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Analyses transgénérationnelles pour mieux

comprendre
Les destins de Camille Claudel
Charles Perrault, Jack Nicholson
George Bush, Victor Hugo
Vincent van Gogh
(Tome I)

Thierry Gaillard
Ghislain Devroede
Denise Morel-Ferla
Elisabeth Alves-Périé
Simone Bard Cordier
Elisabeth Horowitz
Marc-André Cotton

Génésis éditions
Copyright © 2020 Le visible et l'invisible SARL

GENESIS EDITIONS
18, RUE DE-CANDOLLE, 1205 GENÈVE, SUISSE
WWW.GENESIS-EDITIONS.COM
IMPRESSION BOD, BOOKS ON DEMAND,
NORDERSTEDT, ALLEMAGNE
DISTRIBUTION FRANCOPHONE : SODIS
DISTRIBUTION POUR LA SUISSE : BUCHZENTRUM
2020 PREMIÈRE ÉDITION
© 2020, LE VISIBLE ET L’INVISIBLE SARL.
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
ISBN : 978-2-940540-31-0
Contents

Title Page
Copyright
Préface et remerciements
Introduction
Ghislain Devroede
I. Ayant mal à mes ancêtres, j’ai fait mal à mes enfants
Denise Morel-Ferla
III. Les fantômes de la famille Perrault
Thierry Gaillard
III. Camille Claudel rattrapée par son héritage transgénérationnel
Élisabeth Alves-Périé
IV. Les Van Gogh : des gens très bien
Simone Bard Cordier
V. Victor Hugo ou la
rédemption de Caïn
Élisabeth Horowitz
VI. Les secrets de famille de Jack Nicholson
Marc-André Cotton
VII. Du sacrifice de soi au sacrifice de l’autre dans la politique de
la famille Bush
Analyses transgénérationnelles
pour mieux comprendre
TOME 1
Les destins de
Camille Claudel, Charles Perrault,
Jack Nicholson, George Bush,
Victor Hugo et Vincent van Gogh

COLLECTION PSYCHOGÉNÉTIQUE
GÉNÉSIS ÉDITIONS

GENESIS Editions
18, rue De-Candolle, 1205 Genève, Suisse
www.genesis-editions.com
Impression Bod, Books on Demand,
Norderstedt, Allemagne
Distribution francophone : SODIS
Distribution pour la Suisse : BUCHZENTRUM
2020 Première édition
© 2020, Le visible et l’invisible SARL.
Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-940540-31-0
Préface et remerciements
J’adresse mes remerciements à toutes celles et tous ceux qui ont
soutenu ce projet d’ouvrage collectif, et en particulier les co-auteur-e-
s qui ont généreusement permis à cet ouvrage de prendre forme.
En préservant l’indépendance de chacun des participants, cet
ouvrage collectif propose un éventail de perspectives susceptibles
d’enrichir la recherche dans un domaine en plein essor autour de la
thématique transgénérationnelle. Si certains textes ont pu être
intensément discutés avant d’aboutir à la version publiée, d’autres
sont ici reproduits strictement dans leurs formes premières, selon les
vœux de leurs auteur (e) s.

Thierry Gaillard, juin 2020


Introduction
Thierry Gaillard

Les témoignages se multiplient, qui montrent la nécessité d’intégrer


nos héritages transgénérationnels pour surmonter certaines de nos
difficultés, redevenir acteurs de nos destins. Comme cet ouvrage
propose d’en rendre compte, les personnalités n’échappent pas aux
influences des liens entre les générations.
Pour décrypter la présence de nos héritages transgénérationnels et
leur influence sur nos vies, l’expérience de certaines personnalités
connues nous offre des enseignements de premier ordre. Ceux-ci
nous aident à identifier ce passé resté présent, première étape à son
intégration, pour éviter qu’il ne se répète. Nous y intéresser, c’est
déjà œuvrer dans le bon sens, opposer un désir à nos inerties,
chercher à comprendre, à nous comprendre.
Depuis une trentaine d’années, les analyses transgénérationnelles
de personnalités connues ont contribué à faire connaître cette
dimension de l’être en quête de résilience. Les études de Serge
Tisseron sur Tintin, sa découverte d’un secret dans la famille de
l’auteur, Hergé, avaient frappé l’opinion publique quant à la
pertinence des analyses transgénérationnelles. Dans Les Visiteurs
du moi, Alain de Mijolla avait analysé les aliénations d’Arthur
Rimbaud, hanté par des événements vécus par son père.
Inconsciemment identifié à son père, le poète « confondait sa ville de
naissance avec celle de son grand-père (Dole). Il disait fuir la police
militaire, se croyant déserteur du 47e régiment d'infanterie ; or, il n'a
jamais été militaire et le 47e régiment était celui de son père ». Une
de ses expressions « Je est un autre » fut largement reprise dans la
littérature transgénérationnelle pour évoquer le pouvoir d’aliénation
des lacunes dans les filiations, et donc la nécessité d’intégrer nos
héritages.
Le destin des personnalités dont il est ici question commence par
des promesses de reconnaissance d’un talent, et parfois par des
succès qui les projettent sous les feux des projecteurs. Ce sont des
destins fragiles, toujours sous la menace d’une possible chute.
L’identification à ces personnalités fait vendre les chroniques
« people » qui rapportent leurs joies et leurs misères, ces montagnes
russes que nous connaissons tous et qui nous font parfois grandir.
Comme un adolescent qui éprouve un besoin d’autonomie, un même
scénario se répète : une star est née, faisant la une des journaux, le
bonheur de ses producteurs, au risque d’être progressivement
dépossédée d’elle-même, prisonnière de son image et de ses
contrats. Elle peut alors choisir de revenir vers elle-même, de se
libérer des rôles aliénants qui lui collent à la peau, à commencer par
les histoires non intégrées de sa propre famille, parfois restées
secrètes.
En revenant sur des histoires parfois déjà connues, mais pas
toujours bien comprises, les auteurs de ce livre invitent les lecteurs à
percevoir, derrière les apparences, le fonctionnement des lois du
transgénérationnel. Leurs textes contiennent d’importantes
indications. Ils nous familiarisent avec ces parts inconscientes qui
nous habitent tous, offrant des éclairages précieux, des prises de
consciences libératrices.
Cet ouvrage collectif s’inscrit dans cette perspective de partager
pour un public élargi les analyses transgénérationnelles de ces
personnalités comme susceptibles de servir d’exemples. En effet ce
genre d’analyse restitue les significations de certaines situations et
événements qui autrement pourraient paraître aberrants. Lorsqu’elle
redonne du sens aux vécus, l’analyse transgénérationnelle exauce
les vœux secrets de notre être, permet d’approfondir notre dialogue
avec la vie.
Ghislain Devroede

Ghislain Devroede est chirurgien, professeur à Sherbrooke depuis


plus de 34 ans, conférencier et auteur de best-seller.
Formé à la célèbre Mayo Clinic, promu à 35 ans professeur titulaire
au service de chirurgie du CHU de Sherbrooke (Québec), il
collectionne les distinctions scientifiques. Confronté à un cancer de la
thyroïde, pour rétablir l’harmonie entre le corps et l’esprit, il explore
son monde intérieur. Après une première psychanalyse
transformatrice, il découvre ensuite une multitude d’autres pratiques,
parmi lesquelles : le cri primal, la respiration holotropique, la
psychologie transpersonnelle et l’analyse transgénérationnelle.
Il a notamment écrit Ce que les maux de ventre disent de notre
passé (Payot), qui introduit le concept de somatisation
transgénérationnelle, puis, avec Anne Ancelin Schützenberger Ces
enfants malades de leurs parents (Payot).
I. Ayant mal à mes ancêtres, j’ai fait mal à mes
enfants

Ghislain Devroede

Le transgénérationnel dans la vie des célébrités ? Vous voulez rire


? Vous savez comme moi que les gens célèbres, glorifiés de leurs
réalisations pas toujours glorieuses, sont convaincu(e)s que le
monde n’existait pas avant eux, et de la célèbre maxime qui dit que «
après moi… le déluge »… !
Et vous savez aussi bien que moi que les gens qui s’interrogent
tout le temps sur eux-mêmes sont des nombrilistes qui n’ont pas
compris qu’ils doivent apprendre à vivre avec la donne. Comme l’écrit
si joliment Nancy Huston, écrivaine Canadienne, vivant en France
avec un Bulgare, après avoir été malmenée durement dans le Nord
Est Américain. En quoi elle s’aligne sur ce que pensaient les
théoriciens de la gestalt thérapie, créée par Frederick Perls,
psychanalyste dissident de génie. Je n’ai pas eu le bonheur de le
rencontrer, mais le plaisir de loger dans son ancienne chambre à
l’Institut Esalen, dans le Big Sur Country, endroit de rêve de
Californie, au bord de l’Océan Pacifique, avec ses bains d’eau
chaude issue des volcans locaux…De quoi faire voltiger plein de
fantasmes surgis de l’inconscient.
Ici et maintenant, disent-ils ? Oh oui ! Oui… mais…
Les héritages transgénérationnels, un problème médical ?
Dans les discussions préparatoires à cet ouvrage collectif sur le
transgénérationnel et les célébrités, Thierry Gaillard m’a invité à
introduire cette idée que pour comprendre un héritage, qu’il soit
psychologique et familial, conscient ou inconscient, intellectuel et
culturel, il est utile d’avoir l’ensemble du tableau, et en particulier le
contexte transgénérationnel dans lequel s’insère un héritage ou une
œuvre. Car en effet, j’en suis venu à comprendre à quel point il est
vain de vouloir séparer les choses, les œuvres de Camille Claudel et
ce que fût sa vie, celles de Vincent van Gogh de son héritage
transgénérationnel, et pareillement pour tant d’autres, voir pour nous
tous, comme pour Freud, ainsi que j’en proposerai quelques
éclairages en conclusion de cet article.
Comment est-ce que moi, médecin, formé à adhérer à
la « science », sinon à la méthode scientifique, j’en suis venu à
m’ouvrir et m’intéresser à tout ce qui relève du transgénérationnel ?
Est-ce vivre dans le temps présent que de se laisse manœuvrer
par les ficelles de nos inconscients, ou de se projeter dans un avenir
plus ou moins lointain sous les coups de fouet d’une volonté plus ou
moins luciférienne ? L’inconscient a beau contenir la sagesse
millénaire de l’humanité, c’est aussi la poubelle de notre histoire,
depuis l’instant lumineux de notre conception jusqu’à notre dernier
souffle. Il contient à la fois une sorte de guérisseur et de destructeur.
Mais je ne crois pas, comme Freud avec son « instinct de mort », que
le destructeur soit à l’égal de la vie elle-même. Il serait plutôt une
réaction à une blessure fondamentale extrêmement archaïque,
comme je l’ai écrit dans un de mes livres, pensant à tort ou à raison
que « Chacun peut guérir »[1]. Chaque « Un », avant d’être atteint par
une blessure fondamentale, que je crois la conséquence dramatique
d’une conception sans Amour…
Derrière tout malade, il y a aussi un Sujet profondément blessé,
dont le cri de douleur est étouffé, qui vient chercher un sparadrap en
guise de panacée de guérison. Et nous, les soignants, que ce soit de
la tête, du cœur, du corps, ou du sexe, nous le maintenons morcelé
en mille morceaux par notre approche multidisciplinaire. Que dis-je…
? Nous nous occupons seulement d’un morceau de son corps ! Ou
seulement de sa psyché comme si elle était quelqu’un d’autre que
lui… ! Comme si le corps et la tête ne se parlaient pas dans les deux
sens ! Nous ne reconnaissons pas l’existence d’un Sujet à part
entière, ni chez l’autre, ni chez soi d’ailleurs… Nous confondons
impunément les termes « soigner » et « guérir », sans chercher à
aider ce Sujet blessé à se prendre lui-même en mains. C’est pourtant
aussi ce qui engage le processus de guérison, où il est au gouvernail,
et où, nous, les soignants, ne sommes plus que des poteaux
indicateurs. Et comme le dit avec humour Louis Pauwels, un poteau
indicateur, ce n’est pas fait pour qu’on s’enroule autour…
Les brillants succès de la médecine scientifique ne guérissent
toujours pas une profonde rancœur populaire, l’écho de celles et
ceux souffrant de maladies chroniques, de troubles fonctionnels ou
psychologiques. Car l’approche rationnelle et statisticienne de la
médecine a aussi ses limites. Mon professeur de physiologie,
Charles Code, à la Mayo Clinic (Minnesota), où je me formais en
physiologie, biométrie et pathologies colorectales, l’avait bien
compris. En 1966 il me disait : « Ghislain, n’oublie jamais que la
durée de vie des connaissances médicales n’est que de sept
ans… ! ». Message reçu 5 sur 5, même s’il n’a pas manqué de me
désillusionner et de me déstabiliser.
Déjà défroqué des croyances catholiques en adoptant une autre
forme de croyance, plus laïque, celle de la « bible » scientifique, je
venais de me faire arracher ma nouvelle boussole par un célèbre
maître à penser ! Il me faudra donc trouver par moi-même la réponse
à mes besoins de certitudes, racines et autres pierres sur lesquelles
j’aimerais pouvoir un jour cheminer sereinement. Et je vois que je ne
suis pas seul dans cette quête. Je vois aussi comment notre société
cultive le recours à ces croyances-béquilles, religions, sciences dures
et sciences financières avec son discours économique, omniprésent
dans la bouche de nos dirigeants, repris à tue-tête par ces nouveaux
apôtres-missionnaires, payés pour convertir le monde insoumis….
jusqu’au jour où une maladie, un symptôme, les rappellera à l’ordre...
Et l’histoire se répète, hélas, à force de ne pas la connaître, d’ignorer
d’où l’on vient.
Or, pour régler certains problèmes fondamentaux, il est impérieux
de ne pas être un mouton, et il est essentiel de sortir du cadre.
Edgard Morin dit magnifiquement que seuls les marginaux sont
autonomes, eux qui entrent alors dans ce qu’il a appelé un processus
d’auto-réorganisation. Dans son nouveau livre sur l’aventure de la
méthode, publié à 94 ans, riche d’une vie remplie de péripéties, il
constate : plus la technique rend l’homme puissant, plus il est fragile
devant le malheur.[2]
Je m’étais déjà fait dire par une psychologue que la volonté, c’est
Lucifer… J’avais beau être professeur de chirurgie, et être armé
d’une maîtrise en statistiques, j’avais beau avoir derrière moi des
centaines de publications « scientifiques », son message était
lumineux. Cette sage psychologue, Michèle D., m’a dit de manière
succincte, que les tables statistiques ne tiennent pas compte de
l’inconscient.
Or la science est faite de mesures. La médecine qui se veut
scientifique, « objective », va donc obligatoirement transformer le
malade en objet de science médicale, prétendument indépendant des
innombrables projections des malades eux-mêmes comme des
soignants. Dans un tel milieu, le malade va rester l’objet de la
« science » médicale et le sujet derrière les apparences n’est ni vu, ni
reconnu, ni entendu, ni accompagné. Jacques Salomé parle ici des «
Soi-niés » et « Soi-niant » pour dénoncer la mascarade. Mais…aucun
Être humain n’accepte vraiment d’être traité comme un objet. Même
« pour son bien », comme le critique si éloquemment Alice Miller[3].
Quels repères pourraient à la fois donner sa place au sujet derrière
le malade, et fournir cette boussole interne qui nous permettrait de ne
plus seulement regarder à l’extérieur, mais aussi en soi ? Comment
passer d’une focalisation sur l’extérieur, où se trouveraient les
réponses, les plaisirs, les solutions, pour revenir à l’équilibre avec le
monde intérieur ? Chers lecteurs, vous vous en doutez, j’aborde enfin
la thématique de cet ouvrage collectif, le transgénérationnel, qu’une
certaine Anne Ancelin Schützenberger m’a fait découvrir lors d’un
mémorable congrès.
Un congrès inoubliable
J’avais rencontré Luc Bessette à un dîner, après une réunion de
psychologues faisant rapport à l’Université de Montréal de ce qu’elles
avaient entendu à un congrès de psychologie transpersonnelle à
Prague. Bessette, urgentologue, flirtait à l’époque avec le
bouddhisme. Il avait pris sa petite valise pour aller voir le Dalai Lama
à Dharamsala, en Inde. Il lui avait demandé s’il viendrait à Montréal,
si lui, Bessette, organisait une réunion portant sur le thème d’une
vision globale de la médecine. Il en avait obtenu une lettre d’intention.
J’écoutais Luc, béat d’admiration et d’intérêt. Il nota… Et m’offrit de
travailler au projet avec lui. Sans trop y réfléchir, me voici nommé
président du comité scientifique du premier congrès international sur
le processus de guérison qui va se tenir à Montréal en 1993.
Ce congrès gigantesque[4], où vinrent 1600 personnes, issues de
toutes les classes de la société m’a marqué à vie. Tout ce qui s’y est
dit portait sur la guérison et les souffrances qui ne se règlent pas
avec des médicaments ni par des opérations. Plus de 400 médecins
ont fait le déplacement, dont beaucoup de professeurs d’université, et
ce malgré toutes les questions ésotériques qui y étaient aussi
abordées.
J’étais franchement sur la sellette face à tout ce beau monde et sa
brochette de célébrités invitées. Ce que j’ai vécu durant ces quelques
journées mémorables m’a permis de mesurer à quel point la célébrité
des uns ne les préservait pas d’avoir un passé spécifique, de venir
d’une culture différente, avec tous les transferts et malentendus que
cela sous-entend. Eux aussi, comme nous tous, sont marqués par
leurs relations antérieures et par les reliquats non digérés de leurs
ancêtres, qu’ils projettent eux aussi sur les gens qu’ils vont côtoyer
durant des journées portant en principe seulement sur le processus
de guérison. N’étaient-ils pas, comme moi et sans le savoir à
l’époque, réunis dans l’espoir de trouver des réponses à nos propres
questions, ou du moins des pistes, comme ce fut mon cas ?
À l’occasion de ce congrès, j’ai pu côtoyer quelques « célébrités »,
le Dalai-Lama, Yves Girard, un moine bénédictin de l’abbaye d’Oka,
Camille Laurin, psychiatre, et alors, ministre de l’éducation au
Québec et Stanislav Grof. Ce psychiatre a inventé la respiration
holotropique (TRH) comme outil thérapeutique pour remplacer le LSD
qu’il utilisait et venait d’être interdit[5]. Plus tard j’aurai moi-même la
possibilité d’expérimenter la méthode. L’hyperventilation, couplée à
une inondation sonore du Sujet permet de dissocier, régresser, et
retrouver des expériences passées - dont celles d’ancêtres. Une
approche qui a été appliquée aux cas de mélancolie, une dépression
sans fond parce que transgénérationnelle, pour entamer un
processus de guérison[6].
Madame Anne Ancelin Schützenberger
C’est aussi lors de ce congrès de Montréal que j’ai fait la
connaissance d’Anne Ancelin Schützenberger. Elle avait écrit un
best-seller[7] traduit dans de nombreuses langues. Preuve éclatante
que la thématique dépasse cultures et nations, qu’elle est
profondément humaine.
Madame Ancelin a fait exploser chez moi les barrières de
l’approche systémique. Je suis parti travailler plusieurs mois avec la
vieille sage, en congé sabbatique d’éducation continue. J’ai fait
20’000 kilomètres en TGV pour la suivre un peu partout comme un
petit toutou, pendant qu’elle prenait l’avion. En France, puis au
Québec, où je l’ai même reçue chez moi. À travers mes partages
avec cette femme géniale, y compris son charmant côté de sorcière,
j’ai rapidement perçu l’importance capitale du transgénérationnel
pour ma pratique de chirurgien[8]. Et cela est loin d’être fini, la
somatisation transgénérationnelle étant encore quasi inconnue des
praticiens du corps, surtout des médecins attachés et mêmes ligotés
au scientisme biomédical.[9]
Comment ça marche le transgénérationnel ?
Je vois parfois des praticiens du transgénérationnel s’extasier
devant leur observation des répétitions à travers les générations et
les siècles. Mais l’admiration intellectuelle n’implique pas que la
guérison surviendra pour le soigné, même s’il est maintenant, censé
savoir le pourquoi de la situation…
J’ai commencé mon texte en disant qu’ayant mal à mes ancêtres
j’ai fait mal à mes enfants. Loin de moi l’idée d’accuser qui que ce
soit, ni de me jeter des cendres sur la tête, comme je l’ai écrit avec
Anne Ancelin[10]. Reconnaître que nous sommes des maillons d’une
chaine de transmission, c’est le premier pas vers une élaboration de
ces héritages, en vue de les intégrer et d’assumer une fonction
parentale jamais terminée. En effet, mieux vaut reconnaître ce qui
nous traverse inconsciemment pour espérer assumer une fonction
parentale qui ne se résume pas à donner la vie à un corps et à le
nourrir, mais qui consiste surtout à lui donner les moyens de s’insérer
lui-même dans une histoire qui commence bien avant sa naissance.
Pour illustrer ce qui arrive lorsque l’on développe une conscience
du transgénérationnel, je partage ici un peu de ma propre
expérience.
Ma mère ne voulait pas, consciemment, d’enfant. Elle l’a toujours
nommé ainsi.
Ma mère disait aussi qu’elle avait choisi d’être femme plutôt que
mère, une rareté à l’époque, pénible au début, mais une bénédiction
maintenant que j’en ai beaucoup exploré le sens et l’impact sur moi,
mes compagnes, et mes enfants. Elle a passé une enfance triste et
solitaire à ravaler ses larmes de ne pas avoir été acceptée comme
fille. Elle appelait son mari, mon père, mon « papapoule », … « papa
» ... Quand il est mort subitement à 65 ans, elle a voulu se suicider.
Elle s’en remettra et enterrera deux autres nouveaux maris… À
plus de quatre-vingt ans, elle devient anorexique mentale et
colopathe. Ses docteurs m’appellent de Bruxelles, excédés, et me
reprochant, entre confrères : « Votre mère s’est de nouveau faite
hospitaliser sous de faux prétextes »… Pourtant, elle ne pesait plus
que vingt-quatre kilos. C’est là qu’elle m’a demandé de la « tuer »…
J’ai refusé d’être ce bras assassin qui lui permettrait de fuir sa
mélancolie… Je me suis préparé pour recevoir de nouvelles
confidences et je l’ai faite parler. Bingo ! Elle m’a enfin parlé des
avortements qu’elle avait provoqués cinquante ans plus tôt et
jalousement cachés dans une crypte de secrets de famille ! Puis, je
l’ai entendue demander pardon à ma sœur de ne pas l’avoir aimée !
Au lieu de la « tuer » comme elle me l’avait demandé, le fait de
l’avoir faite parler l’aura guérie de sa colopathie fonctionnelle - chose
inouïe dans l’optique médicale. Elle a cessé d’avoir mal au ventre et
bien entendu j’étais plutôt fier d’avoir réussi à crever cet abcès
familial bien enkysté… Mais… dans les jours qui ont suivi, j’ai fait une
hémorragie digestive massive, qui m’a fait perdre le tiers de mon
sang ! J’ai évité de justesse chirurgie et transfusions, comme dans
Boudu sauvé des eaux…[11] Grâce à mon refus d’accéder à la
demande de fuite de ma mère, j’avais eu accès à un secret qu’elle
avait gardé enfoui et qui n’a pas manqué de tous nous affecter.
Même si mon abréaction fut douloureuse, quelque chose de l’histoire
non intégrée pouvait enfin entrer dans le registre du passé.
Ma mère a encore vécu quatre mois, puis s’est éteinte doucement.
Mon dernier souvenir est empreint de douceur. Je venais de lui dire
merci de sa curiosité indéfectible, de sa passion pour la littérature, de
sa grande intelligence, et …aussi de son intensité sexuelle, même si
fortement colorée par la Jocaste qu’elle fut… Toutes ces qualités qui
ont nourri ma carrière et mon devenir. Elle me répondit sans mot d’un
sourire inoubliable. Elle s’éteignit à 20h 49, à Bruxelles, à l’heure où
mon avion se posait à Montréal à 14h 49…
Pour moi, ma grand-mère maternelle est longtemps restée une
« salope » qui avait maltraité ma mère. Jusqu’au printemps dernier,
où elle est devenue une pauvre petite chouette qui a fait des
saloperies à ma mère, la transformant en victime puis mauvaise
mère… C’est alors que j’ai appris comment cette « salope » avait été
peu aimée de sa propre mère, qui se vengeait sur elle du fait que sa
mauvaise mère à elle avait été abusée sexuellement par son propre
ancêtre…
Jusqu’où faut-il remonter pour guérir, étant donné que la guérison
demande un travail de deuil profond et de pardon sans déni ni
refoulement ni dissociation ? Je n’oserais prétendre le savoir
aujourd’hui, mais suis bien déterminé à capter tous les signes de jour,
au quotidien, pour apprendre de ce que la vie m’apporte sans cesse.
Ainsi vont les fantômes familiaux à travers les générations[12]. Les
dernières confidences de ma mère, la relecture du passé de ma
grand-mère, m’auront aidé à faire la paix avec mes aïeux en moi. Du
reste, comment se faisait-il que je connaissais déjà l’impact des abus
sexuels sur le tube digestif bas[13] ? Avec la conscience du vécu de
mes aïeux, je comprends mieux maintenant ce qui m’avait poussé
intuitivement à étudier autant que je l’ai fait les questions viscérales.
Ne fallait-il pas que, loyal à la cause de ces femmes blessées, je
répare le mal causé par mon aïeul ?
Si l’enfer est pavé de bonnes intentions, j’ai tout de même appris
que lorsqu’un parent guérit, ses enfants, qui sont comme des
éponges, vont aussi guérir de la blessure qui cicatrise chez l’ancêtre.
Ainsi, les parcours de mes fils sont-ils comme des baromètres de ma
propre capacité à intégrer ces héritages transgénérationnels que j’ai
reçus et retransmis bien malgré moi.
Le second de mes trois fils, se remettant totalement en question à
cause de l’abandon subi de par sa femme, me dit maintenant que je
ne suis pas seulement son père, mais son ami, à qui il peut tout dire.
Le cadet vient de commencer à écrire un essai avec moi : « Pas de
modèle à suivre. Une relation père-fils ». Mais l’aîné est le plus
blessé parce que sa mère et moi, quand il a été conçu, nous étions
des enfants totalement inconscients et malheureux, brutalement
débarqués aux États Unis, en terre complètement étrangère, sans
relation ni tribu familiale. Il vit avec sa mère et ils sont totalement
fusionnels. Mais il me demande d’intervenir pour aider sa mère, très
déprimée, réalisant que prier pour elle est insuffisant. Nous nous
parlons et cherchons à faire au mieux. Malheureusement, lors de sa
conception, je n’étais pas vraiment présent à lui, ni à sa mère, ni à
moi-même d’ailleurs. Par contre, je me souviens d’avoir éclaté de rire
le 24 décembre 1986, sachant que de la rencontre intime que je
venais de vivre viendrait mon troisième enfant.
C’est donc parce que j’ai moi-même eu l’occasion de clarifier la
part qu’auront joué mes aliénations transgénérationnelles dans ma
propre vie, que j’en suis arrivé à cette nécessité de relativiser les
choses en fonction d’un panorama élargi, transgénérationnel.
De l’héritage freudien
Sigmund Freud avait déjà flirté avec la question des transmissions
transgénérationnelles. Lui qui fut opéré une trentaine de fois pour un
cancer de la mâchoire aurait sans doute du approfondir cette veine
d’analyse. Il en mourra après avoir fui l’Autriche pour l’Angleterre,
chassé par les nazis, et aidé par Marie Bonaparte. Laissant derrière
lui en Autriche la tombe de sa mère et les secrets de sa conception
qui commencent à être chuchotés par des psychanalystes qui
respectent le maître sans l’idolâtrer.
Ne dit-on pas aujourd’hui que sa mère était enceinte d’un autre
homme que Jacob, le supposé père de Freud, beaucoup plus vieux
qu’elle ? Psychanalyste membre de la très estimée Société
Psychanalytique de Paris, Gabrielle Rubin livre les étonnants
résultats de son enquête dans son livre « Le roman familial de
Freud »[14]. Elle revient sur les nombreuses questions qui entourent
le mariage d’Amélia, jeune et jolie viennoise qui n’a pas 18 ans, avec
Jakob Freud, 40 ans, déjà marié deux fois, père et grand-père, sans
aucune ressource financière… Cerise sur le gâteau, une erreur
administrative avait arrêté la date de naissance de Sigmund neuf
mois après le mariage, or il est avéré que cette date est fausse de
deux mois ! Sigmund Freud est né sept mois après le mariage et non
pas après neuf mois, comme si, en falsifiant sa date de naissance,
l’on avait voulu sauver les apparences et surtout ne pas laisser
percer un secret plus gênant.
Déjà en 1979, Marie Balmary avait attiré l’attention sur le contexte
ô combien rocambolesque des Freud. Emprisonnement d’un oncle
pour fausse monnaie, trafic de commerce dans toute l’Europe,
succès et faillites d’entreprises, assurément la famille de Freud
mérite une investigation fouillée, dans une optique transparente et
transgénérationnelle, pour éclairer et jeter un regard plus complet sur
son œuvre magistrale. En particuliers si cela pouvait éclairer les
amours du père de la psychanalyse, il y aurait là de précieuses
sources d’informations quant au contexte qui aura vu fleurir ses
théories. Sur le bureau[15] de Sigmund, trônaient les photos de
plusieurs femmes dont celle de Minna Bernays, dite Minnie, sa belle-
sœur, qui avait emménagé dans l’appartement familial et avec qui il
avait coutume de voyager plutôt qu’avec sa femme Martha. La nuit,
étant donnée la disposition des lieux, il lui fallait passer par la
chambre de sa sœur et son beau-frère pour aller aux toilettes. Le
roman populaire proclame que de ce jour, Sigmund et Martha
cessèrent d’avoir des rapports sexuels.
Sigmund Freud, contrairement à son ami, puis âme damnée, Carl
Gustav Jung, n’a jamais écrit d’autobiographie, qui aurait pu le rendre
plus transparent et plus vulnérable aux yeux de ses nombreux
brillants élèves. Et il n’était certainement pas trop tourmenté par
l’idéal oriental de la mort de l’ego. Son biographe Ernest Jones a écrit
une biographie de son maître aussi surchargée d’éléments
transférentiels[16] qu’ils sont totalement absents dans l’autobiographie
de Carl Gustav Jung[17]. Est intéressant alors de tenter de cerner ce
qui s’est passé entre ces deux géants célèbres « autour » d’une
femme brillantissime et très blessée, Sabina Spielrein. Ayant des
rapports sexuels avec Jung mais pas avec Freud[18]. Il est fascinant
de voir alors comment un cinéaste moderne en conclut
précipitamment que la psychanalyse… est dangereuse[19].
Dangereuse ? Révélatrice, certainement… Et, au lit, on ne ment
jamais !
Anne Ancelin Schützenberger aussi s’interroge sur le décès d’un
jeune frère de Sigmund Freud et son influence dans certaines de ses
interprétations de rêves : « Cette mort de bébé puiné, alors qu’il était
lui-même très petit, l’a peut-être marqué. On peut supposer que c’est
lui qu’il évoque dans son analyse de son rêve Non Vixit comme un
revenant (in L’interprétation des rêves, Freud, 1926, 417) :
« Personne n’est irremplaçable. Regarde, ce sont des revenants :
tout ce qu’on a perdu revient. » Si Sigmund Freud parlait de
revenants, Françoise Dolto parlait des invisibles et rappelait que
Jules Laforgues citait souvent la phrase de Saint Augustin : « Les
morts sont des invisibles, ils ne sont pas absents ». Pour elle, les
invisibles sont présents autour de nous, ils nous guident. (Les
invisibles de Dolto sont proches du Daimon de Socrates). »[20]
Dans sa relecture du mythe d’Œdipe, Thierry Gaillard[21] revient sur
l’héritage intellectuel que le père de la psychanalyse aura laissé à
ses descendants. En proposant de sublimer les liens aux parents, au
lieu de les clarifier et de les intégrer, Freud est à l’image de notre
culture patriarcale qui oublie d’élaborer les liens transgénérationnels.
Pour Gaillard, si Freud est à ce point passé à côté de la véritable
signification du mythe d’Œdipe c’est qu’il a lui-même eu recours à
cette politique patriarcale pour essayer de tenir à distance les
histoires secrètes et non intégrées de sa famille. Bien entendu, une
telle attitude influence forcément les analyses de Freud, et surtout en
ce qui concerne le mythe d’Œdipe. Un mythe que Thierry Gaillard a
magistralement mis en perspective[22] dans une optique plus fidèle
aux anciennes sagesses et transgénérationnelle. Il est vrai que Freud
en était resté à une vision simpliste, fixé sur l’idée du fils qui tue son
père pour coucher avec sa mère, et en fermant les yeux sur le fait
que Laïos, le père d’Œdipe, avait d’abord tenté de supprimer son fils
à sa naissance. Laïos qui était aussi coupable d’avoir abusé
sexuellement du jeune Chrysippos, le fils de son père adoptif, et que
les dieux avaient puni des conséquences terribles de cet abus en lui
interdisant d’avoir un fils sauf à en être tué.
Nous devrions donc vraiment interroger les « enfants » de Freud
en leur demandant s’ils ont pris en compte sa vraie vie, et son
héritage supposé, parce que presque tabou. Si en médecine
scientifique, les vérités n’ont qu’une durée de vie de 7 à 10 ans, les
théories émises par Freud semblent elles beaucoup plus difficile à
faire progresser. Or, en sciences humaines surtout, le contexte
transgénérationnel de la personne qui avance de nouvelles idées
mériterait d’être clarifié.
Tout ceci pour dire que, avant de sombrer, dans l’idolâtrie la plus
fusionnelle qui soit, aux théories d’un psychologue, de quelque acabit
ou réputation qu’il soit, il faut au moins un peu savoir comment ce
Sujet Autre a vécu. Comment ne pas oublier que s’intéresser à
l’autre, aussi célèbre ou inconnu soit-il, c’est le voir dans la trame du
temps, d’où il vient, et comment il s’en sort ou pas ?
Alors, amis lecteurs, amies lectrices, nous espérons vous
convaincre, Thierry Gaillard, mes collègues, et moi, que la Vie a
commencé avant vous, et continuera après vous. Et que vous
arriverez, nous l’espérons pour nous, à vous construire une « mère
adéquate », « a good enough mother », comme le disait joliment
Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste. Et un « père adéquat ».
Parce qu’une femme n’est « que » la moitié du monde et que des
parents, adéquats tous les deux - chose rare s’il en est - pourront
s’unir dans nos inconscients, nous permettant ainsi de nous mettre
au monde et devenir des Sujets. Et quoi de plus démonstratif que
d’interroger la vie de personnages célèbres pour nous convaincre
que ce qui se vit au niveau individuel et familial se vit aussi au niveau
plus social et national. Nous n’échappons pas à la réalité du
transgénérationnel, que cette donne soit subie, acceptée, ou
assumée.

