Vous êtes sur la page 1sur 100

N° 110 Mai 2019 M 07656 - 110S - F: 6,50 E - RD

Cerveau & Psycho

3’:HIKRQF=[U[ZU\:?k@l@b@a@g";
L’AUTOCOMPASSION,
UNE VOIE VERS
LA GUÉRISON ?

Concentration, stress, santé mentale


COMMENT LA
NATURE
FAIT DU BIEN
À NOTRE CERVEAU
PSYCHOLOGIE
LA SCIENCE
DES SECRETS
PSYCHOPATHES
DANS LE CERVEAU
DES PERVERS
NEUROSCIENCES
LES NEURONES
DU MOINDRE EFFORT 
JEUX DANGEREUX
CES ADOS QUI FLIRTENT
AVEC LA MORT
D : 10 €, BEL : 8,5 €, CAN : 11,99 CAD, DOM/S : 8,5 €,
LUX : 8,5 €, MAR : 90 MAD, TOM : 1 170 XPF,
PORT. CONT. : 8,5 €, TUN : 7,8 TND, CH : 15 CHF
Et si notre bien-être 2

se trouvait dans notre assiette ?


“ Un éclairage passionnant des neurosciences
sur nos habitudes alimentaires.


Le chocolat
est-il vraiment
bon
pour la santé ?

Pourquoi
un dîner
entre amis
rend-il joyeux ?

Faut il éviter
le gluten,
,
diminuer la viande
exclure le sucre ?

Ce livre est disponible chez votre marchand de journaux.


192 pages, 14.99 € www.editions-prisma.com
N° 00 - Mois 2000
3

N° 110

NOS CONTRIBUTEURS ÉDITORIAL

p. 14-18
Boris Cheval et Matthieu Boisgontier SÉBASTIEN
Chercheurs en neuropsychologie
de la santé à l’université de Genève, et en
BOHLER
neurosciences à l’université de la Colombie- Rédacteur en chef
Britannique, au Canada, leurs travaux portent sur
notre tendance parfois délétère à la sédentarité…

Le canapé
p. 44-50
Alix Cosquer
Chercheuse en psychologie environnementale
de la pensée
au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive
(Cefe, CNRS), à Montpellier, elle s’intéresse
aux bienfaits de la nature et aux facteurs qui
conditionnent nos rapports avec elle.

L
’autre jour j’étais dans mon canapé sans rien faire, fatigué du
train-train quotidien, du travail, des factures à régler. Paresseu-
sement, j’ai allumé la radio. Encore des « gilets jaunes » déchaî-
nés. Je suis allé sur Internet. Il y avait des vidéos de casseurs. Le
moteur de recherche m’en proposait plein. La cause était enten-
p. 52-57 due. J’ai ouvert le paquet de chips à côté de moi.
Thérèse Jonveaux Par ailleurs je devais mettre le four à préchauffer pour préparer le repas.
Neurologue à l’hôpital Saint-Julien, à Nancy, elle a créé Et alors je me suis dit : « Ce serait tout de même bien que j’aie une appli pour
un jardin thérapeutique rattaché à l’établissement allumer mon four sans me lever. » Ça a été le déclic. J’ai compris que j’étais
et mené de multiples projets de recherche, qui ont mis
en évidence des retombées positives variées
prêt à tout pour minimiser mes efforts. J’ai appris par la suite que nous
sur les patients et leur famille. avons des neurones qui nous poussent au moindre effort (page 16). Et que
font ces neurones à part nous clouer au canapé ? Eh bien, quand vous avez
une théorie sur le monde (par exemple, les « gilets jaunes » sont violents),
ils prennent toutes les informations que votre moteur de recherche leur
propose et qui vont dans le même sens. Si j’avais commencé par chercher
une information sur les violences policières, j’aurais été abondamment
conforté dans cette vision, de la même façon.
Quand vous fonctionnez comme cela pendant des années, vous devenez
p. 64-67 incapable d’intégrer des éléments contradictoires à votre pensée. Et vous
Claire Leconte portez au pouvoir des gens qui vous renvoient vos opinions, aussi arbitraires
Professeure honoraire de psychologie de l’éducation soient-elles, en miroir (page 94). Pour éviter cela ? Penser contre soi-même.
à l’université Lille 3, chercheuse en chronobiologie, Ce dont un grand scientifique, John Eccles, nous donna l’exemple en batail-
membre de la Fédération française des psychologues
et de psychologie (FFPP), elle est spécialiste
lant contre sa propre théorie. Le résultat ? Une découverte majeure des
des rythmes de l’enfant et de l’adolescent. neurosciences (page 30). Voilà la condition pour ne pas sombrer dans l’obé-
sité mentale. Sortons du canapé de notre pensée ! £

N° 110 - Mai 2019


4

SOMMAIRE
N° 110 MAI 2019

p. 14 p. 22 p. 30 p. 36

p. 43-62
Dossier
p. 6-40 p. 43

DÉCOUVERTES COMMENT
p. 6 ACTUALITÉS p. 22 C
 AS CLINIQUE LA NATURE
FAIT DU BIEN
Notre cerveau est-il sensible
au champ magnétique ?
De l’art de faire repousser sa tête GRÉGORY MICHEL
La société bride le goût du risque
des femmes À NOTRE
L’enfant qui voulait
CERVEAU
Ces émotions qui éteignent
le cerveau social
Parkinson : vers une thérapie ? flirter avec la mort
Lucas, 12 ans, aime les sensations fortes.
À travers le jeu du foulard, il espère défier p. 46 N
 EUROSCIENCES
p. 12 FOCUS
Une simple prise la mort et montrer ce dont il est capable. LES BONNES ONDES
de sang pour p. 30 G
 RANDES EXPÉRIENCES DE LA NATURE
DE NEUROSCIENCES Au contact de la nature, notre cerveau
diagnostiquer La volte-face génère des ondes bénéfiques.
Alzheimer ? du professeur Eccles Alix Cosquer
Un biomarqueur sanguin pourrait enfin C’est en détruisant ses propres théories
ouvrir la voie à un dépistage précoce. p. 52 I NTERVIEW
que John Eccles découvrit que les
Bruno Dubois neurones communiquent chimiquement. LES JARDINS
p. 14 NEUROSCIENCES
Jean-Gaël Barbara THÉRAPEUTIQUES
Tous paresseux ? p. 36 N
 EUROSCIENCES – BONNES FEUILLES
RESTAURENT LES
Des gènes ancestraux nous pousseraient Dans le cerveau RYTHMES BIOLOGIQUES
à minimiser nos efforts. En psychiatrie, le contact des patients
Boris Cheval et Matthieu Boisgontier des psychopathes avec la verdure aide à leur guérison.
Quand une chercheuse en neurosciences Thérèse Jonveaux
p. 20 LA QUESTION DU MOIS plonge dans le monde des psychopathes,
frisson neuronal garanti… p. 58 D
 ÉVELOPPEMENT
Qu’est-ce que
la mémoire collective ?
Abigail Marsh
COMMENT LA NATURE
Astrid Erll NOURRIT LE CERVEAU
DES ENFANTS
Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, jeté en cahier intérieur
Mémoire, concentration, émotions : tout
de toute la diffusion kiosque et posé sur toute la diffusion abonné. s’épanouit chez l’enfant en milieu naturel.
En couverture : © Orla/shutterstock.com
Betty Mamane

N° 110 - Mai 2019


5

p. 94

p. 64 p. 68 p. 70 p. 78

p. 92

p. 64-69 p. 70-91 p. 92-97

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 64 R
 ETOUR SUR L’ACTUALITÉ p. 70 P
 SYCHOLOGIE p. 92 S ÉLECTION DE LIVRES
Heures d’hiver Tout ce qu’on Des têtes bien faites
La Peur du futur
et d’été : faut-il ne raconte pas Une histoire des sexualités
les abandonner ? Nos secrets en disent long sur nous-mêmes.
Klaus Wilhelm
Psychologie : une exploration
L’étude des biorythmes montre qu’il La Dernière Étreinte
est préférable de ne plus changer d’heure.
p. 78 L ’ÉCOLE DES CERVEAUX À nous la liberté !
Et, quitte à choisir, rester à celle d’été.
Claire Leconte
p. 94 N
 EUROSCIENCES ET LITTÉRATURE
JEAN-PHILIPPE
p. 68 PSYCHO CITOYENNE LACHAUX
SEBASTIAN
DIEGUEZ
Quand le cerveau
CORALIE CHEVALLIER
ET NICOLAS BAUMARD
joue à faire Les Ubus au pouvoir
Le paradoxe des « comme si » Fantastique pièce, qu’Ubu roi, d’Alfred Jarry !
En simulant la réalité, nos neurones Ou comment des personnages outranciers
droits de succession nous permettent de mieux apprendre. et stupides sont portés au pouvoir
Les droits de succession réduisent les par des peuples dupes d’eux-mêmes.
inégalités. Les Français voudraient moins p. 82 P
 SYCHOLOGIE
d’inégalités, mais n’aiment pas les droits
de succession. Cherchez l’erreur !
L’autocompassion,
l’art d’être indulgent
avec soi-même
Cette attitude d’inspiration bouddhiste
apporte résilience, apaisement et lien social.
Marina Krakovsky

p. 90 B
 IEN-ÊTRE
Cerveau bercé,
cerveau heureux
Hamacs ou berceaux améliorent…
la mémorisation !
Bret Stetka

N° 110 - Mai 2019


6 DÉCOUVERTES
p. 12 Focus p. 14 Tous paresseux ? p. 20 Qu’est-ce que la mémoire collective ? p. 22 L’enfant qui voulait flirter avec la mort

Actualités
Par la rédaction

NEUROBIOLOGIE

Notre cerveau est-il sensible


au champ magnétique ?
Oui, répond une expérience réalisée spécialement dans une cage
de Faraday. Et cette capacité aurait pu aider nos ancêtres à s’orienter
dans un milieu sauvage.

 . X. Wang et al., eNeuro,


C
publication en ligne du 18 mars 2019.

C ertains oiseaux migra-


teurs, comme les pigeons,
s’orientent d’après les lignes du
champ magnétique terrestre. Les
tortues de mer utilisent aussi ces
informations lors de leurs déplace-
ments. Et nous, humains ?
Pour le savoir, des chercheurs de
l’Institut technologique de Californie
ont placé des personnes dans une
cage de Faraday entourée de bobines
électromagnétiques pouvant pro-
duire des champs d’intensité compa-
rable au champ terrestre, mais dans
des orientations différentes. Les
participants étaient assis sur un
tabouret légèrement surélevé, au
centre de la cage, les yeux bandés,
plongés dans le noir complet. À leur
insu, les expérimentateurs commen-
cèrent à perturber l’orientation des
lignes de champ.
© shutterstock.com / SkyPics Studio

Pour mesurer les effets de cette


manipulation, l’équipe de recherche
avait placé sur la tête des partici-
pants un bonnet d’électrodes per-
mettant de mesurer l’activité élec-
trique du cerveau des participants,
selon le procédé d’électroencé-
phalographie. Le but : observer si

N° 110 - Mai 2019


7

p. 22 La volte-face du professeur Eccles p. 22 Dans le cerveau des psychopathes

NEUROBIOLOGIE

RETROUVEZ LA PAGE FACEBOOK DE CERVEAU & PSYCHO


On crée
des neurones
à tout âge
 . P. Moreno-Jiménez et al.,
E
Nature Medicine, à paraître.

V
l’orientation du champ magnétique petits grains seraient alors animés
avait un effet sur l’activité céré- de mouvements à l’intérieur des
brale. Car de telles modifications, membranes des neurones, provo-
si elles existent, ne sont probable- quant le passage d’ions à travers les
ment pas conscientes : avez-vous membranes et l’apparition de cou-
l’impression de « sentir » la direc- rants électriques.
tion du nord ? Homo sapiens a beaucoup migré ous avez plus de 85 ans ? Pas de pro-
Mais l’appareil à électroencé- au cours de son histoire. Se pour- blème. Vous pouvez encore fabriquer des neu-
phalographie a détecté ce change- rait-il qu’il ait tiré parti de cette apti- rones frais comme des nouveau-nés. Et ce, dans
ment. Le cerveau réagit en dimi- tude à « sentir » le nord ? Détail inté- une région de votre cerveau essentielle au fonction-
nuant fortement (de plus de 50 %) ressant : les expérimentateurs ont nement de la mémoire et du repérage dans l’espace,
l’amplitude de ses ondes alpha, des constaté que cette « perception » n’a l’hippocampe. Des chercheurs de l’université de
oscillations d’une fréquence de lieu que lorsqu’on applique un Madrid ont analysé des échantillons de cerveaux
10 hertz environ qui constituent un champ magnétique orienté vers le post mortem chez des sujets âgés de 43 à 87 ans,
marqueur de l’activité cérébrale de bas, ce qui est le cas du champ en repérant la formation des jeunes neurones grâce
base dans un état relaxé, comme magnétique dans l’hémisphère à un procédé spécial qui traque une protéine expri-
lorsque nous sommes assis tranquil- Nord. Un indice que la détection des mée uniquement par les neurones immatures.
lement sur une chaise. lignes de champ magnétique aurait Résultat : des milliers de neurones nouveau-nés
On ignore encore comment le une fonction adaptée au milieu, détectés dans le cerveau… de vieillards.
champ magnétique est perçu par le l’expérience ayant été réalisée dans En utilisant la même méthode consistant cette
cerveau. Plusieurs hypothèses sont l’hémisphère Nord. fois à disséquer le cerveau de patients décédés et
évoquées : le champ pourrait provo- Nos très lointains ancêtres, atteints de la maladie d’Alzheimer, l’équipe espa-
quer des courants électriques dans engagés dans des déplacements à gnole a constaté que la production de nouveaux
les neurones par le phénomène d’in- longue distance pour s’approvision- neurones dans l’hippocampe était fortement
duction, ou en déplaçant des charges ner avant de rejoindre leur groupe, réduite, pour ne pas dire absente. Autrement dit,
électriques dans des protéines auraient pu être bien aidés par un les difficultés de mémoire, de plasticité cognitive
comme les cryptochromes, ou sens du magnétisme qui aurait com- ou de repérage dans l’espace pourraient résulter
encore exercer des microforces sur plété les cartes mentales tirées de de cette panne de production. Celle-ci semble inter-
© Ermolaev Alexander / shutterstock.com

des particules de magnétite (oxyde l’observation de leur environne- venir alors même que les fameuses plaques amy-
de fer) présentes dans les neurones. ment. Il y a un an, des chercheurs loïdes, qui font tant de mal aux neurones existants,
L’hypothèse d’une pure induction et munichois ont d’ailleurs découvert ne sont pas encore très répandues. La baisse de
d’une action sur les cryptochromes la présence de magnétite dans des production serait un facteur à prendre au sérieux
semble écartée, car ces mécanismes cerveaux humains post mortem. Elle pour expliquer le développement de la maladie. Et
sont indifférents à la polarisation du était préférentiellement concentrée une piste thérapeutique efficace pourrait consister
champ, or celle-ci joue un rôle dans dans le cervelet, qui contrôle l’équi- à relancer le processus. En attendant, on sait que
cette expérience. Les champs libre et la coordination des mouve- l’activité sportive régulière, les interactions sociales
magnétiques agiraient donc sur des ments… £ ou une alimentation adaptées sont probablement
particules de magnétite : ces tout Sébastien Bohler de bons stimulants de la neurogenèse. £ S. B.

N° 110 - Mai 2019


8 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES

De l’art de
faire repousser
sa tête
E. Zattara et al., Proceedings
of the Royal Society B, le 6 mars 2019.

D epuis quelques années, le neurochirurgien


italien Sergio Canavero défraye la chronique avec son projet
de greffer une tête humaine. Nul besoin d’un tel artifice pour
certains vers aquatiques de l’embranchement Nemertea : une
possèdent des « cordons nerveux » courant le long de leur corps,
qui pourraient également stocker des informations.
collaboration internationale menée par Eduardo Zattara, de D’où leur vient cette capacité de régénération ? Le fait que
l’institut Smithsonian, a montré qu’ils sont capables de faire seule une minorité des espèces étudiées (8 sur 35) en soit dotée
repousser leur tête – cerveau inclus. suggère que leur ancêtre commun en était dépourvu, et qu’elles
Les chercheurs ont analysé 35 espèces de cet embranche- l’ont acquise au cours de leur évolution. L’étude de ces vers
ment, passant en revue les travaux existants et menant de nou- pourrait donc nous renseigner sur l’apparition d’une telle capa-
velles expériences d’amputation. Ils ont trouvé que huit d’entre cité. Avec à terme un intérêt médical potentiel : si l’on découvre
elles sont dotées de cette étonnante faculté de régénération, quelles voies génétiques et moléculaires accroissent la régé-
qui implique probablement la réactivation de gènes actifs durant nération, peut-être pourra-t-on les stimuler par voie médica-
le développement embryonnaire. menteuse, notamment en cas de blessure.
Difficile de dire quelles sont les conséquences de cette Même s’il est peu probable que nous atteignions jamais les
épreuve plutôt radicale sur les vers, car leurs capacités cognitives, capacités de ces vers : leur champion, lineus sanguineus, est
et notamment de mémorisation, sont largement inconnues. Peut- capable de se reconstituer entièrement à partir d’une fine sec-
être est-ce une sorte de nouvelle naissance, mais peut-être aussi tion de son corps. C’est un peu comme si vous pouviez vous
ont-ils des traces de souvenirs restants : outre leur cerveau (com- régénérer à partir d’une tranche de jambe… £
posé de quatre lobes et plusieurs milliers de neurones), ils  Guillaume Jacquemont

Quand on s’ennuie voire 62 % font même semblant du

27 %
contraire… Et 54 % des travailleurs
au boulot préféreraient même un salaire plus
bas pour un travail moins ennuyeux.
Or ce phénomène, le bore-out, n’est

N ’est-ce pas l’heure de la pause-


café ? Dans leur activité
professionnelle, 63 % des Français
pas anodin : fatigue, dépression,
baisse de l’estime de soi, voire
suicide, sont des conséquences
s’ennuient, selon un sondage de possibles. En effet, des études ont des hommes ont
l’agence de recrutement Qapa mené montré que le sentiment désagréable simulé l’orgasme
auprès de 4,5 millions de sujets. de ne servir à rien au travail et de au moins une fois
© Terra C. Hiebert

Autres chiffres frappants : 51 % des trouver le temps long s’accompagne


femmes vivent mal cet ennui, contre d’une baisse de l’attention et d’une
dans leur vie.
Source : Enquête Zava 2019.
39 % des hommes, et 90 % des humeur morose. £
Français cachent ce souci au travail,  Bénédicte Salthun-Lassalle

N° 110 - Mai 2019


9

PSYCHOLOGIE SOCIALE

La société bride
le goût du risque
Alcool : attention des femmes
aux publicités E. M. Liu et S. X. Zuo, PNAS, en ligne le 18 mars 2019.

subliminales
E nviron 20 % des sommes sponsorisées dans
le sport viennent de l’industrie des alcools.
Panneaux publicitaires lors de manifestations
sportives, logos sur des dossards, panneaux
rotatifs lors des matchs de football ou de rugby :
le plus souvent nous n’y prêtons pas attention.
Mais le psychologue Laurent Bègue,

D
de l’université Grenoble-Alpes, et ses collègues
des universités Paris-Dauphine et de Monash,
en Australie, viennent de montrer que cela ne
change rien. Plus on est exposé à ces stimulations
visuelles de façon répétée et prolongée, même
sans y prêter attention, plus notre attitude
vis-à-vis des marques de boissons alcoolisées ans nos sociétés, les ces deux ethnies, l’une matriarcale,
a tendance à devenir favorable et ouverte… femmes ont généralement un com- l’autre patriarcale. Elles leur ont pro-
à la consommation. Or l’alcool est aujourd’hui portement moins risqué que les posé de choisir entre six jeux de lote-
la quatrième cause mondiale d’invalidité. £ S. B. hommes. Avec des conséquences rie plus ou moins risqués. L’un de ces
positives – seuls 8 % des accidents jeux permettait par exemple de
mortels provoqués par un conduc- gagner 3 yuans à tous les coups, tan-
« Moi ? Je n’ai teur alcoolisé sont de leur fait –,
mais aussi négatives : selon cer-
dis qu’un autre, plus aléatoire, don-
nait 50 % de chances de rafler
jamais tort » taines études, cette aversion au
risque les pousserait parfois à
10 yuans et 50 % de chances de ne
rien gagner du tout.
renoncer à certains choix de car- Résultat : à leur entrée à l’école

C hacun dispose d’un atout inestimable pour


progresser dans la vie : ses propres échecs.
Quand on sait en tirer les leçons – ce qui implique
rière, pourtant attractifs.
Comment expliquer cette diffé-
rence ? On dit toujours : « C’est la tes-
primaire, les petites filles Mosuo
avaient plus le goût du risque que les
garçons de leur ethnie, tandis que le
d’abord d’en accepter la responsabilité –, ils sont tostérone. » Voire… En réalité, tout profil inverse était observé chez les
si fertiles que le philosophe Charles Pépin milite pourrait dépendre d’influences Han. C’est donc bien la culture, et
pour une « culture de l’erreur ». Mais un trait sociales, justement. Une expérience notamment le statut social de chaque
de personnalité freine cet apprentissage : astucieuse en donne l’illustration. sexe, qui conditionne ce facteur.
le narcissisme. En Chine, dans l’ethnie Han domi- L’autre conclusion majeure de
C’est ce qu’ont montré Yiran Liu, de l’université nante, les garçons ont la part belle et cette étude est que les petites filles
Tianjin, en Chine, et ses collègues, grâce à une sont encouragés à prendre des Mosuo, minoritaires dans leur école,
enquête auprès de 180 entrepreneurs. Les plus risques. Chez les Mosuo, en finissaient par adopter les normes
© Ollyy/Shutterstock.com

narcissiques de ces derniers avaient moins appris revanche, c’est la femme qui est le des Han : au fil des années, elles se
de leurs erreurs que les autres, en particulier pilier de la maison. Et qui prend des montraient de plus en plus pru-
quand le coût social – perte de statut et risques. Deux chercheuses, Elaine dentes. Et à partir de l’âge de 11 ans,
d’influence – était important. Probablement car Liu, de l’université de Houston, et sa leur goût du risque était passé en
ce coût posait une menace trop élevée à leur ego collègue Sharon Zuo, ont étudié plu- dessous de celui des garçons de
pour qu’ils puissent accepter d’avoir eu tort. £G. J. sieurs centaines d’enfants issus de leur ethnie. £ G. J.

N° 110 - Mai 2019


10 DÉCOUVERTES A
 ctualités

NEUROSCIENCES

Ces émotions confiance en elles, selon des travaux menés par Jan Engelmann
et ses collègues de l’université de Zürich.

qui éteignent
Les chercheurs ont d’abord provoqué un état d’anxiété
chez les participants, en leur infligeant de légers chocs élec-
triques. Puis ils ont mesuré la confiance qu’ils accordaient spon-

le cerveau social tanément aux autres, dans un jeu de rôle : ils devaient décider
quelle somme d’argent confier à un investisseur inconnu,
sachant que ce dernier choisirait ensuite librement ce qu’il leur
reverserait en retour.
J . B. Engelmann et al.,
Les participants anxieux ont alors donné moins d’argent
Science Advances, 13 mars 2019.
que les sujets témoins. La mesure de leur activité cérébrale par

S
IRMf a en outre montré que l’émotion négative déclenchée chez
eux diminuait l’activité de régions essentielles pour imaginer
ce que pensent les autres (comme la jonction temporopariétale)
ou pour estimer s’ils représentent une menace. Prudence, donc,
quand vous êtes stressé, anxieux ou énervé : c’est tout le fonc-
tionnement de votre cerveau social qui est perturbé.
ans que vous en ayez forcément conscience, une Les chercheurs voient dans ces résultats une piste pour
influence pernicieuse s’exerce sur vos relations sociales tout mieux comprendre certaines pathologies psychiatriques,
au long de la journée : celle des émotions négatives dites « inci- comme la dépression ou la phobie sociale. En effet, ces troubles
dentes ». Ces émotions n’ont rien à voir avec la personne avec se caractérisent à la fois par une susceptibilité extrême aux
qui vous interagissez – c’est par exemple l’énervement que émotions incidentes et par une difficulté à se fier aux autres.
vous éprouvez lorsque vous êtes coincé dans un embouteillage Les mécanismes cérébraux mis en évidence suggèrent alors
avec votre famille –, mais elles diminuent pourtant votre que ces deux symptômes sont étroitement liés. £ G. J.

Comment la simulation mentale d’un geste


sportif optimise la récupération après
blessure ? Pourquoi les enfants sont-ils
infatigables ? Qu’apportent les recherches
en biomécanique, à la pratique du football,
du rugby ou du golf ?

21 mai
Blessures : réapprendre les gestes
par la simulation mentale
par Claire Calmes, Institut national du sport,
de l’expertise et de la performance.
28 mai
Endurance : les enfants nous mettent KO
par Sébastien Ratel, université Clermont Auvergne.
4 juin
Biomécanique : améliorer la performance,
réduire les risques
par Philippe Rouch, Institut de biomécanique
©Agefotostock

humaine Georges Charpak.

AVEC LE SOUTIEN DE

Informations sur cite-sciences.fr

N° 110 - Mai 2019


DÉCOUVERTES A
 ctualités 11

Un magazine édité par POUR


LA SCIENCE
MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES 170 bis boulevard du Montparnasse

Parkinson :
75014 Paris
Directrice des rédactions : Cécile Lestienne
Cerveau & Psycho
Rédacteur en chef : Sébastien Bohler

vers une
Rédactrice en chef adjointe : Bénédicte Salthun-Lassalle
Rédacteur : Guillaume Jacquemont
Conception graphique : William Londiche

thérapie ?
Directrice artistique : Céline Lapert
Maquette : Pauline Bilbault, Raphaël Queruel,
Ingrid Leroy
Réviseuse : Anne-Rozenn Jouble
Développement numérique : Philippe Ribeau-Gésippe
Community manager : Aëla Keryhuel
Marketing et diffusion : Arthur Peys
A. Whone et al., Brain, Chef de produit : Charline Buché
vol. 142, pp. 512-525, mars 2019. Direction du personnel : Olivia Le Prévost
 A. Whone et al., Journal of Direction financière : Cécile André
Parkinson’s Disease, en ligne Fabrication : Marianne Sigogne, Olivier Lacam
le 26 février 2019. Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot

L
Ont également participé à ce numéro :
Chantal Ducoux, Sophie Lem et Séverine Duparcq 
Anciens directeurs de la rédaction :
Françoise Pétry et Philippe Boulanger

Presse et communication
Susan Mackie
susan.mackie@pourlascience.fr – Tél. : 01 55 42 85 05
a maladie de Parkinson symptômes moteurs. Or, si on ignore
est la deuxième pathologie neurodé- la cause de la mort de ces neurones, Publicité France
stephanie.jullien@pourlascience.fr
générative la plus fréquente, avec on sait, d’après des études réalisées
environ 200 000 malades en France. in vitro ou chez l’animal, que des fac- Espace abonnements 
Or aucun traitement curatif n’existe. teurs produits naturellement par le https ://boutique.cerveauetpsycho.fr
Adresse e-mail : cerveauetpsycho@abopress.fr
Jusqu’à aujourd’hui peut-être… ? Des cerveau les protègent, tel le GDNF. Tél. : 03 67 07 98 17
chercheurs et médecins de l’univer- Seul problème jusqu’à présent : Adresse postale :
sité de Bristol ont en effet trouvé un le GDNF administré par voie san- Cerveau & Psycho - Service des abonnements
19, rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch
moyen de « guérir » directement les guine ne parvenait pas à traverser Cedex
neurones « malades » des patients. la barrière hématoencéphalique
Diffusion de Cerveau & Psycho 
Les premiers résultats de leur essai pour atteindre le cerveau. D’où Contact kiosques : À juste titres ; Stéphanie Troyard
clinique sont très encourageants. l’idée de l’injecter directement dans Tél : 04 88 15 12 43
L’administration du « médica- la substance noire. Titre modifiable sur le portail-diffuseurs :
ment » en question est cependant Ce qui produisit des résultats www.direct-editeurs.fr
très technique. Les scientifiques ont spectaculaires : les patients ont recou- Abonnement France Métropolitaine :
créé un dispositif médical, une sorte vré une partie de leur mobilité, comme 1 an – 11 numéros – 54 € (TVA 2,10 %)
d’implant muni de quatre tubes à pla- s’ils étaient diagnostiqués depuis seu- Europe : 67,75 € ; reste du monde : 81,50 €
Toutes les demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
cer directement dans la région céré- lement deux ans, et surtout leurs neu- français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou les
brale d’intérêt (voir la photographie). rones de la substance noire se remet- documents contenus dans la revue Cerveau & Psycho doivent
Dans leur essai clinique, 41  per- taient à fonctionner normalement, en être adressées par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 162, rue du
Faubourg Saint-Denis, 75010 Paris.
sonnes souffrant de la maladie de libérant de la dopamine. © Pour la Science S.A.R.L.
Parkinson depuis plus de 5 ans ont Pour l’instant, cette technique ne Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et de
été greffées avec cet implant, qui leur semble pas présenter d’effets indé- représentation réservés pour tous les pays. Certains articles de
ce numéro sont publiés en accord avec la revue Spektrum der
a délivré le traitement, à savoir le fac- sirables. Reste à améliorer la durée
© S. Gill et A. Whone et al., Brain, 2019.

Wissenschaft (© Spektrum der Wissenschaft Verlagsgesellschaft,


teur neurotrophique dérivé de cel- du traitement, peut-être en injectant mbHD-69126, Heidelberg). En application de la loi du 11 mars 1957,
il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la pré-
lules gliales, le GDNF, toutes les des quantités plus importantes de sente revue sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français
4 semaines pendant 80 semaines. En GDNF, et à suivre sur le long terme de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins
- 75006 Paris).
effet, la maladie de Parkinson résulte les patients traités. Avec l’espoir d’uti-
de la mort progressive des neurones liser cette méthode d’injection pour Origine du papier : Finlande
Taux de fibres recyclées : 0 %
dopaminergiques dans la substance d’autres maladies cérébrales, dont « Eutrophisation » ou « Impact sur l’eau » :
noire, une région centrale du cer- des cancers. £ Ptot 0,005 kg/tonne
La pâte à papier utilisée pour la fabrication du papier de cet
veau, ce qui explique l’ensemble des  Bénédicte Salthun-Lassalle ouvrage provient de forêts certifiées et gérées durablement.

N° 110 - Mai 2019


12 DÉCOUVERTES F
 ocus

BRUNO DUBOIS
Professeur des universités et praticien hospitalier,
il dirige le Centre des maladies cognitives
et comportementales et l’unité Inserm U610,
à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

MALADIES NEURODÉGÉNÉRATIVES

Une simple prise de sang


pour diagnostiquer Alzheimer ?
Une nouvelle étude suggère que l’on pourrait repérer des marqueurs
de la maladie dans le sang des patients, avant l’apparition des premiers
symptômes. Une avancée majeure pour une meilleure prise en charge.

L a maladie d’Alzheimer est la


pathologie du cerveau la plus répan-
due dans la population générale :
5 % des plus de 65 ans et 15 % des
plus de 85 ans sont concernés. Ses
causes restent méconnues, mais on
sait que deux protéines, la bêta-amy-
loïde et la tau, prennent des formes ou
configurations anormales, associées
aux lésions neuronales et aux symp-
tômes, mnésiques notamment. Bien
qu’il n’existe aucun traitement curatif,
il est possible de prendre en charge le de Gothenburg, semble indiquer donc dans ce contexte que cette nou-
patient et d’améliorer sa vie en asso- qu’un tel dépistage sanguin serait velle étude soulève un intérêt cer-
ciant des mesures d’accompagnement possible. Déjà, la question a été sou- tain : les performances de dépistage
du malade et d’aide à son entourage, levée en 2018 suite à une publication sont comparables, mais avec une
des médicaments et des traitements dans le journal Nature d’Akinori technique beaucoup plus « légère » à
non pharmacologiques. Encore faut-il Nakamura et de ses collègues : ces développer en routine.
repérer le plus tôt possible la maladie. derniers avaient montré que le dosage Autre nouveauté : cette fois, ce
C’est pourquoi la recherche de bio- plasmatique (dans le sang) des « bio- n’est pas le marqueur bêta-amyloïde
marqueurs sanguins est depuis des marqueurs » bêta-amyloïdes permet qui est ciblé, mais la protéine tau.
années un enjeu crucial. de déterminer avec une fiabilité de Ces deux biomarqueurs sont bien
plus de 90 % si une personne est spécifiques de la maladie d’Alzhei-
© Dondesign/Shutterstock.com

DOSER LES BIOMARQUEURS atteinte ou non de la maladie. Mais ce mer dans la mesure où celle-ci se
DE LA MALADIE travail avait un inconvénient majeur : caractérise par la présence de pro-
Une étude menée par Zhicheng pour identifier les protéines, il fallait téines bêta-amyloïdes et tau anor-
Chen et ses collègues, impliquant plu- mettre en œuvre une technique males dans le cerveau des patients.
sieurs équipes internationales, dont « lourde » (la spectrométrie de masse), Jusque-là, les biologistes avaient
celles de l’école de médecine de ce qui n’était pas envisageable dans la essayé de mesurer toutes les formes
Harvard, de l’UCL et de l’université pratique courante en clinique. C’est de la protéine tau dans le sang, mais

N° 110 - Mai 2019
13

témoins sains et les patients atteints de la Bibliographie


maladie d’Alzheimer, que ce soit au stade
dit prodromal, au début de l’apparition
Une technique des symptômes, ou au stade de démence.
Z. Chen et al.,
Learnings about

assez simple Cela dit, ces résultats ont été obtenus


avec la cohorte de participants « de
the complexity
of extracellular tau
permettrait découverte », c’est-à-dire les personnes
qui ont permis de tester la technique, et
aid development
of a blood-based
de distinguer n’ont pas été reproduits de façon aussi
screen for Alzheimer’s
disease, Alzheimer’s
les sujets sains spectaculaire avec la cohorte « de valida-
tion », à savoir de nouveaux sujets atteints
& Dementia, vol. 15,
pp. 487-496, 2019.
des patients ou non de la maladie. Il faut donc
admettre que, dans l’état actuel des don-
A. Nakamura et al.,

Alzheimer, avec nées, la méthode manque encore de


robustesse et doit être affinée.
High performance
plasma amyloid-ß

une précision Quoi qu’il en soit, l’étude montre,


biomarkers for
Alzheimer’s disease,
proche de 90 %. pour la première fois, qu’une prise de
sang et une technique de dosage relative-
Nature, vol. 554,
pp. 249-254, 2018.
ment simple permettraient de séparer des
sujets sains de patients atteints de la
ces dosages sanguins n’étaient pas fiables, maladie d’Alzheimer, avec une précision
car ils différaient trop des concentrations de presque 90 %. Ces résultats sont très
réelles évaluées dans le liquide céphalora- encourageants : on peut espérer, dans un
chidien (dans lequel baigne le cerveau) avenir assez proche, repérer des patients
après une ponction lombaire. Les prédic- afin de les inclure dans des protocoles de
tions pour la maladie n’étaient donc pas recherche ou des essais thérapeutiques.
suffisamment précises. Cependant, je ne pense pas que l’on Comment repérer ces personnes
puisse aujourd’hui considérer le dosage saines à risque, qui se plaignent unique-
UNE MÉTHODE PLUS SIMPLE plasmatique comme un marqueur dia- ment de troubles de la mémoire ou qui
Les résultats obtenus cette fois-ci sont gnostique à lui tout seul. Il faut plutôt ont des antécédents familiaux ? L’idée
bien plus intéressants, grâce à deux avan- l’envisager comme un outil de dépistage : serait de réaliser d’abord un dosage plas-
cées techniques majeures. Tout d’abord, les sujets ainsi repérés subiront ensuite matique d’isoformes de tau avec la tech-
Chen et ses collègues ne se sont pas une ponction lombaire avec dosage des nique Simoa, une étape intermédiaire
contentés de mesurer la concentration de concentrations de protéines tau et bêta- pour détecter ces sujets à risque, qui
la protéine tau « totale » (de toutes ses amyloïdes pour confirmer le diagnostic. subiront ensuite des investigations plus
formes). Ils ont produit des anticorps « agressives », comme une ponction lom-
contre les différentes configurations (ou DES SUJETS QUI ONT L’AIR SAIN… baire (pour laquelle les risques de résul-
isoformes) de la protéine. De sorte que des Mais c’est dans ce contexte que cette tats négatifs ne sont pas négligeables).
anticorps se lient aux protéines tau anor- nouvelle technique de dépistage aura un Voilà donc probablement un nouvel outil
males. Ensuite, ils ont réalisé les dosages grand intérêt. En effet, on sait que les de prescreening.
des complexes avec la technique Simoa lésions de la maladie d’Alzheimer pré- Quelle est la prochaine étape ? Il
(single molecule array), une méthode déri- cèdent la survenue des symptômes de s’agira d’étudier plus précisément la spé-
vée de la technique Elisa (qui permet le plusieurs années, voire de plus d’une cificité de ces isoformes de tau pour le
dosage de protéines et d’anticorps), mais décennie. L’inefficacité actuelle des diagnostic très précoce de la maladie
qui a l’intérêt d’être ultrasensible et de médicaments en développement suggère d’Alzheimer. Mais aussi pour son dia-
révéler la présence d’anticorps à des qu’il faudra, dans l’avenir, traiter les gnostic différentiel, car le métabolisme
concentrations extrêmement faibles. patients le plus tôt possible, dès les pre- de la protéine tau est modifié dans de
De cette façon, les chercheurs ont miers symptômes, ou même avant leur nombreuses autres maladies neurodégé-
détecté des isoformes jusque-là impos- apparition. Le repérage de ces personnes nératives, en particulier des dégénéres-
sibles à identifier. Ainsi, en ciblant des à risque – car porteuses de lésions céré- cences frontotemporales. C’est donc une
isoformes d’une extrémité de la protéine brales mais encore cliniquement saines – affaire à suivre, qui demande à être
tau (sa partie N-terminale), ils ont est aujourd’hui un des objectifs majeurs confirmée, précisée et affinée, mais dont
observé une différence claire entre les de la recherche thérapeutique. on reparlera certainement bientôt. £

N° 110 - Mai 2019
14

N° 110 - Mai 2019


© Pressmaster/Shutterstock.com
DÉCOUVERTES N
 eurosciences 15

Tous
paresseux ? Par Boris Cheval et Matthieu Boisgontier.

Envie de rester à rien faire dans votre canapé


en mangeant des chips ? La faute à des gènes
ancestraux qui nous poussent à minimiser nos
efforts. Pour les neutraliser, une seule solution :
activer davantage son cortex.

