ARCHÉOLOGIE NEUROSCIENCES TOXICOLOGIE

Les Lucaniens, Les champions Solvants : danger

Italiques insoumis de la mémoire même à faible dose

Septembre 2014 - n° 443 www.pourlascience.fr

Édition française de Scientific American

L’Univers
DOSSIER

manquant
Matière noire, énergie
sombre : enquête sur
les 95 % cachés

M 02687 - 443 - F: 6,20 E - RD

Allemagne : 9,30 e - Belgique : 7,20 e - Canada /S : 10,95 CAD - Grèce /S : 7,60 e  -Guadeloupe/St Martin /S : 7,30 e - Guyane /S : 7,30 e - Italie : 7,20 e - Luxembourg : 7,20 e
Maroc : 60 MAD - Martinique /S : 7,30 e - Nlle Calédonie Wallis /S : 980 XPF - Polynésie Française /S : 980 XPF - Portugal : 7,20 e - Réunion /A : 9,30 e - Suisse : 12 CHF.
3’:HIKMQI=\U[WU^:?a@e@o@n@a";
 ÉDITO

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8 rue Férou - 75278 Paris Cedex 06
Groupe POUR LA SCIENCE
Pour la Science
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L’Essentiel Cerveau & Psycho
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L’Univers, cet inconnu

Fabrication : Marianne Sigogne et Olivier Lacam
Presse et communication : Susan Mackie
Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé

I
Anciens directeurs de la rédaction : Françoise Pétry
et Philippe Boulanger
Conseiller scientifique : Hervé This
Ont également participé à ce numéro :
Catherine Alix-Panabières, Sylvie Crasquin, Emmanuel Farge, nvisible, impalpable, inodore... Et pourtant, elle existe !
Barbara Ferry, Eitan Haddok, Évelyne Host-Platret, C’est du moins ce qu’affirment la plupart des astrophy-
Alexandre Marcowith, Yvan Pandelé, André Picot, Pierre Sokolsky
siciens à propos de la « matière noire », substance de
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Directeur de la Publicité : Jean-François Guillotin nature inconnue qui représenterait environ 25 pour cent
(jf.guillotin@pourlascience.fr), assisté de Nada Mellouk-Raja de l’énergie présente dans l’Univers.
Tél. : 01 55 42 84 28 ou 01 55 42 84 97 • Fax : 01 43 25 18 29
SERVICE ABONNEMENTS Quant à l’« énergie sombre », elle n’est pas plus visible ni pal-
Ginette Bouffaré. Tél. : 01 55 42 84 04 pable que la matière noire... Et pourtant, selon les cosmologistes,
Espace abonnements :
http://tinyurl.com/abonnements-pourlascience cette forme d’énergie mystérieuse constituerait près de 70 pour
Adresse e-mail : abonnements@pourlascience.fr cent du contenu du cosmos.
Service des abonnements - 8 rue Férou - 75278 Paris Cedex 06
Commande de livres ou de magazines : Faisons le compte : avec 25 pour cent de matière noire et 70 pour
Pour la Science - 628 Avenue du Grain d’Or 41350 Vineuil cent d’énergie sombre, il ne resterait que 5 pour cent de l’Univers
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Contact kiosques : À Juste Titres ; Benjamin Boutonnet dévolus à la matière ordinaire, celle qui nous entoure au quotidien,
Tel : 04 88 15 12 41 celle des planètes et des étoiles. Il est vertigineux de constater,
Information/modification de service/réassort :
www.direct-editeurs.fr après un siècle de cosmologie moderne, construite sur la base de
Canada : Edipresse : 945, avenue Beaumont, Montréal,
Québec, H3N 1W3 Canada. théories robustes telles que la relativité générale d’Einstein et à
Suisse : Servidis : Chemin des châlets, 1979 Chavannes - 2 - Bogis l’aide de télescopes qui laissent voir les confins du monde, que
Belgique : La Caravelle : 303, rue du Pré-aux-oies - 1130 Bruxelles.
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SCIENTIFIC AMERICAN Editor in chief : Mariette DiChristina.
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Christine Gorman, Anna Kuchment, Michael Moyer, Gary Stix,
Kate Wong. President : Steven Inchcoombe. Executive Vice
President : Michael Florek.
qui résistent au rasoir d’Ockham
Toutes demandes d’autorisation de reproduire, pour le public
français ou francophone, les textes, les photos, les dessins ou L’existence de la matière noire et celle de l’énergie sombre
les documents contenus dans la revue « Pour la Science », sont des hypothèses qui peuvent sembler étranges. Mais elles
dans la revue « Scientific American », dans les livres édités par
« Pour la Science » doivent être adressées par écrit à « Pour la permettent de rendre compte de nombreuses données observa-
Science S.A.R.L. », 8, rue Férou, 75278 Paris Cedex 06. tionnelles, comme l’explique notre dossier (voir pages 21 à 45).
© Pour la Science S.A.R.L. Tous droits de reproduction, de tra-
duction, d’adaptation et de représentation réservés pour tous Et, jusqu’ici, elles ont bien résisté au rasoir d’Ockham, ce prin-
les pays. La marque et le nom commercial cipe fécond qui stipule qu’entre plusieurs hypothèses avancées
« Scientific American » sont la propriété de
Scientific American, Inc. Licence accordée à pour expliquer un phénomène, il faut préférer la plus simple – à
« Pour la Science S.A.R.L. ». condition toutefois qu’elle soit prédictive. La compétition avec
En application de la loi du 11 mars 1957, il est
interdit de reproduire intégralement ou partielle- d’autres scénarios théoriques n’est pas gagnée pour autant. Pour
ment la présente revue sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du cela, il faudra des confirmations directes, et des détecteurs s’y
droit de copie (20, rue des Grands-Augustins -
75006 Paris).
emploient. À moins que de nouvelles découvertes ne fassent
trancher autrement le rasoir d’Ockham. n

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Édito [1

 sommaire
1 Édito

L’Univers
DOSSIER
Actualités
4

Les arches de grès,
nées sous pression
manquant
Matière noire, énergie
sombre : enquête sur
À L A UNE
les 95 % cachés

22 Sur les traces

COSMOLOGIE

de l’Univers invisible
Volker Springel
6 Rythmes biologiques : Dans l’Univers, la matière ordinaire n’occuperait
l’influence de l’alimentation qu’une place minime par rapport
à deux composantes encore mystérieuses :
8 Comment les doigts se forment la matière noire et l’énergie sombre. Les indices
9 Voir l’oxygène dans le cerveau en faveur de l’existence de cette face cachée
du cosmos se sont accumulés.
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Réflexions & débats 30 Les chasseurs souterrains

PHYSIQUE
12 Point de vue
Autisme : pour une prise en de matière noire
compte de la neurodiversité Richard Taillet
Fabienne Cazalis
Les physiciens recherchent les particules
14 Entretien de matière noire à l’aide d’instruments installés
La biodiversité, une question dans d’anciennes mines. La sensibilité
des détecteurs augmente et l’étau
de science... humaine ? se resserre autour de cette composante
Jean-Denis Vigne hypothétique de l’Univers.
18 Lu sur SciLogs.fr
Ordem e progresso
Alexandre Moatti
19 Homo sapiens informaticus
Sommes-nous des enfants
38 Énergie sombre
COSMOLOGIE

de bohème ? ou nouvelle gravitation ?

Gilles Dowek Cédric Deffayet
20
Cabinet de curiosités L’expansion de l’Univers accélère. Pour expliquer
sociologiques ce phénomène constaté récemment, les théoriciens
Pourquoi les réseaux sociaux explorent plusieurs voies, telles l’existence d’une
nous rendent-ils malheureux ? mystérieuse « énergie sombre » ou de nouvelles
Gérald Bronner lois de la gravitation.

Ce numéro comporte deux encarts d’abonnement Pour la Science,

brochés sur la totalité du numéro
En couverture : © Maria Starovoytova /shutterstock.com

2] Sommaire © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 n° 443 - Septembre 2014

46 Les Lucaniens,
ARCHÉOLOGIE Rendez-vous
70 Histoire des sciences
irréductibles Italiques Anagrammes savantes
Agnes Henning Étienne Klein
Pour les Romains, les Lucaniens n’étaient que d’incultes Au XVIIe siècle, Galilée, Huygens et d’autres
guerriers montagnards. Ce n’est pas ce que révèlent scientifiques divulguaient leurs résultats
les données archéologiques...
sous la forme d’anagrammes pour marquer
la priorité de leurs découvertes.

76 Logique & calcul

Promenades carrées et cubes collés
Jean-Paul Delahaye
La construction de polygones formés de carrés
ou de polyèdres formés de cubes donne lieu
à des énigmes originales, voire décoratives.

82 Science & fiction

Superman
est-il une super-fourmi ?
J. Sébastien Steyer et Roland Lehoucq
84 Art & science
La première
Voie lactée réaliste
Loïc Mangin
86 Idées de physique
Un microscope
pour moins d’un euro
Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik
90 Question aux experts
Saurons-nous bientôt
54 Des champions
NEUROSCIENCES
exploiter la fusion nucléaire ?
Christine Labaune
de la mémoire 91 Science & gastronomie
James McGaugh et Aurora LePort Gels de matières grasses
Certaines personnes se souviennent presque Hervé This
aussi bien d’événements vécus il y a plus de 20 ans 92 À lire
que de ceux de la veille.
96 Bloc-notes
Les chroniques de Didier Nordon

i
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60 Les solvants,
TOXICOLOGIE
Téléchargez gratuitement
l’application « Pour la Science »
dangereux même à faible dose
Philip Bushnell Un extrait du numéro
Des tests quantitatifs et d’autres études montrent que en cours de parution
l’inhalation ponctuelle de solvants organiques n’est pas vous est offert !
anodine, même à faible dose : elle diminue la réactivité
des personnes exposées. Un problème sous-estimé. Le numéro du
Dossier Pour la Science
de l’été est enrichi
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Sommaire [3
 A c t u a l i t é s
a b
Le Parc américain des arches,
dans l’Utah, contient
des formations de grès
étonnantes : Balanced Rock (a),
Landscape Arch (b), Delicate
Arch (c) et Turret Arch (d).

© Darren J. Bradley/shuttestock.com
© Darren J. Bradley/shuttestock.com

Géosciences

Les arches de grès, nées sous pression

Sous l’effet du poids qui pèse sur elles, certaines parties de la roche
deviennent plus résistantes à l’érosion que d’autres.
C’est cette auto-structuration qui expliquerait la formation des arches.

L es ponts de grès du Parc amé-

ricain des arches, dans l’État
de l’Utah, semblent défier
la gravité. Landscape Arch (b, ci-
dessus), avec 89 mètres de longueur
les grains s’évapore. Les sels pré-
sents dans l’eau restent, cristal-
lisent et forment un ciment qui
assure une cohésion fragile de la
roche. En raison de cette structure,
et 32 mètres de hauteur, est la plus le grès s’érode facilement sous
grande arche naturelle du monde. l’action du vent et de l’eau.
Comment une telle structure se Ainsi, un bloc de grès plongé
forme-t-elle ? Jusqu’à présent, les dans de l’eau finit par se déli-
géologues supposaient que l’eau ter totalement. Comment alors
et le vent dégradaient les couches expliquer les structures spectacu-
les plus friables de la roche, ne laires observées dans la nature ?
laissant que les plus résistantes. L’équipe de J. Bruthans s’est inté-
L’équipe de Jiri Bruthans, de ressée aux effets de la pression sur
l’Université Charles à Prague, un bloc de grès. Cette pression
a complété ce scénario en souli- apparaît naturellement du fait
gnant le rôle essentiel de la gravité : du poids de la roche, force qui
des pressions dues au poids de agit verticalement.
la roche renforcent la résistance Or si l’on applique avec un
à l’érosion de certaines zones du étau une telle contrainte méca-
grès. Les chercheurs ont montré nique à un bloc cubique de grès
comment, avec ce modèle et des plongé dans l’eau, la partie ex-
défauts initialement présents dans térieure du cube se délite, mais
la roche, des arches se forment. au centre une colonne résiste
Le grès est un agglomérat de à l’érosion. Pourquoi ? Sous la
grains de sable liés par un ciment. pression, la cohésion entre les
Lors de sa formation, l’eau entre grains de sable du grès augmente.
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Si la pression est bien répartie
sur le cube, l’érosion continue
d’agir sur toute sa surface. Mais
à mesure que de la matière est
arrachée au bloc, la pression se
d
répartit sur moins de grès et la
cohésion du matériau devient
plus importante. Cette dernière
devient alors suffisante pour que
le grès résiste à l’érosion. Seules
les aspérités, qui subissent moins
de pression, sont érodées. Cela
donne un aspect relativement
lisse au grès, comme on peut
l’observer dans la nature. et peut conduire à la formation
Ce mécanisme expliquerait d’une telle structure. En effet, la
par exemple la formation de pression est faible au-dessus et
Balanced Rock (a, ci-dessus) dont au-dessous de la fissure, mais
la partie supérieure a créé la pres- forte à ses extrémités. L’érosion
sion nécessaire pour empêcher la étant importante là où la pres-
colonne de s’éroder. J. Bruthans sion est faible, la roche se creuse
et ses collègues ont aussi simulé à ces endroits et finit par devenir
numériquement la répartition de une arche. Par le même type de
la pression dans les blocs de roche raisonnement, J. Bruthans et ses
et les résultats sont en accord avec collègues ont montré comment
les observations. l’auto-structuration du grès
Mais comment naît une peut former des alcôves ou des
arche ? Les chercheurs ont montré ensembles de piliers.
que si le bloc de grès présente une Sean Bailly
fissure horizontale, ce défaut mo- J. Bruthans et al., Nature Geoscience,
difie la répartition de la pression en ligne le 20 juillet 2014

4] Actualités © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014


Paléontologie
Comment volait le plus grand oiseau connu ?
L ’oiseau Pelagornis sandersi
– qui appartenait au groupe
disparu des Pelagornithi-
dés – avait une envergure double
de celle de l’albatros royal. Avec
une telle taille, pouvait-il voler ?
Daniel Ksepka, du Centre améri-
cain de synthèse évolutionnaire, à
Durham aux États-Unis, a modé-
lisé la forme de l’oiseau pour en
étudier les capacités de vol.
Cet oiseau, qui aurait vécu il
y a entre 25 et 28 millions d’an-
nées, se caractérisait par un bec
muni de pointes osseuses et par
de longues ailes. D. Ksepka a
étudié un spécimen qui avait une
envergure d’environ 6,4 mètres.
À partir d’une simulation numé-
rique, il a montré que P. sandersi
planait probablement à grande
vitesse sur plusieurs kilomètres
sans avoir besoin de battre des
ventdusud/shuttestock.com
Neurosciences
Gènes et intelligence... chez les chimpanzés
L
’intelligence dépend de fac-
teurs génétiques et environ-
nementaux. Chez l’homme,
les variations génétiques seraient
Nagel Photography/shutterstock.com
responsables d’environ 50 pour
cent des différences de quotient
intellectuel (QI). Qu’en est-il chez
nos proches cousins les chimpan-
zés ? Leurs capacités cognitives
dépendent-elles du patrimoine
génétique ? En partie, selon Wil-
liam Hopkins, de l’Université de
Géorgie, et ses collègues, qui ont
estimé que la part des facteurs
génétiques dans les différences
cognitives est aussi de 50 pour cent.
Les chercheurs ont fait subir
une batterie de tests cognitifs à
des chimpanzés, afin de quantifier
diverses aptitudes : mémoire spa-
tiale, capacités sociales, etc. Pour
mesurer la mémoire, par exemple,
ils montraient trois tasses opaques
à un singe et remplissaient l’une
d’elles, avant de les escamoter ; un
peu plus tard, ils les disposaient à
l’identique et le chimpanzé devait
désigner celle qui était remplie.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Actualités
Liz Bradford
ailes. En effet, les turbulences
qui apparaissent à l’extrémité
de ces dernières et qui créent la
force de traînée étaient de taille
relativement faible en compa-
raison avec les dimensions des
ailes. Ce mode de vol permettait
à l’oiseau de limiter ses dépenses
énergétiques lorsqu’il chassait
des animaux vivant à la surface
des océans.
Les éthologues ont égale-
ment déterminé le degré de
parenté des animaux (leur
proximité génétique) en analy-
sant leur génome. Puis ils ont
synthétisé ces données pour éva-
luer la part de la variabilité des
facultés cognitives due aux dif-
férences génétiques – en d’autres
termes, la part d’héritabilité de
ces facultés. Ils ont aussi examiné
si d’autres facteurs, tels le sexe
ou le fait d’avoir été élevé par
des humains, étaient liés aux
performances.
Les performances des chimpanzés lors de tests cognitifs sont en
partie déterminées par des facteurs génétiques.
Compter les ours polaires
La fonte de la banquise arc-
tique motive le suivi des popu-
lations d’ours polaires, mais
les régions concernées sont
difficiles d’accès. Seth Sta-
pleton, du Centre scientifique
de l’Alaska, et son équipe ont
étudié l’efficacité de l’imagerie
par satellite pour recenser les
ours en comparant la présence
de points blancs (les ours) sur
des clichés pris à différents
instants. Ils ont testé leur mé-
thode sur une petite île dans
le bassin de Foxe, au Canada,
Cependant, des ailes si où la population d’ours a été
grandes posent de nombreuses comptée par avion. Les esti-
questions. Par exemple, com- mations obtenues par les deux
méthodes sont similaires.
ment l’oiseau faisait-il pour
décoller du sol ou de la surface
des océans ? Décollait-il comme La forme de la Lune
un parapente, en dévalant une La Lune est légèrement
colline et en profitant des cou- aplatie, avec de légers ren-
rants d’air ascensionnels ? flements sur sa face visible
S. B. depuis la Terre et sur sa face
opposée. L’explication de
PNAS, en ligne le 7 juillet 2014
cette forme est compliquée
par les gigantesques cratères
ou bassins d’impact qui par-
sèment le satellite. Ian Gar-
rick-Bethell, de l’Université
de Californie à Santa Cruz, et
ses collègues, ont reconstitué
la topographie lunaire en l’ab-
sence de ces bassins. Ils ont
L’influence de ces deux
alors expliqué la forme obte-
derniers facteurs s’est révé- nue par l’effet des forces de
lée négligeable. En revanche, marée exercées par la Terre,
certaines capacités – mais pas
qui auraient aplati la Lune, à
toutes – avaient une grande part l’époque où elle était chaude,
d’héritabilité, c’est-à-dire que les puis provoqué l’apparition
performances des chimpanzés des renflements.
étaient d’autant plus voisines
qu’ils étaient proches généti- Les atouts du bio
quement. Reste à déterminer Le bio est-il meilleur pour la
les gènes et les mécanismes santé ? Le débat fait rage.
impliqués. Plusieurs travaux récents
Guillaume Jacquemont ont conclu à l’absence de
W. Hopkins et al., Current Biology, différence de valeur nutri-
en ligne, 10 juillet 2014 tionnelle. Cependant, une
méta-analyse coordonnée par
Carlo Leifert, de l’Université
de Newcastle, apporte des
arguments en faveur de cette
pratique. Les chercheurs ont
épluché 343 publications sur
le sujet. Bilan : les aliments
© Kjersti Joergensen/shutterstock.com
bio contiendraient davan-
tage d’antioxydants – qui ont
des effets bénéfiques pour
la santé –, moins de métaux
lourds toxiques et moins de
résidus de pesticides.
Actualités [5

Physiologie
Rythmes biologiques :
l’influence de l’alimentation
L’insuline libérée à la suite des repas aiderait à synchroniser
les horloges biologiques internes dans les tissus liés à la digestion.
Les horloges biologiques des
vertébrés sont notamment
fondées sur les fluctuations
périodiques des concentrations
de quatre protéines (CLOCK, BMAL,
Per et Cry), qui s’influencent
mutuellement (a). Les protéines
CLOCK et BMAL déclenchent la
production de Cry et Per, qui
finissent par inhiber leur action
en retour ; elles se dégradent
ensuite, puis le cycle recom-
mence. Pour déclencher
l’expression d’un gène (et la
production des protéines qu’il
code), les protéines se fixent sur
ses promoteurs, des segments
d’ADN qui le précèdent (b).
6] Actualités
Actualités
a
Déclenche la production
Empêche l’action
© Shutterstock.com/puhhha
b Protéine
Promoteur
L e corps vit au rythme
d’horloges biologiques aux-
quelles sont notamment dus
les cycles de veille-sommeil. Une
horloge centrale, située dans le
lumière cale l’horloge centrale
sur un cycle de 24 heures, tandis
que l’alimentation influe plutôt
sur les horloges périphériques.
De précédentes études sur des
cerveau, coordonne les horloges cellules en culture avaient révélé
périphériques, présentes dans des interactions entre l’insuline
presque tous les tissus. Selon les et des gènes d’horloge, mais le
travaux de Miho Sato et Makoto rôle de l’hormone et la réaction
Akashi, de l’Université Yama- des horloges restaient à préciser.
guchi au Japon, et leurs collègues, L’insuline est sécrétée par le
s’alimenter agirait sur certaines pancréas en réponse à l’élévation
de ces horloges périphériques en de la concentration de glucose
partie via l’insuline, l’hormone dans le sang, consécutive à la prise
qui régule la concentration du de nourriture. Les chercheurs
glucose dans le sang. ont modifié génétiquement des
Les horloges biologiques ré- souris pour qu’elles produisent
gulent l’activité cellulaire en modu- une protéine luminescente atta-
lant l’expression du génome. Elles chée à une protéine d’horloge
consistent en des boucles de régu- nommée Per, afin de suivre les
lation moléculaire : divers gènes et oscillations de la concentration
protéines interagissent, s’inhibant de cette dernière. À travers la
ou se stimulant mutuellement, de peau de l’animal, ils ont ainsi
sorte que les concentrations de observé quelques organes, tel
certaines protéines oscillent. Or ces le foie, devenir plus ou moins
protéines dites d’horloge agissent luminescents selon la quantité
sur de nombreux gènes liés à la de protéines Per présentes.
physiologie, d’où un comporte- Quand ils nourrissaient les
ment cyclique de la cellule. souris ou leur injectaient de l’insu-
Le cycle est synchronisé line, l’oscillation de la quantité
par divers signaux externes. La de protéines Per se déphasait (le
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
CLOCK
BMAL
Per
Cry
Pour la Science
Gène
cycle avançait ou reculait). Les
chercheurs ont ensuite adminis-
tré aux souris un composé qui
bloque l’action de l’insuline
en se fixant à sa place sur les
récepteurs membranaires des
cellules. Le déphasage observé
lors du nourrissage était alors
moins important. Ainsi, l’insu-
line serait l’un des vecteurs par
lesquels l’alimentation influe sur
l’horloge moléculaire.
Les chercheurs ont ensuite
testé l’action de l’insuline sur des
cultures cellulaires de différents
tissus. L’hormone déphasait l’hor-
loge moléculaire dans les cellules
de foie et de tissu adipeux, mais
pas dans celles de poumon ou
de vaisseaux sanguins. Le foie
et le tissu adipeux interviennent
dans le métabolisme alimentaire.
L’insuline placerait ces tissus,
dont les cellules peuvent être à
une phase quelconque de leur
cycle au moment de la prise de
nourriture, dans la phase la plus
adéquate au traitement de celle-ci.
G. J.
M. Sato et al., Cell Reports,
en ligne le 10 juillet 2014

Neurosciences
Droitiers et gauchers traitent-ils le langage
de la même façon ?
O n sait depuis un siècle et
demi que l’hémisphère
gauche prédomine dans le
traitement du langage. Il existe
cependant des sujets pour qui,
sans qu’on sache pourquoi, cette
asymétrie est inversée : l’hémis-
phère droit est aux commandes.
Encore plus intrigant, ces sujets
neuro-atypiques ont un point
commun : ils sont presque tous
gauchers.
Chez ces sujets hors norme,
l’hémisphère droit gère à la fois le
langage et les activités manuelles,
de même que chez les droitiers
c’est l’hémisphère gauche qui
prédomine. De là vient l’idée,
communément admise, que pré-
férence manuelle et dominance
hémisphérique pour le langage
sont biologiquement liées. Une
hypothèse que Bernard Mazoyer
et ses collègues, du Groupe
d’imagerie neurofonctionnelle
de l’Université de Bordeaux,
ont souhaité mettre à l’épreuve.
Les chercheurs ont enregistré
l’activité cérébrale de 300 sujets,
Chimie
Des fullerènes de bore
L es fullerènes ont été décou-
verts en 1985. La plus connue
de ces molécules sphériques
de carbone est celle comportant
60 atomes, qui reproduit la struc-
ture de la surface d’un ballon de
football. Elle a des applications
en chimie et dans les nanotech-
nologies. Des variantes à plus ou
moins d’atomes ont depuis été
synthétisées, toutes constituées
de carbone. Est-il possible de
fabriquer des fullerènes avec un
autre élément ? Une équipe de
chimistes de l’Université Brown,
aux États-Unis, et de trois univer-
sités chinoises vient de mettre en
évidence l’existence de fullerènes
formés de 40 atomes de bore.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Actualités
Chez les droitiers, les zones du langage (en couleurs) témoignent d’une
nette dominance en faveur de l’hémisphère gauche (à gauche). C’est
aussi le cas chez la plupart des gauchers.
dont la moitié de gauchers, en lien
avec une tâche linguistique, et ont
évalué leur préférence manuelle.
Résultat : dans 99 pour cent des
cas, la préférence manuelle n’a
aucune influence sur le traitement
du langage. Quelle que soit la
main dominante, le langage est
traité dans l’hémisphère gauche
ou, plus rarement, n’est que fai-
blement latéralisé.
Le lien entre langage et pré-
férence manuelle n’est avéré
que chez les sujets neuro-aty-
piques, qui traitent le langage
dans l’hémisphère droit. Ces
personnes neuro-atypiques sont
rares : d’après les résultats de
Dans des travaux précédents,
Lai-Sheng Wang, de l’Université
Brown, et ses collègues avaient
constaté que certains amas
de 40 atomes de bore étaient
stables. Mais ils n’avaient pas
encore identifié la structure de
ces molécules B40.
Pour ce faire, les chercheurs
ont commencé par préparer un
gaz d’atomes de bore, rapidement
refroidi pour former de petits
amas d’atomes. Les ensembles
comportant 40 atomes ont été
sélectionnés grâce à un spectro-
mètre de masse.
Puis les chimistes ont mesuré
le spectre des énergies de liaison
de la molécule. Ce spectre est une
Nommer les exoplanètes
L’Union internationale d’astro-
nomie lance un concours pu-
blic pour nommer 305 exopla-
nètes. À partir de mars 2015,
le grand public pourra voter
pour les noms proposés par
les clubs d’astronomie et par
diverses associations. Les
résultats seront officielle-
ment validés à partir de juil-
let 2015. Rendez-vous dans
un an ! Pour ceux qui veulent
participer, tout se passe sur :
http://nameexoworlds.org/
l’étude, elles ne représentent
que sept pour cent des gauchers, Dinosaures : plus de plumes
soit moins de un pour cent de Sur la base de fossiles dé-
la population générale. couverts en Sibérie, Pascal
© Groupe d’imagerie neurofonctionnelle (CNRS/CEA/Université de Bordeaux)
Si l’origine de cette étrange Godefroit, de l’Institut royal
organisation cérébrale reste à ce des sciences naturelles de
jour inconnue, les performances Belgique, avec des collègues
cognitives normales des sujets de plusieurs pays, a décrit un
neuro-atypiques et leur profil dinosaure qui était partielle-
d’activité cérébral en miroir des ment recouvert de plumes.
La nouveauté est qu’il s’agit
sujets typiques excluent l’hypo-
cette fois d’un dinosaure orni-
thèse d’un trouble neurodévelop- thischien et non d’un membre
pemental, explique B. Mazoyer. des Théropodes, groupe dont
Les chercheurs privilégient une les oiseaux sont issus. Cette
piste génétique. découverte suggère que les
Yvan Pandelé structures de type plumes,
B. Mazoyer et al., Plos One, pas nécessairement liées au
en ligne le 30 juin 2014 vol, étaient bien plus répan-
dues chez les dinosaures
qu’on ne le pensait.
sorte d’« empreinte digitale »
spécifique à chaque molécule.
L.-S. Wang et son équipe ont
ensuite simulé sur ordinateur
10 000 arrangements possibles
de ces 40 atomes. Partant de ces
modèles, ils ont calculé le spectre
d’énergies de liaison associé à
© L.-S. Wang, Université Brown
chaque structure. En comparant
les spectres théoriques avec ceux
obtenus expérimentalement, ils
ont montré que des molécules
stables de type fullerène comp-
tant 40 atomes de bore s’étaient
formées – des structures qu’ils Le fullerène de bore comporte
ont nommées borosphérènes. 40 atomes formant 48 triangles,
S. B. 2 hexagones (un devant
Hua-Jin Zhai et al., Nature Chemistry, et un derrière) et 4 heptagones
en ligne le 13 juillet 2014 occupant les côtés.
Actualités [7

Embryologie
Comment les doigts se forment
À l’instar des taches du pelage d’un guépard ou des couleurs des plumes d’un oiseau, les doigts
pourraient naître d’une structure de Turing : un motif périodique chimiquement auto-organisé.
Chez l’embryon de souris,
le squelette des doigts se dessine
à partir du 11e jour de gestation.
À gauche, un membre prélevé
sur un embryon de souris
de 11 jours et mis en culture
pendant 48 heures exprime
la protéine Sox9, impliquée dans
la croissance des doigts, couplée
à une protéine fluorescente.
La voie de signalisation Wnt,
qui inhibe l’expression du gène
de Sox9, est active entre
les doigts (à droite en bas). Sox9
n’est ainsi détectée qu’au niveau
des doigts (à droite en haut).
8] Actualités
Actualités
0,5 mm
C omment apparaissent les
doigts ? Jelena Raspopo-
vic, de l’Université Pompeu
Fabra à Barcelone, en Espagne, et
ses collègues apportent des élé-
ments de réponse. En combinant
des expériences sur des souris et
des modélisations informatiques,
ils ont montré que les doigts pour-
raient résulter d’un mécanisme
d’auto-organisation, dit de Turing,
fondé sur la régulation mutuelle
de trois protéines impliquées dans
l’embryogenèse, BMP, Sox9 et Wnt.
Dès 1979, s’appuyant sur des
simulations, Stuart Newman, du
Collège médical de New York, et
ses collègues avaient proposé, pour
décrire la formation des doigts, un
mécanisme de réaction-diffusion
sur le modèle de celui imaginé
en 1952 par Alan Turing. Le ma-
thématicien britannique cherchait
à expliquer, par une dynamique
chimique, comment une organisa-
tion peut naître à partir d’un état
homogène de la matière vivante.
Dans son modèle, deux subs-
tances chimiques – des morpho-
gènes – diffusent à des vitesses
différentes. L’une active la pro-
duction de l’autre, qui inhibe celle
de la première. Une perturbation
aléatoire rompt l’équilibre, aug-
© Jelena Raspopovic
mentant localement la production
de l’activateur. La concentration
de l’activateur croît à cet endroit,
formant un pic, ce qui augmente
la production locale de l’inhibi-
teur. Celui-ci diffuse plus vite que
l’activateur, dont il empêche la pro-
duction dans un périmètre autour
du pic. D’autres pics activateurs
se forment plus loin, déclenchant
à leur tour la production d’inhi-
biteurs, etc.
Depuis, ce modèle a été invo-
qué maintes fois pour décrire des
structures du vivant telles que les
taches du pelage des félins ou les
motifs des plumes. En l’appliquant
aux doigts, S. Newman s’oppose
à l’idée d’une croissance détermi-
née par un processus purement
génétique : une régulation spatiale
de l’expression de certains gènes,
inscrite dans le génome. Les publi-
cations en faveur de chaque hypo-
thèse se sont multipliées, mais
aucune n’a permis de trancher.
En particulier, personne n’a pu
identifier de candidats sérieux
pour les morphogènes.
Or c’est ce que J. Raspopovic
et ses collègues ont fait. Après
quelques jours de développement
embryonnaire, le gène de Sox9,
un régulateur de la transcription
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
© Luciano Marcon
de gènes impliqués dans l’em-
bryogenèse, est exprimé dans le
bourgeon du membre selon un
motif périodique correspondant
aux futurs doigts. Les biologistes
ont montré que cette protéine
constitue un bon candidat : sa
production semble régulée par
un mécanisme d’auto-organisa-
tion et elle contrôle l’organisation
périodique d’autres protéines. Par
ailleurs, la voie de signalisation
déclenchée par BMP est très active
dans les régions des futurs doigts,
où elle favorise l’activité de Sox9,
tandis que Wnt produit un signal
plus fort entre les doigts, lequel
inhibe l’expression du gène de
Sox9 et la formation du cartilage.
Forts de ces résultats, les bio-
logistes ont imaginé un modèle
de Turing à trois morphogènes :
la voie Wnt inhibe l’expression
du gène de Sox9 entre les futurs
doigts, tandis que la voie BMP
la stimule dans les régions qui
formeront les doigts. En retour,
Sox9 régule ces deux voies. Ce
modèle fournit bien un motif
conforme aux observations…
Reste à vérifier qu’il est robuste.
Marie-Neige Cordonnier
J. Raspopovic et al., Science,
en ligne le 1er août 2014
 Actualités

Chimie Médecine

L’esprit de l’ambre se dévoile Voir l’oxygène dans le cerveau

A vec ses couleurs chaudes et ses reflets dorés, l’ambre est Une équipe grenobloise a développé une technique pour cartographier l’oxy-
utilisé pour confectionner des bijoux depuis la Préhis- génation cérébrale avec les appareils d’IRM actuels. Cette technique pour-
toire. Cette résine de conifère polymérisée et fossilisée est rait servir dans divers cas, notamment lors d’accidents vasculaires céré-
aussi appréciée par les paléontologues, car elle abrite parfois braux (AVC) et de traumatismes crâniens. Emmanuel Barbier, qui a dirigé son
des animaux piégés il y a des millions d’années et préservés développement, nous explique son principe et ses enjeux.
depuis des agressions de l’environnement.
Cette résistance est cependant un inconvénient pour étudier Pourquoi cartographier vaisseaux opérationnels est vite
la structure de l’ambre. En effet, la méthode classique requiert l’oxygénation cérébrale ? appauvri en oxygène, car il irrigue
une étape de chauffage – ou pyrolyse – qui détruit la structure Emmanuel Barbier : Lors d’un de nombreuses zones. Or le sang
des macromolécules de l’ambre, si bien qu’il devient impossible traumatisme crânien ou de cer- peu oxygéné est plus aimanté
de savoir comment ces molécules sont liées. tains types d’accident vasculaire que le sang oxygéné, et cette dif-
Jennifer Poulin et Kate Helwig, de l’Institut canadien de cérébral, la circulation sanguine férence est détectable avec les
conservation, ont modifié l’étape de pyrolyse : le matériau est peut s’interrompre par endroits, appareils d’IRM actuels. Nous
chauffé à 450 °C au lieu de 480 °C dans la méthode standard et, privant d’oxygène certaines zones avons donc élaboré des méthodes
surtout, cette température est atteinte plus lentement. du cerveau. Dans le premier cas, de traitement du signal qui per-
Par cette méthode, les chercheuses ont étudié deux types le cerveau gonfle localement et mettent de remonter à la cartogra-
d’ambre qui contiennent de l’acide succinique (aussi nommé finit par s’auto-asphyxier ; dans phie de l’oxygénation cérébrale à
« esprit de l’ambre »). Elles ont confirmé l’hypothèse selon le second, un caillot se forme. Il partir des signaux renvoyés par
laquelle cet acide participe à la réticulation de l’ambre, c’est- faut alors réagir vite : lors d’un un tel appareil.
à-dire à l’établissement de liaisons entre macromolécules pour AVC, près de deux millions de
former un réseau tridimensionnel robuste. neurones meurent chaque minute. Où en est le développement ?
S. B. Notre méthode permet d’esti- E. B. : Nous avons d’abord validé
J. Poulin et K. Helwig, Analytical Chemistry, en ligne le 19 juin 2014 mer l’étendue et la progression la technique par des simulations.
des zones hypoxiées (manquant Les travaux que nous venons de
d’oxygène), où les neurones sont
menacés. C’est un paramètre capi-
Insolite tal pour décider de l’opportu-
nité d’une intervention, qui sera
Une couvaison de 4,5 ans ! lourde : médicaments (entraînant
des effets secondaires) contre

D es chercheurs de l’Institut de recherche aquatique

de la baie de Monterey, aux États-Unis, ont
suivi un poulpe femelle, de l’espèce Graneledone
boreopacifica, qui s’est occupé de sa ponte (160 œufs)
pendant quatre ans et demi entre 2007 et 2011.
les caillots dans le cas d’AVC,
ouverture locale du crâne pour
laisser gonfler le cerveau dans
celui de traumatismes crâniens.
Notre méthode permet aussi de
Ce record de durée de couvaison montre un étonnant tester l’efficacité des traitements
compromis évolutif entre, d’un côté, les bénéfices contre les maladies et accidents Emmanuel Barbier est directeur
procurés par un développement des petits au sein d’un impliquant des zones hypoxiées. de recherche à l’Inserm (U836).
œuf et la protection de la mère et, de l’autre, le manque
de temps dont dispose cette dernière pour s’alimenter. Qu’utilise-t-on aujourd’hui ? publier concernent des tests sur
E. B. : En matière de cartographie, des rats, que nous avons privés
la technique de référence actuelle d’oxygène de différentes façons,
est la tomographie par émission de notamment en reproduisant les
positrons : on envoie de l’oxygène accidents dont nous avons parlé.
radioactif vers le cerveau et on Nous avons alors cartographié
suit son devenir. Cette méthode leur oxygénation cérébrale et
est invasive, chère et compliquée. vérifié les résultats de diverses
Elle est donc très peu utilisée. façons : implantation de sondes,
On mesure plutôt l’oxygéna- marquage des tissus par un pro-
tion en insérant une sonde dans le duit dont la couleur varie en
cerveau. Mais cela nécessite une fonction de l’oxygénation, etc.
intervention chirurgicale lourde Des tests sont déjà en cours chez
et ne donne qu’une valeur locale. l’homme, mais il faudra encore du
temps. Au mieux, notre technique
© 2007 MBARI

Quel est le principe sera disponible dans dix ans.

de votre technique ? G. J.
E. B. : Le sang qui circule dans les T. Christen et al., J. Cereb. Blood
zones hypoxiées via les quelques Flow Metab., 9 juillet 2014

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Actualités [9

 Actualités
Géophysique
Fragrances de gorille
Les effluves musqués des Une pluie de fer sur la Terre primitive
gorilles pourraient participer
d’un système de communi-
cation olfactive, d’après deux
primatologues de l’Université
de Stirling, en Écosse. En sui-
vant un mâle dominant à la
D ans les derniers millions
d’années de sa formation
par accrétion, la Terre a été
bombardée par des météorites qui
l’ont fait fondre sur des centaines
tête d’un groupe de gorilles
de kilomètres d’épaisseur. Cela a
des plaines de l’Ouest, en
Centrafrique, elles ont observé
donné naissance à un océan de
que son odeur variait du très magma. Le fer contenu dans le
intense – lors des confronta- cœur des plus grandes météorites
tions avec d’autres mâles – au a coulé vers le centre de la Terre,
léger – lorsqu’il voulait fuir le traversant cet océan magmatique
conflit et rassurer son groupe. pour rejoindre le noyau.
L’odeur corporelle servirait La façon dont le fer a fondu et
ainsi à communiquer des in- migré a influé sur les abondances
formations à l’entourage. de radio-isotopes utilisées pour
dater la formation de la Terre. Le
Salut antibactérien scénario qui prévaut pour décrire
Le « check », ou salut « poing cette migration du métal est celui
contre poing » est une ving- de la « pluie de fer » : les noyaux
taine de fois moins contagieux météoritiques de fer se seraient
que la poignée de mains virile. fragmentés en gouttes sphériques,
En jeu, notamment : la sur- toutes de même taille. Une équipe
face de contact entre les deux regroupant des chercheurs du
mains. Pour le montrer, David
CNRS, de l’Université de Nantes
Whitworth et ses collègues, à
l’Université d’Aberystwyth, en et de l’Université de Californie
Grande-Bretagne, ont com- à Los Angeles a testé ce modèle
paré le nombre de bactéries en laboratoire.
transférées lors de saluta-
tions, en prenant soin de
tremper auparavant leur main
(gantée…) dans une solution
de bactéries fécales com- Archéologie
munes. Le « check » emporte
les suffrages des chercheurs.
Les inconnus de l’Atacama
L es marges des déserts sont
le berceau de cultures. Un
phénomène illustré une fois
de plus par la découverte d’une
culture inconnue dans le delta
de la rivière Tambo, au Nord du
désert de l’Atacama, au Pérou.
Projet Tambo, Université de Wroclaw
Plus de 150 tombes datant du
VIIe au IVe siècles avant notre
ère ont été découvertes par les
archéologues polonais, péruviens
et colombiens du projet européen
Tambo, dirigé par Józef Szykulski,
Les roseaux fixés aux oreilles de l’Université de Wroclaw. Elles
de ce défunt de la culture témoignent d’une culture qui,
de la rivière Tambo, au Nord de dans la région, a précédé celle
l’Atacama, dépassaient à l’origine de Tihuanaco (–300 à 1000).
de sa tombe. Servaient-ils Ces tombes et le matériel
à communiquer avec les vivants ? funéraire qu’elles renfermaient
10] Actualités
Le modèle simple de la pluie
de fer, proposé en 2003, soulève
des questions. Il ne tient pas
J.-B. Wacheul et al.
Une chute de gallium dans un li-
quide, simulant celle du fer dans
l’océan magmatique primordial.
compte du rapport de viscosi-
tés entre le fer et le magma, et
des simulations numériques ont
sont intacts, car la nécropole
n’était pas exposée en surface.
L’aridité extrême qui règne dans
l’Atacama a préservé une grande
part des matières organiques.
Ainsi, certains des corps étaient
encore enveloppés de nattes, de
linceuls de coton ou encore de
filets de pêche, ce qui montre
au passage que la pêche faisait
partie des activités de subsis-
tance de la population locale.
D’épaisses coiffes en laine de
camélidés auraient eu la fonction
de casques.
Cette interprétation guer-
rière est confortée par la pré-
sence, dans certaines tombes
masculines, de massues se ter-
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
montré que les gouttes devraient
avoir des tailles variées. Michael
Le Bars et ses collègues ont mis en
place une expérience pour recréer
la pluie de fer en laboratoire et
étudier le rôle de la viscosité des
différents éléments.
Dans un récipient cylindrique,
un mélange d’eau et de glycérol
simule le magma visqueux. Le fer
est remplacé par du gallium, métal
qui a l’avantage de rester liquide à
température et pression ordinaires.
Les chercheurs ont constaté que
lorsqu’une boule de gallium se
déverse dans le récipient, elle se
fragmente en coulant, comme dans
le modèle de la pluie de fer. En
revanche, les gouttes présentent
une grande diversité de tailles et
de formes. Et elles fusionnent et se
fragmentent en permanence. Le
modèle de la pluie de fer nécessite
donc une bonne révision.
S. B.
Earth and Planetary Science Letters,
vol. 403, pp. 236-245, 2014
minant par des masses de pierre
ou de cuivre. Selon J. Szykulski,
il s’agirait d’objets de prestige,
qui attestent de la présence de
l’élite dans la nécropole. Plu-
sieurs défunts ont aussi été
retrouvés accompagnés d’arcs
et de carquois remplis de flèches
à pointes d’obsidienne (un verre
volcanique). C’est d’autant plus
remarquable que les témoignages
d’arcs sont très rares au Pérou.
Autre détail intéressant : le sque-
lette d’un jeune lama montre que
l’introduction dans la région de
ce camélidé domestique est plus
précoce qu’on ne le pensait.
François Savatier
http://projekt-tambo.archeo.uni.wroc.pl/gb/
 Actualités

Médecine Astrophysique

Cancer : à la recherche Un point chaud cosmique

des cellules circulantes
L ’un des principaux obstacles au traitement du cancer est
l’apparition de métastases dans les organes vitaux du patient.
Cette propagation est le fait de cellules qui se détachent de
L a Terre est constamment
bombardée par des rayons
cosmiques, des flux de parti-
cules qui circulent dans le milieu
interstellaire. Gordon Thomson,
son et son équipe se sont donc
concentrés sur les rayons cos-
miques les plus énergétiques
(plus de 5,7 3 1019 électronvolts),
mais ceux-ci sont d’autant plus
la tumeur primaire et circulent dans les vaisseaux sanguins ou de l’Université de l’Utah, et une rares. Les chercheurs n’en ont
lymphatiques pour se fixer dans de nouveaux tissus et y former équipe internationale d’astrophy- ainsi détecté que 72 en cinq ans.
d’autres tumeurs. Étudier le patrimoine génétique de ces cellules siciens ont étudié la provenance Ils ont toutefois observé un
tumorales circulantes, qui ont développé des résistances au trai- des particules cosmiques les plus « point chaud », une région du
tement de la tumeur primaire, aiderait à adapter le traitement. énergétiques avec le Telescope Array ciel d’un diamètre de 40 degrés.
Mais il faut pour cela les isoler et les cultiver – une tâche ardue, (le réseau de détecteurs le plus Dix-neuf particules ont été enre-
notamment en raison de leur faible concentration dans le sang, étendu de l’hémisphère Nord gistrées en provenance de cette
inférieure à une cellule par million. Min Yu, de la Faculté de dédié à la recherche de rayons région ; or avec une répartition
médecine de Harvard, aux États-Unis, et ses collègues ont réussi cosmiques, situé aux États-Unis). aléatoire, cette région n’aurait dû
à mettre en culture de telles cellules prélevées dans le sang de L’obstacle principal dans une en émettre que quatre ou cinq.
patientes atteintes d’un cancer du sein métastatique (ci-contre telle étude est que les particules Le point chaud n’est pas loin
en microscopie à fluorescence). cosmiques – principalement des du plan supergalactique, plan qui
La méthode de tri protons – sont déviées par les regroupe plusieurs super-amas
usuelle est immunoma- champs magnétiques qu’elles de galaxies, mais les données sont
© Maria C. Donaldson et Min Yu

gnétique  : marquées par rencontrent sur leur trajet, de encore insuffisantes pour iden-
des anticorps liés à des sorte qu’il devient impossible tifier précisément la source de
billes métalliques, les cel- de déterminer leur origine. ces rayons cosmiques.
lules sont ensuite déviées Cependant, plus une particule S. B.
magnétiquement et ainsi a une énergie élevée, plus cette R. U. Abbasi et al., Ap. J. Letters,
isolées. Toutefois, peu de déviation est faible. G. Thom- vol. 790(2), L21, 2014
cellules sont récupérées et, une fois mises en culture, elles ne
prolifèrent pas toutes. Pour améliorer la sensibilité de la tech- Cette photographie à longue durée
nique, les chercheurs ont employé un dispositif microfluidique : d’exposition montre le site de Middle
le sang passe par un circuit micrométrique, ce qui augmente les Drum dans l’État de l’Utah, qui fait
chances que des cellules rencontrent les anticorps et soient isolées. partie du Telescope Array.
Pour trois lignées de cellules cultivées, les biologistes ont ainsi
établi une carte de sensibilité des cellules tumorales à différents
Ben Stokes, Université de l’Utah

médicaments. Sous réserve que la mise en culture s’améliore, la

méthode aiderait à adapter le traitement au profil génétique du
cancer du patient, et ce de manière non invasive.
Y. P.
M. Yu et al., Science, en ligne, 11 juillet 2014

Rendre le corps transparent pour visualiser les organes Le bruit des bateaux nuit
Comment visualiser la structure des organes Le bruit des bateaux perturbe la communication
sans endommager les tissus ? L’équipe de a b c et le sens de l’orientation chez les animaux
Viviana Grandinaru, de l’Institut de technologie marins. Sophie Nedelec, de l’Université
de Californie, a amélioré une méthode consistant de Bristol, et ses collègues ont montré qu’il
à injecter des hydrogels dans l’organisme pour affecte aussi le développement embryonnaire
stabiliser les tissus, rendus transparents avec et augmente la mortalité des larves du lièvre
des détergents. Une image en trois dimensions des mers, un gastéropode des récifs coralliens
Cell, Yang et al., 2014.

est alors obtenue par microscopie confocale. polynésiens.

