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NUMÉRO SPÉCIAL

Décembre 2012 - n° 422


Édition française de Scientific American

L’HOMME
L’être humain réparé,
transformé, augmenté...
2.0 La vie
en réseaux
Ne plus vieillir
Des stimulants
Jusqu’où ? pour le cerveau ?
Vivre dans l’espace
Les limites de la
connaissance
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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

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Groupe POUR LA SCIENCE
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Pour la Science
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Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
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Dossiers Pour la Science
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Quelle humanité
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle
pour demain?
Directrice artistique : Céline Lapert

P
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, ersonne ne voudrait de la société que l’écrivain britan-
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy nique Aldous Huxley a décrit dans son roman Le meilleur
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet des mondes (1932). La génétique y a progressé au point
Marketing: Élise Abib
Direction financière : Anne Gusdorf que la reproduction des êtres humains ne se fait plus que
Direction du personnel : Marc Laumet dans des éprouvettes. On maîtrise suffisamment le développement
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie de l’embryon pour ajouter dans le milieu où il est élaboré des substances
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé qui orientent infailliblement son devenir social. Les enfants sont condi-
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro : David Boilley, Gilles tionnés pendant leur sommeil. Tous les individus sont « heureux »,
Cambonie, Yves Dauvilliers, Vincent Delourmel, Alain Finkel,
Alain Gestreau, Stéphanie Girardclos, Pierre Kuhn, et si l’euphorie vient à faiblir, une substance, le « soma », la fait ins-
Dominique Langin, Alain Lieury, Jérémie Mattout, Christian tantanément réapparaître. Amour et émotions sont prohibés...
Naulin, Bernard Schmitt, Nicole Scotto di Carlo, Olivier Sorlin,
Christelle Stodel, Thierry Stoecklin, Daniel Tacquenet, Comme souvent, les romans de science-fiction poussent le trait,
Pascal Tassy, Sophie Tempere, Jérôme Weiss
mais certaines de leurs «prédictions» apparaissent a posteriori comme
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Et si nous cultivions mieux notre jardin ?
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Commande de livres ou de magazines : veau devraient permettre à des personnes amputées de remarcher.
0805 655 255 (numéro vert) Des généticiens parviennent à modifier « facilement » l’identité d’une
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE cellule, ouvrant la voie à des techniques de réparation de tissus lésés.
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41 Ces travaux, publiés en 2006, ont été récompensés par le prix Nobel
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
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de médecine 2012 avec une rapidité qui souligne les espoirs théra-
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis peutiques sous-jacents à la découverte.
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. Ne nous leurrons pas. Tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus- des mondes, pour paraphraser le Candide de Voltaire. Ainsi, les molé-
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, cules supposées améliorer les performances cognitives sont sans
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. effet sur le cerveau sain. Plusieurs des nouvelles techniques envisa-
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou gées soulèvent des questions éthiques. Par ailleurs, leur accès au plus
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri- grand nombre reste un enjeu essentiel : elles ne devront pas creuser
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées de fossés entre ceux qui en bénéficieront et les autres. Il faudra éga-
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap-
lement veiller à ce qu’elles ne renforcent pas l’isolement des indivi-
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le nom dus, dont certains vivent déjà dans un monde quasi virtuel.
commercial «Scientific American» sont la propriété de Scien-
tific American, Inc. Licence accordée à «Pour la Science S.A.R.L.». Et si, à l’image de Candide, nous cultivions mieux notre jardin ?
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de L’espoir d’un homme augmenté – l’homme 2.0 – est dans les esprits.
reproduire intégralement ou partiellement la présente revue
sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploi- N’en négligeons pas pour autant sa version 1.0, l’homme d’aujourd’hui,
tation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - social, doué d’émotions, de créativité, de joie de vivre, d’aspiration à
75006 Paris).
se cultiver, apprendre, découvrir, aimer, partager, rêver... I

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Édito [1


SOMMAIRE
1 ÉDITO
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

6
Actualités
Lutter contre l’inflammation
chronique de l’intestin
L’homme 2.0
8 Le long périple
d’une météorite martienne
L’être humain réparé,
9 Onde, particule
ou entre les deux
transformé, augmenté...
12 Pourquoi l’atmosphère
manque de xénon
... et bien d’autres sujets.
Jusqu’où ?
Opinions
16 POINT DE VUE
Le tout-anglais,
une doctrine obsolète
Michaël Oustinoff
22 Aux limites de l’être humain
BIOLOGIE

François Savatier
17 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Alimentation durable :
agir du champ à l’assiette
Catherine Esnouf
28 De l’humain au transhumain
PHILOSOPHIE

Jean-Michel Besnier
20 VRAI OU FAUX
Être ébloui par les phares
d’une voiture,
est-ce une fatalité ?
36 Les records sportifs
SCIENCE ET SOCIÉTÉ

Laurent Laloum auront-ils une fin ?


G. Berthelot, A. Sedeaud,
M. Guillaume et J.-F. Toussaint

44 Les limites de la connaissance


ÉPISTÉMOLOGIE

Hervé Zwirn

52 L’homme en réseau
SOCIOLOGIE

et les sociabilités distantes


Nicolas Auray

58 Vivre dans l’espace


MÉDECINE

Nathalie Pattyn et Pierre-François Migeotte

2 Sommaire © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012

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n° 422 - Décembre 2012

66 Quelle procréation
MÉDECINE Regards
122 HISTOIRE DES SCIENCES
pour demain ? Wegener, le Darwin
Pierre Jouannet de la géologie
Eric Buffetaut

74 Prématurité : une nouvelle


MÉDECINE L’idée d’une dérive des continents,
proposée il y a un siècle, a mis plus
de 40 ans pour s’imposer.
génération d’enfants
Hugo Lagercrantz 126 LOGIQUE & CALCUL
Être normal ? Pas si facile !
82 Des cellules souches
BIOLOGIE CELLULAIRE Jean-Paul Delahaye
La notion de normalité, qui porte
sur les chiffres du développement
pour réparer et régénérer d’un nombre réel, est née en 1908.
Elle s’est révélée riche.
les tissus ?
Laure Coulombel 132 SCIENCE & FICTION
L’homme du futur
90 Les prothèses pilotées
NEUROSCIENCES dans la science-fiction
J.-S. Steyer et R. Lehoucq

par la pensée 134 ART & SCIENCE


Miguel Nicolelis L’art abstrait,
une question de bon sens
Loïc Mangin
136 IDÉES DE PHYSIQUE
Les brouillards de mélange
Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik
140 SCIENCE & GASTRONOMIE
Inventons de nouveaux gels
Hervé This
142 À LIRE

98 Augmenter les performances


NEUROSCIENCES
Rendez-vous sur
du cerveau : un leurre ?
Hervé Chneiweiss fr
Le site de référence
106 La conscience :NEUROSCIENCES de l’actualité scientifique internationale
Toutes les sciences en un clic
comment la déceler ? - Des actualités quotidiennes
- Des articles en libre accès
Olivia Gosseries et Steven Laureys - Votre magazine numérique en ligne*
- Plus de 8 ans d’archives*

114 Toujours jeunes ?


BIOLOGIE MOLÉCULAIRE Des services exclusifs
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Miroslav Radman - Des offres d’emploi scientifiques
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© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Sommaire [3

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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ ODE À L’INUTILE § AVEC OU SANS SUR ?

L e grand public, paraît-il, n’a pas encore


assimilé les conceptions appor-
tées par les révolutions scientifiques
– Einstein, Newton et même Copernic. Cela
ne prouve pas qu’il soit spécialement fermé
L ’homme ordinaire écrit sur papier
ou sur ordinateur. Les universitaires
littéraires écrivent sur Cicéron ou sur
la monnaie mycénienne.
L’homme ordinaire travaille son anglais
aux sciences. Il existe une leçon de vie, bien ou son piano. Les chercheurs scientifiques
plus ancienne que Copernic et bien plus travaillent sur les nombres premiers ou sur
immédiate à vérifier, qu’il n’a pas retenue le boson de Higgs.
non plus, celle de Zhuang Zi (ou Tchouang- Bref, scientifiques ou littéraires, les
tseu) : « Les gens comprennent tous chercheurs se distinguent de l’homme ordi-
l’utilité de ce qui est utile, mais ils ignorent naire par un idiotisme : leur usage très par-
l’utilité de l’inutile. » ticulier de la préposition sur !
Le sel de la vie n’est pas tant dans les
moments où l’on remplit une fonction, que § COMMENT SE SOUVENIR ?
dans ceux, petits ou grands, qui ne ser-
§ WALL STREET, NOUS VOILÀ !
vent à rien sinon à être des moments de
la vie. Socrate pensait sans doute ainsi,
lui qui apprenait un air de flûte la veille
du jour où il devait boire la ciguë. « À quoi
ça te sert ? », lui demanda-t-on. « À savoir
«
N ous allons dans le mur ! », s’ex-
clament à tout propos nos
hommes politiques. Mais, depuis
C hateaubriand, après la Terreur, disait
sa crainte qu’un « monument élevé
dans le but d’imprimer l’effroi des
excès populaires donnât le désir de les imi-
ter : le mal tente plus que le bien ; voulant
cet air avant de mourir », répondit-il. Vol- le temps qu’ils annoncent cette catastrophe, perpétuer la douleur, on en fait souvent per-
taire n’était pas loin de la même idée, sur nous ne nous sommes toujours pas fracas- pétuer l’exemple. Les siècles [...] ont assez
un mode annonçant le consumérisme, sés. Problème. de sujet présent de pleurer sans se char-
lorsqu’il écrivait : « Le superflu, chose très Ils disent « le » mur, non « un » mur. ger de verser encore des larmes hérédi-
nécessaire. » Ils songent donc tous au même. Le Mur des taires » (Mémoires d’outre-tombe). Cette
Si éminents, si convaincants, soient Lamentations ? La Muraille de Chine ? Il n’y observation déstabilise trop pour que nous
les auteurs ayant montré qu’on se trompe a aucune raison. Non, ils songent à un nous résolvions à la prendre en compte.
quand on prend l’utilité pour une valeur mur bien plus connu, sur lequel ils ont les Nous voulons croire en l’éducation comme
suprême, la question « À quoi ça sert ? » yeux rivés, eux comme le monde entier : en un rempart contre la barbarie. Nous ne
revient comme une ritournelle presque tou- celui qui a donné son nom, à New York, à voulons pas voir le dilemme devant lequel
jours accusatrice. La remarque de Zhuang une certaine « rue du mur », Wall Street. nous sommes : ne pas honorer les victimes
Zi, vieille de 25 siècles et facile à com- Ce mur ayant été détruit en 1699, on de l’histoire serait insulter leur mémoire
prendre, reste incomprise. Pourquoi les dif- peut sans danger foncer vers lui. Mieux, et leurs souffrances ; mais commémorer
ficiles changements de perspective induits même, il fait rêver : les instituts de langues leur martyre risque de lasser, de faire naître
par les révolutions scientifiques devraient- promettent de nous enseigner « l’an- l’indifférence, voire de susciter de l’ému-
ils cheminer plus vite dans les esprits ? glais de Wall Street » ; nombre de gens lation chez les bourreaux.
aimeraient dicter leur loi à la planète Il est difficile de ne pas éprouver un
comme les financiers de Wall Street, etc. malaise devant le flot d’ouvrages que le
Sans doute, donc, avais-je fait un contre- nazisme suscite. Les auteurs, en cherchant
sens. Une mesure qui nous fait aller à comprendre comment cette horreur a pu
dans « le » mur nous rapproche symbo- s’installer, pensent-ils aider à ce qu’au-
liquement de Wall Street, c’est-à-dire va cune horreur ne puisse se réinstaller ? Pas
nous faire obtenir un peu du pouvoir plus aujourd’hui qu’au temps de Chateau-
mythique qu’ont ses traders. Bref, c’est briand, la marche du monde n’apporte de
une mesure judicieuse. crédibilité à un tel projet. Il serait plus ras-
Je vais réécouter les déclarations des surant de voir les auteurs se passionner
hommes politiques en donnant ce sens à pour un épisode (s’il y en a eu...) pendant
l’expression « aller dans le mur ». Peut-être lequel des hommes ont vécu en paix, sans
leur découvrirai-je une pertinence qui s’exploiter les uns les autres ni asservir la
m’avait échappé. justice. Sans doute, l’espoir de trouver un

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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moyen de faire renaître cet heureux état, à


force de multiplier les analyses de sa genèse,
serait-il illusoire. Mais l’espoir de conjurer
l’horreur est aussi illusoire, et une fascina-
tion ne s’exprime-t-elle pas dans une des-
cription surabondante de celle-ci ?

§ TECHNIQUE D’ÉCRITURE

L ’écriture est un procédé inventé, elle


augmente un pouvoir d’action (celui
de communiquer), elle accroît la maî-
trise sur le monde. Bref, elle est une tech-
nique. Cependant, l’école s’y est si
intimement adaptée qu’elle en est venue
à la voir non comme un véhicule de savoir
et de culture, mais comme le savoir et la
culture mêmes. Nous sommes tous enclins
à la même erreur; l’écriture est, me semble-
t-il, la seule technique que nous utilisons
sans la percevoir comme telle.
Apparemment, le geste d’enseigner est
antérieur à l’écriture. En ce cas, la question
de la place qu’il convenait de donner dans
l’enseignement à cette technique nou-
velle a dû se poser un jour. Le débat sur le
rôle que l’ordinateur doit jouer en classe est
peut-être moins neuf que nous ne croyons.
Qui sait s’il n’est pas la simple actualisation
du débat qui, voilà quelques milliers d’an-
nées, a opposé les modernistes, promet-
tant qu’un manuel écrit ferait merveille pour
aider les jeunes à apprendre à tailler les
silex, et les traditionalistes, convaincus
qu’introduire l’écriture dans les ateliers
signifierait une dégradation catastrophique
de l’enseignement... I

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ACTUALITÉS
Biomédecine

Une bactérie pour lutter


contre l’inflammation chronique de l’intestin
Des biologistes ont protégé des souris contre cette pathologie en libérant dans leur intestin,
grâce à une bactérie, une protéine humaine aux propriétés anti-inflammatoires.

a c
Jean-Paul Motta & Céline Deraison, INSERM

50 ␮m

Traité à l’élafine, une protéine


humaine, le côlon d’une souris
soumise à une inflammation
chronique de l’intestin présente
des microvillosités régulières (a, ici
D es yaourts thérapeutiques
qui protégeraient l’orga-
nisme contre les maladies
inflammatoires chroniques de l’in-
testin, telles que la maladie de
chaque année. Les crises se mani-
festent par des douleurs abdo-
minales, des diarrhées fréquentes,
parfois sanglantes, et des ulcéra-
tions. Les traitements actuels sont
fabrication de produits laitiers,
et ont administré oralement ces
bactéries à des souris soumises à
une inflammation chronique de
l’intestin. Non seulement l’élafine
une coupe colorée à l'hématoxyline Crohn et la rectocolite hémorra- souvent insuffisants : les anti- était bien sécrétée dans l’intestin
et à l'éosine). Non traité, il se gique : voilà ce qu’ont imaginé inflammatoires non stéroïdiens des souris, mais elle les protégeait
désorganise complètement (b).
Nathalie Vergnolle, du Centre de ne soulagent que les cas modérés ; de l’inflammation.
L’élafine est administrée via
physiopathologie de Toulouse Pur- quant aux molécules utilisées lors Aucun effet secondaire n’a
des bactéries génétiquement
modifiées. En quatre heures, pan ( INSERM /Université Tou- de crises importantes – des glu- été observé chez la souris, et les
les bactéries avalées par louse III – Paul Sabatier/CNRS), cocorticoïdes ou des anticorps qui biologistes ont bon espoir qu’il
une souris se retrouvent Philippe Langella, de l’Institut bloquent l’activité de la cytokine en soit de même chez l’homme.
à la surface de l’intestin, où elles Micalis (INRA/AgroParisTech), et TNF, impliquée dans la réponse « L’élafine est un inhibiteur de
expriment l’élafine (c, en vert), qui leurs collègues, en collaboration inflammatoire –, elles ont des protéases à spectre étroit, et est,
diffuse dans les muqueuses avec l’Institut Pasteur. effets secondaires importants et de plus, déversée après l’esto-
(en rouge, les cellules épithéliales Les biologistes ont déjà fran- 20 à 40 pour cent des patients y mac ; elle ne devrait donc pas per-
qui tapissent l’intestin et, en bleu, chi une première étape considé- sont résistants. La dernière issue turber la digestion. Sans compter
les noyaux cellulaires). rable dans ce sens: d’une part, ils est l’ablation de la portion d’in- que l’élafine a déjà été adminis-
ont modifié génétiquement des testin atteinte. trée à l’homme en intraveineuse
bactéries alimentaires utilisées dans Produite dans l’intestin sans effet secondaire, explique
les produits laitiers pour qu’elles humain, l’élafine participe à la pro- Nathalie Vergnolle. Quant aux
produisent une protéine anti- tection de celui-ci contre les agres- bactéries lactiques, elles sont cou-
inflammatoire de l’intestin humain, sions inflammatoires. Toutefois, ramment utilisées dans des
l’élafine; d’autre part, ils ont mon- les individus atteints d’inflam- yaourts et des fromages sans effet
tré que ces bactéries diminuent mation chronique de l’intestin secondaire observé. » Une com-
les symptômes sur des souris et des n’expriment plus cette protéine. pagnie américaine de biotech-
lignées de cellules intestinales Une nouvelle source suffirait- nologies a déjà racheté le brevet
humaines en culture. elle à protéger leurs intestins ? déposé par l’équipe et prépare
En France, près de 200000 per- Pour le savoir, les biologistes ont les essais cliniques.
sonnes souffrent de maladies introduit le gène de l’élafine dans . Marie-Neige Cordonnier.
inflammatoires chroniques de l’in- des bactéries Lactococcus lactis et J.-P. Motta et al., Science Translational
testin, et leur nombre augmente Lactobacillus casei, utilisées dans la Medicine, vol. 4, 158ra144, 31 octobre 2012

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A c t u a l i t é s

Zoologie

Un bélouga qui parle En bref


UNE EXOPLANÈTE TOUT PRÈS

D ans le delphinarium de la Fondation américaine pour les mam-


mifères marins à San Diego, un plongeur est en train d’interve-
nir en bassin quand il entend «Out, out, out!» (dehors en anglais).
Il rejoint d’urgence la surface, mais constate que personne ne peut
l’avoir appelé. Personne? Personne, sauf... Noc, la baleine blanche. Depuis,
Les étoiles d’Alpha Centauri,
qui forment un système triple
distant d’environ 4,3 années-
lumière, sont nos plus proches
voisines. Une équipe d’astro-
Sam Ridgway et ses collègues de la Fondation pour les mammifères nomes européens a détecté une
marins ont analysé les vocalisations de ce bélouga (Delphinapterus leu- planète autour d’une de ces
cas) et ont conclu qu’il tentait spontanément d’imiter les humains. Ses étoiles par la méthode dite des
cris présentent en effet des fréquences fondamentales comprises entre vitesses radiales. À peine plus
200 et 300 hertz, avec un maximum d’énergie dans les harmoniques. Ce
CampCrazy Photography/shutterstock.com

massive que la Terre, c’est l’exo-


spectre est très différent de celui des sons émis d’ordinaire par les planète la plus légère découverte
bélougas, dont les fréquences fondamentales se situent plusieurs octaves autour d’une étoile de type
plus haut, mais il est typique des sons... humains. En outre, Noc struc- solaire. Elle est toutefois trop
turait ses sons en groupes séparés de 0,05 à 0,5 seconde et suivant un proche de son astre pour abri-
rythme rappelant celui de la parole humaine. Il semble que le cétacé, ter de l’eau liquide, et donc la vie.
témoin de conversations entre dresseurs, ait décidé de les imiter.
. François Savatier.
S. Ridgway et al., Current Biology, vol. 22, pp. R860-861, 2012 LED À LUCIOLE

Des LED plus puissantes inspirées


des lucioles: c’est ce que propose
Préhistoire une équipe sud-coréenne. Les
physiciens ont montré que la
Un mammouth à Changis-sur-Marne couche externe de la lanterne
des insectes, constituée de

L e troisième squelette quasi


complet de mammouth
trouvé en France depuis
150 ans vient d’être découvert à
Changis-sur-Marne par l’équipe
nanostructures linéaires régu-
lières, est un système efficace
pour empêcher les réflexions
de la lumière vers sa source.
Adaptée aux LED , cette géo-
de Grégory Bayle, de l’INRAP. Piégé métrie donne de meilleurs résul-
dans une ancienne berge de la tats que les lentilles actuelles
Marne, l’animal semble avoir été et des résultats comparables
exploité par les Néandertaliens. aux traitements antireflets par
Il s’agit sans doute d’un mam- couches minces, avec un coût
mouth à poil laineux. D’environ de fabrication moindre.
trois mètres au garrot, l’animal a
pu peser jusqu’à cinq tonnes. Il
Denis Gliksman, INRAP

vivait manifestement dans un envi- LE POIDS DE L’ÂGE


ronnement comparable à la Sibé- XLe squelette du mammouth
Les personnes âgées ont sou-
rie actuelle, qu’avait créé dans le découvert est presque complet.
vent l’impression de soulever
Nord de la France le climat plus Il date d’au moins 130000 ans.
des poids plus lourds qu’ils
clément d’une phase interglaciaire.
ne sont en réalité. Jessica Hol-
Sans doute habitué à fouler des s’est produit ce drame ? Pour le Marne. Deux éclats de silex à bords
min et Farley Norman, aux
berges gelées, donc fermes, pour moment, il est seulement possible tranchants ont été retrouvés au
États-Unis, ont montré qu’elles
aller boire, le mammouth aurait été de dire que la strate où a été contact immédiat de certains os.
surestiment toujours le rapport
victime d’un regain de tempéra- retrouvé le mammouth date d’au Cela suggère que ces hominidés sont
entre le poids de deux objets,
ture qui aurait ramolli le sol. Une moins 130000 ans. juste venus profiter de l’aubaine que
contrairement aux personnes
fois enfoncé jusqu’au garrot dans Le climat plus clément, qui per- représentait cette importante réserve
plus jeunes (moins de 31 ans).
la vase, il est mort d’épuisement. mettait à des troupeaux de mam- de viande et d’autres ressources, tels
Peut-être parce que les régions
Sa carcasse s’est décomposée, puis mouths de vivre dans le Nord de les tendons… L’étude détaillée
cérébrales du lobe pariétal
ses ossements ont été recouverts la France, était aussi favorable aux des ossements permettra peut-être
impliquées dans la perception
par les fins sédiments qu’appor- Néandertaliens, dont on sait qu’ils d’obtenir des indices sur ce que
du poids dégénèrent précoce-
tait, en périodes de hautes eaux, exploitaient beaucoup ces animaux. ces Néandertaliens ont plus parti-
ment avec l’âge...
le très lent flux vaseux du méandre Rien n’indique qu’ils aient eu besoin culièrement exploité.
de la Marne à cet endroit. Quand d’abattre celui de Changis-sur- . F. S..

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A c t u a l i t é s

Planétologie

Le long périple d’une météorite martienne


L a météorite tombée en
juillet 2011 près de Tissint,
dans le désert sud-maro-
cain, et dont environ 17 kilo-
grammes de fragments ont été
versité Hassan II à Casablanca, au
Maroc, et professeur associé à
l’Université Pierre et Marie Curie
(Paris), a retracé le scénario de for-
mation de cette météorite.
certains éléments tels que le fluor
et le soufre se seraient déposés
dans les fissures. Il y a environ
700 000 ans, des fragments de la
roche auraient été éjectés de Mars
retrouvés l’hiver dernier, est une La météorite est constituée de lors de la chute d’un corps étran- Le plus gros fragment connu à ce jour
aubaine pour les géologues. macrocristaux d’olivine envelop- ger. Sous la chaleur produite par de la météorite de Tissint a une masse
Contrairement à la plupart des pés dans une matrice de minéraux l’impact, la roche aurait fondu pré- de 1,1 kilogramme. Il est recouvert
météorites, elle n’a pas été altérée plus fins. La roche est fracturée et férentiellement le long des fis- d’une croûte de fusion noire.
par un long séjour sur Terre. En certains interstices en forme de sures, produisant des veines de
outre, il s’agit d’une « shergottite poches et de fissures sont comblés verre noir contenant les éléments passée d’eau sur Mars, qui s’ajoute

© Muséum d’histoire naturelle de Londres


picritique », une roche magma- par un verre noir constellé de qui avaient été déposés par les aux photographies récemment
tique caractéristique… de la pla- bulles et contenant des traces de fluides. La fonte brutale aurait envoyées par le robot Curiosity
nète Mars ! En analysant la fluor et de soufre. aussi emprisonné, dans de petites d’une région qui pourrait être le
structure et la composition de Sur Mars, des fluides aqueux bulles, de l’atmosphère martienne. lit d’un ancien cours d’eau ?
divers fragments, un consortium acides auraient usé une roche En juillet 2011, la météorite . M.-N. C..
international dirigé par Hasnaa magmatique remontée à la sur- arrivait sur Terre… Un nouvel H. Chennaoui-Aoudjehane et al.,
Chennaoui-Aoudjehane, de l’Uni- face du sol. Lessivés de la roche, indice en faveur de la présence Sciencexpress, 11 octobre 2012

IL Y A 2830 À 2846 ANS: c’est la date à laquelle l’homme a commencé


à coloniser la Polynésie, d’après l’analyse de restes coralliens.
D. Burley et al., PLoS ONE, vol. 7(11), e48769, 2012

Imagerie médicale

Dépister le cancer du sein au scanner ?


Q uelques clichés de radio-
graphie du sein – une mam-
mographie – constituent le
principal moyen de dépistage du
cancer du sein. Une technique aussi
à l’horizon? On peut le penser: une
équipe de chercheurs de l’Univer-
sité de Californie à Los Angeles, de
l’ESRF (le synchrotron européen,
situé à Grenoble) et de l’Univer-
magne, a réalisé une tomographie
(image 3D reconstruite à partir
d’une série d’images 2D) mammaire
avec une dose de rayonnement
25 fois inférieure à celle qu’infli-
reconstruction 3D a été réalisée à
l’aide d’un algorithme récent,
nommé EST (Equally Sloped Tomo-
graphy), qui nécessite quatre fois
moins de rayonnement à qualité
routinière mais plus efficace est-elle sité Ludwig Maximilians, en Alle- gerait un scanner X d’hôpital, et d’image égale.
ce avec une résolution meilleure Au total, la dose de rayonne-
que 0,1 millimètre. ment est inférieure à celle requise
La dose de rayonnement a pour une mammographie ordinaire
été réduite grâce à trois principales à double vue. Moins de rayonne-
améliorations. D’abord, Paola ment, une résolution supérieure,
Coan, Jianwei Miao, Alberto Bra- un meilleur contraste et une vue
vin et leurs collègues ont utilisé tridimensionnelle : les avantages
des rayons X de plus haute éner- sur la mammographie classique
gie (60 kiloélectronvolts), moins sont évidents. Toutefois, la tech-
absorbés par les tissus. Ensuite, nique doit encore mûrir. En parti-
l’imagerie habituelle, fondée sur culier, l’imagerie X par contraste de
ESRF-LMU/Brun

les différences d’absorption des phase nécessite un faisceau X de


rayons par les tissus biologiques, longueur d’onde très bien définie
a été remplacée par une technique – ce que fournit le grand synchro-
Comparaison entre l’image d’un sein au scanner X classique (à gauche) d’imagerie par contraste de phase, tron ESRF , mais pas encore les
et celle du même sein obtenue par la nouvelle technique (à droite, avec où l’on exploite le déphasage que sources compactes de rayons X.
la tumeur soulignée en rose). Les doses de rayonnement absorbées subissent les rayons X en traver- . Maurice Mashaal.
par l’échantillon sont respectivement de 49 et 2 milligrays. sant les différents tissus. Enfin, la Y. Zhao et al., PNAS, en ligne, 22 octobre 2012

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A c t u a l i t é s

Physique

Onde, particule ou entre les deux En bref


STRIATUM SOUS INFLUENCE

Le striatum est une aire cérébrale


qui régule les mouvements. Il est
influencé par diverses régions du
cerveau, telles l’aire tegmentale
Comportement Onde
ondulatoire ventrale et la substantia nigra pars
et particule compacta, via la dopamine, un
neurotransmetteur. Des cher-
cheurs américains ont montré que
leurs neurones à dopamine relâ-
chent aussi un autre neurotrans-
© Muséum d’histoire naturelle de Londres

metteur, nommé GABA, qui inhibe


les neurones du striatum. Cette
cotransmission de neurotrans-
Comportement metteurs aidera peut-être à com-
corpusculaire
prendre les troubles moteurs, telle
la maladie de Parkinson.

F. Kaiser et S. Tanzilli – CNRS


En fonction des réglages du dispositif, la lumière se comporte comme une onde, une particule
ou une superposition cohérente des états « onde » et « corpuscule ». Les points expérimentaux dessinent BLEU CONTRE SOMNOLENCE
une surface, le plan horizontal repérant deux paramètres de l’expérience (un angle de polarisation La lumière bleue, en stimulant
et un déphasage) ; sur la verticale est mesurée la probabilité de coïncidence entre plusieurs détecteurs.
les cellules ganglionnaires de
la rétine, augmente la vigilance.

E n 1924, le physicien français


Louis de Broglie découvrait
la dualité onde-corpuscule:
tout objet a des propriétés à la fois
ondulatoires et corpusculaires.
toire matériaux et phénomènes
quantiques à Paris (CNRS et Uni-
versité Paris Diderot). Elle utilise
un interféromètre où la lumière
doit traverser deux miroirs semi-
sent si le photon incident a une
polarisation verticale, et absent si
cette polarisation est horizontale.
Ainsi, une polarisation mixte
créerait une superposition quan-
Des chercheurs français et sué-
dois ont étudié la somnolence
de conducteurs soumis à cette
lumière ou ayant bu du café ou
du café décaféiné (placebo). Les
Puis, en 1927, le physicien danois réfléchissants avant d’atteindre tique des états ouvert et fermé de résultats montrent que la lumière
Niels Bohr proposait le principe de deux détecteurs placés en sortie. l’interféromètre, donc une super- bleue permet de garder la même
complémentarité : plus un objet Dans cette configuration dite fer- position des états corpusculaire vigilance que le café. Le nombre
quantique se comporte comme une mée, la lumière a deux chemins et ondulatoire. Pour contrôler la de franchissements inappropriés
onde, moins il se comporte en possibles pour parvenir à chaque superposition, les physiciens ont des lignes latérales au sol, moins
corpuscule, selon l’expérience à détecteur. Elle présente alors un utilisé une paire de photons intri- fréquent que dans le cas du
laquelle l’objet est soumis. La comportement ondulatoire: l’onde qués, système où les propriétés des placebo, l’indique.
lumière se comporte ainsi tantôt emprunte les deux chemins à la deux photons restent intimement
comme une onde, dans les expé- fois, ce qui se traduit par des inter- corrélées l’une à l’autre quelle
riences d’interférence par exemple, férences sur les détecteurs (la pro- que soit leur distance. Un pho- LE POULS DES VOLCANS
tantôt comme une particule (le pho- babilité de détection par chaque ton-test est envoyé dans l’interfé-
En utilisant des images prises
ton), comme dans l’effet photo- appareil dépend de la différence romètre tandis que son jumeau est
par satellite, Estelle Chaussard
électrique. Deux équipes, l’une de parcours). envoyé dans un autre appareil
et Falk Amelung, de l’Univer-
en France, l’autre en Grande-Bre- Si l’on retire le second miroir qui en contrôle la polarisation.
sité de Miami, ont effectué un
tagne (Jeremy O’Brien, Univer- semi-réfléchissant, le dispositif est En faisant varier la polarisa-
suivi de l’ensemble de l’arc vol-
sité de Bristol), ont mis au point dans une configuration «ouverte», tion du photon jumeau, donc celle
canique de Sunda, en Indoné-
des dispositifs permettant d’étu- où il n’y a plus d’interférence : du photon-test, les physiciens ont
sie. Sur la période allant de 2006
dier finement cette complémen- chaque photon arrive sur l’un ou fait varier la superposition des états
à 2009, ces chercheurs ont
tarité, et montrent que la lumière l’autre des détecteurs avec une corpusculaire et ondulatoire : ils
constaté un gonflement du sol
peut être dans une combinaison même probabilité de 50 pour cent, passent ainsi continûment d’un
autour de six volcans, corres-
cohérente d’un état corpusculaire ce qui correspond à un compor- comportement purement corpus-
pondant au remplissage en
et d’un état ondulatoire. tement corpusculaire. culaire de la lumière à un com-
magma de réservoirs sous les
Expliquons l’expérience fran- L’expérience de l’équipe de portement purement ondulatoire
volcans. Trois de ces volcans
çaise, menée par Sébastien Tanzilli S. Tanzilli a consisté à superposer (la situation étant caractérisée par
sont entrés en éruption depuis.
du Laboratoire de physique de la les deux situations, ouverte et fer- les corrélations entre plusieurs
Une méthode prometteuse pour
matière condensée à Nice (CNRS et mée. Pour ce faire, les physiciens détecteurs).
anticiper une éruption !
Université Nice-Sophia Antipolis), ont conçu un miroir semi-réflé- . Sean Bailly.
en collaboration avec le Labora- chissant quantique, qui est pré- Science, vol. 338, pp. 634-640, 2012

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A c t u a l i t é s

Géosciences
En bref Le tsunami du lac Léman en 563 modélisé
PLANÈTE À QUATRE ÉTOILES

Seules six exoplanètes étaient


connues pour être en orbite autour
d’un système de deux étoiles.
Découverte grâce au télescope
L a plupart des raz-de-marée se déroulent sur
les côtes maritimes à la suite d’un tremble-
ment de terre. Les lacs ne sont cependant pas
à l’abri de ce genre de désastres. Par exemple, en 563,
un tsunami sur le lac Léman, déclenché par l’ébou-
la propagation et la taille de la vague dans le lac.
Celle-ci aurait atteint près de 13 mètres près de
Lausanne, située sur la rive Nord, et près de 8 mètres
à Genève, à l’autre bout du lac. Le tsunami aurait
traversé le lac d’Est en Ouest en près de 70 minutes.
Kepler et au travail d’astronomes
amateurs et professionnels, la pla- lement d’une montagne proche du Rhône, a provo- Comme l’indiquent les témoignages de l’époque,
nète PH1 a une période de révo- qué des destructions importantes et fait de une telle vague aurait détruit le pont de Genève, des
lution de 138 jours autour d’un nombreuses victimes. moulins et passé par-dessus les murs de la ville.
système binaire formé d’une naine Pour comprendre l’origine de cette vague des- . S. B..
blanche et une naine rouge, tour- tructrice, Katrina Kremer et ses collègues, de l’Uni- K. Kremer et al., Nature Geoscience, en ligne le 28 octobre 2012
nant l’une autour de l’autre en versité de Genève, ont analysé les sédiments du fond
20 jours. Deux autres étoiles sont du lac, en effectuant un sondage de sismique réflexion
La cité de Genève, sur les bords du lac Léman,
en orbite autour des deux pre- (des ondes sont créées, se propagent dans le sol et
a connu un tsunami en 563.
sont réfléchies à l’interface de deux couches géolo-

Mihai-Bogdan Lazar /Shutterstock.com


mières à une distance équivalente
à 1 000 fois la distance Terre- giques) et des prélèvements de carottes de 7 à
Soleil. Ainsi, PH1 appartient à un 12 mètres de long. L’étude montre qu’il existe dans
système global en interaction gra- la partie la plus profonde du lac une couche de tur-
vitationnelle contenant pas moins bidite, un dépôt sédimentaire, longue de dix kilo-
de quatre étoiles! mètres, large de cinq et épaisse d’environ cinq mètres.
Compte tenu de ce volume de turbidite, K. Kre-
mer et ses collègues ont modélisé numériquement

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A c t u a l i t é s

Paléontologie Chimie

Déguster un tricératops La chimie ultrafroide dopée


par des effets quantiques
C ertains mets ne se dégustent que selon un rituel particulier.
Ainsi, les ortolans s’avalaient rôtis, en une seule bouchée.
L’amateur averti se couvrait la tête d’un linge pour ne rien
perdre des odeurs et ne recrachait rien… De même, les tyranno-
saures respectaient quelques règles pour consommer un tricératops P rès du zéro absolu, le monde
n’est pas aussi figé qu’on ne
le pense. Les atomes peu-
ceaux moléculaires arrivant paral-
lèles l’un à l’autre, de façon que
la vitesse relative des molécules
fraîchement abattu. C’est ce qu’a montré le paléontologue Denver vent réagir et former des états liés. soit nulle. Pour ce faire, un pre-
Fowler, du Muséum des Rocheuses à Bozeman, dans le Montana. À ces températures, des effets mier faisceau est émis sur une tra-
Son équipe a étudié de nombreux spécimens de tricératops et quantiques tels que des réso- jectoire rectiligne tandis que le
s’est intéressée à ceux qui présentaient des traces de dents de tyran- nances deviennent visibles. Ces second est progressivement dévié,
nosaure. Le plus intriguant était les nombreuses perforations et effets purement quantiques ne à l’aide de champs magnétiques
marques de traction mises au jour sur la collerette des tricéra- sont pas prévus par la mécanique appropriés, pour fusionner avec
tops, des organes pourtant dépourvus de valeur nutritive. classique et peuvent augmenter le premier.
Selon les paléontologues, ces traces témoignent d’une volonté la réactivité. Une équipe en Israël L’équipe israélienne s’est
de la part des prédateurs d’accéder aux muscles dodus du cou. les a mis en évidence pour une concentrée sur un type de réac-
Pour ce faire, rien n’est plus efficace qu’une décapitation de la proie. réaction d’ionisation. tion: l’ionisation de Penning. Lors
D’autres marques à la Pour révéler de tels phéno- d’une collision entre un atome
base du crâne soutien- mènes, plusieurs équipes ont neutre excité et un autre atome
nent ce scénario. conçu des dispositifs permet- neutre dans son état fondamental,
Les tyrannosaures tant de réduire l’énergie de col- l’énergie d’excitation du premier
étaient ainsi des gour- lision entre molécules, ce qui sert à ioniser le second. Pour une
mets qui se décarcas- équivaut à réduire la température. température de collision supé-
saient pour atteindre leur L’équipe de Michel Costes, de rieure à dix kelvins, les chercheurs
morceau de choix, les sot- l’Institut des sciences moléculaires ont retrouvé un comportement
l’y-laisse du Crétacé! de l’Université de Bordeaux et compatible avec la chimie clas-
. Loïc Mangin. du CNRS , a utilisé deux jets de sique. À des températures infé-
Un tricératops Journal of Vertebrate molécules à basse température qui rieures et jusqu’à dix millikelvins,
Blirk

Paleontology, sous presse, 2012 se croisent. La vitesse relative ils ont observé des résonances,
des molécules des deux faisceaux donc la formation d’états liés qui
définit la température de collision. conduisent à la réaction d’ionisa-
En juillet dernier, M. Costes et tion de Penning.
ses collègues ont observé pour la Ces dispositifs de très basse
Physique nucléaire première fois des résonances com- température permettront d’étu-
Élément 113: fin de la quête? patibles avec les modèles, dans des
collisions de faisceaux à environ
dier des réactions chimiques qui,
notamment, pourraient jouer un
trois kelvins. rôle dans les nuages moléculaires

L ’uranium, dont le noyau atomique contient 92 protons, est


le dernier élément du tableau périodique qui existe à l’état
naturel. Les éléments dont les noyaux contiennent davantage
de protons sont instables et sont produits artificiellement. Depuis
les années 1940, les éléments plus lourds sont créés dans diffé-
Pour réduire encore la tem-
pérature de collision, l’idée de
l’équipe de Edvardas Narevicius,
de l’Institut Weizmann en Israël,
a été de faire fusionner deux fais-
du milieu interstellaire.
. S. B..
S. Chefdeville et al., Phys. Rev. Lett.,
vol. 109, 023201, 2012 ; A. B. Henson et al.,
Science, vol. 338, pp. 234-238, 2012
rents laboratoires du monde. En août 2012, une équipe japonaise,
du Centre Nishina du RIKEN, a observé une réaction dans laquelle
l’élément 113 (noyau à 113 protons) a été produit sans ambiguïté.
En bombardant une mince couche de bismuth (noyaux à 83 pro-
tons) avec un faisceau énergétique de zinc (noyaux à 30 protons), les
physiciens ont produit, par une réaction de fusion, l’élément 113. Pour
valider une telle observation, il faut étudier en détail les produits de
la désintégration en cascade du noyau instable en éléments plus légers,
qui s’accompagne de l’émission de particules alpha. Après six
désintégrations, l’élément 113 produit un noyau de mendélévium
bien connu. Si la découverte est homologuée, l’équipe japonaise
aura le privilège de nommer le nouvel élément. Le nom de japo-
nium est évoqué; il s’agirait du premier noyau lourd découvert en
A. B. Henson

Asie de l’Est.
. S. B..
K. Morita et al., Journal of the Physical Society of Japan, vol. 81, 103201, 2012 Vue de face du dispositif par lequel les deux faisceaux de particules fusionnent.

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A c t u a l i t é s

Microbiologie
En bref Un réseau électrique
TESTOSTÉRONE ET SINCÉRITÉ

Et si l’hormone de l’agressivité
bactérien
était aussi celle de la sincérité,
du moins chez les hommes ?
Armin Falk, de l’Université de
Bonn, et des collègues ont éla-
boré un gel dermique riche en
D ans la baie d’Aarhus au Danemark, l’élément
clef concernant des réactions chimiques énig-
matiques vient d’être découvert. Dans les
sédiments marins, à une profondeur d’un centimètre,
on observait l’oxydation de sulfures alors que ce
testostérone. Ils ont ensuite
invité 91 hommes à jouer aux milieu est dépourvu d’oxygène. Comment ces

Jie Song et Nils Risgaard-Petersen


dés seuls dans des cabines et à réactions, qui nécessitent un échange d’électrons,
reporter, sans témoins, les résul- se produisaient-elles ?
tats de leurs tirages qui, s’ils Nils Risgaard-Petersen, du Centre de géomi-
étaient gagnants, étaient rému- crobiologie à Aarhus, et ses collègues danois et amé-
nérés. Les 45 hommes dont le ricains ont d’abord établi qu’un courant électrique
niveau de testostérone a été aug- circule entre les sulfures au sein des sédiments et la
menté par application du gel ont surface de ces derniers, où de l’oxygène est pré-
moins triché... sent. Plus étonnant, ils viennent de montrer que le Les bactéries Desulfobulbaceae (en bleu) observées
transfert des électrons est assuré par des bactéries au microscope électronique à balayage. Chaque
qui forment des filaments sur près d’un centimètre filament compte une quinzaine de stries qui conduisent
de long. Chaque filament bactérien, dont l’épaisseur les électrons sur environ un centimètre.
DES POISSONS JARDINIERS
est comprise entre 0,4 et 0,7 micromètre, comporte
Les coraux sont souvent enva- une quinzaine de stries conductrices sur toute sa lon- Ces microcâbles bactériens, grâce auxquels les
his par des algues qui peuvent gueur, le tout recouvert d’une membrane qui isole micro-organismes en question puisent leur éner-
les étouffer. Danielle Dixson et ces conducteurs de l’extérieur. Le réseau électrique gie, sont un système biologique inédit. Il reste main-
Mark Hay, de l’Institut de tech- constitué par ces micro-organismes de la famille des tenant à comprendre comment ils fonctionnent, et
nologie de Géorgie, ont montré Desulfobulbaceae est très dense: il atteint une longueur à préciser leur rôle dans l’environnement marin.
que face à cette menace, ceux cumulée de plusieurs dizaines de milliers de kilo- . S. B..
de l’espèce Acropora nasuta mètres par mètre carré de fond marin. C. Pfeffer et al., Nature, en ligne, 24 octobre 2012
émettent une substance à
laquelle sont sensibles les pois-
sons gobies. En quelques
minutes, ces poissons se rap-
prochent de la zone infestée et
broutent les algues. Les pois-
sons ingèrent une toxine de Géosciences
l’algue, qui les rend encore plus
toxiques et leur sert de pro-
tection contre des prédateurs.
Pourquoi l’atmosphère manque de xénon
L e xénon est un gaz noble
dont les atomes sont bien
plus lourds que ceux d’ar-
gon et de krypton, deux autres gaz
nobles présents dans l’atmosphère
du manteau inférieur de notre pla-
nète. En soumettant une telle
pérovskite à des températures et
des pressions similaires à celles
régnant dans le manteau inférieur,
l’essentiel de l’atmosphère primi-
tive s’est perdu dans l’espace en
raison des hautes températures, de
l’intense rayonnement ultravio-
let et des impacts de météorites.
terrestre. Et pourtant, notre atmo- les deux chercheurs ont trouvé que Plus tard, avec les mouvements de
sphère contient beaucoup moins l’argon se dissout à raison de un convection au sein du manteau, de
© Nikolajs Strigins/shutterstock.com

de xénon, comparé aux gaz nobles pour cent en masse, alors que la la matière provenant du manteau
plus légers tels que l’argon, que solubilité du xénon est plus de inférieur est parvenue à proximité
les météorites chondritiques 30 fois inférieure. de la surface terrestre et a dégazé,
– faites du même matériau rocheux Ces résultats suggèrent aux libérant de l’argon et du krypton
qui a donné naissance à la Terre. deux géochimistes le scénario sui- qui ont repeuplé l’atmosphère en
Selon Svyatoslav Shcheka et Hans vant. Avec la cristallisation de la ces gaz primitifs, mais beaucoup
Keppler, à l’Université de Bay- pérovskite à partir de l’océan de moins en xénon. Un processus
À ses débuts, la Terre était reuth, en Allemagne, la réponse magma en fusion, au tout début similaire pourrait aussi expliquer
probablement une boule de magma à cette vieille énigme géochimique de l’histoire de la Terre, de l’ar- le déficit en xénon constaté dans
en fusion. Très peu de xénon réside dans la faible solubilité du gon et du krypton, mais très peu l’atmosphère de Mars.
s’y serait dissous, ce qui expliquerait xénon au sein des pérovskites de de xénon, ont été piégés dans le . M. M..
sa faible abondance aujourd’hui. MgSiO3, composante principale manteau inférieur. Simultanément, Nature, en ligne le 10 octobre 2012

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A c t u a l i t é s

Biologie animale Physico-chimie

Le rôle des poils d’éléphant Le dioxyde de carbone


fragilise la glace
L e corps des éléphants est couvert de poils épars. Conor Myhr-
vold, de l’Université de Princeton, aux États-Unis, et ses col-
lègues ont montré que ces poils accroissent notablement les
échanges thermiques avec l’air ambiant, et améliorent ainsi la régu-
lation thermique de ces grands animaux. L e dioxyde de carbone (CO2)
présent dans l’atmosphère et
en solution dans l’eau pour-
cet espace, elles se dirigent vers
les bords de la fissure, sous l’ac-
tion des forces de van der Waals,
Le métabolisme produit en permanence de la chaleur, qui doit rait fragiliser la glace via la forma- puis forment des liaisons hydro-
être évacuée de l’organisme pour éviter la surchauffe. C’est d’autant tion de bulles, bien qu’il soit difficile gène avec les molécules d’eau.
plus difficile pour les éléphants qu’ils ont le plus petit rapport sur- d’estimer l’importance de ce phé- De plus, la molécule de CO2
face/volume de leur corps parmi tous les mammifères terrestres, et nomène. Mais le dioxyde de car- ne reste pas liée à la même molé-
qu’ils vivent sous des climats chauds. Les chercheurs ont calculé les bone aurait aussi une action à cule H2O : elle se déplace de molé-
échanges dits convectifs entre l’air et leur peau grâce à des formules l’échelle moléculaire, les atomes cule d’eau en molécule d’eau,
empiriques de la mécanique des fluides, dans des cas divers… Quel d’oxygène du CO2, chargés négati- détruisant ainsi plusieurs liaisons
que soit le scénario considéré, une peau faiblement poilue perd plus vement, pouvant interagir avec hydrogène sur son passage. Ce
de chaleur qu’une peau glabre. La différence est de cinq pour cent les atomes d’hydrogène des molé- mouvement provient du fait que
en moyenne, et atteint 23 pour cent quand le vent est faible – préci- cules d’eau (H2O). En modélisant ce chacun des deux atomes d’oxygène
sément quand le refroidissement est le plus difficile. type de liaisons, Zhao Qin et Mar- aux extrémités de la molécule de
. Guillaume Jacquemont. kus Buehler, du MIT aux États-Unis, CO2 tend à établir une liaison hydro-
C. Myhrvold et al., PLoS ONE, en ligne le 10 octobre 2012 ont montré que le CO2 rompt des gène; cela crée un mouvement de
liaisons hydrogène et rend la glace balancier de la molécule, qui la fait
Pharmacologie plus fragile et moins tenace, c’est- se déplacer de proche en proche.

Une molécule anticalvitie ? à-dire moins résistante à la propa-


gation des fissures.
Les chercheurs ont modélisé
Après le passage de la molécule
CO2, les liaisons hydrogène ne sont
pas rétablies. La glace se trouve ainsi

L e glaucome est une maladie de l’œil qui se traite notamment


par l’administration de collyres diminuant la pression intrao-
culaire. Comme les patients utilisant les collyres à base de bima-
toprost voient leurs cils s’épaissir, pousser et se multiplier, l’idée est
venue que cette molécule pourrait agir contre la chute des cheveux.
un morceau de glace formé de
2880 molécules d’eau, où une fis-
sure est créée en retirant un groupe
de molécules. Des molécules de CO2
sont introduites aléatoirement dans
fragilisée. Reste à estimer l’impact
de ce phénomène à l’échelle de gla-
ciers ou de la banquise.
. S. B..
Journal of Physics D: Applied Physics,
Valerie Randall et ses collègues, de l’Université de Bradford en Grande- la fissure. Libres de se déplacer dans vol. 45, 445302, 2012
Bretagne, ont donc testé le bimatoprost sur des lignées cellulaires de
follicules pileux en culture ou prélevées sur du cuir chevelu humain,
ainsi que sur le pelage du dos de souris: dans tous les cas, la pousse
des cheveux ou des poils est stimulée.
Le bimatoprost est un analogue des prostaglandines, molécules
ayant notamment des propriétés «contractiles» et que synthétisent
toutes les cellules. Les chercheurs ont montré qu’un inhibiteur des
© Karloss/Shutterstock.com

récepteurs spécifiques aux prostaglandines bloque l’effet du bima-


toprost sur la pousse des cheveux. On en déduit que cette molécule
agit directement en se liant aux récepteurs du follicule pileux.
. Bénédicte Salthun-Lassalle. En défaisant des liaisons entre les molécules d’eau,
K. G. Khidhir et al., The FASEB Journal, en ligne le 26 octobre 2012
le dioxyde de carbone réduit la résistance de la glace.

DERNIÈRE minute ...


UN CODE POUR DÉMASQUER LE COUCOU pas eu le temps d’apprendre le « mot de passe », du Sud, dans une couche sédimentaire vieille
Les mérions superbes, des oiseaux d’Australie, sans lequel les parents abandonnent le nid. de 500 000 ans. Le fait qu’il s’agisse de pointes
sont confrontés au parasitage d’œufs de cou- de lances est indiqué par l’usure de ces ves-
cous. Leur parade a été révélée par Sonia Klein- DES LANCES DE 500 000 ANS tiges, plus prononcée à leur extrémité et symé-
dorfer, à Adélaïde, et ses collègues : les parents Des pointes de lances en pierre étaient déjà trique par rapport à l’axe central.
chantent pour leurs œufs. Avant l’éclosion, les utilisées il y a 500 000 ans, soit 200 000 ans
oisillons apprennent ainsi un son qu’ils devront plus tôt qu’on ne le pensait. C’est ce qu’a mon- Retrouvez plus d’actualités
reproduire pour quémander de la nourriture. Le
poussin coucou, lui, éclot plus tôt et n’a donc
tré une équipe internationale, à partir de pointes
retrouvées sur le site de Kathu Pan, en Afrique fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

14] Actualités © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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OPINIONS
POINT DE VUE

Le tout-anglais, une doctrine obsolète


L’adoption globale de l’anglais comme panacée de la communication
internationale est une idée dépassée et aux effets néfastes.
Les anglophones sont les premiers à le reconnaître.
Michaël OUSTINOFF

A
vec près de 7000langues pré- que les Chinois et les Brésiliens se mettent La maîtrise des langues étrangères y
sentes dans le monde, c’est au tout-anglais. C’est là un renversement de joue en effet un rôle central. Dans les huma-
enfoncer une porte ouverte situation assez spectaculaire. nités et les sciences sociales, il faut s’ap-
que de souligner l’utilité de La seconde raison invoquée par D. Grad- puyer sur des études qui ne sont pas
disposer d’une langue internationale, a dol est que, dans un monde multilingue, traduites, notamment en allemand, en fran-
fortiori « planétaire ». Mais s’arrêter à cette ne connaître que l’anglais devient un han- çais, en espagnol, en italien ou en russe. Ce
évidence est un peu court. dicap majeur, car cela empêche d’accéder sont en réalité toutes les disciplines qui sont
En 1980, une grammaire de la langue à de vastes quantités d’information. Le touchées, où, affirme le rapport, «un manque
anglaise nous expliquait tout de go que l’an- réseau Internet en est l’illustration parfaite. de connaissances en matière de langues
glais était « the world’s most important lan- Au début des années 2000, la part de l’an- inflige un handicap certain aux chercheurs
guage ». Aujourd’hui, c’est au sein même du glais y avoisinait 80 pour cent ; en une de nombreux secteurs du système univer-
monde anglophone que cette vision des dizaine d’années, elle est descendue au- sitaire britannique, ce qui a pour effet d’af-
choses est remise en question. Il est faiblir la compétitivité du système dans
curieux qu’en France, où la défense du AU DÉBUT DES ANNÉES 2000, son ensemble ».
tout-anglais atteint des sommets, on la part de l’anglais sur Internet Même son de cloche à la CBI (Confe-
s’en fasse si peu l’écho. Pourtant, les deration of British Industry), l’équiva-
faits sont là : à l’heure de la mondiali- était d’environ 80 pour cent. lent du MEDEF français : un rapport
sation, les insuffisances du modèle Elle est aujourd’hui inférieure de2012 déplore les lacunes de la Grande-
du tout-anglais sont criantes, y com- à 30 pour cent. Bretagne en la matière, car «un marché
pris dans les sciences, qu’elles soient mondialisé exige des compétences en
humaines ou « dures ». dessous de 30 pour cent. Or selon qu’une langues». Et selon une étude réalisée en 2006
Dès 1997, le linguiste David Graddol publiait langue représente près de l’ensemble d’In- pour le gouvernement britannique, le manque
une étude prospective pour le British Coun- ternet ou seulement le quart, la perspective à gagner lié aux langues serait d’environ
cil intitulée The Future of English ? A Guide n’est plus du tout la même. 100 milliards d’euros pour les petites et
to Forecasting the Popularity of the English En 2009, c’était au tour de la British moyennes entreprises européennes.
Language. Le message était clair : le tout- Academyd’enfoncer le clou dans son rapport D’après la CBI, de quelles langues les
anglais constitue une impasse, et ce pour Language Matters(«La langue, ça compte») entreprises britanniques ont-elles besoin ?
deux raisons. La première, c’est l’émer- en apportant la preuve, par l’absurde, des En premier lieu, de l’allemand (50 pour cent),
gence du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la méfaits du tout-anglais. Le Royaume-Uni avait mais le français le talonne (49 pour cent),
Chine au sein d’un monde multipolaire. En décidé en 2004 de rendre optionnelles les n’en déplaise à ceux qui, en France, ne
haut de la pyramide, l’anglais est rejoint par langues étrangères à l’école à partir de 14 ans: cessent de prétendre que le français est
l’espagnol, le hindi/urdu, l’arabe ou le chinois. pourquoi s’en encombrer quand on parle déjà une langue mineure par rapport à l’anglais...
C’est ainsi que le New York Times lancera la «langue de la mondialisation»? Selon le Viennent ensuite l’espagnol (37 %), le
en 2013 une version portugaise à l’intention rapport, les effets collatéraux de cette poli- mandarin (25 %), le polonais (19 %), l’arabe
du Brésil, après la chinoise en novembre2012. tique sont aujourd’hui patents, à commencer (19 %), le cantonais (12 %), le russe (11 %),
Autrement dit, les Américains n’attendent plus dans l’enseignement supérieur et la recherche. le japonais (11 %), le portugais (6 %) et le

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Opinions

coréen (3 %). On est très loin du tout-anglais s’adressa en désespoir de cause à Einstein, dès 2001, un tel objectif n’a rien d’utopique.
dont on nous vante les bienfaits... qui le traduisit en allemand dans la revue N’est-ce pas là un « investissement d’ave-
Cette prise de conscience, dont il existe Zeitschrift für Physik. L’article parut en 1924, nir » stratégique, où la traduction (dont le
d’autres exemples, n’a pas lieu qu’en Grande- donnant naissance à la statistique dite de coût, réputé exorbitant, ne représente en réa-
Bretagne ou aux États-Unis. C’est aussi le cas Bose-Einstein et au terme de bosons, type lité que un pour cent du budget des institu-
en Allemagne, où la HRK, la Conférence des de particules dont l’une d’elles, le boson tions de l’Union européenne, soit moins de
présidents d’université, demande à ce que de Higgs, a récemment défrayé la chronique. deux euros par citoyen et par an) est appe-
l’on fasse machine arrière sur le tout-anglais. Avant la Seconde Guerre mondiale, la lée à jouer un rôle majeur, puisqu’il est impos-
Dans une résolution de 2011, la HRK va jus- science était polyglotte. N’est-il pas temps sible d’apprendre toutes les langues ? Poser
qu’à parler de «distorsion de la concurrence», qu’elle le redevienne, et n’est-ce pas ce qui la question, c’est y répondre. I
les chercheurs qui ne sont pas de langue est en train de se produire ? Et plutôt que
maternelle anglaise n’étant pas à égalité avec de prôner le tout-anglais au moment où le Michaël OUSTINOFF, maître de conférences
les anglophones pour publier dans les revues monde anglophone le considère comme obso- à l’Université Paris 3- Sorbonne Nouvelle,
scientifiques à facteur d’impact élevé, la plu- lète, ne vaut-il pas mieux promouvoir un est actuellement en délégation
à l’Institut des sciences de la communication
part en anglais. plurilinguisme raisonné et raisonnable, du CNRS, à Paris. Il est l’auteur de Traduire
On connaît l’adage Publish in English or afin de faire face aux enjeux cruciaux de notre et communiquer à l’heure de la mondialisation
perish. Ce n’est nullement une fatalité. Il y époque ? Comme le démontre le Cadre euro- (CNRS Editions, 2011).
a quelques décennies, le physicien ben- péen commun de référence pour les langues,
gali Satyendra Nath Bose, voyant son article sorte de guide en vue de l’apprentissage des Réagissez en direct
à cet article sur
rejeté par les revues de langue anglaise, langues élaboré par le Conseil de l’Europe www.pourlascience.fr

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Alimentation durable: agir du champ à l’assiette


Une analyse globale des systèmes alimentaires donne des pistes
pour les rendre plus durables.
Catherine ESNOUF

C
omment nourrir le monde Quelque 125 chercheurs du secteur public Précisons qu’une plus grande distance par-
aujourd’hui et demain tout en et de l’industrie ont ainsi dressé l’état des courue n’implique pas toujours un impact
intégrant la notion de « dura- lieux des systèmes alimentaires à l’échelle environnemental supérieur. La viande de
bilité » ? Lancé en 2009 par de la planète. Un exemple illustre bien la néces- mouton congelée importée par bateau de
l’INRA (Institut national de la recherche agro- sité de prendre en compte ces systèmes de Nouvelle-Zélande, par exemple, peut avoir
nomique) et le CIRAD (Centre de coopération façon globale: en l’an 2000, aux États-Unis, moins d’impact que la viande locale, l’agri-
internationale en recherche agronomique l’agriculture ne représentait que 22 pour cent culture y étant pratiquée de façon extensive
pour le développement), achevé en 2011, de la consommation d’énergie liée à l’ali- et le transport par bateau étant écologique.
le projet duALIne (Durabilité de l’alimen- mentation. Le reste était lié aux diverses opé- Le projet duALIne a apporté de nouveaux
tation face à de nouveaux enjeux) s’est pen- rations en aval: 13 pour cent pour le transport, éléments à plusieurs controverses majeures,
ché sur la question. À l’inverse de nom- 31 pour cent pour la préparation domes- telles que l’impact carbone (la quantité de
breuses études, il ne s’est pas focalisé sur tique (stockage, cuisson...), etc. gaz à effet de serre émise par la production,
l’agriculture, mais a surtout considéré les Le transport, notamment, entraîne des la transformation et le transport des pro-
systèmes alimentaires situés en aval : la flux considérables, les produits alimentaires duits, en équivalent CO2) d’une alimentation
transformation, la distribution et la consom- représentant 20 pour cent des flux de mar- majoritairement carnée. Celle-ci est réputée
mation (le régime alimentaire, les quanti- chandises ; s’y ajoutent les déplacements entraîner plus d’émissions de gaz à effet
tés consommées...). des consommateurs vers les lieux d’achat. de serre qu’une alimentation fondée sur des

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Développement durable [17


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Opinions

produits végétaux. La réalité est plus com- mer moins. Un autre moyen, plus indolore, de
plexe. Prenons la consommation française diminuer les quantités produites serait de
moyenne de viande et de charcuterie, qui est limiter les pertes tout au long de la chaîne ali-
de 100 grammes par jour et par personne mentaire. Au niveau mondial, elles repré-
(sans compter les plats préparés). Une réduc- sentent 30 à 40 pour cent de la masse des
tion de 20 pour cent de cette consommation denrées. En Europe, les produits jetés chaque
entraînerait une baisse de quatre pour cent année tout au long de la chaîne de l’alimen-
des émissions de gaz à effet de serre sans tation pèsent en moyenne 280 kilogrammes
compensation calorique, et des émissions par personne. Une partie d’entre eux sont dif-
identiques si l’on compensait cette réduc- ficiles à récupérer, tels les os ou les éplu-
tion par des fruits et légumes. Si l’on rédui- chures, mais certains rejets correspondent
sait la consommation de moitié, les émissions à un gâchis. Selon une étude de l’ADEME
baisseraient de 12 pour cent sans com-
pensation calorique et de 2,7pour cent LES PERTES REPRÉSENTENT
avec compensation. La baisse serait 30 à 40 pour cent de la masse
donc réelle, mais faible.
Cela peut sembler étonnant, car les des denrées alimentaires.
produits animaux sont associés à plus d’émis- (Agence de l'environnement et de la maîtrise
sions de gaz à effet de serre par kilogramme de l'énergie) réalisée en 2007, chaque consom-
que les produits végétaux. Cependant, ces mateur français jette plus de 72 kilogrammes
derniers doivent être ingérés en quantité de produits par an, dont au moins 20 kilo-
supérieure. De façon plus générale, l’analyse grammes sont gaspillés (sept kilogrammes
de différents régimes alimentaires français d’aliments encore sous emballage et 13 kilo-
montre qu’en moyenne, les régimes nutri- grammes de restes comestibles).
tionnellement adéquats (apportant la quan- Le projet duALIne a dégagé de nom-
tité de calories et de nutriments nécessaires) breuses pistes d’études : quelles incitations
sont associés à des émissions aussi impor- (du type taxes et subventions) et quelles
tantes (cas des hommes), voire légère- modifications des normes sociales per-
ment plus (cas des femmes), que les régimes mettraient l’adoption de nouveaux compor-
nutritionnellement inadéquats. tements ? Comment valoriser les déchets
Ces résultats restent à confirmer par des liés à l’alimentation ? Ces pistes donne-
études plus poussées, et d’autres impacts ront lieu à des programmes de recherche
environnementaux que les gaz à effet de serre publics et privés, visant à augmenter la dura-
doivent être pris en compte (consomma- bilité des systèmes alimentaires. L’INRA
tion d’eau, surfaces mobilisées...). Quoi qu’il coordonne à ce titre un nouveau réseau euro-
en soit, une modification des types d’aliments péen consacré à ce sujet. L’un des défis sera
consommés ne suffira sans doute pas à d’intégrer les impératifs alimentaires dans
réduire notablement les émissions de gaz à une agriculture sollicitée par d’autres appli-
effet de serre associées à l’alimentation : il cations, telles l’énergie (biocarburants) et
faudrait aussi diminuer les quantités totales la chimie (substituts aux produits pétro-
produites. Si ce constat était confirmé, il remet- chimiques). La tâche est compliquée par
trait en cause de nombreuses études et pose- le fait qu’aujourd’hui, selon le critère retenu
rait la question de la faisabilité d’une telle (acceptabilité sociale, limitation des impacts
limitation: dans quelle mesure, sous quelles environnementaux, etc.), les préconisations
conditions et dans quels délais les acteurs peuvent différer. Dans un premier temps,
économiques du secteur agro-alimentaire et nous devrons donc améliorer nos méthodes
les consommateurs y seraient-ils prêts? d’évaluation de la durabilité... I
Il faudrait notamment convaincre les
« surmangeurs » – ceux qui mangent plus
Catherine ESNOUF est directrice scientifique
que les 2000 kilocalories par jour qu’on estime adjointe en charge de l’alimentation à l’INRA.
nécessaires (avec bien sûr des variations en C. Esnouf et al. (coordinateurs), Pour
fonction du sexe, de la taille...) – de consom- une alimentation durable, Quæ, 2011.

18] Développement durable © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Opinions

Vrai ou faux

Être ébloui par les phares


d’une voiture, est-ce une fatalité ?
Non. Pour l’éviter, il suffirait de doter les phares et les pare-brise
de filtres polarisants circulaires de sens inverses. Cependant,
ces filtres devraient être installés sur tous les véhicules...
Laurent Laloum

D
e nombreux conducteurs tations opposées (droite ou gauche) : le La lumière des phares doit être atténuée
roulent toujours en feux pare-brise intercepterait la lumière émise avant de parvenir aux yeux d’un conducteur,
de route ou ont des feux de par les phares, tout en laissant passer les mais elle doit aussi éclairer convenablement
croisement mal réglés. Les images de ce qu’ils éclairent. En effet, un filtre les alentours. Est-ce bien le cas ? Chaque
automobilistes venant en sens inverse sont polarisant circulaire est un peu comme un fois qu’une lumière polarisée se réfléchit sur
alors éblouis, ce qui constitue une gêne écrou à pas de vis à droite ou à gauche, qui une surface, soit sa polarisation disparaît,
importante. Celle-ci s’accroît à mesure que ne laisse passer que la lumière « ondulant soit elle s’inverse (prenant alors la même
l’on vieillit, car le délai pour récupérer une orientation que le filtre du pare-brise), selon
bonne vue après l’éblouissement augmente la nature de la surface (dans le second cas,
avec l’âge. Même quand le véhicule passe la surface est dite à réflexion métallique).
en feux de croisement et que ceux-ci sont Dans tous les cas, une fraction importante
bien réglés, la lumière reçue reste fatigante. de la lumière franchit le pare-brise et les
Pourrait-on la masquer ? objets sont visibles pour le conducteur.
Les systèmes de séparation entre les Les inconvénients d’un tel système ne
deux sens de circulation (barrières, haies...) sont pas rédhibitoires. Les filtres polarisants
remplissent ce rôle. Toutefois, on ne peut feraient perdre une partie de la luminosité, ris-
les installer que dans certains cas (surtout quant de nuire à la visibilité et à l’efficacité des
sur les autoroutes), ils sont coûteux et leur appels de phares, mais diverses adaptations
efficacité est variable. pourraient y remédier : augmentation de la
On pourrait fabriquer un pare-brise puissance des phares, filtres volontairement
« intelligent » à cristaux liquides, capable imparfaits (pour trouver un compromis entre
© Laurent Laloum

de s’opacifier point par point : il mesurerait visibilité et éblouissement)... L’idée d’utili-


en temps réel la position des yeux du conduc- ser la polarisation a déjà été évoquée il y a
teur et celle des sources de lumière éblouis- plusieurs dizaines d’années. Elle n’a pas été
santes (les phares, le soleil et les reflets), des fiLtres poLarisants gauches devant appliquée pour diverses raisons techniques,
puis calculerait les pixels à opacifier. Un tel les phares, associés à un filtre polarisant droit surmontables aujourd’hui. L’éblouissement
sur le pare-brise (ici sur l’appareil photo), rédui-
système serait complexe, mais réalisable raient notablement l’éblouissement.
devenant un problème important avec le vieil-
dès maintenant. En revanche, il serait trop lissement de la population, les constructeurs
cher pour être généralisé. Plus simples, mais dans le même sens » que lui (la lumière est automobiles devraient se pencher à nouveau
moins confortables, des lunettes ou des sur- une onde électromagnétique). Dans notre sur ce type de système – tout comme les
lunettes à cristaux liquides pourraient être cas, la fraction de la lumière des phares qui législateurs, car il ne pourra fonctionner que
élaborées sur le même principe. franchit le premier filtre a une polarisation si tous les véhicules en sont dotés... n
On envisage un système alternatif, à la inverse de celle que laisse passer le pare-
fois bon marché et confortable. Il consiste- brise. Elle est donc bloquée par ce dernier Laurent LaLoum est neuro-ophtalmologiste
rait à poser sur les phares et les pare-brise (en pratique, elle ne l’est jamais totalement, et strabologue à Paris.
des filtres polarisants circulaires d’orien- le filtre n’étant pas parfait). www.strabisme.fr

20] Opinions © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012

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records, physiologie, vision, vitesse, course, odorat, nez, calcul mental, voix, insomnie, jeûne, régulation thermique, mémoire, apnée

Biologie

Aux LIMITES
de l’être humain
François Savatier

Les performances extrêmes


réalisées par certains
individus sont étonnantes
D epuis que les records de toutes sortes, des plus nobles aux plus idiots, sont
recensés, on cerne mieux les capacités ultimes de l’homme. Courir à une vitesse
approchant 40 kilomètres par heure, ne pas respirer pendant plus de 11 minu-
tes, détecter une molécule odorante parmi 10 000 milliards d’autres, mémoriser une
suite de 100 000 chiffres, etc. : l’anthologie qui suit présente dix exemples de perfor-
et, parfois, mystérieuses.
mances hors du commun. Ces prouesses d’aujourd’hui donnent une idée des capaci-
En voici un petit florilège tés physiologiques et psychologiques auxquelles pourrait prétendre l’homme 2.0, cet
et quelques clefs. être transformé et augmenté par les technologies qui pourrait nous succéder.

