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Une enquête de Fabienne Chauvière

L’Intelligence du vivant
Dix grands scientifiques racontent

Flammarion
Ce livre est issu d’une série d’émissions de Fabienne Chauvière,
diffusée durant l’été 2020 sur France Inter.
Cet ouvrage a été établi en collaboration avec Xavier Müller.
© Flammarion, 2021

ISBN Epub : 9782080251190


ISBN PDF Web : 9782080251213
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782080244154

Ouvrage composé et converti par Pixellence (59100 Roubaix)


Présentation de l'éditeur

Qui aurait dit, il y a seulement quelques années, que les plantes


étaient capables de réagir au vol d’une abeille, ou les corbeaux de
réconforter un congénère blessé ? Qu’il suffisait aux poulpes
d’observer un comportement pour le mémoriser, ou que des singes
avaient créé un protolangage en associant plusieurs sons dans un
même cri ? Non, Sapiens n’a pas le monopole de l’intelligence !
Il est temps de reconnaître le génie du vivant et c’est pour en
mesurer l’étendue que Fabienne Chauvière a mené l’enquête, en
sollicitant une dizaine de chercheurs prestigieux. D’hypothèses en
découvertes, c’est un univers d’une richesse insoupçonnée qui se
révèle au fil des pages. Un monde d’autant plus fascinant qu’il
pourrait bien nous inspirer des solutions d’avenir pour une
croissance plus sobre et plus respectueuse.
Une enquête de Fabienne Chauvière, créatrice de l’émission « Les
Savanturiers » sur France Inter.
Loïc Bollache, Laure Bonnaud-Ponticelli, François Bouteau, Tarik
Chekchak, Patrice Debré, Fabienne Delfour, Audrey Dussutour,
Guilhem Lesaffre, Marc-André Selosse, Jacques Tassin, Maxime
Zucca.
L’Intelligence du vivant
Dix grands scientifiques racontent
Les dernières découvertes scientifiques nous ont ouvert les portes
d’un monde inédit. Un paysage stupéfiant où, à bien y regarder, les
arbres, les mammifères, les oiseaux, les insectes ou les plantes ne
jouent pas un rôle de second plan.
On le mesure mal, mais les végétaux et les animaux sont
confrontés à des conditions de vie qui évoluent sans cesse. Pour
grandir, se nourrir et se reproduire, ils doivent s’adapter, se modifier,
fabriquer diverses substances, s’entraider, se protéger, se défendre,
au prix de trésors d’ingéniosité. Et nous assistons, nous humains, à
des comportements étranges, troublants, qui nous amènent à
reconsidérer le concept d’intelligence. C’est pour faire le point sur
cette question majeure que j’ai voulu inviter dix spécialistes, d’abord
à l’antenne de France Inter à l’été 2020, puis dans les pages de ce
livre.

Entre toxine et algorithme


Dans le monde végétal, les arbres et les plantes s’échangent des
informations sur la qualité de l’air ou celle du sol, sur la présence de
pathogènes, sur une agression par des insectes, etc. Ainsi, chez
certaines espèces, lorsqu’un individu est attaqué par des prédateurs
qui cherchent à s’en nourrir, celui-ci envoie des messages à ses
congénères pour les prévenir. Tous se mettent alors à produire une
substance toxique qui se révélera fatale aux assaillants. C’est
notamment ce que nous conte le chercheur François Bouteau qui,
dans son laboratoire parisien, mène d’extraordinaires expériences
sur la sensibilité des plantes.
Dans le monde animal, on ne peut que s’émerveiller de
l’incroyable danse des abeilles. Si leur chorégraphie ciselée évoque
quelque spectacle, son but est en réalité tout autre. Il s’agit d’un
langage précis, qui vise à expliquer à la colonie où se trouve la
nourriture. Dans quelle direction, mais aussi à quelle distance. Et
saviez-vous que, lorsque la ressource vient à manquer, ces
hyménoptères appliquent ce qu’il faut bien appeler un algorithme
d’optimisation, afin de choisir entre exploitation et exploration ?
Les poulpes ne sont pas en reste : avec leurs gros yeux perçants,
ils fascinent de nombreux chercheurs, comme Laure Bonnaud-
Ponticelli. Même si ces animaux ne vivent pas très longtemps (deux
ans), les chercheurs ont découvert qu’ils savaient fabriquer de
petites maisons, dans des noix de coco notamment. Et même si leur
talent de pronostiqueur sportif est loin d’être prouvé en matière de
football, les poulpes de laboratoire sont tout de même capables
d’éteindre les ampoules lorsque la lumière les gêne – vous
découvrirez au fil de ces pages comment ils procèdent !
Les comportements des oiseaux se révèlent aussi très étonnants
– point de « tête de linotte » ici. Certains mâles construisent ainsi de
magnifiques nids nuptiaux pour accueillir leur belle.
Un dernier exemple m’a frappé, celui qui ouvre l’ouvrage : le blob,
peut-être l’être vivant le plus singulier de cette planète. Un blob est
dépourvu de cerveau, mais il est capable d’apprendre et même
d’aller fouiller les poubelles pour y chercher de la nourriture à son
goût. Audrey Dussutour est l’une des plus grandes spécialistes
mondiales du blob. Elle n’a pas son pareil pour nous faire découvrir
ce champ très particulier.

Quand nos yeux se dessillent


Oui, l’espace qui nous entoure ressemble souvent à ces histoires
féeriques qu’on lit aux enfants. Dans cet univers, les plantes
communiquent et rusent, les arbres se voient attribuer diverses
personnalités, tandis que les animaux sont abordés selon leur
individualité, leur sensibilité. On sait même que certains singes ont
établi une syntaxe. Des logiciels balbutiants sont d’ailleurs en ce
moment mis au point dans les laboratoires pour décrypter ce
langage, signe que nous en saurons plus dans les toutes prochaines
années.
Pour moi, c’est tout cela, l’intelligence du vivant. Nous
appartenons à ce merveilleux monde d’inventivité et de créativité, et
nous commençons à peine (enfin !) à prendre conscience de la
richesse de notre environnement. En regardant avec des yeux
neufs, on pourrait presque se sentir sur une autre planète.

Notre futur
La nature n’a pas encore livré tous ses secrets, loin de là. « Scrute
la nature, c’est là qu’est ton futur », disait Léonard de Vinci. Pendant
des millions d’années, cette dernière a mis en place des stratégies,
efficaces et économes en matériaux comme en énergie, qui inspirent
aujourd’hui les chercheurs dans le domaine des matériaux, de
l’architecture ou de l’aéronautique. Des dizaines de laboratoires du
monde entier se sont ainsi spécialisés dans le biomimétisme,
comme l’évoque Tarik Chekchak dans les pages qui suivent.
On copie déjà le déplacement des fourmis pour optimiser les
communications téléphoniques et l’on crée des colles directement
inspirées des moules qui s’accrochent aux rochers. Même le Velcro,
cette vieille invention des années 1950, résulte d’une observation
attentive de la nature.
Si nous savions exploiter la lumière et la chaleur du soleil comme
les végétaux, nous aurions réglé une grosse partie du problème qui
préoccupe actuellement l’humanité : celui de l’énergie. Si nous
construisions nos habitats à la façon des termites, c’est-à-dire avec
des systèmes de ventilation naturelle, nous n’aurions pas besoin de
climatiseurs.
Pour une fraternité des espèces
Tout ce que nous commençons à comprendre, grâce au travail
des chercheurs, appelle à poser un regard plus tendre sur le monde
auquel nous appartenons. Cela nous conduit aussi à être plus
humbles… Contrairement à ce que d’aucuns imaginent, nous ne
régnons pas en maîtres. Nous ne sommes pas les plus intelligents,
les plus fins, ni à long terme les plus forts, même si nous avons
développé d’exceptionnelles capacités d’adaptation, individuelles et
collectives. Cette illusion nous a coupés de l’intelligence du vivant, si
bien que, longtemps, nous sommes restés aveugles.
Un dauphin ne fabriquera jamais d’ordinateurs, mais nous ne
saurons jamais nager comme eux. Nous ne saurons jamais voler
comme les oiseaux. Nous ne pourrons jamais vivre des siècles et
résister aux tempêtes comme les arbres… C’est à ce titre qu’il est
vain d’opposer constamment les êtres vivants.
Dans la biosphère, la coopération est bien plus présente que la
compétition – ce chez toutes les espèces, et depuis toujours.
Reconsidérer le concept d’intelligence nous permet de cultiver une
forme d’altérité avec les organismes. Pour le bien-être de la nature,
et pour notre bien-être à nous, les humains. Car nous avons tant à
apprendre…

Fabienne Chauvière
Une seule cellule qui fait tout : yeux, oreilles, bouche, estomac, sexe… tel est le
blob, qu’Audrey Dussutour, chercheuse à Toulouse, élève en laboratoire
Audrey Dussutour est notre grande spécialiste française du blob. C’est elle qui
lui a donné son nom, en référence à un film américain d’horreur et de science-
fiction sorti en 1958.
Il ne s’agit ni d’une plante, ni d’un animal, ni d’un champignon… Il n’a pas de
cerveau, mais il peut apprendre et même enseigner.
Ces particularités font que le blob est devenu une star, en particulier auprès des
médias. Audrey Dussutour y est pour beaucoup. Elle en parle avec passion et
beaucoup, beaucoup d’humour. Il faut dire qu’évoquer cet organisme gluant, cette
omelette flasque rampante, capable d’aller chercher sa nourriture dans les
poubelles, se prête à mille et une facéties !
La myrmécologue est devenue une des rares chercheuses à s’intéresser au
blob. Elle lui a même trouvé une place au Parc zoologique de Paris, au bois de
Vincennes. Mais elle n’a pas abandonné son premier sujet pour autant, puisque
les fourmis restent son cœur de métier. Elle trouve d’ailleurs qu’il y a des points
communs entre le blob et les colonies de fourmis, comme la résolution de
problèmes.
Audrey Dussutour paraît parfois fantasque, mais c’est une chercheuse sérieuse
qui défend bec et ongles la science la plus fondamentale. Dans un livre dont elle
est l’auteur, qui porte le sous-titre « Tout ce que vous avez toujours voulu savoir
sur le blob sans oser le demander », elle parle autant de ce curieux organisme
que de son métier de chercheuse, qu’elle qualifie également volontiers de
bizarre…
Éthologue de formation, Audrey
Dussutour s’est découvert une
passion pour Physarum
polycephalum. Elle travaille au
Centre de recherche sur la
cognition animale, un laboratoire
du CNRS, à l’université Paul-
Sabatier de Toulouse.

Affublé du surnom de blob, Physarum polycephalum est un


organisme unicellulaire, ni animal ni végétal, qui déconcerte les
scientifiques. Vivant dans les forêts, il paraît aussi simple sur le plan
biologique qu’une bactérie, mais manifeste des comportements
étonnamment complexes et est même capable d’apprendre.

Le blob est un organisme assez étrange et relativement


ancien. Les premiers organismes qui ressemblent vaguement
à nos blobs actuels émergent il y a un milliard d’années. Ce
ne sont ni des animaux, ni des végétaux, ni même des
champignons. Ils appartiennent à un règne plus ancien : les
amibozoaires. Une créature appartenant à cette famille nous
est familière : l’amibe. Le blob est une sorte d’amibe plus
complexe du point de vue biologique et surtout plus grosse :
les individus les plus spectaculaires couvrent une surface de
plusieurs mètres carrés ! Et pourtant, le blob n’en demeure
pas moins un organisme unicellulaire, c’est-à-dire composé
d’une seule cellule. D’ordinaire, les micro-organismes type
bactéries ou ciliés (des organismes unicellulaires dotés de
cils à leur surface) dépassent à peine le diamètre d’un
cheveu !
À quoi ressemble un blob ? À une sorte d’amas d’œufs
brouillés. Physarum polycephalum, celui sur lequel nous
travaillons dans mon laboratoire, est jaune, mais la classe
des myxomycètes, qui regroupe l’ensemble des blobs,
contient plus de mille espèces différentes qui arborent toutes
les couleurs de l’arc-en-ciel. Le blob a commencé à être
étudié dans les années 1960. Visible à l’œil nu, il offrait aux
biologistes un système modèle d’organisme unicellulaire
facile à étudier. Avec l’amélioration des techniques de
microscopie, l’attention des chercheurs s’est ensuite reportée
sur des êtres unicellulaires au fonctionnement plus proche de
celui des cellules du corps humain, et le blob a été un peu
oublié. Jusqu’à ce que des éthologues comme moi
s’intéressent au blob en tant que tel et à son comportement
assez fascinant.
Pourquoi l’appelle-t-on blob ? Son nom vernaculaire en
anglais se traduit par « moisissure gluante », mais, comme il
n’existait pas d’équivalent en français, je me suis mis en tête
de lui en trouver un. Je suis cinéphile et, pour le baptiser, je
me suis inspirée d’un film avec Steve McQueen, The Blob,
dans lequel l’organisme extraterrestre qui menace la planète
ressemble particulièrement à Physarum polycephalum. Ce
film met en scène une créature qui dévore tout sur son
passage. Le blob n’avale pas des êtres humains, mais des
bactéries et des champignons. En revanche, il a un point
commun avec la créature du film : il double, voire triple de
taille tous les jours !
Le blob se déplace, mange, et grandit très
vite… Dans de bonnes conditions, sa taille
double tous les jours.
Car le blob grossit à l’infini si on le nourrit quotidiennement.
Dans la nature, les plus gros font 1 à 2 m2. Un blob élevé en
laboratoire a été enregistré au Guinness des records : il
faisait 10 m2 ! En laboratoire, il est toutefois sujet à un
processus de vieillissement et, à un âge de 3 à 6 mois, il
montre des signes de sénescence : il commence à attraper
des infections et cesse alors de grandir. Pour autant, sa mort
n’est pas inéluctable. Si on prive le blob de nourriture et
d’eau, il s’endormira. Il peut rester en dormance pendant des
années. Pour le réveiller, il suffit de verser une petite goutte
d’eau dessus et il émerge du sommeil aussi fringant qu’un
jeune blob. L’endormissement efface comme par magie tous
les signes de sénescence. C’est la raison pour laquelle on dit
parfois que le blob est quasi immortel. Si on prend soin de lui,
on peut le garder ad vitam aeternam. L’un de nos blobs, qui a
passé le plus clair de son temps dans une forêt nord-
américaine, a au moins 70 ans.
Il est possible de découper un blob en plusieurs morceaux,
car il possède de nombreux noyaux, malgré son caractère
unicellulaire. Ces noyaux sont autant de copies de son
matériel génétique. En le fragmentant et en alimentant les
parties filles, on peut « dupliquer » un blob à l’infini. Pour
autant, s’agit-il vraiment du même individu ? Nous nous
sommes posé la question au laboratoire, parce que nous-
mêmes coupons les blobs sur lesquels nous réalisons nos
expériences : testons-nous le même individu ou des êtres
différents ? Nous avons publié en 2018 une étude sur ces
clones, dans laquelle nous montrons qu’à partir du moment
où les blobs sont fractionnés, chaque morceau acquiert une
petite individualité. Fragmenter un blob, c’est donc créer deux
entités distinctes au niveau de leur comportement.
On peut découper un blob en 10 000
morceaux et obtenir ainsi 10 000 blobs !

Accroché au plafond
À quoi ressemble notre laboratoire ? À une petite salle,
équipée d’étuves aux allures de réfrigérateurs où la
température monte à 25 °C. Nous réalisons nos expériences
à l’intérieur de ces armoires tempérées. Elles sont munies
d’appareils photographiques, de plateaux de LED connectés
à de petits ordinateurs, ce qui nous permet de prendre des
photos des blobs en allumant la lumière juste à l’instant de la
prise photographique. Le blob n’aimant pas la lumière, il est
bien sûr difficile de le filmer, mais, comme il est très lent, une
photographie toutes les cinq minutes nous suffit pour suivre
son comportement.
Le blob a presque tout de la créature du film avec Steve
McQueen : comme lui, il se déplace ! L’équivalent de ses
« jambes » est son réseau veineux. En effet, c’est bien beau
d’avoir une taille de géant, encore faut-il pouvoir acheminer
les nutriments et l’oxygène dans tous les recoins. Un réseau
de distribution interne assure cette fonction, semblable à
notre propre système vasculaire et formé de fibres d’actine et
de myosine (les mêmes protéines contractiles de nos
muscles). En se contractant, ces fibres font circuler le
cytoplasme – plus ou moins l’équivalent du sang du blob –,
transportant oxygène et nutriments, et jouent le cas échéant
le rôle de système locomoteur.
Un organisme sans jambes ni cerveau,
capable de se déplacer pour aller chercher
de la nourriture…
Car le blob se déplace à la vitesse de 1 centimètre à
l’heure, 4 centimètres quand il a vraiment faim. Ses veines
poussent le cytoplasme contre la membrane de la cellule pour
la faire avancer, puis se rétractent et poussent à nouveau. Il
fait donc deux pas en avant, un pas en arrière, etc., un peu
comme le reflux de la marée. La mobilité du blob réserve des
surprises. Comme nous les élevons dans des contenants en
plastique non hermétiques, il arrive qu’ils s’en échappent. Un
jour, après quarante-huit heures d’absence, nous en avons
retrouvé un collé au plafond !

Miam miam !
Dans notre laboratoire, nous avons essayé de caractériser
le blob sous toutes ses coutures : comment se nourrit-il ?
Comment se reproduit-il ? Il n’a pas de bouche. Il se nourrit
au moyen d’un processus nommé phagocytose : il engouffre
sa nourriture dans sa membrane, puis l’entoure afin de la
faire pénétrer à l’intérieur de la cellule. Nous le nourrissons
habituellement de flocons d’avoine, mais, en 2010, nous
avons cherché à savoir comment le blob régulait ses besoins
alimentaires, c’est-à-dire comment il sélectionnait sa
nourriture lorsqu’il avait le choix entre plusieurs options. Les
flocons d’avoine étant une nourriture très peu modifiable,
nous avons créé des crèmes brûlées spéciales pour blobs, au
sein desquelles nous pouvions modifier la quantité de
protéines et de sucres.
Dans le manuel de cuisine pour blobs,
différents flans plus ou moins sucrés ou des
flocons d’avoine…
Nous avons proposé trente-deux recettes différentes aux
blobs, ce qui nous a permis de connaître leurs besoins
nutritionnels. Nous déposions un blob sur les flans et
observions son développement en le mesurant et en le
pesant. Nous avons découvert qu’un blob a besoin de deux
fois plus de protéines que de sucres. Une fois que nous
avions identifié le régime qui optimisait sa survie, nous lui
avons proposé plusieurs flans plus ou moins sucrés et
protéinés. Lequel allait-il choisir ? Il n’a pas privilégié les flans
très sucrés ou très protéinés, mais systématiquement celui
qui maximisait sa croissance.
Comment le blob se reproduit-il ? La sexualité des
organismes unicellulaires est complexe, bien plus que la
nôtre. Il n’existe pas deux sexes, mais – accrochez-vous –
720 types sexuels ! Comme le champignon avec lequel on l’a
d’abord confondu, le blob se reproduit avec des spores. Pour
qu’il y ait reproduction, il faut que deux spores de types
sexuels différents fusionnent. Les spores se forment lorsque
le blob ne trouve plus de nourriture et perçoit la lumière du
soleil. Ces spores sont disséminées par le vent et, quand
elles atterrissent dans un milieu humide, elles se transforment
en petites cellules flagellées. Là, elles nagent à la recherche
d’un partenaire d’un autre sexe, avec lequel elles fusionnent –
ce que l’on appelle une syngamie –, ce qui mène à la
formation d’un nouveau blob.
Le blob rampe, dévore tout sur son
passage, et dispose de 720 types sexuels.
Début 2020, le blob est entré au zoo de Vincennes. Pour
moi, exposer un organisme ni végétal ni animal est fabuleux.
C’est le premier être unicellulaire présenté au public. Cela a
pu se faire car il est suffisamment grand pour être visible à
l’œil nu, mais j’espère que cette première donnera des idées
à d’autres zoos. J’aimerais voir exposer d’autres organismes
unicellulaires. Ces créatures microscopiques offrent une
variété proprement hallucinante.
Que voit-on exactement au zoo ? Un blob dans un
terrarium, en milieu quasi naturel. On l’observe se déplacer
sur une souche d’arbre humide, en train de manger des
champignons et des bactéries. Il bouge trop lentement pour
que son mouvement soit visible à l’œil nu. Aussi, chaque fois
que le blob parcourt un centimètre, les soigneurs plantent un
petit drapeau pour indiquer sa progression.

Blob l’éponge
Il ressemble à une omelette, vous l’avez
sûrement croisé, sans savoir ce que c’était.
Il vit sur toute la planète.
En dehors du zoo, où peut-on voir un blob ? En forêt. Il y a
énormément de myxomycètes dans les forêts françaises.
Vous ne verrez peut-être pas Physarum polycephalum, mais
vous rencontrerez ses deux cousins ubiquitaires : Fuligo
septica, d’abord, qui ressemble à une grosse éponge jaune et
est appelé la « fleur de tan » en français et dog vomit en
anglais – ce qui est un peu moins poétique… ; et puis
Mucilago crustacea, un blob blanc très spongieux qui fleurit
beaucoup dans les prairies. Les blobs n’aimant pas les sols
trop acides, on en trouve peu dans les forêts de pins et
davantage dans les chênaies.
Dans ces milieux, les blobs servent de nourriture à certains
scarabées et aux limaces, qui en sont très friandes. La
couleur d’un individu au sein d’une même espèce varie. Nous
avons plusieurs souches au laboratoire qui appartiennent à
l’espèce Physarum polycephalum. La variante australienne
est jaune très clair, quand le blob américain est jaune orangé.
Quel rôle écologique remplissent les blobs dans la forêt ?
Sans eux, de nombreuses plantes disparaîtraient. Le blob
mange des bactéries et des champignons, puis relargue les
produits de sa digestion et ainsi fertilise le sol. Comme il
côtoie champignons et plantes dans les bois, il pourrait être
tentant de le mettre dans notre assiette, mais je vous le
déconseille. Fuligo septica est effectivement consommé frit
dans certaines communautés d’Amérique du Sud. Mais
l’espèce que j’étudie en majorité, Physarum polycephalum, a
mauvais goût, d’après une collègue chercheuse qui s’y est
essayée. Le blob n’est pas toxique, juste indigeste.
Le blob n’aime pas les UV, aussi vit-il dans des milieux
sombres. Sa membrane est fine et facilement traversée par
les ultraviolets. Ceux-ci dénaturant l’ADN (par le même
mécanisme qui nous procure des coups de soleil), le blob
peut mourir au soleil. Au niveau température, il survit entre
10 et 28 °C, l’idéal étant 25 °C. Face à des baisses de
température répétées, le blob anticipera l’événement et
ralentira sa croissance juste avant l’arrivée du coup de froid.

À l’école du blob
Cette capacité à anticiper des événements est l’un des
aspects les plus fascinants du blob. Nous avons aussi pu
prouver que le blob disposait d’une véritable aptitude à
apprendre, ce qui nous a éblouis. C’est la première fois qu’on
démontrait sans équivoque qu’un organisme unicellulaire
dépourvu de système nerveux était doué de capacité
d’apprentissage. Notre expérience était relativement simple.
Nous présentions au blob des substances qu’il n’aime pas de
manière innée, comme le sel. Le blob réagissait
vigoureusement (à son échelle) : il essayait de partir à
l’opposé ou formait des petites excroissances pour limiter les
contacts avec la substance.
Nous avons alors continué à lui présenter tous les jours la
même substance aversive. La conclusion au bout d’une
semaine ? Le blob ne manifestait plus aucune aversion vis-à-
vis de la susbtance et finissait par traverser la surface qu’elle
recouvrait sans aucun problème. Cette découverte paraît
anodine, et pourtant : l’idée qu’un être unicellulaire et
dépourvu de cerveau puisse apprendre... voilà qui ouvre des
portes, notamment pour la médecine ! Jusqu’à présent, les
biologistes sont restés focalisés sur le système nerveux, sans
imaginer que nos cellules, de manière individuelle, pouvaient
retenir une information.
Le blob n’a pas de neurones, mais est
capable d’apprendre et de résoudre des
problèmes complexes.
Mieux, le blob peut transférer sa connaissance acquise à
ses congénères ! Autrement dit, ils apprennent les uns des
autres. Le blob possède la capacité assez extraordinaire de
pouvoir fusionner avec ses congénères : si deux blobs sont
côte à côte, ils n’en formeront qu’un seul au bout d’un
moment. Si on apprend à un morceau de blob à s’habituer au
sel, puis qu’on le fait fusionner avec un autre blob, ce dernier
sera lui aussi habitué au sel. Combien de temps le blob
conserve-t-il une connaissance acquise ? Si on le laisse
éveillé, il l’oubliera au bout de deux jours. En revanche, si on
le fait entrer en dormance, il s’en souviendra aussi longtemps
qu’on le laissera en dormance.
La mémorisation du blob bouscule la vision traditionnelle de
la science sur les unicellulaires. Nous nous sommes
interrogés sur les mécanismes qui permettent à une cellule
d’apprendre en l’absence de système nerveux. En réalité, le
blob fait une chose toute simple. Quand il s’habitue à ignorer
une substance qu’il n’aime pas, il l’avale : on a découvert que
les blobs habitués au sel en étaient gorgés. Je dis souvent
aux enfants : si vous deviez apprendre comme le blob, vous
mangeriez vos devoirs !
Ce que nous cherchons actuellement à savoir, c’est si ses
capacités d’apprentissage vont plus loin qu’un processus
d’habituation, et surtout si celui-ci se limite à des substances
chimiques. Peut-on habituer le blob à d’autres stimuli
sensoriels, à une source lumineuse, par exemple ? Autre
question que nous nous posons : si on fait fusionner deux
blobs qui sont chacun familiers avec une substance
différente, le nouveau blob connaîtra-t-il les deux
substances ? Ou le blob sera-t-il complètement confus ? La
mémoire des blobs soulève de nombreuses questions.

Les fils d’Ariane


Le blob est décidément très doué pour un être
unicellulaire : un collègue japonais, Toshiyuki Nakagaki, a
démontré que le blob, placé dans un labyrinthe en présence
de nourriture, est capable de trouver son chemin… Comme le
blob se déplace, on peut le confronter à des tests
habituellement réservés aux animaux, comme celui du
labyrinthe, même s’il faut un peu ajuster l’expérience : on ne
place pas le blob à l’extrémité du labyrinthe, mais on le
répand dans toute la structure. On couvre donc un labyrinthe
vraiment complexe avec un blob, et on place deux petits
flocons d’avoine à l’entrée et à la sortie. Qu’observe-t-on
alors ? Que le blob n’utilise que le chemin le plus court dans
le labyrinthe et élimine toutes les parties de lui-même qui
mènent à des culs-de-sac.
Comment retrouve-t-il le flocon d’avoine ? Le blob perçoit
de nombreux stimuli extérieurs, que ce soit la lumière ou
certaines substances chimiques. Il possède en effet sur sa
membrane des récepteurs qui lui permettent de goûter son
environnement, un peu comme nos propres récepteurs
gustatifs. Selon qu’il y a du sel ou du sucre dans les
alentours, il ne réagira pas de la même manière : il
s’éloignera du sel et se dirigera vers le sucre.
C’est un glouton, mais il choisit ce qu’il
mange – on en a vu aller fouiller les
poubelles.
Ce sens du goût ne sert pas uniquement au blob à trouver
de la nourriture, mais peut déterminer son comportement vis-
à-vis de ses congénères. Placez deux ou trois blobs dans une
boîte : s’ils sont bien nourris, vous les verrez s’agréger. Un
blob bien nourri devient en effet très « attractif » pour ses
congénères, parce qu’il sécrète dans son environnement du
calcium pour signaler qu’il est en bonne santé. Ce calcium
attirera les autres blobs. En revanche, quand nous avons
introduit dans le groupe un blob qui avait été affamé durant
quarante-huit heures, nous avons vu les autres l’éviter.
Autrement dit, le blob parvient à détecter un stress exprimé
par un congénère.

Tempérament
Un aspect déconcertant est le fait que chaque individu
manifeste une sorte de « caractère ». Nous avons commencé
nos expériences avec un blob originaire d’Australie, avant
d’en faire venir un des États-Unis. S’il appartenait à la même
espèce que le premier, le blob américain n’a pas manifesté
les mêmes goûts : quand nous avons tenté de l’alimenter
avec nos flocons d’avoine bio, il les a littéralement refusés.
Dès qu’il les a touchés, il est aussitôt reparti dans l’autre
sens, il est sorti de la boîte par les petits trous servant à
l’oxygénation et est allé explorer notre poubelle !
Nous avons ensuite acquis un blob venant du Japon. Lui
s’est montré extrêmement rapide. Nous testons souvent les
blobs sur leur capacité à détecter des différences de
concentration entre deux sources d’alimentation. Quand les
blobs australiens ou américains font face à deux nourritures,
l’une très riche en flocons d’avoine et l’autre très pauvre, leur
stratégie est d’attendre un peu, comme s’ils pesaient le pour
et le contre, et ensuite de se diriger vers la nourriture la plus
riche. Ils se trompent rarement. Le plus performant est
d’ailleurs le blob américain car il est encore plus vif que
l’Australien. Mais le blob japonais, lui, adopte une stratégie
différente : sans réfléchir, il fonce et, une fois sur deux, il se
trompe.
Les blob australiens, japonais ou américains
ne se comportent pas du tout de la même
façon, et ils n’ont pas les mêmes goûts.
Ces observations remettent en question un dogme établi.
On a longtemps cru que, chez les unicellulaires, la variabilité
entre les individus était très faible. L’individualité émerge avec
la complexité des organismes, pensait-on. Avec le blob, nous
avons montré que, au sein d’une même espèce, une cellule
peut se singulariser vis-à-vis d’une autre. Depuis ces
premières expériences, nous nous sommes procuré des
blobs d’autres pays, et nous disposons maintenant de plus
d’une quinzaine de souches différentes. Notre constat
global ? Les blobs témoignent d’une variabilité
comportementale extrêmement riche : un individu s’est
montré encore plus rapide que le japonais, un autre croît de
manière circulaire sans lancer en avant de petits
pseudopodes comme ses congénères, un autre encore
n’accepte de manger ses flocons d’avoine que si on les lui
coupe, comme un enfant…

Réseau routier
La possibilité de découper un blob pose aussi des
questions fondamentales. Quand on coupe un blob en deux,
normalement, le liquide cellulaire devrait s’écouler ; mais il se
trouve qu’un mécanisme de cicatrisation s’installe en moins
de deux minutes. Et le fluide finit par coaguler. On ignore tout
de ce mécanisme, de même que la faculté de régénération du
blob demeure un mystère.
Si mon laboratoire s’interroge sur ce type de problèmes
théoriques, le blob peut également être une grande source
d’inspiration pour la recherche appliquée. Les travaux de
Toshiyuki Nakagaki ont montré qu’on pouvait s’inspirer du
blob pour optimiser nos réseaux. En substance, il a posé au
blob la question suivante : comment construire un réseau
pour relier les villes japonaises ? Mais comment a-t-il bien pu
interroger un blob sur ce problème ? En fait, sur une carte du
Japon, le chercheur a placé un blob sur Tokyo et des flocons
d’avoine sur chaque autre grande ville, puis il a laissé la
créature explorer l’environnement. Comme, à chaque fois
qu’il trouvait un flocon d’avoine, le blob construisait une veine,
la créature a fini par dessiner un maillage que Toshiyuki
Nakagaki a ensuite comparé au réseau ferroviaire japonais.
Or le réseau construit par le blob s’est avéré beaucoup plus
efficace que celui construit par l’homme. À la suite de cette
première découverte, des chercheurs ont créé des
algorithmes qui reproduisent les règles comportementales du
blob pour construire des réseaux optimisés dans de
nombreux domaines.
Le blob est également utilisé par des chercheurs pour
essayer de combattre le cancer. Hans-Günther Döbereiner,
un biologiste allemand, étudie la morphogenèse du réseau
veineux, c’est-à-dire comment se forme le réseau vasculaire
quand le blob est encore tout petit. Il utilise ces règles de
morphogenèse pour les comparer à la vascularisation de
certaines tumeurs.
Le blob ouvre de nombreuses fenêtres aux
chercheurs. Cet organisme, qui semble
indestructible, détient peut-être les clefs de
la longévité.
Il faut savoir qu’au départ, un cancer n’est qu’un petit amas
cellulaire, mais, quand la tumeur grossit, elle finit par court-
circuiter la circulation et se crée son propre réseau pour
alimenter toutes les cellules cancéreuses. Hans-Günther
Döbereiner s’est aperçu que cette vascularisation, cette
formation des veines, obéissait aux mêmes lois que la
ramification chez le blob. Il utilise depuis le blob comme un
modèle expérimental pour mieux comprendre comment se
met en place ce réseau et surtout comment le perturber.
Autre application : on s’est rendu compte un peu par
hasard que le blob était capable d’accumuler des métaux
lourds. Des chercheurs ont mesuré les concentrations de
métaux lourds à l’intérieur de Fuligo septica et ont observé
qu’elles étaient fortement enrichies en zinc et en manganèse,
à des doses normalement létales chez n’importe quel type
cellulaire. Le blob, lui, semble s’en accommoder parfaitement.
Cette découverte suggère l’idée d’utiliser des blobs pour
dépolluer des sols contaminés en métaux lourds.

