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Les destins de Camille Claudel
Charles Perrault, Jack Nicholson
George Bush, Victor Hugo
Vincent van Gogh
(Tome I)
Thierry Gaillard
Ghislain Devroede
Denise Morel-Ferla
Elisabeth Alves-Périé
Simone Bard Cordier
Elisabeth Horowitz
Marc-André Cotton
Génésis éditions
Copyright © 2020 Le visible et l'invisible SARL
GENESIS EDITIONS
18, RUE DE-CANDOLLE, 1205 GENÈVE, SUISSE
WWW.GENESIS-EDITIONS.COM
IMPRESSION BOD, BOOKS ON DEMAND,
NORDERSTEDT, ALLEMAGNE
DISTRIBUTION FRANCOPHONE : SODIS
DISTRIBUTION POUR LA SUISSE : BUCHZENTRUM
2020 PREMIÈRE ÉDITION
© 2020, LE VISIBLE ET L’INVISIBLE SARL.
TOUS DROITS RÉSERVÉS.
ISBN : 978-2-940540-31-0
Contents
Title Page
Copyright
Préface et remerciements
Introduction
Ghislain Devroede
I. Ayant mal à mes ancêtres, j’ai fait mal à mes enfants
Denise Morel-Ferla
III. Les fantômes de la famille Perrault
Thierry Gaillard
III. Camille Claudel rattrapée par son héritage transgénérationnel
Élisabeth Alves-Périé
IV. Les Van Gogh : des gens très bien
Simone Bard Cordier
V. Victor Hugo ou la
rédemption de Caïn
Élisabeth Horowitz
VI. Les secrets de famille de Jack Nicholson
Marc-André Cotton
VII. Du sacrifice de soi au sacrifice de l’autre dans la politique de
la famille Bush
Analyses transgénérationnelles
pour mieux comprendre
TOME 1
Les destins de
Camille Claudel, Charles Perrault,
Jack Nicholson, George Bush,
Victor Hugo et Vincent van Gogh
COLLECTION PSYCHOGÉNÉTIQUE
GÉNÉSIS ÉDITIONS
GENESIS Editions
18, rue De-Candolle, 1205 Genève, Suisse
www.genesis-editions.com
Impression Bod, Books on Demand,
Norderstedt, Allemagne
Distribution francophone : SODIS
Distribution pour la Suisse : BUCHZENTRUM
2020 Première édition
© 2020, Le visible et l’invisible SARL.
Tous droits réservés.
ISBN : 978-2-940540-31-0
Préface et remerciements
J’adresse mes remerciements à toutes celles et tous ceux qui ont
soutenu ce projet d’ouvrage collectif, et en particulier les co-auteur-e-
s qui ont généreusement permis à cet ouvrage de prendre forme.
En préservant l’indépendance de chacun des participants, cet
ouvrage collectif propose un éventail de perspectives susceptibles
d’enrichir la recherche dans un domaine en plein essor autour de la
thématique transgénérationnelle. Si certains textes ont pu être
intensément discutés avant d’aboutir à la version publiée, d’autres
sont ici reproduits strictement dans leurs formes premières, selon les
vœux de leurs auteur (e) s.
Ghislain Devroede
Références bibliographiques
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Paris
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Denise Morel-Ferla
Denise Morel-Ferla
Bibliographie (extraits)
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Morel-Ferla Denise (2015), La créativité thérapeutique des
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Thierry Gaillard
Thierry Gaillard
Références bibliographiques
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Gaillard Thierry (2020), L’autre Œdipe. De Freud à Sophocle,
(3ème édition), Génésis éditions, Genève.
Gaillard Thierry (2020), Sophocle thérapeute. La guérison
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Morel-Ferla Denise, (2020), La créativité thérapeutique des
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Élisabeth Alves-Périé
Élisabeth Alves-Périé
Qui eût cru qu'un jour l'on s'arracherait les toiles de Vincent Van
Gogh à coup de millions, lui qui vécut misérablement et presque
comme une ombre une bonne partie de sa vie d'artiste ? Il faut dire
que lorsque l'on est un enfant de remplacement, survie oblige, les
ressources mobilisées sortent de l'ordinaire, touchent peut-être
parfois au divin - comme ce fut aussi le cas pour Camille Claudel. Car
en effet, Vincent Van Gogh souffrira d'avoir été un enfant de
remplacement, et cherchera par tous les moyens à s'en émanciper, à
être enfin reconnu pour lui-même.
Beaucoup d’écrits ont été produits sur la vie extraordinaire de
Vincent Van Gogh. Il ne s’agira pas ici de mettre en exergue sa
fonction d’enfant de remplacement, même si ce point est essentiel à
la compréhension du mal-être « vangoghien ». La notion d'enfant de
remplacement désigne un enfant dont les parents, ou des parents,
compensent le deuil d'un enfant mort en bas âge, ou pas, par la
naissance d'un autre, souvent porteur du même prénom.
Depuis longtemps, j’essaie de comprendre ce qui pourrait être à
l’origine d’une « malédiction » de ce type. Bien sûr, à la lecture
habituelle des génosociogrammes, on pourrait trouver une explication
très rationnelle à la cause de ces enfants morts : maladies infantiles,
malnutrition, handicap, etc. Mais pourquoi dans certaines familles, le
recours à l’enfant de remplacement est-il une récurrence, presque
une marque de fabrique ?
Ce phénomène intra et intergénérationnel, essentiellement dû à
une insuffisance d’élaboration du deuil de l’enfant perdu, peut sauter
une génération et constituer un phénomène transgénérationnel dans
le sens propre du terme.
D’ailleurs, je m’interroge sur la place d’enfant de remplacement,
est-elle la cause de problématiques, ou bien la conséquence de
traumatismes familiaux, voire ancestraux ? Serait-il l’arbre qui cache
la forêt ?
Pour tenter d’y répondre, j’ai exploré la généalogie et l’histoire
familiale de Vincent Van Gogh et cherché à comprendre comment la
Grande Histoire, les us et coutumes résonnent en elles. En effet les
circonstances socio-historiques de l’époque ont eu un impact évident
sur les générations ayant précédé la vie de ce génie-fou, Vincent Van
Gogh.
Références bibliographiques
Angel Sylvie (1996), Des frères et des sœurs, les liens complexes
de la fraternité, Robert Laffont, Paris.
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Rousseau Pierre (2001), Deuil périnatal : transmission
intergénérationnelle, L’Esprit du temps - « Études sur la mort » n°
119.
Simone Bard Cordier
Victor Hugo lui-même était attendu par ses parents comme une fille
qui aurait certainement remplacé Marie Françoise Hugo et Rose
Trébuchet (sœur aînée de Sophie morte à 26 ans à Nantes en pleine
Terreur).
La « malédiction » qui dénonce les deuils non faits semble s’arrêter
avec les filles de Victor Hugo qui seront sans descendance. Quant à
Jeanne, la petite fille de Victor Hugo, elle n’aura qu’un fils qui sera
sans descendance.
L’héritage transgénérationnel des luttes fraternelles
Le grand-père paternel de Victor Hugo, Joseph, a eu 19 enfants
dont seuls 9 survivront. En 1768 il perd sa première épouse, son fils
ainé (Césaire âgé de 12 ans) et sa benjamine de 2 mois.
Joseph Hugo se remarie avec Jeanne Marguerite Michaud en
1770. En 1772, il perd le dernier fils du premier lit, Claude, âgé de 7
ans. Or Léopold (le père de Victor Hugo) naît le 15 novembre 1773
(sans doute conçu le 15 février 1773) qui est le jour de la Saint
Claude, comme s’il devait porter la mémoire oubliée de ce demi-frère
dont personne ne parle. Léopold est le premier fils du second lit
(après 3 sœurs dont la dernière est morte en janvier 1773 un mois
avant la conception de Hugo !). L’ombre de ces deux morts peut
planer sur le berceau de Victor Hugo.
Le silence autour de ces morts peut s’expliquer par l’impossibilité
d’exprimer sa souffrance dans une société qui, faute de pouvoir
endiguer la mortalité infantile n’offre pas de cadre social ou religieux
pour accueillir ce type de deuil ; se résigner au choix de Dieu et
redonner la vie, semble être la solution économique la plus efficace à
la survie du clan.
Les causes de la mort peuvent accentuer la culpabilité des
survivants (l’accident fait peser ce sentiment sur tout le clan (qui n’a
pas surveillé l’enfant ?). La maladie infantile implique une
contamination (qui est porteur du germe fatal ?).
Des circonstances peuvent aggraver ce complexe : dans le cas de
Léopold qui est premier fils du second lit, « l’élimination » de son
demi-frère Claude le place en tête du droit d’ainesse et offre ainsi à
sa mère la possibilité d’effacer sa rivale (voir Cendrillon ou Games of
Thrones). Un scénario qui est toujours d’actualité dans les familles
recomposées.
À cette époque de forte mortalité infantile (1 enfant sur 4 arrive à
l’âge adulte), il est vital de remplacer rapidement les morts afin
l’assurer l’existence du clan. Ainsi, les remplaçants sont porteurs
d’une dette à l’égard des aînés morts, sans même en avoir
conscience.
Tous ces morts que le système (faute de les comptabiliser dans le
livret de famille) envoie dans les « mémoires de l’oubli » ; ne
manqueront pas de se rappeler au bon souvenir des descendants,
tant qu’ils ne seront pas réintégrés dans la mémoire familiale.
Léopold, coincé entre deux morts ne peut qu’endosser le costume
de Caïn (puisque seuls les Caïn survivent). Dans sa vie Léopold
payera sa dette sous la forme d’auto-sabotages qui freineront sa
carrière militaire. Il sera fidèle à ses frères d’armes qui sont souvent
des aînés et en payera le prix fort : la mise au placard par Bonaparte
(qui méprise Joseph, son aîné pour lequel Léopold travaille !). Il aura
du mal à assumer son rôle de père et se comportera soit en tyran soit
en frère copain avec ses fils.
