de sciences du cerveau à l’univer-
sité Johns-Hopkins et coauteur de l’article. « C’est
l’absence de son. Et pourtant, nous avons souvent
l’impression de l’entendre. Si le silence n’est pas
vraiment un son, et qu’il s’avère que nous pouvons
l’entendre, alors l’audition est plus qu’une simple
affaire de détection du son. »
N° 159 - Novembre 2023
Mais comment les chercheurs ont-ils pu arri-
ver à la conclusion que nous « entendons » réelle-
ment le silence ? Pour cela, ils ont adapté une
série d’illusions auditives bien connues des psy-
chologues expérimentaux et, grâce à elles, ont
mis évidence que l’esprit réagit au silence de la
même manière qu’au son.
DES ILLUSIONS CAPTURENT LE SILENCE
Dans la première de ces illusions, appelée « un
son dure plus longtemps », deux sons brefs sont
joués consécutivement, suivis d’un seul son pro-
longé. Les personnes déclarent alors que le bruit
unique est plus long que les deux sons additionnés,
même si la durée totale est la même dans les deux
cas. Cette illusion est bien connue dans le domaine
de la perception sonore, et donne des résultats à la
fois puissants et très reproductibles.
Dans la version de cet exercice cognitif adaptée
au silence, les participants ont été immergés dans
un bruit ambiant comme celui d’un restaurant
animé ou d’une gare. La bande sonore s’est éteinte
pour deux intermèdes silencieux, chacun suivi
d’une très brève reprise du bruit de fond, suivi lui-
même d’un intervalle continu de silence.
© Daria Kulkova/IStock
Avec la même netteté et la même amplitude
que dans sa variante sonore, l’illusion « un dure
plus longtemps » s’est produite : les sujets de l’étude
ont déclaré que la pause silencieuse unique était
plus longue que les deux pauses ponctuées, même

Ces travaux suggèrent que
le silence n’est pas simplement
l’absence de son, mais quelque
chose que nous percevons
activement comme nous
le faisons avec les bruits.
en y incluant le moment de la reprise du bruit.
« C’est une indication que notre esprit construit des
représentations auditives similaires qui pourraient
sous-tendre notre expérience du silence », explique
Rui Zhe Goh, doctorant à Johns-Hopkins et pre-
mier auteur de l’article.
Une autre partie de l’étude portait sur une illu-
sion dite « de l’anomalie » (en anglais, oddball illu-
sion). Cette fois, les participants ont été soumis à
deux sons différents émis simultanément : celui
d’un orgue et le vrombissement d’un moteur.
Quatre interruptions sonores se sont succédé, au
cours desquelles l’orgue s’est arrêté et les personnes
n’entendaient plus que le moteur. Enfin, une cin-
quième interruption sonore, différente des quatre
premières, est survenue, pendant laquelle l’inverse
s’est produit : le moteur s’est arrêté, ne laissant
entendre que le son de l’orgue. Les auditeurs pen-
saient à tort que cette cinquième interruption était
plus longue. Exactement comme dans la version
originale de l’illusion, où l’écoute d’un bruit diffé-
rent crée l’illusion que l’intervalle était plus long.
Cette fois, l’écoute d’une interruption sonore diffé-
rente se traduit par le même biais. Cela suggère que
le silence n’est pas simplement l’absence de son,
mais quelque chose que nous percevons active-
ment, comme nous le faisons avec les bruits.
Peut-on entendre le silence ? Finalement, cette
question philosophique a reçu une réponse grâce à
l’emploi de méthodes issues des sciences cognitives.
33
Pour Chaz Firestone, ce genre de rencontre entre
des idées et des méthodes a priori issues de champs
différents gagneraient à se poursuivre à l’avenir.
Selon Nico Orlandi, philosophe de l’esprit et des
sciences cognitives à l’université de Californie à
Santa Cruz (qui n’a pas participé à ces travaux),
l’étude des silences se rapproche de celle d’autres
types d’absences, telles que les ombres ou les trous
dans le domaine visuel, par exemple…
« L’un des avantages de la réflexion sur les
trous, les ombres et le silence est qu’ils sont de
nature perceptive, et que nous pouvons les
manipuler aisément en laboratoire » , explique Roy
Sorensen, philosophe à l’université du Texas à
Austin et auteur des livres Seeing Dark Things : The
Philosophy of Shadows et Nothing : A Philosophical
History. Les silences sont à même de nous aider à
comprendre d’une manière nouvelle les absences
de stimuli de façon générale, et à saisir leurs
caractéristiques essentielles. « Ils sont comme les
drosophiles de la métaphysique », explique Roy
Sorensen, qui n’a pas participé à l’étude [sous-
entendu : un modèle d’étude commode et très
fécond pour répondre à toute une série de questions
dans un champ scientifique, les drosophiles ayant
joué ce rôle pour la génétique, ndlr].
DU SILENCE À L’ÉTUDE DES TROUS
Les silences étudiés dans ces travaux sont
qualifiés de « relatifs » ou « contrastés ». De ce
point de vue, ils se recoupent en partie avec
l’étude des trous, étudiés par les philosophes à
travers des questions comme : voit-on le trou, ou
seulement ce qui se trouve autour ? « Les trous,
tout comme les silences, ont besoin d’un
environnement, explique Chaz Firestone. Pour
un trou de beignet, il faut un beignet ; pour un
Bibliographie silence comme ceux que nous étudions, il faut
une bande sonore qui s’arrête. »
R. Z. Goh et al., Savoir que notre cerveau perçoit le silence
The perception activement aide à mieux comprendre ce qui se
of silence, PNAS, 2023.
passe quand nous y sommes confrontés. Pour Ian
Phillips, philosophe et coauteur de l’étude, les
résultats obtenus par ses collègues et lui-même
l’ont amené à mieux apprécier le silence, notam-
ment son utilisation en musique. Il rappelle à ce
propos ce qu’a écrit le critique musical américain
Alex Ross sur la marche funèbre d’Anton Webern :
« Elle fait partie des phénomènes musicaux les
plus bruyants de l’histoire, mais le silence qui
s’ensuit est encore plus bruyant, car il frappe les
oreilles comme un coup de tonnerre. »
« Avant que nous n’entreprenions notre travail
sur ce sujet, ce genre de phrase pouvait nous sem-
bler pompeuse ou grandiloquente », déclare Ian
Phillips. Plus maintenant. £
N° 159 - Novembre 2023
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 Dossier SOMMAIRE
35

p. 36
Entre grandeur
et fragilité

p. 44
Les racines
du narcissisme

p. 50 Interview
« Le mot “narcissique”
ne devrait pas être
une injure »

LES PARADOXES
DU NARCISSISME
Les narcissiques ? On s’en méfie,
on les pointe du doigt, voire on les condamne parce qu’ils ne
pensent qu’à eux et n’aiment qu’eux. Mais n’y a-t-il pas là un
premier paradoxe ? Nous n’avons probablement jamais été
aussi narcissiques qu’aujourd’hui – à travers nos avatars, nos
profils Instagram, notre quête de likes et nos selfies. N’est-ce
pas nous-mêmes que nous détestons alors ? Et comment se
détester si l’on est narcissique ?
C’est le deuxième paradoxe. Les cas décrits dans ce dos-
sier sont écartelés entre le mépris de soi et la conviction
d’être supérieurs aux autres. L’explication ? Incertains de
leur propre valeur, ils « surjoueraient » leur propre rôle pour
se rassurer, et tenter désespérément d’atteindre la vision
idéalisée d’eux-mêmes.
Forcément, c’est dans l’enfance que se construit cette vision
grandiose. Parents qui placent leur enfant sur un piédestal,
plus haut qu’il ne peut atteindre, créant d’emblée l’écart
entre ce qu’il est et ce qu’on attend de lui. Écart qu’il va falloir
combler. Parce que pour être aimé il faut être le meilleur.
Mais il existe aussi un narcissisme fonctionnel, presque nor-
mal. Celui-ci peut nous aider à vivre et même à réussir. C’est
pour mieux repérer la frontière entre les deux que ce dossier
vous livre des clés.
Sébastien Bohler

N° 159 - Novembre 2023

36 Dossier

ENTRE
GRANDEUR
ET FRAGILITÉ

N° 159 - Novembre 2023

 37

L’orgueil démesuré du narcissique

dissimulerait un doute profond sur
sa propre valeur. De quoi le pousser
à se grandir exagérément.
Par Diana Kwon, journaliste scientifique.

EN BREF
£ La plupart
des psychologues
considèrent que chez
les individus narcissiques,

le complexe de supériorité
s’accompagne d’un
profond manque
de confiance en soi.
£ Dans leur corps, des
taux élevés d’hormones
du stress traduisent une
détresse intense,
compensée en partie
par l’image projetée
à l’extérieur.
£ L’analyse de leur
cerveau met aussi en
évidence une sensibilité
extrême aux situations
d’exclusion sociale…
© Master1305/Shutterstock
Q
uand on parle de narcissiques, certains
imaginent de grands mégalomanes comme Donald Trump
ou Elon Musk, qui se donnent en spectacle partout où ils
peuvent, sur les réseaux sociaux ou dans les médias. Ou
bien, le Premier ministre indien, Narendra Modi, qui arbora
un jour un costume à rayures où son propre nom était tissé en
minuscules lettres d’or sur chaque rayure.
Pourtant, il y a fort à parier que vous avez déjà rencontré
un narcissique qui ne ressemblait en rien à ces individus. On
estime ainsi que jusqu’à 6 % de la population américaine,
essentiellement des hommes, a souffert d’un trouble de la
personnalité narcissique à un moment ou à un autre de sa vie
[ce pourcentage est plus faible pour le trouble narcissique
pathologique, de l’ordre de 1 %, voir l’interview de S. Krauss,
page 50, ndlr]. Il se manifeste avec de grandes variations d’une
personne à l’autre. Les gens atteints de narcissisme « peuvent
être convaincus de leur propre grandeur ou se détester eux-
mêmes, être extravertis ou isolés socialement. Certains sont
capitaines d’industrie, d’autres incapables de conserver un
emploi stable, il peut s’agir aussi bien de citoyens modèles que

de personnes antisociales », résume un document de synthèse

sur le diagnostic de ce trouble.

UNE EXTRÊME PRÉOCCUPATION POUR SOI-MÊME

Alors que le grand public connaît généralement la version
dite « grandiose » du narcissisme, visible sous les traits d’une

N° 159 - Novembre 2023

38 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ

personne arrogante, pompeuse et avide d’atten-

tion, le trouble existe également sous une forme
qualifiée de « vulnérable » ou « cachée » : cette
fois, l’individu est aux prises avec une détresse
intérieure et d’immenses fluctuations de son
estime de soi.
Dans tous les cas, ces êtres apparemment
opposés ont en commun une préoccupation
extrême pour eux-mêmes. La plupart des psycho-
logues qui traitent des patients narcissiques affir-
ment que la grandiosité et la vulnérabilité
coexistent chez un même individu, et se mani-
festent avec plus ou moins de force au gré des
situations. Toutefois, parmi les universitaires,
nombreux sont ceux qui affirment que ces deux
traits ne se chevauchent pas toujours. Ce débat
fait rage depuis des décennies sans qu’aucun ver-
dict n’ait été apparemment trouvé, probablement
en raison d’un biais : les patients qui vont consul-
ter un thérapeute sont porteurs de vulnérabilité,
alors que les narcissiques purement « grandioses »
ne vont a priori jamais pousser la porte d’un tel
cabinet (puisqu’ils sont, d’après eux, parfaits).
La psychologue Mary Trump (la nièce de
Donald) a déduit de son histoire familiale combi-
née à une observation attentive que son oncle
remplit les critères du trouble de la personnalité
narcissique et, vraisemblablement, du trouble de l’une des plus longues périodes de dépression
la personnalité antisociale, à l’extrémité duquel que j’aie jamais traversées, raconte Tessa. Je
se trouve la sociopathie. Et pourtant, « établir un suis devenue très amère, et j’y travaille encore
diagnostic précis et complet nécessiterait une bat- aujourd’hui. »
terie complète de tests psychologiques et neuro- Cette dissonance entre imaginaire et réalité a
psychologiques auxquels il ne se soumettra eu des répercussions sur ses relations. Lorsqu’elle
jamais », note-t-elle dans son livre consacré au s’adresse à d’autres personnes, elle éprouve sou-
personnage. vent de l’ennui… Dans les relations amoureuses,
Aujourd’hui, la science du cerveau contribue elle se sent comme déconnectée de ses propres
à une meilleure compréhension du narcissisme. émotions et de celles de son partenaire.
Il est peu probable qu’elle résolve le débat, mais Après avoir rompu, un ex-petit ami lui a dit
des études préliminaires donnent raison aux cli- qu’elle n’avait pas pris conscience du mal qu’elle
niciens : la vulnérabilité semble en effet être la lui avait fait. Elle ne supportait pas qu’il fréquente
face cachée du fantasme de grandeur. d’autres personnes, elle dénigrait et méprisait ses
amis, et tentait de l’empêcher de les rencontrer.
ENTRE GRANDEUR ET MÉPRIS DE SOI Et elle ne supportait pas qu’il admire d’autres per-
Tessa, une jeune femme de 25 ans qui vit sonnes, craignant qu’il cesse de l’admirer elle.
aujourd’hui en Californie, s’est parfois sentie au Voyant qu’elle n’arrivait pas à concrétiser
sommet du monde. « Je me réveillais tous les jours son idéal de perfection (notamment à s’entourer
et j’allais à l’université en croyant que j’allais de fans qui la vénéraient pour sa beauté et son
devenir une chanteuse célèbre et que ma vie allait talent), elle sombra dans des gouffres d’an-
être fantastique, se souvient-elle. Je pensais que goisse. « Parfois, dit-elle, je plane au-dessus de
je pourrais continuer à me perfectionner et qu’un tout, au-dessus de la vie elle-même, et l’instant
jour je finirais par devenir une personne extra­ d’après je me sens comme un déchet au bord de
ordinaire menant une vie hors du commun. » la route, confie­t­elle. J’ai l’impression de cacher
© Khosrork/iStock

Mais elle a aussi souffert de graves dépres- et de dissimuler des choses, je suis perpétuelle-
sions. L’une d’entre elles est survenue lorsqu’elle ment stressée et épuisée. J’essaie constamment
a compris que la vie fabuleuse qu’elle avait ima- de me construire un moi intérieur pour ne plus
ginée ne se réaliserait peut-être jamais. « Ce fut avoir à éprouver ces sentiments. » Des parents

N° 159 - Novembre 2023


Je me réveillais
tous les jours et
j’allais à l’université
en croyant que
j’allais devenir une
chanteuse célèbre et
que ma vie allait être
fantastique.
Tessa, 25 ans
lui conseillent alors de suivre une thérapie. On
lui diagnostique un trouble de la personnalité
narcissique en 2023.
VERS LE NARCISSISME « FONCTIONNEL »
Ce qui fait en partie la complexité du narcis-
sisme, c’est que celui-ci n’est pas toujours dys-
fonctionnel. « Il n’y a en soi rien de probléma-
tique à être socialement dominant, avide de
réussite, ou à vouloir améliorer son sort. C’est
même franchement valorisé dans les cultures
occidentales », note Aidan Wright, psychologue
à l’université du Michigan.
Quant à Elsa Ronningstam, psychologue cli-
nicienne à l’hôpital McLean, dans le Massachusetts,
elle va plus loin : pour elle, il existe une forme
fonctionnelle du narcissisme qui consiste à
entretenir une vision positive de soi-même ainsi
qu’à préserver son bien-être, tout en étant
capable d’entretenir des relations étroites avec
les autres et de tolérer des divergences par rap-
port à une version idéalisée de soi-même. Le nar-
cissisme « pathologique », quant à lui, est marqué
par une incapacité à maintenir une estime de soi
stable. Les personnes atteintes de ce trouble pro-
tègent une image infatuée d’elles-mêmes aux
dépens des autres et, dès l’instant où cette repré-
sentation est menacée, elles entrent dans des
accès de colère, de honte ou d’envie. Ce sont des
N° 159 - Novembre 2023
39
gens capables de mener une vie relativement
normale et qui ne révèlent cette facette de leur
personnalité que dans certaines situations. Le
trouble de la personnalité narcissique s’accom-
pagne souvent d’autres affections, telles que la
dépression, le trouble bipolaire, la personnalité
borderline ou le trouble de la personnalité
antisociale…
LE MODÈLE DU MASQUE
Dans le mythe antique de Narcisse, un jeune
chasseur admiré pour sa beauté inégalée repousse
de nombreuses personnes qui l’aiment et le pour-
suivent. Entre elles se trouve Écho, une malheu-
reuse nymphe qui, après avoir joué un tour à un
dieu, a perdu la faculté de parler, à l’exception
des mots déjà prononcés par un autre. D’abord
séduit par une voix qui lui ressemble, Narcisse
finit par rejeter l’étreinte d’Écho.
Le dieu Némésis maudit alors Narcisse, le fai-
sant tomber amoureux de son propre reflet dans
l’eau. Le jeune homme s’éprend irrémédiablement
de son image, qu’il croit révéler un autre être
magnifique, et se retrouve désemparé lorsqu’il
s’aperçoit qu’elle ne peut pas lui rendre son affec-
tion. Dans certaines versions de l’histoire, il meurt
de faim et de soif devant son reflet.
Dans les années 1960 et 1970, les psychana-
lystes Heinz Kohut et Otto Kernberg ont esquissé
le « modèle du masque » du narcissisme. Selon ce
dernier, certains traits de caractère grandioses,
dont l’arrogance et l’affirmation de soi, dissimu-
leraient des sentiments d’insécurité ainsi qu’une
faible estime de soi. L’édition de 1980 du Manuel
diagnostique et statistique des troubles mentaux
(DSM), la principale référence utilisée par les cli-
niciens aux États-Unis, a ainsi inclus des caracté-
ristiques vulnérables dans sa définition du trouble
de la personnalité narcissique, tout en mettant
l’accent sur les caractéristiques grandioses.
Toutefois, certains praticiens ont soutenu que
les critères de vulnérabilité se chevauchaient trop
avec ceux d’autres troubles de la personnalité. Le
trouble de la personnalité limite, en particulier,
partage avec le trouble de la personnalité narcis-
sique des caractéristiques de vulnérabilité comme
la difficulté à gérer ses émotions, la sensibilité à la
critique et l’instabilité des relations humaines. Les
versions ultérieures du manuel diagnostic DSM
ont donc accordé encore plus d’importance aux
caractéristiques grandioses : un sens exagéré de la
suffisance, une préoccupation pour des fantasmes
de succès et de pouvoir illimités, un besoin excessif
d’admiration et un manque d’empathie…
Mais Aaron Pincus, psychologue clinicien à
l’université d’État de Pennsylvanie, a remarqué au
40 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ
début des années 2000 que cette focalisation sur
la grandiosité ne représentait pas fidèlement ce
qu’il observait chez les sujets narcissiques. « Cette
approche ignorait complètement ce qui pousse
généralement les patients à venir en thérapie, à
savoir la vulnérabilité et la détresse, expliqua-t-il.
C’est ainsi que je me suis lancé dans une mission
visant à mieux faire coller la pratique des théra-
peutes avec les données scientifiques. »
Dans une étude réalisée en 2008, lui et ses
collègues ont ainsi découvert que la façon dont les
praticiens de la santé mentale conceptualisaient
le trouble de la personnalité narcissique variait
énormément, mobilisant des dizaines de critères
pour décrire les diverses expressions du narcis-
sisme. Mais on y trouvait aussi un fil conducteur :
des descriptions de manifestations à la fois gran-
dioses et vulnérables du trouble.
Depuis, les chercheurs ont découvert que les
deux dimensions du narcissisme sont liées à ce
que les psychologues appellent l’« antagonisme »,
un mélange d’égoïsme, de tromperie et d’insensi-
bilité. Mais alors que la grandiosité est associée à
l’affirmation de soi et à la recherche d’attention
de la part d’autrui, la vulnérabilité est associée au
névrosisme et à la souffrance provoquée par l’an-
xiété, la dépression et la conscience de ses limites.
Le narcissisme vulnérable s’accompagne aussi,
plus souvent que la forme grandiose, de compor-
tements d’automutilation (coupures, brûlures,
arrachage de cheveux et autres agissements que
l’on retrouve également chez les personnes
souffrant de trouble de la personnalité limite, ou
borderline) ainsi que d’un risque de suicide.
Les deux manifestations du narcissisme sont
également liées à différents types de problèmes
relationnels. Dans les états grandioses, les per-
sonnes atteintes de trouble de la personnalité
narcissique peuvent être plus vindicatives et Se placer au-dessus
dominatrices envers les autres, alors que dans les des autres, les
sanctionner quand ils
phases vulnérables, elles se montrent souvent ne chantent pas vos
plus renfermées et exploitables. louanges : plus d’un
dictateur a porté ces
deux principes à leur
L’EMPEREUR PUNIT SES SUJETS paroxysme.
Jacob Skidmore, un jeune homme de 23 ans
atteint d’un trouble de la personnalité narcissique
qui tient un compte sous le nom de « The Nameless
Narcissist » (« le narcissique sans nom ») sur plu-
sieurs plateformes de médias sociaux explique
qu’il passe souvent d’un état grandiose à un état
vulnérable, parfois plusieurs fois par jour. S’il
reçoit une attention positive de la part des autres
ou s’il atteint ses objectifs, il éprouve des senti-
ments d’euphorie. Mais lorsque ces sources de
stimulation de l’ego – ce qu’il appelle le « jus d’es-
time de soi » – se tarissent, il sombre. Écrasé par
un sentiment de honte, il n’arrive même plus à
sortir de chez lui. « J’ai peur de me montrer dehors
© Alexander Khitrov/Shutterstock ; © Frederic Legrand - COMEO/Shutterstock
parce que j’ai l’impression que le monde va me
juger, et ça fait mal comme un coup de poignard
dans la poitrine. »
Mû par le désir de faire le plein d’estime de
soi, le jeune homme s’est livré à d’étonnantes
conduites : il s’est imposé en tant que leader dans
plusieurs groupes sociaux, allant jusqu’à se qua-
lifier d’« empereur » et à punir ceux qui le contra-
riaient, ou bien il a noué des relations avec d’autres
personnes uniquement pour rehausser le senti-
ment de sa propre valeur. Pourtant, plus jeune, il
était plus sensible, moins sûr de lui. « Je me sou-
viens m’être regardé dans le miroir et m’être dit
que j’étais dégoûtant et que je me détestais »,
raconte-t-il.
Les évaluations des cliniciens, ainsi que les
études menées auprès d’une population plus large,
confirment l’idée que les narcissiques oscillent
N° 159 - Novembre 2023
 41

entre ces deux états. Dans le cadre d’enquêtes
récentes, Aidan Wright, professeur de psycholo-
gie à l’université de Pittsburgh, et sa doctorante
Elizabeth Edershile ont demandé à des centaines
d’étudiants de premier cycle de remplir des évalua-
tions mesurant leurs niveaux de grandiosité et de
vulnérabilité plusieurs fois par jour pendant plu-
sieurs jours. Ils ont constaté que la vulnérabilité et
la grandiosité ne coexistent généralement pas au
même moment, mais que les personnes globale-
ment plus grandioses connaissent également des
périodes de vulnérabilité, tandis que les plus vul-
nérables éprouvent par comparaison moins d’accès
de grandiosité. Certaines études suggèrent que le
chevauchement dépend de la gravité du narcis-
sisme : le psychologue clinicien Emanuel Jauk, de
l’université médicale de Graz, en Autriche, et ses
collègues ont constaté au fil de leurs enquêtes que
plus le niveau de grandiosité est élevé chez une
personne narcissique, plus les phases de vulnéra-
bilité sont fréquentes.
UN CHAMP D’ÉTUDE MOUVANT
Pour Diana Diamond, psychologue clinicienne
à l’université de la ville de New York, ces résul-
tats suggèrent que le modèle du masque est trop
simple. « Le tableau est beaucoup plus complexe
narcissisme, les psychologues cliniciens considé-
raient plus volontiers la vulnérabilité comme une
composante centrale du narcissisme.
En général, les narcissiques qui cherchent de
l’aide sont plus vulnérables, fait remarquer Josh
Miller : « Ce sont des personnes blessées qui
demandent à être soulagées de leur souffrance. »
Pour lui, cela signifie que les établissements psy-
chiatriques ne sont peut-être pas le meilleur
endroit pour étudier le narcissisme, du moins pas
dans son aspect grandiose. « Cela reviendrait à
vouloir étudier le comportement des lions en les
observant un zoo », résume-t-il.
VISITE CHEZ LES NARCISSIQUES
MALFAISANTS
La réticence à suivre une thérapie est parti-
culièrement manifeste chez les narcissiques qu’on
qualifie de « malfaisants ». En plus des caractéris-
tiques habituelles du narcissisme, ils présentent
des traits antisociaux et psychopathiques comme
le mensonge chronique ou le plaisir d’infliger de
la douleur ou de la souffrance à autrui.
Marianne (dont le nom a été modifié pour
des raisons de confidentialité) se souvient de son

Il ne pensait
– la vulnérabilité et la grandiosité existent en
relation dynamique l’une avec l’autre, et elles
fluctuent en fonction des épisodes que l’individu

qu’à se surpasser.
rencontre dans sa vie, et du stade de développe-
ment de sa personnalité. »
De leur côté, Josh Miller, de l’université de
Géorgie, et d’autres chercheurs rejettent totale-
ment l’idée que les individus grandioses cachent Plus que tout,
il était motivé par
un côté vulnérable. « Je pense qu’ils se sentent
vraiment en colère parce que ce qu’ils chérissent
plus que tout, c’est un sentiment de supériorité et

le désir de détruire
de statut – et lorsque ce sentiment est remis en
question, ils se rebiffent », précise le psychologue.
Un avis que partage le psychologue Donald
Lynam, de l’université de Purdue : « Les gens
peuvent être désagréables pour de nombreuses
raisons – certains pensent simplement qu’ils sont
tout ce qui jouissait
meilleurs que les autres et cherchent à affirmer
leur statut ou leur domination – ; cette motivation d’un semblant
de popularité,
a été négligée. »
Ces différences de perspective s’expliquent
également par le fait que les divers courants de

était aimé ou
psychologie étudient de multiples populations.
Ainsi, dans une étude de 2017, des chercheurs ont
interrogé 23 psychologues cliniciens et 22 psycho-
logues sociaux et psychologues de la personnalité
(qui ne travaillent pas avec des patients) et ont
constaté que, bien que les deux groupes consi-
estimé des autres.
dèrent la grandiosité comme un aspect essentiel du Marianne à propos de son père, narcissique pathologique