Des yeux de lynx


e champion automobile Sébastien Loeb est lors, théoriquement, c’est-à-dire quand l’œil est
L réputé avoir une acuité visuelle supé-
rieure à 14/10. Qu’est-ce que cela signifie ?
exempt de défauts optiques, les 2,5 micromè-
tres qui séparent deux photorécepteurs sur la
Par convention, une personne ayant une acuité région centrale de la rétine permettent de dis-
visuelle de 10/10 est capable de distinguer deux tinguer deux points séparés par une demi-minute
points séparés par une minute d’arc, soit deux d’arc (pour une distance focale oculaire typi-
points écartés de 0,3 millimètre vus de un mètre, que de 17 millimètres), soit 0,73 millimètre à
ou de 1,46 millimètre vus de cinq mètres, ou 1,5 centimètre
cinq mètres.Un individu ayant
une acuité visuelle de 15/10 “ 16/10 à 100 mètres. Cela correspond
dans le système français à une
discerne deux points distants
de 0,2 millimètre à un mètre ou de 2 centimè-
” acuité visuelle de 20/10 !
Cependant, même quand l’œil est parfait, la dif-
tres à 100 mètres, ce qui est nettement plus fraction de la lumière sur les bords de la
© Peshkova/shutterstock.com

petit qu’un obstacle sur la route… pupille réduit cette performance théorique,
Pour qu’un œil discrimine deux points qui n’est que très rarement approchée. Tout de
voisins, il faut que leurs images sur la rétine se même, les ophtalmologues constatent que, chez
forment sur deux cônes photorécepteurs diffé- les jeunes gens, l’acuité visuelle peut atteindre
rents et séparés par un cône non stimulé. Dès 16/10. Et chez les lynx ?

22] Biologie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Un odorat très fin


n créateur de parfums est entraîné à plus sensibles que d’autres à une molécule
U reconnaître les odeurs de ses matières
premières. Certains de ces « nez » appren-
donnée : ils détectent jusqu’à quelques na-
nogrammes par litre seulement. Pour au-

© JordiDelgado/shutterstock.com
nent ainsi à en maîtriser plusieurs centai- tant, il n’existe pas de dégustateurs sensi-
nes, voire des milliers. Pour autant, la plupart bles à toutes les odeurs : ils peuvent être
des stimulus olfactifs sont complexes, de très sensibles à l’une et indifférents à une
sorte qu’avoir un odorat autre. Un manque de sen-
fin consiste davantage à
“ 5 ng/L sibilité peut s’expliquer en
déceler une odeur parmi
des centaines, plutôt que la reconnaître ” partie par des variations
génétiques (portant sur les gènes qui co-
Vite comme ceci... quand elle est pure.
Les goûteurs de vin professionnels sont
dent les récepteurs olfactifs), mais aussi
par un manque de familiarité. Il est donc
ou comme cela dans cette situation, lorsqu’ils cherchent
par exemple à repérer la présence d’une
possible d’améliorer cette capacité par un
entraînement spécifique, ce qui est utile,
composante olfactive désagréable dans par exemple, pour rechercher des défauts
ent mètres en 9,58 secondes pour le Jamaïcain la boisson dégustée. Sophie Tempère et ses caractéristiques dans le vin. Cependant, les
C Usain Bolt (soit 37,6 km/h) ou 42,195 kilomètres
en 2 heures 3 minutes et 38 secondes pour le Kényan
collègues de l’Université de Bordeaux ont
testé, sur dix molécules odorantes clefs, les
goûteurs professionnels s’entraînent sur-
tout à former, à partir de la répétition de
Patrick Makau (20,5 km/h). Qu’est-ce qui distingue capacités olfactives de 200 dégustateurs leurs sensations, des représentations men-
ces deux régimes de course, le sprint et le marathon? professionnels, et mis en évidence leur tales des types de vin. Que ces représen-
Les muscles impliqués mettent en jeu trois mé- extrême variabilité. Les chercheurs ont tations correspondent à des sensations dif-
tabolismes distincts. Le premier, le métabolisme anaé- découvert que chez ces experts, la capacité férentes d’un dégustateur à l’autre est sans
robie alactique, consiste en une hydrolyse de l’ATP à détecter une odeur peut varier, en fonc- importance, car cela ne les empêche pas
(l’adénosine triphosphate, qui stocke l’énergie cellu- tion de la concentration, d’un facteur 1000. de se comprendre quand ils parlent du
laire) en l’absence d’oxygène, et ne suffit que pour En d’autres termes, certains sont 1 000 fois même vin.
deux ou trois secondes de contraction musculaire
explosive. Dans un effort de plus de cinq secondes,

© Flashgun/shutterstock.com
comme au cours d’un sprint, s’enclenche le métabo-
lisme anaérobie lactique, qui permet de regénérer
de l’ATP à partir de la créatine,un dérivé d’acide aminé.
Finalement, lorsque l’effort se poursuit au-delà de

“ 37,6 km/h

quelques dizaines de secondes, la respiration mus-
culaire, c’est-à-dire la production continue d’ATP en
présence d’oxygène par des usines cellulaires (les chaî-
nes respiratoires des mitochondries), prend le relais.
Plus efficaces en conditions anaérobies,les fibres mus-
culaires dites rapides sont plus volumineuses que
les fibres dites lentes, elles-mêmes plus performan-
tes en métabolisme aérobie. Usain Bolt est sans doute
né avec davantage de fibres rapides, mais les a aussi
multipliées au cours de sa jeunesse dans les écoles
jamaïcaines, dont les programmes sportifs ont pro-
duit les meilleurs sprinteurs…
Patrick Makau a aussi subi un entraîne-
ment adéquat pour développer ses fibres
lentes. Cet entraînement avait déjà commencé
quand il était enfant : il est né au sein de la popu-
lation kényanne rurale, dont les écoliers courent de
nombreux kilomètres chaque jour pour rejoindre
leurs écoles... lesquelles ont fourni les meilleurs ma-
rathoniens mondiaux.

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Biologie [23


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Calculer de tête
hakuntala Devi est une prodige du calcul men- Darboux, des « procédés, à coup sûr très simples
S tal si… prodigieuse que tous les autres calcula-
teurs doutent de ses performances. En 1977 à Dallas,
[…] imaginés par le calculateur lui-même ».
Quels types de procédés ? « Inaudi ajoute faci-
elle aurait calculé la racine cubique de 188 138 517 lement six nombres de 4 ou 5 chiffres ; mais il pro-
plus vite qu’un ordinateur. En 1980, à Londres, elle cède successivement, ajoutant les deux premiers, puis
a réalisé en 28 secondes la multiplication la somme, au suivant, et ainsi de suite. Il commence
7 686 369 774 870 ⫻ 2 465 099 745 779, deux nom-
bres à 13 chiffres choisis au hasard par ordinateur.
Comment a-t-elle obtenu le résultat exact
(18 947 668 177 995 426 462 773 730) ? Gaston Dar-
boux,mathématicien qui a étudié au XIXe siècle le cal-
culateur prodige Inaudi,avait conclu:«Signalons tout toujours l’addition par la gauche, comme le font au-
d’abord que les résultats dont nous avons été témoins jourd’hui les Hindous, au lieu de la commencer par
© Agsanrew/shutterstock.com

reposent avant tout sur une mémoire prodigieuse. la droite comme nous. » Manifestement, c’est la fa-
[…] Dans une de nos réunions, nous avons donné à cilité avec laquelle les calculateurs prodiges mémo-
Inaudi un nombre de 22 chiffres. Huit jours après, il risent les résultats intermédiaires qui leur permet
pouvait nous le répéter, bien que nous ne l’eussions d’appliquer des méthodes de calculs simplifiées
pas prévenu...» Ainsi, les calculateurs prodiges sont (par eux), ou héritées d’une tradition arithmétique
des mnémonistes des chiffres ; ils appliquent, dit millénaire, comme c’est peut-être le cas de S. Devi.

Se faire entendre de loin


n chanteur wagnérien émet apprécions un chanteur pour du son). Toutefois, le timbre étant spectre sonore, aux alentours
U des sons dont l’intensité est
comparable à celle d’un réacteur
les performances et la beauté
de sa voix plutôt que pour
propre à chaque individu,
les grands interprètes dotés
de 3000 hertz. Cette plage
de fréquences est en effet celle
d’avion qui décolle. En termes sa puissance! d’un timbre plaisant ne font aucun de l’acuité auditive optimale.
La beauté de la voix dépend effort technique pour l’acquérir. C’est ce qui permet de chanter sans

“ 120 décibels en particulier de son timbre, Ils en font en revanche pour microphone, malgré un orchestre

acoustiques, cela revient à dire


qu’il atteint 120 décibels à
” c’est-à-dire de la façon dont
la résonance de sa voix dans
la cavité pharyngo-buccale
se faire entendre des spectateurs
du dernier rang dans d’immenses
salles de concert. Pour ce faire,
de 80 à 100 musiciens, et ce sans
forcer la voix. Les chanteurs
parviennent ainsi à émettre
un mètre, soit une pression renforce certains harmoniques ils se sont entraînés afin de placer des sons de très faible intensité
d’environ 20 pascals sur le tympan. (les fréquences multiples entières leur «formant», c’est-à-dire (pianissimi) qui portent néanmoins
C’est considérable... mais nous de la fréquence fondamentale le maximum d’énergie de leur jusqu’au dernier rang.

Insomnies et hypersomnies
n 2007, le Britannique Tony de mieux se servir que lui d’une insomniaques. Tandis qu’environ de l’humeur. Ces causes sont
E Wright est resté éveillé sous
la surveillance d’une caméra durant
batte pour renvoyer une balle...
Plus sérieusement, W. Dement
un tiers des adultes souffrent
de troubles occasionnels
à l’origine des insomnies primaires
dont souffrent 20 à 30 pour cent
266 heures, soit plus de 11 jours. nota aussi des changements du sommeil, dix pour cent des Français…
Son objectif? Dépasser le record cognitifs et comportementaux : sont harassés par L’hypersomnie, le contraire
de privation de sommeil outre une fatigue générale une insomnie chronique. de l’insomnie, peut soit être liée
de 264 heures de Randy Gardner, et des sautes d’humeur, il constata à une autre maladie – par exemple
établi en 1964 sous la surveillance une perte notable de la mémoire la narcolepsie qui provoque
de William Dement, médecin immédiate, une tendance “ 11 jours des endormissements le jour
et fondateur du premier Centre
du sommeil au monde,
à la paranoïa, des accès de délire
et même des hallucinations…

Il existe au moins neuf sortes
et des accès de faiblesse
musculaire –, soit prendre la forme
à l’Université Stanford. W. Dement Cette expérience visait à étudier d’insomnies, mais il est admis de l’hypersomnie idiopathique,
avait alors étudié de près les effets les effets de la privation extrême que les causes les plus fréquentes qui allonge le sommeil nocturne
de la privation de sommeil sur de sommeil, qui est un tout autre de mauvais sommeil sont, d’une et rend le réveil difficile. Plus rares,
R. Gardner, constatant par exemple type de privation que celle, part, les douleurs et les digestions les hypersomnies ne touchent
que ce dernier restait capable, chronique mais partielle, dont difficiles, d’autre part, le stress, qu’environ une personne sur 2 000,
au bout de dix jours sans sommeil, souffrent les très nombreux les angoisses et les troubles et ne sont guère diagnostiquées.

24] Biologie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Sans boire
ni manger
n être humain en bonne santé tient en général
U huit jours sans manger ni boire, et 40 s’il boit ;
toutefois, des cas de survie pendant des durées
doubles ont été rapportés. Certains mystiques, telle
la catholique Marthe Robin, qui aurait vécu plus de
50 ans sans s’alimenter, ou le yogi Prahlad Jani, qui
prétend ne plus s’être alimenté depuis 70 ans,
entretiennent l’association répandue entre jeûne et
spiritualité. Quoi qu’il en soit, il est vraisemblable
que la faculté de jeûner sans séquelle a été sélec-
tionnée au cours de l’évolution humaine : les exem-
ples abondent dans l’histoire, et les anorexiques, voire
les mannequins, en sont la preuve vivante.
La capacité à modifier son métabolisme pour
conserver son énergie passe notamment par la
combustion des graisses de réserve (des triglycéri-
des). En l’absence d’insuline (pas de sécrétion par le
pancréas, puisque pas d’absorption de glucose), l’hy-

“ 8 jours

© Dudarev/shutterstock.com

drolyse des triglycérides aboutit à l’acétyl-coen-


zyme A. Ce dernier ne peut être incorporé dans le
cycle de Krebs, métabolisme cellulaire qui produit
de l’énergie sous forme d’adénosine triphosphate
(ATP). Le métabolisme de l’acétyl-coenzyme A est
alors dévié vers la formation de corps cétoniques
(acide acéto-acétique, acide ␤-hydroxy-butyrique Un bain dans la glace
et acétone), seules sources d’énergie utilisables par
le cerveau en l’absence de glucose. e 23 janvier 2009, le Néerlandais Wim Hoff est Les effets bénéfiques de la méditation mis à part,
Quand le jeûne se poursuit au-delà de plu-
sieurs semaines, l’organisme se met en « hiberna-
L resté 1 heure 42 minutes et 22 secondes nu
dans un récipient empli de 700 kilogrammes de gla-
sa résistance extrême au froid ne peut qu’être
liée à une constitution exceptionnelle. L’être hu-
tion » (diminution du métabolisme de base). À me- çons.Pareil séjour dans la glace,comparable à ceux main a en effet trois façons de résister au froid :
sure que les réserves graisseuses s’épuisent, la dé- qui tue les alpinistes pris dans une avalanche,aurait en s’isolant par de la graisse sous-cutanée, en
gradation des protéines musculaires libère des acides pu aboutir à la mort par hypothermie. Comment frissonnant, ou en activant son tissu adipeux brun.
aminés qui entrent dans le cycle de Krebs. Modulée W. Hoff résiste-t-il? L’électroencéphalogramme subi par W. Hoff
par la génétique, l’efficacité de la mise en place de Avec neuf autres chercheurs, Maria Hopman, pendant son immersion dans la glace a trahi
ces mécanismes de survie est très variable d’un in- de l’Université de Nimègue, aux Pays-Bas, a une activité musculaire, suggérant que ses mus-
dividu à l’autre. De nombreux gènes seraient à la fois suivi l’état de W. Hoff pendant une immersion cles produisent de la chaleur en frissonnant. Les
impliqués dans ces mécanismes et dans l’épidémie de 80 minutes dans la glace et chercheurs hollandais ont
d’obésité. Il semble que nous soyons davantage faits l’a comparé à celui de 112 au- par ailleurs relevé chez
pour jeûner de temps en temps que pour manger à tres sujets ayant déjà participé
“ 102 mn W. Hoff une forte circula-
satiété trois fois par jour ! à des expériences comparables.
Pour elle, il est clair qu’une per-
sonne n’ayant pas l’entraînement de W. Hoff mour-
” tion de catécholamines.
Or ces neurotransmetteurs
jouent un rôle essentiel dans l’activation du
rait d’hypothermie dans les conditions qu’il sup- tissu adipeux brun, qui produit de la chaleur quand
porte apparemment sans efforts démesurés. Pour il est activé. Jusqu’à récemment, ce tissu n’était
y parvenir, W. Hoff emploie une technique médi- réputé présent que chez les bébés, mais on vient
tative inspirée du yoga, qu’il nomme le « feu in- de le mettre en évidence chez des adultes. Il est
térieur ». donc plausible que W. Hoff, de par son patrimoine
Selon le physiologiste Dominique Langin, génétique et son entraînement acharné au
de l’INSERM et du CHU de Toulouse, il est proba- froid, a développé plus de tissu adipeux brun
ble que la technique élaborée par W. Hoff lui que la moyenne de la population, et qu’il sait
sert avant tout à contrôler la douleur due au froid. aussi l’activer mentalement. À vérifier…
o m
k.c
toc
ers
hutt
po/s
© donskar

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Biologie [25


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Mémoires phénoménales
e mnémoniste chinois Lu Chao est le déten- bres écrits, de dates historiques, de mots aléa- à les associer mentalement à des lieux fami-
L teur du record de mémorisation de décima-
les de ␲. En 24 heures et 4 minutes, il a réussi
toires, de poèmes jamais publiés, de cartes de
jeu, etc.
liers au sein d’un parcours parfaitement connu.
Dans ses jeux de mémorisation de suites de
à réciter 67 890 décimales du nombre ␲, com- Dotés de facilités naturelles qui expliquent cartes, V. Delourmel emploie par exemple une
mettant une erreur à la 67 891e décimale… Il leur intérêt pour ce type de performances men- succession de stations successives dans les
aurait mis un an pour mémoriser 100 000 pièces de son logement.
décimales. Pour comparaison, le record fran- Cette méthode peut être amplifiée en
çais du même sport est Fabrice Lambo- “ 67 890 décimales associant des chiffres aux repères mentaux.
relle, qui a récité 555 décimales en 2001.
Et il existe aussi des records de mémorisation
des décimales de e, de la racine carrée de 2, tales, les mnémonistes s’entraînent aussi et
” V. Delourmel, qui apprend actuellement une
encyclopédie de 600 pages, procède en asso-
ciant au numéro de chaque page des images
de nombres binaires, de nombres dictés, de nom- utilisent des moyens mnémotechniques. mentales représentant ce qui y est traité.
Le Rennais Vincent Delourmel, par exemple, Après, il reste le travail de mémorisation,
emploie la méthode des lieux ; elle consiste à pour lequel il n’y a qu’un secret : y passer du
définir des repères mentaux qui aideront à s’y temps. Et là, les performances dépendant de l’en-
retrouver dans la masse d’informa- traînement, mais aussi de facilités innées :V. De-
tions à mémoriser, puis lourmel estime ainsi qu’il lui faudra quelque
200 heures pour mémoriser son encyclopédie ;
l’Allemand Simon Reinhard, pour sa part, n’a
besoin que de 21,19 secondes pour mémoriser
om
l’ordre d’un jeu de 52 cartes.
ck.c
ersto
hutt
lfabrik/s
ixe
©P

Retenir sa respiration
eux hommes sont déjà restés volontairement ou à sa quantité emmagasinée. De fait, les ca-
D
© EpicStockMedia/shutterstock

plus de dix minutes sans respirer: l’Allemand pacités pulmonaires des deux hommes sont très
Tom Sietas (10 minutes et 11 secondes) et le Fran- différentes (11 litres pour le Français et 7 litres
çais Stéphane Mifsud (11 minutes et 52 secon- pour l’Allemand), en dépit d’un temps d’apnée
des). Ces performances d’apnée statique, qui se similaire. Les apnéistes parviennent en fait à ar-
pratique couché sur le ventre dans l’eau, le visage rêter la commande rythmique respiratoire impo-
vers le fond, restent mal comprises. sée par le tronc cérébral (situé à la base du cer-
veau) et transmise aux muscles de l’appareil
respiratoire. Selon les dernières recherches, l’ac-
“ 11 mn 52 s tivité corticale volontaire nécessaire à l’arrêt de

L’être humain est doté d’un système d’alarme


” la respiration entraînerait une contraction de cer-
tains muscles, et particulièrement du diaphragme,
qui sépare les cavités thoracique et abdominale.
chimique, mettant en jeu des récepteurs spécia- C’est la fatigue musculaire qui en résulte qui don-
lisés dans la détection de l’oxygène et du dioxyde nerait l’alarme au cerveau. Seule une volonté de
de carbone dans l’air des poumons. Pourtant, fer, obtenue par entraînement mental, permet-
l’alarme qui inciterait le plus à reprendre sa res- trait aux apnéistes de maintenir cette contraction
piration ne serait pas liée à la composition de l’air prolongée du diaphragme.

26] Biologie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


collection Archives

Buffon illustré L’extinction d’espèce


les gravures de l’Histoire naturelle histoire d’un
(1749-1767) concept
Thierry Hoquet & enjeux
éthiques
Le Buffon illustré rassemble en un format
Julien delord
maniable l’intégralité des 599 illustra-
tions des quinze premiers tomes consa- « Durant les neuf
crés aux mammifères. derniers millénai-
En première partie, une étude historique res, l’humanité
et épistémologique dégage les principaux s’est conduite en
caractères et la grande harmonie de ce corpus, en le comparant à tant qu’espèce
d’autres ouvrages illustrés (Ruysch ou Perrault) ou au contraire privés pionnière invasive. Cette espèce est individua-
d’images (Linné). À tirer ainsi les leçons de l’illustration pour la lecture liste, agressive et envahissante. Elle tente d’ex-
de l’Histoire naturelle, on est alors surpris de découvrir la profonde unité terminer ou de supprimer d’autres espèces ».
de l’ouvrage, à travers les contributions des différents collaborateurs : Et en toute inconscience, pourrait-on ajouter au
Buffon bien sûr, Daubenton évidemment, mais aussi de Sève. constat implacable du philosophe Arne Naess !
Comment cet événement écologique massif,
ISBN 978-2-85653-601-8 • format 170 x 240 mm • 620 fig. • 816 p. • 59 € TTC cette destruction inconsidérée de nos espèces-
sœurs a pu rester si longtemps invisible et
demeurer si obstinément impensée ? À moins
que les tentatives de reconnaissance et de
formalisation de ce phénomène ne se soient

L’histoire des sciences naturelles de cuvier heurtées à des résistances d’ordre théolo-
gique, scientifique et culturelle profondément
vingt-quatre leçons de ancrées. Mais alors, comment s’assurer que
l’antiquité à la Renaissance cette « sixième extinction de masse », en tant
Nouvelle édition de Theodore W. Pietsch que conséquence (éco-) logique du développe-
ment de l’espèce humaine, peut légitimement
L’édition de L’histoire des sciences na- faire l’objet d’une condamnation morale ? Sur
turelles depuis leur origine jusqu’à nos quelles bases éthiques fonder la conservation
jours est présentée ici pour la première des espèces et proposer une norme de vie
fois en version bilingue. Ce volume, commune au sein de l’odyssée de l’évolu-
amplement annoté et commenté, est tion ? C’est en réponse à ces questionnements
le premier d’une série de cinq tomes essentiels où s’entrecroisent les perspectives
regroupant les cours professés par millénaires de l’histoire environnementale des
Georges Cuvier de 1829 à 1832. Cette civilisations humaines et l’urgence de la crise
étude, éblouissante par son envergure de la biodiversité contemporaine que ce livre
et son degré de précision, couvre de manière chronologique l’histoire suggère nombre d’éclaircissements historiques
des sciences naturelles sur une période de plus de trois millénaires. et philosophiques à même de nourrir une in-
Cuvier parlait couramment plusieurs langues, notamment l’anglais, dispensable réflexion écologique.
l’allemand, l’espagnol, et le latin. Il était donc bien préparé pour re-
chercher des documents de première main et interpréter la littérature
ISBN 978-2-85653-656-8 • format 170 x 240 mm
scientifique européenne. Cet ouvrage témoigne de la connaissance
140 fig. quadri • 692 p. • 45 € TTC
encyclopédique de Cuvier, de son expertise en matière de littérature
scientifique et historique, et de son incroyable mémoire. En outre, cet ouvrages en vente à la librairie des Publications
ouvrage se réfère à un riche corpus de littérature ancienne qu’il est dif- scientifiques face à la Grande Galerie de l’évolution
ficile de trouver ailleurs. Cette extraordinaire mine d’information donne
ainsi un aperçu unique du concept des sciences naturelles vu par Cuvier PubliCations sCientifiques du MuséuM
et de l’envergure et du progrès de cette entreprise humaine. Grâce à
cette œuvre, Cuvier comble une lacune importante dans l’histoire de la Commandes et renseignements :
pensée philosophique, entre Carl von Linné et Charles Darwin. Muséum national d’Histoire naturelle
Publications scientifiques
Case postale 41 • 57 rue Cuvier • 75231 Paris cedex 05
Bilingue anglais/français • ISBN 978-2-85653-684-1 Tél. : 01 40 79 48 05 • Fax : 01 40 79 38 40
170 x 240 mm • 50 fig. • 734 p. • 49 € TTC diff.pub@mnhn.fr • http://www.mnhn.fr/pubsci

mnhn_jf.indd 1 09/11/12 12:04


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Philosophie

Jean-Michel Besnier

Après l’homme réparé,


puis l’homme augmenté,
l’union intime de la technologie
et de l’être humain engendrera-t-elle
une espèce nouvelle, qualifiée
de transhumaine ? Certains
courants de pensée le prônent.

D ans un article du magazine amé-


ricain Popular Science, le journaliste
Ryan Bradley raconte que l’on
demanda à un chirurgien
esthétique controversé, Joe
Rosen, s’il accepterait de
greffer des ailes à un patient
qui le lui demanderait. Per-
cevant sans doute l’arrière-pen-
sée de son interlocuteur, J. Rosen
répondit lui-même par quelques
questions: «Qui n’essaie pas d’envoyer
ses enfants dans les meilleures écoles dans
l’espoir d’améliorer leurs capacités ? Qui
ne s’entoure pas d’une carapace de métal
pour foncer sur la route à des vitesses
défiant la mort? Nous nous sommes trans-
formés à des fins de beauté ou de pouvoir,
et tant que nous ne causons de mal à per-
sonne, pourquoi devrions-nous cesser de
le faire ? » Pourquoi, en effet ?
Les innovations techniques qui ser-
vent à transformer l’homme appellent tou-

28] Philosophie
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jours la même plaidoirie : depuis au quoi se donner des limites, « tant que nous
moins Descartes, l’homme assume plei- ne causons de mal à personne… » ?
nement sa vocation prométhéenne. Mais en ce début de XXI e siècle,
Autrement dit, il accepte de braver les l’homme se révèle peut-être moins
dieux et d’être responsable de son des- moderne qu’il ne croyait l’être. Il résiste
tin. C’est pour cela qu’il se définit comme encore à ce qu’il considère comme la trans-
« moderne » : il a rompu avec l’attitude gression d’interdits : les transplantations
des Anciens qui pensaient que la nature d’organes, le clonage reproductif, l’utérus
était parfaite, que les techniques pou- artificiel, la cyborguisation… Il consi-
vaient certes en réaliser les potentialités, dère parfois la nature comme un orga-
mais en aucune façon lui ajouter quoi que nisme vivant, pour ainsi dire sacré, qui a
ce soit. Il s’est résolu à être la mesure de besoin de notre protection sinon de notre
toutes choses et à se vouloir « comme amour. Mais cette résurgence de senti-
maître et possesseur de la nature ». ments animistes ou de comportements
Comment ne pas accueillir comme archaïques ne fait qu’ajouter à la désillu-
autant de bienfaits les innovations médi- sion causée par l’histoire du XXe siècle.
cales qui promettent de L’homme moderne a
prolonger la vie jusqu’à appris que le progrès se
100 ans (ainsi que l’espé- L ’ E S S E N T I E L paie le plus souvent au
rait déjà Descartes) ou prix fort, que des catastro-
 Les progrès techniques
même d’abolir la mort phes sont imputables à ses
non voulue (comme l’an- sont ambivalents, activités, fussent-elles bien
noncent aujourd’hui quel- à la fois bienvenus intentionnées, et que les
ques visionnaires) ? Com- et dangereux. ressources de la planète
ment ne pas se réjouir que étant limitées, tout ne lui
 Malgré cela, les courants
l’individu tout-puissant est pas permis. Il a décou-
transhumanistes ont foi
consomme désormais l’of- vert que sa volonté de
dans un développement
fre des sciences et des tech- transformer le monde et
sans limites
niques sans plus de limite de se remodeler lui-même
des technologies,
que ses désirs ? pour être en phase avec lui
de l’informatique
Les régulations qu’im- est peut-être mal inspirée,
et des neurosciences,
posait jadis une morale voire nocive. Sans être for-
grâce auxquelles
fondée sur la divinité, la cément disqualifiée, la
l’être humain atteindrait
nature ou les traditions ne science n’appelle plus l’en-
une condition
fonctionnent plus depuis thousiasme qui la portait
de perfection.
longtemps. Le progrès est jadis et l’on n’attend plus
devenu en lui-même une  Cette croyance qu’elle rassure et pacifie.
valeur pour l’homme de en une rédemption Bref, la lucidité a eu
la modernité ; il doit donc de l’homme par raison des rêves d’éman-
© Tonis Pan/shutterstock.com

être sans fin et balayer les les machines reflète cipation par la science. Et
objections à son dévelop- une perte de foi la question de savoir si
pement. Contemporaine en l’humain et constitue nous pouvons mettre à
des exigences individua- une illusion dangereuse. exécution l’intégralité de
listes, la seule morale qui ce que nous savons faire
puisse demeurer est mini- se pose à présent au-delà
male : elle enregistre comme un fait l’im- des seuls comités d’éthique. De même,
possibilité pour les hommes de s’entendre se répand l’inquiétude relative à une
sur ce qui serait un Bien ultime pour tous ; mauvaise maîtrise par les ingénieurs et
elle consent à tenir pour également justi- les industriels d’un nombre croissant
fiés les intérêts et les fins que chacun pour- de technologies. Ainsi, les débats sur
suit ; et elle considère comme acceptable les nanotechnologies, les OGM (organis-
tout ce qui ne nuit pas à autrui. mes génétiquement modifiés) ou la biolo-
Fort de cette morale, l’individu gie de synthèse ont récemment contribué
moderne ne saurait craindre d’outrepas- à fragiliser les idéaux de la modernité.
ser les limites de son actuelle condition. L’éthique réclamée par nos sociétés
Au contraire, il devrait attendre des scien- technologisées est contemporaine de la
ces et des techniques qu’elles amplifient prise de conscience des incertitudes, que
son appétit de croissance, sinon qu’elles ne parvient pas à supprimer le savoir scien-
satisfassent son désir d’immortalité. Pour- tifique, et de l’insécurité que font naître

Philosophie [29
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pas dévoyée vers des objectifs militaires,


éventuellement sans foi ni loi…
La plupart de ces exemples ont un
point commun : ils mettent en évidence
le formidable accélérateur d’innovations
biomédicales que constitue depuis long-
temps l’imagerie. Voir, c’est pouvoir : tel
est l’axiome de nombre des ambitions
qu’on qualifiera de technoscientifiques,
parce qu’elles se trouvent clairement subor-
données à la mise au point d’instruments
d’imagerie élaborés, essentiellement ren-
dus possibles grâce à l’informatique.

Le mirage
de l’imagerie

© Leifstiller/shutterstock.com
Que de progrès réalisés depuis la première
radiographie, en 1895 ! Visualiser les os,
les tissus ou les organes, identifier sur écran
les anomalies, détecter, prélever ou exci-
L’INTÉGRATION DE DISPOSITIFS ARTIFICIELS AU CORPS BIOLOGIQUE crée, par définition, des ser les tumeurs sous spectroscopie, car-
cyborgs. La cyborguisation a déjà timidement commencé, avec par exemple les lunettes, les pro- tographier dans le cerveau les fonctions
thèses auditives ou les stimulateurs cardiaques. Quand l’objectif ne sera plus uniquement de répa- cognitives… : l’art du médecin tradition-
rer le corps, l’être humain entrera-t-il dans une nouvelle ère ? nel a cédé devant l’échographie, le scan-
ner à rayons X , l’ IRM (imagerie par
nos entreprises techniques. Les annon- tique de penseurs comme Ivan Illich résonance magnétique), etc. Les techni-
ces d’innovations les plus prometteuses (1926-2002), qui accusait par exemple la ques d’imagerie servent non seulement à
pour notre espèce – par exemple l’aug- médecine moderne, malgré la longévité établir le diagnostic, mais aussi à soi-
mentation des facultés cognitives ou sen- qu’elle assure, d’avoir fait surgir de gner, ainsi qu’on le voit en cancérologie
sorimotrices, liée à la production de nouvelles maladies, d’avoir engendré des où les ultrasons brûlent des tumeurs visua-
psychostimulants, de prothèses, d’orga- vulnérabilités jusque-là inconnues et lisées par échographie ou IRM. Et de plus
nes artificiels ou d’exosquelettes – sont conduit les sociétés dans les impasses que en plus, la robotique guidée par l’image-
perçues comme emphatiques par les scien- rencontre à présent la demande de cou- rie relaie la main du chirurgien, afin de
tifiques rigoureux. Ces derniers jugent verture sociale. gagner en efficacité.
néfastes à la cause de la science les discours Il est clair pour le plus grand nombre, Qui ne se féliciterait de pouvoir pro-
avant-gardistes ou « hype » annonçant la aujourd’hui, que les biotechnologies sont fiter de tant de ces progrès, auxquels ont
prochaine « augmentation » de l’humain ambivalentes et, plus généralement, que contribué les informaticiens et les mathé-
comme la dernière étape du progrès, avant les technologies sont comme les médica- maticiens ? Qui s’aviserait de soupçon-
l’immortalité et le « posthumain ». ments, à la fois des poisons et des remè- ner l’imagerie de fasciner abusivement le
des. Ainsi, les instruments permettant un patient et de dissimuler la part d’artifices
diagnostic prénatal sont salutaires, mais et de constructions intellectuelles dont elle
Temporiser l’ardeur le tri embryonnaire auquel ils peuvent est le produit ? Reste que le discours
visionnaire inciter est pernicieux ; la possibilité de « hype » vient rappeler que, dans le
des technoprophètes détecter, à partir de son activité cérébrale,
l’objet sur lequel se fixe l’attention d’un
contexte des compétitions auxquelles sont
livrées aujourd’hui les sociétés, condam-
Que l’on soit attentif ou sourd aux réser- patient est sans aucun doute intéressante, nées à innover pour survivre, on ne pro-
ves des scientifiques qui voudraient mais la perspective qu’elle offre de lire met jamais assez : il faut proclamer que
temporiser l’ardeur visionnaire des tech- dans les pensées est redoutable ; l’im- l’imagerie permet de visualiser un organe
noprophètes, il ne fait de doute pour per- plantation d’électrodes de stimulation sans filtrer les données, puis de construire
sonne que, assujettis à la dynamique des dans le cerveau d’un parkinsonien est un double virtuel et en trois dimensions
sciences et des techniques, nous avons très prometteuse, mais elle est abusive si de l’organe, copie sur laquelle on pourra
perdu la liberté de ne pas nuire à autrui elle sert à contrôler l’humeur de per- opérer et ainsi maîtriser l’impact des ges-
et qu’il conviendrait d’être moralement sonnes à leur insu ; la circulation d’on- tes thérapeutiques.
plus exigeants en cherchant à maîtriser des électromagnétiques dirigeant Plus loin encore, on laisse imaginer par
– quitte à le borner – le pouvoir que nous l’activation neuronale d’un tétraplégique exemple que l’on modélisera le contenu
nous sommes assuré sur les choses. L’ana- vers la commande d’un ordinateur pour d’un cerveau, avant de simuler son fonc-
lyse des effets pervers de nos initiatives lui assurer la maîtrise de son environne- tionnement. Un laboratoire à Lausanne
ne relève plus seulement de l’esprit cri- ment est une bénédiction, tant qu’elle n’est promet déjà par ce moyen la compréhen-

30] Philosophie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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sion du mécanisme des maladies dégéné- de l’espèce humaine » (voir les statuts de
ratives telles que la maladie de Parkinson Technoprog !, nom de l’Association fran-
ou celle d’Alzheimer. Mais certains atten- çaise transhumaniste). Un rapport sur le
dent aussi de ce laboratoire la possibilité programme américain dénommé NBIC
de télécharger le contenu de ce cerveau, (Nanotechnology-Biotechnology-Information
transformé en logiciel grâce à sa modéli- technology-Cognitive science) et comman-
sation informatique, sur des matériaux inal- dité par la National Science Foundation a
térables qui préserveraient ni plus ni moins donné le la en 2002 : « Ces technologies
que la conscience de son propriétaire, rendu en convergence vont permettre l’unifica-
par là-même immortel... tion des sciences et des techniques, le bien-
Dans les sociétés technologisées, l’hy-  L’AUTEUR être matériel et spirituel universel,
perbole est toujours à la clef de l’annonce l’interaction pacifique et mutuellement
J.-M. BESNIER
des performances des laboratoires qui ont est professeur avantageuse des humains et des machi-
besoin de financements importants. Ainsi, de philosophie nes intelligentes, la disparition complète
les limites du pouvoir des sciences et des à l’Université des obstacles à la communication géné-
techniques doivent être en quelque sorte de Paris IV-Sorbonne ralisée, en particulier ceux qui résultent
et membre
structurellement abolies. Tout ce qui est du Centre de recherche de la diversité des langues, l’accès à des
techniquement réalisable sera réalisé, et en épistémologie appliquée sources d’énergie inépuisables, la fin des
rien n’est a priori impossible à l’inventivité (CREA, CNRS/École soucis liés à la dégradation de l’environ-
polytechnique), à Paris.
humaine, surtout si elle n’est pas sou- nement. » Rien de moins !
mise à un principe de précaution ou aux
impératifs moraux d’un autre âge.
On réalise combien l’emballement des
Des courants
promesses est désormais nécessaire aux de pensée disparates
politiques nationales de recherche, au détri- Mais il serait vain de chercher une ortho-
ment parfois du fonctionnement des équi- doxie au sein de ce mouvement trans-
pes de chercheurs, exposées à être humaniste. Entre le Suédois Nick Bostrom
déqualifiées par les déceptions que, (cofondateur, avec David Pierce, de l’As-
immanquablement, elles provoquent. À  BIBLIOGRAPHIE sociation mondiale du transhumanisme),
l’heure où l’on réclame à juste titre des J.-M. Besnier, Demain, l’Anglais Max More (à l’origine des «Extro-
scientifiques qu’ils assument leurs res- les posthumains, Pluriel, 2012. piens ») et l’informaticien américain Ray
ponsabilités, il serait temps d’examiner Kurzweil (qui a été directeur de l’Institut
les logiques et les contraintes économico- J.-M. Besnier, L’homme simplifié, de la singularité), l’absence d’accord est
Fayard, 2012.
politiques qui les dépossèdent de plus à peu près totale. Le premier annonce qu’il
en plus de l’initiative et qui instrumen- R. Kurzweil, Humanité 2.0 : veut réaliser le bien-être et la perpétuation
talisent leurs résultats. Cette dépossession La bible du changement, de l’humanité, le deuxième souhaite éli-
M21 Éditions, 2007.
trouve une traduction dans l’imaginaire miner l’entropie de l’Univers qui nous
engendré par les découvertes ou les inno- M. More, Principes voue à l’extinction, et le troisième veut pré-
vations techniques, tel que l’exploitent le extropiens 3.0, 2003: parer la venue d’un stade d’évolution tech-
cinéma, la science-fiction ou même certains http://editions-hache.com/
essais/more/more1.html nologique, la « singularité », qui rendra
courants culturels qui ont parfois l’oreille notre espèce obsolète…
des décideurs politiques ou industriels. M. C. Roco et W. S. Bainbridge (éds.), Dans ces conditions, il est difficile de
Converging Technologies for faire allégeance à quelque chose qui se
Improving Human
Le transhumanisme, Performance. Nanotechnology,
Biotechnology, Information
nommerait «transhumanisme» et qui des-
sinerait les contours du posthumain :
symptôme de crise technology and Cognitive tantôt l’intention semble hyperhumaniste
science, NSF/DOC-sponsored
Le transhumanisme et l’annonce de l’avè- report, National Science (perfectionner l’homme), tantôt elle paraît
nement d’un posthumain font partie de Foundation, juin 2002 cynique (abandonner l’homme pour une
ces courants. Le transhumanisme consti- (www.wtec.org/ autre espèce). Dans le premier cas, le
tue le symptôme d’une mise en crise des ConvergingTechnologies/1/ posthumain ne serait guère plus que
NBIC_report.pdf).
idéaux modernistes. Avant de prédire « l’homme augmenté » ; dans le second, il
l’émergence quasi mystique d’un «au-delà Institut de la singularité : désignerait un être inédit, résultat de varia-
de l’humain », cette nébuleuse de croyan- http://singularity.org/ tions, de mutations puis de la sélection
ces et de fantasmes, officiellement née induites dans notre environnement par les
en 1998 avec la World Transhumanist Asso- manipulations technologiques.
ciation, affiche une ambition toute huma- L’imaginaire du transhumanisme se
niste : celle de solliciter les technologies borne à extrapoler à partir des possibilités
sous l’angle de leur prétention à « amé- technologiques identifiables dans le présent,
liorer et prolonger la vie des individus et qu’elles relèvent des nanotechnologies,

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Philosophie [31


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des biotechnologies, des neurosciences ou d’abdiquer la condition humaine ? Assu-


de l’intelligence artificielle. rément pas de l’optimisme dont nous avons
Ainsi, dans son livre de 1986, Engines hérité du siècle des Lumières. L’épanouis-
of Creation : The Coming Era of Nanotechno- sement de l’humanité ne signifiait aucu-
logy, l’ingénieur américain Eric Drexler nement, à l’époque, qu’on abandonne le
annonce comme prochaine la réalisation fil qui unit les générations, mais, au
de nanomachines capables de réparer contraire, que l’on se berce de l’idéologie
l’ADN des cellules, de soigner les maladies d’un progrès continu et irréversible. Quel-
et d’aider la vie à se répandre au-delà des que chose s’est produit qui expliquerait
limites de la Terre. que la projection d’un horizon posthumain,
Dans Humanité 2.0, R. Kurzweil prévoit hors histoire par conséquent, remplace
l’apparition dans quelques décennies d’une aujourd’hui les lendemains qui chantent
intelligence non biologique qui marquera et l’idéal du bonheur pour tous, que les
la fin de la civilisation humaine. Dans sa plus candides des transhumanistes conti-
Lettre à mère Nature (1999), M. More envi- nuent de revendiquer.
sage de doter les humains d’un «métacer-
veau », réseau distribué de capteurs, de
processeurs et d’intelligence, qui les pro- Le posthumain,
pulsera dans une condition ultra-humaine… substitut à l’humanité
S’il s’agit de donner figuration aux
visions d’avenir du transhumanisme et à
dont nous avions rêvé
l’émergence du posthumain, on prend à Pour le dire sans ambages: les utopies pos-
témoin quelques technoprophètes cham- thumaines paraissent le revers des désil-
pions en effets d’annonce. Par exemple le lusions modernes. À une désaffection pour
cybernéticien anglais Kevin Warwick, de l’histoire (partagée par toutes les uto-
l’Université de Reading, qui s’autopro- pies), elles associent en définitive la
clame «le premier cyborg» au monde bien- croyance en une rédemption par les tech-
tôt capable, entre autres prouesses, de nologies, au sein desquelles l’humain n’a
communiquer avec ses semblables par télé- plus tout à fait sa place.
pathie grâce à l’implantation dans leur C’est en effet dans la rupture et l’ar-
corps d’émetteurs-récepteurs d’ondes élec- rachement de l’humanité à elle-même que
tromagnétiques. consisterait désormais la seule issue. Les
C’est cela le transhumanisme : l’an- technologies que nous avons inventées
nonce plus ou moins dramatisée qu’une et qui révèlent à présent des comporte-
transition se dessine sous nos yeux et ments autonomes rendraient possible cet
qui appelle notre adhésion à ses promes- arrachement prétendument salutaire. Il
ses, sinon notre désir. Mais il faut les laisser se développer et se confier
serait exagéré de soutenir que aux objets intelligents qu’elles produisent.
D’où vient cette impatience ce mouvement encourage à la Nous leur avons délégué le soin de réali-
chez nos contemporains militance politique ou au com- ser l’autonomie que nous nous promet-
plot sectaire, comme on l’a tions à nous-mêmes dans le contexte des
à se transformer au point dit en se fondant sur la répu- idéologies révolutionnaires, à titre d’idéal
d’abdiquer la condition humaine ? tation du sociologue des reli- émancipateur. Le posthumain qu’engen-
Assurément pas de l’optimisme gions et coauteur du rapport dreront les technologies est ainsi présenté
dont nous avons hérité sur les NBIC , William Bain- comme le substitut à l’humanité accom-
bridge. Les NBIC résument seu- plie dont nous avons rêvé et que nous
du siècle des Lumières. lement – si l’on ose dire – les avons perdue en route.
promesses qui, une fois réali- Il est donc compréhensible que le trans-
sées, convergeront sur l’au-delà de l’hu- humanisme s’impose, malgré la dispa-
main : naissance calculée (grâce aux rité de ses versions, à la fois comme le
biotechnologies), souffrance conjurée symptôme de la démesure moderniste et
(grâce aux neurosciences), vieillisse- la tentative pour lui donner une issue. Être
ment neutralisé (grâce à la nanoméde- moderne, c’était en un premier temps
cine), mort involontaire écartée (grâce « vouloir le perfectionnement indéfini »,
au téléchargement de l’esprit), dépollu- ce fut ensuite «vouloir l’augmentation des
tion de l’environnement assurée (grâce à facultés innées », et c’est à présent « vou-
la biologie de synthèse)… loir être relevé par les machines ».
D’où vient cette impatience chez nos Le ressort de la fascination pour les thè-
contemporains à se transformer au point mes transhumanistes et posthumanistes

32] Philosophie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Fragments de discours transhumanistes humain couve une humanité qui ne se


supporte plus. Les limites que l’homme
D éclaration transhumaniste mains, les animaux non hu- mentalisme rationnel et non repousse sans cesse, parce qu’il est
(http://humanityplus.org/) : mains et tous futurs intellects coercitif, destiné à soutenir et d’abord un être de défi, sont celles qui le
« L’humanité sera dans le fu- artificiels, formes de vie modi- renforcer les conditions de no- conduiraient à tolérer la vulnérabilité et
tur profondément marquée par fiée ou autres intelligences aux- tre épanouissement [...]. Nous l’imperfection, faute desquelles il n’est
la science et la technologie. quels les avancées scientifiques coévoluerons avec les produits pas de justifications aux communautés
Nous prévoyons la possibilité et technologiques pourraient de nos esprits, [...] intégrant no- humaines.
d’étendre le potentiel humain donner lieu [...] » tre technologie intelligente à
en surmontant le vieillissement, Principes extropiens 3.0 nous-mêmes dans une synthèse
les défauts cognitifs, la souf- (M. More, www.maxmore.com/ posthumaine [...]. » Perfection, mais aussi
france involontaire et notre extprn3.htm) : Ray Kurzweil solitude généralisée
confinement à la planète Terre. « Nous voyons les humains (www.kurzweilai.net/) :
La perfection signifierait en effet, pour
[...] Nous reconnaissons que comme une étape de transition « Avec un corps version 3.0
le posthumain réalisé, une souveraine
l’humanité est exposée à de gra- entre notre héritage animal et capable de se transformer [...]
autosuffisance, mais aussi une solitude
ves risques, surtout d’une mau- notre futur posthumain [...]. à volonté et un cerveau majo-
généralisée. À supposer naturellement
vaise utilisation de nouvelles Nous n’acceptons pas les as- ritairement non biologique [...],
technologies [...] Nous préco- pects indésirables de la condi- la question de savoir ce qui
que la perfection puisse être le lot com-
nisons le bien-être de toute en- tion humaine [...]. Les Extro- est humain fera l’objet d’une mun, c’est-à-dire que les bénéfices de la
tité sensible, y compris les hu- piens affirment un environne- reconsidération poussée. » technologie soient universellement dis-
tribués et autorisent l’enfermement de
chacun en soi-même. L’utopie est sans
tient pour beaucoup à « la honte promé- son contrôle néolamarckien de l’évolu- doute là plus qu’ailleurs: dans la croyance
théenne d’être soi » du penseur alle- tion ; le recours à une vulgate inspirée de en l’accès possible de tous à la médecine
mand Günther Anders (1902-1992), Teilhard de Chardin pour donner à espé- régénératrice, aux ressources en augmen-
c’est-à-dire au sentiment d’insuffisance et rer l’avènement d’une Conscience déliée tation cognitive offertes par la neurobio-
à la dépression produite par un monde des pesanteurs du corps autant que du logie et par la nanomédecine, dans la
qui a éliminé l’homme au profit des machi- péché originel... jouissance des technologies du virtuel…
nes, qui a fait prévaloir leur loi, en rédui- L’argumentaire emprunte aussi bien bref, dans l’élimination de toute fracture
sant l’humain à l’élémentaire de schémas à la paléoanthropologie qu’au néodarwi- au sein de l’humanité.
comportementalistes ou au simplisme nisme: l’évolution biologique a sélectionné Lorsqu’elles deviennent intenables, les
d’explications neurobiologiques. Homo faber qui a développé une civilisa- illusions ne peuvent qu’engendrer le res-
Dans ce qu’il a de plus positif, le pos- tion technicienne ; on se dit que la techni- sentiment, voire la violence. Déjà pointent
thumain, associé au programme transi- que pourrait aujourd’hui s’appliquer certaines déceptions de taille : les démo-
toire d’une humanité augmentée (sym- rétroactivement à cette évolution aléatoire graphes et les biologistes s’attendent à ce
bolisée par l’écriture H+), fonctionne et lui imposer de sélectionner l’espèce qui que les progrès de la longévité se tassent,
comme un anxiolytique : il remédie à émergera de ses réalisations. les climatologues à ce que nous soyons
l’inquiétude existentielle moderne, telle exposés à des risques qui ne ménageront
que Alexis de Tocqueville avait prévu
qu’elle se développerait dans les démo-
Un inédit né d’une pas les nantis d’aujourd’hui, les économis-
tes à ce que les crises deviennent endé-
craties individualistes et de plus en plus évolution darwinienne miques et incontrôlables…
désenchantées. Sous cet angle, il relève Le transhumanisme s’imagine donc en Des voix s’élèvent, par ailleurs, pour
d’une hypermodernité réconciliatrice dans passe de faire la démonstration de l’effet exprimer la conviction que le plus n’est
laquelle la valeur de dépassement de soi réversif de l’évolution darwinienne et de pas forcément le mieux, ce qui constitue
est associée à l’ambition de fusionner avec la coévolution de l’homme et de son milieu. une objection aux perspectives valori-
les machines issues du génie humain – des Chaque réalisation technique apparaît sées par les transhumanistes : l’homme
machines désormais capables de nous sur- comme l’introduction d’une variation sou- augmenté devrait vivre plus longtemps,
prendre et de nous transfigurer. mise aux pressions sélectives d’un envi- être plus mobile, disposer d’une acuité
Il faut aller plus loin dans le sens de ronnement de plus en plus contrôlé visuelle et auditive supérieure, être doté
cette élimination paradoxale des limites technologiquement; cette variation est sus- de capacités de calcul accrues, d’un pou-
qui finit par dissoudre ce qu’elles conte- ceptible de laisser s’installer des mutations voir de mémoriser étendu…
naient. Avec la figure indéterminée du pos- appelées à être indéfiniment dupliquées, Et si l’utopie se délivrait de cette
thumain, le transhumanisme entretient de sorte qu’en émergera l’inédit finalement obsession de performance tellement en
jusqu’à un certain point le fantasme d’une sélectionné dans le cours de l’évolution. phase avec l’agitation de nos sociétés ? Et
maîtrise de l’évolution biologique – une On appellera cet inédit la «Singularité», le si l’augmentation changeait de régime
maîtrise qui sollicite, pêle-mêle, l’eugé- «Successeur», le «Point Oméga»…, comme pour servir la cause d’un homme qui
nisme adaptatif de Francis Galton pour on voudra. Mais il achèvera la transition sache mieux réfléchir, se confier à la
garantir que, transformés, nous saurons et nous projettera dans le posthumain. beauté, inventer des histoires, éprouver
répondre aux exigences des machines ; la Toute utopie porte en creux la réa- et exprimer des émotions, jouir des
référence au biologiste Julian Huxley et lité d’une société invivable. Celle du post- œuvres de la pensée… ? 

34] Philosophie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


une introduction
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Science et société

LES RECORDS SPORTIFS


auront-ils une fin?
G. Berthelot, A. Sedeaud, M. Guillaume et J.-F. Toussaint

Dans de nombreuses disciplines sportives,


les facteurs de progrès ont été très largement
exploités. Conséquence : de moins en moins
de records du monde sont battus.

P lus vite, plus haut, plus fort ! dit la


devise olympique. Jusqu’où l’être
humain pourra-t-il aller ? Depuis
les premiers jeux Olympiques modernes
de 1896, pas moins de 3 263 records mon-
diaux ont marqué la progression spor-
L’ E S S E N T I E L
tive. Alors qu’à Pékin, en 2008, 42 nou- I Les performances
veaux records avaient été établis, cette sportives dépendent
année à Londres, seuls 20 l’ont été, dont de l’influence conjointe
celui du 4 ⫻ 100 mètres avec le Jamaïcain des gènes
Usain Bolt (voir la figure 1). et de l’environnement.
Cette différence pourrait bien illustrer
une tendance à long terme qu’éclairent de I Outre les facteurs
nombreux constats scientifiques. Sur ce physiques, la progression
terrain, deux interprétations s’affrontent des records subit
depuis longtemps : pour certains, l’aug- l’influence du contexte
mentation des performances serait linéaire; historique et politique.
pour d’autres, elle ne peut être que limi-
tée. Or on constate aujourd’hui un ralen- I Malgré les substances
tissement des progressions sportives, dopantes illicites
manifestement dû au fait qu’après un et les progrès techniques,
siècle de développement, l’environnement l’optimisation des facteurs
de la performance a été largement opti- de performance est à peu
misé. La détection des jeunes athlètes, les près achevée, d’où
volumes d’entraînement, la récupération, le plafonnement actuel
l’équipement, la nutrition, le suivi médi- des records.
cal font désormais l’objet d’une attention
systématique. Ont-ils été poussés jusqu’au
bout ? C’est ce que nous allons examiner
avant d’envisager l’avenir.

36] Science et société


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Si l’on établit l’évolution du cumul des


records du monde et des meilleures per-
formances, que constate-t-on ? De nom-
breuses études, dont certaines récemment
menées à l’IRMES, l’Institut de recherche
biomédicale et d’épidémiologie du sport,
ont montré qu’ils suivent une croissance
par paliers, ralentie par les guerres et accé-
lérée par l’introduction de nouvelles tech-
niques (voir les figures 2 et 3).
Cette croissance est le résultat des pro-
grès accomplis pour entraîner les spor-
tifs, optimiser leur condition physique et
leur état de santé. Souvent fondés sur de
longues observations et, parfois, sur des
recherches scientifiques poussées, ils sont
aujourd’hui connus des meilleurs entraî-
neurs (on ne dira jamais assez leur rôle
essentiel dans la détection des talents et
leur encadrement), du moins dans les pays
qui ont les moyens de cultiver un haut
niveau sportif. Nous ne discuterons pas ici
de ces savoir-faire, qui dépendent de la dis-
cipline sportive en question.

Guerres contre records


L’étude approfondie des performances
met en lumière le rôle de l’histoire et de
l’économie sur les volontés nationales
d’optimisation. Si très peu de records du
monde ont été battus durant les deux guer-
res mondiales, la guerre froide, caracté-
risée par une compétition générale entre
deux systèmes politiques, a eu un tout
autre impact. Ainsi, pendant cette période
(1945-1989), l’Europe de l’Est a décuplé
ses performances et accumulé 249 records
du monde. Depuis la publication des archi-
ves de la Stasi (la Staatssicherheit, c’est-à-
dire le ministère est-allemand de la
Sécurité d’État), nous savons que l’Alle-
magne de l’Est optimisait par la phar-
macologie les capacités de ses athlètes,
dans le cadre de programmes étatiques
de dopage. Pendant la même période,
les évolutions équivalentes de l’Union
soviétique (210 records du monde) et
des États-Unis (200 records) révèlent des
politiques différentes d’optimisation des

1. CENT MÈTRES EN 9,58 SECONDES : c’est


la performance du Jamaïcain Usain Bolt aux
©Shutterstock/Ververidis Vasilis

championnats du monde d’athlétisme de


Berlin, en 2009. Ce record fait de lui l’être
humain le plus rapide ayant jamais vécu. Ici,
il manifeste sa joie après avoir remporté
l’épreuve du 200 mètres en 19,68 secondes
la même année à Thessalonique, en Grèce.

Science et société [37


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30%
Proportions cumulées des records du monde

25%

20%

15%

10%

5%

0%
1890 1905 1920 1935 1950 1965 1980 1995 2010
Année
Europe de l’Ouest Amérique du Nord Océanie Europe de l’Est Russie Chine Afrique

2. LES PROPORTIONS CUMULÉES DE RECORDS MONDIAUX par pays l’Union soviétique, avaient un taux cumulé de records comparable ; or ce
ou grande région et par année depuis les premiers jeux Olympiques tra- taux cumulé plafonne depuis la fin de la guerre froide... Fermée sur elle-
duisent les effets sur le sport de la puissance économique et des politiques même pendant cette période, la Chine multiplie les records depuis qu’elle
nationales. Les sportifs de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis obtien- a une économie puissante et qu’elle s’est ouverte au monde. L’Afrique et
nent presque 50 pour cent de tous les records jusqu’à aujourd’hui. Mais l’Océanie, dont les économies se développent plus lentement, accroissent
pendant la guerre froide, l’Europe de l’Est et la Russie, sous la coupe de lentement, mais sûrement, leurs contributions aux records mondiaux.

performances (masculinisation des per- volonté d’affirmation d’un État reste donc
formances féminines d’un côté, initiatives un facteur essentiel de l’optimisation des
privées de dopage, puis couverture par performances de ses athlètes.
les instances sportives des athlètes contrô- Hormis les paramètres politiques,
lés positifs de l’autre), aboutissant à des les facteurs environnementaux peuvent
résultats très similaires (voir la figure 2). aussi favoriser les records. La tempéra-
On voit avec la victoire olympique du ture, l’altitude, le taux d’humidité, la pres-
cycliste Alexandre Vinokourov, ou les révé- sion atmosphérique, le vent, ont une
lations de l’affaire Lance Armstrong, tou- influence, jusqu’ici peu étudiée. Nos recher-
jours dans le cyclisme, à quels systèmes, ches récentes et celles de confrères mon-
I LES AUTEURS officiellement qualifiés de mafieux, ont pu trent par exemple le lien entre température
Geoffroy BERTHELOT, Marion
conduire de telles pratiques. et performance (voir la figure 4). Cela sug-
GUILLAUME et Adrien SEDEAUD, La confrontation Est-Ouest était ainsi gère que de nouveaux records pourraient
épidémiologistes, travaillent un puissant catalyseur des performances être établis si l’on planifiait les compéti-
à l’Institut de recherche sportives, qu’elle a stimulées exactement tions pour des températures optimales.
biomédicale et d’épidémiologie
du sport (IRMES), que dirige comme elle a nourri la compétition spa-
Jean-François TOUSSAINT,
cardiologue et professeur
tiale. En matière sportive, l’influence
politique peut toutefois aller dans le sens
Vers une sélection
de physiologie à l’Université
Paris-Descartes.
inverse : on constate que les records sovié- génétique ?
tiques, comme l’espérance de vie, cessent Ces circonstances mises à part, que peu-
de progresser peu avant la chute de l’URSS, vent faire les sportifs et leurs entraî-
à l’époque où la volonté politique et les neurs pour obtenir de nouveaux records ?
moyens s’évanouissent. De même, la Chine L’un des leviers consiste à coordonner la
de la révolution culturelle (1966-1969), détection, à l’échelle de toute la popula-
repliée sur elle-même, n’a produit aucun tion, de futurs athlètes. Pour le moment,
record du monde, et a interrompu complè- ces talents sont essentiellement repérés
tement le développement de ses perfor- dans les résultats des jeunes sportifs. Mais
mances sportives. Mais depuis que la Chine les entraîneurs commenceront peut-être
s’est ouverte à l’économie de marché et bientôt à sélectionner les porteurs de
manifeste une volonté de domination éco- certains gènes favorables.
nomique et politique, ses athlètes ont battu Une telle sélection est, en théorie, envi-
117 records mondiaux (mais plus de la moi- sageable. On conçoit aisément que cha-
tié le sont en haltérophilie féminine). La que discipline sportive nécessite des qualités

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différentes, liées à des caractères génétiques ditis elegans, tant pour les organes que
portant sur la taille, les fibres musculaires, pour les cellules. Mais les entraîneurs n’ont
le métabolisme, la psychologie, etc. (voir pas attendu ces études pour tenir compte
l’encadré page41). Les chercheurs ont déjà intuitivement de l’âge!
identifié plusieurs gènes associés à la per-
formance sportive. Par exemple, la vitesse
de course implique notamment le gène L’expansion
ACNT3, qui joue sur l’ancrage des filaments biométrique, ressource
d’actine aux stries Z du sarcomère (l’unité
de base des microfibrilles dont sont consti-
du XXe siècle
tués les muscles squelettiques). Au cours du XXe siècle, les entraîneurs ont
De nombreuses recherches à travers le aussi exploité une ressource d’origine à la
monde suggèrent que des variations exis- fois génétique et socio-économique: l’ex-
tent dans l’expression du gène VEGF (de pansion biométrique des populations. Le
l’anglais Vascular Endothelial Growth Fac- poids, la taille, l’indice de masse corpo-
tor) à l’origine du facteur de croissance de relle au sein des populations européennes
l’endothélium vasculaire. Ce facteur de et américaines ont en effet augmenté en
croissance qui circule dans le sang favo- même temps que l’espérance de vie, à
rise l’angiogenèse, c’est-à-dire la croissance mesure que s’amélioraient les conditions
des vaisseaux sanguins et donc la crois-
sance tissulaire, ce qui semble particuliè-
rement important pour une récupération
rapide des muscles et des tendons après
les entraînements de plus en plus intenses.
Récemment, le gène HFE dont l’expres-
sion produit la protéine HFE (pour Human
Hemochromatosis Protein), qui régule le méta-
bolisme du fer et facilite le transport de
l’oxygène, a été l’objet de nos recherches
et de celles de nombreux collègues : les
mutations de ce gène seraient plus fréquen-

©Shutterstock/Gabi Moisa
tes chez certains athlètes de haut niveau
pratiquant des sports énergivores. Repéra-
bles, ces mutations influencent favorable-
ment la performance. La génétique est aussi
impliquée dans certaines formes d’hyper-
androgénisme associées à une sécrétion
trop importante de testostérone, qui aug-
mente les performances des athlètes fémi-
nines affectées par ce syndrome.
Sans doute favorisés par certains gènes,
les talents sportifs se traduisent d’autant
plus en records qu’ils s’expriment au bon
âge. On constate en effet un âge optimal
©Shutterstock/Diego Barbieri

pour chaque performance. Cet optimum est


plus tardif pour le marathon, plus précoce
pour les nageurs. Les études ont également
précisé la relation âge-performance : elle
comprend une phase de croissance, pen-
dant laquelle on se rapproche rapidement 3. LA PROGRESSION DES DIX MEILLEURES PERFORMANCES PAR ANNÉE dans le sprint
de l’optimum, puis une phase de décrois- féminin sur 100 mètres (en haut) et au saut en hauteur masculin (en bas) montre l’influence de
sance, liée au vieillissement. Les deux l’histoire sur les records. Ainsi, pendant les deux guerres mondiales, périodes de faibles investis-
phases sont exponentielles. Cette relation sements nationaux dans les sports, les performances baissent alors que la plupart des jeunes
entre âge et performance se retrouve dans athlètes masculins sont au front et que les athlètes féminines contribuent à l’effort de guerre en
tous les sports individuels, collectifs ou intel- travaillant ; les meilleurs sportifs ne sont plus sur les stades et n’ont plus la motivation des
temps de paix. À l’inverse, la guerre froide, période d’intense rivalité internationale, s’accompa-
lectuels (voir la figure 5), chez d’autres
gne d’une progression presque linéaire des performances, qui conduit en 1988 au point singulier
espèces et à plusieurs échelles biologiques… du record de l’Américaine Florence Griffith-Joyner, à ce jour inégalé, puis au plateau, traduisant
On la retrouve ainsi dans les organismes désormais la maturité des disciplines (le décrochage de 1975 sur la courbe du 100 mètres cor-
simples tels que le ver nématode Caenorhab- respond à l’arrivée du chronométrage électronique au centième de seconde).

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4500
travaux, le concept d’expansion phéno-
4000
typique montre la croissance des capaci-
3500
Nombre d’arrivants

2001 (7,1 °C) tés humaines dans des circonstances


3000 2008 (22 °C) propices et décrit l’optimisation de notre
2500 génome dans les conditions environne-
2000 mentales clémentes du XXe siècle.
1500
1000
500
Le vivier
morphologique

08:00
07:45
07:30
07:15
07:00
06:45
06:30
06:15
06:00
05:45
05:30
05:15
05:00
0

04:45
04:30
04:15
04:00
03:45
03:30
03:15

bientôt épuisé ?
03:00
02:45
02:30
02:15

Temps de parcours
Il existe un lien direct entre la taille ou le
4. LA TEMPÉRATURE AMBIANTE INFLUE SUR LES PERFORMANCES DES MARATHONIENS, poids des athlètes et leurs performances.
montrent les histogrammes de la répartition des résultats du marathon de Chicago en 2001 Nombre d’auteurs pensent ainsi que les
et en 2008. Il en est ainsi de toutes les pratiques sportives associées à une élévation ther- records de vitesse resteront dominés par
mique corporelle importante, tels les sports d’endurance (efforts longs et soutenus). Toute-
les athlètes les plus grands et les plus lourds.
fois, dans le sprint, un optimum thermique se révèle aussi. L’influence de la température
extérieure sur les performances et les métabolismes pendant la pratique de ces sports tra- De même, dans le rugby, le poids des avants
duit un phénomène essentiellement thermodynamique. et la taille des arrières restent des facteurs
discriminants de la performance des équi-
pes. Cependant, la morphologie ne peut
de vie. La taille moyenne des Américains Harris et Sok Chul Hong donnent une à elle seule expliquer la totalité de la per-
est ainsi passée de 169,5 centimètres explication à ce phénomène fondée sur formance ; elle détermine simplement
en 1880 à 172,2 centimètres en 1940, puis l’influence du statut nutritionnel sur la des champs de potentiels – ou des fenê-
à 175,8 centimètres en 2010 (voir la figure 6). santé. Les connaissances nouvelles en épi- tres de sélection – dans lesquels les traits
Leur poids moyen a augmenté encore plus génétique indiquent que la santé de la anthropométriques les plus adaptés peu-
vite, puisqu’il est passé de 64 kilogram- mère détermine celle de l’enfant à la nais- vent être trouvés. La combinaison de ces
mes en 1880 à 87 kilogrammes en 2010. Les sance, mais aussi une part de ses mala- différentes fenêtres (morphologiques, tech-
Français, quant à eux, mesuraient en dies à l’âge adulte. Si l’enfant est ensuite niques, tactiques, psychologiques…) asso-
moyenne 167 centimètres avec un poids confronté à un environnement favorable ciée à un entraînement adéquat détermine
moyen de 65 kilogrammes en 1867 ; ces lui fournissant les apports nécessaires, il la performance.
valeurs étaient de 177 centimètres et atteindra sa taille maximale. Dans l’hy- La volonté des entraîneurs de trou-
77 kilogrammes en 2007. L’amélioration pothèse où l’alimentation joue un rôle ver leurs athlètes au sein de ces fenêtres
de l’alimentation et de l’hygiène, la réduc- majeur, la transmission de conditions de sélection a ainsi produit une « course
tion des maladies infectieuses materno- nutritionnelles optimales de génération aux armements » tout au long du XXe siè-
infantiles, l’accès généralisé aux soins, etc., en génération, après la Seconde Guerre cle, aboutissant à une optimisation des
expliquent ces augmentations. mondiale, aurait favorisé la taille optimale morphologies. Cette exploitation du vivier
Dans leur livre The Changing Body, de chacun, et par là même celles des athlè- mondial va-t-elle se poursuivre ou faut-
Roderick Floud, Robert Fogel, Bernard tes de haut niveau. Validé par nos récents il anticiper un prochain « arrêt de crois-
©Shutterstock/Denis Kuvaev

©Shutterstock/luxorphoto

5. LES PERFORMANCES ÉVOLUENT AVEC L’ÂGE, que ce soit dans les la vitesse de conduction de l’influx nerveux déterminent un pic de capa-
sports physiques (à gauche, cas du 400 mètres féminin) ou dans les cité entre 25 et 30 ans. Ce maximum est suivi par une diminution
sports intellectuels (à droite, dans le cas des échecs). Les diminutions rapide des performances physiques. Les performances intellectuelles
du nombre de fibres musculaires, de la fonction cardio-vasculaire ou de diminuent de la même façon, mais plus lentement.

