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L’éthique

Éditorial .................................................................................................................................................................. 3
L’éthique................................................................................................................................................................. 4
Cartel et éthique de la psychanalyse Lilia Mahjoub......................................................................................... 4
Savoir travailler – travailler le savoir Maurice Krajzman ............................................................................... 6
Démons et merveilles Yves Baton..................................................................................................................... 8
L’éthique et la proposition d’octobre Monique Liart ..................................................................................... 10
Ségrégation et discours du capital Enciso Bergé-Angel ................................................................................. 14
Deux tristesses Yves Depelsenaire.................................................................................................................. 16
S(A) et éthique de la psychanalyse Rachel Fajersztajn ................................................................................. 18
Logique, clinique, éthique Christian Vereecken............................................................................................ 19
Document ............................................................................................................................................................. 22
Christoph Haizmann, ou la dramaturgie d’un nom-du-père Serge André ...................................................... 22
Conférence............................................................................................................................................................ 33
L’éthique de la psychanalyse Yves Depelsenaire ........................................................................................... 33

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Éditorial
L’éthique de la psychanalyse : le syntagme fut vérification. C’est par là que Lacan établira la
frappé par Jacques Lacan à la surprise et fonction de la vérité comme vérité de jouissance.
l’agacement de ses pairs de la SFP. Daniel Lagache, Comment s’atteint-elle dans l’expérience
rapporta Lacan) aurait fait cette boutade inquiète : "à psychanalytique ? Pourquoi ne pas le dire ainsi : par
quand l’esthétique ?" Falsification. La bonne interprétation, on le sait, ne
Peut-être nous-mêmes ne nous étonnons pas assez de procède pas d’un oui, elle procède par le non ! Aussi
la surprenante opération par laquelle Lacan a bien celui de l’analysant comme 11« isolé Freud que
redonné chair au Wo es War, soll Ich werden, ce dit par celui de l’analyste comme l’a montré Lacan en
freudien d’allure présocratique ravalé au rang d’une opposant demande et interprétation. Le bénéfice
recette de dentiste. L’Antigone que nous reprenons pratique de cette rectification éthique, nous
après Lacan ne serait-elle pas plus propice à nourrir pourrions en avoir une idée, à lire la tentative de
nos réflexions sur l’esthétique ? Tout le séminaire de Harold Blum pour séparer morale et éthique de la
l’année 60/61 se trouve traversé de la torsion qui psychanalyse dans sa communication au congrès de
trouvera son index dans le titre : Kant avec Sade, Madrid de l’IPA. Il s’étonne du fait que l’analyse
croisement insolite entre Königsberg et le boudoir. d’un sujet fut possible alors qu’elle avait commencé
S’astreindre à penser Œdipe avec Antigone relève de par un mensonge. L’analysant s’était défilé de son
la même torsion. Nous y trouvons situé de manière premier rendez-vous avec le psychanalyste en
inédite comment "la sublimation n’exclut pas la invoquant les obsèques de sa mère. Proposons-lui
vérité de jouissance" mais aussi dénoncé, dans la ceci – il s’agissait pour ce sujet de falsifier la
psychanalyse, le recours à l’esthétique de la scène, proposition : c’est ma mère qui est morte.
sortie par acting out de l’acte psychanalytique. Le bénéfice pratique, ce sont aussi les travaux réunis
La parution en septembre 84 d’un essai intitulé dans le dossier de Quarto qui en témoignent. Qu’on
"Théorie et violence, Freud et l’art" dont le propos le lise !
avoué est l’esthétisation du texte freudien est
l’occasion de nous rappeler un autre usage de
l’œuvre d’art. A réduire le texte freudien à une
stratégie rhétorique sous prétexte que la
psychanalyse n’est pas une science, l’auteur s’épuise
bien vite en une rhétorique critique qui bute sur le
scandale freudien : la castration. La proposition de
l’auteur : l’équivalence entre sexualité et
masochisme n’est pas sotte, mais elle est courte. Elle
aurait gagné à ne pas feindre de ne pas avoir tenté de
lire Kant avec Sade. Le Mallarmé avec Masoch
concocté par notre Léo n’aboutit qu’à l’élimination
de l’objet de l’expérience psychanalytique.
La lecture des deux derniers ouvrages parus de
Michel Foucault permet aussi de saisir la fantastique
nouveauté de l’entreprise de Lacan, en 1984 comme
en 1960. Montrer comment le véritable ressort de
l’éthique : l’approche de l’objet du tourment le plus
extrême ne s’élabore pas dans la zone où l’interdit
est le plus fort mais bien plutôt là où il y a licence de
jouir. Cette séparation du chemin de l’interdit et du
chemin de la castration était décisive en 1960.
Entendons le nouveau de cette partition dans sa
reformulation du 10 juin 1969, côté la jouissance
s’offre d’un acte interdit, de l’autre la proportion
sexuelle se refuse, ne pouvant s’établir que de n’être
pas vérifiable. Comme l’a accentué Jacques-Alain
Miller, il faut donner tout son poids à ce terme de

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L’éthique
(Quarto publie ici des travaux présentés à la journée Dès lors le désir va devenir l’étalon de ce jugement
intercartel de Namur le 21 janvier 1984.) qu’est la psychanalyse. Ce désir se loge au cœur de
ce que Lacan a appelé la chose freudienne dans son
Cartel et éthique de la psychanalyse Séminaire et qui n’est autre que cette chose nommée
Lilia Mahjoub par Freud : l’inconscient. C’est donc parce que
Freud l’a énoncée qu’elle est une chose. Cette
Le thème de cette réunion intercartels à laquelle je création, peut-on dire, vient à la place même où dans
remercie M. Krajzman de m’avoir invitée est les relations, les associations humaines, se révèle un
l’éthique, plus précisément, à lire le courrier de défaut fondamental que rationalisent les fictions (le
l’École en Belgique, l’éthique du psychanalyste. mythe de l’Œdipe) et que recouvrent la religion et la
Lacan intitule lui son Séminaire 1959-1960, morale avec leurs promesses de bonheur via l’amour
l’éthique de la psychanalyse. Il y a là une nuance de de Dieu ou l’amour du prochain. L’amour c’est aussi
taille sur laquelle vous allez sans doute vous ce qui s’oppose au désir, "au désir fondateur de la
expliquer. structure" pour reprendre les termes de Lacan, celui
L’éthique de la psychanalyse, ce titre renvoie lui à de la mère.
l’événement freudien : soit la découverte de En sorte que la chose freudienne, ce défaut
l’inconscient, que Lacan déduira de la lecture de fondamental, ce trou du réel, c’est ce qui sépare le
Freud, "est structuré comme un langage". Formule Sujet de la jouissance, "qui sépare tout Autre de la
conjoignant le réel et le symbolique puisque "la jouissance" précise Lacan dans le texte paru dans le
structure c’est le réel qui se fait jour dans le langage" dernier ORNICAR ? (Ornicar? ? n°28).
(L’Étourdit), Autrement dit, c’est aussi bien la mère interdite,
La structure était donc déjà là, encore fallait-il la objet de l’inceste à savoir le seul bien qui soit et qui
découvrir. Ce que fait Freud à travers notamment le est interdit justement par la nomination (le Nom-du-
Complexe d’Œdipe qui inclut l’ordonnancement de Père). S’il devait y avoir un rapport sexuel, ce serait
la liaison sexuelle à la nomination (règles d’alliance celui avec la mère. Dès lors que nous sommes des
et interdits) et rationalise l’impossible dont provient êtres parlants, par le fait même qu’il y a nomination,
l’impasse sexuelle (Télévision, p. 51). nous sommes coupés de cette jouissance. Ce "non-
Cette découverte qui est avant tout praxis (action est rapport sexuel", autre nomination de la chose
un terme employé aussi par Lacan à l’époque), cette freudienne, est ce trou autour duquel tourne la
découverte est une opération de jugement soit une structure. Ce trou c’est donc le dire de Freud et c’est
"pensée" qui va en bouleverser d’autres. Cette ce que nous avons à repérer pour nous y retrouver
pensée freudienne comme telle s’impose comme dans notre praxis notamment. Sans ce "s’y
éthique. De ce fait, l’éthique de la psychanalyse ne retrouver" dans la structure, dans l’inconscient,
saurait – sauf à se couper de ce jugement premier l’éthique dite "du psychanalyste" ne fonde rien. Ce
qui n’est pas, soulignons-le, un jugement sur une qui n’est pas le cas du désir du psychanalyste dont
action – cette éthique, disais-je, ne saurait donc se Lacan parle déjà en 1958 dans la direction de la
réduire à l’éthique du psychanalyste. cure ; désir qui est d’ailleurs à mettre à la pointe de
L’éthique de la psychanalyse n’est pas non plus l’éthique de la psychanalyse. Ainsi les impératifs
d’ailleurs une conséquence de l’acte (mot que nous analytiques ne sont rien d’autre que l’impératif du
préférons), elle en est le mouvement même. C’est désir : prendre le désir à la lettre. Ceci définit le
pourquoi elle mérite bien le nom de conquête, celle désir du psychanalyste comme ce qui va à la
que nous avons à retrouver dans les écrits de Freud, rencontre du désir de l’analysant.
soit aussi son affrontement aux idées sur le bien et le
plaisir. On peut dire que d’emblée la psychanalyse Voilà quelques remarques pour introduire la
ne se pose ni comme une philosophie ni comme une question du cartel et de l’éthique. Peut-on dire –
thérapeutique. Car Freud, en posant cette Spaltung dans le fil de ce que nous venons d’énoncer : en
qui dévoile le sujet de l’inconscient, met au premier bref, que création (au sens de la psychanalyse) égale
plan le désir, le désir en tant qu’il est sexuel. Désir et éthique – peut-on dire du cartel qu’il s’agit d’une
bien sont à ce titre antinomiques : les idéaux du bien création lacanienne ? Nos collègues belges, vous,
barrent l’accès au désir, c’est ce que les névrosés ont pour réputation d’avoir eu une expérience du
vont apprendre à Freud. cartel avant la lettre si je puis dire, c’est-à-dire avant

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la formalisation définitive de 1980. Mais par d’une ignorance même si le débat fit montre d’un
ailleurs, en 1975, lors de journées de cartels, grand chatoiement des imaginations.
notamment sur l’éthique, Lacan dévoile à ceux qui Quid des cartels, quatre ans après la Dissolution ?
sont présents qu’ils ont une expérience mais "qu" ils Certes ils se conforment à la formalisation pour la
ne le savaient pas ". Révélation qui n’a pas empêché plupart mais cette conformité qui est de s’en tenir à
les résistances jusqu’à la dissolution. l’énoncé ne reviendrait-elle pas à un pur
Est-ce qu’on peut dire alors que pour nos amis formalisme ? Il y a un passage de 1955 dans
belges qui ont une longueur d’avance, cette omission "Variantes de la cure type" où Lacan définit ce qui
fondamentale – ce "ils ne le savaient pas" – n’a pas spécifie la psychanalyse non pas comme un savoir
eu cours ? Ne serait-ce pas sortir de l’éthique de la qui pourrait s’enseigner mais comme une "rigueur
psychanalyse que de formuler les choses ainsi, car éthique qui exigerait une formalisation, nous
cette omission comme nous avons pu le voir a un l’entendons théorique, qui n’a guère trouvé à se
caractère structural. Je pense qu’une réponse se fera satisfaire à ce jour que d’être confondue avec un
jour dans les témoignages qui seront faits formalisme pratique : soit ce qui se fait ou bien ne se
aujourd’hui. fait pas". Ainsi voit-on fleurir les cartels réduits, en
Le cartel est un dispositif (un petit groupe) créé par effet, à des dispositifs pratiques de travail au sens de
Lacan pour réaliser l’objectif de travail de l’École l’organisation du travail en psychosociologie. La
qu’il fonde. Cet objectif de travail comporte, en en formalisation de Lacan concernant les cartels, si elle
faisant lecture dans l’Acte de fondation, trois n’est qu’une injonction, un souhait de sa part –
aspects, trois points qui ont ceci en commun : un comme il l’émet aux journées de 1975 – ne risque-t-
mouvement de retour à quelque chose d’initial, elle pas de se réduire à ce formalisme pratique ?
d’original. C’est, disons-le, le mouvement de L’objectif du cartel n’est-il pas plutôt que nous y
l’enseignement de Lacan, qui est le mouvement formalisions à notre tour, chacun, ce que nous avons
même de l’éthique de la psychanalyse. L’éthique, reçu de Lacan comme énoncé ?
c’est ce pourquoi il fonde son école et c’est pour Certes cette formalisation n’est pas, même pour ceux
l’éthique qu’il la dissout. Cet objectif est donc aussi qui s’y conforment, sans rencontrer des résistances.
cause. On sait que le groupe psychanalytique mis sur Celles-ci sont liées au réel en cause soit ce dire de
pied par Freud fut, au regard de l’éthique de la Lacan. "Il se trouve, dit-il en 1975, que j’ai choisi
psychanalyse, un échec. L’enseignement qui y règne cette année le terme de consistance pour désigner
encore de nos jours vise la conformité et non pas ce justement ce qui résiste, ce qui a quelque chance de
qu’est la psychanalyse. faire partie d’un réel". Formaliser reviendrait à faire
Lacan qui lit Freud et tire raison d’un échec, se tient confiance non pas au pur automaton mais à ce
à ce trou irréductible initial c’est le réel qui est quelque chose qui n’est autre que la structure en tant
premier) et ne fonde pas son école sur le modèle de qu’il y a à "s’y retrouver". Faire l’expérience du
l’Armée ou de l’Église ; il y marque d’emblée une cartel selon la formalisation implique d’en
béance (-à l’époque il se sert du huit intérieur) dans subjectiver quelque chose. "Le réel ne peut se saisir
le nœud de l’intension avec l’extension où prend que des impasses de la formalisation" dit Lacan dans
place l’École. Ainsi la "praxis… comme devoir" Encore ; or ces impasses ne peuvent se révéler qu’au
(praxis de la théorie) ne saurait se faire mystère, ni risque de sa propre énonciation. Ce n’est pas parce
même se réduire à des règles techniques et des que "les analystes sont les savants d’un savoir dont
énoncés qui s’apprendraient comme tels. Lacan y va ils ne peuvent pas s’entretenir" qu’ils ont à s’en tenir
de son désir dans cette fondation, et on constatera pour quittes. A défaut de savoir s’en entretenir, ils
qu’il ne cédera en aucun cas sur celui-ci. Car pourraient essayer de s’en expliquer et à ce titre
comment concevoir un groupe analytique qui irait à Lacan interpellait les analystes en ces termes en
rebours de la psychanalyse ? Or, quand Lacan 1975 : "Il me parait difficile que des analystes ne se
propose à ceux qui le suivent, le cartel comme demandent pas ce que veut dire analytiquement leur
dispositif de travail en commun, on s’y empresse travail en tant que c’est un travail en commun". Ce
parce qu’on l’aime, voire qu’on lui suppose le savoir que les analystes ont toutefois à savoir dans ce
– et ce transfert est essentiel – mais disons que ce travail, c’est que le symbolique se noue au réel,
mouvement participe aussi d’un "ne rien vouloir en comme je le souligne à propos "… du réel qui se fait
savoir". Témoignage nous en gardons avec ces jour dans le langage". Ainsi "aucun progrès n’est à
journées de 1975 où les différentes conceptions du attendre" comme nous le dit Lacan à propos du
cartel furent le reflet d’une méconnaissance voire travail en cartel. Ajoutons-y : aucun bien, aucun
mieux. Le réel comme l’indique le jugement de

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l’éthique de la psychanalyse, ne progresse pas : il est laisserait choir soit à confondre énoncé et
le même ; et pour reprendre une définition de Lacan, énonciation. Y aller de son énonciation, à savoir ne
qu’il n’a jamais fait varier : "il revient toujours à la pas se réfugier derrière l’énoncé de l’Autre, c’est en
même place". Rossi n’y a-t-il pas de réel différent passer par les voies du désir, c’est ce "s’y retrouver"
pour chacun ; il n’y a que des abords particuliers du dans ce qui est déjà là. Le mathème, la formalisation
réel soit des énonciations particulières. C’est cela du cartel est un impératif éthique. Celui-ci recèle un
qui est à mettre à l’épreuve dans le cartel ; ce qui dire, un réel auquel nous avons à nous confronter. Il
revient à ramener ce qui est écrit au discours : là est s’agit là – ce réel – de la découverte freudienne en
notre tâche de lecteur. Servons-nous par exemple du tant qu’elle a été prolongée par Lacan.
graphe du désir pour articuler autrement tout ceci. Résister à la formalisation, résister à la chose
Prendre la formalisation comme un commandement freudienne, à la cause freudienne, c’est du pareil au
nous venant de l’Autre, en l’occurrence l’École, même. Le "pire" qu’on puisse souhaiter c’est un
avec les deux types d’affects possibles dans ce cas – retour à l’expérience dans le sens de l’intension ;
rejet ou adhésion inconditionnelle – ne conduirait voilà pourquoi "l’ouvrir" nous met dans la position
qu’au confort homéostatique d’un travail en de l’analysant, quand il s’agit de psychanalyse.
commun, au point qu’on pourrait en supprimer le
"en ! Ce qui circulerait dans le cartel se réduirait à ce Savoir travailler – travailler le savoir
court-circuit du" disque-ourcourant ", le discours Maurice Krajzman
commun soit le travail commun.
Sur la voie d’un idéal, I(A), cet énoncé n’en
mobiliserait que mieux le surmoi dont on sait qu’il Il y avait une fois un dieu, celui d’Empédocle
est le véhicule de la haine laissée par le deuil du père d’Agrigente, qui ignorait la Haine.
imaginaire. C’était une sphère bienheureuse, ontologique, une
pure lumière vivant sur elle-même et complètement
ignorante des ombres et de la Haine.
Et ce manque à savoir, cette ignorance du dieu
d’Empédocle – et plus tard du christianisme ce qui
incita Lacan après Freud – à rénover la fonction du
savoir. A concevoir un savoir perlaboré – Durch
gearbeitet – qui laisse l’ouverture à la trouvaille et à
la surprise.
Oserais – je parler d’une éthique du sa voir ? Elle
comporte des risques parce que le psychanalyste a
un rapport à ce qu’il sait qui n’est pas des plus
simples. Lacan le rappelait à St Anne en 1972 – son
savoir, le psychanalyste le renie, il le réprime et
même, il lui arrive de n’en rien vouloir savoir du
tout. En fait, il le refoule.
Alors ! il y a une série de questions graves, que
Lacan nous envoie comme autant d’énigmes. Par
exemple : Est-ce que le savoir guérit ? Vie ce soit le
savoir du sujet ou celui du sujet supposé savoir dans
le transfert)
Plutôt est-elle accrochée à quelque chose de bien
A la limite ce serait plutôt le contraire dans certains
mince S(A) qui est pour cela tout à fait à prendre au
cas, puisque il y a une catégorie de sujets que Lacan
sérieux. C’est Freud qui nous a indiqué cette voie appelle les canailles pour qui le processus analytique
au-delà du principe du plaisir soit qu’aucun Autre ne aboutit à la bêtise.
saurait nous garantir ; de quoi ? De la vérité. Si on savait tout de suite, disait Lacan, que
S(A) il est impossible de dire tout le vrai. quelqu’un qui vient vous demander une
La seule garantie qui soit c’est le désir que l’on tient psychanalyse didactique est une canaille, on lui
pourtant de l’Autre. Même si l’Autre n’existe pas, dirait :
s’il est barré, troué, il a sa place dans la structure. On "Pas de psychanalyse pour vous mon cher ! Vous en
ne saurait donc négliger l’énoncé de la formalisation deviendriez bête comme chou".
voire la laisser tomber (combien de cartels la Le malheur c’est qu’on ne s’en aperçoit qu’a bout
relisent-ils ? car dès lors c’est la structure qu’on d’un certain temps. La rénovation de la fonction du