Du côté maternel, les héritages pathologiques ne sont pas en
reste. Comme dans la lignée paternelle, il y a énormément de morts
d’enfants et d’orphelins dans la famille de Sophie Trébuchet. Mères
mortes en couches, pères et frères disparus en mer. Sophie est une
troisième fille attendue comme un garçon : sa guerre fraternelle est
une guerre des sexes.
Une lutte fratricide sévit inconsciemment dans la famille Hugo, elle
répond à cette loi implacable : seuls les plus résistants survivent.
Cette loi est d’autant plus vraie pour le soldat qui a le choix de mourir
ou de tuer ! Or les fils Hugo sont fils de général et leur mère Sophie,
qui a dû jouer des coudes pour exister entre deux sœurs et trois
frères, les élève dans un climat de compétition. « Que le meilleur
gagne » est la règle du jeu qu’ils ont appris à respecter avec pour
corollaire « celui qui perd est minable ». Les trois frères ont bien
compris leur leçon et surtout Victor Hugo.
S’il n’en reste qu’un je serai celui là
Victor Hugo, le troisième et dernier fils de Léopold et de Sophie. Né
après Abel et Eugène, le 26 février 1802, il est le plus chétif des trois.
Il est aussi le moins légitime (est-il le fils de son père ou de son
parrain Victor Lahorie, l’amant de sa mère ?), le moins beau avec sa
grosse tête et son front disproportionné. Il pleurniche pour un rien et
ses frères se moquent « la bébête » comme dira Eugène à sa
naissance. Lui-même se décrira ainsi :
« … Jeté comme une graine au gré du vent qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ;
Si débile qu’il fut ainsi qu’une chimère,
Abandonné de tous excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
C’est moi »
Élisabeth Horowitz
Première partie
Enfance et début de carrière
Avant de dévoiler tous les secrets qui ont entouré la conception, la
naissance et la jeunesse de l’acteur et montrer leurs effets,
esquissons les grandes lignes de ce qu’a été sa vie avant la
découverte de la vérité.
L’enfant chéri
Jack est « le petit dernier » et le chouchou de sa famille. Il est né le
22 avril 1937, dix-neuf ans après sa sœur June (née en 1918), et
quinze ans après son autre sœur Lorraine (née en 1922). Leur mère,
Ethel May Nicholson (née Ethel M. Rhoads), est une femme de
caractère qui domine la vie familiale. Elle fait vivre les siens grâce à
un salon de beauté qu’elle a fondé en 1927 et qu’elle dirige depuis
avec succès. Malgré la récession du début des années trente, les
clientes affluent et elle gagne suffisamment d’argent pour nourrir et
éduquer ses trois enfants : ses deux filles et son fils Jack.
John Joseph Nicholson, son époux et père des enfants est un
homme charmant au tempérament artiste et bohème, un être très
doux qui n’élève jamais la voix. Peintre et ciseleur de formation, il
travaille comme décorateur de vitrines. Pourtant, peu après la
naissance de Jack, il se met à abuser de la boisson (devenu
alcoolique, il retournera bientôt vivre chez sa mère).
Jack a trois ans lorsque sa sœur Lorraine se marie (1940) avec un
sympathique camarade d’adolescence, un athlète doué en football,
futur employé aux chemins de fer, George Smith (surnommé
affectueusement « Shorty »). En raison de la différence d'âge, Jack
grandit comme un enfant unique, mais Lorraine et
Shorty vivent à
proximité et font aussi un peu office de parents.
En 1944, Jack a sept ans lorsque June, ayant quitté le foyer pour
continuer sa carrière de danseuse au sein d’une compagnie musicale
de Miami, épouse Murray Hawley, le fils d’une famille très aisée de
Boston et pilote d’essai célèbre[47] récemment divorcé (janvier 1944).
Tous deux s’installent dans le quartier select de Long Island et
bénéficient d’un train de vie très agréable. Deux enfants naissent :
Murray Hawley Jr, le 17 octobre 1944 et Pamela Hawley, le 12
décembre 1945. Ils sont les neveu et nièce de Jack.
Lorsque June et Murray viennent visiter la famille Nicholson à
Neptune, ils y atterrissent en hydravion personnel, ce qui ne manque
pas de panache ! L’aisance matérielle et la fréquentation des cercles
mondains suffit-elle pourtant à sceller un couple ? Leur bonheur
conjugal ne dure que quelques années, car le séduisant époux de
June devient de plus en plus dépendant de l’alcool. Jack est
adolescent lorsque sa sœur aînée revient chez leur mère avec ses
deux enfants puis s’installe comme professeur de danse à New York.
Université ou Californie ?
Après un parcours scolaire correct, Jack est accepté à l’Université
du Delaware avec, à la clé, une bourse partielle financée par la
compagnie Dupont de Nemours pour une formation d’ingénieur
chimiste.
Avant de rejoindre le campus à l’automne 1954, il fait office de
maître-nageur et les quelques semaines passées avec l’océan
Atlantique pour seul horizon (mais aussi de jolies filles en bikini ainsi
que le sauvetage de nageurs lors d’une tempête), le font réfléchir.
Par chance, Lorraine l’encourage à rejoindre leur sœur June,
installée depuis peu sur la côte Pacifique. Elle lui conseille d’oublier
un peu le collège et de vivre sa vie et lui suggère que s’il reste à
Neptune, où la vie est facile et où tout le monde le connaît, il sera
toujours le jeune « Jackie Nicholson ». Mais s’il va autre part, ajoute-
t-elle, il sera ce qu’il accomplira.
Ce conseil peu conformiste et plein d’intuition pousse le jeune Jack
à reconsidérer son avenir. À la surprise de ses amis de collège, il
quitte Neptune du jour au lendemain et en septembre 1954, alors
qu’il devrait se présenter à l’Université, il traverse les États-Unis pour
rejoindre June à Los Angeles. Grâce aux anciennes relations de son
époux, celle-ci a pu trouver un emploi de secrétaire dans une
compagnie d’aviation de Basse Californie.
Bienvenue à Hollywood
Jack est heureux de retrouver sa sœur aînée et de découvrir un
univers plus sophistiqué que la côte Est, un paradis qui mêle
agréablement un climat ensoleillé à une ambiance culturelle et
créative. Sur les indications de June, il se présente spontanément au
bureau de la Métro Goldwyn Mayer, un des plus grands studios
d’Hollywood. Bien que très jeune et sans vraie qualification, que
risque-t-il ?
En mai 1955, il a dix-huit ans et est embauché comme coursier
auprès de la section des dessins animés (Tom and Jerry) dirigée par
Joseph Hanna et William Barbera et dont Fred Quimby est le
producteur. À cette époque, le trio connaît un énorme succès et le
jeune Jack a pour tâche de s’occuper des milliers de cartes
d’admirateurs qui affluent vers les studios. Chaque jour et contre un
salaire hebdomadaire de $30, il apporte également messages et
sandwichs à toute l’équipe.
Les cours d'Art dramatique
C’est l’âge d’or de Hollywood, l’époque des comédies musicales,
des films classiques et des épopées. Au sein des studios, Jack est
vite apprécié : il est toujours de bonne humeur et se montre amical et
souriant. Sérieux, il l'est aussi et aime à se cultiver : lire biographies
et ouvrages d’histoire, découvrir des auteurs et visionner de
nouveaux longs-métrages. Seul, un événement familial vient
assombrir ce début prometteur, son père, John Nicholson s’éteint en
Juillet 1955. Après la mort de son époux, Ethel décide de n’ouvrir son
commerce qu'en saison et vient rejoindre sa fille June et son fils Jack
en Californie.
Le réalisateur Joseph Pasternak croise régulièrement le jeune Jack
et un jour, décide de lui faire passer un bout d’essai. Il n’est pas
concluant car malgré sa bonne volonté et son charme, Jack n’est pas
prêt. Il n’a aucune expérience de la scène et Pasternak lui conseille
de commencer par apprendre le métier et l’invite à suivre des cours
d’art dramatique.
Jack assiste bientôt aux leçons du soir proposées par le meilleur
petit théâtre de Los Angeles, le Players Ring, puis étoffe sa formation
avec les cours de Jeff Corey, un magnifique professeur, ancien acteur
inscrit sur les listes noires par Mc Carthy, reconverti en pédagogue.
Celui-ci ne fait pas de publicité et ne recherche pas d’étudiants mais
ses cours sont formidables, si enthousiasmants que de nombreux
futurs talents se retrouvent régulièrement à son domicile.
Compréhensif, il est merveilleusement chaleureux et offre à ses
élèves les plus motivés un support inconditionnel.
Jack s'y plaît et il y rencontre de jeunes talents qui marqueront sa
carrière : Bob Towne (qui écrira quinze ans plus tard le scénario de
Chinatown), Carole Eastman (l’auteur de Five Easy Pieces, un long-
métrage à succès dans lequel Jack jouera en 1970), Roger Corman
(réalisateur de nombreux films cultes de série B.) ainsi que d’autres
acteurs à l’avenir prometteur comme Richard Chamberlain, James
Coburn et Dean Stockwell. Pendant deux ans, Jack apprend son
futur métier et Roger Corman, ce réalisateur de films d’horreur à
petits budgets le considère déjà comme un des meilleurs.
Premiers films
C’est ainsi qu’à vingt et un ans, il décroche son premier
engagement dans Cry Baby Killer (1958), un drame dans lequel il
interprète un jeune délinquant qui fuit jusqu'à un drive-in où il prend
trois otages et se barricade avant l’intervention de la police et des
médias. C’est un film pour lequel il ne gagne guère plus qu’une
centaine de dollars.