C
EN BREF plaisir de jouer, d’expérimenter, d’apprendre, ou
££La loi du moindre encore de créer des liens avec d’autres enfants. En
effort se serait gravée revanche, marcher pour se rendre jusqu’au parc
dans nos gènes et dans n’a pas d’intérêt en soi et, dans ce cas précis, est
notre cerveau au cours facultatif puisque mes bras étaient libres et prêts
’était un samedi matin comme un de l’évolution grâce à l’emploi. Dans de telles conditions, pourquoi
au processus de
autre dans ma vie de jeune papa. Je m’apprêtais sélection naturelle. dépenserait-il son énergie ? Autant éviter les
à sortir de chez moi pour aller tranquillement au efforts inutiles et garder des forces pour plus tard.
parc avec mon fils. Mais, à peine franchi le seuil ££Cette loi s’exprime Et là, assis sur mon banc, je me demandais si cette
de la porte, ce dernier a usé de ses tactiques habi- notamment par une tendance à la minimisation des efforts ne serait
tendance à minimiser
tuelles pour que je le porte jusqu’au parc, situé les efforts physiques. pas inscrite dans son cerveau.
pourtant à une cinquantaine de mètres tout au Pour contrer notre
plus de chez nous. Il a commencé par me soudoyer attraction automatique LA LOI DU MOINDRE EFFORT
affectivement en prétextant une envie soudaine vers cette minimisation, Cette tendance à la minimisation énergétique
notre cerveau
de câlins, puis a feint la fatigue, pour enfin jouer doit mobiliser plus ne se limite évidemment pas à nos chères têtes
son dernier atout : la blessure. Après l’avoir laissé de ressources. blondes. Nous, les adultes, privilégions par
se rouler sur le sol pendant cinq bonnes minutes, exemple l’utilisation des ascenseurs ou des escala-
j’ai finalement capitulé et l’ai porté jusqu’au parc. ££L’échec des politiques tors aux escaliers. Plus précisément, dans une
Arrivé à destination, ce pauvre petit enfant fatigué de santé publique étude ayant examiné plus de 45 000 situations de
à endiguer la pandémie
et blessé se mit à courir, sauter, et grimper pen- d’inactivité physique choix entre escalier et escalator, l’escalator rem-
dant plus d’une heure. En le surveillant, je me pourrait trouver porte le combat haut la main : 85 % des personnes
demandais pourquoi refuser de faire quelques pas son origine dans ces le choisissent. Nous utilisons aussi quotidienne-
quand on a l’énergie pour se dépenser sans comp- processus cérébraux. ment des objets qui nous permettent de réduire
ter pendant plus d’une heure ? L’explication m’a nos efforts physiques, comme les portes de garage,
semblé assez évidente. Au parc, les mouvements vitres, trottinettes et autres vélos électriques, ou
ont un but en soi, ils sont associés au plaisir. Le encore les skateboards électriques comme le

N° 110 - Mai 2019


16 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
TOUS PARESSEUX ?

hoverboard. Pour les plus high-tech, peut-être soyons incapables de transformer cette intention
avez-vous même installé dans votre maison un d’être actif en action ?
assistant vocal vous permettant de tout gérer bien Dans un article publié dans la revue Sports
tranquillement assis au fond de votre canapé ? Medicine, nous avons récemment émis l’hypo-
Nous avons aussi tous tendance à chercher la place thèse que ce paradoxe de l’activité physique
la plus proche de l’entrée du supermarché dans le résulte d’une lutte entre notre raison, d’une part,
but d’économiser quelques petits pas. À tout ceci et une attraction automatique vers la minimisa-
s’ajoutent les services de livraison à domicile qui tion de l’effort, d’autre part.
nous permettent, sans le moindre effort, de rece-
voir tout ce que nous désirons. Et puis, soyons LE PARADOXE DE L’ESCALATOR
honnêtes, nous avons maintes fois cédé à l’appel Pour illustrer ce paradoxe, nous prenons sou-
du canapé alors que nous avions prévu une petite vent l’exemple de personnes utilisant un escalator
séance de sport. Mais pour en revenir à mon fils, pour se rendre à la salle de sport. Ce comporte-
au-delà de ces anecdotes, existe-il des preuves ment est difficilement compréhensible, à moins
scientifiques qui démontrent que nous avons une que quelque chose dans leur cerveau les attire
tendance à minimiser les efforts physiques ? inconsciemment vers cet escalator. Afin d’étudier
cette hypothèse, nous avons testé 29 jeunes
UN SENSEUR DE FATIGUE adultes désirant être actifs physiquement sans for-

1,4
AU CŒUR DU CERVEAU cément y parvenir. Soixante-quatre électrodes
De nombreux travaux de recherche prouvent posées sur leur crâne permettaient de lire et d’en-
que nous minimisons nos dépenses d’énergie. registrer les signaux électriques produits par leur
Imaginez la situation suivante. Un chercheur cerveau. Dans la tâche expérimentale que nous
vous installe sur un tapis roulant sans consigne avions confectionnée pour eux, les participants
particulière, mis à part celle de ne pas chuter. Le devaient prendre le contrôle d’un avatar situé sur
tapis démarre, vous commencez à marcher. La un écran d’ordinateur en utilisant les touches du
vitesse du tapis augmente lentement. À un clavier. Plus précisément, leur tâche consistait, MILLIARD
moment donné, vous vous mettez à courir. Si dans une première condition, à rapprocher cet
vous ne savez pas vraiment pourquoi vous êtes avatar le plus rapidement possible d’images repré-
spontanément passé de la marche à la course, le sentant une activité physique (course à pied, vélo, de personnes sur Terre
chercheur peut vous l’expliquer. Ce passage, qui natation, etc.) et à l’éloigner d’images représentant ne pratiquent pas
d’activité physique.
survient lorsque la vitesse du tapis se situe entre une activité sédentaire (lecture, télévision, hamac,
La sédentarité cause
2 et 3 m/s, permet de réduire le coût énergétique etc.). Dans une seconde condition, les participants 3,2 millions de décès
associé au déplacement. Si vous aviez continué devaient faire l’opposé (s’approcher la sédentarité chaque année.
de marcher, le coût énergétique aurait été large- et s’éloigner de l’activité physique).
ment supérieur à celui de la course. En vous met- Les temps de réactions enregistrés lorsque les
tant à courir, vous avez donc minimisé votre participants effectuaient cette tâche montrent
dépense d’énergie. En 2015, une étude cana- qu’ils étaient en général plus rapides à éviter les
dienne a confirmé cette tendance des êtres images de sédentarité que les images d’activité
humains à optimiser le coût énergétique de la physique, et ceci d’autant plus qu’ils étaient actifs
marche. Dans cette étude, les chercheurs ont fixé physiquement. Ces résultats confirment que les
une structure motorisée sur les membres infé- participants avaient bien l’intention d’être actifs.
rieurs des participants. Cet exosquelette permet- Cependant, les signaux électriques collectés au
tait d’appliquer plus ou moins de résistance aux niveau du cerveau racontaient une autre histoire.
mouvements des jambes lors de la marche. Les En effet, pour s’éloigner des images de sédenta-
participants se sont rapidement adaptés à ces dif- rité, le cerveau devait faire appel à plus de res-
férentes résistances et convergeaient vers la fré- sources, c’est-à-dire qu’il devait augmenter son
quence de marche la moins coûteuse en énergie. intensité de travail. Une des zones du cerveau qui
Pour les auteurs, ces résultats apportent la preuve s’activait davantage pour éviter la sédentarité
physiologique de notre tendance inhérente à la était située dans le lobe frontal et était connue
paresse, ou plutôt, devrait-on dire, à l’efficience. pour son implication dans la gestion des conflits.
Cette tendance pourrait expliquer les résultats de Dans ce cas précis, le conflit en question oppose
nombreuses études antérieures mettant en évi- vraisemblablement, d’une part, la volonté de
dence un écart paradoxal entre l’intention d’être s’éloigner des images de sédentarité, et d’autre
actif et la mise en place effective de comporte- part l’attraction automatique vers ces images
ments d’activité physique. Mais que peut-il bien associées à une faible dépense énergétique. À
se passer dans notre cerveau pour que nous l’appui de cette interprétation, on constate la mise

N° 110 - Mai 2019


17

en action d’une autre région du lobe frontal, cette Biographie britannique portant sur plus de 700 paires de
fois associée à l’inhibition des comportements « vrais » et « faux » jumeaux (mono et dizygotes) a
automatiques : autrement dit, s’éloigner des montré que le temps passé dans les activités
images de sédentarité nécessite de faire taire sédentaires était beaucoup plus variable entre les
notre penchant naturel pour la sédentarité. Enfin, Boris Cheval, faux jumeaux (qui partagent la moitié de leur
contrairement aux résultats obtenus sur les temps chercheur en patrimoine génétique) qu’entre les vrais jumeaux
de réaction, l’activité du cerveau ne variait pas neuropsychologie (qui partagent quasiment la totalité de leur patri-
significativement en fonction du niveau d’activité de la santé à l’université moine génétique). En utilisant cette différence
de Genève, en Suisse.
physique, signe que les mécanismes cérébraux qui observée au niveau des comportements, les cher-
s’opposent à notre intention de faire de l’exercice cheurs ont estimé qu’environ 30 % de notre ten-
pourraient être mis en jeu, quel que soit notre Matthieu Boisgontier, dance à la sédentarité serait expliquée par notre
niveau d’activité physique. chercheur en patrimoine génétique…
Ces mécanismes actionnés automatiquement neurosciences Une autre étude conduite la même année aux
par notre cerveau pourraient expliquer notre dif- à l’université États-Unis avait classé des souris en fonction de
ficulté à adopter un style de vie actif et, par consé- de la Colombie leur quantité d’activité physique spontanée
quent, l’échec des politiques de santé publique à Britannique (UBC), (nombre de tours de roue par jour). Les chercheurs
endiguer la pandémie d’inactivité physique. au Canada. de cette étude ont ensuite séparé les souris actives
des souris inactives pour les laisser se reproduire
GÈNES DU FARNIENTE sur dix générations. Ils ont observé qu’au fur et à
À ces résultats cérébraux s’ajoutent des résul- mesure des générations, la lignée de souris actives
tats génétiques montrant que cette attraction vers devenait de plus en plus active, alors que la lignée
la minimisation de la dépense énergétique serait de souris inactives devenait de plus en plus inac-
non seulement inscrite dans notre cerveau mais tive. Pour finir, les souris de dernière génération
aussi dans nos gènes. En 2013, une étude issues de la lignée inactive passaient dix fois moins
de temps à courir que les souris de la lignée active.
Plus important encore, dans une étude complé-
mentaire, ces chercheurs ont montré que cette
différence d’activité physique était expliquée par
une différence de maturation des neurones du
noyau accumbens, une région du cerveau qui joue
un rôle important dans le système de récompense
et dans l’activation motrice. En somme, tous ces
résultats expérimentaux montrent que les diffé-
rences de niveau d’activité physique pourraient bel
et bien être inscrites dans nos gènes et dans notre
cerveau. Mais pourquoi aurions-nous hérité d’une
tendance générale à minimiser les efforts
physiques ?

UN HÉRITAGE ENCOMBRANT
DE L’ÉVOLUTION
Cette tendance à la minimisation des efforts
pourrait être le fruit de l’évolution. Dans nos
sociétés occidentales, la tendance à minimiser
nos dépenses énergétiques a des conséquences
néfastes sur notre santé. En 2016, un quart de la
population mondiale, soit environ 1,4 milliard de
personnes, était physiquement inactive et cette
inactivité physique est en train de nous tuer.
Le paradoxe Selon l’Organisation mondiale de la santé, chaque
de l’escalator : année dans le monde, 3,2 millions de décès sont
dans les salles attribuables au manque d’activité physique, ce
© E+/Getty Images

de sport,
des escaliers qui représente tout de même un décès toutes les
roulants proposent 10 secondes. Cependant, au temps de nos
aux adhérents…
de minimiser ancêtres, cette minimisation permettait au
leurs efforts. contraire d’augmenter les chances de survie et de

N° 110 - Mai 2019


18 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
Tous paresseux ?

reproduction. Ainsi, une étude récente compa-


rant le métabolisme de centaines d’espèces de
mollusques montre que la dépense énergétique
de base de ces mollusques a joué un rôle fonda-
mental dans l’extinction ou la survie de leurs
espèces respectives. Les espèces présentant un
métabolisme de base plus faible avaient davan-
tage de chance de survivre que celles avec un
Être actif suppose d’activer
métabolisme plus élevé. Plus proche de l’homme,
une étude montre que le passage de la quadrupé-
son cortex, en refusant
die à la bipédie est associé à une diminution de se laisser piéger
importante du coût énergétique de la marche, ce
qui procure un avantage évolutif en réduisant le par son attirance innée
coût des déplacements associés à la recherche de
nourriture, d’abris, ou à la fuite.
pour la sédentarité.
Cependant, ne vous réjouissez pas trop vite : si
vous avez hérité de vos ancêtres d’une propension le fonctionnement des neurones de la paresse et Bibliographie
à la sédentarité (et donc d’une excuse à votre fai- 2) choisir délibérément d’opter pour un fonction-
néantise), ils vous ont aussi transmis un outil par- nement conscient et volontaire au détriment d’un B. Cheval et al.,
ticulièrement efficace pour lui résister : le cortex fonctionnement automatique et inconscient. C’est Avoiding sedentary
préfrontal. Au cours de l’évolution, le volume de à votre portée ! behaviors requires more
cette région située en avant de votre cerveau, juste cortical resources than
derrière votre front et vos yeux, est devenu de plus UNE MARGE DE LIBERTÉ avoiding physical
en plus important. Cette augmentation de volume Sommes-nous donc programmés pour le activity : an EEG study,
Neuropsychologia,
est vraisemblablement liée à une augmentation de moindre effort ? La réponse à cette question est
vol. 119, pp. 68-80, 2018.
son utilisation et du nombre de connexions établies claire et simple : non. Le mouvement a joué un rôle
avec les autres régions du cerveau. fondamental dans la survie de nos ancêtres. Sans B. Cheval et al.,
la capacité à se déplacer, il est impossible de Behavioral and neural
evidence of the
PENSER POUR BOUGER rechercher de la nourriture ou un abri, de lutter
rewarding value
Le cortex préfrontal joue un rôle clé dans de contre des concurrents sexuels, ou encore d’échap- of exercise behaviors,
nombreuses fonctions cognitives de haut niveau per à des prédateurs. Bouger est également la Sport Medicine, vol. 48,
comme le langage, la mémoire, le raisonnement, pierre angulaire de processus développementaux pp. 1389-1404, 2018.
les fonctions sociales, ou encore le contrôle des majeurs, que ce soit dans le domaine cognitif,
L. C. Strotz et al.,
pulsions. Dans une étude incluant 105 206 partici- affectif ou social. Quand je repense à mon fils se Metabolic rates, climate
pants de 21 pays européens, nous avons montré dépensant au parc sans ménager ses efforts, je me and macroevolution :
que les ressources cognitives des participants rends compte qu’il réfléchit, qu’il s’amuse, se déve- A case study using
(mesurées par des tests objectifs incluant la loppe et joue avec les autres enfants. L’être humain neogene molluscs,
mémoire) expliquaient leur niveau d’activité phy- a évolué pour être actif, mais pas seulement. Les Proceedings of the Royal
sique. Ce résultat pourrait signifier que ces res- êtres vivants qui ont survécu au processus de Society B : Biological
sources cognitives sont nécessaires pour lutter sélection naturelle sont ceux qui étaient capables Sciences, vol. 285,
contre notre tendance à la minimisation des efforts d’être actifs mais qui étaient aussi capables de 2018.1292, 2018.
et ainsi augmenter notre niveau d’activité phy- minimiser leur dépense énergétique. Combinées, J. C. Selinger et al.,
sique. Dans une autre étude, nous avons montré ces deux capacités vitales leur permettaient de Humans can
que ces ressources cognitives permettaient égale- courir ou de se battre plus longtemps, et ainsi continuously optimize
ment de limiter l’impact néfaste d’un environne- d’augmenter leurs chances de survie et de repro- energetic cost during
walking, Current
ment favorisant l’inactivité physique, comme des duction. La tendance de mon garçon à éviter les
Biology, vol. 25,
quartiers non sécurisés ou n’incluant pas de com- efforts inutiles pourrait donc bien être un héritage pp. 2452-2456, 2015.
merces dans une distance raisonnable de marche. de l’évolution. Nous ne sommes pas programmés
Autrement dit, être actif commence par l’activation pour être paresseux mais pour être efficients : réa- M. Den Hoed et al.,
Heritability of objectively
de votre cerveau, en refusant de vous laisser piéger liser une action avec le minimum de dépense éner-
assessed daily physical
par votre attirance innée envers la sédentarité. gétique. Cette conclusion vous enlève peut-être activity and sedentary
Quand vous êtes face au choix de l’escalier ou de une excuse pour avoir manqué votre dernier cours behavior, American
l’escalator, vous devez activer le bouton ON de de gym, mais voyez le bon côté des choses, c’est Journal
votre cerveau pour ne pas faire partie des 85 % qui toujours plus agréable et valorisant d’être défini of Clinical Nutrition,
choisissent l’escalator. Appuyer sur ce bouton, cela comme quelqu’un d’efficient plutôt que comme vol. 98, pp. 1317-1325, 2013.
veut dire : 1) se souvenir de ce que vous savez sur quelqu’un de paresseux. £

N° 110 - Mai 2019


LA TÊTE
AU CARRÉ
MATHIEU VIDARD
14H / 15H

DE LA SCIENCE
DES DÉCOUVERTES
DE LA CURIOSITÉ
EN PARTENARIAT AVEC

Crédit photo : Radio France, Christophe Abramowitz

ABONNEZ-VOUS AU PODCAST
DE L’ÉMISSION
20 DÉCOUVERTES L
 a question du mois

PSYCHOLOGIE SOCIALE

Qu’est-ce que
la mémoire collective ?
LA RÉPONSE DE
ASTRID ERLL
Professeure de cultures et littératures anglophones,
fondatrice de la plateforme des études sur la mémoire de l’université de Francfort.

C hacun de nous, s’il était déjà né


et suffisamment âgé, se rappelle où il
derniers nous aident à organiser la
matière première de nos souvenirs en
Dans de nombreux cas il arrive que les
individus interprètent les détails de ces
se trouvait le 11 septembre 2001. Nous un récit qui a un sens dans ce contexte narrations de façon différente.
avons encore en tête les images des donné. Selon Halbwachs, la mémoire
attaques du World Trade Center. Elles collective est un répertoire de narra- LA MÉMOIRE DE L’HOLOCAUSTE
font partie de notre mémoire collective. tions sur le passé, que partagent les Mes collègues et moi-même essayons
Mais qu’est-ce qui distingue un souve- membres d’un groupe – que ce soit la de comprendre comment de telles narra-
nir individuel de celui d’un groupe de tions se répandent – par exemple entre
personnes ? différents groupes sociaux en Europe ou
Au début du xx e siècle, le sociologue de par le monde. Cette propagation
Maurice Halbwachs a surpris tous ses emprunte le canal des médias ou les
collègues avec une thèse surprenante : contacts directs entre personnes. De tels
selon lui il n’existerait tout simplement échanges sur le passé peuvent stimuler
pas de souvenir strictement personnel. l’empathie et la solidarité, ce qu’ont
Ceux-ci seraient toujours influencés par
notre entourage et par le contexte social La mémoire montré les sociologues Daniel Levy et
Natan Sznaider à propos de l’Holo-
environnant, comme Halbwachs l’ex-
plique dans son premier écrit de 1925
collective est causte : il a conduit globalement à des
discours sur les droits de l’homme et fait
sur la mémoire collective. un répertoire de en sorte que l’on parle ouvertement des
Les chercheurs ont ensuite trouvé
des indices multiples montrant que, au- narrations sur le génocides dans de nombreux pays, par
exemple au Rwanda. De ce fait, le récit
delà de notre vécu individuel, de très
nombreuses autres informations for-
passé, partagées sur le génocide juif n’appartient à per-
sonne en propre, il est partagé par tous.
ment le contenu de nos souvenirs. De
vieilles photos, des histoires racontées
dans un groupe. De tels souvenirs, qui sont partagés
au-delà des frontières et des cultures,
par les parents… Même les vétérans de sont alors décrits par les spécialistes
guerre mélangent leurs expériences comme des « paradigmes itinérants ».
personnelles avec les histoires de leurs famille, une communauté religieuse ou Notre monde globalisé, avec ses nom-
© Songquan Deng / shutterstock.com

camarades, voire avec des scènes de une nation. Le sociologue souligne qu’il breuses cultures migrantes, est alors
films. faut éviter de confondre de tels souve- caractérisé par une pluralité de
Le cadre social défini par Halbwachs nirs communs avec l’histoire au sens mémoires collectives. Ce qui donne
repose sur deux éléments : notre entou- scientifique. Car ils ne reflètent pas le naissance à des mémoires transcultu-
rage, qui nous aide à nous remémorer passé de manière complète ni fidèle. Ils relles, partagées par de nombreuses
les événements et qui leur donnent représentent des images ou des concepts cultures, comme c’est le cas du récit des
forme, et les éléments de notre cadre de qui sont pertinents pour la représenta- tours jumelles, ou des attentats de 2015
vie et de notre milieu social. Ces tion du groupe à un moment donné. à Paris. £

N° 110 - Mai 2019
21

Bibliographie

A. Erll, Travelling
memory, Parallax,
vol. 7, pp. 4-18, 2011.
M. Halbwachs,
Les Cadres sociaux
de la mémoire,
Alcan, 1925.

Les tours jumelles ne sont plus là, mais leur mémoire


collective a fait le tour du monde en s’implantant dans
des milliards de cerveaux… connectés. Le montage
optique réalisé par la ville de New York illustre
bien cette immatérialité persistante.

N° 110 - Mai 2019
22

L’enfant qui
voulait flirter
avec la mort
© Angela Hawkey/Shutterstock.com

N° 110 - Mai 2019
DÉCOUVERTES C
 as clinique 23

GRÉGORY MICHEL
Professeur de psychopathologie et de psychologie
clinique à l’université de Bordeaux, psychologue
et psychothérapeute en cabinet libéral.

Chétif et anxieux, Lucas, jeune adolescent,


aime les sensations fortes. Une de celles
qui lui permettent de défier la mort et de montrer
ce dont il est capable : le jeu du foulard.

EN BREF
££Après sa rentrée
en 5e, Lucas change
brutalement de
comportement et ne
réussit plus à l’école.
C ’était il y a un an. Je me
souviens de cette maman qui m’appelle pour
me demander de rencontrer rapidement son fils
Lucas. Très inquiète, elle me confie qu’il a com-
plètement changé de comportement ces der-
niers temps, que ses résultats scolaires sont en
££Sa mère découvre chute libre depuis la rentrée en 5e et qu’elle a
des mégots de cannabis, découvert non seulement des mégots de joints de
ainsi qu’une ceinture cannabis, mais surtout la ceinture de sa sortie-
de peignoir sous de-bain sous le matelas de son lit…
son matelas…
Nous prenons rendez-vous. Quelques jours
££En consultation, après, Lucas et sa mère se présentent dans ma
Lucas avoue qu’il aime salle d’attente. C’est un jeune homme plutôt fluet
les sensations fortes et mais décontracté, souriant et très à l’aise, qui se
pratique le jeu du foulard
depuis la rentrée. Cela présente à moi. Sa doudoune débardeur sur son
lui permet de se sentir sweat à capuche et, autour du cou, un chèche lui
« exister » et le rassure. confèrent une allure à la fois sportive et BCBG.
Son sac de marque en bandoulière parachève une
££Une psychothérapie identité casual chic. Sa maman m’informe que son
axée sur l’estime
de soi et l’anxiété l’aide père est retenu pour son travail et qu’il arrivera
à se libérer de ce jeu avec quelques minutes de retard… Nous com-
potentiellement mortel. mençons donc sans lui.
Lucas et sa mère me suivent dans le cabinet
et s’installent l’un à côté de l’autre. Le garçon
attend que sa mère prenne la parole : « Comme je
vous l’ai dit au téléphone, nous souhaitons que
Lucas puisse vous parler car son père et moi-
même avons noté plusieurs changements de com-
portement depuis la rentrée… » Le garçon se

N° 110 - Mai 2019
24 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’ENFANT QUI VOULAIT FLIRTER AVEC LA MORT

contente d’écouter, partagé entre désinvolture et avec un risque de prématurité. L’accouchement


attention bienveillante. Sur le motif de la consul- s’est déroulé par césarienne, un mois avant terme.
tation, tout le monde est d’accord. Le jeune À la suite de cela, Lucas a suivi un développement
homme acquiesce sur le volet scolaire, en recon- psychomoteur normal, et ses parents ne se rap-
naissant qu’effectivement, il se sent moins motivé pellent aucun événement négatif, qu’il s’agisse de
depuis la rentrée. Mais sur les changements de traumatismes physiques ou psychologiques dans
comportement, il se montre moins conciliant. l’enfance. Le jeune garçon apprend à marcher et à
Non, d’après lui, il n’est pas vraiment différent. parler normalement. Mais sa mère précise :
« Comme il n’était pas bien grand pour son âge, on
DES PARENTS INQUIETS, UN ENFANT SEREIN ! a envisagé un traitement à un moment donné.
Alors sa maman révèle qu’elle a découvert sous Mais finalement l’endocrinologue ne l’a pas jugé
les marches de l’escalier dans l’entrée de la maison nécessaire. » Lucas a en effet un petit gabarit,
quelques mégots de joints… À ce moment-là, on mais, selon les pronostics médicaux, il devrait
frappe à la porte. C’est le père qui entre. atteindre entre 1,65 à 1,70 mètre à l’âge adulte.
L’atmosphère est tendue : le papa ne sachant pas
ce qui vient d’être dit perçoit un certain malaise, LUCAS, UN VRAI CASSE-COU
sans le comprendre. Très grand, d’allure sportive, Durant sa scolarité, le garçon ne rencontre
assez charismatique, il exerce un emploi avec aucune difficulté et aucun retard dans ses appren- Sur le Web
beaucoup de responsabilités en tant que manager tissages. Il est bon élève, aux dires de son père.
dans une grosse entreprise internationale. Il Pour sa mère, toutefois, il est souvent anxieux, Le Ministère de
confirme les propos de sa femme, en concédant timide, parfois en retrait en classe. Alors qu’aussi- l’éducation nationale
que c’est davantage madame qui s’occupe de la tôt franchies les barrières de l’école, le garçon est s’est attaché à mieux
scolarité des enfants. Lucas a en effet une sœur, sociable, dynamique, voire agité et casse-cou ! La accompagner les actions
Flora, âgée de 9 ans, qui ne présente aucune diffi- maman ajoute : « Je me suis même demandé der- à mettre en œuvre dans
culté en CM2. Quant à la maman, elle travaille au nièrement s’il n’était pas hyperactif. » Comme je lui les établissements pour
service de ressources humaines d’une entreprise. demande pourquoi, elle me répond qu’il a toujours lutter contre la pratique
Puis, rapidement, la mère qualifie son fils de aimé bouger et recherchait surtout les sports d’ex- des jeux dangereux,
en publiant l’ouvrage
garçon très sensible, qui a souvent besoin d’être térieurs avec ses copains : « Il faisait beaucoup
Jeux dangereux
rassuré. Le père, lui, insiste plutôt sur son côté d’acrobaties avec son vélo et n’avait pas peur de et pratiques violentes :
casse-cou : « Il a toujours grimpé partout quand il sauter du plus haut plongeoir à la piscine, alors prévenir, intervenir, agir :
était petit, sur les tables dans la maison, dans les qu’il était le plus petit. » http ://cache.media.
arbres… Lorsque nous vivions en appartement, il Le père reprend cette idée en la précisant : « Je education.gouv.fr/file/
fallait toujours vérifier que les fenêtres étaient ne sais pas si c’est de l’hyperactivité, mais on a aout2016/79/3/jeux-
bien fermées, car il voulait toujours regarder toujours aimé le sport dans la famille. Quand dangereux-pratiques-
dehors, et ma femme l’a surpris plusieurs fois à j’étais plus jeune, j’ai fait des sports à sensations, violentes-2011_651793.
prendre une chaise pour se pencher dans le vide. comme le parapente, et surtout le surf, que je pdf
Il nous a toujours semblé imprudent, mais ne s’est continue de pratiquer. Et depuis quelques années, Site de l’association
jamais blessé gravement. » Lucas écoute, ému, les je me suis mis au trail, une course dans la nature, Jeu du foulard - APEAS
propos de son père le concernant. Mais sa maman sur des sentiers, ainsi qu’à l’ultra-trail, et, plus (Accompagner, prévenir,
reprend la parole pour évoquer les dires de ses récemment, au triathlon. Peut-être que Lucas a éduquer, agir, sauver) :
enseignants : « Sa professeure principale et son aussi ça en lui… » Le jeune garçon, qui reste éton- https://jeudufoulard.
com/
professeur de mathématique m’ont dit que Lucas namment en retrait, prend soudainement la
travaillait moins depuis quelques semaines, qu’il parole et dit avec admiration : « Mon père veut Enquête Ipsos/APEAS
semblait moins attentif et parfois “ailleurs”. C’est même s’entraîner pour l’ironman (3,8 kilomètres sur la pratique du jeu
du foulard, 2007 :
assez surprenant, car notre fils a toujours été à la nage, 42 kilomètres de course à pied et 180
www.jeudufoulard.com/
consciencieux. Or il se montre maintenant plus kilomètres à vélo). Vous savez ce que c’est ? C’est html-fr/ipsos_00.html
négligent dans son travail. » Lucas reste en retrait. le triathlon le plus difficile au monde. »
Malgré mes sollicitations, ne répond que de façon Il est alors temps que je m’entretienne seul Enquête TNS-Sofres,
Jeux dangereux
très circonspecte et monosyllabique. Il semble sur- avec Lucas. Une fois ses parents sortis, je lui
en milieux scolaire
tout attentif et extrêmement soucieux du discours demande ce qu’il pense de tout ce qu’il vient d’en- et extra-scolaire : le point
et des inquiétudes de ses parents. tendre. Il semble détendu, voire soulagé  : de vue des parents,
Ensemble, nous reprenons alors l’histoire « Finalement, c’est à cause du cannabis que je suis la pratique des enfants,
familiale. À la naissance, Lucas avait un petit ici ? » Et je rétorque : « Penses-tu que ce soit l’unique 2007 : www.tns-
poids. La grossesse avait été difficile, sa maman raison ? » « – Et bien, c’est ce qu’a dit ma mère. C’est healthcare.fr/fichiers/
ayant dû être hospitalisée à partir du sixième mois vrai qu’il y a aussi les cours au collège… En fait, etudes/00000066.pdf
pour un retard de croissance in utero de son fils c’est étonnant, car mes parents sont là tous les

N° 110 - Mai 2019
25

deux, alors que c’est rare que mon père puisse se adolescents dépassent alors leur peur et tentent
libérer de son travail ; il travaille beaucoup vous cette pratique extrêmement risquée : deux d’entre
savez. – Et donc ? – Et bien, je ne sais pas, ils eux, dont Lucas, ne ressentent rien, alors que les
pensent que j’ai peut-être un sérieux problème. » deux autres éprouvent des sensations bizarres.
Au moment où Lucas prononce cette phrase, il C’est alors le début d’une pratique répétée.

7
présente une sorte de dysmimie, des expressions et Aujourd’hui, cela dure depuis plus de trois mois.
des mimiques du visage inadaptées ou en contra-
diction avec ce qu’il dit ou ce qu’il vit réellement. À LA RECHERCHE DE SENSATIONS FORTES
Par exemple, le jeune adolescent sourit largement L’examen psychologique que je décide ensuite
alors qu’il suggère que ses parents sont inquiets de pratiquer avec Lucas s’inscrit dans une démarche
pour lui (il devrait donc sembler triste). Cela révèle holistique, du grec holos signifiant entier. Le
un malaise psychique lié à une discordance entre holisme est un néologisme qui définit l’être humain
ce qu’il souhaite montrer de lui et ce qu’il ressent dans sa globalité, et l’approche holistique en psy-
vraiment au fond de lui. Il tente ensuite de banali- chopathologie est intégrative, car elle prend en
ser ce qu’il vient de dire, et je comprends alors que charge les dimensions affective, psychique, biolo-
la tentative de dissimulation n’en est que plus évi- gique, génétique, mentale, familiale et sociale du
dente. Je décide donc de saisir ce moment de patient. Il s’agit d’une technique centrée sur la per-

11 %
déstabilisation pour lui demander s’il a d’autres sonne, dans laquelle on tient également compte
choses importantes à me raconter. Évidemment, À des aspects contextuels de la relation entre soi-
j’ai en tête ce que sa maman m’a rapporté au télé- gnant et soigné. Ainsi, assez simplement, Lucas me
phone concernant cette ceinture de sortie-de-bain DES rapporte son goût pour les activités à risques :
dissimulée sous le matelas de son lit… COLLÉGIENS « Mon père a raison, j’ai toujours adoré grimper aux
arbres, faire des cascades avec mes copains… En
LE JEU DU FOULARD fait, on m’a toujours dit que j’étais un casse-cou. »
Mais Lucas ne dit rien. J’aborde donc explici- auraient déjà joué au jeu Son attrait pour le danger semble avoir nourri
tement le sujet. Bien que très embarrassé et sur- du foulard. L’objectif : diverses conduites à risques. Par exemple, le
pris, le garçon ne tente pas de dissimuler ce fait. s’étrangler jusqu’à jeune adolescent me raconte que, chez son copain
Puis il ajoute qu’il a déjà joué à ce que ses copains l’évanouissement Édouard, ils montent souvent tous les deux sur le
appellent le « jeu du foulard » : « En début d’année, pour éprouver toit de l’appartement par le velux de sa chambre :
mon copain Édouard nous a parlé de plusieurs des hallucinations. « On aime bien se balader sur les toits. » De façon
jeux qu’il avait vus sur Internet. Certains pou- impertinente, il ajoute que lui et ses amis aiment
vaient faire peur et provoquer de “drôles” de sen- faire ce qui est interdit et donc souvent ce qui est
sations. » Lucas a commencé à jouer au collège dangereux. En évoquant ses conduites de
avec son groupe d’amis : « La première fois, nous consommation, avec une certaine jubilation, il
étions derrière le gymnase. Édouard, Romain, m’explique qu’il a essayé en CM1 de fumer du
Aristide et moi. Édouard avait vu des vidéos dont tabac, puis en 6e du cannabis, et qu’il a déjà eu
certaines se déroulaient aux États-Unis. Il fallait quelques expériences d’ivresse alcoolique cette
serrer le cou de son copain pour empêcher l’air année avec ses copains. Quant aux joints, retrou-
de passer. Nous avions tous peur, car cela ressem- vés par sa mère, il ne les a pas fumés seul…
blait à un étranglement. » Mais les quatre C’était avec ses amis, en l’absence de ses parents.
D’ailleurs, je constate que ses conduites de
consommation sont soit des essais, soit des excès,
mais jamais régulières. Ce qui explique toutes ses
conduites à risques : l’objectif est de se procurer des
sensations fortes. Il le dit lui-même : « Ce que je
recherche, c’est l’adrénaline. » Et donc, l’intensité
des sensations nouvelles plus que le plaisir lié à
l’activité elle-même.
Il fallait serrer le cou Lucas présente une personnalité de « recherche

de notre copain jusqu’à ce qu’il de sensations ». Un profil décrit dès 1964 par le psy-
chologue américain Marvin Zuckerman (1928-
s’évanouisse. Nous avions tous 2018). Le tempérament de recherche de sensations,
qui repose en partie sur des bases biologiques, cor-
peur, mais nous avons tous respond à un besoin d’expériences et de sensations
variées, complexes, pouvant conduire le sujet à
tenté l’expérience. s’engager dans des conduites de désinhibition, ainsi

N° 110 - Mai 2019
26 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’enfant qui voulait flirter avec la mort

AUX FRONTIÈRES DE LA MORT :


QUAND LE CERVEAU MANQUE D’OXYGÈNE

L e jeu pratiqué par Lucas est un jeu de non-oxygénation,


connu sous plusieurs noms : trente secondes de bonheur,
jeu des poumons, rêve indien, rêve bleu, etc., le terme le plus
carbone, entraîne une augmentation significative de la teneur
en dioxyde de carbone dans le sang (ou hypercapnie) responsable
d’une souffrance cérébrale.
célèbre étant le jeu du foulard. Il existe deux types de jeux
de non-oxygénation : les jeux avec strangulation ou compression, D’ABORD EN GROUPE, AVEC LES AMIS, PUIS SEUL
comme le jeu du foulard, et les jeux avec apnée prolongée, comme Comment ces jeux se pratiquent-ils ? Dans la phase d’initiation, en
le jeu de la tomate (il s’agit de serrer les poings très fort et de retenir général, les jeunes sont plusieurs, dans la cour de récréation ou les
sa respiration en même temps pendant dix à quinze secondes pour toilettes du collège, à l’abri du regard des adultes. La plupart du temps,
devenir tout rouge et tomber dans les pommes). Tous conduisent il n’existe pas de rôle défini : l’étrangleur devient l’étranglé. Cependant,
à un manque d’oxygène dans le cerveau (nommée hypoxie), certains adolescents rapportent avoir joué sous la contrainte. On note
voire à une anoxie cérébrale (une hypoxie prolongée). également que les jeux de non-oxygénation sont souvent pratiqués
D’où une suffocation, une asphyxie ou encore un évanouissement. après une hyperventilation obtenue par quelques flexions rapides des
Dans les jeux de strangulation ou compression, on retrouve une genoux et de grandes inspirations. Dans tous les cas, après l’hypoxie
constriction du cou, soit par compression à l’aide des pouces ou des suite à la compression des carotides ou l’apnée, le jeune dit éprouver
mains, soit par strangulation à l’aide de différents liens (des écharpes, des hallucinations (décollement du sol, visions colorées…), perd
foulards, ceintures…) ou par pendaison. Ces jeux se pratiquent connaissance et présente parfois des convulsions. C’est le moment
le plus souvent avec le concours d’un tiers, mais aussi seul par où ses camarades doivent souvent le réveiller brutalement, et peuvent
autostrangulation. L’occlusion des carotides et des veines jugulaires être pris de panique si le « joueur » ne rouvre pas rapidement les yeux.
liée à la constriction provoque un arrêt de la circulation sanguine On définit quatre étapes d’un point de vue clinique : sensation de
responsable de l’hypoxie. chaleur à la tête, bourdonnements, sifflements et éblouissements ;
Pour les jeux avec apnée, il s’agit de réaliser une manœuvre dite puis une perte de conscience complète et souvent convulsive ; ensuite,
de Valsalva prolongée à glotte fermée : cela consiste à inspirer une mort apparente avec arrêt des mouvements respiratoires ; et enfin,
profondément, à obstruer la glotte avec la base de la langue, puis parfois, une mort réelle. Notons que le risque de décès est d’autant
à « pousser » en faisant un effort musculaire expiratoire, de façon à plus grand que le jeune reproduit ce jeu seul, à son domicile : comme
provoquer une hyperpression dans le thorax et l’abdomen. Dans ce type il est seul, personne ne peut le réveiller…
de jeux, l’arrêt respiratoire entraîne un arrêt de l’apport en oxygène dans Quelles sont les conséquences physiques et cognitives des jeux de
le sang. D’où une hypoxie qui, associée à une rétention du dioxyde de non-oxygénation ? La plupart sont surtout liées à l’hypoxie, car il existe

Ensemble
des jeux dangereux
(ou activités
ludico-violentes)

Jeux
d’agressions Jeux de défis
(par exemple, s’en prendre (par exemple, monter
à plusieurs à un seul sur le toit de trains
camarade) en marche)
Jeux
de non-oxygénation

Jeux Il existe plusieurs types


de strangulation Jeux d’apnée de jeux dangereux,
ou compression (par exemple, le jeu dont font partie les jeux
(par exemple, le jeu de la tomate) de non-oxygénation.
du foulard) Tous mettent en péril
la vie des pratiquants.