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savoir, Lacan l’a entreprise en produisant des petites Lacan est formel : "nul travail n’a jamais engendré
lettres, notamment celles qui mettent en place les un savoir". Qu’est-ce qui s’y oppose ? D’abord que
quatre discours, dont le discours analytique, dans "le SAVOIR EST MOYEN DE LA JOUISSANCE"
lequel le savoir, qui soutient l’objet a, l’objet-cause alors que le travail relève de ce qu’on appelle :
du désir, occupe la place du semblant, comme dans "Sublimation".
le discours universitaire. Et puis, comme Lacan le fait remarquer, "la
Ces petites lettres, il n’a rien trouvé de mieux. Rien formalisation même d’un savoir, rend toute vérité
de mieux que le mathème pour approcher la question problématique". C’est déjà assez remarquable,
du savoir sur la vérité. énoncé de la part de quelqu’un qui s’est appliqué à
Alors, est-ce qu’il faut se mettre au travail avec formaliser en mathème les concepts
l’espoir d’un savoir à l’Horizon ? psychanalytiques. Cela tient à ce qu’il a toujours
Est – ce ce qui se passe dans les cartels ? Et dans les proclamé, à savoir que l’effet de vérité, c’est
enseignements et les séminaires ? Est-ce la visée de précisément à ce qui choit du savoir, qu’il s’attache.
ceux qui prendront la parole ? En d’autres termes, à y voir surgir cet objet a que
Je ne veux rien présager, mais je sais que d’aucuns Lacan a épinglé du plus-de-jouir.
nous réservent aujourd’hui des surprises. Et ce n’est pas rien de s’être inspiré des lois de la
Surprise notamment à les voir prendre rang thermodynamique pour faire signifier que "CE QUI
d’avancer les questions qui pour eux font EST RECUEILLI DANS LA CHUTE, CECI
étranglement. Butée qui surgit de ce qu’aucun d’eux, D’AUTANT PLUS DOIT ÊTRE CONSERVÉ".
analysants et/ou analystes, n’est exempté de Il parait que c’est la première des lois. Nous savons
l’expérience analytique. C’est-à-dire d’un certain que Marx était lacanien quand il dénonçait dans-la
"savoir-y-faire" avec la vérité, pour reprendre une plus – value, la spoliation de la jouissance. Même si
expression de Lacan dans "Radiophonie" (Scilicet "ce que Marx dénonce de ce procès de spoliation,
2/3 p. 94). Un savoir-y-faire-avec-la-vérité qui n’est c’est sans se rendre compte que c’était dans le savoir
pas un mariage avec la vérité. comme moyen de jouissance que se trouvait le
Lacan prétendait que personne ne rêvait que le secret".
psychanalyste était marié avec la vérité. Ou du Lors de la' séance du séminaire "l’Envers de la
moins fiancé à elle. C’était peut-être un peu Psychanalyse", du onze février 1970 dont je me suis
optimiste de sa part. Mais j’exagère, chacun sait que en partie inspiré, Lacan articulait que, comme la
Lacan ne péchait pas par optimisme. Ça n’a rien plus-value qui s’additionne très – régulièrement, il
d’optimiste de pointer qu’avec la vérité on ne peut n’y a pas de circulation du plus-de-jouir•. Il y a une
avoir ni de rapport d’amour, ni de mariage, ni même chose que le plus-de-jouir ne paie jamais : c’est le
d’union libre. SAVOIR !
Et ce, même en travaillant ! J’ai remarqué en lisant les intitulés des interventions,
Pourquoi ? Une première raison est donnée, par qu’il en est une qui est prévue sur : "Ségrégation et
Lacan à la radio ce jour là : discours du capital".
"De la vérité on n’a pas tout à apprendre. Un bout Je ne sais si ces questions seront abordées dans cet
suffit : ce qui s’exprime, vu la structure, par : en exposé, si la fonction du riche, telle que Lacan
savoir un bout". l’avait mise en place en tant qu’exploitation du
Et on 'peut effectivement dire qu’il a su conduire savoir, "celle pour qui le savoir n’est qu’appareil
certains d’entre nous à en savoir un bout. Ceci aussi d’exploitation" sera évoquée. Mais ce que je sais,
pour apaiser un peu l’angoisse de ceux qui causeront (sans en faire une production de vérité) c’est que la
pour la première fois dans l’inter-cartel. fonction de l’analyste est d’aller recueillir dans sa
D’eux, pas plus que de la vérité on n’a tout à chute, ce plus-de-jouir en forme de petit a.
apprendre. Un tout petit bout suffit. Et encore, Et il faut ajouter, avec Lacan, c’est peut-être te plus
d’apprendre où ils en sont serait déjà pas mal. important, le sens même de mon introduction, que
La deuxième raison qui s’oppose au mariage avec la l’enjeu de cette fonction de l’analyste, est qu’il
vérité sous le dais du travail, c’est qu’il convient de faudrait qu’il se garde, "de refaire de cet élément, un
mettre en doute que le travail engendre un savoir. élément de maîtrise".
Un savoir quelconque. Qu’il soit modeste ou absolu. Ce jour-là, 11 février 1970, Lacan concluait sa
Le travail n’engendre aucun savoir. Le travail peut, à séance en disant : TOUT TOURNE AUTOUR DE
la limite, engendrer la vérité, même s’il est accompli L’INSUCCÈS.
par ceux qui ont le savoir. Et encore ! dans la mesure Alors, je formulerais ces deux souhaits pour la
d’un savoir-y-faire-avec-la-vérité. Mais, et là-dessus journée d’aujourd’hui : que nous n’exercions pas la

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fonction du riche et que cette journée soit un grand attribue à Alcibiade d’avoir vu en lui une
insuccès. "invraisemblable beauté". Et là où Alcibiade a cru
voir cette étrange beauté, il n’est quant à lui rien
Démons et merveilles qu’un "néant réel". Socrate l’engage alors à
Yves Baton poursuivre cette discussion dans les jours suivants,
lui indiquant sans doute – selon sa pratique
habituelle – la perspective – d’un enrichissement de
Socrate, interprète d’un désir déjà constitué dans le l’âme. Ayant d’autant moins compris qu’il reçoit
transfert et ancêtre de l’analyse ? ou Socrate une réponse (l’invraisemblable beauté) à une
hystérique en ce qu’il est l’initiateur du désir question qu’il n’a pas posée, Alcibiade serre dans
d’Alcibiade ? Cette dernière thèse lacanienne, ce ses bras Socrate qui s’endort et dédaigne la fleur de
texte se propose de l’illustrer. sa beauté, la bafoue et l’insulte. Peut-on réellement
Ainsi la confession d’Alcibiade devant les convives soutenir que, sur le coup, Socrate tombe du lieu du
du banquet (212c – 222b) contient, me semble-t-il, grand Autre au niveau de l’objet petit a ? N’est-ce
deux temps s dans le temps présent, Alcibiade prend pas Alcibiade lui-même qui, dans le miroir grand A,
pour objet de visée de son désir Agathon ; dans le voit "les fleurs, de sa beauté", les fleurs a de son
temps passé, il a essayé de séduire Socrate – image narcissique se flétrir et l’image du phallus
première scène de séduction car Socrate fut son qu’il croyait être s’écrouler ?
premier amant. Leur place dans le temps et leur Comment mieux accentuer que le désir d’Alcibiade
place sur les lignes du graphe du désir distinguent a pour initiateur Socrate, son premier amant ? Nul
ces deux scènes de séduction. autre que Socrate ne voit pour lui l’invraisemblable
A lire la relation qu’Alcibiade fait de sa tentative de beauté de l’agalma, nul autre que Socrate ne lui
séduction de Socrate sans laisser contaminer sa donne, en lui disant dans le même temps, qu’il ne l’a
lecture ni par ce qui vient dans l’après-coup (thèmes pas. Et c’est encore Socrate qui lui casse son image
du silène, de l’agalma, du satyre charmeur) ni par la narcissique par laquelle il se trouvait aimable.
formule lacanienne qui fait d’Alcibiade "le désirant Comment mieux pointer que la castration de l’Autre,
par excellence", si de plus on ne laisse pas rétro, agir du premier Autre, de Socrate qui ne l’a pas, suscite
la réponse de Socrate sur la proposition d’Alcibiade, le désir du sujet pour avoir creusé en lui un
on s’aperçoit qu’Alcibiade adresse à Socrate une manque ?
demande (217b – 218d). Et cette demande ne se Aussi bien Socrate reçoit-il d’Alcibiade la monnaie
distingue pas de celle d’un Pausanias. C’est une de sa pièce quand, dans l’après-coup, Alcibiade se
demande d’être aimé, d’échanger sa beauté contre confesse devant le tribunal du grand Autre. Pourquoi
tout ce que Socrate sait. "Aimer, c’est donner ce Socrate paniquerait-il ? Parce qu’Alcibiade s’apprête
qu’on n’a pas", inspiré à Lacan par la conception à dévoiler son désir à lui Alcibiade ? ou parce que
grecque de la doxa, ne s’applique pas à ce que cette Alcibiade dévoile son désir à lui Socrate ? De fait la
sorte d’amants pensent s’échanger. Alcibiade scène de séduction telle qu’elle s’est réellement
possède la beauté et Socrate est le plus sage des passée est contaminée et noyée sous les thèmes de
mortels. Dans la dialectique de l’amour éducateur, l’après-coup : Socrate cesse d’être l’amant
les sujets se donnent ce qu’ils croient avoir : l’un éducateur, il devient la silène qui renferme l’agalma
donne l’exemple, l’autre sa fidélité. De ce fait les d’une invraisemblable et indéfinissable brillance, il
sujets se ferment à la dialectique du désir devient le satyre qui charme et met Alcibiade en état
inconscient et opposent un déni à la castration. Est- de transe, il devient le Maître qui refuse d’être
ce un hasard si l’Aphrodite céleste ne naît pas d’une l’objet du désir qu’il crée parce qu’il est animé par
union sexuelle et si Pausanias articule cette forme un autre désir bien déconcertant. Si Alcibiade est
d’amour avec le statut privilégié des grecs cultivés et devenu "le désirant par excellence", c’est par
riches qui ne manquent de rien. Ces sujets se l’action de Socrate, son désir est désir de l’Autre qui
complaisent dans l’amélioration narcissique d’eux- se présentifie sous et dans les signifiants de l’Autre
m'aiment et enrichissent leur moi-idéal qui a rapport (agalma).
avec le S non-barré de l’Idéal du moi. Ces sujets ne Dès lors si Alcibiade est le démon de Socrate, l’est-il
sont pas affectés par le manque. sans le savoir et sans savoir pourquoi. Il ne sait pas
Comment Socrate répond-il à cette demande, que, se manifestant dans le scandale de l’agalma, il
d’amour émise par Alcibiade ? S’il lui répondait donne à l’existence la castration en la voilant sous
dans les termes d’une demande, il lui dirait une forme énigmatique.
seulement : tu me propose de "troquer du cuivre
contre de l’or". Mais Socrate n’en reste pas là. Il

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Que sait-il, Socrate, de ce qu’il y a derrière le castration. Or c’est cela qu’Alcibiade, qui est son
démon ? Que sait-il de l’énigme de la castration ? A œuvre, lui présente sans le savoir dans sa parade de
l'inverse de Pauvreté au Banquet des dieux, présente séduction. Alcibiade est bien le démon de Socrate :
au-dehors pour n’avoir pas été invitée, la castration il manifeste sans le savoir, dans le scandale de
s’invite au Banquet des hommes sans répondre l’agalma, la vérité insoutenable du "connais-toi toi-
"présent" car personne n’ose l’appeler par son nom. même" qui se lève par derrière une brillance
Plus qu’Eryximaque, elle préside, disperse et particulière et présentifie le manque énigmatique de
ordonne les différents orateurs autour d’une place la castration. Alcibiade en est protégé par son
qui n’apparaît là qu’un creux. inscience ; mais Socrate qui sait et quand il cesse de
Parlant de l’amour, Phèdre et Eryximaque parlent mettre à cette place un perfectionnement narcissique
d’autre chose ; au sujet de la castration, Pausanias et de l’âme, que peut-il faire ? Que peut faire Socrate
Aristophane la nient chacun à leur manière. quand il ne s’engage pas dans la voie de
Agathon, le tragique, donne dans le comique : il l’inscience ? Sachant, ne pouvant plus prendre le
laisse entendre, sur un certain ton, qu’il ne sait pas leurre de l’amour pour le réel de la chose, ne
de quoi il parle et il en parle très bien. De quoi peut- pouvant ni aimer ni être aimé, ne pouvant laisser
on bien parler sans savoir de quoi on parle ? sinon de jouer la métaphore de l’amour, quel peut encore être
ce qui reste pour tous énigmatique. Maniant le désir de Socrate ?
l’énigme sans le savoir, Agathon méduse Socrate, et Ce ne peut être qu’un désir déroutant pour les
ce n’est pas rien de couper le sifflet à cet incorrigible mortels. Socrate prend la castration de biais : il
bavard et de couler dans le silence de la pierre ce désire une mort où il discutera dans l’immortalité de
grand dialecticien ! Socrate montre-t-il par là, dans l’éternité de l’âme. Là, au Banquet des immortels,
le trait d’esprit qui prend Gorgias pour évoquer la soit la castration sera là soit elle pourra être
Gorgone, qu’il sait ce qu’Agathon à invoqué, à son nommée.
insu, donnant de ce fait une présence à une absence, Dans l’attente de cette mort, pas plus qu’un autre
comme le silence qui répond à un appel donne à ce Socrate n’échappe à la disjonction entre ce qu’il sait
silence l’extraordinaire densité du manque comme et ne peut dire et ce qu’il dit sans savoir. Mais, plus
tel. Que Socrate sait-il au juste ? En son nom propre, qu’un autre parce qu’il sait et à condition de ne pas
il dit seulement que l’amour est un désir d’un objet le dire, Socrate peut jouer de ce manque en
dont on manque. Le Banquet prend là un nouveau désignant à Alcibiade l’objet de visée de son désir
tournant mais voilà une banalité que beaucoup de qui est Agathon sans qu’il n’en sache rien. Socrate
névrosés soutiennent car le manque d’un objet n’est peut dévier latéralement l’amour de transfert et faire
pas le manque comme tel. d’Alcibiade un désirant. Ce n’est pas là avoir le
Puis Socrate cède la parole à Diotime qui parle du dernier, mot de la vérité mais seulement le dernier
lieu où Socrate ne sait pas, du lieu où Socrate est une mot de la conversation car, lors du Banquet, Socrate
femme – et pourquoi pas du lieu où Socrate est une ne maîtrise d’autre secret que celui de l’ivresse.
sage-femme à l’image de sa mère : il s’agit Aussi bien le désir insituable de Socrate en fait-il un
d’accoucher d’une âme belle et désirable comme un démon : il scandalise la cité en se réclamant d’un
moi-idéal exaspéré dans sa visée de transcendance. démon qui n’est pas celui de tous : en lui, visiteur du
Sans doute Diotime donne-t-elle l’illustration de la soir, se promettent démons et merveilles qui
pratique quotidienne de Socrate telle qu’il la conçoit suscitent le désir des autres qu’il détourne par un
lui-même : "connais-toi toi-même", occupe-toi de transfert latéral sur d’autres – et tout cela dans,
ton âme. On peut dès lors s’étonner de la surprise de l’incompréhension générale des autres qui
Socrate devant chacun des escamotages de Diotime ; s’étonnent de son désir particulier et de lui-même
mais cela reste dans la logique selon laquelle il sait, qui dit des choses sans savoir pourquoi.
et donc s’étonne, mais ne peut dire ce qu’il sait. Où est-elle cette castration sur la scène du Banquet ?
Cet étonnement de Socrate prépare l’arrivée Où est cette place en creux ? elle ne s’exprime chez
d’Alcibiade, nouvelle figure de l’inscience de aucun des orateurs qui la nient ou ne font que
Socrate : il s’agit du point où Socrate ne sait pas. l’évoquer sans le savoir. Elle est à la place du
Alcibiade met en acte sans le savoir la vérité du souffleur qui prend tout le monde à contre-pied
discours de Socrate sur laquelle Socrate lui-même se parce que personne ne peut ni la voir ni l’entendre.
leurre.
Voilà qui explique la panique de Socrate devant la
confession de son secret par Alcibiade. Pas plus
qu’un autre, il n’aime être mis en face de sa propre

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L’éthique et la proposition d’octobre Pour prendre cette place, Lacan pose ce principe qui
Monique Liart est au fondement de son École : "Le psychanalyste
ne s’autorise que de lui-même".
En janvier 1980, J. Lacan nous conviait par la "L’autonomie de l’initiative du psychanalyste y est
dissolution de l’EFP à un retour à la proposition posée en un principe qui ne saurait souffrir chez
d’octobre 67, proposition sur le psychanalyste de nous de retour" (Proposition d’octobre. 1er v. p. 5
l’École. Il nous conviait à repenser le Analytica 8)
fonctionnement institutionnel, de telle sorte que Lacan précisera dans le discours à l’EFP, que ce
celui-ci puisse être à la hauteur du réel auquel nous principe n’est pas un credo, ni un acte de
confronte outre pratique analytique. libéralisme, mais qu’il s’impose parce qu’il ne fait
Où en sommes-nous aujourd’hui, quatre ans plus qu’entériner le/fait que dans la cure, l’analyste est
tard ? seul maître à son bord, qu’il le veuille ou non.
Pour tenter de cerner notre situation actuelle, je me Voilà le refuge que Lacan nous a donné contre le
suis posé trois, question, auxquelles je me suis malaise de la civilisation : c’est une société régie par
imposé d’articuler une réponse. le désir du psychanalyste. "Ma position de chef
1°Qu’est-ce qu’une École pour Lacan ? d’École est une résultante d’une relation entre
2°Quelle sorte d’acte analytique nous a fait poser la analystes, qui depuis 17 ans s’impose à nous comme
dissolution en Belgique, et à quelles questions un scandale (Proposition d’octobre. 1er v. p. 6
éthiques cela nous a-t-il confrontés ? Analytica 8)
3°Comment articuler la question du désir de Un des points principaux de ce scandale était
l’analyste à celle de la jouissance de l’analyste ? l’institution du didacticien, c’est-à-dire d’une liste
d’analystes reconnus pour la formation de jeunes
1. Qu’est-ce qu’une École ? analystes.
Lacan inverse les choses et dit :"Un psychanalyste
Le terme d’École, écrit Lacan, "est à prendre au sens est didacticien, de ce qu’il a fait une ou plusieurs
où dans les temps antiques, il voulait dire certains psychanalyses qui se sont avérées didactiques".
lieux de refuge, voire bases d’opération contre ce qui L’essentiel est donc que l’analysant soit libre de
déjà pouvait s’appeler malaise dans la civilisation". choisir son analyste. Il peut donc même être
Le malaise dans la civilisation pour la psychanalyse l’occasion pour son analyste de s’autoriser à la
c’est la hiérarchie et les systèmes de pouvoirs didactique, sans donc que celui-ci n’en ait reçu le
qu’elle ordonne. titre d’aucune instance de pouvoir.
L’École, selon Lacan, se réclame d’un autre On peut voir comment ces principes de base de
fonctionnement : d’un "gradué" qui relève non pas l’École, que j’ai essayé de résumer très simplement,
d’un système de reconnaissance fondé sur des constituent un fonctionnement qui est
principes hiérarchiques, mais qui relève du réel fondamentalement anti-bureaucratique.
même qui est en jeu dans la formation de l’analyste. "Toute institution ratera son but, dit Lacan, si elle ne
"Il y a un réel en jeu dans la formation même du commence par re-situer le grade dans le gradus
psychanalyste. Nous tenons que les sociétés même, c’est-à-dire le passage qui va du
existantes se fondent sur ce réel". psychanalysant à l’analyste". (Disc. EFP, jury
Ce réel, c’est le mouvement même d’une cure d’accueil p. 35)
analytique ' : à savoir son début, qui est le transfert On ne comprend donc rien à la proposition d’octobre
où l’amour est adressé au savoir supposé, et sa fin, si l’on refuse de voir que toute l’École de Lacan est
qui est la chute du S.S.S. (l’analyste est réduit au articulée à sa théorie de la fin de l’analyse, de ce
signifiant quelconque) et le passage du réel, dont Lacan dit : "le fait n’est pas moins patent –
psychanalysant au psychanalyste (par la séparation et pour nous concevable – que ce réel provoque sa
de a et -ϕ) propre méconnaissance, voire produise sa négation
Ce moment est celui où le sujet qui a traversé son systématique".
fantasme fondamental, pose l’acte de prendre la Freud, on le sait, a préféré éviter la question en
place de l’analyste, alors qu’il vient de voir à quelle tranchant pour l’analyse interminable, la butée étant
place a chu celui qu’il avait supposé savoir, – place le roc de la castration pour les hommes, le
peu enviable s’il en est une –. Lacan la définit du "penisneid" pour les femmes.
"sicut palea" de St Thomas. Lacan propose un au-delà : la traversée du fantasme
et l’acte analytique. Et c’est cette question qu’il a
proposée à la Passe et qui n’est pas sans rencontrer

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quelque résistance, voire même susciter quelque le discours du pouvoir, de la bureaucratie, la morale
horreur. du juste-milieu est précisément de ne rien vouloir en
"L’analyste ne s’autorise que de lui-même" est donc savoir du désir.
un principe qui introduit au registre de l’acte Toutes les pannes de ce désir de savoir qui devrait
analytique. animer l’analyste en fin d’analyse trouvent leur
"Même s’il est croyant, l’analyste doit lâcher ce refuge, toujours le même : le pouvoir, dit Lacan.
recours. On ne voit pas l’analyste prier pour son De même, on peut dire que la psychanalyse en
patient. Par conséquent, la formation de l’analyste extension qui perdrait de vue qu’elle a à s’articuler
ne saurait avoir d’autre sens que de le préparer à ce autour de la psychanalyse en intension, est, tôt ou
fait" (Discours à l’EFP jury p. 36) tard, appelée à dévier de sa place.
"Il n’y a pas d’Autre de l’Autre" ; "Il n’y a pas de C’est le huit intérieur, le nœud de l’intension et de
rapport sexuel", voilà ce qui est répondu à l’extension dont nous a parlé L. Mahjoub-Trobas.
l’analysant en fin de parcours. Ce n’est que s’il a fait
lui-même le chemin de cette destitution subjective 2. Quelle sorte d’acte nous a fait poser la
qui mène à un petit voyage du côté de chez rien, dissolution et à quelles questions éthiques
comme dit J.-A. Miller, du côté de S(A), du "il n’y a cela nous a-t-il confrontés ?
pas d'Autre de l’Autre", que le, sujet pourra à son
tour prendre la place de l’analyste et mener jusqu’à Notre départ de l’EFP fut-il un acte analytique ?
son terme d’autres analyses. Celui-là, dit Lacan, "n’a L’acte ne se reconnaît qu’à ses fruits, dans l’après-
nul stage à faire, ni dans les Biens Nécessaires, ni coup. Ce départ a constitué, en tout' cas, une
parmi les Suffisances pour être digne de la Béatitude tentative de passer du père au pire. L’orthodoxie qui
des grands ineptes de la technique régnante". procède du père se définit du refus de la barre qui est
(Prop, oct. 1 p. 20) inscrite sur l’Autre, l’Autre n’est pas barré. La
Lacan marque son mépris pour les systèmes de religion en est l’illustration la meilleure.
reconnaissance de type hiérarchique. A quoi donc L’institution a le savoir total du père et le
correspondent les titres et les nominations qu’il a fonctionnement proposé aux élèves est la fidélité à
prévues pour son École puisque on sait qu’on y l’enseignement proposé. C’est le fonctionnement de
décerne les titres de AME et AE ? A quoi l’IPA, où l’enseignement freudien s’est
correspond ce "fonctionnement" (qui serait l’opposé progressivement rétréci, jusqu’à ce que Lacan le
d’une hiérarchie) ? reprenne.
− On peut dire en premier lieu que ces nominations Par rapport à l’orthodoxie, Lacan parie sur le pire :
viennent en second et non en premier par rapport au le désir de l’analyste lorsqu’il en est réduit à cet
principe "l’analyste ne s’autorise que de lui-même" objet a. Le savoir ne se transmet plus par le père,
− L’École donne une garantie vis-à-vis de l’extérieur mais par l’expérience du pire : par l’analyse menée
pour certains analystes qui relèvent de sa formation : jusqu’à son terme. Parier du côté du pire c’est
l’A.M.E. (la garantie est donnée aux analysants…). toujours parier du côté de l’objet a.
Lacan précise que les listes d’un annuaire ne sont L’EBP, fondée par des élèves de Lacan, peu après la
pas pour autant exhaustives… création de l’EBP, élabore des statuts hybrides, à mi-
− Le titre d’AE, par contre, est demandé par chemin entre l’IPA et la proposition d’octobre. A
l’analyste lorsqu’il s’engage à témoigner des cette différence près qu’il n’y a pas de mi-chemin
problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour la proposition d’octobre. On était donc, avec
pour l’analyse. des mines lacaniennes, beaucoup plus près de l’IPA.
C’est à quoi s’engage un candidat à la passe. − Les statuts, en effet, étaient radicalement axés
Ce gradus a donc pour principe de décerner, non des autour de l’existence des didacticiens dont la liste
grades qui donneraient quelque pouvoir, mais des était assez mince…
titres qui engagent chaque fois un peu plus l’analyste −Toutes sortes de conditions de type universitaire
dans ses devoirs, devoirs impliqués dans le désir du réglementaient l’accès à la didactique : la
psychanalyste. reconnaissance procédait du père.
Entre Antigone (qui présentifie la violence du désir) − La formation théorique proposée relevait d’un
et Créon (qui incarne le pouvoir et la bureaucratie) il éclectisme assez raffiné : Freud, M. Klein Winnicott,
y a l’irréductible. Lacan, PanKow étaient proposés comme un tout
Face à Créon, Antigone ne peut que choisir de dont il ne fallait surtout rien détacher… surtout pas
mourir, enterrée vivante et elle ne cède pas sur son trop Lacan, nous étions donc bien dans la logique de
désir. Elle ne peut que choisir cette solution, puisque l’orthodoxie, où il s’agit avant tout de briser la barre