Mais Jack n’est pas un simple apprenti comédien, il est aussi un
jeune intellectuel qui, dans ses heures libres, fréquente les musées (il
aime la peinture et plus tard achètera des toiles de maîtres) apprécie
la poésie, se passionne pour les biographies, se cultive en histoire et
en philosophie. À cette époque, Los Angeles est une « université
hors les murs », les jeunes gens se retrouvent tous au Renaissance
ou à l’Unicorn, un café-librairie beatnik où Lenny Bruce offre des
représentations. Les deux stars adorées par la jeunesse sont alors
Marlon Brando et James Dean, et de nombreux comédiens en herbe
rêvent de les égaler… Le jeune Jack est aussi très intéressé par les
courants créatifs venus d’Europe : en France on parle de la Nouvelle
Vague avec François Truffaut, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard et
Eric Rohmer. De Bergman en Suède, d’Antonioni et de Fellini en
Italie…
La petite boutique
En 1960, il a 23 ans et tourne The Little Shop of Horrors (La petite
boutique des horreurs). Un film d’horreur (comique) bricolé en
quelques jours, tourné en noir et blanc sous la direction de Roger
Corman, l’histoire d’une plante carnivore qui a un besoin croissant de
chair et de sang humain pour survivre. Nicholson joue le rôle du
patient masochiste du dentiste sadique qui finira dévoré par la plante.
Le budget est minime (30.000 dollars) et si Corman a même recyclé
les décors de productions antérieures, son film demeure plein de
poésie et de signification politique.
La vie personnelle de Jack connaît un tournant le 17 juin 1962
lorsqu’il se marie avec une jeune artiste qui, comme lui, suit des
cours de théâtre. Il s’agit d’une jeune et séduisante apprentie
comédienne nommée Sandra Knight et c’est l'acteur Harry Dean
Stanton qui est le témoin de Jack. En 1963, toujours sous la direction
de Roger Corman[48], Jack tourne The Raven et The Terror, deux
films d’épouvante baroques inspirés de l’œuvre d’Edgar Allan Poe.
La disparition de June
L’été 1963, June, la sœur aînée de Jack est hospitalisée, les
médecins ayant diagnostiqué un cancer. Les mois précédents ont été
éprouvants pour elle (son ex-mari et père de leurs deux enfants est
décédé d’un cancer au cerveau) et, outre la mort de son époux et la
perte de son statut social, June souffre d'une insatisfaction profonde
due à sa carrière artistique non aboutie. Sa vie semble avoir perdu
tout attrait et, lorsque Jack lui rend visite, elle lui demande d'être
sincère : A-t-elle un avenir ? A-t-elle encore du temps ? Connaissant
son état, Jack lui dit la vérité : non.
Quittant l’hôpital, il s’effondre, sanglotant de manière hystérique car
il sait qu’elle est condamnée. Elle lui a demandé la vérité et il lui a
dite, mais il ignore que de son côté, June a gardé ses secrets. Elle
décède quelques jours plus tard, le 31 juillet 1963 à l’âge de
quarante-cinq ans, laissant deux adolescents orphelins : Murray (19
ans) et Pamela (18 ans). Engagé sur un tournage, Jack ne peut
assister à son enterrement mais il devient, pour son neveu et sa
nièce, un appui inconditionnel. Ethel et Lorraine repartent dans le
New Jersey. Peu avant la mort de June, Jack avait pris du LSD sous
la guidance d'un thérapeute et lors de son « voyage » avait
clairement perçu et ressenti qu'il n'avait pas été désiré par ses
parents et que sa venue avait posé des problèmes à sa famille.
Les années psychédéliques
Jack expérimente de nombreuses drogues pour, en accord avec
les théories du célèbre Aldous Huxley, « ouvrir les portes de la
perception ». S’ouvrent les années psychédéliques, celles du
« Flower Power », de la Pop Music, de la contre-culture et de la
liberté d’expression. Jack enchaîne films de motards, westerns
d’avant-garde et films psychédéliques. En 1967 le film Hell’s Angels
on wheels connaît un certain succès. Puis il tourne Rebel Rousers,
autre film de motards. Inconnu dans son pays, Jack est pourtant
invité au Festival de Cannes de 1966, certes il est un simple acteur
parmi d’autres, encore anonyme, mais cette invitation inespérée
l’encourage à persévérer. Rentré aux États-Unis, il est euphorique
même si cette joie est mitigée par un constat bien amer : il n’est pas
fait pour la vie de couple et malgré la naissance de leur fille Jennifer,
Sandra et lui décident de se séparer (ils divorcent le 8 août 1968,
Sandra part s’installer à Hawaï, laissant Jack tout à sa carrière).
La société américaine connaît une mutation quand, en janvier
1967, a lieu le fameux grand rassemblement pacifiste Human Be
dans le parc Golden Gate de San Francisco. La musique pop
triomphe, ainsi que les idées de liberté et de retour à la nature.
Surfant sur cette nouvelle mode, Roger Corman demande à Jack
d’écrire un scénario. Il rédige The Trip, le synopsis d'un long-métrage
sur la philosophie et les effets des drogues et du LSD. Les acteurs
sont Peter Fonda, Dennis Hopper, Bruce Dern et Susan Strasberg.
Easy Rider
À trente et un ans et après dix ans de carrière, Jack demeure un
acteur marginal. Il y a bien quelques succès d’estime, mais pourquoi
n’a-t-il pas encore la grande carrière qu’il mérite ? Pourquoi par
exemple a-t-on confié le rôle masculin de The Graduate (Le Lauréat)
à un jeune acteur inexpérimenté (Dustin Hoffman) et non à lui,
également auditionné ? Pour le rôle masculin de Rosemary´s Baby,
pourquoi le réalisateur Roman Polanski lui a-t-il préféré un autre
acteur (John Cassavetes) ? Et pourquoi ne gagne-t-il que quelques
centaines ou milliers de dollars alors que dans la même période et à
talent égal, Warren Beatty ou Robert Redford gagnent déjà des
fortunes ? Des secrets de famille œuvrent-ils dans l’ombre pour
interdire ou retarder le succès auquel il aspire sincèrement ?
En 1968, Jack est en train de tourner ce qu’il croit être un énième
film de motards et une énième série B. Il s’agit d’un road movie
décapant, emblème de la génération hippie des années soixante et le
scénario, écrit par Peter Fonda, Dennis Hopper et Terry Southern,
raconte l'escapade de deux jeunes motards, Peter Fonda (Wyatt) et
Dennis Hopper (Billy) qui, après avoir vendu une grosse quantité de
drogue, décident d'aller à la Nouvelle Orléans pour assister au Mardi
gras (Carnaval).
Durant leur traversée des États-Unis, tous deux vont vivre
quelques jours dans une communauté hippie puis se retrouvent en
prison où ils rencontrent George (Jack Nicholson), un jeune avocat
défenseur des lois civiques, très au fait des mécanismes de la
société, incarcéré lui aussi, mais pour délit de boisson. Il se joint à
eux et le road movie des trois compères suscite alors rapidement la
colère et la haine de l'Amérique profonde, raciste et conservatrice.
Tous trois finissent par être froidement abattus par les gens du pays,
effrayés par leurs cheveux un peu longs, leurs blousons de cuir
coloré et leurs motos.
Le film, - projet underground au départ -, capte parfaitement l’esprit
de révolte de la fin des années soixante. La première mondiale a lieu
en France (Cannes - mai 1969) dans une ambiance euphorique et la
sortie aux États-Unis est attendue pour juillet de la même année.
Inattendu et en cela doublement apprécié, l’accueil du public est juste
phénoménal. Le film récolte dans son exploitation internationale cent
fois le capital investi, soit quarante-cinq millions de dollars pour
quatre cent mille dollars de mise de fonds. Un retour sur
investissement extraordinaire, jamais égalé à Hollywood. Et pour la
première fois, la presse se fait largement l’écho de la performance
d’acteur de Jack.
Secrets de famille
Les trois acteurs qui partagent l’affiche partagent aussi autre
chose : tous trois vivent ou ont vécu avec des secrets de famille.
Dennis Hopper né le 17 mai 1936 ignora longtemps que son père Jay
Millard Hopper était un agent secret qui travaillait pour l’OSS
(organisme précurseur de la CIA) et croyait qu’il était le simple
directeur d’un office postal de San Diego, une couverture. Comment
aurait-il pu penser que celui-ci jouait la comédie après des siens et
menait une double vie ?
Quant à Peter Fonda (né le 23 février 1940, fils de Henry Fonda et
frère de Jane Fonda), il ignora que sa mère s’était suicidée en se
tranchant la gorge avec un couteau à raser dans la maison de repos
où elle était internée et croyait, comme son père le lui avait affirmé
enfant, qu’elle était décédée des suites d’une crise cardiaque. Ce
père lui avait également interdit d’assister à son enterrement.
Quant à Jack Nicholson, il ignorait toujours que des secrets
existaient et aurait pu prétendre en toute bonne foi que
certainement : « tout allait très bien dans la famille ».
Avec Easy Rider, l’étoile de Jack semble commencer à briller. Mais
toute première réussite porte avec elle les ombres du passé et ce
même été 1969, la santé de sa mère s'affaiblit, elle décède quelques
semaines plus tard. En emportant ses secrets.
Polanski et Chinatown
Trois ans plus tard, à la lecture du scénario de Chinatown, Roman
Polanski reconnaît qu'il s'agit d'une œuvre magistrale et que les
dialogues sont sensationnels. Il accepte de superviser sa version
finale et d'en remodeler certains passages et, dans ce but, loge un
temps chez Jack.
Le tournage débute. Jack joue le rôle de J.J Gittes un détective
froid et cynique, ancien policier qui a travaillé dans le quartier de
Chinatown, installé désormais à son compte, enquêtant à la petite
semaine dans des affaires de liaisons extraconjugales et de
divorces... jusqu’à ce qu’il se heurte à de grosses pointures et à la
corruption des milieux politiques, entraînant violences et meurtres. Le
scénario s'inspire de scandales réels (ceux de la propriété et de
l'acheminement des ressources en eau survenus en Californie dans
les années 1910/1920). Faye Dunaway est choisie pour le rôle
féminin alors que John Huston joue le rôle de son père[49]. Jack
rencontre alors la fille de ce dernier (Angelica), et c'est le début d'un
amour qui va durer des années.
Boule de cristal ?
