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J. O. 2012::comment sauver
ne pas disqualifi la pêche
er les femmes ettrop
ayant lesdepêcheurs ?!
testostérone

Août 2012 - n° 418 www.pourlascience.fr


Édition française de Scientific American

pour l’archéologie navale


Les bateaux oubliés
Les antineutrinos du XVIIIe siècle
Des mouchards pour estimer
la radioactivité terrestre
Lions d’Afrique et d’Asie
Quand ils peuplaient le monde
Émeraudes, saphirs
et autres gemmes
Ce qu’ils révèlent
sur les profondeurs de la Terre
M 02687 - 418 - F: 6,20 E

3:HIKMQI=\U[WU^:?k@e@l@i@a; Allemagne : 9,30 € - Belgique : 7,20 € - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 € -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 € - Guyane /S : 7,30 € - Italie : 7,20 € - Luxembourg : 7,20 €
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 € - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 € - Réunion /A : 9,30 € - Suisse : 12 CHF.

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ÉDITO
POUR LA de Françoise Pétry directrice de la rédaction

www.pourlascience.fr
8 rue Férou, 75278 PARIS CEDEX 06
Standard : Tel. 01 55 42 84 00
Groupe POUR LA SCIENCE
Directrice de la rédaction : Françoise Pétry
Pour la Science
Rédacteur en chef : Maurice Mashaal
Rédacteurs : François Savatier, Marie-Neige Cordonnier,
Philippe Ribeau-Gésippe, Guillaume Jacquemont, Sean Bailly
Dossiers Pour la Science
Rédacteur en chef adjoint : Loïc Mangin
Cerveau & Psycho
Rédactrice en chef : Françoise Pétry
Rédacteur : Sébastien Bohler
L’Essentiel Cerveau & Psycho
Rédactrice : Bénédicte Salthun-Lassalle
Moteur de recherche
Directrice artistique : Céline Lapert
Secrétariat de rédaction/Maquette : Annie Tacquenet, « L’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède. [...]
Sylvie Sobelman, Pauline Bilbault, Raphaël Queruel, Ingrid Leroy
Site Internet: Philippe Ribeau-Gésippe assisté de Yoan Bassinet
Il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »
Marketing: Élise Abib Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761)
Direction financière : Anne Gusdorf

C
Direction du personnel : Marc Laumet ette réflexion de Rousseau s’applique notamment aux
Fabrication : Jérôme Jalabert assisté de Marianne Sigogne
Presse et communication : Susan Mackie chercheurs qui se passionnent pour leur objet d’étude,
Directrice de la publication et Gérante: Sylvie Marcé le trouvant « beau », tant qu’ils ne l’ont pas décodé,
Conseillers scientifiques : Philippe Boulanger et Hervé This
Ont également participé à ce numéro : Stefano Biagetti, décrypté, décrit, catalogué. C’est-à-dire aussi long-
Pierre Chevet, Silvana Condemi, François Forget, temps que ce sujet laisse place à l’hypothèse qu’il faut valider, à
Alain Lecavelier des Étangs, Brigitte Onteniente,
Christophe Pichon, David Quéré, Cédric Simonet, l’expérience envisagée pour confirmer ou infirmer une étape inter-
Daniel Tacquenet, Bernard Thierry, Michel Zelvelder.
PUBLICITÉ France
médiaire, à la confrontation avec les résultats d’autres équipes. Bref,
Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin il est beau, car il laisse libre cours à l’imagination.
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29 Et l’imagination est à l’œuvre chez le physicien qui tente de détec-
SERVICE ABONNEMENTS ter des particules quasi indétectables pour comprendre d’où vient la
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04
Espace abonnements :
chaleur produite au cœur de la Terre (voir Des neutrinos pour sonder
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience l’intérieur de la Terre, page 42). Ou encore chez les spécialistes des
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr espèces animales éteintes, tels ceux qui étudient le lion, ou plutôt ses
Adresse postale :
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris cedex 06 ancêtres disparus, et envisagent diverses façons de retrouver quels
Commande de livres ou de magazines : continents ils peuplaient (voir Les voyages du lion, page 50).
0805 655 255 (numéro vert)
DIFFUSION DE POUR LA SCIENCE
Contact kiosques : À juste titres ; Benjamin Boutonnet
Tel : 04 88 15 12 41
L’imagination se nourrit du désir de comprendre.
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada. C’est bien sûr aussi le moteur des chasseurs d’épaves, non pas
Suisse: Servidis: Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis ceux qui espèrent retrouver quelque trésor au fond des mers, mais
Belgique: La Caravelle: 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
Autres pays: Éditions Belin: 8, rue Férou - 75278 Paris Cedex 06. les archéologues qui examinent, décrivent, répertorient les restes des
SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina. Editors: Ricky Rus- navires ayant fait naufrage. Ces archéologues plongeurs laissent
ting, Philip Yam, Gary Stix, Davide Castelvecchi, Graham Collins, Mark Fischetti, tout en place en perturbant le moins possible les vestiges qu’ils décou-
Steve Mirsky, Michael Moyer, George Musser, Christine Soares, Kate Wong.
President : Steven Inchcoombe. Vice President : Frances Newburg. vrent, mais remontent en surface autant de dessins, mesures ou
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public français ou photographies que possible. Ensuite, la recherche continue à terre,
francophone, les textes, les photos, les dessins ou les documents conte-
nus dans la revue « Pour la Science », dans la revue « Scientific Ameri- consistant à réécrire l’histoire de ces navires oubliés des siècles
can », dans les livres édités par « Pour la Science » doivent être adressées passés, en s’aidant des textes (voir le dossier Chercheurs d’histoires
par écrit à « Pour la Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06.
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de traduction, d’adap- englouties, page 19).
tation et de représentation réservés pour tous les pays. La marque et le Moteur psychologique des chercheurs – comme de tout un cha-
nom commercial « Scientific American » sont la propriété
de Scientific American, Inc. Licence accordée à « Pour la cun –, l’imagination se nourrit du désir de posséder ou de comprendre.
Science S.A.R.L. ». Selon Rousseau, l’attrait de l’objet désiré faiblit quand il n’est plus
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de repro-
duire intégralement ou partiellement la présente revue sans hors de portée, mais le chercheur n’a pas à s’inquiéter : chaque étape
autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du processus jamais achevé de la recherche suscite de nouvelles ques-
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins - 75006 Paris).
tions qui laisseront son imagination s’exprimer. I

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Édito [1


SOMMAIRE
1 ÉDITO
À L A UNE
4 BLOC-NOTES
Didier Nordon

Actualités 19 DOSSIER ARCHÉOLOGIE


Chercheurs
6 Des produits laitiers
africains vieux de 7 000 ans
d’histoires englouties
La fouille sous
sous-marine
marine de plusieurs épaves
7 Des neurones a permis aux archéologues de tirer de l’oubli
à partir de la peau des navires du XVIIIe siècle méconnus,
car peu représentés, et de révéler
9 Le moustique, l’art de leur construction.
un as du vol sous la pluie
20 Les flûtes de l’Empereur
Pierre Villié

26 La pinque provençale
redécouverte
Pierre Villié

10 Comment
peser un dinosaure ?
34 L’énigmatique Carron Wreck
François Gendron, Simon Spooner
... et bien d’autres sujets. et Florence Prudhomme

13 ON EN REPARLE

Opinions
14 POINT DE VUE
Jeux Olympiques :
une redéfinition inappropriée
de l’athlète féminine
Anaïs Bohuon
15 DÉVELOPPEMENT DURABLE
Barrages : ces petits
qui protègent les grands
Jean Albergelt
42 Des neutrinos pour sonder
PHYSIQUE

18 VRAI OU FAUX l’intérieur de la Terre


Un événement cosmique William McDonough, John Learned
survenu il y a 10 milliards et Stephen Dye
d’années est-il à 10 milliards Ces particules passe-muraille sont devenues un outil
d’années-lumière ? pour sonder les profondeurs de la Terre et comprendre
comment notre planète produit de la chaleur. Elles seraient
Alain Riazuelo aussi utiles pour surveiller les centrales nucléaires.

Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement brochés


sur la totalité du tirage, une offre d’abonnement Pour la Science p. 12
et une sélection de livres Pour la Science/Belin en p. 76.
En couverture : © Joe McBride/CORBIS

2] Sommaire © Pour la Science - n° 418 - Août 2012

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n° 418 - Août 2012

50 Les voyages du lion


ARCHÉOZOOLOGIE Regards
78 HISTOIRE DES SCIENCES
Annik Schnitzler
Charles Knight,
Grâce à une organisation sociale élaborée
et à une fécondité soutenue, le lion a conquis presque voyageur temporel
tous les continents. Sa première sortie d’Afrique Richard Milner
date de plusieurs centaines de milliers d’années. Au tournant du XXe siècle,
l’artiste naturaliste américain
a immortalisé les derniers
représentants d’espèces menacées
et mis en scène des animaux disparus.
82 LOGIQUE & CALCUL
Combiner des pertes
pour gagner
Jean-Paul Delahaye
L’idée que, en associant plusieurs
jeux défavorables, on puisse
en obtenir un favorable est choquante.
Les exemples de telles situations

58 La géologie des gemmes


MINÉRALOGIE
88
sont pourtant nombreux et variés.
ART & SCIENCE
Lee Groat et Gaston Giuliani Turner et le Soleil, vu de près !
Diamant, rubis, saphir, émeraude, topaze, jade... Loïc Mangin
Les gemmes sont autant d’indices qui renseignent
les géologues sur les conditions régnant dans 90 IDÉES DE PHYSIQUE
les profondeurs de la Terre. Pourquoi le ciel n’est pas bleu
Jean-Michel Courty
et Édouard Kierlik

66 Déchiffrer la planète rouge


PLANÉTOLOGIE 93 SCIENCE & GASTRONOMIE
Du vin avec la salade ?
John Grotzinger et Ashwin Vasavada Hérésie !
Le 6 août à 7 h 31, heure de Paris, le robot Curiosity Hervé This
de la NASA se posera sur Mars et entamera
pour la première fois la recherche directe de traces 94 À LIRE
d’un environnement propice à la vie.

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© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Sommaire [3

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BLOC-NOTES
de Didier Nordon

§ NI TROP NI TROP PEU apporteront, car je parle comme une vache un élément essentiel, impossible à quan-
espagnole. » tifier : le vécu subjectif. Le public fait parfois

L orsqu’un sportif accumule les vic-


toires, sa suprématie systématique
paraît louche, et des soupçons de
dopage naissent contre lui. Lorsqu’un
inconnu remporte une victoire inattendue
Traduire en argot portugais : « T’as les
portugaises ensablées, ou quoi ? »
Traduire en grec moderne : « La com-
mission d’hygiène ayant renvoyé aux
calendes grecques sa décision sur les
preuve d’analphabétisme scientifique, mais
les modélisations scientifiques font parfois
preuve d’analphabétisme psychologique.

sur des adversaires réputés meilleurs, son yaourts à la grecque, des producteurs en
triomphe paraît louche, et des soupçons de colère l’ont conspuée en lui criant d’aller se § SENS NON INTERDITS
dopage naissent contre lui. faire voir chez les Grecs. »
Ainsi, gagner trop souvent et gagner
trop rarement sont deux façons d’attirer
la suspicion. La réputation d’un sportif, en
tant que fonction du nombre de ses vic-
toires, pose donc un intéressant problème
Puisqu’il ne faut pas négliger les langues
mortes, traduire la phrase précédente en
grec ancien.
Enfin, traduire en javanais : « Avil favait
baveau avaujavouravdav’hui. »
À Hambye (Manche) existe une rue
de la chaussée. À Bordeaux, une rue
des impasses. À Paris, un passage de
la ruelle. À Lyon, une montée de la grande
côte. Il y a, en France, des rues de la des-
d’optimisation. Pour connaître la gloire, il cente et des rues de la montée ; comme
doit gagner suffisamment de compétitions ce ne sont pas les mêmes, c’est que les
mais, pour que cette gloire soit sans tache, rues qui descendent ne sont pas à
il ne doit pas en gagner trop. Question : quel § STATISTIQUES confondre avec celles qui montent. À
est l’optimum ? Bruxelles, se trouve une avenue du boule-
PSYCHOLOGIQUES vard – ce dont on déduit qu’un boulevard

U ne entreprise en difficulté envisa-


geait de diminuer les salaires de
20 pour cent. À un journaliste venu
enquêter sur la situation, un employé a
décrit les conséquences dramatiques d’une
de l’avenue se trouve à Sellexurb. Montreux
se permet d’offrir aux regards innocents
une plaque indiquant la « rue du quai ». Si
j’étais maire, je veillerais à ce que, dans ma
ville, l’ancien hôtel moderne soit établi dans
telle décision : « Ma femme travaille dans l’ancienne rue neuve, et à ce que le théâtre
la même entreprise, donc ça nous ferait une de l’impasse soit sis impasse du théâtre.
diminution de 40 pour cent.» Cette réplique Mais je ne m’inspirerais pas de Paris : le
est restée célèbre comme exemple d’«anal- musée du vin y est situé rue des eaux !
phabétisme scientifique ». Pourtant, elle Les rues ne pratiquent pas seulement
est loin d’être absurde. le jeu de renvois mutuels. Il leur arrive de
§ CHRONIQUE JAVANAISE Du point de vue arithmétique, la chute sortir des horizons terrestres : rue d’enfer
de revenu du couple est deux fois plus à Metz, rue du purgatoire et rue de toutes

É té, vacances, voyages... C’est le


moment de réviser les langues étran-
gères.
Traduire en hébreu : « C’est de l’hébreu
pour moi. »
grande si la diminution frappe les deux
membres plutôt qu’un seul (je suppose, ce
qui est une autre histoire, que la femme et
le mari ont le même salaire). Et 40 n’est-il
pas le double de 20 ?
âmes à Genève, rue du paradis et rue de
Dieu à Paris, rue Dieu me garde à Fouras
(Charente-Maritime), rue du Père éternel à
Auray (Morbihan). Ces rues étant bien

Traduire en chinois : « Il est toujours à Quant aux finances, si le couple a des


chinoiser, si bien que discuter avec lui est revenus modestes, une diminution de
un supplice chinois. » 20 pour cent est une catastrophe qui a
Traduire en turc : « Cet homme, fort de quoi l’affoler. Elle peut le faire basculer
comme un Turc, est devenu notre tête de dans l’insolvabilité, et entraîner des effets
Turc le jour où nous l’avons surpris à boire cumulés au terme desquels il aura perdu
un café turc alors qu’il nettoyait des toi- beaucoup plus que 20 pour cent.
lettes à la turque. » Même si cette réaction en chaîne est
Traduire en polonais : « J’étais soûl finalement évitée, pronostiquer que les reve-
comme un Polonais. » nus du couple diminueraient de 40 pour
Traduire en espagnol : « Je rêve d’un cent est en phase avec son anxiété du
château en Espagne, où recevoir mes amis. moment. Assurer qu’ils ne diminueraient
Quant à la conversation, ce sera l’auberge « que » de 20 pour cent est correct d’un
espagnole : ils ne trouveront que ce qu’ils point de vue formel, mais laisse échapper

4] Bloc-notes © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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réelles, les entités dont elles portent les


noms ne peuvent qu’être, elles aussi, bien
réelles. Je ne dis pas que la déduction que
j’opère là soit très solide, mais elle est
fondée sur l’observation d’éléments objec-
tifs. Et, en matière de métaphysique, les
éléments objectifs sont rares... Alors, tous
sont bons à prendre !

§ AVRIL EN AOÛT

S elon une étude récente de psycho-


sociologie, les hommes seraient plus
fumistes que les femmes: ils sont plus
nombreux à manifester le sentiment du tra-
vail accompli dans des cas où, en réalité, ils
l’ont saboté. À en croire les auteurs de l’étude,
cette différence a une conséquence majeure
dans notre société : leur je-m’en-foutisme
aide les hommes à supplanter les femmes
dans les hiérarchies. Voici en quoi. Les déci-
sions prises par le détenteur d’un poste
élevé lui échappent, parce qu’elles touchent
un nombre excessif de gens. Il ne peut pas
prévoir tous leurs effets, ni même les éva-
luer après coup. Il doit donc, sous peine de
paralysie, trancher au sabre sans être
trop regardant sur les conséquences de ses
choix. Cependant, son rôle de haut res-
ponsable lui impose de n’éprouver aucune
réticence à clamer, démonstration à l’ap-
pui, qu’il agit au mieux à tout point de vue.
Dans cet exercice d’esbroufe, les hommes,
moins scrupuleux, sont plus à l’aise.
La revue Entregenre conclut l’article
où elle rend compte de cette étude par une
injonction dont nous lui laissons la respon-
sabilité : « Bluffez autant que les hommes,
Mesdames, et vous réussirez aussi bien
qu’eux ! » I

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Bloc-notes [5


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ACTUALITÉS

Mission archéologique italienne au Sahara - Univ. de Rome Sapienza


Archéologie

Des produits laitiers


africains vieux de 7 000 ans
Des traces de lait fermenté ont été mises
en évidence sur des poteries libyennes du Ve millénaire
avant notre ère. Ce sont les premières preuves
d’une exploitation laitière dans l’Afrique préhistorique.

L
Sur cette peinture rupestre es Nord-Africains man- tation du lait, explique Marie à digérer que le lait frais. Enfin, ces
du Sud-Ouest libyen (dont le tracé geaient peut-être déjà du Balasse, chercheuse du CNRS au travaux aideront peut-être à com-
est représenté ci-dessus), yaourt il y a 7000 ans. C’est Muséum national d’histoire natu- prendre l’expansion de la tolérance
des éleveurs sahariens ont disposé ce qu’ont découvert Julie Dunne, relle, à Paris. Alors que l’on au lactose dans le monde, indique
des pots – probablement à lait – de l’Université de Bristol, en connaît depuis plusieurs années M. Balasse. Aujourd’hui, contrai-
près de leur troupeau. Grande-Bretagne, et des collègues les débuts de l’exploitation lai- rement aux autres mammifères,
De nombreuses peintures
de plusieurs pays en analysant la tière en Anatolie (il y a 9 000 ans) nombre d’humains – principale-
similaires suggèrent
composition des dépôts graisseux et en Europe (il y a 8 000 ans), ment en Europe et dans les popu-
une exploitation laitière dans
la région, mais leur datation précise de 81 tessons de poteries du Tadrart l’étude n’avait pu être menée en lations pastorales d’Afrique –
est impossible. L’analyse de dépôts Acacus, dans le Sahara libyen. Afrique, car les restes d’animaux conservent à l’âge adulte la capa-
graisseux sur des tessons En déterminant par spectro- d’élevage sont rares. Or c’est en cité à digérer le lactose, et donc le
de poteries a apporté une preuve métrie de masse la composition étudiant les ossements d’un trou- lait. On pense que cela est dû en
plus tangible et précisé en acides gras de ces dépôts, les peau que l’on détermine si l’éle- partie à l’ancienneté de la pra-
l’ancienneté de cette activité, archéologues ont identifié 29 tes- vage était laitier ou non (en tique de la consommation laitière.
qui serait pratiquée depuis sons portant des graisses animales. analysant la proportion de jeunes Plusieurs mutations, apparues
au moins 7 000 ans. Parmi eux, 22 dataient de 6 000 à mâles tués et de vieilles bêtes). en divers endroits, notamment
7 000 ans. En comparant les pro- De belles peintures rupestres en Afrique de l’Est il y a 3 000 à
portions isotopiques du carbone sahariennes montrent des scènes 7 000 ans, et plus tôt en Europe,
des graisses de ces tessons avec de traite, mais leur datation est seraient responsables de cette tolé-
celles de produits laitiers locaux, problématique. La présente étude rance. Elles auraient représenté un
ils ont estimé qu’au moins la moi- est la première à mettre en évi- tel avantage évolutif qu’elles se
tié provenaient d’aliments à base dence une exploitation laitière en seraient répandues en quelques
de lait fermenté, et que les ani- Afrique préhistorique. milliers d’années en plusieurs
maux laitiers avaient brouté des Elle expliquerait aussi com- endroits. La forte tolérance subsa-
plantes variées. À l’époque, la ment à l’époque, malgré une faible harienne actuelle serait-elle arri-
région était une verte savane… tolérance au lactose (le sucre du vée par le Sahara ?
Cette découverte est impor- lait), les populations nord-afri- . Marie-Neige Cordonnier.
tante à plus d’un titre dans le caines ont pu consommer du lait : J. Dunne et al., Nature, vol. 486,
débat sur l’ancienneté de l’exploi- les produits laitiers sont plus faciles pp. 390-394, 2012

6] Actualités © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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A c t u a l i t é s

Astronomie

La collision avec Andromède se confirme En bref


TOMATES SANS GOÛT

P endant près d’un siècle, le


destin de la Voie lactée et de
sa voisine, la galaxie d’An-
dromède (également connue sous
le nom M31), a fait débat. Vont-
Marel et son équipe de la NASA
ont enfin tranché cette question.
De façon générale, les galaxies
s’éloignent les unes des autres, car
l’Univers est en expansion. Mais
nelle surpasse l’expansion et finit
par les faire entrer en collision.
La galaxie d’Andromède se rap-
proche de nous à 430 000 kilo-
mètres par heure ; toutefois, les
Pourquoi les tomates de cul-
ture intensive n’ont-elles pas
de goût ? Des chercheurs amé-
ricains ont montré que cela
résulte de la sélection de varié-
elles entrer en collision, ou seule- pour les groupes de galaxies incertitudes sur sa direction ne per- tés dont les fruits mûrissent au
ment se frôler ? Roeland van der proches, l’attraction gravitation- mettaient pas de prédire sa tra- même moment. Or il existe une
jectoire avec assez de précision.
NASA/ESA/ STScI, Z. Levay, R. van der Marel, T. Hallas, A. Mellinger

région du génome qui est impli-


Vue d’artiste du ciel R. van der Marel et ses collègues quée dans ce mûrissement uni-
dans 3,75 milliards ont utilisé les observations du téles- forme et qui code deux protéines
d’années : la galaxie cope spatial Hubble pour mesurer favorisant la production de su-
d’Andromède précisément le mouvement de cer- cres et autres agents de saveur
(à gauche) entre taines étoiles de la galaxie d’An-
en collision avec et de couleur des tomates. Quand
dromède entre 2003 et 2010. Ils ont on sélectionne le mûrissement
la Voie lactée, ainsi pu déterminer la trajectoire
et commence uniforme, on réduit la produc-
de M31 par rapport à celle de la tion de ces protéines et, par-
à tordre le disque nôtre : la galaxie d’Andromède
de celle-ci. tant, la saveur du fruit.
fonce bien sur nous.
. Sean Bailly. DES TÉRABITS TORSADÉS

Des communications optiques


à l’air libre à plus de 2,5 téra-
bits par seconde : Jian Wang et
ses collègues, en Californie, ont
démontré que des faisceaux
laser à lumière torsadée consti-
Biologie cellulaire tuent une voie possible pour aug-

Des neurones à partir de la peau menter la capacité des canaux


de communication. Dans les fais-
ceaux de lumière torsadée, appa-

U ne cellule de peau et un Cette dernière opération également obtenu des neurones, rus dans les années 1990, le
neurone possèdent la consiste à faire produire en masse mais elles avaient fait appel à un front d’onde de l’onde lumineuse
même information géné- ces facteurs de transcription par nombre bien plus important de est de forme hélicoïdale, ce qui
tique, mais elle n’est pas lue de la la cellule. L’équipe de Y. Huang facteurs de transcription. confère au faisceau un moment
même façon. On sait aujourd’hui n’en a utilisé qu’un seul, nommé En quelques jours, les fibro- cinétique orbital. Cette grandeur
agir sur cette lecture, notamment Sox2. D’autres équipes avaient blastes se sont transformés en cel- peut servir au codage des
à l’aide de facteurs de transcrip- lules souches neurales. Celles-ci signaux ou à leur multiplexage.
tion, des protéines qui se fixent se sont divisées, engendrant de
sur l’ADN et régulent sa transcrip- nouvelles cellules souches et plu- LA GUERRE DES MÂLES
tion en ARN. Grâce à un seul de sieurs types de neurones. En
Des chercheurs autrichiens ont
ces facteurs, Yadong Huang et moins d’un mois, ces neurones
mis en évidence une stratégie
Karen Ring, de l’Université de se sont associés en réseaux.
radicale adoptée par certaines
Californie à San Francisco, et leurs Pour vérifier que les cellules
fourmis mâles de l’espèce Car-
collègues ont réussi à obtenir des reprogrammées ne risquaient pas
© Karen Ring, Yadong Huang/Gladstone Institutes

diocondyla obscurior pour sur-


réseaux de neurones à partir de de dégénérer en cellules cancé-
monter la concurrence : ces
cellules de peau (des fibroblastes) reuses, K. Ring les a greffées dans
mâles éliminent leurs congé-
de souris et d’humains. le cerveau d’une souris. Elles s’y
nères dès leur sortie du cocon,
Pour transformer les fibro- sont intégrées sans causer de
où se déroule la métamorphose
blastes en d’autres cellules, on les tumeur. Ces cellules seront peut-
de la larve. Ils détectent à
place dans un milieu de culture être utiles dans la lutte contre les
l’odeur les cocons abritant des
adapté, qui recrée l’environne- maladies neurodégénératives,
concurrents, puis attaquent ces
ment physico-chimique des cel- telles celles d’Alzheimer et de
derniers ou les marquent chi-
lules qu’on cherche à obtenir, et Parkinson ; elles permettront de
miquement afin qu’ils soient
on provoque la surexpression des Ces neurones sont issus tester les médicaments élaborés.
tués par les ouvrières.
facteurs de transcription respon- de la transformation de cellules . Guillaume Jacquemont.
sables de la différenciation visée. de peau, ou fibroblastes. K. Ring et al., Cell Stem Cell, en ligne, 7 juin 2012

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Actualités [7


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A c t u a l i t é s

Écologie Nanotechnologies

Une bombe à moutarde Des chaînes de nanocubes


auto-assemblées
L orsque la moutarde vous monte au nez, une réaction chimique
est responsable de vos ennuis : la mastication met en contact
des glucosinolates (des sucres associés à du soufre) et une
enzyme, la myrosinase, dont la réaction libère des composés piquants
et amers. Michal Samuni-Blank, du Technion en Israël, et ses col- A ndrea Tao et ses collègues,
de l’Université de Califor-
nie à San Diego, ont mis
giée est le contact arête-arête. Ce
n’est cependant pas la situation
d’équilibre la plus stable dans le
lègues ont montré qu’un réséda commun (Ochradenus baccatus) du au point un nouveau procédé de cas de polymères courts. Ainsi,
désert du Neguev, en Israël, dont les baies sont consommées par fabrication de structures nanomé- pour les petites chaînes de poly-
de nombreux vertébrés, pro- triques: des nanocubes recouverts éthylène glycol, 69 pour cent des
Un rongeur Acomys cahirinus en train fiterait de cette « bombe à de polymères s’assemblent spon- contacts sont arête-arête ou arête-
de recracher les graines du réséda moutarde» pour disperser ses tanément en formant des configu- face. Une étape supplémentaire
Ochradenus baccatus. semences. Lorsque le fruit rations différentes selon les de chauffage permet de basculer
est mâché, les glucosinolates, conditions de préparation et la vers la configuration face-face
contenus dans la pulpe, et la nature des polymères. pour plus de 90 pour cent des
myrosinase, concentrée dans Des nanocubes d’argent de nanocubes.
les graines, entrent en contact 80 nanomètres de côté sont placés Ces assemblages pourraient
et leur réaction libère des sub- dans un substrat de polymères. servir à moduler les propriétés
Michal Samuni-Blank, Technion-Israël

stances toxiques. En filmant Ils peuvent se mouvoir, s’assem- optiques de certaines surfaces.
des rongeurs Acomys cahirinus, bler et former des chaînes au sein Lorsqu’un nanocube est éclairé
les biologistes ont observé que du substrat si ce dernier est par de la lumière, des modes plas-
l’animal consomme le fruit, chauffé ou soumis à un solvant moniques – des oscillations d’élec-
mais crache les graines, les- gazeux qui assouplit les poly- trons – apparaissent en surface,
quelles germent alors mieux mères. Les cubes se lient entre eux qui sont à l’origine d’un champ
que celles restées dans le fruit. par deux faces, par deux arêtes ou électrique dans l’espace entre deux
En revanche, si la myrosinase est inactivée, les rongeurs mangent par une arête et une face. nanocubes. Les propriétés de ce
les graines. Ainsi, alertés par les premiers signaux de la bombe à La disposition adoptée n’est champ, qui dépendent de la
moutarde, ces animaux adaptent leur comportement et passent de pas aléatoire, mais résulte de la forme de la jonction entre les élé-
prédateurs à disséminateurs. compétition entre deux phéno- ments d’argent, déterminent les
. M.-N. C.. mènes: les forces de van der Waals, propriétés optiques de la chaîne
M. Samuni-Blank et al., Current Biology, vol. 22, 14 juin 2012 qui attirent les cubes l’un vers de nanocubes. Ainsi, l’assem-
l’autre, et la compressibilité des blage de type arête-arête diffuse
polymères fixés à leur surface, qui de façon privilégiée la lumière à
ne peut dépasser une certaine une longueur d’onde comprise
limite. Les chercheurs ont établi que entre 776 et 895 nanomètres en
Astrophysique l’utilisation de polymères courts fonction de la longueur des chaînes,
favorise la configuration face-face, alors que les éléments en configu-
Une planète part en fumée alors que de longues molécules
conduisent à des assemblages de
ration face-face réfléchissent un
spectre lumineux plus large.

L e satellite Kepler utilise la méthode du transit pour découvrir


des exoplanètes : le passage d’une planète devant son étoile
s’accompagne d’une baisse de luminosité mesurable. L’atté-
nuation est périodique et d’amplitude constante. Ce n’est cepen-
dant pas le cas de l’étoile KIC 12557548 : l’atténuation de la luminosité
nanocubes par leurs arêtes.
Après un traitement par un
solvant, la configuration privilé-
. S. B..
B. Gao et al., Nature Nanotechnology,
en ligne, 10 juin 2012

est irrégulière. Pour l’expliquer, Saul Rappaport du MIT et ses col-


lègues suggèrent que la planète à l’origine du transit serait dix fois
plus légère que la Terre et perdrait de grandes quantités de poussière,
qui formeraient l’équivalent d’une queue de comète.
Selon cette hypothèse, les grains de poussière en suspension dans
B. Gao et al./Nature Nanotechnology

l’atmosphère sont emportés par du gaz qui échappe au faible


champ de pesanteur de la planète. La poussière est alors soumise à
la pression de radiation de l’étoile et aux forces de Coriolis, qui modè-
lent le nuage en une forme similaire à une queue de comète.
Les physiciens estiment que la perte de poussière et de gaz confère
à cette planète une durée de vie relativement courte, de l’ordre de
200 millions d’années. Images prises au microscope électronique à balayage de deux films contenant
. S. B.. deux configurations d’assemblage des nanocubes : arête-arête (à gauche)
S. Rappaport et al., The Astrophysical Journal, 10 juin 2012 et face-face (à droite). Chaque cube mesure 80 nanomètres de côté.

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Biophysique

Le moustique, un as du vol sous la pluie


En bref
LA TECHNIQUE DU GUÉPARD

Avec un record de 105 kilomètres

V oler sous la pluie est plus que périlleux pour


un moustique. Imaginez : la masse qu’il reçoit
lorsqu’une goutte le percute équivaut à celle
qu’un homme ressentirait si… une orque femelle
s’écrasait sur lui. Pourtant, le moustique s’en sort
fr En vidéo sur www.pourlascience.fr par heure, le guépard court deux
fois plus vite que le lévrier. Des
chercheurs anglais ont analysé
sa technique, en le filmant et en
bien, tant qu’il n’est pas trop proche du sol. Com- enterrant des capteurs de force
ment ? En ne faisant qu’un avec la goutte pendant sous une piste de course. Sa fou-
lée serait plus ample et plus
A. Dickerson et al., PNAS, 2012
une fraction de seconde, ont montré Andrew Dicker-
son et ses collègues de l’Institut de technologie de rapide que celle du lévrier, et le
Géorgie, aux États-Unis. contact de sa patte avec le sol
En analysant à l’aide d’une caméra ultrarapide plus long : en répartissant mieux
la trajectoire de moustiques Anopheles sous une pluie dans le temps la charge sup-
artificielle, ils ont observé que les gouttes percu- portée par ses jambes, il exerce-
taient plus souvent les ailes et les pattes que le corps Début de l’impact d’une goutte de trois millimètres rait globalement une pression
du moustique. Dans ce cas, l’eau glisse sur ces de diamètre sur un anophèle. plus intense sur le sol.
membres très hydrophobes ; l’insecte tangue ou
tourne sur lui-même selon le point d’impact, puis tant pour supporter l’accélération que lui impose
reprend sa route en une dizaine de millisecondes. la goutte : entre 100 et 300 fois l’accélération de la GANGS EN ÉQUATIONS
En revanche, quand une goutte percute le corps pesanteur, soit dix fois plus que celle subie par un Des travaux de criminologues
du moustique, l’insecte, solidaire de la goutte, adopte pilote d’essai ! Reçue au sol, la même goutte écra- américains suggèrent que les ter-
sa trajectoire pendant quelques millisecondes, tom- serait le moustique… ritoires des gangs urbains obéis-
bant ainsi de 5 à 20 fois sa taille, puis se libère et Comment le moustique se désolidarise-t-il de sent aux mêmes équations (dites
reprend son vol. la goutte ? La question n’est pas élucidée, mais les de Lotka-Volterra) qui décri-
La goutte est peu freinée dans sa course et à longues ailes et pattes hydrophobes pourraient jouer vent les populations de lions,
peine déformée : l’insecte est si léger que la quan- un rôle important. Le moustique essaye-t-il par de chimpanzés ou d’abeilles. Les
tité de mouvement de la goutte est peu diminuée. ailleurs d’éviter les gouttes? L’histoire ne le dit pas… chercheurs ont utilisé le modèle
En retour, la force de l’impact est tolérable pour le . M.-N. C.. proie-prédateur, qui décrit la
moustique en vol, dont l’exosquelette est assez résis- A. Dickerson et al., PNAS, en ligne le 4 juin 2012 dynamique de populations en
compétition pour des ressources,
pour calculer les territoires des
gangs de Los Angeles. Ils ont
ensuite montré que les violences
Astrophysique recensées se produisent sur les

Pénurie d’azote dans les nuages interstellaires frontières des territoires ainsi
déterminés.

L ’azote est présent dans l’at-


mosphère essentiellement
sous forme moléculaire
(N2). En est-il de même dans l’es-
pace ? Les travaux de deux
(1) N + OH ——> NO + H, puis
(2) N + NO ——> N2 + O.
La seconde implique aussi deux
réactions :
(3) N + CH ——> CN + H, puis
denses. Ils ont constaté que celle-
ci est beaucoup moins efficace que
prévu : seulement 10 à 20 pour
cent de l’azote se retrouve sous
forme moléculaire, contre 60 à
ESA/PACS & SPIRE Consortium/HOBYS Key Programme Consortia

équipes bordelaises indiquent (4) N + CN ——> N2 + C. 70 pour cent dans les simula-
que dans les nuages interstellaires Kevin Hickson et ses collègues tions précédentes.
denses, l’azote moléculaire serait de l’Institut des sciences molé- Dans ce modèle, au lieu de for-
près de cinq fois moins abondant culaires de Bordeaux ont montré mer de l’azote moléculaire en
qu’on ne le pensait auparavant. dans une expérience que la réac- phase gazeuse, les atomes d’azote
En revanche, l’ammoniac (NH3) tion (4) est beaucoup moins rapide se fixent à la surface des grains de
pourrait être plus abondant. qu’attendu à très basse tempéra- poussière, où ils interagissent avec
Dans les nuages moléculaires, ture (ils l’avaient déjà montré pour l’hydrogène ionisé pour former
denses, froids et peu ionisés, la chi- les réactions (1) et (2)). de l’ammoniac. Ce composé pour-
mie de l’azote, en particulier, est Valentine Wakelam et ses col- rait ainsi représenter le principal
dominée par des réactions entre lègues, du Laboratoire d’astro- réservoir d’azote dans les nuages
espèces neutres. La formation physique de Bordeaux, ont ensuite moléculaires.
d’azote moléculaire suit deux voies. utilisé ce résultat pour simuler la . Philippe Ribeau-Gésippe . Le nuage moléculaire de la Rosette,
La première met en jeu deux formation d’azote moléculaire V. Wakelam et al., K. Hickson et al., observé par le télescope spatial
réactions successives : dans les nuages interstellaires PNAS, 11 juin 2012 infrarouge Herschel.

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e d a

En bref Comment peser Paléontologie

MÉTÉO EXOPLANÉTAIRE
un dinosaure ?

W. Sellers et al.
c
La météo varie aussi sur les exo-
planètes. Alain Lecavelier des
Etangs, de l’Institut d’astro-
physique de Paris, et ses col-
lègues ont observé deux fois
l’exoplanète HD 189733b avec le
M esurer la masse d’un animal d’une espèce
actuelle est simple. Pour les dinosaures, la
tâche est bien plus compliquée. Il faut esti-
mer le volume de l’animal à partir des os pour en
déduire sa masse. L’équipe de William Sellers, de
télescope spatial Hubble. « Nor-
male » en avril 2010, elle était la Faculté des sciences du vivant à Manchester, a éla-
accompagnée 16 mois plus tard boré une méthode rapide et semble-t-il fiable pour
d’un gigantesque nuage d’hy- peser ces espèces disparues.
drogène : la planète perdrait plus Une méthode standard – l’analyse volumétrique –
de 1 000 tonnes de gaz par permet d’estimer la masse d’un animal à partir de W. Sellers et ses collègues ont déterminé la masse
seconde ! Une tempête stellaire son squelette. Elle requiert une étude minutieuse d’un ours polaire (et d’autres animaux) à partir
survenue peu avant est sans de la forme de chaque os pour évaluer le volume de son squelette (a), modélisé en trois dimensions (b)
de l’animal, qui est ensuite multiplié par une den- pour reconstituer approximativement son volume (c).
doute à l’origine de cette « varia-
sité corporelle moyenne pour obtenir la masse. Cette Ils ont appliqué cette méthode pour calculer la masse
tion météorologique ».
méthode donne de bons résultats, mais est très lente. du brachiosaure conservé au Muséum d’histoire
W. Sellers et ses collègues proposent une nouvelle naturelle de Berlin (d et e).
DOPAMINE ET SOMMEIL technique. On commence par faire un relevé tridimen- cette méthode sous-estime la masse réelle de l’ani-
sionnel de la forme du squelette au moyen d’un fais- mal de 21 pour cent. Ils ont alors appliqué cette tech-
Le passage de l’éveil au som- ceau laser. On obtient un nuage de points modélisant nique à un brachiosaure (Giraffatitan brancai) dont
meil est déclenché par la méla- l’ensemble des os. Les points sont classés selon diffé- le squelette est conservé au Muséum d’histoire natu-
tonine, une hormone produite rentes zones du corps, puis un logiciel calcule le volume relle de Berlin. En corrigeant la valeur de 21 pour
par la glande pinéale, située convexe – sans creux – minimal nécessaire pour recou- cent, ils trouvent que la masse de ce sauropode
dans le cerveau. La mélato- vrir les os de chaque partie. On obtient ainsi une esti- était de l’ordre de 23,200 tonnes, un résultat très
nine est synthétisée lorsqu’une mation du volume de l’animal. proche de la dernière estimation par la méthode volu-
autre hormone, la noradréna- Les zoologistes ont testé leur méthode sur métrique, qui était de 23,337 tonnes.
line, se lie à des récepteurs cel- 14 espèces de grands mammifères actuels (l’ours . S. B..
lulaires spécifiques. Des cher- polaire, la girafe, l’éléphant, etc.). Ils ont constaté que W. I. Sellers et al., Biology Letters, en ligne le 6 juin 2012
cheurs espagnols ont montré
que la dopamine, un neuro-
transmetteur, interagit avec ces
récepteurs et inhibe les effets Paléogénétique
de la noradrénaline. Elle entrave
ainsi la synthèse de la mélato-
nine, et donc le passage de
L’humanité issue d’un goulot d’étranglement
L
l’éveil au sommeil. ’homme moderne, Homo breux anticorps. Pour cette raison, tieuses, serait postérieur à notre
sapiens, a deux cousins : elles sont aussi la cible de multiples plus récent ancêtre commun avec
l’homme de Neandertal et pathogènes (agents de la grippe, de les chimpanzés, et antérieur au plus
H. sapiens celui de Denisova. Selon Xiaoxia la rage, du sida…), qui s’y fixent récent ancêtre commun des trois
Denisova Neandertal ?
0,4 Wang, de l’Université de Califor- pour adhérer aux tissus des voies espèces humaines. Il s’est produit,
H. heildelbergensis
nie, et ses collègues, la neutralisa- respiratoires, du tube digestif et des selon les calculs des chercheurs, il
H. erectus tion de deux gènes chez ces trois appareils urinaire et génital. y a plus de 200000 ans, juste avant
0,8
H. antecessor espèces signe vraisemblablement L’équipe de X. Wang a remar- l’apparition de la lignée humaine
un goulot d’étranglement génétique qué que les récepteurs SIGLEC13, moderne, à une époque où le
1,2 apparu il y a plus de 200000 ans et SIGLEC17P, qui existent chez les nombre de femmes reproductrices
H. erectus dû à des maladies infectieuses. chimpanzés, ont été supprimés au passe pour avoir été inférieur
1,6 Les deux gènes en question cours de l’évolution chez les ascen- à 10 000… En comparaison de la
codent des lectines de type immu- dants communs des hommes réduction de diversité génétique
2,0 noglobuline, aussi connues sous modernes, de Neandertal et de qui en a résulté, la peste noire
Un goulot d’étranglement génétique l’acronyme SIGLEC (de l’anglais Sia- Denisova. Le gène codant SIGLEC13 de 1347 ou le choc viral et bactérien
se serait produit il y a plus lic acid-recognizing Ig-like lectins). Ces a disparu, tandis que celui codant qui a réduit de moitié la population
de 200000 ans, avant que l’homme lectines constituent une famille de SIGLEC17P est devenu inactif. Ce des Amériques après 1492 semblent
moderne, celui de Néandertal récepteurs transmembranaires changement génétique, probable- anodins.
et celui de Denisova n’aient divergé. ayant un rôle immunitaire impor- ment dû à la pression de sélection . François Savatier.
(chiffres en millions d’années). tant, puisqu’elles fixent de nom- exercée par des maladies infec- Xiaoxia Wang et al., PNAS, en ligne le 4 juin 2012

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A c t u a l i t é s

Astrophysique Archéologie

Expulsion d’un trou noir Maraboutages


dans Le Mans gallo-romain
L ors d’une collision de deux galaxies, que deviennent les trous
noirs supermassifs situés au centre de chacune d’elles ? Ils
forment un système binaire, puis ils fusionnent, créant alors
un trou noir au centre de la nouvelle galaxie. Parfois, lors de la fusion,
l’émission asymétrique d’ondes gravitationnelles peut donner une V ous a-t-on déjà distribué un
tract du genre « Professeur
Sory résout tous vos pro-
argent ou or – bagues, fibules et
autres parures.
Moins banale est la découverte
impulsion suffisamment grande pour expulser le trou noir. Dans ce blèmes, même désespérés. Amour, de tablettes de défixion, c’est-à-dire
cas, le centre de la galaxie ne serait plus une source intense de rayons X. fidélité entre époux...»? Cela aurait de formules d’envoûtement ins-
En revanche, le trou noir emporterait une grande quantité de pu vous arriver il y a 1 800 ans à crites sur une feuille de plomb,
matière accélérée, qui émettrait des rayons X. Ce scénario théorique Vindinum (Le Mans) dans le quar- ensuite roulée et jetée dans le plan
restait à être observé. Francesca Civano, du Centre d’astrophysique tier des Jacobins. La fouille préven- d’eau. Cela confirme une fois de
Harvard-Smithsonian, et ses collègues ont étudié le cas de la galaxie tive qu’y mène l’équipe de Pierre plus que, dans les villes de l’Anti-
CID-42, distante de quatre milliards d’années-lumière, dont le trou Chevet, de l’INRAP, a mis au jour quité, des magiciens comparables
noir supermassif semble avoir été expulsé: il s’éloignerait du centre un site gallo-romain où, autour aux marabouts d’aujourd’hui
de la galaxie de 1300kilomètres par seconde. Des observations du d’un étang artificiel, se pratiquait tenaient commerce d’envoûtements
télescope spatial à rayons X Chandra indiquent que seul l’élément une magie populaire. et de désenvoûtements. Sur les
éjecté est une source de rayons X, comme le prévoit la théorie. Ce lieu se trouvait dans un tablettes de défixion des thermes
. S. B.. quartier très fréquenté proche du de l’ancienne Aquae Sulis (Bath, en
F. Civano et al., The Astrophysical Journal, à paraître, 2012 théâtre antique. Outre un bassin Angleterre), par exemple, la for-
artificiel de 1 300 mètres carrés mule de l’un de ces spécialistes voue
entouré par un mur, il comprend au malheur les voleurs osant déro-
Génétique un bâtiment carré de trois mètres ber… les baigneurs! Celles que l’on
de côté. Les archéologues y ont vient de retrouver à Vindinum ont
Bonobo : un génome proche retrouvé de nombreuses offrandes:
287 pièces de monnaies des Ier et
ceci de particulier qu’elles sont rédi-
gées dans un langage indéchiffrable.
IIe siècles et, dans la vase du plan À moins que le Professeur Sory ne

U ne équipe internationale conduite par Kay Prüfer, de l’Institut


Max Planck d’anthropologie de Leipzig, en Allemagne, a séquencé
le génome du bonobo (Pan paniscus). Il se distingue de celui de
l’homme de 1,3 pour cent. Il faut désormais considérer le bonobo comme
aussi proche de l’homme que le chimpanzé. De surcroît, le génome du
d’eau, 400 autres monnaies, envi-
ron 200 objets en plomb, bronze,
nous les décode?
. F. S..

bonobo est très similaire à celui du chimpanzé (99,6 pour cent d’homo-
logie). Les analyses suggèrent que l’homme aurait divergé des deux
autres primates il y a entre cinq et sept millions d’années. L’ancêtre des
chimpanzés et celui des bonobos se seraient eux-mêmes séparés il y a
deux millions d’années, peut-être lors de la formation du fleuve

Gilles Kervella, INRAP


Hervé Paitier, INRAP

Congo. Une hypothèse confortée par la répartition géographique des


singes: les bonobos vivent exclusivement au Sud du fleuve dans des
habitats reculés et isolés, tandis que le chimpanzé occupe la région au
Nord et à l’Est du fleuve et les forêts équatoriales d’Afrique de l’Ouest.
. S. B.. Un fragment d’une des tablettes de défixion trouvées au Mans (à gauche).
K. Prüfer et al., Nature, en ligne le 13 juin 2012 Parmi les offrandes retrouvées: une bague en or, une fibule en forme de lapin.

DERNIÈRE minute ...