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sance », lié aux limites biométriques du que les tailles des populations suivent le En athlétisme, seule une poignée
corps humain ? même rythme. Après des gains très impor- d’athlètes, en sprint ou en marathon, sem-
La seconde hypothèse est clairement tants au début du XXe siècle, les augmen- blent avoir les capacités de repousser
la plus probable. Dans certains sports où tations de la taille moyenne au sein des encore un peu les limites, mais deux tiers
la taille est un avantage majeur (basket, nations sont désormais bien plus modes- des épreuves ne progressent déjà plus.
volley, rugby, lancers…), la sélection a déjà tes. Et rien ne dit que les conditions envi- Affiner les mesures au millième de seconde
été orientée depuis longtemps pour recru- ronnementales (et nutritionnelles) qui permettra peut-être d’établir de nouveaux
ter les athlètes de poids et de tailles les nous ont été favorables perdureront. records, mais cela ne fera en réalité que
plus élevés. Le cas de la NBA (National Bas- rééchantillonner les courbes. Tous ces
ketball Association) américaine est particu- constats laissent penser que, pour des
lièrement démonstratif. Après l’ouverture
L’acmé est proche raisons de limites endogènes autant que
à l’international en 1984, les joueurs de Si le recrutement d’athlètes aux mensu- de contraintes croissantes sur les res-
plus de 2,13 mètres ont été recrutés dans rations très supérieures à la moyenne sources, l’amélioration de la performance,
le monde entier. La taille moyenne des devient de plus en plus difficile, quel en à l’instar de celle de l’espérance de vie,
équipes américaines de basket a immé- sera l’impact sur la performance ? Quand approche de son acmé.
diatement augmenté, mais elle a aussi très on examine la situation dans chaque dis- Les derniers jeux Olympiques, à Lon-
vite atteint un plateau. Il en a été de même cipline, il apparaît que de nombreux fac- dres, ont accentué ces tendances. Comme
dans la plupart des autres sports profes- teurs ont été exploités au maximum. nous l’avons déjà noté, en comparaison des
sionnels, où l’on observe depuis 20 ans Désormais, on ne peut guère plus que les 42 records du monde battus à Pékin en 2008,
une diminution nette du taux de crois- améliorer à la marge, soit par des modifi- seuls 20 nouveaux records du monde ont
sance de la taille des athlètes (voir la cations des règlements, soit par le recours été établis à Londres. Avec quatre records
figure 6). Ces constatations s’expliquent à des moyens biotechnologiques illicites (relais 4 ⫻ 100 mètres féminin et mascu-
facilement si l’on prend en compte le fait (amphétamines, anabolisants, EPO… ). lin, 800 mètres masculin, 20 kilomètres

Génétique et performance

L es paramètres morphologiques
et métaboliques d’un coureur sur
800 mètres sont à mi-chemin de
nale. Le manque de fer limite alors les
capacités en réduisant la production
de globules rouges,mais aussi les fonc-
la taille, un paramètre « héritable ».
Au-delà des locus codant l’hormone
de croissance ou ses récepteurs,
sulte de deux facteurs. Le premier est
un effet de l’essor démographique
mondial (de un à sept milliards d’êtres
ceux des sprinteurs et des maratho- tions musculaires et cardiaques. Dès plus de 180 sites du génome, asso- humains en cinq générations). Avec
niens. Quels gènes jouent un rôle lors, on comprend la fréquence éle- ciés dans des voies métaboliques co- l’augmentation du nombre d’indivi-
dans leurs différences ? Parmi ceux vée d’une mutation associée à une hérentes, ont ainsi été découverts. dus, la probabilité de voir apparaître
qui ont été récemment identifiés, on plus grande absorption du fer chez les Mais à eux tous, ils n’expliquent des personnes aux performances ex-
peut citer : sportifs d’endurance qui trustent les que dix pour cent de l’héritabilité. Il ceptionnelles augmente selon des lois
– ACNT3 :ce gène est présent dans podiums internationaux. Toutefois, reste encore un long chemin à par- statistiques précises. Le second fac-
les fibres musculaires associées aux cette mutation,lorsqu’elle se présente courir pour l’identification de chacun teur est l’optimisation des processus
efforts de sprint. Son impact sur la sous forme homozygote (lorsque les des autres locus, mais on comprend de détection : la probabilité conjointe
performance de course fait l’objet deux allèles,maternel et paternel,sont mieux comment ces génotypes fa- de cumuler des gènes favorables et de
d’un large consensus entre cher- concernés), est habituellement res- vorables se transmettent « en bloc » bénéficier des hasards de la sélection
cheurs. Les génotypes des maratho- ponsable d’une maladie héréditaire : de parents grands à enfants grands. conduisant aux qualifications olympi-
niens internationaux (l’allèle X est l’hémochromatose, qui entraîne une On suppose aujourd’hui que cer- ques reste encore perfectible.
présent chez 50 pour cent d’entre intoxication des tissus par le fer en tains athlètes, tels qu’Usain Bolt ou Un dernier exemple de l’influence
eux) diffèrent de ceux des sprinteurs excès. Cet effet, dit de superdomi- Florent Manaudou, cumulent plu- des gènes sur la performance est
de même niveau (l’allèle R est pré- nance, est très important pour com- sieurs gènes favorisant la perfor- celui de ces skieurs qui avaient été
sent chez plus de 95 pour cent d’en- prendre la persistance de certaines mance. Leur équation pourrait être temporairement interdits de course
tre eux). Le gène ACNT3 est fréquent maladies génétiques récessives (se du type : ACNT3 + gènes associés à la aux derniers jeux Olympiques d’hi-
dans la population jamaïcaine. déclarant à l’état homozygote), mais taille (dont l’effet prédomine sur ver, en raison de taux d’hémoglobine
– HFE : ce gène régule le méta- dont l’état hétérozygote se révèle très les membres inférieurs pour l’un, et sérique trop élevés. On les pensait do-
bolisme du fer. Son lien avec la per- favorable à la survie dans certaines sur les membres supérieurs pour l’au- pés ! En réalité, ces athlètes synthé-
formance en endurance (en aviron conditions (à l’époque où les blessu- tre)+régénération musculaire et vas- tisent naturellement plus d’hémoglo-
comme en ski de fond) a été mis en res et pertes hémorragiques étaient culaire (facilitant la résistance et la bine que la normale grâce à une
évidence par quatre équipes françai- plus fréquentes et où la transfusion récupération après des entraîne- prédisposition génétique. Dès lors, et
ses (CNRS Hématologie Necker, La- n’existait pas). ments intenses) + allèle X = titre compte tenu des plafonds de per-
bex Globules Rouges, IBT Troyes & – Les gènes influant sur la taille : olympique. La même équation, com- formance objectivés, la question prin-
Parrc INSERM, associées à l’IRMES). La un consortium international, asso- binée avec une innovation techni- cipale redevient celle des limites phy-
pratique du sport d’endurance de haut ciant 322 chercheurs et 174 institu- que, pourrait donner un nouveau re- siologiques : sont-elles déjà optimi-
niveau s’accompagne d’une augmen- tions, a récemment mis en évidence cord du monde. sées au regard de notre génétique ?
tation des pertes de fer et d’une di- la complexité des interrelations gé- L’apparition d’athlètes génétique- Jean-François Toussaint,
minution de son absorption intesti- nétiques dans la détermination de ment taillés pour la performance ré- IRMES

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l’athlète. Quand bien même, une technique


apte à changer les performances de haut
niveau ne s’invente pas facilement. Dans
les sports qui nécessitent un équipement,
tels le saut à la perche, le ski ou le pati-
nage, le recours à de nouvelles techniques
dans la conception du matériel sportif
peut sans doute plus facilement changer
la situation. Cela s’est par exemple pro-
duit en patinage de vitesse, quand furent
introduits les klaps pour patins (fixation de
la lame seulement à l’avant de la chaussure).
Un cas similaire s’est produit entre 2007
©Shutterstock/Luis Louro

et 2009 en natation. Élaborées en collabo-


ration avec des ingénieurs de la NASA, les
combinaisons en polyuréthane ont entraîné
une augmentation sans précédent des vites-
ses de nage (plus de deux pour cent). Mais,
6. LES ÉVOLUTIONS DE LA TAILLE MOYENNE DES JOUEURS de basket-ball (NBA), de football en janvier 2010, la Fédération internatio-
américain (NFL) et de la population américaine illustrent les plafonds observés depuis la fin du
nale de natation, arguant d’un bénéfice
XXe siècle. Dans ces deux sports où les critères biométriques reflètent des avantages cruciaux,
la croissance de la taille moyenne des athlètes a cessé dès les années 1980 : l’exploitation du technique trop important au regard de la
vivier mondial des très grands gabarits est alors complète. composante physiologique et du coût trop
élevé de ces équipements, a interdit leur
marche féminin), l’athlétisme stagne, voire usage. Les vitesses moyennes de nage
régresse dans certaines épreuves (les ont aussitôt baissé de 1,8 pour cent… Le
lancers notamment). Ce phénomène se dopage technologique est une question de
manifeste désormais pour toutes les dis- règle et de convention, puisqu’il change la
ciplines « matures ». Malgré l’annonce nature du sport et biaise les compétitions
d’une « pluie de records » en natation, il s’il n’est pas universellement partagé.
I BIBLIOGRAPHIE n’y en a eu que huit, contre 25 à Pékin…
N. Lanotte et S. Lem, Ces nouvelles performances concernent
d’ailleurs les épreuves (brasse, papillon et
Moins de dopage,
Sportifs high tech,
Belin/Pour la Science, 2012. longues distances) qui avaient le moins moins de records...
bénéficié des progrès hydrodynamiques Le dopage pharmacologique, lui, existe
G. Dine et al., HFE mutations
associated with high level sport apportés par les combinaisons en polyuré- depuis fort longtemps. Il n’a toutefois pas
performance, Hematologica, thane. Leur marge de progression reste empêché le plafonnement des performan-
vol. 96(2), p. 229, 2011. encore possible et est en tout cas supé- ces observé aujourd’hui. Depuis plusieurs
R. Floud et al., The Changing rieure à celles des épreuves dont les records années, un renforcement de la lutte contre
Body: Health, Nutrition, avaient explosé en 2008 et 2009 (nage libre, ce dopage a été mis en place. À Londres,
and Human Development dos et courtes distances). plus de 6 000 tests urinaires et sanguins
in the Western World since 1700, Dans un contexte de maturation de ont été effectués, de sorte que plus d’un
Cambridge University Press,
2011.G. plus en plus fréquent, comment produire athlète sur deux a été contrôlé pendant
encore des records ? La création de gestes cette olympiade. Ce nombre important
G. Berthelot et al., Athlete techniques est une voie. L’exemple le pourrait dissuader certains de frauder,
atypicity on the edge of human
achievement : performances plus frappant est l’invention du rouleau d’autant qu’il a été complété, pour la
stagnate after the last peak, dorsal (Fosbury-flop) au saut en hauteur. première fois, par le passeport biologique:
in 1988, PLoS ONE, vol. 5, Introduite dans les années 1970, cette tech- un suivi des athlètes permettant de déce-
e8800, 2010. nique a permis une nette amélioration ler des anomalies du profil sanguin (afin
R. Neptune et al., The influence des performances. Quatre ans à peine après de cibler les suspects à contrôler). Certai-
of muscle physiology son introduction par Dick Fosbury en 1968, nes substances ou procédés restent cepen-
and advanced technology 28 des 40 compétiteurs en saut en hau- dant encore difficiles à détecter, telle la
on sports performance,
Annual Review of Biomedical teur l’utilisaient déjà. Aujourd’hui, cette transfusion autologue, qui consiste à se
Engineering, vol. 11, pp. 81-107, méthode, qui a permis de porter le record réinjecter son propre sang pour augmen-
2009. du monde à 2,45 mètres pour les hommes ter le nombre de globules rouges, donc
et à 2,09 mètres chez les femmes, est la plus l’apport d’oxygène aux muscles.
J. Charles, The evolution
of speed, size and shape couramment utilisée. Le renforcement de la lutte antido-
in modern athletics, The Journal Encore faut-il que les techniques inven- page dirigée par l’AMA (l’Agence mondiale
of Experimental Biology, tées respectent la physiologie, tant pour l’ef- antidopage) entraîne un nouveau recul des
vol. 212, pp. 2419-2425, 2009.
ficacité du geste que pour la sécurité de performances. Cela avait été observé lors

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des derniers championnats du monde aussi nos taux de croissance actuels – qu’ils génétique (par détournement des thérapies
d’athlétisme en 2011. Les valeurs établies à soient énergétiques, économiques, agrico- géniques) apparaît comme l’ultime uto-
Daegu, en Corée du Sud, étaient en effet les, technologiques ou démographiques. pie de ces tentatives. Son échec est cepen-
inférieures de quatre pour cent aux records Et si certains frisent le zéro, beaucoup plon- dant prévisible tant sa maîtrise est, à ce jour,
du monde en vigueur. gent déjà dans le négatif. incertaine. De plus, la multitude des inter-
Le plafonnement des perfor- actions entre les gènes cibles rend
mances révèle que, malgré le très aléatoire le gain de performance
recours aux produits dopants, les IL EST DIFFICILE D’IMAGINER espéré, sans parler des déséquilibres
performances associées au phé- comment progressera la recherche à laquelle physiologiques que ne manquera
notype humain (l’ensemble des se livre l’humanité pour tenter d’accroître pas d’occasionner toute altération
caractères de notre espèce) sont encore ses performances. d’un génome aussi complexe que
intrinsèquement limitées par nos celui de l’homme. Les nombreux
gènes et par les conditions de leur expres- Dès lors, que va-t-il se passer à court échecs qu’essuient les manipulations géné-
sion, c’est-à-dire par l’environnement. Si terme ? Un premier recul des performan- tiques de végétaux en témoignent.
ce dernier se révélait moins favorable dans ces se produira très probablement dès 2013. Il est donc difficile d’imaginer comment
une ou plusieurs de ses composantes Cette cyclicité est en effet observée tous progressera la recherche à laquelle se livre
(climatique, économique, démographique les quatre ans à l’issue de chaque olym- l’humanité pour accroître encore ses per-
ou culturelle), les performances optima- piade. Elle traduit le renouvellement des formances sportives. Cette quête est sou-
les autorisées par le génome humain se générations sportives autant que la fati- mise à des contraintes croissantes d’ordre
restreindraient fortement. De fait, avec gue des meilleurs, une fois récompensés technique, économique, environnemental
leur mesure précise et leur archivage sur et rassurés dans leur quête de gloire. ou sociopolitique. Une seule chose est cer-
plus d’un siècle, les maxima physiologi- Les athlètes continueront cependant taine; comme les chercheurs à l’orée d’une
ques, certifiés par le sport de haut niveau, d’éprouver leurs limites, mais dans des mar- découverte ou les politiques à la veille d’une
révèlent un processus beaucoup plus ges de progression de plus en plus res- élection, les athlètes vont continuer à met-
global, en cours dans l’ensemble des acti- treintes. Ce stress supplémentaire poussera tre tout leur talent en jeu pour atteindre leur
vités humaines. En effet, les principes certains à s’orienter vers de nouveaux objectif: monter sur la plus haute marche
qui gouvernent ces progressions limitent procédés illicites et indétectables. Le dopage dans leur discipline. I

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Science et société [43


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limite constructive, limite cognitive, limite, ontologique, limite prédictive, Gödel, théorème d’incomplétude, Hilbert, Chaitin, nombre oméga, Turing, machine de Turing, chaos déterministe, mécanique quan-

Épistémologie

44] Épistémologie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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uan-

Les limites de la
connaissance
trable sans ambiguïté. Gödel prouva for-
Hervé Zwirn mellement que, dans tout cadre mathéma-
tique, il existe des énoncés qui, bien que
vrais, ne pourront jamais être démontrés.
La science pourra-t-elle tout prévoir, Les travaux de Gödel, ainsi que d’autres
développements des mathématiques et de
tout calculer, tout démontrer ? Non. la physique, ont eu des conséquences sur
Depuis le XXe siècle, les mathématiciens la réflexion philosophique sur les limites de
la connaissance humaine. Simultanément
et les physiciens découvrent à de grandes révolutions scientifiques tel-
les que la théorie quantique, les mathéma-
des limites irrémédiables au savoir. tiques et la physique du XXe siècle ont montré
qu’il existe des limites infranchissables au
champ du savoir.
L’importance de ce bouleversement

L ’humanité a toujours cherché à com-


prendre le monde et à accroître ses
connaissances. L’invention de l’im-
primerie, l’édition d’encyclopédies, la
constitution de grandes bibliothèques, puis,
L’ E S S E N T I E L
I Les mathématiques
et la physique ne
ressort davantage lorsqu’on connaît le
contexte scientifique de la fin du XIXe siè-
cle et du début du XXe siècle. Chez les
savants du XIXe siècle, on trouvait un cer-
tain optimisme et l’idée que tout problème
permettront pas de tout
plus récemment, l’avènement de l’infor- comprendre. Certaines pouvait être résolu; ce n’était qu’une ques-
matique et de mémoires électroniques per- théories posent tion de temps, de moyens et d’ingéniosité.
mettant de stocker sur un dispositif de la des limites au savoir. La plupart des scientifiques pensaient que
taille d’une main l’équivalent d’une grande la science apporterait des réponses à pres-
bibliothèque nationale, ont révolutionné I Les théorèmes que toutes les questions possibles sur le
l’accès au savoir. Pourtant, nous sommes d’incomplétude de Gödel monde qui nous entoure. Bien sûr, peu
encore loin de tout connaître et tout com- sont parmi les premiers d’entre eux prétendaient que ce stade final
prendre. On pourrait se dire que c’est une exemples de limites était déjà atteint. Mais le cadre théorique
question de temps et de patience. Mais fondamentales de la fin du siècle leur paraissait assez solide
outre des obstacles d’ordres technique, bio- en mathématiques. pour servir de base aux explications qui
logique ou social – par exemple, aucun seraient développées ultérieurement. La
individu, quelle que soit son intelligence, I Il existe des limites conviction des scientifiques était que les
n’est capable d’assimiler tout le savoir dis- cognitives et ontologiques, théories existantes, une fois améliorées,
ponible aujourd’hui –, il existe des diffi- car il est impossible seraient suffisantes pour rendre compte de
cultés plus fondamentales. Comme nous de calculer certains objets façon satisfaisante de l’ensemble des phé-
allons le voir, ces dernières ont été mises mathématiques et même nomènes connus ou à découvrir.
de savoir si certains
© Zastol`skiy Victor Leonidovich/shutterstock.com

au jour dans les deux champs scientifiques Certes, tous ne partageaient pas ce sen-
où l’espoir de parvenir à une connaissance existent. timent. Le physiologiste allemand Emil du
parfaite était pourtant le moins utopique : I Les systèmes chaotiques Bois-Reymond l’a exprimé en 1872 à tra-
les mathématiques et la physique. posent une limite vers la maxime latine «ignoramus et igno-
Ainsi, en 1931, le logicien autrichien prédictive : il n’est pas rabimus» qui signifie «nous ne savons pas
Kurt Gödel publia deux théorèmes qui ont possible de déterminer et ne saurons jamais ». Mais sa position
brisé le rêve du grand mathématicien alle- l’état du système au-delà n’était pas majoritaire. À l’inverse, le phy-
mand David Hilbert de construire une d’un avenir limité. sicien britannique lord Kelvin, vers la fin
mathématique où tout énoncé serait démon- du XIXe siècle, prétendait que « la science

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physique forme aujourd’hui, pour l’es- qui pensaient que le savoir pouvait être
sentiel, un ensemble parfaitement harmo- assis sur des fondations solides.
nieux, un ensemble pratiquement achevé. Selon cette école de pensée, il devrait
Il n’y a plus rien de nouveau à découvrir. être possible de construire le savoir de pro-
Tout ce qui reste à faire, ce sont des mesu- che en proche, en s’assurant par vérifica-
res de plus en plus précises». tion, à chaque étape de sa construction, que
Hilbert ne pensait nullement que les les théories élaborées sont vraies. L’édi-
mathématiques étaient achevées puisqu’il fice total ainsi constitué serait une des-
proposa, en 1900, une liste de 23 grands pro- cription adéquate de la réalité, non
blèmes ouverts. Il travailla aussi sur un pro- seulement dans ses manifestations empi-
gramme visant à développer une théorie de riques, mais aussi dans sa structure pro-
la démonstration, afin de donner des fon- fonde. Par cette méthode, il n’y aurait pas
dements solides aux mathématiques. Selon le moindre doute sur la véracité des énon-
lui, toute vérité mathématique devait pou- cés. Ainsi, la science serait capable de pré-
voir être démontrée, et cela d’une façon qui voir qualitativement et quantitativement
ne laisse aucun doute quant à la validité les événements futurs avec une précision

G. Guerreiro
de la démonstration. arbitraire et sur une durée infinie.
La science du XXe siècle a rapidement
Éliminer le doute 1. KURT GÖDEL (1906-1978), mathé-
maticien autrichien qui prit la nationa-
détruit ces espoirs. Comme nous l’avons
vu, Gödel a mis fin au programme de Hil-
en mathématiques lité américaine, a énoncé et démontré bert à travers la démonstration de ses
S’opposant à du Bois-Reymond, Hilbert en 1931 deux théorèmes d’incomplé- célèbres théorèmes d’incomplétude. Ces
déclara: «En mathématiques, il ne doit pas tude. Ils indiquent que toute mathéma- derniers prouvaient que, dans tout cadre
tique suffisamment riche pour contenir
y avoir d’ignorabimus.» On retrouve ces pro- mathématique, il existe des énoncés qui
l’arithmétique contient des énoncés
jets dans le courant de pensée des empi- indécidables, et que la non-contradic- sont vrais, mais qu’il est impossible de prou-
ristes logiques du cercle de Vienne, un tion du système est l’un d’eux. ver dans ce cadre.
groupe de philosophes des années 1920 Par ailleurs, la physique du XIXe siècle,
constituée essentiellement de la mécani-
que newtonienne, de la thermodynamique
L’ A X I O M E D U C H O I X et de l’électromagnétisme, a donné nais-
sance à deux révolutions majeures, la théo-
L ’axiome du choix stipule qu’en présence de plusieurs ensembles non vides, il
est possible de choisir un élément de chaque ensemble pour former un nouvel
ensemble. Plus formellement, pour toute famille d’ensembles, il existe une fonction
rie de la relativité et la théorie quantique.
Ces édifices, auxquels il convient d’ajou-
de choix qui associe à chaque ensemble un de ses éléments. Cet axiome est trivial ter la physique des systèmes non linéai-
et n’est pas nécessaire pour les ensembles finis. En revanche, il est utile pour des res qui s’est beaucoup développée dans les
démonstrations mettant en jeu des ensembles infinis. L’axiome du choix est souvent années 1970-1990, ont porté un coup fatal
ajouté à l’axiomatique de Zermelo-Fraenkel en théorie des ensembles. Il était d’ail- aux espoirs de Kelvin.
leurs implicitement utilisé jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant d’être rigoureusement
formalisé par Ernst Zermelo.
Cependant, cet axiome est controversé. Les mathématiciens intuitionnistes pré- La science construit
fèrent ne pas l’utiliser. En effet, l’axiome du choix assure l’existence de certains
objets, mais n’en donne pas une méthode de construction, ce qui est peu satisfai-
ses propres limites
sant du point de vue des intuitionnistes. L’idée de tout expliquer n’est aujourd’hui
plus tenable en raison de la mise en évi-
dence, par la science elle-même, de limites
infranchissables à son propre discours. Il
est commode de classer ces limites en qua-
tre catégories que nous développerons dans
la suite. Les limites constructives sont rela-
tives à l’impossibilité de construire un dis-
cours scientifique qui échappe à tout doute
et qui repose sur des fondements sûrs. Les
limites prédictives montrent l’impossibilité
de prévoir certains phénomènes avec une
précision arbitraire sur une échelle de temps
indéterminée. On retrouve ce type de limite
en physique, par exemple dans la théorie
du chaos. Les limites cognitives concer-
nent l’existence de domaines qui reste-
ront hors de portée du savoir. De telles

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limites apparaissent en mathématiques dans Le nombre ⍀ de Gregory Chaitin


l’étude de nombres parfaitement définis,
mais qui ne sont pas calculables – des e nombre ⍀ de Chaitin est mes. Mais ⍀ n’est accessible
nombres dont on ne peut déterminer, au
mieux, qu’un nombre fini de décimales.
L défini comme la probabilité
qu’une machine de Turing, exé-
que théoriquement, car il fau-
drait pouvoir tirer indéfiniment
forme 0,a1a2…an… Il est aussi
non calculable par un algorithme
et ses chiffres, sauf un nombre
Enfin, les limites ontologiques éliminent quel- cutant un programme tiré au des programmes. De surcroît, fini d’entre eux, sont indécida-
ques entités conceptuelles en montrant leur hasard, s’arrête en un temps il n’est pas possible de savoir bles dans le sens suivant. Un sys-
inconsistance ou en les situant en dehors fini. Un programme aléatoire si un programme aléatoire ne tème formel raisonnable peut
du champ d’appréhension du discours s’exprime comme une suite bi- s’arrête jamais (c’est un pro- déterminer des chiffres de ⍀,
scientifique. C’est le cas en mécanique quan- naire de 0 et de 1 où chaque bit blème indécidable). En prati- c’est-à-dire démontrer certains
tique avec le rôle privilégié de l’observateur est tiré au hasard. Le pro- que, on décide d’un temps énoncés du type « ai = 1 » ou
ou, en mathématiques, avec la question de gramme doit être autodélimité, d’exécution au-delà duquel on « ai = 0 », mais un système rai-
l’existence ou non de certains objets. c’est-à-dire contenir un signal considère que le programme ne sonnable ne peut démontrer
Ces limites se distinguent de celles résul- de fin de programme, telle une s’arrête pas. qu’un nombre fini d’énoncés
séquence de bits, par exem- Le nombre ⍀ est une pro- de ce genre. Pour la plupart des
tant d’obstacles pratiques. Ces derniers sont
ple 1111. Il est possible d’esti- babilité ; il est donc compris en- chiffres ai de ⍀, le système ne
par exemple liés à des données trop nom-
mer ⍀ en répétant plusieurs fois tre 0 et 1, et peut être écrit en peut prouver ni un énoncé ni son
breuses pour être traitées, ou, au contraire,
le tirage aléatoire de program- une suite binaire infinie de la contraire.
à leur insuffisance; ils peuvent aussi être
liés à des temps de calcul qui seraient beau-
coup trop longs. Ces limites peuvent être tiques sur une théorie de la preuve dite
repoussées (mais probablement pas abo-
I L’AUTEUR « finitiste » en ce sens qu’elle évitait le
lies) par l’amélioration des techniques de Hervé ZWIRN recours à tout infini considéré dans sa glo-
mesure et de calcul, ou la collecte de nou- est professeur balité. Hilbert espérait montrer que dans
velles données. Les limites dont on traitera associé un tel édifice, toute vérité mathématique
à l’UFR
ici sont d’un autre type: elles sont intime- de physique aurait été démontrable et cela d’une façon
ment liées à la nature et à la construction de l'Université convaincante pour tous les mathémati-
des théories mathématiques et physiques, Paris-Diderot et président ciens. Cependant, en publiant ses théo-
du Collège de physique
et elles ne pourront pas être repoussées par et de philosophie. rèmes d’incomplétude en 1931, Gödel
un progrès technique. montra que cet espoir était vain.
Le premier théorème montre que dans
Des difficultés liées tout système formel – un ensemble d’ob-
jets associé à un nombre fini d’axiomes et
aux ensembles infinis I BIBLIOGRAPHIE
de règles de manipulation de symboles –
Les mathématiques sont par essence la dis- J.-P. Delahaye, La logique, contenant l’arithmétique, il existe des pro-
un aiguillon pour la pensée,
cipline scientifique dont on attend le plus Belin-Pour la Science, 2012. positions vraies qu’on ne peut ni prouver
de certitude. Bien que non empiriques, elles ni réfuter. On les nomme des indécidables.
ne sont censées dire que des choses vraies Les grands problèmes Le second théorème énonce que la non-
et doivent permettre de démontrer tout mathématiques, contradiction du système – c’est-à-dire que
Dossier Pour la Science, n° 74
ce qui est vrai. C’était, en tout cas, le vœu janvier-mars 2012. celui-ci ne conduit pas à la fois à une
de Hilbert et son refus de tout ignorabi- affirmation et à son contraire – est elle-
mus en mathématiques. Son programme H. Zwirn, même une proposition indécidable.
Les systèmes complexes,
visait à donner à ce champ scientifique une Odile Jacob, 2006. Cela signifie qu’il faut renoncer à l’es-
théorie de la démonstration qui ne laisse poir de prouver toute proposition vraie
subsister aucun doute quant à la validité Les chemins de la logique, d’un système formel. Tout système formel
Dossier Pour la Science n° 49,
d’une preuve. Cette volonté était motivée octobre-décembre 2005. contiendra des propositions qui, bien que
par des débats animés parmi les mathé- vraies, ne pourront jamais être démontrées.
maticiens de la fin du XIXe siècle et le début G. Guerreiro, Gödel, De plus, cela montre qu’il est impossible
du XXe, qui portaient sur certaines démons- Les Génies de la Science, de démontrer qu’un système formel n’est
n° 20, août-novembre 2004.
trations acceptées par les uns et rejetées pas contradictoire en s’appuyant sur des
par d’autres. Il était notamment question H. Zwirn, démonstrations ne sortant pas du cadre de
de l’axiome du choix, formalisé par le Les limites de la connaissance, ce système. On ne peut donc jamais être
Odile Jacob, 2000.
mathématicien allemand Ernst Zermelo, sûr que le système formel utilisé n’est pas
et sur lequel reposaient de nombreuses contradictoire, sauf à tenter de le prouver
démonstrations (voir l’encadré page 46). en s’appuyant sur un système formel
Les sujets disputés étaient souvent des plus large ; mais dans ce cas, c’est la non-
I SUR LE WEB
résultats faisant appel à des quantités ou contradiction du système élargi qui est, à
des ensembles infinis. Pour éviter ce Site décrivant la construction son tour, mise en question.
type de controverses, le programme de d’une machine de Turing : Ces théorèmes établissent une limite
www.legoturingmachine.org/
Hilbert visait à construire les mathéma- constructive: il est impossible de construire

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Système d’écriture

www.cwi.nl
Système
Ruban-mémoire de lecture

Bit 2. UNE MACHINE DE TURING CONSTRUITE EN LEGO.


En 1936, le mathématicien anglais Alan Turing met au point
le concept de machine à calculer universelle. Elle est constituée d’un
dispositif de lecture et d’écriture avec un jeu d’instructions et une mémoire
pour enregistrer son état. La machine se déplace le long d’un ruban-mémoire,
divisé en cases, chacune contenant un bit de valeur 0 ou 1. La machine lit le contenu
d’une case, l’interprète en fonction de son état précédent et réagit, selon son programme,
en conservant ou changeant la valeur du bit, puis en se déplaçant d’une case à gauche ou à droite.
C’est à partir de ce concept qu’est définie la notion de fonction calculable : une fonction calculable est,
par définition, une fonction qu’on peut calculer grâce à une machine de Turing.

un système mathématique formel non maticien allemand Georg Cantor. L’exis- une grande partie des mathématiques
contradictoire permettant d’exprimer la tota- tence de certains de ces nombres, les actuelles. En revanche, elle ne nous dit rien
lité des mathématiques, et tel que tout «grands cardinaux», n’est pas universel- sur la vérité de l’axiome du choix. Cet
énoncé vrai exprimable dans le système (en lement acceptée, même lorsqu’elle ne énoncé est indécidable : il ne peut être ni
particulier sa propre non-contradiction) soit conduit à aucune contradiction. Pour cer- prouvé ni réfuté dans l’axiomatique de Zer-
démontrable dans le système. tains mathématiciens, l’argument de non- melo-Fraenkel. Il en est de même pour l’exis-
Une autre difficulté, liée aux raisons contradiction n’est pas suffisant pour tence des grands cardinaux. L’axiomatique
invoquées par Hilbert pour motiver son justifier leur existence. de Zermelo-Fraenkel est compatible avec
programme, provient de l’ambiguïté du l’affirmation et avec la négation de ces énon-
terme «exister» pour un objet mathémati-
que. Pour Hilbert, un objet mathématique
Des énoncés cés. L’intuition n’est pas d’un grand secours
pour décider de leur vérité. Il en résulte
existe s’il est non contradictoire. Pour les indécidables qu’il devient difficile d’accepter le point de
mathématiciens dits intuitionnistes, un objet Il n’existe et n’existera sans doute jamais vue selon lequel il existe de «vrais ensem-
mathématique n’existe que s’il est possi- de raison contraignante déterminant de bles» pour lesquels ces propriétés sont soit
ble d’en donner un procédé effectif de façon définitive quels sont les objets mathé- vraies, soit fausses.
construction. Par exemple, un ensemble est matiques qui existent et ceux qui n’existent La découverte récente de nouvelles pro-
dit bien ordonné si toute partie non vide pas. Cette limite ontologique sur l’existence positions indécidables, en particulier dans
possède un plus petit élément. L’axiome du d’un objet mathématique provient du fait le domaine de l’informatique théorique, a
choix permet de montrer l’existence d’un que le formalisme mathématique lui-même fait reculer encore plus loin la prétention
bon ordre sur l’ensemble des nombres réels. ne peut imposer cette existence. Pour les de pouvoir trouver la réponse à toute inter-
Pour Hilbert, ce bon ordre existe. Ce résul- intuitionnistes, seules existent les entités rogation mathématique. Le mathématicien
tat est naturel pour les nombres entiers, mais qui peuvent être construites. Pour les autres argentino-américain Gregory Chaitin s’est
il est impossible d’expliciter un procédé mathématiciens, l’inclusion d’un objet intéressé aux équations diophantiennes,
effectif de construction dans le cas d’un inter- résulte d’un choix personnel fondé sur équations polynomiales à coefficients
valle ouvert de nombres réels. Pour les intui- des considérations de naturalité, de fécon- entiers et dont les inconnues sont des nom-
tionnistes, ce bon ordre n’existe donc pas. dité ou d’efficacité. Il faut donc renoncer à bres entiers également. Il a construit une
De plus, même si l’on refuse les restric- trancher de façon définitive la question telle équation contenant 17 000 variables
tions trop fortes des intuitionnistes, il est de l’existence des objets mathématiques. et un paramètre unique noté n. En fonction
souvent difficile de se prononcer sur l’exis- Même en considérant un formalisme de la valeur de n, l’équation a un nombre
tence de certains objets. Dans la théorie des rigoureusement défini, il est impossible de fini ou infini de solutions. Pour une valeur
ensembles, on utilise des nombres dits car- déterminer de façon non ambiguë les pro- de n donnée, les solutions sont-elles en nom-
dinaux pour quantifier le nombre d’élé- priétés de certains objets. Ainsi, l’axioma- bre fini? G. Chaitin a prouvé qu’aucun sys-
ments d’un ensemble. Si l’ensemble en tique de Zermelo-Fraenkel, sur laquelle les tème formel ne pouvait déterminer la
question est infini, le nombre cardinal est mathématiciens fondent généralement la finitude ou non du nombre de solutions de
transfini – notion introduite par le mathé- théorie des ensembles, est suffisante pour cette équation pour plus qu’un nombre fini

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de valeurs de n. Cela signifie que, quel binaire. Le problème de l’équation diophan- la résolution est irrémédiablement hors de
que soit le système formel dans lequel on tienne de paramètre n revient aussi à cal- portée, sont infiniment plus nombreux
se place, il est impossible de répondre de culer un nombre du type de ⍀ pour savoir que ceux qu’il est possible de traiter.
façon générale à la question «cette équa- si le nombre de solutions entières est fini. Quant aux limites identifiées en phy-
tion a-t-elle un nombre fini ou infini de solu- Chaque bit correspond à une valeur de n sique, elles sont souvent de nature pré-
tions pour telle valeur de n?». et indique si les solutions sont en nombre dictive. Il n’est, en général, pas possible
Ce problème est lié aux travaux de fini (par exemple, le bit en question est égal de fournir mieux qu’une probabilité sur
G. Chaitin sur les machines de Turing à zéro si les solutions sont en nombre fini, une future mesure, en raison de la nature
universelles, sortes d’ordinateurs théori- et égal à un sinon). chaotique ou quantique des phénomènes.
ques capables de mener tout type de calcul L’étude des systèmes dynamiques non
(voir la figure 2). G. Chaitin a défini le
nombre ⍀ (oméga) comme la probabilité
Une infinité d’énoncés linéaires en mécanique classique, dont le
comportement est régi par des équa-
que la machine s’arrête au bout d’un temps indémontrables tions différentielles non linéaires, a mis
fini quand on lui donne à exécuter un Les nombres de type ⍀ n’étant pas calcu- au jour des propriétés surprenantes. Leur
programme aléatoire écrit en code binaire, lables, il en résulte la limite cognitive sui- comportement est déterministe : la don-
c’est-à-dire dont chaque bit (0 ou 1) est vante: quel que soit le système formel utilisé, née de leur état initial suffit, en principe,
tiré au hasard (voir l’encadré page 47). Le il existe une infinité d’énoncés vrais qu’il pour calculer leur état à tout instant. De
nombre⍀ est bien défini, mais n’est pas cal- est impossible de démontrer – si on énonce tels systèmes devraient donc être parfai-
culable. Un système formel est capable de pour chaque bit la valeur qu’il peut pren- tement prévisibles. On a cependant mis
calculer au plus un nombre fini de bits de dre, nécessairement certains énoncés sont en évidence la propriété de « sensibilité
cette probabilité, écrite dans le système vrais. De plus, les énoncés de ce type, dont aux conditions initiales », selon laquelle

L’irréductibilité computationnelle
ne autre limite prédictive pro-
U vient de la propriété d’irré-
ductibilité computationnelle. Elle
tes fonctionnent par itération. Par-
tant d’une configuration initiale d’une
grille dont les cellules sont dans di-
les deviennent,après par exemple une
centaine de pas, est de passer par
les 99 étapes intermédiaires.
d’aller « plus vite que le système »
pour savoir où il va. D’une certaine
façon, cela signifie que le seul moyen
concerne les systèmes tels qu’il vers états, des règles simples indi- On peut même montrer que de le savoir est d’observer le système
n’existe aucun autre moyen de sa- quent comment la configuration connaître le destin ultime d’une confi- lui-même ou son clone simulé sur
voir l’état dans lequel ils seront à suivante est obtenue. Ainsi, la situa- guration initiale est un problème in- un ordinateur. Cela peut devenir
un instant ultérieur que de les simu- tion des cellules au temps n + 1 dé- décidable : il n’existe aucun algo- une véritable impossibilité si on cher-
ler, c'est-à-dire de reproduire leur pend de la configuration au temps n. rithme général capable de prévoir, che à savoir ce que devient le sys-
comportement, pas à pas, sur un or- L’exemple le plus connu en est quand on lui propose une configu- tème à long terme, car la simulation
dinateur et de laisser ce comporte- le Jeu de la vie du mathématicien ration en entrée, si elle va finir par peut prendre un temps qui excède
ment se dérouler jusqu’à l’instant britannique John Conway. Pour cer- s’éteindre ou si elle va conserver nos capacités pratiques. L’irréducti-
en question. Cela signifie qu’il taines situations initiales, les configu- des cellules indéfiniment. bilité computationnelle apporte un
n’existe aucun raccourci pour connaî- rations suivantes sont aisément pré- Devoir, lors du calcul, passer point de vue utile pour tenter de com-
tre cet état, par exemple une for- dictibles. C’est le cas, par exemple, par le même chemin que suit le sys- prendre certains phénomènes quali-
mule permettant de calculer direc- lorsqu’un comportement périodique tème réel sans avoir la possibilité de fiés d’émergents. Il faut préciser
tement l’état correspondant à un apparaît ou bien lorsqu’un mouve- couper court pour connaître directe- que, bien que l’on soupçonne que
instant donné. Le seul moyen est de ment régulier des cellules caracté- ment l’état qui nous intéresse est une de nombreux systèmes soient com-
laisser se dérouler toutes les étapes rise le passage de la configuration n forme d’imprévisibilité un peu parti- putationnellement irréductibles, prou-
qui précèdent. à la configuration n + 1. Mais certai- culière. Il ne s’agit pas ici d’une im- ver rigoureusement qu’un système
Cette propriété a été mise en nes situations de départ défient toute possibilité de connaître cet état, donné possède bien cette propriété
avant d’abord dans le contexte des tentative pour prévoir leur évolution puisqu’en simulant le système on y reste aujourd’hui un problème ma-
automates cellulaires. Ces automa- et le seul moyen pour savoir ce qu’el- parvient. Il s’agit de l’impossibilité thématique ouvert.

a b c d e

Dans le Jeu de la vie de J. Conway, des règles simples définissent l’évo- vivantes. Dans la séquence ci-dessus, l’évolution est périodique et le
lution des cases d’une étape à la suivante. Une cellule morte (blanche) premier motif (a) se retrouve dans le dernier (e) translaté d’une ligne
devient vivante (noire) si elle est entourée de trois cellules vivantes et et d’une colonne. À l’exception de cas particuliers, il est difficile de pré-
une cellule reste vivante si elle est entourée de deux ou trois cellules voir l’évolution d’une configuration sans en calculer chaque étape.

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une toute petite différence entre deux états ce qui se passe en moyenne sur un grand
initiaux s’amplifie de façon exponentielle nombre de ces systèmes. Les prévisions
avec le temps (voir la figure 3). deviennent alors probabilistes.
Ce constat, annoncé par le Français La physique quantique, elle, fait appa-
Henri Poincaré dès la fin du XIXe siècle, raître un type d’indéterminisme plus radi-
a été popularisé par le fameux « effet cal, où les probabilités proviennent de
papillon » d’Edward Lorenz. En 1963, ce l’essence même des phénomènes et non plus
météorologiste américain a montré, sur de notre ignorance ou de notre incapacité
un système de trois équations différen- à spécifier suffisamment un état. Par exem-
tielles non linéaires simples, que deux ple, même lorsque l’état d’un électron est
états initialement aussi proches que l’on connu aussi parfaitement qu’il est théori-
veut (la différence étant indiscernable au quement possible de le connaître, il est
degré de précision adopté), peuvent évo- impossible de prévoir le résultat de la mesure
luer de telle façon que, au bout d’un cer- de certaines de ses propriétés autrement
tain temps, ils n’aient plus rien en que de façon probabiliste. La position, l’im-
commun. Conséquence : il est impossible B pulsion ou le spin de cet électron pourront
de faire des prévisions au-delà d’un cer- prendre différentes valeurs qui ne se déter-
tain horizon temporel, malgré le fait mineront qu’avec la mesure, et cela de façon
que les lois régissant l’évolution du sys- intrinsèquement probabiliste. Il s’agit encore
tème soient déterministes. On parle dans une fois d’une limite prédictive, car il est
ce cas de chaos déterministe, le système impossible de prévoir à coup sûr le résul-
donnant l’impression d’évoluer de façon tat de ce type de mesure.
aléatoire, en dépit du fait qu’il soit déter- Mais la physique quantique est encore
ministe. Ce chaos traduit notamment plus radicale dans sa remise en cause de
notre incapacité à spécifier un état ini- nos conceptions intuitives habituelles
tial de façon infiniment précise. consistant à penser qu’il existe une réalité
A indépendante de tout observateur et res-
I semblant à ce que nous en percevons. L’im-
Un horizon de prévision possibilité d’exprimer la théorie quantique
pour les systèmes 3. LE BILLARD DIT DE SINAÏ fournit un exem- sous une forme objective forte (c’est-à-dire
chaotiques ple simple de chaos déterministe. Au centre d’un ne faisant mention à aucune mesure ni à
aucun observateur) est un argument impor-
billard carré est placé un obstacle circulaire sur
L’horizon temporel des prévisions dépend lequel rebondissent les boules de billard A tant contre cette position. La mécanique
du système chaotique considéré. Il est pos- et B. Celles-ci partent du même point initial I quantique ne décrit pas la réalité en soi,
sible de décrire jusqu’à quelques secon- dans des directions quasi identiques. Au bout mais seulement la réalité empirique des
des le mouvement d’une boussole placée d’un certain temps, les deux trajectoires sont phénomènes. La plupart des tentatives
très différentes. Il est possible en théorie de
dans deux champs magnétiques, l’un fixe prévoir la position des boules à tout instant, visant à décrire une éventuelle réalité
et l’autre tournant. La détermination des mais, en pratique, la grande sensibilité aux condi- telle qu’elle est, grâce à des formalismes
trajectoires des planètes du Système solaire tions initiales l’interdit. L’inévitable incertitude alternatifs, ont échoué. On est ainsi
s’étend sur plusieurs centaines de mil- sur la condition initiale s’amplifie très vite contraint de se contenter d’une descrip-
lions d’années. Mais au-delà de ces hori- avec le temps et brouille la connaissance tion de l’apparence de la réalité à travers
zons, la plus infime variation initiale peut qu’on peut avoir de la trajectoire. les phénomènes empiriques et de renon-
conduire à des états très différents. cer à décrire la réalité en soi. Dans cette
Cette sensibilité aux conditions initia- limite ontologique, seule la réalité empi-
les, à laquelle sont sujets la plupart des sys- rique phénoménale est accessible.
tèmes dynamiques, impose une limite de Toutes les limites évoquées ici résultent
principe sur nos capacités prédictives. En de démonstrations provenant de la science
améliorant la précision sur les conditions elle-même. Leur découverte est un phé-
initiales, il est possible de repousser cet nomène fascinant, car elle s’est faite simul-
horizon, mais sans pouvoir le faire dispa- tanément avec une progression inédite des
raître. Pour de tels systèmes, on renonce connaissances apportées par la science.
à décrire en détail leur dynamique. On s’in- En nous permettant de connaître de mieux
téresse plutôt aux propriétés asymptoti- en mieux les territoires qu’elle explore, la
ques du système, c’est-à-dire à son science a fait apparaître de vastes contrées
évolution qualitative à long terme, et aux inaccessibles dont nous ne soupçonnions
caractéristiques communes qu’il partage pas l’existence. Cette découverte, souvent
avec d’autres systèmes de même type. ignorée, est sans doute l’une des plus remar-
On parle dans ce cas de propriétés géné- quables de la science contemporaine sur
riques et l’on doit se contenter de décrire le plan épistémologique. I

50] Épistémologie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Sociologie

L’avènement d’Internet et de ses « réseaux


sociaux » transforme les relations sociales.
Et la surabondance d’informations véhiculées
suscite chez les individus des réactions
cognitives diverses.

Nicolas Auray

L’homme en réseau e
E
n octobre 2012, Melissa Chow, grande popularité, ce qui a fait du cyborg
ancienne étudiante du MIT devenue Miku Hatsune une cyberdiva. L’ESSENTIEL
créatrice de vêtements, a conçu un Comme l’illustrent les deux exemples
gilet qui se gonfle dès que son proprié- décrits, le couplage entre le réseau Inter- Les nouvelles technologies
■■

taire reçoit un « J’aime » sur son compte net et les objets numériques personnels de la communication
Facebook (voir la figure 2). (micro-ordinateurs, mais aussi téléphones modifient la structure
En mai 2010, la première place du pal- portables, navigateurs GPS, tablettes, etc.) et la nature des liens
marès de la musique de variétés japonaise est en train de bouleverser notre rapport sociaux, ainsi que notre
était occupée par Miku Hatsune, une star au temps et à l’espace, en contractant ces rapport à l’information
entièrement virtuelle. Cette jeune créature derniers. Parmi les approches anthropolo- et au savoir.
de manga aux longs cheveux bleus se pro- giques qui abordent ces transformations,
duisait en concerts sous forme d’images oscillent des thèses extrêmes. D’un monde juxtaposant
■■

de synthèse, et sa voix, fondée sur celle des collectivités unies


de la chanteuse réelle Saki Fujita, chan- Internet rend-il chacune par des liens
forts, on passe
tait ce qu’un logiciel créait, à partir des
accords de mélodie et des indications de
malin ou bête ? à un individualisme
D’un côté, par exemple, le philosophe Michel en réseau, structuré
syllabes à jouer sur chaque note. La raison
par des liens faibles.
du succès de Miku Hatsune (« son du futur » Serres pointe que cette nouvelle réticularité
en japonais) ? La société qui l’a développée numérique rend les humains plus puissants ■■ Face à la surabondance
en 2007 avait autorisé les fans à composer et plus malins. Par le téléphone cellulaire, d’informations
des paroles et musiques et des mouvements les « digital natives » (ou natifs numériques, et de sollicitations,
de chorégraphie grâce à des logiciels libres c’est-à-dire ceux qui baignent depuis leur différentes réactions
d’édition et d’animation. Les clips ont été naissance dans un monde équipé et connecté) et régimes d’attention
diffusés sur les sites de partage de vidéos. ont mis le monde au bout de leur pouce : sont possibles.
Certains de ces derniers ont acquis une ils accèdent à n’importe quelle personne ;

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© Leonard Ortiz,/ZUMA Press/Corbis
u et les sociabilités distantes
à n’importe quel lieu, avec le GPS ; à tout – qu’on pense à la critique de l’imprimerie dans le contexte de recherche d’emploi, de
le savoir, par la Toile. Ils hantent désormais au XVIe siècle, invention ayant notamment placement d’un produit auprès d’un nou-
un espace topologique de voisinages, alors permis la diffusion des 95 thèses à propos de veau public, les stratégies les plus efficaces
que nous vivions plutôt dans un espace la pratique des Indulgences qui a déclenché la s’appuient sur les connaissances éloignées.
métrique, référé par les distances physiques. Réforme de Luther. Nous allons à l’inverse Dans son enquête, il avait demandé à des
De l’autre côté, des auteurs montrent tenter de présenter quelques travaux de centaines de personnes comment elles
qu’une telle contraction de l’espace et sociologie qui, par une approche empi- avaient trouvé leur premier emploi : il avait
du temps fait vaciller le sujet. Le réseau rique, ont porté sur cet âge du réseau né découvert que c’était grâce à une tierce per-
Internet offre une telle profusion de direc- à la fin des années 1990. Cela aboutira au sonne, qui était le plus souvent un contact
tions potentielles que sa consultation a été passage à évacuer quelques idées reçues. faible, un contact éloigné. Quelqu’un ayant
considérée, notamment dans le pamphlet peu d’amis proches, mais un grand cercle
Internet rend-il bête ? de l’essayiste améri- Des liens sociaux de relations occasionnelles, avait plus de
cain Nicholas Carr, comme la cause d’un chances de réussir.
déclin de notre capacité à lire, du déclin
d’un nouveau genre Depuis les années 1970, en phase avec un
de notre vigilance attentionnelle. L’âge du réseau a fait passer nos sociétés nouvel esprit du capitalisme dans la société
Ainsi, les changements d’ordre cognitif, d’un monde formé de la juxtaposition de américaine, une autre structure semble se
mais aussi sociaux, politiques, relation- petites unités collectives (familles, amis, développer : elle est fondée sur la multipli-
nels et corporels dus au réseau Internet villages, etc.) structurées par des liens cation de relations interpersonnelles dans
suscitent des positions tranchées. Mais mutuels forts, à la fois fréquents et cha- des cadres variés, par la multi-appartenance
les discussions sont souvent polluées par leureux, à l’individualisme en réseau où
un décalage entre les postures et la réalité, ce qui compte est, au contraire, « la force
entre les thèses messianiques et les discrets des liens faibles » (voir la figure 3). 1. DES jouEurS EN réSEAu.
Les personnes présentes dans cette salle
changements d’une réalité plus inerte. Les En 1973, le sociologue américain Mark sont parfois en lien plus fort avec des joueurs
mouvements de panique morale sont cou- Granovetter avait déjà insisté sur la force situés à des milliers de kilomètres
rants lorsqu’émerge une innovation radicale des liens faibles dans certaines tâches : ainsi, qu’avec leurs voisins immédiats.

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du portail Facebook). Cette publication fait
du lien non plus vraiment une privauté
entre amis, mais une exhibition un peu
ostentatoire.
De plus, comme l’a montré l’Américaine
Danah Boyd, le « friending », qui consiste à
ajouter quelqu’un à sa liste d’« amis » sur un
réseau social, contient un élément d’utilité,
d’exploitation réciproque ; à la différence
de l’amitié classique, qui est considérée
comme authentique parce qu’inutile. Ainsi,
je me connecte avec quelqu’un sur Internet
parce que j’ai envie de télécharger certaines
de ses photos, vidéos, fichiers MP3, conte-
nus en ligne ; il y a un donnant-donnant,
accepté d’ailleurs par tout le monde, qui
Melissa Chow

fonde la relation.

2. uN gILET quI SE goNFLE dès que son propriétaire reçoit un « J’aime » sur son compte Des liens plus intéressés
Facebook. Cette invention de l’Américaine Melissa Chow illustre le bouleversement de notre
rapport à l’espace et au temps dû au réseau Internet et aux appareils associés. et plus fugaces
Sur le réseau, la mémorisation du lien est
à des réseaux différents (famille, travail, connaissait pas, uniquement en le faisant plus brève que dans la vie réelle : les rela-
association, etc.). D’une société faite d’agglo- suivre à quelqu’un que l’on connaissait, tions perdent de leur importance si elles
mérations étroitement soudées, on passe à qui lui-même pouvait le faire suivre à son ne sont pas réactivées régulièrement. Par
un entrelacement d’individus séparés (voir tour à l’une de ses connaissances, et ainsi exemple, à l’intérieur d’un site de partage
la figure 3), phénomène que certains sociolo- de suite jusqu’au destinataire final. La de contenus, le fait d’émettre un commen-
gues nomment « glocalisation », terme qui réponse, que certains interprétèrent déjà taire sur la page d’un autre utilisateur est
réunit les mots « local » et « global ». comme une provocation, avait été qu’il un engagement peu coûteux, au point que
Toutefois, cette évolution a précédé suffisait de cinq ou six passages pour que la relation ainsi créée doit être renouvelée
l’arrivée du réseau Internet. Dans ce contexte la communication atteigne son but. La tous les mois pour être tenue pour signi-
d’individualisme connecté déjà installé, que thèse fut popularisée comme le fait que, ficative par les partenaires.
change le réseau Internet ? D’une part, il entre deux individus quelconques, il y a Pourtant, sur cette base de faiblesse en
accroît le nombre de nos liens faibles. Pour au maximum « six degrés de séparation ». chaleur émotionnelle, il peut se construire,
donner une idée de la prolifération même à distance sur le réseau, du
extraordinaire des contacts, Nicho- DE mêmE quE DES prImATES lien fort. Face à la déliquescence du
las Christakis et Kevin Lewis, à se toilettent l’un l’autre, certains internautes lien social (la part des personnes
l’Université Harvard, ont montré font du commérage mutuel, s’échangent vivant seules dans leur logement a
sur un échantillon représentatif que des flâneries sur la Toile, de petites crû en France d’environ 50 pour cent
la valeur qui sépare les étudiants entre 1990 et 2009 et dans toutes les
utilisateurs du réseau Facebook en
remarques bienveillantes, etc. catégories de logements), Internet
deux groupes de taille égale (la médiane) Or avec Internet, n’importe quel individu donne le sentiment de réaliser la « présence
est de 130 amis. Autrement dit, la moitié est à portée de clic via des intermédiaires connectée » à distance : on peut toujours
des utilisateurs ont moins de 130 amis, et encore moins nombreux, ce qu’a montré faire signe à l’autre, lui envoyer un hug
l’autre moitié plus de 130. Et les individus Albert-Lászlo Barabási, physicien à la Nor- (une étreinte) ou un poke (une petite tape
médians ayant 130 amis ont en moyenne thwestern University, aux États-Unis. Loin pour attirer l’attention) ou bien un court
13 500 amis d’amis (c’est-à-dire 13 500 voi- d’éclater, la société façonnée par les réseaux SMS par le téléphone, qui auront essen-
sins à distance 2 dans le graphe qui repré- numériques se resserre. tiellement une fonction « phatique », non
sente ces relations). Le problème des « liens faibles » est qu’ils informative (voir la figure 4).
En d’autres termes, Internet renforce ne sont pas investis de chaleur humaine. De même que des primates se toilettent
« l’effet petit monde », phénomène déjà Comment la connexion Internet modifie- l’un l’autre, activité qui joue le rôle de
mis en évidence sur les échanges par cour- t-elle, vers le pire ou vers le meilleur, cette stabilisateur social en facilitant plus tard
rier postal aux États-Unis par le psycho- absence d’empathie ? Prenons l’exemple leur entraide et en réduisant la probabilité
logue américain Stanley Milgram, dans les du lien Facebook déjà cité. Alors que la d’entrer en conflit, certains internautes font
années 1960. On s’était demandé combien philosophie classique (Sénèque, Cicéron, du commérage mutuel, s’échangent des
d’intermédiaires étaient nécessaires pour Montaigne) décrit l’amitié comme un lien flâneries sur la Toile, de petites remarques
que l’on puisse faire parvenir un message privé, le lien de type Facebook s’affiche en bienveillantes, voire des petites sanctions
à l’attention d’une personne que l’on ne public (selon le paramétrage par défaut locales et légères, mêlant réprimandes et

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encouragements, ce qui contribue à entre- sentent des échanges avec quelqu’un avec
tenir des relations réciproques et à rendre qui le membre avait déjà échangé (nouant
les liens plus chaleureux. ■■ L’AuTEur ainsi un lien dit « répété »).
Par ailleurs, face à une société marquée Un point déterminant est la possibilité
par un effritement des formes usuelles de Nicolas AurAy qu’offre Internet d’activer des liens avec
est maître
solidarité, les amorces de soutien et de de conférences ceux qui sont nos « amis d’amis ». Cette
reconnaissance mutuelle prodigués par en sociologie à transitivité des réseaux sociaux peut être
les sites Web communautaires jouent un Télécom ParisTech quantifiée par un indicateur donnant la
et membre
rôle d’entraide. Les expressions publiques du Laboratoire de traitement probabilité pour que, si un individu A
de la tristesse qui accompagnaient le deuil et de communication est ami d’une personne B qui est amie
sont aujourd’hui refoulées, et ce pour de de l’information avec une troisième personne C, les deux
nombreuses raisons (laïcisation de nos (CNrS-Télécom ParisTech). termes A et C de la triade soient eux-mêmes
sociétés, dispersion des familles, fait que amis. Des études convergentes, tentant de
la démonstration publique de son malheur mesurer la transitivité sociale sur des sites
ne soit plus très acceptée, etc.). Or Internet connectés à Internet, montrent que celle-ci
vient combler ce manque de rituel, et le site est beaucoup plus élevée que dans un milieu
www.traverserledeuil.com en est un exemple. hors ligne constitué des mêmes nombres
Le besoin de soutien social, éprouvé à la d’individus et de liens interpersonnels
disparition d’un être cher, est comblé en (elle le serait jusqu’à 40 fois).
célébrant la mémoire du défunt, en par-
tageant son ressenti avec des personnes Internet rétrécit
ayant connu la même expérience.
le monde
un havre Le petit monde d’Internet est resserré,
car il crée des relations de traverse. La
de consolations sociales structure des liens interpersonnels sur
Un besoin de même nature se retrouve dans des plateformes de partage de contenus
la multiplication des sites de partage et est fortement déformée par rapport à la
d’écoute mutuelle entre patients souffrant structure des liens interpersonnels dans le
d’une même maladie, entre travailleurs monde réel. Comme le montrent toutes les
partageant leur stress, entre blogueurs vic- études, la composante connexe d’un réseau
times de la même persécution politique. Et Réseau de petites unités social sur Internet – le plus grand sous-
collectives à liens forts
il compense l’insuffisance ou le délitement réseau dont les membres sont reliés – est
des lieux institutionnels spécialisés dans trois à quatre fois plus grande que dans
ces formes d’écoute mutuelle. le monde réel : sa taille atteint 85 pour
Notre sociabilité s’organise autour cent de la taille totale du réseau (même en
d’une articulation entre le « bonding » adoptant des règles strictes, en imposant
(action de sympathiser) et le « bridging » une ancienneté de trafic de 15 jours entre
(établissement de contacts). Le « bonding » deux personnes pour dire qu’elles ont eu
consiste à s’entourer de personnes qui sont une activité mutuelle).
capables de nous donner un soutien, de la Mais ce constat doit être modéré. D’une
connectivité et de l’entraide, tandis que le part, l’épaisseur de cette exploration sociale
« bridging » consiste à accroître la connec- à distance est très inégalement distribuée
tivité sociale, c’est-à-dire à se connecter dans la population. De façon étonnante,
avec des personnes éloignées de notre une inégalité de distribution se reconstitue
sociabilité initiale. à l’intérieur même de populations sociale-
La part du « bridging » est plus impor- ment homogènes, y compris favorisées. Une
tante que dans le passé, même si la plupart étude, réalisée en 2002 par Lada Adamic,
des relations nouées restent des échanges aux Laboratoires de Hewlett-Packard, et ses
avec des personnes que l’on connaissait collègues, l’illustre. Elle portait sur un réseau
déjà. Ainsi, sur l’exemple du site de par- Réseau individualiste social constitué d’étudiants d’une grande
tage de photos en ligne Flickr, Christophe à liens faibles université américaine. Bien que ces étudiants
Prieur et Stéphane Raux, de l’Université Lien faible Lien fort soient pour la plupart d’origine sociale
Paris-Diderot, ont mesuré pour chaque favorisée et hautement diplômée, l’étude
commentaire émis à l’instant t la distance
3. à L’èrE D’INTErNET, les sociétés a montré que 20 pour cent des membres
passent d’une organisation en petites unités
qui séparait l’émetteur du destinataire à structurées par des liens forts (en haut), du réseau concentraient 80 pour cent des
l’instant t – 1 ; ils ont montré en 2009 que à un individualisme en réseau où dominent liens d’amitié. Une courbe similaire de la
75,6 pour cent des commentaires repré- les liens faibles et plus distants (en bas). distribution des liens a été retrouvée dans

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la plupart des réseaux sociaux, au point d’arbitrer sur la taille de ces dynamiques
d’en faire la principale régularité statistique exploratoires. Il a été ouvert aux États-Unis
gouvernant les sociabilités en ligne : il s’agit par Sinan Aral et Marshall van Alstyne. Ces
d’une loi de puissance, ce qui signifie que chercheurs en sciences de l’information ont
le nombre de membres ayant n amis est à voulu mettre en évidence que, s’il est vrai
peu près proportionnel à na, où a est un que nos contacts éloignés (les fameux « liens
exposant négatif fixé. faibles ») sont en meilleure position pour
D’autre part, la connectivité se modère nous apporter des informations nouvelles,
d’elle-même par des sortes de rites et d’im- ils le font rarement car, par définition, nous
plicites qui structurent le fonctionnement interagissons peu avec eux et de manière
des réseaux sociaux. Comme l’a montré espacée dans le temps.
Antonio Casilli, de l’EHESS (École des S. Aral et M. van Alstyne ont notam-
hautes études en sciences sociales, à Paris), ment étudié pendant dix mois les courriels
une surabondance d’amitiés affichées peut d’une société de recrutement de cadres.
impliquer que l’usager en question est Les recruteurs qui étaient liés à un nombre
« trop léger » dans ses relations sociales. Il restreint de contacts forts recevaient davan-
est alors un « collectionneur de liaisons », tage d’informations nouvelles (le nom de
un superficiel, qui papillonne d’un ami à nouveaux candidats) par unité de temps
l’autre. Ainsi, sur Myspace, ces êtres prêts que ceux ayant de nombreux liens faibles.
à poster des photos ou des remarques Les deux chercheurs ont développé un
4. L’ENvoI DE mESSAgES aguicheuses pour se faire ajouter par des modèle qui montre que la supériorité des
anodins, dépourvus milliers, voire des centaines de milliers, liens forts est limitée à l’acquisition d’un
de véritable information, de contacts sont explicitement traités de certain type d’informations : celles qui ont
a pour fonction d’entretenir whores, de putains. Il faut savoir élaborer une valeur stratégique. Il y a donc aussi
des relations et de les rendre son réseau d’amis pour qu’il ait la bonne un surprenant pouvoir des liens forts.
plus chaleureuses. De tels échanges
taille, la bonne composition, la bonne den-
contribuent aussi à compenser
sité et les bonnes articulations. Ne serait-ce
la déliquescence du lien social classique. une insécurité cognitive
anin

que pour paraître humain : sur Twitter, par


dch
har

exemple, une surabondance d’abonnements La transformation qu’apporte Internet


k/C
toc
ers

indique souvent que l’on a affaire à un concerne enfin le rapport à l’information


utt
Sh

spammeur ou bien à un bot (un logiciel et au savoir. Dans ce cadre, Internet fait
©

qui simule une présence humaine). advenir des phénomènes d’insécurité et


Un dernier débat, central pour les desi- de remise en cause des autorités. Les tech-
gners des outils, existe sur la question de nologies de l’information et de la commu-
savoir quelle serait la façon « optimale » nication ont augmenté la quantité globale
d’informations qui nous parviennent ; mais
elles ont surtout développé une situation
d’insécurité cognitive, du fait de l’ignorance
sur la source de l’information.
À côté des témoignages venus de proches,
où l’information est enchâssée dans une
structure d’interconnaissance interperson-
nelle qui permet d’en garantir la crédibilité,
à côté également des médias de masse qui
offrent une information vérifiée ou certifiée,
voire officielle, émergent des canaux de
communication transversaux ou horizontaux
par lesquels arrivent des informations non
garanties, surprenantes mais officieuses,
et susceptibles de poser des problèmes de
confiance. Notamment, Internet constitue
une caisse de résonance pour la circulation
© Shutterstock/kurhan

d’histoires urbaines ou de rumeurs : c’est


un « formidable amplificateur de rumeurs »,
selon les termes de Pascal Froissart, socio-
5. L’AccumuLATIoN DE pLuSIEurS cANAux D’INFormATIoN conduit à une intense logue à l’Université Paris VIII.
sollicitation du sujet. Ce dernier, s’il en a les capacités, peut réagir positivement à cette Avec la multiplication et la fragmen-
situation en développant un régime d’hyperattention. tation en petits morceaux et en versions

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multiples de notre documentation quo- Pourtant, en contrepoint à ce régime
tidienne, nous sommes confrontés à une d’attention réactive, subsiste sans doute
« crise » d’hypersollicitations. une possibilité pour l’exploration curieuse.
Les ethnographes de l’automation ont mis
un nouveau style en relief qu’un tel monde saturé d’infor-
mations, où les objets sont complexes et
cognitif : l’hyperattention engendrent des questions, ouvre à un
Ainsi, d’après Katherine Hayles, de l’Uni- régime d’enquête où les individus ont la
versité Duke aux États-Unis, à côté de volonté, curieuse, d’explorer l’ensemble.
l’attention profonde – une concentration de Contre la recherche organisée et planifiée,
longue durée avec inhibition des activités la curiosité signale une disponibilité à la
concurrentes – se développe, auprès des trouvaille, à la découverte au hasard. Elle
plus chanceux, un nouveau style cognitif, explique, comme je l’ai montré récemment
6. quAND LES SoLLIcITATIoNS sont trop
fondé sur « l’hyperattention », une atten- sur l’exemple des victimes de spams, que nombreuses, par exemple quand on reçoit
tion portée à des stimulations multiples la communication en ligne rende plus cré- plusieurs centaines de courriels par jour,
et simultanées (voir la figure 5). Mais cette dule, et vulnérable aux tromperies. beaucoup de cadres d’entreprise se laissent
capacité est-elle le lot de tout un chacun ? Dans la société de l’information, on est aller délibérément à une activité régie
Ne voit-on pas apparaître de nouvelles ainsi en droit de voir se conjuguer trois par les interruptions plutôt que planifiée.
fractures cognitives, là où l’installation du régimes d’attention : réactif, planifié et
réseau Internet à tout le territoire tend à curieux. La prédilection pour l’un ou l’autre
résorber peu à peu la fracture numérique ? n’est pas liée aux dispositifs techniques aux-
Il n’y a ainsi pas de lien naturel entre quels on a affaire. Comme l’a montré en 2010
l’augmentation de la densité en informa- Christian Licoppe, à Télécom ParisTech, les
tions et le goût pour la curiosité et l’explo- alertes, au lieu d’être des interpellations ou
ration. Sous peine d’être saturée, la curiosité des sommations, deviennent de plus en plus,
demande que la complexité de l’environne- pour celui qui les reçoit, des suggestions ■■ BIBLIogrApHIE
ment soit modérée. Cela force même à penser suffisamment subtiles et fugaces pour que
N. Auray, Manipulation
que, dans une société de l’information, un leur traitement fasse l’objet d’une hésitation, à distance et fascination
premier régime optimal d’attention serait d’une délibération interne, d’un traitement curieuse : les pièges liés
de se laisser porter par les indications et les différé ou d’une ignorance. au spam, Réseaux, n° 171,
pp. 104-131, 2012.
nouvelles que les métriques de l’information
– c’est-à-dire les nouvelles façons de la classer L’image de l’homme S. Raux et C. Prieur, Stabilité
globale et diversité locale dans
et de la hiérarchiser –mettent en avant pour
nous. Il se développe ainsi naturellement
modifiée ? la dynamique des commentaires
de Flickr, RTSI, vol. 30(2),
une tendance à déléguer notre attention Ainsi, nous avons vu que l’arrivée d’Internet pp. 155-180, 2011.
à des systèmes de notification – capteurs, a engendré des sociabilités plus distantes
A. A. Casilli, Les liaisons
compteurs, avertisseurs, alarmes –, qui ont et a accru l’insécurité cognitive. Au-delà, numériques, Seuil, 2010.
pour effet de substituer aux choix conscients c’est probablement l’image de l’homme qui
K. Lewis et al., Tastes, ties,
des traitements immédiats et non réfléchis. s’en trouve modifiée. Des siècles durant, and time: A new (cultural,
Au nom de l’impératif de réactivité, les hommes, riches comme ordinaires, ont multiplex, and longitudinal)
de plus en plus de cadres laissent même cherché à illustrer leur existence et leur rang social network dataset using
aujourd’hui délibérément leur activité être à travers des portraits ou des images. La Facebook.com,
Social Networks, vol. 30(4),
pilotée par les interruptions plutôt que croyance physiognomonique, répandue au pp. 330-342, 2008.
de la conduire de façon planifiée (voir la XVIIe siècle, permettait à un Rembrandt ou
K. Hayles, Hyper and deep
figure 6). Parallèlement, l’abondance d’offres un Velázquez d’inscrire les vertus morales attention. The general divide
culturelles proposées par les médias tend (générosité, courage, etc.) dans des traits de in cognitive modes, Profession,
à substituer à des publics actifs et créatifs visage et des postures comportementales n° 13, pp. 187-199, 2007.
des audiences « sérielles », qui consacrent grâce à des conventions iconographiques P. Noris, The bridging and bonding
de moins en moins de temps à un nombre bien connues. Désormais, c’est de plus en role of online communities, dans
de plus en plus grand d’œuvres consom- plus autour de la mise en valeur de la connec- P. N. Horward et S. Jones (dir.),
Society Online – the Internet in
mées à la va-vite, au fil de l’actualité et de tivité, des liens d’affiliations à des espaces Context, Sage, pp. 31-41, 2004.
l’urgence. Dans un contexte saturé de repré- réservés – clubs, associations d’anciens,
sentations, émerge une tendance naturelle amitiés professionnelles construites par le A.-L. Barabási, Linked. The New
Science of Networks, Perseus
à se laisser passivement aller à la première carnet d’adresses – que se forge la valeur Books Group, 2002.
urgence, à s’incliner à la procrastination, d’un individu. Le grand homme, c’est désor-
enterrant sous un amas de petites tâches mais le mailleur, le faiseur de réseaux. La
urgentes nos activités complexes, incer- sveltesse connexionniste a pris le pas sur
taines et dispendieuses en temps. l’obésité du propriétaire de biens. ■

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Sociologie [57

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Voyage dans l’espace, Mars, impesanteur, rayonnement cosmique, psychologie, perte osseuse, musculaire, équilibre, cancer, bouclier, stress, Concordia

Médecine

Nathalie Pattyn et Pierre-François Migeotte

Les futurs astronautes au long cours devront surmonter sur la Lune, fortement motivés par le suc-
cès des sondes robotisées martiennes. Or
les effets délétères de l’impesanteur et du rayonnement l’une des grandes questions est de savoir
cosmique, ainsi que les périls psychologiques comment préparer l’homme physiquement
et psychologiquement à des explorations
d’une vie isolée, en petit groupe et dans un lieu confiné. de longue durée dans un milieu – l’espace
– particulièrement hostile.
Dès les premiers vols, dans les

E n avril 2011, on fêtait les 50 ans du


vol inaugural de l’astronaute sovié-
tique Youri Gagarine. Et le décès
récent de l’astronaute américain Neil
Armstrong, le 25 août 2012, a été l’occa-
La série Star Trek écrite par Gene Rodden-
berry en 1964, le roman 2001 : L’odyssée de
l’espace écrit par Arthur Clarke et adapté au
cinéma par Stanley Kubrick (1968) ou des
films plus récents, tel Avatar de James Came-
années 1960, les scientifiques se sont inté-
ressés aux conséquences d’un séjour dans
l’espace sur le corps humain. Ces études
ont suivi de près les programmes spatiaux
russes et américains. Nos connaissances
sion de rendre un nouvel hommage au ron en 2009, l’illustrent. Ces œuvres évo- des problèmes liés à la présence de
premier homme ayant marché sur la Lune, quent souvent les difficultés de la vie l’homme dans l’espace ont progressé, mais
en 1969, suivi par 11 de ses compatriotes dans l’espace, dues à l’absence de pesan- il reste beaucoup de questions ouvertes et
jusqu’en 1972. La conquête spatiale par des teur et à un séjour prolongé dans un espace de défis à relever avant de pouvoir se
vols habités connaît depuis une longue confiné, sans contacts ou presque avec le lancer dans l’aventure des vols habités
pause, même si des hommes sont réguliè- monde extérieur. de longue durée. Au-delà des limitations
rement envoyés en orbite à bord de la Sta- Malgré le ralentissement de la conquête techniques actuelles liées au mode de trans-
tion spatiale internationale. Mais ces de l’espace par des astronautes, l’Agence port, nous allons évoquer les principales
premiers succès ont inspiré les auteurs de spatiale européenne (l’ESA) et l’Agence spa- difficultés physiologiques liées à l’état
science-fiction, pour qui les voyages spa- tiale américaine (la NASA) maintiennent des d’impesanteur et au rayonnement cos-
tiaux seront monnaie courante dans le futur. projets d’exploration de Mars ou de retour mique, d’une part, et les difficultés psy-

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© Rue des Archives/BCA


chologiques auxquelles sera confronté un teur est naturelle à grande distance des pla-
petit groupe devant séjourner en autar-
L’ E S S E N T I E L nètes, pourquoi observe-t-on ce phénomène
cie et de façon prolongée dans un environ-  Envoyer des hommes à bord de la Station spatiale internationale
nement confiné, d’autre part. sur Mars signifie – à moins de 400 kilomètres d’altitude – alors
Notre compréhension de la physiolo- des missions spatiales que la gravité terrestre n’y est pas nulle? La
gie humaine en état d’impesanteur est fon- de très longue durée. station est bien attirée par la Terre dans un
dée sur de nombreuses expériences mouvement de «chute libre». Toutefois, elle
scientifiques, accumulées depuis les débuts  L’impesanteur ne tombe pas en ligne droite, car une vitesse
des vols habités. L’impact du milieu spa- a des conséquences latérale adéquate, imprimée dès le départ,
tial sur le corps d’un astronaute n’était néfastes sur le corps lui permet de chuter en permanence, en
pas connu : il importait donc de mesurer humain. L’exercice décrivant une orbite régulière autour de
le plus possible de paramètres physiolo- physique permet notre planète. De même, la Lune est en
giques afin de comprendre comment le de les limiter. «chute libre» sur la Terre, même si elle décrit
corps humain se comporte dans cet envi- une orbite à peu près circulaire.
ronnement. Les recherches actuelles pro-  Une longue exposition L’astronaute, à bord de la station en
longent les résultats des premières missions aux rayons cosmiques chute libre permanente, est lui-même en
russes et américaines, avec la différence peut déclencher des
appréciable qu’avec la fin de la guerre tumeurs. Des boucliers
froide, une coopération scientifique inter- adéquats sont à l’étude. 1. L’ENTERPRISE, vaisseau d’exploration de la
nationale s’est mise en place. série télévisée Star Trek, symbolise les espoirs
 L’impact psychologique des années 1960 de pouvoir voyager dans l’es-
La différence la plus frappante entre la du confinement pace et explorer l’Univers au-delà du Système
vie sur Terre et dans l’espace est l’absence et de l’isolement devra solaire. Aujourd’hui, des projets pour envoyer
de pesanteur, qui conduit les astronautes à être atténué. l’homme sur Mars posent notamment la ques-
flotter dans leur vaisseau. Si l’impesan- tion de l’impact physiologique de tels voyages.