Le film, dont le cœur est un secret incestueux[50] comporte une
scène dans laquelle Faye Dunaway dit à Nicholson en parlant de son
enfant : « Je suis sa mère, je suis sa sœur. Je suis sa mère et je suis
sa sœur. »
Cette scène était si proche de la révélation de « mère sœur » de la
propre histoire de Jack que beaucoup de personnes proches de lui
se demandèrent ensuite si Robert Towne, scénariste et ami de
Nicholson, avait une boule de cristal et le pouvoir de deviner des
événements passés dont il ignorait tout. Ce 8 août 1974, grâce au
magazine Time, le jour même de la démission officielle de Richard
Nixon[51], Jack apprend la vérité. À trente-sept ans, il sait enfin que
June, sa sœur aînée, était en réalité sa mère et que celle qu’il
appelait « maman » (Ethel Nicholson) était non pas sa mère, mais sa
grand-mère. Comment aurait-il pu supposer que toute sa famille lui
ait menti durant tant d'années ?
DEUXIEME PARTIE
La véritable histoire de famille
La découverte de la vérité bouleverse l’ordre généalogique auquel
Jack croyait jusque-là. Celle qu’il croyait être son autre sœur
(Lorraine) est en réalité sa tante. De fait, et contrairement à ce qu’il a
pu affirmer jusque-là, il n’a jamais eu de sœurs. Il n’a jamais eu de
beaux-frères non plus. Le mari de Lorraine, George Smith (Shorty)
qu’il croyait être son beau-frère, est en réalité son oncle par alliance.
Le mari de June était non pas son beau-frère, mais son beau-père...
Les enfants de June, Murray et Pamela ne sont pas ses neveu et
nièce, mais ses demi-frère et sœur !
Puis, une nouvelle question, jamais envisagée, se pose à présent :
si John Joseph Nicholson est son grand-père, qui est donc son père
?
L'histoire
Ethel, la grand-mère de Jack (qui s'est toujours présentée comme
étant sa mère), est née le 9 mars 1898 à Chester (Pennsylvanie) de
Mary Alice Wilkinson et William J. Rhoads[52], un entrepreneur qui
possède une affaire de plomberie avec son frère James[53].
Ethel est fille unique et a six ans quand sa mère meurt de
tuberculose pulmonaire à l’âge de vingt-cinq ans, le 16 août 1904.
Elle est recueillie par sa tante maternelle Emma Wilkinson Reed qui,
âgée de quarante ans, est une femme dominatrice qui s’occupe de
ses trois enfants et de deux autres confiés par sa parenté. Son époux
a une affaire de rénovation de Peinture-Toîture-Plâtrage et en saison,
il a pour clients de riches propriétaires terriens jusqu'aux richissimes
familles Astor, Vanderbilt et Guggenheim pour l'entretien de leurs
somptueuses résidences d'été en front de mer.
Chez les très riches et puissants
Ce travail sans prétention permet à la petite famille (dont Ethel)
d'entrer dans des propriétés réservées à l'aristocratie financière et
pénètre ainsi dans « le grand monde », celui des dynasties riches et
puissantes. Et quel écart social ! Un gouffre ! Un abîme !
La petite famille découvre d’immenses demeures à la beauté
architecturale impressionnante avec accès privé sur la plage et un
confort et un luxe à peine inimaginables : des hauteurs de plafonds
fulgurantes, un mobilier venant tout droit d’Europe, des objets d’Art
par dizaines, des salles de réception pour des centaines de
convives…
Emma et Ethel y travaillent comme employées de maison. Que l'on
n’appartienne point à cet univers par la naissance importe peu,
l'entrevoir seulement puis y participer par la petite porte suffit pour
que le destin en soit à jamais changé.
Mariage
Ethel et son jeune amoureux John J. Nicholson ont tous deux un
passé familial similaire : ils n'ont pas été éduqués par leurs parents
mais par d'autres membres de leurs familles et leurs pères étaient
absents : lui est orphelin de père à cinq ans et elle, de mère à six
ans. Leur mariage est célébré le 4 août 1918.
De confession protestante, le père d’Ethel est furieux que sa fille se
marie enceinte, qui plus est avec un catholique irlandais ! June naît le
5 novembre 1918 à Pittshield, trois mois après le mariage et leur
seconde fille, Lorraine, naît, elle, en 1922.
Au milieu des années 1920, Ethel suit des cours de cosmétologie
(offerts à quiconque fait l’achat d’un nouveau modèle de machine à
coiffer) et, dès 1927, monte un institut de beauté dans son salon. Elle
acquiert ensuite une boutique indépendante qui connaît une certaine
prospérité. Même en pleine dépression économique, et avec à l'esprit
les splendides propriétés de riches familles connues dans son
enfance, elle encourage le talent artistique de June et paie une
véritable fortune (jusqu'à $100 de l'heure de l’époque) pour des cours
de chorégraphie.
Tout en continuant ses études, June est une artiste précoce qui, à
treize ans, chante et danse comme une professionnelle et forme un
duo avec Eddie King[54] un homme de spectacle expérimenté plus
âgé, découvreur de jeunes talents et animateur de radio, avec lequel
elle mène une vie itinérante. Outre des partenaires, sont-ils aussi des
amants[55] ?
Conception de Jack
L'été 1935, le père d'Ethel meurt prématurément en se baignant
dans une rivière (mortellement blessé après le passage d’un hors-
bord). Son testament révèle qu’il laisse tout à sa seconde épouse et
Ethel, son unique fille alors âgée de trente-sept ans, est déshéritée.
Ce décès accidentel, et l'injustice qui l'accompagne vont précipiter les
événements.
En ce mois de juillet 1936 June Nicholson est une jeune show girl
de la troupe Earl Carroll Dancers, amoureuse d’un jeune homme de
dix ans son aîné, beau ténébreux d’origine italienne nommé Don
Furcillo[56]. Le jeune businessman, fils d'un entrepreneur local, est lui-
même artiste amateur, vivant séparé de son épouse Ann Born, tout
en espérant l’annulation de leur mariage.
Lorraine, jeune sœur de June, tombe amoureuse de Victor, le frère
de Don, et le quatuor (incestueux) composé de deux frères d'une
même famille sortant avec les deux sœurs d'une famille autre,
coïncide avec la grossesse de June.
June et Don décident de se marier en secret à Elkton (Maryland),
une ville spécialisée dans les unions rapides pour la somme de
quelques dizaines de dollars, mais le mariage, dûment enregistré le
16 octobre 1936 par le révérend Walter Schaeffer, a peu de valeur.
Le secret
Non seulement Donald Furcillo est bigame et passible de prison
mais June se marie sous son nom de scène (June Nilson) et la
naissance d'un garçon (Jack) six mois plus tard, le 22 avril 1937,
n’est pas déclarée officiellement.
Pour Ethel, c’est une tragédie. Cette grossesse signifie l’arrêt de la
carrière artistique de sa fille aînée, la fin de tant d’années de cours de
danse et l’échec de toutes ses ambitions sociales… Apprenant la
nouvelle, elle s'écrie menaçante : « Non, vous n’allez pas ruiner mes
plans ! ». Elle avance que Donald Furcillo[57] est déjà marié et
menace de le dénoncer pour corruption de mineure.
Ethel entrevoit une solution à cette grossesse inattendue : faire
passer l'enfant pour le sien et elle fait jurer à ses filles de garder le
secret. Ce mensonge a une première conséquence inattendue : John
J. Nicholson devient alcoolique car si l'enfant devient celui d'Ethel,
cela signifie aux yeux de tous qu’il en est aussi le père.
Cette situation ravive les non-dits de sa propre histoire d’enfant
adopté et si, jusqu’en 1937, date de la naissance de Jack, John est
un citoyen modèle, pompier volontaire, décorateur de talent, père
attentif et excellent joueur de base-ball, peu après, il commence à
boire et à changer d’employeurs.
June refait sa vie
1938. June danse dans une revue et voyage de ville en ville :
Miami, Dallas, Philadephie, Baltimore... Sa sœur Lorraine se marie
avec George Smith (Shorty) un athlète doué en football engagé
comme ouvrier technicien pour la compagnie de chemin de fer locale.
Garants du secret, tous deux s'installent auprès d'Ethel et de Jack.
Lorsque survient la guerre, June interrompt sa carrière artistique
pour travailler comme secrétaire sur la base aérienne d’Ann Arbor (le
nom ressemble au patronyme de l’épouse de Don Furcillo, Ann
Born). Elle y fait la connaissance de Murray « Bob » Hawley, Jr, un
séduisant pilote d’essai plus âgé qu’elle, issu d’une famille très aisée
du Connecticut qui a eu sa licence de vol à 16 ans, a traversé le pays
à 20 ans et a collaboré avec Charles Lindbergh.
June trouve enfin une possibilité d'intégrer "le grand monde" et de
rejoindre les riches familles tant admirées par sa mère. Ils se marient
en janvier 1944 après que Murray a divorcé de sa première épouse
et Jack passe souvent les vacances chez eux. La situation est
délicate, car si Jack est bien son fils... elle ne peut le révéler à
personne.
La fausse déclaration
Jack va terminer ses études, il est en âge de conduire et de
s'émanciper et s'apprête à partir en Californie. Pour la première fois
(car jusqu'alors, il ne possède pas de papiers), Ethel fait enregistrer
sa naissance de manière officielle et remplit elle-même le certificat au
bureau d'état-civil de leur lieu de résidence (Certificate of a Delayed
Report of Birth) le 24 Mai 1954.
Émis par le New Jersey State Department of Health, le document
précise que John Joseph Nicholson Junior est né le 22 avril 1937 à
Neptune, de Ethel M. et John Joseph Nicholson. L’adresse est
précisée : 1410 Sixth Avenue. Le document légal est signé par Ethel
M. Nicholson, âgée de 56 ans. Liens avec l’enfant : Mère. Le
document mentionne que l’enfant est né au domicile.
Depuis
toujours, voisins, clientes et amis intimes soupçonnent, voire
connaissent la vérité, mais tous respectent la volonté d'Ethel. John
Joseph Nicholson est la victime de ce mensonge devenu officiel et
décède l'année suivante à l'âge de cinquante-six ans (juillet 1955).