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qui existe sur l’Autre, il faut que l’Autre ne soit pas Lacan pose que le transfert est un phénomène où
barré, qu’on soit sûr de tout savoir. sont inclus ensemble analyste et analysant, mais que,
Sommes-nous passés du père au pire ? dans cette situation, l’amour est adressé au S.S.S., et
L’ECF se réclame du pire : d’un travail sur la fin de non au sujet qu’est l’analyste.
l’analyse et de la passe. Que se passe-t-il donc quand un analyste se prend
Je ne peux que formuler quelque inquiétude au sujet pour l’objet d’amour et passe à l’acte ? Cela signifie
du discours – ou de l’absence de discours – des qu’il s’est pris pour l’aimé et non pour le support de
analystes belges sur ces questions. Il est étonnant l’amour.
qu’un discours sur la passe ne puisse se proposer que L’amour, M. Silvestre nous l’a rappelé récemment,
dans un climat dit "subversif", alors qu’il est en opère dans la cure à un double niveau :
premier point du programme de ECF. Il faut dire − comme moteur : c’est-à-dire comme matière à
quand même que notre départ de l’EBP n’a pas pu travers quoi s’opère le déplacement des
s’accompagner d’un travail sur la proposition représentations, ce qui permet au refoulé de devenir
d’octobre. L’horreur de l’acte fut telle qu’un travail le matériel conscient ;
sur l’objet même de ce qui justifie que nous nous − comme frein : dans la mesure où l’amour vient
soyons retrouvés ensemble ne put être fait. Cet objet arrêter les associations libres, du fait de la jouissance
c’est la formation des analystes dont nous avons pris qu’il procure et du fait que cette jouissance ne peut
la charge. pas se dire : ce en quoi l’amour véhicule, renseigne
Le fait que nous ne constituons pas un groupe belge l’analyste sur l’objet a qui est en question dans la
indépendant de l’E.C.F. – nous avons choisi ce mode cure. Cet objet a est, on le sait, rebelle à la
d’inscription à l’ECF – ne doit pas pour autant nous signification phallique, il est du côté du silence.
faire faire l’économie d’un travail sur ce qui est Prenons le schéma que construit Lacan tout au long
précisément notre désir d’analystes, et sur les des séminaires. "La logique du fantasme" et "l’acte
conséquences que cela entraîne ici en Belgique. analytique".
Nous ne pouvons pas mettre le directoire, dans la
position de "suffisances". Ceci relèverait d’un retour
au père.
"Le psychanalyste a horreur de son acte C’est au
point qu’il le nie et le dénie…"
Il n’y a pas d’acte sans horreur (l’horreur est là, c’est
donc bon signe). Maintenant, il s’agit de le
reprendre, cet acte : un travail sur la fin de l’analyse,
la passe et l’acte analytique s’impose. Un séminaire
est déjà en cours de formation sur ce point. "Trouver
dans l’impasse la force vive de l’interprétation" :
c’est l’éthique pour Lacan.
L’éthique c’est faire le pari du pire.

3. La jouissance ou le désir de l’analyste.


L’opération de transfert est la résultante de
l’aliénation et de la vérité. La résultante de
Lacan nous a montré qu’une cure analytique
l’opération : ou je ne pense pas, – ou je ne suis pas,
s’engage parce que le transfert est déjà là. Dans ce
sera la séparation de a et de -ϕ qui permettra au sujet
déjà là, l’analyste a à repérer quelle place il occupe.
en fin d’analyse de poser l’acte de devenir analyste.
Cela signifie que ce n’est pas sa personne qui
Le transfert relève du champ de l’Autre et produit
compte, mais la place qu’il occupe.
pour l’analysant un acte signifiant, qui trouve à se
Ceci vient donc à l’encontre de toutes les théories
loger dans la répétition, mais qui est instauration
sur le contre-transfert, où la situation est présentée
finale du sujet comme tel. La fin de l’analyse c’est la
comme une relation duelle. On essaye de repérer
production d’un sujet.
l’incidence des sentiments de l’analyste sur l’analyse
Pour que cette opération signifiante puisse se
du patient. Ces théories, on le voit, amènent aux
produire pour l’analysant, il faut que l’analyse se
pires confusions : on ne sait plus qui est en analyse
situe au champ de l’Autre. C’est l’amour adressé au
avec qui : car ce contre-transfert doit plutôt s’appeler
SSS qui va permettre "la mise en acte de
un transfert.
l’inconscient" et cette construction du fantasme dont
la traversée constitue la fin de l’analyse.

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Cette opération idéale de la direction de la cure, peut l’impossibilité de ne jamais rien en savoir sur ce qui
être troublée de deux manières : le cause lui comme sujet. L’analyste qui s’est pris
1) Par l’opération de vérité qui conduit à 1'acting- dans la jouissance de l’αγαλμα qui s’est pris pour
out, "là où c’était je ne suis pas", c’est-à-dire vers la l’objet, mène donc l’analyse à une impasse,
pensée en tant qu’inconsciente. L’acting-out est un puisqu’au lieu de déchoir lui comme objet a, il
moment d’angoisse où le sujet fuit l’irruption de a, conduit son analysant à prendre la position du
c’est-à-dire l’imminence d’une castration déchet, selon le principe très souvent énoncé par
imaginaire. Ici le rapport au grand Autre reste Lacan que, lorsqu’un analyste quitte sa place, on
présent, il y a appel au SSS dans une mise en scène : voit immanquablement la situation se renverser :
on est dans le signifiant, mais écorné du -ϕ : c’est l’analyste devient l’analysant et inversement.
une monstration mais le sujet n’y est pas. Mais ce
n’est pas une rupture de l’analyse, au contraire, c’est Passage lÕacte
une relance, une demande de symbolisation (ex,
l’homme aux cervelles fraîches de Kris)
2) Par la voie de l’aliénation : c’est-à-dire le passage
à l’acte. Ici, on est du côté du "je ne pense pas". Le
sujet ne pense pas pendant le temps du passage à
l’acte, il s’écrase sur l’objet a dans un mouvement
d’identification. Le passage à l’acte se reconnaît à
cette absence d’intentionnalité où le sujet se sent
avoir été poussé à agir. L’acte reste donc pour lui-
même énigmatique. Freud nous a donné l’exemple
Les conséquences pour un sujet névrosé peuvent
de la jeune homosexuelle : c’est bien de s’identifier
déjà être des plus graves. On sait la difficulté de
à l’objet a, l’enfant qu’elle attendait, qu’après la
manier dans une cure le silence des pulsions, qui
rencontre du regard de son père, alors qu’elle
indique le rapport entre la jouissance et la mort. Que
"courtisait" la Dame qu’elle choit, qu’elle "met bas"
dire alors si une psychose se trouve latente ? Dans ce
littéralement sur la voie du chemin de fer. On se
cas, on risque que la jouissance se mette à parler
souvient du double sens du mot allemand :
toute seule et c’est le délire. On sait que l’amour en
"niederkomt" tomber ou mettre bas.
lui-même est déjà un des facteurs déclenchants de la
Le passage à l’acte, contrairement à l’acting-out, est
psychose. L’amour de transfert sera la situation
une mise en dehors de l’analyse. Tout passage à
idéale puisqu’ici la rencontre du "un père" est
l’acte de l’analysant doit-il être attribué à un passage
pratiquement assurée. La connexion de l’amour et de
à l’acte de l’analyste ? C’est une question qui fut
la jouissance qu’il contient est précisément ce dont
posée dans un congrès de l’EFP. Le passage à l’acte
l’analyste a à séparer le sujet psychotique, afin que
de l’analyste peut être tout autre chose qu’un
l’amour ne fasse plus ravage mais désir. La
passage à l’acte sexuel, cela peut être une
jouissance doit être barrée pour que le signifiant ait
interprétation abusive, qui peut avoir les
une chance d’advenir. L’éthique impose donc qu’en
conséquences les plus graves. Pour le cas du passage
cas de passage à l’acte sexuel de l’analyste, une fin
à l’acte sexuel, on peut en tout cas souligner
soit mise à l’analyse Cet analyste là ne peut se
combien il mettra pour l’analysant les choses hors de
donner aucune chance de récupérer l’analyse. Une
l’axe symbolique, vers l’axe imaginaire, qui est bien
chance existe-t-elle dans une autre analyse ? Lacan
le lieu où Lacan situe le corps.
s’est montré très pessimiste pour les secondes
L’éthique de la psychanalyse a été posée par Lacan
analyses dans les cas où l’analyste s’est pris pour
comme étant du côté du désir et non de la
l’objet. Il a dit quelque part que, dans ces cas, ce
jouissance, pour la raison bien simple que si, dans le
qu’il fallait opérer c’est une analyse de l’analyse,
transfert, l’analysant rencontre la jouissance de
c’est-à-dire, me semble-t-il, une tentative de
l’analyste, c’est bien d’avec "La Chose" qu’il y a
décollage de l’objet a et de l’objet aimé, puisqu’ici
rencontre ; on est donc dans le registre de la mère et
par le transfert ils ont été réunis.
de l’inceste. Un tel passage à l’acte de l’analyste se
Pour l’analyste qui fait erreur, une École devrait
voit le plus souvent suivi de passages à l’acte
pouvoir lui offrir la chance de revoir ce qui pour lui
mortifères de la part de l’analysant. Ceux-ci ne sont
a fait écran à l’éthique de la psychanalyse. Celle-ci
que l’indice du fait qu’une identification a été faite
n’a rien à voir, en effet, avec les morales de la
entre l’objet cause du désir et l’être aimé dans le
jouissance de type sadien, dont Lacan
réel. Du fait de ce collage, le sujet se trouve dans

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a montré les impasses, ou tout autre idéologie de L’analyste, lui, réduit à l’objet a, sicut palea, se voit
libération du désir. La seule chose que l’on puisse devenir une voix : il répond sur la cause du désir.
demander à un analyste, dit Lacan dans le séminaire
sur l’Éthique, c’est : "où as-tu cédé sur ton désir ?" Ségrégation et discours du capital
Le désir qui est visé ici, c’est le désir de l’analyste, Enciso Bergé-Angel
désir qui s’oppose à toute jouissance puisque le désir
de l’analyste est précisément que l’analysant puisse
opérer le détachement de son fantasme, donc de (Intervention à la journée inter-cartels tenue à
l’objet de sa jouissance. L’analyste qui jouit n’opère Namur le 29. 1. 84)
pas, a dit aussi Lacan. J’ai retenu pour mon intervention quelques éléments
La question qui restait ouverte pour Lacan lorsqu’il d’un exposé plus complet fait au groupe de travail
institua la passe était précisément celle-ci : comment "entretiens sur la pratique".
un analysant peut-il en fin d’analyse en arriver à Dans ce groupe nous essayons de faire place à
désirer occuper une place qui ne lui promet aucune quelques questions qui ont une incidence éthique :
jouissance ? La comparaison avec la jouissance comment la psychanalyse peut-elle contribuer à
masochiste elle-même est erronée puisque c’est en mieux situer, à mieux saisir la référence, dans les
tant que semblant que l’analyste tient la place de impasses qui s’offrent à nous dans d’autres pratiques
l’objet a. Il y a un passage du discours à l’EFP où sociales.
Lacan situe la psychanalyse du côté de la jouissance, Par exemple ceci : comment, dans la logique du
lorsqu’il parle de l’horreur de l’acte analytique. mode de production sous lequel nous vivons,
"… mon discours n’apaise en rien l’horreur de s’inscrit cette complicité paradoxale entre
l’acte psychanalytique. Pourquoi ? Parce que c’est exploiteurs et exploités qui permet le succès d’une
l’acte, ou plutôt ce serait, qui ne supporte pas le propagande et de pratiques xénophobes voire même
semblant. Voilà pourquoi la psychanalyse est de racistes.
notre temps l’exemple d’un respect si paradoxal C’est une question qui nous interpelle d’une façon
qu’il passe l’imagination, de porter sur une particulière dans la mesure où tous les travaux, qui
discipline qui ne se produit que du semblant. C’est sont en Belgique nombreux et de qualité, tous les
qu’il y est nu à un tel point que tremblent les efforts de la diffusion et de l’activité militante, qui
semblants dont subsistent religion, magie, piété, tout sont loin d’être négligeables, ne parviennent pas à
ce qui se dissimule de l’économie de la jouissance. enrayer le succès inquiétant de certaines campagnes
Seule la psychanalyse ouvre ce qui fonde cette électorales axées sur le renvoi des travail leurs
économie dans l’intolérable : c’est la jouissance que immigrés, ou l’incroyable appui eau Parlement
je dis. Mais à l’ouvrir, elle le ferme du même coup et rencontre, en ce moment même, un projet de loi –
se rallie au semblant, mais à un semblant si méchant et bête – concernant les immigrés.
impudent qu’elle intimide tout ce qui du monde y Approcher la logique du mode de production sous
met des formes ". (Scilicet 2/3, p. 29) lequel nous vivons est une question à laquelle Lacan
La seule jouissance qui resterait à l’analyste serait- ne s’est pas dérobé. Le discours du capital est pour
elle celle de l’horreur de l’acte ? A celle-là, en effet, lui une formation, très accomplie, du discours du
il est prié de ne pas se dérober. Maître.
Le poète, a dit Lacan, est celui qui est rongé des Nous pouvons saisir ce discours du Maître tout au
vers. Ces drôles de petites bêtes que sont les mots, il long du trajet, du développement historique, du
se trouve impérativement astreint de les agencer du mode de production capitaliste, dont le moment
côté du beau, du bien-dire. crucial serait un moment d’identification que Marx a
L’analyste devrait être celui qui est rongé de l’acte, parfaitement repéré. C’est le système capitaliste lui-
acte pas tout-à-fait étranger à l’acte d’amour, si l’on même qui crée le prolétariat et fait de lui le sujet
entend qu’en fin d’analyse l’amour n’a plus rien à capable de soutenir ce que le sujet fondateur du
voir avec l’image narcissique (voir fin du Séminaire discours du capital, le patronat bourgeois, est
XI). incapable de supporter. Lacan le rappelle, c’est Marx
Je terminerai par cette définition du transfert de qui a indiqué le véritable sujet du discours dans le
Lacan, que rappelait récemment J.-A. Miller : le prolétariat même si, pour Lacan, le renversement
sujet s’y donne un partenaire qui a chance de révolutionnaire que Marx croit pouvoir exiger de ce
répondre. retournement, se réduit à un cercle.
Puisqu’"il n’y a pas de rapport sexuel", dans l’acte D’autre part, le mode de production capitaliste nous
sexuel, le partenaire ne peut que mentir. montre qu’il n’y a qu’une marchandise et une seule,
la force de travail, capable de rendre toutes les

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valeurs à leur valeur d’échange et de créer en même restes". Faire en sorte que tous les restes
temps une plus-value. disparaissent, repousser au plus loin les résidus, ou
Cette marchandise ne se trouve que dans le corps tout au moins les neutraliser ; et, par temps de crise,
humain et c’est au corps humain qu’il faut aller la comme les restes sont nombreux, presque
chercher, l’arracher dit Marx. C’est une marchandise ingouvernables) il faut la ségrégation et l’exclusion.
universelle, inépuisable, qui ne demande qu’à être Mais d’autre part, le nouveau sujet, le Prolétariat,
reproduite. Et c’est elle qui, placée en position de paie très lourdement son unité, car la sexualité en est
valeur d’usage, transforme toute valeur existante en purement et simplement exclue. Lacan l’a aussi fait
la valeur d’échange, et qui est la source, remarquer et il est frappant de voir dans un texte
structurellement et non pas conjoncturellement, fondateur comme le "Manifeste Communiste", d’un
d’une plus-value car elle crée plus de valeur qu’il côté l’intérêt porté à la sexualité (dans des thèmes
n’en faut pour sa re-production. comme la famille, la reproduction, la prostitution, ou
Chez Marx il n’y a pas de théorie des besoins car l’éducation) pour y dénoncer ses formes sociales
c’est l’univers de l’échange qui règle et organise les dépassées, et, d’un autre côté, au moment de faire
besoins. Nous pourrions même placer la plus-value place à ce qui pourrait venir du rapport sexuel –
comme effet métaphorique du discours du Maître et puisque les prolétaires ce sont des hommes et des
réserver la place de la métonymie à ce mouvement femmes-la censure : à ce moment-là Marx clôt le
qui consiste à faire croire à la valeur d’usage des débat, et il nous dit, avec Engels, que ça c’est du
valeurs qui ne sont que d’échange. privé. Curieuse façon de répondre, de la part de ceux
Et s’il y a bien un endroit où le sujet humain se qui ont tout rendu public par la valeur d’échange ; et
trouve, à fleur de peau, pris dans la division, c’est comme le rétorque Lacan, c’est du privé, mais privé
bien dans l’obtention de sa force de travail, au point de quoi ?
qu’elle se dédouble et se prolonge pour garantir sa Pour Lénine l’impérialisme c’est le stade suprême
permanence en division technique et division du capitalisme ; pour Lacan aussi, seulement
sociale. l’impérialisme, pour Lacan, du point de vue qui nous
Il y a pourtant dans ce discours un moment de occupe ici, c’est l’universalisation du discours du
faillite inexorable. Les crises du capitalisme, pour capital en tant que figure du discours du Maître. Il
Marx, sont des crises de surproduction. Il y a trop. produit pour son "maintien la ségrégation, que ce
Le sujet initial, le patronat bourgeois, est soit dans l’exclusion sociale ou dans le rejet de la
manifestement défaillant, incapable de s’approprier sexualité. Or ces deux aspects, dans le problème
le tout de sa production et de son exploitation mentionné au début, ne sont pas disjoints. C’est sur
devenue universelle et généralisée. fond de sexualité que cette complicité, cette
C’est l’apprenti sorcier. Et c’est là que Marx place le complaisance, cette identification, s’opèrent dans
moment de l’identification : le prolétariat, uni, peut l’exclusion des immigrés.
et doit éjecter, remplacer, le sujet défaillant, pour
prendre sa place. Sur cette question je poserai quatre hypothèses :
Cet appel à l’unité fonctionne, par exemple dans le 1) Le discours du Maître est aussi à l’œuvre dans le
"Manifeste", comme une assertion de certitude symptôme. Et Lacan répète à plusieurs reprises que
anticipée, et donc comme promotion d’une identité si la structure du discours du Maître est celle que
qui doit se, précipiter. Le mot d’ordre "prolétaires de nous trouvons à l’œuvre dans le symptôme, c’est à
tous les pays unissez-vous !" essaie de jouer ce rôle- Marx et non pas à Freud que nous en devons la
là. Quand le prolétariat s’unifie, quand il fait l’un, il découverte – à Freud reviendrait de l’avoir mis en
est à même de remplacer le sujet patronal du rapport avec l’inconscient.
capitalisme défaillant qui croule sous ses propres Or, justement, Freud nous dit en ce sens que le
richesses. Seulement quand il fait l’un, il fait le prolétaire n’est pas analysable. S’il lui arrive d’avoir
Maître. un symptôme névrotique, son travail l’est bien
davantage, et à ce travail, lui, Freud, n’a pas accès.
A partir d’ici s’amorcent deux lignes différentes La menace brutale du discours du capital sur ce
mais finalement complémentaires. versant de l’incapacité patronale, de la crise de
D’une part l’ancien sujet, le patronat bourgeois) surproduction, et de la répression qu’elle entraîne,
connaissant sa faiblesse, essaie d’y remédier par est celle d’en finir avec le symptôme. Non pas de le
quelque chose qui est de l’ordre de ce qu’Arthur dissoudre, mais de l’arracher. Il menace d’extirper le
Adamov nomme dans la pièce qui porte ce titre symptôme. Devant pareille menace on s’accroche.
(tirée d’ailleurs d’un cas clinique) "la politique des On se dit,"surtout pas moi". On le dit d’autant plus