PRÉCIEUX DÉCHETS ÉLECTRONIQUES 20 milliards d’euros. Mais moins de 15 pour ont montré que cela compenserait la baisse
Selon des experts récemment réunis lors d’une cent de ces précieux métaux sont récupérés... de l’albédo (la réflexion de l’énergie solaire)
conférence à Accra, au Ghana, les déchets élec- attendue du fait d’autres phénomènes phy-
troniques (ordinateurs, téléphones, consoles, ANTARCTIQUE : RÉCHAUFFEMENT AMORTI siques. Le centre du continent se réchauffe-
etc.) sont 40 à 50 fois plus riches en métaux Il neige peu pendant les grands froids, de sorte rait alors moins que prévu.
précieux que les minerais naturels. Plus de que le réchauffement climatique devrait accroître
7 500 tonnes d’argent et 320 tonnes d’or entrent les chutes de neige en Antarctique. Grâce à des Retrouvez plus d’actualités
chaque année dans la fabrication des appa-
reils électroniques, ce qui représente près de
simulations et à des relevés satellitaires effec-
tués lors d’étés chauds, des chercheurs du CNRS fr www.pourlascience.fr
et toutes les références sur

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Actualités [11


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ON EN REPARLE
Retour sur des sujets déjà traités dans nos colonnes

 LE LAC PAVIN, MONDE ÉTRANGE  DES LACS DE MÉTHANE TROPICAUX SUR TITAN

P rofond de 92 mètres, le lac Pavin,


en Auvergne, est le seul lac de
France dont les eaux profondes,
anaérobies, ne se mélangent pas avec les
eaux de surface. En 2010, Télesphore Sime-
L a plus grande lune de Saturne, Titan, a des nuages, de la pluie et des lacs,
mais à base de méthane et non pas d’eau. Sushil Atreya l’expliquait
en 2007 et indiquait que l’on hésitait à attribuer au méthane une source
biologique ou géologique (voir « Le méthane, signe de vie sur Mars et Titan »,
Ngando et ses collègues de l’Université Pour la Science, juin 2007, http://bit.ly/PLS356_Atreya). Or Caitlin Griffith, de
Blaise Pascal à Clermont-Ferrand nous l’Université d’Arizona, et des collègues viennent de mettre en évidence la pré-
présentaient ce lac de cratère et les extra- sence probable de lacs tropicaux sur Titan (Nature, 14 juin 2012). Les nuages
ordinaires communautés d’archées métha- empêchent normalement la prise d’images de la surface de Titan ; mais au sein
nogènes qui y vivent (voir « Les bactéries d’étroites fenêtres spectrales dans le domaine infrarouge, l’atmosphère de cette
du lac Pavin», Pour la Science, janvier 2010, lune est suffisamment transparente pour que le spectromètre de la sonde spatiale
http://bit.ly/PLS387_Ngando). Cassini puisse cartographier la surface. Les chercheurs ont ainsi relevé une région
Dans une nouvelle étude (The ISME sombre mesurant environ 60 sur 40 kilomètres, qui avait déjà été repérée en 2004.
Journal, 30 mai 2012), T. Sime-Ngando et L’étude des transferts du rayonnement sur cette surface indique qu’il s’agit d’un
ses collègues se sont intéressés pour la lac de méthane liquide qui ne disparaît pas pendant la saison sèche tropicale, quand
première fois aux virus qui infectent ces les pluies de méthane sont absentes. Les chercheurs ont aussi identifié quatre autres
archées dans les 40 premiers centimètres zones similaires, sans doute également des lacs tropicaux de méthane.
au fond du lac, correspondant à quelque Comme les lacs d’oasis du Sahara, que l’évaporation assécherait si les aqui-
130 ans de sédimentation. La plupart fères ne les alimentaient, le méthane des lacs titaniens est probablement d’ori-
des particules virales découvertes sont de gine souterraine. Par ailleurs, comme les ultraviolets décomposent le méthane
morphologie tête-queue (phages), ce qui atmosphérique en 10 à 100 millions d’années, les calculs indiquent qu’une pro-
est habituel dans les communautés ben- duction constante de 0,6 gramme de méthane par mètre carré et par an est
thiques (d’eau profonde) ; d’autres, de nécessaire pour expliquer la météorologie à base de méthane de Titan, et
formes plus atypiques (citron, bâtonnet, notamment ses lacs tropicaux. Cette production de méthane est-elle due à un
filament, etc.), sont des parasites des regain d’activité géologique de Titan ? Et ce regain éventuel est-il lié au refroi-
archées que l’on connaissait jusque-là seu- dissement de cette lune de Saturne et à la lente évolution de son orbite, comme
lement dans les milieux très chauds des planétologues l’ont suggéré ? D’autres observations seront nécessaires
(fumeurs noirs) ou hypersalins (lagunes pour répondre à ces questions.
salées), mais pas dans l’eau douce tem-
pérée. Les chercheurs ont aussi trouvé
de nouvelles formes, tels ces virus cubiques Alors que l’on pensait que la pêche à
qui n’avaient jamais été observés dans la l’huître perlière avait commencé il y a
nature. Il faudra prendre en compte ces 5000 ans au Japon, il s’avère qu’elle se pra-
communautés virales : elles infectent les tiquait déjà 2 500 ans plus tôt dans les dan-
archées méthanogènes et, de ce fait, pour- gereux récifs de la côte arabe du golfe
raient influer sur la production de méthane, Persique. La nacre des huîtres perlières
un puissant gaz à effet de serre. était essentielle aux gens de la région: c’est
à partir des grandes valves de l’espèce
Pinctada margaritifera qu’ils façonnaient les
hameçons dont ils se servaient pour cap-
Ken Walton

 UN ORIENT DES PLUS ANCIENS 1 mm turer petits et grands poissons (des thons!).
Peut-on imaginer que c’est par la recherche

L e lustre et l’orient, c’est-à-dire les


façons dont une perle réfléchit et
diffuse la lumière, mesurent sa qua-
lité, indiquait Christian Milet (voir « Les
perles, de l’huître au bijou», Pour la Science,
l’Université de Nanterre, viennent de
découvrir dans l’émirat d’Oumm al Qaï-
waïn ? Même si certaines d’entre elles
ont conservé un beau lustre, les chercheurs
n’ont pas mesuré ces propriétés optiques ;
de cette matière première vitale pour eux
qu’étaient les valves d’huîtres que les
hommes néolithiques d’Oumm al Qaï-
waïn en sont venus à connaître les perles
d’huîtres ? Si c’est le cas, l’immense indus-
janvier 2008, http://bit.ly/PLS363_Milet). au lieu de cela, ils les ont datées au radio- trie perlière d’aujourd’hui aurait pour ori-
De quel orient et de quel lustre sont les très carbone, découvrant ainsi une perle pêchée gine une minuscule industrie néolithique
anciennes perles que Vincent Charpentier il y a 7 500 ans (Arabian Archaeology and vouée aux hameçons…
et son équipe du Laboratoire ArScAn, à Epigraphy, mai 2012). .François Savatier.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 On en reparle [13


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OPINIONS
POINT DE VUE

Jeux Olympiques : une redéfinition


inappropriée de l’athlète féminine
Seules les femmes produisant une quantité d’hormones mâles
inférieure à celles enregistrées chez les hommes pourront participer
aux jeux Olympiques de Londres. Au nom de quoi ?
Anaïs BOHUON

P
our les jeux Olympiques de Ainsi, selon l’un des premiers principes de corriger leur production d’androgènes en en
Londres, en juillet 2012, la com- cette nouvelle réglementation, «une personne réduisant artificiellement les concentrations
mission exécutive du Comité reconnue en droit comme étant de sexe fémi- sanguines (par traitement aux hormones
international olympique (CIO) a nin devrait être habilitée à concourir dans des féminines ou par chirurgie, si la personne
prévu une nouvelle réglementation. Elle a compétitions féminines pour autant que ses présente des testicules intra-abdomi-
décidé de définir les conditions d’admissi- niveaux d’androgènes soient inférieurs aux naux) pour participer aux jeux Olympiques
bilité des athlètes féminines présentant une valeurs enregistrées chez les hommes [...] de Londres. Autrement dit, encore au
production excessive d’hormones andro- ou, s’ils se situent dans la fourchette en ques- XXIe siècle, l’activité physique et sportive des
gènes, en particulier de testostérone, ou tion, que sa résistance aux androgènes soit femmes ne doit pas brouiller la stricte sépa-
hyperandrogénie. La législation sportive telle qu’elle n’en retire aucun avantage pour la ration des sexes par les performances, les
condamne déjà depuis plusieurs dizaines compétition.» En d’autres termes, si elle pro- records et les morphologies.
d’années le dopage aux hormones, Dès 1966, des tests de féminité,
c’est-à-dire l’utilisation d’hormones A-T-ON JAMAIS ENVISAGÉ nommés aussi depuis quelques
exogènes pour augmenter ses capa- années «contrôles de genre», ont été
cités physiques. Cette fois cependant, qu’un homme qui produirait «trop» imposés aux sportives afin d’empê-
la réglementation envisagée concerne de testostérone soit interdit cher les hommes de concourir chez les
non pas le dopage aux hormones, mais de compétition? femmes et de calmer les soupçons
la quantité d’hormones produites par quant au sexe de certaines sportives.
le corps (hormones endogènes). duit trop d’androgènes, ceux-ci ne doivent pas Leur suppression, depuis les jeux Olympiques
C’est l’exclusion de Caster Semenya, augmenter sa masse musculaire – et par de Sydney, en 2000, a été toute symbolique,
coureuse sud-africaine du 800 mètres, qui a conséquent ses performances – par rap- car ils restent utilisables en cas de « soup-
suscité la prise de conscience dont sont issus port à la moyenne féminine. çons visuels»: la volonté de contrôler le sexe
les nouveaux règlements. Cette athlète a rem- Toute athlète qui ne serait pas autori- des athlètes féminines n’a pas quitté les
porté la finale du 800 mètres féminin en 2009 sée à concourir devra être informée des instances dirigeantes. Et à nouveau, les spor-
aux championnats du monde d’athlétisme de conditions à remplir pour être à nouveau tives risquent d’être sommées aux jeux Olym-
Berlin. Elle a défrayé la chronique, non seule- admissible. Celles qui ne parviendraient pas piques de Londres de faire la preuve de leur
ment à cause du rythme qu’elle impose, à se conformer à l’un des éléments de la «sexe» pour être inscrites aux compétitions,
mais également parce que des « doutes procédure ou refuseraient de s’y soumettre et c’est la production d’hormones sexuelles
visuels» ont été émis quant à son apparte- ne seront pas admises à participer. Ce même qui sera au centre des préoccupations.
nance au genre féminin. Suite à sa victoire, texte précise enfin que les nouvelles dis- Or la testostérone est un marqueur peu
la championne a subi des tests qui ont entraîné positions visent à respecter l’esprit de la fiable. Les concentrations moyennes de tes-
sa suspension jusqu’à ce qu’une commission classification hommes/femmes tout en tostérone dans le sang sont certes nette-
d’experts statue sur son cas. Les examens pra- garantissant l’équité et l’intégrité des com- ment différentes chez l’homme et la femme.
tiqués ont confirmé qu’elle était de sexe fémi- pétitions féminines. Cependant, elles varient notablement selon
nin, mais ont révélé une hyperandrogénie qui Si ce projet entre en vigueur, les femmes les jours, la période de la vie, le statut social
l’avantagerait par rapport à ses concurrentes. présentant une hyperandrogénie auront à et, surtout, l’intensité de la pratique sportive

14] Point de vue © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Opinions

de chacun(e). La testostérone n’est d’ailleurs Pour légitimer ces nouvelles réglemen- le rythme cardiaque plus lent de bien des cou-
pas la «molécule de l’athlétisme». En atteste tations, les dirigeants sportifs se cachent reurs d’exception ou que la faible production
le fait que les femmes dont les tissus mus- depuis longtemps derrière l’argument de la d’acide lactique de certains nageurs? Il existe
culaires sont peu sensibles à la testostérone protection de la santé des athlètes féminines. des avantages et des inconvénients innés
sont actuellement surreprésentées chez les Or les traitements prévus afin de réguler les que le classement par sexe, taille, âge, etc.,
athlètes de haut niveau. concentrations hormonales des athlètes ne suffit pas à niveler. Au nom de quoi péna-
Enfin, ce nouveau règlement manque de féminines peuvent avoir des conséquences liser une différence « naturelle » et pas
transparence. Quels types d’expertises et de néfastes pour la santé des athlètes, tels maux l’autre? Toutes ces interrogations semblent
preuves sont mis en place? Et quelles seront de tête, fatigue et nausées... oublier que l’égalité génétique n’existe pas.
les concentrations d’androgènes limites à Ainsi, au-delà d’un certain seuil, la sécré-
ne pas dépasser pour une femme? En outre, tion de testostérone des organismes fémi- Anaïs BOHUON est maître de conférences
a-t-on jamais envisagé qu’un homme qui pro- nins bouscule l’ordre sexué historiquement à l’UFR STAPS de l’Université Paris-Sud 11.
duirait « trop » de testostérone, ou plus et médicalement défini. Certes, la prise de A. Bohuon, Le test de féminité
que ses concurrents, soit interdit de com- testostérone (dopage) par les athlètes dans les compétitions sportives :
une histoire classée X ?, Éditions iXe, 2012.
pétition tant qu’il n’a pas suivi un traite- menace l’équité essentielle à la logique de la K. Karkazis et al., Out of bounds ? A critique of
ment visant à ramener sa production à un compétition. Mais les athlètes peuvent par- the new policies on hyperandrogenism in elite
niveau moyen acceptable ? Dès lors, pour- fois produire plus de testostérone que la female athletes, The Am. J. of Bioethics,
vol. 12, n° 7, pp. 3-16, 2012.
quoi la concentration hormonale naturelle de moyenne, et bénéficier en conséquence d’une
certaines athlètes féminines devrait-elle être supériorité physique; cette «inégalité» n’est- Réagissez en direct
artificiellement diminuée ? elle pas aussi «naturelle», par exemple, que fr àwww.pourlascience.fr
cet article sur

DÉVELOPPEMENT DURABLE

Barrages : ces petits qui protègent les grands


La construction de petits barrages permet de créer de multiples oasis artificielles
dans les régions arides, et limite l’envasement des grands barrages en aval.
Jean ALBERGEL

B
arrage des Trois-Gorges, en fication de la Commission internationale des noise, romaine... Plus récemment, ils se
Chine, sur le fleuve Yangtse : grands barrages. Dotés d’un réservoir de sont multipliés en Europe et dans le reste
185 mètres de hauteur, 2,3 kilo- quelques dizaines de milliers à un million de du monde, respectivement au début et
mètres de longueur, réservoir mètres cubes, ils sont un élément clef de dans la seconde moitié du XXe siècle. On
d’eau de 39,3 milliards de mètres cubes. l’aménagement des cours d’eau. en compte aujourd’hui plus de 700 000.
Barrage d’Itaipu, entre le Brésil et le Para- Les petits barrages sont utilisés depuis Les petits barrages créent de multiples
guay, sur la rivière Paraná : 196 mètres de l’Antiquité. Les Égyptiens en auraient oasis artificielles, réparties sur le territoire et
hauteur, 7,9 kilomètres de longueur, réser- construit dès le IIIe millénaire avant notre précieuses sous des climats arides ou semi-
voir de 29 milliards de mètres cubes ; sa ère. En Syrie, un barrage édifié sous le arides. Depuis les années 1970, les pays
construction a nécessité une quantité de règne de Sethi 1er (1319-1304 avant notre d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient se
fer et d’acier 380 fois supérieure à celle de ère) est toujours en service ; haut de six sont lancés dans de grands programmes de
la tour Eiffel. L’heure serait-elle au gigan- mètres et long de 2 000 mètres, il est situé construction de ces barrages. En Tunisie,
tisme pour les ouvrages hydrauliques ? près de Homs, sur l’oued Nahr El Asi (les par exemple, plus d’un millier d’entre eux ont
En partie seulement. À côté de ces géants oueds sont des cours d’eau très irréguliers, été réalisés dans les années 1990. Leur
se développent de « petits barrages », c’est- alternant entre crues et assèchement). construction est relativement bon marché :
à-dire des barrages dont la hauteur de digue Nombre de ces ouvrages ont été bâtis de l’ordre de 500 000 euros, parfois moins
est inférieure à 15 mètres, selon la classi- par les civilisations mésopotamienne, chi- (en comparaison, le barrage des Trois-Gorges

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Développement durable [15


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Opinions

a coûté près de 20 milliards d’euros). Cela nombre d’experts dénoncent un manque de


s’explique par leur petite taille et par leur rigueur fréquent dans leur construction. Les
conception simple : en terre ou en béton, ils coûts sont ainsi sous-évalués, les impacts
sont équipés d’un déversoir rustique, par- environnementaux et sociaux mal cernés,
fois d’une vanne de fond. les paramètres hydrologiques calculés avec
Leurs réserves d’eau servent à l’irriga- une précision insuffisante...
tion, la pêche, la recharge des nappes phréa- Techniquement, ce sont les sites de
tiques (l’eau s’infiltre en partie dans le sol) construction et le débit du cours d’eau qui
et au bétail. Elles constituent aussi des imposent les dimensions d’un barrage, mais
refuges pour de nombreuses espèces
végétales et animales, notamment L’ENVASEMENT DES RÉSERVOIRS
d’oiseaux. Des centres de loisir se
développent parfois autour des
des barrages causerait la perte
lacs créés. En revanche, les petits de un pour cent du volume d’eau
barrages sont souvent peu adaptés disponible dans le monde par an.
à la production d’électricité, qui
nécessite une forte pente en raison du faible on peut choisir entre plusieurs petits et un
volume d’eau s’écoulant par le déversoir. plus grand en choisissant correctement les
Certains d’entre eux sont utilisés pour sites. En bref, faut-il privilégier les grands ou
l’approvisionnement en eau potable. L’eau les petits barrages? Ils sont complémentaires.
doit être traitée et sa qualité contrôlée. Les petits barrages préservent de l’envase-
En effet, la pollution et la prolifération de ment les réservoirs des grands, en retenant
cyanobactéries, communes dans ce type les sédiments. Les sites où un grand bar-
d’environnement, sont nocives : au Brésil, rage est protégé par plusieurs petits en amont
une telle prolifération a entraîné la mort de sont assez fréquents. C’est le cas par exemple
75 personnes en 1996. En outre, les réser- pour le plus grand barrage du Maroc, celui d’Al
voirs favorisent parfois la transmission Wahda, d’une hauteur de 88 mètres.
de maladies, en abritant de nombreux Toutes catégories de barrages confon-
insectes vecteurs. dues, l’envasement des réservoirs cause-
Les impacts négatifs des petits barrages, rait la perte de un pour cent du volume d’eau
sur les plans environnemental et social, sont disponible dans le monde chaque année.
bien inférieurs à ceux des grands, qui néces- Récupérer cette quantité d’eau d’une autre
sitent le déplacement de populations. Leur façon – par exemple en dessalant de l’eau
principal inconvénient est le risque d’inon- de mer et en l’acheminant par des camions
dation qu’ils font courir aux territoires situés citernes – coûterait quelque 130 milliards
en aval. En effet, les digues se rompent bien d’euros. Bien sûr, les petits barrages sont
plus souvent que celles des grands barrages, aussi victimes de l’envasement, mais lorsque
car les contraintes maximales imposées par leur réservoir est comblé, il suffit de les
les normes de sécurité sont moins exi- abandonner et d’en construire d’autres un
geantes : par exemple, les petits barrages peu plus loin – une méthode difficilement
sont dimensionnés pour résister aux crues envisageable pour un barrage géant tel celui
décennales ou cinquantenales, tandis qu’un des Trois-Gorges ! I
grand supporte les plus grandes crues déca-
millénales (survenant en moyenne tous les
dix mille ans). En moyenne, quelques Jean ALBERGEL est chercheur à l’Institut
pour la recherche et le développement (IRD).
dizaines de petits barrages s’effondrent dans Collectif, L’eau au cœur de la science,
le monde chaque année. Des inondations IRD éditions, 2012.
importantes peuvent en résulter, notam- J. Albergel et al., Petits barrages et lacs
ment si une série de petits barrages subit collinaires, aménagements originaux
de conservation des eaux et de protection
des ruptures de digue en cascade. des infrastructures aval, Science
Notons que même si les impacts et le et changements planétaires / Sécheresse,
coût des petits barrages sont limités, vol. 15, n° 1, pp. 78-86, 2004 .

16] Développement durable © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Opinions

VRAI OU FAUX

Un événement cosmique survenu il y a 10 milliards


d’années est-il à 10 milliards d’années-lumière?
Non. Entre le moment où l’événement cosmique s’est produit
et le moment où sa lumière arrive sur Terre, les longueurs ont augmenté
du fait de l’expansion de l’Univers. Le lieu d’émission s’est donc éloigné.
Alain RIAZUELO

R
egarder loin, c’est regarder c’est-à-dire l’allongement de la longueur temps. On en déduit l’époque d'émission du
dans le passé : cette phrase, d’onde. On en déduit dans quelle mesure rayonnement observé. Ainsi, le sursaut
bien connue des astronomes, les distances se sont étirées entre l'époque gamma GRB 080916C s’est produit il y a
signifie que le rayonnement du sursaut gamma et son observation. Au 12,2 milliards d'années, quand l'Univers
d’un objet lointain ne nous parvient pas ins- moment du sursaut GRB 080916C, par était âgé de 1,45 milliard d'années. À cette
tantanément. Dès lors, la lumière que l’on époque, notre Galaxie n'existait pas encore.
reçoit a été émise il y a un certain temps Or l’« éloignement temporel » est sou-
et nous renseigne sur l’état passé de l’ob- vent converti de façon abusive en distance,
jet observé. Examinons le lien entre l’an- par simple multiplication de cette valeur
cienneté d’un événement, en années, et par celle de la vitesse de la lumière. En
son éloignement, en années-lumière (rap- d'autres termes, l'ancienneté, exprimée
pelons qu’une année-lumière est la distance en milliards d'années, est transformée en
parcourue par la lumière en une année, à distance, exprimée en milliards d'années-
raison de 300000 kilomètres par seconde). lumière, soit 12,2 milliards d'années-
© NASA/Swift/Stefan Immler

Dans un Univers en expansion, toutes lumière dans notre exemple...


les distances augmentent, à l’instar des dis- Pourtant, du fait de l’expansion de l’Uni-
tances séparant des taches sur un ballon vers, les distances ont considérablement
que l’on gonfle. C’est aussi vrai pour les lon- augmenté entre l'époque du sursaut gamma
gueurs d’onde. Depuis les années 1990, on et aujourd’hui. Si la lumière a effectivement
sait que l’expansion accélère. Pour l’expli- LE SURSAUT GAMMA GRB080916C est sur- parcouru 12,2 milliards d'années-lumière
quer, on a postulé l’existence d’une « éner- venu il y a 12,2 milliards d’années. Aujour- depuis son émission, ce chiffre ne corres-
gie sombre », dont on ignore la nature et qui d’hui, l’endroit où il s’est produit est éloigné pond ni à la distance (inférieure) qui sépa-
emplirait l’Univers. de 24,37 milliards d’années-lumière. rait alors le lieu du sursaut de celui où naîtrait
Comment estime-t-on l’âge et l’éloi- plus tard notre Galaxie, ni à la distance (supé-
gnement d’un événement cosmologique exemple, les distances étaient 5,25 fois rieure) qui sépare aujourd'hui le lieu du sur-
observé aujourd’hui ? Prenons l’exemple plus petites qu'aujourd'hui. saut de notre Galaxie. Les calculs indiquent
du sursaut gamma GRB 080916C (les On connaît par ailleurs l’histoire de l'ex- que ces deux distances sont respective-
sursauts gamma sont de soudaines bouf- pansion de l'Univers, principalement grâce ment de 4,65 et 24,37 milliards d’années-
fées de rayons gamma, causées par à l'étude du fond diffus cosmologique (un lumière. Chacune de ces trois distances
exemple par la mort violente d’une étoile rayonnement micro-onde observé dans (4,65, 12,2 et 24,37 milliards d’années-
massive, et qui durent d’une fraction de toutes les directions). On dispose ainsi de lumière) est exacte, pourvu que l'on pré-
seconde à quelques minutes). On connaît deux données : l’allongement des distances cise ce qu’elle représente. 
les longueurs d’onde du rayonnement émis. depuis le sursaut gamma (grâce au déca-
On mesure alors le décalage vers le rouge lage vers le rouge) et la fonction décrivant Alain RIAZUELO est astrophysicien
de la lumière reçue (le redshift, noté z), l’allongement des distances au cours du à l’Institut d’astrophysique de Paris.

18] Opinions © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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DOSSIER

Les flûtes de l’Empereur par Pierre Villié, page 20 • La pinque provençale redécouverte par Pierre Villié, page 26
• L’énigmatique Carron Wreck par François Gendron, Simon Spooner et Florence Prudhomme, page 34

L ’époque moderne, c’est-à-dire la période allant lègues plongent depuis 30 ans pour découvrir des
de1492 à1789, a eu sa marine, qui était à voile. épaves anciennes et restituer ensuite leur forme
L’archéologie subaquatique de cette marine originelle. Loin de s’intéresser seulement aux forte-
commence sans doute en 1836, quand deux Britan- resses flottantes, ils se sont aussi penchés sur les
niques, les frères Deane, explorent l’épave du Mary chasse-marée et autres navires de transport sans
prestige, mais qui assuraient le commerce et l’in-
Rose, naufragé en 1545. Ils la dessinent et exposent tendance. Humbles navires, ces pinques méditerra-
quelques canons. Leur objectif est cependant avant néennes et autres flûtes militaires françaises ont été
tout de démontrer l’efficacité de leur technique très peu représentées, alors qu’elles ont sillonné de
de récupération du matériel perdu en mer. Quatre très nombreuses mers. Après avoir retrouvé et fouillé
ans plus tard, Augustin Sale fait paraître le premier certains de ces navires, P. Villié a patiemment établi
ouvrage traitant d’archéologie navale, mais en se fon- leurs plans, et pu ainsi restituer les savoir-faire que
dant sur l’iconographie et les textes anciens. Cette se transmettaient les charpentiers de marine de géné-
démarche suscite l’intérêt des érudits et des cher- ration en génération.
cheurs, qui vont ensuite rechercher en situation des Quant à François Gendron, Simon Spooner et Flo-
éléments archéologiques. Puis, avec l’invention du rence Prudhomme, ils cherchent avant tout à resti-
tuer la vocation des navires. Malgré leur expérience,
scaphandre autonome, les fouilles se multiplient, mais l’identité d’un navire retrouvé près d’une plage de la
se résument souvent à une destructive chasse au tré- République dominicaine les a longtemps déconcertés :
sor : on ne plonge pas encore pour le bois, c’est-à- dotée d’une coque américaine et de canons écossais,
dire pour restituer les architectures et les techniques il était équipé de matériel militaire français... La
navales du passé ! fouille des archives leur a heureusement livré son his-
Tout a changé aujourd’hui, puisque les plongeurs toire, achevée par le combat mené par un équipage fran-
sont devenus de véritables archéologues ou les archéo- çais qui, plutôt que de livrer des secrets à l’ennemi
logues des plongeurs. Ainsi, Pierre Villié et ses col- anglais, a détruit son navire.

© Pour la Science - n° 418- Août 2012 Dossier [19


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Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef, Mot-clef

Archéologie

Les flûtes
de l’Empereur
Pierre Villié

Les cargos des marines royales et impériales descendent


d’un type de vaisseau hollandais répandu, mais méconnu :
la flûte. La fouille de quatre flûtes françaises coulées
par les Anglais a mis un terme à cette ignorance.

L’ E S S E N T I E L
I Les flûtes sont un type
de navire de commerce
L e hasard marque les vies. Jamais je
n’avais pensé consacrer des dizai-
nes d’années aux flûtes quand, en
ce jour du début des années 1980, j’ai
plongé pour la première fois sur l’épave
reste. Sans doute vais-je pouvoir confir-
mer ou au contraire remettre en cause les
standards issus des ouvrages du XVIIIe siè-
cle, mais jamais vérifiés sur un vestige
grandeur nature.
d’origine hollandaise. de La Girafe par 20 mètres de fond. Cette Un vaste champ exploratoire s’offre
corvette de 1809 fut perdue à la bataille de à moi ! Je suis en effet persuadé que les
I De formes rondes,
Sagone, qui eut lieu en 1811 entre les mari- charpentiers ne construisaient pas comme
elles étaient dessinées
nes anglaise et napoléonienne. Sur le fond le voudrait la théorie maintes et maintes
pour optimiser le volume
rien n’évoque un navire. Un herbier dense, fois reprise. Ces hypothèses tirées des tex-
de charge tout en
des canons presque informes, deux dalles tes passe pour un acquis irréfutable, ce qui
minimisant la surface
concrétionnaires que j’identifie comme pousse les autorités archéologiques à inter-
du pont.
étant le lest du bâtiment. Pas de mâts qui dire tout projet visant à étudier la seule
I Très utilisées comme se dressent, pas de figure de proue à moi- structure des navires. Je me doute alors
navires de transport par tié ensablée, pas de monticules… L’épave que je vais consacrer ma vie à l’étude des
la marine royale, puis est plate. Nous sommes très éloignés de coques de la période allant de 1700 à 1820.
la marine impériale, l’image que se fait le profane d’une épave Leur fascinante histoire va me faire par-
elles ont été attaquées historique. Seules dépassent du sable des courir le monde, rencontrer des gens extra-
et coulées dans toutes masses ferreuses. Le bois a été dévoré, et ordinaires et me guider au fil des ans.
les mers de France. il faut beaucoup de perspicacité pour déce- Quand je fais ma première demande
ler la présence d’un bateau de 40 mètres de fouille en bonne et due forme, j’ai 26 ans.
I La fouille de quatre flûtes embarquant 100 hommes et armé de Je suis alors le plus jeune titulaire d’une
françaises a révélé 20 canons d’une tonne chacun. autorisation de fouille. Dans les cartons
nombre de leurs Toutefois, pour moi, la réalité est là : des archives de la marine nationale, j’ap-
© Yves Reymond

caractéristiques cette épave me donne la possibilité d’ana- prends que la corvette La Girafe est deve-
oubliées. lyser, de découper, de mesurer une coque nue la flûte La Girafe, un navire de charge,
de grand voilier ou du moins ce qu’il en sorte de cargo ravitailleur d’escadre que

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les marins de la fin du XVIIIe désignent le rapprochera des standards employés dant à des critères techniques stricts, éta-
sous l’appellation «de transport». La docu- pour les vaisseaux, frégates et corvettes, blir une problématique de plusieurs dizai-
mentation s’amoncelle, je connais vite tout en un mot pour la construction des navi- nes de pages…
du commandant de La Girafe et de la res militaires. Le terme flûte finira même L’autorisation en main, j’entreprends
bataille où elle a disparu, mais, s’agis- par être donné à des vaisseaux à bord des- d’abord de mesurer et de photographier
sant de construction navale, rien de plus quels on réduit l’artillerie pour favoriser tout ce qu’il est possible de fixer en ima-
que les fondamentaux. la charge d’effets destinés aux colonies. ges ou en chiffres. Cette démarche quel-
La flûte ou fluit en néerlandais est à que peu extrême me donnait l’impression
l’origine un bâtiment bien différent de La de compenser mes lacunes en construction
Girafe. Il est haut sur l’eau et sa coque est
Une coque de flûte navale. Le moindre bois sorti du sable est
très renflée par rapport au pont. Le terme C’est pourquoi étudier une coque de flûte dessiné avec la plus grande rigueur, démar-
flûte provient indéniablement de sa forme des années 1790-1820 équivaut à travail- che que je continue à pratiquer aujourd’hui.
allongée, car il ne respecte pas les règles ler sur une frégate de la même période. Au terme de deux campagnes de quatre
de construction héritées du Moyen Âge, Les techniques de charpente sont les semaines avec l’aide d’aînés, les plans,
qui imposaient que la longueur d’un navire mêmes, ainsi que les essences mises en les dessins des détails et les clichés réali-
soit égale à trois fois sa largeur. La flûte œuvre. Seuls les plans de formes des sés sont soumis aux sommités de l’art de
rompt avec ce principe puisque sa lon- coques diffèrent, puisque les frégates sont l’époque. Parmi les trouvailles, des mar-
gueur compte quatre à cinq largeurs. L’ob- plus effilées que les flûtes commerciales. ques de scieurs au fer rouge sur les bois,
jectif est de faire rentrer du fret et donc Revenons à cette époque où je débute. quelques boucles et boutons d’unifor-
de favoriser la capacité de charge. Les Un simple intitulé, tel que « Étude d’une mes, et surtout un remarquable robinet
armateurs des Provinces Unies (les Pays- coque du premier Empire », suffisait alors de coque en bronze (le premier jamais
Bas) du XVIIe siècle ont inventé un nou- à obtenir une autorisation de fouille, tan- découvert). Seul le directeur du Musée
veau genre de bateau, qui va faire école dis qu’aujourd’hui, il faut rédiger un plan de la marine de Paris reconnaît l’intérêt
et se transformer pendant 200 ans, ce qui de prévention, avoir des plongeurs répon- de cette pièce, les seuls exemplaires connus

1. LES FLÛTES IMPÉRIALES La Girafe et


La Nourrice (ci-dessous) accompagnées par
le bâtiment privé L’Henriette (en arrière-plan)
cinglent vers Sagone au cours de l’été 1811, pour
rapporter aux arsenaux de Toulon les fûts de pin
corse nécessaires à la construction navale.

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de production régie par des règles, des nor-


mes, voulant aboutir à une rentabilité maxi-
male. L’improvisation, le sens personnel
n’ont plus leur place. »
Certains vont alors interpréter ces quel-
ques lignes comme étant un aveu de l’inu-

Sauf mention contraire, l’iconographie est de P. Villié


tilité d’étudier les coques du XVIIIe siècle.
C’est faire abstraction des nouveautés exhu-
mées, tels la couverture des œuvres vives
(la partie immergée de la coque) par des
plaques de cuivre ou les ouvrages de récolte
des eaux taillés dans les fonds les plus inac-
cessibles du navire. Une multitude de
points connus, mais qui n’est pas conforme
à ce que l’on pensait établi !
2. LES STRUCTURES DE L’ÉPAVE DE LA GIRAFE sont mesurées par un plongeur archéologue, Mais peu importe, je suis déjà reparti
afin de reconstituer les normes appliquées par les charpentiers. Ainsi, les espacements entre gour- sur une autre épave (voir La pinque pro-
nables (de grosses chevilles de chêne) ont pu être mesurés. Un robinet de coque en bronze a été vençale redécouverte page26). J’y suis dans
mis au jour (en haut à gauche) : ce dispositif, qui servait à faire entrer de l’eau de mer pour net- un autre monde : les bois sont de bien plus
toyer la cale, n’avait encore jamais été retrouvé dans une épave.
petites dimensions et le chantier, qui va
devenir une référence, ne dure que… sept
se trouvant en Irlande. Quant aux des- limètres d’épaisseur. Tout cela pour visua- ans. Cependant l’idée d’établir des com-
sins et photographies de charpente que liser et vérifier le nombre et la taille des paraisons entre navires de même type,
nous publions alors, ils ne suscitent que clous et des gournables (chevilles). Nous de même nation et de même époque ne
peu d’attention, à l’exception d’un détail avons alors la surprise de constater qu’il cesse de prendre de l’ampleur dans ma
qui me surprend : situés autour du pied y a deux fois moins de gournables que démarche. Encore faut-il découvrir l’élé-
du grand mât, les logements des quatre prévu. La charpente ayant pratiquement ment unique qui conduit à une archéolo-
crépines, c’est-à-dire des quatre ouvertu- disparu, comme dans le cas de La Girafe, gie de constat et non d’étude.
res aspirantes des pompes, sont carrés alors il ne reste que des empreintes qu’il faut Il me faut donc une épave bien conser-
que la norme qu’indiquent les multiples brosser et mesurer. Dans une telle situa- vée (n’ayant pas brûlé !) et peu profonde
maquettes dites d’arsenal est ronde (voir tion, les plongeurs se retrouvent face à une pour permettre des plongées non limitées
la figure 6). Ce détail est alors l’élément qui sorte de « négatif de vaisseau », qui livre par les paliers de décompression. La taille
me conforte qu’il y a un intérêt à s’occu- des informations inédites. des bois étant un handicap, les vais-
per de cette marine soi-disant bien connue, seaux sont exclus de cette approche.
mais qui ne l’est pas. L’idéal serait une unité de 40 mètres,
À l’époque, je m’intéresse à la marine Le bois prépondérant telle une corvette, une petite frégate ou
des grands voiliers dans sa globalité et pas en construction une flûte… Mes dossiers en comportent,
encore spécifiquement aux flûtes. En 1989,
après un travail d’archives de plusieurs
navale de sorte qu’en même temps que nous
menons des fouilles sur nos chantiers,
mois à la recherche d’un projet, l’épave du Qu’en ressort-il ? La fouille du Ça Ira fait nous réalisons des prospections, qui res-
Ça Ira est découverte par 15 mètres de fond la démonstration qu’à la fin du XVIIIe siè- tent toutes infructueuses.
dans le golfe de Saint-Florent en Corse. cle, les charpentiers de marine suivent à Je sais pourtant que je dois continuer
C’est un vaisseau de 80 canons construit la lettre les instructions des ingénieurs, à regarder sur le terrain comment les navi-
à Brest en 1781, qui, avec ses 65 mètres de tant en ce qui concerne les proportions des res étaient vraiment construits ! Il suffit
long et 900 hommes d’équipage, surclasse pièces, que leur assemblage et la réalisa- de prendre les plans des ingénieurs de
notre flûte, longue de 45 mètres seulement. tion de la carène (la partie immergée de Louis XVI et de Napoléon pour compren-
Avec de petits moyens et toujours la même la coque) et de ses protections. Il est par dre pourquoi. Ces plans au 1/36e ou au
passion, je motive quelques plongeurs ailleurs évident que l’utilisation du bois 1/48e ne montrent guère que la vue en élé-
en quête d’aventure. est alors prépondérante dans la réalisation vation d’un flanc de coque, deux demi-
Comme sur la fouille de La Girafe, des navires: très peu d’éléments sont métal- vues depuis les extrémités, un éventuel
tout est noté, enregistré et, si besoin, liques. La publication de ces résultats, dans tracé de ponts, et donnent quelques men-
découpé. La grande différence est que je les deux ans qui suivent la fouille, se ter- surations telles les longueur et largeur du
sais désormais mieux ce que je cherche. mine sur ce commentaire : « L’information maître couple, c’est-à-dire du couple cen-
Pour la première fois, je conduis une étude capitale apportée par le Ça Ira est la mise tral situé au niveau du grand mât. Il s’agit
planifiée orientée vers des cibles sélection- en évidence du respect comptable de la davantage de dessins servant à obtenir l’ap-
nées. Parmi nos réussites, notons la dépose répartition des clous et gournables (che- probation d’un ministre, que de plans au
d’un assemblage de deux tronçons de villes), preuve qu’à la fin du XVIIIe siècle sens actuel du terme. Les hommes de chan-
quille et de dix membres de charpente, tout est en place pour l’ère industrielle, tier, eux, n’utilisent pas de plans, mais une
de 760 millimètres de large et de 380 mil- que les esprits sont pénétrés d’un concept série de valeurs référencées. La standar-

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disation arrive par la géométrie, qui fait I L’AUTEUR juste d’être construits à Nantes par le chan-
son œuvre dans la réalisation normée de tier privé Crucy en 1810. Ce sont donc
Pierre VILLIÉ des bateaux neufs qui se livrent à notre
modèles bien connus des charpentiers, mais est archéologue
peu par la réalisation de plans… Élabo- sous-marin. observation! Pour autant, leur destruction
rée à la fin du XVIIe siècle, la méthode de Il préside Tech Sub, par le feu a laissé peu de vestiges de la
traçage en vraie grandeur est officialisée une association structure : un bout de coque préservé sous
de plongeurs
en 1765 et se perpétuera jusqu’aux spécialisés en archéologie les boulets, un morceau de charpente…
années 1840. Ce n’est qu’à la fin de l’Em- subaquatique. Mais cette fois tout est en place: enfin, nous
pire, dans les années 1810, que sont appa- avons la possibilité de travailler sur trois
rus des dessins de détails, mais ils sont épaves de même type et de même natio-
rarissimes. Tous ces constats me confor- nalité. Qui plus est, ces bâtiments sont ori-
tent dans l’idée que la marine de guerre ginaires de la façade atlantique alors que
française de la période 1780 -1820 est sous- La Girafe avait été construite sur la Médi-
documentée, et certainement mal connue. terranée. Des différences marquantes sont-
Au début des années 2000, les seules elles décelables ?
épaves exploitables pour arriver à mes fins La Loire et La Seine livrent l’improba-
sont La Girafe (une flûte) et le Ça Ira (un ble : le mât d’artimon (le mât arrière) est
vaisseau). C’est bien trop restreint pour I BIBLIOGRAPHIE fiché directement dans la carlingue, ce
répondre à la problématique, surtout François de Chapman, Traité qui semble une aberration étant donné
que ce sont des navires de types différents. de la construction les pratiques connues de la marine fran-
La démarche que je veux mener semble des vaisseaux, 1781. çaise ; au lieu de cela, en effet, il devrait
dans l’impasse, mais, brusquement tout reposer sur une structure dédiée à ce rôle,
N. C. Romme, Description
change : l’association d’archéologie sous- de l’art de la mâture, 1778. implantée sur le premier pont… L’absence
marine Prepasub nous appelle en renfort de puits à boulet en avant du grand mât
pour fouiller un incompréhensible entre- Vial du Clairbois, Essai est aussi contraire à ce qui semblait l’ha-
géométrique et pratique
lacs dans l’Anse de la Barque en Guade- sur l’architecture navale, 1776. bitude. Est-ce parce qu’il s’agit d’une
loupe. Là, sous à peine trois mètres d’eau, mission de transport? En revanche, les qua-
cinq épaves sont mêlées… Du Maitz de Goimpy, Traité tre pompes ont des crépines bien rondes
Nous sommes invités en raison de sur la construction comme le veut l’usage, autour du grand
des vaisseaux, 1776.
notre expérience archéologique des flûtes, mât (voir la figure 6). Le système de fixation
et, de fait, en deux jours, nous reconnais- Leonhard Euler, Théorie complète très compact du mât ne répond pas non
sons la présence de deux exemplaires de de la construction plus au principe de construction «à la fran-
et de la manœuvre
ce type de bâtiment. Il s’agit de La Loire et des vaisseaux, 1773. çaise » connu, puisqu’il est réduit à sa
de La Seine, deux flûtes acculées par les plus simple expression. Souhait d’alléger
Anglais au fond de l’Anse, et qui se sont Duranti de Lironcourt, Instruction l’ensemble ? Nécessité de faire de la place
élémentaire et raisonnée
sabordées, après avoir accompli leur sur la construction pour le transport ?
mission : transporter depuis la métropole : des vaisseaux, 1771. Ces questions font resurgir les souve-
de l’argent et des troupes pour renforcer nirs de ce que nous avons observé sur La
celles qui étaient stationnées en Guade- Duhamel du Monceau, Éléments Girafe: à Sagone, les marques laissées dans
de l’architecture navale, 1752.
loupe. Ces deux bâtiments venaient tout les concrétions correspondent parfaitement

3. L’ANALYSE DE LA NOURRICE a nécessité de nombreux relevés des détails repérés sur les structures (à gauche). La dépose des pièces n’est
pas systématique, mais résulte de la nécessité d’observer un détail sous-jacent. On ne peut éviter que la pièce retirée soit détruite (à droite).

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à l’ouvrage qui est ici préservé des tarets, les musées. Dès lors, que faire des chaus-
des mollusques xylophages. Comme sur sures, poulies, maillets et autres équipe-
La Girafe, il semble qu’il n’y avait pas de ments ne manquant pas sur les épaves ?
puits à boulets à bord. Lors de la der- Il faut les dessiner, les photographier, puis
nière campagne, nous faisons une autre les réenfouir. Cela ne nous trouble guère,
constatation étonnante: la présence de sor- car la chasse au trésor n’a jamais été
tes de fausses varangues (liaisons trans- notre motivation.
versales entre couples) faites de deux La Nourrice apporte une avalanche de
pièces. Est-ce anecdotique ou s’agit-il d’un renseignements. Il n’y a toujours pas de
point important ? puits à boulets, mais, ici, l’emplanture du
Toutes ces questions n’avanceront grand mât est conforme aux dispositions
qu’après la découverte de La Nourrice, une connues. Quand la carlingue de misaine,
autre flûte française construite à Bayonne c’est-à-dire le système de fixation du mât
en 1790, qui, comme La Girafe, fut volon- de misaine, apparaît, c’est plus que nous
tairement incendiée par son équipage, pen- ne pouvions l’espérer: tout est là, comme
dant la bataille de Sagone. Désormais, ma le décrivent les textes. Sauf que les propor-
méthode de recherche est en place : notre tions sont à revoir. Personne n’avait encore
échantillonnage compte quatre flûtes fran- observé de carlingue de misaine de flûte
çaises. La dernière attend depuis 1811 par militaire… Quasi religieusement, les mem-
seulement huit mètres de fond, mais bres de l’équipe viennent admirer ce que
sous un bon mètre de sable. le temps nous a légué. Le spectacle de ce
Durant quatre ans, l’épave est ouverte système technique ancien intact nous
en suivant un plan précis établi à l’avance. impressionne. Puis l’un des plongeurs
C’est que le ministère de la Culture s’en- s’avance avec un pied-de-biche et une mas-
toure désormais de précautions: plus ques- sette, et dans un claquement métallique,
tion de remonter en surface des pièces le démontage commence.
de mobilier périssables ; interdiction de Si l’archéologie sur épave nécessite
casser une concrétion sous l’eau, avant de de prélever certaines pièces, elle évite de
l’avoir passée à la radio, puis obtenu une les détruire : en fin de campagne, les
autorisation ; le maintien du matériel de éléments sont, autant que faire se peut,
bord sur site est devenu une préoccupa- 4. CES ARTEFACTS comprennent de gros clous remis en place sans que cela n’empêche
tion première… À juste titre, tant il est vrai en cuivre, un goulot de bouteille, des os et tou- une irrémédiable altération. Nous mesu-
tes sortes de tessons typiques de ce que pro-
que depuis plus de 50 ans les remontées rons donc chaque acte, et évitons les
duit la fouille d’une épave ancienne. Pour autant,
d’objets se sont faites sans précaution, tan- la méfiance doit rester de mise : un fourneau déposes inutiles. Quand la décision de
dis que des opérations prestigieuses de pipe en terre cuite (en haut) trouvé à proxi- scier une pièce est prise (voir la figure 3),
menées par l’État ont largement alimenté mité de l’épave remonte... aux années 1910. c’est seulement parce que le renseigne-
ment recherché ne peut être obtenu autre-
ment. Le cas se produit régulièrement,
car comment faire pour visualiser un
assemblage ou prélever un échantillon
de la couche d’interface ?
Nous avons été confrontés à une telle
expérience en 2010, quand, après avoir
démonté une partie du plancher de cale
(le vaigrage), il est apparu que le procédé
de construction des membres nous était
totalement inconnu ! Il n’y avait pas de
demi-varangue en applique sur chaque
varangue. Cette nouveauté confirmait des
observations que nous avions déjà faites
ailleurs sans comprendre le procédé.
Ainsi, sur l’une des épaves de l’Anse à
la Barque, nous avions déjà constaté l’ab-
sence répétée de demi-varangues sur
les formes acculées (mises en V) de l’ex-
5. L’UN DES CANONS DE LA LOIRE OU DE LA SEINE repose sur le fond. Les deux flûtes trémité arrière.
construites à Nantes par le chantier Crucy, acculées par les Anglais dans l’Anse à la Barque en Autre aspect intéressant : deux tuyaux
Guadeloupe, ont explosé et brûlé. Leurs épaves ont été découvertes par hasard en 2000 à la de plomb de 50 millimètres de diamètre
suite du passage dévastateur du cyclone Lenny, qui entraîna l’exploration du fond de l’Anse. apparaissent lorsque nous fouillons

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6. CETTE CHAUSSURE DE MARIN PLEINE DE SABLE (à gauche) a été répond aux principes de la construction à la française (à droite). On
abandonnée à bord lors du sabordage de La Nourrice par son équipage. aperçoit à l’avant les crépines des pompes, c’est-à-dire les ouvertures
L’emplanture (point de raccordement) du grand mât de La Nourrice par lesquelles entrait l’eau à évacuer.

l’avant de la flûte. La chose peut sem- en vain. Traversé de courants violents, le d’Amérique ? Quoi qu’il en soit, la situa-
bler anodine au non-initié, mais il s’agit site du naufrage est extrêmement dange- tion a évolué pendant cette période, et
en fait du premier témoignage de l’adap- reux. Malheureusement, comme nous les disparités observées entre les bâtiments
tation du système Truscott dans la marine finançons nous-mêmes nos recherches, nous semblent trouver leur origine, d’une
française ! L’eau, si nécessaire aux équi- nous ne pouvons rester sur place assez part, dans l’innovation et, d’autre part,
pages, était en effet stockée dans une soute longtemps pour attendre des conditions dans la prise de conscience de la corrosion
située à l’avant du navire. Une barrique plus favorables. Le temps où la seule électrolytique qui se produit entre le cui-
pleine pouvant peser de 800 kilogrammes présence d’une épave constituait un motif vre et le fer dans l’eau de mer.
à une tonne, la nécessité de déplacer ces d’intérêt pour les instances de l’archéo- Ainsi, La Nourrice, construite entre 1789
barriques, voire de les remonter pour les logie française est révolu, de sorte que nous et 1790, conserve les traits de la marine
soutirer, entraînait des accidents (de mains sommes pour le moment obligés de repor- de l’Ancien Régime, avec ses emplantures
ou de membres écrasés). ter le sondage du site. classiques. Le fer y est utilisé pour les
En 1805, le lieutenant Truscott de la Pour autant, la démonstration faite liaisons importantes, telles celles de la quille
Royal Navy a l’idée d’installer dans le avec les flûtes La Loire, La Seine, La Girafe, avec les couples. Or on constate que, sur
volume du premier pont une pompe à bras La Nourrice et même La Caravane (dont nous La Girafe comme sur La Loire et La Seine, ces
sur le mât de misaine. Enfin, on peut pui- savons au moins que son épave existe) éléments sont remplacés par du bronze.
ser l’eau des barriques stockées dans les confirme assez l’intérêt des études com- La mutation des procédés de construc-
soutes, ce qui soulage un peu la vie des paratives ciblées par époque et nationa- tion navale en bois durant le dernier quart
marins. Du reste, quelques années plus lité. Ces études ont d’ores et déjà montré du XVIIIe et le début du XIXe siècles est
tard, on installera tout un réseau de cana- des disparités entre les plans faisant réfé- aujourd’hui avérée. À notre avis, elle résulte
lisations pour distribuer l’eau dans les rence aux grands auteurs du XVIIIe siècle, d’une course sans fin aux armements.
navires. Et voilà que nous retrouvons puis repris par les contemporains, et ce La marine n’a jamais cessé d’évoluer
une adaptation du système de Truscott sur que l’on constate sur place. et elle continuera à le faire ; après les
notre flûte de 1809… preuve que l’espion- constatations faites dans le cas des flû-
nage et le transfert de technologies allaient
vite, même entre nations ennemies. Rien
Pas d’évolution tes, on peut affirmer que la transposition
de la marine de Louis XV à celle de Napo-
de neuf sous le soleil… entre 1780 et 1820 ? léon Bonaparte, sous prétexte qu’il s’agit
La chance semble redoubler quand j’an- De fait, la plupart des publications concer- toujours de marine à voile, est infondée.
nonce à notre petite équipe l’existence de nent la marine de la guerre de l’Indépen- Il faut réécrire le chapitre manquant et
l’épave de La Caravane, naufragée en 1817 dance des États-Unis (1775-1783), dont les nous avons commencé. Pour ce faire, il
en Martinique. Il s’agit de la sœur de La bateaux ont été construits dans les faudra fouiller encore des épaves, et
Girafe, construite sur le même chantier et années 1760-1770. Puis il y a un vide aller les traquer là où elles se trouvent,
en même temps! Il serait donc impensable entre 1780 et 1820. Deux générations se sous les rouleaux d’une barrière de corail,
de ne pas y aller pour porter notre échan- sont-elles succédé sans rien écrire ? Fau- au fond d’un golfe corse, dans une baie
tillon à cinq navires de la même classe et drait-il envisager qu’architectes et aux eaux troubles… Aujourd’hui, l’ar-
de la même nationalité, ce qui ne s’est constructeurs aient vécu sur la lancée de chéologie navale de l’Ancien Régime et
jamais vu en archéologie navale. l’architecte naval Jacques-Noël Sané (1740- de l’Empire est à peine défrichée ; nous
À la fin de l’hiver 2012, nous tentons 1831) qui a conçu l’essentiel de la marine espérons que ce front de recherche conti-
une première visite de La Caravane, mais française de la guerre de l’Indépendance nuera à progresser. I

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Archéologie

Pierre Villié

Le cargo de la Méditerranée européenne


aux XVIIe et XVIIIe siècles était passé à la trappe
de l’histoire. Une fouille sous-marine et une enquête
dans les bibliothèques ont restitué les principes
essentiels de sa construction.