TROISIÈME PARTIE
La vérité qui libère
En 1974, la découverte des secrets longtemps cachés par sa
famille va ouvrir toutes grandes les portes du succès à Jack
Nicholson avec, dès l'année suivante, le tournage de l’adaptation du
livre controversé et explosif de Ken Kesey One Flew Over the
Cuckoo's Nest de 1962 (Vol au-dessus d’un nid de coucous) sous la
direction de Milos Forman.
L’histoire est celle d’un homme arbitrairement interné en hôpital
psychiatrique qui tente de combattre le système de l’intérieur et
subira contre son gré une lobotomie qui le laissera comme un
légume. Pour le rôle, Nicholson se rend dans un hôpital psychiatrique
de haute sécurité et lorsque les internés sortent de leurs cellules et le
rencontrent, ils croient à un nouveau patient. Il y a là plusieurs
assassins et Jack partage leur vie quotidienne sous la surveillance du
personnel de l’hôpital.
Il précise qu'en temps normal il n'a pas trop de problèmes pour
entrer et sortir d’un personnage mais en Oregon (lieu du tournage), il
quitte sa maison pour se rendre au sanatorium mental et une grande
partie du personnage demeure là-bas. Chaque fois, lui paraît plus
difficile de séparer la réalité de la fiction parce que beaucoup de
personnes enfermées à l’intérieur regardent et parlent normalement
et jamais on ne dirait qu’ils ont été des assassins. Peut-être sont-ils
eux-mêmes les victimes des secrets de leurs familles et n’ont-ils pas
eu la chance, a contrario de Jack, de les découvrir à temps ?
Le film remporte cinq oscars dont celui (enfin), de l’interprétation
masculine pour Jack. C'est une immense performance d'acteur et un
triomphe personnel libérateur. Le début aussi d'une véritable aisance
matérielle car après l'oscar, Nicholson peut négocier ses nouveaux
cachets à la hausse.
Qui est le père de Jack ?
Décembre 1977. Le magazine Parade (en la personne du
journaliste Walter Scott), questionne pour la première fois la parenté
de Jack et donne des détails sur la véritable filiation de l’acteur. À
cette occasion, Nicholson téléphone à Don Furcillo-Rose, son père
putatif. Celui-ci est devenu le riche propriétaire de salons de beauté,
un skieur émérite doublé d'un passionné de golf qui confirme qu’il a
été marié à June et qu'il est bien son père. Il est remarié à Dorothy et
tous deux ont une fille, Donna.
Si Don est bien son père, Jack a une nouvelle belle-mère et une
nouvelle demi-sœur. Il a également un nouveau grand-père paternel
nommé Silverio Furcillo-Rose[58] (Italien et catholique) et une
nouvelle grand-mère paternelle en la personne d'Antoinette Furcillo
née Soma[59]surnommée « La Comtesse »[60]. Celle-ci a conservé
toute la correspondance de Don et de June ainsi que leur certificat de
mariage, des lettres d’amour, des photographies, des lettres de
famille et toute une collection d’articles de journaux.
Des sorcières et un loup, sombres présages
L’assassinat de Paméla
On se souvient qu'Ethel Nicholson, la grand-mère de Jack a fait
croire durant des décennies qu’il était son fils. L'important pensera-t-
on, est que Jack ait découvert le secret familial. Cependant, il existe
un élément qui ne peut être effacé : l'acte officiel de naissance de
Jack, faussement déclaré comme le fils d'Ethel et de John Nicholson.
Acte signé en 1954 par Ethel Nicholson résidant à Neptune, alors
âgée de cinquante-six ans. Ethel et son époux sont décédés mais le
document reste et fait la preuve d'une filiation qui n'existe pas. La
bombe généalogique va éclater lorsqu'à son tour, Jack parvient à
l'âge inscrit sur ce document d'état-civil officiel, soit cinquante-six ans.
Le 28 février 1994, la fille de June et demi-sœur de Jack, Pamela
Hawley Liddicoat alors âgée de quarante-huit ans[61] se trouve à
Georgetown (Sacramento) où elle réside habituellement et où elle
exerce comme esthéticienne, le métier de sa grand-mère. Elle vient
de divorcer pour la seconde fois[62] (de Mannie Liddicoat, après onze
ans de mariage) et a décidé de sortir ce soir-là pour se changer les
idées, lorsqu’elle est menacée par deux assaillants puis assassinée
de plusieurs coups de fusil tirés à bout portant à la tête[63]. Elle
décèdera de ses blessures.
QUATRIÈME PARTIE
Les effets du secret
Une fausse déclaration de naissance crée une généalogie qui
n'existe pas. Si la généalogie n'existe pas, un descendant (ou
plusieurs) peut être aspiré par une sorte de vide, un « trou noir
familial » et disparaître. Nous avons constaté combien tous les
éléments d'une fausse déclaration comptent, notamment les âges qui
y sont inscrits. L'âge, on le sait, est le principal activateur du passé
familial[64].
La fausse déclaration : conséquences tragiques
Mensonges et secrets concernant les liens de sang constituent de
véritables bombes à retardement. À la génération suivante ou à deux
générations, ils éclatent sous forme de destinées contraires, de
maladies graves, d’homicides volontaires ou involontaires, de décès
tragiques et prématurés.
De qui est-on l’enfant ? Notre père est-il notre géniteur ? Notre
mère est-elle celle qui nous a donné le jour ? Nos grands-parents
sont-ils vraiment les géniteurs de nos parents ? Nos oncles et tantes
sont-ils réellement les frères et sœurs de sang de nos parents ? Et
nous-mêmes, peut-être avons-nous des frères et sœurs et l’ignorons-
nous... Présenté sur le papier, un arbre généalogique paraît cohérent.
Reflète-t-il pour autant la vérité ?
Références bibliographiques
Marc-André Cotton
Mon intérêt pour l’histoire de George Walker Bush a débuté avec le
déploiement de la « guerre contre le terrorisme » qui a très largement
déterminé le cours de sa présidence (2001-2008). Ayant vécu aux
États-Unis, je me suis d’abord demandé pourquoi une large majorité
d’Américains semblait si prompte à soutenir les opérations militaires
engagées par son gouvernement sans préoccupation apparente pour
leurs conséquences. Comme je poursuivais une réflexion sur l’impact
de l’éducation dans mon propre parcours de vie, l’hypothèse d’une
soumission inconsciente (individuelle et collective) infligée dès
l’enfance s’imposa comme une évidence. Mais dans ce cas, de
quelles manières s’était-elle installée ?
En rassemblant nombre d’informations biographiques sur Bush et
sa famille, je découvris les premiers éléments de réponse. Non
seulement l’enfance de cet homme d’État avait été marquée par la
violence éducative, mais il en allait de même pour ses parents et
grands-parents. Ces agressions n’avaient d’ailleurs rien
d’exceptionnel pour des millions d’Américains et n’étaient pas
remises en cause. Je me suis donc penché sur la relation parents-
enfants dans la transmission de schémas de comportement entre les
générations, mais aussi sur leurs répercussions dans la société
américaine actuelle. Quelles « valeurs » ont été transmises et
pourquoi ? Comment le passé « passe-t-il » dans l’inconscient
familial et collectif ? Et surtout quel sens tout cela peut-il avoir ? Ce
travail d’une dizaine d’années a débouché sur un ouvrage, paru en
2014 (aux éditions L’Instant Présent), dans lequel figurent toutes les
sources utilisées pour cet article[65].
Des propositions pour comprendre
Avant d’aborder l’histoire de la famille Bush, voyons autour de
quelles propositions s’articule ma réflexion. Je pense qu’en tant que
parents, nous valorisons les schémas de comportement par lesquels
nous sommes parvenus à nous adapter à notre environnement
familial et social, au parcours souvent difficile que fut notre enfance.
Nous transmettons cette structure d’adaptation à nos enfants
directement ou indirectement, par les interactions que nous avons
avec eux comme par les convictions que nous exprimons en leur
présence et même par nos choix de vie. La construction du roman
familial joue un grand rôle dans cette transmission : quels en sont les
points forts et comment ont-ils été rapportés? Quels souvenirs sont
racontés et quels autres sont tus ?
De son côté, l’enfant vit dans une continuité de conscience qui
s’exprime par ses élans vitaux et sa sensibilité naturelle. Ma seconde
proposition sera de dire que l’expression spontanée de l’enfant se
heurte fréquemment à la structure d’adaptation de l’adulte, qui la
perçoit comme une menace puisqu’elle ravive ses propres manques.
Le parent veut alors « éduquer » son enfant en le soumettant à
certaines injonctions avec plus ou moins d’insistance. L’usage de la
violence éducative peut inclure l’exercice de la terreur contre l’enfant,
le recours aux punitions, aux humiliations ou aux manipulations
psychologiques. Se pose alors la question du type de violences
subies dans l’enfance et de leur incidence dans la dynamique de la
personnalité de l’adulte : jusqu’où est allée la volonté parentale de
sacrifier la vitalité de l’enfant ? Comment ce dernier s’y est-il adapté ?
Une troisième proposition renvoie à l’interdit de dénoncer la
violence subie du fait de la terreur intériorisée par l’enfant, voire de la
justifier – un symptôme qui découle d’une forme de dissociation
psychique. Encore soumis à cet interdit, l’adulte s’enferme dans la
remise en scène des formes de violence qu’il a subies sans toutefois
comprendre le sens de ce qu’il manifeste. Il s’est identifié au parent
répressif et perpétue ainsi l’héritage familial. George Bush souffrait
de tels symptômes de dissociation : dans quelle mesure était-il le
jouet de ses passages à l’acte ? À quelles expériences
traumatisantes ces derniers renvoyaient-ils ?
Pour répondre à ces questions, je partirai du principe que nous
sommes des êtres conscients profondément désireux de comprendre
ce que nous vivons, mais habités par des peurs et des interdits qui
sont autant d’obstacles à notre réalisation. L’héritage
transgénérationnel que nous portons est un fardeau que l’on traîne,
tant que nous n’avons pas pris conscience qu’il fait partie d’une
dynamique naturelle nous invitant à revenir sur notre histoire
traumatique afin de nous en libérer. Il nous engage à nous
positionner clairement face à toute situation entraînant de tels
traumatismes.