L’exemple ci-contre montre un détail de rein
de souris vu avec deux marqueurs fluores- Retrouvez plus d’actualités sur
cents (a, b) et les deux images superposées (c). 150 m www.pourlascience.fr

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Actualités [11

 Réflexions & débats
POINT DE VUE
Autisme : pour une prise en compte
de la neurodiversité
Depuis quelques années, les travaux neuroscientifiques montrant que l’intelligence
des personnes autistes est non pas diminuée, mais différente, s’accumulent.
Il est temps d’en tirer les conséquences au sein de la société.
Fabienne CAZALIS
S
i la rentrée scolaire 2014-2015
ressemble aux précédentes,
80 pour cent des enfants autistes
en France ne seront pas scolarisés,
malgré les lois et décrets français et européens
garantissant le droit à l’éducation pour tous les
enfants handicapés. Or, selon la Haute auto-
rité de santé, un nouveau-né sur 150 serait
concerné par l’autisme. Sachant qu’environ
800000 enfants sont nés en 2011 selon
l’Insee, ce sont donc plus de 4000 enfants
qui ne pourront entrer en maternelle en
septembre, sans compter ceux qui n’ont pu
intégrer le système scolaire les années pré-
cédentes. Que deviendront ces enfants dans
15-20 ans ? Depuis plusieurs années, une
réflexion nourrie par les dernières recherches
sur l’autisme est menée, principalement
aux États-Unis et au Canada et notamment
par des personnes autistes, pour favoriser
leur intégration dans la société. Il devient
urgent que la France leur emboîte le pas.
Les troubles du spectre autistique ont
reçu leur première définition clinique en 1943.
Depuis, ils ont été l’objet de plusieurs re-
définitions et de nombreux débats sur les
mécanismes en jeu, la prise en charge, les
modalités d’inclusion sociale, la reconnais-
sance du handicap... La revendication la plus
récente est portée par les personnes autistes
elles-mêmes sous la forme d’un concept : la
neurodiversité. Ce terme traduit l’idée que
l’autisme n’est pas une forme déficitaire de la
cognition humaine, mais une forme variante.
12] Point de vue
La proposition est audacieuse, car on
considère en général que la plupart des per-
sonnes autistes présentent un retard mental.
Et il est vrai que si l’on observe un enfant ou un
adulte autiste à l’aune de la cognition neuro-
typique – les capacités cognitives moyennes
révélées par les échelles d’évaluation clas-
L’autisme siques utilisées en neuropsychologie –, le
en chiffres tableau obtenu est souvent déficitaire.
1 sur 100 individus
■■ 
Toutefois, comme les personnes autistes
environ dans le monde les plus médiatisées le répètent depuis plus
de dix ans, l’autisme ne peut se réduire à
Sources de « L’autisme en chiffres » : E. Fombonne, Épidémiologie de l’autisme, enfant-encyclopedie.com, 2012 ; HAS ; CDC, mars 2014
présente des troubles
du spectre autistique. un ensemble de déficits. Bien au contraire,
les personnes avec autisme, y compris les
1 sur 150 nouveau-nés
■■ 
formes les plus graves avec handicap lourd,
environ serait concerné sont souvent capables d’une intelligence
par l’autisme en France. exceptionnelle, au sens propre du terme.
1 sur 68 enfants
■■  Bien que le profil cognitif autiste soit hété-
de huit ans présentait rogène, on retrouve chez tous les individus
des troubles du spectre des capacités d’analyse, de raisonnement,
autistique en 2010 de perception et de mémoire qui, sans mini-
aux États-Unis, contre miser leurs difficultés quotidiennes, justifient
1 sur 150 en 2000. l’appellation d’intelligence différente.
Ces pics de performances peuvent être
difficiles à saisir pour le néophyte, surtout
lorsque le retard de langage est important.
Toutefois, leur existence a été mise en évi-
dence par les neuroscientifiques, de plus en
nombreux à étudier les intellects atypiques.
Laurent Mottron, à l’Université de Montréal,
au Canada, et d’autres ont récemment mon-
Réagissez au tré que lorsqu’on évalue la cognition autiste
Point de vue sur avec des tests spécifiques (la matrice de
www.pourlascience.fr Raven, un test de QI qui ne fait appel ni à la
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 Réflexions
parole ni à la culture générale, ainsi que des
tâches de perception visuelle ou de traitement
de l’information en situation de surcharge
attentionnelle), les résultats sont proches
de la moyenne de la population, parfois au-
dessus. Cette intelligence se traduit notam-
ment par une capacité perceptive accrue,
un traitement des informations peu influen-
cé par le contexte, un accès préservé aux
informations brutes, la détection des régu-
larités dans l’environnement sensoriel et son
corollaire, la détection des anomalies.
Ces découvertes modifient notre com-
préhension de l’autisme et ont un impact
méthodologique majeur pour les neuros-
cientifiques : si les personnes autistes ont
une intelligence spécifique, il est nécessaire
d’abandonner le modèle déficitaire au profit
d’un modèle différentiel. Ce virage est sou-
haité non seulement par nombre d’adultes
autistes, mais aussi par les individus porteurs
de troubles de l’apprentissage tels que la
dyslexie, la dyspraxie et le TDAH (trouble déficit
de l’attention/hyperactivité). À long terme, il
s’agit de réviser les modèles du fonctionne-
ment cognitif, lesquels ne rendent pas bien
compte de la diversité de l’intelligence. On
peut aussi trouver intéressant de recruter
des personnes autistes dans les équipes
de recherche sur l’autisme, comme l’a fait
L. Mottron, avec sa collègue Michelle Dowson.
Comprendre
l’intelligence autiste
Sur le plan clinique, il est souhaitable que les
bilans neuropsychologiques ne se limitent
pas à la recherche de déficits, mais visent
aussi à caractériser les domaines de com-
pétences et d’hypercompétences. Une telle
approche, en plus d’être respectueuse de la
dignité des patients, permet de développer
des prises en charge psycho-éducatives
individualisées, qui tiennent compte des
capacités existantes.
De façon plus générale, le mouvement
de la neurodiversité concerne la société tout
entière. La compréhension de l’intelligence
autiste nous confronte à nos préjugés, qui
constituent un obstacle majeur à l’inclusion
sociale des personnes autistes, que ce soit
à l’école ou dans le monde du travail. C’est
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
& débats
DANIEL TAMMET en
Grande-Bretagne (ci-contre),
Temple Grandin aux États-Unis,
Josef Schovanec en France
font partie des personnes
autistes qui, depuis des
années, plaident pour une
définition de l’autisme en
termes de neurodiversité.
fort dommage, car les traits de l’intelligence
autiste constituent un atout indéniable dans
certaines professions de pointe, en informa-
tique par exemple. À l’échelle de la population
humaine, ces traits représentent un réservoir
potentiel de compétences atypiques.
Or, à l’heure actuelle, les adultes autistes,
même quand ils ont un emploi, sont can-
tonnés à des tâches qui ne font pas honneur
à leur intelligence. Pour y remédier, il faudrait
aménager l’environnement de travail, comme
on le fait pour d’autres handicaps. Cette idée
a été mise en œuvre en Allemagne, par
exemple, où des grandes entreprises – Vo-
dafone, sap software, auticon – ont fait le
choix de la discrimination positive en réser-
vant des postes informatiques, nécessitant
précision et rigueur, à des adultes avec
autisme. Au-delà de la démarche philan­
thropique, il apparaît que ces employés
apportent une diversité de pensée et de
méthodes de travail dont l’entreprise béné-
ficie en termes de performances.
L’inclusion sociale des adultes avec
autisme n’est pas encore établie en France.
Le plan autisme 2013-2017 accorde peu de
place à cette thématique, et on attend toujours
l’audition publique des personnes concer-
nées, prévue pour 2014. Pourtant, l’autisme
représente un défi pour notre société. Sa
prévalence augmente régulièrement depuis
20 ans. Certes, cette augmentation reflète
© Colin McPherson/Corbis
une meilleure qualité diagnostique, mais on
ne peut exclure une croissance effective du
nombre de cas. Quelle place leur réservons-
nous ? Dans quelle mesure les personnes
autistes sont-elles consultées quand nos
institutions médicales, sociales et juridiques
prennent des décisions qui les concernent ?
Alors que les troubles de la communi-
cation sont un critère diagnostique déter-
minant, il est ironique de voir que ce sont
souvent leurs interlocuteurs neurotypiques
qui ne font pas d’efforts pour faciliter cette
communication. Or le poids du handicap peut
être atténué par les efforts d’adaptation de
la société. Pour que cette adaptation soit
efficace, il convient de fournir à tous les clés
pour comprendre les personnes autistes.
Certaines sont élémentaires : demander à
ces dernières ce qui leur simplifie la vie ;
leur accorder le temps de s’acclimater à un
nouvel environnement ; réduire notre débit
de parole ; éviter les métaphores ; être aussi
explicite que possible ; préciser le contexte
de nos demandes ; favoriser les échanges
à deux plutôt qu’en groupe. S’il est vrai que
la neurodiversité est à l’humanité ce que
la biodiversité est à l’environnement, alors
l’inclusion sociale des personnes autistes
est un investissement pour l’avenir. n
Fabienne CAZALIS est chercheuse associée
à l’Institut Jean Nicod, à Paris.
Point de vue [13
 Réflexions & débats

ENTRETIEN

La biodiversité, une question

de science... humaine ?
Entretien avec Jean-Denis VIGNE

E
n 1992, le sommet
de la Terre tenu à Rio
de Janeiro a marqué
une étape importante dans
la prise de conscience de la
crise environnementale due
aux activités humaines, et
notamment de la crise qui
frappe la diversité biologique.
Depuis, les préoccupations
liées à la biodiversité
– terme introduit dans les
années 1980 –ont atteint la
sphère politique et publique.
Dans le monde scientifique,
les laboratoires et organismes
de recherche ont réorienté une
part de leurs activités pour
prendre en compte ce nouveau
concept et les questions qui
lui sont liées.
Celles-ci sont nombreuses,
et la dimension humaine y est
plus présente qu’il n’y paraît
au premier abord. Qu’est-ce
que la biodiversité ? Comment
se modifie-t-elle ? Pourquoi
et comment la préserver ?
Nous avons souhaité faire
un point à l’occasion des
Premières rencontres 2014
du Laboratoire d’excellence
Diversités biologiques et
culturelles (LabEx BCDiv)
du Muséum national
d’histoire naturelle, à Paris,
qui se tiendront les 17 et
18 septembre (rencontres
ouvertes au public, voir
www.LabEx-bcdiv.mnhn.fr).
Nous avons interrogé
l’archéozoologue Jean-Denis
Vigne, médaille d’argent du
CNRS en 2002 et directeur
du LabEx BCDiv.

POUR LA SCIENCE
On entend beaucoup parler de biodiversité,
mais on explique rarement de quoi il s’agit
exactement. Y en a-t-il une définition précise ?
JEAN-DENIS VIGNE : La diversité biologique,
c’est la diversité du vivant, animal et végétal,
à toutes les échelles. Autrement dit, cela inclut
la diversité génétique au sein d’une population,
la diversité des populations au sein d’une même
espèce, la diversité des espèces bien sûr, mais
aussi celle des familles d’espèces, etc., jusqu’à
la diversité des écosystèmes.
Il faut souligner que dans cette chaîne, les
écosystèmes constituent un maillon clef et, fina-
lement, le cœur de la question : on s’aperçoit de
plus en plus que lorsque la diversité des écosys-
tèmes est perturbée, la diversité à toutes les autres
échelles, en aval, est affectée. C’est pourquoi la
biodiversité ne peut être entretenue que s’il y a
préservation des écosystèmes et de leur hétéro-
généité. Certains écosystèmes, la forêt boréale
par exemple, sont pauvres en nombre d’espèces
comparés à d’autres, tels que les forêts tropicales
continentales, mais ce n’est pas ce qui importe.
PLS
Peut-on mesurer cette biodiversité ?
Comment ?
J.-D. V. : Il existe des indices quantitatifs, qu’on
appelle indicateurs de biodiversité. Mais pour en
construire, il faut une question bien posée au
départ, et des données en nombre et en qualité
suffisants. La question peut être par exemple
de savoir s’il y a érosion de la biodiversité dans
les plaines du Sud-Ouest de la France, auquel
cas on examinera les données disponibles sur
certaines espèces (ou groupes d’espèces) bien
choisies afin de déterminer quelle a été l’évolu-
tion de leurs populations dans la région étudiée.
Mais il n’existe pas d’indicateurs universels de
biodiversité, qui seraient valables partout et en
toutes circonstances : on ne peut pas appliquer
les mêmes indicateurs dans le Bassin parisien
MNHN
et dans les Pyrénées... Les bio-indicateurs
construits par les chercheurs, notamment au
Muséum grâce aux grandes bases de données
dont cet établissement dispose, peuvent ensuite
être valorisés auprès des pouvoirs publics, des
cabinets d’expertise chargés d’une étude d’impact
environnemental, des entreprises soucieuses
de préserver le milieu où elles s’implantent, etc.
PLS
Pour expliquer l’intérêt de préserver la
biodiversité, on avance souvent l’argument
qu’elle est un réservoir de molécules pour
la recherche pharmaceutique. N’est-ce pas
simpliste et secondaire par rapport
à d’autres arguments, par exemple de nature
éthique ou culturelle ?
J.-D. V. : Je ne crois pas. La biodiversité constitue
effectivement un réservoir de molécules. Pas
seulement pour l’industrie pharmaceutique, mais
aussi pour l’industrie agro-alimentaire, la chimie,

14] Entretien © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Réflexions
la recherche scientifique, etc. Mais évidemment,
l’intérêt de la biodiversité va bien au-delà des
molécules. Son apport est par exemple crucial
sur le plan agricole, avec toutes les espèces et
variétés que l’on élève ou que l’on cultive. Plus
généralement, la biodiversité fait l’objet d’une
multitude d’usages à des fins économiques,
alimentaires, culturelles, etc.
Ces usages ne sont pas seulement des « uti-
lisations », et ils ne sont pas toujours faciles à
quantifier. Par exemple, une part des activités
touristiques est liée à la biodiversité. Il serait
intéressant de chiffrer ce que cela représente sur
le plan économique, mais cet intérêt touristique
témoigne aussi de la grande place qu’occupe
la biodiversité dans la culture et l’imaginaire
de l’humanité.
PLS
On évoque une érosion de la biodiversité,
voire une « sixième extinction »,
à l’image de l’extinction massive qui a vu
disparaître les dinosaures (entre autres)
il y a 65 millions d’années. Existe-t-il
des estimations précises justifiant
cette expression ?
J.-D. V. : Ce qui est sûr, c’est que le rythme actuel
des extinctions d’espèces, tel qu’on l’observe,
est sans commune mesure avec celui qui pré-
valait depuis la fin de la dernière glaciation. Les
comparaisons avec les données archéologiques
et paléontologiques indiquent qu’au cours du
XXe siècle s’est produite une forte accélération
des extinctions d’espèces et des invasions – et
l’on sait que l’arrivée d’espèces exotiques dans
un écosystème peut le perturber et entraîner à
terme des extinctions parmi les espèces locales.
Un exemple frappant est l’introduction dans les
années 1950 de la perche du Nil dans le lac Vic-
toria ; cela a fait disparaître, dès 1970, les deux
tiers des 300 espèces de poissons cichlidés de
ce lac, dont la plupart étaient endémiques.
On estime que de nos jours, plusieurs milliers
à dizaines de milliers d’espèces (dont beaucoup,
parmi les invertébrés, sont inconnues de la science)
disparaissent chaque année. En s’appuyant sur les
chiffres relatifs aux vertébrés, bien mieux connus,
on estime que si le rythme moyen des extinc-
tions était resté le même depuis le Néolithique, le
nombre d’espèces de vertébrés en France aurait
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
& débats
1. LES ESPACES SAUVAGES tels que les jungles ne sont pas les seuls qui soient intéressants
sur le plan de la biodiversité. Les milieux façonnés par l’homme, pour peu qu’ils soient
suffisamment hétérogènes et non bâtis, peuvent aussi abriter une faune et une flore riches.
été quelque 800 fois supérieur à ce qu’il est ! On
a ainsi une diminution très rapide de la diversité
en espèces. Certes, les estimations ne sont pas
précises : d’une part, on a peu de comparaisons
valables entre ce que l’on connaît de la situation
aujourd’hui et ce que l’on connaît des situations
passées ; d’autre part, la biodiversité actuelle est
très imparfaitement connue. Mais la tendance
générale est là, et si le rythme actuel des extinc-
tions se poursuit durablement, alors oui, on pourra
parler de « sixième extinction ».
PLS
La biodiversité n’est-elle pas bien connue
en Europe et en Amérique du Nord ?
J.-D. V. : Pour ce qui est des espèces de plantes
et de vertébrés, si, on la connaît assez bien.
C’est déjà beaucoup moins le cas pour les in-
vertébrés, c’est-à-dire l’écrasante majorité des
espèces animales. Mais au-delà des espèces
et des nombreuses données dont on dispose
sur elles dans ces régions, on en sait encore
très peu sur les mécanismes sous-jacents à la
dynamique de la biodiversité, par exemple sur
l’impact de telle ou telle espèce invasive. Pour
90 % des espèces invasives, on ignore quel est
leur impact sur l’écosystème d’accueil !
© Shutterstock.com/Bos11
Une partie des recherches effectuées dans
notre LabEx visent à éclairer cet aspect dyna-
mique, en intégrant la dimension temps et en
examinant les changements jusqu’à l’échelle
paléontologique notamment. Par exemple, on
peut s’intéresser aux conséquences d’un change-
ment climatique important, comme celui qui s’est
produit dans l’hémisphère Nord il y a 8 200 ans
et où la température a chuté de 6 °C en un ou
deux siècles. Cela fait peu de temps qu’il existe
de telles études, qui sont d’autant plus utiles
qu’elles pourraient aider à cerner la réaction
des différents écosystèmes au réchauffement
climatique en cours.
PLS
Reste que l’inventaire même
de la biodiversité est encore très incomplet
dans de nombreuses régions du monde...
J.-D. V. : C’est surtout dans les zones équatoriales
et tropicales que le recensement de la faune et
de la flore est insuffisant. Les financements de
grandes missions d’exploration se sont taris dans
les années 1970-1980, mais on assiste depuis
quelques années à un renouveau des grandes
campagnes naturalistes avec la montée en force
des préoccupations liées à la biodiversité. On peut
Entretien [15
 Réflexions
UICN/PNAS
RICHESSE EN ESPÈCES
Faible
2. LES RÉGIONS DU MONDE RICHES en espèces de mammifères, d’oiseaux et d’amphibiens
recensées sur les listes de l’Union internationale pour la conservation de la nature. Même si
seules trois classes d’organismes sont prises en compte, cette carte indique approximative-
ment les zones où la biodiversité est élevée.
citer l’expédition Tara Oceans, l’expédition sur
l’île Santo en 2006, l’expédition Kavieng cette
année en Papouasie Nouvelle-Guinée (en partie
financée par notre LabEx), plusieurs missions
à Madagascar, etc. Ces campagnes sont très
fructueuses : en quelques semaines, on multi-
plie par un facteur de l’ordre de 1,3 les espèces
recensées dans la région étudiée, et on ramène de
nombreuses espèces nouvelles pour la science.
Mais cela a bien entendu un coût et on ne peut
pas le faire partout. C’est pourquoi les scienti-
fiques ciblent leurs prospections sur des lieux
où la diversité biologique est particulièrement
élevée ou intéressante, où des menaces pèsent
parfois sur elle, ce qu’on nomme des « points
chauds » de biodiversité.
PLS
Dans quelle mesure ces campagnes
font-elles l’objet d’une concertation
internationale pour bien cibler les efforts ?
J.-D. V. : Cela se joue à différents niveaux. À
l’échelle des individus, les chercheurs se répar-
tissent de façon naturelle : si une zone est déjà
suffisamment prospectée, on va ailleurs... La
compétition est suffisamment vive pour qu’une
telle répartition se fasse spontanément. Mais
16] Entretien
& débats
Élevée
le monde scientifique est aussi un milieu où il
existe de nombreuses collaborations, interna-
tionales notamment, que ce soit entre individus
et équipes ou entre organismes de recherche,
par exemple entre muséums. À l’occasion de
rencontres, de colloques, de commissions de
nomenclature, les suggestions et priorités se
dessinent, bien qu’il n’y ait pas d’autorité cen-
trale, nationale ou internationale, pour planifier
ce genre de projets.
PLS
Au cours des dernières décennies,
avec l’essor de la biologie moléculaire,
les sciences naturalistes ont été
délaissées, en particulier en France.
Forme-t-on et recrute-t-on à nouveau
des zoologistes et des botanistes ?
J.-D. V. : Il est vrai qu’il y a eu de réelles pertes
de compétences. Au Muséum par exemple, des
spécialistes de certains groupes d’organismes
vivants, groupes qui sont parfois assez particuliers
tout en présentant une diversité extraordinaire,
sont partis à la retraite sans que les personnes
qu’ils avaient formées aient pu être recrutées.
C’est tout le problème des systématiciens et
taxinomistes, qui constituent une communauté
de scientifiques compétents, mais marginalisée
au fil des années. Cependant, la résolution de ce
problème n’est pas à la portée d’une structure
telle qu’un LabEx ; nous pouvons seulement
nous efforcer, avec les moyens modestes
dont nous disposons, d’entretenir ce type
de compétences, que de nos jours les
instances de tutelle financent et sou-
tiennent moins.
PLS
Le grand public est sensibilisé à un petit
nombre d’espèces emblématiques telles
que les baleines, le panda, le tigre, etc.
Cette focalisation a-t-elle une raison d’être,
sur le plan scientifique ?
J.-D. V. : Même si elles n’ont pas forcément,
pour les scientifiques, plus de « valeur » que
d’autres, de telles espèces sont toujours inté-
ressantes à étudier, car elles constituent des
sortes d’observatoires de la biodiversité. Pour
prendre un exemple, l’un des projets de notre
LabEx porte sur le cœlacanthe. Or comprendre
le mode de vie de ce poisson archaïque, qui n’a
pratiquement pas évolué depuis 350 millions
d’années, c’est aussi comprendre les divers
écosystèmes qu’il fréquente, connaître ses
interactions avec les autres espèces, etc.
Avec de telles espèces, on fait d’une pierre deux
coups : d’une part, on attire le grand public, qui
peut ainsi se familiariser avec certaines idées
des sciences du vivant et de l’environnement ;
d’autre part, il en résulte des connaissances
scientifiques intéressantes et utiles.
Par ailleurs, sur le plan de la protection,
protéger des espèces emblématiques passe
nécessairement par la préservation des écosys-
tèmes qu’ils fréquentent, ce qui est évidemment
favorable à toutes les espèces présentes.
PLS
Les écosystèmes ne sont pas immuables,
ils se transforment au cours du temps
même sans intervention humaine. Que
signifie dans ce cas « protéger un milieu » ?
J.-D. V. : Protéger un milieu, sans autre préci-
sion, cela ne veut pas dire grand-chose à mon
sens. Tous les milieux sont en constant désé-
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 Réflexions
quilibre. Toutes les sociétés humaines aussi.
Et les interactions entre une société humaine
et son milieu changent sans cesse, de sorte
que vouloir figer les choses est illusoire. Face
à un milieu en interaction avec l’homme, il faut
comprendre la dynamique en jeu, quelles sont
les tendances, à quel degré de la dynamique on
se situe. Dans ce contexte, protéger un milieu
sous-entend que ce milieu se trouve dans une
situation de fort déséquilibre qui risque, avec
une probabilité élevée, de le mener à sa perte ou
à sa dégradation. La protection consiste alors à
intervenir pour limiter les facteurs de sa dégra-
dation (intrants agricoles, activités humaines,
etc.). Mais une mise sous cloche n’a pas de sens,
tout le monde aujourd’hui s’accorde là-dessus.
Il faut « gérer » le milieu, ce qui se fait partout
sur la planète – mal ou bien d’ailleurs.
PLS
Pour préserver des milieux naturels
ou semi-naturels intéressants, on a créé au
fil des décennies différents types d’espaces
protégés : réserves intégrales, parcs
nationaux, etc. Quel bilan global peut-on
tirer de ces actions ?
J.-D. V. : On a pu constater un tassement dans
le nombre d’extinctions d’espèces depuis 1945,
que l’on a interprété, du moins pour les vertébrés,
comme la conséquence des divers dispositifs
mis en place pour protéger les espèces mena-
cées. En revanche, le nombre d’espèces que
l’on considère comme menacées augmente
toujours ; de même, les invasions d’espèces
continuent à se multiplier. Par conséquent,
sur le long terme, il est possible que la courbe
des extinctions reprenne son cours...
PLS
On insiste aujourd’hui sur l’idée
que les populations doivent être associées
à la protection des milieux où elles vivent.
Cette démarche est-elle largement
appliquée ? Conduit-elle aux résultats
espérés ?
J.-D. V. : Oui et non. Il y a eu beaucoup d’ex-
périence accumulée au cours des années, ne
serait-ce que dans les parcs naturels régionaux,
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
& débats
Extinctions
et raréfactions
Selon un bilan récent
(R. Dirzo et al., Science
du 25 juillet 2014) :
Au moins 322 espèces
■■
de vertébrés ont disparu
depuis 1500.
16 à 33 % des espèces
■■
de vertébrés sont
menacées ou en danger
d’extinction.
En quatre décennies,
■■
les effectifs
des populations
de vertébrés ont diminué
de 28 % en moyenne.
Environ 40 % des espèces
■■
d’invertébrés ayant fait
l’objet d’études sont
considérées comme
menacées.
Le rythme actuel des
■■
extinctions est estimé entre
11 000 et 58 000 espèces
animales par an, sur
un total de l’ordre
de 5 à 9 millions d’espèces.  nos modèles, puisqu’elle a évidemment joué
■■ BIBLIOGRAPHIE
E. Casetta et J. Delord (dir.),
La biodiversité en question
- Enjeux philosophiques,
éthiques et scientifiques,
Éditions Matériologiques, 2014.
L. Barnéoud, La biodiversité ?,
Belin/Cité des Sciences
et de l’Industrie, 2013.
M. Pascal, O. Lorvelec
et J.-D. Vigne, Invasions
biologiques et extinctions,
Belin/Quæ, 2006.
nationaux et autres en France. Il est clair que
l’information auprès des populations n’a pas
toujours autant d’effet que souhaité. Les popu-
lations rurales ont généralement des préoccu-
pations professionnelles, liées par exemple au
métier d’agriculteur, et considèrent souvent
qu’elles savent déjà gérer leur environnement.
La communication est difficile entre elles et
les décideurs, du fait de conflits d’intérêts.
Elle est plus facile avec les scientifiques, mais
beaucoup reste à faire au niveau de l’informa-
tion sur les intrants, les pratiques agricoles
moins vulnérantes, etc. Je suis cependant
optimiste : de nombreux agriculteurs ont une
réelle conscience de leur action sur l’environ-
nement et sont demandeurs.
PLS
Une croissance démographique continue
est-elle selon vous compatible avec
la préservation de la biodiversité ?
J.-D. V. : À long terme, probablement pas. Mais
on n’en est pas à prédire ce que sera la démo-
graphie à long terme. Ce qui est sûr, c’est que
les aspects démographiques doivent être pris
en compte dans les études relatives à la bio-
diversité, et c’est de plus en plus le cas. Par
exemple, en archéozoologie, nous poussons
beaucoup pour introduire la démographie dans
un rôle dans la domestication des animaux,
par exemple.
Plus généralement, l’écologie devrait intégrer
pleinement les facteurs humains et sociaux (la
démographie entre autres), dans la mesure où
les milieux « naturels » sont en constante inte-
raction avec les sociétés humaines. Cette prise
en compte de la dimension humaine est encore
trop faible dans la plupart des travaux actuels.
Il y avait jusqu’ici une tendance de l’écologie
à se suffire à elle-même, un manque de prise
de conscience des phénomènes humains et
sociaux en général. Or on ne peut pas traiter
les systèmes anthropisés uniquement avec les
outils et concepts de la biologie et de l’écologie
des milieux naturels. La convergence avec les
sciences humaines et sociales est indispensable
au futur de l’écologie en tant que science.  n
Propos recueillis par Maurice MASHAAL
Entretien [17
Lu sur SciLogs

Réflexions & débats

Lu sur
La plateforme de blogs scientifiques de
.fr
Pour la Science

Ordem e progresso
par Alexandre Moatti, sur Alterscience

Le drapeau du Brésil, beaucoup vu récemment à l'occasion de la
coupe du monde de football, porte le texte Ordem e progresso
(Ordre et progrès), une devise inspirée du positivisme. Le fronton
du temple positiviste de Porto Alegre, au Brésil (à droite), arbore la
Tetraktys WikiCommons
devise O amor por principio, e a ordem por base, o progresso por
fim. C'est l'exacte version brésilienne de la devise L’amour pour
principe et l’ordre pour base, le progrès pour but visible sur la fa-
çade de la chapelle de l’Humanité, au 5 rue Payenne à Paris.

A
vez-vous remarqué que le drapeau
brésilien est l’un des seuls à com-
porter un texte ? C’est, pourrait-on
dire, un drapeau intellectuel. Mais
savez-vous que cette devise Ordem e pro-
gresso (Ordre et progrès) vient de France,
inspirée du philosophe Auguste Comte
(1798-1857), fondateur du positivisme ?
C’est dans les années 1860 que des
Brésiliens, ayant fait des études en France et
en Belgique, amènent les idées positivistes
dans le Brésil naissant. Le site Internet de
la Maison d’Auguste Comte, à Paris, rap-
porte que « l’École militaire de Rio s’avère
avoir été un lieu fort de pénétration des
idées positivistes au Brésil. » Cette école
s’appelle à présent École polytechnique de
Rio : ce n’est pas sans rapport avec le fait
que le positivisme, qui est aussi une philo-
sophie de la méthode scientifique, a attiré
des « hommes de science » (ingénieurs et
médecins, plus que savants) – Comte lui-
même était issu de l’École polytechnique.
Mais on oublie que la doctrine positi-
viste n’est pas seulement une philosophie :
elle a aussi été une religion. Dans la dernière
décennie de sa vie, après la mort de son amie
Clotilde de Vaux, Comte bâtit une religion de
l’Humanité (il écrit en 1852 un Catéchisme
positiviste), fondée notamment sur le culte des
grands hommes disparus, savants ou hommes
de lettres. Cette religion a une chapelle à Paris
(rue Payenne, dans le IIIe arrondissement – on
appréciera le nom de la rue comme un clin
d’œil du hasard) et s’est aussi implantée,
assez logiquement, au Brésil.
Lors d'une visite de la chapelle posi-
tiviste parisienne en septembre 2009, le
guide nous avait précisé que des « fidèles »
venaient encore assister à des offices à
Paris dans les années 1950, et qu’au Brésil
il y a encore des fidèles actifs de la religion
positiviste (ce que confirme le site de la
Maison Auguste Comte).
Par ailleurs, si le positivisme est allé de
France vers le Brésil (dans sa composante
philosophique et dans sa composante reli-
gieuse), il y a aussi eu un échange dans
l’autre sens : c’est l’église positiviste du Brésil
qui rachète en 1903 la chapelle parisienne
de la rue Payenne, et c’est le positiviste
brésilien Paulo Carneiro qui, de 1927 à 1950,
ne ménage pas ses efforts pour réhabiliter
et conserver en l’état la maison d’Auguste
Comte, rue Monsieur-Le-Prince. Ce qui nous
permet de voir encore de nos jours ces deux
bâtiments, qui, sinon, auraient sans doute
été victimes de la spéculation immobilière.
Telles sont les traces physiques, rive
droite et rive gauche, de la doctrine positi-
viste. Cette philosophie n’a pas eu que des
conséquences heureuses sur le dévelop-
pement de la physique en France à la fin
du XIXe siècle (les physiciens français, trop
imprégnés de positivisme suivant lequel
la primauté est donnée aux faits, n’ont pas
toujours su imaginer les théories qui seront
si fructueuses au début du XXe siècle). Mais
elle a été associée à l’idée « d’éducation
et de progrès individuel et collectif par la
science », une des doctrines fondatrices
de la République à partir de 1870. n
Alexandre MOATTI
est historien des sciences
à l’Université Paris-VII
et auteur du blog
Alterscience
(http://www.scilogs.fr/
alterscience).
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18] Lu sur SciLogs.fr © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Réflexions & débats

HOMO SAPIENS INFORMATICUS chronique de Gilles Dowek

Sommes-nous
des enfants de bohème ?
L’imagination, la créativité, l’intuition ne suivraient pas
de loi. Une hypothèse contestable... et contournable.

C
omme Carmen au premier acte
de l’opéra de Bizet, nous disons
souvent que l’amour, l’imagi-
nation, la pensée, la créativité,
l’intuition, etc. ne « connaissent pas de loi »,
ou, dans un langage plus récent, qu’ils ne
suivent aucun algorithme : ici, un philosophe
nous exhorte à ne pas concevoir les normes
éthiques sous une forme algorithmique, là,
un savant nous explique que l’intérêt de
son travail tient à sa dimension créative,
qui n’est le résultat de l’exécution d’aucun
algorithme, etc.
Cependant, postuler ainsi l’existence
de processus mentaux non calculables,
c’est-à-dire qui ne suivent aucun
algorithme, soulève des difficul-
tés. Notre cerveau est composé de
quelque 100 milliards de neurones
qui, individuellement, fonctionnent
selon un algorithme simple. Comment
pourrait-il alors être le siège de pro-
cessus non calculables ?
Une première tentative d’explication
est que cette non-calculabilité provient du
nombre élevé de nos neurones. Hélas, cette
tentative tourne court, car la non-calculabi-
lité n’est pas une propriété émergente : en
composant des processus calculables, on
n’obtient que des processus calculables.
Une seconde tentative est que notre
cerveau est le lieu de processus physico-
chimiques autres que le fonctionnement
des neurones. À nouveau, cette explication
tourne court, car, par delà les neurones,
les lois de la physique elles-mêmes sont
calculables, si bien que l’on ne voit pas
comment un système physique, quel qu’il
soit, pourrait être le lieu de processus non
calculables.
En fait, il n’y a que deux explications pos-
sibles à l’existence de processus mentaux
non calculables. La première s’appuie sur
l’hypothèse spiritualiste que les lois de la
physique ne s’appliquent pas à notre esprit,
extérieur à la matière. La seconde repose
sur l’hypothèse que ces lois sont fausses
et qu’une nouvelle physique, qui reste à
inventer, dépassera un jour la barrière de
la calculabilité.
Ces deux hypothèses, pour respectables
qu’elles soient, ne sont pas des exemples
Ayant un nombre fini de neurones,
notre cerveau peut exécuter
certains algorithmes qu’il n’est pas
capable d’expliciter.
de parcimonie théorique, si bien que l’on
en vient à se demander s’il ne vaudrait
pas mieux essayer de s’abstenir de cette
hypothèse, peut-être hardie, de l’existence
de processus mentaux non calculables.
Mais alors, comment expliquer, par
exemple, l’intuition : cette petite voix que
nous avons déjà tous entendue, qui nous
guide vers la solution d’un problème, sans
que nous sachions comment ?
Une explication plus économe sur le plan
théorique s’appuie sur la distinction entre
appliquer et expliciter un algorithme. Dans
une machine qui traite des données, on dis-
tingue, en général, les données traitées du
mécanisme qui effectue ce traitement. Dans
la machine à calculer inventée par Pascal,
par exemple, les données traitées sont les
nombres représentés par la position des
roues de la machine, et le mécanisme qui
effectue ce traitement est l’algorithme de
l’addition qui fait tourner ces roues. Dans
d’autres machines, par exemple nos ordi-
nateurs, l’algorithme de l’addition, comme
les nombres à additionner, fait partie des
données et le mécanisme se contente d’appli-
quer celui-là à celles-ci. On dit, dans ce cas,
que l’algorithme de l’addition est explicite.
Mais voilà, expliciter l’algorithme de l’addi-
tion a un coût : cela demande une machine
qui puisse représenter davantage de
données, puisque, en plus des nombres
à ajouter, il faut représenter l’algo-
rithme lui-même. Ainsi, pour toute
machine finie, il existe un algorithme
si complexe que cette machine peut
l’exécuter, mais non l’expliciter. Cela
explique peut-être que notre cerveau, qui
ne comporte qu’un nombre fini de neurones,
puisse exécuter certains algorithmes qu’il
n’est pas capable d’expliciter.
Ce qui caractérise l’amour, l’intuition,
etc. n’est donc peut-être pas tant qu’ils n’ont
jamais connu de loi, mais que ces lois sont si
complexes que nous pouvons les appliquer,
mais non les expliciter.
Il ne reste plus, aux disciples de Meilhac
et Halévy, qu’à récrire le livret de Carmen. n
Gilles DOWEK est chercheur à l’Inria
et membre du conseil scientifique
de la Société informatique de France.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Homo sapiens informaticus [19

 Réflexions
CABINET DE CURIOSITÉS SOCIOLOGIQUES chronique de Gérald Bronner
Pourquoi les réseaux sociaux
nous rendent-ils malheureux ?
Parce que visiter des profils sur Internet où chacun se vante
de toutes les réussites fait naître beaucoup de frustration.
Q
uatre chercheurs en sciences
de l’information de l’Université
Humboldt de Berlin et celle de
Darmstadt, en Allemagne, ont
réalisé une étude dont les
résultats ont suscité de nombreux commen-
taires. Elle montre notamment que l’utilisa-
tion de Facebook, le réseau social en ligne
qui compte plus d’un milliard d’utilisateurs,
crée beaucoup de frustration et de jalousie.
Pourquoi ? Parce que sur ce réseau social,
comme sur d’autres, chacun a tendance à
se mettre en scène et à donner de sa vie
un aperçu souvent flatteur. Cette exhibition
peut créer chez celui ou celle qui en est le
témoin un sentiment d’insatisfaction. Il – ou
elle – peut alors avoir l’impression, par com-
paraison, que sa vie est moins intéressante
en moyenne que celles de ses amis.
Près de 40 pour cent des 600 personnes
interrogées pour cette expérience avaient
le sentiment d’être plus malheureuses
après s’être connectées à ce réseau, et
ce sentiment était encore plus fort parmi
les personnes qui ne publiaient rien sur
leur propre « mur ». Elles ressentaient,
plus que les autres, solitude, colère, res-
sentiment. Parmi toutes les informations
qui les blessaient et causaient cette frus-
tration, les photos de vacances de leurs
amis figuraient en première place. Ce type
de sentiment n’a certes pas attendu l’appa-
rition d’Internet pour exister, mais il est vrai
que le Web peut l’amplifier, car il donne une
plus grande visibilité à la mise en scène
de la « réussite » d’autrui.
20] Cabinet de curiosités sociologiques
& débats
Ces résultats amusants n’ont rien d’éton-
nant pour qui a lu Alexis de Tocqueville (1805-
1859), lequel a souligné avec clairvoyance
le fait que les sociétés démocratiques
engendrent, par nature, une proportion de
personnes frustrées supérieure à celle de
tous les autres systèmes sociaux en rai-
son des principes sur lesquels elles sont
fondées : récompense du mérite et reven-
dication de l’égalité de tous. Ce magistrat et
© KieferPix/shutterstock.com
INTERNET SUSCITE FRUSTRATION et envie,
car chacun se met en scène à son avantage.
historien français fut le premier à observer
cette conséquence paradoxale de la vie dans
les sociétés démocratiques.
Dans les années 1830, il parcourt la jeune
république américaine et constate que l’âme de
ses citoyens, qui n’ont pas trop à se plaindre de
leurs conditions matérielles, est atteinte d’un
mal étrange, une forme de mélancolie fondée
sur l’injonction paradoxale de l’ambition et de
l’insatisfaction. C’est que, contrairement aux
sociétés traditionnelles, le destin de chacun
y paraît ouvert. Nul ne peut savoir s’il sera
destiné à la réussite économique ou à la
déchéance, par conséquent, il est permis à
tous d’espérer. Parce que les citoyens de ces
systèmes politiques revendiquent l’égalité,
ils sont enclins, plus que partout ailleurs, à
mesurer les différences qui les séparent des
autres et en particulier des plus favorisés
qu’eux. Le sentiment d’avoir le droit d’obtenir
les mêmes choses que les autres et l’envie d’en
avoir un peu plus constituent deux invariants
de l’équation de la frustration.
Ce que n’avait pas pris en compte Tocque-
ville dans ses réflexions, c’est que la réussite
d’autrui nous blesse seulement si elle est
visible. Or l’apparition d’Internet et des réseaux
sociaux opèrent une profonde mutation de la
visibilité sociale et de la possibilité qui s’offre
à chacun de mettre en scène sa réussite. Nous
avons beau avoir souvent conscience qu’il
peut s’agir d’un jeu de dupes, il semble que
nous n’ayons pas toujours assez de sagesse
pour ne pas en être blessés.
Mais le problème n’est pas sans solution !
L’une d’elles consiste à choisir des amis (cela
fonctionne aussi pour la vraie vie) ayant des
revenus un peu inférieurs aux nôtres, une
situation amoureuse plus fragile et un confort
général moins évident. Ainsi, nous garderons
plus facilement à l’esprit le caractère artificiel
de l’exhibition de leur bonheur. Enfin, rien ne
nous empêche de nous réciter chaque jour
comme une incantation l’une des plus tristes,
mais des plus lucides, maximes de La Roche-
foucauld : « Dans l’adversité de nos meilleurs
amis, nous trouvons toujours quelque chose
qui ne nous déplaît pas. » n
Gérald BRONNER est professeur
de sociologie à l’Université Paris-Diderot.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 L
e modèle du Big Bang, qui décrit
l’Univers et son histoire, est-il
un colosse aux pieds d’argile ?
Sa situation est en tout cas paradoxale.
Il a été bâti sur deux pans bien testés
DOSSIER de la physique moderne : la théorie
de la relativité générale d’Albert Einstein
et le modèle standard de la physique

L’UNIVERS
des particules. Mais pour rendre compte
de façon satisfaisante d’une grande
variété d’observations, le modèle du Big
Bang repose sur une hypothèse hardie,

manquant
à savoir que 95 pour cent de l’énergie
totale contenue dans l’Univers
nous sont invisibles.
La matière ordinaire – les étoiles,
les planètes et tout ce qui nous entoure –
ne représenterait ainsi que cinq pour cent
de l’Univers. Le reste se partagerait entre
l’hypothétique « matière noire » et la non
moins inconnue « énergie sombre ». Il ne
s’agit pas là d’hypothèses gratuites. Depuis
20 ans, depuis que l’on est entré dans l’ère
de la « cosmologie de précision »,
une grande variété d’instruments ont
collecté des indices de la présence
de ces composantes invisibles du cosmos
(voir l’article de Volker Springel, page 22).

Toutefois, ces preuves indirectes ne

suffisent pas, et les natures de la matière
noire et de l’énergie sombre restent
à identifier. Plusieurs dispositifs de détection
traquent, sous terre, les particules de matière
noire (voir l’article de Richard Taillet, page 30).
Et, en attendant des indices observationnels
ou expérimentaux, les théoriciens explorent
les diverses réponses possibles à la question
de l’énergie sombre (voir l’article de Cédric
Deffayet, page 38). Notre dossier fait le point
sur ces recherches visant à élucider le plus
grand mystère de la cosmologie moderne.

