Science

■ Les recherches scientifiques

Repères brassent des domaines très larges
Science étonnante et touchent à des questions parfois
Fabrizio Bucella est
physicien, docteur en sciences
surprenantes…
et professeur à l’ULB. Ses livres,
qui allient sciences et
pédagogie, sont publiés aux ■ Même s’ils peuvent sembler
éditions Dunod (Paris).
farfelus, ces travaux créent
Une fois par mois, il nous
des connaissances dont l’utilité sera

© Bernard Demoulin
proposera désormais une
chronique de vulgarisation
scientifique où seront mises en
avant des découvertes récentes
un jour très concrète.
et qui sortent de l’ordinaire.

Pourquoi les spaghettis

ne se brisent-ils jamais
en deux morceaux ?
Photo de Klaus Nielsen provenant de Pexels

Une équipe de physiciens français a étudié le problème le plus sérieusement du monde et a percé la dynamique théorique en 2005.

20 La Libre Belgique - Lundi 10 Janvier 2022

 Chronique Fabrizio Bucella
L s’inquiéter de l’annonce
es physiciens sont des êtres bizar-
res. On raconte la blague suivante
à leur propos. Un ingénieur, un
mathématicien et un physicien
prennent un train qui parcourt le
Charollais. Par la fenêtre, ils aperçoivent
une vache, mais toute noire.
“Eh, vous avez vu ? fait l’ingénieur à ses
deux collègues. Par ici, les vaches sont
noires.
– Tu veux dire que certaines vaches
sont noires, le reprend le mathémati-
cien.”
Le physicien prend alors la parole : “La
seule chose que nous puissions affirmer
est que nous avons vu une bête qui res-
semble à une vache et dont la moitié
était noire.”
Question physiciens, Richard Feyn-
mann, Prix Nobel 1965 pour l’électrody-
namique quantique et très grand péda-
gogue, s’était intéressé
à un problème essen-
tiel : pourquoi les spa-
ghettis ne se brisent-
ils jamais en deux
morceaux ? Bien que
cela puisse paraître in-
congru qu’un des plus
importants physiciens
au monde se soit oc-
cupé d’une telle af-
faire, essayez éven-
tuellement pour voir, quand vous aurez
posé ce journal. Prenez un spaghetto
(singulier de spaghetti en italien), te-
nez-le par les deux extrémités, pliez-le
en ramenant lesdites extrémités l’une
vers l’autre jusqu’à le rompre. Il se bri-
sera en trois, quatre morceaux, voire
plus, mais jamais en deux morceaux pré-
cisément.
L’expérimentation seule ne suffit pas
Avant la question du “pourquoi”, il faut
résoudre la question elle-même. Les spa-
ghettis se brisent-ils toujours en plus de
deux morceaux, oui ou non ? Une appro-
che simple pourrait être de passer des
veillées à briser des spaghettis, de se sen-
tir de ce fait un peu plus proche du grand
Feynman qui y aurait consacré quelques
soirées, puis de constater qu’ils ne se bri-
sent jamais en deux morceaux et d’en
inférer une généralisation du type : “Les
spaghettis ne se brisent pas en deux
morceaux.”
Bien entendu, le doute subsiste que
l’inférence puisse être due à des causes
particulières. Si on brisait mille spaghet-
tis une fois, et que les mille fois ils se fus-
sent scindés en plus de deux morceaux,
est-on vraiment assuré que la mille et
unième fois le spaghetto ne se casserait
pas en deux morceaux précisément ?
Imaginez la chose suivante, encore plus
perverse. Votre spaghetto revient tout
juste brisé en deux morceaux lors du
mille et unième essai. Avez-vous mis en
défaut la théorie “les spaghettis ne se
brisent pas en deux morceaux” ? Peut-
être que cette fois-là, précisément, il re-
vint en deux morceaux parce qu’il y
avait un défaut dans la pâte, une bulle
d’air dans le tube, une brisure microsco-
pique, que sais-je encore, une raison ad
hoc, qui expliquerait le résultat dans ce
cas d’espèce.
On voit tous les dangers d’une infé-
rence inductive basée uniquement sur
les résultats empiriques, un peu à l’instar
de nos voyageurs apercevant une vache
noire dans un pays inconnu et en dédui-
sant que toutes les vaches y seraient noi-
res.
En vérité, ce qu’il nous faudrait, c’est
une théorie qui explique “pourquoi” les
spaghettis ne se brisent pas en deux mor-
ceaux. On aurait alors un cadre concep-
tuel qui serait soumis à l’épreuve de l’ex-
périmentation. C’est moins vaseux que
de faire des essais au hasard, puis d’en ti-
rer une règle, dont n’est jamais certain
qu’elle ne puisse pas être mise en défaut
et dont, si elle était mise en défaut, on ne
serait quand même pas assuré qu’elle ne
le fût pour une bonne raison.
Une machine à briser les spaghettis
Ni une, ni deux, une équipe de physi-
ciens français a étudié le problème le
plus sérieusement du
monde et a percé la
dynamique théori-
que en 2005. Il a fallu
encore attendre
treize ans, soit en
2018, pour que deux
étudiants du MIT dé-
veloppent une ma-
chine astucieuse – on
suppose qu’elle ne
fut produite qu’en un
seul exemplaire – dans laquelle vous in-
sérez un spaghetto et, bardaf, la machine
le brise en exactement deux morceaux.
Le phénomène étudié peut sembler à la
limite du gag, mais à travers les spaghetti
c’est l’ensemble des processus de fractu-
res qui sont mieux compris. Ces choses
interviennent avec des tremblements de
terre, des arbres qui se brisent ou bien