Une brève histoire de la famille Walker Bush
Rappelons en préambule qu’à l’image de celles des Kennedy ou
des Rockefeller, la famille Walker Bush fait partie d’une oligarchie qui
a profondément marqué le dernier siècle américain. Son affairisme
remonte à la Première Guerre mondiale au cours de laquelle
l’industriel Samuel Prescott Bush (1863-1948) coordonna les achats
de munitions pour le compte de l’administration Wilson. Son fils aîné
Prescott Sheldon Bush (1895-1972) maria la fille de George Herbert
Walker (1875-1953), un riche banquier du Missouri qui allait faire
fortune à Wall Street. Plusieurs montages financiers arrangés par les
réseaux Walker Bush auraient alimenté la machine de guerre nazie.
En 1942, Prescott Bush fut brièvement accusé d’avoir trahi son pays,
avant d’être blanchi et devenir sénateur en 1952.
Né en 1924, le second fils de Prescott Bush, George Herbert
Walker Bush, porte le nom de son grand-père maternel. Il donnera
presque le même nom à son fils aîné, George Walker Bush, un
héritage symbolique lourd à porter pour le jeune « Georgie ». Sa
mère Dorothy Walker Bush, une ex-championne de tennis, inculque à
ses enfants un goût immodéré pour la compétition, inventant
d’innombrables concours pour hiérarchiser leurs performances. Très
autoritaire, le père exige de son côté que ses garçons portent un
veston et une cravate pour le dîner. Quelques mois après l’attaque de
Pearl Harbor (1941), comme plusieurs sociétés gérées par Prescott
Bush font l’objet d’investigations pour collaboration avec l’ennemi,
George Herbert s’engage comme pilote dans la Navy pour sauver
l’honneur familial. Il n’a que dix-huit ans et restera traumatisé par
l’expérience des combats. Au terme de nombreuses missions
meurtrières dans le Pacifique, son avion est abattu au-dessus de
Chichi Jima (Japon) et ses deux coéquipiers sont tués. Comme nous
le verrons, non intégré, cet événement va laisser des traces dans le
psychisme de George Herbert Walker Bush qui ne seront pas sans
conséquences sur son fils et sur sa réaction lors des attentats du 11
septembre 2001.
Ces quelques éléments biographiques montrent comment la
personnalité de George Herbert Walker Bush s’est forgée au contact
de la structure d’adaptation de ses parents. Ayant grandi au sein
d’une famille avide de performances, il excelle au baseball tout
comme dans ses études qu’il interrompt pour « servir son pays ».
Plusieurs fois décoré au sortir de la guerre, il souffre cependant de ce
que l’on nomme parfois le « syndrome du survivant », hanté par la
culpabilité de n’avoir pu sauver ses camarades, autant que par la
terreur de pouvoir être condamné pour cela. Après son mariage avec
Barbara Pierce, George Herbert intègre la légendaire institution de
Yale que fréquentèrent aussi son père et son grand-père. C’est dans
l’effervescence d’un campus particulièrement bourdonnant au
lendemain de la victoire que le couple verra naître son premier
enfant, George Walker Bush.
La problématique maternelle
De son côté, Barbara Pierce Bush se profile en épouse modèle.
Issue de la petite bourgeoisie new-yorkaise, sa famille revendique un
lignage avec le quatorzième président des États-Unis Franklin Pierce
(1804-1869). L’agitation continuelle qui absorbe les jeunes mariés à
l’université de Yale permet à Barbara de gérer tant bien que mal une
insécurité chronique ravivée par la guerre, qu’elle ne s’autorise pas à
exprimer en raison d’une éducation protestante particulièrement
répressive. Au moment crucial où elle devient mère, cette anxiété
refoulée va conditionner le psychisme de son premier fils, né le 6
juillet 1946 à New Haven (Connecticut). En tant que président en
exercice après les attentats du 11 septembre 2001 et d’une manière
révélatrice, ce dernier se fera notamment le champion d’une croisade
obsessionnelle contre la terreur.
La jeune femme a été dénigrée par le regard critique de sa propre
mère, Pauline Robinson Pierce, une bourgeoise très fière de sa
personne qui la réprimandait pour ses mauvaises manières et
humiliait les rondeurs que la fillette tenait de son père. Elle est aussi
raillée par sa belle-famille où les moqueries fusent de tous côtés. Le
frère aîné de son fiancé, Prescott Bush Jr., la surnomme « Bar » –
une référence vexante au cheval Barsil adopté par cette maisonnée
pour conduire son attelage en période de rationnement. Victime de la
brutalité de sa mère, qui fessait ses enfants avec le dos d’une brosse
à cheveux ou un cintre en bois, Barbara luttera toute sa vie pour ne
pas sombrer dans le dépression, menant sa nombreuse progéniture
à la baguette et répondant à l’adversité par une résilience hors du
commun.
En l’absence de son mari absorbé par ses affaires, elle endosse un
rôle d’autorité dans son propre foyer – si bien que ses garçons la
surnommeront « l’Exécuteur ». Lors de conflits entre ses enfants, elle
s’interpose en les giflant sans ménagement et son aîné George W.
évoquera lui aussi les débordements maternels dans une biographie :
« Mère faisait régner l’ordre. Elle pouvait exploser et comme nous
avions des personnalités très proches, je savais comment allumer la
mèche. Je la provoquais et elle me réglait mon compte. Si j’étais
obscène, comme elle disait, elle me lavait la bouche avec du savon.
Ça s’est passé plus d’une fois. »
Pour refouler la terreur que lui inspirait celle-ci et le sentiment
d’être livré à son sort, George Walker Bush s’est cependant forgé
l’image d’une mère exemplaire, tout en développement des
mécanismes de défense analogues aux siens.
Abandon paternel et ressentiment
On voit mieux comment l’héritage névrotique familial « passe »
d’une génération à l’autre : l’interface de la relation parents/enfants
constitue le chaînon de cette transmission. Le père dit vouloir « voler
de ses propres ailes » en partant pour le Texas avec sa femme et son
jeune fils, à la fin de ses études à Yale. La mère pense « se
consacrer à sa famille » en suivant son mari dans ses très nombreux
déplacements. Mais l’un et l’autre sont tenaillés par une irrépressible
soif de reconnaissance et dans l’incapacité d’offrir à leurs enfants la
disponibilité relationnelle dont ceux-ci ont besoin. Ainsi, pour
répondre aux attentes qui pèsent sur leurs épaules et s’enrichir dans
ce nouvel Eldorado de l’or noir, les Bush déménageront cinq fois en
moins d’un an, alors que Barbara est enceinte d’un deuxième enfant.
Trimbalé aux quatre coins du pays pour suivre les traces de son
remuant géniteur, le petit Georgie va construire un imaginaire autour
de ce père inaccessible. Dans ses plus lointains souvenirs, il voit sa
mère assise auprès de lui sur le sol, feuilletant des albums de famille
où se succèdent les photos de George Herbert dans l’habitacle de
son Avenger, des images du jeune marié en tenue d’officier et des
douzaines d’autres traces de ses exploits aériens. « La partie de
l’album que je préférais, c’était un morceau du radeau de caoutchouc
qui sauva la vie de papa dans le Pacifique, écrira-t-il. Je n’ai jamais
eu besoin de chercher un modèle. J’étais le fils de George Bush. » Il
deviendra lui-même pilote de la Garde nationale, pour éviter de
combattre au Viêt Nam, mais ne se sentira jamais à la hauteur des
exploits paternels.
De fait, ses médiocres performances académiques et sportives
aggravent le désespoir de ne pas être reconnu par son père, de sorte
qu’il prend le rôle d’un chahuteur pour attirer l’attention. L’arme de la
dérision lui permet de tenir à distance la crainte de décevoir cet
homme arrogant qui, comme son propre père le faisait, réprimande
ses garçons par son silence ou en leur infligeant d’insupportables
« Tu m’as déçu... ». D’après plusieurs de ses proches, cette relation
douloureuse est l’une des clés pour comprendre la psychologie de
George Walker Bush et ses nombreuses remises en scène. « Il
pouvait être persuadé d’avoir commis le pire crime de l’histoire »,
confiera son plus jeune frère Marvin. Un sentiment diffus l’habite, qui
fait écho à celui de son père après l’accident militaire de Chichi Jima :
celui d’avoir failli dans sa mission, d’être responsable de la mort de
son équipage et d’être condamné pour sa mauvaise conduite.
Cet héritage a certainement contribué à la période d’errance qui
caractérise la fin de ses études à Yale où George W. suit péniblement
les traces de son père. Le jeune Bush est alors réputé pour ses
dévergondages et son penchant pour la boisson qui lui permettent de
gérer une profonde dépression dont nous retrouvons les causes dans
son enfance. Ce n’est qu’à de rares occasions qu’il laisse poindre un
lourd ressentiment. Un soir de fête, rentrant en voiture d’un dîner trop
arrosé avec son frère Marvin, il emboutit une poubelle devant la
résidence familiale et réveille son père qui, furieux, convoque les
fêtards sur le champ. « Tu veux me voir ?, lui lance alors George W.
désinhibé par l’alcool. Tu veux qu’on règle ça entre hommes
immédiatement ? »
Un drame familial et personnel
En 1953, Georgie a sept ans lorsque survient un drame qu’il
évoquera comme le souvenir le plus vif de son enfance : la maladie
et la mort de sa petite sœur Robin, deuxième enfant du couple, de
trois ans sa cadette. Les Bush viennent d’emménager dans une
nouvelle demeure et Barbara donne naissance à un troisième enfant,
John Ellis Bush, aussitôt surnommé Jeb. Il y a peu, George Herbert a
créé un fonds d’investissement spécialisé dans l’achat et la revente
de droits de forage pour lequel son oncle maternel, George Herbert
Walker Jr., financier à Wall Street, a engagé un capital de $ 300 000.