– Sean Bailly

22
Sur les traces de l’Univers invisible
par Volker Springel

30
Les chasseurs souterrains
de matière noire par Richard Taillet

38
Énergie sombre ou nouvelle
gravitation ? par Cédric Deffayet
ESO/José Francisco Salgado

Dossier [21
Cosmologie

de
Sur les traces
s i nvi s i bl e
l’U n i v e r
ait
r d in a ir e n’occuper
eo
rs , la matièr ux
Dans l’ U n iv e
p a r ra ppor t à de e
’u n e p la c e minim e
é r ie u s e s  : la matièr
qu yst n faveur
p o s a n te s encore m es in d ic e s e
com ie sombre. L
n e rg
noire e t l’ é
e c e t te fa ce cachée
nce d
de l’existe o n t a c cumulés.
ss e s
du cosmo

gel
Volker Sprin

22] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014


L’ E S S E N T I E L
■■
■■
■■
1. LES OBSERVATIONS du télescope
spatial Hubble (à gauche) ont permis de
reconstruire la distribution de la matière
noire (en bleu). La répartition d’abord
homogène de cette substance a évolué,
au cours du temps, vers des ensembles
morcelés (de la droite vers la gauche).
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Q
uel est le point commun entre le
satellite Planck, la simulation Mil-
lenium-XXL, l’expérience DAMA,
le télescope spatial Fermi et le Supernova
Cosmology Project ? Toutes ces expériences
visent à explorer l’Univers et à en amélio-
rer la compréhension. Les cosmologistes
tentent de mettre de l’ordre dans la multi-
tude d’observations et de données. Com-
ment les interpréter et bâtir une théorie
qui décrit l’Univers ? Depuis le XXe siècle,
les chercheurs ont élaboré de nombreux
modèles. Celui qui semble aujourd’hui le
plus satisfaisant est le modèle dit du Big
Bang. Comparé aux autres, il explique
mieux et plus simplement les observations.
Cependant, ce modèle fait l’hypothèse
que la matière ordinaire – les étoiles, la
poussière et le gaz, que les physiciens nom-
ment matière baryonique – n’est qu’une
petite fraction du contenu de l’Univers.
Dans ce modèle, une substance mysté-
rieuse, la « matière noire », est prédominante
par rapport à la matière baryonique. Une
autre composante non moins étrange, qui
s’oppose à la force gravitationnelle omni-
présente, entre aussi en jeu : l’« énergie
sombre ». Elle est associée à l’accélération,
découverte récemment, de l’expansion de
l’Univers, expansion qui voit les galaxies
s’éloigner les unes des autres de plus en
plus vite.
Le rôle cosmologique de la matière
noire et de l’énergie sombre semble bien
Le modèle du Big Bang compris, mais la nature de ces deux enti-
décrit de façon tés échappe encore aux physiciens. Les
satisfaisante l’Univers, détracteurs du modèle du Big Bang y
mais repose voient deux hypothèses ad hoc, ajoutées
sur l’hypothèse que par les cosmologistes pour rendre compte
son contenu est dominé de certaines observations qu’ils ne savent
par l’énergie sombre pas expliquer autrement.
et la matière noire.
Bien que la nature
Des idées justifiées
de ces deux composantes par l’observation
reste inconnue, Pourtant, les concepts de matière noire
les indices de leur et d’énergie sombre reposent sur des
existence s’accumulent. arguments observationnels solides. Nous
Les idées proposées
allons montrer comment diverses obser-
sur la nature de la matière vations indépendantes ont convaincu la
noire et de l’énergie plupart des scientifiques de l’existence
sombre sont confrontées de ces deux entités, dont la nature reste
mystérieuse, mais que les observations
Lars Lindbergh Christensen, ESO
aux observations.
Des pistes alternatives, aident à circonscrire. Nous ferons ensuite
où l’on se passerait état des expériences mises en place pour
de ces deux entités, sont les débusquer.
aussi considérées. L’idée que l’Univers n’est peut-être pas
rempli uniquement de matière ordinaire s’est
Cosmologie [23
peu à peu imposée aux astronomes dans
les années 1970. Les mesures des vitesses
de rotation des étoiles au sein des galaxies
spirales donnaient l’impression que de la
masse supplémentaire est présente, mais
sous une forme invisible. Les étoiles des
régions externes de ces galaxies en forme de
disque ont en effet une vitesse de rotation
trop élevée pour que l’attraction gravita-
tionnelle exercée par la matière visible les
maintienne sur leur orbite.
L’astronome d’origine suisse Fritz
Zwicky avait fait une remarque similaire
dans les années 1930 : dans l’amas de la Che-
velure de Bérénice, les galaxies se déplaçaient
plus vite que prévu. La force gravitationnelle
exercée par la matière visible de l’amas était
insuffisante pour empêcher les galaxies de
cet amas de se disperser. Zwicky parla alors
du « problème de la masse manquante ».
Pour le résoudre, les astrophysiciens ont
supposé l’existence d’une substance qui,
bien qu’invisible, se manifeste au moins
par sa force gravitationnelle.
Ainsi, les observations des galaxies et
des amas de galaxies conduisaient à une
même conclusion : une incompatibilité entre
le bilan de matière du système étudié et
sa dynamique gravitationnelle.
D’autres hypothèses que la matière
noire étaient envisageables pour résoudre
ce conflit. Mais l’idée de la matière noire
s’est renforcée au début des années 1990
lorsqu’elle a permis d’interpréter une obser-
vation très différente : les infimes fluctua-
tions de température présentes dans le fond
diffus cosmologique. Les mesures fines de
ce rayonnement micro-onde en provenance
du fond du ciel ont débuté avec le satellite
COBE et les expériences embarquées sur
ballons stratosphériques, telles que Boome-
rang et Maxima ; elles se sont poursuivies
avec les satellites WMAP et Planck.
Lorsque l’Univers était âgé d’environ
380 000 ans, il s’est refroidi à une tempéra-
ture de près de 4 000 kelvins du fait de sa
propre expansion. Les noyaux d’hydrogène
et d’hélium ont pu capturer des électrons.
Les composants formés, les atomes, étaient
Pour la Science
■■ L’AUTEUR Le fond diffus présente toutefois d’infimes
variations de température, de l’ordre de
Volker SPRINGEL quelques dix millièmes de degré par rapport
est professeur
d’astrophysique à la température moyenne. Sur une carte
théorique du ciel, les fluctuations forment un motif
à l’Université caractéristique de taches (voir la figure 3).
de Heidelberg, Ces minuscules écarts de température
en Allemagne. Il travaille sur
la modélisation de la formation sont la conséquence des mouvements d’oscil-
des structures cosmiques et lation dont était animée la matière baryo-
des galaxies à l’Institut d’études nique avant que les noyaux capturent leurs
théoriques à Heidelberg.
électrons. Les particules de matière subis-
saient alors deux forces antagonistes, l’une
tendant à les concentrer et due à la gravité,
l’autre tendant à les diluer et due à leurs
■■ EN VIDÉO interactions avec les photons piégés dans
le plasma (le milieu constitué de particules
électriquement chargées et de photons). Les
oscillations se sont traduites par des régions
plus ou moins denses en matière et par
l’apparition de fluctuations de température.
Leur analyse statistique permet de
Présentation mettre en évidence les phénomènes qui
de l’Agence spatiale étaient en jeu dans les oscillations baryo-
européenne niques ou qui ont perturbé le trajet des
du satellite Planck
et de ses résultats. photons. L’interprétation des résultats
https://www.youtube.com/ suggère par exemple que la matière noire
watch?v= Fn0FgOwyu0w a joué un rôle dans ces oscillations.
Le fond diffus : un pilier
de la cosmologie
La découverte du fond diffus cosmologique
4,9 % et de ses fluctuations de température a été
Matière ordinaire cruciale pour construire ce qui est aujourd’hui
le « modèle standard » de la cosmologie. Ce
dernier repose sur une solution exacte des
équations de la relativité générale d’Al-
bert Einstein, dite métrique de Friedmann-
26,8 % Lemaître-Robertson-Walker et qui décrit la
Matière géométrie de l’espace-temps dans l’hypo-
noire
thèse où l’Univers est homogène et isotrope
68,3 % aux grandes échelles. Nommé « LCDM »
Énergie
sombre (Lambda Cold Dark Matter), ce modèle décrit
un Univers initialement chaud, dense et en
expansion. La physique des particules décrit
les différentes phases que traverse l’Univers
lors de son refroidissement. Tout cela est
contrôlé par sa composition et seulement
six paramètres, déterminés à partir de cen-

électriquement neutres et interagissaient taines de milliers de mesures indépendantes

moins que les particules chargées avec les
photons. Ces derniers ont alors pu s’échap-
per et parvenir jusqu’à nous.
L’Univers a poursuivi son expansion et la
température correspondant au rayonnement
du fond diffus a diminué. En moyenne, elle
n’est plus que de 2,73 kelvins aujourd’hui
(soit 2,73 degrés au-dessus du zéro absolu).
2. LA COMPOSITION DE L’UNIVERS peut
être estimée par sa densité en énergie. Elle
se répartit entre la matière ordinaire, dite
baryonique, la matière noire et l’énergie
sombre. Les proportions ont été estimées
avec précision grâce aux mesures du satel-
lite Planck. Les photons contribuent aussi à
la densité d’énergie, mais très peu.
effectuées sur le fond diffus cosmologique.
En résumé, les observations du fond
diffus cosmologique, de la dynamique des
galaxies et de celle des amas de galaxies
indiquent que de la matière noire est pré-
sente. Mais quelle est sa nature ? Les phy-
siciens supposent qu’il s’agit de particules
apparues très tôt dans l’Univers chaud.

24] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

Les interactions de la matière noire avec la
matière ordinaire maintenaient à l’époque
un certain équilibre du nombre de ces par-
ticules. Mais à mesure que la température a
diminué, les interactions des particules de
matière noire avec les autres ont faibli et la
matière noire s’est « découplée » de l’équi-
libre thermique de l’Univers. Le nombre
de particules de matière noire est devenu
constant, et leur densité a diminué du seul
fait de l’expansion de l’Univers. Par ailleurs,
leur vitesse est devenue insignifiante, et
l’on parle donc de « matière noire froide »
(en anglais cold dark matter, CDM).
L’étude du fond diffus cosmologique
a mis en évidence les substances qui com-
posent l’Univers, mais dans quelles pro-
portions sont-elles présentes ? Une partie
de la réponse est donnée par l’étude de la
géométrie de l’Univers. Dans le cadre de la
relativité générale, la matière et l’énergie
déforment l’espace-temps. De la même
façon, aux grandes échelles, la composition
de l’Univers influe sur sa géométrie. Les
observations suggèrent que la géométrie de
l’Univers est euclidienne, c’est-à-dire que
les axiomes d’Euclide sont vérifiés sur de
grandes distances (ce qui n’est pas le cas à
proximité d’un objet très massif, qui courbe
l’espace-temps). Or pour que la géométrie
soit euclidienne à grande échelle, la densité
d’énergie de l’Univers doit avoir une cer-
taine valeur critique. Mais on montre que
les densités estimées de matière ordinaire
et de matière noire ne suffisent pas pour
obtenir la bonne densité d’énergie.
Ce qui manque a été nommé « éner-
gie sombre ». Dans ses versions les plus
simples, on peut l’identifier comme la den-
sité d’énergie liée à l’état du vide quantique
(où de grandes quantités de particules et
d’antiparticules apparaissent et disparaissent
spontanément) ou tout simplement comme
une « constante cosmologique », un para-
mètre supplémentaire intervenant dans les
équations d’Einstein et noté L (lambda).
C’est sur la matière noire froide et la
constante cosmologique que se fondent
les prévisions du modèle standard LCDM.
Dans ce cadre, l’analyse des fluctuations
du fond diffus cosmologique conduit à la
répartition suivante de la densité d’énergie
dans l’Univers actuel : l’énergie sombre en
représente 68,3 pour cent, la matière noire
26,8 pour cent et la matière baryonique ne
contribue que pour les 4,9 pour cent restants.
Ces résultats sont d’autant plus convain-
cants qu’on les obtient aussi par d’autres
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
3. LE SATELLITE PLANCK a cartographié le rayonnement du fond diffus cosmologique sur
l’ensemble du ciel, dont seule une portion est représentée ici (les différences de température
sont représentées par les couleurs). Les données confirment le modèle standard de la cosmo-
logie, selon lequel la matière noire et l’énergie sombre prédominent dans l’Univers.
observations indépendantes. Par exemple,
l’abondance des éléments légers (hydrogène,
deutérium, hélium, lithium) formés dans
l’Univers primordial peut être calculée en
considérant les réactions nucléaires qui se
sont déroulées quelques minutes après la
naissance de l’Univers, quand les tempé-
ratures étaient de l’ordre de 1010 degrés.
Un paramètre décisif dans le calcul est la
densité de matière baryonique. L’utilisation
de la densité obtenue par l’analyse du fond
diffus donne des abondances d’éléments
légers qui concordent avec les mesures
portant sur les étoiles, dont la composition
chimique a peu évolué par rapport à celle
de l’Univers primordial.
Un autre exemple est fourni par les
grands amas de galaxies. Il existe diffé-
rentes façons d’estimer leur masse. L’une
d’elles consiste à utiliser l’effet de len-
tille gravitationnelle, où l’amas déforme
légèrement les images de galaxies éloi-
gnées (la distribution de matière courbe
localement l’espace-temps, déviant ainsi
la trajectoire des photons et altérant les
images d’objets lumineux). Le résultat
ainsi obtenu peut être comparé à ceux issus
de l’analyse des émissions de rayons X
du plasma chaud entre les galaxies, des
calculs des mouvements de galaxies ou
de l’estimation de la masse à partir de
l’effet Sunyaev-Zeldovich (un effet lié à
l’interaction des photons du fond diffus
cosmologique avec la matière des amas de
galaxies). Les différentes estimations de
Christophe Carreau, ESA
la masse des amas et de leur quantité de
matière noire sont compatibles entre elles.
La matière noire semble donc omni-
présente dans l’Univers ; elle se manifeste à
différentes époques (de l’Univers primordial
à aujourd’hui) et à différentes échelles (galac-
tique à cosmologique). Mais les mesures
sont-elles interprétées correctement ? Les
chercheurs explorent d’autres scénarios et,
par exemple, se demandent s’ils comprennent
bien la loi de la gravitation. Autrement dit :
une modification de la loi de la gravitation
pourrait-elle expliquer les observations
sans faire l’hypothèse de la matière noire ?
Une théorie
sans matière noire ?
Dans cet ordre d’idées, Mordehai Milgrom,
de l’Institut Weizmann en Israël, a proposé
en 1983 la théorie MOND, la théorie de la
« Dynamique newtonienne modifiée ». Il
postule que la force gravitationnelle suit
une loi modifiée pour des accélérations
très faibles. Cette théorie explique ainsi
très bien les vitesses de rotation au sein
des galaxies et a même été généralisée
depuis par la théorie TeVeS (théorie ten-
seur-vecteur-scalaire) de Jacob Bekenstein,
à l’Université hébraïque de Jérusalem, pour
des vitesses proches de celle de la lumière.
Malheureusement, les succès de la théorie
MOND se limitent à l’échelle de la galaxie.
Son utilisation pour décrire une structure
telle que le Bullet Cluster – ou Amas du
Cosmologie [25
NASA/CXC/CfA, M. Markevitch et al. ; NASA/STScI, ESO WFI, Magellan ;
Université de l’Arizona, D. Clowe et al.
4. LA SIMULATION MILLENNIUM-XXL (à droite), réalisée avec la par-
ticipation de l’auteur, correspond à un volume d’Univers de 13,4 mil-
liards d’années-lumière de côté. Elle met en évidence des structures
de matière noire aux échelles des galaxies et des amas de galaxies.
De tels ensembles ont été repérés dans l’Amas du Boulet (ci-dessus)
où deux amas de matière sont entrés en collision et ont séparé la
matière noire (en fausse couleur bleue) de la matière ordinaire (en
fausse couleur rouge).
Boulet – nécessite de revenir à l’existence
de matière qui ne peut pas être de la matière
baryonique (voir la figure 4). La marge de
manœuvre pour de nouvelles lois de la
gravitation est très limitée par les nom-
breux tests de précision que la théorie de
la relativité a subis dans le Système solaire.
Par ailleurs, des tests de la loi de la gravi-
tation effectués à de très grandes échelles,
au cours desquels des données relatives
aux lentilles gravitationnelles, aux amas
galactiques et aux vitesses des galaxies
ont été combinées de façon astucieuse.
Ces tests excluent presque complètement
la théorie TeVeS.
Certains physiciens travaillent toujours
sur des théories et des lois de la gravitation
susceptibles de se passer de la matière
noire. Mais aucun modèle ne semble aussi
fructueux que le modèle LCDM, qui offre
les explications les plus simples. Mais en
admettant que ce soit le bon modèle, se pose
la question de la nature de la matière noire.
C’est du côté de la physique des parti-
cules que la réponse viendra probablement.
Depuis les années 1960, les chercheurs
ont développé le « modèle standard » de
la physique des particules, une théorie
qui décrit les particules fondamentales
et leurs interactions. Ils ont même prévu
l’existence de particules qui ont toutes été
découvertes – la dernière, le boson de Higgs,
l’a été en 2012 au CERN, près de Genève.
Nous savons toutefois que ce modèle
n’est valable que dans un domaine d’éner-
26] Cosmologie
gie limité. À des échelles d’énergie élevées,
des difficultés apparaissent. En outre, il
n’intègre pas l’interaction gravitationnelle.
Les chercheurs étudient donc des théories
plus fondamentales, qui apporteraient des
solutions à ces difficultés et dont la mani-
festation à basse énergie coïnciderait avec le
modèle standard. L’une des pistes les plus
discutées est la supersymétrie, principe de
symétrie selon lequel à chaque espèce de
particule du modèle standard correspondrait
une espèce partenaire dite supersymétrique.
La matière noire,
des neutralinos ?
Or la particule supersymétrique la plus
légère que prédisent de telles théories
pourrait être un candidat pour la matière
noire. Dans de nombreuses versions de
la supersymétrie, cette particule est un
« neutralino » et ses propriétés sont idéales :
le neutralino serait stable, très lourd et
n’interagirait que très faiblement avec la
matière ordinaire.
Le neutralino est qualifié de WIMP
(Weakly Interacting Massive Particle ou Par-
ticule massive interagissant faiblement avec
la matière). De plus, il serait apparu dans
l’Univers primordial en des quantités qui
donnent la bonne densité de matière noire
observée aujourd’hui. Une telle coïncidence
est séduisante, mais la plupart des physiciens
ne seront convaincus par la supersymétrie
que lorsque le neutralino aura été détecté
4 Mpc
10 Mpc
R. E. Angulo, Institut Max Planck d’astrophysique à Munich
100 Mpc
1000 Mpc
et ses propriétés mesurées. Mais comment
observer une particule aussi furtive ?
Plusieurs approches sont possibles.
L’une d’elles consiste à chercher des par-
ticules supersymétriques dans les col-
lisions proton-proton de haute énergie
dans l’accélérateur LHC du CERN. Les
détecteurs ne verront pas directement de
traces laissées par les neutralinos, mais
on pourra rechercher leur présence sous
la forme d’énergie manquante emportée
par les neutralinos qui s’échappent de la
collision sans interagir avec les détecteurs.
Un autre type d’expériences se concentre
sur la détection directe de la matière noire.
La Voie lactée baignerait dans un halo de
matière noire dont la distribution peut être
estimée par la dynamique de la galaxie.
Sur l’orbite du Soleil autour du centre
de la Galaxie, la densité de matière noire
serait d’environ 0,3 gigaélectronvolt par
centimètre cube. On s’attend donc à envi-
ron une à trois particules par litre, au cas
où les particules seraient des WIMP dont
la masse serait de l’ordre de 100 gigaélec-
tronvolts (un proton a une masse de près
d’un gigaélectronvolt).
Ce halo implique que la Terre est traver-
sée en permanence par une grande quantité
de particules de matière noire. Les physiciens
ont installé de nombreuses expériences sous
des centaines de mètres de roche pour les pro-
téger d’autres types de particules, espérant
détecter de rares interactions de particules
de matière noire avec les atomes de leurs
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
détecteurs. Ces expériences sont délicates, matière noire dont la masse est égale à l’éner- Par ailleurs, certaines observations
car elles sont confrontées à de nombreuses gie mesurée. Mais il pourrait aussi s’agir de ne sont pas en accord avec le modèle
sources de bruit parasite. Quelques équipes problèmes complexes de mesure qui leurrent LCDM et sèment donc un doute sur la
ont annoncé avoir observé des signaux les physiciens. L’expérience AMS-2, installée matière noire supposée par ce modèle. Par
qui seraient dus à la matière noire, mais sur la Station spatiale internationale, et le exemple, le modèle prévoit une population
d’autres groupes infirment ces résultats. satellite PAMELA ont mesuré les proportions de petites galaxies gravitant autour de
La question reste aujourd’hui ouverte (voir de positrons (les antiparticules des électrons) la Voie lactée beaucoup plus importante
l’article de Richard Taillet page 30). Au cours et d’électrons dans le rayonnement cosmique. que celle observée. L’absence de halo de
des prochaines années, la situation devrait Elles montrent que la quantité de positrons matière noire expliquerait ce déficit. Par
cependant s’éclaircir, car les expérimenta- augmente d’autant plus que leur énergie est ailleurs, le modèle LCDM ne décrit pas
teurs augmentent sans cesse la sensibilité de élevée, une propriété qui pourrait s’expliquer parfaitement les vitesses de rotation des
leurs détecteurs. Si la recherche reste infruc- par l’annihilation de matière noire en paires étoiles au centre de quelques galaxies – ces
tueuse malgré tous leurs efforts, observations sont, par exemple,
l’idée de matière noire deviendra mieux reproduites par la théorie
sûrement plus difficile à défendre.
LA SUPERSYMÉTRIE PROPOSE MOND évoquée précédemment.
L’astronomie de haute énergie d’autres candidats que le neutralino Ces divergences sont discutées
offre un autre moyen de prouver pour la matière noire, et des modèles et il est aujourd’hui difficile de
l’existence de la matière noire. Les non supersymétriques sont aussi envisagés. conclure. Il n’est pas possible d’ex-
neutralinos étant leurs propres clure la matière noire à partir de
antiparticules, la rencontre de deux neu- électron-positron. Mais d’autres processus ces observations : le problème pourrait être
tralinos résulte en leur annihilation et la physiques, telle l’émission de positrons dû au fait que la densité baryonique aux
création de paires de particules (voir la par les pulsars, peuvent tout aussi bien échelles concernées devient si élevée que
figure 5), par exemple deux photons gamma reproduire les résultats de ces expériences. la matière noire est redistribuée sous l’effet
de haute énergie. Cet événement est rare, Il est possible que la matière noire de ses interactions gravitationnelles. Les
la probabilité d’une telle interaction étant ne soit pas constituée de neutralinos. La incertitudes dans les calculs sont encore
faible. Mais les chances de rencontre de supersymétrie propose d’autres candidats trop importantes pour trancher.
deux neutralinos augmentent quand la et d’autres modèles, non supersymétriques, La matière noire reste donc un sujet
densité de matière noire est élevée. Ainsi, sont aussi envisagés. Les « axions » sont de de recherche actif. Qu’en est-il de l’éner-
les zones les plus riches en matière noire tels candidats. Très différents des WIMP, gie sombre ? À la fin des années 1990, des
devraient briller faiblement en photons ils sont très légers et seraient détectables, observations astrophysiques ont mis cette
gamma. Des télescopes spatiaux, tel Fermi, dans la mesure où ils existent, dans de puis- dernière au centre de l’attention. L’équipe
sont conçus pour détecter directement ces sants champs magnétiques, où ils peuvent dirigée par Saul Perlmutter, du Laboratoire
photons. D’autres télescopes au sol sont se transformer en photons. américain de Berkeley, ainsi que celle de
utilisés par les physiciens pour observer
les pluies de particules produites par la
collision de ces photons gamma avec les Positrons
Quarks Photons
atomes de l’atmosphère terrestre.
La région la plus dense en matière
noire est probablement le centre galac- Neutralinos
tique, mais les signaux de l’annihilation Photon Électrons
s gamm
a
y sont masqués par les émissions d’autres
sources énergétiques (pulsars, voisinage Neutrinos
du trou noir supermassif qui occupe le
centre de la Galaxie, etc.). Les astrophy-
siciens se tournent donc vers des sources Leptons
plus faibles, mais moins « polluées ».
Annihilation
Aujourd’hui, l’absence de signal positif Antiprotons
permet seulement de fixer des contraintes
sur les valeurs possibles des paramètres
fondamentaux des théories des particules Protons
Spektrum der Wissenschaft

supersymétriques. Bosons
Quelques résultats récents ont suscité
Divers processus
une certaine excitation. Le télescope Fermi a de désintégration
identifié un signal fort provenant du centre
galactique correspondant à une énergie de
5. LE NEUTRALINO, particule candidate à la matière noire, est sa propre antiparticule. Quand
130 gigaélectronvolts. Dans le scénario le deux neutralinos se rencontrent, ils s’annihilent et produisent de nouvelles particules : des quarks,
plus optimiste, il pourrait s’agir de photons des leptons ou des bosons. Ces particules sont instables et se désintègrent pour former d’autres
produits par l’annihilation de particules de particules que les physiciens tentent de détecter, tels des photons gamma ou des positrons.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Cosmologie [27

 À courte distance, la loi dite de Hubble
Le rayonnement La matière L’énergie sombre est vérifiée : la vitesse d’éloignement de
domine domine domine deux galaxies, en raison de l’expansion de
1,0 l’Univers, est proportionnelle à la distance
qui les sépare. À plus grande distance, la
variation temporelle de la vitesse d’expan-
Contribution relative à la densité d’énergie

0,8 sion cosmique entre également en jeu. Les

données des supernovæ ont montré que
l’expansion de l’Univers était plus faible
0,6 dans le passé, donc qu’elle s’accélère depuis
environ cinq milliards d’années. L’énergie
Aujourd’hui
sombre permet d’expliquer cette observa-
0,4 tion. En outre, la quantité d’énergie sombre
requise par les données concorde avec
les résultats obtenus à partir d’analyses
0,2 du fond diffus cosmologique et d’autres
observations.
L’énergie sombre pourrait être ce que
0,0 les cosmologistes nomment une constante
Volker Springel

100 102 104 106 108 1010 cosmologique, c’est-à-dire une substance
Âge de l’Univers (en années) dont la densité d’énergie reste constante
malgré l’expansion de l’Univers. Sa contri-
6. LA DENSITÉ D’ÉNERGIE de l’Univers a d’abord été dominée par les photons, qui se sont rapi-
dement dilués en raison de l’expansion de l’Univers. Après 100 000 ans, la matière s’est imposée
bution à la densité d’énergie cosmique
car elle se dilue plus lentement. L’énergie sombre, dont la densité reste constante malgré l’ex- dans l’Univers jeune était insignifiante
pansion de l’espace, est devenue l’élément prépondérant vers 10 milliards d’années après le Big par rapport à celle de la matière. Comme
Bang. Sa densité est environ deux fois supérieure à celle de la matière aujourd’hui. la matière se dilue avec l’expansion, la
part de l’énergie sombre dans la densité
d’énergie a augmenté progressivement.
Brian Schmidt, de l’Université de Can- Aujourd’hui, elle domine et son rôle dans
berra en Australie, et d’Adam Riess, alors la dynamique de l’Univers est devenu cru-
à l’Université de Californie à Berkeley, ont cial, avec comme effet une accélération de
montré que l’expansion de l’Univers s’accé- l’expansion.
lère, phénomène qui s’expliquerait grâce
à l’énergie sombre. Les astrophysiciens, ■■ BIBLIOGRAPHIE L’énergie sombre,
récompensés en 2011 par le prix Nobel de
physique pour cette découverte, avaient
A. Riazuelo, La trace
de l’invisible,
l’autre inconnue
étudié un grand nombre de supernovæ Dossier Pour la Science, Une des questions qui intriguent les scien-
lointaines de type Ia. Ces objets corres- n° 83, avril-juin 2014. tifiques est la raison pour laquelle les den-
pondent à l’explosion d’étoiles de type L. Amendola et al., Cosmology sités d’énergie sombre et de matière noire
naines blanches. and fundamental physics sont du même ordre de grandeur (voir la
with the Euclid Satellite,
La luminosité d’une supernova aug- Living Reviews in Relativity, figure 6). De nombreux chercheurs sont per-
mente rapidement et peut dépasser celle vol. 16, n° 5, 2013. suadés que cette coïncidence n’est pas un
d’une galaxie, puis elle décroît lentement. simple hasard. Certains ont développé des
C. Frenk et S. D. M. White, Dark
À partir de cette courbe de luminosité, il est matter and cosmic structures, modèles qui introduisent une interaction
possible de connaître la quantité de lumière Annalen der Physik, vol. 524, de l’énergie sombre avec la matière noire.
émise par la supernova. Les supernovæ sont pp. 507-524, 2012. Des approches plus radicales misent sur
qualifiées de « chandelles standard », car les P. J. E. Peebles, Seeing des modifications de la loi de la gravitation
astrophysiciens ont utilisé cette luminosité cosmology grow, Annual Review elle-même. Les hypothèses ne manquent
pour déterminer la distance qui sépare la of Astronomy and Astrophysics, pas, même si elles semblent parfois exo-
vol. 50, pp. 1-28, 2012.
Terre de chaque supernova. Ils ont aussi tiques (voir l’article de C. Deffayet page 38).
mesuré le décalage vers le rouge du spectre G. Bertone et al., Particle dark Les modèles proposés présentent des
de chaque supernova, dû à l’allongement matter : evidence, candidates caractéristiques différentes, mais pour y
and constraints, Physics
de la longueur d’onde de la lumière sous Reports, vol. 405, pp. 279-390, voir plus clair, contraindre et éliminer des
l’effet de l’expansion de l’espace, pour 2005. scénarios, de nouvelles observations sont
calculer la vitesse d’éloignement de l’astre. nécessaires. Les scientifiques travaillent
Le rapport de la vitesse et de la distance depuis plusieurs années, non seulement
détermine le taux d’expansion de l’Univers à mesurer avec encore plus de précision
sur le parcours de la lumière. l’accélération de l’expansion de l’Univers,

28] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

mais aussi à reconstituer l’histoire de l’expan-
sion. Comprendre l’évolution de l’Univers
permettrait de mieux cerner les propriétés
de l’énergie sombre et ainsi d’éliminer cer-
taines hypothèses sur sa nature.
Le projet le plus ambitieux dans ce
domaine est la mission Euclid de l’Agence
spatiale européenne. Plus d’un millier de
physiciens et d’ingénieurs participent à ce
projet. Le satellite doit être lancé vers 2020
et exploitera plusieurs effets physiques
pour mesurer l’expansion de l’espace.
Parmi ces effets figurent celui de lentille
gravitationnelle et les oscillations baryo-
niques acoustiques. Ces dernières pro-
viennent des oscillations de la matière
baryonique dans le plasma primordial,
qui laissent aussi leurs traces dans le fond
diffus cosmologique. Les oscillations se
sont également imprimées dans la répar-
tition de la matière, les zones les plus
denses du plasma ayant donné naissance
aux galaxies et aux amas de galaxies. Les
oscillations peuvent de ce fait être étudiées
en examinant la répartition statistique des
galaxies dans l’Univers.
Ces oscillations peuvent servir d’échelle
de mesure gigantesque. En observant les
échelles caractéristiques de distribution de
la matière à différentes époques du dévelop-
pement cosmique, il est possible de recons-
truire l’histoire de l’expansion de l’Univers.
L’évolution cosmique
mesurée par Euclid
Pour ce faire, le satellite Euclid mesurera le
décalage vers le rouge de plus de 100 mil-
lions de galaxies. En outre, il déterminera
la forme – l’ellipticité – de plus de deux
milliards de galaxies. Ces mesures mettront
en évidence les déformations dues à l’effet
de lentille gravitationnelle, qui à leur tour
permettent de mesurer la densité cosmique
de matière à différentes époques et la vitesse
de développement des structures cosmiques.
Cela représentera in fine une méthode sup-
plémentaire et indépendante pour mesurer
les propriétés de l’énergie sombre.
Les astrophysiciens ont accumulé de
nombreuses observations, diverses et
indépendantes, qui pointent vers l’exis-
tence de la matière noire et de l’énergie
sombre. Mais d’autres scénarios sont
proposés, étudiés et comparés. Lorsque
les scientifiques sont confrontés à plu-
sieurs explications différentes d’un même
phénomène, ils choisissent en général la
plus simple. Ce principe, connu sous le
nom de rasoir d’Ockham, s’applique-t-il
à l’hypothèse d’un Univers en majeure
partie composé d’une matière noire et
d’une énergie sombre ? Aussi audacieuse
qu’elle paraisse, cette hypothèse semble
mieux placée que tous les autres scénarios
quand on considère leur plausibilité et leur
simplicité. Mais ce n’est qu’en détectant
directement des particules de matière noire
que nous pourrons balayer les doutes
sur cette dernière. Quant à l’existence de
l’énergie sombre, il sera sans doute plus
difficile de convaincre les sceptiques : cette
composante cosmique sera probablement
impossible à détecter directement dans
des laboratoires terrestres. La recherche
des composantes invisibles de l’Univers
reste ainsi l’un des plus grands défis de
l’astrophysique et de la cosmologie.  n

La physique surprise
Jean-Michel Courty et Édouard Kierlik
Que nous réserve cette Physique surprise ?
Trente-neuf pièces à déguster sans modération,
mitonnées par les auteurs. Le style et les croquis,
l’actualité et la variété des thèmes vous séduiront,
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franchir le mur du son en chute libre.
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© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Cosmologie [29

Physique

Les chasseurs souterrains

de matière noire
Richard Taillet

Les physiciens recherchent

les particules de matière noire
à l’aide d’instruments installés
dans d’anciennes mines.
La sensibilité des détecteurs
augmente et l’étau se resserre
autour de cette composante
hypothétique de l’Univers.

D
ans de nombreux sites, les phy-
siciens investissent d’anciennes
mines pour y installer des détec-
teurs de particules, parfois à plus de
2 000 mètres de profondeur. Très sen-
sibles, ces détecteurs sont capables
d’enregistrer une infime élévation de
température, de capter le moindre
éclat de lumière ou d’entendre des
micro-bulles qui éclatent.
Mais le moindre signal parasite
les perturbe. C’est pourquoi on les
installe dans des souterrains. La roche
fait office de bouclier contre les rayons
cosmiques qui pénètrent dans l’atmos-
phère et qui traversent parfois le sol.
Des blindages supplémentaires sont
installés autour des appareils pour se
prémunir des rayons cosmiques rési-
duels et de la radioactivité naturelle de
la croûte terrestre. Pour protéger leurs
détecteurs, les physiciens vont jusqu’à
récupérer du plomb sur des galères
antiques coulées au fond des océans.
Une fois l’expérience en place, il
faut collecter les signaux des particules
qui parviennent malgré tout à pénétrer
dans le dispositif. Dans ces données se
cache peut-être la trace d’une particule
de « matière noire », que les cosmolo-
gistes et les astrophysiciens traquent
depuis des décennies...
La cosmologie, la science de l’Uni-
vers dans son ensemble (sa composi-

30] Physique © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014


1. L’EXPÉRIENCE LUX,
aux États-Unis, traque depuis 2013
les rares interactions des particules
de matière noire avec le xénon
liquide contenu dans la cuve
du détecteur.
Carlos H. Faham
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
tion et son histoire) est dans une situation particules de matière noire qui traversent la
paradoxale et embarrassante. D’une part, Terre, leur capacité à interagir avec la matière
en s’appuyant sur la théorie de la relativité ordinaire (pour concevoir des détecteurs
générale d’Einstein et la physique des par- efficaces) et la nécessité d’avoir des outils
ticules, deux solides piliers de la physique performants d’analyse de données pour
fondamentale, elle rend compte de façon très trier, parmi les particules détectées, celles
précise et quantitative d’un grand nombre qui relèvent de la matière noire.
d’observations astronomiques. D’autre part, Le premier est un facteur astrophysique
ce succès repose sur une hypothèse hardie, sur lequel les expérimentateurs n’ont aucun
elle aussi confortée indirectement par de contrôle : si les particules de matière noire
nombreuses observations astrophysiques, sont nombreuses, les chances d’en détecter
mais qui n’a encore jamais pu être vérifiée augmentent. Le deuxième dépend d’une
directement : l’Univers serait rempli d’une part de la nature de la particule recherchée
grande quantité de matière noire, c’est-à-dire et d’autre part du dispositif expérimental
d’une substance qui n’émet ni n’absorbe – sa taille, le choix des matériaux, la durée
la lumière (elle est transpa- de prise de données... Le
rente plutôt que noire) et qui
échappe donc à l’observation
L ’ E S S E N T I E L troisième facteur constitue
le cœur de métier de la phy-
à travers les télescopes (voir ■■Les particules de matière sique expérimentale : iden-
l’article de V. Springel page 22). noire, si elles existent, tifier la source de chaque
L’Univers contiendrait aussi interagissent très rarement signal, éliminer le bruit de
une seconde substance hypo- avec la matière ordinaire. fond qui comprend tous les
thétique, l’« énergie sombre », signaux masquant les traces
mais dont on ne traitera pas ■■Les physiciens tentent de la matière noire.
ici (voir l’article de C. Deffayet de les mettre en évidence Ces dernières années,
page 38). au moyen de détecteurs les physiciens ont amélioré
La physique des parti- souterrains. la sensibilité de leurs dispo-
cules donne de bonnes rai- sitifs, ce qui permet de res-
■■Certains dispositifs
sons de penser que la matière treindre l’éventail des pos-
présentent un signal
noire pourrait être constituée sibilités et des hypothèses.
interprété comme
de particules nouvelles, dif- La difficulté principale est
de la matière noire,
férentes de celles que l’on que, contrairement à la
d’autres excluent
connaît aujourd’hui. Cette ces résultats. plupart des situations que
hypothèse est confortée par l’on rencontre en physique
l’étude de la formation des ■■Malgré de tels résultats des particules, on ignore la
noyaux atomiques dans contradictoires, nature de la particule que
l’Univers primordial, qui les chercheurs cernent l’on cherche à détecter. Ima-
montre que la matière ordi- de mieux en mieux les ginez la chasse d’un animal
naire ne représente qu’un caractéristiques possibles dont vous ne connaissez
cinquième de la masse qui de la matière noire. pas la taille, les habitudes,
emplit l’Univers. Le reste ni même s’il vole, rampe,
serait donc de la matière noire. ou galope ! On dispose tout de même de
La matière noire se manifeste par ses certaines contraintes théoriques, comme
effets gravitationnels à grande échelle. Mais nous le verrons.
si elle est constituée de particules, les phy- Que savons-nous de la matière noire ?
siciens espèrent la détecter comme on le fait Elle ne fait pas partie du modèle standard
avec les particules créées lors de collisions de la physique des particules qui décrit les
dans les accélérateurs. Depuis environ 30 ans, forces fondamentales et les constituants
les astrophysiciens et les physiciens des élémentaires connus de la matière. Ce
particules ont développé des expériences modèle explique un très grand nombre
pour mettre en évidence des particules de de résultats expérimentaux, mais il présente
matière noire avec des techniques dérivées aussi plusieurs défauts. C’est pourquoi
de celles utilisées dans les grands collision- les physiciens explorent des extensions
neurs. On parle de recherche de matière possibles du modèle standard. Certaines
noire par détection directe. de ces théories prédisent l’existence de
Le succès de ce type de recherche est nouvelles particules qui interagissent très
conditionné par plusieurs facteurs que nous faiblement avec la matière et qui sont donc
allons passer en revue : l’abondance des d’excellents candidats pour la matière noire.
Physique [31
 Ces particules portent le nom géné- L’AUTEUR total se fige. La densité de ces particules
rique de WIMP, acronyme anglais de n’évolue plus que par dilution.
■■

Weakly Interacting Massive Particle, qui
signifie aussi « mauviette ». Les scienti-
fiques francophones ont gardé le terme
de WIMP. La supersymétrie, une de ces
extensions théoriques, suscite un intérêt
particulier depuis que les cosmologistes
ont observé une coïncidence troublante,
dont l’explication nécessite de revenir
brièvement sur l’histoire de l’Univers.
Depuis les âges les plus reculés de
l’Univers, l’abondance des différents types
de particules évolue au cours du temps
pour deux raisons. D’une part, l’Univers
est en expansion, ce qui dilue la matière.
D’autre part, quand l’Univers était suffi-
samment chaud et dense, les particules
entraient en collision et interagissaient
– elles s’annihilaient, se détruisaient et
produisaient d’autres particules.
Cependant, pour chaque type de par-
ticule, il arrive un moment où la dilution
due à l’expansion de l’Univers réduit
drastiquement la probabilité que cette
particule interagisse avec d’autres. Il n’y a
alors plus de destruction ou de production
de ce type de particules, dont le nombre
Richard TAILLET Les physiciens se servent des modèles
est professeur cosmologiques pour calculer avec précision
à l’Université
de Savoie. le moment où ce phénomène survient pour
Il effectue chaque type de particule, dont celles qui
ses recherches pourraient constituer la matière noire. Ils
en astrophysique au Laboratoire
d’Annecy-le-Vieux de physique comparent l’abondance obtenue avec celle
théorique. déduite des observations astrophysiques.
Or plusieurs des candidats au titre de
la matière noire fournis par la physique
des particules, en particulier le neutralino
■■ EN VIDÉO prédit par les théories supersymétriques,
donnent naturellement lieu à des abon-
dances « reliques » dont l’ordre de grandeur
correspond justement à la valeur estimée de
la densité moyenne de matière noire dans
l’Univers ! Cette particularité du neutralino
a conforté l’idée qu’il est un bon candidat
Deux physiciens, pour la matière noire. Les physiciens ont
Daniel Whiteson donc entrepris de détecter cette particule.
et Jonathan Feng,
parlent de la matière Le fait de se fixer une hypothèse (le
noire, avec Jorge Cham au neutralino dans un modèle supersymétrique
dessin : https://www.youtube. ou tout autre candidat à la matière noire)
com/watch? v=8kCtiOS_F_M contraint certaines propriétés de la particule
recherchée : son spin (moment cinétique
intrinsèque), sa masse et sa section efficace
d’interaction (une grandeur donnant la

Particule de matière noire Scintillation

Roche Ionisation
Champ électrique

Électrons
arrachés Élévation de
Détecteur Capteurs Élévation de Ionisation la température
de muons la température
CRESST
Vibrations
ROSEBUD
DAMA

Eau Collision XENON 100

Blindage

Plomb LUX
Plastique Scintillation
Cuivre PICASSO
Cuve Atome Atome
excité désexcité COUPP
Bruno Bourgeois

CoGENT
CDMS
Photons
EDELWEISS

2. DANS UN DÉTECTEUR DE MATIÈRE NOIRE, la particule entre en
collision avec un noyau atomique du dispositif. En fonction de la nature
du matériau dans la cuve, trois processus sont possibles : l’ionisation
(des électrons sont arrachés à l’atome), l’élévation de température
(l’agitation thermique des atomes augmente) ou la scintillation (le
noyau atomique excité émet des photons). Des capteurs situés au-des-
sus et au-dessous de la cuve enregistrent les signaux. Pour limiter l’in-
fluence du bruit de fond parasite, le détecteur (la cuve et les capteurs)
est protégé par un blindage qui bloque la radioactivité naturelle et les
rayons cosmiques. Les divers détecteurs existants (colonne de droite)
reposent sur des concepts différents. Ils sont sensibles à un ou deux
des trois processus liés à la collision.

32] Physique © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Les filaments et grumeaux galactiques de matière noire

L
a détection directe de matière noire n’est possible que si la Un autre paramètre entre en mieux. Les scientifiques n’ont à
Terre traverse une région de la Galaxie contenant une compte dans l’estimation du ce jour aucun moyen de
nombre de particules de connaître la vitesse et la direc-
densité suffisante de matière noire. Cependant, les
matière noire que l’on pourrait tion des particules. Cette incer-
physiciens ne connaissent pas la répartition de la matière noire détecter : la distribution des titude pèse à la fois sur
galactique, et utilisent donc des modèles théoriques. vitesses de ces particules dans l’estimation des capacités de
la Galaxie. Elle pourrait différer détection directe et sur les
La distribution de la matière en fonction de la distance au sensiblement de celle, très conclusions que l’on peut tirer
noire serait sphérique – ce qu’on centre galactique, cela ne donne- simple, que considèrent en de l’absence de détection par
nomme le halo de matière rait aucune information sur la général les théoriciens, faute de une expérience.
noire – avec une concentration densité locale. En effet, le halo ne
plus importante au centre de la serait pas homogène : les simula-
galaxie et plus faible en tions montrent que la matière
périphérie. noire forme des structures en
Les modèles donnent tous, filaments et des grumeaux (voir
pour la position du Système la simulation Aquarius ci-contre, où

Volker Springel/Consortium Virgo

solaire, une densité moyenne de
quelques particules de matière
noire (d’une masse de 100 gigaé-
lectronvolts) par litre. Mais
même si la densité moyenne de
matière noire était bien connue
les points lumineux sont des
grumeaux de matière noire). La
Terre pourrait être située dans un
de ces filaments, ou au contraire
se trouver dans une région
pauvre en matière noire.

probabilité d’interagir avec d’autres parti-
cules). Si l’abondance de particules WIMP
doit être égale à la densité de matière noire
été développées pour la recherche d’un
processus nucléaire rare (la désintégration
À ÉCOUTER
double bêta sans émission de neutrinos).
■■

moyenne dans l’Univers, il en résulte des
contraintes supplémentaires sur la masse et
la section efficace de ces particules.
Comment mesurer avec précision leurs
caractéristiques ? Les expériences de détec-
tion directe sont une voie dont l’idée a
émergé dans les années 1980, une décennie
après les travaux des astrophysiciens sur
la dynamique des galaxies. Ces travaux
avaient montré que le mouvement des
étoiles dans les galaxies ne pouvait être
compris que si les galaxies sont entourées
d’un nuage, ou halo, sphérique de matière
noire (voir l’encadré ci-dessus).
Détecter le recul
de noyaux atomiques
Dans ce cas, des particules de matière noire
sont présentes dans le voisinage de la Terre
et traversent notre planète à chaque instant
sans interagir, ou de façon exceptionnelle.
En 1985, Mark Goodman et Edward Witten,
de l’Université Princeton aux États-Unis, ont
proposé de concevoir des dispositifs capables
de détecter ces particules. Dès l’année sui-
vante, plusieurs équipes ont réalisé qu’elles
pouvaient reprendre assez directement et
à peu de frais des techniques qui avaient
Le principe consiste à observer la trace Le jeudi 4 septembre 2014,
laissée par un WIMP lors de son passage de 14h à 15h, Richard Taillet
reviendra sur la recherche
dans un détecteur. Lorsqu’un WIMP atteint de la matière noire dans la
un bloc de matière (la cible), la probabilité partie Actualités de l’émission
qu’il interagisse avec un atome du milieu La marche des sciences
sur France Culture.
est extrêmement faible et, la plupart du www.franceculture.com
temps, le WIMP traverse le milieu sans le
perturber. Mais, parfois, un WIMP percute
un noyau (typiquement une interaction
tous les dix jours dans un kilogramme ■■ BIBLIOGRAPHIE
de germanium). Il lui communique un
L. E. Strigari, Galactic searches
mouvement de recul, comme au billard. for dark matter, Physics Reports,
Ce recul peut déclencher trois processus vol. 531(1), pp. 1-88, 2013.
différents que les instruments pourraient R. Sanders, À la recherche
détecter : l’ionisation, l’élévation de tem- de la matière noire,
pérature ou la scintillation (voir la figure 2). De Boeck, 2012.
Dans le processus d’ionisation, des
électrons sont arrachés à l’atome dont le
M. Trodden et al., Matière noire,
un Univers caché, Dossier Pour
noyau a été percuté par le WIMP. Un champ la Science, n° 71, avril-juin 2011.
électrique appliqué au matériau les conduit T. J. Sumner, Experimental
vers des électrodes. On mesure alors la searches for dark matter,
charge totale recueillie par le détecteur. Living Reviews in Relativity,
vol. 5, n° 4, 2002.
Dans le cas d’une élévation de tempéra-
ture, le WIMP cède son énergie par collision S. van den Bergh, A short history
à un atome, qui lui-même le transmet à of the missing mass and dark
energy paradigms, Historical
d’autres atomes du milieu via son mouve- Development of Modern
ment de recul. Cette agitation des atomes Cosmology, Astronomical Society
se traduit par une vibration qui prend la of the Pacific Conference Series,
vol. 252, 2001.
forme d’ondes acoustiques (phonons).