N° 110 - Mai 2019
27

Le 22 février 2018, Tom, 11 ans,


est décédé après avoir joué au COMMENT RECONNAÎTRE
jeu du foulard seul à l’aide de sa UN ADO QUI JOUE ?
ceinture de karaté. Ses parents
ont découvert que l’enfant avait
consulté des sites où des ados
E n mai 2007, une enquête Ipsos sur la connaissance du jeu
du foulard, menée auprès de plus de 1 000 personnes
âgées de plus de 15 ans, a révélé que 91 % des participants
se lançaient des défis… ont entendu parler de ce jeu, et 4 % d’entre eux y ont
participé. Une autre étude TNS-Sofres, menée entre le
27 juillet et le 3 août 2007, a interrogé 489 enfants âgés
rarement de lésions liées à l’étranglement. En effet, dans la majorité de 7 à 17 ans représentatifs de la population française :
des cas, il n’y a pas de pendaison complète (c’est-à-dire pas de perte 84 % des jeunes interrogés connaissent au moins un jeu
de contact avec le sol et donc pas de fracture cervicale). Si la strangulation dangereux ; 12 % y avaient déjà participé ; 26 % s’étaient déjà
ou l’apnée est de courte durée, elle conduit souvent à une brève perte vus proposer un jeu dangereux.
de connaissance sans conséquence. En revanche, si elle se prolonge, La majorité des pratiquants sont collégiens, principalement
elle peut provoquer une souffrance neuronale, réversible dans un premier en début de cursus, en 6e et 5e. Néanmoins, de nombreux
temps, et se traduisant par des troubles de la conscience (un coma léger témoignages décrivent aussi la pratique de ces jeux en école
ou modéré) et parfois des convulsions. Mais si la strangulation se prolonge élémentaire et en maternelle. L’ampleur de ce phénomène est
plus de trois à cinq minutes, l’anoxie engendre en général une souffrance très difficile à évaluer puisque ce type de jeu se déroule hors du
neuronale irréversible, et donc un coma profond avec des troubles contrôle des adultes, et ses conséquences sont souvent
cardiaques intenses, voire la mort. Dans les cas les plus graves, les interprétées comme des accidents, les décès étant généralement
séquelles des lésions cérébrales irréversibles sont à l’origine de déficits assimilés à des suicides par pendaison. Toutefois, d’après
moteurs (paralysie, paraplégie, quadriplégie) ou sensoriels (surdité, certaines études nationales et internationales menées au collège,
cécité), voire d’une encéphalopathie, une grave atteinte du cerveau. la proportion des élèves ayant déjà participé à ces jeux varie
Sur le plan cognitif, les symptômes post-anoxiques (dus à une privation entre 7 et 11 %, les garçons étant plus concernés que les filles
prolongée d’oxygène) sont nombreux et variables selon la durée de (et les décès touchant surtout les garçons).
l’anoxie : lenteur cognitive, ralentissement dans le traitement de
l’information, difficultés attentionnelles, de mémorisation et de Les signaux et changements de comportement
concentration, céphalées intenses, amnésies, tendance à la somnolence. qui doivent alerter :
D’où des difficultés sur le plan scolaire. Bien que l’on manque de recul
pour évaluer les conséquences délétères sur le long terme, certaines £ Présence de traces rouges autour du cou.
études ont montré qu’après une perte de connaissance temporaire suivie £ Joues rouges (taches de purpura de très petite dimension),
d’une phase de récupération de quelques jours à quelques semaines, rougeurs dans les yeux (hémorragies intraoculaires).
certains troubles cognitifs apparaissent parfois, notamment au niveau de £ Violents maux de tête à répétition.
la mémoire (le système limbique et l’hippocampe étant particulièrement £ Troubles visuels passagers (mouches volantes, vision floue…).
vulnérables). Ils se traduisent aussi par des mouvements anormaux et £ Bourdonnements d’oreilles, sifflements.
involontaires, pouvant affecter toutes les parties du corps, et dus à des £ Fatigue.
lésions des noyaux gris centraux dans le système limbique. £ Défaut de concentration, oublis, absences brèves, déficit
En pratiquant intensément et régulièrement le jeu du foulard, le jeune récent de la mémoire.
risque aussi de développer une forme de dépendance comportementale £ Découverte d’un foulard, d’une écharpe, d’une corde,
qui le pousse à rechercher de plus en plus souvent ces sensations par d’une ceinture, ou d’un lien quelconque, que l’enfant garde
le biais de l’auto asphyxie, surtout si les sensations vécues ne sur lui en permanence ou qui traîne sans raison auprès de lui.
correspondent pas à celles rapportées par les pairs. En outre, différentes £ Agressivité soudaine, violence verbale ou physique.
études ont montré que certains adolescents à tendance dépressive £ Isolement, repli sur soi.
trouvent dans ces jeux un moyen de réguler leur humeur négative £ Questions posées par le jeune sur les effets,
par des sensations plaisantes, dont ils deviennent parfois dépendants les sensations et les risques de la strangulation.
au point de les reproduire souvent, même seuls.

N° 110 - Mai 2019
28 DÉCOUVERTES C
 as clinique
L’enfant qui voulait flirter avec la mort

que des activités physiques et sociales risquées.


Selon Zuckerman, l’amateur de sensations aurait
tendance à fonctionner de façon à maintenir un
« niveau maximum de stimulation ». Un peu plus
tard, Zuckerman précisa ce concept en parlant d’un
« niveau maximum d’activité du système dopami-
nergique », la dopamine étant un neurotransmet-
teur essentiel au fonctionnement du circuit cérébral
La mort est utilisée comme
de la récompense et du plaisir. Selon cette théorie,
les amateurs de sensations auraient une activité
un moyen de restaurer un
cérébrale du système dopaminergique faible et sentiment d’identité défaillant.
seraient à la recherche de substances ou de com-
portements qui augmenteraient cette activité.
Je décide donc de faire passer à Lucas l’échelle
de recherche de sensations pour adolescents des doutes existentiels qui l’incitent à chercher
(Sensation Seeking Scale Adolescent), que mon des réponses dans des conduites comportant des
équipe et moi-même avons adaptée en 1999. À ce risques mortels… En écoutant ce que Lucas me
test, Lucas obtient des scores très élevés dans les raconte, je remarque les quatre étapes de la pra-
trois dimensions : la désinhibition, la recherche de tique des jeux de non-oxygénation. Tout d’abord,
danger et d’aventures, et le non-conformisme. il me dit : « Ce que nous recherchons avec mes
Ainsi, le jeune adolescent présente une personna- amis, c’est le danger. Nous savons que c’est ris-
lité particulièrement encline à rechercher des sti- qué, ça nous fait peur, mais nous voulons nous
mulations à travers des conduites à risques, qui tester. » La première étape est donc la prise de
transgressent les règles. Cela soulève une autre risque. Ensuite, il s’agit de vivre une sensation
question, au-delà de celle de sa personnalité, sur intense : « Avant de se faire étrangler, nous fai-
la valorisation du danger. Un point à mettre en sons plusieurs flexions. Nous avons vu que cela
relation avec la vision idéalisée que Lucas a de son augmente les sensations. La première fois, je n’ai
père. En effet, déjà, lors du premier entretien, le rien ressenti, alors que certains de mes copains
garçon a exprimé sa fierté pour son papa, mais ont eu l’impression d’avoir la tête qui tournait, de
aussi un certain sentiment d’infériorité : « Mon décoller du sol… » La deuxième étape est donc la
père réussit tout ce qu’il fait. Il se lance dans le recherche de sensations.
triathlon ironman, mais à son travail aussi, il réus-
sit tout. » Ce père, ce modèle, est d’autant plus inac- VAINCRE LA MORT
cessible pour Lucas qu’il est souvent absent, tant il Puis vient la troisième étape, la perte de
est accaparé par son travail et ses challenges spor- conscience : « Quand je me suis évanoui la pre-
tifs. Avec regret, le jeune garçon ajoute qu’il par- mière fois, je suis tombé dans les bras de mes
tage finalement assez peu de choses avec son papa. copains qui m’ont retenu. Mais dans ma chambre,
seul, je fais attention à ne pas me faire mal… Ça
UN COMPLEXE D’INFÉRIORITÉ fait très peur, car mes amis ne sont pas là pour
Vis-à-vis de sa petite sœur, Lucas nourrit éga- me retenir. » Il s’agit donc de faire l’expérience de
lement une sorte de complexe d’infériorité. sa propre disparition. Au cours d’un instant, le
Paradoxalement, il la considère comme un jeune se sent disparaître, s’extirpe du monde
modèle à suivre. Une jalousie palpable : « Mes extérieur, celui des contraintes et des difficultés.
parents disent toujours que Flora est brillante et Cette étape ressemble aux conduites d’ivresse au
que je devrais prendre exemple sur elle. Et vrai- cours desquelles certains adolescents cherchent
ment, ça m’énerve… » Ces enjeux dans la famille à s’oublier momentanément. Ce moment est d’au-
ne sont pas sans conséquence sur le plan identi- tant plus intense que c’est le jeune lui-même qui
taire. Lucas rapporte être parfois un peu perdu, se met en situation de perte de conscience, de
incompris et surtout insuffisamment reconnu. disparition symbolique.
L’évaluation psychologique met ainsi en évidence Enfin, quatrième étape : le réveil. Une situa-
des symptômes anxieux et dépressifs, associés à tion souvent très désagréable, car elle s’accom-
une forte dévalorisation de soi. pagne de douleurs diverses, par exemple le « rush »
Ces éléments permettent aussi de comprendre ressenti lorsque la circulation sanguine reprend
pourquoi Lucas pratique le jeu du foulard. Sans son cours normal : « Une fois, Aristide a mis plus
être profondément déprimé ni suicidaire, le jeune de temps à se réveiller. Nous avons dû le secouer
adolescent est en proie à des questionnements et et lui donner des gifles. Nous avons eu très peur. »

N° 110 - Mai 2019
29

Ce réveil, une sorte de renaissance, est l’occasion troubles de l’attention et de la concentration. Un


pour le jeune de ressentir un sentiment d’omnipo- ralentissement du traitement cérébral de l’infor-
tence, comme s’il avait finalement surmonté une mation sans doute responsable de la baisse signi-
épreuve potentiellement mortelle. ficative de ses résultats scolaires…
Aussi, avec ce type de jeu, l’adolescent prouve Chez Lucas, cette tendance à se mettre en dan-
sa propre existence en survivant à un trauma- ger a de quoi inquiéter. Deux causes à cela : son
tisme provoqué. Lucas ajoute : « C’est bizarre, car, tempérament, avec un profil de recherche de sen-
en me réveillant, je me sens vraiment bien. » Ici, sations (ce qui correspond à une vulnérabilité
la mort n’est pas recherchée. Au contraire, elle psychobiologique), et ses enjeux identitaires liés
est instrumentalisée : pour le jeune adolescent, à son environnement, notamment à son cercle
elle est un moyen de se sentir exister et donc de familial. Le jeune adolescent ne se sent pas suffi-
restaurer son sentiment d’identité défaillant, lié samment reconnu ni valorisé et tend à se disqua-
au fait qu’il se sent souvent incompris et insuffi- lifier vis-à-vis de sa sœur. De même, l’idéal pater-
samment reconnu. Autres facteurs psycholo- nel semble si éloigné qu’il s’impose des défis
giques associés aux jeux de non-oxygénation : des (conduites à risque mortel) pour se sentir à la
symptômes dépressifs davantage présents chez hauteur de ce que son père pourrait attendre de
les pratiquants de l’autostrangulation que chez lui. Il dit même : « J’aime relever des défis, d’au-
les non-joueurs. Nous l’avons d’ailleurs confirmé tant que souvent, on ne m’en croit pas capable car
en 2019 lors d’une étude réalisée auprès de 1 771 je suis plus petit que les autres. » Lucas utilise ainsi
élèves âgés de 10 à 15 ans. les jeux de non-oxygénation pour se « renarcissi-
Bibliographie ser » (restaurer l’estime de lui-même), mais aussi
UNE ADDICTION AU DANGER ? pour mettre à distance le stress et l’anxiété… Il
Quelles sont les conséquences du jeu du fou- G. Michel et al., est donc important d’agir auprès du garçon et de
lard ? La pratique de Lucas s’est renforcée. Au Adolescent mental sa famille, d’autant qu’un fonctionnement rele-
health and the choking
début, il jouait en groupe avec ses copains, puis vant de l’addiction semble s’installer.
game, Pediatrics,
très vite, il s’y est mis seul chez lui en utilisant la vol. 143, e20173963, 2019.
ceinture de son peignoir : « Au début, j’ai joué envi- PRATIQUER UN SPORT À SENSATIONS,
G. Michel, Les conduites
ron une ou deux fois par semaine. Mais depuis EN ÉTANT BIEN ENCADRÉ
à risques chez l’enfant et
quelque temps, c’est plusieurs fois par jour. » Ce l’adolescent : l’exemple La prise en charge que je propose comprend
type de comportement pourrait être rattaché au des jeux dangereux plusieurs aspects. D’abord, le plus urgent, c’est de
concept d’addiction au danger que nous avons et violents, La Revue stopper la pratique des jeux de non-oxygénation.
identifié en  2010 auprès de jeunes preneurs de du praticien – Médecine J’explique brièvement à Lucas les risques réels de
risques. À cela, s’ajoute une sorte de stratégie auto- générale, tome XXIII, ces jeux et les enjeux : par exemple, l’adolescent
thérapeutique pour que Lucas contrebalance ses vol. 822, mai 2009. sera considéré comme entièrement responsable si
émotions négatives : « Parfois, je jouais quand T. A. Andrew et al., jamais un accident grave arrive à l’un de ses amis.
j’étais angoissé ou stressé. Je planais et j’étais bien Update on “The choking Cette intervention est très efficace. Ensuite, je
au réveil. » C’est pourquoi Lucas semble donc som- game”, The Journal mets en place une psychothérapie fondée sur les
brer dans une forme d’addiction à ce jeu. J’ai éga- of Pediatrics, vol. 155, enjeux narcissiques, les conduites à risques et l’es-
lement noté que le garçon, lors du premier entre- pp. 777-780, 2009. time de soi. Compte tenu de l’environnement fami-
tien, n’avait pas quitté son chèche : il m’avoue alors G. Michel, Les jeux lial, je réalise plusieurs entretiens familiaux avec
qu’ayant des traces de strangulations et de com- dangereux et violents Lucas et ses parents. L’objectif est de rassurer le
pressions digitales autour du cou, il utilise son chez l’enfant et jeune adolescent non seulement sur sa place dans
foulard pour les masquer. l’adolescent : l’exemple la famille, mais aussi sur son besoin, presque inné,
Autre effet de cette pratique : le jeune ado- des jeux d’agression de stimulations et de sensations fortes qui peut
lescent évoque un épisode où, quelques semaines et de non-oxygénation, l’amener à prendre des risques. Alors je demande
Journal de pédiatrie
auparavant, après avoir joué au jeu du foulard à Lucas de trouver une activité sportive encadrée
et de puériculture,
avec ses copains à la pause déjeuner, il s’est senti vol. XIX, issue 8, par des adultes dans un club ; le jeune adolescent
très mal en classe. Il a souffert de violents maux pp. 304-312, 2006. s’inscrit à l’escalade, ainsi qu’au surf, qu’il va même
de tête, de bourdonnements d’oreilles, sa vision pratiquer avec son père le week-end.
D. Le et A. J. Macnab,
s’est brouillée et il a dû se rendre en urgence à Self strangulation Un an après, Lucas va très bien. Il est en 4e
l’infirmerie… L’infirmière lui a fait également by hanging from aujourd’hui et a de nouveau de bons résultats. Il
remarquer qu’il avait les yeux rouges, ainsi que de cloth towel dispensers ne souffre plus de troubles cognitifs et ne
petites taches rouges (de purpura) sur le visage. in Canadian schools, consomme plus de drogues. Il n’est plus suivi en
Ainsi, plus largement, Lucas reconnaît que depuis Injury Prevention, vol. 7, psychothérapie. Il pratique toujours l’escalade et
qu’il pratique les jeux de non-oxygénation, il pp. 231-233, 2001. le surf, toujours avec son papa, mais également
souffre davantage de maux de tête, ainsi que des avec ses copains ! £

N° 110 - Mai 2019
30

La volte-face
du professeur Eccles
© Illustrations de Lison Bernet

N° 110 - Mai 2019
DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences 31

JEAN-GAËL BARBARA
Chercheur en histoire des neurosciences au CNRS,
au laboratoire Neuroscience Paris-Seine et Sorbonne-
Paris-Cité – laboratoire Sciences, philosophie, histoire.

Pendant vingt ans, il défend l’idée que les neurones


communiquent par des courants électriques. Puis,
brusquement, il détruit sa propre théorie et prouve
que la communication est chimique. Un modèle
de pensée autocritique, à méditer !

EN BREF
Q uoi de plus difficile que de
reconnaître que l’on a tort ? Pire : comment par-
venir à adopter le point de vue de ses adver-
££John Eccles, le saires en attaquant ses propres positions ? C’est
chercheur qui a montré
que les neurones pourtant de cette façon qu’a eu lieu une des
communiquent par des découvertes les plus fondamentales des neuro­
substances chimiques, sciences : le fait que les connexions entre neu-
avait commencé par rones (les synapses) fonctionnent avec des molé-
combattre ardemment
cette théorie. cules chimiques et pas seulement avec des
courants électriques.
££Son revirement doit La nouvelle fait l’effet d’un coup de tonnerre.
beaucoup à sa rencontre Lors de la réunion de la Physiological Society de
avec Karl Popper, Londres en 1951, l’éminent neurophysiologiste
le philosophe qui avait
Jusqu’en 1945, établi qu’une théorie australien John Eccles renie publiquement sa
John Eccles voit doit être réfutable propre théorie sur le fonctionnement des synapses.
dans l’électricité pour être scientifique.
la seule source Une théorie qui stipule que nos neurones sont cen-
de la communication sés communiquer entre eux par des phénomènes
neuronale. Puis il décide ££Cet épisode marquant
de l’histoire des sciences électriques directs au niveau des synapses. Sous
d’attaquer sa propre
théorie... et la pulvérise. montre que, pour les yeux de l’assistance médusée, lui le plus ardent
Il bascule alors vers atteindre la vérité, défenseur de cette théorie, l’adversaire déclaré de
une vision chimique nous devons critiquer
de la transmission tous ceux qui soutenaient un mécanisme chimique
nos propres opinions.
de l’influx nerveux. de neurotransmission, reconnaît que ce sont eux
qui avaient raison.

N° 110 - Mai 2019
32 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences
LA VOLTE-FACE DU PROFESSEUR ECCLES

Évidemment, en annonçant publiquement


son revirement, Eccles passe pour un fou qui
décrédibilise l’ensemble de son œuvre. On pense
à Galilée reniant sa thèse selon laquelle la Terre
tourne autour du Soleil – mais c’est pire que cela,
car c’est sous la contrainte que le savant florentin
avait reconnu les égarements de sa doctrine, age-
nouillé devant les cardinaux inquisiteurs de son
Étrange personnalité que celle
tribunal ecclésiastique. En ce sens, l’abjuration de
la théorie électrique qu’Eccles semble s’infliger
d’Eccles. Des années durant,
librement est d’autant plus incompréhensible, vu il cherche à ridiculiser ses
la véhémence et l’efficacité de ses attaques de
jadis contre la théorie chimique, défendue alors adversaires. Et puis un jour,
par son éminent rival, sir Henry Dale. sans crier gare, il adopte
L’ESPRIT NE PEUT ÊTRE CHIMIQUE,
CAR IL EST INSTANTANÉ
leur point de vue.
Henry Dale avait déjà démontré que certains
neurones (ceux qui relient la moelle épinière
aux muscles, et ceux présents dans les ganglions Eccles a tout d’abord cru à la théorie de la
nerveux) communiquaient par des substances neuro­transmission électrique pour des raisons
chimiques. Eccles s’était efforcé de prouver que, philosophiques et expérimentales. Il a été un des
si ce mécanisme était envisageable au niveau derniers élèves d’un des grands noms de la
des muscles et des ganglions, ce ne saurait être recherche en neurosciences, sir Charles
le cas à l’intérieur du cerveau. Il avait échafaudé Sherrington au Magdalen College d’Oxford. Un
pour cela, dès les années 1930, une théorie selon scientifique renommé, chef de file de l’école de
laquelle les neurones dans le cerveau commu- neurophysiologie britannique d’Oxford et Prix
niquent comme de purs conducteurs électriques, Nobel de médecine en 1932, auquel Eccles vouera
le courant passant de l’un à l’autre sans inter- une admiration sans bornes, allant jusqu’à décla-
vention de neuromédiateurs au niveau des rer qu’il était la seule personne au monde dont il
synapses. Son argument ? La transmission neu- pouvait accepter d’être l’élève, tant sa dimension
ronale se produit avec une telle rapidité qu’il ne intellectuelle et sa vision personnelle des rapports
peut s’agir que d’un phénomène électrique. Il a entre le corps et l’esprit lui correspondaient.
d’ailleurs mesuré cette vitesse grâce aux nou- Or, Sherrington a toujours favorisé une théo-
veaux oscillographes cathodiques dont il dispose rie électrique de la neurotransmission, lui-même
à partir de 1935. en partie pour des raisons philosophiques : il a
Dans ses manœuvres pour décrédibiliser ses une vision dualiste de l’esprit et du corps, consi-
adversaires, Eccles ne ménage ni ses efforts ni sa dérant que la composante immatérielle de l’esprit
hargne. C’est un bretteur, un intellectuel pas- est d’une nature essentiellement distincte du
sionné de philosophie des sciences, de joutes ver- corps. L’esprit interagit si rapidement avec le cer-
bales aussi bien que sportives – il invite souvent veau qu’il doit le faire par des processus
ses hôtes à disputer une partie de tennis sur le électriques.
court privé de sa propriété. Dans son milieu, on Comment s’étonner qu’Eccles adopte cette
connaît son caractère difficile, voire entêté, même vision ? Sous sa direction, il commence par
prompt à croiser le fer dans les débats scienti- étudier, dans les années 1930, la transmission
fiques, se faisant volontiers l’avocat du diable. synaptique dans les ganglions nerveux, puis dans
Alors qu’est-ce qui a bien pu l’amener à chan- la moelle épinière. Les deux hommes sont alors
ger d’avis ? Deux choses. D’abord, Eccles est certes en concurrence directe avec l’école de neurophy-
virulent et obstiné, mais pas obtus. Il est aussi siologie américaine, qui a commencé à prendre
connu pour sa hargne que pour une étonnante le pas sur l’école d’Oxford au cours des
capacité à adopter brusquement, après avoir cher- années 1920 grâce à une avancée technologique
ché à déstabiliser un adversaire, le point de vue de considérable. Et les résultats obtenus par Eccles,
ce même adversaire. Ensuite, il y a son histoire. tout comme ceux de ses adversaires neurophysio-
Une histoire qui porte la marque d’un long chemi- logistes américains, sont en faveur de la neuro-
nement et l’amènera à conceptualiser la notion transmission électrique. Comment, alors, imagi-
d’autocritique appliquée à ses théories. ner un autre scénario ?

N° 110 - Mai 2019
33

L’histoire est faite d’imprévus et se nourrit Eccles, en quête de critères pour trancher la
autant de sciences et d’idées que d’argent, de poli- polémique sur la nature de la neurotransmis-
tique et de mariages. En 1937, Eccles prend la sion, est sensible à cette vision. Il invite Popper
décision de retourner en Australie, pour deux rai- en 1945 à donner une série de conférences dans
sons. D’abord, il peine à obtenir des crédits de sa faculté. Puis, suivant sa méthode, il s’attache
recherche ; ensuite, il estime que les Alliés tardent dès lors à présenter ses idées théoriques de
à faire front contre la montée du nazisme. De là manière à ce qu’elles semblent résister aux pro-
il s’installe en Nouvelle-Zélande, en 1943, suivant cédures expérimentales classiques de réfuta-
le conseil de son épouse néo-zélandaise. Il pour- tion. Il propose notamment une théorie chimique
suit alors ses recherches sur les potentiels synap- faisant intervenir des ions chlorure – théorie
tiques dans la moelle épinière à l’université de réfutable expérimentalement, car il est possible
Dunedin, en Nouvelle-Zélande. Et, là encore, il de remplacer les ions chlorure par d’autres ions
acquiert une belle notoriété en défendant la théo- et d’observer si la transmission de l’influx est
rie électrique. Pour l’instant, tout porte encore à modifiée ou non.
croire que cette théorie ne fera que s’affermir.
Mais c’est compter sans une rencontre décisive. QUAND UNE THÉORIE S’EFFONDRE
Or au sein même de son laboratoire, Steve
UNE RENCONTRE CAPITALE Kuffler et son jeune collègue Bernard Katz
Un de ses collègues, Steve Kuffler, émigré mènent des recherches visant à tester directe-
hongrois, introduit Eccles dans les cercles de ment la théorie chimique de la neurotransmis-
réfugiés d’Europe en Australie, puis en Nouvelle- sion à la jonction neuromusculaire (où les neu-
Zélande. Parmi ceux-ci, un philosophe viennois rones moteurs de la moelle épinière sont reliés
d’ascendance juive, Karl Popper. Popper est phi- aux fibres musculaires dont ils commandent les
losophe des sciences. Selon lui, aucune théorie contractions). Kuffler et Katz testent le rôle de
scientifique ne peut être tenue pour vraie une fois molécules chimiques dans la transmission de cet
pour toutes parce qu’elle aurait été vérifiée par influx nerveux, et ils utilisent pour cela une tech-
des expériences. Une théorie n’est scientifique nique proche de celle de l’ennemi juré, Dale. Et
que si elle prend la forme d’un énoncé qui peut voilà qu’à la surprise générale, à force de vouloir
être non pas vérifié, mais réfuté… contredire la théorie de la maison, ils y arrivent !

N° 110 - Mai 2019
34 DÉCOUVERTES G
 randes expériences de neurosciences
LA VOLTE-FACE DU PROFESSEUR ECCLES

Stupeur : leurs résultats sont en accord avec la


théorie chimique.
Eccles ne peut plus faire machine arrière, CES SCIENTIFIQUES QUI SE
puisqu’il a lui-même formulé ses propres idées de
façon à ce qu’elles soient réfutables. Il accepte donc CRITIQUAIENT EUX-MÊMES
cette réfutation de la théorie électrique. Du moins
pour la neurotransmission musculaire. Mais pour
le fonctionnement des neurones du cerveau, il
campe sur sa position du « tout-électrique ». Il croit U n des exemples les plus célèbres de pensée qui lutte contre elle-même pour
s’approcher de la vérité est celle de Charles Darwin. Dans sa construction
de la théorie de l’évolution, le célèbre naturaliste confia l’inconfort que
pouvoir respirer, car il est pour l’instant impossible
de mettre en œuvre les méthodes de mesure phar- lui causait sa propre découverte, car elle remettait en cause l’idée de la création
macologiques utilisées par Kuffler et Katz, à l’inté- biblique. Fils de pasteur, marié à une fervente pratiquante, Darwin expliqua avoir
rieur du cerveau, du fait qu’on ne connaît pas tenté de trouver des failles dans sa propre théorie, mais qu’il avait finalement
encore les neurotransmetteurs des neurones céré- dû y renoncer, et accepter le verdict de l’observation et de la raison.
braux. Mais cela ne suffira pas à le préserver du Un autre grand esprit et grand nom de la science, Louis Pasteur, invitait ses
mouvement qui est en marche, car une innovation collaborateurs à défier ses vues en cherchant des preuves expérimentales contraires
technique va mettre à bas son édifice. aux siennes. Toujours au cours de ces mêmes années, le physiologiste Claude Bernard,
considéré comme le père de la médecine expérimentale, était marqué quant à lui
LES ÉLECTRODES : ON JOUE AU PLUS FIN par une forme d’indifférence à la pérennité des théories scientifiques. Il rappelle en cela
Depuis 1950 s’est engagée une course inter- la philosophie de Karl Popper pour qui aucune théorie scientifique digne de ce nom
nationale afin de tester la théorie chimique. Une n’est définitive. Son caractère scientifique se reconnaît même au fait qu’elle est
nouvelle méthode a vu le jour : enregistrer les formulée de façon à pouvoir être invalidée – et donc éventuellement remplacée par
variations de potentiel électrique des neurones une autre. Ce principe de pensée est à l’opposé de la croyance, qui admet une vérité
de part et d’autre de leur membrane au moyen comme définitive et n’envisage pas de la remettre en question selon les éléments
d’une fine microélectrode de verre. Implantée d’observations ou d’argumentation contraires. La démarche mentale d’autoréfutation
dans le neurone, cette électrode possède un ori- est donc le fruit d’une véritable discipline et d’un apprentissage, dont dépend
fice d’un diamètre d’un demi-micromètre et per- – l’histoire des sciences nous le montre – le progrès des idées et des techniques dans
met de mesurer la valeur exacte du potentiel une société. Une leçon à méditer, à l’ère d’Internet où l’on peut facilement croire
électrique interne du neurone en se faisant une à toutes sortes de théories – notamment conspirationnistes – sans avoir le réflexe
idée des échanges d’ions impliqués (particules de les passer au crible de l’esprit critique.
chargées électriquement).
La course qui s’est engagée dans le monde
pour savoir qui sera le premier à réaliser de tels
enregistrements s’apparente, par l’ampleur des
révolutions neuroscientifiques qu’elle suscitera
ultérieurement, à la « course à l’espace » qui s’en- Pasteur et Darwin sont
gage entre les États-Unis et l’URSS à partir deux exemples de génies
de 1957. Entre ces deux courses, il y a certes une scientifiques qui cultivaient
l’esprit d’autocritique.
différence d’échelle. Mais en biologie, comme Le premier, en demandant
Eccles le soulignera plus tard, il n’y a pas encore à ses élèves de trouver des
de big science, une science organisée à l’échelle preuves contre sa théorie,
le second en les cherchant
internationale par la coopération de grandes ins- lui-même…
titutions, et tout se fait encore à l’échelle de petits
laboratoires, avec des recherches dont les consé-
quences ne sont cependant pas moins impor- exemple un motoneurone de la moelle épinière
tantes pour l’humanité. d’un chat, il serait à même de réfuter l’une des
Eccles s’engage dans cette course d’une façon théories de la neurotransmission en enregistrant
qui lui ressemble : il propose à un de ses adver- le signe de la déflection du potentiel lors d’un
saires de venir travailler dans son laboratoire… phénomène d’inhibition.
Cet Archibald McIntyre construit alors un dispo- Dès qu’il comprend cela, et avec son goût de la
sitif pour enregistrer des neurones à l’aide de compétition, Eccles veut à tout prix participer à
© Wikimedia commons

microélectrodes en verre. Eccles met un peu de cette course. Lui que l’on surnomme à Dunedin
temps à comprendre tout l’intérêt de cette tech- Synaptic Jack, le spécialiste mondial des synapses,
nique, mais il finit par se dire que s’il arrivait à ou encore The Great White God en raison de sa
enregistrer la différence de potentiel électrique puissance et de son ardeur au travail, ne peut man-
entre l’intérieur et l’extérieur d’un neurone, par quer une telle occasion de se mettre en valeur. Il

N° 110 - Mai 2019
35

La nouvelle provient du domicile du cher-


cheur lui-même. Abandonnant leurs instruments,
Coombs et Eccles se précipitent sautent dans leur
voiture, pendant que Brock veille sur le chat.
Après l’accouchement, la mère et l’enfant sont
laissés aux soins d’un médecin, et les essais
Pris dans ses contradictions, peuvent enfin commencer.

il monte une expérience LA VÉRITÉ PAR LA CONTRADICTION


Rapidement, Eccles et ses collègues obtiennent
qui lui donne tort, puis un enregistrement exploitable. Sous leurs yeux, la
attend le moment propice trace de potentiel du neurone enregistré subit une
inflexion vers le bas. C’est ce qu’on appelle une
pour annoncer ses résultats. hyperpolarisation, qui signifie que le potentiel élec-
trique a basculé dans le négatif, récusant la théorie
du tout-électrique. La conclusion est sans appel.
requiert l’aide de deux collègues : Jack Coombs, Eccles comprend qu’il vient de réfuter lui-même la
chargé de construire un nouvel appareil de stimu- théorie qu’il a défendue pendant vingt ans.
lation ainsi qu’une unité électronique d’enregistre- Son premier réflexe est de cacher les résul-
ment, et Lawrence Brock, qui fabriquera des élec- tats. Il imagine même de prendre des photogra-
trodes ultrafines en étirant des tubes de verre sous phies de ses enregistrements à l’envers. Pourquoi ?
une loupe binoculaire avant de remplir les micro­ Eh bien, McIntyre est à côté de lui, et celui-ci est
électrodes d’une solution de chlorure de potas- toujours en lien avec ses concurrents américains.
sium concentrée, jusqu’à la pointe. Un travail de Ce serait une catastrophe s’il allait tout révéler.
fourmi, pour un enjeu colossal. Eccles est conscient du caractère révolutionnaire
de sa découverte et de sa valeur pour un prix
UN ACCOUCHEMENT DIFFICILE Nobel ! Toujours capable de changer d’avis rapi-
L’expérience décisive a lieu le 20 août 1951. dement, dès lors qu’il devient convaincu par les
L’équipe est affairée autour d’un chat anesthésié. arguments adverses, il a pris son parti : il va
Eccles est sur le point de faire des essais pour admettre la vérité et être le premier à la révéler.
introduire une microélectrode dans un motoneu- Reste à trouver le bon moyen de la mettre en
rone du chat. Ce neurone possède des synapses scène. L’occasion se présente quand le président du
formées avec d’autres neurones – excitateurs ou Magdalen College d’Oxford invite Eccles à venir
inhibiteurs – de la moelle épinière de l’animal. donner une série de huit conférences. Puis il fait
L’expérience consiste à mesurer les potentiels élec- son coup de théâtre au milieu de la réunion de la
triques qui apparaissent dans le neurone quand les Physiological Society de Londres. Il explique que,
neurones inhibiteurs reliés par des synapses sont suivant la philosophie de son éminent ami, Karl
activés au moyen d’une autre électrode de stimu- Popper, il a cherché à réfuter sa propre théorie et
lation. Et de ce résultat dépend le verdict final de Bibliographie que, contre toute attente, il y est parvenu.
l’expérience. En effet, rappelons les deux hypo- Quelques mois plus tard, la prestigieuse réunion
thèses qui s’affrontent : d’un côté la théorie élec- J.-G. Barbara, du Cold Spring Harbor Laboratory, aux États-Unis
trique prédit que la synapse est purement élec- La Naissance a lieu sur le thème du neurone. Eccles y expose ses
trique et que par conséquent, l’inhibition se du neurone, Vrin, résultats organisés sous forme d’un modèle qui
manifeste par l’annulation du potentiel électrique pp. 120-131, 2010. reprend celui de ses collègues britanniques,
du neurone enregistré au niveau des synapses. À J.-G. Barbara, Hodgkin et Huxley (voir Cerveau & Psycho n° 103).
cette vision s’oppose l’hypothèse chimique, selon Le Paradigme neuronal, L’ancien rival d’Eccles, Henry Dale, qui avait
laquelle le potentiel électrique du second neurone Hermann, 2010. depuis le début défendu la théorie chimique de
pourrait basculer dans les valeurs négatives car J. C. Eccles, Proc. Am. la synapse, comparera alors en 1954 ce revire-
des messagers chimiques provoqueraient l’ouver- Phil. Soc., vol. 150, ment à la conversion de saint Paul sur le chemin
ture de petits pores dans le neurone (des canaux n° 4, 2006. de Damas. À l’instar de ce dernier, Eccles, après
ioniques), ce qui se traduirait par une entrée d’ions P. Andersen, The view avoir « persécuté » les tenants de la neurotrans-
chlorure dans le neurone et une accumulation de from inside, Brain mission chimique, est devenu leur plus ardent
charges électriques négatives. Le dispositif expé- Research Bulletin, défenseur. Seule différence : la lumière de la
rimental est prêt. Qu’est-ce qui peut encore l’arrê- vol. 50 (5/6), conversion n’est pas venue du Christ, mais du
ter ? Eh bien… La femme de Coombs est sur le pp. 305-306, 1999. souci d’invalider ses propres convictions pour
point d’accoucher. s’acheminer vers la vérité. £

N° 110 - Mai 2019


36 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
BONNES FEUILLES – DANS LE CERVEAU DES PSYCHOPATHES

DANS
LE CERVEAU
DES PSYCHOPATHES
Dans un ouvrage récent paru aux éditions Humensciences,
Abigail Marsh, professeure de psychologie à l’université
de Georgetown, raconte sa plongée dans le monde des
psychopathes, et comment elle a percé à jour
le fonctionnement de leurs neurones.
Ce qui l’a aussi amenée sur le chemin

L
d’altruistes extraordinaires.

a psychopathie est un moins dix livres ont été écrits sur Ridgway (le
trouble psychique qui enlève au cerveau plus grand tueur en série de l’histoire des États-
humain toute capacité de compassion. Elle se Unis, n.d.l.r.), dont l’un par son avocat, Tony
caractérise par la combinaison d’une insensibilité Savage, et un autre par Ann Rule, la reine des
aux autres, d’un contrôle de soi limité et de com- crimes les plus marquants. Pourquoi une telle
portements antisociaux comme la manipulation fascination ? Je ne sais pas très bien moi-même,
ou la duperie. Tous les psychopathes ne sont pas mais je pense que c’est dû en partie au fait que
violents mais c’est le cas de beaucoup d’entre eux. les psychopathes, particulièrement ceux qui
Si seulement 1 à 2 % des Américains étaient de sont vraiment horribles comme Ridgway, sont à
vrais psychopathes, ceux-ci représenteraient la fois terrifiants et très difficiles à repérer.
néanmoins près de la moitié des criminels vio- Même les psychopathes qui commettent des
lents. Ils se caractérisent par leur tendance à être meurtres en série d’une cruauté inimaginable
spontanément agressifs, à perpétrer des actes ont souvent l’air tout à fait normaux. Et pas nor-
violents non à la suite d’un emportement mais maux au point que cela en paraît louche.
d’une manière délibérée et réfléchie. [... ] Vraiment normaux. Du genre à saluer de la main
Les gens sont avides de détails concernant Cet article est extrait leur voisin en partant travailler. [...]
du livre d’ Abigail Marsh,
les psychopathes. Si je veux entamer une longue Altruistes et Tony Savage (l’avocat de Ridgway, n.d.l.r.) a
conversation avec quelqu’un que je ne connais psychopathes, traduit souligné ce point dans un entretien qu’il a eu avec
pas, je me suis aperçue qu’il suffit de lui men- par Pierre Kaldy, éditions l’animateur de télévision Larry King en 2004.
Humensciences, 2019.
tionner que j’étudie la psychopathie (et si je veux 398 pages, 24,50 e
« Larry, a-t-il dit, comme je le dis toujours, vous
rester tranquille, je dis que je suis professeure pourriez vous asseoir et discuter avec ce type au
en psychologie, ce qui fait fuir les gens). Au bar et prendre une bière avec lui, puis vingt

N° 110 - Mai 2019


© Alhovic/Shutterstock.com

N° 110 - Mai 2019


37
38 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
BONNES FEUILLES – DANS LE CERVEAU DES PSYCHOPATHES

minutes plus tard si je me pointais en disant :


“Salut, lui, c’est le monstre de Green River”, vous L’amygdale cérébrale
diriez : “Impossible ! » Si vous réfléchissez un ins- semble être le nœud
de nombreux
tant, il ne peut en être autrement. Si les psycho- comportements
pathes avaient visiblement l’air effrayant et psychopathiques.
dérangé, ils ne pourraient commettre une longue Ce centre cérébral,
qui permettrait
série de crimes. Ils ne pourraient gagner la d’identifier la peur
confiance de leurs victimes ou échapper long- et la détresse chez
les victimes, serait
temps aux soupçons. [... ] déficient.
Tous les tueurs en série ne sont pas des psy-
chopathes, mais c’est le cas de nombre d’entre
eux. Et comme les psychopathes prennent l’appa-
rence de gens réellement normaux il n’est pas
facile de les éviter, ce qui les rend d’autant plus
effrayants. Je pense que la fascination qu’exerce
la psychopathie reflète en partie le désir de tom-
ber sur un détail qui va trahir d’une manière ou
d’une autre le psychopathe. Cela peut être un
indice non verbal comme un contact visuel par-
ticulier, ou un élément caractéristique durant un désir plus grand d’aider des inconnus en
l’enfance comme l’incontinence urinaire ou le détresse décrits par de courtes anecdotes.
désir répété de mettre le feu. Peut-être que les Les recherches menées par le neurologue
gens pensent que si l’on arrive à trouver des James Blair pouvaient peut-être permettre de
marques typiques de la psychopathie il sera plus comprendre ces résultats intrigants. En 1995, il
facile d’éviter les psychopathes, de les repérer et avait publié une nouvelle hypothèse pour expli-
de les enfermer. C’est peut-être pour cela que le quer la psychopathie. Une caractéristique des
mythe du psychopathe maltraité dans l’enfance psychopathes est le fait que leurs fréquentes
persiste tant. Cela paraît plausible, et c’est parfois agressions proactives, c’est-à-dire de sang-froid,
vrai. Peut-être que ce détail caractéristique pour- préméditées, qu’elles soient physiques, verbales
rait être utilisé pour identifier les psychopathes ou sociales, sont commises dans un but bien pré-
naissants autour de nous. cis. Les criminels capables de tuer des gens
après les avoir dépouillés afin qu’on ne puisse
L’ÉTUDE SCIENTIFIQUE DES TUEURS les identifier par la suite, ou de menacer de
Le 30 mars 2004, Jeremy (le compagnon de recourir à la violence pour extorquer de l’argent,
l’auteure, n.d.l.r.) et moi partîmes de Somerville sont souvent des psychopathes. Blair a proposé
dans le Massachusetts pour Washington DC avec que le mécanisme qui nous empêche normale-
mon chat et une camionnette remplie de meubles ment de nous engager dans ce type de compor-
bon marché. Deux jours plus tard, le 1er avril, tement, et qui fait défaut chez les psychopathes,
j’arrivai au NIMH pour commencer mon nouveau est un système qu’il a appelé « le mécanisme
travail. d’inhibition de la violence » (mis à jour et
Mon premier objectif fut de publier mon travail renommé plus tard « le modèle du système des
de thèse. Dans une série de cinq études, j’avais émotions intégrées »). [...]
découvert que la sensibilité aux expressions En 2005, un groupe de recherche du NIH
faciales de crainte est un indice fiable prédisant la nous a appelés pour dire qu’un enfant recruté
sollicitude empathique que manifestera une per- dans leur programme de recherche pouvait nous
sonne en réponse à la détresse d’une autre. La pre- intéresser. Ce groupe pensait au départ qu’il
mière étude montrait que les participants les mieux devait avoir un simple trouble de l’humeur parce
© Abigail Marsh and Katherine O’Connell.

