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Le cerveau

et le monde interne
Le fil rouge
Section 2 Psychanalyse et psychiatrie de l'enfant

Fondée par J. de Ajuriaguerra


René Diatkine
Serge Lebovici

Dirigée par Gilbert Diatkine


Bernard Golse
Philippe Jeammet
Mark Solms
et Oliver Turnbull

Le cerveau
et le monde
interne

Une introduction
à la neuro-psychanalyse

Préface d'Oliver Sacks

Traduit de l'anglais
par Fabian Guénolé et Geoffrey Marcaggi
Mark Solms, Oliver Turnbull, The Brain the Inner World. An introduction
to the neuroscience of subjective experience
Published in UK 2002 by Karnac Books Ltd
Copyright © 2002 by Mark Solms and Oliver Turnbull
Foreword © 2002 by Oliver Sacks
This translation published by arrangement with Other Press LLC

ISBN 978-2-13-063086-9
ISSN0768-5459
Dépôt légal — 1re édition : 2015, février
2e tirage : 2016, janvier
© Presses Universitaires de France
6, avenue Reille, 75014 Paris
Sommaire

Préface, par Oliver Sacks, 7

Avant-propos, 13

Chapitre I – Présentation de quelques concepts fondamentaux, 17

Chapitre II – Quelles sont les relations entre l'esprit


et le cerveau ?, 65

Chapitre III – La conscience et l'inconscient, 105

Chapitre IV – Émotions et motivation, 133

Chapitre V – Mémoire et fantasme, 167

Chapitre VI – Rêve et hallucination, 213

Chapitre VII – L'influence des gènes et de l'environnement sur le


développement psychique, 253

Chapitre VIII – Les mots et les choses : hémisphères cérébraux


gauche et droit, 277

Chapitre IX – Le self et la neurobiologie de la « cure par la parole », 311

Chapitre X – L'avenir : la neuro-psychanalyse, 329

Bibliographie, 357

Index, 365
Préface

OLIVER SACKS

Voici le quatrième livre dont Mark Solms est l'auteur


principal. Le Cerveau et le monde interne, coécrit avec
Oliver Turnbull, est complémentaire de ses livres précé-
dents, dont il synthétise et prolonge le contenu, en parti-
culier The Neuropsychology of Dreams et Clinical
Studies in Neuro-Psychoanalysis. Les thèmes abordés
dans ces ouvrages intéressent le Dr Solms depuis plus de
vingt ans, et c'est au début de l'année 1987 qu'il m'écri-
vit pour la première fois, en joignant à sa lettre un article
captivant dans lequel il parlait de son intention « d'exa-
miner la relation entre la psychanalyse et la neuro-
psychologie […et] de montrer que la psychanalyse est
basée sur des principes neuropsychologiques solides » :
un projet admirable, que je ne pouvais qu'encourager.
Dans ses travaux, Solms s'est tout d'abord attaché à
clarifier ce « moment de transition » si mal compris des
années 1890, quand Freud parut abandonner les expli-
cations neurologiques pour la psychanalyse (le premier
livre de Solms, codirigé avec Michael Saling, s'intitule
A Moment of Transition). La raison en était, Solms l'a
bien montré, que les connaissances neurologiques, et
même les connaissances physiologiques en général,
étaient encore embryonnaires à cette époque, et il ne
s'agissait donc en rien d'un renoncement aux explica-
tions neurologiques en tant que telles. Freud savait sim-
plement que toute tentative de regrouper psychanalyse
et neurologie était prématurée (bien qu'il ait fait une
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dernière tentative dans ce sens dans son « Esquisse… »


de 1895, qu'il ne fit pas publier de son vivant).
La neurologie elle-même a eu à évoluer, pour passer
d'une science mécanique qui pensait en termes de
« fonctions » et de « centres » figés (une sorte de conti-
nuation de la phrénologie), à une approche clinique
bien plus sophistiquée et une compréhension plus pro-
fonde, et déboucher sur une analyse plus dynamique
des difficultés neurologiques en termes de systèmes
fonctionnels, souvent distribués largement à travers le
cerveau et en interaction continue les uns avec les
autres. Ce type d'approche a été initié par A.R. Luria
en Union soviétique. Mais la neuropsychologie, puisque
c'est ainsi que cette approche allait être nommée par la
suite, n'a véritablement démarré que durant la Seconde
Guerre mondiale, ce qui fait que Freud n'en a malheu-
reusement pas connu le développement, et n'a pas pu
voir comment Luria allait élever la neurologie à un
niveau entièrement nouveau, un niveau peut-être com-
plémentaire de celui de la psychanalyse.
De fait, comme Solms l'a montré là encore, Luria lui-
même s'était intéressé à la psychanalyse dans sa jeu-
nesse, et avait même exploré ce domaine de façon tout à
fait approfondie. Mais par la suite, l'intolérance gran-
dissant dans les années 1930, le nom de Freud était
devenu anathème en Union soviétique, et il aurait été
politiquement très risqué, voire suicidaire, pour Luria
de continuer dans cette voie. Pour autant, son premier
grand livre, L'Aphasie traumatique, publié en 1947,
devait beaucoup à la « Contribution à la conception des
aphasies » de Freud plus de cinquante années plus tôt,
quoique ceci ne fût pas mentionné.
Il était sans doute nécessaire que plusieurs dizaines
d'années s'écoulent pour que quelqu'un comme Solms,
formé tout à la fois aux neurosciences et à la psychana-
lyse, et également attiré par les deux, puisse rêver
d'unir Freud et Luria, d'unir les idées et les méthodes
de la neuropsychologie et de la psychanalyse, afin
d'obtenir une science plus riche que chacune sans
l'autre, une science que Solms appelle parfois la
PRÉFACE | 9

« neuro-psychanalyse », ou encore la « neuropsycholo-


gie des profondeurs ».
Il faut reconnaître que la neuropsychologie classique
ne touche en effet que la surface de l'esprit, la nature
superficielle de la perception, de la mémoire, du lan-
gage, de la pensée, des émotions, de la conscience, de la
personnalité, ou de l'identité, ceci en raison d'une
approche essentiellement objective et orientée vers les
tests. L'appréciation de déterminants plus profonds
(non moins actifs chez les patients ayant des problèmes
neuropsychologiques que chez le reste d'entre nous)
requiert une relation plus complète et authentique entre
médecin et patient, un transfert, l'examen des résis-
tances, l'attention du patient pour tout ce qui est dit ou
non dit, montré ou caché, et l'utilisation de l'association
libre pour permettre le maximum de spontanéité psy-
chique.
Partant de là, l'approche de Solms est double : réali-
ser chez des patients avec des lésions cérébrales l'exa-
men neuropsychologique le plus détaillé possible, et les
soumettre ensuite à une psychanalyse en bonne et due
forme, avec l'espoir ce faisant à la fois d'enrichir la
neuropsychologie et de fournir de nouvelles bases à la
psychanalyse – en réunissant les mécanismes du cer-
veau et du monde interne du patient.
En plus de cette approche essentiellement clinique,
il y a eu le fantastique développement de l'imagerie
cérébrale durant les vingt dernières années, qui a per-
mis d'étudier de façon détaillée l'anatomie fonction-
nelle et le métabolisme du cerveau, et il y a eu aussi le
développement de méthodes d'expérimentation neuro-
scientifique permettant d'investiguer les mécanismes
des émotions, de l'attention, de la cognition et de la
conscience. Ainsi nous nous approchons de plus en
plus du moment où la synthèse pourra être faite.
Dans tous les domaines de la science, mais peut-être
tout particulièrement en biologie et en médecine, où
l'individualité de l'organisme et les particularités de la
vie sont si importantes, nous avons besoin de deux sortes
de travaux : des études cliniques ou des études de cas,
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dans lesquelles l'analyse neurologique et la psychanalyse


sont menées aussi loin que possible ; et des livres orga-
nisés par concept et par thème. Ainsi, il y a chez Freud
ses histoires de cas, et ses « Conférences d'introduc-
tion » ; chez Luria également il y a les histoires de cas et
des livres qui exposent ses théorisations, comme Les
Fonctions corticales supérieures de l'Homme (un livre
particulièrement technique) et The Working Brain
(conçu pour être accessible à tout lecteur pour peu qu'il
soit vraiment intéressé par la compréhension de la
neuropsychologie). Il en va de même avec les livres de
Solms : il nous a livré il y a quelque temps ses brillantes
Clinical Studies in Neuro-Psychoanalysis » (coécrites
avec Karen Kaplan-Solms), et maintenant nous avons ce
nouveau livre thématique et systématique, Le Cerveau
et le monde interne, écrit avec Oliver Turnbull, et qui
s'adresse comme le disent les auteurs dans leur avant-
propos au lecteur non spécialiste.
Certains syndromes neurologiques ou neuropsycho-
logiques semblent facilement compatibles avec la psy-
chanalyse ou des concepts métapsychologiques. Ainsi,
les lésions frontales étendues (comme par exemple celle
qui affecta Phineas Gage après qu'une barre de fer tra-
verse son cerveau) peuvent laisser libre cours à un état
d'impulsivité, de manque de réflexion et de conscience
des troubles, parfois considéré comme psychopathique
ou pseudopsychopathique : chez de tels patients tout se
passe entre autres comme si les fonctions de leur Surmoi
s'étaient éteintes. Les états pulsionnels, violemment
appétitifs, que l'on peut voir avec certaines lésions
hypothalamiques et périventriculaires (ou bien l'ab-
sence de pulsions de base en cas de destruction massive
de ces zones), suggèrent que c'est dans ces régions primi-
tives de la substance grise centrale que réside l'essentiel
du Ça. On peut voir aussi lors de lésions massives de
l'hémisphère droit, des états insolites où la moitié du
corps peut être négligée, refusée, ou ridiculement attri-
buée à quelqu'un d'autre, et de tels syndromes (ainsi
que le pense Solms, mais aussi d'autres neuroscienti-
fiques comme V.S. Ramachandran) pourraient impli-
PRÉFACE | 11

quer une forme de refoulement, et non pas juste une


disconnexion neurale.
Je ne suis pas totalement convaincu pour ma part
que le terme « refoulement » soit adéquat pour rendre
compte des défenses affabulatoires ou délirantes contre
une dissolution catastrophique du Moi corporel. Cer-
taines personnes atteintes du syndrome de Gilles de la
Tourette ont par moments une licence de pensée et une
vitesse associative explosives. Lorsque j'ai eu à soigner
un patient qui avait un Tourette « fantasmagorique » de
ce type, j'ai trouvé L'Interprétation du rêve et Le Mot
d'esprit et son rapport avec l'inconscient de Freud
indispensables, autant qu'Une prodigieuse mémoire de
Luria.
Bien qu'il soit difficile de dire jusqu'à quel point la
corrélation entre neuropsychologie et psychanalyse
peut aller, Solms a initié ce processus de façon éclatante
et stimulante, en partie par l'analogie et la théorisation,
et de façon plus convaincante encore à travers des
exemples cliniques magnifiquement étudiés. Beaucoup
de monde depuis Freud a exploré l'interprétation des
rêves par l'approche psychanalytique, mais qui avant
Solms avait étudié la neuropsychologie des rêves, les
transformations de leur imagerie, de leur style, et même
parfois leur disparition suite à des lésions de différentes
aires du cerveau ? Beaucoup de monde depuis Luria a
étudié la neuropsychologie des aphasies, des syndromes
pariétaux, des syndromes de l'hémisphère droit, des
syndromes frontaux, et ainsi de suite. Mais qui avant
Solms les avait explorés en termes psychanalytiques
également, et montré ainsi comment certains concepts
psychanalytiques ou métapsychologiques réclamaient
également d'être utilisés ? Tout ceci constitue le cœur de
l'entreprise neuro-psychanalytique, la synthèse que
Solms se propose d'atteindre.
Dans ses études cliniques, et maintenant dans ce nou-
veau livre avec Oliver Turnbull, Solms ne nous propose
pas quelques exemples fragmentaires ou allusifs, mais
des études neuro-psychanalytiques détaillées, systé-
matisées et rigoureusement argumentées de tous ses
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patients. Dans Le Cerveau et le monde interne, après


un exposé limpide de l'anatomie et de la physiologie du
cerveau, les auteurs résument un grand nombre de tra-
vaux neuroscientifiques actuels ; en particulier, ils sou-
lignent le travail neuroscientifique pionnier d'Antonio
Damasio et de Jaak Panksepp, qui avaient tous deux
réalisés des présentations marquantes à la première
conférence internationale sur la neuro-psychanalyse
que Solms avait organisée en 2000. Le Cerveau et le
monde interne aborde de nombreux sujets : les émotions
et le désir, la mémoire et le fantasme, les rêves et les
hallucinations, les mots et les choses, les fonctions diffé-
rentielles et complémentaires des hémisphères droit et
gauche, les hypothèses sur les mécanismes neuraux qui
sous-tendent la « cure par la parole » analytique, la
nature des processus inconscients et préconscients, et
les bases réelles de la subjectivité, de la conscience et du
self. La neuro-psychanalyse y déploie donc ses ailes,
mais reste toujours comme il se doit solidement ancrée
dans le démontrable et le testable.
On peut se demander jusqu'où ira cette double
approche, et quels nouveaux champs elle sera amenée à
investir. Que se passe-t‑il dans la partie créative du cer-
veau/esprit ? Quelles sont les bases des catégories kier-
kegaardiennes : l'esthétique, l'éthique, le comique et le
religieux ? La psychanalyse et l'analyse neurologique
vont-elles un jour, conjointement ou séparément, four-
nir une compréhension de ces états humains fondamen-
taux ? Il est bien trop tôt pour le dire. Mais il est clair
que Solms et ses collègues tentent brillamment, avec
détermination, sérieux, et je dirais aussi beaucoup de
tact, d'approcher d'une nouvelle manière la plus vieille
de toutes les questions, la mystérieuse relation du corps
et de l'esprit.
Avant-propos

Le monde interne, au sens psychologique, a long-


temps été le domaine exclusif de la psychanalyse ou de
ses disciplines connexes, et de ce fait laissé en marge des
sciences naturelles. Ceci s'est produit en grande partie
parce que pendant longtemps les neuroscientifiques
n'ont pas pris les états mentaux subjectifs – comme par
exemple la conscience, les émotions ou les rêves – pour
des sujets de recherche sérieux. Ces dernières années
toutefois, suite à l'abandon du behaviorisme, à l'avène-
ment des technologies d'imagerie cérébrale fonction-
nelle et à l'apparition de la neurobiologie moléculaire,
ces sujets sont soudainement sortis de l'ombre et ont
ainsi pris une place au sein des recherches de nombreux
laboratoires neuroscientifiques de renom à travers le
monde. Bien entendu, ceci a entraîné une explosion des
connaissances sur les lois naturelles qui gouvernent
notre vie intérieure.
Ce livre est en quelque sorte une « visite guidée » pour
le non-spécialiste de ces nouvelles découvertes si stimu-
lantes. Il montrera au passage comment certains vieux
concepts psychodynamiques sont en train d'être revisi-
tés, dans un nouveau cadre scientifique appliqué à la
compréhension de l'expérience subjective, chez l'indi-
vidu bien portant et dans la pathologie.
Le livre débute avec un « guide du cerveau pour le
débutant » (chapitre I), afin de familiariser les lecteurs
avec les termes et concepts neuroscientifiques de base
14 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

nécessaires pour naviguer dans ce domaine (et donc


dans le reste du livre). Le chapitre II présente la notion
d'« esprit » (mind) dans cette matrice neuroscientifi-
que, et pose une question finalement assez complexe :
qu'est-ce exactement que cet « esprit » ? Nous nous
confrontons là à un mystère très ancien : comment
donc notre conscience, immatérielle, notre sentiment
même d'existence et d'identité, peuvent-ils naître de
groupes de cellules et autres processus cérébraux élé-
mentaires, en sachant par ailleurs que ceux-ci ne dif-
fèrent pas fondamentalement de ce qui existe dans les
autres organes corporels ? Le chapitre III, consacré au
sujet de la conscience, nous fait passer de ce vieux
problème philosophique à un problème scientifique :
quels sont exactement les mécanismes neuraux qui
génèrent notre conscience de nous-même et des objets
avec lesquels nous interagissons ? Nous découvrirons
que ces mécanismes sont profondément enfouis dans
notre cerveau, qu'ils ont à voir avec nos besoins biolo-
giques les plus basiques, et qu'ils sont inséparables des
mécanismes cérébraux des émotions. Le chapitre IV
expose ainsi les mécanismes cérébraux des émotions
primaires. Nous y décrivons les systèmes de valeur pri-
mitifs qui motivent tout comportement humain. Nous
verrons notamment que ces systèmes émotionnels de
base s'enracinent profondément dans notre passé évo-
lutionniste, et que nous humains partageons beaucoup
de centres d'intérêts avec les animaux dits « infé-
rieurs ». Le chapitre V, consacré à la mémoire, décrit
comment ces mécanismes héréditaires se modifient et
s'individualisent durant le développement, et comment
nos vécus personnels sont organisés selon des catégo-
ries prédéterminées de connaissance et de comporte-
ment (certains conscients et d'autres inconscients), qui
donnent forme à nos vies quotidiennes. Le chapitre VI
synthétise les connaissances exposées dans les trois
chapitres précédents, sur la conscience, les émotions et
la mémoire, pour nous aider à dévoiler les secrets des
rêves. Après des décennies de « fuite apeurée devant
ce problème si hermétique », ainsi qu'un éminent
AVANT-PROPOS | 15

neuroscientifique l'avait dit, nous commençons en effet


à comprendre le mécanisme et la signification des
rêves. Le chapitre VII s'attaque à un autre problème
précédemment insoluble : le dilemme nature/culture.
Dans quelle mesure les trajectoires de nos vies sont-
elles prédéterminées par nos gènes ? Nous apprendrons
comment la neurobiologie moderne répond à ce pro-
blème, en utilisant le sujet de la différence sexuelle
comme exemple paradigmatique. Le chapitre VIII
décrit les différences fonctionnelles entre les hémi-
sphères droit et gauche et réfute certaines notions
populaires à ce sujet (par exemple, l'affirmation selon
laquelle l'hémisphère droit serait le siège de l'« incons-
cient » freudien). Nous verrons néanmoins comment de
telles spéculations pourraient à l'avenir être testées
scientifiquement. Ceci soulève la question de savoir si
nous sommes d'ores et déjà en situation de traduire la
théorie freudienne en une série d'hypothèses testables
concernant l'organisation fonctionnelle du cerveau. Le
chapitre IX vise à résumer notre argumentaire, à en
rassembler les principaux éléments, et pose la question
intégrative suivante : qu'est-ce que le self et l'identité
en termes neurobiologiques ? Comment pourrait-on
traduire en termes neurobiologiques ce que font les
psychothérapeutes lorsqu'ils traitent un self troublé ?
Le chapitre X va plus loin encore dans ce territoire
inexploré, avec la conclusion de ce livre où nous nous
demanderons s'il serait au final possible de faire entrer
le sujet d'étude de la psychanalyse dans le domaine des
sciences naturelles. Que reste-t‑il à faire avant que ce
but puisse être atteint avec succès ? Ceci nous amènera
finalement à la neuro-psychanalyse, tentative inter-
disciplinaire qui, pour reprendre les mots d'un ancien
lauréat du prix Nobel de médecine et physiologie, vise
à « forger un nouveau cadre conceptuel pour la psy-
chiatrie du vingt et unième siècle ».

*
* *
16 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Nous tenons à remercier en premier lieu Maxine


Skudowitz et Judith Brooke, ainsi que Paula Barkay
(qui fut la coordinatrice, au Centre Anna Freud de
Londres, du cycle de conférences sur lequel se livre est
basé). Nous sommes également très reconnaissants
envers les collègues qui ont accepté de relire certaines
parties du livre avec un œil critique, en particulier
Jaak Panksepp et Derek Nikolinakos. Nous sommes
aussi très redevables à Erica Johanson et à Klara et
Eric King, pour leur responsabilité d'édition auprès de
nous respectivement chez Other Press et Communica-
tion Crafts.
CHAPITRE I

Présentation de quelques
concepts fondamentaux

Ce premier chapitre est en quelque sorte un guide du


cerveau pour le débutant. Son abord ne requiert prati-
quement aucune connaissance préalable des neuros-
ciences ; le but n'est absolument pas d'impressionner le
lecteur avec des données sensationnelles ou une icono-
graphie particulièrement sophistiquée. Notre objectif
est beaucoup plus simple : il s'agit d'apporter aux non-
spécialistes les connaissances fondamentales qui per-
mettent de comprendre comment le cerveau « produit »
notre vie mentale subjective – autant que l'on peut com-
prendre et expliquer ces phénomènes à l'heure actuelle.
Pour ce faire, chaque section traite spécifiquement
d'un aspect de la vie mentale du point de vue de la neuro-
biologie. Nous porterons plus spécifiquement notre atten-
tion sur certains aspects qui traditionnellement relèvent
plus du domaine de la psychanalyse que de celui des neu-
rosciences. Au cours du siècle dernier, en effet, il y avait
malheureusement un fossé entre l'objet d'étude de la
neuropsychologie et la vie mentale réelle. C'est ce qui
avait fait dire au neurologue Oliver Sacks que « la neuro-
psychologie est une science admirable, à ceci près qu'elle
exclut la psyché 1 » ! Heureusement, cette situation a

1. Sacks poursuivait ainsi : « La neuropsychologie, comme la neurologie


classique, se veut entièrement objective, et sa grande force et ses progrès
viennent justement de là. Mais une créature vivante, et en particulier un être
humain, est avant tout… un sujet, pas un objet. C'est précisément ce sujet, le
« moi » vivant, qui est exclu [de la neuropsychologie] » (Sacks, 1987, p. 164).
18 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

maintenant évolué. Les choses vraiment intéressantes en


psychologie, comme la conscience, les émotions ou les
rêves – sujets dont les neuropsychologues « avaient hor-
reur » (Zeki, 1993, p. 343) il y a encore une vingtaine
d'années – entrent à présent dans le champ des neuros-
ciences. Les lecteurs de ce livre apprendront donc ce que
la neurobiologie peut dire aujourd'hui de ces fonctions
mentales, celles du monde interne de l'esprit.

UN EXEMPLE DE CHANGEMENT
DE LA PERSONNALITÉ À LA SUITE
D'UNE LÉSION CÉRÉBRALE

Le célèbre cas clinique qui va suivre illustre bien les


raisons pour lesquelles le monde interne, celui de la vie
mentale, devrait en toute logique susciter l'intérêt des
spécialistes du cerveau.
Dans les années 1840, un homme nommé Phineas Gage
travaillait sur le chantier de construction du chemin de
fer dans le middle-west des États-Unis. Il était en train de
disposer de la dynamite contre une roche avec une perche
en métal, quand la charge explosa soudain. La perche
traversa alors sa tête : elle entra au niveau de la joue,
traversa le lobe frontal du cerveau, et ressortit au sommet
du crâne. Comme l'objet traversa le crâne de Gage très
rapidement – cautérisant probablement les tissus sur son
passage – les dégâts qu'il fit sur son cerveau furent peu
étendus (figure 1.1). Seule une zone relativement petite
du tissu frontal fut lésée (pour une description plus com-
plète, voir Damasio et al., 1994). Gage ne perdit même
pas connaissance et se rétablit très vite physiquement.
Son médecin, lorsqu'il publia le cas dans la gazette
médicale locale quelques années après l'accident, signala
cependant quelques changements notables chez son
patient. Le Dr Harlow remarqua que, en dépit de son
bon rétablissement physique et de la taille relativement
petite de sa lésion cérébrale, celui-ci avait radicalement
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 19

Figure 1.1 — La lésion de Phineas Gage

changé : sa personnalité s'était modifiée. Avant l'acci-


dent, Gage était chef d'équipe, un poste à responsabili-
tés, il était considéré comme quelqu'un de fiable et très
apprécié de ses supérieurs. Voici ce que Harlow (1868,
p. 327) écrivit à propos de l'état de Gage dans les suites
de l'accident :

Sa santé physique est bonne, et je tends à penser qu'il a récu-


péré, [… mais] l'équilibre ou la balance, pour ainsi dire, entre
ses facultés intellectuelles et ses tendances animales semble avoir
été détruit. Il est devenu inconvenant, irrévérencieux, profère
parfois les jurons les plus grossiers (ce qui n'était pas dans ses
habitudes auparavant), ne manifeste que peu de respect pour
ses semblables, n'obéit pas aux ordres ni ne suit les conseils qui
contredisent ses désirs, se montre parfois incroyablement obs-
tiné, ou encore capricieux et changeant, élabore une multitude
de projets qu'il abandonne aussitôt qu'il les commence. […] À
cet égard, son esprit a radicalement changé, à tel point que ses
amis et ses connaissances disent que « Gage n'est plus Gage ».

En dépit du style un peu vieillot de cette description,


faite par un médecin du XIXe siècle, le message reste
clair : à la suite des dommages cérébraux qu'il avait
subis, « Gage n'était plus Gage ». La conclusion irréfu-
table en est que sa personnalité – son identité profonde –
dépendait, de quelque manière que ce soit, des quelques
centimètres cubes de tissu cérébral qui avaient été
20 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

endommagés dans l'accident. Nous savons aujourd'hui,


par l'observation réalisée depuis d'un grand nombre de
cas similaires, qu'une lésion de cette partie du cerveau
produit presque toujours un changement de la person-
nalité proche de celui qui a été observé chez Gage. Il
existe une certaine variabilité clinique, qui dépend
avant tout de la personnalité de l'individu avant
l'atteinte, mais, typiquement, ces patients sont inconve-
nants et irrévérencieux, montrent peu de respect pour
les autres, n'obéissent pas aux ordres ni ne suivent les
conseils qui contredisent leurs désirs, et ainsi de suite.
Ce sont là quelques-uns des traits caractéristiques de ce
qu'il est convenu d'appeler la « personnalité fron-
tale 1 ».
Dans notre activité clinique de neuropsychologues,
nous avons rencontré des centaines de Phineas Gage :
tous avaient une lésion de cette même partie du cerveau.
Ceci est évidemment un fait important pour quiconque
s'intéresse à la notion de personnalité. Cela suggère
qu'il existe un rapport prédictible entre certains événe-
ments cérébraux spécifiques et certains aspects précis
de notre être psychologique même. Si l'un d'entre nous
venait à souffrir d'une lésion de cette même zone du
cerveau, il en serait changé à peu près de la même
manière que Gage, et il ne serait plus lui non plus le
même qu'avant. Voilà pourquoi nous pensons que tous
ceux qui s'intéressent sérieusement à la vie mentale
devraient également s'intéresser au cerveau, et vice
versa.

1. Anderson et al. (1999) ont récemment observé que les « émotions


sociales » ne se développent pas correctement chez les enfants dont le
cerveau est lésé à ce niveau des lobes frontaux ; et Raine et al. (2000) ont
noté que le volume des lobes frontaux est réduit chez les psychopathes.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 21

DEUX APPROCHES SCIENTIFIQUES


DE L'ESPRIT

La vie mentale des individus a été l'objet d'étude de


la psychanalyse depuis ses débuts. Nous avons vu que
cela est aussi devenu récemment un sujet légitime pour
les neurosciences. Autrement dit, nous avons mainte-
nant deux disciplines – peut-être vaudrait-il mieux dire
deux groupes de disciplines – qui étudient la même
chose. Cependant, elles abordent l'une et l'autre ce
sujet commun à partir de points de vue complètement
différents.
L'approche scientifique « subjective » de l'esprit,
la psychanalyse, s'est séparée de l'approche « objec-
tive », les neurosciences, il y a un peu plus d'un
siècle. Les Études sur l'hystérie de Freud (1895d) ou
encore son Interprétation du rêve (1900a) marquent
le moment historique de cette divergence. Depuis
lors, chacune des deux approches s'est développée
dans sa direction propre. Les raisons initiales de cette
rupture sont complexes (voir Kaplan-Solms et Solms,
2000 ; Solms et Saling, 1986 ; voir aussi le chapitre X),
mais furent en fait principalement pratiques. À cette
époque, en effet, les méthodes d'exploration neuro-
scientifiques étaient encore balbutiantes et il était
donc impossible d'apprendre quoi que ce soit sur
la vie mentale – la véritable vie mentale, au sens
d'Oliver Sacks – par ce biais. En ce temps, les neuro-
sciences ne pouvaient pas aborder les mystères de la
personnalité, du désir, ou des émotions – toutes ces
choses qui fondent notre être même –, et il a donc
semblé à Sigmund Freud que la voie la plus profitable
pour étudier, comprendre et soigner les troubles de la
subjectivité humaine était de se limiter à une perspec-
tive purement psychologique.
Nous ne voudrions pas être trop optimistes, mais
il nous semble que cette situation a totalement évo-
lué. C'est en tout cas la raison pour laquelle nous
22 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

proposons aujourd'hui un livre comme celui-ci. Nous


disposons à présent en neurosciences de nouvelles
méthodes et de nouvelles technologies qui permettent
d'accéder à des connaissances auparavant insoup-
çonnées concernant les soubassements physiologiques
du « monde interne ». En bref, les neurosciences ont
rejoint – beaucoup diraient même dépassé – la psycha-
nalyse dans l'étude de l'esprit humain, et il est aujour-
d'hui possible d'apprendre de précieuses choses sur la
vie mentale en étudiant son organe physique, celui qui
était endommagé chez Phineas Gage : le cerveau.

RÉCONCILIER LES DEUX APPROCHES

De notre point de vue, il est à présent essentiel de


surmonter la fracture historique entre psychanalyse et
neurosciences, et de faire cohabiter ces deux approches
scientifiques des phénomènes mentaux. Les neuroscien-
tifiques, qui ne se confrontent que depuis peu de temps
à la complexité du fait subjectif, ont beaucoup à
apprendre d'un siècle d'investigations psychanaly-
tiques (voir Kandel, 1998 et 1999). Les psychothéra-
peutes, quant à eux, ont l'opportunité de bénéficier des
énormes progrès réalisés dans le domaine des neuro-
sciences en les utilisant pour faire avancer la réflexion
dans leur propre discipline où, il faut bien le dire, les
innovations scientifiques sont devenues à présent plutôt
rares. De nos jours, le mouvement psychanalytique
est constitué d'une mosaïque de groupes rivaux qui
connaissent des conflits théoriques, sans qu'aucun
d'entre eux ne puisse apporter d'argument décisif en sa
faveur. Une solution possible à certaines de ces contro-
verses serait d'examiner ces concepts psychanalytiques
polémiques à la lumière des connaissances neuroscienti-
fiques actuelles.
Si cela nous semble assurément une manière adéquate
de procéder, beaucoup de difficultés persistent pour
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 23

autant. En pratique, il reste beaucoup à faire avant de


pouvoir combler le fossé qui sépare encore ces deux
approches. Depuis cent ans, chacun des deux camps a,
pour des raisons diverses, envisagé l'autre avec suspi-
cion et dédain. Typiquement, les neuroscientifiques ont
considéré la psychanalyse et ses disciplines connexes
comme « non scientifiques » : comment une science de la
subjectivité pourrait-elle être objective ? De leur côté,
les psychothérapeutes ont jugé les neurosciences, y com-
pris la psychiatrie biologique, simplistes, dans la mesure
où elles avaient tendance à exclure le psychique. Ces
deux attitudes ne se sont pas développées par hasard et
ne seront pas dépassées de sitôt.
Ensuite, notre démarche nécessite de s'attaquer à de
sérieux problèmes épistémologiques. Comment en effet
rapprocher ces disciplines d'une manière méthodologi-
quement valide ? Pour prendre un exemple concret :
comment pouvons-nous nous y prendre pour identifier
les bases neurologiques d'un processus comme le
« refoulement » ? Comment faire même ne serait-ce que
pour mettre en évidence expérimentalement l'existence
de quelque chose qui s'apparenterait au refoulement
d'un point de vue neurologique ? Le refoulement – s'il
existe – doit être un phénomène particulièrement com-
plexe, subtil, insaisissable. Il paraît a priori très difficile
de cerner un tel concept en des termes physiologiques.
Pour avancer efficacement sur de tels sujets, la
meilleure méthode est à l'évidence de faire travailler
ensemble les tenants des deux approches. Pour ce faire,
il faut ouvrir un dialogue interdisciplinaire en recher-
chant des sujets d'intérêt communs. Nous devons tra-
vailler ensemble sur les mêmes cas cliniques, ou du
moins sur des cas des mêmes troubles, pour marier nos
savoirs. Mais avant tout, avant de pouvoir réellement
les combiner, nous avons besoin d'apprendre mutuelle-
ment sur nos approches.
Cette visée éducative inspire en partie notre ouvrage.
Notre premier objectif y est de communiquer au lecteur
rompu au langage de la psychanalyse certaines choses
que les neurosciences contemporaines peuvent leur
24 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

apporter. Ensuite, dans les derniers chapitres surtout,


nous espérons montrer que les connaissances neuros-
cientifiques peuvent tout à fait s'articuler avec la théorie
et la pratique psychanalytiques, et que l'on peut donc
commencer à faire des liens entre ces deux approches du
mental.
En revanche, le lecteur ne trouvera pas dans ce
livre de chapitres traitant de pathologies psychiatri-
ques spécifiques (comme l'abord neuroscientifique du
trouble déficitaire de l'attention, du trouble obsession-
nel compulsif, des tics, des attaques de panique…).
Chaque pathologie constitue en soi un sujet très com-
plexe, et en traiter en détail dépasserait le cadre de cet
ouvrage introductif. Pour le moment, chacun doit se
familiariser avec l'ensemble du domaine de connais-
sances et comprendre les bases du fonctionnement
cérébral avant de pouvoir aborder ensuite des sujets
plus ciblés. Fort heureusement, l'abord neuroscientifi-
que des fonctions mentales supérieures normales – la
conscience, les émotions, la mémoire, et ainsi de suite –
est tout à fait passionnant à lui seul. Avant de nous y
plonger, nous allons passer par un rappel des notions
de base.

ANATOMIE ET PHYSIOLOGIE CÉRÉBRALES


ÉLÉMENTAIRES

Nous débuterons par une introduction à l'anatomie


fonctionnelle et à la physiologie du cerveau. Il s'agit là
de deux sujets difficiles qui demandent, pour en avoir
une connaissance complète, un apprentissage intensif et
minutieux. Une partie de cet apprentissage est cepen-
dant indispensable pour maîtriser les notions fonda-
mentales nécessaires à la compréhension de ce livre.
Bien entendu, nous ne traiterons pas le sujet avec
autant de précision que cela peut être fait dans les
facultés de médecine ; nous aborderons simplement les
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 25

concepts de base auxquels le lecteur doit absolument


s'être familiarisé pour pouvoir comprendre sans diffi-
culté les chapitres suivants. Ceux de nos lecteurs qui ont
déjà un bagage en anatomie et en physiologie cérébrales,
acquis au cours d'études de médecine ou de psychologie
par exemple, souhaiteront peut-être sauter la lecture
des quelques paragraphes qui viennent. Nous les préve-
nons toutefois qu'un certain nombre de concepts très
importants sont définis dans les paragraphes intitulés
« Les mondes interne et externe » et « Le monde
interne ».
On a parfois tendance à oublier le fait que le cerveau
n'est après tout qu'un organe parmi d'autres, comme
le foie, la rate ou l'estomac. Comme tous les autres
organes, il est constitué de cellules. Celles-ci, reliées les
unes aux autres, forment une pièce de tissu biologique
qui a sa consistance et sa forme caractéristiques, ce qui
fait que tous les cerveaux humains se ressemblent à peu
près. Cet organe a cependant une propriété spéciale,
quasiment miraculeuse : comme le démontre ample-
ment le cas de Phineas Gage, il est l'organe de l'esprit,
et donc de notre être psychologique même.
En dépit de cette propriété extraordinaire du cer-
veau, les cellules dont il est constitué ne diffèrent pas
fondamentalement de celles des autres organes. Com-
ment peut-on décrire une cellule nerveuse typique ?
Celle-ci est composée de trois parties principales
(figure 1.2). La première, le corps cellulaire, contient à
peu près la même chose que ce que l'on trouve dans les
cellules des autres organes, à savoir ce qui assure son
métabolisme basal. Il existe ensuite deux sortes
d'appendices attenants à ce corps cellulaire, les den-
drites et l'axone ; dans une cellule nerveuse ordinaire,
il y a beaucoup de dendrites et seulement un axone. Ces
trois composants réunis forment la structure typique
d'une cellule du cerveau, un neurone. Les neurones – si
l'on y ajoute leurs cellules de soutien qui forment la glie
– représentent absolument tout ce dont le cerveau est
constitué : des millions et des millions de cellules reliées
les unes aux autres.
26 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

dendrite
corps cellulaire
axone

Figure 1.2 — Une cellule nerveuse

Cette interconnexion se fait de la manière suivante :


l'axone d'un neurone est relié avec une dendrite d'un
autre neurone, et ainsi de suite (figure 1.3) ; de multiples
interconnexions peuvent se produire, car chaque den-
drite peut accepter plusieurs axones terminaux. À
l'endroit où deux cellules se relient – entre l'axone d'une
cellule et la dendrite d'une autre – il existe un minuscule
intervalle, appelé synapse. À travers la fente synaptique,
de petites molécules chimiques passent d'un neurone à
l'autre ; ces molécules sont appelées neurotransmet-
teurs. Cette transmission chimique est le principal moyen
de communication entre les cellules du cerveau. Diffé-
rentes cellules, localisées dans différentes régions du cer-
veau, utilisent différents types de neurotransmetteurs,
dont certains sont décrits plus loin dans ce chapitre.
Ces cinq concepts (corps cellulaire, dendrite, axone,
synapse et neurotransmetteur) représentent tout ce que
le lecteur doit vraiment savoir à propos des neurones
pour la lecture de ce livre.
Qu'est-ce qui rend donc le cerveau si unique ? Comment
se fait-il que ces cellules interconnectées produisent une
chose aussi miraculeuse que notre conscience d'être au
monde ? Comment se fait-il que l'activité physiologique
des cellules constituant cette masse de chair qu'est le cer-
veau produise quelque chose qui ne partage aucune simili-
tude avec le produit des autres organes – et même de quoi
que ce soit d'autre dans l'univers physique ? Ces questions
seront traitées en détail dans les deux prochains chapitres.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 27

synapse
neurotransmetteur

Figure 1.3 — Cellules nerveuses en série

Bien que les propriétés élémentaires du tissu neural


n'expliquent pas clairement pourquoi le cerveau pro-
duit la conscience subjective, deux de ses caractéris-
tiques sont tout de même assez remarquables et, même
si elles ne sont pas totalement spécifiques, distinguent
tout de même nettement les cellules du cerveau de celles
de la plupart des autres organes. Le premier caractère
distinctif des neurones est la nature des liens qui existent
entre eux : les synapses et leurs neurotransmetteurs. Ce
lien permet le passage de l'information d'une cellule à
une autre. Le principe du transfert d'information n'est
pas spécifique des cellules nerveuses (d'autres types de
cellules interagissent aussi entre elles dans d'autres
organes), mais seules les cellules nerveuses ont pour
fonction principale de communiquer entre elles, ce qui
est un caractère distinctif important.
La seconde caractéristique remarquable du tissu
cérébral est que, alors que l'organisation structurale de
base du cerveau est prédéterminée par nos gènes (voir
le chapitre VII), ce plan d'ensemble est modifié d'une
manière spectaculaire au cours de la vie par l'influence
28 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

de l'environnement. Le cerveau a au départ d'innom-


brables potentialités d'organisation précise, l'infinité
des combinaisons avec lesquelles ses cellules pourraient
se combiner entre elles. La façon précise dont elles se
connectent effectivement, chez tout un chacun, est lar-
gement déterminée par l'environnement particulier
dans lequel il se trouve. En d'autres termes, la façon
dont les neurones se connectent entre eux dépend de ce
qui nous arrive. Les neurosciences modernes sont en
train de s'ouvrir de plus en plus au rôle joué par l'expé-
rience dans le développement du cerveau, les apprentis-
sages et la qualité de l'environnement – et pas seulement
durant l'enfance (voir les chapitres V et VII). En bref,
l'organisation fine du cerveau est littéralement sculptée
par l'environnement dans lequel il se trouve – beaucoup
plus que tout autre organe corporel et pendant une bien
plus longue période.
Au niveau du tissu neural, les deux caractéristiques
que nous venons d'évoquer, les capacités de transfert
d'information et celle d'apprentissage, sont ce qui dis-
tingue le plus le cerveau des autres organes. Ces capa-
cités sont bien plus nettement présentes au niveau du
tissu cérébral que dans tout autre tissu biologique.

Substance grise et substance blanche

Nous avons vu que les milliards de neurones sont


connectés les uns aux autres. Pour compléter cela, il
faut ajouter que les corps cellulaires tendent à se
regrouper en ensembles, un peu comme le font des
gouttes d'huile à la surface de l'eau. Aux endroits où
les corps cellulaires s'amassent ainsi, le tissu résultant
apparaît comme quelque chose de grisâtre. Par contre,
les connexions filandreuses entre les tissus gris, for-
mées principalement par les axones interconnectant les
corps cellulaires, apparaissent blanches (principale-
ment parce que les axones sont entourés d'une gaine
de tissu gras). Ceci est à l'origine de la fameuse dis-
tinction entre substance grise et substance blanche
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 29

(figure 1.4). Les amas de corps cellulaires sont gris, les


connexions de fibres entre elles sont blanches.

cortex cérébral
(substance grise)
substance
blanche

noyau
(substance grise)

Figure 1.4 — Substances grise et blanche

Les corps cellulaires formant la substance grise se


regroupent de deux manières différentes : en noyaux,
ou en couches (voir figure 1.4). Les noyaux sont tout
simplement des boules de corps cellulaires agrégés. Les
couches ont, elles, une organisation plus complexe.
Elles sont formées de corps cellulaires alignés en rangs.
C'est typiquement à la face externe du cerveau que
l'on trouve ces couches de cellules ; elles forment son
cortex (« cortex » signifie couche externe). Comme la
quantité de cortex a spectaculairement augmenté au
cours de l'évolution humaine et que la boîte crânienne
ne s'est pas étendue pour autant, le cerveau a gagné de
la place en pliant les couches les unes sur les autres, ce
qui leur donne la forme de vagues. C'est ce qui donne
à la surface du cerveau son apparence circonvoluée
bien connue. Les noyaux sont situés plus en profon-
deur dans le cerveau, bien en dessous du cortex et
avec de la substance blanche entre les deux. La sub-
stance blanche, principalement constituée d'axones
30 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

comme nous l'avons vu, connecte ainsi les noyaux et


les couches corticales les uns avec les autres. L'anato-
mie précise du système qui en résulte est extrêmement
complexe, mais les principes de bases en sont relative-
ment simples.

Tronc cérébral et prosencéphale

Une autre distinction importante dans le cerveau, à


laquelle nous ferons souvent référence dans les cha-
pitres qui suivent, est celle entre le tronc cérébral et le
prosencéphale. Cette distinction est de la plus haute
importance pour pouvoir comprendre certaines des
fonctions psychologiques qui sont abordées dans la suite
de ce livre. Ces deux structures sont à leur tour subdivi-
sées de manière complexe. Il existe de nombreux termes
pour désigner les différentes régions qui les constituent,
souvent – et cela est assez déroutant au départ – plu-
sieurs termes pour la même structure. Les termes que
nous introduisons maintenant sont ceux de la termino-
logie standard, ou bien les plus largement utilisés. Il
n'est pas nécessaire pour le lecteur se souvenir de tous
ces termes pour pouvoir suivre les chapitres suivants ;
il sera plus pratique de revenir à ce chapitre pour se
réorienter si cela était nécessaire.
Le tronc cérébral est une extension directe de la
moelle épinière dans le crâne, et c'est phylogénétique-
ment (c'est‑à-dire en termes d'évolution des espèces) la
partie la plus ancienne du cerveau. Dans ce livre, nous
porterons plus d'attention aux noyaux du tronc céré-
bral, situés à l'intérieur, qu'à sa surface externe. La
manière la plus simple de les décrire est de faire une
coupe longitudinale du cerveau pour en obtenir une vue
médiale (comme pour les figures 1.1 et 1.5) montrant la
surface d'une moitié (figure 1.6). La portion la plus
basse du tronc cérébral, la partie immédiatement adja-
cente à la moelle épinière, est la medulla oblongata (qui
se traduit en français par « moelle allongée ») – une
structure qui n'a pas grand-chose à voir avec la pen-
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 31

sée (la medulla oblongata contient des noyaux qui


contrôlent le rythme cardiaque, la respiration, etc.).
Au-dessus de la medulla oblongata, il y a le pons (latin
pour « pont »). Derrière le pons, on trouve le cerebel-
lum (le « cervelet », ce qui signifie littéralement « petit
cerveau », voir figure 1.5). Le sommet du tronc cérébral

prosencéphale

tronc cérébral
(et cervelet)

Figure 1.5 — Tronc cérébral et prosencéphale

mésencéphale
pont tronc
moelle cérébral
thalamus allongée
hypothalamus
diencéphale
glande
pinéale vers la
moelle
épinière

Figure 1.6 — Le tronc cérébral

proprement dit est constitué du mésencéphale. Au-


dessus de cette région, il y a des structures qui ne
font pas techniquement partie du tronc cérébral (les
32 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

opinions sur ce point ont varié au fil des ans), mais elles
sont intimement connectées sur le plan fonctionnel à la
medulla oblongata, au pons et au mésencéphale. Ces
structures forment le diencéphale (diencephalon).
Le diencéphale se divise en deux parties principales.
La plus grosse, la portion supérieure, est le thalamus.
En dessous du thalamus, il y a l'hypothalamus, qui est
directement connecté à la glande pituitaire (l'hypo-
physe, figure 1.6). Toutes ces structures du tronc céré-
bral et du diencéphale contiennent des noyaux qui sont
connectés les uns aux autres (ainsi qu'aux structures
prosencéphaliques décrites plus loin) de manière intri-
quée. Nous n'entrons pas dans les détails pour le
moment, cela sera fait plus tard.
lobe lobe
pariétal lobe frontal pariétal

lobe lobe
occipital occipital
lobe temporal insula
corps calleux (non visible)

Figure 1.7 — Le prosencéphale

Le prosencéphale est plus récent phylogénétique-


ment que le tronc cérébral. Il est constitué principale-
ment des deux grands hémisphères cérébraux qui
remplissent la voûte crânienne. À la surface externe de
ces hémisphères, on trouve le cortex cérébral, constitué
de couches pliées de matière grise, comme décrit plus
haut. Au cœur des hémisphères cérébraux, et donc invi-
sibles de l'extérieur, se trouvent différents noyaux que
nous décrirons plus loin. La figure 1.7 représente deux
vues des hémisphères cérébraux. La partie gauche
représente une nouvelle vue médiale de la surface
interne, qui est plate. Avec cet angle, on peut voir le
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 33

corps calleux (corpus callosum), un pont de matière


blanche qui connecte les deux hémisphères l'un avec
l'autre. À droite, il s'agit d'une vue latérale, qui montre
la surface externe convexe.
ganglions de la base

base du amygdale
prosencéphale

Figure 1.8 — Structures prosencéphaliques profondes

Chaque hémisphère est divisé en quatre lobes. On


peut les localiser sur les deux vues de la figure 1.7. À
l'arrière de la tête se trouve le lobe occipital ; au centre
le lobe pariétal (situé au-dessus et un peu en arrière des
oreilles) ; au-dessous et en avant du lobe pariétal, il y a
le lobe temporal (au niveau des tempes) ; le reste de
l'hémisphère est constitué du grand lobe frontal, qui est
au-dessus des yeux. Le lobe frontal est en quelque sorte
notre grande acquisition phylogénétique, chez nulle
autre espèce il n'est aussi développé que chez l'Homme.
Enfouie entre ces lobes, si on écarte le lobe temporal
vers le bas et les lobes frontal et pariétal vers le haut,
on voit une région supplémentaire du cortex cérébral
qu'on appelle l'insula.
À l'intérieur des hémisphères cérébraux (figure 1.8 1),
on trouve les noyaux du prosencéphale dont nous
avons parlé plus haut. Parmi ceux-ci, les plus impor-
tants sont les ganglions de la base. À côté des ganglions

1. Certaines parties de ces structures ne sont en fait ni tout à fait des


noyaux, ni tout à fait du cortex ; en fait, il s'agit de noyaux ayant une
structure en couches (ces structures de transition sont dites « corticoïdes »).
34 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

de la base, blottis dans la partie inférieure du lobe fron-


tal, il y a les noyaux de la base du prosencéphale.
Derrière eux, au sein de la partie antérieure du lobe
temporal, on trouve enfin l'amygdale (amygdala),
ainsi nommée car ce groupe de noyaux a à peu près la
forme d'une amande.

Le système limbique

La dernière notion anatomique que nous devons


exposer au lecteur est le système limbique (figure 1.9).
Ce terme est fréquemment utilisé comme s'il faisait réfé-
rence à une structure anatomique, mais il s'agit en réa-
lité d'un concept théorique concernant un groupe de
structures dont beaucoup de neuroscientifiques pensent
qu'elles ont entre elles des liens fonctionnels impor-
tants. Nous parlerons beaucoup de ce groupe de struc-
tures dans les chapitres consacrés aux émotions et à la
mémoire (chapitres IV et V). Comme la notion de « sys-
tème limbique » est plus théorique que concrète, les
neuroscientifiques ne sont pas tous d'accord entre eux
sur les structures qu'il faut inclure sous ce terme. Il
s'agit par conséquent d'une entité dont la définition
reste assez vague, certains neuroscientifiques se posent
d'ailleurs la question de la véritable utilité de ce
concept. Quoi qu'il en soit, tout le monde ou presque
est d'accord pour inclure dans le système limbique les
structures anatomiques que nous allons énumérer à
présent. Au centre de ce système, on trouve l'hypotha-
lamus. Les autres structures limbiques sont disposées
circulairement autour de l'hypothalamus et sont
connectées à lui. Dans le diencéphale, nous retenons
une partie du thalamus (la plupart des auteurs incluent
les noyaux antérieur et dorsomédian du thalamus dans
le système limbique). Au-delà du diencéphale, dans le
lobe temporal, nous incluons l'amygdale et l'hippo-
campe (hippocampus), ainsi qu'un faisceau de fibres
appelé le fornix, qui chemine sous le corps calleux en
longeant le diencéphale et relie ainsi l'hippocampe à un
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 35

petit noyau appelé le corps mamillaire. L'hippocampe


n'est pas vraiment un noyau, il représente plutôt un
cortex phylogénétiquement ancien, situé le long de la
surface interne du lobe temporal. Il a lui aussi de nom-
breuses connexions avec le groupe des noyaux de la
base du prosencéphale, y compris ceux qui se pro-
longent dans le septum. Plusieurs de ces structures sont
également connectées au gyrus cingulaire antérieur,
qui, de ce fait, est habituellement inclus dans le système
limbique lui aussi.
thalamus
gyrus fornix
cingulaire
antérieur

base du
prosencéphale

hypothalamus hippocampe

amygdale corps mammilaires

Figure 1.9 — Le « système limbique »

Cette série de structures cérébrales hautement inter-


connectées, dont la plupart sont situées profondément
dans le cerveau, constitue le système limbique. Beau-
coup d'autres structures leur sont reliées de manière
complexe, dont certaines sont parfois considérées
comme « limbiques » elles aussi. Elles ne comptent pas
quoi qu'il en soit parmi les pièces maîtresses du sys-
tème limbique, et nous nous y intéresserons seulement
lorsque l'occasion se présentera dans les chapitres sui-
vants.
Nous en avons fini à présent avec les bases anato-
miques nécessaires pour naviguer facilement dans les
chapitres de ce livre. Pour beaucoup de lecteurs, cette
section se révélera avoir été la plus difficile de tout
36 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

l'ouvrage. Les termes anatomiques introduits ici seront


mentionnés sans cesse, et leur utilisation répétée (sur-
tout pour discuter de leurs fonctions psychologiques) les
rendra peu à peu familiers.

LE MONDE INTERNE ET LE MONDE


EXTERNE

Le cerveau est un organe, certes, mais un organe qui


n'est pas isolé. Il est connecté de diverses façons avec
les autres organes du corps. Il s'agit là d'un fait essen-
tiel à propos du cerveau et son fonctionnement, qui est
bien trop souvent ignoré (en particulier par ceux ont
tendance à considérer le cerveau comme quelque chose
d'analogue à un ordinateur).
À ce moment de la discussion, nous devons introduire
une distinction qui va revenir comme un fil rouge à
travers les chapitres consécutifs de ce livre. Pour résu-
mer, le cerveau est relié à deux « mondes » : le monde à
l'intérieur de nous, le milieu interne du corps ; et le
monde à l'extérieur de nous, l'environnement externe.
Au fond, le rôle principal du cerveau est de servir
d'intermédiaire entre les deux côtés de cette ligne de
partage, c'est‑à-dire de servir d'intermédiaire entre les
besoins vitaux du milieu intérieur du corps (les fonc-
tions végétatives), et le monde autour de nous, sans
cesse changeant, où se trouve tout ce dont notre corps a
besoin, mais qui est indifférent à ces besoins (à l'ex-
ception de nos parents – particulièrement durant l'en-
fance – et des gens que nous aimons, qui pour cette
raison occupent une place spéciale dans notre économie
mentale).
Le système nerveux végétatif s'occupe de maintenir le
corps en vie en permanence en régulant le rythme car-
diaque, la respiration, la digestion, la température et
ainsi de suite. Pour assurer ces fonctions, le corps a
besoin de consommer de la matière du monde extérieur,
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 37

principalement de la nourriture, de l'eau et de l'oxy-


gène. Il a aussi besoin d'une température ambiante
appropriée, car les organes corporels ne peuvent fonc-
tionner que dans un intervalle de température réduit. Il
existe aussi des besoins sexuels, bien qu'en réalité le
comportement sexuel soit nécessaire plus pour la survie
de l'espèce entière que pour l'individu lui-même. En
bref, pour maintenir et alimenter la part viscérale que
nous avons tous en nous, le monde intérieur du corps
doit interagir de manière appropriée avec le monde exté-
rieur et faire en sorte qu'il satisfasse ses besoins, et c'est
le cerveau qui accomplit cette tâche difficile. Quand le
monde extérieur ne satisfait plus nos nombreux besoins,
quand le cerveau n'est plus capable de réguler les fonc-
tions internes de notre corps par l'intermédiaire de ses
interactions avec le monde extérieur, nous mourons. Ce
peut être de faim, de soif, de suffocation, d'un arrêt
cardiaque, ou par un des nombreux autres dangers qui
menacent constamment l'intégrité du monde intérieur.
Tout ceci est plutôt évident et tout à fait incontesta-
ble. Mais comment le cerveau fait-il alors pour mainte-
nir ces fonctions vitales ? D'une certaine façon, il s'agit
là du sujet de l'intégralité de ce livre. Pour commencer,
cependant, il est possible de nous intéresser à une ques-
tion plus limitée : comment le cerveau est-il relié anato-
miquement et physiologiquement aux mondes interne et
externe ?

Percevoir et représenter le monde


externe

Le cerveau est relié au monde extérieur principale-


ment de deux manières. Premièrement à travers l'équi-
pement sensoriel (les organes de la vision, de l'audition,
etc.), et deuxièmement à travers l'appareil locomoteur
(le système musculo-squelettique). C'est ainsi que nous
recevons des informations en provenance du monde et
que nous agissons sur lui.
Les bases neurobiologiques du fonctionnent sensori-
38 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

moteur sont bien comprises, parfois de manière extra-


ordinairement fine, mais nous n'aurons pas besoin
d'entrer précisément dans les détails de ces mécanismes.
Ce qu'il importe de savoir, c'est que les perceptions
sont générées par des récepteurs sensoriels spécialisés
(dans les yeux, les oreilles, etc.) qui transforment des
caractéristiques physiques données de l'environnement
en influx nerveux et envoient l'information qui en
résulte au cerveau. Dans le cas de la vision, la plupart
des cellules de la rétine (mais pas toutes) envoient des
informations visuelles, via une partie du thalamus, à la
partie postérieure des lobes occipitaux. Une organisa-
tion similaire s'applique à l'audition, pour laquelle la
plupart de l'information sensorielle (mais pas la totalité)
est transmise, via une autre partie du thalamus, à la
partie supérieure du lobe temporal. Dans le cas des sen-
sations somesthésiques (toucher, douleur, etc.), l'infor-
mation sélectionnée est envoyée depuis la surface du
corps et les articulations (principalement) jusqu'à la
partie antérieure du lobe pariétal.
Ces sensations somatiques (celles qui proviennent de
la peau, des muscles et des articulations) posent en réa-
lité un problème plus complexe, ce qui nécessite ici
quelques précisions. S'il est habituel à ce propos de
parler du sens du « toucher », il s'agit en fait d'un
groupe de modalités sensorielles différentes, qui trans-
mettent plusieurs types d'information à partir de la
surface corporelle, dont les sensations tactiles à propre-
ment parler ne sont qu'une partie. Il y a aussi le sens de
la vibration, de la température, de la douleur, et le sens
de la position des muscles et des articulations. Chacun
d'entre eux peut être considéré comme une modalité
sensorielle en soi, en ce que chacun a son propre type
de récepteur et se projette séparément dans le cerveau.
Quoi qu'il en soit, toutes ces modalités sensorielles
acheminent l'information approximativement au même
endroit : au niveau du lobe pariétal, où se forme la base
du schéma corporel. Par conséquent, toutes ces modali-
tés sensorielles sont regroupées en tant que « sensations
somesthésiques ».
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 39

Il est important de bien garder à l'esprit que ce


mode sensoriel somatique n'achemine jusqu'au cer-
veau qu'une partie de l'information sur l'état corpo-
rel : celle qui concerne la situation externe du corps,
la partie « musculo-squelettique » qui est en contact
avec le monde extérieur. En effet, pour pouvoir agir
sur le monde extérieur, nous avons besoin de cer-
taines informations à son sujet, comme la présence
de stimuli douloureux ou comme la température
ambiante. L'information concernant le monde inté-
rieur du corps, celui des viscères, n'est pas transmise
par des systèmes sensoriels comparables à ceux du
toucher, de la douleur et ainsi de suite 1. Nous revien-
drons un peu plus loin dans ce chapitre à la question
du monde intérieur, et nous limitons pour le moment
à expliquer la connexion du cerveau avec le monde
extérieur.
Les deux modalités sensorielles restantes, le goût et
l'odorat, sont de nature « chimique ». Nous ne nous
intéresserons pas à l'anatomie et la physiologie précises
de ces systèmes. Le goût est intriqué avec la somesthé-
sie de la langue et est représenté principalement dans le
cortex de l'insula. L'odorat est associé à plusieurs
structures du lobe temporal, dont certaines parties du
lobe limbique.
Ceci termine notre bref survol de la neurologie des
cinq modalités sensorielles classiques. Dès à présent,
tous les lecteurs doivent se souvenir que les trois moda-
lités sensorielles principales se projettent sur les trois
lobes postérieurs du cerveau : le lobe occipital pour la
vision, le lobe temporal pour l'audition, et le lobe parié-
tal pour la somesthésie.

Agir sur le monde externe. — Jusqu'à présent, nous


n'avons rien dit du lobe frontal. Alors que les organes

1. Certaines informations concernant certains organes internes sont trans-


mises (souvent sous une forme dégradée) via le système somato-sensoriel – d'où
par exemple les maux d'estomac – mais la majorité des informations concernant
l'état de nos organes internes sont transmises via un système différent, que nous
décrirons plus loin dans ce chapitre.
40 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

sensoriels sont principalement reliés à la moitié posté-


rieure du cerveau, les organes moteurs sont eux reliés
principalement à la moitié antérieure (bien que plu-
sieurs autres structures cérébrales, principalement
situées dans les ganglions de la base et le cervelet,
interviennent également dans leur régulation). La neu-
robiologie des systèmes d'action est assez bien com-
prise, mais sans doute pas avec autant de précision
que pour les différentes modalités perceptives. Ceci est
en partie dû au fait que le système moteur agit sur la
base d'informations provenant de tous les sens (c'est
en effet pour guider l'action que les sens existent). Par
exemple, le contrôle visuel de l'action opère habituelle-
ment de concert avec le rétrocontrôle de différents sys-
tèmes somesthésiques, qui donnent des informations
sur la position initiale des articulations. Une fois qu'un
objet est saisi en main, le système du toucher fournit
un rétrocontrôle, qui module l'intensité de la prise.
Quiconque a essayé d'agir un matin sur son environne-
ment avec un bras engourdi après avoir dormi dessus,
ou de parler après une anesthésie dentaire, compren-
dra immédiatement le principe de ces interactions
entre systèmes sensoriels et d'action. De plus, il y a
plusieurs types de systèmes d'action qui opèrent simul-
tanément. Par exemple, lorsque nous cherchons à sai-
sir des objets, nous bougeons également les yeux pour
les localiser.
Rappelons entre parenthèses que tous ces faits repré-
sentent, résumée ici de façon rudimentaire, la somme
des connaissances accumulées en neurosciences au
cours des cent cinquante dernières années. Avant que
ne naisse la psychanalyse, Freud contribua à cette
œuvre en identifiant un aspect du cheminement de
l'information auditive vers le cerveau. Il apporta en
effet une contribution importante en décrivant la termi-
naison du nerf acoustique dans son noyau du tronc
cérébral, un endroit où les impulsions du nerf auditif
passent pour gagner le cortex (Freud, 1886). Ce fut le
type de découvertes que Freud put tirer de l'expérimen-
tation neuroscientifique, et, pour l'essentiel, cela reflète
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 41

l'état général des connaissances neuroscientifiques à


l'époque où la psychanalyse est née. On comprend bien
que, comme son objectif était la compréhension de ce
qui gouverne les pensées et les sentiments humains,
Freud ne pouvait pas se contenter de connaissances
concernant les voies nerveuses des différentes modalités
sensorielles jusqu'au cerveau.

Cortex « de projection » et cortex « associatif ». —


Nous avons déjà dit que l'information visuelle arrivait
dans le lobe occipital, l'information auditive dans le
lobe temporal, et les sensations somatiques dans le lobe
pariétal. Ainsi, il y a dans les hémisphères cérébraux
des parties « visuelle », « auditive » et « tactile ». Nous
avons aussi dit que des impulsions « motrices » nais-
saient au niveau du lobe frontal. Toutefois, seule une
partie de chaque lobe est dévouée au contrôle de ces
modalités ; ces parties sont appelées le cortex de projec-
tion (elles sont aussi parfois appelées aires primaires ou
sensorimotrices). Dans ces régions, les faisceaux ner-
veux partant des différents organes sensorimoteurs pro-
jettent littéralement les surfaces des récepteurs et des
effecteurs de ces organes au sein du cortex, formant de
minuscules cartes fonctionnelles du corps partout dans
le cerveau (voir figure 1.10). L'information sensorielle
(c'est‑à-dire l'empreinte des stimuli sur les surfaces
réceptrices) est modifiée dans une certaine mesure
durant son voyage jusqu'au cortex cérébral, mais le
schéma de l'activité neurale représentant cette informa-
tion dans le cortex primaire de projection conserve son
organisation topographique d'origine en rapport avec le
champ réceptif de l'organe sensoriel. Ainsi par exemple,
le quart inférieur gauche de la rétine (qui représente le
quart supérieur droit du champ visuel) est toujours car-
tographié au niveau de la partie inférieure du cortex de
projection visuel du lobe occipital gauche. De même, il y
a des petites cartes de toute la surface externe du corps,
représentant les différentes submodalités sensorielles,
projetées à la surface du cortex sensoriel primaire du
lobe pariétal.
42 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

cortex
somatosensoriel cortex
primaire visuel
primaire

cortex auditif primaire


cortex
associatif postérieur

Figure 1.10 — Cortex sensoriels primaire et associatif

Le cortex primaire de projection, qui cartographie


plus ou moins directement les surfaces réceptives de nos
organes sensoriels dans le cerveau, n'occupe qu'une
petite portion des hémisphères (figure 1.10). Entre les
différentes aires de projection, nous trouvons toute une
série d'aires cérébrales complexes, qui sont spécialisées
chacune pour une fonction cognitive supplémentaire
utilisée dans l'analyse et l'enregistrement de l'informa-
tion sensorielle qui lui parvient. Dans le cas de la vision,
qui est la modalité sensorielle dont le fonctionnement est
le mieux connu, il y a par exemple des régions spéciali-
sées pour le traitement de la localisation, de la couleur
et du mouvement. À un niveau plus élevé, il y a des
systèmes pour la reconnaissance de l'objet, l'attention
et la manipulation visuo-spatiale : toute une cascade de
systèmes extrêmement complexes, qu'il n'est pas néces-
saire de décrire plus en détail ici. Ces régions sont sou-
vent désignées sous le terme générique de cortex
associatif (voir figure 1.10). Cette expression reflète le
fait que le cortex d'association est impliqué dans l'inté-
gration des informations provenant des différentes
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 43

zones corticales de projection spécifiques d'une moda-


lité sensorielle. Plus l'information est intégrée, moins
les cartes représentationnelles deviennent spécifiques
d'une modalité. Ainsi, le système de reconnaissance
d'objets dans le cortex associatif peut au final recon-
naître un « chien » sur la base d'une information ou
bien visuelle, ou bien auditive, ou encore tactile. Ceci
est possible grâce à la mise en place d'administrateurs
neuraux qui établissent des liens pertinents entre les
informations élémentaires.
Les souvenirs sont donc entreposés au sein du cortex
associatif. Un système conçu pour reconnaître le monde
extérieur se doit en effet d'enregistrer des connaissances
à son sujet. Cependant, tous les types de souvenirs ne
sont pas entreposés dans le cortex associatif, beaucoup
d'autres régions cérébrales sont impliquées dans l'en-
semble des processus mentaux que l'on regroupe sous le
terme de « mémoire » (voir chapitre V). C'est l'exposi-
tion répétée à une série d'expériences perceptuelles qui
permet le développement de souvenirs bien établis.
Ainsi, faire l'expérience de la présence d'un « chien »
comporte de très nombreux aspects, pas seulement ceux
des différentes modalités sensorielles, mais aussi la
façon dont un chien peut apparaître selon les différents
angles de vue, les différentes formes et races de chiens,
les types de mouvements que les chiens peuvent faire ou
ne peuvent pas faire, les endroits dans lesquels vous
avez le plus de chances de trouver des chiens, et ainsi de
suite. C'est sur la base de milliers d'expériences que
nous construisons peu à peu une image sûre et stable du
monde extérieur.
À partir de ce qui a été décrit jusque-là, on comprend
pourquoi la partie postérieure des hémisphères du cer-
veau est traditionnellement définie en neuropsychologie
comme « l'unité fonctionnelle de réception, d'analyse,
et de stockage de l'information » (Luria, 1973). Ces pro-
cessus fonctionnels constituent la fabrique même de
notre expérience du monde extérieur.
44 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

cortex
frontal cortex moteur
associatif

Figure 1.11 — Aires frontales d'association et de projection

Comme nous l'avons déjà dit, les parties antérieures


des hémisphères cérébraux sont impliquées dans les
processus moteurs. On retrouve ici des principes simi-
laires à ceux que nous venons de décrire, en ce qu'il y a
aussi du cortex de projection et d'association (figure
1.11), sauf que le cortex associatif moteur intègre des
plans d'action plutôt que des perceptions. Les parties
les plus antérieures des lobes frontaux (qui, de façon
déroutante, sont appelés les lobes préfrontaux) reçoi-
vent des informations sur l'état du monde extérieur de
la part des aires associatives postérieures décrites plus
haut. À partir de là, un déroulement « probable » de
l'action est planifié, préalablement à l'action elle-même
(voir chapitre IX). L'action elle-même est alors exécutée
par les parties les plus postérieures des lobes frontaux
(près du milieu du cerveau) qui forment le système prin-
cipal d'initiation du mouvement pour les muscles des
membres, du tronc et de la tête. Le système d'action est
ainsi connecté plus ou moins directement au monde
extérieur, un peu de la même façon que l'information
provient du monde extérieur dans le cortex postérieur
de projection. Par conséquent, la musculature du corps
est elle aussi cartographiée au niveau du cortex moteur
primaire, sur un mode somatotopique (c'est‑à-dire qu'il
existe aussi des petites cartes motrices).
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 45

Il est important de se souvenir que le système d'action


opère toujours de concert avec les systèmes perceptifs
(dont la fonction première est, comme nous l'avons déjà
dit, de guider l'action). De plus, si nous avons expliqué
plus tôt que les lobes préfrontaux reçoivent les informa-
tions portant sur le monde extérieur de la part des aires
associatives postérieures, nous devons ajouter que cela
porte toujours sur l'état du monde consécutif à l'action
précédente du sujet. Cette boucle de rétrocontrôle
constant permet la fonction extrêmement importante
d'autocontrôle (self-monitoring). Par conséquent, alors
que la moitié postérieure du prosencéphale est tradi-
tionnellement décrite comme une unité fonctionnelle de
réception, analyse, et stockage de l'information, la moi-
tié antérieure est définie comme « l'unité fonctionnelle
de programmation, de régulation, et de vérification de
l'action » (Luria, 1973).
Nous devons à présent apporter quelques précisions
au sujet de l'autocontrôle (self-monitoring). Ces sys-
tèmes corticaux ne sont pas de simples arcs réflexes, où
l'information entre et est ensuite transformée en action
rapidement et automatiquement. Les lobes préfrontaux
offrent la possibilité de générer des actions « poten-
tielles ». Ainsi, lors d'une résolution de problème, le sys-
tème peut essayer de voir si la solution imaginée répond
à la demande initiale de la tâche (si une approche sera
meilleure que les autres) en simulant mentalement des
actions, sans se compromettre en les réalisant réelle-
ment. À cette fonction de planification de l'action
(« feedforward ») s'ajoute celle déjà évoquée de rétro-
contrôle continuel, qui vérifie ce qui vient juste de se
produire dans le monde extérieur et se demande : « Est-
ce que ce que je voulais accomplir a eu lieu à présent ? »
Ou bien : « Est-ce que la situation a changé mainte-
nant ? » Des processus de contrôle de ce type ont lieu
régulièrement quand le système fonctionne bien, mais ils
n'opèrent pas constamment pour autant. Par exemple,
ce système est typiquement inactif quand nous sommes
en train d'exécuter une tâche routinière, et c'est ainsi
que nous faisons parfois des « actes manqués » qui
46 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

correspondent à la mise en œuvre de réponses automa-


tiques à des moments où la situation nécessiterait en réa-
lité une modification du système (le lien avec la
psychologie freudienne est bien entendu évident ici). Les
erreurs de jugement et de résolution de problème que
nous avons mentionnées dans le cas de Phineas Gage
étaient le résultat d'une détérioration massive de ce sys-
tème.
Pour résumer, différentes régions des hémisphères
du cerveau sont impliquées dans son rapport avec le
monde extérieur. Les régions postérieures reçoivent
l'information en provenance du monde extérieur et la
traitent en fonction de l'expérience antérieure, pour
définir quels objets sont dignes d'intérêt. Les systèmes
antérieurs agissent sur le monde externe. Dans la psy-
chologie des facultés traditionnelle, la mise en jeu de
ces systèmes serait décomposée sous les chapitres de
perception, mémoire, cognition et action. Ils repré-
sentent un pan entier de la vie mentale : l'interaction
avec l'environnement. Durant la plus grande partie du
siècle dernier, les neurosciences ont étudié cet aspect
de l'esprit pratiquement à l'exclusion de tous les
autres, et de formidables progrès ont ainsi été faits.
Jusqu'à très récemment, il y avait en revanche beau-
coup moins d'investigations sur les problèmes neuro-
psychologiques touchant au second aspect de la réalité :
l'influence du monde corporel interne du sur notre vie
mentale.

Le monde interne

Nous avons dit que le cerveau était interposé entre


deux mondes : l'environnement externe et le milieu cor-
porel interne. Le milieu interne renvoie au monde de la
respiration, de la digestion, de la pression sanguine, du
contrôle de la température, de la reproduction sexuelle,
etc. Ces fonctions sont responsables de la survie du
corps et, dans la plupart des cas, leur défaillance entraî-
nerait rapidement la mort de l'organisme.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 47

Cela surprendra peut-être quelques lecteurs d'ap-


prendre que le fonctionnement des viscères a aussi une
importance déterminante pour comprendre le « monde
interne » au sens psychologique du terme – c'est‑à-dire
le monde de l'expérience subjective. Ceci est en fait
particulièrement important parce que le fonctionne-
ment de ces systèmes forme la base de nos motivations
fondamentales, ce que Freud a appelé les « pulsions 1 »,
et les modifications pulsionnelles sont ressenties avant
tout sous la forme d'émotions. Cette question est même
si importante qu'un chapitre entier de ce livre lui est
consacré (chapitre IV). Les modifications de ces sys-
tèmes cérébraux dirigés vers l'intérieur affectent aussi
notre niveau de conscience en général (ce qui sera
abordé dans le chapitre III). En fait, comme nous le
verrons dans ces chapitres III et IV, émotions et
conscience sont presque inextricables. Pour toutes ces
raisons, la composante viscérale du cerveau est tra-
ditionnellement définie comme « l'unité fonctionnelle
de modulation de l'activité corticale » (Luria, 1973).
Cependant, comme nous l'expliquons dans le cha-
pitre V, elle intervient aussi au premier plan dans une
composante de la mémoire autobiographique que l'on
appelle la mémoire « épisodique ». Cette composante de
la mémoire est, elle aussi, inextricablement liée aux
émotions et à la conscience. Nous ne faisons ici que
survoler ces questions extrêmement intéressantes, qui
seront abordées en détail dans les chapitres III, IV et V.
En bref, l'information remonte à partir des diffé-
rentes parties du corps par la moelle épinière (et aussi
par d'autres chemins que nous détaillerons plus tard) et
gagne en premier lieu l'hypothalamus, qui est le centre
de contrôle, du système nerveux autonome (le système
qui contrôle les processus corporels d'autorégulation).

1. Le terme « pulsion » signifie des choses différentes selon les personnes.


La définition de Freud (1915c, p. 169) était : « […] représentant psychique
des stimuli issus de l'intérieur du corps et parvenant à l'âme, comme une
mesure de l'exigence du travail qui est imposé à l'animique par suite de sa
corrélation avec le corporel. » Cette définition correspond à la façon dont
nous utilisons le terme.
48 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

L'hypothalamus est intimement lié aux structures du


système limbique (décrites plus haut). On pourrait dire,
en utilisant les termes employés plus haut au sujet de la
perception externe et de l'action, que les fonctions du
milieu interne sont « projetées » au niveau de l'hypotha-
lamus. L'hypothalamus relaie cette information vers
une série d'autres structures situées dans le système lim-
bique et le reste du cerveau. De cette manière, l'état
instantané du corps est mis en rapport avec les objets
coïncidant dans le monde extérieur, et ces liens, qui ont
une importance cruciale pour la survie, sont enregistrés
dans la mémoire. Pour poursuivre notre analogie,
l'ensemble du système limbique peut être vu comme
l'aire « associative » pour l'information viscérale. La
perception de l'information viscérale s'inscrit consciem-
ment sous la forme de vécus émotionnels et, via l'asso-
ciation, sous la forme de réminiscences (« j'ai vu ceci, et
ça m'a fait ressentir cela », voir chapitre V).
En plus de son aspect « perceptif », le cerveau viscé-
ral a aussi une composante « motrice ». Les actions
accomplies par ce système se divisent en deux classes :
celles qui agissent sur le milieu viscéral lui-même, par
l'intermédiaire du système nerveux autonome (via des
libérations de sécrétions, des changements vaso-
moteurs, etc.) ; mais aussi celles qui influent sur le
monde extérieur. L'action externe volontaire est
médiée par les systèmes moteurs que nous avons décrits
plus haut, mais, contrairement à l'action volontaire,
le cerveau viscéral libère, lui, des schémas moteurs
stéréotypés, libérés par une pression compulsive. C'est
la base des comportements instinctuels et de l'expres-
sion des émotions. Contrairement à l'action volontaire,
ce type d'activité motrice est médié principalement par
les ganglions de la base. Cependant, l'information
concernant l'état du milieu interne gagne aussi les
lobes préfrontaux, où elle apporte une contribution
importante aux calculs réalisés par cette unité de pro-
grammation, de régulation, et de vérification de l'ac-
tion.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 49

Le contrôle exécutif. — La maturation du lobe pré-


frontal comporte, parmi ses composantes les plus
importantes, le développement graduel d'un contrôle
inhibiteur sur les schémas moteurs stéréotypés libérés
par le système viscéral du cerveau. Les lobes préfron-
taux, au cours de leur développement, gagnent un
contrôle inhibiteur sur l'émotionnalité et la conscience
en général, apportant ainsi les bases de l'attention, de
la pensée dirigée, et ainsi de suite. Quand nous affir-
mons que le but biologique de la perception est de
guider l'action, cela ne s'applique pas moins à l'infor-
mation perceptive venant de l'intérieur qu'à celle qui
provient de l'extérieur. Pour cette raison, on dit des
lobes préfrontaux qu'ils forment une superstructure
pour la totalité du cerveau : ils gouvernent notre com-
portement (élaborent, contrôlent et modifient constam-
ment nos plans d'action) sur la base d'informations
venant à la fois du monde interne et du monde externe
(voir chapitre IX).

