Vagues de chaleur : évitez la surchauffe cérébrale !

Cerveau & Psycho

N° 156 Juillet-août 2023

Cerveau & Psycho

N°156
L 13252 - 156 - F: 7,00 € - RD
Juillet-août 2023

COMMENT DÉVELOPPER
SON QUOTIENT
ÉMOTIONNEL ?
Mieux définir ses priorités grâce à l’introspection

Mieux définir ses priorités

grâce à l’introspection
FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME

CLIMAT
QUAND LES JEUNES
ÉDUQUENT
LEURS PARENTS

TRAUMA
OUBLIER POUR
ALLER MIEUX ?
INSOLITE
LE MYSTÈRE DU MOT
SUR LE BOUT
DE LA LANGUE
DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. : 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF
 ALI REBEIHI
10H-11H

GRAND
BIEN VOUS
FASSE !
photo : © Christophe Abramowitz / RF

N° 156
NOS CONTRIBUTEURS
p. 12-18
Merlin Monzel
Psychologue et chercheur à l’université
de Bonn, en Allemagne, il est spécialiste
de l’imagerie visuelle mentale et de la mémoire.
p. 20-23
Karen Bakker
Professeuse d’écologie et de géographie à l’université
de Colombie-Britannique, elle étudie les nouveaux
modes de communication avec les animaux, basés
sur les développements de l’intelligence artificielle.
p. 40-45
Bertille De Vlieger
Chercheuse en philosophie de l’esprit au Laboratoire
savoirs, textes, langage, à l’université de Lille, elle
développe des méthodes d’introspection basées
sur la détection, l’analyse et la formulation
des émotions pour une meilleure connaissance de soi.
p. 84-91
Pieter Vancamp
Neurobiologiste spécialiste de physiologie à l’Inrae
de Nantes, il étudie l’influence de l’alimentation et des
hormones sur le développement du cerveau.
N° 156 - Juillet-août 2023
3
ÉDITORIAL
SÉBASTIEN
BOHLER
Rédacteur en chef
L’importance
du ressenti
P
ourriez-vous deviner si ce texte a été écrit par une
machine ? Ce n’est pas certain. Les nouvelles IA pour-
ront probablement faire bientôt ce que je fais. Alors,
nous autres journalistes et auteurs n’aurons plus qu’à
boire des cocktails en lisant de passionnants textes
rédigés par des avatars informatiques de Nietzsche et de Platon.
Sauf si nous aimons la sensation d’exprimer des idées et de
transmettre des connaissances. Cette question du ressenti est au
cœur de l’activité humaine. D’après Jean-Philippe Lachaux (voir
page 78), ce n’est pas le produit final qui compte, mais les états
intermédiaires et les sensations qui en découlent. Par exemple, les
distributeurs de boissons n’ont pas éliminé la cérémonie du thé au
Japon, car c’est l’état d’esprit dans lequel le thé est préparé qui est
recherché, pas le breuvage. De même, les ordinateurs n’ont pas mis
un terme à la pratique des échecs, et les motos n’ont pas réduit à
néant la pratique du footing. Car l’expérience subjective de jouer
ou de courir est plus importante que la performance.
L’expertise émotionnelle va prendre de l’importance. C’est elle
qui nous permet de développer nos compétences sociales grâce
au QE (page 66), mais aussi de mieux comprendre qui nous
sommes et ce que nous souhaitons faire de nos vies, à travers
l’introspection des ressentis – sujet de notre dossier central
(page 33). Accéder à son état d’esprit intérieur sera le prochain
défi des humains dans un monde où la performance sera progres-
sivement confiée aux machines. Bonne nouvelle pour nous, lec-
teurs, auteurs et éditeurs de Cerveau & Psycho : les neurosciences
et la psychologie seront aux premières loges de cette transition. £
4

SOMMAIRE
N° 156 JUILLET-AOÛT 2023
p. 33-57
Dossier
p. 10 p. 12 p. 20 p. 24

p. 6-30 p. 33

DÉCOUVERTES FAIRE
p. 6 ACTUALITÉS p. 20 ÉTHOLOGIE LE POINT
Va-t-on parler
AVEC
10 ans de moins dans le miroir
Qu’il est loin, le premier baiser !
avec les animaux ?
SOI-MÊME
L’apprentissage rajeunit
le cerveau à tout âge ! Le développement des nouvelles IA permet
L’IRM bat des records de décrypter les codes de communication
de certains insectes ou mammifères.
Une IA contre l’anxiété sociale
Karen Bakker et Sophie Bushwick p. 34 PSYCHOLOGIE
p. 24 MÉDECINE LE TEMPS DU
p. 12 SCIENCES COGNITIVES
Cerveau et cancer : QUESTIONNEMENT
L’aphantasie :
quand on n’arrive un duo infernal S’interroger sur qui on est, ses préférences,
ses aspirations... n’a que du bon !
Notre cerveau « nourrirait » les tumeurs
plus à imaginer avec des molécules de croissance.
Stella Marie Hombach

Certaines personnes sont incapables Ce qui pourrait suggérer de nouvelles p. 40 DÉVELOPPEMENT PERSONNEL
de se représenter visuellement
un souvenir ou une scène imaginaire.
pistes thérapeutiques.
Sophie Fessl « L’INTROSPECTION AIDE
Merlin Monzel À DÉFINIR SES PRIORITÉS »
Entrentien avec Bertille De Vlieger

p. 46 PSYCHOLOGIE EXISTENTIELLE
RACONTER SA VIE POUR
MIEUX LA COMPRENDRE
Mettre sa vie en récit est un moyen efficace
de lui donner une direction et un sens.
David Robson

p. 52 PERSONNALITÉ
QUI SUIS-JE...
ET À QUEL MOMENT ?
Les recherches récentes montrent que notre
personnalité fluctue au fil des heures !
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur,
sur toute la diffusion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier Francine Russo
de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés.
En couverture : © KatePilko/Shutterstock

N° 156 - Juillet-août 2023

 5

p. 66
p. 94

p. 58 p. 70 p. 72 p. 78
p. 92

p. 58-71 p. 72-91 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 58 COMPORTEMENT p. 72 PSYCHOLOGIE p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

Climat : Quand l’oubli La Vie secrète de l’esprit

l’éducation au cœur fait du bien J’arrête d’en faire trop !

de la transition
Formés aux questions climatiques dès
l’école, les jeunes transmettent ensuite
cette culture à leurs parents.
Stefanie Uhrig
Le Harcèlement scolaire
Effacer les souvenirs les plus pénibles
aiderait à se remettre d’un trauma.
La Chimie des odeurs,
des saveurs et du plaisir
Hannah Schultheiß
Médiation animale
à tous les âges de la vie
p. 78 L’ÉCOLE DES CERVEAUX
La Loterie génétique

p. 66 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

PERSONNEL JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
SEBASTIAN
YVES-ALEXANDRE
THALMANN Faut-il encore DIEGUEZ

apprendre ?
Pourquoi chercher soi-même la réponse
Pour développer votre à un problème si ChatGPT l’a déjà ?
QE, lisez des romans ! p. 82 LA QUESTION DU MOIS
Le quotient émotionnel, véritable atout
dans la vie, peut se développer en affinant Pourquoi a-t-on
notre vocabulaire relatif aux ressentis. parfois un mot sur
p. 70 RAISON ET DÉRAISON le bout de la langue ?
Johannes Gerwien
L’Île des esclaves,
ou les pièges
du pouvoir
Dans cette pièce imaginant une inversion
des rôles entre maîtres et serviteurs,
Marivaux préfigurait d’importantes études
psychologiques sur les effets du pouvoir.

NICOLAS p. 84 NEUROPHYSIOLOGIE
GAUVRIT Canicule : comment
éviter la surchauffe
Attention : du cerveau
expert caméléon ! Pour éviter la baisse des fonctions
Pourquoi les médias ont-ils tant de mal à cognitives en cas de forte chaleur,
distinguer un vrai expert d’un imposteur ? certaines précautions sont essentielles.
Pieter Vancamp

N° 156 - Juillet-août 2023

 6 DÉCOUVERTES
p. 12 L’aphantasie : quand on n’arrive plus à imaginer p. 20 Va-t-on parler avec les animaux ? p. 24 Cerveau et cancer : un duo infernal

Actualités
Par la rédaction

PSYCHOLOGIE

Dix ans de moins

dans le miroir !
L’âge subjectif, celui qu’on se sent avoir « dans sa tête », serait
en moyenne de dix ans inférieur à l’âge réel. Et plus la société
valorise la jeunesse, plus cette différence se creuse...

M. Wettstein et al., Younger

than ever ? Subjective age is
becoming younger and remains
more stable in middle-age and
older adults today, Psychological

I
Science, 2023.

l vous est peut-être arrivé,

en vous regardant dans le miroir, de
ressentir une émotion étrange.
Comme si ce visage, avec ses rides
naissantes et ses cheveux gris épars,
ne reflétait pas vraiment qui vous êtes.
Comme si, à l’intérieur, vous aviez tou-
jours l’impression d’être jeune – tandis
que, pendant ce temps, votre corps
commençait à vieillir.
Inquiétant ? Pas forcément. L’âge
subjectif ne correspond pas toujours
à l’âge réel, et il se pourrait bien que,
chez une majorité de personnes, il
lui soit nettement inférieur. Ainsi, à
40, 50, 60 ans ou même plus, on
aurait l’impression de se trouver tou-
jours « dans sa tête » quelques
années plus tôt, quelque part dans
une zone mal définie de notre exis-
tence passée.
Ce décalage entre l’âge subjectif
et l’âge biologique ne signifie pas
obligatoirement que l’on n’aurait pas
© svic/Shutterstock

mûri intellectuellement ou morale-

ment, que l’on serait resté un gamin
immature qui n’aurait pas assumé
les responsabilités incombant à sa

N° 156 - Juillet-août 2023


RETROUVEZ-NOUS SUR
situation familiale ou profession-
nelle. Un mécanisme psychologique
– qui reste à identifier – ralentirait
en quelque sorte le vieillissement
de l’image qu’on a de soi, peut-être
parce que nous nous préférons
jeune que vieux.
50 ANS AU LIEU DE 60
La découverte réalisée par une
équipe de chercheurs allemands de
l’université Humboldt, de Berlin,
montre que le décalage entre l’âge
subjectif et l’âge réel augmente au fil
des décennies. Plus les personnes
sont nées récemment (par exemple
en 1962), plus elles se sentent jeunes
dans leur tête. Concrètement, une
personne née en 1911, à l’âge de
60 ans, avait l’impression d’en
avoir 56, soit quatre ans de rajeunis-
sement subjectif. Alors qu’une per-
sonne née en 1962, au même âge de
60 ans, avait l’impression de n’en
avoir que 50, soit dix ans de rajeu-
nissement subjectif. Le « rajeunisse-
ment mental » s’accentue donc avec
le temps, au fil des générations.
Il reste qu’à travers toutes les
époques étudiées, les personnes se
sentent en moyenne plus jeunes
qu’elles ne sont. Mais cette tendance
s’accentue et, selon les psychologues,
est associée à un regard de plus en
plus négatif de la société sur l’âge, au
cours d’une période qui s’étendrait sur
les deux derniers siècles.
La principale hypothèse pour
expliquer ce phénomène serait donc
celle du « jeunisme » : lorsque nous
avons 60 ans, nous évoluons encore
à côté d’autres personnes qui n’en
ont que 50, voire 40, et nous vou-
drions faire partie de leur tranche
d’âge, pour être encore « dans le
coup », compétitifs sur le marché du
travail et attractifs physiquement.
Inconsciemment, la difficulté accrue
de trouver un emploi pour un sénior
nous ferait paraître dangereux de
continuer à s’approcher de la barrière
des 60 ans. Et, pour une raison qui
reste à élucider, notre cerveau se
raconterait à lui-même qu’il n’a que
50 ans. Un décalage du même ordre
se produit quand on a 50 ou 40 ans,
le rajeunissement étant proportion-
nel à l’âge réel.
Sans compter qu’il y a mille avan-
tages à se sentir jeune. Des études
épidémiologiques ont ainsi montré
que l’illusion de jeunesse était asso-
ciée à de meilleures performances
cognitives, une meilleure satisfaction
vis-à-vis de l’existence, une meilleure
santé physique et mentale, et une
mortalité réduite (sauf face au
Covid-19, car l’illusion de jeunesse
fait croire qu’on a moins besoin de
se protéger contre le virus). Soyez
donc content(e) si vous éprouvez
cette sensation devant votre miroir,
c’est plutôt bon signe. Le pire serait
plutôt de garder en vieillissant, tel
Dorian Gray, un visage éternellement
jeune pendant que l’esprit se racor-
nirait et se parcheminerait. £
Sébastien Bohler
N° 156 - Juillet-août 2023
7
AMOUR
Qu’il est loin, le
premier baiser !
T. Pank Arbøll et S. Lund Rasmussen, The
ancient history of kissing, Science, le 18 mai 2023.
S
i le baiser romantique est, comme le
(dé)clamait Cyrano de Bergerac, « un instant d’in-
fini qui fait un bruit d’abeilles », les archéologues
sont confrontés à un problème de taille : un bruit
d’abeille laisse peu de traces derrière lui. Pour
autant, il se raconte à travers l’écriture et la sculp-
ture : l’analyse de textes anciens a ainsi conduit les
chercheurs danois Troels Pank Arbøll et Sophie
Lund Rasmussen à conclure que cette pratique était
déjà répandue au Moyen-Orient il y a 4 500 ans.
Les textes analysés, écrits en cunéiforme sur
des tablettes d’argile, sont originaires de
Mésopotamie – approximativement la Syrie et l’Irak
actuels – et couvrent une période de plusieurs
siècles. On y découvre des mentions claires de bai-
sers sur les lèvres, à visée romantique ou sexuelle.
Elles évoquent par exemple l’histoire d’une femme
mariée qui s’est presque « laissée détourner du droit
chemin » par le baiser d’un autre homme que son
mari, ou celle d’une femme célibataire qui jure
qu’elle n’embrassera ni n’aura de relations sexuelles
avec une de ses connaissances.
Ces résultats reculent d’un millénaire l’âge des
premières traces écrites de french kiss, précédem-
© oneinchpunch/Shutterstock
ment attribuées à des textes indiens datant d’il y
a 3 500 ans. Cette pratique pourrait même être
bien plus ancestrale encore : une statue préhisto-
rique sculptée il y a environ 11 000 ans, dite « des
Amants de Ain Sakhri », semble déjà figurer un
baiser. Bien avant, donc, que les textes antiques
ne commencent à bourdonner de ces petits « ins-
tants d’infinis »… £ Guillaume Jacquemont
8 DÉCOUVERTES Actualités

BIEN-ÊTRE

L’apprentissage
rajeunit le cerveau
à tout âge !

D
L. Ferguson et al., Aging Mental & Health, 2023.

epuis longtemps, vous rêvez d’apprendre à parler
l’espagnol, à danser, à jouer du piano… Mais vous n’arrivez pas
à vous y mettre, faute de temps, de motivation ou, tout sim-
plement, parce que, après tout, vous n’avez plus vraiment
20 ans. Détrompez-vous ! Si vous faites l’effort d’essayer, votre
cerveau vous remerciera : l’équipe de Rachel Wu, de l’université
de Californie, à Riverside, vient en effet de montrer que n’importe
quel apprentissage à un âge avancé est non seulement possible,
mais améliore aussi les facultés cognitives au point de retrouver
celles d’un étudiant de premier cycle universitaire.
Pour le prouver, les chercheurs ont réalisé deux expériences
indépendantes, mais similaires, l’une avec 6, l’autre avec 27 per-
sonnes âgées respectivement de 66 et 69 ans en moyenne et
ne souffrant d’aucun trouble cognitif pathologique autre que
quelques difficultés rencontrées en vieillissant, comme une dimi-
nution de l’attention ou de la mémorisation, et que l’on nomme
« déclin cognitif lié à l’âge ». Au départ, chaque sujet passait des
tests cognitifs évaluant ses fonctions exécutives – la mémoire à
court terme, la planification, l’attention, le raisonnement, l’inhibi-
tion… – et sa mémoire à long terme dite « épisodique verbale »,
puis apprenait, comme le ferait un enfant ou un étudiant, durant
trois mois et à raison d’au moins six heures par semaine, trois
nouvelles compétences qu’il avait choisies : une langue, le dessin,
un instrument de musique, la photographie, l’utilisation d’une
tablette numérique… Résultat : tous les volontaires ont vu leurs
fonctions cognitives s’améliorer, nombre d’entre eux multipliant
même par deux ou trois leurs scores aux tests. Et ce, dès la fin
des trois mois d’apprentissage, mais aussi six mois et un an après,
les bénéfices perdurant. Les performances de nombreuses per-
sonnes continuaient même à augmenter au fil du temps après
l’arrêt des formations.
Cette étude est une première en situation réelle et sur le long
terme : les participants « étudiaient » chez eux ou en prenant des
cours durant les trois mois. Les conclusions de ce travail confir-
ment bel et bien que le cerveau reste plastique à tout âge, capable
de se remodeler pour assimiler de nouvelles compétences, et
que toute stimulation des neurones via l’acquisition d’une nou-
velle compétence – linguistique, motrice, mentale – les « rajeu-
nit », ralentissant ainsi le déclin cognitif lié à l’âge. N’ayons donc
pas peur de la critique ou de l’échec : nous sommes capables
d’apprendre même en vieillissant et c’est une cure de jouvence
pour notre cerveau. £ Bénédicte Salthun-Lassalle

Le poisson qui retenait sa respiration En haut : © TAW4/Shutterstock/ en bas : © Andy Deitsch/Shutterstock

Q uand on sait respirer sous l’eau, l’intérêt

de bloquer sa respiration en plongeant
n’est pas évident. C’est pourtant ce que font
les requins-marteaux halicornes, selon une
étude menée par Mark Royer, de l’institut de
biologie marine de Hawaii, et ses collègues :
la mesure de leurs paramètres physiologiques
par des capteurs embarqués suggère qu’ils
ferment leurs fentes brachiales lorsqu’ils
vont chasser à des profondeurs excédant
les 800 mètres, suspendant le flux d’eau qui
les traverse – et donc l’extraction d’oxygène.
Pourquoi ce comportement ? Lors de ces
plongées, les requins passent d’eaux
de surface à 26 °C à des eaux profondes
descendant jusqu’à 5 °C. Le risque, pour
ces animaux dont la température interne
varie avec celle de l’extérieur, est de se refroidir
dangereusement, avec à la clé
une détérioration de l’acuité visuelle,
des fonctions cardiaques et de la puissance
musculaire. Fermer leurs branchies permettrait
alors de limiter les échanges thermiques
avec l’eau glacée. £ G. J.

N° 156 - Juillet-août 2023


SANTÉ
Nature sur ordonnance
P.-Y. Nguyen et al., The Lancet Planetary Health, 2023.
A. Cosquer, Les bonnes ondes de la nature, Cerveau & Psycho, 2019.
«
V ous prendrez une
heure de promenade en forêt par
semaine, combinée avec une demi-
heure à écouter les oiseaux tous les
deux jours. » Voici à quoi pourraient
bientôt ressembler les ordonnances
de votre médecin. En synthétisant les
résultats de plusieurs dizaines
d’études, une équipe australienne
vient en effet de montrer que les
« prescriptions de nature » réduisent
les symptômes dépressifs et anxieux,
tout en améliorant des paramètres
physiologiques comme la pression
sanguine. L’effet mesuré pour les fac-
teurs psychologiques est qualifié
de « modéré à important », autrement
dit : ça marche pour de bon.
Divers types d’interventions ont
été mis en place à travers ces études,
consistant le plus souvent en de
simples promenades en forêt ou
dans un parc, mais proposant parfois
d’autres activités, comme le jardi-
nage, et des environnements diffé-
© simona pilolla 2/Shutterstock
rents (réserves naturelles, bord de
mer). La majorité de ces interventions
étaient prescrites par un médecin ou
un travailleur social, et comparées à
des conditions témoin variées – la
plus simple consistant à placer les
sujets sur une liste d’attente. Les
9
mesures physiologiques et les ques-
tionnaires ont alors révélé que ces
séances avaient des effets béné-
fiques à tous les âges, que l’on
souffre ou non d’une pathologie par-
14 %
ticulière comme une dépression ou
une maladie neurodégénérative.
C’est que la nature agit sur nous
par tous nos canaux sensoriels :
olfactif (les arbres libérant de mul-
tiples substances apaisantes), visuel
de troubles mentaux (le spectacle de la nature capte
en moins chez les notre attention avec douceur, ce qui
Barcelonais depuis nous détourne de nos ruminations
que la ville négatives et stimule la production
d’ondes alpha, caractéristiques d’un
a augmenté état de relaxation, dans le cerveau),
ses espaces verts auditif (une expérience suédoise a
de 5,67 %. par exemple montré que des sons
tels que les bruits d’oiseau ont un
Source : D. Vidal Yañez et al.,
Environment International, avril 2023 effet antistress)… L’idée générale
étant que l’écrasante majorité de
notre évolution s’est déroulée dans
la nature, à laquelle notre corps et
notre cerveau sont donc mieux
adaptés qu’aux environnements arti-
ficiels. Nous aurions alors tout inté-
rêt à lui donner plus de place, non
seulement dans nos modes de vie,
mais aussi dans notre arsenal
thérapeutique. £
G. J.
N° 156 - Juillet-août 2023
10
IMAGERIE CÉRÉBRALE
L’IRM
bat des records
G. A. Johnson et al., Merged magnetic resonance and light
sheet microscopy of the whole mouse brain, PNAS, 2023.
C
ette année, l’imagerie
par résonance magnétique, ou IRM,
fête ses 50 ans. Reposant sur le phé-
nomène de la résonance magnétique
nucléaire découverte en 1946 par
Felix Bloch et Edward Mills Purcell, la
technique consiste à exciter des
atomes placés dans un fort champ
magnétique. En 1973, Paul Lauterbur
réalisait la première image fondée sur
DÉCOUVERTES Actualités
ce principe. Depuis, l’IRM est deve-
nue un outil incontournable en méde-
cine et en neurosciences et a connu
des progrès constants, notamment
en matière de résolution.
Or Allan Johnson, de l’université
Duke, et ses collègues viennent de
battre un record dans ce domaine.
Ces chercheurs ont obtenu une
image du cerveau d’une souris dont
la résolution est de 15 micromètres.
C’est mille fois mieux que ce que font
les dispositifs d’IRM que l’on trouve
dans les hôpitaux. Pour atteindre une
N° 156 - Juillet-août 2023
telle finesse, ils ont utilisé un champ
magnétique de 9,4 teslas (entre 1,5 et
3 teslas pour les systèmes commer-
ciaux) et un supercalculateur opti-
misé pour traiter ces données (équi-
valent à 800 ordinateurs de bureau).
© Duke Center for In Vivo Microscopy
Cette résolution exceptionnelle
donne accès à des détails infimes,
notamment sur la connectivité des
neurones, qui seront peut-être cru-
ciaux pour mieux comprendre les
processus à l’œuvre dans différentes
maladies neurodégénératives. £
Sean Bailly

THÉRAPIE
Une IA contre
l’anxiété sociale
T. Horigome et al., Frontiers in Psychology, 2023.
L
’anxiété sociale se
manifeste par la crainte excessive
d’être jugé, embarrassé ou humilié
lors d’interactions avec autrui,
lorsqu’on ne répond pas parfaite-
ment à ses attentes. Les personnes
qui en souffrent ont tendance à être
hypervigilantes vis-à-vis des signaux
qui pourraient traduire, chez l’autre,
la présence d’émotions négatives à
leur encontre : jugement, critique,
dégoût, colère… Parmi ces signaux,
les expressions faciales d’autrui
peuvent donner lieu à des interpré-
tations exagérées ou erronées des
émotions de l’autre, souvent perçues
comme bien plus critiques qu’elles
ne le sont réellement.
Pour pallier cette difficulté, une
équipe de chercheurs vient de déve-
lopper un outil technologique qui
vise à exposer les patients à un éven-
tail d’expressions faciales allant des
plus agréables aux plus déplai-
santes. L’objectif : diminuer progres-
© SvetaZi/Shutterstock
sivement l’anxiété qui leur est asso-
ciée. Concrètement : une caméra
tridimensionnelle filme le visage du
thérapeute, lequel est finement ana-
lysé par une IA capable de détecter
les expressions faciales et de les
modifier à souhait en temps réel. Le
visage ainsi modifié est diffusé en
3D sur un écran que le patient est
invité à regarder.
En faisant évoluer les expressions
du visage du thérapeute des plus
joyeuses aux plus tristes, les cher-
cheurs ont pu constater que les
patients toléraient progressivement
une plus vaste étendue d’expres-
sions sans se sentir menacés. Cette
étude pilote menée pour l’instant sur
trois participants avait pour but de
prouver la faisabilité et l’innocuité de
cette approche, ainsi que le maintien
d’une bonne relation entre théra-
peute et patient en dépit de la mani-
pulation des traits du visage. Les
résultats sur ce point ont été rassu-
rants, avec en outre de vrais effets
thérapeutiques sur deux des trois
sujets, les niveaux d’anxiété sociale
régressant sur une durée de seize
semaines et la peur du jugement
négatif ayant globalement baissé sur
la même période. Un nouvel outil en
perspective, à la disposition des thé-
rapeutes et des patients. £
Tanguy Sourd
N° 156 - Juillet-août 2023
Un magazine édité par POUR LA SCIENCE
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
CERVEAU & PSYCHO
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Stagiaire : Tanguy Sourd
Directrice artistique : Céline Lapert
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,
Ingrid Leroy, Ingrid Lhande
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Isabelle Bouchery
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager et partenariats : Aëla Keryhuel
aela.keryhuel@pourlascience.fr
Assistant administratif : Bilal El Bohtori
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Fabrication : Marianne Sigogne, Stéphanie Ho
Directeur de la publication et gérant : Nicolas Bréon
A également participé à ce numéro : Séverine Duparcq
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DISTRIBUTION
MLP
ISSN 1639-6936
Commission paritaire n° 1227K83412
Dépôt légal : Juillet-Août 2023
N° d’édition : M0760156-01
N° imprimeur : 270643
CERVEAU & PSYCHO
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tation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins — 75 006 Paris).
Origine du papier : Finlande
Taux de fibres recyclées : 0 %
« Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
Ptot 0,005 kg/tonne
La pâte à papier utilisée pour la fabrication
du papier de cet ouvrage provient de forêts
certifiées et gérées durablement.
12

N° 156 - Juillet-août 2023

 DÉCOUVERTES Sciences cognitives 13

L’aphantasie
Quand on n’arrive
plus à imaginer
Impossible de se représenter mentalement le visage d’un proche
ou le souvenir d’un lieu de vacances. Chez certaines personnes,
la capacité d’imagination visuelle est tout simplement absente.
On parle alors d’« aphantasie », une particularité pas aussi rare
qu’on pourrait le penser.

Par Merlin Monzel, psychologue à l’université de Bonn, en Allemagne.

© fran_kie/Shutterstock

N° 156 - Juillet-août 2023

14 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER
I maginez le visage d’une personne
familière, par exemple votre mère. De quelle
couleur sont ses yeux ? Quelle est la forme de
son nez ? A-t-elle des fossettes ? Vous répondez
facilement à ses questions simplement en visua-
lisant mentalement sa tête. Sauf si vous êtes
aphantasique. Aujourd’hui, 3 à 4 % de la popula-
tion n’a pas cet « œil intérieur » qui semble couler
de source pour les autres.
C’est en 2010 qu’Adam Zeman, neurologue à
l’université britannique d’Exeter, a décrit pour la
première fois ce phénomène d’« imagination
visuelle aveugle » chez un de ses patients, que
nous appellerons monsieur X. Lorsqu’il publia un
article consacré à ce sujet, il était à mille lieues
d’imaginer ce qu’il allait déclencher. À la suite
d’un probable accident vasculaire cérébral (AVC),
monsieur X avait totalement perdu sa capacité
mentale de représentation visuelle.
3 À 4 % D’APHANTASIQUES
Or, dès la publication de ce rapport, de nom-
breuses personnes contactèrent le neurologue
pour lui expliquer qu’elles se trouvaient dans le
même cas, beaucoup d’entre elles n’ayant même
jamais songé que les autres avaient parfois des
« images » dans la tête ! Pour elles, des déclara-
tions comme « je visualise très bien la scène »
n’étaient que des métaphores, de la même façon
que les rêveries éveillées ou les vagabondages
de l’imagination. Alors ces individus, malgré
tout en bonne santé, ont posé de nombreuses
questions à Adam Zeman : qu’est-ce que l’aphan-
tasie exactement ? Quelles en sont les causes ?
Et les conséquences ? Il n’en fallait pas plus pour
inaugurer une nouvelle branche de recherche
axée sur cette particularité.
Presque quinze ans plus tard, on définit
l’aphantasie comme une réduction ou une
absence de la capacité d’imagination visuelle
EN BREF
£ Les personnes
dites « aphantasiques »
ont une faculté
de représentation
visuelle faible ou nulle.
£ Les causes, familiales
ou environnementales,
seraient diverses,
mais la transmission
des informations
du cortex frontal
– imaginatif – au cortex
visuel serait défaillante.
£ Toutefois, l’aphantasie
diminue la mémorisation
des souvenirs
autobiographiques,
ainsi que celle
des visages… sans
que cela ait vraiment
d’impact au quotidien.
N° 156 - Juillet-août 2023
volontaire. On parle bien de « volontaire », car de
nombreux aphantasiques rêvent tout de même en
images. En outre, les spécialistes du domaine se
demandent s’il ne faudrait pas étendre la défini-
tion à d’autres sens : en général, les sujets concer-
nés ont aussi souvent des difficultés à se repré-
senter mentalement des odeurs, des sons ou des
saveurs. Par exemple, ils savent qu’un citron est
acide, mais sont incapables d’en évoquer le goût
de façon fictive. Étudier l’aphantasie se révèle un
exercice délicat, mais des méthodes permettent
d’aborder le phénomène objectivement (voir l’en-
cadré page 16).
Pourquoi certaines personnes produisent-
elles des images mentales et d’autres non ? On
sait peu de choses à ce sujet. L’hypothèse la plus
en vogue repose sur le modèle dit « de la hié-
rarchie inversée » (reverse hierarchy model).
Lorsqu’on se représente mentalement une image,
la conduction de l’information neuronale serait
inversée par rapport à la perception visuelle.
Alors que la vision d’un objet produit des signaux
nerveux transmis du cortex visuel au cortex
frontal, la formation délibérée d’une image men-
tale fait au contraire émerger des signaux neu-
ronaux du cortex frontal pour gagner le cortex
visuel. En gros, celui-ci n’est plus stimulé par la
réalité, mais par la pensée. Si bien que ce sont
finalement les mêmes aires du cerveau qui s’ac-
tivent lorsqu’on voit ou qu’on imagine une
pomme, mais dans un ordre inverse.
UNE COMMUNICATION CÉRÉBRALE
PERTURBÉE ?
Dans cette perspective, chez les aphanta-
siques, la transmission des informations du cor-
tex frontal au cortex visuel serait perturbée.
Certes, ces personnes utilisent ces deux régions
cérébrales, la frontale quand elles prennent une
décision et la visuelle quand elles voient une
 15

phénomène est donc en partie génétique.

Cependant, s’il se manifeste plus tard dans la vie,
il est souvent lié à des lésions cérébrales, elles-
mêmes dues à une maladie ou à un accident – on
parle d’« aphantasie organique ».
Il existe enfin une troisième forme : l’aphan-
Les aphantasiques ont des tasie psychogène. Elle se déclare après un stress
psychique extrême. On connaît ainsi quelques
difficultés à se représenter personnes qui ont perdu leur capacité d’imagina-

mentalement non seulement

tion après avoir vécu des expériences traumati-
santes, comme un abus sexuel. Selon certains

des images, mais aussi des

chercheurs, il s’agirait d’un mécanisme de protec-
tion du cerveau : de cette façon, les images ter-

odeurs, des sons, des saveurs… ribles associées au traumatisme ne peuvent pas
être visualisées mentalement et ne déclenchent
donc pas d’émotions négatives.
scène, mais elles sont incapables de créer volon-
tairement des images mentales. DES SOUVENIRS DES BONS MOMENTS
Jusqu’à présent, les preuves à l’appui de cette MOINS PRÉCIS ?
hypothèse sont restées maigres. Le psychologue Concrètement, quelles sont les conséquences
Fraser Milton a comparé le cerveau de sujets de cette condition ? Souvent, les individus aphan-
n’ayant aucune faculté d’imagination visuelle tasiques rapportent qu’ils ont des difficultés à se
avec celui d’autres personnes qui en possèdent remémorer des souvenirs de leur passé – leur
une de qualité moyenne, voire particulièrement mémoire autobiographique est médiocre. Certes,
bonne – dans ce dernier cas, on parle d’« hyper- ils se rappellent les événements clés de leur vie,
phantasie » (voir l’encadré page 18). Il a constaté comme la date de leur mariage ou l’endroit où ils
que les connexions neuronales qui conduisent les Quelle était la couleur sont allés à l’école primaire. Mais les images
signaux des régions frontales vers le cortex visuel de la robe de votre manquent : la couleur de la robe de la mère de la
sont effectivement plus développées chez les maman le jour de votre mariée ou le regard encourageant de l’institutrice
mariage ? Pour un
hyperphantasiques que chez les aphantasiques. aphantasique, répondre le premier jour d’école. Quand on les interroge,
En revanche, il n’a pas vu de différence avec les à cette question est on constate qu’ils ont mémorisé moins de détails
quasiment impossible
personnes ayant une imagination moyenne… – même s’il voit très de leur passé que des personnes ayant une capa-
L’aphantasie a donc probablement des causes bien les couleurs. cité d’imagination normale.
variées. Dans un système complexe comme le
cerveau, des anomalies à divers endroits abou-
tissent parfois au même résultat. Un peu comme
dans un circuit électrique : un câble défectueux
et une ampoule grillée ont le même effet : la
lampe ne s’allume pas. De plus, le phénomène
est probablement inné chez certains individus
– ils sont nés comme cela – et acquis chez
d’autres, comme pour le patient d’Adam Zeman
qui a subi un AVC. Il n’existe toutefois pas de
chiffres fiables à ce sujet… Pourquoi ? Car sou-
vent, quand on interroge les aphantasiques
adultes, ils ne se souviennent généralement plus
s’ils ne pouvaient déjà pas produire d’images
mentales lorsqu’ils étaient enfants.