Références bibliographiques
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de guérison. Accueillir et déployer ses émotions pour guérir. Dangles,
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Cie. Septembre-décembre 2014 (pp 34-38)
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malades de leurs parents, Payot, Paris 2003
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Stanislav Grof et Christina Grof (2014), Théorie et pratique de la
respiration holotropique. Une nouvelle approche de l’exploration de
soi et de la thérapie, Dervy, Paris.
Denise Morel-Ferla

Denise Morel-Ferla est psychanalyste. Elle obtient un doctorat à


l’Université Paris Descartes, un master en littérature comparée à
l’Université Paris X-Nanterre. Elle a enseigné à l’université de la
Sorbonne Paris V. Membre du comité de rédaction de la revue
Dialogue, elle a aussi publié de nombreux essais, récits et romans.
Outre les éléments transgénérationnels, son œuvre cerne les
mécanismes de la création.
En marge de son activité de psychanalyste et de
psychothérapeute, Denise Morel-Ferla anime des ateliers d'écriture
dans la banlieue parisienne, à Versailles. Passionnée d'égyptologie,
elle s'est initiée à l'épigraphie égyptienne.
III. Les fantômes de la famille Perrault

Denise Morel-Ferla

Il était une fois... les Perrault[23]


Qui ne connait Charles Perrault, le célèbre conteur qui enchanta
notre enfance de rêveries extraordinaires grâce à une fée-marraine
arrivant à point nommé, un Prince charmant venu réveiller la Belle-
au-Bois-dormant de sa longue torpeur, ou ce drôle de petit chaperon
rouge batifolant après les papillons. Nous savons moins, peut-être,
que c'est à soixante-neuf ans que ce contrôleur des bâtiments du roi
s'avisa d'écrire des contes de fées, retrouvant par-là les plaisirs
d'écriture auxquels il s'adonnait à l'adolescence, dans une création
poétique à plusieurs : ami et frères.
Comme l'indique le génogramme de la famille Perrault, Charles est
le dernier enfant d'une fratrie de sept, dont une fille, Marie, décédée à
13 ans, et son frère jumeau, François, décédé à six mois.
Si je présente la famille Perrault dans le cadre de cette recherche
sur les familles de créateurs, c'est qu'elle correspond d'une part aux
critères de reconnaissance sociale de la création (Charles, par ses
contes, et Claude, par la célèbre colonnade du Louvre et autres
travaux d'architecture), d'autre part en raison de l'esprit propre aux
Perrault, qui a inspiré à Boileau cette allusion à la « bizarrerie de la
famille Perrault » avec cette profonde croyance des uns et des autres
en leur capacité de faire du neuf.
A. Hallays présente ainsi cette famille : « Tous ces Perrault
montrèrent dans leurs idées comme dans la conduite de leur vie,
quelque chose d'irrégulier, de paradoxal qui devait exaspérer Boileau.
D'abord, ils étaient tourmentés d'une passion de la nouveauté
poussée jusqu'à la manie. Bien avant que n'éclatât la grande querelle
des Anciens et des Modernes, déchaînée par Charles Perrault,
Pierre, Claude et Nicolas avaient déjà traité avec la dernière
irrévérence les auteurs de l'Antiquité. Autre singularité commune à
toute la famille, chacun des Perrault, doué d'aptitudes diverses, se
consacra soit successivement, soit en même temps, aux tâches les
plus variées. »
- Pierre Perrault s'occupa de finances, d'hydrologie et de littérature.
Il avait le goût des opinions nouvelles et entreprit de prouver que les
grandes rivières font les petits ruisseaux. C'est ainsi qu'il composa un
petit livre sur l'origine des fontaines.
- Claude Perrault fut médecin, physicien, naturaliste, architecte,
latiniste, archéologue et rimeur à l'occasion !
- Nicolas Perrault fit ses débuts comme poète burlesque, en
parodiant le VIème livre de l'Enéide. Mais en dehors de la parodie,
Nicolas se passionnait pour la mécanique et les mathématiques, et
finit par devenir un éminent théologien !
- Charles Perrault, enfin, eut une carrière de fonctionnaire
irréprochable et de parfait académicien, pour s'adonner ensuite à
l'écriture des célèbres contes.
Mais qui donc est à l'origine de cette fratrie ? La famille des
Perrault serait originaire de Touraine, de souche bourgeoise. Le père,
Pierre, était avocat au Parlement de Paris. Il haïssait les
superstitions, tenait à communiquer à ses enfants ses propres
sentiments religieux et à « leur ouvrir l'esprit aux plus belles
connaissances. » Fidèle au Jansénisme, Pierre Perrault faisait
partager sa foi à toute sa famille.
La mère, Paquette Leclerc, elle aussi de milieu bourgeois, est
originaire d'Ile-de-France. Nous apprenons par Charles Perrault,
comment ils ont contribué aux études de leurs enfants : « Ma mère
se donna la peine de m'apprendre à lire, ainsi qu'à tous mes frères,
sans que pas un de nous y ait jamais eu le fouet. Mon père prenait la
peine de me faire répéter mes leçons les soirs après soupé, et
m'obligeait de lui dire en latin la substance de ces leçons » (Charles
Perrault (1669), Mémoires de la vie Bonnefon, 1909).
Cette disposition d'esprit à accorder foi à un principe supérieur,
oriente les discussions familiales et contribue sans nul doute à
recentrer autour d'une conviction opérante les énergies éparses. Si la
création, comme la religion est une des formes que prend l'activité
sublimatoire, nous ne sommes guère étonnés de voir avec quelle
fréquence cela se conjugue dans les familles de créateurs.
Au collège, Charles aime déjà argumenter, se montrant le digne fils
d'un père avocat ! Or, au cours d'une altercation qu'il a avec un de
ses maîtres, Charles quitte immédiatement le collège, suivi d'un de
ses camarades, Beaurain. Nous voyons par ce trait l'aspect très
indépendant de ce jeune adolescent qui, à partir de cette décision
impulsive, va travailler pendant trois ans avec son camarade. C'est à
cette période que les deux jeunes gens entreprennent de parodier le
Vlème livre de l'Enéïde. « Nicolas offre alors sa collaboration, Pierre,
puis Claude le médecin, veulent être de la partie. L'ouvrage terminé,
Charles le recopie de sa plus belle écriture, et Claude illustre le
manuscrit de deux dessins à l'encre de Chine... Si ces gamineries
élaborées en famille avaient été un simple amusement, il serait
superflu de s'y arrêter. Mais les Perrault récidivèrent. » (A. Hallays
(1926), Les Perrault, Perrin, Paris).
Nous percevons là, combien cette collaboration fraternelle rend
compte à la fois de leurs affinités d'esprit et de leur profonde union.
C'est très souvent, en effet, que les uns et les autres s'entraident en
mettant en commun leurs idées et leurs talents respectifs. Par
ailleurs, il est notoire de voir à quel point les Perrault sont toujours
prêts à la polémique et à l'argumentation. Aucun des frères ne se fige
dans la routine de sa profession, et cette liberté d'humeur est bien un
trait commun à tous, et qui se révèle dès le jeune âge !
Comme bien d'autres familles de créateurs, la famille Perrault se
démarque par cette originalité qui favorise chez chacun de ses
membres une certaine errance hors des sentiers battus. Au gré de
leur fantaisie et de leur imagination, ils s'exercent à différentes
disciplines, amateurs passionnés par ce à quoi ils touchent. Ne
retrouvons-nous pas là ce sens du « bricolage » qui prend cette fois
une forme différente, puisqu'il ne s'agit pas spécialement de fabriquer
des objets en tant que tels, mais de « bricoler » entre eux projets,
idées et talents, avec autant de curiosité d'esprit et d'ingéniosité que
le bricoleur en met à réaliser quelque chose de nouveau.
Chez les Perrault, le non-conformisme est donc prôné comme
valeur spécifique, comme orientation de vie. Cette famille atteste que
la ligne de partage entre les familles de créateurs et les autres ne
passe pas par une différence de condition socio-économique, ou
culturelle, ni par l'opposition entre ce qui relève de la pathologie ou
d'une organisation symptomatique. Les familles de créateurs ne sont
ni plus, ni moins « malades » que les autres familles ! Cette ligne de
partage passe avant tout par ce qui est traditionnel, répétitif, voire
parfois stérile. Ce qui ne l'est pas, ce qui se situe hors du connu, et
souvent aussi hors normes...
Nous avons observé comment, dans la famille Perrault, chacun se
montre épris d'une véritable passion de la nouveauté, au point que
cette originalité et cette indépendance d'esprit leur furent souvent
reprochées par certains de leurs contemporains.
Mais regardons de plus près ce qu'il en est de l'évolution de
Charles Perrault lui-même, en tant que survivant à François, son
frère jumeau. Marc Soriano a particulièrement bien étudié cette
question de la gémellité de Charles, et il déduit de certaines
expressions répétées une signifiance non négligeable : Ma mère se
donna la peine de m'apprendre à lire... Mon père prenait la peine de
me faire répéter...
Cette période de son enfance apparaît à Charles sous la forme
d'une peine, d'un poids qu'il a infligé à ses parents. Il se trouve dans
la situation du jumeau qui a perdu son bien le plus précieux et que
l'on oblige pourtant à travailler. L'entrée au collège permet au jeune
garçon de rattraper son retard et de faire éclore ses dons. Comment
ce rétablissement a-t-il été possible ? Au collège, un de ses
condisciples a vraisemblablement joué le rôle de jumeau effectif, ce
qui lui a permis de retrouver une position gémellaire comportant en
même temps amour fraternel et compétition pour la dominance.
Ainsi, Beaurain devient l'ami qui permet à Charles de retrouver
cette complicité gémellaire, cette fraternité faite de connivence et
d'affection chaleureuse qui lui sont indispensables pour aboutir à un
véritable épanouissement. Nous pensons alors au rôle catalyseur
que tient un ami préférentiel pour tout créateur, cet ami qui entre en
résonance avec ce qu'il y a de plus profond, de plus inconscient chez
l'autre, et qui permet ainsi la révélation de talents cachés.
« Les succès scolaires du jeune garçon, d'autant plus remarqués
qu'ils sont inattendus, réagissent à leur tour sur le milieu familial. Les
parents Perrault ont tendance à juger Charles à travers l'image de
François, mais ils découvrent peu à peu Charles et commencent à
l'apprécier. Quelques années après, nous retrouvons Charles
apparemment bien intégré au milieu familial : il y reçoit ses amis,
partage les sympathies jansénistes de ses frères et les fait collaborer
à ses parodies. » (M. Soriano, Les contes de Perrault, 1968,
Gallimard, Paris).
Par ailleurs, nous retrouvons chez les Perrault, cette ardeur à
défendre l'identité, l'honneur de la famille, lorsque celle-ci se trouve
attaquée. Ainsi, aux critiques de Boileau, Charles riposte avec
véhémence : « Ma famille est irréprochable et elle l'est à un point que
je lui ferais du tort si je me donnais la peine de la justifier de votre
calomnie. » (Lettre à Monsieur D.) Il est clair que, comme toute
famille, celle-ci présente des aspects critiquables. Si l'enfant pense
que sa mère est intouchable, de même, dans les familles de
créateurs où le sentiment d'appartenance est très affirmé, les
membres ne supportent aucune atteinte à ce qui a représenté pour
eux un creuset propice à leur création. Ce cadre familial reste sacré,
comme en témoignent leurs réactions.
Poussant plus loin encore son analyse de la gémellité de Charles
Perrault, M. Soriano interprète la « rencontre » entre Charles et son
dernier fils, Pierre-Darmancour, comme un prolongement de cette
union primitive avec son jumeau François : « Perrault découvre
soudain que son fils a du talent et décide de collaborer avec lui.
L'œuvre respire le bonheur retrouvé. Apparemment, pour un temps
très court, quelques années ou quelques mois, Perrault a pris son fils
pour jumeau, il vit et crée par lui à travers sa jeunesse. » Et, de fait,
les Contes de Perrault furent primitivement publiés sous le nom de
Perrault d'Armancour.
Après toutes ces observations, est-il encore utile d'épiloguer sur les
caractéristiques propres à la famille Perrault ? Elle rassemble de
façon exemplaire la plupart des traits que nous évoquions dans nos
hypothèses sur le fonctionnement des familles de créateurs :
importance du cadre familial comme espace transitionnel, perception
aigüe de l'identité familiale et du mythe qui s'y rattache, complicité qui
rapproche intimement les différents membres, goût du bricolage, et
force de la croyance de chacun et du groupe.
Toutefois nous nous priverions d'une source d'analyse précieuse, si
nous n'allions poursuivre notre recherche du côté des œuvres des
membres de la famille Perrault. Toutes, en effet, semblent puiser à un
fonds commun, qui est en quelque sorte le patrimoine réel et
fantasmatique du groupe familial. En écrivant les contes, le dernier
des Perrault nous livre des clés importantes pour la recherche qui
nous occupe.
Dans son étude sur ces contes, Marc Soriano fait ressortir
certaines constantes qui se retrouvent dans tous les contes : l'idée de
revanche, les dangers de l'amour, la gémellité, l'indignité des parents
et l'insécurité des enfants face à des adultes peu fiables. Cette étude
s'attache essentiellement à décoder à travers les contes, « l'équation
personnelle » de Charles Perrault. Toutes ces observations évoquent
aussi la représentation que Charles Perrault se faisait de la famille,
soit qu'il en tire d'acerbes critiques, soit qu'il tente de renforcer
certaines images, essentielles à son goût.
Essayons, en poussant encore plus loin cette réflexion amorcée
par Soriano, de repérer quelle dynamique familiale se dégage de
tous ces contes, et plus particulièrement, de quoi parle le conte
intitulé La Belle au Bois Dormant ? Plus que tout autre, en effet, ce
conte met en scène les ruptures de générations, et tout ce qui se
rapporte à l'absent dans une famille.
Le postulat qui préside à cette étude des contes, en rapport à la
dynamique de la famille Perrault, est le suivant : bien que l'auteur
n'ait pas inventé de toutes pièces ces histoires, son choix et les
adaptations personnelles qu'il en a faites traduisent non seulement la
résonance que ces contes avaient en lui, mais aussi la façon dont
certaines connotations familiales se trouvent en prise directe sur des
processus à l'œuvre dans sa propre famille. Ainsi, le conte de La
Belle au Bois Dormant nous présente d'emblée la naissance d'une
famille. Il y est question d'un couple royal extrêmement fâché de ne
pas avoir d'enfants (premier symptôme), et qui finalement se réjouit
de la naissance d'une petite princesse. Cette fille, véritable enfant-roi,
doit être pourvue de toutes les perfections, afin que rien ne lui
manque ! C'est ainsi qu'elle a pour marraines toutes les fées du pays,
qui sont au nombre de sept.
Pourquoi sept ? Chiffre parfait, s'il en est, selon plusieurs traditions,
mais nous pouvons aussi penser que pour l'auteur, ce chiffre
correspond exactement au nombre d'enfants de sa propre fratrie. Si
l'on remarque que dans Le Petit Poucet, il y a aussi sept garçons, le
fait semble, en effet, se confirmer. Cependant, les choses ne sont
pas aussi claires, car dans ce dernier conte, il est dit ceci: « Il était
une fois un bûcheron et une bûcheronne qui avaient sept enfants,
tous garçons ; l'aîné n'avait que dix ans, et le plus jeune n'en avait
que sept. On s'étonnera que le bûcheron ait eu tant d'enfants en si
peu de temps ; mais c'est que sa femme allait vite en besogne, et
n'en faisait pas moins de deux à la fois. » Le calcul est vite fait ! Il y a
donc eu quatre naissances de jumeaux, ce qui fait huit enfants et non
pas sept... Nous trouvons en filigrane la référence à la mort d'un
jumeau, comme ce fut le cas chez les Perrault.
Or n'est-ce pas à la place de ce huitième jumeau, que se trouve la
huitième fée de la Belle au Bois Dormant ? « On vit entrer une vieille
fée, qu'on n'avait point priée, parce qu'il y avait plus de cinquante ans
qu'elle n'était point sortie d'une tour, et qu'on la croyait morte ou
enchantée. » Nous assistons là au retour d'un fantôme, à la présence
d'un absent, à la résurgence de ce que l'on croyait profondément
enseveli et qui, faute de se sentir convoqué au même titre que tout le
monde, faute d'avoir droit aux mêmes égards, va se venger contre
ceux dont la mémoire est si courte...
Toutefois, ce mort qui vient hanter la famille et qui trouble les
vivants, est une vieille fée. Il me semble y avoir là une condensation
de plusieurs morts, et sur plusieurs générations. Non seulement,
Charles Perrault fait référence à son jumeau mort à six mois, à sa
sœur Marie, seule fille de la fratrie, morte à treize ans, mais
certainement aussi à des morts qui ont marqué la vie de ses parents
aux générations précédentes, et dont le deuil n'a pu être
suffisamment élaboré. C'est ainsi, selon la théorisation de Nicolas
Abraham, que se creuse une crypte au sein du Moi, « crypte qui
témoigne de l'existence d'un mort enterré dans l'autre » (L'écorce et
le noyau, Flammarion, 1987, Paris).
Cette crypte apparaît symboliquement dans le conte, sous la forme
de ce lieu clos inaccessible, où la jeune princesse se trouve
endormie pour cent ans ! Perrault note bien que « le roi et la reine,
après avoir baisé leur chère enfant sans qu'elle s'éveillât, sortirent du
château et firent publier des défenses à qui que ce fût d'en
approcher. Ces défenses n'étaient pas nécessaires, car il crût, en un
quart d'heure, tout autour du parc, une si grande quantité d'arbres, de
ronces et d'épines entrelacées les unes dans les autres, que bête ni
homme n'y auraient pu passer. »
Tous les enfants Perrault, curieux et avides de savoir, assez
tourmentés, n'eurent sans doute pas besoin que leurs parents leur
défendent explicitement d'aller explorer ces régions obscures de
l'histoire familiale, car dans cette famille comme dans beaucoup
d'autres, les cryptes impénétrables se font sentir par toutes sortes de
symptômes. Ces nombreuses querelles de paternité qui jalonnent la
vie littéraire de Charles Perrault, sont les symptômes apparents d'un
doute à ce niveau, et qui renvoie certainement à quelque chose de
non élucidé aux générations précédentes. De même, dans la célèbre
querelle des Anciens et des Modernes, où les Perrault attaquèrent de
façon virulente les Anciens, nous pouvons discerner quelque compte
à régler avec des représentants de leur propre passé familial.
Aussi, lorsque Bettelheim (Psychanalyse des contes de fées, 1999,
Pocket, Paris), suggère que ce long sommeil de la princesse
symbolise la léthargie de l'adolescence avant la mise en œuvre de la
sexualité, il n'aborde, me semble-t-il, qu'un cas de figure. Ces « cent
ans de sommeil » évoquent aussi l'éternité, le non-temps, et nous
renvoient alors à un blanc, un vide (passage à vide, décompensation
psychotique de certains adolescents), avec un retour obligé vers le
sommeil, une certaine forme de mort. Ces cent ans correspondent
aussi à une rupture de générations.
Il n'est donc pas anodin d'apprendre que la bonne fée endort de sa
baguette tout l'entourage de la princesse « hors le roi et la reine » !
Pourquoi cette exception pour les parents, alors même que ceux-ci
avaient tant attendu la naissance de cette fille, et qu'ils savent bien
que cette dernière ne se réveillera que dans cent ans, c'est-à-dire
longtemps après leur propre mort ? Nous sommes bien au cœur de
processus familiaux complexes : un enfant si investi ne peut survivre
que s'il y a mise à mort. Mort des parents, mort de leur désir si fort
qu'il en devient mortifère, ou comme c'est parfois le cas, mort de
l'enfant surinvesti par ses parents.
Cent ans après, un prince d'une autre famille interroge les gens de
son entourage sur ces mystérieuses tours au-dessus d'une épaisse
forêt. « Chacun lui répondit selon qu'il en avait ouï parler... Le prince
ne savait qu'en croire. » Nous voilà questionnés par le problème des
transmissions orales et des transmissions psychiques. Que sait-on
explicitement et inconsciemment, sans le savoir ? Peut-on se fier à
ce qui se colporte de génération en génération, et à quels signes
reconnaîtra-t-on la vérité de l'information ?
Dans le conte, les signes ne se font pas attendre et sont d'ordre
corporel. « Le jeune prince, à ce discours, se sentit tout de feu ; il
crut, sans balancer, qu'il mettrait fin à une si belle aventure. »
Lorsque le prince ouvrit la crypte, « c'était un silence affreux :
l'image de la mort s'y présentait partout ; ce n'était que des corps
étendus d'hommes et d'animaux qui paraissaient morts. »
Confirmation, s'il en était besoin, de cette assimilation entre le
sommeil et la mort, entre le réveil et l'ouverture d'un tombeau
collectif. Tout change alors brusquement. Non seulement le réel
reprend ses droits sur les fantasmes mortifères : « chacun songeait à
faire sa charge », mais les anciens symptômes deviennent caducs.
Contrairement à Bruno Bettelheim qui pense que Perrault
« dévalue considérablement son œuvre en mélangeant la rationalité
terre à terre de ses remarques et l'imagination propre aux contes de
fées », ces détails nous paraissent signifiants et dignes d'intérêt !
Ainsi Charles Perrault qui s'était toujours élevé avec virulence
contre les Anciens, se plaît à introduire dans le conte des remarques
étonnantes, faisant l'apologie des goûts, de la mode et des œuvres
des générations antérieures : « Il se garda bien de lui dire qu'elle était
habillée comme ma mère-grand, et qu'elle avait un collet monté ; elle
n'en était pas moins belle... Les violons et les hautbois jouèrent de
vieilles pièces mais excellentes, quoiqu'il y eût près de cent ans qu'on
ne les jouât plus. »
De la même manière, Bettelheim ne comprend pas les mobiles qui
amènent Perrault à faire que le prince tienne secret son mariage
avec la Belle au Bois Dormant jusqu'à la mort de son père. Or
précisément, dans la crypte il y a toujours une « scène à taire », et ce
secret auquel l'enfant n'a pas accès, se traduit par la nécessité
inconsciente de rejouer, à la génération suivante, cette scène
cachée. Ainsi, c'est le prince qui, dans ce conte, vit ce que Nicolas
Abraham appelle une « identification endocryptique ». Lui-même, pris
dans la problématique inconsciente de la princesse et son histoire
familiale, se voit dans l'obligation de tenir secrète son union et sa
filiation. Qui plus est, on assiste à une répétition de ce scénario
secret, dans la mesure où, pour empêcher la mère du prince (devenu
roi) de dévorer sa bru et ses deux petits-enfants, c'est le maître
d'hôtel qui les cache chez lui !
Le conte se termine sur une revanche éclatante. Au début de
l'histoire, la jeune fée avait décidé d'être la dernière à parler, afin de
réparer le maléfice que la vieille ferait, mais sa réparation n'est que
partielle. « Il est vrai que je n'ai pas assez de puissance pour défaire
entièrement ce que mon ancienne a fait. » Charles Perrault qui, en
tant que dernier enfant de la famille, s'identifie certainement à cette
jeune fée, avoue là à la fois son désir de réparation, et son
impuissance à tout remettre en ordre dans la famille. À la fin de
l'histoire, c'est la mère-ogresse, l'archétype de la mère créatrice et
mortifère, qui se précipite elle-même dans la grande cuve remplie de
serpents et de crapauds qu'elle avait fait préparer pour sa bru et ses
petits-enfants !
De la sorte, ce n'est ni une fée, ni un petit poucet, qui auront raison
de toutes ces choses horribles qui habitent les parents monstrueux.
Eux-mêmes périssent de leurs propres pulsions. Ce réservoir
pulsionnel dangereux où des fantasmes sexuels et archaïques
menacent les générations suivantes, va s'offrir en tombeau ultime
pour qui trahit la confiance des siens.
Il est regrettable que nous n'ayons pas de plus amples
renseignements sur la généalogie et l'histoire familiale de la famille
Perrault, car beaucoup de questions s'ouvrent à nous à partir de ces
quelques remarques. Qu'ont pu transmettre les parents et les grands-
parents sur leur propre histoire, et à quels avatars toutes ces
transmissions renvoient-elles ?
Quoiqu'il en soit, il est assez éclairant de voir comment Charles
Perrault et, avec lui, chacun de ses frères, ont pu reprendre à leur
compte cette histoire familiale en écrivant ou en mettant en œuvre
leur propre « roman familial ».
C'est peut-être avant tout grâce à cette capacité de transformation
d'éléments bruts, que les uns et les autres ont pu exprimer leurs
talents et se trouver un peu moins prisonniers de symptômes
irréductibles.

Bibliographie (extraits)
Morel-Ferla Denise (1984), Cancer et psychanalyse, Belfond.
Morel-Ferla Denise (2015), Transformer ses peurs, Ecodition.
Morel-Ferla Denise (2015), Les ressources créatrices des familles
d’artistes, Ecodition, Genève.
Morel-Ferla Denise (2015), La créativité thérapeutique des
familles d’artistes, Ecodition, Genève.
Morel-Ferla Denise (2015), Mots nomades, El Ibriz.
Thierry Gaillard

Thierry Gaillard (MA) est psychothérapeute et formateur,


spécialisé en psychanalyse, intégration transgénérationnelle et
psychogénétique, agréé Santé Suisse (organe faîtier de assurances
sociales Suisse) et FSP (Fédération Suisse des Psychologues).
Diplômé de l’Université de Genève et M.A. en psychologie
développementale à la City University de New York, formé en
psychanalyse, en philosophie, il a exploré de multiples approches
thérapeutiques contemporaines et traditionnelles. Depuis 1998, il
exerce en cabinet privé en Suisse romande.
Ses recherches l’ont amené à découvrir le modèle de thérapie
transgénérationnelle universelle laissé par Sophocle dans son œuvre
sur Œdipe. Le nouveau paradigme psychologique qui en découle
permet d’envisager un changement essentiel dans le rapport au
monde qui nous a donné naissance.
Son site Internet : www.t-gaillard.com
III. Camille Claudel rattrapée par son héritage
transgénérationnel

Thierry Gaillard

L’intérêt de la redécouverte de Camille Claudel ne se limite pas à


son œuvre artistique. Il s’agit aussi de reconnaître la personne qu’elle
fut véritablement, indissociable de ses sculptures, avant qu’elle ne fut
submergée par toutes sortes de difficultés. Si son travail artistique est
aujourd’hui reconnu, pouvons-nous en dire autant de la véritable
Camille Claudel ?
Alors qu’elle se débattait dans de grandes difficultés, personne ne
semblait être en mesure de l’aider. L’enfermement psychiatrique qui
lui fut imposé est une véritable tragédie. En désespoir de cause,
comme une prisonnière sur une île déserte, ses multiples demandes
de sortie ressemblent à des bouteilles jetées à la mer. Près d’un
siècle plus tard, nous avons retrouvé ces lettres dans lesquelles
Camille plaidait sa cause et demandait que l’on assouplisse sa
détention, qu’on lui permette de sortir, mais en vain ! Les jugements
qui l’auront condamnée à l’enfermement et à l’exclusion sont à revoir.
Comme je propose de le faire dans les pages qui suivent, prêter enfin
l’oreille à ces demandes d’aide, c’est prendre soin de la fragilité
humaine pour chercher à la transformer en une expérience
enrichissante, en connaissances et sagesses.
En considérant son histoire, qui n’aurait pas souhaité que Camille
Claudel fut préservée de cet internement forcé qu’elle subit en mars
1913 ? Car nous le savons aujourd’hui, cette décision des « autorités
compétentes » aura définitivement sonné le glas de tout espoir de
guérison, synonyme d’un aller simple en enfer. Dénoncé à l’époque
par les admirateurs de l’artiste, ce destin est devenu emblématique
de la violence et de l’impasse thérapeutique d’une telle prise en
charge. Ainsi, malgré elle, l’histoire de Camille Claudel révèle le sort
que beaucoup ont connu et connaissent encore, même si les
apparences sont aujourd’hui mieux préservées. L’histoire de cette
prise en charge institutionnelle mérite que l’on y prête toute notre
attention, et non pas seulement aux œuvres qui lui survécurent.
Au-delà des sentiments de révolte et de frustration que l’on peut
éprouver devant le destin de Camille, voyons donc s’il ne serait pas
possible d’en tirer un enseignement qui éviterait que l’histoire se
répète. Avec le recul, aujourd’hui, nous pouvons imaginer qu’il eût été
possible de mieux faire. Dans cette perspective, l’analyse
transgénérationnelle qui va suivre propose un nouvel éclairage sur la
nature des difficultés qui furent celles de Camille Claudel. Même
succincte, cette analyse nous permettra de mieux comprendre sa
situation et, peut-être un jour, d’engager les « autorités
compétentes » à suivre de nouvelles voies thérapeutiques.
Il était une fois…
Camille voulait devenir sculptrice. Inspirée par le génie, elle a pu
l’exprimer dans les ateliers d’Auguste Rodin. Celui-ci reconnaît
l’immense talent de la belle et… en tombe amoureux. Devenue
maîtresse et égérie du maître, lorsqu’elle lui annonce attendre un
heureux événement, Rodin quitte sa compagne et se marie avec
Camille. Le couple aura encore trois autres enfants qui grandiront
dans une effervescence créatrice, au milieu de chantiers
pharaoniques commandés au couple d’artiste le plus en vue de
l’époque.
D’innombrables sculptures et œuvres monumentales semblent
jaillir d’une source bénie. Le couple distille son bonheur comme pour
donner au monde un aperçu du paradis. Entre l’Antiquité et leur Belle
Époque, ils transcendent le temps pour entrer dans l’Histoire de l’art.
Le couple, les « monamants » - c’est ainsi qu’on les surnommait en
référence aux monuments qu’ils sculptèrent - régnera sur l’art
statuaire et fera bien des émules, à commencer par leurs enfants et
petits-enfants. Ayant de qui tenir, ceux-ci poursuivront de brillantes
carrières, dans la peinture, dans l’architecture lorsque ce n’est pas
dans la musique. À la fin de sa vie, Rodin reconnaissant écrira :
« Pour gouter au plan divin, l’homme doit choisir de se soumettre aux
lois du cœur. Il s’élève ainsi au-dessus du mur des convenances.
Cela n’implique nullement de désaimer une première femme, mais
conduit à aimer plus encore toute l’humanité. »
Cette version de l’histoire n’aurait probablement pas déplu à
Charles Perrault. Mais hélas, mille fois hélas, les choses ne se
déroulèrent pas de cette manière. Faut-il incriminer les bonnes fées
de n’avoir pas correctement œuvré lorsqu’elles se penchèrent sur le
berceau de la petite Camille ? Faut-il dénoncer la présence d’un
maléfice familial que toutes les formules magiques et autres potions
n’auront pu neutraliser ? En tous cas, nous le savons, cette copie de
l’histoire est à revoir.
Le contraste entre une vie hypothétiquement parfaite et le véritable
destin qui fut celui de Camille Claudel nous invite à bien prendre la
mesure du problème à résoudre. Il nous offre l’arrière-fond à partir
duquel nous pouvons essayer de dégager une nouvelle
compréhension d’ensemble.

Le retour du transgénérationnel inconscient


Dans un premier temps, suivant sa vocation de sculptrice, Camille
survole les difficultés. Elle travaille son art, se forme auprès du
sculpteur Alfred Boucher à Nogent-sur-Seine, monte à Paris et
réussit même à se faire engager dans les ateliers du maître de
l’époque, Auguste Rodin.
Mais plusieurs événements vont ensuite peser sur cette ascension
et finir par la retourner. Comme je vais tenter de le montrer, les
étapes de ce renversement sont liées au bagage transgénérationnel
inconscient de Camille Claudel, un héritage aliénant qui va
progressivement réduire ses marges de manœuvre et l’empêcher
d’accomplir ses projets.
Comme une allumette peut mettre le feu aux poudres, la passion
qui réunit Camille Claudel et Auguste Rodin aura réveillé cet héritage
transgénérationnel. L’incendie qui se déclare échappera aux diverses
tentatives de contrôle. Par son ampleur, l’irruption de l’inconscient
transgénérationnel dans la vie de Camille est comparable aux dégâts
dont parlent les psychanalystes lorsqu’ils évoquent le « retour du
refoulé ». Mais comme nous le verrons, le « retour du bagage
transgénérationnel » est encore plus puissant, plus insistant sur la
durée et réclame la prise en compte du matériel transgénérationnel
pour espérer appréhender les origines du problème.
De manière générale, l’antidote à toutes les formes possibles
d’aliénation relève du développement du Soi profond, ou de l’advenir
sujet dont parlent certains psychanalystes. C’est lui le garant d’une
intégration de nos aliénations (notamment transgénérationnelles).
Une telle perspective remonte loin dans l’histoire, relayée par le
crédo hellénique de la nécessité de se connaître soi-même (c’est-à-
dire son Soi). Selon la situation de départ, un tel mouvement peut
entraîner une véritable renaissance. Comme j’ai proposé de le
reconnaître dans la transformation d’Œdipe à Colone (voir
bibliographie), Sophocle nous a laissé un précieux enseignement sur
les principes qui soutiennent l’émancipation du sujet de ses
aliénations transgénérationnelles. C’est Tirésias qui l’annonce : « Ce
jour te verra mourir et naître à la fois ! » Le modèle thérapeutique que
Sophocle a inscrit dans l’histoire de la culture avec son œuvre sur
Œdipe est aujourd’hui une référence incontournable en matière
d’intégration transgénérationnelle.
Comme Thésée a su le faire lorsqu’il fut le seul à accorder
l’hospitalité à Œdipe (malgré sa réputation et toutes les étiquettes qui
lui collaient à la peau), il s’agit de reconnaître, derrière le masque des
aliénations, la part du sujet (du Soi profond), pour lui permettre
d’advenir. Pareillement, derrière tous les diagnostics psychiatriques
possibles et imaginables, il importe de reconnaître la part du sujet
chez Camille, celle qui justement n’avait pas trouvé cette
reconnaissance qui lui eut permis de s’accomplir. La question qui va
nous occuper concernant Camille Claudel est donc la suivante :
comment une analyse transgénérationnelle pourrait-elle nous aider à
décrypter, derrière le masque de ses aliénations
transgénérationnelles, la présence d’un sujet en manque de
reconnaissance ?