N° 159 - Novembre 2023

42 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
ENTRE GRANDEUR ET FRAGILITÉ
père, un brillant scientifique dont elle parla à
son thérapeute, en lui montrant notamment les
volumineuses lettres qu’il lui envoyait. L’avis du
thérapeute fut immédiat : c’était un narcissique
malfaisant. Sa correspondance révélait une pra-
tique systématique de la punition. En famille, le
père édictait des règles strictes, par exemple en
limitant la durée pendant laquelle ses cinq
enfants pouvaient aller aux toilettes au cours
des longs trajets en voiture. Si, après avoir fait
le plein, tout le monde n’était pas revenu au
véhicule, il partait. Une fois, Marianne fut ainsi
abandonnée à une station-service parce qu’elle
n’avait pas pu rentrer à temps. « Pas un jour ne
passait sans un drame de ce genre, se souvient-
elle. Si vous pleuriez, il disait que vous étiez
histrionique. Il n’imaginait pas que le chagrin
était causé par son comportement, il était per-
suadé que c’était de la comédie. »
Son père montait également ses frères et
sœurs et leur mère les uns contre les autres pour
les empêcher de nouer des liens étroits, et il cher-
Les réseaux sociaux chait systématiquement les défauts des autres.
et l’usage croissant
des selfies incitent Marianne se souvient de dîners à la maison où il
à mettre en avant passait des heures à essayer de déceler les fai-
son image personnelle blesses des maris dans les couples, ou de saper
auprès du plus grand
nombre possible l’opinion qu’une femme pouvait avoir de son
de followers. Le risque conjoint, et vice versa. Quand elle ramenait un
est de définir sa propre
valeur d’après le petit copain à la maison, son père s’efforçait d’af-
nombre de personnes ficher sa supériorité sur le jeune homme et de le
qui vous regardent. mettre au défi. Et, bien qu’étant un brillant uni-
Un mécanisme
qui est au cœur versitaire doté d’un fort pouvoir de séduction, il
du narcissisme. s’était fait licencier à maintes reprises en raison
N° 159 - Novembre 2023
de conflits au sein des établissements où il exer-
çait. « Il ne pensait qu’à se surpasser. Plus que
tout, il était motivé par le désir de détruire tout
ce qui jouissait d’un semblant de popularité, était
aimé ou estimé des autres. »
Les narcissiques malfaisants sont un défi pour
un psychothérapeute. Ils se montrent particuliè-
rement dangereux lorsqu’ils occupent des posi-
tions de pouvoir, note Diana Diamond. Certains,
en dépit d’un fonctionnement moral déficient,
exercent une énorme influence sur leurs subor-
donnés. « Je pense que nous assistons de plus en
plus à ces situations sur un plan politique, avec la
montée de l’autoritarisme dans le monde entier »,
ajoute-t-elle.
UN CERVEAU DIFFÉRENT ?
Des recherches menées sur des jumeaux
monozygotes (partageant 100 % de leurs gènes) et
dizygotes (50 % de gènes communs) suggèrent que
le narcissisme serait au moins partiellement hérité
génétiquement ; d’autres études indiquent qu’une
éducation parentale dysfonctionnelle jouerait éga-
lement un rôle important, favorisant la grandiosité
quand elle survalorise l’enfant, et la vulnérabilité
quand elle ne lui accorde pas assez d’attention (voir
l’article page 44).
Il existe cependant une autre façon d’étudier
ce qui se passe chez un narcissique : en regardant
à l’intérieur. Dans une étude publiée en 2015,
des chercheurs de l’université du Michigan ont
recruté 43 garçons âgés de 16 ou 17 ans et leur
ont demandé de remplir l’inventaire de la person-
nalité narcissique, un questionnaire qui mesure
principalement les traits de caractère grandioses.
Les adolescents ont ensuite joué au Cyberball, un
jeu de lancer de balle virtuel, tandis que leur acti-
vité cérébrale était mesurée à l’aide de l’imagerie
par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf),
une méthode de neuro-imagerie non invasive qui
permet d’observer le cerveau à l’œuvre.
Le Cyberball permet de tester la capacité des
personnes à faire face à l’exclusion sociale. Les
participants sont informés qu’ils jouent en ligne
avec deux autres personnes, même si en réalité ce
rôle est tenu par un ordinateur. Les deux joueurs
« virtuels » commencent la partie de façon équi-
table : ils lancent de temps en temps la balle au
joueur humain. Mais, au bout d’un moment, ils ne
© Daniel M Ernst/Shutterstock
se lancent plus la balle qu’entre eux deux, ce qui
exclut le participant du jeu.
Dans pareille situation, les adolescents présen-
tant les niveaux les plus élevés de narcissisme gran-
diose ont une activité cérébrale plus importante
que les autres dans un ensemble de régions for-
mant ce qu’on appelle le « réseau de douleur

Il existe une forme
fonctionnelle du
narcissisme qui
consiste à entretenir
une vision positive de
soi-même ainsi qu’une
volonté de préserver
son propre bien-être.
sociale » : c’est le cas de l’insula et du cortex cin-
gulaire antérieur, qui avaient été identifiés lors
d’études précédentes comme associés à la détresse
face à l’exclusion sociale. Une différence qu’il
aurait été impossible de déceler si on s’était
contenté de demander aux participants ce qu’ils
ressentaient : en effet, ils ne disent pas éprouver
de détresse particulière liée à leur exclusion…
mais leur cerveau le révèle.
Dans une autre étude d’IRMf, Emanuel Jauk
et ses collègues de Graz ont constaté que les
hommes (et non les femmes) ayant des niveaux
élevés de narcissisme grandiose avaient une plus
forte activité cérébrale dans les parties du cortex
cingulaire antérieur associées aux émotions
négatives et à la douleur sociale lorsqu’ils regar-
daient des images d’eux-mêmes (et non d’amis
proches ou d’étrangers)…
LA DOULEUR D’ÊTRE SOI
Au niveau biologique, les chercheurs relèvent
dans l’organisme des narcissiques des traces d’un
stress intense. Les hommes les plus narcissiques
ont des niveaux plus élevés de cortisol, l’hormone
du stress, que ceux qui le sont moins. Dans une
étude réalisée en 2020, Royce Lee, psychiatre à
l’université de Chicago, et ses collègues ont indiqué
que les personnes souffrant de trouble de la per-
sonnalité narcissique – ainsi que celles souffrant
de trouble de la personnalité limite – ont des
concentrations sanguines plus importantes de
Bibliographie
T. Lewis, The’Shared
Psychosis’of Donald
Trump and His
Loyalists, Scientific
American, 2021.
N. McCain et al.,
Narcissism at the
crossroads : phenotypic
description of
pathological narcissism
across clinical theory,
social/personality
psychology, and
psychiatric diagnosis,
Clin.Psychol.
Review, 2007.
R. A. Ackerman et al.,
Experts’Views
Regarding the
Conceptualization
of Narcissism, J. Pers.
Dis., 2016.
S. Torgersen et al., The
heritability of Cluster
B personality disorders
assessed both by
personal interview and
questionnaire,
J. Pers. Dis., 2012.
N° 159 - Novembre 2023
43
molécules associées au stress oxydatif (une réponse
au stress observée au niveau cellulaire).
Selon Emanuel Jauk, ces résultats suggèrent
que la vulnérabilité est toujours présente, mais
qu’elle ne s’exprime pas forcément de manière
visible. « Dans des circonstances particulières,
comme en laboratoire, on est en mesure d’obser-
ver des signes de vulnérabilité sur le plan physio-
logique, même si les gens ne se décrivent pas
comme tels. » Il ajoute toutefois que ces études sont
loin d’avoir mis un point final au débat : nombre
d’entre elles portent sur une poignée de sujets, et
certaines ont fait état de conclusions contradic-
toires. Des études de suivi, idéalement sur un plus
grand nombre d’individus, sont à présent néces-
saires pour valider leurs données. « Les neuro-
sciences du narcissisme sont passionnantes, mais,
en même temps, j’hésite beaucoup à interpréter
ces résultats », déclare ainsi Mitja Back, psycho-
logue à l’université de Münster, en Allemagne.
UN TRAITEMENT CONTRE LE NARCISSISME ?
À ce jour, aucun essai clinique randomisé n’a
été mené sur les traitements propres au trouble
de la personnalité narcissique. Les cliniciens ont
toutefois commencé à adapter des psychothéra-
pies qui ont fait leur preuve dans d’autres patho-
logies apparentées, comme le trouble de la per-
sonnalité limite. Parmi les traitements actuels, la
« mentalisation » encourage les individus à don-
ner un sens à leurs propres états mentaux et à
ceux des autres. Le « transfert » les aide à réfléchir
sur eux-mêmes, à adopter le point de vue d’autrui
et à réguler leurs émotions. Mais il subsiste un
besoin urgent de traitements efficaces.
« Les personnes souffrant de narcissisme patho-
logique et de trouble de la personnalité narcissique
ont la réputation de ne pas changer, ou d’aban-
donner le traitement, explique Elsa Ronningstam.
Au lieu de leur en faire porter la responsabilité,
les cliniciens et les chercheurs gagneront à
développer des stratégies qui s’adaptent aux
différences individuelles, tout en encourageant
le changement. »
Depuis qu’elle a découvert qu’elle était atteinte
de trouble de la personnalité narcissique, Tessa a
créé une chaîne YouTube baptisée « SpiritNarc »,
où elle publie des vidéos sur ses expériences et
ses points de vue sur le narcissisme. « Je veux
vraiment que le monde comprenne ce qu’est le
narcissisme, dit-elle. J’en ai tellement assez du
discours qu’on entend partout, où les gens se
fient uniquement aux apparences. Ils décrivent
les narcissiques comme des monstres. Mais ce
qu’ils ne voient pas, c’est la souffrance cachée
sous la surface. » £
44 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME

N° 159 - Novembre 2023

 45

LES RACINES
DU NARCISSISME
Pourquoi devient-on narcissique ? Selon
une première théorie, parce qu’on n’a pas
reçu, enfant, assez d’attention de la part
de ses parents. Selon une autre, parce
qu’on a été porté aux nues. Où est la vérité ?

Par Anne-Marie Huiberts, docteure en psychologie et journaliste

scientifique.

EN BREF
£ Un enfant devient-il
narcissique pour
compenser un manque

D
d’attention de ses
parents, ou parce que
ceux-ci lui ont fait trop
de compliments
grandioses et l’ont placé
sur un piédestal ?
£ Les études récentes
de psychologie semblent
indiquer que le syndrome
du piédestal serait plus
déterminant. ans son récent d’yeux que pour les enfants. Mais il
ouvrage Narcissisme, le psycho- considère que ces fantaisies person-
£ Dans les faits, thérapeute Frans Schalkwijk, de nelles ne font de mal à personne,
les parents qui font l’université d’Amsterdam, s’attarde tant qu’il ne les prend lui-même pas
de leur enfant un
demi-dieu ne répondent un moment sur ses propres fan- trop au sérieux.
paradoxalement que tasmes de grandeur. Il reconnaît Chez les grands narcissiques, ces
peu à ses besoins volontiers qu’entre les murs de son pensées deviennent incontrôlables,
et l’inciteraient dans cabinet, il se prend parfois pour le note-t-il. Ils sont réellement convain-
le même temps à meilleur thérapeute de l’univers. cus de leur supériorité. Et ils n’ont
une méfiance vis-à-vis
© Brian A Jackson/Shutterstock

des autres. Lorsqu’il se promène dans la rue d’une certaine façon pas le choix,
avec ses petits-enfants, il aime se car ils ne disposent pas d’une image
£ Socialement isolés figurer que tout le monde remarque stable d’eux-mêmes et, sans cet
et persuadés de leur à quel point il est génial avec les appui artificiel, se sentiraient insi-
grandeur, ils
deviendraient à la fois petits. Au fond de lui, il se doute gnifiants. Soit ils sont les meilleurs,
difficiles à vivre bien que les passants ont probable- soit ils ne valent rien du tout. Entre
et malheureux. ment autre chose en tête, voire n’ont les deux, pas de juste milieu.

N° 159 - Novembre 2023

46 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
LES RACINES DU NARCISSISME
C’est pour maintenir cette image exagéré-
ment flatteuse de leur propre personne, et afin
d’éviter qu’elle soit mise en péril, qu’ils passent
leur temps à réinterpréter la réalité en leur
faveur. Balayant au passage les opinions
divergentes comme relevant d’un manque de
discernement, ou de la pure jalousie. Incertains
de leur valeur, ils se sentent facilement attaqués
et réagissent alors de manière impulsive. Un
désaccord anodin déclenche chez eux une crise
de colère. C’est une des premières causes de
difficultés relationnelles chez les narcissiques.
LA SOLITUDE QUI RONGE
Pour Frans Schalkwijk, c’est le fait de se détour-
ner de ses semblables qui est au cœur du problème.
Le drame de Narcisse, le beau jeune homme de la
mythologie grecque, n’est pas de s’aimer trop, mais
de n’aimer que lui-même. Il en vient à dédaigner la
charmante nymphe Écho, une goujaterie pour
laquelle il sera condamné à s’éprendre de son
propre reflet. Mal lui en a pris, dans une version du
mythe il se noie ; dans l’autre il s’éteint à petit feu.
COMMENT NE PAS FAIRE
UN ENFANT NARCISSIQUE
P our limiter le risque de développer des penchants narcissiques chez son
enfant, il faut prendre garde aux félicitations excessives, prévient Eddie
Brummelman, de l’université d’Amsterdam. Il a découvert que dans des
situations où parents et enfants réalisent des tâches ensemble (un puzzle,
par exemple), si les parents congratulent leur enfant de manière exagérée,
celui-ci développe quelques mois plus tard une estime de soi plus faible. Des
compliments inappropriés auraient donc un effet déstabilisant. Et chez ceux
qui ont une bonne estime de soi, ils font grimper les scores de narcissisme…
De façon générale :
- Essayez de juger votre enfant objectivement.
- Félicitez son engagement dans ce qu’il fait, pas les résultats.
- Complimentez de manière appropriée.
- Ne le poussez pas à surpasser les autres.
- Ne revendiquez pas de traitement de faveur ou de droits spéciaux
pour votre enfant.
Pour consolider l’estime de soi :
- Montrez à votre enfant qu’il a de la valeur.
- Faites des activités ensemble.
- Amusez-vous ensemble.
- Donnez-lui des marques de tendresse.
- Témoignez de l’intérêt pour ce qu’il fait.
N° 159 - Novembre 2023
Presque trois millénaires plus tard, comment
reconnaît-on les narcissiques au quotidien ?
« Supposons que vous discutiez avec un narcis-
sique lors d’une soirée, explique Frans Schalkwijk.
Dès qu’il aura appris quelle est votre profession,
il vous expliquera comment fonctionne votre
monde. Même s’il n’en a aucune idée. »
Autre variante, moins spectaculaire :
« Quelqu’un veut tout savoir sur vous, semble
vraiment intéressé et suspendu à vos lèvres,
poursuit le psychothérapeute. Mais là encore, il
y a un manque de réciprocité, car à la fin de la
conversation vous vous apercevez que vous n’avez
rien appris de lui. »
Dans la première version exposée, votre
interlocuteur est persuadé de planer très haut
au-dessus de votre petite et ignorante personne.
Dans la majorité des cas, il réunit une série de
traits que le manuel clinique DSM-5 regroupe
sous le terme de « trouble de la personnalité nar-
cissique ». La bible diagnostique de la psychia-
trie met ici l’accent sur la grandeur affichée et
le besoin d’admiration. Mais outre ce narcis-
sisme qualifié de « grandiose », on note parfois
une forme alternative, un peu moins probléma-
tique en société : le narcissisme « vulnérable ».
Cette fois, le sujet est habité par des sentiments
de honte et une hypersensibilité à la critique et
au rejet.
« En se montrant intéressé et serviable, le nar-
cissique vulnérable endosse le rôle de Mère
Teresa, explique Franz Schalkwijk. Ce qui lui
importe alors, ce ne sont pas tant les besoins de
son interlocuteur que de recevoir des louanges ou
de la gratitude de sa part – et l’admiration des
autres en prime. »
Longtemps, narcissiques grandioses et vulné-
rables ont été rangés dans deux groupes distincts.
Mais selon une nouvelle vision, toutes les
personnalités narcissiques réuniraient en elles les
deux facettes, à des degrés divers. Ainsi, tel
individu qui, la veille, formait le centre
éblouissant d’une fête peut s’inquiéter le
lendemain de l’impression qu’il a pu laisser. Une
même personne peut tantôt se mettre en scène
de manière grandiose, et tantôt être hautement
vulnérable.
LA TRAGÉDIE DU NARCISSISME
Selon Franz Schalkwijk, le narcissisme trouve
son origine dans l’enfance. Lorsque les parents ne
répondent pas aux besoins d’attention et de com-
préhension de leur tout-petit, celui-ci est déstabi-
lisé et ses réactions sont perturbées. Pourquoi ne
voient-ils pas ce que je ressens ? Pourquoi ne font-
ils pas quelque chose pour que je me sente mieux ?

Dans la mythologie, Narcisse échoue à établir un contact avec les
autres. Il repousse ainsi la nymphe Écho (qui, de son côté, ne fait que
répéter ce qu’il dit) et finit par s’éprendre de son propre reflet.
Après avoir vécu cette déception un trop grand
nombre de fois, il déciderait de se passer doréna-
vant des autres. Il développerait alors un modèle
d’attachement dit « insécure » et « évitant ». « Le
tragique de l’affaire, c’est que le narcissique a, en
fait, désespérément besoin des autres, résume
Frans Schalkwijk. Ses parents ne lui ont pas suf-
fisamment fait sentir qu’ils l’aimaient. C’est pour-
quoi il éprouve un tel besoin d’être admiré, tout
en se coupant de ses semblables. »
Une dynamique que le psychologue et théra-
peute comportemental Martin Appelo, de l’uni-
versité de Groningue, aux Pays-Bas, décrit
comme un cercle vicieux : pour ne pas avoir à
ressentir l’instabilité de son moi, le narcissique
se gonfle d’orgueil et laisse ainsi souvent une
première impression de confiance en soi. Mais,
si son interlocuteur n’abonde pas dans son sens
(s’il semble indifférent, par exemple), alors il se
met à douter de sa propre valeur. Il perçoit l’atti-
© Walker Art Gallery, Liverpool, Royaume-Uni
tude de son vis-à-vis comme une agression. Pour
se protéger, il le méprise et le rejette. Il se
retrouve seul. Avec ses doutes, de plus en plus
lancinants. La sensation d’instabilité s’accroît ;
la boucle est bouclée.
Même son de cloche du côté du psychologue
Eddie Brummelman, de l’université d’Amsterdam.
Pour lui, les narcissiques sont effectivement pris
dans un cercle vicieux. Mais avec un bémol : la
cause n’est pas un moi instable ou une faible estime
47
Le problème de Narcisse, le beau
jeune homme de la mythologie
grecque, ne vient pas du fait qu’il
s’aime trop, mais qu’il n’aime
personne d’autre que lui.
de soi. « L’hypothèse d’un manque d’amour-propre
semble expliquer pourquoi les narcissiques ont
parfois honte d’eux-mêmes, alors qu’ils se trouvent
manifestement géniaux le reste du temps, explique-
t-il. Mais plusieurs groupes de recherche ont vérifié
cette théorie, et une métaanalyse récapitulative va
à l’encontre de l’idée que les narcissiques possèdent
une faible estime de soi. » Pour Eddie Brummelman,
le problème vient au contraire du sentiment de
supériorité. Selon lui, les narcissiques se
donneraient en spectacle pour que les autres les
confortent dans l’idée qu’ils sont exceptionnels. Et
comme ils cherchent sans cesse confirmation de ce
qu’ils croient être, ils subissent des revers, des
déceptions. Qui engendrent autant de turbulences
dans leur représentation d’eux-mêmes.
Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a une
différence fondamentale entre être convaincu
d’être quelqu’un de spécial et de supérieur aux
N° 159 - Novembre 2023
48 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
LES RACINES DU NARCISSISME
autres, et disposer d’une bonne estime de soi.
Dans le premier cas (celui du narcissique), la per-
sonne part du point de vue que la valeur des indi-
vidus s’exprime sur une échelle graduée dont
elle-même se voit occuper le sommet. En
revanche, une personne ayant une haute estime
d’elle-même se considère certes comme pré-
cieuse, mais pas davantage que les autres et non
en comparaison avec eux.
Dès lors que l’on mesure ces deux aspects à
travers des questionnaires spécialisés, on s’aper-
çoit qu’il s’agit de deux dimensions largement
indépendantes l’une de l’autre. Il y a à peu près
autant de narcissiques ayant une haute estime de
soi que de narcissiques ayant une faible estime
de soi.
DEUX THÉORIES EN COMPÉTITION
L’estime de soi, tout comme le narcissisme,
apparaît aux alentours de 7 ans. Ce n’est qu’à ce
moment-là que les enfants commencent à former
un jugement général sur eux-mêmes, en partie en
se comparant à ceux du même âge. C’est aussi le
moment où ils se mettent à réfléchir à ce que les
On voit souvent chez
les mêmes parents
une tendance à
placer leur enfant
sur un piédestal
(ce qui favorise le
narcissisme) et un
manque de réponse
adéquate à ses besoins
(ce qui entraîne une
faible estime de soi).
N° 159 - Novembre 2023
autres pensent d’eux. Eddie Brummelman consi-
dère pour cette raison le milieu et la fin de l’en-
fance comme la phase la plus importante dans
l’émergence du narcissisme.
Mais comment expliquer que certains enfants,
et pas d’autres, développent des traits narcis-
siques prononcés ? Selon l’hypothèse développée
plus haut, qui rejoint aussi la conception psycha-
nalytique, de telles caractéristiques résultent
avant tout d’une tentative de combler le vide créé
par un manque de chaleur parentale. Les enfants
tentent de se présenter comme géniaux lorsqu’ils
ne se sentent pas suffisamment pris en considé-
ration et compris par leurs parents.
Une théorie alternative, dite « de l’apprentis-
sage social », avancée par le psychologue améri-
cain Theodore Millon, de l’université du
Connecticut, explique quant à elle que les enfants
se trouvent formidables parce que maman et
papa les ont placés sur un piédestal, les consi-
dèrent explicitement comme un don du ciel et
n’ont pour eux que compliments aussi extrava-
gants qu’injustifiés. « Typiquement, de tels
parents sont convaincus que leur enfant est beau-
coup plus intelligent qu’il ne l’est en réalité,
explique Eddie Brummelman. Et ce processus
s’enclenche généralement avant même la nais-
sance. Les parents qui surestiment leurs enfants
leur donnent souvent un prénom hautement ori-
ginal, voire fantaisiste, qui va les distinguer des
autres dès le début. »
LE MESSAGE IMPLICITE : « NOUS T’AIMONS
PARCE QUE TU ES PARTICULIER »
Que faire de ces deux théories rivales ? Eddie
Brummelman les a testées au moyen d’une étude
à long terme réunissant plus de 500 enfants âgés
de 7 à 11 ans, et leurs parents. À l’arrivée,
l’hypothèse de la théorie de l’apprentissage social
s’est imposée : le narcissisme est clairement lié,
sur la base de ces données, à une survalorisation
plus qu’à un manque d’attention parentale.
Selon ces résultats, l’enfant apprendrait donc
à se considérer comme spécial si ses parents le
traitent ainsi, et développerait un esprit de
revendication si ses géniteurs lui accordent un
statut à part. Selon le psychologue, ce serait
l’accent mis sur la particularité du jeune enfant
qui forgerait en lui le narcissisme. « Les parents
concernés trouvent tellement important que leur
enfant se distingue de la masse qu’ils lui
transmettent implicitement un message : “Nous
t’aimons parce que tu es spécial, et parce que tu
es exceptionnel.” »
De l’autre côté, si le manque d’attention et de
chaleur parentale ne semble pas conduire au
 49

COMMENT RECONNAÎTRE UN TROUBLE

DE LA PERSONNALITÉ NARCISSIQUE ?
Voici les critères répertoriés par le manuel de diagnostic en psychiatrie DSM-5 :
- Sentiment d’importance démesuré, exagération de ses propres performances
et talents.
- Fantasmes de succès, de pouvoir, de beauté ou d’amour parfait.
- Conviction d’être spécial, et de ne pouvoir être mis sur un pied d’égalité qu’avec
des personnes exceptionnelles.
- Désir d’être admiré.
- Exigence et attente d’un traitement de faveur.
- Relations orientées vers le profit.
- Manque d’empathie et de considération pour les sentiments et les besoins
des autres.
- Jalousie, ou présomption de jalousie de la part d’autrui.
- Prétention.

narcissisme, il n’est pourtant pas sans effet. Sa
conséquence est une faible estime de soi. Alors
qu’un amour inconditionnel la renforce à
l’inverse.
VERS UN NARCISSISME « NORMAL »
N’y a-t-il aucune place pour un narcissisme
banal, plutôt profitable à l’individu sans faire de
dégâts autour de lui ? C’est un peu une question
de définition : en la matière, le terme « narcis-
sisme » ne revêt par la même signification en pra-
tique clinique et en recherche psychologique.
Alors que des thérapeutes comme Frans
Schalkwijk et Martin Appelo y voient un trouble
précoce et durable du développement, les
psychologues sociaux définissent le narcissisme
comme un trait de personnalité qui se répartit de
façon continue dans la population : la plupart des
gens se situent quelque part au milieu de l’échelle,
et les extrêmes sont plus rares.
Selon Frans Schalkwijk, les problèmes de
narcissisme auxquels il a affaire en tant que
thérapeute n’ont pas grand-chose à voir avec le
narcissisme comme trait de personnalité. Eddie
Brummelman estime en revanche que le narcis-
sisme normal et le pathologique ne sont pas fon-
damentalement différents. « L’essence du narcis-
sisme est toujours de se placer au-dessus des
© Oqvector/Shutterstock
peut-être dû au fait que les parents qui placent leur
enfant sur un piédestal (favorisant le narcissisme,
donc) négligent souvent, dans le même temps, de
répondre de manière adéquate à ses besoins (ce
qui entraîne une faible estime de soi)…
ET SI ON S’ENTRAIDAIT ?
Les enquêtes menées aux États-Unis montrent
que les traits narcissiques sont en augmentation
depuis les années 1980. Les études de la profes-
seuse de psychologie Jean Twenge, de l’université
de San Diego, menées sur plusieurs décennies à
l’aide de questionnaires de narcissisme délivrés
à des dizaines de milliers de sujets, ont permis de
toucher du doigt ce phénomène. Elle insistait déjà
sur le parallèle entre l’augmentation des scores
de narcissisme et le comportement d’autopromo-
tion via les réseaux sociaux. Dans son livre Selfie, Bibliographie
paru en 2018, le journaliste et auteur britannique
Will Storr explique de son côté cette évolution par E. Brummelman et al.,
l’adhésion à une économie de marché de moins When parents’praise
en moins régulée. Pour réussir dans une telle inflates, children’s self-
société de concurrence, il ne s’agit pas d’être esteem deflates ?, Child
moyen. Il faut se hisser au-dessus des autres. Development, 2017.
Comment résister à cette dynamique globale ? E. Brummelman et al.,
Si l’essence du narcissisme est de se détourner de Origins of narcissism in
ses semblables, le salut consiste alors, du moins children, PNAS, 2015.
en partie, à mettre davantage l’accent sur la coo-

E. Brummelman et al.,
autres. Dans sa forme extrême, cela peut devenir pération, la compassion et la sollicitude pour Unconditional regard
un trouble. » Selon lui, ses recherches montrent autrui. En pensant que, faisant partie d’une buffers children’s
que le narcissisme ne prend pas nécessairement même société, nous sommes tous dans le même negative self-feelings,
racine dans une base instable. Pourtant, dans la bateau. Sans le décréter, du moins pouvons-nous Pediatrics, 2014.
pratique clinique, cette idée a la vie dure. Cela est en avoir conscience… £

N° 159 - Novembre 2023

50

INTERVIEW

SABRINA
KRAUSS
PROFESSEUSE DE PSYCHOLOGIE À L’UNIVERSITÉ SRH
DE RHÉNANIE-DU-NORD-WESTPHALIE, EN ALLEMAGNE,
ET SPÉCIALISTE DU NARCISSISME EN MILIEU PROFESSIONNEL.