capables de déceler les expressions de crainte qu’il faisait souvent des crises de colère. Mais un
offraient plus d’argent et de temps pour aider Katie trouble de l’humeur ne pouvait pas provoquer de
Banks, la femme en difficulté que je jouais dans telles crises chez Dylan.
l’entretien radio. Les autres études révélaient que D’abord, Dylan avait douze ans à l’époque,
les participants qui réussissaient le mieux à recon- âge où normalement les vrais accès de colère font
naître la peur sur le visage des autres estimaient partie du passé. Normalement, c’est dans les
avec plus d’indulgence l’apparence physique d’in- années qui précèdent l’école que ces crises sont
connus s’ils pensaient que ces derniers allaient les plus fréquentes. Et, si elles peuvent être embê-
recevoir leur évaluation, et qu’ils exprimaient aussi tantes ou déstabilisantes à l’âge de deux ans, elles

N° 110 - Mai 2019


39

s’avèrent rarement un problème sérieux. elle avait donné un coup avec un jouet à un cama-
Maintenant, imaginez une telle crise chez un gar- rade tellement fort qu’il eut plusieurs points de
çon de 1,60 m et de 54 kg qui peut se servir de suture. Et, comme beaucoup de sujets de notre
n’importe quel objet à la maison comme d’une étude, elle manipulait les gens, mentait, volait
arme (couteau, allumette, accessoire de sport, des affaires, et niait l’avoir fait. [...]
etc.) et qui reste dans cet état une heure ou deux. Heather était juste incroyablement douée
Terrifiant, n’est-ce pas ? C’était Dylan. Il suffisait pour tromper son monde, la meilleure que nous
de peu de chose, être énervé de ne pas avoir eu ayons rencontrée. Si nous nous étions contentées
ce qu’il voulait ou puni en raison d’un petit écart de ses entretiens, nous ne l’aurions jamais rete-
de conduite, pour qu’il fasse une crise de rage nue pour notre étude. Suite à l’entretien, je l’au-
Biographie
avec des cris, le visage tout rouge, et des scènes rais facilement prise comme assistante de
pouvant aller jusqu’à des menaces de violences et recherche ou pour garder des enfants. Pourtant,
Abigail Marsh
de destruction, voire des passages à l’acte. Durant son évaluation faite, elle obtint un score large-
les pires moments, il avait menacé ses parents de ment supérieur au seuil requis. Pour nous, c’était
Professeure
les battre, fait des dégâts dans les murs ou les encore une leçon d’apprise. [...]
au département
portes à coups de poing ou de pied, et même de psychologie
répandu une fois ses excréments sur les murs de de l’université DANS LE CERVEAU DES PSYCHOPATHES
la pièce où il avait été enfermé. Une autre fois, il de Georgetown, Nous allions utiliser l’IRMf pour voir l’acti-
avait menacé sa mère d’un couteau. Cette fois-là, aux États-Unis, vité de régions du cerveau d’adolescents psycho-
et à d’autres reprises, sa mère avait dû emmener elle dirige le laboratoire pathiques qu’il aurait été difficile de déceler
ses plus jeunes sœurs passer la nuit chez un voisin de neurosciences autrement, notamment celles de la partie infé-
de peur que Dylan ne mette vraiment ses menaces affectives et sociales. rieure du cortex préfrontal qui se situe juste au-
à exécution. Elle a étudié pendant dessus des yeux et une autre région appelée
Ces détails nous indiquaient qu’il ne s’agissait plus de dix ans amygdale. L’amygdale (du latin « amande ») est
le comportement et le
pas seulement d’un trouble de l’humeur. [...] une structure paire formée de graisse et de
cerveau de psychopathes
et, à l’opposé, fibres d’un peu plus de 1 centimètre de diamètre
HEATHER, OU LA CRUAUTÉ À L’ÉTAT BRUT de personnes dotées enfouie sous les couches du cortex qui recouvrent
Heather fut parmi nos sujets les plus difficiles d’un extraordinaire les tempes. Elle est si petite et située si loin du
à évaluer. Selon son père, c’était une terreur. niveau d’altruisme. cuir chevelu que ni le PET scan ni l’EEG ne
Comme Dylan, elle partait dans de violentes peuvent mesurer correctement son activité. Sa
colères qui pouvaient parfois durer des heures et taille réduite ne doit pas faire oublier son impor-
la laissaient ensuite amorphe et épuisée. Elle tance. Elle joue, entre autres choses, un rôle
pouvait aussi prendre l’initiative d’une agression crucial dans la reconnaissance des expressions
assez subtile pour qu’elle puisse ensuite affirmer de peur sur les visages. [...]
n’avoir rien fait de mal. Son père souffrait sou- Nous avons fini par réunir assez de données
vent de migraines et Heather se mettait à claquer utilisables de nos douze enfants avec traits psy-
les portes et à allumer des lumières fortes chaque chopathiques qui étaient non hospitalisés, pas
fois qu’il avait une crise, prenant visiblement trop remuants et, pour les filles, pas enceintes,
plaisir à voir la douleur qu’elle provoquait ainsi. ainsi que de vingt-quatre enfants comparables
Il lui arrivait d’être violente à l’école, et une fois pris comme témoins (douze en bonne santé et
douze n’ayant qu’un TDAH, ou trouble de l’atten-
tion avec hyperactivité). Ensuite, leur analyse
nous a encore pris des semaines en raison de
l’énorme quantité d’informations collectées par
les scans d’IRMf du cerveau entier ainsi que du
nombre de transformations qu’elles doivent
subir avant de pouvoir être analysées. Au terme
de ce long processus, j’ai finalement effectué des
Une caractéristique tests statistiques pour comparer l’activation de

des psychopathes est que l’amygdale entre les trois groupes d’enfants pen-
© Université de Georgetown

dant qu’ils voyaient les expressions de peur.


leurs fréquentes agressions Lorsque j’ai pu terminer cette analyse, j’ai affi-
ché l’image 3D de leur cerveau qui allait me
de sang-froid sont commises montrer la confirmation ou pas de notre hypo-
thèse, à savoir si les enfants avec traits psycho-
dans un but bien précis. pathiques ont une défaillance d’activation de

N° 110 - Mai 2019


40 DÉCOUVERTES N
 eurosciences
Bonnes feuilles – Dans le cerveau des psychopathes

l’amygdale à la vue de ces expressions. J’ai com- avons demandé à quoi ressemblait leur peur, ils
mencé à explorer l’image et je suis arrivée en n’ont pas mentionné les changements physiques
retenant mon souffle sous les volutes du cortex intenses ressentis par les enfants bien portants
dans les profondeurs du cerveau temporal comme d’être tendus, de trembler ou d’avoir du
jusqu’à l’amygdale, avec l’espoir d’y voir une dif- mal à respirer. Deux enfants psychopathiques
férence d’activation. Et elle était bien là ! Une nous ont même déclaré qu’ils n’avaient jamais
petite tache rougeoyante témoignait d’une dif- éprouvé de peur de leur vie, ce qu’aucun autre
férence d’activation entre les groupes d’enfants, enfant sain n’a dit.
exactement à l’endroit attendu. Voici peut-être la réponse que je préfère
Nos enfants psychopathiques ne présentaient, concernant l’expérience de la peur que m’a don-
en moyenne, aucune activation, zéro, de l’amyg- née un enfant de notre étude. Cette jeune fille de
dale droite quand ils regardaient le visage d’une quatorze ans a tenu à rajouter son commentaire :
personne ayant une peur intense. La vue d’une « (Rien ne m’effraye !) #RIEN ». [...]
autre personne en détresse n’imprimait rien dans Et si quelqu’un ne comprend pas ce que signi-
cette partie de leur cerveau. C’était très différent fie avoir peur, comment peut-on s’attendre à ce
de ce que nous voyions chez les enfants sains ou qu’il ait de l’empathie avec cette émotion chez les
avec TDAH qui présentent dans ce cas, en autres ? Il s’avère, comme nos études successives
moyenne, une augmentation de l’activité de le suggèrent, qu’il en est tout simplement inca-
l’amygdale comme chez la plupart des adultes. pable. Sans un fonctionnement normal de l’amyg-
Notre résultat, qui a été reproduit plusieurs fois dale, des adolescents psychopathiques, et a priori
par différents laboratoires, nous aide à com- aussi des adultes, ne reconnaissent pas la peur
prendre pourquoi des enfants aux traits psycho- chez les autres pour ce qu’elle est, ne com-
pathiques ont de telles difficultés à reconnaître prennent pas ce que peut ressentir une personne
la peur chez les autres personnes, pourquoi la vue qui a peur, et par conséquent ne discernent pas
de la détresse que leur violence et leurs menaces ce qui pose un problème à faire ressentir cette
causent aux autres a si peu d’effet pour inhiber émotion chez les autres. Des études plus récentes
leur cruauté. C’est parce que cette région du cer- que j’ai menées avec mon étudiante Élise
veau cruciale pour identifier et répondre précisé-
ment à ces expressions est défaillante. Il en
résulte que ces enfants luttent littéralement pour
comprendre ce qu’ils voient. [...]
UNE « PURE MACHINE À TUER »
UNE ABSENCE TOTALE DE PEUR
Globalement, les enfants avec des traits de
psychopathie ont rapporté qu’ils ne ressentaient
que rarement et faiblement de la peur. Quand il
leur était demandé, par exemple, combien de
G ary Ridgway purge actuellement une peine de
prison à vie pour quarante-neuf meurtres attestés
et il a affirmé en avoir commis des dizaines d’autres.
fois ils éprouvaient de la peur sur une échelle Sa première tentative de meurtre a eu lieu en 1963,
d’intensité allant de 1 à 7, la réponse moyenne année où par une simple coïncidence de la vie
des enfants sains était légèrement supérieure Milgram effectuait ses expériences sur l’obéissance.
à 4. Deux de ces enfants, Michael et Amber, ont Gary avait environ quatorze ans et se rendait à pied à
chacun entouré « 1 ». Leur réponse a corres- son cours de danse de salon. En traversant un secteur
pondu à ce que nous avions entendu au cours boisé, il rencontra un petit garçon de six ans. Sans
des entretiens. Michael se blessait en perma- vraiment réfléchir, il l’attira dans les fourrés et, avec
nence à vouloir faire des exploits physiques un couteau qu’il portait toujours sur lui, le poignarda
comme du vélo sur le toit de son école. La mère dans le thorax, lui perçant un rein. Il retira rapidement
d’Amber se rappelait que lorsque sa fille était le couteau et regarda le sang jaillir de la blessure. Puis il repartit, le laissant mourir
encore en maternelle elle s’échappait parfois en ou presque. [... ] Lorsqu’il devint adulte, les choses prirent une tournure beaucoup
courant et qu’on la retrouvait à jouer seule dans plus sinistre. Un désir de sexe permanent apparut. Ces pulsions, combinées à son
l’obscurité complète d’une cave sinistre de leur insensibilité et au plaisir de pouvoir tuer qu’il avait déjà, firent de Ridgway un
immeuble. Certains enfants de l’étude ont rap- sadique sexuel insatiable qui a violé et tué au moins quarante-neuf filles ou
© Wikimedia Commons

porté qu’ils ont ressenti de la peur quand, par femmes. C’étaient pour la plupart des adolescentes en errance ou des prostituées
exemple, ils se sont retrouvés coincés sur des autour de la ville de SeaTac dans les années 1980. [... ] Même comparé à d’autres
montagnes russes ou qu’ils ont vu un arbre meurtriers, Ridgway était un individu particulièrement dépravé, « une pure
s’abattre et manquer de peu d’écraser leur mai- machine à tuer » comme il s’appelait lui-même.
son lors d’un ouragan. Mais, lorsque nous leur

N° 110 - Mai 2019


41

avons étudiés et le reste de la population. Les


psychopathes situés à une extrémité du « conti-
nuum de l’attention à autrui » doivent avoir leur
équivalent de l’autre côté du spectre chez une
petite population d’individus dotés d’un pouvoir
exceptionnel de compassion. Alors que les psy-
Si quelqu’un ne comprend chopathes ont une tendance inhabituelle à faire
du mal aux autres pour en tirer un profit person-
pas ce que signifie avoir peur, nel, la population opposée aura la tendance aussi
peu commune à risquer de se faire mal au profit
comment peut-on s’attendre d’autres personnes. [...] Nous les appellerons les

à ce qu’il ait de l’empathie avec altruistes extraordinaires.

cette émotion chez les autres ? AUX ANTIPODES DU MAL


En plus de mesurer l’activité de l’amygdale de
tels altruistes, et d’autres régions du cerveau avec
Cardinale montrent que, contrairement à la plu- les scans, nous avons aussi effectué des scans
part des gens, ceux qui ont des traits psychopa- anatomiques pour nous informer sur la taille et
thiques pensent qu’il n’y a pas de mal à faire peur la forme de toutes les structures de leur cerveau,
aux autres par des menaces du style : « Je pourrais amygdale comprise. [...]
facilement te faire mal » ou « Tu devrais faire Mon étudiant Paul Robinson a plongé dans
attention à toi. » Dans une étude avec l’IRMf, les données pour produire une reproduction de
nous avons montré que ce type d’affirmation la taille et de la forme de l’amygdale de tous
déplacée correspond à une activité réduite de nos participants même si, pour être honnête, je
l’amygdale quand il est prononcé. doutais un peu que l’on arrive à distinguer
Quand Amber menaçait ses parents de mettre quelque chose. Pourtant, les résultats de l’étude
le feu à leur maison ou de violences, quand Dylan ont clairement montré que, là aussi, les
tenait un couteau devant sa mère et menaçait de altruistes s’opposaient aux psychopathes. Leur
la couper, quand Brianna (une autre adolescente amygdale droite était plus grande que celle des
psychopathe, n.d.l.r.) voulait tabasser ses cama- témoins d’environ 8 %. Cet effet s’est maintenu
rades, ils le faisaient parce qu’ils avaient appris même après avoir tenu compte d’un facteur
que la violence d’une menace pouvait servir à inattendu, à savoir que le cerveau des altruistes
obtenir ce qu’ils voulaient, mais ils ne discer- était en général plus gros que celui des per-
naient pas vraiment la souffrance émotionnelle sonnes témoins.
que pouvaient engendrer ces menaces. Un trouble Malgré ce que Harold (Harold Mintz est un
du fonctionnement de l’amygdale et des régions altruiste «  extraordinaire  » qui a fait une
cérébrales associées les privait d’une forme démarche spontanée et volontaire pour donner
essentielle d’empathie, celle de la simple capacité un de ses reins à un inconnu, alors qu’il était en
à comprendre l’expérience de la peur chez les bonne santé. Il déclarait que c’était la chose la
autres. Ils pouvaient avoir des difficultés à quali- plus naturelle du monde, n.d.l.r.) et beaucoup
fier de « peur » l’émotion qu’entraînaient leurs d’autres participants affirmaient, le cerveau des
menaces et ils n’étaient certainement pas en altruistes avait vraiment quelque chose de spé-
mesure de décrire précisément à quoi cela res- cial. Ils étaient, semble-t-il, plus fortement affec-
semblait ni de comprendre en quoi c’était un pro- tés par le « champ de force » qui favorise la com-
blème de la causer. [...] passion, car la vue d’une personne souffrante les
On me demande souvent s’il est déprimant de touchait plus que la moyenne. Ils étaient un peu
faire ce genre de recherche. Cela peut arriver, plus dotés de trois propriétés que la recherche sur
bien sûr. J’éprouve à la fois une énorme sympa- la psychopathie avait déjà identifiées comme
thie et beaucoup de tristesse pour les parents, qui essentielles pour la compassion, de ce matériel
se retrouvent inquiets, anxieux et déstabilisés en nerveux de base requis pour être sensible aux
raison du comportement de leur enfant. signes de détresse chez les autres et qui fait
J’aimerais pouvoir plus les aider. [...] défaut aux personnes psychopathiques. Et ce
Contre toute attente, un aspect de cet axe de petit plus supplémentaire, visible par cette sensi-
recherche s’est avéré vraiment exaltant ; il s’agit bilité, cette activité et ce volume accrus, pouvait
du fort contraste entre les adolescents jeunes suffire à donner aux altruistes une compassion
adultes hautement psychopathiques que nous atteignant un niveau extraordinaire. [...] £

N° 110 - Mai 2019


2

N° 00 - Mois 2000
Dossier
SOMMAIRE

p. 44
Les bonnes ondes
de la nature

p. 52 Interview
Les jardins thérapeutiques
restaurent les rythmes
biologiques

p. 58
Comment la nature nourrit
le cerveau des enfants

COMMENT
LA NATURE
FAIT DU BIEN Avec plus de 50 % des gens qui vivent
aujourd’hui dans des espaces urbains (80 % en France),
il est devenu vital de s’interroger : à quel point avons-

À NOTRE
nous besoin de nature ? De plus en plus, les données
issues de la psychologie et des neurosciences
convergent vers le même constat : déconnecté du mi-
lieu qui l’a façonné pendant des milliers d’années,

CERVEAU
notre cerveau se développe moins bien et fonctionne
de façon moins efficace et moins apaisée.
Nombre d’études alertent d’ailleurs sur le caractère
massif des maladies mentales dans nos sociétés mo-
dernes. L’artificialisation de nos cadres de vie n’est évi-
demment pas seule en cause, mais elle semble jouer un
rôle. Toutes ces recherches invitent donc à se reconnecter
à la nature. En s’y immergeant régulièrement, mais aussi
en la réintroduisant au cœur de nos villes, de nos lieux de
travail, de nos hôpitaux, de nos écoles… Et, bien sûr, en la
préservant des multiples dégradations dont elle est l’ob-
jet. Car la protéger, c’est nous protéger nous-mêmes. À la
crise mentale et environnementale, la solution est peut-
être en partie commune.
Guillaume Jacquemont

N° 110 - Mai 2019


44 Dossier

LES BONNES
ONDES
DE LA NATURE

N° 110 - Mai 2019
45

Estime de soi, bonheur, créativité,


relaxation… Les bienfaits de la nature
sont de plus en plus avérés. Elle
favorise même la production d’ondes
apaisantes par notre cerveau.

Par Alix Cosquer, chercheuse en psychologie environnementale


au Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive (CEFE, CNRS),
à Montpellier.

Ê
EN BREF
££De nombreuses
recherches prouvent
aujourd’hui les bienfaits
de la nature.
££Celle-ci agit sur notre
corps et notre cerveau
par le biais de multiples tes-vous un adepte du shinrin yoku ?
mécanismes, améliorant Cette pratique des « bains de forêt », venue du Japon, est
notre état physique très en vogue aujourd’hui en France. Elle consiste à s’immer-
et psychologique. ger dans une forêt en prêtant attention à ses sens et au moment
££Les forêts sont présent. L’idée est de rapprocher l’humain de la nature afin de
particulièrement profiter de cette interaction. On parle même de sylvothérapie,
bénéfiques, mais car cette expérience peut relever de la médecine, notamment
le moindre élément préventive. Une marche « attentive » en forêt favoriserait la
de nature nous fait relaxation, la réduction du stress, les fonctions immunitaires…
du bien.
Ces bienfaits s’inscrivent dans ceux, plus larges encore, que
££L’homme doit prodigue la nature.
donc protéger son Dans Les Rêveries du promeneur solitaire, Jean-Jacques
environnement aussi Rousseau évoquait déjà ce bien-être et ce sentiment de
parce que son bonheur
en dépend. connexion suscités par une observation immersive et attentive
de la nature : « Plus un contemplateur a l’âme sensible, plus il
se livre aux extases qu’excite en lui cet accord [l’harmonie des
trois règnes]. Une rêverie douce et profonde s’empare alors de
ses sens, et il se perd avec une délicieuse ivresse dans l’immen-
© Xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

sité de ce beau système avec lequel il se sent identifié. »


Mais aujourd’hui, il y a du nouveau. D’abord, nos relations
à la nature ont beaucoup changé au cours des derniers siècles
© sylv1rob1 /Shutterstock.com

et plus encore ces dernières décennies. Ensuite, l’expression


de la sensibilité chantée par Rousseau s’accompagne désor-
mais d’une démarche scientifique qui cherche à mettre en
lumière et à expliciter les mécanismes à l’œuvre.
Nos rapports à la nature ont toujours été ambivalents. D’un
côté, elle est indispensable à notre survie, assurant l’habitabilité

N° 110 - Mai 2019
46 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
LES BONNES ONDES DE LA NATURE

de la planète par une diversité de processus écolo- Ces bénéfices ne se limitent pas au bien-être :
giques et écosystémiques. Cependant, elle renvoie le contact avec la nature favorise également les Regardez bien ces deux
aussi à notre vulnérabilité. Elle peut représenter fonctions cognitives (concentration, apprentis- images. Quel effet
produisent-elles sur
un espace d’insécurité, voire de prédation. En sage…), en réduisant la fatigue et en restaurant vous ? Les recherches
France, les contes qui ont pour théâtre une sombre les capacités d’attention. Dès les années 1990, montrent que la simple
forêt hantent encore nos imaginaires. Rachel Kaplan, de l’université du Michigan, aux vue d’un paysage
naturel, sur une
Historiquement, les humains se sont regrou- États-Unis, avait montré que des scènes de nature photographie ou par
pés et ont progressivement organisé le contrôle (comme le vent dans un feuillage ou l’eau d’un la fenêtre, apaise et
suscite un sentiment
de leur environnement, notamment grâce à torrent qui s’écoule) attirent notre attention de bien-être, là où les
l’agriculture. Les forêts ont régressé et ont laissé d’une façon douce et discrète, permettant un scènes urbaines activent
la place à des espaces aménagés. Désormais plus repos et un rétablissement cognitif. Dans une les zones cérébrales de
l’anxiété. Bien sûr, l’effet
de la moitié de la population mondiale vit dans meilleure disposition, le cerveau génère alors de la nature est plus
un espace urbanisé et plus des trois quarts des davantage d’idées nouvelles : dans une expé- important quand on peut
Français habitent en ville. rience menée en 2012 par Ruth Atchley, de l’uni- s’immerger dedans,
se promener dans
versité du Kansas, et ses collègues, les perfor- une forêt par exemple.
EXTINCTION DE L’EXPÉRIENCE DE NATURE mances des participants à un test de créativité
Parallèlement, nos styles de vie ont évolué. ont augmenté de 50 % après quatre jours de ran-
Nous bougeons moins qu’avant et passons beau- donnée dans les grands parcs américains.
coup de temps devant des écrans (près de quatre Les bienfaits des bains de nature ne sont pas
heures par jour en moyenne pour les Français, seulement psychiques, ils sont aussi physiques.
selon l’Insee). Nos interactions avec la nature ont Plusieurs études ont montré qu’ils réduisent la
changé : champs et forêts disparaissent des espaces douleur et accélèrent la guérison de certains
de vie, et nous vivons principalement dans des patients, ou encore préviennent certaines mala-
environnements pensés et construits par l’homme. dies. En 2006, Qing Li, de l’École de médecine
Les rencontres avec la diversité animale et végétale japonaise, à Tokyo et ses collègues ont ainsi
se raréfient. Plusieurs spécialistes, par exemple découvert que les phytoncides, des huiles essen-
Robert Pyle, écologue américain, parlent à ce sujet tielles émises par les arbres, favorisent l’activité
© Jay Si-Quick Shot /Shutterstock.com

d’une « extinction de l’expérience de nature ». des « cellules NK » – qui, chez l’homme, traquent
Pourtant, les études qui mettent en lumière et tuent les cellules infectées par des virus.
ses bienfaits s’accumulent. Ainsi, les relations Des bénéfices sociaux ont aussi été observés.
avec l’environnement naturel entraînent une Richard Mitchell, de l’université de Glasgow, a par
diminution du stress (mesurable par la baisse du exemple montré que l’accès à des espaces verts
rythme cardiaque, de la pression artérielle et du atténue les inégalités en termes de santé causées
taux de cortisol dans la salive), atténuent la par la disparité des revenus ; c’est en quelque sorte
dépression, améliorent l’estime de soi et un « soin gratuit pour tous ». En outre, les environ-
accroissent le sentiment de bonheur. nements naturels favorisent le calme, la maîtrise

N° 110 - Mai 2019
47

de soi et réduisent les sentiments de frustration désigne une grande diversité de composants
et de colère. Ce faisant, ils contribuent au déve- chimiques. La concentration atmosphérique de ces
loppement de comportements prosociaux et à une phytoncides dans une forêt dépend de nombreux
atmosphère de coopération. facteurs, tels que la saison, le climat ou la compo-
À l’inverse, plusieurs études associent en partie sition en essences forestières. Plusieurs travaux
le développement de certaines pathologies ont mis en évidence les effets de certaines de ces
(dépression, allergies, troubles de l’attention, obé- molécules. Ainsi, en 2003, Samantha Dayawansa,
sité…) à des environnements trop artificiels, ou à de l’université Toyama, au Japon, a montré que
des contacts trop rares avec l’environnement natu- l’inhalation de cédrol diminue la fréquence car-
rel. Dans le contexte trépidant de notre vie essen- diaque, amène à respirer plus lentement et plus
tiellement urbaine, les bienfaits apportés par les profondément, et réduit la pression artérielle. Et
arbres et les plantes apparaissent comme un dans les forêts de conifères, l’a-pinène (une subs-
contrepoint nécessaire aux sollicitations mentales tance antibactérienne produite par les arbres)
et sociales répétées. Mais quelle nature privilé- favorise quant à elle la relaxation.
gier ? Y a-t-il des environnements particulièrement Visuellement, la nature n’est pas avare de
bénéfiques ? Et si oui, comment l’expliquer ? bienfaits : ainsi, l’attention douce induite par les
espaces forestiers facilite une restauration des
LA FORÊT DANS TOUS LES SENS fonctions cognitives et invite à l’apaisement. C’est
La palme revient aux promenades en forêt, ce que révèlent les travaux réalisés par l’équipe
qui proposent un contexte très immersif. Au de Yoshifumi Miyazaki, de l’université Chiba, au
milieu des arbres, les signes de l’activité humaine Japon, en 2018 : les participants de cette étude
se font rares, voire disparaissent. À la place, la ont vu leur sentiment de confort et de relaxation
forêt se donne tout entière à voir, à sentir, à augmenter après seulement une minute et demie
entendre, à toucher, à goûter… Le paysage, le à contempler des photographies de forêt, par rap-
balancement du feuillage, les troncs qui se port au groupe contrôle qui devait regarder des
répètent à l’infini, les odeurs de sous-bois et de environnements urbains.
résine, le chant des oiseaux et le bruissement des Continuons notre ballade des cinq sens par
feuilles, la rugosité des écorces… ces éléments l’ouïe : les sons de la nature, et notamment les
produisent une expérience multisensorielle. Les bruits émis par les oiseaux, seraient particulière-
informations perçues par les sens sont analysées ment efficaces pour diminuer le stress et restau-
par le cerveau et y influent sur l’activité des aires rer l’attention. En 2010, Jesper Alvarsson et ses
dédiées au contrôle psychique et physique. collègues de l’université de Stockholm ont ainsi
L’expérience olfactive dans l’environnement montré, grâce à diverses mesures physiologiques,
forestier est notamment liée à des substances que l’on s’apaise plus vite après une tâche stres-
nommées phytoncides. Ce terme est générique et sante lorsqu’on écoute ce type de bruits. Selon les
travaux de l’équipe d’Eleanor Ratcliffe, de l’uni-
versité du Surrey, en Grande-Bretagne, certains

Lors d’une
chants d’oiseaux accroissent aussi le sentiment de
connexion à la nature.

immersion en ENLACER UN ARBRE


POUR FAIRE BAISSER LA PRESSION
Finissons par le toucher. Le simple contact

forêt, chaque sens avec le tronc des arbres nous ferait du bien, selon
plusieurs études. Dans des expériences, des cher-

offre des bénéfices


cheurs ont demandé à des volontaires de toucher
des panneaux de bois bruts ou diversement
enduits. Ils ont alors constaté que le bois brut

particuliers.
entraînait un abaissement bénéfique de la pres-
sion sanguine.
Ainsi, lors d’une immersion en forêt, chaque

Et ceux-ci sens offre des bienfaits physiologiques et psycho-


logiques particuliers. Ceux-ci se cumulent alors,
aboutissant à une expérience bien plus restaura-

se cumulent… trice qu’une simple marche en milieu urbain.


Dans la pratique des bains de forêt, il est

N° 110 - Mai 2019
48 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
Les bonnes ondes de la nature

LES EFFETS DE LA NATURE SUR LE CERVEAU

D urant des milliers d’années, nos ancêtres ont vécu dans la nature.
C’est là que, génération après génération, l’évolution a fait son
œuvre, forgeant nos gènes et nos systèmes neuronaux. Aujourd’hui
importance. Les fractales sont des formes qui font apparaître des motifs
similaires à différentes échelles de taille : par exemple, une branche d’arbre
ou une simple ligne droite (quand on zoome, on obtient toujours une ligne).
encore, notre cerveau y serait adapté. Toute une série d’études en Or les fractales « naturelles » sont plus rugueuses, plus imprécises, que
neurosciences montrent ainsi que ses performances sont meilleures celles présentes dans les environnements artificiels. Les motifs ne sont pas
et qu’il en résulte un état psychologique plus positif au sein d’un exactement les mêmes aux différentes échelles et les formes sont
environnement naturel. globalement plus irrégulières, ce qui se traduit mathématiquement par une
L’optimisation des performances commence au niveau le plus élémentaire, dimension fractale supérieure. C’est cette imprécision des motifs qui
celui de la perception. Les recherches suggèrent ainsi que notre cortex semble retenir l’attention des observateurs. Et elle serait d’autant plus
visuel est particulièrement efficace pour analyser les scènes naturelles, grande que la nature est préservée : en 2018, Paul Stevens, de l’université
parvenant mieux à détecter les éléments élémentaires de l’image de Derby, au Royaume-Uni, a montré que plus la biodiversité d’un site est
(l’orientation des lignes, les contrastes, les formes…). En  2016, Florian riche, plus sa dimension fractale est élevée et plus ce site inspire des
Mormann, de l’université de Bonn, en Allemagne, et ses collègues ont en émotions positives à ceux qui le regardent.
outre montré que certains neurones du gyrus parahippocampique humain Cet état psychologique agréable se voit dans le cerveau. En  2015,
sont spécialisés dans le traitement de scènes extérieures ; cette région Caroline Hägerhäll, de l’université suédoise des sciences agricoles, et ses
étant étroitement connectée à l’hippocampe, un centre de la mémoire, collègues ont mesuré par électroencéphalographie l’activité cérébrale de
elle pourrait aider à mieux mémoriser les endroits, en particulier naturels, participants qui regardaient soit des formes fractales présentes dans la
lors de la formation d’un souvenir. nature, soit des fractales exactes. Les chercheurs ont alors constaté que
Mais l’effet de la nature ne se limite pas à la perception. Dans une étude l’exposition à des fractales naturelles entraîne la production d’ondes
menée en 2015 par Zheng Chen, de l’université Tongji, à Shanghaï, et ses alpha, caractéristiques d’un état de relaxation.
collègues, les participants devaient s’asseoir 20  minutes dans un
environnement soit construit, soit naturel, tandis que leur activité
cérébrale était enregistrée par électroencéphalographie. Les chercheurs
ont alors constaté que les différentes régions cérébrales interagissent
davantage quand nous sommes entourés de verdure. Selon eux, c’est le
signe que le cerveau est globalement plus performant.

LE CERVEAU RUMINE MOINS DANS LA NATURE


Mais la performance n’est pas tout. On sait que la nature a de multiples
effets sur le bien-être, que l’on commence aussi à mieux comprendre.
En 2015, Gregory Bratman, de l’université Stanford, et ses collègues ont
cherché à savoir pourquoi un environnement naturel protège de la
dépression et des troubles anxieux. Ils ont montré que 90  minutes de
marche dans la nature conduisent à une baisse d’activité du cortex
préfrontal ventromédian, zone cérébrale associée à la réflexion et à la
focalisation sur soi, et donc aux ruminations négatives, omniprésentes
chez les dépressifs. Au moyen de questionnaires psychologiques, les
chercheurs ont confirmé que les ruminations diminuaient après cette
promenade. En revanche, ces bienfaits n’étaient pas observés après une
marche dans un environnement urbain.
Une partie de l’explication viendrait de ce que la nature provoque une
fascination douce, qui détourne notre attention de nos ruminations. Dès
les années 1990, les chercheurs américains Stephen et Rachel Kaplan ont
montré à quel point cette « fascination sans effort » est bénéfique.
Mais qu’est-ce qui retient exactement notre attention, dans les paysages
naturels ? Bien sûr, ils abondent en distractions variées – le spectacle des
arbres qui se balancent, le bruit du vent, l’odeur de la terre… –, qui jouent
certainement un rôle. Mais plusieurs études ont montré qu’un autre
paramètre, purement visuel et nommé « dimension fractale », a son

N° 110 - Mai 2019
49

préconisé de tourner son attention vers le


moment présent, pour profiter de cette immer-
sion en pleine conscience. Cette approche se rap-
proche de la pratique de la méditation, l’environ-
nement naturel extérieur agissant comme un
Dès  1981, Roger Ulrich, de l’université du Delaware, avait montré la catalyseur de l’attention à soi-même et au monde.
présence de ces ondes alpha lorsque l’on contemple un paysage naturel Cependant, les effets positifs de la nature ne
plutôt qu’un environnement urbain. Ainsi, la nature sollicite nos systèmes se limitent pas aux seuls espaces forestiers.
neuronaux en douceur, sans les surcharger. Notre attention n’est ni D’autres milieux et éléments naturels influent
captée violemment par des bruits agressifs, ni bloquée sur des ruminations positivement sur la santé et le bien-être humain.
négatives ; au contraire, elle alterne agréablement entre le monde Déjà, au xviiie siècle, la pratique des bains de
environnant et nos propres pensées. En outre, le cerveau analyse mer à but thérapeutique s’est diffusée en Europe.
facilement ce qu’il perçoit, s’étant adapté à cet environnement lors de sa Au xix e siècle, de multiples sanatoriums sont
longue évolution, et cette fluidité semble l’apaiser. construits, dans des espaces éloignés de la pollu-
Au contraire, l’environnement urbain est source de stress et d’émotions tion, en montagne ou à la mer, pour permettre
négatives. En  2010, grâce à l’imagerie par résonance magnétique aux malades, notamment aux tuberculeux, de
fonctionnelle (IRMf), le chercheur coréen Kwang-Won Kim et ses profiter des bienfaits du grand air et du soleil. La
collègues ont découvert que la vue d’un tel environnement active création de nombreux espaces verts et parcs
l’amygdale, zone associée à l’anxiété et à un état psychologique urbains date également de cette période, sous
désagréable. Cette activation n’était pas observée face à des scènes de l’effet d’une préoccupation hygiéniste, la nature
nature. Interrogés sur leur état émotionnel dans l’appareil d’IRMf, 50 % étant perçue comme un moyen de contrebalancer
des participants qui avaient observé des environnements urbains ont les pollutions et maladies générées par une forte
déclaré s’être sentis « étouffés », contre seulement 4 % de ceux placés concentration humaine.
devant des paysages naturels. Plus de 90 % de ces derniers s’étaient au Plus un milieu est naturel (le moins visible-
contraire sentis « à l’aise »… ment modifié par l’humain, le moins construit, le
plus riche en biodiversité), plus il est propice à la
santé. La même activité apporte des bénéfices
supérieurs lorsqu’elle est pratiquée en milieu natu-
rel, de préférence à un milieu artificiel. Et les per-
sonnes qui ont le plus d’espaces verts à proximité
de leur habitation sont en meilleure santé.
Même isolés ou sans contact autre que visuel,
les arbres et les plantes nous sont bénéfiques. La
vue que l’on a de sa fenêtre sur des éléments ou
des paysages naturels contribue à augmenter
significativement la satisfaction des résidents vis-
Le contact avec la nature entraîne une à-vis de leur quartier ainsi que leur sentiment de
baisse de l’activité du cortex préfrontal
ventromédian (en vert), une zone bien-être, par comparaison avec une vue donnant
cérébrale associée aux ruminations sur des éléments construits ou sur le ciel.
négatives, et une augmentation Certaines études (notamment celle du psycho-
des « ondes alpha » (ci-dessous).
Ces ondes lentes, mesurées par logue Won Soo Shin, de l’université nationale
électroencéphalographie, sont Chungbuk, en Corée du Sud) ont même montré
caractéristiques d’un état de relaxation. que des salariés qui aperçoivent une forêt depuis
À l’inverse, regarder une scène urbaine
active l’amygdale (en rouge), un centre les fenêtres de leur bureau sont plus satisfaits de
cérébral de l’anxiété et des émotions leur travail et ressentent moins de stress que ceux
négatives.
qui ne voient que des constructions urbaines.

VOUS PRENDREZ TROIS HEURES


DE FORÊT ET QUATRE BAINS DE MER
L’étude de ce que nous apportent les expé-
Onde Alpha (a) riences de nature est appelée à se développer for-
tement. L’accroissement des connaissances sur les
0 1 2 liens entre nature et système nerveux permet-
© Marie Marty

Temps (secondes) trait, selon certains praticiens, d’optimiser les


bénéfices en proposant des prescriptions indivi-
dualisées, qui prennent en compte le profil de

N° 110 - Mai 2019
50 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
Les bonnes ondes de la nature

L’être humain
chacun, les types d’environnements et les moda-
lités d’interaction (camping, randonnée, simple
photographie de forêt affiché dans le salon…). La
« dose de nature » reçue, autrement dit la durée,
la fréquence et l’intensité de l’exposition, importe
aussi probablement. Imaginez que l’on vous
a une tendance
remette un jour l’ordonnance suivante : « Vous
prendrez trois heures de forêt et quatre bains de innée, inscrite
génétiquement,
mer ». Cela supposerait certainement de réorga-
niser notre mode de vie, mais apporterait des
bénéfices plus durables que quelques pilules.