Plus fidèle à l’ambition des Walker Bush plus qu’à ses propres
enfants, il développe un ulcère saignant et passe encore moins de
temps avec eux. La petite Robin perd alors aussi la santé : elle est
souvent fatiguée et présente des ecchymoses sur le corps. Le
médecin de famille diagnostique une leucémie sans guère d’espoir
de guérison.
Incrédules, les Bush s’envolent vers New York pour une série de
tests et de traitements qui se révèleront vains. Mais Georgie n’a été
informé ni du cancer de sa sœur, avec laquelle il lui est désormais
interdit de jouer, ni de la raison de ses absences. Le 11 octobre,
Robin meurt après une ultime opération en présence de ses parents
et sa dépouille, léguée à la science, sera discrètement ensevelie
quelques temps plus tard. Son père a-t-il vécu cette perte comme
une forme d’expiation pour sa conduite durant la guerre ? La décision
de ne pas organiser de funérailles renvoie-t-elle à la mort de ses
compagnons d’armes, disparus eux-aussi sans sépulture dans les
eaux de Chichi Jima ? Assurément, des deuils n’ont pas été faits, qui
empêchent celui de Robin. Ce ne sera qu’au retour de ses parents
que Georgie apprendra la nouvelle, sans pouvoir lui non plus
éprouver son chagrin, ni faire le deuil de cette précieuse relation. En
conséquence, l’enfant va refouler les sentiments qu’il lui sont interdit
d’exprimer, intensifiant ainsi la dynamique de dissociation et de
projection dans laquelle il se trouve déjà. De manière révélatrice, cet
enfant qui se coupe ici de ses émotions en réponse à l’indisponibilité
parentale, va occuper la présidence pendant la période de deuil
national qui suivit le 11 Septembre. Apparemment incapable de
prendre la mesure de cette tragédie et d’affronter sa propre douleur, il
s’en défend rageusement en désignant Oussama Ben Laden cible de
sa prochaine vengeance.
Qu’en est-il en effet du ressentiment de l’enfant ? Comment
s’exprime la souffrance d’être constamment renvoyé à lui-même et
d’affronter seul l’angoisse de l’abandon relationnel devant un père
distant et une mère inabordable ? Faute d’être entendu dans ses
souffrances, George W. développe une sourde hostilité que certains
jugent prometteuse pour un fils de la dynastie Walker Bush, mais qui
sera aussi l’une des faces sombres du personnage. Ses camarades
de l’école élémentaire Sam Houston de Midland (Texas) se
souviennent d’un garçon précoce et surexcité qu’ils surnommaient
BushTail – Queue du Bush – à force de le voir s’éloigner en courant.
Plusieurs décennies après les faits, l’un de ses jeunes voisins se
rappelle encore de Barbara attrapant Georgie par l’oreille et le
traînant vers la salle de bain pour lui savonner la bouche parce
qu’elle l’a entendu proférer des injures. L’enfant s’est senti trompé par
ses parents à la mort de Robin, présumera sa mère bien des années
plus tard, mais durant cette période elle ne songea qu’à réprimer ce
qu’elle considérait comme des effronteries.
Victimes de la violence éducative
Certains jeux révèlent d’ailleurs l’insoutenable confusion qui habite
ces enfants soumis à la violence routinière des adultes sans jamais
être entendus dans leurs souffrances. « Nous étions horribles avec
les animaux !» se souvient en riant un copain de Georgie. Les mares
du voisinage étaient remplies de grenouilles qui sortaient par
centaines après une forte pluie. « Tous les gars prenaient leur
carabine à air comprimé et on leur tirait dessus. Ou alors on mettait
un pétard dans les grenouilles et on les lançait en l’air et on les
explosait. » Au travers de telles mises en scène, les enfants
manifestent l’éclatement de leur propre intégrité et dévoilent leurs
blessures par l’intermédiaire de cibles émissaires, en l’occurrence
d’innocents batraciens. Mais au lieu de voir dans ces comportements
une manifestation de leur propre brutalité, les parents enferment
leurs héritiers dans l’affirmation d’un machisme parfois cynique et
l’élaboration de rejouements plus complexes. Bien des années plus
tard, des observateurs décèleront chez le gouverneur George W.
Bush une forme de jouissance à l’idée d’infliger la peine de mort sans
faire le lien avec le déni dont il fut jadis la victime. Ainsi, lors d’un
débat qui l’opposera à Al Gore avant l’élection présidentielle de 2000,
le candidat républicain affirmera par exemple que le châtiment
suprême serait le meilleur moyen de prévenir les crimes racistes.
La prévalence de politiques publiques fondées sur la punition,
notamment l’approbation de la peine capitale, s’explique en partie par
la persistance de violences « éducatives » comme la bastonnade
dans certaines écoles américaines. Des violences aux conséquences
psychiques et sociales ignorées, dont ces mêmes politiques
répressives sont à leur tour le reflet sur un plan collectif. D’après les
chiffres officiels les plus récents, 223’190 élèves ont subi au moins
une punition corporelle dans les seuls établissements publics durant
l’année scolaire 2006-2007, dont 49’197 dans le seul État du Texas
qui totalise le plus de victimes. George Walker Bush fut lui-même
l’objet de tels sévices, comme le révéla l’ancien proviseur de son
école à la veille de l’élection présidentielle de 2000. Il avait alors une
dizaine d’années et faisait souvent des blagues depuis la mort de sa
sœur pour distraire sa famille d’une dépression chronique. Un jour en
classe de musique, il se barbouilla le visage pour imiter Elvis Presley
en tournée dans la région et faire rire ses camarades. Son
enseignante le traîna dans le bureau du proviseur qui lui demanda de
se pencher en avant et lui flanqua trois coups de batte sur le derrière.
« Quand je l’ai frappé, qu’est-ce qu’il a pleuré, racontera le préposé. Il
a hurlé comme s’il avait été blessé par un coup de feu. Mais il a
compris la leçon. »
L’enfant ne trouva aucun réconfort auprès de sa mère qui donna
raison au proviseur en prétextant que ce dernier n’avait fait que
« contrarier son amour-propre ». Là encore, Barbara Bush ne montra
pas de compréhension pour son enfant qui manifestait pourtant
précisément le désarroi dans lequel elle l’avait enfermé : faire le
« clown » faute d’être entendu dans sa souffrance. Ajouté aux
agressions qui lui étaient familières, cet épisode restera gravé dans
la mémoire du jeune Bush, l’engageant à penser que la violence
ritualisée est l’un des privilèges du pouvoir. La distance affichée par
sa mère ne pourra qu’aggraver la dissociation de sa personnalité,
notamment caractérisée par un déficit chronique d’empathie. Des
années plus tard, un journaliste constatera justement : « Bien des
aspects de la philosophie politique du candidat à la présidence – y
compris sa croyance dans les vertus de la discipline pour les jeunes
délinquants – semble remonter à son enfance. »
Bizutages à Yale
J’ai indiqué plus haut le rôle joué par l’idéalisation d’un père
arrogant et souvent absent dans la structure d’adaptation du jeune
Georgie. Dès ses plus jeunes années, n’ayant guère d’autre référent
que les mystifications de sa mère pour affronter les tumultes de sa
vie émotionnelle, il s’étourdit des exploits paternels. Comme George
Herbert avant lui, George W. ne peut qu’être fidèle à l’héritage des
Walker Bush. « Il faisait tout ce qu’il pouvait pour ressembler à son
père, se souvient un ami. Il voulait jouer au baseball comme son
père. Il voulait aller à Yale comme son père. Et c’est ce que son père
voulait qu’il fasse. » Ses parents l’inscrivent dans une école privée de
Houston (Texas), puis à la Phillips Academy d’Andover
(Massachusetts), le plus vieil internat de la Nouvelle-Angleterre qui
passe pour un modèle de discipline. George Herbert l’a bien sûr
précédé à Andover où il fut distingué : un portrait de Bush père en
tenue de baseball trône encore sur l’un des murs du pensionnat.
Mais dans une biographie, son fils écrira :
« Aller à Andover fut la chose la plus difficile que j’aie faite avant
mon élection à la présidence presque quarante ans plus tard.
Scolairement, j’étais en retard sur les autres élèves et j’ai dû étudier
comme un fou. La première année, l’éclairage de nos dortoirs
s’éteignait à vingt-deux heures, et souvent je continuais de lire grâce
à la lumière du couloir qui passait sous la porte. »
L’adolescent souffre en effet d’une dyslexie non diagnostiquée et
pour gérer l’anxiété de ne pas être à la hauteur des exigences
familiales, il recourt ici encore à sa stratégie de défense : faire le
« clown » et capter l’attention par ses extravagances. Un jour lors
d’un match réunissant l’ensemble des élèves de l’école, il déboule
sur le terrain déguisé en Beatles à la plus grande joie du public,
comme il l’a fait jadis pour sa classe de Midland. « Il a fini par jouir
d’une certaine notoriété sans raison évidente, résumera l’un de ses
camarades. Mais délibérément ou non, il ne laissait personne le
connaître de plus près. » L’étonnante capacité du jeune Bush à
mémoriser les noms et les visages, à détendre l’atmosphère par ses
vannes et ses fanfaronnades s’est affirmée comme une réponse
désespérée à la cécité émotionnelle de ses parents. Mais au fil des
années, devant l’interdit de les mettre en cause, ce réflexe de survie
l’a enfermé dans un rôle auquel il s’est identifié. Sa perception du
monde semble se réduire à quelques idées simples et sans doute
rassurantes. À la contestation qui embrase les campus américains
dans les années 1960, George W. préfère par exemple
l’anticommunisme viscéral de son père alors candidat républicain au
poste de sénateur du Texas.