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T rois jours que nous sommes sur le


site. Le dégagement des innombra-
bles petits galets de basalte qui ser-
vaient de lest va pouvoir commencer. Nous
tendons des cordeaux en travers du mon-
enquête sous l’eau et dans les profondeurs
des archives pour en restituer la structure.
C’est cette aventure archéologique que
nous racontons ici.
D’autres chantiers nous avaient habi-
L’ E S S E N T I E L
I Après la Renaissance
et jusqu’à la fin
du XVIIIe siècle, la pinque
ticule qui signale la présence de l’épave. tués au silence des profondeurs, de sorte a été le principal navire
Grâce à ce quadrillage, nous pourrons que cette fouille menée devant une plage commercial en
implanter les aspirateurs à sédiments dans de la ville corse de Saint-Florent est aty- Méditerranée.
un couloir perpendiculaire à l’axe du gise- pique : à trois mètres de profondeur seu- I Sa banalité explique

ment. Il s’agit de pratiquer une ouver- lement, nous travaillons entourés de que les principes
ture depuis chaque bord afin de rendre poissons tournant autour de nous dans de sa construction
perceptible la conservation de la coque. le bruit conjugué du jet d’eau déplaçant n’aient pas été archivés.
Or il s’avérera que le site est très intéres- les galets et des pierres heurtant le tube I Pour restituer le plan

sant: de toute évidence, nous avons affaire d’éjection. Tandis que les graviers s’ac- d’une pinque,
à un bateau de charge. Les couples – ces cumulent hors du périmètre de la fouille, les archéologues
pièces fixées à la quille et qui donnent sa la tâche nous paraît vite monotone. Tou- ont fouillé et analysé
forme à la coque – sortant du sable en sont tefois, nous savons que nous devons res- les restes de la coque
le premier indice, car ils sont de simple ter vigilants, car lors du naufrage de la d’un bâtiment qui
épaisseur. Les dimensions du monticule pinque et des semaines qui ont suivi, le s’est abîmé en Corse
– 18 ⫻ 6 mètres – font penser à une pinque. matériel de bord a pu se déplacer, ce qui en 1769.
rend probable la découverte d’objets I Il en ressort que

enfouis : nous savons la vieille habitude


Un bateau de charge des marins consistant à cacher leurs
les charpentiers
méditerranéens
Une pinque? Ces bateaux de charge furent valeurs et monnaies dans le lest. Notre ne travaillaient pas sur
les plus utilisés en Méditerranée occiden- épave, qui est incontestablement du XVIIIe plans, mais sur gabarits
tale du XVIIe au XVIIIe siècle. Pour autant, siècle, est sans doute un bateau de moins en perpétuant

Yves Reymond
les pinques ont été oubliées au point qu’il de 30 mètres. Sa construction semble carac- des usages familiaux
nous a fallu mener une passionnante téristique de la tradition méditerranéenne, immémoriaux.

1. UNE PINQUE RENTRE AU PORT


de Marseille au XVIIIe siècle. D’où venait
ce caboteur ? De Sicile ou de Turquie ?
Il transportait en tout cas les produits
qui s’échangeaient autour de la Méditerranée.

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ce qui nous fait penser qu’il s’agit d’un nous venons de tirer du fond un trésor :
navire de commerce. De fait, un four- une cage à poules, qui est la première
neau de pipe, une roue (ou réa) de poulie jamais trouvée sur une épave. Cela illus-
et quelques tessons de poterie apparais- tre dans le cas de la marine de commerce
sent vite. Puis c’est une planche. Ensuite, U Pezzo, Saint-Florent ce que l’on savait déjà pour la marine de
cela s’accélère et nous découvrons un bar- guerre : sur les grands vaisseaux et les fré-
reaudage (une sorte de grille à barreaux) gates, des centaines de volailles étaient
plat semblable à celui d’un lit de bébé. Déli- embarquées et mises en cage sur la dunette
catement, l’artefact est isolé de la pierraille. (château de poupe), que ce soit pour mieux
Il s’agit bien d’une pièce du mobilier de nourrir les officiers ou pour guérir les
bord, mais inattendue : une cage à poules ! malades. Par chance, 154 tonnes de lest
Le propre de l’archéologie subaqua- ont préservé des agressions des plongeurs
tique est de restituer des objets en matière sportifs ces restes d’un naufrage datant
organique bien conservés. C’est le cas de de plus de 250 ans.
notre cage. Son bois porte encore les mar- D’ordinaire, la mise au jour d’un fusil,
ques laissées par le menuisier. L’événe- d’une poignée de sabre ou de tout autre
ment capte l’équipe de fouille. Nous objet guerrier est davantage remarquée
réalisons les clichés d’usage et les premiè- que celle d’un ustensile du quotidien des
res prises de mesures, puis les cailloux qui marins. Mais ce n’est pas le cas pour l’ar-
encombrent la cage sont extraits un à un. chéologue sous-marin, pour qui ramener
Au milieu de cette pierraille, une man- à la surface une écuelle, une marmite en
geoire taillée dans un bloc de calcaire blanc terre, un quart de vin, une louche en cui-
© AridOcean/shutterstock.com

apparaît ; puis c’est la partie supérieure vre, une pièce de vêtement est comme
d’un crâne de gallinacé. Petit drame dans remonter dans le temps.
le drame du naufrage, l’équipage s’est
sauvé sans sauver sa poule…
Quelques mois plus tard, le crâne est
Un navire de travail,
montré à l’archéozoologue Jean-Denis 2. LES DANGEREUSES CÔTES CORSES sont
pas fait pour durer
Vigne, du Muséum d’histoire naturelle à entourées d’épaves. La pinque étudiée Les navires de commerce sont d’un grand
Paris. Il s’avère que nous avons tiré de par l’auteur et ses collègues a sombré près intérêt archéologique : essentiels dans la
sa tombe marine une poule de race naine. de la côte, au lieu-dit U Pezzo, qui se trouve vie économique, ils sont méconnus. Exa-
Pour conserver de la viande, il était alors aujourd’hui aux abords de la ville minons pourquoi. Ils sont tout d’abord
de Saint-Florent. Située sous les fenêtres
préférable de disposer d’animaux vivants d’un centre de plongée face à une plage
très peu représentés, tant on préfère pein-
à abattre en fonction des nécessités. surpeuplée l’été, et au milieu des mouillages dre un vaisseau de 110 canons plutôt qu’un
Ainsi, à seulement trois mètres de fond de bateaux de plaisance, l’épave repose banal chasse-marée. Les peintres hollan-
et face à une plage estivale surpeuplée, par trois mètres de fond. dais de la Renaissance furent les pre-
miers à représenter des bateaux de travail
pour eux-mêmes.
En France, la restitution sur toile de
la marine de commerce ne s’institua
qu’avec la famille Roux. Cette lignée de
peintres marseillais, dont l’activité dura
de 1770 à 1875, exécutait les commandes
des capitaines et armateurs privés, fiers
de leur navire. Avant les Roux, les bâti-
ments de commerce et autres bâtiments
de moindre importance qu’une frégate ne
Sauf mention contraire, l’iconographie est de Pierre Villié

figurent sur les toiles qu’en arrière-plan.


L’origine de ce manque d’intérêt tient à
ce qu’un navire de travail apparaît comme
un « consommable », un bien qui, de pré-
férence, doit être amorti au premier
voyage. De fait, sa durée de vie n’est en
moyenne que de 15 ans, voire moins si le
bois est médiocre.
Il en va tout autrement pour les navi-
3. CETTE CAGE À POULE S (à gauche) contenait encore, au moment du naufrage, l’un des oiseaux res de guerre. Leur construction est tou-
que l’équipage avait emportés dans ses provisions. Comme le rabot du charpentier de bord (à droite), jours un investissement lourd, qui met
elle a fini sous le sable de la plage où s’est abîmé le navire par une nuit de tempête. parfois à contribution toute une contrée.

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Leur remise en état périodique est donc publie sa Doctrine of Naval Architecture I L’AUTEUR
très soigneuse et va jusqu’à la déconstruc- (Théorie de l’architecture navale) dès 1670.
tion et la reconstruction complète par réem- En France, la première école d’ingénieurs Pierre VILLIÉ,
archéologue
ploi des pièces de charpente initiales. De navals est créée en 1741 à Paris. Henri sous-marin,
fait, il en résulte un navire entièrement Duhamel du Monceau, son directeur, est est le président
nouveau. L’attention portée à la marine un botaniste et un agronome que rien n’a de Tech Sub,
une association
de guerre aurait normalement dû inciter préparé à cette fonction. Ce sont ses étu- de plongeurs spécialisés
à conserver les savoir-faire ancestraux des des sur les bois de marine et les moyens en archéologie subaquatique.
charpentiers de marine, mais l’arrivée, de lutter contre les tarets (des mollus-
au XVIIe siècle, de la rationalisation des ques xylophages), qui l’ont fait nommer
constructions des navires de guerre va inspecteur général de la marine. Intitulé
l’empêcher. C’est sous Colbert (1619-1683) Éléments de l’architecture navale, son ouvrage
que la construction navale militaire com- de 1752 est certainement un repère essen-
mence à être codifiée en France. Il s’agit tiel. Il n’y mentionne cependant que très
timidement la question des calculs hydro-
I BIBLIOGRAPHIE
alors de faire en sorte que les unités consti-
tuant une flotte de combat naviguent de statiques ou de résistance de matériaux, N. C. Romme, L’art de la Marine,
conserve, puisque la tactique la plus uti- sans jamais écrire la moindre formule. Il 1788.
lisée consiste à disposer les vaisseaux en s’agit alors davantage de faire état de Ouvrage collectif, Encyclopédie
lignes qui se croisent, afin de canonner méthodes de traçage, de respect de dimen- méthodique marine, 1783/87.
au mieux les navires adverses… Les fré- sions et de comparaison des propriétés
gates restent en arrière pour assister les d’une carène à une autre. François de Chapman, Traité de la
construction des vaisseaux, 1781.
vaisseaux atteints par les tirs ennemis. Il est toutefois certain que les construc-
Dès lors, on cherche à parer aux effets teurs ne peuvent désormais plus impro- N. C. Romme, Description de l’art
de l’improvisation en construction navale. viser la réalisation d’une coque, dont les de la mâture, 1778.
Les États lancent des études sur les formes aménagements deviennent parfaitement Vial du Clairbois, Essai géométri-
et les poids souhaitables des coques. Les ordonnés. L’évolution la plus marquante que et pratique sur l'architecture
mathématiques commencent à y jouer en ce sens est la standardisation de la réa- navale, 1776.
un rôle, de sorte que les maîtres de hache lisation des couples (les pièces de bois Leonhard Euler, Théorie complète
traditionnels deviennent des ingénieurs, symétriques joignant la quille aux bords), de la construction et de la
qui appliquent des normes et font régres- qui seront désormais espacés de façon nor- manœuvre des vaisseaux, 1773.
ser les règles empiriques héritées des géné- malisée afin d’obtenir une membrure capa- Duhamel du Monceau, Éléments
rations précédentes. ble de mieux résister non seulement aux de l’architecture navale, 1752.
Ce processus se traduit par la fixa- boulets, mais aussi aux échouages à marée
tion de méthodes rationalisées de construc- basse. On nomme construction double plan
tion. Chez les Anglais, Anthony Deanes cette technique, et elle va se retrouver à

Arrière Avant
Grand mât

4. LE RELEVÉ EXHAUSTIF de la partie de la coque de la pinque (ci-dessus) protégée par les


sédiments depuis le naufrage a été l’une des priorités des fouilleurs. Dans le cas du Saint-
Étienne, il a d’abord fallu déplacer à l’aide d’aspirateurs à sédiments tous les graviers qui recou-
vraient l’épave (à droite après aspiration) tout en prenant garde à ne laisser passer aucun des
objets de bord enfouis dans le sol depuis le naufrage.

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quelques variantes près dans toutes les


marines européennes. Imperceptiblement,
Arrière Avant la fonction de constructeur se différencie
de celle du concepteur de navire, qui
deviendra par la suite architecte naval.
Si cette évolution marque la marine de
guerre, dans la marine de commerce, les
constructeurs sont libres et mettent en
œuvre des concepts hérités de leurs pré-
décesseurs, familiaux le plus souvent. Leur
objectif est de construire à moindre coût
une enveloppe ayant des qualités répon-
dant aux attentes de l’armateur. Il faudra
donc attendre le milieu du XIXe siècle pour
qu’apparaissent les premiers ouvrages trai-
5. LE PLAN DE FORMES DE LA CARÈNE est l’un des résultats essentiels de la restitution tant de la construction et de la remise en
d’une architecture de pinque. Il traduit les savoir-faire transmis de génération en génération état des bâtiments commerciaux. Alors
par les charpentiers de marine pour former un type de carène : celui de la pinque.
que se passait-il sur les chantiers privés
avant les années 1800 ? Seule l’archéolo-
Couple gie navale, subaquatique le plus sou-
vent, peut fournir des réponses. Pour la
ât pratiquer, il faut trouver des épaves et sur-
andm
gr tout les identifier.
du
lingue C’est ce que nous avons fait à Saint-
Car Florent. Fouiller était certes une première
étape vers la connaissance du navire. La
fouille nous a permis de mettre en relief
ses traits caractéristiques afin d’en établir
un portrait-robot. Toutefois, nous avons
très vite cherché à identifier le bâtiment.
Lors des premières plongées sur le site, très
peu d’éléments pouvaient nous guider.
Seuls quelques tessons de céramique verte
et des balles de plomb éparses nous ont
orientés : nous avons pensé à un créneau
temporel compris entre 1770 et 1850.

Fouilles en archives
C’est là que les recherches de l’historien
paléographe Guy Méria ont donné une
nouvelle dimension à nos travaux. G. Méria
a étudié les Serval de Saint-Florent, une
famille de notables, dont un des aïeux fut
notaire. Conservés à Gênes, deux de ses
actes décrivent une perte de biens due au
naufrage d’une pinque venue de Marseille
dans la nuit du 30 au 31 janvier 1769.
C’est ainsi que nous avons appris qu’il
s’agissait du Saint-Étienne, une pinque com-
mandée par un certain Bernard Sian, qui
apportait au Régiment royal italien de la
farine de seigle et de blé, du foin en bal-
lots, des couvertures et de l’habillement.
Levé sous Louis XIV, ce régiment recruté
au Piémont avait été envoyé en Corse, pour
« raisonner » les patriotes de Pascal Paoli
6.LE REPÉRAGE DE CHAQUE ÉLÉMENT est essentiel à la compréhension de la carène, aussi qui tentaient de conquérir par la force
bien lorsqu’un élément est en liaison avec l’ensemble de la charpente que lorsqu’il est démonté. l’indépendance de leur île.

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En janvier 1769, la guerre de Corse tou- Glossaire grand mât. On évite ainsi d’avoir à dépla-
che à sa fin: elle s’achève le 9 mai quand cer tout le lest pour que l’eau puisse cir-
la bataille de Ponte Novu (ou Ponte Nuovo) I VAIGRAGE culer sans obstacles.
est perdue par les patriotes corses s’oppo- Ensemble des planches ou vaigres, Nous constatons également que les
sant à la progression vers Corte des régi- fixées sur les membrures et qui galets ne sont pas les seuls composants
ments royaux. À la suite de cette bataille, recouvrent l’intérieur de la coque. du lest, lequel contient une couche de sable
le roi de France anoblit nombre de famil- membrures. de 20 centimètres d’épaisseur intercalée
les corses, dont les Bonaparte, ce qui ne sera entre galets et vaigrage. Or les lests de sable
I BORDÉ
pas sans conséquences, puisque Napoléon avaient été prohibés de la marine royale
Ensemble des planches fixées
naît le 15 août suivant à Ajaccio… par Colbert afin d’éviter le pourrisse-
sur les membrures dans la longueur
Lorsque nous prenons conscience de ment. Ainsi, un siècle après la décision du
du navire et qui constituent
ce contexte, nous fouillons déjà depuis ministre de Louis XIV, ils restaient en usage
le recouvrement extérieur
deux étés. Nous entreprenons aussitôt des dans la marine privée.
de la coque.
recherches à Toulon et à Marseille pour en Lors d’un sondage en limite de coque
savoir plus sur le Saint-Étienne. En vain. Il I MEMBRURES en face externe, nous découvrons une pel-
va falloir se limiter aux précieuses infor- Ensemble des membres ou couples, licule ocre jaune. La campagne se termine,
mations de G. Méria. Toutefois, le Musée ce sont les pièces de bois de sorte que nous ne pouvons guère pour-
de la marine, à Paris, possède la maquette transversales et profilées d’un navire suivre, mais il s’agit d’un indice irréfuta-
de La Fileuse, une pinque corsaire basée à qui reposent sur la quille ble de l’emploi d’un courroi (enduit) de
Marseille. Nous l’étudions ainsi que la sur lesquelles sont fixés les bordés. protection de carène. Un détail notable,
planche de l’album de l’ouvrage Souvenirs Elles soutiennent aussi les barrots puisque les carènes sont peintes en blanc
de marine conservés, de l’amiral Pâris, qui de pont. d’ordinaire sur les coques des maquettes…
montre une pinque génoise de vers 1800. I VARANGUE
Ensuite, pendant huit ans, nous étu-
dions la coque et ses abords. Chaque année,
Pièce de bois d’un membre qui
se pose en premier sur la quille
Un courroi ocre jaune !
une partie du lest est déplacée, puis remise et perpendiculairement à l’axe Ce courroi est un mélange de résine,
en place. Chaque élément de charpente est du navire. d’huile de poisson, de jaunes d’œufs, entre
étiqueté, dessiné, photographié. Les tra- autres composants, le tout en des pro-
I BARROT
vaux sont réalisés par tranches de coque portions gardées secrètes. Un trait par-
Poutre ou Poutrelle transversale
de sept mètres, de sorte que l’équipe ne faitement marqué indique la limite de
à l’axe du navire qui se fixe entre
verra jamais la coque entièrement débar- flottaison. Dans le relevé de charpente, le
les membrures et soutient le pont.
rassée de son lest. Tout autour, un quadril- moindre clou est noté, tandis que sont pré-
lage de repérage (ou carroyage) recouvre I CARLINGUE cisées les inclinaisons des broches métal-
quelque 600 mètres carrés. Le moindre Pièce de charpente parallèle liques, ainsi que leur section. Tout est
indice est relevé. Nous découvrons sur à la quille. Elle est composée minutieusement consigné.
l’arrière une multitude de morceaux de de 3 ou 4 pièces de bois successives La faible profondeur du site nous per-
feuilles de plomb, qu’il reste impossible et plaque les membrures met des plongées de trois heures, voire
aujourd’hui de rattacher à un quelconque par leur milieu contre la quille. davantage. Mais il ne faut pas négliger de
élément du bateau. Peut-être s’agit-il d’une mettre au net les relevés, de reprendre des
matière première destinée à être fondue cotes avant de démonter une pièce, opé-
pour produire des balles ? ration irréversible… À ce stade de la
Un rocher triangulaire situé sur Tout mesurer sous l’eau fouille, il suffit de noter les observations,
l’avant nous intrigue. Nous réalisons qu’il de faire quelques dessins de détail et d’ef-
s’agit en fait du contenu de la soute du La prise de mesure sous l’eau fectuer des relevés. La visibilité n’est
maître d’équipage. C’est un agglomérat est un art particulier. Comme à terre, jamais inférieure à trois mètres. Tout
de ferrailles, de verre et de céramique. elle suppose d’installer d’abord avance suivant le calendrier de fouille
Nous le laissons tel quel sur le fond, car un système de référence. Avant prévu, pourvu que l’on procède avec
nous sommes là avant tout pour étudier de déposer la moindre pièce de bois, méthode et sans précipitation. Pour autant,
la coque. Une première surprise survient il faut la positionner sur un plan quand la houle se renforce, le creux formé
quand le vaigrage – le plancher de fond d’ensemble et en relever les parties par l’épave vidée du lest piège tout ce qui
de cale – est mis au jour. Les planches (ou visibles. Cette phase primordiale se trouve sur le sable. Il faut alors lutter
vaigres) ne sont pas disposées dans l’axe est confiée à deux équipes qui font contre l’envahissement.
de la quille, mais perpendiculairement les mêmes relevés, puis la mise Une fois le plan d’ensemble réalisé et
à lui. C’est la première fois que l’on au net des croquis est faite chaque élément numéroté, nous déposons
observe pareille orientation, mais elle en commun. Il n’est pas rare le vaigrage afin d’étudier précisément
nous apparaît sensée, car elle donne accès que certaines cotes soient reprises l’agencement de ses constituants (ou mem-
aux recoins les plus profonds, ce qui faci- plusieurs fois. Par la suite, les pièces bres). C’est indispensable, mais destruc-
lite la circulation des eaux d’infiltration de bois sont amenées à terre teur, ce que nous nous efforçons de limiter
vers les deux pompes situées au pied du pour compléter les observations. en remettant en place les principaux bois.

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Mât d’artimon
Grand mât
Mât de misaine lée en 1988, avait permis de visualiser
pour la première fois un doublage de
coque en résineux, mais avec une inter-
‚
ƒ face en plomb. Le Saint-Étienne confirme
„ que le même principe est toujours appli-
qué 160 ans plus tard, même s’il a été
Proue ‡ Poupe
†
amélioré par un étendage de feutre réputé
ˆ d’une grande efficacité contre les tarets.
Le bordage du Saint-Étienne implique
aussi une probable utilisation des pin-
ques hors de Méditerranée. Étant donné
les réseaux économiques de l’époque, des
navigations cabotières jusqu’au Séné-
Le résultat final La dépose du vaigrage révèle une construc- gal sont envisageables, mais nous n’avons
tion de type méditerranéen dite « à simple pu le confirmer.
 Cette coupe longitudinale plan ». Nous identifions le maître couple,
c’est-à-dire le couple quasi central, dont
reconstituée du Saint-Étienne
(ci-dessus) rappelle bien l’ouverture est la plus large. La carlin-
Couples flottants
la pinque d’une gravure du peintre gue, c’est-à-dire la pièce de bois qui sur- L’épave du Saint-Étienne surprend aussi
Baujean à la fin du XVIIIe siècle monte la quille à l’intérieur de la coque, parce que tous les couples ne sont pas
(ci-dessous). La dunette (1) est massive. Le tronçon de carlingue sur- fixés à la quille ! Pour un esprit ration-
accueillait la barre (2), montant la quille au niveau du grand nel formaté par la charpente de marine
voisinait avec le logement mât (voir la figure 6) est pourvu en son cen- occidentale, chaque couple doit être fixé
du capitaine (3) et surmontait tre d’une mortaise destinée à recevoir le à la quille afin que la coque soit rigide.
la soute où le capitaine stockait pied de mât. Il s’agit d’une pièce unique Le Saint-Étienne nous fait reconsidérer
les produits de son commerce (4). de tradition latine, telles celles que l’on cette idée, qui ne s’applique pas tou-
L’essentiel de la cargaison retrouve sur les galères. Pour réaliser une jours en Méditerranée. Outre des pinques,
se groupait dans la cale autour telle pièce d’un seul tenant, il a fallu que la marine de commerce méditerranéenne
du grand mât et des pompes (5). les charpentiers disposent d’un chêne de du XVIIIe siècle comprend de grandes bar-
Les matelots logeaient à l’avant (6), près d’un mètre de diamètre… ques pontées (les caboteurs par excel-
où le maître d’équipage (bosco) Plus notre étude avance, et plus les opé- lence), des chébecs (petits bateaux fins
disposait d’une réserve (7), rations deviennent délicates. Ainsi, la hispano-arabes à trois mâts et à voiles
et où se trouvait aussi la cale à eau restitution des formes de carène oblige à latines), des polacres (bâtiments mal défi-
et à provisions. Dans l’ensemble, relever chaque couple en situation, puis à nis, mais proches des pinques). Ces
c’était un bateau simple, robuste, relever sa courbure exacte à terre. Relevé bateaux se sont développés, puis ont évo-
peu manœuvrant, mais apte de courbure, relevé d’assemblages, relevé lué hors des grands courants présents
à affronter toutes les mers. des clous, tout est détaillé (voir la figure 5). dans les pays du Nord de l’Europe, qui,
Finalement, notre plan révèle que le Saint- dès le XVIe siècle, imposent leurs techni-
Étienne était un bateau large et à fond plat ques de construction en lançant des expé-
qui ne ressemblait ni à la Fileuse ni à la pin- ditions commerciales au long cours.
que génoise représentée par l’amiral Pâris. Quant aux négociants méditerra-
C’était un bâtiment d’environ 23 mètres néens, ils semblent s’être limités à com-
de longueur et 6,50 mètres de maître cou- mercer avec d’autres riverains de leur
ple avec un creux moyen de trois mètres. mer. Les pinques de Marseille étaient
L’épave nous apprend aussi que le principalement utilisées pour le trans-
bordage est fait de plusieurs couches : fert de l’huile de palme de l’Afrique vers
d’abord une coque primaire en chêne, les savonneries marseillaises. Ils ont donc
recouverte d’une couche de feutre collée continué à faire caboter leurs « cargos »
au chêne et enfin d’un bordé en sapin construits suivant les savoir-faire tra-
cloué sur le bordage en chêne. Le cour- ditionnels, même si parfois des techni-
roi est ensuite appliqué à la brosse. ques étrangères se sont imposées. Le
Pareille composition du bordage était Saint-Étienne est l’illustration de cette
connue, mais n’avait jamais été observée situation. Sa construction confirme la
sur une épave. Elle est révélatrice d’une transmission jusqu’à la fin du XVIIIe siè-
navigation vers les mers chaudes, puis- cle d’usages immémoriaux. L’un des plus
que dans les mers tropicales, la protec- marquants est sans doute l’usage persis-
tion des coques de bois est cruciale. Ainsi, tant de couples flottants : cette techni-
l’épave du Mauritius, une flûte perdue que de construction était déjà en usage
en 1608 sur les côtes du Gabon et fouil- durant l’Antiquité… I

32] Archéologie © Pour la Science - n° 418 - août 2012


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Dossier Pour la Science n° 76


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modernes qu’on ne l’imaginait. Plusieurs comportements
montrent qu’ils ont participé à l’émergence des cultures :
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Un stress de courte durée peut être favorable, car il stimule
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il a des conséquences négatives sur la santé psychique
et physique. C’est aussi le cas de l’anxiété, une réaction
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Archéologie

L’énigmatique
À quelques mètres d’une plage dominicaine, se trouve l’épave
d’une corvette chargée de matériel militaire français,
à la coque américaine et dont les canons sont écossais...
Une fois reconstruit, ce puzzle a révélé la carrière épique
d’un petit bâtiment militaire de la fin du XVIIIe siècle.

François Gendron, Simon Spooner et Florence Prudhomme

N ovembre 2000, Buen Hombre. Face


à la plage de ce village de pêcheurs
du Nord de la République domini-
caine, un bien étrange naufrage s’est pro-
duit à la fin du XVIIIe siècle. Avec nos amis
les Forges Carron. À part cela, nous savons
l’épave connue depuis les années 1970,
quand des pêcheurs de Buen Hombre
l’ont signalée. Malheureusement, ces décou-
vreurs avaient remonté le safran du gou-
collines proches se jette dans l’anse. De
fait, nous constatons lors des fouilles que
l’épave est couverte d’un mélange de sable,
de boue, de branches et d’arbustes dépo-
sés par les crues hivernales de ce cours
dominicains, nous clôturons notre troi- vernail pour récupérer les feuilles de cuivre d’eau. Lors des tempêtes, le sable de la baie
sième campagne sur place, et sommes qui le recouvraient, de sorte que nous s’accumule aussi sur l’épave. Ces condi-
perplexes. Comment expliquer cette n’avons de cette pièce essentielle que trois tions impliquent que très peu de photo-
découverte d’un navire de coque améri- morceaux de bois brûlés. Ce pillage n’a rien graphies de l’épave ont pu être réalisées
caine, armé de canons écossais, mais plein d’étonnant tant l’accès à l’épave est facile. (voir l’encadré page 36), et expliquent qu’il
de boutons d’uniformes français ? Pour- nous soit souvent arrivé de découvrir les
tant, après un long cheminement, nous surfaces excavées la veille rebouchées le
avons résolu cette énigme. Voici comment.
Premières plongées lendemain par la marée. Nous aurions
D’emblée, nous nommons notre épave Le Carron Wreck repose tout près de la plage pu pallier cette difficulté en construisant
le Carron Wreck, c’est-à-dire «l’épave Car- de Buen Hombre. Le profil de cette plage, un barrage autour du site, mais cela nous
ron». La mention Carron and Co est en effet située au fond d’une anse, se prolonge et aurait fait sortir du budget.
toujours lisible sur les tourillons, c’est-à-dire s’élargit vers la pleine mer par un chenal C’est en 1996 qu’un amateur local
sur les deux moignons d’axes de ses huit naturel qui coupe la barrière récifale. conduit la première opération archéologi-
canons en fer; elle nous apprend qu’ils ont Certains jours, la visibilité peut être fai- que sur le Carron Wreck: utilisant un détec-
été fondus en 1778 à Falkirk en Écosse par ble sur le site, car un ruisseau issu des teur de métaux, il localise trois canons en

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Carron Wreck

fer et une ancre, qui sont aujourd’hui en


lieu sûr. Ensuite, c’est lors de la mission
archéologique que nous avons réalisée
en 1998-1999 sur l’épave du Casimir, loca-
lisé dans la mer de la côte nord-domini-
caine, que l’un d’entre nous (S. Spooner)
va chercher les vestiges du gouvernail à
Buen Hombre. L’étude de ces éléments
ayant échappé au feu révèle une fabrica-
tion rudimentaire. À même le bois est fixée
Illustration : Yves Reymond

de la grosse toile de jute recouverte de poix


ou de goudron, et une feuille de cuivre
superficielle y est maintenue par un clou-
tage irrégulier. En septembre 2000, notre
équipe teste de nouveaux systèmes élec-
troniques de détection à Buen Hombre. 1. BUEN HOMBRE est une plage tropicale où se jette un ruisseau descendant des collines.
L’épave nommée Carron Wreck est située à l’extrémité de la plage face au bâtiment visible. Décou-
Parce que nous avions constaté que les verte dans les années 1970, elle a été déjà visitée et pillée à plusieurs reprises, mais une épaisse
autres sites dominicains où nous avions couche de sédiments et de sable en protège la plus grande partie. La fouille a été compliquée par
travaillé avaient été pillés, nous déci- la très faible visibilité due aux sédiments amenés par le ruisseau et par le fait que les marées ten-
dons de dégager le Carron Wreck pour en daient à reboucher chaque jour les excavations pratiquées la veille.

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évaluer l’état. Malgré la mauvaise visibi- che de la plage, est de 15,6 mètres. Avons- vaisseaux, les frégates et autres corvettes
lité due à la boue mise en suspension, nous nous là une indication du fait que le navire étaient conçues pour accueillir et faire tra-
parvenons à dégager jusque sous l’étrave était long d’un peu plus de 30 mètres ? vailler des centaines d’hommes tout en
la partie avant de la coque, et exhumons Mais une tempête approche. Nous nous résistant aux tempêtes et aux combats les
le brion (partie de la coque située entre dépêchons de réenfouir l’épave pour la plus acharnés. La vie à bord était minu-
l’étrave et la quille) et la carlingue (pièce préserver du ressac, ce qui nous empêche tieusement réglée, car les risques y étaient
longitudinale fixant les couples sur la de rechercher la cause du naufrage. permanents : chutes depuis la mâture,
quille). Les vestiges de ces œuvres-vives maladies de promiscuité, blessures de com-
(pièces immergées) montrent que la coque bat, etc. Nous sommes également ravis de
a été doublée d’une épaisse couche de feuil-
L’élaboration du plan pouvoir étudier une coque, c’est-à-dire
les de cuivre fixées par des clous de bronze. Alors que nous sommes de retour en le reflet des savoir-faire ancestraux des
Ainsi, la coque était protégée des tarets Europe, commence le long travail de des- charpentiers de marine, mais aussi celui
navals, ces mollusques des mers chaudes sin consistant à reporter sur le papier les des progrès techniques, car, même entre
ayant une forme de vers qui creusent des centaines de mesures prises et reprises sous deux coques de classe équivalente, des dif-
galeries dans le bois. l’eau. Le plan obtenu comporte l’emplace- férences sont toujours perceptibles.
Au contact de l’eau de mer, le cuivre ment et la forme de chaque pièce, ainsi que Par ailleurs, la fouille a livré quelques
s’oxyde en un vert-de-gris toxique (chlo- la position des canons. Il nous livre enfin objets, rares, mais qui ont tous un sens.
rure de cuivre), ce qui empêche la fixa- une vision intégrale du Carron Wreck. Il Nous les classons en trois catégories : les
tion des tarets. Apparue en Angleterre, cette s’agit d’un navire militaire de belle facture. apparaux du navire (équipements), tels
technique fut rapportée en France par C’est passionnant, car les grands voi- les crochets d’arrimage des canons, les
des espions et adoptée peu avant la guerre liers militaires étaient les réalisations tech- poulies, etc. ; les objets personnels de
de l’Indépendance des États-Unis (1776- niques les plus élaborées de leur époque. l’équipage, tels des boutons, des domi-
1783). Toutefois, dans sa première forme, Ces cathédrales des mers qu’étaient les nos, etc. ; les objets commerciaux, tels les
elle n’était pas parfaite : il fallut remédier
aux effets de l’électrolyse que provoquait
le rapprochement du cuivre du revêtement
avec le fer des clous et des broches d’as-
semblage de la coque. La mise au point Le Carron Wreck a été reconstitué à
d’un bronze (alliage de cuivre et d’étain) partir de photographies prises pendant
assez dur rendit possible de renoncer au les rares jours où il était visible. Le reste
fer dans les œuvres-vives – les parties du temps, les sédiments apportés Ballast et
immergées des navires – à partir de 1786. par un ruisseau dévalant des collines concrétions
À l’issue de la campagne de 2000, la et se jetant dans la mer empêchaient Quille
d’en avoir une vue nette et complète.
portion du Carron Wreck dégagée mesure
huit mètres sur dix et cinq mètres de pro- Sur la série de clichés montrée ci- ‚
fondeur ; elle s’étend de la quille au som- contre, on distingue ainsi le «squelette»
met du lest. Cinq nouveaux canons ont été babord du navire, notamment une par-
découverts à l’avant de la pile de ballast tie de sa membrure, c’est-à-dire des cou-
ples (la flèche en repère un) implantés
près de la proue. Sont-ils arrivés là à la
dans la quille auxquels sont fixés les bor-
faveur du processus de désagrégation de
dages formant la coque.
l’épave, ou étaient-ils en batterie sur le pont
Sur la vue d’ensemble qui résulte de
au moment du naufrage ? Le dégagement cet assemblage d’images, quelques gros
livre aussi le bloc de bois où est fiché le mât plans ont été isolés. Il s’agit du ballast
de misaine (ou massif d’emplanture). Il mêlé à des concrétions qui ont moulé
s’avère broché sur le vaigrage (parquet l’intérieur de la coque disparue (1), de
de fond de cale) à travers la coque, point l’amas de balles de plomb et de galets,
qui contribue grandement à notre compré- qui constituait le lest(2), de canons Car-
hension de l’architecture du bâtiment. Pro-
fitant d’une meilleure visibilité, nous
ron (3), ou encore de l’emplanture du
mât de misaine (le mât avant) dans le ‚ ƒ
inspectons toute la longueur du flanc massif de bois où il était fiché (4).
bâbord afin de nous en faire une idée d’en- Les chiffres visibles sur l’assem-
semble, découvrant ainsi le lest constitué blage de clichés repèrent l’emplacement
de galets et de balles de mousquet en plomb de ces structures et artefacts sur le Car-
et fer. Il est si concrétionné qu’il a moulé ron Wreck. Sauf les canons et autres
la forme intérieure de la coque disparue. gros objets, ils ne sont pas faciles à dis-
Il est aussi incliné de 20 degrés vers tri- tinguer et à identifier, et l’étaient encore
bord : la gîte du bateau lorsqu’il a coulé ? moins pour les archéologues dans un
Nous constatons que la distance entre nuage de sédiments en suspension !
le lest et la bouche du canon 1, le plus pro-

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lingots d’or des galions. Leur étude pré- de coque en cuivre qui, pour sa part, est
cise est importante, car elle aide à établir une référence à la période transitoire 1760- L’ E S S E N T I E L
la nationalité du navire et éventuellement 1780, au cours de laquelle on découvre I De nombreuses épaves
à dater sa période d’activité. Nous sup- les effets électrolytiques néfastes des se trouvent à proximité
posons avoir affaire à un navire mili- contacts du cuivre et du fer. De fait, les bro- des côtes dominicaines.
taire, car nous n’avons pas découvert ches de quille du Carron Wreck sont un
d’objets commerciaux, mais peut-être ont- cas d’école en matière de la corrosion due I À quelques mètres
ils été stockés à l’arrière de l’épave, non à des phénomènes électrolytiques. d’une plage, l’une d’elles
fouillé… De plus, les difficiles condi- Courant 2004, les recherches que mêle des caractéristiques
tions de fouille font que bâbord est mieux S. Spooner a réalisées sur la construction françaises, britanniques
documenté que tribord… du Carron Wreck éliminent de nombreu- et américaines.
Que constatons-nous ? Ce qui reste ses pistes, mais retiennent celle d’un pro-

Sauf mention contraire, l’iconographie est de F. GEndron, ADMAT


de la coque se présente sous la forme totype de frégate américaine de classe I Une fouille partielle suivie
d’un ensemble quille-varangues-carlingue Raleigh. Cette frégate fut construite en 1776 d’une longue enquête
assemblé à l’aide de broches de fer. L’une sur le quai Rodman à Portsmouth dans dans les archives a livré
de ces broches de quille, brisée, émerge le New Hampshire aux États-Unis sous le nom d’un petit navire
de la quille, là où la carlingue et le vaigrage la direction de John Landon. Cette date militaire français.
ont disparu. Sa hauteur totale du dessous coïncide avec les inscriptions relevées sur
I Son histoire rocambolesque
de la quille jusqu’au-dessus de la carlin- les canons remontés en 1996. On y lit «Car-
et sa fin guerrière
gue devait être d’environ 1,5 mètre, indice ron» au-dessus de la date 1778. Ces canons
expliquent les étonnantes
qui nous permet de dire que ce système font donc probablement partie du der-
constatations qu’y ont
d’assemblage est postérieur à 1760. À nier lot fondu par les forges écossaises Car-
faites les archéologues.
cela s’ajoute la présence d’un doublage ron and Co avant la généralisation de la

LES PHOTOGRAPHIES DU C ARRON WRECK


Emplanture du mât de misaine

Amas de galets
et de balles de plomb „ Canons Carron

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a b c d

2. LES ARTEFACTS TROUVÉS SUR L’ÉPAVE vont des boutons d’uniforme (un bouton du régiment de Dillon, a, et un bouton du Corps royal de la
marine française, b), à un robinet peut-être fixé à un tonneau (e), en passant par les restes de la vaisselle du chevalier de l’Espine (c) et un pei-

caronade à partir de 1779 en Angleterre et profonde encoche permettant d’accueillir duelle, mais de décisions édictées. C’est
de 1795 en France. Carron and Co a en une corde goudronnée. Son rôle est de per- pourquoi nous avons vite attribué l’un des
effet ensuite été mobilisée pour équiper mettre l’enfoncement en force des muni- boutons au Corps royal de la marine fran-
toute la marine anglaise avec ce type de tions dans le canon de façon à mieux çaise de la période 1772-1789.
canon court qu’il avait inventé. comprimer les gaz de combustion lors du Leur description réglementaire est for-
Nous en sommes donc à penser que tir. Quant à la hauteur des tiges, elle ne coïn- mulée ainsi : « blancs, de métal massif, à
le Carron Wreck est un navire militaire cide pas non plus avec le règlement anglais queue, timbrés d’une ancre ». Ce modèle
construit sur la côte Est des États-Unis de 1765 : toutes mesurent 30 centimètres de bouton était porté par les régiments
d’Amérique vers 1780, mais équipé de alors qu’elles devraient en mesurer 17. d’infanterie au service des colonies de
canons fondus en Écosse en 1778, quand Enfin, le diamètre des billes de fer corres- l’Amérique, c’est-à-dire par les régiments
l’étude des munitions et des boutons d’uni- pond à celui des règlements français… du Cap, du Port-au-Prince, de la Marti-
formes complique encore la situation. Le Nous sommes donc étonnés, mais obli- nique et de la Guadeloupe, créés par
Carron Wreck recèle peu de boulets de gés de conclure avoir affaire à des grap- l’ordonnance royale du 18 août 1772. En
canons, mais les fouilles livrent en revan- pes de raisin de calibre 9 de fabrication cuivre, le second bouton est timbré du chif-
che plusieurs de ces charges de mitraille, française. C’est d’autant plus étonnant que fre 90. Il provient de l’uniforme d’un sol-
que l’on nomme des « grappes de raisin ». ce calibre n’était guère populaire dans la dat du régiment de Dillon (un régiment
Utilisées par de nombreuses marines, ces marine française, où on lui préférait le 8 privé irlandais mis au service du roi de
munitions étaient des armes antiperson- ou le 12 livres. Ces chiffres correspondent France par la famille irlandaise Dillon).
nel destinées à contrer les abordages. au poids en livres des munitions, et les Le règlement militaire du 31 mai 1776
Apparues à la fin du XVIIe siècle, elles canons étaient nommés d’après le poids décide en effet de timbrer avec des numé-
marquent une étape dans la guerre mari- des boulets qu’ils propulsaient. Les muni- ros les boutons des régiments de ligne.
time, puisqu’elles visent à tuer ou estro- tions de neuf livres françaises se rencon- Chronologiquement, ces dates nous
pier l’homme et non plus à endommager trent en fait plutôt sur les navires anglais situent à la charnière entre la fin du règne
la machine (comme le faisaient les bou- capturés. Ultime détail d’importance, cer- de Louis XV et le début de celui de son
lets des canons). Elles ouvrent la voie à des taines de ces grappes de raisin ont un dis- petit-fils, Louis XVI, ce qui limite les recher-
surenchères destructrices qui iront crois- que de 12 centimètres de diamètre, alors ches en archives à celles du règne de ce
sant jusqu’à la bataille de Trafalgar (1805). que le diamètre de l’âme des canons de souverain, après 1774.
Les grappes de raisin sont constituées d’un 9 livres est de 10 centimètres, ce qui sug- Nous supposons donc avoir affaire à
sachet en toile légère contenant une ving- gère la présence de canons d’un calibre plus un navire de guerre construit aux États-
taine de grosses billes de fer solidement important sous le sable de Buen Hombre… Unis entre 1775 et 1780, armé de canons
ligaturées autour d’une tige fixée au cen- écossais et capturé par les Français. Aussi
tre d’un disque au calibre du canon. Elles étonnante que puisse paraître cette his-
ressemblent donc à une grappe de raisin,
Précieux boutons toire, les archives vont nous donner rai-
d’où leur nom. La mise à feu consume la En outre, le puzzle du Carron Wreck est son, mais en révélant une histoire encore
ligature et le tissu, tandis que l’explosion compliqué par la découverte de boutons plus compliquée. Après plusieurs fausses
propulse le disque, la tige et les billes qui militaires français. Le matériel militaire pistes et espoirs déçus, grâce à la perspi-
se dispersent en gerbes sur l’ennemi. d’époque moderne (de 1492 à 1792) mis cacité de l’une d’entre nous (F. Pru-
En vertu du règlement de 1765 des au jour en contexte archéologique est un dhomme) nous avons retrouvé en juin 2006
magasins de la marine royale anglaise, le bon marqueur chronologique, puisqu’il l’histoire du brick Le Dragon.
disque et la tige doivent être en fer. Or, ceux est normalisé par des règlements militai- L’historien de la marine française
que nous avons découverts sur le Carron res. À partir du XVIe siècle, l’uniforme Alain Demerliac a rédigé à son propos la
Wreck sont tous en bois. De plus, la péri- des soldats et des officiers ne sont plus le notice suivante : « Pris aux Anglais. Armé
phérie de ces disques est marquée d’une fruit du goût ou de l’originalité indivi- au Croisic en 1781. En 1-1783 attaqué

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e 2/3 pieds (7,66 mètres) et son creux de I LES AUTEURS