Station spatiale
À son époque, Darwin voyait la nature pleine de surprises
et de variétés. Il a été le premier à parler d’intelligence des
plantes. Actuellement, c’est prouvé, les plantes peuvent
communiquer entre elles. Le blob pousse ces prouesses un
peu plus loin encore, et ses exploits démontrent qu’un
apprentissage est possible sans cerveau, sans être
multicellulaire. Chez les plantes, on peut en effet imaginer
que la complexité émerge de la multicellularité. Or le blob est
composé d’une seule cellule, et pourtant lui aussi interagit
avec ses congénères et apprend.
Les blobophiles ne sont guère nombreux à travers le
monde, mais pourquoi ne pas commencer par cultiver des
blobs à la maison ?
À mon sens, l’un des intérêts du blob est de nous faire
comprendre qu’il y a une richesse encore inconnue dans le
vivant. En science, les biologistes et les médecins travaillent
souvent sur les mêmes modèles, la drosophile, la souris, le
rat et le primate. Le blob prouve que nous avons encore
beaucoup à apprendre d’une biodiversité qui pourtant est en
péril. J’ai bien peur qu’avec la sixième extinction en cours, on
ne perde pas seulement des espèces, mais des
fonctionnements entiers du vivant. Et c’est extrêmement
dommage. La classe des myxomycètes abrite 1 000 espèces
connues, 10 000 espèces estimées. Sur ce millier d’espèces
connues, dans les revues scientifiques, on ne parle surtout
que de trois d’entre elles : Fuligo septica, Physarum
polycephalum et Didymium. Les autres sont peut-être cités
une fois, mais pas davantage. Imaginez la perte d’information
que cela représente ! La communauté des blobophiles est
restreinte. Il y a peu de chercheurs qui travaillent sur le sujet
en France. Dans le monde, seulement une centaine.
Dans les films, le blob vient de l’espace ; il arrive qu’on me
demande si on peut imaginer que le vrai blob ait été apporté
sur Terre par une météorite. Non ! Ils existent sur la planète
depuis plus de 500 millions d’années et, depuis, les espèces
ont continué d’évoluer. On ne connaît pas exactement l’âge
de Physarum polycephalum, mais on a retrouvé des fossiles
de spores dans de l’ambre qui avaient plus de 40 millions
d’années.
Donc, non, il ne vient pas d’ailleurs. En revanche, il a été
envoyé dans l’espace ! Par les Russes, dans les années
1980. Avec mon équipe, nous avons nous-mêmes le projet de
mettre en orbite un blob pour étudier son comportement en
microgravité et en présence de rayons cosmiques. Un blob
pourrait embarquer prochainement dans un nanosatellite ou à
bord de la Station spatiale internationale. Certains lecteurs à
l’imaginaire fécond (ou ayant vu le film Life !) ont déjà le
scénario catastrophe en tête : le blob dans l’ISS qui grossit,
grossit, et finalement étouffe tous les astronautes… Cela
n’arrivera pas, promis !
En attendant ce futur voyage, vous pouvez vous aussi être
témoins des incroyables facultés du blob en en élevant à la
maison. C’est moins embêtant qu’un chat et un chien ! C’est
moins câlin, mais peut-être plus surprenant. Et il est assez
facile de s’en occuper. Nous avons réalisé un tutoriel
disponible sur Internet, si jamais vous désirez vous lancer
dans l’élevage de blobs. Il y est même expliqué comment
l’endormir quand vous partez en vacances ou quand il devient
trop gros…
Marc-André Selosse est un chercheur un peu particulier. Chaleureux, bavard et
un brin fantasque, il affectionne les tenues balnéaires en été et les costumes trois-
pièces en hiver. Deux styles d’élégance. Deux mises qui lui vont très bien. S’il est
un spécialiste des champignons en France, c’est lui. L’écouter parler – souvent
avec beaucoup d’humour – du monde sous-terrain est un ravissement. Car il est
passionnant, certes, mais il est encore et toujours capable de s’émerveiller devant
le monde des champignons, comme il l’a été pour la première fois à l’âge de
11 ans.
Marc-André Selosse a aussi le sens de la formule, comme « Le champignon est
le roi de la vie associative et du couple qui dure », et on découvre ou on
redécouvre avec lui que, sans les champignons, nous ne serions rien ou presque.
Il n’y aurait pas de forêts, pas de vie. Un animal ou une plante ne peut pas
subsister sans les micro-organismes qui l’habitent. Ce monde invisible est très
puissant. Marc-André Selosse ajoute même que les champignons sont les héros
du royaume du vivant.
Observateur attentif de cet univers tapi sous nos pieds, le chercheur connaît
tout ou presque de leurs secrets. Il évoque leur sexualité débridée et raconte avec
truculence des histoires de spécimens extravagants. Oui, on peut être professeur
au Muséum national d’histoire naturelle, être connu, reconnu, mener des
recherches d’excellence et parler de son sujet comme si on était au spectacle !
Marc-André Selosse est
mycologue, professeur au
Muséum national d’histoire
naturelle.

Les champignons sont les rois de la vie associative et des couples


qui durent, de véritables héros du royaume du vivant. Vous croyez
bien les connaître ? Vous allez découvrir un univers insoupçonné,
plus proche du monde animal que du monde végétal, un univers
invisible où vit pourtant le plus grand organisme terrestre, qui peut
être une source inépuisable de médicaments.

Les champignons sont des êtres à part dans la


classification du vivant. Ils sont immobiles comme les
végétaux, mais, contrairement à eux, sont incapables de
produire leur propre matière organique. Ni animaux ni
végétaux, ils définissent un autre groupe d’espèces. En
revanche, d’un point de vue évolutif, les champignons sont
plus proches de nous qu’un brin d’herbe. Nous partageons
avec eux un ancêtre commun qui vivait il y a seulement un
milliard d’années. Nous conservons une trace de ce passé
commun : de nombreux fongicides, toxiques pour les
champignons, sont aussi dangereux pour l’homme. En raison
de notre proximité avec eux, les champignons nous donnent
davantage de fil à retordre que les bactéries, quand nous
voulons les combattre. Ce qui les affecte est bien plus
susceptible de nous affecter.
Les champignons que vous allez cueillir en forêt sont des
cachotiers. Ce que vous ramassez n’est en effet que la partie
émergée de l’iceberg. C’est l’élément charnu qui produit les
spores, ces fines particules – en réalité de petites cellules –
grâce auxquelles les champignons se reproduisent. Ce que
vous ne voyez pas, en revanche, c’est la partie souterraine,
un réseau de fins filaments qui constitue le véritable
champignon aux yeux du spécialiste. Ce réseau, qui vit en
permanence dans le sol, nourrit parfois la tête reproductrice.
Lors de la cueillette, vous ne saisissez donc que la pomme
sur le pommier – le fruit, la partie reproductrice, qui contient
l’équivalent des pépins. À la différence près que, lorsque vous
ramassez une pomme, vous ne pouvez pas rater le pommier !
Quand vous ramassez un cèpe, cet immense réseau
souterrain de filaments microscopiques – le mycélium – se
dérobe à votre regard. Invisibles à l’œil nu, ces filaments sont
dix fois plus fins qu’un cheveu : leur diamètre avoisine le
centième de millimètre.

Un monde secret sous nos pieds


Si l’on pouvait explorer le sol à l’aide d’un microscope, on
verrait ces filaments se ramifier et explorer la terre, et de
temps à autre refusionner entre eux, comme les voies d’un
réseau autoroutier. Par moment, les filaments sont assez
serrés pour donner des regroupements visibles à l’œil nu.
Ces agglomérats sont à l’origine des filaments blancs qui
strient parfois l’humus, mais ce sont eux aussi qui forment la
croûte d’un camembert ou d’un saint-nectaire ! Les filaments
des fromages sont tellement entrelacés qu’ils se transforment
en cotonnage. À l’automne, les filaments d’un champignon se
réunissent, s’associent en une structure compacte : c’est le
cèpe, le bolet ou la girolle que vous ramassez. Mais la vie du
champignon se passe essentiellement à l’état microscopique.
C’est un microbe, un micro-organisme.
Les champignons que nous ramassons ne
sont que les organes sexuels d’une créature
souterraine, souvent tentaculaire.
Nos anciens n’avaient pas de microscope et voyaient
brutalement apparaître un bolet ou une truffe, sans songer
que c’était le produit d’une créature vivant sous leurs pieds.
On a même invoqué un effet de la foudre pour expliquer leur
apparition soudaine ! Le champignon étant essentiellement
un microbe, quand certains d’entre eux fabriquent des
structures visibles, celles-ci ont l’air de sortir de nulle part. Les
champignons poussent à l’automne car ils ont besoin de
beaucoup d’eau pour faire grossir cette structure charnue que
vous allez éventuellement mettre dans votre panier. Leur
apparition est donc bien liée à la météo, mais l’éclair n’y est
pour rien !
Le champignon est un microbe qui a besoin
d’eau pour se montrer.
Comment cultive-t-on des champignons ? Pour le
champignon de Paris, tout l’art du champignonniste consiste
à domestiquer les filaments microscopiques. Pour ce faire, il
met en place un compost de paille dans lequel il inocule des
filaments précultivés et disponibles dans le commerce. La
première étape consiste à faire se développer le mycélium.
Comme il n’y a pas besoin de lumière, cette phase est
réalisée dans des caves, qui ont en outre l’avantage d’être
humides. Le mycélium va proliférer dans la matière morte.
Finalement, le champignonniste dépose une couche dite de
« gobetage », une sorte de couche de calcaire broyé qui
induit la formation de la partie reproductrice du champignon.
Et, comme par magie, de petits champignons de Paris
surgissent…

Même sur le corps !


Les champignons offrent une variété incroyable d’espèces.
Ils ont colonisé tous les types de sol, parasitant les plantes et
les organismes. Et même notre propre corps. Le « pied
d’athlète », une affection qui touche notamment les sportifs,
est dû à un champignon qui mange la kératine, la protéine de
la peau. Ce champignon sommeille la plupart du temps, faute
d’humidité à cet endroit. Mais il suffit de la sueur d’un effort,
d’une douche ou d’un bain pour le réveiller et entraîner des
démangeaisons, signe que le champignon recommence à se
développer et à manger la peau.
Combien existe-t-il d’espèces ? C’est la grande question à
laquelle nous, mycologues, nous ne savons pas répondre.
Environ 140 000 ont été décrites, mais des indices laissent
penser qu’on est très loin du nombre total. Des estimations de
cette quantité ont été réalisées en essayant d’évaluer pour
une espèce de plante poussant en un endroit donné combien
d’espèces de champignons vivent aux alentours. En
connaissant la diversité des plantes dans un écosystème, on
parvient ainsi à extrapoler celle de champignons. D’autres
études ont comptabilisé de façon exhaustive les champignons
en divers endroits, puis ont étendu les chiffres à l’échelle du
globe. Au total, les mycologues ont estimé qu’il existait entre
1 et 30 millions d’espèces. Même si la fourchette est large, on
est loin des 140 000 espèces recensées…
140 000 espèces ont été répertoriées. Il en
existerait des millions. On en trouve sous la
terre, dans les déserts, etc., mais aussi sur
notre peau.
Du travail en perspective pour les mycologues, donc ! Dans
l’hypothèse d’un nombre total de 6 millions d’espèces,
sachant qu’on décrit 1 500 nouvelles espèces chaque année,
il faudrait quatre à cinq mille ans pour en faire le tour. On sait
toutefois correctement estimer la masse énorme de
champignons qui peuple les forêts. Les filaments ont beau
être invisibles, ils sont omniprésents. Un hectare de bois
abrite l’équivalent d’une vingtaine de vaches, en masse de
champignons cachés dans les sols et les plantes. À l’échelle
de la planète, la masse totale des champignons correspond à
celle de 2 000 milliards d’humains ! Donc, c’est peu dire qu’il
y en a beaucoup.
On me demande souvent comment on devient passionné
de mycologie. Pour ma part, le déclic a eu lieu tôt, en
cinquième. Mon professeur de sciences naturelles nous avait
dit : « Pour la semaine prochaine, allez ramasser des
champignons, ce sera le sujet du cours. » J’ai trouvé ça
génial d’aller en forêt comme un explorateur et de me mettre
en quête de ces trésors. Très vite, j’ai appartenu à la Société
mycologique de France et j’ai fréquenté le Salon du
champignon, qui avait lieu tous les ans au Muséum national
d’histoire naturelle. Pour moi, identifier les espèces est
devenu une passion. J’adorais coincer les pharmaciens en
leur demandant : « Et ça, vous connaissez ? Qu’est-ce que
c’est ? » Moi, j’avais reconnu l’espèce, mais, comme il
s’agissait souvent de champignons non comestibles, leur
savoir sur le sujet était limité.
Faire l’explorateur à l’âge des culottes
courtes donne parfois du sens à toute une
vie !
La mycologie est vraiment devenue un objet de recherche
pendant mes études et, à partir de ma thèse, un objet
d’enseignement. Et voilà, j’ai 52 ans et je continue à chercher
les champignons… Ce qui m’intéresse à présent, c’est
d’essayer de comprendre leur rôle dans la nature, leur
écologie, leur impact sur leur milieu naturel et leur mode de
reproduction.

Sexe souterrain
La reproduction des champignons est parfois spectaculaire,
même s’il existe aussi des phénomènes intimes et discrets.
Tout commence par un accouplement : les filaments
microscopiques de deux champignons différents se
rejoignent. Les filaments ne se croisent pas au hasard, ils
sont guidés par des phéromones, de petites molécules qui
diffusent dans le sol et indiquent la présence de l’autre.
Finalement, les deux mycéliums vont grandir l’un vers l’autre.
Voilà le premier acte, qui se déroule dans l’obscurité totale.
Il arrive que des champignons d’espèces différentes se
rencontrent. Comme chez les plantes, ou chez les animaux,
ces croisements engendrent des hybrides, en majorité non
viables. En de rares occasions se crée une nouvelle espèce.
La plupart du temps, toutefois, ces signaux moléculaires sont
reconnus par des individus de la même espèce, car, en
général, les phéromones sont spécifiques à une espèce.
Après s’être livrés au sexe souterrain, vient pour les
champignons le moment de se disperser et d’aller générer
des individus ailleurs. Cette étape, ils la mènent de façon
parfois visible, souvent à l’automne ou au printemps, en
produisant des spores, c’est-à-dire des petites cellules
extrêmement robustes. Elles résisteront au trajet et attendront
des conditions favorables pour germer et redonner un premier
filament qui, après croissance et ramification, engendrera un
mycélium. Les spores sont légères et voyagent au gré des
vents : rien que dans la pièce où vous lisez ce livre, il y en a
des millions ! Les champignons produisent énormément de
spores parce que beaucoup atterriront à des endroits où elles
n’ont aucune chance de germer – par exemple sur votre
table. Il leur faut donc compenser tous ces accidents
possibles par une fabrication colossale. Ce qui fait des
champignons les premiers pollueurs de l’atmosphère ! 45 %
des particules de l’atmosphère sont des spores de
champignons, qui sont en train d’y rôder dans l’espoir de
germer un jour, espoir qui pour beaucoup ne se concrétisera
pas.
L’accouplement des champignons se fait
dans le noir, mais pour voyager, ils préfèrent
les airs.
Comment ces spores sont éjectées dans la nature ? Par
des dispositifs microscopiques, qui varient selon les espèces.
Quand vous regardez les lames d’un champignon de Paris ou
les tubes d’un bolet, par exemple, les spores sont produites à
la surface. Quand elles sont éjectées, elles ne doivent pas
« se prendre les pieds dans le tapis » au décollage, c’est-à-
dire ne pas être retenues parmi les autres spores en
formation et tomber entre les deux lames, ou bien dans la
lumière du tube présent sous un bolet.
Les mécanismes d’éjection qui assurent une dispersion
lointaine sont assez incroyables : sans entrer dans le détail,
des tensions s’accumulent et à un moment, quand la spore se
sépare de ce qui la nourrit, de son cordon ombilical, en
quelque sorte, ces tensions se relâchent soudainement, et la
petite cellule subit une accélération phénoménale de l’ordre
de 10 000 g, 10 000 fois la pesanteur terrestre ! C’est bien
simple, si vous montiez à bord d’une fusée qui décollerait
avec une telle force, vous seriez réduit en bouillie. Comptez
7 g pour les montagnes russes. Un missile s’envole à 100 g.
C’est donc une accélération infernale qui propulse la spore en
l’air.
Ensuite, ces spores flottent dans l’atmosphère et voyagent
au gré des vents. Le flux de spores dépasse l’entendement :
imaginez que chaque mètre carré d’un environnement
naturel, un jardin ou une forêt par exemple, émet 200 spores
par seconde ! C’est énorme. La source de ce « volcanisme »
de spores peut être ces structures massives qui poussent en
automne, mais aussi de façon plus diffuse des structures
invisibles à l’œil nu qui pavent le sol.

Records de taille
L’autre façon pour les champignons d’étendre leur territoire
est simplement de grandir. Les filaments poussent, se
ramifient, et finalement perdent les liens qui les unissaient au
départ : un mycélium en donne ainsi deux… Si vous êtes
jardinier, vous avez certainement déjà bouturé un rhizome de
plante, c’est-à-dire replanté la partie d’un végétal pour obtenir
un nouvel individu. La croissance, puis la division d’un
mycélium de champignon est le strict équivalent.
Quel est le plus vieux champignon ? Et le plus gros ? À
force de grandir, les champignons finissent parfois par
occuper des volumes énormes. Par exemple, la présence
dans un pré de champignons qui poussent en cercle, les
fameux ronds de sorcière, signifie qu’un mycélium est en train
de grandir dans le sol. Il croît depuis le milieu vers l’extérieur.
Il meurt au centre, car il a épuisé toutes les sources de
nourriture ; à l’automne, le champignon émet des spores sur
le pourtour de ce cercle. Le cueilleur ramasse ses petits
mousserons (petits champignons comestibles qui poussent
en cercle) ou ses rosés, tandis que le rond grandit d’année en
année. On déduit son âge du diamètre : un rond de sorcière
de 4 à 5 mètres de diamètre a déjà une dizaine d’années. On
connaît dans un pré, près de Belfort, un cercle de 300 mètres
de diamètre ! Vu sa vitesse de croissance, cela fait sept
cents ans qu’il est là.
Quel est le secret des ronds de sorcière ?
Il existe des mycéliums encore plus grands. Pour les
trouver, il faut aller dans des forêts qui n’ont jamais été
perturbées par l’homme, en Amérique du Nord, par exemple.
Dans l’Oregon, un champignon occupe à peu près un millier
d’hectares (l’équivalent de plusieurs quartiers de Paris
réunis). Ce champignon est une armillaire, une espèce qui
mange du bois mort et que l’on trouve également en France.
La forêt dite de Malheur à laquelle il appartient n’a pas
souffert de perturbation parce qu’on n’y récolte pas le bois :
ce champignon pousse depuis probablement cinq à huit
mille ans. Aujourd’hui, on estime la masse de tous ses
filaments entre 10 000 et 40 000 tonnes. Avec un tel monstre,
vous comprenez que les plus gros organismes sur Terre ne
sont pas les baleines, dont le poids plafonne à 150 tonnes, ni
les arbres, mais… un champignon. Cette armillaire est le plus
gros organisme connu, alors même que, dans toutes ses
parties, il est à peine visible. Sacré paradoxe.

Symbiose planétaire
Le lien qui unit les champignons avec les plantes est
encore plus fascinant. Il a été découvert à la fin du XIXe siècle,
lorsqu’on a cherché à comprendre pourquoi les truffes
s’épanouissaient toujours sous les chênes – ou en tout cas
sous les arbres, parce qu’on en trouve aussi sous des hêtres
ou des pins. On s’est alors aperçu que ces fameux filaments
microscopiques qui forment le mycélium sont associés aux
racines des arbres. Il est apparu ensuite que neuf dixièmes
des plantes s’associent à des champignons à la surface de
leurs racines. Loin de les rendre malades, ils nouent au
contraire avec celles-ci une relation à leur bénéfice
réciproque.
Ces échanges s’effectuent dans une structure qui n’est ni la
racine ni le champignon, mais un mélange des deux : la
mycorhize. Pour le champignon, la mycorhize est comme un
biberon, où il se procure les sucres dont il se nourrit. Il a fallu
du temps aux chercheurs pour comprendre que les plantes,
elles aussi, profitent de cette présence. Si on met en terre des
végétaux dans des sols stériles, on penserait naïvement qu’ils
s’en porteront mieux, en l’absence de champignons
pathogènes. Or, en réalité, les champignons sources de
mycorhizes feront aussi défaut et, dans ces conditions, les
plantes ne poussent pas ou très mal…
Neuf plantes sur dix ont besoin des
champignons pour se développer. Et les
champignons ont aussi besoin des plantes.
Sous nos pieds se déroulent d’intenses
échanges de sel et de sucre…
En fait, les plantes, depuis des millions d’années, sont
associées à des champignons qui les aident à aller chercher
l’eau et les sels minéraux dans le sol. En effet, en échangeant
des sucres, les champignons cèdent des éléments nutritifs du
sol aux plantes. Ils prélèvent, d’abord pour eux, du potassium,
du phosphore, de l’azote et d’autres sels minéraux, ainsi que
de l’eau, puis restituent une partie de ce qu’ils ont prélevé aux
plantes, elles-mêmes peu efficaces pour exploiter ce type de
ressources. On ne s’en doute pas quand on marche dans la
nature, mais, sous nos pieds, c’est le monde du troc qui
domine : les champignons sont indissociables des plantes, et
ils dopent la planète. L’intelligence de l’association et de
l’entraide.
Les champignons poussent-ils au pied de certains arbres,
comme les truffes sont associées aux chênes ? La réponse
n’est pas univoque. Certes, les ramasseurs de champignons
savent bien que le lactaire délicieux fleurit sous le pin. C’est
bien la preuve qu’il existe des champignons spécifiques d’une
essence d’arbre. D’un autre côté, la plupart des champignons
formant des mycorhizes sont généralistes. Le cèpe, par
exemple, côtoie tous les arbres. Cette pluralité d’associations
amène parfois un même mycélium à coloniser les racines de
plusieurs essences. Mon équipe, au Muséum, travaille sur
des plantes – notamment certaines orchidées forestières –
qui, grâce à ce réseau, récupèrent de la nourriture sur les
végétaux voisins, en exploitant ces champignons comme des
pailles pour en aspirer le sucre.
Dans l’Antiquité, Pline l’Ancien avait déjà remarqué que des
champignons sont liés à certaines plantes. Deux millénaires
plus tard, on a compris que la raison de cette exclusivité
réside dans la formation de la mycorhize. Et on connaît
également les champignons propres à certains arbres,
comme le pin ou le cèdre. Ce lien particulier aux arbres
explique pourquoi la plupart des espèces délicieuses ne
peuvent pas être cultivées seules : c’est le cas des truffes,
cèpes, girolles, pieds-de-mouton et autres trompettes-de-la-
mort, qui requièrent les racines des plantes pour pousser. Le
seul moyen de s’en procurer est d’aller les chercher en
forêt… D’où le prix légèrement plus élevé que celui des
champignons qu’on est capable de cultiver sur la matière
organique morte, par exemple, comme les champignons de
Paris, les shiitakés ou les pleurotes.

Le paradis perdu de la truffe


Des recherches sont toutefois menées pour rendre possible
la culture. Mon équipe y travaille dans le cas de la truffe. Ces
recherches visent en partie à pallier la chute des récoltes en
France. Au début du XXe siècle, on déterrait 1 000 tonnes de
truffes par an, largement dans des forêts spontanées ;
aujourd’hui, malgré la mise en place de plantations de chênes
ou de noisetiers inoculés par de la truffe, la production
plafonne entre seulement 10 et 50 tonnes, et ce alors que la
demande est forte. Que s’est-il passé ? Nous l’ignorons. Le
paysage a changé, les milieux agricoles ou les endroits où on
laissait les animaux pâturer ont disparu, et les types de sols
et les types de forêts perturbées par l’homme où se
développait bien la truffe se sont volatilisés, suite à l’exode
rural. L’explication tient peut-être à ces bouleversements.
Et si on cultivait la truffe ?
L’un des objectifs de mon équipe est de comprendre quels
sont, au fond, les besoins de la truffe pour que les truffières
produisent davantage demain. Par exemple, nous avons
découvert que la truffe est non seulement associée aux
racines des arbres, mais aussi à certaines plantes herbacées,
sur lesquelles elle se nourrit de même. Ce qui signifie que,
dans certaines pratiques de gestion de truffière où l’on
désherbe les sous-bois, on enlève peut-être un des éléments
dont les truffes ont besoin pour se développer correctement.
Quand on consulte de vieux livres de cuisine, on y lit qu’on
pouvait farcir des dindes ou des poulets avec 1 kilo de
truffes ! C’est dire l’abondance dans laquelle on vivait. Et les
erreurs qu’on commettait… Car cuire la truffe est un
sacrilège : l’odeur se vaporise ! Vous n’avez pas besoin, si
vous avez envie de manger de la truffe, de dépenser des
milliers d’euros : avec 10 grammes de truffe qui coûtent
10 euros, vous pouvez réunir quatre personnes autour d’une
table. Découpez de petites lamelles de truffe pour l’apéritif sur
un bout de pain, puis râpez la truffe sur des pâtes ou sur une
salade. En dépensant 10 euros de condiment, vous rendrez
heureux quatre convives. Mais attention à ne pas la chauffer,
pour en conserver tout le goût…
On peut être chercheur et aussi fin gourmet. Au labo, il y a
quelques morceaux de truffe qui finissent dans l’assiette et
non dans les tubes à essai ! On me demande souvent si un
champignon est nourrissant. Pas tellement. Un champignon
renferme beaucoup de fibres. En manger est bon pour
l’organisme, cela nous aide à nourrir notre microbiote
intestinal. Riche en protéines, mais pauvre en sucres, cet
aliment a toutefois une faible valeur énergétique. Au total,
c’est aussi nourrissant qu’un aliment végétal, et donc moins
qu’une viande. En revanche, quel goût ! N’oublions pas que
manger n’est pas juste une histoire de calories, mais aussi de
plaisir. Et quel bonheur que la saveur d’une truffe…

Pourriture
Livreur à domicile en nutriments n’est pas le seul rôle que
remplissent les champignons au sein du monde végétal. Ils
recyclent également une part importante de la matière
organique morte. Ce sont les grands agents recycleurs des
écosystèmes, aux côtés des bactéries. Ils digèrent
notamment la matière végétale qui tombe sur le sol. Eux
seuls savent décomposer la lignine, la substance à laquelle le
bois doit sa dureté et qui représente 40 à 50 % de sa masse.
900 milliards de tonnes de lignine sont produites chaque
année sur le globe, et seuls les champignons sont capables
de les traiter grâce à des radicaux libres, des molécules très
oxydantes. Ils se nourrissent de cette substance. Et quand on
mange, humain ou champignon, on produit des déchets.
L’azote, le phosphate et le CO2 qu’ils libèrent seront réutilisés
par les plantes et leurs alliés mycorhiziens pour produire de la
matière organique dès le lendemain.
Les champignons se nourrissent de matière
morte et nous rendent à ce titre un service
crucial.
Les hommes aussi bénéficient des largesses des
champignons. On parle beaucoup ces temps-ci du microbiote
intestinal, ces millions de bactéries qui tapissent les parois de
nos intestins et nous aident à digérer. Mais les levures, qui
sont des champignons, nous permettent également de
transformer la nourriture. Le pain, la bière ou le vin sont des
aliments fermentés avec des levures.
Le fromage profite de même des bienfaits des
champignons. La première étape de fabrication consiste en
effet à faire coaguler le lait pour obtenir ce que l’on appelle un
« caillé ». Puis des champignons, surtout placés sur la croûte,
digèrent le caillé, qui se liquéfie petit à petit sous l’effet des
enzymes qu’ils libèrent. Finalement, on obtient un aliment
bien plus goûteux que ne l’était le caillé au départ. En prime,
le fromage est maintenant enrobé d’une couche protectrice
qui le préserve des contaminations. Un fromage est un
aliment emballé non pas dans du plastique, mais dans des
champignons, qui empêchent les indésirables de s’installer.
Car les champignons sont les champions des antibiotiques !
Sans champignons, pas de bière, pas de
pain, pas de fromages…

Des soignants qui s’ignorent


C’est un autre service que les champignons nous rendent :
ils produisent des médicaments. Cet usage médicinal existait
déjà dans la préhistoire. Ötzi, l’homme des glaces qui a été
retrouvé à la frontière entre l’Italie et l’Autriche, avait dans sa
besace des morceaux de champignon (du polypore du
bouleau) enfilés sur un collier et qui lui servaient
probablement de vermifuge. Depuis, les champignons sont
entrés dans la trousse des médecins pour soigner les
maladies. Leur plus célèbre utilisation est bien sûr la
pénicilline. Ce médicament est extrait du pénicillium, la
moisissure conférant son bleu au roquefort.
Beaucoup d’antibiotiques sont en réalité des produits que
les champignons eux-mêmes fabriquent pour se débarrasser
des bactéries venant les parasiter, ou bien entrant en
compétition avec eux pour les ressources alimentaires. Avec
les antibiotiques, nous avons réutilisé à notre avantage ces
stratégies de lutte contre les bactéries. De façon plus
générale, grâce aux champignons, on produit des molécules
que nous serions incapables de fabriquer par la seule chimie.
Longtemps, avant qu’on ne sache le synthétiser
artificiellement, un anticancéreux, le Taxol, dérivait ainsi d’un
champignon.
C’est grâce aux champignons que nous
disposons d’antibiotiques.
Autre exemple dans le domaine alimentaire : la vanille. La
vanilline est largement produite par synthèse. Il existe une
voie chimique, mais également un procédé où l’on donne
certaines molécules à des champignons, qui les transforment
en vanilline. C’est la fameuse vanilline dite « naturelle », en
fait une substance de conversion liée à des champignons.
Les champignons sont donc des usines à biosynthèse. Leur
savoir-faire chimique est très souvent mis à profit dans
l’industrie pour obtenir des molécules utiles pour la santé, ou
intéressantes pour leur goût ou leur couleur.

Mi-anges, mi-démons
À l’échelle de la planète, si les champignons nous
dispensent leurs bienfaits, ils représentent aussi une
malédiction. Quand ils s’attaquent aux cultures, ils font des
ravages. On estime qu’environ la moitié des pertes de
récoltes mondiales leur sont dues. Autre problème :
aujourd’hui, on s’aperçoit que les fongicides, c’est-à-dire les
molécules que l’on applique sur les plantes malades pour les
protéger des champignons, sont en fait aussi toxiques pour
l’homme. Actuellement, un débat porte en particulier sur la
classe des fongicides nommés SDHI (ou inhibiteurs de la
succinate déshydrogénase), qui ne sont pas très bons ni pour
la santé des agriculteurs ni pour celle des consommateurs.
Les ennemis des champignons sont aussi les nôtres, car
comme précisé plus haut, nous sommes des voisins du point
de vue évolutif. Il est permis de craindre que, demain, nos
plus graves problèmes agricoles soient dus aux
champignons.
Alors, mi-anges, mi-démons, les champignons ? Les
champignons comestibles incarnent parfaitement cette
ambivalence. Un cèpe est un régal, quand l’amanite phalloïde
tue une à deux personnes par an en France. Pour
consommer des champignons, il faut vraiment connaître les
espèces, ou être conseillé par un pharmacien ou un
spécialiste. On ne s’improvise pas ramasseur de
champignons. C’est important de le rappeler, parce que,
encore une fois, les champignons non seulement tuent des
gens, mais abîment les reins ou le foie des survivants, au
point qu’une greffe devienne nécessaire. Des accidents
surviennent chaque année. Les champignons contiennent
des toxines, tout comme certaines plantes, afin de ne pas
être mangés par d’autres organismes.
C’est la raison pour laquelle je ne recommande pas la
consommation de champignons hallucinogènes. Je ne m’y
suis moi-même jamais aventuré. Outre les substances
hallucinogènes, ces champignons renferment d’autres
composés qui détruisent les cellules nerveuses. Ce ne sont
pas des pratiques anodines, il y a d’autres façons de se faire
plaisir…
Les champignons hallucinogènes restent employés,
souvent avec plus de mesure, par divers peuples pour prédire
l’avenir ou recevoir des révélations venant des dieux, tels les
shamans du nord de l’Europe, qui consommaient des
amanites tue-mouches lors de rituels religieux.
L’anthropologue Claude Lévi-Strauss avait même proposé
que le sentiment religieux et le sentiment de la divinité étaient
venus à l’homme au travers d’expériences avec des
champignons hallucinogènes.
Au-delà de mon opposition à la consommation
d’hallucinogènes, j’aime bien l’idée que les champignons
nous relient à la nature. Ils nous parasitent, inspirent les élites
religieuses dans certaines ethnies, nous régalent, font
fermenter nos aliments et leur donnent du goût. Nous
entretenons une relation étroite et multiple avec eux. Comme
citadins, nous avons parfois perdu de vue les liens qui nous
unissent à la nature : il serait temps de les retisser. Et
regardez votre assiette demain, vous risquez bien d’y voir des
champignons !
J’ai fait la connaissance de François Bouteau un peu par hasard. Une
conférence sur les plantes était donnée à l’occasion d’un festival organisé par des
amis. Et je voulais faire plaisir à mes amis.
Très vite, je suis tombée sous le charme de ce chercheur bien trop modeste.
L’entendre conter ses recherches sur l’électrophysiologie des plantes m’a ouvert
les portes d’un monde insoupçonné et mystérieux. Ce monde, où les végétaux
communiquent entre eux et se révèlent sensibles à la douleur, ne saurait laisser
indifférent.
François Bouteau s’est associé au Laboratoire international de neurobiologie
végétale de l’université de Florence, en Italie, dirigé par le célèbre Stefano
Mancuso, et à l’université de Kitakyushu, au Japon.
Il dirige des travaux qui auraient été inimaginables il y a deux décennies. Dans
les milieux scientifiques, on parle désormais, avec sérieux, d’une certaine
intelligence des plantes. À travers le monde, quelques chercheurs comme
François Bouteau commencent ainsi à poser les bases d’un nouveau domaine
scientifique en pleine expansion : la cognition végétale.
François Bouteau, chercheur discret et sensible, dit que nous devons changer
de regard sur les plantes… car elles ont, au fil de l’évolution, développé une
troublante forme de vie, pas si éloignée de la nôtre. Puissions-nous entendre son
message !
François Bouteau est
écophysiologiste à l’université
Paris-Diderot. Avec son équipe,
il analyse les réponses des
cellules végétales aux signaux
environnementaux.