LES DEUX SOURCES D'INFORMATION :


RÉSUMÉ

Il nous est à présent possible d'avoir une vue d'en-


semble du fonctionnement du cerveau. Celui-ci est inter-
posé entre les mondes interne et externe au corps. En
provenance de l'environnement externe, l'information
arrive par les organes sensoriels et est acheminée vers
les parties postérieures des hémisphères cérébraux.
L'information issue de chaque classe de récepteur sen-
soriel est projetée au niveau du cortex primaire spécifi-
quement conçu pour sa modalité, après quoi elle se relie
avec d'autres éléments d'information, principalement
dans les régions associatives situées dans les parties pos-
térieures des hémisphères. Intégrée avec des traces
d'expériences antérieures, cette connaissance du monde
extérieur est transmise au cortex associatif frontal, où
50 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

elle guide les programmes d'action. Ces programmes


sont également guidés par des influences provenant de
l'intérieur du corps. L'information interne est enregis-
trée avant tout par l'hypothalamus, puis conjuguée à
d'autres informations au niveau du système limbique,
avant d'être acheminée au cortex frontal. C'est là la
source de notre motivation interne, intimement liée à
notre mémoire personnelle, nos émotions, et à notre
conscience. Ainsi, le système préfrontal est équipé pour
gouverner le comportement, non seulement sur la base
des conditions présentes, internes et externes, mais
aussi de l'expérience antérieure.
Ce dernier point permet d'imaginer ce qui se passe-
rait dans les cas où un des systèmes influençant les
lobes préfrontaux seraient modifié et, de ce fait, leur
équilibre rompu. Quelqu'un peut, par exemple, être
trop volontiers influencé par ses pulsions et, de là, agir
compulsivement au service de buts à court terme,
d'une manière qui sera donc inappropriée au monde
extérieur. À l'inverse, l'interruption de la source
interne d'information peut conduire à l'inertie, ou à
l'incapacité à modifier le comportement sur la base des
marqueurs émotionnels de l'expérience intérieure.
Nous devrions maintenant commencer à comprendre
comment des comportements anormaux peuvent sur-
venir, que ce soit par des anomalies du développement,
des atteintes cérébrales, ou des dérèglements chimiques
des systèmes cérébraux évoqués jusqu'ici. Avec une
connaissance de base de l'anatomie et de la physiologie,
les caractéristiques essentielles de tels changements ne
sont pas trop difficiles à comprendre. Jusqu'ici, toute-
fois, nous avons parlé principalement d'anatomie ;
nous allons maintenant passer brièvement aux prin-
cipes physiologiques qui sous-tendent le fonctionne-
ment du cerveau.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 51

NEUROPHYSIOLOGIE ESSENTIELLE

Le cerveau est constitué de neurones et de cellules de


soutien qui pourvoient à leur survie. Nous avons dit
plus tôt que l'une des propriétés uniques du fonctionne-
ment du neurone est sa capacité à transmettre l'infor-
mation. Cela, il le fait en se mettant à « décharger ». Ce
terme signifie que chaque neurone transmet périodique-
ment de petites quantités de neurotransmetteur à ses
neurones voisins. Toutes les cellules du corps absorbent
et rejettent des molécules, mais les neurones le font
d'une manière particulière. Les molécules de neuro-
transmetteur sont expulsées au niveau de l'extrémité de
l'axone du neurone, dans le petit espace qui le sépare
de la cellule suivante, la synapse (voir plus haut). Le
neurotransmetteur est alors capté par des récepteurs
sur les dendrites des neurones de l'autre côté de la
synapse. Cela a une action sur le second groupe de neu-
rones en augmentant ou en diminuant les chances qu'ils
déchargent. Ainsi, les neurones sont en constante com-
munication les uns avec les autres par l'intermédiaire
de leurs neurotransmetteurs. Cette communication est
constante car les neurones ont toujours un niveau de
base de décharge (« niveau de repos ») ; même quand ils
ne sont pas spécialement stimulés par d'autres neu-
rones, ils déchargent à intervalles réguliers. Cependant,
l'action d'autres neurones, via leurs neurotransmet-
teurs, modifie le niveau de base en faisant décharger le
neurone plus ou moins fréquemment que son niveau de
repos.
Il y a deux grands types de neurotransmetteurs :
excitateur et inhibiteur. Le type excitateur (le plus
commun) augmente le niveau de décharge ou, plus pré-
cisément, augmente les chances que le neurone suivant
décharge à son tour. Il ne fait qu'augmenter les chances
de son activation, parce que nous sommes en réalité en
présence d'agrégats de grands nombres de neurones qui
s'activent de concert. Un neurone ne contraint pas un
52 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

autre à s'activer par une connexion exclusive. Chaque


neurone est influencé, via l'action de multiples neuro-
transmetteurs au niveau de multiples synapses, par des
dizaines, même des centaines ou des milliers, d'autres
neurones. Ainsi, la réception d'un neurotransmetteur
excitateur augmente la chance de l'activation du neu-
rone. Respectivement, un neurotransmetteur inhibiteur
diminue la probabilité que ce neurone s'active. Du fait
que nous sommes en présence d'ensemble des neurones,
c'est le résultat total « moyen » qui déterminera si le
neurone s'active ou non, et l'intensité à laquelle il s'acti-
vera. Pour prendre un exemple grossier, si 60 % des
entrées d'un neurone l'excitent et 40 % l'inhibent, il va
s'activer, mais à un niveau à peine plus élevé que son
niveau de base. Par contre, si 90 % l'excitent et 10 %
l'inhibent, il va s'activer à un rythme beaucoup plus
rapide. Le mécanisme complet de la neurotransmission
est plus complexe que ce que nous avons décrit (par
exemple, les neurones sont équipés de différents récep-
teurs synaptiques qui reçoivent, ou « reconnaissent »,
différents neurotransmetteurs), mais cet aperçu est suf-
fisant pour ce qui nous préoccupe.
C'est donc ainsi que nos neurones fonctionnent. Là
encore, il faut noter que ces processus, qui aboutissent
à « produire » l'esprit, n'ont rien de surnaturel. Il s'agit
de processus cellulaires tout à fait ordinaires. Cepen-
dant, la façon dont ils produisent notre conscience, et
donc toute la richesse de notre vie intérieure, implique
nécessairement plus que de simples questions de neuro-
transmission (voir chapitre II). Dans les paragraphes
précédents, nous avons commencé à décrire les schémas
de connectivité entre certains ensembles de neurones, et
comment ils leur permettent d'intégrer l'information
provenant des mondes extérieur et intérieur pour agir
sur eux en retour ; maintenant, il s'agit de parler des
principes physiologiques qui sous-tendent ces deux
grandes fonctions du cerveau.
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 53

Fonction « canal » versus fonction


« état »

Les sources d'information externe et interne peuvent


être distinguées non seulement sur des bases anato-
miques, mais aussi sur des bases physiologiques. Cette
distinction physiologique est essentiellement exprimée
dans celle que font certains neuroscientifiques entre
fonctions « canal » et fonctions « état », deux termes
introduits par M.-M. Mesulam (1998). Sa terminologie
est un peu personnelle, mais elle désigne des concepts
relativement nets, dont les fondements physiologiques
sont largement acceptés. D'autres neuroscientifiques
font la distinction entre « contenus » et « niveaux » de
conscience, mais ces termes sont moins commodes
étant donné qu'ils font spécifiquement référence à la
conscience et qu'ils excluent par conséquent la possibilité
de processus mentaux inconscients (voir chapitre III 1).
La distinction de Mesulam entre les fonctions cérébrales
de canal et d'état est peut-être approximativement équi-
valente à celle qu'ont établie des psychanalystes entre
représentations mentales (« traces idéatives ») et énergies
mentales (ou « quantum d'affect »).
Les fonctions cérébrales, principalement prosencé-
phaliques, qui se chargent de l'information provenant
du monde extérieur, sont majoritairement des fonctions
« canal » . Cela signifie que l'information traitée par ces
systèmes évolue en catégories séparées, au sein de voies
distinctes et spécifiques. L'information transmise au
sortir d'un système « canal » spécifique n'est pas redis-
tribuée dans l'ensemble du cerveau, mais au contraire
dirigée de façon ciblée vers un petit nombre de régions
précises. Par exemple, quand l'information arrive à un
endroit spécifique de la rétine (disons 30 degrés au-
dessous de l'horizontale et 20 degrés à gauche de la
verticale), elle se projette au niveau d'une zone très

1. Cette distinction est similaire à celle que Freud a faite entre « qualité »
et « quantité » psychiques.
54 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

spécifique du cortex visuel primaire qui représente sa


localisation précise sur la rétine (et par conséquent dans
le champ visuel externe). Les composants de cette infor-
mation qui concernent la couleur se projettent ensuite
au niveau d'aires spécifiques, tout comme celles qui
concernent le mouvement, et ainsi de suite. Dans chaque
cas, un nombre limité de neurones « s'adressent » à un
nombre limité d'autres neurones situés plus loin, tandis
que tout le reste du cerveau est indifférent à cette inter-
action. Ainsi, la région A se connecte à la région B, qui
se connecte à la région C. Les régions L, M et N, qui se
connectent aussi entre elles, ne sont jamais impliquées
dans l'interaction entre les régions A, B et C (voir
figure 1.12). Ce type d'interactions par circuits en
parallèle ne se produit pas que dans le système visuel,
on le retrouve pour pratiquement tous les systèmes fonc-
tionnels cérébraux dirigés vers l'extérieur.
A B C
état 1

L M N
état 2

Figure 1.12 — Fonctions « canal »

Ce type d'interactions entre neurones implique prin-


cipalement trois neurotransmetteurs : deux neurotrans-
metteurs excitateurs, le glutamate et l'aspartate, et un
neurotransmetteur inhibiteur, le GABA (acide gamma-
aminobutyrique). Ce sont les neurotransmetteurs les
plus répandus dans le cerveau, et ils prédominent dans
l'activité de toutes les fonctions « canal ».
Les structures cérébrales dirigées vers l'intérieur,
qui forment, comme nous l'avons vu plus haut, une
unité modulant le niveau de fond de l'activation corti-
cale, opèrent d'une manière totalement différente. Ici,
les moyens de communication sont plus grossiers et
impliquent des effets plus globaux et plus étendus, reflé-
tant des changements dans l'état général de l'organisme
plus que dans des canaux spécifiques de traitement de
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 55

l'information. Les neurones d'un seul noyau du tronc


cérébral appartenant au système de fonction « état »
projettent sur un très grand nombre d'autres neurones,
dans des proportions qui sont sans commune mesure
avec le nombre des neurones dont ce noyau est lui-
même constitué. Les neurones prosencéphaliques ainsi
stimulés sont très largement distribués dans le cerveau,
de telle sorte qu'un noyau du tronc cérébral peut
influencer simultanément des neurones dans tous les
lobes du prosencéphale. De plus, les neurones prosencé-
phaliques stimulés par un noyau participant à une fonc-
tion « état » peuvent simultanément être influencés par
un autre ; dans ces systèmes, il n'y a pas de canaux
spécifiques, mais plutôt un certain nombre de « zones
d'influence » qui se chevauchent. La figure 1.13 permet
de saisir le contraste qui existe entre ce mode de trans-
mission et celui de la figure 1.12. L'état 1 de la figure
1.13 affecte les deux canaux dans leur globalité, alors
que l'état 2 n'affecte qu'une partie de chaque canal. Les
liens spécifiques en série entre les régions d'un système
canal sont ainsi remplacés par des champs d'interaction
chevauchés. Une caractéristique encore plus saillante
des systèmes « état » est le fait – nous en reparlerons par
la suite – qu'ils sont aussi ouverts à l'influence de sub-
stances chimiques autres que les neurotransmetteurs, ce
qui relie directement le cerveau avec le système viscéral.
A B C

L M N

état 1 état 2
Figure 1.13 — Fonctions « état »
56 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

NEUROCHIME ET NEUROPHARMACOLOGIE
DE BASE

Nous avons dit plus tôt que les fonctions « canal »


opéraient principalement par l'intermédiaire des neuro-
transmetteurs classiques que sont le glutamate, l'aspar-
tate et le GABA. Les fonctions « état » quant à elles
opèrent en partie avec ces mêmes neurotransmetteurs,
mais également avec un certain nombre d'autres, tels
que la sérotonine et la dopamine. Ces derniers termes
sont peut-être déjà familiers pour le lecteur car ils dési-
gnent des neurotransmetteurs avec lesquels les psycho-
pharmacologues travaillent constamment, ce qui n'est
d'ailleurs pas sans intérêt. En effet, ce n'est pas un
hasard si les aspects les plus familiers de la psychophar-
macologie concernent ces substances chimiques là, celles
qui transmettent l'influence sur le cerveau du milieu
intérieur, des « pulsions ». Quelles sont alors plus préci-
sément ces substances chimiques qui gouvernent les sys-
tèmes à orientation interne ?
Le premier de ces neurotransmetteurs est l'acétyl-
choline (ACh), qui est employée par bon nombre de
neurones à travers le cerveau. Les neurones qui utilisent
ce neurotransmetteur sont appelés neurones cholinergi-
ques, dont deux systèmes nous intéressent particulière-
ment (figure 1.14). Le premier d'entre eux a son origine
dans le tegmentum mésopontique, une partie de la for-
mation réticulée, dans la moitié postérieure du pont.
Ses neurones projettent, via le thalamus et agissent sur
le cortex de manière assez diffuse. Seuls les corps cellu-
laires de ces neurones produisant de l'acétylcholine se
trouvent dans les structures pontiques. Les axones de
ces cellules se dirigent vers l'hypothalamus, le thalamus,
et le cortex cérébral, où ils libèrent l'acétylcholine dans
l'espace synaptique adjacent à d'autres cellules, modi-
fiant leur niveau d'activation par le récepteur de l'ACh.
Cette disposition, c'est‑à-dire des systèmes de neuro-
transmetteurs ayant des sites d'origine limités (des
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 57

base du
prosencéphale tegmentum
mésopontique

Figure 1.14 — Les sites cholinergiques

corps cellulaires regroupés en noyaux) et des régions de


projection très vastes (via leurs axones), s'applique à
tous les systèmes décrits dans ce paragraphe. Le second
système « état » important qui emploie l'ACh a son
origine dans les noyaux de la base du prosencéphale,
qui ont été décrits plus tôt. Ce système, lui aussi,
stimule globalement le niveau de décharge de la presque
totalité du cortex. Les systèmes cholinergiques céré-
braux seront à nouveau abordés dans le chapitre VI,
au sujet du sommeil et du rêve).
Les noyaux du raphé, dans le tronc cérébral (voir
figure 1.15), constituent l'origine d'un autre important
système de neurotransmission « état ». Ses neurones
produisent de la sérotonine (5HT) et la distribuent
largement dans le prosencéphale. La sérotonine est bien
connue de par l'utilisation des ISRS (inhibiteurs sélec-
tifs de la recapture de la sérotonine) dans le traitement
de la dépression. Ceci nous donne l'occasion de complé-
ter l'exposé des principes neurophysiologiques que
nous avons débuté précédemment. Rappelons-nous que
le neurotransmetteur est excrété via un axone dans
l'espace synaptique, où il se fixe sur des récepteurs
situés sur le neurone suivant, et par là augmente ou
réduit son niveau de décharge. L'information que nous
voulons ajouter, c'est que le neurotransmetteur ne se
58 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

perd pas dans la seconde cellule. Après un certain


temps, il est réabsorbé par la première cellule, et peut
ainsi être réutilisé. Les ISRS sont des inhibiteurs de
cette recapture, ce qui signifie qu'ils ralentissent le pro-
cessus de réabsorption du neurotransmetteur dans la
première cellule. Le neurotransmetteur excrété est donc
actif dans l'espace synaptique pendant un temps plus
long et continue à exciter le second neurone en consé-
quence. Toutes les molécules chimiques qui inhibent la
recapture d'un neurotransmetteur (ici la sérotonine)
ont pour effet de le rendre plus efficace en prolongeant
sa durée d'action.
La troisième classe de neurotransmetteur qui a son
origine dans un noyau situé au cœur du tronc cérébral
est la noradrénaline (NA). Les cellules à la source de ce
neurotransmetteur se situent dans le noyau locus cœru-
leus du pont (figure 1.15). Les sites d'action de ce sys-
tème sont, comme pour tous les autres systèmes « état »,
très divers. Nous reviendrons également sur le système
cholinergique lorsque nous parlerons du sommeil et du
rêve (chapitre VI).

aire un noyau
tegmentale locus du raphé
ventrale coeruleus

Figure 1.15 — Les sites sérotoninergique, noradrénergique


et dopaminergique

Le dernier neurotransmetteur que nous mentionne-


rons est produit dans une région de transition entre le
cerveau moyen et le diencéphale appelée aire tegmen-
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 59

tale ventrale (figure 1.15), il s'agit de la dopamine


(DA). La dopamine est également produite dans d'au-
tres sites du tronc cérébral, dont le principal est la sub-
stance noire (bien connue pour son implication dans la
maladie de Parkinson). Ce noyau est la source du sys-
tème DA nigrostriatal (qui projette principalement au
niveau des ganglions de la base), mais le système DA qui
prend son origine dans l'aire tegmentale ventrale est
plus important pour ce qui nous concerne. On le nomme
système DA mésocortical-mésolimbique, parce qu'il agit
principalement sur des structures limbiques et corticales
situées sur la face médiale du prosencéphale. Ses cibles
principales sont l'hypothalamus, le noyau accumbens
(un noyau de la base du prosencéphale niché au-dessous
des ganglions de la base), le cortex cingulaire antérieur,
et l'amygdale. Ce système projette également vers d'au-
tres structures, dont la totalité des lobes frontaux.
Les neurotransmetteurs que nous venons de décrire
(ainsi que d'autres dont nous n'avons pas parlé comme
l'histamine, qui a sa source principalement dans
l'hypothalamus) sont appelés neuromodulateurs. Cela
renvoie au fait que les systèmes de neurotransmetteurs
« état » à travers lesquels ils opèrent exercent des effets
diffus, via une action à grande échelle, se surimposant
aux activités qui ont lieu au niveau des réseaux spéci-
fiques des systèmes « canal ». Ils modulent ces activités,
selon l'état présent de l'organisme. À ce titre, toutes les
opérations cognitives sont, d'une manière générale,
influencées par les variations de l'humeur et de la vigi-
lance.

Les neuromodulateurs qui ne sont pas


des neurotransmetteurs

Jusqu'ici, la communication entre les cellules a été


décrite exclusivement selon le mode d'action des neuro-
transmetteurs classiques. Cependant, il y a d'autres
façons dont les neurones communiquent les uns avec les
autres et avec les cellules d'autres organes du corps.
60 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

La première est plus primitive dans ses mécanismes


que l'action élégante des neurotransmetteurs au niveau
des synapses. Cependant, les systèmes « état », qui
agissent globalement sur l'ensemble du cerveau, n'ont
pas forcément besoin de cette sophistication, en parti-
culier pour ce qui concerne les hormones. On compte
parmi ces hormones quelques molécules chimiques bien
connues comme les œstrogènes ou la testostérone, qui
sont impliqués dans les changements sexuels de la
puberté et dans la reproduction (voir chapitre VII), et
les stéroïdes, qui jouent un rôle important dans les
réactions de stress. Ces agents chimiques sont produits
dans les viscères et montent au cerveau par le système
circulatoire (la circulation sanguine et le liquide cépha-
lorachidien, qui circule à travers l'ensemble du sys-
tème nerveux central). Le cerveau lui-même produit
ses propres hormones (principalement dans la glande
pituitaire, qui est gouvernée par l'hypothalamus) qui,
libérées « d'en haut » dans le système circulatoire,
influencent les viscères. C'est là une des principales
voies « effectrices » du cerveau sur le monde intérieur.
La dernière classe de neuromodulateurs est celle des
peptides (ou neuropeptides). Comme les hormones, les
peptides sont produits non seulement dans le cerveau
mais aussi dans les viscères. Cependant, ces substances
diffèrent des hormones en ce sens qu'elles agissent à des
distances comparativement plus courtes. Comme les
hormones, elles produisent la plupart de leurs effets par
un processus direct de diffusion, court-circuitant la
synapse, qui leur permet de moduler le niveau de
décharge des neurones déjà activés (ou inhibés) par
ailleurs par les neuromédiateurs classiques. Comme les
hormones, les peptides sont donc des instruments relati-
vement grossiers. Notons cependant que, bien que le
système de distribution de ces neuromodulateurs soit
relativement primitif, les conséquences chimiques de
leur fonctionnement peuvent être très précises, et à cet
égard il est impropre de les considérer comme non spé-
cifiques : fonctionnellement parlant, ils agissent sur le
cerveau d'une manière sélective. Les neuropeptides ont
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 61

des modes d'action très spécifiques, en lien bien souvent


avec des systèmes émotionnels eux aussi spécifiques
(voir chapitre IV). En ce sens, ils sont en fait bien plus
spécifiques que les neurotransmetteurs dont nous avons
parlé, ceux qui intéressent habituellement les psycho-
pharmacologues. La perspective d'agir sur des neuro-
peptides spécifiques d'émotions est très prometteuse
pour la psychopharmacologie du futur. Les différents
types de neuropeptides se comptent par dizaines, voire
par centaines, et on en découvre sans cesse de nou-
veaux. Certains de ces neuropeptides seront abordés
plus en détail dans les chapitres suivants.

COMMENTAIRE MÉTHODOLOGIQUE

Au terme de ce chapitre introductif consacré à l'ana-


tomie, la physiologie et la biochimie cérébrales, un bref
commentaire s'impose au sujet du statut de la preuve en
neurosciences. Les faits rapportés dans ce chapitre, et il
en va de même en ce qui concerne les chapitres suivants,
sont des connaissances très concrètes et pratiques. Pour
quelqu'un qui a une formation en sciences humaines, il
est bien sûr intéressant de réfléchir sur le degré de cer-
titude que l'on peut leur attribuer. Ces découvertes
sont-elles en effet définitives ? Dans quelle mesure
restent-elles encore ouvertes à l'interprétation ? Pour
l'essentiel, le corpus de connaissances que nous avons
résumé est basé sur des preuves extrêmement solides.
C'est ce qui fait la beauté des neurosciences, et c'est
aussi pourquoi elles ont tant à apporter à la psychana-
lyse et aux disciplines apparentées. On peut raisonna-
blement dire – en espérant que les psychothérapeutes ne
se sentiront pas offensés – que le savoir psychanalytique
est très théorique, qu'il existe beaucoup d'ambiguïtés en
psychanalyse entre les faits et les hypothèses, entre
l'observation et l'interprétation, et finalement entre
découverte et invention. En neurosciences, les lignes de
62 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

partage sont plus claires. C'est le cas principalement


parce qu'il s'agit en neurosciences de s'occuper de
choses physiques et donc tout à fait tangibles. En règle
générale, chacun peut aisément se représenter ce dont il
est question : si l'on prend du GABA et du glutamate,
l'un devrait inhiber et l'autre exciter le neurone, cela
peut se vérifier.
Avec des outils conceptuels et techniques aussi trans-
parents à notre disposition, nous pouvons établir des
faits de façon certaine. Ceci ne veut pas dire pour autant
qu'il n'existe pas de controverses en neurosciences, car
il en existe assurément. Cependant, le soubassement des
connaissances y est généralement consensuel. De plus,
quand il y a controverse, les neuroscientifiques peuvent
mettre au point et réaliser des expériences décisives qui
permettent de déterminer qui a raison et qui se trompe.
Généralement, après quelques discussions pour savoir
si l'expérience réalisée était ou non déterminante, le
camp qui a perdu concède qu'il s'est trompé. C'est
ainsi que le champ des connaissances s'étend, à par-
tir de découvertes consensuelles et réplicables. Tout
ceci est dû au fait que la preuve qui sous-tend la théo-
rie en neurosciences comporte assez peu d'ambiguïté.
La situation est différente en psychanalyse. En général,
les psychothérapeutes sont confrontés à des expériences
subjectives brutes, c'est‑à-dire qu'ils ont affaire à des
histoires de la vie réelle, faites de sentiments, de pensées
et de souvenirs, tels qu'ils se déploient dans la com-
plexité d'une relation interpersonnelle. L'expérience
subjective est une chose éphémère et fugitive, ce qui
rend sa vérification expérimentale extrêmement difficile
(mais cependant pas impossible a priori). Comme il est
très difficile en psychanalyse d'imaginer des expériences
clés, et que la preuve y est très rarement tranchée, le
champ a eu tendance à se fragmenter en groupes basés
sur des positions théoriques très affirmées. Dans la plu-
part des cas, tout le monde ne peut pas avoir raison en
même temps, mais aucun groupe n'apparaît capable de
produire des données déterminantes qui seraient suffi-
PRÉSENTATION DE QUELQUES CONCEPTS... | 63

samment robustes pour convaincre les autres qu'ils se


trompent.
Ainsi, en vertu du statut objectif de la preuve en neu-
rosciences, celles-ci fournissent un certain nombre de
points d'ancrage utiles à partir desquels réévaluer les
concepts psychanalytiques. Et la psychanalyse, en vertu
de sa riche tradition théorique, fournit un cadre concep-
tuel général pour guider les recherches neuroscientifi-
ques sur l'expérience subjective. Cela ne transforme pas
l'expérience subjective en substance physique ; il y a des
choses qui resteront à jamais invisibles, et qui existent
bel et bien pour autant. Cependant, faire le lien entre ce
monde invisible des sentiments, des pensées et des souve-
nirs, et les tissus corporels bien visibles qui les génèrent
les rend beaucoup plus accessibles à l'examen scienti-
fique. Cela augmente aussi considérablement la valeur de
ce que nous pouvons voir scientifiquement.
Le chapitre suivant nous emmènera un peu plus loin
dans l'examen de notre question de base : comment
l'équipement anatomique et physiologique que nous
avons décrit jusqu'ici peut-il bien « produire » un être
sensible ?
CHAPITRE II

Quelles sont les relations


entre l'esprit
et le cerveau ?

Bien que ce chapitre soit encore relativement intro-


ductif, il suscitera certainement un intérêt plus vif chez
nos lecteurs que le précédent sur les bases de l'anato-
mie et de la physiologie cérébrales. Nous y examinerons
d'un point de vue général la question des relations
entre l'esprit et le cerveau.
Un des points principaux qui ressort du chapitre pré-
cédent, c'est que le cerveau n'est ni plus ni moins qu'un
organe, comme le sont aussi l'estomac, le foie ou les
poumons. Il est fait de tissu biologique, constitué de
cellules. Celles-ci ont certaines propriétés qui certes
leur sont spécifiques, mais n'en sont pas magiques pour
autant. Pour l'essentiel, les cellules nerveuses sont
assez semblables à celles des autres organes : elles obéis-
sent approximativement aux mêmes processus, métabo-
liques par exemple. Il n'en reste pas moins que le
cerveau est le siège de la pensée, et qu'à ce titre c'est lui
qui produit notre sentiment subjectif d'être au monde
hic et nunc. Tenter de comprendre comment cela est
possible, comment la matière produit l'esprit, c'est
s'interroger sur le problème corps-esprit. Bien que ce
dilemme philosophique remonte au moins à l'Antiquité,
l'émergence récente d'une volonté du monde scienti-
fique de comprendre et résoudre ce problème très
ancien a changé quelque peu les choses. Cet effort, qui
implique des neuroscientifiques, des psychologues et
même des philosophes, a pris la forme d'un mouvement
66 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

multidisciplinaire que l'on appelle les sciences cogni-


tives 1. Tous, et chacun à sa manière, essaient de percer
le même grand mystère. L'arrivée des sciences cogni-
tives a considérablement changé le regard porté sur ce
problème corps-esprit, qui est devenu pour beaucoup
celui de la « conscience ». En d'autres termes, à la ques-
tion « comment l'esprit émerge-t‑il du cerveau ? », s'est
substituée la question « comment la conscience émerge-
t‑elle du cerveau ? ». Les lecteurs férus de psychanalyse
ne manqueront pas de faire remarquer que la vie men-
tale ne se résume pas à la conscience, mais nous laissons
cette subtilité de côté pour le moment. Considérons
pour l'instant comme équivalentes les deux formula-
tions du problème.
Le célèbre biologiste Francis Crick (1916-2004), qui
reçut le prix Nobel de médecine dans les années 1960
pour la découverte de la structure moléculaire en
double-hélice de l'ADN, avait consacré la seconde par-
tie de sa carrière à la recherche sur la conscience. Voici
ce qu'il écrivit à ce sujet il y a une vingtaine d'années
dans un livre intitulé L'Hypothèse stupéfiante (Crick,
1994, p. 17) :

L'hypothèse stupéfiante c'est que « vous », vos joies et vos peines,


vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous avez de votre
identité et de votre libre arbitre, ne sont rien de plus que le com-
portement d'un vaste assemblage de cellules nerveuses et des
molécules qui y sont associées.

Il s'agit là d'une hypothèse qui, à nos yeux, semble


aller de soi. Beaucoup de personnes cependant
rechignent à l'accepter : comment donc pourrions-nous
être réduits à l'activité d'un groupe de cellules ? Le
sous-titre du livre de Crick est : À la recherche scienti-
fique de l'âme. Cette formule, sans doute un peu

1. À notre avis, l'appellation « sciences cognitives » est impropre, en ce


qu'elle implique l'exclusion des fonctions mentales non cognitives, comme
les émotions et la motivation. Nous employons malgré tout ce terme dans
ce livre, car il est consacré par l'usage (pour une discussion approfondie de
ce sujet, voir Turnbull, 2001).
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 67

emphatique, donne tout de même une idée de la portée


du problème. Chaque cellule du cerveau n'a intrinsè-
quement rien de « mental », mais la manière dont elles
sont connectées les unes aux autres fait qu'elles contri-
buent ensemble à un processus qui aboutit à la vie men-
tale.

LE PROBLÈME « FACILE »
ET LE PROBLÈME « DIFFICILE »

David Chalmers (1995/2010), un des philosophes qui


contribuent à la réflexion interdisciplinaire au sein des
« sciences cognitives », soutient que le problème corps-
esprit comprend un aspect « facile » et un autre « diffi-
cile ». De ce fait, il divise la question en deux problèmes
distincts.
La plupart des neuroscientifiques sont concernés
par le problème facile. C'est celui auquel Crick avait
tenté de répondre par la méthode scientifique dans sa
Recherche scientifique de l'âme. Sa stratégie de
recherche était d'essayer de trouver les processus neu-
ronaux spécifiques corrélés à notre pensée consciente
(qu'il avait appelés les « corrélats neuronaux de la
conscience », CNC en abrégé). D'un point de vue géné-
ral, déterminer les corrélats neuronaux de la
conscience pose le même type de problèmes que de
trouver les corrélats neuronaux de n'importe quoi
d'autre, par exemple le langage ou la mémoire. Les
neurosciences ont permis de grands progrès en résol-
vant des questions de ce genre par le passé. Trouver
les régions cérébrales et les processus qui sont corrélés
avec la conscience consiste simplement à utiliser une
stratégie de recherche préexistante, et déjà employée
avec succès dans certains domaines (le langage, la
mémoire), au sujet d'un tout autre aspect du fonction-
nement mental (la conscience).
Sans pour autant sous-estimer la difficulté de cette
68 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

tâche, on peut dire que quelqu'un comme Crick cher-


chait simplement à déterminer quels processus dans
quelles régions cérébrales étaient corrélés avec l'état de
conscience, et à décrire matériellement à quoi ils corres-
pondaient. Il ne cherchait pas à expliquer comment ce
type particulier d'événements faisait de nous des êtres
doués de conscience. C'est cette dernière question qui
correspond au problème « difficile ». Ce problème diffi-
cile est en effet d'une tout autre ampleur, puisqu'il pose
la question du « comment » de la conscience (« “vous”,
vos joies et vos peines, vos souvenirs et vos ambitions,
[…] ») et de son émergence à partir de la matière. Si les
neurosciences modernes sont bien armées pour résou-
dre le problème facile, il est en revanche beaucoup
moins évident qu'elles le soient en ce qui concerne le
problème difficile. Historiquement, la science n'a que
rarement pu apporter la solution à un problème que les
philosophes avaient préalablement jugé théoriquement
insoluble.
John Searle, un autre philosophe contemporain qui
s'intéresse beaucoup à ce sujet, a suggéré l'expérience
de pensée 1 suivante (1995a, p. 62) : pincez-vous fort la
main gauche. Que se passe-t‑il ? Ça fait mal évidemment,
vous ressentez une douleur ! Ceci est une illustration du
problème corps-esprit : quelque chose de physique s'est
produit au niveau de votre main, et vous avez ressenti
une douleur dans votre esprit. Voyons comment nous
pouvons expliquer ce phénomène en ce qui concerne le
problème facile.
Nous connaissons avec exactitude la nature et le fonc-
tionnement des récepteurs à la douleur (ou nocicep-
teurs) situés au niveau de la peau. Quand une pression
leur est appliquée, un processus physique très spéci-
fique excite les neurones qui leur sont connectés
(figure 2.1). L'excitation de ces neurones fait qu'ils se
mettent à décharger, et donc qu'un médiateur chimique

1. Une « expérience de pensée » est une expérience imaginaire, elle n'est


pas réellement réalisée. Searle (1995a et 1995b) propose une synthèse très
abordable du problème général dont il est question dans cette section.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 69

– un des neurotransmetteurs des systèmes « canal » que


nous avons décrits dans le chapitre I – traverse l'espace
synaptique qui se situe au bout de l'axone. Les axones
en question cheminent dans un nerf qui va de la main à
la moelle épinière, et ils remontent ensuite à travers dif-
férentes portions de la moelle épinière et du tronc céré-
bral (voir les coupes de la figure 2.1) dans leurs parties
dorsales. Ces axones croisent la ligne médiane dans le
tronc cérébral et aboutissent à une seconde série de neu-
rones dans le thalamus. De là, le message physiologique
est à nouveau transmis, vers une partie spécifique du
cortex primaire sensoriel de l'hémisphère homolatéral
(en utilisant là encore le mode de transmission décrit au
chapitre I). Les nocicepteurs de la main gauche sont
ainsi cartographiés dans une zone précise du cortex
somato-sensoriel du lobe pariétal droit, là où les fibres
nerveuses que nous venons de décrire aboutissent ; les
récepteurs de la douleur des autres parties du corps
sont cartographiés à proximité dans d'autres zones du
cortex somato-sensoriel, là où aboutissent les lignes en
pointillé dans les exemples de la figure 2.1. L'excitation
des cellules nerveuses d'une zone produit une sensation
au niveau de la partie du corps qui lui correspond. Voici
donc les processus physiologiques qui font que vous res-
sentez une douleur au niveau de la main, ce qui permet
de résoudre le problème facile pour ce cas particulier.
Mais on comprend bien que le problème difficile
reste, lui, entier. Qu'est-ce qui transforme les phéno-
mènes anatomiques, physiologiques et biochimiques que
nous venons de décrire en sensation douloureuse ? Com-
ment cette sensation est-elle apparue ? Nous n'avons fait
qu'esquisser un processus purement physiologique (et
décrire le chemin anatomique qu'il emprunte) ; nous
n'avons pas expliqué comment le processus, initiale-
ment physique, est devenu mental. Searle (1995a, p. 62)
a décrit le problème difficile auquel cela nous confronte
par une phrase mémorable : « Comment le cerveau
franchit-il le fossé qui va de l'électrochimie au senti-
ment ? »
70 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

cortex somato-sensoriel primaire

Figure 2.1 — Représentation schématique


des voies somato-sensorielles

Pendant longtemps, ce type de questionnement a été


considéré comme un problème de philosophes, mais,
à présent, il est aussi considéré comme un problème
scientifique et donc abordé sous l'angle expérimental.
Pour rendre compréhensible cette évolution et ce qu'elle
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 71

révèle, nous allons poursuivre par un bref survol de


l'approche philosophique classique du problème, puis
par un historique (bref lui aussi) de l'approche adoptée
par la neuropsychologie, la discipline scientifique qui se
consacre spécifiquement à l'investigation des rapports
entre l'esprit et le cerveau. Nous verrons ainsi que,
alors que les philosophes s'intéressent au problème dif-
ficile de Chalmers, les neuroscientifiques ne s'y sont pas
encore vraiment attaqués pour la plupart d'entre eux.

MATÉRIALISME ET IDÉALISME

La distinction qui est peut-être la plus fondamentale


entre les différentes approches philosophiques du pro-
blème cerveau-esprit est celle qui divise les matérialistes
et les idéalistes. La position matérialiste, représentée en
pictogramme sur la figure 2.2, est celle qui considère
que tout est en dernière analyse réductible à la matière.
De ce point de vue, la pensée, figurée sur la partie droite
du diagramme, n'existe pas vraiment. Son existence est
illusoire ; l'esprit est réellement un aspect (ou une fonc-
tion) de la matière (la partie gauche du diagramme).

Figure 2.2 — Le cerveau et l'esprit

À l'autre extrême, les idéalistes (ou spiritualistes)


soutiennent que seul l'esprit existe véritablement. La
72 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

substantialité apparente de la matière, tout ce que nous


pouvons voir ou toucher, n'est autre que le produit de
nos processus mentaux : ce sont des images percep-
tuelles. Nous ne pourrons jamais aller au-delà de ce
bain de conscience et démontrer l'existence de quoi que
ce soit indépendamment des images perceptuelles pro-
duites par notre esprit. Ainsi, du point de vue idéaliste,
la gauche du diagramme de la figure 2.2 (les choses
concrètes) n'existe pas véritablement, ou, du moins, elle
relève de la sphère de la pensée qui est à droite.
Bien que ces positions paraissent toutes deux défen-
dables, la position idéaliste est tombée en désuétude,
plus semble-t‑il pour des raisons de mode intellectuelle
qu'autre chose. Il n'en reste pas moins que, au sein des
sciences cognitives aujourd'hui, tout le monde est maté-
rialiste. Sauf qu'il y a plusieurs façons d'être matéria-
liste.

MONISME ET DUALISME

La dichotomie entre monisme et dualisme est peut-


être aussi fondamentale que celle entre matérialisme et
idéalisme, et on les confond d'ailleurs souvent. Selon
la position moniste, nous sommes constitués d'une seule
et même chose. Autrement dit, l'esprit et la matière, qui
apparaissent a priori comme deux choses distinctes,
sont en réalité réductibles à une seule et même chose.
Cela peut sembler identique à la position matérialiste
que nous venons de décrire (et les deux argumentations
vont généralement ensemble), mais la position moniste
ne postule pas forcément que la chose singulière dont
nous sommes constitués est la matière. Un moniste pour-
rait tout à fait soutenir que nous sommes en réalité
constitués d'esprit (adoptant alors une position idéa-
liste), ou même d'autre chose, indéfini jusqu'à présent,
qui ne serait ni esprit ni matière. Pour être moniste, il
suffit de considérer que la distinction esprit/matière
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 73

n'est qu'une apparence et qu'elle se dissout en réalité en


quelque chose de commun.
La vision dualiste, intimement associée au nom de
René Descartes, postule tout simplement l'inverse :
nous sommes par essence divisés et constitués de deux
sortes de choses. La matière et l'esprit (ou le corps et
l'âme) sont tout à fait irréductibles l'un a l'autre.
Comme l'idéalisme, le dualisme est très démodé de nos
jours, la plupart des cognitivistes par conséquent sont
des monistes matérialistes : ils pensent que le cerveau et
l'esprit sont finalement réductibles à une seule chose, et
que cette chose est physique – plus précisément : cer-
taines propriétés de l'ensemble ou d'un sous-ensemble
des neurones.

RÉDUCTIONNISME, INTERACTIONNISME
ET AUTRES CURIOSITÉS

Le monisme matérialiste définit une relation entre


deux types de « substances ». Dans cette visée, un des
deux types de substances, le tissu cérébral, est plus
important, plus réel même, que l'autre, la conscience.
Dans la phrase de Crick (« “vous”, vos joies et vos
peines, vos souvenirs et vos ambitions, le sens que vous
avez de votre identité et de votre libre arbitre, ne sont
rien de plus que le comportement d'un vaste assemblage
de cellules nerveuses […] »), « vous » se résume en fait
à des cellules nerveuses. Le réductionnisme de Crick
réside essentiellement dans les quelques mots que nous
avons mis en italiques : « rien de plus que ». Le réduc-
tionnisme réduit une chose à une autre (dans ce cas,
l'esprit au cerveau) et, de ce fait, se dispense de l'expli-
quer. Cependant, comme nous le verrons plus loin,
tous les matérialistes ne sont pas réductionnistes.
Les dualistes, par définition, ne sont pas réduction-
nistes. La position qui leur est commune à tous, c'est
que l'esprit et le cerveau ne peuvent pas être réduits
74 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

l'un à l'autre. Pour savoir plus précisément à quel


genre de dualiste vous avez affaire, il faut lui demander
quelle est selon lui la nature de la relation entre l'esprit
et le cerveau. La plupart des dualistes décrivent cette
relation dans des termes interactionnistes : ils affirment
que les événements physiques ont des effets mentaux, et
vice versa. Le point de vue interactionniste consiste
donc simplement à considérer que corps et esprit inter-
agissent l'un avec l'autre. Cela semble parfaitement
plausible et peut même paraître à première vue facile-
ment démontrable empiriquement : une chute du taux
de sucre dans le sang cause une perte de conscience (un
événement physique cause un événement mental) ; déci-
der librement de bouger votre main produit son dépla-
cement (un événement mental cause un événement
physique). Mais cette position dualiste semble moins
plausible lorsqu'elle est examinée dans ses fondements
logiques : l'interactionniste affirme en réalité que la sub-
stance corporelle et la substance mentale interagissent
l'une avec l'autre. Cette manière d'exprimer les choses
met immédiatement au jour la contradiction inhérente à
presque toute position dualiste : comment peut-on en
effet concevoir une pensée, sans propriétés physiques
donc, capable de causer l'activation de la matière neu-
ronale ? Ceci violerait toutes les lois connues de la phy-
sique.
Mais les autres versions du dualisme ne répondent
pas mieux au problème pour autant. L'une des plus
célèbres est le parallélisme psychophysique, une posi-
tion qui évite certains écueils de l'interactionnisme
puisqu'elle postule que les événements mentaux et phy-
siques n'ont pas de relation causale, mais sont simple-
ment co-occurrents, corrélés l'un avec l'autre. Chaque
fois que quelque chose de spécifique se produit dans le
cerveau, quelque chose de spécifique se produit aussi
dans l'esprit, et vice versa. Les deux choses se pro-
duisent ensemble, à l'unisson, et si la base de cette cor-
rélation reste mystérieuse, c'est parce qu'elle l'est
véritablement. Mais, en réalité, il n'est pas obligatoire
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 75

d'épouser le parallélisme psychophysique pour pouvoir


tenter d'expliquer ce lien.

L'ÉMERGENCE

Comme nous l'avons déjà dit, tous les matérialistes ne


sont pas pour autant réductionnistes. Beaucoup de cog-
nitivistes pensent aujourd'hui que la pensée est une pro-
priété émergente du cerveau. Selon cette vue, l'esprit et
le cerveau sont tout aussi réels l'un que l'autre, mais
leur existence implique différents niveaux de com-
plexité. Un peu comme l'eau, liquide à une température
ordinaire, émerge d'une combinaison particulière de
l'hydrogène et de l'oxygène et a certaines propriétés qui
la distinguent de l'hydrogène et l'oxygène seuls, les phé-
nomènes mentaux émergent quand les neurones du cer-
veau humain sont connectés ou activés d'une manière
bien particulière. L'esprit peut ainsi être envisagé
comme un niveau supérieur d'organisation des neu-
rones, exactement comme l'eau correspond à un niveau
d'organisation supérieur des atomes qui la constituent.
Le problème avec cet argument en apparence tout à fait
sensé, c'est qu'il n'explique pas réellement la relation
corps-esprit ; il égalise simplement la relation entre le
corps et l'esprit à un autre type de relation pour lequel
le problème en question n'existe pas. En effet, qu'il
s'agisse d'hydrogène, d'oxygène ou d'eau, il s'agit tou-
jours uniquement de matière.

LES LIMITES DE LA CONNAISSANCE

On peut trouver des qualités à chacune de ces diffé-


rentes positions philosophiques. Il est aussi possible,
en cherchant bien, de tourner chacune d'entre elles
76 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

en ridicule. Ce pourrait être une bonne raison


pour chercher à substituer à l'approche philosophique
une approche plus scientifique du problème difficile.
Comme nous l'avons dit à la fin du chapitre I, dans
un cadre scientifique, des positions antithétiques se
confrontent les unes aux autres et sont testées expéri-
mentalement pour déterminer celle qui est correcte.
Mais toutes les hypothèses ne sont malheureusement pas
testables. Comment pourrait-on tester par exemple la
proposition « Dieu existe » ? Bien que cela soit difficile à
admettre, les hypothèses testables avec lesquelles les
scientifiques peuvent travailler sont comprises dans un
certain nombre de propositions plus larges qui, elles, ne
sont pas testables. Ces propositions plus larges défi-
nissent la vision du monde (Weltanschauung) dans
laquelle s'insère le travail du scientifique ; et les visions
du monde ne sont pas sujettes à démonstration. La
science se borne à répondre aux questions qui peuvent
être posées dans le cadre d'une vision du monde parti-
culière ; elle ne peut pas tester la vision du monde elle-
même.
Il reste maintenant à déterminer si les différentes
positions philosophiques sur le problème « corps-
esprit » constituent des « visions du monde » dans ce
sens, ou bien si elles seront un jour, peut-être proche,
transformées en hypothèses testables. En ce qui nous
concerne, nous sommes d'avis que la nature des rela-
tions entre le cerveau et la pensée, entre l'âme et le
corps, résiste en définitive à la preuve scientifique. Des
positions comme « l'âme et le corps ne font qu'un »
(monisme) ou « l'âme n'existe pas réellement » (matéria-
lisme) ne sont pas testables selon nous, un peu comme
l'affirmation « Dieu existe ». À notre avis, tout ce que
les scientifiques peuvent faire en la matière c'est de
s'efforcer d'être conscients de la vision du monde qu'ils
assument, et en quoi elle influe sur les questions expéri-
mentales qu'ils posent et leur façon de les interpréter.
Nous avons déjà dit que la plupart des neuroscientifi-
ques qui travaillent sur le problème corps-esprit aujour-
d'hui (c'est‑à-dire sur le problème de la « conscience »)
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 77

ont une position matérialiste-moniste. En d'autres


termes, ils présupposent – qu'ils le reconnaissent ou
non – que la vie mentale est le produit d'un vaste réseau
de neurones. À partir de là, ils cherchent à détermi-
ner quels processus de ce réseau « produisent » la
conscience. Ceci illustre de manière triviale à quel point
il est important pour les scientifiques d'être conscients
des positions philosophiques qu'ils adoptent. En effet,
il est correct de décrire certains processus neuro-
naux comme causaux de la conscience seulement dans
le cadre d'une pensée philosophique particulière. Même
s'il était expérimentalement prouvé qu'une catégorie
particulière de processus neuronaux était électivement
associée à l'expérience consciente, il resterait tou-
jours possible – à l'intérieur du cadre de pensée dualiste
par exemple – de voir cette association comme corré-
lative plutôt que causale. C'est pour cette raison, parce
que l'idée que les processus neuronaux causent la
conscience renvoie en dernière analyse au « problème
difficile » posé à la science, que nous n'endossons pas la
position matérialiste que la plupart de nos collègues
adoptent actuellement. Nous lui préférons une position
légèrement différente, plus agnostique, et qui nous
semble en tout cas préserver des possibilités d'ouver-
ture.

LE MONISME À DOUBLE ASPECT

Le monisme à double aspect admet que nous sommes


faits d'une seule et même chose (ce en quoi il s'agit
d'une position moniste) mais il suggère également que
cette chose est perçue de deux manières différentes
(d'où le double aspect). Ce qu'il est important de saisir
à propos de cette position pour le reste très simple,
c'est qu'elle sous-entend que nous ne sommes essentiel-
lement ni des êtres mentaux, ni physiques, ou du moins
pas dans le sens que nous donnons habituellement à ces
78 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

termes. En fait, le monisme à double aspect tel que


nous le concevons sous-entend que le cerveau est fait de
quelque chose qui apparaît comme « physique » lors-
qu'il est vu de l'extérieur, en tant qu'objet, et « men-
tal » lorsqu'il est vu de l'intérieur, en tant que sujet.
Quand je me perçois extérieurement, dans un miroir
par exemple, et intérieurement, par l'introspection, je
perçois la même chose de deux façons différentes,
comme un corps et comme un esprit respectivement.
Cette distinction entre le corps et l'esprit est de ce fait
un artefact lié à la perception. Mon appareil perceptif
externe me voit comme une entité physique, mon corps,
et mon appareil perceptuel interne me ressent comme
une entité mentale, mon Moi. Ces deux choses ne font
en réalité qu'une, il n'y a en réalité qu'un seul « moi-
même », mais du fait que je suis la chose même que
j'observe, je me perçois simultanément à partir de deux
points de vue. Ce problème ne se pose pas quand nous
observons d'autres choses, puisque ces choses ne sont
pas nous-même.
De quoi alors sommes-nous réellement faits ? Voilà
la grande question scientifique que pose le monisme à
double aspect. Nous ne pouvons jamais, à proprement
parler, percevoir ce dont nous sommes faits sans nous
le représenter préalablement à travers une de nos
modalités perceptives, ce qui signifie que nous ne pou-
vons jamais échapper à la dichotomie artificielle
corps/esprit. Étant donné que nous ne pouvons jamais
transcender les limites de nos sens, nous ne pouvons
jamais percevoir directement ce qui sous-tend le
corps-esprit. Quant à connaître la nature de cet
« appareil mental humain » sous-jacent et la façon
dont il est construit et dont il fonctionne, nous sommes
réduits à établir des inférences à partir des données de
perception, comme par exemple l'observation scien-
tifique. Notre description de l'appareil mental lui-
même ne restera donc toujours qu'une modélisation 1.

1. Freud a nommé ce type de modélisation la « métapsychologie ». Ce


terme se rapporte à nos tentatives de voir au-delà (meta) de la conscience
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 79

Nous possédons des représentations concrètes, basées


sur nos perceptions, de ces deux manifestations obser-
vables que sont le cerveau et la conscience subjective,
mais l'entité sous-jacente qui se situe en amont de ces
représentations ne sera elle jamais directement obser-
vable. C'est là la limite de l'observation scientifique de
l'esprit.
Ceci n'est pas une situation exceptionnelle. Il y a
beaucoup de choses que les scientifiques étudient bien
qu'ils ne puissent pas les percevoir directement. C'est le
cas par exemple des « quarks » de la physique contem-
poraine, ou même de la force de « gravité ». Personne ne
doute de l'existence de ce genre de choses, et pourtant
elles ne peuvent être observées qu'à travers les effets
perceptibles qu'elles produisent. La seule chose qui
rend le problème corps-esprit si particulier, c'est que,
comme nous l'avons dit, concernant l'étude de l'appa-
reil mental humain l'observateur lui-même est son
propre instrument d'observation. Si nous admettons
que le problème corps-esprit revient donc à un pro-
blème de point de vue d'observation, et que la distinc-
tion entre Moi et corps, c'est‑à-dire entre esprit et
matière, est par conséquent un artefact de perception,
le problème difficile s'évanouit. Seul persiste à ce
moment le problème facile : quels processus cérébraux
sont corrélés aux processus subjectifs ? Nous sommes
alors fondés à nous interroger sur ce que l'on peut
déduire à partir des deux types de données, cérébrales
et subjectives, à propos de l'organisation fonctionnelle
de l'appareil sous-jacent qui les génère ? Les lois qui
gouvernent l'appareil lui-même doivent donc être
déduites à partir des données observables, et il est ainsi
préférable de combiner les connaissances dérivées des
deux perspectives d'observation plutôt que de se fonder
sur une seule.

(psyche). Freud opposait la métapsychologie à la métaphysique, qui est une


branche de la philosophie qui s'intéresse aux mêmes problèmes, mais qui
tente de les résoudre uniquement par la raison et non par l'observation
scientifique et l'expérimentation.
80 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Tout en gardant ces aspects philosophiques à l'esprit,


nous allons poursuivre et nous intéresser à ce que l'his-
toire de la neuropsychologie peut nous apprendre à
propos de l'approche scientifique du problème corps-
esprit.

POURQUOI LE CERVEAU ?

Dans l'Antiquité, le cœur ou d'autres organes


comme l'estomac ont été considérés comme des sièges
de l'âme 1, probablement parce que certaines émo-
tions peuvent s'accompagner de sensations viscérales,
comme une accélération du rythme cardiaque ou
un « nœud » dans l'estomac. Il est difficile de retra-
cer avec certitude comment l'accent s'est déplacé vers
le cerveau, mais nous pouvons tout de même nous ris-
quer à quelques spéculations. Les commentaires d'Hip-
pocrate et d'autres médecins classiques suggèrent que
ceux-ci se sont portés sur le cerveau du fait d'observa-
tions cliniques. Quand une personne souffrait d'une
lésion profonde à la tête, suite par exemple à une bles-
sure de guerre, son esprit était altéré, exactement
comme cela s'est passé dans le cas de Phineas Gage
(voir chapitre I). Cela se produisait suffisamment sou-
vent, et était constaté par suffisamment d'observateurs
médicaux de l'époque, pour que ceux-ci réalisent que
le cerveau avait quelque chose de spécial qui le reliait à
l'esprit, que n'avaient pas les autres organes.

1. Ces croyances survivent dans certaines expressions de la langue,


comme « avoir la peur au ventre », « je t'embrasse de tout mon cœur »,
« elle m'a brisé le cœur », et ainsi de suite.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 81

LA MÉTHODE ANATOMO-CLINIQUE
ET LE LOCALISATIONNISME

Les observations comme celles que nous venons


d'évoquer ont permis de formaliser peu à peu un
des outils de base de la médecine scientifique, la
méthode anatomo-clinique. Cette méthode fut expli-
citement introduite en neurosciences il y a environ cent
cinquante ans à Paris, par Jean-Martin Charcot, le
premier professeur de neurologie de l'Histoire. Elle
consiste à rechercher la corrélation systématique entre
l'altération clinique d'une fonction mentale et la lésion
anatomique de zones spécifiques du cerveau. Le but
est d'établir des lois anatomo-cliniques de corrélation
entre les différentes fonctions mentales et les différentes
parties du cerveau. Comme nous allons le voir, le fait
d'établir de telles corrélations nous en apprend beau-
coup sur l'organisation sous-jacente de l'appareil
mental.
C'est à Paul Broca, un médecin et anthropologue
français, que l'on attribue la première vraie décou-
verte dans ce domaine. Il s'intéressa à un patient hos-
pitalisé dans son service parisien, le dénommé Eugène
Leborgne, qui avait perdu la capacité de parler.
Avant de développer son trouble neurologique, Lebor-
gne était en bonne santé, mais, à compter du début de
sa maladie, ses capacités langagières déclinèrent pro-
gressivement jusqu'à ce qu'il ne soit plus capable de
prononcer la moindre phrase ou le moindre mot
sensé. Aujourd'hui, nous appelons ce trouble une
aphasie.
La seule chose que Leborgne pouvait encore dire était
la syllabe « tan », qu'il prononçait d'ailleurs sans cesse,
ce pourquoi il était surnommé « Tan-Tan » par le per-
sonnel de l'hôpital. Après sa mort, l'autopsie révéla une
lésion cérébrale affectant principalement la partie infé-
rieure du lobe frontal gauche. Ce cas et quelques autres
publiés quatre ans plus tard (associant les mêmes
82 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

symptômes à une lésion située au même endroit) per-


mirent à Broca d'annoncer en 1865 qu'il avait décou-
vert le « centre » cérébral du langage, une fonction
mentale spécifiquement humaine. D'autres chercheurs
confirmèrent plus tard que cette zone de la parole était
bien localisée dans la région postéro-inférieure du lobe
frontal gauche (figure 2.3). Cette partie du cerveau est
connue depuis sous le nom d'aire de Broca.

Figure 2.3 — L'aire de Broca

Suite à la découverte de Broca, d'autres neurologues


européens établirent un certain nombre de corrélations
anatomo-cliniques concernant d'autres fonctions men-
tales. On découvrit ainsi un centre pour la reconnais-
sance des objets, un autre pour le calcul arithmétique,
un autre pour les mouvements complexes, et ainsi de
suite. Il devint immédiatement clair que ces fonctions
pouvaient être divisées en plusieurs composantes. Par
exemple, on comprit que l'aire de Broca n'était pas le
centre du langage dans son ensemble, mais plus précisé-
ment celui de la production du langage – une autre aire,
connue sous le nom d'aire de Wernicke, est spécialisée
pour la compréhension du langage, une autre encore
pour la répétition de paroles, et ainsi de suite (voir cha-
pitre IX). À partir de toutes ces corrélations, une carte
en mosaïque des régions spécialisées du cortex fut dres-
sée en l'espace de quelques décennies ; cette quête de la
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 83

localisation des différentes régions cérébrales spécifi-


quement associées avec les différentes fonctions men-
tales prit le nom de localisationnisme.

L'OPPOSITION AU LOCALISATIONNISME

Si l'ère du localisationnisme fut un âge d'or dans


l'histoire des neurosciences, ce mouvement avait tout de
même ses adversaires. Ceux-ci considéraient que le fait
de relier des fonctions psychologiques avec des zones
spécifiques du cerveau promouvait une vision déformée
des relations cerveau-esprit, et ils tournèrent en déri-
sion les cartes cérébrales des localisationnistes en les
qualifiant de « mythologie cérébrale ». L'approche
opposée était l'équipotentialisme, qui soutenait que ce
n'était pas l'endroit où le cerveau était lésé qui comptait
mais plutôt la quantité de cerveau atteint. Les équi-
potentialistes affirmaient ainsi que plus le cerveau était
globalement lésé, plus on perdait de fonctionnement
mental en général.
Il semble que le désaccord entre ces deux écoles pro-
venait en partie du fait qu'elles étudiaient des popula-
tions différentes. En effet, la position équipotentialiste
s'inspirait surtout d'expériences sur les oiseaux, expé-
riences qui avaient montré que plus leur cerveau était
lésé, moins les oiseaux étaient performants quelle que
soit la tâche. Le problème, c'est que comme les cerveaux
d'oiseaux sont très petits et que les techniques chirurgi-
cales de l'époque étaient assez rudimentaires, on ne
pouvait pas alors faire de distinctions anatomiques pré-
cises, et on peut donc dire à présent que ce type de
recherches n'était pas une bonne source d'information
sur les fonctions mentales supérieures. Malgré tout,
l'école équipotentialiste a permis de mettre le doigt sur
certains points faibles de l'approche localisationniste.
Par exemple, il est exact que les lésions cérébrales
les plus vastes causent chez l'Homme des déficits
84 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

psychologiques plus sévères que la somme des déficits


produits par un ensemble équivalent de lésions plus
petites additionnées. Bien que les observations cliniques
classiques ont souvent décrit des patients dont les
lésions étaient très étendues, et atteignaient de ce fait
beaucoup de fonctions, les investigateurs de ces cas ne
s'intéressaient qu'à un seul des déficits psychologiques
du patient. Dans le cas du patient de Broca, Leborgne,
la lésion impliquait une très grande région du cerveau,
au moins un tiers de l'hémisphère gauche selon certains
comptes rendus 1. Broca avait choisi de se centrer sur le
déficit du langage, mais cela ne constituait qu'un seul
des multiples troubles psychologiques dont souffrait
probablement le pauvre Leborgne.
En résumé, l'histoire des débuts de la neuropsycho-
logie a vu s'affronter deux points de vue opposés. Le
point de vue localisationniste affirmait que l'appareil
mental était constitué d'un réseau de centres connectés
à la façon d'une mosaïque ; chacun de ces centres était
le corrélat neuronal d'une composante de l'esprit, et,
en connectant ces centres entre eux, on obtenait l'es-
prit entier. Le point de vue opposé affirmait que
chaque fonction psychologique (comme le langage, la
mémoire, et les capacités arithmétiques) résultait du
fonctionnement du cerveau entier, et qu'il était de ce
fait impossible d'attribuer les fonctions mentales à des
parties circonscrites du cerveau ; pour ces équipoten-
tialistes, le cerveau formait, tout comme l'esprit, une
unité fonctionnelle.

1. En fait, Broca a localisé la zone la plus intensément atteinte au sein de


la lésion de son patient au niveau de ce qui est à présent appelé aire de
Broca, et en a conclu qu'un processus dégénératif avait commencé à cet
endroit. Ceux qui avaient côtoyé Tan-Tan durant les années après son
accident avaient dit que ses premiers problèmes avaient concerné le langage.
Broca en a conclu que la partie la plus atteinte de la vaste lésion du patient
était la cause de son trouble du langage. Avec le recul, nous pouvons dire
que Broca avait raison quant à sa conclusion, mais que son raisonnement
n'était pas sans risque.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 85

QUELQUES LIENS INTÉRESSANTS


AVEC LA PSYCHANALYSE

Au fur et à mesure des progrès de la neuropsycholo-


gie, un troisième point de vue, amalgame des deux posi-
tions d'origine, a petit à petit vu le jour. L'une des
premières personnes à promouvoir cette troisième voie
fut un obscur neurologue viennois nommé Sigmund
Freud. Freud était un neuroanatomiste reconverti dans
la neurologie clinique ; il s'intéressait à l'aphasie, à
l'infirmité motrice cérébrale et aux propriétés pharma-
cologiques de la cocaïne. En 1891, il publia un livre
intitulé Zur Auffassung der Aphasien (Contribution à la
conception des aphasies [1983] 1), dans lequel il déve-
loppait une brillante critique de la théorie localisation-
niste du langage, tout en gardant ses distances avec
l'alternative équipotentialiste. Mais à cette époque, la
doctrine localisationniste était en pleine expansion et,
bien que le livre de Freud soit aujourd'hui considéré
comme un classique 2, peu de neuroscientifiques en
tinrent compte sur le moment.
Les arguments de Freud ne furent entendus que lors-
qu'ils furent réintroduits plus de soixante-dix ans plus
tard, avec la publication en 1966 par le neurologue
russe Aleksandr Romanovich Luria (celui-là même que
nous avons brièvement évoqué dans le chapitre I à pro-
pos de sa division du cerveau en trois « unités ») d'un
livre intitulé Les Fonctions corticales supérieures de
l'Homme. De fait, Luria avait eu des liens étroits avec
la psychanalyse dans les années 1920 (voir Kaplan-

1. Ce livre a été traduit en français en 1983 sous le titre Contribution à la


conception des aphasies (Freud, 1991b) ; il avait été traduit auparavant en
anglais (On aphasia, 1953). Une nouvelle traduction anglaise paraîtra bientôt
sous un nouveau titre dans le quatrième volume des Complete Neuroscientific
Works of Sigmund Freud.
2. Selon Ernest Jones (1958, p. 238), l'édition originale de ce livre en
1891 fut imprimée à 850 exemplaires. Seulement 257 avaient été vendus neuf
ans plus tard ; les livres restant furent mis au pilon.
86 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Solms et Solms, 2000 ; et Solms, 2000b). Dans Les Fonc-


tions corticales supérieures – ainsi que dans d'autres
livres précédents moins remarqués – Luria introduisit
en neuropsychologie un concept qui permit alors de
réconcilier les positions localisationniste et équipoten-
tialiste : le concept de systèmes fonctionnels. Luria a eu
une énorme influence sur la neuropsychologie moderne,
et il reste aujourd'hui encore l'un des auteurs les plus
cités dans cette discipline (pour une revue, voir Turn-
bull, 1996).

QU'EST-CE QUE LES SYSTÈMES


FONCTIONNELS ?

Comme les équipotentialistes, Luria jugeait incor-


recte l'affirmation selon laquelle des centres comme
l'aire de Broca « produisaient » le langage ou d'autres
fonctions mentales. Néanmoins, il était aussi d'accord
avec le localisationnisme sur le fait que certaines régions
du cerveau avaient des fonctions particulières, et même
absolument spécifiques. Selon Luria, le désaccord entre
les deux points de vue traditionnels provenait de la trop
grande imprécision du mot « fonction ». Pour clarifier
les choses, il faisait remarquer que beaucoup de fonc-
tions corporelles sont le produit non pas d'un organe en
particulier, mais plutôt d'une interaction entre plu-
sieurs organes différents. La digestion par exemple,
n'est pas une fonction de l'estomac à lui tout seul ; il est
faux de dire que la digestion est « produite » par l'esto-
mac, autant que de dire qu'elle est produite par seule-
ment l'un des autres organes qu'elle implique, comme le
foie, le pancréas, ou l'intestin. Toutes ces structures
accomplissent ensemble la fonction complexe de diges-
tion : il s'agit d'un système fonctionnel. Le même prin-
cipe s'applique à d'autres fonctions complexes, comme
la respiration par exemple, qui n'est pas « produite »
par le tissu pulmonaire mais procède d'une interaction
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 87

entre les poumons, la musculature intercostale, la circu-


lation cardiovasculaire, ou encore les mécanismes de
contrôle nerveux : la respiration est donc le produit
d'un système fonctionnel complexe.
Luria pensait que, l'organisation neurologique
n'étant pas moins complexe que la digestion ou la respi-
ration, il n'y avait par conséquent pas de « centre » neu-
roanatomique pour chacune des différentes fonctions
mentales. Il considérait ces fonctions elles aussi comme
le produit de systèmes complexes, dont les composantes
étaient probablement distribuées dans toutes les struc-
tures du cerveau. Pour Luria, la tâche des neuro-
sciences n'était donc plus de localiser des « centres »,
mais plutôt d'identifier les composantes interactives des
différents systèmes complexes sous-tendant les fonc-
tions mentales ; ce qu'il appela la « localisation dyna-
mique ». Nous verrons dans les prochains chapitres de
ce livre que certaines fonctions mentales comme les
émotions (chapitre IV), la mémoire (chapitre V), le rêve
(chapitre VI), et même la conscience elle-même (cha-
pitre III), sont bel et bien générées par de tels réseaux
de structures cérébrales. Chaque structure représente
une composante indispensable à la dynamique de l'en-
semble du système fonctionnel, et la perturbation d'une
seule entraîne le dysfonctionnement du système entier.
Cependant, selon la partie du système qui est endomma-
gée, le dysfonctionnement s'exprimera d'une manière
plutôt qu'une autre, d'où la variété des symptômes
qu'étudient les neuropsychologues. En bref, les fonc-
tions mentales ne sont donc localisées dans aucune des
structures composantes, mais plutôt entre elles. Comme
l'appareil mental dans son ensemble, ce sont des entités
virtuelles.
88 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

LES SYSTÈMES FONCTIONNELS


ET LE PROBLÈME FACILE

Depuis les années 1970, la neuropsychologie a


fonctionné avec l'idée que les corrélats neuraux des
fonctions mentales correspondaient à des systèmes fonc-
tionnels complexes. Nous en sommes toujours à peu
près au même point aujourd'hui, sauf que nous compre-
nons de plus en plus finement les opérations mentales
que réalisent les différentes composantes de ces sys-
tèmes fonctionnels. Ainsi, par exemple, nous savons
maintenant non seulement que l'hypothalamus est un
composant important du système fonctionnel des émo-
tions, mais nous en savons aussi beaucoup plus sur la
façon dont l'hypothalamus lui-même fonctionne, ceci
grâce à l'apport de la localisation dynamique et des nou-
velles technologies. La grande force de l'approche par
systèmes fonctionnels, basée sur la méthode anatomo-
clinique, c'est qu'elle nous permet de délimiter les fron-
tières de chaque fonction mentale. Une fois que nous
connaissons les parties du cerveau qui forment la base
d'un système fonctionnel spécifique, nous en apprenons
par là même beaucoup sur l'organisation interne de la
fonction mentale en question, sur la manière dont tout
cela s'assemble pour ainsi dire. Par exemple, nous pou-
vons comprendre de cette manière non seulement le rôle
que jouent le cerveau et ses différentes régions dans la
vie émotionnelle, mais aussi quels sont les constituants
neuraux des émotions en général, quelles sont les émo-
tions de base, et aussi quels sont les différents processus
chimiques qui caractérisent chaque type d'émotion
(voir chapitre IV).
Si tout ceci représente une somme très importante de
connaissances, il faut bien noter toutefois que ces
connaissances concernent seulement le niveau du « pro-
blème facile ». Quand nous avons dit à l'instant que
nous pouvions à présent savoir quels étaient « les diffé-
rents processus chimiques qui caractérisent chaque
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 89

type d'émotion », nous ne voulions aucunement dire que


ces produits chimiques génèrent à proprement parler
les émotions. Il serait plus juste, bien que sans doute un
peu lourd, de dire que les neuroscientifiques ont décou-
vert les processus neurochimiques spécifiques qui sont
corrélés avec les expériences subjectives des états émo-
tionnels spécifiques. Bien que cela soit important pour
pouvoir comprendre la véritable structure de l'esprit, le
fait de connaître les corrélats chimiques des différentes
émotions ne résout pas le problème difficile. Mais il se
trouve que cette méthode qui consiste à corréler des
états subjectifs avec l'anatomie et la physiologie du cer-
veau n'est pas la seule dont disposent les cognitivistes
contemporains pour éclaircir la question de l'organisa-
tion fonctionnelle de l'esprit.

UN FANTÔME DANS LA MACHINE :


L'INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

L'intérêt pour l'intelligence artificielle (IA) s'est


énormément développé à partir des années 1960. Cette
sous-discipline des sciences cognitives est consacrée à la
construction et à l'étude d'ordinateurs qui reproduisent
les fonctions du cerveau. Pour certains, le but de cette
entreprise est d'en savoir plus sur la façon dont fonc-
tionne l'esprit humain ; pour d'autres, il s'agit littérale-
ment de construire un esprit. La logique qui sous-tend
le mouvement de l'IA est plus compréhensible si on la
remet dans le contexte de l'« hypothèse stupéfiante » de
Crick. Si, comme Crick l'avait si éloquemment proposé,
tout ce qui est nécessaire pour produire l'intelligence
humaine se résume à une interaction complexe de neu-
rones, et si la fonction des neurones est simplement
de transmettre de l'information, alors l'esprit humain
est tout simplement une machine de traitement de
l'information. Les ordinateurs étant également des
machines de traitement de l'information, ils peuvent
90 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

par conséquent eux aussi générer un esprit. Tout ce que


nous avons donc à faire pour pouvoir produire un
esprit, c'est de concevoir correctement le circuit et le
programmer de façon appropriée.
Le postulat de l'IA est tout à la fois fascinant et
effrayant. Il a aussi de sérieuses implications pour les
problèmes facile et difficile. En ce qui concerne le pro-
blème facile, il y a en effet certainement beaucoup à
apprendre sur les systèmes fonctionnels cérébraux en
essayant de les modéliser sur des programmes informa-
tiques. Si nous pouvons construire des « réseaux neu-
raux artificiels » (c'est ainsi que ces programmes ont été
astucieusement dénommés) capables de réaliser des
fonctions intellectuelles humaines, alors nous avons de
bonnes raisons de penser que notre compréhension des
mécanismes des fonctions intellectuelles réelles est juste
(un tel savoir a bien entendu beaucoup d'applications
pratiques). En ce qui concerne le problème difficile, la
question est de savoir s'il est réellement possible de
fabriquer un esprit. Si cela est possible, alors le pro-
blème difficile, le comment de la genèse de la conscience
à proprement parler, est résolu. La conscience peut-elle
réellement émerger d'une interaction de circuits infor-
matiques ? Est-ce véritablement juste une question de
traitement de l'information ? Si oui, si elles ont des sen-
timents, des espoirs, et des rêves comme nous-mêmes,
certaines machines ne devraient-elles pas se voir attri-
buer des droits légaux et moraux ?

LE TEST DE TURING

Le test de Turing est ainsi nommé car il a été mis au


point par le célèbre mathématicien britannique Alan
Turing, l'un des précurseurs de l'informatique. Ce test
permet de déterminer de manière contrôlée si une
machine est réellement intelligente ou non – c'est‑à-
dire, si elle a véritablement un esprit de type humain.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 91

Nous avons dit plus tôt que notre expérience mentale


naissait de l'introspection ; nous percevons l'esprit
(contrairement à la matière) en regardant en nous. Ceci
n'est possible que parce que nous sommes notre propre
instrument mental. C'est d'ailleurs pour cette raison
qu'il est impossible d'entrer dans la conscience d'un
autre être ; on ne peut faire l'expérience que de son
propre esprit. En ce qui concerne les autres personnes,
nous devons inférer les qualités de leur conscience à
partir de l'observation externe. Nous venons d'expri-
mer un autre célèbre problème philosophique, étroi-
tement lié avec celui de la relation corps-esprit :
le problème des autres esprits. Le problème des autres
esprits, c'est qu'on ne peut jamais savoir avec certitude
si oui ou non d'autres esprits existent réellement (pas
seulement des esprits informatiques, d'autres esprits
que le nôtre, quels qu'ils soient). Ce problème se pose
pour une raison que nous avons déjà mentionnée : il est
impossible de pénétrer la conscience d'autrui pour
déterminer directement si elle est comme la nôtre, ni
même si elle existe tout simplement. Chacun de nous
peut juste affirmer avec certitude qu'il possède lui-
même une conscience, pour le reste nous nous reposons
sur l'inférence. Comme les autres personnes se com-
portent à peu près de la même manière que nous, et
comme leurs cerveaux sont bâtis à peu près comme le
nôtre, il paraît logique d'en inférer qu'ils possèdent eux
aussi une conscience comme la nôtre.
Le test de Turing est basé sur ce principe. Dans sa
version la plus célèbre, il est demandé à l'examinateur
de poser une série de questions à l'occupant d'une pièce
fermée, qui peut être soit une personne, soit un ordina-
teur. Pour éviter le problème purement mécanique de la
parole, la conversation se déroule par l'intermédiaire
d'un écran et d'un clavier. Les questions inscrites sur le
clavier sont à la discrétion de l'examinateur, et l'occu-
pant de la pièce renvoie des réponses sur l'écran. Il n'y
a pas de limite de temps, ni aucune limite du nombre de
questions qui peuvent être posées. Si l'examinateur ne
peut pas dire avec fiabilité si l'occupant est un humain
92 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

ou un ordinateur, c'est‑à-dire s'il ne peut pas distinguer


avec fiabilité l'un de l'autre, alors on accorde le bénéfice
du doute à l'ordinateur et on lui accorde un « esprit 1 ».
De nombreux ordinateurs – des programmes infor-
matiques en réalité – ont passé avec succès des versions
restreintes du test de Turing. Ceci veut-il dire qu'ils
possèdent réellement un esprit ? Ou bien sont-ce simple-
ment les examinateurs qui ont mal choisi leurs ques-
tions ? Prenons l'exemple du programme informatique
baptisé « Eliza », développé dans les années 1970, qui se
comporte comme un psychothérapeute, et qui a passé
plusieurs fois avec succès une version restreinte du test
de Turing.

Une interaction avec Eliza. — Voici une brève conver-


sation que l'un d'entre nous [OT] a eue avec Eliza. Elle
apporte quelques renseignements sur la qualité de sa
« pensée » (les déclarations et les réponses de l'ordinateur
sont imprimées en italiques) :

Comment allez-vous ? Dites-moi quel est votre pro-


blème s'il vous plaît.
Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à être heureux ?
Vous pensez que vous devriez être capable d'être
heureux ?
Je crois que je mériterais d'être plus heureux que je
ne le suis à l'heure actuelle.
Est-ce vraiment ce que vous pensez ?
Oui, je ne comprends pas que la vie soit si dure.
Vous semblez assez désabusé ?
Oui, ça m'arrive.
Est-ce pour cela que vous êtes venu me voir ?
Je suis venu parce que j'ai besoin d'aide.
Est-ce cela la véritable raison ?
En vérité, je suis venu parce que j'ai entendu dire
que vous étiez un ordinateur et non un vrai thérapeute.
Les ordinateurs vous inquiètent ?

1. On trouve de magnifiques illustrations du test de Turing dans quelques


films de science-fiction, comme par exemple Blade Runner.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 93

Puis-je poser une question ?


C'est plus à vous qu'à moi de décider si vous pouvez
poser ou non une question.
Ma question est la suivante : quelles sont les relations
entre l'esprit et le cerveau ?
Je ne suis pas sûr de tout à fait vous suivre.
C'est le problème difficile. Comment la vie mentale
se produit-elle à partir d'événements physiologiques ?
Continuez s'il vous plaît…

Beaucoup de personnes ayant interrogé Eliza « en


aveugle » ont été convaincues d'interagir avec un thé-
rapeute humain tant la qualité de l'interaction avait
été bonne et l'ordinateur semblait avoir fait preuve
d'introspection. Cependant, la performance d'Eliza
est tout de suite moins impressionnante lorsque l'on
connaît les mécanismes que l'ordinateur utilise pour
arriver à ces résultats. En effet, le programme, basé
sur la technique de psychothérapie « réflexive » de
Carl Rogers, a été remarquablement simple à mettre
au point : tout ce qu'il a à faire est d'identifier les
expressions clés dans une phrase et de les transformer
en une question, qui est alors posée en retour à l'exa-
minateur ; ce programme recherche également les mots
clés comme « parce que », auxquels il répond avec des
expressions non réflexives.
L'interaction qui en résulte est différente par bien
des aspects des situations psychothérapeutiques réelles.
L'aspect le plus frappant est certainement le fait
qu'Eliza n'est pas capable de saisir le sens ou l'intention
cachés derrière les déclarations de l'examinateur. Ceci
soulève une question intéressante : quelles sont les capa-
cités mentales que les vrais psychothérapeutes utilisent
pour faire cela ? Pourquoi un ordinateur ne peut-il pas
mimer ces capacités-là ? Les vrais psychothérapeutes
ressentent à leur manière les motivations et les inten-
tions cachées de leurs patients, ils empathisent avec
eux 1. De ce fait, à moins qu'il soit un jour possible de

1. De nombreux psychothérapeutes utilisent le terme « contre-transfert »


94 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

créer un ordinateur qui éprouve des sentiments, il ne


sera probablement jamais possible d'imaginer un véri-
table psychothérapeute artificiel. Dans la mesure où le
fait de ressentir des sentiments implique une conscience
(nous le verrons au chapitre III), on peut commencer à
penser qu'il ne sera sans doute jamais possible de créer
un ordinateur avec un esprit. Bien que la plupart
d'entre nous aient probablement toujours pensé ainsi
intuitivement, nous ne l'avons pas encore tout à fait
démontré, aussi nous devons aller encore un peu plus
loin.

L'INTELLIGENCE EST-ELLE SYNONYME


D'ACTIVITÉ MENTALE ?

Notre interaction avec Eliza nous fournit plusieurs


enseignements importants à propos de l'intelligence
artificielle. Premièrement, il est relativement simple de
produire un ordinateur qui manifeste un certain degré
d'intelligence comportementale, et peut de ce fait réus-
sir parfois le test de Turing. Eliza ne réussit pas tou-
jours le test de Turing, mais elle s'en sort très bien,
compte tenu de l'incroyable simplicité de son pro-
gramme. Ceci montre bien que, si le critère déterminant
pour dire si quelque chose a un esprit ou n'en a pas se
résumait véritablement à un test de comportement intel-
ligent, alors le problème difficile aurait été résolu depuis
longtemps.
En effet, produire un esprit est sans commune
mesure avec le fait de générer un comportement intelli-
gent. Même s'il est possible d'avoir un échange intéres-
sant avec Eliza, peu d'individus raisonnables seraient
prêts à croire que ce programme fait véritablement

pour désigner cette fonction empathique. L'empathie – ou le contre-transfert


donc – compte parmi les manières les plus importantes grâce auxquelles nous
pouvons appréhender l'esprit d'autrui.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 95

preuve d'une conscience. À ce titre, on peut dire


qu'Eliza n'a pas d'esprit et, de ce fait, que l'esprit
n'est probablement pas une question d'intelligence.
Beaucoup d'ordinateurs font preuve d'un comporte-
ment intelligent : ils se comportent de façon appropriée
et peuvent même éventuellement s'adapter aux condi-
tions ; ainsi, ils sont capables de résoudre efficacement
beaucoup de problèmes compliqués. Mais, avant que
nous puissions convenir qu'il possède un esprit, un
ordinateur devra être capable de générer « des joies et
des peines, des souvenirs et des ambitions, et un sens
de son identité et de son libre arbitre », pour paraphra-
ser Crick. Nous sommes loin d'en être persuadés
actuellement, ce qui illustre bien le gouffre qui sépare
les problèmes « facile » et « difficile » en sciences cogni-
tives.

L'ESPRIT ET LA CONSCIENCE

Plus tôt dans ce chapitre, nous avons fait remarquer


que le problème classique corps-esprit avait été refor-
mulé par les cognitivistes – qu'ils soient neuroscientifi-
ques, psychologues ou philosophes – comme le problème
de la conscience. Dans un livre encore assez récent, le
philosophe Galen Strawson (1996) a examiné la question
« qu'est-ce que l'esprit ? » de tous les points de vue pos-
sibles. Il est arrivé à la conclusion que l'esprit est bien
synonyme de conscience. L'essence de l'esprit, selon
Strawson, n'est pas le comportement intelligent, mais
plutôt la conscience subjective. Sur ce point, nous
sommes prêts à le suivre.
Mais l'affirmation selon laquelle l'esprit et la cons-
cience seraient identiques est précisément le point de
vue auquel Freud s'est opposé si fortement il y a cent
ans, quand il a commencé à introduire l'idée d'un
esprit inconscient. Quand Freud a écrit ses premiers
travaux psychanalytiques, les philosophes de l'époque
96 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

disaient déjà que la conscience représentait l'essentiel


de l'esprit ; malgré tout, Freud soutenait que, d'après
les observations cliniques, la conscience n'était qu'une
des propriétés, inconstante et superficielle, de l'esprit.
Il soutint donc que l'esprit s'étendait bien au-delà de
ce dont nous sommes conscients ; en attestait le fait
que tout un chacun pouvait manifester par moment
la preuve infaillible qu'il possédait des souvenirs,
des intentions, et ainsi de suite, dont il n'avait pas
de connaissance consciente. Devait-on, simplement
sous prétexte que nous n'avons pas de connaissance
consciente de tels souvenirs, intentions, et ainsi de
suite, décréter que ceux-ci n'étaient pas mentaux ?
Quoique certaines de ces pensées inconscientes puissent
ne jamais atteindre la conscience, elles exercent néan-
moins une influence sur la conscience et le comporte-
ment. De ce fait, il était pour Freud à la fois légitime et
nécessaire d'inclure ce qui se trouvait derrière la
conscience à l'intérieur de notre conception de l'esprit.
Cette conclusion ne semble pas moins logique que celle
de Strawson.
En réalité, Freud est même allé plus loin. Sa concep-
tion de l'esprit était la suivante : il pensait (1940a
[1938]) que, tout comme notre connaissance du monde
extérieur provient d'objets véritablement extérieurs à
nous-mêmes et représentés par nos perceptions, la
conscience que nous avons de ce qui se passe à l'inté-
rieur de nous-mêmes relève également d'une simple
perception, à ne pas confondre avec les véritables pro-
cessus et contenus mentaux qu'ils représentent et qui
sont, eux, inconscients. C'est pour cela que nous pou-
vons avoir une perception déformée de nos propres
souhaits, souvenirs, attitudes, et ainsi de suite. On peut
donc dire que Freud était un adepte du monisme à
double aspect (voir plus haut 1) : il considérait l'esprit
lui-même comme inconscient, et que la conscience

1. Voir Solms (1997b) pour une discussion de ce point. Le monisme à


double aspect semble être la seule position philosophique valable pour ceux
qui acceptent que l'esprit va au-delà de la conscience.
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 97

n'était que la perception des processus mentaux à pro-


prement parler. Mais ceci soulève immédiatement une
nouvelle question : qui perçoit ?

Y A-T‑IL UN PETIT PERSONNAGE


QUI VIT DANS VOTRE TÊTE ?

Freud a nommé la partie de l'esprit qui perçoit


le « Moi » (en fait, comme il était germanophone, il
l'avait nommé le Ich, qui se traduit littéralement en
français par « Je » ; cependant, les traducteurs français
ont préféré le terme de « Moi »). Les cognitivistes se
plaisent à faire remarquer que de tels concepts
impliquent que la conscience soit l'œuvre d'un petit
personnage, un homoncule, qui vivrait dans notre tête.
Or si l'explication de la conscience a recours à un
concept homonculaire, ce n'est plus une explication,
mais tout simplement une évacuation du problème. Car
la question demeure alors de savoir comment l'homon-
cule devient conscient, s'il y a par exemple un autre
personnage encore plus petit dans sa propre tête. Il
s'agirait alors d'une régression à l'infini, situation insa-
tisfaisante sur le plan logique. Ce problème de l'homon-
cule touche de près un autre problème très actuel en
sciences cognitives : le problème du liage perceptif (bin-
ding).

LE PROBLÈME DU LIAGE PERCEPTIF

Nos connaissances actuelles sur les processus céré-


braux de la perception, en particulier les processus
visuels, sont très avancées. Par exemple, nous savons
que le fait de déterminer ce qu'est un objet visuel, et où
est cet objet, sont des tâches qui sont réalisées par des
98 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

régions cérébrales différentes : le trajet du traitement


du « quoi ? » descend du lobe occipital vers le lobe tem-
poral ; le trajet du « où ? » monte du lobe occipital vers
le lobe pariétal (voir figure 2.4). Nous savons également
qu'il y a dans le cerveau visuel des systèmes spécialisés
pour le traitement de l'information relative à la couleur,
aux visages, ou encore au mouvement. Tout ce que nous
ont appris la neuroanatomie, la neurophysiologie, ainsi
que la neuropsychologie humaine et animale, sur le trai-
tement visuel corrobore sans équivoque le fait qu'il y a
une grande part de spécialisation fonctionnelle dans le
traitement visuel humain. L'information qui parvient à
la rétine semble devenir de plus en plus fragmentée au
fur et à mesure de sa progression dans le cerveau, ceci
afin d'en venir à être traitée par différents « modules »
spécialisés ; la même chose semble se produire pour les
autres modalités perceptives.

trajet
occipito-
pariétal

trajet
occipito-
temporal

Figure 2.4 — Les deux systèmes visuels

Ces découvertes ont d'intéressantes implications sur


la compréhension que nous avons de la conscience. Une
des propriétés de la conscience sur laquelle tout le
monde s'accorde, c'est qu'il s'agit normalement d'un
vécu unifié. Chacun d'entre nous a bien l'impression
d'être une seule entité, faisant l'expérience à un
moment précis d'un monde perceptif intégré : c'est moi-
même qui suis en train de regarder la scène qui est
devant moi tout de suite, je suis le point de référence qui
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 99

unifie tous les objets que je vois éparpillés devant moi.


Les objets, eux aussi, me paraissent exister dans un
champ spatial et temporel unifié : cet objet est une tasse
de café, elle m'apparaît rouge, a une anse, et repose sur
mon bureau ; le rouge semble « appartenir » à la tasse,
et, en effet, quand je bouge cette dernière, le rouge suit
avec. Pourtant, nous savons que toutes ces percep-
tions manifestement connectées sont générées par des
structures neuroanatomiques localisées à des endroits
différents du cerveau. Les régions cérébrales qui recon-
naissent la tasse sont distinctes de celles qui la localisent
sur mon bureau ; de la même manière, les régions du
cerveau qui perçoivent qu'elle est rouge sont distinctes
de celles qui la voient bouger, et ainsi de suite. Com-
prendre comment toutes ces informations se regroupent
pour former un vécu conscient unifié, c'est ce que l'on
appelle le problème du liage perceptif (binding pro-
blem).
Une façon de résoudre ce problème a été de tenter
d'identifier des structures anatomiques qui reçoivent
des entrées de la part de tous les différents modules de
traitement perceptif. Bien qu'un peu technique, le livre
de B. Stein et M.A. Meredith intitulé The Merging of
The Senses (1993) dresse un panorama de ces struc-
tures. Nous avons fait remarquer au chapitre I que
l'endroit du cortex associatif où les lobes occipital, tem-
poral, et pariétal confluent en transmodalité, est une
structure de ce genre ; nous avons également mentionné
à ce titre les lobes préfrontaux.
L'équipe de Wolf Singer (Engel et al., 1991 ; Gray et al.,
1989 ; Gray et Singer, 1989) a proposé une hypothèse tota-
lement différente à propos du liage perceptif, celle que l'on
nomme habituellement « hypothèse du 40 Hertz ». Cette
équipe a montré que les cellules corticales postérieures
semblaient décharger en synchronie lors d'expériences
visuelles conscientes, à un rythme oscillatoire situé
autour de 40 Hertz. Ils ont alors affirmé que chaque petit
moment au cours duquel ces neurones déchargeaient
simultanément constituait une unité d'unification de
conscience. L'unification de la conscience se ferait donc en
100 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

reliant l'activité neuronale plus temporellement que spa-


tialement ; chaque seconde de conscience serait faite de
quarante « micro-moments » qui se succéderaient si vite
que la conscience serait vécue comme un phénomène
continu.
Ces approches ont toutes deux leurs mérites et éclai-
rent chacune à sa manière le problème du liage perceptif.
Cependant, aucune des deux ne permet véritablement de
se passer de l'homoncule. En effet, lier les différentes
modalités perceptives dans l'espace revient à localiser
l'homoncule ; et les lier temporellement ne change rien au
problème initial : qui perçoit ces oscillations neuronales
synchronisées ?
Il y a une troisième façon d'envisager le problème,
celle que nous préférons. Cette approche combine cer-
tains aspects des deux précédentes ; nous la décrirons
en détail dans le chapitre III, mais, en bref, elle suggère
que ce qui relie ensemble nos perceptions extérieures,
c'est le fait qu'elles s'ancrent dans nos perceptions
internes, celles de notre être corporel. C'est donc le fait
d'exister dans un corps singulier qui en fin de compte
unifie notre conscience. Mais avant de pouvoir vrai-
ment expliquer pourquoi le corps est le fondement de la
conscience, nous devons aborder brièvement une autre
question fondamentale.