Une famille en souffrance


Plusieurs analyses psychologiques ont déjà tenté de comprendre
l’histoire de Camille Claudel et les causes de ses difficultés. Souvent
mise en avant, une importante problématique liée à un « deuil non
fait » chez la mère de Camille est systématiquement pointée du doigt.
En effet, le décès de son premier enfant, Charles-Henri, qui n’aura
vécu qu’une quinzaine de jours, semble avoir plongé la mère de
Camille dans une mortification qui n’a pas manqué de rejaillir sur
l’entourage.
Jean Morel explique : « Camille est un prénom androgyne. Sa
génitrice de mère lui donne là, comme l’ont noté tous ses biographes,
la lourde tâche de succéder à, voire remplacer, un enfant né
précédemment, de sexe masculin, Charles Henri, mort quinze jours
après sa naissance en août 1863. » [24]
Pour Dany Cretin-Maitenaz, « … ce que l'on peut soutenir est que
cette attitude maternelle sans tendresse aucune pour Camille ne sera
jamais ni apaisante ni protectrice. Plus tard à l'asile, lorsque Camille
demandera (avec l'accord des médecins) à revenir habiter dans la
maison familiale, elle sera froidement rejetée par sa mère, qui fera
part aux médecins des « mauvaises intentions » de sa fille à l'égard
de la famille et soutiendra que "Camille nous déteste". Les portraits
dépeignent "une femme strictement vêtue de longues robes noires,
sans la moindre fantaisie vestimentaire et qui ne passait pas son
temps à cajoler, induisant beaucoup d'appréhension parmi ses
proches". Mère enkystée dans un deuil mélancolique pour
l'éternité ! »[25]
Pour comprendre ce qui se trame dans l’enfance de Camille et qui
la rattrapera une fois adulte, il est utile de revenir sur l’histoire de ses
parents et de ses grands-parents, et ainsi d’engager l’analyse
transgénérationnelle proprement dite.

Une grand-mère meurt en donnant la vie


Au premier abord, le deuil non fait de son premier né (Charles-
Henri) explique pourquoi la mère de Camille est stérile de ces
sentiments qui soutiendraient le bon développement de ses enfants.
Il pourrait aussi expliquer pourquoi ce couple de parents s’enfonce
dans une austérité privée de joie.
Il faut cependant s’interroger sur les raisons de cette difficulté pour
la mère de Camille à faire le deuil de son premier enfant. Y aurait-il
eu d’autres événements qui n’auraient pas été intégrés, en lien avec
ce deuil ? Car l’analyse transgénérationnelle ne se contente pas de
prendre pour point de départ un fait historique, comme ici le décès
d’un nouveau-né, fréquent à l’époque. Elle interroge le contexte
symbolique dans lequel se produisent certains événements,
susceptible de les rendre plus difficile à intégrer.
En visitant l’histoire de la précédente génération, on découvre que
la grand-mère de Camille meurt à la naissance de son deuxième
enfant, un certain Paul… Et lorsque l’on apprend que Camille a hérité
d’un second prénom, Rosalie, qui est aussi celui de cette grand-mère
maternelle (Louise Rosalie Cerveaux), nous voyons apparaître un
lien symbolique reliant ces trois générations de femmes. Pour Jean-
Paul Morel, « Camille Claudel est donc née et a été baptisée sous un
double prénom : Camille suivie de Rosalie. Rosalie est celui qu’elle a
hérité de sa grand-mère maternelle Louise Rosalie Cerveaux (née
Thierry 1816-1843), morte prématurément à l’âge de 27 ans après
l’accouchement de son deuxième enfant, Paul - que l’on retrouvera
mort noyé à l’âge de 23 ans. » Marie-Reine Paris, descendante de la
famille Claudel, précisera que Paul, le frère de Louise-Athanaïse,
c’était suicidé.
Quelle est la situation psychologie et symbolique pour la future
mère de Camille lorsqu’elle accouche de son premier né ? Ne risque-
t-elle pas de se retrouver dans une situation similaire à celle de sa
propre mère, morte des suites d’un accouchement ? Nous savons
bien les importants changements qui peuvent se produire lorsqu’une
femme devient mère et à quel point une identification inconsciente à
sa propre mère peut amener son lot de problèmes jusqu’ici refoulés.
La naissance du petit Charles-Henri n’aura pas manqué de
réactualiser le souvenir d’un événement qu’elle n’avait pas intégré
lorsqu’elle perd sa mère à l’âge de trois ans. Aussi bien le fait de
devenir mère que le fait de donner naissance à un garçon sont ici
problématiques. Entre le spectre de sa propre mort et le désir
inconscient de supprimer la cause de cette résurgence, comment
réagir ? Ce qui est certain, c’est que la difficulté à faire ensuite le
deuil du petit Charles-Henri renvoie à la difficulté première et plus
ancienne d’intégrer le décès de sa propre mère dans les
circonstances tragiques que l’on sait. C’est bien là que se situe
l’origine du problème qui va se reporter sur celle qui va naître
ensuite : Camille.
Les Claudel

Ainsi, comme l’arbre qui cache la forêt, le décès prématuré de


Charles-Henri, et la difficulté d’en faire le deuil, renvoie à la présence
d’un plus ancien deuil resté en souffrance ; celui d’une fillette de trois
ans qui perd sa mère après la naissance d’un petit frère qui se
nomme Paul. Dès lors qu’il fut bloqué dans la petite enfance, le
travail du deuil devient ensuite beaucoup plus difficile à faire.
Malheureusement, les deuils non faits s’accumulent chez la mère de
Camille. Le deuil non fait de Louise Rosalie Thierry constitue donc un
précédent qui empêchera tous les autres deuils de se faire : celui de
Charles-Henri en 1863, de son frère Paul en 1866, de son père en
1881, puis de son mari en 1913.
Chez la mère de Camille, les dynamiques pathogènes qui se
substituent au travail du deuil vont décupler leurs effets au fur et à
mesure que ces événements s’accumulent. Dans toutes ses
confrontations à la mort, au lieu de faire ses deuils, la mère de
Camille va transférer la charge conflictuelle sur sa fille. Camille est
ainsi victime d’un processus de « parentification »[26], (où l’enfant est
mis à la place d’un de ses grands-parents), auquel s’ajoute une
problématique de deuil non fait.
L’impossibilité à faire le deuil de sa mère, puis de son premier
enfant, engendre une « nécessité transférentielle »[27], le besoin de
transférer les manques d’intégration. Le passé non passé est
transféré dans le présent, sur un support qui en portera la charge et
qui en sera aliéné. En transférant sur Camille la charge de
l’événement traumatique du décès de sa mère, Louise-Athanaïse
s’en trouve soulagée (c’est le propre des transferts que de soulager
provisoirement les conflits inconscients). Autrement dit, pour
s’économiser un travail de deuil apparemment trop difficile, le
fantôme de la grand-mère sera massivement transféré sur Camille.
Cette nécessité transférentielle s’amplifiera avec les autres deuils
non faits.
Finalement, c’est le décès du père de Camille, Louis-Prosper, le 2
mars 1913, qui déclenchera presque automatiquement la fameuse et
sinistre demande d’internement de Camille, significative de la reprise
par toute la famille de la nécessité transférentielle de la mère. Nous
comprenons alors aussi à quel point ce mari (Louis) a lui aussi subi le
transfert d’une femme restée inconsciemment hantée par le fantôme
de sa mère Louise.
Pour revenir à la source du problème, il faut alors tenter de
comprendre ce que signifie pour une fillette de trois ans de voir
mourir sa mère en donnant naissance à un certain Paul, - qui lui
aussi va réapparaître dans le paysage familial….
Que fait cette fillette une fois adulte, d’abord en se mariant avec un
Louis, puis en nommant ses enfants Camille-Rosalie, Louise, et
Paul ? Ne sommes-nous pas là devant le spectacle d’une mise en
scène de la symbolique d’un passé non passé, où se rejoue
l’ensemble des circonstances qui entourent la mort de Louise Rosalie
?
Non intégré, cet épisode va revenir hanter la famille et se
concentrer sur Camille.
Trois générations de Louise
La sœur cadette de Camille, Louise, trouve également une place
significative dans l’analyse transgénérationnelle. Dans cette
perspective, que signifie le fait qu’elle reçoive le même prénom que
sa mère et que sa grand-mère ?
Rappelons les alliances dans cette famille qui se répartissent de la
manière suivante ; Camille et Paul trouvent le soutien du père tandis
que Louise et sa mère forment le camp adverse dans les conflits
familiaux.
En partageant un même prénom, ces trois Louises sont
symbiotiquement associées, comme si le temps qui distingue les
générations n’agissait pas. En réalité, la plus jeune des Louise hérite
elle aussi d’une charge transgénérationnelle, mais gratifiante,
puisque sa mère va l’investir positivement. Ceci est rendu possible
dans la mesure où le deuil non fait de la grand-mère a déjà été
transféré sur Camille – héritière du fantôme de son aïeule. Mais une
autre circonstance explique encore ce transfert positif dont jouira
Louise. En effet, un mois après sa naissance, Paul, le frère de
Louise-Athanaïse est retrouvé mort, suicidé. Avec cette disparition, la
configuration symbolique de l’enfance de Louise Athanaïse
correspond à la situation telle qu’elle était avant la naissance de Paul,
avec le souvenir restauré de la mère vivante.
Louise-Athanaïse projette ainsi deux images différentes de sa
mère sur ses deux filles. La première correspond à la mère morte
avec la présence du frère Paul, projetée sur Camille. La seconde,
c’est l’image de la mère vivante, avant son accouchement fatal, qui
est projetée sur Louise. Cette double représentation de sa mère
correspond en partie aussi aux prénoms : Rosalie est la mère
enceinte et mourante des suites de son accouchement, alors que
Louise reste la bonne mère d’avant ces événements.
Cette répartition de l’image maternelle explique cette nécessité à
faire peser sur les épaules de Camille les conséquences affectives
du deuil non fait. Pas étonnant que pour préserver cette situation,
Louise se range du côté de sa mère pour solidifier cette politique
inconsciente qui fait porter le négatif des deuils non faits à sa sœur
aînée et ainsi bénéficier pour elle-même d’une meilleure mère. Si
Camille porte le fantôme de sa grand-mère, Louise semble revêtir la
bonne représentation de cette même grand-mère, une aliénation
positive en somme. Ainsi entre Camille et Louise, c’est l’opposition
entre l’ange noir et l’ange blanc.
À défaut de pouvoir analyser ce contre quoi elle tente de se
défendre, face aux multiples projections parentales, pour exister par
et pour elle-même, Camille Claudel réagit, ne se laisse pas faire.
Pour Denise Morel-Ferla, « Camille Claudel devient le jouet du conflit
parental, d'autant plus glorifiée par son père, qu'elle est injustement
rejetée par sa mère. Quant aux relations entre les deux sœurs, elles
étaient empreintes de forte rivalité affective et de haine. Dans La
jeune fille Violaine, Paul Claudel affirme avoir transposé la rivalité
entre Camille et Louise, ainsi que les éléments du nœud familial où
lui-même se trouvait pris. « Pourquoi est-ce que tu es née à ma place
? Mais je saurai prendre la mienne. » (La jeune fille Violaine). Cette
usurpation de la place constitue effectivement un des ressorts des
drames écrits par Paul Claudel, et s'exprime sous forme de violence
meurtrière, qu'elle revête un aspect fratricide ou parricide. Le
dramaturge a pu, grâce à l'écriture, transposer sur scène les conflits
qu'il vivait au sein de sa famille. »[28]
Les deux Paul
Avec l’arrivée dans la famille Claudel du quatrième enfant, Paul,
Louise-Athanaïse Claudel semble achever de réparer la situation
familiale qui était la sienne lorsqu’elle avait trois ans. Mais au lieu que
cela se fasse à travers un travail de deuil qui serait par elle effectué,
cela se produit à la condition de transférer les charges de ce deuil
non fait sur la personne de Camille, laquelle hérite du fantôme de sa
grand-mère. Un fantôme dont elle aura de la peine à se débarrasser
et qui lui vaudra de ne pas être reconnue ni par sa mère, ni par sa
sœur, et de manière ambivalente par son frère. Ce dernier aussi aura
fort à faire pour se défaire du rôle de remplaçant de son oncle
suicidé. Maintenant que leur mère a réparti deux images de sa propre
mère (le traumatique sur Camille, et le positif sur Louise), Camille
devient aussi la mère symbolique de Paul. Tant qu’elle porte le poids
des deuils non faits, Paul peut espérer trouver une place. Cette
situation contribue à enfermer encore plus Camille dans ce rôle
aliénant, risquant de voir se répéter le scénario qui s’est joué à la
précédente génération avec la mort de Louise Rosalie.
Lorsqu’il est interrogé par Henri Mondor sur les éventuelles
origines de cette propension créatrice et tragique, Paul évoque la
figure de son oncle. « Paul Claudel, avec une objectivité robuste, a
décrit ses parents comme très particuliers, très renfermés, vivant
beaucoup sur eux-mêmes. Eux et leurs enfants, avec "une espèce
d'orgueil farouche et hargneux", formaient "un petit clan qu'ils
trouvaient immensément supérieur à tout le reste". Un jour, je
demandais à Claudel par quelle lignée familiale ou quelle admiration
juvénile lui avaient semblé venir l'exaltation de sa sœur, et, pour eux
deux, l'enthousiasme et le génie. Il me répondit « Peut-être notre
ressemblance avec un oncle maternel, vite dégoûté, lui ! »[29]
Comme son oncle, Paul Claudel fut tourmenté de l’intérieur. Il
parvient cependant à soulager ses déchirures intérieures et ses
souffrances solitaires dans l’écriture et dans la foi. Réponse
inespérée à son désespoir, sa conversion religieuse lui permet de se
démarquer de sa sœur qui soutenait des thèses plutôt athéistes, en
vogue dans certains milieux d’intellectuels parisiens.
Le lien entre Camille et Paul, l’ascendant de la grande sœur, a fait
couler beaucoup d’encre. Mais pour le comprendre, il faudrait tenir
compte du fait qu’ils furent tous deux aliénés par les fantômes de
leurs aïeux, la grand-mère et l’oncle. Deux « autres » liés entre eux
comme une mère peut être proche de son fils nouveau-né, un lien qui
se rejoue entre Camille et Paul. Le bénéfice inhérent à leurs
aliénations réciproques se nourrit du plaisir qu’ils éprouvent à être
ensemble pour les entraîner dans une intimité peu commune. Il
évoque clairement le besoin de réparation du lien entre Louise
Rosalie et son fils Paul, cette nécessité d’intégrer l’histoire non
terminée qui se rejoue inconsciemment deux générations plus tard.
Cette aliénation familiale conditionnera l’ambivalence de leur relation.
Réécrire l’histoire
1. L’enfance de Camille
Ses biographes racontent comment, dès son jeune âge, Camille
s’employait à pétrir des corps avec de la glaise qu’elle ramenait à la
maison, en dépit des remontrances de sa mère. Son père observait
avec stupéfaction la passion qui entraîna sa fille dans un modelage
frénétique de la glaise et de la terre, au point « d’en perdre le boire et
le manger ». Ce qu’elle commença enfant, elle le fera autant qu’elle
le pourra. Pour Dany Cretin-Matenaz[30], « Cette passion débordante
envahissait l'atmosphère familiale. Camille exigeait de chacun qu’il
aille chercher des morceaux de terre, - fragments d’un objet à
retrouver par la sculpture ? Cherchait-elle à soutenir quelque chose à
l'intérieur d’elle-même. Le caractère tyrannique dont parlent ses
biographes ne traduit-il pas une violence intérieure qui la tyrannisait
sans qu’elle-même puisse l’éprouver, encore moins la représenter ?
Les récits qui insistent tous sur cette passion de malaxer, dans
l'excès, font penser à un état d'obsession, comme si elle était
possédée par cette terre glaise informe sans que cet objet, terre
glaise d'abord puis sculpture, ne soit rattaché à une idée. »
La vérité sort de la bouche des enfants a-t-on coutume de dire.
Mais pour qui sait lire leur signification symbolique (comme Françoise
Dolto l’a bien montré), la vérité s’exprime également dans leurs
conduites et dans ce que j’ai appelé un « style nirvana »[31], rejouant
et mimant des histoires familiales non intégrées. Ainsi, déjà enfant,
Camille sortait de la terre (Mère) cette matière qui lui servait à
modeler des corps, comme pour donner naissance à de nouveaux
êtres (Paul). Mais aussi, de par son activité particulièrement
évocatrice, elle-même prenait le risque de se retrouver toujours plus
dans cette position d’une mère morte en couche, et c’est en effet le
prix qu’elle aura fini par payer. Comme l’histoire l’aura montré,
l’ascension de Paul qu’elle aura favorisée en partageant ses premiers
écrits dans les milieux qu’elle fréquentait avec Rodin, correspondra à
sa propre déchéance.
Le superbe film de Bruno Nuytten[32] commence d’ailleurs
précisément sur une scène nocturne qui montre Camille en train de
chaparder de la glaise dans les tranchées des rues parisiennes. Une
besogne illicite, non pas pour saccager des tombes, mais plutôt pour
donner vie à ce que la terre renferme de précieux.
En faisant surgir directement des entrailles de la terre des êtres
nouveaux, Camille se rejoue la scène symbolique qui hante la famille.
Aussi longtemps que Camille peut adopter une conduite proactive
dans cette évocation de l’histoire non intégrée de la famille, la chose
reste supportable pour elle. Elle peut encore espérer être reconnue à
travers sa manière de le faire, par son style et par son génie. Car
c’est bien là qu’elle imagine une possible reconnaissance, pour elle-
même, au-delà de ce qu’elle rejoue de l’impensé familial. Il faut en
effet comprendre que le profond désir qui l’anime inconsciemment
relève de cette reconnaissance du sujet en elle, de son être à elle,
meurtri par sa mère et par son héritage transgénérationnel. Mais au
niveau conscient, vouloir être reconnue pour son style en tant
qu’artiste, c’est poursuivre une politique de défense contre ses
aliénations transgénérationnelle sans pour autant s’en émanciper.
Pour cela, il faudrait intégrer l’héritage transgénérationnel et non pas
simplement continuer (indéfiniment) à s’en défendre.
2. Rodin
Comme déjà dit, la relation passionnée entre Rodin et Camille va
réveiller son héritage transgénérationnel latent et inconscient
jusqu’alors. En même temps, comme lors de tout transfert, c’est bien
à Rodin que Camille adresse une demande de thérapie non
assumée, comme si elle avait perçu chez lui cette compétence
(comme maître reconnu) de lui donner naissance en tant qu’artiste,
comme une deuxième naissance qui la guérirait de ses héritages
transgénérationnels.

Rodin présente aussi cette particularité d’être


en ménage avec une certaine Rosalie Beuret (surnommée Rose, et
qu’il mariera en toute fin de vie). Camille retrouve donc cette
configuration symbolique qui la hante depuis toujours : celle d’une
mère qui n’a pas fait le deuil d’une autre Rosalie, sa mère.
Lorsqu’elle demande à Rodin de quitter Rose, c’est comme si elle
demandait à sa mère de faire enfin ce deuil qui empêche l’amour
filial. À l’évidence, le désir inconscient qui anime Camille reste
tributaire d’un besoin d’amour maternel. Ce dernier se rejoue dans sa
relation avec Rodin. Dans une lettre qu’elle lui adresse, Camille écrit :
« Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente ».
Il a souvent été question d’un avortement, ou d’enfants placés,
pour expliquer l’éloignement de Camille, ainsi que ses absences
régulières. Dans un extrait de ses correspondances, Paul Claudel
précise : « Sachez qu’une personne dont je suis très proche a
commis le même crime que vous et qu’elle l’expie depuis 26 ans
dans une maison de fous. Tuer un enfant, tuer une âme immortelle,
c’est horrible ! »[33] Dans le contexte de l’héritage transgénérationnel
qui pèse sur son destin, toute cette problématique du rapport d’une
mère à son enfant ne peut manquer d’être une source
supplémentaire de déstabilisation pour Camille.
Mais Rodin n’est pas en position de proposer une analyse
transgénérationnelle. En définitive, il ne servira que d’écran
projecteur pour que se rejouent les dynamiques inconscientes qui
aliènent Camille. Lui-même devait porter le poids d’être un autre pour
Camille, c’est-à-dire sa mère et, potentiellement, une meilleure mère
de remplacement. Sans analyse transgénérationnelle de ce dont elle
cherche à se libérer, la situation ne peut que se répéter. L’œuvre
L’âge mûr, cadeau de rupture que Camille adresse à Rodin, dit bien
combien elle lui reproche de ne pas avoir su choisir entre elle et un
ancien amour. C’est bien entendu là un classique dans les cures
psychanalytique, où le partenaire devient l’otage des manques qui
auront marqué l’enfance. Pour que Rodin quitte Rose, ou pour
pouvoir le quitter, il eût fallu que Camille se libère elle-même de sa
mère et de l’héritage transgénérationnel dont cette dernière l’aura
chargée[34].
Qu’importent les Rodin et ces Messieurs les académiciens, lorsque
c’est la reconnaissance d’une mère enkystée dans un deuil que l’on
cherche à obtenir, par tous les moyens, même si ceux-ci vont à
l’encontre du but inconsciemment recherché.
Ainsi, même si elle en prendra l’initiative, la rupture avec Rodin est
impossible aussi longtemps que Camille ne se sera pas émancipée
de sa mère et des héritages transgénérationnels qui lui viennent
d’elle. Au lieu d’avancer plus librement, Camille va, au contraire, se
retrouver toujours plus aliénée par son héritage transgénérationnel.
3. Paul et sa Rosalie
Dans cette même période, de son côté, Paul vit lui aussi une
relation passionnelle interdite. Comble des coïncidences, l’objet de
cet amour fou se nomme aussi Rosalie, communément appelée
Rose, comme la compagne de Rodin, et comme cette aïeule qui
hante la famille. Incroyables répétitions qui montrent bien la
configuration symbolique qui hante Camille, cette autre Rosalie,
omniprésente rivale dans ses liens aux autres, à sa mère, à Rodin, et
à son frère Paul.
Bien qu’elle soit déjà mariée, Paul Claudel aura une fille avec
« sa » Rosalie. Les tourments de cette sulfureuse histoire sont
longtemps restés tabous et sujets de préoccupations pour le quai
d’Orsay.
Jean-Pierre Thibaudat précise encore un aspect qui s’intègre dans
la problématique transgénérationnelle qui affecte les Claudel :
« Enceinte de Claudel, Rosalie Vetch quitte la Chine en août 1904 et
ne donnera plus de ses nouvelles pendant treize ans. Claudel vit ce
silence (elle lui renvoie ses lettres) comme une trahison. »[35]
Cette douloureuse relation va servir l’écriture de Partage de midi et
largement inspirer le personnage de l’héroïne du livre, Ysé.
Antoinette Weber-Caflisch explique : « Restant sans nouvelles de
Rosalie Vetch, la femme qu'il aime passionnément, avec laquelle il a
vécu plusieurs années, […], Claudel devient fou de douleur. Il se sent
alors doublement trahi : ni Dieu n'a voulu de lui, quelques années
auparavant, quand il a cru pouvoir entrer dans les ordres et qu'on l'a
renvoyé dans le monde (deuxième séjour du diplomate en Chine), ni
la femme qu'il aime et dont il se croyait payé en retour n'a su garder
sa foi. […] C'est dans ces circonstances dramatiques que le poète
commence d'écrire Partage de midi. »[36] La fin de la pièce écrite par
Paul ne manque pas d’intensité tragique : « Comme entre-temps Ciz
est mort, ce qui lève l'interdit qui pesait sur l'union des amants
catholiques, ils s'épousent à l'article de la mort dans un rituel où la
passion profane et profanatrice se mêle indissociablement à la foi la
plus ardente et aux sacrements mêmes de l'Église. Le rideau tombe
au moment où Mesa achève de dire cette "messe d'août" à laquelle
ils fournissent, en mourant réellement, le corps et le sang d'un
sacrifice symbolique. Le comble de l'exaltation amoureuse et
religieuse est alors atteint en une véritable apothéose de l'amour, et
personne ne doute, dans la salle, que de tels amants, qui jubilent de
se livrer aux puissances du feu et de la nuit, sont entrés tous vifs
dans l'au-delà. »
Comment ne pas voir qu’avec cette inaccessible Rosalie, Paul a
trouvé un substitut au rôle jusqu’ici tenu par sa sœur. Le rôle
consistant à incarner pour toute la famille le fantôme de cette grand-
mère, Louise Rosalie, morte en couche d’un petit Paul ! Ne disparaît-
elle pas, une fois enceinte, comme pour faire écho à ce drame qui a
marqué la famille Claudel ? Comme si l’amour n’était possible qu’en
se suivant dans la mort, comme l’oncle Paul qui se suiciderait pour
rejoindre cette mère qui décède en lui donnant la vie.
Pour qui est familier des dynamiques transgénérationnelles, la fin
de cette tragédie (Partage de midi) aurait pu s’écrire d’avance tant les
ingrédients sont ici réunis pour dicter les termes du scénario qui
hante la famille depuis le deuil non fait de Louise Rosalie Cerveaux-
Thierry. Cette relation passionnelle montre à quel point la question
œdipienne ne concerne pas simplement le rapport aux parents, mais
plus profondément, l’intégration des héritages transgénérationnels.
Thérèse Mourlevat[37] interroge : « Comment Camille ressentira-t-
elle cet attachement devenu une liaison aussi sulfureuse que la
sienne ? […] Camille définitivement séparée de Rodin, était dans un
état physique et psychique préoccupant, et le départ de son frère,
venu seulement pour repartir, fut une épreuve cruelle pour elle. […]
"Pourquoi ? Pourquoi cette femme ? Pourquoi la femme tout d’un
coup sur ce bateau ? Qu’est-ce qu’elle s’en vient faire avec nous, est-
ce que nous avons besoin d’elle ?"»
Camille, toujours prise dans les affres d’une rupture impossible
avec Rodin, voit donc son frère s’éloigner, qui trouve ailleurs à
rejouer les mêmes ressorts tragiques qui jusqu’ici le liaient à sa sœur.
La crise que traverse Paul semble lui permettre de s’affranchir de ce
qui l’aliénait dans sa relation avec sa sœur.
Ainsi, aussi bien avec Rodin qu’avec Paul, Camille s’est retrouvée
en rivalité avec une certaine Rosalie. En réalité, elle a revécu le
conflit transgénérationnel inconscient qui la lie à sa mère, c’est-à-dire
les lacunes de sa mère, son deuil non fait de sa propre mère, Louise-
Rosalie. Si le conflit d’origine eût été identifié, ces situations auraient
pu permettre à Camille de s’en libérer. Au vu de la cohérence des
répétitions (les multiples Rosalie) et des thématiques (maternités,
ruptures, deuils), une telle prise de conscience n’était pas impossible.
Une fois cette aliénation rendue consciente, un travail d’intégration
aurait pu s’engager, qui lui eût permis de s’en libérer et d’éviter de
retrouver dans son destin les mêmes impasses.
4. La mort du père et l’enfermement
Comme je l’ai déjà mentionné, c’est finalement la mort du père de
Camille, Louis-Prosper, qui va marquer le point de non-retour avec la
décision de faire enfermer Camille. Fragilisée au possible par
l’accumulation des difficultés et son incapacité à intégrer son héritage
transgénérationnel, Camille est maintenant à la merci de son
entourage. Comme la goutte qui fait déborder le vase, la mort du
patriarche, dernier défenseur de Camille, dictera au reste de la
famille la conduite à suivre, ou à poursuivre, puisqu’il s’agit toujours
d’une même politique commencée il y a déjà longtemps : faire porter
à Camille la charge des deuils. Mais cette fois, la sentence
maternelle semble encore plus radicale, comme s’il fallait en finir une
bonne fois pour toute et « tuer » celle qui représente le fantôme de la
morte, ne plus jamais en entendre parler.
L’intransigeance de la mère de Camille envers sa fille se retrouve
dans des courriers adressés aux directeurs des établissements.
Jean-Paul Morel précise que pour la mère, « pas question de la voir
ou de l’héberger, comme en attestent les lettres du père au fils ; déjà
le souci du qu’en dira-t-on. Une intransigeance amplifiée,
lorsqu’ayant, sans trop de remords apparents de conscience, signé
sa demande d’internement, le 8 mars 1913, elle demande
formellement au directeur de l’asile de Ville-Évrard, le 17 mars 1913,
de lui interdire toute visite et tout courrier (lettre dite « non
retrouvée »…), interdiction qu’elle renouvelle, et cette fois en toute
conscience, à la suite de son transfert à l’asile de Montdevergues en
septembre 1914 (doubles lettres qui s’ensuivent à l’occasion de
l’officialisation de son nouvel internement, et au directeur de l’hôpital
et à la Supérieure de l’hôpital, en date du 15 et 16 février 1915).
« C’est elle qui a été son propre bourreau » écrira-t-elle au directeur
le 6 septembre 1919, alors que les médecins envisageaient alors au
moins une « sortie d’essai ». Après avoir déclaré : « Je suis lasse de
me creuser la tête pour savoir ce que nous pourrions faire pour elle
sans arriver à une solution autre que celle que nous suivons. » […]
Mais Madame mère ne reviendra jamais sur son diktat ; je ne veux
pas la revoir ».[38]
Une telle attitude de la mère est révélatrice d’un blocage dans ces
événements du passé qu’elle n’aura jamais intégrés. Elle témoigne
d’une personne toujours en prise avec ses démons, qui l’empêchent
de s’ouvrir au présent, à la vie, et à ce qu’elle véhicule de différence
et de nouveauté.
Pendant toutes ces années d’enfermement, on a pensé que
Camille vivait dans l’attente d’une visite de son frère Paul. C’est bien
là le rôle qu’il lui fût toujours demandé de jouer, du fantôme de sa
grand-mère, se languissant depuis l’outre-tombe de son petit Paul
auquel elle venait de donner vie. Mais il faudrait surtout repérer la
présence persistante du sujet en elle, son Soi véritable, qui avait
maintes fois tenté de plaider pour sa propre cause. Ses demandes
répétées sont restées lettres mortes. Avec une mère qui impose le
statut quo, Camille ne parviendra pas à se libérer du rôle de morte-
vivante qui garantit l’équilibre névrotique de sa famille.
Reine-Marie Paris[39], la petite nièce de Camille Claudel, rapporte
dans un des livres qu’elle lui consacre, que Camille serait morte en
prononçant ces mots : « Mon petit Paul ». Bien sûr tout le monde
pense que Camille parle de son frère Paul. Mais une oreille de
psychologue des profondeurs entend aussi ici un double discours,
dont celui de l’inconscient, qui laisse affleurer la présence d’un
dialogue entre les deux fantômes qui hantent la famille, c’est-à-dire
entre la grand-mère et son fils Paul. Ainsi, même jusque dans son
dernier souffle, Camille tente de porter à l’attention d’autrui ce rôle qui
l’aliène, d’une grand-mère mourante et aimante de son fils Paul.
Conclusion
La perspective transgénérationnelle proposée éclaire la nature des
conflits inconscients qui perturbent la famille Claudel. En particulier,
nous comprenons mieux pourquoi et comment Camille Claudel hérite
du fantôme de sa grand-mère, avec les charges traumatiques des
circonstances de son décès. Pire, comme représentante d’une
personne morte dont le deuil n’est pas fait, mais qui réclame de l’être,
elle se trouve dans la position symbolique d’être celle qu’il faut mettre
à mort et enfin enterrer. Pas étonnant qu’elle montra des signes de
paranoïa.
L’approche transgénérationnelle aurait sans doute permis à
Camille de mieux comprendre, et peut-être d’intégrer, certains
épisodes de sa vie. En tous les cas, elle nous permet de reconnaître,
derrière le masque de ses aliénations, la véritable personne qu’était
Camille Claudel. Dans ce contexte d’une problématique
transgénérationnelle, faut-il s’étonner que ce soit une descendante
de la famille Claudel qui fera sortir l’artiste de l’oubli ? Comme
inspirée par une mission de réparation des torts de son arrière-grand-
mère, Reine-Marie Paris, petite nièce de Camille, a su réhabiliter
l’œuvre en péril.
Grâce au travail d’une descendante de la famille Claudel, l’histoire
de Camille est sortie de l’ombre, comme pour nous inviter à méditer
sur son sort et tirer les leçons qui s’imposent, à savoir :
- Incomprises, les aliénations transgénérationnelles passent
aux yeux de la médecine pour des « maladies mentales » de
type organique ou génétique, qui ferment l’accès au sujet.
- Comme le disait déjà Françoise Dolto, les aliénations qui
prennent l’allure de psychoses se « construisent » sur
plusieurs générations, comme le résultat d’un héritage
transgénérationnel inconscient.
- Plutôt que de vouloir soumettre les autres à la dictature
d’une « normalité » tacite, il s’agit, au-delà des apparences et
des aliénations, de soutenir le développement du sujet, le Soi
profond et son désir d’advenir. Souvent, surtout pour les
artistes, les surdoués et les personnes spirituelles, c’est la
seule manière de vivre qui fasse sens.