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 LES AUTEURS chute libre, à la même vitesse que la sta- Sur Terre, pour lutter contre les varia-
tion. Par conséquent, les parois du vais- tions de pression, une série de réflexes mis
seau n’exercent plus l’équivalent de la en place depuis notre naissance maintien-
force de réaction du sol sur les pieds, nent une tension artérielle normale et une
qui donnerait la sensation du poids. Ainsi, perfusion cérébrale adéquate lors des chan-
les astronautes flottent dans l’habitacle gements (éventuellement brusques) de posi-
et expérimentent ce qu’on nomme l’im- tion. Ainsi, quand on se lève, le rythme
Nathalie PATTYN est professeur pesanteur. cardiaque et la tension artérielle augmen-
de psychologie biologique La conséquence physiologique directe tent pour compenser l’accroissement du
à la Vrije Universiteit Brussel est que les différences de pression hydro- gradient de pression entre la tête et les pieds.
et à l’École royale militaire statique existant, sur Terre, au sein de notre Les personnes qui souffrent d’un défaut
de Belgique, au sein de l’unité
de recherche VIPER (VItal signs organisme et qui s’appliquent sur les flui- de ces réflexes sont sujettes aux étourdis-
and PERformance monitoring). des et les organes, disparaissent. Par exem- sements ou s’évanouissent faute d’un apport
ple, la pression est, au sol, plus forte suffisant de sang au cerveau.
Pierre-François MIGEOTTE
est chercheur également dans dans les pieds que dans la tête, diffé- Dans l’espace, après quelques minutes
l’unité de recherche VIPER. rence qui est abolie dans l’état d’impesan- d’impesanteur, ces réflexes devenus inu-
teur. Ainsi, les mécanismes physiologiques tiles entraînent un afflux de sang en direc-
qui luttent habituellement contre la gra- tion de la tête et du thorax. On dit même
vité perdent leur utilité. Tous les capteurs de façon imagée que les astronautes ont «la
de poids et de pression sont perturbés, tête bouffie et des jambes de poulets». Les
puisque l’information principale qui struc- fluides se répartissent différemment ; les
ture leur organisation a disparu. Les consé- jambes, par exemple, perdent chacune un
quences de l’impesanteur touchent surtout litre de fluide. Le volume d’éjection cardia-
le système cardio-vasculaire, la neurophy- que augmente et le rythme cardiaque dimi-
siologie sensorimotrice et le fonctionne- nue. Après quelques jours, les astronautes
ment osseux et musculaire. ont perdu environ 0,5 litre de plasma san-

Les otolithes de l’oreille interne


réagissent différemment
aux mouvements.
La répartition des fluides La sensibilité modifiée
provoque une congestion provoque confusion
de la face. et désorientation.

La répartition
des liquides corporels
amincit les jambes.
Les os et les muscles
de soutien s’atrophient.
La résorption du plasma
sanguin provoque
une baisse du nombre Le débit de filtration
de globules rouges. du rein augmente.
Au retour sur Terre,
l’organisme est anémié.

2. LES EFFETS DE L’IMPESANTEUR SUR LE CORPS HUMAIN


sont nombreux et touchent aussi bien la répartition des fluides
que l’équilibre ou encore la masse des muscles et des os.
Mais d’autres facteurs – un stress important et les rayonnements
Daniels et Daniels

Les récepteurs du toucher cosmiques – sont également nocifs pour l’organisme. Ils affaiblissent
et de la pression ne sont plus le système immunitaire et accroissent les risques de cancer.
soumis à la pesanteur.

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guin, qui s’échappe des capillaires et se Concordia : vivre l’isolement en Antarctique


retrouve dans la lymphe interstitielle. Ces
modifications du volume et de la concen-
tration plasmatiques sont responsables
d’autres adaptations métaboliques. Les reins
filtrent plus rapidement. La régulation des
hormones, des globules rouges et des sels
minéraux dans le sang est perturbée.
Une conséquence importante de l’im-
pressionnante capacité d’adaptation de
la physiologie à l’état d’impesanteur est
que les astronautes perdent leur habitude
de la gravité. On dit qu’ils souffrent d’in-
tolérance orthostatique. Cet effet pose pro-
blème lors du retour sur Terre et il pourrait
être dangereux, voire critique, pour une
mission sur Mars. Après un long séjour
dans l’espace, lorsque les astronautes
doivent à nouveau marcher, ils peuvent

Nathalie Pattyn
être sujets à des étourdissements et tom-
ber ou perdre l’équilibre.

Perte de référence L a station franco-italienne


Concordia est située sur le
plateau antarctique à 3200 mè-
Nathalie Pattyn coordonne
la campagne de recherches en
sciences de la vie de l’ESA de-
de trois mois, le manque de re-
pères circadiens et la dépendance
de la survie à la technique –,l’ha-
en impesanteur tres d’altitude. Depuis 2005, ce puis 2010.En effet,différents pro- bitat (voir l’encadré page 63); la
centre de recherche accueille des jets scientifiques étudient les mission – alternance de pério-
L’équilibre est au cœur des modifications équipes qui y passent l’hiver conséquences physiologiques et des d’activité intense pour obte-
neurophysiologiques liées à l’impesanteur. austral de mars à novembre en psychologiques d’une vie en au- nir des données scientifiques ou
La perception du monde qui nous entoure isolement total, sans possibilité tarcie dans un groupe restreint résoudre des difficultés techni-
et la façon de nous mouvoir en trois dimen- d’aide extérieure en raison des d’une quinzaine de personnes. ques et d’autres plus monotones,
sions sont liées à l’organisation de notre conditions extrêmes de tempéra- Quatre catégories d’éléments sources d’ennui et de démotiva-
champ de perception et d’action, organisa- ture, de l’ordre de – 70 °C. Cette stressants, très similaires à ceux tion –, enfin, la situation sociale
tion déterminée par la gravité terrestre. Le situation est idéale pour étudier décrits pour les missions spatia- du petit groupe vivant en autar-
corps humain possède de nombreux cap- l’impact de l’isolement tel qu’y les, ont été identifiées : I’envi- cie, ce qui crée nécessairement
teurs adaptés à la pesanteur, dans l’organe seront confrontés des astronau- ronnement hostile – les tempé- des tensions, voire des conflits,
vestibulaire de l’oreille interne – l’organe de tes partant en mission vers Mars. ratures extrêmes, la nuit polaire qu’il importe de gérer au mieux.
l’équilibre –, dans les muscles et les articu-
lations, qui nous renseignent sur la posi-
tion relative des différentes parties du corps. l’espace, qui affecte une grande propor- sion que c’est le vaisseau qui se déplace.
L’appareil vestibulaire détecte les accé- tion d’astronautes, est de durée variable, De nombreux astronautes ont aussi la sen-
lérations grâce à deux types de capteurs : mais heureusement suivi d’une adapta- sation de voyager la tête en bas.
les canaux semi-circulaires (trois tubes tion du cerveau. Le mouvement est au cœur du troi-
remplis de liquide et tapissés de cellules D’un point de vue neurophysiologique, sième grand problème lié à l’impesanteur:
ciliées) sensibles à l’accélération angu- toute la coordination sensorimotrice est per- l’impact sur la fonction musculaire et le
laire, donc aux rotations de la tête, et les turbée par la modification de la gravité. métabolisme osseux. En effet, en l’absence
otolithes (des cristaux de carbonate de cal- En effet, sur Terre, nous anticipons le mou- de gravité, les mouvements consomment
cium), sensibles à l’accélération linéaire, vement des objets qui nous entourent sui- moins d’énergie et les sollicitations méca-
donc à la pesanteur. Tous ces signaux vant un calcul inconscient de leurs vitesses niques des muscles, tendons, ligaments
dépendent de l’intensité et la direction de et leurs accélérations en fonction de la gra- et leur retentissement sur les os sont moin-
la gravité terrestre. Or, en impesanteur, vité. Il en est de même pour les mouvements dres. Sans contre-mesures, la perte de masse
il n’y a plus d’accélération de référence que nous devons effectuer. Avec la perte musculaire et osseuse est rapide et impor-
pour l’organisme, qui est alors comme de cette grille de référence sensorielle que tante. La disparition de la gravité n’est pas
une boussole en l’absence de champ constitue la gravité, l’intégration des infor- le seul facteur : s’y ajoutent les domma-
magnétique. L’incohérence entre le mou- mations visuelles, sensorielles et motrices ges tissulaires causés par les rayonnements
vement perçu par les yeux et l’absence de est déréglée, de même que la manière dont cosmiques et les modifications du méta-
déplacement enregistrée par l’oreille nous déclenchons nos mouvements. bolisme osseux qui accélèrent la résorption,
interne peut causer le mal de l’espace, sui- Par exemple, lorsque les astronautes c'est-à-dire la dissolution de l’os. Ce fut l’un
vant le même principe que la banale ciné- s’agrippent aux parois et tirent dans un sens, des premiers problèmes observés en liaison
tose, ou mal des transports. Ce mal de ils se sentent immobiles et ont l’impres- avec les vols spatiaux et le retour sur Terre.

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Il se traduisait par une perte de masse mus- vieillissement accéléré des tissus, des effets
culaire et une ostéoporose. aigus (des destructions tissulaires similai-
Pour réduire les risques et désagréments res à des brûlures principalement dans le
d’un séjour dans l’espace, les agences spa- système nerveux et les yeux en cas d’ex-
tiales attachent une grande importance au position très intense, c’est-à-dire pas dans
développement d’un programme de contre- les conditions actuelles des vols vers la
mesures efficaces. En ce qui concerne les Station spatiale internationale).
conséquences négatives de l’impesanteur,
l’intervention actuelle au sein de la Station
spatiale internationale est l’exercice physi-
Éruptions solaires :
que, destiné à compenser la perte de danger !
contraintes mécaniques (voir la figure 3). Les Une exposition longue au rayonnement
astronautes se soumettent à un programme cosmique pourrait avoir des conséquen-
d’exercice intensif durant une à deux heu- ces graves. Mais une exposition exception-
res par jour. nelle à une éruption solaire s’accompagnant
Ces heures de gymnastique, qui rédui- d’une éjection de masse coronale (un flux
sent d’autant les activités directement dense de particules de grande énergie)
liées à la mission, représentent un coût serait responsable d’une irradiation poten-
important. Aussi a-t-on avancé l’idée de tiellement mortelle.
créer une gravité artificielle au moyen Cela a des conséquences importantes
d’une centrifugeuse (dont différents pro- sur la conception du vaisseau spatial. Il
jets sont à l’étude, d’une simple chaise est inimaginable de munir ce dernier de
rotative à une centrifugeuse à long rayon boucliers, par exemple une couche isolante
comprenant non plus des nacelles, mais de plomb d’une épaisseur d’environ un
tout un habitacle), où les astronautes pra- mètre, car ils seraient bien trop lourds. L’une
tiqueraient des exercices physiques, voire des solutions envisagées est de prévoir une
dormiraient. zone de survie entourée de réservoirs d’eau
ou d’ergols, tel l’hydrogène, qui constituent
Un rayonnement la meilleure protection passive contre les
rayonnements. À l’heure actuelle, on parle
cosmique intense davantage de protection active, fournie par
Contrairement aux perturbations liées à exemple par le champ magnétique que crée-
l’absence de pesanteur, l’exposition aux raient des moteurs de propulsion à plasma.
rayons cosmiques n’a pas encore de réelle L’objectif serait de réduire le flux de parti-
solution et est considérée comme le ris- cules à une dose que l’on définirait comme
que majeur pour les explorateurs humains acceptable. Il faudrait cependant des
du Système solaire. champs magnétiques intenses, d’environ
Sur Terre, l’atmosphère nous protège 20 teslas, mais on ignore les effets d’une
des rayonnements cosmiques de haute exposition prolongée du corps humain à
énergie constitués principalement de pro- de tels champs.
tons et d’ions. L’atmosphère contient envi- Par ailleurs, un vol d’exploration de lon-
ron un kilogramme d’air par centimètre gue durée met à rude épreuve la santé
carré de surface au sol, ce qui ramène la psychologique des membres de l’équipage.
dose annuelle de rayonnement au niveau Il y a d’abord le fait de vivre en petit groupe,
de la mer à 0,3 millisievert (le sievert, en autarcie, dans un espace restreint et
égal à un joule par kilogramme, est l’unité confiné, sans possibilité d’évacuation vers
d’irradiation qui prend en compte la la Terre. De plus, une mission peut alter-
dose et la dangerosité des rayonnements ner des moments où la pression de travail
reçus). Une mission vers Mars pourrait est très intense avec des moments où l’en-
correspondre à une dose de 800 millisie- nui s’installe, étant donné la monotonie
verts par an, soit près de 5 000 protons tra- 3. UNE ACTIVITÉ PHYSIQUE ET UN SUIVI du cadre et de la vie quotidienne. Il faudrait
versant le corps humain par seconde et sont nécessaires pour les astronautes aussi maintenir un bon esprit d’équipe au
détruisant des liaisons chimiques sur leur séjournant à bord de la Station spatiale inter- sein du groupe et entretenir les compéten-
passage. Le risque essentiel est l’endom- nationale. On voit ainsi l’astronaute Michael ces techniques et professionnelles de cha-
Foale (en haut) équipé d’une vingtaine de
magement irréversible de l’ADN des cel- cun, pour une durée d’environ trois ans
capteurs qui mesurent l’effort des muscles
lules, qui peut entraîner l’apparition de et des articulations lors d’un exercice, et selon le scénario actuel d’un voyage vers
tumeurs. Les autres principaux effets Edward Lu (en bas) courant sur un tapis rou- Mars. Mission impossible selon certains…
biologiques des rayons cosmiques sont lant pour limiter la perte musculaire. Contrairement aux défis physiologiques,
NASA

des effets dégénératifs correspondant à un les éléments de réponse ne nous sont pas,

62] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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ou peu, apportés par les vols spatiaux perception psychologique du danger et de une menace réelle pour que nous surmon-
précédents ou par les missions dans la l’éloignement manque. tions nos limites habituelles.
Station spatiale internationale, mais par des Les participants savent en effet que si Les missions militaires des sous-marins
recherches portant sur des environnements une crise majeure impliquant un risque nucléaires, les longs séjours dans des envi-
analogues, c’est-à-dire des situations repro- vital survenait, les agences organisant l’ex- ronnements hostiles – surtout en Arctique
duisant les mêmes caractéristiques, ou au périence interrompraient la mission. Or et en Antarctique – sont des situations
moins plusieurs d’entre elles. c’est précisément cet élément de danger d’étude idéales. L’Antarctique offre l’un
Les environnements analogues peu- et d’impression d’être seul au monde avec des seuls environnements sur Terre où
vent se classer en deux catégories: les simu- ses compagnons qui est cité par plusieurs l’évacuation médicale est impossible pen-
lations et les situations naturelles. La chercheurs comme le déclencheur de ce dant une longue période hivernale, et c’est
simulation la plus connue est sans doute qu’on appelle le « stress salutogène ». précisément cet élément qui en fait un ana-
Mars500, qui s’est achevée en novem- Concrètement, l’idée est qu’il faut un logue des plus productifs pour la recher-
bre 2011. Il s’agissait d’une mission simu- certain niveau de danger et de menace che spatiale. Au sein de la station polaire
lant un voyage vers Mars, comprenant un pour que nous soyons capables de mobi- franco-italienne Concordia, l’Agence spa-
équipage de six personnes enfermées dans liser des ressources exceptionnelles, tant tiale européenne conduit chaque année
un vaisseau reconstitué, à Moscou, pour en termes de connaissances techniques depuis 2005 une campagne de recherche
la durée d’un voyage fictif vers la pla- que de compétences humaines, qui nous en sciences de la vie pour tester les diffi-
nète rouge. Si ces simulations permettent permettront de surmonter un problème cultés psychologiques et physiologiques
de nous renseigner sur des évolutions par- grave survenant lors d’un voyage vers liées à une mission de très longue durée
ticulières liées à l’enfermement et à l’iso- Mars. Tout comme il faut un agent patho- dans un lieu confiné et isolé de tout (voir
lement, leur principal défaut est que la gène pour stimuler notre immunité, il faut l’encadré page 61).

Le design au service des équipages


A vec des missions spatiales de
longue durée telles que les fu-
turs voyages vers Mars, les vaisseaux
exemple aux astronautes de pédaler
en se croyant en train de parcourir une
petite route champêtre. Autre exem-
et les bases lointaines constitueront ple : une bonne conception de l’éclai-
pour les astronautes un lieu de vie, rage, en collaboration avec des chro-
et non plus un simple environnement nobiologistes et des luminothéra-
de travail. Il s’agira alors de conce- peuthes, sera essentielle pour que
voir des architectures adaptées à la les rythmes biologiques des astro-
vie personnelle et collective de l’équi- nautes soient préservés. Des démar-
page, c’est-à-dire à l’ensemble des ches similaires sont déjà à l’œuvre
besoins physiques, psychologiques à bord des sous-marins nucléaires,
et sociaux des individus. Sur ce chan- qui constituent des environnements
tier de l’habitabilité, les architectes analogues (espace réduit, plongées
classiques et les designers industriels de plusieurs mois…).
NASA

ont leur part, qui est de concevoir De même, les designers auront à
un aménagement des lieux répon- créer une salle de « bains » confor-
L’INTÉRIEUR DE SKYLAB, la première station spatiale américaine,
dant à ces critères et compatible avec lancée en 1973 (et qui avait été précédée par la station russe Saliout 1, table où, même si la toilette est faite
les contraintes matérielles et opéra- lancée en 1971). On voit le carré des astronautes, avec la table trian- aux lingettes, la personne puisse se
tionnelles de la mission. gulaire emblématique du travail du designer Raymond Loewy et le retrouver seule avec elle-même ; de
Le premier designer industriel à hublot ouvrant sur les étoiles. concevoir des repas qui, malgré le
avoir été sollicité par la NASA pour tra- conditionnement des plats en por-
vailler sur l’habitabilité d’une station talement. Loewy travailla aussi beau- gatifs de l’isolement, du confine- tions, nécessitent un peu de prépa-
spatiale a été le Franco-Américain Ray- coup sur l’éclairage et les couleurs, ment ou de l’impesanteur. ration culinaire et créent ainsi de la
mond Loewy (1893-1986),dès les pre- afin de rétablir une distinction visuelle Un exemple est l’obligation faite convivialité ; de penser les zones de
miers coups de crayons de Skylab, en entre le sol et le plafond,deux notions aux astronautes de la Station spatiale repli des individus – la chambre, le lit,
décembre 1967. Les propositions de physiques absentes en impesanteur, internationale de pratiquer du sport les toilettes – afin que ceux-ci sup-
Loewy furent décisives pour établir de et de rompre la monotonie du lieu. deux heures par jour. Actuellement, portent durablement le huis clos du
grands principes d’habitabilité : des Ces préconisations ont encore tout les équipements sportifs, placés dans vol ; et ainsi de suite.Autant de ques-
espaces individuels (en pratique mi- leurs sens. Mais, notamment avec l’habitacle parmi les câbles et autres tions qui, prises isolément, peuvent
nuscules, jusqu’à présent) où les as- l’avancée des connaissances biomé- outils de travail, ne font pas de cette sembler futiles, mais dont l’ensemble
tronautes peuvent se retirer et dormir, dicales sur les séjours dans l’espace, activité un plaisir. Les futurs équipa- conditionne le bien-être des membres
une table en triangle afin qu’aucun les designers d’aujourd’hui ont devant ges auront besoin d’un lieu conforta- de l’équipage et, partant, le bon dé-
des trois astronautes ne «préside» les eux un nouveau champ de réflexions ble et spécialement consacré à cette roulement des missions longues.
repas, et surtout un hublot permet- pour intégrer à la vie de l’équipage activité,avec peut-être des dispositifs Charlotte Poupon
tant à l’équipage de s’échapper men- des dispositifs palliant les effets né- de réalité virtuelle permettant par Designer industriel, Paris

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bles psychotiques : des idées délirantes ou


de fortes hallucinations. C’est ainsi que
l’astronaute Vitaly Zholobov raconte qu’il
était tenté d’« ouvrir le hublot pour sen-
tir le vent frais sur son visage ».
L’Agence spatiale russe a expérimenté
le suivi de différents paramètres physi-
ques pour anticiper ce genre de crise et
l’enrayer. Cette technique n’est cependant
pas toujours fiable : les indicateurs de la
© Société Ad Astra Rocket Company, tous droits réservés

tristesse et de la relaxation sont identiques.


D’autres solutions possibles sont d’effec-
tuer des tests qui sollicitent la mémoire,
sachant que la capacité de réussir rapide-
ment l’exercice dépend de l’état mental.
Le voyage vers Mars est-il aujourd’hui
envisageable ? Lors d’un récent entretien,
Charles Bolden, administrateur général
de la NASA et ancien astronaute, confir-
mait qu’à l’heure actuelle, trois obstacles
4. DES VAISSEAUX ÉQUIPÉS DE SYSTÈMES DE PROPULSION de nouvelle génération permet- majeurs restent à régler pour qu’une explo-
traient de réduire la durée des missions spatiales. Ainsi, la fusée magnétoplasma à impulsion spé- ration humaine de Mars voie le jour : la
cifique variable, inventée en 2002 par l’astronaute et physicien Franklin Chang-Díaz, utilise des
propulsion, la protection vis-à-vis des
champs électromagnétiques pour chauffer, ioniser et accélérer un ergol vaporisé (hydrogène,
hélium ou argon). Un prototype de son concept devrait être testé à bord de la Station spatiale inter- rayonnements et le facteur humain.
nationale en 2013.

On y observe des comportements


Réduire
décrits en 1954 par Jean Rivolier. À l’épo- la durée du vol
que médecin-chef des Terres australes et La propulsion reste un enjeu majeur : avec
antarctiques françaises, il définit un « syn- les techniques actuelles de propulsion
 BIBLIOGRAPHIE drome mental de l’hivernage» regroupant thermochimique, le voyage aller-retour
différentes perturbations psychologiques vers Mars durerait au mieux trois ans
Consortium Theseus (Towards qui naissent dans les petits groupes isolés environ. Depuis les années 1980, de nou-
Human Exploration of Space : du monde: désintérêt et désinvestissement veaux concepts de propulsion ont vu le
a EUropean Strategy),
Cluster reports on integrated se rapprochant d’un syndrome dépressif, jour, et pourraient réduire la durée du
physiology, psychology manque de recul et de perspective par rap- trajet Terre-Mars à environ un mois et
and human-machine systems, port à des événements routiniers ou peu demi seulement, contre plus de six mois
radiations, habitat importants, apathie pouvant aller jusqu’à pour la propulsion traditionnelle. Cela
management, health care,
Indigo, 2012. la neurasthénie. réduirait d’autant l’exposition des équi-
www.theseus-eu.org Une variable essentielle de l’adapta- pages à l’impesanteur, au rayonnement
tion réussie en termes de dynamique de cosmique et aux conditions de stress et
L. A. Palinkas et al.,
Psychology and culture during groupe est la personnalité du chef d’ex- d’isolement.
long-duration space missions, pédition. Il n’est pas évident de fédérer Il est possible que dans le futur, les
Acta Astronautica, vol. 64, un groupe quand la ligne d’arrivée est contraintes de la vie dans l’espace soient
pp. 659-667, 2009. très loin. Le choix des personnes pour satisfaites. Mais on peut se demander si
B. Bolmont, La psychologie constituer une équipe est un élément de l’espace fait encore assez rêver pour y
du cosmonaute, plus en plus pris en compte. Avec ses col- investir. Dans le contexte socio-économi-
Cerveau&Psycho, n° 17, lègues, Lawrence Palinkas, psycholo- que actuel, les politiciens peuvent-ils jus-
septembre-octobre 2006.
gue américain spécialiste des situations tifier de prendre les décisions, avec les
E. Parker, Peut-on protéger d’isolement, a par exemple discuté en implications budgétaires, nécessaires à un
les voyageurs spatiaux ?, 2009 le choix de personnalités extraver- tel effort de longue durée ? Certaines
Pour la Science, n° 343,
mai 2006. ties (qui peuvent dynamiser un groupe, voix s’élèvent pour soutenir que l’explo-
mais qui peuvent perdre plus facile- ration robotisée est plus rentable que la
R. White, Le corps humain ment leur sang-froid ou communiquer préparation d’un vol habité vers Mars. Il
en impesanteur, leur stress), ou de personnalités introver- est clair que le rover martien Curiosity a
Dossier Pour la Science, n° 38,
janvier-avril 2003. ties (qui sont plus conciliantes en groupe, des décennies d’avance sur l’exploration
mais moins dynamisantes). habitée. Il ne faut cependant pas oublier
Le stress permanent d’un voyage dans la part du rêve et la volonté d’explorer tou-
l’espace peut aussi conduire à des trou- jours plus loin. 

64] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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assistance médicale à la procréation, AMP, PMA, FIV, ICSI, fécondation in vitro, procréation médicalisée, gamète, ovule, ovocyte, spermatozoïde, sperme, embryon, DPI, éthique, bioéthique, utérus artificiel,

Médecine

Quelle procréation
pour demain ?
Analyse des embryons, production artificielle de gamètes,
remplacement d’un génome porteur de maladie :
la procréation médicalisée explore de nombreuses pistes
indissociables d’une réflexion éthique et sociétale. L’ E S S E N T I E L
Les recherches sur
Pierre Jouannet I

la procréation visent
à augmenter l’efficacité
et l’innocuité
de la fécondation in vitro,
à lutter contre l’infertilité
et à améliorer la santé

D epuis une cinquantaine d’années,


la médecine intervient de plus en
plus dans la procréation humaine,
soit pour l’empêcher quand elle n’est pas
souhaitée, grâce à des méthodes de contra-
inexistantes en France). Aujourd’hui, l’as-
sistance médicale à la procréation est
devenue une pratique courante, sinon
banale, dans la plupart des pays, quel que
soit leur contexte socio-économique ou
I
des enfants ainsi nés.

À une époque
où l’organisation
de la famille change dans
ception efficaces, soit pour la favoriser culturel. Elle peut prendre plusieurs
les sociétés occidentales,
quand elle ne peut s’exprimer naturelle- formes, selon les cas : insémination arti- elles soulèvent déjà de
ment. La stérilité, souvent vécue comme ficielle (le sperme de l’homme est prélevé nombreuses questions.
une frustration majeure – sinon comme et déposé dans l’utérus de la femme),
une malédiction – par de nombreux cou- fécondation in vitro ou FIV (des sperma- I Une procréation pour
ples, n’est plus une pathologie incontour- tozoïdes et des ovocytes sont mis en tous et à tout âget ?
nable. Des techniques toujours plus présence dans une boîte de culture, puis
Sauf mention contraire, les illustrations sont de Virginie Denis

Sans homme ? Sans


complexes ont été mises au point pour maî- l’embryon obtenu est transféré dans l’uté- femme ? Une filiation
triser in vitro la conception et le dévelop- rus de la femme), dons de sperme, d’ovu- génétique avant tout ?
pement embryonnaire pré-implantatoire. les, d’embryons, congélation des gamètes Telles sont quelques-unes
Cette évolution s’est produite au moment et des embryons… des questions auxquelles
où de profondes mutations socio-culturel- Dans le monde, on estime à cinq mil- nous serons confrontés.
les sur l’organisation de la famille ont com- lions le nombre d’enfants nés après avoir
mencé à se manifester dans la société. été conçus par FIV. En France, selon le
À la fin des années 1960, rares étaient dernier bilan de l’Agence de la bioméde-
les recherches sur la stérilité et la repro- cine, 22401 enfants sont nés à la suite d’une
duction humaines (elles étaient même assistance médicale à la procréation en 2010,

66] Médecine
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iel,

dont 15 145 conçus par FIV, ce qui repré- États-Unis, le Royaume-Uni et les Pays- et à prendre moins de risques pour la santé
sente environ 2,7 pour cent des naissan- Bas, elle est accessible à toute personne des enfants.
ces (voir la figure 2). souhaitant procréer, quels que soient sa Si l’assistance médicale à la procréation
santé ou sa situation maritale. donne souvent de bons résultats, c’est au
Une meilleure D’autres évolutions dépendront de nou-
veaux développements scientifiques et tech-
prix de contraintes importantes que l’on
essaye aujourd’hui de réduire. Avant le pré-
efficacité de la FIV niques dont on ne saurait affirmer lèvement chirurgical des ovocytes pour
Dans quel sens la médicalisation de la pro- aujourd’hui avec certitude la nature et les une FIV, la femme suit un traitement qui
création va-t-elle évoluer ? Faire des pré- échéances. Qui aurait prévu, au début des stimule la maturation des follicules, les élé-
visions en la matière n’est pas aisé pour années 1990, que l’ICSI (injection intracyto- ments où sont nichés les ovocytes dans les
plusieurs raisons. Une partie des évolu- plasmique de spermatozoïde), technique ovaires. Ce traitement permet de prélever
tions possibles tient aux choix sociaux et consistant à introduire un spermatozoïde plusieurs ovocytes en une seule fois. Les
politiques qui sont faits pour définir les dans un ovule à l’aide d’une pipette (voir traitements classiques utilisés pour sti-
limites du champ d’application de ces tech- les figures 1 et 3), révolutionnerait la prise muler la maturation folliculaire sont com-
niques. Dans certains pays tels que la en charge des stérilités masculines et repré- plexes, coûteux, entraînent parfois des
France, l’assistance médicale à la procréa- senterait plus de 60 pour cent des féconda- manifestations secondaires pénibles, et ne
tion est encadrée par des dispositions légis- tions in vitro pratiquées dans le monde ? sont pas sans risques pour la femme. Pour-
latives et réglementaires strictes, qui Les pistes de recherche sont multiples. Elles tant, contrairement aux idées reçues, un
limitent son accès aux indications médica- visent tant à augmenter l’efficacité et l’in- traitement hormonal modéré conduisant à
les et aux couples hétérosexuels en âge de nocuité de l’assistance médicale à la pro- un recueil d’ovocytes moins nombreux,
procréer. Dans d’autres pays tels que les création qu’à mieux lutter contre l’infertilité mais dans des conditions plus proches de

1. LORS D’UNE FÉCONDATION IN VITRO


par ICSI (injection intracytoplasmique
de spermatozoïde), un spermatozoïde
est injecté dans un ovule à l’aide
d’une pipette (ici sur une vue d’artiste).
Les gamètes les plus aptes à produire
un embryon sont choisis au microscope,
sur des critères morphologiques.
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Procréation intraconjugale Procréation avec tiers donneur Avant tout transfert d’embryons dans
l’utérus d’une femme, on choisit les
embryons ayant le plus de chances de sur-
• Infertilité inexpliquée vie sur la base de critères morphologi-
• Certains cas d’infertilité ques : nombre de cellules (à deux jours,
expliqués (anéjaculation, Insémination
Sperme artificielle Don de sperme l’embryon doit compter quatre cellu-
normal éjaculation rétrograde...) ■ 5909 tentatives
■ 55873 tentatives les) ; rythme des premières divisions
■ 1129 naissances
■ 5925 naissances cellulaires, des études ayant montré
que le nombre de fausses couches
est plus important quand le développe-
Si échec Si échec de fécondation ment de l’embryon est trop rapide ou trop
Certains cas d’infertilité de fécondation et indication médicale
expliqués (stérilité lent ; degré de fragmentation des cellu-
tubaire de la femme...)
les de l’embryon (plus un embryon pré-
FIV standard sente de fragments de cellules, moins il
■ 21391 tentatives est viable) ; nombre de noyaux dans
■ 4457 naissances Don d’ovocyte
■ 946 tentatives les cellules (les embryons à cellules
■ 188 naissances plurinucléés sont moins viables).
Après cet examen, et lorsque la femme
Spermatozoïdes Si échec est suffisamment jeune et fertile, on ne
rares, peu mobiles de fécondation
ou anormaux doit transférer en principe qu’un seul
FIV avec ICSI embryon – celui qui présente les meilleu-
■ 36700 tentatives
■ 8127naissances res chances de se développer.
FIV
Un traitement adapté
Avec diagnostic
à chaque embryon
préimplantatoire Accueil d’embryon Cette politique qui diminue le nombre d’en-
■ 368 tentatives Transfert d’un couple donneur
■ 99 naissances ultérieur ■ 99 tentatives fants nés prématurément a aussi pour consé-
dans l’utérus ■ 14 naissances quence de réduire les coûts de l’assistance
médicale à la procréation. Elle aura d’au-
Avec congélation tant plus de chances d’être acceptée par
de l’embryon les médecins et les patients qu’elle sera appli-
■ 18426 tentatives Don éventuel d’embryon quée sans diminution des probabilités de
Pour la Science

■ 2561 naissances à un autre couple


grossesse, ce qui devrait être possible si l’on
réussissait à mieux identifier les gamètes
2. CHIFFRES DE L’ASSISTANCE MÉDICALE À LA PROCRÉATION EN 2010 EN FRANCE, selon et les embryons aptes à se développer.
le dernier bilan de l’Agence de la biomédecine. On distingue la procréation intraconjugale, réali- Aujourd’hui, les techniques utilisées sont
sée sans don d’ovocyte, de sperme ou d’embryon (en mauve) et la procréation avec tiers don- loin d’être efficaces. Les 59091 fécondations
neur, plus rare (en bleu). in vitroréalisées en France en 2010 ont conduit
à la formation de 274310 embryons, parmi
la physiologie naturelle, ne réduit pas for- et leurs risques de prématurité consti- lesquels 151204 seulement (55 pour cent)
cément les chances d’obtenir une grossesse. tuent actuellement la principale cause des ont été jugés aptes à se développer dans
Dans l’avenir, il est probable qu’une meil- complications de l’assistance médicale à les jours suivant la fécondation. Parmi les
leure efficacité des traitements inducteurs la procréation pour la mère et pour les 89584 transférés immédiatement dans l’uté-
de l’ovulation soit obtenue par une appro- enfants. C’est ce qui a conduit de nombreux rus, 12584 seulement ont donné naissance
che plus individualisée et mieux adaptée, experts internationaux à recommander que à un enfant, soit 14,1 pour cent. Malgré les
s’appuyant sur des éléments cliniques, la naissance d’un enfant unique en bonne progrès réalisés depuis 30 ans, nous connais-
endocriniens, échographiques et généti- santé soit l’objectif prioritaire de toute assis- sons encore mal les mécanismes cellulai-
ques spécifiques à chaque femme qui per- tance médicale à la procréation. Cet objec- res et moléculaires du développement
mettront de prévoir sa réponse ovarienne. tif peut être atteint en diminuant le nombre précoce des embryons et quelles seraient
Afin d’augmenter les chances de gros- d’embryons transférés après FIV et en iden- les meilleures conditions de leur dévelop-
sesse, il est souvent transféré plus d’un tifiant mieux les embryons ayant les meil- pement in vitro.
embryon dans l’utérus après une FIV. En leures chances de se développer in utero. Toutefois, indépendamment des obser-
conséquence, les naissances multiples sont En Suède et en Finlande, où une stratégie vations morphologiques, une approche plus
beaucoup plus nombreuses que pour les de transfert mono-embryonnaire a été déve- fonctionnelle de l’embryon est possible. Son
grossesses naturelles. En France, 18 pour loppée au plan national, le nombre de nais- expression génique, qui débute au troisième
cent des accouchements en 2010 étaient sances multiples a été considérablement jour du développement chez l’homme, peut
gémellaires après FIV et 0,3 pour cent étaient réduit sans que les chances d’obtenir une être évaluée en analysant les molécules
triples ou plus. Les grossesses multiples grossesse soient diminuées. d’ARN transcrites à partir des gènes (le trans-

68] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


pls_422_p000000_procreation_mnc1211.qxp 12/11/12 17:18 Page 69

criptome). C’est ce qu’ont fait des chercheurs On pourrait alors corriger les altérations l’autre membre du couple. D’après l’ar-
australiens à partir de cellules du trophec- du développement de chaque embryon par ticle L 2141-2 du Code de la santé publi-
toderme (les cellules qui donneront le pla- des conditions de culture appropriées ou que, « l’homme et la femme formant le
centa) prélevées sur des embryons de cinq transférer prioritairement dans l’utérus ceux couple doivent être vivants [et] en âge
jours (blastocystes) avant leur transfert dans ayant les meilleures chances de se dévelop- de procréer ». Les modifications éventuel-
l’utérus. Ils ont observé que le profil trans- per in vivo. Prometteurs, ces travaux sont les de ces dispositions dépendent plus de
criptomique des embryons était notable- irréalisables en France, la recherche sur l’em- considérations sociales, politiques et éthi-
ment différent selon qu’ils donnaient bryon y étant interdite par principe; et quand ques que médicales. D’ailleurs, les fem-
naissance à un enfant ou non. Il est aussi elle est autorisée par dérogation, la loi inter- mes et les hommes sollicitant une aide
possible d’apprécier le métabolisme d’un dit de transférer dans l’utérus un embryon médicale pour procréer en dehors de ce
embryon de quelques jours (métabolomi- ayant fait l’objet d’une recherche (voir l’en- cadre légal ne cherchent-ils pas plus ou
que) en analysant biochimiquement le cadré page 71). moins consciemment à faire reconnaître
milieu de culture pour mesurer les produits la légitimité de leur désir d’enfant ainsi
qu’il absorbe et qu’il rejette. Ces techniques
sont délicates, car elles doivent être réali-
Une procréation pour que les nouvelles formes de filiations et
de familles qu’ils souhaitent établir ?
sées sur un faible nombre de cellules ou tous et à tout âge ? Ces demandes d’aide sont déjà souvent
sur quelques microlitres de milieu. Mais Selon la loi française, l’assistance médi- prises en charge médicalement dans d’au-
nous entrons dans l’ère «omique» et il n’est cale à la procréation n’est possible que si tres pays, y compris quand le contexte
pas impossible que nous disposions bien- elle a pour objet de remédier à une infer- culturel et social n’est pas très différent de
tôt de microtechniques non invasives per- tilité dont le caractère pathologique a été celui de la France, comme en Belgique, en
formantes pour évaluer l’aptitude de diagnostiqué, ou d’éviter la transmis- Espagne ou au Royaume-Uni. L’insémina-
l’embryon à se développer. sion d’une maladie grave à l’enfant ou à tion artificielle avec sperme de donneur y

Utérus
Ovaire
Vagin

Sonde f
échographique
a

Aiguille

FIV standard
Embryon
b (stade 5 jours)
Spermatozoïde Embryon
Ovocyte (stade 3 jours)
e

FIV avec ICSI


c

d
Ovocyte Embryon
(stade 4 jours)
Spermatozoïde
3. LA FÉCONDATION IN VITRO(FIV) comporte plusieurs étapes. Après avoir culture (FIV standard, b), soit subissent une ICSI – l’injection d’un spermato-
stimulé la maturation d’ovules dans les ovaires de la femme, on prélève zoïde (c). Toujours en culture, les ovocytes fécondés se développent en
ces ovules à l’aide d’une aiguille guidée par sonde échographique (a). Les embryons. Au stade trois jours (huit cellules, d), un diagnostic pré-implan-
ovules sont alors sélectionnés au microscope. Ceux qui sont aptes à être tatoire peut être effectué en prélevant deux cellules. Au stade cinq jours (e),
fécondés soit sont mis en présence de spermatozoïdes dans une boîte de l’embryon est transféré dans l’utérus à l’aide d’une aiguille souple (f).

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Médecine [69


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est accessible aux femmes seules ou vivant Unis, où un grand nombre de femmes de
avec une autre femme. La question se plus de 42 ans ont recours au don d’ovo-
posera en France si les unions homosexuel- cyte pour devenir mères. Selon le Centre
les sont reconnues, sinon les femmes américain de contrôle des maladies (CDC),
I L’AUTEUR concernées iront de plus en plus souvent 11 pour cent des 146 244 tentatives de FIV
Pierre JOUANNET dans les pays limitrophes pour réaliser leur réalisées en 2009 aux États-Unis ont été
est professeur projet de maternité. Et si l’accès à l’assis- menées chez des femmes de plus de 42 ans,
émérite de tance médicale à la procréation était auto- parmi lesquelles la moitié ont eu lieu avec
l’Université
Paris Descartes risé pour les couples de lesbiennes, l’équité don d’ovocyte ou d’embryon. Alors que
et membre voudrait que ce soit aussi possible pour les sans don d’ovocyte, le transfert d’em-
de l’Académie nationale couples d’hommes homosexuels – ce qui bryons conduit à moins de 10 pour cent
de médecine. impliquerait de recourir à une gestation de réussites au-delà de 43 ans, environ
pour autrui, une autre pratique interdite 50 pour cent des transferts d’embryons
par la loi française. issus d’un don d’ovocyte ont abouti à la
La médicalisation de la procréation naissance d’un enfant chez des femmes de
devrait aussi permettre de s’affranchir du la même tranche d’âge.
temps. Les femmes souhaitant procréer de
plus en plus tard et la fertilité diminuant
I SUR LE WEB de façon importante avec l’âge, elles sont
Et par-delà la mort ?
L’espace du site de l’Agence de plus en plus nombreuses à solliciter une Un autre moyen de s’affranchir du temps
de la biomédecine dédié aide médicale pour devenir mères à un consisterait à prélever des ovocytes ou du
à l’assistance médicale âge avancé. La baisse de la fertilité étant tissu ovarien quand la femme est jeune pour
à la procréation :
http://www.agence- due pour l’essentiel au vieillissement des les utiliser à un âge où sa fertilité naturelle
biomedecine.fr/AMP ovocytes, qui perdent progressivement aura diminué, si elle souhaite alors deve-
leur capacité à produire un embryon nir mère. La constitution de ces banques
Le rapport américain de 2009 apte à se développer normalement, l’as- d’ovocytes sans aucune indication médi-
sur l’assistance médicale
à la procréation : sistance médicale à la procréation ne cale est favorisée par l’amélioration des
http://www.cdc.gov/ART/ART2009 peut faire mieux que la fertilité naturelle techniques de congélation comme la vitri-
et les chances de devenir enceinte dimi- fication (forme de congélation ultrarapide)
nuent considérablement au-delà de 40 ans. et se développe dans certains pays tels
En revanche, les femmes plus âgées peu- que les États-Unis et les Pays-Bas. Ce pro-
vent parfaitement procréer avec les ovo- cédé, qui ne garantit pas que les gamètes
cytes d’une donneuse plus jeune. seront fonctionnels ultérieurement, n’est
Dans ces conditions, la proportion de pas non plus sans risques pour la femme.
succès de l’assistance médicale à la pro- Curieusement, cependant, elle est prévue
création ne chute pas avec l’âge, comme en France par la loi qui, depuis 2011, pro-
le montrent les résultats obtenus aux États- pose « d’offrir » cette possibilité à toute

Mitochondrie ADN mitochondrial


sain
Pronoyaux

FÉCONDATION 1 : FÉCONDATION 2 :
Ovocyte et Ovocyte
spermatozoïde d’une donneuse
des futurs et spermatozoïde
parents du futur père

ADN mitochondrial Embryon avec ADN


défectueux mitochondrial sain
4. LE TRANSFERT DES PRONOYAUX est une technique envisagée pour – les précurseurs du noyau de la première cellule embryonnaire – issus de
permettre à une femme dont l’ADN mitochondrial est porteur de mutations la fécondation in vitrod’un ovocyte et d’un spermatozoïde des futurs parents
délétères de procréer sans transmettre ces mutations à son enfant. Cet (à gauche)et à les injecter dans un ovocyte d’une donneuse lui aussi fécondé
ADN est contenu dans les mitochondries, des organites de la cellule qui par un spermatozoïde du futur père et dont on a retiré les pronoyaux au
participent à la production d’énergie. Seules les mitochondries de l’ovule même stade (à droite). L’embryon qui se forme porte les génomes pater-
sont transmises à l’embryon. La technique consiste à prélever les pronoyaux nel et maternel, et l’ADN mitochondrial de la donneuse.

70] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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femme donnant ses ovocytes. Il s’agit d’une Des recherches sur l’embryon... pour l’embryon
mesure unique au monde. Anticipe-t-elle
l’époque où l’on conseillera à toute femme
de congeler ses ovocytes à la puberté avec L a possibilité de mener des
recherches sur l’embryon hu-
main et ses cellules fait l’objet de
che biomédicale ou toute re-
cherche en général,il n’est pas ex-
clu que la recherche sur l’embryon
Retenir ce type d’argument
conduirait à interdire toute recher-
che biomédicale par principe.En-
la perspective de pouvoir les utiliser aussi
longtemps qu’elle le souhaitera? controverses et débats aussi vifs puisse être à l’origine de dérives, fin, l’interdiction de la recherche
Et pourquoi la mort serait-elle une limite que nombreux. Deux types d’ar- mais ce risque a-t-il conduit à une ne protège pas la vie de l’embryon.
infranchissable pour procréer? Transférer guments sont avancés pour expri- interdiction de principe de la re- En France, plus de 10 000 em-
des embryons dans l’utérus d’une femme mer des réserves ou même refu- cherche dans tous les autres do- bryons cryoconservés dans les la-
alors que le géniteur est décédé est actuel- ser toute recherche sur l’embryon. maines? Pour prévenir les dérives boratoires de FIV ont été donnés
Certains craignent que ces recher- éventuelles, il suffirait que la re- à la recherche. Ils ne répondent
lement impossible en France, mais est pos-
ches aient pour objectif la mani- cherche sur l’embryon humain plus au projet parental des per-
sible dans d’autres pays. Si le principe de
pulation génétique de l’embryon et ses cellules soit strictement en- sonnes qui sont à leur origine et
la procréation post mortem est accepté,
pour des motifs plus ou moins cadrée, comme c’est le cas pour ne peuvent être accueillis par un
pourra-t-on la limiter au seul transfert des
avouables,avec toutes les dérives toute recherche biomédicale, en autre couple. Recherche ou pas,
embryons ? Si un homme a clairement
que cela suppose,y compris le clo- tenant compte des spécificités ils n’ont pas d’autre avenir que
consenti et souhaité que ses spermatozoï- nage reproductif. D’autres consi- inhérentes à l’embryon. l’arrêt de leur développement,
des cryoconservés puissent être utilisés dèrent que l’embryon est un être Interdire par principe la re- c’est-à-dire la mort. Un embryon
après sa mort, pourrait-on refuser à sa fragile, assimilé à une personne cherche sur l’embryon humain au de trois jours qui n’a pas d’autre
femme ou à sa compagne la possibilité de dont il convient de protéger la nom de la protection de sa vie issue devrait-il être plus sacra-
procréer quand il est décédé? Pourra-t-on vie à tout prix. Mener des recher- ou parce que la recherche ferait lisé qu’un grand prématuré vivant
empêcher de prélever des spermatozoï- ches sur l’embryon le réduirait à de lui un objet n’a pas de sens. ou mort ou qu’une personne dans
des dans les voies génitales d’un homme l’état d’objet. Des recherches peuvent être me- le coma vivante ou morte? Peut-
décédé à la demande de sa femme ou de Ces arguments méritent nées sur des personnes vivantes être serait-il temps d’humaniser
ses parents, comme cela s’est déjà prati- d’être entendus,mais suffisent-ils ou décédées et sur leurs cellules l’embryon et d’autoriser les re-
qué aux États-Unis ou en Israël? Ici encore, pour définir une politique de re- à tous les âges de la vie et nul ne cherches sur lui, avec tout le res-
les enjeux et les questions posées ne sont cherche ? Comme toute recher- les considère comme des objets. pect qui lui est dû.
pas médicaux. Il n’est pas sûr que la
réflexion éthique puisse apporter des répon-
ses universelles satisfaisantes à des ques- choisir de ne pas avoir d’enfant. Ils peu- cits majeurs de nombreux organes et res-
tions aussi complexes. vent aussi demander un diagnostic anté- ponsables de décès prématurés. Il n’y a
natal et ne poursuivre la grossesse que si pas de traitement pour ces pathologies.
Éviter la transmission l’enfant n’est pas porteur de la patholo-
gie redoutée. Avec la mise au point de la FIV
Lors de la fécondation, seules les mito-
chondries de l’ovule sont transmises à l’em-
de pathologies et les progrès de la génétique, il est possi- bryon; les maladies mitochondriales sont
Si toutes ces questions sociétales sur la ble, à partir d’une ou deux cellules préle- donc à transmission maternelle. Pour évi-
procréation dépendent peu des avan- vées sur un embryon de trois jours, de ter ce risque, il est envisagé d’utiliser l’ovo-
cées scientifiques, les recherches biomé- déterminer s’il est porteur d’une anoma- cyte d’une donneuse dont on retirerait le
dicales dans le domaine et leurs pers- lie génétique connue (diagnostic pré- génome nucléaire pour le remplacer par
pectives suscitent parfois de nouvelles implantatoire); on évite ainsi de transférer celui de la femme atteinte par la maladie.
interrogations. Ces recherches visent deux dans l’utérus les embryons porteurs de Cela peut être fait juste avant la féconda-
objectifs prioritaires : mieux lutter contre l’anomalie et, par là-même, une interrup- tion, mais la manipulation est délicate, car
l’infertilité et permettre la naissance d’en- tion de grossesse ultérieure. à ce stade, les chromosomes sont organi-
fants en bonne santé. D’autres possibilités pourraient exis- sés autour d’un fuseau mitotique, une struc-
Toute procréation implique un risque ter dans l’avenir, comme le montrent les tra- ture très fragile. Des biologistes américains
de malformations ou de maladies chez l’en- vaux menés en 2010 par une équipe de ont néanmoins réussi l’opération chez des
fant. Le plus souvent bénignes, elles sont l’Université de Newcastle et le débat qui singes rhésus. Il est aussi possible d’agir
parfois graves au point de mettre en péril s’ensuit depuis en Grande-Bretagne. De quoi juste après la fécondation, quand les pro-
la vie de l’enfant. Certaines sont la consé- s’agit-il? En général, les maladies héréditai- noyaux d’origine paternelle et maternelle
quence d’accidents ou de perturbations res sont dues à la transmission d’anoma- sont bien visibles et plus facilement trans-
qui se sont produits pendant le dévelop- lies contenues dans le génome nucléaire du férables (voir la figure 4), comme l’a montré
pement prénatal (tabac, alcool, perturba- père ou de la mère, mais elles peuvent être l’équipe de Newcastle à partir de gamètes
teurs endocriniens – ces molécules de dues aussi à des altérations de l’ADN mito- humains: les embryons ainsi reconstitués
l’environnement qui imitent ou bloquent chondrial. Les mitochondries sont des orga- se sont développés normalement in vitro
le fonctionnement des hormones, etc.) ; nites cytoplasmiques jouant un rôle essentiel jusqu’au stade de l’implantation. Il s’agit à
d’autres résultent de la transmission de pour la production de l’énergie nécessaire présent de déterminer si cette technique est
gènes défectueux. Quand des altérations au fonctionnement de toutes les cellules. cliniquement applicable.
géniques ont été identifiées chez l’un ou L’activité des mitochondries est régulée par C’est ce qui est débattu actuellement
l’autre des parents, ceux-ci peuvent pren- l’ADN qu’elles contiennent. Les anomalies en Grande-Bretagne, car outre les questions
dre le risque d’avoir un enfant atteint, ou de cet ADN peuvent être à l’origine de défi- inhérentes à l’efficacité et à l’innocuité de

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Médecine [71


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ce nouveau traitement, cette technique pose capacités reproductives. Si c’est le cas, des aux femmes dépourvues d’utérus est
de nouvelles questions, y compris éthiques. mesures de prévention s’imposeraient. C’est d’adopter ou de recourir à une autre femme
Une partie de l’ADN de l’enfant, même ce qu’a entrepris l’Union européenne en qui portera l’enfant jusqu’à la naissance.
minoritaire (0,1 pour cent), provenant d’une créant le protocole REACH, qui exige de Ce n’est pas tant l’utérus artificiel qui pose
donneuse, devrait-on considérer qu’il a vérifier l’innocuité des nouveaux pro- problème que la mise au point d’un pla-
trois parents ? D’autre part, l’intervention duits chimiques mis sur le marché quand centa artificiel, organe aux multiples fonc-
se produisant avant la différenciation des ils sont fabriqués en grande quantité. Des tions (échanges fœto-maternels, tolérance
cellules germinales dans l’embryon, les mesures d’interdiction de produits parti- immunitaire, production hormonale…) et
modifications géniques introduites par culièrement nocifs pour la santé peuvent très évolutif pendant la première période
l’ADN mitochondrial externe seront trans- être aussi prises, comme c’est le cas pour de la grossesse, de l’implantation jusqu’à
mises aux générations suivantes. Devrait- le bisphénol A dans plusieurs pays. Enfin, la fin du deuxième mois.
on assimiler cette technique à une thérapie sachant que la période de la grossesse est
génique germinale ? Ce terme s’applique critique pour le développement de l’enfant,
aux techniques qui modifient le génome de les femmes enceintes peuvent éviter de s’ex- Des gamètes à partir
l’embryon avant la différenciation des cel- poser inutilement à des facteurs tels que de cellules adultes
lules germinales qui formeront les gamè-
tes. Or il existe un consensus international
le tabac, susceptibles de perturber le déve-
loppement des organes génitaux du fœtus
reprogrammées
pour ne pas les utiliser, car elles modifient et, par conséquent, sa future fertilité. Une autre évolution serait de pouvoir
non seulement le génome de l’enfant à Les recherches ont aussi pour objectif fabriquer à volonté des spermatozoïdes
naître, mais aussi celui de sa descendance. d’améliorer les traitements de l’infertilité et des ovules quand les testicules et les
Environ 10 à 20 pour cent des couples dans l’avenir, afin que les personnes puis- ovaires en sont dépourvus. Ce rêve n’est
consultent à un moment ou un autre parce sent procréer naturellement, sans interven- peut-être plus inaccessible : des progrès
qu’ils ont des difficultés pour avoir l’enfant tion médicale. Mais tous les problèmes ne extraordinaires ont été faits dans la maî-
qu’ils désirent. Mais l’infertilité augmente- pourront être résolus, à moins que l’on trise de la différenciation cellulaire à par-
t-elle dans la population ? Cette question devienne capable de remplacer les cellu- tir de cellules souches embryonnaires
se pose d’autant plus que, selon un nom- les et les organes manquants. ou de cellules souches adultes et repro-
bre croissant d’études scientifiques, des fac- C’est ainsi qu’a été imaginée, par exem- grammées (cellules pluripotentes indui-
teurs liés à notre environnement ou à nos ple, la mise au point d’un utérus artificiel. tes). De même qu’il devrait être possible
conditions de vie pourraient influer sur nos Actuellement, la seule perspective offerte de fabriquer des neurones ou des cellu-

D’une procréation sans père à une procréation sans homme ?

D evenir mère quand on vit seule


ou quand sa partenaire est une
femme est une aspiration de plus en
les couples hétérosexuels stériles.Par-
fois,le donneur est choisi par la femme
dans son entourage, mais cela n’est
dans un rôle de géniteur peut être dis-
cuté d’un point de vue anthropologi-
que, philosophique ou même social si
les que des spermatozoïdes à partir
de cellules adultes prélevées chez
une femme. Si l’autofécondation réa-
plus fréquente dans les sociétés occi- pas sans conséquences. Le donneur les parentés sans filiation paternelle lisée à partir d’un spermatozoïde et
dentales. Réaliser un tel projet a tou- peut revendiquer des droits sur l’en- sont amenées à occuper une place de d’un ovule provenant de la même
jours été possible de façon naturelle fant et provoquer un conflit majeur, plus en plus importante dans la so- personne poserait de multiples pro-
au gré des arrangements personnels comme l’ont montré plusieurs pro- ciété.Mais en allant au-delà,l’homme blèmes supplémentaires, la féconda-
des intéressées.Cependant,le phéno- cès récents en Grande-Bretagne et même, réduit à son rôle de géniteur, tion de l’ovule d’une femme par le
mène a pris une autre dimension de- aux États-Unis. Plus souvent, les fem- est-il vraiment utile ? Les femmes ne spermatozoïde créé à partir d’une
puis quelque temps, sous l’influence mes s’adressent à une banque de pourraient-elles procréer sans les cellule de sa partenaire serait plus
de deux évolutions notables : celle de sperme pour éviter les inconvénients gènes d’un homme ? Les recherches réalisable. L’opération a été réussie
la société, qui accepte mieux et intè- d’un don trop relationnel. menées pour obtenir la création de chez la souris (dans des conditions
gre à ses normes les familles mono- Dans tous les cas, l’enfant sera spermatozoïdes et d’ovules à partir expérimentales acrobatiques).
parentales et les couples homosexuels, élevé sans père.En souffrira-t-il? Cette de cellules souches suggèrent que En conséquence, seules des fil-
et celle consécutive au développement question fait l’objet de débats pas- cette hypothèse ne peut être exclue. les naîtraient, puisque les spermato-
de l’assistance médicale à la pro- sionnés. Même si elles sont encore in- Si les obstacles sont encore nombreux, zoïdes fabriqués ne porteraient que le
création et à son ouverture aux indi- suffisantes, la plupart des études pu- les résultats déjà acquis tant chez la chromosome X. À moins que, par
cations non médicales. bliées à ce jour sont rassurantes : les souris que chez l’homme indiquent une manipulation supplémentaire,on
Dans les pays où elles sont au- enfants se développent bien et pa- que ce sera un jour techniquement introduise un chromosome Y qui per-
torisées, comme la Grande-Bretagne, raissent épanouis le plus souvent. envisageable. mettrait à l’embryon de se différen-
la Suède ou les États-Unis, les pro- On note seulement que les enfants Quand tous les problèmes au- cier dans le sens masculin. Mais se-
créations médicalisées avec sperma- nés dans ces circonstances ont sans ront été résolus, il devrait être pos- rait-ce bien nécessaire ? N’y aurait-il
tozoïdes d’un donneur pratiquées chez doute, plus que d’autres, le désir de sible de différencier une cellule sou- pas intérêt à se passer des hommes ?
les femmes seules ou homosexuel- connaître l’identité du donneur et de che adulte reprogrammée en une cel- Chez la souris, on a déjà montré que
les connaissent un développement ex- le rencontrer. lule germinale mâle ou femelle. En les animaux conçus à partir des ga-
traordinaire, au point de devenir Procréer grâce à un homme qui pratique, il devrait donc être possi- mètes de deux femelles vivent plus
plus nombreuses que celles faites pour n’est plus père, mais est cantonné ble de fabriquer aussi bien des ovu- longtemps que les autres…

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les cardiaques fonctionnelles, on peut


imaginer la formation de gamètes. Les
résultats obtenus chez la souris indiquent
que ce sera un jour possible, même si les
obstacles sont encore nombreux.
Il s’agit d’obtenir, à partir de cellules
pluripotentes induites, des cellules ger-
minales primordiales – les cellules à par-

K. Hayashi et al., Sciencexpress, 10.1126/science.1226889, 4 octobre 2012


tir desquelles se forment les ovules et les
spermatozoïdes –, et de leur faire suivre
le processus long et complexe de fabrica-
tion des gamètes. Il faut pour cela maîtri-
ser trois principaux types de phénomènes:
la méïose (la division des cellules germina-
les qui crée le génome spécifique de cha-
que gamète), la maturation épigénétique,
c’est-à-dire de l’environnement des gènes,
qui va réguler notamment l’expression dif-
férentielle de certains gènes d’origine pater-
nelle et maternelle, et enfin l’édification
de tous les éléments cellulaires et molécu-
laires indispensables à la fécondation et 5. CES SOURICEAUX ont été conçus à partir d’ovocytes dérivés de cellules souches pluripoten-
au développement de l’embryon. tes induites, des cellules différenciées (ici de la peau d’un embryon de souris femelle) repro-
Pour ce faire, la cellule germinale grammées en cellules souches. Katsuhiko Hayashi, de l’Université de Kyoto, au Japon, et ses
collègues ont induit la différenciation de ces cellules en cellules germinales primordiales, qu’ils
doit être placée au sein d’une niche cellu-
ont ensuite placées dans un environnement imitant celui de l’ovaire (des cellules non germina-
laire reconstituant ce qui se passe dans le les issues de gonades femelles embryonnaires de souris). Après maturation des cellules germi-
testicule ou l’ovaire. Si ces phénomènes nales en ovocytes dans cet ovaire reconstitué et transplanté chez une souris, les ovocytes ont
ont été reproduits chez la souris (voir la été prélevés et fécondés in vitro. Les souriceaux nés de cette manipulation étaient fertiles.
figure 5), ils ne l’ont pas été encore com-
plètement in vitro. Mais nul doute que ce
sera possible un jour et que ces techniques des, à leurs ovules, à leurs embryons ou à
seront utilisées par les hommes et les fem- leurs utérus reste encore trop souvent la
mes pour devenir parents, quand on aura seule possibilité offerte aux hommes et aux
démontré qu’elles sont sans risque pour femmes qui veulent devenir parents en
les enfants. concevant un enfant malgré tout. La disso-
ciation qui en résulte entre les composan-
BIBLIOGRAPHIE
Quelle place pour les tes affectives et génétiques de la filiation
est parfois perturbante à l’époque du gène
I

gènes dans la famille? triomphant. Peut-être saura-t-on un jour


L. Barnéoud, Procréation
assistée, Coll. Infoscopies,
Si les enfants sont encore conçus le plus intervenir de façon plus précise, efficace Belin, à paraître en 2013.
souvent naturellement au gré des rencon- et sûre en amont de la conception, pendant
S. M. Pudakalakattia et al.,
tres, des désirs et des hasards, les moyens ou en aval, pour procréer en transmettant NMR studies of preimplantation
mis à notre disposition pour devenir ses propres gènes en toutes circonstances, embryo metabolism in human
parents, comme notre regard sur la pro- à tous les âges de sa vie et quelle que soit assisted reproductive
techniques : a new biomarker
création, évoluent vite. Ces évolutions sa situation. Mais ne conviendrait-il pas de for assessment of embryo
résultent principalement de deux phéno- s’interroger sur la place si importante accor- implantation potential,
mènes : une connaissance de plus en plus dée à nos gènes dans ce que nous sommes NMR Biomed, doi :
précise des mécanismes présidant à la et dans nos liens avec les générations pas- 10.1002/nbm.2814, 2012.
conception des individus et une modifi- sées et futures? P. Jouannet (coord.), Assistance
cation du schéma familial. Les évolutions auxquelles nous som- médicale à la procréation,
Les possibilités d’intervenir médica- mes confrontés creusent l’écart entre le BEH, n°23-24, 2011.
lement dans la procréation créent un bou- rythme d’acquisition des connaissances L. Craven et al., Pronuclear
leversement majeur. Cependant, les progrès scientifiques et celui avec lequel les socié- transfer in human embryos to
réalisés jusqu’à présent sont encore modes- tés les intègrent. Dans ces conditions, il n’est prevent transmission of mito-
tes et les méthodes utilisées ont un coût éco- pas étonnant qu’elles suscitent trouble et chondrial DNA disease, Nature,
vol. 465, pp. 82-85, 2010.
nomique et humain trop élevé. Quand la perplexité – et il est plus que jamais néces-
procréation naturelle est impossible ou dan- saire de les accompagner d’une réflexion B. Jégou et al., La fertilité
gereuse pour la santé de la descendance, éthique, sociétale et politique sur la pro- est-elle en danger ?,
La Découverte, 2009.
le recours à des tiers, à leurs spermatozoï- création de demain. I

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Médecine [73


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prématurité, grand prématuré, très grand prématuré, syndrome de détresse respiratoire, leucomalacie périventriculaire, paralysie cérébrale, surfactant pulmonaire, glucocorticoïdes, nidcap, kangourou,

Médecine

Prématurité
Une nouvelle
génération d’enfants
Hugo Lagercrantz

On comprend mieux aujourd’hui le développement cérébral


du nouveau-né prématuré et les risques associés.
Les soins apportés en conséquence laissent entrevoir
une vie meilleure pour de tels enfants.