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Physique [33

Ces ondes finissent par se dissiper, ce qui
conduit à une hausse de la température
du milieu. Celle-ci est minuscule et sa
mesure requiert d’utiliser des systèmes de
cryogénie avec des détecteurs refroidis à
quelques centièmes de kelvin, c’est-à-dire
proches du zéro absolu.
Dans le cas du processus de scintilla-
tion, le noyau est excité par sa collision
avec le WIMP. Il peut se désexciter en
émettant de la lumière par fluorescence,
phénomène qu’on nomme scintillation
lorsqu’il se produit dans un milieu trans-
parent comme les cristaux d’iodure de
sodium (NaI), le xénon liquide ou l’argon
liquide. Des photodétecteurs mesurent
alors la lumière émise.
Les quantités d’ionisation, d’élévation
de température ou la longueur d’onde
des photons émis sont reliées à l’énergie
que le WIMP transfère au noyau lors de
la collision. Cette information permet de
calculer la masse du WIMP. La fréquence
des interactions des particules de matière
noire dans le détecteur donne accès à la
section efficace d’interaction. Les chercheurs
se concentrent sur la mise en évidence d’un
signal et la mesure de ces deux paramètres :
la masse et la section efficace.
Des dispositifs variés
La conception du détecteur est cruciale.
Selon les équipes de physiciens, les dis-
positifs réalisés sont variés. On trouve des
expériences dont le matériau qui consti-
tue la cible est composé d’atomes lourds
ou légers, en phase solide ou formant un
système à deux phases, liquide et gazeux.
Des atomes légers, par exemple, permettent
d’obtenir un recul plus important, mais leur
probabilité d’interaction avec le WIMP est
plus faible. Il faut opter pour un compromis
entre ces deux effets. Le choix est compliqué
par le fait que pour les noyaux légers de
spin non nul, l’interaction WIMP-noyau
peut être importante, mais seulement pour
certains types de WIMP.
Toutes ces idées ont mis une trentaine
d’années à se mettre en place. Au début des
années 1990, les premières expériences ont
utilisé des scintillateurs à cristaux d’iodure de
sodium (NaI). Cela a permis de développer de
nouvelles stratégies de détection s’appuyant
sur la détection de la scintillation. Les pro-
grès ont ensuite suivi plusieurs directions : la
taille ou la masse des détecteurs a augmenté
(jusqu’à 1 000 kilogrammes aujourd’hui), et
l’on combine différents types de signaux
(scintillation, ionisation, calorimétrie) pour
améliorer l’analyse des données, suivant des
méthodes inspirées de la physique des parti-
cules (voir la figure 2). Certaines expériences
couplent la détection de la scintillation et
de l’ionisation (ZEPLIN, XENON, LUX),
de la scintillation et des phonons (CRESST,
Rosebud) ou de la scintillation et des phonons
(Edelweiss, CDMS, EURECA).
Certaines équipes ont mis en place des
dispositifs très originaux. Dans l’expérience
ORPHEUS, on prépare des granules dans
un état supraconducteur tel qu’ils peuvent

DAMA , UN SIGNA L A NNUEL QUI INTRIGUE

D AMA désigne deux expé-

riences de recherche de
matière noire conduites au Labo-
ratoire italien du Gran Sasso, situé
à proximité d’un tunnel autorou-
tier, sous une épaisseur d’environ
1 400 mètres de roche. La
première, DAMA/NaI, utilisait
comme détecteurs neuf scintilla-
teurs d’iodure de sodium (NaI)
dopé au thallium, d’environ
varier cette vitesse relative de
quelques pour cent sur une
année. Ainsi, de façon analogue à
quelqu’un qui se mouille davan-
tage en marchant contre le vent
un jour de pluie, la probabilité de
détection varierait légèrement au
cours de l’année (b).
Mais, en 2010, l’expérience
XENON 100, également au Gran
Sasso mais fondée sur un prin-
rejettent de façon plus sévère le
bruit de fond, pour ne garder que
les événements qui seraient dus à
la matière noire. Les contradic-
teurs des résultats de DAMA
soulignent que l’hypothèse selon
laquelle le bruit de fond est
constant demande à être vérifiée
de façon plus précise : DAMA ne
par jour, par kg et par keV)
verrait peut-être que la variation
du bruit de fond. Une piste
possible est la variation en fonc-
tion de la température saison-
nière de la densité de
l’atmosphère, qui bloquerait plus
ou moins de muons cosmiques,
une modulation annuelle effecti-
vement mesurée par ailleurs.
a

10 kilogrammes chacun. Les cipe de détection différent, a

Modulation (signaux

physiciens de l’expérience ont
observé une modulation annuelle
du signal sur les sept ans de prise
0,02
exclu le résultat de DAMA comme
étant lié à de la matière noire. La
0
modulation annuelle observée
Shutterstock.com/Redsapphire (en bas) ; R. Bernabei et al./Collaboration DAMA (en haut)

de données. Le résultat final fut par DAMA est bien présente, mais
publié en 2003. La seconde géné- son interprétation divise les
–0,02
ration de l’expérience, DAMA/ spécialistes. Pour comprendre ce
2004 2005 2006 2007
LIBRA, est toujours en cours et désaccord, il faut revenir sur le
confirme cette observation (a). principe des expériences : DAMA
Juin Terre b
Ce résultat a soulevé beaucoup compte toutes les particules qui
d’enthousiasme, car un signal de atteignent le détecteur, en faisant
matière noire devrait avoir cette le pari que si le bruit de fond est Environ
propriété. En effet, à cause du constant, alors toute variation du Soleil 30 km/s
mouvement du Système solaire nombre total de particules obser- Environ
30 km/s
dans la Galaxie, les détecteurs se vées sera la preuve d’une varia-
déplacent par rapport à la matière tion de la composante due à la
noire galactique. Le mouvement matière noire. Les expériences Environ Décembre
de la Terre autour du Soleil fait XENON et LUX, quant à elles, 230 km/s

34] Physique © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

subir une transition de phase vers l’état
conducteur normal au passage d’un WIMP.
Cette transition est alors détectable par ses
Section efficace d’interaction
effets magnétiques. Dans d’autres expériences
comme SIMPLE, COUPP ou PICASSO, on
adapte le principe de la chambre à bulles :
le détecteur est un fluide surchauffé, c’est-à-
dire dans un état instable où il reste liquide
à une température plus importante que sa
température de vaporisation à pression
ordinaire. Le recul d’un noyau induit par le
passage d’une particule déstabilise le milieu
et conduit à la formation brutale d’une bulle.
Le processus s’accompagne d’une onde
sonore qui peut être détectée grâce à des
microphones, et l’analyse du son permet
de déterminer si la bulle a été formée par
un événement de bruit de fond (la désin-
tégration alpha d’un atome environnant,
dans ce cas) ou s’il peut s’agir d’un WIMP.
Rejeter le bruit de fond
On compte aujourd’hui plusieurs dizaines
d’expériences de recherche de matière noire
par détection directe. Mais détecter une
particule n’est pas suffisant, il faut aussi
s’assurer qu’il s’agit bien de celle qu’on cher-
chait. La radioactivité naturelle et les rayons
cosmiques nous bombardent constamment
de particules « ordinaires » : des électrons,
des positrons, des protons, des muons, des
neutrons, des rayons gamma, etc. Ils peuvent
aussi faire réagir les détecteurs comme s’il
s’agissait de WIMP. C’est le « bruit de fond ».
Il faut s’en affranchir ou s’en accommoder.
Le développement des expériences de détec-
tion directe s’accompagne de nombreuses
innovations dans la détection et le contrôle
des faibles niveaux de radioactivité pour
identifier ce bruit de fond.
Il est impossible de s’affranchir tota-
lement du bruit de fond, mais on peut le
limiter. D’une part, les expérimentateurs
s’efforcent d’augmenter la pureté des maté-
riaux utilisés, en s’assurant qu’ils contiennent
le moins possible d’isotopes radioactifs.
D’autre part, pour réduire le flux de rayons
cosmiques, on les place sous une grande
quantité de roche, en les enterrant profon-
dément (dans un site minier abandonné)
ou en les installant sous une montagne
(dans un tunnel routier) qui joue le rôle de
bouclier. C’est très efficace pour bloquer les
particules cosmiques chargées : au Labo-
ratoire souterrain de Modane, situé dans
le tunnel du Fréjus sous 1 700 mètres de
roche, la quantité incidente de muons est
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
10–39
WIMP-nucléon (en centimètres carrés)
DAMA
10–40
CoGENT
10–41 CRESST
CDMS
Adapté d’une figure de la collaboration LUX
10–42
ZEPLIN III
EDELWEISS II
10–43
XENON 100
10–44
LUX
10–45
10–46
101 102 103
Masse du WIMP (en gigaélectronvolts)
3. LES RÉSULTATS DES EXPÉRIENCES sont présentés sur un graphique où la masse de la parti-
cule de matière noire est en abscisse et sa section efficace d’interaction avec un noyau atomique
est en ordonnée. Les expériences ayant un signal potentiel (DAMA, CRESST, etc.) dessinent des sur-
faces correspondant aux caractéristiques possibles de leur candidat à la matière noire. Les expé-
riences qui n’ont rien détecté (LUX, XENON 100,...) excluent les régions au-dessus des courbes. On
notera la tension entre les deux types de résultats, les seconds excluant les premiers.
diminuée d’un facteur de plus d’un million distinguer une particule de matière noire
par rapport à la surface. d’une particule ordinaire qui a déjoué les
Ensuite, les détecteurs sont entourés précautions des expérimentateurs ? Les
d’un blindage pour limiter l’exposition à la pistes sont multiples.
radioactivité naturelle, dont celle des roches. Dans certaines expériences sensibles à la
Des plaques de plomb offrent une protection scintillation (par exemple DAMA ou DEAP)
assez efficace, mais elles présentent elles- ou à l’ionisation (par exemple CoGENT),
mêmes un niveau de radioactivité gênant on s’appuie sur l’évolution temporelle du
à cause de l’isotope instable 210Pb. Pour signal (l’éclair lumineux ou la charge élec-
pallier ce problème, on utilise parfois du trique), qui diffère pour les événements du
plomb dit archéologique, obtenu en fondant bruit de fond et pour un recul nucléaire dû
des briques de plomb découvertes dans des à un WIMP. Dans beaucoup d’expériences,
navires coulés au fond des océans depuis ce tri s’appuie sur le fait que l’importance
plusieurs siècles : la radioactivité du plomb relative de différents signaux (ionisation,
est principalement due à son exposition au chaleur, scintillation) dépend du type de
rayonnement cosmique, qui transforme cer- particule : un photon gamma émis par un
tains noyaux stables en isotopes radioactifs. élément radioactif produit plus d’ionisation
La mer a protégé le plomb de cette activation. qu’un recul nucléaire.
Et les espèces radioactives présentes dans
le plomb avant le naufrage se sont désinté-
grées depuis (la demi-vie du plomb 210 est
Une situation confuse
de 22,3 ans). Par exemple, les physiciens de Que détecte-t-on ? Pour résumer en un
l’expérience Edelweiss ont récupéré 22 tonnes mot la situation expérimentale actuelle :
de plomb dans un navire romain coulé au elle est confuse, même pour les spécialistes
large de la Bretagne vers l’an 400. du domaine. D’un côté, des expériences
D’autres blindages sont aussi utilisés : la très performantes et très sensibles, telles
paraffine bloque des neutrons rapides issus Edelweiss, XENON, LUX ou d’autres, n’ont
de la roche, le cuivre ou un bassin d’eau détecté aucune particule de matière noire,
pure dans lequel est plongé le détecteur après des années de fonctionnement. Même
peuvent remplacer le plomb, des détecteurs s’il peut apparaître frustrant, ce résultat
de muons placés au-dessus du dispositif présente un grand intérêt scientifique, car
signalent le passage des rayons cosmiques il permet d’éliminer certaines particules
qui n’ont pas été absorbés par la roche. candidates au titre de matière noire, d’ex-
Mais cette protection n’est pas parfaite. clure certains modèles théoriques ou de
Les détecteurs restent soumis à un bruit de contraindre les paramètres qui décrivent
fond résiduel qui peut créer des signaux ces modèles (voir la figure 3). Ces expériences
ressemblant à ceux dus à la matière noire. continuent d’améliorer leurs performances
La principale difficulté est là : comment d’année en année et parviennent aujourd’hui
Physique [35
 Des dispositifs directionnels : d’où vient le WIMP ?

L
a plupart des expériences mesurent l’énergie déposée par proposée par l’astrophysicien un signal de matière noire d’un
le WIMP lors de sa collision avec un noyau atomique. On américain David Spergel phénomène terrestre mal
en 1988, mais il a fallu attendre compris.
tente aujourd’hui d’aller plus loin et de mesurer
de nombreuses années avant de Malheureusement, les
précisément la direction du recul du noyau, ce qui renseignerait disposer de détecteurs permet- contraintes expérimentales sont
sur la direction d’arrivée du WIMP. tant de la mettre en œuvre. draconiennes : le détecteur doit
C’est aujourd’hui le cas et contenir un gaz léger sous
Les particules de matière comme un vent ayant une direc- plusieurs expériences sont basse pression, pour que l’on
noire se déplaceraient dans le tion privilégiée du point de vue dédiées à la détection direction- puisse mesurer non seulement
halo galactique avec des vitesses des détecteurs terrestres. Il est nelle : Mimac conçu au LPSC à le recul, mais aussi et surtout la
de l’ordre de 200 kilomètres par ainsi plus probable qu’une parti- Grenoble, DMTPC aux États- trace des particules. Cette
seconde dans des directions cule de matière noire provienne Unis, NewAge au Japon. Pour contrainte limite fortement le
aléatoires. Le Système solaire se de la région du Cygne que de la déterminer la direction du vent nombre d’événements atten-
déplace dans la Galaxie, dans la direction opposée. En revanche, de matière noire, les chercheurs dus, à moins d’équiper de
direction de la constellation du le bruit de fond est beaucoup veulent mesurer la direction de capteurs des volumes
Cygne, avec une vitesse du plus isotrope. recul des noyaux dans les immenses. Par exemple, Mimac
même ordre de grandeur. La L’idée d’utiliser l’information détecteurs, ce qui permettrait envisage une cible gazeuse de
matière noire se présente alors de la direction du signal a été de distinguer de façon efficace 50 mètres cubes.

à éliminer certains candidats prévus par la
supersymétrie.
Cependant, certaines expériences
obtiennent des signaux troublants. En 1998,
l’équipe de l’expérience DAMA, située au
Laboratoire italien du Gran Sasso, a annoncé
qu’elle enregistrait un signal périodique
qui varie au rythme des saisons. DAMA
enregistre a priori tous les signaux : bruit de
fond et signal de matière noire. Les physi-
ciens s’attendent à mesurer un signal lié à la
matière noire qui présente une modulation
annuelle, du fait du mouvement relatif de
la Terre et du Soleil dans la Galaxie (voir
l’encadré page 34). L’expérience a été amé-
liorée au fil des années, et le résultat initial
a persisté : le nombre de particules reçues
varie périodiquement, avec un maximum
en été, conformément à ce qu’on attend
d’un signal dû à la matière noire.
D’autres expériences ont annoncé avoir
observé chacune quelques événements
que l’on pourrait interpréter comme des
détections directes de particules de matière
noire : CoGENT, CRESST et CDMS. Toute-
fois, les résultats de ces trois expériences ne
sont pas compatibles entre eux en termes
de caractéristiques du WIMP. Les masses
déduites des mesures sont comprises entre
quelques gigaélectronvolts et plusieurs
dizaines de gigaélectronvolts et les sections
efficaces couvrent trois ordres de grandeur.
Le désaccord entre ces résultats, ceux
qui ne voient rien et ceux qui voient des
choses différentes, est difficile à interpré-
ter. En effet, les expériences s’appuient sur
des techniques variées. Les conférences
internationales auxquelles participent les
physiciens de ces expériences peuvent être
houleuses lorsque les chercheurs confrontent
leurs points de vue !
Par exemple, les physiciens n’ont pas
tous la même analyse des mesures de DAMA.
Certains avancent que l’hypothèse d’un
bruit de fond constant – faite par l’équipe
de DAMA – n’est pas correcte.
Dans plusieurs expériences, une varia-
tion annuelle du flux des muons (qui
contribuent au bruit de fond) atteignant
la surface de la Terre a été mesurée ; elle
est due aux variations de température, et
donc de densité, de l’atmosphère. Dans
l’hémisphère Nord, le flux de muons est
maximal en été et cet effet coïncide avec
la modulation annuelle attendue pour des
WIMP. En revanche, pour une expérience
similaire à DAMA effectuée dans l’hémis-
phère Sud, cet effet devrait être décalé de
six mois. Une telle expérience permettrait
de déterminer si la modulation annuelle
vient des variations atmosphériques ou des
WIMP. L’expérience DM-ICE, un détecteur
d’iodure de sodium au fond d’un puits de
l’expérience IceCube, au pôle Sud, et le projet
de laboratoire souterrain ANDES, qui sera
installé dans un tunnel sous la Cordillère
des Andes entre le Chili et l’Argentine,
permettront d’identifier la source de la
modulation annuelle du signal.
Jusqu’à présent, les expériences de détec-
tion directe n’ont pas mis en évidence de
particules de matière noire de façon indis-
cutable. Cependant, les résultats négatifs
permettent de contraindre avec une précision
accrue les caractéristiques de ces éventuelles
particules. L’expérience LUX, aux États-
Unis, qui est aujourd’hui le dispositif le
plus sensible, a ainsi éliminé de nombreux
scénarios de WIMP supersymétriques.
Combiner les divers
axes de recherche
La détection directe n’est pas la seule piste
explorée dans la recherche de la matière
noire. Le collisionneur LHC, au CERN,
pourrait produire ces particules et apporter
d’autres indices sur les théories allant au-
delà du modèle standard. Par exemple, la
découverte du boson de Higgs en 2012 et la
mesure de sa masse – de l’ordre de 126 gigaé-
lectronvolts – ont fourni des contraintes sur
les modèles théoriques possibles.
La détection indirecte est encore une
autre voie de recherche. Des détecteurs
sont pointés vers les régions de la Galaxie
potentiellement riches en matière noire.
Dans ces zones, les annihilations entre WIMP
donneraient naissance à d’autres particules
que l’on peut espérer détecter – des anti-
protons, des positrons, des photons, etc.
En combinant les résultats de la détec-
tion directe, de la détection indirecte et
du LHC, les scientifiques parviennent à
faire un certain tri parmi les modèles de
la matière noire. Mais malgré plusieurs
décennies de traque, la matière noire garde
encore ses mystères. n

36] Physique © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

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Cosmologie

ÉNERGIE SOMBRE
ou nouvelle gravitation ?
L’expansion de l’Univers accélère. Pour expliquer
ce phénomène constaté récemment,
les théoriciens explorent plusieurs voies, telles
l’existence d’une mystérieuse « énergie sombre »
ou de nouvelles lois de la gravitation.
Cédric Deffayet

U
ne question qui revient souvent quand on regarde le ciel étoilé
est celle de la distance des étoiles. Les Grecs se posaient déjà
de telles questions. Aristarque de Samos tenta, par exemple,
d’estimer la distance à l’étoile la plus proche, le Soleil. Son calcul était
faussé par le manque de précision des instruments de l’époque. Au
cours des siècles suivants, les astronomes ont amélioré les techniques
de mesure. L’invention de la lunette astronomique a étendu le champ
d’investigation à un domaine jusqu’alors invisible. Les techniques
géométriques, telle que l’utilisation de la parallaxe (on déduit la dis-
tance d’un objet à partir de son déplacement par rapport à un fond
fixe quand on l’observe de deux positions différentes), ont par la suite
trouvé leurs limites. De nouvelles méthodes ont été mises au point
et les astrophysiciens utilisent aujourd’hui des étoiles telles que les
céphéides ou les supernovæ de type Ia – des astres en train d’explo-
ser –, pour déterminer les distances dans l’Univers.
Alors que ces chercheurs cartographiaient le cosmos, les théoriciens
ont développé une description géométrique de l’Univers. Le modèle
standard cosmologique, le modèle du Big Bang, décrit avec succès les
grandes lignes de l’histoire de l’Univers. Il repose sur la théorie de la
relativité générale élaborée par Albert Einstein il y a près de 100 ans. La
« force de gravitation » y est décrite de façon géométrique dans un espace-
temps courbe. Plus précisément, le mouvement d’un objet en chute libre,
qui est dû à une attraction gravitationnelle dans la théorie de Newton,
est interprété dans la théorie d’Einstein comme un trajet qui suit le plus
court chemin dans un espace-temps courbe. La géométrie de l’espace-
temps définit les trajectoires des objets et, en retour, le contenu matériel
de l’Univers déforme l’espace-temps. Géométrie de l’espace-temps et

38] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

contenu matériel sont intimement liés dans
les équations de la relativité générale.
En combinant l’observation précise de
la lumière émise par les galaxies lointaines
avec des mesures de distance, les cosmolo-
gistes ont découvert que l’Univers est en
expansion. Les galaxies semblent s’éloigner
les unes des autres, car l’espace-temps
qui les contient s’étire. Plus étonnant, en
observant des supernovæ très éloignées, les
scientifiques ont découvert que l’expansion
se fait à un rythme qui s’accélère.
Quelle est l’origine de ce phénomène ?
Une explication possible est la présence
dans l’Univers d’une «énergie sombre»,
dont la nature reste inconnue, mais dont
on peut déduire certaines caractéristiques
des observations astrophysiques. C’est
cette question qui nous intéresse ici. Nous
présenterons des pistes que les cosmolo-
gistes explorent, de l’énergie du vide liée
à l’énergie sombre à des modifications des
lois de la gravitation aux grandes échelles.
Avant d’aborder la question de la nature
de l’énergie sombre, voyons comment
les cosmologistes ont eu l’idée de son
existence et comment ils ont estimé son
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
abondance dans l’Univers. Toute substance
influe sur les propriétés géométriques L’ E S S E N T I E L
de l’espace-temps. Or l’analyse du fond
diffus cosmologique – un rayonnement En 1998,
■■
électromagnétique émis alors que l’Uni- les cosmologistes ont
vers était âgé de 380 000 ans – indique que découvert que
l’Univers suit une géométrie euclidienne l’expansion de l’Univers
aux grandes échelles. Une telle propriété accélère.
n’est possible que si le contenu de l’Univers Ce phénomène
présente une certaine densité moyenne
■■
s’expliquerait par une
d’énergie, dite densité d’énergie critique. « énergie sombre », qui
Par ailleurs, les astrophysiciens représenterait 70 pour
déduisent le contenu en matière ordi- cent de la densité
naire (dite « baryonique » et qui compose d’énergie de l’Univers.
les planètes, les étoiles...) de l’étude de la
formation des noyaux atomiques légers L’énergie sombre pourrait
■■
dans les premières minutes de l’Univers. correspondre
Cette matière ne représente que cinq pour à une constante
cent de la densité d’énergie critique. Ainsi, cosmologique liée
95 pour cent du contenu de l’Univers est aux fluctuations
sous une forme inconnue. quantiques du vide.
Ce contenu mystérieux se manifeste
néanmoins de façon indirecte par son D’autres pistes sont
■■
influence gravitationnelle sur la matière explorées, comme
baryonique. Les cosmologistes le séparent en la « quintessence »
ESO/T. Preibisch
deux composantes selon son comportement, ou des modifications
des lois de la gravitation.
soit aujourd’hui environ 25 pour cent de
Cosmologie [39
matière noire et 70 pour cent d’énergie
sombre (voir la figure 1).
La présence de matière noire a été mise
en évidence quand on a comparé la quan-
tité de matière baryonique présente dans
certaines galaxies à la quantité de matière
nécessaire pour expliquer les mouvements
dus aux forces gravitationnelles au sein
de ces mêmes galaxies. Constatant que
la matière baryonique ne suffisait pas à
expliquer ces mouvements, les astrophy-
siciens ont conjecturé la présence d’une
nouvelle forme de matière aux propriétés
gravitationnelles analogues à celles de la
matière ordinaire, mais n’interagissant
pas avec elle : la matière noire.
La force gravitationnelle exercée par
la matière noire est attractive. Elle tend
donc à freiner le mouvement relatif de
deux corps libres de toute force autre que
gravitationnelle, qui s’éloigneraient. On
suppose que la matière noire est com-
posée de particules, et de nombreuses
expériences visent à les détecter et ainsi
à déterminer la nature de la matière noire
(voir les articles de Volker Springel page 22 et
de Richard Taillet page 30).
La composante de l’Univers qui nous
intéresse ici est l’énergie sombre, dont les
propriétés gravitationnelles sont, comme
nous le verrons, plus exotiques que celles
de la matière (baryonique et noire). L’idée
de son existence est née lorsqu’on a cherché
à mesurer les variations de la vitesse d’ex-
pansion de l’Univers, dans les années 1990.
Mesurer l’expansion
de l’Univers
La dynamique de l’Univers aux grandes
échelles a été découverte dans les années 1920,
lorsque l’on a observé que le spectre de la
lumière provenant de galaxies lointaines
était décalé vers le rouge de façon systéma-
tique. Ce résultat est dû à l’effet Doppler :
la longueur d’onde d’un signal sonore ou
électromagnétique s’étire quand l’émetteur
s’éloigne du récepteur. L’astronome Edwin
Hubble a établi une relation de proportion-
nalité, la « loi de Hubble », entre la vitesse
de fuite et la distance des galaxies. Un objet
deux fois plus distant qu’un autre fuit ainsi
à une vitesse deux fois plus élevée. Dans le
cadre de la relativité générale, les observa-
tions de Hubble ont été interprétées comme
une expansion de l’Univers : c’est l’espace,
dans lequel sont situées les galaxies, qui
s’étire et donne l’impression que les objets
s’éloignent les uns des autres. Le coefficient
de proportionnalité de la loi de Hubble est
nommé constante de Hubble. Il a été déter-
miné avec une précision de l’ordre de un
pour cent et vaut environ 21 kilomètres par
seconde et par million d’années-lumière.
Ainsi, une galaxie distante de 100 millions
d’années-lumière et emportée par l’expansion
de l’Univers s’éloigne de nous à la vitesse
de 2 100 kilomètres par seconde, soit près
de 8 millions de kilomètres par heure.
En accord avec le principe copernicien
(ou principe cosmologique), qui postule
qu’il n’existe pas de lieu privilégié dans
l’Univers, un observateur qui scruterait
le cosmos aujourd’hui depuis une autre
galaxie que la nôtre obtiendrait les mêmes
résultats ; en particulier, il mesurerait la
même valeur pour la constante de Hubble.
Cependant, le principe cosmologique
n’implique pas qu’un observateur ayant
mesuré la constante de Hubble dans le
passé obtienne le même résultat. En effet,

LE S SUPE RNOVÆ DE T YPE IA POUR C A RTOGRA PHIER L’UNIV ERS

Les supernovæ de type Ia sont qualifiées de chandelles stan-
dard cosmologiques, car lorsque ces étoiles explosent, elles
émettent toujours la même quantité de lumière (en fait, il
existe des variations qui sont corrélées à d’autres paramètres
mesurables tels que la durée de l’explosion et dont tiennent
compte les observateurs pour étalonner cette quantité de lu-
mière). De fait, elles servent de référence pour mesurer les dis-
tances dans l’Univers. L’émission de lumière est considérable :
une supernova peut devenir plus brillante que la galaxie qui
l’abrite (a et b). Il est ainsi possible d’observer ces explosions
dans des objets très lointains. Comme la quantité de lumière
émise est connue, on peut, en observant une supernova, en
déduire sa distance. On mesure aussi le décalage vers le rouge
de son spectre lumineux, dont on déduit la vitesse à laquelle la
supernova s’éloigne, ce qui correspond à la vitesse d’expansion
de l’Univers.
En réalisant cette mesure pour un grand nombre de super-
novæ situées à différentes distances, on détermine la dyna-
mique d’expansion de l’Univers. Les mesures publiées en 1998
ont montré que l’expansion s’est accélérée depuis quelques mil-
liards d’années (c). Les supernovæ les plus proches de nous
n’ont subi qu’une faible variation de vitesse de l’expansion (leur
distance et leur vitesse suivent une loi linéaire, la loi de Hubble).
En revanche, pour les supernovæ lointaines (donc plus an-
ciennes), la vitesse s’écarte de la loi linéaire et est plus faible :
l’expansion était donc plus lente dans le passé.

a b c
Distance (en mégaparsecs)

10000
NASA/Swift/Peter Brown, Université de l’Utah/Université de Hawaï

5000

LES MESURES DE LA DISTANCE ET DE LA VITESSE d’éloignement (reliée au

décalage vers le rouge du spectre) des supernovæ proches (telles SN 2011fe dans la
galaxie M101 avant, a, et pendant l’explosion, b) vérifient la loi de Hubble linéaire (c).
Les variations de la vitesse d’expansion se manifestent pour les supernovæ lointaines 0,0 0,5 1,0 1,5
(les courbes correspondent à différents modèles cosmologiques). Décalage vers le rouge

40] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

la constante a pu varier au cours du temps.
Mesurer cette variation consiste précisément
à estimer l’accélération ou la décélération de
l’expansion de l’Univers. Jusqu’en 1998, le
consensus chez les cosmologistes était que
l’expansion devait ralentir. En effet, la matière
ordinaire et la matière noire s’opposent
à l’expansion, un peu comme l’attraction
gravitationnelle exercée par le Soleil tend à
ralentir le mouvement de fuite d’une comète.
Dans les années 1990, deux équipes, l’une
dirigée par Saul Perlmutter (du Laboratoire
américain de Berkeley), et l’autre par Brian
Schmidt et Adam Riess (respectivement à
l’Université de Canberra en Australie, et
à l’Université de Californie à Berkeley),
ont entrepris de mesurer les variations de
vitesse de l’expansion entre aujourd’hui
et il y a plusieurs milliards d’années. Ces
trois astrophysiciens ont reçu le prix Nobel
de physique en 2011 pour ces travaux, qui
reposaient sur la mesure de la distance et
de la vitesse de fuite de supernovæ de
type Ia, un type particulier d’explosion
d’étoiles (voir l’encadré page ci-contre). Les
premiers résultats ont été publiés en 1998
et ce fut une surprise : l’expansion de l’Uni-
vers accélère. Par ailleurs, ce phénomène
a débuté relativement récemment dans
l’histoire cosmique, quand l’Univers était
environ deux fois plus jeune qu’aujourd’hui.
Si ce résultat n’était pas celui que les
chercheurs attendaient, il n’est cependant
pas difficile à reproduire dans le cadre de la
relativité générale : il suffit de donner une
valeur non nulle à la « constante cosmolo-
gique ». Rappelons que cette constante a été
introduite par Einstein dans ses équations
de la relativité générale – avant la décou-
verte de l’expansion cosmique – pour que
ces équations correspondent à un univers
statique. Il suffisait d’ajuster la valeur de
cette constante pour contrebalancer l’effet
attractif de la matière.
Mais que représente physiquement cette
constante cosmologique ? L’ajout de ce terme
dans les équations d’Einstein est l’équivalent
mathématique de l’addition d’un nouveau
contenu dans l’Univers dont les propriétés
sont très différentes de celles de la matière
ordinaire. Par exemple, ce nouveau contenu
a une densité d’énergie constante au cours
de l’histoire cosmique, alors que celle de la
matière ordinaire diminue avec l’expansion
de l’espace-temps (la quantité de matière
ordinaire initialement présente dans l’Uni-
vers reste constante, tandis que le volume
augmente). La densité d’énergie associée à
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
la constante cosmologique ne varie pas, ce
qui signifie que, dans un volume d’Univers
dilaté par l’expansion cosmique, il y a une
création continue d’énergie.
Une autre propriété étrange de la
constante cosmologique est qu’il lui est ■■ L’AUTEUR
associée une pression négative. De façon Cédric DEFFAYET
générale, la pression est définie comme une est directeur
force agissant sur une surface. Par exemple, de recherche
au CNRS et travaille
la pression cinétique d’un fluide est due à l’Institut
aux chocs des molécules sur les parois du d’astrophysique
récipient. Le fluide exerce une poussée sur de Paris et à l’Institut des
hautes études scientifiques.
les parois et la pression est positive. Une
pression négative peut apparaître sur les
parois d’un récipient, par exemple si la
pression extérieure est plus élevée que
celle à l’intérieur.
Comment la pression d’une composante
de l’Univers agit-elle sur la dynamique de ■■ BIBLIOGRAPHIE
celui-ci ? La pression positive de la matière
est interprétée comme un surplus d’énergie C. de Rham et al., Resummation
of massive gravity, Phys. Rev.
cinétique qui s’ajoute au bilan de la densité Lett., vol. 106, 231101, 2011.
d’énergie de l’Univers. Elle tend donc à
ralentir l’expansion. En revanche, un fluide G. Börner, L’énergie sombre
et ses alternatives,
présentant une pression négative, comme Dossier Pour la Science,
celui associé à la constante cosmologique, a n° 71, avril-juin 2011.
une contribution opposée et crée une sorte
C. Deffayet et al., Accelerated
de force répulsive : la vitesse d’expansion universe from gravity leaking to
de l’Univers augmente au lieu de diminuer. extra dimensions,
Phys. Rev. D,
vol. 65, 044023, 2002.
Une pression négative G. Dvali et al., 4D gravity
La constante cosmologique est donc associée on a brane in 5D Minkowski
space, Phys. Lett. B, vol. 485,
à une pression négative et à une densité n° 1-3, pp. 208-214, 2000.
d’énergie constante, dont la valeur est
estimée grâce aux observations astrophy-
siques. Elle est très faible : l’énergie contenue
dans un volume équivalent à celui d’une
piscine olympique pourrait alimenter une
ampoule de un watt pendant moins d’un
millionième de seconde !
À partir de ces propriétés, les physiciens ■■ EN VIDÉO
ont commencé à réfléchir à la nature de
l’énergie sombre. Une possibilité émerge
naturellement dans le cadre de la théo-
rie quantique des champs, qui décrit les
interactions fondamentales en combinant
la notion de champ – tel le champ électro-
magnétique – et les règles de la physique La physicienne
Nathalie Palanque-
quantique. Ainsi, le modèle standard de la Delabrouille parle
physique des particules est formulé dans le de la recherche
cadre d’une théorie quantique des champs. de l’énergie sombre
https://www.youtube.com/
Il est testé notamment dans les accélérateurs watch?v= DeAo1ZJxBF8
de particules tels que le LHC au CERN ; les
observations s’accordent avec une grande
précision aux calculs théoriques du modèle.
Dans le cadre de la théorie quantique
des champs, on montre que, même en
Cosmologie [41
 l’absence de matière, tout volume d’Univers
doit contenir une certaine énergie (on parle
alors d’énergie du vide) et une pression qui
sont compatibles avec les caractéristiques
de la constante cosmologique. D’où vient
cette énergie du vide ? D’après le principe
d’incertitude de Heisenberg, des paires
particule-antiparticule naissent et dispa-
raissent, sans cesse et partout dans l’espace.
Il est possible de calculer les grandeurs
caractéristiques associées à cet ensemble de
particules virtuelles, tels le spin (moment
Pas cinétique intrinsèque d’une particule), la
1,4 de Big polarisation, l’énergie... Ces grandeurs
Bang
sont nulles en moyenne, à l’exception de
1,2 l’énergie qui, par ailleurs, ne se dilue pas
avec l’expansion de l’Univers puisqu’elle
Densité d’énergie (énergie sombre)
BAO
est reliée au vide.
1,0 SNe
Un problème de
0,8 120 ordres de grandeur
Supernova Cosmology Project, R. Amanullah et al., ApJ, 2010
L’énergie du vide pourrait donc résoudre la
0,6 question de la nature de l’énergie sombre,
tion
é l éra ion mais la valeur que l’on calcule pour la
Acc élérat densité d’énergie du vide et celle requise
0,4 Déc pour l’énergie sombre de la cosmologie
CMB sont incompatibles. Une estimation simple
0,2 eu Univ indique que l’énergie du vide dans un
cli ers volume égal à celui d’une piscine olympique
die
n devrait suffire à pourvoir aux besoins éner-
0,0 gétiques de l’humanité pendant 1097 ans ! Ce
0,0 0,2 0,4 0,6 0,8 1,0
Densité d’énergie (matière) résultat est supérieur de plus de 120 ordres
de grandeur à ce qui est nécessaire selon
1. LA COMPOSITION DE L’UNIVERS en éner- les observations cosmologiques.
gie sombre et en matière (baryonique et
noire) s’exprime en fonction d’une densité Comment résoudre ce problème ? En
d’énergie critique, qui conduit à une géométrie réalité, les physiciens ne savent pas calculer
euclidienne pour l’Univers à grande échelle. La rigoureusement la valeur de l’énergie du
combinaison des observations du fond diffus vide dans le cadre de la théorie quantique
cosmologique (CMB), des oscillations acous- des champs. Par ailleurs, il est possible
tiques des baryons (BAO) et des superno-
d’obtenir une valeur en accord avec les
væ (SNe) donne une répartition d’environ
70 pour cent d’énergie sombre et 30 pour cent observations cosmologiques en la fixant
de matière (25 pour cent de matière noire et « à la main », par l’ajustement de certains
5 pour cent de matière ordinaire). paramètres. Mais aucun principe connu
ne justifie ce qui apparaît alors comme
un tour de passe-passe et qui nécessite
un ajustement extrêmement fin des para-
mètres (à plus de 120 décimales près si l’on
considère le calcul simple mentionné plus
haut). C’est ce que l’on nomme le premier
problème de la constante cosmologique.
Un second problème apparaît lorsqu’on
constate que la densité d’énergie associée à
la constante cosmologique dans l’Univers
aujourd’hui est du même ordre que celle
de la matière (ordinaire et noire), alors
même que le rapport de ces deux densités
d’énergie a changé au cours de l’histoire
42] Cosmologie
cosmique. Il semble donc que l’humanité
soit apparue à un moment particulier de
l’histoire de l’Univers, celui où ces deux
densités d’énergie sont proches. Certains
chercheurs s’efforcent d’expliquer cette
« coïncidence cosmique » qui traduit aussi le
fait que l’accélération cosmique n’a débuté
que récemment dans l’histoire de l’Univers.
Plusieurs approches ont été suivies
pour tenter de résoudre les problèmes
posés par la constante cosmologique. Mais
avant d’en décrire certaines, précisons
qu’aucune n’est unanimement partagée.
Le premier problème de la constante
cosmologique a été énoncé bien avant la
découverte de l’accélération de l’expansion
cosmique, et à une époque où l’on penchait
pour une décélération de l’expansion cos-
mique, avec une constante cosmologique
nulle. La densité d’énergie du vide calculée
devait donc être nulle, ce que contredisait
l’estimation évoquée précédemment. Pour
y remédier, une idée était d’introduire une
nouvelle symétrie en théorie quantique des
champs, qui impose que cette valeur soit
nulle sans avoir à faire des ajustements
artificiels. Notons que si une telle symé-
trie existait, elle pourrait aussi conduire à
une faible valeur qui suffirait à expliquer
l’expansion accélérée de l’Univers. Il suffit
pour cela de supposer que la symétrie est
légèrement brisée dans l’Univers.
Une telle symétrie est par exemple la
« supersymétrie », qui stipule que chaque
particule du modèle standard a un « super-
partenaire ». Ces particules appariées ont
la même masse mais des spins différents
et leurs contributions à l’énergie du vide
s’annulent mutuellement. Ainsi, l’énergie
totale du vide serait nulle. Malheureuse-
ment, l’Univers ne semble pas supersymé-
trique, puisque l’électron, par exemple, n’a
pas de superpartenaire de même masse. Si
la supersymétrie existe, elle est nécessai-
rement brisée et les superpartenaires ont
alors une masse plus élevée. Cependant,
le degré de brisure requis par la physique
des particules est trop important pour
résoudre le problème de l’énergie du vide.
Notons en revanche que la supersymétrie,
brisée, pourrait apporter une solution au
problème de la matière noire.
Les théoriciens ne parviennent pas à
résoudre les problèmes soulevés par la
constante cosmologique, une situation
d’autant plus frustrante que les observations
indiquent une valeur non nulle de cette
constante. D’autres pistes sont cependant
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
explorées, à la recherche d’autres contenus
matériels qui produiraient une expansion
cosmique accélérée. On désigne ainsi sous
le terme générique de « quintessence » de
tels composants matériels. Par exemple,
l’existence d’un champ « scalaire » (c’est-
à-dire dont le spin est nul, tel le champ
de Higgs associé au boson de Higgs) peut
conduire à une accélération de l’expansion
cosmique.
Les modèles de quintessence sont com-
patibles avec les observations, mais l’évo-
lution temporelle de la quintessence diffère
légèrement de celle de la constante cosmolo-
gique. De futurs programmes d’observation
affineront les diverses mesures astrophy-
siques pour trancher entre la constante
cosmologique et les champs scalaires.
Un paramètre que l’on cherche ainsi
à mesurer avec toujours plus de précision
est le rapport entre la densité de l’énergie
sombre et sa pression (dans des unités choi-
© Juergen Faelchle/shutterstock.com

sies pour rendre ce rapport adimensionnel).

Ce paramètre, nommé paramètre d’état de
l’énergie sombre et noté en général w, est
égal à –1 pour une constante cosmologique.
Il diffère en général de –1 pour un modèle
de quintessence. Lorsque c’est le cas, la den- 2. LA THÉORIE DU MULTIVERS suppose que des bulles-univers ont des constantes fondamen-
sité d’énergie associée n’est plus constante, tales différentes, fixées aléatoirement lors de leur formation. Dans ce cadre, certains physiciens
mais varie au cours de l’histoire cosmique. ont recours au principe anthropique pour expliquer la valeur de l’énergie du vide : la bulle-univers
C’est cette variation dans le temps que les dans laquelle nous sommes a les bons paramètres pour que la vie se soit développée.
cosmologistes veulent mettre en évidence.
la constante cosmologique est fixée libre- « tirée au sort » dans les premiers instants
Chercher ment au début de l’histoire de l’Univers. de l’Univers. En effet, la théorie des super-
En imaginant tous les univers possibles, cordes conduit à penser que les valeurs de
la quintessence seuls ceux où cette valeur est proche ou certains paramètres qui nous apparaissent
Les modèles de quintessence ne parviennent inférieure à celle observée aujourd’hui comme des constantes de la nature (telle
en général pas à expliquer le premier pro- permettent le développement de la vie telle la constante cosmologique, ou la masse
blème de la constante cosmologique. Mais que nous la connaissons. En effet, dans un de certaines particules) peuvent varier
certains pourraient apporter un éclairage univers où la constante cosmologique serait dans l’Univers très primordial et se fixer
intéressant sur le second problème via, très supérieure à celle que nous inférons parmi un très grand nombre de possibilités.
par exemple, un couplage entre le champ aujourd’hui, l’accélération de l’expansion Chaque combinaison donne un univers aux
scalaire et la matière ordinaire ou noire cosmique aurait commencé trop tôt pour propriétés physiques différentes.
et qui expliquerait le fait que les densités que se forment des structures telles que des Par ailleurs, dans les scénarios d’infla-
d’énergie de quintessence et de matière sont étoiles ou des galaxies riches en éléments tion éternelle, qui peuvent également être
du même ordre de grandeur aujourd’hui. chimiques complexes. Dans un tel univers, incorporés dans certains modèles issus
Grâce à un tel couplage, la densité d’éner- la vie telle que nous l’observons n’aurait des supercordes, des bulles d’univers où
gie de la quintessence est corrélée lors de pas pu apparaître. Comme nous existons, les constantes de la nature prennent des
l’histoire cosmique avec celle de la matière. il est normal d’observer une faible valeur valeurs différentes peuvent apparaître
Une autre voie qui a le mérite de (éventuellement nulle) de la constante aléatoirement. Elles sont d’abord micros-
résoudre les deux problèmes à la fois cosmologique. copiques, puis enflent jusqu’à devenir des
est une approche anthropique conçue en Depuis l’idée de S. Weinberg, la théo- univers séparés causalement les uns des
particulier par l’Américain Steven Wein- rie des supercordes et certains modèles autres. Chaque univers possède alors son
berg (lauréat du prix Nobel de physique d’inflation cosmique (nommés « inflation propre jeu de paramètres et seuls certains
en 1979 avec Sheldon Glashow et Abdus éternelle ») ont renforcé cette explication sont compatibles avec l’apparition de la
Salam pour la construction du modèle anthropique en fournissant un cadre théo- vie (voir la figure 2).
standard électrofaible de la physique des rique expliquant comment la valeur de la Aussi élégantes qu’elles soient, ces
particules). D’après cette idée, la valeur de constante cosmologique pourrait avoir été idées ne font pas consensus, pour plusieurs

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Cosmologie [43

 Par exemple, Mordehai Milgrom, de
Le modèle DGP l’Institut Weizmann en Israël, a proposé

L
es modèles d’univers dotés de dimensions les gravitons s’échappent en 1983 un cadre théorique assez sédui-
est faible. Ainsi, sant pour éviter l’hypothèse de la matière
supplémentaires peuvent offrir des solutions au
les équations de la noire. Les lois de la gravitation sont modi-
problème de l’expansion accélérée de l’Univers. fiées quand l’accélération d’un corps est
relativité générale
Celui développé par Gia Dvali, Gregory Gabadadze reproduisent correctement plus faible qu’une valeur critique. Mais
et Massimo Porrati modifie les lois de la gravitation. les lois de la gravitation. À le modèle a ses propres difficultés (voir
plus grande échelle, une l’article de Volker Springel page 22).
Ces trois physiciens de mais seuls les gravitons certaine quantité de
l’Université de New York
ont construit un modèle
– les particules qui
véhiculent l’interaction
gravitons fuient dans la
cinquième dimension (voir
Modifier la gravitation...
d’univers, noté DGP, qui gravitationnelle – peuvent la figure). À de telles Pour ma part, alors que je travaillais à
ajoute une unique s’y propager. Les autres distances, les équations de l’Université de New York en 2001, j’ai
dimension d’espace aux particules ne peuvent la relativité générale ne remarqué que le modèle dit DGP, pro-
quatre dimensions de échapper à l’espace-temps décrivent donc plus posé peu de temps auparavant par Gia
l’espace-temps usuel. usuel et, ainsi, correctement les interac- Dvali, Gregory Gabadadze et Massimo
Dans la plupart des la dimension supplémen- tions gravitationnelles. Porrati, également à l’Université de New
modèles, les dimensions taire échappe à nos sens L’effet gravitationnel de York, fournit une alternative intéressante
supplémentaires sont mais peut être révélée via la matière à grande échelle, à l’idée d’énergie sombre. Dans ce modèle,
compactifiées : elles sont son effet sur la gravitation. qui est surestimé si l’on qui suppose en particulier l’existence de
si petites qu’elles ne sont Les implications suppose que la relativité
dimensions d’espace supplémentaires,
pas discernables. Dans le cosmologiques sont générale est valide sur de
la gravitation d’Einstein est modifiée à
modèle DGP, la cinquième importantes. À petite telles distances, donne
très grande distance et une accélération
dimension s’étend à l’infini échelle, la probabilité que l’impression que l’Univers a
cosmique peut apparaître sans qu’il y ait
Graviton s’échappant dans une vitesse d’expansion qui
Univers à quatre besoin d’une constante cosmologique non
dimensions la cinquième dimension augmente.
Ce résultat a trouvé de
nulle (voir l’encadré ci-contre).
nombreux échos chez les Ce modèle est lié à la recherche d’une
cosmologistes, mais le « gravité massive » où le graviton, l’hypo-
modèle DGP présente thétique particule médiatrice de la force
Graviton plusieurs difficultés théo- gravitationnelle, a une masse non nulle. La
riques et expérimentales. relativité générale implique que le graviton
est de masse nulle. L’interaction a alors une
portée infinie et se propage à la vitesse de
raisons. D’une part, la règle du jeu n’est influence gravitationnelle. Cela a conduit la lumière. Dans le cas du modèle DGP, le
pas claire : comment séparer les paramètres à la détection de nouveaux objets ou à la graviton est la seule particule capable de se
que l’on est autorisé à faire varier, et pour modification de la théorie de la gravitation. propager dans la dimension supplémen-
lesquels on peut éventuellement donner Au XIXe siècle, par exemple, la planète taire. De façon générale, des particules qui
une explication anthropique, des autres Neptune a été découverte grâce aux calculs évoluent dans une dimension supplémen-
paramètres pour lesquels il pourrait exister de l’astronome Urbain Le Verrier, qui avait taire sont perçues comme un ensemble de
une autre explication ? Doit-on aussi faire supposé sa présence pour expliquer des particules massives par un observateur qui
varier la forme des lois physiques ? D’autre anomalies dans la trajectoire d’Uranus. La n’a pas accès à cette dimension. Les gravi-
part, personne ne sait comment calculer découverte de Neptune fut un succès pour tons massifs du modèle DGP conduisent
avec rigueur des probabilités d’apparition la mécanique céleste fondée sur la théorie à grande distance à une déviation par
de la vie en tenant compte de l’ensemble newtonienne de la gravitation. rapport à la théorie d’Einstein.
des univers possibles. Enfin, on ne voit Le Verrier tenta de renouveler son On peut d’ailleurs remarquer qu’Eins-
pas bien comment on pourrait réfuter une exploit pour expliquer certaines caracté- tein croyait (à tort) que l’introduction de
telle explication. Il se pourrait cependant ristiques du mouvement de Mercure. Ce la constante cosmologique résulterait en
que cela soit en effet la bonne réponse. fut un échec, et les anomalies de la trajec- un potentiel gravitationnel semblable à
Les modèles de constante cosmologique toire de la planète furent expliquées bien celui créé par un graviton massif . Il existe
et de quintessence supposent que les lois de après la mort de Le Verrier par une nou- donc un lien historique entre la constante
la gravitation, aux plus grandes échelles, velle théorie de la gravitation : la relativité cosmologique et la gravité massive. Le
sont bien décrites par la relativité géné- générale d’Einstein. La cosmologie actuelle modèle DGP était le premier cadre pro-
rale. Mais peut-être la gravitation suit-elle est face à un dilemme analogue : sauver posant explicitement un lien entre accélé-
d’autres lois aux échelles cosmologiques ? les lois de la gravitation par l’introduction ration cosmique et modification à grande
Les physiciens ont souvent rencontré de composants sombres (matière noire et distance de la gravitation. Cependant, ce
des situations où l’existence de constituants énergie sombre) ou bien tenter de modifier modèle n’est pas pleinement satisfaisant,
« sombres » était conjecturée à partir de leur ces lois pour expliquer les observations. puisqu’il rencontre des difficultés théoriques

44] Cosmologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

et observationnelles. Il a néanmoins attiré
l’attention de certains physiciens qui s’en
sont inspirés.
L’idée était donc de construire une
théorie relativiste de la gravitation où le
graviton serait de masse non nulle. L’une
des motivations est que cette masse, qui
peut jouer un rôle analogue à celui de la
constante cosmologique, peut être « pro-
tégée » par une symétrie et donc avoir
une valeur naturellement petite, ce qui
évite tout écart par rapport à la relativité
générale sur de faibles distances.
Construire une théorie relativiste de
la gravitation intégrant un seul graviton
massif (et non une infinité comme dans le
modèle DGP) et dépourvue de problèmes
graves est longtemps resté un défi. Les
premiers essais sont même antérieurs à
DGP et datent de 1939, avec Markus Fierz
et Wolfgang Pauli. Ces physiciens suisses
ont introduit une masse pour le graviton
de la relativité générale de façon perturba-
tive – c’est-à-dire en ajoutant des termes
linéaires de faibles valeurs. Mais en 1970,
les physiciens Hendrik van Dam, Martinus
Veltman et, indépendamment, Vladimir
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Zakharov ont montré que le modèle de Fierz
et Pauli ne redonnait pas les équations de la
relativité générale lorsqu’on faisait tendre
la masse du graviton vers zéro. La théorie
restait cohérente, mais elle s’accompagnait
d’effets mesurables qui n’ont pas été obser-
vés. Deux ans plus tard, Arkady Vainshtein
a montré que le problème du modèle venait
du traitement linéaire. Il a suggéré qu’un
traitement non linéaire pouvait résoudre le
problème observationnel, mais des travaux
ultérieurs ont montré que d’autres difficultés
théoriques surgissaient alors.
...avec un graviton massif
En 2010, en se fondant sur les travaux liés
au modèle DGP, Claudia de Rham alors à
l’Université de Genève, G. Gabadadze et
Andrew Tolley, de l’Université Case Western
Reserve, aux États-Unis, ont construit un
modèle à graviton massif qui semble dénué
des problèmes de ses prédécesseurs. Ce
modèle est toujours à l’étude, en particulier
ses conséquences cosmologiques.
Il faut souligner qu’il est très difficile
de modifier la relativité générale à grande
distance tout en restant en accord avec les
différents tests de cette théorie, et il est
encore plus difficile de trouver une théorie
qui reproduise les différentes propriétés
observables de l’énergie sombre et, plus
encore, de la matière noire.
Pour l’instant, aucune des approches
mentionnées, ainsi que d’autres que nous
n’avons pas évoquées (comme celles qui
consistent à renoncer en partie au principe
cosmologique, ou à tenter d’expliquer
l’accélération cosmique par l’effet des hété-
rogénéités de matière), ne fait l’unanimité,
d’autant que le modèle de la constante
cosmologique a la vertu de la simplicité
et est bien compatible avec les données.
Mais les problèmes qu’il pose, on l’a vu,
ont engendré bien des travaux qui ont eu
aussi le mérite de pousser à mieux com-
prendre le modèle cosmologique standard.
Les données à venir, notamment celles
des grands programmes d’observation tels
que Euclid, devraient permettre d’invalider
un certain nombre d’approches et de mieux
comprendre les propriétés mystérieuses
de l’énergie sombre et de la gravitation
aux très grandes distances. n
Cosmologie [45
Archéologie

Les Lucaniens,
irréductibles Italiques
Agnes Henning

46] Archéologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 1. CETTE FRESQUE TOMBALE du IIIe siècle
avant notre ère représente deux guerriers
lucaniens à l’entraînement.
Pour les Romains, les Lucaniens
n’étaient que d’incultes guerriers
montagnards. Ce n’est pas
ce que révèlent les données
archéologiques...