LE MOT
« NARCISSIQUE »
NE DEVRAIT PAS
ÊTRE UNE INJURE
Les personnes narcissiques
sont volontiers pointées
du doigt comme toxiques,
égoïstes et sans scrupule.
À juste titre ?
Le « narcissisme bashing », avec ses
critiques violentes et dénigrantes à
l’égard des supposés narcissiques,
est à mon sens inapproprié. Si vous
tapez le mot-clé « narcissisme » dans
un moteur de recherche sur internet,
vous verrez déferler une kyrielle
de conseils vous expliquant quelle
conduite tenir à l’égard d’individus

N° 159 - Novembre 2023


considérés comme tels : « Comment
se protéger des narcissiques ? », « Au
secours, mon partenaire est narcis-
sique ! », ou « Savoir reconnaître un
narcissique dangereux ».
Les personnes concernées sont pré-
sentées comme des êtres malinten-
tionnés, dont il faut se méfier à tout
prix. En réalité, beaucoup de gens
utilisent ce terme pour désigner des
caractéristiques négatives hétéro-
clites. Mais savent-ils vraiment ce
qu’est le narcissisme ?
Comment le décririez-vous ?
Il y a deux concepts derrière ce mot.
D’abord, c’est un trait de personna-
lité. Tout comme l’extraversion, il
est plus ou moins renforcé d’une
personne à l’autre. Et puis, d’un
autre côté, le narcissisme est parfois
aussi une maladie psychique. Pro-
blème : le langage courant ne fait
pas vraiment la différence entre les
deux. Or elle est de taille. En tant
que maladie psychique, le terme
« narcissique » ne devrait en aucun
cas être brandi comme une insulte.
Imaginez que l’on se moque à lon-
gueur de temps, dans les magazines
ou les rayons de librairie, des « dé-
pressifs toxiques » ! Une telle idée
ne viendrait à l’esprit de personne.
Et pourtant, dans le cas du narcis-
sisme clinique, cela semble parfai-
tement naturel.
Des personnes comme
Donald Trump ou Vladimir
Poutine sont volontiers
qualifiées de « grands
narcissiques ». Cela explique-
t-il leur comportement ?
La façon dont les gens croient re-
connaître les personnalités narcis-
siques frise parfois l’absurde. Il n’y
a aucun fondement scientifique
derrière leurs affirmations. Peut-
être que Donald Trump et Vladimir
Poutine sont des narcissiques, peut-
être ne le sont-ils pas. Cette caracté-
ristique est généralement établie sur
la base de questionnaires. Et il est
très différent d’évaluer le narcissisme
comme trait de personnalité ou de
rechercher des signes de narcissisme
Lors d’un entretien
d’embauche ou sur
une scène de théâtre,
une certaine dose
de narcissisme peut
représenter un avantage.
clinique, c’est-à-dire d’un trouble de
la personnalité. L’inventaire du nar-
cissisme pathologique, ou INP, est
un questionnaire qui permet de
mesurer sept sous-dimensions du
narcissisme pathologique. Un autre
questionnaire, l’inventaire de la per-
sonnalité narcissique (IPN), fait ap-
paraître les manifestations subcli-
niques du narcissisme, autrement
dit socialement plus tolérables.
Pour une meilleure
compréhension, ne faudrait-il
pas en fait deux termes ?
Où se situe la limite entre
la caractéristique du
narcissisme et la maladie ?
Les psychologues se débattent sans
relâche avec cette question de la
limite, et ce dans une multitude de
domaines. L’expression de la per-
sonnalité est d’une part un conti-
nuum, mais, à un moment donné,
elle devient catégorique : clinique
ou non clinique. Dans la popula-
tion générale, le trait de personna-
lité est simplement le narcissisme,
alors que dans le domaine clinique
il est question de trouble narcis-
sique de la personnalité. Au fond, il
y a deux désignations. Est-ce clair
pour tout un chacun ? Le temps est
venu de faire plus attention à ce
que nous pointons du doigt, et à
mieux cerner les termes que nous
utilisons.
N° 159 - Novembre 2023
51
Pourquoi la société stigmatise-
t-elle les narcissiques ?
Nous avons tendance à penser en
termes de catégories : les narcissiques
font partie du groupe des méchants,
et nous faisons nous-mêmes partie
du groupe des gentils. Ce genre de
pensée catégorielle divise la société
selon des lignes de fracture. Je pense
que le « narcissisme bashing » a beau-
coup à voir avec le refus par de nom-
breuses personnes d’assumer leur
responsabilité personnelle. Bien sou-
vent, nous qualifions quelqu’un de
« narcissique » pour rejeter la respon-
sabilité de l’échec d’une relation,
qu’elle soit amoureuse, profession-
nelle ou amicale. À nous d’apprendre
à reconnaître notre implication dans
ces situations.
Les personnes qui
ont eu une relation avec
un narcissique devraient
donc commencer par
travailler sur elles-mêmes ?
Lorsqu’on est confronté à un indi-
vidu exploiteur ou violent, ne tergi-
versons pas : il faut mettre fin à la
liaison. Et si l’on n’y parvient pas, il
faut se poser la question suivante :
est-ce que j’essaie vraiment de me
séparer de cette personne, ou est-
ce que je reste dans la relation par
une sorte d’impuissance apprise ?
Les êtres humains sont façonnés par
leurs habitudes. Dans bien des cas,
52 DOSSIER LES PARADOXES DU NARCISSISME
LE MOT « NARCISSIQUE » NE DEVRAIT PAS ÊTRE UNE INJURE
Nous condamnons
l’autopromotion, mais
nous la pratiquons bien
souvent et participons à
cette évolution sociétale.
une séparation leur semble quelque
chose d’insurmontable. Mais en fin
de compte, il faut se demander si l’on
reste avec quelqu’un uniquement par
accoutumance, et si on est prêt à en
subir les conséquences.
Les narcissiques
diagnostiqués ne représentent
qu’environ un pour cent de la
population : c’est très peu.
Exact. La plupart des personnes qui
pensent avoir une relation avec un
narcissique pathologique se trompent.
Il serait plus utile de se plonger plus
en profondeur dans leurs difficultés
relationnelles, et de travailler pour les
atténuer. Mais dans notre société
tournée vers les occasions multiples
et à court terme (aussi bien sur le
plan professionnel qu’en matière de
couple), beaucoup de gens ne sont
plus prêts à le faire. Dès que les pre-
mières crises apparaissent, on cherche
un autre partenaire. Internet nous
présente souvent le mirage d’une vie
idéalisée et exempte de contrariétés.
On oublie alors facilement que les
relations, comme toutes les autres
choses de la vie, comportent des
écueils et demandent du travail.
Les médias sociaux favorisent-
ils les traits narcissiques ?
Il est certain que notre société encou-
rage l’autoglorification, et pas seule-
ment dans les médias sociaux. Nous
y participons presque tous et trou-
vons cela bien d’une certaine ma-
nière, nous nous sentons attirés par
cela. D’un autre côté, nous condam-
nons l’autopromotion sans réfléchir
au fait que nous la pratiquons bien
souvent et que nous sommes nous-
mêmes à l’origine de cette évolution.
C’est un autre point qui rend le « nar-
cissisme bashing » si inapproprié.
Comment le narcissisme
se développe-t-il chez une
personne ?
Il existe d’abord une composante
biologique et génétique [avec un
facteur d’héritabilité de 0,65 ; ce qui
est beaucoup – davantage que l’hé-
ritabilité génétique de l’intelligence,
par exemple, ndlr]. S’y ajoutent des
influences environnementales, dont
une grande partie est liée aux rela-
tions qui se jouent précocement au
sein de la famille. Le narcissisme
a de plus fortes chances de se
construire lorsque les parents né-
gligent leurs enfants sur le plan
émotionnel. Ces derniers sont alors
enclins à vouloir se rendre plus vi-
sibles pour plaire à leurs ascen-
dants. À l’opposé, le cas des parents
hélicoptères (voir Cerveau & Psy-
cho n° 157), surprotecteurs, favo-
rise aussi l’éclosion de tendances
narcissiques chez leur progéniture.
Trop d’attention – ou pas assez :
deux voies vers le narcissisme…
Les narcissiques
pathologiques s’intéressent-ils
vraiment à ce que la société
pense d’eux ?
Pour répondre à cette question, il
faut distinguer plusieurs types de
troubles de la personnalité narcis-
N° 159 - Novembre 2023
sique. Les narcissiques qu’on appelle
« grandioses » se moquent bien de ce
que les autres pensent d’eux. Quand
ils ne sont pas sûrs d’être adorés, ils
interprètent les réactions d’hostilité
comme de la jalousie… Les narcis-
siques à tendance « vulnérable » (ces
deux facettes pourraient coexister
chez une même personne, voir l’ar-
ticle Entre grandeur et fragililité
page 36), quant à eux, éprouvent un
sentiment de honte et d’insécurité
si quelque chose ne fonctionne pas
comme ils l’imaginent. Les réactions
critiques de leur environnement leur
font l’effet d’attaques radicales contre
leur valeur intrinsèque. On ne sait
pas si la grandiosité et la vulnérabi-
lité constituent deux types différents
de narcissisme, ou si une seule et
même personne présente plutôt l’un
ou l’autre de ces aspects, selon les
circonstances. Dans tous les cas, les
narcissiques ont besoin d’une scène
pour s’exprimer.
Les acteurs ont-ils plutôt des
traits narcissiques ?
Certainement pas à un niveau pa-
thologique, sauf exception. En re-
vanche il est clair que dans certains
contextes, par exemple lors d’un
entretien d’embauche ou sur scène,
une certaine dose de narcissisme
peut représenter un avantage. C’est
plutôt dans les relations interperson-
nelles que cet aspect de la personna-
lité devient problématique. Mais au-
delà encore de l’avantage ou des
inconvénients de traits narcissiques,
se pose la question de la responsabi-
lité. Une personne atteinte de nar-
cissisme pathologique est-elle res-
ponsable de son état ? Des études
ont montré que son cerveau fonc-
tionne différemment. Ce qui expli-
querait en partie qu’elle ne mesure
pas forcément le mal qu’elle fait
aux autres. Une leçon : plutôt que
cataloguer les gens sans discerne-
ment, prenons toujours soin de faire
ces distinctions et d’améliorer nos
connaissances sur une condition
aux multiples facettes. £
Propos recueillis
par Stefanie Uhrig
 Hélène a aidé Alice
à donner aux jeunes de 5 collèges
les moyens d’agir pour la planète.

Hélène verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires

à des associations agréées 1% for the Planet dont For my Planet.
onepercentfortheplanet.f r
54 ÉCLAIRAGES
p. 60 L’envers du développement personnel p. 64 Thérapies en ligne : l’étude qui teste leur efficacité p. 68 Raison et déraison

Entrepreneurs
Un cerveau différent ?
Par Frédéric Ooms, chargé de cours en innovation et entrepreneuriat,
et Bernard Surlemont, professeur d’entrepreneuriat à l’école de gestion HEC
Liège, à l’université de Liège, en Belgique.

Créer une entreprise, la faire vivre, l’adapter à

un monde changeant… Quel est le talent particulier

L
des entrepreneurs ? Des scientifiques ont recherché
la réponse dans leur cerveau.

es figures entrepreneu- EN BREF activité pour repenser nos modèles actuels et

riales ont toujours captivé l’imaginaire collectif. £ Pour comprendre faire avancer la société. C’est particulièrement
Depuis la fin du XXe siècle et le début du xxie, des la tournure d’esprit crucial dans un monde pétri d’incertitudes,
visionnaires tels que Steve Jobs, le cofondateur propre aux créateurs sommé de faire face aux défis climatiques, de bio-
d’entreprise,
d’Apple, Elon Musk, le directeur de Tesla, Mark des chercheurs ont diversité, géopolitiques et économiques actuels.
Zuckerberg, le fondateur de Facebook, mais aussi mesuré l’activité La pandémie de Covid-19 a, par exemple, souli-
des entrepreneurs plus proches de chez nous de leur cerveau. gné avec acuité l’importance cruciale d’être
comme Xavier Niel (fondateur de Free), Fabien proactif, de savoir agir dans l’incertitude, de
£ Résultat : une
Pinckaers (magnat belge de l’informatique d’en- connexion neuronale s’adapter aux aléas, bref de démontrer des com-
treprise), Alain Afflelou, Marjolaine Grondin reliant leur lobe frontal pétences souvent associées aux entrepreneurs,
(créatrice de chatbots pour étudiants) ou encore à leur insula est plus pour naviguer dans l’incertitude et forger des
Mercedes Erra (cofondatrice de l’agence de développée que chez solutions innovantes.
publicité BETC), sont célébrés, et parfois élevés les managers.
au rang de stars par la presse et les médias qui se £ Cette connexion QU’ONT-ILS DE SPÉCIAL ?
délectent des sagas de réussite de start-up comme conférerait d’importantes Universitaires, décideurs politiques et profes-
Netflix, Spotify et bien d’autres. capacités d’adaptabilité sionnels se penchent donc depuis une quaran-
Et pour cause : l’entrepreneuriat est un puis- et de flexibilité cognitive. taine d’années sur les ressorts de l’entrepreneu-
Elle pourrait être
sant levier économique, catalysant l’émergence développée à la faveur riat et, plus particulièrement, sur ceux qui
de technologies avant-gardistes et impulsant des d’exercices cognitifs l’incarnent. Une question qui taraude les spécia-
transformations sociétales ; les effets de la spécifiques. listes depuis longtemps est de savoir s’il existe
fameuse « destruction créatrice » mise en lumière une qualité particulière du tempérament liée au
par l’économiste Joseph Schumpeter dans son fait d’exercer cette activité, en plus des influences
© Joel Saget / AFP

ouvrage de référence paru en 1942. Si l’on associe du milieu social, éducatif ou familial.
habituellement l’entrepreneuriat à l’innovation et Les chercheurs ont d’abord exploré les traits
à la réussite financière, on oublie trop souvent de caractère de ces individus pour aboutir à la
l’importance des compétences liées à cette conclusion, sur la base de très nombreuses

N° 159 - Novembre 2023

 55

Xavier Niel, fondateur de Free et pionnier

du concept de box internet, est aujourd’hui
un des entrepreneurs les plus célèbres
en France. Sa connexion insula-lobe frontal
est-elle spécialement développée ?

N° 159 - Novembre 2023

56 ÉCLAIRAGES Cognition
ENTREPRENEURS : UN CERVEAU DIFFÉRENT ?
études, qu’il y avait pratiquement autant de traits
qu’il y avait d’entrepreneurs ! Par la suite, c’est
leur comportement qui fut ausculté sous toutes
les coutures pour aboutir, là encore, à des résul-
tats non concluants : il n’est pas possible de les
discriminer du reste de la population, sur la base
de comportements clairement identifiés. Alors,
les scientifiques se sont posé la question : « Et si,
finalement, la différence était dans leur manière
de penser ? » Les recherches liées à la cognition
Une plus forte association
entre l’insula et le cortex
frontal droit apparaît
essentielle pour naviguer
dans des environnements
dynamiques et incertains.
entrepreneuriale se sont vite multipliées. Elles
visent notamment à comprendre ce qui incite cer-
tains individus à embrasser cette voie audacieuse.
Comment saisissent-ils – et façonnent-ils – de
nouvelles opportunités ? Comment se confrontent-
ils à l’incertitude ?
Ce n’est que très récemment que cette approche
s’est ouverte aux neurosciences. Une telle évolu-
tion a été rendue possible par les progrès specta-
culaires de l’imagerie médicale ainsi que le déve-
loppement d’un corpus de connaissances en lien
avec l’exploitation et l’interprétation de ce nou-
veau type de données à caractère biologique. Ces
progrès ont permis de sortir du cadre strictement
médical pour s’intéresser aux processus cognitifs
en observant, notamment, les connexions neuro-
nales et leur évolution. Grâce aux avancées dans
ce domaine, une équipe belge de chercheurs inter-
disciplinaires, associant neuroscientifiques du
Centre du cerveau de Liège et spécialistes de l’en-
trepreneuriat, dont nous faisons partie, a exploré
le cerveau de créateurs d’entreprises en ayant
recours à l’imagerie par résonance magnétique
fonctionnelle (IRMf). Cette technique permet de
visualiser l’activité cérébrale de sujets, dans ce cas
au repos, en vue de mieux comprendre le fonction-
nement de leur cerveau.
Cofondatrice de
l’agence de publicité PLONGÉE DANS LE CERVEAU
BETC, Mercedes Erra Imaginez un instant : vous êtes allongé(e) tran-
se caractérise par une quillement, les yeux fermés, laissant libre cours à
forte confiance en soi
et un puissant pouvoir vos pensées, pendant qu’une IRM enregistre l’acti-
de persuasion. vité de votre cerveau. C’est un peu comme si vous
N° 159 - Novembre 2023
pouviez visualiser vos pensées en direct, percevoir
les interactions complexes entre différentes
régions cérébrales, et tout cela dans un état de
repos total, sans aucune sollicitation extérieure.
C’est précisément cette technique qui, contraire-
ment aux méthodes traditionnelles qui s’appuient
sur une stimulation du cerveau par des tâches spé-
cifiques, a été choisie pour obtenir un aperçu sans
précédent du fonctionnement profond de l’esprit
de 23 entrepreneurs en série (des individus confir-
més ayant créé plusieurs entreprises), et, à titre de
comparaison, de 17 managers n’ayant pas fondé
de société. Chacun des participants recrutés s’est
ainsi prêté au jeu, en restant allongé dans une
IRM, éveillé, les yeux fermés, en laissant simple-
ment ses pensées vagabonder.
CHAMPIONS DE LA FLEXIBILITÉ COGNITIVE
S’appuyant sur les études qui soulignent que
les créateurs d’entreprise ont une approche et
une façon de penser distinctes de celles des
managers (et non plus des comportements diver-
gents), les chercheurs se sont attendu à observer
des différences fonctionnelles au niveau cérébral.
Une compétence a retenu leur attention : la flexi-
bilité cognitive, essentielle pour faire face à des
situations incertaines, improbables et chan-
geantes. Réviser les perspectives de développe-
ment, ajuster les projets pour faire face aux
imprévus, que ce soit pour contourner des
menaces ou exploiter de nouvelles opportunités
apparaissant sur leur chemin : cette capacité à
« penser en dehors des sentiers battus » est au
cœur de leur démarche. Par contraste, les mana-
gers sont davantage amenés à suivre des procé-
dures établies, à gérer l’efficience des processus
et à maintenir la stabilité opérationnelle qu’à
naviguer dans l’incertitude inhérente à la créa-
tion et au développement d’un projet innovant.
Pour caricaturer, l’entrepreneur exprimerait au
mieux ses talents lorsqu’il doit naviguer en terre
inconnue, là où le manager excellera lorsqu’il
s’agit de piloter en territoire familier.
DES AUTOROUTES NEURONALES
Afin de vérifier cette hypothèse, les données
ont été analysées grâce à une technique connue
sous le nom de seed based connectivity, (littérale-
ment : « connectivité fondée sur les semences »),
© Frakkler/Wikimedia Commons
visant à identifier les connexions fonctionnelles
qui s’établissent entre différentes régions du cer-
veau. On sait que plus certaines régions sont solli-
citées, plus la connexion entre ces régions se ren-
force, à l’image d’un réseau de petites routes, de
nationales et d’autoroutes. La première étape de
cette méthode repose sur le choix d’une région
 57

Insula Pôle frontal droit

Carrefour neuronal MANAGERS
& centre d’intégration Exécuter Explorer
puis explorer puis exécuter

Prédiction Force de la connexion Prédiction

des résultats d’actions des résultats d’actions
Flexibilité cognitive

ENTREPRENEURS
Informations Flexibilité du Vérification Sélection
sensorielles comportement de la fiabilité d’actions
des actions

Évaluation Décision Force de la connexion

Création Changement
des risques en situation de nouvelles du registre
d’incertitude Flexibilité cognitive actions d’actions

d’intérêt. Cette région de focalisation, de
« semence » (seed, en anglais) est généralement
sélectionnée en fonction d’études antérieures et de
l’hypothèse de recherche. C’est la raison pour
laquelle le choix s’est porté sur l’insula – commu-
nément appelée « îlot cérébral » ou « îlot de Reil »,
du nom du médecin allemand Johann Christian
Reil, qui l’a décrite pour la première fois au début
du XIX e siècle. Cette région située profondément
dans le sillon latéral, entre les lobes frontal, parié-
tal et temporal (voir la figure ci-dessus), est l’une
des rares à être connectées à presque toutes les
autres régions principales du cerveau. Du fait de
cette position centrale, elle joue un rôle clé dans
diverses fonctions cognitives, dont la fameuse
flexibilité cognitive. Construire une hypothèse de
recherche autour de l’insula a d’autant plus de sens
que cette région du cerveau est connectée à
d’autres régions essentielles à la prise de décision,
à la planification et à l’ajustement de nos actions.
Pour toutes ces raisons, l’insula était susceptible
de conforter des hypothèses, qui jusque-là
n’avaient pu être établies que par le recours aux
méthodes des sciences sociales (par exemple ques-
tionnaires ou mises en situation). Démontrer des
liens neurobiologiques avérés constitue un saut
majeur dans la robustesse des concepts sur les-
© Adeline Deward
une connectivité fonctionnelle accrue entre l’in- Les entrepreneurs ont
sula et le lobe frontal droit. Ce dernier joue un une connexion plus
développée que les
rôle primordial dans de nombreuses fonctions managers entre deux
cognitives de haut rang comme la planification, zones : l’insula et le pôle
frontal droit. L’insula
la flexibilité mentale ou le contrôle cognitif, anticipe nos actions
notamment dans des conditions nécessitant futures, adapte nos
d’équilibrer le besoin d’explorer de nouvelles pos- comportements au
contexte et participe
sibilités et celui d’exploiter des stratégies éprou- aux prises de décision,
vées. C’est un peu comme si la connectivité fonc- tandis que le pôle
tionnelle entre ces deux régions ressemblait à frontal droit programme
des séquences d’actions
une autoroute chez les entrepreneurs en série, et en les modifiant si
à une route nationale chez les managers. besoin. La connexion
entre ces deux régions
assure une bonne
LE SECRET DE L’ADAPTATION flexibilité cognitive.
Comment interpréter cette observation ?
L’insula est souvent associée à la conscience de soi
et à la régulation des émotions. Elle joue un rôle
crucial dans l’intégration des informations émo-
tionnelles. Le cortex frontal droit, lui, est impliqué
dans des fonctions exécutives supérieures telles
que la planification, la résolution de problèmes, la
prise de décision et la capacité à passer d’un mode
d’exploitation à un mode d’exploration.
Dans ce contexte, une connectivité accrue
entre ces deux régions favoriserait la flexibilité
cognitive en associant des ressentis, une capacité
décisionnelle appuyée sur les émotions et sur leur

quels peut reposer l’étude de l’entrepreneuriat. régulation (du côté de l’insula) associée à une
Nous avons ainsi fait une découverte éton- aptitude à changer de perspective et à imaginer
nante. Les entrepreneurs, ces individus souvent des solutions adaptées à un contexte changeant
considérés comme des visionnaires, présentent – du côté du cortex frontal. Cette interaction