D epuis 60 ans, les progrès en néona-


tologie ont considérablement amé-
lioré l’avenir des enfants nés
prématurément. D’une part, peu de
champs de la médecine moderne ont
L’ E S S E N T I E L
I De plus en plus de bébés
prématurés survivent,
Un enfant est prématuré s’il naît avant
37 semaines de gestation, c’est-à-dire plus
de trois semaines trop tôt. Selon le dernier
rapport de l’Organisation mondiale de la
santé, rendu public en mai dernier, 15 mil-
autant diminué la mortalité dans un délai et la plupart suivent lions d’enfants prématurés naissent cha-
aussi court. Avant 1950, rares étaient les un cursus scolaire que année dans le monde, et l’incidence
nouveau-nés de moins de 1,5 kilogramme normal. de la prématurité augmente dans de nom-
qui survivaient. Aujourd’hui, plus de breux pays (voir l’encadré page 77).
I Toutefois, nombre
80 pour cent de ces enfants deviennent En Europe, 500 000 enfants naissent
de grands prématurés
adultes dans la plupart des pays à reve- prématurément chaque année, selon le
présentent un handicap
nus élevés. D’autre part, la plupart de ceux rapport 2009-2010 de la Fondation euro-
fonctionnel.
nés ces dernières années mènent une vie péenne pour les soins aux nouveau-nés
normale. Il existe cependant une contre- I En étudiant (EFCNI). Avec respectivement 6,2 pour cent
partie. Plus la prématurité est grande, plus leur développement de naissances prématurées en 2004 et
le risque de présenter un handicap fonc- cérébral, les médecins 6,6 pour cent en 2010 (d’après l’enquête
tionnel est important. À tel point que en néonatologie affinent nationale périnatale 2010), la Suède et la
certains pays, dont la France, ne réaniment leur prise en charge France font partie des pays européens où
© Tino Soriano/National Geographic Society/Corbis

en général pas les enfants nés avant en adaptant les soins elles sont le moins fréquentes. Aujourd’hui,
24 semaines de gestation (depuis la date aux périodes critiques neuf millions d’anciens prématurés vivent
des dernières règles). Les enfants préma- de leur développement. au sein de l’Union européenne.
turés ont aussi un risque plus élevé d’hy- Nombre de facteurs tels que les gros-
pertension et de diabète à l’âge adulte. I Certains proposent sesses précoces ou tardives, les maladies
Quelles sont les limites de la réanimation de définir l’émergence des reins, le stress, des infections, augmen-
néonatale et de la prise en charge de la très de la conscience comme tent le risque d’accoucher prématurément.
grande prématurité aujourd’hui ? Pour- limite de viabilité fœtale. L’inflammation locale liée à une infec-
rons-nous nous en affranchir un jour ? tion bactérienne des voies génitales

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u,

maternelles, notamment, déclencherait la


cascade d’événements biologiques condui-
sant à l’accouchement en entraînant loca-
lement la production de prostanoïdes, des
hormones qui provoquent la contraction
de l’utérus. Les naissances multiples, plus
fréquentes en cas d’assistance médicale à
la procréation, car en général plusieurs
ovocytes fécondés sont transférés dans
l’utérus, sont aussi plus souvent préma-
turées. Il existe aussi diverses causes de
prématurité induite : par exemple, la nais-
sance peut être provoquée quand le fœtus
présente un retard de croissance, signe que
l’environnement utérin n’est pas favora-
ble. Néanmoins, le mécanisme exact de
déclenchement prématuré de la naissance
demeure inconnu.

Des poumons
immatures
La prématurité n’est pas une maladie en
soi. Les difficultés sont liées au fait que
l’enfant prématuré n’est pas prêt à affron-
ter l’environnement extra-utérin. Durant
le troisième trimestre de gestation, les pou-
mons arrivent à maturation : les bronches,
alvéoles et les capillaires sanguins qui les
alimentent se développent, rendant la res-
piration possible. En outre, les alvéoles
se couvrent d’une couche de substance
tensioactive, le surfactant pulmonaire.
Constitué de lipides, de phospholipides
et de protéines, ce matériau sécrété en
continu dans la lumière alvéolaire par les
cellules de la paroi augmente la plasticité
des alvéoles : comme du savon, il diminue
la tension de surface des parois alvéolai-
res, ce qui rend possible l’aération des pou-
mons après la naissance.
C’est aussi durant ce dernier trimes-
tre que le fœtus accumule du glycogène
dans le foie, le cœur et d’autres organes,
qui lui fournira l’énergie nécessaire pour
survivre avant que l’alimentation au sein
se mette en place. L’intestin arrive à matu-
ration, rendant possible l’alimentation
orale. La couche de graisse dans la peau
s’épaissit et le tissu adipeux brun se forme
en abondance. Ce tissu joue un rôle pri-
mordial dans la régulation thermique du
nouveau-né, qui ne sait pas frissonner pour
produire de la chaleur.
Les glandes surrénales, des glandes
endocrines situées au-dessus des reins,
deviennent grosses par rapport à celles
d’un adulte et se mettent à produire des
glucocorticoïdes et des catécholamines,

Médecine [75
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100

80
Mortalité (en pour cent)

60
Poids iinférieur
à 1 000 grammess
40

© Reflekta/shutterstock.com
20
e
Poids compris entre 1 000 et 1 500 grammes
0
1961-1965 1971-1975 1981-1985 1991-1995 2001-2003
1966-1970 1976-1980 1986-1990 1996-2000
1. DEPUIS LES ANNÉES 1960, la mortalité des enfants prématu- entre 1 000 et 1 500 grammes) que parmi les très grands prématu-
rés a considérablement diminué dans les pays à revenus élevés, rés (poids inférieur à 1 000 grammes), comme le montrent les don-
tant parmi les grands prématurés (poids de naissance compris nées recueillies en Suède.

des hormones qui contrôlent les réactions tance du canal artériel et des dommages
au stress. Ces hormones aident l’enfant à cérébraux, sont de même moins répandues.
supporter le stress de la naissance et faci- À cause de l’immaturité de leur
litent l’adaptation néonatale. défense immunitaire, les enfants préma-
Avant les années 1990, la cause la plus turés sont aussi particulièrement sensibles
fréquente de décès chez les enfants pré- La prématurité aux infections, même par des bactéries
maturés était le syndrome de détresse res- inoffensives. La plupart des très grands
piratoire, dû à l’immaturité des poumons.
en France prématurés (nés avant 28 semaines de ges-
Les enfants présentant ce syndrome sont 55 000 enfants environ tation) sont traités avec plusieurs anti-
en tachypnée : leur respiration est rapide, sont nés prématurément biotiques pour limiter l’impact de ces
ce qui produit une ventilation accélérée et vivants en 2010. agents pathogènes.
des poumons et nécessite un apport crois-
sant en oxygène. Observés par radiogra- 10 000 enfants environ Des lésions
phie, les poumons présentent un aspect sont grands prématurés
neigeux caractéristique. Ces enfants ont chaque année. du cerveau
souvent un geignement expiratoire, dû à Les autres pathologies les plus graves liées
la fermeture des cordes vocales retenant
En 2003, il y a eu à la prématurité sont dues à l’immaturité
17 pour cent de naissances
l’air dans les poumons. du cerveau. En 1962, deux médecins,
prématurées en plus
Ce syndrome est souvent associé à des l’un français – Jeanne-Claudie Larroche –
qu’en 1995.
problèmes cardio-vasculaires, principale- et l’autre américain – Betty Banker – ont
ment une hypertension pulmonaire et la 73 pour cent décrit une lésion du cerveau particulière
persistance du canal artériel. Habituelle- des enfants nés observée chez certains enfants prématu-
ment, ce canal qui relie l’aorte et l’artère à 26 semaines de gestation rés : une atteinte de la substance blanche
pulmonaire durant la vie fœtale se ferme en 2003 ont survécu, périventriculaire, une région responsa-
à la naissance. Chez l’enfant prématuré contre 57 pour cent en 1997, ble de la propagation des informations
présentant un syndrome de détresse res- selon les enquêtes Mosaic dans le cerveau. On pensait alors que la
piratoire, il n’est pas rare qu’il soit resté et Epipage 1. lésion observée, nommée leucomalacie
ouvert à la naissance, entraînant une sur- périventriculaire, était due à une dimi-
charge de travail pour le cœur. La persis- 95 pour cent nution du flux de sang dans cette région
tance du canal artériel est aussi souvent des grands prématurés sont du cerveau. Aujourd’hui, les facteurs de
associée à des troubles intestinaux et à des scolarisés en classe risque les mieux identifiés sont l’infection
hémorragies cérébrales. ordinaire, selon l’enquête et l’inflammation.
Grâce à un traitement préventif à base Epipage 1. Ils bénéficient Certains enfants atteints ont des
de glucocorticoïdes, donné à la mère avant plus souvent d’aide éducative convulsions, mais il n’existe souvent pas
la naissance, et à l’instillation d’un surfac- que les enfants nés à terme. de manifestation clinique de la patholo-
tant synthétique dans les poumons de l’en- gie. Et si le bébé survit, il présente un ris-
fant peu après la naissance, le syndrome que accru de développer une paralysie
de détresse respiratoire aiguë est moins fré- cérébrale, c’est-à-dire une infirmité motrice
quent aujourd’hui qu’il y a 10 ou 20 ans. due à des lésions survenues durant la
Les maladies associées, telles que la persis- période périnatale. La leucomalacie per-

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turbe souvent la capsule interne, un inter- de l’attention avec hyperactivité et de respiratoires en accélérant le rythme car-
médiaire entre le cortex moteur et certains troubles du spectre autistique. Ils ont en diaque et en provoquant une vasodilata-
nerfs périphériques, tels ceux des jam- outre un risque plus important de dévelop- tion), a aussi des effets bénéfiques sur son
bes. C’est pourquoi la diplégie spastique per des troubles du comportement ali- développement neurologique. Ces effets
ou paralysie des jambes est la forme la plus mentaire, une schizophrénie ou une seraient liés à l’augmentation de l’activité
commune de paralysie cérébrale chez les dépression. Toutefois, même si plusieurs nerveuse que provoque la caféine. Depuis
très grands prématurés. reportages dans les médias ont alarmé la une trentaine d’années aussi, les médecins
Des variations soudaines de la pression population sur l’augmentation des ris- cherchent à recréer, autour du nouveau-né
sanguine peuvent aussi entraîner des dom- ques de troubles neuropsychiatriques liée prématuré, un environnement plus pro-
mages neuronaux. Une pression sanguine à la grande prématurité, la plupart des che des conditions in utero, afin de le pro-
trop élevée peut déclencher une hémorra- enfants prématurés nés après 24 semaines téger du stress, du bruit et des lumières
gie cérébrale, en particulier dans les ven- de gestation ont un développement quasi fortes. Ces soins de développement ont un
tricules, et conduire là encore à une paralysie normal et vont à l’école. Leurs performan- effet bénéfique sur le bien-être des enfants
cérébrale ou à une hydrocéphalie. Ainsi, il ces scolaires ne sont peut-être pas aussi bon- et ont été associés à une amélioration de
est primordial de contrôler la pression san- nes que celles d’un enfant né à terme, mais leur état de santé (voir l’encadré page 79).
guine et ce d’autant plus que chez les enfants ils semblent heureux de leur vie. Et même Les soins se poursuivent aussi durant
prématurés, la capacité d’autorégulation si le risque de trouble du spectre autisti- les premières années de l’enfant. Dès la
du flux sanguin cérébral est limitée. que peut être quatre fois supérieur chez vie intra-utérine et pendant les premières
les très grands prématurés, cela ne concerne années de vie, l’influence de l’environne-
pas plus de 2 enfants prématurés sur 1000 ment est cruciale sur le développement.
Un QI proportionnel (contre 1 sur 2000 parmi les enfants nés à C’est particulièrement le cas pour certai-
à l’âge gestationnel terme). En d’autres termes, 998 ne dévelop- nes périodes dites critiques, au cours du
Grâce aux progrès de la prise en charge pent aucun trait autistique. dernier trimestre de gestation et des trois
des nouveau-nés prématurés, les cas de Surtout, les enfants prématurés premières années de l’enfant. L’étude de
leucomalacie périventriculaire et d’hémor- aujourd’hui adultes et qui souffrent de ces périodes critiques chez l’animal sug-
ragie intraventriculaire sont plus rares divers problèmes psychosociaux sont nés gère que les mécanismes en jeu sont de
aujourd’hui. Néanmoins, même si les avant que des soins néonataux plus adap- nature épigénétique, c’est-à-dire que les
enfants ne présentent pas ces pathologies, tés aux spécificités des enfants prématu- conditions environnementales modifient
leur développement cérébral peut être per- rés aient été mis en place. Par exemple, l’expression des gènes sans pour autant
turbé. Au cours de sa maturation, le cer- récemment, il a été montré que la caféine, changer leur séquence. Ainsi, en 2004,
veau présente une activité spontanée d’une administrée au nouveau-né pour prévenir Michael Meaney et Moshe Szyl, de l’Uni-
grande importance pour le raccorde- l’apnée (elle améliore les échanges gazeux versité McGill, à Montréal au Canada, ont
ment des circuits neuronaux. Dans les
années 1980, la neurobiologiste américaine
Carla Shatz a montré que « les neurones
La prématurité dans le monde
qui s’activent mutuellement se raccordent, gestation survivent dans les pays
contrairement à ceux qui ne s’activent pas». S i la mortalité des enfants pré-
maturés baisse dans les pays
à revenus élevés, la situation est
à revenus élevés,la moitié des bé-
bés nés à la 32e semaine meurent
les infections (paludisme,sida) et
une proportion élevée de gros-
sesses chez les adolescentes.Des
Chez l’animal, si l’activité spontanée est
bloquée par une toxine, le développement tout autre dans les pays à fai- dans les pays à faibles revenus. mesures simples et peu coûteu-
du cerveau est perturbé. En outre, la pré- bles revenus.Selon le dernier rap- Or ces pays sont aussi ceux ses permettraient d’éviter plus
maturité semble retarder la myélinisation port de l’Organisation mondiale qui comptent le plus de naissan- de 75 pour cent des décès de pré-
des nerfs, c’est-à-dire leur enrobage dans de la santé, sur les 15 millions ces prématurées:plus de 60 pour maturés: injection de glucocorti-
une gaine lipidique. La myélinisation aug- d’enfants qui naissent prématu- cent surviennent en Asie du Sud coïdes aux mères qui ont des
mente de plus de 100 fois la conduction rément chaque année dans le et en Afrique subsaharienne,avec contractions prématurées pour
monde, 1,1 million meurent au respectivement 13,3 et 12,3 pour faciliter le développement pulmo-
nerveuse. Chez des enfants très grands
cours des premiers jours de leur cent de naissances prématurées naire du fœtus,méthode kangou-
prématurés, un déficit de myélinisation
vie et, alors que la moitié des en 2010. Dans ces pays, les prin- rou (peau à peau) à la naissance,
vers l’âge de 11 ans a été corrélé à un déve-
bébés nés à la 24e semaine de cipales causes de prématurité sont antibiotiques, prévention…
loppement cognitif altéré.
De fait, plusieurs troubles neuropsy-
chologiques ont été décrits chez les très
grands prématurés. Selon deux études
épidémiologiques, l’une réalisée en Alle-
magne, l’autre en Angleterre, le quotient
intellectuel (QI) moyen est proportionnel à
© OMS, Born too soon, 2012

l’âge gestationnel pour les enfants nés avant


⬍10%
32 semaines de gestation, c’est-à-dire huit 10 à ⬍15%
semaines trop tôt (voir la figure 2). ⱖ15%
Ces enfants présentent aussi un risque Non disponible
Sans objet TAUX DE NAISSANCES PRÉMATURÉES EN 2010
plus élevé de souffrir du trouble de déficit

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Médecine [77


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120 années. D’autre part, l’exclusion d’en-


fants handicapés rappelle, pour beau-
Score au test d’intelligence K-ABC

Reproduit avec l’aimable autorisation de D. Wolke et N. Marlow


110
917 100 coup, les sombres périodes de l’histoire
252 414 415 marquées par l’eugénisme.
100 103 460
67 397 348 289 En France, des recommandations de la
23 162
90 92 Fédération nationale des pédiatres néona-
24 144 tologistes ont été publiées en 2001, après un
80 enfants 39 long travail de réflexion entamé en 1986.
27 Elles prévoyaient l’absence de réanimation
70 73 avant 22 semaines de gestation et la possi-
60 Étude bavaroise bilité de recourir à un arrêt de vie des enfants
Étude EPICure prématurés présentant de graves lésions
50 cérébrales ou des maladies génétiques. Des
22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42
propositions plus récentes prévoient que la
Âge gestationnel (en semaines)
situation des enfants nés entre 23 et 25 semai-
2. AU-DESSOUS DE 32 SEMAINES DE GESTATION, le quotient intellectuel est proportionnel à nes soit examinée au cas par cas avec les
l’âge gestationnel, selon deux études épidémiologiques, l’une réalisée en Allemagne sur une popu-
lation d’enfants prématurés nés en 1985-1986 et suivis jusqu’à l’âge de cinq ans (étude bava- parents et que tous les enfants nés à partir
roise), l’autre réalisée en Angleterre sur une population d’enfants nés en 1995 et suivis jusqu’à de 26 semaines soient réanimés. Des codes
l’âge de six ans (étude EPICure). éthiques similaires ont été établis aux Pays-
Bas, en Belgique et en Suisse. La Suède, en
revanche, refuse cette limitation. En 2009,
montré que la stimulation de souriceaux I L’AUTEUR un anesthésiste pédiatrique de Stockholm
pendant les premiers jours (en les don- a été arrêté et mis en garde à vue pendant
nant à une souris qui lèche beaucoup ses Hugo une semaine, accusé d’avoir euthanasié par
petits, alors que leur mère ne les léchait pas) LAGERCRANTZ surdose de sédatif un très grand prématuré
est pédiatre
augmente leur résistance au stress et leurs de l’Unité atteint de graves lésions cérébrales.
capacités cognitives. de recherche
néonatale
Des programmes d’intervention pré-
coce sont mis en place pour stimuler les
de l’Institut Karolinska, Quelle limite
enfants prématurés durant ces fenêtres
au sein de l’Hôpital pour enfants
Astrid Lindgren de Stockholm,
de viabilité ?
temporelles, tels que la visite régulière à en Suède. En Grande-Bretagne, le Conseil de bioé-
la maison d’une assistante sociale ou d’une thique de Nuffield a statué que la vie
puéricultrice qui enseignerait à l’enfant humaine doit être préservée indépendam-
diverses compétences et l’aiderait à déve- ment de l’âge gestationnel, tant que le nou-
lopper son langage. Ce type de programme veau-né « a la capacité de respirer soit
s’est révélé particulièrement efficace dans I BIBLIOGRAPHIE indépendamment, soit avec une assistance
le cas d’enfants prématurés nés dans un respiratoire ». Néanmoins, lorsque l’en-
milieu socio-économique défavorisé. Born too soon, OMS, fant est né entre 23 et 24 semaines de
www.who.int, 2012.
Même si la plupart des enfants pré- gestation révolues, les parents ont le
maturés se développent presque nor- L’enquête nationale droit de choisir qu’il soit réanimé et placé
malement et semblent avoir la même périnatale 2010 : en soins intensifs.
les naissances en 2010
qualité de vie que les enfants nés à terme, et leur évolution depuis 2003, Toutefois, dans un avenir proche, le
la question de l’interruption du traite- Rapport INSERM-DREES-DGS, choix de l’apparition de la respiration, même
ment des enfants les plus prématurés se DREES, 2011. assistée, comme limite de viabilité pour-
pose. La limite de viabilité officielle arrê- Too little, too late ?, EFCNI, rait se révéler douteux. Les enfants nés avant
tée par l’Organisation mondiale de la EU Benchmarking report 23 semaines de gestation pourraient être
santé est de 22 semaines de gestation. Les 2009-2010. maintenus en vie à l’aide d’une ventila-
enfants nés plus tôt n’ont pas de surfac- tion liquide des poumons. De même, des
P.-Y. Ancel et al., Devenir
tant pulmonaire et leur membrane alvéo- à l’âge scolaire des enfants fœtus extraits de l’utérus maternel survi-
laire, trop épaisse, ne permet pas les grands prématurés. Résultats vront peut-être grâce à une oxygénation
échanges gazeux. Toutefois, la volonté est de l’étude Épipage, BEM, extérieure de leur sang, au moyen d’un pla-
vol. 16-17, pp. 198-200, 2010.
grande de sauver la vie de tous les enfants, centa artificiel. Utiliser la respiration comme
quel que soit leur pronostic de vie. Plu- H. Lagercrantz, Le cerveau de seul critère de viabilité sera alors peut-être
sieurs arguments justifient cette attitude. l’enfant, Odile Jacob, 2008. aussi obsolète que définir la mort selon le
D’une part, nombre de très grands pré- seul critère d’un arrêt cardiaque définitif.
H. Lagercrantz et J.-P. Changeux,
maturés ont été particulièrement désirés : The emergence of human Une autre limite de viabilité a été
ils sont souvent le fruit d’une longue consciousness : From fetal proposée par Michael Gazzaniga, prési-
période de tentatives de procréation médi- to neonatal life, Pediatric Res., dent du Conseil américain de bioéthique
vol. 65, pp. 255-260, 2009.
calement assistée, qui a pu durer plusieurs dans les années 2000, et par Jean-Pierre

78] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Changeux, neurobiologiste de l’Institut Tant William James, fondateur de la psy- maintien et de partage des données. Cette
Pasteur, alors président du Conseil consul- chologie en Amérique à la fin du XIXe siè- région cérébrale, aussi nommée espace de
tatif national d’éthique. Un fœtus ou un cle, que Sigmund Freud en Autriche travail neuronal global, regroupe les
enfant prématuré pourraient être déclarés voyaient les nouveau-nés comme des êtres régions centrales – formation réticulaire
viables dès que leur cerveau serait suffi- inconscients par essence, car non et thalamus – à partir desquelles des neu-
samment développé pour manifester un conscients d’eux-mêmes ou du monde rones se projettent vers le cortex céré-
état de conscience minimal. Toutefois, cette extérieur. Aujourd’hui, on sait que le nou- bral. Cette activité pourrait correspondre
définition soulève une nouvelle question : veau-né perçoit son corps et est capable au flux de conscience de l’enfant.
comment définir la conscience ? de se différencier d’autrui. Il est aussi, Il est difficile de se persuader que le
De façon simple, on peut la décrire jusqu’à un certain degré, conscient du fœtus est conscient, car il dort la plupart du
comme une perception sensorielle de son monde extérieur et manifeste une forme temps, vit avec un faible apport en oxygène
corps, de soi et du monde. Mais selon le de mémoire. De plus, nous avons mon- (in utero, la quantité d’oxygène absorbée
philosophe Henri Bergson, la conscience tré par imagerie cérébrale (voir l’encadré équivaut à celle que l’on respire au som-
humaine implique aussi de «retenir ce qui page 80) qu’il existe, dans le cerveau du met de l’Everest) et est maintenu sous séda-
n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est nouveau-né, une activité spontanée au tion par diverses neurohormones. Mais un
pas encore » (L’énergie spirituelle, 1919). sein de l’espace interne de synthèse, de très grand prématuré peut être plus

L E S S O I N S D E D É V E L O P P E M E N T : Ê T R E À L’ É C O U T E D E L’ E N F A N T
epuis les années 1980,l’idée que mature est encore incapable de fil- tent son rythme cardiaque, ou par- (température, pression, oxygénation,
D des soins individualisés favori-
seraient le développement des enfants
trer ces stimulus. Depuis, les soins
de développement visent,d’une part,
fois même provoquent une apnée
qui peut entraîner changement de
rythme cardiaque) sont par ailleurs
enregistrées en permanence.
prématurés,mise en œuvre aux États- à placer l’enfant au centre de l’or- couleur et désaturation du sang en Enfin et surtout, les parents
Unis sous le nom de programme néo- ganisation et, d’autre part, à impli- oxygène. Si l’enfant se tortille, pleure sont présents le plus possible,de jour
natal individualisé d’évaluation et de quer les parents au maximum en les souvent et a du mal à respirer, peut- comme de nuit, et sont acteurs des
soutien au développement (NIDCAP), intégrant à la vie de leur enfant au être est-ce parce que sa posture est soins : ils apprennent à reconnaître
a été reprise dans plusieurs pays, sein du service. mauvaise et qu’il cherche des ap- les signes comportementaux de leur
notamment la Suède, l’Angleterre et Dès la naissance, puis réguliè- puis, ou que les soins perturbent son enfant, ils aident à changer sa cou-
la Belgique.En France,où il a été intro- rement, l’équipe médicale effectue sommeil, par exemple. che ou le dispositif de respiration ins-
duit en 1998 par Jacques Sizun au une observation de l’enfant très Jour après jour, l’environnement tallé autour de son nez,ils participent
CHU de Brest, ce programme est dés- attentive et sur des points précis afin de l’enfant est adapté à tous ces à sa toilette et à son alimentation,
ormais implanté dans plus d’une de décrypter son comportement, ses signes, et les soins calés au mieux et portent leur enfant en peau à peau
dizaine de services de néonatologie, réactions au stress provoqué par son sur les rythmes de l’enfant. À l’aide le plus souvent possible, sur de lon-
qui poursuivent en parallèle des nouvel environnement et les capa- d’une couverture enveloppant la gues périodes (plus d’une heure).
recherches sur cette thématique. cités qu’il développe peu à peu pour couveuse, il est maintenu dans une Quel que soit le débat concer-
Tout a commencé en 1982, le réguler. Elle met alors en place des pénombre proche de la luminosité nant l’impact de ces soins sur le
quand Heidelise Als, psychologue de mesures pour soutenir son dévelop- intra-utérine, puis peu à peu accli- développement neurologique, nous
l’Hôpital pour enfants de Boston, pement tout en limitant les nui- maté aux cycles jour/nuit. Dans l’en- ne reviendrons pas en arrière, car
aux États-Unis, a émis l’hypothèse sances et en évitant la surenchère tourage de l’enfant, on limite au une chose est sûre : cette stratégie
que les agressions subies par l’en- des traitements. maximum les bruits (machines, per- diminue considérablement le stress
fant prématuré en réanimation Les réactions de l’enfant sont sonnes). La posture de l’enfant dans tant des enfants que des parents.
– douleur, lumière, bruit, manipu- multiples : la lumière le réveille ou la couveuse ou lors des manipula- Maliha Badr
lations, séparation de la mère… – l’empêche de trouver le sommeil; les tions est aussi étudiée afin de dé- pédiatre néonatologue
pouvaient perturber son développe- bruits le font sursauter, trembler ou terminer celles qui le perturbent le du Service de néonatologie
ment, car son système nerveux im- se tortiller, ils le réveillent, augmen- moins. Les données physiologiques du CHU de Montpellier

LES ENFANTS PRÉMATURÉS ON ADAPTE la posture de l’enfant


sont maintenus dans la pénombre en fonction de ses réactions,
grâce à une couverture posée par exemple en lui permettant
sur la couveuse. de porter sa main
à sa bouche.
Ann-Sof Ingman
Ann-Sof Ingman

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Médecine [79


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L A CONS CIE NC E DE S GR A N DS PR É M AT U R É S
partir de quand un enfant prématuré est-il conscient ? Des méde- vité des cinq réseaux, un par ligne). Les enfants ont été observés à un
À cins tentent de répondre à cette question en analysant l’activité
cérébrale des enfants prématurés, d’une part, à l’aide de l’imagerie par
âge équivalent à celui de la naissance à terme.
À Helsinki en Finlande, des neuroscientifiques ont montré en 2005,
résonance magnétique (a), d’autre part, en mesurant par électroencé- en comparant les électroencéphalogrammes d’enfants très grands pré-
phalographie les potentiels électriques émis par le cortex. maturés, prématurés moyens et nés à terme, que les proportions d’activité
À l’Institut Karolinska à Stokholm en Suède, Peter Fransson et son spontanée et d’activité corticale varient en fonction de l’âge gestationnel.
équipe ont ainsi observé en 2007, en scannant le cerveau de 12 en- Cela refléterait le fait que plus l’enfant est prématuré,moins les connexions
fants très grands prématurés endormis, cinq réseaux d’activité céré- entre le thalamus et le cortex (b) sont nombreuses (c). L’activité sponta-
brale spontanée dans diverses régions du cortex cérébral (en a, l’acti- née apparaîtrait quant à elle vers la 24e semaine de gestation.

a b CHEZ L’ADULTE, le cortex est relié


au thalamus. Des neurones thalamiques

Raphaël Queruel (b) ; d’après Vanhatab et Kaila, Sem. in Fetal & Neonat. Med., vol. 11, pp. 471-478, 2006 (C)
se projettent vers le cortex, où
ils établissent des contacts synaptiques
avec des neurones corticaux (b).
Plus un enfant est prématuré,
moins ces connexions
Cortex

sont nombreuses (c).


c Neurone du cortex
Fransson et al., PNAS, vol. 104, pp. 15531-15536, 2007

Très grand prématuré

Prématuré moyen

Enfant né à terme
Neurone
du cortex

Thalamus
Neurones
thalamiques

conscient qu’un fœtus d’âge gestationnel tion, c’est-à-dire avant que les connexions rompre les soins intensifs aux enfants qui
correspondant. Le cortex cérébral d’enfants entre le thalamus et le cortex soient établies. n’ont jamais été conscients et dont le cor-
nés dès la 25e semaine de gestation réagit Autour de la 23e semaine, les neurones pro- tex cérébral est si endommagé (cela peut se
à des stimulations sensorielles ou doulou- jetés par le thalamus vers le cortex imma- voir par imagerie par résonance magnéti-
reuses. Le cortex cingulaire antérieur, impli- ture semblent «attendre» avant de croître que) que l’on ne peut espérer mieux que
qué dans le ressenti de la douleur, et d’autres jusqu’à la plaque corticale. Puis, peu à peu, l’apparition d’une conscience rudimentaire.
aires de l’espace de travail neuronal glo- les connexions se font et des potentiels élec- La survie et la qualité de vie des enfants
bal sont aussi activés – un autre indice sug- triques apparaissent sur les électroencépha- prématurés sont les premiers objectifs des
gérant que les enfants prématurés sont logrammes. Il n’est pas certain que ces recherches sur leur prise en charge. La
sensibles à la douleur. De plus, éveillés connexions s’établissent aussi bien hors de meilleure connaissance du développement
dès la 26e semaine, ils semblent fixer le l’utérus : les rares enfants nés avant cérébral, en particulier grâce à l’amélio-
regard plus longtemps sur les visages 23 semaines de gestation et ayant survécu ration des techniques de neuro-image-
humains qu’ailleurs. Enfin, ils manifestent présentent des troubles neuropsychiatri- rie, notamment l’imagerie par résonance
un comportement d’évitement, par exem- ques et un retard mental. magnétique fonctionnelle et la magnétoen-
ple en réaction à un bruit, ce qui suggère céphalographie, devrait aider à ajuster les
qu’ils sont conscients d’eux-mêmes.
L’étude du comportement de très
La conscience traitements. Les programmes de soin de
développement devraient aussi favoriser
grands prématurés pris en charge dans le comme critère ? les connexions neuronales et l’organisa-
cadre des soins de développement a fini de Comme on l’a vu, l’émergence de la tion des circuits neuronaux de l’enfant,
convaincre les médecins: ces enfants sont conscience pourrait déterminer une limite en particulier lors des périodes critiques
des personnes conscientes qui requièrent de viabilité. Dans nombre de pays, l’inter- de son développement. On connaît déjà
le même respect que les patients adultes. ruption de grossesse est légale jusqu’à des médicaments qui allongent ces fenê-
Néanmoins, d’un point de vue neuroana- 22 à 24 semaines de gestation, avant que tres temporelles et, par là-même, les pha-
tomique, il est difficile de croire qu’un enfant le fœtus puisse être conscient. Partout, il ses durant lesquelles ces soins sont les
est conscient avant 24 semaines de gesta- devrait être autorisé de refuser ou d’inter- plus bénéfiques. I

80] Médecine © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


L’Institut Langevin « Ondes et Images »
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Biologie cellulaire

Laure Coulombel

Les cellules souches, qui ont la capacité de donner


naissance à plusieurs types de cellules, portent
de nombreux espoirs thérapeutiques. Certains semblent
réalistes, d’autres hors de portée... du moins pour l’instant.

Q uand on sectionne les tentacules de


l’hydre, ils repoussent. Quand on
coupe ce petit animal en deux, il
se transforme en deux hydres. La queue
du lézard ou les pinces des homards réap-
nératrice tarde-t-il à se concrétiser, som-
mes-nous prêts à assumer les risques
– médicaux et économiques – de ces
approches médicales inédites ? Avant
d’aborder ces questions, nous allons rap-
sus) ou encore des cellules souches repro-
grammées à partir de cellules différenciées.

Une cellule
paraissent. On pourrait aussi citer la peler ici les propriétés des différents types toute puissante
salamandre ou encore la plupart des végé- de cellules souches, leur potentiel théra- Soulignons que toutes ces cellules souches
taux capables de régénérer un organe, voire peutique, les difficultés éthiques que pose ont leurs caractéristiques propres, et que
un individu entier, à partir de seulement leur utilisation. cette diversité est le meilleur garant des
quelques cellules différenciées. Malheu- Qu’est-ce qu’une cellule souche? C’est progrès des recherches fondamentales
reusement, l’homme adulte n’a pas ce une cellule qui donne naissance, après de d’aujourd’hui, et du succès des approches
talent, et se contente de réparer, souvent très nombreuses divisions, à un ou plu- de la médecine régénératrice de demain.
mal, ses tissus lésés ou vieillissants. Les sieurs types de cellules différenciées. Chez l’adulte, les cellules différenciées
« cellula madre » – les cellules mères ou Quand elles engendrent plusieurs types composent l’essentiel des tissus et en assu-
souches – suscitent aujourd’hui beaucoup cellulaires, on les qualifie de multipoten- rent le fonctionnement (globules rouges,
de fascination, mais aussi de confusion tes ou de pluripotentes, selon l’étendue de cellules du foie ou du cœur, neurones, etc.).
et de débats. C’est qu’on leur prête sinon leur potentiel. Souvent, elles s’autorenou- Mais elles sont généralement incapables
ce pouvoir de régénération, du moins un vellent, c’est-à-dire qu’elles donnent elles- de se diviser, de sorte qu’on constate une
potentiel de réparation (dont la réalité n’est mêmes naissance à de nouvelles cellules perte cellulaire soit physiologique – quand
pas toujours démontrée), mais aussi que, souches, constituant un réservoir cellulaire l’individu vieillit –, soit accidentelle – à
sous ce terme unique de cellule souche, sans fin. Mais cette définition s’applique la suite d’une lésion. La restauration du
se cache une multitude de cellules distinc- à des entités aussi différentes que des cel- réservoir fonctionnel de chaque type cel-
tes et dont les capacités sont variées. lules souches embryonnaires, des cellu- lulaire devrait être assurée par les cellu-
Pourquoi tant de cellules souches, les souches hématopoïétiques (qui donnent les souches et leurs descendantes directes,
comment aborder les problèmes éthiques naissance aux cellules sanguines) adultes, les cellules progénitrices. C’est le cas des
liés à l’obtention de certaines d’entre elles, des cellules souches mésenchymateuses cellules souches hématopoïétiques, pré-
pourquoi cet objectif de médecine régé- (des cellules présentes dans tous les tis- sentes dans la moelle osseuse, qui recons-

82] Biologie cellulaire © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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torécepteurs qui meurent ne sont-ils pas


remplacés par de nouvelles cellules qui
seraient produites in situ? Avant tout parce
que, chez l’homme adulte, ces organes
ne contiennent plus de cellules souches
fonctionnelles. Si les cellules souches de
ces tissus sont actives chez le fœtus et le
nouveau-né, périodes durant lesquelles
la taille des organes s’accroît notablement,
ce n’est plus le cas dans les tissus adul-
tes : la capacité régénératrice des cellules
souches décroît avec l’âge.
On pouvait donc penser que des cel-
lules souches ou progénitrices fœtales
auraient un pouvoir de réparation supé-
rieur à celui des cellules souches adul-
tes. Quelques équipes ont tenté de greffer
des cellules issues de cerveau fœtal à
des patients atteints de la maladie de Par-
kinson, dont les neurones ne produisent
plus de dopamine, un neurotransmetteur
essentiel, entre autres, à la coordination
motrice, ou de la maladie de Huntington,
une maladie héréditaire grave. Dans ces
deux maladies, le déficit, localisé dans une
région précise du cerveau, est bien défini,
ce qui est un prérequis pour le succès
d’une telle démarche.
Les cellules greffées étaient issues de
fœtus provenant d’interruptions volontai-
res de grossesse, ce qui, d’une part, sou-
lève des questions éthiques, et, d’autre
tituent en permanence les cellules sangui- part, ne représente qu’une source limitée
nes dont la durée de vie est brève ; c’est de cellules. La seule source de cellules sou-
pourquoi elles sont utilisées depuis plus ches fœtales abondante, facilement acces-
de 30 ans pour lutter contre certaines mala- L’ E S S E N T I E L sible et qui pose peu de questions éthiques,
dies du sang et du système immunitaire. est le sang de cordon ombilical. Toute-
I Il existe de nombreux
Mais les cellules souches hématopoïéti- fois, le sang de cordon contient avant
types de cellules souches.
ques sont uniques : elles sont facilement tout des cellules souches hématopoïéti-
Certaines sont capables
accessibles chez le donneur, et après avoir ques, et n’est utilisé en transplantation
de donner naissance à
été greffées (injectées par voie intravei- de routine que dans des indications héma-
tous les types de cellules.
neuse), elles se réimplantent spontanément tologiques ou immunologiques. En France,
dans la moelle osseuse du receveur. I Chez l’adulte, les cellules pour ces indications, le sang issu de ces
Ensuite, elles se différencient correctement, souches ne sont pas cordons est conservé dans des établisse-
redonnant tous les types de cellules san- toujours assez efficaces ments autorisés. Il contient également des
guines. Toutefois, si ce scénario est effec- pour réparer un tissu. cellules souches mésenchymateuses dont
tivement à l’œuvre avec les cellules souches l’intérêt thérapeutique est en cours d’éva-
hématopoïétiques et les cellules souches I Des méthodes luation (nous y reviendrons).
de certains tissus (peau, intestins), c’est de reprogrammation Les cellules souches fœtales sont,
loin d’être la règle. permettent de créer comme les cellules souches adultes, pré-
Ce n’est malheureusement pas le cas de nouvelles cellules sentes dans les tissus et déjà engagées dans
David Scharf/Science Faction/Corbis

dans le cerveau, le cœur, la rétine, tissus souches qui pourraient une voie de différenciation cellulaire: elles
et organes vitaux dont on ne sait pas tou- améliorer les capacités sont multipotentes, mais ont perdu la plu-
jours compenser les dysfonctionnements de réparation ou ripotence. Seuls deux types de cellules sont
par des médicaments. Pourquoi lors d’un de régénération pluripotents: les cellules souches embryon-
accident vasculaire cérébral, d’un infarc- des tissus endommagés. naires et les cellules reprogrammées. Les
tus du myocarde ou d’une dégénérescence premières, CSE h (pour cellule souche
maculaire de la rétine, les neurones, les embryonnaire humaine), sont issues d’un
cellules musculaires cardiaques ou les pho- embryon ; les secondes, iPS pour induced

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pluripotent stem cells (cellules souches ver des lignées de cellules souches
I L’AUTEUR pluripotentes induites), sont obtenues par embryonnaires pluripotentes à partir
Laure reprogrammation de cellules différenciées des quelques cellules (20 à 50) qui compo-
COULOMBEL, adultes ou fœtales. sent le bouton embryonnaire (ou masse
directrice
de recherche Examinons d’abord les cellules sou- interne) d’un embryon au stade blasto-
INSERM, est ches embryonnaires humaines. L’embryo- cyste avant son implantation dans la paroi
rédactrice genèse façonne, à partir de l’œuf fécondé utérine, au 5e jour de développement chez
en chef adjointe ou zygote, l’ensemble des tissus fonction- l’homme. Lorsqu’elles sont prélevées et
de la revue médecine/sciences.
nels constituant un individu viable. L’œuf placées dans des conditions de culture
fécondé est une cellule souche totipotente: aujourd’hui bien définies, ces cellules
le terme de totipotence désignant la capa- acquièrent la capacité de se diviser indé-
cité de former un individu entier. Les cel- finiment (ce qui assure une production illi-
lules issues des toutes premières divisions mitée de cellules) tout en gardant leur
du zygote n’ont pas encore acquis d’iden- potentiel pluripotent.
tité tissulaire, et sont encore capables de se Mais l’expérimentateur peut aussi
différencier en presque tous les tissus de exploiter cette pluripotence et déclen-
l’organisme : elles sont pluripotentes. cher dans ces cellules un processus de dif-
Période fugace, car les cellules de cet férenciation en l’un des multiples tissus.
embryon vont très rapidement (avant le On y parvient en modifiant les ingrédients
10e jour) perdre cette pluripotence. Sous du milieu de culture. Comme nous l’avons
l’influence de signaux inducteurs, leur évoqué, chez le fœtus et a fortiori chez l’en-
potentiel va se restreindre progressivement fant et l’adulte, il n’y a plus de cellules sou-
à un « feuillet » à l’origine d’un groupe de ches pluripotentes, mais il reste dans
tissus, puis ensuite, dans ce groupe, à un chaque tissu un petit contingent de cellu-
seul tissu (foie, cœur, pancréas, etc.). Rap- les souches spécialisées multipotentes.
pelons qu’il existe trois feuillets, nommés Chez l’homme, l’obtention de lignées de
ectoderme, endoderme et mésoderme. cellules souches embryonnaires n’a pu se
Or on sait depuis les années 1980 faire qu’après le développement des pro-
chez la souris, et 1998 chez l’homme, déri- cédures de fécondation in vitro, FIV, puis-

U n e m u l titu d e d e c e l l u l es s o u c h es
Les cellules souches ont de nombreuses origines. Pour cette raison, elles ont des propriétés biologiques différentes et, par conséquent,
des potentiels thérapeutiques divers. Elles sont plus ou moins faciles à obtenir et certaines soulèvent des difficultés éthiques.

Type de cellules Source Propriétés Potentiel thérapeutique


• Cellules souches • Embryons • Cellules souches pluripotentes • Essais cliniques en cours :
embryonnaires surnuméraires issus • Capables de donner naissance traumatisme de la moelle épinière,
d’une fécondation à tous les types de cellules maladies rétiniennes
in vitro • Capables de proliférer de façon illimitée
• Cellules souches • Fœtus issus • Cellules multipotentes déjà • Cellules souches neurales :
fœtales d’une interruption en partie différenciées essais cliniques en cours dans
volontaire de grossesse • Ne donnent que certains types de cellules certaines maladies neurologiques
• Cellules de sang • Sang de cordons • Les cellules multipotentes du sang • Utilisées couramment pour
de cordon ombilicaux prélevés de cordon sont surtout des cellules souches traiter des maladies du sang
à la naissance hématopoïétiques et des cellules souches • Essais cliniques avec les cellules
mésenchymateuses souches mésenchymateuses
• Cellules souches • Cellules extraites • Cellules multipotentes déjà • Cellules souches mésenchymateuses :
adultes des tissus adultes, en partie différenciées essais cliniques en cours pour tester l’effet
par exemple la moelle immunomodulateur et anti-inflammatoire
osseuse, la peau, • Cellules souches hématopoïétiques :
le tissu adipeux, indications hématologiques, immunologiques
les intestins • Cellules souches épidermiques : brûlures graves
• Cellules souches • Cellules issues • Cellules souches pluripotentes • Pas d’utilisations thérapeutiques
pluripotentes de la reprogrammation • Capables de proliférer de façon illimitée aujourd’hui
induites de cellules adultes
différenciées

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que les cellules souches embryonnaires in vitro, à un grand nombre de myoblas-


humaines ne peuvent être prélevées que tes (précurseurs des cellules musculaires).
sur des embryons à un stade très précoce, Mais quand ces myoblastes sont trans-
pendant une fenêtre de temps très étroite. plantés dans des modèles animaux de
Les embryons utilisés pour ces recher- maladies musculaires généralisées, ils sur-
ches sont des embryons surnuméraires vivent mal ou sont incapables de migrer
congelés après une procédure de féconda- efficacement dans le muscle pour le colo-
tion in vitro réalisée dans le cadre d’un pro- niser et le réparer.
jet parental. Ceux qui ne font plus l’objet La découverte du rôle capital du micro-
d’un tel projet peuvent être donnés à la environnement local – la « niche » – dans
recherche après consentement du couple le comportement des cellules souches a
dans les termes définis par les lois de bioé- été un progrès notable. Toute approche
thique. La dissection et la culture des cel- thérapeutique utilisant des cellules sou-
lules du bouton embryonnaire entraînent ches devra prendre en compte non plus
la destruction de cet embryon, destruction les cellules isolées, mais les interactions
qui est la source du débat éthique suscité Les cellules souches de la cellule et de son milieu, c’est-à-dire
par les recherches sur les cellules sou- attirent les prix Nobel du couple cellule souche-niche. Il ne ser-
ches embryonnaires humaines. Rappelons vira à rien de disposer de cellules sou-
qu’en France, la recherche sur l’embryon 2012 ches performantes si la niche tissulaire qui
et les cellules souches embryonnaires est John Gurdon et Shinya Yamanaka, les accueille est défaillante. Or le vieillis-
régie par les lois de bioéthique de 2004, pour avoir découvert que sement de cet environnement contribue
qui ont été révisées en 2011. La recherche des cellules matures peuvent probablement au dysfonctionnement
sur l’embryon et les cellules souches être reprogrammées pour devenir des cellules souches âgées, paramètre que
embryonnaires humaines est interdite, pluripotentes. la médecine régénératrice devra intégrer.
mais des dérogations peuvent être accor- C’est pour préserver ces interactions
dées par l’Agence de la biomédecine, si 2007 que certains ont testé la possibilité de
le dossier qui lui est soumis est conforme Mario Capecchi, Martin Evans stimuler les cellules souches ou les cellu-
aux exigences scientifiques et réglemen- et Oliver Smithies, pour avoir les progénitrices in situ, du moins dans
taires prévues par la loi. découvert comment modifier les tissus dont on sait qu’ils sont capa-
Les cellules souches embryonnaires spécifiquement certains gènes bles d’un certain degré de réparation et
offrent donc deux avantages considéra- de souris en utilisant des cellules dont les cellules souches ne peuvent pas
bles par rapport aux cellules souches adul- souches embryonnaires. facilement être isolées et cultivées. On
tes ou fœtales : une prolifération illimitée 1990 cherche à les stimuler dans leur niche
et la pluripotence. Or une difficulté impor- E. Donnall Thomas, pour par des facteurs de croissance délivrés par
tante rencontrée avec les cellules sou- ses travaux sur les greffes voie générale ou par des cellules migrant
ches adultes est qu’elles ont un pouvoir de cellules souches jusqu’au tissu pour y délivrer les molécu-
de prolifération limité in vitro. Et, préci- hématopoïétiques de moelle les stimulatrices. Ces approches pour-
sément parce qu’elles sont peu nom- osseuse. raient être intéressantes dans certaines
breuses, il serait nécessaire de pouvoir les pathologies touchant des organes com-
faire se multiplier en dehors de leur plexes, tel le cerveau.
environnement naturel (le tissu) avant de Par exemple, les cellules souches
les réintroduire dans l’organisme, ce qui mésenchymateuses pourraient jouer ce
est très difficile. rôle de vecteur de molécules trophiques
et de facteurs de croissance favorisant la
Le rôle essentiel réparation par des cellules souches. Ces
cellules sont essentiellement isolées de la
de l’environnement moelle osseuse et du tissu adipeux, deux
Or nous sommes incapables de reproduire tissus très faciles d’accès, et elles s’ampli-
en culture l’environnement tissulaire com- fient facilement in vitro, sans toutefois être
plexe qui, in vivo, est indispensable à la immortelles. Le rôle physiologique de ces
pérennisation des propriétés des cellules cellules souches reste mal connu. Certai-
souches du tissu, ce qui explique que beau- nes se différencient en cellules osseuses
coup de cellules souches adultes ou fœta- ou vasculaires. Mais leur intérêt principal
les ne survivent pas ou se comportent de en thérapie cellulaire est de minimiser
façon aberrante dans les conditions arti- les réactions inflammatoires et immuno-
ficielles du laboratoire. Par exemple, les logiques, préserver la survie des cellules
cellules « satellites » responsables de la souches fonctionnelles, stimuler la
production in vivo de nouvelles fibres mus- construction de nouveaux vaisseaux, tous
culaires donnent facilement naissance, paramètres contribuant à la réparation des

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tissus lésés. Beaucoup d’essais cliniques qu’ils sont éteints dans une cellule sou- technique beaucoup plus simple que le
sont en cours qui détermineront de façon che hématopoïétique ou toute autre cel- transfert d’un noyau entier dans un ovo-
rigoureuse dans quelles maladies les cel- lule souche adulte ou cellule différenciée. cyte. En effet, il suffit, pour reprogrammer
lules mésenchymateuses favorisent la répa- Comment peut-on changer ce pro- une cellule aussi banale qu’un fibroblaste
ration tissulaire. gramme ? Cela revient à modifier l’orga- de peau en une cellule souche pluripo-
nisation du noyau, de façon à rendre tente, d’y éteindre le programme qui lui
Comment créer accessibles à la machinerie transcription-
nelle (qui transcrit l’ADN en ARN) des gènes
confère son identité de fibroblaste, et de
la forcer à exprimer quatre ou cinq gènes
des cellules souches jusqu’alors silencieux, et, au contraire, qui composent la « signature » des cellules
Si Shinya Yamanaka et ses collègues de d’« éteindre » d’autres régions géniques souches embryonnaires pluripotentes.
l’Université de Kyoto ont provoqué un en en empêchant l’accès. Cette modifica-
« séisme scientifique » en 2006, qui leur a
valu le prix Nobel six ans seulement après
tion du noyau se fait notamment (mais
pas seulement) par modification des grou-
Les cellules souches
leur découverte, c’est parce qu’ils ont réussi pes chimiques portés par des protéines pluripotentes induites
à « créer » des cellules souches pluripoten- particulières du noyau, les histones, autour Ces cellules souches dites pluripotentes
tes à partir de n’importe quelle cellule dif- desquelles s’enroule l’ADN : ces modifica- induites présentent les deux caractéristi-
férenciée de l’organisme. Chez certains tions qui ne touchent pas la séquence de ques des cellules souches embryonnaires
animaux, la reprogrammation se produit l’ADN sont nommées modifications « épi- humaines : elles prolifèrent à l’infini (on
spontanément, et chez d’autres, on savait génétiques ». parle de lignées immortelles) et peuvent
déjà reprogrammer des cellules différen- Comment peut-on éteindre, par exem- théoriquement se différencier en tous les
ciées, notamment par transfert de noyau ple dans un lymphocyte ou une cellule tissus de l’organisme. Toutefois, une ques-
dans l’ovocyte. Mais ces stratégies sont de peau, les gènes actifs qui imposent tion reste ouverte : une cellule souche
difficilement applicables chez l’homme, l’identité lymphocytaire ou épidermique, embryonnaire humaine et une cellule sou-
de sorte que les travaux de l’équipe japo- et y activer Oct4, Sox2, Nanog ? Cette ques- che pluripotente induite sont-elles stric-
naise ouvrent une ère tout à fait nou- tion de la réversibilité de l’état différen- tement identiques ? Les opposants à la
velle, essentiellement parce qu’ils offrent cié intrigue les chercheurs depuis des recherche sur l’embryon le prétendent,
une technique simple et qui ne pose pas décennies. Or, chez l’animal, la reprogram-
de problèmes éthiques majeurs, de repro- mation est connue depuis 50 ans, et les
grammation de cellules adultes humaines recherches de S. Yamanaka sur la repro-
en cellules souches pluripotentes au moyen grammation des cellules adultes humai-
de facteurs de transcription. nes en cellules souches pluripotentes sont
Que signifie «reprogrammer»? Il s’agit le prolongement des travaux de John Gur- our reprogrammer une cellule, on peut intro-
de substituer au programme d’une cellule
donnée le programme d’une autre cellule;
don, notamment.
Dès les années 1960 (S. Yamanaka
P duire le noyau d’une cellule adulte dans un ovo-
cyte dont on a retiré le noyau.Deux autres méthodes
dans le cas de la découverte de S. Yama- n’était pas encore né !), J. Gordon avait sont évoquées ici : la reprogrammation en cellules
naka, cette autre cellule est une cellule sou- montré que le noyau d’une cellule épi- souches pluripotentes décrite par Shinya Yamanaka
che pluripotente. Comme nous l’avons théliale intestinale de grenouille, injecté et la reprogrammation par transdifférenciation.
rapidement évoqué, un programme est dans un ovocyte d’une autre grenouille La première « réinitialise » une cellule adulte
l’ensemble des informations qui confèrent dont on avait retiré le noyau, est « repro- en lui conférant par le biais de quelques facteurs
à une cellule son identité et donc sa fonc- grammé » et peut diriger un programme de transcription le potentiel d’une cellule souche
tion. Ces informations sont stockées dans aboutissant à la naissance de grenouilles pluripotente. Pour ce faire, on introduit dans des
le noyau, dans l’ADN des gènes. Pour que vivantes. Confirmation éclatante que le cellules différenciées prélevées sur un adulte et
ces informations spécifiques soient déco- génome (la séquence d’ADN) d’une cellule mises en culture les facteurs de transcription ca-
dées et que le programme soit réalisé, il différenciée est équivalent à celui du ractéristiques des cellules souches pluripotentes.
faut que les gènes qui les portent soient zygote, et que le cytoplasme de l’ovocyte Ils « éteignent » les gènes associés à l’identité de
activés (c’est-à-dire que l’ADN soit trans- présente ce pouvoir de reprogrammation. la cellule différenciée et remodèlent la chromatine
de sorte que les gènes imposant l’état pluripo-
crit en ARN, eux-mêmes traduits en pro- Il faudra 40 ans pour montrer que ce
tent peuvent s’exprimer (a).
téines), et seulement eux, alors que les type de reprogrammation par transfert de
Dans le cas de la transdifférenciation, on force
autres sont réprimés et silencieux. L’en- noyau est aussi possible chez les mam-
une cellule différenciée à adopter directement l’iden-
semble des gènes activés et la combinai- mifères : la brebis Dolly, née en 1997,
tité d’une autre cellule différenciée, sans passer par
son de protéines qui en résulte sont issue de la reprogrammation d’un noyau un stade de cellule souche. Par exemple, on peut
spécifiques d’un type cellulaire donné. d’une cellule mammaire transféré dans ajouter à une culture de cellules du pancréas des
On peut ainsi identifier la «signature» l’ovocyte énucléé d’une autre brebis en fut facteurs de transcription qui vont faire en sorte que
spécifique de n’importe quelle cellule, et la preuve, tout comme la vache Margue- les cellules alpha deviennent des cellules bêta des
on connaît notamment les gènes qui s’ex- rite obtenue par transfert nucléaire dans îlots de Langerhans. Après transdifférenciation,
priment spécifiquement dans une cellule l’équipe de Jean-Paul Renard, à l’INRA, on constate que de l’insuline est produite par les
souche pluripotente embryonnaire. Citons en 1998. Ainsi, la découverte de S. Yama- cellules qui ont adopté l’identité bêta (b).
les plus emblématiques: Oct4, Sox2, Nanog, naka ne tient pas tant au concept de repro-
Lin28. Ils y sont fortement exprimés, alors grammation qu’à la mise au point d’une

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mais en l’état actuel des connaissances, presque toutes les cellules de l’organisme, guidant la différenciation de cellules
c’est inexact car certains aspects de leurs à tout âge – même si la méthode est d’au- souches embryonnaires humaines en
«signatures» moléculaires les distinguent, tant moins efficace que le sujet chez qui cardiomyocytes, en différents types de
même si, fonctionnellement, elles sont pro- l’on prélève les cellules à reprogrammer neurones, en hépatocytes (cellules du foie),
ches. Rappelons d’abord que les cellules est âgé –, chez des individus normaux ou ou encore en cellules rétiniennes, et,
souches embryonnaires humaines et les atteints de divers types de maladies (plus aujourd’hui encore, les cellules différen-
cellules souches pluripotentes induites d’une centaine) avec l’espoir de mieux en ciées obtenues fonctionnent souvent moins
sont deux types distincts de cellules sou- comprendre les mécanismes physiopatho- bien que leurs contreparties dans les tis-
ches : l’une est embryonnaire, l’autre issue logiques. Ce sera sans doute l’un des prin- sus adultes : par exemple, les cellules
de cellules adultes ou fœtales ; l’une est cipaux apports de ces cellules. bêta du pancréas, issues de cellules sou-
une cellule « normale », l’autre est « artifi- ches pluripotentes, ne synthétisent pas suf-
cielle » et n’existe pas « naturellement » ;
ces cellules se distinguent également par
Les premiers fisamment d’insuline et ne sont pas assez
sensibles au glucose dont elles doivent
leur statut épigénétique et d’autres carac- essais cliniques pourtant réguler la concentration san-
téristiques moléculaires, qui permettent Quelles que soient leurs différences, les guine ; les hépatocytes n’expriment pas
de les distinguer facilement, sans que l’on cellules souches embryonnaires humaines toute la panoplie des enzymes que le foie
sache encore si ces différences traduisent et les cellules souches pluripotentes indui- sécrète normalement.
certaines limitations des cellules souches tes partagent deux avantages décisifs Néanmoins, trois essais cliniques vien-
pluripotentes induites par rapport aux cel- par rapport aux autres cellules souches nent de commencer aux États-Unis et au
lules souches embryonnaires humaines. adultes ou fœtales : elles prolifèrent à Royaume-Uni avec des cellules dérivées
On dispose donc d’une stratégie sim- l’infini, et sont donc disponibles en nom- de cellules souches embryonnaires humai-
ple de production de lignées de cellules bre illimité, et on peut – en théorie – déclen- nes dans deux pathologies de la rétine
souches pluripotentes humaines, applica- cher leur différenciation à la demande dans (la dégénérescence maculaire liée à l’âge
ble à grande échelle et, depuis 2007, des n’importe quel tissu. On doit cependant et la dystrophie maculaire de Stagardt)
centaines de cellules souches pluripoten- nuancer ce dernier point : il aura fallu plus et dans les lésions traumatiques de la
tes induites ont été obtenues, à partir de de dix ans pour définir les protocoles moelle épinière. D’autres essais pourraient

L A REPROGRAMMATION
a REPROGRAMMATION DE CELLULES Gène pluripotent Gène spécifique de la cellule
DIFFÉRENCIÉES EN CELLULES inaccessible différenciée accessible
SOUCHES PLURIPOTENTES à la transcription à la transcription

Facteurs
de transcription
pluripotents
Histone Cellules souches
pluripotentes

Gène pluripotent Gène spécifique de la cellule


accessible différenciée inaccessible
Cellules différenciées à la transcription à la transcription

b TRANSDIFFÉRENCIATION
Facteurs de transcription spécifiques Cellule alpha
Cellule alpha des cellules différenciées bêta devenue bêta Insuline
Cellule bêta
Amandine Wanert

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I BIBLIOGRAPHIE commencer bientôt en France. Même si thérapeutiques si l’on ignore où et com-


ces essais évaluent avant tout la faisabi- ment les injecter : s’ils ne sont pas intro-
D. Robinton et G. Daley, lité de la technique et l’innocuité des cel- duits au bon endroit, ils ne survivront que
The promise of induced
pluripotent stem cells lules, on pourrait avoir quelques quelques heures, ne s’intégreront pas dans
in research and therapy, indications sur leur efficacité, en particu- le tissu et n’établiront pas les indispensa-
Nature, vol. 481, lier sur la vision, dans les deux essais bles connexions avec les cellules de l’hôte.
pp. 295-305, 2012. s’adressant aux pathologies rétiniennes.
A. Wagers, The stem cell niche
in regenerative medicine,
Nous sommes très loin d’essais théra-
peutiques avec les cellules souches plu-
Les bonnes cellules
Cell Stem Cell., vol.10(4), ripotentes induites – même si l’équipe au bon endroit
pp. 362-369, 2012.
de S. Yamanaka envisage un essai en 2013 Cette étape clé fait l’objet de nombreuses
G. Daley, The promise and perils dans une maladie rétinienne –, mais les recherches. Une des approches consiste
of stem cell therapeutics, « recettes » de différenciation étant proba- à insérer les cellules du greffon dans une
Cell Stem Cell., vol.10(6), blement transposables entre cellules sou- petite niche reconstituée, faite de cellules
pp. 740-749, 2012.
ches embryonnaires et cellules souches nourricières et protectrices (par exemple
P. Charbord et L. Casteilla, pluripotentes induites, on devrait savoir des cellules souches mésenchymateuses),
La biologie des cellules souches assez rapidement si ces cellules représen- intégrées dans des supports résorbables
mésenchymateuses d’origine
humaine, Med. Sci., vol. 27(3), tent une source possible de cellules pro- imprégnés de facteurs de croissance.
pp. 261-267, 2011. génitrices tissulaires. Plusieurs années de Ce montage protège les progéniteurs
travail et d’essais chez l’animal seront greffés dans le milieu hostile que repré-
S. Yamanaka et H. Blau, Nuclear nécessaires pour évaluer l’efficacité répa- sente un tissu malade : mal vascularisé,
reprogramming to a pluripotent
state by three approaches, ratrice des cellules dérivées des cellules donc mal « nourri », siège d’une inflam-
Nature, vol. 465, pp. 704-712, souches embryonnaires humaines et, éven- mation ou d’une cicatrice fibreuse, tou-
2010. tuellement, des cellules souches pluripo- tes conditions défavorables à la survie
L. Coulombel, Pluripotence : tentes induites. et à l’installation de cellules réparatrices.
une définition à géométrie Parmi toutes les questions qui se On pourra peut-être un jour fabriquer de
variable, Med. Sci., vol. 25(10), posent, évoquons celle du type de cel- vrais organes ou fragments d’organes
pp. 798-801, 2009. lule à choisir dans le cadre d’une appli- ex vivo, qui seraient ensuite greffés : ainsi,
cation de thérapie cellulaire. Il n’est pas on a récemment reconstruit, à partir de
envisageable d’utiliser les cellules sou- cellules souches embryonnaires murines,
ches pluripotentes elles-mêmes, car, en l’organisation tridimensionnelle de cupu-
raison de leur pouvoir de multiplication, les rétiniennes, et de glandes hypophy-
elles forment des tumeurs ; probablement ses ou thyroïdes.
pas non plus des cellules complètement Les cellules souches embryonnaires,
parce qu’elles ont la capacité de se mul-
tiplier sans fin, présentent, nous l’avons
évoqué, le risque de provoquer une
LES CELLULES THÉRAPEUTIQUES devront tumeur. Ce serait le cas si le greffon était
être introduites au bon endroit, s’intégrer contaminé par quelques cellules souches
dans le tissu à réparer et établir d’étroites immortelles et pluripotentes résiduelles
connexions avec les cellules de l’hôte. ayant échappé à la différenciation. Pour
cette raison, on exige une purification dra-
conienne des précurseurs déjà engagés
différenciées, car la réparation ne dure- dans la voie de la différenciation et qui
rait pas longtemps en raison de la courte constitueront le greffon. Il est difficile
durée de vie de ces cellules et de leur fra- aujourd’hui d’évaluer si ce risque serait
gilité. En revanche, on peut supposer que plus important si les précurseurs étaient
des précurseurs déjà engagés dans un pro- issus de la différenciation de cellules
cessus de différenciation, correspondant souches pluripotentes induites. Le carac-
approximativement aux cellules souches tère «brutal» de la reprogrammation peut
adultes, seraient préférables : non seule- entraîner une instabilité génétique et, peut-
ment ces cellules seraient susceptibles être, des modifications épigénétiques ou
de fonctionner pendant un certain temps une expression anormale de certains gènes
chez le receveur, mais elles pourraient dont on mesure encore mal l’impact à long
aussi s’y différencier plus efficacement terme. Ainsi, on sait d’ores et déjà que la
qu’en culture. stratégie de reprogrammation utilisant
De surcroît, on oublie trop souvent des rétrovirus comme vecteurs des fac-
qu’il ne servira à rien de savoir produire teurs de transcription ne serait pas utili-
des millions de précurseurs de cellules sable en pratique.

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Le risque de rejet immunologique, si seront préparées et validées par le biais ce que montrent des travaux récents, qui
les cellules greffées sont génétiquement de biobanques nationales ou internatio- reprogramment « directement » un fibro-
différentes de celles du receveur, peut nales. Ces structures semblent seules capa- blaste en un cardiomyocyte, ou en un
être maîtrisé par des immunosuppresseurs, bles de produire et de stocker des cellules hépatocyte, voire un neurone… sans pas-
mais ceux-ci présentent des inconvénients. thérapeutiques représentatives de la diver- ser par la case « cellule souche ». Peut-être
Les cellules issues de cellules souches plu- sité des différents groupes immunologi- pourra-t-on un jour appliquer cette «trans-
ripotentes induites présentent un avantage ques de tissus selon des protocoles différenciation » in situ, comme vient de
important par rapport à celles qui dérivent standardisés et sécurisés. Cela nécessitera le faire une équipe américaine en repro-
de cellules souches embryonnaires humai- l’élaboration de nouveaux modèles grammant des cellules du pancréas de rat
nes, puisqu’on peut les obtenir à partir des médico-économiques, et soulèvera la ques- en cellules bêta qui sécrètent l’insuline, et
propres cellules de chaque patient, ce tion de l’accès pour tous à ces thérapies. ce directement dans le tissu in vivo (voir
qui, en théorie, élimine tout risque de l’encadré pages 86-87).
rejet immunologique, le donneur et le rece- Dans 20 ans, nous ne serons toujours
veur étant une seule et même personne.
Quel avenir pour pas immortels, mais quoi qu’il arrive les
Toutefois, d’une part, la reprogram- les cellules souches ? recherches actuelles sur les cellules souches
mation pourrait déclencher l’expression D’importants progrès ont été accomplis seront source de progrès décisifs pour la
de nouveaux antigènes, susceptibles de en un demi-siècle dans nos connaissan- médecine, tant pour «réparer» des tissus,
provoquer une réaction immunologique, ces en matière de cellules souches. Quel- que pour concevoir des modèles de mala-
et, d’autre part, le coût de cette dérivation les sont les limites des reprogrammations dies humaines ou cribler de nouveaux
« personnalisée et individuelle » soulève cellulaires ? La reprogrammation peut médicaments, ce que permettent déjà les
des difficultés logistiques et économiques conférer l’immortalité à une cellule, mais cellules souches pluripotentes. Dans ce
qui seront difficiles à surmonter. Et il est pas à un individu. Est-il même nécessaire cadre, la diversité des cellules souches dont
probable que si les cellules issues de la de reprogrammer une cellule différenciée nous disposons, et la complémentarité
différenciation des cellules souches plu- en une cellule souche pluripotente, qui des talents travaillant dans ce domaine
ripotentes(embryonnaires ou reprogram- devra ensuite se différencier à nouveau, seront des atouts déterminants pour le suc-
mées) constituent un jour des produits de façon parfois périlleuse ? Le chemin cès de ces approches qui ne semblent plus
thérapeutiques largement diffusés, elles pourrait-il être raccourci et simplifié? C’est aujourd’hui hors de portée. I

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Biologie cellulaire [89


Neurosciences

Des prothèses
pilotées par la pensée
Miguel Nicolelis

Le premier exosquelette commandé par la pensée


et permettant à une personne paralysée de se déplacer
pourrait bientôt être opérationnel...