Références bibliographiques
Gaillard Thierry (2020), Intégrer ses héritages
transgénérationnels, Écodition (6 ème édition), Genève.
Gaillard Thierry (2020), A propos de la métamorphose d’Œdipe en
héros de Colone, Génésis éditions, Genève.
Gaillard Thierry (2020), L’intégration transgénérationnelle.
Aliénations et connaissance de soi, (3ème édition), Génésis éditions.
Gaillard Thierry (2020), L’autre Œdipe. De Freud à Sophocle,
(3ème édition), Génésis éditions, Genève.
Gaillard Thierry (2020), Sophocle thérapeute. La guérison
d’Œdipe à Colone, (3ème édition), Génésis éditions, Genève.
Morel-Ferla Denise, (2020), La créativité thérapeutique des
familles d’artistes, Génésis édition (2ème édition), Genève.
Morel Jean-Paul, (2009), Camille Claudel, une mise au tombeau,
Les impressions nouvelles, Bruxelles,
Mourlevat Thérèse, « Destin croisés, Camille, Paul, Rosalie »,
dans Camille Claudel, Actes du colloque réunis par Silke Schauder,
L’Harmattan, Paris.
Paris Reine-Marie (2012) Camille Claudel 1864-1943, Economica.
Rivière Anne, Gaudichon Bruno, Ghanassia Danielle, (2001),
Camille Claudel, catalogue raisonné, Adam Biro.
Thibaudat Jean-Pierre (2011), La Pléiade lève le voile sur le grand
amour de Claudel, Le Nouvel Observateur, Paris.
Weber-Caflisch Antoinette, (1997), "Partage de midi ou l'autobio-
graphie au théâtre", Paul Claudel, L'Herne, Paris.
Élisabeth Alves-Périé

Élisabeth Alves-Périé est coach, analyste transgénérationnelle


et formatrice à l’école Généapsy à Paris (école de formation à la
psychogénéalogie et à l’analyse transgénérationnelle -
www.geneapsy.com).
Elle s’est formée comme coach professionnel (Mediat Coaching)
et a suivi de multiples formations, IJTI-Process, Team Map
Resources - typologie jungienne (OTT Partners), et en Sensitive
Gestalt Massage (IFFP).
Membre de l’Association des professionnels de Généapsy (APG),
elle reçoit en individuel et en groupes dans son cabinet à Paris et en
banlieue parisienne (93).
Son site Internet : www.eaperie.fr
IV. Les Van Gogh : des gens très bien

Élisabeth Alves-Périé
Qui eût cru qu'un jour l'on s'arracherait les toiles de Vincent Van
Gogh à coup de millions, lui qui vécut misérablement et presque
comme une ombre une bonne partie de sa vie d'artiste ? Il faut dire
que lorsque l'on est un enfant de remplacement, survie oblige, les
ressources mobilisées sortent de l'ordinaire, touchent peut-être
parfois au divin - comme ce fut aussi le cas pour Camille Claudel. Car
en effet, Vincent Van Gogh souffrira d'avoir été un enfant de
remplacement, et cherchera par tous les moyens à s'en émanciper, à
être enfin reconnu pour lui-même.
Beaucoup d’écrits ont été produits sur la vie extraordinaire de
Vincent Van Gogh. Il ne s’agira pas ici de mettre en exergue sa
fonction d’enfant de remplacement, même si ce point est essentiel à
la compréhension du mal-être « vangoghien ». La notion d'enfant de
remplacement désigne un enfant dont les parents, ou des parents,
compensent le deuil d'un enfant mort en bas âge, ou pas, par la
naissance d'un autre, souvent porteur du même prénom.
Depuis longtemps, j’essaie de comprendre ce qui pourrait être à
l’origine d’une « malédiction » de ce type. Bien sûr, à la lecture
habituelle des génosociogrammes, on pourrait trouver une explication
très rationnelle à la cause de ces enfants morts : maladies infantiles,
malnutrition, handicap, etc. Mais pourquoi dans certaines familles, le
recours à l’enfant de remplacement est-il une récurrence, presque
une marque de fabrique ?
Ce phénomène intra et intergénérationnel, essentiellement dû à
une insuffisance d’élaboration du deuil de l’enfant perdu, peut sauter
une génération et constituer un phénomène transgénérationnel dans
le sens propre du terme.
D’ailleurs, je m’interroge sur la place d’enfant de remplacement,
est-elle la cause de problématiques, ou bien la conséquence de
traumatismes familiaux, voire ancestraux ? Serait-il l’arbre qui cache
la forêt ?
Pour tenter d’y répondre, j’ai exploré la généalogie et l’histoire
familiale de Vincent Van Gogh et cherché à comprendre comment la
Grande Histoire, les us et coutumes résonnent en elles. En effet les
circonstances socio-historiques de l’époque ont eu un impact évident
sur les générations ayant précédé la vie de ce génie-fou, Vincent Van
Gogh.

Les Van Gogh (la lignée paternelle)


Les Van Gogh quittent leur village de Goch en Westphalie
(Allemagne) au milieu du XVIè siècle. L’Inquisition est présente,
comme un peu partout en Europe, sous des formes plus ou moins
accentuées. Ils se dispersent dans tous les Pays-Bas et y prêchent
avec beaucoup d’ardeur, un peu trop au goût de certains, dans un
pays déchiré par des guerres de religion. Comme s’il fallait
convaincre, être connus et reconnus en tant que protestants.
Mais les voilà tiraillés entre l’image du politiquement correct des
aspirations spirituelles et leur besoin d’élévation sociale en étant
commerçants.
Au XVIIè siècle, les Van Gogh s’installent à La Haye et deviennent
des tailleurs de luxe pour certains, d’autres choisiront des métiers
comme la magistrature, la médecine et/ou la prédication. On a là une
ambivalence et un paradoxe chez cette famille religieuse, entre la foi
et l’ascenseur social, voire même l’argent ! L’argent que l’on pourrait
presque considérer comme une « faute originelle », puisqu’il donne
accès aux plaisirs, futiles parfois.
Les Van Gogh ont une tradition plutôt étrange, celle de prénommer
les garçons de la famille de la même façon. Un manque de
différenciation qui m’interroge. Voici une nomenclature permettant de
les identifier : J’appellerai mon principal protagoniste Vincent et son
frère, Théo.
Les Vincent
Vincent n°1 : tailleur et arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père
de Vincent
Vincent n°2 : mercenaire puis sculpteur et arrière- arrière-grand-
oncle de Vincent
Vincent n°3 : pasteur et grand-père de Vincent
Vincent n°4 : marchand d’art et oncle de Vincent, appelé « Cent »
Vincent n°5 : mort-né le 30/3/1852, frère aîné de Vincent
Vincent n°6 : Vincent, né le 30/3/1853 (date du décès de son frère
mort-né) et mort le 29/7/1890
Vincent n°7 : 1866-1911 : cousin de Vincent
Vincent n°8 : 1890-1978 : neveu de Vincent
Vincent n°9 : né en 1953, arrière-petit-fils de Theo, petit-fils de
Vincent n°8
Les Theodore
Theodore n°1 : pasteur et père de Vincent
Theodore n°2 : marchand d’art et frère de Vincent
Theodore n°3 : petit-fils de Theo, exécuté comme résistant
pendant l’occupation allemande
Theodore n°4 : réalisateur, assassiné après son court-métrage
« Soumission ».
Arbre
simplifié des Van Gogh
Gerrit, le grand-père paternel de Vincent n°1 a bâti leur grande
réputation en brodant des kilomètres de fils d’or, ce sont des tailleurs
renommés et aisés.
La génération de David, le fils de Vincent n°1, est la première de
tréfileurs (fabricants de fils issus de métaux précieux comme l’or ou
l’argent).
Ces familles avaient pour habitude de répartir les rôles entre leurs
enfants (leurs fils) : certains allaient commercer, d’autres allaient vers
le pastorat et il ne fallait pas déroger à la règle. Ainsi la famille
« s’arrangerait » de son ambivalence…
Jan, l’aîné, reprend l’affaire familiale et Vincent n°2, son frère,
devient artiste, plus précisément sculpteur après avoir été
mercenaire ! Or là, le bât blesse. On sait que Vincent non content de
décliner l’« injonction » familiale de prêcher alors que son frère
commerce, choisit de vivre une vie de débauche, de mercenaire[40],
en marge de la société. En agissant ainsi, Vincent n°2 ternit l’image
de cette famille qui s’évertue à montrer à la société ses valeurs
humaines et religieuses… D’ailleurs, à ce jour, je n’ai trouvé aucune
image de ses sculptures, ce qui est étonnant à l’ère d’internet.
Cache-t-on aussi ces images représentées par cet artiste ?
Vincent n°3, est à la tête de l’association la « Société du Bien Être
», créée afin de venir en aide aux plus démunis et surtout de
maintenir les communautés protestantes du sud Brabant dans leurs
villages, sans quoi cette zone du Brabant, déjà en grande majorité
catholique, serait perdue pour la Hollande. Cette Société achète des
fermes et des domaines dans des régions catholiques, pour les
pauvres, dont elle attend un « retour sur investissement », c’est à dire
de l’argent et des enfants qui seront de futurs protestants. Le
prosélytisme est à l’œuvre, l’appât du gain aussi. Il choisit une femme
issue d’une famille très riche, de quoi nourrir, là encore, l’ambivalence
familiale !
Vincent n°4, quatrième fils du n°3, de son surnom « Cent », était
préposé au pastorat puisque ses frères aînés avaient choisi des
métiers de gloire, d’apparence. Hendrick, marchand d’art et marié à
une riche épouse, Johannes, amiral dans la marine, Willem dans
l’artillerie. Mais « Cent » préfère, de loin, reprendre la tradition du
commerce lui aussi. Il aime l’escrime, le théâtre, les mondanités et
les jolies filles, tout comme son grand-oncle Vincent n°2, le
sculpteur... Il opte pour le métier de marchand d’art et créé son
entreprise, renommée à La Haye. Il vend des gravures adaptées de
tableaux « vendables » c’est-à-dire répondant aux normes de
l’époque et met en place une production en série et une diffusion
d’images, pieuses. Il part, quelques années plus tard à Paris avec
son épouse Cornelia et vit une vie d’oisiveté et de richesse, attitude
dénoncée par son neveu, Vincent (cf tableau « La Méridienne » de
Vincent Van Gogh).
Comme « Cent » décline la lourde tâche du pastorat, c’est
Theodore n°1 (père de Vincent) qui en hérite. Ce dernier, décrit
comme « chétif » et « faible », n’aura pas l’aplomb nécessaire pour
se confronter à son père. Il aurait aimé être médecin et ainsi faire le
bien, mais son père lui impose de reprendre le poste d’administrateur
de la Société et le pastorat. Alors son goût pour les plaisirs terrestres,
ses « nombreuses relations intimes » et « ses folies » (dixit Theodore
lui-même) ne seront que de vieux souvenirs… Un mode de vie qui
dénote avec l’austérité protestante !
Le 26 février 1885, Theodore n°1 meurt, il sera enterré le 30 mars,
date anniversaire du décès de son fils aîné mort-né et par
conséquent également la date anniversaire de Vincent, notre cher
peintre. Bel héritage que celui-ci, aussi !
Les Carbentus (la lignée maternelle)
Dans cette lignée, une succession d’évènements traumatiques, de
générations en générations, laissent une empreinte indélébile et qui
forge une certaine « personnalité » familiale, si tant est que l’on
puisse hériter des lésions, génétiques (maladies, …) ou
épigénétiques[41] [42]! D’ailleurs, actuellement les chercheurs
penchent pour une transmission des caractères acquis, c’est-à-dire,
la faculté pour des êtres vivants de transmettre à leur descendance
une caractéristique acquise au cours de leur vie.
Les Carbentus ne sont pas épargnés par les enfants mort-nés ou
morts en bas-âge, mais ils sont, en plus, empreints de bien d’autres
traumatismes.
Gerrit n°1 : (1697-1756) - Le seul de la famille à réchapper aux
guerres, inondations, incendies, épidémies de peste qui ont dévasté
le pays en 150 ans. Ses aïeux, périssent dans le terrible bain de sang
de la Guerre des 80 ans. L’Inquisition espagnole condamne à mort
les 3 millions de néerlandais (homme, femmes et enfants) pour
hérésie. En 1648 le Traité de Westphalie met fin à cette barbarie.
Mais en 1672 la Guerre de Hollande commence, d’autres massacres
toucheront la famille Carbentus. Gerrit, comme beaucoup d’autres
hollandais, a appris à sentir l’imminence d’un désastre…
Gerrit n°2 : (1761-1797) petit-fils de Gerrit n°1 – En 1795, les
troupes françaises pénètrent en Hollande, confisquent les biens et
capitaux, et Gerrit perd son affaire. Il meurt en 1797 assassiné (roué
de coups) sur le bas-côté de la route de Rijswijk, pendant la Terreur, il
a 35 ans. Il laisse 3 enfants en bas âge et une femme enceinte, dont
l’aîné est Willem Gerrit, le grand-père maternel de Vincent Van Gogh.
Willem Gerrit (1792-1845) – Il a 5 ans quand son père meurt dans
un contexte tragique. Il réussit à redorer la notoriété familiale en
1840, mais meurt 5 ans après, de « maladie mentale » (à priori des
suites d’épilepsies, conséquences de la syphilis – cf. écrit du docteur
Jean-Etienne Esquirol en 1813).
Anna Cornelia n°2 : fille d’Anna Cornelia n°1. Elle a 26 ans quand
son père, à peine nommé à la cour comme relieur, meurt. Sa sœur
Clara, est épileptique (syphilis congénitale ?) et a été mise à l’écart.
Son frère Johannus, de 4 ans son cadet, se suicide. Anna dira de lui
qu’il « ne suivit pas le chemin ordinaire de la vie », parle t’elle
d’homosexualité ? Anna est toujours dans la maison
familiale, célibataire, elle attendra sept ans pour se marier à
Theodore, avant sa sœur Cornelia pourtant plus jeune qu’elle de dix
ans. Anna est obsédée par les bienfaits de la suractivité et l’impose à
ses enfants ; une mère qui dans des crises maniaques en oublie ses
enfants… son mari leur donnait parfois des nouvelles « notre chère
Ma est occupée à faire le ménage, mais elle pense bien à vous tous
et s’inquiète beaucoup pour chacun ». Quand elle n’est pas dans cet
état, elle sombre aisément dans la mélancolie, elle est fataliste et
pessimiste : « L’amour est appelé à passer, les êtres chers à
mourir ». Souffrirait-elle de bi-polarité ? Anna est la nièce
d’Hermanus, homme excentrique qui l’initie à l’art et par le biais
duquel elle rencontrera et profitera du soutien d’une autre famille
d’artistes très peu conventionnelle, les Backhuyzen. Ceux-ci sont à
l’origine de l’école de La Haye, que fréquentera Vincent Van Gogh.
L’art est donc, dans cette lignée aussi, un domaine de prédilection…
Willemina, l’ainée de la fratrie, aura des enfants, dix ans avant
Anna Cornélia n°2. Les deux premiers enfants sont des filles, qu’elle
prénomme Anna Cornelia, née en 1843 et Cornelia, née en 1846.
Anna Cornelia n°2 prénommera également sa première fille Anna
Cornelia, née en 1855 et Anna Cornelia n°1 (La Mère) décèdera 2
mois plus tard. Quand on parle d’Anna et/ou Cornelia, de laquelle
parle-t-on ?

Arbre simplifié des Carbentus


Son frère cadet Arie, a une fille qu’il prénomme Elisabeth, née en
1852. Sept ans plus tard, Anna Cornelia n°2, prénomme sa seconde
fille Elisabeth… C’est comme si elle exprimait par l’intermédiaire de
ses enfants, sa jalousie maladive à l’égard de sa fratrie, comme si
elle cherchait vainement une place, sa place.
Quand elle accouche d’un premier enfant mort-né, elle exige un
rituel à la hauteur de sa condition, ce qui est très nouveau à cette
époque ; en effet aucune sépulture n’est faite pour des enfants mort-
nés. Elle exige en réalité une reconnaissance et une place à sa
descendance. Vincent Van Gogh n°5 est donc le premier enfant mort-
né dans ce cimetière de Zundert… Il est celui qui va venir donner une
place (reconnue aux yeux de tous) à tous ces enfants morts et ces
morts traumatiques de son ascendance. Il est le « premier-né », le
sacrifié du système, en écho à la référence biblique du meurtre
d’Abel par Caïn.
Vincent, le peintre
Vincent naît un 30 mars 1853, un an, jour pour jour après la mort
de son frère aîné, mort-né. Tous ses anniversaires, il les passera au
cimetière accompagné de sa mère pour laquelle le travail du deuil
n’aura jamais été élaboré.
Depuis sa plus tendre enfance, on parle de lui comme d’un
« garçon étrange ». Il est solitaire, observateur, sensible aux beautés
de la nature. Il déteste les mondanités, les visites de courtoisie
auxquelles il préfèrera de loin les ballades dans la campagne et la
rencontre avec les paysans. Il dénonce ce qui le choque, ce qui vient
perturber sa vision du monde, ses croyances et ses valeurs ; il
dérange !
Quand il tombe amoureux la première fois, il est évincé. Eugénie
est déjà promise à l’ancien locataire, celui qui occupait les lieux juste
avant Vincent. Un Autre a déjà pris la place. Il bascule dans une
déception profonde, il a 20 ans. « Il y a des heures, des jours, des
époques dans la vie où l’on dirait que Dieu nous cache son visage » ;
de qui parle-t-il, au fond ?
Il tombe amoureux de sa cousine Cornelia, alias Kee Vos, la fille de
sa tante Willemina. Elle est veuve et a eu deux enfants. Le premier
est mort. Elle refuse d’un non catégorique ses avances. Vincent écrit
à Theo et lui confie son désespoir et son choix « de ne jamais
renoncer, de ne pas se résigner, de faire fondre ce glaçon du
« jamais, non jamais de la vie » ». Il est sommé de laisser Kee Vos
tranquille.
Il est à peine remis de cette nouvelle déception quand il rencontre
Sien, une femme avec un enfant, Maria, et enceinte d’un second,
Willem. Mère de deux premiers enfants morts dans leur première
semaine, et d’un enfant mort à 4 mois, déjà prénommé Willem, lui
aussi. Femme que sa mère avait poussée à la prostitution. La
prostitution, l’endroit même où son propre père, Vincent n°4 poussait
toutes ces veuves incapables de subvenir aux besoins de leur
famille… Vincent, par cet acte, montre les failles familiales, et la
famille s’acharnera à lui faire quitter Sien. Il la quitte en laissant un
enfant qu’il vient « d’adopter », Willem. Abandon ? Ce même acte
qu’Elisabeth, sa sœur, alors âgée de 20 ans, commet pendant ses
années comme gouvernante à Soesterberg ; elle gardera ce secret
jusqu’à sa mort. Puis viendront Margot Begeman et Augustina
Segatori.
Son frère Theo, essentiellement, mais sa famille aussi, feront tout
ce qu’ils peuvent pour que Vincent reste seul. Pourquoi autant
d’acharnement à rendre cet homme encore plus solitaire qu’il ne l’est
déjà et encore plus malheureux ? N’aurait-il pas le droit d’aimer ? Il
est certes attiré par des prostituées mais Margot, elle, est une des
filles de la famille protestante la plus riche de Nuenen… Elle est
dévouée aux nécessiteux des alentours. Elle est la cadette des filles,
a 43 ans et n’est toujours pas mariée, comme ses autres sœurs
d’ailleurs… Comment cela se fait-il ? Que cache aussi cette famille ?
Que dénonce, probablement sans le vouloir, Van Gogh en
s’amourachant de prostituées ou de femmes non-mariables ? Entre
ces femmes de plusieurs hommes, et celles n’appartenant qu’à un
seul, leur père, n’y aurait-il pas un secret apparenté à de l’inceste
chez les Van Gogh ? Elisabeth Hubertha, la sœur de Vincent et de
Theo, écrira d’ailleurs à Théo, alors qu’elle n’a que 16 ans : « Oh, je
ne puis imaginer ce que serait notre vie si l’un d’entre nous devait
partir. Je sens que nous sommes faits pour être ensemble, que nous
ne faisons qu’un… Si l’un d’entre nous était maintenant absent,
j’aurais l’impression que cette unité n’existe plus. »
Quel pacte a donc été conclu chez les Van Gogh ? Les Van Gogh
tout comme les Carbentus, font partie de la bourgeoisie hollandaise.
Mais les parents de Vincent vivent dans l’illusion d’être aisés et
d’avoir du pouvoir, eux aussi. Cette organisation familiale s’appuie
sur des refoulements et clivages. Ils ont accepté ce pacte dénégatif
afin de sauver les apparences. Car au fond, nous sommes bien loin
de la famille rêvée, qui s’est construite sur des renoncements et
sacrifices. Vincent quant à lui, reçoit un héritage maudit, issu de ces
ancêtres tartuffes qui vient cliver encore plus la mort de son frère
aîné Vincent, mort-né. Il hérite du symptôme familial, ancestral.
Vincent ne pouvait donc pas être dans un état autre que celui de
malade, de fou. Il a bien essayé d’en sortir, mais les « bagages »
transmis par les siens étaient bien trop nombreux pour un seul
homme. Ajouter à cela que ces toiles racontent l’histoire de sa vie et
de celle de sa famille, de leurs valeurs, de leurs déboires et de leurs
ambivalences, alors même qu’ils ont tout mis en œuvre pour que cela
ne se voit pas, il fallait donc faire bonne figure, et pour cela, cacher
ses toiles.
Theo, dans la souffrance de sa maladie (la syphilis) aura en plus à
accuser les conséquences de sa culpabilité, Vincent lui reprochant de
ne pas faire le nécessaire pour vendre ses toiles.
Un an avant, Theo prénomme son premier enfant de son mariage
avec Johanna, Vincent (Vincent n°8) ! Quelle bonne idée, non ? Il dira
de cet enfant que c’est le « vrai Vincent » et c’est ainsi qu’il ira le
présenter à sa mère, Anna Cornelia, celle-là même qui a mis un
enfant au monde, mort-né. Vincent serait-il donc le « faux », une
banale copie du premier ?
Vincent ne supporte pas l’arrivée de cet enfant dont il ne pourra
jamais prononcer le nom et le nommera « le petit ». Il n’y a pas de
place pour deux Vincent. Pense-t-il pouvoir arrêter la malédiction en
disparaissant de ce monde ?
Qu’il se soit suicidé, qu’il ait été assassiné ou qu’il ait été
accidentellement tué, Vincent passe deux jours dans une agonie
atroce avec une blessure par balle. Nous sommes le 29 janvier 1780
et Vincent n’est plus.
Les autres Vincent et Theodore
Vincent n°8, fils de Theo et neveu de Vincent, a 4 enfants avec
Josina Wibaut. Voilà un homme qui épouse une femme, portant le
même prénom qu’une de ses aïeules, lui-même portant le prénom de
Vincent comme l’époux de Josina. N’y aurait-il pas ici, une espèce de
« reset », une mise à zéro ?
Quoiqu’il en soit, Vincent n°8 prénomme son fils Theodore, alias
Theodore n°3. Ce dernier mourra exécuté comme résistant pendant
l’occupation allemande en mars 1945. Encore un qui résiste à ce que
lui propose son environnement, il a 25 ans.
Le frère de Theodore n°3, Johan (agent secret, comme c’est
étrange…) fait « renaître » son frère en prénommant son premier-né,
Theodore, alias Theodore n°4, le réalisateur, controversé et décrit
comme étant antisémite, tout le contraire de son oncle Theodore n°3,
antinazi !
L’héritage du prénom Vincent
Vincent n°2, cadet de sa fratrie aurait dû être pasteur, puisque son
frère Jan était commerçant. Or il décide de devenir mercenaire et
donc de tuer des personnes uniquement pour de l’argent.
Cette première faute va être ravivée par celle de son oncle Vincent
n°4 qui se dédouane, lui aussi de ses responsabilités en refilant la
« patate chaude » du pastorat à son frère Theodore n°1, père de
Vincent. Vincent n°4, n’a pas d’enfant et Theodore prénomme son
premier enfant Vincent (n°5). Or, non seulement cela créé un
sentiment d’injustice chez Vincent n°4 puisque c’est lui qui aurait dû
avoir un fils Vincent, mais cet enfant aurait eu pour mission d’être
pasteur. Il n’en sera rien, Vincent n°5 naît déjà mort !
Un autre Vincent arrive au monde, dans cette famille, c’est le
peintre. Puisque la mission du premier aurait été d’être pasteur,
Vincent aurait pu endosser le rôle du commerçant et ainsi réussir
socialement tout en exerçant sa passion, découverte sur le tard. Mais
n’oublions pas que le sacerdoce, excellente et nécessaire
« couverture » pour les Van Gogh, doit être vu aux yeux de tous. Car
dans cette famille, on peut gagner de l’argent, beaucoup d’argent, à
une seule condition, qu’il y en ait un qui endosse la mission de
pastorat… Il faut laver plus blanc que blanc. Et c’est bien le
rôle voué aux Vincent. Seulement voilà, Vincent, de son deuxième
prénom Willem, veut peindre !
L’héritage du prénom Willem
Lourd fardeau que celui des Willem qui est le deuxième prénom de
Vincent, un héritage maternel. Willem Gerrits Carbentus, grand-père
maternel meurt de maladie mentale. Ce dernier, fils de Gerrit n°2, tué,
roué de coups, qui lui-même petit-fils de Gerrit n°1, seul rescapé de
sa famille, ayant vécu des guerres, des inondations (morts par
noyades) et des atrocités (enfants tués, noyés, brulés lors de
l’Inquisition espagnole).
Conclusions
Les transmissions familiales, conscientes et inconscientes, forgent
chacun des individus, comme des personnes appartenant à un clan,
lui-même assujetti à des règles, des lois, des us et coutumes. Ces
transmissions dont Vincent hérite malgré lui, l’empêcheront de
s’épanouir. Les transmissions héritées du côté maternel : La
démesure fait peur et est dangereuse ; quand on réussit, soit on
devient fou, soit on meurt, soit les deux.
Du côté paternel : La démesure « Sex and Drug and Rock &
Roll » est à dissimuler, coûte que coûte… La religion sert à cacher le
« Mister Hyde » du clan ; une place, non assumée par l’un doit être
obligatoirement assumée par un autre. On est interchangeable, le
seul objectif étant de maintenir l’équilibre du clan… Or Vincent
n’accepte ni ces règles, ni ces lois.
Sa mère, qui pourtant a initié Vincent à l’art, ne le soutiendra pas.
Attitude paradoxale d’un « fait ce que j’aurai voulu faire mais ne
réussit pas ». Vincent peint des toiles qui montrent que la religion
dans cette famille n’est que tartufferie. Il n’y peindra aucune scène ni
personnage biblique, ce qui est pourtant la norme de l’époque.
L’impressionnisme fait scandale, de plus, Vincent sera aussi une
inspiration pour l’expressionnisme, mouvement condamné quelques
années plus tard par les nazis...
Ses oncles, et frère ne pourront vendre ces œuvres, au risque de
mettre à nu, leurs dysfonctionnements. Cela aurait fait scandale et
aurait mis à mal l’économie et l’équilibre de ce clan, leurs affaires en
auraient pâti.
Dans ce système qui dysfonctionne à nos yeux, il est néanmoins,
un système qui a trouvé une stratégie afin de maintenir sa structure
en équilibre, même quand elle est menacée, c’est l’homéostasie.
Très souvent, le malade peut être le symptôme identifié du malaise
du groupe et donc indispensable à son équilibre précaire. C’est en
quelque sorte lui qui est « sacrifié » pour le maintien de l’équilibre du
système familial. Vincent sera donc « sacrifié » pour le maintien de
cet équilibre.
Vincent Van Gogh avait écrit dans une lettre : "Faut-il dire la vérité,
et y ajouter que les zouaves, les bordels, et les adorables petites
Arlésiennes qui s'en vont faire leur première communion (...) me
paraissent aussi des êtres d'un autre monde ?"
Un avertissement qui aurait peut-être profité à Théodore Van
Gogh, son petit-neveu. Celui-ci en effet, connaitra lui aussi un sort
tragique. Pour avoir réalisé un court-métrage dans lequel il dénonce
certaines violences faites aux femmes musulmanes, un extrémiste lui
tire dessus huit fois, l'égorge, et lui plante deux couteaux dans la
poitrine ! Nous savons que cette horreur, commise en 2005, aura
encore d’autres répercussions déplorables.
Si Vincent était venu me voir, en tant que psychogénéalogiste, je
lui aurais probablement proposé deux axes de changement, afin qu’il
puisse répondre aux clauses du contrat protestant qui consiste à
obéir à la loi des images pieuses :
- Peindre sous un pseudo, car en effet, s’il ne s’était pas appelé
Van Gogh, son clan n’aurait pas été en « danger ». Ils auraient
donc pu vendre ses toiles, tout comme ils ont vendu des toiles
de Gauguin, qui utilisait pourtant certaines des techniques de
Vincent, son ami.
- Choisir de peindre deux œuvres en même temps, l’une qui
respecterait la norme, l’autre pas (sous un pseudo). En
quelque sorte refaire du double, tout comme sa place avec
son frère aîné et sa double-contrainte.

Références bibliographiques
Angel Sylvie (1996), Des frères et des sœurs, les liens complexes
de la fraternité, Robert Laffont, Paris.
Forrester Viviane (1983), Van Gogh ou l’enterrement des blés,
Seuil. Paris.
Les Cahiers Rouges (2002), Vincent Van Gogh – Lettre à son
frère Théo, Grasset, Paris.
Neuburger Robert (4è édition, 2005), Le mythe familial, ESF.
Paiva Maria Lucia de Souza Campos et Isabel Cristina
Gomes(2007), Violence familiale, transgénérationnel et pacte
dénégatif, In Press « Le Divan familial » n° 18.
Porot Maurice (1994), L’enfant de remplacement, Frison Roche
Racamier Paul Claude (1992), Le génie des origines, Payot
Rousseau Pierre (2001), Deuil périnatal : transmission
intergénérationnelle, L’Esprit du temps - « Études sur la mort » n°
119.
Simone Bard Cordier

Simone Bard Cordier est thérapeute, analyste


transgénérationnelle et superviseur de formation (en groupe et en
individuel).
Diplômée es lettres de l’Université Paul Valéry à Montpellier, elle a
commencé sa carrière comme directrice pédagogique de l’IDRAC
(école de commerce) de 1975 à 1984 puis a été consultante en
culture d’entreprise.
Elle s’est formée à l’école du rêve éveillé de Georges Romey ainsi
qu’au référentiel de naissance auprès de Goerges Colleuil. Elle est
membre de la FF2P, de L’ADREl, associée à l’école Généapsy, dont
elle assure la direction pédagogique.
Elle consulte en libéral depuis 15 ans sur Paris et dans les
Yvelines.
Site Internet : www.geneapsy.com
V. Victor Hugo ou la
rédemption de Caïn