INNÉ OU ACQUIS
© Jenny Lilly/Shutterstock

Il reste que l’aphantasie est plus fréquente

dans certaines familles que dans d’autres, au
point qu’on parle parfois d’« aphantasie congéni-
tale ». Selon les estimations, quand une personne
a un frère ou une sœur aphantasique, elle a alors
environ dix fois plus de risques de l’être aussi. Le

N° 156 - Juillet-août 2023

16 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER
ÊTES-VOUS APHANTASIQUE ?
I l est impossible de vérifier si une personne est réellement
aphantasique en observant directement si son cerveau produit
ou non des images mentales. Il est également délicat de porter
ce diagnostic sur soi-même : comment savoir si son imagination
visuelle est meilleure ou moins bonne que celle d’un ami
ou d’un collègue ? Heureusement, différentes solutions ont été
mises au point pour approcher objectivement le phénomène.
Première méthode : l’effet dit « d’amorçage ». Si on vient d’imaginer
– ou de voir – une pomme, on remarque alors plus rapidement
les pommes que les prunes dans son environnement. La première
pomme aperçue constitue ce qu’on appelle une « amorce » pour le
cerveau : elle met en alerte les réseaux neuronaux mnésiques correspondant
à ce fruit. Ainsi, à l’université de Bonn, nous avons montré, en 2021,
que les personnes dotées d’une représentation visuelle mentale
normale trouvaient plus rapidement un objet brièvement représenté
auparavant dans une grille de recherche que les sujets se déclarant
aphantasiques : apparemment, ces derniers ne produisent aucune image
mentale de l’objet et réagissent donc plus lentement.
Deuxième méthode : la rivalité oculaire. Il s’agit de présenter
deux images différentes à l’œil gauche et à l’œil droit. Le cerveau
les perçoit chacune en alternance, autant de temps, car il est incapable
de décider quel œil a « raison ». En 2022, l’équipe de Joel Pearson,
à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a demandé à des volontaires
d’imaginer mentalement l’une des deux images, avant de placer cette
image devant un de leurs yeux, et une autre image devant l’autre œil.
Résultat : la photo qui avait été imaginée au préalable était ensuite
perçue plus longtemps par la personne que l’image concurrente
N° 156 - Juillet-août 2023
– sauf chez les individus aphantasiques.
L’aphantasie se détecte aussi à des réactions physiques particulières.
Par exemple, le réflexe pupillaire fait en sorte que la pupille se contracte
lorsque l’on regarde une source de lumière vive. Ainsi, elle protège la
rétine d’un rayonnement trop fort. On sait depuis longtemps que la pupille
réagit en général de la même façon lorsque l’on imagine une lumière
éblouissante, comme celle du soleil. Or, en 2022, l’équipe de Kay Lachlan,
à l’université de Nouvelle-Galles du Sud, a montré que les aphantasiques
n’ont pas ce réflexe pupillaire lorsqu’ils essaient de penser au soleil !
Autre réaction physique : la conductivité cutanée. Si l’on présente
des images terrifiantes à des personnes dotées ou non d’imagination,
la conduction cutanée augmente de la même manière chez tous
les sujets en raison d’une élévation de la production de sueur. Mais
si on leur fait lire des textes effrayants, seules les personnes pouvant
se représenter les scènes visuelles transpirent davantage : les mots dans
leur tête deviennent des images angoissantes qui provoquent du stress.
Faute d’images en tête, les aphantasiques ne ressentent pas cela.
Ces méthodes, certes, ne sont pas très précises. Néanmoins,
elles permettent de réaliser des distinctions grossières et graduelles.
Une personne qui réagit particulièrement vite à l’amorçage, qui transpire
beaucoup en lisant des textes effrayants, qui réagit aux images mentales
avec un réflexe pupillaire prononcé et qui montre une forte préférence
pour un œil en rivalité binoculaire, a probablement une très bonne
imagination visuelle.
Sources : L. Kay et al., eLife, 2022 ; M. Monzel et al., Attention, Perception,
and Psychophysics, 2021 ; M. Wicken et al., Proceedings of the Royal Society
B, 2021 ; R. Keogh et J. Pearson, Cortex, 2018.
©Matthew Dean Adelman/Shutterstock
 17

En 2021, à l’université de Bonn, en Allemagne, Bibliographie l’un d’entre eux, Alex Wheeler, raconte ceci : « Ma
nous avons voulu savoir si d’autres formes de mère est décédée en août 2019. C’était une
mémoire étaient touchées. Pour ce faire, nous F. Milton et al., période incroyablement difficile pour moi. Mais
avons demandé à des volontaires de retenir des Behavioral and neural je ne l’ai pas gérée de la même façon que le reste
listes de mots et des formes géométriques, puis signatures of visual de ma famille, car j’ai réussi à passer à autre
de nous les restituer soit immédiatement, soit dix imagery vividness chose assez rapidement. Ce que mes frères ont du
minutes après. Résultat : les aphantasiques se extremes : Aphantasia mal à comprendre : ils ont mis plus de temps à
vs. hyperphantasia,
souvenaient un peu moins bien des mots et des surmonter cette épreuve, et doutent de la sincé-
Cerebral Cortex
figures que les sujets témoins. Ils présentaient Communications, 2021. rité de ma peine… »
également des troubles de la mémoire verbale, à
court et à moyen terme. M. Monzel et al., LOIN DES YEUX, LOIN DU CŒUR…
Memory deficits
Cela s’explique par la théorie dite « du double Les personnes dépourvues d’imagination
in aphantasics
codage » (dual coding theory), qui suggère que l’on are not restricted visuelle supporteraient-elles plus facilement les
peut mémoriser une chose de deux façons : sous to autobiographical expériences émotionnelles fortes ? « Loin des
forme d’informations verbales et d’images. Et l’on memory. Perspectives yeux, loin du cœur », dit l’adage… Pour tester
retient mieux lorsque, par exemple, en apprenant from the dual coding cette possibilité, nous avons présenté à des
une série de mots de vocabulaire, on ne se approach, Journal of volontaires soit des photos de scènes tragiques
contente pas de les répéter mentalement, mais Neuropsychology, 2021. (crimes de guerre, personnes assassinées ou gra-
que l’on se représente aussi les objets correspon- S. P. Suggate vement malades), soit des textes qui les décri-
dants sous la forme d’images mentales. Si vous et P. Martzog, vaient. Résultat : les photos ont perturbé tous les
devez vous souvenir du mot « plante », vous allez Screen-time influences sujets de la même manière. Selon leurs déclara-
par exemple visualiser mentalement un végétal. children’s mental tions, tous ressentaient du stress, de la peur ou
Si ce n’est pas possible – parce que vous êtes aphan- imagery performance, de l’empathie.
tasique ou que vous avez affaire à des concepts Developmental Mais il en va autrement à la lecture des textes :
Science, 2020. cette fois, les aphantasiques ont été bien moins
abstraits comme « espoir » ou « bonheur » –, vous
devriez moins bien retenir le terme. J. Pearson, The human éprouvés que les autres. Il est donc tout à fait pro-
C’est ce que nous avons testé avec nos parti- imagination : The bable que les individus dépourvus d’imagination
cipants. Mais nous n’avons pas mis en évidence cognitive neuroscience visuelle aient des réactions émotionnelles faibles
of visual mental
de différence de mémorisation verbale entre les face à des événements anciens ou simplement évo-
imagery, Nature Reviews
aphantasiques et les sujets témoins. Pas plus que Neuroscience, 2019. qués, comme le suggère Alex Wheeler. Mais
d’autres groupes de recherche, d’ailleurs. lorsqu’ils assistent à un drame de leurs yeux, ils
L’apprentissage du vocabulaire semble normal, et A. Zeman et al., ressentent les mêmes émotions, et avec autant
Loss of imagery
il est probable que les personnes concernées ne d’intensité, que les autres personnes.
phenomenology with
souffrent nullement au quotidien de ce déficit de intact visuo-spatial task Faut-il donc considérer l’aphantasie comme
visualisation mentale. performance : A case une maladie ? Après tout, la capacité de représen-
of « blind imagination », tation visuelle mentale est une aptitude presque
MOINS DE DÉTAILS, MOINS D’ÉMOTIONS Neuropsychologia, 2010. universelle. Pourtant, la plupart des chercheurs
Mais est-ce aussi le cas avec un objet à mémo- considèrent le manque d’imagination plutôt
riser qui serait plus complexe qu’un mot ? Il n’est comme un style de pensée alternatif. La majorité
pas nécessaire de se représenter mentalement
une forme simple, comme un triangle, pour la
reconnaître. Il suffit de savoir qu’elle a trois
angles… En revanche, un objet sophistiqué tel
qu’un visage est plus difficile à décrire avec des
mots – à moins qu’il présente une caractéristique
frappante, comme un grand nez ou une cicatrice.
Les aphantasiques devraient donc avoir plus de

Un avantage : les personnes

mal à le reconnaître. Nous menons actuellement
une étude en ce sens avec nos participants et
nous avons effectivement constaté, lors des pre-
miers tests, qu’ils mémorisent moins bien les dépourvues d’imagination
visages que les sujets témoins.
Par ailleurs, il semblerait que les aphanta-
visuelle semblent supporter
siques présentent quelques particularités dans la plus facilement les expériences
émotionnelles fortes.
gestion des émotions. Lors d’un entretien paru
en 2021 dans le magazine britannique Wired UK,

N° 156 - Juillet-août 2023

18 DÉCOUVERTES Sciences cognitives
L’APHANTASIE : QUAND ON N’ARRIVE PLUS À IMAGINER

de nos tâches quotidiennes peuvent être effec-

tuées sans stratégie visuelle. Et comme les aphan-
À L’OPPOSÉ DE L’APHANTASIE : tasiques se souviennent, certes, moins bien de
L’HYPERPHANTASIE certains faits, mais se sentent par conséquent
moins accablés par ceux-ci, les avantages et les
inconvénients s’équilibrent probablement.

E n 2010, après la publication des premiers résultats de recherche sur l’aphantasie,

de nombreuses personnes ont, à l’inverse, déclaré disposer de facultés
d’imagination hors norme. On parle alors d’« hyperphantasie », également connue
Malgré cela, certaines personnes concernées
par cette condition souhaiteraient avoir la faculté
d’évoquer en images des événements de leur
sous le nom d’« imagination eidétique ». Il s’agit de la capacité à se représenter passé. La perte de souvenirs autobiographiques est
des objets et des événements de façon aussi vivace et détaillée que s’ils étaient parfois douloureuse et, dans le pire des cas, va
réels. L’hyperphantasie est plus difficile à explorer que l’aphantasie, car le pouvoir jusqu’à affecter le sentiment d’identité. Serait-il
de visualisation mentale ne peut guère être limité vers le haut… Et si l’on sait très possible d’entraîner son imagination visuelle ?
bien imaginer quelque chose, comment savoir si l’on est en mesure de mieux faire ?
RENDEZ LES IMAGES AU CERVEAU !
En 2020, l’équipe du chercheur en éducation
Sebastian Suggate, à l’université de Ratisbonne,
en Allemagne, a montré que les enfants qui
regardent beaucoup la télévision ont une moins
bonne capacité d’imagination visuelle que ceux
qui passent peu de temps devant l’écran. Son
explication : le programme télévisé fournit des
scènes toutes prêtes et, contrairement à la lec-
ture par exemple, n’incite pas à créer ses propres
images mentales. Il est donc possible que des
exercices de représentations mentales réguliers
soient bénéfiques. Essayez donc : regardez un
objet puis tentez de le garder en tête le plus
longtemps possible, en mémorisant le maximum
de ses détails.
Les drogues pourraient aussi, à l’avenir, aider
les aphantasiques : certains d’entre eux rap-
portent avoir réussi à produire des images men-
tales après avoir consommé du LSD ou de l’aya-
huasca, une substance hallucinogène originaire
d’Amérique du Sud. Par ailleurs, Rebecca Keogh
et ses collègues, de l’université australienne de
Nouvelle-Galles du Sud, ont utilisé la stimulation
Les scientifiques tentent d’approcher ce phénomène à l’aide du « Vividness of Visual électrique cérébrale (une méthode non invasive
Imagery Questionnaire » (VVIQ). Les personnes testées doivent se représenter et indolore) pour réduire temporairement l’exci-
différentes choses en tête et indiquer à quel point, à l’aide du questionnaire, les images tabilité du cortex visuel de sujets ayant une
sont vives et détaillées dans leur esprit. Un minimum de 75 points sur 80 est considéré faculté d’imagination normale : ces derniers ont
comme de l’hyperphantasie. Les premières études scientifiques sur le sujet ont montré alors eu l’impression de mieux se représenter
qu’environ 11 % de la population aurait un pouvoir d’imagination aussi aiguisé. mentalement des images.
Pas étonnant, d’ailleurs, que ces hyperphantasiques exercent pour la plupart La chercheuse suppose qu’une forte activité
des professions créatives. des régions cérébrales visuelles diminue la capa-
Par ailleurs, selon les premières estimations, la synesthésie, qui correspond cité à former des images mentales. Le « bruit »
à un chevauchement de différentes impressions sensorielles – par exemple neuronal bloquerait l’imagination du cortex pré-
chaque son est mentalement associé à une couleur –, est plus fréquente chez frontal… comme une musique trop forte en dis-
les hyperphantasiques que chez les personnes pourvues d’une imagination normale. cothèque vous empêche d’entendre ce que disent
Tout comme l’aphantasie, ce phénomène confère probablement des avantages vos amis. Toujours est-il que l’aphantasie n’est
© Avesun/Shutterstock

et des inconvénients : les histoires et les voyages imaginaires apportent beaucoup pas une maladie, mais une caractéristique du
de plaisir et de joie, mais les films qui se déroulent dans nos têtes peuvent aussi cerveau présentant des avantages et des incon-
distraire ou effrayer. De plus, nombre d’hyperphantasiques auraient des difficultés vénients. Certains sont doués pour le football,
à savoir s’ils ont réellement vécu quelque chose ou s’ils l’ont simplement imaginé… d’autres pour créer des images, que ce soit sur le
papier ou dans leur tête. £

N° 156 - Juillet-août 2023

20
Va-t-on parler
avec les animaux ?
Propos recueillis par Sophie Bushwick, journaliste
pour Scientific American.
Le développement des nouvelles IA permet
de déchiffrer des motifs entièrement nouveaux
dans les signaux sonores ou vibrationnels
que s’échangent les animaux. D’où l’espoir
de faire émerger des codes de communication
que nous pourrions utiliser avec eux.
D
ans les années 1970, une
jeune femelle gorille connue sous le nom de
Koko attirait l’attention du monde entier. Sa sin-
gularité était d’avoir appris à utiliser la langue
des signes des humains ! Savait-elle pour autant
communiquer avec eux ? Pas forcément. Car un
doute – et de taille – est très vite apparu à propos
de la capacité de l’animal à mettre du sens der-
rière les mouvements assimilés lors de ses inter-
actions avec notre espèce. Certains scientifiques
se sont en effet montrés plus sceptiques sur ces
aptitudes, en soutenant que Koko et d’autres ani-
maux qui avaient « appris » à parler (notamment
les chimpanzés et les dauphins), n’étaient pas
vraiment capables de comprendre ce qu’ils
disaient. Et à plus forte raison dans la mesure
où notre langage est hautement symbolique, et
N° 156 - Juillet-août 2023
qu’il convie fréquemment des idées abstraites
qui ne représentent pas d’objets physiquement
présents devant nous.
Aujourd’hui encore, deux courants de pensée
subsistent. « Il y a tout un ensemble de chercheurs
qui souhaitent découvrir si les animaux peuvent
s’engager dans une communication symbolique,
déclare Karen Bakker, professeuse à l’université de
la Colombie-Britannique, au Canada, et membre
de l’institut Radcliffe d’études avancées de
Harvard. Et d’autres qui trouvent ces recherches
futiles, affirmant qu’il s’agit là d’anthropomor-
phisme. Ces scientifiques, poursuit-elle, sou-
tiennent que nous devrions plutôt comprendre la
communication non humaine d’après ses propres
modalités. » Plus de cinquante ans après l’expé-
rience menée sur Koko et d’autres animaux, force
est de constater que trancher entre ces deux thèses
reste particulièrement délicat. Mais peut-être plus
pour longtemps…
En effet, grâce à la mise au point de capteurs
technologiques innovants et au développement
spectaculaire de l’intelligence artificielle, cer-
taines équipes ont pu constater comment un
 DÉCOUVERTES Éthologie
large éventail d’espèces, y compris les plantes,
s’échangent des informations – et même peut-
être les décoder.
Faisons le point sur cette sous-spécialité d’un
domaine appelé « bioacoustique numérique » avec
Karen Bakker, autrice du livre publié en 2022 The
Sounds of Life : How Digital Technology Is Bringing
Us Closer to the Worlds of Animals and Plants
(Princeton University Press, ouvrage non traduit
en français).
Karen Bakker, la volonté de communiquer
avec les animaux n’est pas nouvelle.
Pourriez-vous nous expliquer brièvement
comment ont évolué les approches pour
y parvenir au cours du temps ?
Au milieu du XX e siècle ont vu le jour de nom-
breuses tentatives pour enseigner le langage
© Javier Brosch/Shutterstock
humain à des non-humains. Ce fut notamment le
cas avec certains primates comme Koko. Mais les
résultats obtenus firent l’objet de controverses.
Avec du recul, nous pensons maintenant avoir
péché par anthropocentrisme. Ces recherches
consistaient sommairement à tenter d’évaluer
N° 156 - Juillet-août 2023
21
l’intelligence non humaine en apprenant aux
non-humains à parler comme nous le faisons. En
fait, nous aurions plutôt dû évaluer leur capacité
à s’engager dans une communication complexe
qui leur est spécifique, et en tenant compte de
leur propre vision du monde.
L’un des termes utilisés dans le livre est l’Um-
welt [terme allemand qui signifie « environne-
ment », ndlr]. Cette notion détermine l’expérience
vécue par les différents êtres vivants. Si nous
sommes attentifs à l’Umwelt d’un autre orga-
nisme, par exemple à celui des abeilles, il sera
vain d’attendre d’elles qu’elles adoptent un lan-
gage humain. Nous nous intéresserons plutôt à
leur langage à la fois vibrationnel et positionnel,
sensible à des nuances qui nous échappent,
comme la polarisation de la lumière du soleil…
Le domaine de la bioacoustique numérique
– qui s’accélère de manière exponentielle et
dévoile des découvertes fascinantes sur la com-
munication à travers l’arbre de la vie – étudie
maintenant ces animaux en se posant des ques-
tions non plus comme « peuvent-ils parler
comme les humains ? », mais plutôt « peuvent-ils
22
VA-T-ON PARLER AVEC LES ANIMAUX ?
se communiquer des informations complexes
entre eux ? Comment font-ils ? Qu’est-ce qui est
important pour eux ? ». Je dirais que c’est une
approche plus biocentrique, ou en tout cas moins
anthropocentrique. De façon plus large, je pense
qu’il est tout aussi important de savoir écouter
la nature, de pratiquer l’« écoute profonde »
[concept né en Australie et aux États-Unis, qui
consiste en une écoute bienveillante, contempla-
tive, inconditionnelle, pleine et entière de
l’autre, avec de potentiels effets thérapeutiques,
ndlr]. C’est un art ancien sur lequel reposent de
nombreuses traditions autochtones, lesquelles
sont profondément adaptées aux sons non
humains. Si nous combinons l’écoute numérique
– qui nous ouvre les portes de ces vastes mondes
auditifs grâce à l’intelligence artificielle – avec
une écoute profonde, je crois que nous sommes
au bord de deux découvertes importantes. Tout
d’abord, affirmer une thèse très controversée, à
savoir l’existence d’un langage non humain. Et
par ailleurs, la possibilité d’une communication
entre différentes espèces.
Quel type de technologie
sous-tend ces percées ?
La bioacoustique numérique s’appuie sur
l’utilisation de très petits enregistreurs numé-
riques portables et légers qui ressemblent à des
microphones miniatures, et que les scientifiques
installent partout, de l’Arctique à l’Amazonie.
Vous pouvez les fixer sur le dos de tortues ou de
baleines. Les disposer au fond de l’océan ou sur
le plus haut sommet d’une montagne, ou encore
les attacher aux oiseaux. Ils enregistrent en
continu, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, dans des
endroits éloignés que les scientifiques ne peuvent
pas facilement atteindre, y compris dans l’obscu-
rité. L’un des avantages de cette technique est de
minimiser les perturbations inhérentes à l’intro-
duction d’observateurs humains dans un écosys-
tème. Ce développement d’instruments sophisti-
qués engendre une avalanche de données… Et
c’est là qu’intervient l’intelligence artificielle,
puisqu’elle va être capable de les analyser et les
interpréter. Certains algorithmes de traitement
du langage naturel, qui forment la base d’outils
performants comme Google Translate par
exemple, autorisent désormais la détection des
modèles de communication non humaine.
Pouvez-vous citer quelques modèles
de communication animale détectés
grâce à ce type d’outils ?
Dans le chapitre sur les chauves-souris, où
j’évoque les travaux de recherche de Yossi Yovel,
DÉCOUVERTES Éthologie
Les mères chauves-souris
parlent à leurs bébés
un langage qui leur
est propre et qui provoque
chez eux une réponse
de babillage.
de l’université de Tel Aviv, je m’arrête notamment
sur une étude singulière menée par son équipe :
surveiller [une vingtaine] de chauves-souris fru-
givores égyptiennes pendant deux mois et demi
et enregistrer leurs cris, ou vocalisations. Les
scientifiques ont plus précisément adapté un pro-
gramme de reconnaissance vocale pour analyser
[15 000] sons enregistrés. L’algorithme à la base
du programme a ainsi établi des corrélations
entre des sons caractéristiques et des interactions
sociales capturées par des séquences vidéo enre-
gistrées in situ. Grâce à cela, ils ont pu classer la
majorité des sons des chauves-souris. C’est ainsi
que Yossi Yovel et d’autres chercheurs comme
Gerry Carter, de l’université d’État de l’Ohio, ont
découvert qu’elles avaient en fait un langage
beaucoup plus complexe que ce que nous pen-
sions auparavant. Les vocalisations émises par
ces chiroptères varient en effet selon qu’ils se
disputent la nourriture, s’adressent à un mâle ou
à une femelle – et même d’un congénère à un
autre ; un peu comme s’ils avaient chacun une
sorte de « prénom » différent. En outre, les mères
chauves-souris ont la particularité de baisser le
© Independent birds/Shutterstock
ton lorsqu’elles parlent à leurs petits, ce qui pro-
voque chez eux une réponse de babillage, appre-
nant à « dire » certains « mots » ou signaux de
référence à mesure qu’ils grandissent. Ces mères
s’adressent ainsi à leur bébé avec un langage dis-
tinct et pratiquent l’apprentissage vocal (l’équi-
valent existe chez les humains qui, à l’inverse,
N° 156 - Juillet-août 2023

élèvent le ton de leur voix en parlant à leur jeune
enfant). Il s’agit là d’un excellent exemple de la
façon dont l’apprentissage profond [la technique
algorithmique à la base du fonctionnement de
nombreuses IA, ndlr.] est capable d’intégrer
toutes les données issues des capteurs et des
microphones, et de nous révéler quelque chose
auquel nous ne pouvions pas accéder à l’oreille.
Du fait que la plupart des communications des
chauves-souris se font par ultrasons, au-dessus
de notre portée auditive, et parce que ces ani-
maux parlent beaucoup plus vite que nous, nous
devons les ralentir pour les écouter, de même que
réduire la fréquence. Nous ne pouvons donc pas
écouter les signaux sonores comme le ferait une
chauve-souris… mais nos ordinateurs, eux, le
peuvent ! L’idée suivante est qu’ils sont également
en mesure de « parler » à la chauve-souris. Le logi-
ciel produit des modèles spécifiques et les utilise
pour communiquer avec la colonie de chiroptères
ou la ruche, et c’est ce que les chercheurs sont en
train de faire.
Dans ce livre, vous évoquez également
la capacité à communiquer avec
les abeilles. Comment les chercheurs
parviennent-ils à discuter avec elles ?
Cette recherche est fascinante. Un scienti-
fique nommé Tim Landgraf, de l’université libre
de Berlin, étudie la communication des abeilles
qui, comme je l’ai mentionné auparavant, est
vibrationnelle et positionnelle. Lorsqu’elles
« parlent » entre elles, ce sont leurs mouvements
corporels, ainsi que les sons, qui comptent.
Désormais, les ordinateurs sont capables de
suivre leurs déplacements, d’enregistrer les sons
émis et, grâce à l’apprentissage profond, d’en
extraire du sens. Les chercheurs sont récemment
parvenus à perfectionner ces algorithmes, à tel
point qu’ils offrent maintenant la possibilité de
suivre les abeilles individuellement, et de déter-
miner quel impact la communication d’un seul
individu a sur un autre. Nous avons ainsi constaté
qu’elles ont des signaux spécifiques. On observe
par exemple un signal « silence » ou « arrêt », un
signal « danger » criard. Elles émettent des siffle-
ments – pour l’essaimage – mais aussi des signaux
de quémandage et de détresse, ceux-ci détermi-
nant en grande partie le comportement indivi-
duel et collectif. Tim Landgraf a intégré ces infor-
mations dans un robot qu’il a appelé RoboBee.
Finalement, après sept ou huit prototypes, il a
proposé une « abeille » capable d’entrer dans la
ruche et d’émettre des commandes auxquelles les
insectes obéissent. Ainsi, ce robot abeille peut
dire aux autres abeilles de s’arrêter, et elles le
Bibliographie
K. Bakker, The Sounds
of Life : How Digital
Technology Is Bringing
Us Closer to the Worlds
of Animals and Plants,
Princeton University
Press, 2022.
T. Landgraf, RoboBee :
A Biomimetic
Honeybee Robot for
the Analysis of the
Dance Communication
System, thèse de
doctorat (phD) menée
à l’université libre de
Berlin, 2013.
Y. Yovel et al., Vocal
learning in a social
mammal : Demonstrated
by isolation and
playback experiments
in bats, Science
Advances, 2015.
N° 156 - Juillet-août 2023
23
font. Il est également capable de reproduire un
mouvement plus compliqué, dit de « danse frétil-
lante », un modèle de communication utilisé pour
se transmettre l’emplacement d’une source de
nectar. C’est une expérience très facile à réaliser,
d’une certaine manière, car vous placez une
source de nectar dans un endroit où aucune
abeille de la ruche n’est venue. Vous demandez
ensuite au robot de dire aux abeilles où elle se
trouve, puis vous vérifiez qu’elles volent en direc-
tion du nectar. Résultat : les abeilles se sont tout
de suite dirigées vers cette source de nourriture.
Une réserve, néanmoins : ce succès n’a été obtenu
qu’une seule fois, et les scientifiques ne savent pas
pourquoi cela a fonctionné ni comment le repro-
duire. Mais il s’agit dans tous les cas d’une réali-
sation exceptionnelle.
Ces travaux soulèvent de nombreuses ques-
tions philosophiques et éthiques. Si on imagine
qu’un tel système puisse être utilisé pour protéger
les abeilles en les incitant à voler vers des sources
de nectar sûres et non polluées (par exemple
pour éviter celles qui présentent des niveaux éle-
vés de pesticides), pourquoi ne pas imaginer aussi
qu’il devienne un outil pour domestiquer une
espèce auparavant sauvage ou pour tenter de
contrôler le comportement d’autres espèces sau-
vages ? Enfin, les résultats sur le niveau de
sophistication et le degré de communication com-
plexe chez les non-humains font surgir des inter-
rogations fondamentales sur le caractère unique
du langage en tant que capacité humaine.
Quel impact cette technologie a-t-elle sur
notre compréhension du monde naturel ?
L’invention de la bioacoustique numérique
est pour moi similaire à celle du microscope.
Lorsque le scientifique néerlandais Antonie Van
Leeuwenhoek a commencé à regarder à travers
un microscope, il a découvert le monde micro-
bien, ce qui a jeté les bases d’innombrables per-
cées futures. Ainsi, cet outil a permis aux humains
de voir le minuscule avec leurs yeux et non plus
avec leur imagination. Par analogie, la bioacous-
tique numérique, combinée à l’intelligence artifi-
cielle, est comme une aide auditive qui permet
d’écouter les animaux avec des oreilles artifi-
cielles et de mieux se représenter leurs interac-
tions. Cela ouvre lentement nos esprits non seu-
lement aux étonnants sons que produisent les
non-humains, mais aussi à un ensemble de ques-
tions fondamentales sur ce qui fait la différence
entre eux et nous, ainsi qu’à notre rapport avec
les autres espèces. Et fait ainsi naître de nouvelles
façons de penser à la conservation et à notre rela-
tion avec la planète. £
24

Cerveau et cancer :
un duo infernal

EN BREF
£ Les recherches
récentes ont mis
en évidence de puissants
liens entre le cancer
et le système nerveux :
ce dernier favorise
le développement
des tumeurs, à l’intérieur
comme à l’extérieur
du cerveau.
£ Les cellules
cancéreuses utilisent
à leur profit des
substances libérées
par les neurones,
et détournent l’activité
nerveuse pour stimuler
la formation de vaisseaux
sanguins qui viendront
les nourrir…
£ Les chercheurs
tentent d’exploiter
ces découvertes
pour développer
de nouvelles
thérapies, fondées
sur la perturbation
des communications
entre le système
nerveux et les tumeurs.
DÉCOUVERTES Médecine 25

Nouvelle preuve du potentiel

invasif du cancer : il se lie
profondément au système
nerveux, qui favorise alors
la croissance des tumeurs
dans tout le corps…
Mais ce lien est peut-être
aussi son talon d’Achille.

Par Sophie Fessl, docteure en neurosciences

et journaliste scientifique.

D ans les années 1990, les

cancérologues ont observé un phénomène
étrange : les hommes blessés à la moelle
épinière étaient moins souvent atteints de
cancer de la prostate que ceux dont la
moelle était intacte. Un fait resté longtemps
© Vertigo3d/Shutterstock

inexpliqué, car on pensait que les nerfs

n’étaient que des spectateurs passifs de l’appa-
rition du cancer. Pourtant, on connaissait déjà
leurs liens intimes avec le développement tis-
sulaire : les biologistes avaient ainsi montré
que les tissus des embryons ne croissent que

N° 156 - Juillet-août 2023

26
CERVEAU ET CANCER : UN DUO INFERNAL
si leurs terminaisons nerveuses poussent en
parallèle, et on savait depuis deux siècles que les
membres sectionnés des amphibiens ne se régé-
nèrent qu’à la condition d’être innervés.
Comme souvent, une partie de la réponse est
venue de l’expérimentation animale. En 2013,
une équipe dirigée par Claire Magnon, de la
faculté de médecine Albert-Einstein, à New York,
a interrompu les communications entre la pros-
tate et le système nerveux chez des souris en sec-
tionnant les nerfs ou en les détruisant avec un
poison. Résultat : le cancer a progressé plus len-
tement. Des résultats similaires ont été obtenus
avec d’autres types de tumeurs, si bien qu’une
théorie s’impose de plus en plus depuis une
dizaine d’années : le système nerveux jouerait un
rôle majeur dans les maladies cancéreuses.
LES NEUROSCIENCES DU CANCER
Une nouvelle discipline, les neurosciences du
cancer, a même vu le jour. « De plus en plus d’élé-
ments indiquent que le système nerveux exerce
une influence décisive sur l’apparition et la pro-
gression des tumeurs, tant à l’intérieur qu’à l’ex-
térieur du cerveau, ainsi que sur la résistance au
traitement », explique Varun Venkataramani, de
l’hôpital universitaire de Heidelberg et du Centre
allemand de recherche sur le cancer (DKFZ).
L’explication résiderait dans ce qu’on appelle
le « microenvironnement tumoral », c’est-à-dire
tout ce qui entoure directement la tumeur. Les
neurones et les fibres nerveuses sont des élé-
ments essentiels de cet environnement : ils ali-
mentent la tumeur en substances messagères et
en facteurs de croissance, ils jouent un rôle dans
la multiplication des vaisseaux sanguins, ils
aident à neutraliser le système immunitaire… Les
processus en jeu dépendent du type de tissu
Nous avons découvert
des connexions spécialisées
– autrement dit, des synapses –
entre les cellules tumorales
et les cellules nerveuses.
Varun Venkataramani, neurologue
DÉCOUVERTES Médecine
QU’EST-CE
QU’UN CANCER ?
Les cancers sont dus
à des mutations dans
le patrimoine génétique
des cellules. Les cellules
tumorales se multiplient
alors de manière
incontrôlée et envahissent
les tissus voisins, qu’elles
détruisent. Elles peuvent
aussi former des tumeurs
filles, appelées
« métastases ».
N° 156 - Juillet-août 2023
malade, mais c’est le même principe qui est à
l’œuvre : le cancer pirate les mécanismes de mul-
tiplication et de développement des cellules.
Prenez par exemple les glioblastomes. Ces
tumeurs cérébrales agressives se développent à
partir de précurseurs des cellules gliales, terme
qui désigne divers types de cellules non neuro-
nales dans le cerveau. Au cours du développe-
ment normal, les neurones envoient des signaux
à ces cellules pour qu’elles se multiplient et for-
ment une couche isolante autour des fibres ner-
veuses, améliorant la propagation des signaux
nerveux. Le principal messager est un neuro-
transmetteur appelé « glutamate », qui déclenche
une série de modifications physiologiques dans
les cellules gliales lorsqu’il se fixe à leur surface.
Or, en 2019, Varun Venkataramani et ses collè-
gues ont montré que les neurones communi-
quaient de manière similaire avec les cellules de
glioblastome, par le biais de contacts électro-
chimiques directs, et favorisaient également leur
division. « Nous avons découvert des connexions
spécialisées – autrement dit, des synapses – entre
les cellules tumorales et les neurones, rapporte le
neurologue. Nous savons aussi que le neurotrans-
metteur glutamate y est sécrété. » Dans des expé-
riences sur des souris, c’est ainsi l’envoi de
signaux nerveux aux tumeurs cérébrales qui a
entraîné leur développement.
UN COUP DE POUCE
AUX MIGRATIONS TUMORALES
À l’heure actuelle, les glioblastomes restent
incurables. On l’explique en partie par le fait
qu’ils se propagent dans tout le cerveau, ce qui
empêche de les retirer complètement par une
opération chirurgicale, mais les neurones pour-
raient également être en cause, comme le révèle
une analyse fine du processus d’invasion. Si de
nombreuses cellules tumorales s’associent entre
elles et avec certaines cellules gliales, nommées
« astrocytes », pour former un réseau, d’autres
restent solitaires. Ces cellules isolées ressemblent,
à deux égards, aux neurones immatures, qui
migrent à travers le cerveau pour coloniser diffé-
rentes zones : d’abord, elles expriment des ARN
messagers similaires et, surtout, elles se déplacent
de manière comparable dans le tissu cérébral.
Elles se comportent alors en pionnières, explo-
rant la périphérie de la tumeur. Dès qu’elles ont
trouvé un endroit favorable, elles s’associent à
d’autres cellules tumorales pour former un
réseau. Et c’est là que le système nerveux joue à
nouveau un rôle décisif : si les cellules cancé-
reuses reçoivent certains signaux des neurones,
elles accélèrent l’invasion du tissu cérébral
 27

QUAND LES NERFS COLLABORENT

AVEC LA TUMEUR

L es molécules dites « de signalisation », comme les

neurotransmetteurs et les facteurs de croissance, influencent
le développement des tumeurs dans le cerveau, ainsi que
dans le reste du corps (A). Cela passerait par l’établissement
de synapses entre les neurones et les cellules cancéreuses,
qui captent le neurotransmetteur glutamate par l’intermédiaire
des récepteurs AMPA (B). Ces cellules forment aussi
des périsynapses, qui « piratent », par le biais des récepteurs
NMDA, le glutamate échangé entre deux neurones (C).
Les chercheurs ont mis en évidence plusieurs autres
mécanismes par lesquels le système nerveux favorise
l’apparition et la progression des cancers. Les neurones
stimulent ainsi la formation de « microtubes tumoraux »,
de fines excroissances membranaires en forme de tubes,
sur les cellules de glioblastome, une tumeur cérébrale
agressive ; c’est par l’intermédiaire de ces microtubes
que ces cellules se connectent en réseau (D). En outre, les nerfs
guident la progression du cancer lors de ce qu’on appelle
l’« invasion périneurale » (E), tandis que les substances libérées
par les neurones accélèrent le développement des vaisseaux
sanguins qui irriguent la tumeur et aident à neutraliser
le système immunitaire (F).