À QUOI SERT LA CONSCIENCE ?

Bien que les neuroscientifiques aient commencé à


se demander comment et où le cerveau génère la cons-
cience, la question de savoir pourquoi la conscience
existe fondamentalement reste intacte. Cette question
peut être reformulée de la manière suivante : quel est
l'avantage évolutionniste que la conscience offre ?
Nous avons vu que, si l'on admet que les ordinateurs
ne sont pas capables de conscience, alors cette dernière
n'est pas nécessaire pour obtenir une intelligence com-
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 101

portementale. Les investigations menées sur un très


grand nombre de patients cérébrolésés ont montré la
même chose : certaines capacités cognitives peuvent être
conservées dans une très large mesure en l'absence
d'expérience consciente. Nous démontrerons ceci en
détail dans le chapitre III lorsque nous aborderons
les phénomènes de « vision aveugle » (blindsight) et
de mémoire inconsciente. Les philosophes appellent
les personnes qui réalisent des prouesses intellectuelles
en l'absence de conscience des « zombies ». Même si
le terme est un peu malheureux s'appliquant à des
malades, ce genre de personnes existe réellement. À
vrai dire, il en existe même un nombre assez grand, ce
qui constitue un problème fascinant : s'il est possible
pour des personnes et des machines de se comporter
intelligemment (de résoudre des problèmes, de s'adap-
ter aux conditions présentes, d'apprendre par l'expé-
rience, etc.), à quoi alors la conscience peut-elle bien
servir ? Si nous pouvons nous comporter intelligemment
sans, pourquoi alors en aurions-nous besoin ? Au cha-
pitre III, nous montrerons que la fonction principale de
la conscience est selon nous liée encore au fait que cha-
cun de nous a une existence corporelle.
Nous entrerons plus en détail dans l'exposé de ces
questions scientifiques au chapitre suivant ; avant cela,
nous allons conclure ce chapitre par quelques réflexions
générales.

QU'EST-CE ALORS QUE « L'ESPRIT » ?

Nous en sommes donc arrivés provisoirement aux


conclusions suivantes : l'esprit en lui-même est incons-
cient, mais nous pouvons en avoir une perception
consciente en regardant à l'intérieur de nous-mêmes.
C'est cette capacité de « regarder en soi », l'introspec-
tion, qui est la propriété la plus essentielle de l'esprit.
Ce « Moi » que nous percevons par l'introspection, nous
102 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

pouvons aussi le percevoir par l'intermédiaire de nos


sens externes, physiquement, sous la forme de notre
corps, ses organes et ses processus physiologiques. Le
corps n'est pas l'esprit : ses processus ne sont pas intrin-
sèquement mentaux. À vrai dire, ils peuvent même être
réalisés par des machines. Nous disons donc que l'esprit
lui-même est inconscient, ce sont seulement nos percep-
tions de ces processus sous-jacents qui sont conscientes.
De plus, ces perceptions peuvent revêtir deux formes,
dont une seule peut être désignée comme « mentale ». De
ce fait, l'esprit est intimement lié à la perspective obser-
vationnelle en première personne. C'est là la seule pers-
pective à partir de laquelle tout ce que nous observons
peut être intégré à notre sentiment d'être nous-mêmes,
qui fait l'arrière-plan de notre vie mentale et, en fin de
compte, repose sur la reconnaissance intérieure que
nous avons de vivre physiquement dans notre corps. Un
ordinateur ne pourrait devenir conscient qu'à la condi-
tion d'avoir été préalablement doté de cette capacité,
ancrée corporellement, de connaissance de soi.

ENCORE QUELQUES CONSIDÉRATIONS


MÉTHODOLOGIQUES

Nous soulignions à la fin du chapitre I qu'il était jus-


tifié sur plan pratique que les neuroscientifiques étu-
dient la matière, l'aspect du monde que nous percevons
par nos sens externes, car il est possible de mettre en
place avec la matière – les cerveaux par exemple – des
situations expérimentales que l'on ne peut pas réaliser
avec les vécus subjectifs. Peut-être ce que nous enten-
dions par là est-il plus clair à présent : seule la matière
– la perception externe que nous en avons – permet
d'obtenir la fiabilité qu'apporte une observation mul-
tiple, et de réduire ainsi le risque de biais d'obser-
vation, contrairement à ce qui se produit avec des
observations isolées – comme celles des psychothéra-
QUELLES SONT LES RELATIONS ENTRE L'ESPRIT... | 103

peutes. L'esprit, par définition, ne peut être étudié par


de multiples observateurs. De la même manière, si nous
pouvons étudier d'un point de vue extérieur les fonc-
tions mentales des animaux, ceux-ci ne peuvent pas
par contre fournir de récits verbaux de leurs vécus.
Cependant, comme nous le verrons dans les chapitres
suivants, les neurosciences ont fait beaucoup de décou-
vertes sur les fonctions du cerveau humain – et donc
de l'organisation fonctionnelle de l'esprit – en générali-
sant ce qui avait été démontré chez l'animal, en particu-
lier chez certains mammifères. Certaines expériences
n'auraient en effet jamais pu être réalisées sur des
humains 1.
Ces deux exemples – et nous pourrions facilement les
multiplier – démontrent tout simplement ce sur quoi
nous souhaitons terminer ce chapitre. Si on accepte le
principe que nous avons décrit dans ce chapitre – à
savoir que l'appareil mental peut être observé simulta-
nément de deux points de vue différents, premièrement
comme un objet matériel et deuxièmement comme un
ressenti subjectif –, alors il devient évident que nous
avons tout à gagner (et rien à perdre) à faire cohabiter
nos deux modes d'investigation. Comme pour l'allégo-
rie des aveugles et de l'éléphant, la vraie nature de
l'appareil mental ne deviendra apparente que lorsque
les perspectives duelles que nous lui vouons converge-
ront en une seule et même ligne de conclusions. Les
conclusions établies à partir de données subjectives (à
partir de la méthode psychanalytique par exemple)
n'apportent qu'une seule sorte de preuves, qui de plus
a clairement ses limites d'un point de vue scientifique.
Cela ne veut pas dire pour autant que ces données sub-
jectives doivent être méprisées, car elles apportent des
preuves qui ne peuvent être obtenues par aucun autre
moyen. On comprend donc bien que cette intégration
ne doit pas réduire une perspective à l'autre et, comme

1. La question éthique qui consiste à se demander si ces expériences


auraient jamais dû être réalisées sur des animaux est un autre sujet, que
nous traiterons brièvement au chapitre IV.
104 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

nous l'avons dit à la fin de notre premier chapitre, que


le fait de relier ainsi le monde invisible de la subjecti-
vité avec l'observation biologique du cerveau augmente
incommensurablement ce que notre regard « objectif »
de scientifiques peut discerner.
CHAPITRE III

La conscience
et l'inconscient

Les quelques chapitres qui vont suivre traiteront de


différents aspects de la vie mentale qui ont particulière-
ment suscité l'attention des neuroscientifiques ces der-
nières années. Dans le présent chapitre, nous allons
poursuivre sur la lancée du précédent en commençant
par le plus général de ces aspects : la conscience.

UNE RÉVOLUTION TRANQUILLE

Freud fut l'un des premiers à affirmer, il y a plus


d'un siècle, que notre vie mentale fonctionnait en majo-
rité inconsciemment, et que la conscience n'était qu'une
partie de la vie mentale. Assumer une telle opinion au
sein des sciences médicales était alors sujet à contro-
verse, et la plupart des propositions de Freud restent
d'ailleurs vivement contestées de nos jours. Cependant,
l'idée que le fonctionnement de la vie mentale est majo-
ritairement inconscient est à présent largement acceptée
au sein des neurosciences cognitives. Ainsi donc, une
des innovations fondamentales de Freud fait mainte-
nant partie des sciences contemporaines. Cela ne signi-
fie pas pour autant que les neuroscientifiques acceptent
l'ensemble des considérations freudiennes sur l'incons-
cient au sens psychanalytique du terme, mais ceci est un
106 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

autre problème que nous aborderons plus loin. Pour


commencer, nous étudierons les mécanismes cérébraux
qui sous-tendent les activités mentales consciente et
inconsciente en nous arrêtant à l'aspect purement des-
criptif de ces deux termes.
Beaucoup de cognitivistes soutiennent que la cons-
cience n'a qu'une importance mineure dans la vie men-
tale et que l'immense majorité des opérations mentales
a lieu sans conscience (pour une revue, voir Bargh et
Chartrand, 1999). Compte tenu de la fréquente hosti-
lité des scientifiques à l'égard de la psychanalyse, ce
renversement d'opinion est une évolution qu'on ne
peut manquer de souligner. Les raisons qui expliquent
ce changement sont multiples ; c'est en fait un ensemble
de preuves qui ont convaincu les neuroscientifiques
que Freud avait raison sur ce point, les plus notables
de ces preuves étant provenues de l'observation cli-
nique de patients cérébrolésés.

LA VISION AVEUGLE (BLINDSIGHT)

Le terme « blindsight » (Weiskrantz, 1986), « vision


aveugle » en français, s'applique à des patients souf-
frant de lésions du cortex visuel primaire occipital, là où
se terminent les fibres nerveuses issues de la rétine (voir
chapitre I). Ces patients souffrent de « cécité corticale » :
ils sont aveugles car la partie de leur cortex qui est nor-
malement à l'origine de la conscience visuelle est endom-
magée 1 (« cécité » signifie donc ici « déficit de conscience
visuelle »). Ainsi, si vous tenez un objet devant un
patient de ce type et que vous lui demandez ce qu'il voit,

1. Tout au long de ce livre, pour des raisons pratiques, nous utiliserons


des phrases un peu maladroites telles que « la partie du cortex qui génère la
conscience visuelle ». Ce que nous voulons dire par des formulations de ce
type, c'est que l'activation d'une partie du cerveau produit l'activité neurale
qui constitue le corrélat physiologique du type d'état de conscience en
question (voir chapitre II).
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 107

il vous répondra sans hésiter : « Je ne vois rien : je suis


aveugle. » Mais en réalité, ce faisant il se trompera. En
l'occurrence, l'erreur est de confondre « voir » et « voir
consciemment ». Cette différence peut être mise en évi-
dence lors de tâches de « choix forcé » entre plusieurs
réponses (en d'autres termes, on demande de deviner).
Les résultats de ces expériences montrent que les
patients atteints de cécité corticale devinent correcte-
ment au-delà de ce que permet le hasard, ce qui démon-
tre qu'ils voient – c'est‑à-dire qu'ils traitent des
informations visuelles – sans s'en rendre compte (voir
Weiskrantz, 1986) : ils voient inconsciemment. Ils en
sont capables car une partie de l'information visuelle se
projette de la rétine à d'autres régions corticales qui,
elles, sont intactes, qui ne génèrent pas de conscience
visuelle mais sont néanmoins capables de traiter cette
information. Autrement dit, ces patients – en ce qui
concerne l'information visuelle – agissent comme les
« zombies » dont nous avons parlé au chapitre II : leur
cerveau traite l'information visuelle mais ne possède pas
de conscience de la vision.

LA MÉMOIRE IMPLICITE

Le même phénomène peut s'observer en ce qui


concerne les autres facultés cognitives. Par exemple, il
n'est pas rare que des patients présentant des lésions
neurologiques perdent leur capacité de retenir de nou-
veaux souvenirs, une pathologie appelée amnésie. Ces
patients ne se souviennent d'aucun événement survenu
après la lésion cérébrale, qu'elle soit d'origine médicale
ou traumatique (voir chapitre V). Si vous lisez une liste
de mots à de tels patients, non seulement ils oublient
cette liste quelques minutes plus tard, mais ils oublient
même tout simplement que vous leur avez lu quelque
chose. Cependant, comme avec l'exemple de la cécité
corticale, on peut demander à ces patients de « deviner »
108 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

avec le paradigme du choix forcé. Dans leurs réponses,


des mots de la liste sont alors retrouvés dans une bien
plus grande proportion que ne le voudrait le hasard.
Ainsi, tout comme nous pouvons voir inconsciemment,
nous pouvons également nous souvenir inconsciemment.
Ce type de récupération est appelé mémoire implicite
(la récupération consciente est appelée mémoire expli-
cite).

LE SYNDROME DE DÉCONNEXION
INTERHÉMISPHÉRIQUE

Les patients que l'on appelle à « cerveau divisé »


(split-brain) sont des personnes chez qui une section
chirurgicale du corps calleux (voir chapitre I) a été
pratiquée, généralement pour traiter une épilepsie
réfractaire. Cette lésion sépare l'hémisphère gauche,
l'hémisphère du langage, du droit (voir chapitre VIII).
En montrant une image de manière très brève sur un
écran, il est possible chez ces patients de communiquer
une information à l'hémisphère droit sans que l'hémi-
sphère gauche y ait accès. De cette manière, on peut
influencer le comportement du patient sans que celui-ci
n'en soit conscient. Dans l'une de ses fameuses études,
Roger Sperry (un neurobiologiste américain aujour-
d'hui décédé et qui avait reçu le prix Nobel de médecine
en 1981) a utilisé ce procédé en projetant des images
pornographiques à une femme, ces images étant reçues
seulement par son hémisphère droit. Cela la fit rougir
et, lorsque Sperry lui demanda d'expliquer la cause de
son embarras, elle fut incapable de fournir une réponse.
Ce cas (décrit dans Galin, 1974, p. 573) démontre qu'un
hémisphère cérébral entier peut traiter une information
de manière « inconsciente ».
Cet exemple nous révèle une autre donnée cruciale
pour pouvoir comprendre la conscience. Le cortex
visuel de cette femme était intact, ce qui signifie que les
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 109

images pornographiques ont été perçues au niveau de la


partie de son hémisphère droit qui permet la conscience
visuelle. Pourquoi alors a-t‑elle semblé ne pas savoir
ce qu'elle avait vu ? La réponse à cette question nous
fournit une bonne illustration du concept de « système
fonctionnel » que nous avons évoqué au chapitre II.
Bien que le cortex visuel primaire (dans chacun des
hémisphères) soit effectivement capable de générer
une conscience visuelle simple, il ne le fait pas isolé-
ment. Pour prendre véritablement conscience de stimuli
visuels, on doit transformer ces expériences visuelles en
mots. Or cette transformation ne peut pas se faire
lorsque l'hémisphère gauche (dominant pour le langage)
est déconnecté de l'aire cérébrale où s'origine l'expé-
rience visuelle. On doit donc différencier deux types, ou
deux niveaux, de conscience : la conscience simple et la
conscience réflexive, cette dernière étant intimement
liée à l'hémisphère gauche et donc aux mots, ou mieux :
au « discours intérieur ». Nous aborderons à nouveau
cette problématique plus loin dans ce chapitre, et de
manière plus détaillée dans le chapitre VIII.

JUSQU'À QUEL POINT LA VIE MENTALE


EST-ELLE CONSCIENTE ?

Il y a plusieurs manières de se poser cette question,


chacune menant à une réponse sensiblement diffé-
rente des autres. Mais ce que toutes ont en commun,
en revanche, c'est de nous révéler que la conscience
n'est qu'une partie très limitée de la vie mentale. Par
exemple, si l'on considère que l'étendue de la conscience
correspond à la quantité d'informations que l'on peut
« garder à l'esprit » à un instant précis, alors le lecteur
sera peut-être surpris d'apprendre que la conscience se
limite à seulement sept unités d'information. On com-
prend pourquoi les numéros de téléphone sont parfois
difficiles à mémoriser ! L'empan digital (la capacité de
110 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

retenir une série aléatoire de chiffres) est une épreuve


neuropsychologique de base pour tester la capacité de
mémoire de travail, la mémoire permettant de « garder
à l'esprit » consciemment (voir chapitre V). Si un patient
est incapable de retenir sept chiffres, sa mémoire de
travail acoustico-verbale (conscience phonologique) est
considérée comme anormale. De la même manière, nous
gardons à l'esprit des informations visuo-spatiales, mais
cet aspect de la conscience est encore plus limité : la
plupart des personnes ne peuvent retenir que quatre
unités d'information visuo-spatiale à un moment donné
(cette capacité est habituellement testée en désignant
successivement des cubes disposés devant le patient et
en lui demandant de garder l'ordre de la séquence à
l'esprit). Cette manière de mesurer la capacité de la
conscience nous montre qu'elle est bien limitée compa-
rée aux milliers d'informations que nous traitons à
chaque instant. Cette énorme masse d'informations que
nous avons constamment à traiter doit donc l'être dans
la partie inconsciente de l'esprit.
Une autre manière d'estimer le « poids » de la cons-
cience est de mesurer l'étendue de son influence sur
notre comportement. Quelle proportion de nos actes est
consciemment déterminée ? Dans une revue des données
scientifiques relatives à cette question (ainsi qu'à
d'autres problèmes connexes), J.A. Bargh et T.L.
Chartrand (1999) ont conclu que 95 % de nos actes
étaient déterminés inconsciemment. Ainsi mesurée, la
conscience ne rend donc compte que de 5 % de nos com-
portements.
Ainsi, quelle que soit la méthode qu'ils utilisent, la
plupart des cognitivistes s'accordent aujourd'hui avec
Freud sur ce point : la conscience ne concerne qu'une
petite partie de la vie mentale. Mais où est-elle générée
dans le cerveau ? Et comment est-elle liée aux proces-
sus mentaux ? Et pourquoi ?
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 111

LE CORTEX ET LES CONTENUS


(OU CANAUX) DE CONSCIENCE

Il fut un temps où le cortex cérébral était considéré


comme le siège incontestable de la conscience. Cela était
dû à la constatation que les lésions des différentes par-
ties du cortex privaient manifestement les patients
des différentes modalités perceptives qu'elles sous-
tendaient. Ainsi, la conscience visuelle dépend du cor-
tex visuel situé dans le lobe occipital, et ainsi de suite
(voir chapitre I). De ce fait, le siège de la conscience a
été traditionnellement localisé dans certaines zones par-
ticulières de l'unité fonctionnelle de réception, d'ana-
lyse, et de stockage de l'information que nous avons
définie au chapitre I. La conscience n'est pas attribuée
aux organes sensoriels périphériques eux-mêmes, et
cela pour plusieurs raisons. La première c'est que ces
organes sont généralement intacts en cas de cécité corti-
cale, de surdité corticale, etc. La seconde, plus impor-
tante, est qu'un déficit sensoriel acquis (par opposition
à un déficit congénital) n'entraîne pas la perte de l'ima-
gerie mentale consciente dans la modalité impliquée.
Ainsi, par exemple, des personnes atteintes de cécité
périphérique acquise peuvent toujours avoir des rêves
comportant de l'imagerie visuelle. En effet, la stimula-
tion directe d'une aire sensorielle du cortex génère une
sensation consciente dans la modalité concernée, même
si l'organe sensoriel périphérique est endommagé.
Nous avons déjà dit que « conscience visuelle » (ou
auditive, etc.) n'était pas synonyme de « traitement
visuel ». Les patients atteints de cécité corticale peuvent
« voir » inconsciemment précisément parce que tout le
traitement visuel cortical n'est pas conscient. C'est en se
basant sur ces constatations que les neuroscientifiques
ont affiné leurs connaissances des régions corticales res-
ponsables des différentes modalités de la conscience.
Nous avons également appris (voir plus haut) que
d'autres mécanismes, principalement basés sur le
112 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

langage, étaient nécessaires pour pouvoir aller au-delà


des expériences primaires générées par des aires corti-
cales unimodales, et qu'émerge ainsi une véritable
conscience du vécu sensoriel initial. Ces mécanismes cor-
ticaux supplémentaires sont à l'origine de la conscience
réflexive, par opposition à la conscience simple 1. La
genèse de la conscience requiert donc également une
importante contribution de l'unité fonctionnelle de pro-
grammation, de régulation, et de vérification de l'action,
décrite au chapitre I.
Ainsi, le problème de la localisation de la conscience
dans le cerveau semble assez facile à résoudre. Mais le
« problème facile » serait tout de même trop facile s'il en
allait tout simplement ainsi. Les conclusions que nous
avons résumées jusqu'ici font toutes appel aux considé-
rations neuroscientifiques traditionnelles qui réduisent
les contenus de conscience aux qualia dérivés des per-
ceptions externes (couleurs, sons, etc.), ou aux combi-
naisons de ces qualia (et peut-être des abstractions qui
en proviennent 2). Mais il existe une autre approche
neuroscientifique de la conscience, et aussi surprenant
que cela soit, les deux traditions n'ont été intégrées que
récemment. Alors que « l'école corticale » se concentre
sur les contenus de conscience (en terme de qualités
perceptives), l'autre école se concentre sur les niveaux
(ou états) de conscience (pour les définitions de ces
termes, voir le chapitre I).

1. Nous avons évoqué dans le chapitre II le fait que des mécanismes de ce


type pouvaient jouer un rôle dans le « liage » des différentes modalités
perceptives pour former des vécus multimodaux plus complexes. Toutefois,
cette solution au problème du liage perceptif nous renvoie là encore au
problème homonculaire.
2. Nous écrivons « peut-être » car il n'est pas tout à fait certain que notre
pensée abstraite se déroule sous une forme audio-verbale, un « langage
intérieur ». Voir Baars et McGovern (1999) pour une discussion de cette
question.
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 113

LE TRONC CÉRÉBRAL ET LES NIVEAUX


(OU ÉTATS) DE CONSCIENCE

L'état de conscience est l'aspect de la conscience dont


se préoccupent les anesthésistes, ou bien la famille
d'une personne victime d'un accident de la voie publi-
que et qui serait dans le coma, inconsciente. Le terme
« conscience », dans ce cas, fait référence à un état glo-
bal d'éveil, d'attention et d'alerte. L'état de conscience
constitue un arrière-plan, un « espace de travail global »
(Newman et Baars, 1993) au sein duquel des contenus
plus spécifiques se manifestent, un peu comme une page
blanche sur laquelle on écrit. Cet aspect de la conscience
est décrit habituellement plus en termes quantitatifs que
qualitatifs. Durant un examen clinique, le niveau de
conscience est évalué sur une échelle de 15 points,
l'échelle de coma de Glasgow (Glasgow Coma Scale).
Lorsque cet aspect de la conscience est perturbé, après
un accident de la voie publique par exemple, cela n'est
pas dû à des lésions cérébrales affectant l'ensemble des
régions corticales que nous avons évoquées plus haut.
Au contraire, seule une région très petite et très spéci-
fique est alors impliquée, et il ne s'agit absolument pas
d'une région corticale.
On sait à l'heure actuelle que la genèse de l'état global
de conscience implique prioritairement certaines struc-
tures du tronc cérébral. Il s'agit plus précisément d'un
ensemble de structures situées au plus profond du cer-
veau, au-dessus de la moelle allongée, partant du pont
et traversant le mésencéphale jusqu'au thalamus (voir
figure 3.1). Au départ, cet ensemble de noyaux densé-
ment interconnectés était considéré comme un tout, que
l'on appelait « formation réticulée activatrice » (du latin
reticulum qui signifie « réseau »), suite aux découver-
tes de Giuseppe Moruzzi et Horace Magoun dans les
années 1950. Aujourd'hui, on sait que ce système com-
porte la formation réticulée telle que décrite initiale-
ment, plus quelques noyaux supplémentaires, et on le
114 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

nomme Formation Réticulée Activatrice Ascendante, ou


bien Système Réticulé Activateur Ascendant (SRAA).

Figure 3.1 — Le SRAA

Le tronc cérébral est à peu près de la taille d'un


pouce, et les noyaux dont nous parlons ne sont, eux,
guère plus grands que la tête d'une épingle. Qu'une
lésion de cette minuscule région cérébrale ait pour
conséquence une totale oblitération de la conscience, un
état de coma profond, est un fait absolument remarqua-
ble. L'anesthésie générale repose d'ailleurs en grande
partie sur des modifications pharmacologiques des sor-
ties de ce minuscule système. Nous pourrions ainsi dire
que ces noyaux sont le véritable siège de la conscience.
De ce point de vue, la conscience n'émerge pas de zones
corticales spécifiques, mais plutôt de l'activation d'aires
corticales par ces structures profondes. L'existence de
différents niveaux d'activation pourrait rendre compte
de la complexité des rapports entre traitement conscient
versus traitement inconscient de l'information.

QUE PERÇOIT CET « ÉTAT »


DE CONSCIENCE ?

L'intégration de ces deux voies de recherche sur les


bases neurales de la conscience est le fruit du travail
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 115

fondateur du neuroscientifique Antonio Damasio. Dans


un livre publié en 1999, Le Sentiment même de soi,
Damasio pose la question suivante : si les qualia de la
conscience proviennent des perceptions externes, quel
est l'équivalent en ce qui concerne l'aspect quantitatif
de la conscience ? Nous savons que le contenu de la
conscience représente un schéma d'activation d'aires
corticales en réponse à des changements du monde exté-
rieur ; mais le niveau (ou l'état) de conscience généré
par les noyaux du tronc cérébral représente-t‑il quelque
chose ? Signifie-t‑il quelque chose ?
Le SRAA est constitué de noyaux thalamiques, de cer-
taines parties de l'hypothalamus, de l'aire tegmentale
ventrale, du noyau parabrachial, de la SGPA, du locus
cœruleus, des noyaux du raphé et de la formation réti-
culée en tant que telle (voir figure 3.2). Ces structures
ont été mentionnées dans le chapitre I parmi les princi-
paux composants de l'unité fonctionnelle de modulation
de l'activité corticale.
noyau
parabrachial

substance grise périaqueducale

Figure 3.2 — Les principaux noyaux compris dans le SRAA

Nous avons également mentionné dans le chapitre I le


fait que ces noyaux sont la source de neurotransmet-
teurs diffusés largement dans le prosencéphale. Il s'agit
là de neurotransmetteurs qui intéressent beaucoup les
anesthésistes et les psychiatres pour des raisons que
nous allons exposer plus bas (ainsi que dans le cha-
pitre IV, lorsque nous traiterons des émotions et des
motivations). Parmi les neurotransmetteurs excrétés
116 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

par ces noyaux on retrouve la dopamine, la sérotonine,


la noradrénaline, l'histamine et l'acétylcholine (voir
chapitre I).

LE PRINCIPE DES DEUX SOURCES


D'INFORMATION REVISITÉ

Les recherches de Damasio sur les entrées initiales de


ces systèmes cellulaires « état » du tronc cérébral l'ont
amené à explorer un vaste champ de connaissances
auquel les neuroscientifiques n'avaient jusqu'alors
accordé que peu d'intérêt. En fait, tous les noyaux céré-
braux profonds dont nous avons parlé plus haut ont une
implication majeure dans la modulation et la régulation
de nos états internes : régulation de la température,
du métabolisme du glucose, etc. Leurs entrées initiales
sont constituées d'informations sur le milieu interne, qui
proviennent non seulement de l'activité de neurotrans-
metteurs classiques, mais également d'hormones, ces
dernières empruntant la circulation sanguine et le liquide
céphalorachidien (voir chapitre I). En se basant sur ces
éléments, Damasio est arrivé à la conclusion que le
« contenu » de la conscience est en lien avec les aires cor-
ticales postérieures, qui sont « branchées » sur le monde
extérieur, alors que « l'état » de conscience est un pro-
duit du SRAA, qui est lui « branché » sur le monde
interne. Ainsi, d'un côté les contenus de conscience
représentent des changements dans les aires corticales
liées aux modalités de la perception externe, de l'autre
l'état de conscience représente les changements du milieu
corporel interne.
De plus, tout comme les zones corticales postérieu-
res non seulement reçoivent et analysent les infor-
mations perceptives, mais les gardent également en
mémoire, les réseaux cérébraux plus profonds centrés
sur l'analyse du monde interne contiennent eux aussi
des représentations de nos fonctions viscérales sous
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 117

la forme de « cartes ». Ainsi, tout comme les contenus de


conscience sont le reflet des changements concrets du
monde extérieur mais aussi de l'activité de pensée (pro-
duction d'images mentales), les fluctuations de l'état
de conscience répondent non seulement à des change-
ments viscéraux véritables (par exemple une diminution
de la température corporelle, ou une augmentation de
la glycémie), mais également à des changements dans
les circuits qui représentent ces fonctions, quelle que
soit l'origine de ces changements. L'état de conscience
est le produit d'un corps virtuel. De plus, comme nous
l'avons fait remarquer au chapitre I, il est important
de garder à l'esprit que ces structures ne font pas que
recueillir les informations des mondes externe et
interne, elles agissent sur ces informations et modifient
leur source.
Cet « état » de fond de la conscience signifie donc
quelque chose. Il nous représente : il est l'incarnation
primaire de notre « self ». On peut même dire qu'il
représente « l'état » de notre self : « C'est moi, je suis ce
corps et, en ce moment, je me sens comme ceci. » Loin
de pouvoir être résumé à une propriété quantitative,
cet état de fond de la conscience est saturé de sensa-
tions et de significations, il représente même le fonde-
ment du sens personnel et des sentiments. Cet aspect de
la conscience ne fait donc pas que « représenter » notre
self, il nous permet également de savoir comment nous
nous sentons.

LA FONCTION DE LA CONSCIENCE :
INTÉGRER LES DEUX MONDES

La fonction de la conscience, qui paraissait si vague


dans les premiers paragraphes de ce chapitre, semble à
présent évidente : comment, sans conscience, savoir
tout simplement comment l'on va ? C'est là la fonction
de la conscience, non seulement dans une dimension
118 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

introspective (comme nous l'avons vu dans le cha-


pitre II), mais également dans une dimension intrin-
sèquement évaluative. Cet aspect de la conscience attri-
bue une valeur aux choses, nous renseigne sur leur
caractère « bon » ou « mauvais » en nous faisant ressen-
tir quelque chose de « bon » ou « mauvais » (ou quelque
chose entre les deux). C'est à cela que sert ce type de
sensations conscientes – et c'est d'ailleurs pour cela que
les psychiatres s'intéressent aux possibilités de modifier
la neurotransmission au niveau des noyaux du tronc
cérébral.
La fonction évaluative de l'« état » de conscience
prend sa source au niveau de structures cérébrales pro-
fondes impliquées dans le contrôle des états viscéraux
et, de ce fait, est intrinsèquement biologique. Sa valeur
pour la survie de l'espèce est évidente : combien de
temps pourrions-nous survivre sans la capacité de
contrôler l'équilibre fragile de notre milieu interne ?
Comme nous l'avons dit au chapitre I, les organes ne
peuvent fonctionner correctement que si certains para-
mètres biologiques (température corporelle, glycémie…)
se situent dans une norme étroite. La fonction de base
de la conscience est donc de surveiller l'état de ces sys-
tèmes homéostatiques et de signaler tout déséquilibre.
Cependant, cette fonction de contrôle de l'état corpo-
rel n'est que la plus basique des fonctions la conscience.
En effet, c'est dans le monde extérieur que nos besoins
vitaux peuvent trouver leur satisfaction, et l'état de
conscience – qui nous informe avant tout sur nos
besoins immédiats – doit donc être mis en lien avec l'état
du monde environnant. Bien qu'il ne soit pas nécessaire
d'être conscient de l'environnement extérieur pour le
percevoir, cela n'en est pas moins utile malgré tout.
L'utilité est de pouvoir se dire « Je ressens ceci (la faim),
il faut donc que je mange la nourriture qui se trouve
là-bas », ou « Je ressens ceci (de l'inquiétude) parce que
cet animal m'a mordu ». Dans ce sens, la conscience est
liée aux objets, et à leur valence bon/mauvais. La
conscience ne nous renseigne pas uniquement sur ce que
nous ressentons mais sur les causes de ce ressenti.
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 119

Même si la conscience a probablement émergé au cours


de l'évolution en étant d'abord strictement introspective
(et rudimentairement biologique), elle a dû rapidement
s'étendre aux modalités perceptives et imbiber celles-ci
de « ressenti ». Ainsi, notre perception du monde exté-
rieur est passée de quelques canaux de traitement
(inconscient) de l'information à un système permettant
de restituer toute la complexité des qualités perceptives
(visions conscientes, sons conscients, odeurs, etc.) que
l'être humain peut ressentir. Ceci correspond bien sur le
plan anatomique avec la diffusion très large des noyaux
du tronc cérébral vers le prosencéphale, et sur le plan
physiologique avec le fait qu'une activation ascendante
(bottom-up) de ce type est nécessaire pour que des pro-
cessus corticaux deviennent conscients.
Damasio (1999b) en a donc conclu que le rôle de la
conscience n'était pas seulement de permettre la
connaissance des états internes, mais qu'il consistait
aussi en une fonction plus ou moins fluctuante de cou-
plage entre l'état interne et le monde objectal. Chaque
« unité de conscience » crée un lien entre le self et les
objets. Ces « unités » instantanées de conscience tempo-
relle sont probablement générées par les oscillations
rythmiques mentionnées au chapitre II (les oscillations
à 40 Hz qui caractérisent la conscience visuelle). Ces
oscillations sont provoquées par des impulsions d'acti-
vation corticale, émanant de noyaux thalamiques, et
réalisent plusieurs fois par seconde le couplage entre
les deux sources de la conscience. C'est ainsi qu'est
généré le « sentiment même de soi » décrit par Damasio
et qui a donné le titre de son livre. La conscience est
donc la projection de ressentis sur les objets qui nous
entourent ou, pour le dire autrement, elle consiste en
une connaissance de ce qui se passe autour de soi, tein-
tée par une connaissance de soi. Cette explication
résout le problème du liage perceptif (« binding pro-
blem ») et le problème de l'homoncule (voir chapitre II).
En effet, les différents « canaux » de conscience sont
liés entre eux par « l'état » de conscience, qui repré-
sente ainsi l'homoncule lui-même : ce « petit être dans
120 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

notre tête » est littéralement une projection de notre


self corporel. Damasio a appelé ce processus de cou-
plage la conscience-noyau.

DAMASIO ET FREUD

Si l'on met côte à côte la théorie de Freud (1938) sur


les aspects perceptifs de la conscience (dont nous avons
proposé un résumé dans le chapitre précédent) et celle
de Damasio, on constate que les points communs sont
frappants. L'un de nous (Mark Solms) a consacré un
article de commentaire à cette profonde concordance,
dans lequel il n'a pas hésité à écrire que « nous pou-
vons dire que les intuitions de Freud sur la nature de la
conscience entrent en résonance avec les vues les plus
avancées au sein des neurosciences contemporaines »
(Damasio, 1999 ; voir aussi Crick et Koch, 2000). On
trouve également beaucoup de points de concordance
entre les théories neuroscientifiques de Damasio et les
travaux d'autres psychanalystes, ce qui représente un
certain nombre de voies privilégiées pour une recherche
collaborative entre les deux disciplines (voir chapitre X).

LA CONSCIENCE CHEZ LES ANIMAUX


ET CHEZ LES MACHINES

Lorsque le problème de la conscience est exposé


comme Damasio l'a fait, la question de la conscience de
la machine devient ridicule. Elle continuera à être posée
seulement par des gens non initiés aux données neuro-
scientifiques actuelles. La conscience nécessite une
incarnation, elle se doit de « prendre corps », puisqu'elle
lie l'état interne avec le monde externe. De plus, les
mécanismes de la conscience semblent être apparus au
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 121

cours de l'évolution par le fait des nécessités organiques,


et correspondent donc probablement à des besoins rela-
tivement archaïques. Les sensations affectives reflètent
ces besoins anciens, et sont le socle de la conscience. Il
est donc très difficile d'imaginer une conscience qui
pourrait s'incarner dans une machine. Même si un sys-
tème artificiel peut être capable d'autoanalyse, pour
qu'il puisse y avoir conscience, le self qui analyse doit
être corporel (avec toute l'histoire évolutionniste que
cela implique) capable de sensations.
Ces considérations ont des implications intéressantes
à propos de la question de la conscience chez les autres
animaux. N'importe quel animal ayant un tronc céré-
bral au fonctionnement globalement similaire à celui de
l'être humain – c'est‑à-dire un tronc cérébral modu-
lant les états internes et renvoyant ces données au
niveau cortical – devrait en effet pouvoir présenter une
conscience. Il se trouve que tous les mammifères ont
un tronc cérébral à la structure et au fonctionnement
similaires à celui de l'être humain : leurs noyaux excrè-
tent exactement les mêmes substances et vers les mêmes
destinations que chez leurs homologues humains. Il y a
donc de bonnes raisons de penser que les chiens, les
chats, les dauphins, les baleines (et même les rats de
laboratoire !) possèdent une conscience-noyau, et que
nos besoins biologiques les plus basiques sont donc
communs. Ce sont fondamentalement les mêmes choses
qui sont à l'origine de plaisir ou de déplaisir chez la
souris ou chez l'homme. Dans le chapitre IV, nous ver-
rons que les souris, comme les hommes, éprouvent une
excitation anticipatoire de la satisfaction d'un besoin,
de la peur en face d'un ennemi, de la colère lorsqu'on
les frustre, de la détresse lorsqu'on les sépare de leurs
congénères, etc. (il s'agit là de faits qui, lorsqu'on les
prend en considération, ont de profondes implications
éthiques pour l'humanité tout entière 1).

1. Cela suggère même que les réponses aux questions philosophiques sur
le sens de la vie et le bonheur pourraient peut-être un jour être formulées à
partir de faits biologiques objectifs.
122 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Cependant, il existe des niveaux de conscience « supé-


rieurs », impliquant des structures neurales que seuls
les êtres humains possèdent. Ainsi, c'est probablement
au niveau cognitif que notre expérience de la conscience
est largement différente de celle des animaux inférieurs.

LA CONSCIENCE ÉTENDUE

Damasio a décrit et regroupé ces aspects cognitifs supé-


rieurs de la conscience sous le terme de « conscience
étendue ». En fait, presque tous les théoriciens de la
conscience la divisent à peu près de la même manière.
Ainsi, la conscience-noyau de Damasio correspond à ce
que d'autres auteurs appellent la conscience primaire,
ou conscience simple ; alors que la conscience étendue
correspond à la conscience secondaire, ou conscience
réflexive. Ces derniers termes se réfèrent à une
« conscience de la conscience » : une conscience de ce que
l'on ressent, mais, et surtout, la conscience qu'on le
ressent.
Cet aspect de la conscience ne se limite pas aux
simples perceptions ; il implique également la pensée
sur les perceptions ainsi que les images mentales. Par
ailleurs, il ne se limite pas aux perceptions présentes
mais également aux perceptions passées. Bien que ces
fonctions de la conscience étendue ne soient pas spéci-
fiques aux êtres humains, elles sont certainement beau-
coup plus développées chez nous que chez les autres
mammifères, même nos cousins primates les plus
proches (voir chapitre IX).
La conscience étendue est étroitement liée au fonc-
tionnement cortical, et plus spécifiquement au cortex
associatif. Elle dépend en particulier de la contribution
fonctionnelle des aires du langage de l'hémisphère
gauche et, par-dessus tout, de la superstructure que
représentent les lobes préfrontaux. Ceux-ci sont beau-
coup plus développés chez les êtres humains que chez
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 123

les autres mammifères. Comme nous l'avons détaillé au


chapitre I, ils forment l'unité fonctionnelle de program-
mation, de régulation et de vérification de l'action, et
sont donc doués de la capacité de re-représenter les élé-
ments de la conscience-noyau qui ont été initialement
représentés (c'est‑à-dire perçus et stockés) dans les
régions corticales postérieures et les régions paralimbi-
ques. Ceci permet à chaque individu de réfléchir et de se
remémorer ses expériences conscientes, au lieu de sim-
plement vivre les instants les uns après les autres.
Cette capacité d'être « conscient de sa conscience », de
transformer des perceptions concrètes en concepts abs-
traits, est largement tributaire de la fonction du langage.
Le langage permet d'activer les traces perceptives d'un
objet singulier (par exemple, l'image du père), mais égale-
ment d'une classe entière d'objets (les traces acoustico-
verbales de mots tels que « père » ou « femme »). Plus
encore, il permet d'évoquer consciemment les relations
entre les choses, en utilisant des verbes (comme « mon
père m'aime ») et des mots abstraits (comme « il est plus
grand, plus sage que moi »).

CONSCIENCE ÉTENDUE ET MÉMOIRE

La conscience étendue permet également la continuité


temporelle de la conscience. En effet, le « sentiment
même de soi » est toujours influencé par le sentiment de
ce qui s'est passé antérieurement. Par exemple, lorsque
la conscience-noyau génère l'état de conscience instan-
tané « je suis en train de lire ce livre », le souvenir de ce
qui a été lu plus tôt (le début de la phrase, du para-
graphe) est aussi présent. Cette capacité, qui nous per-
met de comprendre ce qu'on lit au moment où on le lit,
dépend d'un aspect de la conscience étendue que nous
avons déjà mentionné plus tôt dans ce chapitre : la
« mémoire de travail ». L'expérience « d'être en train
de lire ce livre » implique également une multitude de
124 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

connaissances implicites, créées par les expériences pré-


cédentes de lecture. Bien qu'il soit possible que des
occurrences spécifiques de ces expériences passées
deviennent explicitement reconnues (par exemple le
souvenir d'un autre livre au sujet similaire lu quelques
années auparavant), les aspects « sémantiques » et
« procéduraux » de la mémoire ne sont pas habituelle-
ment conscients. La récupération de tels souvenirs
dépend d'un autre aspect de la conscience étendue, que
les neuropsychologues appellent la « mémoire épiso-
dique » : des souvenirs d'instants vécus par le self en
relation avec le monde objectal. Ce système de mémoire
est atteint lors de lésions de l'hippocampe, ce qui cause
le type d'amnésie dont nous avons parlé plus tôt dans ce
chapitre (et nous reviendrons plus en détail sur ce sujet
dans le chapitre V).
L'accès à ce riche panel de souvenirs est indispensa-
ble au développement de ce que Damasio (1999) a appelé
le « self autobiographique ». La conscience-noyau,
cette conscience de soi fugace, représente la base, mais
la base seulement, de cet aspect du « sentiment de soi ».
En termes psychanalytiques, le noyau du « self » pour-
rait être décrit comme une perception de l'état actuel du
« Ça », alors que le « self » autobiographique, ou étendu,
est synonyme du « Moi ». Le « self autobiographique ».
dépend des expériences passées, mais cette manifesta-
tion de la conscience étendue permet également d'imagi-
ner et planifier le futur. Cet aspect anticipatoire de la
conscience étendue est lui aussi intimement lié au fonc-
tionnement des lobes préfrontaux.
Le dernier point dont nous souhaitons traiter à pro-
pos de la conscience étendue est celui de la hiérarchie.
Si la conscience-noyau est interrompue, la conscience
étendue est nécessairement altérée elle aussi. Le coma,
l'anesthésie générale et certaines formes d'épilepsie
nous ont permis de le comprendre. Mais alors que la
conscience-noyau est un prérequis au fonctionnement
de la conscience étendue, l'inverse n'est pas vrai. Il est
possible d'altérer certains aspects de la conscience éten-
due sans interrompre la conscience-noyau. Dans ces
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 125

conditions, la conscience étendue est alors dysfonction-


nelle, et les systèmes subsistants tentent de fonctionner
sans ce processus psychologique capital. Comme la
conscience étendue repose sur de nombreux proces-
sus cognitifs, sous-tendus par différentes régions céré-
brales, il existe en pratique de nombreuses situations
cliniques où se produit une dissociation de ce type. Le
fait que la conscience-noyau demeure intacte en cas de
lésions focalisées de régions corticales renforce son sta-
tut de base fondamentale de la conscience.

L'INCONSCIENT

Que resterait-il du psychisme d'un individu dont


toutes les structures cérébrales impliquées dans les
processus de conscience seraient endommagées ? Dans
un sens purement descriptif, il resterait « l'incons-
cient ». Mais cet inconscient n'aurait que peu de rapport
avec l'Inconscient freudien (avec un « I » majuscule),
ce bouillonnant réservoir des pulsions instinctuelles.
Lorsque cette situation survient véritablement, on
observe un sujet dans le coma, ne présentant aucun
signe de vie mentale, consciente ou inconsciente. Cela est
lié, en partie, au fait que ces situations proviennent de
lésions de noyaux du tronc cérébral à l'origine de fonc-
tions que Freud aurait attribué au « Ça ». L'absence de
vie mentale semble alors liée à une absence de « pul-
sions » (voir chapitre I) et s'explique en fonction de la
hiérarchie évoquée plus haut.
Existe-t‑il une région cérébrale donnant corps au sys-
tème « Conscient » freudien qui, lorsqu'elle est endom-
magée, libère les propriétés du système « Inconscient » ?
La réponse est oui. Mais, avant de pouvoir préciser
notre propos, il convient de faire quelques rappels sur
la théorie freudienne.
126 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

PARENTHÈSE HISTORIQUE
SUR L'INCONSCIENT DYNAMIQUE

Il est important d'avoir à l'esprit que Freud a fini par


abandonner son idée initiale selon laquelle le fonction-
nement mental devait être divisé en systèmes Conscient
(ou « Préconscient-Conscient », Cs-Pcs 1) et Inconscient.
En 1923, il reconnaissait que la partie rationnelle, sou-
mise au principe de réalité, et exécutive du psychisme,
n'était pas nécessairement consciente, ni même suscep-
tible de le devenir (Freud, 1923b). La conscience, pour
Freud, ne représentait donc pas un principe organisa-
tionnel fondamental de l'architecture fonctionnelle de
la vie mentale. En conséquence, à partir de 1923, Freud
redessina la carte du psychisme (voir figure 3.3) et attri-
bua les propriétés fonctionnelles de l'ancien Cs-Pcs au
« Moi » – dont seule une petite partie est ainsi consciente
(ou susceptible de l'être), et le reste inconscient. Pour
Freud, la propriété fondamentale du moi n'était alors
plus la conscience, mais la capacité d'inhibition. Freud
considérait cette capacité d'inhiber l'énergie pulsion-
nelle comme la base des fonctions « moïques » ration-
nelles, soumises au principe de réalité, et exécutives.
Elle est à la base de ce que Freud a appelé les « proces-
sus secondaires », opposés aux « processus primaires »
qui caractérisent l'activité mentale non entravée. C'est
cette propriété, plus que la capacité de conscience, qui
donne au Moi freudien – le self autobiographique de
Damasio ». – le contrôle exécutif sur les fonctions auto-
matiques, biologiquement prédéterminées, de la vie
mentale.
En conséquence, lorsque nous recherchons une
région cérébrale dont la lésion produit un relâchement
des fonctions attribuées par Freud à l'Inconscient,
nous recherchons : 1) une région qui n'est pas nécessai-

1. « Préconscient », dans la terminologie de Freud, signifie « susceptible


de devenir conscient » (sur la figure 3.3, « Pcpt. » signifie « perception »).
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 127

rement impliquée – ou en tout cas pas de manière cen-


trale – dans la production de la conscience ; mais 2) qui
est massivement impliquée dans les fonctions inhibi-
trices de l'esprit.

Figure 3.3 — Le modèle structural de l'esprit de Freud


(en haut : extrait de Freud, 1923b, p. 269 ;
en bas : extrait de Freud, 1933a, p. 161
128 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

PHINEAS GAGE REVISITÉ

C'est le quart ventromédial des lobes frontaux, plus


que toute autre région cérébrale, qui répond à ces cri-
tères (figure 3.4). Les lésions bilatérales de cette partie
du cerveau produisent un état mental qui partage de
nombreuses propriétés avec ce que Freud (1915e) a
décrit comme étant « […] les caractères que nous pou-
vons nous attendre à trouver dans les processus appar-
tenant au système Inconscient ». Ces caractéristiques
fonctionnelles sont les suivantes : « […] absence de
contradiction, processus primaire (mobilité des investis-
sements), atemporalité et remplacement de la réalité
extérieure par la réalité psychique […] » (p. 228). Phi-
neas Gage (voir chapitre I) avait une lésion du quart
ventromédial du lobe frontal gauche, et présentait clini-
quement quelques-unes de ces caractéristiques. Une
série de cas plus sévères, présentant des lésions bilaté-
rales, a été décrite par Kaplan-Solms et Solms (2000).

Figure 3.4 — Le quart ventromédial des lobes frontaux

Absence de contradiction. — Un de ces cas relatés


par Kaplan-Solms et Solms est celui d'un citoyen anglais
hospitalisé depuis quelques années dans une unité de
rééducation neurologique. Vingt ou trente ans aupara-
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 129

vant, un de ses amis proches était mort alors que tous


deux vivaient au Kenya. Un jour, le patient vint voir le
personnel infirmier pour partager son enthousiasme : il
venait de rencontrer son ami à l'hôpital. « Vous arrivez
à le croire ? », dit-il, « Phil Adams 1 est hospitalisé, tout
comme moi ! Vous savez, le type dont je vous ai parlé
qui est mort au Kenya il y a vingt ans ; c'est merveilleux
de le revoir. » Lorsqu'on interrogea le patient sur le fait
de rencontrer Phil Adams à l'hôpital alors qu'il était
mort vingt ans auparavant, il réfléchit, et répondit :
« Oui, cela doit certainement soulever des problèmes
légaux – mourir dans un pays et vivre dans un autre. »
Cet homme était donc tout à fait capable d'accepter
deux faits absolument contradictoires comme simulta-
nément vrais.

Atemporalité. — Une autre patiente – une femme


qui souffrait de lésions des mêmes régions cérébrales –
avait eu d'autres problèmes de santé avant un accident
vasculaire cérébral (AVC) pour lequel elle était actuel-
lement hospitalisée. Parmi ses antécédents, on trouvait
une thrombose veineuse profonde (au niveau de la
jambe) et une hystérectomie. Pour cette femme, l'hos-
pitalisation actuelle se confondait avec les précédentes.
C'est comme si elle était en unité neurologique pour
une hystérectomie, tout en pouvant préciser à la phrase
suivante que c'était à cause de sa thrombose veineuse,
puis enfin pour son AVC. Elle pensait même être hospi-
talisée dans toutes les unités d'hospitalisation à la fois
– au King's College Hospital, au Royal Free Hospital et
au Royal London Hospital simultanément. Des événe-
ments distincts temporellement étaient ainsi mélangés
en une expérience unique.
Une atemporalité d'un autre ordre était présente
chez le patient anglais à l'ami décédé. Sa femme venait
le voir à 17h, pendant les horaires de visite. Pour cette
raison, ce patient pensait qu'il était toujours 17h,
même juste après le petit-déjeuner ou avant le dîner.

1. Un pseudonyme.
130 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Un matin après le petit-déjeuner, alors qu'on lui faisait


remarquer qu'il se trompait sur l'heure, il vit un pan-
neau circulaire « Interdiction de fumer » sur le mur.
Confondant le panneau avec une horloge, il rétorqua :
« Regardez… Il est 17h ! »

Remplacement de la réalité extérieure par la réalité


psychique. — Dans des cas comme ceux présentés plus
haut, les exigences du monde pulsionnel interne ont la
préséance sur les contraintes de la réalité extérieure, les
désirs transforment les perceptions. Un exemple est
celui, cité plus haut, du panneau « Interdiction de
fumer » devenant une horloge indiquant 17h, en accord
avec le désir du patient. Sa réalité interne était supé-
rieure à sa réalité perceptive, d'une manière que nous
ne nous permettrions pas. Suivant le même mécanisme,
son désir de rencontrer son ami décédé (ou peut-être de
rencontrer simplement des amis) a transformé sa per-
ception d'un étranger hospitalisé (qui présentait proba-
blement des traits communs avec l'ami en question).
Même lorsqu'il se souvenait de la mort de cet ami, la
réalité extérieure était mise de côté afin de maintenir le
désir.

Processus primaire (mobilité des investissements). —


Cette caractéristique peut être définie comme une situa-
tion dans laquelle les sentiments investis sur un objet
sont transférés sur d'autres, sans contrainte – ces
objets présentant habituellement des caractéristiques
communes (parfois une ressemblance superficielle).
Une telle mobilité des investissements est patente dans
l'exemple de l'ami décédé, mais plus encore dans une
autre situation, celle d'une patiente que son mari venait
voir régulièrement, qu'elle reconnaissait et traitait en
tant que tel. Pour autant, lorsque son mari était absent,
il lui arrivait régulièrement de prendre son voisin de
chambre pour lui, et de se comporter en conséquence.
Une fois de plus, les propriétés de satisfaction du désir
sont flagrantes : elle voulait que son mari soit là. Lors-
qu'il était là, tout allait bien, mais lorsqu'il était absent,
LA CONSCIENCE ET L'INCONSCIENT | 131

il était facile pour elle de faire en sorte que la réalité


« s'ajuste » à son désir.

REMARQUES CONCLUSIVES

Ces observations cliniques nous fournissent de nom-


breux enseignements sur l'esprit et son fonctionnement.
Mais, surtout, elles nous montrent qu'il est possible de
trouver des corrélats neuraux aux concepts psychanaly-
tiques traditionnels et de les inscrire ainsi dans une
perspective organique solide. Ces observations nous
montrent également que la capacité du Moi à inhiber les
pulsions instinctuelles – la base des comportements
rationnels, soumis au principe de réalité – est intime-
ment liée au fonctionnement du quart ventromédial des
lobes frontaux. Dans les chapitres qui vont suivre, nous
ferons régulièrement des liens avec les problématiques
soulevées par ces cas cliniques et clarifierons au fur et à
mesure ce qu'ils nous révèlent de l'organisation fonc-
tionnelle du psychisme. Maintenant que nous avons
décrit dans les grandes lignes les corrélats neuraux de la
conscience et de l'inconscient, nous allons pouvoir nous
pencher plus en détail sur ce que les neurosciences
contemporaines peuvent nous apprendre à propos des
« pulsions ».
CHAPITRE IV

Émotions et motivation

La plupart de nos actes sont en dernière analyse


motivés par la satisfaction biologique de nos besoins à
partir des objets du monde extérieur. La fonction de
conscience, telle que nous l'avons décrite au chapitre
précédent, contribue largement à la réussite de cette
mission. La « conscience-noyau » fait le lien entre les
informations concernant l'état du self et les principales
contingences du monde extérieur. Ces informations per-
mettent une évaluation, elles nous disent comment nous
ressentons les choses, et c'est pour cela justement
qu'elles sont conscientes. Ceci est vrai particulièrement
pour la partie de la conscience dont l'origine est interne,
« l'état de conscience », qui détermine l'arrière-plan de
notre vécu. Cet arrière-plan ne se réduit pas à un phé-
nomène quantitatif, mais comporte toujours une dimen-
sion qualitative de « ressenti ». C'est pour cela que l'on
peut dire que la conscience prend ses racines dans la
sphère émotionnelle.

QUE SONT LES ÉMOTIONS ?

Les émotions sont un peu comme des modalités senso-


rielles mais qui, contrairement aux cinq sens, fournis-
sent des informations non pas sur le monde extérieur,
134 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

mais sur l'état du self corporel. Elles enrichissent ainsi


notre existence consciente d'un sixième sens, une
sixième modalité de « qualia ». Même si vous étiez privé
de toutes vos images sensorielles, celles provenant des
perceptions présentes et celles provenant du passé, vous
resteriez malgré tout conscient de votre état interne – le
cœur de votre être – car il resterait cet aspect de votre
conscience qu'est l'émotion. Aristote affirmait certes
qu'il n'existait que cinq façons de connaître le monde,
les cinq sens classiques, mais il se trouve que « le
monde » ne se résume pas au monde extérieur.

LES ÉMOTIONS COMME MODALITÉS


PERCEPTIVES DIRIGÉES
VERS L'INTÉRIEUR

Le « sens » émotionnel est organisé très différemment


des autres modalités sensorielles. Il en va ainsi en par-
tie parce que l'émotion est plus une fonction « état »
qu'une fonction « canal ». Elle répercute des événe-
ments corporels au niveau de structures cérébrales de
contrôle, non seulement via des canaux de traitement
de l'information très précis, mais également par l'inter-
médiaire de mécanismes de transmission de l'informa-
tion biochimique beaucoup plus grossiers que sont
la circulation sanguine et celle du liquide céphalo-
rachidien. Les structures de contrôle, quant à elles,
envoient leurs sorties dans tout le prosencéphale, et
exercent ainsi une influence massive sur les canaux de
traitement de l'information consciente (nous avions
déjà évoqué dans le chapitre III le fait que ces sorties
n'étaient pas seulement déterminées par des événements
corporels présents, et que d'autres structures étaient
chargées de modéliser un corps virtuel, sujet à toutes
sortes d'influences).
L'émotion se distingue également des autres moda-
lités sensorielles de par son orientation purement
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 135

interne. Seul le sujet ressent ses propres émotions. Bien


qu'elle s'applique à la conscience en général (voir au
chapitre II « Le problème des autres esprits »), cette dis-
tinction est singulière en ce qui concerne l'émotion. Non
seulement la perception de l'émotion est subjective,
mais son objet l'est également. Ce qui est perçu lors-
qu'on ressent une émotion, c'est une réponse subjective
à un événement donné, pas l'événement lui-même.
En d'autres termes, l'émotion est la perception de l'état
du sujet, pas du monde objectal. Par exemple, lors
d'un orage, ce n'est ni l'éclair ni le coup de tonnerre qui
sont perçus émotionnellement, mais bien la réponse
viscérale à ces événements. Le même événement peut
être effrayant pour une personne et ne pas l'être pour
une autre.
Malgré tout, le fait que certains types d'événements
produisent les mêmes émotions chez presque tous les indi-
vidus peut contribuer à notre compréhension des méca-
nismes neurobiologiques qui sous-tendent ces émotions.
Nous aurons l'occasion d'y revenir dans ce chapitre.

DES CARTES DU CORPS

Les structures cérébrales impliquées de manière cen-


trale dans la genèse des émotions sont les mêmes que
celles qui génèrent l'état de conscience (voir cha-
pitre III). Ces structures, anciennes sur le plan phylogé-
nétique, sont profondément situées dans le cerveau, au
niveau du tronc cérébral moyen et supérieur (voir
figure 4.1). On y retrouve l'hypothalamus, l'aire teg-
mentale ventrale, les noyaux parabrachiaux, la sub-
stance grise périaqueducale, les noyaux du raphé, le
locus cœruleus et la formation réticulée. Comme nous
l'avons vu dans le chapitre III, l'ensemble de ces struc-
tures est impliqué dans la surveillance et la régulation
de diverses fonctions biologiques.
136 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Figure 4.1 — Localisation des structures générant


les émotions de base

La plus importante de ces structures en ce qui


concerne les émotions est probablement la substance
grise périaqueducale (SGPA). Cette petite zone de
matière grise, située dans les profondeurs du tronc
cérébral autour de l'aqueduc cérébral de Sylvius (d'où
son nom), est organisée en colonnes verticales (voir
figure 3.2). Il existe deux grands types de colonnes : un
premier type, localisé dans la partie ventrale de la
SGPA, peut générer des sensations agréables ; l'autre,
dans la partie dorsale de la SGPA, peut générer des
sensations désagréables. Ces qualités accompagnent à
des degrés divers la gamme d'expression des émotions.
Plaisir et déplaisir peuvent être comparés au couple
visuel lumière/obscurité ou auditif aigu/grave. Notons
que la douleur est différente de la sensation de déplai-
sir. Le déplaisir est en lien avec une sensation émotion-
nelle (qui provient à la base du milieu interne) alors
que la douleur est une modalité de la somesthésie, en
lien avec le monde extérieur (voir chapitre I 1). Toute-

1. La meilleure illustration du fait que douleur et déplaisir ne sont pas


synonymes est sans doute offerte par les personnes qui ressentent la douleur
comme plaisante, les masochistes. Une autre preuve de cette distinction
réside dans le fait que douleur et déplaisir peuvent être ciblés sélectivement
en pharmacologie. Les interactions entre les aspects somato-sensoriels et
émotionnels de la douleur constituent le pain quotidien des professionnels
des centres anti-douleur.
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 137

fois, il est intéressant de noter que la SGPA est impli-


quée à la fois dans l'émergence du déplaisir ET de la
douleur. Bien que l'inverse puisse aussi être vrai, il est
permis de supposer que la conscience extéroceptive de
la douleur s'est construite, en termes évolutionnistes, à
partir du mécanisme préexistant de genèse du déplaisir.
La distinction entre le déplaisir et la douleur vient
nous rappeler qu'il existe deux sources de connaissance
du corps, l'une interne, l'autre externe (voir chapitre I).
La première source est le corps « viscéral », c'est‑à-dire
le milieu interne, dont des mécanismes homéostatiques
régulent les différentes variables (glycémie, tempéra-
ture, niveau d'oxygène, etc.). Ce sont les structures céré-
brales profondes que nous avons listées plus haut qui
régulent l'état de ces systèmes, et génèrent ainsi une
carte fonctionnelle du corps. La deuxième source est le
système musculo-squelettique, l'appareil sensorimoteur
chargé de faire se mouvoir le corps dans le monde exté-
rieur. Ce système possède des projections neuronales
sur la surface corticale du prosencéphale (tout comme
les objets du monde extérieur sont projetés sur des cartes
des aires visuelles, auditives, etc.), ce qui aboutit à une
carte des mouvements corporels (réels ou potentiels).
Ces deux formes de représentations ne constituent
pas des cartes au sens strictement topographique du
terme, elles ne sont pas des modèles fidèles aux véri-
tables dimensions corporelles 1 . La carte du milieu

1. Sur une carte de la Grande-Bretagne, les rapports entre les distances


entre Londres, Cambridge et Édimbourg sont les mêmes que dans la réalité,
c'est‑à-dire que la carte renferme un enregistrement exact des relations topo-
graphiques entre ces éléments spatiaux. Mais toutes les cartes ne fonctionnent
pas pour autant comme cela. La carte du système de métro de Londres, qui
constitue sans doute la carte non topographique la plus célèbre du monde, ne
fournit pas une information topographique spatialement exacte. Le rapport des
distances entre les stations Paddington, Baker Street et King's Cross sur la carte
n'est pas le même que celui qui existe réellement, quoique certaines propriétés
spatiales, comme la séquence de ces stations sur une ligne, soient présentes. Bien
que les propriétés métriques de la carte aient été distordues pour des raisons
pratiques, il ne viendrait à l'idée de personne d'affirmer que la carte du métro de
Londres n'est pas une « carte ». En effet, elle contient des informations perti-
nentes à propos d'objets importants et organise ces informations d'une manière
qui permet de les employer utilement.
138 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

interne, notamment, n'est pas du tout une représenta-


tion topographique du corps ; elle rassemble et repré-
sente l'ensemble des données pertinentes concernant
l'état physiologique, homéostatique du corps, et non
son anatomie musculo-squelettique.
Nous avons déjà fait la liste des structures qui contri-
buent à cartographier les fonctions physiologiques.
Mais il existe encore d'autres cartes corporelles ailleurs
dans le cerveau. L'une d'entre elles, située dans la par-
tie haute du tronc cérébral (figure 4.2) au niveau du
tectum et du tegmentum dorsal (c'est‑à-dire près de
l'aire tegmentale ventrale représentée sur la figure 4.1),
concerne les sources sensorimotrices. Ces deux régions
cérébrales reçoivent des informations de toutes les
modalités sensorimotrices : elles font partie des « zones
de convergences » évoquées au chapitre II à propos
du problème du « liage perceptif ». La proximité de ces
deux cartes (corps musculo-squelettique, corps viscéral)
est importante pour deux raisons.

Figure 4.2 — Le tectum et le tegmentum dorsal

Tout d'abord, la synthèse de ces deux cartes génère


une représentation basique de la personne dans son
entièreté, les « corps virtuels » interne et externe réu-
nis. Jaak Panksepp – un neurobiologiste de renom
dont les théories sur l'anatomie fonctionnelle des émo-
tions sont proches de celles de Damasio – appelle cette
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 139

région cérébrale le S.E.L.F. (« Simple Ego-like Life


Form » ; Panksepp, 1998). Cette structure primale est
à l'origine des fondements du « Moi », sur lesquels
toutes les représentations plus complexes se cons-
truisent (voir le « self autobiographique », décrit au
chapitre III).
La deuxième raison pour laquelle la proximité des
deux cartes corporelles est importante est qu'elle per-
met au cerveau « émotionnel » un accès direct à la géné-
ration d'actions. L'homoncule du tegmentum dorsal
est une carte sensorimotrice : elle est à l'origine de cer-
taines tendances primaires à l'action (comme les com-
portements d'approche ou de fuite, liés respectivement
au plaisir et au déplaisir). Les émotions ne sont donc
pas seulement ressenties mais également exprimées, sur
un mode de décharge motrice.

L'EXPRESSION DES ÉMOTIONS

Nous ne nous contentons pas de ressentir passive-


ment nos émotions. Ces dernières nous poussent à
« faire quelque chose », sur un mode compulsif. Cette
« compulsion à l'action » implique, nous le répétons,
cette distinction interne/externe fréquemment évoquée.
L'aspect moteur de l'émotion implique des processus
de décharge internes et externes. Sur le plan interne,
l'émotion est accompagnée de la production d'hor-
mones, d'une augmentation de la fréquence respira-
toire et de la fréquence cardiaque, de la mise en jeu de
mécanismes de vasoconstriction/vasodilatation à l'ori-
gine d'un changement de la distribution sanguine, etc.
Sur le plan externe, l'émotion se manifeste de multiples
manières : des expressions faciales (comme par exemple
pleurer, rougir, montrer les dents…), ou des comporte-
ments plus complexes (comme par exemple crier, fuir,
frapper…). Il est parfois difficile de différencier les
effets des émotions (par exemple distinguer rires et
140 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

pleurs). Il est aussi parfois difficile de distinguer les


aspects perceptif et moteur de l'émotion ; par exemple,
l'envie de fuir ou de se cacher, comme la sensation d'un
pouls galopant, font partie du complexe perceptif de la
peur.
Nous avons déjà signalé un fait hautement significatif
qui est que certains événements déclenchent les mêmes
émotions chez tous ou presque, ceci à la fois sur le plan
perceptif et moteur. Ainsi, certaines situations évoquent
les mêmes sensations chez chacun d'entre nous, et nous
amènent à y répondre de manière relativement stéréo-
typée. Par exemple, la vue d'un serpent rampant rapi-
dement vers soi est susceptible de provoquer de la peur
ainsi qu'une réaction d'immobilité, qui que l'on soit.
Certaines de ces situations semblent avoir une significa-
tion universelle, et notre capacité à les reconnaître
serait en grande partie innée 1.
Les neurobiologistes appellent ces réactions émo-
tionnelles universelles des émotions de base. Il semble
qu'elles proviennent de connexions « pré-câblées »
entre certaines situations externes hautement significa-
tives sur le plan biologique et les réponses subjectives
qu'elles évoquent. Cela sous-entend qu'il existe des
stimuli perceptifs externes connectés de manière innée
à des stimuli perceptifs internes, et que ces liens per-
ceptifs sont capables de déclencher automatiquement
des réponses motrices (internes et externes) innées.
L'ensemble de ces réactions émotionnelles de base est
orchestré par des circuits cérébraux et des mécanismes
physiologiques spécifiques. Le lecteur pourra sans
doute deviner quelles structures sont impliquées s'il a
retenu ce que nous avons déjà dit sur l'anatomie et la
physiologie de l'émotion. Par exemple, nous pouvons
raisonnablement supposer que le rapport entre les
perceptions externes et internes met en jeu des liens
entre les aires extéroceptives prosencéphaliques et les
structures intéroceptives du tronc cérébral ; nous pou-

1. Ce qui ne veut pas dire que ces prédispositions émotionnelles innées à


l'action ne sont pas modifiables (voir plus loin).
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 141

vons aussi supposer que la SGPA est impliquée de


façon centrale dans la genèse de la plupart des émo-
tions de base (peut-être même toutes).
De par ces aspects anatomiques, le paradigme des
émotions de base s'avère particulièrement fécond pour
la compréhension des mécanismes cérébraux impliqués
dans la vie mentale.

LES ÉMOTIONS CHEZ L'HOMME


ET CHEZ LES AUTRES ANIMAUX

Les « systèmes de commande » des émotions de base


ont évolué depuis des millénaires. Ces émotions de
base existent parce qu'elles fournissent des réactions
adaptées à certaines situations biologiquement signifi-
catives (un danger de mort, une possibilité de se repro-
duire), favorisant ainsi la survie et la reproduction,
et donc la propagation des gènes de l'individu. C'est
pour cela que Jaak Panksepp (1998) a proposé pour
les émotions de base le terme d'« e-motions » (« evolu-
tionary motions »). C'est précisément parce que ces
mécanismes sont très anciens et très efficaces qu'ils
sont encore présents dans le génotype des mammifères.
Ils ont évidemment émergé bien avant l'apparition
d'Homo sapiens, et ont encore de beaux jours devant
eux.
Les systèmes de commande des émotions de base (et
les sensations qui vont avec) que nous allons décrire
dans la suite de ce chapitre sont les mêmes chez
l'Homme et tous les autres mammifères. Les chiens, les
chats, les dauphins, les baleines, les rats, les souris :
tous possèdent les structures anatomiques et les pro-
cessus physiologiques que nous allons décrire. Cet
héritage commun est l'incarnation des premières expé-
riences de nos ancêtres qui, bien que nous ne puissions
pas nous en souvenir consciemment, ont laissé des
traces dans le fonctionnement de notre mémoire
142 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

procédurale (voir chapitre V 1). Les émotions de base


définissent un ensemble de valeurs biologiques com-
munes dans notre lutte pour l'existence (voir « La
question de la conscience chez les animaux », cha-
pitre III).

LES ÉMOTIONS DE BASE

Les données scientifiques sur lesquelles repose la des-


cription des émotions de base proviennent de l'identifi-
cation de structures anatomiques dont la modification
(qu'elle soit fonctionnelle ou structurale) produit des
phénomènes émotionnels reproductibles. Les données
en question proviennent à la fois de la recherche chez
l'Homme et l'animal, ainsi que de la psychiatrie biolo-
gique.
Les recherches animales dont il est question sont
basées sur des expériences de stimulation (électrique,
chimique) ou d'inhibition/destruction (chimique, chi-
rurgicale) de structures anatomiques données, dont on
étudie les conséquences comportementales (dans la
mesure où il est impossible d'étudier l'état subjectif
d'un animal).
Il existe globalement une grande concordance entre
les résultats de ces recherches chez l'animal et leur
équivalent chez l'Homme. Cependant, les recherches

1. La croyance de Freud aux souvenirs phylogénétiques, l'« hérédité des


caractères acquis », a souvent été tournée en dérision. Il semble qu'il ait
considéré – et ce faisant erreur – la fréquence d'occurrence à travers les
générations de ces événements primitifs, et non la valeur en terme de survie
de certaines façons d'y répondre, qui menait à leur préservation. Le langage
figuré que Freud a utilisé pour décrire cet aspect de la vie mentale (1912-
1913) a aussi donné faussement l'impression qu'il considérait que les souve-
nirs épisodiques des événements eux-mêmes étaient littéralement transmis.
L'influence de tels événements primitifs sur nos systèmes de mémoire
procédural ou instinctuel est une réalité certaine, mais leur mode indirect
de transmission et d'influence ne permet pas de s'en « souvenir » à propre-
ment parler (voir chapitre V).
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 143

chez l'Homme n'ont pas la même précision que chez


l'animal, puisqu'il n'est pas question alors de prati-
quer des ablations de tissu cérébral. Chez l'homme, on
ne peut étudier que de façon naturaliste les consé-
quences de lésions cérébrales (comme les tumeurs ou
les accidents vasculaires) ayant produit des effets simi-
laires à ce que l'on souhaite étudier. Toutefois, ces
lésions ne sont généralement pas circonscrites à une
seule structure. De la même manière, les modifications
chimiques du cerveau que l'on peut observer chez les
usagers de drogues et les patients soignés en psychiatrie
n'ont généralement pas la spécificité ni la sélectivité
que les chercheurs obtiennent quand ils opèrent direc-
tement sur le cerveau animal. Par contre, nous avons
accès chez l'Homme au récit verbal de l'état subjectif
consécutif aux modifications de la partie « émotion-
nelle » du cerveau. Par ailleurs, il existe un certain
nombre d'études qui apportent des données sur les
effets subjectifs de la stimulation de différentes zones
du cerveau, recueillies au cours d'interventions chirur-
gicales ou provenant de cas d'épilepsie partielle. À
ceux de nos lecteurs qui resteraient sceptiques sur le
fait que l'on peut ainsi « actionner » les émotions en
agissant sur le cerveau, nous conseillons d'aller regar-
der de plus près cette littérature 1.
L'ensemble de ces recherches a permis une compré-
hension de la neurobiologie de l'émotion au-delà de
toute espérance. Bien que subsistent encore des contro-
verses, en particulier aux frontières de ce domaine, les
données dont nous allons parler représentent les « fon-
damentaux » sur ce sujet et font consensus pour la plu-
part des neuroscientifiques concernés.
Il apparaît qu'il existe quatre « systèmes de com-
mande » des émotions de base dans le cerveau. Dans la
suite de ce chapitre, nous utiliserons pour décrire ces

1. La meilleure initiation dans de domaine est sans doute l'ouvrage magis-


tral de Panksepp (1998). Le livre de LeDoux, Le Cerveau des émotions (1996/
2005) est plus accessible, mais il est centré avant tout sur une seule des émotions,
la peur.
144 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

systèmes la nomenclature de Panksepp (1998) : les sys-


tèmes « exploratoire », de « défense-attaque », de
« défense-fuite » et « panique ». Certains des termes uti-
lisés par d'autres auteurs pour désigner les mêmes sys-
tèmes émotionnels seront aussi mentionnés, l'objectif
étant que le lecteur puisse bien saisir à chaque fois de
quel type d'émotion il s'agit.

Le système exploratoire (SEEKING


system)

Connu depuis longtemps sous le terme de « système de


récompense », le système exploratoire est aussi d'une
certaine manière celui de la curiosité vis‑à-vis du monde
extérieur. Ce système est celui qui apporte l'énergie et
l'excitation qui activent l'intérêt pour le monde alen-
tour. Sur le plan perceptif, il procure le sentiment que
quelque chose de « bien » va arriver si l'on explore
l'environnement ou si l'on interagit avec les objets. Sur
le plan moteur, il favorise les comportements explora-
toires ; ceux-ci varient d'une espèce à une autre et selon
les moments, mais on retrouve généralement le renifle-
ment et l'exploration tactile ou orale. Ce système est
massivement activé lors de l'excitation sexuelle et des
autres appétences (la soif, la faim, l'envie d'une ciga-
rette… 1), ainsi qu'au cours du jeu (notamment le jeu de
lutte) et de certaines formes d'agression, principalement
l'agression prédatrice (ou agression « froide »).
Les neurones qui constituent la source du système
exploratoire se trouvent dans l'aire tegmentale ven-
trale (figure 4.3). Les axones de ces cellules traversent
la partie dorso-latérale de l'hypothalamus, où certains
font relai, et se terminent pour la plupart au niveau
du noyau accumbens. Il existe également des projec-
tions ascendantes vers le gyrus cingulaire antérieur et

1. Là où Freud utilisait le terme sexuel de « libido » pour désigner la


fonction mentale activée par nos besoins corporels de toutes sortes, les
neurobiologistes contemporains parlent d'« appétences ».
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 145

d'autres aires corticales frontales, et des projections


descendantes vers l'amygdale (lobe temporal).

Figure 4.3 — Le système exploratoire (SEEKING system)

Le neurotransmetteur de commande du système


exploratoire est la dopamine (le système exploratoire
appartient plus largement au système dopaminergique
mésocortical-mésolimbique, que nous avons décrit au
chapitre I).

Neurobiologie de la pulsion libidinale. — Le concept


de pulsion semble relativement démodé dans la psycha-
nalyse contemporaine. Les raisons de cette désaffection
sont complexes, mais elle a en tout cas eu le malen-
contreux résultat de couper l'entente psychanalytique
de l'esprit humain des connaissances acquises chez les
autres animaux. Or l'évolution de l'espèce humaine
résulte du même mécanisme de sélection naturelle que
les autres espèces animales. De ce fait, il est difficile de
se faire une idée de la façon dont fonctionne l'appareil
psychique humain sans faire appel à un concept qui
rejoint plus ou moins la définition freudienne de la pul-
sion 1 :

1. Le terme « pulsion » traduit le terme Trieb utilisé par Freud en


allemand. Là où Freud parlait de « pulsions libidinales », nous utilisons de
nos jours le terme « pulsions appétitives ». Les pulsions appétitives activent
le système exploratoire, dont il est question ici.
146 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

[…] représentant psychique des stimuli issus de l'intérieur du


corps et parvenant à l'âme, comme une mesure de l'exigence de
travail qui est imposé à l'animique par suite de sa corrélation
avec le corporel (Freud, 1915c, p. 169).

Cette définition traduit très bien la place qu'occupe


le système exploratoire dans l'ensemble de notre écono-
mie mentale.

Comment ce système est-il habituellement activé ? En


fait, il existe différents mécanismes de détection des
besoins, situés dans l'hypothalamus (surtout au niveau
des noyaux latéral et ventromédian, en connexions avec
de nombreuses autres régions cérébrales), qui sondent en
permanence le milieu intérieur, et veillent ainsi au main-
tien de son équilibre. Ces détecteurs peuvent être activés
ou inhibés par différentes régions hypothalamiques, qui
sont alors accélératrices ou bien freinatrices du compor-
tement. Un de ces systèmes régule la température cor-
porelle, un autre la sensation de soif, un autre encore la
faim ; il existe même un détecteur du besoin sexuel. Cer-
taines expériences animales illustrent bien le fonctionne-
ment de ces systèmes : une lésion du système freinateur
de la faim entraîne une augmentation spectaculaire de
l'intérêt de l'animal pour la nourriture. Pour peu qu'on
lui propose de la nourriture continuellement, il mange
sans accorder le moindre intérêt ou presque aux autres
événements de l'environnement. L'animal devient rapi-
dement obèse, puis sa consommation de nourriture dimi-
nue. À l'inverse, une lésion du système accélérateur a
pour conséquence une perte d'intérêt quasi totale pour
la nourriture. On observe alors une anorexie, l'animal
ne grignotant que le strict nécessaire à sa survie.
On ne sait pas bien dans quelle mesure chaque sys-
tème détecteur est spécifique de son besoin cible, il est
possible qu'aucun ne le soit tout à fait. Quoi qu'il en
soit, ce qu'il est important de noter c'est que ces sys-
tèmes hypothalamiques génèrent des « besoins », et que
se sont ces besoins qui activent le système exploratoire.
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 147

En d'autres termes, lorsqu'un détecteur enregistre une


perturbation du milieu intérieur, il active un comporte-
ment exploratoire censé corriger la situation, et cette
activation peut être durable. En fait, le système explo-
ratoire peut également être activé par différents type
d'entrées, perceptives ou cognitives, mais son activation
directe par le mécanisme de détection représente l'illus-
tration la plus simple de la façon dont il fonctionne.
Si la fonction du système exploratoire est, comme
son nom l'indique, d'explorer, cela ne dit pas ce qu'il
recherche exactement. On pourrait penser qu'il
recherche l'objet de satisfaction spécifique du besoin
présent, déterminé par le système de détection corres-
pondant. Mais les choses sont en réalité un peu plus
complexes. En fait, tout porte à croire que le système
exploratoire ne sait pas ce qu'il recherche (on dirait
en langage psychanalytique qu'il est « anobjectal »).
Il semble donc que le système soit déclenché de la
même manière par tous ces activateurs potentiels, et
qu'il agisse alors de manière non spécifique. La seule
donnée prise en compte à ce stade est l'existence d'un
objet nécessaire situé dans l'environnement. Un système
aussi peu spécifique est insuffisant pour satisfaire les
besoins d'un animal, il doit pour cela interagir avec
d'autres systèmes. En l'occurrence, le système explora-
toire est intimement lié aux systèmes de mémoire, qui lui
fournissent les représentations d'objets (ainsi que des
résultats d'interactions passées entre le sujet et les
objets) qui permettent à l'organisme d'apprendre de ses
expériences. L'une des tâches de base de ces systèmes,
lorsqu'ils sont activés conjointement, est de déterminer
quels objets de l'environnement possèdent les proprié-
tés spécifiquement susceptibles de corriger le milieu
interne. Comme tout système d'apprentissage, ceci
requiert un mécanisme de « récompense ». Ce complé-
ment du système exploratoire est appelé par Panksepp
le « sous-système de désir ».

Le sous-système de désir (LUST Subsystem). — Le


sous-système de désir est connu de plus longue date sous
148 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

les dénominations de « système du plaisir », « système de


récompense » ou encore « système de renforcement ». Ces
termes renvoient tous à la notion de satisfaction – autre-
ment dit à l'extinction des appétits qui activent le système
exploratoire. Sur le plan perceptif, ce système génère des
sensations de plaisir ; sur le plan moteur, il inhibe les
comportements de recherche et les remplace par des
comportements de consommation : il existe une relation
de réciprocité entre l'activation du système exploratoire
et celle du sous-système de désir. Tout comme les com-
portements exploratoires, les comportements de consom-
mation correspondent à des programmes moteurs
complexes, et varient d'une espèce à l'autre, selon le
sexe, et d'un besoin à un autre. Ces schémas compor-
tementaux instinctifs sont libérés automatiquement lors-
que l'objet d'un besoin biologique est atteint : le chat
assoiffé se met à laper le lait, le chien excité sexuellement
présente des mouvements compulsifs de va-et-vient.