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fort qu’on en est conscient de l’artificialité des Ceux qui ne servent à rien, à quelle jouissance vont-
différences que le capitalisme introduit. Et c’est ce ils se vouer ? Vont-ils se mettre à jouir de mon
"surtout pas moi" qui ouvre la porte à la complicité, manque, de mon privé ? Est-ce que dans l’exclusion
à l’identification avec le Maître. Mais il se produit ne va pas se faire entendre, plus fort, le devoir de
sur un fond d’égalité foncière, puisque, en définitive, jouissance ? Lacan disait qu’il arrive à l’ouvrier de
ma force de travail vaut bien celle d’un autre. préférer son patron à sa bourgeoise. L’exclusion, les
2) Je pense qu’il est important de souligner ce fond techniques de ségrégation, s’appuient sur un "je n’en
d’égalité sur lequel prend appui la ségrégation dans veux rien savoir" quant au devoir de jouissance.
le discours du capital. Des travailleurs immigrés en La défaillance de l’Autre dans la crise de
Belgique, c’est fréquent, c’est même populaire, on surproduction semble nous renvoyer à un devoir
dit qu’ils sont venus "prendre la place des Belges". drastique : à toi de jouir !
Mais qui, si ce n’est mon semblable, peut prendre Jouir là où justement la sexualité peut réapparaître
ma place ? Aveu dangereux par temps de crise, qui comme l’inexistence du rapport sexuel.
force à dire : que personne ne pense que je suis
comme eux – et qui, de là, en vient à souhaiter leur Je dirais pour finir que, de notre point de vue
exclusion définitive. d’analystes, le renvoi des immigrés donnerait donc
A cela s’ajoute sur le même registre, une peur non toutes ses chances au discours du Maître.
plus vis-à-vis du patron mais vis-à-vis de l’exclu. Il faut ici aussi refuser de le satisfaire, car c’est
Peur d’autant plus compréhensible qu’elle vient du autrement que le discours de l’Analyse fraie sa voie.
plus proche :"jamais je ne permettrais que l’on me
traite comme on le traite lui sans me révolter". Dans Deux tristesses
une situation de crise, si on ne les met pas très loin, Yves Depelsenaire
ces immigrés, rien ne nous dit qu’ils ne viendront
pas se venger.
Le narcissisme est certes affaire de petites (Intervention à la journée inter-cartels tenue à
différences mais de très grands effets. Namur le 29. 1. 84)
3) L’exclusion s’opère aussi, et ce n’est pas "Je ne suis pas triste" avait lancé Lacan au cours
contradictoire, sur quelques éléments, fondée. Il est d’un congrès réuni en 68 par Maud Mannoni à
vrai que les travailleurs migrants ne sont pas tout à propos des psychoses infantiles (ce texte a été
fait dedans, ils sont quelque peu ailleurs. Leur patrie, réédité dans le numéro 15 de "Quarto"), et qu’il
puisqu’ils disent en avoir une, est ailleurs. Ailleurs) avait, comme il le dit "feint de clôturer ".
mais pas perdue. On les soupçonne d’être moins A cette docte assemblée, il a donc d’abord le bon
coincés par le Maître commun. Comment sinon goût de rappeler qu’il affectionne, lui, le genre
expliquer le succès à la radio de cette chanson, ce gamin, qu’ainsi il s’amuse volontiers dans ses textes
"rital", qui nous dit avec l’accent italien qu’il est de plaisanteries peu prisées des universitaires, bref
étranger et qu’il le reste ? qu’il n’est pas triste. Ou plus exactement qu’il n’a
Le migrant est donc un autre à qui on attribue un qu’une seule tristesse, c’est qu’il se trouve de moins
Autre différent. Mais comme il n’y a pas d’Autre de en moins de personnes à qui il puisse dire les raisons
l’Autre, c’est l’Un qui, par Maître interposé, de sa gaieté quand il en a.
s’impose, et l’Autre de l’étranger est exclu. La Manière élégante de dire qu’il parle là, comme cela
suggestion de l’idéologie dominante l’emporte. Je lui arrivera encore, sans le moindre espoir de se faire
dois donc rejeter, pour que mon Autre puisse me entendre. Mais tout juste pour acter le désaccord.
promettre l’Un par l’exclusion de son exclu. Manière aussi de dire qu’il est deux tristesses : l’une
4) Celui qui garde sa place dans le système reste repérable comme affect d’une lâcheté morale, ainsi
dans l’aliénation, dans le symptôme, dans la qu’il la situera dans "Télévision" en reprenant la
jouissance du déplaisir, et il peut s’en plaindre. Mais belle phrase de Dante "le plus grand péché c’est la
celui qui est menacé d’être exclu, à quelle jouissance tristesse", phrase qu’il cite déjà dans le texte en
est-il voué ? Les immigrés jouissent de la Sécurité question ici, et l’autre qui se motive d’une "gaieté
Sociale, dit-on aussi très fréquemment et très rentrée" ainsi qu’il le formule dans une note adjointe
populairement…"à la mutuelle que la vie est à sa publication.
belle !". C’est faux, elle est moche, mais on peut
penser que là, l’exclusion du sexe est peut-être Deux tristesses donc, qui renvoient à deux horizons
moins facile. éthiques en opposition que Lacan condense autour
de deux figures : celle du pénitent et celle du
psychanalyste. Pour accentuer aussitôt que le

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pénitent perd beaucoup à s’allier au psychanalyste. "nous ne sommes pas bien vaillants à en tenir la
C’est que l’ascèse du pénitent laisse en effet position, remarque-t-il, non plus bien gais". Rien de
parfaitement intouché le champ de son fantasme. Ses très surprenant dès lors qu’il tint ce colloque pour
mortifications, ses privations de toutes sortes ne peu réjouissant.
laissent au contraire place à rien d’autre qu’au cadre Dans l’évitement de ces termes – jouissance, rapport
consolant de la tentation dont il se réassure à sexuel, qu’est-ce qui est à l’œuvre en effet sinon
merveille dans les délices de la confession, quand ce lâcheté morale, lâcheté impuissante à répondre à ce
n’est pas qu’il l’y construit : voyez là-dessus ce petit que Lacan pointe comme "le problème le plus
chef d’œuvre de Mario Soldati titré précisément "La brûlant de notre époque", celui qui fait symptôme
Confession". entre tous du caractère problématique de la
Pas de doute dès lors pour Lacan : jouissance du sujet de la science, soit la
"… au temps où le pénitent donnait le ton, il laissait généralisation des ségrégations, dont participent
libre, incroyablement plus que depuis l’avènement toutes les formes de ce qui au titre de psychothérapie
du psychanalyste, le champ des ébats sexuels, "ramène au pire" comme il le formule tout net dans
comme il est sous forme de mémoires, épîtres, "Télévision". Ce pire, dans ce congrès où le drapeau
rapports et traits plaisants, maints documents pour de la liberté n’a pas cessé d’être agité à mesure
l’attester. Pour le dire, s’il est difficile de juger même où les termes de jouissance et rapport sexuel
justement si la vie sexuelle était plus aisée au 17ème étaient proscrits – comme c’est encore bien
ou au 18ème siècle qu’au nôtre, le fait par contre que évidemment le cas, tout spécialement dans la
les jugements y aient été plus libres à concerner la clinique des enfants, il le nomme très précisément
vie sexuelle, se décide en toute justice à nos "l’enfant généralisé".
dépens". Et Lacan de quitter tous ces spécialistes de la
Le libertin fait ménage avec le pénitent mieux ségrégation infantile sur cette question : "quelle joie
qu’avec le psychanalyste. Pourquoi ? trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ?" A
La psychanalyse, elle, ne prend pas son fondement quelle joie à interroger, à suspecter, à traquer, à quel
dans l’être pour la mort, comme d’aucuns l’ont mode de jouissance pas drôle pour deux sous nous
articulé à s’appuyer erronnément sur Heidegger. entraîne-t-il à participer ?
Erronnément car depuis Pascal et son pari fameux, Notre jouissance aujourd’hui ne se situe d’aucun
l’ascèse n’est rien de plus qu’un coup de dé. Quant à Tao. Rien de tel qui tienne encore pour nous. Notre
l’être pour la mort) ainsi que Freud ne s’y trompait seul mode de jouissance, c’est le plus de jouir.
pas, il s’arrête dans l’inconscient à la mort de l’autre. Paradoxalement, il est plus précaire avec le déclin
La nouveauté de la psychanalyse, ce qui fait sa croissant de la figure du Maître, celui qui n’est plus
valeur subversive, c’est d’opérer sur le fantasme, selon la formule de "L’éthique" que le cocu
c’est-à-dire d’affronter le sujet à la castration, qui magnifique de l’Histoire. "Dans l’égarement de
elle, n’est jamais que la sienne. De sorte que fondent notre jouissance, note Lacan dans" Télévision ", il
comme neige les espoirs mis en la relève freudienne n’y a plus que l’Autre qui la situe, et c’est en tant
de l’être pour le sexe. que nous en sommes séparés". Là est le ressort de la
Sans doute du simple fait qu’il parle, l’homme ségrégation, celle qui se dessine chaque jour plus
existe-t-il à une faute. Cette faute, la psychanalyse précisément dans le champ psychiatrique, sans qu’il
ôte au pénitent rien moins que la possibilité d’en en ait le privilège.
jouir. Certes est-ce pour l’engager sur Lue autre C’est l’ensemble de l’ordre social où nous nous
voie, mais Dieu sait, c’est le cas de le dire, qu’elle engageons que Lacan voit s’orienter dans cette voie,
est infiniment plus inconfortable puisque face à et hélas, il n’est guère démenti dans cette prophétie.
l’énigme du sexe, elle nous laisse à coup sûr plus Ainsi met-il en regard de l’Empire, du Signifiant-
démuni qu’en un temps où °n'imaginait pas d’y Maître qui rassemblait et qui opérait la distribution
réduire le sens, ou plutôt le non sens, de l’être. de la jouissance, les impérialismes dont tout le
Déception donc, voire horreur. Et Lacan de noter problème est, dans un même espace géographique,
que rien ne fut plus rare au cours du dit congrès (on politique, ou familial, de maintenir séparés, faute de
sait pourtant ce que les livres de sexologie désignent quoi on ne sait plus où elle passe, la jouissance.
par ce terme !) que les mots "inconscient", "rapport La psychanalyse a à répondre à cette affaire. Enfin
sexuel", "jouissance". Aussi juge-te, opportun de chaque psychanalyste… Lacan ne l’a pas fait pour
rappeler la place centrale que Freud assigne à la tout le monde une fois pour toutes. A preuve, la
jouissance pour apprécier tout ce qui au long de discrétion faite sur ce texte, comme sur une certaine
l’histoire s’atteste de morale. De l’être pour le sexe, page de la "Proposition d’octobre 67", la page 22

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très exactement où Lacan soulève la même question. n’en rappelle pas moins que les allées du désir, elles,
(cf. Analytica, volume 8) si tourmentantes puissent-elles être, sont les allées
La diffusion de la psychanalyse n’est pas, hélas, sans par excellence de la comédie. Au regard de la
en rajouter à la confusion, à se prêter par exemple au psychanalyse, c’est là où nos affects de joie et de
leurre de la libération du sexe, par où la malédiction tristesse viennent se faire la grimace des clowns
sur celui-ci se trouve redoublée. Ce que Lacan tristes, dans le registre du tragi-comique enfin, que
souligne, encore dans "Télévision" : "Même si les se situe le mieux l’expérience humaine.
souvenirs de la répression familiale n’étaient pas Ceci pourrait conduire évidemment à la dérision, ça
vrais, il faudrait les inventer, et on n’y manque ouvre la porte à l’occasion, n’en cachons rien, à ce
pas !". C’est là "tentative à donner forme épique à la qui n’est encore que lâcheté morale, ou pire :
structure". C’est de structure en effet qu’il y a un canaillerie décidée. Mais à l’épreuve des vrais
impossible à dire sur le sexe. paramètres de son extension, ceux que Lacan
Or précisément le devoir de bien dire n’est pas autre nomme "ségrégation" et "l’enfant généralisé", des
chose que devoir de s’y retrouver dans la structure, psychanalystes, espérons-le, se retrouveront pour ne
par où s’ouvre la jouissance du déchiffrage qu’avec pas répondre par des pirouettes.
les poètes occitans, Rabelais et Nietzsche, Lacan Contrairement à la tristesse, la psychanalyse n’est
clame "gay sçavoir". peut-être pas faite pour durer toujours. Elle ne durera
Celle-ci n’assure aucun idéal ni ne conduit à aucun que le temps où il y aura du psychanalyste. La
sens ultime, tel par exemple l’être pour la mort dans psychanalyse donc, ne sera pas triste ou ne sera pas.
l’idéal ascétique. En dépit des discours qui l’entravent ou le
En tant qu’elle est lâcheté morale, la tristesse est méconnaissent en sa portée éthique jusqu’au sein de
l’affect du défaut à ce devoir de bien dire. C’est notre très relative communauté analytique, il reste
pourquoi, si nous sommes psychanalystes, il nous quelque chance pour cela du fait de Lacan.
faut être attentif à ses visites : elles ne sont pas Et ce même si, au gré des circonstances, de celles
réservées aux seuls sujets mélancoliques chez qui qui font frémir : de la montée des ségrégations, du
d’ail – leurs ce trait peut être fort discret. racisme au premier chef, nous n’avons que trop
Sans doute, comme le disait paraît-il Vincent Van souvent l’occasion nous aussi de rentrer notre gaieté.
Gogh mourant, sans doute la tristesse durera-t-elle
toujours. Comment ne pas voir en effet qu’elle est S(A) et éthique de la psychanalyse
une composante comme une autre du bonheur ? Du
Rachel Fajersztajn
bonheur, comme l’écrit Lacan, soit de ce qui sur le
mode du plaisir maintient le sujet et le répète.
La tristesse durera toujours puisque c’est la fonction (Résumé de l’intervention faite à la journée des
même de la durée qu’elle assure. C’est ce qui fait sa cartels à Namur)
volupté. "Dame Tristesse" comme disait Jean de Le séminaire "le désir et son interprétation" (58-59)
Meung, nous l’aimons, voire si nous sommes dont les dernières séances animent le graphe du désir
romantiques, nous en jouissons. Mais après tout si à partir d’Hamlet, précède immédiatement le
les séraphins sont en pleurs et si la lune s’attriste, séminaire sur l’éthique de la psychanalyse (59-60).
c’est aussi parce que depuis Mallarmé, nous ne les Par Hamlet sera étudié le trajet intentionnel du sujet
imaginons pas autrement. La tristesse fait part de dans ses articulations essentiellement avec A sur la
notre sentiment esthétique, et à ce titre d’ailleurs la chaîne signifiante consciente et S(A) sur la chaîne
psychanalyse n’a rien à y redire, puisqu’il n’y a pas signifiante inconsciente, avec I(A), l’objet et le
en soi d’esthétique de la psychanalyse. Pourquoi fantasme.
donc nous rendrait-elle coupable de ne rêver qu’à La question éthique se pose d’emblée pour Hamlet :
des séraphins en pleurs ? − le remariage précipité de la mère
Seulement ce qu’il faut bien voir, c’est qu’il en est − le meurtre fratricide révélé par le père et l’horreur
tout de même comme une parcelle, d’esthétique de du séjour qui en résulte pour lui, mort sans
la psychanalyse, mais relative précisément à son confession, mort dans la fleur de ses péchés.
éthique, une esthétique qui en est un corollaire. C’est Une double dimension, celle de la jouissance (cette
ce que Lacan développe dans son commentaire de mère passée des bras d’un homme aux bras d’un
l’"Antigone" de Sophocle, quand il nous parle de autre alors que le rôti des funérailles n’était pas
l’entre-deux-morts et du Beau comme barrière encore refroidi) et celle du dam symbolique sont
ultime à la Chose. Alors s’il situe là cet affect du présentes.
beau dans une dimension éminemment dramatique il

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Dans le trajet du désir, l’Autre, qui s’incarne d’un manque : "Une théorie incluant un manque qui
habituellement dans la mère se révèle une étape doit se retrouver à tous les niveaux, s’inscrire ici en
importante. C’est le lieu de la vérité, le trésor des indétermination, là en certitude, et former le nœud
signifiants, de ceux qui déterminent le sujet. De là de l’ininterprétable, je m’y emploie non certes sans
s’origine le désir comme désir de l’Autre. éprouver l’atopie sans précédent"(La méprise du
Le drame d’Hamlet, c’est que le désir de la mère ne sujet supposé savoir).
peut se présentifier. En effet, il y a chez elle, primat Déjà dans ce séminaire sur Hamlet, Lacan insiste sur
de la jouissance. Si la rencontre du spectre le le rôle de la structure de la pièce comme respectant
confronte bien à son "Che vuoi ?", l’indignité de la la place de ce manque. D’où les effets qu’elle induit
mère contaminant toute image de la femme a fait à travers les siècles par la place qu’elle offre au désir
déchoir Ophélie de sa place d’objet, au plutôt de chacun.
d’enveloppe d’objet. Rien ne peut donc régler le Si S(A) est un sigle parmi d’autres de graphe du
désir d’Hamlet, la construction d’un fantasme ne désir, il présentifie peut-être plus que tout autre la
pouvant se faire. Cette rencontre l’a cependant dimension éthique à la fois en tant qu’il témoigne de
conduit en S(A), l’heure de la vérité. Moment la vérité dans son impossible à se dire toute (ce n’est
dramatique. Vérité sans espoir. C’est l’heure donc pas n’importe quoi) et qu’il signifie la place du
d’apprendre la fausseté de ce qui, pour lui, était manque qui renvoie à la jouissance, à la castration et
l’essence du vrai : un pur amour. C’est l’heure aussi qui suscite la place de (a).
d’apprendre qu’il n’y a pas de garant de la vérité,
pas d’Autre de l’Autre. Ce père parfait est mort en Logique, clinique, éthique
fait dans la fleur de ses péchés et souffre les Christian Vereecken
tourments de l’Enfer ou du Purgatoire.
S(A) se présente donc comme le sigle qu’il y a un
La formule lacanienne évoquée par Lilia
manque dans l’Autre, une faille. Il y manque un
MAHJOUB : "Le réel gît dans les impasses de la
signifiant. Celui qui nous serait rendu pour la part de
formalisation" peut se compléter d’une autre
chair sacrifiée par nous au logos, symbolisable par
formulation, voisine : "Le réel se trouve dans les
l’inhérence d’un (-1) à l’ensemble des signifiants.
embrouilles du vrai".
Ce (-1) viendra à être symbolisé par (-ϕ) l’image On peut mettre ces formules en rapport avec les
phallique qui en passant de l’imaginaire au deux définitions, non contradictoires, que Lacan
symbolique deviendra ϕ le phallus symbolique. nous donne de la logique : "L’art de produire une
(Subversion du sujet et dialectique du désir). S(A) nécessité de discours" et "La science du réel". La
signifiant d’un manque dans l’Autre est à la fois en nécessité, contrairement à ce que postule Aristote ne
tant que signifiant, le signifiant pour lequel tous les s’impose pas du réel (ce qui s’impose du réel, en
autres vont représenter le sujet et à la fois signifiant logique, c’est l’impossible), mais en outre, elle ne
qui renvoie à ce qui échappe au signifiant, à la part préside pas au général. Lacan fait d’Aristote, un
de jouissance perdue par les parlêtres. usage original en partant des modifications qu’il fait
S(A) veut donc dire qu’il y a perte, faille. C’est au subir aux modalités : le nécessaire, le contingent, le
regard de celle-ci que viendra fonctionner l’objet (a). possible et l’impossible. La logique modale a été
C’est là aussi que nous approchons de notre titre. En quelque peu négligée par les classiques, notamment
effet si l’éthique de la psychanalyse est une éthique à cause des problèmes ardus posés par le
du Bien-Dire (cf. Télévision) ceci implique qu’elle a syllogistique modale. Cependant des logiciens
à prendre en compte la structure, l’inconscient. Cette modernes l’ont remise à l’honneur, tels HINTIKKA,
structure se repère de tenir compte de la présence de et plus encore KRIPKE, à partir d’une critique de la
la perte, de la faille, du trou. S(A) implique le pas- notion de nécessité qui converge sur certains points
tout, l’au-moins-un de la logique lacanienne : "A avec celle de Lacan. J’entends montrer que la
étendre ce procès, naît la formule, mienne, qu’il n’y modification qu’apporte Lacan au rapport des
a pas d’universelle qui ne doive se contenir d’une modalités vise à apporter une solution à la difficulté
existence qui la nie" (l’Étourdit). Mais alors même que soulève l’usage de ces catégories chez Aristote.
que S(A) dénie tout Autre à l’Autre, tout garant de la En effet les termes de possible et de contingent y
vérité c’est-à-dire tout vrai sur le vrai il n’implique sont susceptibles d’une double définition : si le
sûrement pas que toute vérité est fallacieuse. C’est la contingent est le non-nécessaire (et pas impossible),
difficulté. Dans La méprise du sujet supposé savoir, le possible lui peut être pris dans le sens également
Lacan insiste sur la nécessité de préserver la place du non-nécessaire (et se confond alors avec le
contingent) ou comme ire sous-classe du nécessaire

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(nécessaire et à fortiori possible). En opposant sa logique) et toutes ces expressions en y


l’impossible au nécessaire, Lacan distingue le ajoutant :… "ne pas". Cette dernière opération n’est
contingent du possible. Pour cela il fait un usage intéressante qu’avec le contingent. Prenons la
réglé de la négation fournissant aux modalités des formule ironique de Lacan : "Pas tous les animaux
expressions (Prosdiorismes) que l’on peut écrire qui ont des pinces ne se masturbent pas". Ce qui en
ainsi : décide c’est un réel, un réel bifide qui ne peut se
− Nécessaire = Au moins un collectiviser que dans le symbolique, à savoir qu’il y
− Impossible = Aucun a pince et pince, et que seulement les animaux dont
− Possible = Tous la pince n’est pas devenue main ne se masturbent
− Contingent = Pas tous pas. Nous le savions bien, direz-vous. Sans doute, et
vous savez aussi que deux hommes qui sortent d’une
De cette répartition on pourrait passer aux formules cheminée sont noirs, mais vous l’avez oublié quand
de la sexuation. Mais avant de passer à la logique de on vous a raconté une célèbre histoire juive, qui est
la fonction phallique, une étape intermédiaire est un exemple de ce qu’on appelle dans le folklore de
nécessaire, et problématique. Aristote a bâti une cette nation un pilpoul, une gentillesse logique
logique propositionnelle sur la répartition de deux fondée sur la contingence, présentée ordinairement
universelles, et de deux particulières, affirmatives et sous la forme d’une devinette d’apparence bébête
négatives. Or la définition de la particulière pose un soutenue d’un distinguo abracadabrant. Prenons-en
problème symétrique à celui de la distinction du un exemple dans un excellent petit roman policier de
possible et du contingent. A partir de l’expression Harry KEMELMAN, traduit en français sous le titre
"quelques" prise Comme s’opposant à "tous" on peut (inadéquat) de "Le rabbin se met à table". "Il y a
isoler, comme le fait remarquer Jacques deux sortes de poubelles : les poubelles pleines et les
BRUNSCHWIG dans son article des "Cahiers pour poubelles vides".
l’analyse" (n°10) une particulière "minimale" "Il y a encore deux, certes de poubelles : les
(quelque A au moins est B, n’étant pas exclu que poubelles en métal et les poubelles en plastique". Si
tout on ajoute qu’une poubelle vide en plastique coincée
A soit B) et une particulière "maximale" (quelque A entre le mur d’un garage et un véhicule ne s’oppose
au moins et au plus est B). Si Aristote opte bien pour pas au passage d’un homme de corpulence moyenne,
la première définition il semble qu’il ne s’y soit pas et que de ce fait peut dépendre de poser ou non la
toujours tenu à l’usage. De surcrolt on ne peut pas, question de savoir si un homme est mort
chez Aristote, faire coïncider directement la logique accidentellement ou non, on commence à
propositionnelle avec la logique modale. Ce que comprendre que le jeu n’est pas si bête, ou pour
Lacan, lui réussit à poser, levant du même coup la l’exprimer par un autre aphorisme lacanien que "Si
difficulté concernant la particulière. Alain on n’épuise pas le bébête jusqu’à la racine on verse
JURANVILLE répartit lui aussi les choses à la page infailliblement dans la connerie".
301 de son "Lacan et la philosophie" : Le contingent n’est pas l’aléatoire : c’est
l’inessentiel. C’est ce qui "va avec", est "attaché à",
Nécessaire Impossible d’un lien inessentiel (il n’est pas de l’essence des
Au moins un Aucun poubelles d’être en métal ou en bois) mais bien
Particulière négative Particulière affirmative existant, et dans le réel. A remarquer que les mots
Possible Contingent grecs "symbebekos" et "symptôme", contingent et
Tous Pas tous symptôme sont très proches par le concept.
Universelle affirmative Universelle négative Seulement ceci n’est qu’un détour : car rien de tel,
aucune contingence même ne distingue les hommes
Faisons une remarque préliminaire : si le tableau des des femmes (sur le plan de la main la femme est
prosdiorismes implique un usage réglé de la identique à l’homme…), ni d’ailleurs aucune
négation, si "aucun" nie "au moins un" et "pas tous" nécessité anatomique, consultez les traités de
nie "tous", si "aucun" semble dire "tous", il n’en génétique. Pour rendre compte des formules de la
demeure pas 'moins que "pas tous" ne nie pas "au sexuation il nous faudra laisser tomber cette
moins un" ; par ailleurs il semblerait que "aucun" première appréhension de la contingence, qui,
soit une formule négative et "Au moins un" une soulignons-le au passage, n’est pas sans évoquer le
formule affirmative. De surcroît on peut nier "Au particulier au sens d’Aristote, avec quelque chose en
moins un" en "Seulement un" (ce qui correspondrait plus, qui porte sur la séparation du "Pas tous" et du
à la proposition dite singulière qu’Aristote rejette de "pas tous… ne pas". Le particulier et non l’universel.