A Des interactions multiples B Synapse entre un neurone C Périsynapse

entre système nerveux et tumeur et une cellule cancéreuse

Neurone présynaptique Neurone

© Yousun Koh, d’après C. Pan et F. Winkler, Insights and opportunities at the crossroads of cancer and neuroscience, Nature Cell Biology, 2022, Fig. 1

Neurone
postsynaptique

Facteur
de croissance Glutamate

Neurotransmetteur

Cellule Cellule de
cancéreuse glioblastome ou
Récepteurs pour
les neurotransmetteurs Récepteur AMPA Récepteur NMDA de cancer du sein
et les facteurs de croissance du glutamate du glutamate métastatique

D Réseau de cellules cancéreuses E Invasion périneurale F Autres interactions dans

le microenvironnement de la tumeur
Microtube Cellule Cellule immunitaire
tumoral cancéreuse Nerf

Angiogenèse
(formation
de nouveaux
vaisseaux sanguins)

N° 156 - Juillet-août 2023

28
CERVEAU ET CANCER : UN DUO INFERNAL
et forment davantage d’excroissances membra-
naires qui leur permettent de se connecter entre
elles, comme Varun Venkataramani et son
équipe l’ont découvert en 2022 chez la souris
(voir l’encadré page 27).
Ce lien malsain entre système nerveux et can-
cer concerne également les métastases cérébrales.
Ainsi, dans le cancer du sein, les cellules tumo-
rales qui se propagent jusqu’au cerveau se mettent
à produire davantage de récepteurs du glutamate.
Mais ce n’est pas tout : elles forment aussi des
« contacts périsynaptiques » qui englobent les
contacts préexistants entre les neurones. C’est ce
qu’ont montré en 2019 Qiqun Zeng et d’autres
experts, de l’Institut suisse de recherche expéri-
mentale sur le cancer, à Lausanne, à l’aide de
cultures de cellules humaines et animales.
« Contrairement à ce qui se passe avec la cellule de
glioblastome, qui établit un contact avec une cel-
lule nerveuse, il existe ici déjà une synapse entre
deux neurones, explique Varun Venkataramani.
La périsynapse se forme alors et vient « écouter »
cette synapse initiale, interceptant les signaux
entre les neurones. » Avec pour résultat un
accroissement du potentiel de multiplication des
métastases mortelles.
Les cellules tumorales présentes dans le cer-
veau sont donc en mesure d’établir des contacts
directs et indirects avec les neurones, et d’utiliser
le neurotransmetteur glutamate pour elles-
mêmes. Est-ce aussi le cas des tumeurs métasta-
siques de la tumeur primaire situées ailleurs dans
le corps ? C’est ce que Varun Venkataramani sou-
haite maintenant explorer : « Nous nous deman-
dons s’il existe également des connexions synap-
tiques en dehors du cerveau. Ce n’est pas encore
totalement clair. » Même s’il ne fait aucun doute
que, outre l’encéphale, le reste du système ner-
veux joue un rôle dans le développement des
tumeurs, affirme le biologiste Moran Amit, du
centre de cancérologie MD Anderson, à Houston.
Pour preuve : les expériences où l’interruption
des communications nerveuses avec la prostate
chez des souris a ralenti le développement du
cancer touchant cet organe.
Mais la complexité du système nerveux rend
les fils difficiles à démêler : notre corps est tra-
versé par d’innombrables nerfs qui descendent du
cerveau ou y remontent, et qui véhiculent divers
types d’informations – sensorielles, motrices,
autonomes (c’est-à-dire relatives aux fonctions
vitales comme la respiration, la circulation san-
guine ou la digestion)… « Nous devons clarifier
le rôle de ces différents sous-types de nerfs dans
le cancer et découvrir comment les utiliser pour
combattre la maladie », explique Moran Amit.
DÉCOUVERTES Médecine
Pour ne rien simplifier, certaines fibres nerveuses
agissent différemment sur les tumeurs selon la
nature de ces dernières. Par exemple, le système
parasympathique (le « frein » du système nerveux
autonome, qui apaise l’organisme) favorise la
propagation des cancers de la prostate et de l’es-
tomac, mais inhibe la formation de métastases
dans le cas des cancers du sein et du pancréas.
LE TAUX DE SURVIE IMPACTÉ
Actuellement, de nombreuses recherches sont
menées sur les cancers de la prostate, du pan-
créas et ceux dits « de la tête et du cou » – qui
touchent les lèvres, la langue, le larynx… En 2013,
Claire Magnon a constaté chez des patients
atteints d’un cancer de la prostate que plus la
densité de nerfs sympathiques et parasympa-
thiques était élevée au sein de la tumeur maligne,
plus les chances de survie étaient faibles. « Les
tumeurs sont fortement innervées, et plusieurs
Les neurones et les fibres
nerveuses alimentent la tumeur
en substances messagères
et en facteurs de croissance,
favorisent la multiplication
des vaisseaux sanguins
et aident à neutraliser
le système immunitaire !
études menées ces dernières années montrent
que les neurotransmetteurs acétylcholine et nora-
drénaline jouent un rôle important », détaille
Moran Amit. L’acétylcholine est libérée au niveau
des synapses du système parasympathique, la
noradrénaline sert à la transmission des signaux
dans le système sympathique. Si l’on bloque l’ac-
tion de ces neurotransmetteurs, les tumeurs se
développent plus lentement, les métastases sont
moins nombreuses et les thérapies plus efficaces.
« Mais nous ne connaissons pas encore tous les
détails », nuance le biologiste.
Le rôle de la noradrénaline a également été
mis en évidence dans le cas des cancers de la
N° 156 - Juillet-août 2023

ANATOMIE DU SYSTÈME
NERVEUX
L e cerveau et la moelle épinière forment ensemble le système
nerveux central. Le système nerveux périphérique est quant à lui
constitué des fibres envoyées par les neurones à travers le corps.
Il se divise en deux parties, respectivement qualifiées de « somatique »
et d’« autonome ». Le système somatique innerve les muscles, la peau
et les organes sensoriels ; il en reçoit divers types d’informations
et transmet des impulsions électriques aux muscles squelettiques
afin de déclencher les mouvements volontaires. Le système autonome
(ou végétatif) se compose principalement du système sympathique,
excitateur, et du système parasympathique, inhibiteur. Il maintient
l’organisme dans un état d’équilibre, appelé « homéostasie »,
en régulant la pression artérielle et le métabolisme. Les nerfs
périphériques favorisent également le développement des tissus,
ainsi que leur réparation et leur régénération – un rôle longtemps
sous-estimé, notamment en cancérologie.
Tumeur dans
© Yousun Koh, d’après C. Pan et F. Winkler, Insights and opportunities at the crossroads of cancer and neuroscience, Nature Cell Biology, 2022, Fig. 1
le système nerveux
central
Tumeur dans
le système nerveux
périphérique
Système
nerveux central
Système nerveux
périphérique
N° 156 - Juillet-août 2023
29
peau : les mélanomes très avancés ont ainsi
davantage de récepteurs pour ce neurotransmet-
teur que les tumeurs à un stade précoce, et si on
bloque ces récepteurs, on freine la propagation du
cancer. Dans une étude menée en 2014 chez des
patients humains, Maura Calvani et ses collègues,
de l’université de Florence, ont en outre montré
que des quantités plus importantes de noradréna-
line dans les tumeurs sont associées à un stade
plus avancé, à des métastases dans les ganglions
lymphatiques et à un taux de survie plus faible.
La noradrénaline est par ailleurs le précur-
seur de l’adrénaline, également libérée par le
système sympathique. Or cette hormone favorise
l’angiogenèse, la formation de nouveaux vais-
seaux sanguins, en stimulant les cellules qui
tapissent ces derniers. Une aubaine pour les cel-
lules cancéreuses, qui ont besoin d’oxygène et de
nutriments. C’est peut-être pour cela que les
bêtabloquants, qui inhibent l’adrénaline,
influencent la survie des patients cancéreux. Des
analyses a posteriori menées chez des hommes
souffrant d’un cancer de la prostate et chez des
femmes atteintes d’un cancer du sein ou des
ovaires ont ainsi révélé que ceux qui en avaient
pris avaient vécu plus longtemps. Des études cli-
niques sont en cours pour déterminer si ces
médicaments gagneraient à être intégrés dans le
traitement du cancer.
LE STRESS, UN MOTEUR DU CANCER ?
L’adrénaline étant une hormone du stress, ce
dernier joue-t-il un rôle dans le cancer ? Des
études chez l’animal indiquent qu’il favorise effec-
tivement la croissance des tumeurs, sans doute
par l’action stimulante de l’adrénaline sur l’angio-
genèse, qui augmente l’approvisionnement des
tissus cancéreux en nutriments et en oxygène.
Contrairement à certaines idées qui circulent, il
n’existe toutefois aucune preuve convaincante
d’une influence de la dépression, de la pensée
positive ou de la personnalité sur le cancer.
Les liens entre nerfs et tumeurs sont en tout
cas à double sens : on sait désormais que les cel-
lules tumorales de certains cancers, comme ceux
de la tête et du cou, modifient à leur tour le sys-
tème nerveux. Les facteurs de croissance que la
tumeur sécrète incitent notamment les cellules
nerveuses du système sympathique à émettre de
nouveaux prolongements et à se développer en
elle. Il s’ensuit un cercle vicieux où les nerfs tout
juste formés libèrent de la noradrénaline, ce qui
favorise la progression du cancer.
Les interactions des cellules cancéreuses
et du système nerveux entraînent-elles des symp-
tômes neurologiques ? Dans le cas des tumeurs
30
CERVEAU ET CANCER : UN DUO INFERNAL
cérébrales, la réponse est oui, affirme Varun
Venkataramani. Jusqu’à 70 % des patients atteints
de glioblastome – et 10 à 15 % de ceux touchés
par d’autres types de cancer ayant produit des
métastases cérébrales – souffrent d’épilepsie. On
ne connaît pas précisément les mécanismes à
l’œuvre, mais « il y a de plus en plus d’indices d’un
cercle vicieux entre l’épilepsie et la croissance de
la tumeur. Cette dernière favorise l’hyper-
excitabilité des cellules nerveuses, qui stimule à
son tour la croissance et l’invasion de la tumeur ».
Des douleurs chroniques peuvent en outre appa-
raître lors de ce qu’on appelle l’« invasion périneu-
rale » du système nerveux périphérique : les cel-
lules malignes se déplacent le long des nerfs et
propagent la maladie.
BROUILLER LES COMMUNICATIONS
Aujourd’hui, les thérapies anticancéreuses
reposent principalement sur des poisons cellu-
laires et des interventions chirurgicales ciblant les
tissus atteints. Les oncologues tentent aussi de
jouer sur l’angiogenèse et sur la réponse immuni-
taire. Mais la plupart des cancers ne sont toujours
pas guérissables, ou seulement au prix de traite-
ments lourds. La découverte des liens entre sys-
tème nerveux et cancer ouvre alors de nouvelles
voies. « En théorie, de nombreuses approches per-
mettent de développer une thérapie à partir de
ces interactions », explique Varun Venkataramani.
Dans le cas du glioblastome, par exemple,
des projets au stade d’essais cliniques tentent
d’empêcher l’établissement de synapses entre les
cellules tumorales et les cellules nerveuses. Pour
ce faire, les chercheurs se concentrent sur les
molécules nécessaires à la formation de ces
synapses, comme la neuroligine 3, qui est sécré-
tée par les neurones et stimule par ailleurs la
multiplication des cellules cancéreuses. En 2017,
Humsa Venkatesh et ses collègues, de la faculté
de médecine de Stanford, en Californie, ont
désactivé le gène codant cette molécule chez des
souris et ont ainsi empêché la croissance de dif-
férentes tumeurs cérébrales. D’autres équipes
testent le perampanel, un antiépileptique qui
bloque un certain type de récepteurs du gluta-
mate pour traiter les gliomes agressifs.
Il serait en revanche pour le moins compliqué
de couper toute connexion nerveuse avec les
organes malades chez des patients humains, à
l’instar de ce qui a été réalisé chez des rongeurs
pour les cancers de la prostate et de l’estomac.
Les organes ont un besoin vital d’être innervés et
une telle opération aurait probablement de nom-
breux effets secondaires. Autre possibilité : injec-
ter des neurotoxines de manière ciblée, sur
DÉCOUVERTES Médecine
L’espoir est grand que les
toutes jeunes « neurosciences
du cancer » apportent enfin la
percée médicale tant attendue
dans le domaine.
quelques fibres seulement, ce qui devrait limiter
ces effets indésirables. Les chercheurs tentent
actuellement l’opération avec du Botox, surtout
connu pour son emploi en chirurgie esthétique,
mais qui a plus généralement de puissants effets
inhibiteurs sur les communications nerveuses,
pour traiter les cancers de l’estomac et de la pros-
tate. En 2018, le biologiste moléculaire Christian
Coarfa et ses collègues, du Baylor College of
Medicine, à Houston, ont ainsi réussi à freiner
considérablement le cancer de la prostate chez
des souris et des patients humains.
Mais il serait sans doute moins agressif pour
l’organisme d’empêcher d’emblée la croissance de Bibliographie
nouvelles terminaisons nerveuses. Différents
laboratoires testent chez les patients cancéreux V. Venkataramani et al.,
des anticorps qui neutralisent certains facteurs de Glioblastoma hijacks
croissance, comme le NGF (nerve growth factor, neuronal mechanisms
for brain invasion,
« facteur de croissance nerveuse », en français) –
Cell, 2022.
anticorps habituellement utilisé pour le traite-
ment de la douleur. Cela permettrait de faire M. Monje, Roadmap
d’une pierre deux coups : on ne combattrait pas for the emerging field
of cancer neuroscience,
seulement le cancer, mais aussi les douleurs qu’il
Cell, 2020.
provoque. Malheureusement, on manque encore
d’études cliniques fiables pour ces thérapies. Q. Zeng et al., Synaptic
proximity enables
Plusieurs raisons expliquent probablement
NMDAR signalling
les difficultés à mener ces études, comme la to promote brain
variabilité considérable des effets pharmacolo- metastasis, Nature, 2019.
giques obtenus en fonction du stade de la mala-
H. Venkatesh et al.,
die et des voies biologiques impliquées. Un même
Neuronal activity
médicament est ainsi efficace chez certains promotes glioma growth
patients cancéreux, mais pas chez d’autres. Il est through neuroligin3
alors essentiel de trouver des biomarqueurs qui secretion, Cell, 2015.
renseignent sur les spécificités de chacun dans
C. Magnon et al.,
les interactions entre tumeurs et système ner- Autonomic nerve
veux, afin de développer des thérapies ciblées. Il development
reste donc beaucoup à faire, mais l’espoir est contributes to prostate
grand que les toutes jeunes « neurosciences du cancer progression,
cancer » apportent enfin la percée médicale tant Science, 2013.
attendue dans le domaine. £
N° 156 - Juillet-août 2023

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 Dossier SOMMAIRE
33

p. 34
Le temps
du questionnement

p. 40 Interview
« L’introspection nous aide
à définir nos priorités »

p. 46
Raconter sa vie pour
mieux la comprendre

p. 52
Qui suis-je…
et à quel moment ?

FAIRE LE POINT
AVEC SOI-MÊME Après une année passée à courir
en tous sens, à remplir des dossiers administratifs
et à boucler des projets en catastrophe tout en s’oc-
cupant des enfants, voici venue la pause estivale.
Progressivement, le temps ralentit, les obligations
se relâchent, on marche le long d’une plage ou sur un
sentier de montagne et les pensées émergent.
Pourquoi je fais tout ça ? Est-ce que j’ai envie de conti-
nuer ? La vie que je mène me correspond-elle ?
Faudrait-il que je change quelque chose dans mon
couple, dans mes projets ?
Les questions affluent, nombreuses, parfois incontrô-
lables. Les réponses, elles, sont lentes à venir. Normal.
Il faut savoir où aller les chercher...
Dans ce dossier, nous vous proposons de venir les
puiser à la source. En vous-même. Et à cette fin, d’em-
ployer des techniques d’introspection qui ont démon-
tré leur efficacité. En prenant un peu de temps, régu-
lièrement, pour faire le point avec soi-même, on voit
alors se dégager un fil cohérent, une direction et
un sens. Une pause avant de repartir.
Sébastien Bohler

N° 156 - Juillet-août 2023

34 Dossier

LE TEMPS DU
QUESTIONNEMENT
Se demander qui l’on est, s’interroger
sur ses goûts et ses manières de réagir
dans diverses situations : tout cela semble
avoir des effets bénéfiques sur notre santé
mentale. Mais à la condition de ne pas
confondre introspection et rumination.

Par Stella Marie Hombach, journaliste scientifique.

N° 156 - Juillet-août 2023

 35

N
EN BREF
£ L’autoréflexion,
qui consiste à réfléchir
à ses propres attitudes,
qualités et comportements,
peut se pratiquer par
écrit, sous la forme arcisse, qui aimait tant se délecter de sa
d’un journal, ou à l’oral propre image, se frotterait sans nul doute les mains à notre
avec des amis. époque. Le nombrilisme est aujourd’hui plus fort que jamais :
£ Ces approches on ne compte plus les livres de conseils expliquant comment
semblent associer prendre soin de sa propre personne. « La découverte de soi :
découverte de soi Qui suis-je ? Qu’est-ce que je veux ? », ou encore : « Réflexion
© PreechaB /Shutterstock

et équilibre psychique.
£ L’intérêt de cette
pratique est de mettre
les événements de la vie
en récit pour en dégager
un sens.
sur soi : trouver le calme, la joie de vivre et l’amour ». Un des
derniers gros succès en date : « Le rendez-vous avec soi-même ».
Sur Instagram, même topo, puisque sous le hashtag #selfre-
flection on trouve désormais plus d’un million de contribu-
tions, ainsi que des dizaines de posts proposant des exercices
pour s’exercer à l’introspection.

N° 156 - Juillet-août 2023

36 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
LE TEMPS DU QUESTIONNEMENT
Mais un pas a été franchi depuis les anciens
Grecs. Alors qu’amoureux de lui-même, Narcisse
n’avait qu’à contempler son image reflétée dans
l’eau, l’autoréflexion contemporaine consiste à
explorer le fond du lac jusque dans ses recoins les
plus profonds.
SE VOIR SOUS UN ANGLE DIFFÉRENT
La confrontation avec sa propre personne ne
date pas d’hier. C’est un thème affectionné par
l’art et la littérature. Probablement prit-il son
envol avec le mouvement des Confessional Poets,
éclos aux États-Unis à la fin des années 1950. Les
auteurs de ce qu’on appela donc la « littérature
confessionnelle » extériorisaient à travers leurs
écrits ce qu’ils avaient de plus intime. Gêne et
honte n’étaient plus taboues. En Scandinavie,
c’est dès le XIX e siècle qu’un type particulier d’uni-
versité populaire proposa de seconder les citoyens
et citoyennes dans la construction de leur identité
tout en renforçant leur capacité d’autodétermina-
tion. Le séjour était gratuit et durait entre quatre
et six mois… Tout un programme.
Mais à quoi bon ? Quel est l’intérêt de réflé-
chir à sa propre vie ? James Pennebaker, psycho-
logue social à l’université du Texas, à Austin, a
son opinion sur le sujet : « Réfléchir, c’est prendre
du recul et essayer de mieux comprendre une
chose, quelle qu’elle soit. » Dans le cas d’une
équation mathématique, il ne s’agit pas de calcu-
ler le résultat, mais de se demander quels sont sa
logique et son fonctionnement interne. De la
même façon, se questionner sur une facette de
soi-même poursuivrait un objectif similaire :
« Dans les deux cas, développe le professeur,
l’acte de réflexion fait apparaître des aspects
insoupçonnés du problème. »
Qu’est-ce que cela signifie au juste ? Pratiquer
l’autoréflexion consiste essentiellement à prendre
de la distance et se considérer soi-même sous un
nouvel angle. C’est, dans une certaine mesure, ce
que signifie le terme latin reflectere, d’où est issu
« réflexion ». Ce mot est composé de flectere, « flé-
chir », au sens de plier, et du préfixe re, qui désigne
un retour au point de départ ou une réciprocité.
« Réfléchir » signifie littéralement « courber vers
soi », comme on peut le faire d’une tige flexible que
l’on ramène à son origine. L’autoréflexion consis-
terait donc à se retourner sur soi-même.
Cette pratique est un des éléments les plus
importants des différentes formes de psycho-
thérapie. Mieux comprendre ses propres difficul-
tés ainsi que leurs causes est généralement le
point de départ qui aide les patients à s’en déta-
cher et à définir une meilleure attitude envers
leur propre personne. Mais l’autoréflexion peut
aussi être pratiquée de façon plus informelle et
occasionnelle, par exemple au gré de conversa-
tions entre amis : prenez un stylo et notez
quelques remarques qui vous viennent à l’esprit
au cours de la conversation, sur vous, sur vos
réactions au cours de l’échange, voire sur des
expériences passées analogues. Cette méthode
est conseillée dans de nombreux guides.
LES TROIS FORMES
DE L’AUTORÉFLEXION
Plus précisément, l’autoréflexion peut se
faire sous trois formes : par oral – en exprimant
ses réflexions à voix haute, pour soi ou pour
d’autres –, par écrit, ou par ce qu’on appelle le
« monologue silencieux », celui de la petite voix
intérieure qui accompagne nos pensées. À ce
jour, de nombreuses études scientifiques
indiquent que ce type de cogitation consistant à
produire un récit écrit ou oral d’expériences qui
nous sont arrivées, ou de pensées qui nous pré-
occupent, est globalement bénéfique à l’indi-
vidu. Il augmente le bien-être, favorise la
construction de l’identité ainsi que la croissance
personnelle, et aide à mieux réguler les émo-
tions – ce que résument les scientifiques Kelly
Marin, de l’université de Manhattan, et Elena
Rotondo, de l’université d’État du New Jersey,
dans une analyse publiée en 2015. Selon James
Pennebaker, aucun travail n’a encore été mené – Narcissisme ou
à sa connaissance – pour savoir si l’autoréflexion connaissance de soi ?
Le développement
sous forme de monologue intérieur a le même personnel oscille
effet. Il se peut qu’il ne suffise pas de laisser souvent entre
éclore des pensées, mais qu’il soit encore néces- ces deux voies.
saire de les exprimer, que ce soit en parlant avec
d’autres personnes ou juste pour soi, à l’aide
d’un papier et d’un crayon.
Réfléchir sur
soi-même donne
de la signification
aux événements.
James Pennebaker, psychologue social
à l’université du Texas à Austin
N° 156 - Juillet-août 2023

Le récit, aussi bien écrit qu’oral, semble parti-
culièrement utile lorsqu’il s’agit de gérer des expé-
riences négatives, par exemple le traumatisme créé
par un grave accident. L’une des premières études
à ce sujet remonte à 1986. James Pennebaker, un
des fondateurs de l’écriture thérapeutique, testa
cette méthode sur une cinquantaine d’étudiants,
qu’il avait répartis en deux groupes. Ceux du pre-
mier groupe devaient écrire à propos d’un événe-
ment émotionnellement difficile, alors que ceux du
second groupe servaient de témoin et devaient
faire de même à propos d’un sujet moins connoté
affectivement, comme le planning de leurs révi-
sions. Les participants ont ainsi eu quinze minutes
de rédaction, et ont renouvelé l’exercice sur une
période de quatre jours consécutifs.
UNE AIDE POUR MÉTABOLISER
LES EXPÉRIENCES DIFFICILES
Le suivi de l’ensemble des participants a révélé
© Tinxi/Shutterstock
que, quatre mois plus tard, les étudiants qui
avaient écrit sur des sujets émotionnellement dif-
ficiles avaient signalé moins de problèmes de santé
et de jours de maladie que le groupe témoin, et
avaient souvent consulté au centre de santé.
N° 156 - Juillet-août 2023
37
Des expériences comparables ont été répé-
tées par la suite avec différents groupes d’indi-
vidus. Avec des résultats mitigés. Selon les
conclusions d’une vaste étude réalisée par
l’équipe de Monika Sohal, du Northeast
Addiction and Mental Health Centre for Holistic
Recovery, au Canada, il reste aujourd’hui diffi-
cile d’évaluer dans quelle mesure l’écriture aide
réellement à lutter contre les maladies psy-
chiques telles que la dépression ou le trouble de
stress post-traumatique. Du fait des conditions
très variables dans lesquelles les recherches sont
menées, notamment en ce qui concerne la durée
d’écriture et l’échantillon, il serait périlleux de
comparer les résultats les uns aux autres. Quoi
qu’il en soit, un effet positif semble probable et
Monika Sohal et son équipe recommandent sans
hésiter cet exercice peu coûteux et facile à
mettre en pratique.
LA SALUTOGENÈSE : COMMENT
ON SE MAINTIENT EN BONNE SANTÉ
Comment l’autoréflexion est-elle susceptible
d’améliorer le bien-être ? Un concept éclairant à
ce propos est celui de « salutogenèse » : ce néolo-
gisme créé en 1987 par le sociologue Aaron
Antonovsky dans son livre Unraveling the
Mystery of Health définit le contraire de la
pathogenèse. Ainsi, alors que cette dernière
désigne les processus responsables du déclen-
chement des maladies, la perspective saluto-
génétique renverse la vapeur et cherche à savoir
ce qui au contraire nous maintient en bonne
santé. Le sentiment de cohérence est un élément
central de cette approche. Il décrit entre autres
la capacité à comprendre les relations impor-
tantes entre les événements de sa propre exis-
tence, à les classer et à les hiérarchiser. Saisir
pourquoi telle ou telle situation se produit dans
sa vie renforce l’efficacité personnelle et crée du
sens : « Réfléchir sur soi-même donne une signi-
fication aux événements », confirme James
Pennebaker. Même reconnaître que tel fait était
en fin de compte fortuit ou inévitable est suscep-
tible de conférer une forme de sens.
Il reste que cette démarche n’est pas forcé-
ment source de bienfaits, explique le psycho-
logue Jan Müller, de l’Institut pour la conduite
d’entretiens orientés vers les ressources de
Hambourg. « La question est de savoir comment
nous réfléchissons sur nous-mêmes et quelle
signification nous donnons à nos expériences. »
Par exemple, si une personne est bloquée dans
une spirale de pensées négatives et passe son
temps à se dire « Je suis un raté » ou « Je n’arrive
à rien de bon », cela n’est pas très utile.
38 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
LE TEMPS DU QUESTIONNEMENT
Mettre par écrit ses réflexions à propos de soi-même et de ses propres réactions
dans la vie de tous les jours – par exemple lors des conversations entre amis –
semble avoir un retentissement positif sur notre santé mentale et physique.
C’est également ce que suggère une étude
américaine de 2017. Kelly Marin et Elena Rotondo
ont voulu savoir si la réflexion sur les événements
négatifs était vraiment adaptée à chaque per-
sonne. Pour cela, elles ont commencé par distin-
guer l’autoréflexion de la rumination : elles défi-
nissent la première comme un effort actif pour
donner une signification personnelle à ses
propres expériences, pour les explorer, les expli-
quer, les maîtriser. Dans le cas des ruminations,
en revanche, les pensées se répètent constam-
ment et se concentrent généralement sur les
causes et les conséquences d’une expérience
négative. Pour leur étude, les deux scientifiques
ont ensuite demandé à environ 70 étudiants en
psychologie d’écrire quinze minutes une fois par
semaine pendant cinq semaines sur une expé-
rience stressante.
BIEN DISTINGUER AUTORÉFLEXION
ET RUMINATION
Résultat : lorsque le degré d’autoréflexion
augmentait avec le temps, le stress et l’auto-
critique diminuaient et les sujets d’expérience
évoluaient dans leur personnalité. Chez les
ruminateurs, en revanche, les doutes sur soi-
même ont augmenté ; ils se sont sentis plus
stressés et ont moins évolué. Une analyse plus
précise des textes a en outre montré que ces
derniers étaient effectivement plus attentifs aux
Bibliographie
M. Sohal et al., Efficacy
of journaling
in the management
of mental illness :
A systematic review
and meta-analysis,
Family Medicine and
Community Health, 2022.
K. A. Marin
et E. K. Rotondo,
Rumination and
self-reflection in stress
narratives and relations
to psychological
functioning,
Memory, 2017.
J. W. Pennebaker
et S. K. Beall,
Confronting a traumatic
event : Toward an
understanding of
inhibition and disease,
Journal of Abnormal
Psychology, 1986.
N° 156 - Juillet-août 2023
causes et aux effets des événements, et moins à
la signification qu’une situation revêtait pour
eux personnellement.
« Les personnes coincées dans une spirale de
pensées ont souvent l’impression d’être le jouet
des événements. Elles ont le sentiment de ne rien
maîtriser », confirme Jan Müller, qui cherche de
nouvelles perspectives avec ses patients. Si, par
exemple, une mère célibataire se sent durable-
ment dépassée au quotidien, le psychologue met
en lumière avec elle, outre sa situation, la pres-
sion sociale qui pèse sur elle et sur les femmes en
général. « D’un point de vue financier, les mères
célibataires sont désavantagées, explique-t-il. À
cela s’ajoute l’exigence de réussir professionnel-
lement tout en allant chercher leur enfant à
temps à la crèche. »
D’où des questions telles que : ces exigences
sont-elles réalisables ? Est-ce juste ? Le constat
qui en découle pourrait être le suivant : « Pas
étonnant que je sois insatisfaite. Cela me relie à
beaucoup d’autres femmes qui doivent se
débrouiller seules au quotidien. » La patiente
peut certes continuer à se sentir insatisfaite ou
dépassée, observe Jan Müller, mais la situation
lui semble désormais plus compréhensible grâce
à la dimension sociale. Elle ne se rejette plus
entièrement la faute et se sent moins seule avec
ses problèmes.
PRATIQUER QUINZE À VINGT MINUTES
PAR JOUR
« Réfléchir sur soi, c’est découvrir davantage
de facettes de sa propre personnalité, insiste
James Pennebaker. Le résultat est souvent une
meilleure compréhension de soi-même et de sa
propre situation. Mais il faut savoir que cela peut
aussi être douloureux et trop exigeant ». Selon
lui, un étudiant qui a justement l’échéance de
son mémoire de fin d’études devant lui n’a pas
besoin d’assimiler en plus son enfance difficile.
À ce stade, il peut être préférable de se concen-
trer sur des choses positives et de remettre l’in-
trospection à plus tard.
Mais si rien d’urgent ne se présente, il recom-
mande : « Prenez trois à quatre jours pour écrire,
parler ou réfléchir chaque jour pendant quinze
à vingt minutes à un aspect de vous-même ou à
© mimagephotography/Shutterstock
une expérience particulière de votre vie qui
vous préoccupe ou vous intéresse. Si cela vous
apporte quelque chose, continuez. » Sans pour
autant y voir une panacée. Pour le psychologue
américain, il s’agit d’être pragmatique. « Si cela
ne vous sert à rien, ne vous obstinez pas, tentez
d’autres approches comme le sport ou une
psychothérapie. » £
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40

INTERVIEW

BERTILLE
DE VLIEGER
CHERCHEUSE EN PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT AU LABORATOIRE SAVOIRS,
TEXTES, LANGAGE, À L’UNIVERSITÉ DE LILLE, ET RESPONSABLE
DE COORDINATION SCIENTIFIQUE AU SEIN DU PROJET COMM@WORK
CHEZ CAPGEMINI ENGINEERING.

L’INTROSPECTION
NOUS AIDE
À DÉFINIR
NOS PRIORITÉS
Mieux se connaître soi-même
est un but que les êtres
humains poursuivent depuis
des millénaires. Quelles
ont été les principales pratiques
développées en ce sens ?