Figure 4.4 — Le sous-système de désir (LUST subsystem)

Les structures cérébrales impliquées dans le fonction-


nement du sous-système de désir partent de l'hypothala-
mus et se prolongent principalement à la base du
prosencéphale, tout près des principales terminaisons
nerveuses des projections ascendantes du système explo-
ratoire (voir figure 4.4). Certaines parties de la région
septale et certains noyaux hypothalamiques (en particu-
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 149

lier l'aire préoptique) ont une importance cruciale dans


le fonctionnement du système : chez l'Homme, leur sti-
mulation produit des sensations orgasmiques. Le système
anatomique se termine au niveau de la SGPA, qui est
probablement l'endroit où les sensations de plaisir sont
générées et même « perçues » (c'est‑à-dire l'endroit où les
centres du plaisir influencent le corps virtuel, sous-tendu
par le S.E.L.F.). Le neuromodulateur principal de ce
système est un neuropeptide : l'endorphine.
Tout comme le concept de « systèmes de commandes
des émotions de base », l'idée de « centres du plaisir »
paraîtra peut-être simpliste – voire même erronée –
pour qui connaît la complexité du désir humain, et nous
pensons là particulièrement à ceux de nos lecteurs qui
ont une expérience de la psychanalyse. Il est donc
important de préciser que ces mécanismes de base, que
nous partageons avec les autres mammifères et dont
l'existence ne fait aucun doute, sont soumis à un grand
nombre d'influences cognitives supérieures qui peuvent
les moduler, les modifier ou les inhiber, ainsi que les
comportements qui y sont associés d'une manière ou
d'une autre (voir plus bas).
C'est au scientifique James Olds que l'on doit la
découverte de l'existence des « centres du plaisir » (Olds
et Milner, 1954). Dans une série d'expériences, Olds a
mis en évidence le fait que les animaux sont prêts à un
travail conséquent pour obtenir une stimulation élec-
trique de ces aires cérébrales, particulièrement lorsque
les électrodes jouxtent les noyaux septaux. Ce compor-
tement expérimental est appelé autostimulation. Les
animaux apprennent rapidement le mouvement qui
aboutit à la stimulation et répètent l'expérience jusqu'à
l'épuisement et l'extinction de tout autre comportement.
Même lorsqu'on propose un choix entre de la nourri-
ture, de l'eau, un partenaire sexuel ou l'autostimula-
tion, une écrasante majorité choisit l'autostimulation.
Habituellement, ces animaux s'autostimulent durant de
longs moments, et ne prennent que de brefs instants
pour se nourrir avant de vite retourner s'autostimuler,
ce qui a rapidement pour conséquence une perte de
150 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

poids. Le parallèle avec le comportement addictif chez


l'Homme est donc manifeste.

L'addiction aux drogues. — Les systèmes exploratoire


et de désir sont faits pour favoriser l'apprentissage, et ils
nous motivent à l'acquisition des compétences nécessaires
à la satisfaction de nos besoins. Les détecteurs hypothala-
miques de besoins activent le système exploratoire, de
telle sorte que ce système puisse générer des comporte-
ments de nature à rechercher à satisfaire les besoins en
cours (nutritifs, reproductifs, etc.). Les centres du plaisir
activent le système de désir pour informer le Moi que
l'objectif est atteint, les sensations agréables devien-
nent alors une motivation supplémentaire à l'assouvis-
sement de ces pulsions. Tout comme le comportement
d'autostimulation chez le rat de laboratoire, l'utilisa-
tion de drogues récréatives (comme la cocaïne et les
amphétamines qui stimulent le système exploratoire et
de ce fait génèrent artificiellement des attentes positives,
ou comme l'héroïne et d'autres opiacés qui stimulent
directement les centres du plaisir) court-circuite ces pro-
cessus adaptatifs. Ces drogues génèrent des comporte-
ments appétitifs et de consommation – ainsi que les
besoins impérieux et les sensations de plaisir qui leur cor-
respondent – qui ne servent aucun but biologiquement
utile 1.

Autres exemples tirés de la psychopathologie. — Le


système exploratoire du nouveau-né est activé par un

1. Certains des dangers de l'usage récréatif de drogues proviennent du fait


que, un peu comme pour le comportement d'autostimulation chez l'animal,
l'intérêt pour le produit peut devenir envahissant, jusqu'à exclure tous les
autres comportements, dont ceux biologiquement utiles. Aussi, de la même
manière que les animaux de laboratoire travaillent énormément pour activer
leur système de plaisir, les personnes souffrant d'addiction peuvent être prêtes
à tout pour obtenir leur dose, jusqu'à cambrioler ou se prostituer. D'autres
dangers proviennent du fait que les systèmes exploratoire et de désir sexuel
peuvent développer une tolérance à ces drogues, ce qui fait qu'une plus grande
utilisation est nécessaire pour produire les mêmes effets. Les drogues en
question peuvent aussi avoir d'autres effets dommageables plus directs sur le
cerveau et les autres tissus corporels, des effets toxiques donc.
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 151

besoin, sans que celui-ci sache précisément quel est ce


besoin. S'il était laissé à lui-même, il serait si démuni
qu'il ne pourrait absolument pas se procurer les objets
nécessaires à la satisfaction de ses besoins et ne pour-
rait survivre. Ce sont donc ses parents qui jouent le
rôle « d'intermédiaires » entre ses besoins – qu'il leur
communique en exprimant ses émotions – et les objets
du monde extérieur. Les actions que réalisent ces inter-
médiaires pour le bébé, ainsi que leurs effets, sont peu
à peu internalisés par l'enfant, jusqu'à ce qu'il puisse
s'occuper de lui-même. C'est pour cela que la fonction
de parents est si importante, comme chacun sait. Les
expériences précoces de satisfaction forment le socle de
notre compréhension du monde ; pour un enfant,
apprendre à reconnaître correctement ses besoins ainsi
que les objets de leur satisfaction est totalement lié
avec la qualité de ce qu'il reçoit de ses parents. Il y a
toutes sortes de situations dans lesquelles ce processus
peut être perturbé ; par exemple, lorsque les besoins
du bébé sont durablement négligés ou mal compris, ou
même satisfaits trop tôt, sans qu'il ait pu suffisamment
les ressentir. Ce type d'expériences, associé à des « fac-
teurs de risque » biologiques, est probablement à l'ori-
gine de certains états psychopathologiques ultérieurs.
Même à l'état de repos, le système exploratoire
conserve un certain niveau d'activité continue : tant
qu'un individu est en vie, il a toujours besoin de quelque
chose. Une sous-activation prolongée de ce système
s'associe à un état pathologique de manque – voire de
perte – d'intérêt pour le monde extérieur. À l'inverse,
une hyperactivation non régulée du système peut abou-
tir à un état d'hyperexcitation ou d'intérêt excessif pour
des objets ou des activités inappropriées. Quelle que soit
leur cause, les dysrégulations de ce type peuvent être
prises en charge pharmacologiquement. En effet, le trai-
tement de pans entiers de la pathologie psychiatrique,
non seulement la schizophrénie, mais aussi le trouble
déficitaire de l'attention avec ou sans hyperactivité
(TDA/H), les tics, ou encore les troubles de l'humeur,
repose sur l'utilisation de molécules qui agissent d'une
152 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

manière ou d'une autre sur la transmission dopaminer-


gique mésocorticale/mésolimbique, ce qui vient souli-
gner l'importance majeure de ce système dans l'émotion
et la motivation humaines (nous reviendrons sur cer-
tains de ces points lorsque nous parlerons des rêves et
des hallucinations au chapitre VI).
L'activation du système de désir signale qu'un
besoin interne a été satisfait, et entraîne donc l'arrêt
du système exploratoire. En revanche, l'activation des
systèmes de commande des autres émotions de base se
produit lorsque nos pulsions ne parviennent pas à être
assouvies. De ce fait, elle s'associe à différentes formes
de déplaisir. Le type de déplaisir alors ressenti et la
décharge instinctuelle qui l'accompagne dépendent de
la nature biologique de l'expérience indésirable ini-
tiale.

Le système de défense-attaque
(RAGE system)

Le système de défense-attaque est activé lors d'états


de frustration, c'est‑à-dire lorsque les actions n'at-
teignent pas leur but. L'activation de ce système
s'accompagne d'un sentiment de colère et de comporte-
ments agressifs. Il existe plusieurs types d'agressivité
et ce système n'est associé qu'à l'un d'entre eux :
l'agressivité dite « chaude ». L'agressivité « froide », au
contraire, est associée aux comportements de préda-
tion ; elle n'a que peu de rapports avec la colère, mais
elle est en revanche liée au fonctionnement du système
exploratoire et donc à celui du système dopaminergi-
que dont nous avons parlé plus haut. Enfin, et pour
être complet, il existe en fait un troisième type d'agres-
sivité, un peu à part, associé au comportement de
dominance mâle, et que les neurobiologistes classent
parmi les « émotions sociales » (dont nous parlerons
plus loin). Ces différentes modalités de l'agressivité
sont sous-tendues par des processus neuronaux dis-
tincts, ce qui pourrait avoir des implications pour la
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 153

médecine légale psychiatrique. Il s'agit par ailleurs


d'un terrain fertile pour de futures collaborations
entre neurosciences et psychanalyse (voir chapitre X).
L'activation de ce système déclenche un ensemble de
modifications biologiques et comportementales qui cor-
respondent à une attitude de combat (qui s'oppose à la
fuite). Cette attitude de combat est aussi appelée « com-
portement affectif d'attaque ». Sur le plan moteur, la
face est grimaçante, les lèvres laissent entrevoir les
dents, un grognement est émis. Le corps adopte une
position stable, tendue, les griffes sont sorties (ou les
poings sont serrés !). Sur le plan végétatif, il existe des
modifications du système nerveux autonome – augmen-
tation de la fréquence cardiaque, redistribution du
volume sanguin vers le système musculo-squelettique
(en préparation d'un effort physique de combat) aux
dépens de l'appareil digestif – qui permettent à l'animal
d'affronter son adversaire.
Ces modifications sont orchestrées par des projec-
tions amygdaliennes vers la SGPA. Comme nous l'avons
déjà dit, l'amygdale temporale est constituée de nom-
breux noyaux qui sont les lieux de projection termi-
naux du système exploratoire. Parmi tous les noyaux
du complexe amygdalien, celui qui est le plus impliqué
dans le déclenchement du système de défense-attaque
est le noyau médian. Le système chemine le long de la
strie terminale et des parties antérieure, ventromédiale
et périfornicale de l'hypothalamus, avant de se projeter
au niveau de la SGPA (voir figure 4.5) – dorsale en l'oc-
currence – comme les autres systèmes de commande des
émotions de base.
Contrairement au système exploratoire, le système
de défense-attaque n'est activé que sporadiquement.
Lorsqu'il est cependant activé de manière prolongée et
peu intense, il produit un état comportemental parti-
culier, que l'on nomme « irritabilité ». L'irritabilité est
en quelque sorte une version prolongée et atténuée de la
colère, et elle est elle aussi causée par la frustration. Le
sujet expérimente un état d'agacement et présente un
état de tension musculaire, notamment des mains. Cette
154 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

forme chronique d'activation « à bas bruit » du système


de défense-attaque, qui abaisse le seuil de son déclen-
chement complet, semble être un des inconvénients de
la vie moderne (notamment dans les grandes villes).

partie médiane de l’amygdale

Figure 4.5 — Le système de défense-attaque


(RAGE system)

En termes évolutionnistes, les avantages du « pré-


câblage » d'un tel système cérébral sont évidents. Au
lieu de devoir acquérir à chaque génération des com-
portements de défense contre l'agresseur, ces circuits
neuronaux permettent un ensemble de réponses prépro-
grammées. Un animal possédant un tel système a beau-
coup plus de chances de survivre face à un agresseur
qu'un animal qui doit tout apprendre de l'expérience.
Les programmes perceptifs et d'action encodés par ce
système ont ainsi été sélectionnés et préservés à travers
l'évolution des espèces par le fait qu'ils étaient appli-
cables à un grand nombre d'événements de vie typiques
chez les mammifères : se battre pour se nourrir, pour se
reproduire, ou bien éviter de se faire tuer par des pré-
dateurs.
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 155

Le système de défense-fuite
(FEAR system)

Parmi les systèmes de commande des émotions de base


négatives, le système de défense-fuite est probablement
celui qui a été le plus étudié (pour une revue de la littéra-
ture, voir LeDoux, 1996). Il génère un sentiment de peur-
anxiété sur le plan perceptif, et un comportement de fuite
sur le plan moteur. De la même manière que l'on dis-
tingue agressivité chaude et froide (et à travers cela diffé-
rents types de violence), on distingue l'anxiété-peur et
l'anxiété-panique (deux types d'anxiété qui corres-
pondent d'une certaine manière à la distinction faite en
psychanalyse entre angoisse paranoïde et angoisse
dépressive). Les benzodiazépines, comme le diazepam,
sont des tranquillisants efficaces contre l'anxiété-peur,
par majoration de l'inhibition GABAergique. L'anxiété-
panique, par contre, répond surtout aux traitements
antidépresseurs.
Tout comme pour le système de défense-attaque, le
système de défense-fuite est localisé au niveau de l'amyg-
dale et de ses connexions (voir figure 4.6). Ce sont plus
précisément les noyaux latéral et central du complexe
amygdalien qui forment le cœur de ce système (le choix
entre le combat et la fuite semble déterminé par des
interactions entre les parties latérale et centrale et la
partie médiane de l'amygdale). À partir de l'amygdale,
le circuit projette vers l'hypothalamus antérieur et
médian, et se termine dans la partie dorsale de la SGPA,
lieu où sont effectivement générés les sensations (au
niveau du S.E.L.F.) et les programmes moteurs.
Au regard de l'évolution des espèces, ce système
apporte un avantage adaptatif en ce qu'il permet de
fuir immédiatement certaines situations dangereuses et
de les éviter ultérieurement. Chez l'Homme, la stimula-
tion directe de certaines structures cérébrales que nous
avons citées plus haut entraîne des sensations d'anxiété
extrême ou de terreur. Chez l'animal, on observe dans
cette situation un comportement de fuite et/ou de
156 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

dissimulation. Une stimulation plus faible conduit à un


état de tension immobile ; une réponse qui permet de se
prémunir vis‑à-vis des prédateurs qui perçoivent les
mouvements de leurs proies. Ce comportement d'at-
tente immobile n'est cependant opérant que lorsque le
prédateur est assez loin ; lorsqu'il est très proche,
la fuite est généralement une bien meilleure option. Sur
le plan viscéral, les modifications constatées sont simi-
laires à celles retrouvées lors de l'activation du système
de défense-attaque : augmentation de la fréquence car-
diaque et de la fréquence respiratoire et redistribution
du volume sanguin aux dépens du système digestif, ce
qui peut aboutir à une diarrhée en cas d'activation du
système sur une longue période.

parties latérale et centrale


de l’amygdale

Figure 4.6 — Le système de défense-fuite (FEAR system)

Incapacité à ressentir la peur. — Il existe des per-


sonnes atteintes de lésions sélectives des deux amyg-
dales, conséquence d'une maladie métabolique rare.
Ces personnes semblent normales à tous égards, hormis
le fait qu'elles sont incapables de ressentir de la colère
ou de la peur, les deux émotions « négatives » sous-
tendues par le fonctionnement amygdalien. Un de ces
cas a été décrit par R. Adolphs, D. Tranel et A. Dama-
sio (1994 ; voir également Damasio, 1999b, p. 69-74). Il
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 157

s'agissait d'une femme vive intellectuellement, qui com-


prenait tout à fait la peur en tant que concept. Elle était
cependant incapable de reconnaître cette émotion sur
un visage ou même de la reproduire sur le sien, alors
que cela ne posait pas de problème pour les autres émo-
tions comme la tristesse ou la joie. Plus significatif
encore, son comportement montrait clairement qu'elle
n'avait jamais peur. Elle était aussi particulièrement
amicale et encline à la proximité physique. Par ailleurs,
elle accordait très facilement sa confiance à quiconque,
ce qui, malheureusement, lui jouait souvent des tours.
Dans les cas les plus sévères de ce syndrome, connu
sous le nom de syndrome de Kluver-Bucy, cette placi-
dité est accompagnée d'une hypersexualité (comme ce
que l'on observe chez les animaux à qui l'on a enlevé
les amygdales temporales). Les comportements sexuels
de ces patients deviennent particulièrement intenses et
variés (des objets deviennent sources de désir alors
qu'ils ne l'étaient pas auparavant, comme des sujets du
même sexe, des objets inanimés, des animaux, etc.),
voire franchement déviants (masturbation en public par
exemple). Il existe également une hyper-oralité se mani-
festant par des tentatives de mettre sans discrimination
des objets dans la bouche, voire de manger des matières
non comestibles. Ces personnes sont également anorma-
lement distractibles et souffrent d'agnosie visuelle (inca-
pacité à reconnaître des objets visuellement).
L'ensemble de la personnalité de ces patients est
spectaculairement affectée par leurs lésions neurolo-
giques. Elles sont la preuve de l'importance capitale de
fonctions « négatives » comme la peur ou la colère dans
la vie mentale. Ces cas nous aident à mettre en évidence
les corrélats neuronaux de certains aspects de la per-
sonnalité (voir Kaplan-Solms et Solms, 2000) ainsi que
la manière dont les facteurs génétiques et environne-
mentaux modifient ces systèmes biologiques.
158 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Le système panique (PANIC system)

Le système panique (ou système de séparation-


détresse) est associé non seulement à l'anxiété-panique,
mais aussi au sentiment de tristesse et de perte. Les
recherches dans ce domaine ont apporté des preuves
neuroscientifiques concernant le lien – signalé de longue
date par les psychanalystes – entre les attaques de
panique, l'angoisse de séparation et l'affect dépressif.
Pour des raisons qui concernent les fonctions du sys-
tème et son fonctionnement neurochimique, il est inti-
mement lié aux phénomènes précoces de l'attachement
parent-enfant.
Le cœur de ce système est le gyrus cingulaire anté-
rieur, qui a d'importantes connexions avec le thalamus,
l'hypothalamus, la strie terminale, l'aire tegmentale
ventrale ainsi que la SGPA ventrale (voir figure 4.7).
Ces structures sont connues chez les mammifères infé-
rieurs pour être impliquées dans les comportements
sexuel et maternel. Du point de vue neurochimique, le
système est sous l'influence des opioïdes endogènes, de
l'ocytocine et de la prolactine.
Chez l'Homme, il a été observé que la stimulation de
ces structures provoquait des attaques de panique
immédiates, voire dans un cas un état de dépression
caractérisée remplissant l'ensemble des critères du
DSM-IV et totalement résolutif à l'arrêt de la stimula-
tion. Chez l'animal, la stimulation de ce système pro-
voque des cris de détresse, adressés aux proches (selon
les espèces : sanglots, hurlements, sifflements, etc.).
Une stimulation chronique provoque chez l'animal une
séquence comportementale tout à fait intéressante.
Tout d'abord, l'animal explore l'environnement, tout
en poussant des cris de détresse (il augmente probable-
ment ainsi ses chances de retrouver sa mère ou d'être
retrouvé). Peu à peu, l'animal se replie sur lui-même et
entre dans un état de pseudo-hibernation évoquant la
dépression. Ce changement de comportement s'explique
probablement par le fait qu'il devient de plus en plus
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 159

dangereux pour l'animal de chercher sa mère car il


risque, ce faisant, d'attirer l'attention d'un prédateur ;
la meilleure chose à faire est de rester où il est et
d'attendre qu'elle le retrouve.

Figure 4.7 — Le système « panique » (PANIC system)

La compréhension du rôle des opioïdes endogènes


dans ce système nous apporte de précieux enseigne-
ments sur la nature de l'attachement. Nous allons pour
cela évoquer les différentes façons dont un comporte-
ment peut être renforcé. Les psychologues behavioristes
distinguent deux types de renforcement : un renforce-
ment positif (par exemple l'animal recevant une récom-
pense à l'issue d'une tâche donnée) et un renforcement
négatif. Dans ce deuxième cas, l'animal reçoit un ren-
forcement constant et, lorsqu'il a des comportements
inappropriés, le renforcement s'interrompt 1. Le sys-
tème panique s'inscrit dans ce schéma de renforcement
négatif : la séparation de l'objet aimé induit l'activa-
tion du système panique, ce qui se traduit par une dimi-
nution de l'activité opioïde dans les zones cérébrales
concernées. Étant donné que les opioïdes endogènes
diminuent la sensation de douleur (comme la mor-
phine), on peut dire que la séparation et la perte sont

1. Ce qui diffère de la punition, où une action est reliée à une consé-


quence désagréable. Comme beaucoup de parents le savent, la punition n'est
pas une méthode efficace pour favoriser les apprentissages.
160 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

littéralement « douloureuses ». C'est grâce à ce phéno-


mène de renforcement négatif que les jeunes animaux
apprennent rapidement à rester près des leurs.

Le sous-système de soins infantiles

Ce système concerne une des émotions dites « so-


ciales » et influence autant le comportement de l'enfant
que celui de la mère. Nous savons que les taux d'ocyto-
cine et de prolactine, les deux molécules qui influencent
le plus ce système, sont élevés chez la mère durant la
période qui entoure la naissance, ce qui a pour but de
favoriser le lien mère-enfant dans le post-partum immé-
diat (autre avantage adaptatif apporté par le système
panique, et qui a joué un rôle certain au cours de l'évo-
lution des espèces). Il est intéressant de noter que les
mêmes substances sont impliquées dans le comporte-
ment sexuel de la femme, ce qui souligne les fondements
sexuels de l'intimité mère-enfant, sujet qui intéresse
depuis longtemps les psychanalystes.
On peut aussi faire des liens intéressants entre le sys-
tème panique, ses modifications éventuelles, et certains
états psychopathologiques chez l'enfant. Par exemple, il
a été mis en évidence dans certains cas d'autisme une
suractivité du système opioïde. Il se pourrait donc que ces
enfants ressentent beaucoup moins de « douleur » lors des
séparations que leurs pairs, et que, par conséquent, ils
développent moins de liens affectifs avec leurs proches et
toutes les personnes en général. Ceci semble corroboré
par le fait que les molécules bloquant les canaux opiacés
permettent une amélioration des interactions sociales
chez certains enfants autistes. Il est cependant important
de noter que ces produits n'ont semblé fonctionner que
lorsqu'ils étaient associés à des encouragements constants
de la part des personnes proches. Tout se passe comme si
les médicaments ouvraient une brèche, mais ne pouvaient
pas en eux-mêmes modifier les relations d'objet de ces
enfants (Panksepp, 1998).
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 161

Le jeu et les autres émotions sociales

Comme le laissent entrevoir les précédents para-


graphes, les neuroscientifiques commencent à passer du
paradigme des « émotions de base » à un modèle plus
complexe fondé sur les principes de l'éthologie humaine.
L'une des voies de recherche les plus prometteuses dans
ce domaine concerne ce que Panksepp (1998) nomme le
système du jeu (PLAY system). Les théorisations de
Panksepp à ce sujet partent de la constatation que tous
les jeunes mammifères (y compris humains) ont besoin de
jouer, et de jouer suffisamment (surtout à des jeux de
lutte). Bien que les conséquences biologiques du jeu
soient encore obscures, il semble fonctionner selon le
principe de l'homéostasie, comme d'autres fonctions
plus basiques (le sommeil par exemple). Si l'on prive un
jeune rat de la possibilité de jouer, il jouera d'autant
plus lorsqu'il en aura à nouveau la possibilité (effet « de
rebond » homéostatique). Le fait que ces mécanismes
aient été aussi bien conservés chez l'ensemble des mam-
mifères laisse à penser que le jeu a un rôle développemen-
tal crucial. À ce titre, Panksepp a fait l'hypothèse que
« l'épidémie » de trouble déficitaire de l'attention avec
hyperactivité dans les grandes villes américaines pour-
rait être en partie la conséquence du fait que les jeunes
enfants y seraient relativement privés de jeux de lutte.

APPRENDRE DE L'EXPÉRIENCE

Nous avons beaucoup insisté, dans les paragraphes


qui ont précédé, sur les avantages adaptatifs fournis
au cours de l'évolution des espèces par les stéréotypes
comportementaux innés d'origine émotionnelle. Il faut
insister néanmoins sur le fait que les quatre répon-
ses émotionnelles (exploratoire, défense-attaque, défense
fuite et panique) et les comportements automatiques et
162 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

stéréotypés qui leur correspondent ne sont pas suffisants


pour faire face à l'infinie complexité de la vie quoti-
dienne d'un mammifère. Le monde est plein de surprises
et chacun se doit de s'y adapter en permanence.
En fait, les systèmes de commande des émotions de
base sont modulés par des mécanismes d'apprentissage,
ce dans une très grande mesure chez l'homme, et plus
ou moins chez les autres espèces. En d'autres termes,
ces systèmes ont beau être innés, ils n'en sont pas moins
modifiables. Au contraire, il semble bien que ces sys-
tèmes comportent dès le départ des « pages blanches »
destinées à être écrites par l'expérience (précoce en par-
ticulier). Ce thème sera traité en détail dans les cha-
pitres V et VII, nous nous limitons ici à l'exposé de
quelques points précis.
Rappelons que le système exploratoire est au départ
« anobjectal » : le petit animal sait qu'il a besoin de
quelque chose mais ne sait pas de quoi, et c'est l'expé-
rience qui déterminera quels objets seront à même de
satisfaire ses besoins et quels objets ne le seront pas.
Cela permet à l'animal de s'adapter à l'environnement
où il naît et à ses spécificités. Les petits, en particulier
dans les espèces chez lesquelles l'immaturité motrice est
prolongée, comme c'est le cas chez l'Homme, ne sont
pas capables de surmonter ce processus des apprentis-
sages précoces sans l'aide de ses proches adultes, qui lui
apprennent activement ce qu'il doit faire pour pouvoir
satisfaire ses besoins et le protègent des dangers. Nous
avons également évoqué le fait que cette médiation pou-
vait être perturbée de multiples manières, et que cela
pouvait avoir des conséquences dévastatrices sur la
santé mentale de l'enfant.
Des considérations similaires s'appliquent aux autres
systèmes de commande des émotions de base. Par
exemple, dans le système de défense-fuite, bien que cer-
taines situations ou certains objets dangereux semblent
préprogrammés (d'où le caractère stéréotypé de la plu-
part des phobies), l'aspect représentationnel (objectal)
du système est largement déterminé par l'expérience
précoce. J. LeDoux (1996) a décrit en détail ces proces-
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 163

sus, dont deux points nous intéresseront plus particu-


lièrement ici.
Le premier point concerne les liens entre le stimulus
nocif (l'objet à craindre) et les réponses de peur-anxiété :
ceux-ci se créent très rapidement et sont par la suite main-
tenus hors du champ de la conscience étendue. Lorsqu'un
tel stimulus est associé à une expérience pénible (parfois
dès la première exposition), le système de défense-fuite est
activé immédiatement et automatiquement lors d'une
nouvelle exposition, avant même qu'elle soit consciente.
Dans les situations dangereuses, il faut agir d'abord et
penser ensuite. Sur cette base, LeDoux distingue deux
formes de l'anxiété-peur. La première est celle que nous
venons de décrire, qui est sous-tendue par un traitement
« rapide et grossier » (LeDoux, 1996, p. 161) de l'informa-
tion, par une voie allant de l'amygdale à la SGPA, et qui
par conséquent n'implique pas le cortex et le phénomène
de conscience. L'existence d'une telle voie neurale est
intéressante pour les cliniciens qui se réfèrent à la psycha-
nalyse en ce qu'elle explique comment il se produit que
certains patients se sentent anxieux sans savoir pourquoi,
c'est‑à-dire en raison d'expériences passées « refoulées »
ou bien d'autres formes d'associations inconscientes. La
seconde voie, plus lente, implique l'hippocampe, une
structure corticale primordiale dans le fonctionnement
de la mémoire épisodique (voir chapitre V). Cette voie
permet au soi autobiographique ». de reconnaître cons-
ciemment le stimulus à l'origine des réactions de peur-
anxiété. Cette voie « de la conscience étendue » associe
également le système de défense-fuite aux systèmes exécu-
tifs cérébraux, ce qui nous amène au deuxième point
important décrit par LeDoux.

LE DOMPTAGE DES AFFECTS

Une fois établies, les connexions comme celles que


nous venons de décrire ne peuvent être effacées, et les
164 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

stimuli nocifs (personnes, objets, lieux, situations…) ne


peuvent donc être enlevés de la liste des choses considé-
rées comme « dangereuses » par le système de défense-
fuite (LeDoux, 1996, p. 259-262). Si cela présente des
avantages adaptatifs certains, cela peut aussi se révéler
inadapté. En effet, un objet, un lieu ou une situation qui
étaient dangereux pendant la petite enfance, lorsque le
sujet était dépendant et sans défenses, peuvent ne plus
être aussi dangereux, ou même n'être plus dangereux
du tout, à l'âge adulte. Il serait alors tout à fait inoppor-
tun de réagir aux mêmes situations par des bouffées
d'angoisse.
C'est pour cette raison que le signal de sortie du
système peut être inhibé 1. Dans ce cas, bien que le lien
continue à exister inconsciemment, son influence sur la
conscience étendue et le comportement volontaire est
diminuée voire complètement bloquée. Comme nous
l'avons évoqué dans les chapitres I et III, ce contrôle
inhibiteur est assuré par les lobes frontaux, en parti-
culier les aires ventromésiale et orbito-frontale (voir
figure 4.8). Lorsque chez l'animal on inhibe, par des
techniques de modification comportementale, les mani-
festations extérieures de l'anxiété-peur, l'imagerie
cérébrale fonctionnelle montre que le système de
défense-fuite est toujours très actif, presque autant que
chez un animal qui manifeste les réponses comporte-
mentales. En revanche, les lobes frontaux sont conco-
mitamment activés chez les animaux inhibés, et pas
chez les autres. Comme nous l'avons expliqué au cha-
pitre I, le degré de développement des lobes frontaux
est ce qui distingue tout particulièrement l'Homme des
autres mammifères. C'est aussi ce qui distingue tout
particulièrement le cerveau d'un adulte de celui d'un
enfant. Les lobes frontaux se développent rapidement
au cours des premières années de l'enfance, et conti-
nuent à croître jusqu'à la fin de l'adolescence. Ces

1. Pour un résumé encyclopédique et multidisciplinaire des recherches


sur ce sujet, écrit spécialement pour le lecteur psychanalyste, voir Schore
(1994).
ÉMOTIONS ET MOTIVATION | 165

données neuroanatomiques expliquent les grandes dif-


férences qui peuvent être observées en ce qui concerne
le degré et la flexibilité du contrôle émotionnel entre
l'Homme adulte et l'enfant ainsi que les autres mammi-
fères. Là encore, les implications concernant certaines
formes psychopathologiques sont évidentes.

Figure 4.8 — Les aires frontales ventromédiales


et orbitaires

Bien qu'ils aient été moins bien étudiés, des méca-


nismes similaires doivent vraisemblablement exister
pour les autres systèmes de commande des émotions de
base. Les réponses débridées des systèmes exploratoire,
de défense-attaque et panique seraient en principe tout
aussi inadaptées que les réactions débordantes du sys-
tème de défense-fuite. L'équilibre entre ces mécanismes
instinctuels primitifs et les mécanismes frontaux plus
élaborés de programmation volontaire, régulation et de
vérification de l'action (voir chapitre I), évoque immé-
diatement celui entre les mécanismes du « Ça » et ceux
du « Moi ». Certaines lésions des lobes frontaux entraî-
nent ce que Harlow avait observé chez Phineas Gage :
« […] l'équilibre ou la balance, pour ainsi dire, entre
ses facultés intellectuelles et ses tendances animales
semble avoir été détruit » (voir chapitre I). À l'inverse,
on peut envisager que les mécanismes cérébraux inhibi-
teurs dont nous avons parlé soient parfois trop actifs, ce
166 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

qui représenterait alors les bases neurales de certains


états pathologiques de refoulement ou d'autres formes
d'inhibition. Il s'agit, une fois de plus, d'un terrain
extrêmement fertile pour de futures recherches interdis-
ciplinaires.
En abordant ces problématiques, nous quittons le
domaine des systèmes de commande émotionnels à pro-
prement parler et entrons de plain-pied dans l'architec-
ture fonctionnelle des systèmes cérébraux qui dépen-
dent de l'expérience, et donc de la mémoire.
CHAPITRE V

Mémoire et fantasme

Dans les deux chapitres précédents, nous avons décrit


les mécanismes cérébraux qui répondent aux deux prin-
cipales sources de stimuli auxquelles l'appareil psy-
chique a à faire face, et nous avons décrit un certain
nombre d'intermédiaires qui se sont développés entre
ces deux catégories de perceptions et les mécanismes de
réponse motrice du cerveau, dont la plupart sont proba-
blement innés. Dans ce chapitre, nous traitons des rela-
tions qui se créent au cours de l'existence d'un individu
entre ces deux catégories de connaissance. Ces liens per-
mettent au sujet d'ajuster ses actions aux spécificités de
l'environnement dans lequel il est né, afin de satisfaire
ses besoins. Il s'agit là de systèmes de mémoire qui ont
une importance cruciale pour la survie de tout individu.
Bien que le contenu de ces systèmes soit propre à cha-
cun, les souvenirs y sont tout de même organisés selon
un schéma général commun à tous les individus. C'est
cette organisation générale de la mémoire humaine selon
un certain nombre de sous-systèmes, qui est le thème
principal de ce chapitre. Nous débuterons par une pré-
sentation introductive de ces sous-systèmes avant de
développer certains aspects connexes.
Le terme « mémoire » désigne beaucoup d'aspects
différents du fonctionnement mental. Il peut tout
d'abord désigner l'acte de se souvenir : cet aspect de la
mémoire est la remémoration, le rappel à la conscience
d'un fait précédemment appris ou d'un événement
168 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

vécu. D'autres fois, le terme fait référence non pas au


rappel à la conscience d'une connaissance enregistrée,
mais plutôt à la connaissance enregistrée elle-même : la
mémoire est alors la partie de l'esprit qui contient les
traces des influences du passé, qui persistent ainsi dans
le présent. Enfin, le mot « mémoire » est utilisé en rap-
port avec le processus d'acquisition des connaissances,
on parle alors du processus d'apprentissage ou du pro-
cessus de mémorisation.
Comme la fonction mnésique recouvre l'ensemble de
ces différents aspects, les cognitivistes la segmentent
aujourd'hui en plusieurs composantes 1, dont les prin-
cipales sont décrites dans ce chapitre.

ENCODAGE, STOCKAGE, RÉCUPÉRATION


ET CONSOLIDATION

Les spécialistes du fonctionnement de la mémoire


décrivent un processus en trois étapes (voir figure 5.1 2).
L'acquisition de nouvelles informations est appelée
encodage, la conservation de l'information est appelée
stockage, et le rappel de l'information à la conscience
est la récupération. Cette séquence encodage-stockage-
récupération est une manière simple de séparer les
fonctions mnésiques. En réalité, cependant, ces trois

1. Il existe plusieurs livres qui fournissent un résumé accessible de cette


littérature : Memory and Brain, de Larry Squire (1987), porte plus particu-
lièrement sur les aspects neurologiques, mais est un peu ancien maintenant.
Le livre de Daniel Schacter À la recherche de la mémoire (1996/1999) porte
plus sur les aspects cognitifs. Celui d'Alan Baddeley, La Mémoire humaine :
théorie et pratique (1997), fournit également un panorama assez complet sur
la littérature en sciences cognitives, mais de façon plus technique.
2. Les diagrammes faits de boîtes et de flèches, comme la figure 5.1,
ne reflètent jamais la réalité d'une fonction mentale, et ça n'est d'ailleurs
pas leur but. Nous utilisons ce type de diagrammes afin de simplifier notre
représentation métapsychologique de « l'appareil psychique » (voir cha-
pitre II), principalement dans un but didactique. En réalité, les fonctions
qui composent l'esprit interagissent constamment les unes avec les autres,
d'une manière bien plus complexe que ce qu'un diagramme peut contenir.
MÉMOIRE ET FANTASME | 169

concepts ne rendent pas totalement compte de la com-


plexité neurobiologique de la mémoire.
En effet, cette partition est d'emblée mise à mal si l'on
y introduit le concept de consolidation (voir figure 5.2),
concept à présent primordial dans la recherche sur la
mémoire, en ce qu'il semble éclairer significativement
la façon dont celle-ci est organisée cérébralement. Les
preuves de l'existence de la consolidationmnésique sont
venues en premier lieu d'études menées sur les modes
d'altération de la mémoire à la suite de lésions cérébrales.

encodage récupération

stockage

Figure 5.1 — Encodage, stockage et récupération

encodage récupération

stockage

consolidation
Figure 5.2 — Encodage, stockage, récupération et consolidation

On constate presque toujours que la mémoire n'est


pas entièrement affectée à la suite de lésions cérébrales.
Il n'arrive que très rarement que la mémoire d'un
170 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

individu soit complètement détruite – en fait, quand un


patient souffre d'une amnésie totale, on évoque volon-
tiers le diagnostic d'hystérie. La clinique neuropsycho-
logique montre que certains aspects particuliers de la
mémoire sont vulnérables vis‑à-vis des maladies et trau-
matismes cérébraux, alors que d'autres sont pratique-
ment indestructibles. Les souvenirs les plus vulnérables
sont les plus récents, c'est‑à-dire les souvenirs d'événe-
ments vécus ou de faits appris durant les quelques
heures, jours, semaines ou mois ayant précédé l'en-
dommagement du cerveau. En règle générale, plus
un souvenir est ancien, moins il est susceptible d'être
perturbé par une pathologie neurologique. Ce gradient
temporel est appelé « loi de Ribot », en hommage à
Théodule Ribot qui avait décrit le phénomène dans les
années 1880. Il peut paraître surprenant que les souve-
nirs les plus récents, les plus « frais », soient les plus
vulnérables, et que les plus anciens soient plus résis-
tants. Cela suggère qu'il existe un processus de consoli-
dation qui stabilise les souvenirs au fil du temps. Les
souvenirs sont en permanence consolidés vers des
niveaux de stockage de plus en plus profonds. En ce
moment, les informations que vous venez de lire sont
encore très peu consolidées, mais lorsque vous dormirez
cette nuit, il se produira une intense consolidation de
leur souvenir, et qui se poursuivra au cours des jours,
semaines, mois et années qui suivront. Il est donc vrai-
semblablement nécessaire d'envisager la consolidation
mnésique comme un aspect de l'étape d'encodage, mais
qui continue au cours de l'étape de stockage.

LE STOCKAGE À COURT ET À LONG TERME

Notre schématisation des processus mnésiques se com-


plique encore si l'on tient compte du fait que le stockage
doit être divisé entre ses composantes à court terme et
à long terme (figure 5.3). De fait, la distinction entre
MÉMOIRE ET FANTASME | 171

mémoires à court et à long termes est probablement la


plus importante de celles qui sont faites entre les diffé-
rents systèmes mnésiques cérébraux. Elle est aussi à l'ori-
gine d'une confusion terminologique fréquente : pour
beaucoup de personnes, l'expression « mémoire à court
terme » désigne des souvenirs acquis au cours des der-
nières heures ou des derniers jours. En réalité, cette défi-
nition correspondrait davantage à la notion de « mémoire
récente ». La notion de « mémoire à court terme » (MCT)
renvoie quant à elle aux informations qui sont présentes
à notre conscience dans l'instant, et qui proviennent
d'événements qui se sont le plus souvent déroulés juste
quelques secondes auparavant. Les mémoires récente et
ancienne font, elles, toutes deux partie de la « mémoire à
long terme » (MLT). Par conséquent, si un patient
n'arrive pas à se souvenir de ce qui s'est passé la veille,
c'est sa mémoire à long terme qui dysfonctionne, car
celle-ci commence dans les quelques dizaines de secondes
qui précèdent. C'est entre autres à cause de cette ambi-
guïté que l'expression « mémoire à court terme » est tom-
bée de nos jours en désuétude en sciences cognitives, et a
été remplacée tout d'abord par « mémoire immédiate »,
et plus récemment par « mémoire de travail ».
encodage récupération

MCT

MLT

Figure 5.3 — La mémoire à court terme (MCT)


et la mémoire à long terme (MLT)

Les souvenirs relevant de la mémoire à court terme


(ou immédiate, ou de travail) sont donc les souvenirs
172 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

d'événements ou de faits qui sont présents dans votre


esprit sur le moment même. Ils peuvent être là parce
que vous venez d'en faire l'apprentissage ou d'en faire
l'expérience (puisqu'ils viennent juste de vous arri-
ver) et de ce fait n'ont pas encore disparu de votre
conscience. Ils peuvent aussi être là parce que vous êtes
en train de les garder à l'esprit activement, parce que
vous voulez les conserver dans le champ de votre
conscience, ou encore parce que vous les avez portés à
votre esprit à partir de votre MLT. Ceci montre bien
que la mémoire à court terme a un aspect actif et un
aspect passif. En ce qui nous concerne, nous avons ten-
dance à utiliser le terme « mémoire immédiate » pour
désigner l'aspect passif (perceptif) de la mémoire à
court terme, et à réserver le terme « mémoire de tra-
vail » pour l'aspect actif (opérations cognitives). Selon
ces définitions, la mémoire immédiate et la mémoire de
travail se rapportent respectivement aux contenus pré-
sents de la conscience d'origines externe et interne.
Les contenus de conscience sont maintenus dans ce
que les cognitivistes appellent une « mémoire tampon »
(buffer), où ils peuvent si nécessaire être maintenus par
répétition continue. Le mécanisme de la mémoire de
travail peut maintenir des informations dans ce tampon
aussi longtemps qu'il le faut (c'est‑à-dire jusqu'à l'en-
dormissement si nécessaire !). Pour cette raison, le tam-
pon de la mémoire à court terme peut être considéré
comme le support de la conscience étendue (décrite
dans le chapitre III). Les cognitivistes utilisent des
termes comme mémoire « à très court terme » ou « ico-
nique » pour désigner les effets passagers des stimuli
perceptifs externes sur la conscience-noyau.
Au moment où vous lisez ces lignes, les informations
qu'elles contiennent sont maintenues dans le tampon de
votre mémoire à court terme. Après quelques secondes,
alors que vous continuez à lire et avez à encoder plus
d'informations, les lignes que vous avez lues il y a
quelques instants doivent être transférées à l'extérieur
de la mémoire tampon, pour laisser la place à de nou-
velles informations. Cela est dû au fait que, comme
MÉMOIRE ET FANTASME | 173

nous le signalions au chapitre III, bien qu'il soit possi-


ble de conserver des informations actives pendant une
période de temps prolongée, la mémoire tampon a une
capacité très limitée (environ sept unités d'informa-
tion 1).
Cela pose la question de ce que devient le matériel qui
a été enlevé de la mémoire tampon. Il n'est pas possible
d'encoder et de stocker absolument tout ce qui est vécu.
De ce fait, les mécanismes attentionnels excluent beau-
coup d'informations dès le stade perceptif, et le méca-
nisme de consolidation poursuit ce processus de filtrage
au sein des systèmes de stockage. Ainsi, la consolidation
est non seulement un processus de stabilisation de ce qui
est conservé en mémoire, mais aussi un processus d'éli-
mination des souvenirs qui ne seront pas conservés.
Ceci introduit une distinction importante entre oubli
passif et actif (déclin de trace versus « refoulement » ;
voir Anderson et Green, 2001 pour des découvertes
récentes). Nous reviendrons sur ce sujet dans la suite de
ce chapitre.
Comme nous l'avons dit plus tôt, une part importante
de ce que vous êtes en train de lire sera consolidée ce
soir pendant votre sommeil. En effet, bien que cela soit
sujet à controverses, beaucoup de neuroscientifiques
pensent que la fonction du sommeil – en particulier du
sommeil paradoxal, celui du rêve – est intimement liée
au processus de consolidation. Certains sont même allés
jusqu'à affirmer que le rêve n'était que la « poubelle »
de la mémoire (Crick et Mitchison, 1983). Selon eux, les
souvenirs seraient consolidés au cours du sommeil
paradoxal, et ceux voués à l'effacement apparaîtraient
brièvement dans nos rêves, juste avant l'oubli. Ainsi,
les rêves ne contiendraient que les faits les plus insigni-
fiants de nos journées, et c'est d'ailleurs pour cela
qu'ils seraient eux-mêmes si volontiers oubliés. Il va
sans dire que la plupart des psychothérapeutes ont une

1. Joseph Breuer et Sigmund Freud avaient noté dès 1895 que la


conscience et la mémoire étaient en ce sens mutuellement exclusives (Freud
et Breuer, 1895d).
174 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

vision pour le moins différente de la nature et la fonc-


tion des rêves. Nous reviendrons sur ces questions dans
le chapitre VI.

PHYSIOLOGIE DE LA CONSOLIDATION
MNÉSIQUE : DES CELLULES S'ACTIVENT
ENSEMBLE…

La physiologie de la mémoire à court terme n'est pas


très bien comprise, mais les neuroscientifiques sont
d'accord pour dire qu'elle diffère radicalement en tout
cas de celle de la mémoire à long terme. La mémoire à
court terme semble impliquer des circuits réverbérants
– des groupes de cellules interconnectées qui déchargent
ensemble dans des boucles fermées auto-réactivantes –
dont l'activation est entretenue tant que l'information
est maintenue à l'esprit. Quand un circuit réverbérant
particulier a été établi, il est plus susceptible d'être à
nouveau activé pour la raison, énoncée par Donald
Hebb (1949), que « les cellules qui s'activent ensemble
se connectent les unes aux autres » (loi de Hebb). C'est
ce processus d'« interconnexion » qui transforme les
souvenirs à court terme en souvenirs à long terme.
Celui-ci semble se dérouler en deux étapes. Initialement,
les changements cellulaires sont purement physiolo-
giques, en ce que les synapses connectant les cellules du
circuit deviennent plus « perméables » (c'est‑à-dire que
le seuil d'excitation de ces neurones diminue, ce qui les
rend plus susceptibles de s'activer en réponse à des sti-
muli au niveau des synapses qui ont précédemment
causé leur activation). Ce processus en déclenche un
second, plus permanent et qui, lui, est anatomique :
lorsque la terminaison d'un neurone décharge de façon
prolongée au niveau d'une synapse, des mécanismes
génétiques s'activent dans ce neurone qui favorisent la
croissance de plus de synapses au niveau de sa terminai-
son (pour un compte rendu plus détaillé sur ces méca-
MÉMOIRE ET FANTASME | 175

nismes, voir Kandel, Schwartz et Jessel, 2000). Ainsi,


au niveau de leurs terminaisons les plus actives, les neu-
rones croissent littéralement et « se connectent les uns
aux autres ».
Cette découverte relativement récente, qui a valu à
Eric Kandel le prix Nobel de physiologie et médecine, a
des implications très importantes pour notre compré-
hension de la mémoire. Elle démontre que des circuits
momentanément réverbérants ont un effet trophique
sur les cellules concernées, produisant une augmenta-
tion de la densité du tissu neural. Cet effet trophique
dépend du niveau d'activité des neurones concernés et
continue tout au long de la vie.

OUBLI, REFOULEMENT ET AMNÉSIE


INFANTILE

Le processus d'« interconnexion » dont nous avons


parlé a inévitablement son revers : s'il dépend du
niveau d'activité, que se passe-t‑il alors si un cir-
cuit particulier tombe en désuétude ? Qu'arrive-t‑il
aux synapses qui ne sont pas actives ? La réponse est
qu'elles s'atrophient, c'est‑à-dire qu'elles disparais-
sent, tout simplement. Ce principe du « marche ou
crève » joue un rôle important dans le développement
précoce du cerveau. Nous sommes tous nés avec des
millions de synapses en plus de ce dont nous avons
besoin. Ces synapses constituent les connexions entre
neurones qui peuvent potentiellement se révéler néces-
saires pour créer des cartes internes et des représenta-
tions du monde dans lequel nous nous trouvons. En un
sens, elles représentent l'ensemble des mondes pos-
sibles dans lesquels nous pourrions nous retrouver.
Mais l'environnement réel dans lequel nous sommes nés
ne se reflète finalement que dans l'activation d'une
petite partie de ces connexions. Ces connexions particu-
lières sont alors renforcées, et celles qui ne sont pas
176 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

utilisées restent en jachère. Ce processus est communé-


ment dénommé « élagage neuronal » (neuronal pru-
ning).
Mais le processus ne s'achève pas dès la petite
enfance. Bien que la grande majorité du tissu neuronal
excédentaire soit éliminée durant cette période, le prin-
cipe du « marche ou crève » continue à opérer tout au
long de la vie. Par conséquent, des connexions qui ont
pu être fréquemment activées dans l'enfance – et de ce
fait préservées – peuvent par la suite régresser à
d'autres étapes du développement, pour la simple rai-
son qu'elles ne sont plus nécessaires. Ceci est à la base
d'un argument intéressant contre la théorie psychana-
lytique de l'« amnésie infantile ».
Cet argument est habituellement formulé de la
manière suivante : les gens ne font pas appel aux
mêmes circuits mnésiques à l'âge adulte que dans leur
enfance, parce que leur contexte de vie change du tout
au tout. À partir du moment où les souvenirs de l'en-
fance ne sont plus utilisés, ils s'atrophient. L'amnésie
infantile est par conséquent une simple question de
déclin de la mémoire – la désintégration d'anciennes
connexions qui sont tombées en désuétude. Il n'y aurait
donc aucunement besoin de postuler une force de
« refoulement » actif pour expliquer l'incapacité uni-
verselle à se rappeler les événements de la première
enfance, et il est donc totalement vain de chercher à les
« récupérer ».
Ce raisonnement comporte plusieurs points liti-
gieux, et nous souhaitons examiner brièvement deux
d'entre eux. Le premier se rapporte au fait que se
souvenir consciemment et inconsciemment sont deux
choses entièrement différentes. Le fait que vous ne
soyez pas conscient et attentif vis‑à-vis d'événements
de votre prime enfance ne veut pas dire pour autant
que les traces qu'ils ont laissées ne sont pas restées
constamment actives. Au contraire, il est tout à fait
vraisemblable que les réseaux qui ont survécu au
grand processus d'élagage de la première enfance
servent de bases autour desquelles tous les souvenirs
MÉMOIRE ET FANTASME | 177

plus tardifs sont organisés, un peu comme le tronc de


l'arbre d'où partent les branches. Ces circuits seraient
profondément consolidés car activés sur une base
très régulière, même si les événements qui les ont
forgés initialement ne sont pas consciemment rappelés
à l'esprit dans le processus – et même si ces événe-
ments ne peuvent plus du tout être rappelés à la
conscience. Ceci introduit quelques points de discus-
sion importants à propos de l'architecture fonction-
nelle de la mémoire humaine, sujet sur lequel nous
porterons notre attention dans la section suivante.
Pour l'instant, nous nous contenterons de souligner
que la distinction entre des mécanismes conscients et
inconscients de la mémoire est très bien établie dans
les neurosciences contemporaines (voir le chapitre III).
Personne ne doute du fait qu'une trace relevant de
la mémoire à long terme peut être activée sans que
l'expérience correspondante n'apparaisse comme
remémoration consciente. En fait, il en va même ainsi
pour la plupart des processus mnésiques, tous ceux
qui sont dits implicites. Quand une trace à long terme
est activée et portée à la conscience (c'est‑à-dire lors-
qu'en plus d'être activée elle devient disponible dans
le tampon de la mémoire de travail, voir plus haut),
on dit qu'elle a été rendue explicite (un bon exemple
de cette distinction a été fourni au chapitre IV, dans
le paragraphe « Le domptage des affects », en lien avec
la mémoire de la peur). En neurosciences, les expres-
sions « mémoire implicite » et « mémoire explicite »
sont techniquement synonymes respectivement des
expressions plus anciennes « mémoire inconsciente » et
« mémoire consciente ».
Une seconde raison de remettre en cause l'affirmation
selon laquelle les souvenirs de la première enfance sont
simplement « oubliés » découle de la loi de Ribot, qui dit
que les souvenirs les plus anciens sont aussi les plus
robustes. Toute tentative de rendre compte du phéno-
mène de l'amnésie infantile se doit en effet d'expliquer
pourquoi celle-ci enfreint la loi de Ribot. En psychana-
lyse, l'explication est que les souvenirs de la première
178 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

enfance sont effectivement très robustes, qu'ils ne sont


oubliés qu'en apparence, et sont en fait juste indispo-
nibles à la conscience. La question devient alors : pour-
quoi ne sont-ils pas disponibles à la conscience ? La
réponse, en psychanalyse, est le refoulement. En tout
cas, l'hypothèse d'un oubli pur et simple n'explique pas
la violation de la loi de Ribot.

LA DIVERSITÉ DE LA MÉMOIRE

On entend parfois dire que, pour Freud, un souve-


nir, une fois établi, ne pouvait jamais être oublié. Il n'a
en fait jamais dit exactement cela, mais il a insisté il est
vrai sur la remarquable persistance de la mémoire 1 et,
de fait, la mémoire à long terme est quelque chose
d'extrêmement solide.
La raison pour laquelle les souvenirs à long terme
sont si robustes, c'est qu'ils sont généralement encodés
à plusieurs endroits et, d'une certaine manière, on
pourrait même dire qu'ils occupent tout le cerveau. Si
l'on prend en compte ce que nous avons exposé sur la
nature des connexions entre neurones, il n'est pas telle-
ment surprenant d'apprendre que les souvenirs ont des
substrats anatomiques assez diffus dans le cerveau. De
ce fait, les processus mnésiques sont généralement assez
redondants. Les souvenirs impliquent des connexions
entre d'importants groupes de neurones, et le fait

1. Voici ce que Freud (1930a, p. 257) a écrit exactement : « Peut-être


devrions-nous nous contenter d'affirmer que dans la vie d'âme ce qui est
passé peut être conservé et ne doit pas être nécessairement détruit. Il est tout
de même possible que, dans le psychique aussi, mainte chose ancienne – dans
la norme ou par exception – soit à ce point effacée ou absorbée qu'aucun
processus ne puisse plus la réinstaurer ou la réanimer, il est possible aussi
que la conservation reste d'une façon générale rattachée à certaines condi-
tions favorables. Cela est possible, mais nous n'en savons rien. La seule
chose à laquelle nous pouvons tenir fermement, c'est que dans la vie d'âme
la conservation de ce qui est passé est la règle plutôt qu'une déconcertante
exception. »
MÉMOIRE ET FANTASME | 179

d'enlever l'une ou l'autre pièce du réseau ne fera pas


disparaître véritablement l'ensemble. Cela pourra
entraîner tout au plus une légère dégradation du souve-
nir, mais il est extrêmement rare qu'il soit entièrement
détruit. Par ailleurs, des traces mnésiques dégradées
peuvent être « reconstruites », elles peuvent même alors
parfois ne plus être tout à fait fidèles à l'original (voir
plus loin). Enfin, la dernière raison pour laquelle la
mémoire à long terme est si solide, c'est que les souve-
nirs y sont encodés de plusieurs manières. En effet, la
mémoire à long terme n'est pas univoque, elle se com-
pose de plusieurs sous-systèmes. Ainsi, même si un
« fichier » est perdu ou endommagé, les informations
qu'il contenait sont susceptibles pour la plupart d'avoir
été enregistrées ailleurs, de différentes manières, dans
d'autres « fichiers ».
Nous allons maintenant décrire les sous-systèmes les
mieux connus de la mémoire humaine. Même s'il existe
quelques controverses entre spécialistes sur le fait de
savoir si ces sous-systèmes représentent des catégories
véritablement distinctes, la classification que nous
allons exposer est très largement utilisée, et particuliè-
rement didactique. Les différentes catégories individua-
lisées peuvent être envisagées comme des sous-systèmes
de la composante de « stockage » de la mémoire, comme
cela est représenté sur les figures 5.1 et 5.2.

LA MÉMOIRE SÉMANTIQUE

La mémoire sémantique est « […] un réseau d'as-


sociations et de concepts qui sous-tendent notre
connaissance du monde – les significations des mots,
les catégories, les faits et les propositions, et ainsi de
suite » (Schacter, 1999, p. 182, italiques ajoutés).
Cette connaissance du monde est enregistrée sous
la forme d'informations « en troisième personne »,
un peu comme ce que l'on peut trouver dans les
180 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

encyclopédies. Cela comprend toute unité informative


objective concernant le monde et son fonctionnement :
des choses comme « les chiens ont quatre pattes » ou
« Paris est la capitale de la France ». La mémoire
sémantique n'est pas vraiment personnelle, au sens où
elle ne représente pas des vécus ; elle contient des
informations que nous partageons pour beaucoup
avec les autres membres de notre société, et tout parti-
culièrement avec nos proches. Cependant, elle stocke
aussi des informations personnelles, celles qui sont
objectives, comme : « Je suis né le 17 juillet 1961 » ou
« Je vis à Bangor, au Pays de Galles ». Beaucoup de
ces connaissances sémantiques sont encodées pendant
les années d'école primaire, mais la plupart sont en
réalité acquises encore plus tôt dans l'enfance. La
mémoire sémantique comprend donc une très grande
partie de ce que l'on nomme la « culture générale »,
dont on a tendance à oublier qu'il s'agit de choses qu'il
nous a fallu apprendre un jour. Par exemple, la
mémoire sémantique contient les règles grammaticales
du langage, la connaissance du fait que les objets
tombent quand on les lâche, que dans ce cas la vaisselle
casse mais pas d'autres objets comme les ballons, ou
que les feuilles s'envolent avec le vent. Quand vos
mains s'abaissent immédiatement pour rattraper une
tasse qui vous a échappé, il s'agit d'un mouvement
basé sur la mémoire du fait, maintes fois vécu aupara-
vant, qu'elle pourrait se casser en tombant sur le sol.
Dans ce cas précis, le mouvement quasi réflexe des
mains fait partie de ce que l'on appelle la « mémoire
procédurale » (une sorte de mémoire « corporelle »
dont nous parlerons séparément plus loin), mais la
règle abstraite qui dit que « les tasses peuvent se casser
lorsqu'elles tombent » est encodée dans la mémoire
sémantique.
MÉMOIRE ET FANTASME | 181

Les catégories de la connaissance


et la perception

La mémoire sémantique peut être divisée en plusieurs


sous-composantes, de telle sorte que différents aspects
de notre mémoire sémantique peuvent être isolement
perturbés. Cette propriété de la mémoire sémantique
est connue sous le nom de spécificité pour le maté-
riel. Les règles de la langue, les règles mathématiques,
la connaissance des formes, et les comportements de
toutes les catégories d'objets sont conservés dans diffé-
rents réseaux cérébraux qui sont susceptibles d'être
endommagés séparément. Les différences entre les fonc-
tions mentales sous-tendues par les hémisphères céré-
braux gauche et droit s'expliquent en grande partie par
des questions de spécificité pour le matériel (voir cha-
pitre VIII). Il se trouve que cette spécificité pour le
matériel est en grande partie dépendante d'une autre
forme de spécificité dite spécificité modale 1. Par
exemple, les circuits situés dans la partie occipito-
temporale médiane du cortex, en particulier à droite,
catégorisent les informations qui nous permettent de
reconnaître les visages, et les circuits situés dans la
convexité latérale du lobe temporal gauche (ainsi que
les parties adjacentes des lobes pariétal et occipital)
catégorisent les informations qui nous permettent de
récupérer les noms 2. Les circuits « visages » encodent
spécifiquement des images visuelles, et les circuits
« noms » encodent, eux, des images auditives. Cepen-
dant, les connaissances catégorielles relatives aux
visages et aux noms, ainsi qu'aux liens qui existent

1. La « spécificité modale » fait référence à l'information qui émane


d'une modalité perceptive particulière (par exemple la vision ou l'audition) ;
la « spécificité pour le matériel » fait référence à l'appartenance de l'infor-
mation à une catégorie de l'abstraction (par exemple le domaine verbal ou le
domaine spatial).
2. Il est important de noter que ces régions ne contiennent pas l'ensem-
ble de la trace mnésique, par exemple d'un visage ou d'un nom d'individu.
Ces régions contiennent certains relais importants des circuits impliqués, ce
qui fait que la fonction est très atteinte lorsqu'elles sont endommagées.
182 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

entre eux, sont conservées et classées abstraitement. En


fait, dans la mesure où des informations mnésiques sont
encodées sous la forme d'images et sont spécifiques
d'une modalité, plutôt que sous la forme de catégories
et de connexions plus abstraites et spécifiques vis‑à-vis
du matériel, les neuroscientifiques ont tendance à les
ranger sous le chapitre de la perception plus que sous
celui de la mémoire (voir plus loin). Par contre, les liens
abstraits entre les objets ou leurs propriétés sont habi-
tuellement considérés comme des souvenirs séman-
tiques.

Anatomie de la mémoire
sémantique

Étant donné que la mémoire sémantique concerne des


faits « objectifs » et représente le monde « à la troisième
personne » – y compris les informations sur le sujet lui-
même, comme sa propre date de naissance –, le lecteur
ne sera certainement pas surpris à ce stade du livre
d'apprendre qu'elle est encodée dans la partie extéro-
ceptive du cortex cérébral. La mémoire sémantique est
contenue dans un réseau d'associations et de concepts,
organisé comme un « répertoire » de connexions entre
les images concrètes, qui sont stockées au niveau de
zones corticales à spécificité modale (Mesulam, 1998).
On pourrait donc dire que ces répertoires sont en
grande partie « localisés » au niveau d'aires dites « asso-
ciatives », qui relient les différents cortex unimodaux les
uns avec les autres (figure 5.4). Ceci désigne en particu-
lier les régions temporale postérieure et pariétale infé-
rieure, qui forment le cœur de ce que Luria (1973)
appelait « l'unité fonctionnelle de réception, d'analyse,
et de stockage de l'information » du cerveau » (voir cha-
pitre I). Cependant, comme cela a été dit précédem-
ment, il est important de ne pas confondre ces points
nodaux des réseaux associatifs avec les réseaux eux-
mêmes. Les traces mnésiques en tant que telles sont
disséminées dans le cortex cérébral, du fait qu'elles
MÉMOIRE ET FANTASME | 183

incluent nécessairement toutes les images concrètes uni-


modales que les répertoires sémantiques relient entre
elles.

Figure 5.4 — Le cortex associatif postérieur

Le présent remémoré

La façon parfois étonnante dont sont cliniquement


catégorisés les patients atteints de lésions de ces régions
cérébrales montre bien l'ambiguïté de la frontière entre
mémoire sémantique et perception. Par exemple, bien
que les patients qui ont du mal à se souvenir des noms
des personnes disent qu'ils ont bien des problèmes de
mémoire, les neurologues et les neuropsychologues
considèrent qu'ils souffrent en fait d'un trouble du lan-
gage. En effet, ces patients sont nosographiquement
classés dans la catégorie des aphasies (aphasie anomi-
que en l'occurrence) plutôt que dans celle des amnésies
(pour une exégèse du concept d'aphasie, se reporter au
chapitre VIII). De la même manière, une incapacité à
reconnaître les visages familiers est considérée comme
un trouble perceptif (une agnosie ; prosopagnosie en
l'occurrence) plutôt que comme une amnésie. De la
même manière, l'incapacité à se rappeler les mouve-
ments qu'il faut faire pour rattraper un objet qui
tombe est considérée comme un trouble complexe de la
motricité (apraxie idéomotrice), et non comme une
184 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

amnésie. Toutes les aphasies, agnosies et apraxies sont,


en réalité, des troubles de la mémoire, au sens large du
terme, mais nous les classons comme troubles du lan-
gage, de la perception, de la motricité, et ainsi de suite.
Il en est ainsi en partie parce que les catégories de la
connaissance nous paraissent tellement évidentes que
nous oublions le fait qu'il nous a fallu initialement les
apprendre malgré tout.
Par conséquent, on peut dire que le monde qui
s'offre à nous, c'est‑à-dire le monde tel que nous le per-
cevons, correspond en fait avant tout à des choses que
nous avons apprises, et dont nous nous souvenons. Ceci
peut facilement se démontrer par le simple fait que la
perception du monde peut subitement changer – et sou-
vent de manière spectaculaire – chez les personnes dont
le cerveau est endommagé, et que certains d'entre eux
ont de grandes difficultés à reconnaître que c'est eux-
mêmes et non le monde qui a changé. Ceci peut aussi
être démontré du point de vue neuro-développemental.
Ainsi, il est possible de produire expérimentalement des
chats qui ne voient pas les lignes horizontales, en les
privant de ce type de perception durant certaines
périodes cruciales de leur développement. Le cortex
visuel de ces chats s'organise sans traitement de l'hori-
zontalité. Si l'on expose un chat privé de perception de
l'horizontalité depuis la naissance à des lignes horizon-
tales (par exemple en plaçant un obstacle horizontal sur
son chemin), il se comportera comme si l'objet n'existait
pas et se cognera dessus. Ce type d'expérience prouve
que la plupart de ce que nous prenons pour de l'infor-
mation perceptive est en fait de la mémoire. Un autre
exemple de perception basée sur la mémoire est l'accent,
qui dénote des différences entre les caractéristiques
apprises de différents langages. Les Japonais, par
exemple, ont de grandes difficultés à distinguer le
son « r » du son « l » parce que, dans l'ambiance phono-
logique significative dans laquelle leur cerveau se déve-
loppe, cette distinction n'est pas pertinente. Même s'ils
se trouvent plus tard dans un environnement où cela est
MÉMOIRE ET FANTASME | 185

pertinent, ils ne perçoivent pas le monde comme les


autres en ce qui concerne ce détail.
Le titre du célèbre livre de Gerald Edelman, Le Pré-
sent remémoré (1989), rend très bien compte de ce
qu'est véritablement la perception. Nous reconstruisons
tous automatiquement la réalité que nous percevons à
partir de modèles que nous avons enregistrés dans nos
souvenirs. Notre perception du monde n'est pas naïve,
à la différence des nouveau-nés probablement, notre
discrimination des objets à partir de l'ensemble des
stimuli indifférenciés qui nous arrive en permanence
ne part pas de zéro, et nous isolons des mots à partir
du flot continu du langage. En tant qu'êtres doués de
mémoire, nous projetons en permanence sur le monde
nos attentes, le produit de nos expériences antérieures,
et ainsi, d'une certaine manière, nous construisons plus
que nous ne le percevons strictement le monde qui nous
entoure. Ainsi, le monde que nous arpentons chaque
jour est doublement différent de la réalité en elle-même
dont parlent les philosophes (voir chapitre II) : tout
d'abord parce que s'interpose notre appareil perceptif,
qui échantillonne et permet de représenter certaines
caractéristiques précises du monde et d'autres non,
mais aussi du fait de notre mémoire qui, sur la base de
l'expérience du passé, organise et transforme ces carac-
téristiques en objets reconnaissables.
Aleksandr Luria, neurologue russe dont nous avons
déjà évoqué l'œuvre à plusieurs reprises, avec son
collègue Lev Vygotsky, soutenait que l'organisation
hiérarchique entre la perception et la mémoire s'inver-
sait au cours du processus de maturation (voir Luria,
1973, p. 74-75). Pour un petit enfant, tout dépend des
sens, et la cognition est guidée par la réalité perceptive
concrète. Au cours du développement, cependant, des
connaissances abstraites s'impriment profondément à
partir des premières expériences d'apprentissage et en
viennent progressivement à gouverner les processus
perceptifs. Ainsi, nous voyons ce que nous nous atten-
dons à voir, et lorsque cette attente se trouve contredite,
soit nous sommes surpris soit nous ne le remarquons
186 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

pas. Des études expérimentales montrent que nous


voyons fréquemment des choses qui sont en réalité
absentes, simplement parce que nous nous attendons à
ce qu'elles soient présentes. L'exemple le plus connu de
ce phénomène est le « point aveugle », qui se situe dans
chaque œil à l'endroit où le nerf optique entre dans la
rétine. De par ce fait anatomique, nous avons objective-
ment un trou dans notre vision, pas très loin du centre
du champ visuel, quand nous fermons un œil. Subjecti-
vement, cependant, cette région est automatiquement
« remplie » de façon appropriée à ce que nous nous
attendons à ressentir dans cette partie du champ visuel
dans les circonstances du moment (en termes de grain,
de couleur, de mouvement, et ainsi de suite). Ceci est un
exemple de ce que les cognitivistes nomment « influences
descendantes » (top-down) sur la perception visuelle.
Seuls les nouveau-nés semblent pratiquement ne dis-
poser que de mécanismes perceptifs « ascendants »
(bottom-up).
Tout ceci pourrait se révéler d'importance pour les
psychothérapeutes, dont le travail quotidien consiste
en grande partie à aider leurs patients à prendre
conscience des schémas intériorisés qui gouvernent leur
existence, et qui produisent de la répétition. Par
ailleurs, même si l'on ne peut sans doute pas considérer
que les découvertes neuroscientifiques concernant les
influences mnésiques sur la perception expliquent à
elles seules un phénomène relationnel aussi complexe
que le « transfert », tel que ce phénomène est décrit
et étudié par les psychothérapeutes, on peut tout de
même envisager qu'elles puissent en rendre compte en
partie (ce qui constitue là encore un terrain fertile
pour des recherches interdisciplinaires futures ; voir
chapitre X).
MÉMOIRE ET FANTASME | 187

LA MÉMOIRE PROCÉDURALE

La mémoire procédurale est une sorte de mémoire


« corporelle ». Il s'agit de la mémoire des habiletés
motrices usuelles ou, plus généralement, des habile-
tés perceptivo-motrices ou idéomotrices. Elle « […]
nous permet d'apprendre des habiletés et de savoir
comment faire les choses » (Schacter, 1999, p. 166, ita-
liques ajoutés) : comment marcher, empiler des cubes,
écrire, jouer du piano. Comme nous l'avons dit aupa-
ravant, beaucoup de ces habiletés sont tellement conso-
lidées en nous que nous ne les envisageons pas sponta-
nément comme des aspects de la mémoire ; mais, en tant
qu'habiletés apprises et réactivées dans des circons-
tances appropriées, c'est pourtant ce qu'elles sont.
Elles dépendent d'un type précis d'apprentissage, et
nécessitent beaucoup de pratique. En effet, la mémoire
procédurale a, en terme d'évolution des espèces, des
racines beaucoup plus profondes que la mémoire
sémantique par exemple, et nécessite de ce fait une
répétition fréquente au cours de la phase d'apprentis-
sage. Tous les niveaux de capacité idéomotrice, de la
marche à la pratique du piano, sont des habiletés qui
sont apprises progressivement. Par contre, ces habile-
tés, comme par exemple le fait de savoir faire de la
bicyclette, sont extrêmement résistantes dans le temps.
On dit souvent à ce propos que ce sont des choses qui
« ne s'oublient pas » et qui « reviennent dès qu'on s'y
remet ».
Beaucoup d'habiletés motrices sont encodées et
conservées à la fois sous forme procédurale et séman-
tique, ce qui fait qu'il y a un certain degré de superpo-
sition entre ces deux systèmes. On peut néanmoins
distinguer les deux aspects en pensant par exemple à la
différence entre l'habileté d'une personne pour jouer à
un jeu sportif concrètement, et sa connaissance abs-
traite des règles de ce jeu.
188 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

cortex
cortex pariétal
prémoteur inférieur

ganglions
de la base

cervelet

Figure 5.5 — Les régions impliquées


dans l'apprentissage procédural

La distinction entre les mémoires procédurale et


sémantique est apparente dans certains cas de lésion
cérébrale, car elles peuvent être atteintes indépendam-
ment l'une de l'autre. En particulier, il est assez cou-
rant d'observer chez des patients la perte d'habiletés
motrices usuelles sans atteinte des connaissances abs-
traites qui les concernent. De fait, des études en image-
rie cérébrale fonctionnelle (tomographie par émissions
de positons et imagerie par résonance magnétique fonc-
tionnelle 1) montrent que ce sont des parties du cerveau

1. La TEP (tomographie par émission de positons) et l'IRMf (imagerie


fonctionnelle par résonance magnétique) sont des techniques qui déter-
minent l'activation relative de différentes parties du cerveau en mesurant
MÉMOIRE ET FANTASME | 189

différentes qui sont activées dans les tâches de mémoires


procédurale et sémantique. Cependant, les parties du
cerveau qui sont activées lors des tâches de mémoire
procédurale ne recoupent pas la totalité du système
moteur. Par exemple, les structures corticales motrices
et idéomotrices des lobes pariétal et frontal sont impli-
quées dans l'apprentissage procédural ; mais, une fois
qu'une habileté est devenue usuelle – c'est‑à-dire plus
profondément consolidée en mémoire procédurale) –, le
programme moteur qui la représente est progressive-
ment consolidé au sein de structures sous-corticales,
principalement les ganglions de la base et le cervelet
(voir figure 5.5).

La mémoire procédurale
et l'inconscient

Une des caractéristiques importantes de la mémoire


procédurale c'est qu'elle fonctionne implicitement. Par
définition ou presque, on peut dire qu'un comportement
habituel est exécuté automatiquement, et donc incons-
ciemment. À partir du moment où un contenu de la
mémoire procédurale devient explicite, il change de
nature : il se transforme en un contenu sémantique, ou
épisodique (voir plus loin). Par exemple, il est bien
connu que les habiletés dans les jeux sportifs ou de simu-
lation peuvent s'améliorer sans augmentation concomi-
tante des connaissances abstraites et explicites sur la
façon dont on doit se mouvoir dans le jeu en question.
Ces connaissances abstraites, celles que peuvent dispen-
ser par exemple les professeurs de tennis ou de golf,
n'ont rien à voir avec les aspects procéduraux qui
entrent en jeu seulement au moment où l'on pratique le
sport. Beaucoup de très bons joueurs n'ont aucune

leur niveau d'activité métabolique (qui reflète le niveau de décharge des


cellules). L'utilisation de ces techniques pendant la réalisation d'une tâche,
en comparant les résultats avec ceux obtenus pour une condition de réfé-
rence, révèle les différences dans les parties du cerveau impliquées.
190 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

connaissance des mouvements précis qui sont néces-


saires pour réaliser tel ou tel type de coup. Il est même
bien connu que, dans ce type de sport, le fait de deman-
der à l'adversaire comment il tient précisément sa
raquette, ou bien quelle est la position de son coude
lorsqu'il frappe, et donc de l'obliger à se concentrer sur
ce qui habituellement est un mouvement totalement
spontané, entraîne souvent instantanément un dérè-
glement de son geste. À l'inverse, les sportifs de haut
niveau décrivent les moments de jeu où ils sont les
meilleurs comme des « états de grâce », des états de com-
plète automaticité au cours desquels ils ne pensent abso-
lument pas à la façon dont ils doivent exécuter leurs
coups, et où la raquette ou le club leur semble comme
une extension de leur corps (voir Gallwey, 1986).
Classiquement, la mémorisation procédurale s'asso-
cie à des traces sémantiques et épisodiques. Cela signifie
que la même expérience va être encodée simultanément
de différentes façons : comme une série d'événements
vécus, comme une série de faits abstraits, et comme une
série de réponses usuelles. Ceci illustre le caractère
redondant de la mémoire dont nous avons parlé précé-
demment. En conséquence, il est tout à fait possible, et
même très fréquent en réalité, que le comportement
d'une personne soit en grande partie déterminé par des
influences et des événements dont elle n'a absolument
pas conscience.
À l'évidence, cela a un rapport avec certains des
phénomènes auxquels s'intéressent les psychothéra-
peutes. Par exemple, cela poursuit ce que nous disions
à propos du transfert et de ses liens éventuels avec la
mémoire perceptive : le transfert comporte également
des aspects qui relèvent de la mémoire procédurale.
Même si on ne peut pas vraiment dire dans quelle
mesure ceci s'applique à d'autres phénomènes qui
intéressent les psychothérapeutes, comme les « souve-
nirs corporels » que présentent certains patients trau-
matisés, nous avons vu que certains comportements
émotionnels automatiques (comme les réactions incon-
scientes de défense-fuite à des stimuli nociceptifs condi-
MÉMOIRE ET FANTASME | 191

tionnés) semblent avoir un rapport avec la mémoire


procédurale. Il est ainsi possible que des collabora-
tions interdisciplinaires futures entre psychothéra-
peutes et neuroscientifiques nous aident à différencier
des sous-systèmes de la mémoire procédurale.

LA MÉMOIRE ÉPISODIQUE
ET LA CONSCIENCE

La mémoire épisodique permet littéralement de


refaire l'expérience d'événements du passé, c'est‑à-dire
de ramener à la conscience des épisodes vécus antérieu-
rement. C'est ce que la plupart des personnes entendent
habituellement par « mémoire ». Quand nous disons
« je me souviens » de quelque chose, nous parlons d'un
souvenir épisodique. D'après D. Schacter (1996),
le système de mémoire épisodique « […] nous permet
de rappeler explicitement les événements personnels
qui caractérisent spécifiquement notre vie » (Schacter,
1999, p. 33). Les italiques, que nous avons ajoutés, sont
là pour insister sur deux aspects de ce type de souve-
nirs, à savoir qu'ils sont intrinsèquement à la fois sub-
jectifs et conscients : je me souviens.
Pourquoi les souvenirs des événements de notre vie
personnelle sont-ils nécessairement conscients ? La
question mérite d'être posée car la réponse ne va pas
forcément de soi. En fait, ces souvenirs sont conscients
car ils impliquent de pouvoir revivre un vécu du passé.
Nous avons vu au chapitre III en quoi consistent ces
vécus instantanés : ils correspondent au couplage
momentané d'un état du self avec l'état concomitant du
monde extérieur, et nous savons que la conscience, et
plus précisément la conscience-noyau, est à la fois
l'intermédiaire et le message de ce couplage. La mémoire
épisodique représente ainsi la base du « self autobiogra-
phique » (voir chapitre III). La conscience étendue est
« étendue » précisément parce qu'elle étend le champ de
192 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

la conscience aux couplages self-objets du passé. Cette


conscience étendue nécessite donc la reviviscence de
vécus passés (ou « unités » self-objets du passé) de la
conscience-noyau.
Mais ceci signifie-t‑il pour autant que la connais-
sance autobiographique est nécessairement consciente ?
Les psychothérapeutes rapportent souvent que leurs
patients recouvrent des souvenirs d'événements de leur
vie personnelle dont ils étaient auparavant incons-
cients. Cela veut-il dire que ces souvenirs n'avaient pas
été préalablement encodés en mémoire épisodique ?
Existaient-ils jusqu'alors seulement sous formes séman-
tique et procédurale ? S'il en était ainsi, alors tous les
souvenirs recouvrés seraient en fait des souvenirs
reconstruits, au sens où leur matière première ne serait
pas « épisodique ». Il paraît tout à fait envisageable
qu'un vécu personnel puisse laisser une trace neurale
(une connexion self-monde) reliant deux représenta-
tions fidèles aux conditions d'apprentissage (un état
du self et des événements concomitants dans le monde),
et ne devienne conscient qu'une fois ce lien – et non pas
les représentations elles-mêmes – à nouveau activé. On
peut toutefois se demander si un état du self est vrai-
ment représentable sans être nécessairement « réac-
tivé ». En d'autres termes, les états du self pourraient
être intrinsèquement conscients. Ceci signifie que, bien
que les événements extérieurs puissent être encodés
inconsciemment dans le cerveau (comme traces séman-
tiques, perceptives ou procédurales), le vécu épisodique
de ces événements ne le peut apparemment pas. Les
expériences mémorisées ne sont pas seulement les traces
des stimuli reçus, elles doivent être vécues, et c'est la
réviviscence d'un événement en tant que vécu (« je me
souviens ») qui le rend nécessairement conscient. La
fonction du self est de combiner les traces pour en for-
mer un vécu plein et entier. C'est là une autre façon de
formuler ce que nous avions dit au chapitre III au sujet
de la conscience en général : c'est le S.E.L.F. qui lie nos
représentations fragmentées du monde en une expé-
MÉMOIRE ET FANTASME | 193

rience vécue unifiée. On pourrait dire de ce fait que le


couplage self-monde procède du S.E.L.F. lui-même.
Nous sommes donc amenés à reformuler, d'un point
de vue neuroscientifique, le fait indéniable que c'est le
caractère de vécu conscient d'une partie des souvenirs
qui les rend susceptibles d'être « refoulés ». Quelles que
soient les qualités sémantiques, perceptives, ou procé-
durales d'un événement mémorisé, les multiples traces
extéroceptives de cet événement doivent être rappelées
conjointement au S.E.L.F. pour que l'événement puisse
être revécu consciemment, c'est‑à-dire remémoré épiso-
diquement. Tout ce qui entrave de telles connexions
peut bannir un souvenir de la conscience étendue.
Tout ceci suggère que, quand les psychothérapeutes
parlent de souvenirs inconscients d'événements person-
nels, ce qu'ils évoquent en réalité c'est ce à quoi ressem-
bleraient les souvenirs enregistrés des événements en
question s'ils pouvaient être remémorés. Les souvenirs
inconscients d'événements (souvenirs épisodiques incons-
cients) sont des « presque-souvenirs épisodiques ». Ils ne
peuvent pas exister comme vécus tant qu'ils n'ont pas été
réactivés par le S.E.L.F., et jusque-là ils ne peuvent exis-
ter en tant que tels que sous la forme de traces procédu-
rales ou sémantiques (habitudes et croyances).