N° 159 - Novembre 2023

58 ÉCLAIRAGES Cognition
ENTREPRENEURS : UN CERVEAU DIFFÉRENT ?
renforcée est de nature à faciliter l’adaptation à
des situations nouvelles et complexes, en permet-
tant une meilleure évaluation des options dispo-
nibles et une réactivité émotionnelle plus
équilibrée.
En résumé, une plus forte association entre
l’insula et le cortex frontal droit pourrait repré-
senter une synergie optimisée entre l’évaluation
Être entrepreneur exige
des capacités cognitives
particulières pour penser
et agir face à l’incertitude.
émotionnelle et la prise de décision rationnelle,
ce qui est essentiel pour naviguer dans des envi-
ronnements dynamiques et incertains.
NAÎT-ON ENTREPRENEUR,
OU LE DEVIENT-ON ?
Les résultats que nous avons obtenus éclairent
d’un jour nouveau la question du « talent de l’en-
trepreneur », de son « état d’esprit », voire de son
génie parfois allégué (pensez au quasi-culte voué
à Steve Jobs). Ils reformulent la question en ces
termes : les personnes ayant une « autoroute »
insula-cortex frontal deviennent-elles plus sou-
vent des entrepreneurs, ou est-ce plutôt la pra-
tique de l’entrepreneuriat qui développe cette
fameuse connexion ?
Certaines recherches ont mis l’accent sur
l’étude des prédispositions génétiques à l’activité
entrepreneuriale, en s’appuyant sur des études de
génétique quantitative impliquant des jumeaux.
À l’université de Warwick, en Angleterre, Nicos
Bibliographie Nicolaou et ses collègues ont ainsi mis en évi-
dence une héritabilité génétique de l’ordre de
F. Ooms et al., 35 % du talent entrepreneurial (35 % des diffé-
Advancing (neuro) rences entre individus dans la capacité à créer
entrepreneurship des entreprises seraient associées à des diffé-
cognition research
rences dans leur patrimoine génétique). La suite
through resting-state
fMRI : A methodological de ces travaux a révélé que les gènes responsables
brief, Entrepreneurship : de ces variations étaient en grande partie combi-
Theory and nés, par ailleurs, à un type de personnalité dit « à
Practice, 2023. recherche de sensations » : la prise de risque, la
C. Léonard et al., quête de situations nouvelles et l’esprit d’aventure
Entrepreneurs face à la seraient alors au rendez-vous. Avec, en 2011, la
crise. Au cœur du testing mise en évidence d’un gène impliqué dans cette
Covid Belge, L’Attitude caractéristique, qui intervient dans les effets de
des Héros, 2022. la dopamine sur le cerveau – cette dernière étant
classiquement liée à la recherche de plaisir, mais
N° 159 - Novembre 2023
aussi à la prise de risque et à l’apprentissage à
partir de conjonctures inédites.
L’INNOVATION, C’EST FAMILIAL !
Mais l’esprit d’entreprise semble aussi se
transmettre à l’intérieur des familles, puisque le
fait d’avoir des parents entrepreneurs paraît aug-
menter la probabilité qu’un enfant suive la même
voie. Ainsi, en 2015, Matthew Lindquist et ses
collègues, de l’université de Stockholm, ont étudié
ce taux de transmission chez des enfants biolo-
giques et des enfants adoptés. Cette étude a révélé
un rôle probable de la génétique, mais aussi un
très fort effet d’apprentissage, puisque les seconds
avaient tendance à hériter aussi de ce trait.
Ainsi, si des facteurs génétiques entrent pro-
bablement en jeu dans cette appétence, cela ne
signifie pas pour autant que nous serions prédé-
terminés à être ou non entrepreneurs. Il reste une
marge de manœuvre pour développer sa connexion
fronto-insulaire, grâce à la plasticité neuronale.
De nombreuses études utilisant l’IRM dans
divers secteurs professionnels et organisation-
nels ont effectivement mis en évidence l’émer-
gence du « cerveau d’expert » dans plusieurs
domaines, résultant de modifications structu-
relles et fonctionnelles continues induites par
l’apprentissage et l’expérience. À titre d’exemple,
la neuroscientifique Eleanor Maguire et ses col-
lègues, de l’University College de Londres, ont
été les premiers à montrer, en 2000, que les
chauffeurs de taxi londoniens présentaient un
plus gros hippocampe que la moyenne de la
population, ce qui facilitait chez eux la représen-
tation spatiale des trajets à travers la ville (c’était
avant l’usage généralisé des GPS à bord des voi-
tures). Sur un même plan, le neuroscientifique
Peter Gerber et ses collègues, de l’université de
Regensburg, en Allemagne, ont observé en 2014
une densité de matière grise plus élevée dans
certaines régions du cerveau chez les jongleurs
experts par rapport aux non-jongleurs. Cette ten-
dance a également été corroborée dans des
études menées au fil des années, comme celle du
neuroscientifique Bogdan Draganski, de l’univer-
sité de Lausanne, qui a montré qu’après trois
mois de pratique du jonglage, la densité de
matière grise augmentait dans la région visuelle
de contrôle des mouvements. Des observations
analogues ont été notées chez des musiciens
(renforcement de la zone du cortex dévolue à
l’audition fine), des alpinistes de haut niveau qui
possèdent un cervelet plus développé – ce qui est
associé à une meilleure coordination – ainsi
qu’une aire pariétale plus volumineuse, cette
dernière assurant la prédiction des conséquences

sensorielles des mouvements, ce qui aide à opé-
rer de fines corrections de ces derniers.
Devant les preuves de modifications plastiques
du cerveau entraînées par la pratique experte
d’une activité, il apparaît plausible que l’autoroute
insula-cortex frontal droit se renforce progressive-
ment au fil des créations d’entreprises. D’où une
question cruciale : comment favoriser cette conso-
lidation ? Bien que des investigations supplémen-
taires soient nécessaires pour confirmer cette
hypothèse, l’habitude de prendre des décisions
dans des contextes incertains stimulerait alors le
développement de la flexibilité cognitive chez les
individus. Cette aptitude à décider face au doute
est un élément central du parcours entrepreneu-
rial. Le démarrage d’une start-up requiert une
adaptabilité notable, sollicitant par ailleurs
d’autres compétences au premier rang desquelles
la créativité. Les programmes de formation cen-
trés sur l’apprentissage par l’action sont, a priori,
d’excellents moyens de développer cette aptitude,
en offrant des occasions de mettre en pratique la
prise de décision dans des environnements ins-
tables, tout en favorisant l’innovation.
Les parents sont en situation de jouer un
rôle crucial dans le développement de qualités
Une sélection d’articles rédigés
par des chercheurs et des experts
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59
entrepreneuriales chez leurs enfants. Celles-ci,
en effet, peuvent être vues comme des atouts
dans un monde changeant et complexe, sans
pour autant que l’objectif soit de transformer
tout le monde en entrepreneur (une telle
société serait probablement invivable). Pour
cela, la clé est de les encourager à naviguer
sereinement dans les eaux de l’incertitude, en
éveillant leur curiosité intrinsèque et en les
guidant dans l’art de tirer des leçons précieuses
de leurs échecs.
ENTREPRENDRE POUR RELEVER
LE DÉFI CLIMATIQUE
Au-delà de l’initiation à des domaines enri-
chissants tels que la musique, le sport ou les arts,
l’immersion dans le monde de l’entrepreneuriat
à travers des projets axés sur la formulation de
solutions innovantes aux défis climatiques pres-
sants auxquels notre globe est confronté, pour-
rait se révéler un catalyseur puissant pour boos-
ter la flexibilité cognitive chez les jeunes esprits.
Cette habileté, nous l’espérons, demeurera un
atout majeur pour l’espèce humaine dans une ère
marquée par l’ascension fulgurante des intelli-
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N° 159 - Novembre 2023
60 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

« JE NE REGRETTE RIEN »
DOMMAGE !
Une tendance du développement personnel
consiste à dire : « N’ayez pas de regrets, cela
ne sert à rien. » Sauf qu’en réalité, c’est très utile.

« V ous avez toujours agi

au mieux, compte tenu de votre lucidité
du moment ; inutile de regretter quoi
que ce soit. » Lorsque je suis tombé sur
cette phrase dans un livre de dévelop-
pement personnel au titre aussi accro-
cheur que péremptoire (La Promesse :
n’ayez plus jamais une pensée négative,
du psychologue britannique Graham
Price, non traduit en français), j’ai aus-
sitôt interrompu ma lecture. Si vous
êtes comme moi, votre vie est émaillée
de nombreux regrets. Avec le recul,
j’aurais pu prendre de bien meilleures
décisions, causant moins de peine chez
moi et chez autrui. Je suis bien loin
d’avoir toujours agi pour le mieux…
Mais, contre toute attente, se pourrait-il
que nos regrets résultent de biais cogni-
tifs et que l’auteur du livre précité ait
raison, au moins partiellement ? Que
nous apprend la science des regrets ?
Il apparaît en premier lieu que les
regrets forment une expérience com-
mune de la vie humaine : plus de 80 %
d’entre nous reconnaissent en avoir au
moins occasionnellement.
UN PHÉNOMÈNE UNIVERSEL
Ceux-ci sont le prix à payer pour la
formidable liberté de choix dont nous dis-
posons. Décider s’accompagne forcément
du renoncement aux alternatives que
nous avons écartées. Et c’est dans ce
« non-agi » que notre cerveau active sa
puissante machinerie imaginative – la
pensée contrefactuelle – pour explorer
les voies laissées de côté : et si nous avions
poursuivi des études, accepté ce poste à
l’autre bout du pays, répondu aux avances
de telle personne, continué à entretenir
la relation avec cet ami ou pardonné à cet
autre ? La litanie des « et si… » est infi-
nie, à la hauteur de tout ce que nous
n’avons pas entrepris. Et qui sait ce qui
serait advenu si nous avions fait des
choix différents ?
Une première découverte de la
science des regrets porte sur le type
d’actions regrettées. Plus précisément,
regrette-t-on davantage ce que nous
avons fait ou ce que nous n’avons pas
fait ? La réponse varie en fonction du
temps : à court terme, ce sont plutôt nos
actions que nous regrettons, mais à long
terme, ce sont majoritairement nos
inactions. Pourquoi une telle asymétrie ?
Quand nous agissons, nous sommes
témoins des résultats obtenus. Nous
savons pertinemment ce que nous avons
occasionné et le travail d’imagination
consiste uniquement à supprimer cette
conséquence (ah ! si seulement je n’avais
pas grillé ce feu rouge, j’aurais encore
tous mes points sur mon permis). En
revanche, il existe une multitude de

N° 159 - Novembre 2023


manières de concevoir la tournure
qu’auraient pris les événements si nous
avions procédé autrement (si j’avais
décidé de faire médecine, j’aurais
aujourd’hui un cabinet renommé et ferais
un métier passionnant). Et toutes ces
issues alternatives sont autant de non-
événements que nous pouvons regretter.
LE MIRAGE DES VIES NON VÉCUES
La réalité ne fait jamais le poids face
à notre pensée contrefactuelle. Dans nos
scénarios imaginaires, nous prenons
souvent l’idéal comme point de référence.
Ah, si seulement j’avais osé aborder cette
personne… nous aurions formé un couple
assorti et heureux ! Nous ignorons alors
la réalité statistique qui montre que plus
d’une union sur deux capote. Ah, si
seulement j’avais choisi une formation
dans les nouvelles technologies… j’aurais
aujourd’hui un emploi stable et bien
rémunéré ! Ou alors j’aurais déjà perdu
mon travail dans la faillite d’une start-up
prometteuse, mais pas assez entrepre-
nante pour résister à la dure concurrence
du marché. Ah, si seulement j’avais
renoué avec mon père avant son décès…
nous aurions alors pu passer encore de
beaux moments de complicité ensemble !
À moins que nous n’ayons rien eu à nous
dire, car intéressés par des thèmes trop
différents, raison pour laquelle nous nous
étions éloignés.
Cette asymétrie entre les regrets
d’action et d’inaction semble découler
d’un biais cognitif appelé « biais rétros-
pectif ». On regrette une décision passée
parce que nous savons ce qui s’est
déroulé ensuite, alors que sur le moment,
il nous était impossible de prédire l’ave-
nir. On est toujours plus intelligent après
coup, mais on a tendance à l’oublier…
C’est ici que la phrase citée au début de
N° 159 - Novembre 2023
61
cette chronique peut résonner : au
moment du choix, nous ne disposions
pas des connaissances que nous avons
acquises par la suite. Nous avons donc
agi au mieux de notre état du moment.
Ça se tient… Si nous pouvions compter
sur un savoir infini, un temps infini pour
réfléchir et un contrôle infini de nous-
même, nous aurions sans doute pris
d’autres décisions, bien meilleures. Mais
comme nous étions alors limités, nos
choix ne pouvaient être qu’imparfaits…
La conscience de nos limites intrin-
sèques représente par conséquent un
excellent antidote à nos regrets.
UNE TYPOLOGIE DES REGRETS
Mais ceux-ci sont-ils aussi inutiles
que le prétend M. Price ? La science des
regrets propose un autre regard…
Grâce à une enquête de grande enver-
g ure réa lisée sur inter net, le
62 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
psychologue américain Daniel Pink a
pu répertorier les témoignages de plus
de 16 000 personnes issues de 105 pays
interrogées au sujet de leurs plus grands
regrets. L’analyse a permis d’en identi-
fier quatre grands types. Le premier a
été appelé « regrets fondateurs » et
concerne tout ce que nous aurions pu
accomplir durant nos jeunes années :
maîtriser une langue étrangère, persé-
vérer dans l’apprentissage d’un instru-
ment de musique, développer des com-
pétences sportives, obtenir un diplôme
d’une haute école, mener une vie saine
favorisant la santé, etc. En substance,
avoir été davantage consciencieux.
Le deuxième type regroupe les
actions nécessitant du courage : nous
aurions dû oser avouer nos sentiments
à cette personne, quitter cet emploi
toxique, dire nos quatre vérités à ce
parent irrespectueux, porter plainte
contre ce conjoint violent, dénoncer ces
malversations dont nous avons été
témoin, plutôt que de craindre les
conséquences…
Le troisième type est celui qui inflige
les morsures les plus sévères d’après les
témoignages récoltés : les regrets de
moralité. Ils englobent tous les manque-
ments à nos règles morales : mentir, tra-
hir, manipuler, tromper, voler, arnaquer.
De quoi se réveiller en sueur, en pleine
nuit, des années après les faits…
UN RÉVÉLATEUR DE NOS VALEURS
Enfin, la dernière catégorie s’attache
aux liens que nous avons laissés se dis-
tendre et se défaire. Nous aurions dû
soigner des relations, investir plus de
temps, être davantage présents, mani-
fester plus d’amour, exprimer plus de
reconnaissance…
Ces quatre grands groupes de regrets
révèlent en creux nos valeurs, ce qui
compte vraiment à nos yeux. Les regrets
fondateurs nous disent que nous valori-
sons une certaine stabilité ; ceux de cou-
rage que nous recherchons l’épanouisse-
ment ; la moralité souligne à quel point
nous souhaitons être quelqu’un de bien,
« JE NE REGRETTE RIEN » DOMMAGE !
Nous regrettons une décision
passée parce que nous
savons ce qui s’est déroulé
ensuite, alors que sur
le moment, il nous était
impossible de prédire l’avenir !
empreint de bonté ; et enfin les regrets
de lien s’ancrent dans notre besoin
d’amour et d’attachement.
Tous ces regrets font de nous des
êtres humains à part entière, animés
par des valeurs que nous n’avons pas
toujours réussi à incarner comme nous
le souhaitions. En tant que ressenti
désagréable, ils nous incitent à entre-
prendre de réparer nos fautes et man-
quements, tel un aiguillon salutaire. Et
lorsqu’ils portent sur une situation fer-
mée, où plus rien ne peut être fait, ils se
transforment en leçons qui nous aide-
ront à mieux nous comporter à l’avenir.
Bibliographie
Ce qui donne clairement tort à l’asser-
tion de Graham Price : les regrets sont
loin d’être inutiles, et c’est peut-être en D. Pink, The Power of
Regret, Canongate, 2022.
raison de cette utilité qu’ils ont été
sélectionnés dans l’évolution naturelle N. J. Roese et K. Epstude,
de notre espèce. The functional theory
À bien y réfléchir, ils sont un atout de of counterfactual
thinking : New evidence,
taille pour nos prises de décision. Ils
new challenges, new
nous apprennent à nous améliorer et à insights, Advances in
respecter certaines valeurs essentielles. Experimental Social
À condition toutefois d’agir concrète- Psychology, 2017.
ment sous leur influence plutôt que de se A. G. Broomhall et al.,
morfondre sous leurs poids. Car nous Upward counterfactual
commettrons toujours des erreurs, mais thinking and
nos regrets nous permettrons d’en tenir depression : A meta-
compte pour faire mieux. En conclusion : analysis, Clinical
laissez-vous nourrir par vos regrets, et Psychology Review, 2017.
non dévorer par eux. £
N° 159 - Novembre 2023
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pouvez nous contacter par courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.
64 ÉCLAIRAGES Santé mentale

Thérapies en ligne
L’étude qui teste
leur efficacité
Par Stephanie Pappas, journaliste scientifique.

Une vaste étude menée sur 27 500 patients

P
au Royaume-Uni a comparé les psychothérapies
en ligne et en présentiel. Verdict : une efficacité
similaire dans les deux cas. Mais un accès
aux soins plus rapide pour les thérapies en ligne.

our lutter contre l’anxiété et la EN BREF dont les patients vont avoir besoin, ainsi que les
dépression, parler à son thérapeute via une pla- coûts de santé associés.
£ Peut-on prendre
teforme de visioconférence serait aussi utile en charge une anxiété, « Le coût réel des soins de santé mentale ne
que de suivre une thérapie en présentiel. Tel est une dépression ou provient pas du traitement de ces maladies, mais
le résultat d’une nouvelle étude de grande enver- un TOC avec une fiabilité de l’absence de traitement », explique ainsi Ana
gure menée au Royaume-Uni, qui pointe aussi le suffisante sur des Catarino, coautrice de l’étude et directrice de la
plateformes en ligne ?
fait que les séances virtuelles sont souvent dis- science clinique chez Ieso Digital Health, une
pensées à moindre coût. £ Une étude société britannique qui a passé un contrat avec le
Les thérapies en ligne ont connu un essor ful- comparative menée sur National Health Service (NHS), le système natio-
gurant lors de la pandémie de Covid : les un vaste échantillon nal de santé du Royaume-Uni, pour proposer aux
échanges sociaux et les déplacements étant limi- de patients montre patients l’accès à des traitements virtuels.
en effet l’efficacité
tés, voire impossibles à certaines périodes, on a des thérapies en ligne.
commencé à se connecter pour consulter son LES THÉRAPIES COGNITIVO-
médecin, son psychologue ou son psychiatre. Or £ Principal avantage : COMPORTEMENTALES EN PREMIÈRE LIGNE
ce que montre cette nouvelle étude réalisée éviter les semaines Les thérapies cognitivo-comportementales,
d’attente qui augmentent
outre-Manche, c’est que ce changement de fonc- le risque de voir ou TCC, représentent une voie de traitement bien
tionnement, s’il a réduit les contacts réels entre se dégrader l’état établie de différents troubles mentaux et psy-
patients et praticiens, a eu un avantage majeur : des patients. chiques. Elles reposent sur l’idée que des patho-
permettre aux premiers d’être traités plus rapi- logies comme la dépression, l’anxiété ou les pho-
£ Une condition
dement. Or cela peut se révéler crucial dans cer- cependant : qu’un bies résultent d’enchaînement de pensées et de
tains cas de souffrance psychique où le fait d’agir thérapeute interagisse comportements « appris », et qui peuvent donc
sans attendre apporte une plus grande améliora- avec le patient tout être désappris. Or, comme l’explique la psycho-
tion de la qualité de vie tout en réduisant la au long des échanges. logue clinicienne Kathryn Boger, de la faculté de
quantité de soins médicaux supplémentaires médecine de Harvard, également cheffe de

N° 159 - Novembre 2023

 © Olena Yakobchuk/Shutterstock

N° 159 - Novembre 2023

65
66
THÉRAPIES EN LIGNE : L’ÉTUDE QUI TESTE LEUR EFFICACITÉ
clinique et cofondatrice de la plateforme de soins
InStride Health, « des études ont démontré que
les TCC virtuelles se révèlent souvent aussi effi-
caces que les TCC en face-à-face pour traiter
divers troubles mentaux, notamment la dépres-
sion et l’anxiété ».
Malgré ces avancées, des questions subsis-
taient quant à la meilleure façon de mettre en
œuvre des interventions de santé mentale en
ligne, explique David Barlow, professeur émérite
de psychologie et de psychiatrie à l’université de
Boston, auteur d’un protocole largement utilisé
en TCC pour le traitement des troubles émotion-
nels. Or l’avantage de cette nouvelle étude,
publiée en septembre 2023 dans la revue Nature
Mental Health, vient du fait qu’elle a analysé les
données de plus de 27 500 patients. Et comme le
système de santé britannique suit de très près les
résultats obtenus sur ces patients, l’équipe a pu
mettre en évidence le rapport coût-efficacité
d’une manière particulièrement probante.
Concrètement, Ana Catarino et ses collègues
ont comparé une approche de TCC en ligne, où
un thérapeute échange avec son patient par le
biais d’un chat textuel (le patient peut parler de
son cas par écrit, exposer sa difficulté, recevoir
les conseils ou les questions complémentaires
du praticien, etc.), avec d’autres services de trai-
tement de l’anxiété et de la dépression proposés
par le système de santé NHS au Royaume Uni,
qui couvrent une large palette d’approches
thérapeutiques.
En conclusion, les chercheurs ont pu prouver
que la thérapie en ligne était aussi efficace et plus
rentable que les autres formes de soins. Mais le
plus intéressant est de savoir pourquoi : ils ont
constaté que les patients ayant suivi la thérapie
en ligne recevaient un traitement plus rapide-
ment. En conséquence, leur qualité de vie s’amé-
liorait plus promptement, limitant le recours à
d’autres services médicaux. « Plus les patients
attendent, plus ils risquent de voir leurs pro-
blèmes s’aggraver et de répondre moins bien à
leur traitement en raison de ce délai », analyse
Ana Catarino.
LA CLÉ : ÊTRE ACCOMPAGNÉ
AU LONG DES ÉCHANGES
Cette étude devrait avoir de larges répercus-
sions, prédit David Barlow, car les auteurs ont
montré que le succès du programme de TCC vir-
tuelle du NHS était lié au fait que celui-ci offrait
aux patients les conseils d’un thérapeute à
chaque étape du processus. Certaines TCC diffu-
sées sur internet se contentent de proposer aux
patients des modules qu’ils doivent suivre seuls ;
ÉCLAIRAGES Santé mentale
or la nouvelle étude a montré que la clé du succès
tient au fait qu’un thérapeute travaille avec le
patient en ligne, ajoute le professeur. « Il semble
que ce soit dans ces conditions que nous obte-
nions les meilleurs résultats ; c’est un point
extrêmement important, étant donné la rapidité
avec laquelle le système de prestation de soins
de santé comportementale se convertit aux appli-
cations numériques. »
Faut-il être surpris de voir que la thérapie
virtuelle fonctionne aussi bien que l’échange en
chair et en os ? Pas forcément, réagit Haim
Weinberg, psychologue agréé et psychothéra-
peute de groupe exerçant en cabinet privé à
Sacramento, en Californie, auteur de deux
ouvrages sur la thérapie en ligne. Il pointe le fait
que des études menées dans d’autres pays avaient
abouti aux mêmes conclusions. Simplement,
ajoute-t-il, il subsiste des préjugés contre la thé-
rapie virtuelle, considérée comme un pis-aller,
et les programmes de formation sont encore trop
rares pour permettre aux professionnels de la
santé mentale de se sentir à l’aise avec ce type
de prestation.
UN OUTIL ADAPTÉ À LA SANTÉ MENTALE
Malgré ces freins, la pratique se développe.
Selon Jeanine Turner, chercheuse en communi-
cation à l’université de Georgetown, le traitement
de la santé mentale est un domaine où la télémé-
decine présente le plus d’intérêt. En effet, note-
t-elle, les personnes souffrant d’anxiété ou de
dépression sont facilement découragées à l’idée
de se rendre dans un cabinet ou une clinique ; à
l’inverse, la possibilité de parler à un profession-
nel dans le cadre rassurant et confortable de leur
domicile les aide souvent à surmonter cet obs-
tacle. La thérapie virtuelle a également l’avan-
tage d’élargir l’accès aux soins aux individus
vivant dans des zones rurales, où les profession-
nels de la santé mentale sont peu nombreux.
Les soins virtuels, certes, ne conviendront pas
à tout le monde, reconnaît Ana Catarino. Mais les
conclusions de cette nouvelle étude montrent
qu’il est nécessaire d’en élargir l’accès afin que les Bibliographie
patients ne restent pas bloqués dans l’attente
d’une aide. « Ces résultats ouvrent aussi la possi- A. Catarino et al.,
bilité de développer des interventions cliniques Economic evaluation
dont l’efficacité a été prouvée, et qui pourraient of 27,540 patients with
mood and anxiety
désormais être déployées à grande échelle, afin
disorders and the
de répondre à la demande grandissante en santé importance of waiting
mentale. » En ce sens, les États-Unis ont voté une time and clinical
initiative appelée Psypact, qui autorise désormais effectiveness in mental
les psychologues à utiliser leur licence pour pra- healthcare, Nature
tiquer la téléthérapie au-delà des frontières de Mental Health, 2023.
leur État. Elle est en vigueur dans 37 États… £
N° 159 - Novembre 2023
 67

3 QUESTIONS
À JÉRÔME PALAZZOLO
Psychiatre spécialisé en psychopharmacologie
et en thérapies cognitivo-comportementales.

IL RESTE UNE MARGE

DE PROGRESSION
£ Quelle est actuellement
la situation des thérapies
en ligne en France ?
À ce jour, quelques plateformes en
proposent (notamment psy.link, avec
laquelle je collabore), mais cette pratique
n’est pas encore largement répandue.
Selon moi, c’est un problème d’acceptation
de la part des patients : beaucoup d’entre
eux demeurent très frileux à l’idée de
réaliser une thérapie en ligne, celle-ci
n’étant pas encore entrée dans les mœurs.
On s’en tient toujours à l’habitude du
thérapeute en face de soi, du contact
physique assorti de la certitude qu’une
thérapie en ligne ne sera pas aussi efficace
qu’en présentiel. Il reste donc selon moi
encore des progrès à faire dans la manière
d’appréhender ces thérapies, plus que
dans leur efficacité réelle. Un exemple très
concret est celui de la téléconsultation. Il y
a encore cinq ou six ans, cela s’apparentait
à de la science-fiction ; aujourd’hui, et à la
suite des confinements, cet usage est
devenu courant. Je pense que dans les
années à venir, du fait de la mobilité
grandissante des personnes (comment
garder le même médecin ?) et aussi de la
difficulté pour certaines d’entre elles de se
déplacer, le recours aux thérapies en ligne
va se généraliser.
£ Le contact réel entre
le médecin et son patient
n’est-il pas important pour la
réussite du traitement ?
Cela dépend du type de thérapie. Les TCC
sont assez formalisées et basées sur
l’échange, et pour cette raison se prêtent
très bien au distanciel. Le thérapeute
propose à son patient des modalités
pratiques et des stratégies à mettre en
place. D’ailleurs, les TCC peuvent se faire
par échange de courriels. Concrètement,
le thérapeute envoie une fiche
d’autoévaluation à remplir par le patient.
L’objectif est que celui-ci devienne son
propre thérapeute et soit le plus
autonome possible. Dans les faits,
il n’y a donc pas de différence à être
en face-à-face avec la personne.
Ces thérapies en ligne ont aussi un réel
avantage par rapport à celles qui sont
menées en présentiel : la facilité d’accès
aux soins. Étant psychiatre à Nice, j’ai des
patients qui habitent dans l’arrière-pays,
d’autres vivent à l’étranger et voyagent
beaucoup, de sorte que dans ces
conditions il n’est pas si simple de venir
consulter. Sans compter que pour des
personnes âgées ou atteintes de certaines
pathologies, se déplacer n’est pas
toujours évident. Ainsi, pour un patient
dépressif, sortir de chez soi semble
parfois insurmontable, et pour un sujet
anxieux il est plus rassurant d’avoir une
consultation à distance. Ajoutons que les
TCC sont des thérapies dites « pratico-
pratiques », c’est-à-dire qu’elles sont à
réaliser dans l’environnement du sujet.
Une thérapie qui a donc un intérêt à se
faire chez la personne.
£ À part les TCC, quelles
sont les thérapies en ligne
qui fonctionnent le mieux,
et sur quelles pathologies ?
L’avantage des TCC est de pouvoir traiter
aussi bien les troubles anxieux que la
dépression, les TOC ou les troubles du
comportement alimentaire. Cela dit,
une autre option réside dans les thérapies
de soutien. Leurs objectifs thérapeutiques
ne renvoient pas forcément à une catégorie
clairement définie et ne font donc pas appel
à une technique spécifique. L’écoute
bienveillante du thérapeute et
sa compréhension dénuée de tout
jugement permettent d’établir une relation
de confiance avec son patient. Celui-ci
pourra exprimer sa souffrance dans un
cadre confidentiel où il se sentira entendu,
compris, et accepté. Il va mieux comprendre
ses propres réactions, ses pensées,
ses sentiments, ce qui peut fonctionner
en présentiel ou en ligne.
D’autres types de thérapie vont être plus
problématiques en ligne : c’est le cas de
l’hypnothérapie par exemple, ou encore de
l’EMDR [pour Eye movement
desensibilisation reprocessing, une thérapie
dont l’objectif est de guérir les
traumatismes par des mouvements
oculaires, ndlr], cette dernière étant pour
ainsi dire irréalisable si le médecin et le
patient ne sont pas réunis au cabinet.
Je pense toutefois qu’au cours des années
à venir, les modalités techniques vont
certainement s’améliorer et pallier les
difficultés technologiques qui nous limitent
encore parfois.
Propos recueillis par Albane Clavere

N° 159 - Novembre 2023

68 ÉCLAIRAGES Raison et déraison

NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement
et enseignant-chercheur en sciences cognitives
à l’université de Lille.