8,8 pieds (2,85 mètres). »
Le 1er avril 1782, Le Dragon est prêt à Simon SPOONER,
archéologue,
faire voile sous les ordres de M. le cheva- a fondé le Groupe
lier de l’Espine, marquis du Puy (1759-1822), d’archéologie
qui veille sur elle depuis Le Croisic. Son sous-marine
équipage est complété par 15 soldats du anglo-danois ADMAT.
bataillon auxiliaire des colonies, régiment François GENDRON,
dont les boutons d’uniforme sont timbrés archéologue,
d’une ancre. La première mission du Dra- travaille au
Muséum national
gon consiste à escorter des bâtiments de com- d’histoire
merce vers Brest. À l’époque, une corvette naturelle, à Paris.
gne antipoux (d) faisant sans doute partie des est considérée comme un navire rapide des-
Florence
effets personnels d’un marin. tiné à porter des ordres et des lettres, de PRUDHOMME,
sorte que le 5 avril, de l’Espine reçoit ordre archéologue,
par une division anglaise, s’échoua sur de rejoindre au plus vite Philadelphie est la secrétaire
générale
la côte de Montechristo à St-Domingue, pour porter des dépêches et des paquets au d’ADMAT-France.
incendié par son équipage pour lui éviter général Rochambeau (1725-1807), à l’am-
d’être capturé, explosa. Armé de 16canons, bassadeur de France de La Luzerne (1741-
monté par cinq officiers et 96 hommes. » 1791) ainsi qu’au Congrès américain.
La piste semble bonne, pourvu que l’on
considère que Montechristo est une mau-
vaise graphie de Monte Cristi, la seule
Une voie d’eau
grande ville de la région située 25 kilomè- et une coque
tres à l’Ouest de Buen Hombre. Toutefois, «peu de jours après avoir appa-
Quelles furent les aventures maritimes reillé de Lorient, on s’est aperçu d’une
du Dragon ? Elles se déroulent au temps voie d’eau peu considérable dans les com-
de la guerre de l’Indépendance des États- mencements qui commençait à notre pas-
Unis. Louis XVI envoie un corps expédi- sage aux Açores à nous donner douze
tionnaire français soutenir les insurgés pouces d’eau par heure (32,5 centimè-
américains dans leur marche vers l’indé- tres) ». Le 4 mai, les vents qui portaient
pendance. L’autre objectif de cette opéra- jusque-là Le Dragon vers l’Amérique tour-
tion militaire est de prendre une revanche nent et deviennent si violents que le che-
sur les Anglais, le Traité de Paris de 1763 valier de l’Espine est obligé de fuir,
nous ayant valu de perdre, entre autres, le gouvernant Est-Nord-Est et Nord-Est.
Canada, le Bassin des Grands Lacs et la Mais la mer devient si forte que l’après-
rive gauche du Mississippi. Rapidement, midi le bâtiment est engagé par une lame
le conflit déborde du continent nord-amé- qui le recouvre et l’empêche de se relever.
ricain et des engagements navals se pro- La situation est désespérée et pour évi- I BIBLIOGRAPHIE
duisent entre Français et Anglais dans la ter de couler, de l’Espine fait jeter par-des-
Manche et l’Atlantique. sus bord les poids les moins utiles, S. Spooner et F. Gendron, L’épave
du parfumeur, Pour la Science,
Ainsi, le 12 août 1781, la frégate La 4 canons, 6 pierriers, la drisse, les avi- n° 362, décembre 2007.
Friponne capture le brick corsaire anglais rons de galère, etc. La voie d’eau en cale
Le Dragon. Conduit au Croisic et bien qu’en augmente encore et l’oblige finalement à S. Spooner, ShipWreck
Taphonomy, A Study
mauvais état, le brick est acheté 9438 livres rallier Boston plutôt que Philadelphie. of Four Historic Wreck
par le roi, puis transféré à Lorient pour être Le 16 mai, la corvette est désarmée afin Formation Processes on the North
radoubé et transformé en corvette bri- que ses fonds soient examinés. Les dégâts Coast of the Dominican Republic
gantine. On lui ajoute un mât et on le perce sont considérables. Le Dragon étant hors from 1690 - 1829, Thèse
de l’Université de Bristol, ADMAT
de 20 sabords, mais le cuivre en plaque d’état de naviguer, le 22 juin 1782, M. de Publications, Londres, 2004.
manque pour pouvoir le doubler. Une Letombe, consul général de France, et M.
lettre du 20 février 1782 décrit ses carac- Joseph Clarck, constructeur de navire, A. Demerliac, La Marine
de Louis XVI : nomenclature
téristiques : « Son pont est uni et sans cou- signent un agrément afin de construire une des navires français de 1774
pée : elle a 16 canons de 4 et 4 obusiers du nouvelle coque. Deux mois et demi plus à 1792, Omega, Nice, 1996.
calibre de 6 ; elle peut monter 12 pierriers. tard, le 10 septembre 1782, la corvette du
Son équipage doit être de 120 personnes roi Le Dragon, pourvue de sa coque améri- Archives de la marine consultées :
– Caran, Série Marine B/4/266
tout compris. Elle contiendra alors pour caine toute neuve, appareille de Boston Campagnes, 1782-84 Antilles,
2 mois de vivres, ou peut-être 2 mois et pour la France. Elle arrive à Lorient le Amérique du Nord.
demi tout au plus. Sa longueur absolue est 1er octobre 1782, en ayant capturé le 24 sep- – Lettre de M. de Bellecombe.
– Le rapport naufrage du Dragon.
de 69 pieds (22,41 mètres), son bau de 23, tembre un bâtiment de commerce anglais

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3. CETTE PLAQUE DE CUIVRE CLOUTÉE DE BRONZE (à gauche) est les marins nomment simplement « vers ». Les tarets percent les coques
l’un des éléments du revêtement de cuivre du bateau. À la fin du XVIIIe siè- des navires en bois, y creusant des galeries pouvant mesurer plusieurs
cle, on commence à recouvrir les coques de protection contre les dizaines de centimètres. L’une des pièces de bois du Carron Wreck en est
tarets, ces mollusques bivalves à corps allongés en forme de vers, que aujourd’hui infestée (à droite).

de 500 tonneaux de la flotte de la Jamaï- Le chevalier de l’Espine est face à un mis à la côte bien résolu d’empêcher le bâti-
que chargé de sucre et de rhum. De l’Es- dilemme : d’un côté la barrière récifale, ment de tomber au pouvoir de l’ennemi
pine, ayant testé les qualités de son navire de l’autre 18 vaisseaux rangés en ordre [...]. Après avoir mis tout mon équipage à
lors de la traversée, demande instamment de bataille et des lettres secrètes dont terre avec toutes les armes portatives et
à ce qu’il soit doublé de cuivre. Nous l’ennemi ne doit pas s’emparer. «Je vis qu’il n’ayant gardé à bord que quelques hom-
n’avons pas retrouvé de documents l’attes- était absolument nécessaire de tenter un mes des plus braves et des plus détermi-
tant, mais pensons que ce doublage fut posé coup hardi et je ne perdis pas même l’es- nés, j’ai fait d’abord pointer les canons de
entre le moment où il est arrivé à Brest et poir de sauver le bâtiment. Si je pouvais retraite pour écarter les chaloupes enne-
celui où il est reparti pour Saint-Domingue. pénétrer au-dedans des récifs ainsi que j’en mies qui s’imaginant que le bâtiment
Nous sommes quelques semaines formai le projet, imaginant qu’il pouvait était abandonné venaient déjà en pren-
avant la signature du traité de paix devant dans toute cette longueur se trouver un dre possession et j’ai fait ensuite disposer
mettre fin aux hostilités entre la France et endroit où cela fut praticable. Deux vais- les artifices et mettre le feu après quoi je
l’Angleterre et les échanges de courriers seaux, l’un par notre gauche, l’autre par me suis transporté à terre où nous avons
secrets avec les colonies s’intensifient. Le notre arrière, un troisième à peu près par entendu sauter en l’air le bâtiment qui nous
11 décembre 1782, de l’Espine reçoit ordre notre travers un peu de l’avant à nous et a couverts de ses débris.» Le navire détruit,
de conduire à Saint-Domingue le cheva- marchant mieux ce qui par conséquent la bataille prend fin. Les Anglais regagnent
lier de Courrejolles (1736-1827), capitaine m’ôtait tout espoir. Tous les trois à portée leurs bords et l’équipage du Dragon se rend
du génie, chargé de paquets importants de de canon, nous tiraient cependant coup sur ensuite à Monte Cristi, puis au Cap-Fran-
la Cour pour le gouverneur. La traversée coup. Je fis monter un homme de confiance çais. De Courrejolles peut y remettre ses
se déroule sans encombre. De l’Espine serre sur la vergue de misaine pour voir si l’on précieux paquets au Gouverneur.
la terre au plus près, afin de ne pas être découvrirait un endroit où la mer ne bri- L’exploit du chevalier de l’Espine fut
aperçu par les croiseurs ennemis tout en sât point pour tenter d’y traverser et en récompensé : Louis XVI lui accordera
profitant des vents de terre. effet après avoir couru bien des risques, 2000 livres pour le dédommager de la perte
Mais, le soir, il est repéré par la goé- nous parvînmes en dedans des roches. » de «ses provisions de tables et de ses effets
lette anglaise HMS Dorkin et une fré- par le naufrage de cette corvette après des
gate qui, durant toute la nuit, font des manœuvres honorables pour la sauver
signaux lumineux. De l’Espine rapporte
Se saborder peut-être, devant des forces très supérieures ». Il
les ruses qu’il employa pour échapper à se rendre, non ! n’aura manqué que deux semaines, et Le
l’ennemi : « Le 22 (janvier 1783) à la pointe Pour se mettre hors de portée des canons Dragon aurait pu continuer à voguer sur
du jour me trouvant entre la pointe Isa- ennemis et attendre le départ des vaisseaux l’Atlantique : le 4 février 1783, soit deux
bellique et celle de La Grange à environ anglais, de l’Espine fait franchir le second semaines après son sabordage le 22 jan-
une lieue de la première, j’ai eu connais- rang de récif à sa corvette et mouille à vier 1783, un armistice mettant fin aux hos-
sance de dix-huit voiles à peu de distance une encablure de la terre. Mais les Anglais tilités est signé entre les États-Unis et
sous le vent à moi, la plupart vaisseaux mettent alors les canots à la mer pour tra- l’Angleterre. Dès lors, la corvette Le Dra-
de guerre formant une espèce de chaîne cer une route aux vaisseaux à travers les gon du chevalier de l’Espine restera dans
de la Pointe Isabellique à la Pointe de récifs. Dès lors, il faut sauver l’équipage et l’histoire comme le dernier bateau fran-
La Grange. Toute l’escadre a serré le vent les missives, et pour cela, il ne reste plus çais perdu lors de la guerre de l’Indépen-
dès qu’ils m’ont aperçu pour me cou- qu’une solution : le sabordage : « Dès l’ins- dance des États-Unis. Quant à nous, nous
per sous la Pointe de La Grange que je tant que j’avais vu les premiers vaisseaux avons réussi à reconstruire l’histoire de
cherchais à gagner. » Il s’agit de l’esca- en dedans des rochers m’apercevant qu’il l’épave Carron Wreck, qui gît près de Saint-
dre de l’amiral Samuel Hood (1724-1816), n’y avait plus d’espoir de sauver le bâti- Domingue et qui n’est autre que celle de
qui referme son piège. ment j’avais coupé mon câble et [...] m’étais ce même Dragon. I

40] Archéologie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Géoneutrinos, antineutrinos, KamLAND, Borexino, réacteur, radioactivité, chauffag de la Terre, uranium, thorium, géochimie, géophysique, cosmochimie, réaction bêta inverse

Physique

William McDonough, John Learned et Stephen Dye

Ces particules passe-muraille sont devenues un outil


pour sonder les profondeurs de la Terre et comprendre comment
notre planète produit de la chaleur. Elles seraient aussi utiles
pour surveiller les centrales nucléaires.

42] Physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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L es neutrinos sont les particules les


plus discrètes que l’on connaisse.
Ils interagissent très peu avec la
matière et les détecter est un défi. Pour-
quoi intéressent-ils tant les physiciens ?
Parce que leurs propriétés fondamentales
sont encore imparfaitement cernées; mais
aussi parce qu’en considérant un type de
ces particules – les antineutrinos électro-
niques – produit par la radioactivité bêta,
les physiciens et géophysiciens ont ima-
giné diverses applications hors du champ
de la physique des particules.
Ainsi, depuis quelques années, ces anti-
neutrinos livrent des indices sur l’origine
de la Terre et son histoire thermique. En
outre, ils fournissent des renseignements
sur l’évolution du combustible dans les
réacteurs nucléaires et devraient livrer de
nouveaux indices sur la production des
éléments lourds dans les supernovae.
Deux gros détecteurs d’antineutrinos

Article traduit et publié avec l’autorisation de W. F. McDonough, J. G. Learned et S.T. Dye, The many uses of electron antineutrinos, Physics Today, vol. 65(3), pp. 46-51, 2012. © 2012, American Institute of Physics.
électroniques, pesant près de 1000 tonnes,
épient en continu l’intérieur de la Terre
pour aider les géologues à déterminer
l’abondance de l’uranium et du thorium
et leur distribution dans les entrailles de la
Terre. Ce sont les principaux éléments
radioactifs producteurs de chaleur de la
planète. Un troisième gros détecteur les
rejoindra bientôt. Ces détecteurs, ainsi que
d’autres beaucoup plus petits, peuvent
aussi surveiller les réacteurs nucléaires par-
tout dans le monde (voir la figure 1). La pro-
chaine génération de détecteurs, encore
plus gros, servira dans plusieurs domai-
nes (la physique des astroparticules, la géo-
logie, les études de réacteurs et la physique
des particules élémentaires).
Les trois types de neutrinos – on les
qualifie de «saveurs» électronique, muo-
nique et tauique – sont insensibles à
l’interaction électromagnétique et à l’in-
teraction forte, deux des trois interactions
fondamentales du modèle standard de la
physique des particules. Autrement dit,
ils ne sont sensibles qu’à l’interaction fai-
ble. Ils sont au moins un million de fois
plus légers que l’électron. Leur probabi-
lité d’interaction est très faible, ce qui rend
les neutrinos difficiles à détecter. Mal-
gré ces obstacles, ces particules permet-
tent de scruter les entrailles des étoiles ou
de notre planète.
Les neutrinos restent un sujet central
pour la recherche fondamentale en phy-
1. LE DÉTECTEUR de l’expérience Daya Bay, sique des particules. Les scientifiques ont
en Chine, traque les antineutrinos émis par
la centrale nucléaire située à proximité. encore à en étudier des propriétés telles
que leurs masses ou leurs oscillations

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Physique [43


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– cette capacité des neutrinos de changer en provenance du Soleil. Mais il n’en a


spontanément et périodiquement de saveur détecté que le tiers environ de ce qui était
au fil du temps. Nous nous intéresserons attendu d’après les modèles solaires, qui
ici surtout à leur utilisation en géologie et estiment l’énergie produite par notre étoile,
dans le domaine de la sûreté nucléaire. le nombre de réactions de fusion en jeu et
L’existence des neutrinos a été postu- le flux de neutrinos électroniques émis.
lée en 1930 par le physicien autrichien
L’ E S S E N T I E L Ce déficit était la première indication
Wolfgang Pauli, afin que la conserva- I Les neutrinos d’un phénomène aujourd’hui attesté par
tion de la quantité de mouvement dans interagissent peu de nombreuses expériences : l’oscillation
les désintégrations bêta soit conservée. avec la matière, mais des neutrinos. Une partie de ces particu-
Pauli supposa que la réaction de trans- leur production en grand les venant du Soleil changeaient de saveur
formation d’un neutron en proton s’ac- nombre permet d’en lors de leur trajet, mais l’expérience de
compagnait non seulement de l’émission détecter quelques-uns. Davis n’était pas conçue pour détecter
d’un électron, mais aussi de l’émission les deux autres types de neutrinos (les neu-

Page précédente : Lawrence Berkeley National Laboratory, Roy Kaltschmidt, photographe


d’une autre particule inconnue à l’épo- I Les géoneutrinos, trinos muoniques et tauiques).
que, le neutrino, sans masse et indétecta- produits par les éléments
ble, excepté sous forme de quantité de
mouvement manquante (voir l’encadré ci-
radioactifs du manteau
et de la croûte terrestres,
Des oscillations
dessous). Mais en 1956, les physiciens amé- révèlent la contribution de la saveur
ricains Frederick Reines et Clyde Cowan de la radioactivité À partir de 2002, le détecteur KamLAND
et leurs collègues ont réalisé la première à la chaleur produite (Kamioka Liquid AntiNeutrino Detector), ins-
observation d’antineutrinos électroni- par la planète. tallé dans la mine de zinc de Kamioka,
ques, au moyen d’un détecteur placé à au Japon, a surveillé les émissions d’anti-
une dizaine de mètres d’un réacteur I Les réacteurs nucléaires neutrinos de dizaines de réacteurs situés
nucléaire de la centrale nucléaire de peuvent être surveillés à des distances diverses. Comme pour
Savannah River, aux États-Unis. à distance en étudiant les neutrinos solaires, les physiciens ont
Dix ans plus tard, le physicien et chi- les antineutrinos mis en évidence que les antineutrinos élec-
miste américain Raymond Davis mit au qu’ils produisent. troniques changeaient de saveur.
point un détecteur installé dans les pro- Dans le formalisme mathématique
fondeurs de la mine Homestake de Lead, de la physique des particules, le phéno-
dans le Dakota du Sud, et a observé pour mène d’oscillation des neutrinos ne peut
la première fois des neutrinos électroniques se comprendre que si les neutrinos sont

N EU TRINOS, A N TIN EU TRINOS E T D É SIN T É GR ATION B Ê TA

Lles ephysique
modèle standard de la
des particu-
inclut trois types de neu-
Ainsi, dans la désintégration
bêta (a), un neutron (L = 0)
se transforme en proton
le neutrino est un « fermion
de Dirac ». Si, au contraire,
le neutrino est sa propre
a
e–
trinos associés aux trois lep- (L = 0) avec l’émission d’un antiparticule, on parle de n p
tons chargés – l’électron, le électron (L = ⫹1) et d’un « fermion de Majorana ». –ν
muon et le tau. Ces six par- antineutrino (L = ⫺1). Cette Pour déterminer la nature e

ticules ne sont pas sensi- réaction est courante pour de la particule, les physiciens
bles à l’interaction forte. Les de nombreux isotopes riches cherchent à observer deux b
e–
neutrinos n’ont pas de en neutrons et à longue du- désintégrations bêta simul-
charge électrique et donc rée de vie que sont par exem- tanées (b). Dans la plupart n p
pas d’interaction électroma- ple l’uranium, le thorium et des cas, il y a émission de n p –ν
e
gnétique. le potassium. deux électrons et deux anti-
On définit un « nombre Dans les réactions stel- neutrinos. Si le neutrino est
leptonique » L, qui vaut ⫹1 laires de fusion, la réaction un fermion de Majorana, l’an- e– –ν
pour les leptons, ⫺1 pour les
e
opposée se produit: les pro- tineutrino émis par un neu-
antileptons et 0 pour toutes tons deviennent des neutrons tron peut être absorbé par c
les autres particules. Dans quand les noyaux légers, ri- l’autre neutron puisqu’il est e–
toute réaction entre particu- ches en protons, fusionnent. aussi un neutrino. De nom- n p
les, le nombre leptonique est Ainsi, les étoiles produisent breuses expériences cher- n p
conservé : la somme des surtout des neutrinos. chent à observer la double e–
nombres leptoniques des Il y a une ambiguïté sur désintégration bêta sans
particules qui réagissent est la nature de l’antiparticule émission de neutrino (c), qui
Pour la Science

égale à la somme de ceux du neutrino. Si l’antineutrino prouverait que l’on a affaire n = neutron ; p = proton ;
des particules produites. est une particule distincte, à des fermions de Majorana. e– = électron ; –␯e = antineutrino électronique

44] Physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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des particules mettant en jeu trois mas-

Nombre d’antineutrinos détectés par kilotonne


ses différentes (on ignore la valeur précise Géoneutrinos
de ces masses aujourd’hui).

par année et par kiloélectronvolt


L’expérience KamLAND a été conçue 238
U
pour étudier la physique fondamentale 0,04
des antineutrinos électroniques, émis
par des réacteurs situés à des distances
variées avec des énergies pouvant attein-
dre huit mégaélectronvolts. Dans le détec- 0,02 Antineutrinos émis
232
teur, les antineutrinos incidents interagissent Th par les réacteurs nucléaires
avec des protons (noyaux d’hydrogène)
au sein d’une kilotonne de scintillateur
liquide, selon la réaction: antineutrino élec- 0 2 4 6 8
tronique + proton —> positron + neutron. Énergie des antineutrinos (en mégaélectronvolts)
La production d’un positron et d’un neu-
2. LE NOMBRE D’ANTINEUTRINOS ÉLECTRONIQUES détectés par kilotonne de scintillateur en
tron se traduit par l’émission de pho- fonction de l’énergie de la particule dépend de la source d’émission. Le seuil à 1,8 mégaélectron-
tons, captés et amplifiés par des milliers volt correspond à l’énergie minimale nécessaire pour la réaction de désintégration bêta inverse.
de photomultiplicateurs entourant le scin- Au-dessous de 3,5 mégaélectronvolts, le spectre attendu est dominé par les géoneutrinos, issus des
tillateur. L’énergie de l’antineutrino doit chaînes de désintégration de l’uranium 238 et du thorium 232 de la croûte et du manteau terres-
être supérieure à 1,8mégaélectronvolt pour tres. Le spectre des antineutrinos provenant des réacteurs nucléaires culmine autour de quatre
que la réaction ait lieu. mégaélectronvolts, énergie à laquelle l’amplitude du spectre des géoneutrinos est négligeable. Il
est ainsi possible de faire la distinction entre les sources naturelles et les réacteurs.

Garder un œil Terre) sur le même principe que les anti- planète parce que la Terre, comme tous
sur les réacteurs neutrinos électroniques issus des centra- les matériaux, est presque transparente
Les futures générations de détecteurs les nucléaires, mais le détecteur n’a pas été pour ces particules. La probabilité qu’un
– comme l’expérience Nucifer dévelop- conçu pour ce type d’observations. En fait, neutrino, avec une énergie de un mégaélec-
pée par des laboratoires français – pour- l’implantation délibérée de K am LAND tronvolt, traverse une épaisseur d’une
ront surveiller le fonctionnement des au milieu de plusieurs dizaines de réac- année-lumière de plomb sans interagir
réacteurs nucléaires et participer au teurs crée un bruit de fond gênant pour est très élevée. Le flux important de géo-
contrôle de la non-prolifération d’armes la recherche des géoneutrinos. La collabo- neutrinos permet d’augmenter les chan-
nucléaires. Au début du cycle du com- ration internationale a rapporté la pre- ces que le détecteur en enregistre un.
bustible nucléaire, les barres de combus- mière détection de géoneutrinos en 2005, L’observation des géoneutrinos est une
tible produisent du plutonium de qualité mais avec un bruit de fond important nouvelle méthode pour estimer les quan-
militaire en plus de nombreux autres iso- des réacteurs. Plus récemment, les phy- tités d’uranium et de thorium présentes
topes radioactifs. Dans les réacteurs siciens ont observé une centaine d’évé- dans la croûte et le manteau terrestres, et
nucléaires non suspects, les barres de nements de géoneutrinos avec un bruit de clore ainsi le débat sur les sources internes
combustible sont utilisées jusqu’à ce fond réduit, grâce aux améliorations de chaleur de la Terre lancé il y a un siècle
qu’elles soient fortement (mais pas com- apportées au détecteur et à l’arrêt inat- et demi par lord Kelvin. Une mesure pré-
plètement) appauvries en matériau fis- tendu de réacteurs voisins. cise du flux surfacique de géoneutrinos indi-
sile, en général en 18 mois environ. Une Le seul autre détecteur existant capa- querait la part de la radioactivité dans la
utilisation clandestine des réacteurs pour ble de faire des mesures de géoneutrinos, production totale de chaleur de la planète
produire de l’armement nucléaire à base Borexino, est plus petit que KamLAND. Mais, et permettrait de tester les différents modè-
de plutonium serait facile à repérer, le situé dans un tunnel sous le Gran Sasso, les censés rendre compte de la composition
réacteur subissant des arrêts anormale- le plus haut sommet des Apennins, en de la Terre. Ces scénarios portent sur les
ment fréquents pour changer les barres. Italie, il est beaucoup moins gêné par les matériaux et processus ayant contribué à la
Quatre isotopes contribuent au flux réacteurs alentours : le réacteur nucléaire formation de la Terre, tel le matériau pri-
d’antineutrinos issus d’un réacteur. Pour le plus proche est à un millier de kilomè- mitif indifférencié qui s’est formé dans la
KamLAND, ces particules ont une éner- tres. L’équipe de Borexino a publié ses nébuleuse planétaire du Soleil il y a 4,5 mil-
gie détectable moyenne d’environ qua- premières mesures de géoneutrinos liards d’années et qui se retrouve aujourd’hui
tre mégaélectronvolts. En revanche, le en 2010. Les géophysiciens et géochimis- dans les météorites chondritiques.
spectre des antineutrinos issus des dés- tes peuvent maintenant s’appuyer sur deux Les géologues espèrent tirer de ces don-
intégrations bêta des isotopes à longue gros détecteurs situés dans des environne- nées ou de futures expériences des infor-
durée de vie naturellement présents en ments distincts, et confrontés à des bruits mations sur l’existence, dans le manteau,
abondance dans la croûte et le manteau de fond différents. de zones riches en éléments radioactifs, dont
terrestres culmine à 3,3 mégaélectron- La Terre émet environ six millions d’an- certaines se seraient formées à la frontière
volts (voir la figure 2). tineutrinos électroniques par centimètre entre le noyau et le manteau tôt dans l’his-
KamLAND peut étudier ces « géoneu- carré et par seconde. Un tel flux surfaci- toire de la Terre. Les géoneutrinos pourront
trinos » (antineutrinos produits par la que émerge librement de l’intérieur de notre aussi nous éclairer sur la question du niveau

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Physique [45


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cosmochimique, géochimique et géophy-


Centrale ν–
Supernova sique, qui donnent des quantités d’ura-
nucléaire
nium dans la croûte et le manteau variant
entre 5 ⫻ 1016 et 1,3 ⫻ 1017 kilogrammes. La
ν– contribution du thorium et du potassium
Ur anium ν
Borexino à la production de chaleur est obtenue
par extrapolation, à partir des rapports
d’abondance avec l’uranium – l’élément
naturel le plus rare du Système solaire.
Les cosmochimistes cherchent à conci-
Thorium lier les compositions chimiques et isotopi-
ques des météorites chondritiques avec
ν– celles de la Terre. Ils ont remarqué que les
chondrites à enstatite (une classe rare carac-
Potas sium térisée par son extrême pauvreté en oxy-
ν des) partagent avec la Terre les mêmes
ν compositions isotopiques pour de nom-

© Shutterstock/Pour la Science
ν
– breux éléments. Ils en concluent que ce sont
ν les briques essentielles à partir desquelles
Sol
Soleil la Terre s’est formée. Ces chondrites sont
Fond Rayons cosmiques
cosmologique plutôt pauvres en uranium, ce qui conduit
les cosmochimistes à opter pour une valeur
3. LA DÉSINTÉGRATION DE L’URANIUM ET DU THORIUM, présents dans la croûte et le man- basse des abondances possibles en uranium.
teau terrestres, réchauffent la Terre. Ces éléments radioactifs émettent des antineutrinos qui arri- Les cosmochimistes comparent la com-
vent à la surface de la planète, où certains sont détectés par les expériences Borexino, en Italie,
et KamLAND, au Japon. Ces deux installations sont aussi sensibles aux antineutrinos (notés – ␯) position de roches en surface probablement
provenant des réacteurs nucléaires. D’autres expériences étudient les neutrinos (␯) émis par le originaires du manteau avec celle des chon-
Soleil, par les supernovae et ceux produits par l’interaction des rayons cosmiques avec les ato- drites. Les premières sont plus pauvres en
mes de l’atmosphère. On ignore encore comment détecter les neutrinos fossiles issus du Big Bang fer et silicium que les secondes. Pour expli-
et présents dans le fond cosmologique. quer ces différences, ils doivent supposer
que la partie profonde du manteau a une
de radioactivité (vraisemblablement faible) et à 20 pour cent du potassium. Ces pro- composition différente, plus riche en fer
du noyau terrestre. portions sont déterminées à partir des éner- et en silicium, de celle du manteau supé-
De nombreuses autres questions géo- gies de désintégration des différents rieur. Mais de nombreux géologues rejet-
physiques peuvent trouver des éléments isotopes et des rapports d’abondance tho- tent l’idée d’une telle hétérogénéité à grande
de réponse grâce aux géoneutrinos. Par rium/uranium, potassium/uranium, etc., échelle dans le manteau, car elle n’est pas
exemple, dans quelle mesure la puissance au sein de la Terre, ces derniers étant eux- compatible avec les images sismologi-
radiogénique – due aux éléments radioac- mêmes donnés par l’étude des météorites ques des plaques océaniques de subduc-
tifs – de la Terre participe à la tectonique chondritiques (le rapport d’abondance tho- tion qui plongent dans le manteau profond,
des plaques ou contrôle la dynamo terres- rium/uranium est égal à 4, et le rapport brassant sans cesse l’ensemble du manteau
tre dans le noyau de fer liquide? Un autre potassium/uranium est égal à 10000). soumis à la convection.
débat animé concerne la part du flux de cha- Une approche alternative propose une
leur surfacique qui provient de la désinté-
gration radioactive actuelle et la part due
Combien de chaleur modélisation fondée sur l’utilisation
d’échantillons géochimiques réels du man-
à des sources primordiales de chaleur (éner- radioactive ? teau et de la croûte pour estimer la concen-
gie emmagasinée lors de l’accrétion des gaz, Dans les 46 – 8 = 38 térawatts de chaleur tration en éléments dans le manteau
poussières et blocs rocheux qui ont formé rayonnée par le manteau terrestre, quelle primitif avant la formation de la croûte.
la planète, radioactivité ancienne, etc.). La est la part des désintégrations radioactives? Ces modèles géochimiques prédisent envi-
radioactivité actuelle assure-t-elle toute Cette part dépend directement de l’abon- ron 8 ⫻ 1016 kilogrammes d’uranium dans
l’énergie dissipée aujourd’hui? dance des éléments radioactifs dans le man- la croûte et le manteau. Ils sont cohérents
On estime le flux de chaleur rayonné teau. La détermination de ces abondances avec les modèles d’élasticité du manteau
par la Terre à environ 46 térawatts, dont doit faire appel à des modèles de la com- et avec des modèles chondritiques plus
quelque 8 térawatts sont dus au chauf- position de la Terre, qui sont contraints larges qui minimisent l’importance des
fage radiogénique des continents, d’après par des données sismiques et géodési- enstatites. Mais le point faible de ces appro-
les estimations des quantités de potassium, ques. La mesure du flux de géoneutrinos ches géochimiques est que les roches émer-
thorium et uranium radioactifs présentes est un nouvel outil, qui permet de tester geant du manteau n’échantillonnent que
dans la croûte continentale. les prédictions des différents modèles quant des profondeurs de quelques centaines de
Dans les profondeurs de la Terre, la cha- aux quantités d’éléments radioactifs. kilomètres et ne révèlent pas si elles se sont
leur radiogénique provient à 40 pour cent Pour estimer la composition de la Terre, trouvées autrefois à de plus grandes pro-
du thorium, à 40 pour cent de l’uranium on se sert de trois approches différentes : fondeurs dans le manteau.

46] Physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Quant aux modèles géophysiques, ils butions combinées de l’uranium et du tho- I LES AUTEURS
utilisent les connaissances actuelles du flux rium au flux de chaleur de la Terre reste
de chaleur surfacique mesuré pour trou- cohérente avec les trois grandes classes de W. McDONOUGH
est professeur
ver des solutions à l’évolution thermique modèles terrestres. Elle exclut désor- de géologie
de la planète qui spécifient les contribu- mais, avec un niveau de confiance de à l’Université
tions relatives de la chaleur primordiale 97pour cent, un modèle entièrement radio- du Maryland,
et de la production radiogénique actuelle génique qui suppose que toute la chaleur aux États-Unis.
de chaleur. Les géophysiciens modélisent primordiale de la planète s’est dissipée J. LEARNED
la convection de chaleur au sein du man- depuis longtemps et qui attribue l’intégra- est professeur
teau en termes de diffusion thermique et lité du flux de chaleur à la radioactivité de physique
à l’Université
des lois de la rhéologie. Typiquement, les actuelle. La mesure en 2010 de Borexino, de Hawaï
modèles géophysiques prédisent les abon- avec sa grande barre d’erreur, ne permet- à Honolulu.
dances en uranium les plus élevées pour tait d’exclure aucun scénario. Stephen DYE
le manteau. Dans ce cas, plus de la moitié Un troisième détecteur de géoneutri- est professeur
du flux de chaleur actuel est d’origine radio- nos sera mis en service en 2013 : le détec- de physique
génique. Ces trois approches diffèrent en teur SNO+. Cet instrument est une version à l’Université
Hawaï Pacifique
ce qui concerne la structure, l’abondance modernisée du détecteur à eau lourde de à Kaneohe.
et la distribution des éléments producteurs neutrinos solaires de l’Observatoire de neu-
de chaleur de la Terre. trinos de Sudbury, dans l’Ontario (Canada).
Depuis la première détection de géo- Un liquide scintillateur remplace désor-
neutrinos par KamLAND en2005, des avan- mais l’eau lourde. La détection des géoneu-
cées considérables ont eu lieu. Les trinos sera pour SNO+ une activité annexe,
physiciens de KamLAND ont obtenu des comme c’était le cas pour KamLAND et
résultats avec des incertitudes plus faibles Borexino. L’un de ses objectifs principaux
en2011. La nouvelle valeur pour les contri- est la recherche des doubles désintégrations

L’ A N O M A L I E D E S A N T I N E U T R I N O S D E R É A C T E U R : U N Q U A T R I È M E N E U T R I N O ?
n 2011, des chercheurs du CEA cent d’antineutrinos manquent à
E et de l’IN2P3 ont publié des ré-
sultats surprenants sur le flux d’anti-
l’appel dans ces expériences situées
à moins de 100 mètres des réac-
neutrinos produits par les réacteurs teurs ! Une découverte étonnante,
de centrales nucléaires. Ces derniers car les mesures s’accordaient aux
produisent de l’énergie par la fission anciennes prédictions jusqu’alors…
entretenue de noyaux d’uranium et Cet effet est désormais connu sous Plastique scintillant
(destiné à exclure 390 tubes
de plutonium. À chaque fission, les le nom d’anomalie des antineutri- les muons cosmiques photomultiplicateurs
noyaux instables produits subissent nos de réacteur. des événements
des désintégrations radioactives de Cette anomalie pourrait s’expli- enregistrés)
Liquide scintillateur
type bêta, qui émettent, chacune, un quer par une erreur dans le calcul

© CEA Imagin'Irfu
antineutrino et un électron. Pour théorique du flux d’antineutrinos.
évaluer le flux d’antineutrinos issu Toutefois, aucune faille n’a été trou-
de réacteurs, toutes les expériences, vée à ce jour pour expliquer l’am- Schéma d’un détecteur de Double Chooz.
avant Double Chooz, avaient utilisé plitude importante de l’effet.Les cher-
des données de référence provenant cheurs du CEA ont donc proposé pourrait contribuer à la mystérieuse La preuve irréfutable de l’exis-
de mesures effectuées auprès du réac- une hypothèse plus hardie, impli- masse manquante de l’Univers. tence de cette nouvelle particule
teur de l’ILL à Grenoble dans les an- quant une extension du modèle stan- En somme, selon cette hypo- passera par une future série de me-
nées 1980. Mais un décalage de plus dard de la physique des particules : thèse, la détection des neutrinos de sures: la détection d’antineutrinos à
de trois pour cent par rapport aux pré- l’existence d’un quatrième neutrino réacteur souffrirait d’un déficit dû moins de dix mètres des cœurs com-
dictions,qui faisaient référence depuis qui serait à rajouter au bestiaire du à la transformation (l’oscillation) pacts de réacteurs ou le déploiement
25ans, a été mis en évidence. modèle standard de la physique d’antineutrinos en antineutrinos d’une source intense de neutrinos au
Les résultats de 20 expériences des particules. Ce neutrino serait stériles, donc indétectables ! cœur ou près de grands détecteurs à
réalisées dans les années 1980-1990 « stérile », c’est-à-dire insensible à L’explication de l’anomalie par liquide scintillant, qui donnerait une
en France, aux États-Unis, en Suisse toute interaction hormis la gravita- l’existence d’un neutrino stérile va dans mesure très propre de l’empreinte de
et en Russie ont été réexaminés avec tion,mais il pourrait se mélanger avec le sens d’autres résultats indépen- l’oscillation en fonction de la distance
un regard nouveau. En incluant non les trois saveurs connues de neutri- dants: les données d’étalonnage des à la source. Une quinzaine de projets
seulement les nouveaux résultats, nos (électronique, muonique et taui- expériences de neutrinos solaires (Sage sont à l’étude et il y a fort à parier
mais aussi la réévaluation du taux que) par le biais du phénomène et Gallex) et les résultats des expérien- que certains d’entre eux seront réali-
théorique d’interaction dans les dé- d’oscillation. L’existence d’un qua- ces américaines auprès de faisceaux sés dans les dix prochaines années.
tecteurs, les physiciens sont arri- trième neutrino aurait par ailleurs des de neutrinos produits par des accélé- Thierry Lasserre
vés à la conclusion que sept pour conséquences cosmologiques, car il rateurs (LSND et MiniBoone). CEA Saclay - APC

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Physique [47


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Neutrinos bêta sans émission de neutrinos, qui ne peu- de l’Australie et de la limite entre le noyau
vent se produire que si les neutrinos sont et le manteau. Placé là, au-dessus de la
et supernovae des particules de Majorana (c’est-à-dire des mince croûte océanique, qui est relative-
Les neutrinos sont produits particules identiques à leurs antiparticules, ment dépourvue de radioactivité, il aurait
en grand nombre dans voir l’encadré page 44). Grâce à sa situation un meilleur accès aux émissions du man-
les supernovae. À ce jour, géographique, SNO+ devrait avoir un taux teau que les installations terrestres.
seule la supernova de 1987, de comptage de géoneutrinos double de
celui de KamLAND, et un bruit de fond dû
dans la galaxie du Grand
Nuage de Magellan, a été aux réacteurs très inférieur.
Mesurer la direction
observée en coïncidence Les détecteurs s’améliorent progres- Une importante amélioration des détec-
avec des neutrinos. Trois sivement. Ils sont fabriqués à partir de maté- teurs consisterait à pouvoir déterminer la
détecteurs distincts riaux plus purs qui minimisent le bruit de direction des neutrinos enregistrés. Dans la
ont observé 24 neutrinos fond. Borexino contient moins d’une demi- réaction de désintégration bêta inverse uti-
provenant de la supernova. kilotonne de scintillateur, mais la grande lisée par une partie des détecteurs (antineu-
Ces mesures sont compatibles pureté du liquide et de son contenant lui trino + proton —> positron + neutron), le
avec les modèles de permet de détecter les neutrinos par des positron émis produit un bref éclair lumi-
supernovae selon lesquels réactions de diffusion élastique ainsi que neux en traversant quelques millimètres de
99 pour cent de l’énergie par désintégration bêta inverse. Aussi pro- scintillateur avant de s’annihiler avec un
de l’explosion est émise sous pre que Borexino, le détecteur SNO+, à deux électron. L’intensité de l’éclair donne une
forme de neutrinos. La future kilomètres sous la surface, sera le plus pro- mesure approximative de l’énergie du neu-
génération d’expériences fond des détecteurs de géoneutrinos, un trino. Environ 0,2milliseconde plus tard, le
en recherchera d’autres, atout pour réduire le bruit de fond des neutron, beaucoup plus lourd, qui a par-
pour mieux comprendre muons du rayonnement cosmique. couru environ un mètre avec une très petite
les mécanismes à l’origine Les grandes expériences en projet se partie de l’énergie cinétique de l’antineu-
de ces explosions d’étoiles. proposent d’inclure des techniques de trino incident, crée un rayon gamma de
détection avancées qui seront utiles pour 2,2mégaélectronvolts en fusionnant avec
des applications en physique des particu- un proton pour former un deutéron.
les, en géologie, en physique des astropar- Avec ce type d’événements à double
ticules et pour la sûreté nationale. Une éclair dans une fenêtre de temps, d’espace
équipe de l’Université technique de et d’énergie aussi étroitement spécifiée,
il y a peu de risque de fausses détections
liées à d’autres processus. Mais aucun des
DÉTERMINER LA DIRECTION détecteurs fondés sur la désintégration
des neutrinos augmenterait fortement bêta inverse n’est capable de déterminer
notre capacité à surveiller à distance la direction incidente des antineutrinos
les réacteurs nucléaires. événement par événement.
Identifier la direction d’un antineu-
Munich monte un projet de détecteur à trino enregistré par un détecteur à scin-
scintillation gigantesque de 50 kilotonnes tillation serait très intéressant pour la
nommé LENA (Low Energy Neutrino Astro- géologie, l’astrophysique et la surveillance
nomy). Une proposition américaine d’ex- nucléaire. Mais KamLAND et Borexino en
I BIBLIOGRAPHIE périence appelée Hanohano (Hawaiian sont incapables. Le détecteur d’antineu-
Anti-Neutrino Observatory, doublé comme trinos de Chooz, en France, et celui de Palo
A. Gando et al., Partial le veut la tradition linguistique hawaïenne) Verde, aux États-Unis, beaucoup plus
radiogenic heat model for Earth
revealed by geoneutrino envisage un détecteur mobile avec 10 à petits, ont fait la démonstration qu’ils
measurements, Nature 50 kilotonnes de scintillateur liquide, qui étaient capables de déterminer la direction
Geoscience, vol. 4, opérerait au fond de la mer. Il pourrait être de la source à 20 degrés près pour des
pp. 647-651, 2011. déployé soit au milieu de l’océan, loin de échantillons statistiques de quelques mil-
G. Mention et al., The reactor la radioactivité de la croûte continentale, liers d’événements, en provenance d’un
antineutrino anomaly, Physical soit à différentes distances de réacteurs réacteur situé à quelques kilomètres.
Review D, vol. 83, 073006, 2011. nucléaires particuliers. La première confi- Cela leur est possible car, pour un échan-
G. Bellini et al., Observations guration permettrait de se concentrer tillon assez grand provenant d’une source
of geo-neutrinos, Physics sur la radioactivité du manteau plutôt que unique, les trajectoires aléatoires des
Letters B, vol. 687, sur celle de la croûte, et la seconde facili- neutrons produits (sur une longueur d’un
pp. 299-304, 2010. terait l’étude des oscillations des neutri- mètre environ) pointent en moyenne dans
T. Lasserre et D. Vignaud, nos en fonction de la distance à la source. la direction opposée à cette source.
La mystérieuse identité Il serait intéressant d’installer un tel Nous espérons que les démonstrations
des neutrinos, Dossier détecteur mobile au milieu du Pacifique de Chooz et de Palo Verde ne sont qu’un
Pour la Science, n° 62, 2009.
Sud, à égale distance de l’Amérique latine, début. Le contingent de l’Université de

48] Physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Hawaï au sein de la collaboration KamLAND détecteur original de Reines-Cowan. Conte- d’une tonne détecterait quelques centai-
développe un petit détecteur de neutrinos nant environ une tonne de scintillateur nes d’événements par jour.
qui peut localiser l’interaction de l’antineu- liquide, il a fonctionné avec succès auprès L’adoption de détecteurs de neutrinos
trino à quelques millimètres près et un scin- de centrales nucléaires d’une puissance de modernes, compacts et autonomes par
tillateur dopé qui peut, de façon semblable, l’ordre du gigawatt. Sans avoir accès à l’Agence internationale de l’énergie ato-
localiser le point d’arrivée du neutron. l’information de la salle de commande, mique (AIEA) représenterait une avancée
La détermination de la direction des ces dispositifs ont prouvé leur capacité à importante. Les appareils de surveil-
neutrinos augmenterait fortement notre observer des cycles quotidiens de produc- lance plus classiques sont obligés de se
capacité à surveiller à distance les réacteurs tion et l’évolution du cycle du combustible. « brancher » sur l’infrastructure d’un réac-
nucléaires en identifiant les particules qui teur (plomberie par exemple). On pense
nous intéressent et en éliminant celles qui que les détecteurs de neutrinos vont se
viennent d’ailleurs. Au plus près des cen- De petits mouchards généraliser à côté des installations nucléai-
trales, des détecteurs directionnels permet- nucléaires res qui coopèrent. Une telle surveillance
traient de forger une image du cœur du non intrusive pourrait offrir des avanta-
réacteur en fonctionnement. Les géologues Contrairement aux détecteurs d’une kilo- ges économiques en aidant les opérateurs
utiliseraient de tels détecteurs pour établir tonne, profondément enterrés et très à ajuster le réacteur pour une production
des cartes tomographiques des neutrinos protégés des rayons cosmiques, les appa- maximale d’électricité. De tels détecteurs,
du manteau, qui indiqueraient les zones de reils de surveillance d’un mètre cube fonc- en donnant le signal pour un arrêt oppor-
forte accumulation de thorium et d’ura- tionnant en surface ou à proximité seront tun du réacteur, aideraient peut-être à évi-
nium. Et les physiciens des particules sont inondés par les muons des rayons cosmi- ter des catastrophes nucléaires.
très intéressés par tout ce qui pourrait ren- ques. Mais les réacteurs sont des sources Le fantomatique neutrino est devenu
forcer le rapport signal sur bruit des don- si brillantes d’antineutrinos – une centrale un acteur de premier plan en cosmologie
nées d’oscillation des neutrinos. nucléaire rayonne en fonction de sa puis- et dans la quête d’une théorie complète
De petits détecteurs sont en cours de sance environ 10 20 antineutrinos par des interactions fondamentales. Il est en
développement, spécifiquement pour sur- seconde – que le rapport signal sur bruit train d’acquérir une autre place de choix
veiller les émissions d’antineutrinos des sera favorable si le détecteur est à proxi- pour sonder les profondeurs inaccessibles
réacteurs nucléaires. L’un des prototypes mité des réacteurs. À une distance de de notre planète et mieux surveiller les
est pour l’essentiel une version moderne du 25 mètres, un dispositif de surveillance activités nucléaires. I

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Physique [49


Archéozoologie

Les voyages du
LION
Grâce à une organisation
sociale élaborée et à une fécondité
soutenue, le lion a conquis
presque tous les continents.
Sa première sortie d’Afrique
date de plusieurs centaines
de milliers d’années.

Annik Schnitzler

D
ans l’imaginaire collectif, le lion
est souvent associé à l’Afrique. L’ E S S E N T I E L
Pourtant, au cours de son histoire, ■ Outre l’Afrique, dont il est
il a conquis presque tous les continents : originaire, le lion a peuplé
on trouve des restes osseux, ainsi que des une grande partie
peintures et des gravures préhistoriques du monde, lors de deux
le représentant, en Europe, en Amérique vagues de colonisation.
et en Asie. Il est d’ailleurs très présent
■ Les lions de la première
dans de nombreuses traditions culturelles
vague ont disparu
(voir l’encadré page 52).
naturellement il y a
La première sortie d’Afrique du lion
environ 10 000 ans,
remonte à plusieurs centaines de milliers
tandis que ceux
d’années. Elle concernait des ancêtres du
de la seconde ont décliné
lion des cavernes, qui vivait en Eurasie
sous l’influence
et dont le statut taxonomique fait débat :
© topseller/shutterstock.com

des activités humaines.


certains le considèrent comme une espèce Aujourd’hui, ils sont
à part entière, en se fondant notamment encore présents en Inde.
sur des analyses génétiques, tandis que
■ Les recherches récentes
d’autres le rattachent aux lions africains
ont précisé le statut
dont descendent les lions actuels. Une
taxonomique et le mode 1. LE LION D’ASIE (à droite) n’est plus présent qu’en Inde.
seconde vague de lions s’est ensuite
de vie du lion, ce qui Il est plus petit que les lions vivant au Sud du Sahara (ci-dessus),
répandue en Europe et en Asie, avant de
devrait aider à prendre en Afrique, et a une crinière moins fournie. Il est rattaché au groupe
décliner, victime des activités humaines.
© Bhushan Pandya

des mesures adéquates nord-africain/asiatique. Outre l’Asie du Sud-Ouest, ce groupe a


Aujourd’hui, seules quelques centaines peuplé l’Afrique du Nord et une partie de l’Europe – d’où il a
pour sauvegarder
de lions sauvages survivent en dehors disparu –, et peut-être aussi le centre et l’Ouest de l’Afrique.
l’espèce.
d’Afrique, dans l’Ouest de l’Inde.