E
n 2014, lors de la coupe du monde États-Unis, ainsi qu’avec des partenaires
de football, des milliards de télés- L’ESSENTIEL européens et brésiliens. Un tel événement
pectateurs assisteront peut-être à un marquerait une étape importante dans
événement inédit : le coup d’envoi du ■■ On sait diriger divers la lutte contre la paralysie. Il montrerait
match d’ouverture donné par un ado- dispositifs (curseurs à plusieurs milliards d’individus que la
lescent paralysé, revêtu d’un « costume » d’ordinateurs, bras commande de machines par le cerveau a
robotique. Ce costume – ou exosquelette – robotiques...) « par la quitté le stade des démonstrations de labo-
enveloppera ses jambes et sera commandé pensée ». Pour ce faire, ratoire et de la science-fiction pour entrer
par des signaux électriques provenant on enregistre au dans une ère nouvelle, où elle rendra une
de son cerveau (voir l’encadré page 93). Ils préalable des signaux certaine mobilité à des personnes handica-
seront transmis sans fil à un petit ordinateur cérébraux correspondant pées. Celles-ci sont des victimes d’accident
(placé dans un sac à dos), qui les traduira à des commandes ou de guerre, et des patients souffrant de
en commandes motrices. motrices. maladies qui perturbent les comporte-
À l’entrée sur le terrain, l’exosque- ments moteurs. Ces maladies gênent la
lette stabilisera le corps du tireur, puis On espère construire
■■
préhension, la locomotion et la parole. Il
un exosquelette
coordonnera les mouvements des jambes s’agit par exemple de la sclérose latérale
commandé de la sorte,
robotiques. Lorsqu’il sera correctement amyotrophique, ou maladie de Charcot
qui permettrait à un
placé, le tireur devra penser à son pied (aux États-Unis, elle est aussi nommée
paraplégique de marcher.
tapant le ballon. Trois cents millisecondes maladie de Lou Gehrig), ou encore de la
plus tard, des signaux cérébraux donneront Cet exosquelette
■■
maladie de Parkinson.
au pied robotique de l’exosquelette l’ordre pourrait être présenté Les dispositifs neuroprothétiques – ou
de frapper la sphère de cuir. à la Coupe du monde interfaces cerveau-machine – ne se limiteront
Kemp Remillard

Les défis à surmonter sont encore consi- de football de 2014, pas à l’aide aux personnes handicapées :
dérables, mais nous y travaillons activement, au Brésil. ils permettront d’explorer le monde de
avec mon équipe de l’Université Duke, aux façon nouvelle, en accroissant les capacités

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Kemp Remillard

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La L on gue hi stoi re de s p ro thès es sensorielles et motrices. Dans ce scénario
futuriste, les ondes électriques cérébrales
qui sous-tendent la pensée manœuvreront
1500-1000 avant notre ère des robots à distance, commanderont des
Première référence à une prothèse avions, et permettront peut-être même le
un livre sacré hindou rédigé à cette période mentionne Vishpala, partage de pensées et de sensations dans
une femme amputée de la jambe après avoir été blessée
lors d’une bataille. elle est dotée d’une jambe de fer, un réseau où les cerveaux seraient direc-
qui lui permet de marcher. tement connectés.
L’exosquelette prévu pour notre jeune
footballeur, qui n’a pas encore été désigné,
est en cours de développement. Un proto-
Ive siècle avant notre ère
Les plus anciennes prothèses type est en construction au laboratoire de
L’un des plus anciens Gordon Cheng, de l’Université technique
membres artificiels de Munich – l’un des membres fondateurs
découverts (voir une copie du projet Walk Again (littéralement « mar-
ci-contre) a été mis au jour

Science & Society Picture Library


dans le sud de l’italie cher à nouveau »), une collaboration inter-
en 1858. Fabriqué en cuivre nationale qui vise à rendre leur mobilité
et en bois vers 300 avant aux personnes handicapées grâce à des
notre ère, il semble avoir été prothèses commandées par la pensée.
destiné à un individu amputé Cette collaboration réunit le Centre de
sous le genou.
neuro-ingénierie de l’Université Duke,
l’Université technique de Munich, l’École
polytechnique fédérale de Lausanne, et
xIve siècle
Armes à feu et amputations l’Institut de neurosciences Edmond et
L’apparition de la poudre à canon Lily Safra, à Natal, au Brésil. Quelques
sur les champs de bataille européens nouveaux membres la rejoindront dans
accroît notablement le nombre de blessures. les prochains mois.
au xVie siècle, le chirurgien ambroise paré Le projet Walk Again repose sur presque
développe alors de nouvelles techniques
pour attacher aux moignons des prothèses deux décennies de travaux novateurs sur les
Corbis

de membres inférieurs ou supérieurs. interfaces cerveau-machine à l’Université


Duke. Ces travaux font suite à des études sur
des animaux remontant aux années 1960.
Depuis 1990, nous avons développé une
1861-1865 méthode pour implanter des centaines
La guerre de Sécession de capteurs nommés microélectrodes,
aux États-unis, la guerre entre les États
du nord et les États confédérés du sud flexibles et fins comme des cheveux, dans
entraîne de nombreuses amputations des cerveaux de rats et de singes. Ces
(ci-contre, le général de brigade Stephen capteurs détectent les minuscules signaux
Joseph McGroarty). À cette époque, les électriques, ou potentiels d’action, circu-
techniques prothétiques s’améliorent,
notamment grâce à un apport de fonds lant dans les neurones. Les capteurs sont
du gouvernement et à la découverte répartis dans le cortex frontal et le cortex
de l’anesthésie, autorisant pariétal des animaux, qui appartiennent
des opérations plus longues. à un réseau d’aires cérébrales à l’origine
Corbis

des mouvements volontaires.

1963
Une rétroaction
Une interface cérébrale rudimentaire tactile artificielle
Le neurophysiologiste José Manuel rodriguez delgado implante
une électrode télécommandée dans le noyau caudé (une aire Grâce à cette interface, nous avons utilisé des
cérébrale profonde) d’un taureau. il parvient à stopper net, signaux provenant du cerveau pour com-
à distance, la course de l’animal, quand il fait passer un courant mander des membres robotiques. En 2011,
dans cette électrode.
nous avons mis au point un dispositif où
un bras virtuel touchait des objets, eux
aussi virtuels, sur un écran d’ordinateur :
1969 la nouveauté était que le dispositif four-
Une expérience pionnière
eberhard Fetz, de l’université de Washington, entraîne des singes nissait également un signal artificiel de
à activer un neurone particulier de leur cerveau, dont l’activité est rétroaction tactile, transmis directement au
enregistrée par une microélectrode métallique. cerveau. Le signal était envoyé au cortex

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somatosensoriel, une aire cérébrale dédiée qui détectera ses ondes cérébrales de façon ■■ L’AUTEUr
au traitement des stimulations tactiles. Deux non invasive, par électroencéphalographie
singes ont appris à utiliser ce dispositif. Ils (EEG) et magnétoencéphalographie (MEG). Miguel nicoLeLis
ont ainsi été entraînés à avoir l’impression Il sera alors immergé dans un environne- est professeur
de neurosciences
de toucher un objet en se servant de doigts ment virtuel. Là, il apprendra à comman- et codirecteur
virtuels commandés par leur cerveau. der un avatar informatique par la pensée. du centre de
Assisté par une équipe internationale de Les déplacements de cet avatar gagneront neuro-ingénierie
de l’Université Duke,
neuroscientifiques, de roboticiens, d’infor- peu à peu en complexité : il devra être aux États-Unis.
maticiens, de neurochirurgiens et de pro- capable de marcher sur un sol accidenté
fessionnels de la rééducation, le consortium ou d’ouvrir un robinet.
Walk Again a commencé à tirer parti de ces
découvertes sur l’animal, en apprenant à Des électrodes
des patients paralysés à utiliser des inter-
faces cerveau-machine. Notre futur tireur
dans le cerveau
de la cérémonie d’ouverture débutera son Les mouvements d’un exosquelette ne
entraînement dans une « chambre de réalité peuvent pas être commandés aussi facile-
virtuelle », une pièce où des images sont ment que ceux d’un avatar informatique,
projetées sur chaque paroi, y compris le et la technologie et l’entraînement seront
plancher et le plafond. Il sera équipé de donc plus compliqués. Nous devrons
lunettes spéciales et d’une sorte de casque, implanter les électrodes directement dans

d e s si gnaux Moteurs À La rÉtroa c tion ta c tiLe


L’exosquelette exploitera des signaux allant du cerveau à la machine, puis de la machine au cerveau.
Lorsque le sujet pensera au mouvement à effectuer, l’interface extraira les signaux moteurs
de son cerveau, imprimera le mouvement à la prothèse, puis créera une rétroaction tactile
qui lui permettra de rendre le mouvement plus précis.

1 Les signaux moteurs issus


de plusieurs dizaines
de milliers de neurones
sont enregistrés par des capteurs
implantés dans le cerveau.
ils sont accompagnés
de micropuces, qui analysent
l’activité électrique détectée
pour extraire les signaux moteurs.

2 Les signaux moteurs sont


transmis par les ondes
à un ordinateur installé dans un
4 L’ordinateur analyse les
mesures émises par les
capteurs de l’exosquelette.
il gère certains ajustements
grossiers et envoie des
sac à dos. L’ordinateur détermine signaux de rétroaction au
à quels mouvements ces signaux cerveau (via des électrodes
correspondent et élabore stimulant une aire cérébrale
les commandes mécaniques appropriée). une nouvelle
adéquates, qu’il envoie boucle s’enclenche alors
à l’exosquelette. pour que le mouvement
soit de plus en plus précis
et efficace.

3 Les différentes articulations


sont actionnées pour effectuer
Kemp Remillard, © Shutterstock/Skobrik

le mouvement souhaité.
L’exosquelette est doté
de capteurs qui mesurent
divers paramètres
de position et de force associés
au mouvement. ces mesures
sont envoyées à l’ordinateur.

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Années 1980 le cerveau. Il faudra aussi accroître le
Les ondes cérébrales sur écoute nombre de neurones enregistrés simulta-
apostolos georgopoulos, de l’université Johns hopkins, découvre nément. Pour cela, de multiples capteurs
que lorsque des macaques rhésus bougent un bras, les modalités
d’activation électrique de leurs neurones moteurs dépendent seront implantés dans le cortex moteur,
de la direction du mouvement. la région du lobe frontal qui commande
les mouvements (cette région transmet
des signaux à la moelle épinière, dont les
neurones déclenchent et coordonnent le
Début des années 1990 travail des muscles).
Des électrodes permanentes Gary Lehew, de mon équipe à l’Uni-
John chapin, de l’université sunY, dans l’État de new York, et Miguel versité Duke, a conçu un nouveau type de
nicolelis enregistrent l’activité simultanée de plusieurs dizaines
de neurones dispersés. pour ce faire, ils utilisent des électrodes capteur : un cube enregistreur qui, lorsqu’il
implantées de façon permanente, ouvrant la voie aux interfaces est implanté dans le cortex, capte des signaux
cerveau-machine. issus de tout son environnement immédiat.
Tandis que les dispositifs antérieurs étaient
constitués de plaques hérissées de micro-
électrodes – dont les pointes captaient les
signaux électriques des neurones –, le cube
de G. Lehew présente des microélectrodes
1997
Une prothèse intelligente capables d’enregistrer l’activité sur toute
Mise en vente d’une prothèse de jambe leur longueur et dans toutes les directions.
commandée par un microprocesseur.
elle est dotée de capteurs et ses mouvements
Plusieurs dizaines
Otto Bock Healthcare

s’ajustent en temps réel. dans sa version actuelle,


elle permet des activités telles que faire du vélo.
de milliers de neurones
suivis simultanément
La version actuelle de ce cube contient
jusqu’à 1 000 microélectrodes. L’activité de
1999-2000 quatre à six neurones au moins pouvant
Première interface cerveau-machine être enregistrée par chaque microélectrode,
Les équipes de J. chapin et M. nicolelis publient la première un cube peut « lire » 4 000 à 6 000 neurones.
description d’une interface cerveau-machine implantée
sur des rats ; le signal de rétroaction y est visuel. L’année suivante, Si nous réussissons à implanter plusieurs
l’équipe de M. nicolelis publie les résultats d’une étude réalisée de ces cubes dans le cortex fronto-pariétal,
sur un singe, qui commandait les mouvements d’un bras nous pourrons mesurer simultanément
robotique en utilisant uniquement son activité cérébrale. l’activité de dizaines de milliers de neu-
rones. Selon nos simulations informatiques,
cela devrait suffire pour commander un
exosquelette à deux jambes assez pré-
2008-2012 cisément pour assurer une locomotion
Blade runner autonome à nos patients.
oscar pistorius, surnommé Blade Un autre défi est le traitement de l’ava-
runner (le coureur sur lame), lanche de données provenant des capteurs,
remporte plusieurs épreuves
Andrew Medichini AP Photo

lors des jeux paralympiques afin d’en extraire les signaux moteurs. Pour
de 2008. en 2012, il participe pallier cette difficulté, nous développons
aux jeux olympiques de Londres une nouvelle génération de neuropuces.
– dans la catégorie des valides –, Implantées dans le cerveau du patient
où il atteint notamment la
demi-finale sur 400 mètres. avec les capteurs, elles fourniront les infor-
mations nécessaires pour manipuler un
exosquelette recouvrant le corps entier.
Les signaux cérébraux détectés devront
ensuite être transmis aux membres pro-
2011 thétiques. Tim Hanson, dans notre équipe,
Le singe y pense, l’avatar le fait a construit un système sans fil équipé de
L’équipe de M. nicolelis montre capteurs et de puces. Ce dispositif peut être
qu’un singe peut faire bouger un avatar
Miguel Nicolelis

informatique par la pensée. inséré dans le cerveau et transmettre les


un signal de rétroaction « tactile » signaux cérébraux à un récepteur éloigné.
est même fourni au cerveau de l’animal. Il est actuellement testé avec succès chez

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des singes. De fait, lors d’une expérience directement par les circuits électroméca- extension de sa propre image corporelle.
récente, un singe a pour la première fois fait niques, sans interaction avec le cerveau. L’entraînement rendra les pas plus fluides,
fonctionner une interface cerveau-machine En combinant ces « réflexes électroniques » en permettant au tireur d’assimiler les
dotée d’un système de transmission sans aux signaux cérébraux, nous espérons que sensations associées au contact avec le
fil. En juillet 2012, nous avons déposé une le tireur de la Coupe du monde pourra sol et à la position des jambes robotiques.
demande auprès du gouvernement bré- faire bouger son exosquelette par la seule Toutes les phases de ce projet nécessi-
silien pour qu’il nous autorise à utiliser force de sa volonté. teront des tests rigoureux sur des animaux
cette technique chez l’homme. Ce tireur devra non seulement se de laboratoire, avant que nous puissions
Pour notre futur jeune footballeur, déplacer, mais aussi sentir le sol sous lui. commencer nos travaux chez l’homme.
les données issues des systèmes En outre, les procédures doivent
d’enregistrement seront transmises
sans fil à une petite unité de traite-
LOrS D’UNE ExPérIENCE réCENTE, être acceptables d’un point de vue
scientifique, mais aussi éthique
ment informatique contenue dans
un singe a pour la première fois fait fonctionner pour les organismes de contrôle
un sac à dos. Divers logiciels tra- une interface cerveau-machine dotée au Brésil, aux États-Unis et en
duiront les signaux moteurs en d’un système de transmission sans fil. Europe. Même si de nombreuses
commandes numériques adressées incertitudes demeurent et s’il nous
aux articulations de l’exosquelette, les L’exosquelette lui procurera une sensa- reste peu de temps, la simple idée de ce
éléments qui ajustent le positionnement tion de toucher et d’équilibre, grâce à des projet a galvanisé l’intérêt de la société
des membres artificiels. capteurs microscopiques qui mesureront brésilienne pour la science à un point
Ainsi, le patient pourra faire un pas, les forces associées aux mouvements et rarement observé.
puis un autre, ralentir ou accélérer, se transmettront ces informations au cerveau. Le coup d’envoi de la Coupe du monde
pencher, gravir un escalier, etc. L’exosque- Ainsi, le tireur devrait sentir qu’un orteil de football en 2014 – ou un événement
lette, qui ressemblera à une combinaison a touché le ballon. similaire, tels les jeux Olympiques et Para-
d’astronaute, devra rester souple, mais Nous pensons que dès que le tireur lympiques de Rio de Janeiro en 2016, si
aussi procurer un bon maintien au sujet. interagira avec l’exosquelette, son cer- nous manquons la première échéance –
Certains ajustements grossiers seront gérés veau commencera à l’intégrer comme une sera plus qu’un simple tour de force sans

CO U R S P U B L I C S Cycle : “Processus cellulaire”


Barbara Demeneix, professeur, directrice du département Régulations,
Développement, Diversité moléculaire, Muséum
Jeudi 29 novembre — 18h
Les polluants environnementaux : des grenouilles et des hommes
Jeudi 6 décembre — 18h
L’adaptation et l’épigénétique : Lamarck revisité ?
Jeudi 13 décembre — 18h
Le vieillissement : un processus biologique ?

Grand Amphithéâtre du Muséum


57 rue Cuvier, Paris 5e - Métro : Censier Daubenton/Jussieu

Entrée CO N F É R E N C E S Cycle : “Dinosaure, la vie en grand”


gratuite
Lundi 3 décembre — 18h
La température et la vie à travers les âges
Gilles Boeuf, Président du Muséum, professeur à l’Université Pierre et Marie Curie

U N E E X P O / D E S D É B AT S Cycle : “Dinosaure, la vie en grand”

Au Jardin
Lundi 10 décembre — 18h
Peut-on comparer le gigantisme des dinosaures et
celui des mammifères actuels ?
des Plantes Ronan Allain, paléontologue, spécialiste des dinosaures, Muséum
Norin Chaï, vétérinaire en chef, Ménagerie du Jardin des Plantes, Muséum
Vivian de Buffrénil, paléontologue, spécialisé en paléohistologie, Muséum
Détails sur
www.jardindesplantes.net, Auditorium de la Grande Galerie de l’Évolution
dans “l’agenda du jardin“ 36 rue Geoffroy Saint-Hilaire, Paris 5e - Métro : Jussieu

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2012 commandes motrices. Au début, il avait
Du cerveau besoin d’être maintenu à la taille, mais
au bras robotique dans les expériences ultérieures, il se
John donoghue, de l’université
Brown, et ses collègues implantent déplaçait de façon autonome, en réponse
une interface neuronale aux commandes engendrées par le singe
braingate2.org

à des patients, ce qui leur permet à l’autre bout du monde.


de saisir une boisson au moyen Quand le tapis roulant s’arrêtait et
d’un bras robotique.
qu’Idoya cessait de marcher, elle pouvait
encore commander les mouvements de
CB1 à Kyoto : pour ce faire, elle observait
2014 en direct sur une vidéo les jambes du robot
Le coup d’envoi donné par un cyborg ? qui se déplaçait et elle imaginait chaque pas
L’équipe de M. nicolelis élabore un exosquelette, qui permettrait qu’il devait faire. Idoya continuait donc à
à un adolescent handicapé de donner le coup d’envoi de la prochaine produire les schémas cérébraux requis pour
coupe du monde de football au Brésil. faire marcher CB1, même si son propre
corps n’était plus engagé dans cette tâche
motrice. Cette expérience transcontinentale
a révélé qu’un humain ou un singe peut
transmettre des commandes cérébrales
hors de son corps biologique, jusqu’à un
dispositif artificiel éloigné.
lendemain. Une expérience réalisée avec Grâce aux interfaces cerveau-machine,
des singes donne une idée des applications nous pourrions ainsi manipuler des robots
potentielles de cette technique. En 2007, envoyés dans des environnements inacces-
■■ SUr LE wEB notre équipe a entraîné des singes rhésus sibles à l’homme : nos pensées manœuvre-
Prototype d’exosquelette : à marcher sur un tapis roulant, tandis que raient par exemple un outil microchirurgical
scientificamerican.com/ l’activité électrique de plus de 200 neurones à l’intérieur du corps, ou dirigeraient un
sep2012/exoskeleton.
corticaux était enregistrée. Les données ouvrier humanoïde réparant une fuite
singe contrôlant la marche étaient envoyées à G. Cheng, qui travaillait dans une centrale nucléaire.
d’un robot : alors au Laboratoire IRC (Intelligent robotics Ces interfaces pourraient également
scientificamerican.com/
feb2011/mind-control and communication, ou Communication commander des outils exerçant des forces
et robotique intelligentes) de l’Institut bien plus importantes, ou bien plus faibles,
ATR, à Kyoto, au Japon ; nous utilisions que celles applicables par le corps humain.
un protocole Internet que G. Cheng avait En reliant le cerveau d’un singe à un
développé et qui permettait des échanges robot humanoïde, nous nous sommes
extrêmement rapides. Les données étaient déjà affranchis des contraintes tempo-
destinées aux contrôleurs électroniques de relles : le voyage mental d’Idoya autour
CB1, un robot humanoïde. du globe a pris 20 millisecondes – moins
■■ BIBLIOGrAPHIE de temps qu’il n’en faut pour déplacer
M. nicolelis, Beyond
Des algorithmes sa propre jambe.
En plus d’être une source d’inspiration
Boundaries : The new
neuroscience of connecting
polyvalents pour le futur, nos travaux sur des singes
Brains with Machines - and How Ces contrôleurs utilisaient des algorithmes nous donnent confiance sur la faisabilité de
it Will change our Lives, élaborés précédemment pour traduire des notre projet. Au moment où nous écrivons
st. Martin’s griffin, 2012.
pensées en commandes de bras robotiques. ces lignes, nous attendons la réponse de
M. Velliste et al., cortical control Dans la première partie de l’expérience, la Fédération internationale de football
of a prosthetic arm for self
feeding, Nature, vol. 453, nous avons montré que ces algorithmes association (FIFA) à notre proposition de
pp. 1098-1101, 2008. fonctionnaient également pour la locomo- faire participer un jeune paraplégique
tion bipède : ils transformaient les données au lancement de la prochaine Coupe du
M. nicolelis et J. chapin,
Des robots commandés neuronales recueillies en commandes qui monde. Le gouvernement brésilien a sou-
par la pensée, Pour la Science, actionnaient deux jambes mécaniques. tenu le projet. Les difficultés adminis-
n°304, 2003. Lors de la seconde partie de cette tratives et les incertitudes scientifiques
expérience, Idoya, un singe femelle, mar- sont encore nombreuses. Cependant, je
chait sur le tapis roulant de notre labo- ne peux m’empêcher d’imaginer ce que
ratoire, et l’interface cerveau-machine ressentiront les trois milliards de spec-
transmettait le flux d’activité électrique tateurs en contemplant cette brève, mais
de son cerveau à Kyoto. Là, CB1 com- historique, promenade sur le gazon d’un
mençait à marcher dès qu’il détectait ces terrain de football... ■

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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Neurosciences

Caféine, nicotine et autres


psychostimulants : quel est
leur effet sur le cerveau ?
Aujourd’hui, la stimulation
des fonctions cognitives ressemble
plus à un mythe qu’à une réalité.

C omment pourrais-je améliorer ma


mémoire ? Avoir moins besoin de
dormir à l’approche des examens ?
Stimuler mon intelligence ? Autant de
demandes auxquelles les médecins sont
régulièrement confrontés. On ignore si les
Grecs, les Indiens, les Égyptiens des temps
anciens formulaient les mêmes demandes
à leurs guérisseurs ou autres thérapeu-
tes, mais les preuves que les Anciens
consommaient des drogues diverses abon-
dent. Ulysse au cours de son Odyssée
trouve dans la fleur de lotus le remède
allégeant le désespoir de sa patrie perdue.
La morphine est décrite dans les plus
anciens codex de l’Égypte pharaonique,
il y a plus de 4 000 ans. La médecine
indienne traditionnelle connaît la racine
de Rauwolfia : au début des années 1950,
on en a extrait la réserpine. Utilisée contre
l’hypertension, elle fut surtout l’un des
premiers médicaments modernes des
maladies mentales (antipsychotique contre
la schizophrénie). Et que dire de l’al-
cool ? Son usage est commun à toutes les
civilisations. Jusqu’aux grands singes, qui
ont été observés faisant macérer durant
plusieurs jours des fruits dans des coques
évidées avant de venir y cueillir l’ivresse.
En un mot, le désir d’agir sur les
fonctions cognitives n’est pas récent. Mais
si ces différents psychotropes changent
l’état du cerveau, cesser d’éprouver une
douleur, être dans un état d’ivresse ou
atteindre un paradis artificiel, rien de
tout cela ne correspond à une amélioration
de la performance cognitive : apprendre,
résoudre un problème, etc.
En fait, le concept d’augmentation de
la performance appliquée aux tâches effec-
tuées par le cerveau est complexe à ana-
lyser. Il soulève de multiples questions et
nécessite de préciser ce que l’on souhaite
améliorer, pourquoi on le voudrait et qui

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L’ E S S E N T I E L
I On dispose de substances
qui stimulent le cerveau :
la caféine ou la nicotine
(licites), et les amphétamines
ou le modafinil (illicites).

I Mais quand on évalue leurs


effets sur les performances
cognitives, on constate
qu’ils ne sont pas avérés.

I Si l’on dispose un jour


de renforçateurs cognitifs
efficaces et sans danger,
ils seront issus des recherches
sur les maladies du cerveau.

I Ce sera peut-être le cas


de molécules améliorant
Hervé Chneiweiss la mémoire issues
des recherches sur la maladie
d’Alzheimer, mais
des molécules efficaces
chez des malades n’auront
peut-être aucun effet
chez les sujets sains.
© agsandrew/shutterstock.com

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Neurosciences [99


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I L’AUTEUR le demande. Pour tenter de clarifier cette mulant l’éveil, est un médicament pres-
question, nous examinerons les psycho- crit dans des indications précises : la nar-
Hervé stimulants disponibles aujourd’hui (lici- colepsie avec catalepsie, une maladie
CHNEIWEISS,
directeur tes ou non) et ceux que l’on peut espérer génétique rare qui se manifeste par des
de recherche mettre au point. Nous nous demanderons accès de sommeil irrépressibles avec chute
au CNRS, dirige si d’autres voies d’amélioration de notre du tonus musculaire.
le Département bien-être ne seraient pas plus enviables. Les amphétamines, qui ont des effets
Neurosciences
de l’Institut de biologie Paris Concentrons-nous d’abord sur les coupe-faim et stimulent le système nerveux
Seine- CNRS/Inserm/Université molécules pour lesquelles on dispose central, sont interdites et inscrites au tableau
Pierre et Marie Curie. d’études scientifiques évaluant la perfor- des drogues. Deux sont toutefois très uti-
Il participe aux réflexions mance. Elles représentent essentiellement lisées aux États-Unis, la dexamphétamine
éthiques liées aux avancées
des neurosciences. cinq groupes de molécules : la caféine, et le dexédril. Comme le méthylphénidate,
la nicotine, les amphétamines, le moda- ces deux amphétamines sont prescrites chez
finil et le méthylphénidate. Ajoutons les l’enfant en cas de trouble de déficit de
acides gras oméga-3, et nous aurons ter- l’attention avec hyperactivité, mais l’admi-
miné ce qu’il est possible d’essayer nistration de ces substances à des enfants
aujourd’hui ! Ces substances améliorent- est controversée. La commercialisation sur
elles effectivement la performance cog- Internet d’amphétamines ou de méthyl-
nitive, c’est-à-dire les capacités du phénidate est illégale.
cerveau, les capacités de concentration et
de mémoire, la rapidité, l’endurance à
manipuler des images mentales et à déve- Caféine et nicotine :
lopper la pensée, l’imagination, l’apti- des stimulateurs
tude à résoudre des problèmes ?
Ces substances ont des statuts légaux
cognitifs ?
et sociaux différents. La caféine est la dro- Commençons par ce qui constitue notre
gue d’éveil légale la plus utilisée au principal « améliorateur », celui qui per-
monde. La nicotine a un usage beau- met de s’éveiller le matin, de se tenir éveillé
coup plus encadré, puisqu’elle est dis- après un déjeuner ou un dîner trop copieux,
ponible sous forme de tabac, mais aussi de travailler tard sur un dossier à termi-
de médicaments, tels les patchs ou les ner, celui qui se décline en multiples crus
gommes. Le modafinil, une substance sti- sélectionnés pour autant de subtilités du
goût: le café. Aucun doute sur les effets du
café sur l’éveil et le temps de réaction. Le
Neurone principe actif, la caféine, est un inhibiteur
présynaptique
non sélectif des récepteurs de l’adénosine,
Adénylate c’est-à-dire qu’elle se fixe sur tous les types
cyclase de ces récepteurs. L’adénosine a plusieurs
Récepteur A2 fonctions dans l’organisme. Elle parti-
de l’adénosine cipe par exemple au métabolisme des
Ions
potassium cellules sous forme d’adénosine triphos-
Sauf mention contraire, toutes les illustrations sont de Pere Lluis Leon

Canal phate, ATP, la source d’énergie des cellu-


potassium ATP les. Mais c’est aussi un neurotransmetteur
Caféine
et elle intervient dans la transmission des
signaux entre neurones.
Quand l’adénosine se fixe sur ses
Adénosine récepteurs, elle inhibe l’activité neuronale
et il s’ensuit une sensation de fatigue. La
caféine exerce ses effets neurostimulants
en se fixant notamment sur les récep-
Renforcement teurs A2 de l’adénosine, empêchant l’adé-
Neurone postsynaptique de la transmission synaptique nosine d’agir : c’est un antagoniste de
ces récepteurs (voir la figure 1). Elle agit
1. LA CAFÉINE stimule l’éveil. En l’absence de caféine, l’adénosine s’accumule au cours de la aussi sur les neurones à histamine et
journée, saturant progressivement ses récepteurs (à gauche). Quand on boit du café, la caféine potentialise les effets de ce neurotrans-
se fixe sur les récepteurs A2 de l’adénosine (à droite). Cette fixation entraîne la libération des
sous-unités qui étaient fixées au récepteur de l’adénosine. L’une d’elles vient s’accoler à l’adé- metteur qui maintient l’éveil. En revan-
nylate cyclase, ce qui stimule l’activité métabolique. Simultanément, une autre sous-unité che, c’est en agissant sur les récepteurs A1
déclenche l’entrée d’ions potassium dans le neurone : l’efficacité de la transmission synapti- de l’adénosine que la caféine exerce ses
que est renforcée. effets cardio-vasculaires (accélération

100] Neurosciences © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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du rythme cardiaque, augmentation de la études réalisées chez les fumeurs semblent – pour la personne et pour la société –
pression artérielle, notamment). indiquer de façon assez concordante que que représente leur consommation doi-
Chez les gros consommateurs de café, la nicotine améliore les capacités d’atten- vent être évalués. Notons également
les récepteurs de l’adénosine étant régu- tion, sans doute par son action sur les récep- que si l’usage de ces molécules demeure
lièrement bloqués par la caféine, le cerveau teurs nicotiniques du cortex préfrontal, restreint, il est loin d’être anecdotique et
réagit en en produisant davantage. De sur- essentiel dans les tâches d’attention, de rai- la tendance est à l’augmentation… des
croît, les récepteurs finissent par devenir sonnement et de planification. Les travaux performances de vente.
plus sensibles à l’adénosine. Dès lors, réalisés sur l’animal suggèrent également Les études dont nous disposons vien-
l’efficacité de la caféine diminue, ce qui que la nicotine favorise la mémorisation. nent essentiellement des États-Unis, et por-
explique les symptômes de sevrage que Les résultats manquent chez l’homme, tent surtout sur les populations étudiantes.
l’on observe parfois: maux de tête, fatigue, mais il a été rapporté que l’administra- De 5 à 35 pour cent des personnes inter-
troubles de l’humeur, sensation de malaise. tion de nicotine (sous forme de gomme rogées avaient pris des amphétamines
L’effet du café sur la capacité d’éveil à mâcher) à des non-fumeurs, une heure ou du méthylphénidate, en dehors de toute
et d’attention est avéré, mais qu’en est-il après une tâche d’apprentissage, en prescription médicale, au cours de l’an-
de fonctions cognitives plus complexes, la consolide le souvenir. C’est sur la base de née qui avait précédé l’étude. Qui plus est,
mémoire par exemple ? Des résultats ces différents indices qu’une stratégie les services d’urgences des hôpitaux situés
récents obtenus par imagerie cérébrale de traitement des personnes atteintes à proximité des universités enregistrent
fonctionnelle ont confirmé qu’une prise de la maladie d’Alzheimer a été propo- des pics d’abus de ces molécules un peu
de 100 milligrammes de caféine – soit une sée : il s’agit de la mémantine, une molé- avant les examens. Dans une autre étude,
tasse de café – active directement les cir- cule qui inhibe la dégradation de on demandait aux étudiants : « Avez-vous
cuits neuronaux correspondant à la l’acétylcholine. Toutefois, des travaux déjà pris du méthylphénidate pour le plai-
mémoire de travail (la mémoire active tem- récents mettent en doute l’intérêt d’un tel sir? » L’enquête a révélé que 16,6 pour cent
porairement pendant une tâche cognitive), traitement chez les malades et montrent des étudiants interrogés avaient répondu
mais qu’elle a également des effets indi- qu’il n’a aucun effet chez le sujet sain. positivement. Le phénomène mérite que
rects qui pourraient être négatifs. l’on y prête une réelle attention.
Cela dépendrait de la façon dont la Au-delà des chiffres de leur consom-
mémoire de travail est sollicitée : l’effet
Les psychostimulants mation, il convient de s’interroger sur la
serait plutôt positif quand la tâche cog- Abordons maintenant les molécules admi- réalité de l’effet du méthylphénidate et du
nitive est facile (par exemple, un calcul nistrées sur prescription médicale. Les modafinil. Les études réelles contre pla-
mental simple), mais il serait négatif dans Anglo-Saxons les nomment smart pills, cebo chez des volontaires sains sont rares.
une tâche intense, par exemple la résolu- les pilules de l’intelligence ou... les molé- Deux études essayant de passer en revue
tion d’un problème de mathématiques. cules élégantes. Soulignons que, quelles la littérature scientifique ont été réalisées
Les accros du café à la limite de l’épuise- que soient ces molécules, les risques par Isabella Heuser et ses collègues de
ment mental et qui ont à terminer une
tâche exigeant d’importantes ressources
cognitives ne trouveront sans doute pas
un allié dans le café, si ce n’est pour ne
pas s’endormir !
L’autre stimulateur cognitif parmi les
plus répandus est la nicotine du tabac. Elle
se fixe sur les récepteurs dits nicotiniques
du neurotransmetteur acétylcholine, dans
Vésicule
une aire particulière du cerveau (l’aire teg- à acétylcholine
mentale ventrale). L’acétylcholine est un
neurotransmetteur impliqué dans la Acétylcholine
Nicotine
mémoire et l’apprentissage, mais aussi, par
son rôle sur le système nerveux périphé-
rique, dans l’activité musculaire et les fonc-
tions autonomes (respiration, rythme
cardiaque, par exemple). Le récepteur de
l’acétylcholine est une protéine qui traverse
la membrane cellulaire et forme un canal
(voir la figure 2). Quand la nicotine s’y fixe, Récepteur nicotinique
le canal s’ouvre, laissant entrer des ions
dans le neurone postsynaptique, lequel est
2. LA NICOTINE se fixe sur les récepteurs nicotiniques de l’acétylcholine. Ce faisant, le récep-
activé et libère de la dopamine, souvent
teur s’ouvre, laissant passer des ions qui activent le neurone postsynaptique. Puis le canal se
qualifiée de molécule du plaisir (elle est referme, et ne peut plus être réactivé immédiatement. Cet état se prolonge quand le système est
aussi partiellement responsable de la régulièrement exposé à la nicotine, ce qui explique l’accoutumance et le besoin de fumer plus pour
dépendance à la nicotine). Par ailleurs, les ressentir le même plaisir.

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l’Hôpital universitaire de la Charité à Ber- doivent se remémorer des données enre- amphétamines ne résolvaient pas mieux
lin, en 2010, et par Elizabeth Smith, du gistrées sous modafinil, mais des études les problèmes proposés, mais qu’en
Département de psychologie, et Martha plus récentes non seulement ne le confir- revanche, ils évaluaient de façon beau-
Farah, du Centre de neurosciences et ment pas, mais indiquent même que la coup plus positive leurs capacités à résou-
société, tous deux à Philadelphie, en 2011. capacité de corriger ses erreurs lors d’une dre ces tâches cognitives que ceux qui
Les deux études concluent... que les résul- remémoration à long terme diminue. prenaient un placebo.
tats actuels ne permettent pas de conclure. Ces contradictions soulignent les dif- Nous devons également comparer le
Certaines études rapportent des effets ficultés méthodologiques de ces études : bénéfice et le risque que représentent ces
positifs, mais d’autres n’observent rien, le nombre des personnes participant aux molécules. Le méthylphénidate a été pres-
voire des effets négatifs. Le méthylphé- études est faible, ce qui interdit une ana- crit à plus de trois millions d’enfants amé-
nidate par exemple pourrait faciliter la lyse statistique fiable, on ne dispose pas ricains âgés de moins de 13 ans, alors qu’il
consolidation de la mémoire à long terme, de tests validés et standards, qui seraient a fait l’objet de mises en garde régulières
mais seulement s’il s’écoule une durée utilisés dans toutes les études, et les effets en raison de ses effets cardio-vasculai-
importante entre la phase d’apprentissage observés dépendent beaucoup du niveau res, notamment parce qu’il favorise l’hy-
et la phase de remémoration. Inutile pour d’études et du comportement des indivi- pertension. En 2010, l’Agence européenne
les révisions de dernière minute! Ce même dus. Ainsi, il n’existe pas d’amélioration du médicament a publié un rapport
méthylphénidate n’a aucun effet sur les objective à long terme. concluant qu’en raison des risques liés à
capacités d’attention, ni sur l’humeur, ni Cela n’empêche pas les utilisateurs l’usage du modafinil et compte tenu de
sur les tâches dites exécutives (rapidité de de penser que le méthylphénidate et le ses bénéfices, l’usage devait être res-
lecture ou d’écriture, par exemple), ni sur- modafinil leur permettent de rester plus treint aux seuls sujets atteints de narco-
tout sur la concentration, alors que c’est concentrés sur leurs cours et éveillés plus lepsie et de cataplexie, pathologies qui
précisément la raison pour laquelle les étu- longtemps, et pour certains des étudiants peuvent entraîner la mort, notamment en
diants interrogés déclarent en prendre. testés prendre ces molécules est aussi raison des risques d’accidents corporels
Une étude réalisée sur 60 volontaires important que boire ou se nourrir. Ces qu’un brusque endormissement peut cau-
sains rapporte des effets positifs du moda- substances servent donc d’abord à amé- ser. Le modafinil a été un temps utilisé
finil sur la capacité de retenir des chiffres liorer l’image de soi. Les résultats ont été pour recaler son rythme circadien en cas
ou des schémas. Les résultats sont contra- confirmés par le groupe de M. Farah de décalage horaire ou d’horaires de tra-
dictoires sur les effets à long terme. Ainsi, qui a étudié l’usage d’amphétamines par vail décalés, mais cet usage a été récem-
certaines données semblent indiquer que des volontaires sains. Ces psychologues ment proscrit, et une liste importante de
le taux d’erreur est réduit quand les sujets ont montré que les sujets prenant des contre-indications a été publiée.
Le danger ne tient pas seulement à la
toxicité potentielle des « améliorateurs »
a cognitifs, mais il est également lié aux com-
portements qu’engendre leur consomma-
tion. Pour s’en procurer, certains n’hésitent
pas à simuler les symptômes de la narco-
lepsie ou du trouble de déficit de l’atten-
b tion avec hyperactivité, TADAH, et des
officines médicales spécialisées ont fleuri
aux États-Unis où de faux diagnostics de
Pompe de recapture ces maladies sont établis. Enfin, sans ver-
de la dopamine
ser dans l’anecdote, rappelons que les
auteurs du massacre du Collège de Colom-
bine étaient des enfants traités par le
Dopamine méthylphénidate en raison d’une hyper-
activité avec trouble de l’attention.
Tous ces résultats sont donc loin de mon-
trer que les supposés améliorateurs cogni-
Récepteur tifs dont on dispose aujourd’hui ont un
de la dopamine
Méthylphénidate quelconque effet sur l’amélioration des capa-
Activation cités cognitives. Cette aspiration a-t-elle
donc fait long feu? Ce n’est apparemment
pas l’avis du groupe de juristes et de spé-
cialistes de l’éthique qui, en 2008, ont publié
un article dans l’hebdomadaire scientifique
3. QUAND DE LA DOPAMINE est libérée par un neurone présynaptique, elle se fixe sur son récep-
teur postsynaptique, ce qui active le neurone qui le porte (a). Un psychostimulant, tel le Nature, et qui revendiquent un usage libre,
méthylphénidate (b, en vert), bloque la pompe de recapture de la dopamine, de sorte que la raisonné et responsable de tout ce qui
concentration de ce neurotransmetteur augmente dans la synapse : l’activation du neurone post- peut améliorer la cognition à partir du
synaptique augmente notablement. moment où les produits sont non toxiques

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Calcium Protéines
renforçant la synapse

Récepteur
NMDA
Récepteur
AMPA
Glutamate

4. LA MÉMOIRE repose sur le renforcement de certaines synapses. lisation aboutit à la synthèse de diverses protéines qui retournent vers
Quand du glutamate est libéré dans la synapse, il se fixe sur ses récep- la synapse, ce qui la renforce. Pour améliorer cette consolidation chez
teurs AMPA et NMDA. L’ouverture de ce dernier permet à un flux d’ions certains malades, les neurobiologistes étudient la possibilité de modu-
calcium d’entrer dans le neurone postsynaptique. Une cascade de signa- ler l’ouverture du canal NMDA.

et efficaces. Qui résistera à une telle pers- devrait renforcer la mémoire et l’appren- court terme à la suite d’une administra-
pective, le jour où ces produits seront effec- tissage (voir la figure 4). Mais les récepteurs tion unique, à des effets à long terme avec
tivement sûrs et efficaces? Mais il reste une NMDA ont un effet toxique quand ils sont des administrations répétées. L’une des
difficulté notable: ces deux critères sont loin hyperactivés, parce qu’ils laissent passer principales difficultés tient à ce que tous
d’être remplis! Tous les produits qui pour- un excès d’ions calcium, qui déclenchent les circuits neuronaux visés par les amé-
raient être utilisés demain pour améliorer un mécanisme de suicide cellulaire, ou liorateurs cognitifs sont des modulateurs
les performances cognitives de sujets nor- apoptose. Quand le glutamate est en excès de l’activité cérébrale répartis dans tout
maux sont en cours de développement pour dans les synapses, non seulement il ne ren- le cerveau et dont l’effet peut dépendre
des malades: améliorateurs de la mémoire force pas l’apprentissage, mais les neuro- de l’endroit où ils agissent.
pour des personnes atteintes de la mala- nes récepteurs sont endommagés. Par Le même récepteur peut avoir un effet
die d’Alzheimer, amélioration des capaci- conséquent, il s’agit de moduler un peu, très différent s’il est localisé sur un neu-
tés d’attention avec des produits issus de mais ni trop ni trop peu. rone du cortex cérébral préfrontal (impli-
la recherche sur la maladie de Parkinson, C’est pourquoi les neurobiologistes qué dans le raisonnement) ou sur un
la schizophrénie ou la dépression. cherchent non pas à surstimuler le récep- neurone de l’hippocampe (une aire essen-
teur NMDA, mais plutôt à en moduler l’ac- tielle à la mémorisation) ou dans le thala-
Renforcer tivité, en agissant sur lui directement
ou indirectement. Il existe une dizaine de
mus (qui gère les entrées sensorielles). Une
pathologie neurodégénérative détruit plus
la mémoire façons d’y parvenir, et elles sont en cours particulièrement une région, l’hippocampe
Ces médicaments ciblent par exemple de développement, voire d’essais clini- par exemple dans le cas de la maladie
certaines sous-unités du récepteur nicoti- ques chez l’homme (essentiellement dans d’Alzheimer, mais aucune des molécules
nique, afin d’obtenir des effets plus spéci- le cadre de la maladie d’Alzheimer ou actuellement disponibles ou en dévelop-
fiques et de plus longue durée que ceux des déficits cognitifs apparaissant vers pement ne sait cibler une région plus
de la nicotine, qui, nous l’avons évoqué, l’âge de 50 ans, c’est-à-dire chez des sujets qu’une autre. Or des effets positifs sur
renforce la mémoire. On espère ainsi sti- relativement jeunes). un circuit peuvent se révéler négatifs sur
muler l’activité cérébrale facilitant l’appren- Sont également testés des antagonis- un autre. La cognition naît de l’intégration
tissage et les capacités de concentration. tes des neurotransmetteurs adénosine (blo- de l’ensemble des fonctions cérébrales.
D’autres substances ciblent la transmission quant le récepteur A2), histamine (bloquant Quand on aborde la pensée et l’intel-
synaptique contrôlée par le principal neu- le récepteur H3 inhibiteur de la libération ligence, la question de la mesure est cru-
rotransmetteur excitateur du cerveau, le d’histamine) ou sérotonine (bloquant le ciale. Quelle est la grandeur mesurée?
glutamate. Ce dernier a plusieurs types récepteur 5HT6). Encore faudra-t-il, si l’ef- En laboratoire, le temps de réponse mesure
de récepteurs, notamment NMDA et AMPA. ficacité de ces molécules est avérée chez la réactivité. La bonne réponse à un ques-
On sait que le récepteur NMDA est les malades (ce que l’on ne saura pas tionnaire à choix multiple ( QCM ), par
nécessaire au renforcement de l’efficacité avant 2016), qu’elles démontrent leur effi- exemple, reflète la quantité de connais-
des synapses, et que ce mécanisme de cacité chez les sujets sains. Car c’est une sances mémorisées et traitées. Mais com-
renforcement est le support neurobiolo- erreur de considérer qu’une molécule ment mesure-t-on une réponse adaptée
giques des mécanismes de mémorisation qui compense un déficit pourrait augmen- dans un environnement complexe, tel celui
et d’apprentissage. Par conséquent, faci- ter la fonction correspondante si elle de la vie quotidienne ? Illustrons l’impor-
liter l’efficacité de la transmission synap- n’est pas altérée. Et il est tout aussi hasar- tance de cette question avec les débats
tique par le biais du récepteur NMDA deux d’extrapoler des effets observés à autour des acides gras polyinsaturés et

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Les pièges en particulier des oméga-3 et oméga-6. l’organisation d’entreprise n’aient pas
Ce sont des composants essentiels des vu que la machine à café et l’effet de socia-
des corrélations membranes des cellules du système ner- bilisation autour de la consommation d’un
La revue médicale New England veux et ils participent à la communica- café étaient beaucoup plus importants que
Journal of Medicine a récemment tion entre neurones. Les travaux réalisés le café lui-même. Ils auront compris que
publié un article montrant chez le rongeur ont montré de façon repro- stimuler les capacités cérébrales d’une per-
une corrélation entre le nombre ductible que l’apport alimentaire enrichi sonne isolée ne présente guère d’intérêt,
de prix Nobel par habitant dans en acides gras polyinsaturés ralentit le mais que stimuler les capacités d’interac-
un pays donné et la consommation déclin cognitif. tion apporte beaucoup. Par ailleurs, l’amé-
annuelle de chocolat de ces habitants ! Qu’en est-il chez l’homme ? La com- lioration cognitive ne passera sans doute
L’étude est rigoureuse et le résultat paraison des alimentations de différentes pas par des pilules : qui accepterait
statistique incontestable. populations n’a rien montré. L’apport éven- d’échanger un expresso contre une pilule
La conséquence éventuelle sur tuel des acides gras polyinsaturés est pro- contenant la même dose de caféine ?
notre mode de vie ne serait pas bablement masqué par une myriade
désagréable, et encouragerait d’autres facteurs. Alors les biologistes se
la tendance naturelle pour beaucoup. sont tournés vers des patients atteints de L’environnement :
Le chocolat contient de nombreuses maladie d’Alzheimer et ont enrichi leur ali- le meilleur
substances, telles que les flavanoïdes,
dont les effets physiologiques sont
mentation. Toujours rien. Probablement les
patients ont-ils reçu ces compléments ali-
des psychostimulants
avérés. Cette logique suffit-elle mentaires trop tard. En un mot, la quête Nos arrière-arrière petits-enfants auront
à ce que tous les Français se dopent continue. D’autres apports alimentaires ont délaissé la mesure du temps de réaction
au chocolat pour augmenter le nombre été testés: la citruline, active chez le rat vieil- et du nombre de chiffres retenus dans
de nos prix Nobel ? Non, comme lissant, diverses formes de choline, l’acétyl- une liste, mais ils auront développé des
le reconnaissent eux-mêmes L-tyrosine, des précurseurs de l’ATP, ou mesures permettant d’évaluer la capacité
les auteurs de cet article, les causes encore les extraits de ginkgo biloba ou de de coopération, le partage des tâches et des
de la corrélation observée étant ginseng. Quel que soit la racine ou l’ex- savoirs, la mise en réseau, la collégialité.
à rechercher à un autre niveau : trait porté au rang de fontaine de jou- Ils auront compris que l’amélioration de
ce sont les mêmes facteurs vence depuis des lustres, rien n’a fait la la performance qu’il faut espérer ne réside
économiques et sociaux qui preuve – scientifique – de son efficacité. Les ni dans une vitesse augmentée, ni dans une
conduisent à consommer du chocolat faits sont têtus. capacité renforcée de mémoire, ni dans une
et à atteindre un niveau d’études Pour développer des stratégies d’amé- aptitude à échapper au sommeil, mais dans
permettant un éventuel accès lioration cognitive, il faudra des molécules une capacité d’éveil à l’autre, de confiance
à la nobélisation. non toxiques et efficaces, favorisant l’épa- pour collaborer à un projet commun.
nouissement de la personne concernée. Notre époque leur paraîtra comme un
Notre activité cérébrale n’est pas seulement des sommets de la guerre des ego, alors
la synthèse de l’activité et de la coordina- que la solution pourrait résider dans le
tion de nos réseaux de neurones. Nous exis- développement des égaux. Un phénomène
I BIBLIOGRAPHIE tons avec et par les autres; nous existons aussi complexe que la pensée ne peut se
H. Chneiweiss, Does cognitive en tant qu’individu social, à l’intersection résumer à l’activité plus ou moins stimu-
enhancement fit with the physiology du déterminisme du cerveau-organe et lée d’un récepteur de l’adénosine et la capa-
of our cognition? in J. Illes du probabilisme du cerveau social. L’in- cité cognitive d’un individu ne peut être
et B. Sahakian (eds.), Oxford
Handbook of Neuroethics, dividu ne peut pas s’isoler des autres en isolée de son environnement.
pp. 295-308, Oxford Univ. Press, 2011. absorbant des molécules qui l’améliore- Ainsi, les substances licites ou non
raient et l’assujettiraient à une norme sociale consommées pour améliorer ses capaci-
B. Sahakian et S. Morein-Zamir,
Neuroethical issues in cognitive ou économique. Un des risques liés à l’amé- tés cognitives sont au mieux des leurres,
enhancement, J. Psychopharmacol., lioration cognitive serait de voir des indi- au pire dangereuses pour la santé quand
vol. 25(2), pp. 197-204, 2011. vidus de plus en plus performants au elles sont consommées sur le long cours.
service de l’économie dominante, mais de S’il est essentiel de continuer les recher-
M. Smith et M. Farah, Are prescription
stimulants « smart pills » ? plus en plus isolés socialement. ches pour soulager les malades et ralentir
The epidemiology and cognitive Comment nos arrière-arrière petits- les pathologies neurodégénératives, entre
neuroscience of prescription enfants nous considéreront-ils ? Comme autres, il n’est pas certain que des molé-
stimulant use by normal healthy
individuals, Psychol Bull., des dinosaures qui croyaient encore à un cules actives chez ces malades auraient le
vol. 137(5), pp. 717-741, 2011. cerveau mécanique, qu’il suffit de stimu- moindre effet chez des personnes saines.
ler au moyen de quelques molécules pour En revanche, même chez les malades, le
D. Repantis et al., Modafinil qu’il « fonctionne mieux » ? Quand nos rôle positif d’un environnement stimulant
and methylphenidate for
neuroenhancement in healthy descendants observeront la ruche que nous est de plus en plus pris en compte. Et si
individuals : A systematic review, construisons, ils nous verront en train de un tel environnement, était, tant chez les
Pharmacol. Res., vol. 62(3), stimuler notre vigilance avec de la caféine personnes saines que chez les malades, le
pp. 187-206, 2010.
et souriront au fait que des génies de meilleur stimulant cérébral ? I

104] Neurosciences © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Neurosciences

COlivia Gosseries et Steven Laureys


Grâce à des techniques d’imagerie cérébrale
mieux adaptées, on détecte des signes de conscience
chez des personnes qui ne communiquent pas.
Peut-être saura-t-on bientôt repérer
le moment où émerge la conscience.
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Q u’est-ce que la conscience ? Répon-


dre à cette question apparemment
anodine reste un défi notamment
pour les neuroscientifiques. Chacun a une
intuition de ce que signifie ce terme, mais
premier se rapporte à la question : « Cette
personne est-elle consciente ? », alors que
le second porte sur la question : « Cette
personne est consciente, mais de quoi ? »
Le niveau de conscience se caractérise
le définir reste d’une autre envergure. par la conscience d’un flux toujours chan-
La réponse de saint Augustin à qui l’on geant d’états mentaux spécifiques, alors
demandait de définir le temps pourrait que les contenus de la conscience sont
s’appliquer à la conscience : « Si personne des états transitoires dont nous sommes
ne m’interroge, je le sais ; si je veux répon- conscients à chaque instant. Le contenu de
dre à la demande, je l’ignore. » Outre sa la conscience peut être interne ou externe.
définition, la conscience soulève d’innom- La conscience externe, c’est-à-dire celle de
brables questions : quand naît-elle chez l’environnement, est associée à une expé-
l’enfant? Comment la déceler chez le sujet rience vécue au travers des différentes
qui a sombré dans le coma ? modalités sensorielles (vision, audition,
S’il faut tenter une définition, disons odorat, etc.). La conscience interne se réfère
que la conscience correspond à ce que nous aux processus mentaux qui ne requièrent
perdons lorsque nous nous endormons pas la médiation de stimulus sensoriels
profondément et ce que nous récupérons externes, et inclut par exemple les pensées
quand nous nous réveillons. Toutefois, on spontanées, le discours intérieur, la rêve-
s’accorde à dire que la conscience présente rie et l’imagerie mentale.
deux composantes indispensables : l’éveil
et la perception consciente. L’éveil se carac- Les états L’ E S S E N T I E L
térise par une ouverture prolongée des
yeux et est sous-tendu par l’activation de conscience altérée I Il existe plusieurs niveaux
du tronc cérébral ainsi que de ses projec- Il existe plusieurs états de conscience de conscience possibles
tions vers le thalamus et le cortex. La altérée : le coma, l’état végétatif, l’état de après un grave accident
perception consciente correspond à l’en- conscience minimale. Nous allons les cérébral.
semble des expériences subjectives pré- décrire rapidement avant d’examiner com-
I On distingue des états
sentes, passées et futures. Elle est définie ment les résultats récents issus de l’étude
de conscience où
au plan clinique par des comportements de ces états, mais aussi d’une activité
le sujet n’est ni éveillé
volontaires tels qu’une réponse à la com- cérébrale négligée jusqu’à présent, l’état
ni conscient (coma),
mande ; elle dépend de l’activité du cor- de repos, permettent de préciser la défi-
où il est éveillé, mais
tex frontal et pariétal, encore nommé nition de la conscience. non conscient (éveil non
réseau fronto-pariétal, et de ses connexions Commençons par le coma. Après une répondant), et où il est
avec le thalamus, une aire cérébrale pro- lésion cérébrale aiguë qui peut être d’ori- éveillé et soit partiellement
fonde, relais central des informations gine traumatique (un accident) ou non conscient (état de
distribuées aux différentes aires cérébra- traumatique (un arrêt cardiaque), le patient conscience minimale),
les. La conscience résulte donc de l’inter- perd connaissance et sombre dans le coma. soit totalement conscient
action des activités du cortex cérébral, Si les lésions cérébrales sont trop impor- (syndrome locked-in).
du tronc cérébral et du thalamus. tantes, le patient décède dans les jours
L’éveil et la perception consciente vont qui suivent (mort cérébrale). I Mais les nouvelles
généralement de pair. Par exemple, quand Depuis le développement des techni- techniques d’exploration
nous nous endormons, ces deux compo- ques de ventilation mécanique dans les du cerveau révèlent que
santes diminuent progressivement. Pour- années 1950, la définition de la mort est pas- des sujets apparemment
tant, ce n’est pas le cas durant le sommeil sée d’une mort cardiaque, définie par une non conscients perçoivent
paradoxal (c’est-à-dire la principale cessation des fonctions respiratoires et car- dans certains cas
période des rêves) où nous sommes rela- diaques, à une mort cérébrale. La mort céré- les stimulus venant
tivement conscients, mais pas éveillés, brale, ou le coma dépassé, implique la perte de l’extérieur.
ou encore dans certains états pathologi- irréversible de toutes les fonctions cérébra-
ques, tels que les crises d’épilepsie, le som- les. On observe parfois chez ces patients I En outre, la stimulation
nambulisme ou encore le syndrome d’éveil des mouvements ralentis provoqués par profonde du thalamus
non répondant (état végétatif), sur lequel une activité cérébrale réflexe résiduelle. semble efficace
nous reviendrons, et où nous sommes plus Le coma se caractérise par une absence chez certains patients
éveillés que conscients. totale d’ouverture des yeux et une absence pour restaurer
La perception consciente comporte de conscience de soi et de l’environnement. une conscience normale.
deux versants : le niveau et le contenu. Le Cette pathologie résulte d’une atteinte

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importante du tronc cérébral et du cor- ment une activité consciente (état de


tex cérébral. Le coma qui présente les conscience minimale) qui se poursuit sou-
mêmes caractéristiques cliniques que la vent par une période d’amnésie post-trau-
syncope s’en distingue par sa durée : on matique transitoire au cours de laquelle
parle de coma si l’état se prolonge au-delà il reste confus. Dans la majorité des cas,
d’une heure. Les fonctions autonomes (res- le patient récupère en quelques semaines
piration, thermorégulation, etc.) sont dimi- et peut ensuite suivre une rééducation.
nuées, ce qui nécessite généralement une Mais dans certains cas, il reste dans un état
aide respiratoire. Le sujet dans le coma d’éveil non répondant ou de conscience
ne présente aucune réaction volontaire, minimale pendant plusieurs mois, voire
même s’il peut parfois réagir à des sti- plusieurs années ou décennies.
mulations douloureuses, et si des mouve- En quoi consiste le syndrome d’éveil
ments réflexes persistent. En général, le non répondant ? Cet état a également été
patient qui survit reprend graduelle- nommé état végétatif, syndrome apalli-
que ou encore coma vigile : la pluralité
de ses qualificatifs tient sans doute en par-
ÉVEIL tie à la difficulté de le définir. Il se carac-
térise par une ouverture des yeux en
absence de toute conscience de soi ou de
l’environnement. Les fonctions autono-
mes sont préservées et la respiration s’ef-
fectue généralement sans assistance
technique. Ces patients ne parlent pas de
Tronc cérabral façon intelligible, et ne répondent pas
quand on les interroge, mais ils peuvent
manifester une variété de mouvements
réflexes tels que grincer des dents, bouger
PERCEPTION CONSCIENTE les yeux, avaler, bâiller, pleurer et sou-
Cortex pariétal Cortex frontal Cortex mésiofrontal rire. Quand cet état dure plus d’un mois
après l’accident, on parle d’état végétatif
persistant. Après 12 mois, si la cause du
coma est un traumatisme crânien, ou après
trois mois pour les causes non traumati-
ques, on parle d’état végétatif permanent.

Éveillés, mais
non conscients
PERCEPTION EXTERNE Toutefois, on évite d’utiliser ces deux
PERCEPTION INTERNE
termes qui sont péjoratifs, et c’est pour-
Cortex pariétal Cortex frontal Précuneus Cortex quoi nous avons récemment proposé le
mésiofrontal
terme de syndrome d’éveil non répondant.
Cette dénomination, d’une part, évite la
connotation négative associée au terme
végétatif (qui tend à assimiler les patients
à des végétaux), et, d’autre part, rappelle
Coma Science Group

qu’il ne faut pas sous-estimer les fonctions


cognitives résiduelles de ces sujets (nous
verrons que, dans certains cas, ils sont
potentiellement conscients sans être en
1. LA CONSCIENCE qui implique éveil et perception consciente nécessite l’activation de plusieurs mesure de communiquer). Ce nouveau
aires cérébrales. Le tronc cérébral est nécessairement activé durant l’éveil. Quant à la percep- terme illustre le fait que ces patients sont
tion consciente, elle est associée à l’activation du réseau fronto-pariétal (au milieu à gauche, éveillés, mais ne présentent que des com-
activation en surface et, à droite, activation au cœur du cerveau). Elle présente deux composan- portements réflexes aucunement liés à des
tes, la perception externe et la perception interne. Le réseau neuronal impliqué dans la percep- réponses volontaires.
tion externe, ou conscience de l’environnement, comprend notamment le cortex frontal et le cortex
pariétal, essentiellement dans les parties latérales. Le réseau neuronal impliqué dans la percep- Examinons maintenant l’état de
tion interne, ou conscience de soi, correspond au réseau du mode par défaut, c’est-à-dire à l’ac- conscience minimale. C’est une entité cli-
tivité enregistrée au repos, en l’absence de toute tâche cognitive volontaire. Cette activité concerne nique qui se manifeste par des signes de
notamment le précuneus et le cortex mésiofrontal. conscience élémentaires et fluctuants. Ces

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patients sont par exemple capables de voire le seul. Parfois, l’extrémité d’un doigt I LES AUTEURS
répondre à un ordre verbal ou écrit, d’émet- peut également servir à communiquer.
tre des verbalisations intelligibles, de sui- Mais, contrairement à ce que l’on croit géné-
vre visuellement du regard et de localiser ralement, la qualité de vie de ces person-
des stimulations douloureuses (dites noci- nes ne semble pas inférieure à celle de la
ceptives). Ils présentent également des com- population générale lorsqu’elle est évaluée
portements émotionnels adaptés : ils d’après des questionnaires standards.
sourient ou pleurent. Toutefois, ces réac- Dès lors, on mesure la difficulté d’éva- Olivia GOSSERIES,
tions doivent être reproductibles pour luer le niveau de conscience de sujets pré- chargée de recherche FNRS,
que l’on puisse en conclure que l’action sentant de graves lésions cérébrales, alors est neuropsychologue dans
le Coma Science Group,
est volontaire. Les patients sont donc éveil- même que cette évaluation revêt une au Centre de recherches
lés et leur conscience fluctue, mais ils importance essentielle en raison des impli- du cyclotron et Département
restent incapables de communiquer pour cations en termes de pronostic et de déci- de neurologie, à l’Université
exprimer leurs pensées. sions thérapeutiques, mais également de Liège, en Belgique.
Le pronostic de ces patients est meil- de décisions médico-légales et d’appro- Steven LAUREYS,
leur que celui des patients en état d’éveil ches éthiques. directeur de recherche FNRS,
non répondant. Récemment, nous avons dirige le Coma Science Group.
défini un état de conscience minimale
« moins » et un autre état de conscience Comment évaluer
minimale « plus ». Le premier se caracté- le niveau
rise par des signes primaires de conscience
qui ne relèvent pas du langage (le sujet est,
de conscience ?
par exemple, capable de suivre des yeux Même si l’évaluation comportementale
un objet qu’on lui montre), alors que le reste la méthode de choix pour réaliser un
second se définit par la présence d’une diagnostic clinique, nous avons montré
compréhension verbale, c’est-à-dire qu’il qu’elle n’est pas toujours facile à appli-
peut, par exemple, bouger un doigt si on quer : nous avons mis en évidence la dif-
le lui demande. Tout comme le syndrome ficulté à laquelle le personnel soignant est
d’éveil non répondant, l’état de conscience
minimale peut être transitoire, chroni-
que ou permanent. Q u ’est- c e q u e la c o n s c i e n c e ?
Enfin, le syndrome locked-in, ou syn-
lusieurs théories de la être, d’une part, différenciée, faut pouvoir communiquer.
drome de verrouillage, d’enfermement ou
pseudocoma, n’est pas à proprement
P conscience humaine pos-
tulent que la conscience émerge
c’est-à-dire reconnaissable
parmi une multitude d’autres
Cette situation est similaire
pour les nouveau-nés, les per-
parler un état de conscience altérée, mais dans le cerveau grâce à un expériences possibles, et, d’au- sonnes âgées démentes et les
peut facilement être confondu avec les enti- échange d’information carac- tre part, intégrée et unifiée, animaux. Durant ces 20 der-
tés mentionnées précédemment. Dans le térisé par une diffusion glo- ce qui implique l’existence d’in- nières années, de nombreu-
coma, le sujet n’est pas éveillé et n’est bale, à tout le réseau neuronal teractions causales au sein ses études ont cependant mon-
pas conscient. Dans l’état non répon- impliqué dans la conscience, du cerveau. Cette théorie pro- tré que la plupart des animaux
dant, le sujet est éveillé, mais non conscient. et une intégration de cette pose également une évalua- sont dotés d’une conscience.
Dans l’état de conscience minimale, il est information par ce réseau. tion mathématique du niveau Par exemple, il a été mon-
éveillé et semble présenter une ébauche Selon Stanislas Dehaene, qui de conscience, qui devra être tré que les chimpanzés appren-
de conscience. Dans le syndrome locked- dirige l’Unité de neuro-ima- validée cliniquement. Si la nent à leur progéniture à fa-
in, le sujet est éveillé et conscient. Ce gerie cognitive INSERM-CEA, et connectivité au sein du cerveau briquer des outils pour casser
syndrome se caractérise par une tétra- Lionel Naccache, à l’Hôpital de est perturbée, on observe une des noix, tout comme les
plégie (paralysie des quatre membres) et la Pitié-Salpêtrière, qui ont pro- perte de conscience, comme grands singes, les dauphins, les
une anarthrie (impossibilité d’articuler des posé une théorie de l’espace de dans le sommeil profond, cochons, les éléphants et les
sons) provoquées par une lésion au niveau travail neuronal global (Global l’anesthésie, l’épilepsie et l’état pies se reconnaissent dans
du tronc cérébral : les connexions entre les neuronal workspace), l’infor- d’éveil non répondant (aussi un miroir, test classique de la
voies neuronales motrices qui relient le mation diffuse dans un espace nommé état végétatif). Ces dif- conscience de soi que les en-
cortex à la moelle épinière sont interrom- neuronal global, comprenant férents états présentent tous fants réussissent vers l’âge
pues. Bien que ces patients ne puissent pas les cortex fronto-pariétaux, ce in fine un syndrome de dé- de 18 mois.
qui permettrait l’émergence de connexion cérébrale. Il semble donc, comme
bouger, leurs sensations restent intactes et
l’état conscient. D’un point de vue compor- Darwin l’affirmait déjà, qu’en-
ils sont tout à fait conscients.
Pour Giulo Tononi, de temental, la conscience reste tre la conscience chez l’homme
Le livre de Jean-Dominique Bauby Le
l’Université du Wisconsin, à toutefois difficile à évaluer et la conscience chez les au-
scaphandre et le papillon et son adaptation
Madison, et sa théorie de l’in- chez les patients en état de tres espèces animales, il y ait
cinématographique illustrent ce syndrome. tégration de l’information, cha- conscience altérée, car, pour plus une différence de degré
Les mouvements des yeux représentent que expérience consciente doit avoir accès à la conscience, il qu’une différence de nature.
le principal moyen de communication,

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confronté lorsqu’il lui faut distinguer un Ainsi, de très nombreuses expériences tâches d’imagerie mentale. Nous allons
comportement réflexe d’un comportement confirment que des sujets non répon- voir pourquoi l’imagerie cérébrale pour-
volontaire. On aboutit à des erreurs diag- dants ou dans un état de conscience mini- rait aider les cliniciens et les chercheurs
nostiques dans environ 40 pour cent des male présentent, quand on utilise des à préciser l’état de conscience des person-
cas, quand le diagnostic est réalisé sans méthodes appropriées, plus de signes de nes qui sortent du coma.
l’appui d’échelles standardisées fiables. conscience que ne le laissent penser les tests
Une récente méta-analyse préconise
l’utilisation de l’échelle de récupération du
classiques d’évaluation de la conscience.
Par ailleurs, divers facteurs compliquent
L’apport
coma nommée Coma Recovery Scale-Revi- encore le diagnostic, mais doivent être pris de la neuro-imagerie
sed mise au point par Joseph Giacino, aux en compte lors de l’évaluation clinique Pour évaluer les lésions structurelles, on
États-Unis, en 2004, pour évaluer le niveau de la conscience : l’effet sédatif de cer- utilise diverses méthodes d’imagerie.
de conscience de ces patients. Cette échelle tains médicaments, la présence d’infections L’imagerie par résonance magnétique par
permet de rechercher systématiquement et les complications médicales. Malgré des tenseur de diffusion a révélé des altéra-
la présence de comportements non réflexes, examens cliniques réalisés dans les meil- tions étendues de la substance blanche
par exemple des réponses volontaires leures conditions possibles, on peut sous- dans le cerveau des patients en état de
faisant suite à une commande verbale. On estimer l’état de conscience de certaines conscience altérée. On a également
peut aussi demander aux sujets de suivre personnes, parce que nous devons nous observé des lésions sous-corticales et tha-
du regard un objet qu’on leur présente. contenter d’observer les comportements lamiques de la substance blanche plus
Toutefois, il est préférable de demander moteurs en réaction à des stimulus exté- importantes chez les sujets en état d’éveil
aux patients de suivre du regard un miroir rieurs, et qu’il est impossible d’avoir non répondant que chez les patients en
dans lequel ils se voient que de suivre un accès à la conscience interne des patients état de conscience minimale.
objet quelconque. Ainsi, nous avons mon- qui ne communiquent pas. Par ailleurs, l’équipe de Nicholas
tré, dans une étude, que 29 pour cent des C’est pourquoi les techniques de Schiff, a la Faculté de médecine Weill Cor-
sujets auraient été diagnostiqués en état neuro-imagerie sont de plus en plus uti- nell, à New York, a constaté chez un patient
d’éveil non répondant sans l’utilisation du lisées, car non seulement elles permettent ayant émergé de l’état de conscience mini-
miroir (ils ne suivent pas un objet quelcon- d’évaluer l’étendue des lésions structu- male après 19 ans une repousse des axo-
que, mais suivent un miroir). Il est vrai- relles cérébrales, mais aussi de mesurer nes (qui constituent la substance blanche)
semblable qu’ils sont plus attentifs, car l’activité cérébrale au repos, lors de sti- au niveau du précuneus (dans le cortex
ils se voient dans le miroir. mulations sensorielles et pendant des pariétal). Le précuneus est une aire céré-
brale impliquée notamment dans les pro-
cessus cognitifs de haut niveau, qui
État d’éveil non répondant semble en outre jouer un rôle important
a b dans la conscience.
Pour préciser le rôle du précuneus, les
neuroscientifiques utilisent la tomogra-
phie par émissions de positons, TEP, et
l’IRM fonctionnelle. Les premières études
réalisées au moyen de la TEP ont montré
que le métabolisme cérébral diminue nota-
Site de la stimulation blement chez les patients en état de
État de conscience minimale conscience altérée (rappelons que la TEP
c d utilise un marqueur radioactif qui permet
de mesurer la consommation du glucose,
ce qui reflète l’activité du cerveau). Il a
ensuite été montré que ces patients pré-
sentent plus particulièrement un déficit
2. LA TMS, ou stimulation magnétique métabolique dans le réseau fronto-parié-
transcrânienne, donne des profils tal et le thalamus alors que les structures
d’activation différents selon l’état
Syndrome locked-in sous-corticales et le tronc cérébral restent
de conscience. Chez un sujet en état d’éveil
non répondant, on observe une brève relativement préservés.
activation juste après la stimulation (a), e f Des études chez des sujets sains éveil-
mais elle disparaît rapidement et reste lés, durant le sommeil et au cours d’une
très localisée (b, en bleu). Dans l’état de anesthésie générale, ont également
conscience minimale, l’activité électrique confirmé le rôle du réseau fronto-parié-
se prolonge dans le temps (c), et se propage tal dans la genèse de la conscience. Au sein
plus loin (d). Dans le syndrome locked-in,
Coma Science Group

de ce réseau, le précuneus semble jouer


l’activité se prolonge encore plus (e)
et se propage dans tout le cerveau (f). un rôle primordial, notamment car c’est
Ce dernier profil d’activation cérébrale par Stimulation magnétique la région la plus endommagée chez les
la TMS est identique à celui d’un sujet sain. transcrânienne patients en état de conscience altérée. De