On connaît en effet, dès la Grèce

antique et la naissance de la philo-
sophie, toute l’importance de se
connaître soi-même pour mener
une vie bonne (morale et ver-
tueuse), mais également une vie

N° 156 - Juillet-août 2023

 41

L’introspection
heureuse. Il existait d’ailleurs de
nombreux exercices spirituels que
l’on pouvait mettre en pratique afin
de tendre vers cet objectif. C’était le
cas chez les philosophes stoïciens, se déroule en trois
temps : détection
qui recommandaient ce qu’on appe-
lait l’« examen de conscience », ou
des pratiques proches de la médita-

de ce qui se passe
tion ; c’était aussi la fonction des
maximes qui incitaient à se tourner
vers soi-même pour chercher la
bonne vie, aussi bien du côté d’Épic-
tète (50-env. 130 de notre ère) que
dans les Pensées pour moi-même, de
en soi ; identification
Marc-Aurèle (121-180 de notre
ère). Ces exercices proposaient un du ressenti en
comparaison avec
parcours personnel qui nécessitait
de facto un recours à l’introspection.
Descartes en a fait ultérieurement

un outil essentiel de connaissance à
la fois immédiat et sûr, au contraire
de la perception sensorielle, por-
teuse, selon lui, d’erreurs et d’illu-
sions. Le terme d’introspection sera
plus tard utilisé de façon plus systé-
matique aux débuts de la psycholo-
gie expérimentale au XIXe siècle,
avant que sa validité soit remise en
cause par les sciences expérimen-
tales, et plus particulièrement par le
courant du béhaviorisme, en raison
de son aspect subjectif.
En quoi consistaient les
méthodes d’introspection des
philosophes de l’Antiquité, tel
cet « examen de conscience » ?
Cette pratique était prônée par les
philosophes stoïciens, qui avaient à
cœur de se corriger quotidienne-
ment, d’adopter des attitudes et un
positionnement intérieur en lien
avec les principes édictés par leur
inspirateur Épictète. Le plus célèbre
de ces principes conseille de ne
s’occuper que de ce qui dépend de
nous, sans chercher à contrôler ce
qui n’en dépend pas. Ainsi, si je suis
atteint d’une maladie incurable, je
ne peux pas forcément changer
cette réalité, mais je peux décider
de l’attitude qui sera la mienne de-
vant cette réalité. Être attristé,
abattu et découragé, ou bien tenter
de vivre le mieux possible le temps
qu’il me reste.
d’autres situations ;
verbalisation
et mise en récit.
Dans cette perspective, il est crucial
de travailler sur soi-même, de savoir
ce qui se joue en soi et comment le
faire évoluer dans le bon sens. L’exa-
men de conscience stoïcien remplis-
sait cette fonction. Il était réalisé
surtout à la fin d’une journée, comme
le décrit Sénèque. La personne qui se
livre à cet examen met en place une
sorte de tribunal intérieur compor-
tant plusieurs figures. Elle commence
par tourner son attention vers elle-
même, en occupant successivement
le rôle d’accusateur de soi-même, de
juge, puis d’avocat. Autrement dit,
elle commence par se demander :
« Qu’est-ce que j’ai fait de travers
aujourd’hui ? À quel moment ai-je
mal réagi ? Pourquoi, quand mon col-
lège m’a dit que mon compte rendu
de réunion était mal fait, ai-je réagi
en m’emportant violemment ? » Puis
vient le rôle du juge, où la personne
évalue son action et porte réellement
un jugement et une appréciation en
se demandant si ce comportement
était en opposition ou en harmonie
avec les principes de vie qu’elle a
choisi d’adopter. En dernier lieu vient
l’avocat, car le but pour un stoïcien
n’est pas de se flageller, mais de se
demander comment mieux faire de-
main. C’est par conséquent une
étape de réconciliation où l’on se
pardonne tout en définissant des
axes d’amélioration.
Qu’est devenue l’introspection
après l’Antiquité ?
La période du Moyen Âge y ajoute
une dimension morale plus pré-
gnante, dans laquelle le souci n’est
pas tant de se réconcilier avec soi-
même que de travailler au salut de
son âme. C’est à la Renaissance que
l’introspection comme outil de
connaissance prend toute son am-
pleur, avec l’apport fondateur de
Descartes qui insiste sur l’importance
de cet accès privilégié à soi-même.
Autant je dois me méfier de mes sens
pour accéder à la connaissance de ce

N° 156 - Juillet-août 2023

42 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
« L’INTROSPECTION NOUS AIDE À DÉFINIR NOS PRIORITÉS »

qui m’entoure, autant mon accès di-
rect à mes pensées est fiable, immé-
diat et non travesti par mes sens. On
parle alors de « perfection épisté-
mique de l’introspection », ce qui ca-
ractérise cet accès direct de la pensée
à son objet. Pour Descartes, l’esprit
est transparent à lui-même. N’importe
qui peut avoir un accès direct, facile
et infaillible à lui-même. D’où toute
l’utilité de cette activité mentale.
N’est-ce pas un peu idéalisé ?
C’est une question qui fait encore
débat. Mais une chose est claire, c’est
que cette hypothèse ne concerne que
les processus conscients. Descartes ne
prend pas en compte la notion d’in-
conscient. Son cogito se limite aux
expériences qui se révèlent directe-
ment à l’esprit. L’ensemble des états
mentaux, pulsions et désirs non
conscients sont hors de sa portée –
sauf dans le cas d’un accompagne-
ment, en thérapie, mais il s’agit alors
de se baser sur des données subjec-
tives pour ensuite aller plus loin par
la parole explicite avec un interlocu-
teur averti.
La psychologie scientifique de la fin
du XIXe et du début du XXe siècle va
chercher à se doter d’un accès plus
objectif et plus expérimental à nos
activités cognitives. L’introspection
faisait déjà l’objet de doutes avant
même d’être utilisée en laboratoire,
mais progressivement une grande
méfiance s’installe à l’égard de son
utilisation en science. Elle finit par
être momentanément abandonnée,
au cours de l’âge d’or du béhavio-
risme, ce courant des sciences fon-
dé par le psychologue américain
Burrhus Skinner, qui prétendait que
tout ce qui était réel et observable
était d’ordre comportemental, que
les animaux comme l’homme de-
vaient être décrits uniquement en
observant la façon dont ils réagis-
saient à des stimuli et que tout ce
résultats trop faillibles pour être uti-
lisés en science. Mais, d’un autre
côté, une grande partie de la psycho-
logie ne peut exister sans y recourir.
Ainsi, lorsque vous souhaitez mesu-
rer des corrélats neuronaux ou com-
portementaux de certaines émotions
comme la joie, la tristesse ou la peur,
vous êtes obligé de faire des mesures
physiologiques, d’un côté, et, de
l’autre, de demander aux gens l’effet
que cette émotion leur fait, afin
d’établir un parallèle. Cette dernière
donnée est introspective, subjective
et déclarative. Il en va de même
pour l’étude des corrélats de la
conscience. Descartes ne s’était sans
doute pas entièrement trompé, et,
pour tout un chacun, interroger ses
états internes est certainement une
source d’enseignement.
Concrètement, comment
fait-on pour « s’introspecter » ?
L’introspection peut être pratiquée
partout et à n’importe quel mo-
ment, mais idéalement je dirais
qu’il faut se trouver un moment au
calme, sans être dérangé, dans des
conditions propices pour laisser
l’expérience intérieure se dévoiler à ce que cherche la méditation de
soi-même. Cette dernière est pleine conscience. Mais ces re-
constituée de tout ce qui se passe cherches s’inscrivent aussi dans la
en nous. Les battements de notre tradition philosophique, qui consi-
cœur qui s’accélèrent par exemple, dère le plus souvent l’introspection
sentir notre corps entier qui comme un processus surtout ré-
tremble, des pensées telles que flexif, donc quelque chose « de
« courage, courage, respire ! » qui plus » que la pleine conscience. En
surgissent à notre esprit, ou encore effet, elle permet un jugement et
le fait de sentir le besoin de partir une réflexion sur ce que l’on est en
en courant. train de vivre.
Cela ressemble Comment agit
à de la méditation ? le jugement introspectif ?
Au début, oui. Des chercheurs On va distinguer trois étapes au sein
comme le neurobiologiste Francisco du processus introspectif. La pre-
Varela, le psychologue Pierre mière est une phase de détection qui
Vermersch et la philosophe Natalie ressemble à ce que propose la médi-
Depraz, ont effectivement beau- tation. Détection de ce qui se passe
coup parlé de redirection de l’atten- en soi, donc. Puis vient une seconde
© LunaKate/Shutterstock

qui se trouvait entre les deux consti-
tuait une « boîte noire » insondable
et non mesurable.
Aujourd’hui encore, on continue
dans bien des cas à considérer que
l’approche introspective donne des
tion sur l’expérience qui est en train
de se dévoiler à soi, dans un pre-
mier temps sans porter de jugement
sur son contenu. Il s’agit de noter ce
que cela produit en nous, tout sim-
plement. En ce sens, c’est proche de
étape, d’identification conceptuelle,
où l’on cherche à comparer ce res-
senti avec d’autres situations, pour
mieux le cerner. La troisième étape
va consister à mettre des mots sur
tout cela. Le but est alors de donner

N° 156 - Juillet-août 2023


du sens à l’expérience et la partager
avec autrui.
Pouvez-vous illustrer cette
démarche d’un exemple ?
Je vais prendre un exemple de la vie
quotidienne où l’introspection se
met en place au moment même où
un événement survient. Mettons que
je me promène dans la rue et que
quelqu’un m’insulte. Aussitôt je réa-
gis émotionnellement. Je détecte
qu’il se passe quelque chose en moi.
Je décide de diriger mon attention
sur cette expérience interne. Je me
demande : « Qu’est-ce que cela me
fait, à l’intérieur, ce qui est en train
de se passer avec cet individu ? » Je
sens mon cœur qui s’accélère, et je
constate que j’ai des pensées du
genre : « Qu’est-ce qu’il me veut ce-
lui-là, pourquoi est-ce qu’il me parle
sur ce ton ? » Je détecte des tremble-
ments dans mon corps entier, paral-
lèlement à tout ce discours intérieur
et à ces pensées qui me traversent.
La connaissance de soi
substantielle concerne
notre socle de valeurs,
de préférences et de
qualités intrinsèques.
Pour y accéder,
il faut procéder
à une forme de
recherche - c’est le rôle
de l’introspection.
Ensuite, dans un deuxième temps,
j’essaie d’identifier l’ensemble des
éléments de mon expérience émo-
tionnelle. Est-ce que cet individu me
fait peur ? Est-ce que je suis dominée
par la colère, par l’incompréhension ?
Je passe en revue les signes de ma
réaction émotionnelle et je me de-
mande si cela correspond à certaines
expériences de mon passé. Je me
rends compte qu’à certains moments,
j’étais en colère et je produisais ces
signaux précis. Mes expériences de
peur, en revanche, ne produisaient
pas exactement les mêmes signaux,
et ce n’était pas non plus le cas des
moments d’incompréhension.
Bien sûr, le même travail peut être
réalisé à tête reposée, chez soi, à
partir du souvenir d’événements qui
se sont produits pendant la journée.
Il s’agit alors de rétrospection, qui
implique qu’on n’analyse pas l’expé-
rience en cours mais le souvenir de
cette expérience. C’est un travail
d’identification, de comparaison, de
N° 156 - Juillet-août 2023
43
classification. Il n’est pas si facile
qu’il en a l’air, car dans bien des si-
tuations de la vie il est assez malaisé
de savoir si on a éprouvé de la honte,
de la culpabilité ou de l’humiliation ;
de la tristesse ou de la nostalgie, de
la haine ou de l’amour.
Enfin, dans un troisième temps, il
reste à décrire cette expérience inté-
rieure. Parfois on croit l’avoir cernée,
mais trouver le mot juste demeure
difficile, soit pour la décrire, soit
pour la communiquer à un tiers.
Dans mes travaux, je constate que les
erreurs attribuées à l’introspection
ne sont peut-être pas imputables à la
démarche en tant que telle, mais
davantage aux limites de nos réper-
toires conceptuels ou lexicaux.
Quel est le bénéfice
de ce travail en trois étapes ?
La connaissance émotionnelle offre
la possibilité d’un contrôle sur soi.
Lorsque vous vous mettez en co-
lère, si dans le même temps vous
44 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
« L’INTROSPECTION NOUS AIDE À DÉFINIR NOS PRIORITÉS »

réfléchissez à ce que vous ressentez, Bien entendu, vous pouvez agir de la

vous pouvez décider de la meilleure
façon d’agir – et non seulement vous
contenter de réagir. Il vous est loi-
sible de décider que, en pareil cas, il
est toujours profitable de respirer un
grand coup et d’aller faire les cent
pas dehors, en attendant que l’émo-
tion retombe, ou au contraire de vé-
rifier que cette colère est tout à fait
légitime et que vous pouvez la laisser
s’exprimer comme elle vient. Les
exemples sont presque aussi nom-
breux que les situations de nos vies
quotidiennes. Ainsi, être capable
d’analyser que l’on est de mauvaise
humeur chaque matin en arrivant au
travail permet de réfléchir aux causes
possibles de cette mauvaise humeur,
et éventuellement de parvenir à les
identifier. Elles peuvent très bien être
extraprofessionnelles et liées à un
problème privé. D’où la possibilité
d’intervenir à ce niveau, de manière
à maximiser son bien-être et arriver
dans de meilleures dispositions au
bureau, ou décider de ne plus s’y
rendre du tout.
Par l’introspection, peut-on
mieux comprendre qui on est ?
Les émotions que nous parvenons à
identifier à travers l’introspection
sont des indices de ce que nous
sommes. Elles sont des manifesta-
tions, en situation, de nos traits de
caractère. Prenez un exemple : si
vous constatez que vous avez très
souvent des émotions proches de la
compassion, que vous êtes régulière-
ment pris par l’envie (ou le besoin)
d’alléger la peine ou des difficultés
rencontrées par vos proches parce
que cela vous rend triste ou que les
larmes vous montent aux yeux, vous
pouvez commencer à vous dire que
vous êtes une personne prompte à ce
genre de sentiments, et que cela fait
probablement partie des traits de
personnalité qui vous caractérisent.
même façon pour vos côtés moins
reluisants : si vous avez déjà noté que
la vue de personnes célèbres, belles
ou fortunées suscite en vous des sen-
timents de jalousie, voire de mépris,
et si ce type de réaction semble se
reproduire régulièrement, vous pou-
vez – tel le juge stoïcien – vous poser
à vous-même un diagnostic de per-
sonne « envieuse »… Pas de panique,
il ne s’agit en rien de se condamner
définitivement ni de se cataloguer,
mais simplement d’ouvrir les yeux
sur certains aspects de notre propre
personne qui semblent se manifester
plus souvent que d’autres. L’idée étant
d’avoir accès à davantage de liberté
pour contrecarrer ces penchants ou
les entretenir.
Cette approche aide-t-elle
à définir ses priorités
dans la vie ? leur ressenti, et non au terme d’une
Le psychologue américain Timothy argumentation rationnelle.
Wilson, de l’université de Virginie, La conséquence est que si vous en-
a démontré que nos émotions sont grangez une connaissance impor-
par ailleurs des indices assez fidèles tante au sujet de vos propres émo-
de nos préférences. Ai-je un goût tions, vous pouvez peu à peu cerner
pour les activités en plein air, ou ce que le philosophe américain Dan
pour les sorties en ville ? Pour l’art Haybron appelle votre « nature émo-
moderne, ou la musique classique ? tionnelle » (les émotions qui consti-
La vie de famille m’intéresse-t-elle, tuent en partie notre personnalité),
ou suis-je ennuyé par les enfants ? de sorte qu’il est fort probable que
En somme, nous faisons certains vous puissiez identifier vos préfé-
choix dans nos vies parce que nous rences dans les grandes lignes. Cette
nous attendons à ce que le résultat connaissance aura des conséquences
provoque des émotions positives en très concrètes dans la vie de tous les
nous. De sorte qu’être à l’affût de jours, car orienter ses choix en fonc-
nos ressentis est particulièrement tion de ses émotions et de ses préfé-
intéressant pour identifier ce qui rences semble nous conduire à des
compte pour nous. Ainsi, dans cer- décisions qui seront généralement
taines expériences, le professeur et bénéfiques à la conduite de notre vie.
son équipe ont demandé à des vo- Certaines personnes, par exemple, se
lontaires d’indiquer leurs préfé- demandent si elles souhaitent avoir
rences pour différents produits (par un chien. Elles se demandent : « Vais-
exemple des chocolats ou des objets je pouvoir m’en occuper ? Serais-je en
d’art) de deux façons : soit en moti- accord avec mon caractère ? » La dé-
vant leurs choix par des arguments marche introspective consiste à s’ob-
rationnels, soit en se fiant à leur server de l’intérieur dans des situa-
© LunaKate/Shutterstock

Certes, par définition, nos états émo-
tionnels fluctuent (voir l’article
page 52), mais, en prenant le temps
de se sonder intérieurement de fa-
çon régulière, il est possible de voir
certaines tendances émerger.
ressenti émotionnel. Les partici-
pants ont ensuite été suivis durant
plusieurs mois et l’on a constaté que
les produits qu’ils achetaient dans
la vraie vie correspondaient à ceux
qu’ils avaient choisis en se fiant à
tions où l’on rencontre des chiens. Ce
que je ressens là est-il de la joie ? De
l’appréhension ? De l’étrangeté ? Si
les indicateurs émotionnels sont au
vert, cela voudra probablement dire
que vous n’aurez aucun problème

N° 156 - Juillet-août 2023


Certaines personnes se
demandent si elles veulent avoir
un chien. « Vais-je pouvoir m’en
occuper ? Cela correspond-il
à mon caractère ? »
Observer attentivement ses
propres réactions émotionnelles
en présence de chiens
permet de mieux répondre
à cette question.
avec les chiens, bien au contraire.
Évidemment, une personne qui a un
accès difficile à ses propres émotions
(ce qui arrive dans le cas d’un trouble
appelé « alexithymie ») se trouvera
bien en mal de répondre si on lui
demande si elle souhaite s’entourer
d’un tel compagnon…
Faire le point sur soi-même,
c’est aussi interroger
ses valeurs fondamentales.
Comment s’y prendre ?
Le philosophe Quassim Cassam, de
l’université de Warwick, au Royaume-
Uni, distingue deux types de connais-
sance de soi. La première est la
« connaissance triviale », celle qui
vous dit que vous êtes née un
24 avril, que vous vous appelez
Naïma, que vous êtes experte-comp-
table, mariée avec deux enfants. La
seconde est ce qu’il appelle la
« connaissance substantielle ». Elle
touche, non pas aux conventions qui
vous assignent une date de naissance
ou une nationalité, mais à votre socle
de valeurs, de préférences et de qua-
lités intrinsèques. Pour y accéder, il
faut procéder à une forme de re-
cherche, ce en quoi l’introspection
représente une voie intéressante. Un
exemple : l’honnêteté est-elle une
valeur importante pour vous ? Vous
obtiendrez sûrement des indications
sur ce point en procédant régulière-
ment à une introspection émotion-
nelle du type décrit plus haut. Si
vous sentez poindre chez vous un
sentiment de colère quand vous as-
sistez à des mensonges ou des trom-
peries, si vous éprouvez du dégoût à
l’idée de piéger une personne devant
ses amis, et de la gratitude quand
quelqu’un dévoile publiquement une
vérité, et si vous échantillonnez ré-
gulièrement ces mesures intérieures,
vous pouvez en conclure que la va-
leur honnêteté est importante pour
vous. Cela peut sembler trivial, mais
ça ne l’est pas. Bien souvent, les gens
ont du mal à dresser une liste précise
de leurs valeurs tant qu’ils n’ont pas
fait ce travail de recherche de leurs
émotions récurrentes.
Il est particulièrement utile d’enta-
mer ce travail à la veille de déci-
sions importantes. Combien de per-
sonnes savent exactement avec qui
elles ont envie de vivre ? Si elles
souhaitent ou non avoir des en-
fants ? Si elles aspirent à un métier
qui leur rapporte de l’argent, ou
bien qui leur permettra de pratiquer
une activité qu’elles aiment, ou en-
core qui préserve leur planète ?
N° 156 - Juillet-août 2023
45
Répondre à ces questions est par-
fois possible lorsqu’on est allé cher-
cher les réponses en soi-même.
L’introspection permet de savoir ce
qui compte pour nous et d’établir
des priorités. Plus on dispose de ce
type de connaissance, plus on a de
chances de prendre des décisions en
accord avec soi-même, stables et
constructives. Et, à l’inverse, ne pas
posséder cette connaissance expose
au risque de devenir étranger à soi-
même – de s’aliéner.
On parle souvent
de l’intelligence émotionnelle
comme d’une qualité
précieuse. En quoi
l’introspection est-elle
différente ?
L’intelligence émotionnelle décrit la
capacité à identifier ses ressentis et
ceux d’autrui, à en identifier les
causes et à les exprimer pour pou-
voir mieux les gérer chez soi et chez
les autres. Elle n’implique pas néces-
sairement de s’en servir pour mener
une recherche sur qui l’on est et ce
que l’on souhaite. L’introspection
des émotions a, quant à elle, pour
objectif de détecter, d’identifier et
de décrire son expérience émotion-
nelle. Elle n’est pas, en soi, un outil
de régulation émotionnelle, de
contrôle ou de « gestion » de nos
propres émotions et encore moins
de celles des autres. C’est la nuance.
Mais les deux sont utilisées et re-
commandées pour répondre à une
forme d’injonction à la connaissance
de soi très présente dans notre so-
ciété actuelle. L’univers du dévelop-
pement personnel nous convainc
qu’il faut travailler sur soi. Cela
risque de faire passer un message
selon lequel ceux qui ne s’y inté-
ressent pas refusent de faire cet ef-
fort pour rendre service à la société.
L’intérêt d’une rencontre avec soi est
de trouver des réponses, de cher-
cher une voie meilleure pour soi et
les autres, pas de répondre à une
mode ou une injonction sociale. £
Propos recueillis
par Sébastien Bohler
46 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME

Pour mieux interpréter ce qui

nous arrive et faire des choix
adaptés, écrire l’histoire
de sa vie se révèle très utile.
Cela permet de développer
son identité narrative et
d’en retirer une foule
de bénéfices aussi bien sur
le plan physique que mental.
Par David Robson, journaliste scientifique.

N° 156 - Juillet-août 2023


RACONTER
SA VIE POUR MIEUX
LA COMPRENDRE
EN BREF
£ En tissant des liens
entre ce qui nous est
arrivé et en tirant des
histoires cohérentes,
nous nous forgeons
une identité particulière
qualifiée de « narrative ».
£ Les réflexions que
l’on peut avoir ensuite
à partir de cette histoire
nous donnent une idée
précise de qui nous
sommes et, surtout,
façonnent notre
interprétation des
événements actuels
et futurs.
£ Le simple fait
de mettre par écrit
la façon dont on a obtenu
des succès, ou dont
certains échecs nous ont
fait progresser, renforce
notre estime de soi
et améliore notre santé
mentale.
© Jorm Sangsorn/Shutterstock
T
out le monde sait ce qui fait une
bonne histoire. En général, le héros entame
un voyage sous les traits d’un personnage lar-
gement imparfait, mais avec un objectif qui
crée la tension nécessaire à la narration. Scène
après scène, il est confronté à des épreuves et à
des revers qui le poussent à chercher de nou-
velles voies. À la fin de l’histoire, il s’est imposé
et est devenu une meilleure personne. Il suffit
de penser à Luke Skywalker ou Gilgamesh pour
en trouver des exemples connus.
Nous aimons ces intrigues, que ce soit dans
les romans, les films ou les jeux vidéo. Mais les
ressorts d’une bonne histoire apportent bien plus
qu’un simple divertissement. Des recherches
récentes en psychologie montrent en effet que la
façon dont nous racontons notre vie influence
grandement notre résistance au stress. Les per-
sonnes qui tirent de leur propre existence des
récits de lutte et de surpassement de soi, voire de
rédemption, semblent jouir d’une meilleure santé
mentale que les autres. C’est ce que l’on pourrait
appeler l’« effet du héros imparfait ».
Mieux encore, les psychologues ont découvert
que le fait de transformer nos souvenirs en une
N° 156 - Juillet-août 2023
47
histoire bien ficelée et d’envisager notre avenir
comme son prolongement nous aide bien souvent
à réaliser nos aspirations et à nous améliorer.
Ainsi, si vous souhaitez tourner une page de votre
vie, il est utile de choisir une date importante qui
marque le début d’un nouveau « chapitre ».
Contrairement au scepticisme ambiant, les réso-
lutions du 1er janvier sont souvent plus efficaces
que celles prises un jour quelconque, pour cette
raison. Que votre objectif soit d’économiser de
l’argent, de réviser vos examens, d’arrêter de
fumer ou de vous mettre en forme, c’est un bon
moment pour commencer. Il vous suffit de savoir
comment exploiter le pouvoir de l’autonarration
pour stimuler votre volonté, accroître votre bien-
être et vous réaliser sur un plan global.
UNE NOUVELLE DISCIPLINE :
LA PSYCHOLOGIE NARRATIVE
Le psychologue Dan McAdams, de l’université
Northwestern, dans l’Illinois, fut le pionnier de
ce domaine en plein essor qu’est la psychologie
narrative. Diplômé en sciences humaines, il a tou-
jours été attiré par les grands récits de roman-
ciers comme ceux de Léon Tolstoï. Lorsqu’il s’est
orienté vers des études de psychologie, il a com-
mencé à réfléchir aux histoires que nous nous
racontons à nous-mêmes et s’est demandé s’il ne
s’agissait pas, en réalité, de l’essence même de
l’identité individuelle.
Auparavant, les psychologues considéraient
l’identité comme une combinaison des valeurs et
des croyances d’un individu, de ses objectifs et de
ses rôles sociaux, en mettant l’accent sur la façon
48 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
RACONTER SA VIE POUR MIEUX LA COMPRENDRE
dont il se compare aux autres. Dan McAdams ne
remet pas en cause l’importance de ces éléments,
mais selon lui ils peuvent être reliés à l’intérieur
d’un récit personnel qui repose en grande partie
sur nos souvenirs autobiographiques. Et ce
seraient nos réflexions à partir de cette histoire
qui nous donneraient une idée précise de qui
nous sommes et, surtout, qui façonneraient notre
interprétation des événements actuels et futurs.
« Une identité est censée intégrer votre vie dans
le temps, explique-t-il. C’est une entité mentale
qui rassemble les différents rôles de votre vie et
vous situe dans le monde. Et comme toute his-
toire, elle a des personnages, une intrigue et des
thèmes qui la traversent. »
C’est dans les années 1980 que le psychologue
a formulé cette idée, qu’il appelle « modèle d’iden-
tité de l’histoire de vie ». En analysant les souve-
nirs de sujets étudiés et en les interrogeant à
propos de leur sentiment d’identité, il a observé
qu’elle est réellement tirée du récit d’eux-mêmes.
Au cours des deux dernières décennies, son hypo-
thèse a suscité une attention croissante de la part
de nombreux autres psychologues.
LES RÉCITS DE L’ADOLESCENCE
La plupart des premières recherches se sont
concentrées sur les origines de nos récits person-
nels. Dan McAdams et d’autres chercheurs ont
constaté que les jeunes enfants n’ont pas tendance
à envisager leur vie comme une histoire faite
d’événements interconnectés. Au contraire, leurs
souvenirs sur eux-mêmes sont fragmentaires. Ce
n’est qu’à l’adolescence et au début de l’âge adulte
que la majorité des gens commencent à s’engager
dans un « raisonnement autobiographique » plus
sophistiqué, qui consiste à réévaluer la significa-
tion des souvenirs et à les intégrer dans une struc-
ture plus cohérente. « Les opérations cognitives
nécessaires à la création d’un récit de vie ne sur-
gissent réellement qu’à l’adolescence », explique le
psychologue. Il décrit ce phénomène comme le
passage du rôle d’acteur à celui d’auteur. Par
conséquent, il est peu probable qu’un enfant de 10
ans voie le divorce de ses parents comme un jalon
de sa vie, alors qu’un adolescent de 15 ans aura
tendance à le faire.
Il est également apparu clairement que la
structure de base de notre récit personnel res-
semble à celle d’un livre : nous organisons l’his-
toire de notre vie en chapitres qui représentent
les transitions importantes de notre identité.
« Vous vous représentez votre existence comme
une succession de périodes : l’époque où j’étais
à l’école primaire, l’époque où j’ai vécu dans telle
maison ou telle ville, ou l’époque où j’ai eu telle
relation », explique Dorthe Kirkegaard Thomsen,
de l’université d’Aarhus, au Danemark.
Au fur et à mesure que la recherche progres-
sait dans ce domaine, il s’est révélé que la capa-
cité à créer un récit personnel variait d’un indi-
vidu à l’autre. En analysant les narrations
d’événements importants de la vie, les scienti-
fiques sont en effet en mesure de juger de leur
cohérence, en observant s’ils présentent une
chronologie précise et une causalité évidente
entre un fait et un autre. Ces études montrent que
certaines personnes élaborent des récits truffés
de détails, tandis que d’autres en produisent de
beaucoup plus vagues, ce qui a d’importantes
répercussions sur leur bien-être. Les individus
dont les récits sont plus cohérents ont tendance à
avoir un sentiment d’identité plus puissant et esti-
ment que leur vie a davantage de sens, une direc-
tion et un objectif. Ils sont également plus satis-
faits de leur existence en général.
Dan McAdams et ses collègues ont également
étudié le lien entre le bien-être et certains thèmes
narratifs. Ils ont découvert que l’agentivité, c’est-à-
dire le fait pour une personne de dire qu’elle a eu
COMMENT CONSTRUIRE
UNE HISTOIRE COHÉRENTE ?
L
a création d’un récit cohérent de votre vie a des effets bénéfiques
considérables sur votre bien-être, mais les enfants mettent des années
à acquérir cette compétence. La psychologue Elaine Reese, de l’université
d’Otago, en Nouvelle-Zélande, a passé les vingt dernières années à étudier
la façon dont les conversations des parents avec les tout-petits peuvent
les y aider.
En se remémorant une visite d’un musée d’histoire naturelle, il arrive qu’un petit
enfant prononce un seul mot, par exemple « os ». De nombreux parents
ne cherchent pas à poursuivre la conversation, mais Elaine Reese a demandé
aux participants de son étude de prêter attention à ces indices et de les faire
suivre de questions ouvertes, en encourageant leur enfant à développer
l’histoire. « C’est vraiment la clé de la technique : faire en sorte que l’enfant
donne une voix à ses souvenirs », explique la psychologue. Le parent doit ensuite
confirmer la réponse de l’enfant et la développer, afin de manifester son intérêt.
Elaine Reese a constaté que les parents ayant reçu ces directives continuaient
à appliquer les stratégies un an plus tard et que cela améliorait les détails
des souvenirs autobiographiques des enfants par rapport à ceux de leurs pairs.
Étonnamment, ces différences étaient encore visibles à l’adolescence.
Lorsqu’elle a interrogé les mêmes enfants à l’âge de 15 ans, elle a remarqué
qu’ils étaient plus aptes que les autres à raconter des histoires cohérentes
sur les tournants éventuellement délicats de leur vie. « Ils étaient
capables de donner plus de sens à un événement difficile », explique-
t-elle. Ce qui, à son tour, était lié à un meilleur bien-être émotionnel.
N° 156 - Juillet-août 2023
 49

Dans l’Antiquité sumérienne,

le héros Gilgamesh subit
une série de transformations
et d’épreuves qui l’amènent
à devenir un roi sage œuvrant
au bien de son peuple, après
avoir été un tyran. Ces schémas
narratifs « de rédemption »
sont très efficaces pour donner
du sens aux événements
de notre vie.

un certain contrôle sur les événements de son

passé, est un facteur prédictif important de la santé
mentale. « Dans le récit de leur vie, les gens dépri-
més ou trop anxieux laissent peu de place à l’action,
explique le psychologue. Ils ont l’impression d’être
poussés par des forces qu’ils ne contrôlent pas. »

LA « RÉDEMPTION », UN CONCEPT NARRATIF

Un autre thème clé est celui de la rédemption,
un terme qui désigne ici le fait de trouver un sens
positif à des événements stressants, qu’il s’agisse
d’acquérir de nouvelles connaissances ou compé-
tences, ou de suivre la voie de son épanouissement
personnel, selon Dan McAdams. Ses recherches
montrent que ce type de dynamique fait souvent
défaut aux personnes souffrant de troubles men-
taux comme la dépression. « Elles se créent des
histoires dans lesquelles elles ont tout gâché, ont
été incapables de créer des relations positives et
qu’elles sont destinées à vivre pour toujours. »
Le thème de la rédemption peut se révéler
particulièrement important lorsque nous
essayons de surmonter une mauvaise habitude ou
une addiction. Ainsi, lors d’une étude de l’univer-
sité de Colombie-Britannique, au Canada, on a
demandé à de nouveaux membres des Alcooliques
Anonymes de raconter leur « dernier verre ».
Certains ont donné des descriptions factuelles,
d’autres ont évoqué un moment de prise de
conscience personnelle, qui a conduit à un chan-
gement positif en eux-mêmes. L’un d’entre eux,
par exemple, a expliqué qu’il avait retrouvé sa
force d’antan : « J’avais l’impression d’être libéré
de cette obsession, et d’avoir besoin de voir tout
ce que j’avais fait de mal une dernière fois, afin
de faire mieux désormais. » Plus de 80 % des per-
© Dima Moroz/Shutterstock

sonnes ayant exposé une histoire de ce type sont

restées sobres au cours des quatre mois suivants,
contre 44 % de celles qui ne l’avaient pas fait.
De tels résultats ont conduit les psychologues
à se demander s’il est possible d’apprendre aux
gens à raconter de meilleures histoires sur

N° 156 - Juillet-août 2023

50 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
RACONTER SA VIE POUR MIEUX LA COMPRENDRE

eux-mêmes, qui favoriseraient une évolution per-

sonnelle positive. C’est en 2010 que cette idée a
émergé. Une équipe dirigée par la psychologue
Sharon Danoff-Burg, alors à l’université d’Albany,
dans l’État de New York, demanda ainsi à trois
groupes de participants de remplir des question-
naires sur leur santé mentale, avant de passer
vingt minutes à écrire sur leur passé. Certains
furent invités à donner une description factuelle
d’une maison dans laquelle ils avaient vécu ;
d’autres étaient encouragés à exprimer leurs pen-
sées et sentiments les plus profonds. Un troisième
groupe a décrit un épisode spécifique et a été
invité à se concentrer sur des éléments de narra-
tion, comme le contexte de l’événement, les
détails de son déroulement et son issue.
Résultat : les rédactions de ce dernier groupe
renfermaient une structure narrative et une cohé-
rence supérieures à celles des autres, et ses
membres ont également vu leur santé mentale
s’améliorer au cours du mois suivant. Quelques
personnes du groupe d’écriture expressive avaient
aussi naturellement écrit dans un style narratif et,
fait révélateur, plus leurs récits étaient cohérents,
meilleur était leur bien-être par la suite.
De nouvelles recherches indiquent qu’il est
même possible d’enrichir les compétences des raconter par écrit un de leurs échecs ainsi qu’une
tout-petits en matière de narration, ce qui a des réussite. La moitié d’entre eux ont ensuite reçu
effets bénéfiques durables sur leur bien-être (voir des instructions supplémentaires pour décrire la
l’encadré page 48). Par ailleurs, de nombreuses manière dont ils avaient instauré les conditions
études montrent les avantages tout aussi impres- de leur succès (ce qui encourage la réflexion sur
sionnants de la simple rédaction d’un récit de soi. l’action) et la façon dont l’échec les avait perfec-
Dorthe Kirkegaard Thomsen, par exemple, a tionnés (ce qui encourage la réflexion sur la
constaté que cela avait tendance à renforcer l’es- rédemption). Huit semaines plus tard, les
time de soi. Dans trois études distinctes portant membres de ce groupe ont fait état d’une plus
sur un total de plus de 400 participants, elle et grande persévérance dans leur travail scolaire et
ses collègues ont demandé à des sujets de rédiger de meilleures notes, que des jeunes n’ayant pas
des chapitres spécifiques de leur vie avant de les réalisé ce travail.
interroger sur l’opinion qu’ils avaient d’eux- Aussi enthousiasmants que soient ces résul-
mêmes, y compris leur confiance en soi. Résultat : tats, Kate McLean, de l’université de Washington
les individus ayant fait cet exercice ont une meil- Ouest, émet quelques réserves. Elle craint tout
leure perception d’eux-mêmes, que ceux ayant d’abord qu’en entendant parler du pouvoir de la
écrit sur la vie de personnages célèbres. « Le fait narration rédemptrice, de nombreuses personnes
de réfléchir en termes de chapitres narratifs ren- ne se sentent obligées de donner une tournure
force le sentiment que l’on a de sa propre valeur, positive à des événements traumatisants. Si elles
explique la chercheuse. Et le processus d’écriture n’y parviennent pas, elles pourraient finir par se
donne plus de corps à l’expérience. » sentir coupables d’avoir en quelque sorte échoué,
ce qui ne ferait qu’exacerber leur détresse. Selon
QUAND ON SOUHAITE TOURNER LA PAGE la chercheuse, la culture occidentale, et en par-
Bonne nouvelle pour tous ceux qui essaient ticulier la culture nord-américaine, pousse déjà
de tourner la page en 2023 : ce sentiment ren- les gens à chercher un côté positif dans tout évé-
forcé d’autonomie peut aussi améliorer les capa- nement. « Cette pression peut s’avérer très problé-
cités d’autodiscipline. Dan McAdams, en collabo- matique », ajoute-t-elle.
ration avec ses collègues Brady Jones et Mesmin Kate McLean met également en garde contre
Destin, de la Northwestern University, dans l’Illi- l’augmentation d’estime de soi qui découle de la
nois, a demandé à des jeunes de 14 et 15 ans de focalisation sur le récit de notre vie : selon elle, cet

N° 156 - Juillet-août 2023

 51

Se lancer des défis à des Philadelphie. Inspirée par la recherche en psy-

dates symboles – comme
le 1er janvier – permet
de poser des jalons
dans le récit de sa vie
et d’entreprendre
des changements
durables. Ici, des nageurs
bravant les eaux glacées
de la mer d’Irlande
pour le nouvel an.
chologie narrative, elle a cherché à savoir si
nous pouvions utiliser des dates importantes
pour signaler le début d’un nouveau chapitre de
notre vie – et si cela nous motivait à adopter des
habitudes plus saines. Les résolutions que l’on
prend à la nouvelle année, ou à l’occasion d’un
anniversaire, constituent l’exemple le plus
évident de ce principe en action, et les sondages
suggèrent que ce repère temporel est effective-
ment un facteur de motivation : environ un tiers
des personnes parviennent à tenir toutes leurs
résolutions et la moitié d’entre elles s’en tiennent
à au moins une partie de leurs objectifs pour
l’année. Les conclusions de la chercheuse
indiquent que l’effet ne se limite pas au nouvel
an : des événements comme un anniversaire, un
nouveau semestre universitaire ou l’emménage-
ment dans une nouvelle maison sont également
en mesure d’inspirer le changement. Dans une
étude, elle et ses collègues ont constaté que le
simple fait de qualifier le 20 mars de « début du
printemps » renforçait la motivation des gens à
adopter une nouvelle habitude, comme le fait de
faire du sport plus souvent, à cette date.

effet sape parfois les efforts d’amélioration de
l’individu. En collaboration avec Lauren Jennings,
alors à l’université de Washington Ouest, elle a
fourni à des participants de fausses indications
psychologiques suggérant qu’ils avaient des préju-
gés. Leur estime de soi s’en est trouvée gravement
affectée. Toutefois, s’ils écrivaient ensuite une his-
toire à propos d’un moment fort de leur vie, ils se
remettaient rapidement des sentiments désa-
gréables que cela produisait et se considéraient à
nouveau comme des personnes tolérantes, sans
que ce soit forcément le cas. « Nous pouvons nous
raconter des histoires pour ne pas avoir à penser
à quelque chose d’inconfortable ou à changer
notre comportement », commente Kate McLean.
L’IMPORTANCE DES DATES CLÉS
POUR CHANGER
Il est donc assez clair que les interventions
narratives ne sont pas la panacée. Et lorsque nous
sommes confrontés à une dure vérité sur nous-
mêmes, il est plus utile d’y voir une raison de
changer plutôt que de simplement ignorer ce que
nous avons appris. Néanmoins, si vous aspirez à
vous améliorer, vous pouvez utiliser l’autonarra-
© BW Press/Shutterstock
Bibliographie
T. E. A. Waters
et R. Fivush, Relations
between narrative
coherence, identity,
and psychological
well-being in emerging
adulthood, Journal
of Personality, 2016.
D. P. McAdams,
Narrative identity,
dans Handbook
of Identity Theory
and Research, Springer,
New York, 2011.
PENSER LES PÉRIODES DE SA VIE
SOUS FORME DE CHAPITRES
L’équipe de Katy Milkman n’a pas vérifié si
ces bonnes intentions se traduisaient ou non en
actes, mais une vaste expérience sur le terrain,
menée à l’école de commerce de Harvard, a
montré que cette stratégie était à même d’amor-
cer un réel changement. Le chercheur John
Beshears et ses collègues ont collaboré avec
quatre universités américaines pour offrir à
6 000 employés la possibilité d’augmenter leur
épargne grâce à un nouveau plan de retraite.
Certains participants se sont vu attribuer des
dates de départ potentielles à la retraite qui
marquaient un nouveau départ, comme leur
anniversaire, le jour de l’an ou le premier jour
du printemps, tandis qu’à d’autres ont été pro-
posées des dates de départ moins marquantes,
comme « dans deux mois ». L’opération a fonc-
tionné exactement comme prévu : le fait d’inci-
ter les gens à penser à un nouveau chapitre de
leur vie a considérablement augmenté le taux
d’adhésion au programme.
Certes, nos vies ne sont peut-être pas habitées
par la même dramaturgie que celles de nos per-

D. P. McAdams,
tion à bon escient – et les dates symboliques sont The psychological sonnages de fiction préférés. Mais en nous recon-
un moment idéal pour commencer. self as actor, agent, naissant comme le héros au cœur de nos propres
Prenons l’exemple des travaux de Katy and author, Perspec. luttes, nous pouvons tous, au sens propre, deve-
Milkman, qui étudie les changements de com- Psycho. Sci., 2013. nir l’auteur de notre destin et nous transformer
portement à l’université de Pennsylvanie, à dans un sens bénéfique. £

N° 156 - Juillet-août 2023

52 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME

QUI SUIS-JE…
ET À QUEL MOMENT ?