COURS D’ESPRIT
CRITIQUE AU COLLÈGE :
QUELS RÉSULTATS ?
Pour combattre le complotisme et les croyances
paranormales en matière de santé, des cours
d’esprit critique sont délivrés à des collégiens.
Les résultats ont été analysés pour la première
fois par trois laboratoires.

C omme à chaque ren-

trée scolaire en France, des change-
ments sont annoncés, même s’ils ne
convainquent pas toujours. Ainsi, rap-
portait Le Journal des femmes sur son site
le 28 juillet dernier, Emmanuel Macron
a affirmé que les enseignants seraient
désormais mieux formés et mieux payés,
et qu’on verrait dès la rentrée « un profes-
seur devant chaque classe ». Si certains
parents gardent des doutes sur ces décla-
rations, c’est probablement qu’ils ont un
esprit critique aiguisé par le temps et les
faux espoirs. Esprit critique toujours aux
premières places des préoccupations du
ministère, d’ailleurs. Le Journal des
femmes prévient dans le même article les
nouveaux lycéens, et leurs parents, qu’il
leur faudra développer une pensée
rationnelle et personnelle.
L’importance que le ministère
accorde à l’esprit critique est d’abord
motivée par les effets néfastes d’un
manque de pensée rationnelle. Parce
qu’il conduit à embrasser des croyances
non fondées, il présente des risques pour
la santé (la croyance en des médecines
alternatives inefficaces ou frauduleuses
accroît le risque d’une prise en charge
défaillante), mais aussi pour l’équilibre
démocratique (l’adhésion à des théories
du complot peut pousser à défendre des
partis qui le mettent en danger).
Paradoxalement, si l’Éducation natio-
nale insiste sur l’importance de l’esprit
critique, elle n’a pas réellement tenté de
savoir si les méthodes utilisées étaient
efficaces – en particulier si le temps
passé en cours en vue de le développer
chez les élèves aboutissait à une baisse
des croyances infondées, une question
pourtant essentielle.
ÉVALUER L’INFORMATION REÇUE,
ET SON PROPRE CERVEAU
Denis Caroti, de l’université de
Marseille, Jais Adam-Troïan, de
l’université canadienne de Dubaï, ainsi

N° 159 - Novembre 2023


que Virginie Bagneux et Manon Théraud,
de l’université de Caen, se sont attelés à
la tâche. Dans un article paru cette
© Drazen Zigic/Shutterstock ; © Sudowoodo/Shutterstock
année, ils étudient l’impact d’un cours
d’esprit critique sur les croyances injus-
tifiées de collégiens français.
Les chercheurs ont formé deux
groupes d’élèves dans deux classes de
quatrième et quatre classes de troisième,
avec un total, au début de l’expérience,
de 162 collégiens. La moitié des élèves
ont reçu un cours d’une heure par
semaine pendant huit semaines, dont
l’objectif était de muscler certains élé-
ments fondamentaux de l’esprit critique,
en se concentrant sur deux dimensions
de la pensée rationnelle : l’évaluation de
l’information d’une part, et la métaco-
gnition (la connaissance de son propre
fonctionnement cognitif) d’autre part.
L’autre groupe servait de témoin.
UNE HEURE DE COURS PAR SEMAINE
Tour à tour, les jeunes s’interrogeaient
et apprenaient sur des thèmes différents.
Comment discuter rationnellement ?
Qu’est-ce que l’argumentation et la
réflexion ? Comment repérer les fake
news ? Quel crédit accorder à telle ou
telle preuve scientifique (un article
d’opinion, un avis d’expert, une étude
publiée, une métaanalyse…) ? Comment
N° 159 - Novembre 2023
69
appréhender plus justement le hasard et
les coïncidences ? Autant de questions
évoquées pendant ce parcours.
Afin de déterminer l’effet de cette for-
mation, les auteurs ont fait passer des
questionnaires validés aux élèves. L’un
des questionnaires mesurait l’adhésion
aux théories du complot en général, sans
se focaliser sur des théories particulières.
L’autre évaluait les croyances paranor-
males (télépathie, télékinésie, sorcelle-
rie, etc.). On sait par des études anté-
rieures que ces convictions sont liées à
l’attrait envers les médecines alterna-
tives, avec leurs conséquences néfastes
sur la santé, ce qui motive l’intérêt de les
70
COURS D’ESPRIT CRITIQUE AU COLLÈGE : QUELS RÉSULTATS ?
combattre. Les questionnaires ont été
remplis trois fois par les élèves. Une fois
avant le début de la session, une fois juste
après et une autre fois un mois plus tard.
LA SORCELLERIE FAIT
DE LA RÉSISTANCE
Les résultats obtenus sont mitigés et
assez surprenants. En ce qui concerne les
théories du complot, on observe une
légère baisse du niveau d’adhésion
immédiatement après les séances,
uniquement dans le groupe ayant suivi les
cours. Cette diminution perdure jusqu’à la
dernière mesure, un mois plus tard. Il
semble donc que l’intervention ait, de ce
point de vue, un effet intéressant. Le
tableau est différent concernant les
croyances paranormales. L’impact à court
terme est plus net – les participants au
programme voient leur niveau de
croyance chuter. Mais cette modification
se résorbe totalement en un mois… Les
chercheurs proposent l’hypothèse que les
croyances paranormales sont partagées
ÉCLAIRAGES Raison et déraison
Même modérés,
les résultats
montrent l’utilité
de travailler avec
les élèves sur
la méthode,
l’évaluation réfléchie
de l’information,
mais aussi sur
la métacognition.
par l’entourage. Omniprésentes dans
l’environnement, elles pourraient renaître
de leurs cendres par la répétition. Un effet
social expliquerait donc l’annulation, avec
le temps, de l’effet de la formation.
Cette première étude montre tout de
même l’intérêt de l’enseignement de l’es-
prit critique. Tout modérés qu’ils soient,
les résultats pointent vers l’utilité de tra-
vailler avec les élèves sur la méthode,
l’évaluation réfléchie de l’information,
mais aussi sur la métacognition. Comme
souvent en éducation, la dose optimale
est certainement gargantuesque. Il en
faudrait probablement plus, plus long-
Bibliographie
temps. Et si la démarche proposée ne
s’impose pas comme la meilleure, elle
restera au moins là comme un repère, un D. Caroti et al., Critical
thinking education to
point de comparaison. Si votre enfant,
© Alessandro Colle/Shutterstock
decrease conspiracy
après la rentrée, vous parle subitement and paranormal beliefs
de biais de confirmation, d’effet Barnum among secondary
ou de consensus scientifique, c’est bon school students : A
signe. C’est qu’il reçoit une éducation qui phase I trial, PsyArXiv
a des chances de le guider vers (un peu) Preprints, 2023.
plus d’esprit critique ! £
N° 159 - Novembre 2023
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72 VIE QUOTIDIENNE
p. 78 « Il ne suffit pas de ne rien faire pour se reposer » p. 86 L’école des cerveaux p. 90 La question du mois

Apprendre
à se reposer
Par Liam Drew, journaliste scientifique.

Recharger les batteries, c’est essentiel – et pas

seulement en dormant. Selon ce que nous faisons,
et le rythme auquel nous le faisons, nous pouvons

E
aussi régénérer notre cerveau durablement.

n lisant cette phrase, avez-
vous l’impression de vous reposer ? Il y a de EN BREF
bonnes raisons de penser que oui. En 2016, plus £ Lire, se promener
de 18 000 personnes ont répondu à une enquête dans la nature, regarder
intitulée The rest test (« Le test de repos »), portant un film… Les activités
sur leurs façons de se détendre. Verdict : le moyen pratiquées pour se
le plus souvent cité était la lecture. reposer sont si variables
et personnelles qu’on
Pour autant, ce n’est pas une règle universelle. a longtemps peiné
Si vous êtes confortablement assis dans votre jar- à les appréhender
din, chauffant vos pieds au soleil, en train de feuil- de manière scientifique.
leter un exemplaire de Cerveau & Psycho, peut-être
£ Les recherches
trouverez-vous cette activité relaxante. C’est montrent néanmoins
moins probable si vous êtes étudiant et cherchez tous les bénéfices
des informations pour une dissertation à rendre le du repos, qui stimule
lendemain. En d’autres termes : tout dépend du le bien-être, le contrôle
contexte. Et puis, des activités jugées reposantes cognitif et la mémoire.
par les uns ne le seront pas par d’autres. Dans le £ Les thérapeutes
Rest test, de nombreux sondés ont déclaré que ont identifié six
leurs formes de repos favorites étaient de faire de caractéristiques
l’exercice ou de s’absorber dans le travail. communes que doivent
présenter globalement
Cette variabilité explique en partie que les les périodes de repos
chercheurs se sont peu intéressés aux façons de pour vraiment permettre
se reposer. Ils ont davantage étudié la façon dont de récupérer.
le corps ou le cerveau s’engagent dans des tâches
actives, plutôt que l’influence de temps d’arrêt
difficiles à définir. « Les experts de la psychologie
et des neurosciences cognitives restent parfois
aveugles à l’importance d’un élément comme le
repos », renchérit Erin Wamsley, psychologue à
l’université Furman, en Caroline du Sud.
Alors que l’étude du sommeil est devenue une
branche à part entière des neurosciences depuis
des décennies, il a fallu accumuler des études
issues de diverses disciplines pour que l’on com-
mence à comprendre l’importance du repos en tant
que tel, distinct du sommeil. Un état que chacun
peut atteindre par des activités adaptées, selon un
dosage précis, et qui permet d’optimiser le fonc-
tionnement du corps et de l’esprit. Avec, à la clé,
une meilleure résistance aux maladies (notam-
ment, le Covid-19), mais aussi un contrôle de soi
renforcé et une mémoire plus performante…
LE DROIT AU REPOS
Le droit au repos est d’ailleurs un enjeu poli-
tique et social depuis longtemps. « L’institution des

N° 159 - Novembre 2023

 73
© Fida Olga/Shutterstock

N° 159 - Novembre 2023

74 VIE QUOTIDIENNE Bien-être
APPRENDRE À SE REPOSER
pauses a été cruciale dans l’histoire des relations
de travail », rappelle Felicity Callard, chercheuse
à l’université de Glasgow, au Royaume-Uni. Cette
bataille n’est pas terminée. En France, le droit à la
déconnexion en dehors des heures de travail est
aujourd’hui inscrit dans la loi, et plusieurs pays
réfléchissent à l’instauration d’une semaine de tra-
vail de quatre jours. Celle-ci vient d’être testée par
61 organisations britanniques, qui ont constaté
que le bien-être de leurs employés en bénéficiait.
Aux États-Unis, le politicien Mark Takano a tenté
d’introduire une loi visant à mettre en place une
semaine de 32 heures à l’échelle nationale, ce qui
impliquerait probablement de travailler quatre
jours. Cependant, à rebours de ce mouvement,
l’État du Texas a récemment supprimé l’obligation
pour les entreprises de prévoir des pauses rafraî-
chissement pour les personnes travaillant dans
des conditions de chaleur extrême.
Des micropauses régulières,
d’une durée de dix minutes
seulement, aident à retrouver
de l’énergie tout en atténuant
la sensation de fatigue
et en rehaussant le niveau
de bien-être général.
Mais revenons aux questions de définition.
Selon Claudia Hammond, professeuse de psycho-
logie à l’université du Sussex, au Royaume-Uni,
et autrice de The Art of Rest (littéralement « l’art
du repos », non traduit), chacun d’entre nous sait
intuitivement ce qu’est le repos. Mais les difficul-
tés à délimiter précisément ce concept consti-
tuent un obstacle majeur aux recherches dans ce
domaine. Elle a quant à elle retenu la définition
suivante : se reposer est « une activité réparatrice,
intentionnelle et relaxante ». Tout en insistant sur
le fait que, pour se détendre pleinement, il faut
aussi se donner la permission de se reposer.
La chercheuse a participé à l’élaboration du
Rest test, qui a révélé toute la diversité des façons
de se reposer. Après la lecture, les activités les
plus populaires sont, par ordre de préférence,
passer du temps dans la nature, s’offrir un
moment tout seul, écouter de la musique, ne rien
faire, se promener, prendre un bain chaud, rêvas-
ser, regarder la télévision, ou encore pratiquer la
méditation de pleine conscience.
N° 159 - Novembre 2023
Quinze pour cent des personnes interrogées
ont en outre évoqué l’exercice physique – qui est
en apparence l’antithèse du repos. « Une partie des
gens s’estiment incapables de reposer leur esprit
sans faire travailler leur corps », explique Claudia
Hammond. De nombreux sondés ont d’ailleurs
déclaré se sentir agités dès qu’ils ne faisaient rien.
L’enquête a également porté sur le lien entre
le temps consacré à des activités apaisantes et la
satisfaction globale dans la vie. Et les résultats
sont édifiants. « Le niveau de bien-être était deux
fois plus élevé chez les personnes qui ne ressen-
taient pas le besoin de se reposer davantage, et
également chez celles qui estimaient bénéficier de
temps de repos plus longs que chez les autres »,
note-t-elle.
LE TEMPS DE RÉCUPÉRATION IDÉAL
Attention toutefois aux excès : les temps de
repos les plus longs, toujours selon l’enquête, sont
associés à des niveaux de bien-être plus bas [cer-
tains sondés déclaraient se reposer jusqu’à qua-
torze heures par jour, ndlr]. Vraisemblablement en
partie parce qu’ils sont causés par des interruptions
d’activité non désirées, qu’il s’agisse de périodes
de chômage ou de maladie. Alors, quel est temps
de repos optimal ? Le chiffre de cinq ou six heures
par jour, en temps cumulé, est avancé.
Ces résultats concordent avec ceux d’autres
études, dont celle menée en 2009 par Sarah
Pressman, aujourd’hui à l’université de Californie
à Irvine. Son équipe a observé que des loisirs plus
fréquents sont associés à une tension artérielle
plus basse, à des niveaux d’hormones de stress
plus faibles ainsi qu’à des taux de dépression infé-
rieurs. Citons aussi cette enquête réalisée en 2021
par un trio de chercheurs incluant Marissa Sharif,
de l’université de Pennsylvanie, qui indique que
trop ou trop peu de temps libre ont tendance à
diminuer le bien-être.
En termes de santé, les spécialistes sont depuis
longtemps convaincus que le repos améliore la
résistance aux maladies et favorise la guérison.
Par le passé, on avait même coutume de recom-
mander aux malades de s’aliter pour récupérer
efficacement. Une option aujourd’hui considé-
rée comme un dernier recours, tant les longues
périodes d’inactivité totale ont des retombées
négatives sur les plans cardiovasculaire, osseux
et musculaire.
Il n’en reste pas moins vrai que la réduction des
dépenses énergétiques occasionnée par le repos
est susceptible de libérer des ressources pour le
système immunitaire, ce qui permet de lutter
plus efficacement contre les infections. C’est peut-
être l’idée qui sous-tend les recommandations
 75

britanniques et américaines contre le Covid-19. Le

National Health Service (NHS), au Royaume-Uni,
et les Centers for Disease Control and Prevention
(CDC), aux États-Unis, conseillent ainsi de se
reposer le plus possible pendant une infection,
afin de réduire le risque de Covid long – et si cette
maladie chronique se développe, les périodes de
calme aideraient également à mieux la gérer.
Malheureusement, ces recommandations restent
vagues : ni le NHS ni les CDC ne précisent com-
ment nous devrions nous reposer ni les activités
qu’il est possible ou souhaitable de s’autoriser.
Quoi qu’il en soit, les plages de récupération
de même qu’un bon équilibre entre vie profes-

SIX CLÉS POUR sionnelle et vie privée sont largement considérés

comme de solides facteurs de protection face
RECHARGER LES BATTERIES aux maladies liées au stress – au premier rang
desquelles le burn-out. Au-delà, ils formeraient
même des piliers de la santé mentale.

É puisé par vos responsabilités professionnelles et familiales, peut-être

attendez-vous avec impatience les prochaines vacances pour vous reposer
le corps et l’esprit. Hélas, les recherches suggèrent que dans ce cas, les bienfaits
DES CLÉS POUR BIEN SE RESSOURCER
Mais comment bien se ressourcer, justement ?
de ce break seront de courte durée. Jessica de Bloom, psychologue spécialiste À l’université de Groningue, aux Pays-Bas, la psy-
de la santé au travail à l’université de Groningue, aux Pays-Bas, a interrogé chologue et spécialiste de la santé au travail
des volontaires avant, pendant et après leurs congés. Résultat : leur bonheur Jessica de Bloom se penche sur la façon dont les
et leur bien-être retombaient à leur niveau de base en l’espace d’une semaine. employés gèrent le stress lié à un poste éprou-
Il faut donc trouver de meilleurs moyens de se reposer pendant le reste de vant. Sa conclusion ? Pour maximiser les béné-
l’année. Selon Jessica de Bloom, les activités extraprofessionnelles les plus fices, les activités reposantes doivent remplir six
bénéfiques doivent comporter les caractéristiques résumées par les six lettres critères fondamentaux (voir l’encadré ci-contre).
de l’acronyme Dramma. Quand on coche ces cases, le niveau de bien-être Le plus important d’entre eux étant l’autonomie,
et le sentiment de vitalité augmentent. c’est-à-dire le sentiment de maîtriser ce que l’on
fait, et avec qui on le fait [dans ses études, la cher-
Détachement (psychologique), à savoir la capacité à éloigner les pensées cheuse a constaté que les personnes qui répondent
1 négatives ou stressantes. à ces critères sont globalement plus satisfaites de
leur vie et éprouvent un plus grand sentiment de
Relaxation, par exemple avec un petit massage ou en se prélassant sur vitalité intérieure, ndlr].
2 une chaise longue. Outre ces leviers, la façon dont nos journées
sont structurées a aussi son importance. Ainsi,
Autonomie : « C’est le sentiment d’avoir vraiment la maîtrise de ce qui au travail, chacun aurait intérêt à effectuer des
3 se passe, de décider soi-même de la façon dont on passe son temps, et avec micropauses régulières, d’une durée de dix minutes
qui », explique Jessica de Bloom. Un paramètre très important, selon elle. seulement, au milieu d’une activité exigeante.
L’intérêt de ces pauses : permettre un détache-
Maîtrise : il peut s’agir d’apprendre de nouvelles compétences ou de retrouver ment momentané vis-à-vis des tâches profession-
4 le contrôle de son corps, en travaillant à améliorer sa forme physique. nelles. Selon plusieurs études, ces interruptions
aident alors à retrouver de l’énergie, tout en atté-
Meaning, autrement dit le « sens » : les activités qui ont du sens pour nous nuant la sensation de fatigue et en rehaussant
5 comprennent par exemple le bénévolat ou la défense de causes auxquelles le niveau de bien-être général. Hélas, souligne
nous croyons [mais de façon générale les actions qui sont en phase avec Claudia Hammond, « certains travaux montrent
© Roman Samborskyi/Shutterstock

nos convictions ou nos préférences, ndlr]. Avec la maîtrise, cet aspect ajoute que nous avons tendance à repousser les pauses
de la valeur à ce que nous faisons. et à ne nous les octroyer qu’à la fin d’une tâche,
comme si elles étaient une récompense pour le
Affiliation : un sentiment de lien social avec des collègues ou d’autres travail achevé ». Pourtant, les recherches montrent
6 le contraire : ce qui fait du bien, ce sont les temps
personnes qui ne sont pas rattachées à notre milieu professionnel.
d’arrêt réguliers au fil de l’activité.
Sources : J. de Bloom et al., Journal of Happiness Studies, 2013/D. Newman et al., Journal of Happiness Studies, 2013 Or éviter la fatigue n’est pas un luxe. Qui veut
voyager loin ménage sa monture. Un travail

N° 159 - Novembre 2023

76
continu et mentalement éprouvant conduit à
prendre de moins bonnes décisions. Sa consé-
quence : un fléchissement du contrôle cognitif, de
la capacité à moduler ses pensées et son compor-
tement afin d’atteindre ses objectifs à long terme.
« Nous utilisons le contrôle cognitif chaque fois
que nous n’agissons pas de manière automa-
tique », explique Antonius Wiehler, chercheur en
sciences du comportement à l’Institut du cerveau
de Paris. Une personne qui apprend le piano, par
exemple, exécute chaque mouvement consciem-
ment, ce qui nécessite ce contrôle ; un pianiste
accompli, lui, n’en aura pas besoin. Le contrôle
cognitif intervient dès que nous devons prendre
une décision rationnelle, que ce soit de prendre
un repas sain plutôt qu’une pizza, ou de faire pas-
ser un profit futur avant un plaisir immédiat :
travailler, plutôt que jouer à un jeu vidéo, pour
réussir un examen…
QUAND LA FATIGUE NUIT AUX DÉCISIONS
Or, à mesure que nous nous fatiguons, il
devient de plus en plus difficile de se montrer
rationnel. Si vous avez travaillé trop longtemps
sans pause, vous aurez plus de mal à résister à
une pizza. Les recherches d’Antonius Wiehler
aident à comprendre pourquoi. Lors d’une expé-
rience récente, ses collègues et lui ont demandé à
des volontaires d’effectuer des tâches exigeantes
sur un ordinateur pendant six heures et demie,
tandis que d’autres devaient accomplir des exer-
cices plus simples. Les participants regardaient
par exemple un écran montrant une lettre de
l’alphabet qui était remplacée à chaque seconde
par une lettre différente. Certains se voyaient
proposer une tâche de niveau facile : ils devaient
simplement déterminer si chaque nouvelle lettre
était la même que la précédente. D’autres avaient
une mission autrement plus difficile : identifier
si chaque lettre correspondait ou non à celle qui
la précédait de trois positions dans la séquence !
Évidemment, les tâches les plus difficiles solli-
citent le contrôle cognitif en continu et finissent
par l’épuiser…
Pour mesurer le niveau d’épuisement de leur
contrôle cognitif, l’ordinateur interrompait pério-
diquement les participants pour leur poser des
questions comme : « Préféreriez-vous 25 euros
maintenant ou 60 euros dans six mois ? » Les
réponses ont bel et bien dépendu de l’état de
fatigue cognitive des individus, se souvient le
chercheur : « Le matin, vous êtes frais et dispos.
Et vous savez que le meilleur choix est de prendre
l’argent plus tard. » Mais, au fil de la journée, les
participants qui effectuent une tâche épuisante
ont tendance (plus que ceux qui ont réalisé une
VIE QUOTIDIENNE Bien-être
COMMENT SE REPOSER ?
« Si vous vous reposez
quelques minutes après
avoir appris quelque chose,
vous vous en souviendrez
mieux plus tard. »
Erin Wamsley, psychologue
LE REPOS
EN CHIFFRES
3 HEURES PAR JOUR
Temps de repos moyen
5 OU 6 HEURES
PAR JOUR
Temps de repos optimal
pour se sentir bien
68 %
Proportion des gens
qui aimeraient avoir plus
de temps pour se reposer
Source : C. Hammond et G. Lewis,
Palgrave Macmillan, 2016.
N° 159 - Novembre 2023
tâche facile) à choisir une récompense immédiate
et de moindre valeur.
Pourquoi le cerveau peine-t-il ainsi à se contrô-
ler ? Des travaux antérieurs de neuro-imagerie ont
associé la réduction du contrôle cognitif à une
diminution de l’activité du cortex préfrontal laté-
ral. L’une des idées les plus répandues est que les
réserves d’énergie s’épuisent dans cette région.
Toutefois, cette hypothèse s’est révélée difficile à
confirmer, de sorte qu’Antonius Wiehler et son
équipe ont cherché d’autres explications.
COMMENT LE REPOS
RÉGÉNÈRE VOTRE CERVEAU
Grâce à des outils d’imagerie sophistiqués, les
chercheurs ont mesuré les concentrations de glu-
tamate, le principal neurotransmetteur excita-
teur du cerveau. Ils ont alors montré que cette
substance est plus abondante (et diffuse davan-
tage) dans le cortex préfrontal des personnes qui
viennent d’effectuer une tâche cognitive difficile,
que chez les participants s’étant livrés à une tâche
plus facile. D’où une hypothèse : la réduction du
contrôle cognitif serait causée par l’accumulation
de glutamate. Fait notable : seul le cortex préfron-
tal, siège du contrôle cognitif, est concerné par
ce changement.
Peut-être le glutamate s’accumule-t-il à l’exté-
rieur des neurones, où il modifie leur activité.
Mais ce n’est à ce stade qu’une hypothèse et le
mécanisme exact reste à confirmer. « Une foule
de questions passionnantes nous attendent »,
déclare Antonius Wiehler. Celles-ci concernent
notamment la manière dont le cerveau récupère
de l’effort, ainsi que le temps de repos nécessaire
pour reconstituer les réserves de glutamate et
pour recouvrer un contrôle cognitif normal.
Outre la prise de décision, des périodes de
repos régulières sont bénéfiques à l’apprentis-
sage. Les neuroscientifiques savent depuis long-
temps que le sommeil consolide les souvenirs. Or
des études récentes laissent croire qu’un proces-
sus similaire se déroulerait lors des périodes de