Les plantes n’ont pas de cerveau et pourtant ont de la mémoire.


Elles n’ont pas d’oreilles et pourtant sont sensibles aux sons et
seraient même capables d’en émettre pour attirer les insectes. Les
plantes sont sensibles, rusées, inventives… Fixées dans le sol, elles
ont développé des stratégies fascinantes pour se protéger et assurer
leur pérennité.

Les plantes dominent l’environnement terrestre, forment


plus de 95 % de sa biomasse, et, pourtant, on connaît mal
leur altérité. Leur biologie est étudiée depuis longtemps par
les scientifiques, mais certains chercheurs (re)commencent à
les considérer sous un angle différent, car elles se révèlent
être moins passives qu’en apparence. Elles sont en effet
capables de performances étonnantes – elles perçoivent par
exemple les sons et en émettent – et sont si sensibles que
certains leur prêtent même une intelligence, si ce n’est une
conscience.

Une question de définition


La question de savoir si les plantes sont ou non
intelligentes est, à mon sens, un problème de définition. Si on
adopte celle proposée par mon collègue italien Stefano
Mancuso, à savoir la capacité à percevoir un signal et à y
apporter une réponse adaptée, alors, oui, les plantes sont
intelligentes. Si on choisit en revanche celle de la cognition
humaine, qui implique des capacités de réflexion, alors, non,
les plantes ne sont pas intelligentes. Les plantes sont avant
tout extrêmement sensibles. Elles possèdent les mêmes sens
que les animaux, voire davantage. Leur sensibilité est liée à
leur mode de vie : elles sont fixées au sol, donc se doivent
absolument de percevoir tout ce qui se passe dans leur
environnement pour réagir « rapidement ».
Une découverte récente étonnante est, par exemple, que
les plantes perçoivent certains sons. Stefano Mancuso est
l’initiateur de ces recherches. Il s’est posé cette question
simple : pourquoi un organisme vivant se priverait
d’informations qui lui viennent de l’environnement ? À mes
yeux, c’est une belle approche – nous partons tous du
principe que, sous prétexte qu’une plante n’a pas d’oreille,
elle n’entend pas. Mancuso a fait écouter l’enregistrement
d’une rivière à des plantes. Il a observé que les racines, qui
d’habitude poussent vers le sol sous l’effet de la gravité, se
sont orientées vers l’origine du son. Le phénomène a depuis
été étayé par d’autres équipes.
Les plantes réagissent aux sons. Elles
utiliseraient le bruit pour se diriger… et
seraient sensibles au bourdonnement des
abeilles !
Pourquoi les racines des plantes s’orienteraient-elles vers
la rivière ? L’hypothèse la plus simple est que cela leur
permettrait d’atteindre des sources d’eau, même si des
travaux restent à mener pour le démontrer. Un bémol
effectivement : dans de nombreux milieux, les bruits de rivière
ne sont pas nets, et la propagation des ondes sonores dans
le sol peut s’avérer extrêmement complexe. Comment les
plantes ont-elles pu développer une réactivité aux sons ?
Mystère.
Il n’en demeure pas moins que la perception des sons est
devenue une certitude. Une ingénieuse étude a été publiée
sur les fleurs, qui perçoivent le bruit d’une abeille sur le point
de se poser dessus. Elles seraient en mesure de capter les
fréquences du vol de l’insecte, pour se mettre alors à
synthétiser du sucre dans le nectar. L’intérêt pour la plante de
ce « sens » est que la synthèse du nectar, qui a un certain
coût énergétique, ne débute qu’après perception du signal
sonore. Les chercheurs se sont bien sûr assurés que la
plante réagissait à la fréquence spécifique du battement des
ailes de l’insecte pollinisateur.

Ibiza floral
C’est la démarche suivie aujourd’hui par tous les
scientifiques qui étudient la sensibilité aux sons des plantes :
tenter d’isoler des fréquences sonores qui sont pertinentes
pour la plante d’un point de vue biologique, dans son
environnement. C’est une approche scientifique qui fait suite
à des années d’expérimentations un peu « sauvages » sur le
son et la flore. Je pense notamment aux expériences menées
en Chine, où les scientifiques disposent de gros haut-parleurs
dans des plantations, dans le but d’accroître la production
agricole. Les enceintes diffusent du son à 100 décibels, une
intensité proche du bruit d’un avion au décollage ! C’est un
son blanc (c’est-à-dire qui comporte l’intégralité des
fréquences sonores audibles par l’homme). Visiblement, les
rendements seraient meilleurs, mais je reste sceptique : dans
leur environnement, les plantes ne sont pas du tout soumises
à ces fréquences. En revanche, l’idée que les sons puissent
devenir une aide à la production agricole – dans des
conditions contrôlées – me séduit.
Comment les plantes perçoivent-elles les sons ? Nous
l’ignorons. Il est clair qu’elles ne possèdent pas d’organe
dédié, comme nos oreilles. Sans doute sont-elles capables
d’« entendre » par l’intermédiaire de leur organisme en
intégralité, via des mécanismes cellulaires.
Les plantes sont-elles également en mesure d’émettre des
sons, tout autant qu’elles les perçoivent ? Les recherches sur
le sujet sont très récentes et semblent répondre
favorablement. Selon une publication qui demande encore à
être vérifiée, les plantes pourraient, en état de stress hydrique
ou lors de blessures, émettre des sons dans des fréquences
inaudibles par l’homme, mais que certains insectes pourraient
capter. Ces insectes pourraient ainsi recueillir des
informations sur l’état sanitaire d’une plante et se détourner
des plantes stressées. Stefano Mancuso a aussi enregistré,
dans des chambres isolées du point de vue phonique, de tout
petits cliquetis produits par des plantes. Ces sons infimes
seraient dus à la croissance de la plante au niveau
moléculaire !

Réseau électrique
Si les plantes perçoivent les sons, c’est une autre histoire
de savoir comment elles en informent ensuite toutes les
cellules de leur corps. Il est bien connu qu’une transmission
peut s’effectuer via des signaux électriques. Il se trouve que
c’est précisément mon domaine de compétence. Je suis en
effet électrophysiologiste, c’est-à-dire que je mesure des
courants ou des variations de potentiel électrique chez les
plantes, comme d’autres dans les neurones humains.
Concrètement, dans mon laboratoire, nous insérons au
travers des membranes des cellules végétales des électrodes
microscopiques, qui enregistrent ensuite la différence de
potentiel électrique entre l’intérieur et l’extérieur. Nous
mesurons aussi les variations de potentiel entre les diverses
parties de la plante. À chaque stimulation de la plante, nous
observons un courant se propager au sein de celle-ci. Par
exemple, l’une de mes étudiantes quantifie en ce moment la
réaction des plantes au stress thermique. Ce type
d’expérimentation est ancien et date du milieu du XIXe siècle.
Les végétaux ont une sorte de système
nerveux, dans lequel circuleraient des
courants électriques.
Par où passe ce courant électrique ? Par les vaisseaux du
phloème, qui conduisent la sève élaborée (la sève
descendante, qui contient les sucres synthétisés par
photosynthèse dans les feuilles à partir de CO2 et des rayons
du soleil). L’idée que les plantes réagissent aux modifications
de l’environnement en étant parcourues par des signaux
électriques a poussé certains, dont Stefano Mancuso, à parler
de façon controversée de « neurobiologie des plantes ». Si le
terme a fait polémique, c’est que la neurobiologie renvoie au
neurone, donc au cerveau humain. Or les plantes en sont
dépourvues. Toutefois, si on considère que la neurobiologie
décrit la capacité à percevoir un signal et à le transmettre de
manière à avoir une réponse adaptée – ce que font
parfaitement les plantes –, pourquoi s’interdire l’usage du
mot ? Les signaux électriques passant par le phloème
ressemblent en outre beaucoup aux signaux circulant dans
les nerfs, un argument de plus pour rapprocher neurobiologie
et biologie végétale.
Ces signaux sont actuellement l’objet de recherche
appliquée. Plusieurs équipes à travers le monde tentent de
les décrypter et d’en extraire de l’information. Mais la tâche
est d’une difficulté diabolique. La promesse est belle : si on
parvenait à décoder ces messages électriques, ceux-ci
pourraient devenir un indicateur de l’état physiologique de la
plante, et ouvrir la porte à de nouvelles pratiques agricoles
optimisées.
Il est bien sûr possible de brancher un haut-parleur derrière
l’enregistreur des signaux électriques et ainsi de les
transformer en ondes sonores. Je me souviens que durant
ma thèse, il y a bien longtemps, quand je travaillais sur
l’Hevea brasiliensis, l’arbre qui produit le caoutchouc naturel,
le procédé m’amusait. J’avais connecté des électrodes à mon
arbre avant de relier le tout à des haut-parleurs. Je disais à
mes visiteurs de s’adresser à l’arbre et de lui caresser les
feuilles ; de mon côté, je constatais alors une évolution de
signal électrique, donc un changement de fréquence sur le
haut-parleur, qui émettait un petit « bip ». Ce n’était au début
qu’un jeu, mais cela m’a aidé à prendre conscience, et à faire
prendre conscience aux autres, que les plantes sont
traversées par un flux d’informations. Un certain nombre
d’applications de ce type sont développées à l’heure actuelle,
mais il faut reconnaître qu’il s’agit plus d’un gadget qu’autre
chose.

Mémoire d’éléphant
Les plantes entendent des sons, peuvent en émettre aussi,
mais ont-elles de la mémoire ? Oui ! Il existe une très belle
expérience, conduite par Monica Gagliano en Australie, où la
chercheuse a « joué » avec la sensitive, Mimosa pudica. Le
nom de la plante lui vient de sa capacité à exécuter un
mouvement rapide : quand on touche ses feuilles, elle les
referme aussitôt. La biologiste a placé ce mimosa sur une
potence, puis l’a laissée tomber de quelques centimètres
avec le pot ; comme le mouvement de l’air est un stimulus
pour la plante, celle-ci a refermé ses feuilles. L’expérience a
été reproduite à plusieurs reprises, puis au bout d’un
moment… la plante n’a plus bougé.
Comment interpréter cet arrêt du mécanisme de défense ?
En premier lieu, cela signifie que la plante a fini par
« comprendre » que la chute n’était pas délétère pour elle. De
plus, cela indique aussi qu’elle a mémorisé l’événement. Il lui
a fallu ensuite vingt-huit jours pour récupérer son réflexe. Elle
est donc capable de stocker cette information pendant toute
cette durée. On ignore les mécanismes de cette
mémorisation, mais elle est irréfutable.
Lorsqu’une plante a vécu une mauvaise
expérience, elle s’en souvient et s’adapte.
Il y a chez les végétaux de nombreux capteurs sensoriels,
grâce auxquels ils perçoivent leur environnement. Comme les
êtres humains et les animaux, les plantes sont capables de
contrôler leurs mouvements et de maintenir leur position dans
l’espace. Quand un végétal a été incliné, il se redresse.
Comment ? Les racines perçoivent la gravité grâce à des
structures particulières nommées statolithes, situées au
niveau des apex (les pointes) racinaires notamment.
Comment fonctionnent ces structures ? Par stimuli
mécaniques. Comme ce sont des petites boules, quand la
plante est penchée, les statolithes tombent au fond de la
cellule qui les contient.
Quand on observe les cellules impliquées dans la mesure
de gravité au microscope et qu’on les chahute un peu, on voit
les statolithes se redéplacer pour aller toucher la membrane
positionnée en bas. Ce sens de l’orientation permet à la
plante de réorienter sa croissance, si jamais la racine s’était
réorientée. Grâce à lui, elle sait toujours où se trouve la
verticale !
Cette faculté fait partie intégrante d’une sorte de sens de
l’équilibre. Il y a aussi des expériences classiques où on met
des pots de fleurs à 90 degrés : les tiges se réorientent
ensuite vers le haut. Cela signifie qu’elles connaissent non
seulement la direction de la gravité, mais aussi son sens,
puisque leurs parties aériennes poussent dans le sens
opposé à la gravité. Autrement dit, les végétaux connaissent
la position de leur corps dans l’espace. Des travaux ont
récemment mis en exergue que cette capacité de percevoir la
gravité serait proche de la proprioception. La proprioception ?
Chez les humains et les animaux en général, il s’agit
précisément de la capacité à percevoir sa position dans
l’espace.
Attention, n’entendez pas par là qu’une plante a conscience
d’elle-même. La proprioception chez l’animal n’est pas
directement liée à la conscience, c’est un réflexe ! Le sujet de
la conscience chez les plantes est un tout un autre débat. Il y
a de grandes discussions sur la question, suite aux
interrogations sur l’intelligence végétale. Si on définit la
conscience comme quelque chose proche de la sensibilité –
la sensibilité nécessaire pour survivre dans son
environnement où l’on est bombardé de quantité de stimuli –,
alors il me semble possible d’avancer que les plantes sont a
minima conscientes de leur environnement.

Des sens à la racine


Si les plantes se réorientent en permanence vers le haut,
c’est pour aller chercher la lumière. Elles en ont besoin pour
croître, pour s’épanouir. Comment la captent-elles ? On sait
maintenant qu’outre la photosynthèse, rendue possible grâce
à la chlorophylle, les végétaux possèdent d’autres systèmes
de perception de la lumière disséminés sur les parties
aériennes, mais aussi sur les racines. Voilà qui paraît pour le
moins contre-intuitif !
Les plantes ont besoin de lumière, et ce
sont les racines qui réclament !
La découverte de cette perception par les racines a fait
l’objet de très belles expériences réalisées par Frantisek
Baluska notamment. En réalité, savoir percevoir la lumière est
une nécessité pour les racines. En effet, la grande majorité
des racines étant dans le sol – pas toutes –, elles doivent
pouvoir sentir qu’elles sont à l’extérieur si jamais des
contraintes physiques les ont amenées en surface, pour
pouvoir ensuite replonger dans la terre. En plus de la gravité,
leur perception lumineuse leur sert à se situer et notamment à
déterminer si elles sont au bon endroit.
Grâce à la lumière, les plantes se repèrent en outre
temporellement dans l’année et savent quand elles doivent
fleurir, notamment. Parfois, plusieurs stimuli sont nécessaires
pour que la plante soit capable de percevoir le moment où
elle doit effectuer une transition dans son développement.
Pour provoquer ces changements, la lumière vient en
complément, par exemple, des conditions de température.
Les plantes exploitent des signaux de l’environnement pour
adapter leurs phases de développement.
On a tendance à se représenter les plantes comme des
êtres non sociaux, mais ce sont de grandes communicatrices,
avec leur environnement comme avec leurs consœurs. Au
début des années 1990, en Afrique du Sud, les koudous –
une espèce de gazelle – mouraient en grande quantité.
Pourquoi ? Mystère. Les biologistes qui ont enquêté ont fini
par découvrir que la mort était causée par une intoxication
alimentaire. Ils ont analysé ce que consommaient les
animaux et ont constaté que les acacias dont les koudous se
nourrissent avaient accumulé des teneurs en tanins
extrêmement importantes. Ces tanins bloquaient la digestion,
jusqu’à devenir toxiques.
Les plantes se parlent. Elles envoient des
signaux à leurs congénères lorsqu’elles sont
attaquées… et chacune peut alors préparer
sa défense.
Pourquoi ces plantes accumulaient-elles des tanins ? En
fait, ce sont des molécules de défense des plantes – puisque
les plantes se défendent. Lorsqu’elles sont broutées par le
koudou, elles se mettent à synthétiser ces molécules
toxiques, les fameux tanins. En général, quand un koudou
commence à brouter un acacia aux feuilles contenant des
tanins, le goût l’écœure et il cesse de manger. Or là, le
problème venait du fait que tous les acacias en contenaient et
en regorgeaient même ! Seconde énigme : pourquoi les
plantes avaient-elles accumulé tant de toxines ? Parce
qu’elles avaient communiqué entre elles et avaient d’une
certaine manière fait front uni face à la menace koudou. Les
plantes qui n’avaient pas été broutées par les koudous
arboraient en effet, elles aussi, des teneurs en tanins élevées.
Finalement, les koudous ne trouvaient que des plantes qui les
intoxiquaient…
Comment ces plantes communiquent-elles entre elles ?
Les chercheurs se sont rendu compte qu’elles émettaient un
gaz volatil, de l’éthylène, qui se propageait dans le sens du
vent vers les autres arbres. Ainsi, les arbres, avant même
l’arrivée des koudous, étaient prévenus, en quelque sorte, de
cette possibilité. Et ils se mettaient à synthétiser eux aussi
des molécules toxiques.

Ménage à trois
À l’instar des acacias, de nombreuses espèces
communiquent par voie aérienne via des molécules volatiles,
des odeurs en quelque sorte. Les plantes dans leur ensemble
sont capables de synthétiser plus de 100 000 molécules
volatiles différentes ! C’est dire si ce type de langage
chimique est d’importance dans la flore. Certaines molécules
volatiles sont spécifiques et permettent aux plantes d’une
même espèce de communiquer entre elles. Elles font appel à
d’autres molécules pour communiquer entre espèces
distinctes. Mais les plantes échangent aussi avec le monde
animal, via des volatiles. Un très bel exemple selon moi : des
plantes, quand elles sont broutées par une chenille,
perçoivent l’agression et émettent des molécules volatiles. Or
parmi elles se trouvent des phéromones sexuelles du
prédateur de la chenille. Attiré par cette odeur, le prédateur
en question se rapproche de la plante et, à défaut de trouver
un partenaire sexuel, se fera une joie de débarrasser la
plante de son agresseur, la chenille. Il s’agit en somme d’une
communication à trois, qui se fait par les airs. Plusieurs
exemples du même type ont été décrits.
Les plantes communiquent entre elles, mais
aussi avec le monde animal, qu’elles
peuvent manipuler pour survivre, se
reproduire ou se développer.
Évidemment, les plantes savent aussi très bien attirer les
animaux pour être pollinisées. Dans ce cas de figure, l’animal
viendra chercher du sucre, du nectar, et, tandis qu’il s’en
nourrira, le pollen s’accrochera à ses pattes. En volant de
fleur en fleur, il sèmera le pollen. La communication s’opère
par les couleurs, les odeurs et par d’autres signaux, dont le
son, comme je l’ai déjà souligné. Certaines fleurs
percevraient la présence de l’insecte grâce à son
bourdonnement.
Outre ces signaux chimiques et les messagers électriques,
les plantes sont le siège d’un troisième type de transport
d’informations : des signaux de pression dans les tubes du
xylème. Le xylème est composé des vaisseaux de sève qui
montent des racines vers les feuilles. Le signal de pression,
qui peut être lié à la sécheresse ou à des modifications de
température, traverse la plante et est décodé dans les parties
aériennes. Il fournit une autre voie de signalisation interne à
la plante.

Dans la peau d’une plante


Comme je passe mon temps à découper des plantes pour
mes expériences, il est arrivé qu’on me demande si j’avais le
sentiment de les faire souffrir. Pour tout dire, il est difficile de
se glisser dans leur peau. Les plantes se définissent en partie
à travers leur capacité à perdre une partie de leur intégrité du
fait de leur immobilité : elles perdent leurs branches, leurs
fruits, leur pollen… Si la plante souffrait comme souffre un
animal quand on le blesse, ce serait insupportable comme
vie.
Elles voient, elles entendent, elles
communiquent, ont le sens de l’équilibre…
mais ressentent-elles la douleur ?
Il ne faut pas perdre de vue que la souffrance est une
émotion vitale pour les animaux, qui les pousse à fuir en cas
de danger. Quand vous posez votre main sur une plaque
chaude, vous la retirez tout de suite. D’un point de vue
évolutif, puisqu’elles ne peuvent pas bouger, les plantes
n’auraient aucun intérêt à sélectionner la souffrance comme
émotion pertinente.
Cela dit, la souffrance est aussi un concept plus large.
D’ailleurs, il m’arrive d’en débattre avec des collègues
chercheurs, preuve que le problème n’est pas réglé.
Rappelez-vous la fameuse hormone qui servait à
communiquer entre les acacias, l’éthylène : elle sert aussi à
faire mûrir les fruits charnus qui seront ensuite consommés
par des animaux. Or l’éthylène est en outre un gaz
anesthésiant, et il est possible d’anesthésier une plante,
exactement comme on endort un animal. De jolies
expériences ont été conduites notamment sur des Mimosa
pudica, le végétal aux mouvements rapides évoqué plus
haut : la sensitive perd ses mouvements si on l’anesthésie.
Pourquoi la plante émettrait-elle, pour faire mûrir ses fruits,
un gaz qui s’avère être un véritable anesthésiant pour ces
fruits ? La raison est-elle que le fruit va être dévoré ? Je
l’admets : mon raisonnement est un brin tiré par les cheveux.
En réalité, je pense qu’on ne pourra peut-être jamais dire si
une plante souffre ou pas. En revanche, les plantes
perçoivent les stimuli qui induisent la souffrance chez les
animaux, exactement comme eux. Voilà qui demeure fort
troublant…
Fabienne Delfour a grandi à la campagne et a toujours été attirée par les
animaux. C’est probablement pour cela qu’elle est devenue éthologue, spécialiste
du comportement des animaux. Elle voulait au départ mener des recherches sur
les éléphants, mais les hasards de la vie ont fait qu’elle est devenue une
spécialiste des mammifères marins.
L’éthologie est un domaine qui a d’abord été investi par les hommes. Alors que
la discipline se féminise, des questions nouvelles sur les animaux sont posées par
les femmes. Avec des réponses nouvelles.
Les éthologues prennent aussi depuis peu la parole à propos de la cause
animale. Fabienne Delfour est très engagée sur le sujet du bien-être des animaux
et de la relation homme-animal. Le mot cobaye, par exemple, est totalement
absent de son vocabulaire.
Raisonner, communiquer par le langage, planifier, mémoriser, apprendre,
manier la complexité, faire preuve de créativité, etc., sont autant de
comportements intelligents dont les animaux sont capables. Grâce à la génétique,
aux sciences cognitives et au travail des spécialistes de l’évolution, nous savons
désormais que l’intelligence animale n’est pas unique.
L’intelligence ne dépend pas non plus de la taille du cerveau. Voilà pourquoi elle
reste très difficile à mesurer chez les animaux. Fabienne Delfour l’avoue elle-
même : elle n’a pas tous les codes pour mener ses recherches comme elle le
voudrait.
Tous les animaux s’expriment, ont des émotions et même des jugements
moraux, confie-t-elle. Mais attention, ils ne pensent pas et ne réagissent pas
comme nous.
Éthologue et spécialiste des
mammifères marins, Fabienne
Delfour est chercheuse associée
au Laboratoire d’éthologie
expérimentale et comparée de
l’université Sorbonne Paris-
Nord, et dirige l’organisme
« Animaux et compagnies »
dédié à la relation homme-
animal.

Les bêtes portent bien mal leur nom. Les dernières avancées
scientifiques montrent que les animaux raisonnent, anticipent,
utilisent des outils. Ils sont capables de mentir, de résoudre des
problèmes et de s’adapter à leur environnement. Attention, toutefois,
l’intelligence des animaux n’est pas la nôtre : ils ne pensent pas, ne
réagissent pas comme des humains.

Qu’est-ce que l’intelligence ? Vaste question. S’il fallait


donner une seule définition, ce serait la manière de traiter
l’information. Vue sous cet angle, l’intelligence peut revêtir de
multiples formes en fonction des espèces, selon l’appareillage
sensori-moteur de chacune, autrement dit son mode
d’interaction avec son environnement. Par exemple, les
requins sont sensibles aux champs électriques, tandis que les
chauves-souris perçoivent les ultrasons et que les abeilles
voient la lumière ultraviolette. Les solutions trouvées aux
problèmes que les animaux ont à affronter dans leur vie
quotidienne, et qui définissent leur intelligence, dépendent
évidemment de ces fenêtres qu’ils ouvrent sur le monde.
Comment teste-t-on l’intelligence des dauphins, par
exemple, que j’ai beaucoup étudiée ? Pour ce faire, il faut
d’abord connaître leur biologie, leur physiologie, leur écologie
et imaginer des questions qui leur sont adaptées. Pendant
très longtemps, les éthologues (les spécialistes du
comportement des animaux) se sont inspirés des travaux
conduits en primatologie. Donc, on a souvent posé des
questions destinées aux chimpanzés à des dauphins, et
aujourd’hui encore mon domaine de recherche souffre de ce
« chimpocentrisme ». Or un dauphin vit dans une écologie
spécifique, il faut donc l’interroger en accord avec son propre
mode de vie. On doit poser des questions de dauphins à des
dauphins, des questions de blattes à des blattes, des
questions de chats à des chats !
Chimpanzés et dauphins sont réputés
« intelligents », mais cela n’a aucun sens de
leur poser les mêmes questions.
Je me suis intéressée notamment à la capacité des
dauphins à reconnaître leur propre image spéculaire. Avec
mes collègues, nous avons simplement placé un miroir face à
un dauphin, en milieu naturel, et avons observé son
comportement. Si un animal est capable de reconnaître
l’image comme étant une représentation de lui-même, il aura
des actes autodirigés vers son propre corps, actes qui seront
contrôlés par son regard : il dirigera sa patte vers tel ou tel
endroit de son corps ou positionnera une partie de son corps
en direction du miroir afin de pouvoir l’examiner. Le test a été
positif et nous avons mené la même expérience sur des
orques en parc zoologique.
Ce test du miroir est un classique en éthologie. Des grands
singes, des macaques, des éléphants, des cochons et des
pies y ont notamment été soumis. Le protocole complet
comporte une phase de marquage des individus à leur insu :
on dessine une croix rouge sur le front de l’éléphant, par
exemple, puis on place un miroir devant lui. La question dès
lors est : l’éléphant se reconnaîtra-t-il et cherchera-t-il à
effacer la tache ? La première fois qu’elle a été tentée avec
un éléphant, l’expérience s’est soldée par un échec. Non en
raison des capacités cognitives de l’animal, mais parce que
les chercheurs utilisaient un miroir trop petit ! Ils ont
augmenté la taille du miroir et cette fois les éléphants se sont
reconnus.
Cette mésaventure illustre bien la difficulté à monter des
protocoles pour étudier l’intelligence des animaux : il faut
répondre aux exigences biologiques, physiologiques,
écologiques des sujets. Face à un miroir, l’éléphant regarde
d’abord ce qui se passe derrière, il emploie l’objet comme un
outil pour regarder son environnement, et seulement ensuite il
en profite pour s’intéresser à son propre corps. Il s’auto-
inspecte, s’auto-examine. Ces étapes sont retrouvées chez
beaucoup d’animaux.

Mesurer l’intelligence des animaux


Existe-t-il une échelle de mesure de l’intelligence chez les
animaux, une sorte de quotient intellectuel ? Non, on parle de
« coefficient d’encéphalisation », soit la proportion du cerveau
qui est réservée aux activités cognitives. Pendant longtemps
on a calculé le nombre de neurones dévolu à telle ou telle
activité, la masse du cerveau par rapport à la taille de
l’animal… Si un animal était sous la barre des 1 %, il avait
peu de chances d’être classé comme un animal intelligent.
On a calculé des rapports, des quotients, des coefficients.
Bien sûr, il faut ancrer l’intelligence animale sur un substrat
biologique, mais cela a-t-il vraiment du sens quand on sait
qu’au sein d’une même espèce, les individus n’ont pas des
intelligences identiques ? C’est un vœu pieux de vouloir créer
pareille échelle.
En outre, je la trouve injuste. Calculer ces coefficients, c’est
déjà placer les animaux sur une échelle très
anthroporéférencée. Or le but d’une telle démarche, on le
sent bien, est de comparer l’intelligence des animaux à la
nôtre, qui est considérée comme une sorte d’absolu, de
référence. Cela n’a pas de sens. L’intelligence dépend de
notre biographie – des expériences qu’on a vécues
auparavant –, des contacts sociaux qu’on a noués, de nos
apprentissages, de notre vie sociale, du milieu dans lequel on
vit, etc. Et puis diverses intelligences coexistent, certaines
personnes sont très pratiques, d’autres sont plus à l’aise dans
la réflexion. L’intelligence (la capacité à traiter l’information)
n’est pas uniforme à l’intérieur d’une espèce.
En dehors du test du miroir, comment sonde-t-on
l’intelligence chez les animaux ? Étudier leurs capacités
cognitives, c’est étudier comment ils acquièrent l’information
et la traitent ensuite, comment ils donnent du sens, par
exemple en anticipant ou planifiant des comportements.
Certains animaux stockent dans des cachettes de la
nourriture qu’ils sauront retrouver en période de disette. Les
écureuils sont très forts à ces tâches de mémorisation. Autre
exemple : quand les chimpanzés veulent casser des noix, ils
préparent cette activité en emportant des outils sur le lieu de
ramassage. Ils anticipent la chose, autrement dit la planifient.
Être intelligent pour un humain, un
chimpanzé, une baleine, un cheval, c’est
posséder la capacité de s’adapter aux
situations.
Une remarque au passage : l’outil est considéré de façon
un peu abusive comme une marque d’intelligence supérieure.
L’usage d’outils fait partie du quotidien de nombreuses
espèces. Le chimpanzé utilise des pierres pour casser des
noix et des petites branches pour pêcher des termites. Les
corbeaux façonnent de petits hameçons pour récolter les
larves nichées dans les souches d’arbres. Cette capacité à
s’approprier un élément de l’environnement et à le destiner à
une fin spécifique, c’est d’abord une capacité à repérer dans
son environnement un élément auquel on va pouvoir donner
du sens. Pris sous cet angle, l’emploi d’outils a été souvent
perçu et analysé par les éthologues comme un acte
d’intelligence. Toutefois, très peu de cétacés utilisent des
outils. Sont-ils pour autant moins intelligents ? Moi qui ai
beaucoup travaillé avec eux, je peux vous assurer que non.
De la communication chez les dauphins
Quand on parle de l’intelligence des cétacés, on réduit
souvent cette intelligence à celle des animaux les plus
étudiés, à savoir les dauphins. Les études montrent que
ceux-ci sont très proches de nous par leurs capacités
cognitives, qui s’approchent de celles des grands primates,
notamment quand on s’intéresse à leurs performances de
mémorisation et à leurs activités sociales. Ces dernières vont
de pair avec la communication. Les dauphins sont des
experts en communication gestuelle et vocale. Ils produisent
des vocalises lors de comportements spécifiques, notamment
pour signifier une émotion particulière.
Que se disent-ils alors ? Le premier défi pour répondre à la
question, qui n’est pas encore résolue aujourd’hui, est
l’attribution d’un son à un animal spécifique au sein d’un
groupe. Un dauphin n’ouvre pas la gueule pour émettre un
son. En outre, les sons sont véhiculés dans le milieu liquide
où les ondes voyagent rapidement. Ces deux raisons nous
empêchent de savoir lequel des individus du groupe est en
train d’émettre un son.
Avec des collègues, nous sommes en train de construire un
outil qui permettra de localiser la source sonore dans un
groupe de dauphins, afin d’identifier, l’individu qui émet des
« clics » à un moment particulier. Nous devrions pouvoir
savoir lequel vocalise et observer le comportement de ses
congénères et leurs réactions. Ces informations nous
fourniront une interprétation a posteriori du type : « Le
dauphin communiquait un signal de navigation pour aller
chercher une proie, ou cet individu s’adressait à ce
congénère en particulier pour socialiser. »
Décrypter le langage des animaux est le
Graal que poursuivent de nombreux
chercheurs.
Dans la communication interspécifique homme-animal,
nous employons des symboles visuels ou acoustiques pour
interagir avec les animaux. Il y a toutefois une distinction à
faire entre communication et conversation. Les éthologues se
sont montrés capables de communiquer avec d’autres
espèces à l’aide d’une iconographie associant une action ou
un objet à un symbole, en particulier avec les grands singes.
Nous avons réalisé le même type d’expérience avec des
dauphins. La communication demeure malheureusement
unidirectionnelle : l’humain apprenait au dauphin à répondre
par une action précise à un symbole particulier. Un dauphin
n’a pas la possibilité de venir avec un lexigramme et de nous
dire : « Je vais moi aussi vous apprendre ce qui se passe
dans mon milieu de dauphins, ça correspond à ça, etc. »
Il est toutefois vrai que, lorsqu’on prend le temps de
s’immerger avec des animaux, on s’aperçoit que certains
individus ont assez de patience pour nous accompagner vers
leur univers. Ils vont nous laisser pénétrer leur sphère
familiale, et nous pourrons alors observer des comportements
parfois extrêmement intimes, comme des soins ou des
apprentissages.

Baby-sitting de dauphins
J’ai pu une fois partager ainsi l’intimité des dauphins.
C’était aux Bahamas, en compagnie d’une autre chercheuse
avec laquelle je travaille depuis vingt ans. C’est la fin de la
journée, le bateau est ancré, et nous voyons arriver un
groupe de dauphins tachetés, des femelles avec leurs petits.
Nous nous mettons à l’eau pour les observer et pour les
filmer. Et là, de façon incroyable, les femelles sont parties,
nous laissant la charge des bébés. Nous éprouvions de la
joie, mais aussi de la stupeur, parce qu’à ma connaissance
c’était la première fois que des animaux sauvages confiaient
leurs bébés à des humains. Il faut dire que ma collègue
étudiait depuis trente ans ces dauphins, ils la connaissaient,
savaient qu’aucun danger ne viendrait d’elle.
C’était comme une porte qui s’ouvrait, comme si les mères
nous disaient : « Pourquoi ne pas profiter du fait que vous
soyez des baby-sitters potentielles, pendant que nous, nous
allons faire autre chose ? » C’était très intrigant. Nous avons
joué avec les bébés dauphins, un peu inquiètes, nous
demandant quand les mères reviendraient. Nous étions
prises dans un espace-temps assez particulier. Le temps
filait. Les mères ne sont revenues qu’une heure plus tard
environ.
« Des mamans dauphins m’ont demandé de
garder leurs petits alors qu’elles partaient à
la chasse ! »
Comme chez les humains, l’enseignement parental
contribue à l’apprentissage de la vie. Des mères apprennent
à leurs petits à développer des techniques de chasse, par
exemple. Les animaux peuvent apprendre en observant leurs
congénères. Ces phénomènes de transmission de savoirs et
de compétences sont présents chez de nombreuses
communautés. Peut-on parler pour autant de culture
animale ? Parfois oui, lorsque certaines communautés
adoptent un comportement original, non dicté par leur
patrimoine génétique. Un tel comportement apparaît parce
qu’un individu, à un moment donné, l’a adopté et l’a transmis
à d’autres. Des singes ont ainsi appris à laver des patates
douces, des dauphins à pêcher avec une éponge posée sur
leur rostre pour fourrager le fond marin, tandis que des
orques enseignent à leur petit à s’échouer sur la plage pour
chasser des otaries !
L’intelligence ne se résumerait pas à la
seule capacité d’abstraction. Elle passe
aussi par l’apprentissage et les interactions
au sein d’un groupe.