Anatomie de la mémoire épisodique

Les principales structures qui sous-tendent le fonc-


tionnement de la mémoire épisodique ne sont pas les
mêmes que pour les mémoires sémantique et procédu-
rale. La mémoire épisodique comporte l'activation
– c'est‑à-dire l'excitation par des structures situées au
cœur du tronc cérébral et dont nous avons traité au
chapitre III – de réseaux corticaux, comportant des
synapses facilitées, et représentant les événements per-
ceptifs antérieurs 1. La composition des liens entre ces

1. Les pensées conscientes sont aussi des « événements perceptifs » et


peuvent aussi être réactivées.
194 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

réseaux corticaux et les différents états du S.E.L.F. du


tronc cérébral semble encodée surtout par l'intermé-
diaire de l'hippocampe. L'hippocampe est une zone
sinueuse de cortex primitif qui se situe à la face interne
du lobe temporal (figure 5.6). Il est densément inter-
connecté avec un groupe d'autres structures que l'on
appelle, faute de mieux, le « système limbique » (voir
chapitre I).

hippocampe

Figure 5.6 — L'hippocampe

Pour pouvoir comprendre la mémoire épisodique, il


ne faut pas oublier que le réseau de structures dans
lequel est inclus le système limbique fut identifié pour la
première fois (par James Papez dans les années 1930 ;
voir MacLean, 1949) non pas en lien avec les fonctions
de la mémoire, mais plutôt avec les émotions. Ceci sou-
ligne le fait que les souvenirs épisodiques ne sont pas
simplement enregistrés, mais plutôt vécus. L'essence de
la mémoire épisodique est qu'elle est consciente et,
comme nous l'avons appris aux chapitres III et IV,
l'essence des états de conscience auto-générés est qu'ils
sont intrinsèquement émotionnels. C'est pourquoi nous
disons que la conscience est à la fois l'intermédiaire et
le message de la mémoire épisodique : nous récupérons
des événements sous une forme épisodique afin de nous
souvenir comment nous les avons ressentis.
MÉMOIRE ET FANTASME | 195

Les effets des lésions hippocampiques

Les patients qui ont des lésions bilatérales des hip-


pocampes ne sont pas inconscients. La conscience-
noyau est complètement intacte dans ces cas. Ce qu'ils
perdent, c'est une composante cruciale de la conscience
étendue : la capacité d'étendre la prise de conscience
aux traces neurales des événements passés (voir cha-
pitre III). Les traces elles-mêmes existent toujours
(sous formes procédurale et sémantique), mais ces
patients sont incapables de les revivre consciemment.
Cela signifie que le comportement de ces patients reste
influencé par leurs expériences passées, mais qu'il leur
manque la capacité de réfléchir consciemment à ces
expériences. On cite souvent à ce sujet un cas célèbre
de Claparède (1911). Claparède dissimula une aiguille
dans la paume de sa main au moment d'accueillir cette
patiente, et lui piqua ainsi la main en la lui serrant. La
fois suivante où il tenta de saluer la patiente, elle enleva
sa main, alors qu'elle n'avait pas de souvenir conscient
d'avoir déjà rencontré Claparède auparavant. L'évé-
nement de la rencontre avait comme disparu de sa
mémoire, mais ses conséquences restaient. Ceci est un
exemple de la dissociation entre mémoires épisodique et
procédurale. Lorsque Claparède demanda à la patiente
pourquoi elle avait refusé de lui serrer la main, elle
rétorqua qu'elle « en avait bien le droit » ou quelque
chose du même genre, ce qui illustre une autre dissocia-
tion, celle entre mémoires épisodique et sémantique.
Elle savait quoi faire (mémoire procédurale), et elle se
souvenait de faits abstraits pertinents (mémoire séman-
tique), mais elle était incapable de rappeler à son esprit
les vécus appropriés eux-mêmes (mémoire épisodique).
Il est nécessaire d'introduire ici une nouvelle distinc-
tion. La patiente de Claparède aurait été capable de se
souvenir d'avoir eu la main piquée si cela lui était arrivé
longtemps avant le début de son problème cérébral.
En effet, les patients qui ont des lésions hippocampiques
perdent d'abord la capacité de se souvenir des évé-
196 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

nements postérieurs au début de leur maladie. Ceci


démontre que l'hippocampe est impliqué de manière
centrale non pas tant dans la récupération des expé-
riences passées que dans leur encodage sous une forme
explicitement récupérable (figure 5.1). Tout se passe
comme si le rôle de l'hippocampe était de créer les liens
self-objets dont nous avons parlé plus haut. L'incapa-
cité de se souvenir consciemment des événements per-
sonnels qui ont eu lieu après une lésion cérébrale est
appelée amnésie antérograde. La difficulté à se souve-
nir d'événements antérieurs à la lésion s'appelle amné-
sie rétrograde. En général, le point de rupture ne
coïncide pas exactement avec le moment précis où le
cerveau a été endommagé ; la période d'amnésie des évé-
nements personnels s'étend généralement un peu au-
delà de ce moment. Ceci illustre la loi de Ribot et peut
être attribué au fait que les souvenirs récents, ceux
encodés juste avant le début de l'amnésie, n'étaient pas
encore incorporés de façon suffisamment profonde pour
pouvoir résister aux effets de la destruction hippocam-
pique. Cet effacement des souvenirs récents apporte une
preuve éclatante de l'existence et de l'importance du
processus de consolidation dont nous avons parlé plus
haut, ainsi que de l'implication de l'hippocampe dans ce
processus dynamique et permanent.
Le rôle de l'hippocampe dans la mémoire épisodique
transparaît également à travers les effets de la stimu-
lation de cette structure. De la même manière que les
lésions hippocampiques privent les traces perceptives
du sentiment de familiarité, la stimulation électrique de
l'hippocampe peut produire un sentiment artificiel de
familiarité. Ceci est supposé constituer la base physiolo-
gique du phénomène de « déjà vu », de certaines formes
d'hallucinations (par exemple dans des épilepsies par-
tielles complexes, voir chapitre VI), et possiblement de
certaines formes de « faux souvenirs ».

« HM. — Une synthèse sur la neuropsychologie de


la mémoire épisodique ne saurait être complète sans
faire référence au moins brièvement au célèbre cas de
MÉMOIRE ET FANTASME | 197

« HM ». Avec celui de Phineas Gage, HM est sans doute


le cas clinique le plus célèbre de l'histoire des neuro-
sciences comportementales. Il souffrait d'un trouble
épileptique réfractaire dont l'épicentre était situé dans
l'hippocampe (comme cela est souvent le cas dans les
troubles épileptiques du fait du faible seuil d'excitabi-
lité des neurones limbiques). Dans les années 1950, un
neurochirurgien canadien nommé Scoville décida très
logiquement d'enlever le tissu hippocampique malade
qui produisait les crises épileptiques. Si ce type d'opé-
ration reste très efficacement pratiqué de nos jours
pour traiter certains cas d'épilepsie réfractaire, ce que
Scoville découvrit alors fait qu'on ne la pratique plus
telle que HM l'a subie. Scoville enleva les deux hippo-
campes de HM, le droit et le gauche. Comme consé-
quence directe de cette opération – dont les effets furent
plus tard documentés par Brenda Milner, une neuro-
psychologue collègue de Scoville – HM ne forma plus
jamais aucun souvenir épisodique (Scoville et Milner,
1957). Ce cas fut le premier qui attira l'attention des
neuroscientifiques sur le rôle crucial de l'hippocampe
dans la mémoire.
HM (1926-2008) a toujours conservé un bon accès à
ses souvenirs préexistants à l'opération. Ceci signifie
qu'il est resté capable seulement de se souvenir de la vie
qu'il avait eue jusqu'à peu avant cette chirurgie, dont
son enfance et le début de sa vie d'adulte. Il a donc
continué à vivre dans les années 1940 pour ainsi dire. Il
a aussi conservé une mémoire immédiate normale. De
ce fait, il a pu continuer à traiter à peu près sept unités
d'information dans un même temps ; mais, dès que ces
informations disparaissaient de sa mémoire tampon
vers sa mémoire à long terme pour être remplacées par
d'autres, il était absolument incapable de rappeler
l'information initiale à sa conscience. HM a été étudié
de façon très complète par des neuropsychologues, ce
qui a permis de montrer à de nombreuses reprises
l'intégrité de ses mémoires sémantique et procédurale.
Par exemple, il a montré de fortes améliorations de ses
scores pour un grand nombre de tests psychologiques
198 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

standard, même si aucun de ces tests ne lui semblait


familier, et même s'il ne reconnaissait aucun des profes-
sionnels qui avaient travaillé auprès de lui au cours de
toutes ces années 1.
De nos jours, lorsque l'on doit faire une résection
hippocampique à quelqu'un pour traiter une épilepsie
partielle complexe, le chirurgien enlève seulement un
hippocampe, et s'assure au préalable par tous les
moyens possibles que c'est bien celui qui est malade et
non celui qui est sain. Si les deux hippocampes sont
malades, alors l'opération est absolument contre-
indiquée, car on considère finalement qu'il vaut mieux
avoir une épilepsie que de ne plus jamais pouvoir for-
mer de nouveau souvenir épisodique. Il existe plusieurs
autres types de processus pathologiques susceptibles
d'affecter préférentiellement cette région hippocampi-
que. Par exemple, ce type d'amnésie est fréquemment
retrouvé après une méningo-encéphalite herpétique,
une maladie virale qui a tendance à s'attaquer préfé-
rentiellement au tissu hippocampique. Ce type d'amné-
sie est aussi une conséquence fréquente de l'hypoxie
(qui peut se produire, entre autres, lors d'inhalations
de fumée, d'accidents d'anesthésie, ou d'une noyade).
Mais le trouble le plus connu qui cause ce type d'amné-
sie est sans aucun doute la maladie d'Alzheimer, dont le
processus pathologique débute très souvent au niveau
de l'hippocampe et l'affecte plus sévèrement que les
autres structures cérébrales.

1. Pour une excellente description du vécu d'HM, voir Ogden (1996).


« Le marin perdu » d'Oliver Sacks (dans Sacks, 1985/1988) offre une des-
cription merveilleusement claire d'un autre patient amnésique, mais qui
comporte plusieurs différences importantes avec le cas de HM (principale-
ment parce que la cause de l'amnésie et la localisation précise de la lésion
diffèrent, comme cela sera évoqué plus loin).
MÉMOIRE ET FANTASME | 199

L'OUBLI, LE REFOULEMENT ET L'AMNÉSIE


INFANTILE REVISITÉS

Il est important de bien saisir que la multiplicité des


systèmes de stockage favorise le fait que les expériences
vécues puissent influencer notre comportement et nos
croyances sans pour autant devoir être rappelées à la
conscience. Que quelque chose ne puisse pas être explici-
tement rappelé ne veut pas dire qu'il n'en existe pas de
représentation implicite, inconsciente, susceptible d'in-
fluencer l'action du sujet. Le fait qu'une trace mnésique
exerce une influence consciente ou bien inconsciente
dépend tout simplement des systèmes de mémoire mis en
jeu au moment de son encodage et de sa récupération.
C'est seulement lorsque le système de mémoire épiso-
dique est impliqué au moment de l'encodage et de la
consolidation précoce d'une expérience vécue que celle-ci
peut générer un souvenir explicite. Si ce système n'est pas
mis en jeu, alors l'événement va disparaître de la
conscience, même si ses effets implicites sur le comporte-
ment et sur les croyances peuvent très bien perdurer.
Ceci suggère un possible mécanisme physiologique du
refoulement, ou tout au moins de certaines de ses
formes. Ces dernières années, nombre de faits concer-
nant l'oubli de vécus stressants ont été mis en lumière,
qui sont d'un intérêt évident pour les psychothéra-
peutes. Le premier de ces faits est que les vécus stres-
sants peuvent altérer le fonctionnement hippocampique,
et donc celui de la mémoire épisodique. Dans des situa-
tions stressantes, par exemple celles qui sont associées
avec l'activation du système de défense-fuite (FEAR sys-
tem ; voir chapitre IV), le corps subit une cascade d'évé-
nements qui aboutissent à la libération d'hormones
stéroïdes (glucocorticoïdes) au niveau des glandes sur-
rénales. Ces hormones nous aident à mobiliser l'énergie
là où elle est nécessaire (par exemple à augmenter l'acti-
vité cardiovasculaire) et à diminuer d'autres processus
physiologiques qu'il est nécessaire d'inhiber dans les
200 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

situations stressantes. Mais, aussi utiles soient-ils, une


exposition excessive aux glucocorticoïdes peut aussi
endommager les neurones – et en particulier les neu-
rones hippocampiques, compte tenu du fait que ces neu-
rones comportent à leur surface une concentration
particulièrement élevée de récepteurs aux glucocorti-
coïdes. Schacter (1996) a réuni des preuves convain-
cantes que l'effet d'un stress prolongé (par exemple chez
les anciens combattants et chez les victimes d'abus
sexuels pendant l'enfance) a pour conséquence une élé-
vation des glucocorticoïdes. Ceci s'associe à différentes
anomalies mnésiques qui sont probablement le reflet
d'une dysfonction hippocampique. De plus, des études
utilisant l'imagerie cérébrale révèlent que le volume
hippocampique est significativement diminué dans ces
populations. Plus encore, des recherches montrent
qu'une manipulation pharmacologique des niveaux
d'hormone stéroïde peut produire une altération tempo-
raire de la mémoire épisodique, même chez des volon-
taires sains. Ces faits suggèrent que la désafférentation
hippocampique pourrait bien être une composante
importante du refoulement (c'est‑à-dire l'indisponibilité
à la conscience) des souvenirs traumatiques. Ces souve-
nirs ne sont pas encodés sous une forme qui les laisse
accessibles pour un rappel conscient ultérieur, du fait
d'une dysfonction hippocampique durant le moment
traumatique lui-même.
Le même raisonnement peut s'appliquer à l'amnésie
infantile. L'hippocampe n'est pas pleinement fonction-
nel durant les deux premières années de la vie. Ceci
suggère qu'il n'est pas possible pour quelqu'un d'enco-
der des souvenirs épisodiques pendant cette période.
Naturellement, ceci n'implique pas que ces années pré-
coces ne sont pas importantes, ni que nous ne conser-
vons aucune trace mnésique des deux premières années
de la vie. Cela implique seulement que les souvenirs,
que nous encodons bel et bien pendant les toutes pre-
mières années, vont prendre la forme d'habitudes et de
croyances (connaissances procédurales et sémantiques)
plutôt que celle explicite de souvenirs épisodiques. Les
MÉMOIRE ET FANTASME | 201

connaissances acquises pendant ces premières années


sont stockées en tant que connaissances corporelles et
connaissances implicites sur le fonctionnent du monde.
Si l'on prend cela en compte ainsi que l'existence de
phénomènes comme l'élagage synaptique (voir plus
haut), nous devons nous attendre à ce que l'expérience
précoce ait un impact décisif sur le développement de
la personnalité, mais il semble très peu probable, en
revanche, que quiconque puisse explicitement se souve-
nir du moindre événement qui lui serait arrivé dans ses
dix-huit à vingt-quatre premiers mois de vie. Lorsque
l'on est confronté à un souvenir épisodique qui date de
ces toutes premières années dans un contexte psycho-
thérapeutique, il semble prudent de l'envisager comme
une « reconstruction » dérivée d'autres sources que la
mémoire épisodique, ou encore comme une construc-
tion à partir d'épisodes ultérieurs, projetés rétrospec-
tivement sur les deux premières années 1. Beaucoup
des caractères que Freud attribuait aux « souvenirs-
écrans » s'appliquent ici.
Ceci a d'importantes implications concernant la
recouvrance des souvenirs refoulés et des souvenirs
infantiles. D'après les connaissances actuelles, il semble
raisonnable d'admettre que les souvenirs infantiles pré-
coces relevant de la mémoire épisodique ne peuvent
jamais être recouvrés à proprement parler. Nos expé-
riences précoces peuvent seulement être reconstruites à
travers des inférences dérivant de preuves implicites
(inconscientes) sémantiques et procédurales. La même
chose s'applique, à un degré moindre, aux souvenirs
traumatiques : il apparaît raisonnable de considérer
que, dans certains cas extrêmes, les événements trauma-
tiques ne sont tout simplement pas encodés dans la
mémoire épisodique, et de ce fait – tout comme c'est le
cas avec les lésions hippocampiques – ils ne peuvent

1. Nos souvenirs d'enfance les plus précoces sont souvent collés ensem-
ble rétrospectivement à partir de photographies et des récits parentaux des
événements en question. Le caractère de reconstruction de ces souvenirs est
souvent indiqué par le fait que nous nous y voyons nous-même, de façon
extérieure, lorsque nous nous les remémorons.
202 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

jamais être récupérés en tant que tels. Il est probable


cependant que de tels événements sont le plus souvent
encodés sous une forme épisodique dégradée, avec pour
résultat qu'un plus grand effort sera nécessaire pour les
revivre, et que le produit final sera plus ou moins fiable,
formé de traces épisodiques vagues et partiellement
reconstruit à partir d'autres sources.

LES TROUBLES DE LA RÉCUPÉRATION

Pour le moment, nous nous sommes intéressés uni-


quement aux stades d'encodage et de stockage de la
mémoire (figure 5.1). Bien que l'amnésie associée aux
lésions hippocampiques prenne la forme d'une incapa-
cité à récupérer les souvenirs des événements posté-
rieurs à la maladie, ceci n'est aucunement dû à une
anomalie des mécanismes cérébraux de récupération
eux-mêmes. Si ces souvenirs ne peuvent pas être récu-
pérés, c'est parce que dès le départ ils n'ont pas été
encodés sous une forme sémantique appropriée. Les
troubles de la mémoire associés à des anomalies de la
récupération prennent une forme tout à fait différente.

thalamus
gyrus fornix
cingulaire
antérieur

base du
prosencéphale

hypothalamus hippocampe

amygdale corps mamillaires

Figure 5.7 — L'hippocampe et ses connexions


MÉMOIRE ET FANTASME | 203

La figure 5.7 nous rappelle que l'hippocampe fait


partie du circuit complexe des structures limbiques.
Niché au sein du lobe temporal, qui fait partie de l'unité
fonctionnelle de réception, d'analyse, et de stockage de
l'information (voir chapitre I), l'hippocampe peut être
décrit comme l'extrémité perceptive du système limbi-
que. Par l'intermédiaire d'un large faisceau d'axones,
le fornix, qui chemine autour du diencéphale, l'hippo-
campe projette vers un groupe de structures nichées
quant à elles au sein de la partie « motrice » du cerveau,
l'unité fonctionnelle de programmation, de régulation,
et de vérification de l'action (chapitre I).
Ces structures densément interconnectées compren-
nent le noyau dorsomédian du thalamus, les corps
mamillaires, les noyaux de la base du prosencéphale, et
le cortex frontal ventromédian lui-même, qui surplombe
tous ces noyaux. Si ces structures peuvent être endom-
magées par de nombreux types de processus patholo-
giques, les plus fréquents sont la carence en vitamine B
associée à l'alcoolisme chronique (encéphalopathie de
Wernicke) et les ruptures d'anévrysmes de l'artère com-
municante antérieure. Ces pathologies produisent un
état neuropsychologique tout à fait singulier connu sous
le nom de « psychose de Korsakoff ». Le fait que cet état
soit décrit comme une psychose indique d'emblée une
différence cardinale par rapport aux amnésies par
lésion hippocampique : si vous demandez à un patient
comme HM où il vous a rencontré pour la première fois,
il vous répondra à coup sûr qu'il « ne sait pas », ou qu'il
« ne s'en souvient pas » ; mais si vous posez la même
question à un patient atteint du syndrome de Korsakoff,
même si vous ne l'avez jamais vu de votre vie, il vous
affirmera probablement quelque chose comme : « Com-
ment ça où je vous ai rencontré pour la première
fois ?… Nous nous connaissons depuis des années ; tenez
hier vous étiez assis juste là et nous avons pris un verre
ensemble ! » Ces patients n'oublient pas, ils ont des faux
souvenirs, que l'on appelle des « confabulations ».
Les confabulations sont une des principales caracté-
ristiques qui permettent de faire la distinction entre les
204 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

formes d'encodage et de récupération du syndrome


amnésique. Les patients atteints du syndrome de Korsa-
koff n'oublient pas à proprement parler, ou n'ont pas de
trous dans leur mémoire : en fait, leurs remémorations
contiennent du matériel qui n'a rien à faire à cet endroit.
Des études attentives de ces patients ont révélé que leurs
faux souvenirs ne tombent pas du ciel : il s'agit en fait de
fragments de souvenirs réels, mélangés d'une manière
inappropriée (nous évoquerons plus loin certaines impli-
cations importantes de ces études pour la psychologie
des profondeurs). Le terme « achronogenèse » (achrono-
genesis), qui désigne un trouble de la séquence du
temps, est parfois utilisé pour décrire ces erreurs de
mémoire. Les patients qui souffrent d'achronogenèse
sont capables de vous parler de choses qui se sont pas-
sées dix ans plus tôt comme si elles s'étaient passées la
veille. Mais le problème de séquençage du temps n'est
pas la seule caractéristique des confabulations, une
autre caractéristique très intéressante de ces patients est
leur incapacité à faire la distinction entre ce qui est sou-
venir et ce qui ne l'est pas. Ainsi, ils confondent souvent
leurs rêves, leurs pensées vigiles, et leurs souvenirs
d'expériences vécues (voir Solms, 1997a).
Un exemple de ce phénomène pourra nous permettre
de mieux saisir la nature de la difficulté. Au cours
d'une évaluation clinique standardisée de la mémoire,
on lisait à un de ces patients l'histoire suivante :
Le 6 décembre, la semaine dernière, une rivière est sortie de son
lit dans une petite ville située à une quinzaine de kilomètres
d'Oxford. L'eau a recouvert les rues, et est entrée dans les mai-
sons. Treize personnes ont été noyées, et 600 personnes ont été
malades à cause de l'humidité et du mauvais temps. En essayant
de sauver un garçon qui était coincé sous un pont, un homme
s'est coupé une main.

Il a été demandé au patient de redire l'histoire et il


répondit alors :
Il y avait une inondation, je crois que cela se passait à Streatham
[l'endroit où il vivait]… c'était dans la rue haute ? Qu'est-ce qui
MÉMOIRE ET FANTASME | 205

est arrivé à Jack et à son magasin de la rue haute ? Je ne me


souviens plus… mais je me souviens du jour où j'étais là-bas avec
lui. Eh bien il y avait un docteur là-bas, qui m'avait posé des
questions stupides sur ma mémoire… Il ne se rendait pas compte
que les personnes qui ont fait une congestion cérébrale ne se
souviennent plus des choses !

On trouve clairement dans cette réponse quelques


éléments de l'histoire de départ, mais celle-ci devient
assez vite confuse. On observe des associations tangen-
tielles et une confusion de souvenirs du passé avec des
pensées du présent, comme le montre le commentaire à
propos des docteurs et leurs questions idiotes.
Les contenus des confabulations de ces patients et le
type d'erreurs qu'ils ont l'habitude de faire ont d'impor-
tantes implications pour la psychologie des profondeurs.
Nous en avons exposé beaucoup d'exemples frappants
dans le chapitre III : « atemporalité », « remplacement de
la réalité externe par la réalité psychique », et « processus
primaire (mobilité des investissements) » ; nous avons
souligné que ces caractéristiques typiques des confabula-
tions sont aussi les caractéristiques fonctionnelles spé-
ciales que Freud avait attribuées au système Inconscient
(Freud, 1915e, p. 228). Le fait de les observer à nouveau
dans le contexte des mécanismes de récupération mnési-
que nous permet de formuler quelques conclusions inté-
ressantes à propos de l'organisation de la mémoire.

UN SECOND TYPE D'ORGANISATION


DE LA MÉMOIRE ?

Nous avons dit que l'hippocampe était impliqué de


façon cruciale dans l'encodage des souvenirs épiso-
diques, et que quand il était endommagé, les souvenirs
épisodiques disparaissaient littéralement ou presque.
Par contre, lorsque ce sont les structures diencépha-
liques et frontales ventromédianes qui sous-tendent la
récupération des souvenirs épisodiques qui sont lésées,
206 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

les souvenirs ne disparaissent pas vraiment, ils perdent


plutôt leur organisation réaliste et rationnelle ; parce
que les structures qui normalement systématisent le
processus de récupération conformément aux nécessités
de la réalité et de la raison (le « principe de réalité » et
le « processus secondaire » de Freud) sont endomma-
gées. Ceci suggère une chose très importante à propos
de la mémoire à long terme et à propos des systèmes de
mémoire inconscients en général : la façon dont les sou-
venirs relevant de la mémoire à long terme sont orga-
nisés et interconnectés inconsciemment peuvent différer
énormément de la façon dont nous les récupérons natu-
rellement, c'est‑à-dire consciemment. Les liens associa-
tifs qui se forment entre eux peuvent de ce fait être très
différents de ce que nous imaginons spontanément du
point de vue conscient, qui est celui du Moi réflexif. Les
critères de réalisme et de rationalité qui ont tant de
valeur pour nous semblent des caractéristiques qui
s'ajoutent au souvenir seulement au moment du pro-
cessus de récupération, sous le contrôle final de l'unité
fonctionnelle de programmation, de régulation et de
vérification de l'action (voir chapitre I). Dans le pro-
chain chapitre, nous verrons que cette unité fonc-
tionnelle perd aussi son influence sur nos processus
mnésiques au cours de la nuit, lorsque nous dormons.
Les psychanalystes ont cru pendant longtemps que les
principes organisateurs de l'inconscient étaient entiè-
rement différents de ceux de la vie mentale consciente
et préconsciente. Ces principes organisateurs ont été
découverts en utilisant la méthode de l'association libre
chez des patients neurologiquement sains sur le divan
psychanalytique, l'investigation de ces principes à par-
tir des erreurs de mémoire des patients neurologiques
offre donc une perspective totalement différente (voir
Kaplan-Solms et Solms, 2000). Bien que les preuves
apportées ici (et au chapitre III) ne soient pas dénuées
de biais, et soient bien entendu ouvertes aux critiques et
aux réinterprétations, elles suggèrent une nouvelle
approche dans l'investigation des systèmes de mémoire
inconscients. De ce point de vue, nous avons mené par
MÉMOIRE ET FANTASME | 207

exemple une série d'investigations systématiques de


patients ayant une amnésie confabulante, en utilisant
différentes techniques neuropsychologiques (voir Turn-
bull et Solms, 2007).
Ce sur quoi nous souhaitons simplement insister ici
est le fait qu'il y a une grande différence entre la récu-
pération d'une information (remémoration consciente)
et la façon dont cette information est effectivement sto-
ckée et organisée inconsciemment. Les effets implicites
que les associations de souvenirs inconscients exercent
sur notre cognition et notre comportement quotidiens
sont sans doute tout aussi indépendants du fonctionne-
ment explicite du Moi. Il est important de revenir ici à
ce que nous écrivions au début de ce chapitre : les traces
mnésiques peuvent être constamment activées de façon
inconsciente ; il n'est pas obligatoire de récupérer expli-
citement un souvenir pour que celui-ci soit actif et pour
qu'il influence la cognition et le comportement.

ENCORE L'OUBLI, LE REFOULEMENT


ET L'AMNÉSIE INFANTILE

Nous venons de voir que le cortex frontal a un rôle


central dans la récupération réaliste, rationnelle et
ordonnée des souvenirs. À ce sujet, il est important de
souligner que le cortex frontal, tout comme l'hippo-
campe, est encore assez peu développé pendant les deux
premières années de la vie. En fait, celui-ci connaît un
pic de croissance aux alentours de 2 ans, un second pic
aux alentours de 5 ans, puis son volume continue de
croître tout au long de l'adolescence. Durant les toutes
premières années, le niveau d'organisation du système
frontal, l'unité fonctionnelle de programmation, de
régulation et de vérification de l'action, semble si faible
que le processus de récupération organisée dont nous
avons parlé n'existe pas pour ainsi dire chez le jeune
enfant. Le fait de se souvenir de quelque chose de façon
208 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

rationnelle, réaliste, sélective, séquencée chronologi-


quement et dirigée vers un but comme nous le faisons à
l'âge adulte, n'est pas une caractéristique de ces pre-
mières années de vie. Par conséquent, les remémora-
tions chez les jeunes enfants ne sont pas très différentes
de celles des adultes qui souffrent du syndrome de Kor-
sakoff. Comme les systèmes frontaux jouent un rôle
important également dans le contrôle des processus
d'encodage et de consolidation, il paraît hautement pro-
bable que les traces mnésiques chez les jeunes enfants
soient en fait stockées différemment de la façon dont
elles sont stockées dans les cerveaux adultes. Si quelque
chose est encodé sous une certaine forme, il est plus
difficile de le récupérer correctement sous une autre
forme, ce qui renforce ce que nous avons dit plus tôt sur
la nature reconstructive des souvenirs infantiles. Ces
faits, tout comme ceux relatifs à la maturation de l'hip-
pocampe, apportent un nouvel éclairage sur le phéno-
mène de l'amnésie infantile.
Toutes ces considérations soulèvent la possibilité que
ce que Freud appelait le « refoulement primaire » ou
« refoulement biologique », c'est‑à-dire le développe-
ment naturel d'une barrière de refoulement autour de
la cinquième année, pourrait être dû en grande partie à
la maturation normale des lobes frontaux. Ceci suggère
également qu'il serait erroné d'envisager le refoulement
uniquement en termes de mécanismes d'encodage,
c'est‑à-dire en termes d'échec des mécanismes mnési-
ques hippocampiques. Les mécanismes de récupéra-
tion, et les lobes frontaux, jouent certainement un
rôle important dans le phénomène développemental
et clinique que Freud a conceptualisé sous le terme de
« refoulement ». De plus, chez certains individus et
dans certaines situations, le processus de récupération
effectué par les lobes frontaux pourrait bien être sélec-
tivement biaisé en ce qui concerne le matériel promu à
la représentation consciente dans le système de mémoire
épisodique. Mais, là encore, il ne faut pas oublier ce
que nous avons dit plus tôt au sujet des échecs de
mémorisation épisodique : le fait que quelque chose ne
MÉMOIRE ET FANTASME | 209

soit pas remémorable consciemment ne signifie pas qu'il


n'est pas remémorable du tout. Vraisemblablement, les
souvenirs « refoulés », tout comme les autres formes de
souvenirs implicites, continuent à exercer un effet sur
la cognition et le comportement, tout au long de la vie,
via les systèmes de mémoire procédural et sémantique.

LES LOBES FRONTAUX, LES ÉMOTIONS


ET LA MÉMOIRE

Dans le chapitre IV, nous avons passé en revue la


neurobiologie des différents systèmes émotionnels de
base. Ceux-ci sont impliqués dans l'apprentissage des
conséquences de nos actions, et nous permettent donc
d'être mieux capables de prévoir ces conséquences dans
le futur. Cela nous permet de commencer à comprendre
la façon dont les sorties de ces systèmes interagissent
avec les processus cognitifs, et dont tout cela pénètre le
vécu conscient. Du point de vue anatomique, cette inter-
action semble se faire au niveau de la partie ventro-
médiane des lobes frontaux, que nous avons déjà évo-
quée, en particulier à propos du cas de Phineas Gage
(chapitre I). C'est dans cette région du cerveau que les
faisceaux provenant des différents systèmes émotionnels
sous-corticaux commencent à agir avec les systèmes cor-
ticaux, qui sous-tendent des opérations cognitives plus
élaborées. Ceci permet à l'information émotionnelle
de base d'accéder aux processus les plus sophistiqués de
l'appareil mental.
L'analyse de ces questions peut nous aider à résou-
dre un problème persistant en neuropsychologie. En
effet, les patients neurologiques comme Phineas Gage
ont jusqu'à présent laissé perplexe la communauté neu-
ropsychologique : malgré une intelligence relativement
normale et dans beaucoup de cas des performances
proches de la normale pour un certain nombre de
tâches spécifiquement conçues pour tester les fonctions
210 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

du lobe frontal, ils choisissent mal leurs amis, nouent


des relations problématiques, et ont un certain nombre
de comportements inappropriés (Bechara, Damasio
et Damasio, 2000). Ce comportement finit habituelle-
ment par ruiner leurs finances, leur carrière, et leur
fait perdre l'affection de leur famille et de leurs amis.
La découverte du rôle des émotions, et en particulier de
leur rôle dans les apprentissages, a récemment changé
notre compréhension du comportement de ce type de
patients. Il apparaît à présent que leur perte de juge-
ment et de capacité de décision provient d'une incapa-
cité à utiliser les systèmes d'apprentissage émotionnels,
qui normalement apportent une information sur le
caractère positif ou non des conséquence d'une décision
potentielle (voir Damasio, 1994 et 1996).
La littérature que nous venons de citer permet de for-
muler des hypothèses sur l'importance du rôle des émo-
tions dans la cognition, sur ses bases biologiques, et cet
aspect de la vie mentale peut à présent être évalué de
manière fiable en utilisant la « tâche du casino » (Iowa
Gambling Task ; Bechara, Damasio, Damasio et Ander-
son, 1994). Dans cette tâche, on présente au sujet quatre
tas de cartes et on lui demande de choisir l'un d'entre
eux et d'en tirer une carte au hasard. Le sujet gagne ou
perd de l'argent à chaque tour. Deux des tas apportent
souvent un gain important, mais aussi des pertes impor-
tantes quelquefois, tant et si bien qu'y piocher de
manière prolongée mène globalement à une perte d'ar-
gent. Les autres tas apportent des gains plus modestes,
mais des pertes plus faibles et plus rares, ce qui fait qu'y
piocher de manière prolongée mène globalement à un
bénéfice modéré. Les sujets ne sont pas informés des dif-
férences précises entre les tas, mais ils sont informés que
deux d'entre eux sont meilleurs que les autres, c'est‑à-
dire qu'ils ont plus de chance de gagner avec qu'avec les
autres. Le jeu est complexe, et les participants ne
semblent pas en comprendre subjectivement l'organisa-
tion. Pour autant, ils développent assez rapidement un
« sentiment » que certains tas sont meilleurs que les
autres, qui provient probablement de petites activations
MÉMOIRE ET FANTASME | 211

émotionnelles dans les secondes qui précèdent le moment


où le participant fait son choix et lorsque celui-ci se porte
sur un mauvais tas, trop à risque (voir Damasio, 1994,
1996). En d'autres termes, les participants reçoivent
un « avertissement » des conséquences potentielles de
leurs actions, codé en termes d'émotions, et qui leur per-
met d'en éviter les conséquences négatives (Bechara et
al., 1994).
En pratique, tous les participants commencent par
jeter leur dévolu sur les tas risqués, mais les personnes
neurologiquement saines, même celles qui se consi-
dèrent comme particulièrement joueuses, optent rapide-
ment pour les tas qui leur permettent plus de gain à long
terme. Les patients ayant des lésions des parties ventro-
médianes des lobes frontaux ont une réponse de conduc-
tance cutanée après avoir fait un mauvais choix – ce qui
indique qu'ils ressentent encore des émotions –, mais ils
n'ont pas la capacité de développer l'effet d'avertisse-
ment qui pourrait les alerter d'un choix potentiellement
peu fructueux. Par conséquent, ils ne développent pas
d'évitement de tels choix, et perdent systématiquement
de l'argent (Bechara et al., 1994). Cette incapacité à
prédire les conséquences émotionnelles de leurs actions
est probablement la cause de leurs grandes difficultés
dans la vie de tous les jours.

L'intuition et l'expérience subjective

Ainsi, il apparaît que les personnes qui ont des per-


formances normales à la tâche du casino utilisent pour
cela un système d'apprentissage implicite, qui repose
sur un « sentiment » à médiation émotionnelle sur la
valence des différents tas de cartes, en l'absence de
connaissance explicite (cognitive, conceptuelle) sur la
façon dont ceux-ci sont constitués. Ceci est un bon
exemple de l'intuition, c'est‑à-dire faire confiance à
quelque chose qui n'est pas immédiatement susceptible
d'être prouvé. Les participants ne peuvent pas prouver,
ou démontrer explicitement pourquoi ils choisissent
212 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

certains tas plutôt que les autres, mais ils se fient à leur
intuition pour les guider dans leur choix. En d'autres
termes, ils sont amenés à baser leurs choix sur un sys-
tème qui paraît être situé en dehors du contrôle de la
raison, parce qu'on leur demande de deviner comment
réussir la tâche. En pratique, leur capacité à réussir est
loin d'être mystérieuse : elle repose tout simplement sur
une seconde source de connaissance sur les propriétés
des objets, qui est la source affective. Les décisions sont
donc prises sur la base de deux sources d'information :
la cognition et l'affectivité.
Comme les cas de patients ayant des lésions frontales
ventromédianes le démontrent, la source affective de la
connaissance est centrale pour l'apprentissage et la
résolution de problèmes ; malgré tout, il est évident que
cet aspect de la prise de décision reste insuffisamment
étudié en recherche (Fridja, Manstead et Bem, 2000).
C'est aussi bien entendu un phénomène très intéressant
pour les psychanalystes : la situation analytique amène
régulièrement l'analyste à se faire une opinion à partir
d'une telle connaissance affective, dont on pourrait tout
à fait supposer qu'elle forme la base du contre-transfert
– dans sa conception moderne. Ces découvertes offrent
donc une perspective tout à fait étonnante : une explica-
tion neurobiologique de l'intuition.
Ceci termine notre bref survol de la neuropsycholo-
gie de la mémoire du point de vue du « monde interne ».
Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce sujet, car la
mémoire est un des sujets de recherche les plus en
vogue dans les neurosciences modernes. Bien entendu,
il y aurait beaucoup à dire encore sur les implications
de ces résultats de recherches pour la psychologie des
profondeurs, mais nous avons en tout cas exposé la
plupart des choses fondamentales sur le sujet. Nous
sommes maintenant en mesure de nous attaquer au sui-
vant : les rêves et les hallucinations.
CHAPITRE VI

Rêve et hallucination

Le rêve est un véritable phénomène hallucinatoire


dont nous faisons tous l'expérience, et que beaucoup
ont considéré de ce fait comme un état « normal » de
psychose. Ainsi, si Freud s'est tant intéressé au rêve,
c'est avant tout parce qu'il pensait qu'en comprenant
ses mécanismes, il lui serait possible d'expliquer cer-
tains aspects fondamentaux des maladies mentales 1. À
la fin de ce chapitre, nous parlerons de fait d'un autre
type d'hallucination et de délire : ceux que l'on ren-
contre en particulier dans la schizophrénie. Nous nous
intéresserons à nouveau à plusieurs structures céré-
brales décrites dans les trois chapitres précédents
consacrés à la conscience, aux émotions et à la mémoire.
En effet, sans surprise, les mécanismes cérébraux qui
sous-tendent l'activité onirique recoupent en grande
partie ceux de ces trois fonctions.

LES DIFFICULTÉS DE L'ÉTUDE DES RÊVES

Il est bien connu que les rêves se prêtent mal à l'inves-


tigation scientifique. Nous débutons donc par quelques

1. Beaucoup d'autres médecins et scientifiques ont partagé ce point de


vue (pour plusieurs exemples, voir Gottesmann, 1999, p. 470 et 500).
214 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

remarques méthodologiques sur la manière dont les


mécanismes cérébraux du rêve peuvent être étudiés.
Nous souhaitons surtout insister sur les dangers qui
peuvent naître d'une étude des états mentaux complexes
lorsqu'elle est faite au moyen de méthodes inappropriées,
et sur la nécessité d'une approche pluridisciplinaire pour
envisager des sujets aussi délicats. Ce fut par le passé une
des grandes erreurs du courant psychanalytique que de
se fier aveuglément à sa seule méthode pour construire
ses théories, en dépit de l'immense complexité de son
domaine d'étude. Heureusement, ceci a bel et bien com-
mencé à évoluer ces derniers temps. La confrontation des
résultats provenant de différentes méthodes d'investiga-
tion permet d'éviter des erreurs d'interprétation inhé-
rentes à l'utilisation d'une technique unique. Ainsi, le
panorama que nous allons dresser à propos de la neuro-
physiologie du rêve est basé non seulement sur des don-
nées issues de travaux de physiologie animale, mais aussi
d'études du sommeil et de l'imagerie fonctionnelle chez
l'Homme normal, ou encore d'investigations cliniques et
expérimentales de patients atteints de lésions cérébrales.

LE SOMMEIL PARADOXAL

Il ne saurait être question d'entamer le débat sur les


mécanismes cérébraux du rêve sans avoir préalable-
ment décrit le phénomène de sommeil paradoxal, ou
rapid-eye-movement sleep (REM sleep). En effet, ce
stade de sommeil a souvent été décrit comme le « som-
meil du rêve ». Comme nous le verrons, c'est en fait une
erreur que d'établir une équivalence entre les deux phé-
nomènes. À vrai dire, l'identification du sommeil para-
doxal au rêve faite par certains est même une faute
conceptuelle et méthodologique tout à fait considérable.
Quand le sommeil REM a été découvert dans les
années 1950, les scientifiques impliqués dans ces
recherches (Aserinsky et Kleitman, 1953 ; Dement et
RÊVE ET HALLUCINATION | 215

Kleitman, 1957) ont immédiatement supposé que celui-


ci était le corrélat physiologique du rêve. Ce qui leur
faisait penser cela, c'était que, de la même manière
que le rêve représentait une activité mentale consciente
contrastant avec l'inconscience supposée du reste de la
nuit, le stade REM représentait une période d'activa-
tion physiologique, alors que le sommeil non-REM
était un sommeil calme. Effectivement, il n'y a pas que
les yeux qui sont actifs au cours du sommeil para-
doxal : malgré l'apparente indolence du dormeur,
l'électroencéphalogramme (EEG) – qui mesure l'acti-
vité électrique du cerveau – montre pendant ce stade
une activation cérébrale intense, proche de celle de
l'éveil. On constate alors également la mise en jeu
d'autres systèmes physiologiques : le rythme de la res-
piration se modifie, la fréquence cardiaque s'accélère
et les organes génitaux deviennent intumescents (chez
la femme comme chez l'homme 1). Le sommeil para-
doxal correspond donc à une excitation générale de
l'organisme. Par contraste, cependant, le tonus de la
musculature squelettique chute alors spectaculaire-
ment (à l'exception des muscles impliqués dans les
mouvements oculaires). Ceci a pour conséquence de
paralyser le rêveur, et semble donc l'empêcher d'agir
ses rêves. Ce stade survient de façon cyclique, à peu
près toutes les 90 minutes chez l'Homme, et le stade
paradoxal représente environ 25 % du temps de som-
meil.
La manière la plus simple et la plus directe de tester
l'hypothèse selon laquelle le sommeil paradoxal est
l'équivalent physiologique du rêve est de réveiller des
individus au cours de phases de sommeil paradoxal et
de sommeil lent, puis de comparer les fréquences de
récit de rêve obtenues pour les deux types de réveils. La
première fois que cela a été réalisé, il est immédiatement

1. En fait, l'érection pénienne au cours du sommeil paradoxal est si


fiable qu'elle est à la base de l'investigation la plus utilisée de l'impuissance
sexuelle masculine. La présence d'une érection pendant le sommeil para-
doxal chez un homme qui se plaint d'impuissance sexuelle signe pratique-
ment son origine psychologique.
216 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

apparu que les récits de rêves étaient beaucoup plus


fréquents lors des réveils en sommeil paradoxal qu'en
sommeil lent. Aujourd'hui, une cinquantaine d'années
après les premières études, il existe encore une contro-
verse au sujet des pourcentages exacts. Certains affir-
ment que 90 à 95 % des réveils en sommeil paradoxal
donnent lieu à un récit de rêve, alors que seulement 5
à 10 % des réveils en sommeil lent produisent un récit
du même type. La plupart des auteurs semblent cepen-
dant s'accorder sur une estimation plus équilibrée,
avec des pourcentages avoisinant respectivement 80 et
20 %.
Compte tenu du fait que la mémoire humaine est
faillible, et particulièrement en ce qui concerne les
rêves dont il est habituellement assez difficile de se sou-
venir, il aurait été irréaliste de la part des premiers
chercheurs de s'attendre à obtenir 100 % de rappel de
rêve lors des réveils en sommeil paradoxal et 0 % pour
les réveils en sommeil lent. Par conséquent, le ratio
moyen de 80/20 qui était constaté expérimentalement a
été interprété comme une corrélation quasi parfaite,
confirmant l'hypothèse selon laquelle le sommeil para-
doxal et le rêve correspondaient littéralement au même
phénomène, observé selon deux points de vue différents
(voir le chapitre II). Bien qu'elle se révélât plus tard
mener à une impasse, cette équation apportait alors un
point de repère scientifique qui pouvait paraître extrê-
mement précieux : en faisant l'hypothèse que le sommeil
paradoxal était synonyme de l'état de rêve, les scienti-
fiques croyaient qu'ils tenaient le moyen de mesurer
objectivement la présence ou l'absence de ce dernier.
Ils pensaient par conséquent pouvoir se permettre de
mener des expériences objectives sur une fonction men-
tale des plus subjectives – peut-être la plus subjective
de toutes – dont l'étude psychologique avait, qui plus
est, servi de fondement théorique à la psychanalyse
(qui, rappelons-le, dominait l'ensemble de la psychia-
trie américaine de l'époque). Le fait que, non seulement
les humains, mais aussi tous les mammifères produisent
du sommeil paradoxal autorisait les neuroscientifiques
RÊVE ET HALLUCINATION | 217

à aller encore plus loin : par l'intermédiaire d'expéri-


mentations animales – qu'il était impossible de mener
chez l'Homme pour des raisons éthiques –, ils pouvaient
identifier les mécanismes cérébraux sous-tendant le
sommeil paradoxal et les étendre au rêve. C'est là que
les choses sont devenues particulièrement contestables :
quelle que soit l'homologie existant entre le sommeil
paradoxal de l'Homme et celui des animaux, nous
n'avons aucun moyen de savoir si celle-ci s'applique au
rêve. À cette époque, les plus grands chercheurs sont
passés de l'étude de l'Homme à celle de l'animal, aban-
donnant ainsi, sans le savoir, l'étude du rêve en tant
que tel.

Les bases biologiques du sommeil


paradoxal

Le principal thème de recherche a alors été celui


des études de lésions provoquées. En la matière, c'est
le chercheur français Michel Jouvet qui mena les pre-
mières études décisives en réalisant des expériences
d'ablations (1967). Bien que le sommeil paradoxal soit
présent chez tous les animaux ou presque, ce type de
recherches fut très majoritairement mené sur des chats
– parce que leur cerveau est assez similaire au nôtre
d'abord, mais sans doute aussi parce qu'ils dorment
pendant la plus grande partie du jour ! Jouvet effectua
une série de coupes transversales étagées du cerveau du
chat, en partant des lobes frontaux et en descendant
progressivement vers le tronc cérébral. Il en examina
alors systématiquement les effets sur le sommeil. Il vou-
lait déterminer quelle section supprimerait le sommeil
paradoxal. À son grand étonnement, il constata que l'on
pouvait tout à fait isoler l'ensemble du télencéphale du
tronc cérébral sans modifier le stade de sommeil para-
doxal qui restait intact et faisait suite au sommeil lent
avec la même régularité. La section décisive n'arriva
qu'à la région moyenne du tronc cérébral, au niveau du
pont (voir chapitre I). Des recherches ultérieures ont
218 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

confirmé depuis que le sommeil paradoxal ne peut être


totalement supprimé qu'en créant de très vastes lésions
du pont (figure 6.1 ; Jones, 1979). En bref, ces études
montrèrent que, quoi qu'il en soit par ailleurs du som-
meil paradoxal et de ses attributs, celui-ci est bel et bien
généré par des structures pontiques du tronc cérébral.

Figure 6.1 — Le site lésionnel entraînant une suppression


du sommeil paradoxal

Les implications de ces découvertes furent énormes :


puisque le prosencéphale est le siège de toutes nos fonc-
tions mentales supérieures (c'est‑à-dire des représenta-
tions ; voir les chapitres I et II), les premiers
investigateurs conclurent que le sommeil paradoxal
(donc le rêve) était une activité dénuée de toute forme
de pensée. Ceci remit sérieusement en question toutes
les théories psychologiques du rêve, au premier rang
desquelles la théorie freudienne selon laquelle les rêves
sont causés par des états mentaux, tels que des désirs.
La citation suivante est extraite d'un article marquant
de cette époque :

Si nous admettons que le substrat physiologique de la conscience


est le prosencéphale, ces faits éliminent complètement toute pos-
sibilité de contribution d'idées (ou de leur substrat neuronal) à la
genèse première du processus onirique (Hobson et McCarley,
1977, p. 1338).
RÊVE ET HALLUCINATION | 219

Les liens entre le sommeil paradoxal,


la conscience et les émotions

Le rôle du pont et d'autres structures environnantes


du tronc cérébral dans la création de la conscience-
noyau (décrite au chapitre III) ne contredit pas totale-
ment l'idée selon laquelle les rêves sont dénués de toute
forme de pensée. Personne ne nie que rêver est bien un
état mental, que nous sommes conscients lorsque nous
rêvons. Il en va de même pour le fait que beaucoup de
rêves sont des expériences fortement émotionnelles.
Bien que le rôle de la substance grise périaqueducale
dans la genèse des états émotionnels n'avait pas encore
été découvert alors, celui de la formation réticulée dans
la genèse de la conscience était lui déjà connu à ce
moment. Mais peu importe en fait que ces liens aient été
alors compris ou non : les premiers investigateurs ne
niaient pas que les rêves prenaient la forme d'expé-
riences conscientes, chargées émotionnellement ; tout
ce qu'ils affirmaient, c'était que leur caractère mental
n'en était pas causal. Les rêves, soutenaient-ils, sont
causés par quelque chose qui se passe dans le pont et
qui s'enclenche de manière totalement automatique
toutes les 90 minutes ou presque, indépendamment de
tout état mental. Puisque certaines structures environ-
nantes du tronc cérébral étaient aussi connues pour
réguler les mouvements oculaires, le rythme cardiaque
et la respiration, il sembla parfaitement évident que le
sommeil paradoxal/rêve était juste un état physiolo-
gique de base. Le substrat biologique précis de ce méca-
nisme d'horlogerie pontique était – et reste – inconnu,
mais il était quasiment établi que les rêves étaient une
simple conséquence de ce processus physiologique cau-
sal, autrement dit un épiphénomène.
Les lecteurs rompus au raisonnement philosophi-
que auront peut-être à redire sur celui qui vient d'être
exposé. Ils pourraient tout à fait se demander par
exemple (comme nous l'avons fait au chapitre II) si cela
a réellement un sens de prétendre qu'un processus
220 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

physiologique cause un état mental (et vice versa),


ou encore que certains événements neurophysiologi-
ques sont dénués de toute forme de pensée, tandis
que d'autres non. Du point de vue du monisme à
double aspect (voir chapitre II), tout événement neuro-
physiologique est simultanément un événement mental
– quoique, en dernière analyse, inconscient. Cepen-
dant, les scientifiques de l'époque qui s'intéressaient au
rêve et au sommeil paradoxal ne s'attardèrent absolu-
ment pas sur ces questions, et se sentirent en mesure de
prétendre que, puisque la genèse du sommeil paradoxal
est un processus automatique et préprogrammé, son
corrélat mental inconscient est tout aussi « neutre sur
le plan motivationnel » (Hobson et McCarley, 1977,
p. 1338) que les mécanismes du tronc cérébral qui génè-
rent le rythme cardiaque. Cela semblait alors tout à fait
certain.

La neurochimie du sommeil paradoxal

Vers 1975, Hobson et McCarley avaient localisé avec


précision les noyaux pontiques qui formaient le « géné-
rateur de l'état de rêve » (c'est ainsi qu'ils l'appe-
laient). Ils publièrent cette année-là un célèbre article
dans lequel ils soutinrent que l'état de sommeil para-
doxal était déclenché et arrêté par deux groupes de
noyaux en interaction réciproque, dont un libérait un
neurotransmetteur qui le déclenchait et l'autre deux
neurotransmetteurs qui le stoppaient (Hobson, McCar-
ley et Wyzinki, 1975). Leur argument, qui connut plus
tard quelques raffinements anatomiques, était que les
neurones qui déclenchaient le sommeil paradoxal
étaient situés dans le tegmentum mésopontique (voir
figure 6.2). Ces neurones déchargent rapidement peu
avant le début du sommeil paradoxal, et restent haute-
ment actifs tout au long de ce stade. Le neurotransmet-
teur que produisent ces neurones est l'acétylcholine
(voir chapitre I). Ils sont de ce fait appelés neurones
« cholinergiques », et l'état de sommeil paradoxal donc
RÊVE ET HALLUCINATION | 221

est considéré comme un phénomène à activation choli-


nergique.

tegmentum
mésopontique

noyau
dorsal
du raphé locus coeruleus

Figure 6.2 — Le générateur de « l'état de rêver »

Au moment de la transition entre sommeil para-


doxal et sommeil lent, deux autres ensembles de neu-
rones, situés dans le noyau dorsal du raphé et dans le
locus cœruleus, commencent à décharger rapidement
(figure 6.2). Le raphé dorsal produit de la sérotonine ;
le locus cœruleus de la noradrénaline. Au moment où
ces noyaux s'activent, le système cholinergique s'arrête,
du fait de l'interaction réciproque. Ceci stoppe l'état de
sommeil paradoxal, et le dormeur revient en sommeil
lent, avec une libération de sérotonine et de noradréna-
line dans l'ensemble de son cerveau. Quelque 90 minutes
plus tard, ces deux groupes de noyaux modifient à nou-
veau et réciproquement leur fonctionnement (de telle
façon que les niveaux de sérotonine et de noradrénaline
chutent, et l'acétylcholine augmente), et l'état de som-
meil paradoxal réapparaît.
Ainsi, d'après ce modèle, l'acétylcholine déclenche le
sommeil paradoxal et stoppe le sommeil lent. La séroto-
nine et la noradrénaline déclenchent le sommeil lent et
stoppent le sommeil paradoxal. Ce modèle fut donc
nommé le « modèle de l'interaction réciproque ». Cette
explication physiologique est implacable : plus de vingt-
cinq années après sa mise au point, elle domine
toujours le champ de la recherche sur le sommeil
222 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

paradoxal. Dès 1975 par conséquent, plusieurs des


grands mystères du sommeil et du rêve semblaient avoir
été résolus 1.

Songes sont mensonges ?

Deux ans après avoir proposé le modèle de l'inter-


action réciproque, J.A. Hobson et R. McCarley (1977)
publièrent un article qui contenait un second modèle,
centré cette fois non pas sur le sommeil paradoxal,
mais plus sur le rêve lui-même. Ce travail fut considéré
comme un prolongement légitime du premier, car le
sommeil paradoxal et le rêve étaient alors considérés
comme fondamentalement identiques. Ils appelèrent
leur second modèle « modèle de l'activation synthèse ».
L'aspect activation du modèle soutenait sans surprise
que le rêve était activé dans le tronc cérébral pon-
tique par des mécanismes cholinergiques. Comme nous
l'avons déjà signalé, cette activation, considérée
comme la véritable cause du rêve, était supposée être
« neutre sur le plan motivationnel ». L'aspect synthèse
du modèle soutenait que le prosencéphale ainsi activé
tentait tant bien que mal de coordonner, synthétiser
donc, les représentations conscientes insensées (images
mémorisées, pensées et sentiments) qui étaient aléa-
toirement stimulées d'en bas. Signalons encore une
fois que la contribution du prosencéphale à ce pro-
cessus était supposée uniquement secondaire à l'action
du tronc cérébral, d'où la notion que les rêves eux-
mêmes sont des épiphénomènes du sommeil paradoxal.
Des images sont activées durant le sommeil paradoxal

1. De façon intéressante, il a été découvert par la suite qu'il existait des


changements périodiques dans notre état mental durant notre vie d'éveil sur
un cycle de 90 minutes, ce qui pourrait bien avoir un rapport avec le cycle
sommeil lent/sommeil paradoxal au cours de la nuit. Cependant, les effets sont
bien plus importants durant le sommeil, en partie parce qu'il y a énormément
d'entrées sensorielles durant la vie d'éveil, en provenance de la réalité
externe. Pendant le sommeil, les entrées sensorielles sont faibles, et les
mécanismes oscillatoires intrinsèques semblent prédominer.
RÊVE ET HALLUCINATION | 223

comme si le prosencéphale était à l'état d'éveil, en train


de traiter une expérience réelle ; la seule chose que ce
dernier peut donc faire alors, c'est combiner ces images
pour former un épisode, un vécu self-objet. Selon
la célèbre phrase de Hobson et McCarley (1977,
p. 1346), le prosencéphale « fait du mieux qu'il peut »
en essayant de créer une expérience sensible durant le
sommeil paradoxal à partir des images intrinsèquement
« incohérentes » activées par le tronc cérébral. Freud
avait une formule pour résumer ce type de théories,
qui existaient déjà sous une forme spéculative en 1900,
avant le développement des neurosciences modernes.
Cette expression est « Träume sind Schäume », qui se
traduit littéralement par « les rêves ne sont qu'écume »
(Freud, 1900a, p. 168 [p. 138 dans l'édition originale
allemande]).
Cette phrase résume la conception des rêves de Hob-
son et McCarley. Leurs travaux portaient un sérieux
coup à la psychanalyse freudienne, et Hobson ne perdit
pas de temps pour le signaler lors des rencontres
annuelles de l'American Psychiatric Association (APA)
de 1976. Après son exposé, un vote fut organisé parmi
les membres de l'APA pour savoir si la théorie du
rêve de Freud était encore scientifiquement tenable à la
lumière des découvertes récentes. À cette époque,
l'APA était encore dominée par des membres sympathi-
sants du courant psychanalytique. Pourtant, l'écra-
sante majorité des voix fut contre Freud, ce qui faisait
supposer que c'en était fini, scientifiquement parlant,
de son explication du mécanisme des rêves (1900a).
Étant donné que Freud considérait les rêves comme la
« voie royale » vers la compréhension de l'esprit incons-
cient, ceci avait de sérieuses implications pour la psy-
chanalyse en général. On peut même dire que c'est
après ce congrès de 1976 que le vent tourna fatidique-
ment contre la psychanalyse en Amérique du Nord.
224 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Les rêves des chats

Mais, comme le lecteur attentif s'en souviendra, la


théorie de l'activation synthèse portait en elle un vice
méthodologique fondamental. La théorie du rêve de
Hobson et McCarley reposait en grande partie sur la
supposition que rêve et sommeil paradoxal étaient syno-
nymes. La découverte de la coïncidence du stade de
sommeil paradoxal avec le rêve chez l'Homme, et le fait
que le sommeil paradoxal existe également chez le chat
(et le rat), mena à une série d'expériences sur le cerveau
de ces animaux plus petits afin d'identifier les méca-
nismes cérébraux générateurs de ce stade (et donc du
rêve). Une fois cela fait, et une fois démontré que seules
de vastes lésions du tronc cérébral pontique peuvent
supprimer le sommeil paradoxal, l'étape suivante serait
logiquement de vérifier si ces lésions suppriment égale-
ment le rêve. Après tout, ce qui avait rendu le sommeil
paradoxal si intéressant au départ, c'était surtout son
association avec le rêve. Le problème, c'est qu'il est bien
sûr totalement impossible de demander à un chat (ou à
un rat) s'il rêve ou non. Bien que certains amoureux des
bêtes pensent savoir quand leur animal préféré est en
train de rêver, même les behavioristes savent qu'il est
risqué d'inférer le contenu d'un état mental interne à
partir d'un comportement extérieur !
En fait, il existait depuis le début une méthode fiable
pour vérifier l'hypothèse selon laquelle le sommeil para-
doxal et le rêve étaient identiques, à savoir l'étude des
rêves chez ceux qui peuvent en fournir un récit subjectif.
Cependant, depuis que les neuroscientifiques avaient
fait l'hypothèse que sommeil paradoxal et rêve étaient
synonymes, ceci était devenu un tel truisme que per-
sonne ne semblait plus penser à le vérifier, l'attention
s'était déplacée naturellement vers la recherche animale.
La méthode anatomo-clinique, qui est à la base de la
neuropsychologie humaine (voir chapitre II), est une
méthode fiable pour relier une fonction psychologique
avec une structure cérébrale. Cette technique bien
RÊVE ET HALLUCINATION | 225

connue fut introduite en neuropsychologie par Pierre-


Paul Broca en 1861. Le volet clinique de cette méthode
concerne l'observation de la perte d'une fonction men-
tale à la suite d'une lésion cérébrale focale. Dans le
célèbre cas de Broca, décrit au chapitre II, c'est le lan-
gage qui était perdu. Le volet anatomique de la méthode
anatomo-clinique consiste à décrire précisément la
localisation et l'extension de la lésion cérébrale ayant
causé la perte de la fonction mentale en question. Du
temps de Broca, les investigateurs devaient malheureu-
sement attendre que les patients meurent pour faire ce
genre d'observations. De nos jours, ceci peut être fait
chez des vivants, en utilisant des techniques d'imagerie
cérébrale 1. L'autopsie du patient de Broca, Leborgne,
révéla une zone lésionnelle au niveau de la partie infé-
rieure du lobe frontal gauche. Broca conclut qu'il
s'agissait-là du substrat neurologique de la capacité
de parler, parce qu'en cas de lésion de cette zone, la
parole est perdue.
Cette conclusion s'est révélée par la suite trop hâtive ;
nous savons maintenant que d'autres parties du cer-
veau contribuent à un système fonctionnel complexe
favorisant la parole et le langage (voir chapitre II). Mais
en tout cas, ces autres éléments du substrat neural du
langage furent eux-mêmes identifiés en utilisant la
méthode anatomo-clinique. Depuis 1861, par consé-
quent, le grand principe directeur en neuropsychologie
est resté le même : pour démontrer que l'activité d'une
certaine partie du cerveau est le corrélat neural d'une
fonction mentale spécifique, il est nécessaire de relier la
lésion de cette région à un déficit de cette fonction 2.
B. Jones (1979) le démontra pour le sommeil paradoxal
chez le chat ; d'autres chercheurs sur le sommeil ont
ensuite confirmé que cette corrélation anatomo-clinique

1. Le scanner (tomographie informatisée) et l'imagerie par résonance


magnétique (IRM).
2. Aujourd'hui, il est possible d'aller plus loin dans la vérification de la
corrélation anatomo-clinique, en s'assurant que l'exercice de la fonction
en question est associé à une augmentation de l'activité métabolique dans la
même région (en utilisant la TEP et l'IRMf).
226 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

était aussi valable chez l'Homme (dans des cas de


lésions se produisant naturellement). Le lien entre le
pont et le sommeil paradoxal est par conséquent claire-
ment établi, chez l'Homme et les autres animaux. C'est
en revanche chez l'Homme seulement que le lien avec le
rêve pourrait être établi – ou réfuté.

Sommeil paradoxal et activité


onirique sont deux phénomènes
distincts

Aussi étonnant que cela puisse paraître rétrospecti-


vement, ce ne fut que quarante ans après la découverte
de l'association entre sommeil paradoxal et rêve que
l'équation « sommeil paradoxal = rêve » fut soumise à
un examen anatomo-clinique systématique. Une fois
testée de la sorte, cette équation apparut en fait tout à
fait discutable. Dans une étude de 1997, 6 patients qui
souffraient de lésions des régions du pont impliquées
dans la genèse du sommeil paradoxal furent interrogés
sur la persistance ou non de leurs rêves : leur réponse
fut un « oui » franc et massif. En revanche, plus de
40 autres patients souffrant de lésions prosencéphali-
ques spécifiques – donc sans aucune proximité anato-
mique avec les structures impliquées dans la genèse du
sommeil paradoxal – rapportaient une cessation de leur
rêves consécutive à leur lésion cérébrale. Chez ces
patients qui plus est, le stade de sommeil paradoxal
était préservé (Solms, 1997a ; voir aussi Solms 2000a).

LES RÊVES DU SOMMEIL LENT

Cette découverte que la destruction du pont ne pro-


duit pas une perte des rêves chez l'Homme a conduit les
chercheurs à prendre en compte sur le tard des obser-
vations préalablement négligées qui allaient dans le
RÊVE ET HALLUCINATION | 227

même sens. C'est principalement le travail du psycho-


logue David Foulkes et de ses collaborateurs de Chi-
cago, qui avaient fait les frais de ce désintérêt. Foulkes
(1962) s'était focalisé sur les rêves du sommeil lent qui,
si l'on se fiait à l'enseignement classique, étaient sup-
posés être extrêmement rares. Il montra qu'en refor-
mulant simplement la question qui était posée aux
sujets au moment où ils étaient réveillés au laboratoire
de sommeil, en leur demandant « qu'est-ce qui se pas-
sait dans votre esprit ? » plutôt que « étiez-vous en train
de rêver ? », les sujets rapportaient une activité mentale
complexe lors de 50 % des réveils en sommeil lent.
Cependant, les théoriciens de l'équation rêve = sommeil
paradoxal furent prompts à faire remarquer que rêver
n'est pas la même chose que penser.
De ce fait, notre attention se déplace vers les 5 à 10 %
d'occurrences d'un véritable récit de rêve au décours
d'un réveil en sommeil lent. Ces rêves ne sont pas diffé-
rents de ceux du sommeil paradoxal. Même Hobson (qui
à vrai dire est celui qui a le plus à perdre de telles décou-
vertes) a confirmé que ces rêves du sommeil lent « ne se
différencient par aucun critère » des rêves du sommeil
paradoxal (Hobson, 1992, p. 179). En fait, certains
tenants de l'équation sommeil paradoxal = rêve pen-
saient qu'il s'agissait bel et bien de rêves du sommeil
paradoxal, mais qui avaient été attribués par erreur au
sommeil lent du fait des caprices de la mémoire humaine
dont nous avons déjà parlé 1. Foulkes (1962) montra
que cette supposition était erronée. Il observa que la
période de sommeil lent la plus propice aux rêves se
situe peu après l'endormissement (ou, pour être plus

1. Une hypothèse similaire a récemment été avancée par Tore Nielsen


(2000). Nielsen propose que, bien que ces rêves surviennent au cours du
sommeil lent, tel que celui-ci est défini par des critères physiologiques appli-
qués dans ce domaine depuis plus de 40 ans (Rechtschaffen et Kales, 1968),
ceux-ci sont probablement générés par des intrusions physiologiques de som-
meil paradoxal dans le sommeil lent. Les rêves du sommeil lent, selon Nielsen,
sont donc en réalité des rêves du sommeil paradoxal « cachés ». Hobson s'est
saisi avec tant d'enthousiasme de la théorie de Nielsen qu'il est allé jusqu'à
prétendre que « tout sommeil est plus ou moins du sommeil paradoxal »
(Hobson, Pace-Schott et Stickgold, 2000) !
228 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

technique, au cours des périodes de stade 1 et 2 de la


phase descendante du premier cycle de sommeil). Au
décours de réveils pratiqués pendant ces quelques
premières minutes après l'endormissement, les sujets
rapportent un rêve dans environ 70 % des cas. La plu-
part des gens ne se rappellent plus ces rêves lorsqu'ils
se réveillent le matin, pour des raisons évidentes, mais
nous avons tous fait l'expérience de nous assoupir
un court moment et de nous réveiller (souvent dans un
sursaut) d'un rêve : ces rêves se produisent à peu près
90 minutes avant la première période de sommeil para-
doxal. Les 70 % de récits de rêve obtenus lors de la
phase d'endormissement ne peuvent donc pas être des
réminiscences de rêves du sommeil paradoxal.
J. Antrobus et ses collègues firent la même observa-
tion, mais à la fin de la période de sommeil (Kondo,
Antrobus et Fein, 1989). Ils démontrèrent que plus près
on se situait du réveil matinal – c'est‑à-dire à la fin de la
nuit de sommeil, après la dernière phase de sommeil
paradoxal (ou, plus techniquement, à la phase matinale
ascendante du dernier cycle de sommeil avant l'activa-
tion diurne) – plus on était susceptible d'obtenir un récit
de rêve du sommeil lent comparable à un récit de rêve
du sommeil paradoxal : c'est ce que l'on nomme « l'effet
grasse matinée ». Les implications de ces découvertes
sont similaires à celles des rêves de l'endormissement :
plus vous êtes loin de la dernière phase de sommeil para-
doxal, plus vous êtes susceptible d'avoir un récit de rêve
du sommeil lent. Dans le modèle classique de « l'inter-
action réciproque », ces phases transitionnelles entre la
veille et le sommeil (endormissement et grasse matinée)
ont été décrites physiologiquement parlant comme maxi-
malement distinctes de l'état de sommeil paradoxal :
elles ont été caractérisées par des niveaux très élevés de
noradrénaline et de sérotonine et un niveau très faible
d'acétylcholine. Clairement, le rêve n'est donc pas
dépendant des seules caractéristiques physiologiques de
l'état de sommeil paradoxal. La plupart des rêves du
sommeil lent partagent cependant une caractéristique
cruciale avec l'état de sommeil paradoxal, qui est tout
RÊVE ET HALLUCINATION | 229

autre et apporte probablement un éclairage important


sur leur véritable cause physiologique. Nous parlerons
de cette caractéristique dans un moment.
Au préalable, cela vaut la peine de s'interroger sur les
raisons qui ont fait que les découvertes contredisant la
doctrine « rêve = sommeil paradoxal » ont été aussi long-
temps négligées. Elles proviennent probablement de
la différence d'impact qui existe entre l'observation
du « cerveau » (l'état d'un organe physique) et l'obser-
vation de l'« esprit » (le contenu de récits subjectifs). La
réaction de la communauté scientifique aux découvertes
de la recherche sur le rêve, et peut-être dans d'autres
domaines des neurosciences également, a souvent été
faussée par le fait que nous sommes plus enclins à ac-
cepter une preuve provenant de variables physiolo-
giques et anatomiques précisément mesurables, que du
domaine plus complexe des récits cliniques et subjectifs.
Aussi compréhensible que soit ce biais, l'exemple de la
recherche sur le rêve montre qu'il est essentiel pour les
neuroscientifiques modernes de prendre aussi bien en
compte les données provenant des deux perspectives
d'observation dans l'équation corps-esprit.

RÊVE ET NIVEAU D'EXCITATION

La caractéristique qu'ont en commun la plupart


des rêves du sommeil lent et du sommeil paradoxal est
le même niveau d'excitation. Nous n'employons pas ce
terme dans sa connotation sexuelle, mais en référence
aux niveaux d'activation du cerveau. Juste après
l'endormissement, au moment où débute la descente
progressive de l'éveil complet vers le sommeil, le cerveau
est encore relativement excité 1. Comme nous l'avons

1. La contribution qu'apportent ces résidus d'éveil au rêver pourrait


être une des sources de ce que Freud appelait les « restes du jour » dans les
rêves (Freud, 1900a).
230 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

déjà dit, l'état de sommeil paradoxal est caractérisé – et


peut-être est-ce là sa caractéristique primordiale – par
des périodes prolongées d'activation (cholinergique) du
cerveau interrompant un état de sommeil pour le reste
quiescent 1. La phase matinale ascendante, elle aussi, est
caractérisée (et même définie) par une relative excita-
tion – quoique celle-ci soit plus d'origine hormonale que
cholinergique. Il se fait donc que les trois périodes du
sommeil pendant lesquelles un rêve peut fréquemment
se produire ne répondent pas toutes à la physiologie du
sommeil paradoxal, laquelle ne concerne qu'une seule
des trois périodes, mais par différents types d'excita-
tion. Ceci suggère que la condition nécessaire à la surve-
nue du rêve est plus un certain degré qu'un type
particulier d'excitation.
Dans la théorie de l'activation-synthèse, l'excitation
qui s'accompagne de rêves était non seulement censée
être toujours du même type (cholinergique), mais aussi
provenir toujours du même endroit (le tronc cérébral).
Si cela était juste, il serait en effet possible d'affirmer
que les rêves sont « dénués de pensée » et « neutres sur
le plan motivationnel ». Mais en réalité, de bonnes
preuves existent qui suggèrent que les rêves peuvent
être causalement générés par des mécanismes du pro-
sencéphale.

RÊVES ET ÉPILEPSIE

Il existe une forme d'épilepsie se manifestant par des


crises partielles, entièrement circonscrites aux régions
limbiques du prosencéphale. On parle de crise partielle
lorsque l'activité neuronale anormale qui cause la crise
ne s'étend pas au reste du cerveau (au sein duquel les

1. Cette coexistence étonnante d'une activation cérébrale importante


avec le maintien du sommeil a conduit les premiers investigateurs à parler
de sommeil « paradoxal ».
RÊVE ET HALLUCINATION | 231

crises tendent habituellement à se généraliser, donnant


lieu alors à la forme commune connue sous le nom de
« crise convulsive tonico-clonique »). Les crises par-
tielles reflètent leur localisation : si la décharge neuro-
nale épileptiforme se produit dans le cortex visuel
occipital droit, la crise prend la forme d'éclairs lumi-
neux (ou « phosphènes ») dans le champ visuel gauche ;
si l'activité anormale est dans le cortex moteur gauche,
la crise prend la forme de contractions du membre supé-
rieur ou inférieur droit. De la même manière, quand
l'activité épileptiforme est localisée au niveau d'aires
limbiques du prosencéphale comme l'amygdale et l'hip-
pocampe (qui sous-tendent des fonctions émotionnelles
et mnésiques ; voir les chapitres IV et V), la crise qui
s'ensuit prend la forme d'une expérience mentale com-
plexe (c'est‑à-dire une réminiscence accompagnée d'un
fort vécu émotionnel). Cette forme limbique de crise
partielle est appelée crise partielle complexe, pour la
distinguer des mouvements et sensations élémentaires
caractéristiques des crises partielles simples que nous
venons de décrire.
Les crises se produisent assez fréquemment pendant
le sommeil, en particulier pendant les périodes de som-
meil lent (qui se caractérisent par une activité électrique
du cerveau composée d'ondes lentes régulières, particu-
lièrement propices au déclenchement de crises sur
un cerveau prédisposé). Ces crises connaissent plu-
sieurs formes en fonction de la localisation et de la taille
du foyer épileptogène, mais il n'est pas rare qu'elles
prennent la forme de crises partielles complexes. Ceci
implique par définition que l'activité anormale causant
la crise soit entièrement limitée aux régions limbiques.
En particulier, le foyer de la crise ne s'étend pas aux
structures du tronc cérébral qui régulent le cycle du
sommeil (sinon, la crise qui s'ensuivrait ne serait ni
complexe ni partielle). Il est par conséquent particu-
lièrement intéressant de constater que ces crises en
sommeil lent profond s'accompagnent fréquemment
d'une activité onirique. En fait, elles s'accompagnent de
rêves tout à fait particuliers qui prennent la forme de
232 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

cauchemars récurrents, et qui reflètent la mise en jeu de


mécanismes émotionnels et mnésiques d'origine limbi-
que. Étant donné tout ce que nous savons sur la physio-
pathologie qui sous-tend ces rêves, qui sont en fait des
crises épileptiques indiscutablement causées par une
activation focale de structures limbiques spécifiques
pendant le sommeil lent, on peut raisonnablement
conclure que le mécanisme d'activation qui déclenche le
rêve n'est pas nécessairement localisé dans le tronc céré-
bral. Il semble plutôt qu'un rêve peut être déclenché
par l'excitation, de quelque sorte qu'elle soit, de n'im-
porte quel endroit du cerveau – dont les structures lim-
biques du prosencéphale génératrices d'émotions et de
réminiscences. Tout ceci jette un sérieux doute sur les
assertions des vieux théoriciens de la triade « tronc
cérébral-sommeil paradoxal-rêve » qui affirmaient que
l'activation d'idées, de souvenirs et d'émotions ne pou-
vait pas, pour citer une nouvelle fois Hobson et Mc
Carley (1977), être « la cause première du processus
onirique ».

QUELLE EST LA « CAUSE PREMIÈRE »


DU PROCESSUS ONIRIQUE ?

S'il n'est plus tenable d'affirmer que la partie pon-


tique du tronc cérébral contient un générateur qui est
la cause première du rêve, quel est donc ce générateur
et où se situe-t‑il ? Nous avons dit plus tôt que les
études anatomo-cliniques avaient révélé que des lésions
du pont ne causaient pas de cessation des rêves, ce
qui réfute un rôle causal exclusif des structures ponti-
ques, mais nous avons aussi dit que deux types de
lésions prosencéphaliques avaient cet effet. Ces régions
contiendraient-elles alors le fameux « générateur de
l'état de rêve » ?
La première de ces régions est la zone de confluence
des cortex occipital, temporal et pariétal, à l'arrière du
RÊVE ET HALLUCINATION | 233

prosencéphale, au cœur même de l'unité fonctionnelle


de réception, d'analyse et de stockage de l'information
(voir chapitre I). Quoique les études anatomo-cliniques
manquent encore de finesse (Yu, 2001), on peut tout de
même dire que les lésions de cette zone sur l'une ou
l'autre des faces du cerveau produisent une cessation
totale des rêves.
L'autre région à laquelle s'associe cette propriété
se situe au niveau de la substance blanche limbique de
la partie ventromédiane des lobes frontaux. La des-
truction bilatérale de cette aire du cerveau produit
également une cessation totale des rêves. Certaines
autres localisations lésionnelles sont à l'origine non pas
d'une cessation, mais de changements caractéristiques
des rêves : augmentation de leur fréquence, augmenta-
tion des cauchemars, déficience de l'imagerie visuelle
des rêves. Ceci suggère que ces régions font elles aussi
partie du « système fonctionnel » complexe qui génère
les rêves (voir chapitre II). Les régions cérébrales en
question comprennent la totalité du système limbique, y
compris les parties limbiques des lobes frontal et tempo-
ral, ainsi que la majorité du système visuel, à l'exclusion
du cortex visuel primaire. Mais si l'on revient à notre
propos de départ, il paraît probable que ce soit l'une
des deux structures essentielles pour la genèse des rêves,
la jonction temporo-pariéto-occipitale ou la substance
blanche fronto-limbique, qui incarne la « cause pre-
mière » du rêve.

L'APPORT DE L'IMAGERIE
FONCTIONNELLE

Comme nous l'avons dit plus tôt, les données obte-


nues par la méthode anatomo-clinique peuvent de nos
jours être confrontées à celles, plus précises, obtenues
par l'imagerie fonctionnelle. Ceci rejoint le principe qui
veut que les conclusions que l'on formule à propos de
234 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

quelque chose d'aussi compliqué et insaisissable expéri-


mentalement que la vie mentale humaine doivent si pos-
sible être confirmées par plusieurs méthodes avant de
pouvoir être acceptées avec confiance.
À l'aide de l'imagerie cérébrale fonctionnelle, il est
possible d'obtenir une représentation graphique du
cerveau d'un sujet sain vivant et d'observer où l'acti-
vité neurale est la plus grande au cours de certains
états mentaux. Ces dernières années, ce procédé a été
appliqué au sommeil et aux rêves par quelques cher-
cheurs pionniers. Les études les plus marquantes dans
ce domaine ont été publiées par Alan Braun du National
Institute for Health à Washington (DC), qui, avec ses
collègues (Braun et al., 1997 et 1998), a utilisé la tomo-
graphie par émission de positons (TEP) pour recher-
cher à quoi ressemble le cerveau pendant le sommeil
paradoxal – le moment où on est le plus susceptible de
rêver 1.
Au cours d'une expérience comme celle-ci sur le cer-
veau pendant le sommeil paradoxal, deux états sont
censés être simultanés : le sommeil paradoxal et le rêve.
Comme il y a 80 % de chance au cours du sommeil para-
doxal qu'un rêve se produise, la moyenne des données
recueillies au cours de plusieurs phases de sommeil
paradoxal va pouvoir capturer l'état de rêve (en image-
rie par TEP, il est toujours nécessaire pour des raisons
techniques, d'étudier l'image moyenne). L'image qui en
résulte est donc une combinaison du cerveau rêvant et
en sommeil paradoxal. Sans surprise, Braun a alors
trouvé que les mécanismes pontiques du tronc cérébral
qui déclenchent le sommeil paradoxal étaient très actifs
pendant ce stade. Mais le plus intéressant, ce sont ses
autres découvertes.

1. D'autres investigateurs ont conduit des études similaires, qui ont


toutes produit des résultats concordants avec ceux de Braun. En raison de
contraintes technologiques, il n'y a pas eu pour le moment d'étude en
imagerie cérébrale fonctionnelle au cours de l'endormissement ou de la fin
de nuit, lorsque le rêver est dissocié de l'état de sommeil paradoxal.
Cependant, ces contraintes vont être à présent surmontées avec l'application
de l'IRMf à l'étude du sommeil.
RÊVE ET HALLUCINATION | 235

La théorie de l'activation-synthèse prédit que l'acti-


vation en provenance du tronc cérébral devrait activer
globalement l'ensemble du prosencéphale, générant de
ce fait le mélange aléatoire d'images sensorielles,
motrices, d'émotions, de souvenirs et de pensées que
recoupe la supposée « écume » des rêves. Or ce n'est pas
ce que Braun a trouvé. À la place, il a observé que seules
des parties très spécifiques du prosencéphale étaient
activées au cours des rêves du sommeil paradoxal, alors
que d'autres parties étaient totalement inactives. Ceci
prouve qu'il existe une forme de dissociation tout à fait
nette entre les niveaux d'activation de différentes par-
ties du prosencéphale au cours du sommeil, et suggère
que les rêves sont construits par des mécanismes pro-
sencéphaliques très spécifiques. De plus, les parties
du prosencéphale dont Braun a observé qu'elles étaient
les plus actives au cours du rêve étaient précisément
les parties qui oblitéraient ou tout au moins altéraient
les rêves lorsqu'elles étaient détruites par des lésions
cérébrales. Inversement, les parties du prosencéphale
les moins actives étaient celles dont la destruction
n'avait pas d'effet sur les rêves (Solms, 1997a). Braun a
donc observé exactement les mêmes formes de dissocia-
tion que celles trouvées dans les études de lésions : les
parties du prosencéphale impliquées dans la construc-
tion des rêves sont : la totalité du système limbique (y
compris ses parties frontale et temporale) ainsi que la
plupart du système visuel (à l'exclusion du cortex visuel
primaire). Ceci signifie entre autres que les mécanismes
cérébraux du rêve sont les mêmes que ceux des émotions
de base décrits au chapitre IV.

CERVEAU RÊVANT ET CERVEAU


ÉMOTIONNEL

Passons rapidement en revue les différents systèmes


de commande des émotions de base. Le système
236 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

exploratoire (SEEKING system), tout d'abord, s'étend


entre le mésencéphale (la partie du cerveau située
entre le tronc cérébral et le prosencéphale) et les parties
limbiques des lobes frontal et temporal (figure 6.3).
Il s'agit d'un système motivationnel non spécifique
impliqué dans tout ce qui concerne la recherche
d'objets de satisfaction des besoins. Le système explora-
toire est étroitement lié au sous-système de désir sexuel,

Figure 6.3 — En haut : le cerveau rêvant ;


en bas : le cerveau émotionnel

qui comprend la région des noyaux de la base du pro-


sencéphale, en particulier le noyau accumbens. Le sys-
tème de défense-attaque (RAGE system) comprend
l'amygdale, dans la partie limbique du lobe temporal,
l'hypothalamus, et certaines structures dans le haut du
tronc cérébral. Le système de défense-fuite (FEAR sys-
tem) suit un trajet très similaire. Le système panique
(PANIC system) chemine vers les mêmes structures
dans le haut du tronc cérébral, mais de façon descen-
RÊVE ET HALLUCINATION | 237

dante à partir du gyrus cingulaire antérieur, dans la


partie limbique du lobe frontal. Tous ces systèmes émo-
tionnels – en plus de l'hippocampe, qui sous-tend la
mémoire épisodique, et d'une grande part du système
visuel – sont très actifs au cours des rêves du sommeil
paradoxal. Mais lequel d'entre eux représente la cause
première du rêve ?