N° 156 - Juillet-août 2023

 53

Chercher à se connaître,
c’est bien, mais à condition
de savoir que notre
personnalité n’est pas
une donnée immuable.
Selon des recherches
récentes, nos traits
de caractère varient
au cours de la journée.

Par Francine Russo, journaliste scientifique

spécialiste en sciences sociales.

Q ui suis-je ? En tentant de
répondre à cette question, la psychologie a long-
temps cherché à décrire les schémas typiques
de pensée, d’émotions ou de comportements
d’une personne à l’aide de ce qu’on a appelé les
« dimensions de la personnalité » (ou encore, les
traits de personnalité) comme l’extraversion, le
névrosisme, l’anxiété… Ces composantes seraient
relativement stables chez un individu, et, dès lors,
difficilement modifiables.
Pourtant, l’hypothèse selon laquelle il est
possible de mesurer systématiquement ces
traits, à l’aide de questionnaires qui identifient
un comportement typique, a été remise en ques-
tion au cours des deux dernières décennies. Non
seulement on observe chez un individu de fré-
quentes variations du comportement ou des
émotions, mais ces changements se produisent
d’un jour à l’autre et même d’une heure à l’autre.
© Moremar/Shutterstock

Ainsi, une même personne ouverte et agréable

à midi sera négative et rigide à 14 heures. Ces
oscillations dans les sentiments et les compor-
tements quotidiens – qu’on désigne sous le
terme de « variabilité intra-individuelle » – sont
en fait si importantes qu’elles avoisinent, voire

N° 156 - Juillet-août 2023

54 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
QUI SUIS-JE… ET À QUEL MOMENT ?

dépassent, les différences mesurées d’une per- comportementaux comme l’activité physique et EN BREF
sonne à l’autre dans les traits de personnalité le sommeil. Et, surtout, ils ont répété cette
£ Traditionnellement,
classiques étudiés par la psychologie [l’extraver- enquête dix ans plus tard. les psychologues
sion, l’ouverture aux expériences, l’agréabilité Comme David Almeida l’explique, la conclu- considèrent que
sociale, le névrosisme et le caractère conscien- sion fut que « les expériences subjectives du quo- la personnalité d’un
cieux, ndlr]. tidien – autrefois considérées comme relative- individu est relativement
stable et se décompose
ment peu importantes pour la santé – ont des en dimensions
VOTRE PERSONNALITÉ conséquences à court et à long terme sur toute fondamentales
N’EST PAS UN MONOLITHE une série d’états émotionnels, physiques et cogni- comme l’extraversion,
La notion de variabilité intra-individuelle a été tifs de l’individu ». le névrosisme,
introduite en 2004 par Peter C. M. Molenaar, pro- le caractère
conscientieux,
fesseur émérite de développement humain et de SUIS-JE ANXIEUX, l’agréabilité sociale
psychologie à l’université d’État de Pennsylvanie, OU EST-CE LE CONTEXTE ? ou l’ouverture
dans un manifeste intitulé Bringing the person Mais, surtout, ces travaux ont permis de savoir à la nouveauté.
back into scientific psychology, this time forever dans quelle mesure ce que nous prenons généra-
£ Dès que l’on mesure
(« Ramener la personne dans la psychologie scien- lement comme un trait de personnalité est effec- ces traits à différents
tifique, une fois pour toutes »). Il y utilise une série tivement un trait constitutif ou seulement une moments au cours
de calculs mathématiques et physiques pour quan- émotion passagère. « Nous le constatons souvent d’une journée,
tifier le flux dynamique de la personnalité, et en chez les individus que nous trouvons grincheux, on constate de fortes
profite pour tourner en dérision les méthodes stan- développe le psychologue. Nous pensons qu’il fluctuations.
dard des tests psychologiques. s’agit d’une personne grincheuse ; or, en fait, la £ Il faut donc être
Cette vision de l’importance de la variabilité moitié de ce caractère grincheux est un trait de prudent lorsqu’on
intra-individuelle a continué à gagner en popu- personnalité [un sous-aspect d’une des grandes cherche à identifier
larité dans les années qui ont suivi la publica- dimensions comme l’agréabilité sociale, ndlr], et ses grandes tendances
personnelles, en étant
tion du manifeste de Peter Molenaar. Elle a l’autre relève de la variabilité de l’individu au jour à l’affût de ces variations
contribué à une meilleure compréhension de la le jour. Mais cette répartition fluctue aussi selon et en cherchant à faire
personnalité et a conduit à des changements les personnes puisque celles présentant des traits la part entre ce qui relève
dans certaines formes de psychothérapie. Les positifs, comme l’ouverture ou l’agréabilité, ne de notre structure
chercheurs ont appris que la fluctuation des révèlent qu’une variation de 30 % dans des traits fondamentale
et des aléas du contexte.
réactions aux événements stressants de la vie comme l’irritabilité ou l’inquiétude.
quotidienne – qu’il s’agisse d’une dispute avec Certains chercheurs dont Nilam Ram, profes-
son conjoint ou d’un embouteillage – prédit en seur de psychologie à l’université de Stanford, sont
partie la santé émotionnelle et physique à long allés plus loin en essayant de déterminer dans
terme des individus. quelle mesure le contexte où l’on évolue influe sur
La recherche qui sous-tend ce changement nos états psychologiques à court terme (diverses
est illustrée par une étude de vingt ans sur le circonstances liées au travail, à la vie de famille,
stress et la santé, qui a également examiné la aux visites chez le médecin, etc.). Jusqu’à récem-
variabilité de la personnalité au quotidien chez ment, on considérait que les variations émotion-
plus de 3 500 adultes. Pour les besoins de cette nelles relevaient d’un trait de personnalité : cer-
étude, David Almeida, psychologue du dévelop- taines personnes étaient perçues comme
pement de l’université d’État de Pennsylvanie, fondamentalement stables émotionnellement,
et ses collègues ont interrogé les sujets pendant d’autres instables. Or, selon Nilam Ram, ces hauts
huit jours consécutifs sur leurs niveaux de
stress et leurs émotions au cours des vingt-
quatre heures précédentes (et ont également
recueilli une série de mesures physiologiques
auprès de ces personnes). La liste des facteurs Les variations de nos sentiments
de stress comprenait des disputes avec un
membre de la famille, des échéances profes- et comportements au cours
sionnelles, une surcharge de tâches ménagères
et une série de tracas quotidiens. Pour estimer d’une journée sont presque
les états émotionnels de leurs participants, les
chercheurs leur ont posé des questions sur
aussi importantes que
leurs ressentis de joie, de colère, de peur et
d’anxiété. Ils ont également évalué leurs pen-
les différences de caractère
sées anxieuses ainsi que certains indicateurs entre deux individus.

N° 156 - Juillet-août 2023

 55

et ces bas peuvent aussi bien refléter le va-et-vient,

à l’échelle d’une journée, de différents aspects de
la personnalité d’un individu, ou tout simplement
sa réaction ponctuelle à un événement.
Prenons l’exemple de quelqu’un qui a
accepté, dans le cadre d’une étude, de commu-
niquer grâce à une appli son état émotionnel du
moment, toutes les heures. Dans ce contexte,
une forte variabilité intra-individuelle pourrait
porter à croire que l’individu en question est une
personne émotionnellement labile. Il s’agirait
alors d’un de ses traits de personnalité [typique-
ment, le névrosisme, ndlr]. Mais en réalité de
telles fluctuations émotionnelles pourraient très
bien indiquer que cette personne est confrontée
à une série d’événements imprévisibles dans sa
vie, peut-être en raison d’un lieu de travail chao-
tique. En fait, selon Nilam Ram, les rapports
émotionnels que les chercheurs reçoivent des
personnes qu’ils observent dans le cadre de leurs
études sont probablement une combinaison de
certains aspects de l’environnement immédiat
et d’éléments de leur personnalité – leur réacti-
vité à ce qui les entoure et leur capacité à réguler
leurs émotions.
De ce point de vue, une donnée à prendre en
compte est le degré de stress subi, lui-même
conséquence de situations plus ou moins éprou-
vantes et conflictuelles auxquelles chacun est
confronté. Une dispute avec un conjoint entraîne « C’est bizarre, les gens disent que je suis un grand anxieux. Mais cela change
tout le temps. S’ils me voyaient pendant mon cours de tennis, ils diraient
souvent un bouleversement émotionnel plus autre chose ! » La part du tempérament intrinsèque et des circonstances liées
important qu’une échéance professionnelle qui, au contexte est en train d’être reconsidérée en psychologie.
à son tour, exerce une pression plus forte que les
tracas quotidiens tels que les retards de train ou en fonction du contexte, quelle que soit la per-
le fait de découvrir que le chien a encore fait ses sonne qui l’évalue. Un individu peut être consi-
besoins sur le tapis. déré comme plus consciencieux au travail qu’à la
maison et plus extraverti avec ses amis qu’avec
DIFFÉRENCES ENTRE LE TRAVAIL, ses collègues. Et, selon les auteurs, les états émo-
LES AMIS, LA FAMILLE… tionnels momentanés reflètent la façon dont cer-
Alors que les chercheurs mesurent générale- tains traits de personnalité s’expriment dans les
ment la variabilité intra-individuelle en évaluant différentes situations rencontrées. Nous savons
la même personne à intervalles rapprochés – par intuitivement que nous ne pensons pas, ne res-
exemple toutes les vingt-quatre heures pendant sentons pas et ne nous comportons pas de la
une semaine ou cinq fois par jour –, la psycho- même manière à la maison qu’au travail ou lors
logue Nadin Beckmann, de l’université de d’une sortie entre amis.
Durham, en Angleterre, et ses collègues ont En apprenant à quantifier ce type de variabi-
adopté une approche différente. Les chercheurs lité d’heure en heure, les chercheurs ont com-
ont posé à chacun des 288 participants à leur mencé à mieux interpréter ces fluctuations dans
étude une série de questions sur leur personnalité le cadre plus large de la personnalité des indivi-
(travailleur, contemplatif, vulnérable, lunatique, dus. Par exemple, explique Nilam Ram, en mesu-
© mentalmind/Shutterstock

etc.) à un moment donné et ont présenté les rant les fluctuations horaires de l’humeur d’une
mêmes questions à cinq personnes au maximum personne et en les comparant aux variations
parmi les membres de leur famille, leurs amis mensuelles de son estime de soi. Si l’humeur
proches ou leurs collègues. change beaucoup, mais que l’estime de soi reste
Les résultats obtenus montrent que la varia- relativement constante, une interprétation serait
bilité intra-individuelle fluctue systématiquement que le niveau d’estime de soi de cette personne

N° 156 - Juillet-août 2023

56 DOSSIER FAIRE LE POINT AVEC SOI-MÊME
QUI SUIS-JE… ET À QUEL MOMENT ?

n’est pas très influencé par les hauts ou les bas

temporaires qu’elle ressent à la suite d’un compli-
ment ou d’une dévalorisation. [Il s’agit d’une
estime de soi stable, bien connue pour être béné-
fique au bien-être et à la réussite, alors que l’es-
time de soi dépendante du contexte a constam-
ment besoin d’être réassurée et donne parfois lieu
à des comportements de recherche de reconnais-
sance compulsive, ndlr.]
Depuis quelques années, Michelle Newman,
psychologue et thérapeute cognitivo-comporte-
mentale à l’université d’État de Pennsylvanie, voit
dans la variabilité intra-individuelle une dimen-
sion inestimable, à la fois pour mener des
recherches et pour concevoir de nouvelles
méthodes de traitement des patients. À l’époque
où les smartphones n’existaient pas encore,
explique-t-elle, les patients en thérapie ou les
participants à une étude remplissaient un ques-
tionnaire qui traduisait en réalité leurs croyances de troubles anxieux généralisés (TAG), Michelle Le personnage du vieux
sur eux-mêmes. Il leur était demandé de noter Newman a utilisé cette documentation minu- grincheux cache souvent
un individu joueur
leurs sentiments d’heure en heure à l’aide d’un tieuse de leurs pensées et de leurs sentiments ou rêveur à d’autres
stylo et d’un papier ou d’un appareil électronique pour remettre en question les représentations moments. Le tout est
de prise de notes comme un PalmPilot. Trouvant que se faisaient certains psychologues des causes de savoir à quel moment
on l’observe...
ces tâches fastidieuses, ils attendaient la fin de la de l’inquiétude incessante, principal symptôme
journée pour noter leurs pensées et leurs senti- du TAG. Les théories antérieures, fondées sur les
ments. Les données obtenues ? Sans valeur, « résumés » des sentiments des patients, postu-
assène la chercheuse. laient que ceux-ci entretenaient des pensées
anxieuses pour reléguer au second plan une
QUAND LES APPLIS humeur sombre ou dépressive.
FONT AVANCER LA PSYCHO Les travaux de la chercheuse suggèrent tout
En créant des applications spécialisées pour autre chose : l’inquiétude incessante semble
smartphone, les psychologues ont pu suivre les avoir au contraire pour effet d’entretenir les
émotions et les expériences des personnes plu- émotions négatives. Dans une de ses études, elle
sieurs fois par jour et en tirer des réflexions plus et ses collègues ont suivi pendant huit jours 83
nuancées sur leur état psychologique. En étu- individus souffrant de TAG, juste avant ou après
diant les fluctuations chez les individus souffrant une interaction sociale d’une durée de une

Chez un individu considéré comme

« grincheux », la moitié de cette
facette serait liée à sa personnalité
- l’autre relèverait de la variabilité
© Edgar G Biehle/Shutterstock

des émotions de cette personne

au jour le jour.
N° 156 - Juillet-août 2023

minute ou plus. En moyenne, les scientifiques
ont remarqué que ces personnes se sentaient
généralement mieux après ces rencontres, ce qui
suggère que les moments étaient probablement
agréables – ou, au pire, indolores. De manière
contre-intuitive, la psychologue a constaté que les
participants qui s’inquiétaient moins avant les
échanges sociaux éprouvaient davantage d’anxiété
et de tristesse après ces derniers. Ceux qui s’inquié-
taient davantage avant la rencontre se sentaient
plus heureux ou plus satisfaits après celle-ci.
Cette étude semble donc confirmer la théorie
de Michelle Newman selon laquelle les per-
sonnes anxieuses pensent qu’en s’alarmant d’une
issue malheureuse (aussi improbable soit-elle),
elles se placent dans un climat émotionnel néga-
tif de manière à ne pas éprouver de comparaison
défavorable après une rencontre potentiellement
éprouvante. Lorsque ce mauvais pronostic ne se
réalise pas, elles se sentent soulagées, ce qui ren-
force leur conviction que l’inquiétude les pro-
tège. Sans ces registres détaillés des fluctuations
des pensées et des sentiments tout au long de la
journée, l’étude n’aurait pas permis d’obtenir de
telles informations.
POUR IDENTIFIER LES CAUSES
DE L’ANGOISSE
Les données recueillies à intervalles fréquents
aident également les thérapeutes à mettre au
point des traitements adaptés à chaque individu.
De nombreuses personnes ne savent pas ou ne se
souviennent pas de ce qui déclenche leur anxiété,
mais les thérapeutes sont en mesure de le décou-
vrir, par exemple en établissant un lien entre des
niveaux d’anxiété élevés et des événements
ponctuels. Et d’inciter leurs patients à utiliser
des stratégies apprises : c’est le cas d’une tech-
nique dite « de restructuration cognitive »,
consistant à comparer ce que l’on redoute de voir
se produire avec ce qu’il advient dans la réalité,
de façon à comprendre que nombre d’inquié-
tudes sont sans fondement.
Mais une telle approche ne s’arrête pas là. Les
personnes anxieuses n’ont pas que des sentiments
négatifs, elles ont aussi tendance à minimiser les
positifs. « Or l’objectif est non seulement de
réduire les premiers, mais aussi de renforcer les
seconds », spécifie Michelle Newman. À cette fin,
son collègue Lucas LaFreniere, psychologue au
Skidmore College, aux États-Unis, a conçu une
application pour téléphone dénommée SkillJoy.
Plusieurs fois par jour, à des intervalles aléa-
toires, l’application invite les individus atteints
d’anxiété à se concentrer sur une chose agréable
de l’instant présent – voir un ami, faire rire
Bibliographie
N. Beckmann et al.,
Inter-individual
differences in intra-
individual variability
in personality within
and across contexts,
Journal of Research
in Personality, 2020.
M. G. Newman et al.,
The naturalistic
reinforcement of worry
from positive and
negative emotional
contrastsb : Results
from a momentary
assessment study within
social interactions,
Journal of Anxiety
Disorders, 2022.
L. LaFreniere
et M. G. Newman,
Upregulating positive
emotion in generalized
anxiety disorder : A
randomized controlled
trial of the SkillJoy
ecological momentary
intervention, J. Consult.
Clin. Psychol., 2023.
J. Quoidbach et al.,
Emodiversity and the
emotional ecosystem,
Journal of Experimental
Psychology : General,
2014.
L. Benson et al., Fusing
biodiversity metrics
into investigations of
daily life : Illustrations
and recommendations
with emodiversity,
The Journals of
Gerontology, 2018.
N° 156 - Juillet-août 2023
57
quelqu’un ou écouter une belle chanson – et à
vraiment savourer ce moment pendant une
minute ou deux. Une étude récente a montré
qu’après sept jours, les utilisateurs de SkillJoy
voyaient leurs niveaux d’anxiété reculer.
L’ÉMODIVERSITÉ,
UNE PROTECTION POUR LE BIEN-ÊTRE
Cette compréhension du flux émotionnel
journalier a enfin conduit les chercheurs à se
demander si un degré élevé de variabilité intra-
individuelle joue plutôt à l’avantage des per-
sonnes ou en leur défaveur. L’opinion de Michelle
Newman dans ce débat est claire. « La variabilité
est une bonne chose, dit-elle, et il n’y a pas de
réponse claire à la question de savoir quand elle
indique une psychopathologie. » D’autres spécia-
listes se veulent moins catégoriques. Si certaines
études ont établi un lien entre une grande varia-
bilité intra-individuelle et une dimension de la
personnalité appelée « névrosisme » [qui désigne
la tendance à avoir de nombreuses émotions
négatives, ndlr), d’autres n’ont pas réussi à le
faire. Tant de choses dépendent du contexte…
Selon Nilam Ram, une personne ayant une
variabilité intra-individuelle élevée réussit par-
fois à s’adapter à une vie tumultueuse, tandis
qu’une autre avec une faible variabilité aura
une vie prévisible et routinière, et se trouvera
de fait plus rigide.
Selon des études récentes menées par des
chercheurs dont Lizbeth Benson, du Centre des
sciences de la santé de l’université d’Oklahoma,
le fait de ressentir une plus grande variété
d’émotions, allant de l’enthousiasme et de la
détermination à la tristesse et à la peur – une
caractéristique appelée « émodiversité » par
Jordi Quoidbach, aujourd’hui professeur associé
à la faculté de droit de l’Esade, à Barcelone –,
aiderait les personnes à mieux s’adapter aux dif-
férentes situations tout au long de la journée.
« La chose la plus intéressante que nous ayons
montrée, c’est que parmi les personnes ayant de
forts niveaux d’émotions négatives, celles qui en
éprouvaient la plus grande diversité se portaient
mieux que les autres. »
Pour les thérapeutes et les patients, la recon-
naissance des hauts et des bas des émotions quo-
tidiennes – certaines mauvaises, d’autres émi-
nemment bonnes, certaines humeurs en hausse,
d’autres en baisse – a permis de mieux com-
prendre l’objectif permanent de la psychologie,
qui est d’aider à définir qui nous sommes de
manière à apprendre à vivre avec cette connais-
sance et à trouver les moyens les plus adaptés
pour devenir ce que nous souhaitons être. £
58 ÉCLAIRAGES
p. 66 Pour développer votre QE, lisez des romans ! p. 70 Attention : expert caméléon !

CLIMAT
L’éducation au cœur
de la transition
Par Stefanie Uhrig, docteure en neurosciences
et journaliste scientifique à Erbach, en Allemagne.

Enseigner les notions clés du changement climatique

dès l’école aide les jeunes à passer de la peur
à l’action. Et ils éduquent à leur tour leurs parents
qui se mobilisent davantage autour de ces enjeux.

L a société va-t-elle laisser la

jeunesse payer le prix de sa propre inaction ? La
Terre brûle et se réchauffe. Et face à l’inertie de
leurs aînés, de plus en plus d’adolescents et de
jeunes adultes du monde entier entendent réagir
et prendre eux-mêmes en charge l’avenir clima-
logiquement incomber aux adultes. En psycholo-
gie, on appelle cette inversion fatale des rôles la
« parentification ». Quelles en sont les consé-
quences ? Si nous ne faisons rien, quel sera le prix
à payer pour la jeunesse ?

tique de la planète. En lançant une grève dans UN PHÉNOMÈNE : LA PARENTIFICATION

son établissement en août 2018, Greta Thunberg,
une lycéenne suédoise de 15 ans, donnait le
départ d’un mouvement international de lutte
contre le réchauffement climatique. Baptisée
Fridays for Future, cette action ancrait alors la
crise climatique dans les médias et la conscience
du grand public. Depuis, les mouvements se sont
multipliés, souvent à l’initiative d’activistes mino-
En premier lieu, le risque qu’encourt la jeu-
nesse est celui de faire face à des troubles psy-
chiques d’une ampleur sans précédent. Dans le
monde, le changement climatique menace déjà
l’existence d’un très grand nombre de jeunes :
« Près de 530 millions d’enfants vivent dans des
zones où les inondations sont extrêmement
importantes », indiquait un rapport de l’Unicef
© Sandor Szmutko/Shutterstock

ritaires très sensibilisés aux conséquences du
changement climatique et engagés dans la pro-
tection d’un monde dans lequel eux-mêmes et les
générations futures veulent encore vivre bien, ou
au moins survivre. Progressivement, l’ampleur de
la crise climatique a contraint cette génération à
endosser une responsabilité qui devait
publié en 2015. Près de 160 millions d’entre eux
vivaient à cette époque dans des zones fortement
ou très fortement exposées à la sécheresse. Dans
une prise de position datant de 2021, l’organisa-
tion de défense des droits de l’enfant Save the
Children estimait déjà à 1,2 milliard le nombre
total d’enfants qui grandissaient dans des régions

N° 156 - Juillet-août 2023

 59

Qu’est-ce que l’effet de serre ?

Comment calculer son empreinte carbone ?
Quelles pratiques agricoles sont durables ?
Permettre aux enfants de se saisir de ces
questions diminuerait leur angoisse face
à l’avenir en leur montrant de possibles
voies d’action.

N° 156 - Juillet-août 2023

60
CLIMAT : L’ÉDUCATION AU CŒUR DE LA TRANSITION
« exposées à des risques climatiques graves ». Un
chiffre qui devrait augmenter avec l’intensifica-
tion des phénomènes météorologiques extrêmes,
comme le craint Mojib Latif, climatologue et pré-
sident du Club de Rome allemand, un groupe de
réflexion qui réunit des scientifiques, des écono-
mistes, des fonctionnaires nationaux et interna-
tionaux, ainsi que des industriels de cinquante-
deux pays autour de sujets majeurs de société.
Cette exposition aux catastrophes naturelles
augmente directement ou indirectement le
risque d’angoisse de séparation, de trouble de
stress post-traumatique (TSPT), de phobie
sociale et de dépression. C’est ce que révèle la
métaanalyse publiée en 2020 par le psychiatre
pour enfants et adolescents Jörg Fegert et la pro-
fesseuse junior Vera Clemens, du Centre hospi-
talier universitaire d’Ulm, en Allemagne, ainsi
que le médecin Eckart von Hirschhausen, de la
fondation Healthy Planet de Berlin (voir la figure
page ci-contre). Les incendies, tout comme les
tornades, les inondations ou les ouragans, per-
turbent dans certains cas les plus jeunes de
manière durable, comme le soulignent les résul-
tats d’une étude réalisée par l’économiste de la
santé Johanna Catherine Maclean. Celle-ci a
analysé les données d’une enquête menée aux
États-Unis sur près de 27 000 personnes âgées
de 21 à 64 ans. Résultat : celles qui avaient vécu
une ou plusieurs catastrophes environnemen-
tales à l’âge de 5 ans étaient plus susceptibles de
souffrir d’une maladie mentale à l’âge adulte
que les autres. Avec, par exemple, une élévation
du risque de troubles anxieux d’environ 30 %. Et
ceci est valable aussi pour les pays qui sont
encore relativement peu touchés par les consé-
quences du réchauffement climatique.
UNE GÉNÉRATION ANGOISSÉE
C’est ainsi que le terme d’« anxiété clima-
tique » ou « environnementale », ou encore
« écoanxiété », a émergé. Un phénomène qui
touche particulièrement les jeunes, selon une
étude en ligne publiée en 2021 dans la revue
Lancet Planet Health, et qui cristallise la colère
d’une génération qui se sent impuissante. Connue
sous le nom d’« étude Hickman », l’enquête a réuni
près de 10 000 adolescents et jeunes adultes de
dix pays différents, dont la Finlande, la France et
l’Angleterre, qui avaient accepté de participer à
l’enquête avant même d’être informés du sujet.
Au total, près des deux tiers d’entre eux ont
déclaré être très ou extrêmement préoccupés par
le changement climatique. Fait particulièrement
alarmant : plus de 45 %, soit près de la moitié, ont
déclaré que la protection de l’environnement
ÉCLAIRAGES Comportement
EN BREF
£ Les enseignants
et une partie des élèves
déplorent que
le changement climatique
ne soit pas encore intégré
dans l’ensemble des
programmes scolaires
et ne constitue pas
une priorité éducative.
£ La transmission
des connaissances a
augmenté ces dernières
années. Mais cela ne
suffit pas. De l’avis des
spécialistes, il serait plus
important de soutenir
les enfants et les jeunes
dans la gestion de leur
anxiété climatique.
£ La mise en place,
par les enseignants, de
projets environnementaux
concrets qui valorisent
l’engagement personnel
et collectif et touchent
indirectement les parents
est particulièrement
recommandée.
On estime à plus de 1,2 milliard
le nombre total d’enfants qui
grandissent dans des régions
exposées à des risques
climatiques graves.
N° 156 - Juillet-août 2023
était un sujet de préoccupation quotidien. Et la
plupart des participants de 16 à 25 ans ont jugé
mauvaises les décisions politiques des gouverne-
ments de leur pays.
Mais au-delà, ces jeunes ont ressenti de l’im-
puissance et de la colère, se sont sentis trahis par
leur gouvernement et menés en bateau par leurs
aînés. En résumé, ils ne se sont pas estimés pris
au sérieux. Pour les auteurs, les politiques
devraient entendre la crainte galopante des
jeunes générations et en faire une priorité. Même
si quelques-uns croient encore au miracle tech-
nologique, c’est bien le pessimisme qui l’emporte
dans de nombreux pays. Selon la dix-huitième
étude Shell, en 2019 [authentique, ndlr], sur la
jeunesse en Allemagne, près des deux tiers des
12 à 25 ans interrogés s’inquiètent du réchauffe-
ment de l’atmosphère. « Pour moi, ça a été un
choc. En fait, on a le sentiment que ce qui doit
être fait est clair. Mais la politique ne suit tout
simplement pas », explique Dominika Filipczak,
19 ans, qui s’engage pour le climat au sein du
conseil d’administration d’une association de
Berlin. « L’opinion des salariés des grandes entre-
prises ou des plus riches compte plus que la
nôtre », s’inquiète Julia Kabore, 16 ans, qui visite
des écoles en tant qu’« ambassadrice du climat ».
Pour les jeunes, la question semble donc
entendue : la société n’a pas fait de l’avenir du
climat sa priorité et se contente tout au plus de
quelques belles promesses sur fond de dévelop-
pement durable. Dans une étude lancée par
Julius Grund et Antje Brock, de l’université libre
de Berlin, auprès de plus de 2 500 jeunes, la moi-
tié d’entre eux a déclaré fonder peu d’espoir sur
le développement durable, même s’ils considé-
raient le sujet comme important. Et ce sentiment
amer fait le miel du militantisme radical enclin à
la désobéissance civile. Pour preuve, ces récentes
actions menées en octobre 2022 à Berlin par la
« dernière génération ». Pendant plusieurs
semaines, des personnes vêtues de gilets orange,
bien décidées à faire entendre leur voix, se sont
assises à tour de rôle au milieu d’un passage rou-
tier et ont fixé leurs mains à l’asphalte avec de la
 61

CHANGEMENT CLIMATIQUE ET PSYCHÉ ENFANTINE

L
a crise climatique se traduit par une augmentation des troubles psychiques chez les jeunes. Des traumas préexistants et un manque
de soutien social accentuent le risque de développer des pathologies mentales.
© V. Clemens et al., Report of the intergovernmental panel on climate change : Implications for the mental health policy of children and adolescents in europe – a scoping review, European Child and Adolescent Psychiatry, 2020

Réchauffement Climatique

Effets directs… Effets indirects…

Vagues de chaleur, sécheresse, Destruction de récoltes, réduction
incendies, inondations, tempêtes des surfaces habitables, dégradation
de la qualité de l’air et de l’eau,
modification des écosystèmes

… sur l’homme … sur l’homme

Accidents, décès de proches, Inquiétudes face à l’avenir,
destruction de l’habitat augmentation des maladies
respiratoires et « tropicales », faim,
pauvreté, violence, flux migratoires

Facteurs de vulnérabilité
… sur les enfants Âge, traumatismes antérieurs,
manque de soutien social…
Expériences
traumatisantes, deuil,
perte de repères, peur
de l’avenir

Maladie mentale
État de stress post-traumatique,
anxiété, dépression, phobie sociale

Facteurs de résilience
Renforcement de l’engagement et du lien social,
par exemple en s’investissant dans un projet
sur la protection du climat.