[…] la Lucanie et le Brutium, qui formaient

la troisième région augustéenne d’Italie, auraient été
occupés par les Pélasges, les Œnôtres, les Italiens,
les Morgètes, les Sicules, les Grecs surtout,
et en dernier lieu par les Lucaniens,
issus des Samnites et conduits par Lucius.
Histoire naturelle, Pline l’Ancien (23-79)

D
es paysans guerriers, les Lucaniens ? C’est en tout
cas ce que pensaient les Romains des habitants
de la Lucanie, une région antique située entre les
Pouilles, la Calabre et la Campanie (voir la figure 2).
Le matériel funéraire retrouvé à Paestum, l’ancienne
L’ E S S E N T I E L Poseidonia grecque conquise par les Lucaniens, dans
une tombe masculine du IVe siècle avant notre ère, ne
Située au Sud de la Botte
■■ contredit pas les Romains. Un homme y a été envoyé
italienne, la Lucanie vers l’au-delà équipé d’un casque, d’une cuirasse de
antique fait l’objet bronze et de ses armes.
d’actives recherches Certes, il est clair que tout Lucanien qui avait un
archéologiques. peu de rang était inhumé avec des armes ; et il est vrai
aussi que les Lucaniens, très ruraux, vivaient souvent
L’apparition du peuple
dans de petits villages. Pour autant, plusieurs équipes
■■

lucanien à la fin du
européennes d’archéologues, dont la nôtre à l’Univer-
Ve siècle avant notre ère
sité de Heidelberg, font apparaître aujourd’hui d’autres
est mal expliquée.
aspects de la culture lucanienne que la guerre et la
Mais les fouilles
ruralité, et notamment le fait qu’une élite dirigeant
indiquent une continuité
la société a enclenché le processus d’urbanisation de
entre les populations
cette culture italique.
anciennes de la région
Tout ce que les historiens de l’Antiquité pensaient
et les Lucaniens.
jusqu’à présent sur les Lucaniens, ils l’ont lu chez
Elles indiquent aussi
■■ les auteurs d’époque romaine. Strabon, l’un des plus
que la culture lucanienne remarquables, qui vécut entre 64 avant notre ère et 23
s’est constituée sur de notre ère, raconte par exemple sur un ton déplaisant
© Vanni Archive/CORBIS

des bases anciennes les raids des Lucaniens sur les villes grecques de la
sous l’influence côte. À le lire, il s’agissait de barbares incultes mettant
du modèle des cités tout à feu et à sang. Il faut cependant se méfier des
de la Grande Grèce. opinions gréco-romaines. La Grèce, le pays de Strabon,

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Archéologie [47

 a par exemple été soumise par Rome dès
Mer 146 avant notre ère. Dès lors, comment
Adratique ne pas penser qu’au moment où il écrit,
CAMPANIE
sa famille, qui est aisée, soutient Rome
depuis des générations ? Pour lui, le seul
POUILLES mode de vie véritable ne pouvait être que
Poseidonia/Paestum gréco-romain. Il n’est donc pas étonnant
LUCANIE Métaponte que de ses écrits transpire la conviction
Héraclée que chaque conquête romaine ne pouvait
Élée Siris
être qu’un bienfait pour le peuple soumis.
Selon les sources romaines, les Luca-
Laos
Mer niens seraient apparus parce qu’au milieu
Tyrrhénienne du Ve siècle avant notre ère, une partie
CALABRE des Samnites ont quitté l’Italie centrale
pour venir s’installer dans le Sud de la
Mer Botte (voir la citation précédant ce texte).
Ionienne Pour Strabon, cette origine n’est guère
honorable : les Samnites ont à ses yeux
le grand tort d’avoir dirigé la révolte des
Pour la Science

peuples italiques contre Rome entre 91 et

SICILE 88 avant notre ère. Pendant cette guerre
2. LA LUCANIE ANTIQUE correspond à l’actuelle région italienne de la Basilicate et à des parties nommée la Guerre sociale, la coalition des
de la Campanie, des Pouilles et de la Calabre. Cette région montagneuse était bordée sur ses peuples italiques a fait sécession après
côtes de cités grecques, dont Poseidonia, Élée, Laos, Siris, Héraclée, Métaponte. Manifestement le refus du sénat romain d’accorder la
sous l’influence de leurs voisins grecs, les Lucaniens les ont aussi épaulés militairement lors de citoyenneté romaine aux alliés (socius en
certains conflits. Ils ont notamment pris l’ascendant sur Poseidonia, devenue alors Paestum. latin, d’où le terme de guerre sociale). Or

La Lucanie, terre de conquête pour les archéologues français

L
a Lucanie, région antique du Sud de l’Italie, recoupe leur hostilité à l’égard des Luca- Paestum. Plus spécifiquement,
l’actuelle Basilicate, le Sud de la Campanie et le Nord de la niens, remettent en question le l’Université Paris 1 Panthéon-
phénomène migratoire et Sorbonne contribue depuis
Calabre. Elle relie ainsi la côte tyrrhénienne à la mer
préfèrent y voir un cas longtemps à cette tradition à
Ionienne (voir ci-dessus). Elle doit son nom à un peuple que les d’« ethnogenèse » locale, c’est- travers une série de chantiers
auteurs anciens, grecs et latins, nomment Lucaniens ; ceux-ci à-dire d’évolution interne des archéologiques dirigés par Alain
apparaissent sur la scène italique au Ve siècle avant notre ère. sociétés indigènes archaïques. Schnapp (Moio della Civitella,
La linguistique, mais aussi et Eboli, Laos) et Olivier de Caza-
À partir du VIIIe siècle avant importantes vers la fin du surtout l’archéologie invitent nove (Civita di Tricarico). Récem-
notre ère, la même région, qui Ve siècle : des agglomérations aujourd’hui à pencher vers cette ment, une nouvelle équipe de
n’est pas encore devenue la fortifiées de hauteur appa- seconde interprétation, comme recherche s’y est constituée sous
Lucanie, est colonisée par des raissent, ainsi que des sanc- l’explique A. Henning ci-dessus. ma direction pour travailler à la
Grecs, qui fondent de puissants tuaires ; comme le rapporte Au-delà des voyageurs et fois sur l’archéologie et le patri-
établissements sur ses côtes. Agnes Henning, le territoire est antiquaires du XIXe siècle, les moine de la Lucanie antique
Les cités grecques entretiennent désormais occupé différem- archéologues français ont conservé en France.
des relations avec les popula- ment. À propos de cette « luca- construit et développé depuis Notre recherche sur la Luca-
tions indigènes de l’arrière-pays, nisation », les chercheurs les années 1960 une tradition de nie antique vise à tirer parti de
qu’ils désignent sous le terme hésitent depuis longtemps entre recherche sur la Lucanie antique. ces travaux récents. D’un point
global d’Œnôtres. Ainsi, la deux modèles explicatifs : d’un Mentionnons notamment les de vue archéologique, il s’agit
région correspondant à la Luca- côté, les auteurs anciens travaux de Juliette de La Genière de préciser les cultures maté-
nie antique a connu au fil des présentent invariablement les sur Sala Consilina et Roccaglo- rielles qui se sont épanouies
siècles une succession de Lucaniens comme des « enva- riosa, les fouilles de Jean-Paul dans la région au fil des siècles
cultures originales à la rencontre hisseurs » d’origine samnite Morel à Garaguso et à Cozzo (Grecs, Œnôtres, Lucaniens,
des mondes grec et indigène ayant conquis cette région au Presepe, les études épigra- Romains) et ainsi de mieux
(œnôtre), puis des mondes grec Ve siècle avant notre ère ; de phiques de Michel Lejeune sur le comprendre les interactions de
et italique (lucanien). Le passage l’autre, de nombreux archéolo- sanctuaire de Rossano di Vaglio, ces différentes civilisations.
entre Œnôtrie et Lucanie se gues et historiens, soulignant les ou encore le chantier de l’École Nous travaillons pour cela à
signale par des transformations a priori des auteurs anciens et française de Rome à Poseidonia- clarifier l’état de la recherche

48] Archéologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 les peuples les plus longtemps rebelles
furent les Samnites et les Lucaniens. C’est
pourquoi, après avoir vaincu les Sam-
nites en 88 avant notre ère, les Romains
en exécutèrent des milliers. Même si Stra-
bon est né une vingtaine d’années après
la fin de la Guerre sociale, le souvenir de
cette guerre devait être encore très vivace
au sein de l’aristocratie romaine dont il
faisait partie.
Une origine samnite ?
L’origine samnite des Lucaniens est-elle
véridique ? Certes, des archéologues relèvent
des parallèles entre les tombes samnites et
les tombes lucaniennes, mais est-ce con-
cluant si l’on considère que les idées et les
coutumes peuvent se propager sans les
gens ? Pour ma part, l’idée d’une migra-
tion depuis l’Italie centrale vers l’Italie du
Sud me semble discutable, dans la mesure
où pour s’installer, les arrivants auraient
dû chasser les locaux, provoquant ainsi
toute une chaîne d’événements dont il n’y
a pas à ma connaissance la moindre trace
archéologique. Au contraire, l’archéologie
indique plutôt une continuité entre les
gens qui vivaient dans la région avant et
après le milieu du Ve siècle avant notre ère.
Quoi qu’il en soit, la vision romaine des
Lucaniens est corroborée non seulement
par les dépôts funéraires d’armes, mais ■■ L’AUTEUR
aussi par des représentations figurées. Agnes HENNING
Certaines peintures murales des tombes travaille
lucaniennes de Paestum évoquent par à l’Institut
exemple des combats (voir la figure 1) ; d’archéologie
classique
d’autres montrent des guerriers rentrant
chez eux accompagnés de prisonniers ;
de l’Université
de Heidelberg, en Allemagne.
d’autres encore représentent des batailles Depuis 2010, elle dirige
le projet archéologique
menées par les Lucaniens. du Monte Croccia.
Un autre indice va dans le sens d’une
forte culture guerrière chez les Lucaniens : à
partir du début du IVe siècle avant notre ère
et jusqu’au début du IIIe siècle, ils entourent
de murs leurs agglomérations, par ailleurs
construites sur les hauteurs. L’apparition
systématique de ces murs de défense ne
prouve-t-elle pas assez que les temps étaient
très guerriers ?
Pas sûr. L’objectif de notre projet de
recherche est justement de comprendre

archéologique en établissant un
répertoire topographique des
fouilles archéologiques menées
dans toute la Lucanie. Dans la
caractérisation des cultures
matérielles, nous nous intéres-
sons aux formes d’occupation
du territoire, aux pratiques
funéraires et cultuelles, ainsi
qu’aux productions artisanales.
Cela nous permet de définir les
continuités et les ruptures qu’a
connues la région entre le VIIIe
et le Ier siècle avant notre ère et,
par là, d’inscrire dans le temps
Mission archéologique à Laos
le phénomène d’ethnogenèse
lucanienne du Ve siècle.
Ainsi, à Laos, nous étudions
la ville fortifiée lucanienne
fondée au IVe siècle. Sur ce site
de colonisation grecque, nous
tentons de mettre en évidence
la continuité archéologique
entre la période archaïque
pendant laquelle des Grecs ont
occupé le site (on ignore où) à
distance de voisins œnôtres et
la période classique durant
laquelle, dans un processus de
lucanisation, une cité fut
fondée, où les populations
grecque et lucanienne se sont
manifestement amalgamées.
Au-delà de ces travaux
archéologiques en cours, il est
aussi essentiel de faire le point
sur le patrimoine lucanien. Si les
artefacts découverts récem-
ment sont conservés en Italie,
des antiquités réputées luca-
niennes sont présentes dans de
nombreux musées du monde,
notamment au Louvre, au Cabi-
net des médailles de la Biblio-
thèque nationale de France et
au musée de la Ville de Paris au
Petit Palais. Il en est ainsi, par
exemple, d’un élément décora-
tif de fronton en céramique à
tête de lion provenant de Méta-
ponte et conservé aujourd’hui
au Cabinet des médailles.
Ces objets rapportés de Luca-
parce qu’ils proviennent de
Lucanie, mais le sont-ils ? Ces
antiquités peuvent en effet être
réinterprétées à la lumière des
découvertes archéologiques
récentes, et nourrir une enquête
sur la production artisanale de
la Lucanie antique.
D’un point de vue patrimo-
nial, il est aussi intéressant de
reconstituer la façon dont se
sont constituées les collections
d’antiquités lucaniennes à Paris
et de la mettre en rapport avec
l’évolution de l’image des Luca-
niens chez les savants
modernes. À cet égard, le
dépouillement des registres
d’entrée des musées ainsi que
des catalogues de vente permet
d’éclairer le parcours de ces
objets, mais aussi le contexte de
découverte de certaines pièces,

nie par des voyageurs français
ou achetés par de riches collec-
tionneurs qui en ont fait don au
UN SONDAGE ARCHÉOLOGIQUE à Laos, à la recherche d’une XIXe siècle aux grands musées
éventuelle implantation prélucanienne. parisiens sont réputés lucaniens
et de retisser ainsi les liens avec
un contexte archéologique
malheureusement perdu.
––Alain Duplouy
Université Paris 1

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Archéologie [49

les fortifications lucaniennes de hauteur
et le contexte de leur construction. Pour
ce faire, nous nous sommes concentrés sur
l’agglomération fortifiée du Monte Croccia.
Ce sommet de plus de 1 000 mètres
surmonte un grand massif de montagnes
boisées dominant le fleuve Basento. Il nous
fallait reconstituer l’organisation de cette
agglomération. Pour cela, nous y avons par-
couru la dense forêt locale en tous sens, les
yeux rivés au sol afin de repérer les restes
de mur et les concentrations de tessons
(voir la figure 5). Tandis que ces derniers
étaient ramassés, comptés, puis soumis
à un traitement statistique, les premiers
étaient portés sur une carte.
Dresser les plans
des fortifications
Les géomètres de l’Université Beuth pour
les sciences appliquées, à Berlin, ont ensuite
décrit précisément la topographie des lieux
et tous les restes de bâtiments repérés. À
partir de ce matériel, les architectes de
l’Université technique de Berlin ont ensuite
dressé les plans des fortifications et analysé
leur technique de construction en tenant
compte du relief. Pour nous aider à ne rien
manquer des restes architecturaux, des
géophysiciens de la société berlinoise East-
ern Atlas avaient été chargés de rechercher
dans le sol, par magnétographie (recherche
d’anomalies magnétiques dans le sol) et à
l’aide d’ondes radar, d’éventuels restes de
bâtiments enfouis. Toutes ces informations
ont nourri la base de données Archgate, dont
l’exploitation a facilité la description des
étapes successives du développement
de l’habitat considéré.
Nous sommes ainsi parvenus à
documenter l’histoire du Monte Croccia
et celle d’autres zones comparables. Il
s’avère qu’au sommet du Monte Croccia,
l’occupation humaine remonte jusqu’au
VIIIe siècle avant notre ère. Or les cher-
cheurs pensaient jusqu’à présent que les
agglomérations lucaniennes de hauteur
étaient apparues durant l’époque hellénis-
tique qui a précédé la conquête romaine,
c’est-à-dire 400 ans plus tard. L’histoire
de la région est donc plus compliquée…
Pendant le laps de temps qui sépare
le VIIIe siècle de la conquête romaine, la
région a beaucoup évolué. Des siècles
durant, de grandes familles rurales occu-
paient de petits groupements de hameaux
abritant leurs nécropoles, leurs granges,
50] Archéologie
Sailko
3. LE CAVALIER D’ARMENTO est une sta-
tuette de bronze découverte par des pillards
au XIXe siècle. Cette représentation d’un per-
sonnage de rang illustre l’importance des
guerriers dans la société lucanienne archaïque
(VIe et VIIe siècles avant notre ère).
étables et autres silos. Au sein de ces
communautés ou réseaux d’alliances,
on partageait une identité distincte de
celle des voisins. L’une des familles du
groupe constituait probablement l’élite
qui dirigeait les affaires. Ce mode de vie
a duré jusqu’au IVe siècle avant notre ère,
puis la vie sociale lucanienne se transforma.
Les communautés lucaniennes se mirent
en effet à entourer leurs agglomérations
de fortifications, comportement d’ailleurs
général au sein du monde méditerranéen de
cette époque. Ainsi, des murs de plusieurs
mètres d’épaisseur flanqués de tours et de
bastions protégeaient les cités grecques
de la côte de l’Italie du Sud et de la Sicile.
Leurs constructeurs tenaient compte des
progrès rapides de la poliorcétique (l’art
du siège des places fortes). Pour autant,
nombre de chercheurs, notamment
ceux du réseau allemand Fokus Forti-
fikation (« le point sur les fortifications »),
ont établi que cette tendance à s’enfermer
derrière des murs ne s’explique pas par
la guerre.
Par ses murs, une cité grecque signalait
avant tout de façon ostentatoire la puis-
sance qu’elle exerçait sur un territoire. Il
est clair que les communautés lucaniennes
de l’intérieur des terres sud-italiennes ont
voulu faire comme les Grecs. Or la con-
struction de l’enceinte d’une ville est un
projet très ambitieux, qui exige des moyens
considérables en pierres et main-d’œuvre.
Seule une élite dirigeante pouvait lancer et
imposer de tels projets. Les historiens de
l’architecture confirment d’ailleurs que sa
réussite est conditionnée à une planification
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

Lukanien-Projekt
Lukanien-Projekt
soigneuse, impossible dans une situation
d’urgence. Les données archéologiques
recueillies à l’intérieur des enceintes vont
dans le même sens : on constate que les
Lucaniens choisissaient désormais d’habiter
dans de grandes maisons. Les agglom-
érations lucaniennes n’étaient plus des
refuges fortifiés de cavaliers pillards, mais
abritaient aussi toute une vie sociale qui
n’était pas induite par la guerre.
L’acropole,
résidence des élites
Lukanien-Projekt
Tant sur le Monte Croccia que nous étu-
dions que sur le Monte Torretta qu’étudie
une équipe de l’Université de Heidelberg,
ou encore sur le site de Cività di Tricarico
où travaille une équipe de l’Université
Paris 1, les fouilles ont établi la présence
de deux enceintes : une première fortifica-
tion entoure une seconde qui encercle le
sommet de la colline. Cette seconde enceinte
protégeait des maisons particulièrement
prestigieuses, des temples et des sépul-
tures élaborées. C’est probablement dans
cette sorte d’acropole (ville haute en grec)
lucanienne que vivaient les chefs de clan et
leurs familles ; c’est là qu’ils offraient des
sacrifices à leurs divinités et enterraient
leurs proches, tout cela à part du reste de
la population.
La présence d’équipement guerrier
dans une sépulture signale que le défunt
appartenait à l’élite vivant dans le quartier
réservé. Son rang était aussi souligné par un
riche mobilier funéraire non guerrier, qui
comportait par exemple un service à boire,
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
5. POUR PROSPECTER LE MONTE CROCCIA, les archéologues ont parcouru en ligne la sur-
face de l’ancienne cité lucanienne, chacun s’efforçant de repérer au sol des tessons, des
restes de murs ou toute autre trace d’activité humaine. Ces données ont ensuite été compilées
dans la base ArchGate afin de restituer des états successifs de la cité.
de la vaisselle ou encore de grands vases
monumentaux, clairement ostentatoires.
Les archéologues savent aujourd’hui
que cette façon d’inhumer était déjà en
usage dans la région au VIIe siècle avant
notre ère. Prenons le cas de cette statuette
de bronze qui fut vendue à Naples à un
collectionneur vers 1833 (voir la figure 3).
Découverte par des pilleurs de tombes dans
une nécropole de la région d’Armento,
elle se trouve aujourd’hui dans les collec-
tions du British Museum. Elle représente un
guerrier à cheval, les rênes et une lance à
la main, détails aujourd’hui absents mais
qui étaient probablement représentés à
l’aide de fils de cuivre. Les formes de son
4. LA LUCANIE présente
des chaînes de hautes collines
(à gauche). Le soir venu,
elles revêtent un bleu profond,
due à la présence jusqu’à
leurs sommets d’une dense
couverture forestière.
C’est souvent au milieu
de ces bois que l’on retrouve
les restes des agglomérations
de hauteur lucaniennes,
telle cette section du mur
de défense de la cité du Monte
Croccia. On note la présence
d’un parement extérieur
en blocs épais formant
une surface unie,
qui rappelle ceux observés
sur les enceintes des cités
grecques de la côte
sud-italienne.
corps ainsi que celles du cheval sont res-
tituées dans un style quasi géométrique,
dont on déduit que la statuette remonte
aux VIIe et VIe siècles avant notre ère, c’est-
à-dire à l’époque archaïque (du VIIIe au
Ve siècle). La qualité et la richesse de détails
de cette petite œuvre valorisent le per-
sonnage représenté et attestent du rang
qu’avaient les guerriers montés dans la
société lucanienne archaïque. Est-ce parce
que la guerre jouait un rôle central dans
la vie des élites ? Nous pensons plutôt
qu’à l’époque où les élites se sont mises à
réorganiser les cités lucaniennes, la guerre
avait cessé de jouer un rôle aussi central
dans leur vie.
Archéologie [51

6. LE TEMPLE D’ATHENA DE POSEIDONIA est un temple dorique ty-
pique, caractéristique de l’architecture grecque de l’époque archaïque
(VIIIe - VIe siècles avant notre ère). Il témoigne de l’opulence qu’avaient
pu atteindre les colons grecs de Poseidonia, notamment grâce à leurs
échanges avec les Lucaniens qui peuplaient l’arrière-pays. On ignore
© Shutterstock.com/ refleXtions
comment les Lucaniens conquirent Poseidonia au Ve siècle avant
notre ère et la transformèrent en Paeston, qui deviendra la Paestum
romaine, mais il est clair d’après le registre archéologique que les
cultures grecque et lucanienne ont cohabité, et que la première in-
fluença la seconde.

Les constatations archéologiques puisqu’au cours de son effort de 30 ans pour

appuient cette thèse, puisqu’elles mettent
en évidence une augmentation continue
de la densité des agglomérations lucani-
ennes jusqu’au IIe siècle avant notre ère.
■■ BIBLIOGRAPHIE À l’intérieur des murs, les bâtiments se
Travaux de l’équipe d’Alain rapprochaient de plus en plus. Un système
Duplouy : de voiries est apparu, ce qui traduit une
planification. À cette époque, même les
http://lucanie-antique.
univ-paris1.fr
gens vivant hors des enceintes dotaient
S. Bourdin, Les peuples de leurs maisons de pièces d’apparat, telles ces
l’Italie préromaine : identités, cours intérieures et autres salles à manger
territoires et relations
inter-ethniques en Italie entourées de colonnes de type grec.
centrale et septentrionale Plus aucun terrain cultivable n’étant
(VIIIe- Ier s. av. J.-C.), École disponible à l’intérieur des enceintes, de
française de Rome, 2013.
nombreuses fermes ainsi que des nécropo-
A. Henning, Lucania in the 4th les poussaient hors de la ville. Certes, on
and 3rd century BC. Articulation continuait à équiper les défunts d’armes,
of a new self-awareness
instead of a migration theory, mais on les dotait aussi d’objets de luxe,
Bollettino di Archeologia telle des céramiques peintes et autre bijoux
on line, numéro spécial, 2010 coûteux. Au contraire de ce qu’affirme
http://tinyurl.com/nzgpudd
Strabon, le mode de vie lucanien était
E. Isayev, Inside Ancient désormais sous forte influence grecque.
Lucania, Remous Limited, Tout cela ne signifie pas l’absence de
Dorset, 2007.
conflits armés. Ainsi, les trois guerres qui
ont opposé Rome et Carthage n’ont pu
que concerner les montagnes du Sud de
l’Italie. La deuxième guerre punique (218
à 201 avant notre ère) particulièrement, a
sans doute créé des situations à risques,
abattre la ville éternelle, Hannibal a tenté
d’enrôler les peuples italiques contre Rome.
L’Italie du Sud fut en tout cas définitive-
ment intégrée au monde romain après la
défaite de Carthage à la bataille de Zama,
en Afrique du Nord, en 201 avant notre ère.
De l’indépendance
Comment s’est déroulée l’intégration des
Lucaniens au monde romain ? Nous igno-
rons s’ils s’étaient associés à Hannibal et
furent châtiés, ou si leur intégration était
plutôt le résultat d’un processus pacifique
préparé depuis longtemps par l’influence
grecque. Il semble en tout cas qu’ils aient
gardé assez d’indépendance pour se retrou-
ver un siècle plus tard, aux côtés des Sam-
nites, parmi les plus rebelles des opposants
italiques de Rome.
Serait-ce la cause de la mauvaise réputa-
tion que leur fit Strabon ? Les témoignages
biaisés des auteurs antiques ne permettent
de le savoir qu’en partie. De nombreux sites
lucaniens n’ont pas encore été étudiés, de
sorte que les historiens de l’Antiquité et les
archéologues qui étudient cette peuplade
ont encore de passionnantes années de
recherche devant eux. n

52] Archéologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 L’univers
mathématique de Jean-Paul Delahaye

À l’occasion de la parution de son nouveau livre

Inventions Mathématiques
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de ses ouvrages parus dans la collection Bibliothèque scientifique.

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conduisent à des inventions qui
réjouissent, étonnent et instruisent.
Dans ce livre, vous trouverez des
figures paradoxales, des jeux Retrouvez
classiques comme le Tangram et le Jean-Paul Delahaye
cube de Rubik, des problèmes du
quotidien tels le découpage d’une
chaque mois
pizza ou l’accrochage d’un tableau, dans la rubrique
des énigmes élémentaires ou “Logique et calcul”
complexes, ou encore des images de Pour la Science !
grises où la cryptographie cache des
visages et des animaux. Vous serez
étonné... à chaque page ! Jean-Paul Delahaye est professeur d’informatique à l’Université
des sciences et technologies de Lille et chercheur au Laboratoire d’informatique
fondamentale du CNRS, à Lille.

Pour commander ces ouvrages,

rendez-vous sur www.pourlascience.fr
Neurosciences

Mitch Payne

54] Neurosciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Des champions
de la mémoire
Certaines personnes se souviennent presque aussi
bien d’événements vécus il y a plus de 20 ans
que de ceux de la veille.
«
J
’ai 34 ans et depuis l’âge de 11 ans,
j’ai cette incroyable capacité à me
souvenir de mon passé... Je peux
prendre une date quelconque, entre 1974 et
aujourd’hui, et vous dire à quel jour de la
semaine elle correspond, vous raconter ce
que j’ai fait ce jour-là […] et vous décrire
les éventuels événements importants qui
y sont survenus. »
C’est par ces mots qu’une femme du
nom de Jill Price évoquait sa mémoire
hors du commun, dans un courriel adressé
à l’un de nous (J. McGaugh) à la fin du
printemps 2000. Nous peinions à la croire,
mais nous étions assez intrigués pour
l’inviter à notre centre de recherche de
l’Université de Californie, à Irvine, où nous
étudions les substrats neurobiologiques
de la mémoire. Quelques mois plus tard,
le 24 juin, J. Price est venue à un rendez-
vous. C’était un samedi. Nous sommes
sûrs de la date, car nous l’avons notée
sur un agenda de laboratoire. Nous avons
vite compris que J. Price n’a pas besoin de
consulter un calendrier pour se souvenir
de tels détails.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
James McGaugh et Aurora LePort
Lors de ce premier entretien, nous avons
L’ E S S E N T I E L cherché des moyens objectifs pour évaluer
ses affirmations. Ne pouvant vérifier sim-
Quelques personnes sont
■■ plement ce qui concernait son propre passé,
dotées d’une mémoire nous l’avons interrogée sur les événements
autobiographique publics survenus au cours de sa vie. Nous
hautement supérieure nous sommes appuyés sur l’ouvrage xxth
(MAHS), c’est-à-dire d’une Century Day by Day (Le XXe siècle jour par
capacité exceptionnelle jour), de Sharon Lucas, qui répertorie de
à mémoriser et à classer tels événements sur une durée d’une cen-
par dates leurs souvenirs taine d’années.
personnels. Une série de questions et de réponses
se sont enchaînées : que s’est-il passé le
La première a été
16 août 1977 ? Elvis Presley est mort. Et le
■■
identifiée il y a à peine
25 mai 1979 ? Un avion s’est écrasé à Chicago.
14 ans. Depuis, une
Le 3 mai 1991 ? C’est le jour du dernier
cinquantaine d’autres
épisode de la série Dallas. Et ainsi de suite.
ont été découvertes.
J. Price répondait toujours correctement.
■■ Des neuroscientifiques Nous avons alors inversé le procédé et
cherchent à identifier lui avons demandé de mentionner la date
les fondements cérébraux d’un événement donné : quand John Ross
de cette capacité, afin Ewing (un personnage de Dallas) a-t-il été
de mieux comprendre assassiné ? Quel jour Rodney King a-t-il
le fonctionnement été passé à tabac par la police ? (Cette
de la mémoire. affaire, lors de laquelle l’interpellation
Kyle Bean
d’un jeune Afro-américain pour excès de
Neurosciences [55
 IDE N TIFIER LE S CH AMPIONS DE L A MÉMOIRE
Pour identifier les personnes présentant une mémoire
autobiographique hautement supérieure (MAHS) parmi les multiples
candidats autodéclarés, les chercheurs de l’Université de Californie
à Irvine ont mis au point une procédure de sélection en plusieurs
parties (à droite). Plusieurs dizaines de personnes l’ont passée
avec succès. Les cerveaux des sujets MAHS ont ensuite été analysés
par des expériences d’imagerie, afin de déterminer s’ils diffèrent de
ceux de personnes ayant une mémoire ordinaire. Deux structures
liées à la mémoire apparaissent différentes entre les deux groupes
Étape 1: Questionnaire sur des événements publics
Plus d’un tiers des sujets s’étant déclarés doués
de MAHS se sont souvenus d’au moins 50 pour cent
des événements publics. Aucun membre du groupe
témoin n’a atteint un tel pourcentage.
100 Individus pensant
avoir une MAHS

Questionnaire sur des événements publics

Score (pourcentage de bonnes réponses)
90
de sujets : le faisceau unciné – un Groupe témoin
ensemble de fibres reliant les cortex 80
temporal et frontal – et le gyrus Les individus qui ont obtenu
70 au moins 50 % de bonnes
parahippocampique, dont les réponses sont
connexions avec d’autres 60 passés à l’étape 2.
régions du cerveau semblent 50
plus fortes. 40
30
20
10
Faisceau Gyrus 0
unciné parahippocampique

vitesse avait dégénéré, a été très médiatisée Convaincus de l’exceptionnelle capacité

aux États-Unis). Là encore, J. Price donnait
immédiatement la bonne réponse, à chaque
fois. Lors des tests, elle a même identifié
une erreur dans le livre des événements
marquants, concernant la date du début
de la prise d’otages survenue en 1979 à
l’ambassade américaine en Iran.
J. Price excellait aussi pour mémoriser
des faits moins médiatiques. Elle avait
par exemple retenu que l’acteur américain
Bing Crosby était décédé sur un terrain de
golf en Espagne, le 14 octobre 1977. Elle se
souvenait avoir entendu l’annonce de son
décès à la radio de la voiture de sa mère,
qui la conduisait à un match de football,
alors qu’elle était âgée de 11 ans. Lors d’un
entretien, elle a expliqué que sa mémoire des
dates était visuelle : « Quand j’entends une
date, je la vois : le jour, le mois et l’année. »
Au cours d’un entretien ultérieur, en
mars 2003, elle a énoncé, avec une seule
erreur, les dates des 23 précédents jours
de Pâques et ses activités à chacune de ces
dates ; nous avons pu vérifier nombre de
ses propos dans son journal intime. Quand
nous l’interrogions sur ses souvenirs de
nos tests, nous recoupions avec nos propres
enregistrements. Nous avons ainsi constaté
qu’elle se souvenait des dates de toutes
nos rencontres et des questions que nous
lui avions posées.
de J. Price à se remémorer son vécu, nous
avons voulu savoir si ces facultés s’éten-
daient à d’autres aspects de la mémoire.
Nous avons montré qu’elle n’a pas un talent
particulier pour se souvenir des détails.
En outre, elle peine à retenir quelle clef
est associée à une serrure donnée, elle doit
■■ LES AUTEURS noter ce qu’elle a à faire et elle n’excelle pas
non plus dans l’apprentissage par cœur.
En revanche, quand on lui énonce une
date quelconque de sa vie à partir de ses
11 ans environ, elle peut immédiatement
lui associer le jour de la semaine. À partir
de la préadolescence, ses souvenirs sont
James MCGAUGH est
professeur en neurobiologie particulièrement organisés, accessibles
de la mémoire à l’Université et précis. Avant son arrivée dans notre
de Californie à Irvine, laboratoire, ce type de mémoire, qualifié
aux États-Unis. de mémoire autobiographique hautement
Aurora LEPORT est doctorante supérieure (MAHS), n’avait jamais été
en neurosciences à l’Université étudié. Depuis, nous en sondons les méca-
de Californie à Irvine.
nismes psychologiques et biologiques.
Pendant plusieurs années, nous avons
désigné J. Price par les initiales fictives
« A. J. », car elle ne souhaitait pas être iden-
tifiée. Après la publication d’un article sur
sa mémoire en 2006, nos travaux ont attiré
l’attention au niveau national. J. Price a
alors décidé de sortir de l’ombre et en 2008,
elle a publié une autobiographie intitulée
The Woman Who Can’t Forget (La femme qui
ne peut oublier).

56] Neurosciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 AXS Biomedical Animation Studio, Jen Christiansen, source : Aurora Leport et al., Neurobiology of learning and memory, vol. 98, n° 1, 2012
Étape 2: Tests relatifs aux dates Étape 3: Tests cognitifs
Les candidats excellaient à identifier les jours de la semaine Certains sujets MAHS ont passé une série de tests de
correspondant à une série aléatoire de dix dates, et à citer mémoire. Ils ont obtenu des scores plus élevés que les
des événements publics et personnels vérifiables survenus sujets témoins à des tests où ils devaient associer des
à ces dates. Ceux qui ont obtenu au moins 65 pour cent de noms à des visages ou mémoriser des images, mais pas à
bonnes réponses ont été déclarés doués de MAHS. d’autres (mesurant notamment la mémoire à court terme).