Simone Bard Cordier

Il y 130 ans, le 1 juin 1885, la France enterrait en grandes pompes


Victor Hugo.
Deux millions de personnes accompagnaient le grand homme au
Panthéon. Aucun chef d’état, avant ou après lui n’aura droit à une
telle apothéose. Ce jour-là, ce qu’il aimait nommer « la Patrie, le
Peuple et la Populace » étaient rassemblés autour de son cercueil de
« pauvre » hissé sous l’Arc de Triomphe. La Patrie digne, le Peuple
fervent, la Populace orgiaque : tous étaient présents pour l’honorer.
Victor Hugo fut considéré de son vivant comme un des plus grands
auteurs français : fer de lance du mouvement romantique, il
renouvelle l‘art du théâtre, bouscule les règles traditionnelles du beau
et ose braver les anciens au prix de batailles dont la plus célèbre est
celle d’Hernani - à la suite de la sortie d’une pièce de théâtre
éponyme, consacrée au drame romantique.
Hugo est un homme de combat : sa plume est une arme qu’il lève
au nom de la Liberté contre toutes les injustices et les inégalités. Il
construit une carrière politique qui le propulse sur le fauteuil de pair
de France, puis le précipite sur le rocher de l’exil durant presque 20
ans pour le voir revenir en triomphe à l’âge de 70 ans comme
député !
Sa carrière littéraire est également un parcours du combattant qu’il
mène avec succès contre les censures et attaques virulentes de tous
bords : il gagne un fauteuil d’académicien arraché de haute lutte !
Sa vie sentimentale n’est pas un long fleuve tranquille, il vit les
torrents de la passion jusqu’à sa mort, ses amours se vivent au
pluriel dans une fidélité de cœur à sa femme et à sa maitresse. C’est
aussi un père fracassé par la perte de ses enfants, en particulier par
la mort de sa fille Léopoldine.
Victor Hugo est un homme d’exception, un génie un peu « fou »
aux talents multiples : outre la littérature (130 milles vers) il excelle en
peinture (4000 œuvres de talent) en ébénisterie, maçonnerie,
céramique… Son regard de visionnaire lui fait entrevoir une monnaie
unique, les états unis d’Europe, les guerres du 20ème siècle… Il fut
même surnommé « le prophète » et en toute modestie se classe lui-
même dans la catégorie des génies demi-dieux ! Nous dirions
aujourd’hui que son « enflure » du moi frôlait le délire, s’il n’avait pas
tenu parole : il est reconnu comme génie et brille au firmament des
grands hommes.
Les biographies sur Victor Hugo et surtout la lecture de ses œuvres
font apparaître un homme hanté par ce que les psychanalystes ont
appelé « le complexe de Caïn ».
Le fratricide de Caïn sur Abel (premier meurtre de la Bible) est pour
Victor Hugo la source de tous les maux : « l’envie associée à la force
engendre la loi du plus fort et partage l’humanité en deux races : celle
de Caïn, inexorable et damnée qui cherche à exterminer celle
d’Abel ». Le poème « La Conscience » expose les affres de Caïn
rongé par la culpabilité qui le poursuit ou qu’il se cache :
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.
Les personnages hugoliens incarnent ces frères ennemis qui se
partagent les territoires de l’ombre et de la lumière (Javert et Valjean
dans Les Misérables par exemple)
L’emploi systématique (et critiqué) de l’antithèse chez Victor Hugo
illustre bien cette vision du monde sans nuance divisée entre le bien
et le mal. Pierre Albouy écrit dans la « création mythologique chez
Hugo » : « L’éthique de Victor Hugo se fonde sur l’usage déterminé
de la Force ; c’est toujours une morale de la raison du plus fort ».
Seulement le plus fort, c’est Dieu. Or là, la Force divine, la Bonté, est
au service des faibles. Il fera de Job un combattant Prométhéen qui
se révolte non pas contre Dieu, mais contre les tyrans usurpateurs. Il
s’agissait pour lui d’expliquer et de justifier la Terreur en montrant
qu’elle était la conséquence des crimes de l’ancien régime ; il écrit
dans la préface de 1793 « Qui donc a construit cette machine horrible
(la guillotine) ? Ô mes pères, c’est vous ! »
Victor Hugo est écartelé entre son horreur de la violence et le
besoin de justifier la fin par les moyens, entre la vision d’un monde
qu’il pense soumis aux lois d’airain de l’Expiation du crime de Caïn et
de l’Anankè (fatalité), et son aspiration vers les idéaux républicains,
liberté, égalité, fraternité
L’Anankè rend impossible les réhabilitations : les sentences du
destin sont sans appel : nul ne peut échapper à son passé : Hernani
(comme Caïn) est le drame du passé qui poursuit sa proie et refuse
le pardon ; Esméralda (comme Abel) n’échappe pas à cette
mécanique inexorable : rien ni personne ne pourront la sauver.
Et dans sa Psychanalyse de Victor Hugo, pour analyser la rivalité
entre Victor et ses frères, Charles Baudouin fait également référence
au complexe de Caïn.
Comme je propose de le montrer dans les pages qui suivent, le
complexe de Caïn est en effet omniprésent dans la vie et l’œuvre de
Victor Hugo. L’analyse transgénérationnelle nous permet aujourd’hui
de mieux nous en rendre compte. Je développerai cette thématique
sur trois plans :
- L’héritage transgénérationnel des luttes fraternelles
- L’indicible des guerres de Vendée et du rôle tenu par le père
de Victor Hugo, Léopold Hugo alias Brutus, et de l’arrière-
grand-père maternel René Pierre Lenormand.
- L’actualisation de cette lutte dans la vie de Victor Hugo
Caïn : le premier meurtrier de la bible
Caïn signifie en hébreux : qui compte ; est acquis avec Dieu (c’est
Ève qui le nomme et affirme l’avoir acquis avec Dieu ; serait-elle un
peu amoureuse de Dieu le père ?)
Abel signifie : buée, rien (le texte biblique dit « elle enfanta
encore » cet enfant qui répète le premier compterait-il pour du
« beurre » ?)
Le crime originel est la conséquence de la jalousie de Caïn : Dieu
agrée l’offrande d’Abel (le sacrifice du premier-né de ses agneaux) et
dédaigne la corbeille des fruits primeurs de l’agriculteur Caïn ; ce
dernier furieux contre Abel « se lève et le tue » sans dire un seul mot.
Dieu lui pose la question « Où est ton frère ? » à laquelle Caïn
répond « Je ne sais pas, suis-je le gardien de mon frère ? »
« Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol
vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour
recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il
ne te donnera plus sa force, tu seras errant et vagabond sur la
terre »[43]. Caïn se plaint de son sort et cherche à négocier avec Dieu
car comme il le dit, « Quiconque me trouvera me tuera ! ». Alors Dieu
lui impose un signe sur le front afin que personne en le rencontrant
ne le frappe, assurant que « si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois »
Curieuse condamnation : Didier Dumas explique que nul ne peut
tuer sans être détruit de l’intérieur par le poison de la honte et de la
culpabilité, ni hanté par son crime ou amnésique (ce qui est encore
pire puisque l’amnésie équivaut dans ce cas-là à se tuer
psychiquement : à « assassiner » son passé)[44]. Caïn est donc
condamné à vivre avec lui-même et ses démons intérieurs.
Il est dit dans la Bible que le fantôme (d’Abel) issu de ce fratricide
va se transmettre jusqu’à Abraham et que sa dissolution n’aura lieu
qu’après la lignée des Patriarches qui en viendra à bout en trois ou
quatre générations !
Un frère aîné que l’on nomme Abel
Dans la famille Hugo, contrairement à l’histoire biblique, c’est le
frère aîné qui reçoit le prénom d’Abel. Quelle idée ! Qui l’a nommé ?
Léopold son père ou Sophie sa mère ? Au nom de quoi ? Au nom de
qui ? Ce garçon est-il affublé de ce prénom ?
Ces questions silencieuses Victor Hugo en a porté le poids,
« senti » la présence d’une culpabilité refoulée. Comme nous le
verrons, sa vie durant, il tentera d’exorciser les « démons » de Caïn
auquel il s’est identifié.
Y est-il parvenu ? Pouvait-il y parvenir sans connaître le poids des
ombres de l’histoire familiale dont il aura inconsciemment hérité ?
Transmet-il lui aussi cet héritage à ses descendants, les vouant à la
répétition des traumas ? Dans cette dynamique qui se rejoue sur
plusieurs générations chez les Hugo, quelle est sa part de Caïn, sa
part d’Abel ?
Le prénom Abel dans l’histoire des ascendants
Le choix du prénom échappe en partie à la conscience des parents
qui sans le « vouloir » peuvent enfermer leur enfant dans quelques
lettres. Alain Ouaknin dans « Bibliothérapie » nous explique que la
racine Sem, en hébreux (le nom) et Sham (là-bas) implique que
porter un nom c’est littéralement ex-ister : se tenir hors toute
contenance qu’on puisse se donner « Tout homme à la naissance
possède deux dimensions : un « être ici »… dans la passivité de la
naissance, échu à soi-même comme une dette qu’il n’a pas
contractée, c’est « l’ici » d’un échouage où il se trouve jeté, héritage
des ancêtres, destin… À « l’être ici », s’oppose un « être là-bas »… »
C’est-à-dire un être dans un projet, dans une ouverture au futur. Le
« là-bas » du nom permet d’échapper au destin d’une vie déjà écrite,
déjà tracée…
En référence à sa symbolique, Abel est un prénom dont l’avenir est
écrit d’avance : se faire assassiner par son frère Caïn !
Revenons donc sur l’histoire des enfants de Léopold et Sophie
Hugo pour en juger. Abel est l’aîné des 3 frères Hugo, il naît le 15
novembre 1798. Une date qui n’est pas anodine ! En effet, ce jour est
à la fois le jour de l’anniversaire de la naissance de son père et le
jour de la fête de son père (le 15 novembre fête la Saint Léopold). De
surcroît, c’est le jour anniversaire du mariage de ses parents.
Ainsi, cette date l’identifie à la lignée paternelle. C’est d’ailleurs
celui des trois frères qui sera le plus proche de Léopold et le seul à
être militaire comme lui.
Mais trois jours avant la naissance de son fils, un événement
important survient : Léopold perd sa sœur cadette, Marie-Françoise,
âgée de 22 ans.
Ni les lettres de Léopold à ses proches, ni Victor Hugo, qui se fait
le biographe de la famille ne mentionnent cet événement. Pourquoi ?
Comme nous le verrons encore par la suite, il faut reconnaître que
chez les Hugo, le recours au déni est le remède à la douleur. Seul
doit apparaître un récit de style picaresque : la vie est une aventure
riche en péripéties intéressantes à raconter, auquel il convient de
soustraire les évocations « négatives » - un type de récit classique
chez les pseudo-résilients.
Comme souvent en analyse transgénérationnelle, afin d’éviter des
interprétations oiseuses, nous devons replacer les événements du
passé dans leurs contextes. Si la famille de Léopold vit à Nancy, lui et
sa femme Sophie vivent à Paris, ville qui voit naître Abel. À cette
époque les nouvelles n’ont pas l’instantanée du sms. Léopold a-t-il
été informé du décès de sa sœur avant qu’Abel naisse ? Et aurait-il
eu le temps, s’il l’avait souhaité, d’assister à l’enterrement de sa sœur
?
Le silence autour de ce drame interroge. Il est souvent le signe
d’une culpabilité ou d’une honte, comme si une faute fut commise (j’ai
pêché par action, par pensée ou par omission).
Certes Léopold n’a pas tué sa sœur, mais nous ne savons rien de
leur relation fraternelle (ils ont 3 ans de différence) et surtout, nous
pouvons penser que cette incapacité à intégrer l’événement reflète
une politique de refoulement antérieure, liée à d’autre deuils non faits
chez les aïeux. Léopold se sent-il coupable d’avoir été absent pour
elle ; de ne pas avoir su la protéger ou est-il sournoisement soulagé
par ce décès ? Il faut ici savoir que Léopold Hugo fit carrière dans
l’armée en tant que général. Il a été impliqué dans toutes sortes de
conflits sanglants, et non des moindres, qui auront chargé son âme
des multiples souffrances infligées. Comme nous le verrons plus en
détail par la suite, son vécu et sa propension au déni ne manquera
pas d’influencer le destin de ses fils.
Les circonstances de la mort de la jeune Marie-Françoise,
quelques jours avant la naissance d’Abel, pourraient-elles faire
rejaillir la honte sur le clan (le suicide, l’avortement, le meurtre et les
maladies mentales sont très souvent cachées pour préserver
l’honneur à tout prix). Nous le verrons, Victor Hugo, à son tour,
cachera et effacera tout de la folie de son frère et de sa fille,
pourquoi ?
Sherlock Holmes commençait ses enquêtes en observant ce qui
devrait être là et qui n’y était pas. C’est souvent ainsi que commence
l’enquête transgénérationnelle ; par un « étrange que nulle trace ne
subsiste de cette sœur » !
Mais d’un point de vue psychologique, la vérité historique que
rechercherait un Sherlock Holmes importe moins que l’analyse des
conséquences que cet événement fait peser sur Abel et sa
descendance. Si le silence qui entoure le décès de Marie-Françoise
peut interroger, il est aussi cet indice premier qui révèlera toute une
série de deuils non faits ainsi que d’autres manques d’intégration qui
caractérisent les parents et les aïeux de Victor Hugo.
Abel endosserait-il la culpabilité de son père Caïn ?
Abel n’a pas vraiment eu de chance dans sa vie : il a soutenu ses
deux frères et en particulier Victor qu’il a financé dans ses débuts. Il a
renoncé à une carrière littéraire alors qu’il avait du talent, et sa
carrière militaire a été interrompue par les changements de pouvoir
politique. Sur trois enfants, il perd une fille Zoé âgée de deux ans, et
sa femme tombe alors en dépression chronique. Son fils aîné,
nommé Léopold, et sur lequel les bonnes fées s’étaient penchées est
un brillant chercheur. Mais il voit sa vie brisée par la perte de sa fille
qui meurt à vingt-deux ans, au même âge que sa tante dont le deuil
n’avait pas été fait ! Léopold junior sombre alors dans un mysticisme
délirant. Quant au dernier fils d’Abel, Jules, il deviendra prêtre et
mourra à vingt-huit ans à Rome (personne ne sait comment). Abel
mourra en 1855, isolé et en froid avec Victor Hugo pour des raisons
ignorées.
Comme l’Abel biblique qui n’a pas de descendance, celle d’Abel
Hugo (branche aînée) est éteinte. Comme un signe fatal, le berceau
d’Abel était tendu de crêpe noir, annonçant cet héritage des deuils
expulsés de ses parents.
Il semble ainsi qu’Abel ait « écopé » des conséquences du deuil
non fait de son père, dans le rôle du premier-né sacrifié via ses
enfants. Pour compléter le tableau, entre 1791 et 1795, Sophie, sa
mère, a perdu une sœur de 25 ans et deux frères de 17 et 21 ans
(l’un par accident, l’autre « tombé » au combat sur les pontons
Anglais) ! Lorsque les deux parents sont porteurs de mêmes lacunes
d’intégration, en l’occurrence des deuils non faits, Didier Dumas
explique que leurs enfants sont doublement hantés.
Paul-Claude Racamier dans son livre Le génie des origines,
énonce une loi qui se vérifie dans la clinique
transgénérationnelle : « À toute tache ou peine encourue (le deuil en
fait partie) par la psyché, répond un travail qui incombe au moi. Cette
loi, a pour corollaire que tout travail refusé par un moi sera supporté
par d’autres épaules et d’autres personnes ; entre temps, le poids
s’en trouvera multiplié. »
Le silence qui entoure la mort de la sœur de Léopold est lourd de
signification : le deuil de Marie-Françoise ne se fait pas, et son
fantôme hantera les enfants de Léopold et de Sophie Hugo, ainsi que
leurs petits-enfants et particulièrement les filles d’Hugo. Cette ombre
flottera sur Léopoldine qui meurt noyée enceinte de 6 mois et sur
Adèle (la fille de Victor) qui sombre dans la démence.
Le poème « Mes deux filles » issu des Contemplations, écrit avant
la mort de Léopoldine, semble saisir l’image du fantôme.
« Dans le frais clair-obscur du soir charmant qui tombe,
L'une pareille au cygne et l'autre à la colombe,
Belle, et toutes deux joyeuses, ô douceur !
Voyez, la grande sœur et la petite sœur
Sont assises au seuil du jardin, et sur elles
Un bouquet d'œillets blancs aux longues tiges frêles,
Dans une urne de marbre agité par le vent,
Se penche, et les regarde, immobile et vivant,
Et frissonne dans l'ombre, et semble, au bord du vase,
Un vol de papillons arrêté dans l'extase. »

Victor Hugo lui-même était attendu par ses parents comme une fille
qui aurait certainement remplacé Marie Françoise Hugo et Rose
Trébuchet (sœur aînée de Sophie morte à 26 ans à Nantes en pleine
Terreur).
La « malédiction » qui dénonce les deuils non faits semble s’arrêter
avec les filles de Victor Hugo qui seront sans descendance. Quant à
Jeanne, la petite fille de Victor Hugo, elle n’aura qu’un fils qui sera
sans descendance.
L’héritage transgénérationnel des luttes fraternelles
Le grand-père paternel de Victor Hugo, Joseph, a eu 19 enfants
dont seuls 9 survivront. En 1768 il perd sa première épouse, son fils
ainé (Césaire âgé de 12 ans) et sa benjamine de 2 mois.
Joseph Hugo se remarie avec Jeanne Marguerite Michaud en
1770. En 1772, il perd le dernier fils du premier lit, Claude, âgé de 7
ans. Or Léopold (le père de Victor Hugo) naît le 15 novembre 1773
(sans doute conçu le 15 février 1773) qui est le jour de la Saint
Claude, comme s’il devait porter la mémoire oubliée de ce demi-frère
dont personne ne parle. Léopold est le premier fils du second lit
(après 3 sœurs dont la dernière est morte en janvier 1773 un mois
avant la conception de Hugo !). L’ombre de ces deux morts peut
planer sur le berceau de Victor Hugo.
Le silence autour de ces morts peut s’expliquer par l’impossibilité
d’exprimer sa souffrance dans une société qui, faute de pouvoir
endiguer la mortalité infantile n’offre pas de cadre social ou religieux
pour accueillir ce type de deuil ; se résigner au choix de Dieu et
redonner la vie, semble être la solution économique la plus efficace à
la survie du clan.
Les causes de la mort peuvent accentuer la culpabilité des
survivants (l’accident fait peser ce sentiment sur tout le clan (qui n’a
pas surveillé l’enfant ?). La maladie infantile implique une
contamination (qui est porteur du germe fatal ?).
Des circonstances peuvent aggraver ce complexe : dans le cas de
Léopold qui est premier fils du second lit, « l’élimination » de son
demi-frère Claude le place en tête du droit d’ainesse et offre ainsi à
sa mère la possibilité d’effacer sa rivale (voir Cendrillon ou Games of
Thrones). Un scénario qui est toujours d’actualité dans les familles
recomposées.
À cette époque de forte mortalité infantile (1 enfant sur 4 arrive à
l’âge adulte), il est vital de remplacer rapidement les morts afin
l’assurer l’existence du clan. Ainsi, les remplaçants sont porteurs
d’une dette à l’égard des aînés morts, sans même en avoir
conscience.
Tous ces morts que le système (faute de les comptabiliser dans le
livret de famille) envoie dans les « mémoires de l’oubli » ; ne
manqueront pas de se rappeler au bon souvenir des descendants,
tant qu’ils ne seront pas réintégrés dans la mémoire familiale.
Léopold, coincé entre deux morts ne peut qu’endosser le costume
de Caïn (puisque seuls les Caïn survivent). Dans sa vie Léopold
payera sa dette sous la forme d’auto-sabotages qui freineront sa
carrière militaire. Il sera fidèle à ses frères d’armes qui sont souvent
des aînés et en payera le prix fort : la mise au placard par Bonaparte
(qui méprise Joseph, son aîné pour lequel Léopold travaille !). Il aura
du mal à assumer son rôle de père et se comportera soit en tyran soit
en frère copain avec ses fils.
Du côté maternel, les héritages pathologiques ne sont pas en
reste. Comme dans la lignée paternelle, il y a énormément de morts
d’enfants et d’orphelins dans la famille de Sophie Trébuchet. Mères
mortes en couches, pères et frères disparus en mer. Sophie est une
troisième fille attendue comme un garçon : sa guerre fraternelle est
une guerre des sexes.
Une lutte fratricide sévit inconsciemment dans la famille Hugo, elle
répond à cette loi implacable : seuls les plus résistants survivent.
Cette loi est d’autant plus vraie pour le soldat qui a le choix de mourir
ou de tuer ! Or les fils Hugo sont fils de général et leur mère Sophie,
qui a dû jouer des coudes pour exister entre deux sœurs et trois
frères, les élève dans un climat de compétition. « Que le meilleur
gagne » est la règle du jeu qu’ils ont appris à respecter avec pour
corollaire « celui qui perd est minable ». Les trois frères ont bien
compris leur leçon et surtout Victor Hugo.
S’il n’en reste qu’un je serai celui là
Victor Hugo, le troisième et dernier fils de Léopold et de Sophie. Né
après Abel et Eugène, le 26 février 1802, il est le plus chétif des trois.
Il est aussi le moins légitime (est-il le fils de son père ou de son
parrain Victor Lahorie, l’amant de sa mère ?), le moins beau avec sa
grosse tête et son front disproportionné. Il pleurniche pour un rien et
ses frères se moquent « la bébête » comme dira Eugène à sa
naissance. Lui-même se décrira ainsi :
« … Jeté comme une graine au gré du vent qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi »

Mais comme son prénom le suggère, il sera le grand vainqueur


d’une bataille commencée dès le berceau avec Eugène son
« jumeau » et qu’il gagnera par KO.
Pourtant Eugène, de 18 mois son aîné, est le plus robuste. C’est lui
qui ressemble le plus à son père et qui fait la fierté de ses parents.
Les deux frères sont pourtant aussi complices : ils partagent les
jeux, les mêmes bancs d’école (Victor avait rattrapé son frère) et
subissent ensembles les pensionnats sordides imposées par leur
père pour les punir de leur loyauté à Sophie (si tu n’es pas pour moi,
tu es contre moi). Ces enfants sont, comme souvent, les victimes de
la guerre conjugale et piégés dans un inextricable conflit de loyauté.
Ils sont aussi doués, voire surdoués, l’un que l’autre : leurs premiers
vers sont primés et Eugène obtient le prix prestigieux de l’Académie
des Arts Floraux de Toulouse (pas Victor).
Mais depuis longtemps Eugène présente des comportements
étranges qui inquiètent un « peu » son entourage, lequel reste dans
le déni (politique en vigueur chez les Hugo). Mais après la mort de
leur mère Sophie et le mariage de Victor avec Adèle Foucher (dont ils
sont tous les deux amoureux) tout bascule. Eugène « tombe » en
schizophrénie hébéphrénique et finira ses jours à Charenton, debout
devant sa fenêtre tel une statue : un vivant-mort ou un mort-vivant ?
Victor n’ira le voir qu’une fois à Charenton, avant sa mort, en 1837, et
se sentira toujours coupable de l’avoir abandonné.
Eugène sera effacé de l’histoire familiale : la maladie mentale est
souvent cachée dans les familles.
La « tare » peut compromettre les chances d’alliance des enfants
par peur de transmission génétique aux descendants. Dans le cas de
Victor Hugo, c’est surtout sa carrière qu’il ne veut pas voir ternie par
la maladie d’Eugène dont il fera disparaitre le dossier médical et
toutes les images qui pourraient rappeler son souvenir (lorsque sa
fille Adèle sera elle aussi enfermée en asile psychiatrique, il fera
croire à sa belle-fille qu’elle est morte !).
Je mets cette variante du meurtre de Caïn sur la transmission
d’une mémoire de la grande peste qui a décimé la Lorraine (dont sont
originaires les Hugo) : il faut se séparer au plus vite des malades qui
pourraient contaminer les autres membres du clan. C’est aussi le
thème de la première pièce de Victor Hugo « Han d’Islande » dont
l’action se situe durant la grande peste.
À partir de 1837, date de la mort de son frère, Victor Hugo portera
sa tunique de Caïn collée à la peau ; il entendra cette voix qui lui
susurre ou lui hurle « Qu’as-tu fait de ton frère ».
Atteint de cécité et de dépression, il devra interrompre une pièce
qui ne verra jamais le jour, intitulée « les jumeaux », dans laquelle il
mettait en scène le « masque de fer », ce jumeau littéraire de Louis
XIV qui aurait été enfermé pour ne pas faire d’ombre au Roi Soleil. Le
thème du sacrifice d’un jumeau au bénéfice de l’autre est classique
(Romulus et Remus, par exemple). « Les Burgraves « (pièce jumelle
de la première) verra le jour et mettra en scène une histoire de
fratricide commis 60 ans auparavant par un demi-frère bâtard sur le
fils légitime pour l’amour d’une femme, et qui risquerait de se répéter
si la déesse fatalité ne renonçait pas à son désir de vengeance.
L’héritage impossible du génocide Vendéen
Si Victor Hugo ignorait son histoire transgénérationnelle et s’il fut
surdéterminé dans son rôle de Caïn au vue des lois de survie de son
système, il y a une chose qu’il ne pouvait ignorer, c’est la barbarie
des guerres de Vendée. Son dernier roman, 1793, tente d’exorciser
ce qu’il nomme lui-même « une hantise ». Tout en dénonçant les
horreurs de La Terreur, dans Les Misérables, il s’efforcera de la
justifier par le droit du peuple à « la vindicte » pour avoir subi
l’injustice pendant quinze siècles. « S’il faut pleurer sur les victimes
de la Révolution ; alors il faut pleurer sur toutes les victimes de
l’ancien régime ! 1793 serait donc « l’inexorable » réponse de la
misère à l’injustice ». Inconsciemment, n’essaye-il pas de disculper
son père qui a joué un rôle de Caïn durant la « pacification » de la
Vendée ?
Rappelons pour mémoire qu’en août 1773, la Convention vote la loi
sur la Politique de la terre brûlée en Vendée. Cela signifie que la
Vendée doit être « nettoyée » de tous les opposants au régime par
tous les moyens (incendies, destruction de bâtiments et de récoltes)
et a pour conséquences de ravager l’ensemble du territoire. Sous les
ordres de Kléber, l’armée de Mayence (les colonnes dites infernales)
a carte blanche pour effectuer ce travail sanitaire de salut public.
Le bilan est impressionnant : entre 200’000 et 380’000 morts (selon
les estimations) tués sur l’échafaud, fusillés, morts du typhus ;
exterminés sans distinction d’âge, ni de sexe. Incendies, pillages,
viols et assassinats d’enfants sont au menu de cet enfer digne des
tableaux de Bosch. Victor Hugo sait tout cela et le décrit crûment
dans 1793.
Il connait le rôle joué par son père mais il fait semblant de croire à
la version chevaleresque d’un Brutus défenseur de la veuve et de
l’orphelin. Savoir que son père a tué, sans doute des enfants et violé
des femmes comme font les soldats dans l’horreur de la guerre lui est
insoutenable. Ce « héros » au sourire si doux a participé en Vendée,
« à toutes les petites affaires qui se succédèrent tant sur le Tenu
qu’au port de Saint Pierre », un des épisodes les plus barbare de
cette guerre. Les « blancs furent rabattus tel du gibier et massacrés
dans un curée de chasse à courre ».
Léopold Hugo, général de l’armée de Joseph Bonaparte, récidivera
en Italie et en Espagne où il aura pour mission d’exterminer les
« bandits locaux » qui étaient, en fait, des résistants à l’invasion
française. Il s’est même vanté d’avoir, en 1806, poussé tout un village
à la reddition, à la pointe de sa baïonnette.
Léopold relate qu’il a gracié en 1793 des femmes chouans arrêtées
pour haute trahison. Mais les historiens du génocide vendéen sont
formels : il ne fait pas partie de la liste des « Justes ». Il n’est pas ce
grand seigneur, qui serait intervenu en faveur de ces femmes
enfermées dans des caves, interrogées et qui risquaient l’échafaud
ou la guillotine.
Lorsque l’on connait tant soit peu l’impact des « fautes » des aïeux
sur les nouvelles générations, la psychose de son fils Eugène
s’entend comme un héritage des lacunes de son père. Comme si
Eugène était en contact direct avec ces scènes de tortures qu’il
« hallucine » dans sa folie : il prétend entendre des femmes hurler de
douleur dans les souterrains de l’asile psychiatrique. Ne serait-il pas
ce « figurant prédestiné » dont parle Paul-Claude Racamier pour
désigner le destin de celui sur lequel sont expulsés les deuils et les
actes déniés du système et qui les donne à voir au monde,
caricaturés dans une version monstrueuse (le « fou » du roi avait ce
rôle de soupape de sécurité de la couronne : le seul roi qui s’en soit
passé, a eu la tête coupée !).
Bien entendu, Victor aussi sera hanté par tous ces spectres et ses
fantômes qui peuplent son univers romanesque. Par exemple dans
« Han d’Islande » qui est une œuvre « gore » de jeunesse, mettant
en scène de sombres personnages, (bourreaux, fossoyeurs et
misérables). Le héros éponyme est une sorte de spectre qui, pour
venger son fils (fruit d’un viol, assassiné par un arquebusier), tue tous
ceux dont il croise le chemin et boit leur sang dans le crâne du fils
défunt !
Il connait aussi le rôle de premier plan tenu par son arrière-grand-
père maternel René Pierre Lenormand, juge aux ordres du sinistre
Jean-Baptiste Carrier qui organisa les célèbres noyades dans la
Loire. En décembre 1793, ce dernier dirige le tribunal révolutionnaire
de Nantes. Entre 8000 et 9000 prisonniers furent entassés dans la
prison de l’« Entrepôt des cafés » à Nantes. Le docteur Pariset a
décrit ces détenus « spectres pâles décharnés, couchés, abattus sur
des planches et s’y trainant en chancelant comme dans l’ivresse ou
la peste »[45]. Le typhus s’étant déclaré dans l’Entrepôt, les détenus
furent, soit fusillés ou noyés dans la Loire (la noyade était plus rapide
que la guillotine ; les condamnés étaient liés par couples et envoyés
par le fond). Plus de 3000 victimes furent exécutés sans jugement y
compris des enfants. Au total, 11’000 personnes périrent, vendéens,
chouans, prostituées, prêtres, girondins et prisonniers de guerre.
Or, le grand-père de Sophie Trébuchet (mère de Victor Hugo),
René Pierre Lenormand, juge au Tribunal de Nantes, condamnait les
victimes que Carrier exécutait. Son fils, François Lenormand avait
« accepté » que sa femme devienne la maîtresse de Carrier. Et
lorsqu’une des filles de Lenormand, Carmélite expulsée de son
couvent, cherche refuge chez son père pour échapper à la mort,
celui-ci refuse de l’héberger...
Certains pensent même qu’après l’arrestation de Carrier, Sophie
aura provoqué sa rencontre avec Léopold pour sauver sa peau. Elle
n’était nullement du côté des blancs comme son fils, Victor, a tenté
de le faire croire : ici pas d’antithèse, père et mère sont du même
bord.
Ces informations éclairent sous un nouveau jour le choix du
prénom Abel. Les parents Léopold et Sophie, ont sans doute
« avoué » dans ce prénom la culpabilité du génocide vendéen,
l’omniprésence des victimes de leurs « frères ».
1793 est le dernier roman de Victor Hugo. Il y dénonce l’horreur,
mais il la partage entre les deux camps à égalité. Caïn et Abel dans
le même panier ? Les deux protagonistes finissent mal : le chef des
blancs est guillotiné par le chef des bleus qui se suicide. 1793 se
termine par ces lignes : « Et ces deux âmes, sœurs tragiques,
s’envolèrent ensemble, l’ombre de l’une mêlée à l’ombre de l’autre. »
Lorsqu’il parlait de ce roman, Victor Hugo disait qu’il était une
servitude du devoir. De fait, il est resté piégé dans une double
contrainte : le devoir d’écrire ce chapitre sinistre de la Grande
Histoire et celui d’effacer la page sanglante de son histoire familiale.
Luc Ferry, ancien ministre de l’éducation nationale, a déclaré le
18 mai 2015 sur I-Télé : « Les guerres de Vendée, c’est le premier
grand génocide dans l’Histoire de l’Europe, il y eu 500’000 morts!(…)
plus aucun historien ne le conteste aujourd’hui ».
Pour autant le Parlement refuse de reconnaitre le terme de
génocide aux guerres de Vendée pour ne pas « totalitariser » la
Révolution Française ni relativiser le génocide des juifs. Un manque
de reconnaissance qui a pour effet de maintenir dans le déni les
fautes commises et de renforcer leur pouvoir « toxique ».
L’analyse transgénérationnelle met en lumière les défauts de
commémoration des événements traumatiques, et leurs
conséquences sur les générations ultérieures sous forme de
contenus psychiques non identifiés qui « s’enkystent » dans la
psyché des descendants à leur insu. Faute d’être intégrés par le sujet
(ou le collectif) les blessures du passé ne peuvent cicatriser et
risquent de « gangréner » l’ensemble du système
Victor Hugo, pour préserver une bonne image de son père, a fait
silence sur ses agissements. Il a enfermé le secret au fond de lui et
endossé la tunique de Caïn à sa place. Cet « emprunt » lui a été
facilité par sa propre part de Caïn actualisée dans sa lutte avec
Eugène, en écho à celle héritée des deuils non faits par ses
ascendants.
C’est sans doute toutes ces raisons qui ont « motivé » sa mission
de rédemption.
Un désir de rédemption chez Victor Hugo ?
La rédemption est le thème qui préoccupe le plus Victor Hugo. Il
espère qu’à la fin des temps Caïn sera pardonné. Comment lui-
même a-t-il parcouru son chemin de croix ?
Un premier-né sacrifié pour payer sa dette de vie aux morts
Comme s’il fallait en sacrifier un, Victor Hugo « offre » son premier-
né à son père en guise de réconciliation. L’enfant nommé Léopold est
envoyé chez son grand-père car Adèle « fatiguée » n’avait pas de lait
et que les nourrices engagées n’avaient pas fait l’affaire. L’enfant part
à Blois où, manque de chance les nourrices sont aussi «
mauvaises » qu’à Paris ! Seule une chèvre saura lui donner son lait.
Mais l’enfant (ne se nommant pas Zeus) ne survécut pas, est-ce
étonnant ? (Il y avait également un aîné brulé vif dans la fratrie
d’Adèle).
Le petit Léopold fut remplacé par Léopoldine, laquelle mourra
noyée avec son mari. Des circonstances qui rappellent étrangement
les noyades en couple organisées par Carrier et qui chargèrent la
conscience des aïeux. Victor y aurait-il vu une vengeance de la
fatalité ?
Victor Hugo écrira le poème « le Revenant » qui expose la
croyance du poète dans la réincarnation du mort précédent « en
corps et encore » dans le suivant, instaurant ainsi une chaine de
filiation vampirique. Dans ce « dés–ordre » transgénérationnel, c’est
toujours le même qui revient, sans plus d’écart entre la mort et la
naissance, entre les morts et les vivants. Il n’y a alors plus de
générations et c’est « toujours le même qui reste » et se renouvelle
en saignant les nouveau-nés. « Vampyr » règne en maitre. Durant
son exil à Jersey, une expérience mystique quasi délirante lui fera
rencontrer ces morts proches ou célèbres. Toute sa vie il entendra
des voix, des esprits frappeurs et fera des cauchemars peuplés de
fantômes et de spectres (les mots appartenant au champ sémantique
du fantôme représentent un pourcentage important de la poésie
hugolienne). Et dans Ruy Blas, Don César, censé être mort, «
ressuscite » et apparaît en ouvrant une porte cachée derrière un
tableau dans la galerie des ancêtres !
La loi du talion
Chaque fois que Victor Hugo recevra une récompense et des
honneurs, il les payera par la perte d’un proche. Porterait-il une
culpabilité transgénérationnelle qui lui interdirait de se réjouir des
hommages rendus ? Et comme pour confirmer cette fatalité, il ne
manquera pas de saboter lui-même ses projets, par exemple lorsqu’il
se fait prendre en plein délit d’adultère alors qu’il a enfin obtenu le
siège de pair de France. Il répètera aussi le scénario paternel en se
faisant « souffler » sa femme par son meilleur ami, Sainte-Beuve.
Il projettera aussi sur ses fils cette compétition fraternelle - dont il
sortira vainqueur. Ils seront toujours dépendants de ce « Périssime »
(surnom donné par ses enfants) qui tient serrés les cordons de la
bourse et leur impose des années d’exil. Ils feront même de la prison
à sa place (lui est pair de France donc intouchable). Victor Hugo
enterrera ses fils tous deux emportés par des maladies. Caïn est
intouchable et Victor Hugo ne sera jamais atteint dans son corps. Au
contraire, plus ses fils et ses proches vieillissent et sont malades,
plus il semble rajeunir (serait-il un peu vampire ?)
La permanence du double pour faire vivre le mort
Tout est en double chez Victor, comme s’il fallait faire vivre Eugène
(et avec lui tous les fantômes qui réclament leur dû et dont Victor
Hugo sent la présence). Il entretient deux foyers et sa liaison avec
Juliette Drouet s’apparente à de la bigamie. Il écrit en doublon : une
pièce vit, l’autre est « mort-née » : Lucrèce Borgia contre Marion
Delorme; les Contemplations contre Les Châtiments. Victor Hugo
mange, travaille et aime pour deux (voire plus). Il a deux métiers :
écrivain et homme politique.
Le séjour au « purgatoire »
Les 20 ans d’exil de Victor Hugo à Guernesey furent pour lui son
chemin de rédemption : tel Jean Valjean, il paye sa dette au système
et pour la bonne cause : la liberté. C’est en exil qu’il sera propriétaire
de la seule maison qu’il ait possédée, Hauteville House, sur la
cheminée de laquelle il fera graver « Exilium Vita Est », Caïn ne peut
habiter qu’à l’Est d’Eden.
La conversion de Caïn
Pour Victor Hugo tous les hommes sont ses frères. Il veut instaurer
la fraternité absolue. Le chemin de rédemption de Caïn passe par la
défense des sacrifiés, des pauvres, des Misérables. Victor Hugo
s’engagera jusqu’à sa mort sous le drapeau de la fraternité
universelle et de l’amour inconditionnel. Celui qu’on a parfois appelé
pour le railler « l’apôtre sur son rocher » a fait son chemin de Damas.
Il a ouvert les yeux sur la condition humaine et va œuvrer au service
de tous les « Abel » du monde.
Son combat contre les violences dans le monde et contre la peine
de mort sont précurseurs d’Amnesty International et autres
organismes au service de la paix. Serait-ce pour faire pardonner
l’« inexorable » de la Terreur et l’injustifiable conduite de son père et
de son arrière-grand-père ?
Baudelaire honore Victor Hugo dans sa préface des Misérables :
« il a été l’ami attendri de tout ce qui est faible, solitaire, contristé ; de
tout ce qui est orphelin…. Le fort devine un frère dans tout ce qui est
fort mais voit ses enfants dans tout ce qui a besoin d’être protégé ou
consolé... ».
Et les descendants de Caïn ?
La seule des enfants qui survit à la mort de Victor Hugo, c’est
Adèle junior. Celle-ci mourra en 1915, engloutie dans un asile
psychiatrique de luxe.
Sur les enfants de Victor et Adèle Hugo, seul Charles eut une
descendance. Il perd son premier fils, Georges, mais le remplace
aussitôt par un nouveau Georges, qui sera suivit de Jeanne.
Ses petits-enfants, Georges et Jeanne, pour lesquels il écrivit
« l’art d’être grand-père » furent la joie de ses dernières années.
Sans doute pour « réparer » sa propre enfance, il s’ingénia à combler
tous leurs désirs sans leur imposer aucune limite ; ce qui ne les aida
pas à assumer leur vie d’adultes. Georges suivit les conseils de son
illustre grand-père : il aima beaucoup et passionnément les dames du
monde et les « Fantines » de luxe. Il dilapida son héritage et gâcha
son talent de peintre. Il fut un père médiocre mais un courageux
soldat durant la guerre de 14-18. Quant à Jeanne, elle épousa
successivement deux des meilleurs amis de son frère, et se maria
une troisième fois avec un capitaine de bateau. Le seul fils qu’elle eut
avec Léon Daudet, Charles, n’eut pas de descendance. Jean Hugo,
l’arrière-petit-fils de Victor Hugo, eut une grande descendance. Ce fut
un peintre reconnu dans le monde entier. Tous les descendants sont
des artistes et poursuivent l’idéal de liberté du poète. Toutefois, on
continuera à cacher ce qui fait tache pour préserver une bonne
image. Preuve en est, le livre de Pierre Hugo « Nous les Hugo » qui
raconte sans rien dire…
Conclusion
Victor Hugo nous laisse un héritage humaniste et un témoignage
poignant de ses souffrances de fils, de frère, d’homme et de père. A
t’il opéré la rédemption de Caïn ? en tous les cas il nous fait partager
son chemin de croix pour advenir en tant que sujet et nous offre un
voyage au cœur de l’humain d’une profondeur psychologique portée
par un souffle créateur de génie.
Il a exploré toutes les facettes de la condition humaine dont il nous
livre des fresques dignes d’un peintre visionnaire. Sa quête de sens
jusqu’à l’obsession l’a mené au bord du gouffre dont il est revenu
transcendé par sa foi. Son imagination visionnaire lui a fait toucher
les limites de la folie sans jamais l’engloutir. Sa volonté lui a permis
d’aller au bout de ses combats sans jamais céder au découragement.
Il s’est relevé de toutes ses chutes, a résisté à toutes les attaques à
son égard et su garder une confiance absolue dans sa valeur. Il a su
se faire aimer des femmes et il les a aimées un peu, beaucoup,
passionnément. Son talent de créateur lui a permis de transmuter
des contenus psychiques transgénérationnels qui « flottaient » dans
l’air familial et de les transformer en œuvres poétiques. En ce sens il
a fait un travail d’alchimiste et bien avancé dans ce que les Jungiens
nomment le processus d’individuation. Mais est-il allé jusqu’au bout ?
Ces dernières paroles furent « Aimer c’est agir ». L’amour pour ses
parents et sa loyauté à la République l’ont empêché d’agir, laissant à
ses descendants le soin de faire ce travail.
Si Victor Hugo avait pu comme Alexandre Jardin, dans « Des gens
très bien », transgresser l’omerta familiale et dire tout haut ce qu’il
murmure entre les lignes « cette guerre de Vendée, mon père l’a
faite, je puis en parler », il aurait avec sa puissance de ténor remué
toutes les consciences et la République aurait intégré ce meurtre de
Caïn dans sa psyché collective et ainsi évité, peut-être d’autre
guerres fratricides. Mais avec des si…
Alexandre Jardin pose nu pour signifier qu’il a pu, grâce à son
« coming-out » se délester de tous les masques, être lui-même. Au
contraire Victor Hugo, lui, a porté des masques toute sa vie pour
cacher la honte de Caïn. Les mauvaises langues disaient que même
son « bonjour » était calculé et qu’il était adepte de la bourgeoisie
absolue. Son souci des convenances et des « conventions » frisaient
le ridicule. N’était-ce pas pour redorer le blason paternel ? Lui-même,
dans son extrême lucidité, se moquait de ses propres travers. Mais
« nobody is perfect ».
Références bibliographiques

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Racamier Paul-Claude (2005), Le Génie Des Origines, Payot,
Paris.
Wilgovitcz Pérel (2000), Le Vampirisme - Essai sur la pulsion de
mort et sur l’irreprésentable, Césura, Meyzieu.
Élisabeth Horowitz

Elisabeth Horowitz est thérapeute spécialisée en


Psychogénéalogie et thérapie brève axée sur les solutions. De
formation universitaire, après des années de pratique en cabinet
privé, elle a fondé l'Association Française de Psychogénéalogie à
Paris (2001). Conférencière, elle est également auteure de nombreux
ouvrages en développement personnel (voir sa bibliographie).