N° 156 - Juillet-août 2023

62 ÉCLAIRAGES Comportement
CLIMAT : L’ÉDUCATION AU CŒUR DE LA TRANSITION
colle forte, sous les yeux de la presse et des forces
de l’ordre. En 2022, cinq scientifiques français
ont été arrêtés pour avoir collé de la même façon
leurs mains à une voiture de sport dans une salle
d’exposition.
ÉDUQUER ET FAIRE VALOIR L’ACTION
Que faire alors ? Pour Felix Peter, porte-parole
du mouvement Psychologists/Psychotherapists for
Future, une association de psychologues et psycho-
thérapeutes qui propose notamment un soutien
psychologique aux activistes climatiques, il est
temps d’agir. « La mesure la plus importante pour
endiguer la charge mentale des enfants et des ado-
lescents est de se préoccuper du climat et de l’envi-
ronnement le plus rapidement, le mieux et le plus
largement possible. » Si l’on n’intervient pas rapi-
dement, la situation va rapidement devenir ingé-
rable. Il faut mettre le changement climatique, ses
causes, ses conséquences – qui sont des sujets très
complexes et méconnus –, ainsi que la recherche
de solutions, au cœur de l’action. Mais d’une action
réfléchie, autonome, guidée par la volonté de pré-
server l’avenir climatique de notre planète.
Cela nécessite deux choses : des connaissances
de base solides et un regard critique aguerri sur
toute nouvelle information qui viendrait à
paraître. Et les écoles sont particulièrement bien
Dans l’étude Hickman menée en 2021 sur
10 000 adolescents, ces derniers confient
un sentiment d’impuissance et de colère,
se sentant trahis par leur gouvernement
et menés en bateau par leurs aînés. Une
situation à prendre au sérieux, en faisant
de l’éducation aux enjeux climatiques
une priorité de la société.
placées pour ça, même si, jusqu’à présent, ce qui
45 %
est mis en œuvre est souvent laissé à l’apprécia-
tion des acteurs locaux. Toujours est-il que des
voix de plus en plus nombreuses s’élèvent dans le
monde entier pour une éducation climatique obli-
gatoire dans les écoles. Avec, en tête de file,
l’Unesco et l’association d’enseignants Education DES JEUNES
International, qui soutiennent une éducation cli- SUR 4
matique forte basée sur les sciences. Dans un de CONTINENTS
ses manifestes, cette dernière, qui regroupe
32 millions d’enseignants dans le monde, réclame
que ceux-ci bénéficient rapidement de formations déclarent que
poussées sur ce sujet. « Pour transmettre aux la protection
élèves des connaissances solides sur le change- de l’environnement
est pour eux un sujet
ment climatique, mais aussi pour les aider à gérer
de préoccupation
les défis et les incertitudes. » quotidien.
UNE MOBILISATION RÉCENTE
DU SYSTÈME ÉDUCATIF
Et pour cause : l’offre éducative a mis du
temps à se mettre en place et il faut accélérer.
Dans une étude menée en amont de la confé-
rence des Nations unies sur le climat qui s’est
tenue à Glasgow en 2021 (COP26), Education
International a conclu que l’éducation clima-
tique n’était pas très bonne dans les 95 pays ou
associations de pays (dont l’Union européenne)
qui lui ont soumis leurs données. Si le
© Krotnakro/Shutterstock
N° 156 - Juillet-août 2023

Cambodge, la République dominicaine et la
Colombie ont obtenu les meilleurs résultats, les
États-Unis, la Suisse, mais aussi les pays de
l’Union européenne, arrivent loin derrière de
nombreux pays pauvres. L’association, qui a
opéré un examen approfondi de la qualité de
cette éducation au climat dans les pays indus-
trialisés, dresse un bilan médiocre à tous points
de vue. Et notamment sur le manque de don-
nées empi r iques, qu i s ’appu ient su r
l’observation.
En Nouvelle-Zélande, par exemple, les minis-
tères de l’Environnement et de l’Éducation ont
certes publié dès 2020 des directives en faveur de
l’éducation climatique et de projets de protection
du climat dans les établissements scolaires, mais
sur la base du volontariat. Résultat : un an plus
tard, un bilan plutôt décevant publié sur le World
Education Blog. Si certaines écoles donnent la
priorité aux thèmes et les intègrent de manière
judicieuse, comme les enviroschools, dans beau-
coup d’autres, il ne se passe rien. Les actions
tardent à se mettre en place.
Même au Cambodge, un pays fortement tou-
ché par le changement climatique, il aura fallu
attendre 2020 pour que l’éducation climatique
soit inscrite dans les programmes scolaires et que
soient enseignées des connaissances sur les tech-
nologies innovantes et une agriculture respec-
tueuse de l’environnement. La France, quant à
elle, a réagi assez tôt. Le changement climatique
est désormais intégré aux programmes d’ensei-
gnement de tous les cycles, du primaire au lycée.
L’Italie a attendu la rentrée 2020 pour intégrer
« le changement climatique et le développement
durable » dans son programme scolaire. Et il a
fallu attendre la rentrée 2023 pour que le
Connecticut inscrive « l’impact des activités
humaines sur l’avenir climatique » dans toutes les
écoles publiques.
S’ACCORDER SUR LES MÉTHODES
Passer par l’éducation, est-ce vraiment une
bonne idée ? Après tout, le mouvement de protes-
tation Fridays for Future est né de la jeunesse.
Certains craignent que, si la protection du climat
est enseignée dans les écoles, de nombreux élèves
adoptent une attitude défensive et s’en
détournent. D’un côté, le climatologue et défen-
seur du climat allemand Mojib Latif estime que
la mission des écoles est davantage de trans-
mettre des notions générales dans diverses disci-
plines et d’éduquer à la pensée autonome. « Si l’on
sait faire cela, on comprend aussi les défis liés à
l’environnement », dit-il. De l’autre, les élèves se
plaignent parfois eux-mêmes de manquer
63
d’enseignements sur ce sujet majeur de société.
Un groupe de travail de Fridays for Future
demande que les contenus relatifs au change-
ment climatique et à la protection du climat
soient intégrés dans le programme d’études du
plus grand nombre possible de matières et que les
enseignants soient formés en conséquence.
Que faire alors ? Continuer, mais avec
méthode. Car la question n’est pas tant de savoir
C’est assez clair pour les jeunes,
la société n’a pas fait de l’avenir
du climat sa priorité.
si l’éducation climatique doit être dispensée à
l’école, mais plutôt comment. En collaboration
avec l’Unesco, Education International a inter-
rogé 58 000 enseignants dans le monde en 2021.
Parmi eux, 95 % ont estimé qu’il était important
ou très important d’enseigner le changement cli-
matique, mais seulement 40 % d’entre eux se
sentent compétents pour le faire. C’est vrai : com-
ment faut-il s’organiser pour que les élèves ne se
sentent pas contraints, poussés par la pression
des notes, mais suffisamment libres pour qu’un
dialogue soutenu, motivé sur le changement cli-
matique se construise au sein de la classe ? C’est
là toute la difficulté.
QU’EST-CE QUE LA RÉSILIENCE
TRANSFORMATIVE ?
La solution ? Enseigner en mode projets. C’est
certain, le réchauffement de l’atmosphère ter-
restre et ses conséquences nous placeront tous, et
surtout les jeunes, devant d’immenses défis. Ces
derniers doivent de plus en plus apprendre à maî-
triser le stress et à gérer des sentiments tels que
la peur et la colère. En d’autres termes, à conso-
lider leur résilience au sens de la résistance psy-
chique aux crises – la capacité à s’adapter et à ne
pas se briser face à l’adversité. Mais dans un livre
paru en janvier 2021, le psychologue allemand
Felix Peter et sa collègue Katharina van
Bronswijk, porte-parole de Psychologists/
Psychotherapists for Future, demandent d’aller
plus loin en renforçant ce qu’ils appellent la « rési-
lience transformative », cette capacité à partici-
per activement aux changements nécessaires de
la société. Dans une étude publiée en 2021, Maya
Gislason, spécialiste de la santé à l’université
Simon-Fraser, à Burnaby, au Canada, et ses col-
lègues recommandent plus spécifiquement les
N° 156 - Juillet-août 2023
64 ÉCLAIRAGES Comportement
CLIMAT : L’ÉDUCATION AU CŒUR DE LA TRANSITION
projets interdisciplinaires dans un environne-
ment proche de l’école. Pour les auteurs, ces pro-
jets sont particulièrement adaptés pour sensibili-
ser les enfants et les jeunes à la protection de
l’environnement et du climat. Il peut s’agir d’une
approche artistique, de jardinage ou de l’étude de
problèmes environnementaux locaux… Bref, de
tout ce qui attire l’attention sur la nature.
Ces propos ont été repris par différentes
équipes. En 2020, près de 300 élèves âgés de 9 à
12 ans ont été interrogés par la chercheuse en
sciences sociales mexicaine Laura Fernanda
Barrera-Hernández et son équipe. Les résultats
ont montré que plus les enfants se sentaient liés à
l’environnement, plus ils se comportaient de
manière écologique et plus ils étaient satisfaits de
leur vie ! Cela abonde dans le sens des propos de
Felix Peter qui soutient que « la simple transmis-
sion de connaissances dans le cadre de cours spé-
cialisés ne suffit pas. Les enfants apprennent bien
plus dans le cadre de projets communs, dans les-
quels ils sortent de l’école, mettent en œuvre des
projets concrets et touchent du doigt le résultat ».
De plus, lorsque les enfants et les jeunes agissent
par eux-mêmes et ensemble, le sentiment d’im-
puissance s’estompe. Un point qui est également
important pour l’ambassadrice climatique alle-
mande Dominika Filipczak : « Nous ne voulons pas
transmettre de la frustration, mais surtout des
pistes de solutions, porteuses d’espoir et d’autosa-
tisfaction : si, en tant qu’individu, je ne suis pas
entendu par les politiques, j’ai quand même une
voix et la possibilité de faire bouger les choses en
tant que membre d’une communauté. »
UN EFFET VERTUEUX : TOUCHER LES AÎNÉS
Faire bouger les choses, oui, mais comment ?
Pour sa consœur Julia Kabore, le travail au sein
des écoles représente une occasion unique de
poser les bases du changement climatique et
d’atteindre les parents : « Les notions que nous
enseignons à l’ensemble des jeunes sont en fait
l’élément de base le plus important », signale-
t-elle. Les enfants sont souvent des interlocuteurs
privilégiés pour toucher les parents et les inciter
à prendre davantage conscience de l’environne-
ment et du climat. C’est également la conclusion
à laquelle est parvenue une équipe de l’université
d’État de Caroline du Nord en 2021 dans le cadre
d’une étude menée auprès d’enfants âgés de 10 à
14 ans. Au total, 15 enseignants et 23 classes y
ont participé. Dans 12 d’entre elles, les pédago-
gues ont mis l’accent sur des activités liées au
climat sur une période de deux ans, tandis que
dans les autres, les cours se sont déroulés norma-
lement. Au début et à la fin, les parents ont été
Les parents des enfants ayant
suivi un enseignement autour
du changement climatique
ont eux aussi montré des signes
d’apprentissage évidents.
interrogés sur leurs opinions concernant le chan-
gement climatique. Résultat : les parents des
enfants « actifs pour le climat » ont montré des
signes d’apprentissage évidents. Bibliographie
Certes, Fridays for Future est une initiative de
jeunes. Mais cela ne signifie pas qu’ils souhaitent V. Clemens et al., Report
rester entre eux dans la lutte pour le climat. Bien of the intergovernmental
au contraire. Outre les Scientists for Future et les panel on climate change :
Implications for the
Psychologists/Psychotherapists for Future, des
mental health policy of
groupes professionnels se sont organisés, comme children and adolescents
les Teachers for Future. Et les pédiatres eux- in Europe – a scoping
mêmes prennent de plus en plus position dans review, European
des publications scientifiques. L’un des principaux Child and Adolescent
obstacles à un comportement respectueux du cli- Psychiatry, 2022.
mat n’est probablement pas le manque de com- E. R. Hahn, The
préhension ou de connaissances, mais le manque developmental roots
d’argent. Les familles qui doivent rassembler of environmental
chaque centime pour la facture à venir ont peu stewardship : Childhood
de marge de manœuvre pour des investissements and the climate change
proactifs respectueux du climat ; il en va de crisis, Current Opinion
même, à plus grande échelle, pour les pays in Psychology, 2021.
pauvres qui, même s’ils souffrent énormément de C. Hickman et al.,
catastrophes climatiques, ne peuvent souvent que Climate anxiety in
réagir au lieu d’agir de manière proactive. children and young
C’est pourquoi l’Unicef, entre autres, souligne people and their beliefs
about government
que « pour maîtriser la crise climatique, il faut
responses to climate
avant tout lutter pour une société plus juste et change : A global
moins pauvre ». Cela suppose que les personnes survey, Lancet Planet
les plus aisées modifient leur mode de vie. Health, 2021.
Souvent, on présente cela comme une série de
D. F. Lawson et al.,
sacrifices : renoncer à la voiture, la viande et Children can foster
acheter moins de vêtements ! Et ce discours sur climate change concern
le renoncement ne donne pas envie de protéger among their parents,
le climat. Il est important de valoriser les pers- Nature Climate
pectives positives : vivre mieux et en sécurité. Change, 2019.
Pour Felix Peter, « si nous nous préoccupons du A. Sanson et M. Bellemo,
climat et en même temps de l’amélioration des Children and youth
conditions sociales, tout le monde est gagnant, in the climate crisis,
car nous pouvons alors vivre ensemble dans un BJPsych Bulletin, 2021.
environnement sain et une société sûre ». £
N° 156 - Juillet-août 2023
 Tancrède a aidé Elena
à stopper 84 projets
menaçant l’écosystème marin.

& LAURA-BARRY (UNSPLASH)

Tancrède verse chaque année 1% de son chiffre d’affaires

à des associations agréées 1% for the Planet, dont Surfrider Foundation Europe.
onepercentfortheplanet.f r
66 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel

YVES-ALEXANDRE
THALMANN
Professeur de psychologie au collège Saint-Michel
et collaborateur scientifique à l’université
de Fribourg, en Suisse.

POUR DÉVELOPPER
VOTRE QE,
LISEZ DES ROMANS !
Le quotient émotionnel – équivalent du QI
pour la gestion des émotions – confère de multiples bénéfices
dans la vie. Comment le développer ? De récents travaux
suggèrent d’enrichir le plus possible la palette des mots
pour décrire ce que l’on ressent.

L
’intelligence émo-
tionnelle a la cote. Et pour cause : si
l’on en croit ses défenseurs, elle prédit
notre degré de satisfaction dans la vie,
là où l’intelligence scolaire – mesurée
par le QI – n’augure que d’une meilleure
probabilité de réussir dans les études.
D’où une littérature foisonnante pro-
mettant des moyens de développer
votre QE, ou quotient émotionnel. Sans
parler des tests tous plus farfelus les uns
que les autres que l’on trouve sur inter-
net afin de le mesurer, certains étant
même utilisés dans la sphère
professionnelle à des fins de sélection.
Que se cache-t-il réellement sous cette
étiquette accrocheuse de QE ? Et com-
ment le développer ?
QU’EST-CE QUE L’INTELLIGENCE
ÉMOTIONNELLE ?
Sur le papier, les choses semblent
claires : l’intelligence émotionnelle
regroupe les capacités à connaître et
reconnaître les émotions, les communi-
quer et les utiliser à des fins construc-
tives. En clair, plus vous êtes capable de
distinguer les différents types d’émo-
tions, mieux vous pouvez les gérer. Les
spécialistes parlent de « granularité émo-
tionnelle » : êtes-vous en colère, ou plutôt
contrarié, fâché, déçu, agacé, frustré,
ulcéré ? Joyeux ou alors accompli, com-
blé, ravi, enchanté, émerveillé, enthou-
siaste ? Plus votre vocabulaire émotionnel
est étoffé, meilleure sera votre habileté à
gérer ce que vous vivez.
Pour vous aider à nommer votre res-
senti, vous pouvez vous inspirer, entre
autres, des langues étrangères. Par
exemple, êtes-vous capable de repérer
chez vous, quand vous la vivez, l’émotion
que les Japonais nomment arigata-
meiwaku ? Il s’agit du ressenti spécifique-
ment éprouvé lorsque quelqu’un vous a
fait une faveur que vous ne sollicitiez pas,
qui vous embarrasse, mais pour laquelle
vous vous devez d’exprimer de la recon-
naissance. À ne pas confondre avec l’oime
(prononcez o-î-meh), qui traduit plutôt la
gêne de se sentir redevable à autrui.
Et l’émotion dénommée fago dans la
culture ifaluk, en Micronésie ? Le terme
englobe des traductions aussi larges
qu’« amour », « empathie », « compas-
sion », « tristesse » et « pitié ». Mais pour

N° 156 - Juillet-août 2023


celles et ceux qui ont eu le privilège de
partager la vie des Ifalukiens, cette émo-
tion est bien plus subtile : c’est la pitié
emplie de compassion ressentie envers
des personnes en souffrance dont on doit
s’occuper avec la conscience qu’on les
perdra un jour (comme un enfant ou un
proche atteint d’une maladie dégénéra-
tive). Mais attention, elle n’inclut pas
cette touche de ressentiment qui pour-
rait nous en faire vouloir à cet autre,
réduisant notre liberté et nous obligeant
à nous épuiser pour lui. Voyez-y plutôt
la reconnaissance de la vulnérabilité
humaine, de l’inévitabilité de la souf-
france, avec la conviction optimiste que
la sollicitude envers autrui peut en apai-
ser la morsure douloureuse.
Et la compersion ? Inutile d’ouvrir un
dictionnaire pour chercher la traduc-
tion, le terme existe déjà en français.
Cette émotion est l’inverse de la jalou-
sie : c’est la joie et l’excitation éprou-
vées à l’idée que votre partenaire
amoureux vive une attirance pour
autrui, ou qu’il ait un rapport sexuel
avec quelqu’un d’autre. Un mot forgé
dans les communautés soixante-hui-
tardes prônant l’amour libre et remis au
goût du jour par les personnes se récla-
mant du polyamour.
LES MOTS DÉFINISSENT
LE RESSENTI
Ces quelques exemples sont tirés du
dictionnaire des émotions de Tiffany
Watt Smith, chargée de recherche au
centre d’histoire des émotions de l’uni-
versité Queen Mary, à Londres. Une lec-
ture passionnante d’où ressort la richesse
des ressentis humains, une abondance
dont seul un langage élaboré et précis
N° 156 - Juillet-août 2023
67
peut rendre compte. De quoi augmenter
significativement votre intelligence
émotionnelle !
Vous objecterez peut-être que les
exemples précédents ne font pas partie
de ce que l’on ressent au quotidien.
Au-delà de ces sentiments complexes,
pensez-vous, l’important est de recon-
naître les émotions dites « fondamen-
tales » : la joie, la tristesse, la peur, la
colère, auxquelles s’ajoutent le dégoût et
la surprise. À la suite des travaux du
célèbre psychologue Paul Ekman et de
ses voyages dans les coins reculés de
notre planète, il semblerait que ces émo-
tions soient associées à des expressions
faciales innées et universelles. D’après
les chercheurs qui soutiennent cette
thèse, certaines mimiques seraient clai-
rement identifiables indépendamment
des cultures.
68 ÉCLAIRAGES L’envers du développement personnel
POUR DÉVELOPPER VOTRE QE, LISEZ DES ROMANS !
Mais cette vision est aujourd’hui
contestée avec force résultats empiriques,
notamment par la professeuse de psycho-
logie et neuroscientifique Lisa Feldman
Barrett, de l’université Northeastern, aux
États-Unis. Selon elle, toutes les émotions
sont construites à travers les interactions
avec autrui. L’idée centrale est que nos
sensations intéroceptives renseignent le
cerveau sur ce qui se passe dans notre
corps, mais qu’elles ne peuvent que se
traduire en affects, c’est-à-dire en qualité
plaisante ou déplaisante, avec plus ou
moins d’intensité (ou d’activation). Seul
le cortex est capable de catégoriser ce
maelstrom interne en émotions dis-
tinctes grâce au vocabulaire à disposi-
tion. C’est en ce sens que l’on peut com-
prendre la maxime, sinon énigmatique,
de La Rochefoucauld : « Il y a des gens
qui n’auraient jamais été amoureux s’ils
n’avaient jamais entendu parler de
l’amour. » Ce sont les mots qui per-
mettent de transformer les affects élé-
mentaires en expériences émotionnelles
complètes et complexes.
LE SILENCE DES ÉMOTIONS
L’intelligence émotionnelle se
construit donc sur la maîtrise d’un voca-
bulaire riche permettant de prendre
conscience de ses ressentis et de les com-
muniquer précisément, même ceux qui
paraissent élémentaires. Un autre champ
de recherche vient confirmer ce postu-
lat. Certaines personnes ont en effet de
grandes difficultés à mettre des mots sur
les émotions, autant les leurs que celles
des autres. Cette incapacité, appelée
« alexithymie », entraîne de nombreuses
conséquences fâcheuses bien documen-
tées à l’heure actuelle : empathie réduite
ou inexistante, explosions émotion-
nelles incontrôlées, difficultés à mémo-
riser et à se remémorer les événements
de la vie en lien avec des émotions, donc
à apprendre de ses erreurs, etc. Une
récente métaanalyse menée par Sandra
Reyno, du Centre des sciences de la
santé de Halifax, établit clairement les
liens entre déficience langagière et dif-
ficultés à gérer de façon constructive les
situations de la vie courante.
L’intelligence émotionnelle
se construit sur la maîtrise
d’un vocabulaire riche qui permet
de prendre conscience de ses
ressentis et de les communiquer
avec précision.
Des aptitudes langagières dévelop-
pées paraissent ainsi indispensables à la
maîtrise des émotions. Ironiquement, la
compréhension verbale est une des
dimensions de la mesure classique du QI
dans l’échelle de Wechsler. Si les habile- Bibliographie
tés de compréhension, de classification
et d’expression sont au cœur de la ges- Geneva Emotional
tion du ressenti et de son utilisation Competence Test
constructive, cela revient à dire qu’intel- (GECo) : https ://
ligence cognitive et intelligence émo- www.unige.ch/cisa/
tionnelle ont beaucoup plus en commun emotional-competence/
qu’on a pu le supposer. Et qu’un excellent home/research-tools/
moyen de développer cette dernière geco/
est… la lecture de romans, l’apprentis- L. F. Barrett, How
sage de nouveaux mots pour désigner Emotions are Made :
des ressentis et l’intérêt pour les lan- The Secret Life of the
gues étrangères. Brain, Pan Books, 2018.
D’ailleurs, rien ne vous empêche de T. Watt Smith,
façonner de nouveaux termes pour dési- Le Dictionnaire des
gner vos propres expériences émotion- émotions ou comment
nelles. Il m’arrive pour ma part de res- cultiver son intelligence
émotionnelle,
sentir de la « désérieption » : un élan de
Zulma, 2023.
frustration, à la fin d’un épisode d’une
série que j’apprécie, de devoir attendre S. M. Reyno et al.,
pour visionner la suite, doublé du soula- A meta-analytic study
examining the
gement de pouvoir échapper momenta-
relationship between
nément à son emprise addictive, mêlé alexithymia and
d’une touche de culpabilité d’y avoir dissociation in psychia-
consacré un temps qui aurait pu être tric and nonclinical
investi plus utilement ailleurs, avec populations, Research
quand même un certain contentement in Psychotherapy, 2020.
de l’avoir visionnée. £
N° 156 - Juillet-août 2023
 COMPLÉTEZ VOTRE COLLECTION
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Comment dépasser les injonctions contradictoires

ET RÉAGISSEZ

Comment le cerveau peut-il fabriquer plusieurs identités ?

TÉLÉTRAVAIL
Les avantages cachés des biais cognitifs

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Les clés de la psychologie pour un équilibre durable

NOUS TROMPE… OU
POUR NOTRE BIEN ! MULTIPLES LÂCHER-PRISE ? Les clés de la psychologie
Les avantages cachés Comment le cerveau Comment dépasser pour un équilibre durable
NOTRE CERVEAU NOUS TROMPE… POUR NOTRE BIEN !

peut-il fabriquer les injonctions

SELF-CONTROL OU LÂCHER-PRISE ?
des biais cognitifs

BIEN VIVRE EN TÉLÉTRAVAIL

contradictoires
PERSONNALITÉS MULTIPLES

plusieurs identités ?
HYPNOSE
AUX FRONTIÈRES
SOMMEIL DE LA CONSCIENCE
COMMENT
VAINCRE
LES PARALYSIES BIEN-ÊTRE NEURONES MIROIRS
MANIPULATION À QUOI SERVENT-ILS
NOCTURNES LES SECRETS DE LA COMMENT LE BONHEUR
PROPAGANDE RUSSE VIENT EN VIEILLISSANT VRAIMENT ?
BIEN-ÊTRE TÉLÉPATHIE
PRATIQUER ÉDUCATION ANXIÉTÉ
COMMENT LE CERVEAU SE QUAND LES MÉDIAS
LE « BON » TROMPE LUI-MÊME ! RENDENT MALADE
VAGABONDAGE RÉGULER DE PEUR
MENTAL SES ÉMOTIONS MOTIVATION
À L’ÉCOLE LA MÉTHODE SCIENTIFIQUE
POUR ALLER DE L’AVANT
PARENTALITÉ PLANÈTE
PSYCHOLOGIE LES « NUDGES », UN DOPAMINE
DU PARENT HÉLICOPTÈRE DANGER POUR LE CLIMAT ? L’INFLUENCEUSE
DU CERVEAU
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70 ÉCLAIRAGES Raison et déraison

NICOLAS GAUVRIT
Psychologue du développement
et enseignant-chercheur en sciences cognitives
à l’université de Lille.

Attention :
expert caméléon !
Sur des questions de santé publique, d’enseignement
ou de géostratégie, médias et politiques consultent

J
régulièrement des « experts » qui n’en sont pas.
Le problème : ces faux spécialistes reproduisent
à merveille les manières des vrais.

ournée ordinaire sur Twitter,
ce 29 avril 2023. Franck Ramus, direc-
teur de recherche au CNRS, partage les
derniers résultats d’une série d’études
à très grande échelle – portant sur des
centaines de milliers de personnes – sur
les individus à haut potentiel intellectuel
(HPI). Les analyses qu’il cite confirment
les métaanalyses (synthèses d’études)
déjà disponibles : une intelligence élevée
est généralement un atout dans la vie,
plus qu’un facteur de risque. Réponse
rogue de Marie-Pierre Rixain, diplômée
de l’Institut d’études politiques de
Toulouse et députée de l’Essonne : « Une
ou cinq études qui défendent [votre]
point de vue. Notre travail parlementaire
montre que les enfants HPI peuvent avoir
des parcours de vie douloureux en raison
de leur haut potentiel, qui nécessitent un
accompagnement. Il serait peut-être
temps de venir sur le terrain ? »
Autrement dit, la députée remettait
en question des dizaines d’études
scientifiques internationales portant sur
des groupes de centaines de milliers de
personnes étudiées, en leur opposant
son « travail parlementaire », arguant
bizarrement que les mesures réalisées
sur les individus HPI ne seraient pas des
mesures de terrain.
UNE SPÉCIALISTE AUTOPROCLAMÉE
Qu’avait-elle à opposer au consensus
scientifique ? Il y a quelques mois, le par-
lement entendait des « experts » du haut
potentiel. Étaient ainsi auditionnés une
blogueuse autiste et mère d’enfants HPI
ou encore une psychologue, spécialiste
autoproclamée des surdoués. Problème :
ceux qui sélectionnent ces experts présu-
més, ne l’étant pas eux-mêmes, fondent
leurs choix sur des critères douteux. C’est
ainsi que présidents d’associations,
auteurs à succès et vidéastes motivés
mais incompétents sur le sujet du jour se
retrouvent propulsés, devant un parterre
béat, au statut de professionnels des
questions sur lesquelles ils se plaisent à
broder. Les politiques, à l’instar de tout
novice, se voient contraints de s’appuyer
sur des indices d’expertises, faute de
connaissance. Écriture d’un livre et visi-
bilité médiatique, tendance à adopter un
air assuré, bagou et titres hors sujet ; tels
sont certains des critères qui les guident.
En fin de compte, fort peu de vrais spé-
cialistes se retrouvent sur la place, mais
les personnages choisis font illusion.
Paradoxalement, seul un expert peut
en identifier avec certitude un autre du
même domaine. Or on a précisément
besoin d’experts parce qu’on n’en est pas
un soi-même. De sorte qu’on en est
réduit à se fier à des « signes extérieurs »
de compétence. Mêmes s’ils sont en par-
tie valides, ceux-ci peuvent être imités
par des personnes de mauvaise foi ou
aveuglées par une image d’elles-mêmes
exagérément flatteuse.
L’identification naïve de l’expertise
intéresse des chercheurs en sciences

N° 156 - Juillet-août 2023


Longueur et complexité
des phrases, ton impersonnel :
les caractéristiques des avis
d’experts sont faciles à imiter
par les pseudospécialistes.
humaines, parce qu’il s’agit d’une ques-
tion de société cruciale, comme l’illustre
hélas la députée de l’Essonne. C’est ainsi
que Catalina Toma et Jonathan d’Angelo,
de l’université de Madison-Wisconsin, ont
étudié comment des internautes estiment
les compétences des rédacteurs ano-
nymes de conseils médicaux. Plusieurs
sites, tel MedHelp, permettent à qui-
conque de poser des questions médicales
sur un forum. Lorsqu’une réponse arrive,
elle peut être anonyme. Difficile de savoir
si l’on a affaire à un professionnel de
© Future Vision/Adobe Stock
santé ou à quelqu’un qui n’a aucune
expertise particulière !
Les auteurs de l’étude remarquent que
des indices valides, comme l’existence de
sources externes, des références scienti-
fiques ou des données statistiques, n’ont
Bibliographie
C. L. Toma
et J. D. D’Angelo, Tell-
tale words : Linguistic
cues used to infer the
expertise of online
medical advice, Journal
of Language and Social
Psychology, 2015.
S. Dieguez et N. Gauvrit,
L’Expertise sans peine,
Elliott, 2023.
https ://twitter.
com/RixainMP/
status/1652384687
652851713?s=20
N° 156 - Juillet-août 2023
71
finalement que peu d’influence sur la per-
ception des internautes. En revanche, le
style des réponses est déterminant. Un
corpus de 120 messages réels a ainsi été
proposé à un panel de 361 étudiants qui
devaient juger à quel point ils reflétaient
ou non un certain degré d’expertise médi-
cale. Les chercheurs ont ainsi révélé les
indices langagiers donnant une impres-
sion de sérieux.
LES TRUCS QUI « FONT SÉRIEUX »
Trois critères linguistiques semblent
particulièrement importants. La longueur
de la réponse d’abord. Les réponses les
plus copieuses sont considérées comme
preuve d’une plus grande compétence. La
distanciation ensuite : les réponses expri-
mant peu d’anxiété et usant rarement de
phrases à la première personne donnent
un air professionnel. La complexité enfin.
Les textes contenant des mots longs
(médicaux ou non) sont jugés plus fiables.
Ces critères sont-ils totalement
absurdes ? Pas vraiment, car en étudiant
les messages des professionnels de santé
et des personnes sans compétence dans
ce domaine, on retrouve des indices qui
vont dans le même sens. Les spécialistes
font effectivement des réponses plus
déployées, utilisent des mots plus longs
dans un langage qui révèle une certaine
distanciation. Pas totalement irration-
nels, ces indices sont pourtant potentiel-
lement trompeurs, puisque faciles à imi-
ter, et certains – parce qu’ils surestiment
leurs compétences ou cyniquement – en
viennent à les mimer, trompant ainsi le
public… ou les parlementaires.
Pour limiter les erreurs d’évaluation
de l’expertise, apprendre à s’orienter vers
des indices plus pertinents et moins aisés
à contrefaire est une piste prometteuse.
Par exemple, en matière scientifique, la
publication d’un article de recherche dans
une revue à comité de lecture est plus
significative que la publication d’un livre
– le livre est jugé sur son potentiel de ren-
tabilité, l’article sur sa qualité informative
et la valeur de son argumentation. Une
réalité toute simple que les parlemen-
taires ignorent souvent. £
72 VIE QUOTIDIENNE
p.78 Faut-il encore apprendre ? p. 82 La question du mois p. 84 Canicule : comment éviter la surchauffe du cerveau

Quand l’oubli
fait du bien

N° 156 - Juillet-août 2023

 73

Par Hannah Schultheiß, journaliste scientifique

et titulaire d’un master en psychologie.

Effacer de sa mémoire des souvenirs pénibles

ou traumatisants ? Des expériences récentes
suggèrent que c’est possible. Et que les effets
sur le psychisme sont parfois bénéfiques.

EN BREF
£ Il est possible de
refouler volontairement
des souvenirs, qui
deviennent alors plus
difficiles à évoquer et
dont la trace s’estompe
dans le cerveau.
£ Cette capacité varie
selon les individus
et leur vécu, et semble
s’améliorer avec
© GoodStudio/Shutterstock
P erdre le fil lors d’une conférence,
trébucher et s’écrouler lors d’un premier ren-
dez-vous amoureux, envoyer un courriel intime
à toute la liste de diffusion de son entreprise…
Certains faits embarrassants se rappellent de
façon tenace à notre mémoire, au point de nous
gêner même des décennies plus tard. Sans par-
ler des expériences violentes ou dangereuses, qui
nous marquent généralement encore davantage,
au point qu’un bruit anodin ou une simple odeur
suffisent parfois à en raviver le souvenir. Qui n’a
rêvé de les oublier ? Est-ce possible ? Et forcé-
ment souhaitable ?

l’entraînement. De nombreuses études ont montré que, oui,

£ Certains travaux
suggèrent qu’elle
protège contre le stress
post-traumatique
et la dépression.
supprimer des souvenirs est possible. En s’effor-
çant systématiquement de les empêcher de reve-
nir à la conscience, on les rend progressivement
plus difficiles à récupérer. Et plus on évite d’y
penser, plus on les oublie.

N° 156 - Juillet-août 2023

74 VIE QUOTIDIENNE Neurosciences
QUAND L’OUBLI FAIT DU BIEN
Mais comment procéder, concrètement ? Pour
le comprendre, il faut se plonger dans le fonction-
nement de la mémoire. Chaque souvenir est
constitué d’un schéma d’activité spécifique dans
le cerveau. Une zone appelée « hippocampe » joue
un rôle décisif dans le stockage et le rappel de ce
schéma neuronal, dont elle prend une sorte de
photographie instantanée lors de sa création. Plus
tard, quand nous repensons à l’événement mémo-
risé, le cerveau déroule à nouveau l’activité asso-
ciée à partir de l’hippocampe. En conséquence,
nous nous souvenons.
Pour empêcher un souvenir de remonter à la
conscience, il faut perturber ce processus.
Probablement par un mécanisme d’inhibition,
estime Michael Anderson, professeur de neuros-
ciences à l’université de Cambridge. C’est un peu
comme lorsque vous approchez votre main
d’une casserole, que vous comprenez qu’elle est
brûlante et que vous suspendez votre geste. Le
cortex préfrontal dorsolatéral, qui joue un rôle
central dans la planification de l’action, réfrène
alors le cortex moteur, responsable de la com-
mande du mouvement.
« On peut supposer que le mécanisme est simi-
laire lorsque nous réprimons un souvenir »,
explique Michael Anderson. Sauf que, dans ce cas,
c’est l’hippocampe que le cortex préfrontal inhibe,
comme son équipe l’a montré en 2022 (voir la
figure page ci-contre). Dans cette étude, les 24 par-
ticipants apprenaient à associer deux mots diffé-
rents, puis on leur en présentait un à nouveau en
leur demandant soit de retrouver l’autre mot de la
paire, soit de réprimer l’association ; en parallèle,
leur activité cérébrale était mesurée.
QUE DEVIENT
LE SOUVENIR RÉPRIMÉ ?
Il est donc possible d’empêcher le rappel
d’un souvenir de façon consciente et volontaire
– dans la pratique, nous le faisons probable-
ment très souvent sans même nous en rendre
compte. Reste une question : la trace mémo-
rielle finit-elle par s’effacer dans le cerveau, ou
est-ce seulement son rappel qui est bloqué ?
C’est ce qu’ont examiné Ann-Kristin Meyer et
Roland Benoit, de l’institut Max-Planck pour les
sciences cognitives et neurologiques, à Leipzig,
dans une étude publiée en 2022. Ils ont d’abord
demandé aux participants de mémoriser des
paires d’images – par exemple une scène d’inon-
dation catastrophique accompagnée de l’image
neutre d’une botte en caoutchouc –, qu’ils leur
ont présentées à plusieurs reprises. Grâce à
l’imagerie par résonance magnétique fonction-
nelle (IRMf), ils ont observé qu’un large réseau
d’aires cérébrales s’activait alors, notamment
dans le cortex parahippocampique, une région
impliquée dans la mémorisation et la reconnais-
sance des objets.
Dans la seconde partie de l’expérience, les
participants ne voyaient plus que l’image neutre
(la botte en caoutchouc) et devaient se rappeler
la scène associée (l’inondation). Comme prévu,
leur cortex parahippocampique et d’autres zones
de leur cerveau ont alors présenté le même
schéma d’activité que lors du visionnage de la
scène. En revanche, quand ils ont reçu l’instruc-
tion d’inhiber délibérément le rappel de l’image
associée, leur activité cérébrale est devenue très
différente de ce schéma. Et ce dernier n’est pas
réapparu ultérieurement, lorsqu’on leur a
demandé de se remémorer les scènes précédem-
ment réprimées. « La trace mnésique semble avoir
été perdue ou du moins s’être estompée », conclut
Roland Benoit.
FRAGILISATION
DE LA TRACE MNÉSIQUE
Michael Anderson estime également que la
répression des souvenirs ne fait pas que compli-
quer leur rappel : elle les rend probablement
aussi moins vifs et moins stressants. « Lors d’une
expérience, nous avons présenté à des volon-
taires des images très désagréables et observé
leur réaction en mesurant leur conductivité cuta-
née et leur rythme cardiaque », explique le neu-
roscientifique. Les participants ont ensuite tenté
de réprimer le rappel de ces images, puis d’y
penser de nouveau, tandis que ces valeurs
Comme dans la plupart
des domaines, plus vous
vous exercez à réprimer
des souvenirs, plus vous
parviendrez à le faire
efficacement.
Michael Anderson, neuroscientifique
N° 156 - Juillet-août 2023