50] Archéozoologie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012

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,
pe

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La grande mobilité des lions complique Selon certains scientifiques, le groupe nomade. Le groupe résident, très stable,
la détermination des sous-espèces, et des nord-africain/asiatique n’est plus représenté est composé de femelles adultes appa-
recherches récentes en paléontologie et que par le lion d’Asie de la classification rentées (une à 18 selon la disponibilité en
en génétique ont précisé la parenté entre de l’uicn et par quelques lions de l’Atlas ressources, en moyenne six pour les lions
les groupes des différentes régions. Cette (un sous-groupe ayant peuplé l’Afrique subsahariens) et de leurs petits, accompa-
mobilité s’explique en partie par un sys- du Nord), hybridés avec des lions subsa- gnés par deux ou trois mâles adultes. Ses
tème social élaboré, comprenant une part hariens et vivant dans des zoos. Cepen- membres se côtoient sur un même territoire,
de nomadisme. Après avoir détaillé ces dant, d’autres proposent de rattacher à ce dont les dimensions varient en fonction de
points, nous décrirons les territoires peu- groupe les lions de l’Ouest et du centre de la ressource alimentaire. Il comprend un
plés par les deux vagues de lions. Nous l’Afrique, soit environ 2 000 individus : ainsi, ou plusieurs points d’eau et des lieux où
nous intéresserons ensuite aux derniers en 2011, Laura Bertola, de l’Université de mettre bas en toute tranquillité.
de ces animaux vivant hors d’Afrique, Leyde, aux Pays-Bas, et ses collègues ont Les mâles adultes des groupes résidents
ceux de l’Ouest de l’Inde, et aux mesures mis en évidence une grande proximité protègent le territoire et leurs petits, en
nécessaires pour les sauvegarder. génétique entre ces lions et ceux d’Asie patrouillant, en marquant leur territoire
Le lion appartient à la famille des féli- (voir l’encadré page 55). par de l’urine et en rugissant. Les femelles
dés (Felidae) et au genre Panthera. L’espèce Préciser le statut taxonomique du ont un comportement égalitariste : aucune
actuelle se nomme Panthera leo. Selon l’Union groupe nord-africain/asiatique est crucial ne domine, ni ne manifeste d’agressivité
internationale pour la conservation de la pour prendre des mesures de conservation vis-à-vis d’une autre. Elles élèvent leurs
nature (uicn), elle se divise en deux sous- adéquates. Les derniers lions sauvages petits en commun dès qu’ils sont âgés de
espèces : le lion subsaharien (Panthera leo d’Afrique du Nord ont disparu vers le six mois. Lors du partage des aliments, il
leo) et le lion d’Asie (Panthera leo persica), milieu du xxe siècle. Si on ne lui associe n’y a pas de lutte pour les carcasses. Les
qui vit dans la péninsule de Kâthiâwar, pas les lions du centre et de l’Ouest de femelles s’entraident en cas d’attaques
au Nord-Ouest de l’Inde. Le lion d’Asie l’Afrique, le groupe nord-africain/asiatique par des « gangs » étrangers, faisant front
présente des différences morphologiques se limite donc à la population indienne : ensemble pour éviter des infanticides quand
avec le lion subsaharien, telles une peau selon un recensement effectué en 2010, un lion mâle s’approprie le groupe. Dans ce
pendante sous l’abdomen, une crinière l’effectif des animaux sauvages n’est plus
peu étendue et une taille inférieure (voir que de 411 individus. La cites (Conven-
la figure page 56). tion on International Trade of Endangered
Species, ou Convention sur le commerce e lion est présent dans les arts, les religions et les philoso-

Une taxonomie international des espèces de faune et de L phies des sociétés eurasiennes et africaines depuis le Pa-
léolithique. Il est parfois représenté sous une forme hybride :
flore sauvages menacées d’extinction),
sans cesse améliorée signée en 1973 à Washington, stipule que l’une des plus anciennes statuettes connues, trouvée en Alle-
Cependant, cette classification ne reflète le lion d’Asie est en voie d’extinction ; il magne et datée de 30 000 ans, figure un être à tête de lion
et à corps d’homme. On trouve aussi des lions dans l’art pa-
pas la complexité de l’histoire du lion, et est classé dans l’annexe I, qui interdit le
riétal (grotte Chauvet) et dans les mythes anciens.
d’autres ont été proposées. Les plus anciennes commerce, sauf dans des cas exception-
Ainsi, l’animal a eu une dimension symbolique tout au long
exploitent les traits morphologiques : soit nels ; en 2008, l’uicn a confirmé ce statut
de l’histoire des sociétés humaines. Il représente la puissance,
elles n’admettent aucune sous-espèce à d’espèce menacée d’extinction. le courage, la justice, mais aussi parfois la cruauté ou les forces
Panthera leo, soit elles en proposent entre La situation est plus contrastée pour du mal. En Occident et en Asie, il orne les trônes, les tombes
six et neuf. Les plus récentes, fondées sur les lions subsahariens, dont le territoire et les drapeaux des gouvernants, qui renforcent leur pres-
des analyses génétiques et craniométriques, couvre trois millions de kilomètres carrés, tige en organisant des chasses au lion. Les mythes décrivent
les recoupent partiellement, subdivisant soit dix pour cent du continent : si les popu- des héros qui affrontent l’animal, tels Gilgamesh et Hercule.
l’espèce en deux à huit groupes distincts. lations de l’Ouest de l’Afrique sont précaires, Le lion a aussi été dieu, gardien de l’empire des morts,
En particulier, Ji Mazák, du Musée des celles de l’Est sont moins menacées. Leur compagnon des dieux, animal sacré... Les déesses de l’An-
sciences et de la technologie de Shanghai, a effectif total a diminué de 30 à 50 pour cent tiquité, de Ishtar à Cybèle, et les prophètes, tels Mahomet
proposé en 2010 de distinguer deux groupes au cours des 20 dernières années, mais il et Bouddha, sont souvent accompagnés de lions ; la Bible
majeurs, qui recoupent partiellement ceux reste supérieur à 20 000, selon une estimation nomme Jésus le lion de la tribu de Judas (l’une des 12 tribus
de l’uicn : le groupe africain (comprenant de 2009. Le lion subsaharien est classé dans d’Israël, dont sont issus les rois de la lignée de David). En
les lions de l’Est et du Sud de l’Afrique), l’annexe II de la cites, qui répertorie les Égypte, on a trouvé un squelette de lion, datant de 143 ans
très diversifié génétiquement, et le groupe espèces non menacées d’extinction mais dont avant notre ère, dans la tombe de la nourrice de Toutankha-
mon. L’animal est très présent dans les églises, les édifices
nord-africain/asiatique, plus homogène. le commerce est réglementé, et a été décrit
publics et les fontaines. Aujourd’hui encore, l’image du lion
Ce dernier groupe se serait différencié comme « vulnérable » par l’uicn en 2008.
est abondamment utilisée dans les arts et la publicité, ainsi
du premier il y a entre 200 000 et 73 000 ans, Le lion a un système social élaboré,
que par le cinéma et les fabricants de jouets.
à partir de populations d’Afrique de l’Est. unique parmi les félidés. Tandis que les Cette dimension symbolique complique la reconstitution
Ces populations sont progressivement autres félidés sont solitaires en dehors des des aires peuplées par le lion. En effet, il a parfois été représen-
sorties du continent et ont peuplé une périodes de reproduction, les lions coopèrent té, voire placé en captivité, à des endroits où il ne vivait pas à
partie de l’Europe et de l’Asie, tout en pour chasser, protéger les lionceaux et se l’état sauvage. En outre, des peaux de lion, qui faisaient l’ob-
gardant des contacts étroits avec les lions défendre. Leur architecture sociale comporte jet d’un commerce, étaient importées de contrées lointaines.
d’Afrique du Nord. deux groupes différents : un résident et un

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cas en effet, le mâle étranger tue les petits, le plus ancien reste osseux de lions trouvé ■ L’AUTEUR
car les femelles, privées de ces derniers, en Eurasie date de 680 000 ans ; il s’agit
redeviennent vite fécondes. d’un fragment de mandibule, découvert Annik SCHNITZLER
Deux ou trois ans après leur naissance, à Pakefield, en Angleterre. En comparai- est professeur
au Laboratoire
la plupart des mâles quittent le groupe et son, le plus ancien fossile de lion connu des interactions
forment des coalitions. Certains intègrent en Afrique date de 1,7 million d’années. écotoxicologie,
d’autres groupes résidents en expulsant biodiversité,
les mâles présents, tandis que d’autres Deux vagues écosystèmes (LIEBE),
UMR-CNRS 7146, à l’Université
deviennent nomades : ils errent à l’intérieur
ou aux marges des territoires des groupes
de colonisation de Lorraine, à Metz.

résidents, poussant parfois très loin, chas- Les premiers lions découverts en Eurasie
sant eux-mêmes ou se comportant comme (Panthera fossilis ou Panthera leo fossilis selon
des charognards à partir des proies laissées les scientifiques) seraient une forme ancienne
par les groupes résidents. Des femelles se du lion des cavernes (Panthera spelaea ou
joignent parfois à ces groupes nomades. Panthera leo spelaea). Ce dernier était plus
Les anciens lions avaient aussi un sys- imposant que les lions actuels : il atteignait
tème social élaboré – nous y reviendrons. 3,50 mètres de longueur (du nez à l’extrémité
Grâce à lui et à leur fécondité, ils ont conquis de la queue), pour une hauteur de 1,30 mètre
de vastes territoires. Ces deux attributs au garrot – la taille d’un bœuf ! – et un poids
sont avantageux dans un environnement d’environ 500 kilogrammes, selon le paléon-
où les lions se disputent la nourriture avec tologue Alain Argant, de l’Université d’Aix-
les hyènes, les canidés et d’autres félidés. Marseille. On a découvert des peintures le
Deux vagues principales ont marqué la représentant, datées d’environ 30 000 ans,
sortie d’Afrique du lion. La première remonte dans les grottes de Chauvet, de Lascaux et
à plusieurs centaines de milliers d’années : des Combarelles. On y voit que ces lions

L A DIME NSION SYMBOLIQUE DU LION


Une fontaine
à tête de lion, Le sphinx de Gizeh, en Égypte,
en Azerbaïdjan. est l’un des multiples exemples
L’association du lion de représentation hybride
et de l’eau d’homme et de lion.
viendrait d’Égypte :
la constellation du lion
apparaissant avec
la crue du Nil, l’animal
y était lié à l’eau,
nécessaire à la vie.

© Frédéric Neema/Sygma/Corbis
Cette statuette en ivoire (ci-contre),
découverte en Allemagne, est vieille
de 30 000 ans. Haute de 30 centimètres,
elle figure un homme à tête de lion.
© Landesmuseum Württemberg, P. Frankenstein, H. Zwietasch

© V. J. Matthew/shutterstock.com

© Annik Schnitzler

Les gouvernants, ici le doge de Venise, sont souvent représen- En Inde, des lions ornent les temples.
tés avec des lions, parfois ailés. L’animal symbolise la puissance, Ils sont considérés comme les compagnons
le courage et la justice. des dieux.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Archéozoologie [53

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mais il est possible que de petites poches
localisées de lions aient survécu plus tar-
divement. Auparavant, les populations
d’Eurasie et d’Amérique s’étaient frag-
mentées, en raison d’épisodes climatiques
très froids, qui ont notablement limité les
proies disponibles. L’homme a peut-être
aussi contribué à ce processus.
Quels liens les lions disparus ont-ils
avec les lions actuels ? Des analyses d’adn
ont montré que les seconds ne descendent
pas des premiers, même s’ils ont tous deux
les lions d’Afrique Panthera leo shawi pour
ancêtres : les lions du groupe nord-afri-
cain/asiatique seraient apparus sur leur
Groupe nord-africain/asiatique Lion des cavernes Lion atroce continent d’origine – et non en Eurasie
2. LES LIONS SONT SORTIS D’AFRIQUE il y a environ 700 000 ans. à partir du lion des cavernes –, avant de
Distribution coloniser l’Eurasie plus tardivement que
Le lion des cavernes s’est répandu dans une grande partie de actuelle
l’Europe et de l’Asie (en vert sur la carte ci-dessus), avant de leurs cousins disparus. La frontière Nord
passer en Amérique et de se différencier en une autre sous-es- du territoire des lions du groupe nord-
pèce, le lion atroce (en bleu). Au Nord, son expansion a été blo- africain/asiatique et la frontière Sud de
quée par des glaciers. Plus tard, une seconde vague de lions,
appartenant au groupe nord-africain/asiatique, a quitté l’Afrique
celui des lions des cavernes se recoupent
de l’Est pour coloniser de vastes territoires (en rouge). On ignore entre l’Espagne et le Caucase (voir la figure
s’ils ont interagi avec les lions des cavernes, mais ils n’en des- ci-contre), et ces deux lions pourraient s’y
Péninsule
cendent pas. Aujourd’hui, les lions ne vivent plus qu’en Afrique Kâthiâwar être cotoyés pendant un temps, mais on
(au Sud du Sahara) et dans l’Ouest de l’Inde (carte ci-contre). ignore s’ils ont interagi.
Les restes osseux sont souvent trop frag-
n’avaient pas de crinière. Les peintures de 337 000 ans – une hypothèse non confirmée mentaires pour qu’on puisse distinguer
Chauvet représentent des lions des cavernes pour l’instant en raison du manque d’échan- auquel de ces lions ils appartiennent. On
chassant en groupe et d’autres dans des tillons. Plus tard, le lion américain a encore considère que les premières traces avérées
postures indiquant des contacts sociaux, par évolué, formant il y a environ 200 000 ans des lions du groupe nord-africain/asiatique
exemple avec les oreilles penchées en arrière : une nouvelle sous-espèce (ou une espèce en Eurasie datent d’entre 6 000 et 4 000 ans
à l’instar des lions modernes, ils avaient donc selon certains scientifiques) : le lion atroce avant notre ère, lorsque les lions des cavernes
une organisation sociale élaborée. (Panthera atrox ou Panthera leo atrox), qui avaient disparu. Ils y sont peut-être arrivés
L’expression « lions des cavernes » est s’est répandu sur le continent, jusqu’en plus tôt, mais cela reste à confirmer.
trompeuse, car ces lions n’habitaient pas Amérique centrale. Il y a quelques dizaines Bien qu’on manque de certitudes sur
dans les grottes. C’est pourtant là qu’ils de milliers d’années, les lions occupaient les dates d’arrivée dans les différents lieux,
ont été retrouvés le plus souvent. Ils y sont ainsi une grande partie du monde : tout le on peut reconstituer l’aire globale peuplée
probablement morts des suites de luttes avec continent africain, où vivait la sous-espèce par le groupe nord-africain/asiatique. On
les hyènes (Crocuta crocuta spelaea), dont ils Panthera leo shawi, ainsi qu’une bonne part s’appuie sur plusieurs champs disciplinaires,
étaient les compétiteurs directs, ou avec les de l’Eurasie et de l’Amérique, où demeu- de la zoologie historique à l’archéozoolo-
ours des cavernes, qu’ils attaquaient durant raient le lion des cavernes et le lion atroce gie et l’archéologie. Les données sont plus
la période d’hivernation ; ils ont aussi pu (voir la figure ci-dessus). ou moins nombreuses pour les différentes
tomber dans des trous en cherchant leurs périodes de l’Holocène (qui s’étend sur
proies. Selon des analyses récentes, les lions Des lions disparus les 10 000 dernières années). Au cours
des cavernes mangeaient principalement de cette époque, les milieux naturels ont
des oursons et des rennes.
sans descendance profondément changé dans de multiples
Le lion des cavernes a parcouru toute Ces deux derniers lions ont disparu sans régions du monde.
l’Europe, puis l’Asie, jusqu’en Sibérie, évitant descendance à la fin de la dernière période Ainsi, entre 9600 et 3500 ans avant notre
les parties nordiques couvertes de glace, les glaciaire. Selon des datations au carbone 14 ère, une partie de l’aire du lion, du Sahara
montagnes asiatiques et les forêts denses. des restes osseux les plus récents, le lion des à l’Inde, avait un climat assez humide.
L’Asie était alors connectée à l’Amérique cavernes s’est éteint il y a environ 11 150 ans D’importantes étendues lacustres ou maré-
par le pont terrestre de la Béringie, et le lion en France et il y a environ 12 450 ans au cageuses s’étendaient dans le Sahara, sur des
a poursuivi sa route vers l’Alaska, qu’il a Nord-Est de la Sibérie. Ces dates suggèrent superficies atteignant parfois 100 kilomètres
atteint il y a 480 000 à 360 000 ans. une disparition quasi synchrone sur toute carrés (en comparaison, le lac Léman fait
Les populations de l’Eurasie se seraient l’Eurasie. Le lion atroce, quant à lui, se un peu moins de 600 kilomètres carrés).
ensuite séparées génétiquement de celles serait éteint il y a environ 10 370 ans. Ces Elles étaient entrecoupées de larges steppes
de la Béringie et de l’Alaska il y a environ dates reflètent l’état actuel des découvertes, herbeuses. La faune saharienne était alors

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d’une incroyable richesse et abondait en cette époque sont donnés par les gravures
ongulés, bovidés, équidés et carnivores, rupestres qui les représentent : on en a
venus de la région du Nil ou de la côte découvert en Azerbaïdjan (dans la région
méditerranéenne. du Gobustan) et dans la péninsule Arabique.
D’autres types de steppes couvraient Notons qu’on a également retrouvé de
l’Asie du Sud-Ouest, au climat plus froid, telles gravures en Afrique du Nord, dans
du Turkestan au plateau iranien. Dans le les montagnes du Sahara (sites de Djanet,
bassin méditerranéen, les forêts occupaient dans le Sud de l’Algérie, de Messak Settafet,
de vastes régions, s’avançant jusqu’au centre en Libye…), entre le Nil et le Sahara central, 3. UN CRÂNE FOSSILE
de l’Anatolie (la partie asiatique de la Tur- et sur la rive Est du Nil (où les lions étaient de lion des cavernes, vieux
de 600 000 ans, a été
quie) et le Levant (une région comprenant représentés assis ou en chasse). découvert à Château Breccia,
le Liban, une partie de la Syrie, la Jordanie, De 3500 avant notre ère à l’an 500 de en Bourgogne.
Israël et les Territoires palestiniens). L’Indus, notre ère, le climat est devenu aride dans
un des plus puissants fleuves du monde une grande partie du territoire du lion :
qui coule entre l’Inde et le Pakistan, était les déserts ont succédé aux steppes, du
alors bordé d’une forêt dense. Sahara à la péninsule Arabique. Les zones
Les restes osseux les plus anciens arides se sont étendues jusqu’à la vallée
d’Eurasie (8 000 avant notre ère dans la de l’Indus, le Pakistan et l’Inde il y a
péninsule Ibérique, et 5 460 avant notre environ 2000 ans.
ère, en Italie) font l’objet de controverses : La présence des lions au Proche-Orient ■ BIBLIOGRAPHIE
trop fragmentaires pour être identifiés avec (Irak, Palestine, Israël, Jordanie, Liban,
précision, ils pourraient avoir appartenu à Syrie), en Égypte et en Grèce pendant toute A. Schnitzler, Past and present
distribution of the North
des lions des cavernes. Entre 5000 et 3500 cette période est attestée par de nombreux African–Asian lion subgroup :
avant notre ère, les restes sont sans doute indices. Outre des vestiges osseux, des a review, Mammal Review,
ceux de lions du groupe nord-africain/ gravures rupestres de lions ont été décou- vol. 41, pp. 220-243, 2011.
asiatique, mais ils restent très rares : ils ont vertes en divers endroits. Les sources écrites L. Bertola et al., Genetic
été trouvés en Israël, en Europe centrale confirment la présence de lions. Les plus diversity, evolutionary history
(Bulgarie, Ukraine) et en Grèce. D’autres anciennes qui les évoquent remontent au and implications for
conservation of the lion
indices de la présence du lion en Eurasie à iiie millénaire avant notre ère et proviennent (Panthera leo) in West and
Central Africa, Journal of
Biogeography, vol. 38,
Qui sont les lions de l’Ouest et du centre de l’Afrique ? pp. 1356-1367, 2011.
aut-il multiplier par six l’ef- de ressemblance des séquences, Les résultats de L. Bertola doi-
F fectif du groupe nord-afri-
cain/asiatique ? C’est ce que
les chercheurs ont établi l’arbre
phylogénétique des lions, c’est-
vent être confirmés – pour l’ins-
tant, l’Union internationale de la
A. Stuart et A. Lister, Extinction
chronology of the cave lion
Panthera spelaea, Quaternary
Science Review, vol. 30,
suggère une étude publiée en à-dire qu’ils ont reconstitué leurs nature (UICN) considère encore pp. 2329-2340, 2010.
Crâne complet de Panthera spelaea fossilis, Château (Saône-et-Loire, France), Ensemble Nord, fouilles A.J. Argant, CHA1-98-C3-246

2011 par Laura Bertola, de l’Uni- relations de parenté. que tous les lions vivant au Sud
versité de Leyde, aux Pays-Bas, Ils ont conclu que les lions de du Sahara, y compris ceux de J. Mazak, Geographical variation
and phylogenetics of modern
et ses collègues. Ils ont mis en l’Ouest et du centre de l’Afrique l’Ouest et du centre de l’Afrique,
lions based on craniometric
évidence une grande proximi- sont génétiquement éloignés de appartiennent à la même sous- data, Journal of Zoology,
té génétique entre les lions ceux de l’Est et du Sud du conti- espèce,celle du lion subsaharien. vol.281, pp. 194-209, 2010.
d’Asie (environ 400 individus) nent, et assez proches de ceux Quelles seraient les conséquences
Y. Jhala et al., Home range and
et ceux de l’Ouest et du centre d’Asie. Ils expliquent cette proxi- pour la conservation de l’espèce ? habitat preference of female
de l’Afrique (environ 2 000 in- mité de la façon suivante : il y a Le lion du groupe nord-africain/ lions (Panthera leo persica)
dividus). Ils proposent donc de entre 40 000 et 18 000 ans, de asiatique garderait probablement in Gir forests, India, Biodiversity
rattacher ces derniers au groupe vastes régions d’Afrique cen- son statut d’espèce en voie d’ex- and Conservation, vol.18,
pp. 3383-3394, 2009.
nord-africain/asiatique. trale et occidentale sont deve- tinction, mais les populations du
Les biologistes se sont fondés nues hyperarides et ont perdu centre et de l’Ouest de l’Afrique
sur des séquences d’ADN mito- leur grande faune ; il y a 8 000 à bénéficieraient également de ce
chondrial prélevées sur 126 lions, 3 000 ans, des lions du groupe statut, ce qui n’est pas le cas au-
issus de toutes les zones peu- nord-africain/asiatique issus du jourd’hui. Ce serait d’autant plus
plées aujourd’hui par l’animal. Moyen-Orient auraient traversé profitable que ces populations
Ces séquences d’ADN sont com- le Sahara, qui connaissait alors sont petites et fragmentées,à l’in-
prises dans la région du génome une période humide, et recolo- verse de celles de l’Est et du Sud,
codant le cytochrome b, une en- nisé ces zones. Des peintures ru- plus importantes et plus stables.
zyme essentielle à la mitochon- pestres figurant des lions, dé- En outre, on devrait sans doute
drie pour exploiter l’oxygène res- couvertes au milieu du Sahara, limiter les hybridations entre les
piratoire et produire l’énergie de représentent peut-être ces co- lions captifs issus de deux sous-
la cellule. En analysant le degré lonisateurs tardifs. groupes différents.

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au garrot
Hauteur
Longueur Hauteur Poids Crinière
au garrot
Lion Absente
des cavernes 3,5 mètres 1,3 mètre 500 kilogrammes ou réduite Longueur
© Linda Brotkorb/shutterstock.com (lion)

et lion atroce
4. LES LIONS SE RÉPARTISSENT
Lion d’Asie 2,9 mètres 0,95 mètre 190 kilogrammes Discrète en plusieurs groupes (espèces
ou sous-espèces), dont les caractéristiques
morphologiques diffèrent. Ces caractéristiques
Lion 3,2 mètres 1,10 mètre Développée
varient aussi notablement entre les individus
subsaharien 225 kilogrammes d’un même groupe. On donne ici les valeurs
moyennes pour les mâles.

des hauts plateaux mésopotamiens. Les notamment une résistance au grand froid Outre ces facteurs climatiques, les
lions, qui s’attaquaient au bétail et aux commune à de nombreux félidés. lions ont été victimes de l’accentuation des
gardiens de troupeaux, y étaient activement Cependant, l’aire peuplée par les lions impacts anthropiques à partir de l’âge du
chassés. En Égypte, des textes rédigés sous du groupe nord-africain/asiatique est bien bronze. L’espace disponible pour la faune
Aménophis iii (1352-1330 avant notre ère) moins vaste que celle des lions des cavernes sauvage s’est amenuisé et les populations
relatent que le pharaon a tué une centaine et des lions atroces. Elle englobe les zones de lions se sont fragmentées et isolées,
de lions. L’animal habitait alors les oasis tempérées et tropicales d’Eurasie, d’Afrique devenant de plus en plus vulnérables.
des déserts orientaux et occidentaux, ainsi du Nord et de la péninsule Arabique, s’éten-
que sur la côte méditerranéenne. D’autres dant jusqu’en Hongrie au Nord et jusqu’à Les lions,
écrits où il est question de lions, tels ceux l’Inde à l’Est (voir la figure page 54). Les lati-
d’Homère (viiie siècle avant notre ère), sont tudes comprises entre 30 et 43 degrés Nord
victimes de l’homme
d’origine grecque. Quelques siècles plus auraient constitué le cœur de leur territoire. En Grèce, les lions se sont retranchés
tard, la Bible mentionne 135 fois l’animal, Ils s’y sont maintenus durant six à huit dans les montagnes du Nord et du centre
qui peuplait alors le Sud d’Israël. millénaires. Plus au Nord, leur expansion du pays, d’où ils ont fini par disparaître
En Inde, les premiers textes évoquant aurait été limitée par des conditions natu- vers le i er siècle de notre ère. Dans le
des lions datent du iiie siècle avant notre relles qui différaient trop de celles de leur Transcaucase (Géorgie, Arménie, Azer-
ère. L’animal pourrait y être arrivé vers lieu d’origine. En outre, les proies y étaient baïdjan), où ils semblent avoir été nom-
l’an 2000 avant notre ère, par des pas- moins nombreuses et moins grosses. breux, ils ont survécu jusqu’au xe siècle
sages dans les forêts denses de l’Indus ; En Inde, l’environnement semble avoir de notre ère. Ils se sont finalement éteints
ces passages auraient été ouverts par des été accueillant, sauf en bordure du Gange en raison des chasses organisées par les
sécheresses et par la civilisation de l’Indus (où les forêts étaient trop denses pour le peuples natifs, les Shirvanshakhs, dont
(entre 3 300 et 1 400 avant notre ère), qui lion), et au Nord (où s’élèvent les premiers ils habitent encore les récits et le folk-
pratiquait le brûlis pour créer des pâturages. contreforts himalayens). Les lions n’ont lore. En Israël et en Palestine, ils se sont
Toutefois, les preuves et les ossements pas atteint le Sud du pays, mais aucune maintenus jusqu’au xiiie siècle.
manquent, sans doute en raison de la rareté barrière écologique n’y a été détectée : Ils ont persisté plus longtemps dans
des lions dans la région à cette époque. il est possible que leur expansion ait été d’autres régions de l’Asie. En Turquie, ils
Par la suite, ils ont conquis toute la partie arrêtée par l’homme. ont survécu jusqu’au xixe siècle dans des
Nord de l’Inde, du Rajasthan au Punjab. Les lions sont restés plus ou moins contrées isolées. En Syrie, en Irak, et plus
Les lions du groupe nord-africain/ longtemps aux divers endroits. Ils ont dis- à l’Est au Turkestan, en Afghanistan et au
asiatique ont donc vécu dans des condi- paru de l’Ouest et du centre de l’Europe il Pakistan, ils se sont également maintenus
tions écologiques (milieu, climat, durée y a plusieurs milliers d’années : des restes jusqu’au xixe siècle, notamment dans les
relative du jour et de la nuit...) variées. osseux datés de 2 500 ans avant notre ère vallées et près des fleuves. En Iran, ils étaient
Ils ont peuplé des déserts pourvus d’oa- et découverts en Hongrie et en Ukraine encore abondants en 1875, mais avec les
sis (Sinaï, Sahara, Yémen), des steppes constituent la dernière trace qu’on y ait chasses et les déforestations, ils ont fini par
(Irak, Anatolie), des bords de mer et divers trouvée. Ils ont sans doute été fragilisés par disparaître en 1941. En Inde, où ils étaient
types de forêts ; ces dernières se trouvaient une accumulation de conditions naturelles assez répandus dans le Nord, ils ont subi
dans des plaines, des deltas (Afrique du contraignantes (saisons marquées, froid et des chasses intensives pendant plusieurs
Nord, Levant, Grèce), en moyenne et haute neige pendant plusieurs mois, couverture siècles et se sont raréfiés drastiquement ;
montagne, ou en bordure des cours d’eau forestière dense…). En Asie du Sud-Ouest, dès 1891, il n’en restait que dans la région
(Danube, Amou Daria, Samur, Euphrate, notamment au niveau de l’Afghanistan, ils qu’ils peuplent encore aujourd’hui.
Nestos, Indus…). Quoique davantage pré- ont pâti de l’aridité, du froid, et peut-être Qu’en est-il du berceau du groupe
sent dans les savanes, le lion subsaharien de la relative dispersion des grands her- nord-africain/asiatique, l’Afrique du
peut aussi s’adapter à différents milieux. bivores dans les steppes. Au Sud, ils ont Nord ? Du ive siècle avant notre ère au
Le lion des cavernes a également vécu été mis en difficulté par l’aridité, qui s’est iiie siècle de notre ère, les lions ont été
dans des écosystèmes variés, manifestant installée du Sahara à la péninsule Arabique. massacrés par les Romains. Après cet

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épisode, ils ont connu un répit de près La femelle ne se reproduit que tardive- les populations sont petites et que leur uni-
de 1 500 ans. Leur sort s’est à nouveau ment : elle doit être âgée d’au moins huit formité génétique rend difficile la sélection
dégradé à partir de la colonisation euro- ans et établie dans un groupe. Les lions d’une souche résistante.
péenne, au xixe siècle, l’apparition du indiens ont une grande fécondité : la popula- Autre problème, les lions indiens coha-
fusil à tir rapide et la démocratisation tion comprenait 177 adultes en 1968, 359 en bitent assez mal avec les villages périphé-
de la chasse. Les lions ont disparu pro- 2005 et 411 en 2010. Avec la croissance de la riques. Dans la réserve de Kâthiâwar et ses
gressivement d’Afrique du Nord entre population, le territoire des lions s’est natu- alentours vivent près de 160 000 personnes
la fin du xixe et le milieu du xxe siècle. rellement élargi : en 2006, 106 d’entre eux et plus de 110 000 têtes de bétail. Les lions
Le dernier lion sauvage d’Afrique du s’étaient établis en dehors de la réserve. Les s’attaquent aux uns et aux autres : entre
Nord a été tué au Maroc en 1942. Au groupes y sont plus réduits, car les proies 1985 et 1995, ils ont tué 11 485 bovidés
Sahara, les lions avaient décliné, mais sont plus rares et la survie plus aléatoire. domestiques, blessé 95 personnes et causé
pas totalement disparu, avec l’extension 16 décès humains. Des efforts politiques
a
du désert. Quelques populations isolées sont donc indispensables pour améliorer
ont survécu jusqu’au milieu du xxe siècle. la cohabitation entre l’homme et le lion.
Elles ont été éliminées par les Touaregs. En Inde, on a par exemple proposé d’aug-
Les derniers lions sauvages d’Eurasie menter la densité de proies sauvages, pour
vivent dans la péninsule Kâthiâwar, dans diminuer les attaques contre l’homme et
l’Ouest de l’Inde, où une réserve natu- le bétail, et d’augmenter la superficie de
relle a été créée. À la fin du xixe siècle, leur la réserve : celle-ci passerait de 1 883 kilo-

© Brigitte Lion
population a décliné jusqu’à une douzaine mètres carrés à 2 500 kilomètres carrés.
d’individus, dont sont issus tous les lions Depuis les années 1960, le lion d’Asie
d’Asie actuels, de sorte qu’ils présentent bénéficie d’un programme international
une diversité génétique plus faible que les b de reproduction en captivité. Des études
lions subsahariens. génétiques ont déterminé les lions de ce
Le milieu naturel est composé d’un groupe non hybridés, présents dans le zoo
environnement mixte de savanes et de de Junagardh, dans la péninsule Kâthiâwar.
forêts. Le climat alterne entre saisons sèches © Frantisekhojdysz/shutterstock.com On les a ensuite faits se reproduire, jusqu’à
et moussons. Les cyclones y sont réguliers, obtenir près d’une centaine de lions. Entre
pouvant déraciner des centaines d’arbres 1991 et 1992, ceux-ci ont été envoyés dans
en quelques heures. La faune comprend 36 zoos du monde entier (Zurich, Helsinki,
une dizaine d’espèces de gros herbivores Nantes…). Ces lions seront-ils relâchés un
sauvages, avec une large dominance du jour ? C’est envisageable, notamment dans
chital (Axis axis), un cervidé d’environ c la région de Junagardh, où ils pourraient
50 kilogrammes. D’autres grands carnivores, être accueillis dans la réserve.
tels les léopards, peuplent aussi la région. Les programmes de survie du lion
d’Asie s’appuient aussi sur des recherches
Une population comportementales. Les zoologues tentent
de préciser les conditions les plus favo-
croissante, mais fragile rables à son développement, ce qui pourrait
© Annik Schnitzler

À l’inverse de leurs homologues africains, améliorer le choix des futures réserves.


les lions indiens actuels vivent essentiel- La préservation de l’espèce, de l’Asie
lement dans les forêts. Ils peuvent s’y à l’Afrique, dépend de l’homme, en pleine
embusquer près des points d’eau, très fré- 5. DES MILIEUX VARIÉS ont été investis par expansion démographique. Dans ce
quentés par les grands herbivores durant les lions du groupe nord-africain/asiatique : contexte, la question de l’acceptation du
la saison sèche. Les mâles indiens sont de des bords de cours d’eau (a, dans la vallée de lion par l’homme est cruciale. Elle est liée
meilleurs chasseurs que ceux d’Afrique, l’Euphrate), des oasis au milieu de déserts (b), à des héritages symboliques – le lion est
des forêts de montagne (c, en Crète)...
notamment parce que leur crinière moins très présent dans les traditions culturelles
fournie les préserve d’une transpiration Malgré cette croissance, la population de tous les continents –, et aux évolutions
excessive, de sorte qu’ils ne dépendent indienne reste très fragile, en raison d’une sociétales plus récentes, par exemple la pré-
pas des femelles pour se nourrir. grande uniformité génétique, d’une sper- occupation pour la biodiversité. Une certaine
En Inde, les groupes résidents com- matogenèse anormale (79 pour cent des éthique environnementale serait également
portent peu d’individus (deux femelles spermatozoïdes sont non fécondants, contre importante, afin de limiter au maximum la
en moyenne) et ont de petits territoires : 25 à 61 pour cent pour le lion africain) et d’un chasse dans les parcs nationaux. Quant à la
entre 72 et 81 kilomètres carrés pour les taux de mortalité élevé (environ 59 pour cent) question des exhibitions d’individus cap-
groupes de femelles, et entre 75 et 188 kilo- parmi les lionceaux. Tout événement clima- tifs, elle reste ouverte, même si les zoos ont
mètres carrés pour les groupes de mâles, tique ou sanitaire important peut l’anéantir au moins l’intérêt d’éviter une disparition
qui vivent de façon indépendante en dehors rapidement : le lion est sujet à de nombreux pure et simple. Mais, à l’évidence, ce n’est
des périodes de rut. pathogènes, d’autant plus dangereux que pas une fin en soi. ■

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gemmes, pierres gemmes, diamant, saphir, rubis, émeraude, béryl, béryllium, chrysobéryl, tanzanite, tsavorite, topaze, jade, jadéite, néphrite, padparadscha, kimberlite, tectonique, subduction, métamor-

Minéralogie

La géologie des
gemmes
Lee Groat et Gaston Giuliani

Diamant, rubis, saphir, émeraude, topaze, jade...


L’ E S S E N T I E L Les gemmes sont autant d’indices qui renseignent
I Composition chimique, les géologues sur les conditions
structure cristalline,
origine, nature régnant dans les profondeurs de la Terre.
des inclusions :
chaque gemme présente
des caractéristiques
liées aux conditions

I
de sa formation.

En les étudiant,
les géologues remontent
aux mécanismes qui ont
O bjets prisés depuis des milliers
d’années, les gemmes sont appré-
ciées pour leur couleur, leur lus-
tre, leur transparence, leur longévité
et… leur valeur commerciale. Nombre de
Si les gemmes atteignent des valeurs
si élevées, c’est en partie en raison de
leur rareté. Un gisement de diamant pro-
duit en moyenne cinq grammes de gem-
mes par tonne de matériau extrait, et seuls
conduit à la formation gemmes étant produites par de petites 20 pour cent de ces gemmes sont de qua-
des gemmes. exploitations dans des régions reculées lité joaillière. Comme le pétrole, les gem-
de pays en développement, il est diffi- mes se forment sur des temps longs, même
I Leurs travaux permettent cile d’obtenir des statistiques précises sur à l’échelle géologique : par datation radio-
de prospecter leur production et leur valeur. En 2008, métrique des inclusions piégées par les
de nouveaux gisements on estimait néanmoins la production mon- diamants, on a déterminé que certaines
et de mieux comprendre diale de diamants bruts à dix milliards formations de gemmes ont entre 970 mil-
les processus mis en jeu d’euros et, en 2001, le commerce mondial lions et 3,2 milliards d’années. Les gem-
dans les profondeurs de gemmes colorées s’élevait à près de mes de haute qualité sont extraites
de la Terre. cinq milliards d’euros par an, selon le beaucoup plus vite qu’elles ne sont pro-
magazine Colored Stone. duites, ce qui en fait une ressource finie.

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mor-

© Stephen J. Krasemann/All Canada Photos/Corbis


Plaque
nord-américaine Plaque eurasienne

Plaque Plaque
caraïbe philippine
Plaque africaine Plaque
arabique
Plaque Plaque
Plaque de Cocos pacifique
pacifique Plaque
sud-américaine Plaque
indienne
Plaque
de Nazca
Plaque
australienne
Plaque Scotia
Plaque antarctique

Rubis Saphir Émeraude Béryls Topaze Jade Diamant

Par exemple, la mine d’émeraude décou- Un nombre croissant de géologues se pen- et d’autres variétés du béryl, le chrysobé-
verte en 1981 à Santa Terezinha de Goiás chent aujourd’hui sur ces questions avec ryl, la tanzanite, la tsavorite, la topaze et
au Brésil a produit, en 1988, 25 tonnes de l’espoir de mieux comprendre l’origine le jade (parmi les gemmes courantes dont
pierres brutes estimées à sept millions d’eu- des gemmes et les mécanismes qui condui- nous ne traiterons pas ici, citons l’ambre,
ros ; en 2000, le même tonnage s’est vendu sent à leur formation. Notamment, si la l’améthyste, la calcédoine, le grenat, la
pour seulement 710 000 euros. Des formes géologie du diamant est étudiée depuis lazurite, la malachite, les opales, le péri-
synthétiques de nombreuses gemmes exis- plusieurs décennies, on ne s’intéresse aux dot, la rhodonite, le spinelle, la tourma-
tent aujourd’hui, mais elles n’ont pas processus de formation des gemmes de line, la turquoise et le zircon).
encore d’impact sérieux sur le marché couleur que depuis une vingtaine d’an-
international des gemmes. nées, et, nous allons le voir, elles sont
Cette rareté rend aussi les pierres gem- loin d’avoir révélé tous leurs secrets. ON TROUVE SOUVENT LES GEMMES dans des
mes «précieuses» pour les géologues. Des Il existe des dizaines de types de gem- zones d’activité tectonique ou volcanique, mais
conditions géologiques exceptionnelles mes. Nous nous intéresserons à quelques- certains gisements sont localisés à des endroits
sans signe d’activité magmatique. La taille
sont nécessaires pour produire les gise- unes parmi les plus connues et les plus des symboles indique l’importance économi-
ments de gemmes. Quelles sont ces condi- importantes sur le marché international : que des gemmes dans une région donnée. En
tions ? Où trouver de nouvelles gemmes ? le diamant, le rubis et le saphir, l’émeraude photo, des émeraudes brutes et taillées.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Minéralogie [59


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LE DIAMANT
e diamant est la phase cristalline DIAMANT sur sa gangue
L du carbone stable à très haute pres-
sion. C’est la gemme la plus « pré-
aux sommets d’un réseau dont la maille
est un cube de 0,356 nanomètre
d’arête. Cette maille conduit à des
sont aussi roses, rouges ou violets :
cette couleur serait liée à la déforma-
tion de la région du réseau cristallin
de kimberlite (taille
1 cm environ).
cieuse » ; certaines pierres coûtent formes variées:octaèdres,cubes,cubo- portant les impuretés, après la for-
jusqu’à 400000 euros le carat (un ca- octaèdres ou agrégats moins réguliers. mation de la gemme.Les diamants de
rat équivaut à 0,2 gramme), soit plus Le diamant présente diverses pro- type II contiennent peu ou pas d’im-
de 15 millions d’euros la pièce.Les étu- priétés physiques,telle l’émission d’une puretés d’azote, mais peuvent avoir
des sur l’origine et la signification des lueur lorsqu’il est soumis à un rayon- des impuretés de bore, qui rendent le
structures, des roches hôtes ainsi que nement ultraviolet ou X. Cette carac- diamant bleu à gris.Les diamants purs
les inclusions piégées par le diamant téristique commune aux pierres gem- sont incolores ou marron.
ont permis de déterminer les équilibres mes est due à l’absorption du rayon- C’est en étudiant les inclu-
des phases minérales des profondeurs nement par les défauts de la structure sions minérales dans les dia-
terrestres et même conduit à l’élabo- cristalline;excités par le rayonnement, mants que l’on détermine leurs
ration de protocoles pour la synthèse les électrons de ces défauts vibrent et conditions de formation.D’une
du diamant en laboratoire. se désexcitent en émettant de la lu- part,la nature de ces inclusions
Pendant des centaines d’années, mière. Cette fluorescence est exploi- permet de calculer les pres-
la région de Golkonda,dans l’Inde cen- tée dans le traitement du minerai pour sions et températures de l’en-
trale, a été la première source de dia- distinguer les diamants des roches sans vironnement dans lequel ils se
mants, jusqu’à la découverte de gise- intérêt,car les longueurs d’onde d’émis- sont formés.D’autre part,on dé-
ments au Brésil au XVIIIe siècle, puis à sion lumineuse varient selon la pro- termine l’âge des diamants par
Kimberley,en Afrique du Sud,en 1866. venance des gemmes – naturelles,syn- datation radiométrique de certai-
Aujourd’hui, les trois principales na- thétiques ou fausses. nes inclusions: on mesure la propor-
tions productrices de diamants sont le La couleur des diamants naturels tion des différents isotopes d’un même
Botswana, la Russie et le Canada, est liée à leurs impuretés et aux dé- élément dans un matériau qui a subi
suivies de l’Angola, l’Australie, le fauts de leur réseau cristallin. Les dia- une désintégration radioactive au cours
Congo,le Lesotho,la Namibie,la Sierra mants contenant des impuretés d’azote du temps géologique. Dans un dia-

Parent Géry / Wikimedia


Leone et l’Afrique du Sud. – dits de type I – sont incolores, bruns mant, une telle analyse s’effectue en
Le diamant cristallise dans le ou jaunes quand les impuretés sont re- étudiant les inclusions de silicates et
système cubique: les atomes de car- groupées, et jaunes, orangés ou bruns de sulfures, contemporains de sa for-
bone qui le composent sont disposés quand elles sont plus diffuses.Certains mation. À une restriction près: si ces

LE RUBIS ET LE SAPHIR
e rubis et le saphir sont des varié-
L tés de corindon, un oxyde d’alu-
minium de formule générale Al2O3.Ce
La couleur du rubis est due au
chrome, qui est également responsa-
ble de la couleur… verte de l’éme-
Le rubis semble rouge parce que l’œil
humain est plus sensible au rouge
au-dessus de 610 nanomètres qu’au
sont sans doute les pierres gemmes raude.Pourquoi cette différence de cou- bleu. La fluorescence rouge sous lu-
colorées les plus vendues au monde. leur? Dans ces deux gemmes,le chrome mière ultraviolette et, parfois, à la lu-
Représentant environ un tiers des ven- est entouré de six atomes d’oxygène, mière du jour, combinée à la couleur
tes en valeur, ils atteignent des prix mais il n’absorbe pas la lumière de la rouge du rubis explique l’effet de feu
parmi les plus élevés : en 2006, un même façon. Selon une des théories observé dans de nombreux rubis du
rubis birman de 8,62 carats s’est vendu avancées, cette variation de couleur Myanmar et du Vietnam.
2860000 euros et,en 2009,un saphir serait liée au potentiel électrostati- La couleur bleue du saphir est liée
du Cachemire de 16,65 carats a été que imposé par le reste des ions du au transfert d’électrons entre les ions
acheté 1 880 000 euros. réseau sur les électrons actifs de l’unité fer (Fe2+) et titane (Ti4+) remplaçant les
Le corindon cristallise dans le sys- chrome-oxygène.Un champ électrique ions aluminium (Al3+) dans la structure
tème hexagonal : il présente un axe est ainsi créé dans le voisinage de l’ion (moins de 0,01 pour cent d’ions fer et
de symétrie d’ordre 6 (sa maille est chrome du rubis, alors qu’il n’en ap- titane suffisent). Lors de leur trans-
un prisme droit dont la base est un paraît pas dans l’émeraude en raison fert, les électrons absorbent de l’éner-
losange, et trois mailles forment un de la symétrie de son réseau. Cette gie à une longueur d’onde spécifique
prisme droit à base hexagonale).C’est charge entraîne un décalage du spec- du domaine visible, et la couleur cor-
le remplacement des ions aluminium respondante n’est plus perçue.Dans le
Avec l’aimable autorisation de Lee Groat

tre d’absorption du rubis vers des éner-


par d’autres éléments – chrome,titane, gies plus hautes, de telle sorte que la saphir, les électrons transférés absor-
fer – qui transforme ce minéral en gem- gemme absorbe la lumière visible dans bent la lumière de l’extrémité rouge
mes colorées : le rubis est rouge, le deux domaines de longueurs d’onde du spectre,ce qui donne un aspect bleu
saphir est bleu, et les autres saphirs centrés sur 400 et 550 nanomètres, à la gemme.Incolore,le saphir «geuda»
SAPHIR découvert sur l’île sont nommés par leur couleur (jaune, et émet de la lumière à 480 nanomè- est souvent chauffé pour obtenir une
de Baffin, au Canada, en 2002. rose, violet, vert, orangé-rose, etc.). tres (bleu) et 610 nanomètres (rouge). plus grande transparence et des colo-

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ue inclusions se situent le long des plans Deux processus ont pu conduire core l’objet de recherches. Les modè- qui entraîne une chute rapide de la
lle de clivage du diamant, leur analyse à la formation des diamants. Le pre- les d’évolution du manteau suggèrent solubilité du dioxyde de carbone et,par
n). ne témoigne pas nécessairement de mier est la réduction (gain d’électrons) que les diamants ayant plus de 2,5 mil- conséquent,une expulsion continue et
l’âge de sa formation, car les compo- du carbonate (CO32–) à l’état solide, liards d’années résultent d’une oxyda- vigoureuse du gaz qui stimule l’as-
sitions isotopiques des inclusions peu- ou dissout dans une roche fondue tion de méthane, alors que ceux qui cension du magma kimberlitique.
vent aussi refléter l’âge de l’éruption ou un fluide riche en éléments chi- ont moins de 2,5 milliards d’années Les kimberlites ont en général
volcanique qui a porté le diamant à la miques.Le carbonate,quant à lui,pro- auraient été formés par réduction de un âge de formation compris entre 65 à
surface terrestre. viendrait de deux minéraux, la dolo- carbonate. 135 millions d’années,mais atteignant
Le scénario de formation des dia- mite (CaMg(CO3)2) ou la magnésite Quelle que soit la profondeur de pour certaines 1,1 milliard d’années.
mants se dessine ainsi. Ils cristallisent (MgCO3). Il se formerait lorsque des leur formation,les diamants sont trans- Elles sont en général plus jeunes que
à des profondeurs de 135 à 200 ki- substances chimiques volatiles, tel portés vers la surface par des masses les diamants qu’elles transportent,les-
lomètres et à des températures de le dioxyde de carbone (CO2), se sont de roche fondue en ascension rapide quels se sont globalement formés de
1 100 à 1 200 °C. La majorité provient échappées de la croûte océanique alors – des magmas de kimberlite (ci-contre) quelques centaines de millions à quel-
de la lithosphère – la croûte rigide qu’elle glissait par subduction sous une ou de lamproïte (selon leur composi- ques milliards d’années plus tôt.
et le manteau supérieur de la Terre –, autre plaque tectonique et pénétrait tion) – qui proviennent des zones de
sous des parties anciennes et sta- dans une région de roche fondue. croissance de la gemme ou de plus gran-
bles de la croûte continentale nom- Le second processus est l’oxyda- des profondeurs.Les kimberlites jaillis- 0 Kimberlite Sédiments
Diatrème
mées cratons. Ces derniers sont éloi- tion (perte d’électrons) de carbone sent à des vitesses moyennes de 10 à (zone à

Profondeur (en mètres)


gnés des zones de subduction. Le dia- réduit en méthane. D’où provient ce 30 kilomètres par heure grâce à la li- 200 diamants)
mant cristallise à la base (la quille) méthane ? Sans doute de fluides ré- bération rapide de dioxyde de carbone
400 Quartzite
des cratons anciens, là où l’énergie duits présents dans le manteau supé- et d’eau,qui engendre une poussée as-
géothermique est affaiblie par les mas- rieur. L’eau libérée par l’oxydation du censionnelle.Pourquoi cette libération?
600
ses plus froides constituées par la méthane faciliterait la circulation de James Russell et ses collègues,de l’Uni- Racine Lave
croûte. Pauvre en silice, ce milieu est fluides réactifs riches en carbone versité de Colombie-Britannique, aux
800
dominé par des roches telles que la dans la lithosphère subcratonique,les- États-Unis, viennent d’en élucider le Conglomérat
péridotite et l’éclogite, riches en ma- quels enclencheraient une lente mé- mécanisme. Dans des expériences à 1000 Roches
Parent Géry / Wikimedia

gnésium et en fer. D’autres diamants tamorphose (métasomatose) de la zone haute température,ils ont montré qu’en granitiques
se forment dans la sublithosphère traversée où cristallisent les diamants. montant, le magma quitte une région 1200
– les couches profondes de la Terre, L’origine du carbone des diamants riche en carbone pour une région ri- KIMBERLITE de Kimberley,
jusque dans le manteau inférieur. reste cependant ambiguë et fait en- che en silice. Il se charge en silice, ce en Afrique du Sud.