Son site Internet : www.elisabeth-horowitz.com


VI. Les secrets de famille de Jack Nicholson

Élisabeth Horowitz

À la faveur de la sortie de Chinatown (1974), l’opus très attendu de


Polanski, le prestigieux magazine Time souhaite consacrer un article
à Jack Nicholson et dépêche un journaliste à Neptune, la cité
balnéaire où il a grandi. Le reporter a besoin de davantage de détails
concernant sa famille, son enfance et ses années de collège : il s’agit
en somme d’interviewer tous ceux qui l'ont connu et cette recherche
d'information mène bientôt à la découverte de nouveaux éléments qui
contredisent la biographie officielle de l'acteur. La rédaction ne veut
pas prendre le risque de publier des détails confidentiels sans en
informer d’abord le principal intéressé. Elle décide de joindre Jack au
Mexique où il tourne The Fortune sous la direction de Mike
Nichols[46].
L'appel lui parvient directement sur le plateau de tournage.
Abasourdi parce que lui révèle son interlocuteur, Jack compose
immédiatement le numéro de sa sœur Lorraine.
- Est-ce que tout ce que l’on vient de me dire est vrai ?
- Oui, Jack… C’est vrai.
Elle confirme et Time magazine renonce à publier la découverte de
son journaliste. L’article sortira avec le contenu classique et
consensuel de l’histoire familiale de Jack.

Première partie
Enfance et début de carrière
Avant de dévoiler tous les secrets qui ont entouré la conception, la
naissance et la jeunesse de l’acteur et montrer leurs effets,
esquissons les grandes lignes de ce qu’a été sa vie avant la
découverte de la vérité.
L’enfant chéri
Jack est « le petit dernier » et le chouchou de sa famille. Il est né le
22 avril 1937, dix-neuf ans après sa sœur June (née en 1918), et
quinze ans après son autre sœur Lorraine (née en 1922). Leur mère,
Ethel May Nicholson (née Ethel M. Rhoads), est une femme de
caractère qui domine la vie familiale. Elle fait vivre les siens grâce à
un salon de beauté qu’elle a fondé en 1927 et qu’elle dirige depuis
avec succès. Malgré la récession du début des années trente, les
clientes affluent et elle gagne suffisamment d’argent pour nourrir et
éduquer ses trois enfants : ses deux filles et son fils Jack.
John Joseph Nicholson, son époux et père des enfants est un
homme charmant au tempérament artiste et bohème, un être très
doux qui n’élève jamais la voix. Peintre et ciseleur de formation, il
travaille comme décorateur de vitrines. Pourtant, peu après la
naissance de Jack, il se met à abuser de la boisson (devenu
alcoolique, il retournera bientôt vivre chez sa mère).
Jack a trois ans lorsque sa sœur Lorraine se marie (1940) avec un
sympathique camarade d’adolescence, un athlète doué en football,
futur employé aux chemins de fer, George Smith (surnommé
affectueusement « Shorty »). En raison de la différence d'âge, Jack
grandit comme un enfant unique, mais Lorraine et

Shorty vivent à
proximité et font aussi un peu office de parents.
En 1944, Jack a sept ans lorsque June, ayant quitté le foyer pour
continuer sa carrière de danseuse au sein d’une compagnie musicale
de Miami, épouse Murray Hawley, le fils d’une famille très aisée de
Boston et pilote d’essai célèbre[47] récemment divorcé (janvier 1944).
Tous deux s’installent dans le quartier select de Long Island et
bénéficient d’un train de vie très agréable. Deux enfants naissent :
Murray Hawley Jr, le 17 octobre 1944 et Pamela Hawley, le 12
décembre 1945. Ils sont les neveu et nièce de Jack.
Lorsque June et Murray viennent visiter la famille Nicholson à
Neptune, ils y atterrissent en hydravion personnel, ce qui ne manque
pas de panache ! L’aisance matérielle et la fréquentation des cercles
mondains suffit-elle pourtant à sceller un couple ? Leur bonheur
conjugal ne dure que quelques années, car le séduisant époux de
June devient de plus en plus dépendant de l’alcool. Jack est
adolescent lorsque sa sœur aînée revient chez leur mère avec ses
deux enfants puis s’installe comme professeur de danse à New York.
Université ou Californie ?
Après un parcours scolaire correct, Jack est accepté à l’Université
du Delaware avec, à la clé, une bourse partielle financée par la
compagnie Dupont de Nemours pour une formation d’ingénieur
chimiste.
Avant de rejoindre le campus à l’automne 1954, il fait office de
maître-nageur et les quelques semaines passées avec l’océan
Atlantique pour seul horizon (mais aussi de jolies filles en bikini ainsi
que le sauvetage de nageurs lors d’une tempête), le font réfléchir.
Par chance, Lorraine l’encourage à rejoindre leur sœur June,
installée depuis peu sur la côte Pacifique. Elle lui conseille d’oublier
un peu le collège et de vivre sa vie et lui suggère que s’il reste à
Neptune, où la vie est facile et où tout le monde le connaît, il sera
toujours le jeune « Jackie Nicholson ». Mais s’il va autre part, ajoute-
t-elle, il sera ce qu’il accomplira.
Ce conseil peu conformiste et plein d’intuition pousse le jeune Jack
à reconsidérer son avenir. À la surprise de ses amis de collège, il
quitte Neptune du jour au lendemain et en septembre 1954, alors
qu’il devrait se présenter à l’Université, il traverse les États-Unis pour
rejoindre June à Los Angeles. Grâce aux anciennes relations de son
époux, celle-ci a pu trouver un emploi de secrétaire dans une
compagnie d’aviation de Basse Californie.
Bienvenue à Hollywood
Jack est heureux de retrouver sa sœur aînée et de découvrir un
univers plus sophistiqué que la côte Est, un paradis qui mêle
agréablement un climat ensoleillé à une ambiance culturelle et
créative. Sur les indications de June, il se présente spontanément au
bureau de la Métro Goldwyn Mayer, un des plus grands studios
d’Hollywood. Bien que très jeune et sans vraie qualification, que
risque-t-il ?
En mai 1955, il a dix-huit ans et est embauché comme coursier
auprès de la section des dessins animés (Tom and Jerry) dirigée par
Joseph Hanna et William Barbera et dont Fred Quimby est le
producteur. À cette époque, le trio connaît un énorme succès et le
jeune Jack a pour tâche de s’occuper des milliers de cartes
d’admirateurs qui affluent vers les studios. Chaque jour et contre un
salaire hebdomadaire de $30, il apporte également messages et
sandwichs à toute l’équipe.
Les cours d'Art dramatique
C’est l’âge d’or de Hollywood, l’époque des comédies musicales,
des films classiques et des épopées. Au sein des studios, Jack est
vite apprécié : il est toujours de bonne humeur et se montre amical et
souriant. Sérieux, il l'est aussi et aime à se cultiver : lire biographies
et ouvrages d’histoire, découvrir des auteurs et visionner de
nouveaux longs-métrages. Seul, un événement familial vient
assombrir ce début prometteur, son père, John Nicholson s’éteint en
Juillet 1955. Après la mort de son époux, Ethel décide de n’ouvrir son
commerce qu'en saison et vient rejoindre sa fille June et son fils Jack
en Californie.
Le réalisateur Joseph Pasternak croise régulièrement le jeune Jack
et un jour, décide de lui faire passer un bout d’essai. Il n’est pas
concluant car malgré sa bonne volonté et son charme, Jack n’est pas
prêt. Il n’a aucune expérience de la scène et Pasternak lui conseille
de commencer par apprendre le métier et l’invite à suivre des cours
d’art dramatique.
Jack assiste bientôt aux leçons du soir proposées par le meilleur
petit théâtre de Los Angeles, le Players Ring, puis étoffe sa formation
avec les cours de Jeff Corey, un magnifique professeur, ancien acteur
inscrit sur les listes noires par Mc Carthy, reconverti en pédagogue.
Celui-ci ne fait pas de publicité et ne recherche pas d’étudiants mais
ses cours sont formidables, si enthousiasmants que de nombreux
futurs talents se retrouvent régulièrement à son domicile.
Compréhensif, il est merveilleusement chaleureux et offre à ses
élèves les plus motivés un support inconditionnel.
Jack s'y plaît et il y rencontre de jeunes talents qui marqueront sa
carrière : Bob Towne (qui écrira quinze ans plus tard le scénario de
Chinatown), Carole Eastman (l’auteur de Five Easy Pieces, un long-
métrage à succès dans lequel Jack jouera en 1970), Roger Corman
(réalisateur de nombreux films cultes de série B.) ainsi que d’autres
acteurs à l’avenir prometteur comme Richard Chamberlain, James
Coburn et Dean Stockwell. Pendant deux ans, Jack apprend son
futur métier et Roger Corman, ce réalisateur de films d’horreur à
petits budgets le considère déjà comme un des meilleurs.
Premiers films
C’est ainsi qu’à vingt et un ans, il décroche son premier
engagement dans Cry Baby Killer (1958), un drame dans lequel il
interprète un jeune délinquant qui fuit jusqu'à un drive-in où il prend
trois otages et se barricade avant l’intervention de la police et des
médias. C’est un film pour lequel il ne gagne guère plus qu’une
centaine de dollars.
Mais Jack n’est pas un simple apprenti comédien, il est aussi un
jeune intellectuel qui, dans ses heures libres, fréquente les musées (il
aime la peinture et plus tard achètera des toiles de maîtres) apprécie
la poésie, se passionne pour les biographies, se cultive en histoire et
en philosophie. À cette époque, Los Angeles est une « université
hors les murs », les jeunes gens se retrouvent tous au Renaissance
ou à l’Unicorn, un café-librairie beatnik où Lenny Bruce offre des
représentations. Les deux stars adorées par la jeunesse sont alors
Marlon Brando et James Dean, et de nombreux comédiens en herbe
rêvent de les égaler… Le jeune Jack est aussi très intéressé par les
courants créatifs venus d’Europe : en France on parle de la Nouvelle
Vague avec François Truffaut, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard et
Eric Rohmer. De Bergman en Suède, d’Antonioni et de Fellini en
Italie…
La petite boutique
En 1960, il a 23 ans et tourne The Little Shop of Horrors (La petite
boutique des horreurs). Un film d’horreur (comique) bricolé en
quelques jours, tourné en noir et blanc sous la direction de Roger
Corman, l’histoire d’une plante carnivore qui a un besoin croissant de
chair et de sang humain pour survivre. Nicholson joue le rôle du
patient masochiste du dentiste sadique qui finira dévoré par la plante.
Le budget est minime (30.000 dollars) et si Corman a même recyclé
les décors de productions antérieures, son film demeure plein de
poésie et de signification politique.
La vie personnelle de Jack connaît un tournant le 17 juin 1962
lorsqu’il se marie avec une jeune artiste qui, comme lui, suit des
cours de théâtre. Il s’agit d’une jeune et séduisante apprentie
comédienne nommée Sandra Knight et c’est l'acteur Harry Dean
Stanton qui est le témoin de Jack. En 1963, toujours sous la direction
de Roger Corman[48], Jack tourne The Raven et The Terror, deux
films d’épouvante baroques inspirés de l’œuvre d’Edgar Allan Poe.
La disparition de June
L’été 1963, June, la sœur aînée de Jack est hospitalisée, les
médecins ayant diagnostiqué un cancer. Les mois précédents ont été
éprouvants pour elle (son ex-mari et père de leurs deux enfants est
décédé d’un cancer au cerveau) et, outre la mort de son époux et la
perte de son statut social, June souffre d'une insatisfaction profonde
due à sa carrière artistique non aboutie. Sa vie semble avoir perdu
tout attrait et, lorsque Jack lui rend visite, elle lui demande d'être
sincère : A-t-elle un avenir ? A-t-elle encore du temps ? Connaissant
son état, Jack lui dit la vérité : non.
Quittant l’hôpital, il s’effondre, sanglotant de manière hystérique car
il sait qu’elle est condamnée. Elle lui a demandé la vérité et il lui a
dite, mais il ignore que de son côté, June a gardé ses secrets. Elle
décède quelques jours plus tard, le 31 juillet 1963 à l’âge de
quarante-cinq ans, laissant deux adolescents orphelins : Murray (19
ans) et Pamela (18 ans). Engagé sur un tournage, Jack ne peut
assister à son enterrement mais il devient, pour son neveu et sa
nièce, un appui inconditionnel. Ethel et Lorraine repartent dans le
New Jersey. Peu avant la mort de June, Jack avait pris du LSD sous
la guidance d'un thérapeute et lors de son « voyage » avait
clairement perçu et ressenti qu'il n'avait pas été désiré par ses
parents et que sa venue avait posé des problèmes à sa famille.
Les années psychédéliques
Jack expérimente de nombreuses drogues pour, en accord avec
les théories du célèbre Aldous Huxley, « ouvrir les portes de la
perception ». S’ouvrent les années psychédéliques, celles du
« Flower Power », de la Pop Music, de la contre-culture et de la
liberté d’expression. Jack enchaîne films de motards, westerns
d’avant-garde et films psychédéliques. En 1967 le film Hell’s Angels
on wheels connaît un certain succès. Puis il tourne Rebel Rousers,
autre film de motards. Inconnu dans son pays, Jack est pourtant
invité au Festival de Cannes de 1966, certes il est un simple acteur
parmi d’autres, encore anonyme, mais cette invitation inespérée
l’encourage à persévérer. Rentré aux États-Unis, il est euphorique
même si cette joie est mitigée par un constat bien amer : il n’est pas
fait pour la vie de couple et malgré la naissance de leur fille Jennifer,
Sandra et lui décident de se séparer (ils divorcent le 8 août 1968,
Sandra part s’installer à Hawaï, laissant Jack tout à sa carrière).
La société américaine connaît une mutation quand, en janvier
1967, a lieu le fameux grand rassemblement pacifiste Human Be
dans le parc Golden Gate de San Francisco. La musique pop
triomphe, ainsi que les idées de liberté et de retour à la nature.
Surfant sur cette nouvelle mode, Roger Corman demande à Jack
d’écrire un scénario. Il rédige The Trip, le synopsis d'un long-métrage
sur la philosophie et les effets des drogues et du LSD. Les acteurs
sont Peter Fonda, Dennis Hopper, Bruce Dern et Susan Strasberg.
Easy Rider
À trente et un ans et après dix ans de carrière, Jack demeure un
acteur marginal. Il y a bien quelques succès d’estime, mais pourquoi
n’a-t-il pas encore la grande carrière qu’il mérite ? Pourquoi par
exemple a-t-on confié le rôle masculin de The Graduate (Le Lauréat)
à un jeune acteur inexpérimenté (Dustin Hoffman) et non à lui,
également auditionné ? Pour le rôle masculin de Rosemary´s Baby,
pourquoi le réalisateur Roman Polanski lui a-t-il préféré un autre
acteur (John Cassavetes) ? Et pourquoi ne gagne-t-il que quelques
centaines ou milliers de dollars alors que dans la même période et à
talent égal, Warren Beatty ou Robert Redford gagnent déjà des
fortunes ? Des secrets de famille œuvrent-ils dans l’ombre pour
interdire ou retarder le succès auquel il aspire sincèrement ?
En 1968, Jack est en train de tourner ce qu’il croit être un énième
film de motards et une énième série B. Il s’agit d’un road movie
décapant, emblème de la génération hippie des années soixante et le
scénario, écrit par Peter Fonda, Dennis Hopper et Terry Southern,
raconte l'escapade de deux jeunes motards, Peter Fonda (Wyatt) et
Dennis Hopper (Billy) qui, après avoir vendu une grosse quantité de
drogue, décident d'aller à la Nouvelle Orléans pour assister au Mardi
gras (Carnaval).
Durant leur traversée des États-Unis, tous deux vont vivre
quelques jours dans une communauté hippie puis se retrouvent en
prison où ils rencontrent George (Jack Nicholson), un jeune avocat
défenseur des lois civiques, très au fait des mécanismes de la
société, incarcéré lui aussi, mais pour délit de boisson. Il se joint à
eux et le road movie des trois compères suscite alors rapidement la
colère et la haine de l'Amérique profonde, raciste et conservatrice.
Tous trois finissent par être froidement abattus par les gens du pays,
effrayés par leurs cheveux un peu longs, leurs blousons de cuir
coloré et leurs motos.
Le film, - projet underground au départ -, capte parfaitement l’esprit
de révolte de la fin des années soixante. La première mondiale a lieu
en France (Cannes - mai 1969) dans une ambiance euphorique et la
sortie aux États-Unis est attendue pour juillet de la même année.
Inattendu et en cela doublement apprécié, l’accueil du public est juste
phénoménal. Le film récolte dans son exploitation internationale cent
fois le capital investi, soit quarante-cinq millions de dollars pour
quatre cent mille dollars de mise de fonds. Un retour sur
investissement extraordinaire, jamais égalé à Hollywood. Et pour la
première fois, la presse se fait largement l’écho de la performance
d’acteur de Jack.
Secrets de famille
Les trois acteurs qui partagent l’affiche partagent aussi autre
chose : tous trois vivent ou ont vécu avec des secrets de famille.
Dennis Hopper né le 17 mai 1936 ignora longtemps que son père Jay
Millard Hopper était un agent secret qui travaillait pour l’OSS
(organisme précurseur de la CIA) et croyait qu’il était le simple
directeur d’un office postal de San Diego, une couverture. Comment
aurait-il pu penser que celui-ci jouait la comédie après des siens et
menait une double vie ?
Quant à Peter Fonda (né le 23 février 1940, fils de Henry Fonda et
frère de Jane Fonda), il ignora que sa mère s’était suicidée en se
tranchant la gorge avec un couteau à raser dans la maison de repos
où elle était internée et croyait, comme son père le lui avait affirmé
enfant, qu’elle était décédée des suites d’une crise cardiaque. Ce
père lui avait également interdit d’assister à son enterrement.
Quant à Jack Nicholson, il ignorait toujours que des secrets
existaient et aurait pu prétendre en toute bonne foi que
certainement : « tout allait très bien dans la famille ».
Avec Easy Rider, l’étoile de Jack semble commencer à briller. Mais
toute première réussite porte avec elle les ombres du passé et ce
même été 1969, la santé de sa mère s'affaiblit, elle décède quelques
semaines plus tard. En emportant ses secrets.
Polanski et Chinatown
Trois ans plus tard, à la lecture du scénario de Chinatown, Roman
Polanski reconnaît qu'il s'agit d'une œuvre magistrale et que les
dialogues sont sensationnels. Il accepte de superviser sa version
finale et d'en remodeler certains passages et, dans ce but, loge un
temps chez Jack.
Le tournage débute. Jack joue le rôle de J.J Gittes un détective
froid et cynique, ancien policier qui a travaillé dans le quartier de
Chinatown, installé désormais à son compte, enquêtant à la petite
semaine dans des affaires de liaisons extraconjugales et de
divorces... jusqu’à ce qu’il se heurte à de grosses pointures et à la
corruption des milieux politiques, entraînant violences et meurtres. Le
scénario s'inspire de scandales réels (ceux de la propriété et de
l'acheminement des ressources en eau survenus en Californie dans
les années 1910/1920). Faye Dunaway est choisie pour le rôle
féminin alors que John Huston joue le rôle de son père[49]. Jack
rencontre alors la fille de ce dernier (Angelica), et c'est le début d'un
amour qui va durer des années.
Boule de cristal ?
Le film, dont le cœur est un secret incestueux[50] comporte une
scène dans laquelle Faye Dunaway dit à Nicholson en parlant de son
enfant : « Je suis sa mère, je suis sa sœur. Je suis sa mère et je suis
sa sœur. »
Cette scène était si proche de la révélation de « mère sœur » de la
propre histoire de Jack que beaucoup de personnes proches de lui
se demandèrent ensuite si Robert Towne, scénariste et ami de
Nicholson, avait une boule de cristal et le pouvoir de deviner des
événements passés dont il ignorait tout. Ce 8 août 1974, grâce au
magazine Time, le jour même de la démission officielle de Richard
Nixon[51], Jack apprend la vérité. À trente-sept ans, il sait enfin que
June, sa sœur aînée, était en réalité sa mère et que celle qu’il
appelait « maman » (Ethel Nicholson) était non pas sa mère, mais sa
grand-mère. Comment aurait-il pu supposer que toute sa famille lui
ait menti durant tant d'années ?
DEUXIEME PARTIE
La véritable histoire de famille
La découverte de la vérité bouleverse l’ordre généalogique auquel
Jack croyait jusque-là. Celle qu’il croyait être son autre sœur
(Lorraine) est en réalité sa tante. De fait, et contrairement à ce qu’il a
pu affirmer jusque-là, il n’a jamais eu de sœurs. Il n’a jamais eu de
beaux-frères non plus. Le mari de Lorraine, George Smith (Shorty)
qu’il croyait être son beau-frère, est en réalité son oncle par alliance.
Le mari de June était non pas son beau-frère, mais son beau-père...
Les enfants de June, Murray et Pamela ne sont pas ses neveu et
nièce, mais ses demi-frère et sœur !
Puis, une nouvelle question, jamais envisagée, se pose à présent :
si John Joseph Nicholson est son grand-père, qui est donc son père
?
L'histoire
Ethel, la grand-mère de Jack (qui s'est toujours présentée comme
étant sa mère), est née le 9 mars 1898 à Chester (Pennsylvanie) de
Mary Alice Wilkinson et William J. Rhoads[52], un entrepreneur qui
possède une affaire de plomberie avec son frère James[53].
Ethel est fille unique et a six ans quand sa mère meurt de
tuberculose pulmonaire à l’âge de vingt-cinq ans, le 16 août 1904.
Elle est recueillie par sa tante maternelle Emma Wilkinson Reed qui,
âgée de quarante ans, est une femme dominatrice qui s’occupe de
ses trois enfants et de deux autres confiés par sa parenté. Son époux
a une affaire de rénovation de Peinture-Toîture-Plâtrage et en saison,
il a pour clients de riches propriétaires terriens jusqu'aux richissimes
familles Astor, Vanderbilt et Guggenheim pour l'entretien de leurs
somptueuses résidences d'été en front de mer.
Chez les très riches et puissants
Ce travail sans prétention permet à la petite famille (dont Ethel)
d'entrer dans des propriétés réservées à l'aristocratie financière et
pénètre ainsi dans « le grand monde », celui des dynasties riches et
puissantes. Et quel écart social ! Un gouffre ! Un abîme !
La petite famille découvre d’immenses demeures à la beauté
architecturale impressionnante avec accès privé sur la plage et un
confort et un luxe à peine inimaginables : des hauteurs de plafonds
fulgurantes, un mobilier venant tout droit d’Europe, des objets d’Art
par dizaines, des salles de réception pour des centaines de
convives…
Emma et Ethel y travaillent comme employées de maison. Que l'on
n’appartienne point à cet univers par la naissance importe peu,
l'entrevoir seulement puis y participer par la petite porte suffit pour
que le destin en soit à jamais changé.
Mariage
Ethel et son jeune amoureux John J. Nicholson ont tous deux un
passé familial similaire : ils n'ont pas été éduqués par leurs parents
mais par d'autres membres de leurs familles et leurs pères étaient
absents : lui est orphelin de père à cinq ans et elle, de mère à six
ans. Leur mariage est célébré le 4 août 1918.
De confession protestante, le père d’Ethel est furieux que sa fille se
marie enceinte, qui plus est avec un catholique irlandais ! June naît le
5 novembre 1918 à Pittshield, trois mois après le mariage et leur
seconde fille, Lorraine, naît, elle, en 1922.
Au milieu des années 1920, Ethel suit des cours de cosmétologie
(offerts à quiconque fait l’achat d’un nouveau modèle de machine à
coiffer) et, dès 1927, monte un institut de beauté dans son salon. Elle
acquiert ensuite une boutique indépendante qui connaît une certaine
prospérité. Même en pleine dépression économique, et avec à l'esprit
les splendides propriétés de riches familles connues dans son
enfance, elle encourage le talent artistique de June et paie une
véritable fortune (jusqu'à $100 de l'heure de l’époque) pour des cours
de chorégraphie.
Tout en continuant ses études, June est une artiste précoce qui, à
treize ans, chante et danse comme une professionnelle et forme un
duo avec Eddie King[54] un homme de spectacle expérimenté plus
âgé, découvreur de jeunes talents et animateur de radio, avec lequel
elle mène une vie itinérante. Outre des partenaires, sont-ils aussi des
amants[55] ?
Conception de Jack
L'été 1935, le père d'Ethel meurt prématurément en se baignant
dans une rivière (mortellement blessé après le passage d’un hors-
bord). Son testament révèle qu’il laisse tout à sa seconde épouse et
Ethel, son unique fille alors âgée de trente-sept ans, est déshéritée.
Ce décès accidentel, et l'injustice qui l'accompagne vont précipiter les
événements.
En ce mois de juillet 1936 June Nicholson est une jeune show girl
de la troupe Earl Carroll Dancers, amoureuse d’un jeune homme de
dix ans son aîné, beau ténébreux d’origine italienne nommé Don
Furcillo[56]. Le jeune businessman, fils d'un entrepreneur local, est lui-
même artiste amateur, vivant séparé de son épouse Ann Born, tout
en espérant l’annulation de leur mariage.
Lorraine, jeune sœur de June, tombe amoureuse de Victor, le frère
de Don, et le quatuor (incestueux) composé de deux frères d'une
même famille sortant avec les deux sœurs d'une famille autre,
coïncide avec la grossesse de June.
June et Don décident de se marier en secret à Elkton (Maryland),
une ville spécialisée dans les unions rapides pour la somme de
quelques dizaines de dollars, mais le mariage, dûment enregistré le
16 octobre 1936 par le révérend Walter Schaeffer, a peu de valeur.
Le secret
Non seulement Donald Furcillo est bigame et passible de prison
mais June se marie sous son nom de scène (June Nilson) et la
naissance d'un garçon (Jack) six mois plus tard, le 22 avril 1937,
n’est pas déclarée officiellement.
Pour Ethel, c’est une tragédie. Cette grossesse signifie l’arrêt de la
carrière artistique de sa fille aînée, la fin de tant d’années de cours de
danse et l’échec de toutes ses ambitions sociales… Apprenant la
nouvelle, elle s'écrie menaçante : « Non, vous n’allez pas ruiner mes
plans ! ». Elle avance que Donald Furcillo[57] est déjà marié et
menace de le dénoncer pour corruption de mineure.
Ethel entrevoit une solution à cette grossesse inattendue : faire
passer l'enfant pour le sien et elle fait jurer à ses filles de garder le
secret. Ce mensonge a une première conséquence inattendue : John
J. Nicholson devient alcoolique car si l'enfant devient celui d'Ethel,
cela signifie aux yeux de tous qu’il en est aussi le père.
Cette situation ravive les non-dits de sa propre histoire d’enfant
adopté et si, jusqu’en 1937, date de la naissance de Jack, John est
un citoyen modèle, pompier volontaire, décorateur de talent, père
attentif et excellent joueur de base-ball, peu après, il commence à
boire et à changer d’employeurs.
June refait sa vie
1938. June danse dans une revue et voyage de ville en ville :
Miami, Dallas, Philadephie, Baltimore... Sa sœur Lorraine se marie
avec George Smith (Shorty) un athlète doué en football engagé
comme ouvrier technicien pour la compagnie de chemin de fer locale.
Garants du secret, tous deux s'installent auprès d'Ethel et de Jack.
Lorsque survient la guerre, June interrompt sa carrière artistique
pour travailler comme secrétaire sur la base aérienne d’Ann Arbor (le
nom ressemble au patronyme de l’épouse de Don Furcillo, Ann
Born). Elle y fait la connaissance de Murray « Bob » Hawley, Jr, un
séduisant pilote d’essai plus âgé qu’elle, issu d’une famille très aisée
du Connecticut qui a eu sa licence de vol à 16 ans, a traversé le pays
à 20 ans et a collaboré avec Charles Lindbergh.
June trouve enfin une possibilité d'intégrer "le grand monde" et de
rejoindre les riches familles tant admirées par sa mère. Ils se marient
en janvier 1944 après que Murray a divorcé de sa première épouse
et Jack passe souvent les vacances chez eux. La situation est
délicate, car si Jack est bien son fils... elle ne peut le révéler à
personne.
La fausse déclaration
Jack va terminer ses études, il est en âge de conduire et de
s'émanciper et s'apprête à partir en Californie. Pour la première fois
(car jusqu'alors, il ne possède pas de papiers), Ethel fait enregistrer
sa naissance de manière officielle et remplit elle-même le certificat au
bureau d'état-civil de leur lieu de résidence (Certificate of a Delayed
Report of Birth) le 24 Mai 1954.
Émis par le New Jersey State Department of Health, le document
précise que John Joseph Nicholson Junior est né le 22 avril 1937 à
Neptune, de Ethel M. et John Joseph Nicholson. L’adresse est
précisée : 1410 Sixth Avenue. Le document légal est signé par Ethel
M. Nicholson, âgée de 56 ans. Liens avec l’enfant : Mère. Le
document mentionne que l’enfant est né au domicile.

Depuis
toujours, voisins, clientes et amis intimes soupçonnent, voire
connaissent la vérité, mais tous respectent la volonté d'Ethel. John
Joseph Nicholson est la victime de ce mensonge devenu officiel et
décède l'année suivante à l'âge de cinquante-six ans (juillet 1955).