Les émotions des animaux


L’une des qualités qu’il faut développer pour étudier
l’intelligence des animaux est de savoir décrypter les
émotions qu’ils éprouvent. Les études ont montré qu’en effet
les émotions influent sur les capacités cognitives des
mammifères. Par exemple, une émotion négative perturbe
l’apprentissage d’une tâche. La difficulté avec les animaux est
qu’ils ne témoignent pas directement de leurs émotions ;
alors, comment les détecter et les identifier ?
Par des signes extérieurs qui les trahissent. Pour les chats,
les chiens, les chevaux et les moutons, c’est par exemple la
position des oreilles, en avant ou en arrière, qui indiquera si le
sujet est plutôt attentif, curieux, apeuré, etc. Certains animaux
pâlissent ou rougissent lorsqu’ils sont la proie d’une émotion
forte, exactement comme nous. Une expérience
extraordinaire a été faite à ce sujet avec des perroquets, qui
rougissent de plaisir lors d’interactions positives avec leurs
congénères, mais aussi avec leurs soigneurs animaliers !
Enfin, les vocalises peuvent signifier la peur, le contentement,
la colère, etc. Par exemple, un chien qui aboie dans les aigus
indique que la situation qu’il vit est plutôt anxiogène pour lui.
Les émotions ont une influence sur les
capacités cognitives des mammifères. Face
à une émotion, chaque espèce dispose d’un
type de réaction différent.
Les dauphins émettent une vocalise qui signifie « Je suis
satisfait, je suis content ». Quand un dauphin a réussi à saisir
la proie qu’il convoitait ou un objet qu’il désirait, il émet un son
appelé en anglais victory squeal, une sorte de cri de
satisfaction. D’autres mammifères, comme les baleines et les
éléphants, manifestent-ils eux aussi leur goût de la victoire ?
Difficile de répondre à cette question, parce qu’on ne leur a
jamais posé la question. La connaissance actuelle des
capacités cognitives des animaux, de leurs émotions, dépend
des questions qui leur sont posées. Peut-être l’éléphant
barrit-il de plaisir dans certaines circonstances, qui sait ?
Les personnalités animales
S’intéresser à l’intelligence animale requiert également de
prêter attention aux personnalités des animaux. Car oui, au
sein d’une même espèce, chaque individu a un tempérament,
une personnalité différente. Si vous avez un chat ou un chien,
vous savez ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, ce qui l’effraie.
Des questionnaires soumis aux propriétaires de chats ou de
chiens ou aux soigneurs qui s’occupent des animaux nous
renseignent sur la personnalité de ces derniers.
Éventuellement, ces informations sont combinées avec des
observations directes. On place des animaux dans des
situations contrôlées et on étudie leur comportement,
notamment face à la nouveauté.
Pourquoi s’intéresser à la personnalité des animaux ? Pour
moi, c’est une approche plus juste, puisqu’on sera alors
capable d’adapter l’expérience à leur tempérament. Face à
un chat timide, on prendra davantage de précautions qu’avec
un félin extraverti et curieux. Un animal anxieux et introverti
devra prendre sur lui pour affronter une situation anxiogène,
et lui soumettre un problème ou une tâche à réaliser accroîtra
son inconfort. Dans des circonstances analogues, plus à son
aise, l’animal extraverti aura peut-être de meilleures
performances au test, mais cela ne signifie pas pour autant
que l’individu sur la défensive est moins intelligent.
Il y a des chiens effrontés, des chats
timides, des dauphins courageux, ou des
chevaux introvertis…
Autre intérêt : connaître la personnalité des animaux
permet de comprendre plus finement comment des
dysfonctionnements peuvent s’installer dans des relations
humains-animaux suite à des incompatibilités de caractère.
Dans les cas d’adoption de chats ou de chiens, on essaiera
ainsi d’harmoniser leur personnalité avec celle de leurs
maîtres.
Ne pas s’intéresser aux personnalités est, à mes yeux, une
erreur qui peut nous amener, nous les scientifiques, à
commettre des erreurs d’interprétation.
À Kyoto, des éthologues ont fait jouer une variante du jeu
de Memory à des chimpanzés, dans lequel les primates
devaient se souvenir d’une série d’images. Leurs animaux ont
manifesté des capacités de mémorisation surpassant de loin
la moyenne humaine. Des chercheurs en primatologie ont
repris ces travaux depuis une dizaine d’années, et ils se sont
aperçus que seuls répondaient de manière performante
certains individus, peut-être les plus motivés ou ceux aimant
ce type d’interactions. Ces individus sont prompts et rapides
dans cette tâche, mais leur réussite ne reflète pas forcément
l’intelligence de tous les chimpanzés.
Quid de la personnalité des dauphins ? Y a-t-il des timides,
des courageux ? On retrouve chez eux les mêmes traits de
caractère que chez les autres espèces étudiées. Certains
individus aiment être caressés, d’autres pas du tout, certains
sont joueurs, d’autres au contraire introvertis et timides. Une
caractéristique se retrouve toutefois chez tous, dauphins et
autres : en vieillissant, les animaux deviennent de moins en
moins sociables et parfois de plus en plus agressifs, voire
moins tolérants. Une tendance qu’on retrouve chez les
humains…

Apprendre des animaux


L’intelligence animale intéresse les chercheurs depuis
longtemps. Que reste-t-il à découvrir ? Nous sommes
aujourd’hui plus sensibles au monde animal qu’autrefois, et il
y a une redéfinition, aussi, de la façon dont nous le
percevons. On parle de « sentience animale ». Autrement dit,
nous reconnaissons la possibilité à l’animal de vivre sa vie à
la première personne, d’éprouver des états émotionnels, une
capacité à jouir de lui-même, de posséder une vie mentale
riche. L’éthologie cible préférentiellement les grandes
espèces emblématiques, mais elle devrait s’intéresser
davantage à cette sentience chez les poissons, les insectes,
les reptiles, etc. Mais je ne suis pas la mieux placée pour faire
cette remarque, bien sûr, puisque j’étudie les mammifères
marins.
Je n’ai pas choisi d’étudier l’intelligence des animaux. Je
me suis d’abord intéressée à leurs comportements. Et j’étais
plutôt attirée par les gros, les éléphants ou les cétacés. Très
vite, j’ai perçu l’immense intérêt de ce type de recherches qui
permettent d’entrer en relation avec eux. Je désirais aussi me
départir d’une vision très anthropocentrée, essayer de trouver
une façon d’adopter leur perspective. C’est un regard que j’ai
trouvé grâce à l’éthologie constructiviste, qui considère
l’animal comme un sujet à part entière, avec une vie mentale
riche, ayant des désirs, une personnalité, éprouvant des
émotions, mettant du sens sur son environnement ; il n’est
plus simplement le représentant d’une espèce. Cette
éthologie permet d’étudier les mondes animaux. Et là,
franchement, je pourrais continuer pendant des décennies
encore…
J’ai étudié les animaux, mais j’ai eu aussi, de temps en
temps, l’impression que ce sont eux qui m’étudiaient, puisque
j’ai parfois monté des dispositifs expérimentaux qui ont été un
véritable désastre scientifique dans la mesure où ils ne les
intéressaient pas. Par exemple quand j’arrivais près du
bassin des otaries ou des dauphins, et qu’alors que je
m’approchais d’eux, ils disparaissaient comme par
enchantement. Leurs désintérêts manifestes m’ont appris
l’humilité et m’ont poussée à changer ma compréhension de
la situation. Parfois, c’est étonnant la manière dont les
animaux peuvent vous signifier que vous vous y prenez mal
pour poser des questions. Il faut alors les écouter.
Quand on sait les écouter, les animaux nous
font comprendre bien des choses. À
commencer par l’humilité, la tolérance, la
patience.
J’ai un souvenir précis en tête. J’étudiais la communication
symbolique chez les dauphins. J’étais très fière d’avoir
construit des symboles – des triangles, des carrés, des ronds,
auxquels j’avais associé des actions, etc. Échec total. Les
animaux n’ont jamais voulu participer. Je pense qu’ils n’ont
jamais compris à quoi tout mon attirail pouvait servir, parce
qu’ils entretenaient déjà des échanges efficients avec leurs
soigneurs animaliers. L’ajout des symboles ne leur servait
probablement à rien.

Les animaux dans la société de demain


Selon moi, les recherches en éthologie doivent nous
pousser à mener une réflexion éthique sur notre rapport aux
animaux, la relation que nous construisons avec eux. La
recherche nous ayant montré qu’ils étaient des êtres
sentients, comment pouvons-nous continuer à n’avoir aucune
considération pour les prisonniers des élevages en batterie,
pour certaines mises à mort, pour l’exploitation des animaux
en général, pour les conditions de vie insupportables
auxquelles on les soumet parfois ? C’est aussi vrai en
science. Dans mes protocoles expérimentaux, je ne veux pas
contraindre l’animal.
Je pense que, si on veut communiquer avec un autre, quel
qu’il soit, « proposer » une interaction, une communication, se
montre toujours plus efficace. Si on contraint, on perd la
confiance de son partenaire, son intérêt, sa motivation, son
envie d’aller vers l’autre. C’est valable pour les humains
comme pour les animaux.
Mais il existe des contraintes qui brouillent un peu les
échanges. Par exemple, quand je participe à des sorties en
mer, mes collègues et moi disposons de peu de temps. Notre
mission est financée pour dix jours, donc nous sommes
extrêmement demandeurs de rencontres avec les animaux. Il
faut collecter le maximum de données dans un temps
relativement bref.
Nous sommes ainsi dans cette quête permanente
d’informations, sauf que l’animal, lui, n’est pas là à nous
attendre, comme s’il se mettait à notre disposition. Nous nous
devons donc d’être tolérants et patients. Peut-être vit-il à cet
instant précis un moment extrêmement important pour lui
dans son groupe, et que venir interagir avec nous ne
l’intéresse pas. Pour moi, un bon éthologue doit essayer de
se mettre à la place des animaux et être capable d’entendre
ce qu’ils ont à lui dire.
Je souhaite que notre rapport avec le monde animal évolue
de même. Aujourd’hui, la société et le grand public éprouvent
une curiosité grandissante vis-à-vis de cette relation à l’autre
et à l’animal. À partir des découvertes des éthologues,
construisons une autre société, un autre lien avec le vivant.
Plus justes et plus respectueux pour ce dernier.
J’ai rencontré Guilhem Lesaffre il y a bien longtemps, cela devait être en 1998, à
l’occasion de la « Nuit de la chouette ». Il m’avait proposé de partir en nocturne à
l’écoute des sons de la forêt, en compagnie d’un technicien pour enregistrer une
émission.
Ce moment reste très présent dans ma mémoire. On avait presque l’impression
de rentrer par effraction dans l’univers des oiseaux. Il faut dire que nous avions un
guide extraordinaire. À lui seul, Guilhem Lesaffre est une encyclopédie des
animaux à plumes ! Je me souviens que cette nuit-là, il avait repéré depuis
longtemps le chuintement d’une chouette effraie, bien avant qu’elle ne vole au-
dessus de nos têtes.
Guilhem Lesaffre est un ornithologue reconnu, même s’il n’est pas universitaire.
Il a commencé sa vie professionnelle comme professeur de français. Il est aussi
un infatigable militant, au sein de la Ligue pour la protection des oiseaux. C’est lui
qui m’a présenté Maxime Zucca, ornithologue spécialiste de la migration. Tous les
deux murmurent à l’oreille des oiseaux. Ils effectuent des comptages, baguent,
organisent des recensements, essaient d’entraîner des bénévoles, car les
scientifiques ont besoin de données objectives pour mener leurs travaux. Partons
à la découverte de leur monde.
Naturaliste passionné par les
oiseaux, Guilhem Lesaffre
pratique l’ornithologie de terrain
depuis près de cinquante ans. Il
est administrateur de la Ligue
pour la protection des oiseaux
(LPO).
Maxime Zucca est ornithologue
et membre du Conseil national
de protection de la nature
(CNPN).

Contrairement à ce que l’on a longtemps cru, les oiseaux sont


doués de fonctions cognitives supérieures : ils ont une conscience
d’eux-mêmes, anticipent l’avenir, possèdent une formidable mémoire
et témoignent même de l’empathie.

Il y a encore cinquante ans, les oiseaux passaient pour des


créatures dépourvues d’une véritable intelligence. Notre
langue a gardé des traces de cette vision à travers
des expressions comme « tête de linotte » (une linotte est un
passereau, les oiseaux de nos jardins qui sifflotent) ou
« cervelle de moineau ». Ces dernières décennies, des
recherches ont fait voler en éclats ces caricatures. Elles ont
consisté en un travail d’anatomie – c’est-à-dire de
compréhension de la structure du cerveau, puis de sa
physiologie et de son fonctionnement – et d’expériences,
pratiquées pour l’essentiel en laboratoire.
L’un des résultats récents est la confirmation que les
oiseaux utilisent des outils. Par exemple, dans une
publication qui date seulement de février 2020, des
scientifiques anglais et islandais ont observé des macareux
lisser leur plumage à l’aide d’une petite tige de bois. Ce
comportement a été filmé, grâce à une caméra automatique,
à la fois au Pays de Galles et en Islande.
À vrai dire, nous disposions déjà de récits vantant l’usage
d’outils chez les oiseaux, certains remontant à l’Antiquité.
Dans la fable La Corneille et la Cruche, le Grec Ésope décrit
une corneille assoiffée qui convoite l’eau d’une cruche. Elle
est incapable de boire, car le récipient est à moitié rempli
seulement. Maligne, la corneille s’empare de cailloux dans
son bec et les jette dans l’eau, jusqu’à ce que le niveau
déborde.
Récemment, des chercheurs ont transformé cette fable en
expérience. La conclusion ? Non seulement les corneilles se
sont révélées capables d’utiliser des pierres pour faire monter
le niveau de l’eau, mais elles choisissaient les plus grosses et
distinguaient des objets qui coulaient ou flottaient, sans
connaître à l’avance le résultat ! Chez l’humain, des enfants
réussissent ce test à partir d’un âge compris entre 5 et 8 ans.
Bref, l’usage d’outils chez les oiseaux est aujourd’hui
largement documenté. Ainsi, les corbeaux de Nouvelle-
Calédonie façonnent un crochet pour attraper des larves dans
les troncs. Ils arrachent sur un arbre une feuille denticulée,
munie de sortes de petites épines sur son bord, et s’en
servent pour aller piquer des larves xylophages (qui mangent
le bois) dans les trous qu’elles forent. À Tokyo, des corneilles
se servent des voitures comme casse-noix. Perchées à un
carrefour, elles attendent que le feu soit rouge, puis déposent
des noix sur la chaussée. Elles laissent ensuite passer les
voitures et, quand le feu repasse au rouge, elles plongent
récupérer les cerneaux au milieu des coques brisées, et le
tour est joué !

Déco dans le berceau


Ressemblant à un merle, l’oiseau jardinier se sert, lui,
d’objets pour séduire les femelles à la saison de reproduction.
Il existe une vingtaine d’espèces d’oiseaux jardiniers, vivant
toutes en Australie et en Nouvelle-Guinée. Toutes
confectionnent des « berceaux », c’est-à-dire des structures
faites de petites branchettes érigées verticalement, destinés à
accueillir l’accouplement. Mais seule l’une d’elles décore les
murs de la chambre nuptiale, avec du charbon de bois et de
la sève mélangée à de la salive. Les femelles se fondent sur
ces ornements pour savoir si le propriétaire est un bon parti,
surtout si le berceau est occupé depuis un certain temps. Le
fait que « la peinture soit fraîche », malgré un berceau vide,
assure que le mâle est dans les parages et que
l’accouplement pourra avoir lieu.
Certains oiseaux utilisent des outils mais ils
peuvent faire mieux encore : pratiquer une
forme d’art pour se faire remarquer.
Parfois, un autre animal peut devenir l’« outil ». En Afrique,
il existe une créature qui porte le nom d’oiseau indicateur, car
elle travaille de concert avec un autre animal, une sorte de
blaireau nommé ratel, pour « chasser » les ruches.
L’indicateur n’est pas intéressé par le miel, mais par la cire
d’abeille qu’il est parfaitement capable de digérer. Problème :
son bec n’est pas assez fort pour creuser le bois des troncs
dans lesquels les abeilles nichent. Cet oiseau s’appelle
honeyguide en anglais, c’est-à-dire le « guide à miel », car,
par ses cris et ses battements d’ailes, il attire les ratels,
grands amateurs de miel, qui éventrent le bois avec leurs
griffes et mettent à nu le gâteau de cire. L’indicateur n’a alors
plus qu’à se servir. Notez qu’il parvient à digérer la cire grâce
à des enzymes présents dans son estomac, qui lui sont
spécifiques.
Un oiseau africain a recours à des blaireaux
pour accéder à la cire d’abeille des ruches !
Des missionnaires portugais avaient été les premiers
spectateurs occidentaux de cette faculté. Ils avaient été
surpris de voir que les bougies qu’ils disposaient sur l’autel,
faites de cire d’abeille, disparaissaient parfois. Finalement, le
pot aux roses a été découvert, et les religieux ont compris
que le coupable n’était autre… que l’indicateur qui prenait leur
église pour une ruche !
L’aspect spectaculaire de tous ces exemples doit toutefois
être tempéré. L’usage d’outils reste marginal chez les
oiseaux. La compétence concerne très peu d’espèces et,
parfois, seuls certains individus à l’intérieur d’une même
espèce. Par exemple, en plein Paris, on a pu voir des hérons
pêcher dans la Seine en se servant de pain comme appât.
Mais seuls quelques animaux emploient cette méthode de
capture.
À l’opposé, les « inventions » de certains individus font
parfois florès au sein des communautés d’oiseaux. L’histoire
des mésanges et des bouteilles de lait offre une illustration
frappante de ce semblant de transmission culturelle. En
Angleterre, au début du XXe siècle, les bouteilles de lait étaient
livrées chaque matin sur le seuil des maisons. Elles n’avaient
pas de bouchon, si bien que les mésanges avaient pris
l’habitude de venir boire la crème formée en surface. Quand
on scella enfin les bouteilles, les oiseaux se retrouvèrent
privés de leur petit-déjeuner… jusqu’à ce que certaines
mésanges se mettent à percer avec leur bec l’opercule
d’aluminium.
Les mésanges anglaises mangent la crème
du lait à la bouteille.
Ce nouveau comportement se diffusa comme une traînée
de poudre chez les mésanges anglaises, et même au-delà
des frontières jusqu’en Scandinavie ! On suppose d’ailleurs
que ce n’est pas uniquement en observant d’autres oiseaux à
l’œuvre que les mésanges ont acquis ce comportement, mais
aussi en se contentant de voir certaines bouteilles de lait
percées. Un incroyable exemple de culture qui se répand au
sein d’une population, en somme.

Route migratoire
Parfois, pour prendre conscience des capacités cérébrales
des oiseaux, il n’est guère besoin de monter des protocoles
expérimentaux complexes : il suffit de les étudier dans la
nature. Pour se repérer sur leur territoire, les oiseaux ont
besoin de connaître parfaitement les différents endroits où
trouver de la nourriture efficacement – où se situe chaque
arbre, chaque source d’alimentation. Or leur territoire fait
régulièrement plusieurs hectares, ce qui exige d’eux une
bonne mémoire. Certaines espèces cachent en outre des
aliments pour passer l’hiver. Les plus connus sont les geais
ou les corbeaux freux, qui stockent ainsi des glands et des
noix. Ils les disposent un petit peu partout, parfois dans
plusieurs milliers de cachettes ! Ils se servent de repères
paysagers comme un arbre, un rocher, etc. Sacrée mémoire,
même s’ils oublieront sans doute quelques caches !
Cette faculté de mémorisation s’accompagne chez
certaines espèces d’une évaluation du temps. Chez le geai
buissonnier, il a été observé que les oiseaux calculaient
précisément la « date de péremption » des aliments qu’ils
cachent. Une expérience a consisté à empêcher quelques
jours durant les geais d’accéder aux vers qu’ils avaient
cachés. Une fois libres, ils ne sont allés rechercher que ceux
qui avaient été cachés moins de 125 heures auparavant, à
une heure près. Les vers qui avaient été cachés avant cela
ne valaient plus le déplacement et pour cause : ils étaient
pourris. Qu’ils sachent évaluer un laps de 125 heures à 1 ou
2 heures près indique que ces oiseaux possèdent une
fabuleuse mémoire temporelle et une conscience aiguë du
temps qui passe.
Les corbeaux et les geais stockent des
réserves dans des garde-manger. Mieux : ils
parviennent à se souvenir de la date de
péremption de certains produits !
Ces capacités de mémorisation sont à l’œuvre lors des
migrations saisonnières. En effet, les oiseaux dépensent alors
beaucoup d’énergie en vol et doivent refaire le plein durant de
certaines haltes. Or, quand ils sont jeunes, lors de leur toute
première migration, les oiseaux ne savent pas exactement,
sur le chemin, où se poser pour s’alimenter et se reposer. En
revanche, les années suivantes, ils se souviendront des sites,
parmi tous ceux qu’ils ont visités l’année précédente, qui ont
été les plus efficaces pour reconstituer leurs réserves de
graisse. Le souvenir de ces haltes est donc primordial pour
eux. Il a été prouvé que les oiseaux migrateurs possèdent
une mémoire beaucoup plus longue que la plupart des
oiseaux sédentaires.
Sur les routes de la migration, ils se
souviennent d’une année sur l’autre d’où se
poser pour se nourrir et reprendre des
forces.
Comment s’orientent-ils lors de la migration ? La première
année, beaucoup d’entre eux migrent seuls et dépendent
entièrement d’un programme génétique qui joue le rôle de
GPS en leur dictant : « Vole pendant dix jours vers le sud-
ouest et migre pendant quinze jours vers le sud. » Cette
petite voix intérieure n’a de sens que si les oiseaux savent où
sont le sud et le sud-ouest. Pour repérer les points cardinaux,
ils disposent d’une boussole calée notamment sur les étoiles,
le soleil et le champ magnétique. Cette boussole n’étant pas
complètement innée, les jeunes oiseaux doivent apprendre la
position et le mouvement des étoiles dans le ciel lors de leurs
premières journées de vie, leurs premières nuits en
l’occurrence. Si jamais le ciel reste couvert, nuageux, ils ne
sauront jamais lire la voûte céleste.

Des étourneaux dans un avion


Comment savons-nous qu’un programme génétique guide
les oiseaux ? Parmi les nombreuses expériences ayant mis
en évidence ce phénomène, l’une des plus classiques a été
conduite avec des étourneaux par un ornithologue
néerlandais. L’homme savait que les étourneaux qui nichaient
près de chez lui hivernaient en Bretagne, en Normandie et un
peu en Angleterre, car il les baguait. Les étourneaux étant
une espèce chassée, beaucoup de bagues étaient
découvertes et les informations de capture remontaient
jusqu’à lui. Sachant que les oiseaux se dirigeaient
spontanément vers le sud-ouest, l’ornithologue a fait prendre
l’avion à 6 000 étourneaux pour les conduire en Suisse, où il
les a relâchés.
Comment se sont comportés les oiseaux ? Les jeunes
étourneaux, nés dans l’année, qui ont été retrouvés l’ont tous
été en Aquitaine. Ils avaient donc gardé leur axe de migration
génétique, vers le sud-ouest. Ils avaient migré à peu près sur
1 000 kilomètres, comme les étourneaux des Pays-Bas. En
revanche, les adultes, qui gardaient le souvenir de leur zone
d’hivernage de l’année précédente, avaient corrigé leur
trajectoire et étaient retournés hiverner en Normandie. La
première année, les oiseaux semblent donc répondre à des
injonctions fortes de leur programme migratoire, ce qui est la
seule solution pour atteindre une destination qui leur est
inconnue. Mais ensuite l’expérience prend le pas sur l’inné.
L’incroyable sens de l’orientation des pigeons voyageurs a
également suscité la curiosité des scientifiques. De l’empire
romain jusqu’à la Grande Guerre, on s’en souvient, les
pigeons voyageurs ont été employés comme SMS de
l’époque : ils servaient à envoyer des messages, tandis
qu’aujourd’hui, ils sont les héros de courses endiablées… Si
les pigeons savent si bien naviguer dans un environnement
connu, c’est parce qu’ils se souviennent d’éléments du
paysage. Ils dessinent une très bonne carte mentale de
l’espace autour de leur pigeonnier. Lorsqu’on leur fait faire
régulièrement le même trajet, ils préfèrent emprunter des
repères paysagers linéaires, comme les autoroutes. Les
repères paysagers ne suffisent pas et sont employés en
complément de leur boussole interne : si on empêche les
pigeons de voir la position du soleil, de percevoir le champ
magnétique (grâce à un aimant fixé sur eux) et aussi si on
rend leur odorat insensible, ils éprouvent des difficultés à
retrouver leur pigeonnier.
Autre résultat récent à propos des pigeons : la réputation
d’animaux écervelés qui leur colle à la peau est fausse. Dans
une expérience étonnante, on a su apprendre à des pigeons
à reconnaître, dans une liste de mots, quels étaient ceux qui
appartenaient au vocabulaire courant anglais et ceux qui en
étaient exclus. En fait, les pigeons savaient identifier les mots
corrects d’un point de vue syntaxique, c’est-à-dire ceux qui
possèdent des groupes de lettres comme th- ou -ba. Les
pigeons sont loin d’être aussi stupides que vous l’imaginez
peut-être !
De façon plus globale, les oiseaux ont un excellent sens de
l’observation, sans doute hérité de leur besoin de repérer leur
route migratoire du ciel et de se reconnaître entre eux. Au
point qu’ils savent parfaitement identifier les humains. Sur un
campus aux États-Unis, on a demandé à des étudiants d’aller
quotidiennement déranger un nid d’oiseaux moqueurs, tandis
que d’autres, habillés et parfumés de la même façon, ne s’en
approchaient pas. Quand l’expérience a pris fin, les moqueurs
poussaient des cris d’alarme uniquement à l’approche de
leurs persécuteurs et non d’autres étudiants : ils avaient
appris à reconnaître les visages. Des expériences similaires
ont été menées avec des corneilles. Non seulement elles
gardaient la mémoire des visages humains, mais elles le
faisaient pendant trois ans. Attention donc : si vous dérangez
une corneille, elle pourrait bien se montrer très rancunière !
Tous les humains ne se ressemblent pas.
Les pigeons sont même capables de repérer
ceux qui ne leur veulent pas du bien.

Câlin de corbeau
Les corvidés eux aussi souffrent d’une image dégradée,
puisqu’on les considère encore comme des nuisibles – même
si le terme n’est plus usité à leur propos – et qu’on les tue.
Pourtant, ce sont les oiseaux chez lesquels on considère que
l’intelligence est la plus développée. À Paris, après la vague
d’attentats de 1995, le plan Vigipirate a interdit les poubelles
pleines, qui ont été remplacées par des sacs en plastique. Eh
bien, les corneilles se sont très vite habituées à y faire des
trous en quête d’aliments divers – certaines perçaient aussi
les canettes !
Autre manifestation d’intelligence : on s’est aperçu que les
corbeaux cachaient leurs noix, mais surveillaient aussi qu’ils
n’étaient pas vus en train de le faire. Pour tester
expérimentalement cette observation, effectuée dans la
nature, on a placé deux corneilles dans un local. On en a
laissé une sortir avec de la nourriture, qu’elle s’est empressée
d’aller cacher, tandis que, par une petite lucarne, la seconde
corneille était témoin du manège de la première. Se sachant
observée, la première corneille est allée cacher sa nourriture,
mais a attendu qu’on occulte la petite lucarne. Pendant ce
laps de temps très court, elle a retiré la nourriture de sa
cachette et l’a très vite dissimulée ailleurs ! De sorte qu’à
l’arrivée de la numéro deux, la cache était vide. Maligne, la
corneille.
Les corbeaux savent quand ils sont
observés. Ils peuvent mener certaines
activités en cachette.
Enfin, les corvidés possèdent apparemment le sens de
l’empathie. Les oiseaux se livrent parfois à des bagarres sans
conséquence, notamment pour défendre leur territoire. Or on
a vu, plusieurs fois, des corbeaux réconforter le perdant en lui
adressant une sorte de « baiser de corbeau », c’est-à-dire en
enserrant leur bec dans le leur. Et le geste était d’autant plus
marqué que le perdant avait été dominé. Cette fois, c’est
nous qui manquons d’empathie : en prenant le temps
d’observer corneilles et corbeaux, nous aurions beaucoup
moins envie de les tuer…
Et que dire des « gestes de tendresse » repérés au sein
d’un couple de corneilles ? L’un de nous a passé de longues
minutes à regarder un mâle et une femelle se caresser le bec,
se lisser le plumage, fermer les yeux, se blottir l’un contre
l’autre… La proximité avec nos propres mœurs est très
troublante.
Autre oiseau à la mauvaise réputation : les pies. L’un
d’entre nous (Guilhem Lesaffre) a eu une pie dans sa
jeunesse et l’a longuement observée, allant de découverte en
découverte. La pie avait été achetée sur un marché aux
oiseaux. Elle a vécu dans un appartement parisien et
semblait s’accommoder de sa vie en semi-liberté. Juste une
anecdote fidèle à l’image légendaire des pies : le matin, elle
venait chiper des morceaux de bifteck destinés à son casse-
croûte du midi. La salle à manger lui était interdite à cause
des fientes, mais elle y allait exprès pour que Guilhem la
poursuive ; elle volait alors au-dessus de lui et fonçait vers la
cuisine, où elle avait fini par repérer la viande, pourtant
cachée sous un linge… Elle soulevait prestement le tissu,
volait un morceau, puis s’enfuyait par la fenêtre pour trouver
refuge dans la cour !
Les pies font partie des oiseaux sur lesquels des
expériences ont été menées pour essayer de voir lesquels
possédaient une conscience de soi. À l’université Goethe à
Francfort, des chercheurs ont placé une pastille adhésive sur
la gorge d’une pie et ont guetté sa réaction face à un miroir.
C’est une expérience classique en éthologie. Trois pies, parmi
celles soumises au test, ont cherché à se débarrasser de leur
pastille. Les chercheurs en ont déduit qu’elles présentaient
une conscience de soi, puisqu’elles considéraient l’image du
miroir non comme un autre individu, mais bien comme un
reflet d’elles-mêmes.
Les pies passent avec succès le test du
miroir. Elles s’y reconnaissent.
Si certains oiseaux ont une conscience de soi, ont-ils
conscience de la mort ? Sans doute. C’est une affirmation à
l’évidence très difficile à démontrer, mais une chose est
certaine : on ne découvre que rarement de cadavres
d’oiseaux. Lorsqu’ils sentent leur dernier moment arriver, ils
vont manifestement se cacher. Où ? Au fond des buissons,
dans les couverts denses, dans les endroits où ils vont aussi
probablement dormir parfois.

Mille sabords !
A contrario des corvidés et des pies, les perroquets
bénéficient d’une aura positive. Ils sont même les stars de
dessins animés ! Ces oiseaux, qui appartiennent à la famille
des psittacidés, sont connus pour leur capacité de langage –
on pense en particulier au célèbre perroquet Alex, élevé par
l’éthologue américaine Irene Pepperberg. En 1977, la
chercheuse a voulu percer les capacités cognitives d’un
oiseau en se servant du don d’imitation du perroquet. Les
perroquets s’expriment avec une voix au son synthétique.
Irene Pepperberg expliquait dans le compte rendu de ses
expériences que, par définition, un perroquet étant privé de
lèvres, il ne peut pas prononcer tous les phonèmes
correctement, notamment le -ba, par exemple. Le perroquet
ne se contente pas de répéter, mais comprend les questions
et répond intelligemment. C‘est absolument étonnant !
Alex est un perroquet célèbre chez les
chercheurs. Il répondait aux questions qu’on
lui posait !
Eh bien, la chercheuse a réussi à apprendre à Alex une
centaine de mots et à étudier avec lui des notions tout à fait
intéressantes, en lui présentant par exemple deux objets
différents, mais de la même couleur. Quand elle lui posait la
question « What’s different ? » (Qu’est-ce qui est différent ?),
il répondait « Shape » (la forme), et quand elle lui demandait
« What’s same ? » (Qu’est-ce qui est semblable ?), il
répondait « Color » !
Il a fallu des années et énormément de répétitions pour
parvenir à un tel résultat. Avec Alex, Irene Pepperberg a fait
faire un pas de géant à la connaissance du psychisme de ces
oiseaux. Quand elle a commencé ses expériences, on jugeait
qu’elle perdait son temps et l’argent du contribuable,
puisqu’elle étudiait un oiseau au cerveau de la taille d’une
noix.
Alex était-il un génie des oiseaux ? Avait-il un cerveau hors
du commun ? On l’ignore. De façon générale, le cerveau des
oiseaux a – étonnamment – été très peu étudié. On sait tout
de même que les oiseaux possèdent une densité de
neurones très élevée, surtout dans la partie frontale, et
particulièrement chez les oiseaux chanteurs et chez les
perroquets. Un perroquet ou un corvidé ont presque autant de
neurones qu’un petit singe, soit deux à quatre fois plus qu’un
mammifère non-primate de taille semblable.
Le cerveau des oiseaux recèle
probablement encore plus de mystères que
le cerveau des humains.
Une autre caractéristique du cerveau des oiseaux par
rapport à celui des mammifères – dont l’humain – est de ne
pas être plissé. Il est difficile de dire si cela représente un
avantage ou un inconvénient, même si c’est plutôt la seconde
hypothèse qui semble devoir être retenue. En effet, la
structure lisse diminue la possibilité d’augmenter la surface
d’échange d’une partie importante du cerveau, le pallium
(l’équivalent de notre néocortex), et le nombre de neurones.
Quoi qu’il en soit, le cerveau plissé n’est pas une nécessité
chez l’oiseau, sinon le cheminement évolutif y aurait très
probablement conduit.
Le pallium, centre des fonctions cognitives supérieures des
oiseaux, est une zone qui possède des densités élevées de
neurones : elle est soupçonnée d’être le siège de
l’intelligence. Dans cette zone, le corbeau possède 180 000
neurones au millimètre carré, quand l’homme n’en a que
100 000… Le pigeon, moins bien fourni que le corbeau, a
60 000 neurones au millimètre carré. Chez les oiseaux, le
cervelet, qui est le centre de la motricité, est surdéveloppé
par rapport à des mammifères de même taille. Cette
spécificité est au service d’une précision en vol incroyable :
quand il rejoint son nid, le martinet arrive en volant à une
vitesse pouvant atteindre 160 km/h et se glisse dans un trou
de 6 centimètres de diamètre !