à rechercher
Il faudra aussi adapter les prescriptions à l’âge
du sujet : une étude menée par Jo Barton, de l’uni-
versité d’Essex, en Grande-Bretagne, a montré que
l’activité physique en plein air (comme une marche
dans un parc) améliore plus fortement l’estime de
soi chez les jeunes, et agit davantage sur l’humeur
les connexions
chez les personnes plus âgées. Les bénéfices des
interactions avec la nature sont aussi très impor-
tants chez les enfants et leur étude constitue une
avec la nature.
catégorie de recherche particulièrement dévelop-
pée (voir l’article de Betty Mamane, page 58). Barlow estimaient que notre cerveau s’est adapté
À mesure que se dévoilent les mécanismes qui à l’environnement naturel, au sein duquel il fonc-
sous-tendent l’amélioration du bien-être, on s’inter- tionne mieux. Ce que les neurosciences modernes
roge aussi sur les fondements de ces effets : pour- tendent à confirmer (voir l’encadré page 48). Bibliographie
quoi réagissons-nous si fort au contact à la nature ? Culturellement, la relation avec la nature nous
L’explication la plus simple est que nous définit aussi en tant qu’humains. Les interactions M. Kondo et al., Does
sommes intrinsèquement des êtres de nature, en avec l’environnement naturel peuvent émerveil- spending time outdoors
reduce stress ? A review
ce sens où nous sommes reliés à l’environnement, ler, susciter le sentiment de faire partie d’un tout
of real-time stress
à la fois physiquement, génétiquement et cultu- – conduisant à un élargissement des valeurs à response to outdoor
rellement. Les recherches suggèrent d’ailleurs l’ensemble du monde vivant – et sous-tendre une environments, Health
que plus le sentiment de connexion est fort, plus démarche spirituelle, par exemple à travers un and Place, vol. 51,
les bienfaits sur la santé et le bien-être sont questionnement sur la signification de l’existence. pp. 136-150, 2018.
importants. Contrairement à une doxa contemporaine, le bon- M. Hansen et al.,
Physiquement, nous sommes en contact per- heur ne se trouve pas nécessairement dans la Shinrin-Yoku (Forest
manent avec ce qui nous entoure. À travers l’air satisfaction de besoins hédonistes, mais peut-être Bathing) and Nature
que nous inspirons, molécules et microbes qui s’y à travers la recherche et la construction d’une vie Therapy : A State-of-
trouvent interagissent avec notre corps, tantôt faisant sens, plus axée sur des valeurs telles que the-Art Review, Int.
pour notre plus grand bien (l’exposition à une le développement personnel, la contribution J. Environ. Res. Public
source diversifiée de microbes permettant un sociale et la protection de l’environnement. Health, vol. 14(8),
acclimatement de la communauté microbienne En réalité, la préservation de la nature et du p. 851, 2017.
de l’organisme), et tantôt à notre détriment (si bien-être humain sont les deux faces d’un même S. Clayton et al.,
l’environnement est pollué). De même, la nourri- processus de conservation écologique. Seul un Transformation of
ture que nous absorbons peut tour à tour favori- changement des comportements aidera à faire experience : Toward a
ser ou dégrader notre santé. face aux bouleversements d’origine anthropique. new relationship with
Nature, Conservation
Mais pour que les gens acceptent de changer, il
Letters, vol. 10(5),
LE SENTIMENT DE FAIRE PARTIE D’UN TOUT faudra maintenir, voire retrouver, le lien avec la pp. 645–651, 2017.
L’espèce humaine a évolué au contact de la nature. Relever ce défi est un choix de société,
nature et ce contact a forgé nos préférences. qui doit se traduire par des actions concrètes : D. Bowler et al.,
A systematic review of
L’hypothèse de la biophilie, développée par le d’une part, nous avons tout intérêt à multiplier
evidence for the added
biologiste britannique Edward Wilson dans les les expériences de nature riches et diverses, pour benefits to health of
années 1980, postule que l’être humain a une nous comme pour nos enfants ; d’autre part, nous exposure to natural
tendance innée, inscrite génétiquement, à devons préserver les espaces naturels existants, environments, BMC
rechercher les connexions avec la nature et mais aussi en développer de nouveaux, plus Public Health, vol. 10,
d’autres formes de vie. Mais dès les années 1950, proches des habitations. Et ainsi mettre la nature p. 456, 2010.
des chercheurs comme Fred Attneave ou Horace au cœur de nos vies et de nos villes. £

N° 110 - Mai 2019
OFFRE D’ABONNEMENT DURÉE
ABONNEZ-VOUS À LIBRE
2 FORMULES
AU CHOIX
FORMULE FORMULE
DÉCOUVERTE INTÉGRALE

Le magazine papier (11 numéros par an)

L’accès en ligne illimité à cerveauetpsycho.fr

L’édition numérique du magazine (11 numéros par an)

L’accès aux archives numériques depuis 2003

VOTRE TARIF D'ABONNEMENT 4,90 € 6,20 €


PAR MOIS PAR MOIS

24 % 38 %
de réduction* de réduction*

BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à :
Cerveau & Psycho – Service abonnements – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr

OUI, je m’abonne à Cerveau & Psycho en prélèvement automatique PAG19STD

1 Je choisis ma formule (merci de cocher) et je complète l’autorisation de prélèvement ci-dessous.

FORMULE DÉCOUVERTE 4,90€ FORMULE INTÉGRALE 6,20€


DPV4E90 IPV6E20
• 11 nos du magazine papier PAR MOIS • 11 nos du magazine papier PAR MOIS
– 24% • Accès illimité aux contenus en ligne – 38%

2 Mes coordonnées 3 Mandat de prélèvement SEPA


En signant ce mandat SEPA, j’autorise Cerveau et Psycho à transmettre des instructions à ma banque pour le
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . prélèvement de mon abonnement dès réception de mon bulletin. Je bénéficie d’un droit de rétractation dans la
limite de huit semaines suivant le premier prélèvement. Plus d’informations auprès de mon établissement bancaire.
Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
TYPE DE PAIEMENT : PAIEMENT RÉCURRENT
Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Titulaire du compte
...........................................................................
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tél. : .........................................................................................

E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . @. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


(indispensable pour la formule intégrale)
Désignation du compte à débiter
J'accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON BIC (Identification internationale de la banque)
* Réduction par mois par rapport au prix de vente en kiosque et l’accès aux archives numériques. Durée IBAN
d’abonnement : 1 an. Délai de livraison : dans le mois suivant l’enregistrement de votre règlement. Offre valable (Numéro d’identification international du compte bancaire)
jusqu’au 31/12/2019 en France métropolitaine uniquement. Pour un abonnement à l’étranger, merci de consulter
notre site https://boutique.cerveauetpsycho.fr. Photos non contractuelles.
Établissement teneur du compte
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer
les services que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
traiter vos commandes et paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
moyennant le respect de vos choix en la matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos
données personnelles ne seront pas conservées au-delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère personnel à des tiers. Les données collectées
sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à prendre connaissance de notre charte de Date et signature Organisme Créancier : Pour la Science
protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps. Conformément 170 bis, bd. du Montparnasse – 75014 Paris
à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous disposez des droits N° ICS FR92ZZZ426900
d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. N° de référence unique de mandat (RUM)
Pour exercer ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous
pouvez nous contacter par courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science - Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris cedex
14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 58.14 Z
4 MERCI DE JOINDRE
IMPÉRATIVEMENT UN RIB Partie réservée au service abonnement. Ne rien inscrire
52

INTERVIEW

THÉRÈSE
JONVEAUX
NEUROLOGUE À L’HÔPITAL SAINT-JULIEN, À NANCY,
CHERCHEUSE AU LABORATOIRE LORRAIN DE PSYCHOLOGIE ET
DE NEUROSCIENCES DE LA DYNAMIQUE DES COMPORTEMENTS.

LES

JARDINS
THÉRAPEUTIQUES
RESTAURENT LES
RYTHMES BIOLOGIQUES
Vous avez mis en place
un jardin thérapeutique à
l’hôpital de Nancy il y a plus
de dix ans. De quoi s’agit-il
exactement ?
Un jardin thérapeutique ne se définit
pas par des critères « matériels »,
comme un nombre d’arbres ou une
surface donnés, mais en termes de
projet : c’est tout simplement un es-
pace vert qui est intégré dans un pro-
jet de soin, avec des équipes formées
et motivées pour l’utiliser. Le spectre
des pathologies auxquelles il peut

N° 110 - Mai 2019
53

bénéficier est très large. On a consta-


té des bienfaits dans les maladies
neurodéveloppementales (l’autisme),
Appétit, sommeil,
psychiatriques (dépression, psy-
choses, troubles alimentaires), neu-
rologiques (dans notre hôpital, nous
autonomie, estime
travaillons notamment sur Alzheimer
et les maladies apparentées)… Même
en cancérologie, les jardins thérapeu-
de soi, humeur,
motricité, stress…
tiques commencent à être utilisés :
l’institut Curie en a inauguré en 2009,
appelé « Graine de vie ».

Les bienfaits
Au-delà des patients, les soignants en
bénéficient aussi. Au cours d’une
étude menée au sein de trois établis-

des jardins
sements, nous avons montré que les
jardins atténuent leur stress. Un atout
précieux quand on sait les risques de

sont multiples !
burn-out auxquels ils sont exposés.

Comment ces jardins peuvent-


ils être efficaces contre autant
de pathologies ? Quels sont
exactement les bienfaits
observés et les mécanismes aussi la possibilité de pratiquer une
en cause ? activité motrice douce – se prome-
En fait, un certain nombre des bien- ner, jardiner… –, toujours bénéfique
faits s’applique à tous les patients ou pour la santé.
presque. Les jardins thérapeutiques
apportent d’abord un sentiment Mais les hôpitaux n’ont-ils
d’autonomie, souvent mis à mal à pas déjà des salles de sport
l’hôpital. Accessibles 24 heures sur ou d’autres dispositifs adaptés
24, ils permettent aux patients et à à l’activité physique ?
leur famille d’y aller quand ils le Si, mais la grande différence est
veulent : le matin pour profiter de la qu’ici, l’activité est attractive et
fraîcheur, l’après-midi pour prendre motivante. Les patients vont bien
le soleil, le soir avant de dormir… plus volontiers marcher dans les
Les recherches montrent aussi que allées parsemées de fleurs et
ces jardins restaurent les rythmes d’œuvres d’art qu’accomplir des
physiologiques éprouvés par les pa- exercices de gymnastique dans une
thologies. Ils favorisent ainsi le som- salle fermée. C’est très frappant
meil, grâce à l’exposition à la lu- lorsqu’on les regarde : apathiques
mière naturelle – qui stimule et silencieux à l’intérieur, ils s’inté-
également la production de vitamine ressent brusquement au monde
D par l’organisme. Une thèse de mé- alentour une fois sortis et s’en-
decine menée dans notre hôpital a gagent dans diverses activités.
mis en évidence que les personnes Un autre intérêt majeur des jardins
qui utilisent le jardin s’agitent moins est leur richesse sensorielle. Beau-
et dorment plus la nuit, ce qui dimi- coup de travaux montrent que la
nue les moments de somnolence pauvreté sensorielle d’un environ-
pendant la journée. nement est délétère, aussi bien pour
On constate aussi un bénéfice sur l’humeur qu’au niveau neurolo-
l’appétit. Avec un meilleur sommeil gique. Or malgré un certain nombre
et un meilleur appétit, forcément, d’efforts, les hôpitaux restent des
les patients vont mieux. D’autant environnements très artificiels,
plus que les jardins leur donnent pauvres en stimulations senso-

N° 110 - Mai 2019
54 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
LES JARDINS THÉRAPEUTIQUES RESTAURENT LES RYTHMES BIOLOGIQUES

Le jardin thérapeutique
aménagé au CHRU
(Centre hospitalier
régional et universitaire)
de Nancy est accessible
en permanence aux
patients et à leurs
familles.

rielles, ne serait-ce qu’en raison des fique pour ces malades qui se Outre ces bénéfices
normes d’hygiène. Vous pouvez bien sentent souvent passifs et impuis- « transversaux », y en a-t-il
sûr changer la couleur des murs, sants. Ce sont en outre des activités d’autres, plus spécifiques
mais vous n’aurez jamais quelque pour lesquelles ils ont déjà ou ac- à certaines maladies ?
chose d’aussi riche qu’un jardin ! quièrent rapidement des compé- Bien sûr, et c’est en ce sens que le jar-
Les couleurs, le vent, les parfums, les tences, de sorte qu’ils se sentent din doit être adapté au projet de soin.
différentes textures de feuillage, valorisés. Il offre par exemple un espace pré-
voire le goût des pommes et des Au final, cela stimule l’estime de soi. cieux pour les exercices de rééduca-
fraises quand on peut en faire pous- Or celle-ci est atteinte dans beaucoup tion, dans le cas des troubles qui pro-
ser… Cet environnement est profon- de pathologies : l’autisme, la dépres- voquent des difficultés motrices. En
dément stimulant pour les fonctions sion, la maladie d’Alzheimer… phase avancée, il est important de se
cognitives et améliore l’humeur. En Enfin, les jardins thérapeutiques fa- confronter à la réalité, au monde ex-
2006, Jess Nithianantharajah et An- cilitent la communication. Il y a tout térieur : se réentraîner à marcher sur
thony Hannan, de l’université de le temps quelque chose qui bouge, du gazon, du goudron, du gravier…
Melbourne, en Australie, ont passé dans ces espaces ! Un oiseau qui On travaille aussi la motricité fine à
en revue toute une série d’études s’envole, les nuages qui passent, une travers les activités de jardinage.
analysant l’impact de l’exposition à fleur qui s’ouvre… Autant de sujets Dans le cas de la maladie d’Alzhei-
un environnement enrichi chez l’ani- de conversation pour les patients, mer, nous cherchons à stimuler les
mal. Ils ont montré que cette exposi- qui communiquent davantage que fonctions cognitives atteintes par la
tion augmente la formation de nou- dans un intérieur figé et statique. pathologie, notamment en sollici-
veaux neurones dans l’hippocampe Plus généralement, les jardins per- tant la mémoire. Même les citadins
(un centre cérébral de la mémoire) mettent de maintenir les liens so- les plus endurcis ont des souvenirs
et atténue les dysfonctionnements ciaux avec l’extérieur. Une enquête de nature : une balade en forêt, un
cognitifs liés à l’âge. menée après la mise en place du tour au parc municipal… Les jar-
© L.Verger/CHRU Nancy – Février 2019

Nous proposons aussi des activités nôtre a révélé que les visiteurs dins, avec leur profusion d’images,
de jardinage, adaptées aux capaci- viennent plus souvent, restent plus de sons et d’odeurs, ont une capacité
tés des patients. Et à partir du mo- longtemps et amènent davantage inégalable pour les évoquer.
ment où ils ont planté une graine, leurs enfants. C’est un lieu de ren-
ils viennent la voir, ils s’en occupent, contre idéal pour les familles. Les Les jardins ralentissent-ils
ils regardent comment la plante enfants peuvent y jouer et faire la alors la progression de
évolue… Ils retrouvent ainsi une joie de leurs grands-parents. Sou- la maladie d’Alzheimer ?
capacité à prendre soin d’un autre vent, des familles en rencontrent Non, n’exagérons rien. Les jardins
être vivant, profondément béné- d’autres. ne guérissent pas la maladie

N° 110 - Mai 2019
55

Les couleurs des fleurs,


la texture des pétales, la
caresse du vent… Les
jardins sont un plaisir
pour les sens. Or la
richesse sensorielle d’un
environnement est
connue pour améliorer
l’humeur et stimuler les
fonctions cognitives.

d’Alzheimer. Mais ils permettent de tion : les chemins labyrinthiques et


mieux utiliser les capacités res- les impasses sont à éviter, car ils
tantes, ce qui améliore la vie de la angoissent les patients touchés par
personne touchée et donne lieu à la maladie d’Alzheimer, qui sont faci-
d’assez jolis moments. Nous avions lement désorientés.

9 %
par exemple une patiente qui ne Mais le plus important, je le répète,
parvenait plus à trouver le mot est d’adapter le jardin au projet
« rose » quand une orthophoniste lui thérapeutique, ainsi qu’au site et à
montrait un dessin ou une photo- la région. Par exemple, lorsqu’on
graphie de cette fleur. Après une souhaite solliciter la mémoire dans
promenade avec elle dans le jardin, le cadre de la maladie d’Alzheimer,
son époux est revenu tout heureux DE TEMPS
il faut être attentif à la végétation :
en nous confiant qu’elle s’était ex- D’HOSPITALISATION
ce ne sont pas les mêmes plantes
clamée : « Quelles belles roses ! ». EN MOINS
qui poussent à Marseille et à Nancy,
Toucher les pétales et sentir le par- et vous ne réveillerez pas les souve-
fum des fleurs avait réactivé le sou- nirs d’un patient lorrain avec des
venir de leur nom dans son esprit. après une opération fleurs méditerranéennes. La
chirurgicale lorsque conception du jardin doit donc in-
Vous dites qu’un jardin la fenêtre de la chambre troduire des références culturelles
thérapeutique ne se définit donne sur des arbres. partagées dans une région. Les jon-
Source : R. S. Ulrich, Science, 1984.
pas par des critères matériels, quilles sont ainsi très caractéris-
mais doit-il tout de même tiques de la Lorraine, il y a de nom-
respecter certaines règles ? breuses fêtes de la jonquille dans
Il y a quelques principes généraux. les Vosges ; quand ces fleurs sortent
L’idéal est d’ouvrir au maximum les dans notre jardin, les patients en
espaces communs, comme la salle à parlent, se racontent leurs souve-
manger, sur le jardin. Il faut aussi nirs de ces fêtes…
s’assurer que ce dernier soit acces- Dans cet esprit, il faut toujours rester
sible aux personnes à mobilité ré- attentif aux souhaits des patients et
duite (notamment en mettant des des soignants. À Nancy, nous avons
plans inclinés pour les fauteuils rou- réalisé quatre enquêtes auprès d’eux :
lants). La structuration de l’espace la première avant l’aménagement du
doit être simple et faciliter l’orienta- jardin, la deuxième pendant

N° 110 - Mai 2019
56 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
Les jardins thérapeutiques restaurent les rythmes biologiques

Le jardin est
un lieu privilégié de
socialisation : les patients
aiment s’y retrouver, bien
plus que dans une salle
à manger « statique ».
Au premier plan, on
distingue un vitrail
typique de la Lorraine.
De telles œuvres d’art
évoquent souvent des
souvenirs aux patients,
notamment ceux touchés
par la maladie
d’Alzheimer, et stimulent
ainsi leur mémoire.

les travaux et les deux dernières un tous les bienfaits. Concrètement, Y a-t-il des limites
peu plus tard. Cela nous a inspiré nous avons introduit une série de et des contre-indications ?
quelques ajustements, notamment sculptures et d’autres éléments artis- Il faut bien sûr prendre quelques pré-
au niveau du mobilier : adapter la tiques, grâce à la collaboration du cautions. L’autonomie des patients
hauteur des jardinières, acquérir des médecin et designer Reinhard Fes- doit être évaluée, en particulier leur
tables et des bancs plus légers pour charek. Ces éléments enrichissent la capacité de marche, pour éviter qu’ils
pouvoir les déplacer à l’ombre ou au dimension sensorielle du jardin, se blessent. Certaines maladies
soleil selon la saison… qu’ils rendent plus attrayant, notam- peuvent aussi donner lieu à des re-
Nous avons d’ailleurs développé un ment l’hiver, où la végétation se dé- commandations particulières. Après
outil interactif, qui est en phase finale pouille. Ils suscitent une impression une chimiothérapie, par exemple, la
de test. Reposant sur une série de de beauté et d’harmonie, aidant les lumière est parfois néfaste  ; on
questionnaires, il vise à permettre patients, les familles et les soignants conseille alors aux patients de privi-
aux établissements de santé de faire à se sentir bien. Ils permettent en légier les zones d’ombre.
le bilan et le cahier des charges de outre d’introduire des références
leur projet, tout en ouvrant le dia- culturelles régionales : nous avons Où en sommes-nous dans
logue à tous les niveaux. par exemple installé un vitrail, qui l’implantation des jardins
Autres nécessités  : communiquer correspond à une industrie tradi- thérapeutiques ? Sont-ils
auprès du public et former les tionnelle en Lorraine et est donc sus- fréquents en France ?
équipes pour qu’elles accompagnent ceptible d’évoquer des souvenirs aux En l’absence de recensement, il est
les patients. De nombreux jardins patients. difficile de répondre à cette question.
réalisés sans cette démarche ne sont Enfin, ils instaurent une notion de Mais on constate un vrai engoue-
© L.Verger/CHRU Nancy – Février 2019

hélas pas utilisés en pratique permanence, qui rassure une partie ment. En particulier depuis 2008, où
des patients, en particulier ceux a été lancé un « plan Alzheimer » qui
Vous avez aussi introduit touchés par la maladie d’Alzheimer. recommandait la création de ce type
une dimension artistique S’il est bénéfique que le jardin varie de jardins. L’association Jardins et
dans votre jardin. Quel était au rythme des saisons, afin de don- santé, dont je fais partie, attribue tous
l’objectif ? ner des indices sur la période de les deux ans des bourses pour cela.
C’est une idée que nous avons pio- l’année, il faut aussi que certains Nous recevons aujourd’hui plus de
chée dans la littérature scientifique éléments soient stables, pour facili- 100 demandes à chaque session,
anglo-saxonne, qui en démontre ter l’orientation dans le jardin. contre quelques dizaines il y a dix ans.

N° 110 - Mai 2019
57

Étant donné le coût des médica-

Les bénéfices sociaux


ments et d’une hospitalisation, vous
imaginez les économies ?
On sait aussi que certains patients,

sont allés bien au-delà notamment ceux touchés par la mala-


die d’Alzheimer, tendent à devenir

de ce que nous avions


agressifs quand ils se sentent res-
treints dans leur liberté de mouve-
ment ; leur offrir un espace de liberté

imaginé, car le jardin


à ciel ouvert diminue alors le risque
qu’ils aient besoin de sédatifs. Les
bienfaits sur l’humeur et sur le stress

a constitué un appel laissent espérer bien d’autres béné-


fices : diminution des antidépresseurs,
limitation des burn-out dans le per-

d’air pour le monde sonnel soignant… Si vous parvenez à


éviter ne serait-ce qu’un seul burn-out

extérieur et pour
(qui se traduit par au moins trois mois
d’arrêt de travail), les coûts d’aména-
gement de votre jardin sont couverts.

les projets culturels.


À lui seul, l’impact des jardins sur la
santé publique est donc une impor-
tante source d’économies. Et il y a
bien d’autres bénéfices…

Reste que de nombreux jardins n’ont C’est-à-dire ? Voulez-vous


de thérapeutiques que le nom. Ce parler de retombées
sont en réalité de simples espaces hors du champ médical ?
verts, sans les aménagements néces- À Nancy, nous avons introduit une
saires et qui sont utilisés plus pour la dimension de biodiversité, en colla-
vitrine que pour le soin. Il faudra boration avec des agronomes. Ceux-
donc préciser les critères de qualité. ci nous ont indiqué les points faibles
Beaucoup d’établissements médi- de notre jardin, ce qui nous a conduits
caux ou médico-sociaux disposent à ajouter de nouvelles plantes. Là
de tels espaces verts et il y a là un encore, le potentiel est formidable.
potentiel énorme. Prenez par exemple les Ehpad (éta-
Bibliographie
blissement d’hébergement pour per-
Les coûts d’aménagement sonnes âgées dépendantes) : presque
T. Rivasseau-Jonveaux
ne risquent-ils pas d’être et R. Fescharek, When tous disposent d’espaces verts. Si on
rédhibitoires, dans un système art meets gardens : does les optimisait, ce serait quelque chose
médical qui manque it enhance the benefits ? comme 350 foyers de biodiversité
cruellement de moyens ? The Nancy hypothesis que l’on créerait pour le Grand Est !
Même si l’on se cantonne à l’aspect of care for persons with Sur le plan social aussi, les bénéfices
purement économique, les jardins Alzheimer’s disease, sont allés bien au-delà de ce que
thérapeutiques engendrent des bé- Journal of Alzheimer’s nous avions imaginé. Lorsque nous
néfices majeurs. Dès 1984, le cher- Disease, vol. 61, avons aménagé le jardin, de nom-
cheur américain Roger Ulrich a pp. 885–898, 2018. breuses personnes nous ont proposé
montré qu’après une opération T. Rivasseau-Jonveaux des activités. Nous y avons alors or-
chirurgicale, les patients consom- et al., Les jardins ganisé des concerts, des spectacles
ment moins d’antalgiques et quittent thérapeutiques : de danse folklorique, des lectures
plus vite l’hôpital lorsqu’ils ont une recommandations et publiques… C’était un véritable ap-
critères de conception,
simple vue sur des arbres depuis pel d’air pour le monde extérieur et
Gériatrie et Psychologie
leur fenêtre : ils sortent au bout de Neuropsychiatrie du pour les projets culturels, qui sont
8 jours en moyenne, contre 8,7 pour Vieillissement, vol. 10, entrés dans l’hôpital. £
ceux qui ont une vue sur des bâti- pp. 245-253, 2012. Propos recueillis par
ments, soit 9 % de temps en moins. Guillaume Jacquemont

N° 110 - Mai 2019
58 DOSSIER C OMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU

COMMENT LA
NOURRIT
LE CERVEAU
DES ENFANTS
© Keng Merry Paper Art/Shutterstock.com

N° 110 - Mai 2019


59

NATURE
Au contact de la nature,
le cerveau des enfants
« pousse » mieux. Résultat :
de meilleures capacités de
mémoire, de concentration,
de régulation émotionnelle.
Et moins de troubles
mentaux.

Par Betty Mamane, journaliste scientifique.

C
EN BREF
££Les enfants qui sont
en contact régulier avec
la nature ont moins
de problèmes de
concentration et sont
moins victimes de
maladies mentales
plus tard dans leur vie.
££On constate en outre ’est le souvenir vivace d’une
des changements
structurels dans leur course dans les dunes, d’une promenade en
cerveau, susceptibles forêt, d’un plongeon dans les vagues. Le plaisir,
d’expliquer ces bienfaits. gravé dans notre mémoire, d’un premier herbier,
d’une gorgée bue à une source d’altitude, du goût
££Il est alors nécessaire
de développer leur des cerises cueillies sur l’arbre… Nous sommes
relation à la nature, nombreux à garder en nous l’empreinte d’expé-
en famille mais aussi riences précoces avec la nature, dont Baudelaire
grâce à l’école. célébrait les bienfaits sur « les transports de l’es-
prit et des sens ». Et notre conviction est faite :
ces expériences nous ont été profondément
bénéfiques.
Alors, que s’est-il passé à ce moment dans
notre cerveau ? Quelle est la profondeur de l’em-
preinte et nous aide-t-elle à mieux vivre
aujourd’hui ? Surtout : faut-il intégrer cet élément
comme un ingrédient fondamental du dévelop-
pement cérébral et affectif de nos enfants ?

LE CERVEAU GRANDIT MIEUX


AU CONTACT DE LA NATURE
Un certain nombre d’expériences très récentes
convergent : la nature favorise un bon dévelop-
pement psychique et cérébral dès le plus jeune
âge. À l’heure où plus de la moitié de la planète
vit en milieu urbain, ces résultats sonnent comme
un signal d’alarme.

N° 110 - Mai 2019


60 DOSSIER COMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
COMMENT LA NATURE NOURRIT LE CERVEAU DES ENFANTS

« Le risque de développer une maladie mentale

55 %
à l’adolescence ou à l’âge adulte décroît proportion-
nellement au temps que nous avons passé entourés
de verdure entre la naissance et l’âge de dix ans »,
affirme ainsi Kristine Engemann. Cette chercheuse
danoise, rattachée au département de Biosciences
de l’université Aarhus, est forte de l’étude qu’elle a
conduite sur plus de 900 000 personnes. Après
avoir rassemblé des données sur leur santé mentale DE MALADIES MENTALES EN PLUS
actuelle et passée, ainsi que sur leurs premiers chez les personnes les moins exposées à la nature pendant leurs dix premières années
lieux d’habitation, elle a évalué la richesse en de vie, par rapport aux personnes les plus en contact avec des espaces verts.
espaces verts de leur quartier durant leurs dix pre- Source : K. Engemann et al., Residential green space in childhood is associated with lower risk of psychiatric disorders
from adolescence into adulthood, PNAS, en ligne le 25 février 2019.
mières années de vie grâce à l’analyse de données
satellitaires. Résultat : le risque de contracter une
pathologie mentale est supérieur de 55 % chez
ceux qui ont été les moins exposés à un environne-
ment naturel dans cette période de l’enfance, par publiée fin 2014, montrent tout d’abord que les
rapport à ceux qui ont été les plus exposés. enfants vivant à proximité d’espaces verts et ceux
passant le plus grand nombre d’heures dans la
UN CIRCUIT DE RÉGULATION DU STRESS nature chaque année rencontrent moins de pro-
QUI SE DÉVELOPPE MOINS BIEN blèmes de concentration et sont moins sujets au
De fait, les statistiques pointent régulièrement trouble déficitaire de l’attention. Ce lien restait
une proportion plus élevée de ces maladies au sein vrai même quand on prenait en compte les varia-
de la population urbaine. Avec, en tête de liste, les UN JARDIN tions de niveau socio-économique
dépressions, les troubles anxieux ou la schizophré- SUSPENDU POUR
nie. Plusieurs mécanismes pourraient intervenir, REDONNER DU SENS LA MÉMOIRE DE TRAVAIL AIME LA VERDURE
mais l’une des clés serait une moins bonne gestion Dans une seconde étude, les chercheurs ont
du stress. En 2011, Florian Lederbogen et ses col- Des fragments de nature établi une corrélation entre les compétences
lègues de la faculté de médecine de Mannheim, en peuvent s’insérer partout. cognitives des écoliers et la proximité géogra-
Allemagne, ont observé les mécanismes cérébraux À l’hôpital Robert-Debré, phique de leur habitation avec des espaces verts.
en cause grâce à l’imagerie par résonance magné- à Paris, Anna Six, étudiante Ceux qui vivent au plus près d’un environnement
tique fonctionnelle (IRMf). En temps normal, paysagiste, et l’équipe de naturel affichent ainsi une meilleure mémoire de
lorsque nous sommes stressés, le cortex cingulaire Corinne Deparis, cadre de travail. Or celle-ci joue un rôle central dans l’ap-
antérieur perigénual (une zone du cerveau située santé puéricultrice, ont prentissage : elle est associée à l’acquisition de
sur la face interne des hémisphères) régule l’acti- transformé une terrasse compétences cognitives complexes, comme la
vité de l’amygdale, une structure cérébrale pro- sans âme en potager, compréhension du langage, la lecture, l’écriture,
fonde impliquée dans les émotions négatives. Mais avec le soutien financier le calcul ou le raisonnement.
chez les personnes ayant grandi en agglomération, de l’association Jardins En février 2018, les chercheurs ont poursuivi
ces deux zones du cerveau sont moins bien connec- et santé. Si les bénéfices ces travaux en effectuant des IRM du cerveau de
tées. Autrement dit, le circuit de régulation du restent à évaluer 253 de ces jeunes participants. Les images révèlent
stress est moins efficace. rigoureusement, ils sont des différences remarquables. Les enfants ayant
« Il est évident que nous avons été façonnés déjà palpables : sur ce grandi entourés d’espaces verts présentent un
par l’évolution pour vivre dans un autre milieu que jardin suspendu, une jeune volume plus important de matière grise au niveau
celui que l’industrialisation nous propose, relève adolescente déprimée s’est du cortex préfrontal et de l’aire prémotrice gauche.
David Meary, du Laboratoire de psychologie et fait surprendre à danser Ils affichent par ailleurs davantage de matière
neurocognition, à l’université Grenoble-Alpes. Le au soleil. Et un petit blanche au niveau du cervelet, de l’aire préfrontale
cerveau humain est une incroyable machine à bonhomme de droite et de la région prémotrice gauche. Des par-
s’adapter, mais le monde qui nous entoure évolue 2 ans et demi, nourri ticularités qui expliquent, selon les chercheurs, les
beaucoup plus vite que notre cognition ». exclusivement par sonde, scores élevés de ces écoliers aux tests évaluant la
Est-ce à dire que le contact avec la nature est venu respirer des mémoire de travail et l’attention.
nous rend mentalement plus performants ? C’est feuilles de menthe, comme Pour l’épidémiologiste Payam Dadvand, auteur
ce que suggère une série de travaux menés par le parfum d’un monde principal de l’étude, « être exposé aux espaces
l’équipe de Jordi Sunyer, à l’Institut de Barcelone retrouvé… verts tôt dans la vie peut entraîner des change-
pour la Santé globale en Espagne, sur un échan- ments structurels bénéfiques dans le cerveau ».
tillon de quelque 2 900 écoliers âgés de 7 à Outre ces changements, dont les mécanismes
10 ans. Les conclusions d’une première enquête, exacts restent à clarifier, le chercheur catalan

N° 110 - Mai 2019


61

Les enfants vivant


au plus près d’un
espace vert ont une
meilleure mémoire
de travail, faculté
qui joue un rôle
central dans les
apprentissages.
Des mesures par électroencéphalographie réalisées
chez des enfants ont révélé que la réalisation d’un dans le traitement des informations relatives à
même exercice cognitif leur demande moins de notre environnement physique et à notre position-
ressources cérébrales quand ils sont entourés de
verdure, plutôt que dans une salle de laboratoire. nement dans l’espace.
Source : J. Torquati et al., Attentional demands of executive function tasks in En 2018, une large étude britannique a conforté
indoor and outdoor settings, Children, Youth and Environments, 2017.
ces résultats. Eirini Flouri, professeur à l’Institut
d’éducation de l’University College de Londres, a
souligne d’autres conséquences positives d’un Bibliographie ainsi évalué les compétences visuo-spatiales de
cadre de vie plus en contact avec la nature : respi- quelque 4 700 petits citadins de 11 ans, en regard
rer un air plus sain, vivre dans un environnement P. Dadvand et al., de la proportion de végétation dans leur environ-
moins bruyant, passer du temps dans un espace The association between nement quotidien. Et les enfants les plus exposés à
qui incite aux jeux et à l’activité physique… Autant lifelong greenspace la verdure ont affiché les meilleurs scores.
de facteurs qui génèrent des émotions positives, exposure and Ce bénéfice est d’autant plus important que la
améliorent l’état psychologique et par là même 3-dimensional brain mémoire visuospatiale ne nous est pas seulement
favorisent le développement cognitif. magnetic resonance nécessaire pour nous déplacer, nous repérer ou
imaging in Barcelona retrouver un objet : elle agit également comme un
PLUS FACILE EN PLEIN AIR school children, inhibiteur des informations secondaires qui,
En 2017, à l’université du Nebraska, la psycho- Environmental Health lorsque nous nous focalisons sur une tâche, dis-
Perspectives, en ligne
logue Julia Torquati a imaginé une expérience traient notre attention. C’est donc une aptitude
le 23 février 2018.
originale pour explorer plus avant cette influence précieuse pour maintenir sa concentration en
de la nature. Elle a soumis un groupe d’enfants de I. Tsevreni et A. Tigka, classe. Par là, elle favorise globalement les
11 ans à une série d’exercices cognitifs, tandis que Young children claiming apprentissages…
their connection with
leur activité cérébrale était mesurée par élec-
nonhuman nature in
troencéphalographie. Une première session avait their schoolground, QUAND LA NATURE
lieu en laboratoire, la seconde en plein air dans la Children, Youth and RENFORCE L’ENVIE D’APPRENDRE
verdure (voir la figure ci-dessus). Principale Environments, vol. 28, Sur le terrain, les spécialistes de l’éducation
constatation : les exercices réalisés à l’extérieur pp. 119-127, 2018. l’attestent : les sorties et activités au contact de la
ont demandé globalement moins de ressources V. Chansigaud, Enfant nature appellent au calme, stimulent la créativité
cérébrales, et donc moins d’effort cognitif, aux et nature : à travers trois et renforcent l’envie d’apprendre. D’autant plus
jeunes participants. De plus, les résultats se sont siècles d’œuvres, quand les enfants s’y impliquent activement. Le
révélés significativement meilleurs pour les tâches Delachaux et Niestlé, projet expérimental initié dans une école mater-
faisant appel à la mémoire visuo-spatiale, une 2016. nelle par une équipe de l’université de Thessalie,
composante de la mémoire de travail impliquée en Grèce, montre comment, à un âge précoce, les

N° 110 - Mai 2019


62 DOSSIER COMMENT LA NATURE FAIT DU BIEN À NOTRE CERVEAU
Comment la nature nourrit le cerveau des enfants

enfants se révèlent capables de transformer leur

10 CONSEILS environnement dans le bon sens. Irida Tsevreni et


Anna Tigka ont ainsi invité des écoliers de 4 ans à
POUR RAPPROCHER aménager la cour de leur établissement en un
espace naturel de leur conception. Les paysagistes
VOTRE ENFANT DE en herbe ont travaillé ensemble, soutenus par

LA NATURE leurs enseignants, pour planter des fleurs, confec-


tionner un nid pour les oiseaux, imaginer et ali-
menter en eau un bassin pour les poissons… Les
«
S auvons nos enfants du syndrome du manque de
nature », s’alarmait en 2005 le journaliste américain
Richard Louv, dans son ouvrage emblématique « Last Child
chercheuses ont observé chez eux une aspiration
forte et spontanée à interagir avec les éléments
naturels, qu’ils soient végétaux, animaux ou miné-
in the Woods » (littéralement « Le dernier enfant dans le raux. Au fil de l’expérience, elles ont par ailleurs
bois ». À la fois enquête et guide pratique, ce livre propose vu grandir leur sensibilité à l’environnement.
de multiples petits gestes et activités pour développer au De telles initiatives pédagogiques visent aussi,
quotidien le rapport des enfants à la nature. Conseils choisis. en sensibilisant les tout-petits, à « démocratiser »
le contact avec la nature. Car, loin des maisons de
1. Faites entrer flore et faune à la maison : proposez à votre famille à la campagne et des vacances à la mer ou
enfant de planter et d’arroser des fleurs, voire de prendre soin à la montagne, « ce sont encore les enfants des
d’un hamster ou d’un poisson rouge ; cela l’invitera à se soucier milieux les plus défavorisés qui, avec l’urbanisa-
du cycle des saisons et de la vie. tion, voient se restreindre leur relation avec le
2. Apprenez-lui à observer, sentir, écouter, goûter la nature : monde naturel, souligne Valérie Chansigaud, his-
montrez-lui un écureuil qui grimpe dans un arbre, demandez lui torienne des sciences et de l’environnement, asso-
le silence pour repérer le sifflement d’une marmotte ; faites-lui ciée au laboratoire Sphere (Paris Diderot CNRS).
sentir l’odeur de la lavande ou cueillir des fraises des bois. Et ce, non seulement en termes d’accès pratique
mais aussi de dimension culturelle ».
3. Transportez ses loisirs en plein air : emmenez-le lire ou jouer
dans un jardin ou un parc ; faites du vélo en forêt. AMORCER UN CERCLE VERTUEUX
4. Enrichissez et valorisez ses connaissances : offrez-lui un guide Le cadre quotidien de l’école apparaît alors
de la faune et de la flore pour qu’il identifie les espèces comme un espace privilégié pour resserrer les
rencontrées ; encouragez-le à tenir un journal de ses excursions liens entre les enfants et la nature. En octobre
ou à prendre des photos ; apprenez-lui à reconnaître les 2018, une équipe du Centre d’écologie fonction-
constellations dans le ciel. nelle et évolutive de Montpellier a lancé le projet
Sirene, afin de mieux comprendre la construction
5. Faites de la nature un terrain d’aventure : proposez-lui une de ces liens. Ce projet, premier du genre en France,
promenade sous la pleine lune, un jeu de piste, l’observation porte sur six écoles élémentaires situées dans des
d’un terrier… ou tout simplement de soulever une grosse pierre zones industrialisées du littoral. Il comprend des
(et de la reposer), car tout un microcosme s’y cache souvent ! entretiens avec les élèves et les enseignants, des
6. Encouragez-le à collectionner pierres et coquillages et questionnaires, des séances d’observations des
suggérez-lui d’« adopter » un arbre, qu’il pourra venir voir classes lors d’expériences autour de la nature…
régulièrement. À terme, un cercle vertueux pourrait bien
s’enclencher. « Les expériences d’immersion
7. Instaurez une « journée nature » pour mener des activités éveillent le sentiment d’appartenance au monde
dédiées et tenez-vous y, même si le temps est mauvais. naturel, aux côtés des autres espèces, commente
8. Racontez-lui vos expériences les plus étonnantes et vos plus Alix Cosquer, chercheuse en psychologie envi-
beaux souvenirs dans la nature. ronnementale et instigatrice du projet. Ce qui est
susceptible de générer des émotions positives.
9. Cultivez son engagement : suggérez-lui de proposer ses Des études ont montré que plus on se sent en lien
services pour aider à nettoyer un espace vert public ou une avec la nature, plus les activités à son contact
plage, voire de donner un peu de son temps à une association produisent de bénéfices. »
de protection de la nature. Favoriser l’épanouissement de nos enfants
10. N’oubliez pas les règles de sécurité : apprenez-lui à grâce au contact avec la nature serait ainsi le plus
nager, à s’orienter, à emporter de l’eau et une trousse sûr moyen de former une génération désireuse
de secours… parce que la nature a aussi ses dangers. d’en prendre soin. « Va prendre tes leçons dans la
nature, suggérait Léonard de Vinci, c’est là qu’est
notre futur ». £

N° 110 - Mai 2019


Découvrez notre hors-série numérique

L’INTELLIGENCE
ANIMALE
3,99 €

110 pages de lecture


pour tout savoir sur le sujet
Chiens
Chiens
LEURS ÉTONNANTES
LEURS ÉTONNANTES
CAPACITÉS LINGUISTIQUES
CAPACITÉS LINGUISTIQUES

Abeilles Abeilles
LEUR TALENT POUR CLASSER LEUR TALENT POUR CLASSER
ET COMPTER LES OBJETS
ET COMPTER LES OBJETS
Poules
Poules
DES OISEAUX DOUÉS POUR
LES MATHÉMATIQUES DES OISEAUX DOUÉS POUR
LES MATHÉMATIQUES

L’INTELLIGENCE
ANIMALE L’INTELLIGENCE
thema_010_00_couv_edito_sommaire_ok.indd 1 01/03/2019 15:25

thema_010_00_couv_edito_sommaire_ok.indd 1
ANIMALE 01/03/2019 15:25

Les Thema sont une nouvelle collection


de hors-séries numériques. Chaque Thema contient
une sélection des meilleurs articles publiés
dans Cerveau & Psycho sur une thématique.