physiologiques, qui permettent de quantifier le
niveau de stress, étaient toujours mesurées.
L’analyse a révélé que la remémoration des
images provoquait un niveau de stress moins
intense quand les participants étaient préalable-
ment passés par une phase d’inhibition.
Selon les recherches, tout le monde n’a pas
la même capacité à réprimer ses souvenirs. La
facilité avec laquelle on parvient à mettre de
côté des images et des pensées indésirables
semble être liée au vécu : ceux qui ont déjà subi
plusieurs traumatismes s’en sortent mieux que
ceux qui ont été relativement préservés, comme
l’ont montré Michael Anderson et Justin Hulbert,
du Bard College de New York. « C’est pourquoi
© Marie Marty/d’après D. Apšvalka et al., Dynamic targeting enables domain-general inhibitory control over action and thought by the prefrontal cortex, Nature Communications, 2022.
nous supposons qu’il est possible d’exercer cette
capacité, conclut le premier. Comme dans la plu-
part des domaines, plus vous pratiquez, plus
vous vous améliorez. »
Mais qu’en est-il des maladies psychiques
comme le trouble de stress post-traumatique
(PTSD en anglais) ou la dépression, caractérisées
par l’irruption incessante d’images et de scènes
négatives dans l’esprit des patients ? La capacité
à refouler des contenus mnésiques est-elle moins
bonne chez ces personnes ? C’est ce qu’ont exa-
miné Roland Benoit et quelques collègues dans
une métaanalyse publiée en 2020, qui synthéti-
sait les résultats de 25 études. Conclusion : « Les
personnes les plus anxieuses ou les plus dépri-
mées peinent généralement davantage à refouler
leurs souvenirs », explique le chercheur. Et plus
elles ont du mal à le faire, plus elles ont tendance
à ruminer et à s’enfermer dans des spirales de
pensées négatives.
LA CAPACITÉ À OUBLIER,
SIGNE D’UN PSYCHISME SAIN
La capacité à oublier certains souvenirs et à
mettre de côté des pensées et des images obsé-
dantes est donc probablement un signe de bonne
santé psychique. Le sens de la causalité reste tou-
tefois à déterminer, explique Roland Benoit :
« Est-ce la mauvaise capacité à refouler des sou-
venirs négatifs qui fait tomber malade, ou est-ce
la maladie qui entrave cette capacité ? »
Les deux sont envisageables. Si certains
peinent tout particulièrement à inhiber leurs
souvenirs difficiles, cela expliquerait pourquoi
ils développent un trouble de stress post-
traumatique après avoir vécu des événements
atroces, là où d’autres parviennent à les surmon-
ter. C’est l’hy pothèse émise par Pierre
Gagnepain, de l’université de Caen-Normandie.
Dans une étude publiée en 2020, ce chercheur
a analysé les capacités d’inhibition et l’activité
75
Bloque
les actions
Cortex
moteur
Cortex
Hippocampe préfrontal
Bloque
les pensées
Lorsque nous interrompons une action ou une pensée avant sa réalisation,
nous mobilisons notre cortex préfrontal latéral, comme l’a montré l’équipe
du neuroscientifique américain Michael Anderson en 2022. Cette région
est en effet capable d’inhiber l’activité du cortex moteur ou de l’hippocampe,
respectivement impliqués dans les commandes motrices et la mémoire.
cérébrale de volontaires ayant survécu aux
attentats terroristes de 2015 à Paris. Résultat :
les participants atteints d’un trouble de stress
post-traumatique parvenaient moins bien à
réprimer des souvenirs que ceux qui n’en souf-
fraient pas. Les communications étaient en
outre dégradées entre les régions cérébrales de
la mémoire et du contrôle cognitif chez les res-
capés traumatisés. Peut-être leur trouble résulte-
t-il d’une altération du système de contrôle neu-
ronal qui inhibe normalement le contenu de la
mémoire, concluent les scientifiques.
D’une manière ou d’une autre, s’entraîner à
réprimer des souvenirs pourrait bénéficier à la
santé mentale, estime Michael Anderson. C’est en
tout cas une piste thérapeutique intéressante.
Pour autant, certains sont réfractaires à l’idée
d’utiliser l’oubli ciblé des souvenirs négatifs pour
soigner. En particulier Rupert Martin, psychana-
lyste et psychothérapeute, pour qui cet oubli ne
ferait que nous empêcher d’accéder aux souve-
nirs, sans les détruire totalement : « Tout ce qui
est présent dans le monde psychique reste là,
affirme-t-il. Ce que nous pensons avoir oublié ne
fait que disparaître de notre conscience, mais on
ne peut pas s’en débarrasser. » Les souvenirs
réprimés auraient en effet un poids diffus et mal
cerné, selon le psychanalyste : « Ils nous
influencent sans que l’on s’en rende compte. On
N° 156 - Juillet-août 2023
76
ignore alors par quoi on est déterminé. » De façon
générale, les thérapeutes qui travaillent avec des
approches psychodynamiques se concentrent
souvent sur la mise en évidence de conflits refou-
lés chez leurs patients.
Toutefois, c’est loin d’être toujours la clé de la
guérison, explique le psychiatre et psychothéra-
peute Jan Kalbitzer. Selon lui, il existe une idée
fausse très répandue, à savoir qu’une expérience
traumatisante se cache derrière de multiples dif-
ficultés – complexe d’infériorité, problèmes phy-
siques, etc. – et qu’il suffit de la débusquer pour
s’en débarrasser : la remémoration de cette expé-
rience, avec l’explosion d’émotions qui l’accom-
pagne, déclencherait une sorte de libération.
Problème : « Ce n’est généralement pas le cas. Car,
d’une part, les souvenirs du passé sont rarement
objectifs. La plupart du temps, ils sont déformés
et changent constamment. » Et, d’autre part, il est
certes parfois nécessaire de se confronter
consciemment à des événements passés, mais
cela ne résout pas automatiquement tous les pro-
blèmes pour autant.
REVIVRE OU REFOULER ?
Finalement, l’approche qui fonctionne le
mieux varie d’une personne à l’autre. « Chacun
est plus ou moins doué pour repousser les
VIE QUOTIDIENNE Neurosciences
QUAND L’OUBLI FAIT DU BIEN
S’il est déconseillé de chercher
à oublier systématiquement
tout ce qui n’est pas agréable,
ressasser en permanence
ses souvenirs douloureux
n’est pas sain non plus.
émotions négatives, et plus ou moins intéressé Bibliographie
à l’idée de s’y confronter. C’est normal et parfois
très sain », explique Jan Kalbitzer. Cela vaut éga- D. Apšvalka et al.,
lement pour les expériences difficiles de l’en- Dynamic targeting
fance : « Ce n’est pas parce que quelqu’un a eu enables domaingeneral
une enfance et une adolescence difficiles qu’il inhibitory control over
doit se sentir mal une deuxième fois. S’il a bien action and thought
refoulé ces expériences, il peut en rester là. La by the prefrontal
question est toutefois la suivante : l’enfance cortex, Nature
Communications, 2022.
pose-t-elle encore problème dans la vie de cette
personne ? » C’est dans ce dernier cas qu’il faut A. K. Meyer et R. G. Benoit,
y regarder de plus près. Il arrive par exemple Suppression weakens
qu’une phobie sociale se développe à partir d’ex- unwanted memories via
a sustained reduction
périences de harcèlement précoces : le patient
of neural reactivation,
risque alors d’éviter systématiquement les autres eLife, 2022.
ou d’adopter d’autres stratégies d’adaptation
D. F. Stramaccia,
malsaines, avec à la clé une forme d’épuisement
Memory suppression
psychique, estime le psychiatre. and its deficiency in
« Nombre d’expériences négatives que nous psychological disorders,
vivons deviennent une part de nous-mêmes, Journal of Experimental
déclare le neuroscientifique Roland Benoit. Ni Psychology : General, 2021.
mes collègues ni moi ne conseillerions donc M. C. Anderson et al.,
d’oublier systématiquement tout ce qui n’est pas
© Brialinas/Shutterstock
Suppressing
agréable. » Mais ressasser en permanence ses unwanted memories,
souvenirs douloureux n’est vraiment pas sain Current Directions
non plus. Les recherches actuelles le montrent in Psychological
clairement. Et dans de telles situations, oublier Science, 2009.
s’avère souvent salutaire. £
N° 156 - Juillet-août 2023
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78 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

Faut-il encore
apprendre ?
(puisque les IA arrivent…)
Face au déferlement de prouesses des IA qui permettent
de répondre à toute question en appuyant sur un bouton,
pourquoi encore apprendre ? Un élément de réponse
nous vient des arts martiaux japonais.

A u Japon, le kyudo
est la voie de l’arc, « l’art chevaleresque
du tir à l’arc », selon le livre éponyme du
philosophe allemand Eugen Herrigel et
de l’érudit japonais spécialiste du zen
Daisetz Suzuki, qui popularisa la disci-
l’avenir de l’école et sur l’importance de
l’attention. Celle-ci concerne une séance
d’entraînement dirigée par un grand
maître japonais, qui – mécontent –
avait tendu à l’un de ses élèves une cible
en lui demandant de la percer plusieurs
on tire qui importe, et non le résultat de
ce tir (qui intéresse plus le kyujitsu).

pline. On y retrouve donc le suffixe -do,
qui signifie « la voie », dans le sens d’un
sentier qui mène à une forme d’accom-
plissement de soi, tout comme dans le
judo, l’aïkido ou le kendo. En m’entrete-
nant un jour avec Charles-Louis Oriou,
président de la Fédération française de
kyudo, j’ai appris l’anecdote suivante,
qui en dit long sur cette discipline et qui
m’inspire certaines réf lexions sur
fois de suite avec une flèche, comme
pour se défouler. Après que l’élève, un
peu perplexe, se fut exécuté, le maître
prit la parole devant tout son groupe et
expliqua : « Si vous êtes venus pour faire
des trous dans la cible, alors je vous
conseille de vous y prendre comme ceci,
car c’est beaucoup plus facile ! » Le mes-
sage était on ne peut plus clair : au
kyudo, c’est l’état d’esprit dans lequel
LE BUT ET LE CHEMIN
Que vient faire cette anecdote dans
une chronique consacrée à l’apprentis-
sage ? Elle me semble indiquer une pos-
sible sortie de la crise de sens inévitable
dans laquelle l’avènement des IA généra-
tives va plonger l’école sans tarder (ainsi
que l’humanité en général) : la crise du
« à quoi bon ». À quoi bon apprendre à
faire de la musique quand on peut d’un
clic produire un morceau dans n’importe
quel genre musical, en reprenant le style
de n’importe quel artiste ? À quoi bon

N° 156 - Juillet-août 2023

 79

apprendre à dessiner quand on peut

demander à l’IA de « créer » toutes sortes
de peintures à partir d’une simple des-
cription ? En répétant cette interrogation
dans presque tous les domaines, et en
considérant non pas les performances
actuelles de l’IA, mais celles qu’il est pos-
sible d’anticiper dans dix ou vingt ans, on
comprend aisément que la valeur ajoutée
apportée par l’être humain, par rapport
à une machine, va un jour ou l’autre
s’estomper dans beaucoup de domaines.
C’est une énième révolution coperni-
cienne – il s’en produit une à chaque fois
que l’être humain se trouve dégagé bru-
talement d’un piédestal central qu’il pen-
sait occuper –, mais cette fois appliquée
à la valeur et à l’intérêt de ce que nous
sommes capables de produire. Dans ce
contexte prochain, il va devenir extrême-
ment difficile de motiver les élèves à
apprendre la plus grande partie des com-
pétences et connaissances qui les
occupent actuellement dans les classes.
Nous faisons face à une forme de démul-
tiplication d’un phénomène amorcé
avec des outils comme Wikipédia, ou
les traducteurs et les correcteurs ortho-
graphiques, mais cette fois étendu bien
au-delà du savoir, vers le savoir-faire.
Impossible de leurrer longtemps un cer-
veau en quête permanente d’optimisa-
tion de son rapport bénéfice/coût
(maximiser ce qu’on obtient en minimi-
sant l’effort consenti, ce qui est une
bonne stratégie pour survivre et perpé-
tuer son espèce).

UN ENJEU : ÉVITER
LA DÉMOBILISATION DES ÉLÈVES
On peut donc dès à présent prévoir
une chute d’engagement des élèves dans
l’apprentissage en général, à l’exception
de quelques niches inaccessibles à l’IA,
© Suzanne Tucker/Shutterstock

de la même façon que l’on pouvait anti-

ciper la chute des capacités de maintien
de l’attention avec la multiplication des
contenus et des sources de stimulations
numériques (une attention limitée divi-
sée par plus de contenus égale moins
d’attention pour chacun, fatalement).

N° 156 - Juillet-août 2023

80
FAUT-IL ENCORE APPRENDRE ? (PUISQUE LES IA ARRIVENT...)
Allons-nous dans le mur ? Cer-
tainement… à moins de prendre très au
sérieux l’enseignement de ce maître de
kyudo : on est capable de fabriquer des
systèmes de guidage électroniques pour
aider à mettre la flèche dans la cible à
chaque fois, ou même de fabriquer des
robots qui tirent parfaitement droit, mais
ce ne sera plus du kyudo, car ce qui donne
de la valeur au tir, c’est l’état d’esprit dans
lequel il est réalisé. S’il est bien une capa-
cité de l’être humain qu’une machine ne
sera jamais en mesure de reproduire, c’est
celle de réaliser quelque chose dans un
certain état d’esprit – un authentique état
de concentration – avec le ressenti subjec-
tif et expérientiel associé (ce que cela
« fait » d’être bien concentré). Même si une
machine parvient à le développer, vous ne
pourrez en faire l’expérience qu’en exécu-
tant le geste vous-même. La cérémonie du
thé – ocha – a survécu à l’avènement des
distributeurs de boissons, qui préparent le
thé beaucoup plus vite et sans effort, car
ce n’est pas le thé en lui-même qui compte,
mais l’état d’attention de la personne qui
l’a préparé. C’est ce qui lui donne sa
valeur, une valeur qu’aucune machine
n’est capable de reproduire.
COMMENT TRAVAILLER
SON « ÉTAT D’ESPRIT » ?
Donc, bonne nouvelle : nous pou-
vons déjà anticiper une voie de sortie à
cette grave crise existentielle avant
même qu’elle ne se soit généralisée.
Mais cela ne veut pas dire pour autant
que rien ne doive être fait dès mainte-
nant : il va falloir très concrètement
mettre un accent particulier à l’école
sur l’état d’attention dans lequel les
élèves réalisent ce qu’on leur demande
de faire – et être capable d’évaluer cet
état d’attention ! Ce n’est pas facile, loin
de là, mais ici encore, inspirons-nous du
kyudo, qui propose un système d’exa-
mens et même des compétitions, où est
spécialement évalué l’état d’esprit d’un
tir par un observateur expérimenté qui
apprécie la fluidité des gestes, l’exis-
tence de pauses en utilisant sa propre
VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
La cérémonie du thé, l’« ocha »,
a survécu à l’avènement
des distributeurs de boissons,
qui préparent le thé beaucoup
plus vite et sans effort, car ce
n’est pas le thé en lui-même qui
compte, mais l’état d’attention
de la personne qui l’a préparé.
expérience du kyudo pour se « projeter »
dans la posture mentale de l’autre,
exactement comme une personne qui a
l’habitude du stress sait reconnaître
immédiatement qu’une autre personne
est stressée. Par ailleurs, la venue de
l’IA ne changera pas forcément ce que
les élèves feront à l’école, mais la façon
dont ils le feront (à part l’ajout d’une
forme d’éducation de l’attention), donc,
globalement, les concepteurs des pro-
grammes scolaires pourront continuer,
si cela leur chante, à faire apprendre à
nos enfants toutes sortes de choses
qu’une machine fera mille fois plus rapi-
dement (ne serait-ce que pour assurer
une culture commune transgénération-
nelle, etc.). L’essentiel sera de cesser de
penser uniquement en termes de flèche
dans la cible pour donner dès le plus
jeune âge une place centrale à la ques-
tion de l’état d’attention dans lequel Bibliographie
travaille chaque élève – avec une
concentration douce et posée. Et le reste E. Herrigel
suivra naturellement, car j’oubliais de et D. T. Suzuki,
vous le dire : on est aussi plus efficace Le Zen dans l’art
quand on est bien concentré… eh oui, chevaleresque du tir
les grands maîtres de kyudo mettent à l’arc, Dervy, 2016.
leurs flèches dans la cible ! £
N° 156 - Juillet-août 2023
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82 VIE QUOTIDIENNE La question du mois
Pourquoi a-t-on
parfois un mot sur
le bout de la langue ?
L e chemin qui conduit de la pensée
aux mots n’est pas toujours sans
embûches, et un lapsus est vite arrivé !
On se souviendra notamment de
quelques sorties mémorables d’hommes
et de femmes politiques… Le mot « fel-
lation » prononcé par Rachida Dati lors
d’un discours sur « l’inflation », « le gaz
de schiste » devenu « gaz de shit » dans
la bouche de François Fillon, Brice
Hortefeux évoquant le fichier des
« empreintes génitales » au lieu des
« empreintes génétiques ».
Mais s’il nous arrive de buter sur la
prononciation d’un mot, de le rempla-
cer par un autre, voire de déformer
totalement l’idée que l’on souhaitait
exprimer, c’est parfois le mot lui-même
qui fait défaut. Et lorsque nous savons
exactement ce que nous voulons dire,
sans pouvoir nous rappeler le terme
correspondant, nous l’avons « sur le
bout de la langue ».
LA STRUCTURE DU LEXIQUE MENTAL
La sensation du « mot sur le bout de
la langue » se produit souvent avec les
noms propres. Mettons que vous soyez
pratiquement certain que le nom de
LA RÉPONSE DE
JOHANNES GERWIEN
Psycholinguiste à l’université
de Heidelberg, en Allemagne.
notre voisine contient deux syllabes et
commence par un B. Et que, au-delà de
cette certitude, ce soit le trou noir. Le
plus agaçant est la sensation que le mot
va incessamment nous venir aux lèvres.
Comment expliquer cette amnésie
passagère ?
Pour le comprendre, il faut faire
appel au concept de « lexique mental ».
Il s’agit d’une partie de notre mémoire
à long terme qui contient nos connais-
sances linguistiques, et qui se structure
en différents niveaux. Le premier est le
niveau phonologique : il représente la
forme sonore du mot, sa décomposition
en syllabes et la possibilité de l’articu-
ler. Le second est le niveau morphosyn-
taxique : il renferme la signification du
mot et la possibilité de le combiner à
d’autres. Le troisième est le niveau des
concepts. Ces derniers sont reliés par
des sortes de « nœuds » à d’autres élé-
ments de connaissance que nous avons
retenus – dont des images, odeurs, sen-
sations auditives, émotions et mots.
Pour reprendre l’exemple ci-dessus,
c’est dans cette structure que sont stoc-
kées toutes les caractéristiques que
nous prêtons à notre voisine, ce qui
N° 156 - Juillet-août 2023
forme la représentation de la voisine
(son concept) dans notre esprit. Or,
pour traduire une pensée en mots, il
faut d’abord activer le concept en ques-
tion. Commence alors la recherche
d’entrées dans le lexique mental dont la
signification (sens et relation avec
d’autres mots) correspond au concept.
Enfin, il faut récupérer les informations
phonologiques du type « comment s’ap-
pelle la voisine, déjà ? ».
PANNE PHONOLOGIQUE
OU MORPHOSYNTAXIQUE ?
Ici, le simple fait de se souvenir qu’il
s’agit de notre voisine indique que l’ac-
cès au niveau morphosyntaxique fonc-
tionne bien, et que l’on peut remonter
du niveau des concepts vers le niveau
de la signification du mot. En effet, cela
démontre que nous nous rappelons à la
fois le genre du mot « voisine » et sa
signification. Reste à remonter à sa
forme phonologique.
Or des expériences menées dans des
laboratoires de linguistique ont montré
qu’un indice de nature phonologique,
sous la forme d’un mot de sonorité voi-
sine (par exemple le mot « allonger » si

la voisine s’appelle madame Boulanger),
aide davantage à débloquer la situation
qu’un terme dont la similarité se situe
au niveau du sens (comme le mot
« pâtissier »). Ce qui indique que le pro-
blème se situe au niveau phonologique,
et non morphosyntaxique.
Toutefois, dans environ un tiers des
cas de « mot sur le bout de la langue »,
les sujets ont du mal à déterminer le
genre du mot recherché. Dans ce cas, le
problème se situe donc aussi bien au
niveau morphosyntaxique que phonolo-
gique. Pris dans leur ensemble, ces
résultats indiquent ainsi que cette sen-
sation irritante peut, selon les cas,
résulter d’un ou de plusieurs dysfonc-
tionnements à différents niveaux ! Ce
qui explique que nous ayons parfois le
sentiment de savoir avec quelle sonorité
le mot rime ou sur quelle syllabe porte
l’accent, avant même d’avoir reconsti-
tué sa forme phonologique complète.
Malheureusement, il n’existe pas de
technique infaillible pour lutter contre
cette frustrante sensation et nous
n’avons généralement pas d’expert à
disposition dans la vie quotidienne
pour nous donner des conseils en cas
83
Pour retrouver un mot, il faut
passer du concept au sens,
puis du sens à la forme du mot :
le processus peut s’enrayer
à différentes étapes !
d’oubli. Personnellement, j’essaie de
prononcer à haute voix tous les mots
que je peux exclure. Cela permet la plu-
part du temps de les éliminer mentale-
Bibliographie
ment. Mais c’est loin de fonctionner à
tous les coups.
A. S. Meyer et
Quoi qu’il en soit, la prochaine fois
K. Bock, The tip-of-the-
que vous aurez un mot sur le bout de la tongue phenomenon :
langue, rassurez-vous : c’est tout à fait Blocking or partial
normal ! Ce phénomène existe dans activation ? Memory
toutes les langues du monde. Et si les and Cognition, 1992.
personnes âgées en font l’expérience un A. S. Brown, A review
peu plus souvent que les jeunes, ces der- of the tip-of-the-
niers ne sont pas épargnés pour autant. tongue experience,
Selon certaines estimations, nous Psychological
aurions en effet ce genre de problème Bulletin, 1991.
en moyenne une fois par semaine… £
N° 156 - Juillet-août 2023
 84 VIE QUOTIDIENNE Neurophysiologie

Canicule
Comment éviter
la surchauffe du cerveau
Jour de canicule : on transpire, on rougit et on se sent
tout groggy, voire confus, souvent incapable
de travailler. De fortes chaleurs nuisent
à nos performances non seulement physiques, mais
aussi mentales. Pourquoi ? Et comment s’en prémunir ?

Par Pieter Vancamp, neurobiologiste et chercheur

en physiologie à l’Inrae de Nantes.

EN BREF
£ Le changement
climatique provoque
des vagues de chaleur
plus longues et plus
fréquentes, qui
menacent nos capacités
physiques et mentales.
£ Le corps humain
sait gérer les chaleurs
extrêmes – un certain
temps – grâce à des
réactions appropriées
commandées par
le système nerveux
autonome.
£ Mais ce dernier a ses
limites, en particulier
chez les personnes
© Monika Wisniewska/Shutterstock

vulnérables, âgées
ou malades.
£ Confusion, baisse
de productivité au travail,
maux de tête sont
les premiers symptômes
d’un coup de chaud
au cerveau ; il faut
alors réagir vite.

N° 156 - Juillet-août 2023

 85

N° 156 - Juillet-août 2023

86 VIE QUOTIDIENNE Neurophysiologie
I
CANICULE : COMMENT ÉVITER LA SURCHAUFFE DU CERVEAU
l fait chaud, de plus en plus souvent
et longtemps, et cela ne va pas aller en s’arran-
geant… Les derniers chiffres de l’Agence euro-
péenne pour l’environnement sont sans équi-
voque : le changement climatique d’origine
humaine a déjà provoqué une augmentation de la
température moyenne de près de 2 °C en Europe
par rapport à la période de référence préindus-
trielle de 1850-1899. Une évolution qui s’accom-
pagne de phénomènes météorologiques de plus en
plus extrêmes. Selon le dernier rapport du Giec,
les mois d’été les plus chauds que l’on connaît
aujourd’hui seront les plus froids pour la prochaine
génération. Les prévisions tenant compte des scé-
narios les plus pessimistes indiquent que certaines
régions françaises devront faire face à quatre à six
canicules par an d’ici à 2050. Des épisodes de forte
chaleur qui seront de plus en plus longs et de plus
en plus intenses…
Or, chacun de nous l’a un jour vécu, quand il
fait trop chaud trop longtemps, on transpire,
certes, mais on se sent aussi confus, incapable de
réfléchir, de prendre une décision, de travailler. Ou
bien on a mal à la tête, parfois jusqu’à l’évanouis-
sement. C’est un coup de chaud sur les neurones.
Comment une vague de chaleur compromet-elle le
fonctionnement de l’organisme et du cerveau ?
Comment réagir à cette menace ? Les réponses à
ces questions cruciales nous aideront à faire face
aux chaleurs extrêmes qui rythmeront notre futur.
L’HYPOTHALAMUS, THERMOSTAT DU CORPS
L’homme est un animal endothermique.
C’est-à-dire que son organisme produit de la cha-
leur de façon autonome, en continu, et régule sa
propre température afin de la maintenir
constante. Ainsi, la température au cœur d’un
corps en bonne santé est de 36,8 °C. Selon le
sexe, l’âge, le poids ou même l’heure de la jour-
née, cette température dite « centrale » oscille
toutefois de quelques dixièmes de degrés autour
de cette valeur, mais ne s’en éloigne jamais beau-
coup. La chaleur du corps provient du métabo-
lisme, à savoir de l’activité de l’ensemble de nos
cellules, dont le rendement est bien inférieur à
100 % (d’où un dégagement de chaleur). Mais
cette température optimale est primordiale
pour que nos petites usines de graisses, de pro-
téines et d’enzymes, qui assurent les réactions
Les mots-clés
« antisurchauffe »
Homéostasie
C’est la capacité d’un
organisme à conserver
son « intérieur »
constant, à savoir
des paramètres
physiologiques,
comme la température
et la pression artérielle,
quelles que soient les
conditions extérieures.
Hypothalamus
C’est une région
à la base du cerveau
qui fonctionne comme
un point de relais entre
le corps et le cerveau,
et contrôle des fonctions
vitales essentielles,
comme le métabolisme,
la reproduction, la faim,
la soif et le sommeil.
Notamment en
détectant et produisant
de nombreuses
hormones.
Système nerveux
autonome
C’est la partie
du système nerveux
qui contrôle de façon
automatique et non
consciente les organes
et les fonctions vitales
de notre corps, comme
les rythmes cardiaques
et respiratoires, et
maintient l’homéostasie.
L’hypothalamus régule
le système nerveux
autonome.
Thermotolérance
C’est la capacité d’un
organisme à survivre
à des températures
extérieures élevées
qui menacent son
fonctionnement normal.
N° 156 - Juillet-août 2023
biochimiques et les processus cellulaires de tout
le corps, travaillent à un rythme parfait : 36,8 °C
est la garantie du bien-être de nos cellules.
Parfois, la température centrale augmente.
Par exemple, à la suite d’une activité physique
intense ou d’une exposition prolongée au soleil
brûlant de l’été. Heureusement, le corps est idéa-
lement équipé pour garder la température cen-
trale constante, quelles que soient les conditions
environnementales. La capacité à maintenir cet
équilibre correspond à ce que les biologistes
appellent l’« homéostasie » : elle est cruciale à
notre fonctionnement quotidien et à notre survie,
notamment dans des conditions climatiques dif-
ficiles (voir l’encadré colonne ci-contre).
Pour maintenir l’homéostasie et diminuer la
température interne quand elle a augmenté,
l’organisme réagit de deux manières : physiolo-
giquement et sur un plan comportemental. La
première des deux réponses consiste en un cer-
tain nombre de « réflexes » gérés par le système
nerveux dit « autonome », qui fonctionne indé-
pendamment de notre volonté et de notre
conscience. Ainsi, toute variation de tempéra-
ture corporelle est captée par des récepteurs
dans la peau et les organes, qui communiquent
avec l’hypothalamus, situé à la base du cerveau
et qui est le chef d’orchestre du système nerveux
autonome (voir l’encadré page ci-contre).
L’hypothalamus contrôle près de 2 à 5 mil-
lions de glandes sudoripares qui sécrètent un
liquide riche en sels lorsqu’il fait chaud : la trans-
piration. C’est notre système de refroidissement
naturel : le petit film d’eau qui se forme à la sur-
face de la peau extrait la chaleur du corps en
s’évaporant. Et avec ses 2 mètres carrés, la peau
couvre une surface énorme, ce qui permet de
perdre très rapidement une grande quantité de
chaleur. Une légère brise améliore encore la
situation, car elle facilite l’évaporation des gout-
telettes et les remplace par de l’air sec, ce qui
laisse la place pour de nouvelles gouttes de sueur.
JUSQU’À 10 LITRES DE SUEUR PAR JOUR
En cas de chaleur intense ou d’activité phy-
sique aux heures les plus chaudes de la journée,
on perd facilement un litre de sueur par heure,
et jusqu’à 10 litres par jour, soit plus de 10 % de
son propre poids pour la majorité des gens ! Le
record mesuré, lors d’une activité physique, est
détenu par l’Américain Alberto Salazar, qui a
transpiré 3,7 litres de sueur par heure lors du
marathon des Jeux olympiques de Los Angeles
en 1984. Pour compenser cette perte, il est
recommandé de s’abreuver d’une boisson addi-
tionnée d’électrolytes et de sucres qui, non
 87

L’HYPOTHALAMUS, THERMOSTAT DU CORPS

L ’hypothalamus, situé à la base du cerveau, fonctionne
comme le thermostat de l’organisme : il reçoit des informations
sur la température centrale de divers capteurs situés dans la peau
de 36,8 °C, il déclenche des processus – des réflexes
« antisurchauffe » – qui permettent au corps de se refroidir
jusqu’à ce que l’équilibre thermique soit rétabli.
et les organes. Lorsque la température s’éloigne de la moyenne

Ralentissement cogn
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Consommatio
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Joues Hypothalamus e
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36.8° spir
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Cœur re atoire
ng

dis
trib
ué
en
sur
face
Système nerveux
autonome RÉFLEXES
Peau « ANTISURCHAUFFE »
Intestin

seulement favorisent l’absorption de l’eau dans

l’intestin, mais maintiennent également l’acidité
du sang, essentielle au fonctionnement normal
de nos cellules. C’est la fameuse recette des bois-
sons isotoniques pour sportifs.
En plus de la transpiration, la distribution du
sang joue aussi un rôle dans la thermorégulation
Le « stress thermique »
déshydrate nos neurones !
de notre corps. En cas de fortes chaleurs, pour
épargner les organes, le sang est détourné vers la
surface de la peau par un ingénieux système de sas
permettant d’évacuer plus rapidement la chaleur Une solution pour y faire face :
par rayonnement vers l’extérieur. Le front et les
joues rouges sont un effet secondaire gênant de ce boire beaucoup en période
phénomène. Les mêmes réactions se produisent de canicule, en évitant
les boissons alcoolisées…
d’ailleurs en cas de timidité ou de nervosité, car les
régions de l’hypothalamus qui influencent notre
© Cassandra Vion

état émotionnel sont situées juste à côté de celles

qui contrôlent la température corporelle.
L’excès de chaleur rend également la respiration
plus rapide et plus superficielle. Un enchevêtrement

N° 156 - Juillet-août 2023

88 VIE QUOTIDIENNE Neurophysiologie
CANICULE : COMMENT ÉVITER LA SURCHAUFFE DU CERVEAU
HYPERTHERMIE :
COUP DE CHAUD SUR LES NEURONES
E n pleine canicule, les réflexes primitifs de l’organisme empêchent
la surchauffe, en préservant la température corporelle à 36,8 °C,
et veillent ainsi à ce que notre corps ne s’effondre pas immédiatement
à la moindre hausse du thermomètre. Mais tous ces systèmes
de refroidissement ont leurs limites. Lorsqu’ils ne parviennent
plus à compenser l’apport ou la production de chaleur,
la température centrale du corps risque de monter en flèche
et d’affecter le fonctionnement des cellules et des organes vitaux.
On parle d’« hyperthermie » quand la température centrale dépasse
de façon incontrôlée 38,5 °C. C’est le cas lors d’un exercice physique
intense pendant une vague de chaleur, par un travail harassant dans
un environnement humide, ou chez les personnes
âgées dont les mécanismes corporels de
refroidissement sont moins efficaces et qui
oublient parfois de s’hydrater suffisamment.
DÉGÂTS PHYSIQUES
Quand le corps surchauffe, du liquide s’écoule
des vaisseaux sanguins et s’accumule dans
les mains et les pieds, qui gonflent. Le manque
de sels minéraux, perdus par la transpiration,
provoque des crampes dans les muscles.
La transpiration constante finit par épuiser
les sources d’eau du corps et entrave le
principal moyen de refroidissement par la peau.
L’investissement d’une grande quantité
de fluides dans le refroidissement du corps
laisse le système cardiovasculaire et le cœur
en déficit de liquide. Un phénomène amplifié
si l’on consomme de l’alcool.
Pour tenter d’augmenter la pression artérielle, le cœur bat alors plus vite
et plus vigoureusement. Mais un sang moins abondant et plus visqueux
circule dans les vaisseaux, et la pression artérielle baisse, de sorte que
tout le sang n’arrive pas là où il doit aller pour approvisionner les cellules
en nutriments et en oxygène.
SYMPTÔMES COGNITIFS
Le cerveau en est la première victime. Avec l’augmentation de la
température des tissus, les usines cellulaires surchauffent, les protéines
bouillonnent à l’échelle microscopique et la membrane graisseuse qui
enveloppe toute cellule est sur le point d’éclater. Le manque d’oxygène,
d’électrolytes et de sucres menace d’arrêter les réactions biochimiques
cellulaires. Les neurones, épuisés, envoient moins de signaux
électriques ou transmettent des informations incorrectes, avec
une perte de contrôle sur les organes du corps, comme les muscles,
et une communication laborieuse entre les régions du cerveau.
D’où les premiers signes observables du coup de chaud : fatigue,
confusion, évanouissement, maux de tête et altération du jugement.
N° 156 - Juillet-août 2023
À ces premiers symptômes, il faut agir rapidement, car les cellules
surchauffées, y compris les neurones, commencent à mourir,
ce qui risque de provoquer, dans certains cas, des lésions
cérébrales permanentes.
ON NE TRANSPIRE PLUS…
D’autres organes souffrent également de l’augmentation
de la température des tissus, ainsi que du manque de liquide et de sang.
Un corps en surchauffe cesse souvent de transpirer, parce que chaque
goutte d’eau a été utilisée. La perte de liquide et de sels assèche les
reins. L’urine devient brun foncé et on ne va plus aux toilettes. Là aussi,
des dommages permanents peuvent survenir.
Le système gastro-intestinal reçoit des signaux
confus du cerveau, ce qui entraîne des nausées
et des vomissements.
Dans une ultime tentative de sauvetage,
le corps passe en mode « alerte » et produit
des protéines spéciales appelées « protéines
de choc thermique », qui aident à « stabiliser »
certaines molécules affectées par la chaleur.
Mais seulement pendant une courte période.
Et quand la température centrale dépasse
40 °C, ces protéines ne servent plus à rien…
RÉAGIR SELON LE DEGRÉ D’URGENCE
Lorsque les cellules et neurones commencent
à mourir, ils libèrent des résidus nocifs que
le système immunitaire croit être, à tort,
des envahisseurs hostiles. Les cellules
de défense de l’organisme alors envoyées sur
les lieux pour éliminer les dégâts « tirent » un peu au hasard et détruisent
davantage de cellules du corps… Une urgence médicale qui risque
rapidement de se transformer en coma et en mort par défaillance
de plusieurs organes. Une fois que la température d’un individu
« moyen » (pas un grand sportif, par exemple) dépasse 41 °C, les chances
de récupération (complète) diminuent de minute en minute. Quand la vie
est ainsi en danger, le corps n’est plus capable d’agir seul : les patients
sont plongés dans un bain de glace ou les médecins leur injectent
un produit réfrigérant directement dans le sang.
En cas de surchauffe plus légère, la solution consiste simplement
à appliquer des compresses réfrigérantes sur la peau et à s’alimenter avec
des liquides, des sucres et des sels, dans le but de réactiver les mécanismes
de refroidissement, de rétablir la transpiration et d’augmenter l’évacuation
de la chaleur dans l’environnement. L’eau conduit la chaleur environ 24 fois
© Ed Connor/Shutterstock
plus vite que l’air, de sorte qu’une douche tiède (et non une douche froide,
car cela provoque un réflexe du corps pour produire de la chaleur)
a rapidement un effet bénéfique sur la température corporelle – ce qui vous
aidera à vous endormir le soir d’une nuit tropicale, à Marseille ou ailleurs…
 89

La thermotolérance est la faculté à rétablir Conditions

sa température corporelle correcte, autour Canicule
de 36,8 °C, en cas de surchauffe de l’organisme ; tempérées
celle des personnes âgées est souvent plus faible
que celle des jeunes adultes, mais reste suffisante
dans des conditions météorologiques favorables.
En revanche, lors d’une exposition à des
températures élevées pendant une vague de chaleur,
le potentiel physiologique dû aux maladies liées Bonne
à l’âge est insuffisant pour faire face à une canicule. santé
À l’inverse, les sportifs, qui ont l’habitude de réguler
leur température corporelle – car toute activité
physique produit de la chaleur –, disposent
de ressources physiologiques meilleures
et sont plus résistants aux coups de chaud.

de vaisseaux sanguins ultrafins, appelés « capil-

laires », à la base du cerveau, forme une surface
d’échange de chaleur importante et efficace, avec Souffrance
un effet de refroidissement sur le cerveau quand la
respiration s’accélère. La surchauffe des muscles
inhibe également l’activité physique et provoque
une sensation générale de langueur, comme si l’on
était fatigué, une astuce de notre hypothalamus
pour éviter toute sollicitation des muscles qui pro-
duirait davantage de chaleur. Bonne
Quant à la réponse comportementale de l’orga- Bonne santé
nisme face à la chaleur, il s’agit aussi d’un réflexe santé
produit par des signaux de l’hypothalamus, qui
© Source : R. D. Meade et al., Physiological factors characterizing heat-vulnerable older adults : A narrative review, Env. Int., 2020.

alertent les aires primitives du cerveau du manque

de liquide dans le corps – car on transpire beau-
coup. On ressent alors le besoin de boire de l’eau,
on porte moins de vêtements et on se déplace vers
des endroits plus confortables, au frais et à l’ombre.
Les adaptations technologiques enfin, climatisa- Demandes environnementales Potentiel physiologique
tion ou ventilateurs, aident à se rendre la vie plus
supportable en période estivale.