100 100 15
Moyenne
Score (pourcentage de bonnes réponses)
Questionnaire sur les jours de la semaine

Questionnaire sur des événements publics

90 90

Test d’association de noms et de visages

du groupe Score moyen

Test de mémoire auditive à court terme

MAHS des 11 sujets MAHS
80 80

Rappel de souvenirs visuels

Combinaison des résultats
des trois questionnaires
événements personnels

70 70
Questionnaire sur des

10
60 60 Certains sujets
MAHS (au moins

Scores
50 50 65 % de bonnes Score moyen
réponses) sont du groupe
40 40 passés à l’étape 3 témoin
5
30 30
20 20
Moyenne
10 du groupe 10
témoin
0 0 0

Par la suite, d’autres personnes croyant même que le groupe témoin. Ils devaient des noms à des visages et l’autre à se remé-
avoir des capacités de mémoire similaires identifier le jour de la semaine pour dix morer des objets aperçus.
nous ont contactés. Nous les avons soumises dates choisies au hasard, ainsi que deux Le groupe des sujets MAHS se distin-
à des tests, qui ont permis d’identifier cinq événements, l’un connu du grand public guait par quelques autres caractères. La
nouveaux sujets MAHS. Après un reportage et l’autre personnel, survenus à peu près proportion de gauchers (cinq sur 11) y était
télévisuel sur ces sujets en décembre 2010, à chacune de ces dates. En moyenne, les plus élevée que dans la population générale ;
nous avons reçu des centaines de courriels candidats MAHS ont largement surpassé les scores obtenus à un test sur les traits de
en quelques jours. les sujets témoins. Quelque 36 d’entre eux personnalité obsessionnels étaient élevés.
ont finalement été reconnus comme doués Des entretiens individuels ont également
Les super-mémoires de MAHS. révélé certains comportements compulsifs,
Onze des sujets ayant obtenu les meil- consistant par exemple à amasser des biens
sont-elles fréquentes ? leurs résultats, âgés de 27 à 60 ans, sont ou à éviter de façon excessive les objets
Nous avons téléphoné à un grand nombre ensuite venus dans notre laboratoire pour potentiellement porteurs de germes.
de leurs expéditeurs pour leur faire passer passer des tests supplémentaires. Ils ont La mémoire supérieure de nos sujets
des tests, en les interrogeant sur des évé- d’abord répondu à des questions sur cinq est-elle due à des propriétés particulières
nements sportifs et politiques, des célé- expériences personnelles dont nous pou- de leur cerveau ? Pour le déterminer,
brités, des accidents d’avions et d’autres vions vérifier les réponses (leur premier jour nous avons utilisé l’imagerie par réso-
faits marquants. En parallèle, plusieurs à l’Université, l’adresse et la description de nance magnétique (IRM). Plusieurs aires
dizaines de sujets ont été recrutés pour leur première résidence après avoir quitté cérébrales des sujets MAHS différaient
former un groupe témoin, composé d’indi- le domicile familial, la date de leur examen de celles des sujets témoins. Nous avons
vidus du même âge que nos surdoués de final dans l’enseignement supérieur, etc.). constaté des variations de taille et de forme
la mémoire – et les deux groupes com- Les sujets MAHS ont bien mieux réussi que dans quelques zones de matière grise (le
prenaient un nombre similaire d’hommes les sujets témoins : le pourcentage moyen tissu composé des corps cellulaires des
et de femmes. de bonnes réponses était de 85 pour cent neurones) et de matière blanche (le réseau
Pendant les tests, quelques-uns de ceux chez les premiers, contre seulement 8 pour de prolongements neuronaux, recouverts
qui prétendaient se souvenir de tout ont cent chez les seconds. d’une substance isolante blanchâtre nommée
eu des résultats inférieurs à ceux des sujets Nous avons ensuite utilisé huit autres myéline). En outre, la structure des fibres
témoins. Se croire doté d’une mémoire tests pour évaluer divers aspects de leur de matière blanche (plus denses ou orga-
exceptionnelle n’implique donc pas qu’on mémoire. Les sujets MAHS n’ont surpassé nisées de façon plus uniforme à divers
le soit vraiment. les sujets témoins que dans deux d’entre endroits) suggérait une meilleure effica-
Plus de 40 sujets ayant obtenu de bons eux (et les scores se recoupaient entre les cité des transferts d’informations entre
résultats ont été soumis à un autre test, de deux groupes). L’un consistait à associer certaines régions cérébrales.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Neurosciences [57

 qu’il a fait un jour donné, et il est peu pro-
bable qu’ils aient consacré du temps et des
efforts à les mémoriser. Quand nous leur
demandions comment ils avaient acquis
leurs connaissances, ils répondaient en
général : « Je le sais, tout simplement ».
De nombreux travaux indiquent que
la répétition de ce que nous souhaitons
apprendre améliore la mémorisation. Ils
© Shutterstock.com/Helga Esteb

ont débuté avec ceux du psychologue alle-

© Paul R. Giunta/Corbis
mand Hermann Ebbinghaus dès 1885. Plus
récemment, dans les années 2000, Henry
Bryce Duffy

Roediger, de l’Université de Washington,

et Jeffrey Karpicke, de l’Université Purdue,
QUELQUES DIZAINES DE PERSONNES ont été reconnues comme dotées d’une mémoire ont montré que ramener quelques instants à
autobiographique hautement supérieure (MAHS). Elles comptent Jill Price (la première l’esprit un souvenir renforce sa mémorisation.
identifée, en l’an 2000), l’actrice Marilu Henner et le journaliste et acteur Brad Williams (de Cependant, même avec de la pratique,
gauche à droite). La plupart sont heureuses de leur capacité et mènent une vie profession-
les personnes dotées d’une mémoire ordi-
nelle et sociale active.
naire ont peu de chances d’égaler les sujets
MAHS, qui n’ont jamais répété avant les
Les aires cérébrales et les faisceaux de souvenir en détail des événements sur- tests. L’un de nous (J. McGaugh) a montré
fibres qui se distinguent chez les sujets venus quelques jours auparavant, mais les que nous mémorisons mieux les expé-
MAHS interviendraient dans la mémoire informations s’effacent en l’espace d’une riences chargées émotionnellement. La
autobiographique, composée des souve- semaine environ. Ce n’est pas le cas chez nouveauté est que les sujets MAHS se
nirs personnels. C’est ce que suggèrent les membres du groupe MAHS, dont les souviennent d’événements relativement
les résultats d’études antérieures chez des souvenirs durent beaucoup plus longtemps. insignifiants avec une facilité et une per-
personnes souffrant de lésions cérébrales et Deuxièmement, nous savons que ces sistance étonnantes.
d’autres recherches par imagerie, fondées personnes n’enregistrent pas chaque milli- En général, ils apprécient d’être dotés
sur l’IRM et la tomographie par émission seconde de leur existence à la façon d’une d’une mémoire exceptionnelle. De ce point
de positrons. Notamment, il a été observé caméra ou d’un microphone. La MAHS de vue, ils ne ressemblent pas au personnage
que des lésions du faisceau unciné, un diffère de la mémoire de « S », le sujet éponyme de la nouvelle Funes ou la mémoire,
groupe de fibres qui transmet les infor- décrit par le neurologue russe Alexandre publiée par l’écrivain argentin Jorge Luis
mations entre le cortex préfrontal et le Luria (1902-1977) dans son ouvrage Une Borges vers le milieu du XXe siècle. Après
cortex temporal, affaiblissent la mémoire prodigieuse mémoire, paru en 1968 : cette avoir été désarçonné par un cheval, Funes
autobiographique. Nos travaux montrent personne retenait facilement de grandes s’était mis à retenir en détail toutes les expé-
qu’à l’inverse, le faisceau de fibres riences qu’il vivait ; il se souvenait de
entre ces deux structures est plus MÊME AVEC DE LA PRATIQUE, chaque feuille de chaque arbre qu’il
important chez les sujets MAHS.
les personnes dotées d’une mémoire ordinaire avait vu et cette mémoire totalisante
À ce stade, nos résultats d’ima- lui rendait la vie insupportable. Bien
gerie cérébrale ne sont qu’indicatifs.
ont peu de chances d’égaler les sujets MAHS, que J. Price considérait ses souvenirs
Nous ignorons si les différences qui n’ont jamais répété avant les tests. comme un fardeau, les sujets MAHS
anatomiques constatées contribuent sont souvent enchantés d’avoir un
à la mémoire exceptionnelle des sujets MAHS quantités d’informations peu impor- accès aussi précis à leur passé. Pour la plu-
ou si elles sont une conséquence de son tantes, telles des lignes et des colonnes part, ils mènent des vies professionnelles et
utilisation intense. Pour en savoir plus, il de nombres. Les sujets MAHS diffèrent sociales actives. Plusieurs travaillent dans
faudra d’abord déterminer si cette capacité aussi des « athlètes de la mémoire », qui l’industrie du spectacle (ce qui ne signifie
se manifeste dès la petite enfance. Si elle a utilisent un entraînement intensif et des pas que la MAHS leur confère un avantage
un fondement génétique, nous devrions moyens mnémotechniques pour mémo- décisif sur leurs collègues) : l’actrice Marilu
pouvoir identifier les gènes concernés. Pour riser des éléments tels que la valeur de p Henner, le producteur et comédien Robert
l’instant, cependant, nous n’avons aucune jusqu’à plusieurs milliers de décimales. Petrella, la violoniste Louise Owen et le
preuve qu’elle soit particulièrement fréquente Les sujets MAHS ont des souvenirs journaliste et acteur Brad Williams sont
au sein de certaines familles. moins détaillés que ceux de « S », mais tous dotés de cette capacité.
Nous pouvons tout de même tirer très organisés, car associés à une date et Malgré une importante couverture
quelques conclusions. Premièrement, les un jour particuliers. Ils effectuent naturel- médiatique, qui nous a valu d’être contac-
sujets MAHS n’apprennent pas plus faci- lement cette mémorisation classifiée sans tés par plusieurs centaines de candidats,
lement que les autres ; ils retiennent juste effort volontaire. En effet, de nombreuses nous n’avons pour l’instant identifié que
mieux ce qu’ils apprennent. Quelqu’un questions posées lors des tests concernent quelques dizaines de sujets MAHS. Cela
doté d’une mémoire ordinaire peut se des souvenirs anodins, tels que le temps représente une proportion infime du nombre

58] Neurosciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

total des spectateurs et lecteurs qui ont eu histoire des recherches sur les capacités
connaissance de nos recherches. Pourquoi mentales inhabituellement élevées ou défi-
cette capacité est-elle si rare ? Peut-être cientes. En 1881, le psychologue français
était-elle avantageuse autrefois. L’étant Théodule Ribot a découvert que certaines
BIBLIOGRAPHIE
moins aujourd’hui, elle aurait presque dis- lésions cérébrales perturbent les souvenirs
■■

paru. Avant la presse écrite, l’essentiel de la
culture humaine était conservé sous forme
d’histoires et de connaissances transmises
oralement d’une génération à la suivante.
Une mémoire prodigieuse devait accorder à
son détenteur un statut élevé parmi ses pairs.
À l’ère des ordinateurs et des smartphones,
ce type de capacité a perdu de son intérêt.
Nombre des sujets que nous n’avons
pas jugés MAHS lors de nos premiers tests
ont peut-être d’autres aptitudes mnésiques,
qu’il nous reste à identifier. Certains peuvent
par exemple se souvenir de leur passé
avec précision, mais négliger de dater
mentalement leurs souvenirs, comme le
font les sujets MAHS. L’étude de tous ces
champions olympiques de la mémoire
permettra peut-être de mieux comprendre
le fonctionnement du cerveau.
Une grande partie de nos connaissances
dans le domaine découlent déjà de la riche
Aurora K. R. LePort et al.,
Behavioral and
neuroanatomical investigation
of highly superior
autobiographical memory
(HSAM), Neurobiology of
Learning and Memory, vol. 98,
n° 1, pp. 78-92, 2012.
Dans le dédale des mémoires,
L’Essentiel Cerveau&Psycho,
n° 6, 2011.
J. L. McGaugh, Memory and
Emotion : The Making of Lasting
Memories, Columbia University
Press, 2003.
A. R. Luria, The Mind of a
Mnemonist : A Little Book
about a Vast Memory,
Basic Books, 1968.
récents, mais épargnent les plus anciens.
Dans les années 1950, Brenda Milner, de
l’Université McGill, au Canada, a rapporté le
cas du patient Henry Molaison, longtemps
désigné par ses seules initiales  H. M. : après
avoir subi l’ablation d’une partie du cerveau
(les lobes médiotemporaux antérieurs des
deux hémisphères) pour traiter une épilep-
sie, Molaison est devenu presque incapable
d’apprendre de nouvelles informations auto-
biographiques. En revanche, ses souvenirs
d’expériences antérieures sont restés quasi
intacts et il pouvait toujours effectuer des
apprentissages moteurs (enregistrés dans
la mémoire dite procédurale).
Ces observations ont révélé que des
systèmes cérébraux différents gèrent des
types de mémoire distincts et ont réo-
rienté les recherches sur la mémoire. Les
travaux découlant de la découverte des
sujets MAHS seront-ils aussi fertiles ? n

CO U R S P U B L I C S
Cycle : L’anthropologie de Buffon - principes et postérité
Jeudi 25 septembre – 18h
L’histoire naturelle de l’homme au siècle des Lumières
C. Blanckaert, Historien des sciences, directeur de recherche au CNRS,
Centre Alexandre Koyré (CNRS-EHESS-MNHN)

Grand Amphithéâtre du Muséum — 57 rue Cuvier, Paris 5e

20 ANS DE L A GR ANDE GALERIE DE L’É VOLUTION

Entrée
gratuite Dans le cadre des Journées européennes du patrimoine
Samedi 20 (14h/18h) et dimanche 21 septembre (11h/18h)
Grande Galerie de l’Évolution : De la genèse du projet à aujourd’hui
Tables-rondes, intermède musical, projection de films suivis de débats,
visites guidées, rencontres avec des taxidermistes.
Dimanche 28 septembre - 15h
Métiers du Muséum : Muséologue
S.Grisolia, département des Galeries, Muséum

PROGR AMMATION AUDIOVISUELLE

Au Jardin Samedi 27 septembre - 15h30
des Plantes La griffe et la dent
Réal. : F. Bel et G. Vienne, France, 90 min., à partir de 5 ans
Détails sur jardindesplantes.net,
dans “l’agenda du jardin” Auditorium de la Grande Galerie de l’Évolution — 36 rue Geoffroy St-Hilaire, Paris 5e

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Neurosciences [59

Toxicologie

Les solvants,
DANGEREUX
même à faible dose
Philip Bushnell

Des tests quantitatifs et d’autres études montrent

que l’inhalation ponctuelle de solvants organiques n’est
pas anodine, même à faible dose : elle diminue la réactivité
des personnes exposées. Un problème sous-estimé.

M
atthieu se réveilla de son rêve d’aven- Sophie retira le bouchon de son réser-
ture avec un mal de tête et un pico- voir à essence et s’empara de la pompe.
tement dans les oreilles. Il avait la L’ E S S E N T I E L Comme sa fille s’impatientait, elle se préci-
tête dans un sac en papier où restait un ■■ Les régulations actuelles pita et pressa accidentellement la poignée
peu d’essence, qu’il inhala profondément protègent surtout des avant d’avoir atteint le réservoir. Un peu
pour replonger dans son rêve, mais sans expositions chroniques de carburant éclaboussa sa voiture et son
succès. Il repoussa le sac, s’assit et attendit aux solvants présents pied. Après avoir rempli le réservoir et
que les murs cessent de tournoyer autour dans l’air. être rentrée dans la voiture, elle remarqua
de lui. Il essaya de stabiliser ses mains l’odeur écœurante de l’essence qui persistait.
tremblantes, sans succès également. Il attei- Les chercheurs ont estimé
■■ Ces trois scènes représentent des cas
gnit une chaise, sur laquelle il s’appuya l’effet d’expositions typiques d’exposition à des composés orga-
pour se redresser. Il n’arrivait toujours ponctuelles en se fondant niques volatils, communément nommés sol-
pas à maîtriser ses mains. Il s’effondra sur l’éthanol (l’alcool vants organiques. Un solvant est un liquide
à nouveau sur le sol et attendit que son éthylique), présent dans qui a la propriété de dissoudre, de diluer
corps se calme. les boissons alcoolisées. ou d’extraire d’autres substances sans les
Pierre s’engagea dans un rond-point modifier chimiquement et sans lui-même
situé entre sa maison et le magasin de ■■ Ils ont ainsi montré que se modifier. Il est dit organique quand ses
même une exposition
peinture où il avait travaillé toute sa vie. molécules renferment un ou plusieurs atomes
ponctuelle à de faibles
Soudain, il oublia quelle sortie il devait de carbone liés à des atomes d’hydrogène.
doses de solvants peut
© Shutterstock.com/ apdesign

prendre et où il allait. Il tourna plusieurs Les solvants sont par exemple utilisés pour
perturber la réactivité
fois autour du rond-point. Découvrant diluer les peintures ou, dans les produits
au point d’augmenter
son coffret déjeuner sur un siège de sa de nettoyage, pour dissoudre les graisses.
le risque d’accident
voiture, il se souvint : c’était le matin et il L’histoire de Matthieu est celle de
de voiture mortel.
se rendait à son travail. l’adolescent « sniffeur d’essence », qui

60] Toxicologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

inhale des vapeurs de carburant à des
concentrations élevées. Une telle exposi-
tion répétée à ce produit peut entraîner un
affaiblissement des capacités motrices et
cognitives, associé à une perte de matière
blanche dans le cerveau. L’histoire de
Pierre évoque les conséquences d’une
longue exposition professionnelle aux
vapeurs de solvants, qui entrent dans la
composition des peintures à l’huile et des
colles. Cette exposition provoquerait des
déficits cognitifs, tels que des pertes de
mémoire à court terme.
De façon générale, les dangers d’une
exposition chronique aux solvants orga-
niques sont largement admis et pris en
compte dans les normes professionnelles
– même si, comme nous le verrons, les
concentrations autorisées dans l’air des
usines sont peut-être trop élevées. Leurs
effets ne se limitent d’ailleurs pas au cer-
veau : le benzène, par exemple, cause des
leucémies. Mais qu’en est-il d’une exposition
occasionnelle aux solvants, telle que celle
subie par Sophie ? Est-elle dangereuse ?

Mieux comprendre
les effets d’une
exposition ponctuelle
Un programme mené au Laboratoire de
recherche sur la santé et les effets environ-
nementaux de l’EPA, l’Agence américaine
pour la protection de l’environnement, a
étudié les risques associés à une exposition
occasionnelle aux vapeurs de solvants.
Ce programme a inclus des expériences
caractérisant les effets comportementaux
et neurophysiologiques de l’inhalation des
vapeurs, le développement de modèles
numériques reliant les concentrations de
vapeur dans l’air inhalé et dans le cer-
veau, ainsi que des méta-analyses sur les
relations entre les doses de solvants dans
l’organisme et les symptômes touchant
les rats et les humains.
Il a notamment montré qu’inhaler des
vapeurs de solvants perturbe les fonc-
tions cognitives, sensorielles et motrices
chez les rats. En effet, les solvants inter-
fèrent avec certains canaux ioniques situés
dans la membrane des neurones et dont
l’ouverture et la fermeture produisent
l’influx nerveux, suite au passage des ions.
En outre, le programme a montré que la
concentration de solvant dans le cerveau
indique précisément l’amplitude de l’effet.
Cette baisse des performances cogni-
tives constitue-t-elle un problème de santé
publique ? Pour le déterminer, nous avons
cherché à mesurer le nombre d’accidents
de voiture qu’elle provoque.
Du point de vue chimique, l’éthanol,
un alcool présent dans de nombreuses
boissons, est un solvant organique. Ses
effets sur le système nerveux central sont
similaires à ceux des autres solvants. Or on
dispose d’une importante base de données
sur les relations entre la consommation
d’éthanol et les accidents de voiture. On
peut en déduire le lien entre l’inhalation
d’autres solvants et ces accidents, grâce à
une relation dite d’équivalence des doses,
qui lie les effets de l’éthanol et ceux des
autres solvants. De façon surprenante,
l’exposition à des concentrations de vapeurs
de solvants inférieures à celles provoquant
des effets à long terme semble augmenter
le risque d’accident automobile fatal.
Cependant, d’autres expériences ont
révélé que les rats peuvent devenir résistants
aux solvants, surmontant parfois complè-
tement les troubles initiaux causés par leur
inhalation. Ce phénomène peut influer sur
l’évaluation des risques, qui dépend aussi
de jugements subjectifs, comme nous le
verrons dans une dernière partie.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Toxicologie [61


1. LES VERNIS À ONGLES
renferment des solvants organiques, et il en
est de même de nombreux autres produits : essence, peintures,
colles, etc. Les solvants sont utilisés pour dissoudre, diluer ou extraire d’autres
substances. Ils sont dits organiques quand leurs molécules contiennent
des atomes de carbone.
Nous avons analysé le comportement
et les capacités visuelles des rats durant
l’inhalation de solvant. Dans ces études, du
solvant liquide est vaporisé, dilué dans de
l’air et diffusé dans la cage du rat. L’animal
effectue une tâche récompensée par de la
nourriture ou regarde un écran sur lequel
sont projetés des stimulus visuels (voir la
figure 2). La tâche récompensée consiste à
presser un levier particulier : deux leviers
rétractables sont introduits dans la cage
de multiples fois, et c’est l’un ou l’autre
qui est associé à de la nourriture selon que
l’introduction est concomitante ou non avec
un bref flash lumineux.
La performance est quantifiée en comp-
tant le nombre de réponses correctes et
incorrectes (caractéristique de la précision)
et en mesurant le délai entre l’insertion des
leviers et l’actionnement de l’un d’eux (le
temps de réaction). Une procédure analogue
existe pour les sujets humains, chez qui
les résultats sont similaires.
Des effets qui dépendent
de la quantité inhalée
Pour étudier la fonction visuelle, des élec-
trodes sont fixées au crâne des rats par
une opération chirurgicale. Ces électrodes
détectent une activité électrique dans le
cortex visuel, qui est déclenchée par les
images projetées sur un écran vidéo. Là
encore, des études similaires peuvent être
menées chez l’homme à l’aide d’électrodes
placées sur le cuir chevelu.
Ces études montrent que les effets des
solvants sur le comportement et la vision
dépendent de la quantité inhalée. Dans les
62] Toxicologie
expériences avec les leviers, plus les rats
sont exposés aux solvants, plus la précision
© Shutterstock.com/Africa Studio
diminue et plus le temps de réaction aug-
mente. Dans celles sur la fonction visuelle,
l’amplitude du signal électrique mesuré dans
le cortex visuel diminue à mesure qu’on
expose les rats aux solvants. À des concentra-
tions élevées, les animaux sont anesthésiés.
Certains solvants ont d’ailleurs été utilisés
comme anesthésiants chirurgicaux.
La quantité de solvant qui pénètre dans
le cerveau dépend bien sûr de sa concentra-
tion dans l’air et de la durée de l’exposition,
mais aussi de la physiologie de l’individu
(cette quantité est par exemple influencée
par les rythmes respiratoire et cardiaque)
et des propriétés physico-chimiques du
produit. Des modèles numériques ont
été développés pour estimer la concen-
tration intracorporelle de solvant dans
des conditions variées. On les qualifie de
modèles pharmacocinétiques fondés sur
la physiologie (PBPK). Ils se sont révélés
essentiels pour étudier les effets de solvants
sur le système nerveux central.
Des réactions moins
rapides et plus d’erreurs
En utilisant un tel modèle pour évaluer
■■ L’AUTEUR la concentration intracérébrale de toluène
chez des rats exposés à ce solvant, nous
Philip BUSHNELL est toxicologue
à l’Agence américaine pour avons montré que l’allongement du temps
la protection de l’environnement, de réaction dans le test comportemental
l’EPA (Environmental Protection est déterminé par cette concentration (voir
Agency), et rédacteur en chef l’encadré page 65). De même, la diminution
de la revue Neurotoxicology
and Teratology. de la réaction du cortex visuel dépend de
cette valeur instantanée de la concentra-
tion interne.
Pour préciser les dangers associés aux
solvants, mes collègues et moi avons exa-
miné les données d’autres expériences sur
Article publié avec l’aimable des animaux et des sujets humains. Dans
autorisation de American
Scientist.
cette méta-analyse, nous nous sommes
cantonnés aux études contenant assez
d’informations pour permettre des études
quantitatives, seules utiles pour une éva-
luation des risques. Nous avons trouvé des
données suffisantes pour quatre solvants :
le toluène, le trichloroéthylène, le per-
chloroéthylène et le 1,1,1-trichloroéthane.
Les effets de ces solvants ont été étu-
diés par divers tests. Dans ces derniers, on
mesurait par exemple le temps de réaction
lors d’un choix (on présente un stimulus
parmi deux à un sujet, qui doit presser un
bouton associé à ce stimulus, et on mesure
le temps qu’il met à s’exécuter), ou, chez
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
les rats, les erreurs lors de tests comporte- de 0 (pas d’effet) à 1 (effet maximal). Nous
mentaux (lors desquels on récompense le avons ensuite tracé les valeurs obtenues
comportement souhaité par de la nourriture en fonction de la concentration de solvant
ou on punit celui non souhaité par un choc dans le cerveau (voir l’encadré page 65).
électrique). Dans chaque cas, nous avons Trois résultats importants ont émergé
établi la concentration de solvant dans le de cette analyse. Le premier est que l’ef-
cerveau au moment des troubles physio- fet du solvant dépend notablement de la
logiques ou comportementaux, auxquels tâche, en particulier de la motivation sous-
nous avons attribué une valeur standar- jacente. Quand on mesure simplement la
disée caractérisant leur intensité. Cette réponse visuelle ou le temps de réaction
valeur était prise sur une échelle allant sans inciter à une réponse particulière,
Distributeur Évacuation
de nourriture
Entrée d’air d’air
Signal lumineux
Éclairage
Porte vitrée
Levier rétractable
Entrée Sonde
Ventilation du solvant mesurant
l’humidité
Sortie
du solvant
Écran où sont
projetées
les images
Vitre
transparente
2. LES RATS EXPOSÉS À DES SOLVANTS manifestent des troubles comportementaux et vi-
suels. Dans le dispositif du haut, deux leviers rétractables sont introduits dans la cage et le rat
doit appuyer sur l’un d’eux pour recevoir de la nourriture ; le levier à presser diffère selon qu’un
signal lumineux est allumé ou non. L’inhalation de solvant réduit la précision du rat (il choisit
plus souvent le mauvais levier) et ralentit sa réponse. Dans le dispositif du bas, la réponse
électrique du cerveau à des stimulus visuels est enregistrée grâce à des électrodes crâ-
niennes. Cette réponse est moins intense après l’inhalation de solvants. L’amplitude des
troubles dépend de la quantité de solvant présente dans le cerveau lors de la mesure.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
les solvants ont des effets importants. En
revanche, quand on récompense les bonnes
réponses par de la nourriture, le cerveau
résiste mieux aux effets des produits ; et
quand on punit les mauvaises réponses
par un choc électrique, la résistance est
encore supérieure. Ainsi, la motivation
dans l’accomplissement de la tâche module
notablement l’effet du solvant.
Le deuxième résultat important est que
les quatre solvants ont des effets voisins :
l’amplitude des effets est similaire pour
des doses équivalentes et les amplitudes
maximales sont proches. On peut alors
calculer les effets moyens des solvants en
fonction de la dose.
Les rats, un bon modèle
Troisième point majeur, les rats et les
humains ont une sensibilité aux solvants
voisine, au point que les résultats des
expériences sur des rats et des humains
se mélangeaient dans les graphiques. Ce
résultat nous a conforté dans l’idée que les
rats sont des modèles appropriés pour éva-
luer les effets des solvants chez l’homme.
Cependant, tous ces effets ont été obte-
nus avec de grandes concentrations de
solvants, qui dépassent largement celle
à laquelle Sophie a été exposée. Pour les
transposer à des niveaux d’exposition réa-
listes, nous avons exploité les études sur les
effets de la consommation d’éthanol. Ces
derniers sont bien connus et voisins des
effets des autres solvants. Par exemple, aussi
bien l’éthanol que les solvants ralentissent
les réactions de ceux qui y ont été exposés.
Nous avons alors établi une équation
dite d’équivalence des doses, qui déter-
mine quelle concentration cérébrale de
solvant produit un effet de même amplitude
qu’une concentration sanguine d’éthanol
donnée. Par exemple, une même augmen-
tation du temps de réaction est obtenue
pour 0,36 gramme d’éthanol par litre de
sang et pour une concentration cérébrale
de 10 micromoles de solvant par litre, ou
pour 0,8 gramme d’éthanol par litre de
sang (limite légale américaine, au-dessus
de laquelle il est interdit de conduire) et
pour 117 micromoles de solvant par litre
(ou encore pour 0,5 gramme d’éthanol par
litre de sang, la limite française, et un peu
moins de 30 micromoles de solvant par litre).
Cette relation permet d’estimer les
effets quantitatifs des solvants à partir de
ceux, bien documentés, de l’éthanol. Les
Toxicologie [63
 des personnes en bonne santé respireraient
pendant deux heures en marchant à une
allure modérée (leur concentration céré-
brale de toluène s’élèverait alors à environ
0,46 micromole par litre).
La concentration de toluène dans
l’air ambiant est bien inférieure (environ
0,001 ppm aux États-Unis) et en moyenne,
la population n’est pas exposée à de telles
doses. En revanche, les normes profession-
nelles autorisent souvent des doses très
supérieures, typiquement de 50 ppm sur
une durée de huit heures de travail par
jour. En outre, la concentration de référence
pour le toluène – la valeur limite consi-
dérée comme dangereuse par l’Agence
© Shutterstock.com/TFoxFoto

américaine de protection de l’environne-

ment – est de 1,06 ppm, bien au-dessus
de la valeur que nous avons trouvée. Les
3. LE RISQUE D’ACCIDENT est augmenté quand le conducteur a inhalé un solvant organique,
même en faible quantité, les réactions du conducteur étant plus lentes et moins précises. concentrations de référence prennent en
compte les effets d’une exposition chro-
nique, mais pas ceux d’une exposition
données de santé publique portent par C’est le cas du benzène, qui cause des ponctuelle, que nos travaux ont identifiée
exemple sur le lien entre la consommation leucémies (il ne s’agit pas ici de compa- comme potentiellement dangereuse.
d’éthanol et la tendance à perdre le contrôle rer les effets précis ou les mécanismes
de son véhicule, qui cause parfois des acci- d’action des produits, mais leurs consé- Des effets noyés
dents fatals. Ces accidents sont comptabi- quences épidémiologiques). Son impact a
lisés par différentes administrations et la été analysé sur un échantillon d’environ
dans le bruit
concentration d’éthanol dans le sang des 1 700 ouvriers qui y ont été exposés dans Pourquoi les dangers associés à des expo-
conducteurs tués est souvent mesurée. une usine fabriquant un film d’emballage, sitions ponctuelles à de faibles concen-
Des compilations de ces données pour entre 1939 et 1960. Le film était obtenu trations de solvants sont-ils si difficiles à
les années 1986 et 1996, comparées aux en dissolvant du latex dans du benzène, identifier ? Il est possible que l’augmen-
concentrations d’éthanol dans le sang de qui était ensuite extrait. Le processus tation des décès qui en résulte (0,5 mort
conducteurs contrôlés de façon aléatoire à exposait les ouvriers à des quantités de supplémentaire par an et par millier de
des barrages, ont permis d’établir le personnes exposées) est trop petite
risque d’accident fatal en fonction pour être facilement décelable dans
du taux d’alcoolémie.
CHEZ LES RATS, LA VITESSE les statistiques, où divers autres
Ce risque augmente notable-
d’élimination du toluène peut être multipliée facteurs entrent en jeu. Ainsi, la
ment avec le taux d’alcoolémie : par quatre entre le début et la fin d’une conception d’automobiles plus
par rapport à un conducteur sobre, exposition continue. sûres a réduit le nombre d’accidents
il est multiplié par 25 pour le taux mortels, tandis que les nouvelles
légal américain. benzène allant jusqu’à 125 parties par formes d’inattention (telle l’utilisation
Grâce à l’équation d’équivalence des million (ppm). d’un téléphone portable au volant) l’ont
doses, nous avons déduit de ces données Le nombre de leucémies mortelles a été augmenté. En conséquence, le petit effet
le nombre d’accidents fatals en fonction de comptabilisé pendant plusieurs dizaines annuel des solvants est peut-être perdu
la concentration cérébrale en solvant (voir d’années après la fin de l’exposition, afin de dans le bruit statistique.
la figure 4). En nous focalisant sur la partie tenir compte du temps mis par la maladie En outre, le phénomène de tolérance
inférieure de la courbe obtenue, nous avons pour atteindre un stade terminal (30 ans pourrait atténuer cet effet : l’exposition à un
pu explorer les conséquences de l’exposition en moyenne). On a ainsi dénombré de 11 produit chimique entraîne, avec le temps,
à de faibles quantités de solvant. à 12 morts par millier de personnes expo- une baisse de sensibilité à ce produit. La
Quelle concentration de solvant dans sées au benzène. tolérance augmente par divers mécanismes,
l’air inhalé augmente le nombre d’accidents Nous avons ensuite calculé la quan- de façon similaire pour l’éthanol et les
de voiture mortels au point de constituer tité de toluène qui causerait un nombre solvants. Ces mécanismes incluent des
un problème de santé publique ? Une telle comparable de décès par accident de voi- changements du métabolisme (tolérance
frontière ayant un côté subjectif et arbitraire, ture (soit environ 0,5 mort par an et par métabolique) et de la réaction du cerveau
nous nous sommes fondés sur une com- millier de personnes exposées). Elle est au produit (tolérance dynamique). La tolé-
paraison avec les effets d’autres produits étonnamment faible et correspond à un rance métabolique accélère l’épuration du
reconnus comme dangereux. air comprenant 0,42 ppm de toluène, que corps, qui fait diminuer les concentrations

64] Toxicologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

du produit dans le sang et le cerveau. La
tolérance dynamique réduit l’impact du
produit qui pénètre dans le cerveau ; elle
se développe à la fois entre le début et la
fin d’une exposition unique et, plus gra-
duellement, après des expositions répétées
(on parle alors de tolérance chronique).
La résistance augmente,
mais pas assez pour
supprimer le danger
La tolérance peut-elle atténuer, voire élimi-
ner, l’augmentation du risque d’accidents
de voiture mortels ? D’après les données de
l’Administration américaine pour la sûreté
du trafic autoroutier (NHTSA), les femmes
adultes qui ont l’habitude de boire beaucoup
ont moins de risque d’avoir un accident de
voiture mortel quand elles ont des concen-
trations très basses d’éthanol dans le sang
que lorsqu’elles sont sobres ! Ce groupe
a peut-être développé une tolérance aux
effets de l’éthanol suffisante pour éliminer le
risque. En a-t-on une preuve expérimentale ?
De nombreux travaux sur l’éthanol et les
solvants suggèrent que le système nerveux
a une capacité surprenante à compenser
la détérioration des fonctions cognitives
et motrices provoquée par ces produits
chimiques. La tolérance à l’éthanol a ainsi
été étudiée chez les animaux de laboratoire
et chez des volontaires humains.
Chez les rats, la vitesse d’élimination
du toluène peut être multipliée par quatre
entre le début et la fin d’une exposition
continue. Cependant, quand on prend en
compte cette donnée dans les simulations,
il suffit toujours d’une concentration assez
basse de toluène dans l’air inhalé pour
augmenter le risque d’accidents de voiture
fatals au niveau décrit précédemment : cette
concentration est d’environ 0,5 ppm (contre
0,42 ppm sans cette tolérance).
Outre cette tolérance métabolique, les
rats exposés au toluène pendant 24 heures
développent une forte tolérance dyna-
mique. En effet, à la fin de cette période,
la concentration en toluène cérébral néces-
saire pour doubler le temps de réaction
est supérieure de 80 pour cent à sa valeur
après une heure d’exposition.
Cependant, pour obtenir cette aug-
mentation de 80 pour cent, il suffit de
faire passer la concentration de toluène
dans l’air de 0,42 à seulement 0,79 ppm.
Cette concentration reste dans la fourchette
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
admise par l’EPA (1,06 partie par million) n’ayant jamais été confrontés aux solvants.
et par les normes professionnelles pour le Une telle tolérance, qui peut durer des
toluène. Pourtant, nos résultats montrent semaines, suffit sans doute pour réduire
que la tolérance acquise lors d’une expo- l’impact de l’intoxication sur des compor-
sition prolongée à une telle concentration tements complexes, telle la conduite d’une
ne suffit pas à rendre cette exposition sans voiture. Cependant, pour l’éthanol et le
danger. Une personne exposée à une faible toluène, si la tolérance développée par les
concentration de solvant aurait alors peu rats atténue la réduction de la précision
de chances d’acquérir, au cours de cette provoquée par une intoxication, la réaction
exposition, une résistance suffisante pour reste ralentie. Ainsi, les performances des
la protéger des effets néfastes sur des acti- animaux « tolérants » sont toujours infé-
vités telles que la conduite.
La tolérance acquise lors d’exposi-
rieures à celles d’animaux non intoxiqués.
Nos simulations comportent plusieurs
tions répétées est-elle plus efficace ? Les simplifications. Ainsi, les décès dans des
humains et les animaux peuvent apprendre accidents ne sont pas les seuls dommages
à surmonter de nombreux déficits compor- liés à la conduite sous l’emprise de l’alcool :
tementaux entraînés par l’éthanol et les celle-ci peut aussi causer des blessures,
solvants ; les rats tolérants accomplissent une hospitalisation, des dommages maté-
ainsi correctement des tâches dans des riels… En outre, nous n’avons pas pris en
conditions d’exposition qui nuisent nota- compte les conducteurs âgés de 16 à 20 ans,
blement aux performances d’animaux qui sont le plus souvent impliqués dans
DES EF FETS IMPORTA NTS MA IS VA RIA BLES
Q
uand des rats inhalent des solvants organiques,
Ainsi, quand on cherche
ils font plus d’erreurs et réagissent moins vite à obtenir un comporte-
ment donné chez les rats
lors de tests comportementaux. La courbe
et qu’on punit les erreurs
ci-dessous à gauche représente leur temps de réaction
par un choc électrique, les
dans un test consistant à presser un levier. Le performances des animaux
ralentissement est d’autant plus prononcé que la se dégradent moins vite
concentration de solvant dans leur cerveau est élevée. avec l’inhalation de
solvants que dans d’autres
Cette concentration est Sur les courbes ci-dessous tests. La motivation
calculée en fonction de la à droite, elle est représen- semble donc capable de
quantité de solvant dans tée par une valeur standar- compenser, dans une
l’air inhalé et de divers disée, allant de 0 à 1 et certaine mesure, les effets
paramètres physiologiques, quantifiant le ralentisse- négatifs des solvants sur
grâce à des modèles dits ment ou les erreurs. Les les performances cogni-
pharmacocinétiques fondés courbes sont des moyennes tives. Elle serait toutefois
sur la physiologie (PBPK). pour quatre solvants : le insuffisante pour annuler
Cependant, l’amplitude toluène, le trichloroéthy- les risques sur la sécurité
de l’effet varie selon les lène, le perchloroéthylène routière posés par l’inhala-
tests comportementaux. et le 1,1,1-trichloroéthane. tion de solvant.
Activation du système visuel (chez le rat)
2,0 Temps de réaction (chez l’homme)
Temps de réaction moyen
Récompense en nourriture (chez le rat)
comportemental (standardisée)
Évitement du choc électrique (chez le rat)
1,5 0,6
(en secondes)
Amplitude de l’effet
0,5
1,0 0,4
0,5
0,3
0,2
0 0,1
0 40 80 120 0,0
Concentration estimée
de toluène dans le cerveau
0 500 1000 1500
Concentration estimée de solvant
(en milligrammes par litre) dans le cerveau (en micromoles par litre)
Toxicologie [65
 a b c
1000 1000 100

Nombre de morts par millier de conducteurs exposés

Nombre de morts par millier de conducteurs exposés

Données de 1986 Données de 1986

Données de 1996 Données de 1996
800 800 80

600 600 60

400 400 40

200 200 20

0 0 0
0 0,5 1,0 1,5 2,0 10 100 1,000 0 5 10 15 20 25
Concentration d’éthanol dans Concentration de solvant dans Concentration de solvant dans
le sang (en grammes par litre) le cerveau (en micromoles par litre) le cerveau (en micromoles par litre)
4. L’AUGMENTATION DU NOMBRE D’ACCIDENTS DE VOITURE en en fonction de la concentration de solvant dans le cerveau (b) grâce
fonction de la concentration d’alcool dans le sang (a) a été repré- à une équation dite d’équivalence des doses. En se focalisant sur la
sentée grâce à des données collectées aux États-Unis en 1986 partie inférieure de la courbe (c), on s’aperçoit que même de faibles
et 1996 (les courbes en pointillés illustrent les marges d’erreur). On concentrations cérébrales de solvant augmenteraient la fréquence
en déduit une estimation de l’augmentation du nombre d’accidents des accidents de voiture.

des accidents de voiture mortels. Nous faibles quantités de solvants organiques

avons donc probablement sous-estimé le volatils se dégagent aussi des plastiques
risque d’accidents de voiture imputables et s’additionnent aux vapeurs de l’essence
à l’alcool – et donc à une intoxication tombée sur la chaussure de la conductrice –,
ponctuelle par les solvants –, ainsi que ■■ BIBLIOGRAPHIE mais l’impact est difficile à estimer, car
leur coût pour la société. la concentration interne dans l’habitacle
Autre simplification, nos simulations V. A. Benignus et al., Estimated dépend de l’aération.
rate of fatal automobile
étaient fondées sur l’exposition à un seul accidents attributable to acute D’un point de vue légal, cette ana-
produit volatil. Or il y a souvent plusieurs solvent exposure at low inhaled lyse suggère que les normes actuelles
solvants dans l’air et leurs effets peuvent concentrations, Risk Analysis, protègent la population d’une exposition
vol. 31, pp. 1935-1948, 2011.
parfois s’additionner (même si dans certains chronique aux solvants organiques, mais
cas, la combinaison entraîne plutôt une W. M. Oshiro et al., Extrapolating sous-estiment l’impact d’une exposition
diminution des effets). De même, inhaler the acute behavioral effects ponctuelle. On investit des efforts pour y
of toluene from 1-to 24-h
un solvant et boire de l’alcool peut parfois exposures in rats, Toxicological remédier, mais cela nécessitera du temps
provoquer des effets combinés. Sciences, vol. 123, pp. 180-192, et de l’argent. L’approche qui relie les
2011. effets des solvants à ceux de produits
Combien de personnes V. A. Benignus et al., très étudiés tels que l’éthanol peut se
révéler instructive.
concernées ? Neurobehavioral effects
of acute exposure to four
En outre, pour évaluer l’impact des solvants
solvents : Meta-analyses,
Toxicological Sciences, vol. 109, Quel est le risque
sur la santé publique, il faudrait estimer
la taille du groupe à risque, c’est-à-dire
pp. 296-305, 2009.
acceptable ?
M. Yucel et al., Toluene misuse
le nombre de personnes exposées à des and longterm harms : Finalement, la gestion des risques n’est
concentrations dangereuses. La concen- A systematic review pas qu’un problème scientifique. Il est peu
tration de toluène dans l’air ambiant, of the neuropsychological probable que les gens renoncent à conduire
and neuroimaging literature,
par exemple, est basse et sans risque en Neurosc. & Biobehav. Reviews, à cause des risques associés aux solvants
moyenne, mais quelques « points chauds » vol. 32, pp. 910-926, 2008. en suspension dans l’air, et l’exposition
existent à proximité des usines. Il faudrait « acceptable » sera définie en comparant
donc estimer le nombre de personnes les bénéfices et les coûts de ces produits
dans leur voisinage. pour la société. L’analyse devra prendre
Dans le cas de Sophie, présenté en en compte tous les paramètres en jeu, tels
introduction, les solvants pourraient légère- que le mode de vie, les aspects écono-
ment affecter la conduite de la jeune femme miques, les lois environnementales et la
– d’autant plus que dans les voitures, de santé publique. n

66] Toxicologie © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

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la planète ? Une mine d’informations insolites, cocasses ❑ par carte bancaire
– et parfois totalement inventées ! – sur de nombreuses Numéro
espèces animales… dont la nôtre !…
Date d’expiration
Éditions Le Pommier 2014 - 160 pages - 13,90 € - ISBN 978-2-7465-0762-3 Signature obligatoire
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 RENDEZ-VOUS
HISTOIRE DES SCIENCES

Anagrammes savantes
Au XVIIe siècle, Galilée, Huygens et d’autres scientifiques divulguaient leurs résultats
sous la forme d’anagrammes pour marquer la priorité de leurs découvertes
tout en se donnant du temps pour les contrôler.
Étienne Klein

L
es anagrammes surgissent lors- En 1610, Galilée publia les résultats de envoya à l’astronome allemand Johannes
qu’on mélange les lettres d’un mot, ses observations inédites dans un livre inti- Kepler, qui était alors à Prague, une suite
d’une expression, en vue de former tulé Le messager céleste. Il révéla au public de lettres mélangées dans une séquence
un nouveau mot, une nouvelle ex- l’inégalité de la surface lunaire, l’existence en apparence incompréhensible :
pression : c’est ainsi que parisien se trouve d’un grand nombre d’étoiles qui n’avaient Smaismrmilmepoetalevmibu
être l’anagramme d’aspirine et Obélix celle jamais été vues, et aussi celle des phases nenugttaviras
de Il boxe. Loin de renfermer quelque sens de Vénus et des satellites de Jupiter. Kepler trouva une anagramme latine de ce
caché du monde, les anagrammes consistent Mais pour communiquer ses décou- salmigondis : Salve umbistineum geminatum
d’abord et avant tout à jouer avec la matrice vertes les plus nouvelles et les moins Martia proles. Ce qui signifie : Salut, double
orthographique des mots. Elles constituent sûres, comment Galilée procédait-il ? Il protection du bouclier, engeance de Mars !
en quelque sorte l’équivalent intellectuel de se servait d’anagrammes, qu’il envoyait Kepler crut comprendre que Galilée avait
la cueillette des cerises : on prend les belles à d’autres astronomes, lesquels étaient découvert deux satellites (« double protec-
et on laisse sur l’arbre les mauvaises. tion ») de Mars (dont le bouclier
Mais les meilleures peuvent être
si fascinantes qu’elles nous trans-
CE PROCÉDÉ AUGMENTAIT L’IMPACT est l’emblème). L’anagramme de Galilée fut éga-
forment à notre insu en kabbalistes. des découvertes de Galilée en les entourant lement transmise à l’Anglais Thomas
Par exemple, on peut s’étonner ou d’un halo de mystère et en créant Harriot, qui passa des semaines à
s’émerveiller de ce que la vitesse de un certain « suspense ». en trouver plusieurs transpositions
la lumière soit l’anagramme de limite différentes. Un peu plus tard, Gali-
les rêves au-delà : tout se passe comme si aussi ses concurrents. Ce procédé lui per- lée considéra qu’il était temps pour lui de
les implications de la théorie de la relativité mettait de s’assurer de la priorité de ses dévoiler la « bonne » solution :
d’Einstein se trouvaient là magiquement observations tout en lui donnant le temps Altissimum planetam
concentrées. Dans un autre registre, on peut de les vérifier et de les affiner. En outre, il tergeminum observavi.
trouver piquant qu’une anagramme de l’accé- augmentait l’impact de ses découvertes Ce qui signifie : J’ai observé que la planète
lérateur de particules soit éclipsera l’éclat du en les entourant d’un halo de mystère et la plus haute est tri-jumelle. La planète la
Créateur quand d’aucuns prétendent que le en créant un certain « suspense ». plus haute étant Saturne, celle-ci serait
boson de Higgs, découvert justement grâce Par exemple, un jour (ou plutôt une donc constituée de trois corps différents.
à un accélérateur de particules, serait la nuit), Galilée remarqua grâce à sa lunette Fin 1610, le même scénario se répéta.
« particule de Dieu »... la forme singulière de Saturne. Son instru- Lorsque Galilée découvrit les phases de
Ces coïncidences sympathiques, qui ment n’était toutefois pas assez puissant Vénus, il publia l’anagramme suivante :
ne fonctionnent d’ailleurs plus quand on pour qu’il pût voir que cela était dû à la Haec immatura a me iam
les traduit dans une autre langue, ne sont présence d’un anneau. Il crut plutôt que frustra leguntur : o, y
que de simples curiosités. Il y a toutefois Saturne était constitué de trois planètes Qu’on peut traduire par cette phrase sibyl-
eu dans le passé un usage très sérieux des agglutinées, l’une grosse et deux autres line : Ces lettres prématurées ont jusqu’à
anagrammes. Celles-ci ont même joué un petites. Pour se poser en père de cette maintenant été lues en vain par moi : o, y. La
rôle important dans l’histoire de la physique. découverte au regard de la postérité, il bonne solution de cette anagramme était :

70] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014


Cynthia figuras aemulatur
mater amorum.
Ce qui se traduit par : La mère des amours
imite les figures de Cynthie. La mère des
amours désignant Vénus et Cynthie la déesse
associée à la Lune, Galilée voulait faire savoir
que Vénus a, comme la Lune, des phases.
Le 1er janvier 1611, Kepler, rentrant de
son réveillon, crut avoir décodé le message
en trouvant l’anagramme suivante : Nam
Jovem gyrari macula hem rufa testatur. Ce
qui veut dire : Car Jupiter, las ! témoigne-t-
on, tourne maculé d’une tache rousse. Il ne
s’agissait donc pas de la bonne combinaison,
c’est-à-dire de celle que Galilée avait à l’esprit,
mais chose étonnante, cette fausse solution
correspondait elle aussi une vérité astro-
nomique ! La tache rousse de Jupiter, bien
1. GALILÉE DICTANT ses observations
à son secrétaire, sur une peinture
de Vincenzo Cesare Cantagalli (1870).
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Rendez-vous
qu’invisible avec les moyens de l’époque,
existe bel et bien. Elle fut observée un demi-
siècle plus tard, dans les années 1660, par
l’astronome italien Jean-Dominique Cassini
et le savant anglais Robert Hooke. Son étude
scientifique, qui ne débutera qu’en 1867,
permit de conclure qu’elle correspond à un
gigantesque ouragan, couvrant trois fois
la superficie de la Terre... On voit par cet
exemple que même lorsqu’elles sont mal
traduites, les anagrammes peuvent faire
surgir par pur hasard des vérités cachées,
enfouies à la fois dans le coffre des mots
et dans le ciel des astronomes.
Le recours à l’anagramme pour à la fois
révéler et voiler les découvertes s’est répan-
du au XVIIe siècle. En 1669, le physicien et
astronome néerlandais Christiaan Huygens
proposa même à la Société royale de Londres,
l’équivalent britannique de l’Académie royale
des sciences en France, d’en officialiser l’uti-
lisation pour préserver les droits de propriété
intellectuelle sur une découverte : « Je de-
mande à ces messieurs de la Royal Society
s’ils trouveraient bon que je leur envoyasse
en anagrammes ce que je pourrais avoir de
propositions et d’inventions nouvelles, pour
les leur expliquer ensuite, et que ceux d’entre
eux qui en ont fissent de même. »
Par retour de courrier, le secrétaire de la
Royal Society accepta cette proposition. En
septembre de la même année, Huygens adres-
sa à l’académie de Londres 14 anagrammes
portant sur des découvertes qu’il avait faites
en optique et à propos du mouvement des
pendules (voir l’encadré page 72).
© Alfredo Dagli Orti / The Art Archive / Corbis
Histoire des sciences [71
 Rendez-vous

Mais bien sûr, ces pratiques trop tor-
tueuses ont vite été abandonnées. Lorsque,
le 4 juillet 2012, les physiciens du CERN ont
annoncé qu’ils venaient de découvrir le boson
de Higgs, aussi nommé le boson scalaire, ils
ne l’ont pas fait en clamant qu’ils venaient
de mettre au point une bière sans alcool... Et
si une sorte de Galilée des temps modernes
venait à découvrir qu’avant toute chose, il
y avait le vide quantique, qui n’est pas un
néant où rien ne se passe mais un océan
rempli de particules en sommeil, capables,
dans certaines circonstances, d’accéder à
l’existence, il pourrait toujours tenter de le
faire savoir en publiant cette étrange ques-
tion : Qu’est-ce que la Terre devant ces vallées
supérieures de pétillement d’étoiles ? Mais
quel pseudo-Kepler comprendrait que l’ana-
gramme de cette phrase à retenir serait : Le
vide quantique est et reste la source réelle
de l’espace-temps et de l’Univers ?
Si les anagrammes ne sont pas en effet
la façon la plus simple de divulguer une
découverte tout en la protégeant (d’autres
méthodes ont eu plus de succès, telles que
les plis cachetés de l’Académie des sciences,
ou les brevets), elles constituent néanmoins,
tant par leur nature que par les résultats
qu’elles produisent, une source intarissable
de réflexions pour le physicien.
Anagrammes et
spécificité quantique
Descartes, déjà, voyait dans la recherche
de la meilleure anagramme un exemple du
chemin que la pensée doit parcourir « pour
compléter la science ». Il écrivait ainsi, dans
le commentaire de la règle VII de ses Règles
pour la direction de l’esprit (1628) : « Dans
les moindres choses, tout le secret de la
méthode consiste souvent dans l’heureux
choix de [l’]ordre. Ainsi, voulez-vous faire
une anagramme parfaite en transposant les
lettres d’un mot ? [...] Il suffira seulement
de se tracer, dans l’examen des transpo-
sitions que les lettres peuvent subir, un
ordre tel qu’on ne revienne jamais sur la
même. [...] Ces préparatifs une fois faits,
le travail ne sera plus long. »
Aujourd’hui, l’ordre dans les anagrammes
évoque certaines propriétés fondamentales de
la physique moderne. Il existe une différence
irréductible entre le formalisme de la physique
quantique et celui de la physique classique,
différence que le physicien britannique Paul
Dirac fut le premier à déceler, en 1925. Elle
tient dans le fait que la physique quantique se
caractérise par la « non-commutativité » des
grandeurs mesurables – les « observables ».
Qu’est-ce à dire ? Considérons une particule
classique, donc dotée d’une vitesse et d’une
position parfaitement déterminées. On peut
mesurer d’abord sa position, puis sa vitesse,
ou d’abord sa vitesse, ensuite sa position. Dans
les deux cas, on mesure des grandeurs qui
existent par elles-mêmes, indépendamment
de la connaissance que nous en avons ou
pourrions en avoir. On ne fait alors qu’enre-
gistrer des propriétés qui existent objective-
ment, c’est-à-dire qui sont les mêmes qu’elles
soient mesurées ou non, de sorte que l’ordre
chronologique selon lequel on effectue les
mesures ne change rien.
Prenons maintenant une particule quan-
tique. Là, les choses changent, d’abord parce
qu’un tel objet n’est pas un corpuscule : il n’a
pas une vitesse et une position déterminées.