I LES AUTEURS
ris bleus: en fondant, les inclusions li- sements primaires de corindon gemme solide). Les grès se sont transformés
bèrent du fer et du titane, et le tran- en Afrique, en Inde, à Madagascar et en quartzites et les calcaires en mar-
fert de charge peut avoir lieu. Dans le au Sri Lanka;l’orogenèse himalayenne bres – formés de calcite (CaCO3). En-
saphir orangé-rose,nommé padparad- avec ses marbres à rubis en Asie (en- tre 600 et 650°C et à des pressions
scha («couleur de la fleur de lotus» en tre 45 et 5 millions d’années);et les ex- de l’ordre de 3⫻108 pascals, les sels
sanskrit),l’aluminium est remplacé par trusions de basalte alcalin au Céno- ont fondu et ont réagi avec le marbre
une combinaison d’ions chrome (Cr3+), zoïque (entre 65 et 1 million d’années). environnant, qui contenait de l’alu- Lee GROAT est professeur
qui créent une teinte rose, et d’ions La formation des rubis et saphirs minium (environ 0,1 pour cent d’Al2O3), de sciences de la Terre et des
océans à l’Université
fer (Fe3+), dont le transfert de charge rosés les plus fins, provenant des du chrome et du vanadium pour for- de Colombie-Britannique,
avec les ions oxygène (O2–) produit une marbres de l’Asie centrale et du Sud- mer du rubis. Une étude comparable où il dirige le programme
teinte jaune. Est, vient d’être élucidée. Voici plus est réalisée actuellement sur du saphir de sciences intégrées.
La plupart des corindons gemmes de 250 millions d’années, les régions rose dans des marbres de la Colom-
Gaston GIULIANI est directeur
sont extraits à partir de dépôts de sé- étaient occupées par des lagons peu bie-Britannique. de recherche à l’Institut
diments (placers) alluviaux (transport profonds et des deltas alimentés par de recherche pour
par l’eau), colluviaux (transport par la la mer et les rivières. Peu à peu, les le développement (GET / IRD)
gravité) et éluviaux (érosion),ou de sé- sédiments charriés s’accumulaient sur et au CRPG/CNRS,
à Vandœuvre-lès-Nancy,
diments compactés et solidifiés (paléo- le fond, se mêlant aux dépôts calcai- où il dirige des programmes
placers). Les gisements se sont for- res d’origine marine.Ces lagons étaient sur la géologie des gemmes
més dans des régions ayant subi des partiellement isolés et riches en sau- avec les pays du Sud.
événements géodynamiques tels des mures (sels et sufates). Lors de l’oro-
L.-D. Bayle / le Règne Minéral

collisions, des rifts et des phénomè- genèse himalayenne,les empilements


nes de subduction. Trois périodes de sédimentaires – où alternent calcaires,
formation ont été identifiées: l’oroge- grès et sels – ont été chauffés par le
Article publié
nèse panafricaine (entre 750 et 450 métamorphisme régional (la trans- avec l’aimable autorisation
RUBIS de Mogok, au Myanmar.
millions d’années),qui a produit des gi- formation chimique des roches à l’état de American Scientist.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Minéralogie [61


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L’ É M E R A U D E
’émeraude, une des gemmes les
L plus recherchées (en 2000, une
émeraude colombienne de 10,11 ca-
ratures d’environ 800 °C. Ainsi, l’eau
des canaux reflète la composition du
fluide au moment de la formation du
équivalents métamorphiques.On ren-
contre aussi parfois de fortes concen-
trations de chrome et de vanadium
biens d’émeraude (plus de 200) se si-
tuent dans deux bandes étroites de
part et d’autre du bassin sédimen-
rats a été achetée 916 000 euros), cristal,et la mesure du rapport des iso- dans les roches sédimentaires, en par- taire de la Cordillère orientale.Les éme-
est la variété verte et riche en chrome topes de l’hydrogène de l’eau libérée ticulier les schistes noirs. Ces derniers raudes se sont formées par crois-
et en vanadium de la famille du béryl par le béryl permet de déterminer la contiennent de trois à cinq parties par sance hydrothermale associée à une
– constitué de béryllium, de formule source des fluides à partir desquels million de béryllium. activité tectonique:des fluides du fond
générale Be3Al2Si6O18. La Colombie le béryl s’est constitué. Dans le modèle classique,les peg- du bassin sédimentaire, riches en cal-
fournit environ 60 pour cent de la pro- Des conditions géologiques et matites contenant du béryllium réagis- cium et sodium, ont interagi avec des
duction mondiale ; la Zambie est la géochimiques inhabituelles sont re- sent à l’état de magma avec des ro- lits de sel (évaporites) intercalés dans
deuxième source en valeur monétaire. quises pour que le béryllium soit as- ches ultramafiques ou mafiques plus des schistes noirs du Crétacé infé-
La production planétaire officielle socié au chrome ou au vanadium. Le anciennes et refroidies – à teneur rieur (de 140 à 100 millions d’années),
en 2001 était de 5,5 millions de ca- béryllium se trouve essentiellement élevée en magnésium et en fer, mais à des profondeurs voisines de sept ki-
rats, pour une valeur supérieure à dans des roches crustales (formées à contenant aussi du chrome et du va- lomètres. À une température voisine
400 millions d’euros. l’intérieur des continents) et il est rare nadium (voir la figure page ci-contre). de 300 °C, ces fluides saumâtres et
Comme le corindon (rubis,saphir), dans la croûte continentale supérieure. La pegmatite et la roche ultramafi- alcalins ont migré vers les parties su-
le béryl cristallise dans le système hexa- Il se concentre dans des roches tel- que ou mafique sont altérées par la cir- périeures du bassin sédimentaire, le
gonal. La couleur de l’émeraude est les que les granites riches en eau, les culation d’un fluide soit d’origine long de failles de décollement acti-
due à des traces de chrome ou de va- pegmatites (granites filoniens à gros granitique, soit métamorphique. Les
nadium qui remplacent l’aluminium cristaux) et les schistes noirs (une deux roches sont alors transformées
dans la structure du minéral. Une ca- roche sédimentaire). Le chrome et le en un schiste à biotite (un mica) et une
ractéristique du béryl est qu’il contient vanadium, quant à eux, sont concen- roche riche en feldspath (albite) qui
de l’eau (jusqu’à trois pour cent de son trés dans les roches volcaniques as- contiennent des émeraudes.Néan-
poids):celle-ci ou d’autres constituants sociées aux dorsales océaniques, plus moins,d’autres événements géo-
moléculaires et gazeux se situent au précisément dans des roches ignées logiques impliquant la tectoni-
cœur d’un empilement atomique hexa- dites roches ultramafiques ou mafi- que ont pu jouer un rôle impor-
gonal formé d’anneaux de silicium et ques telles que les péridotites (ri- tant dans la formation de certains
d’oxygène. Lors du chauffage d’une ches en magnésium et en fer), les gisements d’émeraude.
émeraude, à plus de 400 °C, l’eau dunites (un type de péridotite) et les En Colombie,notamment,où il
piégée se fragmente en molécules ga- basaltes (du magma basique rapide- n’y a pas trace d’activité magmatique,
zeuses qui restent confinées dans les ment refroidi) de la croûte océani- un modèle unique a été mis en évi- © Shu
ttersto
ck/Mu
ellek Jo
canaux. Elle est libérée à des tempé- que et du manteau supérieur et leurs dence en 1994. Les gisements colom- sef

LES AUTRES BÉRYLS


’autres béryls sont utilisés en joail-
D lerie:l’aigue-marine (ci-dessous,
b) et le maxixe (bleues), le béryl doré
Leurs couleurs sont dues à la
présence d’impuretés. Nos travaux
suggèrent que la couleur de l’aigue-
nue avec l’exposition prolongée à la
lumière, par déstructuration des ato-
mes d’hydrogène dans le cristal. Une
sous la forme de complexes fluorés
aurait été favorisée par la très fai-
ble teneur en calcium de la rhyolite
(jaune),l’héliodore (a,jaune verdâtre), marine est due à un transfert de étude récente a suggéré que le ni- hôte, qui a inhibé la formation de la
la goshénite (incolore), la morganite charge entre des ions fer qui ont rem- trate est créé par un processus na- fluorite (CaF2). Ce phénomène a eu
(c, rose), le béryl rouge… placé l’aluminium du cristal : les ca- turel, alors que le carbonate est dû lieu quand les gaz riches en fluor is-
tions ferreux (Fe 2+ ) échangent à l’irradiation par la roche environ- sus de la rhyolite en cours de refroi-
des électrons avec quelques ca- nante. Les cations ferriques sont res- dissement se sont mélangés avec des
b tions ferriques (Fe3+). Le bleu ponsables de la couleur du béryl doré vapeurs provenant d’une eau hydro-
foncé du maxixe résulte de l’in- et de l’héliodore, et les ions man- thermale souterraine, chaude, pro-
a
clusion de nitrate (NO3–) et de ganèse, de celles de la morganite duisant un fluide supercritique ; la
carbonate (CO32– ) dans les ca- (Mn2+) et du béryl rouge (Mn3+). température et la pression d’un tel
naux du cristal situés au cen- À l’exception du béryl rouge, fluide sont si élevées qu’il s’infiltre
tre des anneaux structuraux on trouve ces gemmes dans des peg- à travers les solides comme un gaz
du béryl. La couleur s’atté- matites et certaines roches métamor- tout en dissolvant le matériau comme
phiques. Le béryl rouge, en revanche, un liquide. L’absence d’inclusions mi-
c n’a été observé que dans des rhyo- nérales d’argile dans le béryl rouge
lites à topaze, une roche volcanique suggère qu’il s’est formé à des tem-
riche en silicium et pauvre en fer et pératures inférieures à celle néces-
Chris Ralph / Wikimedia

en magnésium, au Mexique, au Nou- saire pour la cristallisation du magma


veau-Mexique et dans l’Utah. Le rhyolitique (environ 650 °C) et su-
béryllium du béryl rouge proviendrait périeures à celles qui entraînent
de la rhyolite hôte. Sa mobilisation l’altération de l’argile (200 à 300 °C).

62] Minéralogie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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ves. Les fluides riches en chlorure de I BIBLIOGRAPHIE


sodium et sulfates ont alors interagi Croûte
terrestre J. K. Russell, Kimberlite ascent
avec les schistes noirs sédimentaires by assimilation-fuelled
Émeraude buoyancy, Nature, vol. 481,
contenant béryllium, chrome et vana-
dium.Ainsi,l’émeraude a précipité dans pp. 352-356, 2012.
des veines et des cavités à remplissage Pegmatite L. A. Groat et al., Crystal
Magma
de calcite (CaCO3) et de pyrite (sul- chemistry of dark blue
fure de fer,FeS2).La matière organique Béryllium aquamarine from the True Blue
et le soufre dérivé interviennent dans showing, Yukon Territory,
Canada, Canadian Mineralogist,
la formation de ces gisements par un Fluide hydrothermal vol. 48, pp. 597-613, 2010.
mécanisme de thermoréduction des riche en chrome
sulfates (oxydation de la matière or- Granite T. Stachel et J. W. Harris,
ganique des schistes noirs et réduction Formation of diamond
LES PEGMATITES sont une source majeure d’émeraudes. Du magma in the Earth’s mantle, Journal
du sulfate d’origine évaporitique). enrichi en béryllium s’écoule dans une fissure, la dilate et forme une of Physics : Condensed Matter,
D’autres processus intervien- pegmatite en refroidissant. Un fluide hydrothermal lié à cette forma- vol. 21, 364206, 2009.
nent dans la formation des émerau- tion extraît du chrome de la roche environnante, lequel s’associe au béryl-
des. À Habachtal, en Autriche, le gise- lium, à l’aluminium et au silicium du fluide pour former des émeraudes L. A. Groat et al., Emerald
ment d’émeraude exploité dès l’épo- dans des poches de la pegmatite. deposits and occurences :
a review, Ore Geology Reviews,
que gallo-romaine est associé à une vol. 34, pp. 87-112, 2008.
zone de cisaillement qui était contem- tains objectent que le modèle classi- ont circulé dans la zone de cisaillement,
poraine du métamorphisme régio- que de la pegmatite pourrait encore mais qu’aucun de ces fluides n’est d’ori- L. A. Groat (éd.), The Geology
nal:les émeraudes et leur gangue pré- s’appliquer : des pegmatites ayant gine pegmatitique. Un fluide issu du of Gem Deposits, Mineralogical
Association of Canada, Short
sentent des indices de croissance à plu- été décelées par ailleurs dans la région, métamorphisme régional a transporté Course, vol. 37, 2007.
sieurs étapes, des textures liées à la des fluides pegmatitiques auraient l’isotope léger du bore, comme cela a
variation de la pression et des pu migrer, en particulier le long de ro- été observé dans la gangue des éme- E. Kievlenko, Geology of Gems,
traînées d’inclusions incurvées. ches cisaillées, et former des émerau- raudes.L’autre fluide,dérivé de serpen- Ocean pictures, 2003.
Ces émeraudes sont d’origine des distantes des pegmatites. Néan- tinites (des roches mafiques oxydées G. Giuliani et al., La route
métamorphique, c’est-à-dire moins,l’étude récente des isotopes du par l’eau) intercalées dans la série mé- des émeraudes, Pour la Science,
liées à la transformation chimi- bore des tourmalines coexistant avec tamorphique,contient un isotope plus n° 277, pp. 58-65, 2000.
que des roches à l’état solide pro- les émeraudes de Habachtal n’est lourd du bore typique des basaltes des
voquée par leur enfouissement lors pas en faveur de cette hypothèse : dorsales océaniques ou de la croûte
de mouvements tectoniques. Cer- elle suggère que deux fluides séparés océanique altérée.

LE CHRYSOBÉRYL
e formule générale BeAl2O4, le a b
D chrysobéryl est une autre gemme
à base de béryllium,mais il s’agit d’un
les de rutile parallèles produisent
une bande brillante qui se déplace
quand on fait tourner la pierre.
oxyde distinct des béryls. Sa couleur Dans les monts Oural en
– du jaune d’or au jaune verdâtre ou Russie et à Franqueira en Espa-
brunâtre – est liée aux cations ferri- gne, l’alexandrite est associée
ques (Fe3+) qui se substituent à l’alu- à l’émeraude et à la phénakite
minium dans la structure cristalline. (un autre silicate de béryllium).
L’essentiel du chrysobéryl gemme dis- Son processus de formation est
ponible ces dernières années provient identique à celui de l’émeraude
de dépôts alluviaux dans les États bré- associée aux pegmatites.Si la plupart
siliens de Bahia, Espirito Santo et des chrysobéryls sont trouvés dans des tre hypothèse,le chrysobéryl se forme- ryllium, de couleur similaire à celle
Minas Gerais. pegmatites, dans de nombreux cas, la rait par accumulation de minces cou- du saphir) au cours du métamorphisme.
Les deux variétés gemmes les plus pierre est associée à des minéraux ri- ches sur des cristaux d’olivine préexis- La texture et la composition du
connues sont l’alexandrite et la cymo- ches en aluminium en général absents tants (un silicate de magnésium et de chrysobéryl, quant à elles, suggèrent
phane. Bleu-vert en lumière naturelle des pegmatites. Plusieurs hypothèses fer), car le chrysobéryl présente une que la pierre s’est formée lorsque des
David Weinberg / Wikimedia (CC BY-SA 3.0)

(a, Tanzanie, largeur 1,5 centimètre), ont été avancées sur la formation de structure de type olivine. masses de roches métamorphiques à
l’alexandrite vire au rouge profond ces gemmes. Certaines études ont L’étude d’échantillons supplémen- grain moyen ou grossier ont subi des
en lumière incandescente (b) – un conclu qu’à hautes températures et taires a conduit à une autre conclu- changements de pression et de tem-
effet dû à la présence de chrome. La pressions, l’assemblage de béryl et sion:le chrysobéryl se formerait à par- pérature intenses. Ce processus,
cymophane est un chrysobéryl trans- de silicate d’aluminium est instable tir de la décomposition d’un autre nommé métamorphisme régional de
lucide chatoyant surnommé « œil- et se décompose en un assemblage de minéral,la saphirine (un silicate de ma- faciès granulite, aurait libéré du bé-
de-chat», car des inclusions d’aiguil- chrysobéryl et de quartz.Selon une au- gnésium et d’aluminium riche en bé- ryllium de la roche sédimentaire hôte.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Minéralogie [63


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L A TA N Z A NIT E E T L A T S AVORIT E

L a tanzanite (ci-dessous) est la va-


riété vanadifère, de couleur bleu
foncé, du minéral zoïsite, de formule
de qualité gemme, du grenat calcique
alumineux, le grossulaire (du nom de
la groseille à maquereaux, de couleur
du parc national du Tsavo, et dans le
Sud de Madagascar. Tous ces gise-
ments se situent dans des gneiss gra-
pés à la charnière des plis, soit dans
des nodules dispersés dans les schis-
tes noirs métamorphiques (gneiss
générale Ca2Al3(SiO4)3(OH):sa couleur similaire), de formule générale phiteux riches en vanadium qui sont graphiteux) et des calcaires transfor-
est due au vanadium qui se substitue Ca3Al2(SiO4)3. Sa couleur est due à la associés à des marbres et des niveaux més en marbres. Les mécanismes

L.-D. Bayle/ le Règne Minéral


à l’aluminium dans la structure cristal- présence de petites quantités de vana- d’évaporite (sels et sulfates). de formation des deux gemmes sem-
line. En général, la tanzanite non trai- dium qui remplacent l’aluminium (gros- Les gisements du district de Me- blent toutefois distincts.
tée est de couleur marron grisâtre,vio- sulaire vanadifère). relani, en Tanzanie, au pied du Kili- La tsavorite s’est formée au cours
let grisâtre,violet brunâtre,bleuâtre et La tanzanite et la tsavorite ont mandjaro, restent la seule source de la phase de réchauffement du mé-
marron verdâtre;on la chauffe à basse toutes deux été découvertes en 1967 connue de tanzanite. C’est aussi dans tamorphisme régional (métamor-
température pour modifier les impu- en Tanzanie. La plupart des mines et ce district que l’on trouve les meil- phisme prograde), suivant deux types
retés et éliminer les nuances indésira- des gisements importants de tsavo- leurs cristaux de tsavorite, associés de minéralisation : dans les nodules,
bles, mais surtout pour obtenir la rite se trouvent en Afrique de l’Est, à de la tanzanite et de la tourma- la tsavorite a remplacé des sels et des
couleur bleue. La tsavorite (page ci- dans l’Est et le Sud de la Tanzanie, et line chromifère. Ces gisements sont sulfates impurs qui contenaient des ar-
contre),quant à elle,est la variété verte, dans le Sud-Est du Kenya, à proximité situés sur le flanc Ouest d’une série giles à vanadium et chrome.Cette trans-
de roches sédimentaires (schistes formation s’est effectuée à une tem-
Didier Descouens / Wikimedia (CC-BY-SA-3.0)

noirs, calcaires, sels et sulfates) pérature de 580 à 690°C et une pres-


plissées, déformées et « métamor- sion de 5⫻108 à 704⫻108 pascals ;
phisées » à une température d’envi- dans les veines de quartz, la circula-
ron 700 °C, nommée la ceinture plis- tion du fluide métamorphique calcique
sée de Lelatema. La tanzanite et la et sulfuré a provoqué le dépôt de la
tsavorite de qualité gemme sont en tsavorite à une température comprise
général concentrées soit dans des entre 500 et 590 °C et une pression
veines et filons de quartz dévelop- de 3,6⫻108 à 5⫻108 pascals.

L A TOPAZE LE JADE

D e formule générale Al2SiO4(F,OH)2, la topaze


est majoritairement incolore, mais certaines
sont jaune pâle,roses,orange,marron,bleues,ver-
en chrome, ferait toutefois exception : la topaze
contenant des concentrations élevées d’hydroxyle,
ses gisements se sont formés dans des veines hy-
L e jade désigne deux types de roches : la ja-
déitite, composée en majorité de jadéite
(NaAlSi2O6), et la néphrite, une variété de tré-
tes ou grises. Les teintes roses et rougeâtres ré- drothermales de quartz issues de la mise en place molite-actinolite (Ca2(Mg,Fe)5Si8O22(OH)2) avec
sultent de la substitution de chrome, de manga- d’un granite dans des formations mafiques méta- de minuscules cristaux. La jadéitite est plus dure
nèse et de fer à la place de l’aluminium. Les cou- morphisées porteuses de chrome. Des gisements que la néphrite, mais la ténacité (résistance à
leurs brunâtres et bleues sont dues à une variété similaires sont connus au Pakistan et en Russie. la fracture) et l’énergie de surface de la néph-
de défauts nommés centres de couleur au sein On trouve aussi des topazes dans des cou- rite sont environ le double de celles de la jadéi-
des pierres et sont accentuées par le chauffage. lées de rhyolite, une roche volcanique riche en si- tite. Moins courante et plus précieuse que la
La topaze bleu ciel est apparue sur les marchés licium et pauvre en fer et en magnésium ; dans néphrite, la jadéitite est davantage utilisée en
au milieu des années 1980 : elle est obtenue en l’Ouest des États-Unis et au Mexique,notamment, bijouterie qu’en sculpture.
irradiant la topaze incolore à l’aide de neutrons une ceinture d’unités de rhyolite du Cénozoïque La jadéite pure est blanche. Les teintes verte
ou de rayons gamma; l’irradiation entraînerait le (65 millions d’années) enrichie en fluor est grande et bleue sont attribuées au remplacement de
déplacement des hydroxyles (OH) productrice de gemmes. Les textu- l’aluminium par du fer, ou par quelques atomes
dans la structure cristalline. Les dé- res pétrographiques observées sur de chrome pour la couleur «impériale» vert éme-
fauts ainsi créés absorberaient la lu- les roches indiquent que la topaze raude. La couleur mauve serait due à du man-
mière à certaines longueurs d’onde, s’est formée à plusieurs stades à ganèse dans une jadéite pauvre en fer. Rare-
révélant une dominante bleue. partir du début de la sortie de la lave ment, la néphrite présente une couleur vert éme-
On connaît plus de 80 gise- (extrusion) et à des températures de raude intense par substitution de chrome.
ments de topaze bien cristallisée 650 à 850°C. À Cerro El Gato (San On ne recense que 14 gisements de jadéi-
dans le monde.La plupart des topa- Luis Potosi, Mexique), cependant, tite. Le principal district producteur est le Jade
zes de qualité gemme sont produi- d’autres mécanismes sont invoqués: Tract dans l’État de Kachin, au Nord du Myan-
tes dans des pegmatites en géné- la topaze incolore aurait cristallisé mar, où la jadéitite se présente sous forme
Didier Descouens / Wikimedia (CC-BY-SA-3.0)

ral peu profondes et enrichies en ter- à plus de 500 °C à partir de flui- d’intrusions ou de fragments dans des agré-
John Hill / Wikimedia (CC BY-SA 3.0)

res rares, telles celles du Minas des enrichis en éléments extraits gats rocheux à dominante de serpentinite (une
Gerais, au Brésil. La région d’Ouro de la lave par lessivage, tandis roche métamorphique de silicates de magné-
Preto, dans le Minas Gerais, dont que la topaze ambrée se serait for- sium), et dans des gisements alluviaux. Une au-
sont issues nombre de topazes gem- mée à moins de 500 °C à partir de tre source importante de jadéitite est la vallée
mes,en particulier la variété «impé- fluides plus riches en éléments du Motagua au Guatemala, où deux ceintures
riale » rouge à rose orangé, riche volatils, dont l’arsenic. de jade associé à de la serpentinite sont les té-

64] Minéralogie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Si de nombreuses gemmes sont encore Les bérylomètres sont des instruments


extraites par des exploitants isolés dans des utiles pour rechercher les émeraudes et
TSAVORITE endroits difficiles d’accès, l’industrie des autres béryls. Ces appareils projettent un
de Merelani,
en Tanzanie. gemmes s’est modernisée en systématisant rayonnement gamma qui excite les atomes
ses méthodes de prospection de nouveaux de béryllium, de telle sorte que sa teneur
gisements. Depuis que, dans les années 1980, peut être mesurée dans les roches hôtes.
L.-D. Bayle/ le Règne Minéral

les images du satellite d’observation de la Deux modèles sont disponibles, l’un léger
surface terrestre Landsat ont été mises à dis- (2 kilogrammes), mais lent et peu sensi-
position pour un coût faible, les prospec- ble, l’autre assez lourd (17 kilogrammes),
teurs possédant une technologie de pointe mais plus rapide et sensible. Leurs incon-
cartographient directement les gîtes miné- vénients respectifs limitent leur utilisa-
raux à l’aide de ces clichés dans le domaine tion sur le terrain.
La tanzanite,quant à elle,s’est formée à par- visible, voire d’autres bandes spectrales dans Notre groupe étudie des approches pour
tir de fluides hydrothermaux lors de la phase de des zones dépourvues de végétation. Et explorer des gisements d’émeraudes sus-
refroidissement du métamorphisme régional (mé- les satellites plus récents ont encore amé- ceptibles d’appartenir au type colombien,
tamorphisme rétrograde). La formation a eu lieu lioré la résolution des images. telles les vastes étendues de schistes noirs
à des températures comprises entre 390 et 450°C du Nord-Ouest canadien. D’une part, nous
et des pressions de 2⫻108 à 3⫻108 pascals,
soit dans des veines de quartz, soit par transfor-
Quand la technologie effectuons des analyses géochimiques
d’échantillons afin de rechercher les régions
mation de la tsavorite par hydratation du gre- s’en mêle riches en sodium et pauvres en béryllium
nat. D’après la datation par traces de fission sur Au Canada, les images satellites et aérien- et en potassium. D’autre part, nous exami-
la tanzanite – une technique qui examine les nes ont été utilisées pour rechercher des sites nons la géologie structurale à la recherche
traces laissées par la désintégration spontanée potentiels de kimberlite diamantifère, car de régions propices: présence de failles de
de certains éléments radioactifs –,elle aurait cris- les mesures chimiques et magnétiques sur déchirement, de charriages reliés à des plans
tallisé il y a environ 585 millions d’années. de décollement régionaux (où une unité géo-
ces formations sont différentes de celles des
roches environnantes. La recherche des logique glisse par rapport à une autre).
signatures magnétiques est particulièrement D’autres études ont montré que les
utile pour la découverte de kimberlites sous magmas des pegmatites à émeraudes sont
couverture ou sous l’eau. En 2002, au fractionnés : leurs éléments constitutifs
JADE MAYA en jadéite Canada, 150 millions d’hectares de zones sont séparés selon leur solubilité. Ce pro-
(hauteur 20 cm). potentielles de kimberlite ont été identifiées, cessus enrichit le fluide en béryllium, qui
parmi lesquels 4 millions d’hectares se sont atteint son seuil de saturation – une condi-
moins d’une zone de sub- révélés diamantifères par échantillonnage tion nécessaire à la formation des émerau-
duction entre les plaques direct (dont 22 kimberlites qui devraient des. De telles pegmatites sont décelées par
américaine et caraïbes.Tous avoir un rendement important). leurs signatures géochimiques, telles que
les gisements de jadéite (et D’autres propriétés physico- chimiques les rapports potassium-rubidium ou rubi-
beaucoup de néphrite) se des roches sont utilisées pour l’exploration. dium-strontium. Quant aux zones à peg-
forment à la périphérie des Cédric Simonet et ses collègues, de la Société matites encore non repérées – des massifs
plaques, où des fluides in- Akili Mineral Services, au Kenya, ont trouvé cristallins formés de roches issues du refroi-
teragissent avec des péridotites que les roches associées aux gisements de dissement d’un magma en profondeur
(roches riches en magnésium et en fer) et rubis dans ce pays ont une résistance élec- (plutons) –, elles sont identifiées à l’aide
avec les roches environnantes, à une profon- trique et une radioactivité inférieures à de l’imagerie satellitaire.
deur atteignant 50 kilomètres. celles des roches hôtes environnantes. Ces outils sont bien sûr à utiliser avec
L’essentiel de la néphrite est un produit de Une autre approche est la géochimie, prudence, car ils ne sont pas infaillibles. Les
la transformation chimique de roches par la cir- analyses géochimiques dépendent de la
la recherche de compositions minérales
culation de fluides au contact d’une intrusion
comme signature de certains gisements de dissolution correcte des phases minérales
siliceuse ou d’une extrusion magmatique (méta-
gemmes. En Colombie, les roches hôtes à qui contiennent les éléments recherchés, et
somatisme de contact), et ce de deux façons : le
forte teneur en sodium, mais appauvries la spectrométrie de masse, qui permet d’étu-
remplacement de la serpentinite par du calcium
en lithium, potassium, béryllium et molyb- dier la composition chimique d’un échan-
au contact de la roche siliceuse, et le remplace-
ment de la dolomite par des fluides riches en si-
dène, se sont révélées de bons indicateurs tillon, présente des limites de sensibilité en
lice associés aux magmas granitiques. Les prin- pour la prospection des émeraudes. Il en est fonction des éléments en présence.
cipaux gisements de la première catégorie sont de même pour les cours d’eau et les sédi- À mesure que la technologie progresse,
situés dans des mines du Nord de la Colombie- ments: des relevés ont montré que, lorsque il est probable que la localisation des
Britannique et dans le massif du Saïan oriental les cours d’eau et les sédiments s’écoulent régions recelant des gemmes sera facili-
en Sibérie. Moins étendues et abondantes, les de gisements d’émeraudes connus, leur com- tée. Deviendront-elles alors moins rares
mines de la seconde catégorie se trouvent dans position est différente. Un contenu en sodium et, de ce fait, moins précieuses ? Pas pour
les monts Kunlan en Chine et la province de Co- anormal dans les sédiments a aussi été uti- les géologues en tout cas, qui y verront
well dans le Sud de l’Australie. lisé avec succès pour trouver plusieurs nou- autant de sources d’informations sur les
velles sources d’émeraudes. rouages internes de la Terre. I

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Minéralogie [65


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Mars, rover, curiosity, mars science laboratory, nasa, exploration, attrrissage, eau, carbontes, signes de vie, géologique, mission spatiale, grue,

Planétologie
ƒ

Le 6 août à 7h31, heure de Paris, le robot Curiosity de la NASA se posera sur Mars et entamera
pour la première fois la recherche directe de traces d’un environnement propice à la vie.

John Grotzinger et Ashwin Vasavada


I LES AUTEURS
E n science, tout commence souvent
comme dans la série Star Trek : on
explore des territoires encore vier-
ges et on découvre des choses que l’on
n’avait pas imaginées auparavant. Mais
ceptibles de fournir de l’énergie. Mais
aucune trace de carbone sous une forme
exploitable par des organismes vivants n’a
été décelée.
Comme les missions Viking des
une fois les premières analyses termi- années 1970, Curiosity est doté d’un chro-
nées et une longue liste de questions dres- matographe en phase gazeuse couplé à un
John GROTZINGER est directeur sée, on se retrouve plutôt dans Sherlock spectrographe de masse capable d’iden-
scientifique de la mission Mars Holmes : il s’agit de formuler des hypo- tifier les composés organiques,qu’ils soient
Science Laboratory. thèses précises et d’imaginer des moyens d’origine biologique ou non. Mais contrai-
Ashwin VASAVADA est directeur de les vérifier. L’exploration de Mars est à rement aux sondes Viking, Curiosity peut
scientifique adjoint du projet. la veille de cette transition. Les sondes en se déplacer, et il se posera dans un site bien
orbite ont établi des cartes topographiques plus prometteur.
et minéralogiques globales de la surface, Et, plus que de trouver le carbone lui-
I BIBLIOGRAPHIE et les atterrisseurs ont permis de recons- même, la mission vise à comprendre com-
P. Smith, On a creusé sur Mars, tituer les grandes lignes de son histoire ment chercher des traces de vie. Même
Pour la Science n° 411, janvier 2012. géologique. Il est temps de passer à des sur Terre, nous ne savons pas exactement
http://bit.ly/411_smith recherches plus pointues. comment explorer les enregistrements géo-
J. Bell, Mars : un passé humide, Notre équipe a construit le véhicule logiques pour dénicher de telles traces.Les
Pour la Science n° 352, février2007. d’exploration Mars Science Laboratory, sur- caractéristiques qui font un environnement
http://bit.ly/352_bell nommé Curiosity, en supposant que Mars habitable (eau, oxydants, gradients chimi-
a jadis été une planète habitable. Ce ques et de température, etc.) tendent aussi
P. Christensen, Histoires d’eau
sur Mars, Pour la Science n° 333, « rover » embarque un laboratoire d’ana- à dégrader les composés organiques. Les
juillet 2005. lyses pour tester cette hypothèse et déter- paléontologues ont appris à rechercher
http://bit.ly/333_christensen miner ce qu’il est advenu des conditions les conditions qui facilitent la préservation,
Le site de la NASA propices à la vie qu’aurait connues la par exemple la minéralisation précoce.
sur la mission Curiosity : planète dans sa jeunesse. Pour l’essen- On sait que la silice, le phosphate, l’argile,
www.nasa.gov/mission_pages/ tiel, un environnement habitable com- le sulfate ou le carbonate séquestrent les
msl/index.html471.php prend de l’eau, de l’énergie et du carbone. substances organiques en précipitant. Les
F. Forget, F. Costard et Ph. Lognonné, Les missions précédentes ont confirmé que cartes minéralogiques établies par les son-
La planète Mars, histoire de l’eau liquide était présente sur Mars des orbitales pour certains de ces minéraux
d’un autre monde, par le passé. Elles ont également détecté autour du site d’atterrissage de Curiosity
Belin-Pour la Science, 2007.
des signes de gradients géochimiques sus- permettront de guider son exploration...

66] Planétologie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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L’ AT T E R R I S S A G E

De l’espace au sol
en sept minutes
Qui dit rover sophistiqué dit rover volumineux et lourd.
Curiosity a la taille d’une petite voiture et une masse
de 900 kilogrammes. La capsule qui le transporte dans
l’espace est plus grosse que celle qui abritait les astro-
nautes d’Apollo. Par conséquent, la méthode d’atter-
rissage retenue pour Curiosity est inédite.
La capsule de rentrée atmosphérique commence
par se séparer des systèmes de propulsion spatiale et
d’alimentation ‚. Elle éjecte du lest (en tungstène)
pour déplacer son centre de masse et se transformer
en une sorte d’aile pilotable. La capsule rencontre la
haute atmosphère martienne à une vitesse hyperso-
nique d’environ six kilomètres par seconde. Son bou-
clier thermique absorbe l’énorme quantité d’énergie
ˆ
† produite par le freinage ƒ. Le vaisseau vole alors hori-
zontalement, des propulseurs latéraux le dirigeant vers
le site d’atterrissage „.
À une altitude de 10 kilomètres, le vaisseau dé-
ploie un parachute de 21,5 mètres de diamètre et long
de 50 mètres . À ce stade, la vitesse de descente est
toujours supersonique. La conception du parachute a
été un point délicat : à de telles vitesses, la physique
qui gouverne le déploiement du parachute est mal
comprise et très difficile à modéliser.
Peu après avoir déployé son parachute, la cap-
sule largue le bouclier thermique et allume le radar
de détection du sol. À environ deux kilomètres d’alti-
tude, le vaisseau descend à une centaine de mètres
par seconde, presque à la vitesse terminale, la plus
lente qui puisse être atteinte grâce au freinage de
‡ l’atmosphère. C’est encore trop rapide pour un atter-
rissage : le rover se sépare alors du parachute, et dé-
clenche son dispositif porteur, doté de moteurs-fusées

Steeve Lee, Univ. of Colorado ; Jim Bell, Cornell Univ. ; Mike Wolff, Space Science Inst.
pour contrôler la descente †.
À environ 20 mètres au-dessus de la surface, le por-
teur se stabilise et le rover est descendu au bout de
trois câbles. Il est déposé à la surface, roues et sus-
pensions entièrement déployées, à environ 0,75 mè-
tre par seconde ‡. Après deux secondes, le temps de
confirmer qu’il est bien sur un sol dur, le rover coupe
les câbles et le « cordon ombilical » qui transmet les
données au porteur. Ce dernier s’envole alors pour
aller s’écraser quelque 450 mètres plus loin ˆ. Une
heure plus tard, Curiosity devrait envoyer les pre-
mières images de la surface et, dès la fin du
deuxième mois, il aura analysé les premiers
échantillons de sol et de roches.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Planétologie [67


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INSTRUMENTS

Passer les roches au crible


La palette d’instruments de Curiosity est conçue pour exami-
ner les roches, le sol et l’atmosphère à la recherche d’indices
d’environnements passés ou présents propices à la vie. Ces ins-
truments mesurent la composition chimique et minéralogique
de diverses façons complémentaires.

UNE STATION MÉTÉOROLOGIQUE


(REMS) mesurera les conditions
ambiantes et livrera des bulletins
quotidiens. Ces données serviront
aussi à guider les opérations du rover.
LESPECTROMÈTREDAN est un
détecteur actif et passif de neu-
trons qui recherchera la présence
d’eau dans le premier mètre du
sol à l’aplomb du rover.

UN DÉTECTEUR
DE RAYONNEMENT
(RAD) enregistrera
le rayonnement
solaire et cosmique.

LE LABORATOIRE SAM est un


ensemble d’instruments à la recher-
che de molécules organiques. Il cuit
les roches réduites en poudre dans
de petits fours à combustion ou à
solvants. Les gaz libérés sont ana-
lysés par le chromatographe en
phase gazeuse/spectrographe de
masse et par l’analyseur de gaz.
L’instrument peut aussi échantillon-
ner directement l’atmosphère.

s
ètre
centim
40
68] Planétologie © Pour la Science - n° 418 - Août 2012
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L E S S I T E S D ’ AT T E R R I S S A G E
DES CAMÉRAS EN COULEUR (MASTCAM) enre-
gistreront des images en haute résolution des pay-
sages et des textures des roches. Ces dernières
aideront à reconstituer les processus de formation Phoenix
Viking 2
des roches et du sol, qui impliquent peut-être l’action
de l’eau. L’une des caméras (MARDI), située sous le Sojourner
rover, filmera la descente et l’atterrissage. Viking 1
Opportunity CRATÈRE GALE
Spirit

Mars 3 SA
NA
L’INSTRUMENTCHEMIN effectuera l’analyse miné-
ralogique de roches réduites en poudre en envoyant
des rayons X pour faire apparaître des motifs de dif-
fraction caractéristiques des minéraux. Contraire-
ment aux missions précédentes, il pourra analyser
plusieurs types de minéraux.
Le cratère Gale
Après cinq ans d’études, la NASA a retenu le cratère
Gale parmi 50 sites candidats proposés pour faire at-
terrir Curiosity. Dans cet ancien cratère d’impact de
LE BRAS ROBOTISÉ, d’une portée allant jusqu’à 150 kilomètres de diamètre, l’érosion éolienne et des
deux mètres, est équipé de 30 kilogrammes d’ou- impacts récents ont exposé des matériaux autrefois
tils permettant de percer des trous et de pulvériser enterrés, d’anciens dépôts fluviaux qui ont gardé la
des roches. Un ensemble de tamis prépare de la pou- trace d’écoulements d’eau et des terrains fracturés
dre pour les instruments d’analyse. riches en minéraux, analogues à ceux que l’on trouve
sur Terre au-dessus des aquifères.
Le cratère est dominé par un pic central, le mont
Sharp, qui culmine à plus de 5 000 mètres au-dessus
des plaines environnantes. La majeure partie de ce mont
est accessible au rover Curiosity par différents chemins.
Il en entamera l’ascension 6 à 12 mois après l’atterris-
sage. Le pic est constitué de strates de roches sédimen-
taires qui, lues de bas en haut, livreront une chronolo-
gie de la jeunesse de la planète. En huit ans, le rover
Opportunity a examiné 15 à 20 mètres de strate ; trop
LE SPECTROMÈTRE PAR ABLATION peu pour retracer l’évolution du climat, mais assez pour
LASER (CHEMCAM) analysera la donner un aperçu de ce que verra Curiosity.
composition des roches à distance Les roches sédimentaires sont particulièrement in-
en les volatilisant en plasma avec téressantes et pourraient renfermer des signatures
un laser et en analysant la lumière éventuelles de vie passée. En se plongeant dans l’his-
qu’elles émettent alors. toire martienne, Curiosity éclairera de façon indi-
recte une période de l’histoire terrestre qui a pres-
que disparu des profils géologiques, quand les deux
planètes n’étaient peut-être pas si différentes. De quoi
mieux comprendre notre propre planète...

LE SPECTROMÈTRE À PARTICULES
ALPHA ET RAYONS X (APXS) déter-
minera in situ la composition en
élements lourds des roches par fluo-
rescence induite par rayons X.

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Planétologie [69


Neurosciences

Le cerveau

STRESSÉ
Amy Arnsten, Carolyn Mazure et Rajita Sinha
Les circuits neuronaux assurant le contrôle de soi
sont perturbés par un stress, même modéré. Dès lors,
les émotions et les désirs prennent les commandes...

C
hez certains étudiants, la pression des reins), hormones qui accélèrent le rythme
examens perturbe, voire bloque tota- cardiaque, augmentent la pression san-
lement, les capacités de raisonnement. guine et diminuent l’appétit. Les recherches
Les expressions imagées ne manquent pas récentes ont révélé un rôle inattendu du
pour décrire ce phénomène : être paralysé, cortex préfrontal, une structure cérébrale
sur les nerfs, mort de peur, au bord de située derrière le front. Il est le siège des
l’évanouissement, etc. De même, certaines capacités cognitives les plus élaborées – la
personnes sont paralysées à l’idée de parler concentration, la planification, la prise de
en public. Les situations de stress sont décision, l’intuition, le jugement... C’est la
courantes, et chacun en connaît les effets. partie du cerveau apparue le plus tard au
Les neuroscientifiques croyaient com- cours de l’évolution.
prendre les mécanismes cérébraux du stress, Le cortex préfrontal agit comme un
mais les recherches récentes ont remis en centre de commande. Quand tout va bien,
cause leurs explications. La réponse au il maintient nos émotions et nos pulsions
stress n’est pas seulement une réaction « primaires » sous contrôle. En revanche,
primitive, qui ne concerne que les aires un stress aigu déclenche une série d’évé-
cérébrales communes à de nombreuses nements chimiques qui réduisent son
espèces, de la salamandre à l’homme. En influence, tout en renforçant celle d’aires
réalité, le stress affecte les facultés cogni- cérébrales plus anciennes. Nous pouvons
tives, les zones cérébrales les plus élaborées alors nous retrouver en proie à une anxiété
chez les primates. paralysante ou à des pulsions que d’habi-
Auparavant, on décrivait la manifesta- tude nous réussissons à contrôler : excès
tion physiologique du stress comme une de nourriture et de boissons, consomma-
réaction de l’hypothalamus, une structure tion de drogues, frénésie dépensière... En
apparue très tôt au cours de l’évolution et d’autres termes, nous perdons le contrôle
située à la base du cerveau : l’hypothalamus de nous-mêmes.
déclencherait la sécrétion d’hormones par Depuis qu’ils ont découvert que le stress
Dan Saelinger

l’hypophyse (localisée à la base du cerveau) peut perturber des fonctions exécutives


et les glandes surrénales (juste au-dessus des supérieures, les neurobiologistes cherchent

70] Neurosciences

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à comprendre les mécanismes sous-jacents. lente que celle des autres zones cérébrales
Ils espèrent mettre au point des thérapies L’ E S S E N T I E L et ne s’achève qu’après l’adolescence. Il
comportementales et des médicaments est responsable de la pensée abstraite.
permettant de garder son sang-froid. ■ Le cortex préfrontal Grâce à lui, nous sommes capables de
maintient nos émotions nous concentrer sur une tâche, tout en
Le cortex préfrontal : sous contrôle en régulant stockant des informations dans la mémoire
l’activité de structures de travail. Cette dernière nous permet
un chef d’orchestre cérébrales ancestrales de garder à l’esprit des données dont
La question intrigue les scientifiques depuis où elles prennent nous avons besoin pendant quelques
des décennies. Après la Seconde Guerre naissance. instants, telle la retenue à reporter dans
mondiale, ils se sont demandé pourquoi la colonne suivante lors d’une addition.
certains pilotes de chasse, virtuoses à ■ Il peut être désactivé Cette donnée est ensuite oubliée. Enfin,
l’entraînement, commettaient des erreurs par les modifications le cortex préfrontal inhibe les pensées et
neurochimiques dues
grossières et fatales dans le feu du combat. les actions inappropriées.
au stress, ce qui entraîne
Ils n’ont pu analyser en détail l’activité du Il fonctionne grâce à un vaste réseau
des réactions peu
cerveau qu’avec les progrès des techniques de connexions reliant certains de ses neu-
rationnelles, voire
de neuro-imagerie dans les années 1990. rones, nommés cellules pyramidales car
une paralysie mentale.
Ils ont alors remarqué une « explosion » leur corps cellulaire a une forme triangu-
d’activité dans le cortex préfrontal lors ■ Grâce à une meilleure laire. Ces neurones sont aussi connectés
des événements stressants. compréhension à des aires plus éloignées, qui contrôlent
Si cette zone est si sensible au stress, des mécanismes les émotions, les désirs et les habitudes.
c’est en raison de son statut hiérarchique du stress, on développe En l’absence de stress intense, ce réseau
particulier au sein des structures céré- des thérapies joue un rôle régulateur. Le cortex préfron-
brales. Proportionnellement plus gros chez comportementales tal peut par exemple envoyer un signal à
l’homme que chez les autres primates, le et des médicaments d’autres régions cérébrales pour contrecar-
cortex préfrontal représente un bon tiers pour mieux y résister. rer le désir d’un second verre de vin. Ou
du cortex humain. Sa maturation est plus encore, si un homme imposant s’approche,

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■ LES AUTEURS le cortex préfrontal transmet un message à d’un stress, elle transmet un signal d’alerte
l’amygdale, une petite structure cérébrale au reste du système nerveux pour le pré-
Amy ARNSTEN ancestrale impliquée dans les réactions de parer à fuir ou à combattre le danger. Elle
est professeur peur, pour indiquer que cet homme n’a améliore également la mémorisation des
de neurobiologie
à la Faculté pas d’intentions agressives. souvenirs associés à la peur et au danger.
de médecine Le bon fonctionnement de ce réseau
de l’Université Yale,
aux États-Unis.
est très sensible aux conditions chimiques. Les hommes inégaux
Nos recherches visant à préciser l’influence
Carolyn MAZURE de ces conditions ont commencé il y a une
face au stress
est professeur vingtaine d’années. En réponse au stress, Les recherches sur le stress, qui ont d’abord
de psychiatrie
et de psychologie notre cerveau est inondé de composés concerné l’animal, ont été poursuivies chez
dans la même chimiques « stimulants », telles la nora- l’homme. Elles montrent que certaines per-
faculté. drénaline et la dopamine. Ces composés sonnes y sont plus sensibles que d’autres,
Rajita SINHA sont des neurotransmetteurs (les substances en raison de prédispositions génétiques ou
est professeur chimiques qui assurent la transmission des d’expositions antérieures au stress. Après l’ex-
de psychiatrie signaux électriques d’un neurone à l’autre). tinction du cortex préfrontal par la dopamine
dans la même
faculté. Ils sont libérés par des neurones du tronc et la noradrénaline, des enzymes détruisent
cérébral, dont les prolongements atteignent ces neurotransmetteurs. Ainsi, le cerveau
toutes les régions du cerveau. Quand ils se recommence à fonctionner normalement
déversent en grande quantité dans le cortex quand le stress disparaît. Cependant, ces
préfrontal, ils inhibent toute décharge neu- enzymes sont parfois peu efficaces en raison
ronale : d’une part, ils réduisent l’efficacité de facteurs génétiques, ce qui s’accompagne
de la transmission synap- d’une sensibilité accrue au stress et, dans
tique entre les neurones et, certains cas, aux maladies mentales. Des
d’autre part, ils rendent facteurs environnementaux peuvent avoir
les neurones eux-mêmes un effet similaire ; par exemple, le saturnisme
SOUS L’EFFET D’UN STRESS PROLONGÉ, temporairement inaptes (l’intoxication au plomb) a des conséquences
le cortex préfrontal peut être perturbé durant à transmettre les signaux physiologiques voisines de celles du stress
plusieurs jours, voire plusieurs semaines. électriques (voir l’encadré et diminue les capacités cognitives.
page ci-contre). L’activité du réseau diminue, Sous l’effet d’un stress prolongé (ou
tout comme la capacité de régulation du d’une répétition régulière d’événements
comportement. stressants), le cortex préfrontal peut être per-
Ces effets s’aggravent lorsque les turbé durant plusieurs jours, voire plusieurs
glandes surrénales, contrôlées par l’hypotha- semaines. Des études ont montré que le réseau
lamus, libèrent du cortisol – l’hormone du complexe des connexions entre neurones
stress – dans le sang. Dans ces conditions, se développe dans les centres émotionnels
le contrôle de soi devient difficile à assurer. primitifs, telle l’amygdale. Simultanément,
Tandis que le cortex préfrontal s’éteint, les aires cérébrales impliquées dans le rai-
l’emprise d’autres régions cérébrales sur sonnement (philosophique, mathématique...)
le comportement se renforce – un même rétrécissent au sein du cortex préfrontal,
neurotransmetteur peut avoir des effets car des neurones meurent. John Morrison,
opposés sur les neurones, en fonction des de la Faculté de médecine du Mont Sinai,
■ SUR LE WEB
récepteurs présents sur leur membrane. à New York, et ses collègues ont découvert
Questionnaire (en anglais) Ainsi, la dopamine accroît l’activité d’une que le cerveau peut en partie récupérer
pour évaluer votre stress : série de structures situées dans les profon- après un stress, à condition qu’il n’ait pas
www.scientificamerican.com/ deurs du cerveau, nommées ganglions de été trop intense : la connectivité entre les
article.cfm?id=stress-periodic-
meter la base. Ces structures régulent nos envies, neurones restants augmente. L’une d’entre
nos émotions et nos mouvements. Elles nous (Rajita Sinha) l’a mis en évidence chez
sont actives aussi bien quand nous rou- l’homme, où la diminution de la substance
lons à bicyclette que lorsque nous cédons grise (liée au nombre de neurones) dans le
à l’attrait d’une cigarette interdite. cortex préfrontal traduit la durée de l’expo-
En 2001, Benno Roozendaal, aujourd’hui sition au stress.
à l’Université de Groningue, aux Pays- Les transformations du cortex préfrontal
Bas, James McGaugh, de l’Université de nous rendent plus vulnérables face à un
Californie, à Irvine, et leurs collègues ont stress ultérieur et favorisent probablement la
découvert un renforcement similaire du dépression, la dépendance et les troubles de
Dan Saelinger

rôle de l’amygdale. Sous l’influence de la l’anxiété, tel le stress post-traumatique. Les


noradrénaline et du cortisol produits lors femmes y seraient plus sensibles. Comme

72] Neurosciences © Pour la Science - n° 418 - Août 2012

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l’une d’entre nous (Carolyn Mazure) et ses La façon dont le stress modifie le cortex module le stress et l’anxiété en agissant
collègues l’ont montré, le stress augmente préfrontal, impliqué dans le contrôle de sur le cortex préfrontal.
le risque de dépression et de comportement soi, doit encore être précisée. Pour ce faire, Les exigences éthiques compliquent
addictif, tel le tabagisme, chez la femme. certains scientifiques étudient l’influence ces études, car les sujets ne doivent pas
Chez l’homme, le stress exacerbe les envies de divers composés neurochimiques sur être exposés à des stress psychologiques
et perturbe les comportements régulés par cette aire cérébrale. Ainsi, Trevor Rob- extrêmes. De fait, on leur précise qu’ils
les ganglions de la base, entraînant des tics bins et Angela Roberts, de l’Université peuvent arrêter l’expérience à tout moment,
ou des mouvements stéréotypés (se ronger de Cambridge, cherchent si la sérotonine, de sorte qu’ils ne sont pas placés dans des
les ongles, se mordiller les joues...). qui joue un rôle clé dans la dépression, conditions proches de la réalité. Plusieurs

P OURQUOI PERD-ON LE CONTRÔLE DE S OI ?