TROISIÈME PARTIE
La vérité qui libère
En 1974, la découverte des secrets longtemps cachés par sa
famille va ouvrir toutes grandes les portes du succès à Jack
Nicholson avec, dès l'année suivante, le tournage de l’adaptation du
livre controversé et explosif de Ken Kesey One Flew Over the
Cuckoo's Nest de 1962 (Vol au-dessus d’un nid de coucous) sous la
direction de Milos Forman.
L’histoire est celle d’un homme arbitrairement interné en hôpital
psychiatrique qui tente de combattre le système de l’intérieur et
subira contre son gré une lobotomie qui le laissera comme un
légume. Pour le rôle, Nicholson se rend dans un hôpital psychiatrique
de haute sécurité et lorsque les internés sortent de leurs cellules et le
rencontrent, ils croient à un nouveau patient. Il y a là plusieurs
assassins et Jack partage leur vie quotidienne sous la surveillance du
personnel de l’hôpital.
Il précise qu'en temps normal il n'a pas trop de problèmes pour
entrer et sortir d’un personnage mais en Oregon (lieu du tournage), il
quitte sa maison pour se rendre au sanatorium mental et une grande
partie du personnage demeure là-bas. Chaque fois, lui paraît plus
difficile de séparer la réalité de la fiction parce que beaucoup de
personnes enfermées à l’intérieur regardent et parlent normalement
et jamais on ne dirait qu’ils ont été des assassins. Peut-être sont-ils
eux-mêmes les victimes des secrets de leurs familles et n’ont-ils pas
eu la chance, a contrario de Jack, de les découvrir à temps ?
Le film remporte cinq oscars dont celui (enfin), de l’interprétation
masculine pour Jack. C'est une immense performance d'acteur et un
triomphe personnel libérateur. Le début aussi d'une véritable aisance
matérielle car après l'oscar, Nicholson peut négocier ses nouveaux
cachets à la hausse.
Qui est le père de Jack ?
Décembre 1977. Le magazine Parade (en la personne du
journaliste Walter Scott), questionne pour la première fois la parenté
de Jack et donne des détails sur la véritable filiation de l’acteur. À
cette occasion, Nicholson téléphone à Don Furcillo-Rose, son père
putatif. Celui-ci est devenu le riche propriétaire de salons de beauté,
un skieur émérite doublé d'un passionné de golf qui confirme qu’il a
été marié à June et qu'il est bien son père. Il est remarié à Dorothy et
tous deux ont une fille, Donna.
Si Don est bien son père, Jack a une nouvelle belle-mère et une
nouvelle demi-sœur. Il a également un nouveau grand-père paternel
nommé Silverio Furcillo-Rose[58] (Italien et catholique) et une
nouvelle grand-mère paternelle en la personne d'Antoinette Furcillo
née Soma[59]surnommée « La Comtesse »[60]. Celle-ci a conservé
toute la correspondance de Don et de June ainsi que leur certificat de
mariage, des lettres d’amour, des photographies, des lettres de
famille et toute une collection d’articles de journaux.
Des sorcières et un loup, sombres présages

Entre le premier et le second projet de suite à Chinatown, Jack


tourne The Witches of Eastwick (Les sorcières d’Eastwick) en 1987
d'après le roman du même titre du romancier américain John Updike
avec Cher, Susan Sarandon et Michelle Pfeiffer dans les trois rôles
féminins principaux.
Pour préparer le film, Jack lit L’Enfer de Dante et quantité de
documents relatifs à la sorcellerie du moyen âge pour avoir une idée
de la nature du démon. Le film reste une comédie saupoudrée
d’allusions magiques et ésotériques et Jack est très convaincant en
démon séducteur. Le film recueille 125 millions de dollars et fort de
ce succès, Jack est engagé pour le rôle de Joker dans Batman
(1989).
En 1994, Mike Nichols propose à Jack Nicholson et à Michelle
Pfeiffer d'interpréter les personnages principaux d’un film d'horreur
d'après une histoire originale de Jim Harrison et Wesley Strick, deux
scénaristes talentueux. Mike Nichols est un ami de longue date, ils
ont déjà tourné plusieurs films ensemble, et c'est sur le plateau d'un
long-métrage de Nichols (The Fortune) que Nicholson a appris la
vérité sur ses origines, vingt ans auparavant. Notons leurs noms,
similaires (Nichols/Nicholson).
L'histoire de Wolf est celle de Will Randall (Jack Nicholson), un
éditeur expérimenté qui est démis de son poste à l'arrivée d'un
nouveau patron, Raymond Alden (Christopher Plummer). Celui-ci
souhaite nommer à sa place son jeune protégé Stewart Swinton
(James Spader), un ambitieux sans scrupule qui devient également
l'amant de Charlotte (Kate Nelligan), l'épouse de Nicholson.
En conduisant vers chez lui, Randall heurte un loup qu'il croit avoir
tué et descend de sa voiture pour s'en assurer. Blessé, le loup le
mord et Randall commence à se sentir rajeuni, plus agressif et prêt à
se battre pour son travail. Irradiant un charme sauvage, il sort même
avec la fille de son patron, Laura (Michelle Pfeiffer), mais se rend
compte qu'il se transforme peu à peu lui-même en loup. Visitant le Dr.
Vijay Alezias (Om Puri), un guérisseur indien, celui-ci lui donne une
amulette pour se protéger de cette possession...
À sa sortie, le film est un succès public grâce à l'interprétation
inspirée de Jack Nicholson en cadre supérieur mutant en animal
sauvage.

L’assassinat de Paméla
On se souvient qu'Ethel Nicholson, la grand-mère de Jack a fait
croire durant des décennies qu’il était son fils. L'important pensera-t-
on, est que Jack ait découvert le secret familial. Cependant, il existe
un élément qui ne peut être effacé : l'acte officiel de naissance de
Jack, faussement déclaré comme le fils d'Ethel et de John Nicholson.
Acte signé en 1954 par Ethel Nicholson résidant à Neptune, alors
âgée de cinquante-six ans. Ethel et son époux sont décédés mais le
document reste et fait la preuve d'une filiation qui n'existe pas. La
bombe généalogique va éclater lorsqu'à son tour, Jack parvient à
l'âge inscrit sur ce document d'état-civil officiel, soit cinquante-six ans.
Le 28 février 1994, la fille de June et demi-sœur de Jack, Pamela
Hawley Liddicoat alors âgée de quarante-huit ans[61] se trouve à
Georgetown (Sacramento) où elle réside habituellement et où elle
exerce comme esthéticienne, le métier de sa grand-mère. Elle vient
de divorcer pour la seconde fois[62] (de Mannie Liddicoat, après onze
ans de mariage) et a décidé de sortir ce soir-là pour se changer les
idées, lorsqu’elle est menacée par deux assaillants puis assassinée
de plusieurs coups de fusil tirés à bout portant à la tête[63]. Elle
décèdera de ses blessures.
QUATRIÈME PARTIE
Les effets du secret
Une fausse déclaration de naissance crée une généalogie qui
n'existe pas. Si la généalogie n'existe pas, un descendant (ou
plusieurs) peut être aspiré par une sorte de vide, un « trou noir
familial » et disparaître. Nous avons constaté combien tous les
éléments d'une fausse déclaration comptent, notamment les âges qui
y sont inscrits. L'âge, on le sait, est le principal activateur du passé
familial[64].
La fausse déclaration : conséquences tragiques
Mensonges et secrets concernant les liens de sang constituent de
véritables bombes à retardement. À la génération suivante ou à deux
générations, ils éclatent sous forme de destinées contraires, de
maladies graves, d’homicides volontaires ou involontaires, de décès
tragiques et prématurés.
De qui est-on l’enfant ? Notre père est-il notre géniteur ? Notre
mère est-elle celle qui nous a donné le jour ? Nos grands-parents
sont-ils vraiment les géniteurs de nos parents ? Nos oncles et tantes
sont-ils réellement les frères et sœurs de sang de nos parents ? Et
nous-mêmes, peut-être avons-nous des frères et sœurs et l’ignorons-
nous... Présenté sur le papier, un arbre généalogique paraît cohérent.
Reflète-t-il pour autant la vérité ?

L'origine sociale du secret


À l'origine du secret de la famille Nicholson, nous trouvons un
complexe de classe, la grand-mère de Jack ayant eu l'occasion de
travailler dans sa jeunesse pour les plus grosses fortunes des États-
Unis (Vanderbilt, Guggenheim, Astor).
Le mythe officiel de notre société est que nous sommes tous égaux
et qu’il n’existe pas de distinction de classe, en réalité l’origine sociale
est une dimension importante de notre vie, le plus souvent passée
sous silence. Les barrières de classe n’ont jamais disparu, elles sont
sans doute moins visibles qu’auparavant mais fermement installées
et elles empêchent habituellement de fréquenter longtemps des
personnes appartenant à un milieu social très éloigné du sien.
Connaît-on, ailleurs qu’au cinéma des ouvriers amis intimes de
grands patrons ? Ou une employée de maison épousant un fils de
bonne famille ?
La vie adulte peut être définie par deux grandes histoires d’amour.
La première, celle de notre quête d'amour sexuel, est bien connue,
elle alimente toute la littérature et la musique, elle est reconnue,
acceptée. La seconde est plus secrète et honteuse, c'est celle de
notre quête de reconnaissance sociale, d'un statut, d'une position
dans la société. Cette seconde histoire d'amour n'est pas moins
intense que la première.
Pyramide sociale, pyramide généalogique
Le système familial ne conserve son unité et la logique de ses liens
qu'à la condition d'être inséré dans un système plus vaste dont la
stabilité est, de tous temps, assurée : la classe sociale.
Mais lorsqu'un écart social important, voire très important se fait
jour (et cela a été le cas pour la grand-mère de Jack qui, appartenant
à la petite bourgeoisie de province, a pu travailler aux domiciles des
plus grosses fortunes américaines), il conduit toujours à la formation
d’un secret sur la filiation (enfant caché, naissance illégitime, enfant
donné à l'adoption, enfant capté par les grands-parents, etc.). Car,
entrevue, la distance sociale fait éclater la stabilité du système
familial, elle déconstruit la pyramide générationnelle, qui perd sa
logique et son unité, la transformant en un magma qui a perdu toute
signification. Aucun des membres de la famille n'occupe plus la place
qui est censée être officiellement la sienne. Grâce à ce subterfuge,
Jack parviendra à réaliser le projet de sa grand-mère maternelle, à
savoir devenir l’un des acteurs les mieux payés d’Hollywood avec
une fortune estimée à plusieurs centaines de millions de dollars, mais
aussi à être l'une des figures les plus charismatiques de la Jet-Set
internationale. Son parcours témoigne d’une extravagante et non
moins miraculeuse ascension sociale.
Les effets du secret sur les membres de la famille
Effets collatéraux : John Nicholson, le grand-père maternel de Jack
(qui s'est fait passer pour son père), sombre dans l'alcool après avoir
été contraint d'être complice du secret de son épouse. Il meurt
prématurément à l'âge de 55 ans. Murray, son beau-père (qui s'est
fait passer pour son beau-frère) sombre lui aussi dans l'alcool et
décède prématurément. June, sa mère qui s'est faite passer pour sa
sœur aînée, décède d'un cancer de manière prématurée à 45 ans,
sans avoir révélé son secret. Ses demi-frères et sœurs Murray Jr et
Paméla sont également victimes du secret, ils grandissent tous deux
en croyant sincèrement que Jack est leur oncle. Son oncle Shorty et
sa tante Lorraine doivent se faire passer respectivement pour beau-
frère et sœur. Le vrai père de Jack (Don Furcillo) est écarté. Jack ne
connaît aucun des membres de son ascendance paternelle, laquelle,
si Don Furcillo est réellement son géniteur, est Italienne et non
Irlandaise comme on le lui a donné à croire.
Le sentiment de culpabilité : le fait de détenir un secret crée un
sentiment de culpabilité, même si celui-ci demeure largement
inconscient. Lorsque l’on reçoit en confidence un secret de la part
d’un parent, s’ensuit un sentiment de valorisation, voire de toute-
puissance. Celui-ci s’appuie d’ailleurs sur des bases réelles : le fait
de détenir un secret confié par un parent renforce le sentiment de sa
propre importance en même temps qu’il intensifie le lien privilégié
avec ce parent. Et d’une manière générale, connaître une information
que les autres ignorent suffit parfois à faire la différence entre l'échec
et le succès.
Mais au sein de la famille, si cette position dominante est pour le
moins flatteuse, elle peut aussi conduire à des sentiments
mélancoliques voire à une dépression durable assortie de troubles de
santé et d'addictions compensatoires (boire, fumer, manger avec
excès). Le sentiment de culpabilité est l’inévitable corollaire de la
stratégie familiale : comment ne pas se sentir coupable vis-à-vis
d'autres membres de la famille, que l’on trompe des années durant ?
La position est parfaitement intenable. Protéger le parent en gardant
jalousement le secret alors que sa révélation est indispensable à
l’épanouissement du principal intéressé, s'avère être angoissant.
Toute rencontre avec la ou les personnes concernées sera
obligatoirement tendue et dénuée de spontanéité.
Effets concernant la carrière : Jack a 18 ans (1955) lorsqu'il est
embauché à Hollywood, l'âge de sa mère lorsqu'elle l'a conçu.
Cependant, jusqu'au décès de sa grand-mère (qui prétendait être sa
mère), Jack n'a pu tourner que des films d'épouvante de série B (ce
genre peut être une métaphore du contenu effrayant de sa propre
généalogie). Sa grand-mère décédée (1969), sa carrière évolue, son
talent est enfin reconnu. Après la révélation complète du secret par le
magazine Time (1974), il accède à la célébrité internationale.
Effets concernant la vie sentimentale : le premier mariage de Jack
en 1962 est un échec. D'une manière générale, il est fortement
déconseillé de se marier lorsque de tels secrets familiaux existent
(Jack les ignorait bien sûr). Le mariage peut être une décision
sensible, car en tant que contrat, il cristallise les éléments personnels
antérieurs. Contrairement à l’avis généralement partagé, le mariage
ne délivre pas du passé pour entamer une nouvelle période. À
l’inverse, il fixe les événements qui l’ont précédé, lesquels, s’ils
étaient demeurés libres, seraient probablement restés sans effets.
Plus tard, sa romance avec Anjelica Huston s'étend sur 18 années,
or, 18 ans est l'âge de sa mère lorsqu'elle l'a conçu (1936). Le choix
d'Anjelica n'est pas neutre, elle est la fille de John Huston, co-acteur
du film Chinatown dont le cœur est un secret incestueux identique au
sien. Le patronyme de la mère d'Angelica (Soma) est le même que
celui de la grand-mère paternelle supposée de Jack (Antoinette
Soma épouse Furcillo).
Effets temporels : Jack a 56 ans quand sa demi-sœur Paméla est
assassinée (âge de sa grand-mère maternelle lorsqu'elle a déclaré
qu'il était son fils auprès du bureau d'état-civil). L'âge y était fixé.
Sans cette déclaration officielle mensongère, sans doute n'y aurait-il
pas eu de telle conséquence au secret.

Références bibliographiques

Eliot Marc (2013), Jack Nicholson, a biography, Crown Archetype


Publishing.
McDougal Dennis (2008), Five easy decades, Wiley, London.
Parker John (2005), Wild, the biography of Jack Nicholson, John
Blake Publisher.
Bibliographie de l’auteure

Horowitz Élisabeth (2000), Se libérer du destin familial, Éditions


Dervy, Paris.
Horowitz Élisabeth (2002), Se libérer du temps généalogique,
Éditions Dervy, Paris.
Horowitz Élisabeth (2003), Sousl’influence du destin familial,
Éditions Dervy, Paris.
Horowitz Élisabeth (2004), La maladie, une mémoire
généalogique, Éditions Dervy, Paris.
Horowitz Élisabeth (2005), Les fantômes du passé, Éditions
Dervy.
Horowitz Élisabeth (2006), L’enfant et l’arbre généalogique,
Éditions Dervy, Paris.
Horowitz Élisabeth (2008), Derniers soupirs, grands secrets,
Robert Laffont, Paris.
Horowitz Élisabeth (2011), Freud express, Albin Michel, Paris.
Horowitz Élisabeth (2012), La Psychogénéalogie, Ixelles Éditions,
Bruxelles.
Horowitz Élisabeth (2012), Les nouveaux secrets de famille,
Ixelles Éditions, Bruxelles.
Horowitz Élisabeth (2013), La Chronogénéalogie, Éditions
Hachette, Paris.
Horowitz Élisabeth (2014), Les actes libérateurs, Éditions Dervy.
Horowitz Élisabeth (2015), Les actes symboliques, Éditions
Jouvence, Genève.
Horowitz Élisabeth (2015), Pratiquer la pensée sauvage, Éditions
Dervy, Paris.
Marc-André Cotton

Enseignant à Genève et psychohistorien, Marc-André Cotton est


le vice-président international de l’International Psychohistorical
Association, basée à New York.
Avec Sylvie Vermeulen, il anime le site Regard conscient et
participe régulièrement à Peps, le magazine de la parentalité positive.
En 2014, il a publié une vaste étude sur les transmissions dans la
famille Bush et sur la question de la violence dans l’éducation : Au
nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative,
L’Instant Présent, Paris.
Son site Internet : www.regardconscient.net
VII. Du sacrifice de soi au sacrifice de l’autre
dans la politique de la famille Bush

Marc-André Cotton
Mon intérêt pour l’histoire de George Walker Bush a débuté avec le
déploiement de la « guerre contre le terrorisme » qui a très largement
déterminé le cours de sa présidence (2001-2008). Ayant vécu aux
États-Unis, je me suis d’abord demandé pourquoi une large majorité
d’Américains semblait si prompte à soutenir les opérations militaires
engagées par son gouvernement sans préoccupation apparente pour
leurs conséquences. Comme je poursuivais une réflexion sur l’impact
de l’éducation dans mon propre parcours de vie, l’hypothèse d’une
soumission inconsciente (individuelle et collective) infligée dès
l’enfance s’imposa comme une évidence. Mais dans ce cas, de
quelles manières s’était-elle installée ?
En rassemblant nombre d’informations biographiques sur Bush et
sa famille, je découvris les premiers éléments de réponse. Non
seulement l’enfance de cet homme d’État avait été marquée par la
violence éducative, mais il en allait de même pour ses parents et
grands-parents. Ces agressions n’avaient d’ailleurs rien
d’exceptionnel pour des millions d’Américains et n’étaient pas
remises en cause. Je me suis donc penché sur la relation parents-
enfants dans la transmission de schémas de comportement entre les
générations, mais aussi sur leurs répercussions dans la société
américaine actuelle. Quelles « valeurs » ont été transmises et
pourquoi ? Comment le passé « passe-t-il » dans l’inconscient
familial et collectif ? Et surtout quel sens tout cela peut-il avoir ? Ce
travail d’une dizaine d’années a débouché sur un ouvrage, paru en
2014 (aux éditions L’Instant Présent), dans lequel figurent toutes les
sources utilisées pour cet article[65].
Des propositions pour comprendre
Avant d’aborder l’histoire de la famille Bush, voyons autour de
quelles propositions s’articule ma réflexion. Je pense qu’en tant que
parents, nous valorisons les schémas de comportement par lesquels
nous sommes parvenus à nous adapter à notre environnement
familial et social, au parcours souvent difficile que fut notre enfance.
Nous transmettons cette structure d’adaptation à nos enfants
directement ou indirectement, par les interactions que nous avons
avec eux comme par les convictions que nous exprimons en leur
présence et même par nos choix de vie. La construction du roman
familial joue un grand rôle dans cette transmission : quels en sont les
points forts et comment ont-ils été rapportés? Quels souvenirs sont
racontés et quels autres sont tus ?
De son côté, l’enfant vit dans une continuité de conscience qui
s’exprime par ses élans vitaux et sa sensibilité naturelle. Ma seconde
proposition sera de dire que l’expression spontanée de l’enfant se
heurte fréquemment à la structure d’adaptation de l’adulte, qui la
perçoit comme une menace puisqu’elle ravive ses propres manques.
Le parent veut alors « éduquer » son enfant en le soumettant à
certaines injonctions avec plus ou moins d’insistance. L’usage de la
violence éducative peut inclure l’exercice de la terreur contre l’enfant,
le recours aux punitions, aux humiliations ou aux manipulations
psychologiques. Se pose alors la question du type de violences
subies dans l’enfance et de leur incidence dans la dynamique de la
personnalité de l’adulte : jusqu’où est allée la volonté parentale de
sacrifier la vitalité de l’enfant ? Comment ce dernier s’y est-il adapté ?
Une troisième proposition renvoie à l’interdit de dénoncer la
violence subie du fait de la terreur intériorisée par l’enfant, voire de la
justifier – un symptôme qui découle d’une forme de dissociation
psychique. Encore soumis à cet interdit, l’adulte s’enferme dans la
remise en scène des formes de violence qu’il a subies sans toutefois
comprendre le sens de ce qu’il manifeste. Il s’est identifié au parent
répressif et perpétue ainsi l’héritage familial. George Bush souffrait
de tels symptômes de dissociation : dans quelle mesure était-il le
jouet de ses passages à l’acte ? À quelles expériences
traumatisantes ces derniers renvoyaient-ils ?
Pour répondre à ces questions, je partirai du principe que nous
sommes des êtres conscients profondément désireux de comprendre
ce que nous vivons, mais habités par des peurs et des interdits qui
sont autant d’obstacles à notre réalisation. L’héritage
transgénérationnel que nous portons est un fardeau que l’on traîne,
tant que nous n’avons pas pris conscience qu’il fait partie d’une
dynamique naturelle nous invitant à revenir sur notre histoire
traumatique afin de nous en libérer. Il nous engage à nous
positionner clairement face à toute situation entraînant de tels
traumatismes.
Une brève histoire de la famille Walker Bush
Rappelons en préambule qu’à l’image de celles des Kennedy ou
des Rockefeller, la famille Walker Bush fait partie d’une oligarchie qui
a profondément marqué le dernier siècle américain. Son affairisme
remonte à la Première Guerre mondiale au cours de laquelle
l’industriel Samuel Prescott Bush (1863-1948) coordonna les achats
de munitions pour le compte de l’administration Wilson. Son fils aîné
Prescott Sheldon Bush (1895-1972) maria la fille de George Herbert
Walker (1875-1953), un riche banquier du Missouri qui allait faire
fortune à Wall Street. Plusieurs montages financiers arrangés par les
réseaux Walker Bush auraient alimenté la machine de guerre nazie.
En 1942, Prescott Bush fut brièvement accusé d’avoir trahi son pays,
avant d’être blanchi et devenir sénateur en 1952.
Né en 1924, le second fils de Prescott Bush, George Herbert
Walker Bush, porte le nom de son grand-père maternel. Il donnera
presque le même nom à son fils aîné, George Walker Bush, un
héritage symbolique lourd à porter pour le jeune « Georgie ». Sa
mère Dorothy Walker Bush, une ex-championne de tennis, inculque à
ses enfants un goût immodéré pour la compétition, inventant
d’innombrables concours pour hiérarchiser leurs performances. Très
autoritaire, le père exige de son côté que ses garçons portent un
veston et une cravate pour le dîner. Quelques mois après l’attaque de
Pearl Harbor (1941), comme plusieurs sociétés gérées par Prescott
Bush font l’objet d’investigations pour collaboration avec l’ennemi,
George Herbert s’engage comme pilote dans la Navy pour sauver
l’honneur familial. Il n’a que dix-huit ans et restera traumatisé par
l’expérience des combats. Au terme de nombreuses missions
meurtrières dans le Pacifique, son avion est abattu au-dessus de
Chichi Jima (Japon) et ses deux coéquipiers sont tués. Comme nous
le verrons, non intégré, cet événement va laisser des traces dans le
psychisme de George Herbert Walker Bush qui ne seront pas sans
conséquences sur son fils et sur sa réaction lors des attentats du 11
septembre 2001.
Ces quelques éléments biographiques montrent comment la
personnalité de George Herbert Walker Bush s’est forgée au contact
de la structure d’adaptation de ses parents. Ayant grandi au sein
d’une famille avide de performances, il excelle au baseball tout
comme dans ses études qu’il interrompt pour « servir son pays ».
Plusieurs fois décoré au sortir de la guerre, il souffre cependant de ce
que l’on nomme parfois le « syndrome du survivant », hanté par la
culpabilité de n’avoir pu sauver ses camarades, autant que par la
terreur de pouvoir être condamné pour cela. Après son mariage avec
Barbara Pierce, George Herbert intègre la légendaire institution de
Yale que fréquentèrent aussi son père et son grand-père. C’est dans
l’effervescence d’un campus particulièrement bourdonnant au
lendemain de la victoire que le couple verra naître son premier
enfant, George Walker Bush.
La problématique maternelle
De son côté, Barbara Pierce Bush se profile en épouse modèle.
Issue de la petite bourgeoisie new-yorkaise, sa famille revendique un
lignage avec le quatorzième président des États-Unis Franklin Pierce
(1804-1869). L’agitation continuelle qui absorbe les jeunes mariés à
l’université de Yale permet à Barbara de gérer tant bien que mal une
insécurité chronique ravivée par la guerre, qu’elle ne s’autorise pas à
exprimer en raison d’une éducation protestante particulièrement
répressive. Au moment crucial où elle devient mère, cette anxiété
refoulée va conditionner le psychisme de son premier fils, né le 6
juillet 1946 à New Haven (Connecticut). En tant que président en
exercice après les attentats du 11 septembre 2001 et d’une manière
révélatrice, ce dernier se fera notamment le champion d’une croisade
obsessionnelle contre la terreur.
La jeune femme a été dénigrée par le regard critique de sa propre
mère, Pauline Robinson Pierce, une bourgeoise très fière de sa
personne qui la réprimandait pour ses mauvaises manières et
humiliait les rondeurs que la fillette tenait de son père. Elle est aussi
raillée par sa belle-famille où les moqueries fusent de tous côtés. Le
frère aîné de son fiancé, Prescott Bush Jr., la surnomme « Bar » –
une référence vexante au cheval Barsil adopté par cette maisonnée
pour conduire son attelage en période de rationnement. Victime de la
brutalité de sa mère, qui fessait ses enfants avec le dos d’une brosse
à cheveux ou un cintre en bois, Barbara luttera toute sa vie pour ne
pas sombrer dans le dépression, menant sa nombreuse progéniture
à la baguette et répondant à l’adversité par une résilience hors du
commun.
En l’absence de son mari absorbé par ses affaires, elle endosse un
rôle d’autorité dans son propre foyer – si bien que ses garçons la
surnommeront « l’Exécuteur ». Lors de conflits entre ses enfants, elle
s’interpose en les giflant sans ménagement et son aîné George W.
évoquera lui aussi les débordements maternels dans une biographie :
« Mère faisait régner l’ordre. Elle pouvait exploser et comme nous
avions des personnalités très proches, je savais comment allumer la
mèche. Je la provoquais et elle me réglait mon compte. Si j’étais
obscène, comme elle disait, elle me lavait la bouche avec du savon.
Ça s’est passé plus d’une fois. »
Pour refouler la terreur que lui inspirait celle-ci et le sentiment
d’être livré à son sort, George Walker Bush s’est cependant forgé
l’image d’une mère exemplaire, tout en développement des
mécanismes de défense analogues aux siens.
Abandon paternel et ressentiment
On voit mieux comment l’héritage névrotique familial « passe »
d’une génération à l’autre : l’interface de la relation parents/enfants
constitue le chaînon de cette transmission. Le père dit vouloir « voler
de ses propres ailes » en partant pour le Texas avec sa femme et son
jeune fils, à la fin de ses études à Yale. La mère pense « se
consacrer à sa famille » en suivant son mari dans ses très nombreux
déplacements. Mais l’un et l’autre sont tenaillés par une irrépressible
soif de reconnaissance et dans l’incapacité d’offrir à leurs enfants la
disponibilité relationnelle dont ceux-ci ont besoin. Ainsi, pour
répondre aux attentes qui pèsent sur leurs épaules et s’enrichir dans
ce nouvel Eldorado de l’or noir, les Bush déménageront cinq fois en
moins d’un an, alors que Barbara est enceinte d’un deuxième enfant.
Trimbalé aux quatre coins du pays pour suivre les traces de son
remuant géniteur, le petit Georgie va construire un imaginaire autour
de ce père inaccessible. Dans ses plus lointains souvenirs, il voit sa
mère assise auprès de lui sur le sol, feuilletant des albums de famille
où se succèdent les photos de George Herbert dans l’habitacle de
son Avenger, des images du jeune marié en tenue d’officier et des
douzaines d’autres traces de ses exploits aériens. « La partie de
l’album que je préférais, c’était un morceau du radeau de caoutchouc
qui sauva la vie de papa dans le Pacifique, écrira-t-il. Je n’ai jamais
eu besoin de chercher un modèle. J’étais le fils de George Bush. » Il
deviendra lui-même pilote de la Garde nationale, pour éviter de
combattre au Viêt Nam, mais ne se sentira jamais à la hauteur des
exploits paternels.
De fait, ses médiocres performances académiques et sportives
aggravent le désespoir de ne pas être reconnu par son père, de sorte
qu’il prend le rôle d’un chahuteur pour attirer l’attention. L’arme de la
dérision lui permet de tenir à distance la crainte de décevoir cet
homme arrogant qui, comme son propre père le faisait, réprimande
ses garçons par son silence ou en leur infligeant d’insupportables
« Tu m’as déçu... ». D’après plusieurs de ses proches, cette relation
douloureuse est l’une des clés pour comprendre la psychologie de
George Walker Bush et ses nombreuses remises en scène. « Il
pouvait être persuadé d’avoir commis le pire crime de l’histoire »,
confiera son plus jeune frère Marvin. Un sentiment diffus l’habite, qui
fait écho à celui de son père après l’accident militaire de Chichi Jima :
celui d’avoir failli dans sa mission, d’être responsable de la mort de
son équipage et d’être condamné pour sa mauvaise conduite.
Cet héritage a certainement contribué à la période d’errance qui
caractérise la fin de ses études à Yale où George W. suit péniblement
les traces de son père. Le jeune Bush est alors réputé pour ses
dévergondages et son penchant pour la boisson qui lui permettent de
gérer une profonde dépression dont nous retrouvons les causes dans
son enfance. Ce n’est qu’à de rares occasions qu’il laisse poindre un
lourd ressentiment. Un soir de fête, rentrant en voiture d’un dîner trop
arrosé avec son frère Marvin, il emboutit une poubelle devant la
résidence familiale et réveille son père qui, furieux, convoque les
fêtards sur le champ. « Tu veux me voir ?, lui lance alors George W.
désinhibé par l’alcool. Tu veux qu’on règle ça entre hommes
immédiatement ? »
Un drame familial et personnel
En 1953, Georgie a sept ans lorsque survient un drame qu’il
évoquera comme le souvenir le plus vif de son enfance : la maladie
et la mort de sa petite sœur Robin, deuxième enfant du couple, de
trois ans sa cadette. Les Bush viennent d’emménager dans une
nouvelle demeure et Barbara donne naissance à un troisième enfant,
John Ellis Bush, aussitôt surnommé Jeb. Il y a peu, George Herbert a
créé un fonds d’investissement spécialisé dans l’achat et la revente
de droits de forage pour lequel son oncle maternel, George Herbert
Walker Jr., financier à Wall Street, a engagé un capital de $ 300 000.
Plus fidèle à l’ambition des Walker Bush plus qu’à ses propres
enfants, il développe un ulcère saignant et passe encore moins de
temps avec eux. La petite Robin perd alors aussi la santé : elle est
souvent fatiguée et présente des ecchymoses sur le corps. Le
médecin de famille diagnostique une leucémie sans guère d’espoir
de guérison.
Incrédules, les Bush s’envolent vers New York pour une série de
tests et de traitements qui se révèleront vains. Mais Georgie n’a été
informé ni du cancer de sa sœur, avec laquelle il lui est désormais
interdit de jouer, ni de la raison de ses absences. Le 11 octobre,
Robin meurt après une ultime opération en présence de ses parents
et sa dépouille, léguée à la science, sera discrètement ensevelie
quelques temps plus tard. Son père a-t-il vécu cette perte comme
une forme d’expiation pour sa conduite durant la guerre ? La décision
de ne pas organiser de funérailles renvoie-t-elle à la mort de ses
compagnons d’armes, disparus eux-aussi sans sépulture dans les
eaux de Chichi Jima ? Assurément, des deuils n’ont pas été faits, qui
empêchent celui de Robin. Ce ne sera qu’au retour de ses parents
que Georgie apprendra la nouvelle, sans pouvoir lui non plus
éprouver son chagrin, ni faire le deuil de cette précieuse relation. En
conséquence, l’enfant va refouler les sentiments qu’il lui sont interdit
d’exprimer, intensifiant ainsi la dynamique de dissociation et de
projection dans laquelle il se trouve déjà. De manière révélatrice, cet
enfant qui se coupe ici de ses émotions en réponse à l’indisponibilité
parentale, va occuper la présidence pendant la période de deuil
national qui suivit le 11 Septembre. Apparemment incapable de
prendre la mesure de cette tragédie et d’affronter sa propre douleur, il
s’en défend rageusement en désignant Oussama Ben Laden cible de
sa prochaine vengeance.
Qu’en est-il en effet du ressentiment de l’enfant ? Comment
s’exprime la souffrance d’être constamment renvoyé à lui-même et
d’affronter seul l’angoisse de l’abandon relationnel devant un père
distant et une mère inabordable ? Faute d’être entendu dans ses
souffrances, George W. développe une sourde hostilité que certains
jugent prometteuse pour un fils de la dynastie Walker Bush, mais qui
sera aussi l’une des faces sombres du personnage. Ses camarades
de l’école élémentaire Sam Houston de Midland (Texas) se
souviennent d’un garçon précoce et surexcité qu’ils surnommaient
BushTail – Queue du Bush – à force de le voir s’éloigner en courant.
Plusieurs décennies après les faits, l’un de ses jeunes voisins se
rappelle encore de Barbara attrapant Georgie par l’oreille et le
traînant vers la salle de bain pour lui savonner la bouche parce
qu’elle l’a entendu proférer des injures. L’enfant s’est senti trompé par
ses parents à la mort de Robin, présumera sa mère bien des années
plus tard, mais durant cette période elle ne songea qu’à réprimer ce
qu’elle considérait comme des effronteries.
Victimes de la violence éducative
Certains jeux révèlent d’ailleurs l’insoutenable confusion qui habite
ces enfants soumis à la violence routinière des adultes sans jamais
être entendus dans leurs souffrances. « Nous étions horribles avec
les animaux !» se souvient en riant un copain de Georgie. Les mares
du voisinage étaient remplies de grenouilles qui sortaient par
centaines après une forte pluie. « Tous les gars prenaient leur
carabine à air comprimé et on leur tirait dessus. Ou alors on mettait
un pétard dans les grenouilles et on les lançait en l’air et on les
explosait. » Au travers de telles mises en scène, les enfants
manifestent l’éclatement de leur propre intégrité et dévoilent leurs
blessures par l’intermédiaire de cibles émissaires, en l’occurrence
d’innocents batraciens. Mais au lieu de voir dans ces comportements
une manifestation de leur propre brutalité, les parents enferment
leurs héritiers dans l’affirmation d’un machisme parfois cynique et
l’élaboration de rejouements plus complexes. Bien des années plus
tard, des observateurs décèleront chez le gouverneur George W.
Bush une forme de jouissance à l’idée d’infliger la peine de mort sans
faire le lien avec le déni dont il fut jadis la victime. Ainsi, lors d’un
débat qui l’opposera à Al Gore avant l’élection présidentielle de 2000,
le candidat républicain affirmera par exemple que le châtiment
suprême serait le meilleur moyen de prévenir les crimes racistes.
La prévalence de politiques publiques fondées sur la punition,
notamment l’approbation de la peine capitale, s’explique en partie par
la persistance de violences « éducatives » comme la bastonnade
dans certaines écoles américaines. Des violences aux conséquences
psychiques et sociales ignorées, dont ces mêmes politiques
répressives sont à leur tour le reflet sur un plan collectif. D’après les
chiffres officiels les plus récents, 223’190 élèves ont subi au moins
une punition corporelle dans les seuls établissements publics durant
l’année scolaire 2006-2007, dont 49’197 dans le seul État du Texas
qui totalise le plus de victimes. George Walker Bush fut lui-même
l’objet de tels sévices, comme le révéla l’ancien proviseur de son
école à la veille de l’élection présidentielle de 2000. Il avait alors une
dizaine d’années et faisait souvent des blagues depuis la mort de sa
sœur pour distraire sa famille d’une dépression chronique. Un jour en
classe de musique, il se barbouilla le visage pour imiter Elvis Presley
en tournée dans la région et faire rire ses camarades. Son
enseignante le traîna dans le bureau du proviseur qui lui demanda de
se pencher en avant et lui flanqua trois coups de batte sur le derrière.
« Quand je l’ai frappé, qu’est-ce qu’il a pleuré, racontera le préposé. Il
a hurlé comme s’il avait été blessé par un coup de feu. Mais il a
compris la leçon. »
L’enfant ne trouva aucun réconfort auprès de sa mère qui donna
raison au proviseur en prétextant que ce dernier n’avait fait que
« contrarier son amour-propre ». Là encore, Barbara Bush ne montra
pas de compréhension pour son enfant qui manifestait pourtant
précisément le désarroi dans lequel elle l’avait enfermé : faire le
« clown » faute d’être entendu dans sa souffrance. Ajouté aux
agressions qui lui étaient familières, cet épisode restera gravé dans
la mémoire du jeune Bush, l’engageant à penser que la violence
ritualisée est l’un des privilèges du pouvoir. La distance affichée par
sa mère ne pourra qu’aggraver la dissociation de sa personnalité,
notamment caractérisée par un déficit chronique d’empathie. Des
années plus tard, un journaliste constatera justement : « Bien des
aspects de la philosophie politique du candidat à la présidence – y
compris sa croyance dans les vertus de la discipline pour les jeunes
délinquants – semble remonter à son enfance. »
Bizutages à Yale
J’ai indiqué plus haut le rôle joué par l’idéalisation d’un père
arrogant et souvent absent dans la structure d’adaptation du jeune
Georgie. Dès ses plus jeunes années, n’ayant guère d’autre référent
que les mystifications de sa mère pour affronter les tumultes de sa
vie émotionnelle, il s’étourdit des exploits paternels. Comme George
Herbert avant lui, George W. ne peut qu’être fidèle à l’héritage des
Walker Bush. « Il faisait tout ce qu’il pouvait pour ressembler à son
père, se souvient un ami. Il voulait jouer au baseball comme son
père. Il voulait aller à Yale comme son père. Et c’est ce que son père
voulait qu’il fasse. » Ses parents l’inscrivent dans une école privée de
Houston (Texas), puis à la Phillips Academy d’Andover
(Massachusetts), le plus vieil internat de la Nouvelle-Angleterre qui
passe pour un modèle de discipline. George Herbert l’a bien sûr
précédé à Andover où il fut distingué : un portrait de Bush père en
tenue de baseball trône encore sur l’un des murs du pensionnat.
Mais dans une biographie, son fils écrira :
« Aller à Andover fut la chose la plus difficile que j’aie faite avant
mon élection à la présidence presque quarante ans plus tard.
Scolairement, j’étais en retard sur les autres élèves et j’ai dû étudier
comme un fou. La première année, l’éclairage de nos dortoirs
s’éteignait à vingt-deux heures, et souvent je continuais de lire grâce
à la lumière du couloir qui passait sous la porte. »
L’adolescent souffre en effet d’une dyslexie non diagnostiquée et
pour gérer l’anxiété de ne pas être à la hauteur des exigences
familiales, il recourt ici encore à sa stratégie de défense : faire le
« clown » et capter l’attention par ses extravagances. Un jour lors
d’un match réunissant l’ensemble des élèves de l’école, il déboule
sur le terrain déguisé en Beatles à la plus grande joie du public,
comme il l’a fait jadis pour sa classe de Midland. « Il a fini par jouir
d’une certaine notoriété sans raison évidente, résumera l’un de ses
camarades. Mais délibérément ou non, il ne laissait personne le
connaître de plus près. » L’étonnante capacité du jeune Bush à
mémoriser les noms et les visages, à détendre l’atmosphère par ses
vannes et ses fanfaronnades s’est affirmée comme une réponse
désespérée à la cécité émotionnelle de ses parents. Mais au fil des
années, devant l’interdit de les mettre en cause, ce réflexe de survie
l’a enfermé dans un rôle auquel il s’est identifié. Sa perception du
monde semble se réduire à quelques idées simples et sans doute
rassurantes. À la contestation qui embrase les campus américains
dans les années 1960, George W. préfère par exemple
l’anticommunisme viscéral de son père alors candidat républicain au
poste de sénateur du Texas.
À l’université de Yale dès 1964, comme son père et son grand-père
avant lui, George W. fréquente la société secrète Skull & Bones et la
fraternité Delta Kappa Epsilon (DKE) dont il devient le président. Les
relations établies dans cette illustre institution ont permis à la
dynastie Walker Bush de développer un redoutable réseau
d’influence au mépris des traditions démocratiques du pays. Pour
George W., ce sera notamment l’occasion de rejouer les violences
dont il a fait l’objet avec un sentiment d’impunité caractéristique des
membres de cette puissante caste. En novembre 1967, le Yale Daily
News révèle en effet que malgré le règlement, de funestes pratiques
sont toujours en usage dans les fraternités. L’initiation des nouveaux
membres comporte des rites dégradants, voire sadiques, que les
adeptes hésitent à dénoncer. À DKE, le bizutage dure une semaine
et se termine par le marquage, à l’aide d’un cintre chauffé au feu, de
la lettre grecque delta au creux de leur dos. Le New York Times
publie une interview du jeune Bush comparant cette blessure « à une
simple brûlure de cigarette ». En 1999, la question fait à nouveau
parler d’elle et un professeur d’université, initié à l’époque, montre à
la presse la cicatrice qu’il porte encore. Mais le scandale prendra un
autre sens en avril 2008, lorsque le président admettra avoir
approuvé toutes les tortures imposées aux détenus soupçonnés de
terrorisme. Certaines rappelaient étrangement les brimades des
fraternités de Yale et d’ailleurs.
La conversion du fils prodigue
Le drame de George W. est d’être à ce point identifié au père qu’il
abdique sa propre existence. Inconscient de ses remises en scènes
et peut-être dans l’espoir de voir enfin sa détresse reconnue, l’héritier
force le trait jusqu’à la caricature. À Harvard où il poursuit une
maîtrise en administration des entreprises, Bush ne quitte jamais son
blouson d’aviateur et crache bruyamment ses chiques de tabac dans
une tasse de carton posée devant lui. Il se vante volontiers d’avoir
bénéficié des réseaux paternels pour entrer comme pilote dans la
Garde nationale afin de ne pas être envoyé au Viêt Nam. Faut-il voir
dans ses frasques la douloureuse infortune d’un fils voué à « porter
les fautes » de ses ascendants ? Ulcéré par l’arrogante bourgeoisie
de la côte Est, il décide de s’en retourner au Texas où son cher
Midland connaît un nouveau boom pétrolier. Comme George Herbert
vingt-sept ans avant lui, il charge quelques affaires dans son
Oldsmobile Cutlass bleue et travers le pays avec en poche un fonds
de vingt mille dollars alloués par le clan Walker Bush pour son
établissement.
Mais George W. n’a pas l’étoffe de ses prédécesseurs. Il fonde à
son tour une compagnie pétrolière dans laquelle des amis de son
père risquent plus de trois millions de dollars sans succès. Quelques
années plus tard, il tente une entrée en bourse qui fait perdre un
million de dollars à son actionnaire principal. En 1978, Bush perd sa
première bataille électorale contre un démocrate trop enraciné dans
le sol texan pour craindre un blanc-bec né avec une cuillère en
argent dans la bouche. Fidèle à son éducation protestante, le
candidat malheureux tempérera : « Franchement, ce coup de fouet
ne m’a probablement fait que du bien. » Le gros souci reste
cependant sa dépendance problématique à l’alcool. Malgré son
mariage avec Laura Welsh Bush (1977) et la naissance de leurs
jumelles (1981), il passe beaucoup de temps dans les bars où son
exubérance coutumière dégénère sous l’effet de la boisson.
Les choses basculent au soir de son quarantième anniversaire que
George W. arrose à l’excès dans un somptueux hôtel de Colorado
Springs (Colorado) en compagnie de son épouse et de quelques
amis. Depuis peu, le clan Bush se range derrière son patriarche en
vue de la présidentielle de 1988 et George Herbert veut faire du fils
aîné son conseiller principal. Encore sonné le lendemain, ce dernier
se serait regardé dans le miroir en disant : « Peut-être qu’un jour, je
risquerais de mettre mon père dans l’embarras. Je pourrais lui causer
des ennuis. » L’intéressé déclare alors à sa femme qu’il ne boira
jamais plus une goutte d’alcool et confie la même intention à ses
proches. L’histoire familiale va cependant faire connaître une autre
version de ce sevrage providentiel, une romance qui servira le clan
Bush dans sa conquête de l’électorat évangélique : la rencontre
salvatrice de George W. avec Jésus-Christ. L’intéressé ne se définit
pourtant pas comme un croyant, bien qu’il se soit mis à étudier la
Bible depuis qu’une grave crise économique plonge la région dans le
désespoir. Mais une rencontre avec le prédicateur Billy Graham
l’aurait changé en born again – un chrétien du renouveau transformé
par sa foi. À la tête de l’équipe de campagne de George Herbert, il
fera du « conservatisme compassionnel » le fer de lance d’une
offensive remarquée vers la droite religieuse et portera son père à la
présidence avec le plus grand pourcentage de voix évangéliques de
toute l’histoire américaine.
Un président paralysé par la terreur
Tout porte à croire que la conversion de George W. Bush au
christianisme évangélique renforce en lui une tendance à se poser en
juge, en redresseur de torts. Trouvant dans la prière une source
d’apaisement finalement peu différente de l’alcool, il se protège des
critiques en se plaçant au-dessus de la mêlée et se donne des règles
lui permettant de gérer son chaos intérieur, tout comme le monde qui
l’entoure. Mais cela ne l’empêche pas de perpétuer l’affairisme
familial : quelques mois avant l’intervention militaire de son père en
Irak (1991), Bush vend par exemple la totalité de ses parts dans
Harken Energy, une société de forage exerçant dans le Golfe
persique : il empoche $ 848’560 et sera brièvement soupçonné de
délit d’initié. Le rachat partiel de l’équipe de baseball de Dallas, les
Texas Rangers, lui servira de tremplin pour accéder au poste de
gouverneur et sa revente, en 1998, lui rapportera $ 14,9 millions, soit
près de vingt-cinq fois sa mise initiale. Outre de correspondre aux
schémas de comportement hérités de ses ascendants masculins, ces
prises de risque sont une autre manière de manifester l’insécurité
relationnelle vécue dans son enfance. Évoquant la fièvre d’un
spéculateur, son comportement obsessionnel exercera une véritable
fascination sur des millions de concitoyens élevés dans une détresse
émotionnelle similaire et montre encore la profondeur de l’anxiété
refoulée par le futur chef d’État en dépit de sa bruyante adhésion à
l’évangélisme.
Ces travers vont prendre une nouvelle dimension avec son
accession à la présidence, en décembre 2000. C’est un candidat mal
élu qui doit son siège à plusieurs irrégularités constatées dans l’État
de Floride, où son frère John Ellis occupe le poste de gouverneur. La
victoire lui est attribuée par la Cour suprême, dominée par cinq juges
conservateurs, bien que son adversaire Al Gore l’ait distancé de plus
de cent mille voix sur le plan national. Pour les partisans du clan
Bush cependant, elle marque le retour triomphal de la figure céleste
dans l’arène politique – après le double mandat de Clinton désigné
par certaines congrégations évangéliques comme une figure de
l’Antéchrist – et couronne leurs efforts pour restaurer la puissance
d’une dynastie injustement sanctionnée par leur défaite contre le
démocrate, en novembre 1992. Bientôt, la ferveur religieuse gagnera
l’administration Bush, allant jusqu’à remettre en cause la séparation
de l’Église et de l’État. Sur le conseil de son père, George W. a choisi
Richard « Dick » Cheney comme vice-président, un homme qui
incarne l’affairisme et l’esprit de faction qui prévaudra dès lors à
Washington. Directeur exécutif d’une grande compagnie du secteur
pétrolier basée à Houston, l’intéressé a été le chef de cabinet du
président Gerald Ford, puis le secrétaire à la Défense de Bush père
pour lequel il planifia l’invasion du Panamá (1989) et la guerre contre
l’Irak (1991). Aucune des administrations précédentes n’a été à ce
point assiégée de stratèges tourmentés par l’expérience de guerres
passées et anxieux d’en rejouer le dramatique héritage.
Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center
vont leur en fournir la cruelle occasion. Lorsqu’un premier avion
frappe la Tour Nord ce matin-là, George W. Bush entre dans la classe
d’une école élémentaire de Sarasota (Floride) pour assister à un
exercice de lecture. Quand son chef de cabinet l’informe qu’un
second avion a frappé la Tour Sud, il poursuit « tranquillement » sa
séance avec les enfants – une scène qui fera le tour du monde. La
menace tant redoutée d’une attaque terroriste contre les États-Unis
vient de se concrétiser et le président devrait être aux commandes.
Mais cet instant tragique ravive sans doute d’autres scènes
traumatisantes, comme sa propre expérience – malheureuse – du
pilotage, ou ce jour de 1953 quand ses parents lui annoncèrent la
mort de sa petite sœur. Paralysé par la terreur et incapable de
décider de la conduite à tenir, il va disparaître pour la journée dans
son Air Force One en virevoltant aux quatre coins du pays. Pourtant
chef des armées, il s’absente comme pour vivre une régression et
rejoindre son père dans les airs, avant son accident de Chichi Jima.
D’après un psychiatre, les évènements du 11 Septembre ont ébranlé
cette conviction de toute-puissance que Bush développa pour
survivre aux humiliations de son enfance. Pour échapper à la hantise
de sa propre punition, il promettra, trois jours plus tard, de
« débarrasser le monde du mal ».
Il est intéressant de noter que Bush n’a pas été interpellé pour son
éventuelle responsabilité dans la survenance de ce drame. En
d’autres temps, le chef devait rendre des comptes en pareilles
circonstances. Ainsi les Athéniens reprochèrent-ils à Périclès d’être
en partie responsable de l’épidémie de peste qui ravagea la ville en
430 av. J.-C. à cause d’une faute commise par l’un de ses aïeuls,
affectant en retour les citoyens dont il s’était porté garant. Dans notre
cas, l’héritage transgénérationnel de George Bush ne pouvait
manquer d’influencer sa manière de diriger le pays. Mais au lieu
d’être saisis comme une occasion de revenir sur un passé
douloureux, les évènements du 11 Septembre vont être utilisés pour
renforcer les mécanismes psychiques de défense. Cette inaptitude
collective à l’introspection sera à l’origine de nouvelles mises en
scènes témoignant du retour dans le réel d’autres vécus refoulés.