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Portons notre attention sur la partie gauche du symbolisation, si il n’est pas répétable : on sait que
tableau. Elle correspond aux propositions que Lacan c’est là un problème crucial pour la psychanalyse…
a tirées du quadrant de PEIRCE, à savoir : "Toute Enfin on voit que de nier à la première ligne interdit
proposition affirmative universelle inclut une de nier à la seconde : si l’on veut bien se rappeler
particulière qui la nie" et "Il n’est d’affirmative que les propositions de la première portent sur la
universelle que du possible". La particulière incluse limite d’un ensemble et les secondes sur les
est ici écrite ; ou plutôt pour l’écrire correctement éléments, on saura que c’est par définition. Il n’y
nous devrons ajouter une négation : au moins un aura pas de "Pas tout… ne pas" pour les femmes ;
qui… ne pas, qui dit non comme dit Lacan. Car pour c’est pourquoi chacune sera pas toute dans la
nier l’universelle il faut bien que l’on affirme fonction phallique. Ce qui est réel c’est qu’ aucune
quelque chose, l’existence eût-elle purement ne dit non. Le pas tout, tout négatif soit-il, indique la
symbolique, de cet au moins un. La question ici particulière : il s’agit d’une particulière affirmative.
n’est pas tellement de savoir si cette particulière est Nous avons donc :
affirmative ou négative, ni même de remarquer que
sa définition se rapproche de la particulière
maximale, mais de faire ressortir que les rapports de
cette particulière à l’Universelle sont essentiellement Toutefois le plus important est de noter qu’à la fois
différents de ceux de la particulière contingente. Ce entre les particulières et les universelles opposées
qui est ici particularisé c’est le trait unaire, soit ce règne une fondamentale dissymétrie – qui résulte de
qui fonde la classe à l’intérieur de laquelle un leurs places différentes dans l’écriture de la fonction.
universel va pouvoir être posé, un universel qui doit
d’ailleurs s’écrire "Tous sauf exception". Pour Conclusion
pouvoir faire servir le système des modalités à la Pour rendre compte enfin de l’application possible
logique de la castration nous devons donc préciser de ce que j’appellerai la "castration modalisée" à la
un peu les choses : clinique je prendrai l’exemple de la psychose, que
Nécessaire j’écrirai ainsi :
Au moins un qui… ne pas : :!.
Impossible
Aucun qui… ne pas : /!.
Possible
Tous (sauf exception) ou plus exactement : Pour tout
;!.
Contingent
Pas tous ou plus exactement pas tout :.!

Celui-ci comporte une conséquence de toute Sans le commenter plus avant on voit la précarité de
première importance : c’est qu’on peut aussi bien l’univers psychotique, ainsi que le fait de
exprimer l’impossible par un tous… + 1 double l’annulation de la différence symbolique entre les
négation. Ce "tous" là s’il ne signe que l’inexistence, sexes pousse à la retrouver dans le réel…
n’est de surcroît pas le même que le "tous" du Lacan avait du reste indiqué dans "L’étourdit" ce qui
possible : c’est un "sans exception" qui ouvre sur résulte dans la psychose du quanteur nié ; qu’il
l’infini, le sans rivage, l’illimité. On voit qu’il s’agit ouvre sur l’infini rend compte de "l’asymptotisch".
d’une universelle négative. Autre façon de le On peut donner des formules des autres structures
montrer : pour dire "Aucun" je dois envisager cliniques à partir des formules de la sexuation, ce
"Tous". C’est précisément ce point qui m’avait fait qui fera l’objet d’autres travaux. Il importait de
placer d’abord là le possible, puisque l’infini des montrer auparavant que la clinique psychanalytique
possibles excède le réel… Seulement les possibles est une clinique du contingent, et que c’est de là que
ne sont pas infinis mais seulement en grand nombre ; se déduit l’éthique qui lui convient, une éthique du
et le réel lacanien ne se confond pas avec le réalisé, particulier.
l’actualisé. L’opposition aristotélicienne de la
puissance et de l’acte est évacuée par Lacan : l’acte
est le déchet d’une symbolisation correcte. Sa
réussite éventuelle ne prouve pas la correction de la

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Document
Christoph Haizmann, ou la dramaturgie d’un Nom- tente de résoudre un état mélancolique qui s’est
du-Père déclenché neuf ans auparavant après la mort de son
Serge André père. Freud va droit au but en discernant dans
l’énoncé de ce pacte une promesse : le sujet obtient
Dans une série de fascicules mis à la disposition des du diable qu’il lui serve de père durant neuf ans.
psychiatres, Janssen Pharmaceutica a l’heureuse idée Appel au père donc, mais pourquoi le père invoqué
d’éditer les documents sur lesquels Freud s’est se présente-t-il sous les traits du diable ? Ce
appuyé pour rédiger, en 1923, son étude intitulée ravalement traduit pour Freud l’ambivalence des
"Une névrose démoniaque au XVIle siècle". Les rapports du fils au père, ambivalence qui dive, les
documents rassemblés par le professeur G. V. figures du dieu et du démon, le premier recueillant
(Louvain) comprennent le journal et les peintures de une tendre soumission et le second une hostilité
Christoph Haizmann ainsi que des extraits des lettres mêlée de défi : "Dieu et diable étaient identiques au
et rapports émanant des religieux chez qui le peintre début, une personnel/ire/unique, laquelle, plus tard,
vint chercher secours lorsqu’il se disait possédé du fut scindée en deux figures douées chacune de
démon. Regrettons que le commentaire dont le qualités opposées". Mieux encore : le diable nous
professeur V. les fait suivre, et que nous ne renvoie à la figure paternelle la plus originelle, celle
reproduisons pas ici, manifeste la faiblesse, devenue du père primitif de "Totem et tabou", qui était, dit
hélas ! classique, de l’approche psychiatrique et Freud, un être d’une méchanceté sans bornes. Bref,
universitaire "moderne" : une grande érudition cette invocation du diable dans le pacte est une
historique y tente vainement de dissimuler la carence formation analogue à l’appel au père que réalise le
de repère structural, ce qui ouvre la porte à une symptôme phobique, en ceci que c’est le père
clinique sans fondement – entendez : sans terrible – le père fouettard plutôt que le père Noël –
fondement autre que l’acte médical ou qui, dans chaque cas, se trouve mis en scène. On en
pharmacologique par lequel elle se donne déduira que le père de Christoph Haizmann, comme
consistance. Ainsi, ce docte professeur, estimant que celui du petit Hans, devait être un peu mollasson, un
"le langage de Freud ne correspond pas à notre peu plus "mère" que "père". N’est-ce pas d’ailleurs
terminologie actuelle", croit rendre le cas de ce dont les peintures de Haizmann nous donnent la
Christoph Haizmann plus, compréhensible en représentation en figurant ce diable de père affublé
soutenant que ce que Freud a ici qualifié de des traits caractéristiques de la mère, à savoir
"névrose" devrait aujourd’hui être reconnu comme d’énormes mamelles, parfois redoublées comme s’il
"schizophrénie paranoïde" – et, comble de fallait souligner deux fois leur caractère envahissant.
raffinement, une schizophrénie qui ne serait pas loin Donc, au-delà de l’ambivalence qui amalgame deux
d’une structure toxicomaniaque ! Ne nous étonnons figures du père (Dieu et diable), c’est sur une
pas que, tant de confusion étant jetée dans la ambiguïté que nous tombons : la représentation
clinique, le praticien se décourage et préfère s’en paternelle ne masquant qu’imparfaite ment celle de
tenir au maniement de l’essorillé« neuroleptique… la mère. Cette ambiguïté, Christoph Haizmann ne se
Quant à nous, nous tâcherons de faire preuve de contente pas de lui donner figure picturale par ses
moins d’égarement : nous nous demanderons diables femelles, il la met également en acte en
pourquoi, à suivre Freud – qui savait ce qu’il disait- allant se réfugier chez les bons pères, certes, mais
le cas de Christoph Haizmann relève sans nul doute pour quérir la protection de Marie, mère de Dieu.
de la névrose, et plus spécifiquement de la névrose Sur ce point peut-être pouvons-nous risquer de nous
hystérique. avancer plus que Freud ne l’a fait. Freud, en effet,
Rappelons-nous que la maladie du peintre se déroule analyse cette conjonction du diable et de la mère
suivant deux poussées qui l’amènent à chaque fois, dans la ligne de ce qu’il a avancé à propos de son
en septembre 1677 puis en mai 1678, à demander homme-aux-loups : il y désigne une défense du sujet
l’aide des religieux du monastère de Mariazell. contre l’attitude féminine à l’égard du père. Celui-ci
Freud distingue ainsi le moment initial du pacte avec serait revêtu des attributs corporels de la femme soit
le diable de la phase qu’il appelle "la névrose parce que le sujet trouve ainsi à le châtrer, soit parce
ultérieure". Suivons-le sur ce chemin. Ce pacte se qu’il a reporté sur lui l’amour qu’il avait pour la
présente comme la réponse fantasmatique – véritable mère : dans les deux cas, ce serait, selon Freud, la
formation de l’inconscient – par laquelle le sujet répugnance à accepter la castration qui constituerait

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la clef de l’énigme ; la nostalgie du père, évoquée appelle" La Femme ". Eh bien, un Nom-du-Père,
par le deuil, ne ferait que réactiver le besoin de c’est ce qui sert à voiler" La Femme ", voilà le secret
protection maternelle. Et Freud d’évoquer alors les du symbolique en tant que semblant. On comprend,
Mémoires du Président Schreber. Mais précisément, du coup, que dans la psychose, d’une part, à défaut
si Schreber, le paranoïaque, trouve la voie de la de Nom-du-Père ce soit la Femme qui envahisse le
guérison en s’identifiant à la position féminine que sujet, et que, dans la névrose, d’autre part, le sujet
son Dieu lui assigne, remarquons que Haizmann, au redoute toujours qu’il y ait du féminin qui
contraire, veut rester fils et qu’il cherche à se transparaisse du côté du père. A qui croirait que
confirmer dans ce statut par le pacte avec le diable, j’élucubre ici en prenant trop de libertés à l’égard de
comme par les développements de sa névrose la lettre du texte lacanien, je conseillerais de lire un
ultérieure. écrit, inexplicablement ignoré, de Lacan : la préface
Il me semble qu’il y a, dans cette mise en scène du qu’il rédigea en 1974 pour" L’éveil du printemps "de
diable femelle, davantage qu’une manifestation Frank Wedekind (Gallimard, collection" Théâtre du
imaginaire de l’homosexualité refoulée à l’égard du monde entier ") Lacan y écrit par exemple :
père. En termes lacaniens, je dirai que le diable de "… parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’homme
Haizmann est un des Noms-du-Père. Encore faut-il masqué.
s’entendre sur la portée à donner à ce terme. Je ne Mais le père en a tant et tant qu’il n’y en a pas Un
puis ici que renvoyer le lecteur à l’articulation que qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom.
j’ai défendue précédemment, lors des journées de Pas de Nom qui soit son Nom-Propre, sinon le Nom
l’École de la Cause freudienne d’octobre 1982 sur comme ex-sistence.
"les moments cruciaux dans la cure Soit le semblant par excellence. Et l"Homme
psychanalytique" ; j’y ai avancé la notion de "nom masqué" dit ça pas mal.
du père imaginaire", – ce qui effaroucha quelques Car comment savoir ce qu’il est s’il est masqué, et
esprits qui se faisaient du terme de "Nom-du-Père" ne porte-t-il pas masque de femme, ici l’acteur ?
une idée sublime, voire religieuse. Je n’ai pas un mot (…)
à changer à cette thèse qui trouve un nouvel appui Comment savoir si, comme le formule Robert
dans le cas Haizmann. Il faut, en effet, prendre la Graves, le Père lui-même, notre père éternel à tous,
mesure du passage que Lacan effectue, entre 1957 et n’est que Nom entre autres de la Déesse blanche,
1963, d’une conception du "Nom-du-Père" au celle à son dire qui se perd dans la nuit des temps, à
singulier (dans l’article "D’une question préliminaire en être la Différente, l’Autre à jamais dans sa
à tout traitement possible 'de la psychose"), à celle jouissance (…). "
des "Noms-du-Père" au pluriel (dans le séminaire Ainsi Haizmann nous fournit l’illustration du
interrompu, après une séance, sur les" Noms-du- fantasme le plus radical du névrosé, à savoir que le
Père"). Entre ces deux conceptions s’inscrit toute la père ne soit que femme travestie. Ce fantasme nous
différence qu’il y a entre le nom propre et le nom intéresse d’autant plus qu’il est, il faut bien en
commun, entre un signifiant pur (c’est-à-dire convenir, normalement au fondement de la névrose,
purement symbolique) et un signifiant impur (c’est- mais aussi bien au fondement de la psychanalyse.
à-dire mêlé d’imaginaire). Qu’il y ait des noms du Freud, en effet, y participait, lui qui pensait que la
père, et non pas le Nom-du-Père, veut dire que le Fonction paternelle était de conjurer la puissance
Nom comme tel, le Nom qui nomme le nom et qui, occulte du féminin, lui qui imagina dans son mythe
de ce fait, constituerait l’origine même du de "Totem et tabou", qu’au meurtre du père primitif
symbolique, reste absolument hors de portée, mémé succédait une royauté maternelle, lui qui, enfin,
si nous pouvons en vérifier les effets. De ce pur désespéra d’imposer l’œdipe paternel comme norme
Nom, nous n’avons jamais que les ersatz, des de la sexualité féminine. Sur ce plan, c’est le ratage
semblants, des masques. Mais qu’est-ce qu’un Nom- de Freud qui nous instruit, en nous incitant à nous
du-Père sert à masquer ? Le diable de Haizmann méfier de notre croyance au père – croyance "innée",
nous le' montre, tout dénudé. Répugnance à l’égard et peut-être inextinguible, en ce sens qu’elle est un
de la castration, dit Freud ; mais c’est déjà masquer effet du signifiant, qu’elle nous est insufflée par le
la chose que de parler de castration. La castration langage où nous baignons. Le signifiant nous fait
est, chez Freud, comme dans l’inconscient, le croire qu’il nomme, mais c’est là son escroquerie,
masque qui occulte un réel innommable, impossible car en réalité il ne fait que masquer.
à dire et à concevoir : le réel du sexe féminin comme Mais il ne faudrait pas s’imaginer pour autant que le
tel, le réel d’un trou qui, d’être aperçu comme masque n’est qu’illusion : le masque a bien pour
manque, est déjà voilé, – bref ce vide que Lacan fonction de faire ex-sister quelque chose qui, sinon,

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serait tout simplement néant. La féminité, ainsi, ne du seigneur bien habillé accompagné de la jolie
reçoit d’existence que de cette mascarade – déjà jeune Dame.
repérée en 1929 par Joan Rivière. Même Schreber en Une flamme éclatante tombe sur lui, il s’évanouit.
témoigne par ses colifichets et ses parades devant le Apparaît alors sa sœur, accompagnée d’un
miroir. Ôtez ce masque et il n’y a plus rien, car il n’y gentilhomme (quel rapport y a-t-il entre ce couple et
a rien derrière. Il, y a, oui, mais non par derrière : à celui du fantasme ? sans doute celui d’une
côté, dans le registre de ce que Lacan appelle le identification hystérique). On l’appelle par son nom,
"par-être" et où se place l’objet (a). Ainsi, sur le et à cet appel il se réveille dans le feu et la puanteur.
premier tableau de Christoph Haizmann nous On atteint ici le comble de cette dramaturgie du
voyons, à côté du bourgeois "bien habille évident Nom-du-Père : le sujet, réduit à son nom, se
substitut paternel, un petit chien noir à l’œil mauvais découvre en somme livré à l’enfer.
et laissant pendre une langue rouge vif. Il me semble Le diable est donc gagnant une fois encore.
que c’est dans ce chien noir que l’énigme de Comment s’en sortir ? En suivant la voix divine qui
Haizmann se concentre ; mais nous ne trouvons, l’invite à devenir ermite, et plus précisément ermite
dans les documents qui subsistent de sa maladie, rien de Notre-Dame "l’éternel nourrisson", comme dit
qui nous permette de faire autre chose que de lancer Freud. Ce n’est cependant pas cet ordre consacré à la
de pures hypothèses. A cette double représentation, mère que choisira finalement Haizmann, mais celui
succède une série de tableaux où n’est représentée des frères de la charité à Vienne.
qu’une seule figure celle du diable femelle. Tout se Cette seconde phase de la maladie de Christoph
passe donc comme si, à l’expiration du pacte par Haizmann nous montre bien à quelles limites se
lequel Haizmann pouvait se dire fils du diable heurte son destin de fils. Contrairement à ce qui se
bourgeois, le bourgeois et le chien se confondaient passe chez Schreber, et dans la paranoïa en général,
en une seule entité – dont on remarquera qu’elle ce n’est pas d’un "pousse-à-la-femme" qu’il s’agit
comporte, par deux fois, une langue rouge et ici, mais bien d’un "pousse-à-l'homme". La logique
pendante analogue à celle du chien noir. de ces deux, phases me paraît en somme être celle-
Haizmann est alors possédé, livré aux menées de son ci : si le sujet s’établit dans son statut de fils – et
Autre, et ne s’en délivre qu’en demandant aux pères pour autant qu’il se trouve un père qui masque
de Mariazell d’intercéder auprès de la Vierge Marie. suffisamment la jouissance maternelle-il est
On voit bien ce qu’il, obtient par ce premier irrésistiblement appelé à faire l’homme, c’est-à-dire
exorcisme : une pacification de ses rapports à la à s’affirmer vis-à-vis des femmes. Mais celles-ci
mère. Mais cela ne suffit pas, car quelques mois font ressurgir la menace de La femme (l’enfer). Lui
après, il retombe malade. reste donc à n’être homme qu’en se préservant de la
Il est alors sujet à des visions oniroïdes – castration, moine au service de la Dame inaccessible
hallucinations de type hystérique plutôt que par excellence qu’est la Vierge Marie : il ne peut
psychotique. Or que voit-on apparaître dans ces s’identifier comme homme, dans la lignée du père,
visions ? Un chevalier "bien habillé" dit-il, et plus qu’en concédant à la mère l’usufruit de son désir.
précisément, un chevalier bien habillé accompagné Ainsi, revêtu de la robe, pourra-t-il être "bien
d’une jolie jeune Dame – celle-ci prenant donc la habillé", comme le bourgeois du premier tableau et
place du chien noir qui figurait dans le premier comme le seigneur des visions ultérieures, sans avoir
tableau. Que lui veulent-ils ? C’est de sa position de pour autant à domestiquer, le chien noir ou, à tenir
sujet désirant qu’il s’agit : il devrait abandonner le sa place aux côtés d’une jolie jeune Dame.
projet de se faire membre de la congrégation de
Mariazell, et plutôt goûter aux plaisirs de la danse et
des fréquentations féminines, ou finalement accepter
de prendre la place du Roi. Mais contre ce désir
s’élève une voix, celle du Christ lui-même, qui le
menace de flammes et de la puanteur de l’enfer.
Notons ici que "Haizmann" pourrait équivoquer avec
"Heiz-mann" qui signifierait quelque chose comme
"l’homme brûlant".
Le 26 décembre, ce nom tombe littéralement sur le
sujet comme un coup de foudre qui le réduit à néant,
et ce, de nouveau, après qu’ait émergé le fantasme

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DISCOURS DE LA TOXICOMANIE. et j'y suis pourtant plus enchaîné encore".