Dons d’imitation
Si les chercheurs ont un peu délaissé l’examen anatomique
des oiseaux, c’est peut-être que leur attention s’était déportée
sur la compétence la plus visible, où ces créatures excellent
comme aucun autre animal : le chant. Le chant a fait l’objet
de nombreuses études, notamment son apprentissage chez
les jeunes. À ce titre, une frontière sépare les passereaux et
les autres oiseaux. Chez le cormoran, le héron, la poule d’eau
ou la buse, par exemple, le chant est essentiellement inné.
Tandis que les passereaux – qui d’ailleurs en anglais
s’appellent songbirds, oiseaux chanteurs – l’acquièrent. Ils
l’apprennent généralement de leur père, car c’est souvent le
mâle qui chante chez les passereaux (il y a des contre-
exemples d’espèces où la femelle chante aussi), même si des
oiseaux de la famille ou de génération différente peuvent
également jouer ce rôle de tuteur.
Certains oiseaux ont la musique, ou plutôt le
chant, dans la peau. Ils naissent chanteurs.
D’autres apprennent à chanter en écoutant
leurs congénères. On a même découvert
qu’ils pouvaient avoir des accents !
L’apprentissage du chant est plastique, c’est-à-dire qu’au
cours de leur vie les passereaux peuvent moduler et
améliorer leur chant. Les grandes lignes en sont toutefois
figées durant la prime jeunesse. Une conséquence de la
transmission du chant est qu’il existe des sortes d’accents
chez les oiseaux. Il faut évidemment voyager un peu pour
s’en rendre compte, mais des sites Internet (dont xeno-
canto.org) permettent d’écouter très facilement de chez soi
toutes sortes d’enregistrements d’oiseaux et de se faire une
idée de ces particularismes régionaux.
Mais la facette la plus spectaculaire de la plasticité réside
dans les dons d’imitation de certains oiseaux. Dans les villes,
les étourneaux savent copier des sons urbains. À la
campagne, ce sont les rousserolles verderolles ou les
fauvettes à tête noire qui reprennent en chœur les chants
d’oiseaux d’autres espèces. Mieux, quand elles reviennent
d’Afrique, les rousserolles verderolles entonnent des chants
africains qui forment un concert dépaysant pour qui prête
l’oreille. Parfois, on reconnaît dans leur production des bribes
de la voix d’oiseaux de chez nous, comme les guêpiers, au
milieu de la campagne du nord de la France, où ils ne sont en
fait pas présents.
Ces différentes espèces sont capables tout au long de leur
vie d’apprendre de nouveaux chants et de les intégrer à leur
propre répertoire. Pourquoi ont-elles développé cet art de
l’imitation ? Pour séduire. Il a été montré que la qualité du
chant intervient dans la conquête de leur partenaire : plus le
chant est complexe, plus il attire la femelle à la saison des
amours.
La voix occupe une place importante dans la vie sociale
des oiseaux, et pas seulement à l’époque de la reproduction.
Certains cris servent à prévenir d’un danger. Quand survient
un prédateur sur le territoire, tous les individus mâles,
femelles, et même les jeunes sont susceptibles d’émettre un
signal d’alerte. Les oiseaux poussent différents cris d’alarme
en fonction des prédateurs, jusqu’à une quinzaine pour
certaines d’espèces.
Les menaces d’un épervier, d’une buse ou d’un faucon
donnent ainsi lieu à des signaux spécifiques. De même que le
cri se singularisera selon que le danger vient du ciel ou du
sol. C’est manifeste dans la nature : dès que les oiseaux
entendent le message « alerte, ciel », ils lèvent
immédiatement les yeux tout en se cachant.
Pourquoi les oiseaux chantent le matin et le soir et
rarement dans la journée ? Parce que chanter leur demande
énormément d’énergie – il suffit de regarder un rouge-gorge
chanter pour voir tout son corps tressauter ! C’est un effort
épuisant. Dans ces conditions, les oiseaux préfèrent
s’époumoner lorsque le jeu en vaut la chandelle, que les
conditions sont idéales, en l’absence de vent, de bruit et de
pluie. Or, le matin et le soir, l’air est plutôt calme et les bruits
sont plutôt rares. À ces moments-là, le chant a son meilleur
rendement, en quelque sorte. Le langage des oiseaux
présente de nombreuses subtilités et nous sommes encore
loin d’en avoir percé toutes les significations.
Je connaissais le nom de Tarik Chekchak depuis longtemps, mais c’est mon
amie Yolaine de La Bigne qui m’a donné une irrépressible envie de le rencontrer.
Elle avait fait sa connaissance dans le cadre d’un festival qu’elle organise chaque
été et ne tarissait pas d’éloges. Je n’ai pas été déçue. Ce chercheur atypique a
mille idées à la seconde et des tas de projets sur le feu.
Tarik Chekchak, à l’origine chercheur en biologie marine, a été directeur
« Science et environnement » de l’équipe Cousteau pendant treize ans. C’est
dans ce cadre que le biomimétisme a commencé à pénétrer insidieusement dans
son esprit. C’est en s’intéressant aux zones côtières et marines qu’il a compris le
gisement formidable qu’elles représentaient. Un gisement d’idées qui, pensait-il
déjà, pourrait doper l’économie de certaines régions défavorisées à travers des
innovations inspirées du vivant, et compatibles avec l’environnement
Tarik Chekchak, ingénieur écologue, est ainsi devenu, petit à petit, un pionnier
du biomimétisme.
La santé de notre planète lui tient particulièrement à cœur. Il est depuis toujours
envoûté par les milieux polaires. Il mène depuis plus de vingt ans des expéditions
en Arctique et en Antarctique.
Tarik Chekchak est un personnage. Engagez avec lui une conversation sur le
biomimétisme et il ne vous lâchera plus !
Tarik Chekchak est membre du
Centre européen d’excellence
en biomimétisme (CEEBIOS). Il
est codirigeant de l’Institut des
futurs souhaitables, qui propose
des formations, ainsi que du
cabinet d’expertise Pikaia, qui
conseille des entreprises
désirant minimiser leur impact
sur l’environnement.

Pourquoi ne pas puiser dans les innovations développées par le


monde du vivant depuis quatre milliards d’années pour répondre aux
grands enjeux de société ? Le biomimétisme permet d’imaginer un
monde sans gaspillage, où les ressources seraient optimisées :
coquillages, arbres, ruches inspirent déjà aujourd’hui les industriels,
mais aussi les urbanistes.

La bio-inspiration est l’art de s’inspirer de la nature pour


essayer de résoudre des défis et des problématiques
humains. Au premier abord, on pourrait croire cette approche
vieille comme l’humanité : quand les Inuits ont copié les ours
blancs pour chasser le phoque près des aglous – les trous de
respiration –, tel M. Jourdain ils faisaient de la bio-inspiration
sans le savoir. Toutefois, le biomimétisme revêt un sens plus
engagé et souhaite répondre à la prise de conscience de la
finitude des ressources sur Terre, ainsi que de la toxicité de
certains composants comme le plastique.
C’est un fait : nous produisons trop, vidons le sol de ses
éléments rares et émettons du gaz carbonique, source du
réchauffement planétaire. Comme le formule Matthieu
Baudin, créateur de l’Institut des futurs souhaitables, les
solutions du XXe siècle sont devenues les problèmes du XXIe.
Une transition énergétique devient de plus en plus nécessaire
pour nous sevrer des énergies fossiles et nous émanciper
d’une économie qui extrait ses ressources de la croûte
terrestre. Les chercheurs résument cette préoccupation
environnementale sous un autre terme : l’écoconception.
Autrement dit, le biomimétisme, c’est de l’« écoconception
bio-inspirée ».

S’inspirer du vivant
C’est l’Américaine Janine Benyus qui, la première, a donné
corps à ce concept à la fin du siècle dernier. En substance,
Benyus disait : « La nature est beaucoup plus riche
d’enseignements que de ressources à exploiter ; pour
imaginer de nouveaux procédés industriels compatibles avec
le développement durable, il y a finalement beaucoup plus à
comprendre qu’à inventer. » La vie sur Terre a au moins
3,8 milliards d’années. Son histoire a été jalonnée
d’extinctions massives. Mais de nombreuses espèces ont
traversé le temps sans encombre ou presque : le requin, par
exemple, a vécu des centaines de millions d’années sans
vraiment changer de forme et de fonction écologique. Sans
doute avons-nous quelque chose à apprendre de ces
espèces qui ont passé le tamis de l’évolution, proposait
Benyus.
Le biomimétisme est officiellement né aux
États-Unis en 1997.
Le Velcro est l’archétype de l’invention nous rendant de
multiples services et qui est bio-inspiré. L’ingénieur suisse
Georges de Mestral se promenait avec son chien lorsqu’il a
pris conscience de la fabuleuse capacité de la graine de
bardane à s’accrocher aux poils. Il a ensuite mimé ce
fonctionnement pour inventer le Velcro. Sa fabrication
emploie du plastique, un ingrédient non parfaitement
recyclable et écotoxique… contrairement aux graines de
barbane. À quand un Velcro totalement durable ?
Vel comme velours, cro comme crochet…
eh oui, le Velcro est inspiré de la bardane !
Dans le même ordre d’idées, Guillian Graves, un
professeur à ENSCI-Les Ateliers (L’École nationale
supérieure de création industrielle) et fondateur de l’atelier de
design Big Bang Project, avec qui je collabore, a mis au point
un prototype de bouilloire bio-inspirée. En général, on chauffe
de grandes quantités d’eau et on gaspille beaucoup
d’énergie, mine de rien, par cet objet du quotidien. Guillian
Graves s’est inspiré de plusieurs modèles vivants, notamment
de la façon dont l’ours polaire conserve sa température
corporelle et du nautilus, un céphalopode des profondeurs de
l’océan. Le nautilus a inspiré la compartimentation de la
bouilloire pour éviter de gaspiller de l’énergie en réchauffant
plusieurs fois de grands volumes d’eau : seule la quantité
d’eau dont on a besoin est chauffée. Les poils creux de l’ours
blanc ont quant à eux inspiré une meilleure isolation
thermique de l’enveloppe de la bouilloire.
Pour le moment, cette bouilloire est à l’état de prototype et
trop coûteuse pour être fabriquée à grande échelle,
notamment parce qu’elle requiert une imprimante 3D. En
modifiant les matériaux, le designer espère réduire le prix
unitaire.

Photosynthèse artificielle
De façon générale, l’énergie est l’un des secteurs qui
concentrent le plus d’efforts pour mimer le vivant. Le potentiel
d’économies d’énergie est énorme, tout simplement parce
que l’évolution n’aurait pas permis aux espèces
dispendieuses en énergie et en matériaux de rester sur Terre.
Il y aura toujours un concurrent qui saura mieux utiliser
l’énergie ou les matériaux que vous et qui risque de vous
remplacer après des milliers d’années d’essais et d’erreurs.
Les inventions de la nature sont en général
très économes : il suffit de regarder
comment les arbres exploitent l’énergie du
Soleil.
Quand on observe la nature, on se rend compte que les
organismes vivants misent beaucoup sur l’information, plus
que sur la consommation de matière et d’énergie. Un design
de l’information intelligente est l’une des clés de la
performance du vivant. Pensez à l’ADN, aux hormones qui
sont en réalité des médiateurs d’informations : tous ces
éléments permettent aux dispositifs d’être optimaux,
d’adapter les systèmes biologiques en temps réel à ce qui se
passe dans leur environnement. Ces corrections
permanentes expliquent aussi pourquoi, en termes d’énergie
et de matériaux, le vivant atteint des performances
remarquables.
L’une des voies de recherche bio-inspirées imagine, par
exemple, de capter l’énergie solaire en imitant les feuilles des
arbres. Au sein des cellules végétales, la photosynthèse
assure depuis presque trois milliards d’années la
transformation de l’énergie solaire en matière : en sucres et
en d’autres éléments importants pour toute la chaîne
alimentaire ensuite. De nombreuses équipes à travers le
monde, y compris en France, tendent à recréer une
photosynthèse artificielle. Les panneaux solaires que nous
fabriquons aujourd’hui ont un grave défaut : leur production
nécessite des terres rares, de hautes pressions et de hautes
températures. Nous nous trouvons dans le paradoxe où nous
utilisons l’énergie solaire tout en continuant finalement le
paradigme industriel du XIXe siècle et du XXe siècle reposant
sur l’extraction de ressources non renouvelables.
Contrairement aux terres rares, que l’on doit chercher à
l’autre bout de la Terre en général, les feuilles font appel à
des ressources disponibles autour de la plante. Autre
avantage de ces panneaux solaires naturels : une fois qu’ils
ne remplissent plus leur fonction, vous pouvez les manger en
salade ! Ou, si vous préférez, les feuilles deviennent une
ressource pour un autre organisme, une limace par exemple
ou un champignon.
Comment traduire concrètement ces principes ? On peut
imaginer des peintures et des gels photosynthétiques
applicables sur les façades des bâtiments. Certes, le
rendement énergétique par unité de surface d’une feuille est
inférieur à celui d’un panneau solaire moderne, mais l’énergie
produite ne sert pas uniquement à fabriquer de la matière
organique. Elle sert aussi à remonter l’eau dans le tronc, à la
circulation de la sève… Le vivant est multifonctionnel.
Où en sont les scientifiques ? Beaucoup tentent de coupler
l’énergie solaire captée par photosynthèse artificielle avec le
stockage d’énergie fondé sur l’hydrogène. Les réactifs
employés dans les laboratoires s’éloignent encore de ce que
font les plantes. Certains phénomènes quantiques (des effets
tunnels) impliqués dans la véritable photosynthèse nous
échappent encore. À mon sens, les organismes de recherche
devraient davantage soutenir ces projets pour qu’on
franchisse un seuil. Il y a tout le potentiel pour révolutionner
notre façon de récupérer l’énergie solaire.

Ailes d’aigles
Comment suis-je arrivé moi-même au biomimétisme ?
C’est un parcours de vie qui m’a mené finalement de la
conservation, de la protection de l’environnement à
l’innovation. J’ai longtemps œuvré pour l’équipe de Jacques-
Yves Cousteau en France et pour la Cousteau Society aux
États-Unis, en tant que directeur Science et environnement.
Mon travail consistait notamment à tenter de créer des parcs
nationaux marins d’un nouveau genre dans des régions
pauvres – ce que les Nations unies appellent les « endroits
post-crise ». Je cherchais à concilier protection de
l’environnement et réduction de la pauvreté des populations
sur la côte du Soudan, par exemple. Il faut dire qu’elle
renferme des coraux incroyables, au milieu desquels nagent
des requins qu’on ne retrouve plus ailleurs (nous avons
contribué à faire classer Patrimoine mondial cette zone avec
des vraies alternatives économiques pour les pêcheurs, qui
faisaient commerce jusque-là des ailerons de requin et qui
ont soudain trouvé un avantage à préserver la biodiversité).
Mais que sont toutes ces bonnes pratiques face au
changement climatique, face à la masse de plastique qui
arrive dans les océans ? Tout cela peut s’effondrer du jour au
lendemain, malgré les bonnes actions que vous avez mis
dix ans à déployer sur le terrain. Je suis aussi chef
d’expédition polaire, donc j’ai vu les pôles changer depuis
vingt-cinq ans. Quand j’ai entendu pour la première fois parler
du biomimétisme, il y a une quinzaine d’années, j’ai su que
c’était la pièce du puzzle qui me manquait – travailler avec les
designers, les industriels et finalement trouver des solutions
inspirées de ce qui émerge depuis 3,8 milliards d’années.
Aujourd’hui, plus de 170 laboratoires travaillent sur le
biomimétisme en France. Le CEEBIOS (Centre européen
d’excellence en biomimétisme) regroupe des institutionnels et
des privés qui s’inspirent déjà du vivant. Ce centre fait le lien
entre les laboratoires qui travaillent sur la bio-inspiration, des
industriels et des territoires. D’importants acteurs du secteur
de l’énergie ou des transports s’intéressent au sujet. Par
exemple, les ailes des Airbus sont inspirées de celles des
rapaces. Comment ? Via les rémiges, ces plumes relevées au
bout des ailes qui brisent les turbulences et qui ont donné les
winglets, ces bords recourbés que l’on retrouve au bout des
ailes de certains avions. L’objectif est de réduire la
consommation d’énergie, mais on pourrait aller plus loin en
s’intéressant à la conception de l’avion lui-même. L’enjeu
serait d’économiser la matière tout en garantissant une bonne
solidité structurelle. Regardez les os des oiseaux : ils sont
suffisamment solides pour résister aux chocs ou aux
turbulences, et en même temps pas trop lourds pour le vol.
S’inspirer du vivant n’est pas une douce
utopie. Des milliers de chercheurs dans le
monde suivent cette piste. Qu’il s’agisse
d’améliorer les performances d’un avion ou
de récupérer l’énergie de la mer.
Autre inspiration venant du monde animal dans le secteur
énergétique : les hydroliennes qui copient les poissons…
C’est une entreprise française qui a lancé ce projet, intitulé
Eel Energy (eel signifiant « anguille » en anglais), car elle vise
le marché international. Le créateur de la société, Patrice
Drevet, s’est simplement dit que, pour récupérer l’énergie des
mers, nous employons actuellement des turbines, alors que
les espèces aquatiques – les poissons comme les
mammifères marins – ne sont pas équipées d’hélice : elles se
propulsent avec un mouvement ondulatoire. Fort de ce
constat, il a mis au point une membrane ondulante qui oscille
dans le courant, y compris quand il est faible. Avantage de la
membrane : elle peut fonctionner en groupe d’éléments qui
ne se gênent pas les uns les autres et ne sont pas des
hachoirs à biodiversité quand le plancton ou d’autres
organismes les traversent. Testée il y a déjà trois ans avec
l’Ifremer, la membrane subit actuellement des modifications
pour atteindre un prix au kWh concurrentiel.
L’océan inspire beaucoup. En copiant les baleines à bosse,
un ingénieur aux États-Unis a optimisé les formes des pales
d’éolienne. Les baleines à bosse exécutent des mouvements
extrêmement gracieux malgré leur volume et leur masse. En
fait, elles possèdent sur leur nageoire pectorale des nodules
qui créent des turbulences facilitant le glissement, en
accélérant l’écoulement des flux autour de ces turbulences
contrôlées. En équipant des pales d’éolienne avec des
nodules du même type, on a pu réduire les nuisances
sonores qu’elles engendrent et les faire fonctionner sur une
plage d’usage plus large, y compris avec des vents plus
faibles. Les premiers essais en conditions réelles ont été
concluants. La pale est malheureusement restée au stade du
prototype, les carnets de commandes des fabricants
d’éoliennes étant déjà pleins.
La société Chronocam, elle, espère bien commercialiser
son produit. Elle développe une caméra dont le
fonctionnement reproduit celui de l’œil humain. L’œil, en tant
que capacité à percevoir la lumière, est apparu il y a plusieurs
centaines de millions d’années pendant la révolution du
Cambrien, une période d’intense innovation dans le règne
animal. La caméra développée par Chronocam, plutôt que de
filmer en intégralité une scène, se contente d’enregistrer les
informations changeantes. Cette technologie vise à soulager
l’encombrement des serveurs informatiques, actuellement
noyés par l’afflux de données. Les caméras de
vidéosurveillance ou celles des véhicules autonomes filment
tout en permanence, alors qu’elles pourraient se limiter à ce
qui change vraiment. Notre œil fonctionne sur le même
modèle, en analysant l’image avant d’envoyer les
informations au cerveau. Chronocam parvient à numériser
une scène en allégeant radicalement le poids des données.

Le verre : passer du feu à l’eau…


Le biomimétisme apportera des innovations de rupture.
Elles vont plus loin que les innovations incrémentielles, qui
consistent à apporter une amélioration à une technologie
existante.
Le smartphone a été une innovation de rupture par rapport
au téléphone des années 1980, parce que c’est devenu bien
plus qu’un téléphone. Pour rompre avec l’économie
extractrice, consommatrice d’énergies et de matières non
renouvelables, des innovations de rupture seront
nécessaires.
En voici une : fabriquer du verre à température ambiante.
C’est l’un des exemples que je préfère. Plusieurs familles
d’organismes vivants réalisent cette prouesse, dont les
diatomées, de microscopiques algues, et la corbeille de
Vénus, une éponge vivant en Antarctique dans une eau à
moins de 2 °C. Ces espèces ont de magnifiques squelettes
en verre qu’elles ont synthétisé elles-mêmes à partir de silice.
Nous, pour faire du verre, nous avons besoin de fours
chauffant à plus de 1 000 °C, quand ce n’est pas 1 400 °C.
Un rêve va peut-être, grâce au
biomimétisme, devenir une réalité : la
fabrication du verre à température ambiante.
De petits organismes vivants le font. Nous,
pas encore…
Nous qui nous sommes autoproclamés Homo sapiens,
sommes-nous capables de faire aussi bien qu’une éponge qui
a plusieurs centaines de millions d’années ou qu’une simple
petite algue microscopique ? Des laboratoires en France,
comme celui de Jacques Livage ou de Clément Sanchez, liés
au Collège de France, ont réussi à synthétiser du verre dans
de l’eau en imitant les diatomées (via un procédé nommé sol-
gel). Les doubles vitrages fabriqués par ce biais ne sont pas
encore pour demain, mais les laboratoires ont conçu des
revêtements « verts » à destination du secteur biomédical,
afin d’enfermer dans des microcapsules de verre des
principes actifs qui ne doivent pas voyager dans tout le corps,
ou bien des bactéries capables de détoxifier l’eau, par
exemple. Il est aussi possible de proposer des revêtements
en verre, par exemple pour des surfaces autonettoyantes
destinées à des infrastructures urbaines. C’est vraiment une
innovation remarquable, qui me donne de grands espoirs. En
quelque sorte, on a remplacé le feu par l’eau.
La nature est une mine d’idées pour les ingénieurs, car elle
a beaucoup inventé : des solvants, des ciments et même…
des câbles ultrasolides, tel le fil de l’araignée. Le fil d’araignée
est un matériau remarquable, qui stimule des recherches à
travers le monde : il est jusqu’à 30-40 fois plus solide, à
épaisseur égale, que le plus robuste des aciers et demeure,
en même temps, extrêmement élastique. Certaines
applications commencent à voir le jour en Allemagne, comme
des gilets pare-balles. Une société est proche de l’exploitation
réellement industrielle. La voie la plus prometteuse pour
produire le fil est de le synthétiser dans ce qu’on appelle des
bioréacteurs, à base de bactéries. Mais certains chercheurs,
avec lesquels je me sens moins en phase, ont proposé
d’introduire des gènes d’araignée dans des chèvres pour
pouvoir leur faire fabriquer de la soie dans leur lait. On
s’éloigne à mes yeux de la démarche écoresponsable du
biomimétisme. Il reste que le fil d’araignée aura un énorme
potentiel à partir du moment où on réussira à passer à
l’échelle industrielle ; on disposera alors d’un matériau à la
fois très résistant et souple.
À elle seule, l’araignée est une source
inépuisable d’inspiration pour les
chercheurs.

Moules collantes
Réduire la pollution est un autre objectif du biomimétisme.
Les colles sont un enjeu de santé publique : celles présentes
dans tous les environnements intérieurs, à travers les
moquettes, les papiers peints, les contreplaqués, etc.,
dégagent, à faible dose mais quasiment en permanence, des
micropolluants qui s’avèrent être des perturbateurs
endocriniens. On recommande d’ailleurs d’aérer les pièces
quelques minutes par jour. Or une société qui s’appelle
PureBond a développé une colle qui ne dégage aucun
polluant. Quel animal a-t-elle imité ? Eh bien, les moules,
capables de s’accrocher à n’importe quelle surface ou
presque. D’habitude, pour qu’une colle soit efficace, il est
nécessaire au préalable de frotter les surfaces avec du papier
de verre, afin de les rendre rugueuses et propres. Les
moules, elles, adhèrent dans l’eau, sur des rochers rendus
gluants par les algues, qui sont éventuellement brassées par
les courants et par les vents à marée basse. La colle qu’elles
fabriquent est à toute épreuve et ne dégage aucun polluant.
La démarche de PureBond est d’autant plus noble que ses
ingénieurs ne sont pas allés extraire les protéines des moules
(ils auraient pu le faire, en s’associant à l’industrie de
l’alimentation) : non, ils ont compris comment fonctionnait la
chimie des mollusques et se sont servis de produits qui
viennent de déchets de l’industrie du soja. Ainsi, des déchets
sont devenus une ressource. C’est un bel exemple
d’économie circulaire à suivre.
La société Interface a, elle, développé un adhésif pour
remplacer les colles des moquettes industrielles. Son
fondateur s’est très tôt intéressé au biomimétisme aux États-
Unis et a décidé de concevoir toute la stratégie de l’entreprise
sur le modèle de l’économie circulaire. Ce qui revient, encore
une fois, à recycler des déchets pour les transformer en
ressources, et à prendre en charge sur l’ensemble de sa
chaîne de valeur les conséquences de ces nouveaux modes
de production. Parmi plusieurs innovations biomimétiques,
l’entreprise s’est inspirée du gecko, ce lézard qui marche sur
quasiment toutes les surfaces. Les poils qui tapissent les
pattes du gecko exercent chacun des forces physiques
extrêmement faibles sur les supports, mais agissent de
concert comme la colle ; leur taille réduite leur permet en
outre d’entrer dans les micro-aspérités des murs. En copiant
ces accroches, les ingénieurs ont réduit de manière
extrêmement importante la quantité de colle nécessaire.
Quelques patchs de colle à des endroits stratégiques
suffisent pour faire adhérer la moquette. Pour la retirer, il suffit
d’appliquer une sorte de mouvement ondulant, similaire à
celui qu’effectue le gecko pour décoller sa patte, et le tour est
joué !
Le gecko a des pattes qui lui permettent de
se déplacer n’importe où, même au plafond.
En copiant la structure de ces pattes, on
pourrait presque se passer de colle…
Les animaux servent aussi de modèles à l’informatique.
Nombre de personnes ne se rendent pas compte qu’à chaque
fois qu’elles utilisent un logiciel de guidage GPS, le
programme qui calcule l’itinéraire repose sur l’« algorithme
des fourmis ». Pourquoi cette analogie avec les insectes ?
Quand elles se déplacent, les fourmis laissent dans leur
environnement des informations sous forme de phéromones,
que d’autres fourmis capteront ensuite pour déterminer le
trajet le plus court entre leur nid, par exemple, et une source
de nourriture. Ces phéromones ont une durée de vie limitée –
sinon les messages chimiques satureraient et le signal serait
brouillé. Ces principes ont permis d’écrire des algorithmes qui
servent non seulement à identifier le trajet le plus court entre
deux points pour nos voitures, mais aussi pour le routage des
télécommunications.
Grâce à l’étude du comportement des
fourmis ou des abeilles, on se déplace
mieux, et on téléphone mieux.
Un autre algorithme vient des abeilles. Il est utile quand on
exploite différents endroits où se trouve une richesse, des
sites miniers par exemple. Lorsque les filons commencent à
s’épuiser se pose la question de savoir si cela vaut encore la
peine de s’y rendre, en considérant le niveau de la ressource
qui y reste. C’est ce qu’on appelle la question « ratio
exploration/exploitation ». Les abeilles sont confrontées au
même problème avec le pollen. L’algorithme mime la solution
qu’elles ont inventée. De façon plus globale, de nombreuses
méthodes de calcul proviennent de l’observation de systèmes
vivants. Bien sûr, j’invite à utiliser avant tout ce type
d’optimisation pour gérer des ressources renouvelables.

Modèle de villes
Au-delà du design, des matériaux et de l’informatique, il
existe un dernier domaine qui se prête bien au
biomimétisme : les systèmes complexes. Qu’entends-je par-
là ? Un système est la manière dont une ville, un territoire ou
toute organisation humaine s’agencent. Quels sont les liens
et les propriétés qui émergent des interrelations entre leurs
composants ? En observant une forêt ou un corail, on peut
imaginer des villes plus durables. Les forêts sont résilientes
face aux cataclysmes parce que, si des arbres sont abattus,
rapidement d’autres espèces se mettent à pousser. Une
« succession écologique » se met en place, au cours de
laquelle plusieurs types d’espèces de taille croissante vont se
relayer, qui aboutiront à une forêt mature.
Inspirées de la nature, les villes du futur
seront agréables à vivre et douces pour
l’environnement.
La diversité explique la performance dans les écosystèmes.
Peut-être devrait-on s’inspirer de ce schéma pour les villes de
demain, qui auraient au départ un écosystème pionnier grâce
à des innovateurs implantés dans certains quartiers. La
valeur créée par eux alimenterait les étapes suivantes, et une
vision plus évolutive de l’aménagement urbain pourrait se
mettre en place. L’erreur à ne pas commettre, quand on crée
un quartier ab initio, est de vouloir forger immédiatement un
espace fonctionnel et mûr, alors que les conditions du début
ne le permettent peut-être pas. Cela n’empêche pas, au
contraire, d’imaginer ce que pourrait être l’équivalent de la
« forêt mature » pour ce quartier.
Ensuite, il y a toute l’approche qu’on appelle « solution
fondée sur la nature », très en vogue actuellement. Il s’agit de
se demander : finalement, est-ce qu’il ne serait pas possible
de créer une symbiose entre systèmes humain et non
humain ? Faire revenir des zones humides dans la ville pour
lutter contre les îlots de chaleur, par exemple, ou replanter
des arbres. La nature peut être utile aux besoins de la ville,
particulièrement face à l’adaptation au changement climatique
ou aux événements climatiques extrêmes – comme les pluies
diluviennes. Le bitume, généralement, accélère le problème.
Si on l’enlève et qu’on le remplace par des zones humides ou
des espaces verts, on produit une symbiose entre les besoins
des écosystèmes. Les zones humides sont en effet détruites
un peu partout à travers le monde, c’est même l’un des
enjeux de la sixième extinction de masse que nous
provoquons. Simultanément, on crée ce qu’on appelle une
« ville-éponge », capable de garder ses flux d’eau.
Promenez-vous dans une forêt en pleine canicule et vous
verrez qu’on y sent une certaine fraîcheur. Pourquoi ne pas
replanter des arbres ou en imiter la forme, éventuellement
pour construire certaines infrastructures, comme des
canopées artificielles qui recréeront cette sensation de
fraîcheur ? Ces quelques exemples vous montrent que
l’adaptation des villes peut puiser dans les écosystèmes ou
collaborer avec eux. Un groupe de travail a été créé par le
CEEBIOS autour de la ville biomimétique, avec plusieurs
grands acteurs de l’urbanisme qui sont parties prenantes de
cette réflexion, tandis qu’une thèse est en cours de rédaction
sur ce sujet.
Ces villes verront-elles le jour ? Je l’espère. En tout cas,
l’intention est là. Et à chaque rénovation ou construction de
nouveaux quartiers, de plus en plus, ce type de démarche
semble percoler. Un projet nommé « Ecotone », situé à
Arcueil, a récemment gagné un des concours, « Réinventer
Paris ». La ville écoconçue est en train de monter en
puissance !
Pour s’inspirer du vivant, mieux vaut faire preuve
d’ouverture d’esprit. Ne pas simplement mobiliser
l’intelligence rationnelle qui va décrire, saucissonner en
parties. Il importe de conserver une capacité
d’émerveillement par rapport au vivant. Cultiver cet intérêt fait
aussi partie intégrante de l’approche du biomimétisme, sinon
on risque de rater des choses essentielles…
Pasteur le soulignait : « Les penseurs qui ont une confiance
excessive en leur théorie ne font pas de découverte, ils ne
font que de pauvres observations », parce qu’ils observent ce
qu’ils s’attendent à voir. Apprenons à observer et à collaborer
avec la nature : sa richesse est sans fin.
Les plongeurs qui les ont approchés le disent tous : les poulpes sont des
animaux amicaux et joueurs, comme les chiens, les chimpanzés… ou les
humains. Laure Bonnaud-Ponticelli a eu cette chance de les observer dans leur
milieu naturel, même si elle effectue la majorité de ses recherches en laboratoire.
À Paris, elle travaille avec de l’eau de mer artificielle. À Roscoff, on lui a fabriqué
sur mesure une installation où elle bénéficie d’eau de mer en circuit ouvert, ce qui
évite aux embryons de subir le stress du transport.
Au sein du laboratoire Borea du Muséum national d’histoire naturelle, Laure
Bonnaud-Ponticelli s’intéresse plus particulièrement aux étonnants yeux des
seiches, tout en étant régulièrement sollicitée pour des conférences ou des
émissions sur les céphalopodes, car elle connaît très bien leurs étonnants
comportements.
Il faut dire que ces animaux semblent venir d’une autre planète… Les poulpes
réussissent à ouvrir des bocaux, utilisent des outils et savent éteindre les
ampoules des laboratoires ! Pour un peu, on les prendrait dans nos bras, et Laure
Bonnaud-Ponticelli avec.
Sauf que… même si elle les trouve beaux et intelligents, même si elle raconte
de fascinantes histoires, cette chercheuse n’hésite pas à les mettre dans son
assiette à l’heure de passer à table.
Spécialiste des céphalopodes,
Laure Bonnaud-Ponticelli est
chercheuse au laboratoire
Biologie des organismes et
écosystèmes aquatiques, et
professeure au Muséum national
d’histoire naturelle.