➊ Commandez le Thema sur boutique.cerveauetpsycho.fr


➋ Rendez-vous sur votre compte client, dans la rubrique Ma bibliothèque numérique
➌ Téléchargez le PDF directement depuis votre tablette, téléphone ou ordinateur
➍ Bonne lecture !

Rendez-vous sur
boutique.cerveauetpsycho.fr
64 ÉCLAIRAGES
p. 64 Heures d’hiver et d’été : faut-il les abandonner ? p. 68 Le paradoxe des droits de succession

Retour sur l’actualité LE 4 FÉVRIER 2019, lancement de la consultation


sur le changement d’heure en hiver et en été.

CLAIRE LECONTE
Professeure honoraire de psychologie de l’éducation, de l’université de Lille 3,
et spécialiste des rythmes des enfants et des adolescents.

Heures d’hiver
et d’été :
faut-il les
abandonner ?
L e 4 février  2019, la commission
des Affaires européennes a lancé une consulta-
tion pour savoir si les citoyens souhaitent conti-
nuer à changer d’heure en hiver et en été. Sans
aucune valeur contraignante, cette enquête a pris

La majorité des Français fin le 3 mars et son résultat a été transmis aux
institutions européennes. Selon la commission,

interrogés pensent qu’il


2 103 999 personnes ont participé.
En France, on retient que 83,71 % des répon-
dants veulent mettre fin au changement d’heure

faut rester toute l’année deux fois par an. De plus, les derniers résultats
montrent que 59,17 % des votants choisissent de

à l’heure d’été. Et c’est


rester à l’heure d’été (c’est-à-dire au temps univer-
sel coordonné ou UTC + 2 heures, l’heure moyenne
de Greenwich ou GMT correspondant au fuseau

probablement mieux, horaire UTC + 0), alors que 36,97 % préfèrent


l’heure d’hiver (UTC + 1 heure, 3,86 % des gens

pour le bien-être des n’ayant pas d’opinion). À l’été 2018, 4,6 millions


de citoyens européens avaient déjà participé à la
consultation de la Commission européenne : 56 %
enfants et des personnes des votants (52 % pour la France) avaient choisi de
conserver l’heure d’été et 36 % l’heure d’hiver.

qui travaillent. Véronique Fabre, chercheuse à l’Inserm, avait


alors déclaré que « le changement d’heure

N° 110 - Mai 2019
65

L’ACTUALITÉ LA SCIENCE L’AVENIR

Le 4 février 2019, une Aucune étude ne prouve Le simple changement


commission européenne que vivre à l’heure d’été d’heure n’explique pas tous
demande l’avis des ou à celle d’hiver modifie les troubles du sommeil
citoyens quant au maintien le fonctionnement des Français. Mais le fait
du changement d’heure de notre organisme. de le supprimer et de rester
en été et en hiver. En revanche, le décalage à l’heure d’été aura
La plupart des répondants d’une heure peut réduire des bénéfices sur la santé :
préfèrent l’abandonner le temps de sommeil, les jeunes seront plus actifs
et rester à l’heure d’été, des plus jeunes et le soir (et moins devant
UTC + 2, soit deux heures des couche-tard les écrans) et de nombreux
de décalage avec le Soleil. notamment, si certaines adultes auront de
règles de vie ne sont meilleures conditions
pas respectées. de travail.

perturbe notre horloge interne qui contrôle nos pas vrai : le nombre de crises cardiaques ne dimi-
différents rythmes biologiques. […] Lors du pas- nue pas lors du retour à l’heure d’hiver. En réalité,
sage à l’heure d’été [on perd une heure, ndlr], chez les personnes vulnérables, le passage à
le manque de sommeil peut provoquer une chute l’heure d’été augmenterait le risque d’infarctus de
de l’attention, occasionner de la somnolence, de 25 % pour une raison principale : la perte de som-
la nervosité, ou dégrader l’humeur ». Toutefois, meil engendre du stress, un facteur de risque des
nous avons prouvé que les performances des pathologies cardiaques.
élèves sont encore plus mauvaises au retour des
vacances de Printemps qu’après le week-end de LE CHANGEMENT D’HEURE TUE
changement d’heure. Quant à la transition à l’heure d’hiver, elle est
surtout délétère sur les routes ; les chiffres sont là
ENCORE UNE HEURE DE SOMMEIL EN MOINS aussi inquiétants. Le passage à l’heure d’hiver est
En effet, et c’est bien le problème aujourd’hui, responsable d’une hausse des accidents, par
cette perte d’une heure de sommeil s’inscrit dans exemple d’une augmentation de 30 % de la morta-
un cadre plus général de manque chronique de lité des piétons et des cyclistes. En cause ? L’avancée
sommeil qui inquiète les médecins. En 2009, un de la tombée de la nuit, coïncidant alors avec le
sondage BVA réalisé auprès de 1 000 personnes de retour des piétons (écoliers compris) et cyclistes à
tout âge pour l’Institut national du sommeil et de leur domicile. Moins visibles, ces derniers sont plus
la vigilance (INSV) a révélé que les Français d’au- vulnérables. Entre 2008 et 2017, 43 % des piétons
jourd’hui dorment 1 h 30 de moins qu’en 1960. tués l’ont été entre octobre et janvier.
Alors qu’en est-il vraiment ? Quels sont les effets de Par ailleurs, d’après la plupart des spécialistes
ces changements d’heures sur nos organismes ? du sommeil, le passage à l’heure d’été perturbe-
Certaines études ont montré que le change- rait surtout le rythme des enfants. Or, si on res-
ment d’heure est mauvais, et dans les deux sens. pecte le seul décalage d’une heure, il n’y a aucun
© Assemblée Nationale

Vers l’heure d’été, d’abord. Une étude suédoise problème sur le long terme. En effet, comme on
en 2008 (dans le News England Journal of Medicine) connaît la date du changement, on peut s’y pré-
a constaté une augmentation des infarctus du parer en avançant le moment du coucher d’un
myocarde chaque année, au moment du passage quart d’heure, pendant quelques jours avant.
à l’heure d’été, à la fin mars. Mais l’inverse n’est Mais sait-on seulement à quelle heure s’endort

N° 110 - Mai 2019
66 ÉCLAIRAGES R
 etour sur l’actualité
HEURES D’HIVER ET D’ÉTÉ : FAUT-IL LES ABANDONNER ?

vraiment son enfant ? Je ne pense pas. La plupart épidémiologiques ont confirmé que la période de
du temps, l’heure de coucher ne tient pas compte ce rythme varie d’un individu à l’autre : un faible
du bon moment de l’endormissement. Combien pourcentage de personnes a un rythme de
de parents se plient à la requête de leur enfant : 20 heures, mais un autre un rythme de 28 heures.
« Le Soleil n’est pas encore couché, donc moi non Nos rythmes sont génétiquement program-
plus. » Or il suffit de fermer les volets ou d’appli- més et leur typologie se met en place dès le plus
quer du papier noir sur les fenêtres de la chambre, jeune âge pour perdurer toute la vie : dès un an,
un rituel qui aide à l’endormissement, pour que les enfants acquièrent leur besoin de sommeil, et
les enfants s’adaptent à la nouvelle heure. l’on constate qu’il y a déjà des petits, des moyens
On a donc tendance à penser que les 83,71 % et des gros dormeurs.
des répondants à la consultation ont raison de À l’adolescence, se met en place une deuxième
souhaiter la fin des changements d’heure deux typologie des rythmes biologiques, à savoir la ten-
fois dans l’année, même si cet abandon aura un dance à être plutôt du soir (la vespéralité) ou du
« impact important » sur l’industrie de l’aviation matin (la matinalité). Contrairement aux idées
et ses passagers, comme l’ont alerté quatre orga- reçues, tous ne se couchent pas très tard pour se
nisations représentatives du secteur fin  2018, lever après midi… Ayant beaucoup travaillé avec
recommandant le statu quo. En effet, l’absence de
changement d’heure imposera aux compagnies
une « immense reprogrammation » des vols, ce
qui prendra du temps pour éviter un « chaos »
dans le transport aérien. S’il devait y avoir une D’OÙ VIENNENT L’HEURE
modification, ce secteur demanderait un délai,
avec une application à l’été 2021 seulement.
D’ÉTÉ ET L’HEURE D’HIVER ?
Mais quelle heure choisir ? Les chiffres sur les
accidents ne sont pas suffisants pour trancher.
Joëlle Adrien, spécialiste du sommeil à l’Hôtel-
Dieu de Paris, déclare qu’« a priori, on est quand
L ’idée de mettre en place un horaire estival pour économiser
les chandelles, en reculant les horloges d’une heure par rapport à la
position du soleil, revient à Benjamin Franklin, l’inventeur du paratonnerre.
même fait pour vivre avec le Soleil ». Certes, on Lors d’un séjour à Paris, il envoya une lettre au Journal de Paris qui la publia
peut vivre aux heures du Soleil, mais que cela le 16 avril 1784. Il y faisait des propositions afin de réveiller les gens plus tôt,
signifie-t-il ? À partir du 15 juin, le soleil se lève car à l’époque la société était encore largement agricole et vivait au rythme
à 4 h 42 sur le méridien de Greenwich (et 6 h 42 du Soleil. Par la suite, le développement des transports ferroviaires unifia
en restant à l’heure d’été). Tout le monde va-t-il les horaires sur l’ensemble du territoire français : en 1891, l’heure de Paris
se lever à 4 h 30 pour être en phase avec le Soleil ? (UTC + 1) devint l’heure nationale toute l’année. Mais l’idée de Franklin
Certainement pas. À partir du 23 juin, le Soleil fut reprise en 1907 par William Willett, entrepreneur anglais, qui souhaita
se couche à 20 h 20, puis on perd une minute tous avancer et retarder les montres deux fois par an pour économiser l’énergie
les soirs : le 1er août, il se cache à 19 h 50, le destinée à produire l’éclairage artificiel.
15 août, à 19 h 25 ! Imagine-t-on être dans le noir
avant 20 heures en pleine saison estivale… ? PARIS À L’HEURE DE BERLIN
L’Allemagne instaura ce changement en avril 1916, l’Angleterre en mai 1916,
CHACUN SON RYTHME BIOLOGIQUE ! et la France en 1917, à l’initiative d’André Honnorat, député des Basses Alpes.
Pour aborder cette question de façon sensée, Ce système perdura jusqu’à la Seconde guerre mondiale et l’occupation
il faut se pencher davantage sur le fonctionne- allemande : en juin 1940, du fait qu’on était à l’heure d’été en France (UTC + 1)
ment de nos horloges et de nos rythmes biolo- et à l’heure « d’hiver » à Berlin, les Allemands imposèrent leur loi, de sorte que
giques. Les expériences dites hors du temps, réa- la zone occupée passa à UTC + 2 et se retrouva avec une heure d’été à « l’heure
lisées auprès de jeunes adultes dans les allemande ». Tout le pays s’aligna en février 1941 : de 1941 à 1945, toute la France
années 1950 et 1960 pour valider l’existence de vivait donc à l’heure allemande (heure d’été allemande et heure d’hiver
ces horloges, ont montré que le rythme de allemande). À la libération, un décret fit repasser le pays à UTC + 1 toute l’année,
24 heures n’est rien d’autre qu’un rythme social, soit à l’heure d’hiver allemande, et ce, jusqu’en 1976, où Giscard d’Estaing
imposé à la naissance. En effet, ces études ont instaura à nouveau l’heure d’été à la suite du choc pétrolier de 1973. Depuis,
prouvé que le rythme circadien naturel est en la France est à nouveau à l’heure allemande, hiver comme été, avec deux
moyenne plus proche de 25 heures que de 24. changements par an. Introduite dans tous les pays de l’Union européenne,
Michel Siffre, qui a réalisé plusieurs de ces expé- l’harmonisation des dates de changement (pour faciliter les transports au sein
riences, a estimé à l’époque que la périodicité de de l’UE) a été décidée en 1998 et appliquée par la directive 2000/84/CE
son horloge endogène – interne, génétiquement du Parlement européen et du Conseil du 19 janvier 2001.
programmée et donc indépendante de l’environ-
nement – était de 25 h 18. Toutes les études

N° 110 - Mai 2019
67

le sujet, aucune ne permet vraiment de savoir ce


qui se passe dans nos corps, selon que l’on vit à
l’heure d’été ou d’hiver. Toutefois, on a montré
que vivre à l’heure d’été est plus difficile pour les
vespéraux (les vrais couche-tard), car ils ont
alors un éveil provoqué très en avance sur leur
Quand le Soleil se couche éveil spontané. Mais ces derniers sont moins
nombreux que les matinaux. Comment éviter
plus tard en soirée, les enfants cette perturbation ? Sur tous les lieux de travail,
quels qu’ils soient, il devrait exister des salles de
« bougent » davantage dans sieste permettant à ces personnes de faire une

la journée. Un bénéfice vraie pause à la moitié de la journée. Cela se fait


depuis des années au Japon : dans une salle semi-
indéniable pour leur santé. obscure, sans écran, les individus lisent, écoutent
de la musique ou se reposent sur leur lieu de tra-
vail. C’est la meilleure méthode pour récupérer
les élèves de la maternelle au lycée, j’ai constaté « physiologiquement » d’un manque de sommeil.
énormément d’erreurs éducatives dues à une Autre avantage de l’heure d’été : une étude,
méconnaissance de ces mécanismes. Très peu de publiée dans le journal International Journal of
rythmes scolaires respectent les réels besoins des Behavioural Nutrition and Physical Activity,
élèves, tant à l’heure d’hiver qu’à l’heure d’été. menée auprès de 25 000 enfants âgés de 6 à
16 ans dans 9 pays dont la Suisse, a montré que
UNE HEURE DE PLUS OU DE MOINS l’heure d’été serait profitable à la santé des jeunes,
CHANGE-T-ELLE VRAIMENT LA DONNE ? car lorsque le soleil se couche à 21 heures, les
Les changements d’une heure au printemps et enfants bougent 15 à 20 % de plus que quand il
à l’hiver désynchronisent-ils ces rythmes biolo- Bibliographie se couche à 17 heures.
giques pour engendrer des troubles sur la santé ? Les agriculteurs précisent aussi souvent que
Si c’était le cas, ce serait préoccupant. Plusieurs C. Leconte, Des rythmes l’heure d’été leur permet de travailler dans de
études scientifiques ont montré que des années de de vie aux rythmes meilleures conditions, en évitant les grosses cha-
désynchronisation interne des horloges biolo- scolaires, une histoire leurs. Et Luc Smessaert, président de la Fédération
giques ont parfois, effectivement, de graves réper- sans fin, P.U.S, 2014. nationale des syndicats d’exploitants agricoles
cussions. C’est bien le cas chez les travailleurs dits B. Wood et al., Light (FNSEA) Nord Bassin parisien, souligne que les
postés, obligés de changer constamment d’ho- level and duration éleveurs sont favorables à la fin du changement
raires, le pire étant avec une périodicité de 8 jours. of exposure determine d’heure, car ce dernier représente un facteur de
Ces personnes ont plus de risques d’être stressées the impact of self- stress pour les animaux. Puisque nous vivons en
et, par exemple, de développer des maladies car- luminous tablets on société, autant satisfaire le plus grand nombre.
diaques. Mais qui s’en préoccupe vraiment ? Car il melatonin suppression,
Applied Ergonomics,
suffirait de modifier le roulement des postes pour AGRICULTURE ET TOURISME À L’HEURE D’ÉTÉ
vol.  4, pp. 237-240, 2013.
que ces répercussions n’existent plus. Un consultant indépendant a également exa-
Toutefois, une seule heure de décalage ne A. Reinberg, Nos horloges miné pour la Commission européenne divers rap-
produit pas vraiment de désynchronisation biologiques sont-elles ports et n’a découvert aucune étude prouvant le
à l’heure ?, Le Pommier,
interne. Alain Reinberg, l’un des pères de la chro- caractère nocif du passage à l’heure d’été :
2004.
nobiologie en France, a montré que chez les « L’agriculture, le tourisme et les transports ne
adultes, il faut environ 3 à 4 heures de décalage A. Reinberg, remettent pas en question son existence. »
Chronobiologie
horaire pour perturber les rythmes biologiques. En 2005, un sondage réalisé par le Centre de
médicale,
En revanche, chez les enfants, il suffit de 2 heures chronothérapeutique, recherche pour l’étude et l’observation des condi-
de décalage pour qu’un mal-être apparaisse, ce Flammarion, 2003. tions de vie (le Credoc) a montré que deux tiers
qui suppose de respecter certains principes édu- des Français étaient soit favorables soit indiffé-
C. Lambert-Leconte,
catifs, comme le fait de les coucher tous les jours rents à l’heure d’été. Mais dans ce sondage, on
Impact de l’heure
à la même heure, sans décaler de plus d’une d’été sur la santé, apprenait aussi qu’en Italie, « les secteurs de la
heure. Mais ce genre de règles est loin d’être Rapport de synthèse construction et de l’agriculture profitent de
appliqué à l’heure actuelle. de la commission l’heure d’été, à savoir du fait que le soir, il fait
Tous ces éléments indiquent donc qu’il est des Communautés moins chaud ». Et pour le tourisme, l’heure d’été
préférable de conserver un même horaire toute européennes, « favorise la pratique, le soir, de toutes sortes de
l’année. Et s’il faut choisir, l’heure d’été semble pp. 27-28, 1990. loisirs dans des conditions de confort accrues,
s’imposer. Après bien des études scientifiques sur puisqu’à la lumière naturelle ». £

N° 110 - Mai 2019
68 ÉCLAIRAGESPsycho citoyenne

CORALIE CHEVALLIER
ET NICOLAS BAUMARD
Chercheurs en sciences comportementales
au Laboratoire de neurosciences cognitives
de l’École normale supérieure (ENS).

LE PARADOXE DES
DROITS DE SUCCESSION
Les Français ne veulent pas de cet impôt, alors qu’il
permet de lutter contre les inégalités, ce que tout le
monde souhaite ! Une solution à ce dilemme a peut-
être été trouvée par les sciences du comportement…

L a très grande majo-


rité des Français se prononce régulière-
ment contre les très hauts revenus des
patrons, des joueurs de foot ou des
artistes, et s’inquiète de la montée des iné-
galités. On juge qu’il faudrait plus de
fiscalement conservateurs comme les
États-Unis et dans les pays sociodémo-
crates comme la Suède. Dans bien des
pays, ils ont même diminué aux cours des
dernières années, alors que les inégalités
se creusent.
soient en faveur des droits de succes-
sion ? Au contraire, ils peuvent voir les
impôts sur l’héritage comme une taxe
particulièrement injuste, qui touche le
produit de toute une vie de travail et qui
empêche les parents de transmettre à
redistribution, en particulier à travers Comment expliquer ce paradoxe ? leurs enfants des biens qui leur sont
l’impôt. Le reproche récurrent fait à Pourquoi refuser de taxer les héritages chers.
Emmanuel Macron de la suppression de alors qu’il s’agit là d’une façon efficace
l’impôt sur les grandes fortunes en est une de lutter contre les inégalités ? Une UNE ÉTUDE SUÉDOISE
illustration. explication possible pourrait être que les Pour tester cette hypothèse, deux éco-
gens ne perçoivent pas le poids de l’héri- nomistes, Spencer Bastani, de l’université
© quka/Shutterstock.com

UNE ÉTRANGE CONTRADICTION tage dans la perpétuation – voire l’accen- Linné, en Suède, et Daniel Waldenström,
Mais il est un impôt qui reste impopu- tuation – de ces inégalités. S’ils ignorent de la Paris school of economics, ont réa-
laire, c’est celui sur les successions. Ce que les inégalités résultent en grande lisé une expérience sur plus de 5 000 élec-
rejet n’est d’ailleurs pas spécifiquement partie des héritages et que la plupart des teurs suédois représentatifs de la popula-
français. Les droits de succession sont par- gens très riches doivent leur fortune à tion. Ils ont divisé au hasard les
tout impopulaires, dans les pays leurs ancêtres, comment espérer qu’ils participants en deux groupes. Le premier

N° 110 - Mai 2019


69

Bibliographie

S. Bastani
et D. Waldenström,
Salience of inherited
wealth and the support
for inheritance taxation,
Si les gens WID, Working Paper,

savaient 2019.

que l’héritage
groupe recevait des informations sur l’ori- explique 50 % sous-estiment systématiquement la frac-
gine de la richesse en Suède à travers
trois informations très brèves (toutes fon- des inégalités, tion de la richesse héritée : elles esti-
ment en moyenne que l’héritage
dées sur les statistiques les plus récentes) :
1) « La richesse héritée représente envi-
ils penseraient explique 30 % des inégalités, alors qu’il
en explique 50 %.
ron la moitié de toute la richesse de la
population », 2) « Ceux qui ont les revenus
autrement. On comprend alors comment l’infor-
mation fournie aux participants les
les plus élevés héritent le plus » et 3) « Une Comme conduit à changer d’avis. C’est bien
majorité de milliardaires suédois ont
hérité leur fortune. » Le second groupe ne toujours, la simple, le changement de perception dû
à l’information fournie par les cher-
recevait aucune information (c’est ce
qu’on appelle le groupe contrôle).
difficulté est cheurs augmente mécaniquement l’ap-
probation des droits de succession : leur
Les auteurs ont ensuite testé l’effet de
ces informations sur l’opinion des partici-
d’informer. approbation monte de 24 à 32 % dans le
cas de la taxe de base, et de 40 % à 45 %
pants à propos des droits de succession. dans le cas de la taxe sur les gros
Les participants devaient indiquer s’ils héritages, la hausse est plus faible, de héritages.
étaient d’accord ou non avec les deux pro- l’ordre de 10 %. Fait intéressant : l’infor-
positions suivantes : 1) « Un impôt sur les mation a un effet sur l’ensemble des par- FOOTBALLEURS ET GRANDS
successions devrait être introduit » et ticipants, quelle que soit leur classe PATRONS
2) « Une taxe uniquement sur les gros sociale, leur niveau de revenu, leur édu- On comprend alors la nécessité de
héritages devrait être introduite. » cation ou leur affiliation politique. faire passer des messages d’information
Le premier enseignement de cette Les auteurs ont ensuite cherché à pour sensibiliser les gens à ces ques-
étude est que les citoyens sont bien plus comprendre par quel mécanisme l’infor- tions. De tels messages devraient com-
favorables aux droits de succession sur les mation donnée contribuait à changer muniquer l’idée, par exemple, que les
grandes fortunes que sur les droits de l’opinion des participants à propos de salaires des joueurs de football, des
succession en général. Cela suggère qu’il l’impôt sur les successions. Ils mettent grands patrons ou des chanteurs ne sont
n’y a pas d’opposition de principe à taxer d’abord en évidence, dans leur échantil- que la partie la plus visible des inégalités
les héritages, mais plutôt une opposition lon, une corrélation très nette entre l’esti- et qu’en réalité, l’héritage explique une
à taxer les héritages modestes. mation qu’ont les gens de la part de la grande partie de ces dernières.
richesse due à l’héritage et leur opinion L’étude de Bastani et Waldenström
VENIR AU MONDE DÉJÀ RICHE sur l’impôt sur les successions : plus on suggère qu’il est possible de faire évoluer
Les analyses montrent ensuite que le pense que la richesse individuelle est l’opinion des personnes. Trois informa-
soutien à l’impôt sur les successions aug- héritée, plus on est favorable à cette taxe. tions très simples sur le rôle de l’héritage
mente fortement en réponse à l’informa- Ils ont ensuite comparé l’estimation dans la reproduction des inégalités suf-
tion donnée sur l’origine de la richesse. Le de la part de la richesse héritée dans le fisent à informer durablement les
soutien à cette taxe est 30 % plus élevé groupe ayant reçu des informations et citoyens. De quoi mesurer toute l’impor-
dans le groupe expérimental que dans le dans le groupe contrôle, et constaté tance des chercheurs et des médias pour
groupe contrôle. Pour la taxe sur les gros que les personnes non informées la bonne marche de la société. £

N° 110 - Mai 2019


70
VIE QUOTIDIENNE
p. 78 Quand le cerveau joue à faire « comme si » p. 82 L’autocompassion p. 90 Cerveau bercé, cerveau heureux

N° 110 - Mai 2019
71

Tout ce qu’on
ne raconte pas
Par Klaus Wilhelm, biologiste et journaliste scientifique.

Nous avons tous des secrets. Des aventures


inavouables. Des histoires de famille.
Une addiction gênante. Le psychologue Michael
Slepian a analysé plus de 10 000 de nos petits
secrets. Et ouvert une fenêtre sur notre intériorité.

P
EN BREF
£ En étudiant les secrets
de milliers de personnes,
les chercheurs ont montré
que ceux-ci se rapportent
prioritairement à la vie
sentimentale et familiale.
£ En moyenne, nous our Michael Slepian, les secrets
aurions 13 secrets, dont n’ont pas de secrets, c’est même son métier. Il
5 que nous ne révélons en a analysé entre 10 000 et 15 000 à l’université
à personne.
Columbia, à New York, tout au long de sa car-
£ Cacher certains faits rière. Depuis des années il cherche à comprendre
permet de nouer des ce que les hommes et les femmes tendent à garder
alliances et de rehausser pour eux, et dans quelle mesure cela représente
notre statut, mais une charge pour eux.
se révèle aussi coûteux en
termes d’énergie mentale La souffrance liée à la dissimulation peut
conduire à se punir soi-même, ont découvert
© Nulinukas/Shutterstock.com

et même physique.
Slepian et son collègue Bastian Brock de l’univer-
sité de Melbourne, en 2017. Pour cette étude, ils
ont recruté des participants par l’intermédiaire
d’une plateforme d’annonces professionnelles en
ligne. Cette méthode a deux avantages.
Premièrement, elle donne accès à des personnes

N° 110 - Mai 2019
72 VIE QUOTIDIENNE Psychologie 
TOUT CE QU’ON NE RACONTE PAS

issues de divers groupes sociaux et ethniques.

50 %
Alors que dans la plupart des études en labora-
toire, on ne recueille que des étudiants qui
désirent gagner un peu d’argent en participant
– l’échantillon n’est alors pas très représentatif de
la population. Ensuite, les participants devaient
divulguer s’ils avaient déjà trompé leur parte-
naire du moment, et dans l’affirmative, s’ils
l’avaient avoué ou non. Et pour la communication
de telles informations, l’anonymat d’Internet est DES PERSONNES INFIDÈLES
un avantage décisif. En outre, les sujets devaient gardent ce secret pour elles. Elles peuvent le vivre mal si elles passent beaucoup
indiquer comment ils se sentaient en présence ou de temps à y repenser lorsqu’elles sont seules.
en l’absence de leur partenaire, par exemple dans
une situation où ils recevaient un beau cadeau de
sa part ou bien allaient dîner avec des amis.
Sur les 1 500 personnes interrogées, 105 ont l’insatisfaction vis-à-vis de son propre corps, la
reconnu avoir trompé au moins une fois leur par- croyance à une idéologie (être franc-maçon, par
tenaire actuel. Plus de la moitié des sujets infidèles exemple), les comportements inhabituels (refaire
avaient caché leur conduite. Et ce sont ceux-là qui, ses lacets trois fois le matin), les mauvaises perfor-
selon Slepian, ne parvenaient plus à réellement mances au travail, certaines grossesses, les secrets
apprécier les plaisirs simples de la vie. « Ils se de famille, les situations financières défavorables,
punissent en quelque sorte et veulent ressentir de les ruptures de confiance, etc. Cette analyse repré-
la douleur », selon le psychologue. Pourtant, ils ne sente la classification la plus complète, à ce jour, du
se sentent pas plus coupables que ceux qui ont monde des secrets (voir la figure page ci-contre).
confessé leur écart de comportement. Car, aussi étonnant que cela puisse paraître,
Alors, pourquoi se punir soi-même ? Pour le bien que les secrets représentent une part impor-
savoir, les chercheurs ont manipulé les souvenirs tante de notre vie, ils ont fait l’objet de peu de
des participants dans d’autres expériences. recherches scientifiques. Ainsi, les concepts
Certains d’entre eux devaient noter des choses comme la dissimulation ou le silence dont on
qu’ils cachaient. Cela se rapproche de la réflexion recouvre certains faits, ont donné lieu à un
privée que l’on peut avoir sur nos propres secrets,
lorsqu’on se trouve seul. Résultat : après avoir
couché ces événements sur le papier, on tend à se
punir davantage. « Mais ce n’est qu’à propos de
secrets réellement pesants, qui nous préoccupent CE QUI EST SECRET EST
réellement, que se développe une tendance à
l’autoflagellation », résume Slepian. Et ce n’est pas
« FORCÉMENT IMPORTANT »
le sentiment de culpabilité mais le ressassement
des faits cachés qui en est la cause.
L es individus ont généralement tendance à surestimer l’importance
de ce qu’ils tiennent pour des données ou des documents secrets,
comme l’a montré une équipe de recherche de l’université du Colorado.
INFIDÉLITÉS, DETTES, ACTIVITÉS
OCCULTES… Nous considérons de telles informations comme plus précises, fiables
Tout un chacun porte en soi un petit ou un gros et d’une valeur supérieure à celles qui sont en libre accès. Dans leur
secret. Qu’il soit inoffensif, comme la recette du expérience, les psychologues ont présenté à des volontaires deux
meilleur Tiramisu qu’on ne partage pas avec ses documents gouvernementaux rendus publics – l’un émanant du ministère
amis, ou dramatique, comme des dettes abyssales, des Affaires étrangères, l’autre issue d’un conseil de sécurité des États-Unis.
l’implication dans un crime ou une double vie. En Il y était question d’une intervention militaire dans laquelle les États-Unis
moyenne, a découvert Slepian, chaque personne bloquaient les échanges commerciaux entre d’autres pays par des frappes
aurait 13 secrets, dont 5 n’ont jamais été révélés à aériennes. Le premier document, leur dit-on, était resté secret pendant de
personne. Le psychologue américain a collecté, au longues années ; le second, en revanche, avait toujours été public. Résultat :
fil de multiples études, environ 13 000 secrets qu’il les participants ont considéré que le premier document était beaucoup
a répartis en 38 catégories : les mensonges, les infi- plus correct, réfléchi et novateur que le second. Dans une autre expérience,
délités sexuelles, les infidélités émotionnelles (les les participants ont déclaré que les décisions basées sur des
flirts), l’orientation sexuelle, la consommation de documents confidentiels étaient meilleures que celles fondées
drogues, les hobbies cachés (collectionner des sur des données publiques.
insignes militaires…), les vols, les traumatismes,

N° 110 - Mai 2019
73

CE QUE NOUS PRÉFÉRONS GARDER POUR NOUS


Le chercheur en secrets Michael Slepian a interrogé 600 personnes sur les expériences ou les pensées qu’elles ont tendance
à dissimuler à leur entourage – par exemple, une insatisfaction professionnelle, des opinions politiques ou des convictions religieuses.
Ce graphique montre la proportion de personnes qui disent avoir vécu ces différentes expériences.

Secret pour tous Secret pour certains Secret passé Jamais un secret
Désirer une autre personne que son partenaire
Comportement sexuel (pornographie)
Infidélité émotionnelle (flirt)
Vol
Événement de vie personnel que l’on cache
Trahison
Aspirations dans la vie
Comportements insolites
Infidélité sexuelle
Escroquerie professionnelle
Être amoureux (en étant célibataire)
Absence de vie sexuelle
Mensonge
Histoires cachées dans la famille
Liaison avec une personne déjà engagée
Automutilation
Avoir blessé quelqu’un physiquement
Hobby non avoué
Activités illégales
Situation financière
Habitudes mal assumées/addictions
Insatisfaction dans le couple
Relation cachée
Trauma
© Gehirn und Geist/Source : Pers. Soc. Psychol., vol. 113, pp. 1-33, 2017.

Interruption de grossesse
Insatisfaction vis-à-vis de son propre corps
Santé mentale
Orientation sexuelle
Mauvaises performances au travail
Grossesse cachée
Croyance ou idéologie
Insatisfaction professionnelle
Consommation de drogues illicites
0 25 50 75 100
Pourcentage des participants ayant fait cette expérience ou eu cette pensée

N° 110 - Mai 2019
74 VIE QUOTIDIENNE Psychologie 
Tout ce qu’on ne raconte pas

nombre restreint de publications spécialisées en


psychologie sociale au cours des cinq dernières
décennies. Cela tient en partie au fait que les EN FILIGRANE, LA PEUR
détails d’un processus psychique qui se déroule
dans l’ombre sont difficiles à mettre en évidence.
D’ÊTRE STIGMATISÉ
Une autre raison est que les experts crédibles sur
cette question ont donné une définition très
étroite du secret : cela doit être la dissimulation S elon la sociologue Sarah Cowan, de l’université de New York, nous
décidons de confier un secret à une personne en fonction de notre
relation à cette personne, mais aussi de l’opinion générale de la société sur
intentionnelle d’un fait ou une information vis-à-
vis d’au moins une personne, l’absence volontaire ce secret. Par exemple, quand des femmes américaines décident de subir
de franchise, ou la tromperie gratuite par omis- une interruption volontaire de grossesse, elles le gardent souvent pour elle.
sion ou rétention d’informations. Mais quand elles en parlent, elles le font auprès des personnes de leur
Toutes ces définitions partent du point de vue famille, de leurs amis ou de leurs connaissances qui, en raison de leurs
qu’une personne interagit au moins avec une autre opinions, sont peu susceptibles de les juger. En général, les opposants
et lui cache quelque chose de manière active. Mais à l’avortement dans leur entourage n’en entendent guère parler.
ne protège-t-on un secret qu’en présence d’autres La chercheuse a analysé les données d’un sondage représentatif réalisé auprès
personnes ? Pour Michael Slepian, les choses sont de 1 600 personnes qui avaient dû témoigner d’un avortement auprès de leurs
différentes. À ses yeux, « ne pas parler reflète déjà connaissances ou des membres de leur famille. Il s’est avéré que les deux tiers
l’intention de cacher une information ». des femmes ayant avorté (ou leur mari) ne s’étaient confié(e)s qu’à une seule
Avoir un secret et le protéger sont deux choses personne. Bien plus disertes étaient les femmes ayant fait une fausse couche,
différentes, souligne Catrin Finkenauer, de l’uni- ainsi que leurs conjoints : elles s’en ouvraient auprès de deux à trois personnes
versité d’Utrecht, aux Pays-Bas. Les spécialistes en moyenne.
dont elle fait partie savent qu’il y a de bonnes Selon Cowan, le silence gardé sur les avortements vient d’une peur de
raisons pour lesquelles les non-dits existent dans la stigmatisation. De ce fait, les opposants à l’avortement, étant peu confrontés
l’espèce humaine. Cette professeure de relations à cette réalité, ne sont pas amenés à mettre en question leurs opinions.
humaines et de psychologie sociale n’hésite pas à Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi l’opinion publique sur cette
le dire : cacher des informations n’a pas que de question reste relativement stable aux États-Unis.
Source : Sociol. Sci., vol. 1, pp. 466-492, 2014.
mauvais côtés. « Le secret fait partie des plus
grands acquis de l’humanité », écrivait déjà le
sociologue Georg Simmel au début du xx e siècle.
Il jouerait même le rôle d’un important régula- le droit ou non d’apprendre certaines choses sur
teur des relations sociales. eux, et quoi en particulier. » Il s’agit d’un processus
Les gens soupèsent soigneusement la nature important. Plus les jeunes ont d’informations ou
et l’importance de ce qu’ils confient, et la per- de domaines de prédilection (sans danger, bien
sonne à qui ces révélations sont adressées. Ils sûr) qu’ils conservent pour eux sans en parler obli-
décident aussi, par le truchement de ces confes- gatoirement à leurs parents, plus ils se développent
sions, de qui se rapprocher et de qui rester éloi- indépendamment sur un plan émotionnel, a mon-
gné. «  C’est la monnaie de l’amitié, selon tré cette chercheuse en sciences sociales.
Finkenauer. » Dès que des personnes partagent un Car c’est aussi en conservant des données
secret, leur relation se resserre, a constaté le psy- pour soi que l’on peut se procurer des avantages
chologue américain James Pennebaker. C’est lui stratégiques dans les relations, rehausser son sta-
qui a examiné en détail les échanges d’e-mails de tut ou le consolider. « La principale raison d’être
personnes qui s’ouvraient à d’autres. Juste après de ces dissimulations est toutefois le souci de se
une révélation de ce type, le trafic de messages protéger ou de protéger certaines personnes »,
électroniques s’intensifie systématiquement. souligne Andreas Wismeijer de l’université libre
d’Amsterdam. Il est l’auteur d’un ouvrage sur les
UNE STRATÉGIE UTILE, OU UN POIDS POUR aspects les plus difficiles à révéler de nos secrets.
LES AUTRES ? Nous cachons souvent des choses qui sont mora-
De nombreux parents sont désemparés lorsque lement mal acceptées et peuvent conduire à de la
la chambre d’un de leurs enfants se transforme réprobation sociale, voire des sanctions pénales
d’un seul coup en temple du silence, que la porte (voir l’encadré ci-dessus).
se ferme ou que chaque objet devient étranger ou « Les côtés potentiellement utiles du secret
entouré de mystères. Mais c’est en partie par le sont le plus souvent mis sous le tapis, déplore
secret que les adolescents développent leur auto- quant à lui Wismijer, aussi bien vis-à-vis du public
nomie et leur capacité d’autodétermination, sou- que de la science. » Il n’en reste finalement qu’une
ligne Finkenauer. « Ils apprennent à décider qui a réputation sulfureuse.

N° 110 - Mai 2019
75

LA RUMINATION, VRAI POIDS DU SECRET


10 Des chercheurs de l’université Columbia, à New York, ont
Habitude mal interrogé 200 personnes à propos de leurs secrets. Ils
assumée/addiction ont constaté que les participants passaient plus de temps
9
Aspirations à ruminer tout seuls sur ces histoires cachées, qu’à les
Orientation dissimuler activement aux autres. En outre, leur
Nombre de ruminations au cours du mois écoulé

8 sexuelle sentiment de malaise est en rapport avec la fréquence


Situation des ruminations, et non avec le nombre de fois qu’il leur
7 financière faut cacher les faits à autrui.
Comportement
sexuel
6
Croyance et
idéologie
5 Infidélité
sexuelle
Hobby Insatisfaction
4 dans le couple La taille des cercles
Trauma représente le pourcentage de
personnes qui ont gardé le
3 Interruption de grossesse secret sur les différents
Histoire de famille thèmes indiqués.