En juin dernier Quarto a organisé une table ronde Nous sommes parfois sidérés d'entendre le discours
sur la question des toxicomanies. Etaient i n v i t é e s normatif que ces patients tiennent sur eux-mêmes. Le
quelques personnes travaillant dans des
i n s t i t u t i o n s s p é c i a l i s é e s : le docteur discours du drogué heureux c'est : "Je suis un marginal, je
Jean-Pierre JACQUES (JPJ) du projet suis différent des autres, j'expérimente", ceux qui sont
Lama, Betty NICAISE (BN) d'Infor-drogues, de la tranche des hippies disent : "je peux expanser
et Jean-Louis AUCREMANNE (JLA) d'Enaden.
de l’Ecole de la Cause intéressés à la ma conscience, m'éclater". Quand ils viennent nous
question : Serge ANDRE (SA), Jean-Pierre trouver il y a un renversement de système.
Dupont- (J.P.D), Alexandre STEVENS (A.S.) et
Christian VEREECKEN (CV). C. V. J'ai suivi quelques toxicomanes il y a quelques
On trouvera ci-après un compte-rendu des points années et j'ai vraiment eu l'impression qu'ils ne
importants du débat. tenaient pas de discours propre, c'est quelque chose qui
m'a tout à fait désorienté dans ma position d'analyste...
ce que je m'attendais à recueillir c'était un savoir, ce que
A.S. Qui veut engager le jeu ? c'était que d'être toxicomane, puisque ce que j'avais lu
dans les livres ne me satisfaisait pas. Tout ce que j'ai pu
J.P.J. Je veux bien essayer. Nous avons l'impression au recueillir c'était un peu de ce qu'ils disent, des histoires de
projet Lama que les toxicomanes qui viennent nous seringues, de dosages, enfin des histoires
trouver pour nous demander une des deux choses que nous pharmacologiques, avec très, très peu de connotations
proposons) soit un accompagnement pour un sevrage, soit sur la jouissance, ou le plaisir qu'ils pourraient en tirer, un
un traitement avec un opiacé de substitution, tous viennent discours tout à fait impersonnel où ni le sujet ni le corps,
nous dire "je dois arrêter" et "je prends de la came juste encore qu'il puisse être tout à fait en mauvais état,
pour être normal". Le "je dois arrêter" fait référence à n'apparaissent.
toutes sortes de pressions généralement extrinsèques,
J.P.J. Je dirais qu'il y a trois registres différents, celui qui
judiciaires, financières ou parentales, ou éventuellement
tient aux médicaments avec des négociations d'épicerie;
pression de quelque chose qu'ils ressentent comme
celui qui tient du registre institutionnel avec des
extérieur à eux, c'est-à-dire leur corps : "Je n'ai plus de
problèmes disciplinaires, d'horaires, etc... Enfin il y a ce
veines, si j'avais encore des veines, si j'avais encore de qui tient plus proprement de ce qui est vécu par le patient
la veine je continuerais à me fixer mais je n'ai plus de et de ce qui est alors élaboré dans la parole et ce registre-
veine donc il faut que j'arrête". là n'est investi que progressivement au bout d'un certain
Le second point, qu'ils ne prennent de la came que pour nombre de semaines, parfois de mois. Et quand il ne l'est
être normaux, ça les embête, parce que à quoi ça sert pas, ce qui arrive chez un certain nombre d'entre eux, ils
de se fendre tous les jours pour trouver 4.000 ou nous le font savoir en passant à l'acte et généralement
10.000 F pour acheter de la poudre si c'est même pas de façon violente, et ils sont alors exclus de l'institution.
pour en jouir, si c'est seulement pour être dans l'état
normal, c'est-à-dire dans l'état supposé être celui de B.N. De toute façon ce n'est pas la même
leur interlocuteur, de leur juge ou de leur voisin de personne qui gère l'aspect pharmacologique ou le
palier. C'est pas le discours du toxicomane, c'est le discours. Parmi les toxicomanes que je rencontre je ne
discours du toxicomane qui vient demander des soins. vois pas seulement des héroïnomanes mais aussi des
habitués des médicaments : ce qui me frappe dans le
S.A. Oui je crois qu'il est tout à fait important de discours de tous, c'est un leitmotiv perpétuel : "c'est la
marquer cette nuance car ils disent eux-mêmes que faute au produit, ce n'est pas ma faute à moi". Ils ont
quand ils viennent nous trouver, ils ont déjà changé de commencé un jour, peut-être qu'en se creusant ils peuvent
discours : "Je ne parviens plus à en jouir comme avant se rappeler pourquoi, mais en tous cas maintenant c'est la

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faute au produit. J'ai l'impression qu'à y bien regarder ce Ce à quoi on a à faire c'est au fantasme d'un maître, d'un
n'est pas un discours si différent que cela du discours maître qui tiendrait le coup. On ne tergiverse pas avec
courant, ce n'est pas un discours si différent qu'on ne le la drogue, elle est maîtresse.
pense du discours de "Monsieur tout-le-monde"; je dirais
presque que le discours du toxicomane, c'est le discours S. R. Tout le monde se pose la même question :
de tout le monde : la plupart des gens semblent vivre "qu'est-ce qui se passe quand on prend de la
dans un perpétuel sentiment d'impuissance, comme s'ils drogue?" et personne n'arrive à y répondre. Il y a là
étaient des marionnettes dont "on" tire les fils. Pourtant quelque chose d'énigmatique et qu'on tend à situer
ce sont des gens que l'on dit "normaux". hors langage. A quoi répond une inflation du discours
rassurant du genre : "eh bien voilà quand on prend de la
C. V. C'est bien cela qui nous déconcerte comme
drogue c'est cela qui se passe et voilà le danger qu'on
psychanalystes : le discours normal je crois qu'il court ... " Si le toxicomane peut se raccrocher à un
s'agit d'une contamination par le discours médical. C'est discours médical, c'est peut-être dans la mesure où lui-
un discours emprunté qui a fait jusqu'à présent l'affaire même se trouve dans le même manque que tout le
des médecins qui se sont occupés d'eux. monde à l'égard de ce qui se produit quand on prend de
J.P.D. Pourtant cette consistance du discours sur la la drogue, à savoir la difficulté ou l'impossibilité de dire
toxicomanie est battue en brèche dès qu'on a l'occasion le contenu même de l'expérience.
d'avoir un matériel clinique qui sort un petit peu de ces
sentiers battus et ne serait-ce que le fameux livre B. N. J'ai la sensation que ça se passe beaucoup à divers
de Christiane F où c'est quand son ami lui niveaux, qu'il y a une série de processus dans lesquels
interprète comme "manque" ce qui pour elle nous entrons uniquement parce qu'on nous a appris
n'était qu'une grosse fièvre que cela devient que ça allait être comme cela. L'amour par exemple. A
intolérable : c'est-à-dire que le manque manque. l'adolescence on commence à nous dire qu'on va
C'est là que nous pouvons aider le patient tomber amoureux. On lit cela dans les livres, les
J.L.A. Il me semble à moi que le discours de la parents commencent à s'inquiéter, s’ils s'inquiètent c'est
drogue est un discours tout à fait ordonné, au sens bien qu'il y a anguille sous roche et bien voilà ça nous
presque où on entre dans les ordres,on entre dans un arrive, on tombe amoureux. Je me souviens de propos
dogme, c'est ce qui résulte de pas mal de témoignages fort différents. C'était un toxicomane qui avait entendu un
écrits par des toxicomanes. Le discours sur la drogue et discours dramatisant sur la drogue; à propos de sa
ses étapes est déjà inscrit jusque dans le vocabulaire, on première expérience de l'héroïne il dit : "j'ai été
sait qu'il y a le "flip", le "manque" ... On entre là- tellement surpris de constater le décalage qu'il y avait
dedans avant même la prise de drogue. Je ne sais pas entre ce que l'on m'avait proposé comme devant
si on peut appeler cela un discours, c'est quelque chose m'arriver et ce que j'ai ressenti c'est-à-dire une
de tout à fait monté, où il n'y a pas de dialectique jouissance tellement gentille, il insiste vraiment là-
possible, c'est un parcours. dessus et ça me semble tout à fait étonnant ce décalage
A.S. Un parcours qui est fondé par un autre entre le drame, la jouissance qui pulvérise l'individu tel
discours. Quand on vous entend, on a l'impression qu'il s'y attendait et pas cette jouissance tellement
qu'il n'y en a pas comme tel de discours du gentille. Cette "douceur" expliquerait peut-être que des
toxicomane, mais que le toxicomane est mené par le toxicomanes récréatifs à l'héroïne c'est relativement rare
discours sur la toxicomanie qui n'est pas seulement le encore que ça existe...
discours des médias mais aussi ce qu'un toxicomane
B.N. Oui je crois que là aussi le discours a
dit à un autre sur les étapes de la chose.
beaucoup d'importance et j'ai même rencontré des
personnes qui se croient "accrochées" au

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haschisch. C. V. Je n'en suis pas sûr. Dans la langue il n'y


a rien qui permette de désigner ces phénomènes
S.A. Savoir si l'on peut être accroché au haschich
ou pas, c'est une question médicale. Ce qui qui sont tout de même à certains égards nouveaux.
caractérise la demande du toxicomane quand C'est bien pourquoi il y e des néo-formations,
elle nous arrive c'est bien qu'il dise qu'il est "flash" et compagnie, mais dont la signification
accroché à quelque chose. Alors que ce soit
reste quelque chose d'opaque. Ca leur sert de
l'héroïne -qui en tous cas est actuellement
monnaie d'échange entre eux,ils ont peut-être
reconnue comme un fléau- que ce soit un
tranquillisant, peu importe. l'impression de savoir ce que ça désigne mais quand

C. V. Ouais il y a tout de même, quelque réel ils en parlent à un tiers, ce tiers ne comprend rien.
intéressé dans l'affaire. D'où l'affirmation "il faut y avoir été pour savoir

S,A. Ce réel il faut parvenir à le situer ce que c'est".


correctement... S.A, Mais c'est un aspect très important. Il
C.V. C'est justement là-dessus que personne existe entre eux des mots de passe, qui ne
n'est foutu de dire quoi que ce soit de cohérent. valent pour un sujet que dans la mesure où il a pu
Et certainement pas le toxicomane; c'est pas les faire partager par quelqu'un d'autre. Il y a
qu'il soit de mauvaise volonté, il ne peut pas dire quelque chose de caractéristique dans l'expérience
ce que c'est. toxicomaniaque, c'est qu'il faut absolument qu'elle
soit immédiatement confiée à quelqu'un d'autre,
S. A. On ne peut pas dire que c'est dans la
voire qu'elle fasse des adeptes, c'est quelque
mesure où on cherche à l'attraper de face. Cet
chose qu'on doit se refiler par l'échange de la
indicible qu'on ne cesse pourtant de vouloir dire,
parole. Celui qui a été séduit doit, à son tour,
cet écart irrémédiable de la parole au "vécu", nous
séduire un autre - comme s'il attendait que cet autre
renvoie à la problématique de la castration. L'expé-
lui renvoie quelque chose, un message, concernant
rience du toxique est d'abord trou dans la parole,
sa propre découverte.
effraction dans la trame du discours. Mais nul ne
peut dire le trou comme tel - tout ne peut pas être C, V. Oui, mais il y a quelque chose qui est
dit. Ce trou, il ne peut être articulé dans la strictement incommunicable et ça tout de même
c'est un os.
parole que comme quelque chose qui manque,
ou alors, de manière poétique, comme mot vide S.A. C'est ce quelque chose d'incommunicable qui
(les néo-formations que C.V. évoque à juste titre). pousse à la communication.

"Manque" ou uflash" constituent les deux mots C. V. Oui enfin à la parlote.


d'ordre principaux de la parole du toxicomane et
J.P.J Je ne sais pas si quelque chose
déterminent les deux versants de son expérience,
d'incommunicable ne précède pas la rencontre
ou plutôt de son inexpérience de la castration en
avec le toxique. Combien de toxicomanes ne
tant que celle-ci démontre qu'il y e un savoir m'ont pas dit : "si j'ai commencé avec l'héro,
possible, certes, mais qu'il n'est possible qu'à c'est que ça facilite tellement la communication".
s'inscrire dans la dimension de la tromperie.

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On peut enfin dire les choses, par exemple les dire tout remplacer y compris la nourriture, la sexualité, la
à table en famille alors que lorsqu'on voit le rencontre avec un partenaire autre que le dealer et
toxicomane affalé on se dit qu'il fait tout sauf toutes sortes de choses encore, ce produit commence à
communiquer, à part communiquer quelque chose faire défaut, à faire faillite et c'est pour cela bien plus
de l'absence. A partir de là commence à émerger que pour les pressions extrinsèques auxquelles j'ai
chez un certain nombre d'entre eux, leur discours fait allusion tout à l'heure qu'ils viennent nous trouver
propre. et c'est à ce moment -là que le clinicien doit repérer
qu'on peut espérer démarrer avec une prise en charge.
C.V Qui n'a plus rien à faire avec le toxique..
B.N. Pratiquement tous les gens qu'on voit disent
J.P.J C'est peut-être une des hypothèses qui nous
conduit à donner de la méthadone à un certain nombre "je suis un drogué" ou je ne suis pas un drogué", en
d'entre eux : "Au lieu de nous parler du produit, on te le tous cas cela revient toujours le "je suis" ou "je ne suis
donne, maintenant parle nous d'autre chose". Le parti pas".
qu'on prend avec un certain nombre de patients, c'est
C. V. J'ai l'impression que c'est le discours hygiéniste
d'éviter de renvoyer des questions sur la nature de son
expérience en se disant que cette expérience est venue où l'on associe l'héroïne, le tabac et l'alcool etc... qui est
là pour colmater un manque qui pré-existait et que responsable de l'idée que la drogue ça doit être très gai,
c'est celui-là qui nous intéresse. Et à partir de ce
que c'est une affaire de jouissance, puisqu'on en parle en
moment, ils vont nous parler comme tout le monde de
problèmes avec la famille, ou de problèmes effet comme de choses dont on sait qu'elles provoquent
névrotiques pour la plupart... une jouissance mais qui ne sont pas très bonnes pour la
santé.
C. V. Et souvent extraordinairement banaux.
J.P Un behaviouriste américain a eu le courage de
R . S . Ce n'est pas toujours le cas. Au contraire nous faire l'expérience suivante : il proposé ceci à un
avons constaté une proportion d'incestes consommés ancien toxicomane qui était incarcéré dans un
dans des familles de toxicomanes, qui nous sidère. hôpital-prison: il lui donnerait son toxique favori à
A.S. Demandons à ceux qui travaillent à Enaden la dose, au moment, à la fréquence demandées. Le
ce qu'ils en pensent... patient n'était plus dépendant au moment où on a fait
la proposition, la seule limitation imposée était que
J.P.D. Partons de cet énoncé de Lacan : "de toute façon le thérapeute décidait du temps que durerait l'expé-
on ne parle jamais qu'à des toxicomanes"; il replace la rience, et que ce temps ne serait en tous cas pas
toxicomanie dans son lieu, c'est-à-dire l'aliénation,
inférieur à deux mois. Il voyait le thérapeute toutes
l'aliénation fondamentale du sujet, ce qu'il y a de particulier
dans ce renvoi d'un signifiant à l'autre, à un signifiant du les semaines deux fois par semaine pour un entretien
savoir : il y a un savoir plus ou moins consistant qui est le d'une demi-heure et il semble que les 15 premiers
savoir médical qui est en question, d'où le toxicomane se jours ont été associés à de l'euphorie, ensuite à partir
sait aliéné. Ce qui est mis là en question] c'est la mise du 15ème jour et pendant les 6 mois qui ont suivi, le
en suspens du corps du sujet. L'anesthésie, ceci dit, ça patient a etc, systématiquement dysphorique,
rejoint la structure fondamentale de l'être parlant. Dans la
manifestement mal à l'aise, aussi bien dans ce qu'il
clinique que j'ai à Enaden, j'ai vu tous les échantillons
de structure aussi bien perverse, hystérique, faisait que dans ce qu'il disait. Pourtant il a
obsessionnelle, psychotique, il n'y a pas de toxicomane, poursuivi l'escalade, partant de 10 mg de morphine
il n'y a pas de structure propre au toxicomane, on en intraveineuse trois fois par jour il est arrivé à
retrouve exactement toute la clinique classique. 1.000 mg de morphine par jour et cela sur un
C. V . espace de six mois. Ensuite le thérapeute lui a
laissé le choix entre une cure dégressive à la
J'ai même eu l'impression que c'était chez les gens les méthadone étalée sur un mois et la poursuite à la
plus atteints, par exemple des psychotiques, que le dose souhaitée pendant un mois suivi d'un arrêt
pronostic de la toxicomanie était le meilleur parce que,
brutal. Le patient a pris de la méthadone pendant 4
au moins, ils savaient pourquoi ils se droguaient. Je
crois qu'au moment où ils viennent nous trouver, c'est jours et puis il a demandé de retourner à la
au moment de la désillusion, ce produit qui était censé morphine. Cette expérience montre bien que la

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jouissance au sens où le commun des mortels ça toute ma vie, à ce moment-là, et j'ai eu l'im-
l'entend n'est pas de la partie ou en tous cas pas pression de ne plus jamais le rencontrer par la
longtemps. Je crois vraiment que ce sont deux
suite, ça a été un point culminant dans mon
choses d'ordre différent, cette chose qu'on appelle
le plaisir que procure l'héro et cette chose qu'on existence.
appelle la dépendance. Apparemment les
neurophysiologistes repèrent des sites différents. A. S. Même si la première fois est vécue
comme une rencontre ratée, néanmoins elle se
S.A. Ce qui me frappe est ceci : il y a eu trouve après-coup fonctionner comme une
une première rencontre, qui est aussitôt rencontre qui a eu lieu.
perdue ; ensuite ce n'est plus jamais comme la
J.P.J. C'est aussi ce qui fait cette énigme de la
première fois. Qu'est-ce que ça a été, ils sont bien
dépression du toxicomane, c'est qu'il se dit : « j'ai
incapables de le dire, mais il s'est passé quelque
chose cette première fois, et là il y a deux aspects été au plus haut et je ne retrouverai plus jamais ça,
à distinguer : un aspect disons extatique et puis il que je reste dedans ou que j'en sorte, de toute
y a cette anesthésie, cette mise en suspens de la façon cette extase, cette rencontre extraordinaire
sensation d'avoir un corps, ça me parait tout à ne m'arrivera pas deux fois" et à le prendre au pied
fait caractéristique en tout cas des héroïnomanes. de la lettre,ça a quelque chose de désespérant
effectivement... J'aimerais en revenir à cette idée
C. V. Cela indique très bien que c'est pas une
d'anesthésie, un patient nous dit "si j'avais été
question de jouissance puisque pour jouir il faut normal, j'aurais crié depuis longtemps" ce qui veut
avoir un corps et de préférence le sentir. dire d'abord que ça aurait pu se passer par un autre
B.N. Oui, est-ce qu'encore une fois on ne peut canal que celui de la came, autrement dit par la
pas dire que c'est la même chose pour voix, et d'autre part que son anesthésie e été telle
qu'il n'a pas été en mesure de crier, exactement
beaucoup de "choses de la vie"? "La première
comme dans un rêve où on a la parole coupée.
fois", c'est important notamment dans tout ce
qui est affectif. Beaucoup de personnes ont B.N. Une recherche mystique ou
tendance à chercher à retrouver les sensations métaphysique peut passer par des moyens
des "premières fois" et même si la "première beaucoup plus douloureux ou plus lents, par la
fois" a été mauvaise beaucoup ne se découragent méditation par exemple.
pas et cherchent une "première fois" qui sera S.A. Oui et il y a toute me série de
meilleure. traitements de la toxicomanie qu'on n'a pas
encore évoqués parce que nous ne les
S. A. Ce que prétendent les toxicomanes c'est pratiquons pas, ce sont les traitements offerts
tout de même quelque chose qui est assez par certaines sectes mystiques. Nous savons
différent du discours de tout le monde : ce qu'ils que la plupart des toxicomanes qui essaient de
disent c'est que la rencontre a eu lieu, alors qu'au s'en sortir passent par là longuement ou
brièvement.
contraire tout le monde dit que cette rencontre on
l'attend toujours. J.P.D. J'aimerais citer LEWIN, l'auteur des
Phantastica, il parle d'un toxicomane qui lui a
J.P.J. Un toxicomane m'a dit : "quand j'en ai pris écrit une lettre de 12 pages, il en donne un
petit extrait : "en ce qui concerne l'action de la
la première fois, bien sûr j'ai vomi", ça c'est
cocaïne sur mon état subjectif, je puis déclarer en
encore de l'ordre du corps et c'est donc de l'ordre toute honnêteté que si les 5 dernières années
extérieur, mais j'ai eu l'impression d'avoir attendu sont à compter parmi les plus heureuses de ma

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vie, je le dois en première ligne à la cocaïne, rien J. P. je m’apprête à vous citer des phrases de
ne peut valoir contre ce fait brutal", à la fin de toxicomanes qui vont dans le sens de ce qu'on vient
la lettre il écrit : "il me faudra du temps pour de dire et qui sont de l'époque hippie, mais je
pense que toutes les vagues de toxicomanie ne
mener à bonne fin ma conception du monde.
sont pas les mêmes, n'ont pas produit le même
Dont le gros œuvre s'édifie déjà sur cette discours et que toutes n'ont pas la même
conception : Dieu est une substance". appétence mystique. Je suis actuellement des
toxicomanes de plus fraîche date dont l'ambition
S.A. C'est un gain énorme évidemment de est d'être le plus normal possible avec vidéo, TV, et
pouvoir considérer que Dieu est une substance. petite bagnole, et leur mystique s'arrête à une
expérience extrêmement banalisée et laïcisée,"Ce
P.D. Ce qui cadre bien avec notre univers produit est un endormissement du cerveau, de
de l'amour médecin. Il y a une certaine rigueur toutes ses fonctions depuis si longtemps c'est
devenu partie intégrante de ma vie, de ma survie, si
de la part de ce toxicomane à interroger l'amour
du jour au lendemain j'étais désintoxiqué, je
médecin en essayant de ressusciter cette question referais tellement de choses, j'ai déraillé sur des
de la jouissance c'est-à-dire de ce qui ne sert à expériences mystiques, je me suis brûlé les ailes
rien, de ce qui est mal venu. Il y a le comme Icare, j'ai vécu des épreuves immenses" et
il termine en disant : "je dois accepter ce que je
questionnement du malvenu qui est la jouissance
suis) un toxicomane sans aucune qualification dont
dans ce principe de plaisir absolu qu'est les parents vont payer le loyer".
l'anesthésie. C'est au-delà de l'anesthésie,au-delà
de ce principe de plaisir absolu, qu'il faut
ressusciter quelque chose de la douleur, la A.S. Si Dieu est une substance, la question
impliquée est celle du transfert parce que Dieu
douleur en tant que témoin qu'il y a de la
en sa face de grand Autre est le lieu où vient
jouissance irrésorbable et inassimilable... s'articuler le sujet supposé savoir. Dans quelle
mesure le toxicomane ne met-il pas la drogue à
C. V. Il faut savoir que c'est la jouissance cette place-là ?
de l'Autre, que c'est Dieu qui jouit, autrement dit
c'est l'héroïne qui jouit. C'est d'ailleurs pour cela
qu'on prend les toxicomanes pour des pervers ce S.A. Il y a quelques années j'ai eu
qu'ils ne sont nullement. l'occasion de suivre deux personnes qui étaient
des toxicomanes avérés et qui étaient entrés dans
A.S. C'est aussi cette dimension de la la secte d'un Gourou indien. Leur itinéraire au
jouissance de l'Autre qui fait que de cette sein de cette secte a été exactement le même que
dans le monde de la drogue. Après un ou deux
expérience-là, ils ne peuvent rien dire.
mois d'attente humiliante auprès des aides de
ce gourou, on leur a annoncé un beau jour la
B.N. J'aime beaucoup tout ce parallèle avec
venue du gourou en personne. Ils ont accouru et
l'expérience mystique, dont on ne peut rien là, pour reprendre leur expression, ils ont "reçu la
dire non plus, et qui est aussi l'éclair, l'éveil qu'on connaissance", c'est-à-dire qu'après les avoir fait
a ressenti un moment et qu'on ne retrouvera plus attendre une heure ou deux, ce gourou - qui était
de la même manière... un tout jeune homme : il devait avoir 13 ou 14 ans
à l'époque - s'est approché d'eux et leur a donné un
C'est une des raisons qui peuvent faire apparaître
petit coup sur le front; alors ils ont eu le "grand
tous les programmes de "rééducation" comme flash" le grand flash qui ne s'est plus jamais
extrêmement minables pour un certain nombre de reproduit de façon si intense après. Puis ils sont
personnes; ceux qui nous avons affaire sont petit-à-petit devenus les esclaves de la secte en
question, se levant à 5h du matin et ne se couchant
souvent des gens en recherche, même si cette
pas avant minuit. Il me semble que le terme de "
recherche n'est pas toujours apparente. connaissance" mérite d'être gardé comme tel
parce que ce n'est pas exactement le savoir.
C'est quelque chose qui a un rapport avec ce

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qu'on appelle le sujet -supposé- savoir en analyse, nouvelle désillusion) mais cette fois-ci pour ceux qui
mais ce n'est pas tout à fait la même chose. La tiennent le coup en tout cas) cette désillusion va être
"connaissance" vise à occuper précisément le point traversée et à partir de cela va émerger quelque chose, on
où le savoir, le savoir inconscient, est troué, le
ne sait pas si c'est du transfert mais ça y ressemble en tout
point où l'Autre ne peut répondre.
cas.