repos éveillé… Ainsi, quinze minutes de contem-
plation tranquille aident à mieux se souvenir
d’une histoire que l’on vient d’entendre. « Si vous
vous reposez quelques minutes après avoir appris
quelque chose, vous vous en souviendrez mieux
plus tard », renchérit la psychologue Erin Wamsley.
Et pas seulement juste après, mais des heures et
des jours plus tard.
RÊVASSER POUR MIEUX SE SOUVENIR
Ce phénomène touche de nombreux types de
mémoire, y compris la mémoire des mots, celle
des lieux et celle que l’on qualifie de « procédu-
rale » – qui concerne les apprentissages physiques,
comme jouer au tennis. Dans tous ces cas, l’effet
du repos est aussi puissant que celui du sommeil.
En scrutant le cerveau durant ces temps de pause,
les chercheurs ont constaté que celui-ci produit la
même activité typique du renforcement des sou-
venirs que durant le sommeil. « Cette activité bio-
logique est tout aussi fréquente pendant le repos
éveillé, tant chez l’homme que chez l’animal »,
précise Erin Wamsley.
Selon cette spécialiste, l’éveil serait associé à
deux principaux états cérébraux : l’un « en ligne »,
où le cerveau s’intéresse aux informations senso-
rielles qui lui parviennent, et l’autre « hors ligne »,
où les processus internes dominent son activité.
Pour en savoir plus, la chercheuse a suivi l’acti-
vité cérébrale de volontaires qui se reposaient, à
l’aide d’électrodes placées sur leur cuir chevelu
(technique appelée « électroencéphalographie »,
ou EEG). À intervalles aléatoires, elle testait leur
temps de réaction, ou bien leur demandait simple-
ment ce à quoi ils pensaient. Il en est ressorti que
l’état « hors ligne » se caractérise par des temps de
réaction plus longs et par des ondes électriques
plus lentes. Au cours de ces périodes hors ligne, les
participants étaient également plus susceptibles de
déclarer qu’ils rêvassaient. La chercheuse tente
actuellement de prouver que c’est dans cet état que
se produit la consolidation de la mémoire.
D’autres neuroscientifiques ont étudié le cer-
veau au repos en mesurant son activité lorsque
les participants sont allongés et se contentent de
fixer une croix sur un écran. Et, surprise : il est
loin d’être inactif ! Au contraire, il présente une
activité soutenue dans un ensemble de régions
appelé « réseau du mode par défaut » (DMN,
pour default mode network). Selon des études
ultérieures, l’activité de ce réseau serait associée
au vagabondage de l’esprit. « Nous produisons
constamment des pensées et une activité céré-
brale spontanées qui, dans une large mesure,
façonnent notre expérience d’être humain »,
déclare Erin Wamsley. Pour elle, nous devons
77
explorer plus avant les liens entre l’activité du
réseau du mode par défaut, la rêverie et la conso-
lidation de la mémoire, ainsi que le nombre d’états
hors ligne existants.
La découverte du réseau du mode par défaut
a en tout cas obligé les scientifiques à considérer
le cerveau au repos comme un objet d’étude à
part entière, et non plus seulement comme un
point de comparaison avec ce qui se passait lors
d’une tâche active. Toujours selon Erin Wamsley,
en comparant uniquement des cerveaux endor-
mis à des cerveaux actifs et éveillés, les spécia-
listes du sommeil sont longtemps passés à côté
d’un état intermédiaire de repos conscient. Les
travaux d’Antonius Wiehler ayant par ailleurs
révélé les soubassements cérébraux de la fatigue,
il est peut-être temps de mettre bout à bout tous
ces éléments.
UNE SCIENCE DU REPOS ?
Au point de faire naître une véritable science
Bibliographie
du repos ? Claudia Hammond l’espère, car les
concepts disparates brassés par le sujet, qui cherche
actuellement sa place à la périphérie de plusieurs P. Albulescu et al.,
“Give me a break !” A
domaines, se trouveraient alors rassemblés au sein
systematic review and
d’une discipline cohérente. Après tout, le sommeil, meta-analysis on the
autrefois parent pauvre de la recherche, est devenu efficacy of micro-breaks
un domaine d’investigation scientifique de premier for increasing well-
plan, dont les bienfaits pour la santé sont « désor- being and performance,
mais pris très au sérieux et considérés comme éle- Plos One, 2022.
vés », déclare la psychologue. A. Wiehler, A neuro-
De son observation des sociétés, la chercheuse metabolic account of
britannique Felicity Callard conclut quant à elle : why daylong cognitive
« Au cours des cinq dernières années, le repos work alters the control
semble avoir été au cœur de nombreux débats. of economic decisions,
Notamment ceux qui concernent l’épuisement Current Biology, 2022.
professionnel, les démissions silencieuses [une M. A. Sharif et al.,
tendance à se désengager de son travail en se Having too little or too
contentant du strict minimum, ndlr] et le refus de much time is linked
la hustle culture dans la sphère professionnelle to lower subjective
[un dévouement total et dévorant à son métier, well-being, Journal of
Personality and Social
ndlr]. Selon Claudia Hammond, les nouvelles
Psychology, 2021.
générations seront peut-être à l’origine d’une
plus grande valorisation du repos et d’une cer- E. J. Wamsley
taine forme d’équilibre entre travail et oisiveté. et T. Summer,
Spontaneous entry
Invitée récemment à s’adresser aux élèves de
into an “offline” state
son ancienne école, elle s’attendait à ce qu’on during wakefulness :
lui demande des conseils sur la façon de réussir A mechanism of
sa carrière. Or ce ne fut pas du tout le cas. « À memory consolidation ?,
la question : “De quoi aimeriez-vous parler ?”, Journal of Cognitive
ils m’ont répondu : “Pourriez-vous nous en dire Neuroscience, 2020.
plus sur le repos et la gentillesse ?” » £ E. Wamsley, Memory
consolidation during
waking rest, Trends in
© 2021 New Scientist Limited. Tous droits réservés. Cognitive Sciences, 2019.
Distribué par Tribune Content Agency.
N° 159 - Novembre 2023
78

INTERVIEW

AURÉLIA
SCHNEIDER
MÉDECIN PSYCHIATRE
ET SPÉCIALISTE DE LA CHARGE MENTALE.

IL NE SUFFIT PAS
DE NE RIEN
FAIRE POUR
SE REPOSER
Pour arriver à bien se reposer,
les recherches en psychologie
recommandent d’organiser
son temps libre d’après six
critères : se détacher de ses
propres pensées négatives
ou stressantes, se relaxer,
chercher l’autonomie et la
maîtrise dans ses activités,
ainsi que du sens et du lien
avec autrui. Comment ces
critères ont-ils été établis ?
Selon le psychologue américain Da-
vid Newman et ses collègues, qui ont

N° 159 - Novembre 2023

 79

Correctement choisis, les loisirs contribuent

à satisfaire des besoins psychologiques
fondamentaux, ce qui maximise leurs effets
bénéfiques sur les performances et le bien-être.
Un sport collectif ou un groupe de randonnée
comblent par exemple nos besoins d’affiliation,
de sens, de maîtrise et de détachement des pensées

réalisé ces travaux, il s’agit de be-
soins psychologiques fondamentaux.
Les chercheurs s’appuient sur plu-
sieurs grandes théories, soutenues
par un important corpus de re-
cherches. La théorie de l’autodéter-
mination, par exemple, stipule que
pour être heureux, nous avons be-
soin de choisir nos règles de vie de
façon autonome, d’entretenir de
bonnes relations avec les autres et
d’éprouver un sentiment de compé-
tence dans ce que nous faisons. On
retrouve là trois des critères béné-
fiques proposés par David Newman.
Les théoriciens du flow – un état
d’absorption complète dans ce que
l’on fait, qui produit un sentiment de
fluidité et de satisfaction profonde –
ont quant à eux montré que les acti-
vités qui permettent d’accéder à cet
état si particulier accroissent le bien-
être. Le flow réunit plusieurs des cri-
tères que vous avez cités, comme la
maîtrise et le sens, le tout dans un
état relâché et dépourvu de pensées
© Jacob Lund/Shutterstock
rant – en pompant littéralement –
notre attention, d’où la nécessité de
les mettre à distance par moments
– ce qui renvoie au critère de déta-
chement des pensées négatives ou
stressantes. L’idée est que, correcte-
ment choisis, les loisirs peuvent
contribuer à satisfaire ces besoins, ce
qui maximise leurs effets bénéfiques
sur le bien-être et les performances.
Mais comment bien les
choisir, justement ? Pour
reprendre le premier critère,
certaines activités sont-elles
particulièrement efficaces
pour se détacher de
ses pensées négatives
ou stressantes ?
Elles diffèrent d’une théorie à l’autre.
Pour la théorie de restauration de
l’attention, il faut se rapprocher de
la nature, se promener en forêt…
Le spectacle des arbres qui se ba-
lancent, le bruit du vent, l’odeur de
la terre, tout cela attirerait notre at-
oublier temporairement ses préoccu-
pations personnelles ou profession-
nelles. Quand on plante un clou ou
que l’on mesure la quantité adéquate
de farine pour une recette, on est
forcé de se concentrer, d’être dans
l’instant présent. Mais, parfois, les
loisirs ne suffisent pas pour s’affran-
chir de ses préoccupations.
Que faire, alors ?
Les anxieux, par exemple, ressassent
constamment des pensées parasites
– « Et si jamais on me trouvait stu-
pide ? Et si je bégayais ? Et si je n’y
arrivais pas ? » –, ce qui les épuise
nerveusement. Les périodes de repos
ne peuvent alors pas toujours à elles
seules contrer cette fatigue, et il faut
mettre en œuvre des méthodes plus
spécifiques. La technique dite de
« décentration », développée par le
pionnier de la psychologie cognitive
Aaron Beck, est très efficace : il s’agit
d’imaginer ce qu’aurait pensé à
notre place un ami que nous respec-

parasites. Autre exemple : la théorie
de la restauration de l’attention, éla-
borée par la psychologue américaine
Rachel Kaplan. Elle indique que nos
obligations personnelles et profes-
sionnelles nous épuisent en accapa-
tention en douceur loin de nos sou-
cis quotidiens.
En ce qui me concerne, je recom-
mande les activités manuelles : jardi-
nage, cuisine, broderie, bricolage…
Rien de tel pour occuper l’esprit et
tons et qui est différent de nous, ou
ce que nous lui aurions dit si lui-
même avait été dans notre situation.
Nous avons en effet tendance à nous
montrer bien plus indulgents et en-
courageants avec les autres qu’avec

N° 159 - Novembre 2023

80
« IL NE SUFFIT PAS DE NE RIEN FAIRE POUR SE REPOSER »
nous-mêmes. Un anxieux confronté
à une importante échéance profes-
sionnelle se répétera par exemple
qu’il risque de rencontrer un pro-
blème ; avec la technique de décen-
tration, il se dira sans doute que son
ami aurait juste pensé : « Allons-y, on
verra bien », et se serait concentré
sur les actions concrètes à mener…
La même recommandation vaut
pour le deuxième critère, la relaxa-
tion : pour les personnes qui aiment
les pratiquer, des activités comme la
lecture ou l’écoute de musique sont
certes une aide précieuse pour se
détendre, mais lorsque le stress de-
vient trop intense, recourir à des
techniques spécifiques s’avère par-
fois nécessaire…
Pouvez-vous nous proposer
un exemple de technique pour
se détendre ?
Ma technique favorite est la cohé-
rence cardiaque. On inspire pendant
cinq secondes, puis on expire égale-
ment pendant cinq secondes, et on
répète ce cycle plusieurs fois. Cet
exercice stimule le système nerveux
parasympathique, qui a un effet apai-
sant sur l’organisme. Vous pouvez le
faire régulièrement, quelques minutes
par jour à titre d’hygiène mentale,
ou y recourir plus particulièrement
lorsque vous sentez la tension monter.
Pour bien se relaxer, il faut aussi
s’autoriser à prendre du temps pour
soi sans culpabiliser. En pratique,
ça n’a rien de facile, comme je l’ai
constaté avec une de mes patientes,
mère au foyer : j’ai mis près d’un an
à la convaincre d’inscrire ses enfants
à la cantine une fois par semaine
pour pouvoir pratiquer le loisir qui
lui faisait envie – en l’occurrence une
heure de tennis. « Si je suis à la mai-
son, il faut que je fasse manger les
enfants », se répétait-elle, si bien que
la perspective de se détendre deve-
nait une source de stress ! Pour neu-
traliser cette culpabilité, nous avons
appliqué la technique de décentra-
tion que je viens d’évoquer : elle s’est
alors rendu compte que ses amies lui
auraient probablement dit que leurs
propres enfants étaient très heureux
VIE QUOTIDIENNE Psychologie
Le sentiment de fatigue ne résulte
pas toujours d’un emploi du temps
surchargé : c’est parfois le signe
qu’on ne va pas très bien…
d’aller à la cantine, qu’ils mangeaient
bien et qu’ils profitaient du temps
avec leurs copains…
Venons-en au troisième
critère : l’autonomie…
La possibilité d’agir selon ses propres
règles et envies est déterminante
pour le bien-être en général, et pour
arriver à se reposer en particulier.
Même des activités de loisirs se révé-
leront fatigantes si vous avez le sen-
timent de les enchaîner contre votre
gré. Un dîner avec des amis est par
exemple un bon moyen de se chan-
ger les idées, mais s’il suit une jour-
née de travail éreintante, vous aurez
sans doute envie de l’annuler. Chez
mes patients anxieux, c’est un véri-
table supplice : même quand ils pré-
féreraient rester sur leur canapé à
bouquiner, ils sont incapables de re-
fuser quoi que ce soit aux autres, en
particulier aux gens qu’ils aiment.
Garder son autonomie impose alors
de savoir dire non.
Comment apprendre à dire
non, justement ?
C’est une question d’affirmation de
soi, autrement dit l’objet de tout un
pan de la psychologie. Les recherches
montrent par exemple qu’un proces-
sus en trois étapes aide à faire passer
la pilule. D’abord, montrez-vous com-
préhensif : expliquez à votre inter-
locuteur que vous êtes bien conscient
que votre refus va lui causer de la
peine, voire des ennuis. Ensuite,
prononcez explicitement des mots
N° 159 - Novembre 2023
comme « non » ou « impossible ». Ne
vous contentez pas de « ça va être
difficile » ou « je ne sais pas », qui
laissent une ouverture, et n’ajoutez
pas de fausses excuses qui risquent
de vous embarquer dans des his-
toires rocambolesques : le fait d’être
fatigué et d’avoir besoin de temps
pour vous reposer est une raison suf-
fisante. Enfin, troisième étape : ou-
vrez sur une perspective positive
(« j’espère qu’on pourra le faire une
prochaine fois »).
L’idée que les loisirs puissent
être plus fatigants que
reposants est une nouvelle
donnée. De ce point de vue,
le critère de « maîtrise »
semble à double tranchant : on
a du mal à croire qu’apprendre
une nouvelle activité aidera
un patient épuisé à se reposer.
En effet, les patients en burn-out, ou
simplement les gens épuisés, sont
souvent ceux qui en font déjà trop.
Si votre emploi du temps est sur-
chargé, je ne vais pas vous conseiller
de prendre des leçons de piano ou
d’apprendre de nouvelles recettes de
cuisine pour vous reposer ! Il vaut
alors mieux chercher à réduire ses
activités, à se recentrer sur ce qui
vous importe vraiment.
Mais le critère de maîtrise ne néces-
site pas forcément un nouvel ap-
prentissage, il passe souvent par la
mobilisation d’une compétence déjà
présente. Se consacrer à une activité
que l’on maîtrise permet alors de

s’immerger dans l’instant présent, et
donc de se détacher des soucis et
des préoccupations : si vous adorez
l’escalade et que vous êtes au beau
milieu d’une paroi verticale, vous
avez moins de risques de penser à
votre prochaine réunion ou aux de-
voirs de vos enfants. Même une acti-
vité toute simple, comme la cuisine
ou le jardinage, peut faire l’affaire.
C’est ce que nous disions sur le déta-
chement des pensées stressantes et
c’est une idée très présente dans les
recherches sur le flow.
Un autre aspect important du critère
de maîtrise est le contrôle que l’on a
sur son propre corps. Le sport aide par
exemple à entretenir sa forme phy-
sique. À condition de veiller à ne pas
tomber dans l’obsession du contrôle,
un problème fréquent chez les an-
xieux, qui entendent tout maîtriser.
Dernière remarque à propos de ce
critère : s’il est vrai que se lancer
dans une nouvelle activité n’aide
guère à se reposer quand on en fait
déjà trop, le sentiment de fatigue ne
résulte pas toujours d’un emploi du
temps surchargé ; il arrive même que
ce soit le contraire.
C’est-à-dire ?
Quand on se sent constamment fati-
gué, c’est parfois parce qu’on ne va
pas très bien. Ce symptôme est cou-
rant chez les dépressifs. Commencer
une nouvelle activité aide alors à
sortir du marasme. Mais cette initia-
tive se heurte à deux écueils. Tout
d’abord, il est difficile de se mobiliser
quand on est déprimé, car on n’a par-
fois plus envie de rien : ni de voir des
gens, ni d’aller au cinéma, ni de faire
du sport… Ensuite, si on les incite
trop fortement à se lancer, les pa-
tients risquent de s’en faire une mon-
tagne, d’échouer et de culpabiliser au
point de ne pas oser l’avouer à leur
thérapeute. Je les encourage alors
sur cette voie, mais en douceur et de
manière très progressive. Quand ils y
parviennent, ils entrent dans un
cercle vertueux : la nouvelle activité
leur rend un peu d’énergie, de sorte
qu’ils la pratiquent davantage, avec à
la clé encore plus d’allant.
Passons au cinquième critère,
le sens : pour l’atteindre, on
pense spontanément à des
activités de bénévolat ou à la
défense de grandes causes…
Bien sûr, mais ce ne sont pas les seules
possibilités. J’ai par exemple un cer-
tain nombre de patients qui font par-
tie d’une chorale, ou pratiquent le
théâtre. Se dire que d’autres comptent
sur nous, qu’on s’inscrit dans un
groupe où chacun a besoin des autres
et apporte sa voix qui est unique…
Tout cela alimente le sentiment de
sens et stimule l’estime de soi.
Et donc, cela satisfait aussi le
sixième critère fondamental,
celui de l’affiliation ?
Oui, et dans les recherches le lien
social est l’un des plus forts prédic-
teurs du bonheur. Les activités de
groupe sont également une occasion
de parler avec d’autres personnes,
de partager ses expériences et ses
difficultés. Et ainsi de prendre du
recul, de voir ce qu’on pourrait faire
différemment.
Le risque est toutefois de se compa-
rer. Beaucoup de mes patients le font
sans arrêt, ce qui est délétère. Parmi
eux, une sportive invétérée trouve
toujours ses partenaires plus doués
qu’elle, plus musclés, plus minces…
Un autre, membre d’un club de lec-
ture, me parle souvent de son im-
pression de lire moins vite que les
autres et d’arriver péniblement au
bout d’un livre quand ses comparses
en avalent trois. Si l’on veut vraiment
se reposer, attention donc à bien gar-
der cette idée à l’esprit : l’important,
ce sont les échanges et l’activité par-
tagée, pas la performance.
Affiliation et sens,
détachement des pensées
stressantes et maîtrise…
On a l’impression que
ces six critères se retrouvent
souvent entremêlés.
Bien sûr, ils ne sont pas indépen-
dants les uns des autres et bien des
activités en cumulent plusieurs, ce
qui est d’autant plus bénéfique. Un
sport collectif ou un groupe de ran-
N° 159 - Novembre 2023
81
donnée remplissent par exemple les
critères d’affiliation, de sens, de maî-
trise et de détachement – voire de
relaxation, tant on se sent bien en-
suite grâce au cocktail d’endorphines
libérées. Ces critères entrent aussi
parfois en compétition, comme nous
l’avons vu quand on doit choisir entre
une soirée avec ses amis (affiliation)
et lire pour se reposer (relaxation). Il
faut alors savoir en abandonner cer-
tains… en toute autonomie !
Un dernier conseil pour
apprendre à se reposer ?
Ce qui nous fatigue particulièrement
aujourd’hui, c’est la connexion per-
manente, ces messages et ces pop-up
qui nous interrompent à tout bout
de champ. Or il n’y a pas plus repo-
sant que de se consacrer à une acti-
vité en continu – qu’il s’agisse de
sport, d’une simple conversation ou
même de faire un peu de rangement.
Placez donc régulièrement votre
téléphone dans un tiroir ! L’idéal est
de le faire pendant au moins un re-
pas par jour, mais chez certains
« accros », il faut commencer plus
doucement : une fois par semaine est
déjà un beau progrès ! £
Propos recueillis
par Guillaume Jacquemont
Bibliographie
A. Schneider,
La Charge mentale
des femmes et celle des
hommes, Larousse, 2023.
D. Newman et al.,
Leisure and subjective
well-being : A model
of psychological
mechanisms as
mediating factors,
Journal of Happiness
studies, 2014.
p. I / Interview partenaire
Apprentissage,
langage, écrans…
« Des idées fausses
sur les enfants
circulent encore »
Agnès Florin, vous êtes coresponsable
du Comité scientifique de l’événement
« Enfant demain », préparé depuis plus
d’un an avec de nombreux partenaires
et qui ouvrira bientôt ses portes
à tout public, à Paris et en distanciel.
L’objectif : que l’on s’interroge sur
le développement et l’éducation des
enfants et des adolescents afin de les
aider à vivre dans le monde de demain.
Pourquoi avoir imaginé ces journées ?
Pour informer les parents, en particulier,
mais aussi tous ceux qui s’intéressent, de près
ou de loin, au développement, à l’éducation et
au devenir des jeunes. Car de nombreuses idées
fausses, accompagnées d’injonctions éduca-
tives, circulent fréquemment, à grand renfort
de clichés, de formules pompeuses et de propos
alarmistes, émanant d’experts autoproclamés.
Elles se répandent facilement à travers divers
supports – magazines, émissions télévisuelles,
réseaux sociaux, livres aux titres aguicheurs…
Malheureusement, ces récits se nourrissent
souvent des « paniques morales » que décrivait
déjà, en 1972, le sociologue Stanley Cohen :
réactions disproportionnées à des pratiques
considérées comme déviantes ou néfastes,
généralement alimentées par la couverture
Agnès Florin
Professeure émérite
en psychologie de l’enfant
et de l’éducation,
à Nantes Université.
médiatique exagérée d’une controverse.
Pourtant, les données scientifiques sont sou-
vent bien plus nuancées, même si elles défraient
moins la chronique.
Quelle est, selon vous, l’idée reçue
sur les enfants qui reste la plus ancrée
dans nos têtes ?
Celle selon laquelle tout se jouerait avant
six ans ! En 1970, un livre portant ce titre accro-
cheur a connu un succès mondial. Il s’agissait de
la traduction de l’ouvrage du psychologue
Fitzhugh Dodson, paru sous un titre quelque
peu différent : How to parent (en anglais,
«Comment être parent»), qui fut traduit par Tout
se joue avant six ans. Sans vraiment avoir lu ce
livre, un large public a cru à ce titre français qui
traduisait une vision très déterministe du déve-
loppement. Cette conception a perduré pendant
des dizaines d’années après sa publication…
Le titre français suggère que tout notre
développement cérébral, et ce que l’on
est et devient, donc, seraient « achevés »
avant l’âge de six ans, et que l’on
ne pourrait plus changer ensuite…
Oui ; par exemple, avoir des comporte-
ments agressifs à la crèche déterminerait un
profil peu recommandable une fois atteint
l’âge adulte. En France, des personnalités poli-
tiques ont même envisagé de repérer les futurs
délinquants dès le plus jeune âge… De même,
un enfant timide va-t-il forcément devenir un
adulte introverti ? Faut-il consulter un psy
pour cela ? Non, tout ne se joue pas avant six
ans ! Le développement cérébral se poursuit
longtemps après, de plus en plus de données
d’imagerie cérébrale montrent des remanie-
ments chez l’adulte et, en fait, notre cerveau
évolue jusqu’à notre mort.
Il faut reconnaître une chose : les premières
années de vie correspondent à de multiples
acquisitions dans tous les domaines – moteur,
langagier, cognitif, affectif, social… – et la qua-
lité de l’éducation dans l’enfance a un impact
sur le développement, qui peut être évalué à
l’âge adulte. Plusieurs études ont d’ailleurs
montré que les plus petits ayant souffert de
traumatismes ou manqué d’affection dans les
premières années de vie ont plus de risques de
souffrir d’anxiété, de dépression ou d’autres
troubles mentaux à l’âge adulte que ceux qui
ont reçu de l’attention et de l’affection et ont
grandi dans un environnement dit « sécure ».
Mais ce n’est pas vrai pour tout le monde et les
prises en charge adéquates, par exemple contre
 Interview partenaire / p. II

le stress, se révèlent efficaces, même après l’âge

de six ans. Ce qui prouve que tout n’est pas
encore « joué ».

Pour quelle raison ?