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Sujet sain Syndrome locked-in État de conscience minimale État d’éveil non répondant
Coma Science Group

3. LE RÉSEAU DU MODE PAR DÉFAUT reflète l’activité cérébrale spon- drome locked-in, l’activation est identique à celle d’un sujet sain. Le réseau
tanée (en jaune), sans stimulus externes. Chez les sujets sains, ce réseau est moins activé chez les sujets en état de conscience minimale, et l’acti-
est généralement entièrement activé. Chez les sujets présentant un syn- vité est quasi nulle chez les personnes en état d’éveil non répondant.

surcroît, nous avons pu suivre un patient Avec nos collègues, nous avons mon- figure 2). Chez tous les patients qui récu-
en état d’éveil non répondant chez qui il tré que ce réseau du mode par défaut est pèrent progressivement une conscience
n’y avait plus de connexions entre le réseau inactif chez les personnes en état de mort normale, on observe un rétablissement
fronto-pariétal et le thalamus. Quand il a cérébrale et peu actif chez les sujets en état d’interactions cérébrales rapides et à
recouvré la conscience, nous avons observé d’éveil non répondant. Les patients en état longue distance.
ces connexions réapparaître. de conscience minimale montrent quant Les études réalisées en tomographie
à eux une activité cérébrale similaire à celle par émission de positons et en IRMf ont
La stimulation observée chez les sujets contrôles, mais
une connectivité fonctionnelle plus impor-
montré qu’en réponse à des stimulus
externes (auditif, visuel ou tactile), les per-
profonde du thalamus tante du précuneus avec les autres aires sonnes en état d’éveil non répondant
Ainsi, les connexions entre le cortex, le cérébrales que les sujets en état d’éveil non présentent une activité cérébrale unique-
thalamus et le tronc cérébral seraient indis- répondant. Ces données ont été confir- ment dans les cortex sensoriels primaires.
pensables à la conscience. Une étude mées récemment par une étude en tomo- Ces îlots d’activation sont déconnectés de
réalisée par N. Schiff et ses collègues, l’a graphie par émission de positons réalisée l’ensemble du réseau fronto-pariétal. Tou-
confirmé : chez un patient en état de dans notre équipe: le niveau de conscience tefois, d’autres études ont révélé que cer-
conscience minimale, ils ont implanté une augmente avec l’activité de ce réseau. tains patients en état d’éveil non répondant
électrode profonde dans le thalamus de La stimulation magnétique transcrâ- présentent une activation cérébrale éten-
chaque hémisphère, et y ont fait passer nienne combinée à l’électroencéphalogra- due jusqu’aux cortex associatifs multimo-
un courant électrique. phie est une autre technique qui permet daux. Ce schéma d’activation laisse
Cette stimulation cérébrale profonde de stimuler le cerveau et d’enregistrer présager une évolution favorable pour le
a stimulé la reconnexion du thalamus et directement l’activité électrique qui en patient, et s’observe souvent chez les
du cortex cérébral, et a permis au sujet découle. Cette nouvelle méthode nous a patients en état de conscience minimale.
de prononcer des phrases plus intelligi- permis très récemment, en collaboration
bles. La méthode est certes invasive, avec l’équipe de Marcello Massimini et de
puisqu’elle nécessite l’implantation d’élec- Mario Rosanova, de l’Université de Milan, Le rôle essentiel
trodes profondes, mais ce type de stimu- de distinguer des patients en état d’éveil des connexions
lation donne de bons résultats dans le
traitement de certaines pathologies (la
non répondant et d’autres en état de
conscience minimale. Chez les premiers,
à longue distance
maladie de Parkinson, par exemple) et l’activité cérébrale déclenchée par la sti- Au moyen de l’électroencéphalographie,
semble efficace chez certains patients en mulation était toujours la même (identi- qui présente une meilleure résolution tem-
état de conscience modifiée. que aux ondes lentes enregistrées durant porelle, nous avons constaté des anoma-
Plus récemment, les neuroscientifiques le sommeil), disparaissait rapidement et lies des connexions cérébrales rétrogrades
se sont intéressés au réseau du mode par restait localisée au site de stimulation. (allant du cortex frontal au cortex tempo-
défaut: il représente l’activité de notre cer- Ce résultat suggère que ces patients ral), chez les patients en état d’éveil non
veau quand nous sommes éveillés, mais présentent un syndrome de déconnexion répondant à qui l’on fait entendre des sons
au repos, et est inhibé au moment où nous cérébrale. En revanche, chez les patients simples. En revanche, les réponses céré-
réalisons des tâches précises. Ce réseau en état de conscience minimale, l’activa- brales des patients en état de conscience
semble impliqué dans les processus inter- tion initiale enregistrée sur le site de sti- minimale sont similaires à celles mesurées
nes tels que les pensées spontanées, le dis- mulation est suivie d’une séquence chez les sujets contrôles.
cours intérieur, la mémoire épisodique et complexe d’ondes cérébrales qui se pro- Les patients en état de conscience mini-
les représentations de soi. Il comprend pagent aux aires corticales adjacentes, male semblent donc percevoir les stimu-
notamment le précuneus, les jonctions tem- comme on l’observe chez les patients pré- lations auditives, visuelles et nociceptives
poro-pariétales et le cortex préfrontal. sentant un syndrome locked-in (voir la alors que l’activation cérébrale observée

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Activité cérébrale correspondant à un « Oui » chez la majorité des patients en état d’éveil matière d’évaluation de l’état du sujet, de
non répondant ne semble pas suffisante traitement, voire d’arrêt des soins. Les
pour déclencher une conscience des sti- résultats obtenus en neuro-imagerie
mulus externes. Comment mettre en évi- suscitent quelques considérations concer-
dence une telle perception des stimulus nant la pratique clinique. D’une part, nous
extérieurs chez les sujets en état de devons être prudents lorsque nous nous
conscience minimale ? Pour ce faire, nous adressons aux patients ou à l’entourage,
Activité cérébrale correspondant à un « Non » avons utilisé l’IRM fonctionnelle et des puisqu’ils sont potentiellement conscients.
tâches simples d’imagerie mentale. D’autre part, nous devons envisager d’ad-
En collaboration avec l’équipe de ministrer un traitement analgésique à ces

Coma Science Group


Adrian Owen de l’Université de Cam- patients, s’ils présentent un comporte-
bridge, nous avons demandé à 54 patients ment traduisant un inconfort. Nous avons
en état de conscience altérée, d’une part, récemment proposé une échelle de noci-
de s’imaginer en train de jouer au tennis ception (Nociception Coma Scale Revised)
4. POUR COMMUNIQUER avec un patient en et, d’autre part, de s’imaginer parcourir les pour évaluer les signes de douleur chez
état de conscience minimale, on commence par
lui demander d’imaginer qu’il joue au tennis (en pièces de leur maison alors que leur acti- ces sujets incapables de communiquer
haut, l’aire motrice supplémentaire s’active) ou vité cérébrale était enregistrée par IRM. Cinq après un coma.
qu’il se promène chez lui (en bas, l’hippocampe d’entre eux ont montré une activité céré- De plus, les nouvelles technologies
s’active) et l’on enregistre l’activité cérébrale brale cohérente avec les tâches demandées nous conduisent à remettre en question le
correspondante. Ensuite, on lui dit que, pour (activation du cortex prémoteur lors de diagnostic reposant uniquement sur des
répondre « Oui » à une question, il doit s’ima- l’imagerie motrice et du cortex parahippo- comportements observés, car certains
giner jouer au tennis ; et pour répondre « Non »,
campique lors des déplacements men- patients sont capables de montrer qu’ils
il doit imaginer qu’il se déplace chez lui. En sui-
vant son activité cérébrale par IRM, on peut taux dans l’espace). Pourtant deux de ces sont conscients et même de communiquer
savoir quelles sont ses réponses aux questions cinq personnes n’avaient jamais montré par l’intermédiaire des techniques d’ima-
qu’on lui pose. aucun signe comportemental de conscience. gerie cérébrale fonctionnelle. C’est pour-
quoi, notre groupe propose des bilans
Répondre sans geste diagnostiques, pronostiques et thérapeu-
tiques d’une semaine au Centre hospitalo-
ni parole universitaire de Liège, en Belgique, pour
I SUR LE WEB Ce modèle a ensuite été adapté: après avoir les patients en état de conscience altérée.
www.comascience.org enregistré l’activité cérébrale correspon- Nous essayons d’identifier le niveau de
www.cyclotron.ulg.ac.be dant à ces deux tâches mentales (voir la conscience de ces patients, et, s’ils présen-
figure 4), on demandait au sujet de s’ima- tent des signes de conscience, nous cher-
giner jouer au tennis pour répondre « Oui» chons un moyen de communication fiable
à une question et de s’imaginer parcourir avec eux pour qu’ils puissent exprimer
sa maison pour répondre « Non ». Le leurs émotions et leurs souhaits, mais aussi
patient étudié qui était en état de pour déterminer leur qualité de vie. L’étape
I BIBLIOGRAPHIE conscience minimale a ainsi pu répondre suivante consistera à définir leurs compé-
M. Rosanova et al., Recovery correctement à des questions en modulant tences en termes de décisions concernant
of cortical effective connectivity son activité cérébrale. leur avenir.
and recovery of consciousness Une autre récente étude utilisant l’élec- Par ailleurs, l’étude de ces patients pré-
in vegetative patients, Brain,
vol. 135(Pt 4), pp. 1308-1320, troencéphalographie a également per- sente également un intérêt scientifique
2012. mis de montrer que trois patients dans l’élucidation des corrélats neuronaux
diagnostiqués en état d’éveil non répon- de la conscience humaine. La conscience
M. Boly et al., Preserved
feedforward but impaired dant présentaient une activité cérébrale ne semble pas être binaire, c’est-à-dire
top-down processes in particulière quand on leur demandait de un phénomène de tout ou rien, mais pré-
the vegetative state, Science, s’imaginer en train de serrer le poing ou senterait plutôt une continuité non linéaire
vol. 332(6031), pp. 858-862, de bouger les orteils. Ainsi, on a détecté avec des transitions, comme observé chez
2011.
une activité cérébrale spécifique en les patients en état de conscience altérée.
S. Laureys et al., Unresponsive réponse à une commande particulière. Le Qui plus est, aujourd’hui, grâce à la neuro-
wakefulness syndrome : a new niveau de conscience de ces patients diag- imagerie, on perçoit des signes d’une
name for the vegetative state
or apallic syndrome, BMC nostiqués en état d’éveil non répondant conscience que les évaluations précéden-
Medicine, vol. 8, p. 68, 2010. a été revu. Comme les dispositifs per- tes ne mettaient pas au jour. Ces évolu-
mettant ces examens par électroencépha- tions nous obligeront sans doute à redéfinir
M. Monti et al., Willful
modulation of brain activity lographie sont transportables, on peut les états de conscience. Comme à cela
in disorders of consciousness, imaginer les utiliser pour déterminer l’état s’ajoute la possibilité de stimuler le tha-
New England Journal of de conscience d’un patient accidenté. lamus pour réveiller la conscience, le
Medicine, vol. 362(7), Ces données permettront de pren- champ de la conscience présente des fron-
pp. 579-89, 2010.
dre des décisions plus pertinentes en tières sans cesse repoussées. I

112] Neurosciences © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


actuellement en kiosque
et sur www.pourlascience.fr/editionsnumeriques

Dossier Pour la science n° 77


Kant déplorait l’absence d’un « Newton du brin d’herbe »,
mais ce serait supposer que des lois simples suffiraient
à rendre compte de la fantaisie du monde végétal !
Imaginez des plantes qui ont besoin du feu pour fleurir,
des plantes presque carnivores, des plantes à « sang
chaud »... Le monde végétal fait preuve d’une inventivité
sans limite que ce dossier vous invite à découvrir.
Parution de octobre / décembre 2012 – Prix : 6,95 e

cerveau & Psycho n° 54


Le développement du langage chez l’enfant est un perpétuel
sujet d’étonnement. Chez beaucoup, c’est une progression
« normale ». Chez d’autres, un des maillons de cette chaîne
complexe se grippe. Alors, l’orthophoniste intervient,
mettant en œuvre un apprentissage adapté en fonction
de l’âge et du handicap du patient.
À lire également dans ce numéro, le décryptage
psychologique de The Dark Knight Rises ; L’âge de raison
existe-t-il ? ; Les gorilles parlent « bébé », etc.
Parution de novembre / décembre 2012 – Prix : 6,95 e

Format classique
ou pocket

l’essentiel cerveau & Psycho n° 12


Vision, audition, odorat, toucher... Tous nos sens sont
les jouets d’illusions ! Découvrez notamment dans
ce numéro les mécanismes des trompe-l’œil ; les couleurs
interdites ; pourquoi le temps s’étire ou file selon
notre humeur ; comment la magie trompe le cerveau, etc.
Si ces anomalies de perception font notre plaisir,
elles inspirent également les neuroscientifiques
qui étudient le fonctionnement du cerveau lésé.
Parution de novembre 2012 / janvier 2013 – Prix : 6,95 e

Format classique
ou pocket

kiosque2.indd 1 09/11/12 12:18


Biologie moléculaire

Toujours
jeunes
Miroslav Radman
?
L’oxydation des protéines, qui assurent de multiples
fonctions vitales, causerait le vieillissement, puis la mort.
Protéger ces molécules permettrait peut-être de vieillir
moins vite et de rester plus longtemps en bonne santé.

A
u cours des 150 dernières années, Certains prétendent que le vieillissement
l’espérance de vie à la naissance a est complexe, une façon de dire qu’il leur
doublé en Europe, passant de 40 à manque les principes de son fonctionne-
80 ans environ pour les femmes. Doublera- ment, le concept clef pour le comprendre.
t-elle à nouveau ? En d’autres termes, vivre Un tel concept permettrait d’interpréter
deux fois plus longtemps qu’aujourd’hui, les données existantes et d’effectuer des
et surtout vivre en bonne santé, est-ce un prévisions. Il doit être simple et clair – donc
projet scientifique réaliste ? Ce serait un facile à invalider s’il est faux.
changement important pour l’humanité. C’est un tel concept que nous propo-
Comme souvent, l’idée d’un tel change- sons ici. Il concerne les bases moléculaires
ment suscite la méfiance, voire la peur, et du vieillissement et des maladies liées à
beaucoup l’estiment impossible. l’âge, qui résulteraient de la détérioration
Le vieillissement est une dégrada- progressive des protéines. En théorie,
tion accélérée des fonctions cellulaires, on peut empêcher cette détérioration,
qui conduit à diverses maladies et se ter- et c’est une piste pour lutter contre le
mine par la mort. Il touche presque toutes vieillissement et les maladies. Une telle
les espèces : des bactéries à l’homme, le « médecine biologique » aurait un effet
risque de mourir (le taux de mortalité) préventif sur les maladies chroniques
augmente exponentiellement avec l’âge. comparable à celui de la vaccination sur
Seules quelques rares espèces ne montrent les maladies infectieuses, et peut-être
aucun signe de vieillissement : pour des plus généralement à celui de l’immu-
raisons encore mal connues, leur taux de nothérapie (une stratégie consistant à
mortalité reste constant avec l’âge (cas stimuler le système immunitaire ou à
de l’hydre Hydra vulgaris et de la méduse lui apprendre à reconnaître ce qu’il doit
Turritopsis nutricula), voire diminue (cas combattre). Nous examinerons l’intérêt
de la tortue Gopherus agassizii) ! de cette voie de recherche et ce que l’on

114] Biologie moléculaire © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012

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peut en espérer, avant de nous demander le goudron des cigarettes dans le cas des
si nous devons avoir peur de la longévité. cancers du poumon, ne suffit pas à les
Plusieurs dizaines de « théories » du expliquer toutes (bien qu’elle soit bien sûr
vieillissement ont été proposées. L’une un facteur aggravant) : si les non-fumeurs
d’elles le lie aux télomères (du grec telos, sont globalement moins victimes de ces
fin, et meros, partie), des séquences d’ADN cancers que les fumeurs, ils sont touchés par
non codantes situées aux extrémités des la même augmentation de leur fréquence
chromosomes. Les télomères protègent les à mesure qu’ils vieillissent.
chromosomes, mais ils se raccourcissent
à chaque division cellulaire, car l’enzyme Mieux vaut prévenir
télomérase, chargée de restaurer leur lon-
gueur, n’est pas assez efficace (elle est
que guérir
synthétisée en quantité insuffisante). Ils Aujourd’hui, si la recherche biomédicale
constitueraient ainsi une horloge biolo- garde l’espoir de mettre au point des médi-
gique. Lorsqu’ils sont trop courts, la cellule caments contre ces maladies liées à l’âge,
cesse de se diviser et dégénère l’enjeu est plus de trouver des molécules qui
peu à peu. Les études sur les ralentiront les dégradations que de guérir
télomères et la télomérase les malades. La recherche de stratégies de
ont valu le prix Nobel de prévention n’est pas assez encouragée et on
médecine et de physio- se contente souvent de méthodes passives :
logie aux biologistes Eli- on déconseille de consommer tel ou tel pro-
zabeth Blackburn, Carol duit (cigarette, aliments riches en cholestérol,
Greider et Jack Szostak etc.). De surcroît, les biologistes tentent de
en 2009. comprendre les mécanismes moléculaires
D’autres théories asso- responsables des dysfonctionnements. Mais
cient le vieillissement à l’ex- c’est une stratégie qui n’est pas applicable
pression de certains gènes : en les à un stade tardif, le nombre d’altérations
faisant muter chez des vers, des mouches moléculaires devenant trop important et
et des souris, on a augmenté la durée de leurs interactions trop complexes.
vie de ces animaux, parfois d’un facteur Ma démarche se situe en amont et
deux. L’alimentation aurait également une consiste à explorer la ou les causes du
influence : la restriction calorique semble vieillissement, qui, selon moi, sont simples,
L’ESSENTIEL ralentir le vieillissement. similaires d’une espèce à l’autre et sus-
Cependant, ces théories décrivent cha- ceptibles d’être modulées. Toute vie étant
■ De multiples théories cune un aspect particulier ou une consé- cellulaire, nous devons analyser les méca-
du vieillissement quence du vieillissement plutôt que sa nismes à l’œuvre à l’échelle de la cellule.
existent, mais elles cause. Nous verrons que le concept que Chacune est une usine biochimique auto-
en décrivent plus
nous proposons (la détérioration des pro- nome, qui produit son énergie et synthétise
les effets que les causes.
téines) pourrait jouer un rôle explicatif les molécules nécessaires à différentes
■ La principale cause serait et unificateur. L’idée que les altérations fonctions. On sait aujourd’hui que les
l’oxydation des protéines, des molécules biologiques sont en cause maladies dégénératives commencent au
qui entraînerait leur a été énoncée par le biologiste américain niveau cellulaire, parfois plusieurs dizaines
dysfonctionnement, puis Denham Harman en 1956, mais les cher- d’années avant l’apparition des symptômes
la mort des cellules, des cheurs se sont longtemps focalisés sur provoqués par le dysfonctionnement d’un
organes et de l’organisme. l’ADN ; ce n’est que dans les années 1980 organe. Pour la maladie d’Alzheimer, par
que l’Américain Earl Stadtman (1919-2008) exemple, les symptômes surviennent le
■ On pourrait lutter commence à incriminer les protéines. plus souvent vers 80 ans (50 ans chez les
contre le vieillissement Le vieillissement est accompagné de personnes présentant une prédisposition).
et les maladies liées multiples maladies dégénératives : can- Or la dégénérescence cellulaire commence
à l’âge en protégeant cers, ainsi que maladies cardio-vasculaires, bien plus tôt : on a observé ses prémices
les protéines contre neurodégénératives et immunitaires (telles lors d’autopsies de personnes jeunes (décé-
l’oxydation. les maladies auto-immunes, où le patient dées accidentellement et présentant une
est attaqué par son propre système immu- prédisposition à cette maladie en raison
■ Pour ce faire, on cherche
nitaire). Leur fréquence augmente avec d’antécédents familiaux).
à produire de nouveaux
© George Shelley/Corbis

l’âge de façon exponentielle, quasiment à On nomme vieillissement intrinsèque


antioxydants, inspirés
la même vitesse pour toutes les maladies, les dégâts cellulaires liés à l’âge, par oppo-
de ceux d’organismes
comme si elles avaient une cause commune. sition au vieillissement extrinsèque, causé
très résistants.
L’accumulation de certains éléments, tel par des facteurs externes (telle l’exposition

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Biologie moléculaire [115

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mort cellulaire. En effet, d’une part, en 1985,
E. Stadtman a mis en évidence une corré-
lation entre l’oxydation des protéines et
l’âge. D’autre part, lors des deux dernières
années, avec Anita Krisko, de l’INSERM,
nous avons montré sur des bactéries et
des invertébrés que les dégâts oxydatifs
finissent par entraîner la mort cellulaire.
En particulier, la carbonylation des
protéines serait une raison majeure du
© Konrad Wothe/Minden Pictures/Corbis

vieillissement : cette forme particulière


d’oxydation transforme les groupes C-H
de certains acides aminés en groupes C=O.
Les acides aminés hydrophiles deviennent
alors hydrophobes (sans affinité pour l’eau),
ce qui entraîne un mauvais fonctionnement
des protéines.
L’HYDRE HYDRA VULGARIS ne montre aucun signe de vieillissement : pour des raisons Les dégâts oxydatifs s’accumulent
mal connues, son taux de mortalité ne varie pas avec l’âge (il n’est pas nul en raison exponentiellement avec l’âge, et ce pour
de prédateurs, de maladies... sauf en laboratoire, si ces facteurs sont éliminés) .
différentes espèces, quelle que soit leur
espérance de vie (voir l’encadré page ci-contre).
au Soleil pour la peau). Ses conséquences substances spécifiques (telle l’hémoglo- Pourtant, la cellule remplace constamment
délétères augmentent exponentiellement bine, qui véhicule l’oxygène)… L’intégrité ses protéines, qui ont pour la plupart une
avec l’âge au sein des cellules, dont un du génome reste nécessaire, car la vie durée de vie très courte (une journée en
nombre croissant subit des dysfonction- requiert le renouvellement des protéines moyenne, certaines ne durant que quelques
nements ; l’organe contenant ces cellules, et l’adaptation à un contexte changeant : minutes) par rapport à celle des cellules (de
puis l’organisme entier finissent par être pour répondre à une situation particulière deux à trois semaines en moyenne), et, a
perturbés. La complexité de cette avalanche (digestion, stress…), les gènes codant les fortiori, de l’organisme entier ; la variabilité
de défauts fonctionnels croît avec l’âge. À protéines adaptées s’expriment. Mais cette est grande, certaines protéines et cellules
l’apparition des symptômes, elle est telle intégrité dépend elle aussi de protéines, durant aussi longtemps que l’organisme.
qu’elle interdit d’identifier les mécanismes qui réparent en permanence le génome et
à l’œuvre et de ralentir (ou encore moins corrigent ses mutations. De façon générale,
de guérir) les maladies dégénératives. tout le fonctionnement de la cellule, y
Des dégâts qui empirent
Notons que plus l’organisme est complexe, compris l’expression des gènes, est assuré La cellule décompose les protéines usées
plus les conséquences du vieillissement par des protéines. et « brûlées » par l’oxydation et en synthé-
le sont aussi, d’où l’intérêt de commencer Or la cellule est le siège d’une chimie tise de nouvelles à partir de l’information
par des études sur des organismes simples, corrosive omniprésente, nécessaire à son contenue dans son ADN. Ces tâches sont
telles les bactéries. métabolisme, mais qui « attaque » les pro- elles-mêmes assurées par des protéines vul-
téines, perturbe leurs interactions et réduit nérables à l’oxydation. Quand ces dernières
Les protéines, leurs activités catalytiques (voir l’encadré sont endommagées ou débordées par des
page ci-contre). Les protéines finissent par stress oxydatifs successifs ou chroniques, les
essentielles à la vie se dégrader et assurer de moins en moins protéines oxydées s’agrègent et s’accumulent
Si nous ignorons encore de nombreux efficacement leurs fonctions, ce qui entraîne dans les cellules, formant des « décharges
détails, nous pensons que les molécules le vieillissement des cellules et, finalement, biochimiques » visibles au microscope. C’est
en cause dans le vieillissement appar- leur mort. Les gènes seraient aussi souvent ce qu’on observe notamment dans les neu-
tiennent à la grande famille des protéines. touchés, car la machinerie enzymatique qui rones des patients souffrant de la maladie
La biologie moléculaire est certes dominée les réplique et les répare (notamment en d’Alzheimer et de la maladie de Parkinson.
par la notion d’information, codée par les corrigeant les mutations) se dégrade, mais Dès lors, le vieillissement s’accélère.
séquences de nucléotides dans l’ADN et l’effet ne serait pas notable : pour que cela Plus généralement, de nombreuses
l’ARN, mais cette information n’est essen- influe sur le fonctionnement d’un organe, maladies dégénératives sont associées à
tielle à la vie que dans la mesure où elle est il faudrait que les deux copies d’un gène une carbonylation élevée des protéines : la
traduite en protéines (constituées d’acides portent des altérations délétères, et ce dans maladie d’Alzheimer, la maladie de Par-
aminés, dont les séquences correspondent la majorité des cellules de cet organe ; on kinson, la sclérose latérale amyotrophique
aux séquences de nucléotides). Celles-ci n’a jamais observé une telle quantité de (aussi nommée maladie de Charcot, elle
assurent, directement ou indirectement, mutations dans le cadre du vieillissement. entraîne une dégénérescence progressive
toutes les fonctions vitales : catalyse des Ces dégâts oxydatifs irréversibles sur des neurones moteurs et, finalement, la
réactions métaboliques (enzymes), défense les protéines seraient la cause chimique paralysie), le psoriasis (une maladie auto-
de l’organisme (anticorps), transport de fondamentale du vieillissement et de la immune de la peau), le diabète... Ainsi, les

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maladies dégénératives auraient pour ori- animaux influent sur ce métabolisme, et le mieux ; évaluer par des essais cliniques
gine un dysfonctionnement des protéines pourraient freiner l’oxydation. Même si l’effet de ces molécules sur la régénération
dû aux dégâts oxydatifs accumulés au les mécanismes n’en sont pas toujours moléculaire des cellules, des organes et de
fil des ans. Certaines protéines peuvent bien compris, plusieurs pistes existent : l’organisme humain. Examinons ces deux
aussi être dysfonctionnelles en raison de synthèse d’enzymes fabriquant des com- derniers points plus en détail.
mutations génétiques héritées et, dans ce posés anti-oxydants, ralentissement du Dans un organisme malade, les « répa-
cas, la maladie survient dès la naissance. métabolisme et donc de la production de rations » peuvent être effectuées à trois
Est-il possible que les dégâts oxydatifs composés oxydants qu’il entraîne… niveaux : l’organe, la cellule ou les protéines.
soient la conséquence des maladies, et non La lutte contre le vieillissement et les Parfois, on transplante à un malade un
leur cause ? Pour conforter notre hypothèse, maladies liées à l’âge passera par plusieurs organe sain issu d’un donneur. L’organe
nous devrons identifier les protéines du malade était défectueux à cause
associées aux différentes maladies et LA LUTTE CONTRE L’OXYDATION de la présence de cellules dysfonc-
décrire la façon dont leur oxydation des protéines nécessitera plusieurs étapes. tionnelles. Une alternative à la trans-
expliquerait les symptômes. Une plantation consiste à introduire des
maladie cardio-vasculaire, par exemple, étapes : développer des mesures quantita- cellules saines dans cet organe ; on parle de
résulte d’une obstruction des artères, causée tives pour diagnostiquer le dégât oxydatif thérapie cellulaire. Dans certains cas, les
par une mauvaise évacuation des lipides. des protéines de chaque individu ; identifier tissus se régénèrent seuls : les épithéliums
C’est un problème métabolique, et comme des protéines particulièrement sensibles à (des tissus tels que la peau) contiennent
le métabolisme est orchestré par les pro- l’oxydation (autrement dit, développer des des cellules souches qui se divisent et se
téines, il n’est pas surprenant qu’il soit techniques de « profilage » biomédical pour différencient ; mais avec l’âge, ces cellules
perturbé par leur dysfonctionnement, mais déterminer la prédisposition de chacun souches meurent ou ne se divisent plus.
les mécanismes précis restent mal connus. aux maladies, en analysant la sensibilité Au lieu de greffer des cellules saines,
à l’oxydation de ses protéines) ; isoler des il serait encore plus intéressant de laisser
Des prédispositions molécules protectrices contre les dégâts les cellules en place et d’agir au niveau
oxydatifs chez les organismes qui résistent moléculaire, le plus fondamental. Ainsi, on
variées
Comment expliquer les différences indi-
viduelles de prédisposition aux maladies L’oxydation des protéines : cause du vieillissement ?
liées à l’âge ? Le protéome – l’ensemble des
protéines d’une cellule – est dit polymor-
phique, c’est-à-dire qu’il est soumis à de L ’organisme humain contient
plus de 10 000 milliards de
milliards (1022) de protéines,
forment certaines molécules en
radicaux libres) ou intérieur : les
réactions métaboliques créent de
si, les protéines sont protégées
et restent fonctionnelles. Malgré
tout, les dégâts oxydatifs s’ac-
petites variations entre les individus. Or
les protéines des uns et des autres ont de distribuées dans 1014 cellules. nombreux radicaux libres,notam- cumulent peu à peu. Le système
grandes différences de sensibilité à l’oxy- Les protéines assurent de mul- ment lors de la synthèse des molé- de renouvellement des protéines
tiples fonctions vitales : lecture cules d’ATP, qui véhiculent l’éner- en synthétise de nouvelles à par-
dation. Avec A. Krisko, nous pensons que
de l’ADN, catalyse des réac- gie cellulaire. Dans la cellule, les tir des informations contenues
ces différences résultent du polymorphisme
tions métaboliques, transport principaux radicaux libres sont dans l’ADN et détruit les molé-
du protéome, lui-même issu des variations
de l’oxygène... Elles sont vic- les espèces réactives de l’oxy- cules abîmées. Mais il est lui-
du code génétique, et qu’elles expliquent times de nombreuses agressions gène, tel l’hydroxyle OH· (le point même constitué de protéines et
les différences de prédisposition. chimiques, notamment par des en exposant désigne l’électron subit des dysfonctionnements,
En résumé, le vieillissement et les mala- composés oxydants nommés ra- célibataire). de sorte que l’accumulation de-
dies survenant à un âge avancé refléteraient dicaux libres.Ces derniers portent Pendant la jeunesse, les radi- vient exponentielle. Les cellules,
les dégâts oxydatifs subis par le protéome. un ou plusieurs électrons céliba- caux libres en excès sont neu- qui contiennent de plus en plus
Les phénotypes deviennent plus complexes taires, ce qui les rend très réactifs. tralisés par des composés an- de protéines oxydées, vieillissent,
et plus délétères avec l’accumulation des Ils peuvent être produits par in- tioxydants, avec lesquels ils réa- finissent par arrêter de se diviser
D’après Oliver et al., 1987/Adachi et al., 1987/tarke-Reed et al., 1989/Sohal et al., 1993

dégâts au cours de la vie. Ce concept pour- teraction avec le milieu extérieur gissent : enzymes, métabolites et meurent. Des organes entiers
rait expliquer toutes les manifestations du (les rayonnements ultraviolets et (des produits intermédiaires du sont touchés. Et, à la fin, l’orga-
vieillissement, unifiant en quelque sorte les polluants, par exemple, trans- métabolisme), vitamines... Ain- nisme meurt...
les théories proposées. Par exemple, la
Quantité de groupes carbonyle

baisse d’activité des enzymes télomérases 6 La carbonylation (une forme


Homme (cellules de peau)
(nmol/mg de protéine)

d’oxydation des protéines)


(qui explique le raccourcissement des télo- 5 Nématode
Rat
Caenorhabditis elegans
augmente exponentiellement
mères à mesure des divisions cellulaires) Mouche avec l’âge, et ce chez des espèces
serait due à l’oxydation de ces protéines 4 variées. La mortalité augmentant
ou de celles nécessaires à leur synthèse. 3 de la même façon, l’oxydation
En outre, les oxydants sont produits en des protéines serait en cause
grande quantité par diverses activités 2 dans le vieillissement.
Lorsqu’elles sont trop carbonylées,
métaboliques (digestion, respiration…). 0 0,2 0,4 0,6 0,8 1 les protéines n’assurent plus
La restriction calorique et les gènes qu’on Fraction de la vie leur fonction.
fait muter pour allonger la vie de divers

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Une fontaine de jouvence dans les organismes robustes ?

L a bactérie Deinococcus radiodurans


résiste à des rayonnements plu-
sieurs milliers de fois plus intenses que
ment basses. Les rotifères bdelloïdes,
d’autres animaux aquatiques microsco-
piques, sont aussi très robustes.
sés oxydants. Or c’est également l’oxy-
les composés impliqués. En outre, ils
dation des protéines qui causerait le
semblent varier entre les organismes.
vieillissement. On cherche alors à iden-
Ainsi, les ions manganèse joueraient
la dose mortelle pour les humains. Des Ces organismes ont attiré l’attention tifier les composés chimiques à l’ori-
un rôle dans la résistance de Deino-
tardigrades (de petits animaux aqua- des biologistes qui étudient le vieillis- gine de la résistance de ces organismes,
coccus radiodurans, en empêchant la
tiques) ont survécu deux semaines dans sement. En effet, les agressions aux- afin d’élaborer des cocktails antioxy-
formation de certains radicaux libres.
l’espace, où ils étaient exposés au vide, quelles ils résistent se traduisent par dants qui protégeraient les protéines.
Mais les tardigrades et les cellules
aux rayonnements (cosmiques, ultra- des attaques sur leurs protéines, no- On commence seulement à com-
souches embryonnaires, notamment
violets) et à des températures extrême- tamment via la production de compo- prendre les mécanismes à l’œuvre et
humaines (où l’oxydation des pro-
téines est si faible qu’elle est quasi
indétectable), ne contiennent presque
pas de manganèse. Leur résistance à
l’oxydation a donc une autre origine.
Ainsi, il nous faudra encore beau-
coup de temps pour disposer de cock-
tails antioxydants efficaces dans
l’environnement chimique des cel-
lules humaines. En outre, il faudra
prouver que la protection des pro-
téines contre l’oxydation est effi-
William Miller
Michael Daly

cace pour lutter contre le vieillisse-


ment, d’abord sur des cultures de
La bactérie Deinococcus radiodurans (à gauche) a été surnommée Conan la bactérie, en référence au film cellules, puis sur des modèles ani-
Conan le barbare, tant elle est résistante. Elle mesure un à deux micromètres. Les tardigrades (à droite), maux, et peut-être un jour par des
des animaux aquatiques d’environ un demi-millimètre, sont aussi particulièrement robustes. études cliniques sur l’homme.

cherche à renouveler les protéines usées, extrêmes (froid, rayonnements...). Ils ne où son métabolisme s’est totalement arrêté
ou plus exactement à stimuler leur renou- remplacent pas leurs cellules, comme les pendant un certain temps.
vellement naturel par les cellules. Pour y épithéliums évoqués, mais ils les régénèrent Diverses expériences ont montré que
parvenir, il faudrait protéger contre les en réparant leurs protéines et leur ADN. ces métabolites antixoydants pouvaient être
dégâts chimiques le système qui assure ce Leur robustesse biologique est notamment utilisés pour protéger les protéines d’autres
renouvellement (l’ensemble des protéines assurée par un cocktail de métabolites – de espèces, y compris l’espèce humaine : de
qui dégradent les protéines usées et qui petites molécules antioxydantes produites l’extrait de Deinococcus radiodurans, ajouté
« lisent » le génome pour en synthétiser par le métabolisme et qui protègent les dans le milieu de culture de bactéries Esche-
de nouvelles). Ainsi, les cellules fonction- protéines contre la corrosion moléculaire. richia coli ou de cellules humaines, a diminué
neraient mieux et plus longtemps. Les cellules robustes ont des molécules leur taux de mortalité après irradiation. D’où
protectrices plus nombreuses et plus variées notre intérêt particulier pour ces molécules !
que les cellules humaines. Leur stratégie Un seul type de molécule protectrice ne
Empêcher l’oxydation est donc assez commune dans le monde suffirait pas. Le métabolisme produisant une
La protection du protéome contre les vivant, mais elle est poussée à l’extrême, grande variété d’agents oxydants nocifs, il
dégâts oxydatifs pourrait s’effectuer par ce qui entraîne un coût énergétique élevé. existe une panoplie de molécules protectrices
la consommation d’antioxydants (des En conséquence, les organismes robustes pour les neutraliser, particulièrement chez les
composés chimiques qui empêchent la sont de petite taille (un à deux micromètres organismes robustes. On cherche à les isoler,
formation des espèces réactives de l’oxy- pour Deinoccoccus radiodurans, un demi- afin de fabriquer des cocktails antioxydants,
gène ou les neutralisent). Il ne faudra pas millimètre pour les tardigrades). qui pourraient être administrés comme un
supprimer totalement les composés oxy- Même après avoir été soumises à d’in- complément alimentaire. Ingérés assez
dants, dont l’activité est parfois nécessaire tenses rayonnements, les protéines de ces tôt, ils pourraient prévenir les maladies et
au métabolisme, mais maintenir le degré organismes restent actives : ces rayonnements prolonger la jeunesse. Pris plus tard dans
d’oxydation des protéines au même niveau transforment certaines molécules en espèces la vie, ils enclencheraient même peut-être
que pendant la jeunesse. réactives de l’oxygène, mais les protéines des un certain rajeunissement de l’organisme,
Une nouvelle génération d’antioxydants organismes résistants sont protégées. Elles par la régénération moléculaire des cellules.
pourrait être inspirée de ceux des orga- réparent alors l’ADN et recyclent toutes les Si l’on diminue la mortalité des cellules
nismes robustes, tels la bactérie Deinoccoc- autres molécules endommagées. Les molé- due au vieillissement, il faudra toutefois
cus radiodurans et de minuscules animaux cules vitales sont ainsi renouvelées, de sorte contrôler leur prolifération, afin qu’elles
nommés tardigrades (voir l’encadré ci-dessus). que la cellule se régénère, parfois même ne deviennent pas cancéreuses. Cela pas-
Ces organismes résistent à des conditions ressuscite d’un état de « mort clinique » sera par une régulation des mécanismes

118] Biologie moléculaire © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012

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d’apoptose (une autodestruction cellulaire), Plus généralement, comme à chaque
qui reste un défi. innovation, on anticipe les questions qu’elle
Nos études récentes sur les bactéries soulèvera. Tout le monde pourra-t-il accéder
Deinococcus radiodurans et Escherichia coli aux traitements contre le vieillissement, ou ■ L’AUTEUR

montrent que tant que la membrane cellu- seront-il réservés aux plus riches ? Les plus
Miroslav RADMAN
laire reste intacte, la cellule est récupérable, jeunes pourront-ils trouver un emploi, si dirige l’équipe
même si l’ADN est brisé en une centaine de leurs aînés n’en libèrent plus en partant à Biologie de la
morceaux – sa réparation peut durer plusieurs la retraite ? L’augmentation de la durée de robustesse,
à l’Université
jours. Ainsi, quelle que soit la gravité des vie entraînera-t-elle une surpopulation qui Paris Descartes,
dégâts moléculaires associés à une maladie épuisera les ressources de la Terre ? Impossible et est membre de l’Académie
dégénérative, on pourra peut-être les répa- de répondre aujourd’hui à ces questions. En des sciences.
rer et ainsi arrêter (ou au moins ralentir) sa matière d’emploi, rappelons seulement que
progression à n’importe quelle étape. jusqu’à présent, chaque innovation scienti-
Quand les molécules protectrices des fique ou technique marquante (automobile,
organismes robustes seront isolées, nous Internet...) a créé plus d’emplois qu’elle n’a
devrons encore évaluer par des essais cli- détruit de métiers obsolètes.
niques leurs effets sur la régénération molécu- Personnellement, je laisserai les géné-
laire des cellules et des organes chez l’homme. rations qui profiteront d’une longue vie en
Des antioxydants sont déjà consommés bonne santé s’y adap-
comme compléments alimentaires, mais les ter elles-mêmes. Peu TANT QUE LA MEMBRANE CELLULAIRE
diverses études effectuées pour évaluer leur de gens se plaignent reste intacte, la cellule est récupérable, même
impact, notamment sur la prévention des de l’augmentation de si l’ADN est brisé en une centaine de morceaux.
maladies dégénératives, ont eu des résultats la durée de vie surve-
contradictoires. Toutefois, leurs effets sur nue au cours des 150 dernières années.
le vieillissement n’ont pas été analysés. En Nous avons fait chuter la mortalité due
outre, aucune n’a suivi en détail les effets aux maladies infectieuses, essentiellement
sur les oxydants cellulaires et sur le degré par la prévention. Nous utilisons sans états
d’oxydation des protéines. Enfin, les com- d’âme les prothèses mécaniques, électro-
posés antioxydants des organismes robustes niques et chimiques (les médicaments)
sont beaucoup plus efficaces. pour pallier nos déficiences biologiques.
Pourquoi aurions-nous peur de les résoudre
■ BIBLIOGRAPHIE
Les conséquences par des méthodes biologiques ?
Vivre longtemps et en bonne santé
d’une vie plus longue profiterait non seulement à l’individu,
C. Oliver et al., Age-related
changes in oxidized proteins,
Nous espérons donc que ces composés mais aussi à la société : la sécurité sociale Journal of biological chemistry,
vol. 262, pp. 5488-5491, 1987.
permettront de ralentir le vieillissement comblerait ses déficits, la vie active durerait
et auront un effet préventif sur les mala- plus longtemps, etc. Il s’agirait d’une révo- E. Sahin et al., Telomere
dysfunction induces metabolic
dies liées à l’âge, à l’instar de l’effet des lution sanitaire et culturelle, portée par de and mitochondrial compromise,
vaccins contre les infections. Si nous y « jeunes vieillards » ayant derrière eux de Nature, vol. 470, pp. 359-365,
parvenons, l’humanité atteindra santé et nombreuses décennies d’apprentissage et 2011.
longévité par un renouvellement molécu- d’expérience de la vie. Aujourd’hui, c’est M. Radman, Au-delà de nos
laire naturel : le vieillissement, la maladie la dégradation biologique qui empêche limites biologiques, Plon, 2011.
et la mort ne seraient plus inéluctables ! les vieillards de rester physiologique- J. Plotkin, The lives of proteins,
En théorie, nous pourrions accéder à une ment jeunes et productifs. Il nous semble Science, vol. 31, pp. 683-684,
forme d’immortalité, comme la méduse donc souhaitable de chercher à freiner 2011.
Turritopsis nutricula. Bien sûr, le système cette dégradation. Mais n’oublions pas A. Krisko et al., Protein damage
ne sera sans doute pas parfaitement effi- qu’il reste de multiples difficultés scienti- and death by radiation
cace, de sorte que si nous n’atteignons pas fiques et éthiques, et que sur les milliers de in Escherichia coli
and Deinococcus radiodurans,
l’immortalité, du moins l’espérance de vie molécules à visée thérapeutique élaborées PNAS, vol. 107, no 32,
serait notablement augmentée. chaque année, seule une infime proportion pp. 14373-14377, 2010.
Un tel projet suscite inquiétudes et deviennent des médicaments homologués.
T. Kirkwood, Understanding
objections. La récupération des innova- Les antioxydants sur lesquels nous tra- the odd science of aging, Cell,
tions du monde vivant que nous espérons vaillons seront-ils un jour disponibles en vol.120, pp. 437-447, 2005.
effectuer est-elle un égoïsme biologique pharmacie ? Nous en sommes convaincus,
H. Aguilaniu et al., Asymmetric
de notre espèce ? Oui, mais pas plus que mais, si ce n’était pas le cas, nos travaux inheritance of oxidatively
la vaccination et les médicaments d’ori- auront au moins eu un intérêt scientifique damaged proteins during
gine végétale, fungique ou bactérienne, notable : proposer les fondements d’une cytokinesis, Science, vol. 299,
pp. 1751-1753, 2003.
tels les antibiotiques. théorie biologique du vieillissement. ■

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Biologie moléculaire [119

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et Orso Martinelli
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Histoire des sciences de la Terre

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Wegener, le Darwin de la géologie


Contrairement à la théorie de l’évolution, l’idée d’une dérive des continents, proposée
par Alfred Wegener il y a 100 ans, a mis plus de 40 ans à être acceptée. Mais l’approche
du jeune météorologue présente plusieurs points communs avec celle de Charles Darwin.
Eric BUFFETAUT

L
e généticien Theodosius Dobz- tourné vers la météorologie et la climatolo- par la lecture d’articles sur les ressemblances
hansky remarquait en 1973 gie. Doté d’un tempérament d’explorateur, il paléontologiques entre l’Afrique et l’Amérique
qu’«en biologie rien n’a de sens, fut rapidement attiré par les régions arctiques. du Sud. Il commence à accumuler des don-
sauf à la lumière de l’évolution». Dès 1906, il prit part à une expédition danoise nées de tous ordres pouvant indiquer une
De même, on pourrait dire qu’« en géologie au Groenland et, en 1913, il parvint à traver- ancienne continuité entre les continents
rien n’a de sens, sauf à la lumière de la ser l’inlandsis groenlandais, la calotte gla- situés de part et d’autre de l’Atlantique. Cette
dérive des continents ». D’aucuns objecte- ciaire qui couvre 80 pour cent de l’île, d’Est quête d’indices occupera le chercheur alle-
ront qu’il vaudrait mieux préciser «à la lumière en Ouest. Il trouva la mort lors de sa quatrième mand jusqu’à la fin de sa vie.
de la tectonique des plaques», mais à la source expédition, en 1930. Outre ces explorations Il est difficile de ne pas voir là un paral-
de la théorie générale de l’évolution de notre aventureuses, ce qui frappe dans la carrière lèle avec la démarche d’un autre grand nom
planète se trouvent bel et bien les concep- scientifique de Wegener, c’est la diversité des de la science, Charles Darwin (qui lui aussi
tions sur les déplacements continentaux, qui sujets auxquels il s’intéressa. Ainsi, en 1921, avait eu des précurseurs). Les similitudes
furent exposées pour la première fois par écrit il publia un article sur les cratères lunaires: entre Darwin et Wegener ne manquent
en 1912 par un jeune météorologue allemand à partir d’études expérimentales (une recons- d’ailleurs pas. Le naturaliste britannique Alfred
nommé Alfred Wegener (1880-1930). titution de cratères par impact de cailloux Wallace parvint au concept de sélection natu-
Cette année-là en effet, Wegener publie dans du ciment en poudre), il défendait l’idée relle indépendamment de Darwin, ce qui
deux articles dans des revues allemandes, suivant laquelle ils avaient été formés par des conduisit en 1858 à une mémorable publi-
l’une de géologie, l’autre de géographie, où impacts météoritiques, et n’étaient donc pas cation commune. De même, en 1910, le géo-
il expose les points fondamentaux de son d’origine volcanique. L’exploration de la Lune logue américain Frank Bursley Taylor supposa
hypothèse : les continents n’occupent pas par des vols habités lui a donné raison. que l’Afrique et l’Amérique du Sud, autrefois
des positions fixes à la surface du globe, mais jointes, s’étaient écartées l’une de l’autre, ce
se déplacent comme des radeaux à la dérive. Explorateur qui fait que l’on a parfois parlé de la théorie
L’idée nous est devenue familière, mais de Taylor-Wegener. Mais tout comme Wallace
pas depuis si longtemps : au début des en quête d’indices a été éclipsé par Darwin, qui avait davantage
années 1970, elle n’avait pas encore vrai- Comment l’idée de la dérive des continents développé son idée, Taylor, qui s’intéressait
ment droit de cité dans les universités vint-elle à Wegener? Un des facteurs déclen- surtout à la formation des jeunes chaînes de
françaises, à de rares exceptions près. chants semble avoir été une observation montagnes plissées, l’a été par Wegener.
En 1912, cette conception était révolution- toute simple : les côtes Est et Ouest de l’At- De même que Darwin passa sa vie à
naire, car si l’on admettait des mouvements lantique Sud s’emboîtent de façon surpre- rechercher tous les arguments possibles
verticaux de l’écorce terrestre – il fallait bien nante si on fait disparaître cet océan, le Brésil en faveur de sa théorie de l’évolution par
expliquer le soulèvement des montagnes –, venant s’insérer dans le golfe de Guinée. sélection naturelle, comme en témoignent
des mouvements horizontaux capables de D’autres avant lui l’avaient noté, et avaient ses carnets, Wegener amassa les arguments
promener les continents sur des milliers même parfois envisagé des mouvements pouvant soutenir l’idée des déplacements
de kilomètres étaient inconcevables pour la des continents (voir la figure 1). À la diffé- continentaux. Après la publication de son
grande majorité des géologues. rence de ses prédécesseurs, Wegener œuvre maîtresse Die Entstehung der Konti-
Wegener, lui, n’était pas géologue. Après cherche à aller au-delà de cette simple consta- nente und Ozeane(La genèse des continents
des études axées sur la physique, il s’était tation, car sa curiosité a aussi été stimulée et des océans), en 1915, il fit réaliser un exem-

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plaire spécial où des feuilles blanches étaient


intercalées entre les pages imprimées, pour
y porter des compléments manuscrits à
mesure qu’il découvrait des arguments nou-
veaux. Du fait de cette quête continuelle, tout
comme L’Origine des espèces de Darwin, le
livre de Wegener connut plusieurs éditions,
la dernière paraissant en 1929, un an avant
la disparition tragique de son auteur.
Wegener mourut en 1930 lors d’une expé-
dition au Groenland, alors qu’il se rendait à
skis d’une station scientifique située au centre
de la calotte glaciaire vers la côte, victime
apparemment d’une crise cardiaque (son
corps ne fut retrouvé que plusieurs mois plus
tard). Cette fin prématurée expliquerait en
partie pourquoi l’hypothèse de la dérive
des continents mit si longtemps à s’imposer
– contrairement à celle de l’évolution dar-
winienne, qui fut assez rapidement accep-
tée par la communauté scientifique, en dépit
des vives controverses qu’elle suscita. Si
Wegener avait pu continuer à affiner sa théo-
rie et à accumuler des éléments en sa faveur,
peut-être ses idées auraient-elles plus vite
gagné du terrain.

Quelle force meut


les continents ?
Du vivant de leur auteur, elles suscitèrent des

Eric Buffetaut
débats au sein de la communauté scienti-
fique, notamment en Grande-Bretagne, en
France et aux États-Unis (il est notable
d’ailleurs que Wegener n’y participa pas en b c
personne, tout comme Darwin se tint à l’écart
des débats publics autour de sa théorie).
Quelques géologues de renom, tels que Emile
Argand en Suisse et Alexander Du Toit en Afrique
du Sud, se firent les avocats des concep-
tions de Wegener, mais dans l’ensemble elles
furent rejetées par la majorité des spécia-
listes – sans pour autant tomber dans l’oubli.
Pour des raisons qui restent à établir,
en Allemagne, l’hypothèse de la dérive des
Eric Buffetaut

Eric Buffetaut

continents reçut l’assentiment du régime


nazi (ce qui n’était pas de nature à la rendre
populaire ailleurs), mais il fallut attendre
les années 1970 pour que l’ensemble des 1. SUR UNE SÉRIE DE CARTES (a), Wegener (c) illustra, dans la réédition de 1929 de son
ouvrage, comment les continents avaient dérivé au fil du temps (ici, les cartes sont tirées de la
géologues et des géophysiciens admettent traduction française). S’il s’est trompé sur les dates et certains détails, son modèle reste très
que les continents se déplacent bel et bien bien vu. En 1859, un certain Antonio Snider avait publié des cartes similaires (b), mais dans
à la surface du globe. Cette conversion eut un contexte créationniste: il avait attribué le déplacement des continents au Déluge biblique.

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Histoire des sciences [123


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Regards

lieu lorsque la tectonique des plaques pro- ce substrat rigide ? Les forces invoquées à longtemps considérée comme une vue de
posa un modèle global expliquant aussi bien l’origine par Wegener, liées à la rotation de la l’esprit dénuée de fondements sérieux. Pour-
la dérive des continents que l’expansion Terre, étaient tout à fait insuffisantes pour quoi ce rejet ? Une des raisons tient sans
des fonds océaniques et les mouvements provoquer les déplacements supposés. doute au fait que la première édition de son
apparents des pôles magnétiques (voir l’en- livre, où sa théorie est exposée plus en détail
cadré ci-dessous). et plus argumentée que dans les articles
Le point faible de la théorie de Wegener
Il n’était pas géologue de 1912, parut en 1915, en pleine Première
était en effet l’absence d’un mécanisme Sans chercher à la pousser trop loin, repre- Guerre mondiale, alors que son auteur ser-
convaincant pour expliquer les déplacements nons la comparaison avec Darwin : tout vait dans l’armée de son pays, et ne toucha
des continents. Nombre d’arguments géolo- comme il manquait à Wegener les méca- donc qu’un public restreint. Facteur sans
giques, paléontologiques et paléoclimatiques nismes susceptibles de déplacer les conti- doute plus décisif, le météorologue Wegener
suggéraient que les masses continentales nents, il manquait au naturaliste anglais une ne faisait pas partie du sérail des géologues,
aujourd’hui disjointes avaient autrefois été théorie crédible de l’hérédité (malgré les qui échafaudaient depuis des décennies des
réunies. Cela permettait par exemple de com- découvertes du moine botaniste morave Gre- théories tentant d’expliquer l’histoire de la
prendre pourquoi certaines structures géo- gor Mendel, publiées pourtant dès les Terre dans un cadre fixiste, où les continents
logiques observées en Europe et en Amérique années 1860, mais auxquelles Darwin ne occupaient des positions immuables. Il
du Nord se retrouvaient en continuité lorsque prêta pas attention). Il fallut d’ailleurs attendre était facile d’attribuer le caractère révolu-
l’on « refermait » l’océan Atlantique, ou les premières décennies du XXe siècle pour tionnaire des idées de Wegener à un certain
pourquoi des animaux et des végétaux très que soit mise au point, grâce au dévelop- amateurisme de leur auteur.
similaires étaient aujourd’hui séparés par des pement de la génétique, la théorie « syn- Il reste que l’absence d’un moteur cré-
espaces océaniques immenses (voir la thétique » ou néodarwinienne de l’évolution dible pour les déplacements continentaux
figure 2). Mais quelles forces déplaçaient les – aujourd’hui fondamentalement acceptée. était le grand point faible de la théorie de
continents à la surface du globe ? Wegener Malgré ces difficultés, la théorie de l’évo- Wegener. Il en était probablement conscient,
imaginait que, formés de roches majoritai- lution s’était imposée à l’immense majorité car au fil des éditions de son livre, il s’efforce
rement granitiques relativement légères, ils des biologistes en l’espace de quelques décen- de trouver une solution à ce problème cru-
«flottaient» sur une couche basaltique plus nies. On ne peut pas en dire autant de l’hy- cial. Sans doute s’est-il approché d’une solu-
dense. Toutefois, comment dérivaient-ils sur pothèse de la dérive des continents, tion, notamment lorsqu’il évoque les courants

De la dérive des continents à la tectonique des plaques

S elon Wegener, les continents flot-


taient sur une couche basaltique
et dérivaient peu à peu en glissant
a Continent Fond
océanique
b Dorsale
médio-océanique
Fond
océanique
sur cette couche sous l’effet des forces
d’inertie liées à la rotation de la Ter- Manteau supérieur
Subduction
re (a). Dans la théorie de la tecto-
Pour la Science

nique des plaques élaborée dans les Manteau inférieur


années 1970 (et toujours d’actualité
aujourd’hui), les continents se dépla-
La dérive des continents selon Wegener (a) et la théorie de la tectonique des plaques (b). Les deux sché-
cent aussi, mais c’est le seul point com-
mas représentent une coupe transversale de la séparation des continents américain et africano-européen.
mun avec la dérive des continents pro-
posée par Wegener. Pour Wegener, la ligne le long de froidissant. En éloignant deux plaques gnétiques. Ces méthodes visent à re-
Selon la théorie de la tectonique laquelle deux continents s’étaient sé- l’une de l’autre, ce phénomène les rap- constituer localement l’histoire du
des plaques, des unités bien plus vastes parés, que l’on nomme aujourd’hui la proche d’autres plaques voisines. L’une champ magnétique de la Terre en étu-
de la croûte terrestre se déplacent – les dorsale médio-océanique, ne jouait au- des deux plaques s’enfonce alors diant la direction du pôle magnétique
«plaques» –, comprenant non seule- cun rôle particulier. Dans la théorie sous l’autre (subduction). terrestre «enregistrée» dans des échan-
ment les continents, mais aussi les de la tectonique des plaques, cette La théorie de la tectonique des tillons de lave refroidie. En effectuant
espaces océaniques. Des courants de zone est au contraire très active : le plaques a vu le jour grâce à l’essor, après ces mesures sur tous les continents et
convection dans le magma visqueux long de la dorsale, du magma des la guerre, de l’étude des fonds marins sur des roches d’âges différents, les
du manteau supérieur forment des profondeurs remonte, formant, à me- et de leurs fondations au moyen de scientifiques se sont aperçus que les di-
sortes de tapis roulants sur lesquels sure que les continents s’éloignent, de forages profonds, ainsi que du déve- rections enregistrées variaient et indi-
glissent les plaques (b). nouveaux fonds océaniques en re- loppement des méthodes paléoma- quaient un déplacement des continents.

124] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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Regards

de convection à l’intérieur du manteau ter-


restre, liés aux différences de température
entre zones profondes et zones plus super-
ficielles, dont le géologue autrichien Otto
Ampferer avait souligné l’importance poten- Pôle
tielle pour la dérive des continents dès 1925 Nord
(idée évoquée également par le géologue
britannique Arthur Holmes).
Quoi qu’il en soit, l’hypothèse de la dérive
des continents demeura pendant une qua- Pôle
rantaine d’années une idée marginale des Sud
sciences de la Terre, jamais complètement
oubliée, et même régulièrement mentionnée
dans les manuels, la plupart du temps pour

Pour la Science
expliquer aussitôt qu’elle se heurtait à des Grès Charbons tropicaux Gypse
Sel gemme Traces de glaciations Zones arides
objections insurmontables. Jusque dans les
années 1960 fleurirent les reconstitutions 2. CETTE CARTE DU CARBONIFÈRE due à Wegener et son beau-père Wladimir Köppen montre la dis-
paléogéographiques établies dans un contexte tribution de traces de glaciations, de sables désertiques (grès) et de charbons tropicaux. Elle illustre
fixiste, où des «ponts continentaux» imagi- la méthode de Wegener: sur une carte du monde actuel, la localisation de ces marqueurs climatiques
n’a aucun sens, mais tout s’explique sur la carte reconstituée avant la dérive des continents.
naires étaient lancés à travers les océans
pour expliquer des ressemblances paléon-
tologiques entre des continents immobiles telle qu’elle finit par s’imposer vers la fin des
I L’AUTEUR
– alors même que l’exploration des fonds océa- années 1960, n’est pas, à bien des égards,
niques montrait de plus en plus clairement la dérive des continents envisagée par Wege- Eric BUFFETAUT
l’improbabilité de telles connexions. ner en 1912 – ne serait-ce que parce qu’elle est paléontologue
au Laboratoire
doit beaucoup à la découverte postérieure de géologie
de l’expansion des fonds océaniques et au de l’École normale
Rien n’est immuable développement des recherches sur le paléo- supérieure
(CNRS, UMR 8538).
Comment interpréter la conversion rapide, magnétisme. Mais elle doit à Wegener le
dans les années 1970, de la communauté concept fondamental sur lequel elle repose :
scientifique aux conceptions ébauchées par le déplacement des continents.
Wegener dès 1912 sur la mobilité des conti- Pourquoi des idées qui nous semblent I À ÉCOUTER
nents ? Une lecture à la lumière des idées aujourd’hui aussi évidentes que celles de
Jeudi 29 novembre,
de l’historien des sciences Thomas Kuhn sur l’évolution des espèces et de la dérive Eric Buffetaut reviendra
les « révolutions scientifiques » est assez des continents ne se sont-elles pas impo- sur l’histoire de la découverte
aisée. Le «paradigme» de la fixité des conti- sées plus facilement ? Peut-être faut-il y de la dérive des continents
dans la partie « Actualités »
nents, qui avait dominé les sciences de la voir une résistance instinctive à tout ce qui de l’émission La marche
Terre depuis presque leurs origines, au début tend à remplacer le stable et l’immuable des sciences, sur France Culture
du XIXe siècle, se révélait de plus en plus inca- par le changeant et le mobile. Tout comme de 14h à 15h.
pable d’expliquer un nombre croissant de il était difficile pour beaucoup (et hélas cela www.franceculture.com
faits révélés par la géologie, la géophysique le demeure pour certains) d’admettre que
et la paléontologie – qu’il s’agisse des dépla- les espèces vivantes ne sont pas fixes mais
I BIBLIOGRAPHIE
cements apparents des pôles magnétiques, se modifient indéfiniment au cours du
de la distribution géographique des orga- temps, il n’était pas facile d’accepter que Alfred Wegener, Die Entstehung
nismes vivants et fossiles ou du mode de les continents, la « terre ferme », ne sont der Kontinente und Ozeane,
Borntraeger, 2005.
formation des chaînes de montagnes. Le pas ancrés dans les positions que nous leur
temps était venu d’une révolution scienti- connaissons aujourd’hui, mais se dépla- E. Buffetaut, Continental drift
fique, d’un « changement de paradigme » cent à la surface du globe dans un ballet under the Third Reich, Endeavour,
vol. 24, pp. 171-174, 2003.
remplaçant le dogme de la fixité des conti- incessant. Chacun à leur manière et dans
nents par l’hypothèse de leur mobilité qui, des contextes différents, Darwin et Wege- M. Schwarzbach, Wegener.
seule, pouvait donner un sens à ces obser- ner nous ont aidés à reconnaître que rien Le père de la dérive
des continents, Belin, 1985.
vations. Certes, la tectonique des plaques, n’est immuable dans la nature. I

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Histoire des sciences [125


regarDS

logiquE & calcul

Être normal ? Pas si facile !


En 1908, Émile Borel se demande s’il est possible que toutes les séquences de chiffres
soient représentées de façon égale dans le développement décimal d’un nombre réel.
Il prouve que c’est le cas le plus fréquent... mais ne propose pas d’exemples.
Jean-Paul Delahaye

E
n 1908, le mathématicien fran- 21,285714285714... (la séquence 285714 codant en 10 niveaux de gris votre portrait
çais Émile Borel (1871-1956) se répète indéfiniment) sont dits ultimement sous la forme d’une image carrée d’un mil-
s’interroge sur les propriétés périodiques : à partir d’un certain endroit, lion (= 1 000 3 1 000) de pixels, ou encore
particulières que pourraient pos- leur développement décimal se répète l’histoire de votre vie sans utiliser la lettre e.
séder les décimales des nombres usuels, périodiquement, et cela jusqu’à l’infini. On
comme√2, e ou p. Il introduit la notion montre que tout nombre rationnel, c’est-à- Est-il possible d’être
de « nombre normal » dont nous verrons
plus loin la définition. Aujourd’hui, tout un
dire quotient de deux entiers, possède un
développement décimal fini ou ultimement
absolument normal ?
domaine de l’arithmétique s’occupe de périodique, et qu’à l’inverse, aucun nombre Un nombre normal en toute base de nu-
ces questions qui ont pris de l’importance irrationnel (ne pouvant s’écrire comme quo- mération b supérieure ou égale à 2 est dit
et qui progressent régulièrement, malgré tient de deux entiers ; c’est le cas de √2, e absolument normal. Cette propriété est
l’extrême difficulté du sujet. ou p) ne possède un développement décimal une propriété forte de bon mélange des
Une multitude d’articles et un livre récent fini ou ultimement périodique. chiffres. Pour un nombre réel x donné,
de Yann Bugeaud exposent ces progrès. Un Les décimales des nombres √2, e ou p elle signifie que, quelle que soit la base
texte non publié d’Alan Turing (1912-1954) semblent par ailleurs indiscernables de ce de numération b que vous choisirez pour
dont nous fêtons cette année le centième que donneraient des tirages au hasard de l’écrire, en recherchant une séquence de
anniversaire de la naissance résolvait la chiffres entre 0 et 9. Borel, pour exprimer k chiffres très loin dans ce développement,
question de l’existence de nombres « absolu- cette idée, a introduit le concept de nombre vous aurez autant de chances de la trouver
ment normaux calculables ». Sa redécouverte simplement normal en base 10. Par défini- que n’importe laquelle des séquences de
montre une fois encore qu’informatique et tion, c’est un nombre tel que la proportion même longueur : 341sera aussi fréquente
mathématiques sont intimement liées, et des 0 parmi les n premières décimales tend que 777 ou 987 dans le développement en
illustre le génie de Turing. vers 1/10 quand n tend vers l’infini, de même base 10 d’un nombre absolument normal. En
Le nombre 13/50 s’écrit 0,26. C’est un pour les 1, les 2, ..., les 9. Un nombre nor- base 2, la séquence 01010101 sera aussi
nombre dont le développement décimal est mal en base 10 est un nombre dont toute fréquente que 00001111.
fini. Un autre exemple est 721/250 = 2,884. séquence fixée de k chiffres apparaît avec Ce n’est pas tout de définir une notion,
Tout quotient de deux entiers n/m avec m la fréquence limite 1/10k : ainsi, 1789 y encore faut-il être certain que la défini-
de la forme 2i 3 5 j est de la même façon apparaît avec une fréquence limite 1/10 000 ; tion désigne quelque chose : existe-il des
un nombre à l’écriture décimale finie. 12345 y apparaît avec une fréquence limite nombres : (1) simplement normaux en
Inversement, tout nombre qui possède 1/100 000. Ces définitions s’étendent aux base b, (2) normaux en base b, (3) abso-
un développement décimal fini est de ce bases de numération autres que 10. lument normaux ? La réponse est facile
type. Il faut le savoir, mais, bien sûr, ce ne Dans les décimales d’un nombre normal pour « simplement normal en base 10 »,
sont pas ces nombres décimaux qui nous en base 10, on rencontre bien sûr toutes car le nombre 123456789/9999999999
inquiéteront ! les séquences finies de chiffres, donc en = 0,0123457890123456789... convient,
Les nombres 8/15 = 0,533333333... particulier la séquence donnant votre numéro et il y a des nombres du même type dans
(la suite de 3 est illimitée) et 149/7 = de sécurité sociale, ou celle, plus longue, toute base.