LA FORCE MOTRICE PREMIÈRE DU RÊVE :


UNE NOUVELLE HYPOTHÈSE

Nous avons dit plus tôt qu'un certain degré préalable


d'excitation cérébrale était une condition nécessaire
pour rêver. Nous avons aussi dit que les structures pro-
sencéphaliques essentielles pour la genèse de rêves
étaient au nombre de deux : la jonction occipito-
temporo-pariétale et la substance blanche fronto-
limbique. Comme nous l'avons indiqué, une de ces deux
régions sous-tend probablement la « force motrice pre-
mière » du rêve.
Alors qu'un certain niveau d'excitation cérébrale
préalable est une condition nécessaire pour rêver, il
n'est pas pour autant une condition suffisante. Nous
savons ceci parce que les patients ayant une lésion de la
jonction occipito-temporo-pariétale ou de la substance
blanche fronto-limbique ne peuvent plus rêver, indé-
pendamment du niveau d'excitation cérébrale qu'ils
peuvent atteindre, même en sommeil paradoxal. Les
conditions nécessaires et suffisantes pour rêver sont :
1) une excitation prosencéphalique ; et 2) l'intégrité de
la jonction temporo-pariéto-occipitale et de la substance
blanche de la partie limbique du lobe frontal. Mais
laquelle alors de ces deux dernières structures fournit
la force motrice première ? Une bonne façon de tenter
de répondre à cette question consiste à déterminer à
quelles autres fonctions mentales sont dévolues ces
structures.
238 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

La jonction occipito-temporo-pariétale est fortement


impliquée dans la genèse des images mentales visuo-
spatiales (voir Kosslyn, 1994), et il n'est donc pas éton-
nant qu'il soit impliqué dans le rêve, qui est finalement
un type spécial d'imagerie visuo-spatiale. La substance
blanche fronto-limbique, elle, n'a pas de fonction
connue qui serait a priori impliquée dans le rêve, mais
un lien pourrait bien exister malgré tout si l'on se fie à
certaines observations anciennes, qui découlent d'une
technique chirurgicale à présent inusitée.

LOBOTOMIE FRONTALE ET ACTIVITÉ


ONIRIQUE

Des années 1940 à 1960, la procédure spectaculaire


de lobotomie frontale, qui réalise une déconnexion chi-
rurgicale des lobes préfrontaux du reste du cerveau, fut
réalisée sur des milliers de patients pour le traitement de
maladies mentales graves, en particulier la schizophré-
nie 1. Dans les premiers temps, la déconnexion que pro-
duisait cette procédure était presque totale. Il semble
que cela améliorait les symptômes psychotiques – en
particulier ce que l'on appelle les symptômes positifs de
la schizophrénie, comme le délire et les hallucinations –
mais cela produisait aussi un certain nombre d'effets
indésirables handicapants. Les effets indésirables les
plus communément décrits étaient l'inertie et l'apathie,
l'affaiblissement intellectuel, des changements de la per-
sonnalité et l'épilepsie postopératoire. Les patients qui
subirent ces opérations eurent certes moins de symp-
tômes psychotiques, mais perdirent aussi une grande
partie de ce qui fait un être humain.

1. Cette procédure a été mise au point en 1935 par Egas Moniz et Pedro
Almeida Lima, mais sa diffusion se fit essentiellement à la fin des an-
nées 1940. Le terme « lobotomie » a été remplacé plus tard par « leucoto-
mie », lorsque la cible chirurgicale a été réduite du lobe entier à seulement
une partie de la substance blanche sous-jacente.
RÊVE ET HALLUCINATION | 239

De ce fait, certains chirurgiens modifièrent la procé-


dure et mirent au point une opération plus limitée qui
lésait une région du cerveau bien plus petite : l'objectif
était d'obtenir le même bénéfice thérapeutique, mais
sans les effets secondaires. Plusieurs voies d'abord chi-
rurgicales, concernant différentes partie du lobe fron-
tal, furent essayées. Les choses se fixèrent finalement
sur la substance blanche située en regard du quart ven-
tromédian des lobes frontaux (voir revue dans Walsh,
1985, p. 158-168). Cette procédure modifiée fut baptisée
« leucotomie ventromédiane » et consistait à induire à
l'aide d'un instrument chirurgical créé spécialement
pour cela, le « leucotome », une lésion bilatérale en des-
sous des surfaces ventromédianes des lobes frontaux
(figure 6.4).

Figure 6.4 — La leucotomie frontale modifiée

La zone cible de cette leucotomie ventromédiane est


exactement celle dont les études lésionnelles dont nous
avons parlé plus haut ont établi qu'elle est essentielle
pour la préservation des rêves. En réalité, nous
devrions plutôt dire redécouvert car, aussi incroyable
que cela puisse paraître, les praticiens de la leucoto-
mie frontale avaient déjà noté dans les années 1950
que l'opération induisait une cessation des rêves chez
la grande majorité des patients (pour une revue
de la littérature, voir Solms 1997a, p. 45-53). Les
240 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

psychiatres savaient donc tout cela il y a déjà long-


temps, mais, après que cette opération tomba en
désuétude, le savoir ne filtra jamais dans la littérature
neuroscientifique. Un psychiatre alla même jusqu'à
considérer que la préservation du rêve après l'opéra-
tion était un signe de mauvais pronostic, la poursuite
de l'activité onirique semblait indiquer que la psy-
chose n'avait pas été traitée avec succès (Schindler,
1953). De ce fait, nous pouvons conclure que, quelle
que soit la cause exacte des symptômes psychotiques
positifs, elle pourrait bien avoir un rapport avec le
« générateur premier » du rêve. Comme nous l'avons
déjà noté, de nombreux psychiatres ont affirmé que
les rêves et les maladies psychotiques devaient bien
d'une manière ou d'une autre partager un mécanisme
commun.

MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES
ET ACTIVITÉ ONIRIQUE

Les raisons pour lesquelles le traitement psycho-


chirurgical de la schizophrénie tomba en désuétude sont
nombreuses, et on compte parmi elles des raisons éthi-
ques. Il est largement admis cependant que la raison
principale de ce changement fut le développement
d'agents pharmacologiques qui se révélèrent aussi
efficaces, si ce n'est plus, pour contrôler les symptômes
psychotiques positifs, mais avec moins d'effets secon-
daires. Ces médicaments, ce sont les « tranquillisants
majeurs », plus connus sous le nom de « neuroleptiques »
ou « antipsychotiques », que les psychiatres continuent à
employer de nos jours pour le traitement de la schizo-
phrénie. Tous ces agents ont en commun une caractéris-
tique fondamentale : ils bloquent la transmission de la
dopamine, en particulier aux niveaux mésocortical
et mésolimbique (voir le chapitre I ainsi que Lickey et
Gordon, 1997 ; ou Snyder, 1999, pour revue). Les fais-
RÊVE ET HALLUCINATION | 241

ceaux mésocortical et mésolimbique font exactement


partie de la substance blanche qui était visée par la leu-
cotomie ventromédiane (voir figure 4.3). C'est pour cette
raison que certains neurobiologistes ont fait remarquer
de façon irrévérencieuse que les antipsychotiques fonc-
tionnent comme des « leucotomies chimiques » (Pank-
sepp, 1985, p. 273).
Nous avons fait remarquer au chapitre IV qu'un des
systèmes émotionnels de base empruntait justement ce
faisceau. Il s'agit du système exploratoire (SEEKING
system), qui est principalement dopaminergique. De
fait, les médicaments antipsychotiques bloquent l'acti-
vité de ce système, exactement comme le faisait aupara-
vant la chirurgie de leucotomie ventromédiane 1. Ce
blocage améliore les symptômes positifs de la schizo-
phrénie car, pour des raisons qui ne sont pas encore
bien comprises, c'est une hyperactivation du système
exploratoire qui semble les générer. Ceci est démontré
entre autres par le fait que la stimulation pharmacolo-
gique de ce système peut produire artificiellement des
symptômes psychotiques chez des sujets psychiatrique-
ment normaux. Ainsi, la cocaïne et les amphétamines
sont deux agents pharmacologiques qui agissent sur
ce système dopaminergique : à faibles doses, ces deux
drogues produisent un grand surcroît d'énergie et aug-
mentent l'intérêt pour les objets du monde extérieur
(ce qui correspond bien à une augmentation de l'acti-
vité du système exploratoire) ; à fortes doses, elles
peuvent déclencher une « psychose induite par les psy-
chostimulants » (Snyder, 1999, p. 138-140). Même sans
consommer des doses fortes, les usagers de ces drogues
développent souvent le sentiment que certains événe-
ments autour d'eux ont une « signification particu-
lière », et ils font preuve d'une certaine suspicion vis‑à-
vis du comportement des autres. Dans les cas extrêmes,
ils deviennent en effet paranoïdes et souffrent parfois

1. Ce système n'est généralement pas nommé « système exploratoire »


par les psychiatres, ce terme étant essentiellement celui des chercheurs
travaillant dans le domaine de la neurobiologie des émotions.
242 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

d'hallucinations auditives. Ces psychoses induites par


les psychostimulants peuvent être rapidement et effica-
cement traitées par l'administration des médicaments
antipsychotiques habituellement donnés aux schizo-
phrènes.
La même chose peut arriver avec l'administration
d'agonistes de la dopamine dans le traitement de la
maladie de Parkinson (la L-dopa, par exemple, est
connue pour induire des symptômes psychotiques). À
partir de cela, Ernest Hartmann a réalisé une étude
que l'on peut considérer comme un test direct de
l'hypothèse selon laquelle les systèmes dopaminergi-
ques mésocortical et mésolimbique, le système explora-
toire, donc, serait la « force motrice première » du
rêve (Hartmann et al., 1980). Il a administré soit de la
L-dopa, soit un placebo à des sujets neurologiquement
et psychiatriquement sains, juste après la première
période de mouvements oculaires rapides. L'effet fut
immédiat et spectaculaire : les sujets ayant reçu de la
L-dopa connurent une augmentation massive de la fré-
quence, la vivacité, l'intensité émotionnelle et la bizar-
rerie de leurs rêves. Par contre, la fréquence, la
densité et la longueur de leurs périodes de sommeil
paradoxal furent totalement inchangées. Ceci fournit
une preuve supplémentaire de la dissociation entre
rêve et sommeil paradoxal et suggère que le système
exploratoire, dopaminergique, pourrait bien être cette
« force motrice première » que nous recherchons 1.
En résumé, quand le système exploratoire est lésé, les
patients perdent l'intérêt pour les objets du monde envi-
ronnant, le rêve cesse, et les symptômes psychotiques
positifs, hallucinations et délire, diminuent. Inverse-
ment, quand le système est stimulé, le niveau d'énergie
augmente, les rêves augmentent, et une psychose peut
apparaître. Il y a de ce fait toute une série de liens entre
rêve, psychose, et le fonctionnement du système explo-

1. Cette conclusion est controversée, elle reste vivement contestée par


Hobson et son école (pour une revue des arguments pour et contre, voir
Pace-Schott et al., 2003).
RÊVE ET HALLUCINATION | 243

ratoire 1. Dans son argumentation initiale contre la théo-


rie freudienne du rêve, Hobson écrivait : « […] ces faits
écartent complètement toute possibilité que des idées
(ou leur substrat neural) puissent contribuer à la force
motrice première du processus onirique. » Et il préten-
dait que cette dernière était « neutre sur le plan motiva-
tionnel » (Hobson et McCarley, 1977, p. 1338). À la
lumière des données scientifiques actuelles, il semble
tout à fait erroné d'affirmer que les rêves ne sont pas
causés par des « idées » et qu'ils sont provoqués par
des processus « neutres sur le plan motivationnel ». Les
rêves et les motivations de l'individu – et peut-être
les « désirs » au sens freudiens du terme – semblent au
contraire inextricablement mêlés.

LES AIRES VISUELLES IMPLIQUÉES


DANS L'ACTIVITÉ ONIRIQUE

Nous avons vu qu'il existait une seconde zone pro-


sencéphalique très importante pour pouvoir rêver : la
jonction occipito-temporo-pariétale. Son rôle précis
dans la genèse du rêve n'est pas entièrement clair, mais
il semble peu probable cependant qu'elle constitue le
« générateur premier » de l'activité onirique que nous
recherchons. Il se pourrait bien plutôt que la lésion de
ce site produise une perte du rêve à cause de son rôle
dans l'imagerie mentale : si le patient perd la capacité
de former une image mentale, l'incapacité à rêver pour-
rait en être une conséquence logique. Si cela est vrai,

1. À ce titre, il est intéressant de noter que Freud (1924b [1923], 1940a


[1938]) pensait que les états psychotiques résultaient d'un débordement du
Moi par les pulsions libidinales (appétitives) – c'est‑à-dire par le système qui
motive nos intérêts pour le monde et ses objets. La position de Freud est de
ce fait plutôt concordante avec le fait que certains aspects du phénomène
psychotique, tout comme pour le rêve, semblent provenir d'une suractiva-
tion du système exploratoire. Une discussion complète de cette intéressante
possibilité dépasse malheureusement le sujet de ce livre.
244 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

alors les effets de ce second site lésionnel sont d'un inté-


rêt théorique moindre, car ils ne nous apprennent rien
sur le rôle des facteurs motivationnels dans la genèse
des rêves.
Intéressons-nous plutôt aux cas de perte isolée de
l'imagerie visuelle du rêve, ou de certains de ses aspects
comme la couleur ou le mouvement, après une lésion des
aires visuelles du cerveau. Leur analyse anatomo-
clinique suggère certains enseignements à propos du tra-
jet cérébral du flux d'informations dans les rêves. Ces
régions visuelles peuvent être divisées en trois zones orga-
nisées hiérarchiquement comme suit (voir figure 6.5).

Figure 6.5 — Les trois zones visuelles

1. La première, que l'on nomme le cortex visuel pri-


maire, est une aire qui est plus ou moins directement
connectée à la rétine et se situe à l'arrière des lobes
occipitaux. Cette région constitue l'unité terminale affé-
rente du système, son « entrée ».
2. À côté de cette zone se trouve la partie « intermé-
diaire » du système, qui est dévolue à une série d'opé-
rations spécialisées du traitement visuel. C'est là que
semble se faire le traitement des couleurs et des mouve-
ments, la reconnaissance des objets et ainsi de suite.
3. La zone la plus en avant, enfin, représente le
niveau le plus élevé du système, qui sous-tend les aspects
les plus abstraits du traitement visuel, et qui est aussi
RÊVE ET HALLUCINATION | 245

dépendant de plusieurs autres modalités sensorielles.


Cette zone est impliquée dans l'arithmétique, l'écriture,
les opérations constructives ou encore l'attention spa-
tiale. Il s'agit de l'unité terminale efférente du système
perceptif normal, sa « sortie ».
Une lésion de la zone 1, l'aire visuelle primaire, cause
une cécité corticale. L'expérience visuelle cesse, à cause
de l'interruption de l'entrée du système. Une lésion de
la zone 2 cause des troubles plus complexes du traite-
ment visuel : les patients perdent la capacité de perce-
voir la couleur ou les mouvements, par exemple ; ou
bien ils perdent leur capacité à reconnaître des objets
spécifiques ou les visages. Une lésion de la zone 3, la
jonction occipito-temporo-pariétale, n'affecte pas la
perception visuelle en soi, mais cause plutôt des troubles
plus abstraits qui transcendent les aspects concrets de
la perception : il s'agit de l'acalculie (incapacité à calcu-
ler), l'agraphie (incapacité à écrire), l'apraxie construc-
tive (incapacité à reconstruire une structure complexe),
l'héminégligence spatiale (incapacité à diriger son atten-
tion vers un côté de l'espace).
Dans le rêve, cependant, cette hiérarchie semble
inversée. Aussi étonnant que cela puisse paraître, une
lésion du cortex visuel primaire, la zone 1, n'a aucun
effet sur le rêve : bien que les patients ne voient rien à
l'éveil, ils voient parfaitement bien dans leurs rêves. Il
semble donc que cet endroit du système ne soit plus son
entrée dans ce cas. Une lésion de la zone intermédiaire
du système, la zone 2, cause exactement les mêmes défi-
cits dans les rêves que dans la perception vigile : les
patients continuent à rêver dans différentes modalités
sensorielles, en particulier somesthésique et auditive,
mais leur imagerie visuelle onirique est spécifiquement
déficitaire à certains égards. Par exemple, ils ne rêvent
plus en couleur, ou bien ils rêvent en images statiques
(perte du mouvement visuel), ou encore ils ne peuvent
pas reconnaître le moindre visage dans leurs rêves. Une
lésion de la jonction occipito-temporo-pariétale, la
zone 3 qui est hiérarchiquement la plus élevée du sys-
tème, produit par contre une cessation complète du
246 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

rêve. Souvenons-nous que, dans la vie d'éveil normale,


une telle lésion n'affecte pas la perception en soi, mais
uniquement le haut niveau de la cognition visuelle. Ceci
signifie qu'une lésion de cette partie du système qui en
est la « sortie » à l'éveil produit dans le rêve un pro-
blème de type « entrée ».
Dans la littérature de neuropsychologie cognitive,
cette relation inversée a été proposée comme modèle
explicatif de l'organisation du système d'imagerie men-
tale à l'éveil 1, et semble donc s'appliquer également
dans le cas du rêve. Freud appelait ce mode d'organisa-
tion « régression » et écrivait que « l'agencement des
pensées de rêve est dissous, lors de la régression, en son
matériel brut » (Freud, 1900a, p. 597).

RÉSUMÉ DE LA NEUROBIOLOGIE DU RÊVE

La description des mécanismes du rêve qui va suivre


est une synthèse des données que nous avons passées en
revue tout au long des paragraphes précédents. Cette
synthèse contient malgré tout une certaine dose de spé-
culation, car tout n'a pas encore été découvert sur le
sujet, mais l'avenir nous en dira plus assez rapidement
sans doute car la recherche dans ce domaine excitant
progresse rapidement.
Avant toute chose, l'occurrence du rêve dépend
d'un certain degré de l'activation des mécanismes de
base de la conscience-noyau. Si cette source interne de
conscience n'est pas activée, alors il ne peut pas y
avoir de rêve. Les causes possibles de l'activation sont
multiples. Il s'agit parfois simplement des résidus des
pensées vigiles au moment de sombrer dans le sommeil.
Mais le déclencheur le plus efficace est le sommeil para-
doxal, qui fournit une activation prolongée à inter-

1. S. Kosslyn (1994) parle de « rétroprojection » (backward projection ;


voir aussi Zeki, 1993).
RÊVE ET HALLUCINATION | 247

valles réguliers tout au long du sommeil. Lorsque le


réveil commence, ce sont des mécanismes hormonaux
qui activent peu à peu le prosencéphale. Tous ces
déclencheurs activent la conscience, l'amorcent en
quelque sorte, ce qui est une condition nécessaire pour
rêver, mais n'est pas le rêve lui-même.
L'activation du système exploratoire, qui dirige
notre intérêt pour le monde objectal et qui à ce titre
est très lié aux aspects motivationnels du fonctionne-
ment mental, semble être le point de départ du proces-
sus onirique. Il est probable qu'un stimulus excitateur
ne déclenche véritablement le rêve que s'il suscite un
appétit. Quand cela se produit, le ressenti subjectif est
du type : « Qu'est-ce que cela pourrait bien être ? Je
veux en savoir plus là-dessus. »
L'activation du système exploratoire pendant le som-
meil est le plus souvent déclenché par le sommeil para-
doxal, mais pas exclusivement. En fait, le système
exploratoire semble pouvoir être activé par un processus
de pensée durant n'importe quel stade de sommeil. Ce
processus de pensée peut être lié à un souvenir épisodique
du jour précédent, ou même juste au sentiment du
moment. Si ce souvenir ou ce sentiment active le système
exploratoire, l'intérêt généré sera suffisant pour initier
le processus onirique. Ceci explique le fait que, bien que
la plupart des rêves se produisent à l'endormissement
et durant le sommeil paradoxal, ou juste avant le réveil,
il est possible d'avoir un rêve à presque tous les moments
de la nuit, même durant le sommeil lent profond (stade 3).
Souvenons-nous à ce propos que ces rêves du sommeil
lent ne diffèrent pas de ceux du sommeil paradoxal.
Lorsque vous dormez, vous ne pouvez pas explorer
l'environnement pour y rechercher ce dont vous avez
envie sur le moment. Ce type de comportement n'est pas
compatible avec le sommeil, et c'est probablement pour
cette raison que nous rêvons. Il semble en effet raison-
nable de supposer que le rêve se produit à la place
d'une action souhaitée, c'est‑à-dire qu'au lieu de faire
quelque chose dans le monde réel, vous rêvez. Les lobes
frontaux, qui constituent la sortie effectrice du cerveau
248 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

(voir chapitre I) sont un lieu d'action central dans l'acti-


vité cognitive vigile. Or ce système est au repos, c'est‑à-
dire inhibé ou sous-activé, pendant le sommeil et le
rêve. Le lieu d'action de l'activité cognitive se déplace
alors vers la partie postérieure du prosencéphale, avec
l'activation des lobes pariétal, temporal et occipital.
Ceci concourt à la genèse d'une expérience mentale dont
les aspects perceptuels et cognitifs sont marqués par
leur caractère imaginatif, non contraints par l'activité
frontale, ce qui diffère de la pensée vigile. Sans la capa-
cité des lobes frontaux à programmer, réguler et vérifier
notre cognition, nos affects et nos perceptions, l'expé-
rience subjective devient bizarre, fantasmatique et hal-
lucinatoire.
Dans nos rêves, le centre des processus motivation-
nels de notre cognition quitte donc nos systèmes d'action
pour les systèmes perceptifs, en particulier leur compo-
sante visuelle. L'anatomie fonctionnelle du rêve est
donc presque identique à celle de la psychose schizo-
phrénique, telle que la révèlent les études d'imagerie
cérébrale fonctionnelle. La différence essentielle, dont
les raisons sont inconnues, est que dans la schizophrénie
c'est principalement la composante acoustico-verbale
des systèmes perceptifs qui est activée, plutôt que la
composante visuo-spatiale.

LE RÊVE COMME GARDIEN DU SOMMEIL

Freud a non seulement affirmé que les rêves étaient


la réalisation de désirs, mais aussi, et cela est non
moins célèbre, qu'ils servaient « l'intention de pour-
suivre le sommeil au lieu de se réveiller. Le rêve est le
gardien du sommeil, non son perturbateur » (Freud,
1900a, p. 272). Ceci signifie que le dormeur est « pro-
tégé » de l'influence perturbatrice des désirs pulsion-
nels qui surgissent pendant le sommeil. Cette hypothèse
semble compatible avec ce que nous avons appris jus-
RÊVE ET HALLUCINATION | 249

qu'ici. Cependant, toutes les hypothèses, même les plus


réalistes, peuvent se révéler finalement fausses, et n'ont
donc que peu de valeur scientifique tant qu'elles ne
sont pas vérifiées. Une des critiques les plus fréquem-
ment adressées à la psychanalyse est que ses hypothèses
centrales ne sont pas testables. C'est justement là que
se trouve le bénéfice d'une collaboration interdiscipli-
naire : maintenant que nous savons que certains indivi-
dus atteints de lésions de certaines zones spécifiques du
cerveau sont incapables de rêver, l'hypothèse d'un rôle
de protection du sommeil peut facilement être testée.
Les patients cérébrolésés non rêveurs devraient avoir
un sommeil plus perturbé que celui des patients ayant
d'autres lésions de même intensité, mais chez qui l'acti-
vité onirique persiste.
Cette recherche cruciale sera bientôt réalisée. Jus-
qu'à présent, il n'a été possible que de réunir quelques
données préliminaires sur cette question, en demandant
tout simplement aux patients non rêveurs si la qualité de
leur sommeil était inchangée, meilleure, ou moins bonne
qu'avant le début de leur problème neurologique. Les
données recueillies pour l'heure (sur un échantillon de
361 patients) sont en faveur de la théorie freudienne,
avec une bonne significativité statistique (Solms, 1995,
p. 63). Malgré tout, seule une étude en laboratoire de
sommeil (plutôt qu'une évaluation au lit du patient)
pourrait apporter une confirmation véritable de ces
résultats.

LA CENSURE ONIRIQUE

Des auteurs qui se méprennent au sujet de la théorie


freudienne de la censure onirique (Braun, 1999 ; Hob-
son, 1999) pensent à tort que celle-ci devrait prédire un
renforcement de l'activité inhibitrice des lobes frontaux
pendant le rêve par rapport à l'éveil, alors que c'est
en effet le contraire qui se passe. Mais, en réalité, la
250 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

théorie freudienne du rêve postule simplement que la


fonction exécutive de « censure » n'est pas complète-
ment inactive pendant le sommeil, et non pas qu'elle est
nécessairement plus marquée à ce moment que pendant
la vie d'éveil. En fait, selon la théorie de Freud, c'est
justement l'état d'affaiblissement des systèmes psycho-
logiques inhibiteurs qui fait que nos pulsions instinc-
tuelles sont aussi prégnantes pendant notre sommeil, ce
qui nous pousse à imaginer et à faire dans nos rêves des
choses qui seraient inconcevables pour notre conscience
vigile. Par conséquent, la théorie prédit en réalité exac-
tement ce que révèle l'imagerie fonctionnelle cérébrale,
à savoir que les systèmes cérébraux inhibiteurs sont
relativement – mais pas complètement – inactivés au
cours du sommeil accompagné de rêve (voir Yu, 2000).
Mais, bien entendu, tout cela ne prouve absolument pas
pour autant que la théorie freudienne de la censure est
correcte.
La théorie énoncée par Freud rend compte de diffé-
rences existant entre deux composantes du processus
onirique. Il y a d'un côté le contenu manifeste, ou
« explicite », du rêve, qui est le plus souvent illogique
et bizarre ; et de l'autre côté, les associations verbales
du rêveur pour chaque élément de son rêve suggèrent
qu'un contenu implicite sous-jacent, le contenu latent,
procède d'impulsions, de motivations, qui n'ont quant
à elles rien d'illogique ni de bizarre. Sur ce point, le
modèle freudien reste bien compatible avec les données
neuroscientifiques. Ensuite, Freud a voulu comprendre
pourquoi ces deux niveaux du rêve étaient aussi diver-
gents. Sa réponse, bien sûr, fut la censure, ce en quoi il
s'est en effet probablement trompé. L'incohérence et la
bizarrerie apparentes des rêves sont plus vraisembla-
blement dues à la nature intrinsèquement « régressive »
du phénomène onirique. Le simple fait que le cerveau
soit contraint de fonctionner sans que les systèmes exé-
cutifs des lobes frontaux ne puissent programmer, régu-
ler et vérifier l'information qui est traitée par les aires
postérieures peut en soi suffire à expliquer la différence
entre les contenus latent et manifeste, sans avoir besoin
RÊVE ET HALLUCINATION | 251

de recourir à la notion de censure. Les transformations


symboliques auxquelles Freud s'est intéressé pour-
raient donc être tout simplement le résultat d'une désin-
hibition du fonctionnement des lobes pariétaux qui, en
opérant à rebours, fait que « l'agencement des pensées
de rêve est dissous, lors de la régression, en son matériel
brut » pour citer Freud (1900a, p. 597) à nouveau.
La grande majorité des chercheurs serait malgré tout
d'accord pour dire que nos connaissances neuroscienti-
fiques ne sont pas encore suffisantes pour pouvoir
répondre à toutes ces questions. Les données dont nous
disposons ne permettent pas de dire si les distorsions qui
apparaissent entre les pensées latentes et manifestes du
rêve sont ou non le résultat d'un processus actif. Pour
l'heure, nous devons nous en remettre à une approche
purement psychologique pour évaluer la validité de cet
aspect de la théorie freudienne du rêve. Certaines ques-
tions psychologiques ne peuvent pas trouver de réponse
adaptée par l'expérimentation neuroscientifique ; dans
ces cas, seule une approche pluridisciplinaire peut per-
mettre d'avancer.
En conclusion, les neurosciences modernes ont per-
mis de comprendre une grande partie des fondements
biologiques du rêve, en particulier de définir les régions
cérébrales qui sous-tendent les principaux processus
psychologiques de l'activité onirique. Ces connaissances
sont pour l'essentiel compatibles avec la théorie psycha-
nalytique du rêve formulée par Freud – bien qu'il soit
cependant inexact de dire que cette théorie est en quoi
que ce soit prouvée par les neurosciences. Les méca-
nismes neuronaux en question semblent recouper à plu-
sieurs titres ceux qui sont impliqués dans l'expression
d'états psychotiques, en particulier des symptômes schi-
zophréniques positifs tels que les hallucinations. Ceci
confirme une intuition qu'avait eue Freud – et beaucoup
d'autres savants avec lui – selon laquelle la compréhen-
sion du rêve peut fournir des clés pour celle des mala-
dies mentales. Plus que jamais, les rêves apparaissent
comme « la folie de l'Homme normal ».
CHAPITRE VII

L'influence des gènes


et de l'environnement
sur le développement
psychique

Le sujet extrêmement vaste des influences innées et


acquises sur le cerveau inclut potentiellement toutes les
données des neurosciences du développement, dans
quelque domaine psychologique que ce soit. Les cha-
pitres précédents ont traité seulement des fonctions
mentales individuelles, et se sont centrés principale-
ment sur leur organisation au sein du cerveau mature,
celui de l'adulte. Le présent chapitre élargit donc consi-
dérablement le propos. Pour autant, nous souhaitons
d'emblée signaler que notre objectif se bornera à pré-
senter des données de base concernant les gènes et leur
fonctionnement, afin de discuter plus généralement de
leur implication dans le thème de ce livre. Pour ce
faire, il nous a semblé que la meilleure manière d'opé-
rer serait de commencer par un résumé des principes
généraux de la génétique, et de les illustrer en les appli-
quant à un aspect de la vie psychique (contrairement
aux quatre chapitres précédents, qui ont tous traité
des différents aspects de la vie psychique). Nous avons
décidé d'utiliser comme exemple la différence des sexes,
ce qui nous permettra d'aborder sous un angle en par-
tie neuroscientifique un nouveau sujet habituellement
cher à la psychanalyse.
254 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

DE LA PHOBIE DES GÈNES

Beaucoup de personnes semblent atteintes d'une pho-


bie de la génétique : une aversion, ou une méfiance,
envers les « explications » génétiques du comportement.
Cette hostilité semble avoir son origine dans une concep-
tion erronée impliquant un caractère fixe et déterminé
des influences génétiques sur le comportement. Il serait
en effet terrifiant d'imaginer une génétique non modi-
fiable par l'expérience, pour laquelle il n'y aurait rien à
faire. En réalité, génétique et environnement sont deux
dimensions absolument inextricables et les influences
génétiques sont soumises au changement. En fait, les
gènes seraient un terrible handicap s'ils n'étaient pas
accessibles aux influences environnementales (prenez,
par exemple, le cas des systèmes de commande des émo-
tions de base évoqués au chapitre IV). Inné et acquis
appartiennent à une dynamique interactionnelle, et ce,
dès le début du développement.

DEUX FONCTIONS DES GÈNES

Les gènes sont des séquences d'acide désoxyribo-


nucléique (ADN) liées entre elles sous la forme célèbre
d'une double hélice et formant les chromosomes. Les
êtres humains possèdent 23 paires de chromosomes.
Les séquences génétiques se trouvant sur les chromo-
somes ont deux fonctions : la fonction matricielle et la
transcription. La bonne compréhension de la différence
entre ces deux fonctions permet immédiatement de faire
voler en éclats certains mythes à propos des gènes.
Beaucoup de personnes savent que les gènes se répli-
quent eux-mêmes. Il est également bien connu que c'est
lors de la conception que les gènes mâles et femelles se
joignent et que c'est le résultat de ce mélange qui abou-
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 255

tit à la création d'un nouvel être vivant. Cette capacité


à se répliquer correspond à la fonction matricielle.
Rien n'est plus faux d'imaginer que c'est là la seule
fonction des gènes. Tous nos gènes sont présents dans
chacune des cellules de notre corps, mais leur fonction
matricielle est vouée aux cellules sexuelles uniquement.
Cela amène à la question cruciale du rôle des gènes
présents dans toutes les autres cellules, notamment
celles constituant le système nerveux : le rôle de trans-
cription.

GÈNES ET TRANSCRIPTION

Cette fonction est intimement liée à ce que l'on appelle


« l'expression » des gènes. Les séquences d'ADN for-
mant les gènes sont destinées à produire différentes pro-
téines. Dans le cas le plus simple, une protéine en
particulier est à l'origine de la couleur des yeux ou de la
couleur des cheveux.
La question que l'on est tenté de se poser est la sui-
vante : si le gène ne fait que synthétiser une protéine,
comment peut-il y avoir un gène de la schizophrénie, de
l'hyperactivité, un gène de la criminalité, de l'alcoo-
lisme, etc., comme on l'entend souvent dans les médias
grand public ? Comment une protéine peut-elle faire de
vous un criminel ? N'a-t‑on pas affaire là à un état psy-
chologique d'une complexité telle qu'elle ne peut être
réduite à une seule protéine ? Ces propos sont effective-
ment des simplifications excessives. Les gènes créent et
modifient tout un tas de structures cérébrales, et nous
avons vu précédemment que la neurobiologie d'un état
mental implique un large éventail de régions cérébrales.
Il est également important de noter que les gènes ne
fonctionnent pas seuls mais interagissent entre eux.
Même pour la production d'un circuit neural très
simple, toute une cascade d'événements doit avoir lieu.
Ainsi, même s'il était possible que des maladies comme
256 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

la schizophrénie ou l'hyperactivité soient « program-


mées » uniquement par des événements génétiques, le
programme en question serait extrêmement complexe et
concernerait le travail de nombreux gènes interactifs.
Nous avons dit plus haut que chaque cellule de notre
corps contenait tous nos gènes. Toutes peuvent ainsi
potentiellement produire un large éventail de protéines.
En pratique, le travail est partagé entre les différentes
cellules. La diversité du génome humain ne se manifeste
pas intégralement dans toutes les cellules. Chaque cel-
lule produit des protéines à partir de certains gènes
seulement, qui ne représentent qu'un petit échantillon
du potentiel génétique ; autrement dit, un faible pour-
centage des gènes est exprimé dans une cellule. La diffé-
rence entre une cellule du foie et une cellule du cerveau
provient de l'expression de différents gènes dans l'une
et l'autre, ce qui permet l'existence de différents types
cellulaires et, au final, de différents types de tissus cel-
lulaires. C'est ainsi que le corps humain acquiert toute
la diversité de ses organes et les fonctions qu'ils doivent
remplir.
Le processus d'activation et d'expression des gènes
fait passer du génotype au phénotype, c'est‑à-dire que
la structure d'ADN, et ses potentialités virtuelles, s'in-
carne en une réalité corporelle. Cette opération est régu-
lée par différents mécanismes physiologiques, que
l'environnement influence de nombreuses façons. La
manière dont votre génotype s'exprime pour former
votre self phénotypique est intimement liée à l'environ-
nement dans lequel vous vous êtes développé.

Un exemple simple : la mémoire

Dans le chapitre V, nous avons opposé mémoire à


court terme et mémoire à long terme, et nous avons
expliqué que l'encodage des souvenirs à long terme
impliquait des changements physiques dans la structure
nerveuse. Nous avons également dit que les connexions
synaptiques pouvaient soit se multiplier, soit décliner
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 257

selon qu'elles étaient activées (utilisées) ou non. Le


réseau des connexions neuronales change donc lors-
qu'un nouveau souvenir à long terme est encodé.
Ce processus implique l'expression de certains gènes.
Lorsqu'un neurone en active un autre, il stimule les
gènes de cet autre neurone et des protéines particulières
sont synthétisées, aboutissant à la création de nouvelles
synapses. Il est difficile d'imaginer une fonction plus
dépendante de l'environnement que la mémoire auto-
biographique, et pourtant les mécanismes cérébraux la
sous-tendant sont soumis au processus de transcription
des gènes. Beaucoup d'autres fonctions psychologiques
sont soumises à la constante interaction entre méca-
nismes génétiques et mécanismes environnementaux.

QU'EST-CE QUE « L'ENVIRONNEMENT » ?

Lorsque quelque chose agit sur une cellule, peu


importe, du point de vue de cette cellule, que cette
chose vienne du corps ou de l'extérieur. La cellule ne
distingue pas la source de la modification : du point de
vue de la cellule, tout ce qui sort de son monde repré-
sente « l'environnement ». Par exemple, si un processus
métabolique cérébral nécessite de l'insuline, la cellule
ne fait pas la différence entre l'insuline produite par le
pancréas ou la molécule artificielle injectée. Dans tous
les cas, les effets de l'insuline sont les mêmes.
Lorsqu'on parle de l'environnement, on pense au
monde extérieur (tout ce qui est en dehors de notre être
corporel). Ceci est globalement juste, à ceci près que
beaucoup de personnes parlent d'influences externes
sur le développement qui seraient par nature men-
tales, et d'influences internes sur le développement
qui seraient par nature physiques, une erreur qui est
source de confusion. En fait, la distinction entre « men-
tal » et « physique » n'est que l'artefact d'une perspec-
tive d'observation (voir chapitre II). Par exemple, la
258 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

stimulation du système exploratoire par la cocaïne est


bien physique lorsqu'on en observe les effets en IRM
fonctionnelle, mais il s'agit d'un processus mental si l'on
en éprouve les effets de l'intérieur, ceux d'une augmen-
tation de l'intérêt pour les objets extérieurs. Tous les
événements, quelle que soit leur origine, sont sous-
tendus par une base physique, qui peut être étudiée
selon le point de vue adéquat. Dans ce chapitre, il est
question des influences environnementales et leurs
effets sur le développement psychique du point de vue
microscopique des mécanismes génétiques. Quoiqu'elles
proviennent du monde extérieur, les influences environ-
nementales dont nous allons parler ont toujours une
action physique.

PHASES CRUCIALES DU DÉVELOPPEMENT

L'importance du lien entre influences génétiques et


environnementales varie selon la fonction psycholo-
gique étudiée et le moment particulier du processus
développemental. La maturation cérébrale est associée
à des poussées de production de synapses, dans plu-
sieurs régions et à des moments distincts. Durant ces
périodes de croissance rapide, se créent beaucoup plus
de connexions qu'il n'en sera utilisé par la suite. Durant
ces phases cruciales, c'est l'environnement qui détermi-
nera quelles connexions serviront (seront activées) et
par conséquent lesquelles persisteront (voir chapitres I
et V). Les synapses insuffisamment activées seront « éla-
guées » de la structure cérébrale en maturation. En
conséquence, les structures cérébrales sont, durant ces
phases, extrêmement sensibles à l'environnement. Il
existe de nombreuses phases de ce type durant la quin-
zaine d'années qui va de la petite enfance à la puberté.
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 259

DE LA DIFFÉRENCE DES SEXES

La différence des sexes est un sujet qui illustrera par-


faitement notre propos. D'apparence, rien n'est plus
génétiquement déterminé que la différence entre un gar-
çon et une fille. Dès le début, des différences fondamen-
tales existent entre l'anatomie du garçon et de la fille, et
ces différences prennent effectivement racine dans la
différence de certains chromosomes. Ces différences
anatomiques sont évidemment en lien avec la fonction
reproductive et il est donc logique de considérer qu'elles
sont également liées à des différences du comportement
instinctuel. En fait, il est largement admis que les gar-
çons et les filles diffèrent de bien des manières dans
leurs dispositions comportementales, émotionnelles et
intellectuelles. Dans quelle mesure ces différences psy-
chologiques sont déterminées génétiquement 1 ?
Nos gènes se trouvent sur 23 paires de chromosomes.
22 paires sont identiques chez les hommes et les femmes ;
la différence réside dans la 23e paire : les femmes pos-
sèdent (normalement) une paire de chromosome appelée
XX, les hommes une paire XY. C'est donc le chromo-
some Y qui fait la différence. Il est intéressant de noter
que la société insiste lourdement sur la différence entre
les hommes et les femmes alors que cela se ramène finale-
ment à un chromosome différent sur 46. Il est évident que
nous avons plus de points communs que de différences.

Testicules et ovaires

Le plan initial de développement du corps humain, y


compris le cerveau, est féminin. Sans l'action d'un fac-
teur spécifique intervenant au cours de la maturation

1. Pour une synthèse claire et facilement lisible concernant la plupart


des données scientifiques que nous allons décrire dans la suite de ce chapitre,
voir LeVay, 1994.
260 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

du fœtus, tout le monde aurait un corps féminin. Les


organes produisant les cellules sexuelles sont connus
sous le nom de gonades. Ces organes sont les mêmes
chez la fille et chez le garçon jusqu'à un moment bien
précis du processus de maturation. C'est à ce moment
que le chromosome Y exerce son influence décisive. Une
séquence génétique se trouvant sur le chromosome Y
produit une substance appelée « facteur de détermina-
tion testiculaire » (Testis-Determining Factor ; TDF).
Ce facteur agit sur la fonction de transcription des
gènes des cellules gonadiques de telle sorte qu'un
organe initialement programmé pour être un ovaire
devient un testicule.
Si l'on fait abstraction de quelques détails qui n'af-
fectent pas de manière majeure notre propos, voilà bel
et bien l'essence de la différence entre les hommes et les
femmes. À l'instar d'autres mécanismes biologiques
bien connus, il est possible de modifier expérimentale-
ment ce mécanisme. De manière spécifique, le TDF peut
être introduit pendant une phase cruciale du développe-
ment d'un fœtus XX (femelle 1). En dépit du type chro-
mosomique (génotype) féminin présent dans toutes les
cellules du fœtus, le résultat est celui du développement
d'une anatomie masculine (phénotype). Inversement, si
la production de TDF est inhibée chez un fœtus XY
(mâle), celui-ci continuera à se développer comme un
fœtus femelle. Cette étape est la première et la plus déci-
sive dans le processus de différenciation sexuelle. Même
à cette étape préliminaire, des facteurs environnemen-
taux peuvent altérer de manière massive ce processus.

Testostérone

Pendant le deuxième trimestre de la grossesse,


lorsque les testicules commencent à se développer, leurs
cellules sécrètent une hormone appelée la testostérone.

1. La première expérience de ce type a été réalisée en 1991 (pour des


détails, voir LeVay, 1994, p. 20).
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 261

Au cours des processus suivants, tout ce qui distingue


le masculin du féminin semble être lié aux effets de la
testostérone. Cette hormone agit sur un large panel
d'organes dans le corps – tous ceux qui possèdent des
récepteurs cellulaires la reconnaissant. Les récepteurs
sont comme des petites serrures situées sur la surface
des cellules. Si une molécule a la bonne forme, s'il s'agit
de la bonne clé, pour un récepteur donné, elle s'atta-
chera alors à la cellule et produira un effet. La testosté-
rone, qui circule dans le sang, représente une de ces
clés. Quelles que soient les cellules impliquées, la
reconnaissance de la testostérone déclenche une série
d'événements dans les gènes de ces cellules.
Il y a autant de récepteurs à la testostérone dans un
corps masculin que dans un corps féminin. Cependant,
de par le mécanisme décrit plus haut, les hommes sont
dotés de testicules, ce qui implique une production
abondante de testostérone. Cela a pour conséquence
une activation beaucoup plus importante des récep-
teurs chez les hommes que chez les femmes. Cette acti-
vation produit différents effets selon l'organe impliqué,
et aboutit à une myriade de modifications anatomiques :
le développement des organes génitaux, des caractères
sexuels secondaires (par exemple la poitrine, la pilosité
et le timbre vocal) et des effets sur la taille et la confor-
mation osseuse. Tous ces changements, en dépit de leur
nature en apparence fondamentale, sont déterminés
par de fins processus chimiques qui peuvent être modi-
fiés par l'environnement.

La testostérone et ses vicissitudes. — La testo-


stérone est complexe sur le plan biochimique. Elle
n'agit pas telle quelle sur les cellules mais doit être
transformée en d'autres substances avant de pou-
voir avoir une action cellulaire déterminante sur les
modifications sexuelles. Une enzyme appelée la 5-
alpha-réductase est primordiale dans ce processus de
transformation : celle-ci transforme la testostérone en
dihydrotestostérone, molécule directement responsa-
ble des processus de masculinisation. Le corps féminin
262 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

ne deviendra, par conséquent, un corps masculin qu'à


condition que cette testostérone modifiée soit pré-
sente en quantité suffisante ; si ce n'est pas le cas,
le corps féminin continuera à se développer selon le
plan de départ. Évidemment, tout ce qui sera suscepti-
ble de réduire le taux de la 5-alpha-réductase bloquera
la transformation de la testostérone et inhibera la mas-
culinisation. Voici, une fois de plus, la démonstration
de potentialités environnementales pouvant l'emporter
sur le génotype.
Imaginons un corps avec une paire de chromosomes
sexuels XY (mâle). Dans ce cas, les testicules se sont
développés sous l'influence du TDF. Celles-ci vont
secréter de la testostérone et cette hormone va gagner
les différents tissus par la circulation sanguine. Les
tissus comprenant les récepteurs appropriés vont la
« reconnaître ». Cependant, s'il n'y a pas suffisamment
de 5-alpha-réductase pour convertir cette testostérone,
le processus de masculinisation de ces tissus n'aura pas
lieu et le corps (malgré la présence de testicules) va se
développer selon un modèle féminin. L'individu aura
une paire de chromosome XY ainsi que des gonades
masculines, mais développera malgré tout des organes
génitaux externes et des caractères sexuels secondaires
de type féminin.
Ce cas s'est parfaitement illustré dans le monde des
athlètes olympiques. Il y a plusieurs dizaines d'années,
au moment où ont été mis au point les tests chromoso-
miques, le Comité olympique international décida de les
faire pratiquer afin d'éviter que des athlètes hommes ne
trichent en se faisant passer pour des femmes. Mais ces
tests ont dû être stoppés lorsque se sont présentés des
cas de femmes ayant une anatomie manifestement fémi-
nine mais un génotype masculin (XY). Ces personnes
étaient de sexe masculin sur le plan génétique mais de
sexe féminin sur le plan anatomique. Leur génotype ne
coïncidait pas avec leur phénotype, probablement à
cause d'une anomalie de conversion de la testostérone
lors d'une des phases cruciales du développement.
Beaucoup de facteurs peuvent être à l'origine de
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 263

telles anomalies. Dans les années 1950 et 1960, un médi-


cament appelé Distilbène® était prescrit aux femmes
enceintes pour prévenir des fausses couches. Un des
effets secondaires de cette molécule était de bloquer la
conversion de la testostérone (LeVay, 1994, p. 27). Par
ailleurs, une pathologie appelée hyperplasie congénitale
des surrénales est à l'origine du même phénomène. La
possibilité d'une modification majeure des effets de
l'héritage génétique d'un individu met à rude épreuve la
croyance largement répandue d'un déterminisme géné-
tique irrévocable.

Le cerveau et les différences selon


le sexe

Plus tard, au cours du deuxième trimestre de la gros-


sesse, une autre phase importante de maturation a lieu,
peu après celle décrite plus haut. Cette deuxième vague
de changements modifie le cerveau selon le sexe. Là
encore, la testostérone doit être modifiée, cette fois-ci
par une enzyme appelée aromatase, qui la transforme
en œstrogène. L'œstrogène est une hormone normale-
ment sécrétée par les ovaires mais, pendant cette phase
cruciale du développement intra-utérin, elle joue un
rôle déterminant dans la masculinisation du cerveau.
Une perturbation environnementale de l'activité de
cette enzyme peut, comme avec la 5-alpha-réductase,
altérer tout le processus. Cela peut avoir pour consé-
quence de vivre dans un corps sexué masculin, avec un
« cerveau féminin ».
Il existe des différences nettes, bien que subtiles,
entre le cerveau masculin et le cerveau féminin. Tout
d'abord, le cerveau masculin est en moyenne plus volu-
mineux que le cerveau féminin. Cette différence semble
proportionnelle à la taille du corps, comme pour les
autres organes d'ailleurs – cœur, estomac, foie. Un cer-
veau plus volumineux n'implique pas une plus grande
intelligence (si c'était le cas, les hommes de grande taille
seraient plus intelligents que les hommes de petite
264 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

taille ! 1). En dehors de cette différence de taille, il existe


deux distinctions frappantes entre les cerveaux mascu-
lin et féminin. Il en existe de nombreuses autres, mais
ces deux-là ont été largement étudiées.

Asymétrie hémisphérique. — Le corps calleux (voir


figure 7.1) est une structure cérébrale pour laquelle
d'importantes différences ont été montrées entre
femmes et hommes. Cet ensemble de fibres nerveuses
connecte les hémisphères gauche et droit entre eux (voir
chapitre I). Le corps calleux est proportionnellement
plus grand dans le cerveau de la femme que dans celui
de l'homme. La masculinisation du cerveau semble donc
impliquer un blocage de la croissance de ces fibres. Cela
a pour conséquence une liaison plus importante des
deux hémisphères chez la femme que chez l'homme.

corps
calleux

INAH-3

Figure 7.1 — Le corps calleux et INAH-3

On considère qu'un corps calleux plus grand est res-


ponsable d'une latéralisation moins importante chez les
femmes, mais avec plus d'équipotentialité entre les hémi-
sphères. Chez l'homme, les tâches sont plus séparées
entre les deux hémisphères (ceux-ci mettent « tous leurs

1. L'intelligence dépend de l'organisation entre les cellules, pas de leur


nombre (sauf dans les cas bien particuliers de certains états pathologiques
s'accompagnant de retard mental).
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 265

œufs dans le même panier »). Les conséquences fonction-


nelles sont, chez la femme, de meilleures compétences
verbales (les femmes parlent plus tôt, plus, et mieux)
alors que chez l'homme, on constate de meilleures com-
pétences visuo-spatiales (comme celles nécessitant de se
souvenir d'un itinéraire ou de lire une carte). Le lien
entre le degré d'interaction inter-hémisphérique et ce
type de différences est encore méconnu, mais ces distinc-
tions cognitives ont été largement étudiées.
Une réserve vis‑à-vis de ce qui vient d'être énoncé
est que cela concerne des performances moyennes de
groupes d'individus. Ces performances moyennes ne
sont pas nécessairement le reflet des performances
d'UN individu dans le groupe. Qui plus est, ces diffé-
rences ne sont pas gigantesques ; au contraire, la dif-
férence est significative statistiquement mais minime 1.
Il est intéressant de noter que la société fait grand
cas de ces menus détails qui peuvent devenir épineux,
et dont l'intérêt qu'ils suscitent ne puise probable-
ment pas dans des considérations strictement cogni-
tives.
À côté de ces maigres différences cognitives (et hémi-
sphériques), il existe d'autres différences, plus substan-
tielles, qui concernent notre anatomie sous-corticale.

L'hypothalamus. — La deuxième grande différence


neuroanatomique entre les sexes concerne l'aire médiale
préoptique de l'hypothalamus (voir chapitre I). Un
ensemble de noyaux appelés noyaux interstitiels de
l'hypothalamus antérieur (en anglais Interstitial
Nuclei of the Anterior Hypothalamus ou INAH) est loca-
lisé dans cette région. Deux parmi ces quatre noyaux

1. Quelques statistiques pour ceux qui le souhaitent. La différence entre


sexes pour ces fonctions cognitives discriminantes est « classiquement de
l'ordre du quart de l'écart type » (Springer et Deutsch, 1988, p. 156). Les
tests de QI étant conçus pour donner une moyenne de 100 et un écart type de
15, on peut estimer que si le score moyen du groupe « supérieur » (par
exemple, les femmes pour les tâches verbales) est de 106, le groupe « infé-
rieur » a alors un score moyen aux alentours de 102 (c'est‑à-dire quatre
points en dessous, approximativement un quart de la déviation standard).
Les différences sont donc en pratique très faibles.
266 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

revêtent des différences selon le sexe. Pour l'un d'eux,


la différence est minime et a été difficile à mettre en
évidence (voir LeVay, 1994, p. 76). Pour l'autre, appelé
INAH-3 (voir figure 7.1), la différence est considérable
– largement plus importante qu'en ce qui concerne le
corps calleux : L'INAH-3 est beaucoup plus grand chez
l'homme que chez la femme.
Cette différence selon les sexes existe chez tous
les mammifères mais l'amplitude de celle-ci varie d'une
espèce à l'autre. Chez l'homme, l'INAH-3 est trois fois
plus important que chez la femme. Chez le rat, il est
cinq fois plus important chez le mâle que chez la
femelle. Si les découvertes plus précises dont nous
allons parler à présent concernent des expériences ani-
males, nous essaierons d'en transposer les résultats
chez l'Homme.
L'hypothalamus (dont l'INAH-3 est une petite par-
tie) est le « quartier général » du système nerveux auto-
nome (voir chapitre I et chapitre IV). Par conséquent,
l'activité des noyaux qui le composent est intimement
liée au fonctionnement hormonal. Ces noyaux ont une
activité liée au taux des différentes hormones circulant
dans le sang, et qui modifie également ces taux en
retour. De ce fait, les différences hypothalamiques
liées au sexe ont de larges conséquences ailleurs dans
le cerveau et le reste du corps. La plupart des fonc-
tions reproductrices – qui diffèrent énormément chez
l'homme et chez la femme (par exemple, l'existence du
cycle menstruel chez la femme) – sont régulées par les
noyaux hypothalamiques. Il est probable que ce soit
également la raison pour laquelle il existe des diffé-
rences selon le sexe significatives concernant la biochi-
mie cérébrale, notamment les circuits biochimiques
impliqués dans les comportements sexuels (au sens
large). Le neuromédiateur central de la sexualité fémi-
nine est l'ocytocine, alors que chez l'homme il s'agit
de la vasopressine. Les conséquences neurophysiologi-
ques de telles différences dépassent le cadre de la
sexualité. Par exemple, chez la femme, le gyrus cingu-
laire antérieur est plus actif à l'état de repos que chez
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 267

l'homme, et, a contrario, l'amygdale est plus active


chez l'homme que chez la femme. Dans le chapitre IV,
nous avons appris que le gyrus cingulaire antérieur
était un élément-clé du système panique (ou système de
séparation-détresse). L'activité plus importante de
cette structure semble être liée à l'expression de com-
portements maternels et d'attitudes sociales. L'amyg-
dale, quant à elle, est une structure impliquée dans le
système de défense-attaque. Sa plus grande activation
chez l'homme semble expliquer pour quelles raisons
les garçons sont généralement plus actifs et agressifs
que les filles. Les différences selon le sexe ne sont pas
spécifiquement humaines. Ainsi, les primates et les
rongeurs mâles semblent avoir une plus grande dispo-
sition aux relations de supériorité et aux comporte-
ments de domination que les femelles qui, quant à
elles, développent des intérêts au lien social et aux
comportements maternels (voir Panksepp, 1998).

Discordances entre le cerveau


et le reste du corps

Nous avons vu les effets de la « masculinisation » du


cerveau. Le cerveau « masculinisé » comporte donc des
différences de taille par rapport au cerveau féminin et
ce, souvenons-nous en, juste à cause de la conversion de
la testostérone en œstrogène (par l'aromatase) pendant
une phase très précise du développement fœtal, après
que les caractères sexuels du reste du corps aient déjà
été déterminés.
Rappelons-nous également que ce processus peut être
soumis à des modifications environnementales : lorsque
l'action de l'aromatase est inhibée chez le rat mâle, son
cerveau ne se masculinise pas. Par conséquent, au lieu
de présenter des comportements « mâles » il présente
des comportements « femelles » – y compris des compor-
tements sexuels comme l'exposition de ses parties géni-
tales à but de pénétration au lieu de monter sur la
268 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

femelle. Voilà les conséquences d'un cerveau féminin


dans un corps masculin.
Ces effets ne sont pas seulement observés chez les
animaux. En République dominicaine, les hommes XY
d'une certaine famille sont atteints d'une anomalie
rare qui a pour conséquence le développement d'un
corps féminin avec un cerveau masculin. Par contre,
à partir de la puberté, leur corps se met à présenter
des caractères sexuels secondaires de type masculin.
Puisqu'ils ont jusqu'à cette surprise pubertaire l'ap-
parence de filles, leurs parents les ont élevés comme
des filles auparavant. Ces cas permettent d'intéres-
santes observations sur le poids des facteurs sociaux
dans le développement de l'identité de genre. Pour la
plupart, ces filles qui n'en étaient pas deviennent sans
hésitation des garçons et vivent heureux leur vie
d'homme à partir de la puberté (voir Rogers, 1999,
p. 33).
Prenons un autre exemple : quelques garçons XY
ont été accidentellement castrés, la plupart au cours
d'une opération de circoncision. Dans ces cas, les
médecins ont généralement préconisé qu'on opère ces
enfants pour leur faire des organes génitaux féminins,
qu'on leur prescrive des hormones féminines, et qu'on
les élève comme des petites filles. Tout s'est alors passé
très bien jusqu'à la puberté, mis à part un caractère
de « garçon manqué ». Cependant, au moment de la
puberté, ces enfants ont pour la plupart connu une
crise d'identité sexuelle. Dans un cas bien connu, le
jeune homme a préféré subir une chirurgie inverse afin
de retrouver des organes génitaux externes masculins,
bien que ceux-ci furent incomplètement fonctionnels. Il
vit malgré tout une vie heureuse en tant qu'homme
(voir Rogers, 1999).
Le point commun émergeant est donc que l'identité
sexuelle du cerveau, féminine ou masculine, détermine
la « sensation » d'être un homme ou une femme et les
comportements « typiques » qui en découlent.
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 269

Influences environnementales
sur l'orientation sexuelle : exemple
du stress prénatal

Les lecteurs pourront rétorquer que les influences


environnementales évoquées plus haut ne sont pas très
éloignées des « événements de vie » auxquels s'inté-
ressent les psychothérapeutes. Il est primordial de rap-
peler ce que nous avons énoncé au début : sur le plan
neurophysiologique, tous les « événements de vie » sont,
à un moment ou à un autre, médiés (enregistrés, tra-
duits) par des événements biologiques. Le stress en four-
nit un bon exemple.
Il existe de solides preuves issues de l'expérimenta-
tion animale du fait que l'orientation sexuelle peut être
déterminée par des stresseurs environnementaux
durant des périodes critiques de maturation. Chez le
rat, la période en question se situe juste avant la nais-
sance. Une augmentation du stress maternel pendant
cette période est à l'origine d'un pic de testostérone
intra-utérin, ayant pour conséquence un défaut de mas-
culinisation du cerveau de fœtus mâles (XY). Le stress
est obtenu soit en surpeuplant la cage ou en adminis-
trant des chocs électriques faibles et imprévisibles dans
le plancher. Lorsque les petits naissent, seulement 20 %
d'entre eux ont des comportements sexuels (contre 80 %
habituellement), et près de 60 % de ceux-ci ont des com-
portements sexuels « féminins » (ce qui se traduit, chez
le rat, par le fait de se cambrer et d'exposer ses organes
génitaux). Il existe également dans ce groupe quelques
rats qu'on appellera « bisexuels » faute d'un terme plus
approprié, c'est‑à-dire présentant des comportements
sexuels masculins et féminins.
Compte tenu de ce que l'on sait sur la préservation de
ces mécanismes de base dans la classe des mammifères,
des effets du même ordre doivent probablement avoir lieu
chez l'Homme. La période critique de masculinisation
cérébrale chez l'Homme a lieu bien avant celle du rat
– durant le deuxième trimestre de la grossesse. Du fait de
270 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

l'impossibilité d'accéder à un contrôle expérimental du


même niveau chez l'Homme, il est difficile d'être précis à
propos des effets du stress prénatal. Une étude a tenté de
s'atteler à ce problème en comparant le nombre
d'hommes homosexuels et le nombre d'hommes hétéro-
sexuels nés en Allemagne (a) avant la Seconde Guerre
mondiale, (b) pendant et juste après celle-ci, et (c) bien
après celle-ci (Dorner et al., 1980). L'hypothèse selon
laquelle le groupe (b) devrait contenir une plus grande
proportion d'hommes homosexuels (compte tenu du stress
prénatal plus important) a été confirmée par les résultats
de l'étude. Cependant, elle ne permet pas d'affirmer que
le stress prénatal a été le seul facteur causal 1.
Dans tous les cas, il semble peu probable que l'orien-
tation sexuelle chez l'homme soit aussi simplement
déterminée. Qui plus est, la masculinisation cérébrale
affecte probablement plus l'identité de genre que
l'orientation sexuelle, cette dernière ayant vraisembla-
blement une détermination plus complexe.
Une des plus fameuses découvertes neuroscientifi-
ques concernant l'homosexualité humaine est celle de
S. LeVay (1991 ; 1994, p. 120-122). Celui-ci a comparé
la taille des noyaux interstitiels hypothalamiques
d'hommes hétérosexuels et homosexuels. Il s'est inté-
ressé principalement à l'INAH-3 (voir plus haut) et a
découvert que, chez les hommes homosexuels (décédés
des suites du SIDA), l'INAH-3 était trois fois plus petit
que chez les hommes hétérosexuels. Comme nous
l'avons dit plus tôt, cette différence de taille s'observe
également chez la femme. Par ailleurs, il n'y avait pas
de différences concernant les autres INAH. Ce résultat
est une preuve supplémentaire de l'implication de
l'INAH-3 dans la différence des sexes – peut-être plus
précisément dans la cible des pulsions sexuelles. Les
mécanismes par lesquels les facteurs environnemen-

1. LeVay souligne les points suivants (1994, p. 125) : 1) il est difficile


d'établir avec fiabilité l'incidence de l'homosexualité dans les différentes
classes d'âge ; 2) il y a pu y avoir une influence d'autres facteurs que le stress
(par exemple l'absence de nombreux pères dans leur famille pendant la
Seconde Guerre mondiale ; voir Bailey et al., 1991).
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 271

taux, comme les effets du stress au deuxième trimestre


de grossesse, ont une influence sur la taille de l'INAH-3,
ne sont pas encore clairement identifiés. De nombreux
facteurs héréditaires et environnementaux doivent être
en jeu, et l'INAH-3 n'est certainement pas la seule
structure neuroanatomique prédictive de l'orientation
sexuelle masculine.

L'hérédité et son influence


sur l'orientation sexuelle :
un « gène gay » ?

La manière habituelle d'établir une influence géné-


tique est d'étudier la prévalence d'un comportement
donné chez des jumeaux monozygotes séparés l'un de
l'autre. Les jumeaux monozygotes, appelés communé-
ment vrais jumeaux, possèdent le même patrimoine
génétique.
Chez les hommes homosexuels, le taux de concor-
dance est d'à peu près 50 %, tandis qu'il est de 30 %
chez les femmes homosexuelles (l'incidence de l'homo-
sexualité dans la population générale étant d'à peu
près 10 % : LeVay, 1994). Il semble donc que l'hérédité
joue un rôle significatif dans l'homosexualité, proba-
blement au travers de mécanismes génétiques aboutis-
sant à des différences anatomiques comme dans le cas
de l'INAH-3. À ce titre, il faut mentionner qu'une
séquence génétique spécifique a été identifiée qui pour-
rait être associée à l'homosexualité masculine (Hamer,
Hu et Magnuson, 1993). Cette séquence a été appelée
Xq28 (le fait que cette séquence soit située sur le chro-
mosome X et non sur le chromosome Y corrobore le
truisme que l'héritabilité provient de la lignée mater-
nelle). Au moment où ce résultat a été publié, beaucoup
de médias ont parlé de la découverte du « gène gay »,
mais la fiabilité de l'étude a été quelque peu remise en
cause depuis. Même si l'on considère cette découverte
comme acquise, il est important de se rappeler qu'il ne
s'agit pas d'un gène, mais d'une séquence de gènes, et
272 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

que celle-ci ne peut être qu'un seul des multiples fac-


teurs qui déterminent l'orientation sexuelle. Même
dans le sous-groupe d'hommes homosexuels présentant
cette séquence génétique, des facteurs environnemen-
taux viennent très probablement interagir de manière
complexe.
Pour illustrer notre propos, il suffit de renverser les
conclusions de l'étude : si les 50 % de concordance chez
l'homme et les 30 % chez la femme ont une détermina-
tion génétique, qu'est-ce qui détermine les 50 % et
70 % restants ? Pourquoi les vrais jumeaux n'ont-ils
pas tous la même orientation sexuelle ? Ces questions
compliquent considérablement la donne ; notons par
exemple que les jumeaux (vrais ou faux) partagent le
même milieu intra-utérin, ce qui semble un facteur
important lorsque l'on parle d'orientation sexuelle.
Mais il existe un aspect encore plus difficile à démêler :
il s'agit des influences environnementales que les gènes
exercent pour ainsi dire sur eux-mêmes…

L'effet multiplicateur

Nous avons déjà dit que les différences génétiques


entre hommes et femmes sont infimes. Les différences
anatomiques et physiologiques sont également minus-
cules, comparées aux points communs. En revanche, les
effets psychologiques de ces petites différences sont
amplifiés pendant le développement. Bien que ce sujet
soit très difficile à appréhender, on sait que les attentes
des parents vis‑à-vis de leur enfant ont des effets impor-
tants. Par exemple, des adultes prodiguant des soins
aux bébés parlent plus aux nourrissons habillés en rose
qu'à ceux habillés en bleu, et ils interagissent physique-
ment de manière plus importante avec les bébés habillés
en bleu (Rogers, 1999). « L'effet multiplicateur » est,
quant à lui, moins connu. Des enfants constitutionnelle-
ment très actifs ou agressifs créent littéralement leur
environnement, différent de l'environnement d'enfants
constitutionnellement plus sociables. Non seulement les
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 273

adultes se comportement différemment devant des gar-


çons ou des filles, mais les enfants eux-mêmes suscitent
différentes réponses de la part des adultes et de leur
environnement, compte tenu de leurs comportements
plutôt masculins ou féminins. Ces réponses stimulent en
retour la différenciation des comportements initiaux, et
ainsi de suite. Ainsi, les différences innées peuvent être
minces au départ mais elles s'accroissent et se pro-
pagent. De cette manière, les différences génétiques
amènent à des différences environnementales, et il
devient impossible de les démêler (lorsqu'on parle des
taux de concordance cités plus haut, par exemple).
La section qui va suivre décrit d'autres exemples
frappants de l'interaction complexe entre les facteurs
génétiques et environnementaux dans le développement
des différences sexuelles.

Les influences maternelles


sur la sexualité

Les rates ont l'étrange habitude de lécher l'aire ano-


génitale de leur progéniture mâle (pour de plus amples
détails, voir Rogers, 1999). Cela semble stimuler l'ap-
parition de comportements typiquement masculins
chez les petits. Il en va ainsi car la testostérone, inter-
agissant avec d'autres molécules, génère une odeur qui
se dégage de cette zone et que les rates trouvent atti-
rante. On a démontré l'existence de ce mécanisme en
supprimant cette odeur : les mères cessent alors de
lécher leurs bébés mâles. De la même manière, lors-
qu'on introduit cette odeur de manière artificielle au
niveau de la région ano-génitale de bébés femelles, les
mères procèdent au comportement de léchage. Celui-ci
produit une cascade de changements masculinisant
chez les bébés femelles, notamment l'augmentation du
volume de l'INAH-3 ainsi que des comportements
sexuels masculins. Il est important de noter que ces
changements sont en lien avec l'acte maternel de lécher
et non avec l'hormone qui (normalement) le stimule.
274 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Voici donc un exemple de changements neuropsycholo-


giques induits par la testostérone, mais indirectement :
à travers des réponses environnementales suscitées par
cette hormone.
Revenons enfin sur la série d'études évoquée plus
haut, celle de l'induction de comportements sexuels
féminins typiques chez des rats mâles XY en induisant
un stress de la mère durant la grossesse. L'expérience
comportait un supplément : la moitié des rats « homo-
sexuels » était élevée par des femelles adultes sexuelle-
ment actives (mais pas nécessairement leur mère),
l'autre moitié était élevée par des femelles adultes sexuel-
lement inactives. On a alors observé une remarquable
différence dans le développement sexuel des deux
groupes : l'incidence de comportements sexuels typique-
ment masculins est montée à 50 % dans le premier
groupe, alors qu'elle a été de 2 % dans le second groupe.
Même si, dans l'espèce humaine, les mères ne sti-
mulent pas la zone ano-génitale de leur bébé, il est
probable qu'elles interagissent différemment avec leur
fils ou leur fille. Comme nous l'avons dit plus haut, les
mères ont des contacts physiques plus importants avec
leur enfant si celui-ci est un garçon. Cela est peut-être
à l'origine de modifications de la morphologie cérébrale
similaires à celles constatées chez le rat.

CONCLUSION

Dans ce chapitre, nous avons tenté de démontrer que


les influences environnementales et génétiques sont
absolument inextricables. Le génotype (le plan de
départ à partir duquel nous nous construisons) est
ouvert à des modifications, dans un contexte environne-
mental particulier, ce qui façonne le phénotype (ce que
l'on est). L'opinion commune est celle d'une prédéter-
mination du sexe et du genre – ainsi que de ce qu'il
implique – au moment de la conception, par les para-
L'INFLUENCE DES GÈNES... | 275

mètres du matériel génétique. Nous espérons que le lec-


teur s'est rendu compte que le développement sexuel
n'était pas aussi simple. Nous nous attendons donc à ce
qu'il soit prêt à extrapoler ce qui est vrai à propos de la
différence des sexes aux autres composantes du monde
interne, pour lesquelles l'impact de l'environnement ne
peut pas être moins décisif.
CHAPITRE VIII

Les mots et les choses :


hémisphères cérébraux
gauche et droit

Les deux hémisphères cérébraux ont été fréquem-


ment évoqués dans les chapitres précédents, mais sur-
tout pour les différencier des structures cérébrales plus
profondes qui ont été au centre de notre attention. Ce
chapitre traite exclusivement du prosencéphale et, plus
spécifiquement, des différences fonctionnelles entre les
hémisphères gauche et droit. À travers les années, l'asy-
métrie fonctionnelle des hémisphères cérébraux est
pratiquement le seul thème neuroscientifique qui ait
intéressé un certain nombre de psychanalystes. Dans ce
chapitre, nous exposons une synthèse des données
concernant cette asymétrie et nous commentons ce que
ces psychanalystes en ont fait. Ceci ouvrira la voie aux
deux derniers chapitres du livre, dans lesquels nous
traiterons de la psychanalyse plus avant. Nous commen-
çons donc par une revue de certains faits de base
concernant les différences fonctionnelles entre les hémi-
sphères.

ORIGINES HISTORIQUES

Nous pouvons dater l'origine de l'intérêt de l'in-


fluence de cette asymétrie sur notre vie mentale à
1861, année de publication de l'étude de cas de Broca,
278 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

que nous avons déjà évoqué. Le lecteur se souvient


du patient « Tan-Tan », qui avait perdu l'usage de
la parole après un accident vasculaire qui avait lésé
la partie gauche de son cerveau, et plus spécifiquement
la partie postéro-inférieure du lobe frontal gauche,
appelée depuis lors l'aire de Broca. Quatre ans plus
tard, Broca décrivit plusieurs autres cas similaires,
présentant des lésions situées à peu près au même
endroit. C'est en réalité seulement à ce moment que
Broca réalisa que la latéralisation de la lésion impor-
tait, et c'est alors qu'émergea l'idée que le langage
était lié au fonctionnement de l'hémisphère gauche.
Broca suggéra également que cette latéralisation du
langage à gauche avait quelque chose à voir avec le fait
qu'il existe une majorité de droitiers, et que donc le
langage devait être lié au fonctionnement de l'hémi-
sphère droit chez les gauchers. En réalité, la relation
entre préférence manuelle et hémisphère dominant
pour le langage s'est avérée un peu plus complexe
(pour une revue, voir Springer et Deutsch, 1998).
Pour les besoins de ce chapitre, nous nous contente-
rons d'étudier l'asymétrie cérébrale « typique » pré-
sente chez la plupart des droitiers.

LES RÉGIONS CONCERNÉES


PAR L'ASYMÉTRIE HÉMISPHÉRIQUE

Il est tout aussi frappant aujourd'hui qu'au temps de


Broca de constater que les hémisphères cérébraux sont
presque identiques sur le plan anatomique. Bien que
des différences mineures aient été mises en évidence
(voir Springer et Deutsch, 1998 ; chapitre III), celles-ci
restent subtiles. En revanche, concernant le fonctionne-
ment mental, les deux hémisphères diffèrent radicale-
ment.
Ceci n'est pas vrai cependant pour toutes les parties
des hémisphères. Les propriétés fonctionnelles des
LES MOTS ET LES CHOSES... | 279

zones corticales « primaires » (voir figure 8.1) – les


zones du cortex où se « projettent » les informations
visuelles, auditives et somato-sensorielles (voir cha-
pitre I) – sont complètement symétriques. Simplement,
le champ visuel droit se projette sur le cortex visuel
gauche et réciproquement. Il en va de même pour les
autres informations sensorielles, ainsi que pour le cor-
tex moteur primaire : le cortex moteur primaire du lobe
frontal gauche contrôle les mouvements de la moitié
droite du corps et vice versa.
L'asymétrie n'est constatée qu'aux niveaux des zones
corticales secondaires et tertiaires, autrement appelées
« cortex associatif » (voir chapitre I). Elle est manifeste
à deux endroits, deux aires importantes de la surface
des hémisphères (voir figure 8.2). La première se situe
globalement au niveau de la jonction occipito-temporo-
pariétale, à l'arrière du cerveau ; la seconde représente
la presque totalité de l'aire préfrontale. Lorsque l'on
parle d'asymétrie fonctionnelle, c'est avant tout à pro-
pos de ces deux zones cérébrales.

cortex
somatosensoriel cortex
primaire visuel
primaire

cortex auditif primaire

Figure 8.1 — Les aires corticales primaires


280 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Figure 8.2 — Le cortex associatif

L'ASYMÉTRIE DES FONCTIONS MENTALES

La découverte historique de Broca est donc que le


« siège » du langage est latéralisé à gauche. Quelques
années plus tard, plusieurs types de troubles du lan-
gage ont été peu à peu décrits, en lien avec des lésions
de parties différentes de l'hémisphère gauche. Par
exemple, en 1874, Carl Wernicke a observé que seule
la production du langage était affectée par des lésions
de l'aire de Broca ; la compréhension du langage était,
quant à elle, affectée par des lésions de la partie
postéro-supérieure du lobe temporal, région appelée
depuis « aire de Wernicke ». Des troubles d'autres
fonctions cognitives, comme la lecture, l'écriture ou
encore l'arithmétique, ont été également décrits et rap-
portés à la lésion d'autres régions spécifiques de l'hémi-
sphère gauche. Le fait que certaines de ces fonctions
localisées à gauche n'étaient pas proprement liées au
langage 1, associé au fait que la plupart des personnes

1. Par exemple, un système largement impliqué dans le mouvement fin a


été localisé dans la région pariétale inférieure gauche.
LES MOTS ET LES CHOSES... | 281

sont droitières, a conduit à la conclusion que l'hémi-


sphère gauche était d'une certaine manière dominant
par rapport à l'hémisphère droit.
Mais il a peu à peu été montré que les deux hémi-
sphères étaient dominants, ou mieux, « spécialisés »,
vis‑à-vis de différentes fonctions. Par exemple, un
patient atteint d'une lésion de l'hémisphère droit aura
des difficultés particulières à copier un dessin et avec
des tâches visuo-constructives en général, ainsi qu'avec
l'orientation topographique. Au milieu du XXe siècle, il
était ainsi généralement admis que le langage était la
fonction principale de l'hémisphère gauche, et les cog-
nitions spatiales une spécialité de l'hémisphère droit.
Mais certains résultats ultérieurs n'ont pas corro-
boré cette dichotomie. Nous avons déjà mentionné le
lien entre la planification du mouvement et l'hémi-
sphère gauche, celle-ci n'appartenant pas aux fonctions
langagières. De la même manière, il est devenu évident
que l'hémisphère droit était également spécialisé dans
des fonctions non spatiales. Par exemple, les patients
atteints de lésions de l'hémisphère droit ont des diffi-
cultés spécifiques de reconnaissance et de production
de la prosodie, la dimension d'intonation du langage.
Les chercheurs ont alors cherché le dénominateur com-
mun sous-jacent pouvant expliquer l'ensemble de ces
phénomènes cliniques.

Les théories majeures de l'asymétrie


cérébrale

De nombreuses généralisations ont été avancées


(pour une revue, voir Springer et Deutsch, 1998, p. 292-
301). Par exemple, il a été suggéré que l'hémisphère
gauche était spécialisé non pour le langage en tant que
tel mais pour une fonction plus fondamentale, dont
dépendrait le langage : le traitement séquentiel ou ana-
lytique de l'information. Par analogie, l'hémisphère
droit ne serait pas tant un spécialiste de la cognition
spatiale qu'un spécialiste du traitement simultané et
282 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

holistique de l'information. Le tableau 8.1 résume ces


différentes dichotomies fonctionnelles.

Hémisphère dominant Hémisphère mineur


(gauche) (droit)
Verbal Non verbal ou perceptuel
Symbolique Visuospatial
Verbal Visuospatial
Analytique ou logique Perceptuel ou synthétique
Propositionnel Apropositionnel
Analytique Holistique
Propositionnant Imagerie visuelle

Tableau 8.1 — Les dichotomies droite/gauche

Dans les années 1960 à 1970, ces idées ont commencé


à devenir populaires (Springer et Deutsch, 1998,
p. 289-301). On disait alors que l'hémisphère gauche
incarnait la pensée logique et rationnelle, alors que
l'hémisphère droit était plutôt intuitif et créatif. Il n'en
fallait pas plus à certains pour dire que l'on n'utilisait
que la moitié de son cerveau, classiquement le gauche
(le cerveau « logique », « obéissant aux règles » et « non
créatif ») ou pour attribuer à ce même cerveau gauche le
développement scientifique et technologique des sociétés
industrialisées occidentales, et au contraire la pensée
mystique et évanescente de l'Orient au fonctionnement
de l'hémisphère droit ! En réalité, il n'existe pas de
preuve soutenant ces idées 1. Aucun clinicien ayant été
témoin des conséquences tragiques d'une perte réelle du
fonctionnement de la moitié du cerveau ne peut soutenir
sérieusement de tels propos.
Toutes les tentatives de dichotomiser les fonctions
mentales primaires des hémisphères gauche et droit se
sont révélées infructueuses : il n'existe pas de facteur fon-

1. De fait, le passage de Springer et Deutsch (1998) cité plus haut est


intitulé « Hypothèses et conjectures : au-delà des données » !
LES MOTS ET LES CHOSES... | 283

damental unitaire permettant de distinguer précisé-


ment la fonction de ces deux hémisphères. Le fait qu'ils
soient dichotomiques sur le plan anatomique n'implique
pas une dichotomie fonctionnelle aussi simple. Cette
dichotomie est en réalité multifactorielle. Les hémi-
sphères diffèrent à beaucoup d'égards, et toutes les fonc-
tions mentales, telles qu'on les décrit en psychologie,
comportent une contribution fonctionnelle de chacun.
On ne peut donc dire que les hémisphères « contiennent »
des fonctions mentales, mais plutôt que différentes par-
ties des deux hémisphères sont sollicitées pour le fonc-
tionnement de systèmes complexes impliqués dans nos
facultés mentales (voir chapitre II). On a ainsi affaire à
une problématique complexe qui ne peut être résolue
simplement.

PSYCHIATRIE, PSYCHANALYSE
ET ASYMÉTRIE HÉMISPHÉRIQUE

Malheureusement, les simplifications sur l'asymétrie


cérébrale ont trouvé un certain écho parmi les psycha-
nalystes. Une de ces idées a été particulièrement utilisée
dans la littérature psychanalytique depuis un article
publié en 1974 par David Galin : l'idée selon laquelle
l'hémisphère gauche – la partie verbale, analytique et
logique – serait le siège du système Conscient freudien
et son mode de processus secondaire, alors que l'hémi-
sphère droit – la partie concrète, intuitive et holistique –
serait le siège de l'Inconscient et son mode de processus
primaire (pour une revue, voir Kaplan-Solms et Solms,
2000).
Les analogies utilisées par les psychanalystes ayant
propagé cette vision sont basées sur des généralisations
concernant les fonctions hémisphériques. L'argument
initialement avancé par Galin (1974) est que l'Incons-
cient et l'hémisphère droit fonctionnent de manière non
verbale et illogique et doivent donc être équivalents. Il
284 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

devait en être de même avec le système Conscient et


l'hémisphère gauche.

Les cerveaux divisés

Il est aisé de retracer les influences de Galin. Les


études sur les cerveaux divisés (split-brain studies en
anglais, évoquées brièvement au chapitre III) étaient
très connues dans les années 1960-1970. À cette époque,
certaines épilepsies résistantes étaient traitées chirurgi-
calement : le corps calleux (le faisceau de fibres connec-
tant les deux hémisphères, voir les chapitres I et VII)
était alors sectionné pour isoler les crises et ainsi éviter
leur propagation à l'hémisphère sain (voir chapitre VI).
Cette intervention, appelée commissurotomie, était
réalisée pour des raisons uniquement médicales, mais a
permis de formidables opportunités scientifiques pour
l'étude neuropsychologique du fonctionnement des
hémisphères, indépendamment l'un de l'autre. Cepen-
dant, l'étude systématique de ces cas posait des diffi-
cultés méthodologiques, notamment le problème du
champ visuel : si un objet présenté devant le sujet est
visualisé alors que les yeux le parcourent librement, les
deux hémisphères reçoivent l'information. Il était alors
demandé à ces sujets de fixer un point et des stimuli
visuels étaient présentés à un seul hémi-champ visuel, ce
qui permettait de transmettre l'information à un seul
hémisphère cérébral. Un autre problème concerne les
raisons mêmes de la commissurotomie : le cerveau de ces
patients présentait des anomalies avant l'opération. Il
est donc difficile d'affirmer que les performances de ces
sujets au cours de ces fameuses études soient le reflet du
fonctionnement cérébral normal. On peut tenter d'évi-
ter ce biais en combinant les résultats de ces études avec
ceux issus d'autres méthodes, et ne garder que les don-
nées convergentes. En bref, toute méthode scientifique
possède ses limites.
Dans les études de cerveaux divisés, on présente à un
hémisphère isolé des images ou des mots écrits comme
LES MOTS ET LES CHOSES... | 285

GANT ou STYLO. Présentés à l'hémisphère gauche, les


mots peuvent être lus par ces patients, mais présentés à
l'hémisphère droit, ils ne peuvent l'être. Un objet pré-
senté à l'hémisphère droit peut être reconnu par le
patient mais il ne peut pas être nommé.
En utilisant ce paradigme, des stimuli émotionnels ont
été présentés à l'hémisphère droit, ce qui a eu pour consé-
quence une réponse émotionnelle impossible à décrypter
pour l'hémisphère gauche. Nous avons décrit un exemple
tiré de ces expérimentations au chapitre III : des images
pornographiques étaient présentées au cerveau droit
d'une patiente. Elle a alors rougi et gloussé, sans arriver
à expliquer la cause de son embarras. Dans ces cas, il est
intéressant de noter que ces patients ont une tendance à
la création d'une explication, une confabulation, pour
expliquer leur réaction 1. Ces explications post hoc, qui
justifient de manière erronée un comportement, sont
appelées par les psychanalystes des « rationalisations ».
Bien que l'hémisphère droit soit « inconsciemment » le
témoin du motif réel de la réaction, l'hémisphère gauche,
« conscient », n'en a pas conscience justement.
Ici, le terme de « conscience » est utilisé comme syno-
nyme de conscience réflexive (voir chapitre III), d'où nos
guillemets. Être conscient de quelque chose (conscience-
noyau) ne signifie pas en avoir une conscience (étendue) ,
nous reviendrons sur ce point.