La région située juste derrière le front (en bleu),
Test des
nommée cortex préfrontal, est le centre hypothèses
de commande du cerveau. et contrôle
C’est elle qui inhibe les pulsions des erreurs
inappropriées. Cependant, des stress Contrôle Cortex
aigus quotidiens affaiblissent cette zone de l’attention préfrontal
du contrôle de soi. Les émotions et de la
et l’impulsivité peuvent alors Striatum pensée
prendre le dessus.
Inhibition
des actes
Amygdale inappropriés
Hypothalamus
Non stressé Régulation
Le cortex préfrontal régule l’activité des
de zones situées dans les profondeurs émotions
du cerveau : le striatum, impliqué
dans les habitudes, l’hypothalamus, Neurone postsynaptique
siège des besoins fondamentaux telles du cortex préfrontal
la faim ou l’activité sexuelle, et
l’amygdale, où naissent les émotions, Concentrations
par exemple la peur. Le cortex préfrontal optimales de
noradrénaline
régule aussi la réponse au stress, et de dopamine
notamment la production Contrôle de la production Canal
de deux neurotransmetteurs de noradrénaline
Cellules et de dopamine Le signal est
(la noradrénaline et la dopamine) par le cortex préfrontal
par les neurones du tronc cérébral. productrices transporté jusqu’au
de noradrénaline neurone suivant
En quantité modérée, ces deux et de dopamine quand le canal
neurotransmetteurs renforcent les est fermé
connexions avec le cortex préfrontal Signal
(voir le cartouche).
Neurone
présynaptique
Stressé
Dans des conditions stressantes,
l’amygdale renforce la production
Perte de la
AXS Biomedical Animation Studio, source : A. Arnsten, Nature Reviews Neuroscience, 2009

de noradrénaline et de dopamine,
ce qui affaiblit le cortex préfrontal, Actes régulation
compulsifs préfrontale
mais augmente l’activité du striatum
et de l’amygdale. L’excès
de ces substances entraîne l’ouverture
de canaux ioniques dans les neurones Réponses
du cortex préfrontal. Or un influx nerveux émotionnelles
se caractérise par la propagation
d’un potentiel membranaire, résultant
de déséquilibres de charges entre Les récepteurs
Récepteur sont inondés
l’intérieur et l’extérieur du neurone. de noradrénaline
En rééquilibrant les concentrations et de dopamine
ioniques de part et d’autre de la membrane
neuronale, l’ouverture des canaux portés
par les neurones postsynaptiques entraîne
la perte du signal. Dès lors, le cortex Concentrations Le canal
préfrontal ne contrôle plus les émotions élevées
Dan Saelinger

du neurone
et les pulsions (voir le cartouche). de noradrénaline s’ouvre, et le signal
et de dopamine est perdu Signal

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Neurosciences [73

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« réflexe » pourrait conduire à de meilleurs
Comment décider en cas de stress ? traitements des troubles liés au stress.
e cortex préfrontal joue un dant sur des routines, une vi- nelles et des biais cognitifs dus Les résultats théoriques obtenus pré-
L rôle central dans la prise de
décision. Quelles sont les consé-
sion simpliste ou manichéenne
des enjeux, un comportement
au stress,en mobilisant des facul-
tés régies par le cortex préfron-
cisent ce que l’on savait déjà. L’entraîne-
ment des infirmiers urgentistes ou des
quences de son « extinction » par de groupe et des réponses sté- tal : curiosité, flexibilité, prise de militaires inscrit des réactions de survie
un stress aigu ou chronique ? réotypées. Ce fonctionnement recul, réflexion… On demande dans les ganglions de la base et d’autres
Certains modèles montrent est qualifié de mode mental par exemple au sujet de réper-
structures cérébrales, de sorte qu’elles
que nos décisions résultent de automatique. torier les avantages et les incon-
s’exécutent de façon automatique en cas
l’activation conjointe de proces- L’absence de réponse efficace vénients d’une situation donnée,
de stress. L’utilité d’un entraînement est
sus stratégiques ou rationnels et accentue le ressenti de stress, de changer de point de vue, de
de processus intuitifs ou émo- créant des tensions psychologi- confronter ses exigences avec
confirmé par les études sur des animaux :
tionnels.L’imagerie fonctionnelle ques et physiques, ainsi que des les moyens dont il dispose, etc. ceux-ci gèrent mieux le stress s’ils y ont été
a révélé qu’un vaste réseau neu- troubles somatiques (tachycar- La mobilisation volontaire des confrontés à de multiples occasions quand
ronal,essentiellement situé dans die, essoufflement, diarrhée...). facultés cognitives élevées « ral- ils étaient jeunes et s’ils ont bien réagi. De
le cortex préfrontal, sous-tend Afin de gérer son stress, on doit lume » le cortex préfrontal, et même, chez l’homme, une bonne gestion
les premiers, tandis que les se- basculer du mode mental auto- réactive ainsi la régulation des de situations stressantes rend de plus en
conds ont pour support un ré- matique vers un « mode men- émotions et l’inhibition des ac- plus résistant. En revanche, si des enfants
seau cérébral plus profond. Ce tal adaptatif » supporté princi- tions inappropriées. En consé- sont soumis à des situations stressantes
dernier comprend des régions du palement par le cortex préfron- quence, le stress ressenti devient et qu’ils en sont affectés, ils risquent de
système limbique (amygdale,hy- tal : c’est le but des exercices de moins intense. Le sujet peut pra- devenir plus vulnérables au stress et à la
pothalamus...) et des ganglions gestion des modes mentaux déve- tiquer ces exercices «au repos », dépression en grandissant.
de la base. loppés par l’Institut de médecine afin de développer sa résistance,
Quand l’activité du cortex environnementale (IME), à Paris. ou lors d’une situation stressante,
préfrontal diminue sous l’ef- Inspirés à la fois de la neu- par exemple avant un discours ou Des médicaments
fet du stress, nos décisions de-
viennent principalement dictées
ropsychologie et des thérapies
cognitives et comportementa-
un entretien d’embauche. et des thérapies
Riadh Lebib
par nos émotions. Elles risquent les, ces exercices permettent de Institut de médecine comportementales
alors d’être inadéquates, se fon- s’affranchir des pensées irration- environnementale (IME)
De nouveaux traitements sont en cours
d’élaboration. La prazosine, un médica-
équipes ont tout de même réussi à simuler ment qui bloque certains effets néfastes de
les effets d’un stress non contrôlé en pro- la noradrénaline, est actuellement testée
■ BIBLIOGRAPHIE
jetant des films perturbants aux sujets, ou chez des anciens combattants et des civils
Vaincre son anxiété, en leur demandant d’imaginer brièvement souffrant de stress post-traumatique. La
L’Essentiel Cerveau & Psycho, des situations stressantes. prazosine semble aussi réduire la dépen-
mai-juillet 2012.
Une autre question intrigue les cher- dance à l’alcool. Fin 2011, Sherry McKee,
A. Arnsten, Prefrontal cortical cheurs : pourquoi le cerveau est-il doté de de l’Université Yale, et ses collègues ont
network connections : key site mécanismes affaiblissant ses fonctions publié une étude sur les effets d’un autre
of vulnerability in stress and
schizophrenia, International cognitives les plus élevées ? C’est que ces médicament, nommé guanfacine et utilisé
Journal of Developmental mécanismes, qui déclenchent des réactions aujourd’hui pour faire baisser la pression
Neuroscience, vol. 29, ancestrales, seraient salvateurs face à un artérielle : il inhibe certaines réactions au
pp. 215-223, 2011.
prédateur. Il est alors bien plus utile de se stress et renforce les réseaux du cortex
A. Arnsten, Stress signalling figer pour ne pas se faire remarquer ou de préfrontal, ce qui diminue l’envie de fumer
pathways that impair prefrontal se préparer à fuir à toute vitesse que de lors d’une exposition au stress. En outre,
cortex structure and function,
Nature Reviews Neuroscience, se souvenir d’un poème de Victor Hugo ! de nombreuses équipes ont montré que
vol. 10, pp. 410-422, 2009. Une telle réaction est parfois également des stratégies comportementales telles que
S. Halpern, Can’t Remember utile dans le monde moderne – par exemple la relaxation, la respiration profonde et la
What I Forgot : Your Memory, quand un chauffard vous coupe la route et méditation réduisent le stress.
Your Mind, Your Future, Three que vous devez freiner brutalement. Toute- Apprendre les mécanismes et le rôle du
Rivers Press, 2009. fois, si l’état de stress persiste, les fonctions stress vous aidera peut-être à le maîtriser.
du cortex préfrontal s’affaiblissent durable- Ainsi, la prochaine fois que vous perdrez
ment. Ce sera handicapant, par exemple vos moyens en passant un examen ou en
pour prendre une décision compliquée ou parlant en public, vous pourrez vous dire :
organiser rapidement un projet important. « Ce n’est que mon cerveau qui essaie de
Une meilleure compréhension du me sauver d’un prédateur. » À défaut de
stress permet de concevoir des stratégies vous apporter la réponse ou le mot juste,
de défense. La connaissance des événements cela vous fera sans doute sourire, ce qui
moléculaires qui provoquent le passage aura un effet positif sur vous, mais aussi
du cerveau d’un état « réfléchi » à un état sur l’examinateur et le public... ■

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Maux d’artistes
par Sebastian Dieguez
Ce livre est un recueil d’articles que l’auteur
a publiés dans la rubrique Art et pathologies
du magazine Cerveau & Psycho.
Dans cet ouvrage, l’auteur s’interroge sur les liens
cachés entre une œuvre d’art – une peinture,
une sculpture, une composition musicale
ou une œuvre littéraire – et une maladie
de l’esprit que présentait son auteur.
Examinant divers chefs-d’œuvre avec un regard
de psychologue, neurologue, voire psychiatre,
Sebastian Dieguez analyse plus d’une vingtaine
d’œuvres dont celles de Dostoïevski, Maupassant,
Monet, Ravel, De Chiricho, Proust, Van Gogh, etc.

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La sélection de livres Un aiguillon pour la pensée
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La logique a connu d’incroya-


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étranges hyperensembles, l’indécida-
bilité de Turing, les déconcertants para-
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Histoire des sciences de l environnement

REGARDS
HISTOIRE DES SCIENCES

Charles Knight, voyageur temporel


Au tournant du XXe siècle, Charles Knight, un artiste naturaliste américain
hanté par l’extinction des espèces, a immortalisé les derniers représentants
d’espèces menacées et mis en scène des animaux disparus.
Richard MILNER

P
eut-être ne connaissez-vous pas
son nom, mais vous avez proba-
blement déjà admiré son œuvre.
L’artiste américain Charles Knight
(1874-1953) a réalisé de nombreuses pein-
tures et sculptures de dinosaures, mam-
mouths, tigres à dents de sabre et hommes
préhistoriques, qui ornent aujourd’hui les
grands musées d’histoire naturelle améri-
cains. Ses dinosaures sont devenus des
jouets, des timbres, des bandes dessinées
ou ont illustré des revues scientifiques et
des ouvrages de paléontologie. Sir Arthur
Conan Doyle s’en est servi pour illustrer son
roman Le Monde perdu, paru en 1912. Cer-
tains dinosaures de Knight sont même deve-
nus des stars de cinéma en inspirant des
séquences de films célèbres : King Kong
(1933), Fantasiades studios Disney (1940)
ou Jurassic Parkde Steven Spielberg (1993).
Ray Harrihausen, maître de l’animation des
monstres à Hollywood, créateur des dino-
saures du film Un million d’années avant
Jésus-Christ(1966) et d’autres films cultes,
a réalisé ses maquettes animées d’après
les peintures et sculptures de Knight.
Si Knight est réputé pour ses descrip-
© Bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle américain

tions d’espèces éteintes, il était avant tout

1. UN TIGRE À DENTS DE SABRE défend sa


proie contre un Teratornis – un vautour pré-
historique géant – dans un puits de goudron de
La Brea, aujourd’hui au cœur de Los Angeles,
sur une peinture de Charles Knight datant des
années 1920. Les puits de La Brea, qui existent
depuis des dizaines de milliers d’années,
recèlent de nombreux fossiles, dont ceux des
animaux mis en scène par Knight.

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Regards

un peintre animalier : il a peint près d’un l’ont également aidé à donner vie à des mam-
millier d’animaux vivants représentant mouths laineux marchant dans un paysage
800 espèces. Ses reconstitutions préhis- neigeux de la période glaciaire, en France.
toriques ont bénéficié de nombreuses
années d’observations minutieuses et Le dernier pigeon
d’études anatomiques détaillées des
espèces actuelles. Ses peintures de lions, migrateur
tigres, léopards des neiges et chats domes- Au cours de mes recherches sur Knight, une
tiques lui ont permis d’affiner sa représen- note du peintre jusque-là passée inaperçue
tation du tigre à dents de sabre, grondant a retenu mon attention. Après plusieurs dé-
et luttant à mort contre un vautour géant cennies passées à étudier des os fossiles
ressemblant à un condor, dans un puits de avec le paléontologue Henry Fairfield Osborn,
goudron de La Brea, aux États-Unis (voir la son mentor scientifique au Muséum d’his-
figure 1). Ses croquis d’éléphants de zoo toire naturelle de New York, Knight avait été
© Bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle américain

2. UN LÉOPARD DES NEIGES, sur un croquis récemment découvert, réalisé par Knight en 1904.
© Rhoda Knight Kalt

3. LE DERNIER PIGEON MIGRATEUR améri- 4. KNIGHT EST PLUS CONNU pour ses œuvres
cain, dont Knight vint faire une esquisse au zoo pionnières en art paléontologique, tel ce modèle
de Cincinnati pour l’immortaliser. de stégosaure, réalisé en 1899.

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Regards

I L’AUTEUR marqué par l’irrévocabilité de l’extinction taines devenaient très rares, tel le dernier
des animaux. Il était devenu hanté par le pigeon migrateur américain (Ectopistes migra-
Richard MILNER fait que nombre d’espèces étaient condam- torius)qui mourut en 1914 dans le zoo de Cin-
est chercheur
associé nées et que les humains accéléraient le cinnati (voir la figure 3), il s’empressait de les
au Département processus, au point qu’il consacra le reste peindre ou de les esquisser. Son empathie
d’anthropologie de sa vie à représenter non seulement les pour le règne animal avait quand même une
du Muséum
d’histoire naturelle de New York, espèces disparues, mais aussi celles en limite: dans son ouvrage Life through the Ages
aux États-Unis. passe de s’éteindre. (La vie à travers les âges, 1946), il écrivait
Le bison américain, autrefois si abondant, que les carnosaures (un groupe qui inclut les
avait échappé de peu à l’extermination. Tar- tyrannosaures) « ont disparu depuis long-
divement, en 1901, le gouvernement améri- temps, ce qui n’était peut-être pas plus mal,
cain l’avait érigé en icône en reproduisant les car ainsi, plus jamais une espèce aussi sinistre
dessins de bison de Knight sur un timbre- ne marcherait à la surface de cette Terre».
poste et sur un billet de dix dollars. Knight Son intérêt pour les animaux s’était déve-
se mit à considérer chaque espèce vivante loppé lorsque, au début des années 1890, il
comme un trésor irremplaçable. Quand cer- avait quitté son Brooklyn natal, où il peignait

Sauvegarder la nature : une idée dans l’air du temps à New York

R etracer la carrière d’un homme re-


vient souvent à souligner ses traits
de caractères ou ses talents, à évoquer
mère Société Audubon dédiée à la
protection des oiseaux, qui compte
près de 50 000 membres un an après
de Knight est le secrétaire particulier
d’un riche banquier, Morgan, qui se
trouve être l’oncle d’Osborn et le
est ancien qu’il doit être ignoré au
XXe siècle, bien au contraire. C’est le
sens du discours que Osborn pronon-
ses rencontres ou à insister sur sa for- sa création. En 1887, Theodore Roo- trésorier du Muséum de la ville. Os- ce au Boone and Crockett Club en 1904
mation intellectuelle et artistique. Dans sevelt lance le Boone and Crocket born devient, au début du XXe siècle, sur la «préservation des animaux sau-
le cas de Knight, l’un des déterminants Club, dont l’objectif est de réformer la figure de proue de la paléontolo- vages d’Amérique du Nord»: pour lui,
les plus importants pour comprendre la chasse afin d’en limiter les excès. gie américaine : en 1891, il est pro- nos connaissances scientifiques nous
sa vie est son lieu de naissance, New Sa carrière politique new-yorkaise fesseur à l’Université Columbia et donnent une responsabilité plus im-
York. Cette ville devient à la fin du commence en 1898 lorsqu’il est nom- conservateur de la paléontologie des portante que celle de nos ancêtres qui
XIXe siècle la capitale de la protection mé gouverneur de la ville, puis vice- vertébrés au Muséum d’histoire na- ne pouvaient comprendre la consé-
d’une faune sauvage qui n’existe président du pays deux ans plus tard turelle américain, deux établissements quence de leurs actes.
plus dans la région depuis longtemps. avant de devenir le 26 e président prestigieux de New York. Ainsi, lorsque Cette inscription dans la durée
Durant la jeunesse de Knight, New York des États-Unis en 1901. Grinnell, Roo- Knight atteint ses 20 ans, en 1894, (l’étude du passé permet de mieux
connaît une rapide croissance démo- sevelt et d’autres défenseurs de l’en- tout est en place pour faire de la ques- comprendre le présent afin de ména-
graphique: sa population est presque vironnement contemporains tels les tion de la disparition des espèces un ger l’avenir) est le propre de nombreux
multipliée par quatre entre 1870 naturalistes John Muir et John Bur- enjeu de premier plan et il se trouve défenseurs de l’environnement. C’est
et 1900 pour atteindre 3,4 millions roughs ont tous lu dans leur jeunes- au bon endroit et au bon moment. aussi le propre de la biologie qui, avec
d’habitants (bien plus peuplée que Ber- se l’ouvrage Man and Nature (1864) Osborn a souvent inscrit son tra- Darwin, considère le monde naturel
lin ou Paris, elle dépasse Londres seu- de George Perkins Marsh, première vail sur les mammifères disparus comme un système complexe en per-
lement dans les années 1920). analyse de l’impact de l’homme sur d’Amérique du Nord (et notamment pétuelles transformations: l’évolution
Quelques dates sont nécessaires son environnement, et tous voient sur les proboscidiens tels le masto- d’une espèce (l’homme, par exemple)
pour mieux comprendre le dynamis- changer les paysages et la faune de donte ou le mammouth) dans la pers- peut avoir des conséquences en cas-
me intellectuel du mouvement new- l’Amérique du Nord. pective historique de l’impact de l’hom- cade sur nombre d’autres espèces. Les
yorkais en faveur de la sauvegarde de En 1895, diverses personnalités me sur son environnement. Pour lui reconstructions d’animaux disparus
la nature. L’anthropologue et natu- dont Henry Fairfield Osborn, le men- comme pour bien d’autres naturalistes et les illustrations d’espèces sur le point
raliste George Bird Grinnell étudie tor de Knight, Roosevelt et Grinnell, de son temps, l’homme a une part de de s’éteindre produites par Knight s’ins-
l’impact du braconnage dans le parc créent la Société zoologique de New responsabilité dans la disparition de crivent dans ce schéma intellectuel,
du Yellowstone avant de devenir, York, dont l’un des principaux objec- certaines espèces de grands mammi- scientifique et culturel propre au New
en 1876, directeur de Forest and tifs est d’assurer la sauvegarde de la fères, et constitue un phénomène York de cette époque.
Stream, l’un des plus anciens pério- grande faune américaine. Quatre ancien, à prendre en compte au même
diques des États-Unis, qu’il oriente de ans plus tard, cette organisation se titre que la dernière glaciation. Mais Valérie Chansigaud
Historienne de l’environnement
plus en plus vers ces questions. dote d’un jardin zoologique de plus ce n’est pas parce que l’impact de associée au Laboratoire SPHERE,
En 1886, Grinnell forme une éphé- de 100 hectares dans le Bronx. Le père l’homme sur les extinctions d’espèces UMR 7219 CNRS/Paris 7

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Regards
Avec l’aimable autorisation du Field Museum, CK 9T

5. L’AFFRONTEMENT D’UN TYRANNOSAURUS REX et d’un Tricera- maux disparus. Aujourd’hui la scène serait représentée différemment
tops, une peinture murale réalisée par Knight en 1927. S’appuyant sur (des lits d’ossements découverts depuis suggèrent que les dino-
ses connaissances en anatomie et sur ses études des attitudes des saures à cornes vivaient en troupeaux). Pourtant, Knight continue d’ins-
animaux vivants, Knight donnait un rendu précis et détaillé des ani- pirer les paléo-artistes.
déjà régulièrement des scènes de nature pour boration étroite avec des paléontologues
décorer des églises, et s’était installé à Man- et son art reflète les dogmes scientifiques
hattan. Arpentant les zoos et les parcs, dis- de son temps.
séquant des carcasses, passant des journées Presque aveugle pendant une grande
entières au Muséum américain d’histoire natu- partie de sa vie, Knight peignait à l’huile des
relle, il s’était lancé dans le dessin méticuleux croquis minuscules et détaillés sur des sup-
des animaux et des plantes et avait com- ports à quelques centimètres de ses yeux, I BIBLIOGRAPHIE
mencé une carrière d’illustrateur d’ouvrages que des assistants agrandissaient méticu-
R. Milner, Charles R. Knight :
d’histoire naturelle. leusement sur les murs du musée. C’est alors The Artist Who Saw Through
qu’il montait sur l’échafaudage pour appor- Time, Abrams, 2012.
Des reconstitutions ter la touche finale. Quand il regardait une
V. Chansigaud, Des plumes
peinture murale achevée d’un duel de dino-
pour le Muséum saures, de paresseux et de tatous géants,
de chapeau à la protection
de l’environnement,
C’est au Muséum que Knight avait commencé elle lui paraissait complètement floue. Pour- Pour la Science, no 388,
à s’intéresser aux espèces éteintes ou mena- tant, il a persévéré. Il souhaitait que les gens pp. 82-86, 2010.
cées. D’abord, un paléontologiste lui avait découvrent, ne fût-ce que dans leur imagi- G. S. Paul, The art of Charles
demandé de créer une réplique d’un mam- nation, « le monde perdu » qu’il avait si sou- R. Knight, Scientific American,
mifère éteint. Puis, après un voyage en vent visité en pensée, et il proposa la cons- vol. 274, pp. 86-93, 1996.
Europe et une période centrée sur les dino- truction d’un parc à thème rempli de statues
saures, il avait travaillé avec Osborn. Paléon- de dinosaures grandeur nature.
tologue et directeur du Muséum, Osborn Faute de sponsor, le parc ne vit le jour
recherchait quelqu’un pour transposer ses que dix ans après sa mort, grâce à son ami
collections d’os en représentations vivantes et collaborateur Louis Paul Jonas, un taxi-
d’animaux dans leur milieu naturel. Knight dermiste de talent et sculpteur d’animaux.
avait ainsi mis en scène nombre d’espèces Financé par la Compagnie Sinclair Oil, Jonas
éteintes, dans des peintures qui reflé- a confectionné neuf sculptures de dinosau-
taient les idées de son mentor. Par exemple, res en fibre de verre, notamment un « bron-
il avait représenté un Dryptosaurus, un dino- tosaure/apatosaure » de plus de 20 mètres
saure carnivore, bondissant sur un adver- de long pour l’Exposition universelle de 1964,
saire, alors que les paléontologues restaient à New York. Des milliers de visiteurs ont afflué
dubitatifs sur la capacité du théropode à sau- pour visiter ce monde préhistorique qui, dans
ter. On pense aujourd’hui que ces théropodes la continuité des peintures et sculptures de
étaient en effet des chasseurs agressifs. De Knight, laissait entrevoir les splendeurs et la
façon générale, Knight travaillait en colla- vie d’un monde disparu. I

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mathématiques

REGARDS

LOGIQUE & CALCUL

Combiner des pertes pour gagner


L’idée que, en associant plusieurs jeux défavorables, on puisse en obtenir
un favorable est choquante. Les exemples de telles situations, dont le premier
est dû à l’Espagnol Juan Parrondo, sont pourtant nombreux et variés.
Jean-Paul DELAHAYE

S
i un jeu de hasard n’est pas alternativement à deux jeux indépendants jeux sont nécessairement perdants. J. Par-
trop compliqué, vous calcu- d’espérance négative, vous créez donc un jeu rondo, dans la forme initiale du paradoxe, pro-
lez ce qu’il rapporte ou fait perdant: la somme de deux nombres néga- pose une combinaison plus subtile, où
perdre en moyenne à chaque tifs est négative! deux jeux très particuliers notés A et B sont
partie. Le jeu de roulette des Vous penseriez alors que combiner deux mélangés.
casinos français est « perdant » pour les jeux perdants donne toujours un jeu per- Le jeu A consiste à lancer une pièce de
joueurs : statistiquement, plus vous y jouez, dant. C’est faux ! C’est le paradoxe de Par- monnaie légèrement truquée : PILE, qui fait
plus vous perdez de l’argent. Dans sa ver- rondo et le sujet de notre rubrique. Découvert gagner le joueur, tombe avec une probabilité
sion la plus simple, pour chaque euro joué en1996 par le physicien espagnol Juan Par- 1/2–e, oùeest un petit nombre positif; FACE,
sur un nombre, vous perdez en moyenne rondo, ce paradoxe a suscité un intérêt consi- qui fait perdre, tombe avec la probabilité com-
1/37e d’euro. dérable. On a dit, mais aussi contesté, qu’il plémentaire 1/2+e. Gagner rapporte un euro,
Autre exemple de jeu perdant : vous lan- concernait l’économie, la finance, la géné- perdre en coûte un. L’espérance d’un tel jeu
cez une pièce de monnaie non truquée : si tique des populations, la physique quan- est – 2e euros par partie ; comme elle est
c’est PILE, vous gagnez 1 euro, si c’est FACE, tique. Surtout, il incite à rêver: en participant négative, le jeuA est perdant.
vous perdez 2 euros. Comme vous gagnez astucieusement à plusieurs jeux qui vous Le jeu B est un peu plus compliqué. Si
une fois sur deux et perdez une fois sur deux, sont tous défavorables, il suggère qu’il est le capital du joueur est un multiple de 3, il
vous perdrez en moyenne 0,50euro par par- possible d’en tirer un jeu favorable. Cela res- gagne un euro avec une probabilité
tie. On dit que l’espérance mathématique semble à de la magie ! p1 = 1/10 – e et perd un euro avec la proba-
du jeu vaut – 0,50 euro par partie. Dans le bilité 1– p1 ; sinon, il gagne un euro avec une
cas de la roulette, elle est – 1/37e d’euro Gagner en combinant probabilité p2 = 3/4 – e, et perd un euro avec
pour chaque euro joué. Si le jeu est gagnant, la probabilité 1 – p2 (voir l’encadré 1).
et c’est le cas pour les mêmes jeux vus du deux jeux perdants On choisit une valeur de e qui rend le
côté de ceux qui vous les proposent, alors Plus d’une centaine d’articles scientifiques second jeu défavorable. C’est le cas pour la
l’espérance est positive: +1/37e d’euro pour ont été publiés pour l’étudier, le générali- valeur 1/200. L’espérance du jeu B est alors
chaque euro joué dans le cas du casino et ser ou en proposer des variantes. Chaque de – 0,0087 euro par partie. Il s’agit d’une
+0,50 euro par partie pour le PILE ou FACE année, de nouveaux travaux se réfèrent à valeur assez faible, mais, à long terme, jouer
inéquitable donné en exemple. ce paradoxe, preuve que l’idée initiale du au jeu B fait perdre de l’argent (voir le
Rien n’interdit de jouer à deux jeux A et B chercheur espagnol est non seulement inté- tableau 1 de l’encadré 1).
en même temps ou d’alterner les deux jeux, ressante, mais d’une grande fécondité. Il se produit alors un étonnant phéno-
par exemple en jouant régulièrement A, B, A, Pourtant, comprendre pourquoi il est pos- mène : une multitude de combinaisons
B, etc. Lorsque les jeux sont indépendants sible de combiner des jeux perdants pour simples des jeuxA etB sont des jeux gagnants.
(c’est-à-dire n’influent pas l’un sur l’autre), gagner n’est pas facile. L’expérimentation numérique montre par
si l’espérance de A est e, et celle de B est f, Bien sûr, la combinaison de deux jeux exemple que les trois combinaisons suivantes
alors le jeu simultané de A et de B a une perdants que propose le paradoxe de Par- sont des jeux gagnants.
espérance e + f. Le jeu alterné a une espé- rondo n’est pas un simple jeu simultané ou – Combinaison aléatoire équilibrée des
rance (e + f)/2. En jouant simultanément ou alterné entre jeux indépendants, car de tels jeux A et B, notée {50 % A + 50% B} : on joue

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Regards

1. Le p a ra d o x e d e Pa r ro n d o

Pile Face

Juan Parrondo

JEU A Le capital du joueur JEU B Le capital du joueur


est divisible par 3 n’est pas divisible par 3

B1 B2

e Gagnant
Gagnant
36

Perdant 27
0

00
e

Gagnant Perdant
Perdant e

Probabilité de gagner = 1/2 – e Probabilité de gagner = 1/10 – e Probabilité de gagner = 3/4 – e


Ici e = 1/200 Ici e = 1/200 Ici e = 1/200

1
Variations moyennes de l’argent du joueur

2
2 (3 A + 2 B)
m 1 2 3 4
(4 A +2 B) n
1
{50% A +50% B} 1 – 0,0070 + 0,0580 – 0,0027 + 0,0294

0 (4 A +4 B) 2 + 0,0089 + 0,0148 + 0,0009 + 0,0053

3 + 0,0065 + 0,0201 + 0,0054 + 0,0110


A
–1
B 4 + 0,0028 + 0,0113 – 0,0013 + 0,0049
0 20 40 60 80 100
Nombre de parties jouées Espérance de gain par partie des jeux [nA + mB]

our e = 1/200, les jeux A et B du paradoxe sur deux B, jeu noté {50 %A+ 50 %B}, on gagne la moyenne des résultats de 50 000 simulations.
P de Parrondo sont perdants. En jouant A,
on perd en moyenne 0,01 euro par partie. En
en moyenne 0,01 euro par partie.
Les combinaisons périodiques sont elles aussi
Pour le tableau 2, on en a utilisé 1 000 000.
N’y a-t-il pas là un miracle ? Pourrait-on
jouant B, on perd en moyenne 0,0087 euro par parfois gagnantes (voir les tableaux des espérances exploiter ce paradoxe pour gagner de l’argent
partie. En revanche, en combinant A et B, on pour les jeux [nA + mB] : on joue n fois A, puis à la roulette, ou pour imaginer des stratégies
construit divers jeux gagnants. Ainsi, en jouant m fois B, et on recommence périodiquement. Les boursières assurant de gagner de l’argent sur
aléatoirement une fois sur deux A, et une fois calculs pour le tableau 1 ont été faits en évaluant des marchés boursiers en baisse ?

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Regards

2 . L’e x p l i ca ti o n f i n e d u p
ous allons introduire une variante du para- Les valeurs de e qui rendent négative cette espé-
N doxe de Parrondo qui nous donnera la clef
du mécanisme à l’œuvre, bien dissimulé.
rance vérifient 1/15 – 2e < 0, soit e > 1/30. Pour la
valeur e = 1/200 qu’utilise J. Parrondo, le jeu B# a
Processus B
Le choix entre
Dans le cas examiné précédemment, le jeu B donc une espérance positive: c’est un jeu gagnant. les processus B1 et B2
est composé de deux sous-jeux B1 et B2. Quand Que pour e = 1/200 le jeu B soit un jeu perdant est se fait selon la valeur
e =1/200, B1est défavorable, B2 est favorable. Selon donc étonnant. Cela provient de ce que les varia- du capital modulo 3
la valeur modulo 3 du capital du joueur, c’est B1 tions du capital du joueur ne sont pas aléatoires et
ou B2 qui est pratiqué. Le jeu que nous introduisons, font que B1 (qui est perdant) est choisi un peu plus Le capital du joueur Le capital du joueur
B#, ressemble au jeu B à ceci près qu’au lieu de choi- souvent que dans 1/3 des cas. La simulation numé- est divisible par 3 n’est pas divisible
sir selon le capital, on choisit aléatoirement entre B1 rique montre que B1 est choisi dans 38,3 % des par 3
et B2 avec des probabilités 1/3 et 2/3 (avec une roue cas, ce qui est légèrement supérieur à 1/3. L’ana-
de loterie). L’espérance du jeu B# est la valeur lyse mathématique par la théorie des chaînes de
moyenne des espérances de B1 et B2 pondérées Markov confirme ce résultat: B1 est choisi dans exac-
par 1/3 et 2/3, soit : tement 32401/84463 = 38,361175 % des cas.
1/3 (1/10 – e – 9/10 – e ) + 2/3 (3/4 – e – 1/4 – e), Cependant, ce léger glissement fortuit qui fait Processus B1 Processus B2
qui devient, après simplification, 1/15 – 2e. de B un jeu perdant n’a pas de raison de persister

le jeu A ou le jeu B en choisissant au hasard Ces calculs sont assez longs et ne met- les deux jeux associés sont dépendants,
à chaque fois, à pile ou face par exemple. tent pas en lumière les causes profondes chaque jeu faisant évoluer le paramètre par-
L’espérance de ce jeu combiné est + 0,0147, des étonnants résultats de combinaisons. tagé. S’il n’y avait pas ce lien entre A et B qui
ce qui signifie qu’on gagne en moyenne La confirmation du résultat des simulations fait que ce qui se passe avec le jeu A influe
1,47 centime d’euro par partie. par l’étude mathématique permet cepen- sur le jeu B, et réciproquement, alors on
– Combinaison périodique « 2 fois A, puis dant d’affirmer qu’au sens strict, il n’y a pas pourrait, comme dans le cas des jeux simul-
2 fois B, etc. », notée [2A + 2B]. On choisit de paradoxe, mais seulement une situation tanés ou alternés, appliquer des raisonne-
de jouer deux fois de suite le jeu A, puis deux contraire à notre attente intuitive. ments montrant que le résultat ne peut être
fois le jeu B, et on recommence indéfini- Comment comprendre cela ? Pourquoi qu’un jeu perdant.
ment selon le même schéma. L’espérance notre bon sens est-il piégé? Une vision claire On démontre en effet que les jeux
de ce jeu combiné est de +0,0148; on gagne est-elle possible ? L’explication profonde de combinés du type {x % A + y % B} (on joue
en moyenne 1,48 centime par partie. ce qui se passe dans le cas du paradoxe au hasard A ou B en choisissant A avec une
– Combinaison périodique [A + 2B]. L’espé- de Parrondo provient de ce que le jeu B est probabilitéx et B avec la probabilité y = 1–x)
rance est encore meilleure: +0,058; on gagne composé d’un jeu perdant et d’un jeu ou [nA+ mB] (on joue nfoisA, puis mfoisB,
en moyenne 5,8 centimes par partie. gagnant. Le jeu gagnant est battu par le et on recommence) construits avec des jeux
Il est étonnant que la combinaison de jeu perdant quand on joue B seul, mais s’im- perdants indépendants sont nécessaire-
deux jeux perdants soit un jeu gagnant, d’au- pose plus fréquemment quand B est ment perdants: l’espérance de tels jeux com-
tant que certaines autres combinaisons deA mélangé à A (voir l’encadré 2). Pour saisir posés est donnée par la formule xe+yf pour
et B restent perdantes. La combinaison [A+B] comment deux jeux perdants peuvent engen- les jeux {x % A + y % B}, et par la formule
(jouer périodiquement A, puis B, puis A, drer un jeu gagnant et vous persuader qu’on (ne + mf)/(n + m) pour les jeux [nA + mB],
etc.) est un jeu perdant d’espérance – 0,007 ne doit pas s’en étonner, examinons un autre où e est l’espérance de A et f celle de B.
(voir les tableaux 1 et 2 de l’encadré 1). exemple, plus net, plus clair et plus spec- Sans interaction, deux jeux perdants
Bien évidemment, si la combinaison de deux taculaire que le paradoxe original. donnent inéluctablement un jeu perdant : si
jeux perdants peut être un jeu gagnant, la vous voulez combiner des jeux perdants
combinaison de deux jeux gagnants est Le rôle de l’interaction pour en faire des jeux gagnants, il faudra
parfois un jeu perdant : on reprend les jeuxA vous arranger pour que les jeux interagis-
et B et on inverse gains et pertes ! Notons d’abord le point essentiel suivant : sent. Dans le cas de la roulette et de bien
Les résultats obtenus par simulation c’est l’existence d’un paramètre commun d’autres jeux, n’ayez pas trop d’espoir : pour
sont confirmés par la théorie des chaînes aux deux jeux et intervenant dans les règles, la roulette, aucune martingale ne retourne
de Markov, théorie qui permet une étude la valeur du capital du joueur, qui est à l’ori- en faveur du joueur l’avantage que le casino
mathématique complète des jeux compo- gine du phénomène paradoxal. Pour toutes s’attribue. En conséquence, quelle que
sés utilisés dans le paradoxe de Parrondo. les compositions produisant le paradoxe, soit la combinaison de martingales que vous

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Regards

u p a ra d o x e d e Pa r ro n d o
Processus B# quand on combine le jeu B avec le jeu A. En effet, de 1/3. Lorsqu’on fait un mélange {75%A +25% B},
l’introduction du jeu A modifie le capital du joueur le glissement est encore plus net, puisque cette fois
Le choix entre et, le plus souvent, la combinaison de A et de B fait la proportion d’utilisation de B1 passe à 0,3363.
les processus B1 et B2 que la proportion de cas où B1 est choisi (quand on Notons enfin que B# est plus fortement gagnant
se fait par tirage au sort joue B) se rapproche de 1/3, faisant alors du jeu B que A n’est perdant : pour e = 1/200, l’espérance
(modifié par son association à A) un jeu gagnant. de A est – 2e = – 0,01 et celle de B# est (1/15 – 2e)
On peut même parier que plus la perturbation =+ 0,0566. En composant A et B, ce qui fera le plus
créée par le mélange de B avec un autre jeu sera souvent ressembler B à B#, il n’est donc pas éton-
complexe, plus il y aura de chances pour que la nant qu’on obtienne facilement un jeu gagnant.
Processus B2 proportion de cas où B1 sera choisi (quand B sera C’est d’ailleurs le cas pour {50 %A+50 %B} et pour
joué) s’approchera de 1/3. {75 % A + 25 % B}.
Dans le cas précis d’un mélange aléatoire équi- En deux mots : combiner A (faiblement per-
libré {50 % A + 50 % B} entre A et B, la proportion dant) avec B (lui aussi faiblement perdant) fait se
Processus B1
d’utilisation de B1 quand B est utilisé passe de 0,3836 rapprocher B de B# (qui est gagnant plus fortement
à 0,3451 conformément à la prédiction théorique que A n’est perdant) et produit donc souvent et sans
formulée plus haut que cette valeur s’approcherait surprise un jeu gagnant.

pratiquerez, même en vous inspirant de la ne sortira plus, puisque le jeton ne sera plus {30%A’+70%B’} est +0,130 euro par partie.
méthode de Parrondo, vous n’obtiendrez retourné et restera noir. L’espérance du jeu – Combinaison périodique [A’ + B’]. On
jamais une martingale gagnante. A’ tendra vers –0,5 euro par partie. La simu- choisit de jouer une fois le jeu A’, puis une
lation numérique confirme ce résultat. fois le jeu B’, et on recommence indéfini-
Une variante Jeu B’ : on tire à pile ou face avec une ment selon le même schéma. L’espérance
pièce non truquée. de ce jeu combiné est de + 0,50 (on gagne
plus spectaculaire Quand le jeton montre son côté noir : en moyenne 50 centimes par partie). C’est
Une variante du paradoxe de Parrondo, due • si on a PILE, le joueur gagne 3 euros (et encore le cas pour d’autres compositions du
à Roland Yéléhada, et dénommée « méga- ne touche pas au jeton) ; même type: l’espérance du jeu [2A’+2B’] est
paradoxe de Parrondo», éclairera le paradoxe. • si on a FACE, le joueur perd 1 euro, et +0,399euro par partie, celle de [4A’+3B’] est
On considère deux jeux utilisant un jeton retourne le jeton. +0,208euro par partie.
à deux faces, l’une noire, l’autre blanche ; ce Quand le jeton montre son côté blanc : – Combinaison alternante que l’on note
jeton sera le lien entre les deux jeux. • si on a PILE, le joueur gagne 1 euro (et ne (0,3 : A’ <——> B’) : on alterne les jeux A et B en
Jeu A’ : on tire à pile ou face avec une touche pas au jeton) ; décidant de changer de jeu avec une pro-
pièce non truquée. Selon que le jeton montre • si on a FACE, le joueur perd 2 euros (et ne babilité de0,3 d’une partie à la suivante. L’es-
son côté blanc ou son côté noir, on opère touche pas au jeton). pérance de ce jeu combiné est + 0,06 euro
différemment. Comme le jeuA’, le jeuB’ (qui est le même par partie. C’est aussi le cas pour d’autres
Quand le jeton montre son côté blanc : que le jeu A’ en échangeant le rôle du noir combinaisons du même type : l’espérance
• si on a PILE, le joueur gagne 3 euros (et et du blanc) est perdant et son espérance du jeu (0,4 : A’ <——> B’) est +0,16 euro par
ne touche pas au jeton) ; est – 0,50 euro par partie (voir l’encadré 3). partie, celle du jeu (0,5 : A’ <——> B’) est
• si on a FACE, le joueur perd 1 euro et Pourtant, toutes les combinaisons simples +0,25 euro par partie.
retourne le jeton. des jeuxA’ etB’ donnent des jeux gagnants. Cette variante du paradoxe de Parrondo
Quand le jeton montre son côté noir : – Combinaison aléatoire équilibrée des est plus spectaculaire : les espérances des
• si on a PILE, le joueur gagne 1 euro (et ne jeuxA’ et B’, notée {50 %A’+50 %B’} : on joue jeux combinés sont supérieures, alors que
touche pas au jeton) ; le jeu A’ ou le jeu B’ en choisissant au hasard, les espérances des jeux de départ sont plus
• si on a FACE, le joueur perd 2 euros (et ne à pile ou face par exemple, de manière équi- négatives. Partant de deux jeux qui perdent
touche pas au jeton). librée le jeu pratiqué. L’espérance de ce jeu 50 centimes d’euro par partie, on arrive, par
Le jeu A’ est perdant. En effet, même si combiné est +0,246 (on gagne en moyenne exemple avec [A+B], à un jeu qui en gagne50,
le jeton montre au départ son côté blanc et 24,6 centimes d’euro par partie). C’est encore le retournement est total.
donc que le jeu est momentanément favo- le cas pour d’autres compositions du même Le « truc » qui produit le prétendu para-
rable au joueur, il finira par être retourné, ce type : l’espérance du jeu {40%A’+60%B’} est doxe est maintenant susceptible d’une ana-
qui conduira à un jeu défavorable, dont le joueur + 0,216 euro par partie, celle du jeu lyse rationnelle assez simple. Le jeu A’

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Regards

comme le jeu B’ sont perdants car, même permettre au joueur qui joue A’ de sortir de naisons (voir l’encadré 3), plus les bascu-
si au départ on peut gagner plusieurs fois l’état de blocage BLANC qui lui est défavo- lements entre A’ et B’ sont rapides dans un
de suite, les règles font qu’on tombe rapi- rable et dans lequel il reste indéfiniment jeu combiné, plus le jeu composé est
dement dans un état défavorable qui fait coincé quand seul A’ est pratiqué. Le jeu gagnant. Inversement, si les changements
inéluctablement perdre de l’argent au joueur. B’, qui subit de même un blocage dû au côté de A’ à B’ et de B’ à A’ sont trop lents, la
NOIR du jeton, en sort grâce au jeu A’. En combinaison des deux jeux perdants reste
Une explication jouant un seul des jeux, A’ ou B’, le joueur un jeu perdant. C’est ainsi que :
tombe dans un piège dont il ne sort plus. En – le jeu {5 % A+95 % B} est perdant, d’espé-
simple ! jouant alternativement l’un ou l’autre (et rance – 0,35 euro par partie.
Cet état défavorable est celui correspon- plus généralement en mélangeant A’ et B’), – le jeu [8A’ + 8B’] est perdant, avec une
dant au côté BLANC du jeton pour le jeu A’, chaque jeu débloque l’autre. espérance de – 0,13 euro par partie.
et au côté NOIR du jeton pour le jeu B’. La Comme on le constate en examinant les – le jeu (0,2 : A’ <——> B’) est perdant, d’espé-
combinaison des jeux A’ et B’ a pour effet de valeurs numériques des diverses combi- rance –0,07 euro par partie.