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adamczewski

Regards

Pour les deux autres notions, c’est Le nombre de Champernowne est obtenu des nombres normaux en base b, pour un
moins simple, mais Borel a démontré que en mettant bout à bout l’écriture décimale b unique dans chaque cas. Rien ne dit que
l’ensemble des nombres qui ne sont pas de tous les entiers : 0,12345678910111 le nombre de Champernowne, normal en
absolument normaux s’enferme dans une 21314151617181920... C’est un nombre base 10, soit normal en base 11, 9 ou 2. Les
famille I1, I2,..., In,... d’intervalles dont la lon- simple – nous l’avons défini en deux lignes – calculs par ordinateur nous conduisent à
gueur totale est aussi petite que l’on veut. et pourtant il est normal en base 10. Bien penser que c’est le cas, mais nul n’a su le
Dit autrement, il a démontré que l’ensemble sûr, il existe des nombres équivalents dans démontrer jusqu’ici. Comment trouver un
des nombres qui ne sont pas absolument toutes les bases de numération. David Cham- nombre absolument normal ?
normaux constitue un sous-ensemble de pernowne, qui fut professeur de statistique
mesure nulle (ou ensemble « négligeable » et d’économie à l’Université d’Oxford, était algorithmiquement
de l’ensemble des nombres réels).
L’une des conséquences de ce formidable
un ami d’Alan Turing. En 1933, il démontra
que son nombre était normal en base 10 et
complexe, donc normal
et surprenant théorème est qu’il existe des l’on peut penser que cette trouvaille incita La théorie algorithmique de l’information
nombres normaux en base b quel que soit Turing à s’intéresser lui aussi aux nombres semble proposer une solution élégante à
b supérieur ou égal à 2 et qu’ils sont en quan- « mélangés » introduits par Borel. cette énigme.
tité infinie non dénombrable (il y en a plus Si l’on met bout à bout l’écriture déci- La taille du plus petit programme qui
que des nombres entiers). Il en va de même male des nombres premiers, ce qui donne engendre les n premiers chiffres d’un nombre
pour les nombres absolument normaux. Non 0,23571113171923..., on obtient à nouveau réel est la complexité de Kolmogorov de ces
seulement il y en a, mais ils sont majoritaires : un nombre normal en base 10. Ce résultat, n chiffres. Si elle vaut toujours à peu près n
en pointant au hasard un nombre réel entre 0 obtenu en 1946, est dû conjointement à quand n tend vers l’infini, on dit que l’on a
et 1, on tombe, sauf cas infiniment rare, sur Arthur Copeland et à Paul Erdős, le mathé- affaire à un nombre aléatoire au sens de Mar-
un nombre absolument normal. maticien prolixe qui a publié 1 525 articles tin-Löf (voir l’article du mois de mars 2012
C’est ici que les ennuis commencent ! mathématiques durant sa longue carrière. de cette rubrique). Or un nombre aléatoire
D’autres familles de nombres normaux dans ce sens est absolument normal, comme
omniprésents, (dans une base fixée) ont été proposées l’ont démontré Cristian Calude et Helmut
depuis, dont le nombre de Stoneham a2, 3
mais introuvables introduit en 1973 qui est normal en base 2 :
Jürgensen en 2002.
Un tel résultat ne donnerait rien de plus
La démonstration de Borel qu’il existe des que l’affirmation de Borel que les nombres
nombres absolument normaux n’indique absolument normaux sont partout, si on
pas comment en obtenir explicitement. En ne pouvait pas trouver de nombres réels
théorie, ces nombres sont partout présents aléatoires bien identifiés. C’est là que le
(ceux qui ne le sont pas forment un ensemble Nous y reviendrons. Les constructions nombre V (oméga) de Gregory Chaitin
négligeable), mais la recherche d’un seul du nombre de Champernowne et de ses intervient. Ce nombre est la probabi-
nombre dont on puisse prouver qu’il est variantes, et les quelques autres nombres lité qu’une machine universelle de Turing
normal en base b, ou mieux absolument normaux dans une base fixée connue ne s’arrête quand on lui donne un programme
normal, est un défi difficile. résolvent cependant que le problème écrit en binaire dont les bits sont tirés au

1. L’existence de nombres absolument normaux, sans exemples


mile Borel introduit en 1908 la no- science, la détermination effective babilité pour qu’un nombre soit abso-
É tion de nombre absolument nor-
mal (la fréquence d’apparition d’une
d’un nombre absolument normal pa-
raît un problème des plus difficiles : il
lument normal est égale à l’unité. »
Aujourd’hui, malgré des avancées
séquence de k chiffres dans le dé- serait intéressant, soit de le résoudre significatives, bien des mystères sub-
veloppement en base b est 1/bk). Il en construisant un nombre absolu- sistent sur ces nombres quasi para-
prouve l’existence de tels nombres, ment normal, ou en montrant qu’un doxaux. Sa femme, Camille Marbo, re-
et même qu’ils sont majoritaires. Il nombre irrationnel connu est absolu- late dans son livre de souvenirs que,
est cependant lucide sur le malaise ment normal, soit de démontrer que, découragé de ne pas avoir trouvé un
créé par ces nombres partout présents, parmi les nombres pouvant être réel- seul exemple de nombre normal dans
mais introuvables en pratique. Il écrit : lement définis, aucun n’est absolu- toutes les bases de numération, Borel
« La probabilité pour qu’un nombre ment normal ; si paradoxal que pa- abandonna les « hautes mathéma-
soit absolument normal est [...] égale raisse cet énoncé, il n’est nullement tiques » pour s’intéresser aux proba-
à l’unité. Dans l’état actuel de la incompatible avec le fait que la pro- bilités et à la théorie des jeux.

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Regards

hasard. On sait construire de telles machines conséquences de l’indécidabilité logique


universelles (susceptibles de mener tout mise en avant par Kurt Gödel en 1931 et
calcul) et donc, dès que l’une est choisie, le complétée par les résultats de non-cal-
nombre V associé est fixé. C’est une proba- culabilité de Turing de 1936 : « être bien
bilité, c’est-à-dire un nombre réel compris défini » n’a pas pour conséquence « être
entre 0 et 1. On connaît ainsi des nombres calculable » et, par manque de chance, les
absolument normaux et la méthode des nombres absolument normaux donnés par la
machines universelles en définit même théorie de la complexité sont justement dans
une infinité. Devons-nous être satisfaits ? la catégorie étrange des nombres « bien
Malheureusement non : les nombres V Peut-on définir définis et non calculables ».
de Chaitin sont non calculables. Ils sont un nombre réel dont La question est alors reposée : peut-on
parfaitement définis, mais à la question, définir un nombre réel dont on prouvera
devenue mathématique grâce aux travaux
on prouvera qu’il est qu’il est absolument normal, et dont on
de Turing de 1936, « sont-ils calculables ? », absolument normal, calculera véritablement les chiffres un à
la théorie répond non de manière formelle et et dont on pourra un aussi loin qu’on le souhaite (par exemple
définitive : aucun programme ne peut égrai- calculer à volonté en base 10) ?
ner les chiffres d’un nombre V de Chaitin
(alors que c’est possible pour √2, e ou p). les chiffres un à un ? absolument normal
Un objet mathématique peut être par-
faitement bien défini et unique (il existe
et calculable ?
un unique nombre V associé à chaque La réponse aurait pu être non, car les
machine universelle de Turing), sans pour nombres calculables, qui sont en quantité
autant qu’on puisse en connaître le détail infinie dénombrable, constituent un sous-
(par exemple les chiffres décimaux). Cela ensemble négligeable de l’ensemble des
semble paradoxal, mais c’est l’une des nombres réels, et parce que leur intersec-
tion avec le sous-ensemble des nombres
2. Turing et la calculabilité normaux pouvait donc être vide.
La réponse est positive, mais son his-
lan Turing est né en 1912 sion du centième anniversaire est probablement le philosophe
A et mort en 1954. De nom-
breuses manifestations ont été
de sa naissance. C’est l’un des
premiers mathématiciens-logi-
allemand Leibniz, qui a étudié
le système de numération bi-
toire, un peu sinueuse, montre que même
à propos de questions purement arithmé-
tiques, sans liens apparents avec la logique,
organisées cette année à l’occa- ciens-informaticiens (le premier
naire et construit une magni-
le mathématicien contemporain est obligé
fique machine à calculer) ; ses
d’affiner ses concepts à l’aide des outils de
travaux ont créé de nombreux
liens entre les trois domaines :
cette logique qu’il a parfois regardée avec
théorie mathématique de la cal- méfiance, comme le firent Henri Poincaré
culabilité, indécidabilité algo- et Nicolas Bourbaki.
rithmique, corps des nombres Tout d’abord, dès 1917, deux mathé-
réels calculables. maticiens, Henri Lebesgue (1875-1941)
La question des nombres nor- et Waclaw Sierpinski (1882-1969), com-
maux a préoccupéTuring et,dans prenant qu’il était souhaitable de rendre
un texte non publié écrit autour concrète la définition de Borel d’un nombre
de 1934 (www.turingarchive.org/ absolument normal, reprennent la preuve
viewer/?id=131&title=01a.1), d’existence de Borel et l’expriment sous
il a donné les bases d’un algo- une forme constructive. Dans des articles
alan Turing était un athlète : rithme permettant de calculer des
ici, en 1946, il prend le bus nombres absolument normaux. écrits indépendamment, mais se recou-
avec les membres pant sur certains points, chacun donne
La mise en forme définitive de son
du Walton Athletic Club. une formulation de la preuve d’existence
Durant la Seconde guerre texte, redécouvert tardivement,
n’a été effectuée qu’en 2002 par
de Borel d’une telle façon qu’à la fin, elle
mondiale, Turing participa produise vraiment la définition d’un nombre
au décodage du code Verónica Becher et Santiago Fi-
allemand, ce qui fut décisif gueira,informaticiens à l’Univer- précis absolument normal. Hélas, si leur
dans la victoire des alliés. sité de Buenos Aires. démonstration caractérise un nombre par
une propriété parfaitement identifiée et

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Regards

formulée, elle n’en donne pas un moyen 3. Les nombres normaux sont majoritaires
de calcul explicite. Bien que plus tech-
orel a démontré que les nom- deux faces. Or quand on mène la probabilité pour que la fré-
niques et moins élégantes que la preuve
par le biais de la théorie de la complexité B bres qui ne sont pas normaux
en base 10 sont en quantité né-
une telle suite de tirages équi-
tables, chaque séquence de lon-
quence limite soit 1/10k est donc
de 100 %. Comme une réunion
(plus tardive), les preuves de Lebesgue
et Sierpinski semblent être de la même gligeable : en prenant un nombre gueur k,par exemple la séquence dénombrable d’ensembles né-
réel au hasard entre 0 et 1, on 1789 de longueur 4, a la pro- gligeables est aussi négligeable,
nature : elles désignent de façon théorique
tombera, sauf cas exceptionnel- babilité 1/10k d’être obtenue à la probabilité qu’une suite in-
des nombres dont il est prouvé qu’ils sont
lement rare, sur un nombre nor- finie de tirages ne donne pas
absolument normaux, mais dont le calcul mal en base 10 (et même normal la fréquence limite 1/10k pour
des décimales n’est pas effectué et n’est en toute base de numération).
2 9 une séquence de longueur k est

4
peut-être pas possible. Nous allons voir C’est assez choquant, car on nulle. Autrement dit, un nombre
cependant que ces démonstrations tech- n’arrive même pas à démontrer
5 réel pris au hasard entre 0 et 1

18 3
niques possèdent un avantage sur celle que les nombres usuels comme a toutes les chances d’être nor-
de la théorie de la complexité. p, e, log (2), √2, etc., sont nor- mal en base 10. La conclusion
Dans les motivations que Lebesgue maux en base 10. Voici une fa- s’étend à la propriété d’être ab-
donne au début de son travail, apparaît çon de présenter le problème qui solument normal (normal dans

7
la question de l’axiome du choix, qui pré- n’est pas une preuve rigoureuse, toute base), car il y a une infini-
occupait les mathématiciens du début du mais qui aide à saisir l’étonnante chaque instant (1789 apparaît té dénombrable de bases de nu-
xxe siècle. L’axiome du choix affirme qu’à toute affirmation de Borel. en moyenne une fois sur 10 000). mération possibles (l’ensemble
famille (Ai) d’ensembles non vides est associé Tirer au hasard un nombre C’est une conséquence de la NN(b) des nombres non normaux
réel entre 0 et 1 revient à tirer loi des grands nombres, car les en base b est négligeable, donc
au moins un ensemble C ayant exactement un
au hasard une suite infinie de événements sont indépendants et la réunion de tous les NN(b) aus-
élément commun avec chaque Ai. Lebesgue
0, 1, 2, ..., 9 avec un dé équi- chaque chiffre se présente avec si ; son complémentaire est l’en-
exprime sa conviction que pour les définitions
table, par exemple un icosaèdre une probabilité 1/10. Pour une semble des nombres absolument
« qui ne sont pas illusoires, il est possible où chaque chiffre apparaît sur séquence fixée de longueur k, normaux).
d’apporter des précisions qui conduisent à la
définition d’un des ensembles [ou nombres]
dont on démontre l’existence ». Or on sait est irrémédiablement non constructive : calculable et de nombre réel calculable :
aujourd’hui que certaines démonstrations elle s’appuie sur l’axiome du choix, mais existe-t-il des nombres absolument normaux
d’existence ne peuvent pas être rendues pire, sans lui, elle est impossible ! et calculables ?
constructives et seraient donc considérées Celui grâce à qui la question de l’exis-
illusoires par Lebesgue.
Paradoxalement, tel est justement le cas
En quête d’un algorithme tence a pris une forme algorithmique claire
et mathématique est aussi celui qui la
pour les ensembles non mesurables « au Arrivés à ce point et conscients, grâce à résout positivement pour les nombres
sens de Lebesgue » ! Les ensembles mesu- la logique mathématique, de l’inconfort absolument normaux dans son article non
rables sont ceux constitués de nombres de la situation concernant les nombres publié de 1934. Turing refait en quelque
réels auxquels on peut attribuer une lon- absolument normaux, notre problème se sorte le travail de Sierpinski et Lebesgue,
gueur, et dans le cas du plan, ceux auxquels résume alors ainsi : mais il cherche à aller plus loin et veille
on peut attribuer une aire. L’axiome du – La preuve d’existence de Borel est à définir un nombre absolument normal
choix permet de prouver qu’il existe des non constructive, mais ne l’est pas aussi accompagné d’un algorithme de calcul.
ensembles non mesurables (n’ayant donc gravement que celle des ensembles non Malheureusement, ce qu’on a retrouvé de
pas de longueur, ou d’aire), mais ne per- mesurables, car les reformulations de l’article de Turing ne va pas tout à fait au
met d’en définir aucun. Or en 1970, Robert Lebesgue et de Sierpinski ainsi que les bout et reste incomplet sur un point qui
Solovay a démontré qu’on pouvait, sans approches par la théorie de la complexité ne sera définitivement éclairci qu’en 2002
introduire de contradiction, ajouter à la donnent des définitions précises de nombres par Verónica Becher et Santiago Figueira.
théorie des ensembles habituelle l’axiome absolument normaux. Enfin rendue parfaitement constructive et
« tout ensemble est mesurable au sens – Cependant, la logique nous a aussi calculable, la démonstration d’existence
de Lebesgue ». Cela signifie qu’aucune appris qu’être bien défini n’implique pas être des nombres absolument normaux de Borel
définition précise d’un ensemble non calculable. Reste donc la question, passée est-elle pour autant définitive ?
mesurable n’est possible dans le cadre sous silence par Lebesgue et Sierpinski faute Non, la satisfaction éprouvée par ce suc-
de la théorie des ensembles sans l’axiome d’idées assez claires sur le sujet, et deve- cès récent est atténuée par deux remarques
du choix. La démonstration classique de nue parfaitement mathématique grâce à qui suggèrent qu’il reste encore du travail à
l’existence d’ensembles non mesurables Turing qui introduisit le concept de fonction faire et que les mathématiciens, les logiciens

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Regards

4. La complexité des irrationnels algébriques


e magnifique et puissant théorème té de x) le nombre de séquences dif- elle augmente plus vite que n’im-
L de Adamczewski et Bugeaud per-
met de démontrer la conjecture de
férentes de longueur m rencontrées
dans son développement en base b.
porte quelle fonction linéaire.Ce théo-
rème ne permet pas encore de prou-
Loxton et van den Porten que tout Par exemple, 1/5 s’écrit, en base 2, ver que les nombres irrationnels al-
nombre dont les chiffres en base b 0,0011001100110011...Le nombre de gébriques sont normaux, ce que l’on
sont produits par un automate fini est mots de longueur 3 rencontrés dans pense vrai, mais on tient là une af-
soit rationnel, soit transcendant (non ce développement est 4, puisque les firmation forte sur les décimales des
solution d’une équation polynomiale seules séquences de longueur 3 qu’on nombres algébriques irrationnels qui
à coefficients entiers). Cette conjec- trouve sont 001,011,110 et 100.Il s’en- nous approche un peu du but.
ture signifie que les nombres algé- suit que p2(3) = 4 pour le nombre 1/5. Le théorème est aussi un outil
briques (solutions d’équations poly- Notons que p2(m) est inférieur ou égal puissant pour démontrer que des Yann Bugeaud
nomiales à coefficients entiers) sont à 2m, et que pb(m) est inférieur à bm. nombres sont transcendants et il
ou bien rationnels (et leurs chiffres ThÉOrèMe De ADAMCzewSkI eT BU- permet de retrouver le résultat que
sont ultimement périodiques, donc geAUD. Si x est un nombre irration- le nombre de Prouhet-Thue-Morse
très simples), ou bien complexes nel algébrique écrit en base b, alors 0,0110100110010110..., souvent
(leurs chiffres ne peuvent être écrits pb(m)/m croît indéfiniment (pour m rencontré en arithmétique, est trans-
par un automate fini). assez grand, pb(m)/m dépasse 10, et cendant (ce nombre est obtenu en
Le théorème donne des informa- ne revient jamais en dessous, plus écrivant, après la virgule, 0 puis le
tions sur la complexité des chiffres loin il dépasse 100, etc.). complément 1, ce qui donne 01 ; on
d’un nombre réel mesurée par la Dit autrement, la variété des sé- ajoute alors le complément 10, ce
fonction pb(m). Si x est un nombre quences de longueur m qu’on trouve qui donne 0110 ; on ajoute encore
réel écrit en base b, on note pb(m) dans le développement d’un nombre le complément 1001, ce qui donne
(et on dénomme fonction complexi- algébrique irrationnel est grande : 01101001 ; et ainsi de suite). Boris adamczewski

et les informaticiens n’en ont pas fini avec de la complexité ou preuves de Lebesgue Michael Dinneen, Monica Dimiteescu et
les nombres absolument normaux. et Sierpinski), l’existence avec algorithme Alex Yee à la conclusion suivante : « Il est
de calcul (Turing, Becher, Figueira), on ai- extraordinairement improbable que p ne
quatre niveaux merait bien atteindre l’existence avec un
algorithme de calcul praticable et donnant
soit pas normal en base 16, étant donné la
normalité de son segment initial. » Malheu-
d’existence donc « pour de vrai » les décimales d’un reusement, le nombre décimal qui aurait
mathématique nombre absolument normal qu’on pourrait le même développement pendant quatre
enfin voir écrit sur une page imprimée ! milliards de décimales et qui se poursui-
D’une part, l’algorithme explicité est La deuxième raison d’insatisfaction est vrait par des 0 aurait lui aussi conduit à la
affreusement inefficace : il est « double- que la question posée à propos des nombres même conclusion, qui n’est donc en rien
ment exponentiel », ce qui signifie que absolument normaux n’est pas tant celle l’esquisse d’une preuve.
pour connaître n décimales du nombre d’en définir un et de le calculer, mais plus
absolument normal qu’il calcule, il faut simplement : √2, e ou p, ou les nombres Vers la normalité
le faire fonctionner durant un temps en
gros proportionnel à exp(exp(n)) (ou 2 à
irrationnels que l’on connaît, et dont l’étude
des chiffres suggère qu’ils sont absolument
de log (2) ou de p
la puissance 2n), qui est une fonction de normaux, le sont-ils vraiment ? D. Bailey et Richard Crandal ont proposé
la variable n à croissance extrêmement Sur ces dernières questions, des progrès une condition simple assurant la normalité
rapide. À ma connaissance, personnen’a ont été faits assez récemment. Bien sûr le du nombre log(2) (qui, comme √2, e ou p,
essayé de produire des décimales du calcul des chiffres de p, qui a maintenant intéresse particulièrement les mathéma-
nombre calculable que l’algorithme de été mené jusqu’à la décimale en position ticiens). Si la suite définie par x0 = 0 et
Turing-Becher-Figueira égraine indéfi- 1013 = 10 000 000 000 000, permet d’étu- xn = (2xn – 1 + 1/n) mod 1 est équidistribuée
niment... en théorie. Cette double expo- dier empiriquement la question. Un travail (xn se retrouve dans l’intervalle [a, b] à la
nentielle illustre un quatrième niveau dans portant sur les quatre premiers milliards de fréquence b – a, quels que soient les nombres
les degrés de l’existence mathématique : ces chiffres et utilisant une modélisation à réels a et b tels que 0 , a # b , 1), alors
après l’existence pure (preuve de Borel), l’aide d’un processus de Poisson a conduit log (2) est normal en base 10. Même si la
l’existence avec caractérisation (théorie David Bailey, Jonathan Borwein, C. Calude, condition semble plus simple à établir que

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Regards

la normalité de log (2), elle résiste pour l’ins- bien plus général de Wolfgang Schmidt n l’auTeur
tant, et l’on ne peut donc pas affirmer que (1962) indique même que si A et B sont
log (2) est normal. Une condition du même deux ensembles d’entiers supérieurs ou J.-P. DeLaHaYe
est professeur
type existe pour p. Bien qu’un peu plus com- égaux à 2, tels que les nombres dépendants à l’Université
plexe, elle donne l’espoir qu’on s’approche ne soient jamais séparés (quand a et b sont de Lille
d’une preuve que p est normal en base 2. dépendants, ils sont tous deux dans A, ou et chercheur
au Laboratoire
Et les nombres absolument non nor- tous deux dans B), alors il existe un nombre x d’informatique fondamentale
maux ? Puisqu’on n’arrive pas à expliciter qui est normal dans toute base a de A, et de Lille (LifL).
un nombre absolument normal, peut-on au non normal dans toute base b de B. Ces
moins en expliciter un qui soit absolument nombres x sont cependant du même type
non normal (c’est-à-dire qui ne soit normal que ceux de Borel : on sait qu’ils existent
dans aucune base b, pour b supérieur ou sans qu’on puisse les définir simplement,
égal à 2) ? Cette fois, la réponse est oui : ni bien sûr les calculer.
Greg Martin, à l’Université de Toronto, a En 2012, on a toutefois réussi à exhiber
réussi en 2001 à mener une telle construc- des nombres calculables dont on a montré
tion pour un nombre irrationnel et calculable qu’ils étaient normaux en base 2 et non nor-
de manière effective. Le nombre noté ici a maux en base 6 (2 et 6 sont indépendants).
possède une définition courte : Bien que minuscule en apparence, il s’agit là n BIBlIOGraPhIe
d’un progrès remarquable, d’autant que cette
fois les nombres en question se calculent Y. Bugeaud, Distribution
Modulo One and Diophantine
pour de vrai ! Le nombre de Stoneham dont approximation, Cambridge
nous redonnons la définition : University Press, 2012.
D. H. Bailey et al., Normality
Son développement décimal est : and the digits of pi,
0,656249999995699999...999999985284 Experimental Mathematics,
04201690728... (avec 23 747 291 559 fois à paraître, 2012.
le 9 après 9956). est normal en base 2 et non normal en base 6. B. Adamczewski et Y. Bugeaud,
Un autre progrès récent (2007)est le théo- On the complexity of algebraic
numbers. expansions in integer
Normalité mixte... rème de Boris Adamczewski, de l’Université
Lyon 1, et Yann Bugeaud, de l’Université de
bases, Annals of Mathematics,
vol. 165(2), pp. 547-565, 2007.
Des progrès viennent aussi d’être réalisés Strasbourg (voir l’encadré 4).
D. H. Bailey et al., On the binary
concernant les nombres normaux dans cer- Ainsi, le monde mathématique est expansion of algebraic
taines bases et pas dans d’autres. étrange ; on peut y formuler des questions numbers, Journal de théorie
Deux entiers a et b sont dits multi- très simples et très naturelles (toutes celles des nombres de Bordeaux,
vol. 16(3), pp. 487-518, 2004.
plicativement dépendants s’il existe des concernant les nombres normaux le sont) et
puissances de a et de b égales (am = bn). buter dessus longuement : c’est par exemple V. Becher et S. Figueira,
Quand c’est le cas, on montre qu’un nombre le cas pour la question « p est-il normal en an example of a computable
absolutely normal number,
normal en base a l’est aussi en base b. En base 10 ? ». On peut démontrer que des objets Theoretical Computer Science,
particulier, « être normal en base 1 000 » existent sans que l’on puisse en exhiber un vol. 270, pp. 947-958, 2002.
est donc équivalent à « être normal en seul. C’est le cas des ensembles non mesu-
base 10, 100, ou 100 000 ». On ne sait rables au sens de Lebesgue. On peut aussi
écrire explicitement les décimales d’aucun définir parfaitement un objet et être incapable
nombre qui soit normal en deux bases de d’en connaître le détail, soit parce qu’il est
numération indépendantes. Bien sûr, si incalculable (comme les nombres absolu-
l’algorithme pour calculer le nombre de ment normaux du type V), soit parce que
Turing-Becher-Figueira est perfectionné l’algorithme qui le construit est si inefficace
et mis en œuvre, il donnera un tel nombre. qu’on n’en tire concrètement rien (comme le
Depuis 1959, on sait cependant, grâce nombre absolument normal de Turing-Becher-
aux travaux du mathématicien anglais John Figueira). Pourtant, dans ce labyrinthe de
Cassel, que si a et b sont indépendants, alors quasi-paradoxes, les chercheurs réussissent
il existe des nombres normaux en base a à se frayer un chemin et avancent à petits
qui ne le sont pas en base b. Un résultat pas... sans jamais renoncer. n

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REGARDS

SCIENCE & FICTION

L’homme du futur dans la science-fiction


Les diverses évolutions de l’humanité envisagées
par les cinéastes sont-elles vraisemblables ?
Jean-Sébastien STEYER et Roland LEHOUCQ

© Marc Boulay, marcboulay.fr


T
oute espèce vivante évolue et nos connaissances : examinons donc Homo relle bien trop importante pour engendrer
se transforme. Homo sapiens socialis, humain hyperspécialisé au sein spontanément de telles spécialisations mor-
n’échappe pas à la règle; il s’est d’une société souvent totalitaire ; Homo phologiques. Certains auteurs, tel Huxley
modifié depuis que ses pre- artificialis, cyborg résultant de l’intégra- dans son Meilleur des mondes, proposent
miers représentants sont apparus en Afrique tion de la machine dans le vivant ; Homo d’utiliser des manipulations génétiques pour
il y a environ 200 000 ans. Les paléoan- troglodicus vivant sous terre ; Homo aqua- aboutir à ce résultat.
thropologues sont capables de raconter son ticus qui retourne habiter les océans ; et
histoire. Mais la question de l’évolution future enfin Homo sideralensis adapté à la Des hypothèses
de l’espèce humaine est plus embarrassante. conquête de l’espace.
Mutations génétiques ou altérations Tout d’abord, Homo socialis correspond pour la survie
brutales de l’environnement font partie des souvent à un humain physiquement de l’humanité
nombreux facteurs aléatoires qui contrai- « régressé », voire amorphe : son corps est
gnent l’évolution et la rendent difficilement très spécialisé dans la réalisation d’une Restons « en société » avec Homo artifi-
modélisable. Disserter sur l’évolution future tâche bien déterminée, par exemple le tra- cialis qui n’est autre qu’un cyborg, c’est-
des espèces relève donc d’une extrapola- vail, l’alimentation ou encore la reproduc- à-dire un humain où sont intégrés des
tion qui n’est plus tout à fait scientifique. À tion, tâche qui s’effectue uniquement au prothèses, puces électroniques, appareils
défaut de savoir à quoi ressembleront les profit du groupe. Chaque individu est alors auditifs et sensoriels, etc. Le policier
humains dans 500 000 ans, contentons- noyé dans la masse, totalement dépendant « technologiquement modifié » du film
nous d’observer comment les auteurs de des autres et souvent lobotomisé. Robocop est sans doute l’un des cyborgs
science-fiction les ont envisagés. Ce scénario fait le parallèle entre deux les plus célèbres du cinéma. Dans les
types de sociétés très hiérarchisées : celles années 1990, le mathématicien et auteur
Cinq espèces qui relèvent essentiellement de la culture de science-fiction Vernor Vinge contri-
– la nôtre – et celles qui relèvent de la nature, bua à populariser le concept de singula-
d’Homo futuralis telles les multiples colonies animales – four- rité selon lequel la convergence entre
De H. G. Wells à René Barjavel, d’Aldous Hux- mis, termites, abeilles, cnidaires – où chaque nanotechnologie, biologie et informatique
ley à William Gibson en passant par Phi- individu est souvent en coévolution. conduira à une croissance technolo-
lip K.Dick, ils sont nombreux à avoir imaginé D’ailleurs, Homo socialis a parfois une mor- gique d’un ordre supérieur. V. Vinge pos-
l’humanité de demain. Cinq grandes ten- phologie d’insectoïde et se multiplie par par- tule que l’humanité aura bientôt les
dances émergent de leurs réflexions. Que thénogenèse (la femelle se reproduit sans moyens de créer une intelligence artifi-
ces tendances cachent d’intéressantes le mâle et donne une multitude de reje- cielle, mettant un terme à l’hégémonie
critiques sociétales ou nos désirs de tons souvent identiques). En termes d’évo- humaine. C’est ce qui se passe dans le film
conquête, nous leur avons donné des noms lution biologique, ce scénario n’est guère Terminator, où le réseau planétaire Skynet
pour mieux les évaluer à la lumière de crédible, car il faudrait une pression cultu- devient conscient et décide d’exterminer

132] Science & fiction © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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DEUX HOMMES DU FUTUR IMAGINÉS


© Marc Boulay, marcboulay.fr

par les cinéastes : Homo aquaticus (à gauche),


vivant dans les profondeurs de l’océan,
et Homo sideralensis (à droite), qui, pour survivre
à une catastrophe terrestre, colonise l’espace.
Sa longévité lui permet d’effectuer sans difficultés
de longs voyages intersidéraux.

l’humanité. Homo artificialis apparaît sou- tique», très en vogue dans les années 1960 têtes qui, dans de nombreux scénarios de
vent dans un contexte sombre, où l’hu- et selon laquelle nos ancêtres auraient science-fiction, se seraient déjà installés
manité est rattrapée par sa technologie. séjourné un temps dans l’eau, en milieu sur Terre. En outre, Homo sideralensis, lors-
Que dire d’Homo troglodicus, à la marin ou côtier. Morphologiquement par- qu’il n’est pas en état d’hibernation artifi-
conquête d’environnements improbables ? lant, Homo aquaticus ressemble souvent cielle, jouit souvent d’une longévité de
Sous terre, l’archétype en est le Morlock, à un hybride homme-poisson muni de bran- plusieurs centaines d’années lui permet-
l’un des deux descendants de l’espèce chies, de nageoires ou de palmures selon tant de voyager dans l’espace intersidéral.
humaine que Wells dépeint dans son les auteurs. Notons toutefois que l’évolu- Dès lors, peut-on s’aventurer à dire à
roman La machine à explorer le temps tion est irréversible, et que nous ne rede- quoi ressemblera l’humain du futur? Concer-
(1895). Ce monstre fuit la lumière solaire, viendrons jamais « poissons ». nant l’évolution de l’humanité à long terme,
ce qui donne à sa peau un aspect laiteux, la prévision la plus probable est l’extinction,
et il a des yeux rouges adaptés à l’obscu- Sous les eaux car nous savons que les espèces, comme
rité. Avec des dents proéminentes et des les civilisations, sont mortelles : elles ont
grosses mains, il évoque le rat-taupe. Le ou dans l’espace ? des durées de vie limitées, et, même si les
cadre de vie d’Homo troglodicus varie de Enfin, Homo sideralensis ouvre d’autres estimations sont variables, tous les scien-
la simple caverne à la mégapole souter- horizons. Il correspond sans doute au scé- tifiques s’accordent à dire qu’une espèce
raine, parfois empreinte d’un rétrofutu- nario qui comporte le plus d’espoirs, de mammifère dure moins longtemps qu’une
risme qui évoque la société industrielle révélant notre prise de conscience d’une espèce d’« invertébré ».
du XIXe siècle. L’homme troglodyte, sou- Terre dont les jours sont comptés. Notre Mais les humains inventent des outils
vent sauvage et méchant, symbolise le planète est, par exemple, sous la menace qui modifient la façon dont ils se reprodui-
retour à la bestialité, l’échec de la moder- permanente d’une chute d’astéroïde, tel sent ou dont ils se soignent, surtout sous
nité et du progrès technique. Dans de nom- celui qui précipita la fin des dinosaures non nos latitudes. Avec la thérapie génique, l’hu-
breux scénarios, l’humanité devient aviens, il y a 65 millions d’années. Si cela manité pourra-t-elle modifier son patrimoine
troglodyte à la suite d’un cataclysme devait se reproduire, une solution de génétique pour s’adapter aux modifications
global, une guerre nucléaire par exemple. repli serait bienvenue. Comme le cyborg, de son milieu naturel ? Et si, grâce à son
Dans les mers, Homo aquaticus offre Homo sideralensis est résolument tourné pouvoir sur la matière inerte – par la tech-
une vision plus optimiste, voire idyllique, vers la technologie, pour quitter la Terre nique – et vivante – par la médecine et la
d’un futur où les humains deviennent et augmenter les chances de survie de l’es- génétique – l’humanité modifiait les condi-
capables d’habiter les profondeurs des pèce humaine. Plutôt pacifique et très intel- tions mêmes de son évolution ? 
océans. Étroitement liée au mythe de l’At- ligent, au crâne imposant, il est souvent
lantide et des cités englouties, cette idée mince et revêtu d’une combinaison J.-S. STEYER est paléontologue au CNRS-
puiserait également sa source dans l’hy- brillante. Sa morphologie évoque celle des MNHN, à Paris. R. LEHOUCQ est astrophysicien
pothèse paléontologique du «primate aqua- « petits gris », aliens filiformes à grosses au CEA, à Saclay.

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Science & fiction [133


regArds

art & sciEncE

L’art abstrait, une question de bon sens


Un tableau abstrait serait a priori dépourvu d’orientation privilégiée.
Pourtant, des non-initiés réussissent à déterminer celle que lui a attribuée l’artiste.
Loïc MANGIN

E
n 1958, les architectes de la tour de Georges Braque, de Jackson Pollock, de « Le tableau contient-il des éléments recon-
Seagram, à New York, sollicitent Kasimir Malevitch, de Joan Miró... naissables ? » Parmi les 40 toiles, sept ont
le peintre américain Mark Rothko L’art moderne s’est affranchi des représen- suscité chez tous les sujets la réponse non,
pour décorer le restaurant Four tations figuratives et met rarement en scène par exemple pour la Composition supréma-
Seasons, au rez-de-chaussée. L’artiste com- des éléments du monde réel ; quand c’est le tiste, Avion volant de Malevitch ; cinq œuvres,
mence à peindre puis, sans que l’on sache cas, les distorsions les rendent souvent diffi- notamment Les deux femmes et la nature
pourquoi, annule la commande et conserve cilement reconnaissables. De la sorte, l’artiste morte de Léger, ont recueilli un oui unanime.
les tableaux déjà faits. Les commanditaires se concentre surtout sur la composition de son Les résultats pour certains tableaux
l’ont sans doute maudit pour ce geste... à œuvre à laquelle il attribue néanmoins une sont intéressants. Ainsi, pour la Composition
en juger par l’acharnement du sort sur lui orientation privilégiée. Est-elle évidente pour suprématiste de Malevitch, 72 pour cent des
et ses œuvres. En effet, il a fait don de deux tous ? C’est le sens de la première expérience. volontaires ont choisi l’orientation corres-
œuvres de cette série à la Tate Modern à Les volontaires (des étudiants peu versés dans pondant à une rotation de 90 degrés dans le
Londres, où elles arrivent le 25 février 1970 ; les arts) à qui l’on a présenté les tableaux sous sens contraire des aiguilles d’une montre (et
or c’est ce jour qu’a choisi le peintre pour quatre orientations différentes (l’originale et aucun n’a choisi la bonne), sans doute parce
se suicider. Autre signe, l’une des toiles a que, dans ce sens, on voit un empilement de
été vandalisée le 7 octobre 2012 avec de la À plusieurs reprises, au gré blocs de tailles décroissantes (du bas vers
peinture noire. Enfin, à plusieurs reprises, au des expositions, des toiles le haut) conforme à une réalité physique. Ce
gré des expositions et des déplacements, n’était pas dans les intentions de l’artiste !
les toiles auraient été accrochées dans le de rothko ont été accrochées Autre cas étonnant, un seul participant a
mauvais sens ! Les bandes larges ont été dans le mauvais sens ! repéré quelque chose de significatif dans
placées verticalement alors que, à en croire La Naissance du monde, de Miró, mais plus
la signature figurant au dos du tableau, elles celles tournées de 90, 180 et 270 degrés) de la moitié des participants à la première
doivent être horizontales. Un débat s’en est devaient choisir celle qui leur apparaissait la expérience ont choisi le bon sens.
suivi parmi les historiens d’art sur les mérites plus esthétique ou la plus riche de sens. Ils G. Matter conclut que les réponses des
respectifs des deux orientations. ont choisi la bonne orientation dans quasi- participants s’accordent, dans une propor-
De telles controverses ont également été ment 50 pour cent des cas, soit plus que s’ils tion supérieure à celle due au seul hasard,
rapportées à propos d’œuvres de Matisse, de avaient répondu au hasard. Les trois autres avec le choix des artistes. Et il appelle à des
Rauschenberg, de Van Gogh... Elles posent la orientations ont été choisies de façon à peu études supplémentaires pour comprendre
question de savoir si, en art abstrait, l’orienta- près équivalente, de 16 à 18 pour cent. Pour cette concordance. Elles sont d’autant plus
tion d’une œuvre compte dans sa perception certains tableaux, tel Maisons à l’Estaque, de nécessaires que, pour certaines œuvres,
et dans les émotions qu’elle déclenche. George Braque (89 pour cent de bonne orientation), elle relève du mystère. En effet, l’orientation
Matter, psychologue à l’Université du Sussex, des éléments ont pu aider à la décision. En décidée par Pollock pour sa composition
en Grande-Bretagne, s’y est intéressé. Pour revanche, pour d’autres complètement abs- One, peinte en 1950, a été reconnue dans
ce faire, il a soumis, lors de deux expériences, traits, notamment La Naissance du monde, 56 pour cent des cas. Pourtant, il l’a réalisée
une quarantaine d’œuvres d’art du xxe siècle à de Miró, on ignore ce qui a guidé les réponses, en lâchant des filets de peinture en tournant
l’abstraction plus ou moins prononcée, parmi bonnes dans 56 pour cent des cas. autour de la toile posée à même le sol... n
lesquelles le Nu descendant un escalier Dans la seconde expérience, d’autres
de Marcel Duchamp (voir page ci-contre), volontaires, confrontés aux mêmes œuvres, G. Matter, Aesthetic judgement of orientation in
mais aussi des œuvres de Fernand Léger, devaient répondre à la question suivante : modern art, i-Perception, vol. 3, pp. 18-24, 2012.

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DUCHAMP Marcel, Nude Descending a Staircase, No. 2 Date : 1912 ; © succession Marcel Duchamp / ADAGP, Paris 2012 ; © Philadelphia Museum of Art/CORBIS

© Pour la science - n° 422 - décembre 2012


Regards

Art & science


[135

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regards

idées de physique

Les brouillards de mélange


Le mélange de deux masses d’air de températures différentes peut,
en fonction de leurs hygrométries, créer un brouillard. C’est le procédé
employé dans les salles de spectacles.
Jean-Michel courty et Édouard kierlik

C
ertains matins d’hiver, nous pro- formant de minuscules et innombrables souffle dans un air hivernal ? Il ne faut pas
duisons de la brume blanche en gouttelettes liquides qui diffusent la lumière oublier que dans cette situation, on a un fort
soufflant dans l’air froid (voir et donnent aux brouillards et aux nuages brassage entre l’air expiré et l’air ambiant.
la figure 1). D’autres matins, leur apparence laiteuse. Or le seuil de satu- Le mélange obtenu juste après l’expiration
pourtant tout aussi froids, il ne se passe ration de l’air augmente fortement avec la est évidemment plus froid que l’air expiré,
rien. Pourquoi ? Le refroidissement de l’air température : aux températures ordinaires mais son hygrométrie est aussi modifiée.
humide que nous expirons n’est-il pas à (entre 0 et 30 °C), il double à peu près tous Or il n’est pas évident de savoir si cette
l’origine de la brume ? L’explication est à les dix degrés. En refroidissant suffisam- dernière sera supérieure ou inférieure au
rechercher dans le fait qu’en se mélan- ment une masse d’air non saturée, on peut seuil de saturation.
geant à l’air ambiant, l’air expiré voit non donc lui faire franchir le seuil de saturation. Pour déterminer ce qui peut se pas-
seulement sa température diminuer, mais Par exemple, de l’air à 60 pour cent d’humi- ser, il est indispensable de se reporter à
aussi sa teneur en eau. Le mécanisme de dité à 30 °C (environ 18 grammes d’eau par la courbe qui représente la teneur en eau
formation du « brouillard de mélange » mètre cube d’air) devient, à 10 °C, sursaturé à saturation en fonction de la température
qui peut en résulter est semblable à celui à 200 pour cent : la moitié de l’eau contenue (voir la figure 2).
des traînées d’avion ou des générateurs de dans l’air va se condenser. L’air que nous expirons est à une tem-
fumée utilisés dans certains spectacles. Doit-on alors attribuer au seul refroidis- pérature d’environ 33-34 °C, et il est prati-
sement la formation de brouillard lorsqu’on quement saturé d’humidité avec près de
Le brouillard, un air 36 grammes de vapeur d’eau par
sursaturé en eau mètre cube. Son point représentatif
est sur la courbe : si l’on se contente
À température ambiante (20 °C), un de refroidir cet air, la vapeur d’eau
mètre cube d’air contient au maxi- se condensera immédiatement.
mum 18 grammes de vapeur d’eau. Qu’en est-il si on le mélange ?
C’est par exemple l’humidité présente Pour simplifier, supposons que les
dans l’air occupant le haut d’une deux airs soient en proportions
bouteille d’eau bouchée. Tant que la égales. La teneur en vapeur d’eau
teneur en eau est inférieure à ce seuil, du mélange sera alors égale à la
l’eau reste sous forme de vapeur et moyenne des teneurs en eau de
forme avec les autres molécules de l’air expiré et de l’air ambiant, et
l’air un mélange gazeux transparent. sa température à la moyenne des
Quand le seuil est atteint, on dit que deux températures. Par exemple,
l’air est saturé et que l’hygrométrie si l’air ambiant est complètement
1. L’air expiré dans de l’air ambiant froid produit parfois
est de 100 pour cent. un « brouillard de mélange », en fonction de l’hygrométrie
sec, la teneur en vapeur d’eau du
Lorsque la teneur en eau dépasse de l’air ambiant et de sa température. Le même phénomène mélange sera de 18 grammes par
le seuil de 18 grammes par mètre cube est à l’origine des traînées de condensation créées mètre cube ; la condensation ne sera
à 20 °C, l’eau en excès se condense, par les réacteurs des avions de ligne à haute altitude. possible qu’avec une température

136] Idées de physique © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


Regards

Teneur en eau (en grammes par mètre cube) 2. La courbe de saturation en vapeur
d’eau sépare la phase gazeuse (en jaune)
de la phase sursaturée (en bleu)
où la vapeur d’eau se condense. Une masse
45 d’air à 34 °C et contenant 35 grammes d’eau
40 par mètre cube n’est pas saturée (point A).
Si par exemple on la refroidit jusqu’à 5 °C
35 A’ A (segment AA’), elle franchit le seuil
de saturation et la vapeur d’eau
30 se condense. Si on mélange l’air à 34 °C
air
sursaturé avec une même masse d’air non saturé
25
à 5 °C et contenant 5 grammes d’eau
M par mètre cube (point B), le point
20
air représentatif du mélange sera au milieu M
15 non saturé du segment AB, c’est-à-dire dans la phase
sursaturée : un brouillard aura été créé
10 par le mélange de deux masses
Dessins de Bruno Vacaro

5 d’air non saturé.


B

5 10 15 20 25 30 35 Température (en °C)

finale de 21 °C et moins, c’est-à-dire une On peut retrouver ces brouillards de


température de l’air ambiant de 8 °C et mélange à proximité de surfaces d’eau ■■ Les auteurs
moins. Une température supérieure néces- plus chaude que l’air ambiant. Ces sur-
site d’élever son hygrométrie : pour un air faces réchauffent et humidifient l’air qui
ambiant à 14 °C, il faut une teneur en eau les surmonte ; ce dernier, devenu moins
d’au moins 8 grammes par mètre cube, soit dense, s’élève et peut former un brouillard.
environ 65 pour cent d’humidité, pour que C’est souvent le cas en hiver au-dessus de
l’expiration produise un brouillard. sources thermales chaudes ou de piscines
En pratique, les estimations précédentes chauffées, ou chez soi au-dessus d’une Jean-Michel COURTY
se révèlent fausses, car la proportion du soupe ou d’un café bien chauds ! et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
mélange, sans doute très inférieure à 50 pour à l’Université Pierre
cent d’air expiré, est difficilement contrô- Des avions aux et Marie Curie, à Paris.
machines à brouillard
lable. Toujours est-il que le point représen- Leur blog : http://blog.idphys.fr
tatif d’un tel mélange est forcément sur
le segment reliant, sur le diagramme, les Le même mécanisme permet aussi de
points correspondant à l’air expiré et à l’air comprendre pourquoi les avions laissent ■■ BIBLIOGRAPHIE
ambiant. parfois des traînées blanches dans le ciel.
E. Vitz, Fog machines, vapors,
En jouant sur la puissance de son La combustion du carburant dans les réac- and phase diagrams,
souffle, on peut se déplacer sur ce seg- teurs produit, entre autres, de la vapeur J. of Chem. Educ., vol. 85(10),
ment : un souffle léger (peu d’air expiré d’eau. Le gaz chaud éjecté par les tuyères pp. 1385-1388, 2008.
dans le mélange) ne donnera lieu à aucune se mélange avec l’air ambiant et se refroi- J.-P. Chalon, Combien pèse
condensation, tandis qu’un souffle plus puis- dit. Dans les conditions atmosphériques un nuage, EDP Sciences, 2002.
sant (plus d’air expiré dans le mélange) usuelles, ce mélange sera à l’origine d’un Les nuages d’intérieur
provoquera la formation de brouillard. La brouillard entre 8 et 19 kilomètres d’altitude de l’artiste Berndnaut Smilde :
forme convexe de la courbe de saturation pour de l’air ambiant saturé, et entre 10 et http://www.berndnaut.nl/
works.htm
autorise d’ailleurs une situation étonnante : 14 kilomètres d’altitude pour de l’air sec :
en mélangeant deux airs non saturés et ne sont donc concernés que les avions de
de températures distinctes, il est possible ligne en vol de croisière.
d’obtenir un air dont l’hygrométrie est supé- En dehors de ces domaines, même
rieure à 100 pour cent, donc où se forme si l’air ambiant est saturé, la quantité Retrouvez les articles de J.-M. Courty et E. Kierlik sur
www.pourlascience.fr
un brouillard. d’eau ajoutée par le réacteur n’est pas
fr
© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 Idées de physique [137
Regards

suffisante pour compenser son refroi- soupape de ladite cocotte : le mélange avec
dissement avec l’air ambiant. Pour ces l’air ambiant produit de la fumée.
traînées dites de condensation, les tur- Mais comment éviter la disparition rapide
bulences atmosphériques continuent de de ce brouillard lorsqu’il s’éloigne de son point
brasser les masses d’air après le passage d’éjection ? On utilise pour cela un mélange
de l’avion. Si l’air ambiant est peu humide, d’eau et de glycérine ou de propylène glycol,
les traînées disparaissent rapidement à deux composés moins volatils que l’eau (et
cause de l’évaporation des gouttelettes. non toxiques, comme en témoigne leur emploi
En revanche, lorsque l’air ambiant est légè- dans l’industrie alimentaire). L’évaporation
rement sursaturé, les traînées peuvent des gouttelettes en est fortement ralentie et
persister assez longtemps. le brouillard est beaucoup plus persistant. Il
Revenons sur terre pour retrouver les permet de rendre visibles les faisceaux des
brouillards de mélange dans les « machines projecteurs dans les spectacles, de créer des
à brouillard » utilisées pour faire de la brume ambiances au cinéma... Plus original, l’artiste
3. Les brouillards de mélange dans certains spectacles (voir la figure 3). néerlandais Berndnaut Smilde se sert de ces
créés dans les spectacles contiennent
non seulement de l’eau, mais aussi Dans ces machines, un « jus à brouillard » machines pour faire apparaître (après une
de la glycérine ou du propylène glycol, est vaporisé et éjecté sous pression. Sa méticuleuse préparation) un nuage plus vrai
deux composés non toxiques qui permettent température est de l’ordre de 120 °C, soit que nature au sein d’une pièce fermée, faisant
de ralentir l’évaporation des gouttelettes autant que dans une cocotte-minute, donc ainsi du tableau Le Poison (1939) de René
et ainsi d’obtenir un brouillard plus persistant. avec le même résultat que lorsqu’on retire la Magritte une réalité. n

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138] Idées de physique © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


La logique,
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regards

Science & gAStronomie

Inventons de nouveaux gels


L’analyse de la structure des gels, où un liquide
est dispersé dans un solide, conduit à des mets

© Jean-Michel Thiriet
de consistance originale.
Hervé THIS

A
u royaume de l’alimentation, en existe-t-il d’autres ? La considération Bref, les possibilités sont nombreuses, et
tout ou presque est gel, puisque de la dimensionnalité des structures que le mot gel est bien trop général pour décrire
la définition classique du terme l’on assemble pour construire un système ces diverses structures. Évitons une longue
est « un liquide dispersé dans dispersé, aussi nommé système colloïdal, énumération et contentons-nous d’évoquer
un solide ». En étudiant ces gels, nous inven- conduit à imaginer des systèmes nouveaux. une recette particulière, facile à réaliser,
terons des plats délicieux comme celui décrit Par exemple, les cellules animales que sont donnant une consistance amusante : com-
en fin d’article. les fibres musculaires sont de dimension un. mençons par broyer de la fraise, sucrons le
Des exemples de gels ? Une confiture : le En revanche, les cellules « parenchyma- jus et dissolvons-y de la gélatine ; coulons le
jus du fruit est piégé dans le réseau solide, teuses » des végétaux, très petites par liquide obtenu dans une plaque à fond plat,
continu (il s’étend d’un bord à l’autre du rapport au tissu qui les contient, sont de en couche d’environ un demi-centimètre,
pot), formé par les molécules de pectines. dimension nulle (leurs trois dimensions sont puis attendons la prise.
Ou encore les aspics, préparés à partir de plus petites que la taille du tissu de plus d’un À l’aide d’un simple couteau, il n’est alors
gélatines (composés de nature protéique ordre de grandeur). Avec ces deux types pas difficile de découper des « spaghettis »
obtenus par traitement du tissu collagénique d’objets, on obtient les gels non connectés de cette préparation, que nous pouvons
d’animaux), où le liquide (un fond de volaille, connus. Toutefois, pourquoi ne pas envisager entasser dans un bol, avec de l’œuf battu.
par exemple) est piégé dans le réseau continu aussi des empilements de feuillets, à deux Mettons le bol au four à micro-ondes : alors
formé par l’assemblage des polymères, qui dimensions ? que l’œuf battu coagulera en formant un
s’associent par leurs extrémités. Plus généralement, on doit considérer gel connecté, les spaghettis fondront et
Ces gels sont « connectés » : le liquide deux phases (liquide, solide), quatre dimen- resteront liquides tant que la préparation
et ses solutés peuvent diffuser. Si l’on met sionnalités possibles (0, 1, 2, 3) pour les sera à une température supérieure à 36 °C. On
un colorant (ou un composé sapide, odorant, objets liquides que l’on mêle au réseau solide obtiendra ainsi un gel enfermant des struc-
etc.) à un bord du gel, ses molécules diffu- tridimensionnel, et quelques opérations de tures unidimensionnelles liquides. On aurait
seront, à la faveur de l’agitation moléculaire mise en relation des deux phases : la disper- obtenu une préparation analogue, mais à
d’origine thermique, jusqu’à l’autre bord du sion aléatoire dans le solide final, l’inclusion, deux dimensions, si l’on avait empilé dans
gel. Différents sont les gels non connec- l’interpénétration de deux réseaux continus. l’œuf battu des feuillets de liquide gélatiné.
tés, tels les tissus végétaux ou animaux. Mieux encore, on peut imaginer la dis- Il y a, à la clé, des mets dont la consistance
Par exemple, un fragment de tissu végétal persion (si l’opération de mise en relation n’a jamais été ni envisagée ni réalisée ! n
est un gel, puisque les cellules vivantes du liquide et du solide est la dispersion aléa-
sont majoritairement faites d’eau, où sont toire) de structures de dimensionnalités Hervé THis est chimiste
dissous les divers composés nécessaires différentes... comme c’est le cas pour une dans le Groupe iNRA
à la vie ; au total, cette eau est dispersée carotte, où les cellules parenchymateuses de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
dans le « solide » qu’est le tissu végétal. coexistent avec des structures unidimen- et directeur scientifique
Idem pour de la viande... ce qui nous fait sionnelles liquides – les canaux nommés de la Fondation science
conclure que nous-mêmes sommes des xylème et phloème qui, respectivement, & Culture Alimentaire
gels : nous sommes faits de beaucoup montent la sève brute vers les parties (Académie des sciences).
d’eau, mais nous ne la laissons pas fuir. aériennes de la plante et redescendent la
On comprend que les gels connectés ou sève « élaborée », résultat de la photo- Retrouvez les articles de H. This sur
www.pourlascience.fr
non connectés précédents diffèrent, mais... synthèse, vers les racines et tubercules.
fr
140] Science & gastronomie © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012

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À LIRE

mie populaire, mais aussi le… né-


§ HISTOIRE DES SCIENCES § ARCHÉOLOGIE
potisme (intellectuel), puisque la
L’Observatoire majorité des astronomes sont à Les trois codex
de Paris la fois polytechniciens, gendre mayas
L. Bobis et J. Lequeux (dir.) d’Arago ou beau-frère d’un autre Éric Taladoire
Gallimard/Obs. de Paris, 2012 astronome de l’Observatoire… Balland, 2012
(174 pages, 26 euros). La situation change en 1854 (240 pages, 42 euros).
avec un décret de Napoléon III qui

C et ouvrage collectif balaie


l’histoire du plus ancien ob-
servatoire astronomique
du monde, et devrait figurer dans
toutes les bonnes bibliothèques.
sépare le Bureau des longitudes
de l’Observatoire, dirigé désor-
mais par Urbain Le Verrier, dé-
couvreur de la planète Neptune.
« L’homme au trident » est un ter-
L a fin du monde en 2012 ?
Heu… non, mais 2012 ver-
ra une première interna-
tionale attendue depuis 49 ans par
tous les passionnés de civilisation
En effet, il montre comment, rible tyran qui pousse ses em- maya : la publication en couleurs brillante. Le lecteur se laisse por-
350 ans durant, ses directeurs suc- ployés dans leurs derniers re- de l’intégralité des trois seuls ter par la simplicité du style et
cessifs sont parvenus à faire de tranchements, voire à la démis- manuscrits mayas échappés aux retient presque son souffle jus-
l’Observatoire de Paris une puis- sion collective ! Son dur règne destructions. Enfin ! qu’au dernier rebondissement du
sance scientifique qui, aujourd’hui, s’achève en 1877, après la guerre Superbement photographiées, Postclassique et l’ultime résis-
s’étend sur trois sites : Paris, Meu- franco-prussienne de 1870-1871, les 112, 78 et 22 pages des codex tance à l’envahisseur espagnol.
don et la Station de radioastro- à la faveur d’une renaissance du de Madrid, Dresde et Paris font Le chapitre suivant situe les
nomie de Nançay. Bureau des longitudes et de la jaillir sous nos yeux l’incroyable manuscrits mayas dans une dia-
Fondé en 1667, l’« Observa- création de l’Observatoire de richesse artistique de centaines de lectique du développement des
toire royal» est dirigé pendant ses Meudon, tourné vers l’astrophy- scènes et de figures peintes par pouvoirs, de l’invention de l’écri-
150 premières années par la dy- sique naissante. les Mayas pour illustrer les textes ture, des contraintes démogra-
nastie des Cassini. Les problèmes En 1878, l’officier de marine choisis d’une tradition littéraire phiques et agricoles, et des usages
à résoudre sont alors la cartogra- Ernest Mouchez devient le direc- et numérologique née au Clas- du calendrier et de la divination.
phie, la géodésie, la détermination teur de l’Observatoire, et a même sique et brisée par la Conquête es- Vient ensuite une synthèse du
des longitudes en mer, l’établis- le statut de « directeur des obser- pagnole. Une tradition servie par contenu iconographique de cha-
sement de tables et de catalogues vatoires d’État ». Mouchez déve- l’art de la calligraphie qui s’éten- cun des trois codex, mettant l’ac-
astronomiques. Créé en 1795, le loppe la photographie astrono- dait à la décoration des vases, des cent sur les divinités, les rituels,
Bureau des longitudes se voit mique autour d’un vaste projet de monuments, du mobilier. La beau- les scènes de vie et les corps cé-
confier la tutelle de l’Observatoi- Carte du ciel. En cette fin de té pictographique des codex et lestes qui illustrent le texte en écri-
re. Après quelques années mar- XIXe siècle, les astronomes de l’Ob- la qualité typographique de l’ou- ture logo-syllabographique,
quées par les astronomes Lalan- servatoire accompagnent aussi vrage en font un objet d’art com- émaillé de computs. Enfin, l’au-
de et Delambre, les polytechni- l’établissement d’une heure lé- parable aux plus beaux catalogues teur fait un grand-angle sur la lit-
ciens règnent. François Arago gale en France et d’un Bureau in- des expositions internationales térature méso-américaine qu’il in-
développe notamment des études ternational de l’heure, puis d’une consacrées au monde maya. vite à ne pas oublier: les codex az-
de physique sur la lumière, ac- horloge parlante. Après le plaisir des yeux, ceux tèques et mixtèques, les textes
compagne les débuts de la pho- Jusqu’au milieu du XXe siècle, de l’esprit. Les quatre chapitres en alphabet latin…
tographie, développe l’astrono- et malgré des directeurs et des as- d’un spécialiste français des civi- Pensant déjà à la seconde édi-
tronomes volontaires, l’Observa- lisations et religions précolom- tion, le lecteur fait le souhait d’y
toire suit mal les développements biennes régaleront le lecteur. En voir une synthèse du travail des
de l’astrophysique, qui, excepté en avant-propos, Éric Taladoire tord épigraphistes et des traducteurs
radioastronomie, se produisent le cou aux clichés et aux idées du texte maya, et d’éliminer un
ailleurs. Depuis les années 1970, fausses, dénonce l’escroquerie in- défaut de jeunesse: le numéro des
ses activités sont planifiées en fonc- tellectuelle des « illuminés » de la pages de codex citées ne corres-
tion des politiques scientifiques na- fin du monde, et chante la rési- pond pas aux pages de l’ouvrage,
tionales et internationales. Un ou- lience des peuples mayas qui tou- mais au numéro attribué par les
vrage majeur pour comprendre jours se relèvent des catastrophes mayanistes aux pages des codex.
une institution majeure. naturelles ou des mauvais coups Compliqué !
de l’histoire. Le premier chapitre
§ Guy Boistel. § André Cauty.
est une synthèse des savoirs les
Centre François Viète, Univ. de Nantes CELIA, CNRS Villejuif
plus à jour sur cette civilisation

142] À lire © Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012


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À l i r e

§ ZOOLOGIE pour les gorilles, avant d’être as- origines de l’homme. Comment Brèves
sassinée, comme beaucoup d’entre s’est déroulée l’évolution d’un ani- LE BEAU LIVRE
Gorilles eux, et enterrée au Rwanda, par- mal qui marche à quatre pattes à DE LA PHYSIQUE
F. Perroux et S. Meys mi eux. un animal bipède? Certes, tous les
Clifford Pickover
Le Pommier, 2012 Ce fait tragique nous amène primates sont bipèdes, mais la Dunod, 2012
(144 pages, 29 euros). à la postface qui résume, en bipédie permanente de l’homme (528 pages, 29 euros).
quelques pages, la situation ac- est unique (colonne vertébrale
ouvement brownien, hologrammes
M
F ruit de la collaboration
d’un photographe anima-
lier et d’une spécialiste des
gorilles, ce livre est d’abord un
magnifique album d’images et de
tuelle de nos proches cousins.
Les deux espèces de gorilles sont
menacées par les activités hu-
maines : chasse commerciale vi-
sant à alimenter la « viande de
ou quasi-cristaux sont parmi les
notions abordées au fil des pages. Le
livre aborde près de 250 inventions ou
théories physiques, des incontournables,
mais aussi des sujets étonnants et des
rêveries, comme on se plaît à en brousse » pour la consommation, phénomènes rares. À quelques clichés
offrir à ses amis pour les fêtes. Il dégâts collatéraux des conflits près, l’auteur parvient à communiquer
constitue une promenade poé- armés, maladies transmises par la à travers textes et images sa fascina-
tique dans l’univers de notre sym- proximité des hommes, pièges des- tion pour maints aspects intéressants de
pathique cousin, « cet animal im- tinés à d’autres animaux, captures la physique et de l’histoire de l’Univers.
pressionnant, aussi timide que de petits pour les collections pri-
sensible ». Il nous fait découvrir vées après massacre des mères,
l’intimité d’une famille de gorilles destruction des habitats…
L’ÂGE D’OR DES CARTES MARINES
captifs, ainsi que des images de La création de réserves gar- en forme de « S », fémur au corps C. Hoffmann,
gorilles photographiés en liber- dées et la sensibilisation sont des oblique et allongé, bassin court H. Richard et E. Vagnon
té « sur les pentes d’un volcan éléments fondamentaux des pro- et large, pied à voûte plantaire (sous la dir. de)
rwandais ». grammes de conservation en cours. marquée et au gros orteil paral- Seuil/BNF, 2012
Seul l’écotourisme, combiné à l’ai- lèle et collé aux autres)… (256 pages, 39 euros).
de de vétérinaires capables de soi- Des racines de notre arbre gé-
et ouvrage donne à voir la plus gran-
gner les animaux « malades ou
blessés par les collets des bracon-
néalogique en Afrique, source ex-
ceptionnelle de matériels fossiles,
C de collection au monde de cartes an-
ciennes, conservées à la Bibliothèque na-
niers», donne encore l’espoir d’évi- jusqu’aux migrations planétaires, tionale de France, à Paris. Les incompa-
ter la disparition de ces animaux l’ouvrage nous emmène à la ren- rables pièces qui la composent nous
si attachants. D’autant que « pro- contre de nos ancêtres, à qui les semblent aujourd’hui des œuvres poly-
téger les gorilles, c’est… protéger troublantes reconstitutions des chromes d’art hautement enrichies. C’est
les forêts dans lesquelles ils vivent frères Kennis, des « paléo-ar- qu’elles avaient été produites aussi pour
et qui constituent les poumons tistes » hollandais, nous confron- les rois, afin de résumer non seulement
de notre planète… Un livre très tent : les contours continentaux, mais aussi une
beau, mais aussi très utile. – Toumaï (Sahelanthropus tcha- vision du monde et de ses ressources, qui
densis), vieux de six à sept mil- d’un siècle à l’autre a changé.
§ Georges Chapouthier.
lions d’années, a été découvert
CNRS
en 2001 au Nord du Tchad,
On assiste à la structuration 2 500 kilomètres à l’Ouest de la
LA NATURE
du groupe, aux séances de toilet- vallée du Rift, donc bien loin de VUE DE (très) PRÈS
tage social, à la naissance des bé- la zone où les recherches sur les
§ PALÉONTOLOGIE Giles Sparrow
bés, à « la force du lien maternel », premiers hominidés s’étaient Dunod, 2012
aux jeux et aux découvertes des Évolution concentrées jusque-là. À partir (320 pages, 22 euros).
jeunes années, aux stratégies des Alice Roberts du crâne retrouvé, la face occi-
rois cents photographies, autant de
jeunes mâles à l’adolescence pour
constituer leur propre groupe. On
Delachaux & Niestlé, 2012
(255 pages, 29,90 euros).
pitale très inclinée vers l’arrière
montre aux paléontologues que
T commentaires avisés… Voilà de
quoi aller voir de près sous les racines,
analyse le mode alimentaire de cet hominidé est bien lié à l’es- sur les feuilles, sur le nez de la taupe,
gorilles qui, « malgré les impres-
sionnantes canines des mâles…
sont végétariens ». La promenade A lice Roberts, médecin ana-
tomiste anglaise, ostéo-ar-
chéologue et anthropo-
se termine sur la tombe de la pion- logue, nous offre une belle syn-
nière Dian Fossey, qui a tant fait thèse illustrée sur la question des
pèce humaine et pas à celles des
chimpanzés et des gorilles.
– Orrorin tugenensis, décou-
vert en 2000 au Kenya, prétendant
lui aussi au titre de premier hom-
parmi les embryons d’amphibiens, sous
l’aile des insectes et dans l’intimité des
roches ou des plantes carnivores. Un
délice pour le regard curieux.

© Pour la Science - n° 422 - Décembre 2012 À lire [143


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À l i r e

Brèves me bipède. On pense confirmer portance de protéger les oiseaux


cette hypothèse grâce à son fé- sauvages.
GRAINES & FRUITS mur : sa partie supérieure est On est frappé par la diversi-
E. Grundmann (textes), plus fine que la partie inférieu- té de ceux qui jalonnent cette «his-
Muriel Hazan (photos) re, caractéristique qui se retrou- toire comparative et collective » :
Éditions du Rouergue, 2012 ve chez Homo sapiens. Sa pre- ce sont des citoyens ordinaires
(252 pages, 35 euros). mière phalange longue et in- comme des figures illustres. Tous
es images de cet ouvrage exhibent curvée montre aussi que cet sont animés par la quête d’une co-
L les formes magnifiques des graines
qui racontent les stratégies multiples de
hominidé vieux de six millions
d’années avait l’habitude de
existence pacifique avec le vi-
vant non humain.
la reproduction végétale. Quant grimper aux arbres. Ce beau livre donne aussi à
aux textes, ils racontent une – Lucy (Australopithecus afa- voir, grâce à une remarquable
« histoire botanique, poétique rensis), découverte dans les an- iconographie intégrée au récit. Son
et gourmande » qui nourrit nées 1970 au Kenya, a longtemps abondante documentation fait versée » ; « L’impossible entente
notre culture et notre imagi- eu le statut de plus vieux squelette comprendre d’une autre façon une internationale » ; « Le prix de la
nation, et fait apparaître la bio- hominoïde jamais trouvé, jusqu’à histoire jonchée de cadavres, modernité ». Les actions – « À la
diversité dans ce qu’elle a de plus beau.
l’arrivée de Toumaï et d’Orrorin. jusque sur la tête des élégantes cha- recherche des coupables », « Les
Elle peut être considérée comme peautées de la fin du XIXe siècle. citoyens passent à l’action» –, sont
un ancêtre arboricole parce qu’el- «Âmes sensibles, s’abstenir!», écrit abordées, puis on revient à la ques-
LES ÂGES DE LA VIE le vivait dans la forêt et dans un son préfacier Allain Bougrain-Du- tion : « Pourquoi protéger les oi-
milieu humide. bourg, président de la LPO. seaux ? » V. Chansigaud rappel-
Axel Kahn
Pas de doute : ce livre docu- L’exposé scientifique est ser- le, après Maurice Agulhon (Le sang
et Yvan Brohard
La Martinière, 2012
mente magnifiquement l’évolu- vi par un style qui suscite l’émo- des bêtes, 1981), qu’au XIXe siècle
(240 pages, 39 euros). tion des hominidés pendant plu- tion, l’effroi, mais aussi l’espoir. est née une sensibilité à la nature
sieurs millions d’années dans la V. Chansigaud conquiert le lecteur aux multiples enjeux : moraux,
es réflexions d’un généticien sur les
L changements physiques associés
à l’âge et le regard portés sur eux par
nature, avant que l’évolution cul-
turelle ne prenne le dessus.
qui veut connaître les rebondis-
sements et dénouements d’épi-
éducatifs, éthiques, philosophi-
ques, économiques, politiques,
notre psychisme se croisent avec celles sodes marquants: la lutte des «ré- scientifiques.
§ Fanélie Wanert.
d’un historien de l’art. À ces considé- formistes moraux » ; la mobilisa- On note avec intérêt les liens
Centre de primatologie
rations riches et diversifiées sur les de l’Université de Strasbourg tion des classes moyennes opérés entre l’ornithologie et
âges de la vie s’ajoute une splendide urbaines; la promotion de la chas- l’éthologie, la biologie de la conser-
iconographie. se photographique, cette « sporti- vation ou encore l’écologie abor-
vité du futur » ; l’essor du mou- dée du point de vue de l’historien
§ ÉCOLOGIE vement associatif ; « l’incroyable américain Donald Worster (Les
jeu de lois » à la recherche d’une pionniers de l’écologie, 1992).
ÎLES PIONNIÈRES Des hommes législation cohérente et applicable; Les luttes historiques et les dé-
Ph. Vallette et Chr. Causse et des oiseaux le mouvement pour les réserves bats actuels sur la biodiversité,
Actes Sud, 2012 Valérie Chansigaud naturelles ; l’environnementalis- mus par la sentimentalité ou la ra-
(254 pages, 37 euros). Delachaux & Niestlé, 2012 me des années 1960. L’auteur re- tionalité, par le désir de protéger
les-États, îles menacées, îles senti- (224 pages, 29,90 euros). lève fort justement le relatif désin- la nature pour sa valeur intrin-
Î nelles, îles témoins du changement térêt des naturalistes du XIXe siècle sèque (vision biocentrée) ou la va-
climatique, îles citoyennes du mon-
de… Parce qu’elles résu-
ment le monde et subissent
de plein fouet ses évolutions,
les îles sont depuis toujours
L a Ligue française pour la
protection des oiseaux,
créée le 26 janvier 1912,
est devenue la LPO , forte de
43 000 membres et intégrée au
pour la protection d’espèces qu’ils
collectent en abondance. Elle dé-
nonce cette « armée d’amateurs
sans véritable but scientifique ».
Les sept chapitres s’ouvrent
leur des biens et services rendus
à l’humanité (vision anthropo-
centrée), sont éclairés d’un jour
nouveau par V. Chansigaud.

des lieux où s’élaborent des § Patrick Matagne.


réseau mondial de BirdLife. À l’oc- sur des constats: «Les oiseaux dis-
modes de vie durables. Elles Université de Poitiers
casion de ce centenaire, le livre de paraissent » ; « Une science boule-
jouent en ce sens un rôle d’avant-garde
V. Chansigaud, historienne de
aujourd’hui, comme le montrent bien les
l’environnement, a une double
auteurs de ce livre riche, éclectique et Retrouvez l’intégralité de votre magazine
ambition : rendre hommage aux
gorgé d’images de beautés insulaires. et plus d’informations sur :
acteurs de la protection des oi-
seaux, et faire comprendre l’im- www.pourlascience.fr

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – DÉCEMBRE 2012 – N° d’édition 077422-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/177 491 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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