Les anagrammes de Huygens

E
n 1610, Galilée annonçait dans une anagramme que Saturne même chose ». Il joignit à cette
avait deux lunes. Par la suite, d’autres astronomes ont lettre une anagramme « d’une
invention assez considérable [...]
observé cet étrange astre qui présentait deux anses dont
trouvée depuis quelques jours » :
la forme variait selon les descriptions (ci-contre sur une peinture abcdehi lmnopr s t uy
du XVIIe siècle). C’est une autre anagramme qui donna la solution. 522141233 1 3223241
où le chiffre placé sous chaque
En 1656, muni d’une meilleure Celle-ci signifiait : Annulo cingi- lettre indique combien de fois elle
lunette, le physicien et mathéma- tur, tenui, plano, nusquam cohae- apparaît dans la phrase, soit : Lens
ticien hollandais Christiaan rente, ad eclipticam inclinato (elle e duabus composita hyperbolicam
Archives photographiques du Département d’astronomie, Université de Bologne

Huygens comprit que les anses
de Saturne étaient en fait la trace
d’un anneau entourant la planète.
Pour se laisser le temps d’appro-
fondir sa découverte, il l’annonça
dans un court traité, Nouvelle
observation d’une lune de Saturne,
sous la forme de l’anagramme
suivante :
aaaaaaacccccdeeeeehiiiiiiillll
mmnnnnnnnnnoooopp
qrrstttttuuuuu.
est entourée d’un anneau, mince,
plat, nulle part attaché, incliné sur
l’écliptique).
Le 6 février 1669, Huygens
proposa à la Royal Society d’ins-
taurer les anagrammes comme
moyen de communication rapide
des résultats, car souvent, à l’an-
nonce de nouvelles découvertes,
« on perd [...] le fruit de son travail,
faute d’avoir le moyen de faire
voir qu’on avait aussi trouvé la
aemulatur (Une lentille double imite
une lentille hyperbolique).
Huygens présentait ici l’abou-
tissement de ses recherches théo-
riques pour limiter l’aberration
sphérique des lunettes astrono-
miques (les rayons qui traver-
saient la lunette se focalisaient
non pas en un point, comme le
prévoyait la théorie, mais en une
tache) : composer l’objectif de
deux lentilles accolées, l’une
convexe, l’autre concave, dimi-
nuerait considérablement l’aber-
ration. Huygens abandonna cette
idée par la suite, car la fabrication
de telles lentilles serait trop diffi-
cile, mais celle-ci s’imposa de
nouveau plus tard, quand leur
construction devint possible.

72] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Rendez-vous

Cela n’empêche pas qu’on puisse mesurer une

vitesse ou une position qui lui soit attribuable,
mais dans ce cas, c’est le fait d’effectuer une
mesure qui « actualise » son résultat. Et alors
– c’est précisément ce que Dirac fut le pre-
mier à démontrer –, l’ordre chronologique des
opérations n’est plus indifférent : mesurer la
vitesse (action A) puis la position (action B)
n’est pas équivalent à mesurer d’abord la
position (action B), puis la vitesse (action A) :
AB  BA
C’est cette inégalité entre AB et BA que l’on
nomme la « non-commutativité des obser-
vables ». Opérant en physique quantique mais
pas en physique classique, elle fait toute la
différence entre leurs formalismes respectifs.
Cette situation ne rappelle-t-elle pas les
anagrammes ? Prenons les lettres d’une ex-
pression donnée et plaçons-les dans l’ordre
alphabétique. Si une lettre est présente plu-
sieurs fois, élevons-là à une puissance égale au
nombre de fois où elle apparaît. Par exemple,
s’il y a deux fois la lettre a, nous écrirons a2,
et s’il y a trois fois la lettre e, nous écrirons e3.
Nous convertissons ainsi une suite de lettres
en un produit de lettres. Nous faisons, en
somme, comme si les lettres désignaient des
variables algébriques qui se multiplient les
unes les autres, et nous obtenons ainsi une
expression mathématique qui est un produit
de facteurs élevés à certaines puissances.
Ce produit est commutatif, c’est-à-dire qu’on
peut intervertir deux à deux ses facteurs sans
que cela change le résultat. Par exemple, si
on place les lettres dans l’ordre alphabétique,
Albert Einstein devient abe3i2ln2rst2.
Par définition, toutes les anagrammes
d’Albert Einstein donneront cette même for-
mule si on effectue sur elles la même opé-
R. Hooke, Lectiones Cutlerianæ, 1679 ; Portrait : Philippe Matsas © Flammarion 
2. EN 1675, LE SAVANT BRITANNIQUE ROBERT HOOKE publia sous forme d’anagramme sa
découverte de la forme optimale d’une arche (ci-dessus, cette même anagramme publiée à nou-
veau en 1679). La solution : Ut pendet continuum flexile, sic stabit contiguum rigidum inversum
(Un ensemble rigide d’objets contigus est stable dans la position inversée d’un fil qui pend). Il est
en outre l’auteur d’une théorie des ressorts, elle aussi annoncée par une anagramme.
Les choses sont donc claires : les ana-
grammes n’existeraient pas si les positions
des lettres dans un mot pouvaient changer
sans que cela change le sens du mot. Elles
■■ L’AUTEUR doivent donc leur existence et leur charme
à la non-commutativité de la position des
Étienne KLEIN, lettres à l’intérieur des mots. En définitive,
physicien,
est directeur elles sont à la multiplication de nombres,
de recherches qui est commutative, ce que la physique
au Commissariat quantique, qui est non-commutative, est
à l’énergie
atomique (CEA) et docteur à la physique classique...
en philosophie des sciences.
Le moteur du temps
Allons plus loin encore en considérant la
vaste question du temps. Les physiciens
d’aujourd’hui aimeraient pouvoir identifier et
caractériser le « moteur du temps », c’est-à-
■■ BIBLIOGRAPHIE dire le mécanisme caché au sein du monde
É. Klein et J. Perry-Salkow, par lequel le futur devient d’abord présent,
Anagrammes renversantes, puis passé. Quelle est cette force secrète
Flammarion, 2012. qui fait que dès qu’un instant présent sur-
F. Hallyn, Les structures vient, un autre instant présent apparaît, qui
rhétoriques de la science, prend aussitôt sa place, avant qu’un autre
Seuil, 2004. instant présent l’envoie lui-même dans le
Ch. Huygens, Œuvres passé, prenne sa place dans le présent, et
complètes, Tome VI, ainsi de suite ? Ce moteur du temps est-il

ration, puisqu’elles contiennent les mêmes
lettres, avec le même nombre d’apparition pour
chacune d’elles. Mais bien sûr, la plupart des
combinaisons obtenues n’ont aucun sens : ce
sont des anagrammes au sens de la combina-
toire, mais elles n’ont pas de signification et
ne méritent donc pas le nom d’anagramme.
Trouver une anagramme, c’est trouver
une réorganisation des lettres qui ait du sens,
ce qui se produit si rarement que lorsque cela
arrive, cela ressemble à un petit miracle, par
exemple lorsqu’on découvre que Albert Eins-
tein est l’anagramme de Rien n’est établi...
Correspondances 1666-1669,
Martinus Nijhoff, 1895.
Disponible sur dbnl.org
R. Descartes, Règles pour
la direction de l’esprit (1628),
dans Œuvres de Descartes,
tome XI, F. G. Levrault, 1826.
Disponible sur gallica.bnf.fr
physique, objectif, ou intrinsèquement lié
aux sujets conscients que nous sommes ?
Dans les formalismes ordinaires de la
physique, le concept de temps (d’espace-
temps) a le statut d’un être « primitif » : on
y postule qu’il existe, qu’il est indépendant
des phénomènes, on prend acte qu’il s’écoule
sans préciser ce qui fait qu’il s’écoule. Mais
certaines théories aujourd’hui à l’ébauche,
qui travaillent au dépassement de la relati-
vité générale et de la physique quantique,
remettent en cause ce postulat, ce qui les
conduit à questionner la nature même du

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Histoire des sciences [73

 Rendez-vous

temps. Le temps pourrait émerger, disent-
elles, d’un substrat d’où il est absent. Il pour-
rait en quelque sorte dériver de concepts plus
fondamentaux que lui-même : le moteur du
temps serait produit de façon souterraine
par une sorte d’inframonde physique.
Quel est cet inframonde ? Alain Connes,
professeur au Collège de France, et d’autres
mathématiciens ou physiciens, développent
des idées originales à ce sujet. Selon eux,
le moteur du temps serait enclenché par la
non-commutativité inhérente au formalisme
de la physique quantique que nous venons
d’évoquer. Le temps ne serait plus qu’une
réalité secondaire, surnageant sur des struc-
tures physiques plus profondes que lui et
ne le contenant pas à toute petite échelle.
Dans son roman Le théâtre quantique
(écrit en collaboration avec Danye Chéreau
et Jacques Dixmier), Alain Connes exprime
ainsi cette idée : « C’est l’effervescence
quantique qui engendre le passage du
temps » ; ou « L’aléa quantique est le tic-
tac de l’horloge divine » ; ou encore « Un état
sur une algèbre non-commutative engendre
son propre temps ». En somme, comme les
anagrammes, le moteur du temps aurait un
rapport avec la non-commutativité associée
à certaines opérations élémentaires.
L’horloge
des anges ici-bas
Ce n’est pas tout. Si l’on revient sur la détec-
tion de juillet 2012, celle du boson scalaire
de Higgs, on découvre autre chose encore,
qui tient à ce que, loin de ne concerner que
le monde microscopique, l’existence de
cette particule a aussi des implications
cosmologiques. Elle invite en effet à pen-
ser que lorsque l’Univers était très dense
et très chaud, les particules élémentaires
n’avaient pas de masse : telles des anges
véloces, elles se propageaient dans le vide
à la vitesse de la lumière ; puis le champ
scalaire de Higgs s’est installé dans tout
l’espace, conférant aux particules élémen-
taires, par interaction avec elles, une masse
non nulle qu’elles ont conservée ensuite.
Cet événement a eu un autre effet, celui de
déclencher le temps propre des particules
(car selon la théorie de la relativité d’Einstein,
il faut qu’une particule soit massive pour
que son temps propre, le temps dans son
référentiel, s’écoule).
Une horloge de la matière s’est en somme
mise en marche, que l’on pourrait nommer,
compte tenu de ce que nous venons de dire,
l’horloge des anges ici-bas. Or, curieusement,
une anagramme de cette expression se trouve
être le boson scalaire de Higgs...
Il arrive que la cueillette des cerises
réserve de bien belles surprises. n

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74] Histoire des sciences © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

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 RENDEZ-VOUS
LOGIQUE & CALCUL
Promenades carrées et cubes collés
Construire des polygones formés de carrés ou des polyèdres formés
de cubes en respectant une certaine règle donne naissance
à des énigmes originales, voire décoratives.
Jean-Paul DELAHAYE
E
n septembre 1990, paraissait
dans Pour la Science un article
d’Alexander Dewdney sur un pro-
blème insignifiant en apparence :
pour quelles valeurs de l’entier n existe-t-
il des polygones n’ayant que des angles
droits et dont les côtés ont, dans l’ordre,
les longueurs 1, 2, 3, ..., n ? La plus petite
solution est indiquée dans l’encadré 1.
Une autre façon de poser le problème
évoque le parcours d’un promeneur. Dans
une ville dont les rues dessinent une grille
carrée parfaite, peut-on partir d’un croise-
ment, parcourir un bloc, tourner à angle droit
(à gauche ou à droite), parcourir deux blocs,
tourner à angle droit (à gauche ou à droite),
parcourir trois blocs, etc. et se retrouver à son
point de départ au bout d’un certain temps ?
Compter les golygones
Le problème avait été inventé par le Bri-
tannique Lee Sallows en 1988. Il avait
choisi, on ne sait pas vraiment pourquoi,
de nommer ces figures des « golygones ».
Progressivement, L. Sallows était arrivé à la
conclusion qu’il n’existe de golygones que
pour les valeurs de n multiples de 8 (voir
l’encadré 1). Il découvrit le seul golygone à
huit côtés et remarqua qu’il pave le plan. Les
golygones à 8n côtés sont par convention
les golygones d’ordre n. Leur nombre est
noté a(n). Puisqu’il n’y a qu’un golygone à
huit côtés, a(1) = 1. Les golygones d’ordre 2
ont 16 côtés, et leur nombre est a(2) = 28.
Parmi eux, seuls trois ne se recoupent pas.
76] Logique & calcul
À l’aide de programmes, on a calculé
que a(3) = 2 108 (il existe 2 108 golygones
d’ordre 3 à 24 côtés), a(4)= 227 322 (il y a
227 322 golygones d’ordre 4 à 32 côtés), etc.
On a ainsi : a(1) = 1, a(2) = 28,
a(3) = 2108, a(4) = 227 322,
a(5) = 30 276 740, a(6) = 4 541 771 016,
a(7) = 739 092 675 672,
a(8) = 127 674 038 970 623,
a(9)= 23 085 759 901 610 016,
a(10) = 4327973308197103600, etc.
Pour les a(n) jusqu’à n = 100, voir :
http://oeis.org/A007219/b007219.txt
Ces décomptes n’ont pas été faits par
énumération un à un des golygones – on
n’aurait au mieux atteint que a(11) –, mais
en utilisant des propriétés particulières des
golygones, dont celle-ci dont vous devine-
rez sans mal l’explication : en prenant les
déplacements horizontaux d’un golygone
(une suite d’indications « à droite » ou « à
gauche »), et les déplacements verticaux
d’un autre golygone (une suite d’indications
« vers le haut » ou « vers le bas ») et en
assemblant ces indications, on obtient un
nouveau golygone.
On connaît une formule approchée
pour a(n) : a(n)  3 3 28n – 6/(p n2 (4n + 1)).
Une formule exacte, mais très compli-
quée, a aussi été proposée (voir la page
http://oeis.org/A007219 de l’encyclopédie
des suites numériques de Neil Sloane). Ces
résultats proviennent pour l’essentiel d’un
article publié en 1991 (voir la bibliographie)
par quatre auteurs aux pedigrees remar-
quables : L. Sallows, l’inventeur du problème
et dont nous avons présenté les extraordi-
naires « carrés géomagiques » dans cette
rubrique en juin 2013 ; Martin Gardner,
auteur de la chronique mathématique de
Scientific American pendant 25 ans (reprise
dans Pour la Science de 1977 à 1982) et
qui fut enchanté de participer à l’étude de
ces curieux cheminements ; Richard Guy,
connu en particulier pour sa féconde colla-
boration avec John Conway en théorie des
jeux, et Donald Knuth à qui l’on doit la bible
des informaticiens The Art of Computer Pro-
gramming, ouvrage de plus de 2 000 pages
commencé en 1962 et dont une nouvelle
édition a été achevée en 2011.
Cette exceptionnelle association montre
que l’intérêt pour les petites énigmes mathé-
matiques n’est pas réservée aux amateurs
sans grade, et que celles-ci sont pour les
véritables mathématiciens amoureux de leur
discipline des sujets tout aussi respectables
que les problèmes académiques... et abscons.
Ne pas passer deux fois
au même endroit
Savoir combien de golygones d’ordre n, parmi
les a(n), ne se recoupent pas (voir l’enca-
dré 2) et donc déterminent des polyminos
est en réalité assez délicat et oblige cette fois
à énumérer un à un les golygones d’ordre n.
Aucune formule exacte ou approchée n’a
été trouvée. Ces nombres définissent la
suite notée b(n). Dans leur article de 1991,
les quatre mathématiciens indiquaient que
b(1) = 1, b(2) = 3, b(3) = 67. Ils précisaient
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 1. Le seul golygone d’ordre 1
a b
2

8 1

U
n golygone est un poly-
gone dont tous les
côtés sont à angle droit,
et ont pour longueur les entiers
1, 2, ..., n, dans l’ordre.
Il n’existe qu’un seul goly-
gone à huit côtés (a). C’est le
seul golygone connu qui pave
le plan (b). Un golygone a
nécessairement un nombre de
côtés multiple de 8.
Voici la démonstration en
six petites étapes de cette
affirmation.
1) Donnons-nous un goly-
gone ayant n côtés. Il est clair
que n est pair, car il y a autant
de segments horizontaux que
de segments verticaux : n = 2m.
2) Supposons (sans perte de
généralité) que le côté de
longueur 1 est vertical. Les
côtés verticaux (ils alternent
avec les côtés horizontaux)
ont pour longueur 1, 3, ...,
2m – 1. La somme de leurs
longueurs est donc
1 + 3 + ... + (2m – 1) = m2.
3) Ce nombre, m2, est pair car
la somme des longueurs des
côtés qui montent est égale à la
somme des longueurs des côtés
qui descendent. Donc m lui-
même est pair.
4) Les côtés horizontaux ont
pour longueur 2, 4, 6, ..., 2m.
Le total de ces longueurs est
2 + 4 + ... + 2m =
2(1 + 2 + ... + m) = m(m + 1).
5) Quand on suit le péri-
mètre du golygone, certains
côtés vont vers la droite, les
autres vers la gauche. La
somme des longueurs de ceux
qui vont vers la droite est un
nombre pair (car c’est une
somme de nombres pairs), et
elle est égale à la somme des
longueurs de ceux qui vont vers
la gauche. Il en résulte que
m(m + 1)/2 est pair, donc que
m(m + 1) est multiple de 4.
6) Puisque m est pair, m + 1
est impair. D’après (5), m est
alors multiple de 4, et n = 2m
est donc multiple de 8.

2. Golygones ne se recoupant pas

a a bb

L
a plupart des golygones se recoupent. Ceux qui ne se
recoupent pas sont plus intéressants, car il leur correspond
une promenade ne repassant pas deux fois au même endroit.
Francesco De Comité a récemment battu le record de calcul de
ces nombres, en établissant qu’il y a 1 259 golygones de ce type à
32 côtés. Un autre programme de L. Weinberg a donné 41 381
pour 40 côtés, 1 651 922 pour 48 côtés et 73 095 122 pour 56 côtés
(voir www.lifl.fr/~bogaert/golygones/ pour un programme dû à
B. Bogaert qui affiche les résultats). En a sont dessinés les 25 goly-
gones à 32 côtés ne se recoupant pas et dont la hauteur égale la
largeur. En b sont dessinés les trois golygones à 32 côtés ne se
recoupant pas et ayant la forme la plus aplatie possible.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Logique & calcul [77

 Rendez-vous

qu’aller plus loin était hors de portée du

3. Les alpha-golygones programme dont ils disposaient.

S
Francesco De Comité et Léopold Wein-
i on remplace les angles 90° et – 90°, qui sont les seuls autorisés pour un goly-
berg, du Laboratoire d’informatique fon-
gone, par des angles a (alpha) et – a, on obtient des « a-golygones ».
Pour a = 60°, la recherche de petits a-golygones donne des résultats intéressants.
damentale de Lille, se sont dit qu’avec les
Les trois plus petits (trouvés par Lee Sallows) sont représentés ici. Le nombre de leurs
machines actuelles, ils pourraient calcu-
côtés est, respectivement, 9, 11 et 12. ler b(4). F. De Comité a trouvé b(4) = 1 259.
La vérification menée par L. Weinberg avec
un programme totalement différent donne
le même résultat. Le programme de L. Wein-
berg a permis de calculer b(5) = 41 381
(40 côtés), b(6) = 1 651 922 (48 côtés) et
b(7) = 73 095 122 (56 côtés).
Il est possible qu’en perfectionnant ces
programmes de décompte et en utilisant
des moyens de calculs plus puissants (par
exemple un réseau d’ordinateurs), on puisse
4. Le plus simple des alpha-golygones calculer b(8), et peut-être b(9). Si un lecteur
de Pour la Science se lance dans l’aventure
a 1+3 5
et réussit, je signalerai ses résultats dans
une rubrique prochaine. Dans l’encadré 2,
4 F. De Comité a représenté quelques-uns
des golygones à 32 côtés ne se recoupant
4+2 6 6 pas. Il a choisi de dessiner ceux qui ont les
3 formes les moins aplaties et ceux ayant
les formes les plus aplaties.
2
arc cos (3/4) La question de savoir si, parmi les goly-
gones ne se recoupant pas, il y en a d’autres
1 9
3 que celui d’ordre 1 qui pavent le plan, n’est
b 2
pas résolue aujourd’hui. Il est probable que
la réponse soit négative, car les contraintes
1
4
sur les longueurs des côtés semblent rendre
impossible la conception d’un pavage sans
5 trou ni recouvrement. Une autre question
intéressante, mais elle aussi délicate, est
celle-ci : peut-on trouver plusieurs golygones
8
d’ordre n qui, collectivement, pavent le plan ?
6

Une variante avec

arc cos (4/5) 7
des nombres premiers ?

L
ee Sallows a recherché le a-golygone ayant le minimum de côtés. Il a procédé à Au lieu de considérer la suite 1, 2, 3, ..., n
l’aide d’un programme qui essayait un grand nombre de cas en variant l’angle a pour les longueurs des côtés, prenons la
selon des valeurs régulièrement espacées. Le programme retenait les formes suite des nombres premiers jusqu’à un
presque fermées où le dernier point était très proche du point de départ. Ensuite, à la nombre premier p. Nous nous posons alors
main, et par des raisonnements géométriques, L. Sallows a identifié le gagnant. Encore un nouveau problème qui n’a, nous allons
un cas où l’ordinateur aide à résoudre un problème, mais où le raisonnement du mathé- voir pourquoi, aucune solution, car la suite
maticien reste nécessaire. Le gagnant (a) est un a-golygone à six côtés avec 2, 3, 5, 7, 11, 13, ... ne comporte qu’un seul
a = arccos(3/4). Les a-golygones records qui arrivent juste derrière le gagnant à six nombre pair, 2. Voici la démonstration de
côtés sont deux golygones à huit côtés, celui déjà rencontré dans l’encadré 1 pour cette affirmation en cinq petites étapes.
a = 90° et un a-golygone à huit côtés (b) pour a = arccos(4/5). a) Le nombre de côtés horizontaux et
le nombre de côtés verticaux d’un golygone

78] Logique & calcul © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

 Rendez-vous

5. Les quatre golyèdres connus

A
daptant la définition des golygones à la troisième dimension, le mathématicien Joseph O’Rourke a proposé de s’intéresser aux
golyèdres. Par définition, les golyèdres sont les polyèdres obtenus en collant face contre face des cubes identiques de côté unité,
et dont les faces ont pour aires les entiers successifs 1, 2, ..., n. On a démontré qu’il ne peut pas exister de golyèdres à moins de
11 faces (voir l’encadré 6). Aujourd’hui, on en connaît seulement quatre, qui ont respectivement 12, 15, 19 et 32 faces. Ils ont tous été
découverts en avril et mai 2014. Francesco De Comité, un des acteurs de l’aventure des golygones, les a représentés (les aires des faces
indiquées ici en rouge correspondent aux faces non visibles sur le dessin).

10 8 5
9 9
1 15
3
6 3 4 7
11 6
4
2 10 13
5 11 14
12 4
32

4
7
5 1
12
2

31 3 12 8
6
28
1

22 30 2 24
3
19
6
4 10

29
12

21 19 8 5
7
17 2
14 9
27 13 17

10 15
23 1 25
20 16 15
18
26 18 11
8
7

14

13

9 16
11

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Logique & calcul [79

 Rendez-vous

sont égaux, car en suivant le golygone, on

6. Le nombre minimal de faces est 11 ou 12 alterne côtés horizontaux et côtés verticaux.

L
b) La somme des longueurs des côtés
es golygones ont un nombre de côtés qui est nécessairement un multiple de 8 (voir
horizontaux est paire, car en suivant le péri-
l’encadré 1). De même, le nombre de faces d’un golyèdre ne peut pas être n’importe
quel entier. On sait aujourd’hui que c’est nécessairement un nombre de la forme 4k
mètre, on se déplace autant vers la droite
ou 4k + 3 et que ce nombre est supérieur à 10. Dit autrement, les seules valeurs possibles
que vers la gauche. De même, la somme
pour le nombre de faces d’un golyèdre sont les nombres de la suite : des longueurs des côtés verticaux est paire.
11, 12, 15, 16, 19, 20, 23, 24, 27, 28, 31, 32, 35, ..., 4k, 4k + 3, ... Voici, en six étapes, le raison- c) S’il existait un golyèdre dont les lon-
nement qui justifie cette affirmation. gueurs des côtés soient les nombres premiers
a) L’aire totale d’un golyèdre est nécessairement un nombre pair. jusqu’à p (2, 3, 5, 7, ..., p), avec le segment de
Tout golyèdre peut être obtenu en ajoutant, un à un, des cubes à un cube initial. Or, à longueur 2 horizontal (ce qu’on peut supposer
chaque fois qu’on ajoute un cube, la parité du nombre de faces de cubes composant la sans perte de généralité), alors il faudrait
que le nombre de segments horizontaux soit

2
surface du polyèdre obtenu reste constante. En effet, si le nouveau cube est collé
sur une face seulement, alors il en cache 1 et en ajoute 5, ce qui fait une impair pour que la somme de leurs longueurs
augmentation de 4 ; la parité est conservée. Si le nouveau cube est collé soit paire (on commence par 2 et ensuite il
par deux faces, il en cache 2, et en ajoute 4, ce qui fait une augmentation faut un nombre pair de nombres premiers,
de 2 ; la parité est conservée. Si le nouveau cube est collé par trois faces, il pour que la somme soit paire).
en cache 3 et en ajoute 3 ; la parité est conservée. Si le nouveau cube est d) Cela entraînerait que le nombre de seg-
collé par 4 faces, il en cache 4 et en ajoute 2 ; la parité conservée. Si le ments verticaux serait impair et donc que la
nouveau cube est collé par 5 faces, il en cache 5 et en ajoute 1; la parité est somme des longueurs des segments verti-
conservée. Si le nouveau cube est collé en 6 faces, il en cache 6 ; la parité est caux serait impaire (une somme d’un nombre
conservée. Au départ, il y a un seul cube, donc 6 faces. Puisque 6 est pair et que impair de nombres impairs est impaire), ce qui
la parité est conservée à chaque ajout, l’aire totale du polyèdre obtenu est paire.
est contraire à ce que nous avons vu en (b).
b) Le nombre de faces d’un golyèdre est de la forme 4k ou 4k + 3.
e) Il n’existe donc pas de golygones ayant
La somme des entiers de 1 jusqu’à n, S(n) = 1 + 2 +... + n, vaut n(n + 1)/2.
la suite des nombres premiers jusqu’à p (2,
Si n = 4k, la somme vaut 4k(4k + 1)/2 = 2k(4k + 1), qui est un nombre pair. Si n = 4k + 1, la
3, 5, 7, ..., p) comme longueurs des côtés.
somme S(n) vaut (4k + 1)(4k + 2)/2 = (4k + 1)(2k + 1), qui est un nombre impair (car produit
de deux nombres impairs). Cela ne pourra convenir pour un golyèdre qui, d’après (a), est
Qu’à cela ne tienne : Harry Smith a pro-
nécessairement d’aire totale paire. Si n = 4k + 2, la somme S(n) vaut (4k + 2)(4k + 3)/2 =
posé de remplacer le 2 par un 1 et a trouvé
(2k + 1)(4k + 3). Ce nombre est impair et ne peut donc pas convenir pour un golyèdre. des solutions. Pour 16 côtés, il y en a deux
Enfin, si n = 4k + 3, la somme vaut (4k + 3)(4k + 4)/2 = (4k + 3)(2k + 2), un nombre pair. qui sont (avec une notation évidente) :
c) Il y a six types de faces. – 1N 3E 5N 7O 11N 13O 17N 19E 23N 29O
Les polyèdres composés de cubes identiques collés par leurs faces ont des faces qui 31N 37E 41S 43E 47S 53O
sont des polygones composés de carrés identiques collés par leurs côtés, et tous ces – 1N 3E 5S 7O 11S 13O 17N 19E 23N 29O
polyèdres ont six types de faces. 31S 37E 41S 43E 47N 53O.
En effet, il y a deux types de faces parallèles au plan xy (déterminés par les axes Ox et
Oy) selon que la normale à la face est orientée comme Oz, ou en sens inverse. Notons Changer les angles :
ces deux types de faces xy/z+ et xy/z–.
De même, il y a deux sortes de faces parallèles au plan xz (xz/y+, xz/y–), et deux sortes
les alpha-golygones
de faces parallèles au plan yz (yz/x+ et yz/x–). Une autre variante du problème des goly-
d) La somme des aires des faces xy/z+ est égale à la somme des aires des faces xy/z–. gones s’obtient en remplaçant les seuls
De même avec xz/y+ et xz/y–, et avec yz/x+ et yz/x–. angles +90° et –90° autorisés entre deux
Cette propriété se démontre en remarquant que l’égalité (entre les aires des faces côtés consécutifs par d’autres angles.
xy/z+ et xy/z–) se conserve quand, partant d’un assemblage de cubes qui la vérifie, on L. Sallows a étudié en profondeur cette
en ajoute un nouveau collé à l’assemblage (analogue au raisonnement (a)). question. Il a par exemple recherché les
e) Il faut au moins trois faces différentes parallèles au plan xy, car s’il n’y en a que « golygones » ayant les angles 60° et – 60°
deux, il y en a une de type xy/z– et une de type xy/z+ qui, d’après ce qu’on vient de voir,
(voir l’encadré 3).
Un remarquable résultat
ont la même aire, ce qui est impossible puisque dans un golyèdre toutes les faces ont
a été démontré par Hans Cornet, un pro-
des aires différentes. De même, il faut trois faces différentes parallèles au plan xz, et trois
fesseur de mathématiques à la retraite,
faces différentes parallèles au plan yz. Cela montre qu’un golyèdre a au moins 9 faces.
concernant la variante avec les angles. En
f) Les nombres 9 et 10 ne sont pas possibles d’après (b). Un golyèdre a donc au moins
11 faces et le nombre de faces possibles est donné par la suite : 11, 12, 15, 16, 19, 20, 23, 24,
voici l’énoncé : pour tout angle a (alpha)
27, 28, 31, 32, 35, ..., 4k, 4k + 3, ...
de la forme (n/d) 360° avec n et d entiers,
il existe des polygones dont les angles de

80] Logique & calcul © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014


deux côtés consécutifs sont a ou – a et
dont les longueurs des côtés sont, dans
l’ordre, les entiers consécutifs 1, 2, ..., k.
La démonstration ne permet pas d’affir-
mer l’existence de tels polygones ne se croi-
sant pas. On ne sait pas non plus caractériser
les angles pour lesquels ces « a-golygones »
existent, mais on sait que d’autres angles que
ceux de la forme (n/d) 360° donnent parfois
des a-golygones (voir le plus simple d’entre
eux dans l’encadré 4).
Après ces recherches menées autour
de 1990, un étonnant travail de généralisation
en dimension 3 du problème des golygones
s’est déroulé au premier semestre 2014.
En 3D : les golyèdres
Le 23 février 2014, Joseph O’Rourke, sur le
site Mathematics Stack Exchange (http://
math.stackexchange.com/), puis le 28 avril
sur le site Mathoverflow (http://mathover-
flow.net/about) a proposé de rechercher des
polyèdres composés de cubes identiques
de côté 1 (chaque face a donc une aire
unité), collés par leurs faces, et dont les
faces (nécessairement des carrés juxta-
posés) aient pour aire 1, 2, 3, ...., n. Comme
il n’y a pas d’ordre naturel sur les faces de
tels polyèdres, aucune contrainte d’ordre
des faces n’est imposée. Il a proposé de
nommer « golyèdres » ces polyèdres. La
question était donc : existe-t-il des goly-
èdres ? J. O’Rourke conjecturait que la
réponse était négative.
Pourtant, le 30 avril 2014, Adam Goucher
du Trinity College à Cambridge a envoyé un
message sur la liste de diffusion Math-Fun
indiquant qu’il avait trouvé un golyèdre à
32 faces (voir l’encadré 5). Dans un article
publié en même temps (http://cp4space.
wordpress.com/2014/04/30/golygons-and-
golyhedra/), il donnait quelques explications
sur la méthode mise en œuvre pour trouver
ce premier golyèdre. Il indiquait aussi un
raisonnement montrant qu’il ne peut pas y
avoir de golyèdres à moins de 11 faces, et
que le nombre de faces d’un golyèdre est
nécessairement de la forme 4k ou 4k + 3
(voir l’encadré 6). Cela laissait ouverte la
question : quel est le plus petit entier n pour
lequel il existe un golyèdre ayant n faces ?
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
Rendez-vous
D’après les contraintes démontrées sur ce
plus petit entier, il ne pouvait être que l’un
des nombres suivants : 11, 12, 15, 16, 19,
20, 23, 24, 27, 28, 31 ou 32.
Le 9 mai 2014, Alexei Nigin proposa un
nouveau golyèdre record à 15 faces. Dix jours ■■ L’AUTEUR
plus tard, sans battre le record du nombre
minimal de faces, un troisième golyèdre J.-P. DELAHAYE
fut découvert par Erich Friedman : il a 19 est professeur
émérite
faces. La « taille » minimale d’un golyèdre à l’Université
ne pouvait plus être que 11, 12 ou 15. de Lille
À la grande surprise de tous, le 24 mai, et chercheur
au Laboratoire d’informatique
A. Nigin découvrit un golyèdre à 12 faces. fondamentale de Lille (LIFL).
Ce golyèdre a une étonnante propriété : on
peut le construire sans colle en posant des
cubes les uns sur les autres. En effet, correc-
tement orienté, le golyèdre se décompose
en une série de piles verticales placées côte
à côte, chaque pile n’étant composée que
d’un cube posé sur le sol et de cubes placés
directement sur lui à la verticale.
Aujourd’hui, on connaît donc quatre goly- ■■ BIBLIOGRAPHIE
èdres et le nombre minimum de faces d’un
golyèdre ne peut plus être que 11 ou 12. A. Goucher, Golygons and
golyhedra, 30 avril 2014,
Deux hypothèses sont envisageables. http://tinyurl.com/qfphnze
Soit on découvrira un golyèdre à 11 faces et
J. O’Rourke, Can we find lattice
le nombre minimal de faces d’un golyèdre polyhedra with faces of area
sera donc 11. Soit un raisonnement géo- 1,2,3,...?, 28 avril 2014,
métrique ou un calcul établira que 11 n’est http://tinyurl.com/noc28ne
pas possible, et le minimum recherché sera J. O’Rourke, Lattice orthogonal
donc 12. polyhedra face-area
D’autres questions restent non résolues : sequences : Golyhedra ?,
23 février 2014,
– Existe-t-il des golyèdres à n faces pour http://tinyurl.com/pnxctnq
tous les entiers n de la forme 4k et 4k + 3
à partir de 12 ? L. Sallows, New pathways
in serial isogons,
– Combien y en a-t-il pour chaque nombre n The Mathematical Intelligencer,
de faces envisageables ? vol. 14(2), pp. 55-67, 1992.
– Certains golyèdres pavent-ils l’espace ? L. Sallows, M. Gardner,R. Guy
– Si l’on remplace les cubes accolés par des et D. Knuth, Serial isogons
tétraèdres réguliers (ayant quatre triangles of 90 degrees, Mathematics
équilatéraux pour faces), existe-t-il des Magazine, vol. 64(5),
pp. 315-324, 1991.
golyèdres de ce type ? Si oui, pour quelles
valeurs du nombre de faces ? Combien ?
Dans le champ mathématique infini, on
rencontre de jolies choses et des problèmes
qui défient amateurs et professionnels. Ils
obligent parfois à utiliser des ordinateurs,
mais ces derniers, pas plus que l’intelligence
des meilleurs esprits, ne détiennent de
Retrouvez la rubrique
méthodes générales donnant les réponses
Logique & calcul sur
aux questions qui s’accumulent... parfois
plus rapidement que les réponses. n
www.pourlascience.fr
Logique & calcul [81
 RENDEZ-VOUS
SCIENCE & FICTION
Superman est-il une super-fourmi ?
Ce super-héros soulève des voitures, des immeubles... Pour expliquer sa force,
ses créateurs ont comparé ses capacités à celle d’une fourmi qui aurait la même taille.
L’argument est-il convaincant ou faut-il chercher ailleurs ?
Roland LEHOUCQ et Jean-Sébastien STEYER
L
a force extraordinaire de Super-
man est l’un de ses traits les
plus connus. Sur la couverture
du premier comics narrant ses
aventures (Action Comics, juin 1938), il est
représenté soulevant une voiture pour la
projeter sur des malfaiteurs. Sa puissance
musculaire n’a fait que croître au fil de ses
aventures : deux ans après sa première
apparition, alors que Metropolis – la ville
imaginaire où se déroulent la plupart de ses
actions – est ravagée par un tremblement
de terre, Superman soutient un immeuble
sur le point de s’effondrer, le temps que ses
occupants se mettent à l’abri. Plus tard, on
le verra déchirer des plaques d’acier, creuser
un immense canal à mains nues ou trans-
former un morceau de charbon en diamant
en le serrant dans son poing !
La question de l’origine de sa force se
pose rapidement. Un argument sera en
vogue pendant la première décennie de
la carrière de Superman : « Superman est
originaire d’une planète dont les habitants
ont une structure physique en avance de
plusieurs millions d’années sur la nôtre. À
leur maturité, les êtres de sa race sont ainsi
dotés d’une force extraordinaire. »
Conscient de la faiblesse de cette première
explication pour un héros dont la notoriété
grandissait, ses pères ont imaginé des argu-
ments plus raffinés. Dans le numéro 58 de la
revue Superman (paru en 1949), on trouve
une explication plus physique : « Chacun sait
que Superman est un être d’une autre planète,
82] Science & fiction
évoluant dans la faible gravité terrestre. Mais
peu de gens savent comment la gravité affecte
la force ! Si vous étiez sur un monde plus petit
que le nôtre, vous pourriez sauter par-dessus de
hauts bâtiments, soulever des poids énormes,
reproduisant ainsi des exploits de l’Homme
d’Acier ! » Les textes suivants soulignèrent
encore l’importance de la différence de gravité
entre la Terre et Krypton, la planète d’origine
de Superman.
L’argument sonne juste : certaines disci-
plines sportives, comme les sauts ou l’haltéro-
philie, dépendent bien du poids, c’est-à-dire de
l’intensité avec laquelle la gravité de la planète
tire les corps vers son centre. Ainsi, sur la Lune,
dont la gravité est six fois inférieure à celle de
la Terre, votre performance en détente sèche
© 1938 DC Comics, Inc. Tous droits réservés.
serait six fois meilleure. Cependant, on peut
se demander s’il est bien raisonnable que les
muscles de Superman, arrivé bébé sur Terre,
aient gardé la mémoire de ce qu’ils auraient
été si l’Homme d’Acier était resté sur Krypton.
Un peu plus tard, une autre explication
a été invoquée par ses créateurs. Dans une
paire d’images intitulées « Une explication
1. SUPERMAN MONTRE sa force scientifique de l’étonnante force de Clark
surhumaine dès son apparition
dans le premier numéro du magazine Kent [le nom d’adoption de Superman] »,
Action Comics, en 1938. ils comparaient les prouesses du héros à
celles des insectes : « Kent vient d’une pla-
nète dont les habitants ont une structure
physique en avance de plusieurs millions
d’années sur la nôtre. À l’âge adulte, les
Kryptoniens sont dotés d’une force tita-
nesque. Incroyable ? Non ! Car il existe sur
notre planète des êtres doués d’une force
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
© 2014 Marc Boulay, marcboulay.fr, cossima-productions.com
2. LES MUSCLES DE SUPERMAN pourraient être différents de ceux des humains et conférer au super-héros une force bien supérieure.
Ci-dessus, quelques exemples imaginaires de fibres musculaires.
extraordinaire. La modeste fourmi supporte
ainsi des poids cent fois supérieurs au sien.
La sauterelle fait des bonds dont la longueur
rapportée à l’échelle humaine est équivalente
à plusieurs dizaines de mètres. » Avec ce
raisonnement, un homme pourrait soulever
une masse 100 fois supérieure à la sienne,
soit 7 à 8 tonnes, ce qui correspond aux
premières performances de Superman,
lequel ne serait alors qu’une super-fourmi.
Cet argument extrapole une propriété d’une
échelle de taille à une autre en supposant
que la force d’un être est proportionnelle à
sa masse. Qu’en est-il en réalité ?
La force dépend
du diamètre des muscles
La force d’un muscle dépend notamment
du nombre de fibres musculaires – des
cellules très allongées à plusieurs noyaux
nommées myocytes – qui le composent. Et
elle dépend surtout du diamètre des fibres,
les plus grosses étant les plus fortes. Ainsi,
si un haltérophile est plus fort que vous, ce
n’est pas forcément parce que ses muscles
ont plus de fibres musculaires que les vôtres,
mais parce que ses fibres sont plus grosses.
La force qu’un muscle peut exercer est donc
proportionnelle à sa section.
Les muscles humains sont capables,
selon leur fonction, de produire une force
comprise entre 30 et 100 newtons par cen-
timètre carré de section. Il s’ensuit que la
force n’est pas proportionnelle à la masse
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
corporelle. En effet, cette masse étant pro-
portionnelle au volume, elle est proportion-
nelle au cube de la taille caractéristique du
corps. Par ailleurs, la force développée par les
membres est proportionnelle à leur section,
donc au carré de la taille caractéristique du
corps. On en déduit que la force physique
croît proportionnellement à la puissance deux
tiers de la masse corporelle. Cette loi peut
être vérifiée empiriquement en se fondant
sur les records d’haltérophilie.
Finalement, les plus lourds sont bien les
plus forts, mais pas autant qu’on le croit. Et
la force par unité de masse, qui varie comme
l’inverse de la racine cubique de la masse,
est par exemple à l’avantage du gymnaste,
qui a souvent une masse raisonnable et est
capable de performances physiques, telles
que les sauts, inaccessibles à un haltérophile.
En revanche, en force absolue, ce dernier
dépasse de loin le gymnaste. Bien sûr, deux
personnes de même masse peuvent avoir
des performances physiques différentes.
Notre argument ne s’applique donc qu’en
moyenne, car il est possible d’augmenter sa
force physique par un entraînement adéquat
ou par l’utilisation de produits illicites qui
augmentent la masse musculaire, donc le
diamètre des fibres.
Appliquons notre relation pour estimer
la force d’une fourmi à partir de celle d’un
humain. Un homme moyen pèse environ
75 kilogrammes et est capable de soulever sa
masse. Une fourmi de 20 milligrammes pèse
3 750 000 fois moins qu’un humain. Elle ne
peut donc, d’après notre formule, soulever
qu’une masse d’environ 3 grammes, ce
qui représente 150 fois sa masse. Par ce
raisonnement, nous retrouvons bien l’ordre
de grandeur de la performance d’une fourmi,
en dépit de sa morphologie différente. La
validité de notre relation montre que l’on
ne peut pas expliquer la force de Super-
man par une simple proportionnalité et
que l’explication proposée par les auteurs
n’est pas la bonne.
Remarquons que notre raisonnement sup-
posait implicitement que les fibres musculaires
ont des propriétés mécaniques identiques
chez l’homme et le Kryptonien. Si la force de
ce dernier dépendait aussi de la longueur de la
fibre (propriété qui n’a jamais été observée sur
Terre), elle serait proportionnelle au volume,
donc à la masse corporelle. L’argument des
auteurs de Superman serait alors valable. Mais
cela suppose que la physique de Superman
est différente de la physique sur Terre, ce qui
laisse libre cours aux hypothèses les plus
débridées !
Autre piste : alors que chez l’homme, le
nombre de fibres musculaires atteint un maxi-
mum à l’âge adulte et varie peu, le Kryptonien
bénéficie peut-être d’un nombre croissant
de fibres musculaires tout au long de sa vie.
Serait-ce pourquoi sa force a augmenté au
fil de ses aventures ? n
R. LEHOUCQ est astrophysicien au CEA,
à Saclay. J.-S. STEYER est paléontologue
au CNRS-MNHN, à Paris.
Science & fiction [83
 RENDEZ-VOUS
ART & SCIENCE
La première Voie lactée réaliste
En 1609, dans La Fuite en Égypte, l’artiste allemand Adam Elsheimer
a représenté une Voie lactée constituée d’étoiles : c’était inédit !
Le peintre était informé des travaux de Galilée, qui avait découvert
la nature stellaire de la Galaxie peu de temps auparavant.
Loïc MANGIN
C
et été, loin des grandes agglo-
mérations et de leur pollution
lumineuse, vous avez peut-
être pris le temps de regarder
le ciel par une belle nuit sans nuage. Vous
avez alors admiré des myriades d’étoiles
et cette grande bande blanchâtre qu’est la
Voie lactée. Pour ceux qui n’auraient pas
bénéficié de conditions météorologiques
favorables, La fuite en Égypte, du peintre
allemand Adam Elsheimer (1578-1610)
donne un aperçu du spectacle qu’ils ont
manqué (voir page ci-contre, b). L’œuvre
est conforme à la réalité (a).
Nous savons aujourd’hui que la Voie
lactée correspond à la galaxie, de type
spirale, où est situé, à sa périphérie,
le Système solaire. Notre galaxie est
un disque de plus de 100 000 années
lumière de diamètre qui abriterait
quelque 100 milliards d’étoiles. Cette
vision des choses s’est progressivement
établie depuis le début du XVIIe siècle.
Qu’imaginait-on auparavant ?
Un mythe grec a donné son nom à la
Voie lactée (Galaxias en grec). Zeus prend
le jeune Héraclès, son fils, et le met au sein
d’Héra, endormie, afin que l’enfant accède à
l’immortalité. Trop empressé et sans doute
trop avide, il réveilla en sursaut la femme
du roi des dieux qui repoussa violemment
le goulu (Héraclès était le fils adultérin
d’Alcmène, une conquête de Zeus) : de ce
mouvement brusque, une giclée de lait jaillit
et se fixa dans le ciel. Un autre mythe grec
84] Art & science
fait de la Voie lactée la trace d’un incendie.
La Galaxie était un fleuve céleste dans le
monde chinois, un bras de mer pour les
anciens habitants de Tahiti, une rivière pour
les Aborigènes d’Australie, un équivalent
céleste du Gange, fleuve sacré terrestre,
pour les Hindous.
Toutes ces légendes ont un point com-
mun : la Voie lactée y est un milieu continu, le
plus souvent liquide. Aucune ne rend compte
de sa nature pointilliste. Et cela a été long-
temps le cas, notamment dans l’esprit de
la plupart des savants occidentaux qui sont
restés sous l’influence d’Aristote jusqu’au
Elsheimer serait le premier peintre
à se soucier de la bonne position
des étoiles et des constellations
dans ses œuvres.
XVe siècle. En effet, selon ce dernier, la Voie
lactée était un phénomène atmosphérique
sublunaire, une sorte de nuage nébuleux.
Bien que d’autres, tels Démocrite, Ptolémée,
Alhazen ou Averroes, aient postulé une ori-
gine stellaire, la conception aristotélicienne
prévalait, et c’est elle que l’on retrouvait dans
les représentations artistiques.
Pourtant, dans l’œuvre de Elsheimer,
la Galaxie est bien constituée de multiples
petits points blancs correspondant chacun
à une étoile ! En fait, à en croire Francesco
Bertola, professeur d’astrophysique à l’Uni-
versité de Padoue, en Italie, ce tableau serait
la première représentation de la Galaxie
conforme à la réalité. Comment l’expliquer ?
Cela s’est joué à l’aube du XVIIe siècle,
en Italie. À la fin des années 1600, Galilée,
alors professeur à l’Université de Padoue,
fabrique ses lunettes astronomiques, ins-
truments inventés quelques années plus
tôt, et se livre aux premières observations
célestes. Se tournant vers la Voie lactée, il
observe qu’elle est composée d’étoiles si
nombreuses que leur densité confère à la
galaxie un aspect nuageux, lacté. Il publie
ses résultats dans Sidereus Nuncius (Le
Messager céleste), un court traité d’astro-
nomie paru en 1610. L’ouvrage eut un
grand retentissement.
Or à cette époque, Elsheimer était
en Italie. Il était arrivé à Venise à la
fin du XVIe siècle, puis il vécut à Rome
dans les premières années du siècle
suivant. Intéressé par l’astronomie, il
eut connaissance des travaux de Galilée
avant même la parution du Sidereus Nuncius,
puisque La fuite en Égypte a été peinte
en 1609, un an avant la mort de l’artiste.
Outre le réalisme de la Voie lactée, on
peut observer la pertinence des constella-
tions (la flèche blanche indique la Grande
Ourse). Elsheimer serait également le pre-
mier à se soucier de la position des étoiles
dans ses œuvres. n
J. Parks, Adam Elsheimer : Rich and magical
storytelling, American Artist, vol. 71,
pp. 36-45, 2007.
F. Bertola, Via lactea, Biblos, 2004.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 Rendez-vous