Ils ont huit bras autonomes, du sang bleu et neuf cerveaux. Les
poulpes se comportent de façon si étonnante que ces animaux
semblent venir d’une autre planète : ils réussissent à ouvrir des
bocaux, utilisent des outils et savent éteindre les ampoules dans les
laboratoires. Ce sont aussi des transformistes qui changent de
couleur à leur guise.

Les céphalopodes – pieuvres, seiches et calmars – ont


toujours fasciné par leurs comportements, que certains
qualifient d’« intelligents ». Ils sont capables, par exemple, de
s’échapper d’un aquarium. Enfermez un poulpe dans une
cage en verre et il n’aura qu’une obsession : s’évader. C’est
d’ailleurs le problème des aquariophiles qui possèdent des
céphalopodes, et notamment des pieuvres. Ils ont intérêt à ne
laisser aucun petit orifice par lequel la bête pourrait se faire la
belle. Car les céphalopodes savent évaluer à la perfection
l’espace qui leur est nécessaire pour passer leur corps.
Comment ? Ils le jaugent par rapport à l’écart entre les
yeux. Il faut savoir qu’en général on se trompe sur leur
anatomie : on pense que leur grosse masse ronde est la tête,
mais il s’agit en fait de leur corps. En réalité, la tête se réduit
à ce qui se trouve entre les deux yeux. Si la tête passe, tout
le reste du corps passera ensuite, parce que leur corps est
très mou, sauf leur cerveau qui est enfermé dans une capsule
cartilagineuse avec les deux yeux. Grâce à cette modeste
taille, ils s’enfuient dans des espaces étroits. C’est pourquoi
les aquariophiles prêtent une grande attention à fermer
hermétiquement leurs bassins.
Ces êtres magnifiques savent évaluer les
distances et repérer les endroits qui leur
permettront de s’échapper. Ils se
représentent leur propre corps.
Difficile d’imaginer que ces animaux puissent avoir une
conscience de leur corps, mais c’est bien le cas. Et ils ont
aussi une conscience des distances, c’est-à-dire qu’ils
procèdent à une évaluation géométrique de leur
environnement. Chez un mollusque, la pieuvre est la
première créature chez qui cela a été démontré. Une pieuvre
évalue les distances par rapport à ses propres mensurations,
ce que nous humains sommes incapables de faire, du moins
spontanément. On le voit bien chez les enfants quand ils
essayent de passer par un trou : ils se retrouvent souvent
bloqués au niveau du bassin.
Comment expliquer que les céphalopodes parviennent à se
représenter leur propre corps ? Il est difficile de répondre à
cette question, tellement la manière dont fonctionne le
cerveau des céphalopodes nous échappe encore. Il faut le
reconnaître, nous n’avons pas les outils scientifiques pour
évaluer comment une pieuvre se représente mentalement
son environnement. Se lancer dans ce type d’interprétation,
c’est forcément tomber un peu dans l’anthropomorphisme.
D’autant plus que la pieuvre a des bras. Les bras sont
extrêmement importants du point de vue de la sensation de
l’environnement chez les céphalopodes. D’ailleurs, on dit bien
« bras » et non « tentacules ». Quand il essaye de
s’échapper, on voit qu’il tâte le trou avec ses bras et ses
ventouses. Donc, c’est avec ses « mains » qu’il procède, un
peu comme nous avec nos doigts, avec nos mains, quand
nous touchons quelque chose. D’où notre représentation un
peu humaine du poulpe.
Les poulpes ont des capacités cognitives
étonnantes, qui n’ont rien à envier à celle
des vertébrés. Ils ont en moyenne
500 millions de neurones, ce qui est
beaucoup pour un mollusque.
Ce sont les calmars et les seiches qui ont deux tentacules
en plus de leurs bras. Les tentacules n’ont pas la même
anatomie que les bras et pas tout à fait les mêmes fonctions,
comme nous le verrons.

L’expérience de Cousteau
Dans un de ses documentaires, le commandant Cousteau
montrait un poulpe qui parvenait à ouvrir un bocal pour
dévorer une langouste enfermée à l’intérieur. Quand je décris
les comportements des céphalopodes à un public de
profanes, je commence toujours par cette expérience
fondatrice.
Pour la première fois, le poulpe n’y était pas considéré sous
un angle négatif. Et, surtout, l’expérience montre que cette
créature est douée d’apprentissage, capable de réaliser le
même type d’action que nous avec une main. Le poulpe
ouvre un bocal, c’est-à-dire une structure qu’il n’a pas du tout
l’habitude de rencontrer en milieu naturel. Et il parvient à en
dévisser le bouchon d’un bras, donc en comprenant qu’il faut
opérer une rotation pour obtenir sa proie. La complexité est
double : non seulement la pieuvre réalise une tâche
complexe, mais en plus elle a planifié ses actions. J’essaye
de ne pas faire de l’anthropocentrisme, mais le fait est là.
Cette prouesse est issue d’un cerveau très différent du nôtre.
Dans les profondeurs des abysses, par plus
de 4 000 mètres de fond, vivent ces
créatures étranges qui étonnent les
scientifiques depuis longtemps Dans les
années 1950, le commandant Cousteau les
a filmées. Et a subjugué le public.
Et cette action relève de l’apprentissage : si on présente à
nouveau un bocal à la pieuvre, l’animal ira plus vite pour
récupérer la langouste. Dans l’extrait, selon le commandant
Cousteau, la pieuvre met deux heures avant de comprendre
comment faire (en réalité, on s’aperçoit que la pieuvre est un
peu plus rapide). Au fil des tentatives, la durée diminue,
preuve d’un apprentissage avec une mémorisation à court
terme. Et, chose qui me fascine, les céphalopodes sont
capables d’apprendre par l’observation. Un poulpe qui
regarde un congénère faire une action en une minute la
première fois, puis trente secondes la deuxième, puis dix
secondes la troisième, réalisera directement cette tâche en
dix secondes. C’est-à-dire qu’il ignore, lui, tout ce temps
d’apprentissage. Il regarde, observe et fait.
De façon générale, les céphalopodes sont très habiles de
leurs bras. L’utilisation d’outils est une aptitude observée chez
certains céphalopodes, en particulier chez les pieuvres, les
membres les plus étudiés de la famille.
Par exemple, les pieuvres se servent de demi-noix de coco
comme refuges, pour se cacher des prédateurs dans les
zones ouvertes de l’océan où elles vivent. Elles dénichent ces
noix de coco au fond de la mer et les transportent. Partir à la
chasse aux noix de coco leur permet également de se nourrir,
car de nombreuses proies potentielles se dissimulent, elles
aussi, sous ce type de récif artificiel – c’est assez amusant de
les voir partir en goguette, leurs petits yeux observant
attentivement les alentours : elles passent sans cesse du rôle
de prédateur à celui de proie. Une pieuvre, rôdant près
d’épaves de bateaux, a également été vue déplaçant des
pièces de monnaie d’une amphore à une autre. Quel but
poursuivait l’animal ? Mystère… De nombreux
comportements des céphalopodes nous échappent encore.
Futés, colorés, rapides, sophistiqués,
bizarres… ils ont huit bras autonomes, du
sang bleu, et neuf cerveaux !

Caméléons
L’autre faculté fascinante chez ces animaux est leur
capacité bien connue à changer de couleur très vite. À ce
petit jeu, ils surpassent allègrement le caméléon, à qui il faut
entre deux et cinq minutes pour changer de costume, quand
les céphalopodes se fondent dans le décor en un millième de
seconde ! Les changements de couleur sont opérés par des
chromatophores, des cellules pleines de pigments colorés,
qui se trouvent dans leur peau. Les chromatophores sont
reliés directement au cerveau, ce qui en fait des organes
neuromusculaires.
Les poulpes sont des transformistes. Ils
prennent la couleur des rochers qu’ils
côtoient.
Dès qu’une information venant de l’œil arrive au cerveau,
elle rejoint à la vitesse de l’influx nerveux les chromatophores,
et stimule la cellule pigmentaire qui s’étire alors ou se
relâche. Quand elle s’étire, la palette de couleurs augmente.
Le corps d’un individu est tapissé de plusieurs centaines de
chromatophores au millimètre carré, ce qui représente au
total des millions. Il y a aussi d’autres cellules qui donnent
des couleurs iridescentes, et toutes ces cellules interagissent
entre elles. Les céphalopodes ont une peau dynamique.
Changer de couleur est essentiel pour se camoufler. Les
pieuvres et les seiches qui vivent près du fond ont des
capacités de camouflage qui ont été sélectionnées au cours
de l’évolution pour échapper à leurs prédateurs, et aussi pour
détecter les proies sans être vues. Ce don est doublé d’une
faculté à ressembler « physiquement » à leur support ou aux
algues autour d’elles. Elles miment ainsi l’aspect du décor.
Cela leur est possible parce qu’elles changent la position de
leur bras et surtout la texture de leur peau. En modifiant sa
texture et sa couleur, la créature demeurera invisible au fond,
surtout les pieuvres, qui ont un corps mou, contrairement aux
seiches.
Traces sur la plage
Les céphalopodes viennent de loin dans l’histoire du vivant.
Ils sont apparus il y a plusieurs centaines de millions
d’années. Chez les céphalopodes, on distingue deux grands
groupes : celui des nautiles, seule famille à avoir conservé
une coquille externe, et celui des animaux tout mous qui ont
perdu leur coquille externe, ce qui n’empêche pas certains
d’en posséder une interne, comme la seiche – cette coquille
qui jonche ensuite les plages et qui est nommée
improprement « os de seiche » ; on en donne à manger aux
canaris dans leurs cages (comme source de calcaire pour la
coquille des œufs). Les seiches ont un corps plat, donc un
peu plus rigide avec cette coquille, et vivent près des côtes.
Les ancêtres des mollusques sont apparus
dans les océans il y a plusieurs centaines de
millions d’années. On recense aujourd’hui
300 espèces de poulpes sur l’ensemble du
globe.
Dans le second groupe figurent aussi les calmars, qui
vivent davantage en milieu océanique. Ils possèdent un corps
long, des petites nageoires en triangle et se propulsent
rapidement. Ils nagent en permanence à des profondeurs
variables. Et enfin, derniers représentants de cette famille, les
poulpes ou pieuvres. Les deux mots désignent la même
créature. Le terme « poulpe » a existé en premier, tandis que
Victor Hugo a inventé le mot « pieuvre ». Eux n’ont plus du
tout de coquille. Ils sont mous et croisent près des côtes, en
tout cas pour ceux qu’on connaît, à l’exception de certains qui
habitent les abysses. Les poulpes ont huit bras, alors que les
seiches et calmars ont huit bras et deux tentacules.
Spécificité des céphalopodes, ils arborent des ventouses
sur les bras. Les seiches et les calmars en possèdent
également au bout de leurs tentacules, dont ils se servent
comme des harpons pour attraper leurs proies. Ces
ventouses sont des organes très sensibles (aux molécules
dissoutes dans l’eau et aux contacts mécaniques), bourrés de
terminaisons nerveuses et de neurones. Cette sensibilité
exacerbée leur confère un sens tactile avec lequel ils peuvent
sonder et tester leur environnement.

Fantasmes littéraires
De nombreux écrivains ont été fascinés par ces animaux et
s’en sont inspirés, probablement parce qu’ils y voyaient des
résurgences de la mythologie. Les céphalopodes, c’est
l’ancienne Hydre, cette espèce de bête venue des
profondeurs. Cela faisait, en quelque sorte, un monstre à
moindres frais. Comme les céphalopodes étaient mal connus,
les auteurs pouvaient leur prêter une dimension fantastique
sans être contestés. Vingt Mille Lieues sous les mers, de
Jules Verne, est l’archétype de cette réalité fantasmée. Le
roman emploie d’ailleurs pour désigner la créature maléfique
les noms de calmar et de poulpe, confondant les deux
espèces.
Sans doute la fascination qu’exercent les pieuvres vient-
elle aussi du fait qu’on leur a souvent prêté une intelligence
énorme. Cette supposition est à la fois vraie et fausse. Même
avec un nombre de neurones sans commune mesure par
rapport aux humains, si l’on rapporte cette quantité à la
masse de leur corps, les céphalopodes font plutôt bonne
figure. Ces neurones sont abrités majoritairement dans leur
cerveau situé entre les deux yeux, qui est l’organe
centralisateur, et aussi dans les ganglions périphériques
logés à la base des bras. Ces structures sont de véritables
mini-cerveaux. Il a été montré que ces ganglions disposent
d’une certaine autonomie de fonctionnement, c’est-à-dire
qu’ils traitent des informations n’étant pas passées par le
cerveau central. Un ganglion, en lien avec ses voisins, peut
contrôler de manière autonome son bras afférent pour
réaliser certaines actions coordonnées.
Les pieuvres ont souvent des
comportements qui laissent présager une
forme d’intelligence très poussée, aussi
étrange soit-elle. Elles font notamment appel
à des outils.
Les yeux des seiches m’impressionnent tout autant que
leurs facultés cérébrales. Les yeux des céphalopodes sont
analogues à ceux des vertébrés, c’est-à-dire qu’en dépit
d’une histoire évolutive complètement différente, ils ont une
structure semblable. C’est un œil que l’on appelle
« camérulaire », avec une rétine au fond, un cristallin, un iris
et une cornée. Mais, à la différence de celle des vertébrés,
qui a des cônes (lesquels permettent de voir les couleurs) et
des bâtonnets, la rétine des céphalopodes est constituée de
cellules dites « rhabdomériques ». Ils ne voient pas les
couleurs, mais perçoivent la lumière polarisée qui est
renvoyée/émise par les autres animaux (eux-mêmes sont
capables d’en émettre, peut-être pour « discuter »). De
même, ils perçoivent les intensités, les contrastes et les
variations de luminosité avec une acuité extrême. Leurs yeux
peuvent capter des variations lumineuses très fines et dans
une gamme certainement supérieure à celle à laquelle nous
sommes nous-mêmes sensibles. On pense qu’ils perçoivent
beaucoup mieux les variations de lumière que n’importe quel
vertébré.
Ils percevraient le monde en noir et blanc
avec leurs yeux, et les couleurs avec leur
peau…
Pour des mollusques, les yeux des céphalopodes sont
extrêmement performants. Ils sont en outre reliés à des lobes
optiques et au cerveau, qui leur permet d’analyser les
informations extérieures. L’essentiel des comportements des
céphalopodes sont dits « guidés visuellement » : c’est grâce à
leur vue qu’ils sont doués de comportements aussi
complexes.
Pour capturer leurs proies, les céphalopodes ont leur
cerveau, leur capacité de camouflage et leur… bec. Ces
animaux ont un bulbe buccal qui abrite leur fameux bec de
perroquet. Avec cet outil extrêmement puissant, ils peuvent
déchiqueter, et même broyer des carapaces de crabe. Dans
les romans de Jules Verne et de Victor Hugo, le bec
transforme les humains en charpie…

Monstre des fonds marins


Si les histoires de pieuvres géantes, comme en mettent en
scène les romans, relèvent de la pure imagination, en
revanche, celles de calmars géants ont un fond de vérité, et
même davantage. Car le calmar – et non calamar – géant
existe. Un chercheur japonais, Tsunemi Kubodera, a eu l’idée
géniale d’installer des caméras sur le chemin de migration
des baleines, puisque les baleines se nourrissent de calmars.
Grâce à son équipement, Kubodera a réussi à filmer le
calmar géant vivant, qu’on ne connaissait jusque-là qu’à
travers les corps morts échoués ou bien les traces de
ventouses sur les peaux des cétacés (grands amateurs de
céphalopodes).
Le calmar géant a inspiré Jules Verne. On
sait depuis que cet animal n’est pas un
mythe. Il existe !
À quoi ressemble le calmar géant ? Il n’usurpe pas son
qualificatif : son manteau, la partie arrière de l’animal, s’étend
jusqu’à 8 mètres de long ! Si on ajoute les bras et les
tentacules, sa taille totale atteint 15 mètres. Les tentacules
sont plus longs que les bras. Il existe de nombreuses
espèces de calmars de très grande taille, mais une seule de
véritablement géante : Architeuthis dux. La créature vit
essentiellement dans les abysses.
Dans ces profondeurs, par plus de 4 000 mètres de fond,
habitent d’autres créatures étranges qui étonnent les
scientifiques depuis longtemps, car certaines produisent de la
lumière. Rappelons que les céphalopodes vivent dans les
océans et non dans l’eau douce. En fonction de la famille à
laquelle ils appartiennent, ils se répartissent du milieu proche
côtier jusqu’à 3 000 mètres de profondeur, avec des
adaptations morphologiques dépendant de l’endroit où ils
vivent. Dans les grandes profondeurs privées de lumière, les
animaux ont troqué leur système de chromatophores pour
l’équivalent d’une lampe torche.
Dans l’obscurité, il faut en effet être capable de chercher
des partenaires sexuels et sa nourriture, qui est très rare. Les
proies sont très dispersées et, pour arriver à les trouver, il faut
tâcher d’éclairer un peu la nuit. Certains céphalopodes
(pieuvres et calmars) qui vivent dans les abysses ont donc
développé, comme d’autres animaux dans le monde du
vivant, des systèmes de bioluminescence : ils s’associent à
de petites bactéries luminescentes qui leur fournissent de la
lumière. Ces bactéries sont contenues dans des photophores,
des poches qui font office de lampe torche et, le cas échéant,
qui servent à… communiquer.
Les poulpes s’accouplent face à face. Pour
trouver leur partenaire dans la profondeur
des abysses, ils produiraient de la lumière.
Communiquer avec la lumière ? C’est le cas de
Vampyroteuthis infernalis, le vampire des abysses, une
créature rouge dotée de gros yeux bleus. Non seulement
l’espèce arbore des photophores dans sa partie postérieure,
tels des phares, mais elle produit un mucus bioluminescent,
le long de ses bras, qui s’allume par intermittence, un peu
comme si elle émettait du morse. Dans quel objectif ? Cet
éclairage sporadique pourrait servir à distraire un prédateur
potentiel ou à attirer un partenaire sexuel en lui signalant sa
présence. Même si ces céphalopodes sont à la fois mâle et
femelle, ce qui facilite le choix du partenaire, trouver l’âme
sœur n’est pas facile non plus dans les abysses.

Soins maternels
Comment se reproduisent ces animaux ? Le mâle a la
capacité de transformer l’un de ses bras en pénis. Lors de la
copulation, il amène grâce à ce bras des sacs de
spermatozoïdes jusqu’à la bouche de la femelle.
Simultanément, celle-ci fait passer ses ovules au niveau de
sa cavité palléale et buccale, ce qui entraîne la fécondation
des ovules par les spermatozoïdes.
Chez les seiches et les calmars, les soins maternels sont
inexistants : après avoir pondu ses œufs et les avoir attachés
à un rocher ou à des plantes, les femelles délaissent leurs
petits. Certaines espèces de pieuvres, les élédones en
particulier, continuent en partie de les couver. Elles
accrochent leurs œufs sous les rochers et reviendront
fréquemment les oxygéner et les nettoyer jusqu’à l’éclosion.
Dans les zones où vivent ces poulpes, l’océan est presque
immobile, et les eaux sont privées de l’oxygénation naturelle
causée par le brassage. Les femelles pallient ce manque, de
même qu’elles nettoient et prennent soin des œufs jusqu’à
leur mort.
Certaines pieuvres enserrent la tige d’une
éponge morte : ce sont les mamans qui
couvent leurs œufs.
Il faut toutefois nuancer cette vision très « maternelle » des
pieuvres. En fait, ces animaux, femelles comme mâles,
meurent peu de temps après s’être reproduits. On entend
parfois que la femelle se sacrifie pour ses petits ; c’est faux,
puisque les mâles meurent aussi. Les pieuvres vivent
seulement entre dix-huit mois et trois ans, mais n’ont qu’une
seule saison de ponte. Théodore Monod, que je cite toujours,
avait l’habitude de dire que, si les céphalopodes avaient eu
un cycle de vie plus long, ils auraient surpassé les hommes.

Des yeux uniques


Quelle faculté spectaculaire parmi toutes celles que je
viens d’évoquer est-elle étudiée par mon équipe, au Muséum
national d’histoire naturelle ? L’extraordinaire vision des
céphalopodes, notamment en lumière polarisée, ce dont nous
sommes incapables.
Nous étudions l’apparition de la vision, en nous concentrant
sur les yeux des embryons de la seiche européenne. Nous
commençons à développer des études sur l’influence de la
lumière, de la photopériode, des UV, sur le développement
des yeux et du système nerveux central.
Un bébé seiche est contenu d’abord dans un œuf que
certains appellent le grain de raisin, parce qu’il est tout noir. À
l’intérieur, quand il est aux deux tiers de son développement,
l’embryon ressemble exactement à un adulte, une
particularité par rapport aux autres mollusques : il n’existe pas
de stade larvaire chez la seiche. Le bébé est un adulte en
miniature, à la différence près qu’il possède un peu moins de
cellules colorées et que son cerveau est moins mature.
Mais il y a un revers de la médaille à la vision unique des
céphalopodes : ces animaux sont facilement dérangés par un
excès de lumière. Quantité de récits décrivent des poulpes
enfermés dans des aquariums de laboratoire qui projettent de
l’eau sur les ampoules des plafonniers pour éteindre la
lumière ; ils éjectent l’eau grâce à l’entonnoir situé entre la
tête et le manteau, une structure qui leur permet de se
déplacer en propulsant de l’eau ou bien de cracher de l’encre
pour se défendre. Il est possible que ces ampoules les
gênent, ou en tout cas la nature de cette lumière. En
présence de plusieurs sources lumineuses différentes qui les
empêchent de se faire une image correcte de leur
environnement, ils peuvent chercher à éliminer ou éviter la
source lumineuse. On commence tout juste les études pour
comprendre quel type de lumière perturbe les céphalopodes.
Et c’est ce que nous essayons de comprendre chez la seiche.
Les céphalopodes semblent tellement étranges et dotés de
capacités cognitives hors normes (pour un mollusque…) que
des scientifiques ont émis l’hypothèse, il y a quelques
années, que les poulpes seraient des créatures
extraterrestres arrivées sur Terre à dos de météorite. L’idée,
qui paraît farfelue, a été émise à l’époque pour expliquer
pourquoi les céphalopodes abriteraient des molécules
possiblement déjà présentes dans l’océan primitif où la vie
s’est développée. On est revenu depuis sur cette affirmation :
ces molécules sont en réalité ubiquitaires. En fait, les auteurs
de l’hypothèse ont mimé Jules Verne et Victor Hugo : ils ont
utilisé cet animal extrêmement étrange pour le transformer en
un alien sorti de nulle part. Il y avait d’ailleurs eu un très beau
documentaire scientifique sur les céphalopodes qui s’appelait
Aliens des fonds marins (J. Julienne/J. Jackson 2010).
Les poulpes ont des comportements si
étranges qu’ils semblent venir d’un autre
monde.
Vous vous souvenez de cette histoire en 2010 aussi, quand
Paul le Poulpe était capable de prédire qui allait gagner les
matchs de la Coupe du monde de football ? Très amusant…
On s’était beaucoup demandé à l’époque si les poulpes
n’interprétaient pas la couleur – que les céphalopodes,
pourtant, ne voient pas – et la forme du drapeau. Quand on
ne parvient pas à tout expliquer, il est facile d’imaginer que
cela vient d’ailleurs… Les pieuvres sont de vraies machines à
fantasmes.
En définitive, l’étude approfondie de ces animaux mous,
sans forme et gluants nous a énormément appris sur la
diversité et l’évolution, au niveau des comportements et de la
façon dont ils sont régulés. L’autre est riche
d’enseignements ! Ainsi, on a récemment découvert que le
génome des céphalopodes présente des particularités
étonnantes par rapport à celui des humains – d’où
l’importance de se libérer de ses certitudes…
Jacques Tassin est un chercheur qui s’intéresse au monde intérieur des plantes.
Il sait comment les arbres bougent, pourquoi ils se tiennent droit, quelles sont les
stratégies de certaines plantes pour échapper à leurs prédateurs.
J’aime les écrits de Jacques Tassin. Ils sont emprunts de poésie et de
sensibilité, tout en étant irréprochables sur le plan scientifique.
Pour ce naturaliste, la vision que l’on a de la nature est vieillotte, obsolète et
ringarde.
Il l’avoue lui-même, il n’est pas dans le droit fil du chercheur habituel. Il se pose
des questions étranges, comme « si j’étais une plante ». Il considère que nous
avons perdu le contact avec la nature… alors que 99,8 % de la masse du vivant
sur Terre relève des plantes…
L’homme est-il si différent des plantes ? Il faut être écologue-naturaliste pour
s’interroger ainsi. Il faut être Jacques Tassin pour oser… Dans la nature, des
exemples d’arbres qui se défendent, voire de plantes qui ont une sensibilité tactile,
sont assez courants. Mais, pour ce qui est de la communication ou de la mémoire,
c’est une autre histoire.
Jacques Tassin, chercheur, philosophe et poète, dévore tout autant les articles
scientifiques que les grands auteurs. Il est par exemple un grand spécialiste de
Maurice Genevoix.
Jacques Tassin est écologue au
Centre de coopération
internationale en recherche
agronomique pour le
développement, à Montpellier.

Pour le biologiste iconoclaste Jacques Tassin, qui s’intéresse à la


nature profonde du monde végétal et aux liens qui nous unissent
aux plantes, vouloir attribuer aux végétaux des qualités humaines,
comme l’intelligence, est vain. La flore est avant tout un univers
sensible, où réside peut-être la clé de notre survie, alors que la
biodiversité est menacée par le réchauffement climatique.

La tentation est grande chez certains biologistes de


conférer à la flore des qualités humaines ou animales,
comme l’intelligence ou des capacités de communication.
Mais, selon moi, cette attitude ne rend pas justice aux
plantes. Il faut se garder de tout anthropomorphisme, de
vouloir à tout prix que les plantes nous ressemblent. Par
exemple, on a beaucoup dit que les plantes s’échangeaient
des informations, en particulier que les arbres s’avertissaient
si un prédateur de leurs feuilles pointait le bout de ses ailes.
On leur prête presque une intention. Mais c’est oublier qu’il
existe une communication physique, physiologique, au sein
même de chaque plante. Or cette « messagerie interne »
déborde presque toujours de la plante et influence le monde
végétal voisin, donnant l’illusion d’un échange avec
l’extérieur.
Voyez une plante plutôt comme une fédération de
bourgeons qu’un être à part entière. Lorsque l’environnement
change, des informations sont envoyées à l’ensemble de ces
constituants. Comment cette communication s’établit-elle ?
D’abord par des moyens électriques, efficaces et rapides, qui
s’opèrent de cellule à cellule. Aussi via des signaux
chimiques, grâce aux circuits ramifiés de la sève. Ces
signaux sont plus lents que les influx électriques, mais ils
peuvent éventuellement arriver plus vite à destination
lorsqu’ils sont diffusés dans l’air. En effet, les plantes peuvent
produire des messages odorants qui iront stimuler l’ensemble
des feuilles, et qui le cas échéant atteindront les plantes
voisines. C’est dans ce sens-là qu’on peut être tenté de parler
de communication, mais ce n’est pas de la communication
intentionnelle. S’il y a une intention, elle est dirigée vers la
plante elle-même qui émet, et pas vers la plante voisine.
Les plantes communiquent par le biais de
signaux électriques, mais aussi chimiques,
gazeux.
Toutes les plantes, même les arbres, communiquent ainsi
par voie aérienne. Et aussi par le sol. On oublie souvent que
le sol renferme de l’air ! Finalement, la principale voie de
communication chez les plantes est gazeuse. Ce qui
n’empêche pas qu’en complément, les plantes échangent
aussi des informations par les racines, via des substances
chimiques.

Communauté d’individus
Pourquoi certains chercheurs s’entêtent-ils à vouloir lire
une intention dans cette transmission ? Sans doute cette
erreur vient-elle du fait qu’on attribue facilement une identité
propre à un arbre, alors que j’y vois plutôt une communauté
d’individus qui cherchent à tirer profit de leur mutualisme. Le
scientifique et amoureux de la nature Jean-Henri Fabre
remarquait en 1876 :
« Lorsqu’on taille un arbre fruitier, en supprimant une partie
de son branchage, cette large mutilation comme n’en pourrait
supporter aucun être simple, loin d’être mortelle à l’arbre, lui
est au contraire favorable parce que les bourgeons qu’on
laisse profitent de la nourriture destinée aux bourgeons
enlevés. »
J’aime le talent d’écrivain de Fabre, mais j’aime beaucoup
son intuition, que de grands auteurs comme Goethe et Kant
avaient déjà eue, la prescience de cette dimension composite
de l’arbre et de la plante en général. La plante est une
communauté d’individus, et Fabre le dit merveilleusement
bien.
La surface aérienne d’un arbre de 40 mètres de haut est
gigantesque. Elle équivaut à plusieurs stades de football. On
a l’image des arbres comme des êtres immobiles, statiques,
repliés sur eux-mêmes, mais en réalité leur « ouverture vers
l’extérieur » me fascine. Une feuille représente une interface,
une surface d’échange, une manière d’aller chercher le
monde, pourrait-on dire. Théophraste, un botaniste
contemporain d’Aristote, disait que les arbres n’ont pas d’idée
arrêtée. Il employait le terme d’idée au sens de Platon,
d’organisation du monde. Et effectivement, autant les
animaux sont prédéfinis, par la mort et la forme, autant les
arbres sont libres de pousser sans contrainte ou presque. Ils
sont en perpétuelle ouverture.
En théorie, ces grands arbres de 40 mètres de haut sont
éternels. Ils ont cet air d’insolente jeunesse que Ronsard lui-
même avait vu. Finalement, un arbre est toujours jeune. Il
peut arborer une silhouette un peu vieillie, où l’on sent le
poids de l’âge, avec des branches qui peut-être se courbent,
mais le feuillage qui réapparaît au cours des années est
toujours jeune, n’a guère plus de quelques mois. Cette
capacité infinie de régénérescence est liée à des cellules à
caractère embryonnaire qui se trouvent dans la pointe des
bourgeons : les méristèmes. Les méristèmes sont de
véritables fontaines de jouvence.
Un arbre peut être quasi éternel, sans
connaître la vieillesse. Tous les ans, il
retrouve une jeunesse.
Chez les arbres, il y a toujours cet éternel
recommencement, ce jamais-fini, que l’on parle de finitude
dans l’espace ou de finitude dans le temps. En pratique,
toutefois, les arbres finissent par tomber. La force qui les met
à terre est, le plus souvent, un cyclone, un incendie, voire
l’homme qui tôt ou tard surgit avec sa hache. Avec pour
résultat que les arbres éternels n’existent pas, même si
certains séquoias géants dans le nord de la Californie
dépassent les 4 500 ans.

Quand la musique est bonne


Autre malentendu sur les plantes : l’idée qu’elles réagiraient
à la musique. Il est vrai que les plantes perçoivent très bien
les vibrations d’un insecte qui se pose sur l’une de leurs
feuilles. Ce sens tactile, vital pour elles, leur permet de réagir.
Par exemple en produisant des substances toxiques
désagréables pour ces insectes. Mais, depuis un an ou deux,
on sait également que les plantes reconnaissent certains
insectes pollinisateurs par les vibrations qu’ils émettent, lors
du contact avec la fleur mais aussi à distance. Quand
l’insecte pollinisateur s’approche, la fleur sécrète un surcroît
de nectar qui attire l’insecte.
Si les plantes captent les vibrations, affirmer qu’elles
réagissent à la musique est aller un peu vite en besogne. Des
expérimentations ont été mises en place, évidemment, pour
établir des relations avec une exposition à la musique : la
croissance et la reproduction des plantes, par exemple, sont-
elles plutôt accélérées ou freinées par de la musique ? Les
effets ne sont pas concluants, les recherches montrant tout et
son contraire. La musique est tellement multiforme… Même
selon le niveau du volume sonore, la plante réagit
différemment. La conclusion de ces expériences ? Les
plantes ne sont pas vraiment sensibles à la musique, mais
aux vibrations qu’elle représente.
Les plantes sont sensibles aux vibrations
qu’émettent les insectes… voire à celles des
notes de musique. Ce qui est plus étonnant,
c’est leur rapport à la lumière.
Il n’y a pas qu’aux sons que les plantes sont extrêmement
sensibles. Elles perçoivent à distance la présence d’eau et
éléments chimiques, avec une subtilité incomparable à la
nôtre. Elles sont également très sensibles à la lumière.
Quand la rétine humaine présente quatre types de
photorécepteurs, les plantes en ont onze ! Et cela ne
représente pas seulement trois fois plus, car ces onze
récepteurs autorisent un ensemble de combinaisons. Les
plantes ne voient peut-être pas, mais appréhendent finement
la lumière.
Leurs prouesses s’étendent au sens tactile, qui leur sert à
déceler un contact avec des organismes autres : les feuilles
détectent des masses infimes, de l’ordre de quelques
microgrammes ! Cette sensibilité frappe aussi les fleurs, qui
sont des feuilles modifiées. Les pétales ont même parfois des
points de sensibilité accrue, qui leur servent à percevoir à
distance des vibrations émises par des insectes
pollinisateurs.
La mémoire est une autre pierre d’achoppement des
débats récents, au même titre que la communication ou
l’intelligence. Il faut dire qu’il s’agit là aussi d’un terme un peu
valise, en tout cas très ambivalent. Selon moi, la mémoire est
la capacité de la pensée à remonter dans le temps pour y
chercher un événement. Si l’on s’en tient à cette acception,
les plantes sont dépourvues de capacité de mémorisation.
Certes, quand une plante a été stressée, qu’elle a manqué
d’eau et souffert, elle réagira peut-être quand elle sera
confrontée à la même situation. Mais je ne dirais pas que le
stress antérieur lui a appris quelque chose, ses capacités de
réponse sont simplement encore là, comme nous continuons
de posséder des anticorps longtemps après une grippe. C’est
une mémoire très différente de celle qu’on évoque
habituellement.