Parce que ce que l’on nomme la « plasticité
cérébrale » dure toute la vie. Pendant long-
temps, on a considéré que le cerveau se dévelop-
pait seulement durant la grossesse et la petite
enfance, puis demeurait relativement stable.
Mais les neurosciences nous ont appris que le
développement cérébral se poursuit jusqu’à
l’âge d’au moins vingt-cinq ans, que de nou-
veaux neurones apparaissent même quand on
est adulte et que tout apprentissage modifie la
structure du cerveau, quel que soit l’âge. Les
connexions entre les neurones peuvent se faire,
se défaire, se renforcer ou s’affaiblir ; l’architec-
ture cérébrale évolue sans cesse pour s’adapter
à son environnement. L’apprentissage joue aussi
sur l’anatomie des neurones et leur densité, que
de nombreux chercheurs ont pu visualiser par
imagerie cérébrale. Il crée de nouvelles
connexions et de nouveaux circuits neuronaux.
D’où l’importance des expériences quoti-
diennes, tout au long de la vie.
Ainsi, les scientifiques ont montré que
l’apprentissage et l’entraînement intensif
Les 2, 3 et 4 novembre 2023, à l’université Paris Nanterre, vous pourrez
venir en apprendre encore plus sur les enfants et adolescents : ce qu’ils
sont, ce qu’ils font et comment ils vont. Le monde complexe dans lequel
les jeunes grandissent, avec ses mutations écologiques, technologiques,
sanitaires et économiques inédites, a forcément un impact sur leur
développement. Quel sera l’enfant de demain ? Organisé avec des scientifiques
et des partenaires, l’événement « Enfant demain : Identité, pouvoir d’agir,
bien-être » tentera d’aborder la question sous tous les angles, grâce
à des conférences, tables rondes, ateliers, mais aussi des expériences
et rencontres inédites, avec des acteurs de l’enfance, scientifiques,
professionnels de l’éducation et de la santé, artistes… Inscription gratuite,
mais obligatoire pour participer sur place ou en visio : www.enfantdemain.fr
Une initiative
Un événement hybride
En présentiel, à l’université
Paris Nanterre.
En distanciel (duplex), pour permettre
l’accès au plus grand nombre.
assureur militant
Objectif En collaboration avec Avec le soutien de

modifient bien le cerveau en profondeur : par Mieux comprendre le monde

exemple, chez les musiciens, les aires sensori-
motrices et le cortex auditif s’épaississent.
de l’enfance et préparer son avenir.
Des sources et des ressources pour
décrypter, analyser et accompagner. ASSOCIATION FRANCOPHONE
DE PSYCHOLOGIE ET PSYCHOPATHOLOGIE
DE L’ENFANT ET L’ADOLESCENT

Chez les chauffeurs de taxi, c’est l’hippocampe

(impliqué dans la localisation spatiale) qui
augmente de volume. La plasticité cérébrale
permet donc un apprentissage toute la vie.
C’est plutôt rassurant si vous envisagez de
vous mettre au piano ou d’étudier une langue
étrangère une fois adulte !
À propos de langues étrangères,
en France, on entend aussi souvent dire
que les enfants bilingues parleraient ou
comprendraient moins bien leurs deux
langues que quelqu’un qui ne vivrait que
dans un environnement « monolingue ».
Qu’en dit la science ?
D’abord, en France, le bilinguisme est sou-
vent considéré comme une exception par rap-
port au monolinguisme, qui serait la norme.
Or ce n’est pas le cas, dans aucun pays d’ail-
leurs, comme le précisait, en 2004, le psycho-
linguiste François Grosjean : « Le bilinguisme
se manifeste dans tous les pays du monde,
dans toutes les classes de la société, dans tous
les groupes d’âge. » En effet, on estime que la
moitié de la population mondiale est bilingue.
Et la France (métropole et territoires d’outre-
mer) n’échappe pas à cette diversité.
Pourtant, cette idée reçue circule (encore) :
il serait difficile, pour un enfant, d’apprendre
deux langues en même temps, et cela entraîne-
rait même un retard de langage. Or des études
ont montré que les troubles du langage
concernent aussi bien les enfants monolingues
que les bilingues et qu’on n’en voit pas plus
chez les seconds que les premiers. Par ailleurs,
il arrive que, lorsqu’un trouble est détecté chez
un bilingue à l’occasion d’un examen de santé,
les professionnels conseillent aux parents de
moins parler la langue familiale avec lui, si elle
est différente de la langue d’enseignement…
Pourtant, des spécialistes du développement
bilingue, comme l’équipe de la linguiste belge
Annick De Houwer, ont montré depuis une
quinzaine d’années qu’il est, au contraire, pré-
férable d’augmenter leur exposition à la langue
familiale (leur première langue) pour favoriser
et accélérer l’acquisition et la maîtrise de la
seconde langue, celle d’enseignement.
En effet, on a mis en évidence que l’expé-
rience bilingue modifie la structure du cer-
veau et augmente la plasticité cérébrale, que
l’on soit enfant ou adulte, ce qui favorise tous
les autres apprentissages, à l’école ou au quo-
tidien. Le bilinguisme est donc un atout qui ne
retarde pas l’acquisition du langage ou d’une
quelconque autre compétence.
Les écrans, en revanche, seraient
néfastes pour les enfants et leurs
apprentissages… Ils seraient moins
intelligents, dit-on ?
L’idée circule en effet que la consomma-
tion d’écrans ferait de nos enfants des « crétins
digitaux »… Or le peu d’études scientifiques
ayant tenté de le démontrer ne l’a pas prouvé,
pour l’instant. Les chercheurs ont mesuré la
performance d’enfants de tous âges à des tests
p. III / Interview partenaire
L’exposition aux écrans explique entre
0 et 2 % des différences d’intelligence
entre enfants… On ne peut pas pour
autant en conclure que cela rendrait
les plus jeunes moins intelligents.
d’intelligence, en lien avec leur consommation
d’écrans (télévision, jeux vidéo), mais les résul-
tats obtenus ne sont souvent pas probants : les
corrélations calculées dans ces études sont très
faibles, voire nulles, les analyses montrant que
l’exposition aux écrans explique entre 0 et 2 %
des différences d’intelligence entre enfants…
Bien moins que le fait de manquer d’affection.
Et, par ailleurs, si un lien était observé, fau-
drait-il en conclure que la consommation
d’écrans limiterait l’intelligence, ou bien
qu’une faible intelligence conduirait à faire un
fort usage de ces appareils ? Sans compter
qu’une troisième possibilité serait que d’autres
facteurs de vulnérabilité, comme le niveau
socioculturel ou la présence d’un trouble émo-
tionnel, agissent sur ces deux variables conjoin-
tement. Là aussi, la panique morale entretenue
quant à l’effet délétère du numérique sur l’in-
telligence de l’enfant me paraît infondée au
regard des travaux actuels, de sorte que
d’autres données scientifiques rigoureuses sont
nécessaires pour conclure.
Toutefois, le fait qu’un adulte laisse un
enfant tout seul pendant des heures devant
un écran constitue une carence éducative
grave, qui nécessite parfois une prise en
charge rapide et pluridisciplinaire. Car de
nombreuses études scientifiques ont montré
que la consommation excessive d’écrans
fatigue les yeux, diminue la qualité du som-
meil et favorise l’obésité ; et que cet usage
intensif se fait au détriment des autres acti-
vités qui sont indispensables au développe-
ment des plus jeunes : jeux libres, activités
physiques, interactions avec les adultes et
d’autres enfants, contacts avec les livres…
Par ailleurs, en septembre 2023, une étude
de l’équipe de Jonathan Bernard, des univer-
sités Paris Cité et Sorbonne Paris Nord, de
l'Inserm et d’Inrae, a confirmé l’existence
d’une corrélation négative entre le temps d’ex-
position aux écrans et le développement d’en-
fants âgés de deux à cinq ans et demi. Mais elle
met aussi en évidence que cette relation n’est
pas vraie pour tous les domaines de la cogni-
tion et qu’elle est beaucoup plus faible lorsque
le cadre de vie familial est correctement pris
en compte. En revanche, elle renforce aussi
l’idée selon laquelle le fait de regarder la télé-
vision pendant les repas familiaux ralentit le
développement précoce du langage.
Récemment, a aussi été évoquée
la possibilité d’un « autisme virtuel »,
à savoir le fait que la consommation
excessive d’écrans favoriserait
l’autisme. Est-ce vrai ?
Cet « autisme virtuel » concernerait même
1 enfant sur 20, dans chaque classe d’âge…
Soit des chiffres cinq fois supérieurs à la pré-
valence des troubles du spectre autistique ! Et
– cerise sur le gâteau –, la suppression des
écrans conduirait, dans la majorité des cas, à
la disparition des symptômes… en un mois !
Internet et les réseaux sociaux donnent une
audience rapide et considérable à ces fake news,
avec une force d’autant plus grande que la
fausse information associe une question mal
connue du grand public – ici, l’autisme – à des
éléments très familiers et souvent effrayants
– l’usage trop important des écrans –, en jouant
sur des peurs sanitaires et sociales, à savoir les
risques que l’on fait courir à nos enfants pour
leur santé et leur développement.
Or, à ce jour, aucune étude scientifique ne
permet d’établir une relation de causalité
entre consommation d’écrans et autisme. En
revanche, certains chercheurs ont montré que
les enfants atteints de troubles autistiques
manifestent parfois un intérêt précoce et répé-
titif pour les écrans.
Cependant, l’autisme n’est pas « virtuel »,
ni causé par le virtuel : il s’agit d’un trouble
envahissant du développement pour lequel
on dispose aujourd’hui d’outils de dépistage
précoce et de prise en charge efficace. Mais il
n’existe malheureusement pas de recette
miracle qui ferait disparaître les symptômes
en un mois…
Dès lors, comme l’ont montré Anne Cordier,
professeuse en sciences de l’information et de la
communication, et Séverine Ehrel, maîtresse de
conférences en psychologie cognitive et ergono-
mie, les fausses informations sur les écrans
risquent d’être contreproductives, à plusieurs
titres: d’une part, en retardant le repérage pré-
coce des troubles autistiques ; d’autre part, en
freinant, par les peurs irraisonnées qu’elles
engendrent, les projets d’éducation au numé-
rique qui se mettent en place à l’école.
Avez-vous en tête d’autres idées
reçues sur le développement
des enfants, qui circulent toujours ?
Bien d’autres représentations erronées
existent, malgré les connaissances scientifiques
accumulées au cours des dernières décennies,
que ce soit sur le développement du langage
– non, l’essentiel n’est pas d’accumuler du voca-
bulaire ! –, l’égocentrisme ou le narcissisme
supposé des plus jeunes, leur caractère plus tur-
bulent qu’autrefois, ou encore l’incapacité des
adolescents à respecter les règles ou à participer
aux tâches ménagères…
Non! Tout n’était pas mieux avant, et l’évé-
nement que nous organisons début novembre
aidera à comprendre comment le développe-
ment de l’enfant doit s’inscrire dans le monde
d’aujourd’hui pour l’aider à devenir un adulte
épanoui demain. Nombre de sujets dont on
pourra débattre en se fondant sur les dernières
connaissances scientifiques. ○
RÉFÉRENCES
A. Cordier et S. Ehrel, Les Enfants et les Écrans,
Retz, coll. « Mythes et réalités », 2023.
S. Yang et al., Associations of screen use with
cognitive development in early childhood :
The ELFE birth cohort, The Journal of Child
Psychology and Psychiatry, 2023.
I. Nocus, Bilinguismes des enfants en contextes
multilingues, PUR, 2022.
S. Dehaene, Apprendre ! Les talents du cerveau,
le défi des machines, Odile Jacob, 2018.
R. Bijeljac-Babic, L’Enfant bilingue.
De la petite enfance à l’école, Odile Jacob, 2017.
2|3|4 Université
Paris Nanterre
NOV2023

Identité | Pouvoir d’agir | Bien-être

Se développer
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APPEA - (Association de psychologie et de psychopathologie de l’enfant et l’adolescent) - 175 bis rue de Tolbiac, 75013 Paris - Email : contact@appea.org - Siret : 539 708 651 00028.
09/2023 - Réalisation : Studio de création MAIF.
Crédits photos : Tara Moore, Darren Robb, Sergey Alimov, Chung Hokoeng-EyeEm, Andriy Onufriyenko, Noel Hendrickson, kate_sept2004, Ezra Bailey, Tanjica Perovic photography, Mark Smith/GettyImages.
86 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

Pour créer,
restez concentré ! On pense parfois qu’une concentration
trop intense bloque le processus créatif.
En réalité, chacune des étapes de ce travail

L
nécessite au contraire un travail d’attention
précis, tourné vers un but clairement défini.

orsque je donne
des conférences sur les mécanismes de
l’attention, il n’est pas rare que
quelqu’un prenne la parole pendant la
séance de questions pour évoquer un
inconvénient prétendument majeur de
la concentration : elle nuirait à la créati-
vité. Je peux comprendre cette remarque,
qui semble relativement intuitive tant
que l’on conçoit la concentration comme
une sorte de fixation de l’attention sur
quelque chose d’assez centré et réduit –
lorsqu’on se concentre pour faire passer
un fil dans le chas d’une aiguille, par
exemple. Il y a effectivement dans cette
conception une idée de contrainte qui
semble difficilement conciliable avec la
liberté que l’on associe assez naturelle-
ment à la créativité. Un esprit créatif
n’est-il pas un esprit libre, avant tout ?
C’est sans doute vrai, mais ce n’est
pas parce qu’on est libre de se déplacer
où on veut dans un pays ou dans une
ville que l’on s’y déplace n’importe com-
ment, et cette différence est centrale : un
automobiliste qui veut se rendre de Lyon
à Paris en voiture peut le faire, mais il
doit pour cela emprunter des routes, et
si possible les bonnes. J’utilise cette
métaphore car elle est au cœur de notre
compréhension à ce jour de ce qu’est la
créativité et de ses mécanismes. Selon la
conception aujourd’hui dominante, tout
ce qui est créé l’est à partir de briques
élémentaires qui ne sont autres que des
connaissances apprises, implicites ou
explicites. C’est une extension du prin-
cipe de la « mémoire du futur », que l’on
doit au neuropsychologue canado-esto-
nien et pionnier des recherches sur la
mémoire Endel Tulving : cette idée que
lorsque nous imaginons à l’avance
quelque chose qui va se passer dans nos
vies – par exemple le week-end pro-
chain –, nous l’envisageons en élaborant
un scénario à partir d’éléments de
souvenirs stockés en mémoire, mémoire
épisodique principalement : pour vous
représenter l’arrivée de votre train à la
gare, vous avez besoin de rappeler
l’image mentale d’une gare et d’un train,
à partir de vos expériences passées de ce
type de situations.
LA MÉMOIRE DU FUTUR
D’ailleurs, les recherches en neuro-
imagerie qui se sont intéressées à cette
mémoire du futur, en employant des
tâches expérimentales qui demandent
aux participants de se projeter dans
l’avenir, mettent en lumière un réseau
quasi identique à celui qui est mobilisé
lorsque nous utilisons notre mémoire
épisodique (pour nous souvenir de ce
qu’on a fait le 15 août dernier, par
exemple). Ce réseau est aujourd’hui bien
connu de tous les neuroscientifiques et
porte le nom de « réseau par défaut »,
parce que c’est lui qui s’active dans notre

N° 159 - Novembre 2023


Un test classique de créativité consiste à citer rapidement plusieurs mots n’ayant rien à voir les uns avec les autres, comme « clou »,
« nuage », « renard ». Cela requiert une intense concentration. Essayez !
tête quand on ne fait rien de particulier,
d’où l’expression « par défaut ». Les
travaux de ces dernières années ont
montré qu’il permet la recherche de ce
© Ihor Biliavskyi/Shutterstock ; © Aleksangel/Shutterstock ; © Alfmaler/Shutterstock
type de souvenirs ainsi que l’imagerie
mentale (la capacité de faire surgir de
votre mémoire l’image de la gare où vous
êtes arrivé le 15 août dernier) et la
simulation mentale (la faculté de recourir
à cette image pour vous figurer votre
prochain voyage). Quant aux expériences
utilisant des tâches de pensée créatives,
elles mettent en jeu ce même réseau,
comme s’il fallait, pour être créatif, savoir
puiser dans sa mémoire des éléments qui
entreront dans la composition de quelque
chose de nouveau.
SAUTS DE PUCE
DANS LA MÉMOIRE SÉMANTIQUE
La grande nouveauté de ces der-
nières années, dans le champ de
recherche concernant la créativité, c’est
la définition maintenant assez précise
que l’on a de l’organisation de la mémoire
épisodique et de la mémoire des concepts
(la mémoire sémantique). Si je vous
demande de me citer des noms communs
à la suite en essayant de veiller à ce que
chacun ait le moins de rapport possible
avec le précédent – une tâche de créati-
vité classique : « clou », « nuage »,
« renard »… –, vous devez alors explorer
cette mémoire sémantique, en faisant
attention à la parcourir à sauts de puce,
en maintenant une certaine distance
« sémantique » entre les mots qui se
suivent. Car cette mémoire s’apparente
effectivement à une sorte d’espace dans
lequel il est maintenant possible de
mesurer des distances, grâce à des
calculs de probabilité de cooccurrence
dans de très vastes corpus de textes :
pour faire simple, si le mot « nuage » se
trouve beaucoup plus rarement associé
au mot « renard » qu’au mot « pluie » dans
N° 159 - Novembre 2023
87
les textes écrits par des cerveaux
humains, c’est parce qu’ils sont plus éloi-
gnés les uns des autres dans la mémoire
sémantique de ces mêmes cerveaux.
POUR CRÉER, IL FAUT UN BUT
Voilà qui nous ramène au lien entre
attention, concentration et créativité : la
plupart des tâches créatives demandent
d’explorer un espace mental en quête de
souvenirs ou de concepts à réunir pour
former des associations intéressantes, qui
correspondent à ce qu’on vise. Car c’est
un autre aspect de la créativité sur lequel
il faut insister : la plupart du temps, celle-
ci est guidée par un objectif, comme
lorsqu’il faut trouver une solution nou-
velle à un problème, ou bien imaginer un
article innovant qui va plaire au consom-
mateur. Il y a donc une contrainte qui
permet d’assigner une valeur plus haute
à certains produits du processus créatif :
l’esprit créatif est en recherche de quelque
88
chose, et tout ce qui vient en tête ne se
vaut pas, comme dans l’exemple cité plus
haut (des paires de mots qui n’ont rien à
voir l’un avec l’autre).
Il ne s’agit donc pas de se déplacer
n’importe comment dans ces espaces
mnésiques, de la même façon qu’on ne se
déplace pas n’importe comment pour
aller de Lyon à Paris en voiture. Pour
reprendre les termes de certains spécia-
listes du sujet, la créativité implique un
processus d’exploration d’un espace inté-
rieur, par une attention maîtrisée orien-
tée vers des contenus internes – proces-
sus semblable finalement à celui
qu’emploie un animal en quête de nour-
riture. D’ailleurs, la cartographie des
espaces mnésiques fait apparaître des
régions cérébrales communes ou très
voisines, dans le lobe temporal principa-
lement, pour ce qui est de l’espace, des
souvenirs et des concepts. Et c’est là
qu’intervient la concentration, qu’il faut
alors concevoir comme l’emploi efficace
de l’attention pour un but spécifique. Il
est important, par exemple, de ne pas
rester fixé sur une idée amusante, mais
sans utilité particulière pour ce qu’on
cherche à faire.
Pour résumer, si vous souhaitez
« créer », il vous faut d’abord avoir un
objectif. Celui-ci, mettons, pourrait être
l’écriture d’un roman. Il est alors néces-
saire de définir clairement un but à
atteindre pour guider le processus créa-
tif : il peut s’agir d’écrire un roman poli-
cier dont l’action sera située dans une
ville donnée, sur laquelle vous vous
documentez (ou dans laquelle vous avez
vécu). Comment l’intrigue va-t-elle se
dérouler ? Votre mémoire sémantique
peut alors commencer à travailler, en
procédant par sauts de puce et en
balayant des concepts si possible dis-
tants les uns des autres pour faire preuve
d’originalité – mobilisant alors toute
votre attention et votre concentration.
Pour la mise en scène, vous piocherez
dans votre mémoire épisodique, là
encore en allant chercher des images de
votre histoire personnelle, voire des
VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
POUR CRÉER, RESTEZ CONCENTRÉ !
Pour produire des images
mentales diverses, il faut
veiller à ce que leur distance
sémantique soit suffisante – que
leurs sens soient suffisamment
éloignés. Ce suivi interne
requiert un intense travail
de concentration.
souvenirs de lieux que vous avez vrai-
ment visités, dans cette ville ou dans une
autre – les impressions visuelles se
confondant parfois. À chaque étape de
ce processus, votre concentration est
pleinement sollicitée, de même que votre
capacité de laisser fonctionner votre
machine à images intérieures, votre
réseau par défaut.
Quel parti en tirer pour l’éducation,
notamment dans les tâches faisant appel
à la créativité ? En classe, il faut proba-
blement se défaire de l’idée que les
élèves les plus distraits et les moins Bibliographie
maîtres de leur attention seraient les
plus créatifs, simplement parce qu’ils M. Benedek et A. Fink,
sont parfois plus originaux et étonnants Toward a neuro­
que les autres : la créativité n’est pas le cognitive framework
fruit de l’activation sauvage et totale- of creative cognition :
The role of memory,
ment spontanée du réseau par défaut.
attention, and cognitive
Quand un individu avance véritable- control, Current
ment dans un processus d’innovation qui Opinion in Behavioral
le rapproche de ce qu’il cherche, le Sciences, 2019.
réseau par défaut collabore avec un
R. E. Beaty
autre réseau cérébral, chargé du contrôle et Y. N. Kenett,
cognitif, particulièrement efficace chez Associative thinking
les élèves qui savent se concentrer. Donc at the core of creativity,
n’ayez crainte, on ne devient pas moins Trends in Cognitive
créatif quand on développe sa concen- Sciences, 2023.
tration, bien au contraire ! £
N° 159 - Novembre 2023
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90 VIE QUOTIDIENNE La question du mois
Pourquoi les chiens
inclinent-ils la tête ?
« O n va se promener ? », « On va
faire un tour ? », « On sort ? »… Peu
importe la formule consacrée, chacun
aura probablement constaté l’excitation
quasi immédiate qui peut s’emparer
d’un chien à la simple évocation d’une
balade. L’excitation ? Certes… mais pas
seulement ! Tout maître pourra en effet
témoigner d’une autre attitude typique
des canidés : incliner la tête sur le côté
lors d’une situation visiblement attrac-
tive ou tout au moins digne d’intérêt.
Par curiosité ?
En fait, à ce jour, personne ne
connaissait précisément l’origine de ce
mouvement. Récemment, la première
étude consacrée à ce sujet a livré ses
résultats. Ceux-ci laissent penser que les
canidés inclineraient la tête lorsqu’ils
sont confrontés à des mots familiers.
« Chez les humains, lorsque nous
cherchons à nous souvenir de quelque
chose (par exemple, le déroulement d’une
histoire), nous inclinons la tête – et une
image mentale jaillit alors dans notre
esprit », souligne Andrea Sommese, cher-
cheur en cognition animale à l’université
Eötvös-Loránd, en Hongrie, et auteur
principal de l’étude. « C’est probablement
COMPORTEMENT ANIMAL
LA RÉPONSE DE
STEPHANIE PAPPAS
Journaliste à la revue Scientific American.
la même chose qui se passe pour les
chiens », avance-t-il.
De nombreux animaux sont connus
pour faire de même lorsqu’ils découvrent
des images, des sons et des odeurs. Cela
s’explique en grande partie par le fait
qu’ils ont une oreille (voire une narine !)
dominante, selon Andrea Sommese.
Dans d’autres cas, il s’agit plutôt de
localiser la provenance d’un son, ajoute
Julia Meyers-Manor, chercheuse en
cognition animale au Ripon College,
États-Unis, qui n’a pas participé à ces
recherches. « Beaucoup d’espèces diffé-
rentes inclinent la tête parce que cela
modifie l’orientation spatiale de leurs
oreilles, permettant ainsi au son d’at-
teindre l’une d’elles plus rapidement que
l’autre, détaille-t-elle. On le voit chez les
humains, les oiseaux, les chiens… »
UN RÔLE DANS LA DÉTECTION
DES SONS ?
Les chouettes effraies sont ainsi
championnes de l’inclinaison de la tête
(et de la rotation du cou, celui-ci pou-
vant pivoter à 270 degrés). L’avantage
d’une telle adaptation ? Focaliser leur
regard sur leurs proies en dépit d’yeux
N° 159 - Novembre 2023
quasi immobiles et orienter leurs oreilles
dans presque toutes les directions, selon
une étude publiée en 2017 dans le Journal
of Anatomy.
QUAND LES TOUTOUS SE
DEMANDENT DE QUOI ON PARLE
Si l’inclinaison de la tête d’un animal
aide à recueillir des informations senso-
rielles (sons, images, odeurs), elle semble
aussi améliorer leur traitement. Telle
est l’explication que proposent Andrea
Sommese et ses collègues pour les chiens.
Afin de parvenir à cette conclusion, ils
ont étudié des animaux considérés
comme particulièrement « doués » – à
savoir, capables d’apprendre le nom de
nombreux jouets différents, ce qui est une
aptitude extrêmement rare. En compa-
rant les performances de ces canidés de
haut niveau avec celles de congénères
incapables d’un tel apprentissage, les
chercheurs ont constaté que les premiers
inclinaient la tête 43 % du temps lorsque
leur maître prononçait le nom de l’un de
leurs jouets. En revanche, les seconds,
d’un niveau moyen, n’inclinaient la tête
que dans 2 % des cas. Par ailleurs, les
chiens surdoués inclinaient toujours la
 91

Selon l’étude de l’université

Eötvös-Loránd, en Hongrie,
les chiens très doués pour
l’apprentissage des mots
inclinent la tête dans 43 %
des cas quand on prononce
le nom d’un de leurs jouets,
contre 2 % pour les chiens
aux capacités ordinaires.

tête du même côté (gauche ou droite

selon l’individu) d’une expérimentation à
l’autre et, ce, quelle que soit la position de
leur maître. Cela suggère que le compor-
tement n’est pas lié à la localisation du
son (sinon, ils inclineraient la tête à
gauche quand le son vient de la gauche,
et vice versa), mais possiblement à un
processus cognitif incluant le traitement
des informations par le cerveau, voire
l’évocation d’une image mentale (celle de
l’objet dont le maître vient de prononcer
le mot, par exemple).
« Cela ne se produit probablement pas
chez les chiens aux capacités moyennes,
car ces derniers n’associent pas de nom à
un jouet particulier, et ne peuvent donc
pas se rappeler un souvenir », explique
Andrea Sommese. Ce qui n’empêche pas
de tels chiens de répondre par une L’inclinaison de la tête
inclinaison de la tête à quelque chose
qu’il trouve intéressant, comme la pro-
serait le signe qu’un chien
messe d’une friandise ou d’une prome- cherche à identifier
le sens de ce que vous dites.
nade dans le quartier (il associerait
certaines situations à la « pensée » de la
friandise à venir).