Vol
1 40 50 60 70 80
Escroquerie
professionnelle
0
© Gehirn und Geist/Source : M. L.Nach Slepian et al., The experience of secrecy, J. of Pers. and Soc. Psy., vol. 113, pp. 1-33, fig 3, 2017.

0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
Nombre de dissimulations actives face à un tiers, au cours du mois écoulé

Celle-ci est malheureusement, dans bien des De la même façon, il semble que moins un
cas, justifiée. Les cachotteries permanentes des jeune raconte de choses à ses parents, plus de
adolescents nuisent dans bien des cas à leur relation risques il court de développer un trouble psycho-
avec leurs parents, ce qui a été effectivement logique. Un fait qui coïncide avec l’idée, large-
observé par Finkenauer et son équipe dans leurs ment répandue dans la population, selon laquelle
études. La relation parents-enfants pâtit d’autant les personnes ont à payer un prix pour leur
plus que ces derniers dissimulent de façon régu- silence, et ce sur le long terme. Or, en moyenne,
lière, et ce avec les filles davantage qu’avec les gar- nous garderions un secret pendant deux ans et
çons. Une confiance réciproque est indispensable demi, selon les études réalisées sur ce thème ;
dans cette période de la vie. nous partagerions au moins deux secrets sur trois
avec au moins une personne.
De nombreux travaux montrent que les non-
dits ont effectivement un impact sur l’humeur, sous
forme de stress, de peur, de dépression, de solitude
ou de manque d’estime de soi. Les capacités cogni-
tives en pâtissent aussi, comme l’ont montré
Le secret est un grand acquis Clayton Richter, de l’université de Californie à

de l’espèce humaine. C’est en Berkeley, et Melissa Ferguson, de l’université


Cornell, à Ithaca. Ils ont réuni des participants
conservant des informations pour une expérience, en demandant à la moitié
d’entre eux de garder secrète, au cours d’un entre-
pour soi qu’on se procure des tien avec une tierce personne, leur orientation
sexuelle. Les participants étaient tous hétéro-
avantages, qu’on lie des amitiés... sexuels, afin d’étudier uniquement les effets liés à

N° 110 - Mai 2019
76 VIE QUOTIDIENNE Psychologie 
Tout ce qu’on ne raconte pas

l’effort mental de cacher une information, sans


faire intervenir les effets potentiels de la stigmati-
sation. Si on leur posait des questions sur leur vie
sentimentale, les participants avaient pour
consigne de donner des réponses du style : « Je sors
avec des personnes, qui… » au lieu de : « Je sors
avec des hommes/des femmes… » Et dans un test
final, destiné à mesurer la capacité de raisonne- Garder un secret pomperait
ment dans l’espace, il s’est avéré que les partici-
pants ayant dû protéger un secret obtenaient des
de l’énergie : 17 % de baisse
résultats inférieurs de 17 % à ceux ayant pu s’expri-
mer librement. Même leur force physique décli-
des capacités cognitives,
nait : si on leur demandait, après l’entretien, de et 30 % pour les performances
serrer un objet le plus fort et le plus longtemps
possible dans leur paume, leurs résultats accu- physiques.
saient cette fois un déficit de 30 %.
Slepian a également découvert au fil de ses délétère sur le bien-être et sur les performances
expériences que les montagnes semblent plus physiques, seulement lorsque le sujet rumine
abruptes, les distances plus longues et les travaux davantage les faits cachés seul qu’en société.
physiques plus épuisants à des personnes qui Garder la chose pour soi lorsqu’on se trouve au
gardent pour elles un lourd secret. « La perception milieu d’autres personnes, étonnamment, a très
du monde change », selon le psychologue. Le poids peu d’impact sur l’humeur (voir l’encadré page
du secret est bien réel. Ajoutez à cela que les par- précédente).
ticipants « dissimulateurs » des expériences se Les secrets mobilisent une grande partie de
comportaient de façon plus asociale, par exemple notre attention, explique la directrice de
dans des situations où ils devaient déplacer des recherches Malia Mason. Et plus un secret est
cartons de déménagement dans un espace exigu. important, plus on y pense. Cela semble logique : Bibliographie
lorsque nous sommes attelés à un objectif – dans
LA RUMINATION, VÉRITABLE POIDS ce cas, cacher un fait donné – nos pensées ont
M. Slepian et E. Moulton-
DU MENSONGE naturellement tendance à y revenir, afin de l’at- Tetlock, Confiding
Mais d’autres chercheurs ne sont pas parve- teindre le mieux possible. « C’est le degré de secrets and well-being,
nus à reproduire ces résultats d’expérience. À ses rumination qui fait qu’un secret devient une Social Psychological
débuts, même Slepian n’y arrivait pas. Au point charge et finit par nous nuire », analyse Slepian. and Personality Science,
qu’il s’est mis à reconsidérer la nature même du Ne pas pouvoir être sincère et honnête est une publication en ligne
secret. « L’acte social consistant à protéger ses vraie source de mal-être chez les personnes qu’il du 3 août 2018.
histoires privées n’est qu’une petite partie du pro- a eu l’occasion d’interroger. Ils ont l’impression M. Slepian et B. Brock,
blème », conjectura-t-il, car au fond nous passons de manquer d’authenticité et sont plutôt peu Truth or punishment :
beaucoup de temps seuls avec ces histoires. Et il satisfaits de leur vie. secrecy and punishing
éprouva cette thèse au fil de dix études réunis- C’est pourquoi évacuer ses secrets de façon the self, Personality
sant un total de 1 500 participants. contrôlée est un bon moyen de récupérer un soi and social psychology
À cette fin, il demanda à ces personnes quelles plus vrai et assumé, selon Slepian. D’autres bulletin, vol. 43,
pp. 1595-1611, 2017.
expériences elles avaient déjà vécues parmi ces études montrent que se confier à quelqu’un aug-
38 catégories proposées, et lesquelles elles mente le niveau de bonheur des gens. On se sent M. Slepian et al., The
avaient dissimulées aux yeux des autres. Seules alors accompagné et plus à même de « gérer » le experience of secrecy,
30 d’entre elles n’en avaient vécu aucune, selon secret lui-même. Dès lors, on commence à réflé- Journal of Personality
and Social Psychology,
leurs dires. En outre, les sujets interrogés chir à son contenu de façon différente, à le méta-
vol. 113, pp. 1-33, 2017.
devaient préciser à quelle fréquence ils avaient boliser et à le digérer d’une façon nouvelle. Et il
l’impression que leurs pensées dérivaient vers n’est pas nécessaire de se confier à la personne C. R. Critcher
l’épisode en question et qu’ils avaient intention- concernée ; s’ouvrir à un tiers impartial, que ce et M. J. Ferguson,
The cost of keeping it
nellement passé sous silence ou dont ils avaient soit un thérapeute ou à des personnes ayant tra-
hidden : decomposing
dissimulé le sujet aux personnes en présence. versé la situation (par exemple dans des forums concealment reveals
Les résultats ont montré que les individus inter- anonymes sur Internet) peut faire du bien. Et what makes it depleting,
rogés se sentaient davantage confrontés à leur tenir un journal intime auquel on confie ce qui Journal of Experimental
secret lorsqu’ils étaient seuls qu’en compagnie nous inquiète ou ce qui nous ronge, produit sou- Psychology, vol. 143,
d’autres personnes. Comme l’ont montré d’autres vent de bons résultats, même quand ce n’est pas pp. 721-735, 2014.
études, le poids du silence exerce une influence destiné à être lu. £

N° 110 - Mai 2019
78 VIE QUOTIDIENNEL’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE
LACHAUX
Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre
de recherche en neurosciences de Lyon.

QUAND LE CERVEAU
JOUE À FAIRE
« COMME SI »
Nos neurones ont la capacité d’être tantôt
en prise avec le réel, tantôt « en roue libre ».
Mais étonnamment, ils continuent à respecter
les lois du réel, ce qui leur permet de faire
des hypothèses sensées. Un ressort à actionner

L
dans les situations d’apprentissage !

e neuroscienti- tout expérimenter réellement, mieux « cellules de direction de la tête »), des


fique hongrois György Buzsáki est vaut écouter avec attention. neurones dont on peut enregistrer l’acti-
incontestablement l’un des cher- vité électrique quand un animal se
cheurs les plus productifs, influents, MODE CONTRAINT déplace dans un labyrinthe, lorsque sa
cultivés et intéressants de ces vingt der- ET MODE AUTONOME tête bouge et pointe dans différentes
nières années dans son domaine. Les L’idée est essentiellement la sui- directions. Chaque neurone, dans cette
deux premiers qualificatifs sont véri- vante : chaque région du cerveau, qu’elle population, réagit à une direction préfé-
fiables par ses contributions scienti- serve principalement à la perception ou rentielle de la tête, si bien qu’une rota-
fiques ; quant aux deux autres, j’en ai à l’action, pourrait fonctionner selon tion de celle-ci entraîne l’activation suc-
fait l’expérience personnelle lors d’un deux modes : soit en interaction directe cessive de tous les neurones sensibles
trajet d’une heure en bus à ses côtés. Et avec l’environnement – l’activité de ses aux orientations successives de la tête le
quand György propose, avec Adrien neurones étant alors contrainte par ce long de cet arc de cercle. Ceci est ce qui
Peyrache et John Kubie, un mécanisme dernier – soit sans lien avec le monde se passe dans le mode contraint – quand
que notre cerveau utiliserait pour mul- extérieur, sur la base d’une activité neu- l’animal évolue dans un milieu réel. Or
tiplier les expériences de manière vir- ronale autonome. Ces deux modes ont ces mêmes neurones s’activent égale-
tuelle sans vraiment avoir à les vivre et été clairement identifiés chez plusieurs ment quand la tête ne bouge pas ! Par
pour apprendre de ces simulations populations de neurones : c’est le cas des exemple, lorsqu’il dort (et, peut-être,
beaucoup plus vite que si nous devions head direction cells (en français, les qu’il rêve à ce qu’il a fait dans le

N° 110 - Mai 2019
79

labyrinthe…). Évidemment, il s’agit constituent a été sculptée par l’expé-


cette fois d’un mode autonome, non rience au point de ne plus autoriser que
déterminé par l’environnement exté- des motifs « réalistes ». Autrement dit, le
rieur de l’animal. réseau des head cells a appris les lois de
Mais, alors que ces neurones pour- la biomécanique gouvernant les mouve-
raient a priori s’activer dans un ordre ments de la tête et les a intégrées.
aléatoire, comme si la tête sautait de
manière discontinue d’une action à une LES PHRASES NEURONALES
autre, on constate que ce n’est pas le cas : Cet exemple, ainsi que plusieurs
les séquences d’activités neuronales autres, amène les auteurs à proposer le
mesurées dans le mode autonome repro- concept de « phrases neuronales » : au sein
© Alphaspirit/Shutterstock.com

duisent des motifs qui seraient observés de chaque région du cerveau, les motifs
lors de vraies rotations continues de la temporels créés par l’activité autonome
tête. Dans le mode virtuel, donc, ces des neurones obéiraient à un vocabulaire
neurones – et ceux de bien d’autres sys- et une syntaxe dérivés du mode contraint.
tèmes perceptifs ou moteurs – s’activent En filant la métaphore, on pourrait dire
selon des séquences qui ont un sens, que si ces motifs étaient des suites de
parce que la connectivité du réseau qu’ils lettres, on n’observerait jamais, au repos,

N° 110 - Mai 2019
80 VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux
QUAND LE CERVEAU JOUE À FAIRE « COMME SI »

de séquences sans signification comme de la réalité, à partir de ce que nous démarche scientifique, car cela permet
« fsldokv », mais seulement de vrais mots observons. Ce système de prédiction d’amener les élèves à concevoir l’intérêt
voire de vrais bouts de phrases. On ne permettrait d’envisager différents scéna- d’une expérience test pour confirmer ou
sort pas indemne d’années d’immersion rios et de prédire quelles seront leurs infirmer les anticipations de leur mode
constante et quotidienne dans un monde conséquences sans avoir à les réaliser partiellement contraint. Car finalement,
gouverné par des lois. réellement, juste en les simulant menta- la connaissance est un aller-retour per-
Cette contrainte s’accompagne d’un lement : tel comportement de ma part se manent entre théorie et observation.
phénomène extrêmement important traduira par telle conséquence. Cela per- C’est-à-dire, entre mode contraint et
pour la perception et l’apprentissage, le met au cerveau de simuler plusieurs scé- mode autonome. £
pattern completion (que l’on pourrait tra- narios et d’anticiper leurs conséquences
duire par « complétion de motif ») qui afin de déterminer les meilleures
intervient dans les situations intermé- manières de se comporter dans telle ou
diaires entre le mode contraint et le telle situation, et donc d’apprendre. C’est
mode autonome : il s’agit de ce qu’on un apprentissage où le cerveau joue à
pourrait appeler un mode partiellement faire « comme si ». On conçoit tout de
contraint, qui correspond à une stimula- suite l’utilité d’un tel mécanisme, qui
tion incomplète du réseau de neurones permet d’apprendre sans avoir réelle-
par le monde extérieur, où certains neu- ment à vivre toutes les expériences pos- Ce système
rones reçoivent une information précise
et d’autres non (un fragment de mot
sibles – et ne pas avoir à mettre les doigts
dans la prise ou longer le bord d’une permet
dans une conversation, dont le reste
vous a échappé par exemple). Dans ce
falaise pour constater que ce n’est pas
une bonne idée.
à l’élève
cas, le réseau va réagir par un motif réa-
liste qui s’emboîte le mieux avec les LAISSEZ L’ENFANT FAIRE
de faire des
bribes d’informations perçues : il com- SES PROPRES ESSAIS hypothèses,
plète ces fragments du mieux qu’il peut
afin de deviner ce qui a été dit. Nous
La question qui se pose alors est de
savoir comment stimuler ce mécanisme puis de vérifier
nous en rendons compte quand ses pré-
dictions tombent à côté… Ne vous est-il
chez un élève, pour qu’il prenne l’habi-
tude de guetter les motifs qui struc-
si elles
jamais arrivé de prendre un bout de turent le domaine que le professeur est correspondent
corde perçu du coin de l’œil dans l’herbe
du jardin pour un serpent ? C’est votre
en train d’enseigner, et qui une fois
appris lui permettront de deviner juste. à la réalité.
mode partiellement contraint qui a Comment l’amener à formuler sans cesse
extrapolé la forme d’un serpent à partir des prédictions, à constater leur justesse
d’un bout de bois tordu. ou leur défaillance et à les corriger pour
en faire de meilleures à chaque fois ?
SI LE GLAÇON FOND DANS LE VERRE, Comment l’amener par exemple à ima-
QUE VA-T-IL SE PASSER ? giner ce qui va se passer dans une expé-
Quel intérêt tout cela a-t-il pour l’ap- rience de physique ou à anticiper un
prentissage ? Nous l’avons déjà dit, un élément d’explication, au lieu d’écouter
apprentissage réussi est un apprentis- de manière passive ? Je me contenterai Bibliographie
sage actif. Il n’y a rien de plus inefficace de proposer une petite piste : puisque les
que d’assister à un cours magistral où deux modes autonomes et contraints K. Friston et G. Buzsáki,
l’on pense avoir tout compris, puis de semblent exclusifs, les neurones ne The functional anatomy
ressortir sans être capable de remettre peuvent pas faire des prédictions s’ils of time : What and
when in the brain,
ensemble les pièces du puzzle, d’utiliser sont stimulés en permanence à une
Trends in Cognitive
les notions du cours ou de faire un exer- cadence élevée. Cela m’inciterait person- Sciences, vol. 20,
cice en situation. Or le mode partielle- nellement, si j’étais enseignant, à ralen- pp. 500-511, 2016.
ment contraint est justement ce qui per- tir parfois le fil d’une explication pour
G. Buzsáki, A. Peyrache
met à notre cerveau de faire lui-même le laisser le… temps aux… neurones de et J. Kubie, Emergence
cours (de façon guidée, certes) ! Ce fonc- faire leur… travail de… prédiction et of cognition from
tionnement de nos neurones est en effet favoriser ainsi l’engagement actif. action, Cold Spring
capable de deviner la suite probable d’un Certains enseignants le font déjà, par Harb. Symp. Quant.
début d’explication ou d’une situation de des questions comme : « À votre avis, Biol., pp. 79,
départ. C’est un système d’anticipation, qu’est-ce qui va se passer ? » C’est d’ail- pp. 41-50, 2014.
qui établit des prolongements possibles leurs une très bonne formation à la

N° 110 - Mai 2019
COMPLÉTEZ VOTRE COLLECTION
DÈS MAINTENANT !

N° 109 (avr. 19) N° 108 (mar. 19) N° 107 (fév. 19) N° 106 (janv. 19) N° 105 (déc. 18) N° 104 (nov. 18)
réf. CP109 réf. CP108 réf. CP107 réf. CP106 réf. CP105 réf. CP104

N° 103 (oct. 18) N° 102 (sept. 18) N° 101 (juil. août 18) N° 100 (juin 18) N° 99 (mai 18) N° 98 (avr. 18)
réf. CP103 réf. CP102 réf. CP101 réf. CP100 réf. CP099 réf. CP098

À retourner accompagné de votre règlement à :


Cerveau & Psycho – Service VPC – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr

2 / J’INDIQUE MES COORDONNÉES


OUI, je commande des numéros de Cerveau & Psycho,
au tarif unitaire de 8,90 € dès le deuxième acheté. ☐ M. ☐ Mme
Nom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1 / JE REPORTE CI-DESSOUS LES RÉFÉRENCES à 5 chiffres Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
correspondant aux numéros commandés :
Adresse :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
1re réf. 01 x 8,90 € =  8, 9 0 € .................................................................................

2e réf. x 8,90 € =  € Code postal Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


3e réf. x 8,90 € =  € Téléphone
J’accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON
4e réf. x 8,90 € =  €
5e réf. x 8,90 € =  € 3 / JE CHOISIS MON MODE DE RÈGLEMENT
6e réf. x 8,90 € =  € ☐ Par chèque à l’ordre de Pour la Science
TOTAL À RÉGLER € ☐ Carte bancaire
Offre valable jusqu’au 31/12/2019 en France Métropolitaine.

Pour une livraison à l'étranger, merci de consulter boutique.pourlascience.fr
Les prix affichés incluent les frais de port et les frais logistiques. Date d’expiration
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer les services
que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, traiter vos commandes et
paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales moyennant le respect de vos choix en la
Clé (les 3 chiffres au dos de votre CB)
matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos données personnelles ne seront pas conservées au-
delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère
personnel à des tiers. Les données collectées sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à prendre Signature obligatoire :
connaissance de notre charte de protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps.
Conformément à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous disposez des droits
d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. Pour exercer
ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous pouvez nous contacter par
courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science – Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris CEDEX 14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 5814 Z

RETROUVEZ TOUS LES ANCIENS NUMÉROS SUR


BOUTIQUE.CERVEAUETPSYCHO.FR
82 VIE QUOTIDIENNE P
 sychologie

L’autocompassion,
l’art d’être indulgent
avec soi-même
Par Marina Krakovsky, journaliste spécialisée
en psychologie, sociologie et économie.

Inspirée des pratiques bouddhistes,


l’autocompassion se traduit par une pluie
de bienfaits : elle favorise la résilience,
la gestion du stress, les relations sociales…

I l y a quelques années, Michelle


Rapp, alors âgée de 28 ans et diplômée de l’uni-
versité Cornell, a subi une série de revers. Elle
a d’abord perdu son travail dans une start-up de
San Francisco, suite à un plan de licenciement.
Pressée de retrouver un emploi, elle a accepté un
EN BREF
££L’autocompassion
consiste à se traiter
soi-même avec la même
bienveillance et la même
compréhension que
ses amis.
qu’elle s’adressait à elle-même pour avoir échoué
à les atteindre.
À cette époque, la jeune femme ne pouvait
pas s’empêcher de s’autoflageller, même dans le
cadre d’un jeu. « Avec le recul, ça paraît dingue,
consent-elle. Et même si j’étais convaincue de
poste très exigeant physiquement, dans un maga- bien jouer, je n’arrivais pas à me pardonner mes
sin de thé du quartier chinois ; quelques semaines ££Cette attitude aide défaites. »
plus tard, elle se déboîtait la hanche en portant à surmonter les échecs,
des cartons dans les escaliers. augmente la motivation UNE ÉDUCATION TROP EXIGEANTE
nécessaire pour aller
Incapable de marcher et donc de passer des au bout d’un projet Pour Michelle Rapp, ces comportements auto-
entretiens d’embauche, stressée et démoralisée et semble renforcer la destructeurs sont liés à son éducation et au
par la situation, la jeune femme a trouvé refuge résilience face aux défis niveau d’exigence imposé par ses parents – une
dans un jeu de cartes appelé Magic : l’assemblée, et aux traumatismes. pression qui allait jusqu’à la maltraitance psycho-
où l’on s’affronte à coups de sorts magiques. Une ££Elle permet aussi logique et physique. Ces dernières années, elle a
distraction qui a elle aussi fini par devenir source d’être plus attentif aux suivi un traitement contre l’anxiété et la dépres-
d’angoisse. Son implication excessive – elle a par- autres et de développer sion. Pourtant, ce n’est pas la thérapie qui l’a gué-
ticipé à de multiples tournois et a même créé une des relations plus rie. En discutant de ses problèmes avec son mari,
antenne locale – n’était que le dernier acte d’une équilibrées. elle s’est rappelé un livre qu’elle avait lu sur la
vie jalonnée d’objectifs ambitieux et de reproches communication non violente et qui insistait sur

N° 110 - Mai 2019


83

Et si vous vous offriez des fleurs


© Moment/Getty Images

pour vous consoler d’un échec,


plutôt que de vous critiquer
en permanence ? Les recherches
en psychologie montrent
que vous aurez ensuite moins
de mal à rebondir.

N° 110 - Mai 2019


84 VIE QUOTIDIENNE P
 sychologie
L’AUTOCOMPASSION, L’ART D’ÊTRE INDULGENT AVEC SOI-MÊME

l’importance de la compassion dans les échanges – égocentrique, faible ou complaisant ? Les cher-
y compris la compassion envers soi-même. Ce fut cheurs ont examiné cette question et la réponse
un déclic. est un « non » franc et massif. Comme le
L’autocompassion, au sens le plus basique du montrent de plus en plus d’études, l’autocom-
terme, invite à se traiter soi-même avec autant de passion est une source de bienfaits à la fois per-
gentillesse et de compréhension qu’on le ferait sonnels et interpersonnels : non seulement elle
avec un ami. Ceux qui peinent à appliquer ce renforce l’équilibre émotionnel sans nuire à la
concept ne manquent pas nécessairement de
compassion envers leurs semblables, mais ils
attendent plus d’eux-mêmes que de toute autre
personne. Développer leur autocompassion leur
permettrait de reconnaître et d’accepter leur
propre ressenti plutôt que de chercher à se mettre
sans cesse au défi de faire « encore mieux ».

UNE RECONNAISSANCE SCIENTIFIQUE, Les personnes qui font preuve


SUIVIE D’UNE DIFFUSION MASSIVE
De plus en plus de gens découvrent, comme
d’autocompassion récupèrent
Michelle Rapp, que cette attitude est préférable
à une autocritique permanente et paralysante.
plus vite d’un divorce que
Et depuis la reconnaissance de l’autocompassion celles qui portent un regard
par la communauté scientifique en 2003 – grâce
à un article pionnier de la psychologue Kristin autocritique ou apitoyé
Neff, de l’université du Texas à Austin –, le
volume des publications académiques sur le
sur cet échec relationnel.
sujet a explosé.
Désormais, un nombre incalculable de coachs, volonté de s’améliorer – bien au contraire –, mais
d’enseignants en méditation et de psychothéra- elle facilite aussi nos relations avec les autres.
peutes vantent également ses mérites. Kristin Neff a commencé à s’intéresser au sujet
L’autocompassion s’est ainsi intégrée dans les dans les années 1990, alors qu’elle était encore
méthodes de soin bien établies, comme les théra- doctorante. Après un premier mariage raté, elle
pies comportementales et cognitives (TCC) ou les était pétrie de honte et de dégoût envers elle-
thérapies de l’acceptation et de l’engagement même. Elle s’est alors inscrite à des cours de médi-
(ACT), qui apprennent aux patients à accepter et tation et s’est penchée sur la pensée bouddhiste.
à changer peu à peu leurs pensées bloquantes ou Neff savait que la compassion augmente la
leurs comportements néfastes. considération pour la souffrance d’autrui et l’en-
Néanmoins, les résistances sont nombreuses vie d’alléger ses peines, mais jusqu’alors elle
et bien des gens s’interrogent : si l’on prend n’avait jamais pensé à se l’appliquer à elle-même.
l’habitude d’être indulgent envers soi-même C’est la lecture de l’ouvrage Loving Kindness (tra-
après un revers, ne risque-t-on pas de devenir duit en français sous le titre : L’amour qui guérit),

51 %
DE TEMPS DE RÉVISION EN PLUS
chez les étudiants qui ont appris à ne pas se juger trop sévèrement lors d’examens difficiles.
Source : J. Breines et al., Self-compassion increases self-improvement motivation, Personality and Social Psychology Bulletin, 2012

N° 110 - Mai 2019


85

de la spécialiste de la méditation bouddhiste


Sharon Salzberg, qui a tout changé. La jeune
femme a été bouleversée par le message de ce FAITES-VOUS PREUVE
livre : se traiter soi-même avec bienveillance est
essentiel pour qui cherche à aimer les autres d’un
D’AUTOCOMPASSION ?
amour sincère et véritable. Elle a aussitôt engagé
des recherches scientifiques sur le sujet.
Neff a proposé trois composants essentiels de
l’autocompassion : la gentillesse envers soi dans
L a psychologue américaine Kristin Neff a développé une échelle pour
mesurer l’autocompassion. Les affirmations suivantes en sont extraites.
Pour chacune d’entre elles, attribuez une note entre 1 (« presque jamais »)
les moments difficiles ; la conscience de ses et 5 (« presque toujours »), afin d’indiquer à quel point elle vous correspond.
peines, auxquelles on porte attention sans en La version complète du test est disponible à l’adresse : https://tinyurl.com/
faire une obsession ; l’acceptation du fait que la ycld5ror.
souffrance n’est pas spécifique à soi, mais inhé-
rente à la condition humaine. Ces trois éléments AFFIRMATIONS ASSOCIÉES À UNE FORTE AUTOCOMPASSION
forment la base d’une échelle de mesure de l’auto- - J’essaie de voir mes défauts comme inhérents à la condition humaine.
compassion (voir l’encadré ci-contre), que la psy- - Quand quelque chose me contrarie, j’essaie de garder un certain équilibre
chologue a publiée en 2003 dans la revue Self and émotionnel.
Identity et qui est aujourd’hui largement utilisée - J’essaie d’être compréhensif/ve et patient(e) envers les aspects
par les spécialistes. de ma personnalité qui me déplaisent.
Grâce à cette échelle, Neff a montré que l’auto-
compassion produit des résultats concrets. Ceux AFFIRMATIONS ASSOCIÉES À UNE FAIBLE AUTOCOMPASSION
qui obtiennent des scores élevés sont par exemple - Quand j’échoue à quelque chose d’important pour moi, je suis envahi(e)
moins enclins à l’anxiété et à la dépression. par le sentiment de ne pas être à la hauteur.
La psychologue Juliana Breines a découvert le - Quand je me sens déprimé(e), j’ai tendance à croire que la plupart des
travail de Neff alors qu’elle était encore étudiante gens sont plus heureux que moi.
à l’université du Michigan. Pour elle, c’était une - Je réprouve et me reproche mes défauts et mes limites.
piste pour rendre l’estime de soi moins contin-
gente, c’est-à-dire moins dépendante de critères
instables, comme la réussite académique ou l’ap-
probation d’autrui. Chez certaines personnes, cela Sur le Web troisième groupe n’a reçu aucune recommanda-
fait subir à l’estime de soi des montagnes russes, tion particulière.
avec des conséquences négatives sur la santé men- Principes de la Ensuite, les chercheurs ont mesuré le temps
tale et l’apprentissage, comme l’ont montré de méditation metta : consacré par les étudiants à réviser un second
nombreuses études. Mais Breines craignait que www.mettainstitute.org/ test, assez similaire. Leurs résultats, publiés
l’autocompassion soit à double tranchant, et nuise mettameditation.html en 2012 dans la revue Personality and Social
à la motivation : « Cette attitude est peut-être Psychology Bulletin, sont éloquents : le groupe
réconfortante, mais ne pousse-t-elle pas à aban- « autocompassion » (le premier, à qui l’on avait
donner trop facilement ? », s’interrogeait-elle. recommandé l’indulgence vis-à-vis de soi-même)
a travaillé 33 % plus longtemps que le groupe
QUELLES CONSÉQUENCES « estime de soi » et 51 % plus longtemps que le
SUR LA MOTIVATION ? groupe « neutre ». Autrement dit, l’autocompas-
La psychologue a passé cette question au sion renforce la motivation. Être indulgent avec
banc d’essai quelques années plus tard, alors soi rend l’échec moins destructeur, ce qui encou-
qu’elle poursuivait ses études à l’université de rage à réessayer.
Californie à Berkeley. Dans une série d’expé- En 2012, la chercheuse en psychologie sociale
riences, ses collègues et elle ont soumis 86 étu- Ashley Batts Allen, alors à l’université Duke, et ses
diants, répartis en trois groupes, à un test de collègues ont identifié d’autres bénéfices, cette
vocabulaire. Pour déterminer l’effet que pouvait fois chez les séniors. Dans une première étude,
avoir l’autocompassion sur les résultats, les cher- menée sur 132 personnes âgées de 67 à 90 ans,
cheurs ont prévenu le premier groupe que le test les participants dotés d’un fort sentiment d’auto-
était difficile et qu’il ne fallait pas qu’ils soient compassion se déclaraient plus heureux, alors
trop sévères avec eux-mêmes. Un deuxième même qu’ils étaient parfois en mauvaise santé.
groupe s’est vu délivrer un message stimulant Une seconde étude, réalisée sur 71 séniors, a
l’estime de soi : « Essayez de ne pas vous dévalo- révélé un lien avec la propension à utiliser des dis-
riser – vous êtes intelligents puisque vous avez positifs d’assistance, comme les déambulateurs.
réussi à intégrer Berkeley. » Tandis que le « Les gens qui faisaient preuve d’autocompassion

N° 110 - Mai 2019


86 VIE QUOTIDIENNE P
 sychologie
L’autocompassion, l’art d’être indulgent avec soi-même

acceptaient mieux d’avoir besoin d’aide », explique montré d’autres travaux, publiés la même année
Allen. La conscience de ses peines, une composante et portant sur 115 vétérans américains des
de l’autocompassion, conduit en effet à voir et à guerres en Irak et en Afghanistan. Les militaires
accepter la réalité telle qu’elle est, sans biais émo- qui faisaient preuve d’autocompassion présen-
tionnel. La composante humaniste – la souffrance taient des symptômes bien moins sévères que les
vue comme inhérente à la condition humaine – est autres, pour un même niveau d’exposition aux
également un atout, aidant à reconnaître l’exis- combats. « Cela conforte l’idée que ce n’est pas ce
tence de limites physiques pour chaque âge. qui vous arrive qui prévaut, assure Neff, mais
À l’inverse, ceux qui n’ont pas cette attitude plutôt votre perception de vous-même lors des
« épuisent leur énergie dans les émotions néga- événements difficiles. »
tives » au lieu de l’utiliser pour traiter les pro- L’autocompassion semble favoriser la guérison
blèmes, selon le psychologue Mark Leary, qui a dans d’autres pathologies psychiatriques, comme
participé à ces travaux. En outre, nier une diffi- le trouble de personnalité borderline ou la bouli-
culté – par exemple en refusant le déambula- mie. Dans ce dernier cas, la psychologue améri-
teur – risque d’en amener d’autres, comme une caine Alison Kelly indique qu’il faut non seulement
fracture de la hanche. accepter les phases de compulsion, où l’on se rue
En 2014, Leary et ses collègues ont mené une sur la nourriture sans le moindre contrôle, mais
étude sur 187 volontaires atteints du sida. Les aussi penser à la façon de rebondir après une crise.
résultats ont montré que les patients dotés d’une « Si, tel un sergent instructeur ou un professeur
plus grande autocompassion vivent mieux leur pointilleux, vous vous menacez ou vous punissez
maladie que les autres : ils ressentent moins de vous-mêmes dès que vous échouez, vous aurez du
stress, ont moins honte de leur état – qu’ils mal à vous sentir apaisé et confiant, explique Neff.
acceptent davantage de révéler – et sont moins réti- Et vous perdrez souvent la capacité de réfléchir à
cents à suivre un traitement médical approprié. ce qui vous arrive et d’apprendre de vos échecs. »
En 2015, une métaanalyse portant sur On pourrait croire que l’autocompassion va
3 252 participants et publiée dans Health de pair avec une bonne estime de soi, mais ce
Psychology a montré que l’autocompassion est n’est pas toujours le cas. Elle sert même parfois
associée à bien d’autres bénéfices pour la santé. de béquille lorsque ce sentiment fait défaut.
Les personnes qui adoptent cette attitude men- Dans une étude publiée en 2015, Sarah Marshall,
tale ont ainsi des habitudes plus saines dans des de l’université catholique australienne, et ses
domaines comme l’alimentation, le sport, le collègues ont suivi un groupe de 2448 étudiants
sommeil ou la gestion du stress. qui passaient du collège au lycée. Résultat : ceux
qui avaient une bonne estime d’eux-mêmes ont
UNE PROTECTION CONTRE LE STRESS eu moins de problèmes de santé mentale par la
ET LES MALADIES PSYCHIATRIQUES suite, mais ceux chez qui ce n’était pas le cas ont
Cette attitude augmenterait également la
résilience psychologique et la capacité à retrouver
son équilibre émotionnel après une épreuve.
Ainsi, les personnes qui font preuve d’autocom-
passion récupèrent plus vite d’un divorce que
FICHEZ-VOUS LA PAIX !
celles qui portent un regard autocritique ou api- Cinq conseils de spécialistes
toyé sur cet échec relationnel (« Pourquoi moi ? »), pour développer l’autocompassion
selon une étude conduite en 2012 sur 109 adultes.
- Prenez conscience que l’autoflagellation ne vous aide pas à atteindre
Ces bienfaits sur l’équilibre émotionnel sont
vos objectifs, mais vous freine.
particulièrement utiles lorsqu’on accompagne au
- Si l’autocompassion vous effraie (peut-être à cause d’une maltraitance
quotidien une personne touchée par une patho-
dans l’enfance), envisagez de consulter un spécialiste.
logie lourde. Éduquer un enfant autiste, par
- Si vous êtes parent ou enseignant, sachez à la fois célébrer les réussites
exemple, est parfois éprouvant psychologique-
des enfants et les aider à comprendre que les échecs font aussi partie de la vie.
ment. Si le niveau de stress et de découragement
- Explorez les différentes formes de pratique d’autocompassion, pour trouver
varie selon la gravité des symptômes, une étude
celle qui vous convient. Des exercices ciblés sont disponibles sur le site internet
menée en 2015 sur 51 parents d’enfants autistes
de la psychologue Kristin Neff : http://self-compassion.org/category/exercises
a révélé que leur degré d’autocompassion importe
- Si vous vous sentez mal à l’aise avec ces exercices d’autocompassion,
encore plus, influant davantage sur leur niveau
restez patient et compréhensif avec vous-même. Mieux vaut ne pas
de bonheur.
les pratiquer qu’en faire une source de stress et d’insatisfaction.
Un pouvoir protecteur qui vaut également
pour le stress post-traumatique, comme l’ont

N° 110 - Mai 2019


87

également bien supporté ce passage lorsqu’ils


avaient une forte capacité d’autocompassion.
C’est une bonne nouvelle car, selon Leary, il
est généralement plus facile de renforcer l’auto-
compassion que l’estime de soi. Quand celle-ci est
défaillante, « il est compliqué d’aider la personne
à s’aimer elle-même, du moins jusqu’à ce qu’elle
développe ses compétences sociales, trouve un
meilleur boulot ou quelque chose de ce genre »,
affirme le psychologue. À l’inverse, les mauvaises
habitudes associées à une autocompassion basse,
comme nier l’existence d’un problème ou s’auto-
flageller, se corrigent plus aisément.