des ponts, voire les fractures des os du
squelette.
La dynamique extrêmement simplifiée
qui se déroule lorsque vous tordez le
spaghetto est la suivante. Vous êtes en
train de créer une onde de détente en
flexion. Celle-ci se propage à l’ensemble
du tube de pâte et est tellement puis-
sante qu’elle provoque au moins une
autre cassure. Si vous souhaitez neutrali-
ser cette onde de détente, il faut la com-
penser par une onde de torsion, soit tor-
dre le spaghetto, comme on tord une
serviette pour l’essorer, en même temps
que vous le brisez.
Bien entendu, cette opération est diffi-
cilement réalisable avec ses doigts, d’où
l’invention de la machine susmention-
née, qui a donné d’excellents résultats.
Celle-ci a été testée avec des spaghettis
purs et durs, soit les Barilla n°5 (spaghet-
tis) et n°8 (spaghettoni).
À ceux qui désirent vérifier le principe
par eux-mêmes, on rappellera un truc
des mamans italiennes afin de faciliter la
tâche à leurs rejetons emberlificotés avec
les spaghettis trop longs. Il faut se saisir
d’un paquet de spaghettis et les tordre,
tous ensemble. La friction des uns sur les
autres fait l’affaire et, peu ou prou, on se
retrouve avec des tubes sectionnés en
deux parties.
Ensuite, il faut les mettre dans l’eau
déjà bouillante, au moins un litre par
100 grammes de pâtes… Mais ceci n’est
pas un cours de cuisine.
“Deltacron”: faut-il
d’une fusion des variants
Delta et Omicron ?
Fausse alerte ? Ce pourrait être le résultat d’une
erreur de manipulation. L’affaire met toutefois en
lumière le risque de “recombinaison” du virus.
L
a rumeur de la découverte d’une nouvelle souche issue
de la fusion de deux variants principaux en circulation
actuellement fait le tour de la Toile. Mais elle ne serait
tout simplement due qu’à une erreur dans un laboratoire
d’analyse. Pour le moment.
Des échantillons de patients contaminés par Omicron et
d’autres par Delta pourraient s’être retrouvés par erreur dans
la même analyse, laissant ainsi penser à une fusion entre les
deux variants.
Et si les variants Delta et Omicron combinaient ? C’est le
scénario cauchemar esquissé par Leondios Kostrikis, profes-
seur à l’Université de Chypre. Ses propos tenus lors d’un en-
tretien avec la télévision chypriote Sigma TV Friday ont été
repris par l’agence Bloomberg vendredi. On y lit qu’“il existe
actuellement des co-infections Omicron et Delta et nous avons
trouvé une souche qui est une combinaison des deux” dans le
pays, selon Leondios Kostrikis. Le chercheur a nommé sa dé-
couverte “Deltacron”, en raison de l’identification de signa-
tures génétiques de type Omicron dans les génomes Delta.
Le nom a fait florès et faisait partie des mots les plus em-
ployés sur Twitter ce dimanche. Les messages sont un mé-
lange de blagues potaches sur la fusion et d’inquiétudes de
voir débarquer un nouveau supervariant transmissible, dan-
gereux et capable de réinfecter. Une peur très prématurée.
En effet, même Leondios Kostrikis, dans son interview, dit
miser sur une victoire d’Omicron dans ce match des souches
virales. Surtout, sa découverte pourrait n’être que le fruit
d’une mauvaise manipulation dans son laboratoire. C’est ce
que pensent plusieurs scientifiques sur Twitter. Ils ont ana-
lysé les séquences génétiques des 25 cas chypriotes du “Del-
tacron” déposés sur la base de données internationale Gisaid.
Gisaid permet de créer l’arbre généalogique du virus (la
phylogénétique). Et, surprise, ces séquences de “Deltacron”
ne se retrouvent pas au même endroit. “Les séquences chyprio-
tes ‘Deltacron’ dont parlent plusieurs grands médias semblent
être assez clairement une contamination – elles ne se regroupent
pas sur un arbre phylogénétique”, affirmait samedi Tom Pea-
cock, virologue au prestigieux Imperial College de Londres.
Des échantillons de patients contaminés par Omicron et
d’autres par Delta pourraient s’être retrouvés par erreur dans
la même analyse, laissant ainsi penser à une fusion entre les
deux variants.
En attendant la confirmation que “Deltacron” est bien une
fausse alerte, cette affaire met en lumière une voie possible
d’évolution rapide pour le Sars-Cov-2, appelée la “recombi-
naison”. Le principe est simple : il faut qu’un même patient
soit infecté par deux souches différentes du virus. Un événe-
ment rare mais possible quand deux souches circulent beau-
coup comme en ce moment en Europe avec Delta et Omi-
cron.
Il faut ensuite que les deux virus infectent en même temps
la même cellule dans le corps du patient. Là, leurs informa-
tions génétiques vont se mélanger et il va ressortir une nou-
velle souche probablement très différente des deux précé-
dentes. Selon Tom Peacock, toujours sur Twitter, on s’attend
à voir ce genre de recombinants apparaître après quelques
mois de co-circulation des variants. Il serait donc encore un
peu tôt pour le moment. Mais cette alerte rappelle que,
même si on espère l’inverse, l’apparition d’un autre variant
venant encore relancer l’épidémie après Omicron est tou-
jours possible.
Olivier Monod
©Libération
Lundi 10 Janvier 2022 - La Libre Belgique 21