© Shutterstock.com/Standret
b

Zenodot Verlagsgesellschaft mbH

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Art & science [85

 RENDEZ-VOUS
IDÉES DE PHYSIQUE
Un microscope pour moins d’un euro
Une simple bille de verre peut servir de loupe. Suffisamment petite
et avec un montage approprié, elle peut aussi devenir un microscope performant.
Jean-Michel COURTY et Édouard KIERLIK
T
out le monde a en tête l’image
d’un microscope ordinaire : un
appareil assez volumineux,
avec son pied, sa platine, sa
tourelle d’objectifs, son oculaire... et dont
les premiers modèles coûtent quelques
dizaines d’euros au moins. Or Manu Pra-
kash, de l’Université Stanford, a conçu avec
deux collègues un dispositif qui fait depuis
quelques mois sensation : un microscope
coûtant moins de un dollar, réalisé en décou-
pant et pliant une feuille de carton, et qui
grossit plus de 1 000 fois !
Le cœur de ce dispositif est constitué
par une bille de saphir de diamètre inférieur
au millimètre. C’est en quelque sorte une
réminiscence du premier microscope, conçu
à la fin du XVIIe siècle par le marchand et
savant hollandais Antoni van Leeuwenhoek.
Voyons quel en est le principe optique.
Une lentille convexe...
Que faisons-nous pour observer les détails
d’un objet ? Nous l’approchons le plus pos-
sible de notre œil afin d’augmenter l’angle
sous lequel nous le voyons. La meilleure
distance est la plus courte pour laquelle
notre œil peut encore accommoder (voir la
figure 1a). Nommée punctum proximum,
elle est d’environ 25 centimètres (elle est
plus faible pour les myopes et augmente
avec l’âge). La résolution angulaire de l’œil
au centre du champ visuel étant de l’ordre
d’une minute d’arc, cela signifie que nous ne
pouvons distinguer des détails mesurant
moins de 50 micromètres.
86] Idées de physique
Comment faire mieux ? En s’aidant d’ins- Sherlock Holmes et qui, avec une distance
truments. Le plus simple est la loupe, com- focale de l’ordre de cinq centimètres, grossit
posée d’une seule lentille, bien souvent une environ cinq fois.
lentille mince aux faces convexes. Dans son Cette utilisation de la loupe ne néces-
utilisation la plus courante, l’objet est placé sitant aucune accommodation, elle est
dans le plan focal de la lentille, de telle sorte confortable. Mais elle n’autorise pas un
que les rayons émergents soient parallèles ; grossissement important. Pour voir des
l’œil observe alors sans avoir à accommoder détails plus fins, il faut, comme l’horloger
(voir la figure 1b). Dans cette configuration, ou le bijoutier, adopter un second mode d’uti-
c’est la distance entre la loupe et l’objet, soit lisation en plaçant l’œil tout contre la loupe.
ici la distance focale de la lentille, qui déter-
mine l’angle sous lequel l’objet est vu. Le
grossissement de la loupe est égal au rapport
...puis sphérique
du punctum proximum sur cette distance. Dans cette configuration, le grossissement
Lorsqu’on désire un champ d’observation est comparable à celui de la première posi-
large, la lentille doit être grande et la courbure tion, mais le champ d’observation est bien
de ses faces, pour des raisons pratiques, plus grand. Quitte à restreindre ce dernier,
faible. On obtient la loupe qu’affectionne il est alors possible d’augmenter le gros-
a
a
25 cm
environ
b
b
Distance
focale
1. À L’ŒIL NU, la plus courte distance à laquelle on peut observer un objet sans trop d’efforts
d’accommodation est de l’ordre de 25 centimètres (a). Avec une loupe, l’objet est placé géné-
ralement au foyer de la lentille, et l’angle sous lequel on le voit est augmenté (b). Le grossisse-
ment est égal au rapport b/a des angles de vue.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 Rendez-vous

sissement. Comment ? En augmentant le déplace à l’aide de deux vis. Il suffit alors de ■■ LES AUTEURS
plus possible la courbure de la lentille (d’où coller l’appareil contre l’œil face à la lumière.
une distance focale minimale). Grâce à ce microscope rudimentaire, mais
La solution est d’utiliser une lentille aux performances restées inégalées des
sphérique, c’est-à-dire une bille de verre. décennies durant, van Leeuwenhoek a
Cependant, quand on éclaire une bille avec des découvert le monde vivant microscopique.
rayons parallèles, ces derniers ne convergent Dans les laboratoires, le microscope à
pas en un seul point, le foyer, mais s’étalent bille de verre a été supplanté par des ap- Jean-Michel COURTY
et Édouard KIERLIK
sur tout un segment (voir la figure 2). Ces pareils plus performants, mais aussi plus sont professeurs de physique
aberrations dites sphériques sont dues aux complexes. Toutefois, par sa simplicité et sa à l’Université Pierre
rayons les plus éloignés de l’axe optique, qui robustesse, il a poursuivi sa vie auprès des et Marie Curie, à Paris.
passe par le centre de la bille. amateurs de science. Il a tout d’abord profité Leur blog : http://blog.idphys.fr
En plaçant un diaphragme de petit dia- des avancées techniques : aujourd’hui, une
mètre, on élimine ces rayons et les aberrations bille de saphir, d’indice optique 1,8 et de
associées, mais cela réduit la luminosité et
le champ. Une solution plus astucieuse a
été trouvée par l’Anglais Henry Coddington
(1798-1845), qui a laissé son nom à une
loupe. Elle consiste à évider la bille en ne
laissant qu’un petit cylindre central reliant
deux hémisphères (voir la figure 2). La focale
d’une bille en verre ordinaire étant égale à
1,5 fois son rayon, on obtient ainsi, avec des
billes de deux à trois centimètres de diamètre,
des grossissements d’environ 10 à 20.

Moins d’un millimètre

de diamètre
Cela reste cependant très loin des grossisse- 2. UNE LENTILLE SPHÉRIQUE permet d’obtenir un grossissement important, mais elle donne
lieu à des aberrations dites sphériques, dues au fait que les rayons lumineux parallèles ne
ments des microscopes. Et si l’on réduisait convergent pas en un point unique. On pallie ce défaut en évidant la lentille, de façon qu’elle ne soit
la taille de la bille jusqu’à un millimètre, pour traversée que par les rayons proches de l’axe, pour lesquels le point focal est assez bien défini.
obtenir un grossissement supérieur à 300 ?
C’est ce qu’a réussi à faire il y a trois siècles a b
van Leeuwenhoek.
Sa maîtrise du travail du verre lui a permis
de réaliser des billes d’excellente qualité, vrai-
semblablement par la technique de la goutte
fondue (on fait fondre l’extrémité d’un fin fil de
verre, de façon à obtenir une goutte de verre
qui prend une forme parfaitement sphérique
grâce à la tension de surface du liquide).
Le second tour de force de van Leeuwen-
hoek a été de réaliser un dispositif méca-
Dessins de Bruno Vacaro

nique pour positionner l’objet à observer

et effectuer la mise au point, le tout à une
distance de la bille égale ou inférieure à sa
distance focale, soit une fraction de milli-
mètre. Dans le microscope de Leeuwenhoek,
la bille, sertie dans une lame métallique,
reste immobile, tandis que l’échantillon
est fixé à l’extrémité d’une pointe que l’on
3. LE PREMIER MICROSCOPE de Leeuwenhoek (a) et le foldscope (b) récemment inventé par
Manu Prakash, de l’Université Stanford, ont un point commun : leur élément optique est une
toute petite bille, de verre pour le premier, de saphir pour le second. Le foldscope est un mon-
tage en papier cartonné, où des languettes permettent de positionner avec précision l’élément
optique et l’éclairage (une ampoule à led) par rapport à l’échantillon.

© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014 Idées de physique [87

 Rendez-vous

■■ BIBLIOGRAPHIE diamètre 0,3 millimètre, permet de frôler
un grossissement de 1 500.
J. S. Cybulski, J. Clements Il a fallu ensuite beaucoup d’inventivité
et M. Prakash, Foldscope :
Origami-based paper de la part de M. Prakash pour réaliser un
microscope, PLoS ONE, système approprié de positionnement de
vol. 9(6), e98781, 2014 l’échantillon et de mise au point. Dans son
(http://tinyurl.com/o5mun5t,
en accès libre). « foldscope » (de l’anglais fold, qui signifie
pli), la bille est intégrée à un montage de
E. Hecht, Optics, type origami en papier cartonné de 0,35 mil-
Pearson (4e édition), 2014.
limètre d’épaisseur. Le dispositif permet
de positionner avec précision l’échantillon
(placé sur une lame de microscope clas-
sique) et, en jouant sur la flexion du papier,
d’assurer la mise au point à une distance
aussi courte que 0,025 millimètre !
Le foldscope est composé de trois étages
entrelacés, qu’on déplace finement l’un par
Retrouvez la rubrique rapport à l’autre en tirant sur des languettes.
Idées de physique sur L’étage de base porte l’échantillon. Devant
www.pourlascience.fr lui (par rapport à l’observateur) se situe
l’étage optique, sur lequel est fixée la bille
de verre. Derrière, l’étage d’éclairage porte
une simple LED alimentée par une pile bou-
ton. Le tout pèse moins de neuf grammes
et coûte moins de un dollar (sur la base de
10 000 exemplaires, toutefois), la bille étant
le composant le plus cher ! Avec la bille de
saphir évoquée plus haut, la résolution du
foldscope atteint une fraction de micromètre.
Notons cependant que, même si les plans
du foldscope sont à la disposition de tous, sa
réalisation exige de la dextérité et des tech-
niques expérimentales assez élaborées. Il n’en
reste pas moins que le dispositif inventé par
M. Prakash est une alternative intéressante
aux offres plus « technologiques » qui pro-
mettent de transformer votre téléphone en
microscope performant. Certains l’imaginent
déjà pour l’aide au diagnostic des maladies
infectieuses dans les pays pauvres. n

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88] Idées de physique © Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014

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 RENDEZ-VOUS
QUESTION AUX EXPERTS
Saurons-nous bientôt
exploiter la fusion nucléaire ?
Il est relativement facile de faire fusionner des noyaux
atomiques, mais pas avec un solde énergétique positif.
On s’en rapproche cependant.
Christine LABAUNE
I
l y a quelques mois, plusieurs journaux
rapportaient l’histoire d’un jeune Bri-
tannique de 13 ans qui aurait réalisé
une expérience de fusion nucléaire.
De façon générale, une telle expérience est
assez simple : il suffit par exemple de projeter
des ions légers sur une cible, après les avoir
accélérés dans un champ électrique. Est-ce à
dire que nous sommes près de savoir exploiter
la fusion, qui fournit l’énergie des étoiles ?
Non, car les expériences de ce type ne
créent que quelques réactions de fusion
nucléaire et consomment bien plus d’énergie
qu’elles n’en produisent. Pour parvenir à un
solde énergétique positif, il faut considérable-
ment augmenter la densité et la température
du « combustible » utilisé, afin que la fusion
puisse s’y développer.
Lors d’une réaction de fusion, deux noyaux
atomiques légers s’associent pour produire
un noyau plus lourd, ce qui libère de l’énergie.
À quantité de matière équivalente, la fusion
dégage environ deux millions de fois plus
d’énergie qu’une réaction chimique telle que
la combustion de pétrole. On cherche à exploi-
ter la fusion nucléaire depuis plus de 60 ans,
ce qui fournirait une énergie illimitée à partir
de combustibles abondants et répartis sur
toute la planète, sans risque d’explosion et
presque sans déchets. Moins d’un gramme
de combustible par an suffirait à satisfaire
les besoins énergétiques d’une personne !
Les deux principales voies étudiées sont
le confinement magnétique et le confinement
inertiel. Dans la première, on chauffe un plasma
90] Question aux experts
(gaz ionisé) à l’aide de faisceaux de micro-ondes
et de particules, et on le confine avec un champ
magnétique ; dans la seconde, on obtient le
plasma en chauffant et en comprimant une
capsule de diverses façons (souvent par un
laser) dans une chambre de réaction.
En confinement magnétique, les princi-
paux espoirs reposent sur ITER (International
Thermonuclear Experimental Reactor), qui sera
l’installation expérimentale de fusion la plus
puissante jamais construite. Les premiers
tests sont prévus pour 2022 et les premières
réactions de fusion à partir de 2027.
Une étape importante
En confinement inertiel, deux très grandes
installations laser ont été construites, le Laser
Mégajoule (LMJ) en France et le National
Ignition Facility (NIF) en Californie. Grâce à ce
dernier, une étape importante a été franchie
début 2014 : on s’est approché d’un solde
énergétique positif, en obtenant de façon
contrôlée un nombre record de réactions de
fusion et un chauffage additionnel du cœur
par les particules alpha (He2+) produites
dans ces réactions.
Le combustible choisi pour ces premières
générations de machines est un mélange de
deutérium et de tritium, deux isotopes de l’hy-
drogène. Leur fusion produit des particules
alpha et des neutrons de haute énergie. La
principale difficulté concerne les interactions
de ces neutrons avec la matière environnante,
potentiellement destructrices et encore mal
© Shutterstock.com/pixelparticle
connues. Des études sont nécessaires pour
fabriquer les matériaux capables d’arrêter ces
neutrons et ainsi de récupérer leur énergie.
C’est l’objet du projet IFMIF (International Fusion
Material Irradiation Facility), au Japon.
D’autres réactions de fusion, telle celle
d’un proton et d’un noyau de bore, produisent
peu ou pas de neutrons. Mais leur exploita-
tion nécessitera de nouveaux procédés. Le
développement rapide des lasers, dont la
puissance a été multipliée par 1 000 en dix
ans, pourrait y contribuer. Lors d’expériences
récentes, réalisées notamment à l’École poly-
technique de 2011 à 2014, nous avons ainsi
fait fusionner des protons et des noyaux de
bore en accélérant un faisceau de protons avec
de brèves impulsions laser et en le projetant
sur une cible de bore.
D’ici quelques décennies, nous devrions
pouvoir exploiter la fusion. Le délai dépendra
des moyens mobilisés, qui ne sont aujourd’hui
pas à la hauteur des enjeux (du moins pour
la voie du confinement inertiel, où les grands
lasers sont mobilisés pour des applications
militaires liées aux bombes atomiques à
fusion). En attendant, les recherches sur la
fusion ont de nombreuses retombées scien-
tifiques et technologiques. Elles pourraient
bientôt avoir des applications pour le grand
public, par exemple via le développement de
techniques de production d’isotopes pour
l’imagerie médicale. n
Christine LABAUNE est directrice de recherche
au CNRS et à l’École polytechnique, à Palaiseau.
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
 RENDEZ-VOUS
SCIENCE & GASTRONOMIE
Gels de matières grasses
On peut former des gels avec des matières grasses.
Les températures de fusion de leurs divers composés
déterminent la consistance du produit.
Hervé THIS
E
n 1995, le « chocolat chantilly »
fut introduit comme une géné-
ralisation de la crème chantilly.
Cette dernière est obtenue par
foisonnement (introduction de bulles de
gaz) d’une émulsion – la crème – qui est
refroidie, de sorte que la solidification de
la matière grasse laitière présente dans
la crème conduit au piégeage du gaz. On
obtient ainsi une mousse « de » chocolat,
plutôt qu’au chocolat. Avec la même idée,
nous introduisions le beurre chantilly, le
fromage chantilly, le foie gras chantilly...
Dans tous les cas, on part d’une solu-
tion aqueuse (de l’eau, du thé, du bouillon,
du jus de fruit...) où l’on émulsionne une
matière grasse en chauffant, afin que la
matière grasse fonde et forme des gout-
telettes dans la solution ; puis on fouette
en refroidissant.
L’« huile d’olive chantilly  » est un
système plus difficile à obtenir, car l’huile
est une matière grasse au comportement
de solidification (ou de fusion) différent.
Pourquoi ?
Les matières grasses alimentaires les
plus courantes sont des mélanges de trigly-
cérides, composés dont les molécules ont un
résidu de glycérol (un squelette fait de trois
atomes de carbone) auquel sont liés trois
résidus d’acides gras. Les cristaux d’un trigly-
céride particulier fondent à une température
précise, mais les mélanges de triglycérides
sont la somme de millions de composés dif-
férents, qui ont tous des températures de
fusion différentes : la matière grasse du lait,
par exemple, renferme 400 sortes d’acides
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
gras, qui peuvent chacun occuper une des
trois positions des triglycérides. De ce fait,
au lieu de fondre à une température précise,
les matières grasses commencent à fondre
à la température de fusion de leur triglycé-
ride le plus fusible, et finissent de fondre à
la température de fusion du triglycéride le
moins fusible : entre ces deux températures,
la proportion de solide dans la masse diminue
progressivement de 100 pour cent à 0 pour
cent, au lieu de varier brusquement comme
pour la glace qui fond.
Revenons à l’huile d’olive chantilly.
Puisque son obtention demande la soli-
dification d’une partie des triglycérides,
on se placera simplement à des tempéra-
tures assez basses pour qu’une proportion
suffisante des triglycérides cristallise, les
cristaux formant un réseau continu où le
reste de la matière grasse (restée liquide)
et les bulles de gaz seront dispersés.
Dans d’autres circonstances, des
graisses à bas point de fusion sont pré-
férables en cuisine. C’est le cas pour la
réalisation d’un gel d’huile ou « graham »
(nom donné en l’honneur de Thomas Gra-
ham, un pionnier des gels). Le système
est une généralisation des gels complexes
précédents, mais où un réseau protéique
contient la matière grasse.
Concrètement, partons d’un blanc
d’œuf, et ajoutons de l’huile en fouettant :
on obtient progressivement l’homologue
d’une sauce mayonnaise, à savoir une dis-
persion de gouttes d’huile dans l’eau du
blanc d’œuf, les protéines venant tapisser
la surface des gouttes d’huile. Puis, si l’on
© Jean-Michel Thiriet
« cuit » cette émulsion (quelques dizaines
de secondes au four à micro-ondes), on
obtient une émulsion piégée dans un gel, les
protéines coagulant en un réseau continu ;
c’est ce qui a été nommé un « gibbs », en
l’honneur du thermodynamicien américain
Josiah Willard Gibbs. Pour un graham, il suffit
de mettre le gibbs à l’étuve afin d’évaporer
l’eau et obtenir de l’huile solidifiée, les tri-
glycérides restant piégés dans le réseau
de protéines.
En cuisine, l’huile neutre a peu d’intérêt,
mais on peut utiliser une très bonne huile
d’olive, ou une huile où l’on aura dissous un peu
de cis 1-hexén-3-ol, qui donne un merveilleux
goût d’huile d’olive vierge première pression.
Pour les grahams, on peut évidemment
généraliser et remplacer l’huile par du beurre
fondu, du chocolat fondu, du foie gras fondu,
du fromage fondu... mais attention à la tem-
pérature de consommation : puisqu’elle
détermine la proportion de triglycérides à
l’état liquide et à l’état solide, elle détermine
aussi la consistance des produits que vous
aurez concoctés.  n
Hervé THIS est
physico-chimiste dans
le Groupe INRA-AgroParisTech
de gastronomie moléculaire
et directeur scientifique
de la Fondation
Science& culture alimentaire
(Académie des sciences).
Retrouvez la rubrique
Science & gastronomie sur
www.pourlascience.fr
Science & gastronomie [91

■■ botanique
Dans la peau
d’une plante
Catherine Lenne
Belin, 2014
(255 pages, 23 euros).
L
es écoliers, les étudiants,
apprennent aujourd’hui
l’écologie, mais savent-ils
distinguer un lamier blanc d’une
ortie ? La botanique, la vraie,
celle qui expose la vie intime
des plantes, leur diversité, leurs
spécificités, leur organisation,
n’est plus enseignée. La notion
de biotope tend à ne devenir qu’un
concept creux dans la mesure où
la distinction des espèces et celle
des stades du développement des
plantes ne sont plus maîtrisées. Il
est réconfortant d’ouvrir ce nouvel
ouvrage de botanique.
L’humour des titres de cha-
pitres interpelle le lecteur. Catherine
Lenne joue ici un double jeu : cette
présentation légère, ses phrases lapi-
daires, ses comparaisons provoca-
trices pourraient désorienter. En réa-
lité, le texte dévoile la morphologie,
la croissance, le développement des
plantes ; l’étrangeté de leur nutri-
tion, de leur sexualité, est clairement
montrée ; nombre d’adaptations
remarquables sont décrites, telles
que les interrelations obligées avec
d’autres règnes, insectes ou cham-
pignons par exemple. Les légendes
des nombreuses illustrations, bien
documentées, donnent chaque fois
le nom vulgaire de l’espèce concer-
née, qui est toujours accompagné
du nom scientifique latin (binôme
genre-espèce et famille). Dans la
peau d’une plante se révèle donc un
authentique ouvrage de botanique !
Page après page, la vie du
végétal se révèle, les structures sont
décrites et leur fonctionnement
est explicité ; la morphologie est
présentée dans la perspective du
renouvellement des organes, de la
survie de l’individu d’une part, de
92] À lire
À LIRE
l’espèce d’autre part. À la lecture
apparaissent toutefois quelques
simplifications et interprétations
qui ne sont pas attestées.
Cet ouvrage, d’accès aisé et
ludique, s’adresse entre autres à
des lecteurs qui n’ont pas reçu de
formation spécifique : ils y trou-
veront des données biologiques
précises et découvriront la richesse,
la complexité de la vie végétale
et son importance fondamentale
comme acteur de la biosphère – en
particulier son rôle irremplaçable
dans le maintien de la vie animale.
Une large part est accordée aux
plantes alimentaires : le quotidien
s’immisce dans la botanique ; si
comprendre l’organisation d’une
pomme, c’est faire de la botanique,
alors la botanique est désacralisée !
Dans la peau d’une plante est un bon
ouvrage de vulgarisation, une ini-
tiation aux secrets des végétaux et
une promenade pittoresque dans
le monde vivant dont nous faisons
partie. L’auteur a choisi de démy-
thifier la botanique, trop souvent
considérée comme l’apanage de
sévères savants passéistes : dans
ce livre, la botanique perd de son
mystère ; il ouvre les portes du
« gay sçavoir », cher à Rabelais, ce
savoir que l’évolution actuelle de
l’écologie de la planète rend de
plus en plus nécessaire.
Aline Raynal-Roques
MNHN, Paris
■■ philosophie
Les rêves
cybernétiques
de Norbert Wiener
Pierre Cassou-Noguès
Le Seuil, 2014
(288 pages, 22 euros).
M
athématicien et philo-
sophe de formation,
l’auteur construit au fil
de son travail une vision originale
de ce moment clé de la pensée
moderne qu’est l’apparition du
concept de machine comme outil
d’investigation philosophique
privilégié de la réalité externe,
mais aussi interne, au sujet de
la connaissance.
On pourrait croire ce moment
clé déjà amplement décrit, à la
fois d’un point de vue historique,
épistémologique et philosophique,
depuis qu’au XVIIe siècle la distinc-
tion cartésienne de l’âme – imma-
térielle – et du corps – réductible
à une machine – a fait surgir le
problème de leur articulation au
sein du sujet humain. Et pourtant,
le mouvement même de la pensée
moderne, des automates de Vau-
canson à la machine analytique de
Babbage, a été de revenir encore et
toujours à la distinction en ques-
tion et de tenter d’en bouleverser
la portée en réduisant toujours un
peu plus ce qui ressort de l’imma-
térialité de l’âme. En témoigne
l’étape cybernétique, fondée par le
mathématicien américain Norbert
Wiener (1894-1964).
Par « cybernétique », Wiener
entend ce point de vue particulier
qui rend comparables les com-
portements externes de l’homme,
de l’animal et de la machine. Un
tel point de vue repose sur une
découverte d’ingénierie due à
Wiener : la boucle de rétroaction.
Celle-ci permet, dans l’interaction,
de suivre et d’anticiper la direc-
tion possible d’un mouvement,
c’est-à-dire, d’une part, de conser-
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
ver dans un monde aléatoire un
point de vue déterministe sur tout
comportement et, d’autre part,
de permettre un apprentissage
par renforcement du comporte-
ment déterministe en question
(signalons à cet égard la parution
récente au Seuil d’un autre livre
constitué des traductions des textes
de Wiener, La cybernétique ; infor-
mation et régulation dans le vivant
et la machine, où l’on trouvera
pages 211-213 une description
et des exemples de boucles de
rétroaction).
Pour réintégrer dans le mou-
vement général de la culture la
notion de machine devenue
aujourd’hui si abstraite qu’elle est
presque systématiquement iden-
tifiable à un ordinateur, l’auteur
use d’une méthode originale : il ne
décrit pas mathématiquement les
concepts de la cybernétique, mais
les replonge dans le cadre plus
large de l’imaginaire du savant
qui fut aussi l’auteur de textes
de fiction. On comprend alors
que la cybernétique, loin d’être
un simple cadre théorique rendu
possible par les progrès internes
au paradigme mécaniste, avait
aussi une ambition éthique : celle
de s’interroger sur le rôle d’une
science capable du meilleur et du
pire, comme l’utilisation d’armes
de destruction massive sur les

civils japonais venait de le prouver
cruellement.
En poussant à la limite la
vision mécaniste au point d’en-
visager l’esprit lui-même d’un
point de vue mécaniste – ce qui,
mathématiquement, n’est pas tout
à fait adéquat, comme le théorème
de Turing de 1937 l’a montré –,
la fiction permet de s’interroger
plus avant sur l’« usage humain
des êtres humains ».
Jean Lassègue
CNRS/CREA, École polytechnique
médecine
■■
Médecines douces,
info ou intox ?
Simon Singh et Edzard Ernst
Cassini, 2014
(416 pages, 22 euros).
U
n problème de société prend
toujours plus d’importance :
les gens perdent confiance
dans les institutions. Un féroce
individualisme critique est monté,
qui frappe de plein fouet le monde
de la santé et de la médecine. Le
poids de la contrainte normative
de la médecine officielle, la reven-
dication d’une liberté de choix de
plus en plus clairement exprimée
et un attrait pour l’exotisme
d’autant plus grand que celui-ci
vient d’Orient (la source « de toutes
les sagesses » !) compromettent la
confiance dans la médecine mo-
derne et scientifique. Cette attitude
peut, dans certains cas, exposer
tant les individus que la société
elle-même à des risques sanitaires
illégitimes. Avançant l’argument
que « toutes les grandes vérités
ont d’abord été perçues comme
des hérésies », les tenants de ce
courant ont souvent la tentation
de se poser en prophètes, victimes
du « médicalement correct » et se
retournent vers d’autres approches
thérapeutiques. Acupuncture, ho-
© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
À lire
méopathie, chiropraxie, phytothé-
rapie et autres médecines douces :
quelle est la part de vérité, d’effet
placebo, de crédulité naïve ou de
mystification dans tout cela ?
Pour répondre, les auteurs, l’un
physicien de formation et écrivain
(S. Singh), l’autre professeur de
médecine (E. Ernst), ont uni leurs
compétences pour analyser métho-
diquement ces différentes méde-
cines. Après un historique de l’éclo-
sion de la médecine scientifique,
ils définissent le cadre éthique et
scientifique d’une médecine fondée
sur les preuves et formulent les
exigences qui en découlent.
Ils soumettent ensuite chaque
médecine à la rigueur de l’ana-
lyse par les preuves. Les résul-
tats, mitigés, n’en sont pas moins
intéressants, car ils ne ferment
pas toutes les portes. Si ce livre
a le mérite de nous inciter à une
prise de conscience importante
de certaines dérives plus sectaires
qu’efficaces, il nous incite aussi
à l’esprit critique : la rationalité
répond-elle à toutes nos attentes et
à nos angoisses face à la maladie
et à la mort ? Non. Si la subjectivité
fait partie intégrante de la nature
humaine, quelle part de confiance
peut-on mettre dans ces médecines
alternatives sans tomber pour
autant dans une dépendance naïve
qui nous écarterait de l’efficacité de
la médecine moderne ? À chacun
de se faire une opinion après cette
lecture fort utile, suivie d’un « petit
guide des thérapies alternatives »
très complet, permettant de se
repérer dans cette jungle touffue.
Bernard Schmitt
CERNh - Lorient
■■ environnement
L’effondrement de la
civilisation occidentale
Erik Conway et Naomi Oreskes
Les Liens qui Libèrent, 2014
(128 pages, 13,90 euros).
E
t si des historiens faisaient
de l’anticipation pour
mieux parler du présent ?
C’est cette idée intéressante qui
a poussé les auteurs, tous deux
historiens, à écrire ce livre sur une
question cruciale : pourquoi ne
faisons-nous rien, ou si peu, alors
que les connaissances scientifiques
du dérèglement climatique et de
ses causes anthropiques sont dis-
ponibles et convaincantes ?
Les auteurs n’en sont pas à leur
coup d’essai : on les connaissait
déjà par leur remarquable Mar-
chands de doute (Le Pommier, 2012).
Ils y détaillent comment, dans
les années 1950, les entreprises
Irène Joliot-Curie
Louis-Pascal Jacquemond
Odile Jacob, 2014
(363 pages, 27,90 euros).
« Il faut qu’elle ait une très forte individualité
pour ne ressembler à personne, n’imiter
personne, pas même cette mère illustre,
dont elle paraît suivre la trace de découverte
en prix Nobel », disait… Ève Curie, la sœur
d’Irène Joliot-Curie. Chercheuse et ministre,
« fille de » et Nobel, française et pleine
d’amour pour la Pologne, mariée et féministe,
pacifiste et femme du père français de la
bombe atomique, Irène Joliot-Curie avait de
multiples facettes que passe en revue cette
biographie documentée de l’une de nos
grandes scientifiques.
La matière en désordre
É. Guyon, J.-P. Hulin, D. Bideau (dir.)
CNRS Éditions/EDP Sciences, 2014
(248 pages, 37 euros).
Milieux granulaires ou poreux, mousses, sus-
pensions, verres... : la plupart des matériaux
qui nous entourent présentent un désordre
structurel à diverses échelles. L’étude de leurs
propriétés est, depuis quelques décennies,
une partie importante et très vivante de
la physique moderne. C’est à ce domaine
qu’introduit ce recueil de textes écrits par des
spécialistes. L’ouvrage balaye un vaste spectre
en faisant l’effort – réussi – de se mettre
à la portée du non-spécialiste. Illustré de
schémas et de photographies, dépourvu de
développements mathématiques, il permettra
aux étudiants et au-delà d’acquérir une
bonne culture générale sur la physique des
milieux désordonnés.
Mourir
Gian Domenico Borasio
Presses polytechniques
et universitaires romandes, 2014
(160 pages, 12,80 euros).
« Ce que l’on sait, ce que l’on peut faire,
comment s’y préparer » : le sous-titre
résume bien le propos de ce petit livre dont
l’auteur est professeur de médecine palliative
au Centre hospitalier universitaire vaudois.
Un ouvrage positif et riche en informations
sur la prise en charge des personnes en
fin de vie, leurs besoins physiologiques et
psychologiques, les dispositions pratiques,
les apports de la médecine palliative, etc.
À lire [93

Le vivant sur mesure
Craig Venter
J.-C. Lattès, 2014
(318 pages, 20 euros).
Nous vivons dans un nouveau monde :
celui du vivant numérisable. Le pionnier du
séquençage du génome humain raconte
ici comment, après avoir synthétisé un
chromosome bactérien en 2007, son équipe
a créé en 2010 la première cellule artificielle :
une bactérie dont on a remplacé l’ADN par
un chromosome synthétique. Pas à pas,
on suit la maturation du projet, les essais,
l’attente des résultats et les rêves de l’auteur
sur les futures applications possibles de la
biologie de synthèse.
Mutants
Jean-François Bouvet
Flammarion, 2014
(214 pages, 19,90 euros).
Les modifications de notre espèce au cours
des dernières décennies seraient loin d’être
négligeables, veut démontrer l’auteur. Pour
ce faire, il passe en revue la baisse du taux
de testostérone, l’explosion de l’obésité, les
troubles de l’appareil reproducteur masculin,
la précocité de la puberté chez les femmes,
les fécondations in vitro, le recours à des
mères porteuses, la multiplication des
césariennes, l’augmentation de la myopie,
la pollution chimique ambiante, etc. Bref,
l’environnement et l’humanité qui y vit sont
en train de changer très vite.
L’oiseau et ses sens
Tim Birkhead
Buchet-Chastel, 2014
(320 pages, 20 euros).
Rédigé dans un style clair et vivant, ce traité
sur les sens des oiseaux ravit en faisant
découvrir, au fil de nombreux exemples,
les façons dont voient, touchent, goûtent,
sentent, s’orientent et ressentent les
descendants des dinosaures théropodes, et
les mécanismes biologiques associés. Son
auteur, zoologiste spécialisé dans l’étude des
oiseaux en tous genres, offre au passage des
évocations tout aussi savoureuses des cher-
cheurs qui ont contribué à la compréhension
fondamentale des capacités sensorielles des
oiseaux. Quelques illustrations sobres et
magnifiques accompagnent judicieusement
son propos.
94] À lire
À lire
du tabac ont combattu les effets
des premières publications scien-
tifiques reliant certains cancers à
la cigarette, en semant le doute sur
leur justesse. Ils s’appuyaient sur
les riches sources rendues dispo-
nibles via les procès intentés par
des victimes. La diffusion d’un
doute systématique dans l’opinion
a été depuis ce premier combat
utilisé maintes fois lors de débats
sur les pesticides, le trou dans la
couche d’ozone et, actuellement,
le réchauffement climatique.
Cette question, les auteurs
l’abordent dans ce petit livre non
par une stricte analyse historique,
mais par un dispositif littéraire tout
à fait intéressant : ils y endossent le
rôle d’historiens du futur revenant
longtemps après sur notre pré-
sent. Disposant ainsi de la distance
nécessaire, les deux historiens
développent les conséquences de
certains choix politiques en ima-
ginant leur évolution possible et
en évaluant leurs conséquences.
Ainsi, ils évoquent la réduction de
la liberté de recherche des scienti-
fiques qu’ils estiment en cours dans
certains pays. Ils font le lien avec
le faible financement des artistes
qui sont, avec les scientifiques, de
grands lanceurs d’alerte.
Tout cela fait partie des bonnes
idées du livre, mais sa brièveté et
le manque de sources empêchent
l’approfondissement. Les auteurs
situent les raisons de l’inaction
uniquement dans l’idéologie et les
intérêts financiers des acteurs poli-
tiques et économiques, ce qui est
un peu faible et n’explique en rien
la passivité de l’opinion publique
que l’on constate s’agissant du
réchauffement climatique. L’ou-
vrage se termine par une passion-
nante interview des deux auteurs,
qui explique la genèse de ce livre.
Valérie Chansigaud
Laboratoire SPHERE
CNRS-Université Paris-Diderot
■■ nutrition
La vérité
sur les sucres
et les édulcorants
Édouard Pélissier
Odile Jacob, 2013
(172 pages, 20,90 euros).
A
mi précieux du quotidien
ou ennemi mortel ? L’auteur
nous initie au monde du
sucre et des édulcorants. Après
un rappel physiopathogénique
et épidémiologique, il décrit les
relations ambiguës entre plaisir,
addiction et risques : syndrome
métabolique, diabète, maladies
cardiovasculaires, dyslipidémie,
goutte, stéatose hépatique, cancer
du pancréas, carie dentaire… Pour
l’auteur, aucun doute : aux doses
où on le trouve dans les sodas et
les aliments industriels, le sucre
est un poison.
Mais peut-on s’en passer ? Et
s’il le faut, peut-on se rabattre sur
les édulcorants ? Pour certains, rem-
placer le sucre par de tels ersatz,
c’est tomber de Charybde en Scylla.
Pour d’autres, ces molécules sont,
aux doses habituelles, sans danger.
La polémique récurrente qui oppose
les tenants et les détracteurs de ces
substituts de sucre est d’autant
plus vivace qu’elle est entretenue
par des décisions administratives
américaines (FDA) et européennes
(EFSA) contradictoires et fluc-
tuantes. Comment se forger alors
une opinion claire sur le rapport
risques/bénéfices de ces produits ?
En s’appuyant sur une importante
bibliographie, l’auteur tente d’y
répondre en analysant méthodique-
ment d’un point de vue toxicolo-
gique chaque édulcorant disponible
sur le marché. Si les édulcorants
de synthèse restent aujourd’hui
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© Pour la Science - n° 443 - Septembre 2014
autorisés pour la plupart, ils sont
néanmoins grevés à tort ou à raison
d’une forte suspicion d’effets délé-
tères à long terme. L’auteur tente
de lever quelques doutes, mais,
finalement, il pose autant de ques-
tions qu’il n’en résout.
Faut-il dès lors se retourner
vers les trois principaux édulco-
rants « naturels » qui ont le vent
en poupe : sirop d’agave, stévia
et miel ? Le caractère naturel de
ces produits garantit-il leur inno-
cuité ? L’auteur tente de répondre
avec objectivité, puis, au terme
de son ouvrage, s’interroge sur
le bien-fondé des édulcorants,
quels qu’ils soient.
Pourquoi, en effet, consommer
des édulcorants ? Sont-ils utiles ?
Aident-ils au contrôle du poids ?
Sont-ils indispensables à la prise en
charge du diabète ? La principale
critique formulée à leur encontre
est qu’ils entraîneraient la même
addiction que le sucre, augmentant
notamment la dépendance des
jeunes aux boissons sucrées. Il est
temps de reconsidérer la place du
sucre dans notre alimentation.
Bernard Schmitt
CERNh, Lorient
le bonheur,
à quel prix ?

Quelle est la recette

du bonheur ?
Dépend-il de notre revenu, de notre
position sociale, de notre relation
aux loisirs, de notre statut civil ?
Ou d’autres facteurs encore ?
Pour la première fois, des économistes
se penchent sur ces questions, et
y répondent dans un petit ouvrage
surprenant, clair et sans jargon.

Bruno S. Frey, Claudia Frey Marti

Le bonheur, l’approche économique
13,50 €, 152 pages, 978-2-88915-010-6

PRESSES POLYTECHNIQUES ET UNIVERSITAIRES ROMANDES

Editeur scientifique de référence depuis 1980 www.ppur.com
 BLOC-NOTES
de Didier Nordon

IMPARABLE LOGIQUE d’une personne, disait-il, s’arrête au moment un sacrifice négligeable à côté de la joie d’avoir
où éclôt le talent mathématique. Soit. Mais, réalisé une œuvre originale.

S oirée mondaine. Interrogé sur sa pra-

tique, un amateur de musique répond :
« Je joue, mais fort mal ». Les gens
se récrient : « Vous êtes trop modeste ! »
Erreur de raisonnement. Afficher de
la modestie impose d’affirmer : « Je joue
mal » mais, réciproquement, dire : « Je joue
mal » n’implique pas que celui qui parle est
modeste. Il peut être très exigeant vis-à-vis
de lui-même, et se rendre compte qu’il n’est
pas à la hauteur de son extrême ambition.
Pareille attitude n’a rien de modeste. Elle
exprime au contraire un solide orgueil.
En somme, ce n’est pas l’excès de bonne
éducation qui empêche les mondains d’inter-
préter correctement ce qu’on leur dit, c’est
leur incompétence en logique !
quand on a douze ans d’âge mental, on ne
s’interroge pas là-dessus. Se donner un âge
mental de douze ans, c’est manifester un âge
mental supérieur à douze ans. Incohérence !
N’ayons pas la naïveté de nous moquer
de Kolmogorov, toutefois. Il faut prendre avec
prudence les déclarations des mathémati-
ciens sur eux-mêmes. Ils sont les premiers à
savoir que l’autoréférence tend des pièges.
Alors, gens habiles, ils se gardent une échap-
patoire. On croit les attraper en flagrant délit de
contradiction – et eux de rétorquer : « Allons
bon ! Vous avez pris ce que j’ai dit au pied
de la lettre ? »
OBSCUR ÉCLAIRAGE
ODE À L'ORIGINALITÉ
C hacun sait qu’il n’est pas d’explication
qui ne laisse la porte ouverte à de
nouveaux « Pourquoi ? » Pourtant, il

UN MATHÉMATICIEN
PSYCHOLOGUE ? À peu près tous les universitaires
chantent les vertus de l’originalité.
Bien peu précisent ce qu’ils entendent
par ce terme. Prôner l’originalité est banal,
est difficile d’expliquer un phénomène sans
rêver d’avoir trouvé le dernier mot. Voici une
anecdote à ce sujet. Heisenberg se prome-
nait à la campagne avec un étudiant. Celui-

U ne science où existe de l’autoréférence

est forcément siège de paradoxes,
ce qui interdit de l’insérer dans une
théorie solide du point de vue logique.
Dans The Blind Spot (Princeton University
Press, 2011), le mathématicien William
Byers en déduit que nous n’aurons jamais
de théorie rigoureuse de la conscience. On
ne peut pas mathématiser la psychologie.
Kolmogorov, pourtant, avait bravé les
risques de l’autoréférence. Selon David
Ruelle (Hasard et Chaos, Odile Jacob, 1991),
il s’attribuait à lui-même un âge mental de
douze ans. Le développement psychologique
-
dire en quoi elle consiste est original !
Ne manquons pas l’occasion d’être origi-
nal, tentons une définition. Inspirons-nous
d’une remarque attribuée à Stravinsky à
propos d’un quatuor de Beethoven : « La
Grande Fugue est un morceau de musique
absolument contemporain qui restera à
jamais contemporain. » Proposons : « Une
œuvre originale déconcerte et déconcer-
tera toujours ».
Par exemple, les théories d’Einstein ou
de Darwin désarçonnent encore aujourd’hui
puisque, alors même qu’elles sont admises,
elles suscitent des questions auxquelles nul
n’a de réponse : l’origine de la force de gra-
vitation reste mystérieuse, tout comme la
loi qui gouverne l’évolution. A contrario, la
théorie du phlogistique, depuis qu’elle a été
rejetée, ne nous bouscule plus. Elle a donc
cessé d’être originale.
Certes, si les commissions chargées de
promouvoir les universitaires adoptent ma
définition, elles devront attendre plusieurs
siècles avant de décider. Qu’importe ce détail
vulgaire et subalterne. Les universitaires
ont des aspirations élevées. Patienter des
siècles avant de recevoir une promotion est
ci s’exclama : « Et si l’espace n’était que le
champ d’application des opérateurs hermi-
tiens ! » Heisenberg répliqua : « Absurde !
L’espace est bleu et il y a des oiseaux qui
volent dedans » (Georges Lochak, Louis de
Broglie, Flammarion, 1995). La formulation
adoptée par l’étudiant montre que, si son
explication avait été correcte, il espérait être
parvenu à la vérité concernant l’espace.
Quoique le changement de point de vue
apporté par Heisenberg ait ruiné la thèse de
l’étudiant, cette dernière n’en restait pas moins
un éclairage porté sur la notion d’espace par
la physique des particules. Vouloir éclairer
est moins illusoire que vouloir expliquer. En
se sachant tributaire d’un point de vue, donc
partielle, la tentative d’éclairer, plus modeste
que celle d’expliquer, est plus ouverte. Avoir
plusieurs explications d’un phénomène est
souvent interprété comme l’indice qu’on n’a
pas encore la bonne. L’idée d’éclairage tolère
mieux la multiplicité. Des éclairages divers
sont plus facilement perçus non comme rivaux,
mais comme complémentaires.
L’éclairage n’est pas une panacée pour
autant. Car des éclairages, il y en a de... plus
ou moins éclairants !

Imprimé en France – Maury Imprimeur S.A. Malesherbes – Dépôt légal 5636 – Septembre 2014 – N° d’édition 077443-01 – Commission paritaire n° 0917 K 82079 –
Distribution : Presstalis – ISSN 0 153-4092 – N° d’imprimeur I01/191 963 – Directrice de la publication et Gérante : Sylvie Marcé.