UN MEILLEUR ÉQUILIBRE
DANS LES RELATIONS SOCIALES
Des recherches récentes suggèrent que ce sen-
timent est aussi un atout pour les relations
sociales. En 2013, Neff a analysé les interactions
au sein de 104 couples. Elle a constaté que les
hommes et les femmes ayant des scores élevés
d’autocompassion sont en général considérés par
leur partenaire comme plus attentifs et plus américain de la recherche, qui a porté sur
aidants que ceux qui obtiennent des scores bas. Si après une crise 506 étudiants. Ces personnes résolvaient mieux
En outre, ils cherchent moins à contrôler l’autre de boulimie, vous vous les conflits, étaient plus épanouies dans leurs
et manifestent moins d’agressivité verbale. accablez de reproches, relations et se montraient moins tourmentées de
vous risquez de vous
Lors de cette étude, la psychologue a aussi enfoncer dans les idées manière générale.
montré que la plupart des gens compatissent plus noires et de perdre Ces résultats ont des conséquences notamment
la capacité d’apprendre
facilement envers les autres qu’envers eux- de vos erreurs. pour les personnels soignants. On sait que ceux-ci
mêmes. Ce que confirme son observation des À l’inverse, sont particulièrement exposés au risque de « fatigue
adeptes de la méditation bouddhiste metta, ou l’autocompassion de compassion », une usure psychologique liée à un
aide à rebondir
méditation de l’amour bienveillant, dans laquelle après un échec. surinvestissement, en particulier s’ils ont un tem-
on commence par se souhaiter le meilleur pour pérament très empathique. Mais si ce caractère
soi-même avant de diriger cette empathie vers ses s’accompagne d’une forte autocompassion, le
proches, le monde et l’univers : les pratiquants risque de développer cette forme particulière de
réservent en général peu de temps à la première fatigue n’augmente pas, révèle une étude de 2016
partie et se focalisent plutôt sur la bienveillance portant sur 280 infirmiers portugais.
envers les autres. D’autres travaux attestent éga-
lement d’une déconnexion entre ces deux formes FORMER À L’AUTOCOMPASSION
de compassion, qui ne semblent pas (ou peu) aller Si l’autocompassion est bénéfique, peut-on
de pair. Être compatissant à l’égard de soi-même apprendre à se traiter avec plus de bienveillance ?
n’offre pas la garantie de l’être vis-à-vis des C’est en tout cas dans ce but que Neff et le psycho-
autres. Et réciproquement. logue clinicien Christopher Germer ont développé
Mais alors, comment expliquer les bienfaits une intervention prometteuse. Il s’agit d’un pro-
de l’autocompassion sur le couple ? Ils ne gramme de formation de huit semaines en médita-
découlent pas d’un oubli de soi : selon Neff, être tion d’autocompassion (MSC, pour mindful self-
plus attentionné avec les autres qu’avec soi ne compassion), qui présente les principaux résultats
favorise pas forcément les relations à long terme. de recherche sur le sujet et propose différents exer-
« Si vous donnez tout à votre partenaire et rien à cices : prendre le temps de savourer les expériences
© Photomak/Shutterstock.com

vous-mêmes, vous ne pouvez pas maintenir une plaisantes, s’apaiser par le toucher, utiliser un
relation saine », affirme-t-elle. timbre de voix chaleureux et doux, s’écrire à soi-
Au contraire, les personnes ayant une bonne même une lettre qu’un ami imaginaire et aimant
autocompassion parviennent mieux à maintenir aurait pu envoyer… Dans une étude exploratoire
l’équilibre entre leurs propres besoins et ceux de publiée en 2013, Neff et Germer indiquent que les
leur entourage. C’est ce que montre une étude 25 participants d’un programme MSC (pour la plu-
publiée en 2013 par Lisa Yarnell, de l’institut part, des femmes autour de la quarantaine) ont

N° 110 - Mai 2019


88 VIE QUOTIDIENNE P
 sychologie
L’autocompassion, l’art d’être indulgent avec soi-même

développé plus d’autocompassion et de bien-être


que les membres d’un groupe contrôle, constitué
de personnes placées sur liste d’attente en vue d’un
prochain séminaire. Un an plus tard, ces bienfaits
étaient toujours perceptibles.
La surprise est venue du groupe contrôle, dont
l’autocompassion avait également progressé. Ce
résultat a constitué un casse-tête pour les cher- Quand des personnes
cheurs… jusqu’à ce qu’ils découvrent que pendant
le temps de la formation, les membres de ce groupe
maltraitées dans l’enfance
s’étaient documentés par eux-mêmes, grâce à la
lecture d’ouvrages ou d’informations disponibles
comprennent qu’elles ne sont
sur Internet. C’est ainsi qu’ils ont augmenté leur responsables ni de leurs gènes,
autocompassion, certes dans des proportions plus
modestes que les autres : le gain n’était que de ni de leur environnement, elles
6,5 %, contre 42,6 % pour les participants qui
avaient subi l’intervention.
commencent à se débarrasser
Mais dans quelle mesure est-ce le programme
lui-même qui produit ces bienfaits ? Ceux-ci pour-
de leur sentiment de honte et
raient aussi venir de l’influence du groupe ou de à prendre leur avenir en main.
la bienveillance des intervenants, selon Julieta
Galante, chercheuse associée en psychiatrie à
l’université de Cambridge. En 2016, avec ses col- retours de flamme. Tout ce qui stimule des sys-
lègues, elle a publié les résultats d’une étude en tèmes d’attachement fragilisés peut ouvrir les
ligne de quatre semaines sur la méditation de blessures du passé, en particulier chez les per-
l’amour bienveillant – une technique souvent uti- sonnes victimes de maltraitance. Si on com-
lisée pour renforcer les deux formes de compas- mence directement par des exercices destinés au
sion, envers soi et envers les autres, mais qui ne grand public, sans aucune introduction préa-
cible pas spécifiquement l’atténuation de la souf- lable, « il y a tellement de peurs et de résistances
france. Les chercheurs n’ont constaté aucune à la compassion que cela peut faire disjoncter »,
amélioration significative par rapport au groupe confie le spécialiste.
contrôle, qui devait se contenter de quelques En conséquence, il a développé la thérapie
exercices physiques. axée sur la compassion (CFT, pour compassion-
focused therapy), qu’il a testée dans des études à
UN RISQUE DE RETOUR DE FLAMME petite échelle. Cette méthode est graduelle et
Pire encore, nombreux sont les participants commence par inculquer quelques notions de
qui, pris dans un tourbillon d’émotions négatives, psychologie aux patients. Gilbert leur explique Bibliographie
ont quitté le programme – pleurant sans pouvoir par exemple que les réflexes d’autocritique ne
s’arrêter ou réalisant qu’ils n’avaient aucune rela- sont pas le résultat d’une faute, mais d’un méca- R. Warren et al.,
tion simple avec quiconque. Germer et Neff les nisme de protection contre des parents maltrai- Self-criticism and
avaient pourtant avertis de ce risque, qu’ils com- tants. Une fois que les patients comprennent self-compassion : Risk
and resilience, Current
parent au « retour de flamme » chez les pompiers : qu’ils ne sont responsables ni de leurs gènes, ni
Psychiatry, vol. 15,
de même que le feu s’épanche subitement à l’exté- de leur environnement, ils commencent à se pp. 18-32, 2016.
rieur d’une pièce lorsque l’oxygène s’y engouffre, débarrasser de leur sentiment de honte – et
de vieilles douleurs peuvent ressurgir lors d’un prennent enfin leur avenir en main. K. Neff, Self-
Compassion : The
influx de compassion chez les personnes en C’est ce qui est arrivé à Michelle Rapp. Bien
Proven Power of Being
manque d’affection. Pour certains participants, il qu’elle ait démarré seule la pratique de l’autocom- Kind to Yourself,
serait peut-être préférable de commencer par passion, sa thérapie précédente avait préparé le William Morrow
s’initier doucement à la bienveillance envers soi, terrain. Elle a fini par accepter ses blessures et Paperbacks, 2011.
éventuellement avec l’aide d’un thérapeute, avant ses échecs, et par dépasser la honte qu’elle res- P. Gilbert, The
de démarrer les quatre semaines de programme. sentait souvent à solliciter de l’aide. Après s’être Compassionate Mind :
C’est également l’opinion de Paul Gilbert, déboîté la hanche, elle a longtemps continué à A New Approach
professeur de psychologie clinique à l’université prendre le bus, claudiquant sur ses béquilles to Life’s Challenges,
de Derby, en Angleterre. Lorsqu’il accompagnait jusqu’à un arrêt. Jusqu’à ce qu’elle opte pour un New Harbinger
des victimes de négligence ou de maltraitance taxi le temps de sa convalescence. Finalement, Publications, 2010.
dans l’enfance, il a parfois observé de tels elle a décidé qu’elle le valait bien. £

N° 110 - Mai 2019


ABONNEZ-VOUS À
OFFRE D’ABONNEMENT 1 AN
2 FORMULES
AU CHOIX
FORMULE FORMULE
DÉCOUVERTE INTÉGRALE

Le magazine papier (11 numéros par an)

L’accès en ligne illimité à cerveauetpsycho.fr

L’édition numérique du magazine (11 numéros par an)

L’accès aux archives numériques depuis 2003

VOTRE TARIF D'ABONNEMENT 54 € 69 €


Au lieu de 71,50 € Au lieu de 111,50 €

24 % 38 %
de réduction* de réduction*

BULLETIN D’ABONNEMENT
À renvoyer accompagné de votre règlement à :
Cerveau & Psycho – Service abonnements – 19 rue de l’Industrie – BP 90053 – 67402 Illkirch Cedex – email : cerveauetpsycho@abopress.fr
PAG19STD

OUI, je m’abonne 2 J’indique mes coordonnées

pour 1 an à ☐ M. ☐ Mme
Nom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Prénom :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Adresse : .......................................................................................

1 Je choisis ma formule (merci de cocher) ....................................................................................................

Code postal Ville :. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Téléphone
FORMULE 54€
D1A54E

Email : (indispensable pour la formule intégrale)


DÉCOUVERTE Au lieu de
71,50€ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . @. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
• 11 nos du magazine papier J'accepte de recevoir les offres de Cerveau & Psycho ☐ OUI ☐ NON

FORMULE 3 Je choisis mon mode de règlement


INTÉGRALE 69€ ☐ Par chèque à l’ordre de Pour la Science
I1A69E

Au lieu de
• 11 nos du magazine papier 111,50€ ☐ Carte bancaire
• Accès illimité N°
aux contenus en ligne
Date d’expiration Clé (Les 3 chiffres au dos de votre CB)
* Réduction par rapport au prix de vente en kiosque et l’accès aux archives numériques. Signature obligatoire :
Durée d’abonnement : 1 an. Délai de livraison : dans le mois suivant l’enregistrement de votre
règlement. Offre valable jusqu’au 31/12/2019 en France métropolitaine uniquement. Pour un
abonnement à l’étranger, merci de consulter notre site https://boutique.cerveauetpsycho.fr.
Photos non contractuelles.
Les informations que nous collectons dans ce bulletin d’abonnement nous aident à personnaliser et à améliorer les services que nous vous proposons. Nous les utiliserons pour gérer votre accès à l’intégralité de nos services, traiter vos commandes et
paiements, et vous faire part notamment par newsletters de nos offres commerciales moyennant le respect de vos choix en la matière. Le responsable du traitement est la société Pour la Science. Vos données personnelles ne seront pas conservées
au-delà de la durée nécessaire à la finalité de leur traitement. Pour la Science ne commercialise ni ne loue vos données à caractère personnel à des tiers. Les données collectées sont exclusivement destinées à Pour la Science. Nous vous invitons à
prendre connaissance de notre charte de protection des données personnelles à l’adresse suivante : https://rebrand.ly/charte-donnees-cps. Conformément à la réglementation applicable (et notamment au Règlement 2016/679/UE dit « RGPD ») vous
disposez des droits d’accès, de rectification, d’opposition, d’effacement, à la portabilité et à la limitation de vos données personnelles. Pour exercer ces droits (ou nous poser toute question concernant le traitement de vos données personnelles), vous
pouvez nous contacter par courriel à l’adresse protection-donnees@pourlascience.fr.

Groupe Pour la Science – Siège social : 170 bis, boulevard du Montparnasse, CS20012, 75680 Paris cedex 14 – Sarl au capital de 32 000€ – RCS Paris B 311 797 393 – Siret : 311 797 393 000 23 – APE 58.14 Z
90 VIE QUOTIDIENNE B
 ien-être

Cerveau bercé,
cerveau heureux
Par Bret Stetka, biologiste et journaliste scientifique.

Deux expériences étonnantes ont révélé que


le bercement améliore non seulement la qualité

B
du sommeil, mais aussi la mémorisation.
Chez les petits, les grands… et même les souris !

ercer les bébés pour les EN BREF acclimater à leur nouvel environnement ; la
endormir – à la fois pour calmer leurs gémisse- seconde, à les placer dans un lit à bascule ; la
££Un lien étonnant
ments et préserver la santé mentale de leurs vient d’être découvert troisième, une semaine plus tard, dans un lit fixe.
jeunes parents – est une pratique vieille comme entre les mouvements Même chez les personnes qui dormaient déjà
le monde. De même, les mouvements rythmiques des berceaux, hamacs bien, le balancement a raccourci le temps néces-
d’un wagon de train amènent beaucoup d’adultes et autres balançoires, saire pour que les sujets s’endorment et qu’ils
à s’endormir instantanément. Ces petits moments et notre cerveau. atteignent une phase de sommeil profond, ce qui
de détente et d’abandon nous en disent long sur ££Bercé, on s’endort plus correspond à une meilleure qualité de sommeil.
le fonctionnement de notre cerveau. Deux nou- vite, plus profondément Les individus bercés ont également eu moins
velles études publiées récemment dans Current et on consolide ses d’éveils nocturnes et ont conservé un sommeil
Biology suggèrent que notre cerveau serait en fait souvenirs. profond pendant une plus longue période.
programmé de façon évolutive pour réagir favo- ££Le mouvement de Curieux de savoir si le bercement pouvait
rablement au balancement. Et ces recherches balancier crée des ondes avoir une quelconque influence sur la mémoire,
montrent que chez les humains et les souris, le cérébrales impliquées les sujets de l’étude ont également été chargés de
fait de se bercer pour s’endormir peut avoir des dans la mémorisation. mémoriser 46 paires de mots aléatoires. Après
effets bénéfiques importants sur la santé, comme une nuit de sommeil – bercée ou non – on leur a
une meilleure qualité de sommeil et même une ensuite présenté le premier mot de chaque paire
meilleure formation de la mémoire à long terme. en leur demandant de se rappeler le second. Les
nuits bercées conduisaient à un taux de rappel
UN SOMMEIL PLUS PROFOND ET PLUS LONG trois fois supérieur aux nuits « fixes ».
Dans la première de ces deux études, Aurore Enfin, le balancement a également permis de
Perrault et ses collègues de l’université de Genève synchroniser les ondes cérébrales pendant le
ont utilisé des enregistrements d’électroencé- sommeil profond au sein des réseaux thalamo-
phalographie pour analyser l’activité électrique corticaux du cerveau, un système connu pour
du cerveau de 18 jeunes adultes en bonne santé être impliqué à la fois dans le sommeil et la
qui avaient passé trois nuits dans un laboratoire consolidation de la mémoire, le processus noc-
du sommeil. La première nuit était destinée à les turne pendant lequel le cerveau traite et stocke

N° 110 - Mai 2019


91

Dans des tests de mémorisation,


des personnes qui ont passé une
nuit à être bercées se rappellent
trois fois plus de mots appris
la veille, que des personnes
ayant dormi sur un lit fixe.

humains, le balancement raccour-


cit le temps nécessaire aux souris
pour s’endormir et augmente leur temps
de sommeil, mesuré par électroencé-
phalographie. Cependant, contrairement aux
humains, le balancement d’une souris ne
semble pas se traduire par un sommeil plus
profond. Selon les chercheurs qui ont réalisé
ces expériences, le balancement influerait sur
le sommeil via le système vestibulaire, les
organes sensoriels de l’oreille interne des
mammifères qui contrôlent sens de l’équilibre
les souvenirs à long terme. « Ce qui est surpre- et orientation spatiale. En utilisant une souche
nant… c’est que nous avons clairement montré de souris dont la fonction vestibulaire était
que les oscillations cérébrales spécifiques du altérée, ils ont en effet montré que le fait d’être
sommeil profond sont impulsées par le rythme bercé stimule ce système. La moitié des souris
du mouvement du lit, dont elles épousent le utilisées dans cette étude étaient dépourvues
rythme », explique Laurence Bayer, neuroscienti- des petites particules de carbonate de calcium
fique de l’université de Genève en Suisse, qui a contenues dans les compartiments de l’oreille
dirigé la nouvelle étude. Bayer rapproche ces i nte r ne , que l ’on nom me otol it he s.
résultats de notre appréciation intuitive qu’un Normalement, ces petits grains, en se dépla-
hamac à bascule lente procure un sentiment de Bibliographie çant en fonction de nos mouvements – par
détente rapide et fait des merveilles pour notre exemple, de balancier -, nous permettent de
humeur. « Il s’agit là d’une voie potentiellement A. Perrault et al., percevoir les accélérations verticales et hori-
très prometteuse pour la recherche clinique Whole-night continuous zontales. Les souris privées de ces organes
future », note-t-il. rocking entrains otolithiques n’ont aucunement bénéficié des
Des recherches antérieures – et des millé- spontaneous neural avantages du balancement sur leur sommeil.
naires de parents soulagés – confirment le fait oscillations with «Ces résultats sont d’une importance capi-
benefits for sleep
que ce simple geste aide les bébés à dormir. Et ces tale », déclare Bryce Mander, professeur adjoint
and memory, Current
nouvelles découvertes suggèrent qu’il en va de Biology, vol. 29, de psychiatrie et de comportement humain à
même chez les adultes. pp. 402-411, 2019. l’université de Californie à Irvine, qui n’a pas par-
ticipé à ces études. « Avant ces documents, les
K. Kompotis et al.,
LA DANSE DES OTOLITHES mécanismes et la signification fonctionnelle de
© SSSCCC/shutterstock.com

Rocking promotes
Mieux : les animaux bénéficient du même sleep in mice through l’association entre le bercement vestibulaire et le
effet, ce qui en dit long sur le côté ancestral de rhythmic stimulation sommeil étaient complètement inconnus. » Il note
cette prédisposition. En effet, la deuxième of the vestibular system, que les nouvelles découvertes ouvrent la porte à
étude publiée sur le bercement a révélé que, Current Biology, vol. 29, la mise à l’essai d’interventions comportemen-
du moins chez la souris, c’est le cas. Comme pp. 392-401, 2019. tales non invasives chez les personnes dont le
dans l’étude menée sur des volontaires sommeil et la mémoire sont altérés. £

N° 110 - Mai 2019


92 LIVRES
p. 92 Sélection de livres p. 94 Les Ubus au pouvoir

A N A LY S E SÉLECTION
Par Guillaume Jacquemont

SEXUALITÉ
CULTURE & SOCIÉTÉ D  es têtes bien faites  Une histoire des
de Nicolas Gauvrit et Sylvain Delouvée (dir.) Puf sexualités
de S ylvie Steinberg (dir.)
Puf

S
i la guerre de l’information a toujours existé, l’arrivée
d’Internet a instauré une véritable course aux armements.
D’un côté, les contre-vérités, manipulations et théories
du complot ont envahi le Web. Mais de l’autre, les initiatives PSYCHOLOGIE
A u Moyen Âge, la
notion d’adultère était
plus large qu’aujourd’hui :
de fact checking et de diffusion de l’esprit critique se sont La Peur du futur il suffisait d’étreindre son
multipliées. Cet ouvrage collectif, réunissant philosophes, d’Alain Braconnier épouse avec trop
Odile Jacob
chercheurs en sciences cognitives, enseignants, vidéastes de passion pour en être
et journalistes, s’inscrit dans cette riposte nécessaire. accusé, tant l’idée de
Sa force vient notamment de la diversité de ses angles d’attaque.
D’une grande richesse théorique, il expose les multiples biais
qui affectent nos raisonnements, tout en disséquant la notion
B ouleversements
écologiques,
mutations du monde
plaisir était condamnée.
C’est ce qu’on apprend
dans cet ouvrage collectif,
de preuve et en analysant la façon dont Internet – où l’on trouve du travail, révolution qui décrit notre relation
des « preuves » sur n’importe quoi – peut fausser la donne. À cette numérique… Face à des au sexe depuis l’Antiquité
largeur d’analyse s’ajoute un louable souci d’affronter les défis changements qui jusqu’à nos jours : les
sociétaux que pose la désinformation. Certains chapitres sont par semblent toujours pratiques considérées
exemple consacrés à la façon de répondre au discours s’accélérer, le psychiatre comme normales,
climatosceptique ou à la diffusion de l’esprit critique. Alain Braconnier constate l’importance du genre
L’école doit être un relais de poids dans cette diffusion, si l’on veut que les préoccupations et de l’orientation sexuelle
éviter qu’une « fracture cognitive » s’instaure entre ceux qui ont accès de ses patients ont dans la définition de
à ces informations et les autres. Plusieurs enseignants se sont attelés évolué : « Ceux qui l’identité, les violences…
à la tâche, et l’on découvre avec un certain émerveillement à quel viennent me consulter Les auteurs nous offrent
point les enfants sont réceptifs dès le plus jeune âge. Ainsi de aujourd’hui viennent non ainsi un grand recul
ce jeune écolier de primaire, qui ne se laisse pas impressionner par plus pour me parler historique, toujours
la musique mélodramatique censée renforcer l’impact d’une vidéo de leur passé ou de leur précieux sur un sujet qui
conspirationniste : « Si on avait mis la musique de Oui-Oui à la place, enfance mais de leur suscite tant de normes
ça ferait tout de suite moins sérieux ! » angoisse du futur. » Dans et de passions. Même si
Non content de nous apprendre à lutter contre nos failles cognitives, cet ouvrage, il délivre le caractère fragmentaire
ce livre nous rend donc un peu plus optimistes. Après tout, les alors une série de des sources empêche de
attaques modernes ont jeté une lumière sans précédent sur l’esprit conseils pour retrouver lever tous les mystères :
critique et sur les dangers auxquels son absence nous expose. un peu de sérénité face on ne saura sans doute
Même s’il reste du chemin à faire – notamment en matière à l’avenir – et ainsi éviter jamais à quoi ressemble
d’évaluation des initiatives visant à l’enseigner –, peut-être notre de se laisser paralyser la « position de la lionne
époque débouchera-t-elle en effet sur des « têtes bien faites », par sa peur. sur la râpe à fromage »,
armées comme jamais contre ces dangers. qu’évoquait le poète grec
Guillaume Jacquemont Aristophane au ve siècle
est journaliste à Cerveau&Psycho. avant notre ère…

N° 110 - Mai 2019
93

COUP DE CŒUR
Par Rebecca Shankland

PSYCHOLOGIE
ANIMALE DÉVELOPPEMENT PERSONNEL À  nous la liberté ! 
La Dernière Étreinte de C
 hristophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard 
de F rans de Waal L’iconoclaste – Allary
Les liens qui libèrent

PSYCHOLOGIE
Psychologie :
une exploration
de J ean-François
Marmion (dir.)
L a puissance
émotionnelle n’est
pas toujours la qualité
première d’un texte
scientifique. Elle est
Q ui ne s’est jamais senti esclave de ses émotions
ou prisonnier de ses habitudes ? Il existe pourtant des
pratiques permettant de retrouver une plus grande liberté
intérieure, pratiques que les trois auteurs de cet ouvrage
– un psychiatre, un philosophe et un moine bouddhiste – ont
Sciences Humaines pourtant bien présente amplement contribué à diffuser. Ils en discutent dans cet ouvrage,
dans cet ouvrage, tant tout en conversant sur les moyens d’avancer vers plus d’humanité.
l’auteur, éthologue Ainsi, ils nous invitent à les accompagner sur « un joyeux chemin, sorte

P sychologie sociale,
neuropsychologie,
psychothérapie,
de renommée mondiale,
parvient à nous toucher
et à nous faire sourire.
de jeu de piste où se traquent les erreurs, les faux pas, sans esprit
de sérieux ni psychodrame ». Au fil de la lecture, nous découvrons
ce qui entrave notre liberté et ce que nous pouvons mettre en œuvre
psychanalyse… Le champ Entre chimpanzés en pour la retrouver. Il ne s’agit pas d’apprendre à « faire ce qu’on veut »,
de la psychologie est si deuil, oies triomphantes en développant un sentiment d’indépendance, voire de supériorité,
vaste qu’il est parfois et éléphants empathiques, à l’égard des autres. L’objectif est plutôt de se détacher des
compliqué de s’y repérer. il nous convie à un voyage automatismes qui nous poussent à agir d’une manière potentiellement
Cet ouvrage synthétique, fascinant à travers les contre-productive pour nous, mais aussi pour nos relations avec autrui.
dans lequel un émotions animales. Tout Œuvrer dans cette direction pourrait même contribuer à enrayer
représentant de chaque en nous invitant à rester l’épidémie de narcissisme identifiée par certains travaux américains.
branche présente sa au plus près de Simple et accessible, ce livre s’appuie sur les données des recherches
spécialité, devrait vous l’observation, pour trouver scientifiques et sur de nombreuses expériences personnelles des trois
permettre d’avoir les le difficile équilibre entre amis. Nous nous sentons conviés à écouter et échanger avec
idées claires. Sur les anthropocentrisme et eux, et cela nous donne envie d’en parler à notre tour avec nos
disciplines qui étudient « anthropodéni » : « Quand proches, afin de mieux connaître leur propre fonctionnement
l’esprit humain, mais aussi, on voit à quel point les et la façon dont ils se dépêtrent des états difficiles qu’ils affrontent.
par ce biais, sur les animaux agissent comme Très touchant par la sincérité des récits et l’affection palpable entre les
différents facteurs qui nous, ont les mêmes auteurs, l’ouvrage n’oublie pas d’être pragmatique : à la fin de chaque
influencent votre vie réactions physiologiques, chapitre, on trouve une « boîte à outils » pour lutter contre ce qui nous
intérieure et sur les façons les mêmes expressions entrave – la dépendance, la peur, le découragement… – et développer
de prendre soin de votre faciales et possèdent ce qui nous libère – la motivation, la paix intérieure, la bienveillance…
santé mentale. le même type de cerveau, On ressort de cette lecture avec une foule d’idées pour diminuer
n’est-ce pas étrange l’impact de « radio Mental FM », cette petite voix intérieure qui nous
de penser que leurs souffle des pensées négatives, et pour vivre sa vie non pas détaché
expériences intérieures de tout, mais avec les liens que l’on a choisis.
sont radicalement Rebecca Shankland est maîtresse de conférences
différentes ? » en psychologie, à l’université Grenoble-Alpes.

N° 110 - Mai 2019
94

N° 110 - Mai 2019
LIVRES N
 eurosciences et littérature 95

SEBASTIAN DIEGUEZ
Chercheur en neurosciences au Laboratoire
de sciences cognitives et neurologiques
de l’université de Fribourg, en Suisse.

Les Ubus
au pouvoir Il faut relire Ubu roi, la pièce d’Alfred Jarry !
Elle nous montrait, bien avant l’heure, la façon dont
des personnages outranciers, ridicules et souvent
stupides peuvent en venir à être élus par tout un peuple.

E n 1896, l’écrivain Alfred Jarry


créait un personnage, Ubu, sorte de dictateur
ridicule dont les décisions n’ont aucun sens. Le
terme ubuesque désigne depuis lors des situations
où l’absurde et le grotesque prennent le pas sur tout
le reste, y compris la simple notion de vérité.
EN BREF
££Colérique,
incompétent,
menteur, prétentieux :
le personnage d’Ubu
n’a que des défauts.
traits relativement peu flatteurs, tels que la pré-
tention, le narcissisme, l’arrogance, le mensonge,
l’hypocrisie, le mépris, la vulgarité, les préjugés,
l’inculture… D’où cette possibilité un peu inquié-
tante : les gens voteraient-ils, dans le monde réel,
pour le Père Ubu ?
Quand on regarde le globe terrestre ££Pourtant, il suffit
aujourd’hui, on a l’impression que les Ubus ont fort d’observer certains UNE BLAGUE DE POTACHES
bien réussi. Des politiciens comme Viktor Orbán, dirigeants populistes Selon des études récentes sur la psychologie
Recep Tayyip Erdoğan, Matteo Salvini, Vladimir aujourd’hui pour du populisme, certaines propriétés des leaders
constater que ce profil
Poutine, Jair Bolsonaro, Nigel Farage et bien sûr connaît un succès populistes et démagogues exploiteraient nos fai-
Donald Trump, ont exactement ce quelque chose grandissant. blesses cognitives. En certaines circonstances, des
d’ubuesque : personnages caricaturaux, performers signaux qui à première vue devraient plutôt nous
qui jouent sur l’outrance, la peur et l’anxiété, qui ££Son secret : provoquer rebuter, comme la tendance au mensonge ou un
le rejet des classes
se présentent comme des figures fortes, providen- dirigeantes en narcissisme effréné, susciteraient en réalité notre
tielles, et volontiers « hors-système », ne reculant brandissant ses propres intérêt et engageraient notre confiance. Menteur
devant aucune transgression pour asseoir leur sin- défauts pour dire : « Je ne et narcissique, le leader populiste serait perçu
gularité. Ils partagent également avec Ubu des suis pas comme eux ! » comme « authentique » et « différent », précisément

N° 110 - Mai 2019
96 LIVRES N
 eurosciences et littérature
LES UBUS AU POUVOIR

parce qu’il ne craint pas de transgres- « décerveler » son peuple, créer une
ser les règles de l’establishment. guerre, passer « à la trappe » ses
Ubu est au départ un personnage magistrats et les responsables des
né de l’imagination de lycéens ren- « phynances  », le tout en disant
nais qui chahutaient leur professeur « merdre » à toute tentative de discus-
de physique, un certain Félix- sion ou de raisonnement. C’est le
Frédéric Hébert. Devenu successive- spectacle grand-­g uignolesque d’un Pour le leader
ment le Père Hébert (PH), le Père
Ebé et, enfin, tout naturellement, le
incompétent au pouvoir, incapable de
se remettre en question, paniqué à la populiste, mentir
« Père Ubu », on en inventa les aven-
tures et on en fit des spectacles de
moindre contrariété, pleurnicheur et
revanchard, aussi immature que pré-
en public est une
marionnettes dès 1888. En 1896,
Alfred Jarry, passé aussi par le lycée
tentieux, impulsif que susceptible.
Jarry souhaite provoquer. Tendre
manière de montrer
de Rennes, en fait une œuvre et la au public le miroir de ses propres ten- qu’il ne fait pas
présente sur une scène de théâtre. dances ubuesques et de sa fascination
pour le pire. En 1897, il écrit : « Il n’est partie de l’élite.
INCOMPÉTENT ET PRÉTENTIEUX pas étonnant que le public ait été stu-
La pièce fait sensation. D’Ubu, péfait à la vue de son double ignoble,
l’écrivain Catulle Mendès (1841- qui ne lui avait pas encore été entiè- du populisme. Celle-ci a tout de la
1909) dit immédiatement qu’«  il rement présenté. » Jarry aurait-il mis pataphysique du Père Ubu, discipline
existe désormais, inoubliable ». Plus le doigt sur un mécanisme fondamen- dont il est l’inventeur et le maître
qu’une satire du pouvoir, Ubu est tal qui explique pourquoi certains absolu, et qui se définit comme « la
alors perçu comme une attaque électeurs « se reconnaissent » dans science des solutions particulières et
contre la bourgeoisie bien-pensante. des figures populistes qui sont osten- imaginaires » (ou encore « la science
Pourtant, Ubu roi raconte bien l’as- siblement désagréables et peu des exceptions »), et tient pour socles
cension au pouvoir d’un usurpateur fiables ? théoriques l’idée que les contraires
lâche, vulgaire et sans scrupules, qui Pour comprendre ce mécanisme, sont identiques, ainsi que le postulat
va exploiter, t y ranniser et il faut saisir la logique fondamentale d’universelle analogie, qui soutient
que tout est pareil et indifférent. Elle
tient aussi de la « machine à décerve-
ler », autre invention du Père Ubu,
EXTRAIT dont la fonction est d’extirper les
idées et les croyances pesantes et
UN DÉMAGOGUE EN ACTION pénibles, ainsi que les faits objectifs
et contradictoires, de notre crâne, et
nous permettre ainsi d’agir et de nous
La cour du palais pleine de Peuple
exprimer en toute légèreté, sans le
PEUPLE : Voilà le roi ! Vive le roi ! hurrah !
moindre souci des conséquences pos-
PÈRE UBU, jetant de l’or : Tenez, voilà pour vous. Ça ne m’amusait guère de vous donner
sibles, et surtout sans trop réfléchir.
de l’argent, mais vous savez, c’est la Mère Ubu qui a voulu. Au moins, promettez-moi de bien
payer les impôts.
À BAS LES ÉLITES
TOUS : Oui ! Oui !
Parmi les nombreuses définitions
CAPITAINE BORDURE : Voyez, Mère Ubu, s’ils se disputent cet or. Quelle bataille.
et présentations du populisme, on
MÈRE UBU : Il est vrai que c’est horrible. Pouah ! en voilà un qui a le crâne fendu.
retient généralement l’idée d’une
PÈRE UBU : Quel beau spectacle ! Amenez d’autres caisses d’or.
opposition entre le « vrai peuple » et
CAPITAINE BORDURE : Si nous faisions une course.
les « élites déconnectées » et « cor-
PÈRE UBU : Oui, c’est une idée.
rompues », avec une forte compo-
Au peuple.
sante volontariste de la part du pre-
Mes amis, vous voyez cette caisse d’or, elle contient trois cent mille nobles à la rose en or,
mier, lequel devrait «  se faire
en monnaie polonaise et de bon aloi. Que ceux qui veulent courir se mettent au bout de la cour.
entendre » et « reprendre le pouvoir »
Vous partirez quand j’agiterai mon mouchoir et le premier arrivé aura la caisse. Quant à ceux
à ceux qui le leur ont confisqué. C’est
qui ne gagneront pas, ils auront comme consolation cette autre caisse qu’on leur partagera.
pourquoi le populisme se présente
TOUS : Oui ! Vive le Père Ubu ! Quel bon roi ! On n’en voyait pas tant du temps de Venceslas.
comme une force politique dotée
Ubu roi, acte II, scène 7, in « Tout Ubu », édition établie par Maurice Saillet,
d’un « nouveau visage » capable de
Le Livre de Poche, 1985, pp. 62-64.
régler tous les problèmes par la seule
force de sa détermination. Et il est

N° 110 - Mai 2019
97

personnifié à outrance dans la figure d’illégitimité du pouvoir en place,


d’un « grand homme providentiel », perçu comme distant, peu représen-
qui doit nécessairement paraître POURQUOI tatif du peuple et abusant de ses
« hors-sérai l » pour espérer J’AI AIMÉ CE LIVRE privilèges.
convaincre de sa réelle différence. Le simple fait de mentir ouverte-
ment en public semble alors suffire
MENTIR POUR ÊTRE CRU Près d’un siècle et demi à rendre un candidat plus authen-
Mais comment un leader popu- après son invention tique, du moment que son compor-
liste peut-il représenter le « vrai sur les bancs d’un lycée, tement tranche avec les règles éta-
peuple » quand il est lui-même un le Père Ubu conserve blies par un establishment en crise.
« pur produit du système » ? Car les toute sa charge En méprisant les valeurs morales de
leaders populistes sont rarement subversive et n’a pas perdu une once ce milieu, le leader populiste montre
issus de basse extraction ; nombre qu’il n’est pas de ceux-là. Qu’il ne
de ridicule. Lire
d’entre eux sont même très riches, joue pas le jeu démocratique. Ce
Ubu roi, c’est s’exposer à l’« extraction
certains ont par ailleurs fait partie n’est pas que ses soutiens croient à
de nombreux gouvernements, ont de la cervelle par les talons » ses mensonges, mais bien qu’ils
suivi les mêmes filières éducatives dont cette marionnette grotesque savent qu’il ment.
que ces élites qu’ils décrient, sont à la « gidouille » géante menace
souvent bien connectés au monde de ses ennemis. Un des plus odieux CRISE DÉMOCRATIQUE
la finance, et ne sont en aucune personnages littéraires de tous les Logiquement, le leader populiste
manière « proches du peuple »… temps, le Père Ubu nous questionne semble se complaire dans les cri-
C’est pourquoi, à défaut de se rap- encore sur notre rapport au pouvoir, tiques qu’il suscite de la part des
procher véritablement du peuple, le qui oscille parfois dangereusement élites. Son objectif est tout simple-
leader populiste va surtout conspuer entre la farce grand-guignolesque ment de se faire mépriser par celles-
des ennemis plus ou moins imagi- ci, de sorte à ce que le peuple, à tra-
et la tragédie humaine.
naires, diaboliser les pouvoirs en vers lui, se sente également méprisé
place, dénoncer des ennemis du et s’identifie donc à lui. En outre,
peuple, désigner des coupables, Sebastian Dieguez mentir, instiller la crainte et la
calomnier et livrer des figures colère, ne peut que donner l’impres-
publiques à la vindicte populaire. sion d’une confiance en soi à toute
Une posture accusatoire qui épreuve, délivrant le message qu’on
demande à la fois d’être reconnu, a bien à faire à l’homme de la situa-
toujours selon sa propre rhétorique, tion. C’est la thèse développée par
comme un outsider et perçu comme Lou Safra, de SciencesPo, Nicolas
sincère et authentique, ainsi que le Baumard et Coralie Chevallier, de
peuple se reconnaît lui-même, l’École normale supérieure. Selon
contrairement à ces élites fausses et eux, dans un contexte où l’hostilité
hy pocrites. Mais comment y Bibliographie et le danger sont perçus comme pré-
parvenir ? dominants, les groupes sociaux se
Des chercheurs en sciences poli- L. Safra, N. Baumard tournent vers des leaders suscep-
tiques de l’université Carnegie- & C. Chevallier, tibles de régler le problème à eux
Mellon et du MIT ont tenté de Why would anyone tous seuls. Et par une faille cogni-
répondre à cette question. Dans leur elect a narcissistic tive bien humaine, nous aurions ten-
approche, un leader populiste qui untrustworthy leader ? dance à préférer des indicateurs tels
ment effrontément peut gagner en A behavioural ecology que le succès et les accomplisse-
approach, en
popularité si deux conditions sont ments personnels, ainsi que la
prébublication sur
remplies : d’abord, les mensonges PsyArXiv, 2019. confiance en soi et l’authenticité
doivent être perçus comme une apparentes, aux capacités réelles de
O. Hahl et al.,
transgression délibérée des normes coopération et de leadership.
The authentic appeal
discursives en vigueur dans l’esta- of the lying demagogue : Finalement, l’avènement d’Ubu
blishment, normes dont font partie Proclaiming the deeper nous pose une question : comment
le respect pour la vérité, les faits et truth about political se fait-il que de si nombreuses per-
la diversité des opinions, ainsi que illegitimacy, American sonnes soient déçues de la démocra-
la civilité des échanges ; ensuite, Sociological Review, tie, au point de préférer n’importe
cela doit se produire dans un vol. 83, pp. 1-33, 2018. quel leader affligeant, dès l’instant
contexte de for t sentiment où il s’en dissocie ? £

N° 110 - Mai 2019
À retrouver dans ce numéro

MAGNÉTITE SENSATIONS
p. p.
6 22

Notre cerveau contiendrait des microcristaux Le profil psychologique dit « à recherche
de magnétite, un oxyde de fer dont on fait de sensations », en partie déterminé
les aimants. Sensible au champ magnétique terrestre,
ce composé susciterait des courants électriques
biologiquement, se retrouverait chez
dans les neurones, ce qui nous permettrait les personnes qui ont le goût du risque
de sentir le champ ambiant. – dont certains adolescents qui pratiquent
des jeux dangereux comme le jeu
p. du foulard, ou qui montent sur des trains
14 GÈNES PARESSEUX en marche… En cause, un manque
Le temps passé à des activités sédentaires serait de dopamine dans le cerveau,
expliqué à 30 % par notre patrimoine génétique. qui impose des situations limites
Les gènes du moindre effort auraient été
sélectionnés pour leur capacité à limiter pour se sentir exister.
les dépenses d’énergie dans un environnement
autrefois pauvre en ressources alimentaires.

p.
58 BESOIN DE NATURE
« Les enfants qui ont grandi entourés d’espaces verts ont plus de matière grise au niveau
du cortex préfrontal et de l’aire prémotrice gauche. » Jordi Sunyer, université de Barcelone.

90 % HEURE D’ÉTÉ


p. p.
12 64

de taux de réussite
pour un test Le passage à l’heure d’été s’accompagne d’une hausse
expérimental
de dépistage sanguin de 25 % des infarctus, à cause d’un surcroît de stress lié
de la maladie au manque de sommeil. Et le passage à l’heure d’hiver
d’Alzheimer. En cas
de résultat positif, provoque une augmentation de 30 % de la mortalité
le médecin pourrait des piétons et des cyclistes à cause de l’obscurité.
prescrire un diagnostic
de confirmation Si on gardait la même heure toute l’année ?
par IRM.

p.
2,5 ANS
p.
36 PAS PEUR 70

Une totale incapacité à éprouver de la peur est La durée moyenne d’un


secret, d’après le psychologue
observée chez certains adolescents psychopathes, Michael Slepian, qui a recueilli
particulièrement violents et manipulateurs. plus de 10 000 histoires
Cette incapacité se traduit par une très faible cachées auprès d’échantillons
activité du centre cérébral associé, l’amygdale. d’internautes anonymisés.

Imprimé en France – Roto Aisne (02) – Dépôt légal mai 2019 – N° d’édition M0760110-01 – Commission paritaire : 0723 K 83412
– Distribution Presstalis – ISSN 1639-6936 – N° d’imprimeur 19/03/0010 – Directeur de la publication et gérant : Frédéric Mériot
DEUX RÉFÉRENCES ACTUALISÉES 2

POUR MIEUX CONNAÎTRE LE CERVEAU


nouvelle nouvelle
édition édition

Avril 2019 • 720 pages • 9782807302402 • 63,00 € Avril 2019 • 960 pages • 9782807314924 • 75,00 €
Compléments à télécharger Version numérique NOTO offerte
Cet ouvrage présente les bases Qu’est-ce que le système nerveux ?
neurobiologiques du comportement. Comment fonctionne-t-il ? Qu’est-ce que
Très didactique, richement illustré, il est la mémoire ? Le langage ? L’intelligence ?
structuré autour d’une grande question Cet ouvrage répond à toutes ces
par chapitre (16 au total) : d’où vient questions et bien d’autres. Exhaustif
le cerveau, comment fonctionne-t-il, tout en étant accessible, il constitue
comment percevons-nous le monde, la référence tant pour les étudiants en
ou encore pourquoi rêvons-nous ? Un médecine que pour ceux de biologie, de
classique du genre ! sciences biomédicales, de psychologie
et de sciences cognitives.

Plus d’informations et des extraits à feuilleter sur www.deboecksuperieur.com


N° 00 - Mois 2000
La base de données qui rassemble toutes les
femmes scientifiques de renommée internationale

AcademiaNet offre un service AcademiaNet, base de données regroupant toutes les femmes
unique aux instituts de recher- scientifiques d’exception, offre:
che, aux journalistes et aux • Le profil de plus des 2.300 femmes scientifiques les plus
organisateurs de conférences qualifiées dans chaque discipline – et distinguées par des
qui recherchent des femmes organisations de scientifiques
d’exception dont l’expérience et ou des associations d’industriels renommées
les capacités de management • Des moteurs de recherche adaptés à des requêtes par
complètent les compétences discipline ou par domaine d’expertise
et la culture scientifique. • Des reportages réguliers sur le thème »Women in Science«

Partenaires

www.academia-net.org

Vous aimerez peut-être aussi