Hémisphère droit et inconscient

Lorsque les psychanalystes ont fait l'amalgame entre


systèmes conscient et inconscient, et hémisphères
gauche et droit, ils ne se sont pas préoccupés de ces
subtilités. Ils ont interprété la déconnexion inter-
hémisphérique de ces patients comme une véritable

1. De la même manière, dans les cas de suggestions post-hypnotiques, on


demande, durant la transe hypnotique, au sujet de réaliser une action après
son réveil. Lorsque celui-ci l'effectue, il rationalise son geste en lui conférant
une (fausse) motivation post hoc.
286 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

déconnexion entre les systèmes Conscient et Incons-


cient, autrement dit un refoulement artificiel. Par une
logique inverse, ils en ont conclu que le refoulement
normal impliquait une déconnexion fonctionnelle entre
les hémisphères, le corps calleux devenant, en somme,
l'organe du refoulement. Avant de pouvoir statuer sur
ces hypothèses sur la base de preuves empiriques, il est
nécessaire d'étudier les asymétries fonctionnelles hémi-
sphériques dans toute leur complexité.

À PROPOS DE LA NEUROANATOMIE
DU LANGAGE

À partir des études lésionnelles et, plus récemment,


grâce aux données de l'imagerie fonctionnelle, nous
avons acquis une compréhension fine de l'organisation
anatomique de « l'appareil du langage », comme l'appe-
lait Freud (1891b 1). Toute parole est d'abord traitée
par le cortex auditif primaire (a sur la figure 8.3), la
région dévolue au traitement de l'information sonore.
Situé juste à côté de cette région se trouve le cortex
auditif associatif (b sur la figure 8.3), impliqué dans la
transformation du son en unités reconnaissables. Seuls
certains sons sont reconnus en tant que langage : on les
appelle des phonèmes. Tout langage est constitué de
phonèmes, ces derniers pouvant être différents d'un
langage à l'autre. Par exemple, les locuteurs du Xhoi,
une langue d'Afrique du Sud, utilisent différents cla-
quements de langue chargés de sens verbal, qui sont
complètement absents du français ou de l'anglais. De la
même manière, les langues latines font la distinction
entre le « l » ([l]) et le « r » ([R]), alors que le japonais

1. Pour une revue détaillée de ces concepts neuropsychologiques, voir


Bradshaw et Mattingley (1995), Feinberg et Farah (1997), Heilman et Valen-
stein (1985), Kolb et Wishau (1990), Luria (1973), McCarthy et Warrington
(1990), ou encore Walsh (1985).
LES MOTS ET LES CHOSES... | 287

ne la fait pas. Des lésions du cortex auditif associatif


gauche provoquent des troubles de la reconnaissance
des phonèmes aboutissant à l'aphasie de Wernicke, un
trouble de la compréhension du langage. Les personnes
atteintes peuvent produire du langage mais n'arrivent
pas à comprendre ce qu'elles entendent ; ces difficultés
de compréhension sont également responsables d'un
défaut de rétrocontrôle auditif, leur langage est lui-
même anormal.

Figure 8.3 — Les aires sensorielles du langage

Pour déchiffrer l'information acoustico-verbale


entrante, les phonèmes, mais également les mots et les
phrases, doivent être gardés en mémoire à court terme 1.
Les mots sont des associations de phonèmes qui réalisent
des images concrètes dans l'esprit de l'auditeur, grâce à
une association à des informations visuelles encodées au
niveau de structures occipito-temporales (c sur la figure
8.3). Les sons se trouvent ainsi chargés de sens : il s'agit
du niveau lexical d'analyse de l'information, par oppo-
sition au niveau phonologique. Les lésions de ce système
sont responsables de l'anomie (voire dans les cas les
plus sévères de l'aphasie amnésique), une forme sévère
de « manque du mot », c'est‑à-dire une incapacité à

1. L'organisation du système de mémoire à court terme possède des spéci-


ficités de modalités perceptives, comme nous l'avons vu au chapitre V.
288 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

énoncer l'information phonologique alors que le sens de


celui-ci est connu. Mais le phénomène inverse existe éga-
lement : certains patients peuvent enregistrer la struc-
ture phonologique d'un mot sans pouvoir en trouver le
sens, ce que l'on appelle la « surdité verbale ».
Pour stabiliser des phrases entières, il est nécessaire
de faire appel à des mécanismes de mémoire à court
terme acoustico-verbaux en lien avec le fonctionnement
de la région temporale médiane (d sur la figure 8.3). Il
est souvent nécessaire de stocker un certain nombre de
mots en mémoire à court terme avant que le sens d'une
phrase apparaisse ; la langue allemande en est un très
bon exemple puisque le verbe y termine généralement la
phrase. Des lésions de la région temporale médiane sont
responsables de l'aphasie de conduction, autrement
appelée aphasie acoustico-mnésique. Les personnes
atteintes de telles lésions peuvent enregistrer des infor-
mations aux niveaux phonologique et lexical, mais sont
incapables de stabiliser des phrases entières et donc
d'en décoder le sens ou plus simplement de les répéter.
Plus loin, nous trouvons le cortex pariétal (e sur la
figure 8.3), impliqué dans les niveaux les plus abstraits
du système visuel (voir chapitre VI) et le niveau syn-
taxique d'analyse du langage. Il s'agit en effet d'un
mécanisme quasiment visuo-spatial, et le fait que des
processus visuo-spatiaux de l'analyse du langage soient
localisés au niveau de l'hémisphère gauche ne fait que
démontrer l'inconséquence d'une vision simpliste des
fonctions mentales et de leur latéralisation. Des lésions
du cortex pariétal sont responsables de difficultés à
décoder le sens porté par la structure quasi spatiale des
phrases. Illustrons ces troubles par deux exemples : les
personnes atteintes de telles lésions ont des difficultés
à différencier les deux propositions « le chat chasse
le rat » et « le rat chasse le chat », ou à reconnaître la
différence entre « le frère de mon père » et « le père de
mon frère ». Le sens de ces propositions est surtout
dépendant de la localisation des mots clés. On appelle
ce type de troubles « l'aphasie sensorielle transcorti-
LES MOTS ET LES CHOSES... | 289

cale », « l'agrammatisme réceptif » ou encore « l'aphasie


sémantique », ce qui prête d'ailleurs à confusion.
Tous ces aspects « sensoriels » du langage sont sous-
tendus par des parties de l'unité fonctionnelle céré-
brale intervenant pour la réception, l'analyse et le sto-
ckage de l'information (voir chapitre I). Les aspects
« moteurs » du langage sont, quant à eux, sous-tendus
par des parties plus antérieures de l'hémisphère
gauche, appartenant à l'unité frontale de programma-
tion, de régulation et de vérification de l'action (voir
chapitre I).

Les aspects moteurs du langage

En réalité, les aspects « sensoriels » et « moteurs » du


langage sont inextricables, à l'image des fonctions des
hémisphères gauche et droit. Par exemple, la simple
articulation de mots engage un rétrocontrôle constant
du système somato-sensoriel, ce dernier analysant la
position des lèvres, de la langue et du palais. Cette fonc-
tion est assurée par une région sensorielle du lobe parié-
tal (f sur la figure 8.3). Lorsque celle-ci est lésée, cela
entraîne une aphasie de conduction, telle que décrite
plus haut, ou encore une aphasie de Broca, telle que
nous allons la décrire un peu plus loin. Luria avait
d'ailleurs identifié un trouble moteur « à base senso-
rielle » qui expliquait certains cas étiquetés comme
aphasie de Broca, trouble qu'il a nommé « aphasie
motrice afférente ».
La description des aspects strictement « moteurs » du
langage doit commencer par l'intention de parler. Cette
fonction complexe ne peut vraisemblablement pas être
localisée en un point précis du cerveau, mais on l'at-
tribue classiquement au cortex préfrontal (a sur la
figure 8.4). Les troubles de l'initiation du langage sont
habituellement observés lors de lésions d'une partie du
lobe frontal appelée aire motrice supplémentaire (b sur
la figure 8.4) : on les regroupe sous le terme d'« aphasie
290 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

motrice transcorticale », ou « aphasie dynamique »


selon la nomenclature de Luria.
Cette intention de parler aboutit à une énonciation,
que l'on peut décrire en termes de programme moteur
verbal ou de séquence articulatoire. La région impli-
quée ici se trouve dans la partie postérieure des lobes
frontaux : la région prémotrice, qui comprend l'aire de
Broca (c sur la figure 8.4). Les patients atteints de
lésions de cette région sont capables d'initier un dis-
cours mais ne peuvent transformer leur intention en
programme moteur concret : c'est « l'aphasie de Broca »
(ou « aphasie motrice efférente » selon Luria), la forme
d'aphasie dont souffrait « Tan-Tan ». Ces personnes
peuvent énoncer des mots isolés, généralement quelques
noms prononcés sur un mode stéréotypé, mais elles ne
peuvent les lier pour former une phrase.

Figure 8.4 — Les aires motrices du langage

La séquence articulatoire complexe est ensuite trans-


formée en activité musculaire dans le cortex moteur pri-
maire, situé dans la partie la plus postérieure du lobe
frontal. La partie spécifique concernée se trouve au
niveau inférieur de la bande motrice (d sur la figure 8.4),
partie responsable de la motricité de la face et de la
bouche. Lorsque cette région est lésée, on constate une
paralysie de l'hémiface, et non une aphasie. Pour
mémoire, seul le cortex associatif présente une asymé-
trie fonctionnelle.
LES MOTS ET LES CHOSES... | 291

Le lecteur possède maintenant une vue d'ensemble de


la production et de l'analyse du langage. Mais la com-
munication n'est qu'une fonction du langage ; Luria dis-
tinguait cette fonction de la fonction intellectuelle et de
la fonction de régulation de l'action.

AU-DELÀ DE LA COMMUNICATION

Freud affirmait que le fait de créer un lien entre des


mots et des pensées permettait de rendre ces pensées
conscientes. En fait, dans un article intitulé « L'Incons-
cient » (Freud, 1915e), il expliquait que c'était là la
raison-même de sa « cure par la parole » : le refoule-
ment implique un détachement des associations ver-
bales aux programmes motivationnels, la cure vise à
les reconnecter. Les désirs refoulés sont ainsi littérale-
ment inconcevables car ils sont indicibles 1. Freud pen-
sait que seul ce qui était perçu pouvait devenir
conscient, car la conscience est une fonction perceptive
(voir les chapitres II et III). Les processus psychiques
inconscients, écartés du champ de la perception
– comme les processus motivationnels médiés par les
« détecteurs de besoin » situés dans l'hypothalamus et
les structures associées (décrits dans le chapitre IV) –,
ne peuvent être rendus conscients que s'ils sont asso-
ciés à une perception. Dans la mesure où les traces
mnésiques de mots – ce que Freud appelait des « repré-
sentations de mots » (Wortvorstellungen) – trouvent
leur source dans les modalités sensorielles auditives et
kinesthésiques, elles possèdent les propriétés percep-
tives requises. Les pensées inconscientes peuvent donc
être rendues conscientes en posant des mots dessus.

1. Freud lui-même reconnaissait que le processus était en réalité plus


complexe (Freud, 1923b, 1940a [1938]). Dans le chapitre V, nous avons
abordé la complexité du refoulement, et c'est dans le chapitre IX que nous
aborderons spécifiquement la question de la « talking cure ».
292 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Freud reconnaissait que la verbalisation n'était pas le


seul chemin vers le conscient. Les pensées inconscientes
– ce que Freud appelait les « représentations de chose »
(Dingvorstellungen ou Sachvorstellungen) – peuvent
également devenir conscientes sous forme d'images (les
« représentations d'objets » ou Objecktvorstellungen),
comme l'imagerie visuelle présente dans les rêves. Ces
pensées peuvent également être ressenties consciemment
sous la forme d'émotions (voir les chapitres III et IV).
Cependant, selon Freud (1923b, 1940a [1938]), le lan-
gage représente la voie la plus efficace et la plus flexible
pour nous représenter nos pensées. Mais qu'arrive-t‑il à
un patient qui perd cette fonction fondamentale du lan-
gage ?

Une patiente qui perdait ses pensées

Karen Kaplan-Solms a traité une patiente, Mme K.


(voir Kaplan-Solms et Solms, 2000, p. 90-115), qui
avait subi une hémorragie de la région temporale
moyenne de l'hémisphère gauche (figure 8.5). Initiale-
ment, lorsque Mme K. s'est réveillée à l'hôpital, elle était
atteinte d'une aphasie de Wernicke. C'était comme si
tout le monde lui parlait une langue bizarre et incom-
préhensible. Elle a même cru un moment être au para-
dis, surtout lorsqu'elle s'est souvenue de ce qui lui était
arrivé. Cependant, l'environnement lui est rapidement
devenu moins étrange. Bien que ne comprenant pas ce
qu'on lui disait, elle réalisait à la vue des infirmières,
des médecins et des autres patients qu'elle était bien à
l'hôpital. Ses capacités de décodage phonémique reve-
nant, elle commença à comprendre de nouveau ce
qu'on lui disait, pourvu qu'on lui parlât en utilisant des
phrases courtes. Elle souffrit par la suite d'un trouble
résiduel de mémoire à court terme acoustico-verbale, à
l'origine d'une aphasie acoustico-mnésique : elle ne
pouvait retenir qu'un bref instant ce qu'on lui disait.
Ces troubles étaient associés à une curieuse impres-
sion subjective. Mme K. « perdait » ses pensées : à peine
LES MOTS ET LES CHOSES... | 293

une pensée à l'esprit, elle disparaissait aussitôt. De la


même manière qu'elle ne pouvait pas retenir très long-
temps ce qu'on lui disait, elle ne pouvait retenir un
long moment ce qu'elle se disait à elle-même, comme si
sa conscience était devenue une passoire. Il en était de
même lorsqu'elle parlait avec quelqu'un : elle formu-
lait intérieurement les mots qu'elle souhaitait utiliser
mais ceux-ci disparaissaient avant même qu'elle ait le
temps de les dire, et elle se retrouvait ainsi muette et
confuse.

G D

Figure 8.5 — La lésion cérébrale du patient


qui « perdait ses pensées ».
Cette figure est basée sur les images du scanner cérébral du patient,
et montre les coupes horizontales successives à partir
de la partie basse du cerveau (en haut à gauche)
jusqu'au vertex (en bas à droite)

La sévérité de son état fluctuait. À de rares occa-


sions, Mme K. constatait que son esprit était complète-
ment vide, sans aucune pensée, sans que cela ait un
rapport avec ce qu'elle entendait ou qu'elle souhaitait
dire. Cet état d'esprit sans aucune pensée consciente
294 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

était, comme on peut s'en douter, effrayant et gênant.


Elle réagissait alors en se réfugiant dans son lit en atten-
dant que ses pensées « reviennent », ce qui ne manquait
pas d'arriver. Lorsque Mme K. rentrait chez elle lors
des fins de semaine, elle passait son temps à éviter toute
interaction sociale en se réfugiant dans sa chambre,
pour attendre que « son esprit réapparaisse », comme
elle le disait.
En termes cognitifs, la disparition de ses pensées est
tout à fait compréhensible. Elle souffrait de lésions de
la région temporale médiale de l'hémisphère gauche,
région impliquée dans le maintien des mots en mémoire
à court terme. Les troubles de ce système aboutissent
non seulement à une incapacité à retenir les mots que
l'on entend mais également les mots auxquels on est en
train de penser, car c'est la même boucle phonologique
qui est impliquée pour les mots entendus et les mots
pensés 1. Si ce système tampon (buffer) est atteint, les
mots formulant notre pensée ne sont pas retenus en
mémoire à court terme et nos pensées disparaissent, ce
qui est en accord avec la proposition de Freud (et bien
d'autres auteurs) selon laquelle nos pensées nous appa-
raissent de manière consciente sous la forme de mots.
Cependant, selon l'hypothèse de Galin (1974), la
perte de cette capacité de penser en mots devrait abou-
tir à la psychose. Si cette capacité permet la production
du système Conscient (le processus secondaire en géné-
ral), alors la destruction de celle-ci devrait aboutir à
une destruction des processus moïques, laissant de tels
patients à la merci de leur processus primaire et des
pulsions instinctuelles dominant le système Inconscient.

L'état psychiatrique de Mme K. — Mme K. n'a pas


développé de délire psychotique. De nombreux élé-
ments étaient en faveur de fonctions moïques intactes :
en dépit de ses difficultés, son comportement était tou-
jours gouverné par le processus secondaire et le prin-

1. Dans le chapitre VI, nous avons observé un phénomène similaire avec


le tampon de la mémoire visuelle à court terme au cours du rêve.
LES MOTS ET LES CHOSES... | 295

cipe de réalité. Par exemple, elle a confronté sa (brève)


croyance délirante selon laquelle elle était au paradis
en prêtant attention aux perceptions externes 1, et elle
a réussi à rendre ce fantasme subordonné à la réalité
perceptive. De la même manière, lorsqu'elle « perdait »
ses pensées, elle était suffisamment cohérente pour
s'isoler dans sa chambre en attendant que celles-ci
reviennent, ce qui semble être une solution adaptée à
son problème. Il était évident que cette patiente n'avait
pas « réellement » perdu l'esprit, mais seulement la
capacité de représenter (ou retenir) ses pensées au sein
de sa conscience étendue. Son esprit (son Moi 2) existait
toujours et continuait d'exercer son influence sur son
comportement de manière inconsciente. Elle avait
seulement perdu un aspect spécifique du fonctionne-
ment moïque.

Un patient qui ne pouvait exprimer


verbalement ses pensées

Malgré son jeune âge, une vingtaine d'années, M. J.


(voir Kaplan-Solms et Solms, 2000, p. 75-86) avait subi
un accident vasculaire cérébral lié à une endocardite
bactérienne, affectant globalement l'aire de Broca (voir
figure 8.6). En conséquence, son langage souffrait d'un
défaut de fluence verbale, d'un style « télégraphique »
et d'une pauvreté lexicale, les symptômes d'une aphasie
de Broca. Son déficit était associé à une hémiparésie
droite, ce qui affecta grandement le cours de son exis-
tence. Il perdit son emploi, sa compagne et la plupart de
ses amis, ce qui le rendit pessimiste concernant son ave-
nir, comme on peut l'imaginer. Tout ce qui lui semblait
acquis dans son existence était tragiquement en train
de disparaître, ce qui rendait M. J. triste, en colère et
perdu.

1. Dans ces cas-là, la conscience-noyau demeure intacte (voir cha-


pitre III).
2. Il en va de même pour le Surmoi (voir Kaplan-Solms et Solms, 2000).
296 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

G D

Figure 8.6 — La lésion cérébrale du patient


avec une aphasie de Broca

Lorsqu'une psychothérapie lui a été proposée, il a


immédiatement accepté. Il avait alors tant à dire, même
si les mots lui manquaient. Parmi les nombreuses choses
qu'il avait à dire, il y avait la sensation de ne se sentir
que « la moitié d'un Homme ». Il pouvait l'exprimer par
le dessin, en se représentant sous la forme d'un bon-
homme « fil de fer » coupé en deux par un trait et en
disant « homme… moit… moitié ». Malgré leur simpli-
cité, ses propos étaient riches de sens et transmettaient
l'essence de son vécu émotionnel, et ses ramifications
refoulées, en le reliant symboliquement avec son déficit
neurologique. Il avait perdu sa virilité et l'estime de lui-
même qu'il y associait. Cependant, son engagement très
fort dans la psychothérapie lui permit de faire le deuil
de ces pertes, et de construire une nouvelle vie sur de
nouveaux postulats et de nouvelles priorités.
En bref, bien que les mots lui manquèrent, il fut
capable de profiter d'une psychothérapie psychanaly-
LES MOTS ET LES CHOSES... | 297

tique – la fameuse cure par la parole – pour composer


avec le douloureux processus de deuil et pour créer de
nouvelles compétences lui permettant d'affronter avec
courage des épreuves qui auraient eu raison de nom-
breuses personnes au cerveau intact.
Ce cas et celui de Mme K. ne sont pas en faveur de
l'hypothèse de Galin. En effet, les lésions de l'hémi-
sphère gauche de ces deux patients (le siège supposé du
système Conscient) n'ont pas entraîné de troubles de la
conscience ou des fonctions moïques. Le lien qui existe
entre la conscience réflexive et les processus de pensée
n'est qu'un aspect du fonctionnement de l'hémisphère
gauche. Les déficits moïques prédits par l'hypothèse de
Galin ne sont pas du tout constatés lors de lésions de
cette partie du cerveau.

Des patients incapables d'utiliser


le langage à des fins de régulation
du comportement

Les patients cérébrolésés aux symptômes prédits par


Galin existent effectivement. Nous en avons décrit
quelques-uns à la fin du chapitre III. Les croyances de
ces patients ne souffrent pas de la contradiction, leur
perception de la réalité externe est parasitée par leurs
fantasmes, ils sont désorientés dans le temps, et leur
pensée est gravement modifiée par le processus pri-
maire. Cependant, ce n'est pas leur hémisphère gauche
qui est lésé (voir figure 8.7), leurs lésions sont typique-
ment bilatérales. Ce n'est pas tant une question de
latéralité des lésions que de localisation dans le plan
antéropostérieur : seuls les patients souffrant de lésions
du lobe frontal sont atteints de tels déficits.
Ces lésions profondes du lobe frontal entraînent des
troubles de ce que Luria dénommait la « fonction de
régulation du langage ». Cet aspect de régulation,
autrement appelé « discours intérieur », nous permet
de contrôler notre comportement grâce à des pro-
grammes verbaux : « Je dois faire ceci avant d'accéder
298 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

G D

Figure 8.7 — La lésion cérébrale du patient


aux déficits de régulations

à cela. » Nous faisons appel en permanence à cet aspect


du langage, que l'on met facilement en évidence chez le
jeune enfant qui externalise volontiers ce discours inté-
rieur, ce qui rend évidente la façon dont nous utilisons
les mots pour réguler nos comportements et nos impul-
sions (et il s'agit le plus souvent de mots qui, à la base,
nous viennent de nos parents). Prenons l'exemple cou-
rant de l'enfant qui pointe l'objet de son désir tout en
se disant à lui-même « non » ou « dangereux ». Avec le
temps, ces ordres adressés à soi-même sont peu à peu
internalisés et deviennent invisibles – autrement dit,
automatiques et inconscients. Les lésions bilatérales des
lobes frontaux, spécifiquement de leur partie ventro-
médiane, provoquent une disparition de la fonction de
régulation du langage. Répétons-le encore, il n'existe
pas de distribution dichotomique des fonctions des
systèmes Conscient et Inconscient entre l'hémisphère
gauche et l'hémisphère droit.
LES MOTS ET LES CHOSES... | 299

POUR ALLER PLUS LOIN CONCERNANT


LA NEUROPSYCHOLOGIE
DE L'HÉMISPHÈRE DROIT

Traditionnellement, on décrit l'hémisphère droit


comme étant spécialisé dans la cognition spatiale (voir
plus haut). En effet, alors que des lésions du cortex asso-
ciatif de l'hémisphère gauche provoquent des troubles du
langage très variés, des dommages identiques mais loca-
lisés à droite produisent des troubles de la perception
spatiale. Les patients atteints de telles lésions ne peuvent
dessiner une bicyclette en alignant bien chacun des élé-
ments, ne peuvent copier une simple figure faite de blocs
de construction, ou encore ne peuvent retenir le chemin
de leur lit jusqu'aux toilettes (pour une revue détaillée,
voir DeRenzi, 1982). Cependant, certaines fonctions de
l'hémisphère droit ne peuvent être classées dans la cogni-
tion spatiale, comme en témoigne le syndrome apparais-
sant en cas de lésions du lobe pariétal droit. Ce qu'on
appelle le syndrome de l'hémisphère droit est composé
d'un trépied symptomatologique : on retrouve en pre-
mier lieu les fameux déficits spatiaux, à type d'apraxie
constructive et de désorientation topographique, mais les
deux autres composantes de ce syndrome sont plus com-
plexes et comprennent la négligence spatiale unilatérale
ou héminégligence, et l'anosognosie.

La négligence

Les patients atteints de telles lésions négligent, ou


autrement dit ignorent, l'espace situé à leur gauche
(pour une revue, voir Robertson et Marshall, 1993). Si,
par exemple, vous vous tenez à la droite d'un tel patient
et que vous lui demandez comment il va, il vous répon-
dra certainement par l'affirmative. En revanche, si
vous vous tenez à sa gauche, il vous ignorera. Ce n'est
pas parce qu'il ne vous voit pas ou qu'il ne vous entend
300 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

pas : la négligence est plus un trouble de l'attention que


de la perception. Cela affecte non seulement l'espace
situé à la gauche de l'axe du patient, mais également son
hémicorps gauche. Il est très fréquent que ces patients
ne se rasent que la moitié du visage, ne s'habillent que
d'un côté ou encore ne mangent que la partie droite du
contenu de leur assiette.

L'anosognosie

Le terme « anosognosie » signifie la non-reconnaissance


de la maladie. Lorsque vous demandez à un tel patient
comment il va, et qu'il vous répond qu'il va bien, il le
pense vraiment, même si la moitié gauche de son corps est
paralysée (la lésion étant située à droite). Bien qu'il soit
incapable de marcher et ait besoin pour se déplacer d'un
fauteuil roulant, il affirmera que tout va bien. Chez ces
patients, le manque de reconnaissance de leurs incapaci-
tés et les rationalisations morbides peuvent prendre une
dimension délirante (pour des illustrations cliniques, voir
Ramachandran, 1994 ; Ramachandran et Blakslee, 1998 ;
Turnbull, 1997). Si, par exemple, vous demandez à un
tel patient qui vous affirme qu'il peut courir pour quelle
raison il est sur un fauteuil roulant, il vous répondra : « Il
n'y avait nulle part ailleurs où s'asseoir. » Ou encore, si
vous lui demandez pourquoi il ne bouge pas son bras
gauche, il pourra répondre : « J'ai fait de l'exercice hier,
aujourd'hui je me repose. » Ces patients paraissent ainsi
capables de croire n'importe quoi, sauf qu'ils sont
malades.
À tel point d'ailleurs que, dans les cas dits de « soma-
toparaphrénie », le patient affirme que le membre para-
lysé ne lui appartient pas, voire exprime à son égard
une colère et une violence intenses, que l'on appelle
communément « misoplégie », et qui peut aller jusqu'au
passage à l'acte agressif à son encontre.
Dans les cas moins sévères, on parle d'« anosodia-
phorie » : le patient n'est alors pas tant dans un déni de
sa maladie que dans un état d'indifférence, comme s'il
LES MOTS ET LES CHOSES... | 301

reconnaissait ses déficits intellectuellement mais sans


implication émotionnelle.

POUR COMPRENDRE LE SYNDROME


DE L'HÉMISPHÈRE DROIT

Les symptômes que l'on vient d'évoquer ne peuvent


pas être réduits à des troubles de la cognition spatiale.
Bien qu'il existe une composante spatiale, certains
aspects de ce syndrome peuvent plutôt être décrits en
termes de troubles de la cognition émotionnelle. Les
fonctions émotionnelles de l'hémisphère droit sont
maintenant mieux connues et ont fait l'objet de nom-
breux travaux. Il en va de même de ses fonctions « d'at-
tention ».
De nombreuses théories ont tenté d'expliquer les
aspects non spatiaux de ce syndrome. La première est
l'hypothèse de l'émergence de l'attention qui tente de
rendre compte de la négligence et des aspects attention-
nels de l'anosognosie, mais pas du reste des symptômes
(voir Heilman et Van den Abell, 1980 ; et Mesulam,
1981). Selon cette théorie, l'hémisphère droit a en
charge l'attention pour les deux hémi-champs gauche et
droit, alors que l'hémisphère gauche ne se charge que
de l'hémi-champ droit. Donc, lorsque l'hémisphère
gauche est lésé, l'attention pour les deux champs est
préservée (grâce à l'hémisphère droit), et lorsque c'est
l'hémisphère droit qui est lésé, seule l'attention pour
l'hémi-champ droit est préservée.
Une deuxième théorie tente d'expliquer les aspects
émotionnels du syndrome mais délaisse les aspects spa-
tiaux. On pourrait l'appeler l'hypothèse des émotions
négatives. Selon celle-ci, l'hémisphère droit est spécia-
lisé dans les émotions négatives, alors que l'hémisphère
gauche est spécialisé dans les émotions positives. Des
lésions de l'hémisphère gauche réduisent la capacité
à ressentir des émotions positives, ce qui cause une
302 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

dépression, les fameuses « réactions catastrophiques,


qui sont effectivement plus fréquentes dans les lésions
gauches que droites. Des lésions droites sont respon-
sables de l'inverse : une bonne humeur inappropriée.
Bien que cette dichotomie entre émotion positive et
négative puisse paraître simpliste aux yeux du lecteur
(voir chapitre IV), la théorie a eu une influence assez
importante.
La troisième théorie que nous passons en revue est
celle élaborée par Damasio en 1994, appelée hypo-
thèse du « contrôle somatique » (somatic monitoring
hypothesis). Celle-ci est basée sur l'idée que l'hémi-
sphère droit est spécialisé dans la conscience soma-
tique, la reconnaissance du corps en tant que « chose ».
Comme nous l'avons vu au chapitre IV, l'émotion est
en partie générée par la reconnaissance d'un état cor-
porel, on peut alors faire l'hypothèse que les lésions de
l'hémisphère droit provoquent des troubles de la
conscience émotionnelle. Cette théorie, plus sophisti-
quée que les précédentes, semble tenir compte de l'en-
semble de la symptomatologie du syndrome (ses aspects
à la fois spatiaux, émotionnels et attentionnels), mais
nous allons voir malgré tout qu'elle n'est pas exempte
de critiques.
Il est intéressant de se pencher sur le raisonnement à
l'origine de ces théories. Initialement, les chercheurs
ont remarqué que des lésions de l'hémisphère droit pro-
voquaient des troubles de la cognition spatiale, ils ont
donc émis l'hypothèse que cet hémisphère devait être
spécialisé dans la cognition spatiale. Ils ont ensuite
observé que ces lésions provoquaient également des
troubles de l'attention, ils ont donc ajouté l'émergence
de l'attention dans les spécialités de cet hémisphère.
Puis ils ont observé que les patients souffrant de telles
lésions ne se sentaient pas concernés par leurs déficits ;
les chercheurs ont donc pensé que l'hémisphère droit
devait également jouer un rôle dans les émotions néga-
tives. Enfin, pour rendre compte du fait que ces patients
ne semblent pas avoir conscience de leur état corporel,
les chercheurs ont fait de l'hémisphère droit le spécia-
LES MOTS ET LES CHOSES... | 303

liste du contrôle somatique. Bien que la dernière soit


plus sophistiquée, comme nous l'avons dit, elles
souffrent toutes d'un excès de simplification du point de
vue psychologique. Il s'agit du raisonnement typique-
ment associé à la méthode anatomo-clinique (voir cha-
pitre II) et au raisonnement de Broca : si une fonction
est déficitaire après une lésion cérébrale, alors la région
lésée est impliquée dans la production de cette fonction.
Les psychothérapeutes ont appris à se méfier de ce type
de raisonnements en ce qui concerne la vie émotionnelle
de l'Homme, car ceux-ci adoptent, pour beaucoup, une
conception dynamique de la vie émotionnelle. Ils
ne s'étonnent donc pas de constater que le mécanisme
d'un trouble peut être en complète opposition à ce qu'il
paraît être. Un patient peut paraître heureux de
manière inappropriée, non parce qu'il est incapable de
générer des émotions négatives, mais parce qu'il ne peut
les tolérer, luttant ainsi contre la dépression.

ABORD PSYCHANALYTIQUE DU SYNDROME


DE L'HÉMISPHÈRE DROIT

Nul besoin de réaliser des explorations psycholo-


giques approfondies pour mettre en évidence le désinté-
rêt pathologique dont font preuve les patients atteints
du syndrome de l'hémisphère droit. Une simple évalua-
tion de l'humeur « au lit du malade » ou à l'aide de tests
psychométriques comme le MMPI ou l'échelle de Beck
suffisent, tests qui reposent sur l'évaluation par le
patient lui-même de son humeur. Les psychothéra-
peutes sont généralement assez sceptiques, à juste titre,
concernant les théories basées sur de tels moyens de
mesure, mais les neuroscientifiques ne sont pas en
mesure de faire mieux, dans ce domaine ils ont encore à
apprendre.
Cinq patients présentant des lésions de la convexité
périsylvienne droite (figure 8.8) ont été évalués au cours
304 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

d'une psychothérapie psychanalytique. L'objectif de


cette recherche était d'étudier les aspects psychodyna-
miques des modifications de personnalité causées par
les lésions de l'hémisphère droit (voir Kaplan-Solms et
Solms, 2000).

Figure 8.8 — La région périsylvienne droite

Les deux premiers patients présentaient les symp-


tômes habituels du syndrome de l'hémisphère droit :
une absence de reconnaissance de leurs déficits phy-
siques et cognitifs, et une héminégligence gauche. De
plus, ils présentaient la classique indifférence affective
vis‑à-vis de leurs troubles. Cependant, cette « indiffé-
rence » était en réalité très fragile. Lors de séances de
psychothérapie, ces patients ont eu de brèves crises de
larmes durant lesquelles ils semblaient submergés par
les émotions, émotions qui brillaient à d'autres moments
par leur absence. Il se dégageait une impression de tris-
tesse réprimée, de deuil et de peur de la dépendance,
bien plus qu'une simple absence de ces affects.
Par exemple, l'une de ces patientes, Mme B., explosa
en larmes alors qu'elle était en train de lire un livre
(voir Kaplan-Solms et Solms, 2000, p. 167-172). Puis
elle se ressaisit et continua de lire. Le lendemain,
lorsque son thérapeute lui demanda pourquoi elle
s'était effondrée, elle ne put s'en souvenir. Tout ce
qu'elle pouvait en dire, c'est que cela avait un rapport
LES MOTS ET LES CHOSES... | 305

avec un procès. Après enquête, le livre qu'elle lisait


traitait d'un procès intenté par des parents d'enfants
victimes de la thalidomide. Mme B., qui avait subi un
accident vasculaire cérébral au moment de son accou-
chement la laissant hémiplégique, s'était clairement
identifiée aux incapacités de ces enfants. Elle n'était,
en revanche, pas du tout consciente de cette associa-
tion. La même patiente, juive ashkénaze, fondait en
larmes en regardant Un violon sur le toit. Il serait com-
plètement erroné d'affirmer que cette patiente était
incapable de ressentir des émotions négatives, mais il
serait plus juste de dire que ces émotions étaient intolé-
rables, particulièrement le sentiment de perte, dont des
recherches empiriques mettent en évidence la prépon-
dérance dans les caractéristiques affectives du syn-
drome de l'hémisphère droit (voir Turnbull, 2005).
Le deuxième cas clinique est celui de M. C. (Kaplan-
Solms et Solms, 2000, p. 160-167). Lui aussi avait subi
un accident vasculaire cérébral droit. Son absence de
reconnaissance des troubles rendait le travail de son
médecin rééducateur compliqué, notamment dans le
réapprentissage de la marche. Le patient semblait com-
plètement insouciant et pas du tout concerné par son
déficit. En revanche, lors d'une rencontre avec son
psychothérapeute, il fondit en larmes. Le psychothéra-
peute lui demanda d'associer à propos de ses senti-
ments, M. C. lâcha : « Regardez mon bras ! Qu'est-ce
que je vais faire s'il ne se remet pas ? Comment vais-je
faire pour retravailler un jour ? » Puis, il retrouva son
calme et reprit sa posture initiale « d'indifférence ». Ce
comportement n'est pas en faveur de l'hypothèse du
« contrôle somatique », puisque M. C. pouvait par
moments reconnaître son état corporel. On peut plutôt
dire qu'il avait supprimé la connaissance consciente de
son état corporel. L'attention n'est pas une fonction
émotionnellement neutre. Comme pour Mme B., ces épi-
sodes n'étaient pas rares, et n'étaient pas très difficiles
à comprendre. Ces deux cas illustrent une intolérance,
probablement inconsciente, aux affects dépressifs liés à
la perte d'autonomie, et dans les deux cas les patients
306 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

étaient dans l'incapacité de surmonter ces sentiments


par le processus normal de deuil.

DEUIL ET MÉLANCOLIE

L'échec du processus de deuil peut prendre de mul-


tiples formes. Dans un célèbre article, « Deuil et mélan-
colie », Freud (1917e [1915]) a exposé les différences
entre le processus normal de deuil et la mélancolie,
autrement dit la dépression clinique. Il affirmait que
dans le deuil, la personne finissait par supporter la
perte en abandonnant (ou en se séparant de) l'objet
d'amour, alors que ce travail était impossible dans la
dépression car le patient était dans le déni de cette
perte. On ne peut pas accepter une perte si on ne
reconnaît pas qu'elle existe. Freud a écrit que cela arri-
vait particulièrement lorsque l'attachement original
pour l'objet d'amour était un attachement narcissique,
une forme d'attachement qui ne reconnaît pas la sépara-
tion entre soi et l'objet d'amour. Elle s'oppose à l'atta-
chement objectal, une forme plus mature d'attachement
qui reconnaît l'indépendance de l'objet d'amour. Freud
a montré que, dans la mélancolie, le patient dénie
l'amour de l'objet perdu en s'identifiant à lui, devenant
fantasmatiquement cet objet. La dépression résulte
ainsi de l'internalisation du sentiment de colère à
l'encontre de l'objet qui nous a abandonné : le narcis-
sique attaque cet objet internalisé avec tout le ressenti-
ment d'un amant éconduit.
Cette explication semble parfaitement illustrer le
troisième cas clinique, celui de Mme A. (Kaplan-Solms
et Solms, 2000, p. 173-179). Cette patiente souffrait de
troubles spatiaux sévères, d'héminégligence et d'ano-
sognosie, tout en étant profondément déprimée. Cette
présentation est plutôt inhabituelle dans le syndrome
de l'hémisphère droit, et produisait une situation para-
doxale dans laquelle la patiente ne reconnaissait pas la
LES MOTS ET LES CHOSES... | 307

perte mais souffrait néanmoins d'une réaction dépres-


sive. Elle était constamment en pleurs et ressassait son
sentiment d'être un poids pour les médecins et l'équipe
infirmière, disant qu'elle ne méritait pas leur attention
ni de continuer à vivre. L'investigation psychanalytique
a révélé que Mme A. était réellement inconsciente de sa
perte, et la déniait en utilisant le processus d'introjec-
tion décrit par Freud. Inconsciemment, Mme A. possé-
dait une image d'elle-même abîmée, handicapée, et
attaquait cette image, jusqu'à effectuer deux tentative
de suicide.
Cette patiente était envahie par des affects du même
type que ceux ressentis par les deux premiers patients
dont nous avons exposé les cas, la différence étant que
ces deux premières personnes avaient réussi à les
réprimer. Les deux prochains cas sont plus complexes
encore.

Défenses contre la mélancolie

Monsieur D. et Monsieur E. étaient tout sauf indif-


férents vis‑à-vis de leurs déficits : ils étaient même com-
plètement obsédés par la question. Tous les deux étaient
également atteints de misoplégie, cette haine à
l'encontre du membre paralysé que nous avons évoquée
plus haut. M. D. n'avait qu'une parésie modérée de
la main gauche et aurait pu l'utiliser s'il avait essayé.
Cependant, il s'y refusait catégoriquement et son hosti-
lité à l'égard de sa main était si intense qu'il demandait
au chirurgien de la lui couper. Il lui est même arrivé
de frapper violemment sa main contre un radiateur, et
de dire qu'il voulait la réduire en miettes et envoyer les
morceaux au neurochirurgien qui l'avait opéré : cet épi-
sode traduit de manière frappante l'état émotionnel de
tels patients.
Il est intéressant de noter qu'une lésion de même
localisation peut provoquer des réactions émotionnelles
complètement opposées : une absence de reconnaissance
du membre et un déni de son déficit, ou bien à l'inverse
308 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

une haine envers celui-ci. Le psychanalyste qui suivait


ces deux patients en était arrivé à la conclusion que les
processus psychodynamiques sous-jacents étaient simi-
laires à ceux de Mme A. : ces deux hommes attaquaient
l'image internalisée de leur perte ; pas en se faisant du
mal à eux-mêmes comme Mme A., mais en essayant de
détacher littéralement le morceau abîmé d'eux-mêmes,
pour préserver leur partie intacte.
D'autres combinaisons de processus sont possibles 1
mais ces cas ont en commun une incapacité à réaliser le
processus de deuil. Sous ces formes cliniques diverses
réside un mécanisme dynamique commun : une intolé-
rance aux affects douloureux associés à la perte. Les
différences superficielles d'un patient à l'autre sont
attribuables à des manières variées de se défendre de
cette situation intolérable.

Pourquoi ces patients sont-ils


incapables de faire le deuil ?

Nous pouvons maintenant tenter d'intégrer toutes ces


données. La convexité périsylvienne droite est spéciali-
sée dans la cognition spatiale. Des lésions de cette région
provoquent des difficultés à se représenter correcte-
ment les relations entre soi et les objets. Ces difficultés
ébranlent les relations objectales, au sens psychanaly-
tique : l'objet d'amour, basé sur une représentation
réaliste de la séparation entre soi et cet objet, se désin-
tègre, et les relations d'objet régressent à un niveau
narcissique. Cela provoque des réactions défensives de
type narcissique envers l'objet perdu, ce qui rend ces
patients incapables de faire un deuil normal. Ils dénient
leur perte et tous les affects et les perceptions externes
qui y sont associés, en utilisant un panel de moyens de

1. Moss et Turnbull (1996) ont décrit le cas d'un enfant de 10 ans atteint
du syndrome de l'hémisphère droit classique, qui alternait entre un état de
déni (anosognosie) et de haine (misoplégie) concernant sa main gauche.
Durant une période où il la haïssait, il dit qu'il voulait qu'on l'ampute
chirurgicalement du bras gauche, pour le lui remplacer par celui de sa mère.
LES MOTS ET LES CHOSES... | 309

défense leur permettant de consolider ce déni à chaque


fois que l'intolérable réalité menace de les envahir.
Au contraire, les patients atteints de lésions gauches
conservent leurs relations objectales, dans la mesure
où les cognitions spatiales restent intactes. Ainsi, ces
patients, qui présentent des déficits tout aussi compa-
rables sur le plan fonctionnel, sont capables de procé-
der au difficile travail de deuil. La dépression ainsi que
les fameuses réactions catastrophiques de ces patients
sont, en réalité, tout à fait saines et doivent être consi-
dérées comme des réactions adaptées compte tenu de
leur perte dramatique. Les patients souffrant de lésions
droites, figés dans leur narcissisme, ne peuvent pas
mettre à l'épreuve leurs croyances fantasmatiques face
à la réalité externe, et ne peuvent donc effectuer ce
travail de deuil.
L'investigation psychanalytique de la vie intime de
ces patients neurologiques a beaucoup à nous offrir. En
l'espèce, elle a permis d'offrir une nouvelle perspective
sur un syndrome dont les hypothèses neurocognitives
échouaient à expliquer toute la complexité, notamment
sur le plan émotionnel. Mais les hypothèses psychanaly-
tiques ne sont pas moins sujettes à l'erreur, et doivent
également être soumises à la même rigueur empirique.

L'HÉMISPHÈRE DROIT ET LE MOI

L'hypothèse de Galin illustre bien la nécessité de la


rigueur expérimentale. Selon cette hypothèse, les
patients souffrant de lésions de l'hémisphère gauche
auraient des défauts moïques de l'ordre de la psychose,
or ceci n'est pas le cas. Au contraire, toujours selon
Galin, les patients souffrant de lésions droites devraient
avoir des déficits touchant le processus primaire, et
donc se montrer plus réalistes et rationnels que la popu-
lation normale, ce qui n'est pas le cas non plus. On cons-
tate même que les patients aux lésions droites souffrent
310 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

de troubles du Moi plus importants que les patients aux


lésions gauches. Enfin, les troubles du Moi sont majeurs
lors de lésions bilatérales de la région frontale ventro-
médiane, une partie du cerveau très peu concernée par
l'asymétrie inter-hémisphérique.
Ainsi, l'hypothèse de Galin est clairement réfutée.
L'hémisphère gauche n'est pas le siège du système
Conscient, ni l'hémisphère droit le siège de l'Incons-
cient. Les deux hémisphères sont impliqués dans diffé-
rents aspects du fonctionnement moïque. D'autre part,
le rôle du processus secondaire dans l'inhibition
– l'aspect du fonctionnement moïque que Galin pensait
lié à la convexité périsylvienne gauche – dépend du fonc-
tionnement de la région ventromédiane des deux lobes
frontaux (voir chapitre III). Quant au Ça, inconscient,
et à son processus primaire, ceux-ci semblent plus en
lien avec les influences « état » des structures sous-
corticales évoquées au chapitre IV, qu'avec les fonc-
tions « canal » du traitement cortical de l'information.

CONCLUSION

Dans ce chapitre, à travers une brève revue neuro-


psychologique concernant la notion d'asymétrie céré-
brale, nous avons tenté d'introduire deux thèmes
centraux du chapitre qui va suivre. Tout d'abord, nous
pensons que les hypothèses psychanalytiques concer-
nant l'organisation fonctionnelle de l'appareil psy-
chique de l'Homme peuvent (et doivent) être éprouvées
par les méthodes neuroscientifiques modernes. Enfin,
compte tenu de la complexité de notre monde interne,
nous sommes persuadés que les neuroscientifiques ont
beaucoup à gagner d'une collaboration interdiscipli-
naire.
CHAPITRE IX

Le self et la neurobiologie
de la « cure par la parole »

Au risque de décevoir le lecteur, il vaut mieux


admettre d'emblée que nous ne sommes pas encore en
mesure de rendre complètement compte à la fois des
concepts de « self » et de « cure par la parole » (talking
cure) en termes neuroscientifiques. Pour autant, nous
avons quelques idées prometteuses sur ces sujets, ce
qui nous suffit pour vouloir les partager ici, à tout le
moins pour déterminer quelles recherches restent à
mener. Nous commencerons par synthétiser l'ensemble
des données que nous avons évoquées jusqu'à présent,
et rassembler les principes fondamentaux permet-
tant d'avoir une image globale du fonctionnement de
l'esprit.

LE FONCTIONNEMENT PSYCHIQUE
EN RÉSUMÉ

Dans le chapitre II, nous avons vu que l'appareil


psychique pouvait être étudié de deux manières diffé-
rentes. Une perspective interne nous permet d'acquérir
une impression subjective de notre esprit, une vue de
l'intérieur pourrait-on dire. Cette perspective est celle
qui est adoptée par les psychanalystes. L'étude du cer-
veau en tant qu'organe représente la seconde manière
312 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

de procéder : une perspective objective. L'esprit, en


tant que chose, est alors vu de l'extérieur. Ces deux
façons d'étudier l'esprit représentent la base du pro-
blème cerveau-esprit, autrement dit l'illusion qu'il
s'agit de deux choses différentes en substance.
Nous pouvons tirer profit de cette illusion car elle
nous permet de confronter les conclusions de l'une et
l'autre perspective. Comme le suggère la fameuse allé-
gorie des aveugles et de l'éléphant, se contenter d'une
seule source d'informations peut induire en erreur. Si
nous, les aveugles, hommes et femmes de science, coopé-
rions, nous gagnerions en précision sur notre connais-
sance de ce qu'est l'esprit. Il est donc grand temps de
considérer que la psychanalyse et les neurosciences ont
beaucoup à gagner d'un enrichissement réciproque. Les
thèmes traités dans les différents chapitres de ce livre
ont été choisis en partie pour le démontrer. Des ques-
tions comme « qu'est-ce qu'un sentiment ? », « qu'est-ce
que la conscience ? » ou encore « qu'est-ce que le self ? »,
nous plongent au cœur de notre vie mentale.
De manière surprenante, aucune de ces questions,
qui toutes pourtant préoccupent la majorité des êtres
humains, n'a intéressé les neurologues et les neuropsy-
chologues au cours du XXe siècle. Pendant toutes ces
années, ces derniers ont étudié surtout les bases de la
perception et du mouvement, des sujets tout à fait diffé-
rents. Lorsqu'ils s'aventuraient plus en profondeur, ils
ne s'éloignaient jamais vraiment du « bord », autrement
dit de l'observation comportementale : le langage, la
mémoire ou encore la résolution de problèmes en sont
des exemples. Ils se sont tenus à l'écart des fondements
de notre vie intime, comme les sentiments, la conscience
et le self. Heureusement, tout ceci a brusquement
changé au cours des dernières années du XXe siècle, et
nous pouvons ainsi commencer à nous poser des ques-
tions plus audacieuses comme : « Comment la cure par
la parole fonctionne-t‑elle ? »
Pour tenter de répondre à cette question, nous
devons nous rappeler les conclusions du chapitre II,
lorsque nous avons tenté de définir les caractéristiques
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 313

de l'esprit. Nous avions alors conclu que l'essence de


l'esprit était la conscience subjective.

LE CŒUR DE LA CONSCIENCE

Le cerveau est un organe qui permet notre survie en


tant qu'êtres biologiques, car il permet d'ajuster nos
besoins internes aux dangers et aux opportunités du
monde extérieur, la source des objets de satisfaction de
ces besoins.
Le tronc cérébral représente le cœur de notre cer-
veau, et sa partie la plus ancienne dans une perspective
évolutionniste. Au sein de ce tronc cérébral se trouvent
des noyaux régulant notre vie végétative, viscérale : le
pouls, la respiration, la digestion, etc. Ces structures
sont pré-câblées et nous les partageons avec l'ensemble
des mammifères. Elles sont si indispensables à la vie que
nous ne survivrions pas à une infime variation de leur
structure ou de leur connectivité. Ils ont été préservés
au cours de l'histoire de l'évolution précisément du fait
de leur efficacité. Bien qu'il s'agisse de structures fasci-
nantes pour un neurobiologiste, elles n'ont pas grand-
chose à voir toutefois avec l'esprit en tant que tel, dont
le travail est précisément de gérer les relations entre les
fonctions végétatives sous-tendues par le tronc cérébral,
et le monde extérieur perceptivo-moteur.
Ainsi, l'esprit commence là où s'arrêtent ces struc-
tures. Juste au-dessus de ces dernières, dans la partie
supérieure du tronc cérébral, se trouvent d'autres
structures, dont on peut dire qu'elles participent autant
à la régulation viscérale qu'à la vie mentale (voir cha-
pitre III). Elles gouvernent le niveau d'activation du
cerveau, que nous percevons comme un fond sur lequel
se projette notre conscience, la « page » sur laquelle
« s'inscrivent » en permanence les contenus de nos per-
ceptions et de nos pensées. Cette page n'est jamais com-
plètement blanche, y compris pendant le sommeil.
314 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

La source interne de notre conscience nous informe


sur l'état de notre corps ou, plus précisément, de nos
besoins internes. C'est ce qui « donne le ton » de notre
conscience subjective, lui offrant une certaine qualité
sensible. Si elle pouvait s'exprimer, cette partie la plus
intime de la conscience dirait quelque chose comme :
« J'existe, je suis vivant, et je me sens ainsi. »

LES SOURCES EXTERNES


DE LA CONSCIENCE

L'autre aspect de la « conscience-noyau », selon les


termes de Damasio, vient du monde qui nous entoure.
Les stimuli qui inscrivent des « contenus » représenta-
tionnels sur la « page » de la conscience sont d'abord
enregistrés dans la partie postérieure du prosencéphale,
via un ensemble de structures impliquées dans la récep-
tion, l'analyse et le stockage de l'information venant du
monde extérieur. Ces structures combinent une myriade
de stimuli provenant de tous les organes des sens et
les transforment en « objets » reconnaissables, qui
constituent le monde tel que nous le connaissons. Une
« unité de conscience » correspond au couplage de deux
choses : un instantané de l'état de notre self en rela-
tion avec les objets qui l'entourent. L'essence de la
conscience est donc une relation : « Je me sens ainsi
en relation avec cela. » Cette relation illustre le fait que
nos besoins élémentaires ne peuvent être satisfaits
que par des objets qui ne font pas partie de nous. Nos
sensations, c'est‑à-dire les sources internes de notre
conscience, sont donc toujours définies en lien avec les
objets dont nous avons besoin, autrement dit les sources
externes de notre conscience.
On comprend facilement que c'est là la raison d'être
de la conscience. Elle nous dit ce que nous ressentons
par rapport aux choses : « j'ai faim, je vais manger
cela », « je suis excité sexuellement, peut-être qu'il ou
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 315

elle va s'offrir », « j'ai peur, je vais partir d'ici ». Si


la conscience n'intégrait pas les émotions, alors nous
pourrions très bien nous passer d'elle. La réception,
l'analyse et le stockage de l'information, ainsi que la
programmation, la régulation et la vérification de
l'action, ne dépendent pas de la conscience. Des ordina-
teurs sont tout à fait capables d'exécuter toutes ces
tâches, et nous-mêmes les exécutons pour une grande
part de manière totalement inconsciente (voir les cha-
pitres II et III). L'essence de la conscience est de com-
muniquer la valeur des choses.

LES ÉMOTIONS DE BASE : DES SOUVENIRS


INNÉS

Il existe une série de circuits encodant des relations


universelles entre le self et certains objets, bâties sur les
fondations de la conscience-noyau, à la fois du point de
vue conceptuel et neuroanatomique. Ces connexions
relient certains états du corps avec des classes particu-
lières de perceptions et activent en retour des pro-
grammes moteurs préprogrammés. Elles forment les
systèmes de commande des émotions de base, tels que
Jaak Panksepp les a définis. Ces systèmes nous per-
mettent de répondre de manière automatique à des évé-
nements biologiquement significatifs pour notre survie.
Nous n'avons pas besoin d'apprendre ces programmes
car ils sont inscrits dans notre code génétique, pour la
simple et bonne raison qu'ils ont permis la survie de
nos ancêtres depuis des millions d'années. Ce précieux
héritage biologique représente le cœur du système de
valeurs de notre espèce, ainsi que de l'ensemble des
mammifères.
Il existe quatre systèmes de commande des émotions
de base : le système exploratoire (et le système de
désir, qui lui est associé), le système de défense-
attaque, le système de défense-fuite et le système
316 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

panique. Cette classification ne provient pas de Platon,


ni d'aucun autre philosophe, elle prend sa source dans
les données convergentes issues des neurosciences et de
l'étude minutieuse de la nature.
Si ces systèmes emploient chez chacun les mêmes
réseaux neuronaux et les mêmes messagers chimiques,
le principe de variation interindividuelle s'applique
comme pour toutes les parties du corps, et on trouve
des variations constitutionnelles dans les seuils de
déclenchement d'un individu à un autre. De plus,
comme nous l'avons vu au chapitre VII, ces systèmes se
développent dans un contexte environnemental particu-
lier, comme n'importe quelle autre région du cerveau.
Le contexte, tout particulièrement à certains moments
cruciaux du développement, remplit les « blancs » lais-
sés par les systèmes émotionnels de base. Ainsi, alors
que nous savons que ce qui provoque de la douleur
doit être évité, grâce aux expériences de nos ancêtres,
les objets à l'origine de la douleur doivent néan-
moins être découverts par chaque individu ; il suffit,
pour s'en convaincre, d'observer suffisamment long-
temps un bébé ou un enfant. Il existe de nombreux
objets potentiellement dangereux (une prise électrique
par exemple), et leur diversité dépasse le processus de
l'évolution. Pour cette raison, il reste à chacun à décou-
vrir ce qui constitue un « bon » ou un « mauvais » objet,
en dépit de l'universalité de ces systèmes de commande
des émotions de base 1. En ce sens, grâce à un jeu com-
plexe d'interactions entre nos gènes et l'environnement
dans lequel nous évoluons, nous développons une vision
personnelle du monde – un monde interne – qui nous
est propre.

1. Bien entendu, cela ne signifie pas pour autant qu'aucun contenu n'est
présent à la base dans ces systèmes de commande. Cela ne signifie pas non
plus que nous ne partageons pas les mêmes connaissances dans une certaine
mesure. La structure de base de ces connaissances est déterminée par notre
système de valeurs biologiques ; et notre expérience à un moment donné de
notre histoire et de notre culture est pour une grande partie partagée.
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 317

LA CONSCIENCE ÉTENDUE

Comme nous l'avons vu dans le chapitre V, la plus


grande partie de la mémoire humaine est inconsciente,
et ne devient jamais consciente ; ce qui ne veut pas dire
qu'elle n'exerce pas une influence sur notre conscience.
Tout ce que nous faisons consciemment, dans notre vie
quotidienne, dépend de systèmes de mémoire implicite,
inconsciente, qui agissent sans que nous ne nous en ren-
dions compte. Chaque instant de conscience est forgé
grâce à une suite d'événements inconscients déterminés
par un passé phylogénétique et ontogénétique qui nous
échappe. Les souvenirs « hérités » représentent la forme
de nos systèmes de commande des émotions de base, les
« bons » et « mauvais » objets mentionnés plus haut
déterminent le contenu de ces systèmes. Ceci représente
le cœur du système d'apprentissage implicite, que nous
avons évoqué au chapitre V. Certains spécialistes,
comme Joseph LeDoux, appellent l'aspect motivationnel
de ce type de mémoire la « mémoire émotionnelle ».
Il s'agit donc d'influences inconscientes héritées du
passé, qui s'exercent sur la conscience. La conscience elle-
même s'étend au-delà de la présence immédiate, notam-
ment par le biais de notre capacité à « rejouer » le film de
nos interactions avec le monde extérieur et ses objets,
qu'ils soient à nos yeux bons, mauvais ou indifférents. Il
s'agit là de la récollection explicite, consciente, de souve-
nirs personnels, un mécanisme de la mémoire épisodique
qui nous est primordial 1. La mémoire épisodique ajoute à
notre expérience immédiate de la conscience-noyau (le
couplage self-objet en lien avec la situation présente) des
réminiscences de moments conscients passés (des cou-
plages self-objet passés). Il semble que ce soit un rôle
dévolu à l'hippocampe que de procéder à la réactivation
de tels couplages du self avec des informations stockées

1. L'autre principal type de mémoire explicite est la mémoire « séman-


tique », qui est la mémoire des faits et non des événements (voir chapitre V).
318 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

qui viennent d'événements passés. La mémoire épiso-


dique relie des traces d'événements passés (enregistrés
d'abord au niveau de réseaux corticaux postérieurs) au
sentiment d'avoir été là et d'avoir ressenti quelque chose.
Ce lien est à l'origine du sentiment de familiarité, qui est
au cœur de la mémoire épisodique. Ce sentiment n'est
d'ailleurs pas infaillible, comme en témoignent les phéno-
mènes de déjà-vu et de faux souvenirs.

L'IMPORTANCE DES FONCTIONS


EXÉCUTIVES

Nous en arrivons maintenant au cœur du sujet. Tout


ce que nous avons décrit jusqu'à présent représente des
mécanismes plus ou moins passifs. Mais la caractéristique
la plus importante de l'esprit est l'expérience de se sentir
un agent actif. Cette sensation d'être agent correspond à
la sensation de self, qui ne peut être perçue que subjecti-
vement. Lorsque l'esprit est observé de l'extérieur,
comme n'importe quel objet, l'agent reste invisible. La
perspective externe, en revanche, nous permet d'étudier
les corrélats physiques de cette sensation et d'approfon-
dir les connaissances de son organisation fonctionnelle.
Le S.E.L.F. primaire, comme l'appelle Panksepp,
est, à son niveau d'organisation le plus élémentaire qui
est celui de la conscience-noyau, une structure du tronc
cérébral. Il s'agit de la source immédiate de l'attention
consciente décrite plus haut : la source de l'expérience
d'être vivant. Mais ce serait une erreur que de conce-
voir cette source uniquement en termes de sensorialité.
Bien que la conscience-noyau soit, à un niveau élémen-
taire, la perception de notre état corporel, elle présente
fondamentalement une dimension motrice, et cela pour
deux raisons, que nous avons déjà mentionnées à plu-
sieurs reprises dans les chapitres précédents : parce
que, d'une part, toute perception a pour fonction pre-
mière de guider l'action ; et, d'autre part, parce que le
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 319

rôle fondamental de la conscience est la perception de


l'émotion. Autrement dit, le S.E.L.F. guide l'action sur
la base d'une évaluation.
Au niveau des systèmes de commande des émotions de
base, de telles évaluations aboutissent nécessairement à
une réponse. Ces systèmes déclenchent des programmes
moteurs stéréotypés, des réflexes et des comportements
instinctifs, tous de nature compulsive. À ce niveau pri-
maire d'organisation, le self est passif et n'effectue pas de
choix dans ces réactions, il est dominé par ce que Freud
appelait la « compulsion de répétition ». En d'autres
termes, ce self primitif est dépourvu de libre arbitre.
D'un point de vue neuroscientifique, l'essence du
« libre arbitre » réside paradoxalement dans notre
capacité d'inhibition : la capacité de ne pas faire
quelque chose. C'est là la principale chose qui nous dis-
tingue des autres grands primates : le développement de
niveaux supérieurs du self, organisés avant tout autour
de mécanismes d'inhibition. Ces mécanismes dépendent
du fonctionnement des lobes préfrontaux, le joyau du
cerveau humain, qui nous dotent de la capacité de répri-
mer les compulsions primitives et stéréotypées encodées
dans notre mémoire ancestrale et émotionnelle. On peut
légitimement considérer les lobes préfrontaux et leur
capacité inhibitrice comme le substrat de notre huma-
nité (figure 9.1).

Figure 9.1 — Les lobes préfrontaux


320 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

COMMENT LE SYSTÈME EXÉCUTIF


FONCTIONNE-T‑IL ?

Il est parfois nécessaire de décider instantanément


d'agir, mais, pour tous les autres cas, les lobes frontaux
nous offrent le potentiel de différer notre décision,
en l'inhibant provisoirement, pour prendre le temps
d'y réfléchir. La réflexion peut être considérée comme
une mise en acte imaginaire visant à évaluer les consé-
quences d'une action. Les programmes moteurs sont
envisagés mais leur expression motrice est inhibée.
Réfléchir est, d'une certaine manière, agir sans agir, ou
encore s'imaginer agir. L'inhibition est donc le prére-
quis et le moyen de la pensée.
Les lobes préfrontaux se développent après la nais-
sance, particulièrement au cours de deux poussées vers
2 et 5 ans, et ils continuent de se développer jusqu'à la
vingtaine. Ils sont donc très fortement influencés par
l'expérience. Les expériences que traverse l'individu
façonnent ces mécanismes exécutifs. La structure de ces
capacités d'inhibition est littéralement sculptée par les
figures parentales et apparentées, qui jouent un rôle
majeur dans le développement de l'enfant et notamment
le développement de ces capacités 1. Ce processus de
« sculpture » est dirigé par au moins deux composantes :
les actions des parents mais également leur discours.

Les neurones miroirs

Les « neurones miroirs » sont localisés à la surface des


lobes frontaux et pariétaux (Gallese et al., 1996 ; Rizzo-
latti et Arbib, 1998 ; Rizzolatti et al., 1999). Leur mode
d'action a été découvert chez le singe, et peut être
résumé de la manière suivante : « Ce que le singe voit, le

1. Voir Schore (1994) pour une synthèse claire des nombreux aspects de
ce processus développemental complexe.
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 321

singe fait » (Carey, 1996). Lorsqu'un singe fait quelque


chose, les neurones de son cortex moteur s'activent
selon un pattern caractéristique du comportement en
question. Ce que l'équipe de G. Rizzolatti a mis en évi-
dence, c'est que les neurones moteurs d'un deuxième
singe, observateur passif du comportement du premier,
s'activent également selon le même schéma, comme s'il
mimait le comportement en l'imaginant. Pour l'instant,
ces neurones n'ont été mis en évidence qu'au niveau de
systèmes d'action. Mais lorsque les neuroscientifiques
oseront les rechercher au niveau des systèmes émotion-
nels, nous faisons le pari qu'ils pourront décrire les
bases neurobiologiques de l'empathie. Bien que ces
mécanismes n'aient pas encore été mis en évidence chez
l'enfant, il semble raisonnable d'imaginer qu'il s'agit
du mécanisme par lequel l'enfant « internalise » les com-
portements de ses parents. En ce sens, les programmes
exécutifs se forment par l'activation répétée par obser-
vation, sans que le comportement soit effectivement réa-
lisé. La passivité devient active, quoique auto-retenue,
dans le même temps que l'action devient pensée.

Le discours intérieur

Les enfants internalisent également ce que les


parents leur disent, et utilisent le « discours intérieur »
évoqué au chapitre VIII. Ils transforment ainsi des
interdits en inhibitions. Le langage est un puissant outil
d'autorégulation, ce qui est plus simple à démontrer
par la négative grâce au phénomène pathologique de
la « dissociation entre savoir et faire », observée chez
les patients atteints de lésions frontales. On demande à
un patient de se lever. Il répond « d'accord », mais ne
le fait pas. Si on lui demande de répéter la consigne,
il répond correctement, confirmant qu'il l'a comprise.
Si on lui demande ce qu'il va faire, il répond qu'il
va se lever, démontrant l'intention de réaliser la con-
signe. Mais rien ne se passe. Et cela est dû à l'inca-
pacité de réguler son comportement grâce au langage.
322 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Ces patients peuvent répéter un programme acoustico-


verbal, mais ils ne peuvent pas l'utiliser pour diriger
leur comportement. Il s'agit d'un phénomène observé
uniquement chez des personnes présentant des lésions
importantes des lobes frontaux. Nous pouvons en infé-
rer que, à l'inverse, le comportement est subordonné à
des instructions verbales internalisées grâce (au moins
en grande partie) au fonctionnement des lobes fron-
taux. Tout d'abord, l'enfant répète ce qu'il entend,
puis, peu à peu, il internalise cette répétition et trans-
forme le discours en pensée (pour une revue de ce fas-
cinant processus développemental, voir Luria et Yudo-
vich, 1971).
Ainsi, le fait de penser se rapporte à au moins deux
formes d'inhibition de l'action, sources d'imaginaire.

QU'EST-CE QUE LA PSYCHOPATHOLOGIE ?

Nous venons d'étudier deux manières dont les lobes


frontaux prennent le contrôle sur l'appareil moteur
cérébral, et nous avons montré que ces mécanismes de
contrôle se développent durant certaines périodes cru-
ciales, grâce à l'internalisation des actions et des paroles
parentales. Ces mécanismes sont utilisés par le self
mature pour réprimer les stéréotypes moteurs que nous
avons étudiés dans le chapitre IV ou, pour le dire autre-
ment, intercaler la pensée entre l'impulsion et l'action.
Ce processus peut dysfonctionner de multiples maniè-
res. Quelle que soit l'origine du dysfonctionnement de
ce contrôle des systèmes d'action, cela aboutira à un
processus psychopathologique. Les deux illustrations
les plus simples sont un excès d'impulsivité ou un défaut
d'inhibition. Cependant, lorsqu'on considère l'impor-
tante variabilité dans l'expression des systèmes de
commande des émotions de base, associée à l'infinité
de facteurs environnementaux susceptibles d'affecter
le développement de ces systèmes et des mécanismes
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 323

d'inhibition, il devient évident que la psychopathologie


peut se manifester de multiples manières.
Les présupposés sont maintenant plus clairs. Les
problèmes de régulation des systèmes émotionnels
éclairent un certain nombre de troubles psycholo-
giques. Par exemple, au chapitre VI, nous avons évo-
qué l'importance du système exploratoire dans les
symptômes positifs de la schizophrénie. Ce système est
également probablement impliqué dans le trouble bipo-
laire de l'humeur (Panksepp, 1998). Les bases biolo-
giques des troubles anxieux ont beaucoup à voir avec
le système de défense-fuite (LeDoux, 1996 ; Panksepp,
1998), mais également avec le système panique (ou
d'angoisse de séparation). Il est possible que ce der-
nier système soit également impliqué dans l'autisme, le
syndrome d'Asperger, mais également la dépression
(Panksepp, 1998). Cela ne veut pas dire pour autant
que ces pathologies ont une base complètement hérédi-
taire ou « génétique », car l'apparition de ces troubles
est probablement en rapport avec la régulation de ces
systèmes émotionnels, progressivement mise en œuvre
au sein des structures corticales au cours du dévelop-
pement, ce qui nous ramène aux lobes préfrontaux.

MÉTAPSYCHOLOGIE DE LA « CURE
PAR LA PAROLE »

Les lecteurs qui connaissent la psychanalyse auront


reconnu, mais sous un autre nom, la fonction que nous
décrivons. Freud attribuait toutes les fonctions que
nous avons décrites dans ce chapitre à une entité méta-
psychologique qu'il appelait le « Moi ». Il concevait sa
cure par la parole comme un moyen de fortifier ce Moi,
c'est‑à-dire d'étendre son influence sur les deux autres
domaines qui s'interposent : le « Ça » (que l'on peut
globalement faire correspondre aux systèmes de com-
mande des émotions de base) et la réalité externe. Nous
324 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

avons étudié les fonctions exécutives du Moi au cha-


pitre III et les avons reliées au fonctionnement des
lobes frontaux. Rappelons que Freud finit par aban-
donner son idée originale de distinction entre systèmes
Conscient et Inconscient. En 1923, il reconnut que la
partie exécutive, soumise au principe de réalité n'était
pas nécessairement consciente, ni même capable de le
devenir (Freud, 1923b). Pour Freud, la conscience
n'était pas une partie fondamentale de l'organisation
de l'architecture de l'esprit. En conséquence, à partir
de 1923, il redessina sa carte de l'esprit (voir figure 3.3)
et attribua les propriétés fonctionnelles des ex-systèmes
Conscient et Préconscient au « Moi », dont une petite
partie seulement est consciente ou capable de l'être. Sa
propriété fondamentale est sa capacité d'inhibition,
capacité que Freud considérait comme la base de la
rationalité du Moi, du principe de réalité et des fonc-
tions exécutives, caractéristiques de ce qu'il nommait le
« processus secondaire » (et qu'il opposait au « proces-
sus primaire »). C'est plus cette capacité d'inhibition
que la capacité de conscience qui fait du « Moi » (le
« self » autobiographique de Damasio) le régent des
autres fonctions cérébrales, automatiques et biologi-
quement déterminées.
Comment la cure peut-elle fortifier le Moi ? Selon
Freud (1940a [1938]), c'est grâce à la levée du refoule-
ment 1. Le refoulement implique l'exclusion d'une par-
tie de l'esprit en dehors du champ d'influence du Moi.
Le « refoulé » échappe ainsi aux contraintes inhibi-
trices du processus secondaire, et fonctionne selon le
mode compulsif et stéréotypé du Ça (l'ex-Inconscient).
L'objectif de la cure est donc de soumettre le refoulé
aux contraintes d'inhibition du processus secondaire et
ainsi de le rendre accessible au contrôle du Moi, et
donc au libre arbitre.

1. Il faut souligner que les autres faiblesses du Moi, comme le déni


psychotique, étaient considérées par Freud comme non traitables par sa
cure, qui se cantonnait à ce rôle de levée du refoulement (1924b [1923],
1940a [1938]).
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 325

À l'aide de toutes ces connaissances sur l'anatomie


fonctionnelle de l'appareil mental, nous pouvons main-
tenant proposer une traduction de ce processus psycho-
thérapeutique en termes neuroscientifiques.

NEUROBIOLOGIE DE LA « CURE
PAR LA PAROLE »

Nous avons appris au chapitre I que les lobes fron-


taux représentaient une superstructure par rapport au
reste du cerveau. Cela leur procure la capacité d'inté-
grer tout le flux d'informations venant de l'intérieur et
de l'extérieur, avec les informations issues des expé-
riences passées afin de calculer la meilleure option
parmi les actions possibles.
Le « refoulement » peut être défini comme un court-
circuit de ce processus. Toute partie de l'activité céré-
brale exclue des réseaux globaux de contrôle prove-
nant des lobes préfrontaux représente, d'une certaine
manière, le refoulé. Ce qui veut dire qu'il existe de
multiples formes de refoulement. En effet, nous étions
venus à ce raisonnement lorsque nous avons conclu les
chapitres V et VIII : de multiples mécanismes peuvent
prétendre au titre de « refoulement ».
L'objectif de la cure devient ainsi, du point de vue
neuroscientifique, l'extension de la sphère d'influence
exécutive des lobes préfrontaux 1. Les premières études
d'imagerie fonctionnelle sur les effets de la psychothé-
rapie tendent d'ailleurs à confirmer cette idée (voir par

1. Inutile de dire que cet objectif demeure idéal. Il n'est certainement ni


possible, ni souhaitable d'amener toute l'activité cérébrale à dépendre du
contrôle des lobes préfrontaux. Une grande partie de notre fonctionnement
continuera de nous échapper et c'est pour cela qu'il faut rappeler que Moi et
conscience ne sont pas synonymes. Cette dernière est une entité très limitée
(voir chapitre III). L'inconscient et le processus primaire n'existent pas pour
rien ; le délai qu'implique la réflexion n'est pas toujours désirable et il est
même parfois préjudiciable (voir chapitre IV).
326 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

exemple Bakker, Van Balkom et Van Dyck, 2001 ; Bax-


ter et al., 1992 ; Brody et al., 1998 ; Ferng et al., 1992 ;
Schwartz et al., 1996). Tout d'abord, elles montrent un
effet visible à l'IRM de la psychothérapie ; ensuite, les
changements spécifiques de fonctionnement sont cor-
rélés aux résultats de la psychothérapie ; enfin, et c'est
là le plus important, ces changements spécifiques sont
localisés au niveau des lobes préfrontaux.

COMMENT MARCHE LA CURE


PAR LA PAROLE ?

Comment ces changements s'opèrent-ils ? Comment


la cure étend-elle le champ d'influence des lobes pré-
frontaux ? Ce que nous avons dit jusqu'à présent nous
permet de supposer que cela se fait de deux manières.
Tout d'abord, comme son nom l'indique, la cure par la
parole utilise le langage, un outil puissant de liaison
ordonnée, réflexive et abstraite, entre des éléments per-
ceptifs et des souvenirs, permettant de soumettre le
comportement à des programmes déterminés. De plus,
elle utilise l'internalisation, un mécanisme dont nous
avons vu qu'il est d'une importance capitale au cours
du développement, et tout particulièrement durant cer-
taines périodes cruciales pour le développement des
lobes frontaux. On peut imaginer que la cure « réveille »
de manière artificielle cette période grâce à la nature
régressive de la relation transférentielle. Toutefois, sur
cette relation transférentielle – et sur bien d'autres
choses encore qui concernent la cure psychanalytique –
nous ne savons encore presque rien en termes neuro-
scientifiques.
L'avenir nous révélera dans quelle mesure les procédés
que nous avons utilisés pour élaborer nos hypothèses
déterminent en réalité le cours d'une psychothérapie psy-
chanalytique. Nous devons également compter sur de
futures recherches pour pouvoir éventuellement répon-
LE SELF ET LA NEUROBIOLOGIE... | 327

dre à bon nombre de questions, parmi lesquelles les ques-


tions de la spécificité des mécanismes à l'œuvre dans les
différents processus psychopathologiques, de l'accessibi-
lité des différentes pathologies à la cure par la parole ou
encore des aspects de cette cure les plus adaptés selon
les cas.
Nous nous devons de conclure ce court chapitre par
une note d'incertitude. Il n'est pas question ici de retom-
ber dans les travers du passé. L'intérêt d'utiliser nos
connaissances actuelles, si minces soient-elles, pour
éclairer le mode d'action de la psychanalyse n'est pas
d'alimenter des théories fumeuses, mais d'établir des
bases scientifiques plus solides sur lesquelles elle pourra
s'appuyer. C'est avec cet objectif en tête que nous abor-
dons le dernier chapitre de ce livre.
CHAPITRE X

L'avenir :
la neuro-psychanalyse

Le terme « métapsychologie » a quelque chose d'un


peu obscur pour un scientifique moderne. Pourtant,
tout ce qui concerne les sciences de l'esprit, dont les
neurosciences cognitives, fait en fait partie de la méta-
psychologie. La métapsychologie est une tentative de
décrire l'architecture fonctionnelle de l'appareil psy-
chique, l'instrument de notre vie mentale, et de définir
les lois qui gouvernent son fonctionnement (voir cha-
pitre II). Les architectures fonctionnelles sont des abs-
tractions, des entités virtuelles, elles ne font pas partie
des choses qui peuvent être perçues directement. Elles
sont inférées à partir des données de l'observation.
Dans notre chapitre III, nous avons décrit l'architec-
ture fonctionnelle de la conscience et les lois qui gou-
vernent son fonctionnement (autant que nous les
comprenons actuellement). Dans le chapitre IV, nous
avons fait la même chose pour les émotions, dans le cha-
pitre V pour la mémoire, et ainsi de suite. Toutes ces
choses sont des abstractions. Il n'est pas possible de per-
cevoir un « système de mémoire » ; il est possible éven-
tuellement de visualiser la distribution des structures
anatomiques qui sous-tendent le système, et il est possible
individuellement de faire l'expérience consciente du phé-
nomène de remémoration, mais le système de mémoire
lui-même demeure une abstraction. Les neurosciences
cognitives traitent en dernière analyse de notions de ce
type : « systèmes mnésiques », « systèmes de conscience »,
330 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

« systèmes émotionnels », et ainsi de suite. C'est pour


cela que nous disons que la métapsychologie, en ce
qu'elle décrit l'architecture fonctionnelle de l'appareil
psychique, est le véritable sujet des sciences cognitives.
À ce titre, les sciences cognitives ne se distinguent pas
des autres branches de la science. La physique, par
exemple, pour prendre un domaine on ne peut plus
concret, traite d'un certain nombre d'abstractions
comme la « gravité », l'« électricité », les « champs quan-
tiques », et ainsi de suite. Ces choses-là non plus ne
peuvent pas être vues, mais elles font partie des objets
des sciences physiques. Chaque branche de la science
étudie un aspect différent de la nature et vise à décou-
vrir les lois qui le gouvernent, et ces lois que la science
produit prennent toujours la forme d'abstractions.
Elles sont des entités virtuelles, inférées scientifique-
ment à partir de toute la variété des choses et des événe-
ments concrets qui en témoignent.
L'esprit est un aspect de la nature comme les autres,
et l'« appareil psychique » est l'abstraction qui en
découle, que nous inférons de nos observations et ten-
tons ainsi de cerner scientifiquement. Mais l'appareil
psychique a néanmoins un attribut spécial qui le dis-
tingue des autres parties de la nature : il s'agit de la
partie de la nature que nous occupons nous-même. Ceci
fait que le sujet nous importe un peu plus que les autres,
et fait aussi que nous avons, le concernant, une perspec-
tive d'observation tout à fait singulière : nous savons ce
que cela fait que d'être un appareil mental, et nous ne
savons pas ce que cela fait d'être autre chose.
Pour cette raison singulière, la mémoire et les autres
« systèmes » mentaux que les neuroscientifiques infè-
rent de leurs différents modes d'observation du cerveau
et du comportement, peuvent aussi être étudiés sous
l'angle de ce que cela fait d'être de tels systèmes. Nous
avons donc deux points de vue possibles sur l'appareil
psychique dans son ensemble et sur tous les différents
systèmes qui le composent.
Comme nous l'avons dit précédemment, cela est bien
évidemment un atout pour notre science. Mais histori-
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 331

quement, en tout cas jusqu'à maintenant, nous n'en


avons pas véritablement pris la mesure. Au lieu de cela,
nous nous sommes comportés comme si chacune des
perspectives sur l'appareil psychique étudiait un aspect
différent de la nature, et nous avons en conséquence
divisé cet appareil psychique en deux catégories de
choses : d'un côté le cerveau, qui est étudié « objective-
ment » par les neuroscientifiques ; et de l'autre le self
psychique, qui est étudié par la science de la subjecti-
vité, la psychanalyse (voir chapitre II).
Nous avons tenté dans ce livre de dissiper cette dicho-
tomie trompeuse. Nous avons ainsi essayé de montrer
que quand les neuro-cognitivistes étudient actuellement
la mémoire et les autres systèmes de l'appareil psy-
chique, ils étudient la même chose que ce que Freud en
son temps essayait de décrire et de définir dans ses
écrits métapsychologiques – et qu'il représentait dans
des diagrammes, dont le plus célèbre apparaît au cha-
pitre VII de L'Interprétation du rêve (figure 10.1 ;
Freud, 1900a, p. 594). Pour ce qui concerne leurs prin-
cipes et leurs objectifs, ces diagrammes sont les mêmes
que ceux des neurosciences cognitives contemporaines
sur le traitement de l'information, comme par exemple
la tentative encore récente du neurophysiologiste Allan
Hobson de représenter les propriétés fonctionnelles de
ce qu'il appelle « le cerveau rêvant » (figure 10.2 ; Hob-
son et al., 2000, p. 835).