ÊTES-VOUS THERMOTOLÉRANT ? Mais on n’est pas tous égaux face au coup de

Les conditions extérieures sont également
décisives pour réguler plus ou moins bien notre
température. La transpiration, par exemple,
fonctionne mieux lorsque le taux d’humidité est
faible. Plus l’air ambiant est sec, plus la sueur
s’évapore facilement et plus la chaleur du corps
se dissipe rapidement. Lorsque le taux d’humi-
dité est trop élevé, l’air est saturé d’eau et il n’y
a pas de place pour de nouvelles gouttelettes, de
sorte que l’évaporation s’arrête et que le princi-
pal système de refroidissement du corps devient
inutile… Voilà pourquoi la chaleur d’un sauna
est si oppressante. Pour rendre cela plus clair,
des scientifiques canadiens ont mis au point
l’Humidex : à partir de la température et de
l’humidité ambiantes, il permet de déterminer
le risque relatif pour la santé. Par exemple, à
100 % d’humidité, 33 °C est aussi mortel que
42 °C à 40 % d’humidité…
chaud, certaines personnes en ressentant les
conséquences plus rapidement que d’autres. Par
exemple, un individu souffrant d’une maladie car-
diaque a moins de ressources physiologiques pour
Sur le web
lutter contre la surchauffe. Les personnes âgées
sont aussi plus sensibles, car leurs capteurs de tem-
Agence européenne pérature sont moins efficaces, leurs systèmes de
pour l’environnement :
refroidissement sont plus lents à se mettre en
https://www.eea.europa.
marche et leurs réserves corporelles en eau sont
eu/data-and-maps/
figures/number-of- souvent insuffisantes. On dit qu’elles sont moins
extreme-heat-waves-1 « thermotolérantes » (voir la figure ci-dessus).
La structure et la tonicité du corps jouent
Site de Météo-Paris :
https://www.meteo- aussi un rôle important dans la thermorégula-
paris.com/actualites/ tion. Les personnes obèses possèdent une épais-
chaleur-une-percep- seur de graisse sous-cutanée importante qui
tion-differente-selon- fonctionne comme une couverture isolante,
l-humidite-et-les- empêchant la chaleur de s’échapper vers l’exté-
individus rieur. Elles rencontrent donc plus de difficultés
lors des chaudes journées d’été et leur corps

N° 156 - Juillet-août 2023

90 VIE QUOTIDIENNE Neurophysiologie
CANICULE : COMMENT ÉVITER LA SURCHAUFFE DU CERVEAU

doit, par exemple, produire plus de transpiration

pour se refroidir.
Au contraire, le métabolisme des athlètes
atteint des pics de 500 watts, voire plus, lors d’un
UN VERRE DE ROSÉ POUR SE
exercice intense, soit une multiplication par cinq RAFRAÎCHIR ? MAUVAISE IDÉE !
ou six de la combustion habituelle des sucres et

S
des graisses dans les cellules musculaires. D’où ous le soleil d’été, entre amis, on aime boire une bière ou un verre de rosé
une production massive de chaleur interne. Des rafraîchissant. Mais la consommation importante d’alcool n’est pas
températures centrales de 40 à 42 °C ont été enre- recommandée par temps chaud. Pourquoi ? L’un des principaux effets
gistrées, et même des pointes à 45 °C chez les de la canicule est la déshydratation. Voilà pourquoi l’hypothalamus se met
grands sportifs en activité, alors que, pour des à produire une molécule en plus grande quantité : l’hormone antidiurétique,
adultes normaux, la barre est plutôt de 41 °C. De une sorte de signal chimique antidéshydratation qui déclenche la réabsorption
sorte que le corps des athlètes s’adapte mieux à de l’eau qui serait autrement perdue dans la production d’urine. Or l’alcool inhibe
des hausses de température courtes et extrêmes. la sécrétion de cette hormone antidiurétique. En conséquence, davantage d’eau
est perdue avec l’urine, ce qui oblige à uriner plus régulièrement et à se déshydrater
LA CANICULE TUE… encore plus vite… Donc moins de liquide est disponible pour rafraîchir l’organisme.
Toutefois, on observe que des températures très La couleur de l’urine est un bon indicateur de la quantité d’eau dans l’organisme :
élevées sur plusieurs jours s’accompagnent toujours elle provient de l’urobiline, un produit de dégradation jaune brunâtre
d’une surmortalité dans la population. La canicule de l’hémoglobine, qui retient et transporte l’oxygène vers toutes les cellules
qui a touché la France en 2003 a provoqué environ de l’organisme. Lorsque la perte d’eau dans la circulation sanguine est importante,
15 000 décès directs dus à la chaleur, plus de la la concentration d’urobiline augmente et l’urine devient plus brune : c’est une alerte
moitié des victimes étant des personnes de plus de pour aller boire de l’eau !
85 ans. Les jeunes enfants sont également plus fra-
giles. Ils ont une plus grande surface par rapport à
leur volume corporel et sont donc plus exposés au Hypothalamus
risque de surchauffe. De plus, leur thermostat céré-
bral n’est pas encore parfaitement réglé.
Concrètement, cela signifie que notre corps
souffre et doit donc tout faire pour rester au frais.
La chaleur nuit aux performances physiques et
mentales, sans que l’on s’en rende toujours Hormone
compte, ou à temps. En effet, souvent, l’organisme antidiurétique Hypophyse
maîtrise les conditions défavorables pendant un
certain moment. Mais s’il ne peut plus se refroidir
de façon autonome, les organes vitaux, comme le
cerveau et le cœur, risquent de surchauffer, ce qui
provoque parfois la mort (voir l’encadré page 88).
Un risque contre lequel les gouvernements et les Circulation Reins
météorologues mettent en garde en donnant des sanguine
conseils, comme « buvez suffisamment » ou « ne
faites pas d’exercice l’après-midi ».
Heureusement, la plupart du temps, on
arrive à s’adapter aux vagues de chaleur. Mais,
même si notre survie n’est pas en jeu, les tempé- Néphrons Eau
ratures élevées causent toutefois un certain
inconfort, réduisent nos facultés cognitives et
affectent jusqu’à notre humeur. Par ailleurs, cer-
taines professions exigent un travail physique
intense sous un soleil brûlant, sans ombre, en
Urine
pleine canicule – des conditions éreintantes. À
quel point la chaleur prolongée et constante L’urine est produite au niveau des néphrons des reins à partir des fluides
affecte-t-elle nos performances – au travail et de la circulation sanguine. Lors d’une déshydratation, par exemple en pleine
© Cassandra Vion

dans la vie quotidienne ?
En 2021, Leonidas Ioannou, de l’institut
Jozef-Stefan, en Slovénie, et ses collègues l’ont
testé en simulant une courte vague de chaleur de
canicule, l’hypothalamus sécrète l’hormone antidiurétique, qui passe dans
la circulation sanguine au niveau de l’hypophyse, une glande située juste
sous l’hypothalamus. Alors dans les reins, l’hormone favorise la réabsorption
d’eau du filtrat qui formera plus tard l’urine.

N° 156 - Juillet-août 2023


trois jours, avec des températures diurnes de
35 °C et des températures nocturnes supérieures
à 25 °C, dans une pièce où se trouvaient quelques
volontaires soumis à des exercices physiques et à
des tests mentaux quotidiens. Bien que leur tem-
pérature corporelle soit restée constante, tous ces
travailleurs commettaient 17 % d’erreurs supplé-
mentaires, prenaient davantage de pauses impré-
vues et étaient moins productifs que des sujets
effectuant les mêmes tâches dans une pièce à
20 °C. Du moins le premier jour de l’expérience,
puis leur corps semblait s’adapter un peu.
En pleine canicule, on est donc non seulement
mis à rude épreuve physiquement, mais aussi
mentalement. Sans que l’on s’en rende compte la
plupart du temps. Mais cela se traduit par un
risque accru d’accidents. Des chercheurs espa-
gnols ont en effet examiné les données de plus de
118 000 accidents de véhicules à moteur survenus
entre 2000 et 2011, en les comparant avec les
températures relevées par les stations météoro-
logiques situées à proximité. Résultat : 7,7 % d’ac-
cidents en plus pendant les fortes chaleurs, dus à
une diminution de la réactivité et de la vigilance
des conducteurs. Et le risque de tels accidents
augmentait de 1,1 % par degré Celsius supérieur
à 20 °C. Une autre étude menée en 2022 et por-
tant sur 2,24 millions d’Américains a révélé que,
pendant les jours très chauds, les services hospi-
taliers de soins intensifs recevaient 8 % de
patients supplémentaires souffrant de problèmes
mentaux divers : stress, anxiété, attaques de
panique, troubles délirants et autodestructeurs.
LES NEURONES ONT SOIF !
De fait, sous la chaleur éreintante, on se
heurte d’abord aux limites de nos capacités men-
tales avant d’être physiologiquement et physique-
ment défaillants. La diminution de l’irrigation
sanguine – car on perd beaucoup d’eau en trans-
pirant – et, par conséquent, de l’apport en élec-
trolytes, en sucres et en oxygène pour alimenter
nos cellules cérébrales est la cause directe de
l’affaiblissement des performances mentales,
dans de nombreux domaines. Ce que l’on pourrait
nommer « le stress thermique » déshydrate nos
neurones. La meilleure solution pour y faire face :
boire beaucoup en période de canicule – et éviter
les boissons alcoolisées (voir l’encadré page ci-
contre) ! Mais il est aussi possible de porter des
© New Africa/Shutterstock
vêtements légers protégeant néanmoins le corps,
de réduire son activité physique, de rechercher
de l’ombre (voir l’encadré ci-dessus)…
Car cette soif neuronale affecte non seule-
ment les risques au travail, mais aussi la produc-
tivité et l’ensemble du secteur économique. Les
91
QUE FAIRE EN CAS
DE COUP DE CHAUD ?
Reconnaître les symptômes
Peau rouge, fatigue, crampes musculaires, confusion, perte de conscience,
éventuellement absence de transpiration, rythme cardiaque rapide, nausées,
convulsions, malaise. Température corporelle supérieure à 38,5 °C.
Prévenir les services d’urgence
Appelez un médecin en cas de symptômes et prévenir qu’une personne
souffre d’un possible coup de chaleur.
Changer d’environnement
Déplacez la personne dans un endroit plus frais, à l’écart des sources
de chaleur directes.
Refroidir le corps
Restez calme. Fournissez des boissons contenant des électrolytes, placez
des serviettes mouillées sur les aisselles, l’aine, le cou…, les endroits
où circulent de gros vaisseaux sanguins et où le refroidissement est
le plus efficace. Installez un ventilateur. Trempez les mains et les pieds
dans de l’eau froide. Si possible, placez le sujet sous une douche tiède.
experts du projet Heat-Shield, soutenu par la
Commission européenne, ont donc appelé à une
meilleure surveillance de l’environnement de
Bibliographie
travail et à la protection des salariés contre la
chaleur excessive – notamment pour les années
A. Nori-Sarma et al., à venir – en prenant des mesures préventives
JAMA Psychiatry, 2022.
pour créer un environnement de travail plus
L. G. Ioannou et al., frais et plus agréable, à l’aide de ventilateurs, de
Int. J. Environ. Res. réserves d’eau et de pauses fréquentes, ainsi
Public Health, 2021. qu’en repensant la façon de construire ou d’amé-
R. D. Meade et al., nager les bâtiments. Des mesures louables,
Environ. Int., 2020. certes, mais qui ne sont que des moyens tempo-
B. M. Beker et al., raires. En effet, le changement climatique pro-
Int. Arch. Clin. gresse rapidement et nous exposera plus souvent
Physiol., 2018. à des conditions météorologiques défavorables.
E. G. Hanna et P. W. Tait, Espérons que cet article participe déjà à l’éduca-
Int. J. Environ. tion et à la sensibilisation des populations, afin
Res. Public Health, 2015. que l’on s’engage tous dans la lutte contre le
réchauffement climatique. £
N° 156 - Juillet-août 2023
92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 L’île des esclaves ou les pièges du pouvoir

A N A LY S E SÉLECTION
Guillaume Jacquemont

PSYCHOLOGIE
NEUROSCIENCES DE L’ENFANT
La Vie secrète de l’esprit Le Harcèlement scolaire
Mariano Sigman Bruno Humbeeck
Odile Jacob
Odile Jacob, 2023, 320 pages, 24,90 € 2023, 144 pages, 14,90 €

L «Quand
’esprit d’un enfant qui ne sait pas encore parler, les raisons on est une
profondes de nos décisions, l’état de conscience de maman aimante,
l’humanité dans le passé ou le futur… Notre fonctionnement comment pourrait-on
psychique et cérébral recèle bien des « secrets » difficiles à PSYCHOLOGIE imaginer que son enfant
percer. Dans cet ouvrage synthétique et limpide, le neuroscientifique J’arrête d’en faire trop ! de 10 ans est surnommé
Mariano Sigman lève une partie du voile, en présentant les multiples Caroline Depuydt “le babouin puant”
Kennes
découvertes réalisées par les chercheurs sur tous ces sujets. 2023, 240 pages, 24,90 € par toute une classe ? »
Les clés qui ont entrouvert ces boîtes noires sont bien sûr De fait, les situations
technologiques, avec le développement récent d’outils permettant
de voir à l’intérieur du cerveau, mais pas seulement.
Les scientifiques ont aussi conçu nombre d’expériences
S i vous êtes
perfectionniste
à l’excès et que vous en
décrites dans
cet ouvrage du
psychopédagogue Bruno
qui amusent autant qu’elles étonnent par leur astuce. Ainsi de cette avez assez qu’on vous Humbeeck, spécialiste
étude visant à déterminer si les bébés de 1 an se contentent d’imiter incite sans arrêt à lâcher- du harcèlement,
les autres ou s’ils élaborent des modèles explicatifs sophistiqués prise, rassurez-vous : sont d’une violence qui
du monde. Les résultats ont montré que lorsque les tout-petits Caroline Depuydt aussi ! interpelle. Pourtant,
voient un adulte appuyer sur un gros bouton en plastique avec Psychiatre, elle explique seuls 6,9 % des élèves
la tête pour déclencher une fanfare sonore, ils reproduisent comment retrouver de primaire harcelés
son geste à l’identique, sauf si le modèle a les bras chargés de sacs un comportement plus en parlent à leurs
à provisions : dans ce cas, ils appuient plutôt sur le bouton avec équilibré sans s’ajouter parents. L’auteur donne
la main, signe qu’ils comprennent non seulement le fonctionnement des injonctions alors un certain nombre
du dispositif, mais aussi que l’adulte a utilisé sa tête parce qu’il avait contreproductives. Elle d’outils pratiques pour
les mains occupées ! propose ainsi de multiples identifier le problème
L’ouvrage ne se résume cependant pas à une collection questionnaires et le résoudre. L’objectif :
d’informations théoriques ou de descriptions d’expériences. Mariano d’autoévaluation et des créer un espace
Sigman recherche constamment les applications pratiques de ces exercices pour développer de communication avec
connaissances, mariant admirablement trois niveaux d’analyse : sa flexibilité mentale l’enfant, bien
le cerveau, le psychisme, la vie. Tout en gardant ce sens et la bienveillance envers plus efficace qu’une
de l’anecdote qui fait mouche : je vous laisse découvrir pourquoi soi, capacités protectrices surveillance
il vaut mieux, si vous êtes francophone, vous disputer avec votre avérées. L’enjeu n’est obsessionnelle de la
conjoint en espagnol (ou en toute autre langue étrangère). Au final, pas mince, tant un moindre anomalie dans
on ressort de cette lecture convaincu par une des thèses centrales perfectionnisme extrême son comportement.
de l’auteur : « Le projet de concevoir une psychologie fondée sur est lié à de nombreuses
la biologie du cerveau est peut-être finalement arrivé à maturité. » pathologies : burn-out,
Guillaume Jacquemont est journaliste dépression, troubles
à Cerveau & Psycho. alimentaires…

N° 156 - Juillet-août 2023


NEUROSCIENCES
La Chimie des odeurs,
des saveurs et du plaisir
Bernard Sablonnière
Odile Jacob
2023, 208 pages, 21,90 €
S érotonine, dopamine,
endorphine…
Le cerveau est un organe
sous sévère influence
chimique, avec son
cortège de composés
modulant toutes les
sensations conscientes,
du plaisir au degré d’éveil.
Rien d’étonnant, dès lors,
à ce que les multiples
molécules que nous
ingérons – alcool,
café, drogues… – aient
de puissants effets
psychiques. Bernard
Sablonnière, médecin
et chercheur, nous invite
ici à une fascinante
plongée dans cette chimie
cérébrale. Il évoque aussi
les molécules odorantes,
autres composés exerçant
une forte influence sur
nous, d’ailleurs exploitée
commercialement :
c’est l’objet du
« marketing olfactif ».
THÉRAPIE
Médiation animale
à tous les âges de la vie
Anna Rita Galiano (dir.)
In Press
2023, 400 pages, 16,90 €
L
N
es bienfaits des
interactions avec
un animal, de plus
en plus attestés, suscitent
un intérêt croissant dans
le domaine du soin. Cet
ouvrage illustre toute la
diversité des applications
potentielles : stimulation
de la résilience chez
les enfants maltraités,
entraînement à la lecture
chez les personnes
dyslexiques (qui lisent
des histoires à un chien
soigneusement
sélectionné, sous
la supervision du
thérapeute), travail des
capacités psychosociales
dans divers troubles
psychiatriques…
Pour chaque application,
les auteurs dressent
un état des lieux des
recherches, avant
d’évoquer les rencontres
de leurs patients avec les
animaux. Des histoires
qui touchent autant
qu’elles instruisent.
N° 156 - Juillet-août 2023
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COUP DE CŒUR
Nicolas Gauvrit
GÉNÉTIQUE
La Loterie génétique
Kathryn Paige Harden
Les Arènes, 2023, 352 pages, 24 €
écessaire : tel est le mot qui vient immédiatement
à l’esprit pour décrire cet ouvrage de la psychologue
et généticienne Kathryn Paige Harden. Nuances et rigueur
le caractérisent, et c’est bien ce qu’il faut pour aborder
un sujet si sulfureux et malmené. La génétique comportementale,
qui étudie les bases génétiques de la psychologie et des
comportements humains, est en effet doublement incomprise.
Incomprise d’abord du point de vue technique. Difficile d’imaginer
sans expertise comment quantifier l’impact des gènes sur
l’intelligence, la réussite scolaire, les aptitudes mathématiques
ou la fortune. La vie réelle intrique en effet génétique et
environnement : si vos parents sont favorisés, vous l’êtes
probablement aussi, mais est-ce à cause des gènes qu’ils vous
ont transmis, ou uniquement par l’environnement favorable
qu’une classe privilégiée confère ? Les chercheurs ont développé
des techniques astucieuses pour faire la part des choses et rendre
à chaque origine la part qui lui revient. L’autrice détaille ces
méthodes avec finesse dans la première partie de son ouvrage,
tout en précisant leurs limites.
Mal comprise, la génétique comportementale l’est aussi du point de
vue de ses conséquences morales. Le spectre de l’eugénisme rôde,
accompagné de la crainte d’une validation des inégalités sociales.
Il fallait encore le répéter et Kathryn Paige Harden le fait mieux
qui quiconque : la science ne fait pas de morale. Découvrir
que l’intelligence est sous l’influence des gènes n’implique aucune
justification des inégalités. Au contraire, argumente l’autrice, les
connaissances génétiques sont nécessaires pour mieux comprendre
et corriger ces dernières. En ce sens, elles sont un instrument de justice
sociale. Parce qu’il lève un malentendu récurrent sur les conséquences
logiques et morales des découvertes sur l’ADN, cet ouvrage donne
donc à repenser la justice en intégrant des éléments biologiques qu’on
voudrait à tort ignorer. Ce faisant, il suscite de passionnantes réflexions
sur le libre arbitre et l’origine de nos inégalités.
Nicolas Gauvrit est enseignant-chercheur
en sciences cognitives à l’université de Lille.
94

N° 156 - Juillet-août 2023

 LIVRES Neurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

L’Île des esclaves

ou les pièges du pouvoir
Pourquoi les systèmes hiérarchisés sont-ils si difficiles
à renverser, ou simplement à améliorer ? Sans doute
parce que tout le monde a intérêt à les trouver justes.
C’est la dérangeante théorie qui se dégage de la pièce

Q
de Marivaux, et que les psychologues développeront
près de trois siècles plus tard.

ui n’a jamais rêvé de dire ses
quatre vérités à son chef ? Hélas, une telle initia- EN BREF
tive risque d’entraîner quelques conséquences £ Dans la pièce
fâcheuses. Un supérieur hiérarchique, par défini- de Marivaux, maîtres
tion, détient un certain pouvoir sur ses subordon- et domestiques inversent
soudain leurs rôles,
nés (quand bien même il les appellerait « collabo- sous la contrainte des lois
rateurs »), et tenter de le remettre en question d’une île où ils ont échoué.
comporte des risques : licenciement, absence de
promotion, blâmes, isolement… On ne conspue £ Les nouveaux maîtres
connaissent alors une
pas le boss impunément ! Lui, en revanche, jouit série de transformations
d’une plus grande liberté envers ceux qu’il dirige. émotionnelles et
Une telle asymétrie existe à tous les échelons cognitives que les
de la société, pas uniquement dans l’univers pro- recherches modernes ont
fessionnel. De l’emprise familiale à la tyrannie effectivement associées
au pouvoir.
guerrière, l’autorité et le pouvoir stratifient nos
existences plus ou moins sournoisement en impo- £ Ce nouveau rôle
sant divers degrés de domination. Mais pourquoi contredit toutefois une
en est-il ainsi ? Est-ce une loi de la nature, que la tendance psychologique
fondamentale à justifier
vie doive s’organiser sous forme de hiérarchies le système où nous vivons,
verticales et d’oppression unidirectionnelle ? Les de sorte qu’ils finissent
maîtres méritent-ils leurs esclaves, et les esclaves par l’abandonner.
leur soumission ? Question provocante, que la
recherche contemporaine tente d’appréhender en
étudiant les effets psychologiques du pouvoir sur
les individus et notre curieuse tendance à justifier
les injustices. Des réflexions qui trouvent une
résonance particulière dans une pièce étrange et
méconnue de Marivaux.
L’Île des esclaves est jouée pour la première fois
en 1725. Cette farce très brève se compose d’un
seul acte et son propos mystifie les interprètes et
critiques depuis bientôt trois siècles. L’intrigue est
pourtant simple : à la suite d’un naufrage, des
nobles et leurs domestiques échouent sur une île
utopique, où la coutume des habitants est de « tuer
tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter
dans l’esclavage ». D’anciens esclaves révoltés
auraient fondé cette communauté, qui fonctionne
sur le principe de l’inversion des rôles : les maîtres
deviennent esclaves et les esclaves les maîtres,
jusqu’à ce que tout le monde comprenne, si tout
fonctionne bien, que ces statuts sont purement

N° 156 - Juillet-août 2023

96 LIVRES Neurosciences et littérature

arbitraires et doivent donc céder la similaire, sur les effets du pouvoir :

place à une société égalitaire. Le valet
Arlequin et son maître Iphicrate
échangent ainsi leurs rôles, et même
leurs noms et leurs habits. Pareil pour
la précieuse Euphrosine et sa sui-
vante Cléanthis.
On s’en doute, ce dispositif
donne lieu à de savoureux moments
comiques, comme lorsque les
maîtres déchus sont tenus par
Trivelin, personnage incarnant les
lois de l’île, à écouter le portrait que
font d’eux leurs anciens subalternes.
Dans un premier temps, c’est une
certaine euphorie qui s’empare des
personnages soudainement promus
à un rang d’autorité : Arlequin se met
à chanter les louanges du système
local, brusque « un petit brin » son
nouveau valet tout en lui ordonnant
de ne pas s’en plaindre, et indique
qu’il ira désormais « tout ronde-
ment » à son but sans se soucier des
convenances (voir l’extrait).
En ce sens, la fulgurante ascen-
sion sociale mise en scène
par Marivaux produit des résultats
très semblables à ceux trouvés
par la recherche contemporaine, en
utilisant d’ailleurs une méthode
EXTRAIT
L’IVRESSE DU POUVOIR
l’attribution arbitraire, soudaine et
artificielle de ce dernier aux partici-
pants. Le procédé utilisé est parfois
très simple, consistant à demander
à des volontaires de s’imaginer puis-
sants, ou de se rappeler les moments
de leur vie où ils dominaient une
situation. Plus subtilement, d’autres
études ont assigné certains partici-
pants au rôle de leader dans un jeu
ou une tâche, leur ont donné un
accès privilégié à des ressources
particulières ou leur ont permis de
punir et d’exclure leurs homologues.
D’autres travaux encore ont exa-
miné des différences réelles de pou-
voir, par exemple en comparant des
individus de haut et bas statut
socioéconomique.
LE CERVEAU AU POUVOIR
Il ressort de ces études que le
pouvoir, aussi temporaire, dérisoire
et artificiel soit-il, provoque effecti-
vement une forme d’état eupho-
rique : les participants assignés au
rôle de leader voient leur confiance
en eux augmenter, détectent plus
rapidement les opportunités, osent
davantage prendre des risques ou
Trouver que le
système est juste
tel qu’il est éviterait
des sentiments de
menace existentielle,
mais produirait
plusieurs effets
pervers.
écarter les obstacles, ont le sentiment
de mieux maîtriser la situation…
Avec pour conséquence un fort coup
de pouce aux émotions positives.
Mais le pouvoir n’est pas qu’une ques-
tion d’affects, il altère aussi des fonc-
tions cognitives comme l’attention et
le raisonnement. L’autonomie qu’il
offre tend à isoler les individus :
quand on dirige, on se focalise sur
des objectifs abstraits et lointains, on
prête moins attention aux autres, on
se soucie moins de leur point de vue
et on se désintéresse des détails. Bref,
on regarde le monde de haut.
C’est l’attitude que tentent d’adop-
ter Arlequin et Cléanthis. « Dans le

A rlequin : Tirlan, tirlan, tirlantaine, tirlanton. Gai, camarade, le vin de la République est
merveilleux, j’en ai bu bravement ma pinte ; car je suis si altéré depuis que je suis
maître, que tantôt j’aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron,
cas où je suis, il pourrait y avoir de la
petitesse à m’assujettir à de certaines
formalités qui ne me regardent plus »,
la vendange et les caves de notre admirable République ! dit l’ancienne servante. De fait, le
Trivelin : Bon, réjouissez-vous, mon camarade. Êtes-vous content d’Arlequin [le nouveau contraste est étonnant avec la des-
nom de son ancien maître] ? cription minutieuse et moqueuse
Arlequin : Oui, c’est un bon enfant, j’en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai qu’ils donnent de leurs anciens
défendu cela, sous peine de désobéissance ; et je lui ordonne de la joie. maîtres, lorsqu’ils reçoivent l’autori-
[…] sation de se défouler sur eux. Les
Trivelin : Je vous aime de ce caractère, et vous me touchez. C’est-à-dire que vous jouirez pauvres, les petits, les faibles et les
modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine. dominés, contraints par leur condi-
Arlequin : De la peine ? Ah ! le pauvre homme ! Peut-être que je serai un petit brin insolent, tion, se doivent de prêter une atten-
à cause que je suis le maître : voilà tout. tion soutenue aux détails de leur vie
Trivelin : À cause que je suis le maître : vous avez raison. quotidienne, et sont donc en mesure
Arlequin : Oui, car quand on est le maître, on y va tout rondement, sans façon ; de percevoir et mémoriser une
et si peu de façon mène quelquefois un honnête homme à des impertinences. myriade de nuances qui échappent
L’Île des esclaves, Marivaux, 1725, Garnier-Flammarion, pp. 67-68. complètement aux puissants. Une
étude récente a même trouvé un lien

N° 156 - Juillet-août 2023


entre classe sociale et mémorisation
des visages : les pauvres les retiennent
beaucoup mieux que les riches !
L’euphorie du pouvoir contribue
en tout cas probablement à expli-
quer que bien des gens cherchent à
l’obtenir. Mais pourquoi les abus ne
suscitent-ils pas plus de révoltes ?
Marivaux nous livre peut-être un
indice, à travers un développement
qui a laissé beaucoup d’observateurs
déçus et perplexes. Il se trouve
qu’assez vite, Arlequin et Cléanthis
n’ont plus le cœur à malmener leurs
nouveaux serviteurs. Sentant leurs
anciens despotes si malheureux
d’être privés de leurs privilèges, ils
décident de leur redonner leurs pré-
rogatives sur eux.
L’INTÉRIORISATION DU SYSTÈME
Que cherche à nous dire l’auteur,
avec un dénouement aussi ambigu ?
Depuis sa création, L’Île des esclaves a
donné lieu à des dizaines d’interpré-
tations, souvent associées aux idéolo-
gies et contingences historiques du
moment. Par sa dénonciation de l’ar-
bitraire du pouvoir, elle a été consi-
dérée comme une œuvre prérévolu-
tionnaire, et plus tard marxiste. Par
sa valorisation des vertus et du repen-
tir, elle a été vue comme une défense
de l’humanisme chrétien. Par son
dénouement surprenant, elle a sou-
vent été dénoncée comme réaction-
naire. Bref, tout le monde a trouvé de
quoi satisfaire son point de vue dans
cette drôle d’utopie…
Les recherches récentes l’éclairent
toutefois d’une lumière nouvelle : on
peut en effet y voir une réflexion
douce-amère sur un phénomène psy-
chologique étudié seulement depuis
les années 1990 sous le nom de
« théorie de la justification du sys-
tème ». Cette théorie, développée sur-
tout par le psychologue politique
John Jost, de l’université de New
York, propose de façon contre-intui-
tive que les gens les plus défavorisés
cherchent souvent à défendre le sys-
tème socioéconomique qui les
opprime. Elle rejoint ce que les théo-
riciens marxistes désignaient par le
terme de « fausse conscience » : l’idée
Pourquoi
j’ai aimé ce livre
On pense le plus souvent
au théâtre de Marivaux
à l’aune du terme qui fut,
de son vivant même,
tiré de son nom : le
marivaudage. Badinage,
libertinage, intrigues ridicules, propos
galants et flirts interlopes : l’amant
caché dans le placard n’est jamais
loin ! Il existe pourtant un Marivaux
moraliste, philosophe, sociologue
et psychologue, dont la finesse
des analyses et des prédictions fait
un précurseur des sciences humaines.
Peut-être est-ce même là qu’il pousse
à son maximum l’art du contrepied :
subversif et conservateur à la fois,
il laisse ses lecteurs aussi séduits
que perplexes…
Sebastian Dieguez
Bibliographie
P. Dietze, A lower-
class advantage in face
memory, Personality
and Social Psychology
Bulletin, 2022.
J. T. Jost, A quarter
century of system
justification theory :
Questions, answers,
criticisms, and societal
applications, British
Journal of Social
Psychology, 2019.
S. T. Fiske, Interpersonal
stratification :
Status, power, and
subordination, in S.
T. Fiske, D. T. Gilbert et
G. Lindzey (éd.),
Handbook of Social
Psychology, John Wiley
& Sons, 2010.
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97
que les classes inférieures se satisfont
de leur condition injuste par l’intério-
risation du système de valeurs imposé
par les classes dominantes.
Marivaux semble souscrire à
cette vision. Certes, la distribution
du pouvoir est arbitraire, mais le sen-
timent d’inéluctabilité qu’elle produit
serait préférable à l’anarchie et au
désespoir qui s’ensuivraient si tout le
monde, maîtres comme esclaves,
réalisait soudain le caractère illu-
soire de ce système. À ce titre, la
théorie de la justification du système
avance que les individus seraient
intrinsèquement motivés à rationali-
ser leur sort et à maintenir le statu
quo, pour éviter de se confronter à
l’idée déstabilisante que les puissants
n’auraient aucun mérite et que les
dominés seraient des dupes. Trouver
que le système est juste tel qu’il est,
et l’exprimer avec conviction – y
compris en votant contre ses propres
intérêts et en obéissant à des chefs
incompétents –, aurait ainsi la vertu
palliative d’éviter des sentiments de
menace existentielle et de minimiser
les conflits sociaux.
UN MÉCANISME AMBIVALENT
Un tel mécanisme est au bout du
compte inefficace, puisque non seule-
ment il affecte l’estime de soi et aug-
mente l’anxiété, mais qu’en plus il
empêche toute possibilité de change-
ment social à grande échelle.
Toutefois, il expliquerait pourquoi
certaines personnes préfèrent conser-
ver des conditions défavorables plutôt
que de saisir la chance d’en changer
– à l’instar d’Arlequin et de
Cléanthis –, et pourquoi les groupes
stigmatisés partagent parfois les
mêmes stéréotypes sur leur groupe
d’appartenance que ceux qui les
oppriment. L’ordre apparent offre
une sécurité que l’émancipation sou-
daine ne peut promettre. L’Île des
esclaves partage alors avec la théorie
de la justification du système un côté
profondément dérangeant, et c’est
tout le génie de Marivaux d’avoir su
explorer ce terrain explosif bien
avant que les sciences politiques et
psychologiques ne s’en mêlent. £
 À retrouver dans ce numéro

BON EXPERT CERVEAU

p. p.
70 24

MASO
Quelle est la différence entre un bon et un mauvais
expert ? Le mauvais expert donne des explications
longues, formulées sur un ton impersonnel, et
compliquées. Le bon expert aussi. D’où la difficulté Quand on sectionne les nerfs d’une souris
de les distinguer. cancéreuse, la maladie progresse moins
rapidement. Le cerveau nourrit les tumeurs
ÉNERVANT
p.
82 en libérant des facteurs de croissance
La sensation irritante d’avoir un mot sur le bout au bout des terminaisons nerveuses
de la langue s’expliquerait par une dissociation et en favorisant la création de vaisseaux
entre le concept d’un mot et sa forme phonologique sanguins qui les irriguent en substances
– sa décomposition en syllabes et en sonorités.
Un bug cérébral qui touche le plus souvent
nourricières. On parle dorénavant
les noms propres. de « neurosciences du cancer »…

PAS JALOUX POUR UN SOU

p.
66

« La compersion désigne l’excitation éprouvée à l’idée que votre partenaire amoureux soit attiré
par une autre personne ou ait un rapport sexuel avec elle. » Yves-Alexandre Thalmann, université de Fribourg

p.
12 4%
de la population
p.
84 ROSÉ TRAÎTRE
serait incapable Il ne faut surtout pas boire de rosé (ni d’alcool !)
d’imaginer une
scène visuellement, en cas de canicule : cela bloque l’action de l’hormone
que celle-ci soit fictive antidiurétique dont la fonction est de garder l’eau
ou liée à un souvenir.
Un trouble appelé à l’intérieur du corps. On perd alors de plus en plus
« aphantasie », qui n’est
pas une pathologie.
d’eau en allant uriner – ce qui donne envie
d’un bon verre de rosé…

p.
40 J’ACCUSE ! p.
6 10 ANS
Pour faire le point sur soi-même, les philosophes La différence souvent
antiques préconisaient de créer un « tribunal intérieur » ressentie entre l’âge
réel d’une personne
à la fin de chaque journée. On commence par repérer et l’âge qu’elle a l’impression
ce qu’on a mal fait, puis on se juge sans concession, d’avoir « dans sa tête »
et enfin on plaide sa propre défense. Le but : définir – le second étant toujours
une ligne d’action meilleure pour les jours suivants ! inférieur au premier.

N° 156 - Juillet-août 2023

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