3 . Le m é g a p a ra d o x e d e Pa r ro n d o
JEU A’ JEU B’

GAGNÉ PERDU GAGNÉ PERDU GAGNÉ PERDU GAGNÉ PERDU


3 euros 1 euro 1 euro 2 euros 3 euros 1 euro 1 euro 2 euros
On retourne le jeton On retourne le jeton

es jeux A’ et B’ du mégaparadoxe de Par-


L rondo (découvert par Roland Yéléhada
en 2011) dépendent d’un jeton mis en com-
x 0,0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 0,7 0,8
Espérance de – 0,500 – 0,229 – 0,022 + 0,130 + 0,216 + 0,246 + 0,220 + 0,128 – 0,018 – 0,231 – 0,500
0,9 1

{x % A’ + y % B’}
mun quand on compose les jeux. Dans chaque
jeu, on tire à pile ou face avec une pièce non Schéma de composition 1 : {x % A’ + y % B’}. On joue aléatoirement le jeu A’ ou le jeu B’
truquée. Selon que le jeton montre son côté avec la probabilité x (exprimée en pourcentage) de choisir A’ et y = 1 – x de choisir B’.
blanc ou son côté noir, on opère différemment.
Jeu A’. Quand le jeton est blanc, si on a m 1 2 3 4 5 6
PILE, le joueur gagne 3 euros, si on a FACE, le n
1 + 0,500 + 0,356 + 0,199 + 0,080 – 0,007 – 0,076
joueur perd 1 euro et retourne le jeton. Dans
le cas où le jeton montre son côté noir, si on 2 + 0,356 + 0,399 + 0,312 + 0,214 + 0,128 + 0,055
a PILE, le joueur gagne 1 euro ; si on a FACE, le
joueur perd 2 euros. 3 + 0,199 + 0,312 + 0,277 + 0,208 + 0,139 + 0,075
Jeu B’. Quand le jeton montre son côté 4 + 0,080 + 0,214 + 0,208 + 0,161 + 0,106 + 0,055
noir, si on a PILE, le joueur gagne 3 euros ; si
on a FACE, le joueur perd 1 euro, et retourne 5 – 0,007 + 0,128 + 0,139 + 0,106 + 0,063 + 0,021
le jeton. Dans le cas où le jeton montre son – 0,076 + 0,055 + 0,075 + 0,055 + 0,021 – 0,016
6
côté blanc, si on a PILE, le joueur gagne 1 euro,
si on a FACE, le joueur perd 2 euros. Schéma de composition 2 : [mA’ + nB’]. On joue périodiquement
Chaque jeu possède une espérance très m fois le jeu A’, puis n fois le jeu B’.
négative de – 0,50 euro par partie, mais toutes
les compositions simples associant A et B x 0,0 0,1 0,2 0,3 0,4 0,5 0,6 0,7 0,8 0,9 1
sont nettement gagnantes. C’est seulement Espérance de – 0,500 – 0,250 – 0,070 + 0,061 + 0,167 + 0,250 + 0,318 + 0,376 + 0,424 + 0,464 + 0,500
pour les compositions où de longues séquences ( x : A’ <—–> B’)
de la même stratégie sont jouées consécuti-
vement que l’espérance est négative. Le texte Schéma de composition 3 : [x : A’<
––
>B’]. On joue l’un des jeux A’ ou B’,
de l’article donne la clef de ce comportement. en changeant de l’un à l’autre avec la probabilité x.

86] Logique & calcul © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Regards

La combinaison de deux jeux perdants transcendants (c’est-à-dire qui ne sont pas I L’AUTEUR
en interaction produit quelquefois un effet solutions d’une équation polynomiale à
de déblocage mutuel, qui est apparent avecA’ coefficients entiers) est parfois un nombre Jean-Paul DELAHAYE
est professeur
etB’. Parfois, cette combinaison produit seu- algébrique (solution d’une équation poly- à l’Université
lement une perturbation légère du com- nomiale à coefficients entiers). C’est le cas de Lille et chercheur
portement de l’un des jeux ; c’est ce qui se pour les deux nombres ␲ et 1 – ␲. Doit- au Laboratoire
d’informatique
passe pour le jeu B de Parrondo quand il on y voir une variante du paradoxe de Par- fondamentale de Lille (LIFL).
interagit avec A. Si cette perturbation est rondo ? Certes pas. Il sera plus sage de
suffisante, on passe d’un jeu perdant à un réserver l’expression au domaine de la théo-
jeu gagnant. Le cas du paradoxe de Parrondo rie des jeux.
initial est de la même nature que le cas S’il ne faut sans doute pas accorder au
des jeux A’ et B’ : l’interaction de A et B, d’une paradoxe de Parrondo une importance
manière un peu cachée, aide le jeu B et fait excessive, notons qu’il joue un rôle très
de la combinaison un jeu gagnant. positif et parfaitement conforme aux
On comprend qu’il n’y a là rien de mira- rôles joués par les meilleurs paradoxes de
culeux, puisque les jeux qui partagent un l’histoire des mathématiques et de la
paramètre (la valeur du capital du joueur, physique. Il met le doigt sur une attente
la position d’un jeton, etc.) ne sont pas indé- intuitive injustifiée provenant d’une ana-
pendants et que le déroulement d’un jeu lyse précipitée : ici fondée sur l’idée que les
peut s’y trouver profondément perturbé propriétés des combinaisons de jeux indé-
par l’autre. Les interactions des jeux chan- pendants restent valables pour les com-
gent parfois les dynamiques des jeux binaisons de jeux liés. Il permet de réfléchir
comme si un intervenant extérieur en mani- aux conditions de composition qui assu-
pulait les résultats. Que de telles manipu- rent l’additivité des espérances (et donc I BIBLIOGRAPHIE
lations fassent parfois passer d’un jeu que la composition de deux jeux perdants
perdant à un jeu gagnant ou l’inverse ne le sera encore), il conduit à la mise au point S. N. Ethier et J. Lee, Parrondo
Games With Spatial Dependence,
surprend nullement... après réflexion. d’exemples simples qui, une fois assimilés, 2012.
évitent de tomber dans le piège de l’oubli http://arxiv.org/pdf/1203.0818.pdf
Paradoxe de Parrondo : de la condition d’indépendance.
D. Abbott, Asymmetry and
Dans le cas du paradoxe de Parrondo, disorder : A decade of Parrondo’s
ne pas en abuser ! il faut peut-être regretter que la complexité paradox, Fluct. Noise Lett., vol. 9,
Chaque fois que l’on rencontre un cas où de l’exemple de départ laisse persister l’es- pp. 129-156, 2010.
l’interaction de deux dynamiques ou deux poir chez certains qu’il se produit vraiment S. N. Ethier et J. Lee, Limit
entités négatives en produit une positive, un phénomène général dont la clef pour- theorems for Parrondo’s paradox,
il est devenu courant de dire qu’il s’agit d’une rait contredire ce qu’on sait des situations Electron. J. Probab., vol. 14,
pp. 1827-1862, 2009.
« variante du paradoxe de Parrondo », et les plus classiques de théorie des jeux.
cela explique en partie le grand nombre d’ar- La théorie du paradoxe de Parrondo n’est Z. Mihailovic et M. Ra jkovic,
ticles mentionnant le paradoxe. C’est là un pas comme la théorie de la relativité ou la Cooperative Parrondo’s games
on a two-dimensional lattice,
usage un peu excessif de l’expression, car mécanique quantique qui ont montré que Physica A, vol. 365,
on connaît depuis bien longtemps en phy- la physique classique est fausse dans cer- pp. 244-251, 2006.
sique et en mathématiques des situations tains cas. Elle ne contredit pas les résultats
R. Iyengar et R. Kohli, Why
où deux propriétés négatives combinées obtenus avant qu’on en ait eu connaissance Parrondo’s paradox is irrelevant
en donnent une positive. en nous proposant une nouvelle vision de for utility theory, stock buying,
Ce qu’on nomme Ouzo’s effect en la théorie des jeux. C’est seulement une mise and the emergence of life,
anglais, et qu’en français on nommerait plu- en garde contre une mauvaise interpréta- Complexity, vol. 9(1),
pp. 23-27, 2004.
tôt effet pastis est une telle situation. tion des résultats sur la composition de jeux
L’eau n’arrête pas la lumière, le pastis pur et la confusion entre jeux indépendants et G. P. Harmer et D. Abbott, A review
non plus. Pourtant, une fois mélangés, on jeux liés. Le désir de miracle est insatiable, of Parrondo’s paradox, Fluct. Noise
Lett., vol. 2, pp. 71-107, 2002.
obtient un liquide opaque qui arrête la y compris chez les plus rationnels des scien-
lumière. Doit-on y voir une variante du para- tifiques. Seul un effort intellectuel déter- G. P. Harmer et D. Abbott,
doxe de Parrondo ? Ce serait ridicule ! En miné et constant permet d’éviter qu’il nous Parrondo’s paradox, Statist. Sci.,
vol. 14, pp. 206-213, 1999.
mathématiques, la somme de deuxnombres conduise à l’erreur. I

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REGARDS

ART & SCIENCE

Turner et le Soleil, vu de près !


Grâce à trois textures différentes, le peintre Joseph Turner a représenté
un Soleil en accord avec les observations de l’astronome William Herschel.
Loïc MANGIN

F
in avril 1801, à Londres, au siège des trouées qui donnent à voir la surface du
de l’Académie royale des Beaux- corps solide plus sombre. La couche lumi-
Arts, on prépare activement une neuse est aussi parcourue «de crêtes, d’on-
prochaine exposition. Le peintre dulations, de nodules...».
Joseph Turner (1775-1851), membre de l’ins- Ces trouées sont aujourd’hui nommées
titution depuis qu’il a 15 ans, est présent et taches solaires. On sait qu’elles résultent d’une
a prévu de montrer Dutch boats in a Gale baisse localisée de la température de la
(Bateaux hollandais dans la tempête). À cette photosphère(la couche lumineuse externe),
époque, la Société royale des sciences bruisse ce «refroidissement» s’accompagnant d’une
des commentaires faits aux exposés donnés diminution de l’émission lumineuse. L’idée de
par l’astronome William Herschel (1738-1822) trouée est obsolète.
sur la nature du Soleil. Or, en ce début de XIXe siè- Étonnamment, Herschel imaginait que
cle, les deux vénérables assemblées se par- des habitants vivaient à la surface du cœur
tagent le même bâtiment, la Sommerset solide ! En outre, en étudiant les variations
House, et ne sont séparées que par une mince des taches solaires, il montra que plus elles
cloison. A-t-elle été suffisamment poreuse étaient nombreuses, plus le prix du blé était
pour autoriser les échanges entre artistes élevé. C’était le premier lien établi entre l’ac-
et scientifiques? C’est l’hypothèse défendue tivité solaire et le climat.
par James Hamilton, de l’Université de Bir- Ainsi, le Soleil cessait d’être inacces-
mingham, biographe du peintre. Les idées de sible à l’étude et devenait un objet physique
Herschel auraient inspiré l’artiste, qui aurait que l’on pouvait analyser et décrire. La nou-
fait du Soleil un objet réel plutôt qu’une simple velle eut beaucoup de retentissement, même
source de lumière : The festival of the ope- au-delà de la communauté scientifique.
ning of the vintage at Mâcon (Fête pour le Turner a peint The festival au retour de
début des vendanges dans le Mâconnais, voir son périple en France et en Suisse en1803,
page ci-contre) serait le premier tableau où à un moment où les théories de Herschel
le Soleil est peint de cette façon. étaient connues de tous. Comment s’en est-
De fait, le 16 avril 1801, une conférence il emparé ? Un examen minutieux révèle
de Herschel est consacrée aux imperfections qu’il a utilisé trois techniques différentes pour
de la surface du Soleil et aux causes des varia- représenter le Soleil (voir la figure page ci-
tions de ses émissions de lumière et de contre en haut)et lui conférer une réalité phy-
chaleur. Il décrit les observations qu’il a faites sique. Une région du disque de peinture a
grâce à des filtres (des solutions d’encre été tamponnée par des petits coups de pin-
diluée) installés sur des télescopes. Selon lui, ceaux (zone 1); dans une autre, un linge fin
le Soleil est constitué d’un corps solide opaque a été appliqué (zone 2); une autre encore a
entouré d’un milieu élastique transparent le été un peu plus lissée (zone 3). Au total,
séparant d’une couche lumineuse. Cette der- trois textures distinctes donnent corps aux
nière est mouvante et l’astronome y a notam- observations de Herschel et font apparaître
ment décelé des ouvertures, c’est-à-dire «nodules, crêtes et ondulations».

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Arts

Regards

On ne dispose d’aucun témoignage d’une qualités des pigments et leur dégradation


communication directe entre Herschel et Tur- dans le contexte pollué du Londres des XVIIIe Zone 1
ner, mais on sait que le peintre connaissait et XIXe siècles. Ils appréciaient aussi les cou-
plusieurs scientifiques, notamment le paléon- chers de soleil. Le physicien regrettait le
tologue Richard Owen, la mathématicienne peu d’intérêt des peintres en général pour Zone 2
Mary Sommerville et le chimiste Humphry l’étude de la lumière, mais Turner, le «peintre
Davy. Même si on en ignore le truchement, de la lumière », n’était sans doute pas
on ne peut douter que Turner ait eu vent des concerné par cette critique. I
travaux de Herschel.
Une amitié solide liait également le peintre Turner and the Elements, pp. 52-64, Zone 3
Bucerius Kunst Forum, 2012.
avec le physicien Michael Faraday. Les deux La conférence d’Herschel du 16 avril 1801
hommes ont souvent discuté–et testé–les en intégralité : http://tinyurl.com/d9verck

akg-images

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REGARDS

IDÉES DE PHYSIQUE

Pourquoi le ciel n’est pas bleu


Même par temps dégagé et en l’absence de poussières, le ciel n’est pas d’un bleu uniforme.
En cause : l’épaisseur d’atmosphère traversée par les rayons du Soleil.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK

D
e quelle couleur est le ciel rées par le Soleil, renvoie dans toutes les direc- une molécule diffuse plus de bleu que de
quand l’air est pur et sans tions une petite quantité de la lumière inci- rouge. C’est pour cette raison qu’un ciel
nuages? «Bleu», répond-on dente : c’est la diffusion Rayleigh. pur nous apparaît bleu : lorsqu’on fixe une
sans hésiter. Pourtant, cette Ce phénomène porte le nom du phy- direction donnée dans le ciel (distincte de
couleur n’est jamais uniforme et présente sicien anglais qui montra en 1871 que celle du Soleil !), l’œil capte la lumière
de nombreuses nuances. À des bleus plus ou l’intensité diffusée pour une lumière mono- diffusée selon cette direction par l’atmo-
moins sombres – et même du bleu pâle vers chromatique est inversement propor- sphère et qui contient bien plus de bleu
l’horizon – durant la journée, succèdent des tionnelle à la puissance quatrième de sa que de rouge.
teintes orange, rose, rouge ou pourpre en longueur d’onde. Il s’ensuit que pour des Toutefois, on ne voit pas un bleu uni-
début de soirée et au crépuscule. intensités incidentes égales, une même forme sur tout le ciel. La principale raison
Un unique mécanisme est à l’origine de molécule renvoie 4,3 fois plus le bleu (lon- est que l’épaisseur d’atmosphère traver-
ces colorations : la diffusion de la lumière gueur d’onde vers les 450 nanomètres) sée par la lumière solaire dépend de la
du Soleil par les molécules de l’atmosphère. que le rouge (vers 650 nanomètres). direction observée. Lorsque nous fixons
Comme nous allons le voir, les diverses le zénith, cette épaisseur est minimale, de
nuances colorées s’expliquent par la varia- Pourquoi le ciel l’ordre de dix kilomètres. Si nous nous trou-
tion, avec la position du Soleil ou la direc- vons à la montagne ou à bord d’un avion,
tion du regard, de l’épaisseur d’air traversée est bleu... ou presque l’épaisseur est réduite d’une valeur égale
par les rayons solaires. Ainsi, éclairée par de la lumière blanche, à notre altitude. Par conséquent, le nombre
De jour, le ciel n’est pas sombre. Pour- où toutes les longueurs d’onde sont pré- de molécules d’air susceptibles de diffu-
quoi ? Parce que chacune des molécules de sentes avec des intensités à peu près ser la lumière du Soleil vers notre œil dimi-
l’atmosphère (diazote, dioxygène, etc.), éclai- égales, comme l’est la lumière du Soleil, nue en proportion : l’intensité de la lumière
diffusée baisse et le ciel devient plus
sombre – jusqu’à devenir noir lorsque nous
Soleil quittons l’atmosphère, comme l’est le
Espace
ciel vu à partir de la Lune.
Revenons sur Terre et abaissons notre
regard vers l’horizon : l’épaisseur d’atmo-
sphère traversée par notre ligne de visée
Atmosphère se met à croître (voir la figure 1). Pour un
Dessins de Bruno Vacaro

Épaisseur angle de 30 degrés au-dessus de l’hori-


de référence zon, l’épaisseur traversée est double de
celle au zénith, que nous prenons comme
référence. Par conséquent, l’intensité de
Terre
la lumière diffusée double. Si la Terre était
1. AU COUCHER DE SOLEIL, les rayons de notre astre traversent une plus grande épaisseur d’at- plate, en s’approchant de l’horizon, cette
mosphère que lorsque le Soleil est au zénith. Quand le Soleil est au niveau de l’horizon, l’épais-
seur traversée est près de 40 fois celle traversée au zénith (le schéma n’est pas à l’échelle). épaisseur traversée tendrait vers l’infini ;
Plus l’épaisseur d’air traversée est grande, plus la lumière incidente est diffusée. Comme les molé- mais comme notre globe est sphérique, elle
cules de l’air diffusent davantage le bleu que le rouge, la lumière incidente dans la direction de demeure finie. Elle atteint 38 épaisseurs
l’horizon perd ses composantes bleues : elle apparaît donc orange. atmosphériques à l’horizon.

90] Idées de physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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Regards

La conséquence sur l’intensité lumi-


Espace
neuse est immédiate : plus notre regard
s’éloigne du zénith, plus le ciel est lumineux,
puisque davantage de molécules diffu-
sent la lumière. Mais ce n’est pas tout : on
peut aussi constater que le ciel blanchit (voir Ligne
la figure 2). Pour en comprendre la raison, d’horizon
remarquons d’abord qu’à cause de la diffu-
sion Rayleigh, l’intensité d’un rayon lumi-
neux diminue à mesure qu’il se propage Terre
dans l’atmosphère, jusqu’à s’éteindre
presque complètement. Comparons à pré- 2. EN PLEINE JOURNÉE, le ciel est bien bleu, mais tire vers le blanc juste au-dessus de l’hori-
zon. Ce phénomène est dû au fait que les composantes bleues et rouges de la lumière (blanche)
sent ce qu’il advient à un rayon de lumière du Soleil qui parviennent à l’observateur depuis l’horizon s’équilibrent à peu près. Le bleu est
bleue et à un rayon de lumière rouge. environ quatre fois plus diffusé que le rouge par chaque molécule de l’air. Il s’ensuit que les
Pour de la lumière bleue, il ne reste plus rayons bleus devant traverser plus d’une dizaine d’épaisseurs atmosphériques pour atteindre
que cinq pour cent de l’intensité initiale après l’observateur (tel le rayon bleu le plus à gauche dans le schéma) sont très atténués, ce qui n’est
la traversée d’environ dix épaisseurs atmo- pas le cas des rayons rouges. Mais ces derniers sont moins diffusés, d’où la compensation.
Atmosphère
sphériques. Cela signifie que si nous regar-
dons dans une direction pour laquelle Espace
l’épaisseur traversée est supérieure (entre
0 et 5 degrés au-dessus de l’horizon),
nous ne verrons pas la lumière bleue dif-
fusée par les molécules distantes de plus
de dix épaisseurs atmosphériques de nous. Zone
d’ombre
Il s’ensuit que l’intensité diffusée dans le
bleu cesse de croître lorsqu’on abaisse le
regard, et sature avant d’atteindre l’horizon. Terre
En revanche, pour la lumière rouge,
l’épaisseur d’extinction est 4,3 fois supé- 3. AU CRÉPUSCULE, quand le Soleil est sous l’horizon, la lumière solaire rasante est diffusée
rieure et demeure plus grande que l’épais- par l’atmosphère. Le ciel garde donc une certaine luminosité, même dans la partie de l’atmosphère
seur maximale d’atmosphère : la lumière qui se trouve dans l’ombre. La lumière en provenance de l’horizon est rougeâtre, car l’épaisseur
diffusée dans le rouge ne sature donc pas. atmosphérique traversée est très grande. En direction du zénith, le ciel est bleu sombre.
Par conséquent, l’horizon envoie autant de
lumière bleue que de lumière rouge (cette orangés ont diffusé. D’autre part, on
dernière étant diffusée quatre fois moins remarque que même si le Soleil est passé
que le bleu par chaque molécule, mais par sous l’horizon, le ciel reste lumineux, parce
quatre fois plus de molécules) et donc nous que la lumière solaire rasante est diffu- I LES AUTEURS
retrouvons de la lumière blanche. Ainsi, à sée par l’atmosphère, que notre regard
mesure que notre regard s’éloigne du zénith, embrasse (voir la figure 3). On peut consta-
le bleu intense pâlit, jusqu’à devenir presque ter qu’au crépuscule, la lumière solaire
blanc à l’horizon. forme une bande jaunâtre qui embrase
l’horizon de part et d’autre de l’endroit où
Des coloris au coucher le Soleil se couche, bande dont la lumino-
Jean-Michel COURTY
sité diminue horizontalement à mesure
et au crépuscule que l’on s’écarte de l’endroit du coucher.
et Édouard KIERLIK
sont professeurs de physique
Quand le Soleil se couche, de nouvelles cou- À quoi est due cette arche crépuscu- à l’Université Pierre
leurs apparaissent. D’une part, la couleur laire ? La lumière qui atteint l’atmosphère et Marie Curie, à Paris.
Leur blog: http://blog.idphys.fr
de notre astre change : il devient rouge pro- au-dessus de nous rougit et s’éteint au fur
fond. En effet, puisque la lumière solaire et à mesure que le Soleil s’abaisse vers l’hori-
incidente traverse à l’horizon près de zon. Il en est de même de la lumière diffu-
40 épaisseurs atmosphériques, toutes ses sée de l’horizon vers nous, mais, puisque Retrouvez les articles de
composantes autres que les rouges et les les composantes de petites longueurs d’onde fr www.pourlascience.fr
J.-M. Courty et É. Kierlik sur

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Idées de physique [91


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Regards

I BIBLIOGRAPHIE restent les plus diffusées, on passe suc- sombrissant, car le nombre de molécules
cessivement par le jaune quand le Soleil diffusantes diminue. Pour les angles de
D. K. Lynch et W. Livingston, est, disons, 5 degrés au-dessus de l’hori- regard intermédiaires, on observe un
Aurores, mirages, éclipses...,
Dunod, 2002. zon, puis par l’orange (–5 degrés), le rouge, mélange qui peut donner des pourpres
le rouge sombre (–10 degrés) quand il magnifiques, au hasard des conditions
est au-dessous. Par ailleurs, puisque la atmosphériques. Puis, à mesure que le
lumière diffusée doit traverser de plus en Soleil s’abaisse sous l’horizon, la propor-
plus d’atmosphère pour nous atteindre et tion d’atmosphère située dans l’ombre
provient de régions de plus en plus basses de la Terre augmente.
vers l’horizon, l’arche crépusculaire s’atté- Le ciel s’assombrit, sans toutefois être
nue et perd en extension à la fois verticale complètement noir : il n’est plus éclairé
et horizontale. directement par le Soleil, mais indirecte-
Si cette arche nous apparaît aussi spec- ment, par la partie du ciel illuminée par
taculaire, c’est parce qu’elle bénéficie éga- le Soleil. Les rayons qui nous parviennent
lement d’un fort effet de contraste avec de cette région du ciel ont donc subi
le reste du ciel : au crépuscule, lorsque deux diffusions pour nous atteindre. Leur
nous regardons vers le zénith, nous voyons intensité est très faible ; cependant, notre
une lumière diffusée qui a traversé une œil est suffisamment sensible pour dis-
épaisseur d’air bien plus faible. La teinte tinguer ce ciel obscur de la noirceur de la
revient donc vers le bleu tout en s’as- nuit à venir. I

92] Idées de physique © Pour la Science - n° 418 - Août 2012


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REGARDS

SCIENCE & GASTRONOMIE

Du vin avec la salade? Hérésie!


L’astringence, plus une sensation qu’un goût, est multiple.
Hervé THIS

J.-M. Thiriet
U
n vin un peu jeune est astrin- dans les précipités formés avec les tanins, de l’astringence, mais la précipitation des PRP
gent: il «resserre la bouche», avec de l’alun (sulfate de potassium et d’alu- n’est pas indispensable. La perte de lubrifi-
tout comme le font certains minium) et avec de l’acide chlorhydrique. cation n’est pas toujours associée à l’astrin-
sels de métaux, des acides et Par ailleurs, afin de déterminer si l’as- gence. Par ailleurs, les astringents les plus
des composés déshydratants tels que les tringence était associée à une lubrification puissants détachaient notablement plus d’ADN
alcools. À quoi est dû cet effet ? Une expé- réduite de la bouche, ils ont mesuré le contenu que les autres composés, mais l’interaction
rience intéressante consiste à mettre en en mucines et en ADN de solutions recrachées des composés astringents et des protéines
bouche une petite quantité d’un vin astrin- après mise en bouche de composés astrin- salivaires ne semble pas éliminer la couche
gent, de la faire tourner dans la bouche et de gents: les mucines sont de grosses protéines salivaire qui est sur les tissus de la bouche.
la recracher: on voit apparaître des précipités. salivaires, liées à des sucres, qui sont plus Au total, l’astringence n’est pas une, mais
On les attribuait à la liaison des tanins du vin lubrifiantes que les PRP et qui, in vitro, sont multiple dans sa nature et ses sensations.
aux protéines salivaires, d’où l’astringence. précipitées par des acides et des tanins. Par exemple, frotter la peau d’une banane
Hélas cette expérience n’était pas tout et Dans une telle étude, l’eau distillée est verte sur la partie interne des lèvres engendre
le mot «tanin» est imprécis: depuis quelques de rigueur, les composés utilisés sont purs, une sensation de contraction qui n’est pas
décennies, on sait que seuls certains de ces tout est caractérisé et quantifié. Par exemple, celle que l’on ressent avec les acides. Pour
composés phénoliques se lient aux protéines. les chimistes ont soigneusement consigné ces derniers, la désorganisation de la couche
Auxquelles? D’autres composés que les com- et réglementé ce que mangeaient et buvaient lubrifiante semble être en cause. Pour l’alun,
posés phénoliques se lient-ils aux protéines les acteurs des tests ; ils ont mesuré la des études de tissu porcin semblent mon-
de la salive ? Et la liaison de composés à des concentration en protéines chaque fois que trer que l’astringence est analogue à celle
protéines est-elle la seule cause de l’astrin- les dégustateurs recrachaient, en fonction conférée par les acides.
gence ? C. Lee, B. Ismail et Z. Vickers, à l’Uni- des conditions des tests (le matin, le soir, Et à table ? On dit souvent qu’il faut évi-
versité du Minnesota, viennent de réexplorer après s’être rincé la bouche...) ; ils ont cher- ter les vins astringents avec la salade. Il
la question (Journal of Food Science, vol. ché si les solutions recrachées contenaient est vrai que la sensation est souvent désa-
77(4), pp. C381-C387, 2012). plus d’ADN qu’en période normale, hors ses- gréable : plusieurs mécanismes d’astrin-
Les analyses de l’astringence s’étaient sions expérimentales, ce qui aurait indiqué gence pourraient agir en synergie, une
focalisées sur les protéines salivaires PRP une desquamation de la muqueuse orale... astringence due aux composés phénoliques
riches en proline (un acide aminé) et sur des Il est apparu que les tanins et l’alun pré- s’ajoutant à l’astringence due aux acides de
composés phénoliques nommés tanins cipitent plusieurs PRP, mais que l’acide est la vinaigrette. I
condensés. Elles n’avaient pas considéré l’ef- sans effet sur ces protéines. Les mucines,
fet d’autres composés sur ces PRP, et n’avaient en revanche, étaient précipitées à la fois par Hervé This est chimiste
guère examiné l’effet des divers produits l’acide et par l’alun, mais pas par les tanins... dans le Groupe INRA
astringents sur d’autres protéines salivaires. ce qui était troublant, car d’autres équipes de gastronomie moléculaire,
professeur à AgroParisTech
À l’aide d’électrophorèse sur gel (sur un avaient observé une précipitation : on sup- et directeur scientifique
gel, des mélanges de protéines sont soumis pose aujourd’hui soit que la composition de la Fondation
à un fort champ électrique: les divers types en tanins est en cause, soit que ces tanins Science & Culture Alimentaire
de protéines migrent alors à des vitesses forment des complexes avec les protéines, (Académie des sciences).
différentes selon leurs masses et charges mais que ces complexes ne précipitent pas.
électriques), les chimistes américains ont Autrement dit, la précipitation des pro- Retrouvez les articles
analysé les contenus en protéines salivaires téines salivaires est une des composantes fr de Hervé This sur
www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 418 - Août 2012 Science & gastronomie [93


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À LIRE

lium, peu de sujets semblent avoir plonge dans la découverte d’un


§ PHYSIQUE
échappé à l’intérêt et à la sagacité homme complexe et attachant,
Feynman de Feynman. Mais c’est un récit bien drôle et sincère, même dans les
Jim Ottaviani et Leland Mirick plus riche qu’une simple présen- épreuves les plus tragiques. À
Vuibert, 2012 tation synthétique des réussites mettre entre toutes les mains !
(272 pages, 21 euros). scientifiques de Feynman que les
.§ Richard Taillet.
auteurs nous proposent.
LAPTh, UMR 5108, CNRS/Université

C ette bande dessinée se pré-


sente comme une biographie
de Richard Feynman, grand
physicien américain du XXe siècle,
Tout d’abord, l’ouvrage nous
entraîne dans la vision très per-
sonnelle que Feynman avait de la
science, de la manière dont elle
de Savoie, Annecy-le-Vieux

lauréat du prix Nobel de physique avance, de ce que signifie « com- § SCIENCE ET SOCIÉTÉ
en 1964 pour ses travaux en élec- prendre» en science. «Moi non plus
trodynamique quantique. Elle peut je ne comprends pas. Et je n’aime Les marchands
donc sembler destinée aux ama- pas ça. Mais c’est comme ça » de doute
teurs chevronnés de physique. Le s’amusait-il à dire à ses étudiants, Naomi Oreskes
sous-titre nous met la puce à de façon parfaitement sincère! À et Erik Conway Ce livre est d’une grande in-
l’oreille: «Si c’est lui, l’homme le plusieurs reprises au cours de sa Le Pommier, 2012 telligence et la spécialisation des
plus intelligent du monde, on est vie, ces « je ne comprends pas », (524 pages, 29 euros). auteurs en histoire des sciences leur
dans de beaux draps ! » L’ambi- comme des « Eureka » à l’envers, permet de bien faire ressortir les
tion de l’ouvrage est tout autre. Par
une série de tableaux suivant une
progression à peu près chronolo-
gique, les auteurs explorent plu-
sieurs facettes de ce personnage fas-
des doigts pointés sur le nœud des
problèmes, l’ont amené à se poser
des questions nouvelles pour en
trouver des réponses originales,
voire révolutionnaires.
I l existe de nombreux ouvrages
dénonçant les liens supposés
ou réels entre l’industrie, l’État
et les scientifiques, mais ce livre est
bien plus que cela. À partir de l’étu-
caractéristiques si particulières
de la science: une œuvre collecti-
ve fonctionnant par consensus.
C’est d’ailleurs parce qu’ils connais-
sent parfaitement la science que les
cinant et le lecteur sera tour à tour Ensuite, Feynman est bien de d’un riche fonds d’archives, semeurs de doute font tant de dé-
intéressé, amusé et ému. connu des physiciens pour ses Naomi Oreskes et Erik Conway, gâts. Mais ils n’auraient pas d’im-
Certes, pour commencer, il y cours donnés au Caltech (Institut deux historiens des sciences, dres- pact sans les médias qui, en leur
a Feynman le génie scientifique. De de technologie de Californie) et qui, sent un passionnant historique de attribuant des temps de parole
sa thèse dirigée par John Wheeler en collaboration avec Matt Sands la trajectoire et de l’engagement équivalents à ceux des scienti-
à la commission d’enquête sur l’ac- et Bob Leighton, ont produit une de certains scientifiques aux côtés fiques, favorisent les polémiques
cident de la navette spatiale Chal- série d’ouvrages pédagogiques ré- des industriels. On retrouve les sur des sujets qui font pourtant
lenger, en passant par le projet Man- putés et toujours appréciés. En- mêmes hommes, au sein des consensus parmi les scientifiques.
hattan, l’électrodynamique quan- core une fois, cette bande dessinée mêmes organisations (des think Un autre point fort de ce livre
tique (et ses «crobards», que le reste nous montre le processus mental tanks ou des fondations), s’expri- est l’analyse de l’engagement
de la communauté appelle encore qui a conduit Feynman à accep- mant dans les mêmes médias, uti- politique et idéologique de ces
les «diagrammes de Feynman») et ter ce défi, ainsi que sa méthode lisant les mêmes stratégies au ser- scientifiques alliés des industriels:
l’étude de la superfluidité de l’hé- (Feynman affichait un certain dé- vice de la défense du tabac ou de c’est moins l’argent qui les a cor-
dain pour la philosophie, mais le l’Initiative de défense stratégique rompus (même si d’importantes
mot aurait été approprié ici) : dis- de Reagan, dans la mise en dou- sommes circulent), qu’un vérita-
tiller chaque domaine de la phy- te des pluies acides ou du ré- blement engagement militant en
sique pour en extraire l’essentiel chauffement climatique. Le but est faveur de l’ultralibéralisme et de
– le point où se dresse un « je ne simple : produire du doute en dif- la défense de la libre entreprise.
comprends pas» – pour l’accepter, fusant un brouhaha d’informa- Finalement, en s’attaquant aux en-
puis le dépasser et dérouler la réfle- tions contradictoires. Si cela ne suf- vironnementalistes, l’action des
xion, devant un auditoire qui ne fit pas, ces scientifiques, le plus semeurs de doute n’a pas d’autre
peut qu’être entraîné et se mettre à souvent à la retraite et liés à la objectif que de masquer les consé-
penser. Car c’est bien de curiosité, course à l’armement nucléaire quences environnementales d’un
d’ouverture et d’intelligence, au- de la guerre froide, n’hésitent capitalisme sans régulation.
tant que de physique, que nous par- pas à truquer les données, à atta-
.§ Valérie Chansigaud.
le cette magnifique bande dessinée. quer leurs collègues et, phase ul-
Chercheuse associée à SPHERE,
Enfin, avec beaucoup de fi- time, à jeter l’opprobre sur le fonc- UMR 7219 CNRS-Paris 7
nesse et de pudeur, l’ouvrage nous tionnement même de la science.

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À l i r e

§ MÉDECINE ripotentes induites, des cellules «une batterie d’organes». Le livre Brèves
souches produites à partir de cel- d’H. Chneiweiss est éloquent: nous
L’homme réparé lules humaines adultes, est à la me- avons laissé triompher Epiméthée, LES DÉBORDEMENTS
DE LA MER D’ARAL
Hervé Chneiweiss sure de cette ambition d’inverser l’étourdi qui «pense après» et qui
PLON, 2012 le temps biologique de nos cellules, a laissé son épouse Pandore ouvrir Raphaël Jozan
(214 pages, 19,50 euros). sinon de produire l’immortalité la jarre des maux les plus perni- PUF/Le Monde, 2012
par autogreffe. cieux aux hommes. (220 pages, 22 euros).

E st-il encore temps de re-


gretter l’époque où le mé-
decin intervenait avant tout
pour aider un organisme en souf-
france à puiser en lui-même les
H. Chneiweiss fait l’inventai-
re des prouesses biotechnologiques
appliquées d’abord à la réparation
des corps, puis très vite à son «aug-
mentation ». La prothèse senso-
.§ Jean-Michel Besnier.
Université Paris IV-Sorbonne
L
a mer d’Aral sera-t-elle le siège d’une
guerre de l’eau, comme le suggèrent
économistes et observateurs internatio-
naux ? Peut-être, mais la responsabilité
de cette guerre sera loin d’être seulement
moyens de restaurer son équilibre rielle qui permet à l’aveugle de voir locale. L’enquête minutieuse de terrain de
§ PHILOSOPHIE l’auteur, sociologue et ingénieur, révèle
avec le milieu ? On ne caractérise est assurément une bonne chose.
Petite histoire qu’en appliquant des modèles hydro-éco-
plus guère la santé comme « la L’amplificateur sensoriel qui la
nomiques généraux à la région sans en
capacité d’instituer de nouvelles prolonge pour la personne valide des grands singes saisir ses particularités, les experts in-
normes biologiques » (G. Can- est plus discutable. Selon lui, la Chris Herzfeld ternationaux attisent cette guerre en ac-
guilhem) et de se relever ainsi de médecine sort de son rôle lors- Seuil, 2012 centuant les tensions entre États.
la maladie. L’OMS en donne au- qu’on l’utilise pour améliorer les (220 pages, 20 euros).
jourd’hui une définition à la fois performances individuelles et elle
plus large et moins exigeante pour
l’individu : « un état de complet
bien-être physique, mental et so-
cial». Hervé Chneiweiss en tire les
conséquences : nous sommes dé-
se laisse instrumentaliser pour
« biologiser » les critères d’une
société productiviste : avoir une
taille suffisante, exclure les com-
portements turbulents, être apte
E n ce qui concerne les grands
singes, la pensée occiden-
tale a toujours été écartelée
entre deux conceptions : celle, si
présente dans les philosophies et
SOMMES-NOUS TOUS
VOUÉS À DISPARAÎTRE ?
Eric Buffetaut
Le Cavalier Bleu, 2012
sormais portés à vouloir « mourir à la multi-activité, développer une les religions, qui fait de l’homme (160 pages, 18 euros).
jeune et le plus tard possible », de mémoire sans faille… Notre gour- un être « à part », complètement ourquoi des espèces disparaissent-
sorte que la médecine régénéra- mandise technologique nous por-
te à confondre le « plus » et le
coupé de l’animalité, et, à l’inverse,
celle qui souligne la continuité
P elles ? Quel est le rôle de l’homme
dans ces extinctions ? Si des extinctions
«mieux», le «bien-être» et le «bon- entre humains et animaux, voire ont eu lieu de tout temps, pourquoi
heur». Qui ne voit que la possibi- rêve à «un monde édénique où les s’en préoccuper aujourd’hui ? En une
lité de ne jamais souffrir, grâce à différentes espèces vivaient en har- vingtaine de thèmes, cet ouvrage di-
des antidépresseurs tels la fluoxé- monie ». C’est un peu l’histoire de dactique, étayé de nombreux exemples,
tine ou le séropram, exposerait à cette ambiguïté fondamentale que répond à toutes vos questions sur l’ex-
l’incapacité d’aimer profondé- nous conte l’auteure, philosophe tinction des espèces.
ment? Qui peut ignorer que l’aug- et artiste, qui a beaucoup étudié
mentation des capacités de l’esprit les grands singes et notamment
offerte par les neurosciences limi- leur aptitude à faire, avec des L’ONTOPHYLOGENÈSE
terait l’exercice des fonctions du cordes, des nœuds complexes.
cerveau à celles qu’exige « l’in- Depuis l’Antiquité, où « les Jean-Jacques Kupiec
Quæ, 2012
jonction sociale permanente» à la hommes sont fascinés par les
(78 pages, 8,50 euros).
compétitivité et à la concurrence singes et la facilité avec laquelle ils
(être toujours à la hauteur, toujours imitent leurs comportements» jus- t si la genèse des individus (l’onto-
disponible, au risque du stress et
de l’hyperactivité…)?
qu’à l’époque moderne, où les
théories transformistes intègrent
E genèse) et l’évolution des espèces (la
phylogenèse) ne formaient qu’un seul et
trice devient l’« un des piliers de À force de rejeter le handicap, l’homme dans sa lignée animale, même processus (l’ontophylogenèse) ?
notre société ». Ainsi, le vieillisse- nos sociétés conspirent à produire l’auteure retrace, dans un texte pas- Telle est la thèse de l’auteur: une cause
ment ne désigne plus que le désé- des hommes reprogrammés com- sionnant, cette petite histoire de la unique, la sélection naturelle, provoque
quilibre de la régénération dont me des logiciels d’ordinateurs, pensée occidentale. On passe par le développement embryonnaire et l’évo-
notre organisme est le théâtre per- voués comme tels à un individua- le Moyen Âge et son « simien ap- lution des espèces. En termes simples, il
présente sa théorie et explique en quoi
manent, et non plus la « fatalité lisme égoïste, bornés à une éthique parenté à Satan», les premières mé-
elle satisfait aux critères de scientificité.
de la flèche du temps ». L’espoir minimaliste et finalement contraints nageries, la première classification
mis dans les cellules souches plu- à ne plus se penser que comme des primates par John Ray en 1693,

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À l i r e

Brèves l’intérêt de Buffon pour les chim- maux », se place spontanément


ÉCHECS ET TRICTRAC panzés ou les dissections du chez les hommes. Cette porosité de
M. Grandet et J-F. Goret XIXe siècle. On remarque que le la frontière qui était supposée nous
Errance, 2012 (160 pages, 29 euros). transformisme n’empêche pas des séparer des singes ne manquera
es pratiques ludiques ont d’abord dérives racistes, qui font de la pas d’interroger profondément
L été le fait de l’élite. Passant en revue
les découvertes de pièces d’échecs, de
« race blanche » le sommet de
l’évolution et situent les « autres
chacun d’entre nous.

.§ Georges Chapouthier.
pions et de dés livrées par l’ar- races » entre elle et les grands
Centre Émotion,
chéologie médiévale des der- singes ! Au XX e siècle, malgré CNRS-Pitié-Salpêtrière, Paris
nières décennies, le catalogue l’adoption de chimpanzés dans
de l’exposition en cours sur le des familles, les théories réduc-
sujet au château de Mayenne est tionnistes, tel le béhaviorisme (une
une occasion d’appréhender la pratique approche psychologique prônant § HISTOIRE DES SCIENCES
médiévale de ces jeux toujours familiers. l’apprentissage par conditionne-
ment), et l’utilisation des anthro- L’histoire
poïdes comme animaux d’expé- des sciences ses 24 premières leçons, de l’Anti-
L’UNIQUE TERRE HABITÉE ? rience donnent un bien triste sort naturelles de Cuvier quité à la Renaissance. D’abord «re-
à nos cousins primates. Theodore W. Pietsch ligieuse » dans les civilisations
André Maeder Une lueur d’espoir apparaît (sous la dir.) des Babyloniens, des Égyptiens et
Favre, 2012
de nos jours grâce aux dévelop- MNHN, 2012 des Hébreux, la science entre dans
(360 pages, 24 euros).
pements de l’éthologie. Les tra- (764 pages, 49 euros). sa période «philosophique» avec
érieusement, systémati-
S quement, l’auteur, profes-
vaux de Jane Goodall, Dian Fos-
«
les écoles grecques. Cuvier met l’ac-

seur d’astrophysique, recense et explique


les centaines de conditions nécessaires
à l’existence d’autres planètes habitées
dans l’Univers. Il les présente et les dis-
sey, Frans de Waal ou de nombreux
autres, dont beaucoup de
«femmes-chercheurs», nous mon-
trent les anthropoïdes pour ce
qu’ils sont : des animaux très
I l n’est pas de science dont
l’histoire ne soit utile aux
hommes qui la cultivent ;
mais l’histoire des sciences natu-
relles est indispensable aux na-
cent sur l’apport d’Aristote, avant
qui «la science n’existait pas», qui
fonde la méthode d’observation
et inaugure l’ère de la «spécialisa-
tion». Il aborde ensuite les connais-
cute à la faveur de paragraphes très clairs,
dont l’accumulation finit par persuader proches de nous sur le plan du turalistes.» C’est par cette sentence sances du monde romain, des
le lecteur de la conclusion : nous n’avons comportement, de l’affection don- que le naturaliste Georges Cuvier Étrusques à la chute de l’Empire en
qu’une Terre; une telle planète est raris- fixe l’importance qu’il accorde à passant par Pline et ses contem-
sime ; nous ferions mieux de tout faire ses ultimes leçons au Collège de porains. Enfin, Cuvier décrit les «té-
pour protéger la nôtre... France, de 1829 à 1832. Au travers nèbres de l’ignorance» du Moyen
d’une mise en chronologie des pro- Âge avant que le «mouvement de
grès des sciences naturelles depuis l’esprit humain» ne reprenne son
la plus haute Antiquité, Cuvier en- cours à la Renaissance.
L’EXPLORATION SPATIALE tend défendre sa méthode scien- Cet ouvrage nous offre la pre-
A. Ammar-Israël, J.-L. Fellous tifique, son rejet des systèmes mière «grande histoire» de la bio-
CNRS éditions, 2012 fondés sur des théories a priori, au logie accompagnée d’un remar-
(326 pages, 27 euros). profit de l’observation, comme quable travail d’édition. Cuvier syn-
uivant les points de vue, l’explora- l’aboutissement d’un processus his- thétise la somme de plusieurs
S tion spatiale apparaît comme un front
de progrès ou comme un miroir aux
torique. C’est donc une histoire des
sciences naturelles, de l’Antiquité
siècles de littérature scientifique eu-
ropéenne dans un texte très acces-
alouettes. Retraçant son histoire, les à son temps, qu’il entreprend alors sible où le lecteur trouvera l’essence
auteurs nous montrent qu’elle est les deux de présenter dans ses leçons. du regard et de la pensée de l’in-
à la fois : ses principales avancées étaient née aux jeunes, dotés de capaci- Le présent ouvrage est une ré- fatigable savant.
censées être motivées par la science, mais tés de choix esthétiques et de com- édition bilingue du premier volu-
elles l’ont été surtout par la guerre, ce qui .§ Josquin Debaz.
portements moraux, capables me de l’Histoire des sciences natu-
n’empêche pas d’immenses retombées GSPR, EHESS, Paris
d’apprendre des ébauches de lan- relles de Cuvier (1841), rassemblant
scientifiques. Sur cette base, l’ouvrage
gage, de créer des outils, voire de
présente ce que l’exploration spatiale
se considérer comme des humains:
pourrait être à l’horizon 2040. Une fois Retrouvez l’intégralité de votre magazine
de plus, cela fait rêver!
une chimpanzé, qui devait classer
sa propre image dans une des deux
catégories, « humains » ou « ani-
fr www.pourlascience.fr
et plus d’informations sur :

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – AOÛT 2012 – N° d’édition 077418-01 – Commission paritaire n° 0912K82079 –
Distribution : NMPP – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/174 616 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.

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