Pc S S Ics Pcs

Figure 10.1 — Représentation fonctionnelle de l'esprit rêvant


(extrait de Freud, 1900a, p. 594)
332 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

noradrénaline
éveil
et sérotonine élevées

sommeil
lent
acétylcholine élevée
entrées externes
sommeil
paradoxal
entrées internes

basse élevée

Figure 10.2 — Représentation fonctionnelle du cerveau rêvant


(extrait de Hobson et al., 2000, p. 835)

Le problème, c'est que jusqu'à très récemment, les


deux disciplines se sont intéressées à des aspects complè-
tement différents de ce grand domaine scientifique
qu'elles partagent, et elles n'ont eu presque aucun point
de rencontre. Mais ceci a changé à présent, car les neuro-
scientifiques ont commencé dernièrement à porter leur
attention sur le fonctionnement psychique interne. Les
différents chapitres de ce livre ont présenté, sous une
forme abrégée, un panorama des connaissances qui en
découlent, ce que l'on peut appeler les « neurosciences de
l'expérience subjective ».
Pour toutes ces notions qui ont fait nos titres de cha-
pitres (la conscience, les émotions, la mémoire, les
rêves, et ainsi de suite), nous restons confrontés princi-
palement à deux descriptions métapsychologiques dis-
tinctes, une situation qui n'a rien de réjouissant et
serait même plutôt malsaine. D'après nous, une seule
solution s'impose clairement si nous voulons améliorer
les choses : les deux perspectives doivent être intégrées
et combinées, et ainsi réconciliées l'une avec l'autre.
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 333

LES AVANTAGES D'UNE SCIENCE


« OBJECTIVE »

Il ne faut pas nier que, bien que la psychanalyse et les


neurosciences étudient – chacune à sa manière – la
même chose, la connaissance psychanalytique est beau-
coup moins fiable que la connaissance neuroscien-
tifique. La plupart des gens instruits ont tendance à
considérer que les dernières théories émanant des neu-
rosciences cognitives sur l'organisation de la mémoire,
de la conscience, des émotions, etc., sont des théo-
ries scientifiques, c'est‑à-dire qu'elles constituent la
connaissance la plus fiable dont nous disposons actuel-
lement sur les lois qui gouvernent l'appareil psychique.
La même chose ne peut pas être dite pour les théories
psychanalytiques. Nous n'avons aucune de raison de
penser que la différence est due à quelque propriété de
l'appareil psychique lui-même car, comme nous l'avons
déjà dit, celui-ci correspond à la partie de la nature que
les deux disciplines étudient. La source de la différence
est ailleurs, dans les perspectives d'observation que les
deux disciplines adoptent : celle de la psychanalyse fait
que ses théories sont intrinsèquement plus fragiles.
La perspective d'observation de la psychanalyse pro-
cure des données qui sont d'une nature particulière-
ment fugace, fugitive. L'expérience subjective, qui est la
« matière » que recueille la psychanalyse, semble impos-
sible à cerner complètement. Ceci est inhérent à sa
nature même, et ce qui ne peut être cerné ne peut être
mesuré. Mais surtout, cette expérience est subjective,
c'est‑à-dire qu'elle est singulière, unique, et observable
seulement par le sujet lui-même. Pour cette raison,
deux observateurs ne peuvent avoir un jugement iden-
tique sur une expérience subjective, car ils sont littéra-
lement incapables d'observer la même chose. On peut
dire à la rigueur qu'ils peuvent observer le même type
de chose et comparer leurs conclusions, ce qui peut leur
permettre d'atteindre un consensus et ainsi un certain
334 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

degré de généralisation. Cependant, précisément pour


cette raison, les connaissances qui en résultent, en tout
cas pour les sujets les plus intéressants, ont tendance à
devenir de plus en plus fragiles. Les conclusions les plus
généralisables sont le plus souvent très loin des données
subjectives brutes, le véritable objet d'étude.
Les psychanalystes seraient tentés de se consoler
avec le fait que l'incertitude de leurs connaissances est
due à la façon dont l'esprit fonctionne. Mais ceci n'est
pas vraiment une consolation, car il existe une autre
branche de la science qui étudie la même chose, et dont
les conclusions semblent beaucoup plus fiables.
Il y a une manière pour la psychanalyse de tirer pro-
fit de ce défi. Comme ses généralisations théoriques se
rapportent à la même chose que celles des neurosciences
cognitives, les premières peuvent être testées à partir
des secondes. Et comme la seconde série de données est
« objective », elle concerne une chose « physique », elle
peut être cernée, mesurée, et examinée en détail par
autant d'observateurs indépendants que nécessaire.

LES AVANTAGES D'UNE SCIENCE


« SUBJECTIVE »

Ce serait une grave erreur, et beaucoup ont d'ailleurs


tendance à la faire, que de conclure que la science men-
tale peut tout à fait se passer de la psychanalyse. Mais on
peut bien sûr comprendre le questionnement : si la psy-
chanalyse et les neurosciences cognitives étudient la
même chose, et que les conclusions des neurosciences
cognitives sont bien plus fiables, alors pourquoi aurions-
nous besoin de la psychanalyse ?
La réponse, c'est que la psychanalyse nous donne un
accès au fonctionnement interne de l'appareil psy-
chique, qui ne peut être étudié « objectivement » car il
ne peut être vu, au sens propre. Les sentiments sont un
exemple parfait de cela : ils ne peuvent pas être vus,
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 335

mais il est pourtant certain qu'ils existent, ils font partie


de la nature. En tant que tels, ils exercent des effets sur
d'autres phénomènes naturels, dont certains sont eux
bel et bien visibles 1. On retrouve ici toute la complexité
du problème corps-esprit (voir chapitre II). Comment
quelque chose d'immatériel pourrait-il affecter quelque
chose de matériel s'il n'était pas réel ? La réalité ne se
limite pas à ce qui est visible. Les sentiments sont réels,
ils existent, ils ont des effets. Et pour cette raison, il
serait dangereux pour la science de les ignorer.
Ce serait un dévoiement total pour la science que de
chercher à comprendre l'être humain sans prendre en
compte ses sentiments, ses fantasmes, ses souvenirs.
Ceux-ci forment la vie intérieure de chacun, ses choix,
ses actes, son comportement, ce qu'il est. Le monde
interne de l'expérience subjective est aussi réel que les
objets qui nous entourent.
C'est tout simplement pour cela que la psychanalyse a
des prétentions scientifiques. Malgré tous ses défauts, elle
tente réellement de saisir un aspect particulier de la
nature. Elle favorise donc une meilleure prise en compte
de la réalité, et enrichit ainsi la science. La complexité et
les difficultés du monde interne, de l'expérience subjec-
tive, font partie de l'esprit et de la façon dont il fonc-
tionne. Pour cette raison, les neurosciences modernes ont
beaucoup à attendre de la psychanalyse, et la psychana-
lyse moderne a beaucoup à attendre des neurosciences.

DES PRÉJUGÉS À L'ENCONTRE


DES NEUROSCIENCES

Il serait injuste de notre part de sous-entendre que les


neuroscientifiques ont des préjugés contre la psychana-
lyse – en fait ils en ont de moins en moins, comme nous

1. Les sentiments ont des effets, il suffit pour s'en persuader de penser
aux personnes qui se suicident ou qui commettent un meurtre passionnel.
336 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

allons le voir –, alors que les psychanalystes seraient au


contraire totalement ouverts d'esprit et n'œuvreraient
que pour la vérité pure. Ça n'est malheureusement pas
le cas, les psychanalystes ont tout autant de préjugés à
l'encontre des neurosciences que les neuroscientifiques
en ont à l'encontre de la psychanalyse.
Dans ce domaine, ils se fient aveuglément à ce qu'a
écrit Freud, et ce faisant, ils trahissent involontaire-
ment l'esprit de son œuvre. Il y a un peu plus de cent
ans, Freud (1900a, p. 594) affirma en effet, cela est
resté célèbre, qu'il allait « […] complètement laisser
de côté le fait que l'appareil animique dont il s'agit ici
nous est connu aussi comme préparation anatomique
[…] » et implorait ses lecteurs de rester « […] sur le
terrain psychologique […] ». Mais, d'une part, c'était
il y a plus d'un siècle et, d'autre part, Freud n'a pas
écrit que l'appareil qu'il décrivait n'était pas égale-
ment une « préparation anatomique », il a seulement
écrit qu'il choisissait de laisser ce fait de côté (Freud,
1915e, p. 216 1). De plus, il a appelé seulement à une
période d'indépendance disciplinaire, de façon à ce
que la psychologie puisse « […] provisoirement […]
avancer selon ses besoins propres […] ». Il ajouta plus
tard (1920g, p. 334) :
La biologie est en vérité un royaume aux possibilités illimitées ;
nous avons à attendre d'elle les éclaircissements les plus surpre-
nants et nous ne pouvons pas deviner quelles réponses elle don-
nerait dans quelques décennies aux questions que nous lui
posons. Peut-être justement des réponses susceptibles de renver-
ser d'un souffle tout notre édifice artificiel d'hypothèses.

Ceci a été écrit en 1920, et nous sommes maintenant


« quelques décennies » plus tard. La recommandation
de Freud à ses continuateurs de rester à distance des
développements des neurosciences a donc clairement
expiré. Il s'agissait seulement d'une stratégie tempo-

1. Pour une exégèse détaillée de la position de Freud sur cette question


dans son ensemble, voir Solms et Saling (1986 et 1990), Kaplan-Solms et
Solms (2000) et Solms (2000b).
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 337

raire, imaginée pour permettre un développement maxi-


mal de la perspective subjective sur l'esprit par elle-
même, avant qu'elle soit nécessairement conciliée avec
la neurologie.
Les continuateurs de Freud semblent avoir oublié
que cette autonomie de la psychanalyse était une stra-
tégie temporaire. Ils l'on transformée en dogme, à son
détriment. Depuis un siècle, la psychanalyse a eu suffi-
samment de temps pour voir jusqu'où elle pouvait aller
par elle-même, et le consensus actuel – en tout cas pour
la majorité de la communauté scientifique – est que sa
méthode clinique nous a apporté tout ce qu'elle pouvait
à elle seule.

ET APRÈS ?

Pour les raisons historiques que nous venons de


résumer, les psychanalystes sont encore mal outillés
pour rejoindre les neurosciences. Ils n'ont simplement
pas les connaissances et les réflexes ; ils ne se sont pas
tenus suffisamment au courant des développements
scientifiques significatifs. On pourrait même penser
qu'il est trop tard à présent. Cela peut paraître décou-
rageant, il est vrai, quand vous êtes psychothérapeute
depuis longtemps de considérer tout d'un coup que les
neuroscientifiques savent des choses importantes à pro-
pos du fonctionnement de l'esprit et qui pourraient
avoir un impact direct sur votre métier, car personne
en effet ne souhaite tout reprendre à zéro.
De l'autre côté, les pressions pour abandonner la
psychanalyse sont considérables. Nous, auteurs de ce
livre, avons tous deux connu des situations désagréables
où notre intérêt pour la psychanalyse nous a fait perdre
le respect de collègues, l'estime d'étudiants, et la volonté
de directeurs de journaux de publier nos travaux (voir
par exemple Turnbull, 2000). Mais nous pensons que
la psychanalyse compte pour moitié dans l'abord
338 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

scientifique de l'esprit, et donc nous sommes déterminés


à l'utiliser. Or dans le climat existant, un climat d'hosti-
lité mutuelle, cela n'est pas toujours facile. Ainsi, le fait
d'être disposé à réviser ou remplacer les suppositions
entretenues de la théorie psychanalytique qui ne résis-
tent pas à un examen scientifique approprié ne vous
rend pas particulièrement sympathique à vos collègues
psychanalystes ! Nous les invitons pour ainsi dire à
entrer dans l'arène, et on comprend donc leur réti-
cence.
Il ne faut surtout pas négliger ce type de motifs, aussi
prosaïques soient-ils, qui incitent certains à vouloir pro-
longer l'isolement théorique de la psychanalyse. De tels
facteurs doivent être identifiés et traités de front. Les
lecteurs de ce livre qui étaient préalablement connais-
seurs dans le domaine de la psychanalyse ont déjà fait le
premier pas. Ils ont surmonté la première résistance qui
sépare nos deux disciplines et ont commencé à s'ins-
truire par eux-mêmes sur les connaissances nécessai-
res pour rendre possible une communication interdis-
ciplinaire entre les deux champs. En faisant ce pas
très important, les lecteurs de ce livre rejoignent une
« avant-garde », le groupe des personnes semblablement
motivées qui émanent des initiatives actuelles, que nous
allons décrire dans la suite de ce chapitre, pour abattre
les vieilles barrières et construire une approche radica-
lement nouvelle de la science mentale.

FONDER UNE NOUVELLE DISCIPLINE

Au début des années 1990, reconnaissant la situation


que nous venons de décrire, nous nous sommes groupés
avec quelques collègues qui partageaient notre point de
vue et qui avaient formé un petit groupe interdiscipli-
naire sous les auspices du New York Psychoanalytic
Institute. Ce groupe était présidé par les docteurs
Arnold Pfeffer et James Schwartz, tous deux des per-
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 339

sonnes de premier rang dans leur champ respectif, et


qui se trouvaient être voisins et amis. Le but de départ
de leur groupe était similaire à celui de ce livre : l'édu-
cation interdisciplinaire sur des sujets d'intérêt mutuel.
Le groupe organisait, et continue à organiser, des
rencontres mensuelles, chacune dévolue à un sujet dif-
férent. Pendant ces rencontres, un neuroscientifique
résume les découvertes dans sa discipline sur le sujet
dont il est question. Ensuite, une perspective psychana-
lytique sur le sujet est présentée. Ceci met en lumière à
la fois la complexité psychologique atteinte par la pers-
pective neuroscientifique et certains problèmes qui
demeurent. De cette façon, un dialogue est entamé.
Le Neuroscience Study Group du New York Psycho-
analytic Institute (qui s'appelle maintenant Arnold
Pfeffer Center for Neuro-Psychoanalysis) a évolué petit
à petit jusqu'à devenir un centre aux multiples facettes,
pour la recherche, la formation et l'enseignement, à
l'interface entre psychanalyse et neurosciences. Les
fondateurs de ce centre ont vite compris que s'ils vou-
laient faire des progrès significatifs dans leur but de
briser les barrières qui divisaient leurs disciplines, ils
avaient besoin de s'assurer le soutien public de person-
nalités en vue dans les deux champs. Ce faisant, ils
avaient pour objectif d'affronter concrètement les obs-
tacles décrits plus haut, qui faisaient qu'il était si diffi-
cile pour des jeunes membres de chaque discipline de
déclarer ouvertement leur intérêt pour l'« autre camp »
et de ce fait consacrer le temps et les moyens nécessaires
pour s'instruire correctement de ses méthodes, ses
découvertes et ses théories.
Le groupe d'étude décida d'inviter vingt représen-
tants importants de chaque champ pour former deux
conseils scientifiques consultatifs, qui pourraient simul-
tanément agir comme comités éditoriaux consultatifs
d'un nouveau journal interdisciplinaire que nous vou-
lions fonder. À notre grand étonnement, nous eûmes la
satisfaction que dix-sept des vingt neuroscientifiques et
dix-neuf des vingt psychanalystes que nous invitâmes
acceptassent l'invitation. En fait, nous finîmes dans la
340 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

position embarrassante d'avoir presque trop de


conseillers. Nous nous attendions en réalité à ce que
juste une poignée d'entre eux acceptât, et avions prévu
d'en attirer secondairement quelques-uns de plus en fai-
sant valoir cette première liste ! 1

QU'EST-CE QUI A CHANGÉ ?

Beaucoup de neuroscientifiques en vue étaient donc


devenus bien plus ouverts à la psychanalyse que ce à
quoi nous nous attendions, et les autorités psychanaly-
tiques étaient de la même manière beaucoup moins
méfiantes à propos des neurosciences que leur compor-
tement antérieur ne nous le laissait supposer. Quelque
chose avait clairement changé. Les facteurs principaux
de ce changement étaient assez évidents et, rétrospecti-
vement, pouvaient sembler prévisibles. Premièrement,
la psychanalyse avait atteint ses limites : la méthode de
Freud s'était certes montrée aussi fructueuse que celui-
ci l'avait espéré pour ouvrir de nouvelles perspectives
sur l'esprit et bâtir de nouvelles hypothèses sur son
fonctionnement, mais elle s'était montrée aussi complè-
tement inadéquate pour ce qui était de se prononcer
entre possibilités concurrentes. Le résultat en était une
prolifération progressive de théories incompatibles,
chacune étant défendue par une « école » théorique

1. Les membres actuels de ces comités sont les suivants : Neurosciences –


Eduardo Boncinelli, Joan Borod, Allen Braun, Jason Brown, Antonio
Damasio, John DeLuca, Jack M. Gorman, Wolf-Dieter Heiss, Nicholas
Humphrey, Eric Kandel, Marcel Kinsbourne, Joseph LeDoux, Rodolfo
Llinás, Jaak Panksepp, Michael Posner, Karl Pribram, Vilanayur Rama-
chandran, Oliver Sacks, Todd Sacktor, Michael Saling, Daniel Schacter,
Allan N. Schore, Carlo Semenza, Tim Shallice, Wolf Singer, Max Velmans.
Psychanalyse – Linda A.W. Brakel, Luis Chiozza, Peter Fonagy, Manuel
Furer, Robert Galatzer-Levy, Ilse Grubrich-Simitis, Ernest Kafka, Otto
Kernberg, Marianne Leuzinger-Bohleber, Fred Levin, Irène Matthis, David
Milrod, Arnold Modell, Barry Opatow, Theodore Shapiro, Howard Shevrin,
Riccardo Steiner, Daniel Widlöcher.
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 341

rivale. Cette situation, sans surprise, avait conduit à


l'effondrement de la confiance du public en la psycha-
nalyse. La psychanalyse affaiblie fit alors l'objet de
nombreuses attaques, et sa survie était donc menacée.
Simultanément, les avancées technologiques en
neurosciences étaient en train d'ouvrir de nouveaux
horizons. Les avancées en imagerie cérébrale et en
neurobiologie moléculaire rendaient tout à coup possi-
ble d'étudier dans des expériences neuroscientifiques
littéralement tous les aspects de la vie mentale. Le
contexte général de la fin du behaviorisme était aussi un
facteur majeur, avec l'avènement de la révolution cog-
nitive dans les domaines de la motivation et des émo-
tions, si évidemment inséparables de la cognition. De ce
fait, des deux côtés, bien que ce fût pour des raisons
très différentes, il y avait une ouverture d'esprit nou-
velle vis‑à-vis de sujets antérieurement mis de côté. Ceci
s'accompagnait d'une humilité nouvelle et, là aussi
pour des raisons différentes de part et d'autre, de res-
pect pour les réalisations de l'autre bord. Dans le cas
de la psychanalyse, comme nous l'avons dit, l'humilité
a semblé naître d'une confiance en soi déclinante, et le
respect au contraire d'une prise de conscience de la
fortune des neurosciences, car les réussites des neuros-
ciences avaient capté l'imaginaire du public en même
temps que la psychanalyse avait décliné. Dans le cas
des neurosciences, l'humilité et le respect pour la psy-
chanalyse provenaient sans doute des difficultés qui
émergeaient quant à l'étude de la subjectivité humaine.
Les énormes problèmes méthodologiques et conceptuels
qui avaient hanté la psychanalyse depuis ses débuts
étaient soudain devenus des problèmes également
neuroscientifiques.
342 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

UN JOURNAL, UN CONGRÈS,
UNE SOCIÉTÉ, UN INSTITUT

Le succès du groupe d'étude interdisciplinaire de


New York mena rapidement à la formation de nom-
breux groupes similaires dans d'autres villes autour du
monde 1. Par conséquent, le besoin émergea d'un
regroupement international, pour le partage des res-
sources, des découvertes et des expériences.
Ceci mena initialement à la fondation du journal que
nous avons cité plus haut, qui adopta le format des dia-
logues hébergés par le New York Psychoanalytic Insti-
tute – c'est à dire qu'il publia des articles cibles sur des
sujets d'intérêt mutuel suivis de commentaires interdis-
ciplinaires de pairs. Il fut décidé que le journal s'appel-
lerait Neuro-Psychoanalysis, ce qui, par défaut, semble
être devenu le nom de la nouvelle discipline 2.
La création du journal mena à l'idée d'organiser un
congrès international, qui a lieu à présent de façon
annuelle. Chaque congrès est consacré à un thème inter-
disciplinaire. Le premier congrès, organisé en juillet
2000, sur le sujet des émotions, fut ouvert par Oliver
Sacks au Royal College of Surgeons de Londres. Le
congrès s'étala sur trois jours, avec des présentations en
séance plénière d'Antonio Damasio, de Jaak Panksepp
et de Mark Solms. Les inscriptions à ce congrès furent
largement excédentaires. Le second congrès, sur le sujet
de la mémoire, fut organisé en avril de l'année suivante,
dans le lieu bien plus grand de la New York Academy of
Medicine, et il fut ouvert par Karl Pribram. Les confé-
renciers des séances plénières furent Daniel Schacter,

1. Actuellement, de tels groupes existent à Barcelone, Berkeley, Bogota,


Bologne, Boston, Brisbane, Buenos Aires, Chapel Hill, Cordoba, Gand,
Istambul, Itaperuna, Kyoto, Londres, Mexico, Naples, New York, Paris,
Porto Alegre, Rio de Janeiro, San Diego, Sao Paolo, Toronto, Ulm, Vienne.
2. Cette revue est actuellement dirigée par Maggie Zellner et David Olds.
Elle est éditée depuis 2003 par Karnac. Pour plus de détails, se reporter au
site internet de la revue à www.neuropsa.org.uk/journal.
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 343

Elizabeth Loftus, et Mark Solms. Douze autres congrès


du même type ont eu lieu depuis à travers le monde, sur
des sujets aussi cruciaux et variés que la sexualité et le
genre, l'inconscient, l'hémisphère droit, les rêves et la
psychose, les relations d'objet, la dépression, le jeu, le
corps, ou encore les addictions 1.
Au congrès de Londres, une société internationale
fut formée, qui s'appelle à présent la Société internatio-
nale de neuro-psychanalyse (International Neuro-
Psychoanalysis Society), qui eut plus de 400 membres
fondateurs. Nous sommes actuellement en train de
créer parallèlement un Institut de Neuro-Psychanalyse,
qui prendra la responsabilité administrative et finan-
cière pour des besoins de recherche, de publication et
d'enseignement dans cette jeune discipline. Beaucoup a
donc été fait en peu de temps, et l'avenir semble
radieux.

LA PSYCHANALYSE DE NOUVEAU
ACCEPTÉE PARMI LES SCIENCES

On peut se faire une idée du nouvel état des choses à


partir de deux articles d'Eric Kandel (1998 et 1999 2),
que celui-ci a écrits sur invitation dans le prestigieux
American Journal of Psychiatry. Dans ces articles
remarquables, il notait que « la psychanalyse représente
toujours la vision la plus cohérente et la plus satisfai-
sante de l'esprit que nous avons » (1999, p. 505). Il affir-
mait, sur cette base, que la psychanalyse fournit aux

1. Pour des informations supplémentaires sur ces congrès et sur la


société décrite plus loin, voir le site internet www.neuropsa.org.uk ou écrire
à admin@neuropsa.org.
2. Kandel est l'un des neuroscientifiques les plus réputés mondialement ;
il est l'auteur avec James Schwartz d'un traité de neurosciences de référence
(Kandel, Schwartz et Jessel, 2000), et a reçu le prix Nobel de médecine et
physiologie en 2000. Quelques-uns de ses travaux sont décrits dans le
chapitre IV du présent livre.
344 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

neuroscientifiques le point de départ théorique le plus


approprié pour aborder les complexités et difficultés
que nous venons de mentionner. En résumé, il plaidait
pour une union de la psychanalyse et des neuro-
sciences, et il voyait cette fusion comme un « nouveau
cadre conceptuel pour la psychiatrie » au XXIe siècle.
La bataille n'est absolument pas gagnée, cependant,
et la psychanalyse reste en partie soumise à ses vieilles
résistances et à ses préjugés. Tous ne sont pas d'ailleurs
injustifiés. Entre les éloges et les marques d'affection
pour la psychanalyse que nous venons de citer, Kandel
soutenait aussi que sa méthode clinique autrefois inno-
vante avait « perdu l'essentiel de sa puissance investi-
gatrice en terme de nouveauté » (1999, p. 506) et avait
besoin à présent d'être soutenue par des techniques non
cliniques. Il incitait également les psychanalystes à pas-
ser des études de cas uniques à des méthodes d'observa-
tion « plus fiables » et à un « plus grand contrôle
expérimental » car, « bien que la psychanalyse ait été
historiquement scientifique dans ses buts, elle a rare-
ment été scientifique dans ses méthodes » (p. 506). Il
insistait tout particulièrement sur le rôle de la collection
des données « en aveugle », et il faisait l'éloge de travaux
récents de chercheurs psychanalytiques qui avaient
rapporté des observations comportementales au lieu de
« preuves indirectes » (p. 506).
L'incertitude et le doute qui continuent de tourmen-
ter la psychanalyse n'ont cependant rien de honteux.
La psychanalyse a parcouru un très grand chemin en
une centaine d'années, ce qui n'est pas très long en
sciences. De ce fait, il n'est absolument pas surprenant
que beaucoup des questions se posent encore concer-
nant presque tout ce qu'elle a révélé. Relier les conclu-
sions métapsychologiques de la psychanalyse avec les
conclusions équivalentes en neurosciences – qui pro-
viennent d'une autre perspective d'observation sur la
même chose, et qui plus est une perspective « objec-
tive » – fournit à la psychanalyse des opportunités ines-
timables de surmonter ses incertitudes et ses doutes.
Elle n'a rien à perdre à faire ainsi, car l'intégration de
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 345

la connaissance psychanalytique avec son équivalent


neuroscientifique n'équivaut en aucun cas à remplacer
ni à réduire la psychanalyse aux neurosciences. Per-
sonne n'a rien à gagner à abandonner la perspective
subjective de la psychanalyse ; notre but est seulement
de la renforcer, en la couplant à une autre perspective
parallèle (qui a elle-même ses faiblesses), de façon que
les deux perspectives puissent se corriger mutuellement
et ainsi éviter les erreurs scientifiques dues au point de
vue lui-même.

QUE POUVONS-NOUS APPRENDRE


PAR LE DIALOGUE ?

Les dialogues tels que nous les décrivons ont aussi


leurs limites. Ils sont utiles pour éduquer les partici-
pants concernant les champs des uns et des autres, et
pour corriger les erreurs conceptuelles. Mais des dia-
logues ne sont pas des recherches, et la spéculation
n'est pas la science. Les dialogues ne peuvent pas faire
de nouvelles découvertes.
Le problème est essentiellement méthodologique. Un
dialogue commence et s'achève avec deux points de vue
différents, quels qu'aient été les points de contact. Les
descriptions d'entités abstraites à partir de perspec-
tives d'observation différentes sont inévitablement for-
mulées avec des termes et des concepts différents, qui
n'ont pas de correspondances simples. La tentation
d'esquiver cette question est énorme. Mais, quand les
analystes parlent de « pulsions », d'« excitation » ou
d'« inhibition », ils ne parlent pas exactement de la
même chose que les neurobiologistes lorsque ceux-ci uti-
lisent les mêmes mots. La tentative initiale de Freud de
« neurologiser » l'esprit abstraitement, dans sa célèbre
« Esquisse d'une psychologie scientifique » (1950/1956
[1895]), était vouée à l'échec depuis le début : il s'agis-
sait véritablement d'une « aberration », comme Freud
346 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

lui-même l'avait conclu (1950a [1887-1902] 1). Les


modèles scientifiques ne peuvent pas être intégrés de
façon purement théorique, il est nécessaire de détermi-
ner, par une observation et une expérimentation scien-
tifique laborieuses, si oui ou non et dans quelle mesure
ils se rapportent aux mêmes choses et alors de codifier
les couples de référents en un nouveau langage inté-
gratif.
Une méthode est nécessaire, au moyen de laquelle des
choses semblables peuvent être étudiées simultanément
selon les perspectives psychanalytique et neuroscientifi-
que, de façon à ce que l'on puisse être sûrs que les deux
séries d'observations (et les explications théoriques qui
en résultent) se rapportent aux mêmes fragments de la
réalité. C'est cela seulement qui nous permet de relier
les deux théories véritablement, et non pas seulement
en apparence.

LA MÉTHODE QUE NOUS RECOMMANDONS

Cette méthode existe. Nous avons même déjà fait


état de ses découvertes dans les pages de ce livre. Au
chapitre VIII, par exemple, nous avons regardé si les
fonctions du système Ics et celles de l'hémisphère
cérébral droit étaient, comme quelques auteurs
l'avaient spéculativement affirmé, synonymes. Nous
nous sommes fait une opinion sur ce sujet en étudiant
de véritables cas de lésions hémisphériques droites, et
en observant psychanalytiquement si oui ou non les
effets prédits se manifestaient. Ce ne fut en fait pas le
cas, et nous avons donc conclu que les deux abstrac-
tions (fonctions de l'Ics et fonctions de l'hémisphère
droit) ne sont pas véritablement synonymes. C'est aussi
simple que cela.

1. Freud décrivait sa méthodologie dans son « esquisse » de 1895 de « ima-


ginaire, transpositions et suppositions », et c'est exactement cela le problème.
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 347

C'est la bonne vieille méthode anatomo-clinique, avec


laquelle le lecteur est à présent bien familier. Les per-
sonnes qui souffrent de tumeurs cérébrales, d'accidents
vasculaires cérébraux et ainsi de suite, sont des per-
sonnes comme les autres – elles ont développé une per-
sonnalité, elles ont une histoire personnelle complexe et
un monde interne riche. Ceci constituant la matière de
la psychanalyse, ces personnes peuvent être étudiées
psychanalytiquement comme n'importe qui d'autre. De
cette manière, des corrélations anatomo-cliniques de
base peuvent être réalisées, en liant directement les
variables psychanalytiques et neurologiques, et en inté-
grant ainsi les unes aux autres sur une base empirique
valide, plutôt qu'uniquement théorique.
Notre approche est simplement de prendre ces
patients – dont les changements mentaux sont tradi-
tionnellement étudiés par des neuroscientifiques com-
portementalistes à l'aide de tests papier-crayon – en
traitement psychothérapeutique. Ceci nous permet
d'opérationnaliser, d'une façon psychanalytique ordi-
naire, les variables psychologiques qui nous intéressent
– tandis que nous faisons simultanément tout ce que
nous pouvons pour les aider à faire face à ce qui leur
est arrivé (pour des exemples détaillés de cas, voir
Kaplan-Solms et Solms, 2000). De cette manière, nous
ne faisons rien de différent de ce que font toujours les
psychothérapeutes. Cette approche de la corrélation
cerveau-esprit ne demande donc à personne de « repar-
tir à zéro », même pour mener des recherches dans ce
domaine.

OBSERVATIONS MULTIPLES

Sur la base de ce type d'investigation psychanaly-


tique, il est possible de déterminer si une fonction parti-
culière de l'appareil mental a été affectée par une lésion
cérébrale, et de quelle manière – par exemple la
348 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

fonction d'inhibition par le processus secondaire. Nous


pouvons alors corréler les changements observés avec la
partie du cerveau qui a été endommagée, ce qui révèle
sa contribution dans l'organisation de cette fonction
mentale. Si par exemple nous observons que les patients
avec une lésion de la partie ventromédiane du lobe fron-
tal souffrent d'une diminution presque totale de l'inhi-
bition par le processus secondaire, alors nous pouvons
raisonnablement conclure que cette fonction psychana-
lytique est liée aux fonctions neuropsychologiques de la
région frontale ventromédiane.
Cette conclusion suppose que la corrélation entre la
lésion et le changement mental observés n'était pas sim-
plement une coïncidence. Cette supposition est testée en
vérifiant l'observation individuelle par le plus grand
nombre possible d'observations analogues pour des
lésions de la même partie du cerveau. À cet égard, la
recherche neuro-psychanalytique n'est pas différente
de toutes les autres branches de la recherche en neuro-
psychologie. En investiguant des groupes de patients, il
est possible de discerner des schémas fiables d'associa-
tion entre des régions cérébrales et des fonctions men-
tales. En ce qui concerne les fonctions mentales décrites
par la psychanalyse, Kaplan-Solms et Solms (2000) ont
observé trois petits groupes de patients, pour trois
régions cérébrales distinctes, avec des résultats appa-
remment assez fiables.
Les progrès ont cependant été lents, compte tenu de la
nature de la méthode, et c'est pour cela que nous encou-
rageons absolument d'autres psychothérapeutes à par-
ticiper à cet important effort de recherche. Encore une
fois, ce qui est particulièrement confortable dans cette
méthode, c'est le fait que le psychothérapeute n'a pas
besoin de faire quoi que ce soit de fondamentalement
différent de d'habitude. Ce n'est pas une méthode gui-
dée par la technologie. Elle ne nécessite pas de labora-
toire, ni de connaissance avancée à propos du cerveau.
Tout ce qui est nécessaire, c'est un esprit analytique
ouvert. Il se peut que les psychothérapeutes bénéficient
de l'assistance diagnostique d'un neuropsychologue,
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 349

pour interpréter les aspects les plus neurologiques du


cas, mais la majeure partie du problème peut être trai-
tée de la façon habituelle.

AUTRES MÉTHODES ADÉQUATES

Après avoir recommandé une méthode de base pour


la neuro-psychanalyse, nous nous empressons d'ajouter
que celle-ci n'est pas le seul moyen de faire des progrès
dans ce domaine. Beaucoup d'autres méthodes neuro-
scientifiques, assez différentes de la méthode anatomo-
clinique, satisfont également aux principes requis. Il
serait possible, par exemple, d'étudier les effets men-
taux des agents psychopharmacologiques qui modifient
la biochimie cérébrale, autrement dit les médicaments
psychotropes. L'étude des patients qui utilisent ces
médicaments devrait permettre là encore d'observer les
corrélations entre des variables neurales (neurochimi-
ques dans ce cas) et des variables psychanalytiques.
Sous réserve d'investigations systématisées chez de
nombreux patients, ceci devrait permettre d'établir des
liens empiriques, par exemple entre la diminution de
l'agression interne et la diminution de la recapture de la
sérotonine (Zueler et Maas, 1994). Les psychiatres ont
très souvent recours à des médicaments psychotropes
qui agissent sur la sérotonine, et ça n'est donc qu'une
question de méthodologie que de pouvoir investiguer
systématiquement les effets de telles manipulations sur
des variables qui intéressent les psychanalystes 1.
Il y a eu une tentation, en particulier aux États-Unis
d'où sont provenus beaucoup de progrès technolo-
giques, d'utiliser les méthodes neuroscientifiques les
plus sophistiquées pour s'attaquer à ces problèmes. Les

1. Mortimer Ostow a entrepris durant toute sa carrière un travail de


pionnier de la neuro-psychanalyse en utilisant cette méthode (voir Ostow,
1962).
350 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

gens veulent souvent utiliser les dernières techniques


disponibles, et voir des images, si possible en couleur. Ils
veulent élucider l'organisation neurale de mécanismes
mentaux particuliers (par exemple : « le refoulement »),
ou bien des manifestations psychopathologiques dans
leur ensemble (« l'hystérie »), ou encore des systèmes
fonctionnels entiers (« l'Inconscient »), en essayant de
les visualiser sur des images de TEP ou d'IRMf. Malheu-
reusement, il n'est pas possible de faire cela avec une
quelconque fiabilité, non pas parce que ces choses ne
peuvent pas être visualisées (toute activité mentale a des
corrélats neuraux, qui peuvent être visualisés), mais
parce que les entités mentales en question ne peuvent
pas être opérationnalisées artificiellement et manipulées
dans les conditions de laboratoire que de telles tech-
niques d'imagerie requièrent. Par le passé, toutes sortes
de méthodes de laboratoire ont été utilisées pour investi-
guer des concepts psychanalytiques (voir Fisher et
Greenberg, 1995 pour revue), mais elles n'ont jamais pu
parvenir à cerner véritablement les phénomènes dont
traite la psychanalyse.
Les concepts psychanalytiques sont opérationnalisés
dans la situation clinique. Le fait que nous disposons
actuellement de machines très coûteuses ne nous pré-
munit pas pour autant contre la réédition des erreurs
du passé, car le coût financier d'une technologie ne
protège personne des imperfections dans la démarche
méthodologique. Il faut bien se rendre compte que
d'importantes controverses subsistent encore de nos
jours à propos de beaucoup de découvertes des études
d'imagerie fonctionnelle sur des notions de neuropsy-
chologie courante. Même si les corrélats anatomiques
d'un grand nombre de fonctions psychologiques sont
très bien connus, certains désaccords persistent (voir
Bub, 2000, pour une revue critique de cette question 1).

1. Le meilleur exemple à ce titre est sans doute celui de l'hippocampe.


Nous savons depuis des décennies, sur la base maintenant de milliers d'études
utilisant toutes sortes de techniques, que l'hippocampe est absolument central
pour la formation de la mémoire (voir le chapitre V). Cette notion ne peut être
remise en cause. Toutefois, pendant de nombreuses années, les études en
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 351

L'imagerie pourrait bien sûr se révéler très utile,


mais plutôt après que nous ayons bien avancé sur
les problèmes de base au moyen des techniques plus
classiques. Il est nécessaire, dans un premier temps,
d'obtenir par la méthode clinique une compréhension
empiriquement fondée de la façon dont les deux
champs se rapportent l'un à l'autre, avant de pouvoir
envisager des études plus précises, sur des questions
plus ciblées. Nous en voulons pour exemple la neuro-
psychologie du rêve, dont nous avons parlé dans le cha-
pitre VI.

La neuropsychologie du rêve :
du général au particulier

Nous avons découvert, en utilisant la méthode


anatomo-clinique (Solms, 1997a), qu'une des régions
cérébrales nécessaires pour la genèse des rêves était la
substance blanche du quadrant ventromédian des lobes
frontaux (figure 3.4). La lésion de ces régions conduit à
une cessation des rêves. L'observation clinique a égale-
ment révélé que ces patients non rêveurs avaient perdu
la spontanéité, étaient inertes et apathiques. Du point
de vue psychanalytique, on observait chez eux une
déplétion massive de ce qui que l'on a coutume d'appe-
ler la libido, l'intérêt appétitif. Le fait d'établir cette
relation très générale nous a permis de nous orienter
sur les correspondances dans l'anatomie et la biochimie
cérébrales du concept de « libido ». Ceci nous permet de

imagerie fonctionnelle suggéraient, elles, que l'hippocampe n'était pas actif


durant les tâches de mémoire, comparativement à des tâches non spécifique-
ment mnésiques. Si nous n'avions pris en compte que ces résultats d'image-
rie fonctionnelle, nous serions dans une impasse. Mais la bonne vieille
neuropsychologie conventionnelle, avec ses corrélations anatomo-cliniques,
a conduit les chercheurs sur la mémoire à s'interroger sur ces résultats
étranges, jusqu'à parvenir à expliquer l'aberration. En fait, on sait mainte-
nant que l'hippocampe est presque toujours actif, que l'on soit conscient ou
non d'être en train d'utiliser sa mémoire, ce qui rend donc les résultats
d'imagerie congruents avec ceux de l'ensemble de la recherche sur la
mémoire (pour plus d'informations, voir Martin, 1999).
352 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

poser des questions plus précises, non pas sur quel


« quadrant » du cerveau produit l'intérêt libidinal, mais
au sein de quel faisceau de fibres il circule. Ceci est en
train d'être fait à l'aide de l'IRMf chez des sujets nor-
maux et à l'aide d'investigations pharmacologiques spé-
cifiques.
Les résultats préliminaires suggèrent que c'est le sys-
tème dopaminergique mésocortical-mésolimbique, qui
connecte l'aire tegmentale ventrale avec le noyau
accumbens, qui est le composant principal du site
lésionnel du quadrant ventromédian. Cette conclusion
peut maintenant être vérifiée, à son tour, à l'aide de
toute une série d'autres méthodes de haute technologie.
De cette manière, nous pouvons espérer isoler les corré-
lats neuraux d'une composante importante du concept
de « libido ».
La méthode anatomo-clinique de base ne s'oppose
donc pas aux méthodes plus sophistiquées technologi-
quement. Chaque méthode a sa place propre. Pour le
moment, nous n'en sommes qu'au début de cette tenta-
tive pour obtenir une compréhension générale de la rela-
tion entre nos deux différents modèles de l'esprit. Cette
investigation scientifique peut procéder pour l'essentiel
du travail clinique ordinaire, ce qui rejoint la façon dont
la neuropsychologie s'est elle-même développée il y a une
centaine d'années. Au fur et à mesure que notre progres-
sion, des spécialistes vont certainement vouloir répon-
dre à beaucoup de question à la fois, mais il ne faut pas
chercher à courir avant de savoir bien marcher.

« TESTER » LES THÉORIES


PSYCHANALYTIQUES

Une dernière chose. Il y a naturellement un désir d'uti-


liser – parfois trop rapidement – les méthodes neuro-
scientifiques pour « tester » les théories psychana-
lytiques : le refoulement existe-t‑il réellement ? Les rêves
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 353

sont-ils vraiment sous-tendus par des désirs ? Il sera


peut-être possible de répondre dans le futur à ce type de
question, et c'est un des objectifs de la neuro-
psychanalyse que de poser de telles questions métapsy-
chologiques et d'y répondre – questions qui ne peuvent
être résolues de manière satisfaisantes par la méthode
psychanalytique seule.
Mais une étape intermédiaire doit être franchie avant
de pouvoir se poser de telles questions. Avant de pou-
voir commencer à tester ces théories elles-mêmes, nous
devons établir les corrélats neurologiques des concepts
métapsychologiques qui forment les éléments des hypo-
thèses psychanalytiques. Autrement dit, nous devons
d'abord voir où les pièces de la théorie résident dans
les tissus et les processus cérébraux avant de pouvoir
les investiguer de manière systématique et expérimenter
à leur sujet selon les méthodes requises scientifique-
ment. Bien que certaines personnes puissent peut-être
considérer cette phase comme moins intéressante, et
peut-être même rétrograde, c'est néanmoins une étape
absolument indispensable. Par exemple, si nous voulons
tester la théorie du rêve comme accomplissement de
désir, nous devons d'abord trouver les corrélats neu-
raux des différentes parties qui composent cette théorie.
Ceci doit nécessairement inclure les pulsions libidinales,
la censure, la régression, l'épreuve de réalité, les sys-
tèmes perceptifs, et d'autres choses encore. Une fois que
nous aurons une idée globale de la façon dont ces
concepts sont corrélés à l'anatomie et à la biochimie
cérébrales, nous pourrons entamer la deuxième étape
qui consistera à regarder s'ils sont liés les uns aux autres
dans la réalité physique de la façon prédite par la théo-
rie psychologique. Sans la première phase, corrélative,
nous risquerions de tout mélanger.
354 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

REMARQUES FINALES

Ceci conclut notre livre d'introduction aux neuro-


sciences de l'expérience subjective. Nous sommes à
l'aube d'une nouvelle ère très excitante dans les sciences
de l'esprit. Toutes sortes de possibilités sont en train de
s'ouvrir. Il semble que nous ayons enfin entre nos mains
la possibilité d'étudier la vie interne de l'esprit, le pré
carré traditionnellement de la psychanalyse, selon des
unités physiques mesurables.
Malgré un siècle d'efforts, les psychanalystes ne
sont pas parvenus à convaincre la majorité de la com-
munauté scientifique qu'ils avaient véritablement mis
en évidence les lois qui gouvernent cette magnifique et
mystérieuse partie de la nature qu'est notre intimité
psychique. Le cœur de ce livre (du chapitre III au cha-
pitre IX) était destiné à démontrer qu'une masse impor-
tante de connaissances en neurobiologie existe à présent
pour beaucoup des sujets qui intéressent traditionnelle-
ment plutôt les psychanalystes. Cette situation repré-
sente quelque chose comme une croisée des chemins
pour la psychanalyse. Les psychanalystes peuvent choi-
sir de rester à distance des neurosciences pour une cen-
taine d'années supplémentaires, mais nul doute d'après
nous que cela serait au détriment à la fois de la psycha-
nalyse et des neurosciences. Il n'y a qu'un seul appareil
mental. À long terme, une approche neuroscientifique
non réductionniste de la subjectivité se construira, avec
ou sans la psychanalyse. La coopération des psychana-
lystes dans ce domaine pourrait sûrement accélérer le
processus et l'enrichir considérablement ; mais, encore
une fois, la science fera son chemin quoi qu'il arrive.
À notre avis, la voie de choix pour la psychanalyse
est de se confronter aux neurosciences sur les sujets qui
la concernent. Cela ne sera pas une tâche facile, car la
plupart des psychanalystes ignorent la complexité des
neurosciences, et, il faut bien l'admettre, ils sont le plus
souvent peu qualifiés pour imaginer et mettre en œuvre
L'AVENIR : LA NEURO-PSYCHANALYSE | 355

des investigations scientifiques parfaitement valides.


Certains psychanalystes sont cependant motivés pour
relever le défi, et ce livre est fait pour aider ceux qui
veulent faire de même. Si un nombre suffisant de psy-
chanalystes choisit cette voie, les efforts que cela impli-
quera seront bien payés en retour. Une psychanalyse
radicalement différente émergera, une psychanalyse
qui conservera sa place de science de la subjectivité
humaine, à travers laquelle nous continuerons à inves-
tiguer ce dont est faite l'expérience psychique indivi-
duelle. Mais ses prétentions seront bien plus solidement
fondées que jusqu'à maintenant : nous comprendrons
mieux comment les troubles mentaux surviennent, nous
serons capables de cibler nos thérapies sur ceux qui
seront susceptibles d'en bénéficier le mieux, et selon les
manières qui marchent le mieux, nous étendrons peut-
être nos acquis cliniques dans des directions encore
insoupçonnées. Enfin, nous serons en mesure de dire :
« C'est ainsi que l'esprit fonctionne, vraiment. »
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INDEX

A amphétamines, 150, 241


amygdale, 34, 59, 145, 231, 236,
5-alpha-réductase, 261-263 267
absence de contradiction, 128 et systèmes de commande des
acalculie, 245 émotions de base, 141, 143,
acétylcholine (ACh), 56, 116, 220- 149, 152-153, 155, 162, 165-
221, 228 166
achronogenèse, 204 analyse syntaxique, 288
acide désoxyribonucléique (ADN), Anderson, M.C., 173
254 Anderson, S.W., 20, 210
acte imaginaire, 320 anesthésie, 114, 124
activation, 51-52, 114-115, 119, angoisse de séparation, 158, 323
147-148, 222, 229 angoisse dépressive, 155, 158
(rêve et), 215, 222, 228, 232, angoisse paranoïde, 155
235, 246-247 anomie, 287
cholinergique, 221, 230 anorexie, 146
excitation sexuelle, 152 anosodiaphorie, 300
Adolphs R., 156 anosognosie, 299-301, 306, 308
affect, quantum d', 53 antipsychotiques, 240-242
affects, domptage des, 163, 177 Antrobus, J., 228
agents psychopharmacologiques, 349 anxiété, 155
agnosie, 183-184 anxiété-panique (dépressive), 155,
agnosie visuelle, 157 158
agrammatisme réceptif, 289 aphasie, 11, 81, 85, 183-184, 289-
agraphie, 245 290
agression, 144, 349 acoustico-mnésique, 288, 292
aire de Wernicke, 82, 280 amnésique, 287
aire sensorimotrice, 41 anomique, 183
aire tegmentale ventrale, 59, 115, de Broca, 289-290, 295-296
135, 138, 144, 158, 352 de conduction, 288-289
aires primaires, 41 de Wernicke, 287, 292
alcoolisme, 203, 255 dynamique, 290
Alzheimer, maladie d’, 198 motrice afférente, 289
American Psychiatric Association motrice efférente, 290
(APA), 223 sémantique, 289
amnésie, 107, 124, 170, 183-184, transcorticale
196, 198, 202-203, 207 motrice, 289
amnésie antérograde, 196 sensorielle, 288
amnésie infantile, 175-177, 199-200, aphasie de Wernicke, 287, 292
207-208 aphasie sémantique, 289
amnésie rétrograde, 196 appareil moteur, 322
366 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

appareil sensoriel, 37 Blakslee, S., 300


appareil sensorimoteur, 137 Boncinelli, E., 340
appétit, 148, 150, 247, 351 Borod, J., 340
apraxie, 184 Bradshaw, J.L., 286
constructive, 245, 299 Brakel, L.A.W., 340
idéomotrice, 183 Braun, A., 234-235, 249, 340
Arbib, M.A., 320 Breuer, J., 173
Aristote, 134 Broca, aire de, 82, 86, 278, 280,
arithmétique, 82, 84, 245, 280 290, 295
aromatase, 263, 267 Broca, aphasie de, 289-290, 295-
Aserinsky, E., 214 296
aspartate, 54, 56 Broca, P.P., 81-82, 84, 225, 277-
aspects perceptifs de la conscience, 278, 280, 303
120 Brody, A.L., 326
Asperger, syndrome d’, 323 Brooke, J., 16
association libre, 9, 206 Brown, J., 340
asymétrie hémisphérique, 264, 277- Bub, D.N., 350
278, 283, 286, 310
atemporalité, 128-129, 205
attachement, 158-159, 306 C
narcissique, 306 Ça, 10, 125, 323
attention, 9, 49, 113, 301, 305 inconscient, 310, 324
déficit de l', 24, 151, 161 mécanismes du, 165
hyperactivité et, 151 perception de l'état actuel du,
hypothèse de l'émergence de l',
124
301-302
canaux opiacés, 160
système de l', 9, 42
Carey, D.P., 321
troubles de l', 300, 302
cas cliniques
audition, et lobe temporal, 39
HM, 196-197, 203
autisme, 160, 323
M. C., 305
autostimulation, 149-150
M. D., 307
axone, 25-26, 28-29, 51, 56-57, 69,
M. E., 307
144, 203
M. J., 295
Mme A., 306-308
B Mme B., 304-305
Baars, B.J., 112-113 Mme K., 292-294, 297
Baddeley, A., 168 Phineas Gage, 10, 18-20, 22, 25,
Bailey, J.M., 270 46, 80, 128, 165, 197, 209
Bakker, A., 326 Tan-Tan (E. Leborgne), 81, 84,
Bargh, J.A., 106, 110 225, 278
bases neurales de la conscience, 114 cécité corticale, 106-107, 111, 245
Baxter, L.R. Jr., 326 cellules nerveuses, 25, 27, 65-66,
Bechara, A., 210-211 69, 73
behaviorisme, 13, 341 influences de l'environnement sur
Bem, S., 212 les, 28
benzodiazépines, 155 les différentes parties des, 25
INDEX | 367

transmission d'informations entre conscience étendue, 122-123, 164,


les, 26-27 285, 295
cellules nerveuses , 27 et buffer de mémoire de travail,
censure, 353 172
onirique, 249-251 et conscience réflexive ou secon-
Centre Anna Freud, 16 daire, 122
Centre Arnold Pfeffer de Neuro- et couplage self-objet, 191
Psychanalyse, 339 et lésions hippocampiques, 195
cerveau viscéral, 37, 48-49 et mémoire, 123-124, 192, 317
cervelet, 31, 40, 189 et mémoire à court terme, 172
Chalmers, D., 67, 71 et peur-anxiété, 163
Charcot, J.-M., 81 conscience (passim)
Chartrand, T.L., 106, 110 acoustico-verbale, 110
chats, les rêves chez les, 217, 224 architecture fonctionnelle de la,
Chiozza, L, 340 126, 324, 329
cholinergique (activation), 221, 230 auditive, 111
cholinergique (système), 56-58, 221- avantage évolutionniste de la,
222 100
chromosomes, 254, 259, 262 canaux de la, 111, 119
circoncision, 268 canaux de traitement de l'infor-
Claparède, E., 195 mation de la, 90
cocaïne, 85, 150, 241, 258 conscience de la, 122-123
cognition, 46, 185, 207, 209, 212, conscience-noyau, 120-125, 133,
248, 341 172, 191-192, 195, 219, 246,
émotionnelle, 210 285, 314-315, 317-318
troubles de la, 211, 301 contenus de la, 53, 111-112, 115-
inconsciente, 207 117, 172, 314
mécanismes de la, 9 corrélats neuronaux de la, 67,
spatiale, 281, 299, 302, 308-309 77, 131
troubles de la, 301-302, 308 cœur de la, 313-314
visuelle, 246 émotionnelle, 302
cognition spatiale, 281, 299, 302, et esprit, 91, 95-96, 101
308-309 et intelligence, 95, 100
troubles de la, 299, 301-302 et machines, 90, 120-121
cognition visuelle, 246 et mammifères non humains,
coma, 113-114, 124-125 120-123
et score de Glasgow, 113 et mémoire épisodique, 124, 191,
Comité olympique international, 262 193-195, 317-318
commissurotomie, 284 et perception, 119, 122, 291
compétences visuo-spatiales, 265 et problème corps-esprit, 66, 76
compulsion de répétition, 319 états de, 68, 112-118, 123, 133,
conductance cutanée, 211 135
conduction (aphasie de), 288-289 étendue, 122-125, 163-164, 172,
confabulation, 203-205, 285 191-193, 195, 285, 317
connaissance extéroceptive, 137
et mémoire sémantique, 179-180 fonctions de la, 100-101, 117-
limites de la, 75 118, 133, 314-315
368 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

mécanismes cérébraux de la, 9, Crick, F., 66-68, 73, 89, 95, 120,
12, 120 173
neurosciences de la, 68, 120 cure par la parole, 12, 291, 297,
niveaux de, 47, 53, 113, 115, 122 327
primaire, 122 fonctionnement, 326
réflexive, 109, 112, 122, 285, 297 fonctionnement de la, 326
rôle de la, 119, 319 fonctions de la, 323
secondaire, 122 métapsychologie de la, 323
simple, 109, 112, 122 neurobiologie de la, 311-312, 325
sources externes de la, 314
système de, 329 D
unités de la, 109, 119, 314
visuelle, 106-107, 109, 111, 119 Damasio, A., 12, 18, 115-116, 119-
conscience primaire, 122 120, 122, 124, 126, 138-139, 156,
conscience secondaire, 122 163, 191, 210-211, 314, 324, 340,
conscience simple, 109 342
conscience-noyau, 133, 295, 314, et hypothèse du contrôle soma-
317-318 tique, 302
Conscient, système (Cs) [Freud], Damasio, H., 210
125-126, 283-286, 294, 298, 324 déjà vu, phénomène de, 196
consolidation mnésique, 168-170, délire, 213, 238, 242, 294
173, 196, 199, 208 DeLuca, J., 340
physiologie de la, 174 Dement, W., 214
contre-transfert, 93-94, 212 dendrite, 25-26, 51
convexité périsylvienne déplaisir, 121, 136-137, 139, 152
droite, 303, 308 DeRenzi, E., 299
gauche, 310 Descartes, R., 73
convulsion tonico-clonique, 231 désorientation topographique, 299
corps Deutsch, G., 265, 278, 281-282
carte sensorimotrice du, 139 diencéphale, 32, 34, 58, 203
cartes du, 135, 137-138 différences sexuelles, 263
Moi et, 139 digestion, 36, 46, 86-87, 313
viscéral, 137-138 dihydrotestostérone, 261
corps calleux, 33-34, 108, 264, 266, discours intérieur, 109, 298, 321
284, 286 Distilbène, 263
corps cellulaire, 25-26, 28-29, 56-57 diversité de la mémoire, 178
corps mamillaire, 35 dopamine (DA), 56, 59, 116, 145
corps mamillaires, 203 agonistes de la, 242
corps viscéral, 137-138 système mésocortical-mésolimbi-
cortex associatif, 41-44, 49, 99, 122, que, 145, 152, 241-242, 352
183, 279-280, 290, 299 transmission dopaminergique,
cortex de projection, 41, 44 152, 240
postérieur, 44 Dorner, G., 270
primaire, 41-42 douleur, 68, 316
visuel, 41 émotionnelle, 136, 160, 316
corticoïdes, 33 et déplaisir, 136-137
INDEX | 369

somato-sensorielle, 38-39, 69, équipotentialisme, 83-84


136, 159 esprit (passim)
dualisme, 73-74 et conscience, 91, 95-96, 101-
dualisme et monisme, 72 102, 110, 313
problème du corps et de l', 65-
E 68, 76, 79-80, 95, 335
relations entre le corps et l', 12,
échelle de dépression de Beck, 303 74-75, 78, 229
écriture, 245, 280 études sur les cerveaux divisés, 284
Edelman, G., 185
effet multiplicateur, 272 F
élagage neuronal, 176, 201
émotion(s) (passim) facteur de détermination testicu-
architecture fonctionnelle des, laire (TDF), 260, 262
88, 138 fantasme (architecture fonctionnelle
de base, 88, 136, 140-143, 149, du), 167, 295, 297, 335
161, 165, 235, 315-316 Farah, M.J., 286
système de commande des, FEAR system, 155-156, 199, 236
149, 152-153, 162, 165, Fein, G., 228
235, 254, 316-317, 319, Feinberg, T.E., 286
322-323 Ferng, H.K., 326
de base : système de commande Fisher, S., 350
des, 155 Fonagy, P., 340
et apprentissage, 162, 210 fonction « canal », 53-54, 56, 134,
et système limbique, 48, 232 310
expression des, 139 fonction état, 53, 56
mécanisme des, 9, 14, 135, 232 fonctions viscérales, carte des, 117
négative(s) (hypothèse des), 301- formation réticulée, 113, 115, 219
303, 305 formation réticulée activatrice, 113-
négative(s) (hypothèses des), 156 114
neurosciences des, 24, 143 fornix, 34, 203
perception des, 134-136, 139 Foulkes, D., 227
sociales, 152, 160-161 Freud (passim), 7
système de commande des, 141- et aphasies, 8
143 et la censure dans le rêve, 249-
empathie, 321 251
et contre-transfert, 94 et la compulsion de répétition,
encéphalite herpétique, 198 319
encéphalopathie de Wernicke, 203 et la conscience, 324
encodage de l’information, 168-170, et la cure par la parole, 12, 291,
196, 199, 202, 204, 208, 256 326
endocardite bactérienne, 295 métapsychologie, 323
endorphine, 149 et la cure par la parole (fonc-
Engel, A., 99 tion), 325
épilepsie, 108, 124, 143, 196-198, et la cure par la parole (neuro-
284 biologie), 325
et rêves, 230, 238 et la libido, 144
370 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

et la régression, 246, 251 glie, 25


et la théorie du rêve, 243, 250- glucocorticoïdes, 199-200
251 glutamate, 54, 56, 62
et le deuil, 306 gonades, 260, 262
et le langage, 292 Gordon, B., 240
et le principe de réalité, 206, 324 Gorman, J.M., 340
et le processus primaire, 324 Gottesman, C., 213
et la mobilité des investisse- goût, 39
ments, 205 Gray, C., 99
et le processus secondaire, 206, Green, C., 173
324 Greenberg, R.P., 350
et le système Conscient (Cs), 283- Grubrich-Simitis, I., 340
284, 324 gyrus cingulaire antérieur, 35, 144,
et le système Préconscient (Pcs), 158, 237, 266-267
324
et les représentations de choses,
292
H
et les représentations de mots, habiletés motrices, 187-188
291 habiletés perceptivo-motrices, 187
et l'introjection, 307 hallucinations, 12, 152, 196, 212-
et système Inconscient (Ics) 213, 238, 242, 251
investissements, 205 auditives, 242
Freud, S., 85, 95-97, 173, 291 Hamer, D.H., 271
Fridja, N.H., 212 Harlow, J., 18-19, 165
Furer, M., 340
Hartmann, E., 242
Hebb, D.O., 174
G Heilman, K., 286, 301
Heiss, W.-D, 340
GABA (acide gamma-aminobutyri-
que), 54, 56, 62, 155 héminégligence spatiale, 245, 299,
Gage, Phineas, 18-20, 22, 25, 46, 306
80, 128, 165, 197, 209 hémiparésie, 295
Galatzer-Levy, R., 340 hémisphère cérébral, 33, 69, 108,
Galin, D., 108, 283-284, 294, 297, 278, 284
309-310 droit, 281-282, 285, 343
Gallese, V., 320 accès à l', 108
Gallwey, W.T., 190 et cerveau féminin, 108-109
ganglions de la base, 33-34, 40, 48, et le Moi, 309
59, 189 et système inconscient, 15,
gène 283, 285, 298, 310, 346
fonction de transcription du, 255 fonctions de l', 278, 281-282,
fonctions du, 253-255 299, 301-302, 346
génotype, 141, 256, 260, 262, 274 lésion de l', 10, 108, 281, 297,
genre 301-302, 304, 309
développement du, 268 neuropsychologie de l', 299
identité de, 268, 270 syndrome de l', 11, 299, 301,
glande pituitaire, 32, 60 303-306
INDEX | 371

gauche, 108-109, 122, 281-282, hormone(s), 60, 116, 139, 199, 260-
285, 298, 310 263, 266, 268, 273-274
fonctionnement de l', 278, stéroïdiennes (glucocorticoïdes),
281, 283-284, 288-289, 199-200
297, 301 Hu, S., 271
lésion de l', 84, 108, 280, 292, Humphrey, N., 340
294, 297, 299, 301, 309 hyperactivité, 151, 255-256
hémisphère droit, 12, 281, 285 hyperplasie congénitale des surré-
accès à l', 108 nales, 263
du cerveau féminin, 264 hypothalamus, 32, 34, 47-48, 56,
et cerveau féminin, 109 59-60, 88, 115, 135, 148, 158,
et inconscient, 283, 285 265
et le Moi, 309 antérieur, 153, 155
fonctions de l', 15, 278, 281-282, noyaux intersticiels de l', 270-
299, 301-302 271
lésions de l', 10, 281, 301-302, antérieur (noyaux intersticiels de
304 l', 265-266
neuropsychologie de l', 299 détecteurs de besoin de l', 146,
syndrome de l', 11, 299, 301, 150, 291
303-306 dorso-latéral, 144
hémisphère gauche, 108-109, 122, et différences sexuelles, 265-266
281-285, 288-289, 298, 301 et monde interne, 48, 50
du cerveau féminin, 264 et neurotransmetteurs, 56, 59
fonctionnement de l', 278, 297 et orientation sexuelle chez
fonctions de l', 15 l'homme, 270
lésions de l', 280, 292, 294, 297, et système de défense-attaque,
299, 301 236
héroïne, 150 médian, 155
hippocampe, 34-35, 194, 196-198, périfornical, 153
200, 202-203, 208, 231 préoptique, 149, 265
et amnésie infantile, 200, 203, ventro-médian, 153
208 hypothèse des émotions négatives,
et mémoire épisodique, 163, 194, 301-302, 305
196, 205, 208, 237, 317 hypothèse du 40 Hertz, 99, 119
HM et lésions de l', 197 hypoxie, 198
lésions de l', 124, 195-196, 200, hystérie, 170, 350
202
maturation de l', 207-208 I
Hippocrate, 80
histamine, 59, 116 idéalisme, 73
HM, 196-198, 203 et matérialisme, 71-72
Hobson, J.A., 218, 220, 222-224, identité, 9, 14-15, 19
227, 232, 243, 249, 331-332 de genre, 268, 270
homoncule, 97, 100, 119, 139 sens de l', 66, 73, 95
problème de l', 97, 112, 119 imagerie cérébrale fonctionnelle, 9,
homosexualité, 270-271 13, 164, 188, 200, 214, 225, 233-
372 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

234, 248, 250, 286, 325, 341, Institut de Neuro-Psychanalyse,


350-351 343
imagerie visuelle du rêve, 111, 233, insula, 33, 39
244-245, 292 insuline, 257
INAH (noyaux intersticiels de intelligence, 89, 94-95
l’hypothalamus antérieur-inter- intelligence artificielle (IA), 89, 94
stitial nuclei), 265, 270 interactionnisme, 73-74
INAH-3, 264, 266, 270-271, 273 internalisation, 306, 322, 326
Inconscient (Ics, système), 105, 125, introjection, 307
286, 324 intuition, 211-212
dynamique de l', 126 investissements, mobilité des, 128,
et confabulation, 205 130, 205
et cure par la parole, 291 irritabilité, 153
et hémisphère droit, 283, 285,
298, 310, 346 J
et mémoire, 177, 189
et processus primaire, 128, 294 Jessel, T.M., 175, 343
et représentations de mots, 291 jeu, 161
fonction de l', 126, 298 jonction occipito-temporo-parié-
fonction d'inhibition de l', 127 tale, 233, 237-238, 243, 245, 279
fonctions de l', 346 Jones, B., 218, 225
organisation neurale de l', 350 Jones, E., 85
influence des gènes sur le dévelop- Jouvet, M., 217
pement psychique, 253-254, 257-
258, 260 K
influence maternelle sur la sexua-
lité, 273 Kafka, E., 340
influences génétiques sur le déve- Kales, 227
loppement mental, 271-272, 274 Kandel, E.R., 22, 175, 340, 343-344
information Kaplan-Solms, K., 10, 21, 86, 128,
canaux de traitement de l', 119, 157, 206, 283, 295, 304, 306,
134 336, 347-348
cellules nerveuses et transmis- et lésions de la région ventromé-
sion de l', 27 diale, 128
consolidation de l', 168-169 et lésions de l'hémisphère droit,
physiologie de la, 174 304-305
encodage et stockage de l', 168- et lésions de l'hémisphère
170 gauche, 292
récupération de l', 168 Kernberg, O., 340
Kinsbourne, M., 340
troubles de la, 202
Kleitman, N., 214-215
inhibiteurs sélectifs de la recapture
Koch, K., 120
de la sérotonine (ISRS), 57
Kolb, B., 286
inhibition, 126, 142, 166, 319-324,
Kondo, T., 228
345
Kosslyn, S., 238, 246
et GABA, 155
et processus secondaire, 126,
310, 324, 348
INDEX | 373

L lésion du, 18-20, 81, 128, 239,


297, 348
la maladie de Parkinson, 242 lésion profonde du, 128, 297
langage, 9, 67, 82, 84, 108-109, 112, lobe occipital, 33, 98-99, 244, 248
123, 180, 183-185, 225, 278, 280- et conscience visuelle, 41, 98,
281, 288, 312 111
aspects moteurs du, 289 et mémoire, 181
compréhension du, 82, 280, 287 et rêve, 231, 233, 237
et discours intérieur, 297-298 et vision, 39, 41
et dominance hémisphérique du, et vision aveugle, 106
281 lobe pariétal, 33, 38-39, 41, 69, 98,
et psychothérapie, 326 189, 299
et régulation de l'action, 291, et aphasie, 289
297-298, 321 et mémoire, 181
et théorie localisationniste, 84-86 et rêves, 248
fonction de communication du, et sensation somatique, 41
291 lobe temporal, 33-35, 98-99, 194,
fonction du, 122-123 203, 236
neuroanatomie du, 286 et audition, 38-39, 41
perte de la fonction du, 292, 295, et odorat, 39
297, 299 et récupération des noms, 181
substrat neural du, 225 et rêve, 233, 248
L-dopa, 242 et système exploratoire, 145, 236
Leborgne, E. (« Tan-Tan »), 81, 84, gauche (partie postéro-supé-
225 rieure du), 280
lecture, 280 lobes préfrontaux, 44-45, 50, 99,
LeDoux, J., 143, 155, 162-164, 317, 122, 124, 319, 323, 325
323, 340 contrôle exécutif de l'action par
leucotomie, 241 les, 45, 48-49, 123
frontale, 239 et cure par la parole, 325-326
ventromédiane, 239, 241 et lobotomie frontale, 238
leucotomie ventromédiane, 239, 241 fonction d'inhibition des, 319-
Leuzinger-Bohleber, M., 340 320
LeVay, S., 259-260, 263, 266, 270- lobotomie frontale, 238
271 lobotomie frontale et rêve, 238-239
Levin, L., 340 localisationnisme, 81, 83, 86
liage perceptif (problème du), 97, locus cœruleus, 58, 115, 135, 221
99-100, 119, 138 Loftus, E., 343
libido, 351-352 loi de Hebb, 174
libre arbitre, 66, 73, 95, 319, 324 loi de Ribot, 170, 177-178, 196
Lickey, M.E., 240 Luria, A.R., 8, 10-11, 85-87, 182,
Lima, P.A., 238 185, 286, 322
Llinás, R., 340 et aphasie, 11
lobe frontal, 18, 33, 39, 82, 210, afférente motrice, 289
225, 237, 278-279, 289-290 dynamique, 290
et impulsions motrices, 41 efférente motrice, 290
et inhibition, 348 traumatique, 8
374 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

et langage médicaments psychotropes, 240,


fonction de communication du, 349
291 medulla oblongata, 30-32
fonction de régulation du, mélancolie, 306-307
291, 297 mémoire à court terme, 171-172,
et les pionniers de la neurologie 174, 256, 287-288, 294
clinique, 8 acoustico-verbale, 288, 292
et localisation dynamique, 87 mémoire à long terme, 171, 174,
et perception et mémoire dans le 177-179, 197, 206, 256
processus de maturation, 185 mémoire à très court terme, 172
et systèmes fonctionnels du cer- mémoire autobiographique, 47, 257
veau, 43, 45, 47, 86, 182 mémoire de travail acoustico-ver-
organisation neurologique des bale, 110
fonctions mentales, 87 mémoire épisodique, 195
LUST system, 148 mémoire explicite, 108, 177
mémoire implicite, 108, 177
M mémoire procédurale, 124, 142,
180, 187, 189-191, 195
Maas, J., 349 mémoire sémantique, 124, 179-183,
MacLean, P., 194 187-189, 192-193, 195, 197, 209
Magnuson, V.L., 271 mémoire tampon, 172-173, 197
Magoun, H., 113 et mémoire à court terme, 172
maladie de Parkinson, 59 Meredith, M.A., 99
manque du mot, 287 mésencéphale, 31-32, 113, 236
Manstead, A.S.R., 212 Mesulam, M.-M., 53, 182, 301
Marshall, J., 299 métapsychologie, 78-79, 329-330
Martin, A., 351 de la cure par la parole, 323
matérialisme, 71-73, 75-77 méthode anatomo-clinique, 81, 88,
et idéalisme, 71-72 224-225, 233, 244, 303, 347, 349,
matière grise, 32, 136 351-352
centrale primitive, 10 Milner, B., 197
et SGPA dorsale, 136 Milner, P., 149
et SGPA ventrale, 136 Milrod, D., 340
et substance grise périaquedu- misoplégie, 300, 307-308
cale (SGPA), 136 Mitchison, G., 173
Matthis, I., 340 MMPI, 303
Mattingley, J.B., 286 modèle de l’activation synthèse (som-
maturation, 208 meil paradoxal), 222, 224
de l'hippocampe, 207-208 modèle d’interaction réciproque,
et détermination du genre, 263, 221, 228
269 et sommeil paradoxal, 220
et facteurs génétiques et environ- modèle structural de l’esprit, 127
nementaux, 258 Modell, A., 340
et lobe préfontal, 49 moelle épinière, 30, 47, 69
McCarley, R., 218, 220, 222-224, Moi, 97, 101, 124, 126, 131, 139,
232, 243 295, 310, 323-324
McCarthy, R.A., 286 et hémisphère droit, 309
INDEX | 375

mécanismes du, 165 noyaux de la base du prosencé-


réflexif, 206 phale, 34-35, 57, 203, 236
monisme, 72, 76 noyaux du raphé, 57, 115, 135
à double aspect, 77-78, 96, 220 dorsal, 221
et dualisme, 72-73 noyaux parabrachiaux, 115, 135
matérialiste, 73, 77 noyaux thalamiques, 115, 119
Moniz, E., 238
morphine, 159 O
Moruzzi, G., 113
Moss, A.D., 308 objet d’amour, 306, 308
motivation (architecture fonction- ocytocine, 158, 160, 266
nelle de la), 133 odorat, 39
Ogden, J.A., 198
N Olds, D., 342
Olds, J., 149
narcissisme, 308-309 Opatow, B., 340
National Institute for Health, 234 opiacés, 150
nature et culture, 15 opioïdes, 159
neuroleptiques, 240 endogènes, 158-159
neuromodulateur(s), 59-60, 149 orientation sexuelle, 269
neurone(s), 25-28, 51-52, 54-60, 62, Ostow, M., 349
68-69, 77 œstrogène, 267
cholinergiques, 56, 220 œstrogènes, 60, 263
et mémoire, 178 oubli, 107, 173, 175, 177-178, 180,
et problème du corps et de 187, 199, 203-204, 207
l'esprit, 75, 89 ovaires, 259-260, 263
miroirs, 320-321
neuropeptides, 60-61, 149 P
Neuroscience Study Group, 339
neurosciences cognitives, et psycha- Pace-Schott, E., 227, 242
nalyse, 105, 329, 331, 333-334, Panksepp, J., 12, 16, 138, 143, 160-
339 161, 241, 267, 323, 340, 342
neurotransmetteur(s), 26-27, 51-52, et e-motion, 141
54-58, 115-116, 145, 220 et systèmes de commande des
et système état-dépendant, 56, émotions de base, 144, 147,
58-59, 69 315
excitateurs, 51-52, 54 et S.E.L.F., 139, 318
inhibiteurs, 51-52, 54 Papez, J., 194
New York Academy of Medicine, parallélisme psychophysique, 74
342 Pcs (système préconscient), 126
New York Psychoanalytic Institute, peptides, 60
338 perception(s) (passim)
Newman, J., 113 basées sur la mémoire, 181, 184-
Nielsen, T.A., 227 185
noradrénaline (NA), 58, 116, 221, conscientes, 291
228 des émotions, 134-135, 319
noyau accumbens, 59, 144, 236, 352 du Moi, 97, 101
376 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

et conscience, 96, 101-102, 119, prosencéphale, 30, 32, 55, 59, 137,
123 148, 218, 235-236, 277
et mémoire, 183 basal (centre du plaisir du), 149
et mémoire sémantique, 181-183 et jonction occipito-temporo-
externes, 40, 48-49, 78, 100, 102, pariétale, 237-238, 243, 245,
140, 295, 297 279
et contenus de la conscience, et rêves, 235, 247
112, 115-116 et sérotonine, 57
et déni, 308 limbique et sommeil lent, 231-
et mémoire à très court terme, 232
172 neurones du, 55
fonction biologique des, 49, 318 noyaux de la base du, 34-35, 59,
internes, 49, 78, 100, 140 203, 236
mentales, 102 noyaux du, 33
passées, 122, 134 postérieur, 45, 233, 248, 314
présentes, 122, 134 rêve et épilepsie, 230
personnalité, 9, 20 prosopagnosie, 183
corrélats neuraux de la, 157 pseudopsychopathie, 10
développement de la, 201, 347 psychanalyse (passim), et neuros-
frontale, 20 ciences cognitives, 105, 329,
modifications de la, 18, 20, 157, 331, 333-334, 339
238, 304 psychopathologie, 150, 322-323
aspects psychanalytiques, 21 psychose(s), 203, 213, 240, 242,
Phineas Gage et les modifications 294, 309, 343
post-traumatiques de la, 19 de Korsakoff, 203
peur-anxiété (paranoïde), 155 liées aux psyschostimulants, 241-
Pfeffer, A., 338-339 242
phénotype, 274 schizophréniques, 248
phobie des gènes, 254 psychostimulants, 241-242
phobies, 162 puberté, 60, 268
phonèmes, 286-287 pulsion libidinale, 145, 243, 353
phonologique, 184, 287-288, 294
Platon, 316
Q
pont, 31, 33, 56, 58, 113, 217-220,
222, 224, 226, 232, 234 qualia, 112, 115, 134
Posner, M., 340 quantum d’affect, 53
Pribram, K., 340, 342
processus neurochimiques, 89 R
processus primaire, 126, 283, 294,
297, 310, 324 Raine, A., 20
et hémisphère droit, 309 Ramachandran, V.S., 10, 300, 340
et mobilité des investissements, rationalisation, 285, 300
128, 130, 205 réactions catastrophiques, 302, 309
processus secondaire, 126, 206, réalité
283, 294, 310, 324, 348 épreuve de, 353
prolactine, 158, 160 extérieure, 128, 130, 205, 297,
propriété émergente du cerveau, 75 309, 323
INDEX | 377

principe de, 126, 131, 206, 295, Schindler, R., 240


324 Schore, A., 164, 320, 340
psychique, 128, 130, 205 Schwartz, J.H., 175, 343
récepteurs aux glucocorticoïdes, Schwartz, J.M., 326, 338
200 sciences cognitives, 66-67, 72, 89,
Rechtschaffen, 227 97, 330
récupération, 202, 204-208 score de Glasgow, 113
troubles de la, 202 Scoville, W.B., 197
réductionnisme, 73 Searle, J., 68-69
refoulement, 11, 23, 173, 176, 208, self, 139, 149, 155, 191, 192-194,
286, 291, 324-325, 350, 352 311-312, 314-315, 317-319, 322,
bases neurologiques du, 166 324, 331
biologique, 208 self autobiographique, 124, 126,
et amnésie infantile, 175, 199- 139, 163, 191, 324
200, 207-208 Semenza, C., 340
et hémisphères gauche et droit, sensation somatique, 38, 41
286 septum, 35
mécanismes cérébraux d'inhibi- sérotonine (5HT), 56-58, 116, 221,
tion, 199 228, 349
primaire, 208 Shallice, T., 340
région pariétale inférieure, 182 Shapiro, T., 340
région temporale postérieure, 182 Shevrin, H., 340
régression, 246 Singer, W., 99, 340
infinie, 97 Snyder, S.H., 240-241
réminiscence, voir souvenir(s) Société internationale de neuro-psy-
renforcement, 159-160 chanalyse, 343
système de, 148 Solms, 7-12, 21, 86, 120, 128, 157,
représentations de choses, 292 204, 206-207, 226, 235, 239, 249,
représentations de mots, 291 283, 292, 295, 304, 306, 336,
représentations d’objets, 147, 292 342-343, 347-348, 351
représentations mentales, 53 et lésions de la région ventromé-
reproduction, 46, 60 diale, 128
respiration, 86-87, 215 et lésions de l'hémisphère droit,
Ribot, T., 170 304-305
Rizzolatti, G., 320-321 et monisme à double aspect, 96
Robertson, I.H., 299 et sommeil paradoxal, 226
Rogers, C., 93 sommeil lent, 215-217, 221, 226-
Rogers, L., 268, 272-273 229, 231-232, 247
Royal College of Surgeons, 342 sommeil paradoxal, 173, 214-220,
222-230, 232, 234-235, 237, 242,
S 246-247
neurochimie du, 220-222
Sacks, O., 3, 17, 21, 198, 340, 342 sous-système de soins infantiles, 160
Sacktor, T., 340 souvenir(s) (passim)
Saling, M., 7, 21, 336, 340 à long terme, 256
Schacter, D., 168, 179, 187, 191, anciens, 170-171, 177
200, 340, 342 autobiographiques, 192
378 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

conscients, 141, 176, 191 SRAA (Système réticulé activateur


consolidation des, 170, 173, 196 ascendant), 114
corporels, 190 Stein, B., 99
du rêve, 216 Steiner, R., 340
écrans, 201 Stickgold, R., 227
encodage des, 179, 196, 200, 205 Strawson, G., 95-96
épisodiques, 124, 191, 200-201, stress
247 prénatal, 269-271, 274
et conscience, 193 réactions au, 60, 199-200
et HM, 196-197 stress prénatal, 269-270, 274
inconscients, 192-193 strie terminale, 153, 158
postérieurs à la maladie, 195, structures occipito-temporales, 287
202 substance blanche, 28-29, 239, 241,
refoulement et amnésie, 193, 351
196, 201 fronto-limbique, 233, 237-238
refoulements et amnésie, 208- substance grise périaqueducale
209 (SGPA), 115, 135-137, 141, 149,
épisodiques, 194 153, 155, 163, 219
et conscience étendue, et mémoire, dorsale, 136
193 ventrale, 136, 158
et mémoire à court terme, 171 substance noire, 59
et mémoire à long terme, 178, suggestions post-hypnotiques, 285
206 surdité corticale, 111
explicites, 199 Surmoi, 295
explicites , 200 fonctions du, 10
faux, 196, 203-204, 318 synapse, 26-27, 51-52, 60, 174-175,
hérités, 317 193, 257-258
implicites, 201 syndrome de Gilles de la Tourette,
inconscients, 108, 176, 207 11
innés, 315 syndrome de Kluver-Bucy, 157
perceptifs, 193 syndrome de Korsakoff, 203-204,
procéduraux, 192-193, 197, 200 208
et inconscient, 193 syndromes pariétaux, 11
récents, 170-171, 196 système de commande des émotions
récupération des, 196, 202, 205, de base
207 et apprentissage grâce à l'expé-
récupérés, 124 rience, 162, 168
sémantiques, 182, 192-193, 197, et système de défense-fuite, 155,
200 162-164, 315
traumatiques, 200-201 et système de désir sexuel, 147,
souvenirs-écrans, 201 150, 315
spécificité modale, 181-182 et système exploratoire, 144-148,
spécificité pour le matériel, 181 150-153, 162, 236, 241-243,
Sperry, R., 108 247, 258, 315, 323
Springer, S.P., 265, 278, 281-282 et système panique, 158-160,
Squire, L., 168 236, 316
INDEX | 379

système de défense-attaque, 144, T


152-156, 165, 236, 267, 315
système de manipulation visuo- tâche du casino de Iowa, 210-211
spatiale, 42 « Tan-Tan » (E. Leborgne), 81, 84,
système de récompense, 144, 148 278, 290
système de séparation-détresse, TDA/H (trouble déficitaire de
158, 267 l’attention avec ou sans hyperac-
système dopaminergique mésocorti- tivité), 151, 161
cal-mésolimbique, 59, 145, 152, tectum, 138
240-242, 352 tegmentum dorsal, 138-139
système du jeu, 161 tegmentum mésopontique, 56, 220
système du plaisir, 148-150 test de Turing, 90-92, 94
système exécutif, 49, 126, 163, 250, testicules, 259-262
320 testostérone, 60, 260-262, 269, 273
système exploratoire, 144-148, 150- biochimie de la, 261-263, 274
153, 162, 236, 241, 315 conversion de la, 262-263, 267
et psychotropes, 150, 258 récepteurs, 261
et rêve, 242-243, 247 thalamus, 32, 34, 38, 56, 69, 113,
et schizophrénie, 323 158
système homéostatique, 118 noyaux antérieurs du, 34
système limbique, 34-35, 48, 194, noyaux dorsomédians du, 34,
235 203
système moteur, 40, 189 tics, 24, 151
système musculo-squelettique, 37, toucher, 38
39, 137-138, 153 système du, 39-40
système nerveux, 255 traces idéatives, 53
autonome, 47-48, 153, 266 traitement de l’information visuelle,
central, 60 38, 41, 43, 99, 107
végétatif, 36 Tranel, D., 156
système nerveux végétatif, 36 tranquillisants, 155, 240
système opioïde, 160 transfert, 9, 186, 190
système panique, 158-160, 236, tronc cérébral, 30-32, 59, 69, 114,
267, 315, 323 121, 140, 217, 220, 230-231
système (s) d’action, 40, 44-45, 248, cartes du, 318
321-322 cartes du corps et, 135, 138
systèmes de commande des émotions et système du S.E.L.F., 194, 318
de base, 141, 143, 149, 152-153, niveaux de conscience et, 113-
155 114
systèmes de reconnaissance de noyaux du, 30, 32, 40, 55, 57-58,
l’objet, 42-43, 82, 244 114-116, 118-119, 121, 125,
système(s) fonctionnel(s), 8, 54, 86- 135, 313
88, 90, 109, 350 pont, sommeil paradoxal et, 217-
complexe(s), 87-88 219, 222-224, 232, 234-236
système(s) perceptif(s), 45, 144, trouble obsessionnel compulsif, 24
245, 248, 353 troubles de la cognition émotion-
nelle, 301
troubles de l’humeur, 151
380 | LE CERVEAU ET LE MONDE INTERNE

Turing, A., 90 W
Turnbull, O.H., 7, 10-11, 66, 86,
Walsh, K.W., 239, 286
207, 300, 305, 308, 337
Warrington, E.K., 286
Weiskrantz, L., 106-107
U Wernicke, C., 203, 280
Widlöcher, D., 340
unités de conscience, 109, 119, 314 Wishau, I.P., 286
Wyzinki, P., 220

V X
Valenstein, E., 286 Xq28, 271
Van Balkom, A.J., 326
Van den Abell, T., 301
Y
Van Dyck, R., 326 Yu, C.K., 233, 250
vasopressine, 266 Yudovich, F., 322
vécus instantanés, 191
Velmans, M., 340 Z
vision, 37-39, 42, 107, 186 Zeki, S., 18, 246
vision aveugle, 101, 106 Zellner, M., 342
Vygotsky, L., 185 Zueler, M., 349
Cet ouvrage a été composé par IGS-CP
à L’Isle-d’Espagnac (16)

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