DES MÉCANISMES familiers du côté droit du cerveau, mais

NEUROLOGIQUES À PRÉCISER
Publiés en 2021 dans la revue Animal
Cognition, les résultats d’Andrea Sommese
et de ses collègues n’ont toutefois pas per-
mis de préciser la fonction de l’inclinai-
son de la tête d’un point de vue cognitif.
En d’autres termes : pourquoi faire ce
geste aiderait-il les chiens à assimiler un
mot familier ? Cela pourrait être lié au
fait que le cerveau est latéralisé, ce qui
© JessicaMcGovern/Shutterstock
Bibliographie
A. Sommese et al., An
le même concept pourrait rester valable
[et si un hémisphère est plus actif à un
moment donné, il pourrait théorique-
ment entraîner une action motrice asy-
métrique, comme une inclinaison de la
tête, mais cela reste à tester, ndlr].
Selon Julia Meyers-Manor, chez l’être
humain, certains mouvements de tête
seraient également devenus un signal
social indiquant aux autres notre intérêt

signifie que les régions de traitement de
certains stimuli sont situées d’un côté ou
de l’autre. Chez l’homme, le traitement
du langage est principalement centré sur
le côté gauche du cerveau. Selon une
étude publiée en 2016 dans Science, les
chiens traitent les mots humains
exploratory analysis
of head-tilting in dogs,
Animal Cognition, 2021.
A. Andics et al., Neural
mechanisms for lexical
processing in dogs,
Science, 2016.
pour une situation. Ce qui expliquerait
peut-être pourquoi nous l’interprétons
comme un signe de curiosité chez les
chiens... Et sans doute aussi pourquoi
nous ne pouvons pas nous empêcher de
les trouver si craquants à chaque fois
qu’ils dodelinent de la tête. £

N° 159 - Novembre 2023

92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 L’huile sur le feu : dans la tête d’un pompier pyromane

A N A LY S E SÉLECTION
Laurent Bègue-Shankland

PSYCHOLOGIE
SOCIÉTÉ Les Aventuriers du
Sexe & violences bonheur perdu
Rebecca Shankland,
Danièle Tritsch et Jean Mariani Jean-François Marmion,
Seuil, 2023, 384 pages, 21 € Aude Massot
Les Arènes

L
’espèce humaine détient le triste record des violences 2023, 136 pages, 20 €
perpétrées sur les femmes : maltraitances conjugales, viols
commis lors de guerres, mutilations génitales rituelles…
Les chiffres sont terrifiants : dans le monde, près d’une femme
sur trois déclare avoir été battue ou sexuellement abusée durant
NEUROSCIENCES
La Force de nos bugs
Sebastian Dieguez
L a psychologie positive
est trop souvent
confondue avec la
Humensciences
sa vie. Pour des violences « de plus faible intensité » (main aux fesses, 2023, 352 pages, 22 € méthode Coué, ou prise
frottement indésiré…), le pourcentage se rapproche de 50 % au travail pour un avatar du
et de 100 % dans les transports en commun. Parfois, la brutalité est plus
psychologique et sournoise, comme dans le cas du déni d’éducation
– un phénomène qui explique, selon l’Unesco, que deux tiers des
S i vous évoquez
la ceinture
« abdominable » de votre
développement
personnel. Cette bande
dessinée claire et
analphabètes dans le monde soient des femmes. Comment pouvons- conjoint, est-ce le signe synthétique, coécrite par
nous traiter aussi mal une bonne moitié de l’humanité ? que vous vous le trouvez la chercheuse et
C’est ce que les neuroscientifiques Danièle Tritsch et Jean Mariani bedonnant ? Et si vous spécialiste du sujet
cherchent à expliquer, en puisant dans des domaines aussi variés que oubliez un rendez-vous, Rebecca Shankland, rend
la biologie moléculaire, l’anthropologie, l’éthologie ou le droit. Leur est-ce parce que votre toute sa noblesse à cette
ouvrage décrit les mécanismes cérébraux, hormonaux et sociaux qui inconscient vous susurre discipline. Il s’agit, non
concourent à la formation des préférences et des pratiques sexuelles, que vous y rendre ne vous pas de se répéter
ainsi qu’aux violences associées. Celles-ci s’enracinent dans des apporterait pas grand- aveuglément que tout va
terreaux sociologiques et culturels inégalitaires et misogynes, et sont chose, comme le bien, mais de se focaliser
exacerbées par un certain nombre de « facilitateurs » (séparation, supposait Freud à propos sur ses forces et sur les
tempérament jaloux, consommation d’alcool…). Lorsque ces violences de patients qui ne lui déterminants du bonheur
ne sont pas mortelles, elles accablent les femmes d’un fardeau rapportaient pas d’argent ? – les émotions positives,
traumatique potentiellement fatal : une agression sexuelle multiplie Sebastian Dieguez, le sentiment de sens,
ainsi par 26 fois le risque de tentative de suicide dans l’année docteur en neurosciences nos relations sociales…
qui suit. Bien sûr, ces 380 pages ne suffisent pas à faire le tour des et chroniqueur dans Ces pages proposent
connaissances sur un sujet aussi vaste, de sorte que certaines Cerveau & Psycho, passe un panorama de ce que
découvertes importantes sont omises. L’ouvrage gagnerait aussi en revue ces petits bugs la science nous apprend
à ordonner davantage la masse d’informations pluridisciplinaires qu’il du quotidien pour nous sur ces déterminants
mobilise et à développer plus en détail les recherches scientifiques aider à ne pas nous et la meilleure façon de
visant à lutter contre ces violences. Il n’en dresse pas moins un état « pourrir la vie » en les les cultiver au quotidien.
des lieux convaincant, aussi instructif qu’accessible. Par ce biais, il sait surinterprétant, et en nous
convaincre de la complexité du phénomène et de l’urgence à agir. montrant ce qu’ils révèlent
Laurent Bègue-Shankland est professeur de psychologie du fonctionnement
sociale à l’université Grenoble-Alpes et directeur de la Maison de notre cerveau.
des sciences de l’homme – Alpes.

N° 159 - Novembre 2023


NUTRITION
Quarante Idées fausses
sur les régimes
Jean-Michel Lecerf
Quae
2023, 144 pages, 18,50 €
C étogène, paléo,
kousmine, basses
calories… Il est parfois
difficile de se repérer
dans la jungle des
régimes. En 144 pages,
ce petit ouvrage de
Jean-Michel Lecerf, chef
du service de nutrition
à l’Institut Pasteur
de Lille, fait le point sur
le sujet et donne toutes
les clés nécessaires
à une alimentation saine.
Celle-ci ne passe pas
forcément par une
discipline drastique de
tous les instants, mais
plutôt par la prise en
compte des différentes
dimensions en jeu :
« L’aspect psychologique
est essentiel, car manger
ne sert pas qu’à nourrir,
voire à soigner, mais
aussi à réjouir et à se
réunir », rappelle l’auteur.
NEUROSCIENCES
Le Cerveau,
machine à inventer
Yves Agid
Albin Michel
2023, 208 pages, 20,90 €
D
’où viennent les
grandes découvertes
scientifiques ? Pour
répondre à cette
question, le
neuroscientifique Yves
Agid décrit la façon
dont le cerveau invente,
en mobilisant des
processus conscients
et subconscients, ainsi
que des capacités
comme l’imagination,
le raisonnement
ou la mémoire. Dans cet
ouvrage qui ne néglige
pas les facteurs sociétaux
ou liés à l’histoire
de chacun, chercheurs
et apprentis chercheurs
trouveront des pistes
de réflexion à propos
de leur propre pratique,
tandis que les autres
devraient se laisser
séduire par la vision
concrète et humaine
de l’histoire des sciences
qui se dégage des
nombreux exemples
proposés.
N° 159 - Novembre 2023
93
COUP DE CŒUR
Georges Chapouthier
PSYCHOLOGIE ANIMALE
Dans la peau d’un dauphin
Fabienne Delfour
Flammarion, 2023, 320 pages, 22,90 €
L
es dauphins ne sont pas seulement les gentils héros de films
pour enfants : ils ont aussi des aptitudes intellectuelles et
sociales exceptionnelles, qui se comparent à celles des
chimpanzés ou des éléphants, voire à celles des êtres
humains. Éthologue spécialiste des cétacés, l’autrice nous présente
ici un panorama passionnant et original de leurs performances.
Ces mammifères marins connaissent par exemple l’amitié (« les
mâles repèrent leur “copain pour la vie” au cours de leur enfance »),
ils ont des relations sociales élaborées où « les sujets extravertis
jouissent […] d’une position sociale supérieure à celle des individus
timides », émettent des signaux sonores d’appel qui représentent
leur nom en langage delphinien, déploient des techniques raffinées
de pêche individuelle ou collective, et les jeunes apprennent
par imitation en observant les adultes, notamment dans le domaine
sexuel. Certaines des aptitudes de ces cétacés commencent à être
connues du grand public, comme la capacité de localiser un objet
par le renvoi d’un son émis (écholocalisation), tandis que d’autres
sont plus inattendues. Ainsi de certaines habitudes olfactives
(« les mâles goûtent les urines des femelles pour déterminer leur
statut reproducteur ») ou de leur faculté à percevoir les champs
magnétiques ou électriques.
Au-delà des capacités et des habitudes de ces animaux, l’autrice
nous fait pénétrer dans l’intimité de leur esprit, en évoquant leurs
émotions, leurs difficultés à « laisser partir » leurs morts (certaines
mères poussent leur bébé défunt du rostre pendant des jours) ou
leur personnalité : « Les dauphins peuvent être optimistes, grognons,
solitaires, altruistes, maternels (rarement paternels), farceurs,
imaginatifs et aussi… tout le contraire. » Elle nous offre ainsi une
fascinante plongée dans un univers mental et perceptif qui, malgré
ses similarités avec le nôtre, n’en reste pas moins très différent :
« J’ai toujours nagé aux côtés des dauphins guidée par une seule
boussole, un seul point de fuite : comprendre leur monde, leur
ressenti », confie-t-elle.
Georges Chapouthier est biologiste, philosophe
et directeur de recherche émérite au CNRS.
94

N° 159 - Novembre 2023

 LIVRES Neurosciences et littérature
SEBASTIAN DIEGUEZ
Docteur en neurosciences, auteur, enseignant
et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.
L’Huile sur le feu
Dans la tête d’un pompier pyromane
L
a longue relation que notre
espèce entretient avec le feu est pour le moins
contrastée. Maîtrisé, domestiqué puis indus­
trialisé, le feu est à l’origine de notre évolution
culturelle et reste indissociable de notre survie,
à tel point qu’on ne s’aperçoit même plus de son
ubiquité dans nos pratiques courantes. Pour
autant, il est aussi synonyme de danger et de des-
truction incontrôlable. Ne répète-t-on pas aux
enfants qu’il ne faut pas jouer avec le feu ?
L’actualité nous rappelle fréquemment à quel
point notre environnement est vulnérable à la
combustion et risque de partir en fumée à la
moindre étincelle. Si les incendies résultent en
général d’un accident ou d’une maladresse, cer-
tains sont le fait d’une intention humaine. Comble
du paradoxe : il arrive que l’incendiaire soit un
pompier, en attestent les faits divers qui défrayent
régulièrement la chronique.
Pourquoi les hommes, et a fortiori ceux qui
sont censés le combattre, mettent-ils ainsi le feu
à des bâtiments ou des forêts ? Outre le caractère
95
D’où vient le désir irrépressible de provoquer
des incendies chez ceux qui sont censés
les éteindre ? À travers un portrait saisissant,
Hervé Bazin a su capter les motivations
complexes des pompiers pyromanes, aux
frontières – floues – de la maladie mentale.
EN BREF irrationnel d’un tel acte, l’incendie criminel a tou-
jours été réprouvé comme l’un des délits les plus
£ Le DSM, manuel
psychiatrique de lâches, dangereux et irresponsables, faisant his-
référence, considère toriquement l’objet de punitions sévères, jusqu’à
la pyromanie comme la peine de mort. Alors, maladie psychiatrique ?
une maladie mentale, Autres motivations plus obscures ? En 1833, le
mais son diagnostic
reste controversé. médecin français Charles Henri Marc proposait
le terme de « pyromanie » pour désigner une
£ Le personnage d’Hervé « propension à l’embrasement, au brûlement » de
Bazin présente en tout cas nature clairement pathologique. Depuis, la polé-
plusieurs caractéristiques mique fait rage parmi les psychiatres et les spé-
du profil type identifié
par les chercheurs : cialistes de la criminologie…
un désir impulsif de Un roman méconnu de l’écrivain Hervé Bazin
mettre le feu, une passion projette un éclairage particulier sur cette ques-
pour le sujet, et des tion, en dressant un portrait aussi saisissant que
soucis personnels qui
entraînent un passage réaliste d’un pompier pyromane. Publié en 1954,
à l’acte. L’Huile sur le feu est le récit d’une adolescente sur
une série d’incendies mystérieux dans la com-
£ Dans le cas des mune imaginaire de Saint-Leup. On y lit l’admi-
pompiers pyromanes,
des motivations comme
ration de cette jeune fille pour son père, Bertrand
la soif de prestige Colu, pompier volontaire directement confronté
se rajoutent parfois. aux furieuses flambées qui ont déjà détruit
N° 159 - Novembre 2023
96 LIVRES Neurosciences et littérature

plusieurs fermes, écuries, granges et préciser le profil des patients. Leurs

greniers dans la région. Un émer-
veillement qui se mue en stupeur
quand l’héroïque paternel finira par
avouer à sa fille qu’il est lui-même
l’incendiaire tant redouté et recher-
ché, avant de se livrer à une labo-
rieuse confession sur ses motiva-
tions (voir l’extrait ci-dessous).
incendies sont parfois savamment
préparés, d’autres fois improvisés,
mais, dans tous les cas, les pyro-
manes répondent à une sorte de
besoin impérieux d’allumer un feu et
éprouvent du plaisir – quoique non Le pompier
pyromane se
sexuel – pendant l’acte. Ils sont par
ailleurs souvent sujets à des troubles

UNE IMPULSION
de l’humeur, à une consommation
abusive de substances psychoactives valorise en créant
PATHOLOGIQUE ?
L’adolescente reste d’abord hébé-
(typiquement l’alcool), ainsi qu’à une
difficulté pathologique à contrôler
les conditions dans
tée devant un comportement qui leurs impulsions. Ces observations lesquelles il se sent
utile, puissant
semble défier toute logique, si bien se retrouvent aussi dans d’autres
que sa première hypothèse est celle études de cas et témoignages de
d’une forme de folie, d’un « délire
froid ». De fait, dans la dernière ver-
pyromanes, ce qui rapproche le
trouble d’une forme d’addiction : on et efficace.
sion du DSM, le Manuel diagnostique y trouve un désir impulsif de mettre
et statistique des troubles mentaux, la le feu, le plaisir et le soulagement de
pyromanie est bel et bien considérée passer à l’acte, la réitération en dépit désir irrépressible de faire naître les
comme une pathologie. Une étude du danger, la perte de contrôle du flammes ou la répétition des incen-
réalisée par les psychiatres améri- comportement, et le besoin d’en dies. Mais ce qui le rapproche éga-
cains Jon Grant et Suck Kim, et por- faire toujours plus, et plus souvent. lement des patients pyromanes de
tant sur 11 hommes et 10 femmes qui Bertrand Colu présente plusieurs Jon Grant et Suck Kim, c’est qu’il est
ont reçu ce diagnostic, permet de de ces caractéristiques, comme ce souvent passionné par le feu et les
services du feu, se déplaçant sur les
lieux dès qu’il entend les sirènes, et
a besoin d’un élément déclencheur
pour passer à l’acte. Il peut s’agir
d’un événement stressant, d’un sen-
EXTRAIT timent d’inadaptation (l’impression
de ne pas être à sa place, d’être
« C’EST COMME SI J’ÉTEIGNAIS rejeté, de ne pas être apprécié à sa
CE QUI EST LÀ » juste valeur), d’un conflit (par
exemple avec un collègue ou un
conjoint), ou d’un sentiment d’en-
Je le regarde, hébétée, je cherche le monstre et ne trouve que mon père, celui de tous les nui. Comment dès lors ne pas pen-
jours. […] Il continue à mettre ses pantoufles et ne semble pas entendre les neuf mots que ser au pompier Bertrand Colu, qui
je hache entre mes dents : se laisse dévorer par sa relation
— Mais enfin est-ce que tu te rends compte ?… conf lictuelle avec sa femme ?
Non, sans doute. Pas plus que moi tout à l’heure […]. Voilà qu’enfin son incompréhensible Celle-ci le déteste au point de sou-
calme m’apparaît ce qu’il est : un délire froid. […] haiter sa mort, et le trompe au vu et
Je me disais : « Il va tout déballer d’un seul coup. Ce sera dur, mais ce sera fait », je le au su de tout le village. Le feu
croyais plein de cris contenus, de sifflantes obsessions, de secrets enroulés comme des devient pour lui une personnifica-
ressorts et prêts à se détendre ; je m’attendais à des explications frénétiques, à une tion des douleurs qui le dévorent :
furieuse plaidoirie : je suis un misérable, oui, mais sais-tu pourquoi… Rien de tout cela. « Quand je l’éteins, c’est comme si
Je n’aurai même pas un récit cohérent, mais des bouts de récits, malhabiles, désordonnés, j’éteignais ce qui est là », dit-il en
enchevêtrés les uns aux autres. […] frappant son cœur meurtri…
— Tu vois, Céline, s’écrie-t-il soudain, quand le feu monte, il se tord comme ce qui est là.
Son poing lui défonce la poitrine. LE DIAGNOSTIC IMPOSSIBLE
— Et, quand je l’éteins, c’est comme si j’éteignais ce qui est là. Pour autant, Bertrand Colu
Autre coup de poing dans le sternum. Puis une sorte de rugissement. semble en général parfaitement
— Et ce qui est là, ce qui est là, c’est ta garce de mère ! maître de lui, de sorte qu’il n’est pas
L’Huile sur le feu, Hervé Bazin, 1954, Le Livre de Poche, pp. 266-276. sûr qu’il aurait reçu ce diagnostic de
maladie mentale. Celui-ci reste de

N° 159 - Novembre 2023


toute façon aussi controversé que
difficile à poser en pratique. Une
partie des experts a toujours craint
que la médicalisation abusive d’un
comportement criminel ne soit uti-
lisée comme prétexte pour exonérer
ses auteurs de leur responsabilité,
et, d’autre part, un certain nombre
de médecins et de chercheurs esti-
ment qu’il n’existe aucune base
scientifique pour faire d’un acte
aussi spécifique – mettre le feu –
une maladie à part entière. Reflet de
cette perplexité, le diagnostic de
pyromanie a successivement vu le
jour et disparu des différentes édi-
tions du DSM. S’il est présent dans
la dernière de ces versions, il com-
porte aussi une liste de critères
d’exclusion qui compliquent sérieu-
sement son application.
Ainsi, pour parler de pyromanie,
il faut que l’incendie ne soit pas attri-
buable à des motivations telles que
l’intérêt financier, l’expression d’une
idéologie, l’activité criminelle (ou
l’intention de détruire des preuves),
des sentiments comme la vengeance
ou la colère, la volonté d’améliorer
son sort, la réponse à des délires ou
des hallucinations, ou quelque per-
turbation du jugement. Si ces cri-
tères sont appliqués à la lettre, très
peu d’incendiaires, même récidi-
vistes, sont susceptibles d’être quali-
fiés de pyromanes. Dans une étude
finlandaise, seuls 3 individus sur 90
incendiaires appréhendés répon-
daient à ce profil. Et il se trouve que
tous trois étaient des… pompiers
volontaires !
DE « PETITS HOMMES
AUX AMBITIONS SOCIALES
GRANDIOSES »
Le fait que Bertrand Colu soit
pompier de son état rajoute d’ail-
leurs une couche de complexité
psychologique à l’affaire, car il
n’est pas seulement l’incendiaire :
il est aussi le sauveur. Dans une
étude pionnière publiée en 1951,
les psychiatres américains Nolan
Lewis et Helen Yarnell ont analysé
le profil de 1 145 incendiaires et
pyromanes : 90 d’entre eux étaient
Pourquoi
j’ai aimé ce livre
Hervé Bazin
(1911-1996),
avocat, professeur
de droit et écrivain,
a connu le succès dès
son premier roman,
le fameux Vipère
au poing (1948), qui ne laisse
aucun écolier indifférent dans
sa terrible description d’une mère
glaciale et autoritaire. Avec L’Huile
sur le feu (1954), il déroge à ses écrits
autobiographiques et offre
une histoire aussi troublante que
poignante. À travers la folie du feu,
c’est la puissance d’une complicité
entre un père et sa fille qui se dessine,
dans un roman oscillant entre
le drame, l’enquête policière
et l’étude de cas clinique.
Sebastian Dieguez
Bibliographie
J. E. Grant et S. W. Kim,
Clinical characteristics
and psychiatric
comorbidity of
pyromania, Journal of
Clinical Psychiatry, 2007.
N. Lindberg et al.,
Looking for
pyromania, BMC
Psychiatry, 2005.
N. Lewis et H. Yarnell,
Pathological Firesetting
(Pyromania), Nervous
and Mental Disease
Monographs, 1951.
C. Marc, Considérations
médico-légales sur
la monomanie et
particulièrement sur la
monomanie incendiaire,
Annales d’hygiène
publique et de médecine
légale, 1833.
N° 159 - Novembre 2023
97
sapeurs-pompiers. Certains avaient
un profil qualifié de « vaniteux »,
cherchant à être vus comme des
héros ou à se rendre intéressants. Ce
sont, écrivent les chercheurs, des
« petits hommes aux ambitions
sociales grandioses, dont l’absence
de talent les condamne à l’insigni-
fiance ». Peut-être Bertrand Colu
relève-t-il de ce cas de figure et tente-
t-il de se valoriser auprès de sa fille
– seule personne dont il est véritable-
ment proche –, en créant les condi-
tions dans lesquelles il se sent utile,
puissant et efficace, au contact d’un
élément qu’il maîtrise bien mieux
que la vie sociale et familiale. Sa pas-
sion, et même son obsession, pour le
sujet lui offre l’expertise aussi bien
pour allumer que pour éteindre un
incendie : « Deux passions ennemies,
non ! Deux passions complices l’une
de l’autre », comprend sa fille.
À côté de son engagement de
pompier, il est agent d’assurance, et
admet que la présence d’un pyro-
mane dans sa région n’a pas nui à
son entreprise. Un motif vénal n’est
donc pas à exclure, mais, là encore,
le besoin sous-jacent serait alors
d’augmenter son estime personnelle,
cette fois par le biais professionnel,
en faisant signer des contrats et en
gagnant des clients.
Si on ajoute le besoin d’adré-
naline et la recherche du « rush »
qu’offrent la vue du feu et la lutte
infernale contre les flammes, de mul-
tiples motivations s’entrechoquent
probablement dans la tête de cet
homme. C’est en partie ce qui rend
sa confession si confuse. Sans comp-
ter que lui-même peine à s’orienter
dans les méandres de son propre
esprit, comme le constate sa fille :
« S’il pouvait s’expliquer, il n’aurait
pas lieu de le faire : qui s’explique se
gouverne. » Et de conclure, dans un
savoureux double sens, sur cet infor-
tuné pompier pyromane qui, à la
suite de l’organisation de rondes noc-
turnes, se retrouve à traquer un cri-
minel qui n’est autre que lui-même :
« Le bon vigile, en long et en large,
traverse son pays à la recherche de
lui-même. » £
 À retrouver dans ce numéro

PAUSE-CAFÉ CHIEN
p. p.
72 90

Pour consolider les souvenirs, les moments

de repos éveillé (lire, se promener, ne rien faire,
écouter de la musique…) compteraient autant
que le sommeil.
p.
54 STEVE JOBS
Selon une étude d’imagerie cérébrale, le cerveau
des créateurs d’entreprise en série (serial
entrepreneurs) serait plus armé que celui des
managers pour faire face aux situations changeantes
et incertaines (nécessitant de la flexibilité cognitive).
MIGNON
Si les chiens sont si touchants quand
ils inclinent la tête, c’est parce qu’ils
essaient de comprendre ce qu’on leur
dit. Ainsi, ce mouvement est vingt fois
plus fréquent chez les chiens doués
pour apprendre beaucoup de mots
que chez les autres.

p.
44 MONSIEUR JE-SAIS-TOUT
« Dès qu’un narcissique apprend quelle est votre profession, il vous explique comment
il faut l’exercer. Même s’il n’en a aucune idée. » Frans Schalkwijk, université d’Amsterdam

5% ALIEN
p. p.
20 28

des femmes (et 3 %

des hommes) chez qui Un ver de 8 centimètres de long a été découvert
on soupçonne un
infarctus du myocarde dans le cerveau d’une Australienne. La pauvre
ont en réalité le « cœur femme avait mangé des épinards néo-zélandais
brisé », un syndrome
cardiaque lié à des contenant des œufs microscopiques de ce parasite.
émotions fortes tels
un stress intense ou
Les symptômes ont disparu après le retrait de l’animal
une rupture amoureuse et grâce à un traitement adapté.
trop douloureuse.

p.
30 QUEL SILENCE ! p.
94 POMPIER
PYROMANE
Notre cerveau entend le silence comme si
c’était un son. Lorsqu’on remplace les sons par Sur quatre-vingt-dix auteurs
des silences dans des illusions sonores classiques, d’incendies, trois ont été
il commet des erreurs de perception similaires. diagnostiqués pyromanes.
C’est un peu comme lorsque nous percevons Ils étaient tous les trois
l’absence de couleur comme une couleur : le noir. pompiers…

N° 159 - Novembre 2023

 ALI REBEIHI
10H-11H

GRAND
BIEN VOUS
FASSE !
photo : © Christophe Abramowitz / RF
 La science expliquée
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