A.S. Oui on peut dire que c'est déjà du transfert


B.N. Et le fruit défendu, le fruit de l'arbre de
la connaissance du bien et du mal quand apparaît cette face du Dieu-drogue désillusion qui
fait apparaître une tromperie.

C.V. Oui mais la connaissance du bien et du J.P.J. Oui, je dirais qu'ils refont avec la méthadone le
mal est justement ce qui est mis en échec. même itinéraire qu'avec l'héroïne, avec la différence
qu'il y a un tiers pour venir les écouter, mettre des mots
là-dessus ou les aider à en mettre là-dessus.
J.P.J. Ce qu'il est important de souligner
c'est que Dieu devient faillible, la substance Dieu L'idée d'une psychologue chez nous,c'est qu'il y aurait
finit par montrer ses failles et par révéler de moins une espèce de transfert sur la méthadone que nous devons
en moins de connaissance. accepter avant que puisse se faire tri transfert sur un
J,P.D. Elle finit par pointer les failles du individu.
sujet en question.
C.V. Exactement. Si c'est le produit qui jouit, c'est
C. V. C'est ça mais dans leur discours, c'est la
le produit qui sait et donc le transfert se fait par rapport au
substance qui devient mauvaise et beaucoup disent
produit.
"l'héro ça n'est plus comme dans le temps,
maintenant ça ne vaut plus la peine d'être
héroïnomane parce qu'elle est beaucoup moins B.N Ce n'est pas nécessairement le produit. Je pense
mauvaise que quand j'ai commencé". à l'accueil, à Infor-drogue, je remplace la méthadone
d'une certaine façon, je veux dire les gens passent par moi
S.A. Beaucoup moins mauvaise? et au bout d'un temps relativement court passent ailleurs, ne
J.P.J. Beaucoup moins bonne, pardon, elle n'a restent pas chez moi; il y a une première phase avec moi
plus les vertus qu'elle avait avant. Si on prend des parce qu'ils m'ont rencontrée et puis ils passent ailleurs où
échantillons, on sait qu'elle a toujours été la même, ils vont de nouveau refaire tout leur circuit, c'est encore
c'est le sujet qui ne lui attribue plus la même un autre processus.
chose, exactement Beaucoup moins bonne, pardon,
elle n'a plus les vertus qu'elle avait avant. Si on C.V. Ce que vous faites est plus que de la substitution :
prend des échantillons, on sait qu'elle a toujours il y a la fonction de témoin. C'est à partir de cette fonction
été la même, c'est le sujet qui ne lui attribue plus la de témoin que peut s'installer un transfert vis-à-vis d'un
même chose, exactement comme ces adeptes de sujet supposé savoir et pas d'une substance supposée
secte qui entament le parcours de la désillusion et savoir.
à ce moments nous qui donnons de la méthadone,
nous sommes mis transitoirement à cette place-là, S.A. Le danger est précisément que le thérapeute se
celle de ceux qui savent comment on sort de la
mette à la place de la substance, ce qui ferait bouchon
drogue, donc de celle du sujet supposé savoir, pour
pour qu'un transfert véritable s'établisse. Il ne peut
avoir entendu beaucoup de toxicomanes. Dans un
premier temps ça fonctionne bien et cela entraîne s'agir non plus pour nous de nous poser, face au maître
une euphorie considérable, une euphorie qu'ils absolu que substantifie le toxique ou qu'incarne le gourou
n'avaient plus trouvée avec la came depuis qui en prend le relais, en une espèce de contremaître. Il y a
longtemps et puis cette euphorie fait place à une lieu, au contraire, de faire en sorte que l'existence du

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maître soit entamée. Dès lors est-ce que la cure du en meurent éventuellement mais ils n'en font
toxicomane ne consisterait pas essentiellement dans le pas des symptômes, ils sont malades sans
démontage du mécanisme de la croyance ? Croyance à symptômes. Le seul symptôme finalement se
l'Autre justement, à l'Autre en tant qu'incarné, matérialisé résume à une seule chose, c'est le manque. Ca
dans une substance ? écarte tous les autres et c'est d'ailleurs une des
difficultés avec eux dès qu'il y a quelque chose
J.P.D. Il y a une croyance à un Autre consistant, non qui ne va pas bien, c'est renvoyé au manque)au
barré dont la cause ne serait pas absente. manque imaginaire. Ca peut pas être une grippe,
C. V. Une croyance particulière parce que la non c'est le manque, ça ne peut pas être le
croyance religieuse ne va pas sans le doute. manque d'affection, non c'est le manque.
S.A. C'est pour cela d'ailleurs qu'ils vont plutôt vers C. V. Il y a quelque chose qui est interrompu
les sectes que vers les mouvements religieux dans le circuit de la souffrance, c'est pourquoi ils
traditionnels. peuvent arriver à crever sans souffrir.
L'angoisse aussi se trouve tout à fait dissoute et
J.L.A. Dont témoigne le terme de "besoin" qu'ils
elle revient dans le manque, mais alors là de
utilisent de temps en temps. Je me souviens d'un
façon tout à fait épouvantable... C'est pour cela,
toxicomane qui disait : "la drogue pour le toxicomane
et Freud l'avait repéré, que les états de manque,
c'est comme l'insuline pour le diabétique". Le terme de
ceux sont des états d'angoisse paroxystiques.
"besoin" vient indiquer de quel rapport.‘ de quel type de
rapport à l'Autre il s'agit : à la fois l'idée d'une J.P.J D'ailleurs ils prennent souvent pour
nécessité vitale et en même temps l'idée de quelque soulager cela des tranquillisants mais là encore
ils les débanalisent, ils leur attribuent des nouveaux
chose qui correspond terme à terme à ce que l'on
noms par exemple. Roche quatre par exemple. Est-
demande mais qui en même temps se présente aussi de
ce que c'est le roc de quelque chose ?
façon inépuisable parce que aucun médecin ne peut
répondre à ce besoin-là. On connaît le double
discours du toxicomane : "si tu prescris, tu es un salaud
parce que tu entretiens ma toxicomanie, mais si tu ne
me prescris pas tu es un salaud aussi parce que tu n'as
rien compris à ce dont je manque, tu n'as pas compris
que je souffrais".

J.P.J. Cette question du besoin n'est pas facile à


éliminer. Ca fonctionna vraiment comme cela,
au même titre que chez les grands malades
psychosomatiques au sens où, en manque de
produit, les toxicomanes font des pleurésies,
des pneumonies, et d'autres infections graves.
On a une panoplie de décompensations tout à fait
surprenantes, qui font penser que justement ils
y croient si fort que ça leur permet de traverser
des hivers en dormant dans un grenier non isolé,
non chauffé sans faire la moindre maladie. Ils
font des hépatites sans faire de jaunisse, ils
passent à travers des choses effrayantes et ils

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Conférence
L’éthique de la psychanalyse pour appeler à s’associer derechef dans le pari d’une
Yves Depelsenaire contre-expérience les psychanalystes décidés à ne
pas tourner son enseignement en eau de boudin.
Ce texte condense la matière de deux conférences : Ne nous méprenons donc pas quant au souci de
l’une faite en novembre 83 à Liège sous le titre Lacan de faire école. Jamais il n’a désiré bâtir une
"Éthique et clinique" dans le cadre d’un cycle contre-I.P.A. ; il entendait promouvoir) non pas une
d’exposés sous l’égide de l’E.C.F. sur la "clinique église freudienne réformée, mais une école au sens
psychanalytique" organisé par Christian Dumoulin, antique de ce mot. "Une école qui mérite son nom
l’autre faite en février 84 à l’université de Gand sous est quelque chose où doit se former un style de vie"
le titre "Ethique de la psychanalyse" à l’invitation de va-t-il jusqu’à dire dans son séminaire "Problèmes
Julien Quackelbeen. Ici et là il s’agissait d’introduire cruciaux pour la psychanalyse". C’est sur une
à la lecture du Séminaire VII de Jacques Lacan. réponse en acte à cette exigence éthique que Lacan
D’où vient que nous n’avons pas cru bon de retenir nous a laissés, et nous avons à présent à répondre
un autre titre. des suites qu’elle appelle. Et comment à cet égard ne
S’il est un séminaire de Jacques Lacan auquel nous pas relever ce qui se joue présentement autour de ce
sommes spécialement amenés à nous reporter terme d’école ? Ni chapelle ni université mais style
aujourd’hui, c’est à coup sûr "L’Éthique de la de vie, c’est forcément de bien autre chose que de
psychanalyse". Ce séminaire, encore inédit à l’heure l’association des psychanalystes qu’il s’agit. Lacan
qu’il est mais dont la parution dans la transcription fondant l’École Freudienne quittait au reste
faite par Jacques-Alain Miller est attendue, fut le l’Association Psychanalytique de France. Est-il donc
seul que Lacan songea à réécrire lui-même indifférent que les analystes qui doivent à Lacan leur
complètement. Projet qu’il a évoqué à plusieurs formation se regroupent autour de ce signifiant
reprises, et dont d’ailleurs vient d’être exhumée une "école" ou en reviennent à ce terme d’association ?
esquisse. ("Compte rendu avec interpolations du Simple parenthèse mais qui ne nous éloigne pas du
Séminaire sur l’Éthique", Ornicar?, n°28, printemps tout de notre propos car le choix des signifiants sous
84). Comme Lacan n’eut guère pour habitude de lesquels s’aligne un sujet, c’est au regard de la
revenir sur ses pas, qu’il ait aussi régulièrement psychanalyse le problème éthique par excellence.
mentionné cette intention est très significatif de la L’éthique en effet est "relative au discours". Pour
place cruciale, qu’occupait pour lui cette question de bien saisir cette formule de "Télévision", il faut bien
l’éthique de la psychanalyse. Elle est par excellence entendu ne pas réduire l’acceptation du mot
la question qui ne doit pas cesser de se poser au "discours" à celle, linguistique, d’un dispositif
psychanalyste ; elle est l’aune au regard de laquelle purement signifiant et à des effets de signification.
ce qu’il soutient comme praxis mérite d’être pesé. C’est aussi un mode de traitement, et même un mode
Elle est aussi l’aune à laquelle juger ce que nous de production, de la jouissance. Dire donc que
faisons de l’enseignement de Lacan. Ce n’est en l’éthique est relative au discours, c’est dire que
effet à rien d’autre qu’à l’éthique de la psychanalyse 1’éthique est fonction des signifiants sous lesquels
que Lacan nous a rappelée tout juste avant sa s’aligne un sujet pour s’accommoder au double sens
disparition en provoquant la dissolution de l’École du terme, de la jouissance.
Freudienne de Paris. C’est en des termes à la Dans le même ordre d’idées, Jacques-Alain Miller
connotation éthique la plus sensible qu’il en avait avançait au cours des récentes journées d’Automne
annoncé la création : "soit pour un travail qui, dans de l’École de la Cause Freudienne que les structures
le champ que Freud a ouvert, restaure le soc cliniques elles-mêmes sont autant de choix éthiques,
tranchant de sa vérité, qui ramène la praxis de choix faits par le sujet de son désir et de sa
originale qu’il a instituée sous le nom de jouissance.
psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre En quoi il ne dit d’ailleurs foncièrement pas autre
monde, qui, par une critique assidue, y dénonce les chose que Freud quand celui-ci parlait de "choix de
déviations et les compromissions qui amortissent la névrose".
son progrès en dénonçant son emploi" ("Acte de Prenons l’exemple de l’obsessionnel qui se plaint
fondation de l’École Freudienne "). précisément de ceci : de ne pouvoir jamais faire de
Ce sont textuellement les mêmes raisons qu’il choix parce qu’il doute toujours, quand à vrai dire, il
évoque au moment de la dissolution de cette école

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doute toujours pour ne pouvoir jamais choisir et s’en ranimer son désir qu’au feu de l’interdit ? Ce que
remettre ainsi à la régence de la demande de l’Autre. nous impose massivement l’expérience analytique,
Nul mieux que lui ne nous présente alors ces choix c’est cette culpabilité galopante, cette gourmandise
pour des choix forcés, ce qu’ils sont assurément du surmoi dont Freud s’étonne encore quand il écrit
mais par lesquels il ne se sent pas moins engagé "Malaise dans la civilisation" et qui fait le point de
souvent de tout son être et auxquels il se voue avec départ de Lacan dans ce séminaire sur l’éthique : "ce
un zèle stupéfiant, dont il feint lui-même de à quoi nous affaire, c’est quelque chose qui
s’étonner, tel l’homme aux loups à propos des s’appelle rien moins que l’attrait de la faute…
exigences de la "femme impossible" qui empoisonne Quelle est cette faute ?… Le meurtre du père, ce
ses vieux jours. (cf. Karin Obolzer, "Entretiens avec grand mythe mis par Freud à l’origine du
l’homme aux loups", Gallimard, 82.) développement de la culture ?… (ou) est-ce la faute
Que nous signifie-t-il par là sinon que ce choix forcé plus obscure, plus originelle, l’instinct de mort, pour
est quand même un choix et qu’il serait pour un tout dire, pour autant que l’homme est, au plus
psychanalyste hasardeux et naïf de l’entendre profond de lui-même, ancré dans sa redoutable
autrement ? Ce n’est au contraire qu’à faire émerger dialectique ?" (18/11/59)
qu’un choix inconscient est là à l’œuvre dont le sujet En regard de ce constat, épinglons cette phrase en
n’est pas irresponsable qu’une donne nouvelle dans dernière page du texte "Remarque sur le rapport de
le jeu des signifiants qui comptent pour tel sujet Daniel Lagache" rédigé à Pâques 1960, soit comme
obsessionnel est possible. Ce qui oriente s’achevait ce séminaire sur l’éthique de la
l’interprétation, vous pouvez le sentir d’emblée sur psychanalyse : "Une éthique s’annonce, convertie au
cet exemple de l’obsessionnel, n’est pas question silence, par l’avenue non de l’effroi mais du désir, et
technique mais question éthique. L’interprétation la question est de savoir comment la voie de
doit reconduire le sujet à ce choix de la névrose et au bavardage de l’expérience analytique y conduit".
fantasme qui l’amarre. Ce n’est pas dire qu’un (Écrits, p. 684)
changement de structure peut s’en suivre, mais c’est Comment précisément la psychanalyse, à n’opérer
dire que ce choix peut se répéter, avec quelque que par les mots, a-t-elle quelque chance de décoller
chance laissée cette fois au sujet de faire autre chose le désir de la culpabilité ? Comment sans prescrire
de son symptôme. de commandements surmoïques, par l’avenue du
Qu’est-ce qui y fait néanmoins obstacle ? Obstacle si désir et non celle de l’effroi, peut se produire ce que
obstiné que les cure durent ce qu’elles durent : Lacan dans le même texte n’hésite pas à tenir pour
contrairement aux roses de Malherbe, plus d’un "conversion éthique" : "renaître comme celui qui
printemps et surtout plus d’un hiver. Ce qui y fait veut ce qu’il désire".
obstacle, c’est ce cancer qui s’appelle la culpabilité. Telles sont donc les questions majeures en cause
C’est la culpabilité qui sur tous les divans du monde dans "L’éthique de la psychanalyse", et vous pouvez
parle, parle, ne cesse pas de parler. dès maintenant mesurer par les termes dans lesquels
Lacan n’avait pas attendu Deleuze et Guattari pour elles se posent que clinique et éthique sont dans le
s’en étonner. Pourquoi diable alors même que nous champ ouvert par Freud deux problèmes
offrons au sujet la possibilité d’une suspension de inséparables. L’expérience analytique est en elle-
tout jugement moral est-ce toujours la culpabilité même une expérience éthique. Et Lacan,
que nous entendons ? Pourquoi est-ce toujours commençant ce séminaire par une lecture minutieuse
Œdipe qui revient séance après séance pour de "l’Esquisse à une psychologie scientifique" nous
s’accuser d’une faute qu’au fond il n’a même pas montre d’ailleurs la présence de cette visée éthique
commise puisqu’il ne savait pas que c’était son père dès le départ chez Freud.
qu’il tuait ni sa mère qu’il épousait ? Pourquoi tout Elle ne l’était pas moins dès le départ chez Lacan,
exercice de la jouissance s’inscrit-il nécessairement comme c’est frappant dans le compte rendu du cas
au grand livre de la dette ? Mais plus fort encore, princeps sur laquelle s’appuie sa thèse de psychiatrie
pourquoi constatons-nous que le respect de la loi sur la paranoïa. Lacan ne met-il pas en avant à
morale ne fait qu’en rajouter à la culpabilité ? l’origine même de la maladie d’Aimée les conflits
Pourquoi les exigences du Surmoi grandissent-elles éthiques qui la tourmentent et qui la conduisirent à
à mesure que le sujet s’y plie davantage ? Mieux : une tentative de meurtre ? Lacan fait valoir combien
pourquoi n’en va-t-il pas de même en sens toutes les idées reçues depuis Kraepelin sur la
contraire ? Pourquoi celui qui délibérément s’avance constitution et le caractère paranoïaques
vers la jouissance hors des allées de la loi, rencontre- conduiraient à méconnaître le ressort essentiel d’un
t-il les mêmes obstacles et ne peut-il finalement tel cas, à savoir ces conflits éthiques, au profit de la