À l’université de Yale dès 1964, comme son père et son grand-père
avant lui, George W. fréquente la société secrète Skull & Bones et la
fraternité Delta Kappa Epsilon (DKE) dont il devient le président. Les
relations établies dans cette illustre institution ont permis à la
dynastie Walker Bush de développer un redoutable réseau
d’influence au mépris des traditions démocratiques du pays. Pour
George W., ce sera notamment l’occasion de rejouer les violences
dont il a fait l’objet avec un sentiment d’impunité caractéristique des
membres de cette puissante caste. En novembre 1967, le Yale Daily
News révèle en effet que malgré le règlement, de funestes pratiques
sont toujours en usage dans les fraternités. L’initiation des nouveaux
membres comporte des rites dégradants, voire sadiques, que les
adeptes hésitent à dénoncer. À DKE, le bizutage dure une semaine
et se termine par le marquage, à l’aide d’un cintre chauffé au feu, de
la lettre grecque delta au creux de leur dos. Le New York Times
publie une interview du jeune Bush comparant cette blessure « à une
simple brûlure de cigarette ». En 1999, la question fait à nouveau
parler d’elle et un professeur d’université, initié à l’époque, montre à
la presse la cicatrice qu’il porte encore. Mais le scandale prendra un
autre sens en avril 2008, lorsque le président admettra avoir
approuvé toutes les tortures imposées aux détenus soupçonnés de
terrorisme. Certaines rappelaient étrangement les brimades des
fraternités de Yale et d’ailleurs.
La conversion du fils prodigue
Le drame de George W. est d’être à ce point identifié au père qu’il
abdique sa propre existence. Inconscient de ses remises en scènes
et peut-être dans l’espoir de voir enfin sa détresse reconnue, l’héritier
force le trait jusqu’à la caricature. À Harvard où il poursuit une
maîtrise en administration des entreprises, Bush ne quitte jamais son
blouson d’aviateur et crache bruyamment ses chiques de tabac dans
une tasse de carton posée devant lui. Il se vante volontiers d’avoir
bénéficié des réseaux paternels pour entrer comme pilote dans la
Garde nationale afin de ne pas être envoyé au Viêt Nam. Faut-il voir
dans ses frasques la douloureuse infortune d’un fils voué à « porter
les fautes » de ses ascendants ? Ulcéré par l’arrogante bourgeoisie
de la côte Est, il décide de s’en retourner au Texas où son cher
Midland connaît un nouveau boom pétrolier. Comme George Herbert
vingt-sept ans avant lui, il charge quelques affaires dans son
Oldsmobile Cutlass bleue et travers le pays avec en poche un fonds
de vingt mille dollars alloués par le clan Walker Bush pour son
établissement.
Mais George W. n’a pas l’étoffe de ses prédécesseurs. Il fonde à
son tour une compagnie pétrolière dans laquelle des amis de son
père risquent plus de trois millions de dollars sans succès. Quelques
années plus tard, il tente une entrée en bourse qui fait perdre un
million de dollars à son actionnaire principal. En 1978, Bush perd sa
première bataille électorale contre un démocrate trop enraciné dans
le sol texan pour craindre un blanc-bec né avec une cuillère en
argent dans la bouche. Fidèle à son éducation protestante, le
candidat malheureux tempérera : « Franchement, ce coup de fouet
ne m’a probablement fait que du bien. » Le gros souci reste
cependant sa dépendance problématique à l’alcool. Malgré son
mariage avec Laura Welsh Bush (1977) et la naissance de leurs
jumelles (1981), il passe beaucoup de temps dans les bars où son
exubérance coutumière dégénère sous l’effet de la boisson.
Les choses basculent au soir de son quarantième anniversaire que
George W. arrose à l’excès dans un somptueux hôtel de Colorado
Springs (Colorado) en compagnie de son épouse et de quelques
amis. Depuis peu, le clan Bush se range derrière son patriarche en
vue de la présidentielle de 1988 et George Herbert veut faire du fils
aîné son conseiller principal. Encore sonné le lendemain, ce dernier
se serait regardé dans le miroir en disant : « Peut-être qu’un jour, je
risquerais de mettre mon père dans l’embarras. Je pourrais lui causer
des ennuis. » L’intéressé déclare alors à sa femme qu’il ne boira
jamais plus une goutte d’alcool et confie la même intention à ses
proches. L’histoire familiale va cependant faire connaître une autre
version de ce sevrage providentiel, une romance qui servira le clan
Bush dans sa conquête de l’électorat évangélique : la rencontre
salvatrice de George W. avec Jésus-Christ. L’intéressé ne se définit
pourtant pas comme un croyant, bien qu’il se soit mis à étudier la
Bible depuis qu’une grave crise économique plonge la région dans le
désespoir. Mais une rencontre avec le prédicateur Billy Graham
l’aurait changé en born again – un chrétien du renouveau transformé
par sa foi. À la tête de l’équipe de campagne de George Herbert, il
fera du « conservatisme compassionnel » le fer de lance d’une
offensive remarquée vers la droite religieuse et portera son père à la
présidence avec le plus grand pourcentage de voix évangéliques de
toute l’histoire américaine.
Un président paralysé par la terreur
Tout porte à croire que la conversion de George W. Bush au
christianisme évangélique renforce en lui une tendance à se poser en
juge, en redresseur de torts. Trouvant dans la prière une source
d’apaisement finalement peu différente de l’alcool, il se protège des
critiques en se plaçant au-dessus de la mêlée et se donne des règles
lui permettant de gérer son chaos intérieur, tout comme le monde qui
l’entoure. Mais cela ne l’empêche pas de perpétuer l’affairisme
familial : quelques mois avant l’intervention militaire de son père en
Irak (1991), Bush vend par exemple la totalité de ses parts dans
Harken Energy, une société de forage exerçant dans le Golfe
persique : il empoche $ 848’560 et sera brièvement soupçonné de
délit d’initié. Le rachat partiel de l’équipe de baseball de Dallas, les
Texas Rangers, lui servira de tremplin pour accéder au poste de
gouverneur et sa revente, en 1998, lui rapportera $ 14,9 millions, soit
près de vingt-cinq fois sa mise initiale. Outre de correspondre aux
schémas de comportement hérités de ses ascendants masculins, ces
prises de risque sont une autre manière de manifester l’insécurité
relationnelle vécue dans son enfance. Évoquant la fièvre d’un
spéculateur, son comportement obsessionnel exercera une véritable
fascination sur des millions de concitoyens élevés dans une détresse
émotionnelle similaire et montre encore la profondeur de l’anxiété
refoulée par le futur chef d’État en dépit de sa bruyante adhésion à
l’évangélisme.
Ces travers vont prendre une nouvelle dimension avec son
accession à la présidence, en décembre 2000. C’est un candidat mal
élu qui doit son siège à plusieurs irrégularités constatées dans l’État
de Floride, où son frère John Ellis occupe le poste de gouverneur. La
victoire lui est attribuée par la Cour suprême, dominée par cinq juges
conservateurs, bien que son adversaire Al Gore l’ait distancé de plus
de cent mille voix sur le plan national. Pour les partisans du clan
Bush cependant, elle marque le retour triomphal de la figure céleste
dans l’arène politique – après le double mandat de Clinton désigné
par certaines congrégations évangéliques comme une figure de
l’Antéchrist – et couronne leurs efforts pour restaurer la puissance
d’une dynastie injustement sanctionnée par leur défaite contre le
démocrate, en novembre 1992. Bientôt, la ferveur religieuse gagnera
l’administration Bush, allant jusqu’à remettre en cause la séparation
de l’Église et de l’État. Sur le conseil de son père, George W. a choisi
Richard « Dick » Cheney comme vice-président, un homme qui
incarne l’affairisme et l’esprit de faction qui prévaudra dès lors à
Washington. Directeur exécutif d’une grande compagnie du secteur
pétrolier basée à Houston, l’intéressé a été le chef de cabinet du
président Gerald Ford, puis le secrétaire à la Défense de Bush père
pour lequel il planifia l’invasion du Panamá (1989) et la guerre contre
l’Irak (1991). Aucune des administrations précédentes n’a été à ce
point assiégée de stratèges tourmentés par l’expérience de guerres
passées et anxieux d’en rejouer le dramatique héritage.
Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center
vont leur en fournir la cruelle occasion. Lorsqu’un premier avion
frappe la Tour Nord ce matin-là, George W. Bush entre dans la classe
d’une école élémentaire de Sarasota (Floride) pour assister à un
exercice de lecture. Quand son chef de cabinet l’informe qu’un
second avion a frappé la Tour Sud, il poursuit « tranquillement » sa
séance avec les enfants – une scène qui fera le tour du monde. La
menace tant redoutée d’une attaque terroriste contre les États-Unis
vient de se concrétiser et le président devrait être aux commandes.
Mais cet instant tragique ravive sans doute d’autres scènes
traumatisantes, comme sa propre expérience – malheureuse – du
pilotage, ou ce jour de 1953 quand ses parents lui annoncèrent la
mort de sa petite sœur. Paralysé par la terreur et incapable de
décider de la conduite à tenir, il va disparaître pour la journée dans
son Air Force One en virevoltant aux quatre coins du pays. Pourtant
chef des armées, il s’absente comme pour vivre une régression et
rejoindre son père dans les airs, avant son accident de Chichi Jima.
D’après un psychiatre, les évènements du 11 Septembre ont ébranlé
cette conviction de toute-puissance que Bush développa pour
survivre aux humiliations de son enfance. Pour échapper à la hantise
de sa propre punition, il promettra, trois jours plus tard, de
« débarrasser le monde du mal ».
Il est intéressant de noter que Bush n’a pas été interpellé pour son
éventuelle responsabilité dans la survenance de ce drame. En
d’autres temps, le chef devait rendre des comptes en pareilles
circonstances. Ainsi les Athéniens reprochèrent-ils à Périclès d’être
en partie responsable de l’épidémie de peste qui ravagea la ville en
430 av. J.-C. à cause d’une faute commise par l’un de ses aïeuls,
affectant en retour les citoyens dont il s’était porté garant. Dans notre
cas, l’héritage transgénérationnel de George Bush ne pouvait
manquer d’influencer sa manière de diriger le pays. Mais au lieu
d’être saisis comme une occasion de revenir sur un passé
douloureux, les évènements du 11 Septembre vont être utilisés pour
renforcer les mécanismes psychiques de défense. Cette inaptitude
collective à l’introspection sera à l’origine de nouvelles mises en
scènes témoignant du retour dans le réel d’autres vécus refoulés.