Un héritage historique non résolu


S’il est inévitablement schématique de résumer en quelques lignes
le double mandat de George W. Bush à la présidence des États-Unis
(2001-2008), force est de constater qu’il s’articule autour d’un
héritage historique et culturel non résolu. De ce point de vue, la
problématique de la dynastie Walker Bush présente des affinités avec
celle de la nation américaine de sorte qu’il est possible d’aborder
cette période sous l’angle d’un rejouement collectif dramatique. Sous
la conduite d’une équipe dirigeante particulièrement vindicative après
le 11 Septembre, c’est en effet l’ensemble de la communauté
américaine qui a fait corps pour mettre en scène une douloureuse
liturgie expiatoire. Chez de nombreux Américains, le choc psychique
causé par les attentats a ravivé des traumatismes profondément
refoulés dans leur mémoire. Le surgissement dans la relative
quiétude de leur vie quotidienne d’une agression aussi imprévisible
qu’effroyable rappelait l’empreinte de la brutalité de leurs éducateurs
et l’insondable détresse qui les avait alors submergés, au point qu’ils
se sentirent eux-mêmes atteints dans leur intégrité et exigèrent une
vengeance.
Outre les sévices infligés dans certaines école du pays, la quasi-
totalité des Américains ont en effet subi des châtiments corporels au
sein de leur famille, ce dont témoignent plusieurs études récentes, et
même la Cour suprême a statué que ces violences « remplissent une
fonction éducative importante ». Le recours à la terreur pour
discipliner les enfants est le produit d’une tradition séculaire importée
d’Europe au XVIIe siècle, profondément ancrée dans l’histoire de la
nation américaine. Aux yeux d’un des prédicateurs du premier Grand
Réveil religieux que connurent les colonies du Nouveau Monde, le
théologien calviniste Jonathan Edwards, les enfants étaient par
nature « infiniment plus haïssables que des vipères » s’ils ne
faisaient pas acte de soumission. C’est autour de cet héritage que
s’est formée la Nouvelle droite religieuse dont se réclame encore le
parti républicain aujourd’hui dominé par le fameux Tea Party,
laudateur d’une Amérique coloniale convaincue de son destin
messianique. Le télévangéliste Billy Graham, qui fut le conseiller de
tous les présidents d’après-guerre et dont il est question plus haut,
affirmait que le plus vif souvenir qu’il gardait de son père était la
sensation de ses mains qui le frappent : « Elles étaient comme un
fouet, décharnées, rugueuses. Il avait des mains si dures. »
La perspective de déployer la toute-puissante armée américaine
contre les instigateurs vraisemblables des attaques terroristes
devenait – du moins pour nombre d’entre eux – un moyen de refouler
activement le sentiment d’impuissance et de vulnérabilité qui les
avaient alors envahis, tout en préservant l’image idéalisée d’un père
bienveillant et protecteur. Les neurosciences expliquent que les
victimes de maltraitances infantiles éprouvent une hyperréactivité
physiologique face à tout type de stimulus rappelant le traumatisme
initial. Elles adoptent alors fréquemment des schémas de
comportement qui les ramènent à ce dernier, pour certaines dans le
rôle de la victime et pour d’autres dans celui du persécuteur. Dans ce
second cas, elles sont susceptibles de reproduire sur des cibles
émissaires des violences similaires à celles qui les ont fait souffrir.
Les opérations militaires lancées contre l’Afghanistan (2001), puis
contre l’Irak (2003) ont fourni maintes occasions de le faire, comme
en témoigne la longue liste des exactions commises au cours de ces
conflits. Parmi celles-ci, le scandale des tortures est particulièrement
révélateur de la manière dont une nation peut être amenée à rejouer
les conséquences de traumatismes éducatifs refoulés.
Le sens des mises en scène collectives
Après le 11 Septembre, la crainte de ne pas en faire assez pour
prévenir une autre attaque, tout comme le sentiment d’une
vengeance légitime, sont au cœur des décisions controversées des
membres de l’administration Bush relatives au Programme de
surveillance, aux techniques d’interrogation, à la prison de
Guantánamo et bien d’autres. En février 2002, un mémorandum
présidentiel tenu secret dénonce les Conventions de Genève
relatives au traitement des prisonniers de guerre – un statut
désormais refusé aux détenus soupçonnés de terrorisme. Dans la
foulée, des juristes rédigent plusieurs avis de droit – aujourd’hui
dénoncés comme les « mémos de la torture » – justifiant les
méthodes coercitives que le Pentagone veut infliger aux suspects
emprisonnés hors des frontières, notamment l’infâme waterboarding
ou simulation de noyade. Un compte-rendu de ces sessions divulgué
par la presse laisse peu de doute sur les intentions de leurs
persécuteurs et nous ramène aux tactiques de manipulation prônées
par les adeptes de la violence éducative dans leur obsession à
soumettre la volonté de l’enfant.
Au cours de ces séances, mais aussi avant les interrogatoires, les
soldats furent encouragés à défouler leur stress sur les détenus –
pour la plupart des civils « internés pour des raisons de sécurité ».
L’un des geôliers expliquera : « C’était comme un jeu quand de
nouveaux détenus arrivaient. Jusqu’où pouviez-vous aller avant que
ces gars ne s’évanouissent ou ne s’effondrent simplement devant
vous ? » Il s’avérera qu’outre l’exposition à la violence des combats,
ces militaires avaient été soumis à un entraînement de survie baptisé
SERE – pour Survival, Evasion, Resistance and Escape – censé
renforcer leur résilience en cas de capture par l’ennemi. Ce
programme, en tout point semblable aux techniques d’interrogatoire
infligées aux prisonniers, ressemblait plus à « un rituel élaboré de
bizutage qu’à une véritable formation » d’après un ancien Marine et
constituait pour ces jeunes gens une véritable expérience de la
torture. Ce traumatisme n’est certainement pas étranger au
détachement avec lequel certains d’entre eux reproduisirent des abus
similaires et sans doute l’une des causes de la résignation collective
qui permit aux pratiques de torture de se propager du haut de la
chaîne de commandement jusqu’aux prisons de Bagram, d’Abou
Ghraib ou de Guantánamo.
Ces passages à l’acte pourraient trouver leurs sources dans un
héritage transgénérationnel et culturel de la souffrance. Une
proportion importante d’Américains s’est montrée très favorable à
l’usage de la torture s’il s’agissait d’acquérir des informations
importantes en matière de terrorisme. Parmi eux, les évangéliques –
ardents défenseurs des châtiments corporels – étaient les plus
nombreux à faire confiance à leur propre « expérience de vie et bon
sens » plutôt qu’à leurs convictions de chrétiens pour justifier ces
mauvais traitements. Ils rejoignaient ainsi leurs dirigeants, au premier
rang desquels figurait George W. Bush, dans leur désir de rejouer
des terreurs profondément enfouies depuis l’enfance. Dans un pays
dominé par la peur, voire la paranoïa, la brutalité du rapport éducatif
imposé aux plus jeunes devenait ainsi manifeste. C’est le sens que je
perçois derrière la répétition de situations victimisantes, tout comme
dans nos remises en scènes collectives si douloureuses soient-elles :
une occasion supplémentaire de réaliser que nous sommes, dès la
naissance, dotés d’une conscience réflexive et qu’on ne peut sans
séquelle humilier celle de nos enfants.

[1] Ghislain Devroede (2009), Chacun peut guérir, Payot, Paris.


[2] Edgar Morin (2015), L’aventure de la méthode, Seuil, Paris.
[3] Alice Miller (1998), C’est pour ton bien : Racines de la violence
dans l’éducation de l’enfant, Aubier, Paris.
[4] Bessette Luc (1994), Le Processus de guérison : par-delà la
souffrance ou la mort, Healing : beyond suffering or death. Les
Ateliers de Montréal pour une Conscience Nouvelle & Publications
MNH, Beauport (Québec).
[5] Stanislav Grof et Christina Grof (2014), Théorie et pratique de
la respiration holotropique. Une nouvelle approche de l’exploration de
soi et de la thérapie, Dervy, Paris.
[6] Ahmed Djohar Si et Leroy-Terquem Gérald (2015), Les
processus de guérison. Accueillir et déployer ses émotions pour
guérir. Dangles, Paris
[7] Anne Ancelin Schützenberger (1988), Aïe, mes aïeux ! Desclée
de Brouwer, Paris.
[8] Ghislain Devroede (2002), Ce que les maux de ventre disent de
notre passé. Payot, Paris.
[9] Ghislain Devroede (2014), Si mon corps vous était conté, Philo
& Cie. Septembre-décembre, pp 34-38.
[10] Anne Ancelin Schützenberger et Ghislain Devroede (2003),
Ces enfants malades de leurs parents, Payot, Paris.
[11] Jean Renoir (1932), Boudu sauvé des eaux, film.
[12] Ghislain Devroede et André Petrowski (2012), Lettres d’un
homme à un autre. Sur la condition masculine, Payot, Paris.
[13] Ghislain Devroede (2002), Ce que les maux de ventre disent
de notre passé, Payot, Paris ; Anne Marie Leroi, Isabelle Berkelmans,
Philippe Denis, Monique Hémond et Ghislain Devroede (1995),
« Anismus as a marker of sexual abuse », Digestive Diseases and
Sciences 40 (7) :1311-1416. ; Ghislain Devroed (2000), « Early life
abuses in the past history of patients with gastrointestinal tract And
pelvic floor dysfunction ». Chapter 10 In Progress in Brain Research,
Volume 122, The biological basis for mind body interactions. Elsevier.
[14] Gabrielle Rubin (2005), Le roman familial de Freud, Payot,
Paris.
[15] Marie Balmary (1979), L’homme aux statues. Freud et la faute
cachée du père, Grasset, Paris.
[16] Ernest Jones (2006), La vie et l’œuvre de Sigmund Freud,
tomes 1,2,3. PUF, Paris.
[17] Jung Carl Gustav (1967), Ma vie : Souvenirs, rêves et
pensées, Gallimard, Paris.
[18] Sabina Spielrein (2004), Entre Freud et Jung, Aubier, Paris.
[19] David Cronenberg (2011), A dangerous method, Film avec

Michael Fassbender, Keira Knightley et Viggo Mortensen.


[20] Anne Ancelin Schützenberger (1988), Aïe mes aïeux !,
Desclées de Brouwer, Paris, p. 156.
[21] Thierry Gaillard (2014), L’autre Œdipe, de Freud à Sophocle,
Ecodition, Genève.
[22] Thierry Gaillard, Sophocle thérapeute, la guérison d’Œdipe à
Colone, Ecodition, Genève, 2013
[23] Il s’agit là de la reproduction d’un chapitre du livre La créativité
thérapeutique des familles d’artistes, paru chez Ecodition (2015).
[24] Jean-Paul Morel (2009), Camille Claudel, une mise au
tombeau, Les impressions nouvelles, Bruxelles, p. 26.
[25] Dany Cretin-Maitenaz (2012), La rencontre impossible :
Camille Claudel et Auguste Rodin, article publié sur le site du Cercle
freudien de Dijon.
[26] « La "parentification" est une inversion des places à l’intérieur
de la famille. Lorsque les enfants, même en bas âge, deviennent les
parents de leurs propres parents, les valeurs sont renversées. »
Pierre Ramaut, Exemples de thérapie transgénérationnelle, 2020,
Génésis éditions.
[27] Voir le chapitre 4 sur la « nécessité transférentielle » dans
L’intégration transgénérationnelle, Génésis éditions, 2020, Genève.
[28] Denise Morel-Ferla (2020), La créativité thérapeutique des
familles d’artistes, Génésis éditions, Genève, p. 31.
[29] Préface d’Henri Mondor à « Tête d’or », et les débuts
littéraires, Gallimard, 1989.
[30] Dany Cretin-Maitenaz (2012), La rencontre impossible :
Camille Claudel et Auguste Rodin, site Internet du Cercle freudien de
Dijon.
[31] Voir L’intégration transgénérationnelle, 2020, Génésis éditions,
Genève.
[32] Camille Claudel, film de Bruno Nuytten, 1988.
[33] Anne Rivière, Bruno Gaudichon, Danielle Ghanassia, (2001),
Camille Claudel, catalogue raisonné, Adam Biro, p. 33.
[34] Ce sont les héritages transgénérationnels inconscients qu’il
s’agit d’intégrer pour permettre la traversée et la résolution durable
du complexe œdipien, vers l’advenir sujet.
[35] Jean-Pierre Thibaudat, La Pléiade lève le voile sur le grand
amour de Claudel, Le Nouvel Observateur, 6.2011.
[36] Antoinette Weber-Caflisch (1997), "Partage de midi ou
l'autobiographie au théâtre", Paul Claudel, Ed. de l'Herne, Paris.
[37] Thérèse Mourlevat, « Destin croisés, Camille, Paul, Rosalie »,
dans Camille Claudel, Actes du colloque réunis par Silke Schauder,
L’Harmattan, Paris.
[38] Jean-Paul Morel (2009), Camille Claudel, une mise au
tombeau, Les impressions nouvelles, Bruxelles, p. 57-58.
[39] Reine-Marie Paris (2012), Camille Claudel, 1864-1943,

Economica, Paris, p. 24.


[40] Combattant étranger aux parties en conflit, spécialement
recruté dans le pays ou à l'étrange. Il prend une part directe aux
hostilités. Sa rémunération est nettement supérieure à celle de ses
homologues de l'armée régulière.
[41] Branche de la biologie qui étudie les mécanismes de
modification de l’expression génique à l’échelle d’une cellule ou d’un
individu. Ce domaine étudie les moyens qui permettent à une même
base génétique d'exprimer différents caractères en fonction du
contexte et à la façon dont ces moyens peuvent eux-mêmes être
transmis. Le type et l’ampleur de l’impact des facteurs épigénétiques
environnementaux dépendent non seulement de différences
génétiques individuelles, mais également du stade de développement
ou de l’âge auquel ils se produisent.
[42] Le Transgénérationnel, Cahiers de psychologie clinique, de
Boeck
[43] Œcuménique (Genèse IV, 9,15)
[44] Didier Dumas, (2001), La Bible et ses fantômes, Desclée de
Brouwer, Paris, page 106.
[45] Annales de la Société académique de Nantes et du
département de la Loire-Inférieure, Volume XXIII, p. 214
[46] On remarquera la similitude des noms Nichols/Nicholson.
[47] À cette époque, le père de Murray, chirurgien orthopédiste de
renom, est décédé et son épouse, - elle-même une ex - show girl -,
approuve le mariage de son fils avec une artiste.
[48] Roger Corman est la figure emblématique des dix premières
années de la carrière de Jack. Producteur indépendant qui a employé
à leurs débuts des personnalités de la taille de Peter Fonda, Francis
Ford Coppola, Stephen Spielberg, Bob Raffles, Martin Scorsese et
Robert de Niro. Il réalise des films pensés spécialement pour les
drive-in puis se convertit en une figure de culte pour ses films de
terreur comme Snamp women, Attack of the crab et Bucket of blood.
[49] John Huston est marié à sa troisième épouse lorsqu'il séduit
Ricki Soma de dix-neuf ans et lui fait un enfant, Tony. Un divorce
éclair au Mexique lui permet de se marier avec elle avant la
naissance du bébé en 1950. Angelica naît un an après en juillet
1951. En 1969, son frère meurt dans un accident de voiture. Elle a
une demi-sœur et fille de Ricki, Allegra à qui Huston donna son nom.
[50] Un père (John Huston) qui couche avec sa fille (Faye
Dunaway) et lui fait un enfant. L'enfant est à la fois sa fille et sa sœur.
Ce secret et cette confusion généalogique entraînent le drame.
[51] Richard Nixon démissionne de ses fonctions présidentielles le
8 août 1974. Le 9 août, Gérald Ford lui succède.
[52] Nom américanisé du patronyme Roats, d’origine allemande.
[53] Pendant la première guerre mondiale (1917-1918) ils
connaissent une expansion en raison de juteux contrats que l’armée
américaine passe avec eux. Leur père, Alfred Rhoads est marchand
de journaux et conseiller municipal (décès en 1933).
[54] De son vrai nom Eddie Kirschfield, il arrive d’Urss aux États-

Unis en 1925 à bord du SS Estonia. En janvier 1937, il est arrêté par


les autorités ayant dépassé le délai de son visa. Il est incarcéré à
Ellis Island durant plusieurs mois (durant la grossesse de June). Le
témoignage de proches attestant de sa contribution artistique et
culturelle à l’Amérique lui permet d’échapper à la déportation et de
rester sur le sol américain.
[55] Eddie King s’est marié avec une danseuse et a un fils Eddie
King Jr. Eddie King est décédé en décembre 1985.
[56] Don Furcillo-Rose est né le 23 mai 1909 et il est décédé le 27
juillet 1997.
[57] Don Furcillo Rose fera passer à June de l’argent pour l'enfant.
[58] De son vrai nom Silverio Furcillo. Le patronyme Rose lui vient
d'une affaire achetée par ses soins et qui portait l'enseigne "James
Rose Real Estate". Il l'a conservé et l'a fait accoler à son patronyme
pour des raisons commerciales.
[59] Antoinette Furcillo née Soma est décédée en 1984 à l'âge de
quatre-vingt-dix-huit ans. Curieusement, la mère d’Angelica Huston a
le même nom : elle est née Enrica Soma. Jack et Angelica seraient-
ils parents ?
[60] Elle est la fille d’un propriétaire terrien italien de Monteforte
Irpino (près de Naples).
[61] Elle est née le 12 décembre 1945.
[62] Divorce de son premier époux, Doug Mangino, en 1982.
[63] Deux personnes sont arrêtées pour meurtre : Michelle Ann
Burns de vingt-quatre ans et Michael David Fellows de trente-trois
ans.
[64] Lorsque l'on parvient soi-même à un âge qui a été sensible
pour la génération précédente ou la génération au-dessus, celle des
grands-parents. Les événements varient mais l'âge reste un
marqueur stable.
[65] Marc-André Cotton (2014), Au nom du père, les années Bush
et l’héritage de la violence éducative, éditions L’Instant présent, Paris.

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