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thématique persécutive ou quérulente qui n’apparaît s’oppose en allemand à "Sache", distinction dont
que secondairement chez Aimée, dont tout le délire nous ne disposons pas en français pour dire "la
est d’ailleurs soufflé d’un coup quand incarcérée, chose" suivant que la chose est un objet de la
elle réalise qu’elle est tombée sous le coup de la loi. technique, un objet fabriqué, voire un objet sensible,
Trente ans plus tard, Lacan notera : "ne serait-ce isolable comme tel – alors nous emploierons
qu’à nous contenter du portemanteau de "Sache"-ou bien quelque chose que nous ne pouvons
l’autopunition que nous tendait la criminologie identifier comme objet du monde répertoriable –
berlinoise, nous débouchions alors nécessairement alors nous emploierons "Ding". Ainsi Maître Eckart
sur Freud". C’est parce que le cas Aimée était en use-t-il pour désigner l’âme.
éminemment un cas éthique, qui ne s’éclaire pas La Chose, das Ding, Lacan la tire donc du côté de
sans un concept qu’escamoteront significativement l’absolument étranger, du non représentable, de ce
les post-freudiens : le surmoi. qui ne peut être l’objet d’un jugement ni prendre de
Loi folle, qui dresse le sujet contre lui-même, ce que prédicat :
le surmoi conteste au fond, n’est-ce pas la "Il n’y a pas de bon et de mauvais objet. Il y a du
suprématie du symbolique et son caractère pacifiant bon et du mauvais et puis il y a la Chose. Le bon et
dont Lacan a spécialement entretenu son auditoire le mauvais sont déjà dans l’ordre de la Vorstellung ;
jusqu’au séminaire VI ("Le désir et ils sont là comme indices par rapport à ce qui déjà
l’interprétation) ? Or dans" L’éthique de la oriente, selon le principe de plaisir, la position du
psychanalyse ", ce que Lacan va situer comme fin sujet par rapport à ce qui ne sera jamais que
éthique de la psychanalyse, c’est au contraire la représentation, que recherche d’un état élu, d’un
rencontre du réel. C’est le réel," le poids du réel état de souhait, d’un état d’attente de quelque chose
"insiste-t-il, que l’expérience analytique vise à qui est toujours à une certaine distance de la Chose,
cerner comme tel. Il y u donc là un véritable encore qu’il soit réglé par cette Chose qui est là au-
retournement, qui donne à l’insistance de Lacan à delà."(16/12/59)
revenir sur ce séminaire un relief supplémentaire. Ce La Chose, ce passage nous l’indique très
retournement est d’autant plus sensible que précisément, est donc aussi une désignation pour ce
s’agissant d’éthique, l’énoncé d’idéaux semblait à qui est au-delà du principe de plaisir. C’est la zone
attendre, conformément du moins à la tradition autour de laquelle gravitent les représentations,
philosophique. quelque chose dont les lois même de la parole
Mais Lacan entame précisément ce séminaire en règlent la distance. De même, les dix
disqualifiant tout ce qui se propose à l’époque commandements, qui n’en sont que
comme idéaux sur lesquels le psychanalyste aurait à l’imaginarisation,"règlent, dit Lacan, la loi et
régler son action. Soit premièrement l’amour génital, dimension de nos actions proprement humaines… ce
qui conduit à limiter le champ de l’analyse à celui qui n’empêche pas que nous passions notre vie à les
d’une hygiène de l’amour. Deuxièmement, l’idéal de transgresser".
l’authenticité, qui présuppose la promesse d’une Mais plus précisément dans l’histoire ou la
réconciliation du sujet avec lui-même que le préhistoire du Sujet, qu’est-ce que la Chose ? Lacan
démasquage des leurres identificatoires qui le l’évoque d’abord comme l’Autre primordial)
captivent n’autorise pas. Et enfin l’idéal de la non- rejoignant par là mais tout en les critiquant les
dépendance qui conduit les analystes à une pratique élaborations kleiniennes sur la Mère.
prophylactique, tout spécialement dans le champ des Pour Mélanie Klein, le corps de la mère est le siège
analyses d’enfants. d’un sabbat imaginaire constitutif de l’inconscient
Qu’y a-t-il de commun dans ces 3 registres de lui-même. Même si c’est bien à l’égard de cet Autre
l’idéal ? N’est-ce pas que chacun d’eux se conçoit primordial que se définit le sujet dans son mode de
dans le champ de la formation d’habitudes ? Je rapport à la jouissance, aversion chez l’hystérique,
souligne ce terme car c’est celui qu’accentue trop de plaisir chez l’obsessionnel, semblable
l’éthique en contrepoint de laquelle Lacan avance représentation a l’inconvénient de postuler une
dans ce séminaire, à savoir l’éthique d’Aristote. jouissance antérieure au refoulement. Aussi Lacan
Si le réel définit en effet la visée éthique de emprunte-t-il un détour inattendu pour situer ce qu’il
l’analyse, c’est précisément en tant qu’il nous en est de la Chose d’une autre façon. C’est à la
échappe, en tant qu’on ne s’y habitue pas. Lacan le philosophie critique de Kant qu’il a recours, et au
désigne dans ce séminaire d’un terme qu’il emprunte clivage qu’elle introduit entre l’éthique et le
à Heidegger, tout relevant la trace chez Freud aussi, pathologique.
dans l’"Esquisse" précisément. Ce terme "das Ding"

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Pour Kant, le Bien, le Souverain Bien doit être une fuyante dont le désir précisément se sustente.
strictement distingué des biens au pluriel, des objets Dans le vide qui surgit comme "ce qui, du réel, pâtit
de la sensibilité ou du sentiment, inconstants par du signifiant", le fantasme en effet installe la part du
nature. Du Bien en tant qu’objet de la loi morale, réel que le sujet lui-même a abandonné en
nous ne pouvons cependant littéralement rien dire, s’arrachant à la Chose.
car c’est cette objection seule à être rangé parmi les Tel est plus généralement le ressort du mécanisme
biens qui le constitue comme tel. de la sublimation, ainsi que Lacan l’illustre à partir
La loi morale kantienne est donc une loi de l’exemple de l’amour courtois. Si la "Dame" s’y
parfaitement vide : elle donne les contours formels trouve élevée au rang de la Chose inhumaine,
de ce Souverain Bien mais rien de plus. Ce qui impossible à approcher, dans un texte au moins de
importe, c’est que soit respectée l’antinomie de ceux qui nous sont parvenus, un texte d’Arnaud
l’objet de la loi avec les objets pathologiques, par où Daniel, elle est évoquée de la façon la plus crue
elle se définit en raison. Ce qui de l’expérience s’en comme u déchet, un pet ni plus ni moins. Part chue
propose à l’application est par soi-même indifférent. du sujet qui, de perdre la brillance que la guise du
Cette réjection du pathologique nous conduit à une fantasme lui confère, peut éveiller soudain l’horreur.
approche de la Chose comme vide, dont le Bien au Voir les "jolis yeux" du conte d’Hoffmann qui
sens kantien occupe la place. Avec ce paradigme de s’appelle "L’homme au sable".
l’intervention du signifiant qu’est la loi morale, le Cette approche de la sublimation va évidemment
manque se creuse dans le monde phénoménal – dans tout à fait à l’encontre de celles qui font équivaloir
le réel qui par lui-même ne manque de rien. Kant y ce destin de la pulsion à une idéalisation et une
loge une impensable transcendance. Mais Lacan désexualisation qui traceraient les avenues d’une
nous montre alors où Kant trouve sa vérité, à savoir jouissance domestiquée et partant, d’une éthique de
dans son contemporain Sade, où l’objet de la loi l’analyse peu dérangeante qui y trouverait sa visée.
morale se dénude au titre d’objet du fantasme. Dans la perspective de ce séminaire, la sublimation
Quelle est donc la maxime morale kantienne par est montage du fantasme, soit de ce qui, suivant la
excellence ? "Agis de telle sorte que la maxime de ta formule du texte contemporain "Kant avec Sade" –
volonté puisse valoir en même temps comme dont nous nous contenterons ici "fait le plaisir propre
principe d’une législation universelle". au désir".
Rapprochons-en maintenant cet Absolu de L’éthique aristotélicienne, elle, – c’est en quoi c’est
jouissance dont Sade prétend faire un précepte à son encontre que l’éthique de la psychanalyse
universel dans "La philosophie dans le boudoir" : prend son relief – ne prend pas en considération le
"J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire désir, sinon comme réglé, ordonné, attelé à un bien
quiconque, et ce droit je l’exercerai sans qu’aucune qui est en quelque sorte connaturel à l’activité
limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai humaine, ainsi que les premières lignes de
le goût d’y assouvir". Il faut bien reconnaître, l’"Éthique à Nicomaque" le formulent "Tout art et
commente Lacan, à cette maxime le caractère d’une toute recherche, de même que toute action et toute
règle recevable comme universelle en morale, "la délibération réfléchie, tendent vers quelque bien.
morale depuis Kant reconnue comme pratique Aussi – ton eu parfaitement raison de définir le
inconditionnelle de la raison". Elle a en effet la vertu bien : ce à quoi on tend en toutes circonstances".
d’instaurer "et cette réjection du pathologique, de ("Éthique à Nicomaque", Garnier-Flammarion, p. 19
tout égard pris à un bien, à une passion, voire une trad. Voilquin).
compassion, par où Kant libère le champ de la loi L’éthique aristotélicienne qui est une éthique de la
morale, et la forme de cette loi qui est aussi sa seule moindre tension, une éthique qui se définit de la
substance, en tant que la volonté ne s’y oblige qu’à tempérance, met du coup hors jeu toute la gamme
débouter de sa pratique toute raison qui ne soit pas des désirs sexuels, non qu’ils soient tenus pour mal,
de sa maxime elle-même". mais classés comme bestialité. C’est une éthique
La loi morale kantienne, dans cette perspective, se d’où le conflit est banni, mais qui n’est pourtant pas
réévalue. Si dans l’expérience sadienne se dévoile à tout à fait sans ambiguïté, notons-le, car les vertus
titre d’objet du fantasme l’insaisissable objet de la s’y isolent essentiellement comme moyens termes
Loi morale, celle-ci est-elle autre chose qu’un entre deux vices, soit deux duperie,
représentant du désir lui-même ? L’objet qui cause Ainsi le bon usage des richesses est-il moyen terme
ce dernier n’en garde pas moins son opacité : il entre avarice et prodigalité, la franchise de même
redouble même l’absence dont il procède, puisqu’au entre vantardise et modestie affectée, etc…
sujet divisé par le signifiant, il ne se présente qu’en

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Alors Lacan ne va pas s’attaquer de front à cette tombeau par Créon, ne se pétrifie pas comme on
éthique ambiguë. C’est par un détour par la l’attendrait de la demi-déesse à laquelle l’identifie à
"Poétique" qu’il va en effet procéder, plus ce moment le Chœur à son indignation. Au contraire
spécialement par la définition qu’Aristote propose elle fond alors en regrets de la vie perdue, du lit
en son livre VI de l’effet tragique comme catharsis, conjugal et des enfants qu’elle ne portera pas. Elle
comme "moyen accomplissant par la crainte et la arrache du coup au Chœur des pleurs de
pitié la catharsis des passions semblables". déchirement. N’est-ce pas qu’il lui a fallu atteindre,
Lacan nous fait aussitôt remarquer à propos d’une pour pouvoir dire désirer vivre, cet au-delà de toute
tragédie éminente, dont il faut d’ailleurs noter tempérance et sortir des limites de l’Até. C’est pour
qu’elle n’est pas la plus appréciée par Aristote, autant qu’elle a mené jusqu’au bout le pur désir de
l’"Antigone" de Sophocle, que s’il est bien des mort, pour autant qu’elle l’a incarné, comme en grec
sentiments qui n’y sont nullement à l’œuvre, ce sont son nom même le dit, en se faisant la gardienne de
bien la pitié et la crainte. L’effet cathartique de cette l’être de son frère criminel qu’elle apparaît au
pièce sur le spectateur ne peut donc tenir qu’au Chœur – et au spectateur – d’autant plus illuminante,
personnage même d’Antigone, à sa beauté et à la comme l’image épurée du désir humain dont ni la
fascination singulière qu’elle exerce dans cette zone crainte ni la pitié ne constituent l’essence.
d’entre deux morts où elle évolue. Nous sommes Bien plutôt l’approchera-t-on, cette essence, dans la
effectivement purgés de la pitié et de la crainte "malédiction consentie" dont une autre tragédie de
quand nous assistons à la représentation Sophocle,"Œdipe à Colone" nous, donne la mesure.
d’"Antigone" mais au sens où nous sommes purifiés Que veut dire le châtiment qu’Œdipe, le père
de tous les affects de cet ordre et où toutes nos d’Antigone, s’inflige en se crevant les yeux ?"C’est
représentations imaginaires viennent se replier, se qu’il renonce à ceci qui l’a captivé, qu’il a été
rabattre, et s’évanouir sur Antigone. proprement joué, dupé par son accès même à son
Que représente donc Antigone ? Est-ce, comme bonheur, qu’au-delà du service des biens et même de
toute une tradition veut l’interpréter, une sainte, la pleine réussite de ces services, il entre dans la
image de charité, servante d’un ordre profané ? zone où il va chercher son désir" commente Lacan.
Antigone ne représente pas seulement la défense des Entre la voie du bonheur et celle du désir, il y a Line
droits sacrés d’un défunt ou d’une famille. Sa disjonction qui fait le problème des éthiques de tout
passion ne se résume pas à rappeler à Créon les lois temps e qu’elles s’efforcent de résorber par un
non écrites de la Diké (la justice divine) comme ravalement du désir. Exception notoire, et en acte :
limites de la puissance humaine, mais c’est une un Spinoza, au prix du "chammata" dont Lacan ne
passion qui la pousse, nous précise-t-elle en un vers manque pas de se rappeler en 64 quand l’I.P.A.,
que des erreurs de traduction ont précisément fait Créon de la Thébaïde freudienne, proscrit son
négliger, "sans que Jupiter ou la Diké lui ait rien enseignement.
ordonné". C’est une passion qui la pousse à sortir La leçon de la tragédie sophocléenne, en laquelle ô
des limites assignées au désir humain et à s’avancer ironie, on a vu la naissance de l’humanisme, c’est
"ektos até", soit au-delà de la crainte, au plus près de "la préférence sur laquelle doit se terminer une
ce que Lacan nomme le point d'"extimité" de la existence humaine parfaitement achevée, celle
Chose, là où il n’est plus de bon ou de mauvais, de d’Œdipe, si achevée que ce n’est peut-être pas de la
juste ou d’injuste. Ainsi nous présentifie-t-elle, dit mort de tous qu’il meurt, à savoir de la mort
Lacan," une individualité absolue "qu’il repère tout accidentelle, mais de la vraie mort, de celle dans
spécialement dans un passage dont Goethe fut laquelle il raille lui-même son être. C’est ce que
choqué au point d’en contester l’authenticité. Tout j’appellerai une malédiction consentie, cette vraie
cela, je le fais pour mon frère, dit Antigone, car on subsistance qu’est la subsistance de l’être humain
peut me prendre un mari, des enfants ou qui que ce dans la soustraction de lui-même (…) C’est ici
soit d’autre, tous seraient remplaçables, mais ce qu’Œdipe nous montre où s’arrête, où se définit la
frère-là, nul ne pourrait me le rendre. C’est pourquoi zone limite intérieure du rapport au désir, celle en
je m’oppose, Créon, à vos édits, comme je fin de compte pour toute expérience humaine qui est
m’opposerais à tout autre qui dénierait ainsi que ce toujours rejetée au-delà de la mort, puisque la
qui est est : à savoir ce réel que mon frère est mon plupart des choses autour de quoi l’être humain
frère, inique d’être du même sang incestueux." Tu commun règle sa conduite est simplement de faire ce
t’en vas vers ta mort, ne connaissant que ta propre qu’il faut pour ne pas risquer l’autre mort, celle qui
loi "dit à ce moment le Chœur. Pourtant cette consiste simplement à claquer le bec. Primum
Antigone inflexible une fois poussée vivante au vivere, les questions d’être sont toujours rejetées à

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plus tard, ce qui ne veut pas dire qu’elles ne soient l’inconscient non excepté, c’est non pas le triomphe
pas là à l’horizon. de la vie, mais que la vie s’y glisse, se dérobe, fuit,
"Bien souvent, dans ce que l’homme s’impose de échappe à tout ce qui lui est opposé de barrières, et
devoirs, il n’y a que l’alibi des craintes des risques à précisément des plus essentielles, celles constituées
prendre si on ne se l’imposait pas (…) c’est que par l’instance du signifiant. Le phallus est le
dans le fond, il est plus commode d’encourir, de signifiant de cette échappée, de ce triomphe du fait
subir l’interdit que d’encourir la castration" que la vie passe tout de même quoi qu’il arrive :
(4/6/60) quand le héros comique a trébuché, tombé dans la
Tâchons de nous rappeler ces lignes, quand nous mélasse, quand même, petit bonhomme vit encore…
entendons répéter ici ou là ce reproche fait à Lacan Voilà le pendant du tragique, et après tout pas
par Laplanche de bâtir une mystique du désir. Quel incompatible : le tragi-comique existe. Là gît
contresens ! Le désir n’est qu’un tourment, d’une l’expérience de l’action humaine. Et parce que nous
destructivité foncière, mais un tourment qui ne savons mieux que ceux qui nous ont précédés,
s’échangera jamais que contre la culpabilité, contre reconnaître la nature du désir, qui est au cœur de
la pitié et la crainte. En concédons-nous trop sur la cette expérience, un jugement éthique est possible
voie de ce marché, et c’est l’affect de la tristesse qui qui répercute cette valeur de jugement dernier :
nous envahit, car la dépression n’a pas d’autre Avez-vous agi conformément au désir qui vous
mystère. habite ?"(6/7/60)
Mais s’il est une telle disjonction entre bonheur et Un peu plus loin, Lacan ajoute ceci : que décidé,
désir, faut-il souligner au prix de quel malentendu ment la seule chose dont on puisse être coupable
tragi-comique nombre de sujets s’engagent dans une dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur
analyse ? Ils s’imaginent que la voie du désir leur son désir. Certains ont cru trouver là l’indication
ouvrira celle du bonheur. positive de ce qui définirait le désir de l’analyste. Il
Des interruptions plus ou moins rapides peuvent en y a là quelque abus car si l’analyste est spécialement
résulter, sur Je mode amer de ce monsieur qui avait supposé ne pas céder sur son désir, encore faut-il
passé une quarantaine d’années à attendre un grand préciser de quel désir il retourne. Nullement celui
amour, et dont les espérances de longévité, pour des d’agir à sa guise. Aussi n’est-ce pas un hasard si à la
raisons de santé graves connues de lui, n’étaient suite de ce Séminaire sur l’Éthique, Lacan tint un
guère très grandes, qui prend congé en me disant : séminaire sur le transfert où 'la Chose va se loger
"je vous remercie beaucoup, mais une analyse, c’est dans le sujet supposé savoir sous les espèces de
trop dur, c’est trop long ; pour jouir un peu de la vie, l’"agalma" du Silène Socrate dans le "Banquet" de
je vais préparer ma retraite". Platon. La question essentielle qui se pose en effet
Belle définition du bonheur au fait, du bonheur au terme de ce séminaire est une question clinique :
comme Lacan l’écrit dans "Télévision", que la celle de la redéfinition de la manoeuvre du transfert
retraite, soit retirer son épingle du jeu du désir, en fonction d’une position éthique qui vise à
lequel désir, il est vrai, est tout sauf une assurance- dénuder le réel dont le fantasme est à la fois l’index
vie. et l’écran.
N’est-ce pas dans la perspective d’un Jugement Le séminaire sur le Transfert n’est à vrai dire qu’une
Dernier que Lacan, pour conclure ce Séminaire sur étape de cette reformulation qui s’impose alors de la
l’Éthique, va même jusqu’à situer la révision de position de l’analyste comme incarnation du lieu de
l’éthique à quoi incite la cure psychanalytique ? Le l’Autre à celle de rebut de la jouissance et de
désir est l’étalon de ce jugement. présentification d’un réel au-delà de tous les biens,
"Pour vous le faire entendre, dit Lacan, j’ai pris le dont les séminaires suivants ("L’identification",
support de la tragédie… c’est dans la dimension "L’angoisse") donneront le tour décisif avec
tragique que s’inscrivent les actions, et que nous l’introduction de l’objet a.
sommes sollicités de nous repérer quant aux valeurs. Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette
C’est aussi bien d’ailleurs dans la dimension élaboration. Mais ce qu’il convient de souligner,
comique,… (celle) que crée la présence au centre c’est qu’à partir de ce séminaire sur "L’éthique de la
d’un signifiant caché. Dans l’ancienne comédie, il psychanalyse", la fonction de l’analyste n’est plus,
est là en personne : le phallus. Peu importe qu’on pour autant qu’elle s’y soit jamais tout à Fait réduite,
nous l’escamote par la suite, simplement il faut que de se faire l’Autre où s’authentifie la parole pleine
nous nous souvenions que dans la comédie, ce qui mais de se faire ce qui est rejeté hors de la chaîne
nous satisfait, qui nous fait rire, qui nous la fait signifiante et semblant d’objet (a).
apprécier dans sa pleine dimension humaine,

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Ce qu’il incarne désormais, c’est le point de défaut e nul impératif mais bien la structure d’un choix. Car
où le sujet n’est pas représenté par le signifiant et le Bien Dire, comme Lacan le note en marge de"
qui cause son désir. télévision ", ne dit pas où est le bien.
Le désir de l’analyste, comment dès lors le
définirons-nous ? Lacan, dans le Séminaire 11, nous
propose d’en cerner la place à partir d’une position
éthique qui y confine : celle, stoïcienne, de la
reconnaissance de la régence absolue du désir de
l’Autre. Dans le registre chrétien, cela s’énonce "que
ta volonté soit faite". Entendons-le par opposition à
"laisse-moi faire ton bien". Loin de se présenter
comme un prochain – dont Freud relève d’ailleurs
dans "Malaise dans la Civilisation" le peu d’amour
que je suis en droit d’en attendre, c’est le "partenaire
inhumain", ainsi que le notait Jacques-Alain Miller
en son cours de l’année dernière, que le
psychanalyste doit plutôt incarner si son désir est
bien purifié de la pitié, de la crainte et autres bonnes
intentions.
Au terme de l’expérience analytique en effet, une
figure muette peut se délivrer du bavardage de la
culpabilité : celle de la jouissance. Le sujet se
découvre alors n’avoir jamais eu d’autre être que
celui de l’objet insensé qui la condense. C’est de
s’en déprendre qu’il peut alors venir lui-même se
prêter à sa réapparition dans le réel pour en conduire
d’autres à se confronter au signifiant primordial qui
chiffre le destin que leur faisait l’inconscient.
Dans l’éthique de la psychanalyse, la maxime "que
ta volonté soit faite" n’a donc rien à voir avec
quelque résignation mais bien plutôt encore avec
cette malédiction consentie que Lacan évoque à
propos d’"Œdipe à Colone". Elle n’a pas plus à faire
avec ce détachement superbe auquel prétendait
parvenir le sage stoïcien dans une visée qui est
assurément celle d’un maître. J.-A. Miller l’a définie
heureusement d’un terme parlant pour nous :
impassibilité. La position du psychanalyste implique
au contraire une responsabilité qui l’engage à se
compter pour rien – tel Socrate pour Alcibiade dans
le banquet platonicien tel que l’a relu Lacan – au
terme du procès transférentiel. Son éthique tient
donc à ce qu’il sache de sa psychanalyse quel réel
cause le désir. C’est sur ce nœud d’ininterprétable
dont procède la jouissance telle qu’elle se produit
dans un discours sur quoi doit paradoxalement porter
l’interprétation.
"Que ta volonté soit faite" en effet signifie : "dans
cette chose sans nom, tu peux reconnaître la seule
cause de ton désir.
De la jouissance qu’elle te donne, à toi à présent de
répondre ".
L’horizon de ceci, vous l’avez reconnu, c’est le "Wo
es war, soll ich werden "de Freud, dans lequel il n’y

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