Échanges cosmiques
Une autre singularité des plantes par rapport aux animaux
est leur vie tournée vers le reste du monde vivant. Les
plantes ont besoin des bactéries et de la faune pour vivre.
Leur capacité à s’orienter vers l’autre, à s’extérioriser,
m’éblouit. Certains disent même que la plante n’est pas
autocentrée, mais cosmocentrée. Elle a cette capacité – allez,
lâchons le terme – à dialoguer avec l’atmosphère, les roches,
le reste du vivant, les bactéries, les champignons, les
abeilles, les oiseaux qui disperseront leurs graines. Les
plantes collaborent avec l’ensemble du monde.
Les plantes ne sont pas capables de se
déplacer, mais elles savent très bien se
servir des animaux, qui leur apportent ce
dont elles ont besoin pour survivre ou se
reproduire.
Dans L’Intelligence des fleurs, l’écrivain belge Maurice
Maeterlinck évoquait déjà en 1907 l’exemple des orchidées,
qui dupent les insectes. Dans ce texte, Maeterlinck dit que les
fleurs sont rusées, qu’elles utilisent des subterfuges. Il joue
un peu sur les mots, car il ne s’agit pas d’intelligence. C’est
l’évolution qui a façonné ce phénomène, à la faveur du
temps.
Dans le monde des orchidées, 30 % des espèces environ
utilisent un subterfuge fascinant pour être pollinisées, et donc
fécondées : elles miment l’apparence d’un insecte femelle.
Leur corps affiche une symétrie bilatérale : la partie droite et
la partie gauche se ressemblent, comme on le voit souvent
chez les animaux, mais très rarement chez les plantes.
Les insectes mâles se font abuser, si l’on peut dire, par les
orchidées, ou ce sont eux qui les abusent, puisqu’ils vont
tenter de féconder les fleurs qui parfois émettent même des
substances qui miment des phéromones, les substances
odorantes volatiles produites par les femelles et indiquant leur
présence. Ces insectes mâles se font donc plusieurs fois
manipuler, dans l’intérêt de la fécondation. En effet, la plante
étant immobile, elle a besoin d’assistance. Elle va donc
chercher chez l’autre la ressource qui lui faisait défaut. Pour
pouvoir être fécondée, elle va donc « invoquer des ailes »,
comme le disait poétiquement Maeterlinck.

Air trans-aviaire
La dispersion des graines peut elle aussi se faire via cargo
aérien. Dans les forêts tropicales, environ 90 % des espèces
d’arbres voient leurs graines dispersées, disséminées,
transportées par des oiseaux ou par des singes, ou par
d’autres mammifères. Si en moyenne ce transport s’opère à
quelques kilomètres de distance, le fret dans le ventre des
oiseaux peut s’effectuer sur des distances considérables : on
connaît des graines qui ont été propagées de l’Australie à l’île
de La Réunion ! Cette manière dont l’arbre a pu se saisir de
l’ensemble du vivant est extraordinaire.
À La Réunion, justement, j’ai beaucoup travaillé sur
l’ornithochorie, c’est-à-dire la manière dont les plantes ont su
tirer parti des oiseaux pour disperser leur semence. Les
oiseaux mettent souvent une quinzaine, une vingtaine de
minutes à rejeter ces graines, mais, pendant ce temps-là, ils
en ont fait du trajet ! Et, pour peu qu’ils aient un problème
intestinal – je l’ai vu –, les graines voyagent encore plus loin.
Ce sont les singularités qui poussent le vivant en dehors de
ses espaces habituels.
Sensibilité végétale
Les plantes sont-elles intelligentes ? Il me semble que le
terme de sensibilité est beaucoup plus adapté à la plante. La
plante dispose d’une capacité de s’ajuster au monde bien
supérieure à celle des animaux, qui ont plutôt tendance à
virtualiser leur environnement (c’est-à-dire à se l’imaginer) ou
à se déplacer. La plante, elle, fait face grâce à sa sensibilité.
Bien sûr, il faut faire attention à ce terme. Je ne parle pas ici
d’émotion, mais de capacité à déployer du sensible. Le terme
sensible dérive de l’indo-européen sent, qui signifie « aller de
l’avant », et donc suivre un sens.
La plante est un être très sensible, qui ne
s’arrête jamais de grandir. C’est peut-être sa
façon de s’ouvrir au monde.
Dès leur germination, les plantes sont engagées dans un
déploiement perpétuel. Chez l’animal, et en particulier chez
l’être humain, ce déploiement cesse une fois la croissance
terminée. Chez la plante, il se poursuit toute sa vie. La plante
non seulement continue sa croissance, mais elle va chercher
l’autre et se prolonge en lui. On peut y déceler une forme de
sensibilité, de capacité d’ouverture sur le monde. Ce n’est
pas de la virtualisation du monde, comme se le représenterait
l’intelligence.
Il est judicieux à ce stade de rappeler que les végétaux
n’ont pas de cerveau. Pour Aristote, la plante enfouissait sa
tête dans le sol et se nourrissait via les racines. Avec cette
approche, il était facile d’envisager que la plante avait un
cerveau. Erasmus Darwin, le grand-père de Charles Darwin,
considérait aussi que les plantes cachaient un cerveau
quelque part. Pour sa défense, il est vrai qu’il existe une
analogie frappante entre les figures de nos neurones
cérébraux et un système racinaire. Mais ce rapprochement
est superficiel. L’analogie n’est pas une démonstration. Les
plantes n’ont pas de cerveau, mais n’ont pas besoin de cet
organe pour être merveilleusement ouvertes au monde.
Dépourvues d’encéphale, les plantes ne sont pas pour
autant des automates. Dans les années 1970, on avait
encore du mal à parler de sensibilité dans le domaine de la
botanique. On parlait plutôt d’irritabilité, qui définit cette
faculté de la plante à réagir à un stimulus externe. Mais la
sensibilité de la plante va au-delà : elle consiste surtout à aller
chercher, à se déployer, à tendre vers, à aller à la quête de
messages et de signaux venant du monde extérieur. La
plante joue ce rôle en permanence, elle est une antenne
active.

Écologie du désir
Quand on regarde les plantes à travers le prisme de la
sensibilité, il est difficile de rester de marbre. C’est la raison
pour laquelle je plaide pour une écologie différente, une
écologie du désir. Nous ne savons plus regarder le monde qui
nous entoure. Face à un arbre, il m’arrive d’être touché, de
ressentir une présence. J’essaie d’aller au-delà de
l’identification, d’être en perception, d’abandonner ce qui
occupe mon cerveau pour être vraiment en présence de cet
organisme. Je me laisse aller, et je me sens dès lors
appartenir à une communauté du vivant, à une matrice
organique. Ce que l’on ressent peut-être intuitivement devant
les arbres, c’est qu’ils sont des facilitateurs de vie. La
diversité du vivant est à son paroxysme dans les forêts. C’est
dans le foisonnement d’organismes et d’interactions que le
vivant a le plus évolué.
L’animal, dès son développement embryonnaire, se replie
sur lui-même, est délimité, fermé, contrairement à la plante.
Ce sont des manières d’être totalement différentes. Chercher
chez l’autre les points de ressemblance, c’est non seulement
se tromper, mais c’est surtout moins intéressant. Autant se
regarder directement dans un miroir ! J’aime beaucoup ce
qu’a imaginé le paysagiste Gilles Clément : dans une mise en
scène florale, il a placé des miroirs qui, finalement, font
obstacle. Lorsqu’on fait face à l’un des miroirs, on est obligé
de faire demi-tour. Ce dispositif nous oblige à aller au bout de
cette idée que l’anthropomorphisme revient à regarder dans
un miroir, dans lequel on ne voit que soi-même. On perd son
temps. Regardons plutôt dans l’arbre ce qui le distingue de
nous.
Peut-on s’inspirer des arbres pour rendre notre propre vie
meilleure ? Même si les arbres ne nous ressembleront
jamais, souvenons-nous que les végétaux ont formidablement
réussi, qu’ils ont conquis l’ensemble de la Terre. Ce sont les
plantes qui mènent la danse. L’écrivain et poète Francis
Ponge disait : « Les animaux se sont surajoutés au monde. »
Ce sont des profiteurs, en somme. Les plantes font tout le
travail. À la faveur de la photosynthèse, elles préparent le
terrain. Dans la forêt, 99,8 % de la masse vivante est formée
d’arbres. Demandons-nous quelle est la force de l’arbre. Sa
capacité d’être en proximité et en immédiateté avec le reste
du monde nous procure à nous, humains, du bonheur.
Imitons les arbres !
Sur l’ensemble de la Terre, ce sont les
plantes qui mènent la danse ! Elles ont
toujours su s’adapter. Nous pourrions
certainement nous en inspirer…

Baume apaisant
On sait depuis longtemps que contempler des arbres fait
baisser le taux de stress. Dans les hôpitaux, on plantait jadis
des arbres. On envoyait les malades à la campagne, au
contact du vivant. Cela a été étudié en Asie, notamment au
Japon, où des expérimentations ont été faites sur des
volontaires qui ont passé une journée en forêt. À leur retour,
on a mesuré différents indicateurs, la pression et le rythme
cardiaque, le taux de cortisol (une hormone qui reflète le
niveau de stress), et on a constaté que les malades
s’apaisaient au contact de la forêt. De manière inattendue,
même notre système immunitaire serait renforcé par la
proximité d’arbres. En inhalant des substances volatiles
produites par les arbres – celles qui leur servent à se
défendre d’insectes prédateurs, donc à préserver leur propre
immunité –, nous aussi verrions nos défenses stimulées.
L’arbothérapie est très à la mode, pour un bien ? Si cela
vous déstresse d’enlacer les arbres, alors faites-le !
N’oublions pas que nous sommes des primates. Les primates
ont évolué au contact étroit des arbres depuis 65 millions
d’années. Notre corps a été totalement façonné par les
arbres. Nos mains ont pris forme au contact des branches. Je
dis cela en dehors de toute licence poétique : nous avons été
sculptés par les arbres. Nous descendons des arbres, notre
appareil digestif est fait notamment pour digérer les fruits.
Nous avons avec eux une familiarité évidente et
extraordinaire.
Non seulement nous faisons partie de ce monde vivant,
mais nous en sommes une continuité. Nous ne trouverons de
plénitude existentielle que si nous éprouvons cette continuité.
C’est aussi cette prolongation que je ressens en présence
des arbres, qui n’est peut-être pas immédiate entre un arbre
et l’animal que je suis, mais qui est bel et bien là. Nous
sortons de la matrice vivante qu’est la forêt, et dont l’homme
a émergé au terme, si l’on peut dire, d’une gestation de
65 millions d’années.
Comment se servir de tout cela pour sauver la
biodiversité ? Longtemps, quand la protection de la nature
s’est construite en opposition de l’homme, elle se faisait
« malgré » lui. Ensuite, notre vision a basculé vers une nature
« au service » de l’homme, avec les services écoystémiques,
notamment (l’idée que les espèces offrent un service à
l’homme, par exemple la pollinisation des arbres fruitiers
grâce aux insectes). Aujourd’hui, nous avons adopté le
paradigme de la nature « avec » l’homme. Si nous nous
reconnectons avec le vivant, si nous réengageons notre
corps, notre dimension sensible au contact du vivant, si nous
apprenons à mesurer combien ce contact nous fait du bien,
les choses peuvent être appelées à changer.
Réhabitons la Terre, réapprenons à conjuguer le sensible et
la raison. Les deux se marient merveilleusement bien.
Constater que ce mariage est en train d’opérer en ce moment
me rend optimiste. Cultivons les expériences sensorielles
avec les arbres. Quand j’étais enfant, je grimpais dans les
arbres, je n’hésitais pas à les toucher. Maintenant, devenu
adulte, je suis malheureusement moins tenté de le faire, mais
cela a forgé ma propre sensibilité envers les arbres. Il faut
emmener les enfants en forêt pour les brancher au vivant.
L’intelligence animale est enfin un sujet dans l’air du temps. Loïc Bollache s’y
intéresse depuis des lustres ! Ses étudiants ont beaucoup de chance. L’homme
est direct, chaleureux, bienveillant et drôle. Sa spécialité ? Les relations entre les
organismes et leur environnement. Il a découvert entre autres que les poissons
pouvaient éprouver de la douleur.
Dans son laboratoire, Loïc Bollache travaille sur des parasites qui manipulent
des petites crevettes. Ces crevettes sont ensuite mangées par un poisson, où le
parasite peut s’épanouir.
Mais ce chercheur dynamique, qui s’est passionné pour Darwin et Lamarck à
l’adolescence, aime avant tout l’écologie de terrain. Il fait partie d’un réseau réparti
sur douze sites et dans sept pays, qui étudie les stratégies de reproduction
d’oiseaux au Groenland et en Sibérie. Dans un contexte de changement
climatique, qui va survivre ?
Loïc Bollache se définit comme un naturaliste et un évolutionniste. Il a fait un
petit pas de côté pour mener un travail sur l’intelligence animale. Un travail
passionnant, qui lui permet de nous offrir aujourd’hui une synthèse des dernières
découvertes dans ce domaine, en particulier sur le langage ou l’empathie.
Bref, il nous rappelle qu’il n’y a pas une, mais des intelligences.
Loïc Bollache est professeur en
écologie, au laboratoire
Chronoenvironnement du CNRS
à l’université Bourgogne-
Franche-Comté.

Les poissons ont des peines de cœur, les singes font des phrases
de neuf mots, les éléphants manifestent des signes de deuil : quand
on parle d’intelligence animale, on devrait plutôt parler des
intelligences animales. Grâce à ces découvertes, le regard que les
scientifiques et la société portent sur les animaux est en train de
changer de façon radicale.

Longtemps, les animaux ont été considérés comme des


créatures dépourvues d’intelligence et d’émotions, mues
seulement par des réflexes primaires. Ils étaient relégués au
statut d’« animaux machines ». Notre regard sur eux a
commencé à changer, paradoxalement, quand l’homme a pris
conscience de la diversité de son propre fonctionnement
cérébral. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les
scientifiques s’extasient devant les « idiots savants », ces
individus atteints de différents handicaps, mais doués de
facultés extraordinaires de mémorisation et de calcul
notamment, qui apprennent aisément des langues ou la
musique. Si l’intelligence est riche et multiple chez les
humains, pourquoi ne le serait-elle pas chez les animaux ?
Les premiers naturalistes n’élaborèrent pas de théorie à
proprement parler sur l’intelligence animale, mais ils
collectèrent un grand nombre d’observations qui firent
progressivement évoluer les mentalités. Darwin lui-même
était sensibilisé à la question de l’intelligence animale.

Tous à l’eau !
Depuis l’époque du père de la théorie de l’évolution, un
grand nombre de chercheurs se sont succédé, enrichissant
nos connaissances sur la complexité de la cognition animale.
Figure de proue de cette nouvelle science qu’est alors
l’éthologie (l’étude du comportement animal), le trio Nikolaas
Tinbergen, Konrad Lorenz et Karl von Frisch sera honoré d’un
même prix Nobel de physiologie ou de médecine (le prix
Nobel de biologie n’existant pas) en 1973. Nikolaas Tinbergen
avait principalement étudié la migration des oiseaux et Karl
von Frisch, la danse des abeilles. Konrad Lorenz, lui, a
découvert l’empreinte chez les animaux, le fait qu’un oisillon
reconnaît comme sa mère le premier être vivant qu’il aperçoit
sitôt sorti de l’œuf. Sur une photo célèbre, on voit Lorenz
nageant dans un étang, la tête émergée, avec des oies de
chaque côté lui tirant les cheveux. Jusque-là, on étudiait
uniquement l’animal en laboratoire. Konrad Lorenz mettra
l’accent sur la nécessité de l’observer dans son
environnement naturel.
Étudier le comportement des animaux en
laboratoire n’a pas de sens. Pour
comprendre un animal, il faut l’observer
dans son environnement.
Même si la technologie moderne a fait irruption dans
l’éthologie, à renfort d’IRM qui nous permettent d’observer
quelle partie du cerveau de l’animal est sollicitée lorsqu’il
effectue une action, la recommandation de Lorenz demeure
d’actualité. Impossible de travailler sans observer, sans
comprendre l’animal dans son environnement. Pour ne citer
qu’un exemple, la primatologie moderne a été inventée par
des scientifiques japonais qui ont suivi, sur le long terme, des
groupes de macaques du Japon dans la nature et les
interactions entre individus. Les chercheurs découvriront
d’ailleurs par inadvertance la diffusion d’un nouveau
comportement à l’intérieur de cette microsociété : le lavage
des pommes de terre dont les macaques se nourrissent.
Quand les singes faisaient tomber leurs pommes de terre
dans le sable, ils ne les trouvaient plus à leur goût ensuite.
Imo, une jeune femelle d’un an et demi, eut l’idée de la laver
avant de la manger. Comment est né ce comportement ? Imo
a-t-elle jugé meilleure une pomme de terre récupérée dans la
rivière ? L’a-t-elle mise délibérément dans l’eau ? En tout cas,
elle a fait le lien et a enseigné à ses partenaires à nettoyer les
tubercules avant de les consommer. Aujourd’hui, c’est devenu
une pratique courante chez les macaques de cette île, même
si l’apprentissage ne se fait pas aussi facilement d’une famille
à l’autre. Une certaine lignée apprend très facilement quand
une autre éprouve des difficultés. Tout se passe comme si, à
l’image d’une société humaine, il y avait au sein du groupe de
macaques des individus résistants à l’innovation, plus
conservateurs, et d’autres plus innovants.
Des parents enseignent des choses à leurs petits, qui les
enseigneront à leur tour. La notion de culture animale est
aujourd’hui bien acceptée par le monde scientifique.
Les dauphins aussi enseignent à leurs enfants, ce qui
dénote une forme de culture animale. Des dauphins arborent
des comportements particuliers propres à leur groupe,
comme la coopération avec les humains lors de pêches
collectives au Brésil ou en Mauritanie, comportements que
l’on ne retrouve pas ailleurs – ce qui est bien la définition de
la culture, un ensemble de comportements ou
d’apprentissages, ou de traditions, spécifiques à une
population et qui n’existe pas chez l’autre. Ils se transmettent
ainsi de la mère à l’enfant.

Attention-danger-ciel
Le langage est l’un des aspects de l’intelligence animale
sur lesquels notre vision a le plus évolué. La plupart des
animaux sociaux ont besoin de communiquer, de transmettre
des informations au sein de leur groupe. En particulier, des
études chez les cercopithèques (des singes à longue queue,
qui vivent surtout en Afrique) ont montré qu’ils associaient
différents sons pour former un protolangage.
Ces primates vivant dans les arbres, il leur est difficile de
se voir et de communiquer avec des signes ou le regard : il
leur faut faire confiance aux cris. Les indications données par
les congénères doivent être extrêmement précises, afin que
le groupe puisse lutter efficacement contre les prédateurs.
Les cercopithèques assemblent sept, huit, voire neuf sons
pour indiquer la direction ou la présence d’un danger, par
exemple un aigle dans le ciel ou un léopard au sol, ou pour
signifier que le danger est passé et que chacun peut
reprendre ses occupations.
Certains singes ont élaboré un langage
complexe et subtil, muni d’une véritable
grammaire.
Voilà qui est impressionnant, tout autant que le langage
adopté par les gibbons à mains blanches de Thaïlande. Ces
singes signalent une menace en poussant des vocalises
chantées. Cet aspect poétique m’émerveille. C’est comme si
ce langage était les prémices du chant que nous avons nous-
mêmes développé. Que se racontent les gibbons ? Les
études sur le sujet débutent, mais on présume qu’ils indiquent
leur localisation, leur occupation, le type de nourriture qui les
entoure ou encore la présence d’un danger potentiel. Peut-
être même transmettent-ils leurs émotions, il est encore
difficile de le savoir.

L’IA à la rescousse
L’intelligence artificielle pourrait bien être d’une aide
précieuse pour décoder ces langages. Ce sera un outil
intéressant à mes yeux pour lever le voile sur le monde
intérieur des animaux. Selon moi, nous découvrirons ainsi de
belles choses, peut-être des discours amoureux ou des
réflexions philosophiques sur le rapport entre les animaux et
leur environnement, qui sait ? Nous aurons peut-être accès à
l’expérience qu’accumule au cours de sa vie un animal
comme la baleine.
Grâce à des algorithmes, et fort de la
puissance des ordinateurs, on réussira peut-
être un jour à décrypter le langage des
animaux.
Le langage des baleines évolue, en effet, au fil du temps.
Nous savions déjà que les baleines s’exprimaient dans des
dialectes différents, à tel point que nous imaginions que
certaines avaient des difficultés pour se comprendre entre
elles. Mais on a observé une évolution des sons chez un
même individu au cours de son existence (une baleine vit
longtemps, entre quarante et cinquante ans). Fait-il part aux
autres du fruit de sa propre expérience, d’une forme de
sagesse personnelle ? Ou bien a-t-il simplement appris
d’autres sons au contact de ses pairs ou de diverses
créatures ? De façon générale, les cétacés sont doués pour
l’apprentissage des sons, en particulier ceux d’espèces
différentes ! Des orques, par exemple, ont copié des sons de
dauphins, et inversement. Et si c’était aussi le cas des
baleines ?

Valse aérienne
Le langage existe même chez les insectes, comme Karl
von Frisch l’a bien montré avec ses abeilles. Von Frisch
travaillait au départ sur la couleur chez deux modèles
biologiques, l’abeille et un petit poisson, le vairon. Lors d’une
expérience, alors qu’il présentait à ses abeilles une coupelle
jaune remplie d’eau sucrée, il a vu une abeille filer vers la
ruche. Peu de temps après, une cinquante d’abeilles se
précipitaient vers la coupelle jaune, comme si elles savaient
qu’il y avait là de la nourriture. L’abeille leur avait-elle indiqué
la présence potentielle d’une source alimentaire ?
Pour répondre, von Frisch a peint un point sur le dos de
certaines abeilles, dans le but de les reconnaître. Il leur a
ensuite présenté la coupelle jaune et les a suivies jusqu’à la
ruche. Il s’est ainsi rendu compte que les abeilles signalent la
présence de nectar en exécutant une danse : elles
marchaient en formant une sorte de huit, dessiné dans un
sens ou un autre, grâce auquel elles indiquaient à leurs
congénères la direction et la distance du repas. Depuis, on a
aussi découvert des formes de dialectes chez les abeilles :
des insectes d’origines géographiques différentes ne frétillent
pas à la même fréquence, ne tournent pas à la même vitesse.
Il y a fort à parier qu’une abeille française aurait des difficultés
à communiquer avec son pendant italien, par exemple !
Avec leur tout petit cerveau, les abeilles
savent communiquer. Elles ont élaboré au fil
du temps une danse des plus complexes.
Les recherches se poursuivent dans ce domaine. Un
ancien étudiant de Karl von Frisch, Martin Lindauer, a mis au
jour la « danse de l’essaim », qui permet aux abeilles
d’indiquer la localisation d’un site optimal pour installer la
nouvelle ruche. Il existe aussi des règles pour prendre des
décisions collectives.

À chacun son intelligence


Une particularité fascinante du langage chez les animaux
est de nous confronter à des formes de communication qui
n’existent pas chez l’humain. C’est l’une des raisons qui me
pousse à renoncer à établir une hiérarchie intellectuelle entre
les espèces. Quel sens y a-t-il à vouloir comparer
l’intelligence d’une abeille et celle d’un dauphin, ou
l’intelligence d’un dauphin et d’un homme ? Nous ne vivons
pas dans le même milieu, n’éprouvons pas les mêmes
besoins. Acceptons que les animaux aient leur propre
intelligence, comme un trait adaptatif. Certains animaux
courent vite, d’autres sont plus vifs, tout dépendra des
contraintes que pose l’environnement sur leur survie et leur
reproduction.
On a d’ailleurs tenté d’établir une relation entre l’intelligence
et la taille du cerveau, mais les tentatives se sont presque
systématiquement soldées par des échecs. Mettre face à face
le cerveau d’un dauphin et celui d’un corbeau revenait à
comparer des choux avec des carottes… En revanche, si on
met en rapport la taille du cerveau et les capacités de
différentes espèces de petits carnivores, un effet semble se
dessiner. Chez eux, la capacité cognitive est ainsi
directement reliée à leur volume crânien. Ce phénomène est
visible à l’occasion de la domestication du chat, qui s’est
effectuée à partir de la sous-espèce de chats sauvages du
Moyen-Orient, il y a dix mille ans. L’encéphale de nos
compagnons s’est réduit en même temps que les pressions
de sélection pesaient moins fort sur eux : ils ont eu moins
besoin de capturer des proies, de détecter les prédateurs.
L’anatomie du cerveau d’espèces différentes varie trop pour
que la comparaison ait un sens.

Aïe l’hameçon !
Mais l’intelligence n’est qu’une faculté cognitive parmi de
nombreuses autres que sondent les éthologues. Notre
compréhension de la douleur ressentie par les animaux a
aussi évolué. Avec l’un de mes étudiants, Nicolas Kaldonski,
aujourd’hui maître de conférences à l’université d’Aix-
Marseille, nous avons par exemple montré que les poissons
expérimentaient la souffrance, contrairement à une idée
reçue bien ancrée. Nous travaillions sur la prédation d’un petit
crustacé par des truites – un objet d’étude assez éloigné de la
cognition animale. Nous avions remarqué que les truites
avaient du mal à manger une espèce de crevette, Gammarus
roeseli, dotée de petits piquants sur le dos. La réaction des
truites était vraiment franche : elles ouvraient la bouche,
essayaient de capturer la crevette (d’à peine 1 centimètre) et
manifestaient un mouvement de recul très net, lorsqu’elles se
piquaient. Bref, la truite avait mal, c’était évident.
Que les poissons puissent éprouver de la
douleur est une idée nouvelle. De très
récents travaux en laboratoire l’ont prouvé.
Quand nous avons présenté ces travaux lors d’un colloque
en Angleterre, deux chercheuses anglaises, Lynne Sneddon
et Victoria Anne Braithwaite, qui travaillaient sur la douleur
chez les truites, se sont montrées très intéressées. Elles-
mêmes venaient de démontrer que les poissons présentaient
des signes de douleur, alors que nous avions mis au jour ce
phénomène expérimentalement dans un contexte naturel de
relation proie-prédateur. Ces recherches ont conduit les
Anglais à réfléchir, par exemple, au fait d’utiliser des
hameçons pour la pêche. La question a fait florès et, en
France aussi, on s’interroge pour savoir comment pêcher
sans faire souffrir les poissons. Ces percées datent d’une
dizaine d’années, et on découvre depuis que quasiment tous
les êtres vivants expérimentent la douleur.
Malgré ces avancées significatives, j’aimerais que le regard
de la société sur la souffrance animale change plus
rapidement. Nous savons que les animaux souffrent et
éprouvent des émotions, mais, pour beaucoup, l’animal reste
un « outil » au service des humains. En tout cas dans les
sociétés occidentales. Nous vivons dans une hypocrisie
énorme sur ce sujet : on cache l’élevage intensif qui domine
encore, on dissimule la souffrance animale. Jocelyne Porcher,
une directrice de recherche à l’INRA qui travaille beaucoup
sur les questions d’élevage, tient un discours pertinent sur ce
thème. Selon elle, on peut élever des animaux à partir du
moment où on respecte le vivant. Ce n’est pas la mise à mort
en soi qui est à combattre, mais les élevages intensifs où les
animaux vivent dans un stress permanent jusqu’à des
conditions d’abattage effroyables. Nous devons questionner
de nouveau notre rapport à l’animal, respecter les cycles des
espèces, revenir à des pratiques où l’homme prend soin des
animaux qu’il élève.

Au cimetière des éléphants


Et si la diffusion des découvertes sur les émotions venait à
changer les mentalités ? Ces dernières décennies, des
résultats sidérants sont venus éclairer notre savoir sur le
monde intérieur des animaux… et sur leurs peines de cœur.
Avec l’une de ses étudiantes en thèse, Chloé Laubu, un
collègue de l’université de Dijon, François-Xavier Dechaume-
Moncharmont, a étudié un cichlidé, un poisson commun dans
les laboratoires. L’animal est monogame. Or la femelle qui
choisit son mâle préféré peut déprimer si on lui enlève son
prétendant ! Si on place le mâle qu’elle affectionne avec elle,
celle-ci sera plutôt optimiste – on le mesure parce qu’elle est
plus facilement persuadée de trouver de la nourriture sous
une petite boîte grise disposée dans son environnement. Si
on place la même femelle dans le même cadre, mais en
soustrayant cette fois son prétendant, elle ne s’intéressera
même pas à la boîte : totalement déprimée !
L’empathie a focalisé de nombreuses recherches sur les
émotions animales. Les premiers travaux ont été conduits sur
des singes – des chimpanzés et des orangs-outans. Ils ont
montré des gestes de réconciliation et de consolation entre
individus. Cela n’a pas vraiment surpris les scientifiques. En
revanche, les découvertes récentes sur différents animaux
dont les corvidés – le corbeau freux en particulier – les ont
davantage troublés.
Les animaux communiquent, souffrent. Ils
peuvent se battre, se réconcilier, se consoler
et faire preuve d’empathie. Ils ont des
émotions que nous devrions davantage
prendre en compte.
C’est bien connu, les corbeaux sont des animaux sociaux :
ils vivent en groupe et se querellent régulièrement. Quand un
troisième individu, un observateur, voit deux individus
s’affronter, il aura par la suite tendance à aller consoler la
victime. Comment ? Eh bien, il frottera sa tête contre la
sienne, au niveau du cou, et enserrera son bec avec le sien.
Nous sommes sûrs qu’il ne s’agit pas de comportements
agressifs, car ils ne surviennent qu’au moment où un individu
a été violenté. Rien ne préparait les éthologues à déceler
cette forme d’altruisme chez un oiseau.
Comme les corbeaux, les loups se consolent entre eux,
mais ils savent aussi se réconcilier, un phénomène non
observé chez les corvidés. Un agresseur n’ira pas consoler
sa victime : le rôle est dévolu à un tiers. Lorsque deux loups
se querellent, pour une affaire de nourriture ou de territoire,
les individus essaieront en revanche de se réconcilier
rapidement, juste après la querelle, comme s’ils passaient
l’éponge sur leur conflit.
Les loups ont des rapports de dominance très nets. Si un
loup dominant marque sa dominance avec un subordonné, le
conflit aura beau avoir été violent, les deux se lécheront
ensuite le museau et montreront qu’ils sont passés à autre
chose. Plus ils se réconcilient rapidement, plus les autres
membres de la meute chercheront à les consoler à leur tour.
L’intérêt de ces comportements est de permettre de maintenir
la cohésion des groupes.
L’empathie prend une forme particulièrement émouvante
chez les éléphants. Un éléphant peut vivre quatre-vingts ans
et tisse au fil de sa vie des liens d’amitié avec des membres
de son propre groupe, mais aussi d’autres clans. On a pu
filmer des éléphantes âgées, des matriarches se sachant
proches de leur dernier souffle, s’éloigner du groupe pour
aller mourir seules. Fait étonnant, elles étaient rapidement
rejointes par des matriarches d’un autre groupe qui tentaient
de les relever, et restaient auprès d’elles si elles n’y
parvenaient pas. Dans la savane, lorsqu’ils croisent des
squelettes d’éléphants, certains pachydermes s’arrêtent ainsi
et les manipulent plus longtemps que s’il s’agissait d’une
carcasse d’une autre espèce.
Les éléphants manifestant des comportements de deuil, les
poissons éprouvant la perte de leur compagnon, les corbeaux
consolant le perdant d’un combat… : qui pourrait encore
croire que la palette d’intelligences et d’émotions présente
chez l’homme n’existe pas dans le monde animal ? Ces
percées scientifiques doivent nous pousser à interroger nos
visions de la pêche et de l’élevage. Comment continuer à
massacrer les poissons et à pratiquer la surpêche, alors que
nous savons que les poissons souffrent ? Les vidéos mises
en ligne d’actes de violence commis sur des animaux, dans
des abattoirs ou des élevages, nous ont tous heurtés. Il me
semble que ce rôle de l’image est primordial dans l’évolution
des consciences. Aujourd’hui, les découvertes sur
l’intelligence des animaux, leurs émotions, leur langage les
rendent plus humains, en quelque sorte. La science estompe
la frontière entre le monde animal et le nôtre. Pour moi,
respecter les animaux et respecter son prochain relève de la
même démarche.

Au fond des abysses


La question du sort que nous réservons aux animaux, c’est
aussi celle de leur avenir suite au réchauffement climatique.
Quand on considère l’impact du phénomène sur la
biodiversité, il est aussi permis de s’interroger sur la diversité
des comportements qui demeureront. Je travaille depuis dix
ans avec Olivier Gilg, Brigitte Sabard et Jérôme Moreau, en
collaboration avec le GREA, le Groupe de recherche en
écologie arctique, sur un programme de recherche, au
Groenland et en Sibérie, principalement. Nous étudions l’effet
du réchauffement climatique sur les communautés de
vertébrés arctiques, en particulier le renard polaire et des
petits oiseaux migrateurs, des limicoles qui viennent se
reproduire dans le Grand Nord. Avec notre étudiant en
doctorat, Nicolas Meyer, on s’intéresse aux renards, car ce
sont des prédateurs des oiseaux migrateurs dont la répartition
pourrait bien changer en raison de la hausse des
températures. Nous posons des petits colliers-émetteurs qui
nous permettent de les suivre pendant la période hivernale,
dans leurs pérégrinations dans le Grand Nord.
S’intéresser aux animaux, c’est aussi
prendre en compte le réchauffement
climatique qui les affecte.
Où les renards vont-ils chercher leur nourriture pendant
cette période ? Comment les oiseaux sélectionnent-ils leurs
sites de ponte en fonction de la pression des prédateurs ?
Voilà le type de questions que nous nous posons. Le
réchauffement climatique modifie les « conditions
abiotiques », le régime des températures et le régime de la
pluie. Les oiseaux doivent donc réagir très vite, tout comme,
par voie de conséquence, leurs prédateurs, les renards. Les
perturbations agissent en cascade : si on modifie un
paramètre, l’ensemble du château de cartes sera modifié, au
risque de s’écrouler.
Face à la virulence du réchauffement climatique, je suis
partagé. Une partie de moi pourrait déprimer par moments –
je pense aux alertes récurrentes sur la perte de biodiversité
au niveau mondial. Si on prend l’exemple de l’Afrique, c’est
depuis la fin du XIXe siècle qu’on est conscient de la menace
qui pèse sur les éléphants. À l’époque, la Société des amis
de l’éléphant s’intéressait déjà à ces questions. Nous mettons
un temps fou à réagir, ou nous peinons à bien comprendre les
enjeux tant que nous ne sommes pas personnellement
impactés.
Or le réchauffement climatique aujourd’hui induit deux
phénomènes, une accélération de la perte de biodiversité, et
d’autres effets à très long terme. Même si, demain, nous
changeons nos pratiques, une période persistera pendant
laquelle nous subirons les conséquences de nos actions
passées. Pourtant, je demeure optimiste, parce que j’ai
assisté à de petites victoires en France depuis une trentaine
d’années : le loup est revenu ; le lynx, qui avait sensiblement
disparu, repeuple la Bourgogne ; on croise à nouveau des
bouquetins et des chamois. Le tableau mondial est bien sûr
loin d’être reluisant, mais il y a plusieurs progrès locaux.
En tant que biologiste, je m’interroge : quels animaux
survivront ? Mais aussi, quelles espèces apparaîtront ? Du
point de vue évolutif, il est tout aussi important de préserver
ce qui existe que de préserver les possibilités d’évolution,
justement. Un facteur du changement global, qui m’inquiète
potentiellement beaucoup, c’est le phénomène
d’homogénéisation du vivant. Si l’ensemble des écosystèmes
tendent à se ressembler sous la pression des espèces
invasives et de l’anthropisation des habitats, alors nous
perdrons beaucoup de biodiversité et le champ des possibles
se retrouvera irrémédiablement réduit. Quand on songe à la
disparition des grandes forêts primaires, que ce soit en
Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud, ce sont autant
d’habitats différents, diversifiés, qui sont en train de
disparaître, avec une somme d’êtres vivants que nous
n’avons même pas étudiés, que nous ne connaissons en rien.
Comme naturaliste et carcinologiste, ce qui m’intéresserait
à présent, ce serait d’aller sonder les grands fonds marins, un
domaine encore très mal connu par les scientifiques, parce
que plonger à 10 kilomètres sous l’eau s’avère parfois aussi
compliqué que d’aller poser un pied sur la Lune. Ce monde-
là, même s’il est de plus en plus étudié grâce à des robots,
nous reste malgré tout inconnu. Il nous réserve des
découvertes fantastiques !
D’autres intelligences existent sûrement
dans les abysses des grands fonds marins,
un milieu encore très peu exploré.
J’ai commencé mes travaux de recherche sur une petite
crevette, un crustacé d’eau douce ayant des cousins dans les
océans. Sauf que ma crevette des rivières de Bourgogne
mesure 1 centimètre, alors que l’équivalent marin dans les
fosses océaniques fait 10 centimètres et arbore des formes et
des couleurs incroyables, est hérissée de grands piquants
pour se défendre des prédateurs, etc.
Il y a un monde merveilleux à découvrir dans les abysses.
Dans un endroit où la lumière est absente, où les ressources
alimentaires sont rares, le temps s’écoule à un rythme
indolent. Je parie que certains animaux là-bas vivent des
centaines d’années, puisque tout va au ralenti. Et que des
types d’intelligence encore inconnus nous y attendent…
Patrice Debré est un spécialiste des microbes. Il y a consacré sa vie. Ce
professeur de médecine reconnu appartient aussi à une sacrée dynastie. Il est le
petit-fils du professeur Robert Debré et le fils du peintre Olivier Debré. Mais il
n’abuse pas de ce patronyme célèbre. On sent chez lui le désir de bien faire, de
choisir les mots à la fois précis, justes et simples.
Patrice Debré explique que les microbes sont partout, cherchent toujours de
nouveaux territoires, franchissent la barrière des espèces et sont même capables
de rester silencieux pendant des années.
Il aime rappeler que nous ne saurions vivre sans les microbes : ils nous font du
bien, même s’ils peuvent aussi nous faire du mal et être à l’origine d’épidémies. Et,
en l’espèce, on constate que la fécondité de la nature dépasse souvent
l’imagination des scénaristes les plus fous… Ce que nous vivons avec la Covid-19
en est la preuve.
Pour ce biologiste, la vraie définition de la vie, c’est la cellule. Et les prédateurs
de la cellule, ce sont les microbes.
Les épidémies ont marqué l’Histoire, ruiné des économies. Nous ne savons
toujours pas vraiment dompter les microbes. Ils ont cent et une stratégies pour
déjouer les systèmes de défense… et s’adapter à de nouveaux milieux.
À travers de nombreux exemples puisés dans l’histoire des sciences, Patrice
Debré nous propose le passionnant récit de ces prouesses évolutives.
Patrice Debré est professeur
d’immunologie à Sorbonne
Université. Il a été ambassadeur
de France chargé de la lutte
contre le sida et les maladies
transmissibles.

Nous ne saurions vivre sans les microbes, ces Janus du monde


vivant. Mortels quand ils transmettent la peste ou le choléra, ils
restent indispensables à notre digestion. Les microbes forment un
bestiaire d’une indomptable vitalité, aux capacités dépassant
l’imagination des scénaristes les plus fous !

Sous le terme de microbe, les biologistes englobent trois


grandes familles de micro-organismes : les virus, les
bactéries et les parasites, dont les champignons. Les virus
jouent un rôle un peu à part dans ce casting : eux seuls ont
besoin de parasiter des cellules pour survivre. Ce vampirisme
cellulaire leur est nécessaire pour produire leur énergie.
À l’instar des champignons, les bactéries sont, à l’inverse,
capables de proliférer d’elles-mêmes. Le monde invisible et
divers des bactéries entre en contact avec l’homme de deux
manières. D’abord à travers les variétés pathogènes, à
l’origine des maladies infectieuses et qui furent peut-être les
premières à attirer l’attention sur le règne des bactéries.
Ensuite via les bactéries commensales, c’est-à-dire celles
avec lesquelles nous vivons et qui nous rendent de très
grands services.
Nous avons fait un pas de géant dans la connaissance des
virus et des bactéries dans la seconde moitié du XXe siècle.
90 % d’entre eux nous étaient encore inconnus il y a
seulement quarante ans. Aujourd’hui, pour les étudier, les
biologistes partent en quête de bactéries aux quatre coins de
la planète, pas seulement dans l’environnement et les sols,
mais aussi chez les animaux et l’homme. Pour qui voudrait
être un explorateur du monde bactérien, partir à la recherche
de ces microbes commensaux est sans doute un excellent
moyen de réaliser de nouvelles découvertes ! Dans votre
bouche, au moment où vous lisez ces lignes, vivent peut-être
des bactéries inconnues de la science.
Les virus sont des machines parasitaires,
les bactéries des organismes vivants
microscopiques. Ils accompagnent les
humains depuis la nuit des temps…
La prise de conscience de l’existence d’organismes
infectieux – organismes transmettant l’infection – a été l’objet
de jalons récents dans l’histoire de la médecine. L’un de
ceux-ci fut la prévention d’une contamination, celle de la
fièvre puerpérale qui tuait les femmes en couche, par le
lavage des mains. Cette première mesure d’hygiène fut une
démonstration indirecte de l’existence de germes
pathogènes, sans prouver expérimentalement ni leur
existence ni leur rôle. Cette découverte de la première moitié
du XIXe siècle se doit cependant d’être rappelée, non
seulement à cause de ses conséquences, mais par la
réflexion qu’elle inspira sur la contagion. Le mérite en revient
à un gynécologue hongrois, du nom d’Ignace Philippe
Semmelweis. Alors qu’il faisait ses études à Vienne, ce
dernier remarqua que, dans les deux grandes maternités de
la ville, les pourcentages de mortalité étaient très différents.
Dans la première, on signalait de nombreux décès ; dans la
seconde, beaucoup moins. Autre différence essentielle, il y
avait dans la première des étudiants en médecine.
Le rapprochement de ces faits n’était pas évident, mais
Semmelweis songea que les étudiants en médecine
pouvaient d’une certaine manière être responsables de la
mortalité dans le premier hôpital. Il suivit donc ces étudiants
tout au long de la journée et observa qu’ils passaient
directement des salles d’autopsie aux examens
gynécologiques des femmes enceintes, ce qui confortait son
hypothèse. Il réussit alors à faire imposer un lavage des
mains, et cet acte diminua la mortalité de cette maternité. Et
prouvait que les étudiants emportaient sur leurs mains
quelque chose qui provoquait la mort.

Le mal noir
Plus tard, Louis Pasteur démontra que les responsables
d’un certain nombre de maladies infectieuses étaient des
bactéries. Pasteur était au départ un chimiste. Dans une
expérience que je considère comme l’une des plus
remarquables de sa longue vie de scientifique, il prit du sang
d’un animal venant de mourir, en l’occurrence de la maladie
du charbon, autrement connue sous le nom d’anthrax, le
« mal noir ». Il dilua progressivement ce sang : une fois, dix
fois, cent fois, mille fois, dix mille fois et ainsi de suite. Mais il
y avait une astuce : entre chaque dilution, Pasteur laissait
s’écouler un temps suffisamment long à l’étuve pour que les
bactéries se reproduisent et prolifèrent. Tant et si bien qu’à la
dernière dilution, il ne resta plus que des bactéries. Il injecta
alors la solution, qui contenait une part infinitésimale du
plasma initial, à un autre animal, qui mourut à son tour du mal
noir. Généralisant le phénomène, le savant en conclut que les
microbes peuvent être responsables des maladies
infectieuses.
À l’époque, des voix s’élevèrent, y compris parmi les plus
grands médecins et académiciens, pour remettre en question
la conclusion de Pasteur. Elle se heurtait à celle d’un célèbre
médecin de l’époque, François Broussais, qui expliquait tous
les phénomènes pathologiques par l’irritation et l’inflammation
des tissus, de sorte qu’il niait l’infection par un micro-
organisme extérieur. Un autre collègue, quelques années plus
tard, convaincu qu’il y avait effectivement des microbes,
opposa à Pasteur : « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse
de tous ces microbes ? Il suffit d’en regarder un pour les voir
tous. » Autrement dit, c’était nier toute spécificité alors que
chaque microbe, en l’occurrence chaque bactérie, a ses
propres particularités, est responsable ou non de maladies
infectieuses, dont chacune a ses caractéristiques et son
évolution.
Au XIXe siècle, l’Académie de médecine
avait du mal à admettre que des micro-
organismes pouvaient provoquer des
maladies !
Pasteur fit une autre découverte majeure, dont nous avons
entendu beaucoup parler depuis la pandémie de la Covid-19 :
il existe des porteurs asymptomatiques de microbes
potentiellement pathogènes. C’est une histoire assez
remarquable. Pasteur avait noté que, si les moutons
mouraient lorsqu’on leur injectait l’anthrax, les poules au
contraire n’étaient pas atteintes : il y avait bien infection, mais
sans maladie. Un de ses détracteurs, Gabriel Colin, qui avait
l’habitude de le critiquer à chacune de ses expériences,
assura qu’il saurait, lui, contaminer une poule en lui injectant
le bacille de l’anthrax. Il échoua et dut admettre qu’un
microbe infectieux pouvait se développer dans un organisme
sans le rendre malade.
L’affaire ne s’arrête pas là. Quelque temps plus tard, les
deux savants se rencontrèrent à nouveau, Pasteur arrivant
cette fois avec une cage contenant des poules, dont l’une
était bel et bien morte après avoir reçu une injection du bacille
de l’anthrax. Gabriel Colin était perdu face à ce revirement
apparent de l’expérience. Comment Pasteur avait-il entraîné
la mort de l’animal ? « C’est très simple. La maladie se
déclare lorsque je diminue la température de la poule, en
l’occurrence lorsque je la plonge dans l’eau froide. Cette
poule qui était porteuse saine devient malade, et c’est ce qui
nous arrive tous les hivers, quand nous ouvrons une fenêtre
et que nous attrapons un rhume. »
Pasteur avait compris le pouvoir des
microbes, leur puissance de destruction. Il
savait aussi qu’ils sont partout.
Que faut-il retenir de cette histoire ? Tout d’abord, l’intuition
scientifique remarquable de Pasteur. Ensuite, qu’il existe des
porteurs sains asymptomatiques et que, par une modification
environnementale, le germe – en l’occurrence, la bactérie –
peut se développer et entraîner à son tour une maladie. Si on
met toutes ces connaissances bout à bout, on retient cette
notion absolument capitale que les microbes sont partout. Ils
grouillent sur les surfaces, le bout de nos doigts, dans les
gouttelettes de salive. D’où la nécessité d’une hygiène
irréprochable dans les hôpitaux. Poussant cette précaution à
l’extrême, Pasteur refusait même de serrer la main !

Colonisations
D’où viennent les maladies infectieuses qui frappent les
hommes ? Comment émergent-elles sur Terre ? Elles sont
issues la plupart du temps du monde animal. Durant la
préhistoire, la domestication des premiers animaux a vu
apparaître une série de maladies qui nous empoisonne
encore la vie aujourd’hui : le tétanos avec le cheval, la variole
avec le bœuf, et un cortège d’infections avec le poulet et le
porc. Fait notable, les animaux domestiqués dans l’« Ancien
Monde » diffèrent de ceux du « Nouveau Monde », à savoir
de l’Amérique, où on rencontrait l’alpaga, le lama, le cobaye
(que nous connaissons sous le nom de cochon d’Inde). À
races distinctes, maladies spécifiques… C’est pourquoi,
lorsque Christophe Colomb et les Espagnols arrivèrent avec
leur lot de maladies issues d’animaux européens, les Indiens
n’avaient pas développé d’immunité collective contre ces
pathogènes, et ce fut l’hécatombe.
Les épidémies, très souvent, viennent de
l’animal. Les microbes ont appris à franchir
les barrières des espèces.
Nous savons aujourd’hui que ce triste exemple historique,
loin d’être un cas isolé, reflète en réalité la façon dont les
épidémies naissent dans nos sociétés mondialisées. Pasteur
avait déjà compris qu’un être microscopique venant d’une
lointaine contrée d’Afrique et débarquant en Europe, par une
circonstance fortuite, y déclencherait éventuellement une
épidémie, et inversement. Les épidémies émergent dans un
endroit, puis diffusent assez rapidement sur le globe à la
faveur des voyages, des rencontres, des migrations et des
modifications environnementales. Les facteurs influençant la
propagation sont nombreux, même si le principe est
universel : départ de l’épidémie au contact de l’animal, puis
contagion interhumaine.
Les épidémies de peste du Moyen Âge ont duré des siècles
et laissé leur empreinte funeste dans notre histoire. Dans son
roman La Peste, Albert Camus dépeint ce fléau : « Athènes
empestée et désertée par les oiseaux, les villes chinoises
remplies d’agonisants silencieux, les bagnards de Marseille
empilant dans des trous les corps dégoulinants, la
construction en Provence du grand mur qui devait arrêter le
vent furieux de la peste, les malades tirés avec des crochets,
le carnaval des médecins masqués pendant la peste noire,
les charrettes de morts dans Londres épouvanté, et les nuits
et les jours remplis, partout et toujours, du cri interminable
des hommes. »
La tuberculose est une des premières
maladies épidémiques connues. Le choléra,
la variole et la peste font partie de notre
histoire depuis fort longtemps.
La peste est l’archétype de la pandémie d’origine animale
ayant franchi la barrière des espèces. Si on remonte le fil de
ses « territoires », on s’aperçoit que, depuis des milliers
d’années, vivait dans le tube digestif des rats un microbe
assez proche de celui qui nous donne des fièvres typhoïdes.
À l’occasion des grandes famines, dont les rats souffraient
autant que les hommes, ce microbe est passé du tube digestif
du rat à son sang – deuxième territoire, donc. Puis les puces
sont arrivées. Le microbe s’est adapté à la piqûre de la puce
et a voyagé dans le corps de celle-ci – troisième territoire.
Mais là où l’histoire devient remarquable, c’est qu’ensuite le
microbe a acquis une capacité assez curieuse : il s’est mis à
fabriquer des bouchons dans le « proventricule » de la puce,
qui est une sorte de trompe avec laquelle elle pique l’homme.
À cause du bouchon, lorsque la puce affamée aspire le sang
de l’homme, ce sang ne parvient pas à pénétrer dans son
estomac, si bien qu’elle est obligée de le régurgiter aussitôt.
Sauf que, durant son bref séjour dans la trompe, le fluide a
attrapé au passage quelques microbes… Ainsi a débuté la
contamination humaine.
Du tube digestif au sang du rat, de ce sang au
proventricule, et du proventricule de la puce à l’homme : dans
ces passages successifs, le rat est un intermédiaire de
première importance. C’est intéressant, car l’une des raisons
pour lesquelles la peste a disparu – du moins en Europe –,
c’est que les races de rats qui étaient très sensibles aux
bacilles ont été remplacées par une autre race résistante à
ces microbes ! En somme, les puces et les rats occupaient
toujours la scène, mais la peste ne pouvait plus se
transmettre de l’un à l’autre.
Toutes les grandes pestes du Moyen Âge ont sévi pendant
des siècles et des siècles, jusqu’à l’arrivée de nouveaux rats,
qui ne jouaient plus le rôle de vecteurs. Entre-temps, l’homme
a cherché à se protéger de la maladie et a inventé la
quarantaine – qui est, d’une certaine manière, l’ancêtre du
confinement actuel.
La quarantaine a vu le jour à la fin du XIVe siècle, à
Dubrovnik. En raison d’épidémies récurrentes, les citoyens
avaient incité les bateaux qui accostaient et leurs occupants à
séjourner, plusieurs jours durant, dans le port, sans contact
avec l’extérieur, avant de débarquer. L’isolement préventif
durait alors trente jours. Le conseil de Venise ne tarda pas à
l’augmenter de dix jours, d’où le nom de quarantaine. À
Venise, on envoyait les cas suspects à l’église Santa Maria di
Nazareth : elle a inspiré le nom de « lazaret », qui désigne un
établissement médical dans lequel on confine les malades.
Les quarantaines étaient alors efficaces dans l’ensemble,
même si des ruptures dans son application, causant l’évasion
de rats, ont pu amener la peste sur le continent.
J’ai cité La Peste de Camus, mais j’aurais pu évoquer Le
Hussard sur le toit, de Jean Giono, ce magnifique récit
littéraire d’une épidémie. Écrit en 1951, le livre décrit
l’infection de choléra en Provence, au début du XIXe siècle. À
l’époque, les épidémies terrorisaient les gens. Il me semble
que, lorsqu’on connaît mieux ce qu’est une épidémie, la
manière dont elle survient et diffuse, on sait mieux vaincre les
peurs ; on a en tout cas conscience que de tels désastres
existent et frappent. Rappelons-nous toutefois que nous
sommes aujourd’hui centrés sur les virus, mais qu’il existe
aussi de nombreuses bactéries qui résistent aux antibiotiques
et que c’est probablement là un autre fléau qui nous menace.
La fécondité de la nature surpasse l’imagination des meilleurs
scénaristes.

Nouvelles menaces
Les microbes semblent sans cesse à la recherche de
nouveaux territoires. Ils préexistaient à l’homme et se sont
adaptés à notre propre prolifération sur la planète. Dans Alice
au pays des merveilles, alors qu’elle est en train de courir, la
jeune fille saisit soudain la main de la Reine de cœur et
l’interroge : « Ma reine, comment se fait-il que je cours et que
je n’avance pas ? » Et la reine de lui répondre : « Ici, il faut
courir très vite pour rester sur place. » Cette image a été
reprise par un théoricien américain de l’évolution du nom de
Leigh Van Valen, selon qui il n’y a pas d’évolution des
espèces, mais bien coévolution. En l’occurrence, l’être
humain et les microbes ont toujours voyagé ensemble, tout
du moins depuis que nous existons ! Si d’ailleurs on revenait
à un grand cadran du vivant de douze heures, les bactéries
seraient apparues à 2 heures 45 minutes, elles seraient
restées toutes seules jusqu’à 9 heures 15 minutes, tandis que
nous ne serions entrés en scène qu’à la dernière seconde…
Pour certains scientifiques, l’être humain
n’existe que pour permettre aux microbes de
survivre.
Dans ce maelström planétaire de déplacements humains et
microbiens, comment trouve-t-on la source d’une épidémie ?
Nombre d’entre elles commençant dans la faune, et
principalement la faune sauvage, les spécialistes doivent
mener une véritable enquête en partant du microbe tel qu’on
le voit apparaître chez l’homme, pour remonter jusqu’à la
source de contagion, non sans examiner toutes les
possibilités de dispersion dans l’environnement. Pour mener
à bien ce travail, il faut réunir divers experts, pas seulement
des médecins et des biologistes, mais aussi des vétérinaires,
des spécialistes de l’environnement, de l’écologie et du
climat. Bien entendu, puisqu’il s’agit de comportement
humain, il faut aussi s’appuyer sur les chercheurs en sciences
humaines et sociales. Sans oublier les télécommunications et
les informaticiens, indispensables pour recueillir les données.
Si depuis la création de l’Organisation mondiale de la santé
(OMS), en 1948, la coopération internationale a progressé
pour identifier la source d’une épidémie, l’exemple de la
Covid-19 démontre qu’il n’y a probablement pas assez de
collaborations et d’interactions entre les responsables et
scientifiques des différents pays du monde pour lutter contre
les épidémies. Or il est capital de remonter à la source d’une
épidémie pour deux raisons. Tout d’abord, pour prévenir une
réapparition future du microbe, il est nécessaire de
comprendre comment il a émergé. Ensuite, saisir par quels
canaux le virus ou le pathogène originel s’est ensuite propagé
chez l’homme est tout aussi précieux. Les microbes circulent
très vite, aussi faut-il que les pays susceptibles d’être
contaminés puissent réagir avec la plus extrême célérité et
soient donc avertis pour pouvoir prendre des mesures
rapidement.
Hygiène, vaccins : comprendre les virus,
c’est l’assurance de mieux s’en protéger.
Pourquoi une épidémie s’arrête-t-elle ? Voilà qui paraît
aussi difficile à comprendre que son émergence. La peste a
cessé parce que les rats sont devenus résistants au bacille.
L’épidémie de SRAS en 2003 a, elle, été bloquée grâce aux
mesures de distanciation prises à l’époque. Mais les chances
que d’autres infections à coronavirus s’arrêtent aussi
facilement sont, hélas, minces. L’aléa domine face à la Covid-
19. Les variations saisonnières peuvent influencer la
contagion, et le virus peut muter à chaque instant dans une
version capable de se propager plus vite et mieux. Pour faire
face à cette grande incertitude, nous n’avons pas d’autre
choix que d’adopter le maximum de mesures d’hygiène afin
d’empêcher que l’épidémie ne perdure.
Je crois qu’il y a déjà une grande leçon que nous devons
tirer de la pandémie de la Covid-19 : il faut éduquer, informer,
et aucune décision ne peut être prise si le public, mais aussi
les médias et les politiques ne comprennent pas ce qui se
passe d’un point de vue scientifique. Les mesures d’hygiène
sont adoptées seulement si tous les acteurs de la société
civile en saisissent l’intérêt. Il faut aussi se rendre compte que
la science n’est jamais une vérité pure, car les situations
épidémiques évoluent avec le temps. Je suis toutefois
convaincu que l’éducation au monde des microbes, leur
virulence, nous aide à vaincre les peurs qu’ils nous inspirent.
Il vaut certainement mieux recevoir ces leçons en « temps de
paix ». Hélas, dans ces moments de tranquillité, le citoyen ne
se soucie pas des désastres annoncés…

Moissonneuses-batteuses
Le « génie » du virus, c’est sa capacité à muter. La grippe
revient chaque année, avec une nouvelle souche
génétiquement distincte de la précédente. Mais les mutations
ne sont pas les seuls « incidents » de parcours que
surveillent les épidémiologistes. Il y a aussi des occasions
particulières par lesquelles les épidémies se propagent. Ainsi,
il existe une épidémie assez curieuse qui s’appelle la fièvre
hémorragique d’Argentine. Cette maladie désarçonnait les
médecins : pourquoi survenait-elle régulièrement au moment
des moissons ? À force d’enquêtes, on s’est aperçu que cela
datait… de l’arrivée des moissonneuses-batteuses. Lors des
moissons, les rats habitant les champs étaient pris dans les
rotors des machines et du sang giclait sur les agriculteurs. À
cette occasion, on a compris qu’une activité humaine pouvait
être responsable de la propagation d’épidémies.
Au fait, comment notre corps résiste-t-il aux microbes ?
D’abord, grâce à notre immunité innée, c’est-à-dire celle qui
préexiste à l’entrée du microbe. Certaines cellules du
système immunitaire s’attaquent aux microbes dès qu’ils
s’introduisent dans l’organisme. Une seconde immunité,
adaptative, s’acquiert au contact des organismes hostiles et
déploie son système de défense, notamment via la production
d’anticorps. Pour autant, cette immunité acquise n’est pas
nécessairement efficace. Il existe des maladies pour
lesquelles notre immunité fonctionne correctement, comme la
Covid-19. Le sida, en revanche, ne se combat pas sans l’aide
de médicaments : le virus suscite une réponse immune
indiscutable du porteur, mais cette réaction n’éradique pas le
microbe et ne suffit pas à protéger le malade.
Virus, bactéries et champignons ont
développé d’innombrables stratégies pour
déjouer les systèmes de défense.
Et les vaccins, comment nous protègent-ils d’une
infection ? Eh bien, ils stimulent le système immunitaire et
l’aident à développer ses propres armes – les anticorps et les
cellules du système immunitaire – contre l’intrus. Fabriquer un
vaccin exige, pour chaque infection à prévenir, de connaître
les « corrélats » de protection immunitaire : à quoi l’immunité
est-elle due ? S’agit-il d’une immunité innée ou acquise ?
Puis on cherche, par différents produits, à susciter cette
défense, à en développer la mémoire, seule possible pour
l’immunité acquise. La version la plus simple d’un vaccin est
celle qu’a inventée Pasteur, quand il a utilisé des microbes
tués ou atténués pour essayer d’induire une immunité
préventive ou thérapeutique. En ces temps où la vaccination
rencontre quelques résistances auprès de certaines
populations, il y a un point capital du vaccin que je me dois de
rappeler : se faire vacciner, c’est aussi protéger les autres.

Bactéries bienveillantes
Les microbes peuvent nous détruire, mais il nous serait
impossible de vivre sans eux. Ils pullulent par milliards dans
l’obscurité de nos entrailles. Ils nous aident à lutter contre les
infections et renforcent notre système immunitaire. Pasteur
lui-même avait déjà perçu le bénéfice que les animaux tirent
parfois des bactéries, mais il se déclarait suffisamment
occupé par les microbes pathogènes pour s’intéresser aux
microbes commensaux, c’est-à-dire ceux qui nous sont
indispensables. Et c’est un de ses collaborateurs, Elie
Metchnikoff, qui a été le précurseur de nombreux travaux
modernes montrant que les microbes commensaux sont
ambivalents : ils nous rendent des services biologiques tout
en étant parfois à l’origine de maladies.
Quels sont ces services ? Les microbes commensaux ont
deux grandes fonctions. La première a trait à la digestion, en
particulier celle des sucres (dont les amidons), source
d’apports vitaminiques et de protéines. Ce rôle est
extrêmement important, au point que je souligne souvent que,
lorsque nous mangeons, nous nourrissons ces bactéries, qui
digèrent pour nous une partie de notre alimentation. Le
second service qu’ils nous rendent est sans doute plus
étonnant : ils éduquent notre système immunitaire pour lutter
contre les mauvais microbes.
Les microbes pullulent dans l’obscurité de
notre corps et nous rendent bien des
services !
L’association est aussi bénéfique pour l’homme que pour le
microbe. Le microbe, parce qu’il est nourri avec notre
alimentation. Et nous, parce que le microbe sert à la digestion
et à l’éducation du système immunitaire. Est-ce là une forme
d’intelligence du vivant ? Disons plutôt qu’il s’agit d’une forme
de coévolution qui assure un gain aux deux parties.
Cependant, cette histoire n’est pas si simple : comme je le
disais plus haut, la présence de ces microbes est corrélée à
un cortège de pathologies humaines, certains cancers et
maladies dites auto-immunes comme les polyarthrites
rhumatoïdes, mais aussi les diabètes et divers troubles
métaboliques, voire d’ordre psychiatrique comme l’autisme,
dont ils pourraient être, au moins en partie, responsables. La
recherche sur ce phénomène est importante, elle tente
d’expliquer le lien entre ces microbes et les pathologies.
Mais où se dissimulent ces bactéries avec lesquelles nous
vivons et qui forment ce que les biologistes appellent le
microbiote ? Pas seulement dans les intestins, comme on le
croit souvent, mais sur toutes les surfaces d’échanges de
notre corps avec l’environnement. Par exemple, la peau est le
lieu de production de nos odeurs, et, fait extraordinaire, sans
le microbiote, nous serions aussi inodores qu’un caillou !
Certains animaux se reconnaissent ou attirent les insectes
grâce aux effluves de leur microbiote. Des bactéries peuplent
également nos voies aériennes supérieures et le vagin des
femmes.
Un déséquilibre dans la population de bactéries peut
entraîner des troubles. Une dysbiose est une prolifération
anormale d’un ou plusieurs types cellulaires de bactéries, qui
rompt la symbiose gagnant-gagnant. Comment corriger un tel
dysfonctionnement de la flore microbienne ? Par greffe de
microbiote, par transfert de selles. Une seule situation
autorise aujourd’hui les médecins à envisager cette solution :
en cas d’infection à Clostridium difficile, une bactérie très
dangereuse. Cela dit, derrière cette utilisation unique, des
recherches sont menées pour soigner d’autres maladies qui
seraient dues à un microbiote dysfonctionnant.
On le comprend, ces pathologies sont le prix à payer pour
des dizaines de millions d’années de coévolution entre les
bactéries et les animaux – toute l’aventure du vivant, en
somme. Il faut s’y résoudre : l’homme ne peut pas vivre sans
microbes. Amour et guerre à la fois, voilà le pacte que nous
avons scellé avec ce fascinant monde microscopique qui vit
en nous.
TABLE

Préface
LES MYSTÈRES DU BLOB
Accroché au plafond
Miam miam !
Blob l’éponge
À l’école du blob
Les fils d’Ariane
Tempérament
Réseau routier
Station spatiale
LA VIE SECRÈTE DES CHAMPIGNONS
Un monde secret sous nos pieds
Même sur le corps !
Sexe souterrain
Records de taille
Symbiose planétaire
Le paradis perdu de la truffe
Pourriture
Des soignants qui s’ignorent
Mi-anges, mi-démons
L’INVENTIVITÉ DES PLANTES
Une question de définition
Ibiza floral
Réseau électrique
Mémoire d’éléphant
Des sens à la racine
Ménage à trois
Dans la peau d’une plante
L’INTELLIGENCE DES ANIMAUX
Mesurer l’intelligence des animaux
De la communication chez les dauphins
Baby-sitting de dauphins
Les émotions des animaux
Les personnalités animales
Apprendre des animaux
Les animaux dans la société de demain
L’INTELLIGENCE INSOUPÇONNÉE DES OISEAUX
Déco dans le berceau
Route migratoire
Des étourneaux dans un avion
Câlin de corbeau
Mille sabords !
Dons d’imitation
LE BIOMIMÉTISME POUR NOS FUTURS SOUHAITABLES
S’inspirer du vivant
Photosynthèse artificielle
Ailes d’aigles
Le verre : passer du feu à l’eau…
Moules collantes
Modèle de villes
HAUT QI SOUS LA MER : LES POULPES
L’expérience de Cousteau
Caméléons
Traces sur la plage
Fantasmes littéraires
Monstre des fonds marins
Soins maternels
Des yeux uniques
LE MONDE SENSIBLE DES PLANTES
Communauté d’individus
Quand la musique est bonne
Échanges cosmiques
Air trans-aviaire
Sensibilité végétale
Écologie du désir
Baume apaisant
INTELLIGENCES ANIMALES
Tous à l’eau !
Attention-danger-ciel
L’IA à la rescousse
Valse aérienne
À chacun son intelligence
Aïe l’hameçon !
Au cimetière des éléphants
Au fond des abysses
LE DOUBLE VISAGE DES MICROBES
Le mal noir
Colonisations
Nouvelles menaces
Moissonneuses-batteuses
Bactéries bienveillantes

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